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Georges Didi-Huberman
Dans Po&sie 2013/1 (N° 143), pages 153 à 157
Éditions Belin
ISSN 0152-0032
ISBN 9782701162782
DOI 10.3917/poesi.143.0153
© Belin | Téléchargé le 13/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 169.150.203.18)
Des poètes, des savants de poésie, m’invitent à parler devant eux, avec eux. Je me
sens très touché, désemparé aussi. Que dire et, surtout, comment dire ? J’essaie d’ima-
giner la demande implicite à cette invitation. Me demande-t-on – moi « essayiste »,
homme d’histoire, de savoir, de théorie – de raconter l’histoire de ma fréquentation de
la poésie ? Ce serait raconter une partie, déjà bien trop longue, de ma vie. Pour tenter
de faire bref, je vais poser quelques pierres éparses – cela dit, déjà, en réminiscence des
Piedras sueltas, poèmes d’Octavio Paz lus dans l’adolescence –, lapidairement énoncer
sept points, chacun susceptible d’être, par notre échange de paroles, questionné, déve-
loppé, approfondi. Et, ce faisant, je ne vais pas censurer le plaisir tout simple de me
remettre en bouche quelques bouts de poèmes aimés depuis longtemps.
Zéro : le poème bien plus que le roman. J’ai eu beaucoup de mal avec la forme du
roman comme avec celle du théâtre, fût-il en vers. Enfant, je n’ai presque rien compris
aux pièces classiques enseignées à l’école, et encore moins aux mille personnages et
péripéties de Guerre et paix. J’ai longtemps pensé que la littérature était bien trop
compliquée pour moi. J’ai donc commencé par lire des textes plus simples, des textes
scientifiques puis philosophiques. Mon initiation au poème a été tardive et certaine-
ment baignée par la philosophie : Mallarmé lu d’abord, mais après et d’après Hegel,
via l’article, je m’en souviens fort bien, de Jean Hyppolite sur Le Coup de dés qu’il
« imagin[ait] », dit-il, comme « la Logique de Hegel devenue sa propre mise en ques-
tion »1.
Un : le poème comme don de pensées-phrases. Pensées phrasées, pensées rimées ou
rythmées. Par exemple, je peux avoir l’impression de toucher la forme la plus intense
de la dialectique dans trois vers de Mallarmé recopiés presque au hasard :
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1. Jean Hyppolite, « Le “Coup de dés” de Stéphane Mallarmé et le message » [1958], Figures de la pensée philosophique,
II, Paris, PUF, 1971, p. 878.
2. Stéphane Mallarmé, « Tristesse d’été » [1864], Œuvres complètes, éd. H. Mondor et G. Jean-Aubry, Paris, Gallimard,
1945, p. 37.
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Voici la folle qui passe en dansant, tandis qu’elle se rappelle vaguement quelque
chose. Les enfants la poursuivent à coups de pierre, comme si c’était un merle. Elle
brandit un bâton et fait mine de les poursuivre, puis reprend sa course. Elle a laissé
un soulier en chemin, et ne s’en aperçoit pas. De longues pattes d’araignée circulent
sur sa nuque ; ce ne sont autre chose que ses cheveux. Son visage ne ressemble plus
au visage humain, et elle lance des éclats de rire comme l’hyène. Elle laisse échapper
des lambeaux de phrases, dans lesquels, en les recousant, très peu trouveraient une
signification claire. Sa robe, percée en plus d’un endroit, exécute des mouvements
saccadés autour de ses jambes osseuses et pleines de boue. Elle va devant soi, comme
la feuille du peuplier, emportée, elle, sa jeunesse, ses illusions et son bonheur passé,
qu’elle revoit à travers les brumes d’une intelligence détruite par le tourbillon de ses
facultés inconscientes.1
1. Lautréamont, Les Chants de Maldoror [1870], Œuvres complètes, éd. P.-O. Walzer, Paris, Gallimard, 1970, p. 136-137.
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[…] sortes de membranes légères détachées de la surface des corps, et qui voltigent en
tous sens parmi les airs. Dans la veille comme dans le rêve, ce sont ces mêmes images
dont l’apparition vient jeter la terreur dans nos esprits, chaque fois que nous aperce-
vons des figures étranges ou les ombres de mortels ravis à la lumière…1
L’existence du terrible dans chaque parcelle de l’air […], tu le respires avec sa trans-
parence ; et il se condense en toi, durcit, prend des formes […] entre tes organes. Et il
n’y a presque pas d’espace en toi ; et tu te calmes presque à la pensée qu’il est impos-
sible que quelque chose de trop grand puisse se tenir dans cette étroitesse […] ; mais
il croît dans tes vaisseaux capillaires, aspiré vers le haut jusque dans les derniers em-
branchements de ton existence infiniment ramifiée. C’est là qu’il monte, c’est là qu’il
déborde de toi, plus haut que ta respiration et, dernier recours, tu te réfugies comme
sur la pointe de ton haleine.3
Grande, grise,
proche comme tout le perdu,
silhouette-sœur.4
1. Lucrèce, De la nature, II, 114-128, trad. A. Ernout, Paris, Les Belles Lettres, 1964, I, p. 46-47.
2. Stéphane Mallarmé, « Igitur » [1869], Œuvres complètes, op. cit., p. 434.
3. Rainer Maria Rilke, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge [1904-1910], trad. M. Betz, Œuvres, I. Proses, éd. P. de
Man, Paris, Éditions du Seuil, 1966, p. 595-596.
4. Paul Celan, « Chymique » [1961], trad. J.-P. Lefebvre, Choix de poèmes, Paris, Gallimard, 1998, p. 183.
5. José Ángel Valente, « Mort et résurrection » [1982], Trois leçons de ténèbres, suivi de Mandorle et de L’Éclat, Paris,
Gallimard, 1998, p. 135.
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Cinq : le poème comme don de savoirs sensibles. Toute l’histoire et toute la théorie
des images dont j’ai le plus appris – je veux dire, avant tout, celles d’Aby Warburg, de
Walter Benjamin ou de Georges Bataille – procèdent directement d’une notion poétique
de l’imagination comme productrice d’un savoir fondamental et non pas comme simple
« fantaisie » du petit moi créateur. C’est l’imagination telle que Gœthe l’entendait, entre
compositions de langue versifiée et collections de cailloux servant à comprendre ce que
Urphänomen veut dire (quelque deux siècles, donc, avant qu’Emmanuel Hocquard,
dans sa Théorie des tables, ne vienne à se définir lui-même comme un « traducteur de
cailloux »). C’est aussi, peu ou prou, l’imagination telle que Baudelaire l’envisageait,
une « faculté quasi divine qui perçoit tout d’abord, en dehors des méthodes philoso-
phiques [habituelles], les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances
et les analogies. » C’est, enfin, l’imagination telle que Benjamin l’invoque lorsqu’il
ouvre le champ du savoir pour « lire ce qui n’a jamais été écrit »2. S’il y a une « lecture
avant tout langage », comme le propose Benjamin, alors sans doute il y a une poésie des
cailloux, des étoiles, des écorces, des images pour tout dire.
Six : le poème comme don de gestes-douleurs. Voici une sorte de poésie. Je la trans-
cris et, pourtant, elle n’a été écrite par personne :
1. Christian Prigent, L’archive e(s)t l’œuvre e(s)t l’archive, Paris-Saint-Germain-la-Blanche-Herbe, Institut Mémoires
de l’édition contemporaine, 2012, p. 16.
2. Walter Benjamin, « Sur le pouvoir d’imitation » [1933], trad. M. de Gandillac, revue par P. Rusch, Œuvres, II, Paris,
Gallimard, 2000, p. 363.
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1. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu – Sodome et Gomorrhe [1922], éd. P. Clarac et A. Ferré, Paris, Gal-
limard, 1954, p. 755-759.
2. Cette ébauche de texte était sous mes yeux lors d’une discussion publique, dans le cadre des « Entretiens de la revue
Po&sie », avec Michel Deguy, Muriel Pic, Martin Rueff et Laurent Zimmermann, le 8 décembre 2012 à Maison de l’Amé-
rique latine.
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