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D’abord il n’y a rien, ensuite il y a un rien profond, puis une profondeur bleue.

Gaston Bachelard, L’Air et les Songes

En 2009, à Paris, le Centre Georges Pompidou a accueilli l’exposition Vides. Une


rétrospective afin de rendre hommage à neuf artistes de divers horizons ayant tous travaillé
autour de la même thématique : le vide1. Les visiteurs du musée ont donc pu déambuler au sein
de neuf salles entièrement « vides », car n’exposant littéralement rien. Il suffit pourtant de jeter
un œil aux 572 pages du catalogue de l’exposition pour comprendre que chacun de ces « vides »
est en réalité né d’une réflexion unique, originale et bien plus complexe qu’elle ne le laisse
paraître2. La plus célèbre – mais également la plus ancienne – des expositions reconstituées au
Centre Georges Pompidou est connue sous l’appellation Le Vide, œuvre d’Yves Klein présentée
originellement à Paris en 19583. Dans ce texte, je propose d’aborder cette exposition devenue
mythique dans l’art contemporain à l’aide de deux approches que j’ai choisies pour leur
pertinence par rapport à l’œuvre et pour leur complémentarité : il s’agit des approches
« Philosophie et esthétique de l’art » et « Théories de la perception ». Mais avant de me lancer
dans cette réflexion, il importe de revenir sur le contexte de création de l’exposition d’Yves
Klein, laquelle ne s’intitulait non pas Le Vide à l’origine, mais La Spécialisation de la sensibilité
à l'état matière première en sensibilité picturale stabilisée.

Il faut d’abord savoir qu’Yves Klein n’est pas devenu célèbre à cause du Vide. Au début
de sa carrière artistique, en 1954, le plasticien français réalise uniquement des tableaux
monochromes (à une seule couleur), affirmant qu’« il y a un monde vivant derrière chaque
couleur » et que chacune « est bien suffisante en elle-même pour rendre une atmosphère et un
climat "au-delà du pensable"4». Mais en 1956, il devient mondialement connu pour avoir inventé
un bleu unique en son genre5 : l’International Klein Blue (IKB). L’IKB est d’ailleurs devenu la
pierre angulaire de sa carrière : dès son invention, Klein s’est mis à l’utiliser exclusivement dans
toutes ses œuvres, ne faisant varier que les supports (tableaux, éponges, lumière, ballons,…).
                                                                                                               
1
Glicenstein, Jérôme. « Vides. Une rétrospective », Marges, no 9, 2009. [En ligne], consulté en janvier 2015. URL :
http://marges.revues.org/559
2
Vides, une rétrospective, catalogue de l’exposition, Paris, éditions du Centre Pompidou, 2009.
3
Riout, Denys. Yves Klein : manifester l’immatériel, Paris, Gallimard, 2004, p.48.
4
Extrait du discours prononcé (à propos des peintures monochromes) lors de l’inauguration de sa première
exposition, Yves Peinture, au Club des solitaires à Paris, le 15 octobre 1955.
5
Riout, Denys. Yves Klein : manifester l’immatériel, op. cit., p.35. Klein avait découvert que l’utilisation d’un
pigment outremer mêlé à une résine synthétique (Rhodopas) permettait de créer une teinte bleue qui resterait
lumineuse même une fois mélangée avec de l’huile de lin.
Un an avant Le Vide, il est frappé par le résultat d’une expérience qui s’est déroulée
durant son exposition Proposte monocrome, epoca blu, à Milan. Alors qu’il expose onze tableaux
de taille et d’apparence absolument identiques, il leur attribue des prix différents. Selon son
propre témoignage, plusieurs amateurs d’art auraient accepté de payer ces divers prix malgré
l’apparence similaire des œuvres. Pour Klein, cela ne signifie qu’une chose : il existe une « aura »
immatérielle imprégnée dans chaque œuvre d’art et dont il est possible de s’imprégner en faisant
l’expérience de l’œuvre, en s’ouvrant à elle. Il nomme cette aura la « sensibilité picturale » et lui
octroie un pouvoir non négligeable : c’est elle qui distingue les bons des mauvais tableaux6.

Yves Klein souhaite faire vivre l’expérience de la « sensibilité picturale » à son public : il
a alors l’idée de sa fameuse exposition, qu’il intitule La Spécialisation de la sensibilité à l'état
matière première en sensibilité picturale stabilisée. Son objectif n’était donc pas de créer du
« vide », mais de « créer, établir et présenter au public un état sensible pictural dans les limites
d’une salle d’exposition de peintures ordinaires7 ». Il emprunte la petite galerie d’exposition
d’Iris Clert, à Paris, puis la vide entièrement et la repeint en plusieurs couches de blanc afin de
« la nettoyer des imprégnations des expositions précédentes8 ». Toutefois, si l’intérieur de la
galerie est vide, l’extérieur est, quant à lui, orné du fameux IKB : le rideau à l’entrée, la vitrine,
les cartons d’invitation et même le cocktail offert par l’artiste aux visiteurs sont bleus. Cette
citation d’Yves Klein résume bien l’effet qu’il veut produire : « le Bleu tangible et visible sera
dehors, à l’extérieur, dans la rue, et, à l’intérieur, ce sera l’immatérialisation du Bleu. L’espace
coloré qui ne se voit pas, mais dans lequel on s’imprègne9 ».

Le vernissage est un succès : plus de trois mille curieux s’y présentent et environ deux-
cents personnes par jour y viennent par la suite. Rapidement, l’appellation « Exposition du vide »
est imposée par la critique, illustrant bien la grande incompréhension qui règne alors dans le
monde de l’art. Plusieurs visiteurs sont même outrés d’avoir dépensé 1500 francs (anciens) pour
finalement ne rien voir, alors que d’autres, selon Yves Klein, « restent des heures à l’intérieur
sans dire un mot et certaines [personnes] tremblent ou se mettent à pleurer10 ». Mais malgré les
                                                                                                               
6
Ibid., p.50.
7
Klein, Yves. Le Dépassement de la problématique de l’art et autres écrits, textes réunis et présentés par Marie-
Anne Sichère et Didier Semin, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, coll. Écrits d’artistes, 2003., p.20.
8
Ibid., p.30.  
9
Ibid., p.31.
10
Ibid., p.33.

  2  
critiques parfois virulentes, l’artiste considère avoir atteint son objectif. Il affirme même que
l’immatérialisation de son bleu avait agi « sur les véhicules ou corps sensibles des visiteurs de
l’exposition avec beaucoup plus d’efficacité que les tableaux visibles, ordinaires ou représentatifs
habituels, qu’ils soient figuratifs ou non-figuratifs ou même monochromes11 » (je souligne).

Selon moi, la philosophie et l’esthétique de l’art ainsi que les théories de la perception
sont les approches les plus pertinentes si l’on souhaite réfléchir, re-questionner et élargir notre
compréhension du Vide d’Yves Klein. D’abord, la première approche permet de se pencher sur
une question fondamentale, à savoir : qu’est-ce l’art ? Simple en apparence, la réponse divise
pourtant les penseurs de toutes époques. S’il est possible, selon certains, d’établir des critères
servant à déterminer si une œuvre est bien une œuvre, cela entraîne la question de l’universalité
de l’art. En effet, deux individus peuvent-ils être en désaccord sur la nature artistique d’une
œuvre ou est-ce que seule la réflexion objective est en mesure de la déterminer ? D’ailleurs, le
goût est-il subjectif ou existe-t-il un « bon goût » universel ? Et la beauté, est-elle également
subjective ? Et parlant d’esthétique, l’art a-t-il pour but d’être beau ? Tant de questions qui
demeurent, bien sûr, sans réponse définitive, mais dont on traite ardemment depuis l’Antiquité. Je
les reprendrai plus tard, en tentant, modestement, de les relier à l’œuvre de Klein.

Quant aux théories de la perception, elles permettent d’aborder de front la question du


vide. En effet, cette approche se concentre sur la relation entre le sujet et l’objet d’art, mais en
privilégiant sa dimension psychologique et physiologique. Les questions mises de l’avant par
cette approche sont, par exemple : percevons-nous tous de la même façon ? (ou regardons-nous
tous de la même façon ?) Quelle différence y a-t-il entre une perception passive et active d’une
image ? Faisons-nous toujours intervenir nos connaissances dans l’activité perceptive ou est-il
possible d’en faire abstraction ? La perception est-elle une « construction », une « transaction »,
ou même une simple composante du comportement ? Pouvons-nous percevoir plusieurs détails en
même temps ou un seul à la fois ? Comment organisons-nous ces détails dans notre perception
globale des images ? Qu’en est-il de la participation directe du sujet percevant dans sa relation
avec l’objet perçu ? Il faut savoir que ce genre de questionnement est beaucoup plus récent dans
l’histoire de l’art (XXe siècle), d’où la complémentarité intéressante avec l’approche
philosophique et esthétique dans l’étude de l’œuvre d’Yves Klein.
                                                                                                               
11
Ibid., p.29.  

  3  
La raison globale pour laquelle ces approches sont selon moi pertinentes au regard de
l’œuvre de Klein (et inversement), c’est que Le Vide, de par sa revendication d’immatérialité,
remet directement en question l’art lui-même et fonde son identité d’œuvre sur la
dimension perceptive des spectateurs (laquelle est, bien sûr, discutable). Avec l’approche
philosophique et esthétique, on peut attaquer de front le problème de l’identité artistique de
l’œuvre de Klein. Le premier débat qui pourrait se poser est : une œuvre d’art peut-elle vraiment
être immatérielle (ou comporter une dimension immatérielle) ? Si oui, l’exposition Le Vide l’est-
elle ? En fait, faut-il considérer uniquement ce que Klein veut nous faire percevoir à l’intérieur
de la galerie Iris Clert (la « sensibilité picturale ») ou est-ce l’événement du vernissage dans son
ensemble qui constitue l’œuvre d’art ? Si cette deuxième option est la bonne, comment peut-on
alors parler d’immatérialité ? Si toutefois la première option est retenue, cela entraîne un
deuxième débat : celui de l’universalité de l’art. L’identité artistique du Vide dépend-elle de
l’opinion personnelle de tout un chacun ? Peut-on dire que les visiteurs qui ont refusé son statut
d’œuvre d’art ont tort puisque, institutionnellement, Le Vide est reconnu comme tel ? D’ailleurs,
faut-il nécessairement expérimenter la « sensibilité picturale » pour considérer Le Vide comme
une œuvre ou bien une simple analyse de critères, remplis ou non remplis, suffit à déterminer son
identité ? Un troisième débat peut alors surgir : quel rôle devrait remplir l’art ? Un rôle
uniquement esthétique ou peut-il être autre ? Le Vide remplit-il ce rôle ? Peut-on, à partir de cette
question, déterminer s’il s’agit d’une bonne ou d’une mauvaise œuvre d’art ? Encore beaucoup de
questions pourraient être posées en suivant cette voie, mais j’espère en avoir suffisamment
énumérées pour démontrer la pertinence de l’approche « Philosophie et esthétique de l’art » au
regard du Vide (et inversement), notamment car elle engendre une profonde remise en question
des critères de définition de l’art.

Comme mentionné plus haut, les théories de la perception permettent quant à elles de
questionner plus directement la notion de vide et du « ressenti » des visiteurs de l’exposition. En
effet, l’une des grandes questions – sinon la plus grande – que l’on peut se poser en étudiant
l’œuvre de Klein, c’est : pourquoi la critique a-t-elle modifié sans gêne le titre de l’exposition ?
Pourquoi l’avoir intitulée Le Vide alors que cela anéantit complètement l’idée de « sensibilité
picturale » ? Cela a-t-il un rapport direct avec l’expérience perceptive des visiteurs ? Leur
impression de se retrouver devant un « vide » est-elle due, par exemple, à la couleur blanche sur
les murs ? Si Klein les avaient revêtus d’une autre couleur, l’appellation Le Vide se serait-elle

  4  
quand même imposée ? Peut-être s’agit-il simplement du résultat d’un processus cognitif (« je ne
vois pas d’œuvre matérielle, donc je ne vois rien ») ? Ou est-ce carrément le symbole d’un ennui
et d’un inintérêt de l’œil (qui ne trouve aucun point d’arrêt) ? Une autre question intéressante
serait : quelle est la légitimité de l’expérience perceptuelle de la « sensibilité picturale » telle que
revendiquée par Klein ? Existe-t-il une explication rationnelle, psychologique par exemple, pour
expliquer ce phénomène d’imprégnation de la couleur ?

Nous allons maintenant tenter d’esquisser quelques pistes de réponses aux questions
posées. D’abord, en ce qui concerne la philosophie et l’esthétique de l’art, il serait intéressant de
faire appel à quelques penseurs de l’histoire qui se sont intéressés à l’art. Le premier est Platon :
pour lui, l’art n’est qu’une imitation de la nature (et donc une double imitation de l’Idée pure de
la Réalité), ce qui le rend « fatalement trompeur12 ». Le Vide, bien sûr, ne prétend pas imiter la
réalité. Il serait toutefois intéressant de mettre en relation le concept de « sensibilité picturale »
avec la notion d’« Idée pure » de Platon, car ces éléments sont tous deux considérés comme étant
séparés du monde sensible, mais toutefois imprégnés dans les objets à des degrés divers qui
déterminent leur qualité13.

Plus près de nous, on pourrait penser à Kant : selon lui, le rôle de l’art réside dans le
« plaisir désintéressé de la forme pure14 ». Le jugement esthétique repose donc avant tout sur la
subjectivité du sujet (sur la façon dont il est « affecté » par une représentation), mais il peut
prétendre à une certaine universalité, à condition qu’il y ait absence de finalité individuelle
potentielle (un but recherché, un besoin à assouvir)15. Kant se demanderait, par exemple, si Le
Vide arrive à produire cette « satisfaction désintéressée » chez le spectateur. Il apprécierait sans
doute que l’œuvre de Klein, contrairement à l’art figuratif, ne fait pas appel à des concepts de
référence (puisque c’est du « vide ») pour plutôt faire travailler l’imagination (si l’on veut bien se
prêter au jeu !). Un autre penseur pertinent serait Hegel : pour lui, le Beau est la « manifestation
sensible » de l’esprit, lequel est « supérieur à la nature ». Au contraire de Kant, Hegel « répudie
le beau naturel16 ». Le Vide serait ici paradoxal : son concept central est clairement un produit de
                                                                                                               
12
Shusterman, Richard. Chemins de l’art. Transfigurations, du pragmatisme au zen. Bruxelles, Cahiers du Midi,
2013, p.68.
13
Lacoste, Jean. La philosophie de l’art, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1981, p.25.
14
Shusterman, Richard. Chemins de l’art. Transfigurations, du pragmatisme au zen, op. cit., p.70.
15
Lacoste, Jean. La philosophie de l’art, op. cit., p.26.
16
Ibid., p.46-47.

  5  
l’esprit d’Yves Klein, mais on pourrait aussi considérer que l’artiste n’a rien produit au niveau
matériel. Pourrait-on dire alors que son œuvre comporte une dimension… naturelle ? Qui imite le
« vide » de la nature ? Pour répondre à cette question, il faudrait faire appel à la philosophie
bouddhiste du Non-agir, selon laquelle « la nature est sans artifice. Le Ne-Pas-Faire est la nature,
le faire est l’artifice. Le non-agissant est la nature même. Il est vide de lui-même17 ». Ne rien
créer est donc une façon non pas d’imiter la nature, mais d’en faire partie, d’être en éveil devant
elle. Le Vide participe-t-il de cette intention ?

Enfin, il serait essentiel de passer par la pensée de Delacroix, qu’Yves Klein considère
comme son maître18. Son idée de la « sensibilité picturale » serait même directement inspirée par
le Journal de Delacroix, notamment par ce passage :
Vous pensez que la peinture est un art matériel parce que vous ne voyez qu’avec
les yeux du corps ces lignes, ces figures, ces couleurs. Malheur à celui qui ne voit qu’une
idée précise dans un beau tableau, et malheur au tableau qui ne montre rien au-delà du fini
à un homme doué d’imagination. Le mérite du tableau est l’indéfinissable : c’est
justement ce qui échappe à la précision ; en un mot c’est ce que l’âme à ajouté aux
couleurs et aux lignes pour aller à l’âme19.

Pour Delacroix, l’art est donc la « traduction silencieuse de l’imaginaire » tandis que la couleur
est « l’instrument privilégié de cette expression capable d’éveiller certaines émotions chez
quelques spectateurs20 ». On peut tout à fait reconnaître ici la philosophie d’Yves Klein, pour qui
la couleur est la représentante d’un « monde » auquel on accède par l’imagination.

Si l’on revient maintenant aux théories de la perception, on se demandait plus haut


pourquoi les visiteurs ont ressenti un « vide » en arrivant dans la petite galerie d’Iris Clert. La
théorie du Gestalt possède peut-être la réponse : elle propose que l’œil du sujet percevant,
lorsqu’il est confronté à un stimulus uniforme (les murs blancs de la galerie), tente toujours d’y
trouver une organisation, une logique, un schéma. En effet, l’œil serait constamment à la
recherche d’un point à fixer, car il ne pourrait percevoir un tout de façon globale21. Peut-être que,
inconsciemment, l’œil du visiteur de l’exposition d’Yves Klein   chercherait désespérément
quelque chose de stimulant, en vain, ce qui lui procure la sensation de « vide » ?
                                                                                                               
17
Dubant, Bernard. Ne-pas-faire : le pouvoir du non-agir, Paris, G. Trédaniel, 2002.
18
Riout, Denys. Yves Klein. L’aventure monochrome, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes », 2006, p.61.
19
Delacroix, Eugène. Journal 1822-1863, Paris, Plon, coll. « Les mémorables », 1996, p.547  
20
Lacoste, Jean. La philosophie de l’art, op. cit., p.60.
21
Sosno, Sacha. De la perception esthétique, Nice, Ovadia, 2010, p.31.

  6  
Afin d’élargir cette réflexion, il serait judicieux de former un parallèle avec la pièce 4’33’’
de John Cage, qui a subi le même traitement que Le Vide en se faisant surnommer par le public la
« pièce silencieuse ». Pourtant, en n’écrivant rien sur la partition musicale (hormis des figures de
silence), Cage avait pour but de faire entendre au public la « musique de la nature », toujours
présente autour nous, mais à laquelle on ne porte pas suffisamment attention22. À ce sujet, cette
interprétation de l’essayiste Susan Sontag est éclairante :
L’artiste qui crée du silence ou du vide doit produire quelque chose de dialectique : un
vide plein, une vacance enrichissante, un silence éloquent ou éclatant. Cage avait réalisé
tôt que le silence complet n’existe pas. Si quelqu’un regarde, il y a toujours quelque chose
à regarder. Regarder quelque chose de "vide",  c’est quand même regarder et voir quelque
chose – même s’il ne s’agit que des fantômes de ses propres espérances23.

Cage disait d’ailleurs que la réelle signification du mot silence est lorsqu’on ne fait pas attention
aux bruits qui nous entourent24. Bref, de la même façon que 4’33’’ est une composition musicale
légitime en ce qu’elle nous invite à écouter différemment, on pourrait dire que Le Vide est une
œuvre d’art légitime en ce qu’elle nous invite à regarder différemment. Notons que cette
constatation fait appel à la perception afin de répondre à une question d’ordre philosophique,
prouvant encore la pertinente complémentarité de ces deux approches au regard du Vide.

Il y aurait encore tant de chemins à explorer afin d’approfondir cette réflexion sur l’œuvre
d’Yves Klein, mais je viens malheureusement de franchir le cap des 2500 mots. J’espère tout de
même avoir réussi à démontrer que l’exposition Le Vide ne peut être comprise dans toute sa
complexité que grâce à la combinaison de la pensée « abstraite » – issue d’un important héritage
philosophique – avec la pensée « concrète » contemporaine et, pourrait-on dire, scientifique.
L’une des questions sur lesquelles la réflexion pourrait être relancée est celle de la beauté : Le
Vide est-elle une œuvre esthétique ? Cette citation de John Cage constituerait un bon point de
départ : « La fonction de l’art est de changer la conscience pour qu’elle s’ouvre à l’expérience
[...]. L’idée de beauté est simplement ce que l’on accepte. [...] Si je faisais que tout soit "beau", ça
ne serait utile ni à moi ni à personne d’autre. Il ne se produirait aucun changement25 ». Selon
Cage, pourrait-on dire que Le Vide est une « belle » œuvre en ce qu’elle permet d’« ouvrir »
l’esprit des visiteurs ? La question est lancée !
                                                                                                               
22
Cage, John. Je n’ai jamais écouté aucun son sans l’aimer, La Souterraine, Main courante, 2010.
23
Santog, Susan. The Aesthetics of Silence, in Styles of Radical Will, New York, Picador, 2002, p.107.
24
Kostelanetz, Richard. Conversations avec John Cage, [1987], Paris, Éditions des Syrtes, 2000, p.78.
25
Ibid., p.78-79.

  7  
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