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ou l’invention de l’art.
Un livre d’Alain Farfall,
Éditions Incertain Sens,
Rennes, 2008.
Leszek Brogowski
Le livre d’artiste
et le discours de l’exposition
volens, par être absorbés par le système de Benjamin a analysée en l’opposant à la va- du discours qui s’accommode de l’exposi- marchandises ? exposition ou présentation
l’exposition ? C’est dans ce sens en effet que leur rituelle de l’art4. tion – que j’appellerai ensuite le discours du travail éditorial5 ?
va l’article que Jean-Marc Poinsot publie en M’appuyant sur une double expérience de l’exposition –, afin de clarifier ses enjeux
1988 sous le titre « Déni d’exposition3 ». qu’Aurélie Noury et moi-même avons ac- et de remédier à certaines méprises. Y a-t-il L’exposition comme institution
Pour éviter le piège qu’il dénonce, je tâche- quise depuis 2007, celle d’éditeurs de livres d’ailleurs une fatalité à parler d’exposition de l’art
rai de distinguer aussi clairement que pos- d’artistes (herman de vries, Bruno di Rosa, en tant que pratique du monde de l’art dès Il faut en effet que les mots soient justes. Il
sible deux usages du terme « exposition » : Lefevre Jean Claude, Laurent Marissal, lors qu’on évoque le livre d’artiste ? Cette faut définir correctement l’exposition
l’un qui renvoie à l’exposition comme Hubert Renard, Éric Watier, Roberto Mar- critique correspond à ma recherche, aussi comme institution et l’exposition comme
pratique du monde de l’art et l’autre à l’ex- tinez, Stéphane Le Mercier, etc., Éditions désespérée que risquée, d’un vocabulaire fonction. On peut être d’accord avec Jean-
position comme fonction, celle que Walter Incertain Sens depuis 2000), et celle d’ini- approprié aux activités de lieux tels que Marc Poinsot lorsqu’il écrit que « la galerie
tiateurs et de gestionnaires du Cabinet du le Cabinet du livre d’artiste, recherche qui n’est pas l’institution qui instaure le statut
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admet d’ailleurs que les artistes mettent en L’exposition comme fonction d’exposition, mais quelques éléments de autres, etc. L’invention du rouleau – conco-
question et modifient ce système, sans pour dans les publications d’artistes son histoire permettront de mieux com- mitante à l’apparition du nouveau support :
autant sortir de l’exposition comme institu- Qu’est-ce en effet qu’exposer ? C’est d’abord prendre l’excellence avec laquelle le livre y le papyrus – renforce certes la disponibilité
tion de l’art. Si cependant on reconnaît que disposer de manière à mettre en vue : un procède. C’est d’abord l’écriture, quel qu’en publique des textes et des images, mais leur
l’institution artistique est une « variable histo- objet, des idées ou des arguments ; c’est soit le support, qui a permis à la pensée mise en vue souffre encore de deux inconvé-
rique », alors on peut considérer que la publi- pourquoi exposer c’est aussi faire connaître, d’échapper aux contraintes de l’oralité, no- nients : d’une part, le rouleau se referme et
cation d’artiste est une modalité alternative voire expliquer. C’est parfois aussi tourner tamment à sa dépendance par rapport à la ne laisse pas son contenu exposé à la vue du
d’institution de l’art. Elle repose sur la fonc- le bon côté de ce que l’on expose vers le temporalité du débit de la parole, ainsi qu’à lecteur lorsque celui-ci ne le maintient pas
tion d’exposition autre qu’un accrochage ou spectateur potentiel ou le placer au bon sa linéarité17, et d’entrer dans une logique avec ses mains, d’autre part, l’espace d’ex-
un étalage d’œuvres dans l’espace de la gale- endroit pour le rendre visible. Dans le cas tabulaire18 où ses divers éléments peuvent position qu’il offre à ses divers contenus
rie ; accrochage et/ou étalage, sont certes, eux qui nous concerne, il s’agit d’une visibilité être exposés simultanément à la vue, et donc reste mouvant, l’ouverture du rouleau
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un livre sur la table, le glisser dans une pile propos du Cabinet du livre d’artiste. Dans le graphique, dans ses meilleures réalisations, monde de l’art : il est en général interdit de
au fond du bureau ou le ranger sur une éta- livre d’artiste, le dispositif d’exposition continue à porter les mêmes valeurs. Non toucher les œuvres exposées en galerie et le
gère de la bibliothèque, ce sont autant de propre au livre impose à l’œuvre la struc- seulement le livre est une institution per se dispositif de l’exposition rend parfois im-
modalités de rangement ou de stockage et ture matérielle et fonctionnelle du livre, et – de même que c’est l’exposition qui insti- possible tout contact tactile. Cette analyse
non des modalités d’exposition. À partir du ce qui est ainsi exposé, ce ne sont donc pas tue un objet dans son « statut sémiotique » met donc en lumière le fait que le « compor-
moment où cette simple condition est res- des objets, mais le texte et/ou les images. Or, d’œuvre – mais aucun autre mode d’exposi- tement plus ou moins contraint, appris » –
pectée – la possibilité d’ouvrir le livre pour ce que Christian Vandendorpe dit du texte tion que le livre n’a encore posé à ce jour c’est-à-dire l’institution au sens de Michel
accéder à la visibilité publique qu’il orga- imprimé dans le livre vaut aussi bien pour l’exigence de l’équilibre entre l’institution Foucault – induit par le dispositif du livre,
nise – même lorsque le livre se trouve exposé le texte que pour les images : « le défi du du sémiotique et l’exposition du visuel de établit un rapport de force avec l’institution
dans une galerie d’art comme œuvre-objet, il texte imprimé est d’établir un équilibre entre manière aussi méthodique ; toute l’histoire artistique fondée sur la pratique d’exposi-
apporte son mode propre d’exposition et ne les exigences du sémantique et celles du vi- du livre imprimé en témoigne. Lorsqu’une tion. Le livre – et par extension le livre d’ar-
profite pas du dispositif spécifique de l’ex- suel24 ». On ne saurait mieux résumer l’objet exposition d’art soumet les livres d’artistes tiste – peut donc être considéré comme une
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Visiteur assidu de galeries et de vernissages connaître la pensée comme un processus fait le récit du détournement de l’institu- Musée, et le lancement de Pinxit a eu lieu
d’exposition, mais aussi bibliothécaire mé- vivant, dont elle explique les sources, les tion artistique à laquelle il a procédé pen- au Musée Gustave Moreau lors de la Nuit
ticuleux de ses LJC Archives créées en articulations et l’aboutissement sous la dant qu’il a été employé comme surveillant des musées, le samedi 20 mai 2006 de 20h à
1983, Lefevre Jean Claude renonce à la forme concrète qu’elle a prise. Archiviste de au Musée Gustave Moreau. Afin de récupé- 23h3027), et que la ségrégation des espaces
conception de l’œuvre-objet en tant que l’art qui vient au jour le jour, c’est donc à tra- rer le temps aliéné par ce travail alimentaire, qui fonde l’exposition d’art comme institu-
transportable à volonté d’une galerie à une vers la réflexion critique sur les pratiques cou- temps appartenant en propre au jeune di- tion peut être bien plus complexe que ne le
autre, comme si l’œuvre était parfaitement rantes de l’art – à travers les archives de l’art plômé de l’École des Beaux-Arts de Paris fait penser la place conquise aujourd’hui
autonome, c’est-à-dire non liée à quelque – que Lefevre Jean Claude a progressivement qu’il était, non seulement il réalisait ses par la galerie dans le monde de l’art. Profi-
contexte concret que ce soit. À cette élaboré son dispositif original et alternatif propres expositions clandestines au cœur tant de la situation de la CGT comme syndicat
conception, qui s’accommode mieux du d’exposition, non exclusif des formes publiées même du Musée, mais encore en faisait majoritaire au ministère de la Culture,
statut de la marchandise que de la réalité de où ses écrits exposent le « travail de l’art au l’atelier de son travail d’artiste. La cellule Laurent Marissal envisageait une exposition
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Vue de l’exposition rétrospective d’Hubert Renard « Le Bout du monde » à la fondation Rosario Almara, Pully, Suisse,
1996. De gauche à droite, au mur : Paysages, 1990 ; Vol (au filet), 1995 ; Nuanciers - 1 et 13, 1996 ; Vol (des champs), 1995 ; Le
Bout du monde 7, 1996. Au sol : 3 Bancs-Mobiles, 1996 et Escamobile (version muséale), 1996.
Pinxit – qui est finalement devenu l’unique ni ne les crée, en se limitant à les indiquer,
mode d’exposition de cette activité. les désigner ou les cataloguer. Ses livres,
En 1974, herman de vries a organisé l’« ex- modestes et souvent autoédités, tantôt
position complète de luang – prabang / réunissent les tons de différentes terres,
comprenant, comme l’annonce une affi- tantôt comparent les feuilles des plantes ou
chette au format A4, tous les éléments de des photos de cours d’eau, à la fois mêmes
paysage de ville et tous les objets, vivants et et différentes. Si interventions de l’artiste il
morts de la région de / luang – prabang / y a, elles sont discrètes, comme les pages
l’exposition est ouverte tous les jours, par marquées de son sang ou les minuscules
tous les temps à continuer partout et par points sur les pages d’argumentstellen
tous ». Cette affiche affranchit l’« exposi- (Éditions Incertain Sens, 2003). Lorsque
tion » de herman de vries de toute institu- herman de vries installe argumentstellen
tion sauf celle de la culture de l’imprimé dans la nature et réalise d’autres travaux
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du livre d’artiste a été prise en otage par le tiques éditoriales doit donc concilier le re- manuscrits, tracts, etc.) ; ces vitrines restent du fonds du Cabinet (2500 documents à
discours de l’exposition. fus de toute violence faite au langage et la fermées lorsque les documents empruntés l’automne 2011) sont en libre consultation et
Certes, le langage enveloppe, voire empri- conviction qu’il y a quelque chose d’impor- nous imposent une protection de type pa- la grande majorité peut être empruntée selon
sonne parfois, une façon de penser, en l’oc- tant à défendre dans la pratique éditoriale trimonial, notamment lorsque les docu- les conditions habituelles du prêt. Que soit
currence une idéologie esthétique institu- d’artistes face au discours qui épouse la ments présentés nous ont été prêtés par des dit au passage : dans cette hypothèse idéale
tionnelle. Mais il faut se garder d’en sortir pratique dominante de l’exposition. Cette institutions ou des artistes, qui, cela va sans d’un fonds propre très riche, deviendrait
par une violence faite au langage. J’ai tou- confrontation ne concernera donc finale- dire, attendent leur retour en parfait état. également caduque la question de savoir à
jours été effrayé par le chemin intellectuel ment qu’un seul terme, celui d’exposition. Dans certains cas, les vitrines peuvent être ou- quelle page ouvrir le livre que l’on présente
de Martin Heidegger qui, après avoir pro- Quelques remarques sur la pratique du vertes en présence des responsables du Ca- dans une vitrine, question inhérente aux
posé dans Être et Temps un nouveau voca- Cabinet du livre d’artiste précéderont binet, mais elles restent ouvertes en perma- « expositions » des livres. L’on remédierait
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