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Romantisme et œuvre d’art totale

Variations sur la totalité


Olivier Schefer
Dans Po&sie 2009/2 (N° 128-129), pages 193 à 210
Éditions Belin
ISSN 0152-0032
ISBN 9782701154862
DOI 10.3917/poesi.128.0193
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Olivier Schefer1

Romantisme et œuvre d’art totale


Variations sur la totalité
Olivier Schefer est philosophe. Il enseigne l’esthétique à l’université Paris I. Son travail porte notamment sur
les liens romantiques entre la poésie et la philosophie, la fiction et l’écriture. Derniers titres parus : Des reve-
nants. Corps, lieux, images (Bayard, 2009). Variations nocturnes (Vrin, 2008). Il a édité en collaboration
avec Charles Le Blanc les Épanchements d’un moine ami des arts de Wackenroder et Tieck (José Corti, 2009).

… le tout veut dire, dans le sens moderne, à la fois tout et chaque chose prise
dans son individualité sensible…
Hegel

Il n’aura sans doute pas fallu attendre la naissance moderne du Gesamtkunstwerk


pour que l’homme entreprenne de se mesurer à une grandeur absolue et qu’il se hisse
par ses œuvres à un tout surhumain, naturel et divin. En témoignent à des titres divers
l’existence des pyramides égyptiennes, modèles d’une esthétique du sublime pour Kant,
les cathédrales gothiques, en lesquelles Victor Hugo voyait des Bibles de pierre, et bien
avant les géoglyphes des Nazca (300-800 av. J.-C.), parfois longs de plusieurs kilo-
mètres, qui inspireront Richard Long et Michael Heizer. Ces dessins zoomorphes ou
abstraits, tracés dans des falaises de craie, n’étant visibles en totalité que depuis le ciel,
on a supposé qu’ils étaient destinés aux dieux, ou conçus à la manière de vastes cartes
astronomiques. Certaines sculptures de la fin des années 1970 (Double negative de
Michael Heizer, la Spiral Jetty de Robert Smithson), le Roden Crater acquis par James
Turrell et transformé en observatoire astronomique, et, plus récemment, l’œuvre colos-
sale d’Anish Kapoor (Marsyas, sculpture de 150 mètres de long), témoignent toutes de
la persistance d’une esthétique proche du sublime géographique ou poétique. Pour autant
ces formes tournées vers le tout, ordonnées elles-mêmes comme des ensembles défiant
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les proportions habituelles de l’œuvre, n’appartiennent pas à l’histoire moderne de
l’œuvre d’art totale (à moins d’être rapatriées en son sein, ce qui sera le cas durant la
période romantique et expressionniste de la figure emblématique de la cathédrale
gothique) 2. La totalité visée par le Gesamtkunstwerk diffère en effet du gigantisme et
de la monumentalité sublime. La totalité n’est pas le Tout – le Grand Tout panthéis-
tique, l’Hen Kai Pan grec. Hegel nous avertit justement à ce propos :
Avec le mot panthéisme, tel qu’il est employé de notre temps, on est exposé aux plus
grossiers malentendus ; car le tout veut dire, dans le sens moderne, à la fois tout et chaque
chose prise dans son individualité sensible ; cette tabatière, par exemple, avec toutes ses
propriétés, sa couleur, sa grandeur, sa forme déterminée, son poids […]. Le tout, dans ce

1. Ce texte est à paraître en anglais dans un collectif consacré à l’Œuvre d’art totale, Total work of art chez John
Hopkins University Press.
2. Voir à ce propos les nombreuses peintures consacrées à la Cathédrale de Cologne par Carl Georg Hasenpflug, ou encore
les cathédrales imaginaires et célestes de Caspar David Friedrich, puis celles de Lyonel Feininger et de Hans Scharoun pour
le Bauhaus et l’Expressionnisme. Schelling notait dans ses cours de philosophie de l’art, donnés entre 1802 et 1805, que :
« l’église doit être considérée comme une œuvre d’art », Philosophie de l’art, § 54, additif (deuxième section, « Construc-
tion de la matière de l’art »), trad. Caroline Sulzer et Alain Pernet, Grenoble, Jérôme Millon, 1999, p. 143.

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qu’on a nommé panthéisme, n’est donc pas la collection des existences particulières,
mais bien plutôt le tout dans le sens de celui qui est tout ; c’est-à-dire d’un être unique,
d’une substance immanente, il est vrai, aux individus, mais à condition que l’on fasse
abstraction de leur individualité et de leur réalité sensible. De cette manière, ce n’est pas
l’individuel qui existe comme tel, mais l’âme universelle, ou, en termes plus populaires,
l’Être véritable, l’Être par excellence, qui est aussi présent dans les êtres individuels 1.
Il est notable que cette forme d’unité absolue et totale, totale signifiant ici à la fois
immense et unitaire, sans failles ni parties, relève pour Hegel de la forme orientale de
l’art, soit d’un mode insatisfaisant de représentation, selon lui, car trop abstrait. On sait
que l’histoire spéculative de l’art hégélienne, fortement centrée sur les formes euro-
péennes, ne reconnaît d’art véritable, c’est-à-dire en mesure de porter la vérité absolue
(l’Être libre, comme synthèse de l’universel abstrait et de la particularité naturelle), que
dans l’individualité sublime de la statuaire grecque. L’universalité abstraite du pan-
théisme peut donner lieu à des chants poétiques de toute beauté, comme dans la poésie
hindoue et perse, mais en niant l’individualité plastique elle-même, cette forme reste à
la limite externe de l’art. « Là où le panthéisme est pur, il n’admet aucun art figuratif
comme son mode de représentation 2. » Et quand il n’y a pas figure, il n’y a pas vérita-
blement d’art pour Hegel. En ce sens, l’esthétique hégélienne, en dépit de ses apports
conséquents sur la question de la totalité, comme système cohérent et réflexif, mais aussi
de la modernité de son propos initial (constituer un « monde de l’art », dirait Arthur
Danto, excluant la beauté naturelle), reste étrangère au projet d’une œuvre d’art totale.
L’art recueille l’Esprit absolu par le biais d’une figure, en l’occurrence grâce à l’anthro-
pomorphisme propre à la statuaire grecque qui opère l’idéalisation et la transfiguration
du corps humain : « […] le corps n’est pas un simple objet vivant ; ce qui le caractérise,
c’est d’être l’image de l’esprit, la parfaite identité de l’intérieur et de l’extérieur 3 ».
On mesure de ce point de vue l’écart qui oppose, en dépit de ressemblances appa-
rentes, la quête hégélienne de l’absolu artistique au projet wagnérien, qui se donne pour
objectif la fusion des formes (danse, musique, chant), entraînant l’abolition de la soli-
tude sublime. Contrairement à de nombreux représentants de l’esthétique allemande
moderne (Winckelmann, Goethe, Schiller, Schelling, Hegel), Wagner ne reconnaît pas
dans la statuaire grecque la forme parfaite de l’art, l’identité de l’abstrait et du concret.
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Elle incarne selon lui l’expression égoïste et mortifère de l’individualisme moderne, du
moins tant que l’œuvre future n’a pas en quelque sorte désensorcelé la statue pour lui
rendre le mouvement de la vie dans une véritable plastique : « Cet homme, beau en soi,
mais laid dans son isolement égoïste, la sculpture nous l’a transmis en marbre et en
bronze, – immuable et froid comme une relique pétrifiée, comme la momie de
l’Hellénisme 4. » Il est vrai que l’articulation des arts proposée par Hegel isole les formes
tout en les reliant, quoique chaque type artistique possède en soi le principe du passage
à son autre. Chaque forme d’art concourt à l’édification du système absolu et historique

1. Hegel, Esthétique, trad. Charles Bénard, revue et complétée par Benoît Timmermans et Paolo Zaccaria, Paris, Livre
de Poche, t. I, 1997, p. 472.
2. Hegel, Esthétique, op. cit., p. 473.
3. Hegel, ibid., p. 550.
4. Richard Wagner, L’Œuvre d’art de l’avenir, trad. J.-G. Prod’homme et F. Holl, Paris, fac-similé de l’édition Del-
grave de 1928, Les Introuvables, 1982, p. 197. On lira la critique baudelairienne de la sculpture, art lourd et positif comme
la nature, elle n’est qu’un « art complémentaire » de l’architecture et de la peinture (Salon de 1846). Dix ans plus tard,
Baudelaire révise sa position, la sculpture devient un art divin, une solidification de l’idéal, « le rêve ondoyant et brillanté
de la peinture se transforme en méditation solide et obstinée », Baudelaire, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Biblio-
thèque de la Pléiade », t. II, 1976, p. 671.

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des beaux-arts, sans pour autant sortir de sa spécialité ni de sa sphère propre. Malgré la
modestie apparente de ses remarques sur la beauté artistique, Kant se montrait finale-
ment plus audacieux en esquissait le principe de l’unité synthétique des arts dans sa
Critique de la faculté de juger, lorsqu’il envisageait la possibilité de combinaisons artis-
tiques multiples, soit « l’association des beaux-arts en une seule et même production »
(§ 52). Le chant, dit-il, est une synthèse de poésie et de musique, qui peut à son tour
être combiné à la peinture dans la forme opéra. Et même le beau et le sublime peuvent
être articulés dans un drame en vers, un poème didactique et un oratorio, « de telles
combinaisons font les beaux-arts encore plus artistiques ». Avancée remarquable que
Kant n’a pas poussé plus loin, dans la mesure où son approche reste esthétique et non
proprement artistique.
L’unité inscrite au cœur du Gesamtkunstwerk relève donc d’une synthèse d’éléments
divers, en l’occurrence d’une unification des arts particuliers. Pour autant, et cette res-
triction est essentielle à la préservation de ladite unité, il ne s’agit pas de rassembler
tous les arts existants, mais ceux que l’ont tient pour irréductibles les uns aux autres,
suivant l’opposition médiévale entre arts mécaniques, matériels (architecture, peinture),
et arts libéraux (poésie, musique…). Le projet d’unité synthétique vise en même temps
à surmonter la logique normative de la mimésis et du paragone (la peinture liée à la poé-
sie narrative suivant la prescription aristotélicienne d’une imitation par représentation
des actions humaines). Mais si la totalité en jeu dans l’œuvre d’art totale n’est pas le
Tout, de quelle nature est le lien entre les parties ? S’agit-il d’un dialogue, où chaque
partie s’exprime à tour de rôle, ou d’une confusion cacophonique ?

Figures de l’impossible, échecs et apories

La notion d’œuvre d’art totale paraît indissociable d’une crise du monde et de l’es-
poir d’une rédemption artistique qu’elle suscite en retour. Le projet d’unité des arts se
propose donc en même temps comme la réparation symbolique d’une modernité, fré-
quemment accusée d’égoïsme, d’individualisme et de matérialisme par ceux-là mêmes
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qui vont l’inventer (Baudelaire, Wagner, Nietzsche…). Allons plus loin : l’œuvre d’art
totale se définirait peut-être davantage par la crise qu’elle assume et prolonge que par
la résolution mythique qu’elle prétend apporter à ladite crise. Il y a une histoire théo-
rique à écrire de l’impossibilité de l’art total conçue comme force dynamique et moteur
ironique de son histoire. Histoire de ses échecs, en somme, de ses ratures, de ses
apories, de ses aberrations aussi ; une histoire pensée à partir de ses limites. Car l’im-
possible réalisation tient parfois au caractère aberrant et hors d’échelle des œuvres
projetées.
Les raisons des échecs sont naturellement multiples : accidentelles parfois (la dispa-
rition de l’artiste), elles sont le plus souvent structurelles, et liées à des problèmes poli-
tiques et économiques, théoriques et esthétiques. Mallarmé pouvait-il achever le Livre,
et le voulait-il vraiment, puisqu’un « livre ne commence ni ne finit : tout au plus fait-il
semblant » 1 ? Novalis et Friedrich Schlegel souhaitaient-ils achever le leur, dès lors
qu’ils en pensaient la forme sous les traits d’une Bible scientifique et poétique, en

1. Stéphane Mallarmé, Feuillet 181 (A), Jacques Scherer, Le « Livre » de Mallarmé, Paris, Gallimard, 1957 (1re éd.,
rééd.,1977).

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constant devenir ? Novalis du reste imaginait une œuvre infinie romanesque, conformé-
ment à l’idéal de la poésie romantique « universelle progressive », exprimé dans le frag-
ment 116 de la revue de l’Athenaeum des frères Schlegel : « Je souhaite consacrer ma vie
entière à un roman – qui doit former à lui seul toute une bibliothèque – et contiendra
peut-être les années d’apprentissages d’une Nation. Années d’apprentissage n’est pas le
mot qui convient – il exprime une direction déterminée. Mais chez moi, il sera principa-
lement question des années de passage de l’infini au fini. J’espère avec cela satisfaire
tout à la fois mon désir historique et philosophique 1. » Dans le registre pictural, on peut
encore songer au projet cosmique du lituanien Mikolajus Konstantinas Čiurlionis, qui
désirait réaliser une série de cent tableaux destinés à couvrir la « création du monde »,
dont il ne laissera que treize compositions achevées, comme il s’en explique en 1905 :

Le dernier cycle est inachevé ; je crois que je le peindrai toute ma vie, selon le nombre
d’idées nouvelles que je peux trouver. C’est la création du monde. Non pas le nôtre,
celui que décrit la Bible, mais la création d’un autre monde – fantastique. J’aimerais
faire un cycle de 100 toiles, mais je ne sais pas si j’en serai capable 2.

Mais l’exemple le plus frappant, et peut-être le plus délirant, nous est ici offert par
le peintre lyonnais Paul Chenavard (1807-1895), souvent raillé par Baudelaire dans ses
écrits esthétiques. Sous la deuxième république, Chenavard reçoit en 1848 une com-
mande du ministre de l’intérieur, Ledru-Rollin, pour orner l’intérieur du Panthéon de
Paris 3. Le peintre imagine alors, ni plus ni moins, de raconter en une vaste fresque allé-
gorique (composée d’une suite de peintures murales et d’un ensemble de mosaïques
peintes sur lave volcanique), toute l’histoire de l’Humanité, avec ses progrès et ses
périodes de déclin, depuis le chaos originel et les temps primitifs, jusqu’à l’époque
récente, en une vaste « Palingénésie sociale » (titre de la composition centrale qui devait
résumer sa philosophie de l’histoire en trois panneaux, Le Passé, Le Présent, L’Avenir).
Lorsque le Panthéon est rendu au culte catholique, en 1851, la commande est annulée,
ce dont Chenavard ne se remettra jamais tout à fait 4. Si le projet échoue pour d’évidents
motifs extérieurs, on peut supposer que sa démesure « hollywoodienne » le rendait pro-
prement inachevable. Théophile Gautier qui s’était entretenu avec l’artiste nous décrit
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avec feu l’ambition encyclopédique de cet artiste « total », animé par l’esprit utopique
quarante-huitard.
[…] aucun chef d’œuvre de l’esprit humain, même en dehors des arts plastiques ne lui
est demeuré étranger. Depuis Orphée jusqu’à nos jours, il n’est guère de poète qu’il ne
connaisse, même les mauvais ; il sait Mozart et Beethoven comme Homère et Dante.
Les sommets les plus escarpés ne l’effraient pas ; il a gravi Platon, Spinoza, Kant,
Schelling, Hegel, car il croit à la solidarité des sciences, et à travers tout cela, il a rem-
pli des cartons de dessins où se trouvent deux ou trois cents figures. Tous les Olympes,
tous les paradis, tous les Walhallas y ont passé, sans compter les cosmogonies orien-
tales, les jugements derniers, les fêtes babyloniennes, les orgies et les triomphes
romains, les invasions de barbares, les conciles, les grandes scènes de la Convention,

1. Novalis, lettre à Caroline Schlegel du 27 février 1799, Novalis Schriften, Historische und Kritische Ausgabe, heraus-
gegeben von Paul Kluckhohn, Richard Samuel, Hans-Joachim Mähl und Gerhard Schulz, Stuttgart, Kohlhammer Verlag,
1975, IV, p. 281.
2. Cité par Marcella Lista dans L’Œuvre d’art totale à la naissance des avant-gardes, Paris, CTHS / INHA, 2006, p. 65.
3. Paul Chenavard, Le Peintre et le prophète, catalogue sous la direction de Marie-Claude Chaudonneret, Paris, RMN,
2000, en particulier « Le décor inachevé pour le Panthéon » de Marie-Claude Chaudonneret, pp. 67-79.
4. Plusieurs cartons de ce projet, les « grisailles », se trouvent au Musée des Beaux Arts de Lyon.

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les batailles de l’empire, tous les sujets où il faut remuer de grandes masses, et dont le
personnage principal est la foule, personnage que nul ne s’entend à faire agir comme
Chenavard. […] Chenavard, imbu des idées panthéistes, fait de l’église de la naïve
patronne de Paris le temple du génie humain ; il écrit sur ces vastes murailles l’histoire
synthétique de ce grand être collectif, multiple, ondoyant, ubiquiste, éternel, composé
de tous les hommes de tous les temps, dont l’âme générale est Dieu, et qui, en marche
depuis Adam, s’avance d’un pas ferme et sûr vers le but connu de lui seul. La légende
et l’apothéose de l’humanité, telle est la tâche gigantesque que l’artiste s’est imposée :
il a voulu montrer, en outre, que la Raison pure prêtait autant à la beauté et aux déve-
loppements pittoresques, que les mythologies et les symbolismes recommandés comme
les plus poétiques. Les dessins que nous avons vus nous permettent, dès aujourd’hui
d’affirmer que le problème est résolu victorieusement 1.

Dernière affirmation imprudente, quand on sait le destin du projet. Gigantesque


peinture murale, inspirée des Nazaréens (Le Triomphe de la religion dans les arts
d’Overbeck), et de L’École d’Athènes de Raphaël, cette œuvre devait être la synthèse
moderne de tous les savoirs et de tous les arts. On peut la décrire, comme le fait Gautier,
à la manière d’une œuvre totale, poétique et philosophique, dédiée aux progrès dialec-
tiques de la Raison (Chenavard avait rencontré le vieil Hegel). Elle apparaît surtout
emblématique des ambitions utopistes de la génération marquée par Saint-Simon, qui
attend de l’art la rédemption de l’espèce humaine souffrante et égarée. Il est finalement
frappant que ce soit le texte très hugolien de Gautier (écrit en partie avec Gérard de
Nerval) qui fasse exister cette œuvre inachevée, comme si l’écriture prolongeait et réa-
lisait l’histoire de l’absolu, la mise en scène de l’un et du multiple, que la peinture pro-
mettait. L’écrivain « accomplit » les promesses de l’œuvre restée sous forme de cartons,
mais cet accomplissement est un rêve d’écriture qui se nourrit de l’absence réelle de
l’œuvre.

L’impossible réalisation tient souvent au caractère ouvertement utopique des projets


artistiques. Ne pas achever l’œuvre, en différer volontairement l’exécution, ce sont là des
façons de maintenir l’infini vivant, de refuser la réification de la totalité et la fétichisa-
tion de l’absolu. Si l’histoire de l’œuvre d’art totale est souvent une successions de (magni-
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fiques) déceptions, de formes ébauchées et avortées, cela tient moins à des contraintes
matérielles qu’à une interrogation sur les relations entre le mythe et l’histoire réelle,
l’idéal et l’existence elle-même. On se souvient de la toile peinte par Frenhofer dans le
Chef d’Œuvre inconnu de Balzac, le portrait « abstrait », selon nos critères, de la belle
Catherine Lescault. Pour le peintre exalté, son œuvre représente la forme ultime de l’art
qui a rejoint la vie, qui est devenu vie (« Les chairs palpitent. Elle va se lever, attendez. »).
Ses amis sceptiques n’y reconnaissent quant à eux, selon les mots de Poussin, que : « des
couleurs confusément amassées et contenues par une multitude de lignes bizarres qui for-
ment une muraille de peinture ». Ce récit ne traduit pas seulement le destin moderne du
novateur incompris. Il interroge l’ambition absolue de l’art qui excède ses propres limites
matérielles pour rejoindre la vie, prétention poétique et hautement spéculative (« […] il
est encore plus poète que peintre, répondit gravement Poussin »). À l’image de cette toile
réversible – échec ou art suprême –, l’œuvre d’art totale semble paradoxalement desti-
née à ne réussir parfaitement qu’en échouant ou à échouer à trop réussir.

1. Théophile Gautier, L’Art moderne, Paris, Michel Lévy frères, 1856, p. 3 et p. 5.

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Pour toutes ces raisons, il paraît nécessaire de questionner l’origine romantique du


Gesamtkunstwerk. Il ne s’agit pas de s’arrêter ici à un moment délimité de cette his-
toire complexe, ni d’inventorier toutes les formes possibles de l’œuvre d’art totale
romantique. J’aimerais attirer l’attention sur la complexité de ce projet, que le roman-
tisme paraît avoir déjà amplement mesuré, en prenant notamment appui sur la contra-
diction apparente d’un art voué au tout et à son impossible exhibition. Si le concept
d’unité des arts naît au sein du romantisme, on reconnaît souvent dans cette période
l’anticipation de la future articulation moderne entre l’art, la politique et la religion. La
force inégalée de ce courant, qui chercha d’emblée à se surmonter lui-même, tient aux
divers possibilités qu’il mit en œuvre. La tentation du tout et de la révélation métaphy-
sique par l’art (poésie et musique), qui font du romantisme le lieu mythique du chef
d’Œuvre, du grand art érigé en religion, s’accompagne en même temps d’une réflexion
sur l’inachèvement, le fragment, la transgression des frontières et les relations entre
l’art et la vie. Car c’est précisément dans la dichotomie entre l’idée de l’œuvre (je dirais
aussi son utopie), et sa réalité, que réside, suggère Hans Belting, « le paradigme de la
modernité » 1. L’apport essentiel du romantisme relativement au futur Gesamtkunstwerk
est d’opérer la mise en scène de cette tension opposant l’idéal et le réel, l’achèvement
et l’inachèvement. Dans les premières pages de son Nietzsche contre Wagner, Nietzsche
ironise sur les fastes et les pompes des cérémonies wagnériennes, son goût des grands
panneaux et des peintures murales ; en vérité, dit-il, Wagner n’est acceptable que dans
les détails, son œuvre brille par fragments, « car dans l’art du minuscule il est passé
maître ».

Totalité communautaire versus égoïsme

De Wagner aux avant-gardes symbolistes russes, en passant par le mouvement futu-


riste italien, l’Expressionnisme allemand et le Bauhaus, l’ambition artistique de totalité
est à ses débuts indissociable d’un contexte politique et religieux 2. On a souvent souli-
gné la parenté entre la révolution et l’émergence du Gesamtkunstwerk. Dans L’Œuvre
d’art de l’avenir, qu’il publie en 1850, après les émeutes parisiennes de 1848 auxquelles
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il prit une certaine part, Wagner insiste à maintes reprises sur la vocation rédemptrice
de l’art de l’avenir. Celui-ci doit abolir les frontières entre les arts de la poésie, de la
musique et de la danse, pour mettre un terme à l’égoïsme moderne et au règne de l’in-
dividualisme séparateur. La finalité de l’œuvre d’art totale est clairement politique (il
s’agit de passer de l’égoïsme au communisme), et prend la forme concrète d’une œuvre
d’art commune et collective. Retenons pour l’instant que la synthèse artistique n’est pos-
sible que par le peuple et pour le peuple : ce credo, qui sera d’une autre façon celui du
Bauhaus, se présente ici comme la recomposition mythique d’une communauté perdue,
depuis la tragédie grecque qui représente pour Wagner l’essence hellénique de l’art
collectif. Le peuple est une figure mythique collective, détentrice de l’universalité, alors
que l’artiste seul est soupçonné d’égoïsme et de particularisme, à moins qu’il ne
s’efface justement pour porter un mythe et la parole du Volkgeist.

1. Hans Belting, Le Chef d’Œuvre invisible, trad. Marie Noëlle Ryan, Nîmes, 2003, p. 18.
2. Voir Éric Michaud, « Œuvre d’art totale et totalitarisme », in L’Œuvre d’art totale, Paris, Gallimard, coll. Art et
artistes, 2003.

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En commun aussi, nous conclurons l’alliance de la sainte détresse, et le baiser frater-


nel qui scellera cette union, ce sera l’Œuvre d’art commune de l’avenir. En elle, notre
grand bienfaiteur et rédempteur, le représentant en chair et en os de la nécessité, – le
Peuple, ne sera plus quelque chose de particulier, de différent ; car dans l’œuvre d’art
nous serons un – porteurs et indicateurs de la nécessité, sachant de l’inconscient, vou-
lant l’involontaire, témoins de la nature, – des hommes heureux 1.

Sur ces points, Wagner prolonge le rapport ambigu des premiers romantiques au monde
grec, puisque la modernité qui s’invente là se donne d’emblée pour objectif de trans-
gresser son propre attachement au temps présent, en recréant l’âge d’or grec de la reli-
gion artistique au futur. C’est en des termes à peu près similaires que Schiller analysait
l’état de crise moderne comme une faillite de la totalité humaine, caractérisée par une
césure fragmentaire. Après avoir souligné le contraste qui oppose la division moderne
de l’espèce à l’harmonie du peuple grec de l’antiquité, Schiller note dans sa sixième lettre.

[…] Comme il en va tout autrement chez nous autres modernes! chez nous aussi l’image
de l’espèce se réfracte, agrandie entre les individus, mais elle se donne en fragments
[aber in Bruchstücken], et non dans des mélanges changeants ; de sorte que pour recom-
poser la totalité de l’espèce [Totalität der Gattung], il faut aller d’un individu à l’autre
et s’enquérir à la ronde 2.

Et plus loin : « L’homme qui est éternellement enchaîné à un petit fragment isolé du
Tout ne se forme lui-même que comme fragment 3 ». Schiller considère par la suite que
cette division de l’humanité peut se résoudre à travers l’expérience esthétique (l’ins-
tinct de jeu libre) qui concilie les deux parts de l’homme (instinct formel sensible et
l’instinct rationnel). Il voit plus nettement, au terme de son ouvrage, la possibilité d’une
résolution artistique de cette crise, destinée à réconcilier l’humanité avec elle-même.
De façon très kantienne, il envisage que l’esthétique (le goût) peut seule surmonter la
fragmentation des individus et de leurs intérêts spécifiques : « seules les relations fon-
dées sur la beauté unissent la société, parce qu’elles se rapportent à ce qui est commun
à tous » 4. C’est l’État esthétique idéal qui est chargé de consolider la société réelle et
de fonder la sociabilité.
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Les premiers romantiques furent également influencés par les conférences de Fichte
sur La Destination du savant (1794), dans lesquelles Fichte, enthousiasmant toute une
génération, assignait pour tâche au savant (l’érudit, l’intellectuel) d’édifier une « com-
munauté idéale », fondée sur la réciprocité du don et de l’échange. Cette « société des
frères » [Brüdergesellschaft], d’obédience maçonnique (Fichte avait intégré une Loge
écossaise) se donnait pour le vrai système de la liberté humaine, défait de la contrainte
naturelle. La perspective adoptée par Fichte est clairement utopique, voire religieuse (la
totalité est un corps mystique), et prend, comme c’est souvent le cas à cette période, des
accents eschatologiques : « […] mon existence n’est pas vaine et sans but ; je suis un
maillon nécessaire de la grande chaîne qui va depuis le moment où le premier homme
est parvenu à la pleine conscience de son existence jusqu’à l’éternité » 5.

1. Richard Wagner, L’Œuvre d’art de l’avenir, op. cit., p. 71.


2. Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, trad. Robert Leroux (trad. modifiée), Paris, Aubier, 1992, pp. 121.
3. Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, op. cit., p. 123. (trad. mod.)
4. Ibid., p. 367.
5. Fichte, La Destination du savant, trad. Jean-Louis Vieillard-Baron, Paris, Vrin, 1994, p. 65.

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Il s’agit en somme, pour cette jeune génération, d’actualiser la totalité humaine pro-
gressive dans la communauté idéale des amis et des poètes philosophes. Plus précisé-
ment à travers la « sympoésie » et la « symphilosophie » qu’ils mettent en pratique dans
leur revue, L’Athenaeum. Penser et écrire en commun, jusqu’à effacer la provenance
des textes, et donc l’auteur même (par exemple dans l’ensemble central intitulé Les
Fragments, en 1798), permet à ces romantiques d’approcher leur idéal d’intersubjecti-
vité républicaine et égalitaire. Cette totalité communautaire, mystique et poétique, ne
s’accomplira toutefois jamais totalement, puisque la politique paraît ici condamnée à
être traversée, et niée par le mythe, sous la forme d’un État poétique et mystique, ce
dont Wagner se souviendra. L’impossible réalisation de ce projet tient aussi à la fonc-
tion positive que ce romantisme confère souvent à l’inachèvement. L’inachevé cesse
d’être synonyme d’imperfection et de défaut (de travail, de métier), pour dire et porter
provisoirement les formes de l’idéal romantique – l’utopie, l’avenir, la tendance à l’in-
finité et à la progressivité –, qui excèdent toute réalisation parfaite et définitive.
Toutes ces tendances romantiques, qui vont nourrir le mythe artistique du futur
rédempteur, décliné par de nombreuses avant-gardes, sont en quelque sorte ramassées
dans le texte programmatique et anonyme intitulé Le plus ancien programme systéma-
tique de l’idéalisme allemand. Celui-ci plaide en faveur d’une nouvelle mythologie,
spécifiquement moderne, apte à concilier les contraires au sein d’une communauté éga-
litaire, qui apparaît comme un corps mystique unifié par l’Esprit divin 1.

C’est ainsi que les hommes éclairés et ceux qui ne le sont pas doivent à la fin se tendre
la main, la mythologie doit devenir philosophie pour rendre le peuple raisonnable, et
la philosophie doit devenir mythologie pour rendre les philosophes sensibles. […]
Règneront alors la liberté et l’égalité universelle des esprits ! Un esprit supérieur, envoyé
du ciel, doit fonder cette nouvelle religion parmi nous, elle sera la dernière et la plus
grande œuvre de l’humanité 2.

Mais si l’on considère avec Benjamin qu’une des grandes ambitions du romantisme
est de fonder une nouvelle culture et une mythologie moderne, il faut interroger à nou-
veau la place qu’occupe l’art dans ce projet, puisqu’il se présente justement comme
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l’œuvre poétique de l’esprit. Schiller avait déjà rapproché l’unité des cultures antique
et moderne du problème de l’unité des arts, de telle sorte que la problématique nais-
sante du Gesamtkunstwerk noue mythologie syncrétique et art absolu.

[…] la question (la plus importante qui puisse se poser en philosophie de l’art) [est]
de savoir […] si l’on peut penser à une coalition des caractère poétiques antiques et
modernes, laquelle, si elle avait vraiment lieu, pourrait être regardée comme le som-

1. Le désir de concilier l’élite et le peuple qui ressort de cet écrit anonyme de l’idéalisme (1796), essentiellement uto-
pique, préfigure la position de Walter Gropius écrivant en avril 1919, dans le manifeste fondateur du Bauhaus, que les artistes
et les artisans, et à travers eux, l’art et le peuple, doivent s’unir pour créer un édifice futur destiné « à s’élever vers le ciel,
symbole cristallin d’une foi nouvelle qui s’annonce ». Paul Klee, qui rêve d’œuvre d’art totale, considère également comme
décisive l’intervention du peuple : « Il m’arrive parfois de rêver une œuvre de vaste envergure couvrant le domaine complet
des éléments, de l’objet, du contenu et du style. […] Il faut qu’il croisse naturellement, ce Grand’Œuvre, qu’il pousse, et
s’il lui arrive un jour de parvenir à maturité, alors tant mieux. Nous sommes encore à sa recherche. Nous en avons trouvé
les parties, mais pas encore l’ensemble. Il nous manque cette dernière force. Faute d’un peuple qui nous porte. Nous cher-
chons ce soutien populaire ; nous avons commencé au Bauhaus, avec une communauté à laquelle nous donnons tout ce que
nous avons. Nous ne pouvons faire plus. » Paul Klee, Théorie de l’art moderne, trad. Pierre-Henri Gonthier, Paris, Denoël-
Gonthier, 1982, p. 32-33.
2. L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, trad. Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy
et Anne-Marie Lang, Paris, Seuil, 1978, p.54.

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met de tout art. Des experts affirment que cela a déjà été fait dans une certaine mesure
par les anciens dans le domaine des arts plastiques, dans la mesure où l’individu y
apparaît comme idéal, et où l’idéal apparaît sous la forme d’un individu. Il est en tout
cas certain que ce sommet n’a pas encore jamais été atteint dans le domaine de la poé-
sie ; on est encore loin d’une œuvre absolument parfaite par la forme qui le fût aussi
par le contenu, et constitue non pas seulement un ensemble vrai et beau, mais égale-
ment un ensemble aussi riche que possible 1.

Le problème paraît à la fois d’unifier des tendances et des arts contraires, tout en
créant une forme spécifiquement moderne, poétique en l’occurrence. La singularité de
la position romantique consiste ici à vouloir recréer le passé au futur, à inventer l’ori-
gine comme télos plutôt que comme archè. La modernité qui se donne pour une refon-
dation mythique du passé entend parachever, de ce point de vue, une longue histoire.
Et l’on se souviendra que si Baudelaire considère que « toute modernité [doit être] digne
de devenir antiquité » 2, deux siècles plus tard, Clement Greenberg, opposant l’art de
l’élite, l’avant-garde, à l’art populaire kitsch, a cette formule emblématique : « l’art popu-
laire n’est pas Athènes et c’est Athènes que nous voulons » 3.
Assurément, s’il est un point du romantisme où l’on s’approche de l’idéal du
Gesamtkunstwerk, c’est à travers cette utopie d’une mythologie artistique future englo-
bant tous les arts. Il est du reste notable que la poésie, plutôt que la statuaire, soit ici éri-
gée en organon du tout absolu. En soulignant, dans son Entretien sur la poésie, le défaut
moderne de mythologie, Friedrich Schlegel note :

[…] nous sommes sur le point d’en avoir une, ou plutôt il est temps pour nous de contri-
buer sérieusement à la produire. Car elle nous viendra par une voie radicalement oppo-
sée à celle de l’ancienne qui fut partout la toute première fleur de la jeune fantaisie,
immédiatement attachée et conformée à ce qu’il y a de plus proche et de plus vivant
dans le monde sensible. La nouvelle mythologie, au contraire, doit s’extraire du tré-
fonds de l’esprit ; il faut qu’elle soit la plus artistique de toutes les œuvres d’art parce
qu’il faut qu’elle englobe toutes les autres et qu’elle soit le bassin et le lit nouveaux où
puisse s’écouler l’éternelle source originaire de la poésie, – et le poème infini lui-même
qui enferme le germe de tous les autres poèmes 4.
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Schlegel ajoute ensuite que ce poème de tous les poèmes n’est pas l’amas confus de
mille poèmes, mais plutôt un chaos bigarré et chatoyant, ordonné par l’art dans sa diver-
sité infinie même. Tout le problème est à présent de savoir ce que recouvre au juste la
notion d’unité, omniprésente durant la période idéaliste et romantique. Unité synthé-
tique, disais-je plus haut, plutôt qu’uniformité substantielle : la synthèse recueille et uni-
fie d’abord les pôles antithétiques de l’idéalisme critique et du réalisme naturel, soit les
règnes de la liberté et de la nature, symbolisés par les arts de l’idéal (poésie et musique)
et de la forme (peinture, sculpture, architecture). Toutefois la position romantique sur
ce point est loin d’être unilatérale, et il serait difficile en la matière de s’en tenir à un
schéma général.

1. Friedrich Schiller, De la poésie naïve et sentimentale, trad. Sylvain Fort, Paris, L’Arche, 2002, p. 40, note 1.
2. Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne » [texte de 1863], in Œuvres complètes, op. cit.,t . II, p. 695.
3. Clement Greenberg, « Avant-garde et Kitsch », in Art et culture. Essais critiques, trad. Ann Hindry, Paris, Macula,
1988, p. 25, note 5.
4. L’Absolu littéraire, op. cit., p. 312.

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L’Un et la nature

L’unité de deux termes contraires, leur synthèse, n’est pas l’addition de leurs
qualités et de leurs différences respectives. Plutôt que d’une synthèse, nous serions
en présence d’un agrégat, d’une simple somme chaotique et confuse. L’unité n’ad-
vient véritablement qu’avec l’émergence d’une identité. Le premier attendu de cette
opération de synthèse est donc la recherche d’un terrain commun entre les termes anti-
thétiques, chaque terme à rapprocher possédant en lui le principe du passage à son
adverse. Transposé dans le contexte qui nous importe ici, l’harmonie de l’antique et
du romantique, conçue comme condition de l’art total, n’est envisageable que dans la
mesure où le romantisme se distingue de l’antique, tout en se reconnaissant en lui.
Cette distinction préfigure fortement les débats esthétiques et idéologiques, qui seront
menés à couteaux tirés au cours du XIXe siècle entre les Anciens et les Modernes. En
1823, Stendhal invente dans son Racine et Shakespeare le néologisme français
« romanticisme » pour accentuer les contrastes avec le classicisme : la distinction idéo-
logique et politique est aussi affaire de génération. « Le romanticisme est l’art de pré-
senter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habitudes et
de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible. Le
classicisme, au contraire, leur présente la littérature qui donnait le plus de plaisir à
leurs arrières-grands-pères 1. » Stendhal reconnaît en Sophocle, Euripide, Racine et
Shakespeare des romantiques de leur temps. Pour autant le mouvement ne s’inverse
pas, et l’on ne trouve pas ici de résolution dialectique des opposés. La coïncidence
des opposés, comme dirait Nicolas de Cuse, repose avant tout sur le principe même
de l’identité, soit sur ce qui fonde en droit l’identité : l’instance subjective et réflexive.
Toute la génération idéaliste post-kantienne, et une part importante du premier roman-
tisme, s’emploie à chercher dans la « formule Moi », comme l’écrit Novalis, la clef
de l’unité absolue des opposés.
C’est donc foncièrement l’idéalisme fichtéen (La Doctrine de la Science de 1797),
plus encore que le sentimentalisme pathétique et larmoyant, qui caractérise l’ambition
suprême de cette période. L’unité égale l’identité subjective d’un Moi (ou d’une Œuvre,
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on va le voir), tour à tour sujet et objet de soi-même ; à la fois elle-même et son
contraire, puisque le contraire de soi (le non-Moi, dit Fichte) suppose la reconnais-
sance préalable d’un soi fondateur (l’acte originaire de la conscience de soi) : en d’autres
termes, l’unité des opposés est circulaire, car fondée sur l’instance réflexive prioritaire.
On comprend, dans ces conditions, qu’en dépit de la fascination exercée par l’œuvre
de Spinoza, et par son panthéisme radical, il fallait à cette génération idéaliste surmon-
ter les blocages conceptuels et les apories engendrées par son aspect monolithique (si
l’être est le Tout, comment le savoir, et qu’en savoir, puisque le propre du savoir est
d’introduire de la distance, de l’écart, une division dans ce qui se présente comme une
substance indivise ?). La pensée post-kantienne de Fichte injecte en quelque sorte du
mouvement et de la vie dans ce bloc panthéistique ; l’acte d’auto conscience et l’ima-
gination créatrice du Moi sont au principe du Tout. Une œuvre d’art totale, dans ces
conditions, relierait Spinoza et Fichte, soit une métaphysique objective et idéaliste, le
tout naturel et le Moi libre.

1. Stendhal, Racine et Shakespeare, Paris, éd. Kimé, 2005, p. 38.

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S’il est vrai, au moins depuis la percée esthétique kantienne de la Critique de la faculté
de juger, qui fonde l’esthétique comme une discipline à part entière, que l’autonomie
est la grande affaire de cette période, celle-ci devient sous la plume des romantiques la
formule de l’œuvre idéaliste. L’œuvre d’art, en sa prétention la plus haute, n’est pas
seulement l’expression de la subjectivité et de la réflexion de l’artiste, au lieu d’être
l’imitation d’une nature canonique, elle se présente comme une structure autoréflexive,
telle une totalité naturelle auto engendrée. La nature fait retour dans le romantisme, non
comme substance, mais comme réflexion et mouvement circulaire. De ce point de vue,
l’œuvre n’imite pas la nature, pour lui être subordonnée, elle rejoue son identité orga-
nique, elle imite le procès de sa vie idéale. On rencontre à cette période plusieurs for-
mulations de ce problème, dont celle-ci, significative, que nous devons à Friedrich
Schlegel :

Toute œuvre doit être à vrai dire une nouvelle révélation de la nature. Ce n’est qu’en
formant un tout se suffisant à lui-même qu’une œuvre devient une œuvre. Ce n’est que
par là qu’elle se distingue de la belle étude 1.

Le désir moderne de dire ou de représenter l’absolu en une œuvre, attribué au roman-


tisme, vient doublement suppléer l’abstraction des systèmes philosophiques et la désaf-
fection de l’espace sacré réel de la religion grecque. Comme le notera Benjamin, à la
suite de Hegel, les œuvres religieuses du passé antique sont incapables de nous faire
ployer les genoux : face à elles, nous ne prions plus ; nous pensons, nous jugeons, nous
éprouvons des sentiments d’ordre esthétique. Si le salut ou la rédemption vient de l’art,
c’est donc ici par le biais d’une œuvre synthétique et réflexive. L’œuvre romantique
« totale », dans ces conditions, ne prétend pas couvrir le tout du monde, être le Tout
unique ou la somme impossible de ses objets ; elle fait monde, elle se constitue comme
un monde auto engendré, une totalité organique et naturel, un espace hautement sym-
bolique.
Les romantiques ont surtout confié à la poésie et à la musique (parfois aussi à la pein-
ture de paysage) cette éminente fonction symbolique d’auto présentation du tout. Si la
poésie paraît souvent l’emporter ou détenir la clef du Tout, c’est bien qu’elle prend le
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sens d’une activité radicale de production, par référence au verbe grec poïen, par delà
la signification encore assez narrative et emblématique qui était alors accordée à l’écri-
ture de poèmes, suivant la tradition classique et renaissante de l’ut pictura poesis. Comme
l’écrira de façon très emblématique Novalis : « la poésie est la conscience que l’univers
a de lui-même », ou plus littéralement elle est l’auto conscience de l’univers [Selbstbe-
wußtseyn des Universums] 2. Souvent conçue sur ce modèle poétique, la musique repré-
sente par elle-même un tout autosuffisant dans la mesure où elle s’affranchit de sa dépen-
dance à l’égard d’un texte (livret) dont elle fut longtemps le complément. La symphonie,
comme la forme sonate, répond à ce désir, ainsi que Wackenroder et Tieck l’ont mon-
tré dans Les Fantaisies sur l’art. Ludwig Tieck, en particulier, dans l’un des chapitres
qu’il a vraisemblablement rédigé lui-même, fait l’éloge de l’autonomie artistique, en
particulier de la musique instrumentale pure qui compose un univers vivant.

1. Entretien sur la poésie, in L’Absolu littéraire, op. cit., p. 320.


2. Novalis, Schriften, III, no 513, p. 640. Sur les versions possibles du Gesamtkunstwerk chez Novalis, impliquant en
particulier l’écriture littéraire de fragments, voir Olivier Schefer, Résonances du romantisme, Bruxelles, La Lettre volée,
2005, p. 21-37.

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Ainsi, en chaque art se déploie une pleine magnificence luxuriante, en laquelle toute
la plénitude vitale et toutes les impressions isolées se rassemblent, pressant et pous-
sant de toutes parts. Elles représentent ainsi une vie unie à l’aide de couleurs cha-
toyantes et de sons différents. Rien ne me semble mieux exprimer en musique cette
situation que les grandes symphonies composées d’éléments variés. La musique que
nous possédons est visiblement le plus jeune de tous les arts. Elle n’a encore vécu par
elle-même que fort peu d’expériences et elle n’a pas encore connu de périodes vrai-
ment classiques. Les grands maîtres ont bâti des parties isolées en ce domaine, mais
aucun n’a encore embrassé le Tout [Ganze]. À différentes époques toutefois, plusieurs
artistes ont représenté dans leurs œuvres un tout parfait. Il me semble en particulier
que l’on n’a pas suffisamment distingué la musique pour chant [Vokalmusik] de la
musique instrumentale, et que la première doit suivre sa propre voie. On la tient cepen-
dant trop souvent encore pour un être dépendant, aussi la musique elle-même est-elle
souvent contemplée uniquement comme un supplément de la poésie. La pure musique
vocale devrait certainement se mouvoir par sa propre force, sans accompagnement
musical, et respirer dans son propre élément : de même que la musique instrumentale
suit sa propre voie, sans se soucier d’aucun texte ni d’aucune poésie secondaire, elle
possède sa propre poésie et se commente elle-même de façon poétique. Les deux genres
peuvent subsister par eux-mêmes de façon pure et distincte. Toutefois, si ces deux
genres sont unis, si le chant, tel un navire sur les flots, est tiré et hissé par les instru-
ments, alors le musicien doit être déjà extrêmement solide dans son domaine, il doit
régner avec force et fermeté, s’il n’a pas à soumettre l’un de ces arts aux autres, soit
par habitude soit même arbitrairement 1.

Tieck qui reconnaît l’originalité de chacune de ces formes musicales (instrumen-


tale et chantée), admet leur rapprochement pour autant que la logique prescriptive de
la mimesis est surmontée. Dans le chapitre précédant celui-ci, Tieck dissociait claire-
ment la musique des innombrables sons naturels : la musique n’imite pas, mais consti-
tue un monde à part entière, clos sur lui-même. Sans plaider en faveur d’une fusion
des arts, Tieck propose davantage un dialogue indirect entre les formes pures et auto-
nomes (poésie, musique), qui contribuent chacune à exprimer l’idéal spirituel et imma-
tériel de l’art. Quant à la peinture, son sort paraît encore lié à l’histoire de l’imitation
idéale de la nature, quoique Tieck infléchisse significativement le destin de la pein-
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ture en la rapprochant de la musique selon un principe pré-synesthésique. « […] il m’a
toujours semblé que si la musique pouvait vivre par elle-même dans un monde clos,
ce n’était pas le cas de la peinture : à chaque belle représentation colorée est associée
fraternellement une pièce musicale qui partage avec le tableau une seule et même
âme 2. »
La place manque pour évoquer les nombreuses tentatives romantiques de manifesta-
tion de l’autonomie synthétique. On retiendra surtout, pour son caractère exemplaire,
la remise en cause des notions de genre et de frontières entre les arts, qui accompagne
la naissance d’un art total romantique.

1. Ludwig Tieck, Phantasien über die Kunst, für die Freunde der Kunst (1799), [IX, Symphonien], in Sämtliche Werke
und Briefe, Wilhelm Heinrich Wackenroder, historisch-kritische Ausgabe, herausgegeben von Silvio Vietta und Richard
Littlejohns, B. I, Heidelberg, 1991, Carl Winter, Universitätverlag, p. 242. Wackenroder, Tieck, Épanchements d’un moine
ami des arts, traduction et présentation par Charles le Blanc et Olivier Schefer, Paris, José Corti, 2009.
2. Ludwig Tieck, Herzenergießungen eines Kunstliebendenbrüder [IX, Die Farben], in Wilhelm Heinrich Wackenro-
der, historisch-kritische Ausgabe, op cit., p. 191.

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Questions de frontières et de genres

Au regard de l’entreprise synthétique, consistant à trouver une identité commune


entre l’antiquité naturelle et le romantisme idéal, les formes du grand œuvre romantique
sont souvent ambivalentes, hésitant à la frontière des genres, attentives surtout à les
déplacer, plutôt qu’à s’en affranchir totalement. Le fameux Radeau de la Méduse (1819)
de Théodore Géricault est de ce point de vue (comme certaines peintures de Girodet,
d’Ingres et même du très napoléonien, Antoine Jean Gros) emblématique d’une esthé-
tique simultanément tournée du côté de l’antique et du nouveau. Sublimement moderne
par son thème, le choix idéologique de son sujet (mettant en cause le pouvoir politique
de l’époque), et sa forme sombre et tourmenté, cette œuvre est aussi classique dans sa
facture, sa dimension (celle des grands sujets d’histoire), et son traitement héroïque des
corps qui auraient dû se trouver dans un état de décomposition avancé après plusieurs
semaines de dérive, marquées par la faim, la maladie et le cannibalisme. Géricault a
génialement traité la modernité sur le mode classique du nu héroïque, tout en déplaçant
celui-ci dans la tourmente et la pénombre de la mélancolie maladive moderne. Baudelaire
comprend que le beau moderne est foncièrement ambigu, et cette ambiguïté générique
devient la marque des grandes œuvres modernes, tel le Marat assassiné de David :

[…] le drame est là, vivant dans toute sa lamentable horreur, et par un tour de force
étrange qui fait de cette peinture le chef-d’œuvre de David et une des grandes curiosi-
tés de l’art moderne, elle n’a rien de trivial ni d’ignoble. […] cruel comme la nature,
ce tableau a tout le parfum de l’idéal. […] Il y a dans cette œuvre quelque chose de
tendre et de poignant à la fois […] 1.

Les grandes œuvres situées à mi-chemin d’hier et d’aujourd’hui, de l’idéal et du tri-


vial, se trouvent parfois aussi entre deux genres. Telles certaines œuvres de Friedrich,
dont le Retable de Tetschen qui propose un paysage en lieu et place d’une scène reli-
gieuse, où un Christ en croix se retrouve mêlé et presque confondu à des sapins. Mais
encore les portraits de Géricault dont Henri Zerner a justement souligné toute l’ambi-
guïté (notamment les Têtes mortes, à la fois natures mortes et portraits) 2. Pour autant,
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si ces œuvres ne relèvent pas à proprement parler de la forme de l’art total synthétique,
conçu comme l’unité d’arts différents, elles soulèvent le problème essentiel de la rela-
tion de l’œuvre d’art totale avec les notions de genre et la taxinomie. L’une des grandes
affaires de la période romantique aura bien été la remise en cause de la notion de genre
dans sa dimension prescriptive traditionnelle. De telle sorte que l’Art, en sa plus haute
prétention d’unité, procède au dépassement des limites admises entre les arts, dont le
texte de Lessing, le Laocoon, ou des frontières de la peinture et de la poésie (1766),
reste le modèle néo-classique. Ainsi, l’un des grands bouleversements apporté par le
Gesamtkunstwerk n’aura pas seulement consisté à unir les « arts mécaniques » et les
« arts libéraux », mais bien à transgresser l’affirmation majeure de Lessing concernant
l’irréductible autonomie des arts de l’espace et du temps : voilà pourquoi le projet de
rapprochement entre la spatialité des arts plastiques et la temporalité poético-musicale
y occupe une place si importante. Avec son cycle intitulé Les Heures du jour, sa der-

1. Charles Baudelaire, « Le Musée classique du Bazar Bonne-Nouvelle », in Œuvres complètes, op. cit., t. II,
p. 409-410.
2. Henri Zerner, « Le portrait, plus ou moins », in Géricault, Paris, éd. Carré, coll. Arts & esthétique, 1997, p. 65-87.

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nière œuvre inachevée, Philippe Otto Runge proposait un cycle de quatre grandes toiles
allégoriques, accompagnées de musique et de poésie, dans un ensemble architectural.
Cette articulation décisive du temps et de l’espace, pour la construction d’une totalité
esthétique, ressurgira sous différentes formes, notamment à travers le phénomène synes-
thésique de l’audition colorée proposées par Scriabine dans son Prométhée. Plus près
de nous, les Dream Houses de La Monte Young et Marian Zazeela, mises en œuvre
depuis 1963, prolongent cette ambition synthétique. Les deux artistes proposent des
environnements colorés dans lesquels une fréquence continue est diffusée par des oscil-
lateurs d’ondes sinusoïdales, depuis des haut-parleurs et des amplificateurs. Conçues
pour être des lieux d’expérience spirituelle, finalement comme le projet de Runge, ces
maisons du rêve interrogent simultanément le temps et l’espace dans la longue durée 1.

Sur tous ces questions de décloisonnement de frontières, de genres et de qualités


esthétiques, sans doute, faut-il en revenir au fragment no 116 de la revue L’Athenaeum,
mainte fois commenté. Friedrich Schlegel y affirme à plusieurs reprises la dimension
trans-générique de l’œuvre poétique romantique (qui désigne vraisemblablement chez
lui le roman sous sa forme la plus moderne).

La poésie romantique est une poésie universelle progressive. Elle n’est pas seulement
destinée à réunir tous les genres séparés de la poésie et à faire se toucher poésie, phi-
losophie et rhétorique. Elle veut et doit aussi tantôt mêler et tantôt fondre ensemble
poésie et prose, génialité et critique, poésie d’art et poésie naturelle, rendre la poésie
vivante et sociale, la société et la vie poétique, poétiser le Witz, remplir et saturer les
formes de l’art de toute espèce de substances natives de culture, et les animer des pul-
sations de l’humour. […] Le genre poétique romantique est encore en devenir ; et c’est
son essence propre que de ne pouvoir qu’éternellement devenir, et jamais s’accomplir.
[…] Le genre poétique romantique est le seul qui soit plus qu’un genre, et soit en
quelque sorte l’art même de la poésie ; car en un certain sens toute poésie et ou doit
être romantique 2.

Vaste programme qui pose à lui seul les termes de la version romantique du
Gesamtkunstwerk. On remarquera toutefois que l’unité totale est pensée ici non pas dans
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les termes systématiques d’une clôture ou d’un retour circulaire sur soi, mais comme une
forme ouverte à la fois dans le temps (l’universalité est progressive, processuelle et non
statique ou principielle), et dans l’espace, puisque la poésie qui englobe tout des arts et
de la vie est proprement illimitée. Car l’esthétique romantique est bien une esthétique de
l’infini spatio-temporel, et non de l’absolu révélé, ou du vrai saisi de façon effective en
une œuvre. Novalis propose souvent de penser l’impensable, ou de méditer l’impossible
autoprésentation du vrai sous sa forme systématique. Il le fait dans les termes abstraits
de ses cahiers d’études sur Fichte (1795-96), les Fichte-Studien, mais aussi par le biais
de cette prodigieuse poétique de l’esprit (l’« encyclopédistique »), qu’il esquisse dans son
Brouillon général. Friedrich Schlegel, pour sa part, réfléchit cette impossible coïncidence

1. Les exemples récents sont nombreux de tentative d’articulation du son et de la lumière au sein d’un dispositif archi-
tectural et plastique. Retenons parmi les plus significatifs, les travaux de Thomas Mcintosh, artiste canadien qui compose
des paysages sonores. Dans sa pièce intitulée Ondulation, présentée à Nantes en 2007, des amplificateurs disposés au fond
de vastes bassins rectangulaires sculptaient littéralement les ondes sonores dans l’eau, tandis que la diffusion du son géné-
raient des ondes lumineuses sur des écrans tendus à la verticale des bassins.
2. Fragments de l’Athenaeum, in L’Absolu littéraire, op. cit., p. 112.

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du savoir à son objet total, si riche sur le plan d’une poétique structurelle, dans ses Cours
de philosophie transcendantale (1800-1801). En somme, la philosophie qui se reconnaît
une tâche impossible (connaître l’infini) prolonge ou aggrave cette ambition paradoxale 1
par le langage partiel, fragmentaire et inachevé de l’œuvre d’art.
On notera également ici le traitement ambigu auquel est soumise la question centrale
du genre. Schlegel considère en effet, à la fois, que la poésie doit réunir tous les genres
existants, sans être elle-même un genre spécifique et connu, qu’elle doit en somme
dépasser les genres et les inclure tous. Cette grande liberté à l’égard des catégories esthé-
tiques est emblématique de l’esprit romantique et d’une réflexion ontologique sur l’art
que Maurice Blanchot a en partie reprise à son compte.

Seule importe l’œuvre, mais finalement l’œuvre n’est là que pour conduire à la
recherche de l’œuvre ; l’œuvre est le mouvement qui nous porte vers le point pur de
l’inspiration d’où elle vient et où il ne semble qu’elle ne puisse atteindre qu’en dispa-
raissant. Seul importe le livre, tel qu’il est, loin des genres, en dehors des rubriques,
prose, poésie, roman, témoignage, sous lesquelles il refuse de se ranger et auxquelles
il dénie le pouvoir de lui fixer sa place et de déterminer sa forme. Un livre n’appar-
tient plus à un genre, tout livre relève de la seule littérature […]. Tout se passerait donc
comme si, les genres s’étant dissipés, la littérature s’affirmait seule, brillait seule dans
la clarté mystérieuse qu’elle propage et que chaque création littéraire lui renvoie en la
multipliant, – comme s’il y avait donc une « essence » de la littérature. Mais, précisé-
ment, l’essence de la littérature, c’est d’échapper à toute détermination essentielle, à
toute affirmation qui la stabilise ou même la réalise : elle n’est jamais déjà là, elle est
toujours à retrouver ou à réinventer 2.

Sans doute, Blanchot se montre proche de l’esprit du fragment de Schlegel lorsqu’il


envisage que la littérature moderne transgresse les divisions habituelles en genres recon-
nus et qu’elle soulève la question de sa nature profonde (les romantiques ne voulaient-
ils pas unir poésie et philosophie, création et spéculation critique ?). Qui plus est, en
reléguant cette essence sur le plan mythique du futur, il prolonge quelque chose de l’uto-
pie romantique. On sait par ailleurs que ce mouvement autoréflexif parcourt le moder-
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nisme, notamment dans la version puriste et formaliste qu’en a donné Greenberg,
souvent au détriment du contenu, puisque pour lui l’essence de la peinture moderne abs-
traite (l’Expressionnisme abstrait américain) consiste à délaisser la représentation mimé-
tique et naturaliste tridimensionnelle au profit d’un auto questionnement (la mise au
jour picturale de la planéité et des composants plastiques en eux-mêmes).
On peut toutefois se demander si cette fixation théorique de l’art sur lui-même rend
pleinement compte de l’échappée romantique et de ses possibilités esthétiques les plus
contemporaines. Le romantisme aura surtout tenté de mélanger et de varier les genres
plutôt que de les abandonner. Sa révolution a bien des égards est un travail sur les écarts

1. Ce qui conduit à des prises de positions nécessairement contradictoires sur la problématique du système. Novalis note
dans ses Fichte-Studien (II, no 648, p. 288-289), « (…) / Le système proprement philosophique doit être liberté et infinité, ou,
pour le dire de façon frappante, absence de système [Systemlosigkeit] mise en système. Seul un système de ce genre peut évi-
ter les défauts du système et le reproche d’injustice ou d’anarchie. » Friedrich Schlegel, de son côté, écrit : « Il est aussi mor-
tel pour un esprit d’avoir un système que de n’en avoir aucun. Il faudra donc qu’il se décide à joindre les deux. » L’Absolu
littéraire, op. cit., no 53, p. 104. Sur cet aspect décisif du premier romantisme, voir entre autres, Denis Thouard, Le Partage
des idées, Paris, CNRS éditions, 2007, chap. VI (« Fragment et système »), et Olivier Schefer, « Les Fichte-
Studien de Novalis et la Tathandlung à l’épreuve de la transcendance », in Les Études philosophiques, Paris, Puf, janvier-
mars 2000.
2. Maurice Blanchot, Le Livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, p. 293-294.

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et les frontières, les limites imposées et les cadres, aussi est-elle une incessante réécri-
ture du passé. Il n’est pas sûr que le livre soit tué au profit de la Littérature ou de l’Idée
presque abstraite de livre. La totalité qui se dessine ici est indissociable de l’esprit ency-
clopédique de cette période, ouverte aux sciences les plus diverses, comme au monde de
la vie effective. Le livre romantique total, pour ne retenir que cet exemple emblématique,
propose le mélange de différents régimes de récits et de formes (chant, dialogue, poème,
journal intime), auquel s’ajoute la part philosophique et critique. Certes ce livre idéal
reste en grande partie utopique. On peut toutefois en trouver une significative ébauche
dans le Heinrich von Ofterdingen de Novalis, livre complexe et infini, conçu à la fois
comme la mise en abyme perpétuelle du rêve et du réel, et comme une forme progres-
sive au sein de laquelle personnages et situations sont soumis à de perpétuels change-
ments et métamorphoses. À cet égard, ce livre accomplit dans son essentiel inaccomplis-
sement (il restera inachevé) quelque chose de l’idée de l’œuvre infinie et matricielle,
germe d’autres livres et d’autres formes possibles. Les premiers romantiques (Novalis,
Friedrich Schlegel), contrairement sans doute à un nostalgique du grand art et de la belle
essence tel que Wackenroder, rêvent d’une totalité inachevable et en devenir, sans point
fixe ni hiérarchie. Aussi en viennent-ils à imaginer une écriture bien réelle de la plura-
lité et de la polysémie, bigarrée, chaotique, où les associations les plus libres paraissent
autorisées, produisant des mélanges inédits entre les formes dites populaires et savantes,
théoriques et triviales, au détriment des hiérarchies. Et de la collusion des genres émerge
une autre façon de concevoir la philosophie, qui, délaissant le mode d’exposé doctrinal
en cours au XIXe siècle, rapproche la théorie de l’art mais aussi de la vie de l’auteur, ce
dont Nietzsche, Paul Valéry et Gilles Deleuze se souviendront différemment.
Il est certain que cette problématique du mélange et de la polysémie, qui questionne
à coup sûr les frontières entre les formes et les disciplines, est une version de la totalité
romantique moins connue que le drame wagnérien. Un philosophe tel que Peter
Sloterdijk, et dans une certaine mesure aussi un romancier comme W. G. Sebald se mon-
trent assez fidèles à l’idéal pluraliste romantique, en articulant des formes issues de
genres aussi divers que le roman, la biographie, l’essai, l’esthétique, la sociologie, aug-
mentées souvent de photographies, comme le proposait déjà André Breton avec Nadja
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et L’Amour fou, romans visuels, théoriques et poétiques. En renonçant à la prétention
hégémonique du système à dire le monde, ou à la prétention de l’Œuvre d’art totale
wagnérienne à refonder un nouveau mythe, ces figures polymorphes et mobiles de la
totalité risquent les détails, les fragments, les singularités, au dépens de l’harmonie glo-
bale. C’est dans les singularités que se perd et se rejoue l’ambition ancienne de totalité.

Fragment(s) et totalité

L’idée même de fragment semble pourtant une injure faite à l’œuvre d’art totale,
laquelle semble avoir été conçue pour résoudre la crise moderne, éthique, politique et
esthétique. Mais la modernité combat et repousse bien souvent des objets qui conti-
nuent de travailler souterrainement en elle, et comme pour conjurer une fascination ou
un attrait fatal. Ce que le romantisme porte jusqu’à nous n’est pas seulement la possi-
bilité théorique, et parfois artistique du Gesamtkunstwerk, on l’a vu, mais bien une
réflexion sur l’impossibilité ontologique d’une saisie du tout, envisagé comme le moteur
de cette histoire. L’ambition de totalité reste nécessairement hantée, dans une dialec-

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tique sans réponse ni résolution, par le jeu des écarts et des différences, par l’hétéro-
généité et la juxtaposition des formes. L’ambition synthétique globale est travaillée en
interne par ce qu’elle tente de surmonter et d’annuler. En somme, la crise historique
et politique (révolutionnaire dans le cas présent), crise aussi des spiritualités, est moins
annulée et surmontée qu’elle n’est reformulée pour devenir le moteur dynamique de
cette nouvelle histoire 1. Le fragment romantique dit tout cela : la césure et l’antitota-
lité (l’anti-système), mais aussi la tentative de recomposition du tout sur la base de
morceaux disparates. Car dans sa quête de synthèse, le romantisme inverse les termes
du rapport systématique pour penser le tout à partir de fragments, au lieu d’inscrire les
parties dans un ordre préalable. Il ne s’agit évidemment pas de retrouver le tout après
l’avoir perdu, mais d’en reconsidérer la nature et la forme, pareillement, le désir d’unité
qui passe de façon paradoxale par le fragment ne ressortit pas seulement à la construc-
tion d’une totalité, mais à la fabrication de nouveaux modes de liaison et d’agence-
ment, qui engagent autant une logique destructrice que combinatoire et inventive.
Il faut ici se reporter aux pages impeccables de Maurice Blanchot sur cette question,
lorsqu’il note que le romantisme invente avec le fragment un nouvel art, car tel est l’un
« des pressentiments les plus hardis du romantisme : la recherche d’une forme nouvelle
d’accomplissement qui mobilise – rende mobile – le tout en l’interrompant et par les
divers modes de l’interruption » 2. Cette mobilisation du tout renvoie à des formes neuves
de la parole et de l’exposition, foncièrement plurielles et polyphoniques, particulière-
ment mises en œuvre à travers l’écriture du roman romantique et les formes du collec-
tif (journaux, revues, et, comme en abyme, la publication non signée des Fragments,
cœur et âme de ce projet, au tome II de la revue de L’Athenaeum en 1798). L’on accor-
dera une attention spéciale aux figures théoriques et littéraires du change et de la rela-
tion (dialogue, lettres, mémoires), qui relèvent d’une combinatoire de fragments, d’un
« système de fragments », comme l’écrit Friedrich Schlegel dans un bel oxymore.

Un dialogue est une chaîne ou une couronne de fragments. Un échange de lettres est
un dialogue à plus grande échelle, et des Mémorables sont un système de fragments.
Il n’y a rien encore qui soit fragmentaire dans sa matière et dans sa forme, totalement
subjectif et individuel en même temps que totalement objectif et formant comme une
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partie nécessaire du système de toutes les sciences 3.

En somme, le romantisme nous apprend que la valorisation du morceau n’exclut pas


la possibilité d’un mode d’organisation plus libre. Celui-ci opère par déplacements et
combinaisons folles, au lieu de plonger ses racines dans un principe fondateur, garant de
l’unité globale d’un système. La question fragmentaire n’est pas loin de poser le « prin-
cipe de rupture asignifiante », promu par Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux. Rupture
du continu et segmentarité, explosion et condensation, constituent assurément les deux

1. L’écriture des fragments reflète, à l’évidence, on l’a vu plus haut, quelque chose de la fragmentation de l’espace
social et politique allemand (émiettement des institutions en principautés et protectorats, césure révolutionnaire). De son côté,
et dans un autre contexte, celui de l’individualisme et du matérialisme « fin de siècle », Stéphane Mallarmé rapproche l’état
des lettres modernes de l’état du monde. Il répond ainsi à l’enquête de Jules Huret sur l’« évolution littéraire », en affirmant
que : « […] dans une société sans stabilité, sans unité, il ne peut se créer d’art stable, d’art définitif. De cette organisation
sociale inachevée, qui explique en même temps l’inquiétude des esprits, naît l’inexpliqué besoin d’individualité dont les
manifestations littéraires présentes sont le reflet direct. » Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Biblio-
thèque de la Pléiade », 1945, p. 866-867.
2. Maurice Blanchot, « L’Athenaeum », in L’Entretien infini, Paris, Galimard, 1969, p. 525.
3. No 77, L’Absolu littéraire, op. cit., p. 107.

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dimensions de l’écriture et du rythme alternatif d’une pensée fragmentaire. La distinc-


tion entre la structure hiérarchisée verticale de l’arbre et les lignes ouvertes du rhizome
rejoue, à sa façon, la tension romantique entre le système clos, enraciné dans un Moi fon-
dateur, totalisant, et le chaos (autre figure possible du tout pour le romantisme, pluriel,
décentré, essentiellement nomade) 1. Les images mêmes du rhizome disent quelque chose
de cet affolement polysémique, de ces organisations délirantes ; rhizome végétal, bien
sûr, topographique, et aussi animal, comme les lignes coupées et recoupées que dessi-
nent les colonnes de fourmis sur terre. « Un rhizome peut être rompu, brisé en un endroit
quelconque, il reprend suivant telle ou telle de ses lignes et suivant d’autres lignes. On
n’en finit pas avec les fourmis, parce qu’elles forment un rhizome animal dont la plus
grande partie peut être détruite sans qu’il cesse de se reconstituer. » Ce tout animal, en
constant mouvement, est un ensemble qui intègre failles et coupures, dans un jeu d’aller
et retour sans fin. Il relève de l’improbable articulation d’une destruction et d’une recons-
titution. Les auteurs ajoutent: « Tout rhizome comprend des lignes de segmentarité d’après
lesquelles il est stratifié, territorialisé, organisé, signifié, attribuée, etc ; mais aussi des
lignes de fuite de déterritorialisation par lesquelles il fuit sans cesse. Il y a rupture seg-
mentaire dans le rhizome chaque fois que des lignes segmentaires explosent dans une
ligne de fuite, mais la ligne de fuite fait partie du rhizome 2. »
Quand, de leur côté, Schlegel et Novalis affirmaient la nécessité du système et son
impossibilité même, voire sa nécessaire déliaison, ne proposaient-ils pas, à leur façon,
et dans les termes de l’idéalisme, un geste comparable à celui du mouvement contem-
porain de déterritorialisation et de reterritorialisation ?« En poésie également, notait
Friedrich Schlegel, toute totalité pourrait bien être fraction, et toute fraction à vrai dire
totalité 3. »
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1. Olivier Schefer, Résonances du romantisme, op. cit., p. 75-78.


2. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1980, p. 16 (pour les
deux citations).
3. N° 14 des Fragments critiques, in L’Absolu littéraire, op. cit., p. 82.

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