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DU CONTRAT DE CITOYENNETÉ
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Collection Explorations/Découvertes
en t e r r e s humaines
dirigée p a r A r m a n d Ajzenberg e t Lucien Bonnafé

E x p l o r a t i o n s / D é c o u v e r t e s en t e r r e s h u m a i n e s est une collection que nous voulons


ouverte. Ouverte aux contributions, aux intellectuels et aux acteurs des mouvements
sociaux et culturels. Nous la voulons exigeante. Exigeante quant à l'originalité des idées
exprimées, exigeante quant à la modestie de cette expression. C'est-à-dire que nous
voulons publier des ouvrages où les idées sont plutôt énoncées comme hypothèses mises
en débat que c o m m e certitudes réduites à des affirmations. Des ouvrages difficiles,
donc. Difficiles dans le maniement des idées, faciles à la lecture. Une quadrature du
cercle. Collection élitiste ? Oui, mais au sens où l'entend Vitez : « l'élitisme pour tous ».

S c i e n c e s f o n d a m e n t a l e s ! s c i e n c e s a p p l i q u é e s , a-t-on l ' h a b i t u d e de distinguer. Avec


raison, m ê m e si la distinction est parfois difficile à établir. Pour ce qui concerne les
" s u j e t s h u m a i n s " , l a c o l l e c t i o n E x p l o r a t i o n s / D é c o u v e r t e s en t e r r e s h u m a i n e s a
l'ambition d'être un lieu de réflexion qui relèverait plutôt du domaine des sciences
fondamentales que de celui des sciences appliquées. Ce qui n'est pas dédain vis-à-vis de
ces dernières. Pas de c o n c e s s i o n à " l ' a i r du temps", aux modes fabriquées. Pas de
g l i s s a d e s d é l i c i e u s e s s u r les p e n t e s d o u c e s du " c o n s e n s u s " . Pas de soumission à
l ' i d é o l o g i e d o m i n a n t e , donc. Mais des ouvrages "critiques", développant plus
qu'affirmant des idées dérangeantes, n'hésitant pas à aller à contre-courant de ce qui est
généralement admis.

E x p l o r a t i o n s / D é c o u v e r t e s e n t e r r e s h u m a i n e s s o u h a i t e des lecteurs c a p a b l e s
d ' o p i n i o n s p e r s o n n e l l e s - et nous souhaitons que les ouvrages de la collection en
permettent la multiplication - , capables de prendre leur bien là où il se trouve et nous
a v o n s l ' a m b i t i o n d ' e n ê t r e un d e s l i e u x o u v e r t s à des idées " a u t r e s " , c a p a b l e s
d'apprécier, m ê m e si c'est de manière critique, une opinion contraire. Nous souhaitons
que les lecteurs de cette collection aient, à chaque ouvrage publié, un rapport identique à
celui qu'ils ont à une revue dont ils attendent la livraison. D'un côté une "fidéhsatton ",
donc. D ' u n autre un engagement - le nôtre - de rigueur et de qualité.

Si vous d é s i r e z être tenu r é g u l i è r e m e n t au c o u r a n t de nos parutions, il vous suffit


d ' e n v o y e r vos n o m et adresse aux éditions Syllepse et Périscope, 41, rue Jean-Pierre
Timbaud, 75011 Paris. Vous recevrez gratuitement notre bulletin trimestriel.
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COLLECTION
Explorations/Découvertes
en terres humaines

DU CONTRAT
DE CITOYENNETÉ

HENRILEFEBVRE

et
LE/GROUPE DE NAVARRENX
{ Armand Ajzenberg
Lucien Bonnafé
Katharine Coit
Yann Couvidat
Alain Guillerm
Fernando lannetti
Guy Lacroix
Lucia Martini-Scalzone
Serge Renaudie
Oreste Scalzone

SYL L EPI::- P É SR IC S
EDITIONS
OE D n P
i O N SEt -

ARCHIPEL
TR/v(vjsfrDiriorvis
41, rue J.-P. Timbaud
75011 Paris
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Du contrat de citoyenneté
@ Editions Syllepse et éditions Périscope 1990
ISBN 2-907993-03-8 Syllepse
ISBN 2-908396-00-9 Périscope
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DU CONTRAT DE CITOYENNETÉ

Ouvrage collectif

TABLE DES MATIERES

Avant-propos 11
OUVERTURE
Du pacte social au contrat de citoyenneté, Henri Lefebvre 15
DIFFÉRENCE ET CITOYENNETÉ
Histoire et devenir des espaces de citoyenneté en Europe,
Alain Guillerm 43
Enfant citoyen ?, Lucien Bonnafé 55
Apprendre à apprendre, Lucien Espagno 91

TRAVAIL ET CITOYENNETÉ
Fin du travail et nouvelle citoyenneté, Armand Ajzenberg 107

CITADINNETÉ, ÉCOLOGIE, LIEUX DE POUVOIRS


ET CITOYENNETÉ
La ville ? Un droit qui passe par l'information et l'autogestion,
Yann Couvidat 161
Le partage de l'espace, Katharine Coit 175
Sur l'urbain, Serge Renaudie 185
L'information de décision : un enjeu pour la démocratie,
Guy Lacroix 197
Radicalité écologique et nouvelle citoyenneté,
Lucia Martini-Scalzone 221

POLITIQUE ET CITOYENNETÉ
Critique de la politique, d'un nouvel art politique
1. Le point de vue philosophique, Fernando Iannetti 253
2. Le point de vue politique, Oreste Scalzone 293
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« J'entre en matière sans prouver l'importan-


ce de mon sujet. On me demandera si je suis
prince ou législateur pour écrire sur la poli-
tique. Je réponds que non, et que c'est pour
cela que j'écris sur la politique. Si j'étais
prince ou législateur, je ne perdrais pas mon
temps à dire ce qu' il faut faire ; je le ferais,
ou je me tairais. »

Jean-Jacques Rousseau
(Du contrat social, Livre T)
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AVANT-PROPOS

1789-1989 : bicentenaire de la Révolution française.


26 août 1789 : Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
Années 80 : Les droits de l'homme font partie du quotidien. Ils ont été banali-
sés, consensualisés, voire détournés. Les droits du citoyen, eux, sont restés en
panne.
Les textes qui suivent sont nés d'un travail de groupe. Groupe dit de Navarrenx
- c'est là qu'il s'est constitué, autour d'Henri Lefebvre en août 1985 - Projet de
société ? Intervention politique ? Ni l'un ni l'autre et pourtant l'un et l'autre,
puisque réflexion sur la citoyenneté, sur une nouvelle citoyenneté.
Travail peut-être trop partiel, non clos en tout cas. Il ne s'agit pas d'un mode
d'emploi - le rôle des intellectuels n'est pas de se substituer aux acteurs de la vie
sociale. Notre ambition est cependant très grande : ouvrir des pistes et l'idée d'un
contrat de citoyenneté est l'une de celles qui nous paraît des plus importantes.
Pistes parallèles ou s'écartant parfois les unes des autres - pas de ligne politique
donc - mais se retrouvant finalement sur une certaine idée de la citoyenneté.
Citoyenneté où l'individu n'est plus écartelé entre ses appartenances. Citoyenneté
où différence n'est plus opposée à égalité. Citoyenneté qui échappe à l'Hexagone et
qui tend à la dimension mondiale. Citoyenneté donc qui est solidarité et qui présup-
pose une pratique de l'autogestion. Autogestion peu évoquée dans l'ouvrage tant
elle va de soi pour les différents auteurs.
Contrat de citoyenneté ? Il s'agit d'aller vers une nouvelle éthique et de nou-
velles façons de vivre. Il s'agit d'aller vers de nouveaux rapports entre individu et
société, entre individu et Etat. Si ce dernier est une institution qui oppresse, il est
aussi une institution qui organise. Cela complique le processus de dépérissement de
l'Etat, de l'Etat-nation. Contrat de citoyenneté ne signifie cependant pas renonce-
ment à ce dépérissement, à cette fin de l'Etat. Bien au contraire. Ce qu'il faut, c'est
saisir les cheminements qui aujourd'hui y mènent.
L'extension de certains rapports à l'échelle de la planète est frappante : exten-
sion des rapports marchands, de l'échange, donc du marché mondial. Cette mondia-
lisation est en quelque sorte une victoire du capitalisme obtenue par sa prodigieuse
faculté d'adaptation. Mais il y a contradiction entre le mondial et le local. La mon-
dialisation du capital produit un monde désertique, alors que les gens affirment un
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attachement beaucoup plus grand à la proximité : le lieu reste la seule chose mesu-
rable par rapport au marché mondial, cet énorme espace non mesurable. On assiste
à une insurrection des particularismes et un couple dialectique - mondial/local -
s'installe. Mondialisation et particularismes marchent ensemble dans un double
mouvement.
L'insurrection des particularismes est un phénomène anti-étatique, au sens où
l'attachement au lieu se dresse contre l'espace/tcmps de l'Etat et de la nation. Le
local, c'est un espace temps auquel on est attaché... même si on reconstruit une
forme Etat à une échelle plus petite, plus proche. Ce qui est tout à fait différent
parce que cela vise une autonomie vis-à-vis des grandes puissances économiques et
donc une capacité à leur résister. Ce à quoi on aspire, c'est à un dépérissement de
l'Etat-nation et c'est dans cette perspective qu'il faut entendre "contrat de citoyen-
neté" : établissement de nouveaux rapports entre les institutions et les gens.
Citoyenneté, Nouvelle citoyenneté ? D'abord, levons une équivoque. La
citoyenneté se réduirait au droit de vote et celui des immigrés serait le critère d'une
Nouvelle citoyenneté. D'accord pour le droit de vote, et pas seulement aux élec-
tions municipales, mais il reste que restreindre le débat à cette dimension permet
d'en évacuer un plus essentiel : celui des valeurs et de la confusion entretenue à
leur propos.
L'homme est un être complexe, aux connexions multiples que sont ses apparte-
nances. Appartenances liées au territoire (quartier, ville, pays, nation, monde) et à
des communautés (famille, profession, convictions religieuses ou philosophiques,
classe sociale, conceptions politiques, âge, affinités) que nous nommons "les cul-
tures". Cultures identitaires qui font de l'individu un être social ; cultures identi-
taires qui se construisent, contradictoires souvent, se transmettent, parfois
dépérissent, au fil des siècles ; cultures qui se traduisent dans des solidarités, des
civilités, des rites, des violences qui font l'histoire.
S'identifier dans l'une de ces cultures en étant déconnecté des autres apparte-
nances conduit aux pires aberrations : de la profession au corporatisme, de la reli-
gion à l'intégrisme, de la nation au nationalisme... L'homme est un être aux
connexions multiples. Leurs ruptures sont lourdes de violences, leurs existences
porteuses de révolutions.
Limiter la citoyenneté à l'une de ces appartenances - la politique - est égale-
ment aberrant. Dépasser cette réduction, cet enfermement, c'est ce que nous avons
appelé Nouvelle citoyenneté.
La caractéristique dominante de la société actuelle est son éclatement.
Eclatement du sujet... et du citoyen :
- éclatement de l'être humain entre sa vie privée caractérisée par ce que Lucien
Bonnafé appelle "l'impossibilité à la libre disposition de soi" - vie privée jalonnée
par les tabous et les interdits idéologiques... mais aussi matériels - et sa vie familiale
où desserrement des liens familiaux et enfermement (souvent obligé pour les jeunes)
sur le noyau de base conduisent à un isolement de masse, ou encore sa vie sociale et
professionnelle caractérisée, elle, par l'exercice (dans le meilleur des cas) de spécia-
lisations élémentaires au lieu de métiers complets, par un éparpillement des statuts
(chômeurs, intérim aires, contrats à durée limitée, "privilégiés" titulaires d 'un "job"
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ou d'un "petit boulot") et un éparpillement urbanistique (banlieues, mobilités géo-


graphiques déracinantes) ;
- éclatement entre le citoyen politique réduit à la seule dimension d'électeur muni
d'un droit de vote n'offrant guère de possibilités de maîtriser ses conditions d'existen-
ce, le citoyen dans l'entreprise (qui est un non-citoyen puisque le droit d'exercer sa
qualité de citoyen sur son lieu de travail lui est nié) réduit, le plus souvent, à sa seule
dimension de producteur, d'employé confiné dans une spécialisation - sans réelles
possibilités d'échange avec les autres travailleurs, sans moyens de connaître les tenants
et les aboutissants de son travail ni d'intervenir sur la finalité de celui-ci -, le citoyen
usager, consommateur et citadin qui n'est considéré que sous son angle économique :
l'écoulement des marchandises. Usager-consommateur-citadin découpé et ciblé en
tranches horaires pour et par la publicité qui agit sur les besoins et produit « en même
temps que les choses les consommateurs et usagers de ces choses ».
Un tel sujet - éclaté, contraint à une vie en kit - est un citoyen qui subit la pire
des aliénations : sa propre dépossession... matérielle et intellectuelle. Eclatement
qui ne s'est pas produit par la force des choses, mais éclatement délibéré, non pas
du fait d'un homme ou d'un groupe d'hommes, mais de la société marchande...
Citoyenneté, Nouvelle citoyenneté ? Il s'agit essentiellement de prendre le
contrepied de cette situation. Passer d'un homme éclaté à un homme moderne
capable de réaliser la synthèse de sa vie personnelle, familiale, sociale, profession-
nelle. Passer d'un citoyen éclaté à une Nouvelle citoyenneté réalisant la synthèse du
sujet politique, du sujet producteur et du sujet citadin-usager-consommateur. Passer
du citoyen de l'Etat-nation à la fois au citoyen planétaire et au citoyen du local.
Telles sont les exigences aujourd'hui, telle est la problématique.
Essayons de formuler cela, même si une définition risque d'être réductrice et
peut conduire au dogme. Risquons-nous cependant avec la volonté moins de formu-
ler un système que d'essayer d'appréhender le réel, le possible :
La Nouvelle citoyenneté peut être définie, pour chaque individu et pour
chaque groupe social, comme possibilité (comme droit) de connaître et maîtri-
ser (personnellement et collectivement) ses conditions d'existence (matérielles
et intellectuelles), et cela en même temps comme acteur politique, comme
producteur et comme citadin-usager-consommateur, dans son lieu de résiden-
ce, dans sa cité et sa région, dans ses activités professionnelles comme dans les
domaines du non-travail, mais aussi dans sa nation et dans le monde.
Une telle définition donne une dimension autogestionnaire à la Nouvelle
citoyenneté, autogestion qui est un droit et non un système. Par là même, la
Nouvelle citoyenneté, ainsi définie, a une dimension plus étendue, plus universelle
que l autogestion et revendique au statut de valeur humaine fondamentale.
Cette définition doit beaucoup à l'un des auteurs : Henri Lefebvre.
Par l' invention du concept de Nouvelle citoyenneté comme synthèse des
citoyennetés aujourd'hui éclatées.
Par la définition qu'il a donnée de l'autogestion : « Chaque fois qu' un groupe
social refuse d'accepter passivement ses conditions d'existence, de vie ou de survie,
chaque fois qu un tel groupe s'efforce non seulement de connaître mais de maîtriser
ses conditions d'existence, il y a autogestion. »
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Par son insistance sur la dimension mondiale de tous les problèmes de notre
temps : « S'il y a des stratégies mondiales dans la pratique économique et poli-
tique, ne devrait-on pas concevoir une stratégie théorique visant cet objet à la fois
réel et virtuel : le mondial ? »
Quatre grands thèmes se sont dégagés/affirmés au fil des mois :
- la différence. Poser la question de la citoyenneté à partir de l'enfance produit,
assez généralement, un malaise. C'est un thème à partir duquel on pourrait pourtant
généraliser sur l'accession des différences à la citoyenneté, les femmes et les immi-
grés par exemple ;
- le travail et la perspective de sa fin. Fin qui est à la fois sa démythification et
son dépassement. Avec cependant, la nécessité d'être, aujourd'hui, citoyen dans
l'entreprise : condition de ce dépassement et de cette démythification ;
- la "citadinneté" et les lieux d'une Nouvelle citoyenneté. Là où se prennent les
décisions : au niveau de l'information. Là où se joue cette nouvelle citoyenneté : la
ville, l'urbain notamment ;
- la politique. Ou, plus précisément, de la politique considérée comme un art ou
une science des affaires publiques et non comme un exercice du pouvoir ; nou-
veaux rapports du citoyen, donc, à la politique dans l'espace national mais aussi,
et surtout, dans l'espace mondial.
Quatre thèmes majeurs mais pas de thème mineur. Un ensemble qui, après un
rappel - la citoyenneté est née en Europe - va, par glissements successifs, de
l'enfant citoyen à un nouvel art de la politique en passant par une hypothèse : la fin
du travail. Des thèmes choisis, parce que dérangeants.
La révolution serait finie, selon certains, ou n'aurait servi à rien. La confusion
s'établit. Consensus oblige, la mode est d'être à la mode. Pratique fatigante - "II
court, il court le furet... il est passé par ici, il repassera par là..." - quand le propre
des modes est de passer. Restent des Bastilles à prendre ? Ce qui est un lieu com-
mun et une façon gratuite de parler quand on n'en connaît plus les raisons.
Loin du "bruit" cependant se profilent des tendances longues - des valeurs
autres -, en un mot l'à-venir. L'enjeu est de taille : ou nous glissons délicieusement
sur les pentes douces du "consensus" et des "modes" (la société duale, l'individua-
lisme, le profit, une citoyenneté écartelée) - l'esprit est à l'abandon des rêves de
jeunesse : miauler avec les loups ! - ou, bicentenaire ou non de la Révolution, une
Nouvelle citoyenneté émerge mettant à jour quelques valeurs nouvelles. L'enjeu est
aussi le suivant : consensus sur des valeurs molles ou combat pour une Nouvelle
citoyenneté qui est esprit de résistance mais aussi novation sociale et politique.
Des droits sont ici mis en évidence, d'autres simplement émergent, d'autres
encore sont probablement omis. Qu'importe. Puisse cet ouvrage contribuer à ali-
menter le débat, l'action pour une Nouvelle citoyenneté. Si tel est le cas nous
aurons rempli la mission que nous nous sommes fixée.
A. A.
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OUVERTURE

Henri Lefebvre

DU PACTE SOCIAL
AU CONTRAT DE CITOYENNETÉ
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« La vérité ne mène point à la fortune et le peuple


ne donne ni ambassades, ni chaires, ni pensions. »
(Du contrat social, chapitre III).

Inventaire et bilan : le marxisme

L 9 incontestable force sociale de l'informationnel a pour envers et


revers la capacité idéologique des médias. D'autant que l'idéologie, qui
jamais ne se donne pour telle mais pour vérité allant de soi, se donne
aujourd'hui pour simple information. Ne craignons donc pas de répéter,
pour la ennième fois, quelques propositions qui seraient acquises si
l'idéologie (informationnelle) n'intervenait pas. En un peu plus d'un
siècle, Marx serait mort trois fois : physiquement, politiquement, philoso-
phiquement. Il est vain de passer l'œuvre de Marx aux archives, àl'érudi-
tion, à la mémoire, comme une quelconque philosophie ou idéologie
s'éloignant. Il ne s'agit pas tant de Karl Marx commepersonnage histo-
rique que des concepts qu'il contribue àétablir. Or, les concepts ont la vie
dure, trivialement parlant. Les concepts ne s'effacent pas comme de
simples opérations :une fois passée la mode- l'idéologie médiatique- ils
ressurgissent intacts. Croit-on que les notions du temps, de l'espace, de
l'énergie s'occultent ? Obscurcissement n'est pas disparition, mais étape.
Parfois mêmeenrichissement. D'ailleurs, il est absurde et vain de consi-
dérer l'œuvre de Marx comme un système intangible et vrai. Ces deux
illusions, face à face, s'entretiennent l'une l'autre. Il en va ainsi pour
Newton, pour Einstein ; pour aller au-delà et plus avant, il faut passer par
eux ; l'attitude de rejet pure et simple stérilise la pratique et la théorie ;
mais on ne peut davantage considérer l'œuvre de Marx (et d'Engels)
commeun roc, comme un socle, fût-il baptisé épistémologique ! Cette
œuvre ne garde unsens que confrontée avec les événements et les actions
dans le monde dit moderne. Ce qui entraîne critique et compléments,
voire transformations. Cette démarche évite aussitôt quelques faux pas,
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quelques méconnaissances, par exemple tout comprendre et interpréter


par référence aux intellectuels et à leur rôle social - ou encore prendre la
technique pour un absolu, hors contexte, etc.
Les éphémères réputations de ceux qui se proposèrent de "balayer"
le marxisme peuvent servir de leçons. Propulsés sur la scène politique
par les médias, ils apparaissent et disparaissent. On apprend ce dont on
se doutait ; une bonne opération publicitaire commence par une déclara-
tion : ce n'est pas une opération publicitaire, c'est une somme de véri-
tés, c'est le "dire-vrai".
Une tentative d'inventaire (de l'héritage) et de bilan (de l'acquis) se
doit de signaler la dérive philosophique de la pensée dite marxiste et de la
pensée en général. Alors que domine l'interrogation : "Mais où en est la
philosophie ? Où va-t-elle ? Existe-t-elle encore ? N'est-elle pas moribon-
de ? Ne se réduit-elle pas à son histoire ? à une psychologie, une sociologie
ou une anthropologie ? etc.", on fait de Marx et de sa pensée un système
philosophique (le matérialisme dialectique, en abrégé le diamat officiel et
institutionnel). Toutes les œuvres depuis Héraclite se changent ainsi en
"systèmes" dont on écrit l'histoire, dont on décrit la succession, que l'on
compare, ce qui fait de chaque philosophie un "objet" (abstrait).
Intentionnellement ? Spontanément ? Dans les deux cas, cette dérive cor-
respond à la vague des systèmes, à la volonté de tout arrêter, de tout immo-
biliser. Par peur de ce qui peut survenir si la stabilité ne l'emporte. Or,
précisément, les systèmes philosophiques ont tous volé en éclats, projetés
plus ou moins loin, qu'ils aient été construits par les philosophes eux-
mêmes, ou élaborés par les commentateurs. Y compris celui attribué à
Marx, ou celui de son prédécesseur Hegel, dont Marx sut utiliser les bons
morceaux. Des "grands" philosophes ne surnagent que des aphorismes,
des sentences : "Connais-toi toi-même", "Je pense donc je suis", etc.
Le matérialisme plus ou moins dialectique a éclaté selon deux orien-
tations polarisées. D'un côté la philosophie matérialiste met l'accent sur
le "réel", le monde extérieur, le travail, la nature matérielle et l'activité
qui la modifie ; elle va vers une sorte de positivisme politique. De
l'autre côté, la philosophie va vers la critique radicale, le négativisme
pur, selon qui l'affirmation de la matérialité sonne le glas de la pensée.
Par exemple, pour Adorno, le grand moment de l'histoire a été manqué.
Il ne reviendra pas. Donc, le temps entre dans le négatif absolu. Cette
systématisation dans le négatif, qui le porte à l'absolu, s'égare dans la
"critique critique", dans l'autocritique et l'hétéro-critique. Ne proposant
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rien, elle affirme seulement la fin de tout : philosophie, savoir, action


politique. Si, d'un côté, la dimension critique manque cruellement au
dogmatisme (au marxisme institué), de l'autre, l'hypercriticisme se ter-
mine en impasse. Ce qui résume une situation générale et mondiale : ou
la stagnation ou la catastrophe. De sorte qu'il faut découvrir et ouvrir
non plus une "troisième voie", mais une voie !
L'éclatement du marxisme a déjà été signalé à plusieurs reprises. Sans
effet, ni chez les "amis" ni chez les "ennemis". Alors que ce fait montre
aussi bien la fécondité de l'œuvre de Marx que les difficultés et les trans-
formations du monde moderne. Ainsi que la nécessité de rassembler en
une unité nouvelle, au-delà des anciens systèmes, les éléments dispersés,
l'acquis et le conquis, l'ancien et le nouveau. Avec des perspectives et non
des affirmations dogmatiques. S'agit-il donc de suivre Marx à la trace et
pour ainsi dire sur la piste exacte ? Non, mais à partir de lui, d'inventer du
nouveau. De rejoindre dans le devenir et d'ouvrir un avenir.
Ce que l'on peut nommer "dérive philosophique" a influencé le
marxisme et les marxistes, non seulement en les immobilisant, en empê-
chant le mouvement, mais en dissimulant les lacunes et fractures. A tel
point que l'on a continué à discourir sur (pour ou contre) le marxisme,
alors que cette entité n'était plus qu'une fiction. Et l'on n'a aperçu ni
l'éclatement, ni la fécondité (à travers la dispersion), ni les problèmes
nouveaux (impacts de nouveaux concepts), ni l'acquis et l'héritage. Cet
héritage aujourd'hui peut se classer selon des indications postérieures à
Marx mais utiles, en catégories, thèmes, problématiques. Si l'on accepte
ce classement, au moins à titre d'hypothèse de travail, on peut établir
une sorte de tableau, résumant la situation du marxisme, sans trop de
discours et, au-delà du ,une part notable de la situation idéologique dans
la modernité.

Les catégories
Ce sont des concepts. Selon l'orientation marxiste, il y a dilemme et
alternative : ou bien des concepts théoriques - ou bien l'empirisme et
l'irrationnel, le scepticisme. Les concepts s'enchaînent dans une théorie.
On peut les approfondir, exposer leurs liens, voire compléter leur liste ;
ils ont une solidité, sans quoi ils passeraient dans une autre rubrique. La
production de choses et de rapports (sociaux) figure au premier rang,
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avec son complément la reproduction (d'objets et de sujets), complément


souvent omis. La reproduction n'est jamais à l'identique, sauf quand elle
se programme pour telle. Elle engendre aussi des différences et du deve-
nir (l'histoire se compose de reproductions à l'identique et de différences
allant jusqu'à la contradiction). Autres concepts : le capital, le capitalis-
me, la composition organique du capital, la plus-value, la concentration
du capital. Liste à compléter par des catégories et concepts entrant dans
l'acquis postérieur à Marx : l'urbain (la ville éclatée) - le mondial - le
quotidien, le répétitif et le différentiel, la lutte contre le temps au sein
même du temps, les fins dans le devenir (fins du salariat, du capital, de
l'Etat, des classes, de l'histoire, de la philosophie, etc.).

Les t h è m e s

Ils n'ont pas atteint la précision et la certitude acquise des concepts.


Elaborés par Marx (et Engels) ils traversent parfois leurs œuvres, sans
achèvement ni conclusion. Ils se perpétuent donc. Ainsi l'aliénation,
thème hégélien transformé par Marx : non plus perte d'une essence mais
obstacle sur le chemin du possible. Ainsi encore la marchandise et
l'échange, le monde de la marchandise et le marché mondial - ainsi les
idéologies - et la dialectique elle-même, les conflits et contradictions,
comme réalités et comme procédé de découverte (N.B. : Beaucoup de
gens préfèrent reléguer ces thèmes dans l'oubli, plutôt que de les pro-
longer : ils veulent du nouveau, à tout prix !).

La p r o b l é m a t i q u e

La banalisation et les abus du mot "problème" l'ont rendu insuppor-


table. Le mot, quelque peu pédant, "problématique", n'a aucun rempla-
çant dans notre langue.
La problématique donc est immense. Avec le temps les questions se
multiplient et les réponses se raréfient, du moins les réponses accep-
tables ou crédibles. Par où commencer ? Par la philosophie ? Par l'éco-
nomie ? Par le ou la politique ?
La maîtrise des phénomènes sociaux en suscite beaucoup parmi ces
questions. Les tentatives ont échoué. Marx attribuait à la classe ouvrière
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(organisée, assimilant la théorie et se dépassant en abolissant les


classes) la capacité de maîtriser rationnellement l'économique, le social
et le politique. En fait, l'Etat un peu partout tente de jouer ce rôle.
Comment orienter l'économie ? Par le plan ? Par le programme ? Par le
projet et par quel projet ? L'histoire a-t-elle une orientation, un sens ?
Ou bien la part du hasard et de l'aléatoire rend-elle le devenir imprévi-
sible ? Qui l'emporte, l'identitaire (l'homogène à l'échelle mondiale) ou
la différence allant jusqu'au conflit ? Stagnation ou catastrophe ?
Comment interpréter le retour en force des religions ? Et l'automatisa-
tion du travail productif ? Le socialisme "réel" a-t-il une relation et
laquelle avec les concepts de Marx ? Comment comprendre la bureau-
cratisation générale des sociétés modernes et la montée à l'échelle mon-
diale de l'Etat-nation ainsi que des firmes mondiales ? La croissance et
l'éclatement des villes ? Enfin et toujours quid de la philosophie, de sa
place dans la culture, de sa portée pratique ?
Cette problématique béante, qui fait partie de l'héritage, oblige à
parler d'un état critique et pas seulement d'une crise du marxisme, de la
modernité et du monde moderne. Faillite ? Anéantissement ? Non : ces
conclusions hâtives ne s'imposent pas. A coup sûr : travail énorme,
théorique et pratique. Donc renaissance de la pensée et de l'action sous
le signe de Marx et non sous celui de l'Etat ou de la technologie. Ne
manque-t-il pas à ce tableau un aperçu des difficultés du léninisme dont
on croit encore qu'il fait bloc avec le marxisme : théories de l'impéria-
lisme, de la question paysanne, de la science, etc. ? Le léninisme s'effri-
te. L'impérialisme a changé de méthode, c'est-à-dire de stratégie. La
théorie de la connaissance s'est modifiée, la révolution technologique
n'étant pas venue du socialisme. La question paysanne s'est déplacée ;
l'agro-alimentaire passe au premier plan des préoccupations car on ne
mange ni de l'acier ni des ordinateurs. Or il faut donner à manger à des
milliards d'humains, problème planétaire.
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L'héritage jacobin

L e vigoureux appel de Marx pour une révolution totale - cet appel qui
n'a reçu que des réponses partielles et qui se trouve partiellement occulté
- ne saurait reléguer dans l'oubli la Révolution française. Que nous en
reste-t-il ? Elle sembla, pendant une période, proche de la révolution selon
Marx : son antécédent en harmonie avec elle. Après quoi divergences et
distances s'accentuèrent. Le Siècle des lumières aurait-il disparu, nous
laissant dans l'ombre et (le marxisme mis à part) nous menaçant d'obscu-
rantisme ? Quelle place accorder à l'héritage de J.-J. Rousseau et de
Condorcet ? A l'héritage jacobin ? Stimulants ou bien obstacles ? La
société française serait-elle prise entre le jacobinisme et le bonapartisme,
deux traditions ? Comment la délivrer ? Au nom du jacobinisme et parfois
au nom de Marx, on a opposé le patriotisme, le sentiment national authen-
tique au chauvinisme. En fait, une fusion-confusion s'est opérée. Le sti-
mulant peut devenir obstacle, étant donné les événements et les
conjonctures politiques qui montrent un fétichisme de l'Etat (pour parler
comme Marx) qui s'étend inégalement mais à l'échelle mondiale. Or ce
fétichisme s'accepte du côté jacobin comme du côté marxiste, non sans
quelques divergences sur l'exercice du pouvoir. Les uns le croient capable
de miracles, notamment de résoudre tous les problèmes économico-socio-
politiques. D'autres en restreignent la portée. Tous, ou presque tous, font
abstraction de l'intervention créatrice du peuple, de la base et même de la
classe ouvrière (celle-ci tantôt fétichisée, tantôt dédaignée). Dans ce
cadre, les controverses entre la démocratie et l'autoritarisme, qui
devraient depuis longtemps avoir trouvé leur solution, rebondissent : entre
l'Etat fort et la démocratie directe, entre l'idée d'un consensus global et le
projet d'une autogestion aux diverses échelles, de l'entreprise à la société.
Ce qui déchargerait l'héritage jacobin des hypothèques qui le chargent.
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Les autres fondateurs

Trouverait-on des suggestions et des indications chez des penseurs non


négligeables, chez Max Weber ? Chez Rosa Luxembourg ? Ou Trotsky ?
On a cru les passer "à la mémoire". Or ils survivent. Du premier vient
l'hypothèse d'une rationalité se développant jusque dans et par la Cité (la
ville). Max Weber a également lancé une notion peu compatible avec le
marxisme et la "classe" au sens de Marx : celle de "classe politique". Il
se trouve que les faits correspondent à la notion weberienne, dans la
mesure où la politique devient une carrière.
De Rosa Luxembourg, vient l'opposition féconde entre le centre et les
périphéries, ce qui ravive l'analyse des stratégies impériales. Du dernier
proviennent les critiques (qui s'éloignent avec leur "objet" mais gardent
une portée) du stalinisme. Il serait trop long ici d'examiner en détail ces
apports et quelques autres. L'essentiel n'est pas là : il se trouve dans le
malaise, le besoin et l'attente d'un projet cohérent répondant aux ques-
tions précédentes et à quelques autres, déployant les concepts, complétant
l'acquis, innovant vers le possible (le futur) sans spéculations superflues,
philosophique, technologique. En un mot, il s'agirait d'un politique.

A propos d'une affaire récente

I l s'agit d'une affaire juridico-politique ; l'événement s'est a eu lieu en


Espagne et a eu un certain retentissement, encore que l'affaire risque
fort de tomber aux oubliettes et de ne pas donner lieu à ce qu'on espé-
rait : le grand procès politique, le scénario tragi-comique de taille aristo-
phanesque ou shakespearienne.
Le 21 juillet 1986, un juge madrilène rend publics les attendus d'un
jugement prononcé par lui un mois auparavant, concernant la plainte
déposée par un Catalan, le compositeur Luis Llach, en février de cette
même année. L'association européenne Droit et raison d'Etat appuyait
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cette plainte, visant le parti socialiste espagnol actuellement au gouver-


nement et son secrétaire général, chef du gouvernement. Motif de la
plainte : rupture de contrat. Le programme électoral du PSOE le liait
aux électeurs par un contrat. Or les promesses n'ont pas été tenues. Il y
a donc inexécution d'un contrat. Le juge Don Jesus Ernesto Peces y
Morales estime effectivement qu'il y a relation contractuelle entre les
citoyens et les partis politiques, responsables dès lors de l'accomplisse-
ment (ou non) de leurs promesses. Le juge réclame donc la formulation
d'un contrat politique général, légalisant le droit des citoyens de partici-
per activement à la société politique et civile. Ce jugement, du même
coup, légitime le recours en justice des citoyens s'estimant lésés par tel
ou tel parti au pouvoir. On dira : "manœuvre politique dirigée contre le
PSOE". Ce n'est pas prouvé ; et peu importe. Peu importe également la
conclusion qu'a eu cette affaire : elle tend vers l'approfondissement de
la démocratie par le contrat de citoyenneté, contrat à expliciter, à formu-
ler, à détailler. Ainsi l'idée d'une Nouvelle citoyenneté et le projet d'un
contrat de citoyenneté ne restent pas dans l'abstrait. Ils entrent dans la
pratique par une voie imprévue : la justice - la lutte au nom de la justice
contre les abus de langage, la rhétorique et la démagogie. Et ceci dans
une démocratie encore incertaine et neuve ; avec un retentissement
international. Le contrat politique, tôt ou tard, remplacera en l'intégrant
le "contrat social" ; il se substituera à la politique, cette quotidienneté du
politique. Sa forme, son champ, restent à déterminer.
Clairement dit, les hommes politiques en sont venus à ne considérer
que les rapports de force, en excluant la pensée, même et surtout la pen-
sée politique dont ils contestent ou refusent l'existence. Ils cherchent à
piéger ceux qui défendent l'autonomie relative (pas d'indépendance
absolue vis-à-vis des conditions ou circonstances) de la pensée, du
connaître, de la théorie. Ces politiques oscillent d'ailleurs entre la satis-
faction dogmatique et le malaise du vide. Le dilemme implicite ou par-
fois explicite : "ou bien... ou bien..." fausse les questions et bloque la
situation : "ou bien avec nous - ou bien contre nous".
Lorsqu'on écrit en affirmant la vérité de ce propos : "Entre l'Etat et
le marché il n'y a rien", on pose un dilemme et il est faux, car entre les
deux il y a déjà la bureaucratie ; demain il y aura peut-être l'autoges-
tion. Il s'agit de concepts et de propositions et non de positions. Si telle
part accepte telle proposition, tant mieux. Sinon, tant pis pour ceux qui
proposent. Ce qu'il faudrait rénover, ce n'est pas tel parti ; ne serait-ce
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pas plutôt, dans ce pays et ailleurs, la pensée, la conscience, la vie poli-


tique ? Il n'est au surplus que trop vrai que la politologie et la science
politique n'ont pas grand-chose de commun avec l'action politique.
Machiavel, Hobbes, J.-J. Rousseau ont-ils fait carrière politique-
ment ? Non. Pas plus que Hegel. Furent-ils des hommes politiques ? Tout
dépend du sens donné à ce terme. J.-J. Rousseau le dit dès le début du
Contrat social. Aux hommes de la politique les besognes sanglantes, mais
aussi les honneurs, les profits, la gloire. Avec la puissance. Ceux qui pen-
sent le politique restent au-dehors, même quand ils essaient d'y entrer
(Machiavel). Tout se passe comme si l'objet ne pouvait se concevoir et se
connaître qu'en n'étant pas dedans, pris par un certain "vécu", celui de la
puissance et de la violence (cf. le Mémorial de Sainte-Hélène). N'est-ce
pas aussi le cas de Marx ? Cependant, cas remarquable entre tous, celui de
Rousseau qui voulut vivre selon le "naturel" et qui écrivit le "contrat
social", inaugurant une recherche théorique (philosophique et politique)
qui se poursuivit à travers Hegel et Marx. Aucun ouvrage (sinon le
Manifeste du parti communiste) n'a eu une telle influence politique.

J.-J. Rousseau et le contrat social

Rousseau fonde la société sur une "volonté générale", qui ne se réduit


pas à la somme des volontés particulières. Dans la "volonté générale"
chaque membre de la société est à la fois souverain et "sujet" ; il n'est
rien, ne peut rien, que par tous les autres (chap. VII, Livre II). De cette
souveraineté découlent la loi, la puissance législative et exécutive, le
gouvernement et la magistrature. "L'essence du corps politique est dans
l'accord de l'obéissance et de la liberté, et que ces mots de sujet et de
souverain sont des corrélations identiques, dont l'idée se résume dans
le seul mot de citoyen" (chap. XIII, livre III).
Dans la thèse de J.-J. Rousseau s'incluent le politique, le gouverne-
ment, l 'Etat, mais comme conséquences, comme effets secondaires du
pacte social. Tout se passe comme si la constitution d'une société résul-
tait d une rencontre, d'une assemblée de tous ceux qui en font partie.
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On a longuement disserté sur ces notions. Pour Rousseau, le pacte qui


fait la société et fonde l'accord entre ses membres serait-il un fait histo-
rique ou une fiction, un événement "réel" ou bien une abstraction formu-
lée dans un langage naturaliste, ou un acte collectif des hommes forçant
la nature, donc moral ? Aujourd'hui, ces controverses n'ont plus grand
intérêt, mais la réponse est claire : le pacte social et la volonté générale
sont des concepts, c'est-à-dire des abstractions concrètes, ayant un conte-
nu ; les membres d'une société doivent l'accepter et s'accepter comme
tels, sans quoi ils disparaissent : criminels, émigrés, vagabonds, etc.
Dans un langage et des concepts qui ne sont plus ceux de Rousseau, on
dirait que les sociétés humaines qui n'ont pas conclu ce pacte ont
disparu ; celles qui l'ont conclu ont protégé les plus faibles, les malades,
les enfants, les femmes, les personnes âgées, en tant que membres vir-
tuels ou actuels d'une communauté. De même chez les animaux dits
supérieurs. Pour ce qui concerne les associations humaines, le concept de
J.-J. Rousseau a pour contenu la société civile, non soumise à une instan-
ce qui la justifierait et la fonderait en droit : autorité religieuse, militaire,
féodale, politique. Elle ne tient que de soi ses lois et coutumes. Cette
notion de "société civile" se déploiera chez Hegel et Marx, non sans se
modifier et même se transformer. Elle persiste comme concept et comme
"idéal" éthico-politique, alors que la réalité historique s'en éloigne dès la
Révolution et l'Empire, avec les guerres et la surprenante montée de
l'Etat. En résumé, on est dans le pacte social, implicitement, même
quand les effets s'en éloignent. Et pourtant, on n'y est plus aujourd'hui.
L'histoire complète de ce concept - la société civile - et de la réalité qui
lui correspond tout en suivant son cours propre, serait longue et difficile
à établir en tenant compte des divers aspects du contexte. La conception
et la réalité sociale qu'il a pour contenu furent combattues, obscurcies
par les controverses, et cependant efficaces aux cours de cette histoire.
Est-ce que le fait de se dire "français" ou "allemand" ne comporte pas
une acceptation, et, malgré Marx, un pacte implicite ? L'influence anglai-
se, reconnue comme considérable, doit se réexaminer non seulement en
tant qu'exemple de démocratie plus ou moins libérale mais comme com-
promis historique entre classes dominantes - la bourgeoisie et l'aristocra-
tie -, compromis qui n'a pas réussi qu'en Grande-Bretagne. Pourquoi ? Il
reste plus d'une obscurité. Il faudrait entre autres tenir compte de l'action
des francs-maçons, et des notions de "civilisation" et de "civilité" (péné-
trées d'idéologie, mais correspondant à une certaine pratique qui inclut
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bien un pacte, non formulé comme tel). Et aussi des contradictions de la


Révolution française : intervention du peuple mais étatisation et militari-
sation (jacobinisme puis bonapartisme). Ces derniers points sont inéclair-
cis. Ainsi la relation de Marx à Rousseau. La volonté générale, si elle
parvenait à se formuler et à intervenir, ne rendrait-elle pas l'Etat inutile ?
Mais selon Marx, cette "volonté" ne se forme ni ne se formule. Car il y a
les classes ! Les prolétaires ne peuvent pas, ne doivent pas accorder leur
consentement à la société qui existe. Pourtant, l'objectif de Marx ne
s'oppose pas à celui de J.-J. Rousseau : renforcer la société civile jusqu'à
ce qu'elle résorbe l'Etat et le politique. Les historiens les meilleurs de la
Révolution française et de l'Empire restèrent pleins de respect et d'admi-
ration pour les événements qu'ils restituaient contre les déformations
passionnées (d'origines religieuse, militaire, etc.). Il n'est pas aisé de
dévoiler les contradictions, faute d'une conception dialectique du temps.
De même, les "marxistes" n'ont guère montré les contradictions et de
Marx et des conséquences politiques du "marxisme", dès le vivant des
fondateurs et surtout dès Lénine. Les distances entre théorie et pratique,
entre conceptions et actions, comme celles entre les promesses et les réa-
lisations, se constatèrent comme une fatalité de l'histoire politique ; les
"politologues" laissaient le champ libre aux hommes de pouvoir, d'appa-
reil, de partis : aux membres de la "classe politique", qui prétendirent
parfois penser le politique et se légitimer par la théorie. La séparation
entre théorie et pratique s'accompagna ainsi d'une confusion croissante
que ne dissipèrent ni les discours ni les images médiatiques. D'où pro-
vient cette situation ? Pour la comprendre, il faut revenir en arrière.

Les déclarations (Humanité et citoyenneté)

L a première Déclaration des droits se promulgua en Virginie en 1776.


La Déclaration française date du mois d'août 1789 ; elle suit de près la
prise de la Bastille mais procède historiquement de l'immense travail
des Lumières. Le soulèvement populaire et la philosophie y eurent part
égale ; la notion de "société civile" et celle de "l'homme" en tant que
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membre non de telle société mais de l'espèce humaine, ces deux notions
différentes et solidaires entrent au même titre dans la poclamation des
Droits. Revendications et affirmations ont la même source et impliquent
la même indignation contre la tyrannie, contre le despotisme, contre
l'arbitraire et la violation de la Liberté. Que cette dernière notion -
revendicative c'est-à-dire active et suscitant des actions - reste obscure,
cela n'apparaît pas encore en 1789. La question des rapports entre la
nature et la raison fournira des thèmes à la philosophie allemande, de
Kant à Hegel, qui s'efforcent de penser la révolution politique en
France. Pour les philosophes français comme pour les politiques, pas de
problème : la raison se fonde en nature et s'il faut plier la nature à la rai-
son c'est que les deux entrent également dans la Liberté. Jean-Jacques
Rousseau avait énoncé l'interrogation ; il pressent la question - celle de
l'histoire générale, de l'histoire des institutions acceptées et des oppres-
sions tolérées - donc celle de la liberté aliénée. De même Condorcet
souligne les bornes de la Déclaration fondamentale, en 1789, surtout en
ce qui concerne les femmes, mais ne voit aucune difficulté dans le rap-
port du droit à la nature : les droits de l'homme sont des droits naturels
(cf. Condorcet par M. Crampe-Carnabet, PUF 1986, p. 39). En raison de
l'importance des philosophes et de la philosophie, c'est donc
"l'homme" qui vient en pleine lumière, au centre des préoccupations :
l'homme en général, comme sujet et objet de la raison universelle.
"L'homme" ? Par une extraordinaire conséquence, que l'on peut
aujourd'hui taxer d'inconséquence, les femmes ne sont pas prises en
considération : elles se voient exclues de l'espèce humaine, de la raison
et de la nature, de la société. Mais la voix du peuple, sa "volonté",
considérée comme particulière et non comme générale au sens de
Rousseau, n'entre pas davantage en compte. Pour être "homme", il faut
être propriétaire, bien que cette condition ne soit pas suffisante.
"L'homme", ce n'est pas encore la démocratie malgré la célèbre liai-
son : Liberté-Egalité-Fratcrnité. Pourtant, cette abstraction ne reste pas
dans l'abstrait, parce que liée à la raison théorique et pratique, au savoir,
à l'organisation de la vie sociale et à l'industrie naissante. Malgré les
limites originelles, les Droits de l'homme se définiront par la suite en se
concrétisant, en se diversifiant, en animant des luttes intenses ; ils inclu-
ront des précisions gagnées au cours de ces luttes qui comprendront des
luttes de classes mais aussi des rivalités et des combats entre les
peuples. Les droits se diversifient et deviennent pratiques au cours des
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contestations. Le droit à la propriété ne disparaît certes pas mais cesse


de définir "l'humain" essentiel. Il laisse entrer en scène les droits à
l'instruction et à l'éducation, le droit à la santé, au travail et même à la
retraite pour l'individu après le temps du labeur productif. Mais surtout
les droits s'étendent aux femmes, aux enfants, à l'habitat, etc.
Une grave erreur de la tendance marxiste, ne serait-ce pas d'avoir
sous-estimé et même négligé à la fois les droits de l'homme et la lutte
mondiale autour de ces droits, pour leur extension et leur approfondisse-
ment ? En raison de leur origine "bourgeoise" ? Sans doute, ce qui
n'empêchait pas de se réclamer de la Révolution française. Cette attitu-
de, en limitant les objectifs de la lutte de classe, n'a pas évité les scis-
sions et les échecs du mouvement ouvrier (révolutionnaire et marxiste).
Elle n'a pas accompagné une analyse et une élaboration du concept de
tous côtés négligé, de citoyenneté.
Si l'homme se définit par l'espèce humaine, par la rationalité et la
société en général, la citoyenneté se définit par l'appartenance à une
société, concrètement : donc par la nation et la nationalité. Ce qui inclut
quelque chose d'autre et de plus que le contrat social.
D'innombrables écrits et discours ont été consacrés, dans notre siècle,
aux questions nationales. Peu de travaux s'inspirent de Marx et du
marxisme, étant donné l'internationalisme et le refus dédaigneux (déjà
par Marx) de la nation et de l'Etat-nation. Il faut reconnaître l'importan-
ce du texte de Staline publié en 1913, le Marxisme et la question des
nationalités. De ce texte, qui laissait peut-être entrevoir le stalinisme, à la
dissolution de la IIIe Internationale en 1943, que s'est-il passé ? Qu'on le
veuille ou non, ce texte a marqué un tournant. Il connut une immense
publicité et s'oublie trop aujourd'hui. Non seulement il a préparé la car-
rière du chef politique, mais il a introduit avec force la nation dans le
marxisme, il n'élucide pas la relation entre classes et nations ; refusant le
destin commun il laisse entrevoir l'acceptation par la classe ouvrière
d'une réalité nationale. Que s'est-il donc passé ?
Beaucoup de faits et d'événements. Liés entre eux ? A coup sûr.
Rationnellement, selon une "raison dans l'histoire" ? Non ! Certains
sont connus et plus ou moins compris : crises, guerres, traités. D'autres
sont peu compris, entre autres la surprenante ascension de l'Etat et de la
nation (au lieu de la "classe", de l'universalité rationnelle et de l'inter-
nationalisme), avec son cortège d'idéologies : nationalisme, chauvinis-
me, socialisme "réel", etc. Donc fin de l'international dans la période où
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le mondial se déploie, du marché à la culture. Seules puissances mon-


diales : les firmes, l'Eglise, l'impérialisme (modernisé). Vaincu militai-
rement, le nationalisme raciste et fasciste n'a-t-il pas modifié le cours
prévu, auparavant, de l'histoire ? Cette situation "moderne" plus para-
doxale qu'il ne le semble au premier abord, a-t-elle des responsables ?
La responsabilité de Marx et du marxisme est peu contestable ; ne fut-ce
que parce que le stalinisme implique la fusion-confusion du savoir avec
le pouvoir étatico-politique. Oui, Marx a voulu réunir ce qui lui parve-
nait séparé : la théorie et la pratique ; ce que Hegel avait tenté, mais de
façon contestable et contestée. Reprenant la pensée politique de la
lignée rousseauiste, Hegel a laissé une théorie de l'Etat : l'Etat de droit,
entraînant le "consensus", l'acceptation générale, l'étatique s'intégrant,
la rationalité déployée au cours du devenir, de la Nature à l'Idée.
Théorie abstraite en apparence, qui semble loin de la pratique, mais
cohérente et forte. On s'en aperçoit un siècle et demi plus tard. En vou-
lant reprendre cette conception, en la dialectisant, en introduisant la
lutte des classes mais en concevant la politique comme application de la
théorie Marx préparait les fusions-confusions entre le savoir et le pou-
voir, entre le réel et l'affirmation politico-dogmatique, entre l'action
effective et l'idéologie officielle. Ce qui devait ensuite se réaliser en son
nom bien que de façon imprévue.
En fait, il y eut l'influence d'une interprétation insidieuse, combattue
inefficacement par Marx, de sa pensée : la vision de Ferdinand Lasalle,
fondateur historique, bien que souvent méconnu, du socialisme d'Etat,
donc adversaire congénital de la pensée "marxiste" parce que resté
hégélien sans critique de l'héritage. Présentée et adoptée en dépit des
textes, cette version du "marxisme" a permis la formation, légitimée
"scientifiquement" et rationnellement, du mode de production étatique,
fusion triadique "savoir-pouvoir-avoir". Au nom de Marx ! Alors que
celui-ci avait annoncé à la fois l'efficacité de la connaissance critique, la
révolution totale, la rapide disparition de l'Etat au cours de la transfor-
mation, ainsi que le dépérissement de la nation devant l'internationale,
devenue le "genre humain" ! L'histoire a été influencée autant et plus
par la falsification du "marxisme" que par la pensée de Marx. Il est vrai
qu'on a montré depuis que les falsifications font partie intégrante de la
fécondité des grandes doctrines. Toujours est-il que l'histoire de la
modernité non seulement n'a pas suivi le cours prévu et attendu, mais
qu'elle révèle la difficulté de maîtriser l'économique, d'orienter le poli-
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tique, de faire intervenir la raison dans la société autrement que pour et


par la technique. L'histoire serait-elle absurde ? Non. S'il n'y a pas la
raison (philosophique) à l'œuvre dans le devenir, il n'en reste pas moins
que tout ce qui arrive a des raisons que l'on reconnaît ensuite : des rai-
sons et non un déterminisme, un enchaînement causal linéaire.
Les droits de l'homme ont frayé leur chemin, lentement, en deux
siècles parmi les raisons de l'époque. Quant aux droits du citoyen, ils sont
restés en panne. Comment s'en étonner ? Dès les premières déclarations,
ils semblaient définis : droit de déplacement sur le territoire d'appartenan-
ce (national) - droit d'opinion (liberté des idées, sauf le cas de nuisance et
de délit, cas restant indécis et à la guise des autorités) - droit de vote (de
représentation). Ce qui a des conséquences considérables dans les institu-
tions et constitutions. Avec les droits du citoyen autant qu'avec les droits
de l'homme, selon les mots célèbres de Goethe, un monde nouveau a
commencé. Le droit à la représentation, proclamé révolutionnairement, se
réalise par des réformes. En France, au bout de deux siècles, on en discute
encore (proportionnelle ? majoritaire ? etc.). La démocratie représentative
oscille entre la démocratie directe, qu'elle ne réalise jamais, et la démo-
cratie autoritaire, dont elle tend toujours à se rapprocher, après des
"excès" de liberté. Pour remédier au caractère flou de l'appartenance, on
la définit mal : tantôt par l'origine, tantôt par la résidence, quand les appa-
reils politiques se mettent en place, à tous les échelons, du village au pays,
cela n'a de sens que dans et par la nation et l'Etat-nation.
Le rôle de la démocratie représentative, en tant que représentation
des intérêts divers au sein d'une population (couches ou classes et frac-
tions de classes), en tant que compromis historique, dans la formation
des Etats à l'échelle mondiale, ne peut se négliger ; n'est-ce pas l'aspect
le plus rationnel de la "modernité" ? Il s'accompagne d'une transforma-
tion culturelle aux mille aspects.
Au cours de cette histoire du monde dit "moderne" (ce mot n'en dési-
gnant souvent qu'un aspect, le technologique), le décalage entre les droits
de l'homme et ceux du citoyen s'aggrave. Les uns se déploient, se diver-
sifient, donnent lieu à des conférences mondiales, à des luttes épiques et
titanesques, parfois tragi-comiques. Les autres, ceux du citoyen ? Figés,
réduits au minimum "vital", à la détermination initiale qui semble finale.
Il y en a dont on ne parle plus : le droit à la rébellion contre l'injustice. Or
le monde a changé, même si ce n'est pas dans le sens attendu ou espéré,
en devenant... mondial. Les liens de dépendance et d'interdépendance se
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multiplient. Deux ordres de faits, entre tous, exigent autour de nous une
redéfinition de la citoyenneté : le continent, à savoir l'Europe, et les mou-
vements de population immigrés-émigrés. L'interdépendance prend la
forme contradictoire de la dépendance-indépendance. La mondialisation
prend la forme contradictoire de l'identité (appartenance) et de la diffé-
rence, à travers rivalités et querelles, ententes et mésententes. L'économie
prend la forme du gaspillage et de la destruction. La technologie - en
gros, l'informationnel - prend aussi forme contradictoire : communica-
tion et transparence - opacités et secrets. La plupart des tentatives d'ana-
lyse omettent l'une ou l'autre de ces dimensions et de ces contradictions,
en surestimant telle dimension, en voilant telle contradiction.
L'appartenance ne peut plus se déterminer simplement par la famille
et le nom (l'origine) ou par le lieu (la résidence). Elle se démultiplie ;
chacun "appartient" à sa famille, à un village ou à une ville, à une
région, à un métier, à un pays (la patrie, la nation et la nationalité), à un
Etat, à un continent (l'Europe, pour nous), à une ou à plusieurs cultures,
etc. Si l'on envisage cette problématique dans toute son ampleur, on
s'aperçoit qu'elle est aussi bien éthique et philosophique que politique.
Ce dernier aspect s'examine ici, mais avec toutes ses dimensions.
Plus on l'examine, plus cette situation se révèle complexe et trouble.
Le rapport entre les membres d'une société, donc d'une nation et d'un
Etat, à cet Etat et à cette nation doit se redéfinir. Ce rapport, c'est-à-dire
la citoyenneté, exige des précisions stipulées, allant au-delà des droits
acquis de représentation. Stipuler des droits, c'est d'abord les négocier et
ensuite les formuler dans un contrat. Alors que Jean-Jacques Rousseau
distingue explicitement le politique du contrat social (cf. livre III, cha-
pitre XDI) en le considérant comme un simple effet circonstanciel de la
volonté générale, la formule "moderne" de citoyenneté doit prendre la
forme du contrat. Entre qui et qui ? Entre l'Etat et le citoyen. Ce qui
diminue, jusqu'à la supprimer éventuellement, la distance entre l'Etat, le
gouvernement, le pouvoir institué, d'un côté, et de l'autre les citoyens :
la société civile. La contractualisation du rapport n'accentue pas le poids
de l'Etat. La formulation politique de la relation atténue au contraire
l'autonomisation du politique et de l'étatique, leur extériorité à la société
civile et son autorité souveraine. La contradiction portée au cœur du poli-
tique, au-dessus de "la" politique, ouvre une voie vers la solution. Ce qui
entre dans un projet de société, plus vaste de toute évidence, car il doit
aussi couvrir le champ de l'économique, du marché intérieur, de l'indus-
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trie et de l'agro-alimentaire, du destin des entreprises, des relations avec


le marché mondial et les firmes multinationales, etc.
Les droits nouveaux du citoyen, liés aux exigences de la vie quoti-
dienne dans le monde moderne, auraient dû faire l'objet d'une déclara-
tion détaillée, lors du deuxième centenaire de la Révolution française,
qui dès lors ne serait pas tombé dans le cérémonial commémoratif mais
aurait servi d'appui et de support pour un nouveau départ.

Les nouveaux droits du citoyen

L ' humanisme classique proclamait contre les religions l'unicité de


l'être humain en refusant les séparations entre la chair et l'esprit, entre
l'individuel et le social. La Révolution française, inspirée par cet huma-
nisme voulut réaliser effectivement l'unité par la Déclaration des droits
de l'homme et du citoyen. Cependant, l'être humain comme tel, relevant
de l'entité générale, abstraction concrétisée par quelques traits définis,
appartenait à l'espèce humaine. En tant que citoyen, le même être
humain se trouvait membre d'une société particulière (la France), pris
dans un réseau de pratiques sociales, ayant à ce titre beaucoup d'obliga-
tions. Il est dans sa société, elle-même plurale : communauté de famille,
de profession, d'habitat (village ou ville, région). Ce qui suffit à montrer
la complexité d'un concept et d'une situation apparemment simples. La
citoyenneté, source d'obligations (payer des impôts, déclarer ses biens,
faire le service militaire, etc.) n'offre guère en contrepartie depuis ses
débuts que le droit de voter, c'est-à-dire d'élire un représentant, dont
l'activité par la suite sera plus ou moins bien contrôlée par les votants.
Pourtant la qualité de citoyen implique d'autres droits que l'on a vu
depuis deux siècles apparaître et disparaître, s'affirmer ou s'atténuer
selon le degré de démocratie politique atteint ou abandonné par la nation.

Le droit à l'information. Il existe déjà, sous une forme réduite qui le


ridiculise. Chacun a le droit non seulement de lire les journaux et les
écrits, mais de publier un journal ou un livre. Les conditions écono-
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miques atténuent la portée de ce droit à l'opinion et à l'expression. Mais


les questions les plus graves viennent d'ailleurs ; on peut noyer l'infor-
mation dans l'abondance d'informations, et puis il y a les secrets :
secrets d'Etat, "services secrets", secrets technologiques, etc. Le secret
s'étend avec l'information. On a dit et re-dit que la désinformation suit
comme son ombre le progrès de l'information. Pourtant, il serait à la fois
utopique et impossible de poser en principe ou en idéal éthique la sup-
pression de tous secrets. La vie individuelle (intérieure, intime, etc.) se
protège à juste titre contre les intrusions et indiscrétions. Cependant, la
législation doit interdire les poursuites contre ceux qui lèvent un secret,
les journalistes, les écrivains et même les pamphlétaires. Le droit à
l'information a-t-il des limites ? Oui, mais aussi reculées que possible, et
seulement par le respect dû aux individus. Mais la situation la plus liti-
gieuse concerne les banques de données : ce qu'elles reçoivent et
conservent, et l'accès à ces informations. Quel est le statut des banques
de données ? Qui enregistre qui ? Qui renseigne et sur quoi ? Qui peut se
servir de ces connaissances et à quoi servent-elles ? Aux Etats-Unis tout
est "libre", mais l'accès aux banques de données coûte cher. Donc, le sta-
tut doit se fixer contractuellement en relation avec les droits du citoyen.

Le droit à l'expression. Un citoyen ne doit pas et ne peut pas rester


muet sur ce qui le concerne même si cela ne le concerne qu'indirecte-
ment. Ce qui fait beaucoup : toutes les affaires de la société concernent
tous les membres. D'où le droit à la réflexion, à la parole, à l'écrit. Qu'il
puisse y avoir des abus et des volontés de nuire ne peut empêcher
l'exercice de ce droit ; les volontés de nuire s'enlisent et disparaissent si
elles ne signalent pas un inconvénient réel. Toutefois, la législation doit
prévoir des cas et des problèmes difficiles ; incontestablement il y a une
casuistique de l'informationnel.

Le droit à la culture. Il va bien au-delà de la constitution de musées


ou de l'obligation pour les jeunes d'aller à l'école. Il implique le droit à
l'art et à la découverte du monde. Ce qui se fait sous formes ici encore
dérivées ou dévoyées : tourisme, mises en spectacle, exhibitions diverses.
Un tel droit se proclame d'abord abstraitement. Il couvre lui aussi un
large champ et occupera une longue période. Il désigne un horizon et un
chemin plus que les mesures qui le jalonnent et qui doivent s'envisager
conjoncturellement : de l'alphabétisation aux grandes œuvres.
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Le droit à l'identité dans la différence (et l'égalité). Les difficultés


s'accroissent. Un texte "propositionncl" doit parvenir d'un travail collectif
avec les intéressés. D'un côté il est clair qu'on ne peut traiter en vagabonds
"sans feu ni lieu" ni des êtres humains engagés pour travailler et produire
dans un pays, ni leurs enfants et leur famille. D'autre part "l'intégration"
comme on dit ne peut s'accomplir automatiquement, comme une pure et
simple formalité. De plus cette intégration en quoi consiste-t-elle ?
Intégration à quoi ? A une réalité qui s'effrite ou à une idéalité qui s'obs-
curcit ? La nationalité et la citoyenneté ont toujours un contenu, ne restent
pas formelles ! TI faudrait donc prévoir des clauses très souples : des degrés
stipulés et des niveaux de citoyenneté. De sorte que chaque "étranger"
puisse protéger son identité - la garder sans la fixer - en prenant conscien-
ce de sa différence sans isolement et sans hostilité. N'est-ce pas ce qui se
passe, en fait, du moins dans les meilleurs des cas ? Le contrat transforme-
rait ces faits en droits. Ceux qui naissent "citoyens" bénéficieraient du
même droit, dans une égalité tenant compte de toutes les différences : eth-
nie, âge, sexe, culture, etc. Dans tous les cas et dans toutes les situations,
l'identité s'établit pratiquement et théoriquement dans l'égalité et dans la
conscience des différences, conscience qui entre dans les cultures.

Le droit à l'autogestion. Celle-ci se définit comme connaissance et


maîtrise (à la limite) par un groupe - entreprise, localité, région et pays
- de ses conditions d'existence et de survie à travers les changements.
Ces groupes sociaux, par l'autogestion, accèdent à l'intervention sur
leur propre réalité. Comme le droit à la représentation, le droit à l'auto-
gestion peut se proclamer comme un droit du citoyen, les modalités
d'application se précisant par la suite. L'action de la base et son initiati-
ve sont toujours souhaitables. Mais faut-il attendre que la pratique se
mette en mouvement pour proclamer le principe ? L'approfondissement
de la démocratie va en ce sens ; ou bien la démocratie dépérit - ou bien
le droit à l'autogestion entre dans la définition de la citoyenneté. Il n'est
pas utile ici de montrer que les municipalités ou les unités d'entreprise
vont dans cette direction, incomplètement, et parfois en la détournant.
Le droit à l'autogestion implique le droit au contrôle démocratique de
l'économie, donc des entreprises, y compris les entreprises nationales
ou nationalisées, c'est-à-dire jusqu'ici plus ou moins étatisées. La for-
mule pratique d'un tel contrôle démocratique n'a pas été trouvée
jusqu'à maintenant, n'a même pas été cherchée.
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Le droit à la ville. Le droit à la vie urbaine avec tous ses services et


avantages a été longuement exposé ailleurs. Avec ses implications et
conséquences, encore mal rattaché à la nouvelle citoyenneté. La liaison
entre "citadinneté" et citoyenneté s'impose dans des sociétés qui s'urba-
nisent.

Le droit aux services ? C'est peut-être le plus important et pourtant


le plus implicite des droits, celui qui tire le citoyen de l'isolement et
donne un sens à toutes ses obligations. Il a le droit de disposer de ser-
vices et d ' a b o r d de services publics : nettoiement, évacuation des
ordures, transports, etc. Le droit aux transports, même s'il n'est pas
exactement stipulé et codifié existe comme tel. Le citoyen non seule-
ment a le droit de circuler sans encombres mais de trouver un moyen de
transport : chemin de fer, route, avion ou car, etc. Ce droit aux services
publics n ' a pas toujours besoin de formulation. Il n'en va pas toujours
de même pour les services non publics. Toutefois des règles pratiques
les gouvernent implicitement. Un commerçant ne refuse généralement
pas de vendre au client (solvable !) ce qu'il demande. Nous passons
ainsi de la pratique légalisée, stipulée, instituée, à la pratique sociale : à
la quotidienneté banale régie par des accords tacites plus forts que des
lois et qui font la société civile (société marchande, fondée sur le gain,
etc.). Ces accords font-ils partie de la citoyenneté ? Oui et non. Un
étranger de passage aura les mêmes droits que le citoyen de la ville s'il
en a les moyens. Il n'en reste pas moins que l'individu connu et reconnu
comme membre de la collectivité locale a quelques avantages : il est
mieux reçu ; on lui fait crédit, etc. Ainsi la citoyenneté réapparaît, mais
sans force juridique et légale, dans les habitudes, c'est-à-dire dans le
quotidien.
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Le nouveau contrat

U n certain nombre de droits sont mis en évidence dans cet ouvrage.


La plupart de ceux-ci sont soit énoncés, soit pressentis dans la pratique
sociale. Il reste à organiser l'ensemble et à le réaliser. Ce qui peut
demander toute une époque. Le contrat politique ainsi proposé ne sera
qu'un point de départ pour des initiatives, des idées, voire des interpré-
tations. Ce n'est pas un texte dogmatique. L'important, ce serait
qu'autour de cette idée - la citoyenneté, stipulée, contractuelle - s'opère
un renouvellement de la vie politique : un mouvement ayant des racines
historiques - la révolution, le marxisme, la production et le travail pro-
ductif - mais qui dépasse les idéologies, de sorte que des forces nou-
velles entreraient en action, en se réunissant, en exerçant une pression
sur l'institué. Ce qui accomplirait démocratiquement le projet, tombé en
désuétude, de la dictature du prolétariat. Ce qui mènerait sans brutalités
l'Etat politique à un dépérissement (paradoxal par les politiques). Ce qui
exige en effet un paradoxe : la découverte créatrice. Donc ni le négatif
absolu avec ses corollaires, à savoir le pessimisme, le nihilisme, le
désespoir. Ni le positivisme, le réalisme qui bouche l'horizon. Ni stag-
nation ni catastrophe.
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DIFFÉRENCE
ET CITOYENNETÉ
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Le mensuel tiers-mondis
dans le monde arabe. V
ques, économiques socia
Nord-Sud et Sud-Sud.

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Achevé d'imprimer en juillet 1991
sur les presses de l'imprimerie
L'Immagine - Grafiche Galeati
Imola (Italie)
Dépôt légal : juillet 1991

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