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E XPO S IT IO N S

Atlas et autres expériences


intérieures
› Alexandre Mare

G
eorges Didi-Huberman, philosophe et histo-
rien de l’art, enseignant à l’École des hautes
études en sciences sociales, ne cesse depuis ses
premières publications d’interroger non pas l’immédiate
visibilité de l’image mais bien plutôt son symptôme. Un
espace où évolueraient signes, gestes et formes, créant un
montage de temps hétérogène. En ce sens, permettant de
faire surgir une généalogie en replaçant l’image dans le
champ de l’Histoire et de la mémoire – et, de ce fait, en
l’extrayant des strictes limites de l’histoire de l’art. Mais,
pour un historien des images tel que Georges Didi-Huber-
man, est-ce si étonnant de passer de l’autre côté ? En somme,
de ne plus être seulement un commentateur, un exégète
de l’image et de ses apparitions et disparitions éventuelles,
mais d’en être un manipulateur. De passer de la fonction de
chercheur solitaire, comme il se définit lui-même dans un
texte qui accompagne l’exposition « Nouvelles histoires de
fantômes » au Palais de Tokyo à Paris (1), à celle de com-
missaire d’exposition. Bien sûr, il s’agit toujours d’ordon-
ner les images, de les mettre en dialogue, en tension, mais
avec cette proposition, le philosophe met en œuvre, si l’on
peut dire, la démonstration qu’il explicite dans la majeure
partie de sa production écrite. Le résultat est bouleversant.
Saisissant, plutôt, tant il en surgit une force évocatrice où,
comme l’écrit Georges Bataille – dont Didi-Huberman est
un lecteur attentif –, « il doit y avoir un contact direct avec
ce qui vous fait face ». Une rencontre « qui vous ouvre le
dedans » de manière immédiate. Résumons, Georges Didi-

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Huberman et son complice le photographe Arno Gisinger


permettent à l’image de nous dévoiler le trouble qui les
habite, qui nous habite ; et bien sûr, cela est une « expé-
rience intérieure ».
La salle est grande. Le visiteur est d’abord accueilli par
une gigantesque image. Pareille à une porte qu’il faut non
pas franchir mais contourner. Il s’agit d’une image projetée,
comme toutes celles mises en œuvre par Didi-Huberman
dans cette installation. Cette image est une reproduction de
la planche 42 de l’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg réalisé
entre 1921 et 1929. Cet historien de l’art hambourgeois
(1866-1929) a, sur de grandes planches « mises en contact »,
placé des images qui font ressortir les survivances à travers
le temps (et donc l’histoire de l’art) de l’Antiquité jusqu’à
l’époque contemporaine. Positions des corps, drapés, édi-
fices qui, côte à côte, dialoguent, se répondent. Warburg
développe à partir de ces observations l’idée de pathos for-
mel, ou comment le monde existe entre deux tensions : celle
du Bien (la tension apollinienne) et celle du Mal, du laid (la
tension dionysiaque) qui se confrontent, se croisent, répon-
dant ainsi à la vision de l’Antiquité que l’on retrouve chez
deux autres penseurs contemporains de Warburg, Nietzsche
et Freud. La planche 42 de l’Atlas Mnémosyne est consa-
crée aux gestes de lamentation. De fait, répondant à cette
image introductive, Didi-Huberman a réalisé une planche
« géante » de plus de 1 000 mètres carrés, « posée », pour
reprendre le terme que le philosophe emploie, sur le sol et
que l’on regarde du haut d’une coursive, comme celle du
pont d’un bateau parti en haute mer. Là aussi il est question
de lamentation. Le philosophe a non seulement convoqué
des images de l’Antiquité, des gravures de Goya (les Désastres
de la guerre) mais les a surtout « mises en contact » avec des
extraits de films (des images en mouvement, donc) anciens
ou contemporains tels que l’Évangile selon saint Matthieu de
Pasolini (1964), le Regard d’Ulysse d’Angelopoulos (1995),

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le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein (1925)…, des photogra-


phies de presse, d’archives ou de reportage ethnographique
donnant lieu à une profusion de signes, de mouvements qui
s’interpellent. Tous ont en commun un geste de la lamen-
tation, ou plus exactement un geste de survivants à l’égard
de leurs morts : l’installation, écrit Georges Didi-Huber-
man, « aboutit même à une interprétation politique de la
planche 42 en montrant comment les “peuples en larmes”
sont susceptibles, dans certaines conditions, de s’engager
dans un geste d’émancipation capable de faire d’eux des
“peuples en armes” ».
L’expérience des images comme exposition n’est cepen-
dant pas une nouveauté pour le philosophe, qui a plusieurs
fois présenté des versions de son « Atlas ». La première
exposition a eu lieu en 2010, à Madrid, au Museo Nacional
Centro de Arte Reina Sofía, une autre en 2011 à Ham-
bourg, puis à Rio et Beyrouth. Cependant, l’installation
proposée au Palais de Tokyo cohabite avec une autre ins-
tallation, une installation fantôme pourrions-nous dire. En
effet, Georges Didi-Huberman a proposé au photographe
Arno Gisinger de témoigner d’accrochages précédents, de
prendre des photographies des accrochages, ou de ce que
l’on appelle le montage – c’est-à-dire le moment où les
œuvres sont accrochées les unes à côté des autres –, « Atlas »
est confronté avec un atlas d’« Atlas » : si l’installation de
Didi-Huberman est au sol, celle de Gisinger est aux murs.
Ce sont 40 photographies, reproduites en grand format,
pareilles à de grandes affiches, collées au mur, qui proposent
une autre vision de l’exposition. Ou plus exactement l’expo-
sition de l’exposition, des photographies de tableaux au sol
qui ne sont pas encore accrochés, des emballages vides, des
carnets, des photographies de photographies, une repro-
duction de la planche 42 avec un Post-it jaune. À ne pas
oublier, en somme. À garder en mémoire comme ces fan-
tômes, ces fiches sur les rayonnages des bibliothèques qui

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indiquent lorsqu’un livre est sorti. Et l’on comprendra alors


que les photos aux murs sont bien des fantômes, sont des
reproductions de photographies d’œuvres qui, emballées
le plus souvent, n’atteignent pas encore, aux yeux du visi-
teur, le statut d’œuvre d’art. Surtout parce que ce sont des
reproductions agrandies, collées sur le mur, ce n’est pas tant
l’œuvre photographiée sur laquelle on s’arrête, mais bien
plutôt sur sa reproduction. « Ce travail propose une expo-
sition à l’époque de sa reproductibilité technique », écrit
Gisinger. Il ne faudrait pas oublier que Walter Benjamin
fut un lecteur de Warburg, comme Didi-Huberman est un
lecteur de Benjamin. C’est donc un travail sur le médium
photographique même et sur les rapports complexes entre
les œuvres et leurs différentes possibilités de reproduction,
de représentation. Comme l’explique le philosophe : « C’est
moins la partition des tableaux d’une exposition donc, qu’une
suite de fantômes d’une exposition. »
Bien sûr, c’est un dialogue, et Arno Gisinger semble être
le témoin attentif de la mise en place de l’exposition. En
somme, si Didi-Huberman capte et agence les généalogies
de gestes, de mouvements, de pleurs, de vies à travers l’his-
toire de l’art et du cinéma, Gisinger se fait, lui, le témoin
de cet agencement et participe activement à garder trace,
à garder mémoire. Mnémosyne, donc. Atlas de l’« Atlas »
qui porte le monde sur ses épaules. Un monde d’images
qui, de l’Antiquité à aujourd’hui, dessine une généalogie
de la lamentation, de l’émancipation, de la fureur, de la
révolte. Si les images d’œuvres à peine visibles, emballées
et non exposées sur leurs cimaises, ne semblent pas avoir la
valeur qu’on leur prête, renvoyées à leur statut d’objet, le
montage d’images projetées de Didi-Huberman nous dit le
contraire. Associer les deux formes semble vouloir absolu-
ment nous démontrer que la vraie valeur de l’image ne peut
être ni dans sa valeur marchande ni dans sa valeur affective
mais bien, à l’image de celles qui sont au sol, dans ce qu’elle

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« projette ». Et, de fait, on comprendra que la double ins-


tallation va à l’encontre de ce qui est généralement présenté
dans les musées : il n’y a ici ni tableaux originaux, ni tirages
photographiques d’époque, ni manuscrits, rien de tout cela.
Juste des reproductions. Bref, une exposition à l’époque de
sa reproductibilité technique : une table de montage où l’on
peut encore tout ordonner pour faire sens ou, plus exac-
tement, où il est possible de « donner » sens. Un monde
d’image en mouvement.

1. « Nouvelles histoires de fantômes », Georges Didi-Huberman et Arno


­Gisinger, Palais de Tokyo, Paris XVIe, jusqu’au 7 septembre 2014.

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