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Des illusions,

ou l’invention de l’art.
Un livre d’Alain Farfall,
Éditions Incertain Sens,
Rennes, 2008.

Leszek Brogowski
Le livre d’artiste
et le discours de l’exposition

« De même qu’il se forme une congère là où le vent


tombe, de même, pourrait-on dire, là où la vérité
tombe, surgit une institution. Mais la vérité se met à
souffler dessus, néanmoins, et finit par la renverser1. »
Henry David Thoreau

c Entre la pratique d’exposition


dans le monde de l’art et la
Bien plus : les tentatives d’échapper à l’ex-
position ne sont-elles pas vaines par nature,
pratique de l’imprimé d’artiste et les artistes ne finissent-ils pas, nolens
une opposition est rarement
déclarée ; elle est souvent plutôt ressentie 1. Henry David Thoreau, «La vie sans principe» (1954-1963),
comme une tension – une hésitation – in Essais, trad. Nicole Mallet, Marseille, Le mot et le reste,
lorsque l’imprimé est utilisé comme moyen coll. « Attitudes», 2007, p. 261. «In short, as a snowdrift is
d’échapper à l’exposition. Si toutefois on formed where there is a lull in the wind, so, one would say,
expose un livre d’artiste, on ne doit pas ou- where there is a lull of truth, an institution springs up. But the
blier qu’il est déjà un mode d’exposition du truth blows right on over it, nevertheless, and at length blows

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travail artistique, mode emprunté au livre, it down.», «Life Without Principle», in Walden and Other
et alors on peut se demander si exposer un Writings, New York, Bantam Books, 1979, p. 372.
travail éditorial ce n’est pas courir le risque 2. An Exhibition on an Exhibition, exposition/livre de Jens
tautologique d’« exposer l’exposition », Hoffmann, voir: Vincent Honoré, «Dossier Jens Hoffmann»,
expression qui, après être apparue dans le dans 02#35, automne 2005, p. 20-21, cité par Bo-Kyung Lee,
travail de Roberto Martinez en 1997 (Allo- L’Art d’exposer l’art. Invention du spectateur, thèse de doctorat
topie C), est réapparue récemment dans le en Arts plastiques, sous la dir. de Pascal Bonafoux, soutenue à
contexte des tendances dites curatoriales2. l’université Paris 8 le 28 mars 2011, p. 334.
Bruno di Rosa,
Les Regrets de Joachim Du
Bellay, Pinocchio, Kaddish
d’Allan Ginsberg. Artothèque
de Lyon 2005.

volens, par être absorbés par le système de Benjamin a analysée en l’opposant à la va- du discours qui s’accommode de l’exposi- marchandises ? exposition ou présentation
l’exposition ? C’est dans ce sens en effet que leur rituelle de l’art4. tion – que j’appellerai ensuite le discours du travail éditorial5 ?
va l’article que Jean-Marc Poinsot publie en M’appuyant sur une double expérience de l’exposition –, afin de clarifier ses enjeux
1988 sous le titre « Déni d’exposition3 ». qu’Aurélie Noury et moi-même avons ac- et de remédier à certaines méprises. Y a-t-il L’exposition comme institution
Pour éviter le piège qu’il dénonce, je tâche- quise depuis 2007, celle d’éditeurs de livres d’ailleurs une fatalité à parler d’exposition de l’art
rai de distinguer aussi clairement que pos- d’artistes (herman de vries, Bruno di Rosa, en tant que pratique du monde de l’art dès Il faut en effet que les mots soient justes. Il
sible deux usages du terme « exposition » : Lefevre Jean Claude, Laurent Marissal, lors qu’on évoque le livre d’artiste ? Cette faut définir correctement l’exposition
l’un qui renvoie à l’exposition comme Hubert Renard, Éric Watier, Roberto Mar- critique correspond à ma recherche, aussi comme institution et l’exposition comme
pratique du monde de l’art et l’autre à l’ex- tinez, Stéphane Le Mercier, etc., Éditions désespérée que risquée, d’un vocabulaire fonction. On peut être d’accord avec Jean-
position comme fonction, celle que Walter Incertain Sens depuis 2000), et celle d’ini- approprié aux activités de lieux tels que Marc Poinsot lorsqu’il écrit que « la galerie
tiateurs et de gestionnaires du Cabinet du le Cabinet du livre d’artiste, recherche qui n’est pas l’institution qui instaure le statut
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3. Jean-Marc Poinsot, « Déni d’exposition », in Art livre d’artiste qui expose depuis 2006 le croise des problématiques qui, depuis
conceptuel I, catalogue d’exposition au CAPC Musée travail éditorial entre autres de ces artistes, plusieurs décennies, troublent et inter- 5. L’idée d’un tel vocabulaire fit l’objet de la note 111
d’art contemporain, Bordeaux, 7 octobre-27 novembre je me proposerai ici de procéder à la critique rogent le discours critique sur et de l’art : dans mon livre Éditer l’art. Le livre d’artiste et l’histoire
1988, p. 13-21. Le titre de cet article a pris du relief œuvres d’art ou ouvrages d’art (comme du livre, Chatou, La Transparence, 2010, p. 339, où j’en
depuis que, il y a quelques années à peine, les médias 4. Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa on parle d’ouvrages à la bibliothèque) ? annonçais à la fois le projet et le danger, projet dont
ont commencé à parler de « déni de grossesse ». C’est reproduction mécanisée », in Écrits français, Paris, vernissage ou inauguration ? galerie d’art j’avouais ne détenir aucun fil convaincant, et danger
comme si l’artiste dissimulait l’exposition et en niait la Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1995, § V, commerciale ou galerie d’art commercial ? que devaient prévenir à l’avance les remarques de
pratique, son « bébé » étant toujours là. p. 147. exposition d’œuvres ou fétichisation de Confucius sur la justesse des noms.
sémiotique de l’objet », car « confondre dienne, c’est-à-dire du côté du « dispositif l’écran sur lequel se projette l’activité so- Pour répondre à ces interrogations, deux
l’exposition avec la galerie ou le musée, spécifiquement discursif9 », tandis que le ciale de l’artiste14 ». pistes pourraient être explorées. L’une
c’est confondre l’éditeur avec l’institution « dispositif », fondamentalement hétéro- Deux fissures lézardent pourtant cet édi- d’entre elles est même esquissée dans le pas-
littéraire du roman6 ». Ce n’est donc pas la gène – discursif/non discursif –, désigne fice théorique, l’une du côté des évolu- sage de l’article de Jean-Marc Poinsot, cité
galerie qui serait l’institution au sens propre chez Foucault le jeu de pouvoir : « des stra- tions historiques de l’institution, l’autre précédemment : « confondre l’exposition
du terme, mais l’exposition ; c’est l’exposi- tégies de rapports de force supportant des du côté des choix alternatifs portés par avec la galerie ou le musée, c’est confondre
tion qui institue un objet dans son « statut types de savoir, et supportés par eux10 ». les écrits d’artistes, et elles semblent se l’éditeur avec l’institution littéraire du ro-
sémiotique » d’œuvre. « C’est pourquoi, conti- L’institution de l’art, c’est-à-dire son statut rejoindre à partir des années 1960. La ten- man ». Esquissée seulement, car il ne se
nue Jean-Marc Poinsot, toutes les tentatives social, « constitue [certes] les conditions gé- sion évoquée au départ, effet de la cri- réfère pas à la pratique éditoriale et aux
visant à prendre la mesure de l’exposition nérales [et donc non réductibles au dis- tique de l’institution, est au centre de écrits des artistes tels qu’Ed Ruscha ou
ont largement contribué à dépasser les apo- cours] dans le cadre desquelles on crée et on l’article de Jean-Marc Poinsot. En citant Dick Higgins16. On ne peut que le regretter
ries idéologico-sémiotiques issues d’une in- perçoit les œuvres singulières11 », écrit Pe- les célèbres déclarations de Lawrence Wei- dans la mesure où c’est précisément au
terprétation sommaire du ready-made7». ter Bürger, mais il précise aussitôt que ces ner – « 1. L’artiste peut réaliser la pièce. 2. monde de l’édition littéraire que la pratique
Les deux théorisations de l’institution pro- conditions, die Institution Kunst, sont « sai- La pièce peut être réalisée par quelqu’un du livre d’artiste emprunte le modèle le
posées au cours des années 1970 ne semblent sissables principalement dans les réflexions d’autre. 3. La pièce ne doit pas nécessaire- plus viable de l’alternative à l’exposition
pas, du moins à première vue, contredire un d’auteurs et de critiques d’art12 », c’est-à- ment être réalisée » –, il prend la position comme mode d’institution de l’art. On doit
tel concept de l’exposition comme institu- dire dans leurs discours. « Au moyen du qui s’accommode du dispositif de l’exposi- donc se demander si l’édition ne peut pas
tion. Celle de Michel Foucault sonne même concept de l’institution de l’art se trouve tion : « ces déclarations posent des pré- jouer dans l’art un rôle analogue à celui de
comme un écho à Henry David Thoreau : repérée la surface médiane entre la fonction misses qui nous paraissent contradictoires, l’exposition, pour instituer un objet dans
« Ce qu’on appelle généralement “institu- d’une œuvre singulière et la société, écrit-il. écrit-il. Comment est-il possible de faire une son « statut sémiotique » d’œuvre.
tion”, c’est tout comportement plus ou Elle est à concevoir comme une variable his- exposition, de montrer quelque chose et si- Quant à la seconde piste, elle est fournie par
moins contraint, appris, dit-il. Tout ce qui, torique dont les changements se succèdent multanément d’en dénier l’existence en tant la conception foucaldienne de l’institution
dans une société, fonctionne comme sys- bien plus lentement que la succession qu’œuvre15 » ? Or, précisément, n’y a-t-il comme un jeu de force : ne s’agit-il pas,
tème de contrainte, sans être énoncé, bref, d’œuvres singulières13. » Avant de chercher pas de glissement de sens entre « faire une notamment dans les pratiques éditoriales
tout le social non discursif, c’est l’institu- les failles dans cette harmonie théorique exposition » et « montrer quelque chose », d’artistes, d’un rapport de force, lisible no-
tion8 ». Pour accorder la position de Jean- apparente, on peut dire que la dimension glissement qui de l’exposition comme ins- tamment à travers les écrits d’artistes, qui
Marc Poinsot avec cette définition, il suffit sociale de la pratique de l’exposition dans titution passe à l’exposition comme fonc- s’engage entre diverses modalités d’institu-
d’observer que l’exposition est une procé- l’art peut être prise en charge par les théo- tion ? N’existe-t-il pas d’autres modalités tion de l’art ? Celle qui domine toujours
dure imposée à l’art afin que ses objets ries de l’institution puisque l’exposition, d’exposer l’art – de le montrer – en dehors dans le monde de l’art, son système d’expo-
puissent accéder au statut social de signes. comme l’écrit Jean-Marc Poinsot, « reste de l’exposition comme institution du sition, est la routine et le « comportement
Quant à la conception de l’institution que quelle que soit la forme qu’elle prenne, monde de l’art ? plus ou moins contraint, appris » du monde
Peter Bürger, spécialiste des sciences de la de l’art ; elle consiste à accrocher les œuvres
littérature, hérite de Karl Marx via Herbert 9. Idem. 13. Ibidem p. 17 ; je souligne : « Mit dem Begriff der dans l’espace dédié d’une galerie d’art, or-
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Marcuse, elle se place – là aussi, à première 10. Ibidem, p. 300. Institution Kunst wird eine Ebene der Vermittlung ganiser un vernissage, envoyer des cartons
vue – plutôt du côté de l’« épistémè » foucal- 11. Peter Bürger, Theorie der Avantgarde, Frankfurt am bezeichnet zwischen der Funktion des Einzelwerks d’invitation, produire un catalogue, vendre
Main, Suhrkamp, 1988, p. 15 : « Dieser Status (die und der Gesellschaft. Diese Vermittlungsebene ist als les œuvres exposées, etc. Jean-Marc Poinsot
6. Poinsot, « Déni d’exposition », loc. cit., p. 19. Institution Kunst) stellt die Rahmenbedingungen dar, geschichtliche Variable zu denken, deren Veränderun-
7. Idem. innerhalb derer die Einzelwerke produziert und gen aber viel langsamer vor sich gehen als die Abfolge 16. Concernant Dick Higgins, voir divers documents
8. « Le jeu de Michel Foucault » [1977], in Dits et Écrits rezipiert werden ». der einzelnen Werke. » choisis et traduits par Bertrand Clavez dans les actes du
1954-1988. II. 1976-1988, Paris, Gallimard, coll. « Quar- 12. Ibidem, p. 16 : « Dieser ist uns fassbar vor allem in 14. Poinsot, « Déni d’exposition », loc. cit., p. 14. colloque Le livre d’artiste : quels projets pour l’art ? (en
to », 2001, p. 301. der Reflexion von Autoren und Kritikern. » 15. Ibidem, p. 13 ; je souligne. cours de publication aux Éditions Incertain Sens).
Lefevre Jean Claude,
[Lectures enregistrées 1993-
2010] & [Fragments génériques
1977-2010]
Festival FRASQ #2,
vendredi 22 octobre 2010
Le Générateur, Gentilly.

admet d’ailleurs que les artistes mettent en L’exposition comme fonction d’exposition, mais quelques éléments de autres, etc. L’invention du rouleau – conco-
question et modifient ce système, sans pour dans les publications d’artistes son histoire permettront de mieux com- mitante à l’apparition du nouveau support :
autant sortir de l’exposition comme institu- Qu’est-ce en effet qu’exposer ? C’est d’abord prendre l’excellence avec laquelle le livre y le papyrus – renforce certes la disponibilité
tion de l’art. Si cependant on reconnaît que disposer de manière à mettre en vue : un procède. C’est d’abord l’écriture, quel qu’en publique des textes et des images, mais leur
l’institution artistique est une « variable histo- objet, des idées ou des arguments ; c’est soit le support, qui a permis à la pensée mise en vue souffre encore de deux inconvé-
rique », alors on peut considérer que la publi- pourquoi exposer c’est aussi faire connaître, d’échapper aux contraintes de l’oralité, no- nients : d’une part, le rouleau se referme et
cation d’artiste est une modalité alternative voire expliquer. C’est parfois aussi tourner tamment à sa dépendance par rapport à la ne laisse pas son contenu exposé à la vue du
d’institution de l’art. Elle repose sur la fonc- le bon côté de ce que l’on expose vers le temporalité du débit de la parole, ainsi qu’à lecteur lorsque celui-ci ne le maintient pas
tion d’exposition autre qu’un accrochage ou spectateur potentiel ou le placer au bon sa linéarité17, et d’entrer dans une logique avec ses mains, d’autre part, l’espace d’ex-
un étalage d’œuvres dans l’espace de la gale- endroit pour le rendre visible. Dans le cas tabulaire18 où ses divers éléments peuvent position qu’il offre à ses divers contenus
rie ; accrochage et/ou étalage, sont certes, eux qui nous concerne, il s’agit d’une visibilité être exposés simultanément à la vue, et donc reste mouvant, l’ouverture du rouleau
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aussi, des modalités de la fonction d’exposi- publique de l’art et c’est pourquoi, pour comparés, associés, opposés les uns aux n’étant pas déterminée par sa structure ma-
tion, mais on les identifie surtout comme l’artiste, exposer c’est s’exposer, c’est-à- térielle de pages, mais par l’avancement
constitutifs de l’exposition de l’art. On dit dire prendre un risque, mais cela peut va- 17. Marshall McLuhan a prétendu à tort que c’est aléatoire de la lecture.
même « l’accrochage », voire « les cimaises » loir autant pour un artiste qui expose dans l’image qui permet de rompre avec la linéarité de la C’est grâce à l’invention de la page – conco-
pour désigner l’exposition. La fonction une galerie que pour celui qui publie un pensée. mitante, elle, à l’apparition d’un nouveau
d’exposition du livre d’artiste, celle dont vit livre. 18. Voir : Jack Goody, La Raison graphique. La support : le parchemin, qui rend possible le
l’édition, est, quant à elle, une façon alterna- Il est évident que la page du livre – que le domestication de la pensée sauvage, Paris, Minuit, pli – que le texte « accède [pleinement] à
tive de rendre public le travail de l’art. livre – remplit prodigieusement la fonction coll. « Le sens commun », 1979. l’ordre du visuel », comme l’écrit Christian
Vandendorpe ; en effet, « la page, qui peut l’architecture du livre pouvant d’ailleurs fait un objet-signe en tant qu’œuvre et un le début des années soixante, note Jean-
être exposée à la vue de tous, permet au être considéré comme argument en faveur objet-fétiche en tant que marchandise. Or, Marc Poinsot, il apparaît avec de plus en
texte de cohabiter avec des images19 ». Elle de cette approche –, à condition toutefois précisément, les particularités de la fonction plus d’évidence que l’activité artistique est
fixe définitivement l’espace d’exposition du de distinguer la fonction d’exposition d’exposition, élaborée par le livre, non seu- orientée vers la production des expositions,
texte et/ou des images qu’elle porte, en accomplie par le livre et l’institution de lement préservent le livre d’artiste des rou- ou des événements qui en tiennent lieu plus
consacrant sa fonction d’exposition quelques l’exposition, telle qu’elle s’est répandue tines – plus ou moins contraignantes – que vers la production d’œuvres suscep-
décennies avant notre ère : c’est l’invention dans le monde de l’art depuis la fin du d’une telle pratique, mais encore elles en tibles ultérieurement d’être exposées23. »
du codex. Dans un processus millénaire, xixe siècle. « Notes à propos du livre constituent souvent une subversion. L’on Tout comme le livre d’artiste, l’exposition se
s’élabore ensuite la structure péritextuelle d’artiste20 » publié par Roberto Martinez peut d’emblée attirer l’attention sur deux présente alors comme œuvre. On parlera
du livre, comprenant un éventail d’instru- en 2001 est un excellent document pour particularités du livre d’artiste qui ont de d’installation comme nouvelle forme de
ments fonctionnels qui facilitent non seule- commenter cette distinction. « Mon pre- quoi interroger, voire mettre en cause les l’art. Il faut toutefois signaler d’emblée que
ment l’accès au contenu du livre, mais en- mier livre d’artiste, écrit-il, était simple- présupposés et les préjugés artistiques des la tendance évoquée par Jean-Marc Poin-
core son exploration et sa compréhension ment une œuvre exposée en galerie pratiques courantes d’exposition. sot, à travers laquelle les artistes portent
(exposer, c’est faire connaître, voire ex- quelques mois auparavant et transposée Même si le livre d’artiste est lui-même un un regard critique sur les pratiques insti-
pliquer) : table des matières et foliota- dans l’espace du livre ». C’est la découverte objet – première particularité –, il n’expose tutionnelles de l’art, ne doit pas être
tion, page de titre et colophon, index et par l’artiste de la fonction d’exposition du pas d’objets-œuvres, mais des images et du confondue avec le courant dit curatorial,
notes en bas de page, etc. La presse à livre, suivie plus tard par la découverte du texte ; c’est parce que le livre d’artiste n’est très offensif ces dernières années, où l’ex-
caractères mobiles de Gutenberg, appa- livre comme institution à part entière : « La pas un catalogue qui énumère les œuvres- position ne s’autonomise pas tant par rap-
rue au xve siècle, achève ce dispositif visibilité d’un travail, par le livre ou plus objets, mais qu’il est lui-même œuvre, qu’il port aux institutions traditionnelles du
d’exposition que constitue désormais le généralement par l’édition imprimée (tracts, échappe aux présupposés de l’œuvre comme monde de l’art (et de la conception de
livre, en instituant la logique de l’éco- affiches, autocollants…), apporte en plus objet à exposer. On l’a dit : exposer, c’est l’œuvre qu’elles présupposent) que par rap-
nomie du livre où l’accessibilité augmente un décalage quant à ceux qui peuvent ren- disposer de manière à mettre en vue un ob- port aux artistes, souvent instrumentalisés
à mesure de la popularité grandissante du contrer l’œuvre / [… et] contraste alors avec jet ou des idées, et c’est pourquoi exposer au profit d’un projet « curatorial ». L’activité
livre, logique poussée à sa limite depuis une réalité qui voudrait que seuls les habi- c’est aussi faire connaître, voire expliciter. Il artistique des années 1960, « orientée vers
l’essor de l’imprimerie industrielle à partir tués du réseau des lieux consacrés à l’art est donc logique que l’art conceptuel, qui la production des expositions », sera, quant
des années 1830, puis l’arrivée de l’offset contemporain puissent me voir. / La circu- s’attachait à mettre en valeur la dimension à elle, confrontée ci-après aux critiques de
un demi-siècle plus tard. On voit donc lation des propositions contenues dans le intellectuelle de l’expérience artistique, ait l’exposition d’art issues de la pratique du
que le souci de la fonction d’exposition travail artistique change ainsi de niveau et eu souvent recours au livre. Mais le livre livre d’artiste, notamment pour savoir si
traverse toute l’histoire du livre ; étalées d’échelle. L’accessibilité est alors autre et d’artiste expose des idées en adoptant tou- les deux approches impliquent les mêmes
sur deux millénaires, les inventions complémentaire »21. jours le même dispositif d’exposition qui est enjeux artistiques.
qu’elle porte ont permis au livre d’asseoir L’exposition comme pratique institutrice celui du livre. En cela, le livre est compa- C’est la seconde particularité du livre d’ar-
sa visibilité publique sans égale sur trois du monde de l’art présuppose l’œuvre rable à l’exposition d’art, à ceci près que tiste qui permet d’amorcer déjà la réponse à
registres : le dispositif matériel, la structure sous la forme d’objet ; aussi banal soit-il, l’exposition d’art présente des œuvres, tan- cette interrogation. En effet, dans le livre
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péritextuelle et une économie démocra- il est transfiguré22 par l’institution qui en dis que le livre d’artiste se présente lui-même d’artiste, le dispositif d’exposition est inté-
tique. comme œuvre tout en exposant textes et/ou gré dans le livre lui-même. Dans toutes les
Il est donc légitime de parler du livre en 20. Roberto Martinez, « Notes à propos du livre images. D’ailleurs, une aspiration analogue circonstances où l’on prend le livre dans les
termes d’espace d’exposition – le motif de d’artiste », in Critique et Utopie. Livres d’artistes, habite la pratique de l’exposition. « Depuis mains, ce dispositif est toujours déjà là, et il
plaquette d’exposition préparée par Anne Mœglin- n’a pas besoin d’autres dispositifs d’exposi-
19. Christian Vandendorpe, Du papyrus à l’hypertexte. Delcroix, La Criée centre d’art contemporain, Rennes, 22. Voir : Arthur Danto, La Transfiguration du banal. tion, extérieurs, qui s’y ajouteraient. Poser
Essai sur les mutations du texte et de la lecture, Paris, janvier-février 2001, non paginée. Une philosophie de l’art, Paris, Seuil, coll. « Poétique »,
La Découverte, coll. « Sciences et société », 1999, p. 54. 21. Idem. 1989. 23. Poinsot, « Déni d’exposition », loc. cit., p. 14.
Falke Pisano,
Table d’Hôtes, commissaires :
Pierre-Olivier Arnaud
et Stéphane Le Mercier,
Institut d’art contemporain
de Villeurbanne,
du 27 février au 8 mars 2009.

un livre sur la table, le glisser dans une pile propos du Cabinet du livre d’artiste. Dans le graphique, dans ses meilleures réalisations, monde de l’art : il est en général interdit de
au fond du bureau ou le ranger sur une éta- livre d’artiste, le dispositif d’exposition continue à porter les mêmes valeurs. Non toucher les œuvres exposées en galerie et le
gère de la bibliothèque, ce sont autant de propre au livre impose à l’œuvre la struc- seulement le livre est une institution per se dispositif de l’exposition rend parfois im-
modalités de rangement ou de stockage et ture matérielle et fonctionnelle du livre, et – de même que c’est l’exposition qui insti- possible tout contact tactile. Cette analyse
non des modalités d’exposition. À partir du ce qui est ainsi exposé, ce ne sont donc pas tue un objet dans son « statut sémiotique » met donc en lumière le fait que le « compor-
moment où cette simple condition est res- des objets, mais le texte et/ou les images. Or, d’œuvre – mais aucun autre mode d’exposi- tement plus ou moins contraint, appris » –
pectée – la possibilité d’ouvrir le livre pour ce que Christian Vandendorpe dit du texte tion que le livre n’a encore posé à ce jour c’est-à-dire l’institution au sens de Michel
accéder à la visibilité publique qu’il orga- imprimé dans le livre vaut aussi bien pour l’exigence de l’équilibre entre l’institution Foucault – induit par le dispositif du livre,
nise – même lorsque le livre se trouve exposé le texte que pour les images : « le défi du du sémiotique et l’exposition du visuel de établit un rapport de force avec l’institution
dans une galerie d’art comme œuvre-objet, il texte imprimé est d’établir un équilibre entre manière aussi méthodique ; toute l’histoire artistique fondée sur la pratique d’exposi-
apporte son mode propre d’exposition et ne les exigences du sémantique et celles du vi- du livre imprimé en témoigne. Lorsqu’une tion. Le livre – et par extension le livre d’ar-
profite pas du dispositif spécifique de l’ex- suel24 ». On ne saurait mieux résumer l’objet exposition d’art soumet les livres d’artistes tiste – peut donc être considéré comme une
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position proposé par la galerie d’art ; au d’une longue élaboration de la culture typo- au même régime que les objets d’art, elle institution en lui-même, à la fois comme
contraire, il peut même parfois en pâtir graphique depuis le XVIe siècle (les livres met souvent à mal cet équilibre. En effet, la dispositif instaurateur du statut sémiotique
lorsque le livre se trouve par exemple enfer- produits entre 1450 et 1501, dits incunables, condition susdite – la possibilité de prendre et comme rapport de force.
mé sous vitrine. Il est donc abusif de dire, bien qu’imprimés, ressemblent encore étran- le livre dans les mains –, fait partie du dis- Il serait donc naïf de s’imaginer que le livre
lorsque les livres sont « exposés » dans une gement aux livres manuscrits) ; le design positif de la visibilité publique, porté par le s’oppose à l’exposition d’art comme la véri-
galerie d’art, qu’il s’agit d’une exposition de livre, en tant que disponibilité démocra- té s’oppose à l’institution, pour reprendre
livres d’artistes au même sens qu’une exposi- 24. Vandendorpe, Du papyrus à l’hypertexte., op. cit., tique ; or, cette condition est complètement l’image de Henry David Thoreau. Institu-
tion d’œuvres ; on y reviendra plus loin à p. 61 ; je souligne. étrangère à la pratique d’exposition dans le tion en lui-même, le livre d’artiste se pose
comme une institution alternative de l’art, investigation” sans le support contradic- espaces d’exposition à l’échelle de 1:20 (les Artiste, éditeur, chercheur universitaire,
alternative par son dispositif d’exposition, teur des galeries et musées qui l’invi- plus faciles à faire sont les musées d’art mo- Éric Watier a publié en 2006 aux éditions
et par conséquent par les valeurs qu’elle tèrent26 ». Cependant, simple limite de l’in- derne, dit-il : c’est le white cube ; seuls les Zédélé le livre intitulé Bloc ; c’est un en-
porte. Le rapport de force qui s’établit entre duction, des quelques cas qu’il examine – plafonds, résidus de l’architecture initiale, semble de ses livres d’artiste, de ses re-
le livre d’artiste et l’exposition d’art à la- Kosuth, Huebler, Weiner, Siegelaub –, il les différencient encore aujourd’hui. Bien vues et textes d’artiste, réunis en un seul
quelle il s’oppose parfois frontalement, ne peut résulter une conclusion à portée plus : même les musées neufs, construits volume de 348 pages reliées comme les
vient de cette confrontation d’institution générale. pour être des musées, ne se distinguent sou- blocs-notes dont on peut facilement les
contre institution, dont il faut clarifier les Je me situe par conséquent sur un terrain vent que par leur plafond : c’est le seul en- détacher les unes après les autres. Imprimé
enjeux. mitoyen, exploité parfois par les mêmes ar- droit où on s’autorise un peu d’originalité, sur la jaquette, le colophon précise que
tistes, en adoptant leur point de vue, et ce et surtout où les parties techniques peuvent « Bloc est à la fois un livre et une exposition.
Le livre d’artiste comme afin d’assumer le « rapport de force » entre foisonner sans que ça gêne le « white cube ». / Un livre parce qu’il est l’assemblage d’un
institution vs l’exposition les deux conceptions divergentes d’exposi- C’est donc là que l’architecte se laisse aller…) assez grand nombre de feuilles. / Une expo-
d’art : quelques exemples tion : l’une qui repose sur la ségrégation des / 3. de les détruire ensuite, dès que la docu- sition parce que chaque feuille peut être
Je n’analyserai ici le livre d’artiste comme espaces (l’intérieur et l’extérieur de la gale- mentation photographique de ces exposi- détachée, dispersée, posée sur une table,
modalité d’exposition à part entière que rie), l’autre qui permet de la supprimer, car tions est prête, et / 4. d’assurer lui-même, à placardée au mur, encadrée, etc. ». C’est
dans la mesure où il conduit les artistes, le livre porte partout dans la vie l’exposition partir de cette documentation, la communi- parce que le Bloc est un livre qu’il peut aus-
précisément, à la confrontation avec la pra- qu’il constitue lui-même. C’est donc au sein cation autour de ces expositions sous la si devenir une exposition légère, pratique
tique convenue d’exposition dans le monde de la pratique du livre d’artiste que sont forme d’articles dans la presse spécialisée, et peu coûteuse, n’impliquant ni frais
de l’art. Si je ne resterai pas sur le terrain apparues dans les années 1960 les remises de « book » avec la documentation d’artiste, d’assurance (le prix du Bloc est de 25 €) ni
analysé par Jean-Marc Poinsot, délimité par en question les plus radicales du sens de ou encore de catalogues. Faux catalogues frais de transport (un simple envoi pos-
« la dénégation de l’exposition, et non le l’exposition d’art ; de cette pratique sont mais vrais livres d’artistes, ces publications tal). Mais pour en faire une exposition
renoncement à cette pratique25 », c’est pour également issues les redéfinitions les plus sont indissociables de la réflexion sur les d’art au sens conventionnel, il faut en
m’intéresser aux alternatives à l’exposition intéressantes de l’exposition que j’examine- contours de l’institution artistique. En effet, à détruire le dispositif : détacher les feuilles
élaborées au sein de la pratique du livre rai ici. Dans les quelques cas brièvement l’ère du musée imaginaire, c’est autant l’expo- du Bloc et les « placarder au mur ». L’avan-
d’artiste. Je tâcherai de démontrer que les analysés ci-après, la critique de l’exposition sition que la publication d’art qui instituent tage de cette double fonction, même si l’une
artistes peuvent renoncer clairement à l’ex- d’art comme instrument d’aliénation, tant le statut sémiotique de l’objet. Dictée par le nécessite la suppression de l’autre, est
position comme un ensemble de comporte- par rapport à l’artiste qu’au spectateur, souci de ne pas voir cet objet confondu un qu’en tant qu’exposition, Bloc n’implique
ments convenus du monde de l’art pour éla- s’accompagne de la réflexion sur le livre jour avec ce que l’artiste considère comme donc ni la séparation des espaces, ni ne
borer des conceptions alternatives de l’ex- d’artiste comme alternative à la pratique son œuvre au sens propre, la destruction de réclame les dispositifs particuliers d’exposi-
position, conceptions qui – quand bien traditionnelle de l’exposition. ces maquettes d’expositions n’en reste pas tion que peut offrir une galerie. Il est
même elles en gardent le nom – se proposent Hubert Renard, qui réalise des expositions moins un geste symbolique dans la mesure étonnant que l’ensemble des documents du
de revenir à la source, à savoir à la fonction pour présenter ses œuvres, a décidé : 1. où elle marque la disparition matérielle de Bloc soit publié sans la moindre légende et
d’exposition. Certes, on ne peut qu’être d’inventer ex nihilo les lieux d’exposition, l’exposition au profit d’une institution le livre lui-même n’a pas de foliotation ;
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119 3 leszek brogowski


d’accord avec Jean-Marc Poinsot lorsqu’il ainsi que leur contexte (le nom de la galerie artistique alternative, celle du livre d’ar- peut-être faut-il comprendre que, contrai-
constate que même si « Kosuth a pu publier et son emplacement géographique, son de- tiste. Et dans Des illusions ou l’invention de rement à Des Illusions d’Hubert Renard,
les tout premiers chapitres de son thésaurus sign graphique, etc., les noms des commis- l’art. Un livre d’Alain Farfall (Éditions le dispositif fonctionnel du livre, réduit ici
indépendamment de véritables manifesta- saires et/ou directeurs et/ou collection- Incertain Sens, 2008), Hubert Renard a à son strict minimum (des pages reliées
tions, il n’aurait pu poursuivre le dévelop- neurs, etc. – c’est plein de poésie, d’ironie montré que le dispositif d’exposition dé- d’un côté, pas de table des matières, pas
pement de ce qu’il baptisa sa “seconde et de jeu), / 2. de construire lui-même les veloppé à partir du dispositif fonctionnel de foliotation, pas d’index, etc.), est sou-
du livre peut atteindre un grand raffine- mis ainsi à l’épreuve en tant que système
25. Poinsot, « Déni d’exposition », loc. cit., p. 14. 26. Ibidem, p. 16. ment et une efficacité remarquable. instituant le sens.
Laurent Marissal,
Nuitamment la Nuit des
musées, 20 Mai 2006,
Laurent Marissal distribue
sous le manteau Pinxit
LM à ses collègues et à
quelques complices. Sur
l’image : Lefevre Jean Claude
consultant Pinxit LM devant
La Vie de l’Humanité de
Gustave Moreau, photographie
numérique, 18 x13 cm.

Visiteur assidu de galeries et de vernissages connaître la pensée comme un processus fait le récit du détournement de l’institu- Musée, et le lancement de Pinxit a eu lieu
d’exposition, mais aussi bibliothécaire mé- vivant, dont elle explique les sources, les tion artistique à laquelle il a procédé pen- au Musée Gustave Moreau lors de la Nuit
ticuleux de ses LJC Archives créées en articulations et l’aboutissement sous la dant qu’il a été employé comme surveillant des musées, le samedi 20 mai 2006 de 20h à
1983, Lefevre Jean Claude renonce à la forme concrète qu’elle a prise. Archiviste de au Musée Gustave Moreau. Afin de récupé- 23h3027), et que la ségrégation des espaces
conception de l’œuvre-objet en tant que l’art qui vient au jour le jour, c’est donc à tra- rer le temps aliéné par ce travail alimentaire, qui fonde l’exposition d’art comme institu-
transportable à volonté d’une galerie à une vers la réflexion critique sur les pratiques cou- temps appartenant en propre au jeune di- tion peut être bien plus complexe que ne le
autre, comme si l’œuvre était parfaitement rantes de l’art – à travers les archives de l’art plômé de l’École des Beaux-Arts de Paris fait penser la place conquise aujourd’hui
autonome, c’est-à-dire non liée à quelque – que Lefevre Jean Claude a progressivement qu’il était, non seulement il réalisait ses par la galerie dans le monde de l’art. Profi-
contexte concret que ce soit. À cette élaboré son dispositif original et alternatif propres expositions clandestines au cœur tant de la situation de la CGT comme syndicat
conception, qui s’accommode mieux du d’exposition, non exclusif des formes publiées même du Musée, mais encore en faisait majoritaire au ministère de la Culture,
statut de la marchandise que de la réalité de où ses écrits exposent le « travail de l’art au l’atelier de son travail d’artiste. La cellule Laurent Marissal envisageait une exposition
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121 3 leszek brogowski


l’art, il oppose entre autres la lecture exposi- travail ». Comme pour les livres d’artistes, la CGT qu’il a fondée devait lui fournir une d’art contemporain dans les vitrines syndi-
tion, dispositif qui, à un espace-temps lecture exposition est un dispositif autonome vitrine syndicale, dispositif d’exposition à cales de la Réunion des musées nationaux,
unique de la lecture à haute voix, associe le qui s’installe et se déploie en tout lieu ; part entière qui parasitait le dispositif d’ex- projet qui n’a finalement pu voir le jour et
processus – tout aussi unique – de la pensée lorsqu’elle a lieu dans une galerie, elle ne bé- position qu’est le Musée lui-même, en dé- qui a précipité sa démission en tant que sur-
qui constitue son œuvre. Tandis que néficie pas non plus du dispositif spécifique montrant que l’institution est une donnée veillant et syndicaliste CGT. C’est le livre –
l’œuvre-objet ne peut, tout au mieux, que d’exposition de celle-ci. variable, avec laquelle l’artiste peut discu-
faire penser à la pensée dont elle résulte, la Dans Pinxit 1997-2003, paru aux Éditions ter (l’activité de Laurent Marissal a eu son 27. http://painterman.over-blog.com/article-2789756.
lecture publique l’expose, c’est-à-dire fait Incertain Sens en 2005, Laurent Marissal public et même ses vernissages au sein du html
Laurent Marissal, > Les archives d’Hubert
Potlach à la force de l’art, Renard, exposition
vidéo 2»46’, 25 juin 2006, rétrospective en Suisse,
Laurent Marissal offre Pinxit photographie légendée,
LM à tous les gardiens 2006.
de la Force de l’art 01,
vidéogramme, 11 x 13 cm.

Vue de l’exposition rétrospective d’Hubert Renard « Le Bout du monde » à la fondation Rosario Almara, Pully, Suisse,
1996. De gauche à droite, au mur : Paysages, 1990 ; Vol (au filet), 1995 ; Nuanciers - 1 et 13, 1996 ; Vol (des champs), 1995 ; Le
Bout du monde 7, 1996. Au sol : 3 Bancs-Mobiles, 1996 et Escamobile (version muséale), 1996.

Pinxit – qui est finalement devenu l’unique ni ne les crée, en se limitant à les indiquer,
mode d’exposition de cette activité. les désigner ou les cataloguer. Ses livres,
En 1974, herman de vries a organisé l’« ex- modestes et souvent autoédités, tantôt
position complète de luang – prabang / réunissent les tons de différentes terres,
comprenant, comme l’annonce une affi- tantôt comparent les feuilles des plantes ou
chette au format A4, tous les éléments de des photos de cours d’eau, à la fois mêmes
paysage de ville et tous les objets, vivants et et différentes. Si interventions de l’artiste il
morts de la région de / luang – prabang / y a, elles sont discrètes, comme les pages
l’exposition est ouverte tous les jours, par marquées de son sang ou les minuscules
tous les temps à continuer partout et par points sur les pages d’argumentstellen
tous ». Cette affiche affranchit l’« exposi- (Éditions Incertain Sens, 2003). Lorsque
tion » de herman de vries de toute institu- herman de vries installe argumentstellen
tion sauf celle de la culture de l’imprimé dans la nature et réalise d’autres travaux
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123 3 leszek brogowski


dont l’affiche fait partie. Fasciné par l’esprit récents d’inscription dans le paysage28, ils
de l’Orient, l’artiste inverse le principe sont, au contraire de la pleine visibilité de
cartésien de l’homme comme maître et son « exposition » de 1974, disséminés sur
possesseur de la nature pour chercher, à tra- le territoire, et il n’est pas facile de les
vers l’ensemble de sa pratique artistique, trouver.
un accord harmonieux avec elle, en agissant
en douceur et sans rien forcer. Son art 28. Voir notamment : herman de vries, Lyon, Fage
abonde donc de formes, mais il ne les invente éditions, 2009.
Cette analyse m’incline à penser qu’il fau- est à la fois artiste formé par une école des une alternative à la galerie. Son espace est Le discours du livre d’artiste
drait réinterroger non pas tant – ou non Beaux-Arts et écrivain, que les dispositifs certes « séparé », mais il est conçu pour ac- Les mots doivent être justes, en effet, c’est-
seulement – l’exposition comme dispositif conventionnels d’exposition ne peuvent cueillir une bibliothèque. Lorsqu’il a été à-dire conformes non seulement aux choses
de visibilité en général, mais – comme je l’ai convenir à son art. Il multiplie donc les dis- installé au Lycée Victor et Hélène Basch qu’ils désignent, mais aussi aux usages lan-
fait ici pour les livres d’artistes – l’exposabi- positifs d’exposition à l’intérieur de l’es- dans le quartier Villejean à Rennes entre gagiers ; ils doivent réunir ces deux exi-
lité propre à chaque médium ou support, pace traditionnellement réservé à l’exposi- mai 2007 et septembre 2009, le Cabinet par- gences dans un sage compromis. Depuis la
voire à diverses réalisations au sein d’un tion d’œuvres-objets, mais en utilise égale- tageait l’espace avec une salle de travail at- première mise en place en 2006 du Cabinet
même médium. Les exemples ne manquent ment d’autres, comme le livre ou l’internet. tenante au CDI, dans laquelle il a été instal- du livre d’artiste, petite bibliothèque spé-
pas. En référence à ces deux types de visibi- Le croisement de ces deux pratiques de l’art lé. Son espace était donc séparé du monde cialisée selon le modèle ancien des cabinets
lité chez de vries, on peut énumérer divers – arts plastiques et écriture –, autrement extérieur, mais il vivait en symbiose avec de lecture, aujourd’hui installée à l’univer-
dispositifs de visibilité au sein du Land art : dit : le caractère polymorphe de son œuvre certaines fonctions didactiques ; une di- sité Rennes 2, je me posais la question du
les œuvres inaccessibles de Michael Heizer, faite de photographies, formes graphiques, zaine de classes d’élèves, en effet, y travail- vocabulaire adapté à ses activités. Certains
les œuvres indiscernables de Richard Long, objets, textes écrits, formes théâtrales, pro- laient chaque semaine. termes se sont imposés d’eux-mêmes. Biblio-
les œuvres spectaculaires de Christo, le dis- jections, livres, lectures, cinéma, etc., Le projet réalisé sous le titre la Table d’Hôtes thèque et non galerie, le Cabinet ne possède
positif site / non site de Robert Smithson, l’oblige à concevoir les fonctions d’exposi- par Pierre-Olivier Arnaud et Stéphane Le pas une collection d’œuvres, mais un fonds
impliquant à la fois le paysage et la galerie tion selon les besoins spécifiques de chaque Mercier, dix-sept rencontres entre juin de livres. Et de même qu’à la bibliothèque
d’art, etc. L’exposition au sens convenu cor- projet. La lecture conjointe des Regrets de 2007 et décembre 2010, va dans le même on parle d’ouvrages pour designer les livres,
respondrait alors à l’exposabilité spécifique Joachim Du Bellay par un jeune bègue et du sens que les pratiques du Cabinet du livre nous le faisons parfois aussi pour désigner
de la seule peinture. Ce serait l’objet d’une Kaddish d’Allen Ginsberg par Bruno di d’artiste, analysées ci-après. Il consiste à les livres d’artistes de notre fonds. Or,
autre étude29. Ici, on peut suggérer simple- Rosa lui-même, ignorant de l’anglais, l’a par utiliser un dispositif composé d’une table et depuis un demi-siècle on évite de parler
ment que lorsque herman de vries produit, exemple amené à installer les postes qui de deux bancs pour accueillir le public au- d’œuvre d’art en leur préférant objets d’art,
dans l’esprit qui lui est propre, des œuvres diffusent les enregistrements à la distance tour d’un artiste dont le travail a pris la projets d’art, etc., voire l’anglicisme pièces,
au sens traditionnel, c’est la galerie d’art de deux mètres environ l’un de l’autre, en forme de l’imprimé, de la documentation ou ou de parler simplement d’œuvres ; au Cabi-
qu’il choisit logiquement pour les exposer ; sorte que le spectateur-auditeur, en se des archives. Mobile, ce dispositif de lec- net du livre d’artiste on parle donc d’ou-
lorsqu’il publie des livres d’artistes, il n’a déplaçant dans l’espace, règle les « doses » ture et de rencontre a été accueilli dans di- vrages, mais jamais – cela va sans dire –
pas besoin d’exposition comme institution de la poésie parvenant à ses oreilles. Le dis- vers espaces, dont des lieux traditionnels d’ouvrages d’art, terme qui désigne de grandes
« institutrice » du sens. Il faudrait donc positif initial du livre est ici dépassé par la d’expositions ; il devient pour un temps le lieu constructions d’aménagement du territoire.
confronter également ces analyses à venir lecture à haute voix, et prolongé par un de consultation des documents et d’échanges Le « vernissage », terme sans aucune impor-
avec les arguments présentés par Jean-Marc autre dispositif qui, bien qu’installé dans entre les auteurs du projet, les artistes qu’ils tance, pouvant être facilement remplacé par
Poinsot en faveur de l’exposition. Le livre l’espace « séparé » de la galerie, ne fait pas convient, et le public, autour d’une expé- « inauguration », il ne restait à vrai dire –
d’artiste et l’exposition d’art sont deux ins- partie de son dispositif habituel. Le Cabinet rience partagée de lecture de l’art. mais toute la difficulté était là – qu’à trou-
titutions, certes, mais non équivalentes, du livre d’artiste, avec ses trois fonctions : Ces quelques exemples qui émanent de la ver un terme susceptible de remplacer l’ex-
dans la mesure où le choix du médium im- accueil du fonds de livres, dispositif de lec- pratique du livre d’artiste permettent de position, afin d’éviter la confusion avec
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125 3 leszek brogowski


plique le type d’exposabilité. ture et lieu d’« expositions », est une œuvre constater l’intérêt de la critique de l’exposi- cette pratique dominante du monde de
L’exemple de Bruno di Rosa, auteur du de- de Bruno di Rosa, intitulée « Sans niveau ni tion comme institution du monde de l’art, l’art. Autant dire que l’expression « déni
sign du Cabinet du livre d’artiste, confirme mètre », mais une œuvre qui, dans son sein, ainsi que la richesse d’alternatives qui d’exposition » – même si Jean-Marc Poinsot
l’intérêt d’une telle piste. C’est parce qu’il accueille les œuvres d’autres artistes, et qui peuvent se concevoir à partir d’elle. Le be- ne la rapporte pas directement à la pratique
de surcroît se remodifie au gré des déména- soin se fait donc sentir de libérer ces pra- du livre d’artiste, Xerox Book qu’il évoque
29. En cours d’élaboration, elle porte le titre provisoire : gements en fonction des besoins du Cabinet tiques du soupçon de « déni d’exposition », étant une publication d’un marchand d’art
« Reproductibilité et exposabilité. Commentaire de et des espaces qui l’accueillent. Comme on dans lequel le discours de l’exposition vou- et non l’initiative d’un artiste – m’a fait
L’œuvre d’art… §§ I à VII de Walter Benjamin ». le verra ci-après, c’est un dispositif qui propose drait les enfermer. prendre conscience du fait que la pratique
Denis Briand,
Extension,
« Les Bienveillantes », 2008,
sculpture (contreplaqué,
pyrogravure),
48,9 x 22,4 x 15,6 cm.

du livre d’artiste a été prise en otage par le tiques éditoriales doit donc concilier le re- manuscrits, tracts, etc.) ; ces vitrines restent du fonds du Cabinet (2500 documents à
discours de l’exposition. fus de toute violence faite au langage et la fermées lorsque les documents empruntés l’automne 2011) sont en libre consultation et
Certes, le langage enveloppe, voire empri- conviction qu’il y a quelque chose d’impor- nous imposent une protection de type pa- la grande majorité peut être empruntée selon
sonne parfois, une façon de penser, en l’oc- tant à défendre dans la pratique éditoriale trimonial, notamment lorsque les docu- les conditions habituelles du prêt. Que soit
currence une idéologie esthétique institu- d’artistes face au discours qui épouse la ments présentés nous ont été prêtés par des dit au passage : dans cette hypothèse idéale
tionnelle. Mais il faut se garder d’en sortir pratique dominante de l’exposition. Cette institutions ou des artistes, qui, cela va sans d’un fonds propre très riche, deviendrait
par une violence faite au langage. J’ai tou- confrontation ne concernera donc finale- dire, attendent leur retour en parfait état. également caduque la question de savoir à
jours été effrayé par le chemin intellectuel ment qu’un seul terme, celui d’exposition. Dans certains cas, les vitrines peuvent être ou- quelle page ouvrir le livre que l’on présente
de Martin Heidegger qui, après avoir pro- Quelques remarques sur la pratique du vertes en présence des responsables du Ca- dans une vitrine, question inhérente aux
posé dans Être et Temps un nouveau voca- Cabinet du livre d’artiste précéderont binet, mais elles restent ouvertes en perma- « expositions » des livres. L’on remédierait
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bulaire philosophique pour décrire l’exposé de la solution construite au fil de nence dans tous les autres cas, à savoir ainsi à un inconvénient important lié à ce
l’homme, en est venu à partir de 1929 à la ces arguments. Outre le dispositif de lorsque les livres et autres imprimés présen- dilemme : que ce choix de la page soit fait
conviction qu’il faut changer la façon même lecture composé de tables, de lampes, de tés appartiennent à notre propre fonds ou selon les critères esthétiques, sémiotiques
d’utiliser le langage de la philosophie – sa chaises et d’un canapé, outre les étagères, bénéficient d’un statut analogue. Il est donc ou autres, il immobilise le contenu du livre
fameuse Khere –, et a fini par n’apercevoir équipement standard de bibliothèques, le clair que dans l’hypothèse idéale d’un fonds à un seul endroit.
définitivement plus aucun problème dans Cabinet dispose de vitrines dans lesquelles propre suffisamment riche, toutes les vi- Il est à souligner également que les rayon-
son adhésion au nazisme. Mon projet du sont présentés divers documents, quasi ex- trines du Cabinet pourraient rester à jamais nages sur lesquels sont rangés les livres
vocabulaire adapté à l’exposition des pra- clusivement des imprimés (livres, maquettes, ouvertes. En effet, la totalité des ouvrages de notre fonds sont disposés dans le même
espace où le Cabinet présente ses cinq à sept idée. La distinction qu’il propose entre pré- égard la mosaïque ou la fresque qui le pré- par Allen Ruppersberg, par ailleurs auteur de
« expositions » thématiques et/ou monogra- sentation et exposition me paraît pertinente : cédèrent31 ». Il est clair que l’exposition magnifiques livres d’artistes. Ces dessins
phiques par an, et ils font partie intégrante « Ce terme même de présentation qui im- d’art comme procédé convenu du monde de présentent un intérieur bourgeois où, mis à
de chacune d’entre elles. Selon les circons- plique la contemporanéité du regardeur et l’art correspond aux œuvres qui ont les part divers meubles et objets, l’on voit claire-
tances et le contenu de notre fonds, on arrange du regardé, remarque-t-il non sans raison, formes de tableaux ou de sculptures. Le ment un rayonnage de bibliothèque, mais pas
parfois des rayons spécifiques de notre même si celui-ci n’a pas une réalité matérielle contraste est saisissant entre le caractère d’œuvres identifiables comme telles. Sur
bibliothèque en fonction des thématiques pesante et évidente, diffère nettement du exceptionnel de l’exposition et l’accessibilité chaque dessin, l’artiste réalise une intervention
exposées. Certains artistes interviennent terme exposition qui suppose la mise en permanente du livre. plastique (des taches de couleurs, des mots,
aussi directement sur les rayonnages du vue, la mise à disposition d’une chose ou Étant donné que les livres ne bénéficient des superpositions de formes, etc.) et les dote
CLA. Denis Briand, par exemple, a réalisé d’une personne concrète jusqu’alors tenue pas du dispositif d’exposition propre à la chacun d’un titre écrit à la main : « Honey, I
en mai-juin 2008 d’énormes serrelivres qui hors d’accès. La notion conventionnelle galerie, et que l’institution du sens qu’ils rearranged the collection using artists whom
remplissaient les espaces vides des rayon- d’exposition, continue-t-il, repose sur un induisent ne repose pas sur la séparation we know virtually nothing about », 2001,
nages et qui se présentaient comme des dos principe de ségrégation des espaces qui des espaces architecturaux d’exposition – « Honey, I rearranged the collection with ar-
de livres (avec le titre, l’éditeur ou le logo peut être levé pour un temps donné alors on l’a vu –, j’en suis venu à proposer, à la tists we only say «Hello» to », 2001, « Honey, I
qu’on y met parfois) étendus visuellement que celle de présentation n’implique que la place du terme d’exposition, l’expression rearranged the collection to remind everyone
en une sorte d’anamorphose jusqu’à la concomitance temporelle de l’objet (même « rangement structuré de livres », afin de that the original definition of a Curator was: a
largeur de l’espace que remplissaient les immatérielle) de la présentation et du té- désigner la façon dont nous les disposons guardian of a minor, lunatic; a person who has
serre-livres. Benoît Police a demandé que moin30 ». Le terme de présentation convien- au Cabinet autour d’une thématique ou de a cure of souls », 2001, etc.32 Ces titres – poéti-
tous les livres du fonds soient retournés, drait donc mieux à des situations éphé- la démarche d’un artiste, toute bibliothèque co-ironiques, allusivement critiques – sont
sans changer de place sur les rayonnages, en mères, comme les happenings par exemple, étant par ailleurs un rangement structuré de également repris dans une série d’affiches
sorte que les tranches, avec les informations qu’aux « expositions » thématiques au Cabi- livres. L’expression rangement structuré, typographiques dans le cadre du travail inti-
qu’elles contiennent, notamment les titres, net du livre d’artiste. D’ailleurs, la défini- c’est-à-dire arrangement, m’a paru mieux tulé « The Novel That Writes Itself ». Il est si-
les auteurs et les cotations, se retrouvèrent tion que Jean-Marc Poinsot donne ici de adaptée aux usages que disposition, trop gnificatif que Frédéric Paul traduit ces titres
au fond de l’étagère, et que seules aient été l’exposition comme mise en vue d’une proche du dispositif d’exposition. Ainsi, au par « Chérie, j’ai réaccroché la collection33 » !
visibles les tranches des livres montrant le chose « jusqu’alors tenue hors d’accès » en lieu de dire que nous préparons une exposi- et qu’il interprète par là même le sens de ces
tassement de pages. Lors de la présentation dit long sur la valeur de l’art que Walter tion, nous pourrions dire que nous allons
de ses travaux au Cabinet en avril-mai 2011, Benjamin désignait comme rituelle. « La montrer au CLA un nouvel arrangement de 32. Voici quelques autres titres : « Honey, I rearranged
il a aussi installé sur une table des piles de valeur rituelle exige presque que l’œuvre livres autour, par exemple, du thème « classe- the collection as an excuse to stay away from
livres qui comportent des noms propres d’art demeure cachée : […] certaines sculp- ment et classification » (un des nos arrange- CHELSEA, it scares me », 2001, « Honey, I rearranged
géographiques dans leur titre et a présenté tures des cathédrales gothiques sont invi- ments passés, réalisé en 2009), étant entendu the collection to prove that conceptual art began with
le projet d’un rayonnage de bibliothèque sibles au spectateur au niveau du sol. Avec que dans la pratique, l’insuffisance de notre Magritte », 2000, « Honey, I rearranged the collection to
dont les étagères reprennent les coordon- l’émancipation des différents procédés d’art fonds à l’heure actuelle nous oblige let someone know how it felt to be a patron of art at
nées d’une mappemonde pour permettre le au sein du rituel se multiplient pour l’œuvre constamment à compléter les arrangements the end of an era », 2001.
128 3 publier]…[exposer

129 3 leszek brogowski


géoréférencement de ces livres : un arran- d’art les occasions de s’exposer. Un buste, de nos livres par le prêt auprès d’autres 33. Frédéric Paul, Convergences avantureuses. L’Écho des
gement alternatif d’un fonds spécifique de que l’on peut envoyer à tel ou tel endroit, bibliothèques, publiques et personnelles. années soixante-dix californiennes sur l’art européen des
livres. est plus susceptible d’être exposé qu’une Cette façon de parler ne me semble pas gêner années quatre-vingt-dix et autres essais sur l’art
Dans un premier temps, j’ai songé à remplacer statue de dieu qui a sa place fixée dans l’en- ou dénaturer les usages langagiers. contemporain, thèse de doctorat soutenue à l’université
le terme d’exposition par celui de présenta- ceinte du temple. Le tableau surpasse à cet « Honey, I Rearranged The Collection » est le Rennes 2 le 27 novembre 2008, p. 229, je souligne (il
tion, mais cette solution ne s’intégrait pas bien titre d’une série de dessins réalisés vers 2001 s’agit de la reprise de l’article « Chaque jour, je vais au
dans les usages. L’article de Jean-Marc Poinsot 30. Poinsot, « Déni d’exposition », loc. cit., p. 15 ; je bureau de poste », publié dans le catalogue Jonathan
m’a finalement amené à abandonner cette souligne. 31. Benjamin, « L’Œuvre d’art… », op. cit., § V, p. 147. Monk, Bignan, éd. Domaine de Kerguéhennec, 2006).
travaux comme s’il s’agissait d’une collec- verbe « exposer ». Non, le livre d’artiste n’a d’institution n’est pas seulement dans plus capable de renverser la congère, s’il
tion d’œuvres-objets, alors que, étant donné pas besoin d’exposition comme pratique l’épaisseur de leur histoire respective, mais n’est plus une alternative politique ou
aussi bien la pratique éditoriale d’Allen institutionnelle qui s’ajouterait de l’exté- surtout dans le fait que le livre s’est consti- pratique à l’exposition au sens convenu,
Ruppersberg lui-même que le contenu du rieur à cette fonction, car il est lui-même tué comme institution dans une culture bref : si publier n’est plus
dessin, on pourrait penser que l’artiste en-
visage plutôt la collection sous forme de
livres. « Réarranger la collection » pourrait
alors se traduire par l’idée, que je défends ici,
d’exposer l’art sous la forme d’un arrange-
une institution, et ce au sens double :
comme toute culture et comme toute insti-
tution, celle du livre a ses contraintes
propres, qu’il faut assimiler pour en bénéfi-
cier par la suite comme lecteur, et elle a son
universelle s’il en est, tandis que l’élargisse-
ment de l’horizon de l’exposition comme
institution de l’art nous confronte brutale-
ment à une pratique commerciale qui se met
en place à la fin du xixe siècle. Si l’on ne
s’exposer, alors il faudra at-
tiser une tempête soufflant
d’ailleurs. c
ment spécifique du fonds d’une bibliothèque système propre de mise en statut sémiotique confond pas « l’éditeur avec l’institution lit-
de livres d’artistes. Si ma lecture de ces tra- des contenus qu’il porte. téraire », on comprend que le livre est une
vaux d’Allen Ruppersberg est judicieuse, je institution en soi, et que – pour instaurer le
pourrais dire alors que mes analyses sont sens des contenus qu’il porte – il n’a pas
allées dans le même sens, même si l’artiste Conclusion besoin d’autres institutions, tels les prix lit-
expose ses affiches en en tapissant une gale- Quelle que soit leur implication actuelle téraires ou les foires du livre. L’œuvre poli-
rie et en accrochant les dessins par-dessus. dans l’institution dominante du monde de tique d’Amadou Hampâté Bâ s’est construite
C’est dans ce sens en tout cas que ces tra- l’art, il est indéniable et aujourd’hui recon- autour de l’idée selon laquelle il n’y a que le
vaux semblent avoir été compris par nu que la réputation d’artistes tels que Ed livre qui peut encore sauver les cultures
l’équipe du Centre National de l’Édition et Ruscha34 ou Hans-Peter Feldmann s’est faite orales en voie de disparition35 : en Afrique,
de l’Art Imprimé (CNEAI), qui, à l’une des à travers leur pratique du livre d’artistes, ce un vieillard qui meurt, c’est une biblio-
tables rondes organisée au Salon Light le 22 qui n’est qu’une démonstration par les faits thèque qui brûle.
octobre 2011, a donné le titre : « Chérie, j’ai de l’efficacité du livre d’artiste comme insti- L’institution est donc répétition ; Henry
réarrangé la collection. Les contextes et ex- tution alternative de l’art. Comme Michel David Thoreau l’a comparée à une congère.
périences de distribution, collection et ex- Foucault l’a maintes fois exposé, l’institu- Certes, il n’y a pas de création sans
position du livre d’artiste » (je souligne). Je tion, c’est du « social non discursif », qui contrainte, mais au sens où celle-là libère de
me plais à y voir une convergence des intui- agit par apprentissage et répétition d’une celle-ci. C’est pourquoi le livre d’artiste ap-
tions, la mienne nourrie par les activités du contrainte. La différence entre le livre d’ar- paraît depuis une cinquantaine d’années
CLA, l’autre par les activités du CNEAI, tiste et l’exposition d’art comme deux types comme un courant d’air libérateur des
même si, on l’a vu, je refuse de parler de contraintes imposées par le discours et la
collection et d’exposition du livre d’artiste, 34. Déjà en 1972, David Bourdon écrit : « Ruscha’s books pratique de l’exposition ; il est ce souffle
préférant à ces termes le fonds et, précisé- are probably the best known and most widely admired of créateur qui a dissipé un peu la congère de
ment, l’arrangement du fonds de la biblio- all his Works, a situation that pleases the artist l’exposition. Si un jour, pour quelque raison
thèque. immensely. “If there is any facet of my work that I feel que ce soit, induite par l’idéologie du
130 3 publier]…[exposer

131 3 leszek brogowski


À titre d’essai, je propose de soumettre ce was kissed by angels”, says Ruscha, I’d say it was my monde de l’art ou par les lois du marché, ce
vocabulaire à la pratique quotidienne pour books », « Ruscha as Publisher [or All Booked Up] », in vent tombe et que le livre d’artiste n’est
voir s’il peut prendre et tenir, et ce afin de Leave Any Information at The Signal, Cambridge,
remédier à l’ambiguïté dans laquelle le London, MIT Press, coll. « October Books », 2004, p. 40. 35. Voir ses discours à l’UNESCO dans les archives de
terme d’exposition plonge les livres d’ar- Ce document ne fait pas partie du choix des traductions l’INA, http://www.ina.fr/economie-et-societe/
tistes. Oui, dans son essence même, le livre françaises publiées sous le titre : Ed Ruscha. Huit textes. vie-sociale/audio/PHD86073514/discours-de-hamadou-
est un dispositif d’exposition sui generis, Vingt-trois entretiens. 1965-2009, Zurich, IRP/Ringier, hampate-ba-a-la-commision-afrique-de-l-unesco.
qui satisfait entièrement à la définition du 2011. fr.html, consulté le 28 septembre 2011.

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