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Intervention 14/11

La Wertphilosophie de Simmel et Husserl


(environ 35-38 minutes)
Cours de Natalie Depraz
Préparation à l’agrégation : Simmel, Philosophie de l’argent

Introduction
Bonjour à toutes et à tous,

Je vais intervenir sur les rapports philosophiques qu’ont entretenu Simmel et Husserl, qui sont
contemporains. Mon but n’est certainement pas de décrire l’ensemble des passerelles entre ces deux
auteurs, mais uniquement de définir quelques lignes de force, dans l’optique, essentiellement, de
mieux comprendre Simmel et surtout la Philosophie de l’argent.

a) Husserl connaît bien Simmel


Notons tout d’abord qu’Husserl connaît bien Simmel (et inversement).

- Échange épistolaire irrégulier entre les deux. Il nous reste seulement 12 lettres de cette
correspondance, toutes de Simmel, écrites entre 1905 et 1918.
- Husserl possédait dans sa bibliothèque les exemplaires de presque tous les ouvrages de
Simmel (cf. Perreau p. 138). Husserl a même dirigé une thèse sur Simmel.
- Husserl cite explicitement Simmel (ex §48 p. 246 des Ideen II) (inversement, c’est difficile, car
Simmel cite très peu, on le voit dans PdG).

Le contexte dans lequel Husserl cite Simmel est à noter. Il l’évoque en effet comme un continuateur
des travaux de Dilthey, comme l’un de ceux qui a renouvelé les « sciences humaines » ou « sciences
de l’esprit », qui a refusé de considérer ces sciences comme des parties des sciences de la nature (cf.
la distinction entre compréhension/explication de la dernière fois).

On pourrait ainsi comparer Husserl et Simmel en ce qui concerne les questions relatives à la fondation
de la sociologie, questions très disputées à la fin XIXème / début XXème ; ils se rapprochent
notamment par leur étude du concept de « forme sociale » qui permettrait d’asseoir la scientificité de
la sociologie. Mais ces questions ne sont pas directement au cœur du texte de l’agrégation, elles
concernent des textes ultérieurs (Sociologie de 1908). Nous nous concentrerons donc sur la relation
qu’entretiennent Husserl et Simmel sur les questions traitées dans la PdG, et en particulier sur la
question de la valeur (der Wert).

b) L’origine de la Wertphilosophie
Comme on l’a vu la dernière fois, ce concept de Wert doit son importance, qui croît à partir du milieu
du XIXè siècle, à l’essor de la pensée économique, notamment de l’usage qu’en fait Marx.

Mais il existe également une autre source, indépendante de cette origine économique, qui explique
pourquoi ce concept en vient à imprégner l’ensemble de la philosophie. Il faut en effet noter que l’idée
d’une philosophie des valeurs (Wertphilosophie), d’une théorie des valeurs, d’une axiologie, est
récente. Si l’on regarde, par exemple, les Fondements de la métaphysique des mœurs de Kant, on y
trouvera, à de multiples reprises, le concept de Wert, et notamment celui de valeur morale. Une
personne vertueuse, par exemple, a une grande valeur morale. Mais ce concept de Wert n’est, pas une
seule fois, utilisé au pluriel (die Werte). Les valeurs, cela n’a pas de sens pour Kant ; l’idée d’une
hiérarchie des valeurs, d’une comparaison des valeurs, non plus. À l’inverse, le pluriel die Werte
apparaît de nombreuses fois sous la plume de Simmel (et de Husserl) ; et de même, le terme d’axiologie
apparaît, un peu avant, à la fin du XIXème. Avant donc de comparer directement Husserl et Simmel sur
la question de la valeur, il va s’agir de comprendre comment ce concept en est venu à acquérir la
centralité philosophique qu’il occupe chez ces deux auteurs, alors même qu’il s’agissait d’un concept
plutôt secondaire dans la philosophie du XVIIIème et de la première moitié du XIXème. Pour
comprendre cette montée en puissance du concept de Wert, un auteur, aujourd’hui peu connu, est
décisif : Hermann Lotze (1817-1881).

Première partie : Lotze et la naissance de la philosophie de la valeur


Il faut noter tout d’abord que Lotze, bien qu’aujourd’hui oublié, fut en son temps une figure
intellectuelle majeure, que tout les acteurs philosophiques connaissaient bien, et qui a donc influencé
largement la scène philosophique allemande. Quel est donc l’apport spécifique de Lotze sur la question
de la valeur ?

a) Lotze se place dans un cadre métaphysique bien spécifique. Il distingue en effet trois niveaux
ontologiques, trois « puissances » qui structurent l’ensemble de l’être :

- Tout d’abord, les lois universelles qui régissent la réalité, par exemple les lois physiques. Lotze,
contrairement à Platon pour qui les Idées ont une existence véritable, refuse d’ « hypostasier »
ces universels, c’est-à-dire de poser qu’ils ont une réalité authentique. Ces lois vont donc
« rendre compte » de la réalité, elles ont donc une validité (Geltung), mais n’appartiennent
pas elles-mêmes à l’être (Sein).
- Le second niveau ontologique est précisément composé par la réalité qui est régie par les lois
du premier niveau. Cette réalité peut être vue comme un ensemble de forces, de causes
efficientes qui agissent les unes sur les autres conformément aux lois. Par exemple, la planète
qui attire à elle les autres corps de l’univers relève de ce second niveau.
- Enfin, le troisième niveau, celui qui nous intéresse le plus, est constitué par le règne des
valeurs. Le second niveau est, en effet, déterminé de manière purement mécanique, il est
totalement « neutre axiologiquement », il ne fait qu’obéir aux lois de la nature, qui sont
indifférentes au beau, au bien, à la justice, etc.

Comment s’articulent ces trois niveaux ? Le point fondamental est le suivant : alors que la conformité
du second niveau au premier est assurée, du fait de la nécessité inhérente aux lois de la nature, son
rapport au troisième niveau, les fins ultimes, les valeurs, est incertain. Lotze n’envisage pas, en
particulier, les valeurs comme des causes finales qui se réaliseraient irrésistiblement dans le monde. Il
faut ici rappeler que Lotze était à la fois médecin et philosophe, très au fait des avancées scientifiques
décisives qui marquent le début du XIXème siècle. Le monde que dessine cette science triomphante
est ainsi un monde désenchanté, entièrement soumis à la nécessité mécanique. Il va donc s’agir, pour
Lotze, à la fois de prendre en compte cette universalité des lois scientifiques, désormais fermement
établie, et, dans le même temps, d’échapper au réductionnisme mécaniste qui voudrait supprimer la
totalité de la dimension affective et axiologique du monde, de les ravaler au rang de simples
« épiphénomènes subjectifs » sans importance. Comment donc Lotze parvient-il à rendre compte de
l’existence de valeurs et de fins dans un monde universellement régi par les lois de la nature ?

La situation-type, pour Lotze, est donnée par le jugement esthétique, tel que Kant, déjà, le décrivait
dans sa Critique de la faculté de juger. La théorie du beau chez Kant est souvent résumée par la
formule : « le beau est ce qui plaît universellement sans concept ». Lotze retient deux aspects
principaux de cette conception kantienne du jugement esthétique :

a) la valeur (ici, la beauté) n’est pas réductible à un concept (« sans concept ») qui serait déjà défini
par avance grâce à un faisceau de propriétés déterminées. On ne peut donc pas connaître la beauté,
mais seulement la reconnaître dans chacune de ses manifestations concrètes et singulières.

b) Si donc la valeur n’est pas connue grâce à l’application d’un concept déjà possédé, d’où provient-
elle ? C’est ici la « sensibilité » du sujet, du spectateur, qui est fondamentale. Lotze affirme que le
prédicat beau n’est que l’indice d’une « affection subjective », non pas donc la subsomption d’un cas
particulier sous un concept général déjà acquis, mais la caractérisation d’un certain type de rencontre
entre un sujet affecté (le spectateur) et un objet affectant (le tableau). C’est toujours le plaisir qui est
le fondement du jugement ; c’est donc le sentiment qui confère sa valeur à l’objet (wertgebendes
Gefühl), et ce, à travers une « évidence immédiate ». La valeur n’a pas de sens en dehors de cette
rencontre affective.

Cette conception de la valeur issue du champ esthétique, Lotze va l’appliquer à l’ensemble des
domaines « axiologiques », et en particulier la morale. D’une certaine manière, Lotze utilise le Kant de
la Critique de la faculté de juger contre le Kant de la Critique de la raison pratique ou de la
Métaphysique des mœurs. En effet, l’impératif moral kantien, strictement rationnel, est chez lui
repoussé au profit d’une conception de la morale fondée sur la conscience morale immédiate
(Gewissen), instance qui permet à l’homme d’appréhender les valeurs morales (juste/injuste, par
exemple) et, de ce fait, de guider son action et de « bien » agir.

En conclusion de cette première partie, on voit donc comment, à la conception du monde issue des
avancées de la science moderne, qui voudrait réduire l’ensemble de la réalité à un jeu de forces
purement mécaniques, Lotze oppose donc une métaphysique dans laquelle les valeurs, loin d’être de
simples épiphénomènes subjectifs, ont une authentique réalité, existent au même titre que les faits
naturels (c’est le troisième « niveau » dont j’ai parlé tout d’abord). De plus, ces valeurs ne sont pas
perçues grâce à des concepts de l’entendement, mais à travers notre sensibilité humaine, à travers
notre affectivité, nos sentiments, nos émotions.

Comment Husserl et Simmel s’approprient-ils cette philosophie de la valeur (Wertphilosophie) issue


de Lotze ? Il faut tout d’abord noter qu’Husserl et Simmel connaissent Lotze, qui fait partie, à leur
époque, du « background » intellectuel « de base ». En particulier, Husserl est le « petit-fils »
intellectuel de Lotze, puisque Stumpf, le directeur de thèse de Husserl, a lui-même écrit sa thèse sous
la direction de Lotze. Husserl cite en outre régulièrement Lotze, notamment sa Logik, qui a eu un grand
succès, et se réfère souvent à sa théorie de la validité, Geltung. Il donne également des cours sur ces
sujets (Héring 1939) ; mais pour nous, ce qui est le plus important est qu’il cite, dans ses cours
d’éthique des années 1920, Lotze comme un représentant de la « morale du sentiment », au côté
notamment de l’école anglaise (Hume, Hutcheson, Shaftesbury, …), par opposition à la morale
« rationaliste » dont le représentant paradigmatique est Kant (Einleitung in die Ethik, Hua 37 p. 148).
Husserl est donc familier de la théorie lotzienne de la valeur. Il en va de même pour Simmel, même si
les preuves sont plus rares. On sait par exemple que Simmel a donné des cours (en 1886-1887) sur la
philosophie pratique de Lotze (Kaern 1990 p. 41).

Seconde partie : valeur et chose : la question de l’objectualisation des valeurs


Pour comprendre comment Simmel et Husserl se réapproprient la théorie lotzienne de la valeur, il faut
noter que celle-ci pourrait sembler, de prime abord, problématique, voire contradictoire. Comme
Lotze le pose lui-même, la valeur n’est pas un pur « fait de la nature » entièrement indépendant du
sujet qui la perçoit. Plus encore, la valeur n’émerge que dans le contexte d’une rencontre affective
entre les choses et un être doué de sensibilité. En ce sens, la valeur est nécessairement subjective,
c’est-à-dire relative à un sujet : dans les choses en soi, il n’y a pas de valeur. En particulier, Lotze refuse
de déterminer les valeurs à partir de « causes finales » immanentes à la nature. Et pourtant, selon
Lotze lui-même, la valeur est une « région de l’être », à côté des propriétés purement factuelles des
choses (leur masse, leur vitesse, par exemple), étudiées par les sciences de la nature. On le voit
nettement dans le cas du jugement esthétique : la beauté est bien un prédicat du tableau. Elle vient
s’ajouter aux prédicats purement factuels de ce dernier, sa taille, son âge, les couleurs qu’il contient,
etc. C’est donc bien le tableau lui-même qui est beau. Le prédicat « beau » est en ce sens objectif : il
appartient à l’objet jugé et pas le moins du monde au sujet qui juge.

On en vient donc à poser le problème suivant : comment la valeur peut-elle être un prédicat
« objectif », c’est-à-dire appartenant à l’objet, tout en étant indissociable de la manière dont cet objet
apparaît au sujet, de la manière dont l’objet vient affecter le sujet, vient agir sur lui, sur ses désirs, sur
ses sentiments, etc. ? La théorie de la valeur de Husserl et Simmel cherche, chacune à sa manière, à
répondre à cette question.

A) Chez Simmel
Commençons par Simmel. Ce dernier se place initialement d’un point de vue que l’on pourrait qualifier
de « vital ». L’homme est d’abord un être vivant. À ce titre, il est mû par des désirs qui lui permettent,
en premier lieu, d’assurer ses besoins vitaux. C’est dans ce cadre que l’on va pouvoir observer la
naissance de la valeur.

Simmel souligne très clairement que cette naissance doit être comprise comme un processus. La valeur
n’est pas d’abord et d’emblée « donnée devant nous », elle n’apparaît pas immédiatement « en face »
du sujet et s’opposant à lui. Au contraire, initialement (c’est notamment le cas des enfants, mais aussi
des « primitifs » pour reprendre le langage de Simmel), sujet et objet ne sont pas distingués :
« La vie psychique commence bien plutôt par un état d'indifférence, le moi et ses objets reposent
encore dans l'indivision, les impressions ou les représentations emplissent la conscience sans que le
porteur de ces contenus en soit déjà séparé » (p. 27).

Cette fusion entre le sujet et l’objet se manifeste en particulier dans le cas du désir et de la jouissance.
On n’a pas d’abord affaire à un sujet désirant et, face à lui, à un objet désiré. Au contraire :
« Dans la mesure où l'homme se borne à jouir de quelque objet, il s'agit là d'un acte pleinement unitaire.
En de tels instants nous éprouvons un sentiment qui ne comporte ni la conscience d'un objet s'opposant
à nous comme tel, ni celle d'un moi séparé de son état momentané » (p. 30).

D’où provient donc la scission entre l’objet et le sujet ? Elle provient, pour Simmel, du fait,
fondamental, que nos désirs ne sont pas tous satisfaits. C’est à travers la persistance d’un désir non-
satisfait que l’objet qui permettrait son remplissement en vient à acquérir une « objectivité », c’est-à-
dire à « s’op-poser » au sujet (se poser face à, s’op-poser, exactement comme dans le mot ob-jet : jeter
face à). Comme le dit Simmel :
« Cette tension, qui disloque la naïve unité pratique du sujet et de l'objet et les génère tous deux pour
la conscience, l'un au contact de l'autre, est d'abord créée par le simple fait du désir. Quand nous
désirons ce que nous ne possédons ni ne consommons encore, le contenu de la chose s'oppose à nous. »
(pp. 30).

Simmel propose ici un parallèle avec la solidité des choses matérielles. Ce qui fait la différence entre
un fantôme et une personne réelle, c’est sa solidité. La solidité m’empêche de « passer à travers » la
personne, elle m’oblige à la « contourner » pour poursuivre mon chemin, elle me force à un effort pour
la déplacer, etc. En bref, la chose constitue un obstacle à mes buts. À l’inverse, un fantôme, une simple
apparence, qui ne contrarie pas mon action, n’a pas d’existence objective, c’est un pur produit de mon
esprit. Simmel généralise cette situation : c’est précisément cette résistance à la jouissance, qui
s’opère dans la persistance du désir, que le désir, qui est un élément subjectif, qui n’appartient d’abord
qu’au sujet, à sa vie mentale, en vient à « sortir du sujet », c’est-à-dire à être « projeté » dans les
choses, à prendre place dans le monde. Ce que l’on pourrait appeler cette « objectivation » du désir,
c’est précisément ce qui est à l’origine du phénomène de la valeur :
« L'objet ainsi établi, caractérisé par son éloignement du sujet, que le désir de ce dernier constate aussi
bien qu'il cherche à le surmonter- est pour nous une valeur » (p. 31).

On peut donc conclure, avec Simmel (p. 35), que « la valeur est le corrélat du désir ». La valeur d’un
objet va en effet croître en fonction de la force du désir sous-jacent ; et celle-ci, à son tour, se mesure
à ce que le sujet est prêt à sacrifier pour acquérir ou jouir de l’objet désiré.

On voit donc comment Simmel résout le problème issu de la philosophie de Lotze : l’objet-valeur ne se
distingue pas, au départ, du sujet, il ne fait qu’un avec lui au sein d’un acte de jouissance unitaire ; en
revanche, sitôt que l’objet-valeur ne s’offre plus de manière immédiate à la jouissance, qu’il s’éloigne
du sujet, qu’il se refuse à lui, il en vient alors à être désiré ; et dans le désir s’établit la distinction entre
un sujet désirant et un objet désiré, qui acquiert alors une valeur. La valeur est donc le pendant objectif
d’un désir subjectif.

Le point important à noter est précisément que, chez Simmel, c’est un processus pratique qui est à
l’origine de l’objectivité de la valeur. Elle naît à l’occasion d’une « projection hors de soi » du désir
subjectif sur l’objet désiré.

B) Chez Husserl
Comment Husserl, de son côté, traite-t-il ce problème de la relation entre objectivité et subjectivité de
la valeur ? Notons d’abord que le cadre philosophique dans lequel il se place est différent. Il ne pose
pas le sujet comme étant essentiellement un être vivant, évoluant dans un certain milieu, et mû par
ses désirs et ses besoins. Au cadre vitalo-pratique de Simmel, Husserl substitue un cadre que l’on
pourrait qualifier de « transcendantal ». Qu’est-ce que cela signifie ? Pour le dire brièvement, chez
Husserl, le sujet est pensé comme constituant le monde, au sens où « le monde » n’a de sens que
« pour un sujet » qui le perçoit, qui le sent, qui l’imagine, etc. De ce point de vue, le sujet reçoit un rôle
de fondement : il n’est plus une partie du monde, un être vivant parmi les êtres vivants et les choses,
mais son point de départ phénoménologique. C’est ce que l’on nomme « l’idéalisme transcendantal »
de Husserl.

Le domaine de recherche premier de la phénoménologie de Husserl est donc donné par « les vécus »,
les « actes mentaux » du sujet, par exemple ses perceptions, ses souvenirs, ses désirs, ses jugements,
etc., à travers lesquels le monde apparaît.

Que se passe-t-il dans le cas de la valeur ? Le problème est le suivant. À la suite de Lotze, Husserl
reconnaît que le sentiment est indispensable pour que des valeurs apparaissent. En l’absence de
sentiments, les choses se présenteraient sous un jour « axiologiquement neutre » : lorsque la
psychologie, par exemple, étudie un être humain, elle le considère uniquement comme un objet
strictement naturel, exempt de valeur, déterminé uniquement par sa « teneur factuelle », ses
propriétés physico-chimiques etc. (Leçons sur l’éthique p. 352). Mais ces objets « naturels », ceux
qu’étudient les Naturwissenschaften, n’épuisent pas l’ensemble du monde. Dans le sillage de Lotze,
Husserl admet que des valeurs prennent également place en celui-ci. Husserl l’admet donc nettement :
sans sentiment (Gefühl), sans un sujet émotionnellement affecté, aucune valeur n’apparaîtrait, le
monde serait axiologiquement neutre.

Mais cela ne nous dit pas encore comment le vécu affectif qu’est le sentiment en vient à constituer la
valeur objective. Le sentiment, le plaisir esthétique par exemple, est, considéré en lui-même, un vécu
purement subjectif. Il ne se rapporte qu’au sujet, c’est bien « le sujet » qui « a du plaisir », et non le
tableau. La situation est ici semblable à la situation initiale que décrit Simmel : le sujet n’a, au départ,
dans la jouissance immédiate, affaire qu’à lui-même ; il n’y a donc pas de place pour une distinction
entre le sujet et l’objet.

Comment donc ce sujet en vient-il à « projeter » ce plaisir, sous la forme d’une valeur, la beauté, dans
le tableau ? Husserl fait ici appel au concept fondamental de sa phénoménologie, celui
d’intentionnalité. Les vécus du sujet, ce que Husserl appelle ses actes, par exemple ses perceptions,
ont la propriété remarquable de viser des objets. Du fait du caractère intentionnel de sa conscience, le
sujet n’est pas « enfermé sur lui-même », il n’a pas affaire uniquement à ses propres vécus, mais, à
travers eux, se dirige sur des objets, qu’il peut ensuite connaître, juger, manipuler, etc. etc. Cette
intentionnalité, qui est une propriété générale de la conscience, et vaut même dans le domaine
axiologiquement neutre des sciences de la nature, se décline en particulier dans le domaine affectif.
Ici, l’évaluation joue le rôle de la perception : sur la base du plaisir esthétique, auquel s’ajoute une
perception de l’objet « tableau », le sujet en vient à appréhender la valeur, la beauté, du tableau ; et
celle-ci n’est plus vécue comme un acte du sujet, comme un vécu du sujet, mais, au contraire, comme
une propriété de l’objet lui-même :
« Dans le plaisir esthétique, nous avons conscience de quelque chose en tant que beau » (p. 137).

La valeur est donc pensée par Husserl comme une « projection » du plaisir esthétique dans le tableau.
Grâce à cette projection, la valeur acquiert un statut objectif semblable à celui du tableau lui-même,
qui n’est pas un « vécu du sujet » mais bien un objet qui lui fait face, qui s’op-pose à lui. Husserl définit
ainsi cette projection comme une « objectivation », comme un « acte objectivant » ou encore un
« acte constituant » (p. 362), dans lequel apparaît la valeur – de même que dans l’acte objectivant
« perception de la chaise », l’objet chaise apparaît.

C) Conclusion
On voit donc que Husserl et Simmel reprennent et approfondissent la Wertphilosophie que Lotze leur
a léguée.

- Tous les deux, en premier lieu, reprennent sa distinction entre la réalité « naturelle » (second
niveau dans sa métaphysique triadique) et la réalité « axiologique » (troisième niveau). Les
sciences de la nature étudient uniquement la réalité naturelle, qui est axiologiquement
neutre ; à l’inverse, ce sont les sciences de l’esprit (et l’on voit ici le rapport intime entre ces
trois auteurs et Dilthey) qui doivent prendre en charge les valeurs, qui doivent « connaître »
les valeurs. Les premières lignes de la Philosophie de l’argent sont à ce titre remarquables par
leur proximité avec la position de Lotze. La question de la valeur est donc d’emblée liée, pour
Husserl comme pour Simmel, à des questions relatives à la théorie de la science, à
l’épistémologie : de quel type de scientificité relève la question des valeurs ? Quelles sont les
différences entre les sciences qui ont affaire à des valeurs (Geisteswissenschaften) et les
sciences qui ne s’occupent que des réalités naturelles ?
- Le deuxième point est tout aussi important. Simmel, comme Husserl, et à la suite de Lotze,
rapporte l’existence des valeurs à un sujet sensible, à la dimension affective de la subjectivité.
Les valeurs ne sont pas fixées « à part des hommes » par un Dieu hors du monde, elles
n’existent pas sous la forme de « causes finales » intégrées à la nature, elles n’existent pas en-
dehors de la rencontre concrète entre des êtres humains doués de sensibilité et des choses
qui leur plaisent, qui leur sont utiles, nuisibles, redoutables, etc. Sur ce point également, donc,
Husserl, Simmel, et Lotze affichent une grande proximité.
- Comme on l’a vu, Husserl et Simmel approfondissent la conception lotzienne de la valeur en
s’attaquant à la question de son objectivité. Tous les deux cherchent à montrer que la valeur,
si elle repose bien sur des éléments subjectifs, sur des désirs, des plaisirs, des sentiments
inhérents au sujet, ne se réduit pas à ces éléments, et, au contraire, apparaît « à même
l’objet extérieur ». La valeur n’est pas un « état d’âme » du sujet, mais relève bien de la chose :
c’est bien l’or qui est précieux, et non pas mon désir – subjectif – de le posséder ; c’est bien le
crime qui est odieux, et non pas l’indignation – subjective – que j’éprouve devant lui. Pour
résumer cette situation, nous pourrions utiliser le concept « d’objectalité » de la valeur (afin
de ne pas utiliser le concept d’objectivité qui porte à confusion) : la valeur est objectale car
elle échoit à l’objet, elle se dit de l’objet, c’est bien un prédicat de l’objet et non du sujet qui
perçoit la valeur. L’objectalité décrit ce fait que la valeur « sort du sujet », elle est visible « à
même l’objet ». Ou, pour utiliser d’autres termes encore : la valeur n’est pas immanente au
sujet, au contraire, elle le transcende pour venir colorer les choses elles-mêmes. Sur ce point,
Husserl et Simmel sont extrêmement proches.
- Mais s’il est nécessaire de noter donc que Husserl et Simmel reprennent et approfondissent
Lotze, il ne faut pas non plus sous-estimer leur différences. Celles-ci proviennent, comme on
l’a mentionné, de leur cadre théorique général : Simmel se place du point de vue d’une
philosophie vitalo-pratique, qui considère les êtres humains comme des êtres vivants,
originairement dotés de besoins et de désirs, et entrant en relation pratico-économique les
uns avec les autres afin de satisfaire ces besoins et désirs. À l’inverse, Husserl adopte un point
de vue transcendantal : le sujet n’est pas considéré comme un être humain au sein du monde,
ou un être vivant parmi les êtres vivants, mais, au contraire, comme une conscience
fondamentale, comme la condition d’apparition du monde en général. Cette différence de
cadre conceptuel a des conséquences nettes pour leur analyse de la valeur, et, en particulier,
de son objectalité. Comme on l’a vu, Simmel voit dans l’objectalité un processus (il faudrait
ainsi parler d’ « objectalisation »), reposant sur la persistance d’un désir insatisfait. C’est donc
une condition pratique qui est responsable de l’objectalisation de la valeur. À l’inverse, Husserl
fait appel au concept d’intentionnalité pour rendre compte de cette objectalité. Il s’agit là
d’une structure d’essence de la conscience, qui n’est pas produite par l’action mais qui est
inhérente à la conscience en général.

On voit donc bien, pour conclure, à quel point le cadre de la Wertphilosophie de Lotze est suffisamment
« plastique » pour être réinvesti dans des directions très différentes par des philosophes aux ambitions
et aux méthodes aussi distinctes que Husserl et Simmel. C’est sûrement ce qui explique l’importance
de la philosophie de la valeur, non démentie jusqu’à aujourd’hui, bien que son fondateur ait largement
disparu des radars.

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