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ÉTUDE CRITIQUE

La structure de Pacte humain


suivant saint Thomas12

Le traité des actes humains de saint Thomas et particulièrement


l’analyse scolastique du mouvement de l’acte humain n’a pas toujours
bonne presse. Il apparaît comme une brique de philosophie aristotéli­
cienne plus ou moins adroitement insérée dans le mur dé la théologie.
Cependant le sujet n’est pas d'importance mineure. L’étude de la
structure de l’acte humain est à la base de tout jugement approfondi
que l’on peut porter sur notre agir, sur sa valeur morale. H faut con­
naître la nature d’un être avant d’en parler ; il faut savoir comment se
déroule un acte humain, quelle est sa dialectique propre, pour juger de lui.
Il est donc indispensable, dans la perspective de la morale thomiste,
de bien se représenter quelle fut la pensée de saint Thomas sur le sujet
de l’acte humain. A cet égard, pour dégager cette pensée, en marquer
jusqu'aux nuances, un très utile instrument nous est offert dans la
méthode historique. Elle nous découvre le milieu théologique où le génie
de saint Thomas s'est formé, ravive les sources où il a puisé sa substance
spirituelle, marque en relief ce que sa pensée eut d’original par rapport
à la théologie traditionnelle et commune dont il a hérité. Aussi avons-
nous vu paraître ces derniers temps diverses études historiques concer­
nant l’analyse de l’acte humain qu'a faite saint Thomas.
Dom Lottin 8, et le R. P. R.-A. Gauthier 3*,se sont attachés à découvrir les
sources de l’étude de l’acte humain contenue dans la qq. 8-17,
et il est apparu que saint Thomas a puisé à des œuvres très diverses
pour constituer son traité. Celui-ci est comme le confluent des traditions
de pensée aristotélicienne, par Aristote lui-même et saint Jean Damas-
cène, et augustinienne, via Pierre Lombard. Cet amalgame de traditions
diverses, saint Thomas l’a formé avec l’évident souci de conserver toutes
les données valables transmises par la théologie et la philosophie de son
temps et de les assembler en un faisceau bien noué ; mais pouvons-nous
en dire qu'il constitue un tout parfaitement homogène, qu’il jouisse
désormais d’une unité interne, naturelle et non artificielle? Plus exac­
tement cet alliage que forment les douze actes partiels distingués par
le thomisme, rend-il bien compte de l’unité naturelle de tout acte

1. Divers travaux récents ont ramené l'attention sur l'analyse de l'acte humain, soit
dans le texte de saint Thomas, soit dans la tradition qui se réclame de lui. C'est à ces
recherches que l'étude ici publiée voudrait apporter une contribution ; elle ne prétend pas
être définitive et se présente plutôt comme l'amorce d'une « Question disputée » (NDLR).
2. Odon Lottin, O. S. B., La psychologie de Pacte humain chez saint Jean Damascène
ci Us théologiens du XIII9 siècle occidental, dans RT XXXVI, 1931, pp. 631-661.
Cette étude a été reprise avec quelques modifications dans Psychologie et Morale aux
XIIÙ ci XIII9 siècles, I. Problèmes de psychologie, Louvain, 1942, pp. 393-424.
3. R.-A. Gauthier, O. P., Saint Maxime le Confesseur et la psychologie de l’acte
humain, dans RTAM XXI, 1954, pp. 51-100.
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humain qu'il prétend expliquer, dont il veut simplement mettre au jour


les éléments constitutifs ?
Le P. Gauthier écrit : « Rares sont les esprits qui, en abordant pour
la première fois cette analyse, n’ont pas été rebutés par l’impression
qu’elle donne d’être une construction artificielle, et découragés par une
complexité où l'on a peine à reconnaître l’analyse psychologique d’une
réalité qui, concrètement, est le plus souvent infiniment simple1. »
Le P. Gauthier propose donc d’écarter de l’analyse thomiste certains
actes partiels, comme le consensus, Vimperium, Vusus, que saint Thomas
fut contraint d’accepter dans son traité parce qu’ils se recommandaient
d'autorités incontestées. Éliminer ces additions inutiles serait demeurer
fidèle à l'esprit, sinon à la lettre de saint Thomas, car son génie laissé
à lui-même ne serait certainement pas entré dans de pareilles compli­
cations. D’ailleurs on pourrait conserver toutes les richesses psycholo­
giques contenues dans les analyses thomistes de Vusus, du consensus,
de Vimperium ; il suffirait de les rapporter à cet acte essentiel de la
volonté qu’est le choix, Yelectio.
Cependant, comme le dit encore le P. Gauthier, il ne suffit certes pas
de dresser l’inventaire des sources de saint Thomas pour découvrir
toute sa pensée. Saint Thomas est plus que la somme de ses sources.
Elles sont les instruments de sa pensée, et la manière dont il les a utilisées,
même les plus autorisées, témoigne parfois d’une fière indépendance.
Pour bien saisir la doctrine de saint Thomas sur l’acte humain, pour
juger cette étude à sa juste valeur, il faut donc se placer en son centre,
dans la pensée de saint Thomas, à ce point de vue idéal et unique où il
se situait lorsqu'il élabora sa doctrine à l’aide des matériaux que lui
fournissait la tradition théologique et philosophique. C’est à partir de là
que tout le reste prend son sens ; c’est vu de ce point que tout s’ordonne,
comme du centre de la toile d'araignée en rayonnent les fils. Il faut donc
s'efforcer de pénétrer au cœur de la pensée de saint Thomas et cette
pensée se manifestera particulièrement dans l’ordre qui en procède,
pour nous, dans la façon dont il a organisé le complexe des actes partiels.
De ces douze actes, suivant la nomenclature complétée par les
commentateurs, aucun n’a été inventé par saint Thomas. Ils les a tous
reçus de la tradition. Par contre, compte tenu de l’aide qu’il a cherchée
auprès de Jean Damascène pour trouver où placer certains actes, ce qui
demeure l’œuvre propre de saint Thomas et porte la marque de son génie
personnel, c’est l'ordre qu'il a institué entre ces multiples éléments,
assis sur une analyse perçante des particularités distinctives de chaque
acte, et ramené à l’unité par un sens impérieux de la synthèse. C’est
cet ordre synthétique que nous voudrions surtout dégager et sans doute
les différentsjactes qui le constituent à titre de matériaux s’éclaireront-ils
d'une lumière nouvelle.
Mais avant d’en venir à l’étude du texte, une dernière remarque
s’impose à nous. La méthode historique ne doit pas seulement s’intéres­
ser au passé de saint Thomas. On oublie souvent qu’une autre démarche
est nécessaire, si l'on veut suivre jusqu’au bout le sens de l'histoire.
C'est que nous-mêmes, qui étudions saint Thomas, nous nous situons

i. Afk dl.t p. 98.


L'ACTE HUMAIN SUIVANT SAINT THOMAS 395

dans l’histoire. Il ne nous suffit donc pas d’étudier sa pensée « avant »


et « pendant » ; il faut encore tenir compte du mouvement de pensée
qui s'est produit de lui à nous et rechercher si l'image que nous nous
foisons de lui, celle que l'on nous présente communément, ne fut pas
quelque peu déformée au cours de la période qui nous sépare du
Docteur angélique. Il ne faut pas oublier que de saint Thomas jusqu’à
nous, le temps a coulé, la pensée humaine évolué, que la tradition
théologique a pu modifier imperceptiblement certaines doctrines
suivant des perspectives neuves donnant lieu à des interprétations de
la pensée de saint Thomas qui, en fait, forment écran entre lui et nous
et ne nous rendent plus sa doctrine dans sa pureté et dans sa vigueur,
nous dirions volontiers sa verdeur, originelle.
En ce qui concerne l’étude de l'acte humain, la doctrine que l’on
expose d'habitude comme thomiste, le tableau des douze actes partiels
avec leurs définitions et leur ordre de succession psychologique, remonte
telle quelle à Billuart qui la donne comme la traduction fidèle du traité de
la Somme. C'est cette fidélité que nous voudrions vérifier ici par une
confrontation soigneuse des exposés de Billuart avec ce qu’on trouve
dans les questions correspondantes de la Somme. Cette étude compara­
tive nous aidera à mieux apercevoir, et c’est un point capital, le point
de vue central de saint Thomas sur l'acte humain et par conséquent la
nature de l'ordre qui régit ses analyses et les tient ensemble.

Le tableau des actes partiels, d'après Billuart

On connaît le tableau des douze actes partiels dressé par Billuart1.


Tout d'abord une simplex apprehensio, par laquelle l’intelligence saisit
un objet comme un bien et le présente à la volonté. Lui répond, dans la
volonté, une simplex volitio qui est une pure complaisance et un appétit
inefficace du bien proposé 2. Et Billuart explique :
Dicitur simplex volitio, quia cum sit de fine secundum se, et nondum
cum ordine ad media, habet objectum simplex et non quasi duplicatum ;
dicitur etiam nomine suae potentiae voluntas, sicut primus actes
inteUectus circa principia dicitur etiam nomine suae potentiae intelk*
gentia seu inteUectus.

A cette simplex volitio s'enchaîne un jugement présenté comme suit :


Haec veto simplex volitio si sit fortis, movet intellectum ad exa-
minandum utrum istud bonum sit convenions et acquisitu possibile,
qui dicitur judicium proponens voluntati objectum ut convenions et
acquisitu possibile*.

Ce jugement entraîne dans la volonté l'intenlio définie comme « second


acte de la volonté portant sur la fin, par lequel la volonté tend vers la

1. Carolus Renatus Billuart, O. P., Summa Sancti Thomac hodternis Academiarum


moribus accommodata sive Cursus theologiae juxta mentent divi Thomae..., t. IV,
Tractatus de actibus humants. diss. A, prol.
2. < Huic ex parte voluntatis respondet simplex volitio, quae est nuda complaceutia
et appetitus incfficax boni proposât! », Ibid.
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fin comme accessible par les moyens12 ». Suivent dans l’ordre, dans
l’intelligence, puis daps la volonté : le consilium et le consensus, le
judicium practicum et Yelectio, Yimperium et l’usus activus, Vu sus
passives et la fruitio.
Billuart termine son exposé par une remarque générale, qui nous livre
la manière dont il conçoit l'enchaînement de ces actes partiels. C’est
un déroulement psychologique, une suite d’actes psychologiquement
discernables et distincts :

Hi ergo duodecim actus ad opus morale concurrunt, quando non


praecipitanter aut ex sola imaginatione, sed prudenter et mature
peragitur, licet quia admodum subdito fiant et sibi succédant, vix ab
ipso opérante percipiantur et discemantura.

Avec une attention bien en éveil, nous pouvons donc prendre con­
science, dans notre mouvement d’accès à l’objet désiré, des douze temps
qui le partagent comme les douze étapes d’un trajet.

La « simplex volitio » de Billuart est-elle bien


le « velle v de saint Thomas?

Le premier point de notre confrontation entre saint Thomas et


Billuart consistera à nous demander si le premier acte partiel, la simplex
volitio, telle que l’a définie Billuart, correspond exactement au velle
qu’analyse saint Thomas. Dans l’esprit de Billuart, la simplex volitio
est bien le velle ou la voluntas de saint Thomas ; comme lui, il la compare
à l'intellectus, premier acte de T intelligence.
Or la simple lecture de la table des matières, dans la des
questions qui concernent les actes humains nous réserve un premier
étonnement. L’étude du velle par saint Thomas compte trois longues
questions, alors qu’une seule lui suffit pour expliquer les autres actes.
Ce velle doit donc avoir pour lui une importance primordiale. Par contre
la simplex volitio de Billuart, si elle est évidemment requise comme le
premier maillon de la chaîne des douze actes, comme l'éveil de la vo­
lonté, parait pourtant bien être de tous celui dont le potentiel actif et
volontaire est le moindre, et donc aussi l’importance du point de vue de
l’agir volontaire. Reprenant Billuart, Prümmer dit de lui : « Cet acte est
de soi inefficace ; ce n’est qu'une velléité. » La volonté qui est la
faculté de l’efficience est donc à peine engagée dans ce premier acte. H
est une velléité qui ne recevra d’efficience, de valeur d’action, que parles
actes subséquents ; quant à lui, il peut tout aussi bien demeurer pure
velléité, désir inactif. Mais alors c’est à peine s’il mérite le nom d’acte,
puisqu’il n’a pas toujours la force d’entrer dans le réel et de le trans­
former, ce qui est proprement agir. Comment donc saint Thomas
peut-il consacrer trois questions à, l’étude de la velléité? Car c’est bien
de cette simplex volitio qu’il s’agit dans les questions L, 9 et 10 de la
ja./jao ; Actus autern voluntatis in finem videntur esse très: scilicet velle,

1. ■ ...intentio ciuae est actus second us voluntatis circa finem, quo scilicet tendit in
finem ut per media assequlbilem », Ibid.
2. Ibid.
l'acte HUMAIN SUIVANT SAINT THOMAS 397

frui et intendeve. Primo ergo considerandum est de voluntate; secundo de


fruiiione (q. u) ; tertio de intentions (q. 12).
Sans doute pourrait-on essayer d'expliquer cette anomalie apparente
en disant que saint Thomas parle dans ces questions beaucoup plus de
la faculté de volonté que de son premier acte. Mais l'explication ne tient
pas ; car si saint Thomas traite de la volonté et de ses conditions à
propos du velle, ce n’est pas qu'il laisse celui-ci de côté, comme ne
valant pas la peine d'une longue étude, sinon il aurait dû le dire ; mais,
tout au contraire, c’est qu’il estime cet acte lié si intimement à la faculté
dont il procède immédiatement que les conditions de la faculté de
volonté sont les conditions du velle et déterminent son mouvement.
D’ailleurs saint Thomas n’étudie pas ici la volonté comme faculté,
mais dans l’ordre à son mouvement, pour déterminer les facteurs qui
entrent dans son agir, et son agir ou son acte propre, c’est le velle.
Saint Thomas parle donc ici de la volonté en fonction du velle comme le
remarque Cajetan en commentant l’a. 1 de la q. g concernant le motif
de la volonté :
Disserere de motivo voluntatis... nihil aliud est quam disserere de
causa actes ipsius voluntatis. Rursus, quia nunc tractatur de primo
actu voluntatis, scilicet de volitione, ideo nunc investiganda est causa
actuum voluntatis, quod fit quaerendo a quo potentia volitiva movea-
tur, idest reducatur ad actum12 .

Après cette remarque en superficie, voyons comment saint Thomas


définit le velle ou volunlas. Voyons notamment Ta. 2 de la q. 8,
dans la Le velle est essentiellement l’acte propre et immédiat
de la faculté de volonté, comme en témoigne son nom même : Omnis
enim actus denominatus a potentia nominal simplicem actum illius
potentiae : sicut intelligere nominal simplicem actum inteîlectus.
Comme tout acte, tout mouvement, la volunlas se définira par son
objet, par son terme, et celui-ci sera déterminé par la nature même de la
faculté dont le vouloir® est l’acte propre. Simplex autem actus potentiae
est id in quod est secundum se objectum potentiae. Id autem quod est propter
se bonum et volitum est finis. Undc volunlas proprie est ipsius finis...
sicut et intelligere proprie est eorum quae secundum se cognoscunlur,
scilicet principiorum.
Quel sera le rapport du vouloir aux moyens et par voie de conséquence
aux actes qui portent sur eux? Ea vero quae sunt ad finem, non sunt bona
vel volita propter seipsat sed ex ordine ad finem. Unde volunlas in ea non
fertur, nisi quatenus ferlur in finem : unde hoc ipsum quod in eis vult, est
finis. Il en est de même pour l'intelligence : Eorum autem quae cognos-
cuntur per principia, non dicitur esse intelligentia, nisi in quantum in eis
ipsa principia consideranfur. Qu'est-ce donc qui contient le plus de
potentiel volontaire et dynamique, le vouloir ou les actes qui ont rapport
aux moyens ou impliquent du moins ce rapport, telle l’intention que Ton
définit d'habitude comme un vouloir efficace en opposition au « simple
vouloir »? Le texte de. saint Thomas indique clairement que tout le

1. Cajetan, In q. 9, a. z, 11. I.
2. Nous emploierons désormais • vouloir » pour traduire lcr ■ velle » ou « voluntos »
de saint Thomas.
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potentiel volontaire est contenu dans le vouloir de la fin au point que


les actes qui ont pour objet les moyens n’ont de dynamisme qu’en
participation à ce premier acte ; les moyens ne sont touchés par la
volonté qu‘autant qu’ils sont pris dans le mouvement vers la fin dont
l’acte moteur premier est le vouloir. Les actes qui portent sur les moyens
sont du volontaire secondaire. C’est pourquoi la volonté peut être dite
se mouvoir elle-même ; parce qu’il y a deux zones dans son mouvement :
...Ad voluntatem pertinet movere alias potentias ex ratione finis, qui est
voluntaiis objectum. Sed ...hoc modo se habet finis in appetibilibus, sicut
principium in intelligibilibus. Manifestum est autem quod intellectus
per hoc quod cognoscit principium, reducit seipsum de potentia in aclum,
quantum ad cognitionem conclusionum : et hoc modo movet seipsum. Et
similiter volunias per hoc quod vult finem, movet seipsam ad volendum
ea quae sunt ad finem.
S’il est le principe de tout le mouvement volontaire, comment encore
concevoir le vouloir comme une simple velléité? Il est le principe, non
seulement numéral et temporel, le premier de la série, mais au sens
dynamique, celui qui donne le branle et toute l'efficace ; et celle-ci
est l'œuvre spécifique de la volonté qui en cet ordre régit toutes les
facultés comme un général commande à ses troupes. Or Billuart qualifie
ce vouloir de volonté inefficace.

Le sens de l'adjectif « simplex »

Il semble à ce propos qu'il y ait eu équivoque concernant l’adjectif


« simplex » dans l’expression a simplex volitio ». Cet adjectif inclut en sa
notion un aspect négatif, l’exclusion de tout ce qui est étranger, autre,
et amènerait composition, multiplicité ; est simple ce qui n'est que tel
ou tel. Dans la conception de Billuart où les actes partiels s'ajoutent les
uns aux autres comme les différentes étapes d'un mouvement, comme
les éléments d’une addition, la simple volonté est celle qui n’est que
volonté, un acte qui n'a rien encore des autres actes. Et puisque, parmi
ceux-ci, il en est de très efficaces, tels l’intention, le choix, la simple
volonté va être réduite à la portion congrue ; on ne pourra lui attribuer
que les restes des autres actes et il ne lui demeurera que d’être une pure
velléité. C'est un sens minimalisant du terme « simplex ».
Or il semble bien que pour saint Thomas, tout au rebours, l’adjectif
« simplex » revête ici un sens maximalisant. Le vouloir est un acte simple
de la volonté, c’est-à-dire qu'il n’est que volonté ou volonté toute pure.
La volonté étant le principe de tout le dynamisme dans l’homme, un
acte de volonté pure jouit d’un dynamisme que n’afiecte et n'affaiblit
encore aucune limite extra-volontaire. Dans le même sens, on peut dire
de Dieu qu'il est l'Être simple par excellence. Est-ce à dire, n'étant
qu’être, qu’il ne possède pas les perfections multiples des créatures, la
vie, T intelligence, etc.? Tout au contraire, il possède toute perfection et
cette perfection est dite exister en lui sur le mode de la simplicité par sa
transcendance même, au delà du mode multiple qui caractérise l'exis­
tence de la perfection dans les créatures. L’Être divin participé dans les
créatures, s’y divise, s'y multiplie, s'y particularise. Il est dit simple en
Dieu et pur parce qu'il n'est contaminé par aucune limite d'imperfection.
L’ACTE HUMAIN SUIVANT SAINT THOMAS 399

De même le vouloir de la fin. est le principe dynamique simple et pur


dont les actes de la volonté concernant les moyens participeront. Ces
actes particulariseront, limiteront, adapteront le dynamisme du vouloir
aux différents moyens. Le vouloir est donc dit simple ou pur parce que
portant uniquement sur l’objet propre de la volonté, sur la fin, il n'im­
plique aucune limitation du dynamisme volontaire par la mise en relation
avec l’élément extra-volontaire qu’est la nature des moyens employés.
L’a. 2 de la q. 8, où saint Thomas se demande si le vouloir a pour
objet les moyens, doit donc s'entendre en ce sens : le vouloir est un
acte si simple, si purement volontaire, qu’il ne peut porter immé­
diatement que sur la fin et non sur les moyens, car ceux-ci ne sont que
des objets secondaires de la volonté, n’étant voulus que pour la fin. Ils
sont comme du volontaire dégradé. C'est ce que suggère cet autre texte
de saint Thomas: ...sicut conclusions scimus per principia, horum
tamen non est scientia, sed quod majus est, scilicet intellects ; ita
consenti mus his quae sunt ad finem propter finem, eujus tamen non est
consensus, sed quod majus est, scilicet voluntas1.
Nous voici donc tout à l’opposé de la conception que se faisait Billuart
de la simplex volitio. Ce n’est pas une volonté inefficace, une velléité ;
mais le principe de toute l'efficacité volontaire.

L'ordre des actes partiels est structurel et non psychologique

La conséquence de cette conception nouvelle de la nature de l’acte du


vouloir est un renversement de points de vue concernant l’ordre qui
régit les douze actes partiels. Pour Billuart, les douze actes s'addition­
naient les uns aux autres comme les douze segments de la ligne d'un
mouvement. On pourrait essayer de maintenir cette conception, même
en tenant compte de nos remarques, et concevoir le vouloir premier
comme la chiquenaude initiale qui ébranlerait le mécanisme des
actes subséquents, comme le coup de canne de billard déclenche le
mouvement d’une série de billes, celles-ci continuant à rouler,à s'entre­
choquer, alors que la canne est placée en repos. Mais cette façon de voir
semble encore déficiente. Le vouloir est plus essentiellement lié aux
autres actes volontaires que ne peut l’être un choc initial. Saint Thomas
nous dit, après Aristote, que la fin occupe dans l'ordre de l’appétit la
même place que les principes dans l’ordre de la connaissance. L’ordre
du mouvement volontaire est pareil à l’ordre du progrès de la connais­
sance. Or l’intelligence des premiers principes subsiste entière et intime­
ment présente dans la connaissance des conclusions, comme la lumière
est présente à la vue qui perçoit un objet éclairé, car les conclusions ne
sont connues que sous la lumière des principes. Ceux-ci sont la « raison »
des conclusions ; ils en sont comme la forme. Il en est de même dans le
mouvement volontaire. Le vouloir pur n’est pas un acte auquel, à propre­
ment parler, d’autres s’ajoutent. Il est présent dans les autres actes au
point qu’ils ne sont volontaires et efficaces que par lui, en lui. Comme
les principes sont la lumière des conclusions, ainsi le vouloir pur est le

r. /••//“, q. rz, a. z, ad i“m.


400 REVUE THOMISTE

dynamisme de toute volonté des moyens. Ea quae swnt ad finem non


sunt bona vel voliia proplcr seipsa sed ex ordine ad finem1.
Et voici qui nous force à reviser notre conception de la nature de
l'ordre qui dispose les actes partiels. On ne peut plus les ranger par
numéros d'ordre de i à 12 ; mais il n'y a en réalité qu’un acte unique
fondamental, le vouloir dont l'objet est la fin ; les autres actes sont pris
dans son orbite dynamique et y dispensent sa force suivant les différents
moyens. Le vouloir est ainsi aux actes suivants un peu comme le genre
à ses espèces. C’est ce qu’on pourrait représenter de cette manière : le
vouloir comprenant dans une accolade les onze actes suivants. Nous
verrons d’ailleurs que ce genre d’ordonnance convient encore à d’autres
actes partiels.
La conséquence de cette nouvelle organisation des actes partiels est
qu’il ne faut plus concevoir leur succession comme une suite psycholo­
gique a. L’étude de saint Thomas est « essentialiste », structurelle et
se situe dans l'ordre causal. Ce n’est pas un ordre psychologique. En effet,
à première vue du moins, l’ordre psychologique de l’acte humain, l’ordre
de formation de notre vouloir tel qu'il apparaît à notre conscience,
semble tout opposé à l’ordre qu'établit l’analyse de saint Thomas.
Lorsqu’un objet éveille notre désir, la première volonté qui se forme
ainsi est une volonté faible encore, incertaine, et non un vouloir absolu
et décidé, comme le vouloir premier ou pur que nous avons vu ; c’est
une volonté que la considération plus attentive de l’objet et des moyens
de l’atteindre formera, affermira, jusqu’à ce qu’elle devienne une volonté
parfaite, déterminée. L’ordre psychologique irait donc de la volonté
moindre à la volonté formée, tandis que l’ordre qu’expose le traité
de saint Thomas va de la volonté forte, entière, à des volontés
secondes, limitées, imparfaites, concernant les moyens. Pour reprendre
une distinction classique, l’ordre psychologique serait l'ordre de genèse
de l’acte volontaire, tandis que l'étude de saint Thomas se situerait sur
le plan des essences dont l'ordre est contraire à l’ordre de genèse où
l’imparfait est engendré avant le parfait. Cette opposition de sens entre
le mouvement psychologique et celui que transcrit l’étude thomiste de
l'acte humain nous oblige donc à admettre en celle-ci un ordre autre
que psychologique, l’ordre structurel ou causal. Ici c’est le plus parfait,
le plus fort qui est premier et principe.
Il nous faut cependant introduire une précision concernant les
rapports des deux points de vue psychologique et structurel, génétique
et causal. C’est qu’à proprement parler, même dans l'ordre génétique,
l’imparfait ne peut pas précéder purement et simplement le parfait.
Il doit nécessairement le supposer comme déjà présent, car il est sa
cause. Et donc aussi l’ordre structurel n'est pas aussi étranger à l’ordre
psychologique qu'il y peut paraître. Prenons le cas de la volonté indica­
tive d’un objet. On me propose de participer à une fête ou à quelque
réjouissance. Mon désir surgit avant même que j'aie examiné la situation,
pesé le pour et le contre. Mais ce n’est encore en somme qu’une velléité,*2

x. q. 8, a. 2,
2. Nous entendons « psychologique » ici au sens moderne courant, désignant les
faits de conscience tels qu’ils apparaissent à la conscience immédiate, à In suite l'un
de l’autre.
l’acte HUMAIN SUIVANT SAINT THOMAS 401

un vouloir mal formé, imparfait, que je n'ai d’ailleurs pas encore assumé
comme vraiment mien* Voilà donc la simplex volilio finis dont parle
Billuart. Mais, en fait, est-ce bien là le vouloir de la fin dont il doit être
question? L'objet présenté, la fête ou la réjouissance, joue-t-elle bien
ici le rôle de fin? On l'affirme un peu vite. Voyons comment va se
développer mon acte de volonté concernant l'objet présenté. Je me dirai :
je suis religieux ; il ne convient pas que j’y aille. Ou mieux : j'éprouve
et j’estime que ce n’est pas là un bien conforme au vouloir profond qui
oriente ma vie dans le sens de la vocation religieuse. Voici donc que je
considère l'invitation à la fête, que je la juge par rapport à ma volonté
d'être un vrai religieux, qui lui est antérieure. Mais qu'est-ce à dire,
sinon que je situe l'objet qui m'est présenté comme un moyen vis-à-vis
d'une fin, comme un moyen éventuel dont j'ai à juger s’il sera apte à me
conduire à cette fin? La fête qui m'était présentée n’était donc une fin
qu'apparemment ; en réalité elle a joué dans la dialectique de mon
mouvement volontaire le rôle de moyen.
Cependant, à supposer que j'accepte l'invitation qui m'est faite de
me rendre à une fête, parce que ce m'est une obligation de famille, par
exemple, la volonté d’assister à la fête m'est d’abord un moyen par
rapport à cette fin qu’est l'accomplissement de devoirs de famille.
Mais dès lors que j’ai décidé de m’y rendre, cette dernière volonté peut
à son tour me devenir une fin par rapport à des volontés ultérieures
qui en dépendent. Je devrai par exemple vouloir certains moyens pour
me rendre à la fête.
Donc, même dans l'ordre psychologique et génétique, il y a toujours
un vouloir absolu à l'origine. Remarquons pourtant que ce vouloir
absolu ne doit pas nécessairement être antérieur dans le temps* Par
exemple, la volonté d’être religieux qui précède eau salement le refus
d'assister à une fête, peut ne pas le précéder dans le temps ; il suffit qu'il
lui soit simultané. En effet le choix à faire entre accepter et refuser cette
invitation entraînera peut-être une réflexion poussée sur les motifs du
choix et pourra devenir l’occasion donnée à une vocation religieuse de
se révéler, de germer. L’obligation de choisir, la crise qu’elle entraîne,
m’éclaire la conscience, nie contraint à m'orienter en profondeur et
à opérer un choix qui peut porter bien plus loin que l'objet qui l’a
suscité.
Cependant il est clair que le vouloir de la fin peut manifester sa
priorité causale par une priorité temporelle. C’est ce que nous dit saint
Thomas lui-même : ...Et quandoque praecedit tempore : sicut cum ali qui s
primo vult sanitatem, et postea, deliberans quomodo possit sanari, vult
conducere medicum ut saneiur1. Remarquons : si, suivant saint Thomas,
le vouloir de la fin a parfois la priorité dans l’ordre temporel, c’est qu'il
ne l'a pas toujours, et que dans sa pensée, la priorité qu’il reconnaît au
vouloir de la fin se situe dans un autre ordre. Il n’empêche que, fût-ce
dans l'ordre temporel, le vouloir de la fin est au moins simultané à tout
vouloir des moyens.
L’étude thomiste de l’acte volontaire est donc, non d'ordre psycho­
logique d’abord, mais essentialiste et structurel. C’était certes le meilleur

i. /»-//", q. 8, a. 3.
402 REVUE THOMISTE

point de vue pour en pénétrer la nature. En effet pour analyser Pacte


volontaire, il fallait le prendre en son stade le plus connaissable, où il se
présente comme accompli, achevé, en acte. On ne peut bien connaître
un être s’il n’est en acte plutôt qu'en puissance, s’il n'a exprimé toutes
ses virtualités. Le mouvement ne se comprend bien qu’arrivé à. son terme.
C’est pourquoi l’ordre psychologique ou génétique convenait mal pour
étudier l’acte humain. La disposition même des questions du traité de
saint Thomas indique cette perspective qui fait étudier l’acte humain
d’abord en son point de perfection : l’étude des actes portant sur la fin
immédiatement, velle et fruitio, passe avant l’étude des actes qui entre­
tiennent une relation aux moyens, ceux-ci n’étant volontaires qu'indirec­
tement, imparfaitement donc, en tant qu’ils conduisent à la fin. Saint
Thomas établit ainsi une coupe de l’acte humain en profondeur, en ligne
verticale, d’une manière semblable à une étude de la nature humaine
qui va du genre à l'espèce. L’ordre psychologique se situerait, dans
cette perspective, dans le plan horizontal du déroulement des faits
dans la conscience.

Le sens fort et le sens faible de « voluntas »

Mais un texte paraît venir au secours de l’interprétation de Billuart


et sans doute a-t-il été pour quelque chose dans la formation de son
exégèse de saint Thomas. A l’a. 5 de la q. 13 de la saint Thomas
se demande : utrum electio sit solutn possibilium, et il rencontre une
objection soulevée par un texte d’Aristote : « Le choix est un acte de la
volonté. Or la volonté porte parfois sur de l'impossible, comme le dit le
troisième livre de VÉthique (c. 2, n. 7). Donc aussi le choix. » Saint Thomas
répond en distinguant deux stades dans le mouvement volontaire selon
que la volonté est parfaite ou imparfaite encore. ...Perfectio aclus
voluntatis attenditur secundum hoc quod est aliquid bonum alicui ad
agendum. Hoc autem est possibile. Et ideo voluntas compléta non est nisi
de possibili, quod est bonum volenti. Sed voluntas incompleta est de impos-
sibili : quae secundum quosdam velleitas diciiur, quia scilicet aliquis vellet
illud, si esset possibile...1 La velleitas dont parle ici saint Thomas corres­
pond bien à la simplex volitio telle que la définit Billuart. C’est un vouloir
incomplet encore antérieur au jugement de possibilité d'atteindre la fin.
Mais est-ce bien dans ce sens de velléité que saint Thomas entend
le vouloir dans les questions où il examine le premier acte de la volonté?
S’il en était ainsi, Il aurait pu le dire plus tôt, car nous nous trouvons
déjà ici dans l’étude de l'electio. N’avons-nous pas ici tout simplement
un ajustement de vocabulaire, la solution d’une difficulté surgis à la
suite d’une acception différente du terme « volonté » chez saint Thomas
et chez Aristote ? C’est ce qu’il nous paraît. Aussi bien cet ad 1“" doit-il
se situer dans la perspective du texte d’Aristote qui fonde l’objection
et ne peut-il prendre l'ampleur d’une interprétation générale de ce que
saint Thomas entend par « voluntas v ou « velle ». La méthode de recherche
d’Aristote est en effet assez différente de celle de saint Thomas. Aristote,
prenant toujours pour base de ses études l’observation de la vie concrète,

x. q. 13, a. 5, obj. x et ad rBlu.


l’acte HUMAIN SUIVANT SAINT THOMAS 403

donne en général aux mots qu’il emploie l’acception qu’ils reçoivent


dans le langage courant, quitte à en préciser ensuite le sens, à l’affiner.
Saint Thomas, lui, se situe dans le courant d’une tradition de pensée
où la langue a déjà reçu une élaboration philosophique avancée et lui-
même contribue à donner aux mots qu’il utilise un sens technique qui
laisse parfois dans l'ombre certaines significations secondaires du point
de vue philosophique, mais très usuelles. Il ne faut donc pas s’étonner
si saint Thomas éprouve parfois quelque difficulté à faire concorder
son vocabulaire avec celui d’Aristote, plus populaire en un sens, s’il est
contraint à des mises au point. C’est le cas ici. Aristote, pour déterminer
la nature du choix, pour trouver sa définition, le compare à d’autres
actes humains qui lui sont proches : la volonté (pouXfynç), le désir, les
impulsions du cœur, l'opinion. Comparant donc volonté et choix,
Aristote remarque : « Le choix n’est pas le moins du monde non plus
un acte de volonté, bien qu’il en paraisse fort rapproché. En effet le
choix ne vise pas l’impossible et dire que celui-ci est l’objet d’un choix
serait pure insanité. Or on peut vouloir l'impossible, comme de ne jamais
mourir1. » Nous n’avons pas à insister ici sur les diverses acceptions
que reçoit le terme volonté chez Aristote et chez saint Thomas. Il nous
suffit d’expliquer pourquoi saint Thomas parle ici d’une volonté velléi­
taire. C’est tout simplement pour légitimer l’emploi de ce terme que fait
Aristote dans le texte cité, et repris à un contexte que saint Thomas
a fort utilisé entre autres dans cette q. 13, qui en est comme un com­
mentaire. Le sens premier du terme <t volonté » qui est comme un premier
analogué, est le sens fort, celui de volonté parfaite, décidée ; mais il
connaît aussi un sens faible, analogique au premier, celui de velléité
qu’emploie ici Aristote en se référant au langage courant. Remarquons
d’ailleurs que le sens fort se rencontre aussi chez Aristote, dans le même
texte, un peu plus bas : a Ajoutons encore que la volonté concerne
surtout le but, et le choix les moyens de l’atteindre : par exemple, nous
voulons la santé, mais nous portons notre choix sur les moyens de la
conserver. Nous disons que nous voulons le bonheur. Mais dire que nous
choisissons d'être heureux, c’est ne pas être en accord avec les faits1. »
« Les faits v, c’est l’usage courant de la langue grecque.

L'interprétation de Billuart est bien de son temps

Comment Billuart, dans la ligne sans doute de théologiens antérieurs,


a-t-il pu se méprendre à ce point dans son interprétation de l’analyse
thomiste de l'agir humain? II paraît avoir été la victime de l’esprit de
son temps, du temps de la querelle probabiliste, où toute la théologie
morale concentrait son attention sur le problème particulier des cas de
conscience qu’elle disséquait, non sans perdre de vue l'aspect synthétique
de l’agir humain assuré par le sens de la finalité qui le parcourt. Le Père
Th. Deman, dans son remarquable article sur le probabilisme du Dic­
tionnaire de théologie catholique, qualifie cette époque d’« extrinséciste » ;
on y considère l’acte humain à la manière d’un objet, abstraction faite2

x. Eth. Nk.t III, c. 2, n. 7.


2. Ibid.
404 REVUE THOMISTE

du sujet qui l’accomplit, ou du moins ne lui accordant qu’une importance


accessoire. Or la relation à. la fin, dans l’agir humain, est le fait du sujet
qui la conçoit et s’y ordonne avec l’objet de son acte. Cette perspective
« extrinséciste » se manifeste également dans le traité de la moralité
où la fin est considérée comme un facteur accidentel, circonstantiel.
On comprend bien dès lors que le vouloir qui porte sur la fin puisse
perdre de son importance.
Par ailleurs ces moralistes sont confrontés avec un monde, avec
une pensée, qui a découvert le sujet, le « je pense -, et qui examine tous
les problèmes de pensée ou d’action dans cette perspective toute psycho­
logique. Les problèmes que leur monde pose à nos moralistes sont donc
psychologiques. Le paradoxe est qu’ils vont s’efforcer de les résoudre
avec une théologie morale « extrinséciste ». Ayant une âme moderne,
ils rejoindront mal la pensée du moyen âge, à l'expression spontanément
objective. Mais raisonnant par schèmes « objectivistes », ils arriveront
aussi mal à répondre aux problèmes contemporains. Entraînés sur le
terrain complexe de la psychologie, ils en viendront à des subtilités
excessives pour dominer une matière qui leur échappera toujours par
quelque aspect. Le découpage de l’acte humain sur le plan psychologique
en douze temps successifs et distincts en est un bel exemple.

La définition de l* « intentio »

La rectification que nous avons apportée à la définition du vouloir


entraîne certaines conséquences pour la notion des autres actes partiels,
Dans la conception de Billuart, l’intention avait une importance par­
ticulière. Elle était la volonté efficace et c’était elle en somme qui
commandait le dynamisme volontaire. Si l’on attribue cette primauté
dynamique au vouloir, l’intention n'en perd aucunement son importance,
si ce n’est relativement au vouloir dont toute sa réalité volontaire est
une participation. Saint Thomas définit l’intention comme « un acte
de la volonté portant sur la fin prise non absolument, mais en tant qu’elle
est le terme du mouvement volontaire » ou bien « en tant qu’elle est
acquise par les moyens1 ». L’intention est donc un acte de la volonté
portant sur la fin ; non cependant sur la fin pure, prise absolument,
comme dans le vouloir, mais en tant qu’elle est terme du mouvement
qui mène à elle par les moyens. Incluant une relation aux moyens,
l’intention n’est donc plus un vouloir pur, mais un vouloir limité,
particularisé par sa référence aux moyens. L’intention n'est pas à
proprement parler un nouvel acte qui s’ajouterait au vouloir comme une
\i entité dynamique à une autre. L’intention, c’est le vouloir de la fin mis
| en relation avec les moyens. L’intention est vouloir et elle n’est acte
volontaire que par ce vouloir premier qui lui communique son dyna­
misme. De même l’individu est un homme, mais un homme particularisé
par ses accidents propres.
L'intention est donc un acte de transition entre le vouloir pur et les

x. « ...Actus voluntatis respectu finis non absohite, sed sccundum quod est terminus
motus voluutatis ■ q. xs, a. t, c. et ad xu“ ; « ...sccundum quod acquiritur
per ea quae sunt ad finem • a. 4, ad 3ttm.
l'acte HUMAIN SUIVANT SAINT THOMAS 405

actes portant immédiatement sur les moyens. Elle tient du vouloir pur,
parce qu’elle a pour objet propre la fin. Elle tient de la volonté des
moyens en ce qu’elle considère la fin sous cet aspect particulier d’être
le terme du mouvement qui ordonne les moyens à la fin. Dès lors, de
même que le vouloir pur contient dans son orbite tous les autres actes
partiels, on peut dire que l’intention est à son tour grosse des actes
concernant les moyens, du côté volontaire, le consensus, Velectio et
Fusus, ce qu’on peut représenter par une accolade -
consensus

{ electio
usus

L’intention est particularisée par ces différents actes qu’elle commande


et qui reçoivent d’elle leur dynamisme. Ces actes dérivés sont l’intention
appliquée à. tel ou tel aspect particulier du mécanisme de l’agir volon­
taire.

Le jugement sur la fin

Nous avons déplacé l'étude de cet acte partiel, le judicium de fine,


après celle de l’intention, parce que saint Thomas ne traite pas de lui
et qu’étant un acte dans l’intelligence complémentaire de l’intention,
il faut le déterminer suivant la conception que l’on se fait de l’intention
et de sa relation au vouloir.
Billuart, concevant le vouloir premier comme inefficace et l'intention
comme une volonté efficace, assure le passage de l'un à l’autre par un
jugement sur la possibilité d'atteindre la fin présentée, condition
nécessaire pour que la volonté devienne efficace, pour qu’elle s’engage
effectivement dans le mouvement qui mène à la fin. Ce faisant, il se base
sans doute sur le texte de saint Thomas que nous avons expliqué plus
haut : Et ideo voluntas compléta non est nisi de possibili, quod est bonum
volenti. Sed voluntas incompleta est de impossibili, quae secundum quosdam
u elleitas dicitur, quia scilicet aliquis vellet illud si esset possibile1. Il glisse
donc tout simplement entre la voluntas incompleta qu’il identifie à la
simplex voluntas de saint Thomas et la voluntas compléta qui serait
l’intention, un jugement de possibilité concernant l’obtention de la fin
proposée. Ce jugement a donc pour objet d’examiner « utrum bonum
propositum sit convenions et acquisitu possibile ».
L’emploi du terme « conveniens » dans la définition du jugement sur
la fin introduit la considération de la moralité de l'acte, de sa convenance
aux règles des mœurs, dont saint Thomas ne traite qu’ensuite, dans
une étude dépendante donc de celle-ci. La priorité de l’étude de l’acte
humain sur celui de la spécification morale de notre agir indique que
dans l’idée de saint Thomas, elle est pré-morale. C’est une étude de la
structure de l'acte humain, structure qui se retrouve aussi bien dans
Pacte mauvais que dans l'acte bon. La considération de la convenance
de l’objet de l’acte aux règles de la moralité n’a donc rien à faire immé­
diatement dans ce traité des actes humains. Mais nous ne nous attar­

X. q. 13, a. 5, nd ium ; cf. supra, P. 40a.


R»vu« Thomiste — n
40Ô revue thomiste

derons pas à cet aspect de notre problème. En gros, la question de la


« convenance » se ramène à celle de la possibilité d’atteindre la fin et
c’est sur ce point que nous ferons porter notre critique.
Celle-ci est très simple. Un jugement sur la possibilité d’atteindre
une fin s’identifie à un jugement sur les moyens de l’atteindre, qui la
rendent a possible », accessible, et ce jugement ne trouve pas sa place
dans les actes qui portent sur la fin, mais sur les moyens. En effet il est
de la notion même du moyen qu’il rende la fin « possible » et l’on ne peut
juger qu’une fin soit telle si l’on n’a aperçu quelque moyen qui y con­
duise, ce qui présuppose une recherche sur ces moyens, un consilium.
Je ne puis estimer pouvoir réussir un examen, qu’il m’est une fin
accessible, sans un jugement sur mes capacités en rapport à la matière
à étudier et au temps dont je dispose, c’est-à-dire sur les moyens qui
me sont offerts pour réussir. Le jugement de possibilité, en tant que tel,
suivant la définition qu’en donne Billuart, a pour objet, en réalité, les
moyens, quoique toujours en vue de la fin, comme tous les actes volon­
taires. Puisque tout acte concernant les moyens suppose, selon saint
Thomas, une volonté antérieure de la fin, le vouloir premier se situera
donc par définition hors de prise du jugement de possibilité. Ce doit
être un vouloir portant sur une fin supposée à priori « possible », car il
est un vouloir décidé, engendrant un mouvement volontaire, et capable
de jouer le rôle de principe vis-à-vis des conclusions que formera le
jugement sur les moyens.
En d’autres termes, le jugement sur la possibilité d'atteindre un
objet met celui-ci en question devant la volonté, car, suivant que cet
objet lui est reconnu accessible ou non, la volonté se portera vers lui
ou y renoncera. Mais ce qui est mis en question ne peut servir de principe
à cette mise en question même ; il faut supposer au principe une volonté
absolue qui n’est pas soumise à cette question et sans laquelle elle
n’aurait pas surgi. Par exemple, si je suis étudiant en médecine et me
pose la question de la réussite à un examen, je ne me pose cette question
qu’en supposant ma volonté de devenir médecin absolue, décidée, au
moins au moment où je me pose la question, à l’intérieur de cette
question. Sans cette volonté première, ma question n’aurait pas de sens,
ne surgirait pas. C’est ce que nous indique brièvement saint Thomas :
Finis in operabilibus habet raiionem principii : eo quod rationes eorum
quae sunt ad finem ex fine sumuniur. Principium auiern non cadit sub
quaestione, sed principia oportet supponere in omni inquisitions. Unde
cum consilium sil quaestio, de fine non est consilium, sed solum de bis quae
sunt ad fineml. Ce que dit ici saint Thomas du consilium peut s’appliquer
tel quel au jugement tel que le définit Billuart, puisqu’il pose une ques­
tion et qu’au demeurant il n’est en réalité que la conclusion du consilium,
de l’enquête sur les moyens. Aussi la position de Billuart mène-t-elle
à un dilemme : ou le jugement met en question la fin voulue par la
simplex volitio ; mais alors cette fin doit être considérée comme moyen
au regard d’une fin et d’une volonté antérieure absolue. Ou bien la
simplex volitio est un vouloir absolu, et le jugement qui le suit ne peut
le mettre en question.

i. q, 14, a» 2,
L’ACTE HUMAIN SUIVANT SAINT THOMAS 407

Sans doute, comme le remarque saint Thomas à la suite du texte que


nous venons de citer, ce vouloir antérieur à la mise en question de
Faccessibilité de tel objet déterminé, n’est-il absolu que relativement
à lui ; il peut à son tour être mis en question, mais ce sera au regard d’un
vouloir absolu ultérieur. Par exemple, ayant mis en question la réussite
de mes examens de médecine, si j’arrive à une conclusion négative,
si j’abandonne toute volonté de réussir, je puis être amené à remettre
en question ma carrière médicale elle-même ; mais cette nouvelle
question supposera à sa base une volonté antérieure, comme de gagner
ma vie, et ainsi de suite, jusqu’à ce que j’en arrive à un vouloir
fondamental, naturel, qui ne peut être mis en question, car il est in­
coercible et au principe de toute mise en question ; c'est le vouloir du
bonheur.
La définition du jugement qui précède l’intention tel que le propose
Billuart est donc insoutenable au même titre que sa définition de la
simplex voluntas de saint Thomas. Comment donc définirons-nous ce
jugement qui relie le vouloir à l’intention? Le vouloir premier est absolu
et n’a de soi pour objet que la fin. L'intention a pour objet la fin comme
terme des moyens. Le jugement sur la fin portera donc sur la mise en
rapport de ce qui caractérise l'intention, la relation aux moyens, avec
l’objet du vouloir pur : il posera la question de la nécessité de moyens
pour atteindre telle fin voulue. Ce jugement répondra à cette question :
cette fin que je veux, puis-je l’atteindre immédiatement, par simple
acte de volonté, ou dois-je employer quelque moyen pour l’atteindre?
Pour formuler ce jugement, pour répondre à cette question, il me
suffira d'interroger le sens que je possède de la proximité de la fin
ou de la distance qui me sépare d'elle. Si la fin est distante de moi, je
devrai employer des moyens pour l’atteindre. Si je reconnais la nécessité
de moyens, le vouloir premier deviendra intention de la fin.
Ainsi conçu, le jugement sur la fin devient à son tour, à l’égard des
actes de la raison qui portent sur les moyens, un acte général qui les
englobe et les soutient à la manière dont l’intention contient le consensus,
l’electio et l'usus. Nous aurons donc ce nouveau tableau :

r consilium
judicium de fine « judicium practicum
imperium

En conclusion, nous définirons ainsi les quatre premiers actes partiels :


la simplex apprehensio est l’intuition de la fin ; le velle est un vouloir pur
et absolu de la fin ; le jugement qui précède l’intention détermine si
l’obtention de la fin requiert l'emploi de moyens ; l'intention est le
vouloir de la fin à obtenir par certains moyens.

Les actes concernant les moyens

Nous ne nous attarderons pas longuement à l’étude des actes portant


sur les moyens d'atteindre la fin. Aussi bien les sources de saint Thomas
pour la doctrine qui les concerne ont-elles été excellemment étudiées
par Dom Lottin et par le Père Gauthier. Nous nous contenterons de faire
408 REVUE THOMÏSTÊ

quelques remarques générales pour assurer une exacte compréhension


de la pensée de saint Thomas dans les perspectives que nous avons
exposées. Comme nous l'avons dit, les actes partiels qui ont pour objet
les moyens s'insèrent dans l'orbite des actes qui portent sur la fin, les
actes de la raison dans le jugement sur la fin, les actes de la volonté dans
l’intention. L’étude des sources du traité des actes humains de saint
Thomas montre qu’il est un lieu de convergence des deux grandes tradi­
tions aristotélicienne et augustinienne. Saint Thomas a voulu conserver
dans sa classification des actes partiels tous les éléments importants que
lui fournissait la tradition théologique augustinienne et les intégrer dans
les catégories aristotéliciennes. Pour y arriver, il a utilisé avec habileté,
sinon parfois avec subtilité, la tradition post-aristotélicienne, représentée
surtout par saint Jean Damascène. Mais c’est dans la ligne aristotéli­
cienne première dessinée dans VÉthique à Nicomaque que semblent bien
s'inscrire les nervures essentielles de la pensée de saint Thomas concer­
nant la dialectique de l’acte humain. Aristote ne mentionne d’autres
actes partiels que la connaissance et la volonté de la fin, la délibération
et le choix. Lorsque saint Thomas veut donner sa pensée sur ce sujet,
en dehors de toute donnée traditionnelle, il reprend tout simplement
cette nomenclature : In ordine autem agibilium, primo quidcm oportet
sumere apprehensionem finis; deinde appeiitum finis; deinde consiliutn
de his quae sunt ad finem ; deinde appeiitum eorum quae suni ad fineml*.
Telle est la pure ligne de la colonne vertébrale, si l'on peut dire, du
mouvement de l’acte humain selon lui.
Mais saint Thomas ne pouvait se contenter de ce schéma de base,
H devait comme théologien y loger des actes de volonté importants
par la place qu'ils avaient prise à bon droit dans la théologie scolastique.
Or ces actes, l’intention, le consentement, l'imperium, le frui et Vuti,
ne pouvaient se réduire purement et simplement aux actes aristotéli­
ciens. Il fallait marquer leur différence avec ceux-ci. Pierre Lombard,
en son IIe livre des Sentences ®, avait posé la question de la distinction
entre la volonté et l’intention et s’était référé au De Trinitate de saint
Augustin8, dans le cadre du traité du péché. De même le consensus ou
consentement au péché, nous reporte au livre XII du De Trinitate 4 par
l'intermédiaire du IIe livre des Sentences, d. 24, et ne semble pas pouvoir
se réduire au choix, sans plus. On connaît la célèbre distinction augus­
tinienne entre frui et uti et son importance dans la pensée médiévale,
entre autres chez Pierre Lombard. Saint Thomas a voulu aussi l’intégrer
à son analyse tout en lui conservant ses caractères propres. Enfin
Vimperium, qui désignait tout simplement le pouvoir de la raison sur
les autres facultés avant d’être considéré comme un acte de la raison,
se distingue lui aussi du choix, et saint Thomas se devait de l’introduire
dans son étude.
Dans ce travail d’alliance de deux traditions si étrangères, saint
Thomas s'aide de la liste des actes partiels que saint Jean Damascène
avait reprise à saint Maxime le Confesseur et il identifie parfois auda­

i. q. 15, a. 3.
3. Pierre Lombard, Sententiarum Libri, II, d. 38.
z. Saint Augustin, Dt Trinitate, I. Il, c. 6, PL XLTT, c. 990 et ss
4. PL XLII, c. 1007.
L’ACTE HUMAIN SUIVANT SAINT THOMAS 409

cieusement certains actes que mentionne sa source avec les données


de la tradition augustinienne. Saint Thomas identifie le consensus avec
la yvcüjjitî de saint Jean Damascène et il est le premier à le faire. 'L’impe­
rium avait déjà pris la place de la 6pprij, à l’initiative de Guillaume
d’Auxerre, imité en cela par saint Albert le Grand. De tout cela résulte
un tableau assez rigoureusement agencé de douze actes partiels. H faut
cependant remarquer la liberté avec laquelle saint Thomas interprète
ses sources, que ce soit saint Jean Damascène12 , ou saint Augustin’,
3
ou Aristote, comme nous Pavons noté en ce qui concernait les sens du
terme « volonté ». Saint Thomas arrange ses sources suivant l’ordre qu'il
a conçu. On se rend compte alors qu’il ne suffit pas d’invoquer la
contrainte qu’exerçait l’argument d'autorité au moyen âge pour le
laver du reproche d’avoir compliqué à l'excès l’étude de l'acte humain.
Ce n’est pas là qu’une concession à l'esprit du temps. Saint Thomas
semble bien avoir assumé de son plein gré les divers éléments que lui
fournissait la tradition, et l’ordonnance qu'il a fait régner entre eux est
bien son œuvre. Il ne fait d’ailleurs là que réaliser le projet qui a dirigé
la composition de la Somme : donner tout l'essentiel de la théologie, et de
ce point de vue il devait assumer dans sa synthèse le consensus, le frui
et I’usks, Yimperium aussi, qui se rattachent à une tradition théologique
importante ; ensuite exposer ces matières suivant un ordre clair. Il
devait donc mettre un ordre aussi bien agencé que possible entre les
éléments disparates qu’il héritait des diverses traditions de pensée.
Sans doute, pour ce faire, a-t-il dû parfois user de contrainte et établir
des distinctions assez subtiles entre certains actes ; voyez, par exemple,
sa distinction du consensus et de Veleciioa. Faut-il lui tenir rigueur de
cette contrainte et lui reprocher d’avoir compliqué un organisme simple
dans sa conception originelle, en voulant harmoniser trop d’éléments
mal apparentés? Il semble qu’on puisse, au moins en partie, laver saint
Thomas de cette accusation. Il paraît bien qu’ici encore Billuart nous
ait rendu un mauvais service en représentant l’ordre des actes partiels
comme une succession rigoureuse à la manière d’une chaîne dont on
ne peut enlever un maillon sans la rompre tout entière. Tout d’abord
on ne trouve pas chez saint Thomas un tableau de l’agir humain en
douze temps, tel que l’a établi Billuart. Sans doute en fournit-il les
éléments, mais peut-être ne sont-ils pas, dans sa pensée, tous requis
au même titre, ou même tous présents dans chaque acte humain complet.
Par exemple, le consettsus n’est en somme qu’une sorte de choix, un cas
spécial, un choix sur le mode de la passivité, de l’acceptation : je consens,
j’accepte la suggestion de ma sensibilité, suivant l’exemple de saint
Augustin dans le texte que reprend Pierre Lombard. Quant au jugement
pratique qui précède le choix, il se sépare mal de la délibération ;
suivant la doctrine d’Aristote, il n’est guère que le jugement de conclu­
sion de l’enquête qui forme la délibération. La délibération tend vers lui
comme vers son terme. En fait il paraît bien que, dans la pensée de
saint Thomas, l’organisme du mouvement volontaire qui se rencontre
dans tout acte humain soit essentiellement constitué par les quatre actes

r. Cf. q. 16, a. 1, ad ium.


2. Cf. /*-/!**, q. 16, a. 3. ad i“”.
3. , q. 15, a. 3, ad 3“"».
4io REVUE THOMISTE

vers la fin et les moyens, le reste n’étant que des actes secondaires
s’intégrant aux premiers, sans toutefois se confondre avec eux et se
définissant par quelque aspect plus particulier du mouvement volontaire.

Conclusion

Nous avons donc établi que le vouloir, la simplex voluntas de saint


Thomas est une volonté efficace et non pure velléité, au point qu'il est
la source de tout le dynamisme volontaire ; que cet acte est par là un
acte général en ce que les autres actes partiels, participant à son dyna­
misme, se meuvent dans son orbite et ne sont en somme que ce vouloir
appliqué à telle ou telle phase du mouvement de la volonté vers la fin,
qu'une application de ce vouloir aux moyens particuliers. Nous avons
dû rejeter la perspective psychologique qui commandait 1‘organisation
des actes humains suivant Billuart, et les faisait se succéder à la queue
leu leu suivant un ordre temporel perceptible à la conscience moyennant
un peu d'attention. L'étude de l’acte humain par saint Thomas est,
à notre avis, « essentialiste j>, structurelle, suivant un ordre causal.
C'est une coupe analytique pratiquée dans un acte volontaire parfait.
Dans cette perspective, les différents actes partiels ne s’additionnent
pas les uns aux autres, mais s'emboîtent de telle manière que l'acte plus
général contient dans son mouvement les actes plus particuliers. Gela
nous donne le tableau suivant :

Circa finem Circa media


consilium
intelligence < apprehensio finis -
{
judicium practicum
imperium
usus passivus

'consensus
electio
VOLONTÉ «
usus aciivus
b fruiiio

Cependant cette analyse, cette division en douze actes, compte des


éléments moins importants que d’autres, si bien qu'à réduire ce tableau
à ses données essentielles, on pourrait ne tenir compte, pour les actes
concernant les moyens, que du consilium et de Yelectio, étant entendu
que les autres s'y ramènent moyennant quelque mise au point.
L’ordre des actes partiels, d'après saint Thomas, est donc structurel,
causal, et non psychologique, c'est-à-dire qu'il ne suit pas une succession
temporelle à la manière dont s'enchaînent les phénomènes psycholo­
giques conscients, l’un remplaçant l’autre. Faut-il en conclure que cette
étude n’ait rien de psychologique et que ses éléments ne puissent
apparaître à la conscience? Ne serait-il pas contradictoire de vouloir
rendre compte par des éléments inconscients d'un mouvement qui se
rattache par ce qu’il a de spécifique à la faculté de conscience dans
l’homme, à la raison qui ordonne tout acte humain en tant que tel?
L’ACTE HUMAIN SUIVANT SAINT THOMAS 41I

Il s'agit donc d’une analyse structurelle à l’intérieur de la conscience au


moins spontanée ; mais au lieu de s’étendre à l’horizontale, comme
se succèdent les phénomènes psychologiques tels qu’ils apparaissent,
elle prétend pénétrer en profondeur, suivant le plan vertical jusqu’au
centre et à la cause première qui commande tout le mouvement
volontaire. Par là, l'étude structurelle thomiste est un instrument
d’exploration psychologique autrement utile que l’inutilisable schéma
de la chaîne des douze actes successifs.
Pour bien le montrer, nous terminerons par un exemple d’analyse
de l’acte humain suivant l’étude thomiste. Prenons l’acte d’engagement
volontaire dans une vocation dominicaine, et déployons-en l’analyse
entière. Au principe de toute volonté se situe un vouloir premier naturel,
absolu, qui ne peut jamais être mis en question, source de tout le dyna­
misme volontaire, la volonté de béatitude, commandée par les principes
premiers de la raison pratique. Donc une simplex apprehensio et un
simplex velle du bonheur. Mais je juge ou j'éprouve intuitivement, par
un sentiment de distance, que je ne puis atteindre cette béatitude
immédiatement, par seule volonté, et qu’il me faut employer des
moyens pour l’acquérir, c’est-à-dire que ce bonheur appelle un objet qui
le réalise. Quels sont donc les objets qui se présentent à moi comme
moyens de réalisations du bonheur? Ma délibération m’en offre plusieurs :
Dieu, la richesse, la puissance, les moyens de plaisir, etc. Je choisis Dieu
comme moyen d’atteindre la béatitude. Dieu étant ainsi devenu l’objet
de mon choix primordial, se pose désormais, de moyen qu’il était dans
la dialectique de l’acte humain, comme fin ultime de tout mon agir ;
ce choix donnera son sens et commandera tous mes actes1. Voulant
Dieu donc, je me rends compte que je ne puis l’atteindre immédiate­
ment ; je dois employer des moyens pour parvenir à lui. Un moyen
essentiel sera le choix d'un état de vie. Il s’en offre de multiples à ma
délibération : le mariage, les diverses professions, la vie sacerdotale ou
religieuse, les différents Ordres religieux... Ma délibération se clôt par
le choix de l'Ordre dominicain, qui devient désormais une fin pour moi,
dès ma décision prise. Mais je ne puis devenir dominicain sans employer
certains moyens. Je dois me présenter dans telle ou telle province de
l’Ordre, comme Frère clerc ou comme Frère convers, m’adresser à tel
ou tel couvent, à tel ou tel Père... Je choisis de me présenter dans tel
couvent déterminé. J’ai donc désormais comme fin de mon agir la
volonté de me présenter par exemple au couvent de La Laite. Mais
je dois utiliser quelque moyen pour me présenter à La Laite. Je puis m'y
rendre en train, en voiture, à telle ou telle date. Finalement je décide de
prendre tel train précis qui me mènera au couvent. Et ici se clôt la chaîne
de mon raisonnement pratique qui m’a mené du vouloir universel du
bonheur au vouloir particulier et concret, au hic et nunc faciendum.
Comme on le voit, le schéma structurel de l'acte humain suivant
saint Thomas est simple en son essence et son application à l’agir humain

1. Nous n’entrerons pas ici dans le problème que peut poser l’apparente réduction
de Dieu à être un moyen de satisfaire notre appétit ae bonheur. Remarquons simple­
ment qu’il s’agiL ici de l’analyse de la dialectique d’un mouvement, abstraction faite
de l’objet auquel s’appliquera ce mouvement et de ses relations au sujet. La priorité
dialectique de l’appétit de bonheur n’empêche pas la priorité divine dans l'être, ni
dans les relations qui s’établissent entre Dieu et l'homme au moment du choix.
412 REVUE THOMISTE

concret n'est nullement aussi malaisée qu'on aurait pu le croire. Bien au


contraire, ce schème est extrêmement précieux et solide. Appliqué à un
acte humain, à partir de sa manifestation concrète, il fournit l'armature
d’une sorte de réduction phénoménologique qui pénètre de l'acte tel qu'il
apparaît à l’extérieur jusqu’à la volonté la plus secrète et la plus fonda­
mentale, celle qui lui donne son sens et le rattache en fin de compte au
choix premier concernant la fin ultime. Ainsi l’acte de prendre le train
pour se rendre dans un couvent, pour entrer en religion, pour servir Dieu,
a une tout autre signification que le même acte de prendre le train
pour devenir un grand prédicateur, pour conquérir la gloire, ou de
prendre le train pour se rendre à un match de football.
Terminons par une remarque concernant le rapport de cette étude
structurelle avec la psychologie humaine, concernant son application
en psychologie. Étant une étude de la nature du mouvement qu’est
l’agir humain, le schéma thomiste doit se retrouver dans tous les actes
véritablement humains, même grevés d’imperfections, même perdus
au milieu de conditionnements infra-rationnels. Seulement, et ceci est
d’importance capitale, cette dialectique se développe au plan de la
volonté véritable, dans la conscience spontanée, qui peut être très
différente de la volonté exprimée dans la conscience réfléchie, de notre
volonté telle que nous nous l’exprimons à nous-mêmes. Nous pouvons
nous duper nous-mêmes sur nos propres intentions, sur nos volontés
véritables. Plus la volonté qui nous meut est profonde, essentielle, plus
nous avons de peine à l'extraire de sa pénombre, à l’amener à la con­
science claire ; et pourtant, c’est cette volonté la plus profonde qui donne
son sens dernier à tout notre agir, si bien que nous ne pouvons nous
connaître, et juger de nos actions en connaissance de cause, qu’à la
lumière de la perception de cette volonté première. Il faut donc une
grande perspicacité pour démêler les linéaments d’un acte humain
concret ; mais l’étude structurelle thomiste de l'acte humain, établie en
faisant abstraction de l’objet de cet acte, étude du mouvement pur,
de sa forme, nous fournit un instrument excellent pour pénétrer dans la
psychologie de l’agir spécifiquement humain, de l’agir raisonnable, et
il y a toujours quelque brin de raison dans les actions de l'homme.
Ce schéma est, en profondeur, comme la navette qui tisse la trame de
nos actes. Mais comme tout instrument, il faut savoir le manier.

La Sarte-Huy, £r. Servais Pinckaers, O. P.


Belgique.

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