Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Gallimard
INTRODUCTION
Il est désormais de tradition que chaque pays ait son Lénine. Le « Lénine italien» a
nom Antonio Gramsci. Gramsci, né Sarde et mort léniniste, comme aurait dit La
Bruyère... Cette légende tenace a pris racine dans l’article nécrologique publié par
Togliatti en 1937, « Antonio Gramsci capo della classe operaia italiana (1)». Texte de
circonstance, appliqué et sans grand éclat, visant probablement à servir la position de
son auteur à l’intérieur du P.C.I., cette commémoration a été appelée depuis à
constituer une sorte de protocole principiel et ne varietur de l’interprétation de
Gramsci; quelque chose comme des prolégomènes à toute lecture possible, ou du
moins reconnue, autorisée, de l’œuvre du « meilleur fils» du prolétariat italien.
Énonçant la tradition dont pourra et devra se réclamer désormais la direction du P.C.I.,
entreprise dont Gramsci lui-même avait jeté les premiers fondements dans son article
sur « Giacinto Menotti Serrati et les générations du socialisme italien (2)», Togliatti
s’y emploie à dresser l’image « tel qu’en lui-même enfin» du héros tutélaire de cette
tradition et, surtout, y énonce les séquences majeures à travers lesquelles s’est réalisée
sa geste. Ainsi
se trouveront définies par avance les limites de toute lecture future, tout le reste ne
pouvant être désormais que commentaires, gloses et paraphrases. Intercesseur
privilégié, et même unique, auprès du héros, Togliatti se trouve seul alors à pouvoir
énoncer le texte : du vieux groupe de L’Ordine Nuovo, Tasca a été exclu en 1929 et
Leonetti, en 1930; quant à Terracini, en prison depuis 1926, il n’en sortira qu’en 1949.
En proposant la reconstruction ptoléméenne d’une Bildung de Gramsci tout entière
organisée et gravitant autour du seul « léninisme», Togliatti ne fera pas que sacrifier à
cette téléologie ou ce finalisme auquel s’arrêtera ultérieurement la critique (1), il
imposera une certaine organisation du discours, lui assignera sa configuration et même
l’instituera comme configuration. Cessant de s’écrire, son texte, dès lors, s’instaurera
comme protocole.
Quelques années avant, ces tables de la loi eussent été sans doute différentes. En
1930 encore, réglant son compte au « bordiguisme» dans un texte qui constitue « une
première rétrospective sur les étapes de la formation du parti (2)», Togliatti
apparaissait encore attaché à une certaine laïcité du discours et soucieux, toujours, de
peupler quelque peu une historiographie qui, après ce texte de 1937, ne devait plus être
qu’un théâtre d’ombres : « On ne peut nier - concédait-il par exemple - qu’en voyant
combien il était nécessaire de résoudre ce problème [de la création d’un parti
révolutionnaire], Bordiga a précédé beaucoup d’autres éléments révolutionnaires ...»
Mais 1937, c’est tout à la fois 1984 et l’âge d’or du populisme, l’exaltation du Front
populaire et les massacres de Barcelone (et comment ne pas voir que Gramsci et
l’anarchiste Berneri sont contemporains dans la mort?), le second procès de Moscou et
la publication de Fils du peuple, la montée des successeurs à l’intérieur du parti et le
filet de l’Ejovtchina près de s’abattre sur les proches, la liquidation des communistes
polonais et le souvenir encore frais de la main tendue aux fascistes : « Donnons
3. a Appunti per una critica del bordighismo», Lo Stato operaio, IV, 4, avril 1930,
in Lo Stato operaio 1927-1939, Antologia a cura di F. Ferri, Rome, 1964, 1, pp. 372-
379.
Introduction 13
Le discours, toutefois, ne saurait s’épuiser dans cette seule évocation des vertus
telluriques de Ghilarza et de la Sardaigne. Une première médiation intervient, qui
donnera sens à la Bildung : la rencontre avec la métropole industrielle qu’est Turin -
« Petrograd italienne», comme la définira un moment Gramsci et, plus encore, le
passage par « l’école du prolétariat (5)». Sans ses liens avec la classe ouvrière
turinoise, insistera Togliatti, Gramsci n’aurait pu entreprendre ni porter à terme
« l’indispensable oeuvre de restauration du marxisme dans notre pays (6)», - ce qui,
dans le langage, est doublement révélateur : et parce que la notion de « restauration du
marxisme», qui appar
tient en quelque sorte à Bordiga, charrie avec soi toute une vision de l’histoire du
mouvement ouvrier qui se trouve aux antipodes de la reconstruction « léniniste»
proposée ici, et parce que c’est là, précisément, la formule que Bordiga - qui dénie au
« léninisme» toute existence et toute originalité propres - emploie à propos de Lénine.
Lapsus, donc; faille par laquelle le discours laisse échapper et retient son contraire.
Arrivé à Turin en 1911, Gramsci s’y consacre donc à « apprendre auprès des
masses (1)». Et, ici, la légende se plait à brouiller cartes et repères. « Quelques mois
après le début de la guerre, en 1915», Gramsci, qui appartient, comme il se doit, à
« l’aile gauche du mouvement socialiste», aurait été « appelé à la direction du journal
de la section socialiste de Turin (2)». Devenu bientôt « le plus populaire et le plus
aimé des chefs socialistes de Turin (3)», au lendemain de l’insurrection d’août 1917, il
est nommé « secrétaire de la section locale du P.S.I.», ce qui constitue « la première
reconnaissance ouverte de son rôle de chef du prolétariat de la ville la plus rouge
d’Italie (4)».
Sans doute, Gramsci a-t-il bien été ce petit étudiant pauvre qui, refusant richesses
et honneurs, a tenté de se mettre à l’écoute de la principale ville industrielle d’Italie.
Lui-même évoquera plus tard ces premières années glaciales, ses cauchemars, la
course aux leçons particulières, et dira comment, en décembre 1915, au poste de
directeur du lycée d’Oulx et au curriculum universitaire, il a préféré la vie du militant,
du journaliste, du révolutionnaire professionnel - renonciation, au demeurant, plus
tardive qu’il ne le dit, puisque, en 1918 encore, dans une lettre à Serrati, il déclare
préparer une thèse de linguistique sur l’histoire du langage, selon la méthode du
« matérialisme historique (1)». Mais de ce Gramsci étudiant, élève de Bartoli,
d’Umberto Cosmo et d’Annibale Pastore, de ce Gramsci qui n’hésite pas à collaborer -
sur des thèmes littéraires - au Corriere universitario de Turin (2), de ce Gramsci
concret, Togliatti, précisément, ne souffle mot. Et ce silence surprend d’autant. plus
que la légende, soigneusement entretenue par ses soins, ne cessera ensuite de gonfler
et d’exalter leur rencontre « historique» sous les colonnes de l’Université de Turin, un
petit matin de l’automne 1911 (3). Qu’en gommant ainsi cette période « intellectuelle»
de l’apprentissage de Gramsci, il s’agisse pour Togliatti d’accentuer le caractère
« prolétarien» de son héros - intention déjà présente, au reste, dans la formule « fils de
paysans pauvres» - le seul contexte de 1937 pourrait suffire à l’expliquer. Que
l’exemplarité de la parabole exige également un personnage dépouillé de ses
principales déterminations concrètes, ce serait également de bonne logique : et l’on
verra qu’au sortir de la guerre la première édition des Lettres de prison persévérera
dans cette entreprise de « purification». Mais, plus probablement, l’effort de Togliatti,
pleinement fidèle en cela à sa formation néo-hégélienne et crocienne, tend-il surtout,
en retraçant une histoire purement idéelle, à constituer l’itinéraire de Gramsci en une
sorte de phénoménologie de l’esprit. Ce qui ne va pas sans un préalable travail de
l’abstraction.
La première victime en est Angelo Tasca. Après avoir dirigé pendant trois ans -
1926-1929 - le P.C.I. en compagnie de Togliatti et de Grieco, Tasca, pour avoir fait
front à Staline, en a été exclu en 1929. Il est devenu dès lors
l’un des « Goldstein» du 1984 togliattiste : expulsé sans tarder des fameux
Souvenirs d’un perruquier, de Giovanni Germanetto (1), il continuera d’apparaître, en
1952, comme un « opportuniste pourri (2)», pour se voir accoler plus récemment
l’épithète - a peine moins infamante - d’ « archiviste de la révolution (3)». Son spectre
hante d’autant plus l’historiographie togliattiste que, non content de préparer ces
bombes que constituent la publication, dès 1938, de la lettre de Gramsci au P.C.U.S.
(4), ses articles de 1953 sur les débuts du P.C.I. et, surtout, ses Archives patiemment
accumulées (5), Tasca symbolise une période où Gramsci et Togliatti se sont trouvés
en désaccord. Comme le rappellera en effet Gramsci dans une lettre du 5 janvier 1924,
en août 1920 Togliatti et Terracini « s’étaient ralliés à Tasca», c’est-à-dire à la
« droite» de la section socialiste de Turin (6). Qu’après l’arrestation de Gramsci,
Togliatti se soit retrouvé pendant trois ans pleinement d’accord avec Tasca dans la
gestion du P.C.I. n’en rend, bien entendu, que plus urgente cette opération
d’exorcisme.
Mais Tasca, qui est probablement le seul membre du groupe de L’Ordine Nuovo à
pouvoir se réclamer d’origines prolétariennes, incarne d’abord l’ « avant-guerre» de
Gramsci et de Togliatti. « Vieux militant» du mouvement des jeunesses socialistes, il
joue ici un rôle essentiel : n’en déplaise à la légende, c’est sa rencontre avec Tasca, et
non avec Togliatti, qui sera décisive pour l’évolution de Gramsci. Il n’est nullement
certain que Tasca soit ce leader des jeunes socialistes turinois qu’évoquera Gramsci en
1916 : « Nous sortions souvent en groupe des réunions du parti en entourant celui qui
était notre leader (7)» :
1. A. Tasca, I primi dieci anni del P.C.I., Bari, 1971, p. 148. Publiés d’abord en
russe en 1930, les Souvenirs d’un perruquier, de G. Germanetto (Paris, 1931), ont
connu 45 éditions en 23 langues, avec un tirage total de plus d’un million
d’exemplaires.
2. [P. Togliatti], « Un opportunista marcio : Angelo Tasca », in Trenta anni di vila
e lotte del P.C.I., Rome, 1952, pp. 120-121.
3. G. Amendola, « Un archivista nella rivoluzione P, Rinascita, XXIV, 9, 3 mars
1967, pp. 15-17.
4. A. Tasca, « Una lettera di A. Gramsci al Partito comunista russo», Problemi
delta rivoluzione italiana, avril 1938, pp. 24-30.
5. « Archivio di Angelo Tasca con introduzione e note di Gluseppe Berti P, Annali
Feltrinelli 1966, Milan, novembre 1966; repris partiellement In G. Berti, I primi dieci
anni di vila del P.C.I. -Documenti inediti dell’ Archivio Angelo Tasca, Milan, 1967.
6. A Scoccimarro, 5 janvier 1924, in Écrits politiques, II.
7. a Pietro Gavosto», Il Grido del Popolo, 22 janvier 1916, in Scritti giovanili
1914-1918, Turin, 1958, pp. 21-22. Cf. aussi 0. Berti, op. cil., p. 196.
Introduction 17
en 1916, en effet, Gramsci n’a manifestement aucun motif de taire le nom de Tasca
et ce mystérieux leader ne peut être que Mussolini, exclu depuis plus d’un an du Parti
socialiste (1_. Mais, en s’opposant à Bordiga lors du Congrès de la Fédération des
jeunesses socialistes, Tasca a défini, dès 1912, l’un des termes de l’espace politique
dans lequel se situera Gramsci : entre Bordiga - « à gauche» - et Tasca - « à droite».
C’est également lui qui, le spectacle des élections de 1913 aidant, fera « définitivement
de Gramsci un socialiste (2)» et qui, quelques années plus tard, fournira les 6 000 lires
nécessaires au lancement de L’Ordine Nuovo.
3. P. Spriano, Socialismo e classe operaia a Torino dal 1892 al 1913, Turin, 1958,
et, du même, Torino operaia nella grande guerra (1914-1918), déjà cité, ainsi que E.
Avigdor, « Il movimento operaio torinese durante la prima guerra mondiale , in La
Città futura, déjà cité, pp. 39-90.
1. P. Togliatti, La formazione del gruppo dirigente del P.C.I., Rome, 1962, p. 13.
2. Cf. infra, pp. 63-67.
3. Cf. A. Romano, loc. cit., ainsi que R. Paris, « La première expérience politique
de Gramsci», Le Mouvement social, no 42, janvier-mars 1963, pp. 31-57.
4. G. Tamburrano, « Fasi di sviluppo del pensiero politico di Gramsci La Città
futura, éd. cit., p. 118.
Introduction 19
Une telle issue étant interdite à Gramsci, il vit la crise dans toute son ampleur,
avant que de la réprimer. Car, si l’on en croit Tasca, le « malheureux» article
représente plus qu’un coup de tête juvénile ou un accident isolé. « A l’automne 1914 -
écrit Tasca dans des notes inédites - Gramsci est pour la neutralité active et agissante,
en substance, pour la guerre telle que paraît la préconiser Mussolini. Il accepte de
collaborer au Popolo d’Italia [du même Mussolini], envoie un article sur la Sardaigne,
que Mussolini ne publie pas, en l’invitant toutefois à en envoyer d’autres. (2)» La
collaboration en restera là, et ce nouvel acte manqué - que les socialistes
s’empresseront d’exhumer après la scission de Livourne (3) - ne saurait être
sursignifié. Après tout, même interventionniste, le Mussolini de 1914 se veut, continue
d’apparaître à beaucoup et demeure peut-être, pour autant qu’il ait pu l’être naguère,
un « révolutionnaire» et le « mussolinisme», nullement exceptionnel, de Gramsci -
Tasca rappellera plus tard combien Mussolini
avait su fasciner les jeunes socialistes : « les jeunes sont presque tous avec lui, ils
comptent sur lui pour une rénovation du parti (1)» - va de pair avec celui de son
« maître» Salvemini, qui applaudit au tournant de Mussolini (2), ou avec
l’engagement, plus effectif, de tous ceux, de Nenni à Dorso, qui collaboreront, et
parfois même après la guerre, au Popolo d’Italia. Le grave est plutôt dans cette volonté
qu’il affectera de ne pas jouer, selon la formule, les « Madeleine repenties» et de ne
pas revenir sur ce qui, de ce fait, risquait de représenter plus qu’une erreur de jeunesse.
« Gramsci n’a jamais fait la critique de son " interventionnisme " initial», note Tasca,
qui rapporte, comme à mivoix, cet épisode troublant : « Une seule fois, au cours d’une
conversation (j’en fus marqué et je revois encore l’endroit où il me fit ces confidences,
l’entrée des colonnades de la via Sacchi), il eut des termes très durs pour lui-même,
comme si son attitude de 1914-1915 n’avait pas été un incident négligeable, mais
quelque chose qui se rattachait à une erreur plus générale, qui avait sa logique propre
et dont il avait dû se libérer par la suite (3).»
La crise sera longue, dure, probablement plus qu’il ne paraît... Gramsci rompt
toutes ses amarres, s’isole, se renferme, englouti par l’étude et le froid. «J’ai vécu deux
ans hors du monde, écrit-il à sa soeur Grazietta en 1916; un peu dans un rêve. J’ai
laissé se rompre un à un les fils qui m’unissaient au monde et aux hommes... Depuis
deux ans, je n’ai vécu que pour mon égoïsme, pour ma souffrance égoïste... Mais j’ai
travaillé. J’ai peut-être trop travaillé, plus que mes forces ne me le permettaient (4).»
Les fils brisés, peu à peu, se renouent pourtant, péniblement. A l’automne 1915 près
plus d’un an de silence, il publie dans Il Grido del polo un petit article - « Après le
Congrès socialiste espagnol (5) » - où paraît passer quelque chose du souffle de
Zimmerwald. Il commence ainsi, timidement, à collaborer au Grido del Popolo, puis à
l’édition turinoise de l’Avanti!, où il assure une chronique locale, « Sotto la Mole», du
nom d’une tour, la « Mole degli ebrei », qui se dresse au centre de
Turin (1). Mais, hormis de rares exceptions, pendant près d’un an encore sa
contribution à la presse socialiste se cantonnera au seul commentaire des « petits faits
vrais» de la vie turinoise. En 1917, enfin, soucieuse de « démontrer qu’en dépit de la
guerre, son activité n’a rien perdu de son ardeur de naguère (2)», la Fédération
piémontaise des jeunesses socialistes le charge de rédiger un « numéro unique» d’un
journal. Il s’y consacre avec enthousiasme, s’y adonne tout entier, l’organise et le
rédige seul, trouve le titre
1. Ces chroniques ont été rassemblées dans le volume Sotto la Mole 1914-1920,
Turin, 1960.
2. « Un numero unico dei giovani», Avanti 1, 12 février 1917, in A. Gramsci,
Scritti 1915-1921, Nuovi contributi a cura di S. Caprioglio, Milan, 1968, pp. 30-31.
3. Cf. ci-après, pp. 95-115.
4. G. Germanetto, Memarie di un barbiere, Rome, 1962, p. 120.
5. La Città futura, Numero unico pubblicato dalla Federazione Giovanile Socialista
Piemontese, Turin, Il février 1917, p. 4.
6. Cf. ci-après, pp. 109 et 139-141.
7. Ce texte de Croce - « Religione e serenità» - sera également publié, sous un autre
titre, dans L’Ordine Nuovo (B. Croce, a La vanità della religione», L’Ordine Nuovo, Il,
10, 17 juillet 1920).
22 Écrits politiques
Revenant, toujours dans la même note des Cahiers, sur sa lointaine tentative de La
Città futura, Gramsci, du reste, n’en reniera pas la substance, l’inspiration originelle :
récapituler ou mieux recommencer, à partir de Croce, « le plus grand penseur
d’Europe de l’époque (3)», l’itinéraire par lequel Marx était parvenu, de Hegel, à la
philosophie de la praxis. « Mais maintenant, précise-t-il, même sans
La Città futura est datée du 11 février 1917. Moins d’un mois lus tard éclate à
Petrograd la Révolution russe. 1917 devient ainsi un moment clé. Dans la
reconstruction de Togliatti, voici que le héros se trouve enfin doté, par la vertu d’une
rencontre, de ce don ou de ce talisman par lequel il triomphera des obstacles. Voici
enfin venu le moment du saut décisif : ce saut qu’évoque en d’autres lieux l’Étrangère
de Mantinée. L’accession à un « autre ordre». Le centre idéal où convergent et se
déchiffrent - passé et futur - les moments essentiels de la biographie et de l’histoire.
Alors que, d’ores et déjà, La Città futura venait de désigner un certain type de
problématique dont la présence allait se faire sentir jusque dans les Cahiers de prison,
la « poussée décisive», comme la désigne Togliatti, émane ici de la Révolution russe
et, singulièrement, du « léninisme» : « Gramsci fut le premier a comprendre, en Italie,
la valeur internationale du bolchevisme et de la grande Révolution socialiste d’octobre
(3).» La rencontre avec le « léninisme» apparaît ainsi comme unique donatrice de sens,
réalisatrice de plénitude. C’est ici que le jeune « rebelle (4)», dépouillant sa toge
prétexte, se transforme en « révolutionnaire», en « restaurateur du marxisme» et de la
dictature du prolétariat (5), en « chef [de droit] de la classe ouvrière italienne».
Naissance mythique d’une dynastie.
La rencontre est bien entendu reconstruite à travers une série d’images d’Épinal,
dans la tradition de rigueur depuis la « bolchevisation» des partis communistes (1) :
« On recherchait, on attendait avec anxiété les écrits de Lénine, les documents du Parti
bolchevique, en les traduisait, on les lisait et on les discutait collectivement, on les
expliquait, on les faisait circuler dans les usines. Gramsci était l’âme de ce travail (2).»
Ici encore, aucun repère, aucune date, rien de vérifiable. Rien, en particulier, qui
atteste un contact direct et précoce avec les positions de Lénine : et l’on sait
aujourd’hui que ce n’est qu’en 1919 que Gramsci aura accès à quelques textes de ce
dernier; en particulier, une brochure sur la question agraire (3). Certes, le nom même
de Lénine n’est pas totalement inconnu. Depuis les conférences de Zimmerwald et de
Kienthal, il a commencé de toucher quelques cercles restreints et, avec la Révolution
russe, son spectre hantera toujours plus les colonnes de la grande presse. Mais il n’est
pas sûr qu’on en sache davantage qu’en ces jours où les dirigeants de la He
Internationale avouaient leur incompréhension face au fouillis inextricable du
socialisme russe. Tout au plus retient-on de Lénine, et surtout à partir de la révolution
de février, qu’il s’oppose à la poursuite de la guerre (4). C’est ainsi que, lorsque les
envoyés de Kerenski, Goldenberg et Smirnov, deux mencheviks de droite, arrivent à
Turin, le 13 août 1917, la foule les accueille au cri de « Vive Lénine !». Un tel
malentendu suffit à attester que Lénine est d’abord, sinon seulement, un symbole :
celui de cette paix à laquelle cette foule aspire. Mais, surtout, on ne saurait oublier que
l’affaire se situe après les « journées de Juillet», qui ont poussé un instant sur le devant
de la scène Lénine et les bolcheviks.
Dès la fin du mois d’avril 1917, dans un article où il reconnaît manquer d’éléments
propres à fonder sa démonstration et qui - on ne l’a pas assez remarqué - ne comporte
encore aucune référence aux forces en présence ni,
en faveur de Tchernov (1), mais il est certain que l’image d’un Gramsci
« léniniste» de la première heure, ne résiste guère à la lecture de ce texte.
1. Cf. P. Togliatti, « Le ripercussioni della Rivoluzione russa...», loc. cit., ainsi que
la note 1, p. 128.
2. Ci-après, pp. 135-138. Pour la datation de ce texte, cf. L. Cortesi, Le origini del
P.C.I., Bari, 1972, p. 375.
3. Scritti giovanili 1914-1918, éd. cit., pp. XVII-XVIII.
4. Sur l’ensemble de ce débat, cf. L. Cortesi, op. cit., pp. 397-403.
5. « Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes
les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de
production nouveaux et supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions
d’existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille
société» (K. Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, trad. franç.,
Paris, 1957, p. 5).
6. Very Weil [C. Treves], « Lenin, Martoff e... noi !», Critica sociale, 1er - 15
janvier 1918, cité par L. Cortesi, op. cit., p. 399.
28 Écrits politiques
La provocation est telle qu’en 1924 encore l’écho en fera vibrer d’indignation les
meilleurs esprits réformistes : « L’Avanti !, chez nous, en arriva même à exalter
l’action des léninistes comme la révolution contre Le Capilal (1)»... Mais, s’ils
attestent le caractère hérétique de cet article -novateur, au dire de certains - tous ces
cris d’indignation désignent surtout, parmi les défenseurs de Lénine et des bolcheviks,
ce qu’il faut bien appeler le « maillon le plus faible».
Alors que l’ « idéalisme» de La Città futura était passé inaperçu, c’est à cette
époque que commence ainsi de s’attacher à Gramsci cette étiquette de « volontariste»
ou de « bergsonien» qui, plus encore que le « mussolinisme » de 1914, alimentera
désormais les attaques de ses adversaires (4). C’est probablement à l’occasion de la
réunion secrète de Florence du 18 novembre 1917, où se rassemblent quelques-uns des
futurs protagonistes du débat socialiste de l’après-guerre, que sera lancée pour la
première fois cette accusation de « bergsonisme». Si l’on sait peu de chose du
déroulement effectif de cette réunion de Florence
que ce choix était inéluctable dès l’échec de la « grève des aiguilles» d’avril 1920
(1). C’est, bien entendu, cet ajournement, et nullement, il va sans dire, sa crainte du
carriérisme ou, comme dit Togliatti, sa « grande modestie personnelle (2)», qui lui
interdira, à l’inverse de Bordiga, de constituer une fraction à l’échelle nationale et
d’être présent au IIe Congrès de l’Internationale communiste.
Selon Togliatti, c’est dès 1917 que se serait posé, pour Gramsci, le problème de la
scission : « Gramsci comprenait très bien, dès 1917, que le Parti socialiste italien [...]
n’était pas en mesure de diriger le prolétariat italien dans sa lutte pour le pouvoir (3).»
Un texte vient appuyer cette affirmation, que Togliatti cite, il est vrai, hors de toute
référence : un extrait du rapport rédigé par Gramsci en vue du Conseil national du
P.S.I. d’avril 1920, - un texte donc de trois ans postérieur : « Pour une rénovation du
Parti socialiste (4).» Falsification mineure, au demeurant, eu égard à ce qui est dit peu
après de la réunion de Florence de novembre 1917 : « Gramsci, qui avait parlé de la
nécessité de transformer le défaitisme socialiste en lutte pour le pouvoir, s’était heurté
à l’incompréhension de tous, Bordiga y compris (5).» Passons sur l’attribution à
Gramsci d’une position - le « défaitisme révolutionnaire» - dont on ne trouve aucun
écho dans ses écrits de la même époque. Il suffit, remontant de quelques années en
arrière, de se reporter à l’évocation de cette nuit de Florence dans la version originelle
des Souvenirs d’un perruquier, de Germanetto pour y retrouver le Gramsci silencieux,
« avec son regard scintillant des bons moments», décrit naguère par Bordiga : « Ces
deux hommes, semblait-il, se complétaient... Bordiga analysa la situation en Italie...
Gramsci était du même avis (6).» C’est, du reste, ce que confirme Gramsci lui-même
dans son intervention sur la question italienne au cours du Plénum de l’I.C. de juin
1923 : « Une réunion de maximalistes eut alors lieu à Florence [après Caporetto].
1. A Alfonso Leonetti, 28 janvier 1924, in Êcrits politiques, II. Sur la « grève des
aiguilles», cf. « Turin et l’Italie», 3 avril 1920, infra, pp. 327-329.
2. P. Togliatti, op. cit., p. 32. Cf. également la lettre à Leonetti que l’on vient de
citer.
3. P. Togliatti, op. cil., p. 26. C’est nous qui soulignons.
4. Cf. ci-après, pp. 332-338.
5. P. Togliatti, op. cit., p. 33.
6. G. Germanetto, Souvenirs d’un perruquier, éd. cit., pp. 112-113. Cf. aussi L.
Cortesi, « Introduzione» à A. Tasca, op. cit., p. 20.
34 Écrits politiques
Moins de cinq pages sur quarante-cinq, la portion congrue : telle est donc la part
consacrée ici à ce mouvement que Togliatti définit pourtant comme « la tentative la
plus hardie accomplie par la partie la plus avancée du prolétariat pour réaliser son
hégémonie dans la lutte pour le renversement du pouvoir de la bourgeoisie et
l’instauration de la dictature prolétarienne (2)». Du contenu de l’expérience et de ses
objectifs réels, le lecteur ne saura évidemment rien. Il lui suffira d’apprendre que
Gramsci,
Cette thèse a bien entendu d’autant plus de poids que l’entreprise de Gramsci,
symbole de pureté au cœur d’un océan d’incompréhension, est présentée ici hors de
tout contexte et que, à l’exception d’une allusion à Bordiga : « Bordiga n’avait rien
compris au mouvement des Conseils (2)», la « démonstration» n’accorde aucune place
aux discussions - ni, du reste, aux enthousiasmes - que suscite le programme
ordinoviste. Certes, il est des ralliements embarrassants : l’appui du Groupe libertaire
turinois, par exemple, dont rendrait mal compte la finalité « léniniste» de L’Ordine
Nuovo. Certes, l’hostilité de principe de certains bonzes réformistes à un programme
dont s’élèvent des relents d’anarcho-syndicalisme, demeure aisément explicable et ne
pose pas de grands problèmes. Mais le débat investit également la gauche du Parti
socialiste : Serrati, avec lequel Togliatti lui-même aura une polémique au début de
1920; Bordiga et les « abstentionnistes» du Soviet, et, à l’intérieur même du groupe de
L’Ordine Nuovo, Angelo Tasca. Trop souvent, sans doute, l’ensemble de
ner, comme cela se produira en septembre 1920 ? C’est une erreur, insiste Bordiga,
que de « poser la question du pouvoir dans l’usine avant de poser la question du
pouvoir politique central. Il est aussi du devoir des communistes d’utiliser la tendance
du prolétariat à s’emparer du contrôle de la production, en l’orientant contre l’objectif
central, le pouvoir d’État du capitalisme (1)». Dans cette vaste discussion autour des
Conseils d’usine, en ces mois qui précèdent la formation du Parti communiste dItalie,
c’est là sans aucun doute le point de vue le plus proche des positions que Lénine
rappellera encore devant le Ile Congrès : « Il n’est pas possible de créer
artificiellement des Soviets... On ne peut les organiser que pendant la révolution ou
bien juste à la veille de la révolution (2).» Mais l’écho inespéré que rencontre en
Russie un article de Gramsci du printemps 1920, va contribuer ici à brouiller quelque
peu les cartes.
Ce n’est qu’à la fin du mois de juillet 1920 que Gramsci apprendra, grâce aux
délégués rentrés de Russie, l’accueil réservé par Lénine à son rapport du mois d’avril
au Conseil national du P.S.I., « Pour une rénovation du Parti socialiste (3)».
Pleinement d’accord avec ce texte - ne propose-t-il pas de le publier sans tarder dans
l’Internationale Communiste (4) ? - Lénine le cautionne de toute son autorité devant le
IIe Congrès de l’Internationale communiste : « En ce qui concerne le Parti socialiste
italien, le lIe Congrès de la IIIe Internationale considère comme juste, quant au fond,
la critique de ce parti et les propositions pratiques qui sont développées à titre de
propositions à soumettre au Conseil national du Parti socialiste italien, au nom de la
section de Turin, dans la revue L’Ordine Nuovo du 8 mai 1920, et qui correspondent
entièrement aux principes fondamentaux de la Ille Internationale (5).» Pour qui ne veut
retenir du lie Congrès que la condamnation, toujours du fait de Lénine, de
(d’infantilisme doctrinaire de Bordiga (6)», l’aval ainsi donné au groupe de L’Ordine
Nuovo apparaît décisif, accablant même pour les partisans de Bordiga.
Le rapport que sanctionne Lénine devant le Ile Congrès n’apparaît pourtant - les
« bordiguistes» le souligneront (1) - nullement représentatif des positions spécifiques
du groupe de L’Ordine Nuovo et, singulièrement, de Gramsci: le texte ne comporte
aucune référence explicite à une stratégie fondée sur le développement des Conseils
d’usine, mais reprend, « quant au fond», des thèses que développe depuis longtemps la
fraction abstentionniste organisée par Bordiga. Un premier rapprochement entre
abstentionnistes et ordinovistes s’est, du reste, opéré à l’occasion du Conseil national
de Milan pu mois d’avril, les deux groupes ayant alors bloqué leurs votes contre la
direction du P.S.I. Il est vrai aussi que, comme le rappellera Luigi Polano au IIe
Congrès, la majorité de la section turinoise du Parti socialiste est formée
d’abstentionnistes (2). Mais, surtout, le groupe qui gravite autour de Gramsci a
commencé doucement de se désagréger et cesse désormais de présenter des positions
unitaires. Le désaccord avec Tasca - le plus connu et le plus exploité - éclate au grand
jour au printemps (3), mais l’été voit se développer une autre crise, probablement plus
décisive, au terme de laquelle Gramsci, en rupture avec Tasca, Togliatti et Terracini,
se retrouve largement isolé et constitue un « Groupe d’éducation communiste» proche
des positions abstentionnistes (4). Il en reparlera encore, on l’a dit, dans une lettre à
Scoccimarro du 5 janvier 1924.
par L’Ordine Nuovo depuis sa création: miser sur le « mouvement des masses» et
la « défense des Conseils de fabriques». Paru d’abord dans l’Internationale
communiste, ce texte ne sera publié en Italie qu’en 1921... Il faut en fait attendre un
article paru à l’époque de l’occupation des usines -période au cours de laquelle
Gramsci est en proie, de son propre aveu, au plus profond pessimisme (1) - pour
trouver sous sa plume une déclaration explicite en faveur du parti comme « forme
spécifique de la révolution prolétarienne (2)». Et encore cette adhésion à la « forme-
parti» ne paraît-elle pas signifier qu’il se soit rallié d’emblée à l’idée de cette scission
en faveur de laquelle Bordiga œuvre depuis bientôt deux ans. Le projet, en effet, ne
paraît pas abandonné, qui avait été formulé dès le mois de janvier, de « rénover» le
Parti socialiste « conquérir la majorité du Parti socialiste italien, [...] transformer le
parti [...] en organisme de lutte et de reconstruction révolutionnaire (3)». Davantage,
tout comme dans son article du 23 janvier (4), les décisions, combien ambiguës, du
Congrès de Bologne d’octobre 1919, apparaissent encore susceptibles de fournir une
référence au futur Parti communiste : « cette organisation ne diffère pas du Parti
socialiste, elle est la continuation du Congrès de Bologne (5)». Est-ce, comme le
suggère Giuseppe Fiori, la publication des « Boniments sur la liberté», de Lénine, qui
achève de le gagner aux positions de Bordiga (6) ? - L’article de Lénine n’est publié en
fait que le 20 décembre 1920, alors que, dès la conférence d’Imola de la fraction
communiste du P.S.I., qui rassemble abstentionnistes, maximalistes de gauche et
« ordinovistes», Gramsci se prononce fermement pour la construction d’un parti qui ait
« son propre programme, sa propre orientation, sa propre liaison avec les masses (7)».
deux ans, en effet, sinon plus, Gramsci paraît jouer pleinement le jeu et, à l’instar
de la grande majorité du parti, ne se démarque en rien des positions de Bordiga.
Davantage, lui-même racontera comment, invité dès le mois d’octobre 1921 à
s’opposer à l’influence de Bordiga et à le remplacer, il a refusé de se prêter à « ce
genre d’intrigue (1)». Un an plus tard encore, pressé par Trotski, Zinoviev et
Boukharine, de « prendre position contre Bordiga», il leur opposera également un
refus (2); et ce, quoique depuis le Congrès de Rome de 1922 il se soit trouvé, à son
dire, en désaccord avec Bordiga (3)... Défendant encore, en juin 1923, devant la
« Commission italienne» de l’Internationale communiste, les positions de Bordiga, il
ne se décide, en fait, à rompre que vers la fin de l’année, au risque de susciter, et ce
sera le cas, le désarroi et la réprobation de ses compagnons les plus proches : Togliatti,
Terracini, Scoccimarro...
Une première tentative d’explication est fournie dès 1930 par Ruggero Grieco - qui
dirige alors le parti aux côtés de Togliatti - dans un article écrit peu après l’exclusion
de Bordiga : « Notre parti est né bordiguiste. [...] Même ceux qui sont venus au
nouveau Parti communiste avec une autre idéologie plus proche du léninisme, ont subi,
dans les premières années d’existence de notre parti, l’influence du bordiguisme (4).»
Mais, s’agissant de Gramsci, et en 1937, l’explication par « l’influence» apparaît aussi
embarrassante que pauvre. Comment ce bolchevik de la première heure aurait-il
accepté de participer a ce que Togliatti stigmatise ici comme une « politique sectaire.»
et « antiléniniste» ? Comment se serait-il résigné à favoriser ainsi l’avènement du
fascisme? Comment aurait-il pu s’accommoder - toujours dans la langue de Togliatti -
de « méthodes dignes de la camorra napolitaine» ? Comment et pourquoi, au fait, se
serait-il obstiné à militer au sein d’un parti transformé, par la volonté de Bordiga, en
une « secte de doctrinaires prétentieux», voire en « une espèce de bureau de
compagnie (5)» ?
Collaborant avec Bordiga dans la lutte contre les réformistes et les centristes - et
n’était-ce pas, après tout, ce à quoi ne cessaient de l’inviter Lénine et les dirigeants de
l’Internationale ? - l’erreur de Gramsci, constate Togliatti, a été de ne pas avoir su
« mener, à ce moment-là et pendant la première période de la vie du Parti communiste,
une lutte sur deux fronts (1)». Dès 1920, en effet, Bordiga, « tout en adhérant à la IIIe
Internationale», avait « probablement» l’intention de « créer au sein de l’Internationale
une fraction d’extrême gauche avec les ultra-gauches hollandais, allemands, etc. pour
mener la lutte contre Lénine et le Parti bolchevique (2)», - ce qui est, bien entendu,
pure invention, les divergences de Bordiga avec l’Internationale communiste n’ayant
commencé d’apparaître qu’en 1921, à propos des « Thèses sur le front unique», point
sur lequel, du reste, Gramsci était alors pleinement d’accord avec lui. Mais c’est que
Gramsci, poursuit Togliatti, redoutait alors de « se confondre avec les éléments de
droite (3)». Et c’est là, effectivement, l’argument qu’invoquera Gramsci, dans ses
lettres de Vienne de 1924, pour justifier sa passivité et son silence à l’époque du
Congrès de Rome de 1922. Mais rien, précisément, dans ses aveux, ne permet de faire
remonter « à ce moment-là», c’est-à-dire aux mois qui précèdent la création du Parti
communiste d’Italie, et la volonté, de la part de Gramsci, de s’opposer à Bordiga :
auquel cas son refus de créer une fraction à l’échelle nationale n’en serait que plus
inexplicable, et la crainte de « se confondre avec la droite», qui n’aurait pu être alors
qu’imaginaire. Outre le fait que Gramsci s’en est suffisamment démarqué dans sa
polémique avec Tasca, la « droite», dans la création du P.C. d’Italie ne joue en effet
qu’un rôle assez effacé : c’est ainsi que Tasca ne participe même pas au Congrès de
Livourne. Ce n’est, en réalité, qu’après le Congrès de 1922 et la condamnation, du fait
de l’Internationale, des Thèses de Rome (4), qu’elle commence à faire problème et à
représenter un danger : en juin 1923, du reste, l’Internationale communiste finira
même par lui confier d’autorité la direction du parti.
S’il n’est pas très disert sur les pressions - de Trotski, de Zinoviev, de Boukharine,
voire de personnages mineurs comme Humbert-Droz ou Rákosi - subies par Gramsci
lors de son séjour en Russie et se contente ici de l’euphémisme de rigueur : « l’école
de Lénine et de Staline», ce texte n’en a pas moins l’avantage d’éclairer le contenu de
ce que la postérité désignera comme la « conquête gramscienne» du P.C.I. (2) : il
s’agit bel et bien d’un « travail systématique de bolchevisation (3)», soit d’une
entreprise qui déborde largement les limites provinciales du seul P.C. italien. C’est ce
que soulignait, du reste, un article, paru, il est vrai, en 1934, qui, insistant sur le fait
que la « bolchevisation» du P.C.I. avait commencé « sous la direction personnelle du
camarade Antonio Gramsci (4)», permettait de replacer l’intervention de Gramsci dans
un contexte plus large et plus réel que la théorie des « excep
tionnalités» italiennes bâtie par Togliatti et par Grieco (1); moins fantasmagorique,
en tout cas, que l’inlassable tournoi du « réalisme» gramscien contre l’ « abstraction
bordiguiste». Mais, si Togliatti vise ici à signifier ou à souligner le lien qui unit cette
« conquête gramscienne» à ce parti de masse, plus « populiste» que « bolchevique»,
que l’on connaîtra bientôt comme le « parti nouveau (2)», il ne saurait être question
désormais d’élargir le discours au champ de l’Internationale et de reconnaître ainsi que
la « conquête gramscienne» n’a été en fait que la forme italienne, « exceptionnelle» ou
« unique», de la « bolchevisation». Que tel ait été le prix à payer pour parvenir au
« parti nouveau» ne pèsera guère : la « bolchevisation» appartient dès à présent au
règne de l’inavouable.
Réédité d’abord en 1944, puis deux fois en 1945, et porté par l’autorité accrue que
confèrent à son auteur, et le rôle du P.C.I. dans la Résistance, et, plus encore sans
doute, la dialectique patiente qui commence de se nouer alors entre le « parti nouveau»
et la démocratie chrétienne, le vieux texte de Togliatti de 1937 constitue donc, au sortir
de la Seconde Guerre mondiale, le moule où viendront se couler toutes les
interprétations autorisées et, par là, dominantes de Gramsci. Hormis, en effet, quelques
lectures dissidentes que le P.C.I. pourra se permettre aisément de passer sous silence
ou de traiter par le mépris - des articles de Virgilio Verdaro et d’Onorato Damen dans
Prometeo aux souvenirs d’Angelo Tasca ou à la Storia del Partito comunista ilaliano,
de Fulvio Bellini et Giorgio Galli, sans parler des accès de mauvaise humeur de Croce
(3) - pendant plus de dix ans une sorte d’unanimité se fera, respectueuse et
compréhensive, autour de ce Gramsci officialisé et bientôt en voie de se transformer,
nonobstant les dénégations de rigueur, en une « icône inoffensive (4)». Une seule
confrontation, en fait, apparaîtra alors inévi
1. Feroci [A. Leonetti], « Dix ans après Livourne-Bordiga», La lutte de classes, III,
27, janvier 1931, pp. 21-30.
2. « Le parti nouveau est un parti de la classe ouvrière et du peuple qui ne se limite
plus seulement à la critique et à la propagande, mais intervient dans la vie du pays
grâce à une activité positive et constructive» (P. Togliatti, « Che cosa à il partito
nuovo», Rinascita, I, octobre-décembre 1944, p. 35).
3. B. Croce, « Un gioco che ormai dura troppo», Quaderni della Critica, 17-18,
novembre 1950, pp. 231-232.
4. P. Alatri, « Una noterella su Gramsci e Croce», Società, III, 3,
novembredécembre 1947, pp. 678-685 (la formule est bien entendu reprise de L’État et
la Révolulion.
44 Écrits politiques
Stato Operaio, des « Notes sur la question méridionale», texte resté inachevé
auquel travaillait Gramsci à l’époque de son arrestation et dans lequel certains allaient
voir « l’écrit le plus profond de son auteur (1)», avait rappelé la présence de cette
oeuvre en sommeil, l’équivalent de six gros volumes, en attente d’un éditeur. Mais, si
l’on excepte l’appel par lequel Tasca concluait un article de 1937 : « Que ceux qui
possèdent ses écrits de 1919-1926 se hâtent de les publier, afin que la classe ouvrière
et le monde sachent ce que l’humanité a perdu avec Gramsci (2)», le problème de
l’édition de Gramsci n’allait pas se poser avant la fin de la guerre et la découverte, à
travers les Cahiers et les Lettres de prison, d’un Gramsci qui n’avait cessé d’écrire.
Dès 1946 un petit article de Felice Platone sur « l’héritage littéraire de Gramsci»
révèle aux lecteurs de Rinascita l’existence de ces « trente-deux» cahiers de notes et de
réflexions - il y en a en réalité trente-trois - que le lecteur pourra bientôt commencer
d’explorer à travers les volumes de l’édition Einaudi : trois mille pages manuscrites,
l’équivalent de quatre mille pages dactylographiées, d’une petite écriture appliquée,
précise et nette, d’une rigueur presque maniaque, qui paraît ignorer les ratures et les
hésitations. Les Cahiers de prison (3)... Sous des titres divers et selon des critères tout
autres que philologiques, ils seront livrés au public à partir de 1948, leur publication
s’achevant - avec Passato e Presente - en 1951. Mais, sans attendre la sortie des
Cahiers ou de ce qui en tient lieu, dès l’année suivante Felice Platone et, derrière lui,
Togliatti proposent aux lecteurs italiens « un choix, mais un très large choix», des
Lettres de prison de Gramsci (4). Ce sera l’événement culturel de l’année : les Lettres
obtiendront le Viareggio, le plus important des prix littéraires italiens.
1. G. Ferrata, nº Gallo, 2000 pagine di Gramsci, Il. Lettere edite e inedite, Milan,
1964; A. Gramsci, Lettere dal Carcere, a cura di S. Caprioglio e E. Fubini, Turin,
1965 (trad. franç. Lettres de prison, Paris, 1971).
2. S. Sechi, « Spunti critici sulle Lettere dal carcere di Gramsci P, Quaderni
piacentini, no 29, janvier 1967, pp. 100-126.
3. P. Spriono, « Le Lettere dal carcere di Gramsci», L’Unità, XLII, 161, 13 juin
1965.
Introduction 47
Autre zone de silence, dans cette première édition des Lettres : tout ce qui concerne
les états dâme autres qu’autorisés par l’imagerie officielle du martyre, tout ce qui
évoque l’évolution personnelle de Gramsci tout au long de ces dix années de réclusion.
Et ici, il ne s’agit pas seulement d’interdire toutes ces lettres où Gramsci, se plaignant
de son isolement ou rêvant de commencer « un nouveau cycle de vie», évoque
indirectement le malaise qui plane sur ses rapports avec le P.C.I. ou ses désaccords
avec la politique de ses successeurs, mais bel et bien de taire et de réprimer tout ce qui
pourrait évoquer jusqu’à la possibilité d’un changement, tout ce qui pourrait
compromettre l’image immuable d’un Gramsci hiératisé par la prison. Poursuite
obstinée de l’immobilité qui est probablement aussi l’une des clés de l’édition des
Cahiers telle qu’elle s’opère à la même époque sous les auspices de Togliatti : en
regroupant par thèmes, sous autant de titres de livres qui n’ont jamais été écrits : Il
Risorgimento, Note su Machiavelli, Il Materialismo storico, Gli intellettuali,
Letteratura e Vila nazionale, Passato e Presente, tout ce qui, chez Gramsci, est
élaboration patiente et organisation dans la durée, en soumettant à une architectonique,
quels qu’en soient les motifs, pédagogiques ou politiques, un discours en train de se
faire et de se formuler, il s’est agi aussi, et peut-être d’abord, de figer dans l’immobile
de la doctrine constituée et homogène, de constituer en livre, ce qui n’était que projet,
pensée en train de se penser et de se dire. Une manière encore de censurer et
d’interdire le discours.
Il n’est pas certain cependant - et l’on atteint ici à la zone la plus obscure - que
cette mise en place, à travers les Lettres et les Cahiers, d’une image de l’immobilité
n’ait procédé que de motivations politiques immédiates, voire immédiatement
politiques. Gommer les noms de Trotski ou de Bordiga, taire le désaccord avec le
« tournant» de 1930, étouffer les cris de désespoir, voire oublier ces lettres aux
autorités où le prisonnier promet qu’une fois libéré, il s’abstiendra de toute propagande
et de toute activité politique (1), il n’y a là rien qui puisse surprendre, rien que de très
politique. Mais il s’est moins agi, dirait-on,
Dès que paraîtront les Lettres, l’unanimité se fera donc, immédiate, et pouvait-il en
être autrement en 1947, au sortir du fascisme? autour de cette image d’un destin
exemplaire. Les grands noms de la culture et de la littérature italiennes - Croce,
Calvino, Debenedetti, Gatto, Mila, Russo - s’accorderont pour découvrir et exalter
cette « œuvre d’une exceptionnelle valeur littéraire (2)». Un mot : témoignage -
traduction pudique de « martyre» - reviendra sous toutes les plumes, soulignant la
portée humaine des Lettres, leur charge d’exemplarité, leur vocation à l’universel. Et
c’est là l’important. Comme le souligne Croce, si Gramsci est communiste, les Lettres
appartiennent « aussi aux membres des autres partis politiques ou même des partis
opposés (3)». Débordant les cadres du seul Parti communiste pour investir jusqu’aux
milieux
Une crainte prévaut, en effet - celle d’une canonisation hâtive. Certes, on ne saurait
remettre en question la vocation œcuménique de l’œuvre. C’est ce que rappelle
Togliatti dès 1947 : « Gare à nous, communistes, si nous croyions que le patrimoine de
Gramsci n’appartient qu’à nous. Non, ce patrimoine appartient à tous, à tous les
Sardes, tous les Italiens, tous les travailleurs qui combattent pour leur émancipation,
quelle que soit leur religion, quelles que soient leurs croyances politiques (4).» Mais il
ne s’agit pas non plus, on l’a dit, de momifier Gramsci, de le transformer en « icône»
et, en renonçant à la gestion de son oeuvre, d’en oublier le contenu partisan. Gramsci
demeure
homme de parti, tel que le définissait Togliatti en 1937. C’est, du reste, ce que ce
dernier va souligner dans un texte où le « léninisme» de Gramsci commence
d’assumer ce qui apparaîtra bientôt comme son contenu réel : la « politique de
Salerno», la ligne du « parti nouveau», la « voie italienne au socialisme». Avec
Gramsci, souligne Togliatti, le socialisme cesse d’être « un mouvement des classes
prolétariennes exploitées», pour se transformer en « mouvement pour la rénovation de
toute la société italienne,... mouvement national progressiste, libérateur». Et il
insistera : c’est là le « noyau» de l’œuvre de Gramsci, « l’aspect le plus neuf et le plus
original de l’esprit et de la personnalité politique du Chef de notre parti (1)». C’est
dans l’apparente contradiction entre ce contenu officielIement « national», et
tendanciellement universel, de l’œuvre et son caractère étroitement partisan que devra
donc se déployer le discours sur Gramsci : dans un espace, au demeurant, moins limité
qu’il ne paraît mais, bien plutôt, jalousement délimité par les gardiens de la doctrine.
On en a aussitôt la preuve avec la publication des Cahiers. Déjà, on l’a dit, les
modalités mêmes de l’édition telle que l’entend et l’organise Togliatti, tendent à
exercer sur l’oeuvre un contrôle intérieur. Il s’agit de ne livrer au publie que des objets
pleinement manufacturés, où l’intervention discrète du fabricant demeure toujours
agissante, interdisant au livre toute errance; il s’agit que ce dernier exclue d’emblée les
interprétations dissidentes et demeure en dernier terme - et idéalement -source et
producteur de ses commentaires. Le retard, intentionnel ou non, que connaît la
publication des écrits proprement politiques, antérieurs à l’incarcération (2), renforce
ce contrôle, institue en système l’aséité des Cahiers : privé de ces références
essentielles que constituent les écrits de jeunesse, L’Ordine Nuovo ou les articles qui
vont de la fondation du P.C.I. à l’arrestation de Gramsci, le lecteur demeurera
prisonnier du discours anhistorique, quasi tautologique, que déploient les six volumes
de cette première édition. Ultime contrôle, enfin, celui qu’exerce avec plus ou moins
de discrétion la
Le texte en est rédigé sous la direction et le contrôle étroit de Togliatti, qui écrira la
plupart des articles sans signature qui constituent le tissu conjonctif du cahier. Un
« plan», mêlant recommandations et mises en garde, a été publié depuis : il atteste ce
contrôle rigoureux exercé par le secrétaire général du P.C.I. sur un texte voué à une
diffusion assez large et qui s’adresse, en tout cas, aux cadres moyens et mineurs du
parti (7). Apparemment, Trenta anni di vita e
lotte del P.C.I. n’apporte pourtant rien de bien nouveau quant à l’histoire de ce
dernier et constitue surtout une « systématisation» de thèmes déjà développés dans la
presse du parti (1) : certains auteurs, tels Giuseppe Berti, iront même jusqu’à
reprendre, en se paraphrasant, la substance d’articles parus avant la guerre dans Io
Stato Operaio (2). Ainsi que Togliatti s’en explique dans son « plan», il ne saurait être
question de présenter un exposé complet de l’histoire du parti : la « préparation
nécessaire» fait défaut, l’ouvrage serait trop lourd et « peut-être monotone»; et, enfin,
« pour d’autres motifs», qui ne sont pas précisés davantage.
Insistant sur le caractère « national» de l’histoire du P.C.I. - c’est ainsi qu’à la date
de 1939, Togliatti préfère celle de 1940, qui marque l’entrée en guerre de l’Italie (3) -
Trenta anni s’efforce surtout de faire et d’exalter l’histoire du nouveau groupe
dirigeant qui se constitue autour de Gramsci à partir de 1924 et accède à la tête du parti
avec le Congrès de Lyon de 1926. C’est ainsi que, parmi les rares textes de Gramsci
publiés dans ce fascicule, on retrouve deux articles des années 1924-1926 : « Le destin
de Matteotti» et, surtout, « G. M. Serrati et les générations du socialisme italien»,
article fondamental, s’il en fut, pour replacer la « conquête gramscienne» dans la
longue durée de l’histoire du P.C.I. (4). Davantage, alors que, par exemple, ces mêmes
articles de Gramsci seront publiés, vingt ans après, sous le titre « La construction du
Parti communiste 5», la périodisation s’efforce ici de circonscrire aux seules années
1921-1923 la « constitution du Parti communiste». C’est, au reste, ce que signifie
Togliatti aux rédacteurs de ce cahier : « Je crois qu’il est hors de question de discuter
la date de 1924 comme fin de la période de constitution du parti et début, peut-on dire,
de son action politique pour la conquête de la classe ouvrière et du peuple (6).» Ce
« tournant» de 1924 sera, bien entendu, rattaché plus ou moins directement à
l’expérience du
Un seul article, à vrai dire, concerne de plus ou moins près les années qui vont du
Congrès de Livourne à ce « tournant» de 1924, et il s’agit d’un texte volontairement
anhistorique et fallacieux, « La nature contre-révolutionnaire du bordiguisme», de
Giuseppe Berti. Bordiga, comme on pouvait s’y attendre, en ressort assez malmené :
« antiléniniste», « opportuniste», « espion trotskiste», allié objectif du fascisme, - bref,
l’anti-héros qui hantait déjà la prose de Togliatti et les pages de Lo Stato Operaio. A
deux reprises, en effet, Togliatti, toujours dans son « plan», a insisté pour que Berti ne
s’embarrasse point des règles fastidieuses de l’objectivité: «Le texte consacré à la
critique du bordiguisme [...] ne doit en aucune façon contenir un exposé soi-disant
objectif des balourdises bordiguistes, " Thèses de Rome ", etc.» Et encore : « Éviter,
naturellement, d’exposer objectivement les trop célèbres positions bordiguistes. Le
faire exclusivement de façon critique et destructive (1).» Mais, surtout, la contribution
de Berti permet de faire l’économie d’une étude plus circonstanciée de la politique du
P.C. d’Italie en 1921-1922 et, partant, d’éluder des problèmes qui ne commenceront
d’avoir droit de cité qu’une dizaine d’années après : le rôle de Gramsci dans cette
direction « bordiguiste» et, singulièrement, ses rapports avec Bordiga. Il n’est pas
indifférent, du reste, qu’aucun texte de cette période n’ait été retenu parmi les quelques
écrits de Gramsci publiés dans ce cahier.
Ce n’est évidemment pas par hasard non plus si, de la période de L’Ordine Nuovo,
ce cahier de Rinascita ne retiendra que deux textes : le fameux rapport d’avril 1920,
« Pour une rénovation du Parti socialiste», qui a reçu, en son temps, l’aval de Lénine,
mais qui, on l’a dit, apparaît assez peu caractéristique des positions de l’hebdomadaire
turinois, et, sous le titre « La posizione storica del Partito comunista», un article de
l’été 1920, « Le Parti communiste (2)», qui se trouve conclure à la nécessité de « doter
le prolétariat italien d’un Parti communiste capable d’organiser l’État ouvrier et de
préparer les conditions de l’avènement de la société communiste». S’il s’agit en effet -
et comment pourrait-il en être autrement? - de rattacher
Dans ses grandes lignes, l’article que Felice Platone consacre à L’Ordine Nuovo
(3) se démarque effectivement assez peu de la « leçon» de 1937. Sur certains points,
même, on pourrait parler de surenchère : qu’il s’agisse d’identifier le groupe turinois
aux « deux hommes qui en furent les animateurs», de faire de Gramsci, dès 1914, l’un
des dirigeants de la section turinoise du Parti socialiste ou d’en rajouter sur l’attitude
de Bordiga au moment de la conférence de Florence de 1917. Mais, dans le détail, il
arrive que le texte consente à lever quelque peu le voile d’unanimité dont Togliatti
s’était plu à draper ses rapports avec Gramsci : « Dans le choix des alliances, il
n’existe probablement pas toujours un accord complet parmi les rédacteurs de
L’Ordine Nuovo, ni entre Gramsci et Togliatti (4).» L’auteur n’hésite pas non plus, et
c’est là un élément neuf, à exalter la part de la formation néo-hégélienne et de l’œuvre
de Croce - de Gentile, il n’est, bien entendu, pas question - dans la rupture avec « la
dégénérescence positiviste et déterministe de la doctrine socialiste», voire dans
l’acquisition d’une méthode « véritablement... dialectique, propre au marxisme et au
léninisme (5)». Mais les principaux problèmes auxquels achoppait Togliatti dès 1937
ou qu’il préférait taire - le « spontanéisme» de
P.C.I. (1). Alors que l’ouvrage de F. Bellini et G. Galli apparaît surtout marqué par
le légitime souci de « réhabiliter» Bordiga et de restituer ce que fut effectivement son
rôle dans la création du Parti communiste italien, l’intervention de Tasca exprime
d’abord une réaction de mauvaise humeur face aux dernières publications du P.C.I. :
l’article venimeux qui lui a été consacré dans le cahier de Rinascita (2) et, surtout, le
Conversando con Togliatti, de Marcella et Maurizio Ferrara, tout entier consacré à
célébrer les laudes du Migliore et à chanter son amitié avec Gramsci (3).
1. A. Tasca, I primi dieci anni del P.C.I., déjà cité, publié initialement dans
l’hebdomadaire Il Monda, du 18 août au 15 septembre 1953.
2. a Un opportunista marcio : Angelo Tasca P, déjà cité.
3. M. et M. Ferrara, Conversando con Togliatti, Rome, 1953; trad. franç. : Palmiro
Togliatti, Essai biographique, trad. J. Noaro, Paris, 1954.
4. Cf. Écrits politiques, Il.
5. A. Tasca, « Una storia del Partito comunista italiano», déjà cité, p. 178. Il s’agit
d’un compte rendu du livre de F. Bellini et G. Galli.
6. 1 primi dieci anni del P.C.I., éd. cit., p. 92.
7. Ibid., p. 96.
Introduction 57
en réalité presque aussitôt. Il ne portait pas sur le soutien à accorder aux Conseils
d’usine, mais sur leurs rapports avec les syndicats, avec la Bourse du travail (1)» -
Tasca nie qu’un « coup d’État rédactionnel», ourdi de concert par Gramsci et ses amis,
l’ait exclu de L’Ordine Nuovo, insiste au contraire sur la crise de l’été 1920, rappelle
qu’au plus fort de sa polémique avec Gramsci il a été soutenu par Terracini et
Togliatti. Mais le texte tranche surtout par son enthousiasme avec les réserves,
explicites ou non, émises par Togliatti et F. Platone à l’égard de L’Ordine Nuovo :
« Le jour où l’on publiera l’ensemble des articles que Gramsci a écrits en 1919-1920
pour notre hebdomadaire, il sera éclatant que ces textes constituent l’expression la plus
originale et la plus puissante de la pensée politique socialiste des cinquante dernières
années; et même quelque chose de supérieur, sous certains aspects, aux Essais
d’Antonio Labriola (2).»
Poursuivant ses «révélations», Tasca rappelle alors que, dès avant le Congrès de
Livourne, Gramsci renonce à ses positions antérieures pour se rallier à Bordiga - dans
le manifeste lancé en octobre 1920 par la fraction communiste, on ne retrouve
effectivement « aucune trace des idées que Gramsci avait personnellement élaborées
dans L’Ordine Nuovo (3)» - et que, Graziadei et lui-même exceptés, pendant deux ans
au moins la direction du P.C. d’Italie sera, unanimement, « bordiguiste». L’opposition
de Gramsci aux « Thèses de Rome» de 1922 et à la « majorité bordiguiste» ? Gramsci,
rétorque Tasca, n’a nullement critiqué les positions de Bordiga, mais s’est opposé, au
contraire, au « risque d’un élargissement excessif du front unique (4)». Il n’y a pas
lieu, du reste, de parier alors de « majorité bordiguiste» : à l’époque du Congrès de
Rome, « cette majorité comprenait tout autant le groupe de L’Ordine Nuovo que celui
du Soviet; seule une petite minorité restait en dehors (5)...». Petite minorité - il s’agit,
bien entendu, de Graziadei et de Tasca lui-même - dont on souligne ici la clairvoyance.
En critiquant les modalités de la scission telle qu’elle s’est opérée à Livourne - « trop a
gauche», selon la formule de l’époque - et la rupture avec Serrati et les maximalistes,
en soutenant, contre la « majo
Tasca, précurseur du « parti nouveau» ? L’hypothèse, bien entendu, n’en sera pas
retenue, même pas examinée. Il suffit, du reste, de citer la réaction exaspérée de
Togliatti face à la réhabilitation de Bordiga tentée par F. Bellini et G. Galli pour
mesurer l’abîme qui continue de séparer la doctrine officielle de toute interprétation,
sinon ouvertement dissidente, du moins simplement objective ou critique, des origines
du P.C.I. : « C’est d’une autre grande trouvaille, qui pue étrangement le rance, que les
auteurs prétendent faire leur idée de fond. Figurez-vous qu’ils reprennent, et ils le font
sérieusement, la polémique en faveur d’un personnage que nous pourrions appeler
préhistorique, comme l’iguanodon, à savoir le premier secrétaire du Parti communiste,
l’ingénieur Amadeo Bordiga. Celui-ci aurait été le véritable révolutionnaire, qui avait
une doctrine, qui savait y faire, etc. [...] L’examen des faits laisse apparaître au
contraire que le seul parmi les vieux dirigeants du Parti communiste à l’actif duquel on
ne peut mettre ni l’initiative ni le succès d’aucune action politique de masse, c’est
précisément l’iguanodon dont on vient de parler (2).» Le mot d’esprit, combien
médiocre, au reste, paraît marquer ici un recul par rapport aux calomnies du texte de
1937 ou aux insinuations plus récentes de l’article de Berti sur « la nature contre-
révolutionnaire du bordiguisme». Souci de Togliatti de préserver sa nouvelle image de
marque? -Sans doute. Déjà, dans la pré
Robert Paris.
INTRODUCTION
Mais la dernière année, surtout, a été longue. Le XXe Congrès du Parti communiste
d’Union soviétique et les « révélations »du Rapport Khrouchtchev, l’insurrection
flamboyante de Poznan et la révolution écrasée de Hongrie, le réveil fascinant de la
spontanéité ouvrière et cet indéniable « retour du réprimé »qu’a été la résurrection des
conseils ouvriers ont, un temps, ébranlé et paru remettre en question les vieilles
références. Les partis communistes - et le P.C.I. comme les autres, sinon plus - ont
senti souffler la tempête.
désormais, filait entre les doigts? Le martyre même de Gramsci était devenu comédie
de dupes. Car, après tout, cette mort, dans les lointains de 1937, sur quoi avait-elle pu
porter témoignage ? et de quoi aurait-elle pu encore témoigner en cette fin de 1956 ?
Vingt ans après, il s’est donc agi, et cette fois sans les ressorts et les dramatisations de
l’antifascisme de 1937, et cette fois dégrisés de ces alcools chauds qu’avait versés la
Résistance, il s’est donc agi de revenir une fois de plus au rouet, d’ourdir, et dans la
hâte, la trame d’un nouveau spectacle. De retrouver, certes, la parole perdue. Mais
aussi, à travers le discours sur Gramsci, de récupérer toute une pratique, de
reconstituer en ses limites l’espace général du discours.
Placé sous les auspices de l’Istituto Gramsci, le congrès des 11-12 janvier 1958
constitue en quelque sorte l’acte de naissance de ce « gramscisme » qui régit,
aujourd’hui encore, la lecture et l’usage de Gramsci (4). Vaste mise au point sur les
« principaux noyaux de la pensée et de l’action de Gramsci », la manifestation se veut
aussi « une invitation pressante à développer tout ce que Gramsci entrevoit, suggère et
trace avec une telle richesse d’implications (5) ». Il s’agit tout à la fois de définir un
système qui, en dépit du caractère fragmentaire des Cahiers de prison, apparaît d’ores
et déjà achevé et « complet (6) », comme clos sur lui-même, et d’exalter une oeuvre
qui ne se veut pas système, mais méthode ; mais invitation à l’ouverture. Délimiter
jalousement une plénitude en laquelle tout, déjà, apparaît dit ou préformé et annoncer
en même temps les développements futurs qui en constitueront la vérité dernière.
Exalter, une fois de
4. Istituto Antonio Gramsci, Studi gramsciani. Alti del convegno tenuto a Roma nei
giorni 11-12 gennaio 1958, Rome, 1958. L’Istituto Gramsci a été créé en 1955. Il
succédait à la Fondazione Gramsci, née en avril 1947, pour le dixième anniversaire de
la mort de Gramsci.
5. Studi gramsciani, p. V.
2. Cf., par exemple,Problemi dell’ Unità d’Italia Atti del 11convegno di studi
gramsciani [1960]. Rome, 1962;Tendenze del capitalismo ilaliano. Atti del convegno
economico dell’Istituto Gramsci [1962], 2 vol., Rome, 1962.
3. E. Garin, « Antonio Gramsci nella culture italiana », Studi gramsciani, pp. 3-24.
Toute la démonstration se fonde en fait sur une métaphore : Gramsci donne une
« forme propre » à l’ « enseignement» de Lénine (4); il « traduit» Lénine «dans le "
langage " italien ». L’image, au reste, est empruntée à Gramsci lui-même. Le mérite
du premier Ordine Nuovo, écrit-il par exemple en 1924, a été « d’abord d’avoir su
traduire en langage historique italien les principaux postulats de la doctrine et de la
tactique de l’Internationale communiste (5) ». Ou encore, revenant, dans le Cahier 10,
sur la philosophie de Croce, il note : « Tout comme la philosophie de la praxis a été la
traduction de l’hégélianisme en langage historiciste, la philosophie de Croce est dans
une très large mesure une retraduction en langage spéculatif de l’historicisme réaliste
de la philosophie de la praxis (6). » Il n’y a, bien entendu, pas lieu de s’attarder ici sur
la valeur de cette métaphore (ni sur ses implications idéalistes). Il suffit que Togliatti
soit forcé à son tour de « traduire » Lénine. Il désigne ainsi, à tout le moins, une
absence chez Gramsci.
Mais, sans vouloir anticiper sur les Cahiers, l’important, ici, c’est que la
problématique de la « guerre de position » s’enracine dans ces mêmes années - 1923-
1924 - où s’amorce la « conquête « gramscienne ». Certes, ce sont les débats de 1921
autour du problème du « front unique »qui constituent la référence première - une note
des Cahiers le confirme explicitement - de la « guerre de position »: « Il me semble
qu’Ilitch [Lénine] avait compris qu’il fallait passer de la guerre de mouvement,
appliquée victorieusement en Orient [c’est-à-dire en Russie] en 1917, à la guerre de
position qui était la seule possible en Occident [ ... ]. C’est là, me semble-t-il, ce que
signifie la formule du " front unique " ...( 6) .» C’est Lénine lui-même, du reste, qui
introduit cette métaphore politico-militaire dans un dis
Une autre note des Cahiers - qui ne se trouve pas dans l’édition officieuse des
«Opere » - permet toutefois de dater beaucoup plus finement le surgissement du
problème et d’en désigner une composante essentielle : l’opposition entre « Orient »et
« Occident ». Revenant, deux ou trois ans plus tard, sur la première formulation du
problème de la « guerre de position »proposée dans le Cahier 7 (2) , Gramsci y
apporte en effet cette précision : «C’est une tentative pour entamer une révision des
méthodes tactiques qu’aurait dû être ce qu’a exposé L. Dav. Br. [Léon Davidovitch
Bronstein] à la quatrième réunion [c’est-à-dire devant le IVe Congrès de L’I.C.]
lorsqu’il a fait un parallèle entre le front oriental et le front occidental; le premier
tomba aussitôt mais fut suivi de luttes inouïes; dans le second les luttes devraient avoir
lieu " avant ". Il s’agirait, autrement dit, de voir si la société civile résiste avant ou
après l’assaut; à quel endroit celui-ci se produit, etc. La question n’a pourtant été
exposée que sous une forme littéraire brillante, mais sans indications de caractère
pratique (3). »
Le problème, de fait, n’est qu’à peine évoqué dans le rapport de Trotski sur « La
Révolution russe et les perspectives de la révolution mondiale », qui est consacré, pour
l’essentiel, aux problèmes de la N.E.P. et du front unique : « Ce n’est qu’après la
conquête du pouvoir politique que la guerre civile commença chez nous sur une
grande envergure [ ... ]. C’est la conséquence du fait que nous avons conquis le
pouvoir trop facilement [ ... ]. Pour les pays occidentaux au contraire et en général
pour le mouvement ouvrier du monde entier, on peut affirmer maintenant avec
certitude que chez vous la tâche sera beaucoup plus difficile
avant la conquête du pouvoir et beaucoup plus facile après (1). »Et il semble surtout
s’agir, après les défaites d’Allemagne et d’Italie, de préparer les révolutionnaires à une
longue patience. Comme le dira également Radek au IVe Congrès : « La conquête du
pouvoir n’est pas à l’ordre du jour en tant que tâche immédiate (2). » Mais, par-delà le
« repli momentané », il y a peut-être là un retour sur ce qui avait été au cœur de la
rupture entre le bolchevisme et le « marxisme occidental »: la spécificité du « front
occidental »par rapport à l’expérience bolchevique.
Cette spécificité, Gramsci l’entrevoit fugitivement dès 1920 lorsqu’il constate que,
hors de Russie, toutes les « révolutions en deux étapes » ont été vouées à l’échec :
« L’expérience des révolutions, écrit-il en effet alors, a pourtant montré comment,
après la Russie, toutes les autres révolutions en deux étapes ont échoué et comment
l’échec de la deuxième révolution a plongé les classes ouvrières dans un état de
prostration et de découragement qui a permis à la classe bourgeoise de se réorganiser
vigoureusement et de commencer à écraser systématiquement les avant-gardes
communistes qui tentaient de se reconstituer (3). » Et n’est-ce pas déjà une image
renversée de cette spécificité que celle de la Révolution russe comme révolution
formellement autre, révolution non jacobine et qui échappe aux canons de la science
marxiste « occidentale » ? L’ « Orient » n’est-il pas ce lieu où Le Capital reste le
« livre des bourgeois (4) » ? Autant de thèmes qui, fût-ce fugitivement, témoignent,
dès ce moment-là, de l’extériorité de Gramsci à la problématique proprement
bolchevique, - la référence essentielle restant alors pour lui, non le Parti, mais le
Soviet, le Conseil.
L’importance de ce texte, elle est, certes, dans son auteur, Zinoviev - qui, on l’a dit,
est de ceux qui « travaillent »Gramsci tout au long de cette période pour le détacher de
Bordiga (4) - mais surtout dans sa date : 1923.
Il est bien entendu exclu que Gramsci ait pu considérer que «le Conseil en tant que
tel, en tant que forme d’organisation des ouvriers adhérant de façon immédiate au
procès de production, pouvait contenir la solution du problème du pouvoir, c’est-à-dire
de sa conquête et de la construction d’un nouvel État (6)». S’il est vrai que les
Turinois - à supposer qu’ils se soient posé le problème - n’ont pas réussi à donner
naissance à une fraction « sur le plan national (7) », toute leur activité n’en a pas
moins visé à la création du « nouveau parti d’avant-garde du prolétariat : le Parti
communiste (8)». Et, du reste, pour ceux qui douteraient encore, il suffit de les mettre
devant le fait accompli : Gramsci a fondé le Parti communiste, son action « a abouti et
ne pouvait pas ne pas aboutir à la fondation du parti révolutionnaire de la classe
ouvrière (9) ». Par-delà le Gramsci « démocratique »des Conseils, voici donc
reparaître, enfin rendu à soi, l’ « homme de parti » de jadis.
Que la scission de Livourne marque ici un tournant, c’est chose indéniable : et c’est
là, au reste, la preuve indirecte que la transition des Conseils au Parti n’est en rien
« naturelle », « logique » ou « nécessaire ». Effectivement, pendant les deux ou trois
ans qui vont de sa désignation à la tête de L’Ordine Nuovo quotidien au congrès de
Rome de1922 et même à son intervention au cours du Plénum de l’Exécutif de l’I.C.
de juin 1923, Gramsci se montre surtout préoccupé de « coller »étroitement aux
positions de la majorité du P.C. d’Italie et de son principal dirigeant; à l’égard de
Bordiga, il apparaît même presque toujours disposé à surenchérir. Tout se passe
désormais comme si le contenu de sa période « conseilliste » se trouvait
définitivement oublié, sinon consciemment refoulé; comme si c’était là, pour
reprendre ses termes, une expérience anachronique (1). Tout comme si Livourne
marquait le début d’un grand deuil : et, de fait, il faudra attendre 1924 - avec des textes
comme « Contre le pessimisme »ou encore sa lettre à Zino Zini du 2 avril 1924 (2) -
pour voir la fin de cette « mélancolie ».
Celle-ci, du reste, est d’abord dans les faits, dans le mouvement réel, - on l’oublie
trop souvent. L’échec de l’occupation des usines a effectivement tourné une page.
Certes, lorsque la fraction communiste se réunit à Imola, les 28-29 novembre 1920,
Gramsci, si l’on en croit le compte rendu de la conférence, demeure persuadé que la
« phase de la conquête du pouvoir de la part du prolétariat » est toujours imminente
(3) ; et il va rester ainsi, tout au long de 1921 au moins, un fervent partisan de l’
« offensive ». Mais, au demeurant, dès septembre 1920, la combativité ouvrière
apparaît sérieusement émoussée. Tandis que le chômage grandit et que l’offensive
fasciste, débordant des campagnes, commence peu à peu d’investir les bastions
ouvriers, le nombre des grèves et des grévistes diminue brutalement : de 2 070 grèves
impliquant 2 314 000 travailleurs en 1920, on va tomber en 1921 à 1134 mouvements
et 724 000 grévistes (1), ces chiffres diminuant encore en 1922. Et, surtout, les formes
et les objectifs de la lutte ont changé : plus d’occupations, désormais; seulement des
grèves et des grèves défensives. Et qui se soldent le plus souvent par un échec :
comme le mouvement de la Fiat de mars 1921, comme la grève générale des
métallurgistes du début de l’été 1922 (2) . Tout dessine ainsi un vaste repli qui rend
inactuelle la problématique des Conseils et qui paraît donc justifier le recours à la
« forme-parti », la conversion.
Certes, il ne s’agit plus désormais que d’un écho assez atténué. Ou, plutôt, Gramsci
reprend le problème de façon indirecte, à un autre niveau : celui du contrôle ouvrier
(1). Projet plus modeste, sans doute, et singulièrement appauvri en regard des
enthousiasmes de 1919. Mais qui lui donne l’occasion de poursuivre un travail de
taupe. Obstinément. Et de renouer de vieilles polémiques. C’est ainsi que son article
du 10 février 1921 - où il continue d’identifier le « problème de la conquête de l’État»
à celui du « pouvoir ouvrier sur les moyens de production (2) » réveille un moment la
vieille querelle avec Bordiga:l’État prolétarien - lui objecte ce dernier « doit dès le
début dénier à la bourgeoisie, dont il ne peut supprimer instantanément les fonctions
économiques, toute forme de droit et d’activité politique (3) ». Confirmant que les
termes du dilemme de 1920 sont toujours présents : « Prendre l’usine ou prendre le
pouvoir (4) ? », - la polémique rebondit peu après avec la publication, dans L’Ordine
Nuovo du 5 mars 1921, d’un article où se fait sentir la griffe de Gramsci. Ce dernier y
retrouve d’ailleurs ce qui est alors la grande préoccupation de Piero Gobetti : susciter,
à partir de l’expérience du prolétariat turinois, une nouvelle classe dirigeante. C’est à
travers les Conseils, souligne-t-il, que s’opérera la sélection de nouvelles hiérarchies
ouvrières. La fusion des Conseils et des syndicats donnera naissance à un « nouveau
type d’organisation professionnelle, qui est propre à la période de la dictature et qui est
capable d’assumer les tâches qu’imposent les nécessités de l’État ouvrier (5) ». À quoi
l’objection de Bordiga apparaît inchangée : c’est là une démarche qui se fonde sur
« l’admission automatique de tous ceux qui occupent une place donnée dans la
production, sans leur demander de convictions politiques, d’engagements ou d’actes
particuliers, y compris le sacrifice de leur vie.[...] Le parti de classe, qui considère le "
prolétaire " dans la vaste gamme de ses conditions et
même, elle a démontré pour la première fois, dans la production économique, qu’elle
était capable de se gouverner toute seule, elle a organisé sa propre discipline. C’est là
une expérience que l’on ne saurait oublier (1)... »
Ce sont bien évidemment là autant de textes, on le verra encore avec les thèses de
1922 sur « Le Parti communiste et les syndicats », qu’il serait vain d’imputer à la seule
nostalgie du premier Ordine Nuovo. Il y passe bien plutôt une sorte de refus obstiné -
ou d’incapacité, diront les bordiguistes - de prendre en charge une problématique
proprement politique et d’assumer ce qui représente, pour Bordiga comme pour les
léninistes, la dimension spécifique du problème de la révolution. Tout comme si, au
fait, ce Gramsci-là se refusait encore à circonscrire la révolution à la seule question de
la prise du pouvoir. C’est ainsi que les « thèses syndicales » de 1922, rédigées pourtant
en collaboration avec Tasca, seront encore traversées par l’éclair de formules
marquées au sceau du « sorélisme » ou du « deleonisme » : de la définition du syndicat
comme « négation la plus tranchée de la démocratie bourgeoise » à la thèse
typiquement « ordinoviste »selon laquelle l’organisation syndicale - le syndicat
remplaçant ici le Conseilconstitue un « embryon d’État ouvrier à l’intérieur de l’État
bourgeois (2) ». Tout comme si le passif de L’Ordine Nuovo continuait donc de peser,
par-delà la scission et le ralliement à la formule du Parti; tout comme si l’expérience
des Conseils d’usine constituait ici la plus secrète et la plus juste des clés. Et
renfermait même - certains le diront - tout le secret de l’œuvre.
Ainsi qu’en témoigne le titre même du recueil - La Città futura, du nom du petit
journal publié par Gramsci en février 1917 (2) cette rencontre du « jeune Gramsci »est
en effet une « divine surprise » ; quelque chose, au fait, qui rappelle la découverte des
oeuvres de jeunesse de Marx. Déconcertants pour qui ignorait, par exemple, l’épisode
« mussolinien » de 1914 ou qui y découvre pour la première fois « La révolution
contre Le Capital », ces Scritti giovanili constituent autant de motifs de ravissement
(et parfois de lyrisme) pour tous ceux qui y retrouvent, outre un démenti aux
hagiographies en vigueur, les grands thèmes et les grandes instances d’un
« communisme critique » : et, d’abord, la naissance originale, à l’écart des institutions,
d’un marxisme antiscolastique, ignorant des tabous, et qui se veut « méthode armée,
examen ininterrompu, perpétuelle vérification collective (3 ) ».
Si elle ne rompt pas avec la tradition qui, désormais, privilégie toujours plus les
Cahiers aux dépens du reste de l’œuvre, cette exploration du marxisme de Gramsci -
qui occupe effectivement près des deux tiers de La Città futura et représente ainsi
l’ensemble le plus substantiel qui ait été consacré jusqu’alors à ce problème - cette
clarification de la « philosophie de la praxis »se veut d’abord vérification. Et même,
comme aurait dit Marx, «règlement de comptes ». Il s’est en effet réalisé très vite une
sorte d’unanimité facile autour de l’image philosophique d’un Gramsci auquel la
tradition de Labriola, l’historicisme absolu et le dialogue avec Croce auraient
miraculeusement permis de rester étranger au « dogmatisme stalinien »et dont le
« marxisme ouvert »constituerait le meilleur anti
lui interdire le dépassement de cette dernière mystification »que serait l’« idée d’un
marxisme-Wellanschauung (1) ».
Mais si les Scritti giovanili apparaissent essentiels, c’est en tant, d’abord, qu’ils
contiennent la formulation précoce d’une conception « typiquement démocratique »
du socialisme : une « exigence anticentralisatrice et antibureaucratique, exigence
d’auto gouvernement ouvrier (3) », qui débouche, comme le souligne Gianni Scalia,
sur l’expérience de L’Ordine Nuovo et la démocratie des Conseils ( « Les thèmes
fondamentaux de l’ordinovisme sont ici présents, annoncés et déjà partiellement
développés (4) »). Cette volonté de rattacher et presque de déduire L’Ordine Nuovo
des Scritti giovanili, cette insistance sur le caractère autonome, quasi endogène,
« turinois (5) », de l’élaboration des grands thèmes gramsciens, renouent, bien
entendu, avec la critique du finalisme des commentateurs officiels. Il ne s’agit,
toutefois, pas tant de rompre enfin l’accord tacite sur ce Gramsci « léniniste » et
« l’homme de parti »qui a resurgi, une fois encore, du congrès de 1958, que de se
donner un «profil » de Gramsci qui fasse du problème des Conseils le centre lumineux
de l’œuvre : en le rattachant, en
1. Ibid., p. 255.
C’est Alberto Caracciolo qui, dans un essai qui fera date (2) , désignera ce moment
spécifique, cette « inclination unique entre toutes »de la pensée de Gramsci (3) : le
refus du pouvoir comme pouvoir du Parti, le refus de la « dictature consciente » du
Parti, le refus du «blanquisme ». Il s’agit, il va sans dire, de remettre en question cette
sous estimation systématique des Conseils et de la spontanéité ouvrière qui hante les
écrits de Togliatti et de Ferri (4) et les anthologies « populaires » de Gramsci : et déjà,
dans son intervention au congrès de 1958, Caracciolo n’a pas manqué d’insister sur le
contenu profondément libertaire des textes que Gramsci consacre à la Révolution russe
«( Ce sont les années de l’enthousiasme essentiellement libertaire (5)...»). D’effacer
aussi cette image obsidionale d’un Gramsci que n’aurait cessé d’obséder le « rôle
prééminent du parti révolutionnaire par rapport à toute tendance visant à le sous-
estimer au nom du mouvement spontané des masses (6) »: et Caracciolo rappellera ici,
dans la langue même de L’Ordine Nuovo, que, pour Gramsci, la révolution
prolétarienne n’est pas un « acte thaumaturgique », la dictature du prolétariat un
« appel stérile à la volonté », mais une « floraison de nouveaux pouvoirs qui s’élèvent
irrésistiblement des grandes masses travailleuse (7) ». Mais l’essai d’A. Caracciolo
fait, au vrai, beaucoup plus que remettre en circulation les grands thèmes
« conseillistes » de la période de L’Ordine Nuovo.
socialisme italien des années 1919-1920 (1) et que la « spécificité » des positions de
Gramsci renvoie explicitement aux choix des autres protagonistes du débat autour des
Conseils: les directions réformistes, certes, mais aussi les maximalistes, avec Serrati,
et, surtout, la fraction abstentionniste, Bordiga. Pour la première fois, donc, on va
découvrir que le problème des Conseils n’est pas l’apanage de Gramsci, mais l’un des
axes essentiels autour duquel s’organise le débat socialiste de l’après-guerre; le lieu
où, sans conteste, Gramsci se démarque des autres, mais le lieu aussi où tous se
rencontrent; le bien de tous. L’élément discriminant, souligne Caracciolo, ce n’est pas
l’intérêt des « communistes turinois »pour les Conseils, intérêt dans lequel tous se
reconnaissent, c’est le contenu qu’ils mettent dans cette institution, c’est le rôle qu’ils
lui assignent : « commencer par l’usine pour rassembler toute la classe, de l’atelier à
l’usine, et de l’usine à la ville et au pays (2) ». Et dans ce processus, le rôle du Parti,
pour essentiel qu’il soit, ne peut être que d’« éduquer le prolétariat », lui apprendre à
« organiser sa puissance de classe et à l’utiliser pour sa propre domination (3) ».
La thèse est sans doute excessive, et même « forcée (3)», mais elle a au moins le
mérite d’ouvrir enfin, sur Bordiga, un débat que tous semblaient vouloir éviter (4) et
par là même, indissolublement, d’appeler à l’égard de Gramsci un autre type de
discours - en rupture avec les hagiographies et les morceaux de bravoure : une
historicisation. Et c’est là, en fait, que La Città futura fait passer un « frisson
nouveau » dans les études gramsciennes : non tant en proposant, avec l’
« ordinovisine », un Gramsci « de gauche» dans lequel beaucoup se reconnaîtront (5);
non tant en organisant une lecture dissidente ou « alternative » de Gramsci, mais en
suscitant le dégel d’un discours arrêté. En le contraignant à se débloquer. En créant, si
l’on veut, comme un vaste appel d’air dans le champ des études gramsciennes.
4. F. Livorsi, « Amadeo Bordiga nella storiografla del P.C.I. »,Studi storici, XV, 2,
avril-juin 1974, pp. 430-444.
formazione del gruppo dirigente del P.C.L. (1). Quant à la remise en question, sous la
plume de Rosario Romeo, de l’interprétation gramscienne du Risorgimento et de la
fameuse thèse sur l’absence de révolution agraire - la mancata rivoluzione agraria,
elle ne touche, bien entendu, qu’un publie restreint de spécialistes (2). Seul texte
prémonitoire, annonciateur peut-être de changements, l’étude d’Aldo Romano sur le
jeune Gramsci, qui esquisse une « réhabilitation »de Bordiga et traite, pour la première
fois, on l’a dit, de la période « mussolinienne » de Gramsci : mais l’article, qui est
publié sans notes ni appareil critique, restera inachevé; paraîtra tourner court (3) . Le
commentaire autorisé paraît ainsi devoir rester incontesté. Et même se constituer
toujours plus en commentaire de rigueur.
sont pas négligeables : 380 000 exemplaires au total - en 1957 -pour l’ensemble de ce
qui a été publié depuis la fin de la guerre, soit les sept volumes des « Opere », les
Lettres de prison (qui en sont alors à leur dixième édition) et différentes anthologies et
publications partielles (1). Mais l’on continue d’attendre l’édition critique des Lettres,
qui, annoncée comme « assez avancée » dès 1957, ne verra le jour qu’en 1965. Et,
hormis le volume de L’Ordine Nuovo 1919-1920, publié en 1954, et La Questione
meridionale de 1926, texte qui fait assez curieusement l’objet de plusieurs éditions
populaires, la période « militante » de Gramsci - des premières expériences de
jeunesse à l’arrestation - n’est toujours pas couverte.
1. « Stato attuale degli scritti di Gramsci », Rinascita, XIV, 6, juin 1957, p. 307.
2. Ibid.
3. Socialismo e lascismo. L’Ordine Nuovo 1921-1922, Turin, 1966; La costruzione
del Partito comunista, 1923-1926, Turin, 1971.
Introduction 35
Mais s’il y a lieu de parler de surprise, c’est à propos de l’essai qui donne son titre
au recueil. Et ici l’image qui s’impose, même trop répétée, est celle du « coup de
pistolet tiré dans un concert ». En effet : « Le véritable dirigeant de tout le travail [du
Parti] fut pourtant Amadeo Bordiga. Celui-ci était doté d’une forte personnalité
politique et de capacités de direction notables. Pendant des années il avait mené un
travail systématique d’organisation de sa propre fraction au sein du Parti socialiste et,
de cette façon, il avait acquis de vastes connaissances et du prestige parmi les cadres
de gauche du mouvement. Il savait commander et se faire obéir. Il était énergique dans
la polémique contre les adversaires, quoiqu’il usât souvent d’une argumentation
scolastique. Le résultat de tout cela fut que le groupe dirigeant fut centralisé presque
exclusivement autour de sa personne. On fut convaincu que c’était là le véritable “
chef ” dont le Parti avait besoin et qui le guiderait toujours bien, même dans les
situations les plus difficiles (1)» Que les voilà loin, déjà, les recommandations du
« plan » de 1951, l’article de Berti sur la « nature contre-révolutionnaire du
bordiguisme », l’ingegnere Bordiga et la chasse à l’iguanodon de 19531 Quelles qu’en
soient les limites - et, en particulier, cette insistance sur le rôle historique du « chef »
héritée de la période stalinienne (2) - cette « réhabilitation » de Bordiga crée une
situation apparemment irréversible. Comme le souligne G. Galli, il sera désormais
« impossible de persévérer dans les vieilles déformations(3) ».
La direction bordiguiste se serait trouvée très vite en crise. Dans ses rapports avec
l’I.C., d’abord, sur le problème du « front unique », dès 1921, et, après la scission
socialiste du 4 octobre 1922, sur celui de la fusion avec les maximalistes partisans de
l’I.C. Et Togliatti de rappeler ici qu’au Ille Congrès de l’ I.C. Terracini se fait
réprimander par Lénine pour avoir soutenu la « théorie de l’offensive (6) » ; quitte à
oublier qu’à la même époque, et sur les mêmes points, Gramsci soutient des thèses
analogues : « Dans l’actuelle période historique - écrit-il, par exemple, le 14 mars
1921 - tout mouvement est capable de se transformer en révolution (7) ». Et encore,
face à l’ « action de mars » : « Les communistes allemands sont en train de montrer
par l’exemple que certaines positions ne se défendent et ne peuvent se défendre qu’en
attaquants. (8 )» Quitte à oublier aussi qu’à l’égard du problème qui est au centre du
désaccord avec 1’l.C., celui du « front unique » politique (politique et non syndical,
comme l’insinue Togliatti (9), ou encore quant à la fusion avec les maximalistes,
pendant très longtemps Gramsci ne se démarque en rien de Bordiga et que, en juin
1923 encore, à Moscou, il défend si efficacement
les positions de la « majorité (1) » que Zinoviev - qui avait, on le voit, déjà misé sur
lui - l’accuse de « double jeu (2) ».
son délégué, le Bulgare Vasil Kolarov (1) Si la « lutte sur deux fronts » s’avère
possible dès 1922, pourquoi Gramsci attendra-t-il encore plus d’un an avant de s’y
engager ? N’est-ce pas là, au fait, sur le mode itératif, la « timidité » ou la
« pudeur »qui avait déjà retenu le groupe de L’Ordine Nuovo de constituer une
fraction à l’échelle nationale? Cette « timidité »ne cessera pas, en tout cas, de peser sur
la « conquête gramscienne », d’en ralentir le cours, d’en hypothéquer ou d’en infléchir
peut-être le déroulement. Togliatti lui en fera, deux ans plus tard, le reproche : Tu
aurais dû parler avant (2)...
Que Gramsci ait pu être retenu, comme on le prétendait jusqu’alors, par la crainte de
se confondre avec Tasca et la « minorité »de droite (3), la chose est également exclue.
Il n’y a pas lieu alors, reconnaît Togliatti, de parler d’un « véritable danger de droite ».
La « minorité » représente un ensemble « hétérogène », un « conglomérat
d’aspirations informes, inconhérentes, souvent contradictoires », dont toute la force
tient à son « succès temporaire de 1923 (4) », soit, pour qui sait lire entre les lignes,
l’appui inespéré de l’Exécutif de l’I.C., qui, on l’a dit, la place alors d’autorité à la tête
du Parti. Et, en tout état de cause, le Parti, « dans sa grande majorité », n’en veut
point(5).
1. Ibid.,pp. 24-26.
2. A Scoccimarro et Togliatti, 1er mars 1924, infra, p. 278.
3. Cf. Écrits politiques, I, p. 41.
4. P. Togliatti, op. cit., pp. 25 et 33.
5. Ibid., pp. 33-34.
6. P. Togliatti, op. cit., p. 26.
7. Ibid.
8. Ibid.
9. F. Livorsi, loc. cit., p. 435.
40 Écrits politiques
croît, du principal organe du Parti, Gramsci reconnaîtra plus tard n’avoir rien su de la
« véritable activité »de la direction du P.C. jusqu’à ce même congrès de Rome de 1922
(1).
On peut se demander, en fait, si Togliatti n’est pas, ici, en train d’antidater une
rupture qui ne s’amorcera chez Gramsci que vers la fin de l’année suivante. Comment
oublier qu’en octobre 1921 -époque où, il est vrai, il ne savait encore rien des
« questions les plus graves »- ce dernier a refusé de remplacer Bordiga ? comment, au
IVe Congrès de l’I.C., c’est-à-dire, cette fois, bien après le congrès de Rome, il s’est
vu proposer par le Hongrois Ràkosi de «devenir le chef du Parti » et a, là encore,
refusé (29)?Comment oublier, enfin, ce qu’était encore sa position en juin 1923 ? Tout
tendrait plutôt à montrer qu’en 1922 encore Gramsci n’est pas guéri, en tout cas pas
«totalement » de cette « maladie » dont parle Togliatti et qu’il reste ce que Tasca
désigne d’une formule peut-être excessive, mais qui fait mouche :« un " bordiguiste "
cultivé, mais un bordiguiste (3) ».
les communistes. Maintenant, une deuxième scission se prépare [...]. Une partie du
centre passera encore aux communistes et l’on pourra considérer alors le Parti
communiste italien comme définitivement constitué (1). » La critique de Livourne
désigne ainsi le lieu où commencent de coïncider, et les exigences de l’I.C., et ce que
Gramsci va désigner par la suite comme le « point de vue d’une majorité nationale ».
De la lettre sur la fondation de L’Unità du 12 septembre 1923 au refus de signer « par
principe »- et le terme est souligné chez lui - un « manifeste polémique à l’égard de
l’Internationale (2 ) »~ le choix, désormais, ne cesse de s’affirmer et de se préciser. Et
c’est par une argumentation que ne désavouerait pas Zinoviev, que Gramsci finit, dès
janvier 1924, par justifier sa « conquête » : « Alors qu’il fallait à l’époque [en 1920]
s’appuyer à l’intérieur du Parti socialiste sur les abstentionnistes si l’on voulait créer le
noyau fondamental du futur Parti, il faut aujourd’hui lutter contre les extrémistes si
l’on veut que le Parti se développe et cesse d’être autre chose qu’une fraction
extérieure du Parti socialiste (3). »
C’est cette même période que désigne Togliatti lorsqu’il s’agit de justifier ce choix
auquel se résout Gramsci : constituer une fraction, - le mot n’étant, du reste, jamais
prononcé. « On était au début d’une nouvelle période du développement de la
situation, écrit donc Togliatti. On allait dépasser les problèmes de l’immédiat après-
guerre.
Togliatti n’est guère disert, il ne peut s’agir que des conditions de cette « révolution
permanente »dont parle Gramsci dans sa lettre du 5 janvier 1924 (1). Et c’est là,
précisément, qu’en anticipant sur des analyses qui ne parviendront à terme que dans
les Cahiers, en faisant intervenir ici ce concept de « guerre de position »qui n’est
pleinement élaboré, on l’a vu, qu’après 1932, Togliatti manque l’un des aspects
essentiels de cette « conquête gramscienne », en ses débuts tout au moins : la
conviction que, s’il faut se hâter, c’est que les échéances révolutionnaires sont
proches.
Il est évident en effet que, tout au long de cette période, et probablement jusqu’au
discours de Mussolini du 3 janvier 1925, sinon après, Gramsci, loin de se préparer à
un siège prolongé ou à une guerre d’usure, estime que la révolution est toujours
possible, et parfois même proche, et ne pense en aucun cas à la « guerre de position
(2) » . « Pour ce qui concerne l’Italie, je suis optimiste », écrit-il au printemps 1923. Et
il ajoute : nous devons déjà penser à « la période qui suivra la prise du pouvoir (3) ».
La situation mondiale « tend à gauche », estime-t-il aussi dans cette lettre du 1er mars
où il va jusqu’à envisager la possibilité d’une insurrection armée dans le Midi et dans
les Iles (4). S’il concède, au début de l’année, que la situation en Italie reste
« extrêmement confuse (5) », elle est aussi - il n’en doute pas - « intensément
révolutionnaire (6) »: le fascisme a créé, en Italie, une situation de « révolution
permanente »; il faut s’attendre à de nouvelles luttes (7). Et c’est également là le
thème de son article du 15 mars 1924, « Contro il pessimismo »: « De grandes luttes
approchent, peut-être encore plus sanglantes et plus lourdes que celles des années
passées (8). »
Cette reprise prochaine des luttes, c’est même ce qui justifie à ses yeux la rupture
avec Bordiga et la création d’une fraction « centriste ». Et, par exemple, si
l’Internationale communiste ne peut tolérer la création d’une opposition de gauche
dont le P.C. « bordiguiste » constitue le centre virtuel, c’est - estime-t-il - parce que,
en dépit
d’un bon œil (1). Et c’est là, du reste, le seul exempleinvoqué par Togliatti.
Tout se passe en effet comme si, pour ce dernier, la rupture entre Gramsci et
Bordiga n’avait tenu qu’à un désaccord sur l’analyse du fascisme et, plus précisément,
sur sa composition de classe, sur son homogénéité. Alors que, chez Bordiga, lequel
gomme jusqu’à l’excès les aspects neufs, « révolutionnaires », du phénomène
(« Certes, le fascisme unit tout à la fois la violence réactionnaire et l’astuce
démagogique », mais « c’est ce qu’a toujours fait la démocratie libérale (2) »), le
fascisme ne saurait se réduire à une seule « tendance de la droite bourgeoise », mais
«incarne la lutte contre-révolutionnaire de tous les éléments bourgeois (3) », Gramsci,
poursuivant une analyse ébauchée à l’occasion des événements des 2 et 3 décembre
1919, y découvre surtout l’ « irruption politique » de la petite bourgeoisie et en
souligne les aspects contradictoires (4). Comme l’écrit Togliatti, qui hésite à se
prononcer sur l’ « orthodoxie » de cette analyse, Gramsci tend à « considérer le
fascisme comme une tentative de la bourgeoisie agraire pour s’affirmer comme force
indépendante dans l’État italien, en s’alliant aux grands propriétaires terriens contre
les paysans et les ouvriers (5) ». Tandis que, pour Bordiga, le prolétariat se trouve
donc voué à combattre seul un adversaire qui est l’adversaire de toujours et dont on
proclame, avec quelque peu de fausse conscience, la totale homogénéité, l’analyse de
Gramsci, qui, on en conviendra, passe trop rapidement sous silence le rôle du capital
industriel et oublie en particulier que, bien souvent, propriétaires terriens et porteurs
d’actions ne font qu’un, l’analyse de Gramsci laisse ainsi augurer des déchirures et des
ruptures à l’intérieur du bloc bourgeois et paraît devoir déboucher à long terme sur une
perspective d’alliances, une « perspective démocratique (6) ».
Et de fait, dès le mois d’avril 1921, Gramsci prend une initiative qui le montre assez
favorable à une telle poli
1. cf. « Contre la terreur »19 août 1921, infra, pp. 149-151 ainsi que « Les Arditi del
Popolo », 15 juillet 1921, pp. 136-138.
3. Ibid.
4. « Les deux fascismes », 25 août 1921, infra, pp. 151-153.
5. P. Togliatti, op. cit., p. 38.
6. bid.
Introduction 45
4. « D’après les informations des amis italiens, à part Gramsci, le Parti communiste
n’admettait pas même la possibilité de la prise du pouvoir par les fascistes» (L.
Trotski, « Et maintenant? », numéro spécial de La Lutte de classes, 15 avril 1932, p.
29).
n’est pas totalement innocente. Elle tend évidemment à réduire et à occulter les vraies
dimensions de la crise. Et elle continue d’infléchir ou d’orienter la lecture de Gramsci,
- ce dont témoignera, par exemple, la publication des articles de la période
« bordiguienne » sous le titre curieux de Socialismo e fascismo et la représentation de
ce moment-là, d’un Gramsci qui, lui, aurait « vu »le fascisme (1).
Cette crise, elle ne se réduit pas à des joutes oratoires dans lesquelles Gramsci, usant
de ses seuls talents de persuasion, écraserait le « sectarisme »bordiguiste et rappellerait
ses camarades à l’ « application correcte des principes du marxisme » et à la
« compréhension de la situation objective(2)». Ni davantage, il va sans dire, aux
dimensions étroitement nationales où prétend l’enfermer Togliatti : une discussion sur
la nature du fascisme et la crise de la bourgeoisie italienne. Et il n’est même pas sûr,
au fait, que les motifs si souvent invoqués : refus, de la part de Bordiga, et du « front
unique » politique, et de la fusion avec les maximalistes, suffisent à rendre compte des
raisons de la « conquête gramscienne » et de cette transformation du P.C. d’Italie qui
aboutira à terme - dans l’hypothèse de Togliatti - au « Parti nouveau » de la Résistance
et de la « voie italienne ». Tout se passe ici, au contraire, comme si toute l’action de
Gramsci ne consistait, pour la paraphraser, qu’à «traduire en langage historique
italien » une crise qui investit l’Internationale communiste et dont Bordiga se trouve
être, on ne saurait l’oublier, l’un des principaux protagonistes : « Amadeo[Bordiga] se
place au point de vue d’une minorité internationale. Nous devons nous placer au point
de vue d’une majorité nationale (3). »
1. Cf., par exemple, A. Leonetti, « Come Gramsci vide la crisi del 1921-22 e le
responsabilità della piccola borghesia », Paese sera, 8 novembre 1963; repris - sous le
titre « L’analyse du fascisme »- in Notes sur Gramsci, éd. cit., pp. 45-55.
tendent aussi à en masquer le contenu réel. Si elle n’exclut pas, il est vrai, la possibilité
d’un retour ultérieur du P.C. d’Italie à des positions plus critiques (« Si notre parti est
guéri de sa crise avant le Ve Congrès, écrit Gramsci le 27 mars 1924, ... nous pourrons
adopter une position indépendante et même nous offrir le luxe de critiquer (1) »),
l’opération que Gramsci met, bon gré mal gré, en route avec ses lettres de Vienne ne
signifie rien d’autre en effet que l’alignement du P.C. d’Italie sur les positions de l’I.C.
C’est d’ailleurs ce que reconnaîtra en termes a peine voilés Togliatti devant le Ve
Congrès de l’I.C. : « Au congrès de Rome, en votant même à titre consultatif les thèses
que l’Internationale a désavouées, nous avons ouvert une crise internationale pour
éviter une crise intérieure qui aurait eu des conséquences bien plus graves (2) ». Il
s’agit désormais de faire supporter au Parti italien - dont Togliatti reconnaît en passant
qu’il a « conquis une position inébranlable dans la meilleure partie de la classe
ouvrière(3) » - sa part, sinon plus, de la crise qui déchire l’Internationale et le Parti
communiste d’Union soviétique.
Mais c’est sans doute une formule de Zinoviev qui éclaire le mieux le problème :
« Ce n’est pas l’Internationale qui doit s’adapter à Bordiga, déclarera-t-il le 19 juin
1924, mais Bordiga à l’Internationale (4). » Le contentieux entre Bordiga et l’I.C.
commence en effet à se faire pesant. L’ « abstentionnisme » du groupe du Soviet
(auquel la polémique ne manquera jamais de faire référence) a, certes, été liquidé très
vite; dès avant le congrès de Livourne. C’était là, au reste, une des conditions posées
par Lénine avant de confier à Bordiga la tâche de créer le P.C. d’Italie. Mais, dès
1921, un nouveau conflit éclate autour des Thèses du IIIe Congrès de l’I.C. et du
problème du « front unique » et, à partir de ce moment-là, le P.C. d’Italie se trouve
« en permanence », sinon « systématiquement », en désaccord avec l’I.C. (5). Les
premières « ouvertures » de Moscou en direction de Gramsci, par le truchement de
Haller, ont lieu à cette époque-là : en
2. Intervention d’Ercoli [P. Togliatti], in « Ve Congrès - 13e séance [25 juin 1924] »,
La Correspondance internationale, IV, 46, 21 juillet 1924, p. 488.
3. Ibid.
4. G. Zinoviev, « Rapport sur les travaux du Comité exécutif de L’I.C. [19 juin
1924] », La Correspondance internationale, IV, 43, 10 juillet 1924, p. 450.
octobre 1921, quelques mois après le Ille Congrès (1) . L’adoption - contre l’avis du
Komintern - des « Thèses de Rome » de 1922 ne fait que cristalliser les antagonismes.
Et, dès l’Exécutif de juin 1923, il est clair que l’I.C. est prête à abandonner la majorité
«bordiguienne», c’est-à-dire en fait la majorité du Parti, au bénéfice d’une
« minorité »plus souple.
C’est là, au vrai, ce que redoute Gramsci : que l’I.C. voie dans le P.C. d’Italie une
sorte de nouveau K.A.P.D. et que, sanctionnant le jugement de la « minorité »sur la
scission de Livourne - jugement que lui-même est tenté, on l’a dit, de reprendre à son
compte - elle ne reporte ses espoirs sur un parti formé, à l’instar du K.P.D. au congrès
de Halle, de l’alliance de Serrati et de Tasca. Et ce risque est d’autant plus grand,
d’autant plus proche aussi, que Bordiga menace désormais toujours plus ouvertement
de prendre la tête d’une fraction internationale en dissidence ouverte contre
l’ « opportunisme » et le « révisionnisme »de Moscou : « Si l’Internationale s’orientait
ultérieurement à droite, nous verrions alors la nécessité de constituer une fraction
internationale de gauche (2). » Il est donc urgent de résoudre la « crise de confiance »
qui s’est ainsi installée entre l’I.C. et le P.C. d’Italie «dans son ensemble », et, pour
commencer, d’en transférer la responsabilité sur «une partie des dirigeants du Parti (3)
». De faire, autrement dit, que la direction du Parti choisisse entre Bordiga et l’I.C. Au
profit de cette dernière, bien sûr. Et d’en passer, si besoin est, par un véritable travail
de fraction. Car comment désigner, sinon, cette « formation du groupe dirigeant »que
Gramsci entreprend depuis Vienne?
Et l’on peut mesurer ici le chemin parcouru depuis L’Ordine Nuovo. La « conquête
gramscienne », l’évidence s’en impose, est d’abord conquête par en haut. Certes, le
temps presse, les rythmes s’accélèrent; des échéances, que tous croient
révolutionnaires, paraissent soudain proches... Mais le fait est là : toute l’affaire -
décidée au sommet - se déroule au sommet, entre initiés et happy fews, en laissant
délibérément les « masses »hors jeu. Et là, déjà, on peut parler de « bolchevisation ».
Il ne s’agit pas de gagner patiemment le Parti, mais de s’emparer,
Robert Paris.
ANTONIO GRAMSCI
INTRODUCTION
1. Cf. notre « Introduction » à A. Gramsci, Écrits politiques, II, pp. 34 et suiv. ; et,
pour la lettre du 12 septembre 1923, ibid., pp. 228-230.
2. Cf. P. Togliatti, La formazione del gruppo dirigente del Partito comunista
italiano, Rome, 1962, A. Gramsci, La costruzione del Partito comunista, 1923-1926,
Turin, 1971.
3. Cf., par exemple, les articles d’Alfred Rosmer (signés « Un communiste » et
« A.R. ») in La Révolution prolétarienne, mai, juin et août 1925, ainsi que l’essai d’A.
Caracciolo, « Serrati, Bordiga e la polemica gramsciana contro il " blanquismo " o
settarismo di partito », in La Città futura, Milan, 1959, p. 109.
12 Écrits politiques
de l’I.C. : « Au Congrès de Rome, en votant même à titre consultatif les thèses que
l’Internationale a désavouées, nous avons ouvert une crise internationale pour éviter
une crise intérieure qui aurait eu des conséquences bien plus graves (1). » Entre ces
deux « empires » que sont ici le Parti et L’Internationale, et même si le « centre » joue
parfois de soit double passeport pour interchanger les « points de vue », entre l’in
group et 1’out qroup la médiation ne saurait ainsi s’opérer que par le truchement
d’une traduction qui, non seulement restitue « concrètement la signification italienne »
des mots d’ordre de l’Internationale, mais qui, de plus, leur assigne - comme à des
formes sans contenu - « une substance politique nationale (2) ».
C’est sous les auspices de Lénine que Gramsci placera les notes des Cahiers de
prison dans lesquelles il revient sur cette pratique de la « traduction » pour tenter de
théoriser le concept de « traduisibilité » : « En 1921, traitant des questions
d’organisation, Vilitch [Lénine] écrivait et disait à peu près ceci : nous n’avons pas su
" traduire " notre langue dans les langues européennes (3). » L’allusion est explicite : il
s’agit de la conclusion du rapport présenté par Lénine devant le IVe Congrès de l’I.C.,
et donc non pas en 1921, mais en 1922. Dans les deux versions de cette note, tout
comme dans l’article du 25 juillet 1925, « L’organisation par cellules et le IIe Congrès
(4) », qui, traitant d’un des thèmes essentiels de la « bolchevisation », permet
d’intégrer celle-ci au « moment théorique » des Cahiers, Gramsci ne cesse pourtant de
dater de 1921 ce rapport de Lénine. Même si ce texte se réfère explicitement à cette
date, il est évident qu’une telle erreur ne saurait se réduire à une confusion ou à un
effet de métonymie mais désigne, à la façon d’un lapsus, le moment et le lieu - le IIIe
Congrès, précisément,
Un seul point, en effet, pourrait évoquer ici la nécessité de « traduire » dont parle
Gramsci, et c’est lorsque Lénine concède que les communistes russes devraient
apprendre à se mettre « à la portée des étrangers ». Mais, en soulignant que ceux-ci
doivent d’abord « étudier » et, plus encore, en leur faisant un devoir d’« assimiler une
bonne tranche d’expérience russe », Lénine, bien évidemment, assigne à cette
expérience ce que Gramsci désignera, positivement d’ailleurs, comme une « situation
de " privilège " (2) », et lui confère une plénitude de contenu qui ne laisse guère place
à « une substance politique nationale ». Aussi bien est-ce sur le renversement de cette
perspective que se fonde le discours de la « traduisibilité » : c’est en brisant avec le
contenu de l’expérience bolchevique - sans renoncer pour autant, on le verra, à certain
apprentissage des mécanismes
d’ appareil -, c’est en déniant en fait toute primauté à une telle expérience - mais
non à l’appareil, répétons-le - que Gramsci commence de définir cette pratique
politique, qu’il nommera « traduction » et dont ce renversement est peut-être la
première étape.
réinvente et qui occulte si bien, chez certains commentateurs (1), le contenu effectif
de la « bolchevisation », représente-t-elle beaucoup plus que cette « taille de
l’histoire », que ce prix du sang que le «bolcheviseur » doit payer à la Realpolitik : et,
précisément, le contenu réel de cette « bolchevisation » qui lui tient lieu de « vérité ».
Une fois admis ce quid ou cette « petite différence » qui tient peut-être
effectivement, pour la postérité en tout cas, à ce que le « capitaine » Treint n’a pas
écrit - et pour cause - les Cahiers de prison, force est en effet de constater que, dans sa
matérialité comme dans ses résultats, l’opération que dirige personnellement Gramsci
et dont il paraît faire parfois une « affaire personnelle (2) », ne se distingue guère du
grand remue-ménage qui secoue alors les autres sections de l’Internationale
communiste. C’est l’auteur des Cahiers de prison, et non Albert Treint, qui, depuis
Vienne, constitue ni plus ni moins qu’une fraction à l’intérieur de ce Parti communiste
d’Italie dont il exalte avec tant de satisfaction l’« homogénéité fondamentale,
granitique (3) ». C’est lui aussi qui, fort de l’appui du Komintern, contraint les
militants à choisir entre l’ancienne direction et l’Internationale. C’est Gramsci encore
qui met en place un véritable appareil et qui crée ou inspire ces supports idéologiques
et logistiques de la « bolchevisation » que sont L’Unità, L’Ordine Nuovo nouvelle
manière, l’école du Parti, les « groupes de L’Ordine Nuovo »... C’est le Parti italien
enfin, et non le Parti français ou allemand, que désigne ce commentaire, sévère mais
lucide, d’Alfred Rosmer : « L’Internationale forme une direction d’hommes serviles
qui constitue une véritable fraction au sein du Parti et, appuyée sur cette fraction, elle
met les ouvriers en demeure de se prononcer pour cette direction sinon, ils sont contre
l’Internationale (4). »
1. J’ai déjà rapporté ailleurs cette « objection » d’un historien italien : « Albert
Treint n’a pas écrit les Cahiers de prison. »Cf. R. Paris, « Il Gramsci di tutti ».
Giovane critica, no 15-16 (1967), pp. 48-61.
2. Cf., sur ce point, P. Spriano. Storia del Partito comunista italiano, I, Da Bordiga
a Gramsci, Turin, 1967, pp. 477-478.
3. « Après la Conférence de Côme », 5 juin 1924, ci-après. p. 115.
4. A, R. [A. Rosmer], « La " bolchevisation " du Parti communiste italien », La
Révolution prolétarienne, no 8, août 1925, pp. 21-22.
Introduction 17
C’est donc une double hypothèque qui pèse sur cette « bolchevisation » :
l’identification sans réserve des positions du « centre », c’est-à-dire des
« bolcheviseurs », à celles de l’I.C., et, plus décisif encore, ce « privilège » dont
jouirait l’Internationale et qui, impliquant l’acquiescement a priori à toutes les
décisions de Moscou, contient en germe l’essentiel de l’opération. « L’existence de cet
organisme - souligne en effet Gramsci, toujours à propos du Komintern - ( ... ) met une
limite à ce qu’on nomme, dans la démocratie for
Il y reprend, au vrai, tous les procédés, y réinvente toutes les obsessions, tous les
fantasmes du « bolchevisme ». Indifférent aux thèses d’une opposition qui ne saurait
être qu’« une chose tout à fait artificielle », inventée, qui sait ? par la police (4) , et
déniant toute signification aux revendications que la « gauche » peut avancer :
« liberté de discussion », « démocratie interne », « liberté de critique », on l’y voit
guidé par une seule idée, une règle unique : discipline, discipline d’abord. Discuter ?
Certes. Mais quand tout sera rentré dans l’ordre. Il ne saurait y avoir de discussion
« entre le Parti et ceux qui violent la discipline (5) ». Et d’exalter l’exemple de
Trotski, « discipliné au Parti », « soldat disci
1. Ibid.
2. « Le Parti combattra avec énergie tout retour aux conceptions d’organisation de
la social-démocratie », 7 juin 1925, infra, p. 179.
3. Cf. Écrits politiques, I, p. 4 1 ; II, pp. 48, 224, n. 2 et 303, n. 2.
4. « Verbale della Commissione politica per il congresso di Lione [Procès-verbal
de la commission politique préparatoire du Congrès de Lyon, 20 janier 1926] », in
Critica marxista, 1, 5-6, septembre-décembre 1963. pp. 302-326 et, sur ce point, pp.
321-322. Mais cf., aussi, La costruzione..., p. 488.
5. « " Democrazia interna " e frazionismo », L’Unità, 21 juin 1925, in
Introduction 19
Et, dès lors, le discours se fait tragique, d’un rationalisme exacerbé, pressé de
sauter aux conclusions pour annoncer l’inéluctable : « En s’engageant sur la voie
qu’ont prise les camarades du soi-disant " Comité d’entente ", on va tout droit hors du
Parti et de l’Internationale communiste. Et se mettre hors du Parti et de
l’Internationale signifie se mettre contre le Parti et l’Internationale communiste,
autrement dit renforcer les éléments de la contre-révolution (6). » Des exemples sont
là, qui parlent ; des représentations plutôt, que la tradition bolchevique a transmises -
« l’otzovisme et ses premières figures de « liquidateurs de gauche », Gorki, Pokrovski,
Lounatcharski (7) ... Des noms
La costruzione..., p. 226. Cf., également, « " Libertà di critica " o revisione del
bolscevismo ? », L’Unità, 23 juin 1925, cité in M. Salvadori, Gramsci e il problema
storico della democrazia, Turin, 1977 (21 éd.), pp. 24-25.
1. ( La morale del ritorno di Trotskij », Lo Stato Operaio, III, 14, 21 mai 1925, in
A. Gramsci, Per la verità, Scritti 1913-1926, a cura di R. Martinelli, Rome. 1974, pp.
307-309 ; les mêmes termes apparaissent déjà dans un article du 19 novembre 1924,
infra, p. 156.
2. « Les documents fractionnels », 25 juin 1925, infra, p. 194.
3. « Le Parti combattra... » « infra, p. 179 ; souligné par Gramsci.
4. « Après la dissolution du " Comité d’entente " », 18 juin 1925, infra, p. 185,
souligné par Gramsci.
5. « Dans le P.C. italien », 18 juillet 1925 [mais l’original a paru dans L’Unità du 3
juillet], infra, p. 297.
6. « Le Parti combattra... », infra, p. 180.
7. « Liquidatori di sinistra », L’Unità, 12 juin 1925, in La costruzione..., pp. 220-
223.
20 Écrits politiques
plus proches surgissent sous la plume : Frossard, Paul Levi, Paul Louis, Rosenberg,
Korsch, « transfuges » ou « renégats » qui déblatèrent contre l’I.C. ou entretiennent de
mystérieuses correspondances avec Bordiga (1)... Et il n’est plus possible de
s’offusquer de ce que des éditeurs trop zélés aient pu attribuer à Gramsci un extrait des
Principes du léninisme (2) : c’est aussi la logique de Staline que cette vision
conspirative, voire policière des oppositions ; le plus grave étant à coup sûr que, s’il y
est inévitablement porté par le « système », Gramsci ne l’en assume pas moins
consciemment : « C’est moi qui ai écrit que constituer une fraction dans le Parti
communiste, dans notre situation présente, c’était faireœuvre d’agents provocateurs et,
aujourd’hui encore, je maintiens cette affirmation. ( ... ) L’un des moyens que la police
peut employer pour détruire les Partis révolutionnaires, c’est précisément de faire
surgir en leur sein des mouvements d’opposition artificiels (3). »
1. Cf. La costruzione..., pp. 221 [infra, p. 1561, 310, 266, ainsi que M. Salvadori,
op. cit., p. 25.
2. « Il partito del proletariato », L’Ordine Nuovo, ler novembre 1924, in La
costruzione..., pp. 205-206. C’est Enzo Santarelli qui, selon la formule consacrée, a
rendu « à chacun son bien », in Fascismo e neofascismo, Rome, 1974, pp. 206-207, n.
1.
3. « Verbale della Commissione politica... », loc. cit., pp. 321-322 ; La
costruzione..., p. 488
4. A. De Clementi, Amadeo Bordiga, Turin, 1971, p. 222.
5. S.A.P. [Section d’agitation et de propagande de l’I.C.], « Le travail courant du
P.C. italien , La Correspondance Internationale, V, 8, 4 février 1925, p. 63.
Introduction 21
du Parti et, plus généralement, tout ce qui a été publié sur la question ? » (A
Terracini, 9 mars 1924, in G. Somai, Gramsci a Vienna, Ricerche e documenti, 1922-
1924, Urbino, 1979, p. 200.)
1. A Terracini, 27 mars 1924, Écrits politiques, II, p. 295.
2. Sur ce point, cf., ci-après, p. 28, n. 3.
3. Pour Trotski, rappelons-le, c’est au contraire « le régime bureaucratique [qui] est
l’une des sources des fractions » (Cours nouveau, 19241, in L. Trotski, De la
révolution, Paris, 1964, p. 43).
4. « La conferenza di Como : Intervento di Gramsci », La costruzione..., p. 461.
5. Partito comunista d’Italia, « Mozione sulla bolscevizzazione dei partiti
comunisti », 6 février 1925, in S. Corvisieri, Trotskij e il comunismo italiano, Rome,
1969, pp. 185-191 ; la phrase citée se trouve p. 190.
Introduction 25
1. « Au C.C. du P.C. d’Union soviétique », 14 octobre 1926, infra, pp. 307 et suiv.
On ne retiendra pas, bien entendu, le parallèle absurde qu’esquisse Roberto Massari
entre le « sectarisme bordiguien » et le « bureaucratisme stalinien » (All’opposizione
nel pci con Trotski e Gramsci, Rome, 1977, p. 25).
2. « Relazione al Comitato centrale », 6 février 1925, La costruzione..., p. 173.
3. Cf., supra, p. 19, n. 1.
4. « Vecchiume imbellettato [Vieillerie fardée] », 22 septembre 1926, La
costruzione..., p. 331. Cf., dans le même sens, la lettre d’octobre 1926, infra, p. 314.
5. Cf.,« Comment il ne faut pas écrire... », 19 novembre 1924, infra, pp. 155-156 ;
« La morale del ritorno di Trotskij » 21 mai 1925, déjà cité ; « Puntini sugli i », 22
juillet 1925, La costruzione..., p. 266, ainsi que, ci-après, p. 193, n. 1. L’hypothèse
d’une collusion « objective » avec la « contre-révolution » est lancée par Gramsci au
cours de la réunion du 6 février 1925 et reprise, le même jour, dans la motion sur la
« bolchevisation » op. cit., pp. 188-189.
26 Écrits politiques
légie dans la crise du Parti russe : une didactique de la « bolchevisation » qui, selon
la formule de Trotski, traite par la « méthode pédagogique » - l’« œuvre d’éducation »
- les problèmes du politique (1). Aussi la « question Trotski » lui apparaît-elle surtout
riche d’« enseignements pour notre Parti » : Trotski ne se trouvait-il pas récemment
encore « dans la position qu’occupe actuellement Bordiga » ? Et si l’on pouvait parler
alors de « tendance fractionniste », l’attitude de Bordiga n’entretient-elle pas dans le
Parti une « situation objectivement fractionniste (2) » ? L’« équation bordiguisme-
trotskisme » - que l’Exécutif de l’I.C. fera aussitôt sienne (3) - donne un contenu
matériel au « privilège » de l’Internationale. Conférant une auréole morale au chantage
à la discipline dont le « centre » use si efficacement (4), la double et paradoxale
« culpabilité » de Bordiga - « droitier » à Moscou et « gauchiste » à Rome (5) -
constitue un moyen de pression sans égal sur la « gauche » et d’abord sur ses
sympathisants. Mais surtout, dépassant les objectifs purement « pédagogiques » de
cette campagne, le binôme Bordiga-Trotski apporte probablement un début de réponse
à la crise d’identité que le « centre » doit affronter depuis la conférence de Côme :
incapable encore de se démarquer de Bordiga et abjurant déjà les Thèses de Rome (6).
volonté contradictoire d’ancrer le P.C. d’Italie, tel qu’il sortira des fourches
caudines de la « bolchevisation », dans l’« acquis historique » de Livourne, désigne le
dernier obstacle où achoppe ce « transformisme » : non tant la « vieille garde »
qu’incarne, assez symboliquement, le « Comité d’entente », que le spectre d’un
« nouveau Livourne (1) ». Et si, parmi toutes les accusations lancées contre Trotski et
autour desquelles s’articule la fameuse « équation », Gramsci privilégie certains
thèmes - le « menchevisme », certes, mais aussi le « révisionnisme (2) » et, surtout,
l’appartenance au « marxisme de la IIe Internationale (3) » -, c’est que le binôme
Bordiga-Trotski permet au « centre » d’articuler sa rupture avec l’ancienne
« majorité ». La convergence de ces thèmes fait en effet passer dans le discours la
représentation d’une dégénérescence. C’est, bien entendu, retourner à Bordiga les
critiques qu’il adresse au Parti et à l’Internationale : « Bordiga lui-même peut
dégénérer (4) » ; ses dernières positions, dans lesquelles Gramsci feint de reconnaître
la main de Nenni ou de Serrati et parfois même de Turati (5), témoignent d’une
« véritable décadence intellectuelle », d’un retour pur et simple au « maximalisme »,
voire à la « social-démocratie (6) ». Mais c’est surtout, on l’a dit, exorciser la scission
redoutée. L’image d’un Bordiga qui serait revenu aux errances du
1. « Dans le P.C. italien », infra, pp. 297 et 299. Commentant un article de Bordiga,
Gramci écrit d’autre part : « Tout ce paragraphe semble repris d’un article de Serrati
d’avant Livourne, en changeant purement et simplement de nom » (« Punitini sugli
i », op. cit., p. 266).
2. « Sull’attività parlamentare del partito », 5 décembre 1925, La costruzione..., pp.
299-301. La formule sur l’« extrémisme indigène » se trouve p. 301. Cf., d’autre part,
« Le camarade G.M. Serrati et les générations du socialisme italien , 14 mai 1926, ci-
après, pp. 249-254.
3. P. Spriano, op. cit., p. 478. Mais n’était-ce pas là, hormis le reniement, la seule
voie possible à dater du « coup de force » de l’I.C. de juin 1923 ? Comme le remarque
Scoccimarro, qui est pourtant loin d’être favorable à Bordiga : « Son refus d’accepter
un poste responsable à la direction du Parti montre que [Bordiga] considère
l’Internationale comme étant sur la voie de l’opportunisme : or il ne veut être obligé,
ni de renoncer à ses opinions, ni de travailler contre l’Internationale » (« La politique
de l’I.C.-Italie ». La Correspondance internationale, V. 34, 11 avril 1925, pp. 252-
253). Le remplacement de Bordiga à la tête de la Fédération de Naples témoigne
d’ailleurs des limites qu’aurait comportées sa « participation ».
4. A. De Clementi. op. cit., p. 219.
5. « Le fascisme. considéré objectivement, n’est pas la réponse de la bourgeoisie à
une attaque du prolétariat : c’est le châtiment qui s’abat sur le prolétariat pour n’avoir
pas continué la révolution commencée en Russie » (« Discours de Clara Zetkin [12e
séance de l’Exécutif élargi, 20 juin 1923] ». La Correspondance Internationale,
supplément no 53, 4 juillet 1923, pp. 8-9).
Introduction 29
type de parti ne naît pas - comme le rappelle Stefano Merli - des expériences de la
lutte ouvrière (...) mais d’une lutte de fraction (1) », le terrain de la « bolchevisation »,
c’est aussi cette classe ouvrière vaincue, démoralisée ou désorientée (2), réduite à la
passivité, dépouillée de ses traditions (3), privée, enfin, de ses meilleurs éléments,
assassinés, emprisonnés ou déjà en exil, bref, une classe en voie de décomposition ou,
comme dirait Sartre, retombée dans la « sérialité ». Bien avant que le discours de
Mussolini du 3 janvier 1925 ne condamne, comme on l’a dit, les communistes à une
quasi-illégalité, cette décomposition, cette « passivité de l’ensemble de la classe
ouvrière » investissent jusqu’aux rangs du Parti (4) et hypothèquent probablement -
Bordiga, en tout cas, le suggérera - la plupart de ses initiatives et de ses espérances (5).
Le « profil » du P.C. lui-même commence d’ailleurs à changer. L’appareil se renforce
donc par la création d’un corps de fonctionnaires ou, comme on les désigne, de
« révolutionnaires professionnels », et l’adhésion de Serrati et des terzini, en août
1924, le dote d’une réserve de cadres chevronnés, d’autant plus nécessaires, à en
croire certains, que la classe ouvrière traverse une phase de réaction et de reflux (6).
Les problèmes politiques et matériels que pose éga
S’il est bien entendu impossible, encore que la date de leur adhésion soit assez
éclairante, de connaître les motivations de ces nouveaux venus, il est tout au moins
certain qu’ils ne se réclament pas des thèses radicales qui avaient prévalu à Livourne.
La « crise Matteotti » - Gramsci en est bien conscient - amène surtout au P.C. les
« masses déçues par les insuccès de l’opposition constitutionnelle », voire des
membres de la petite bourgeoisie, gagnés à leur tour au « communisme (3) ». Il y a là,
pour le Parti et pour ses dirigeants, un double danger : « 90 % sinon plus » des
membres du Parti « ignorent encore [en 1925] les méthodes d’organisation qui, selon
la formule de Gramsci, sont à la base [des] rapports [du P.C.] avec l’Internationale » et
cette masse -qui n’est pas encore « bolchevisée » et qui échappe donc au contrôle de la
Direction - pourrait servir de support à certains courants « droitiers », favorables à un
compromis avec l’ « Aventin (4) ». L’adhésion de ces « communistes » est, en outre,
si conjoncturelle et si éphémère - la suite le démontrera (5) - qu’elle interdit
probablement de miser sur eux dans une perspective à long terme. Si le « mois de
recrutement » lancé au cours de l’été 1924 permet effectivement au Parti de doubler
ses effectifs (6), Bordiga aura ainsi beau jeu pour
Ce qui explique sans doute que le P.C. - dont le mot d’ordre est toujours :
« gouvernement ouvrier et paysan » - renforce son « travail » en direction des
campagnes et des milieux
1. E. Ragionieri, « Problemi di stora del P.C.I. », Critica marxista, VII, 4-5, juillet-
octobre 1969, pp. 195-235 ; particulièrement. pp. 221-222.
2. Cf. P. Spriano, op. cit., p. 489.
3. Sur cette dernière région, cf. S. Colarizi, Dopoguerra e fascismo in Puglia
(1919-1926), Bari, 1971.
4. L’observation, on le sait, est de Boukharine.
5. Cf. A. Kriegel, Aux origines du communisme français, 1914-1920, Paris-La
Haye, 1964, tome II. pp. 834 et suiv.
6. P. Spriano, op, cit., ibid.
7. E. Ragionieri, « Problemi di storia..., loc. cit., ibid.
8. « Le camarade G. M. Serrati... », infra, p. 254. Quant au « parti de masse », cf.
« Les cinq premières années... », infra, pp. 232-233.
Introduction 33
Cinq ans après Livourne, le IIIe Congrès du P.C. d’Italie permet ainsi de mesurer
les résultats de la gestion « centriste ». Les deux objectifs apparemment
contradictoires que le « centre » s’était vu assigner par l’I.C. semblent désormais
atteints. Le Parti est officiellement « bolchevisé » et, sans représenter - comme l’écrit
hâtivement Gramsci - un « facteur essentiel de la vie italienne (1) », il s’est
effectivement élargi ; mieux : il s’est inventé un destin de « parti de masse ». C’est
certes peu de chose que les quelque 28 000 adhérents revendiqués à Lyon face aux 216
000 inscrits que comptait encore le P.S.I. avant la scission de Livourne. Et que pèsent
les quelques fédérations syndicales, bourses du travail et coopératives contrôlées par
les communistes (2) en regard du réseau d’institutions ouvrières que le réformisme
avait mis en place ? Reste qu’en redécouvrant l’usage des coopératives - symboles,
pourtant, d’un « gradualisme » honni - le nouveau « groupe dirigeant » ne se contente
pas de briser avec cet angélisme, ce refus de la politique au jour le jour qui était, dit-
on, le « péché » de Bordiga (3). Rompant avec la stratégie d’ « unité d’action »
jusqu’alors en vigueur, le « centre » met en œuvre une pratique de l’ « action de
masse » qui subordonne l’élargissement du Parti au préalable de la « bolchevisation »
en instaurant de nouveaux rapports entre l’ « avant-garde » et le « mouvement », un
nouveau style de « conquête » des « masses italiennes, des masses les plus larges (4)»,
qui passe par la diffusion de proche en proche des « cercles d’influence » d’un noyau
central « bolchevisé (5) ».
organiser son petit noyau de militants « fidèles », et les chiffres cités recoupent à
peu près ceux des effectifs communistes en 1925, faute donc de s’être « bolchevisé »,
le P.S.I. s’est retrouvé au sortir de la guerre, non seulement incapable de jouer son rôle
de « parti de masse », mais tout bonnement « submergé par le flot des nouveaux venus
(1) »... L’intérêt de ce petit apologue est pourtant moins dans sa moralité que dans ce
qu’il révèle ou « justifie » quant au modèle gramscien du « parti de masse ». S’il n’est
plus question, comme dans l’interprétation bordiguienne du « front unique », de
gagner de nouveaux militants par le simple jeu de l’ « action à la base », il ne s’agit
pas encore de créer le type d’organisation de masse qui se développera pendant la
période « frontiste » ou à la fin de la guerre, le « Parti nouveau » par exemple. La
« bolchevisation » vise seulement à faire du Parti communiste d’Italie le « noyau du
futur encadrement d’un grand parti de masse (2) » sans détruire pour autant -
conformément à l’interprétation « centriste » de la « bolchevisation » propre à
Gramsci (3) - le « noyau vital » du Parti tel qu’il s’est formé à Livourne. Ce noyau
ayant fait en outre la preuve qu’il pouvait résister à la violence fasciste, c’est au
contraire à ces mêmes « forces » que Gramsci souhaite confier l’encadrement de la
« grande armée » à venir (4) - son seul regret étant sans doute que le parti de Livourne
ne soit pas né « bolchevisé » et déjà prêt, en quelque sorte, à s’acquitter de la
« mission spécifique » dont il l’investit rétroactivement : la « conquête de la majorité
du prolétariat (5)».
travailleur (1)». Mais, ainsi que l’avait annoncé sa lettre du 12 septembre 1923,
cette conquête s’inspirera d’abord du mot d’ordre - officiellement toujours en vigueur
dans l’I.C. - de « gouvernement ouvrier et paysan » ; mot d’ordre - Gramsci l’a
souligné alors - qui se prête à la « traduction (2) » et qui recouvre désormais un
contenu bien précis : la « fonction nationale » de la classe ouvrière. « Le problème
urgent - écrit-il en effet lorsque approche la conférence de Côme -, le mot d’ordre
nécessaire aujourd’hui, c’est celui de gouvernement ouvrier et paysan : il s’agit de le
populariser, de l’adapter aux conditions concrètes de l’Italie, de démontrer comment il
jaillit de chaque épisode de notre vie nationale (3). » Et il précise peu après - pour
ceux que le choix d’un titre comme L’Unità n’aurait pas suffisamment éclairés - que,
les problèmes de la « vie nationale » relevant des « tâches historiques » du prolétariat,
à l’époque de l’occupation des usines ce dernier aurait, ni plus ni moins, « failli à sa
mission, qui était de créer par ses propres moyens un État qui pût également satisfaire
les exigences nationales unitaires de la société italienne (4) » ...
Non que cette « fonction nationale » de la classe ouvrière représente chez lui une
découverte récente ou un fruit tardif de la « bolchevisation », celle-ci ne faisant
probablement que réactiver un discours plus ancien. Ce n’est pas par hasard, en fait, si
cette thèse est littéralement évoquée par le souvenir de l’occupation des usines. Le
premier Ordine Nuovo ne présente-t-il pas déjà « l’unité nationale » comme un
« patrimoine », du prolétariat italien, une « richesse sociale » que ce dernier devrait
apporter en dot à l’Internationale communiste (5) ? À la veille du Congrès de
Livourne, à l’époque où Gramsci fait pourtant sien l’« anti-démocratisme » de
Bordiga, ce discours se charge même d’un contenu ouvertement « démocratique » :
« Seule la classe ouvrière (...) est en mesure de résoudre le problème central de la vie
nationale italienne : la question méridionale ; (...) seule la classe ouvrière peut
Que le succès d’une telle « ligne » puisse être l’indice du caractère, révolutionnaire
ou non, de la « période (4) », ce n’est
___________
timents. Les communistes turinois avaient dépassé la phraséologie libertaire et
démagogique et se posaient des problèmes concrets. ( ... ) A partir de l’usine ils
assumaient l’héritage spécifique de la tradition bourgeoise et se proposaient non pas
de créer une nouvelle économie à partir (le rien. mais de poursuivre les progrès de la
technique de la production réalisés par les industriels » (« Storia dei comunisti torinesi
scritta da un liberale, 2 avril 1922, in P. Gobetti, Scritti politici, Turin. 1960, pp. 278-
295 et, pour le passage cité. p. 289).
1. Cf, sur ce point, A. Leonetti, Notes sur Gramsci, Paris, 1974, pp. 191-208 ; ainsi
que notre compte rendu de l'édition italienne [1970]. « Autour du "Gramsci" de
Leonetti », Annales E.S.C., XXVII, 6, novembre-décembre 1972, pp. 1428-1433.
2. « Problemi di oggi e di domani », déjà cité, op. cit., p. 177.
3. Idem, op. cit., p. 180.
4. Si les masses ralliaient l’opposition constitutionnelle, cela aurait « une
signification historique immense, cela signifierait que la période actuelle n’est pas une
période de révolution socialiste mais que nous
38 Écrits politiques
Il est vraisemblablement exclu du reste que Gramsci ait jamais envisagé - et ce,
sans attendre le discours fatidique du 3 janvier 1925 - que la crise ouverte par
l’assassinat de Matteotti pût représenter une « occasion révolutionnaire ». La thèse qui
inspirera la stratégie du P.C. d’Italie tout au long de cette période et même après
l’attentat de Zaniboni du 4 novembre 1925 est formulée dès ses premiers
commentaires sur la crise. « Du point de vue de la classe ouvrière - note-t-il le 2 juillet
1924 - le fait le plus important (...) est dans la répercussion extrêmement forte que les
événements de ces derniers jours ont eue dans les milieux de la moyenne et petite
bourgeoisie : la crise de la petite bourgeoisie s’accentue gravement », elle pousse
l’opposition démocratique « au premier rang de la lutte politique (3) ». C’est là, au
vrai, l’aboutissement logique d’une analyse du fascisme qui a aussitôt mis l’accent sur
la « lutte de classe » de la « petite bourgeoisie (4) ». Du fascisme, en effet, Gramsci
retient d’abord que, « pour la première fois dans l’histoire », il est parvenu à doter
d’une « organisation de masse » une classe qui était jusqu’alors « incapable d’avoir
une unité et une idéologie unitaire » : la petite bourgeoisie (5). C’est, bien entendu, cré
nous sommes pressés ! il y a des situations dans lesquelles le fait de “ ne pas être
pressés ” provoque la défaite » (La costruzione..., p. 160).
1. On pense, bien entendu, à ce passage du Cahier 7 : « Bronstein [Trotski]
rappelle dans ses souvenirs qu’on lui avait dit que sa théorie s’était avérée bonne
après... quinze ans et il répond à cette épigramme par une autre épigramme. En réalité
(...) cela revient à prédire à une enfant de quatre ans qu’elle deviendra mère, et quand
elle le devient à vingt ans, on dit “ je l’avais deviné ” ... » (Cahier 7 (VII). § 16.
Guerre de position et guerre de mouvement ou de front.)
2. « Liquidatori di sinista », op. cit., p. 223.
3. « La crise de la petite bourgeoisie », 2 juillet 1924, infra, p. 124.
4. Cf., déjà, Écrits politiques, I, p. 363, n. 1.
5. « La crise italienne », infra, p. 133.
40 Écrits politiques
diter cette dernière d’un « destin » que le marxisme lui avait toujours dénié, mais
c’est aussi déplacer les termes traditionnels de la « lutte des classes », voire inventer
de nouveaux antagonismes, la contradiction « la plus importante » étant désormais »
celle qui existe entre la petite bourgeoisie et le capitalisme (1) »... À supposer donc
que la « bolchevisation » lui en laisse le temps, il est exclu que le Parti communiste
puisse avoir une politique autonome ou prendre des initiatives marquantes. Le voici
voué, autrement dit, à s’accrocher aux basques de l’opposition démocratique.
italien sur les tâches immédiates du P.C.I. », eod, loc., V, 118, 2 décembre 1925,
pp. 1008-1009 « Appel de l’I.C. aux ouvriers et aux paysans d’Italie », eod. loc., V.
120, 9 décembre 1925. p. 1026, etc.
1. Ercoli [P. Togliatti], « L’attentat contre Mussolini et le Parti communiste
italien », eod. loc., V, 112, 14 novembre 1925, pp. 953-954.
2. « Intervento al Comitato centrale ». 9-10 novembre 1925, La costruzione..., p.
476.
3. « La crise italienne », ci-après, p. 137.
4. « Verbale della Commissione politica... », loc. cit., p. 321 ; La costruzione..., p.
487.
5. « La situazione italiana e i compiti del P.C.I. [“ Thèses de Lyon ”] » 20-26
janvier 1926, La costruzione..., pp. 488-513 ; cf. p. 488.
6. À l’exception, toutefois, de la thèse 23 - op. cit., p. 500 - qui envisage de « poser
au prolétariat et à ses alliés le problème de l’insurrection contre l’État bourgeois et de
la lutte pour la dictature du prolétariat » et qui est, précisément, un point avec lequel
Bordiga est d’accord (« Verbale... », loc. cit., p. 325).
7. « Le front unique Mondo-Tribuna. Encore des capacités d’organisation de la
classe ouvrière », infra, p. 270. Cf., aussi, supra, p. 36, n. 6.
42 Écrits politiques
Car s’il est un point sur lequel - « conquête » du Parti ou non - Gramsci ne se
différencie pas jusqu’alors de Bordiga, c’est sur la crédibilité d’une solution
« démocratique » au fascisme et sur le refus, sans recours aucun, de toute forme de
« démocratie ». C’est même là probablement l’une de ces « positions...
incompréhensibles » dont les éditeurs ont argué pour ajourner pendant près de quinze
ans la publication des textes de cette période (3). De sa période « bordiguienne »
Et ici encore, en soulignant que deux ans après le Congrès de Rome les
maximalistes continuent d’entretenir des relations privilégiées avec les réformistes, la
polémique se situe volontairement dans le droit fil de la période bordiguienne : « Les
maximalistes - et, insiste Gramsci, « nous l’avons toujours soutenu » - ne sont pas
indépendants de la bourgeoisie à laquelle ils sont liés par l’anneau unitaire », c’est-à-
dire les réformistes. « Puisque les unitaires ne seront jamais révolutionnaires, les
maximalistes non plus ne le seront jamais (1) ... » Aussi bien, la formule est-elle moins
excessive qu’il ne paraît et le diagnostic provisoirement exact. L’assassinat de
Matteotti a effectivement libéré les socialistes, maximalistes inclus, de « tout reste
d’intransigeance théotique », levant ainsi les derniers obstacles à leur collaboration
avec le bloc des oppositions démocratiques (2). Mais Gramsci, cependant, y passe
sous silence les tentatives de rénovation qui. on le verra, commencent de se dessiner
tant parmi les maximalistes qu’en marge du P.S.I. (3), et, surtout, il y préfigure déjà de
dangereux amalgames : « Le Parti socialiste continue, aujourd’hui encore, à
“ soumettre le socialisme ” à l’idéologie bourgeoise, en asservissant les masses
socialistes aux semi-fascistes de l’Aventin (4). » Tout comme si les thèses de la
« troisième période » de l’Internationale communiste, la tactique « classe contre
classe » et la dénonciation du « social-fascisme » étaient déjà à l’ordre du jour...
Dès le 9 janvier 1924, par exemple, une motion du Présidium de l’Exécutif sur la
situation allemande lance - pour la première fois, semble-t-il, à un niveau aussi élevé -
la notion de « social-fascisme » : « Actuellement les dirigeants de la social-démocratie
ne sont qu’une fraction du fascisme qui se dissimule sous le masque du socialisme.
(...) La social-démocratie internationale devient ainsi peu à peu l’auxiliaire permanente
de la dictature du grand capital (1). » Développée par Zinoviev dans un paragraphe de
son rapport au Ve Congrès intitulé La social-démocratie, une aile du fascisme (2),
l’idée est reprise par Staline dans un article de septembre 1924, « Sur la situation
internationale », que L’Ordine Nuovo s’empressera de traduire. L’auteur y définit la
social-démocratie comme l’« aile modérée du fascisme » et y lance une de ces
formules lapidaires dont il a le secret : « La social-démocratie est le frère jumeau du
fascisme (3). » Mais c’est dans un rapport de Zinoviev au Ve Plénum qui replace ce
thème dans le contexte de la « bolchevisation » qu’est sans doute au regard de
Gramsci l’apport le plus décisif : « La social-démocratie est vaincue par le fascisme en
ce sens qu’il se l’est annexée. (...) Les chefs de la social-démocratie sont vaincus par
la bourgeoisie en ce sens qu’ils sont devenus une partie de la bourgeoisie. (...) En
Italie, le fascisme a été une synthèse des appétits de la bourgeoisie et de la social-
démocratie, cette dernière étant une des ailes du fascisme (4). » Car c’est
probablement là un début de réponse à la question qui hante Gramsci depuis son
ralliement à la stratégie du « front unique ».
Outre le prestige personnel de son auteur, l’« analyse » de Zinoviev lui permet
ainsi de « démasquer » réformistes et maximalistes par quelques formules redondantes
marquées au sceau du boit sens et de l’ontologie : « Les sociaux-démocrates sont des
bourgeois et leur morale ne peut être que bourgeoise. (...) Les sociaux-démocrates sont
les valets de la bourgeoisie (1). » La faillite de l’Aventin et l’échec du bloc avec la
« bourgeoisie », les refus auxquels se heurtent toutes les propositions communistes de
« front unique », les tergiversations perpétuelles des maximalistes, enfin - autant de
signes le confirment : « La vérité, c’est que, même si sa composition est ouvrière, le
Parti maximaliste nest pas un parti prolétarien : c’est l’aile gauche de la bourgeoisie
(2). » Telle est d’ailleurs la certitude qui alimentera - jusqu’ au « pacte d’unité
d’action » du 17 août 1934 - la polémique contre les socialistes : « Il s’agit d’une aile
de gauche de la bourgeoisie, qui dirige à son insu une importante partie, si ce n’est la
majorité du prolétariat ; (...) le Parti ne doit pas se priver de la possibilité qui lui est
ainsi offerte de combattre également de l’intérieur les illusions ouvrières et de
démontrer “ dans les faits ” aux ouvriers que la social-démocratie est la main gauche
de la bourgeoisie (3). » Dès 1930, il est vrai, Gramsci - dans sa prison - aura « réglé
ses comptes » avec ce genre de « vérité »...
9 janvier 1925 (1) ; et les exemples, ici encore, ne manquent point. Ainsi, dans le
langage fleuri de l’Exécutif de la IIIe Internationale, « les chefs sociaux-démocrates de
gauche sont encore plus dangereux que ceux de droite ; ils symbolisent l’ultime
illusion des ouvriers trompés ; ils sont, pour ainsi dire, la dernière feuille de vigne sous
laquelle se dissimule la honteuse politique contre-révolutionnaire de Severing, de
Noske et de Ebert », le nom de Turati n’étant pas cité, cette fois, dans cette
énumération aussi rituelle qu’infamante (2). C’est donc sur la gauche des maximalistes
que le P.C.I. concentrera son tir. Et c’est comme par hasard Serrati - probablement, en
fait, parce qu’il vient de chez eux - qui sera chargé de mener l’offensive. Procédé, ici
aussi, qui annonce la « troisième période ».
naire... (1) » Mais, s’il peut s’expliquer s’agissant de Nenni ou de Vella, à quoi
imputer l’acharnement contre les « jeunes » de Quarto Stato, souvent formés, tel
Morandi, à une tout autre école que le vieux socialisme (2) et qui, en tout cas, ne sont
pas partie prenante dans le gambit de l’I.C. ? Et surtout il y a, telle une béance, cette
insensibilité aux problèmes que posent Nenni et Rosselli : le dépassement de
l’alternative entre « réforme » et « révolution », l’articulation du « socialisme » et de
la « liberté », l’autonomie à l’égard de Moscou... - problématique dont les objectifs, y
compris le dernier (3), recoupent pourtant ceux que lui-même se donne : rompre
radicalement avec le vieux socialisme et donner un contenu nouveau au programme
d’« unité du prolétariat (4) ». Dénégation, refoulement ? Peut-être...
D’autant que la rigueur dont se réclame cette croisade contre l’« opportunisme » -
que l’I.C. elle-même trouvera trop sectaire (5) - se voit perpétuellement démentie par
une stratégie qui privilégie des alliés moins radicaux : intellectuels, paysannerie et
petite bourgeoisie - les « tierces personnes », comme aurait dit Rosa Luxemburg,
Gobetti, Miglioli et Lussu, pour s’en tenir aux principaux symboles..., Mis à part leur
vieille amitié de l’époque de L’Ordine Nuovo - et qui explique que, de son propre
aveu. Bordiga lui-même ait toujours évité d’attaquer Gobetti pour ménager Gramsci
(6) - , l’intérêt de ce dernier pour le fondateur de La Rivoluzione liberale procède de la
conviction qu’« un certain nombre d’intellectuels sont plus à gauche que les
maximalistes eux-mêmes et ne seraient pas loin de collabo
S’il vise officiellement, en accord avec les mots d’ordre de l’I.C., à « ouvrir la voie
à l’alliance des ouvriers et des paysans (5) », c’est un autre rêve de l’époque de
L’Ordine Nuovo qu’essaie de réaliser, en se réclamant de la même analyse, le
rapprochement avec Miglioi et la gauche du Parti populaire. Quoique cette tactique -
« compromis historique » ante litterani ? - ne laisse d’avoir des résultats médiocres (6)
et que l’alliance avec la paysannerie soit loin de faire, comme escompté, un grand
« pas en avant (7) », la lecture que Gramsci se donne du « phénomène Miglioli » met
en effet au jour les mêmes symptômes et utilise la même grille que pour la petite
bourgeoisie. Certes, il n’est pas impossible, encore que ce diagnostic reste à vérifier,
que « la gauche catholique se rapproche plus du communisme que des socialistes et
des réformistes (8) », mais rien n’atteste en revanche que « les masses paysannes,
même catholiques, s’orientent vers la lutte révolutionnaire (9) » et que la paysannerie
puisse davantage que la
petite bourgeoisie pallier l’isolement d’un prolétariat dont la « passivité » est, par
ailleurs, indéniable. Mais, toujours prisonnier des mêmes représentations, Gramsci ne
s’efforce-t-il pas ici encore de retrouver, sous le masque aigu de Don Sturzo, tel grand
protagoniste de la révolution russe (1) ?
1. Ainsi : « Les populaires sont aux socialistes ce que Kerenski est à Lénine » (« I
popolari », ler novembre 1919, L’Ordine Nuovo, 1919-1920, Turin, 1955, pp. 285-
286).
2. « La situazione italiana e i compiti del P.C.1. [Thèses de Lyon] ». La
costruzione..., p. 499.
3. G. Melis, Antonio Gramsci e la questione sarda, Cagliari. 1975, p. 27.
4. Cf., bien entendu, P. Togliatti, « Gramsci, la Sardegna, l’Italia » [1947], in
Gramsci, Florence, 1955, pp. 47-59, thème que l’on retrouve avec surprise sous la
plume d’Alfonso Leonetti dans sa « lettre-préface » à G. Melis, op. cit., pp. 5-7.
5. G. Melis. op. cit., ibid.
54 Écrits politiques
Parti sarde d’action (1), force est en effet de constater quecomme le rappellera
Lussu - ce sont ces mêmes dirigeants qui « ont empêché les paysans et les bergers
sardes de passer au fascisme (2) » et donc de grossir la « réserve de la contre-
révolution » qui pourrait se constituer - Gramsci, en tout cas, le redoute - en Italie
méridionale (3). Mais surtout il croit déceler dans l’évolution du Parti sarde d’action
certains signes qui permettent, ainsi qu’il l’écrivait à Togliatti en mai 1923,
d’« avancer des propositions essentielles dans le problème des rapports entre le
prolétariat et les masses rurales (4 ) ». Et, ici aussi, son analyse ne cesse de mêler
interprétation et wishful thinking. Certes, l’existence à l’intérieur du mouvement sarde
d’un courant de gauche, républicain, prêt à rompre avec l’Aventin, voire à s’allier avec
les communistes, permet au P.C. d’envisager, fidèlement à sa tactique, « la possibilité
de créer une gauche dans la gauche républicaine sarde », une fraction, autrement dit,
dévouée aux directives du Krestintern. Mais les débats du Congrès de Macomer des
autonomistes sardes s’achèvent sur un compromis unitaire au seul « avantage, en
dernière analyse, de la bourgeoisie agraire et du fascisme (5) ». Emilio Lussu,
bouillant dirigeant de cette aile républicaine, accepte à coup sûr - accepte, mais ne
demande pas (6) - de participer à Moscou aux travaux de l’Internationale paysanne,
mais s’il ne craint pas, selon sa formule, de « jouer avec le feu (7 ) », son fédéralisme
lui interdit de se rallier à la « statolâtrie
Quoique manquée, cette tentative d’alliance n’en rassemble pas moins les
principales composantes de la stratégie à laquelle Gramsci est acquis depuis 1923 et
assure en quelque sorte le relais entre la lettre sur la fondation de L’Unità et ce prélude
aux Cahiers de prison que constituent les « Notes sur la question méridionale ». Sa
rencontre avec Lussu, qui s’organise tout naturellement, ainsi que ce dernier le
rappellera, autour de thèmes comme l’« autonomie », le « fédéralisme » et la
« décentralisation (3) », permet en effet à Gramsci de mettre en œuvre et de tester in
vivo sa théorie de la « traduction ». Sur le plan politique, en assurant la liaison entre
les revendications autonomistes sardes et les propositions « soviétistes » du Parti
communiste (4), la formule de « République fédérale des ouvriers et paysans »,
traduction italienne - on le sait - du mot d’ordre de « gouvernement ouvrier et
paysan », paraît trouver ici une application immédiate. Mais cette redécouverte du
monde sarde est en outre inséparable d’une sorte de « traduction dans la traduction »
visant à spécifier, à travers cet exemple, une « question paysanne » dont les « Notes »
souligneront que, « en Italie, [elle] est historiquement déterminée » et ne se réduit pas
à la « question paysanne et agraire en général (5) ».
sont bien la stratégie des alliances et son principal implicite : la « traduction » qui
lui permettent de percevoir et de spécifier cette « question » sous ses « deux aspects
typiques et particuliers - la question méridionale et le problème du Vatican (1) ». La
conjoncture suffirait, certes, à justifier cette découverte. Outre la crainte de voir
s’organiser en Italie du Sud, comme sous la Restauration, une « Vendée italienne », la
lutte contre le « semi-fascisme » d’Amendola et de l’Union nationale passe, si l’on
peut dire, par la « question méridionale ». Le Mezzogiorno constitue le principal
support de cette opposition constitutionnelle dont Gramsci redoute - on l’a vu - qu’elle
fasse obstacle à l’« avènement du prolétariat (2) ». Il y insistera donc en août 1926 au
moment de s’engager dans la rédaction de ses « Notes » ; si le P.C. « ne se met pas à
travailler sérieusement » dans le Mezzogiorno, ce dernier « sera la base la plus forte de
la coalition de gauche (3) ». Mais il s’agit également d’un choix stratégique, qui va
probablement bien au-delà - on en aura la preuve au moment du « tournant » de 1930 -
de la seule et fidèle application des directives de l’I.C. À l’inverse de Bordiga et de
l’« ultra-gauche », Gramsci est manifestement persuadé que, quelles que soient les
circonstances, le prolétariat ne saurait « faire seul la révolution contre toutes les
classes (4) ». L’expérience de la révolution russe et les « enseignements » du
« léninisme », l’échec des communistes bulgares qu’il a soigneusement scruté de son
observatoire viennois, la politique paysanne de l’IC., ses réflexions - surtout - sur la
faillite du socialisme italien, tout concourt à le conforter dans cette conviction : « Dans
aucun pays le prolétariat n’est en mesure de conquérir et de garder le pouvoir par ses
seules
forces : il doit donc se procurer des alliés (1). » Zinoviev ne les a-t-il pas du reste
désignés en soulignant lors du 1er Congrès du Krestintern l’importance, pour l’Italie,
de l’union avec les paysans (2) ? Reste que le choix des protagonistes - les paysans
pauvres du Mezzogiorno et des Îles - n’est pas lui-même indifférent.
Sans doute reste-t-il ici quelque chose du mythe dont est mort jadis Pisacane ; le
Mezzogiorno, poudrière de l’Italie... « Si nous réussissons à organiser les paysans
méridionaux, nous aurons gagné la révolution (3). » Passant outre l’ironie historique et
la syntaxe bolchevique, le discours paraît renouer avec la légende dorée du
« méridionalisme » : le brigandage social, le bakouninisme napolitain, les Fasci
siciliens (4)... « Les paysans méridionaux sont, après le prolétariat industriel et
agricole d’Italie du Nord, l’élément social le plus révolutionnaire de la société
italienne (5). » À l’appui de cette conviction, peu de chose pourtant : le relatif échec
du fascisme en Italie méridionale, la crise de certains prix agricoles, quelques
mouvements de protestation sporadiques, le relèvement du taux des fermages,
l’accélération de la concentration foncière, l’apparition d’un « migliolisme »
méridional (6). Tout comme si les représentations traditionnelles du
« méridionalisme » restaient effectivement dominantes (7).
idéologique, de cette passivité des masses rurales du Mezzgiorno qui, décevant les
espoirs de Gramsci, dément le mythe - plus récent - d’une paysannerie que la guerre
aurait « révolutionnée (1) ». Si la « question méridionale », autrement dit, est
essentielle pour une stratégie des alliances, c’est peut-être d’abord en tant qu’elle
désigne - l’importance peut-être excessive dévolue à Croce et aux « intellectuels
traditionnels » en témoigne - le type d’articulation que le P.C. souhaiterait établir avec
ses alliés pour réaliser et assurer son « hégémonie », c’est-à-dire les gagner à sa cause
et les maintenir sous son contrôle ; thème que les Cahiers, on le sait, développeront
longuement. Aussi bien Gramsci insiste-t-il dès 1923 pour qu’on vole dans cette
« question » le lieu privilégié où « le problème des rapports entre les ouvriers et les
paysans ne se pose pas seulement comme un problème de rapports de classes, mais
aussi et surtout comme un problème territorial, comme l’un des aspects, autrement dit.
de la question nationale (2) ». Au risque de transformer le sens et le contenu de ses
alliances, la primauté ainsi dévolue à l’aspect « territorial » ne peut que confronter le
choix, fondamental désormais, de la « fonction nationale » de la classe ouvrière.
Tout témoigne en effet, et d’abord 1’« alliance sarde », que Gramsci n’a cure, à
moins quil ne les ait « dialectiquement dépassées », des réserves et des critiques que
Bordiga, tout autant que Serrati, avait opposées à l’époque du IIe Congrès de l’I.C.
aux thèses de Lénine sur la « question nationale » et à l’appui que le Komintern
accordait à des mouvements comme le kémalisme. Sans être aussi ouverteruent
« réactionnaire » que le soulignent les « Thèses de la gauche », encore que les
conclusions du Congrès de Maconier visent exclusivement à maintenir le statu quo en
matière de propriété foncière (3), le Parti sarde d’action n’en constitue
« se procurer des alliés », il doit « se placer à la tête des autres forces sociales qui
ont des intérêts anticapitalistes et les diriger dans la lutte pour abattre la société
bourgeoise (1) ». L’hypothèse, on le voit, est double : il existerait, hormis le
prolétariat, des « forces sociales anticapitalistes » dont les « intérêts » convergeraient
« objectivement » avec le programme communiste et surtout - quoique la métaphore
soit énigmatique - le Parti serait en mesure de « se placer à [leur] tête ».
superstructures n’interdit pas pour autant d’en repérer l’équivalent pratique dans
l’évolution de l’I.C. Il est évident, d’abord, que Gramsci a pu faire sienne
l’interprétation du « front unique » illustrée par Radek dès la Conférence des Trois
Internationales d’avril 1922 et dont Lénine avait alors dénoncé le laxisme (1). Membre
de la « Commission italienne » du Komintern, Radek, qui entretient des relations
suivies avec les socialistes italiens depuis 1914, a été - en 1922 - coauteur ou presque
avec Gramsci d’un Manifeste au prolétariat italien (2) . Dès le IVe Congrès, il a
également commencé de théoriser, avec le talent qu’on lui connaît, une révolution
lente qui ressemble assez à ce que les Cahiers appelleront la « guerre de position (3) ».
Son éloge de Schlageter enfin, auquel Gramsci rendra discrètement hommage (4), a
quelque peu justifié a posteriori, en évoquant des alliances encore plus ambiguës, la
rencontre manquée avec D’Annunzio du printemps 1921 (5). Mais la stratégie
qu’implique la configuration d’un « nouveau bloc historique » et, plus encore, la
primauté qui y est dévolue à l’« hégémonie » au sens où l’entend Gramsci sont avant
tout contemporaines de la politique qui, sous les auspices de Boukharine et de Tomski,
prend le contre-pied des thèses du Ve Congrès sur la « social-démocratie, aile du
fascisme » et tente, à la faveur de l’expérience du Comité anglo-russe (6) , de
ressusciter l’ancien « front unique » sous une « nouvelle forme », celle de l’« unité
syndicale internationale (7) ».
1. Cf. Édition du Comité des Neuf, Conférence des Trois Internationales, Tenue à
Berlin, les 2, 4 et 5 avril 1922, Bruxelles, 1922, ainsi que Lénine. « Nous avons payé
trop cher », Pravda, 11 avril 1922, in Œuvres, tome 33, éd.cit., pp. 336-340.
2. G. Somai, Gramsci a Vienna, pp. 22, 31, 33, etc. Quant aux liens de Radek avec
le P.S.I., cf. son autobiographie in G. Haupt. J.-J. Marie, Les bolcheviks par eux-
mêmes, Paris, 1969, p. 330.
3. Cf. Écrits politiques, II, pp. 18, 20 et 267, n. 1.
4. Cf. « Le destin de Matteotti », 28 août 1924, infra, p. 141 et n. 1.
5. Cf. Écrits politiques, II, p. 45 et n. 1. Le témoignage cité par S. Caprioglio est
corroboré par celui du député communiste Giuseppe Tuntar dans sa nécrologie
d’Alceste De Ambris, in L’Italia del Popolo (Buenos Aires, 13 janvier 1925.
6. Cf., ci-après, p. 263. n. 4.
7. A. Rosenberg. Histoire du bolchevisme, Paris, 1967, p. 291.
Introduction 63
toute la réflexion des années de prison, y compris et d’abord, il va sans dire, les
discussions sur la « Constituante (1) », s’inscrit de façon tout à fait cohérente dans la
perspective dont se réclamait implicitement la lettre emblématique du 12 septembre
1923 sur la fondation de L’Unità : l’interprétation quasi métaphorique du « front
unique » comme une « guerre de position » et, plus encore, l’enracinement du
« léninisme » - élevé pourtant à la dignité de Weltanschauung (2) - dans la seule
stratégie du « front unique (3) ».
Sans vouloir revenir ici sur le problème - tout anecdotique - de l’« orthodoxie
léniniste » de Gramsci (4), la doctrine dont se réclameront les Cahiers apparaît ainsi
doublement datée. Assumant comme une hypostase l’expérience du « front unique » et
n’en retenant surtout, et ce sera encore le cas en 1926, que les aspects les plus
« tactiques », il s’agit d’abord de ce « léninisme », né comme un doublet du
« trotskisme », et qui ne vise ni plus ni moins - Zinoviev le confiera plus tard à
Lachevitch - qu’à « coordonner les nouvelles divergences avec les anciennes ». Si
Gramsci est effectivement le premier à introduire le syntagme « marxisme-léninisme »
dans le lexique du Parti communiste d’Italie (6), c’est bien à partir du même type de
préoccupation : manifester, certes, l’allégeance du Parti italien à l’I.C. et
sublimer par la « théorie» les relations d’appareil à appareil, mais surtout faire
contrepoids aux thèses de la « gauche » qui, non seulement dénie au « léninisme »
l’originalité qu’on lui prête, mais se réclame, qui plus est, d’une tradition « indigène »,
sinon antérieure au « bolchevisme », étrangère en tout cas au développement du
marxisme russe (1). À la contemporanéité de ces deux processus, il pourra ainsi
opposer l’antériorité de droit du « bolchevisme (2) » ; à la thèse bordiguienne d’un
Lénine qui « restaurerait » le marxisme, l’image charismatique d’un Lénine qui
inaugure ; à l’interprétation de Livourne comme aboutissement logique des luttes de la
« gauche », un nouveau mythe des origines, une nouvelle légitimité, que fonde, il va
sans dire, la « vivante interprétation [léniniste] de la situation italienne (3) ». Au-delà,
des exigences mêmes de la « bolchevisation », c’est là aussi, bien entendu, une façon
de combler ou d’atténuer certain retard ou certain manque d’être par rapport à Bordiga
et à la « gauche (4) », mais c’est surtout, à la faveur d’un « léninisme » revenu au
point de vue « russe » des polémiques contre Naché Slovo (5) et à la « vieille
mentalité » de Deux tactiques (6), l’occasion d’effectuer les dernières ruptures - avec
L’Ordine Nuovo, en particulier - et de rétablir les anciennes fidélités.
C’est peut-être en effet l’événement central de toute cette période que cette rupture
volontaire et consciente avec L’Ordine Nuovo, et ce n’est sans doute pas par hasard si
Gramsci y voit, dès 1924, l’une des conditions du succès de son entreprise. « Il faut
soigneusement éviter - précise-t-il alors à
étroite ou trop localisée, en faillite en tout cas dès l’automne 1920. Et d’évidence,
converti en « auto-critique », le long travail du deuil amorcé à ce moment-là (1).
1. Cf. Écrits politiques, II, pp. 23 et suiv. : A Togliatti, 27 janvier 1924, id., pp.
254-255 ; A Leonetti, id., p. 256.
2. « Les cinq premières années... », infra, p. 237.
3. Cité, par E. Ragionieri dans son « Introduzione » à P. Togliatti, Opere, tome II,
éd. cit. p. cx. Ces propos ont été tenus devant le Bureau politique du P.C.I. en février
1927.
4. Cf. B. Croce, Ce qui est vivant et ce qui est mort dans la philosophie de Hegel,
Paris, 1910 [1re éd. it., 1907].
5. Cf. « L’école du parti », infra, p. 157.
6. « Un examen de la situation italienne », infra, p. 266.
68 Écrits politiques
base de la production (1) », c’est que celle-ci demeure instituante. C’est que, par-
delà l’apparence matérielle de la marchandise, l’usine est d’abord productrice de
« pouvoir » ou plus encore - et le souvenir de l’été 1920 en est la preuve - productrice
de légitimité. C’est que - comme le diront les Cahiers - « l’hégémonie naît de l’usine
(2) ». Un « productivisme » épuré de sa morte-part conseilliste, tel est en effet l’
« héritage » que les Cahiers ne renient point. C’est là, en particulier, ce qui permet à
Gramsci d’opposer au personnage de l’intellectuel comme travailleur improductif la
représentation du prolétaire comme « producteur » ; et au ciel de l’« hégémonie », le
monde de l’ « économisme ».
Mais peut-être l’événement est-il moins important par ce qu’il énonce que par ses
modalités. Il exprime en effet la relation que Gramsci entretient avec son propre
itinéraire mais surtout - le statut dévolu à la scission de Livourne est ici exemplaire - il
éclaire le type de rapport qui commence de s’instaurer entre le P.C. d’Italie et non
seulement les « générations du socialisme italien », mais toute la tradition
« démocratique » issue du Risorgimento, voire la continuité de l’histoire italienne.
C’est même là, en quelque sorte, l’expression du rapport de Gramsci à l’histoire .
Menée sur le modèle d’une Aufhebung hégélienne et s’articulant donc comme un
mixte de « dépassement » et de « préservation », la petite « révolution conservatrice »
que représente cette rupture avec L’Ordine Nuovo fonctionne ainsi comme un
révélateur de ce qui se dit - et s’expérimente - de la « Correspondance de Vienne »
jusqu’à la frange des Cahiers. L’apprentissage du « léninisme » comme art du
compromis et Realpolitik s’y traduit en effet par des retrouvailles avec la
« dialectique » ; la pratique, en particulier, de la médiation des antagonismes et de
l’atténuation des ruptures. C’est grâce à cette rhétorique du « dépassement » et de la
« conciliation », véritable symphonie du « vivant » et du « mort », que s’opèrent la
revalorisation et la prise en charge des objec
Il suffit d’ailleurs de voir la place que tient dans les « Notes » de 1926, puis dans
les Cahiers, l’affaire de l’élection partielle de Turin de 1914 - incident qui devient
sous la plume de Gramsci un magnifique fantasme (2) - pour se convaincre que l’un
des problèmes majeurs de cette période reste effectivement la réconciliation avec toute
cette tradition démocratico-réformiste dont Salvemini reste le symbole. Les prémisses
en sont jetées en 192 3 dès lors que Gramsci, lui empruntant le titre de son journal, fait
également siens les principaux thèmes développés par Salvemini : la spécificité de la
« question méridionale », la revendication du « fédéralisme » et le grand projet
d’alliance entre la paysannerie pauvre du Sud et le prolétariat industriel du Nord. C’est
dans ce cadre qu,opèrent certaines médiations secondes - celle de Gobetti en
particulier - dont l’influence n’a du reste jamais cessé de se faire sentir chez Gramsci :
la proposition d’un « Anti-Parlement », au plan politique, et surtout, au plan de
l’historiographie, une critique du Risorgimento (3), essentielle pour fonder et organiser
le discours sur la « fonction nationale » de la classe ouvrière.
Quelle que soit la part qu’y prend la tradition critique italienne - d’Oriani à Gobetti,
pour ne pas s’attarder (4)- c’est paradoxalement le célèbre diagnostic dressé par
Engels en 1894 qui constitue le meilleur raccourci de ce que sera la lecture
gramscienne du Risorgimento : « La bourgeoisie, arrivée au pouvoir pendant et après
l’émancipation nationale, n’a su ni voulu compléter sa victoire. Elle n’a pas détruit les
restes de féodalité ni réorganisé la production nationale d’après le modèle bourgeois
moderne. Incapable de faire participer le pays aux avantages relatifs et temporaires du
régime capitaliste, elle lui en a impose toutes les charges, tous les lnconvénients(5). »
Une fois posé avec Salvemini que,
1. Cf. A. Asor Rosa. Scrittori e popolo, Saggio sulla letteratura populista in Italia,
Rome. 1965. passim et, en particulier, pp. 257 et suiv.
2. Cf. ci-après. p. 335, n. 1.
3. Cf. P. Gobetti, Risorgimento senza eroi, Turin, 1926.
4. Sur Oriani, cf. Cahiers de prison, 10 à 13, éd. cit., p. 72, n. 1.
5. F. Engels. « La futura rivoluzione italiana e il partito socialista ».
Introduction 71
Critica sociale, Ier février 1894 ; traduction italienne d’une lettre - en français- à
Filippo Turati, du 26 janvier 1894. Cf. Marx e Engels, Corrispondenza con italiani,
1848-1895, A cura di G. Del Bo, Milan, 1964, pp. 518-521.
conceptuel de la IlIe Internationale (1) - il est évident, en effet, que ce qui s’énonce
par le détour de ce bilan du « serratisme », c’est un discours de la continuité, la théorie
ou presque d’un développement sans ruptures. Certes, il ne saurait s’agir d’un retour
pur et simple de Gramsci au « centrisme » qu’il condamnait chez Serrati en 1921 -
encore que la cruauté des polémiques d’alors lui apparaisse excessive (2) et quoique
le célèbre fragment de 1923 y trouve enfin tout son sens (3) - mais tout au moins de la
reprise et de la reformulation, de la remise à jour - dans la syntaxe de l’I.C. - des
instances majeures du « serratisme ». Car s’il est vrai que, comme le suggère P.
Spriano, Serrati a été « véritablement conquis par Gramsci (4) », Gramsci, lui, l’a sans
doute été par Serrati...
tionnaire entre toutes, change soudain de couleur comme par une étrange magie
(1). » Or, si la critique y procède à coup sûr d’expériences contradictoires - la social-
démocratie européenne et surtout le mouvement ouvrier nord-américain chez Serrati,
l’expérience russe chez Gramsci (2) -, c’est précisément cette même représentation du
mouvement ouvrier italien qui préside à la « conquête gramscienne » et à la
« bolchevisation » du P.C. d’Italie. Le « premier et le plus fondamental des
programmes révolutionnaires » n’est-il pas - comme Gramsci l’écrit dès 1923 - d’
« unifier le prolétariat et [de] détruire la tradition populaire démagogique (3) » ?
Qu’un tel tableau puisse infirmer toutes les prémisses de son « productivisme »,
c’est certes une contradiction que Gramsci, s’il l’entrevoit dans ses lettres à Zino Zini,
ne tentera pas de résoudre... Mais l’important, c’est plutôt que cette représentation de
la classe ouvrière - et implicitement du mouvement du capital - apparaisse encore
ancrée dans l’image d’une Italie artisanale et agricole, faiblement industrialisée et
prisonnière de ses « conditions naturelles », l’Italie d’Engels en fait, alors même que, à
l’époque où Serrati dressait ce diagnostic, le capital italien, en s’engageant dans la
conquête de la Tripolitaine, proclamait déjà symboliquement son passage de la phase
libérale au stade de l’impérialisme (4). S’il confirme chez Gramsci une certaine
insensibilité, pour ne pas dire plus, aux mécanismes du « capital financier (5) », ce
même archaïsme - dans lequel le « méridionalisme » a certainement sa part - va en
effet hypothéquer non seulement l’ « économique » des « Thèses de Lyon », mais
toute investigation ultérieure sur le capital financier ou monopoliste et à plus long
terme sur le las
cisme (1). Mais il est vrai qu’en perpétuant en 1926 l’image vieillotte de la « petite
Italie » des nationalistes, Gramsci continue de désigner implicitement ce qui sera
l’équivalent - ou la « traduction italienne » - du « socialisme dans un seul pays » : le
projet d’un développement autochtone du capital, terrain d’élection, s’il en est, de la
« fonction nationale » de la classe ouvrière (2).
Alors même que la « conquête gramscienne » touche ici, victorieuse, à son terme,
c’est probablement des motifs qui l’ont inspirée que procède encore la célèbre lettre
que Gramsci va adresser quelques mois plus tard au Comité central du Parti
communiste d’Union soviétique : « Les statuts de l’Internationale - il l’écrivait déjà à
ses amis le 9 février 1924 - donnent au Parti russe une hégémonie de fait sur
l’organisation mondiale. (...) Il faut connaître les divers courants qui se manifestent au
sein du Parti russe pour comprendre les orientations qui sont données chaque fois à
l’internationale. Il faut également tenir compte de la situation de supériorité dans
laquelle se trouvent les camarades russes (...). Cela donne à leur suprématie un
caractère permanent auquel il est difficile de porter atteinte (2). » C’est laisser
entrevoir - l’aveu est important - à quoi tient en réalité la fameuse « situation de
“ privilège” » de l’I.C. qui a constitué, on l’a vu, la trame effective de la
« bolchevisation », mais c’est également expliquer que, à la veille du VlIe Plénum de
l’I.C., convoqué le 22 novembre pour débattre des « problèmes russes », cette lettre
d’octobre 1926 prenne pour prétexte l’approche de la XVe Conférence du Parti
bolchevique et que, à l’encontre de toutes les règles jusqu’alors en vigueur dans l’I.C.,
elle soit adressée non point au Présidium de lInternationale, mais au Comité central du
P.C. d’Union soviétique (3). Encore que le choix du destinataire soit probablement
aussi un moyen déviter - tout comme en 1924 - de « prendre position » devant
l’Internationale (4).
Dès le 13 juin 1926 - alors que la « Déclaration des 13 » vient de rendre publique
la constitution de l’« Opposition unifiée » derrière Trotski et Zinoviev - Togliatti,
depuis Moscou, a en effet invité le secrétariat du P.C. d’Italie à préparer un dossier sur
la « question russe » en vue d’ouvrir
une discussion à l’intérieur du Parti (1). Il y revient quelques jours après pour
souligner la gravité de la crise et suggère alors qu’une « prise de position » sur ces
problèmes - on devine laquelle -servirait non seulement à renforcer les « liens
internationaux » du Parti italien, mais éventuellement à infliger à Bordiga et à la
gauche « une nouvelle défaite (2) ». Quant à lui, intervenant le 15 juillet dans la
discussion du Comité central du Parti russe, il souligne pour conclure que les
déclarations de Kamenev ont « sous une forme un peu atténuée (...) le même contenu
que la polémique menée par Korsch et sa bande contre la ligne de l’Internationale et
du Parti d’Union soviétique (3) ». Et en nommant Korsch, il désigne implicitement
Bordiga...
et Bordiga lui-même n’est-il pas toujours convaincu, quoique minoritaire, que c’est
« au sein des partis » que l’opposition a le plus de « possibilités de modifier le cours
de la lutte de classe ouvrière (1) » ? La décision d’inclure malgré eux dans le Comité
central élu à Lyon deux représentants de la « gauche », Bordiga et Venegoni, tout
comme la proposition - que l’I.C. repoussera - d’envoyer Bordiga travailler à Moscou
(2), vont également dans ce sens et désignent donc chez Gramsci, ainsi que Togliatti
lui en fera le reproche, une conception du Parti qui oublie les leçons de la
« bolchevisation » et s’obstine à sacrifier la « ligne politique » à l’« unité (3) ».
truction socialiste (1) ». Ce texte marque bien les présupposés, mais aussi les
limites que Gramsci entend assigner à son intervention dans la « question russe » et
qu’il redéfinit au début du mois d’août devant la Direction du P.C. d’Italie : approuver,
certes, le Comité central du P.C. d’U.R.S.S. et condamner le « fractionnisme », mais
ne pas se prononcer sur le fond (2)... Ce seront là les limites mêmes de sa lettre
d’octobre. Il appartiendra à son premier destinataire - Palmiro Togliatti -de la faire
entrer dans la légende (3).
On connaît, on peut même imaginer la suite. Togliatti reçoit la lettre au plus tard le
16 octobre, date à laquelle il oppose télégraphiquement à Scoccimarro une fin de non-
recevoir (2). Le même jour l’opposition « capitule ». La Pravda du 17 publiera sa
« soumission ». Togliatti, qui s’est aligné sur la « majorité » dès son arrivée à Moscou
(5), consulte Boukharine, lui soumet la lettre. L’« enfant chéri du Parti » conseille la
prudence : « Ne pas remettre lettre qui dans cette situation serait inopportune » et
pourrait même représenter, « aux mains de l’opposition, une arme contre le C.C. » du
Parti russe (6). C’est aussi l’avis de quelques proches : Kuusinen, Manuilski à qui son
dévouement aux communistes italiens a valu le surnom de « Pélican », Humbert-Droz,
le « Héron », et le communiste hongrois Gyula Sas, connu en Italie sous le nom
d’« Aquila », l’« Aigle », traduction pure et simple de sas - assez de noms d’oiseaux
pour écrire une fable... Décision est prise pourtant de mander Humbert-Droz en Italie
« afin d’y discuter la question avec le Comité central [qui doit se réunir à Valpocevera,
près de Gênes, du 1er au 3 novembre] et d’éviter que le Parti italien ne basculât dans
le camp des trotskystes (7) ». L’idée, en effet, en a peut-être été lancée par Togliatti,
qui, en tout cas, le redoute : « On crai
1. « Provvedimenti del C.C. del P.C. dell’U.R.S.S. », 27 juillet 1926, Per la verità,
pp. 400-401.
2. F. Ferri, loc. cit., p. 12.
3. Cf. l’historique des éditions de cette lettre, infra, p. 307, n. 1.
4. Ce télégramme est cité dans sa lettre du 18 octobre au Bureau politique du
P.C.I., op. cit., p. 63.
5. G. Berti, op. cit., pp. 235-244 ; S. Corvisieri, op. cit., pp. 43-44.
6. P. Togliatti, op. cit., pp. 63-64. La première formule se trouve dans son
télégramme à Scoccimarro, la seconde, dans sa lettre au Bureau politique.
7. J. Humbert-Droz, De Lénine à Staline, éd. cit., p. 274.
Introduction 79
gnait, à Moscou, comme l’a rappelé Humbert-Droz (1), que le P.C.I. ne passe à
l’opposition trotskiste (2) ».
S’il est pourtant un point sur lequel Gramsci ne laisse subsister aucune équivoque,
c’est son adhésion aux positions de la « majorité » du Comité central du Parti
bolchevique dont la « ligne politique » est - souligne-t-il - « fondamentalement juste
(3) ». Sans doute ne fait-il ici nulle part référence à la « construction du socialisme
dans un seul pays », mais toute son intervention présuppose et donne comme acquis
non seulement que « l ‘État ouvrier existe en Russie désormais depuis neuf ans », mais
qu’« en U.R.S.S. on marche sur la voie du socialisme », voire « vers le communisme
(4) ». C’est de cette conviction - « le prolétariat, une fois le pouvoir pris, peut
construire le socialisme (5) » - que procèdent aussi bien l’« hégémonie russe » dans
l’Internationale que l’existence même d’un mouvement révolutionnaire (6) et l’appel à
l’unité qui fait l’objet de cette lettre. Aussi l’opposition - à laquelle il impute
d’évidence la responsabilité de la crise - apparaît-elle d’abord coupable de remettre en
question « les piliers mêmes de l’État ouvrier et de la révolution » : l’alliance des
ouvriers et des paysans et 1’« hégémonie du prolétariat (7) ». Reprenant certains
thèmes ébauchés dès 1919 et qui reparaîtront dans les Cahiers, son réquisitoire paraît
cependant préférer au terrain de la politique la critique des idéologies. Soupçonnée de
vouloir ressusciter « toute la tradition de la social-démocratie et du syndicalisme (8) »,
l’opposition est d’abord perçue comme le support de tout ce à quoi certain jansénisme
- toujours présent chez lui - répugne : le refus de faire payer au prolétariat la juste
« rançon de l’histoire (9) », un « égoïsme », un corporatisme de classe.
1. J. Humbert-Droz. op. cit., ibid. ; C. Bocca, Palmiro Togliatti, Bari, 1973, p. 129.
2. Lettre à Berti, 6 mai 1961, in G. Berti, op. cit., p. 259.
3. « Au Comité central du P.C. d’Union soviétique », infra, p. 312.
4. Idem, infra, p. 308 : A Togliatti. 26 octobre 1926, infra, p : 316 ; « L’U.R.S.S.
verso il communismo », 7 septembre 1926, La costruzione..., pp. 315-319.
5. A Togliatti, 26 octobre 1926, infra, p. 319 (souligné par Gramsci).
6. « Au Comité central... », infra, p. 309.
7. Idem, infra, p. 312.
8. Idem, infra, p. 313.
9. Cf. « La rançon de l’histoire », 7 juin 1919, Écrits politiques, I. pp. 239-244,
ainsi que la lettre à Z. Zini du 2 avril 1924, Écrits politiques, II, p. 309.
80 Écrits politiques
Le rapide et brutal échange de lettres qui constituera leur « dernier contact direct
(6) » et surtout, combien symptomatiques, l’affolement, l’irritation mal contenue, le
« bureaucratisme » de la réaction de Togliatti révèlent en effet une opposition qui
procède de bien d’autres motifs que ces « dif-
1. « Riunione del Comitato centrale del Partito comunista italiano : 1-3 novembre
1926 », in G. Berti, op. cit., pp. 278-279.
2. Cf., infra, p. 314.
3. Cf. J. Gabel, Idéologies, Paris, 1974, pp. 79 et suiv.
4. M. Garlandi [R. Grieco, « La situation en Italie..., loc. cit., p. 1319. Le texte -
cité ci-dessus, p. 22, no. 7 - continue ainsi : « ... il en a été de même en ce qui concerne
la nouvelle opposition de Zinoviev et de Kamenev et, ensuite l’opposition de droite
dans l’« Internationale. Ainsi, on nous a successivement suspectés de trotskisme, de
zinoviévisme et de boukharinisme... »
5. P. Spriano, op. cit., II, p. 56, n. 2.
6. « Ils ne devaient plus se voir, ni échanger aucune lettre », précise G. Fiori (La
vie d’Antonio Gramsci, Paris. 1970, p. 258).
Introduction 81
Robert Paris.