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Pierre Métivier

L’autre morale de
Thomas d’Aquin
Son rapport à notre temps
Pierre Métivier

L’autre morale de
Thomas d’Aquin
Son rapport à notre temps
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et
de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière
pour l’ensemble de leur programme de publication.

Maquette de couverture : Laurie Patry


Mise en pages : Diane Trottier

Illustration de la couverture : Vitrail de Gaston Petit o.p.


Inochi no nami (La vague de la vie), 2011

© Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés.


Dépôt légal 1er trimestre 2018

ISBN 978-2-7637-3408-8
PDF 9782763734095

Les Presses de l’Université Laval


www.pulaval.com

Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que
ce soit est interdite sans l'autorisation écrite des Presses de ­l'Université Laval.
Introduction

T homas d’Aquin élabora dans son œuvre une morale qui était en
lien étroit avec les sensibilités religieuses de son temps mais qui
n’est plus en prise directe avec les nôtres aujourd’hui. Et ce n’est pas une
simple question de vocabulaire, qui souffrirait de n’être plus contem-
porain, ni de procédés d’études, qui n’ont plus cours. En un mot, les
temps ont bien changé, voilà tout. Nous trouvons cependant dans
l’œuvre de frère Thomas les principes d’un autre déploiement de la
morale, celle-ci plus en affinité avec notre aujourd’hui, et nous offrant
une structure d’accueil des nouveaux accents et développements mis
en avant par Vatican II.
La pensée de Thomas d’Aquin est marquée par les perspec-
tives de son temps ; le serait-elle trop, le serait-elle au point de n’être
plus que le témoin privilégié d’un temps, mais celui-ci révolu, pour
lequel seulement elle garderait toute sa valeur ? Mis à part la langue
et les procédés didactiques de la scolastique qu’elle emploie, est-ce
que cette pensée ne serait plus pour nous aujourd’hui l’instrument
de la grande tradition théologique ? Nous reculons tout spontané-
ment devant de telles positions extrêmes, qui équivaudraient à
reléguer en arrière-plan, dans une simple histoire des doctrines, des
trésors incontestables.
En même temps, nous ne pouvons plus simplement reprendre
la pensée de Thomas d’Aquin, dans la meilleure intelligence qui
nous en fut donnée. Nous avons plutôt à chercher comment cette
pensée, dans le domaine moral notamment, peut être actuelle pour
nous. Mieux, comment elle peut nous redevenir présente, au-delà
d’une nécessaire transposition langagière, et nous offrir une struc-
ture d’accueil pour les développements récents en morale depuis
Vatican II. N’est-ce pas le signe d’une tradition vivante que de s’ou-
vrir à des développements nouveaux et de pouvoir les incorporer ?

1
L’AUTRE MORALE DE THOMAS D’AQUIN – SON RAPPORT À NOTRE TEMPS

LA MORALE EN LIEN AVEC LA LECTURE


DU TEMPS ET DE L’HISTOIRE HUMAINE

Chez Thomas d’Aquin, la morale est bien accordée à la signifi-


cation qu’il reconnaît au temps, de même qu’à l’histoire humaine :
l’un et l’autre constituent le cadre d’ensemble dans lequel se situe le
retour de l’être humain à Dieu, son créateur. On ne s’étonnera donc
pas que la morale ait une cohérence avec ce retour et ce cadre.
Le temps et l’histoire ne sont pas en eux-mêmes des absolus ;
leur finalité et leur sens se trouvent dans le dessein de Dieu, dans un
ordre à ce dessein. C’est ce même ordre, tout tourné vers la rencontre
définitive de Dieu, qui articule la morale thomasienne dans une
téléologie bien structurée, à laquelle rien n’échappe pour y trouver
une place.
Un double rapport au temps caractérise la morale de Thomas
d’Aquin. Celle-ci définit d’abord la vie bienheureuse à laquelle aspire
tout chrétien, puis elle articule toute démarche morale à cette fin
dite ultime. C’est son premier rapport au temps : elle est toute axée
sur un futur qu’elle privilégie et qui est lui-même au bout du temps
humain, mieux dans son au-delà. Par ailleurs, ce caractère fortement
téléologique s’accorde bien à la conception qu’on se faisait de la vie
humaine et du bonheur au XIIIe siècle, et plus largement dans la
tradition du Moyen Âge et dans un contexte de chrétienté. Dans la
morale de Thomas d’Aquin, c’est là le second rapport au temps,
c’est-à-dire à une vision des choses, à des sensibilités et à une
culture, qui marquent une époque.
En même temps, la morale explicite de Thomas d’Aquin rele-
vait un défi majeur de cette culture et de ce temps : puisque Dieu est
à la fois celui qui – dans un même dessein – crée l’homme et par
grâce le rend participant de sa propre nature, comment articuler les
plans humain et chrétien ? Comment faire se rencontrer de manière
harmonieuse ce que la philosophie peut dire à l’homme et ce que la
théologie enseigne au chrétien ? Si nous pouvons admirer à sa juste
mesure le résultat étonnant auquel est parvenue la Somme de théo-
logie, c’est que nous sommes sensibles aux difficultés que son
auteur avait à résoudre. Nous saisissons à l’œuvre un génie créateur
qui sait utiliser, en les respectant, des données philosophiques. Bien
de son temps et de sa tradition chrétienne, Thomas d’Aquin pouvait

2
INTRODUCTION

puiser dans la philosophie d’Aristote, qu’il avait longuement


fréquentée et commentée, ce qui répondait à ce défi. Il ne répétait
pas, mais il tirait du neuf de l’ancien à partir de son propre question-
nement et de sa pratique de l’analogie.
Lorsque la vie humaine était courte et remplie de misères,
lorsque la prédication et l’eschatologie chrétiennes trouvaient leur
place dans le cœur des gens, on comprend que tout pouvait être
reporté sur une autre vie, celle-ci en plénitude, promise par Dieu,
dans l’au-delà du présent. Et encore lorsque l’autonomie de l’hu-
main et du terrestre était moins affirmée dans un contexte de
chrétienté qu’elle ne le sera par la suite, on comprend non moins
que l’humain et le terrestre pouvaient n’être pas pleinement consi-
dérés pour leur valeur propre.
Il n’en est plus ainsi aujourd’hui. Dès que notre lecture du
temps présent et de l’histoire humaine se modifie, dès qu’elle n’est
plus en tout point semblable à celle de frère Thomas, nous sommes
inévitablement confrontés à une difficulté quant à sa morale. Si
nous continuons d’éprouver beaucoup d’admiration pour cette
morale, il s’y mêle maintenant un certain malaise : les perspectives
ayant changé, nous sommes immanquablement à distance de sa
vision de notre vie humaine et chrétienne1. En même temps, surgit
l’idée – le projet même – que nous pourrions redéployer différem-
ment, plus en accord avec notre lecture du temps présent et de
l’histoire humaine, les richesses de cette vie et de la morale qui les
prend en compte.
Et quel serait, puisé chez Thomas d’Aquin, cet autre déploie-
ment de la morale ?  Et quel complément apporterait-il à ce que
nous présente déjà la Somme ? 

1. Deux exemples parmi d’autres : – l’engagement du chrétien, et ses moti-


vations, dans la promotion de la cité terrestre – le mariage et ses deux finalités. Ces
réalités telles que revues depuis Vatican II s’insèrent mal dans les perspectives qui
définissent, à partir de sa structuration, la morale de frère Thomas.

3
L’AUTRE MORALE DE THOMAS D’AQUIN – SON RAPPORT À NOTRE TEMPS

L’AUTRE MORALE COMPARÉE À CELLE DE LA SOMME

L’autre morale, quelle est-elle, comment se présente-t-elle,


demandera-t-on ? L’expression peut être comprise de deux façons,
par comparaison à la morale exposée dans la Somme de théologie.
Désignant alors quelque chose de moins connu, de moins exploité
que cette dernière, l’autre morale se présenterait à nous soit comme
des prises de position sur des questions particulières, soit même
comme une ébauche de morale et de déploiement de son univers.
C’est cette deuxième référence qu’il faut ici retenir.
Une remarque s’impose ici. Au titre donné, nous ajouterions
volontiers un complément, une nuance importante, et nous dirions :
l’autre morale possible chez Thomas d’Aquin, ou encore l’autre morale
possible avec Thomas d’Aquin. Ce complément veut signifier que
cette morale se situe quelque part entre des données éparses, que
nous pourrions réunir en un ensemble cohérent, et des intuitions
dont la portée n’est pas encore entrevue, – les unes et les autres
puisées chez Thomas d’Aquin.
S’il fallait dès maintenant qualifier ces deux morales à partir de
ce qu’elles privilégient, voici ce que nous pourrions en dire sous
forme de comparaison rapide. La morale explicite de Thomas
d’Aquin est une vie vers Dieu : c’est son axe d’organisation, sous le
thème de la béatitude. Nous sommes séparés de Dieu, à distance de
lui, et le sens de la vie chrétienne est de nous préparer à le rencon-
trer dans la patrie et à vivre avec lui une pleine amitié ; c’est là que
nous connaîtrons la vraie vie, le vrai bonheur, car ici-bas nous ne
sommes que de passage, in via. L’essentiel pour nous, dans notre
agir présent, est de parcourir le chemin qui nous conduira auprès de
Dieu, la voie étroite qui nous mènera à lui. Tels des voyageurs avisés
et prêts au sacrifice, nous n’aurons d’autres bagages que ceux qui
nous seront nécessaires, et nous éviterons tout ce qui nous déroute-
rait du but fixé. Ce but étant hors de notre portée, nous le poursui-
vrons animés par la grâce qui nous est donnée et dans la communion
des croyants.
L’autre morale obéit à une logique différente : Dieu est déjà en
nous par son Fils et son Esprit, et non seulement dans un au-delà.
Nous qui sommes nés de l’eau et de l’Esprit, nous avons déjà reçu la
vraie vie – la vie éternelle est déjà commencée pour nous – et nous

4
INTRODUCTION

cherchons à vivre dès maintenant de Dieu. Notre vocation, c’est de


manifester et d’exprimer ce qui est en nous ; ainsi nous nous appro-
prions cette vie, la faisons croître en nous. Plutôt que d’être sur terre
des voyageurs se préparant à la rencontre de Dieu, nous sommes
des vivants de Dieu qui manifestons sa gloire.
Chacune des deux morales a son mot clef : chemin pour l’une
et manifestation pour l’autre. Le schème téléologique convient
parfaitement à la « morale du chemin vers Dieu », tout axée sur un à
venir, un au-delà, mais c’est un autre schème qui peut organiser la
« morale de la manifestation de la vie de Dieu en nous2 » : c’est en
manifestant cette vie et en l’engageant que l’être humain la découvre
en ses richesses, la développe, tout en émergeant lui-même dans
une nouvelle qualité d’être. Il mène une vie de Dieu présent en lui,
une vie qui s’ouvre de l’intérieur à son accomplissement auprès de
Dieu lui-même.
L’un et l’autre schème se rattachent à des univers différents :
celui de la fin et des moyens qui lui sont appropriés est à l’origine le
schème artisanal des constructions, des œuvres de l’homme, de ce
qu’il conçoit, fait et fabrique ; celui de la manifestation nous renvoie
tout d’abord à la croissance et à la vie du vivant humain.
Chacune des deux morales privilégie aussi un temps différent.
Comme on le sait, toute vie humaine et chrétienne engage à la fois
des réalités présentes et des réalités à venir ; les unes et les autres
constituent deux aspects inséparables de nos vies. S’il ne faut pas
isoler ces réalités présentes et ces réalités à venir, il importe égale-
ment de ne pas les fusionner. Les deux morales dont nous parlons
privilégient, l’une, les réalités à venir, et l’autre, les réalités présentes ;
leur accent n’est cependant pas une exclusion. De là viennent leurs
logiques qui articulent de manière différente la vie humaine et chré-
tienne, avec des perspectives qui sont propres à chacune des
lectures.
La morale connue de Thomas d’Aquin articule, sous l’anima-
tion première de la charité, toute réalité présente et bonne vers l’à
venir de la vraie vie, celle qui est à rechercher avant tout le reste.
L’autre morale inverse le rapport, qu’elle fait plus intérieur : la vie de

2. Dans la suite de cette étude, nous identifions plus simplement cette autre
morale comme étant celle de la manifestation par comparaison à celle du chemin.

5
L’AUTRE MORALE DE THOMAS D’AQUIN – SON RAPPORT À NOTRE TEMPS

Dieu en nous s’exprime, par la charité, en toute réalité bonne qu’elle


traverse d’un amour premier, et cette vie s’oriente ainsi, par une
manifestation qui la développe, vers son accomplissement.
La morale du chemin semble occuper à elle seule toute la
réflexion de frère Thomas. Dans ces conditions, comment une
morale de la manifestation pourrait alors trouver, elle aussi, une
place dans un univers déjà si bien défini ? Quelles en seraient les
bases chez Thomas d’Aquin ? Et quels avantages y trouverions-nous
à la développer ?

NOTRE PROJET D’ÉTUDE

La morale exposée dans la Somme de théologie va nous retenir


dans la première partie de notre étude. Nous signalerons, autour de
ses points majeurs, quels sont ses grands mérites et quelles diffi-
cultés lui sont rattachées. L’étude que nous en ferons sera précédée
de la lecture du temps et de l’histoire humaine qui la rendit possible,
et sur laquelle elle s’appuya. Ainsi pourrons-nous mieux saisir cette
morale dans sa grandeur et dans ses limites, et ouvrir un espace
pour une autre morale, dite de la manifestation.
Quant à cette morale-ci – elle-même en accord avec une autre
lecture du temps et de l’histoire humaine –, nous l’établirons textuel-
lement chez Thomas d’Aquin et dans ses assises théoriques, puis
nous en marquerons les avantages de notre point de vue. Ce sera la
deuxième partie de notre étude.
En dernier lieu, ce sera le moment de comparer l’une et l’autre
de ces morales, à la fois dans leur intention et leur structuration ;
nous le ferons sur des points significatifs, par exemple sur le mariage
et ses finalités, ainsi que sur les rapports entre la cité terrestre et le
royaume. Ces deux morales nous donneront alors sur ces points des
perspectives différentes.
En finale, dans la perspective d’une tradition vivante, nous
chercherons comment nous pourrions situer ces deux morales l’une
à côté de l’autre, à l’intérieur d’un englobant qui leur serait commun
et qui les réunirait.
***

6
INTRODUCTION

Nous exprimons notre reconnaissance à M. Jean-Christophe


Jacovella pour le grand soin qu’il a mis à réviser le texte de cette
étude, et au Père Gaston Petit, o.p., pour la gentillesse qu’il nous a
manifestée en acceptant que l’un de ses vitraux illustre la page
couverture de ce livre.
Nous remercions également les professeurs et les étudiants du
Collège Universitaire Dominicain qui se sont intéressés à ce travail
sur Thomas d’Aquin et en ont souhaité la publication.
Cet ouvrage est publié avec le concours du Fonds de recherche
Albert-le-Grand du Québec. Nous exprimons ici notre gratitude aux
personnes qui en sont les responsables pour le soutien qu’elles
nous ont généreusement procuré.

7
Première partie
Le temps et l’histoire humaine,
et la morale chez Thomas d’Aquin
CHAPITRE 1

Temps et histoire humaine

1. LA CONCEPTION MÉDIÉVALE

D ans la chrétienté médiévale occidentale, il eut été étonnant que


l’idée que l’on se faisait du temps présent et de l’histoire humaine
fût différente de celle héritée de la Bible3, et encore moins qu’elle lui fût
contraire. Autour de quelques points essentiels, rappelons ce que
Jacques Le Goff nous en dit4.
Au Moyen Âge, le temps est divin, il « n’appartient qu’à Dieu et
ne peut être que vécu5 ». Ce qui le caractérise, c’est qu’il est continu
et linéaire. Contrairement à des théories reçues de l’Antiquité, il n’est
pas un temps circulaire, recommencé comme celui de l’Éternel
Retour, même si le mythe circulaire de la roue de Fortune6 a cours au
Moyen Âge. Rattaché à Dieu, en lien avec l’éternité dont il est comme
un moment, le temps a son début à la Création et son terme au
Jugement dernier.
Si l’histoire sainte, chrétienne et humaine, mais aussi l’histoire
naturelle du ciel et de la terre, se situent entre ces deux événements7

3. Ps 89 (88), 48 ; 90 (89), 9-10 ; 144 (143), 4 ; Jb 7, 7 ; 14, 1-2 ; Sg 2, 1-5 ; etc.
4. Jacques Le GOFF, La civilisation de l’Occident médiéval, Paris, Arthaud, 1977.
5. Op. cit., p. 190.
6. « La roue de Fortune, c’est l’armature idéologique des roses gothiques. Elle
est explicitement à la cathédrale d’Amiens, à Saint-Etienne de Beauvais, à la cathé-
drale de Bâle, ailleurs, et, stylisée, partout au XIIIe siècle. Nous la retrouverons, sym-
bole et expression d’un monde où règne l’insécurité, où l’exemple de l’insécurité
sert de leçon de résignation et d’immobilisme. » (Ibid., p. 190)
7.  « C’est pourquoi toute chronique, dans le Moyen Âge occidental, com-
mence à la Création, à Adam, et si, par humilité, elle s’arrête à l’époque où écrit le
chroniqueur, elle sous-entend comme véritable conclusion le Jugement dernier.
Comme on l’a dit, toute chronique médiévale est, « un discours sur l’histoire uni-
verselle » […] les lecteurs modernes sont en général frappés par le contraste entre
l’ambition de cette référence globale et la mesquinerie de l’horizon concret des
chroniqueurs et historiens médiévaux […] Cette référence globale, c’est le plus bel
aspect du totalitarisme médiéval. » (op. cit., p. 190-191)

11
PREMIÈRE PARTIE – LE TEMPS ET L’HISTOIRE HUMAINE, ET LA MORALE CHEZ THOMAS D’AQUIN

positifs et normatifs, historiques et téléologiques, le sens de l’his-


toire pour les clercs au Moyen Âge, après le paradis terrestre perdu,
est celui d’un déclin. Calquée sur la division de la semaine en six
jours, celle du temps se fait en six grandes périodes8 ; les auteurs
médiévaux ont la conscience d’appartenir à la dernière de ces
périodes, et un pessimisme fondamental s’empare de leur pensée et
de leur sensibilité. À l’intérieur de la continuité du temps, l’Incarna-
tion marque toutefois une coupure déterminante : elle qualifie bien
différemment le destin des uns et des autres, suivant qu’ils auront
vécu avant ou après le Christ. Parmi ceux-là, hormis les justes de
l’Ancien Testament, seuls quelques personnages de l’Antiquité
auraient trouvé grâce.
Dans ses deux volets, sacré et profane, l’histoire ainsi découpée
et marquée a un thème dominant. Pour l’histoire sacrée, ce thème
est celui d’un écho, d’un parallélisme entre les deux Testaments :
chaque épisode et chaque personnage du premier préfigurent des
correspondants dans le second. Quant à l’histoire profane, elle
­s’organise autour du transfert de puissance. « Le monde, à chaque
époque, a un seul cœur à l’unisson duquel, sous l’impulsion duquel
vit le reste de l’univers9 » : c’est ici la succession des empires.
Au regard du temps marqué par la décrépitude, Le Goff signale
deux tendances chez les penseurs médiévaux chrétiens : l’une au
pessimisme – on tente d’arrêter l’histoire, de l’achever – et l’autre à
un optimisme intemporel, lorsque seules comptent l’éternité intem-
porelle et ses vérités. À côté de ces tendances, « de timides efforts se
font jour pour valoriser le présent et le futur10. »
Ajoutons que le Moyen Âge ne dispose pas d’une mesure du
temps qui soit uniforme et commune ; il y a diverses chronologies, le
début de l’année et celui du jour varient de l’une à l’autre, alors que les
heures elles-mêmes n’ont pas la même durée. Tout normalement, pour

8. « Dans la continuité de l’histoire chrétienne interviennent divers facteurs


de périodisation. Un des plus agissants est le schéma qui calque la division du
temps sur celle de la semaine. De saint Augustin, Isidore de Séville et Bède, cette
vieille théorie juive passe au Moyen Âge qui l’accepte à tous les niveaux de pensée,
aussi bien dans la vulgarisation doctrinale d’Honorius Augustodunensis que dans
la haute théologie de Thomas d’Aquin. […] L’énumération habituelle distingue : la
création d’Adam, la loi de Noé, la vocation d’Abraham, la royauté de David, l’exil de
Babylone, l’avènement du Christ. » (op. cit., p. 191-192)
9. Op. cit., p. 97.
10. Op. cit., p. 199.

12
CHAPITRE 1 – TEMPS ET HISTOIRE HUMAINE

l’ensemble de la population qui travaille à la terre, le temps est agricole,


avec l’alternance des saisons, du jour et de la nuit11. Sur ce temps se gref-
fent deux autres temps, liés à deux groupes sociaux dominants : le temps
seigneurial, qui détermine la période où reprennent les combats et celle
où sont dues les redevances paysannes ; le temps religieux et clérical,
rappelant les mystères du Christ et du salut, et célébrant les fêtes des
grands saints.
« Temps clérical parce que le clergé est par sa culture le maître de la
mesure du temps. Lui seul a besoin pour la liturgie de mesurer le
temps, lui seul est capable, du moins approximativement, de le faire.
Le comput ecclésiastique et d’abord le calcul de la date de Pâques –
sur lequel dans le haut Moyen Âge se sont longtemps affrontés un
style irlandais et un style romain – sont à l’origine des premiers
progrès de mesure du temps. Le clergé surtout est le maître des indi-
cateurs du temps. Le temps médiéval est scandé par les cloches. Les
sonneries faites pour les clercs, pour les moines, pour les offices, sont
les seuls points de repères de la journée12. »

Sur cet arrière-plan se détache une expérience immédiate du


temps et de la condition humaine. Le temps moyen d’une vie se
situe chez les hommes entre 30 et 39 ans13, et un peu moins chez les
femmes. La mortalité infantile est élevée. Il y a encore des disettes et
des épidémies ; des maladies nouvelles apparaissent, comme la
lèpre et la variole14 dont la virulence est extrême. La diète et l­ ’hygiène
font difficulté, et la première, surtout quant à l’apport des viandes et
des poissons, sépare cruellement les pauvres et les riches. Même si
le XIIIe siècle constitue l’apogée du point de vue de la prospérité15,
les conditions de vie demeurent rudes et les travaux sont exigeants
et épuisants. Le spectacle de la misère et de la pauvreté s’étale dans
les rues, avec la présence habituelle des lépreux et des gens

11. « Temps contrasté qui alimente la tendance médiévale au manichéisme :


opposition de l’ombre et de la lumière, du froid et du chaud, de l’activité et de l’oi-
siveté, de la vie et de la mort. » (op. cit., p. 204)
12. Op. cit., p. 208.
13.  Geneviève d’HAUCOURT, La vie au Moyen Âge, Paris, P.U.F., Que sais-je,
1993 (13e édition), p.  104 ; Edward PETERS, Europe. The World of the Middle Ages,
New Jersey, Prentice-Hall, 1977, p. 500.
14. Ces maladies sont rapportées des Croisades. Voir G. d’HAUCOURT, op. cit.,
p. 104.
15. Voir Jacques Le GOFF, Le Moyen Âge, Bordas, Paris-Montréal, 1974, tout le
chapitre 7. Les divers facteurs du progrès économique y sont détaillés.

13
PREMIÈRE PARTIE – LE TEMPS ET L’HISTOIRE HUMAINE, ET LA MORALE CHEZ THOMAS D’AQUIN

difformes, des mendiants et des quêteux16. Croyant en l’immortalité


de l’âme et en l’existence de la vie éternelle, les gens du Moyen Âge
tiennent pour transitoire leur lot de difficultés et de misères ; ils sont
régulièrement invités à les accepter pour la rémission de leurs
péchés et à porter leur croix à la suite du Christ.

2. AU XIIIE SIÈCLE

Ce qui vient d’être dit doit être nuancé pour le XIIIe siècle. Non
pas que la recherche de leur salut ne soit plus primordiale pour les
hommes, mais elle s’allie à un plus grand intérêt pour le monde
terrestre et humain.
Sous le titre « La belle Europe des villes et des universités17 », Le
Goff étudie quatre réussites du XIIIe siècle, « où se sont affirmées la
personnalité et la force nouvelle de la Chrétienté réalisées au cours
des siècles précédents » (p.  135) : l’essor urbain ; le renouveau du
commerce et la promotion des marchands ; la réussite du savoir
(création d’écoles et d’universités) ainsi que la création et l’extraor-
dinaire diffusion des Ordres mendiants. Le Goff conclut ce chapitre
par « La descente des valeurs du Ciel sur la Terre » (p. 198-203).
Qu’est-ce que cela signifie ?
Il s’agit, bien entendu, d’une prise de conscience et d’une
mutation des valeurs liées au grand essor du Moyen Âge central.
« La Chrétienté latine, sans éliminer complètement la doctrine du
mépris du monde (contemptus mundi) qui survivra longtemps, a
choisi la conversion au monde terrestre dans des limites compa-
tibles avec la foi chrétienne. » (p. 198)
Dans cet essor dont parle Le Goff, signalons l’acceptation de la
nouveauté, la valeur positive du travail comme collaboration à
l’œuvre du Créateur, l’Histoire non plus comme déclin vers la fin du
monde mais comme montée vers l’accomplissement des temps, les
valeurs de croissance et de rendement, la place donnée à la raison
et au calcul, l’apparition de deux types d’idéal humain (courtoisie et
prud’homie) « qui visaient à une réussite essentiellement terrestre
même si elle devait être aussi une préparation au salut » (p. 202). Il
signale « l’intérêt passionné du franciscain Roger Bacon et de la

16. Voir E. PETERS, op. cit., p. 499-500.


17. Jacques Le GOFF, L’Europe est-elle née au Moyen Âge ?, Paris, Seuil, 2003.

14
CHAPITRE 1 – TEMPS ET HISTOIRE HUMAINE

Curie pontificale au XIIIe siècle pour l’espoir d’augmenter la durée de


la vie humaine terrestre » (p. 202).
Alors que les valeurs du Haut Moyen Âge étaient des valeurs
surnaturelles, et que l’horizon culturel idéologique et existentiel des
hommes était le ciel (p. 199), au XIIIe siècle – même si on demeure
soucieux de son salut – on le recherche désormais « par un double
investissement sur la Terre comme au Ciel » (p. 199).

3. TEMPS ET HISTOIRE DANS LE COMMENTAIRE SCRIPTURAIRE


DE THOMAS D’AQUIN SUR JOB

Qu’en est-il maintenant pour Thomas d’Aquin, à la croisée des


changements qui commencent à prendre place ?
Même si Thomas d’Aquin fait une large place à l’humain et au
philosophique dans son œuvre et se sert d’Aristote abondamment,
nous n’avons pas de texte qui nous donne le rapport du plan humain
sur le plan chrétien. Par exemple, si le bonheur humain est déclaré
béatitude imparfaite et inchoative, aucun texte ne lui précise un
rôle ou un impact concernant la béatitude parfaite, celle auprès de
Dieu18. Simplement, ce bonheur est déclaré déficient en regard de la
notion de béatitude et se trouve déclaré imparfait. Il en va de même
pour les habitus acquis vis-à-vis des vertus par excellence qui sont
des vertus infuses19. C’est que le don de la grâce et le plan chrétien
qu’elle engage sont des réalités absolument gratuites, même si on
peut leur déceler des préparatifs, des dispositions favorables du
côté de l’humain.
Par contre, nous avons de beaux textes scripturaires portant sur le
temps et sur l’histoire des humains. En particulier et au premier titre, le
Commentaire sur Job, qui tient une place privilégiée par l’ampleur de son
propos, par l’expérience de la souffrance dont il témoigne au cœur d’une
foi en Dieu20. Le poème est une longue interrogation sur la providence

18. Si Thomas d’Aquin parle de béatitude imparfaite pour désigner le bon-


heur humain possible, jamais il ne l’articule à la béatitude parfaite auprès de Dieu.
Voir par exemple : Ia IIae q.4 a.7 ; q.5 a.3 et a.4.
19. Voir ici Ia IIae q.65 a.1, 2 et 3, où Thomas d’Aquin positionne, sans lien
entre elles, les vertus morales acquises et les vertus morales infuses.
20. Expositio super Job ad litteram, Romae, ad Sanctae Sabinae, 1965, chap.
XXXIX, lignes 341-379.

15
PREMIÈRE PARTIE – LE TEMPS ET L’HISTOIRE HUMAINE, ET LA MORALE CHEZ THOMAS D’AQUIN

divine dans le soin qu’elle prend des affaires humaines ; la question


surgit de façon aiguë du malheur du juste, qui ébranle la croyance en
une rétribution dès cette vie des conduites humaines. Job n’a rien fait ou
du moins rien de grave pour connaître de manière aussi radicale malheur
sur malheur. Il proteste de sa justice devant trois amis venus le consoler
puis l’inviter à reconnaître qu’il a vraiment péché. Si après le discours de
Yahvé Job confesse qu’il a parlé à la légère, Thomas d’Aquin ne l’entend
pas d’un désaveu de ses propos tenus devant Éliphaz, Bildad et Çophar.
Job a parlé avec pureté de cœur, correctement, sans mauvaise foi ni
orgueil, mais ses paroles frisaient l’arrogance, en donnant l’apparence
d’avoir voulu discuter avec Dieu et d’avoir mis sa justice au-delà des
jugements divins. Mais quand Dieu parle, la sensibilité et la raison
humaines doivent se laisser guider par l’inspiration divine.
Faut-il le rappeler, Thomas d’Aquin ne fait pas l’étude d’un livre
qui lui serait étranger, qui n’appartiendrait pas à sa tradition reli-
gieuse. Il en reçoit bien volontiers le message.
De son Expositio super Job, nous retiendrons pour notre propos
quelques-uns de ses commentaires ; ils porteront tour à tour sur la
condition de l’homme et sur sa vie, sur la sollicitude que Dieu lui
porte et sur la conviction d’une autre vie où une récompense lui
sera donnée, sur l’attitude à tenir maintenant.
La condition humaine est fragile, misérable,
la vie de l’homme est un combat et un service.

Voici les paroles de Job :


L’homme né de la femme vit peu de temps,
Il est rempli de bien des misères.
Il grandit comme une fleur qui se fane,
Il fuit comme l’ombre et n’est jamais en repos.
Tu ne dédaignes pas d’ouvrir les yeux sur lui
Et de l’amener avec toi en jugement.
Qui peut rendre pur ce qui est conçu d’une semence impure
Si ce n’est toi seulement ?
Courts sont les jours de l’homme,
Auprès de toi est le nombre de ses mois.
Tu as fixé des limites qu’il ne peut dépasser.
(Job 14,1-521)

21. Traduction de Jean KREIT, Job : Un homme pour notre temps, Paris, Téqui,
1982.

16
CHAPITRE 1 – TEMPS ET HISTOIRE HUMAINE

C’est un combat que la vie de l’homme sur terre ;


Et journées de mercenaire sont ses jours.
Comme l’esclave cherche l’ombre et comme le mercenaire
attend la fin de son travail
Ainsi j’ai eu des mois creux et ai compté des nuits
d’insomnie.
Et si je me mets au lit je dis : quand me lèverai-je ?
Et de nouveau j’attends le soir.
Et je serai rempli de souffrances jusqu’aux ténèbres.
(Job 7,1-4)

Résumons en quelques mots plus essentiels le commentaire


de frère Thomas. L’homme né d’une femme, comme d’un être
fragile, grandit comme une fleur et bientôt se fane ; il vit peu de
temps et fuit comme l’ombre dont il n’y a plus de trace. Sa vie est
remplie de bien des misères, de sorte que si parfois il jouit de la
prospérité et du bonheur il n’est jamais dans le même état. Ne
durent pour lui ni la beauté du corps dont il jouit en sa jeunesse, ni
la renommée, ni la puissance et le talent par lesquels il cherche à se
conserver ainsi que ses biens22.
La vie de l’homme n’a pas en elle-même sa fin dernière ; elle lui
est comparée comme le mouvement au repos, comme la route à
son terme. C’est un combat que la vie de l’homme sur terre et comme
ceux d’un mercenaire sont ses jours. C’est que l’homme sur cette terre
doit résister aux obstacles et aux dangers, et se procurer les choses
utiles à sa fin23.
Et voici qui étonne beaucoup : la sollicitude divine pour cet
être. Elle apparaît de trois façons, nous dit frère Thomas : dans le don
que Dieu lui fait des lois et des préceptes de vie pour le diriger ; dans
la récompense et la punition dont il sanctionne le bien et le mal et
enfin par les vertus dont il l’orne et qui le gardent pur de la laideur
du péché. La pureté sans tache se trouve en Dieu seul et tout ce qui
est pur et net de quelque façon tient de Dieu cette pureté et cette
netteté24. Par ailleurs, et c’est le vif du débat, cette providence n’ex-
clut pas que l’homme puisse être mis à rude épreuve. Comme le
soldat et le mercenaire sont soumis, l’un à un chef, l’autre à un

22. Expositio super Job XIV, lignes 435-459.


23. Op. cit, VII, lignes 20-37.
24. Op. cit, XIV, lignes 440-489.

17
PREMIÈRE PARTIE – LE TEMPS ET L’HISTOIRE HUMAINE, ET LA MORALE CHEZ THOMAS D’AQUIN

patron, et ne sont exempts ni de périls ni de travaux, la vie présente


de l’homme est soumise à la providence divine. Dieu n’a pas non
plus à exempter les bons des adversités et des labeurs, mais à les
rémunérer davantage à la fin25.
Le souci de Dieu pour l’homme ne se comprend
que dans la perspective d’une autre vie.

L’étonnement de Job devant la condescendance divine pour


l’homme, de condition si fragile et si misérable, disparaît si l’on
considère qu’après cette vie une autre vie lui est réservée, dans
laquelle l’homme demeure éternellement. La sollicitude divine ne
se comprendrait pas si la vie de l’homme n’était que pour ici-bas ; ce
souci de Dieu démontre alors qu’après la mort du corps il y a une
autre vie pour l’homme26.
Revenons aux comparaisons précédentes : comme la milice
est orientée à la victoire et le mercenaire au salaire, la vie présente
est ordonnée à une autre fin et n’a pas en elle-même sa fin dernière.
On le constate aisément, le présent ne satisfait pas et le désir tend
vers des choses à venir : d’abord, à cause de l’affliction de cette vie,
d’où l’exemple de l’esclave que la chaleur accable et qui désire l’ombre
dont il se rafraîchit, et ensuite pour le manque de bien parfait et
définitif ici-bas, d’où l’exemple du mercenaire qui attend la fin de sa
journée27. Et Thomas d’Aquin d’ajouter :
« […] cela est commun à tout homme qui vit sur cette terre ; mais les
hommes le sentent, les uns plus les autres moins, selon qu’ils sont
plus ou moins affectés par les joies et les tristesses ; car dans la joie on
pense moins à l’avenir, mais davantage quand on est triste. Et donc
pour montrer la véhémence de son désir Job ajoute et je serai rempli
de douleurs jusqu’aux ténèbres ; à cause de ces douleurs, le présent
m’est en dégoût et je désire plutôt l’avenir28. » 

Par-delà la brièveté de la vie présente remplie de tribulations,


par-delà la mesure même de la vie humaine déterminée par Dieu –
les limites attribuées selon la divine providence qui dispose de
toutes choses, la vie de l’homme ne peut les dépasser ni en plus ni
en moins – Job entrevoit une autre vie. La mort de l’homme n’est

25. Op. cit., VII, lignes 37-53.


26. Op. cit., XIV, lignes 1-7 et VII, lignes 410-419.
27. Op. cit., VII, lignes 60-88.
28. Op. cit., lignes 88-96.

18
CHAPITRE 1 – TEMPS ET HISTOIRE HUMAINE

pas définitive, et il sera renouvelé à une vie immortelle. L’état de


mort pour l’homme est court, quelle que soit l’échéance de la résur-
rection, en comparaison de la future immortalité. La vie de l’homme
sur la terre est comme les jours du mercenaire qui aspire au moment
de la paie. Or, le temps pour la rétribution de l’homme n’est pas en
cette vie, comme les amis de Job le prétendaient, mais dans une
autre vie, en laquelle l’homme par la résurrection est renouvelé29.
La sagesse à tenir en cette vie est
celle du serviteur et celle de l’ami.

L’un ordonne sa vie en service d’amour, l’autre fait confiance à


plus grand que lui, comme à un ami, même s’il ne comprend pas.
Nu je suis sorti du sein de ma mère, nu j’y retournerai ;
Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté,
Comme il a plu au Seigneur ainsi c’est arrivé :
Que le nom du Seigneur soit béni.
(Job 1, 20-21)

L’homme tient le milieu entre deux extrêmes : par l’esprit il


adhère à Dieu, par la chair il est porté aux choses terrestres. Plus il se
rapproche de l’un de ces extrêmes, plus il s’éloigne de l’autre. C’est
ainsi que Thomas d’Aquin comprend que Satan n’avait pas remarqué
le serviteur Job, qui était par sa vie comme au-delà de la terre30. Il
ajoute :
« Plus l’homme s’approche de Dieu, plus il s’éloigne de la terre. Et cela
est être serviteur de Dieu, adhérer de cœur à Dieu. Car le serviteur
n’est pas pour soi, or celui qui adhère de cœur à Dieu s’ordonne vers
Dieu, en service d’amour et non de crainte31. » 

Le sage Job reconnaît que les épreuves comme la prospérité


nous viennent d’un jugement de la divine providence. L’homme n’a
aucun motif de plainte envers Dieu, qui donne gratuitement ses
largesses, indéfiniment ou pour un temps. Pour l’homme, la bonne
attitude qui bannit également la tristesse est de s’en remettre au
bon plaisir de Dieu, de vouloir ce qu’il veut, comme un ami sait
partager le vouloir de l’autre32. Thomas d’Aquin ajoute :

29. Op. cit., XIV, lignes 8-61.


30. Op. cit., I, lignes 424-428.
31. Op. cit., I, lignes 428-433.
32. Op. cit., I, lignes 830-837.

19
PREMIÈRE PARTIE – LE TEMPS ET L’HISTOIRE HUMAINE, ET LA MORALE CHEZ THOMAS D’AQUIN

« […] le bon plaisir de Dieu n’est pas que l’on souffre de l’adversité
sans qu’en provienne un bien ; d’où l’adversité bien qu’elle soit amère
et engendre la tristesse, cependant en considérant son utilité qui fait
qu’elle plaît à Dieu, elle doit nous être agréable, comme il est dit au
sujet des Apôtres :  « Ils s’en allèrent joyeux d’avoir eu à souffrir le
mépris pour le Christ » (Ac. 5,4)33. »

Job cherche en ce monde quelque chose de supérieur à une


prospérité si fragile et il garde en tout une constance d’âme. Sa fin
n’est pas la prospérité dans ce monde mais un bien beaucoup plus
riche ; il sait dépasser cette prospérité plutôt qu’être absorbé par
elle. Il met son cœur en rien d’autre qui puisse le retarder de sa fin, à
l’exemple de l’athlète qui va au but sans s’arrêter en chemin. Il prend
les moyens indiqués pour cette fin, et ces moyens, ce sont pour
Thomas d’Aquin les vertus qu’on doit acquérir pour obtenir la fin34.
Par-dessus tout, la sagesse de Job éclate dans la constance d’âme
dont il fait preuve dans ses souffrances. Sa douleur est tellement
intense que ses amis en deviennent muets et s’assoient près de lui sept
jours et sept nuits sans lui parler. Jusqu’à la fin des discussions, Job n’a
pas un mot de révolte. Thomas d’Aquin ajoute : ce saint homme nous
apprend à avoir une constance d’âme, à ne pas verser dans l’orgueil si
Dieu nous accorde des biens et de la prospérité, et à endurer les maux
contraires sans que notre courage soit abattu35.

33. Op. cit., I, lignes 847-853.


34. Op. cit., IX, lignes 593-625.
35. Op. cit., II, lignes p. 182-187.

20
CHAPITRE 2

La morale chez Thomas d’Aquin

1. UN UNIVERS STRUCTURÉ ET ORDONNÉ

O n peut penser que Thomas d’Aquin partageait les idées de son


temps et qu’il y trouvait pour une part un écho concret et
existentiel de la Bible36. Comme nous en témoigne son Expositio super
Job, sa foi en un autre monde que celui d’ici-bas et son espérance d’y
parvenir avec l’aide de son Dieu se conjuguaient avec une expérience
commune du monde terrestre et avec le désir de réalités meilleures et
plus stables que celles qui s’y trouvent.
Temps et histoire sont le cadre dans lequel s’inscrit la vocation
première de l’homme, son retour à Dieu. L’un et l’autre, temps et
histoire, viennent de Dieu et conduisent à lui ; il en est le maître. Ils
relèvent d’un ensemble plus vaste qu’eux, et dans lequel ils s­’in-
sèrent avec cohérence.
C’est en effet sous le thème du retour de l’être humain à Dieu
que s’inscrit la partie morale de la Somme. Ce retour fait référence à
ce qui est présenté dans la Première partie de la Somme : la création
de l’homme, sa sortie de la bonté de Dieu et de son pouvoir. Le
Prologue de la Deuxième partie enchaîne bien ce qui va suivre avec
la première partie : après avoir parlé du créateur, qui a fait l’homme
à son image, il reste à s’intéresser à cette image elle-même, selon
que l’homme est principe de son agir.

36. Rappelons ce qu’il affirme dans son commentaire Super I ad Corinthios ?:


« […] les fidèles de Jésus-Christ se servent de la vie pour acquérir des mérites, et de
la mort pour arriver à la récompense […] enfin saint Paul indique ce qui appartient
à l’état présent ou futur de l’homme, en disant (v. 22) : « soit les choses présentes »,
c’est-à-dire les choses de cette vie qui peuvent nous aider à acquérir des mérites ;
« soit les choses futures » qui nous sont réservées comme récompense. » (chap. III, l.
III, v. 21 et 22 ; trad. Bralé) – Voir également commentaire du chap. VII, leçon VI, sur
ces versets : « Que ceux qui usent de ce monde soient comme s’ils n’en usaient pas,
car la figure de ce monde passe. ». (v. 30-31)

21
PREMIÈRE PARTIE – LE TEMPS ET L’HISTOIRE HUMAINE, ET LA MORALE CHEZ THOMAS D’AQUIN

Avant n’importe quelle autre définition, l’homme est ainsi dit à


l’image de Dieu et doué d’un désir qui le porte vers lui ; c’est là sa
nature profonde. En toute conséquence, c’est là aussi sa finalité et sa
béatitude : développer en lui ce qui est à l’image de son Dieu, c’est-
à-dire ses pouvoirs de connaissance et d’amour spirituels, et faire
ainsi retour à Dieu37. Cette image de Dieu dans l’homme aura des
degrés, selon que celui-ci est considéré dans son état de nature,
dans son élévation par la grâce et finalement dans son état de
gloire38.
Pour frère Thomas, l’ordre est ici la clef de tout : Dieu agit toujours
avec ordre, et celui-ci se trouve dans ses œuvres39. Par son intelligence
éclairée par la foi, l’être humain peut comprendre qu’il y a effectivement
un ordre, et par son vouloir perfectionné par la charité, il accueille cet
ordre, il modèle sur lui sa vie et sa recherche de bonheur, dont la source
est en Dieu40. Cette thématique de l’ordre, de l’ordination des activités,
traverse toute la pensée de Thomas d’Aquin comme son principe orga-
nisateur, la tâche du sage étant précisément de découvrir cet ordre. C’est
cette notion qui permettra de diviser l’œuvre philosophique elle-même
en ses parties41.

37. Nous résumons ici l’excellente présentation de J.-P. TORRELL, dans Saint


Thomas d’Aquin, maître spirituel (Cerf, 1996) p. 105-123. – L’auteur cite plus d’un
texte de Thomas d’Aquin pour montrer que les deux thèmes, celui de l’homme à
l’image de Dieu et celui de sa béatitude, n’en font qu’un. Dans le sens où ce qui
définit l’homme, le fait d’être à l’image de Dieu, n’est qu’un donné de départ et,
comme sa nature elle-même, appelé à son achèvement, qui est sa béatitude et sa
fin dernière.
38. Ibid. – Différents degrés s’attachent à l’image de Dieu dans l’homme, sui-
vant la nature spirituelle de celui-ci, sa recréation par la grâce et finalement son
état de gloire ; l’homme, le juste et le bienheureux connaissent et aiment Dieu de
manière différente.
39. Commentaire de l’Épitre aux Romains chap. 13 v.1-2 1024. Paris, Cerf, 1999.
40. Voir ici l’excellente étude de Pinto de OLIVEIRA, o.p., « Ordo rationis, ordo
amoris. La notion d’ordre au centre de l’univers éthique de S. Thomas », dans Ordo
sapientiae et amoris. Image et message de saint Thomas d’Aquin à travers les récentes
études historiques, herméneutiques et doctrinales. Hommage au professeur Jean-
Pierre Torrell, o.p., à l’occasion de son 65e anniversaire. Fribourg, Éditions univer-
sitaires, 1993, p.  285-302. – Également, Jean-Hervé NICOLAS, o.p., « L’origine pre-
mière des choses », dans Revue thomiste 1991, p. 181-218, et « L’univers ordonné à
Dieu par Dieu », dans Revue thomiste 1991, p. 357-376.
41. Sententia libri Ethicorum lib.1. n. 2.

22
CHAPITRE 2 – LA MORALE CHEZ THOMAS D’AQUIN

L’ordre se trouve dans l’être humain lui-même ; il est ainsi struc-


turé qu’en lui le corps est pour l’âme, et que les puissances inférieures
sont ordonnées aux facultés supérieures que sont l’intelligence et la
volonté. De même, y-a-t-il un ordre des biens entre eux, Dieu se
trouvant à leur sommet, comme à leur source et à leur fin, au titre de
vérité première et de bonté suprême. Ce qui est ainsi inscrit dans
l’être de l’homme et dans les biens, on doit le vouloir et le respecter.
Si notre être est porteur d’une structure ontologique qui est
une, nous avons à la déployer dans l’unité d’une personne et d’une
vie : entre les deux temps de la structure donnée et de son accom-
plissement se glissent la loi et même les lois de notre développement
et l’engagement progressif de nos libertés et de nos responsabilités.
Ce développement passe par des étapes, avec des risques inhérents
pour les humains de se fixer ou de s’arrêter à l’une d’elles et à des
biens qui leur correspondent ; l’intégration, qui va du plus simple au
plus complexe, du plus extérieur au plus intérieur, est le fruit d’un
effort et d’un dépassement.
Tout en montrant la voie vers Dieu, Thomas d’Aquin n’ignore
pas les difficultés et résistances qu’elle rencontre chez l’être humain,
et il en tient compte. C’est pourquoi sa morale présente deux volets,
cependant inséparablement liés. L’un est plus objectif, comme exté-
rieur aux difficultés et résistances possibles : il fait comprendre que
l’homme ne peut avoir qu’en Dieu seul son bonheur parfait, corres-
pondant à l’ouverture de sa nature et au don de la grâce qui lui est
fait. Il indique comment ce bonheur est à la portée de l’être humain,
grâce au mérite dont est revêtu, dans la bienveillance de Dieu, un
agir de charité. L’autre volet est plus subjectif, plus lié aux difficultés
et résistances : il montre comment l’être humain s’approprie et
développe sa propre nature et le don de Dieu ; il montre encore
comment se fait au niveau des vertus, sortes d’excellences de l’af-
fectivité, l’ordination du sensible au spirituel et l’intégration de l’être
humain lui-même.

2. EMPRUNTS À ARISTOTE ET LEUR TRANSPOSITION

Pour la partie morale de l’œuvre, Thomas d’Aquin a largement


emprunté à Aristote. Connaissant bien la philosophie du penseur
grec, et notamment son Éthique, il trouvait en celle-ci plus d’une

23
PREMIÈRE PARTIE – LE TEMPS ET L’HISTOIRE HUMAINE, ET LA MORALE CHEZ THOMAS D’AQUIN

correspondance avec ce qu’il avait dessein de faire. Si bien que cette


Éthique allait lui devenir comme un modèle, à tout le moins un
appui précieux qu’il va citer régulièrement.
Sur le plan de leur orientation, les deux œuvres se rencontrent.
Comme le Philosophe l’avait fait dans son Éthique, Thomas d’Aquin
pouvait-il concevoir une morale qui ne fût pas toute téléologique,
décidément orientée vers le bien suprême de l’homme, la rencontre
avec son Dieu42 ? Le bonheur humain d’Aristote devenait, par trans-
position, la béatitude du chrétien.
Toujours sur ce plan de l’orientation des morales, l’Éthique
d’Aristote faisait une large place à l’agir vertueux, pour ne pas dire la
place privilégiée qui permettait le bonheur. L’agir bon avait dans les
vertus sa source, son chemin, son expression. Il était à la fois inten-
tion droite et choix raisonné, et il relevait des vertus morales et de la
phronèsis ; il était choix pour lui-même d’un comportement, d’une
attitude, – choix prompt et ferme, s’accompagnant de joie et de
plaisir. Quant à la vertu et aux vertus elles-mêmes, elles étaient le
déploiement, dans des excellences, de notre puissance d’aimer (et
de nos puissances d’aimer) différents biens eu égard à leur qualité
et à leur poids de bien. Thomas pouvait puiser ici largement, et il n’a
pas manqué de le faire, parce que la tradition chrétienne mettait à
l’honneur la vertu et les vertus.
Ici, il y a un bémol à exprimer. Même si Thomas d’Aquin
emprunte à Aristote, il n’accepte pas le côté radical que le Philo-
sophe prête au vertueux de ne plus ressentir aucun désir mauvais :
la vertu morale demeure un combat, comme chez saint Paul, et l’op-
timisme et l’aristocratisme d’Aristote sont écartés par les théologiens
médiévaux. Par contre, il y a chez eux place pour le progrès moral à
l’intérieur de la vertu43.

42. La téléologie est cependant plus ample chez Thomas d’Aquin que chez
Aristote. Elle est située dans le cadre d’une via (voie, chemin, voyage) vers l’ultime
de la vie humaine et au-delà de celle-ci. La téléologie chez Aristote n’échappe pas
à notre présent : elle est ce que nous visons à travers la multiplicité de nos actes et
entreprises, et ce que obtenons dans des « excellences » (vertus, actions) voulues
pour elles-mêmes.
43.  J.-Y. JOLIF, o.p., l’a magnifiquement démontré, et textes à l’appui, dans
« Le sujet pratique », Saint Thomas d’Aquin aujourd’hui, Recherches de philosophie VII,
Paris, Desclée de Brouwer, 1963, p. 13-44, particulièrement p. 21-31.

24
CHAPITRE 2 – LA MORALE CHEZ THOMAS D’AQUIN

De la parenté sur le plan de l’orientation et des contenus, nous


allons passer, d’Aristote à Thomas d’Aquin, à une parenté de struc-
tures des deux morales. Nous avons chez l’un et l’autre auteur un
même ordre des traités et une même articulation : d’abord le souve-
rain bien (bonheur, béatitude), le chemin pour y parvenir (les actes
libres) et les principes ou sources de ces actes (les vertus morales et
leur conjonction dans la phronèsis). Comme Thomas d’Aquin réflé-
chissait sur le plan chrétien, il allait ajouter, comme principes ou
sources donnés de l’extérieur, la loi et la grâce.
Frère Thomas avait un sens poussé de l’analogie et de la
ressemblance qui lui permettait à la fois d’emprunter et de trans-
poser audacieusement. En plus de ce sens, il avait encore besoin
d’une clef. Alors que le bonheur était chez Aristote disponible à tout
être humain qui y mettait le temps et le soin nécessaires, pourvu
qu’il jouisse aussi de circonstances favorables et d’une bonne
éducation préalable, la béatitude en régime chrétien était un don
fait à l’être humain par Dieu lui-même ; qui d’autre que Dieu seul
peut nous introduire au partage de sa vie  ? Comment alors
pouvait-on conjoindre une activité de l’homme toute polarisée sur
le bonheur, comme le Philosophe l’avait fait, et le don de la béati-
tude toute de grâce, comme l’enseignait la tradition chrétienne ? La
clef ici est celle du mérite.

3. LA CLEF DU MÉRITE

Le mérite occupe une place centrale dans la Somme de théo-


logie, mais elle est quelque peu dissimulée. Rien dans le Prologue
aux trois parties de cet ouvrage ou dans le plan détaillé de la seconde
de ses parties (le mouvement de la créature raisonnable vers Dieu)
n’indique vraiment cette place. Le mérite n’apparaît par quelques
mots qu’à la question 62 du traité des anges et à la question 5 du
traité de la béatitude. On voit alors, ici et là, que le mérite est vis-à-vis
de la béatitude de l’ange et de l’homme ce qui en est la voie44. Il
faudra attendre la question 114, de la seconde partie de la Somme,
pour un traitement en longueur.
Thomas d’Aquin a une conception ferme du mérite, qui lui
permet d’en disséminer les principaux aspects là où le mérite

44. « …nam meritum habet rationem viae ad finem. » (Ia q.62 a.4)

25
PREMIÈRE PARTIE – LE TEMPS ET L’HISTOIRE HUMAINE, ET LA MORALE CHEZ THOMAS D’AQUIN

intervient45, mais sans nous donner d’un coup sa clef. Son approche
par questions, objections et réponses, fractionne l’objet d’étude et
multiplie les points de vue et les angles retenus ; ce procédé péda-
gogique ne lui permet pas de nous donner sa conception du mérite
en un seul lieu et toute structurée comme nous aimerions la trouver.
Il nous reste à la recomposer pour la saisir dans sa fermeté et ses
appuis. Par ailleurs, Thomas est bien sensible, même en cette ques-
tion, à l’apport que la philosophie peut lui fournir. Aussi convient-il
que nous nous arrêtions tout d’abord aux paramètres du mérite
humain pour passer ensuite à leur transposition sur le plan
chrétien.

3.1 Paramètres du mérite humain

Quand nous abordons le mérite, la notion humaine qui nous


permet de le comprendre est celle d’une dynamique qui s’attache à
l’agir humain libre et volontaire. Cet agir, même s’il est ponctuel et
limité, laisse des traces et présente des effets46. Il y a lieu ici de voir
une double dynamique de l’agir humain.
L’une est interne au sujet qui agit : tout acte actualise, déve-
loppe ou diminue le sujet qui le porte. Si l’agir est riche et intense, il
accroît une disposition interne du sujet (habitus, vertu) et développe
ainsi le sujet. Si l’agir est pauvre et faible, il fait décroître cette dispo-
sition interne. Thomas d’Aquin reconnaît cette dynamique à la suite
de nombreux philosophes, et il reprend volontiers Aristote47.
L’autre dynamique est externe, et l’acte est alors considéré
dans sa relation à une personne : ce qui est fait par le sujet qui agit
devient soit un titre à une rétribution de la part d’autrui dans un
contexte de justice, soit un appel à une libre réciprocité dans un
contexte d’amour et d’amitié. Voilà précisément comment la notion

45.  En particulier : Ia q.62 (traité des anges), Ia q.95 (création du premier


homme), Ia IIae, q.5 (béatitude), Ia IIae q.21 (actes humains), Ia IIae, q.114 (gou-
vernement divin ; le mérite), (IIa IIae q.24 charité), IIIa q.48-49 (passion et mort du
Christ) et IIIa q.53 (exaltation du Christ).
46. Sur ce point, nous devons à Épictète le plus beau des textes. Voir Entre-
tiens, livre II, chap. xviii.
47. EN II 2 1104a11-26 et 3 1105a14-17. Somme de théologie, Ia IIae q.52 a.3 ;
q.53 a.2 pour les habitus acquis.

26
CHAPITRE 2 – LA MORALE CHEZ THOMAS D’AQUIN

de mérite se situe : elle se rattache à cette dynamique externe de


notre agir, dans un lien à un contexte qui est interpersonnel.
Qui dit dynamique externe pose déjà un sujet qui n’est plus
considéré comme seul et isolé mais qui a un vis-à-vis et une commu-
nauté à laquelle cette autre personne appartient également. L’agir
du sujet a ainsi un impact sur l’une et sur l’autre, la personne et la
collectivité48. D’où un autre dédoublement de la dynamique externe,
s’ajoutant à celui qui le précède de nos rapports interpersonnels
suivant qu’ils sont du domaine de la justice ou relèvent de l’amour
et de l’amitié. Poursuivons avec cette première division.
L’être humain s’appartient, il n’est la propriété de personne,
c’est là sa dignité fondamentale. La justice maintient et promeut
dans les échanges cette dignité fondamentale des personnes, si
bien qu’aucune d’elles n’est exploitée mais que toutes sont respec-
tées. Ce qui est fait pour autrui et pour son bien (acte ou œuvre) a
alors un titre de justice à une rétribution : on parlera volontiers d’un
mérite lié à cet agir. La justice entre des êtres égaux et libres
engendre ici un mérite absolu à être rétribué, tandis que la justice
entre êtres inégaux (comme entre père et fils) engendre un mérite
relatif (selon une certaine proportion)49. Quant à l’amour, il a aussi
son mérite : l’amour n’engendre-t-il pas l’amour et l’amitié ? C’est
dire que l’acte d’amour porte une valeur d’appel à de la réciprocité,
lorsqu’il est généreux, sans calcul, et s’adresse à qui a du cœur.

3.2 Transpositions : le mérite chrétien

Une notion enrichie

Quand nous passons sur le plan chrétien, à celui de l’homme


appelé à partager la vie même de Dieu, la notion de mérite s’enrichit
de beaucoup et se complexifie non moins : nous ne sommes plus
dans une situation simple comme sur le plan humain. Nous sommes
d’abord saisis par notre propre condition : qui sommes-nous vis-à-vis
de Dieu ? Pouvons-nous traiter d’égal à égal avec lui et lui apporter
un quelque chose que nous n’avons pas déjà reçu de lui ? Et combien
la béatitude qui nous est proposée ne dépasse-t-elle pas de manière

48. Ia IIae q.21 a.4.


49. Ia IIae q.114 a.1.

27
PREMIÈRE PARTIE – LE TEMPS ET L’HISTOIRE HUMAINE, ET LA MORALE CHEZ THOMAS D’AQUIN

infinie nos propres capacités ? Mais ne sommes-nous pas les fils de


Dieu par adoption, ses héritiers en Jésus Christ, et déjà habités de
son Esprit ? C’est dire que la notion humaine de mérite selon la
justice et selon l’amour sera traitée, dans sa transposition, avec
souplesse et sens de l’analogie. Mais non sans laisser un certain
malaise. Pour le dire d’un mot, Thomas d’Aquin va employer la
notion de mérite selon la justice mais pour un acte d’amour et de
charité.
Nous pouvons déjà retenir : s’il y a un mérite entre nous et
Dieu, il ne pourra être qu’un mérite relatif et non absolu, tout basé
sur un don premier de Dieu. Comment pourrions-nous obliger Dieu
dans la distance maximale qui nous sépare de lui, si lui-même ne
s’oblige pas le premier envers nous et lui-même50 ?
Thomas d’Aquin y revient plus d’une fois : le mérite suppose
tout d’abord une ordination de Dieu et un don gratuit de sa part51,
car tout vient de lui, et tout repose sur un plan ou un rêve de Dieu
lui-même. C’est lui-même qui nous appelle au partage de son
bonheur et qui nous trace le chemin pour y avoir accès. Mais si le
chrétien reçoit tout, ce n’est pas pour que soit supprimée sa dignité
d’homme libre, mais au contraire pour qu’elle puisse s’exercer. Dans
son mouvement vers Dieu, le chrétien continue de s’appartenir, il a
sa part, son engagement libre, auquel est lié son mérite, sous la
grâce de Dieu. C’est dire que nous avons ici, chez Thomas d’Aquin,
une position moyenne entre deux extrêmes : celle où l’être humain
n’aurait rien à faire et n’aurait qu’à recevoir, et celle où l’être humain
aurait tout à faire et aurait un droit vis-à-vis de Dieu.
À l’intérieur de l’ordination divine, il y a mérite de stricte justice,
lorsqu’il y a un rapport de continuité et une égalité entre la rétribu-
tion et la valeur de l’action elle-même. Il y a mérite de convenance,
lorsque l’acte ou l’œuvre sont par eux-mêmes sans proportion à la
rétribution et ont une valeur moindre que cette rétribution52. Par
exemple, c’est ce qui distingue, d’une part, l’agir qui jaillit de la grâce
de l’Esprit en nous, et d’autre part, notre propre agir simplement
humain et libre. Là l’agir a une valeur égale à la rétribution puisqu’il
est de l’Esprit, mais ici il ne l’a pas. Il y a cependant un mérite de

50. Ia IIae q.114 a.1 ad 3.


51. Ia IIae q.114 a.1 et ad 3 ; q.114 a.2 ad 1 et 3 ; q.114 a.4.
52. Ia IIae q.114 a.6.

28
CHAPITRE 2 – LA MORALE CHEZ THOMAS D’AQUIN

convenance que Dieu réponde, à sa mesure, lui qui dépasse toute


mesure, lorsque l’être humain agit bien, selon la mesure qui lui est
propre, en utilisant ses vertus humaines53.
Le mérite suivant la justice et suivant la charité

Chez Thomas d’Aquin, nous n’avons pas une simple reprise du


mérite suivant la justice, mais un ajout qui apporte à la donne un
changement notable : ce qui engage le mérite, c’est la charité, la
qualité d’amour de Dieu dans l’agir volontaire et libre54, plutôt que
l’œuvre faite, sa grandeur et son côté ardu, qui sont retenus pour le
mérite suivant la justice55. Les textes de Thomas d’Aquin sur le mérite
présentent alors une certaine difficulté. Précisons : la difficulté ne se
situe pas sur le plan de l’ordination divine, qui est le socle de tout.
La difficulté tient au fait que nous pouvons établir deux
modèles suivant lesquels l’acte est méritoire, ou doté d’une dyna-
mique externe. Thomas d’Aquin ne donne de manière explicite
qu’un seul de ces modèles, tout en s’appuyant sur l’autre56. Ainsi
passe-t-on chez lui de la justice comme modèle du mérite à la
charité et à la grâce comme source du mérite.
Le mérite renvoie tout d’abord au modèle humain du travail
fait au service de quelqu’un et pour son bénéfice, suivant une

53. Ia IIae q.114 a.3.


54. Ia q.62 a.5c ; Ia IIae q.114 a.4 ; IIa IIae q. 27 a.8 ad 2.
55. IIa IIae q. 27 a.8 ad 3.
56.  Pourtant Thomas d’Aquin avait tous les éléments pour reconnaître le
mérite selon l’amour, et pas uniquement celui selon la justice. Voir par exemple
ce texte du De malo : « Comme le dit le Philosophe dans l’Éthique (IX, 1), la récom-
pense pour un bienfait reçu est différente dans l’amitié utile et dans l’amitié hon-
nête, parce que dans l’amitié utile, la récompense doit se mesurer à l’utilité retirée
par celui qui a reçu le bienfait, tandis que dans l’amitié honnête, elle doit se me-
surer à l’affection de celui qui a accordé le bienfait. Or, s’obliger en vertu d’une
convention précise à récompenser un bienfait ne convient pas à l’amitié honnête,
parce que dans une telle amitié, l’ami qui donne le bienfait incline l’affection de son
ami à le récompenser gratuitement et généreusement, lorsque l’occasion s’en pré-
sentera. Mais obliger en vertu d’une convention précise à récompenser un bienfait
est le propre de l’amitié utile, et c’est pourquoi on ne doit pas être tenu de rendre
plus qu’on a reçu. Or, on n’a rien reçu de plus que la somme d’argent elle-même,
parce que son usage qui consiste à dépenser l’argent, n’est pas autre chose que
l’argent lui-même. C’est pourquoi on ne doit pas être tenu à faire plus qu’à restituer
l’argent. » (De malo q.13 a.4 ad 5)

29
PREMIÈRE PARTIE – LE TEMPS ET L’HISTOIRE HUMAINE, ET LA MORALE CHEZ THOMAS D’AQUIN

entente ou un contrat préalable57. Nous sommes dans un cadre de


justice, et tout travail donne droit à un salaire, à une rémunération
équitable. Pensons ici à la parabole, en Matthieu 20, des ouvriers qui
avaient convenu d’un denier pour travailler à la vigne. Dans ce
modèle, ce qui compte, c’est directement, voire uniquement, ce qui
est fait pour quelqu’un et non les sentiments qu’on peut avoir à l’en-
droit de l’employeur. D’où la protestation des premiers ouvriers
recevant le même salaire que les derniers, ceux de la onzième heure :
n’avaient-ils pas, eux les premiers, porté le poids du jour et de la
grosse chaleur ? Ce modèle est celui qui est le mieux défini et le plus
précis dans les pratiques humaines : il est celui de la justice.
À l’inverse, l’autre modèle repose essentiellement sur les senti-
ments (d’amour et d’amitié) que l’agir exprime et traduit dans un
geste, dans une œuvre, à l’égard d’autrui. Il n’y a pas ici d’entente ou
de contrat ; il n’est donc pas question de salaire ou de rémunération :
nous sommes dans un contexte de gratuité. Ce qui ne veut pas dire
que l’acte fait par amour et amitié est sans efficace, qu’il n’est pas en
lui-même porteur d’une dynamique externe, qu’il n’appelle rien ; il
aura d’autant plus une puissance d’appel d’une réciprocité auprès
d’autrui qu’il sera fait par amour de lui, sans calcul ni arrière-pensée
de retour, car c’est alors qu’il pourra rejoindre le cœur d’autrui, le
remuer et l’ouvrir, le disposer à aimer. Le mérite comme puissance
d’appel n’est pas ici une exigence ou un droit, mais l’effet qu’il peut
produire chez autrui, l’amenant librement à une réciprocité. L’adage
le dit bien : l’amour appelle et produit l’amour, mais ne le force pas.
Tel beau geste ne mérite-t-il pas une réponse ? Nous ne sommes
plus ici sur le plan de la justice et de son modèle.
Comment chez Thomas d’Aquin peut-on maintenir à la fois
que le mérite relève de la justice et qu’il est lié à la charité ? À moins
que l’auteur n’ait versé dans une incohérence ou une évolution de
pensée, nous ne sommes pas sur le même plan ici et là. Il faut distin-
guer, semble-t-il, pour y voir clair.
Distinguons entre l’acte méritoire auprès de Dieu et ce qui est
donné ou attribué en retour comme objet de mérite58. Entre ce qui

57. Ia IIae q.114 a.1 ; Ia IIae q.21 a.3.


58. Distinctions bien établies par Thomas d’Aquin entre le mérite et ce qui
lui est promis, entre la charité imparfaite, qui est principe du mérite, et la charité
parfaite, qui est celle du jouir. Voir Ia q.62 a.4 ; a.5 ad 2 ; a.9 ad 1.

30
CHAPITRE 2 – LA MORALE CHEZ THOMAS D’AQUIN

fait qu’un acte est méritoire et ce qu’il mérite. La source du mérite,


ce qui fait qu’un acte a cette qualité et qu’il est revêtu d’une puis-
sance d’appel auprès de Dieu, c’est la charité qui l’anime. Nous
sommes ici au second modèle du mérite, basé sur l’amour. Quant à
l’objet du mérite, ce qui lui est donné ou attribué par Dieu, c’est
d’entrer dans la joie et le bonheur de Dieu, d’être auprès de lui ; cet
objet du mérite relève-t-il, lui, de la justice ?
Dieu a voulu que l’homme, créé à son image, soit appelé au
partage de son intimité et de sa vie. Il l’a proportionné à ce dessein
de sa bienveillance en répandant dans son cœur, par le don de l’Es-
prit, son amour. Il lui donnait ainsi de pouvoir mériter auprès de lui
par un acte informé par la charité et de recevoir ce qu’il voulait ulti-
mement lui offrir. Comme il y a, à l’intérieur de l’ordination divine
(plan, rêve de Dieu), un engagement de Dieu, une promesse faite à
l’être humain et connue de lui, nous pouvons parler d’une certaine
justice de la part de Dieu et d’un certain droit de l’homme, d’une
certaine attente de sa part59. Si Thomas d’Aquin n’oublie pas qu’il y a
entre Dieu et l’homme une inégalité maximale et que tout est fina-
lement lié à la bonté et au don de Dieu, il reconnaît toute la valeur
d’une action qui est celle de l’Esprit dans l’homme60.
Dans son magnifique ouvrage sur le salut et la rédemption
chez Thomas d’Aquin61, Bernard Catao reconnaît implicitement qu’il
y a une difficulté dans la pensée qu’il étudie. Il écrit :
« Lorsqu’on parle de l’acte moral comme « mérite », il y a sans doute
une analogie. La réalité qu’on désigne ainsi n’est pas de l’ordre de la
justice à proprement parler. Elle appartient […] à l’ordre de la grâce,
de l’amour et de l’intimité interpersonnelle62. »

59. Comparons ici deux affirmations de Thomas d’Aquin, où nous trouvons le


quasi mercedem et le nisi per donum eius : – (1) « Modus autem et mensura humanae
virtutis homini est a Deo. Et ideo meritum hominis apud Deum esse non potest nisi
secundum praesuppositionem divinae ordinationis, ita scilicet ut id homo conse-
quatur a Deo per suam operationem quasi mercedem, ad quod Deus ei virtutem
operandi deputavit. » (Ia IIae q.114 a.1) et – (2) « […] homo omnem virtutem be-
nefaciendi habet a Deo, non autem ab homine. Et ideo a Deo non potest homo
aliquid mereri nisi per donum eius. » (Ia IIae q.114 a.2 ad 3)
60. Ia IIae q.114 a.3.
61. Bernard CATAO, Salut et rédemption chez saint Thomas d’Aquin, Paris, Au-
bier, 1965.
62. Op. cit., p. 58.

31
PREMIÈRE PARTIE – LE TEMPS ET L’HISTOIRE HUMAINE, ET LA MORALE CHEZ THOMAS D’AQUIN

Cependant la justification ou l’explication qu’il en donne ne satisfait


pas :
« Mais rien n’empêche de garder le vocabulaire de la justice, puisque
dans le plus profond de nos rapports avec Dieu, persiste toujours
une dualité de personnes et partout où il y a différence de personnes,
on peut parler, ne serait-ce qu’analogiquement, de justice63. »

Est-ce que l’amour et l’amitié ne sont pas eux-mêmes de l’in-


terpersonnel et affaire d’une dualité de personnes, sans être de la
justice en un sens analogique ? Tout est don chez Dieu, et notre agir
n’est méritoire que par grâce et charité reçues de lui et engagées
dans un acte volontaire.
La problématique du mérite en termes de justice était déjà
inscrite dans la tradition théologique avant frère Thomas. Il l’a
reprise, l’a adaptée et nuancée au possible, mais pas au point de s’en
séparer. Et il n’a pas saisi qu’il y avait pour le mérite un autre modèle
que celui de la justice, même s’il trouvait un appui précieux dans la
dynamique de l’amour et de la charité, au point qu’elle soit à la
source même du mérite.
Dans une perspective contemporaine, ne vaudrait-il pas mieux
mettre au premier plan non pas la justice mais l’amour ? Et centrer le
mérite chrétien sur le modèle de l’amour et de sa dynamique, en
ajoutant que Dieu dans sa libre bonté s’est déjà engagé à nous
combler de bonheur pour la charité que nous aurons vécue ici-bas ?
L’engagement de Dieu, même s’il nous est connu et s’il nous est
proposé, ne demeure-t-il pas fondamentalement un engagement
d’amour, et d’un amour fidèle64 ? Nous le croyons. Et le cœur de Dieu
est infiniment sensible à tout amour qui lui est porté.

63. Ibid.
64. Voici ce que Thomas d’Aquin écrit : « […]l’effet de la miséricorde divine
est le fondement de toutes les œuvres divines ; en effet, rien n’est dû à personne
si ce n’est en raison de ce qui lui fut donné d’abord gratuitement par Dieu. Or, la
toute-puissance divine se manifeste surtout en ce que la première institution de
tous les biens lui revient. » (Ia q.25 a.3 ad 3 – traduction dominicaine)

32
CHAPITRE 2 – LA MORALE CHEZ THOMAS D’AQUIN

Deux précisions sur le mérite

Le mérite se développe, comme la charité et la grâce qui en


sont la source. Ces deux réalités sont soumises au développement65
mais non à la décroissance66. Tout acte de charité dispose à l’accrois-
sement de l’habitus d’où il jaillit parce qu’il prépare un acte de plus
grande charité67, même s’il n’entraîne pas immédiatement un tel
accroissement. Ici, tout en respectant le fait que la charité est en
nous un don de Dieu dont on peut mériter l’accroissement68, on
s’appuie sur l’analogie avec le corps humain69 : ce n’est ni tout exer-
cice physique ni tout repas qui entraînent une modification du
corps. L’accroissement de la charité signifie un plus grand enracine-
ment de son essence dans le sujet et une plus grande promptitude
à agir et à manifester cette charité qui nous habite70. Si la grâce et la
charité ne peuvent diminuer chez le chrétien, l’agir humain, lui, n’est
pas toujours accompli par le sujet suivant la mesure de grâce et de
charité qui l’habitent, ni selon un plein engagement de sa volonté :
il s’ensuit un mérite moindre pour un tel acte, mais non une diminu-
tion du mérite déjà acquis.
L’autre précision marque une différence entre le mérite et la
charité : le mérite est essentiellement une réalité de notre existence
terrestre – il est la voie pour obtenir la béatitude auprès de Dieu.
Dans l’état bienheureux, on ne mérite plus ce qu’on possède déjà,
c’est-à-dire la participation à la gloire de Dieu, mais on ne fait qu’en
jouir. La charité, elle, demeure toujours en présence de Dieu ; elle
est, des trois vertus théologales, la seule qui subsiste et qui reçoit
alors son plein épanouissement en lien direct avec Celui que le
bienheureux aime71.

65.  « Terminus autem motus gratiae est vita aeterna, progressus autem in
hoc motu est secundum augmentum caritatis vel gratiae. » (Ia IIae q.114 a.8)
66.  IIa IIae q.24 a.10 et a.11 et 12, où la charité ne peut décroître mais est
enlevée par le péché mortel, qui est son contraire. Il y a alors démérite.
67. IIa IIae q.24 a.6.
68. Ia IIae q,114 a.8 ad 3. Voir aussi Ia IIae q.114 a. 8 ; IIa IIae q.24 a.4.
69. IIa IIae q.24 a.6.
70. IIa IIae q.24 a.4 ad 3.
71. « … caritatis imperfectae, quae est viae, est mereri, caritatis autem per-
fectae non est mereri, sed potius praemio frui. » (Ia q.62 a.9 ad 1) – Voir aussi Ia q.62
a.4 et a.5 ad 2.

33
CHAPITRE 3

La béatitude
et l’acte de présence à Dieu

A yant la clef du mérite présente à l’esprit, Thomas d’Aquin pouvait


engager le développement de sa morale, depuis son terme,
c’est-à-dire la béatitude. Notre intention n’est pas de reprendre ici ce
qui est bien connu et ce qui est bien exposé de cette morale ; notre
propos est plus modeste et portera sur quelques points, comme le
bonheur proposé au chrétien et le rôle de la charité dans sa vie. Ainsi
pourrons-nous ensuite, d’une part, voir comment Thomas d’Aquin lève
des impasses demeurant présentes chez Aristote, et d’autre part,
engager des perspectives critiques nous conduisant à une autre struc-
turation possible de sa morale et complémentaire de celle de la Somme.

1. LES DISTINCTIONS IMPORTANTES

Ce que nous retiendrons d’abord du traité de la béatitude, ce


sont les distinctions précieuses dont se sert Thomas d’Aquin pour
son enseignement. Ainsi, lorsque nous parlons de fin ultime
proposée au désir de l’homme, nous pouvons évoquer soit le
concept lui-même ou la raison de fin ultime, soit l’objet, c’est-à-dire
la réalité qui lui correspond ou le bien qui le réalise72.
Si nous nous demandons quel est ce bien à la source de notre
bonheur, nous devons, de plus, distinguer entre ce bien pris en lui-
même et notre présence à ce bien, c’est-à-dire ce qui nous permet
de le rejoindre et de faire notre joie et notre épanouissement

72. « … de ultimo fine possumus loqui dupliciter, uno modo, secundum ra-
tionem ultimi finis ; alio modo, secundum id in quo finis ultimi ratio invenitur. » (Ia
IIae q.1 a.7) Voir aussi q.5 a.8.

35
PREMIÈRE PARTIE – LE TEMPS ET L’HISTOIRE HUMAINE, ET LA MORALE CHEZ THOMAS D’AQUIN

derniers73. Dans un cas, nous parlerons du bien suprême, qui est


Dieu lui-même ; dans l’autre, de notre béatitude, de notre état bien-
heureux, qui est la saisie et la jouissance de ce bien74. C’est à l’inté-
rieur de ce cadre fondamental que Thomas d’Aquin développera sa
pensée au gré des questions posées.
S’agit-il du bien suprême, il répond à des critères, comme
d’être un bien parfait et permanent, qui se suffit à lui-même, excluant
tout mal et comblant tout désir75. Ce bien ne peut être que Dieu
lui-même ; toute autre réalité doit être écartée, ne permettant qu’un
bonheur imparfait, comme les points soulevés à la question 2 du
traité, depuis les richesses jusqu’à un quelconque bien de l’âme76.
S’agit-il maintenant de notre présence au bien suprême, cette
saisie et cette jouissance sont de l’ordre d’une activité77, imparfaite
ici-bas et parfaite auprès de Dieu. Deux termes lui sont fréquem-
ment liés : in via pour dire que nous sommes ici-bas en chemin vers
la rencontre bienheureuse, in patria pour indiquer que nous sommes
rendus auprès de Dieu, notre véritable patrie.
Soit-il dit en passant, Thomas d’Aquin n’élabore pas sur l’état
bienheureux qui, étant plénitude de joie et transformation de notre
être, est à la mesure d’un amour infini, créateur comme tout amour,
et qui ne laisse plus rien à désirer. Tous ceux qui partagent un tel
état sont en présence de Dieu, qui est leur unique bien suprême ; s’il
y a des degrés dans la béatitude, c’est sur le plan de l’activité de
saisie de ce bien78. Tout autre bien des bienheureux, comme la

73. « …sicut philosophus dicit in II Physic. et in V Metaphys., finis dupliciter


dicitur, scilicet cuius, et quo, idest ipsa res in qua ratio boni invenitur, et usus sive
adeptio illius rei ». (Ia IIae q.1 a.8). Aussi q.2 a.7 ; q.3 a.1 et a.8 ; q.5 a.2.
74. « Res ergo ipsa quae appetitur ut finis, est id in quo beatitudo consistit,
et quod beatum facit, sed huius rei adeptio vocatur beatitudo. Unde dicendum est
quod beatitudo est aliquid animae ; sed id in quo consistit beatitudo, est aliquid
extra animam. » (Ia IIae q.2 a.7) – « beatitudo est consecution finis ultimi. » (q.3 a.4)
75. Ia IIae q.5 a.3 et a.4.
76. Le plus souvent Thomas d’Aquin parle de béatitude imparfaite pour dé-
signer la béatitude possible à l’homme ici-bas (par exemple, Ia IIae q.4 a.7 ; q.5 a.3
et a.4).
77.  Ia IIae, q.3, a.2 c et ad 4. – Les autres articles de cette même question
apportent les précisions nécessaires.
78. Ia IIae q.5 a.2. – « qui enim ex maiori caritate aliquid facit, perfectius Deo
fruetur. » (1a q.95 a.4)

36
CHAPITRE 3 – LA BÉATITUDE ET L’ACTE DE PRÉSENCE À DIEU

société des amis et leur amitié, est lié à leur béatitude de quelque
manière, sans en être l’essence même79.
Quant à l’activité de présence à ce bien, à Dieu en lui-même, elle
est essentiellement pour Thomas d’Aquin un acte d’intelligence,
comme toute saisie, mais cet acte est à la fois précédé, accompagné
d’un acte d’amour, et achevé en celui-ci80. Il importe de nous y arrêter.

2. L’ACTE DE PRÉSENCE À DIEU

S’il convient de prolonger cet exposé, c’est ce dernier point,


c’est-à-dire l’activité par laquelle nous saisissons Dieu en sa présence,
que nous retiendrons. Il fait difficulté : Thomas d’Aquin pousse dans
ses dernières limites une approche analytique, qui sépare et isole ce
qui par ailleurs est parfaitement uni et compénétré.
Que faut-il entendre par approche analytique ? Il s’agit d’une
approche par les facultés et puissances, par la distinction de leurs
objets et de leurs actes. Dans leur ensemble, les textes de Thomas
d’Aquin sur l’amour et la connaissance relèvent de cette approche.
Ainsi, s’agit-il des actes d’amour et des actes de connaissance,
ils ont des objets différents : l’amour porte sur le bien présent dans
la réalité que nous aimons, tandis que la connaissance a le vrai
comme son objet81. Leurs mouvements sont inverses, celui de
l’amour va à la réalité elle-même et se révèle une sortie de soi, alors

79. « […] si loquamur de perfecta beatitudine quae erit in patria, non requi-


ritur societas amicorum de necessitate ad beatitudinem, quia homo habet totam
plenitudinem suae perfectionis in Deo. Sed ad bene esse beatitudinis facit societas
amicorum. » (Ia IIae q.4 a.8) – « Si esset una sola anima fruens Deo, beata esset, non
habens proximum quem diligeret. Sed supposito proximo, sequitur dilectio eius ex
perfecta dilectione Dei. Unde quasi concomitanter se habet amicitia ad beatitudi-
nem perfectam. » (Ibid, ad 3) 
80. « […] ad beatitudinem, sicut supra dictum est, duo requiruntur, unum quod
est essentia beatitudinis ; aliud quod est quasi per se accidens eius, scilicet delectatio ei
adiuncta. […] Sic igitur essentia beatitudinis in actu intellectus consistit, sed ad volun-
tatem pertinet delectatio beatitudinem consequens. » (Ia IIae q.3 a.4) – « vita contem-
plativa, licet essentialiter consistat in intellectu, principium tamen habet in affectu,
inquantum videlicet aliquis ex caritate ad Dei contemplationem incitatur. Et quia finis
respondet principio inde est quod etiam terminus et finis contemplativae vitae habetur
in affectu, dum scilicet aliquis in visione rei amatae delectatur, et ipsa delectatio rei visae
amplius excitat amorem. » (IIa IIae q.180 a.7 ad 1)
81. Ia q.16 a.1.

37
PREMIÈRE PARTIE – LE TEMPS ET L’HISTOIRE HUMAINE, ET LA MORALE CHEZ THOMAS D’AQUIN

que celui de la connaissance se termine en elle-même, dans une


sorte d’appropriation, de représentation du connu. Ce qui permet
d’affirmer que l’amour est plus noble (a plus de valeur) que la
connaissance, lorsque l’un et l’autre se portent sur des réalités supé-
rieures à l’homme : l’amour va à la réalité elle-même, alors que la
connaissance la saisit dans une représentation, selon le mode d’être
du sujet82. Les motions qu’exercent l’amour et la connaissance l’un
sur l’autre sont elles-mêmes différentes : l’intelligence meut par
mode de fin présentée à l’affectivité, tandis que celle-ci meut par
mode d’agent (efficience, réalisation) vers la fin à obtenir et dont on
jouira ensuite83.
Tout en se maintenant dans cette approche analytique,
Thomas d’Aquin va jusqu’à reconnaître une interpénétration de la
volonté et de l’intelligence sur le plan de leurs actes, et une présence,
dans l’un et dans l’autre de ces actes, de ce qui relève de l’autre puis-
sance. D’où la possibilité d’une double dénomination de ces actes84 :
par exemple, un regard d’amour peut être dit regard et relever d’une
saisie, et être dit affection et relever de l’amour.
Ce qui cadre moins bien avec cette approche analytique, c’est
la connaissance des personnes. Nous sommes en présence ici d’un
cas où l’acte de connaissance serait impossible en lui-même s’il n’y
avait pas chez le sujet une disposition affective, un amour ou une
charité, ou si cette réalité n’était qu’un dynamisme incitateur de l’in-
telligence. Nous savons combien la connaissance des personnes
doit tellement aux « yeux du cœur ». Une telle connaissance est dans
l’amour comme dans sa cause immédiate : enlevez cet amour, il ne
reste plus rien de cette connaissance.
Thomas d’Aquin reconnaît bien l’amour comme facteur de
connaissance. Cependant il maintient qu’un jugement ou une
connaissance, c’est un acte d’intelligence, quelle que soit la voie ou
quel que soit le facteur qui nous fait accéder à ce jugement. Ce qui
est dit de la connaissance des personnes vaut de même pour le

82. Ia IIae q.66 a.6 ; cf. aussi : Ia q.19 a.3 ad 6 ; Ia q.19 a.6 ad 2 ; Ia q.22 a.2 ; Ia
q.82 a.3 ; Ia IIae q.40 a.2 ; IIa IIae q.26 a.1 ad 2 ; IIa IIae q.27 a.4.
83. Ia q.82 a.4 et ad 1 ; aussi Ia q.16 a. 4 ad 1.
84. « […] quando actus duarum potentiarum ad invicem ordinantur, in utro-
que est aliquid quod est alterius potentiae : et ideo uterque actus ab utraque po-
tentia denominari potest. » (Ia I Iae q.14 a.1 ad 1).

38
CHAPITRE 3 – LA BÉATITUDE ET L’ACTE DE PRÉSENCE À DIEU

jugement dit par connaturalité85. Ce jugement s’appuie sur un état


affectif du sujet et n’est possible qu’en lui ; c’est le fameux taliter
affectus86 (le fait d’être affecté de telle manière), qui commande le
voir de la fin, qui permet notamment aux vertueux de saisir les vrais
biens, de rejoindre les autres en ce qu’ils sont, et non dans leurs
avantages ou utilités87.
Thomas d’Aquin maintient les spécificités respectives du
connaître et de l’aimer là même où des réalités aussi complexes et
aussi profondes que la vie bienheureuse et la béatitude font appel à
des composantes d’amour et de connaissance. Pour lui, la vie
contemplative réside de manière essentielle dans l’intelligence
(essentialiter consistat in intellectu), bien qu’elle ait sa source (princi-
pium tamen habet in affectu), puis son terme et sa perfection et
même son ultime perfection (terminus et finis contemplativae vitae
habetur in affectu… haec est ultima perfectio contemplativae vitae)
dans l’affectivité, c’est-à-dire dans la charité88. La béatitude est
l’objet de la volonté en étant cependant l’acte de l’intelligence89.
Mais, au passage, remarquons que s’il y a collaboration et complé-
mentarité dans la béatitude entre l’acte d’intelligence et l’acte de la
volonté, ces actes semblent se détacher l’un de l’autre, être exté-
rieurs l’un par rapport à l’autre. L’approche analytique est poussée à
sa limite90.

85. IIa IIae q.45 a.2.


86. « … ut dicitur in III Ethic. [cap. VI], qualis unusquisque, talis et finis videtur
ei. » (De caritate a.12 n. 5). Voir EN, III 6 1113a29-31 et 7 1114b22-24.
87. EN, III 7 1114a31-b3 ; VI 13 1144a31-34 ; VII 9 1151a14-10 ; VIII 4 1156b9-10
28-31 et IX 9 1170a14-16 21-22.
88.  IIa IIae q.180 a.7 ad 1. Voir aussi Ia IIae q.3 a.4. Comment l’intelligence
peut-elle saisir la notion de bien, et le bien lui-même, sans qu’elle soit animée par
un amour qui l’y ouvre ? Si Thomas d’Aquin reconnaît qu’il y a un amour qui pré-
cède la vision béatifique, il le tient encore comme une motion de la volonté sur
l’intelligence (q.3 a.4, ad 3 et 4), qui n’ajoute rien à la vision (q.4 a.2 ad 1), mais qui
la renforce par un sujet mieux appliqué (q.4 a.1 ad 3).
89. La béatitude est dite être originaliter et substantialiter dans l’acte de l’in-
telligence qui en est la saisie, mais formaliter et completive dans l’acte de la volonté,
dont elle est l’objet (Quodl. VIII q.9 a.19).
90. Dans un sens plus juste, J.-P. BAGOT écrivait : « La connaissance, fût-elle
devenue parfaite dans la contemplation […] ne se laisse jamais dissocier de sa ge-
nèse ; c’est le degré de notre ouverture, notre capacité d’aimer, qui décide de ce
que peut être notre vision ; et la connaissance ne peut se faire amour que dans la
mesure où l’amour la sous-tend déjà. Mais réciproquement l’amour, au moment
même où il paraît être recherche d’une réalité absente, est déjà réponse à une

39
PREMIÈRE PARTIE – LE TEMPS ET L’HISTOIRE HUMAINE, ET LA MORALE CHEZ THOMAS D’AQUIN

L’approche analytique peut bien reconnaître et souligner des


apports et même des présences réciproques entre les actes de
connaître et d’aimer, mais non en rendre compte, les expliquer.
Nous touchons ici, selon toute évidence, à la limite d’une approche
analytique, dont le mérite est de bien distinguer et de caractériser
des réalités, mais dont la faiblesse est de ne pas pouvoir nous indi-
quer comment ces réalités peuvent s’interpénétrer, se trouver l’une
dans l’autre, s’envelopper, se fondre. Si un taliter affectus (le fait
d’être affecté de telle manière) conditionne, commande notre voir
de la fin – et nous savons combien nos dispositions affectives jouent
dans nos saisies des valeurs –, l’approche analytique ne nous donne
pas ici la clef de compréhension et d’explication du phénomène
justement observé.
Une autre approche, que nous qualifions d’approche concrète,
prend ici le relais et permet d’aller plus loin. Elle se situe au niveau
non pas des puissances mais du sujet lui-même, dans lequel ces
puissances s’enracinent et trouvent leur source. La source étant
enrichie, modifiée, les actes qui en émanent le seront également.
Dans une telle approche, c’est le sujet qui connaît et non l’in-
telligence, et ce sujet n’est pas un sujet abstrait, inerte, impassible,
mais un sujet riche d’amours qui le marquent et l’affectent, qui
l’ouvrent, le rendent sensible, le disposent vis-à-vis des réalités
aimées. C’est un tel sujet qui est présent et actif dans l’acte de
connaître, ou, encore, c’est ce sujet qui continue d’aimer dans un
regard ou dans une quête de saisie, de lumière.
Thomas d’Aquin note lui-même, dans un texte sur la justice,
qu’à proprement parler (proprie loquendo) les actions émanent du
sujet, relèvent du tout, et non des parties, des formes et des puis-
sances91. C’est l’homme qui frappe et non la main, dit-il. Parler des

lumière, de telle sorte que la connaissance est déjà en lui, lui donnant son sens
et sa réalité. » Connaissance et amour. Essai sur la philosophie de G. Marcel, Paris,
Beauchesne, 1958, p. 230-232.
91.  « Actiones autem sunt suppositorum et totorum, non autem, proprie
loquendo, partium et formarum, seu potentiarum, non enim proprie dicitur quod
manus percutiat, sed homo per manum […]. Secundum tamen similitudinem
quandam haec dicuntur. Justitia ergo proprie dicta requirit diversitatem supposito-
rum, et ideo non est nisi unius hominis ad alium. Sed secundum similitudinem acci-
piuntur in uno et eodem homine diversa principia actionum quasi diversa agentia,
sicut ratio et irascibilis et concupiscibilis. » (IIa IIae q.58 a.2)

40
CHAPITRE 3 – LA BÉATITUDE ET L’ACTE DE PRÉSENCE À DIEU

principes d’actions (par exemple, la raison, l’irascible et le concupis-


cible ; nous pourrions bien ajouter l’amour et la connaissance)
comme s’ils étaient des agents, c’est parler par figure (secundum
tamen similitudinem quandam). Si Thomas d’Aquin ne se prive pas
de cette manière de parler dans son approche analytique, pourquoi
n’a-t-il pas élaboré l’approche concrète par l’unité du sujet et de l’es-
prit lorsqu’il évoque l’amour et la connaissance dans la rencontre de
Dieu ? Dans le texte auquel nous nous référons, il distingue pour-
tant très bien, plus d’une fois, une manière propre de parler et une
manière par figure (ou similitude) et par métaphore92.
Nous comprenons maintenant que l’opposition entre Bonaven-
ture de Bagnoregio et Thomas d’Aquin sur l’acte de béatitude auprès
de Dieu relevait chez les deux grands théologiens d’une approche
analytique. L’un plaçait l’essence de la béatitude dans l’acte d’amour et
l’autre dans la saisie intellectuelle. Leur opposition s’estompe quasi
complètement lorsque nous abordons cette même question suivant
une approche concrète par l’unité du sujet et de l’esprit.
Malgré la limite que nous venons de souligner quant à son
approche analytique, Thomas d’Aquin, en faisant précéder, accom-
pagner et compléter d’amour l’acte de saisie de Dieu, levait ainsi en
bonne partie le caractère exclusivement intellectuel du bonheur
aristotélicien.

92. De manière complémentaire, voir les approches analytique et concrète,


p. 78-79.

41
CHAPITRE 4

La charité et la vie chrétienne

L a morale de Thomas d’Aquin trouve tout d’abord son unité dans


son orientation à la béatitude. Dieu nous a créés par pure bonté, et
notre vie est toute tendue vers lui par le secours qu’il nous procure. Elle
est toute portée vers lui par la charité ; c’est en elle que nous aimons
Dieu et méritons auprès de lui, dans sa bienveillance toute première, de
partager un jour sa vie et son bonheur. Notre béatitude, ce sera ce
même amour déployé dans la présence sans voile auprès de Dieu.
Cette unité se réfléchit tout naturellement sur le plan d’en-
semble de la vie chrétienne. La charité est non seulement première,
elle en vient aussi à tout animer, à tout pénétrer et à tout porter de
son souffle inspirateur. À tel point qu’on se demandera si elle ne
serait pas la seule et unique vertu du chrétien. Si l’amour est déjà à
la source de toute passion, si la volonté se porte sur le bien comme
tel, la charité leur ajoute les dimensions bien concrètes et épanouis-
santes de l’interpersonnel, ici avec Dieu et les siens.
Thomas d’Aquin définit la charité comme une amitié ; en
celle-ci il voit le sommet de l’amour par la réciprocité et le partage
qui la caractérisent. Son influence est telle qu’il dira de la charité
qu’elle est à la fois la source et la perfection de toutes les vertus, leur
racine et leur moteur, leur mère et leur forme. Si la charité a dans la
dilection son acte propre, elle impère et commande, comme le fait
un architecte dans son domaine, tout acte ou tout mouvement
chrétien qu’elle introduit dans son dynamisme.
Nous détaillerons quelque peu trois points, à savoir la charité
comme une amitié, son influence et son incidence sur toute vie
chrétienne, et enfin le mode par lequel elle exerce cette influence.

43
PREMIÈRE PARTIE – LE TEMPS ET L’HISTOIRE HUMAINE, ET LA MORALE CHEZ THOMAS D’AQUIN

1. LA CHARITÉ DÉFINIE COMME UNE AMITIÉ AVEC DIEU

Thomas d’Aquin ouvre le traité de la charité en demandant si


elle ne serait pas une amitié93. L’Écriture le lui a révélé, lorsque le
Seigneur dit aux siens : « Je ne vous appellerai plus serviteurs, mais
amis. » (Jean 15,15) Ou encore : « Il est fidèle, le Dieu par qui vous
avez été appelés à la communion de son Fils94. » (I Co 1,9) Avec sa
théorie de l’amitié (Éthique, VIII et IX), Aristote donnera à frère
Thomas la définition et le cadre conceptuel de son étude.
La charité n’est pas seulement un amour, mais elle est aussi
une amitié. Qui dit amitié indique tout d’abord un amour de bien-
veillance entre personnes et une réciprocité affective de ces
personnes dans un tel amour. Ce qui ne va pas sans une communi-
cation et un partage, qui sont assurés à l’être humain parce que
Dieu le rend participant de sa béatitude : l’amitié est ainsi un vivre
avec. Participation commencée ici-bas et achevée dans la gloire, qui
implique dans la vie présente notre foi et notre espérance : l’une
permet de croire à cette participation et l’autre de pouvoir s’y ratta-
cher un jour en plénitude95.
Dieu nous a aimés le premier, il nous a créés à son image, intel-
ligents et libres, portant en nos cœurs une capacité de don de
nous-mêmes. La béatitude que Dieu promet à l’homme n’est pas de
se trouver dans une situation d’extériorité vis-à-vis de lui, où il s’agi-
rait seulement d’être en sa présence, aussi merveilleuse soit-elle,
mais cette béatitude consiste dans un partage et un amour. Partage
et amour, parce que Dieu n’ouvre son intimité, comme nous le
faisons nous-mêmes, qu’à ceux qui lui manifestent une ouverture
de cœur, et parce que Dieu sait que l’homme ne peut trouver son
accomplissement qu’en devenant lui-même un être aimant. Dieu ne
fait pas que nous combler au-delà de tout désir humain, il le fait
dans un don de lui-même, invitant l’être humain au même don.

93. IIa IIae q.23 a.1. Voir aussi Ia IIae q.65 a.5.


94. Les deux textes sont cités à la q.23 a.1, de la IIa IIae.
95. « […] sicut aliquis non posset cum aliquo amicitiam habere, si discrederet
vel desperaret se posse habere aliquam societatem vel familiarem conversationem
cum ipso ; ita aliquis non potest habere amicitiam ad Deum, quae est caritas, nisi
fidem habeat, per quam credat hujusmodi societatem et conversationem hominis
cum Deo, et speret se ad hanc societatem pertinere. » (Ia IIae q.65 a.5)

44
CHAPITRE 4 – LA CHARITÉ ET LA VIE CHRÉTIENNE

Si le plus beau de l’expérience humaine se trouve dans un


partage lorsqu’on est un seul cœur et une seule âme, si le plus exal-
tant et le plus épanouissant des vies humaines est dans le don total
que l’on fait de soi et que l’on reçoit d’un autre, pourquoi ne pas
penser notre lien avec Dieu dans ces mêmes lignes, mais sans
aucune limitation et dans une sorte d’infini ? Voilà ce que nous dit
frère Thomas en ses mots à lui : la charité est une amitié avec Dieu.
Et quelle amitié, puisqu’elle est amitié avec Dieu lui-même !

2. LA CHARITÉ COMME SOURCE ET PERFECTION DES VERTUS

La charité est la racine et la mère de toutes les vertus, leur forme et


leur perfection, incluant la foi et l’espérance. Elle l’est parce qu’elle situe
toute vertu dans son dynamisme, qui est premier et le plus fondamental,
et dans sa fin, qui est suprême et ordonnant à elle toutes les autres fins.
Tous les préceptes moraux se fondent dans sa loi96. Elle est la perfection
de la vie spirituelle97, ce qui par excellence rapproche le viator de son
but98.
Parfois Thomas d’Aquin ne fait que mentionner que la charité
est la racine et la mère de toutes les vertus99, comme il lui arrive
d’ajouter un point de comparaison. Ainsi la charité est-elle comparée
à la base (d’un édifice) et à la racine (d’une plante) pour signifier
qu’elle soutient et nourrit toutes les autres vertus100. Mais quand il
explique comment elle est racine et mère des vertus, il nous renvoie
au fait qu’elle les suscite, qu’elle est leur fin ultime, qu’elle leur donne
leur perfection, et qu’elle est la forme de toutes les vertus101.

96. IIIa q.47 a.2 ad 1.


97.  « Consistit autem principaliter spiritualis vita in caritate, quam qui non
habet nihil esse spiritualiter reputatur […] Simpliciter igitur in spirituali vita perfec-
tus est qui est in caritate perfectus. » (De perfectione spiritualis vitae, 2, Léon., t. 41,
p. B 69). – Voir aussi Quodlibet 3 q.6 a.3 ; IIa IIae q.184 a.1 et 3.
98. IIa IIae q.24 a.4.
99. Ia IIae q.71 a.4 ; Ia IIae q.84 a.1 ad 1 ; IIa IIae q.139 a.2 ad 2.
100. « … caritas comparatur fundamento et radici inquantum ex ea susten-
tantur et nutriuntur omnes aliae virtutes et non secundum rationem qua funda-
mentum et radix habent rationem causae materialis. » (IIa IIae q.23 a.8 ad 2)
101. Ia IIae q.62 a.4. Voir aussi Ia IIae q.65 a.5 ad 2 ; IIa IIae q.23 a.8 ad 3 ; IIa IIae
q.186 a.7 ad 1 ; De caritate a.3 n. 6.

45
PREMIÈRE PARTIE – LE TEMPS ET L’HISTOIRE HUMAINE, ET LA MORALE CHEZ THOMAS D’AQUIN

Nous savons que le couple ou la distinction de matière et de


forme est une clef importante depuis Aristote dans l’étude des
réalités de la nature. Par extension, cette distinction est appliquée
par Thomas d’Aquin à l’acte volontaire : est matériel ce sur quoi l’acte
porte (ce qui est fait), est formel ce en vue de quoi il est posé (ce qui
est cherché), c’est-à-dire sa fin. Fait-on un don par amour du
prochain ou le fait-on par vaine gloire, l’acte n’est plus le même ici et
là. Dans le domaine de l’agir volontaire, c’est cette fin (le bien objet
de la volonté) qui donne à un acte son espèce et aussi sa forme102.
Comme la charité a pour fin l’amour de Dieu et du prochain, et que
cette fin est la fin ultime et suprême, tous les actes qui lui sont
ordonnés reçoivent ainsi de la charité leur forme et leur ultime
perfection. De même les habitus ou vertus d’où ces actes ont leur
origine. Lorsque l’acte (ou la vertu) n’est pas ordonné par la charité,
on le dira non formé (n’ayant pas ce qui le définirait ou ce qui lui
donnerait sa forme) : il peut être humainement un acte bon, mais il
n’a pas encore reçu sa forme ou sa perfection (chrétienne, ajoute-
rions-nous). Quant à la charité elle-même, elle n’est jamais non
formée103 parce qu’elle est déjà tout orientée sur la fin dernière de
l’être humain.
On trouve aussi chez Thomas d’Aquin l’affirmation de la charité
comme moteur des vertus, en tant qu’elle en suscite leurs actes104.

3. LA CHARITÉ COMME VERTU IMPÉRANTE

Pour Thomas d’Aquin l’acte vertueux est soit un acte élicite –


c’est-à-dire l’acte propre et immédiat d’une vertu particulière –, soit
un acte impéré ou commandé – c’est-à-dire un acte requis par une
vertu supérieure qui le demande sans le produire elle-même105.
Dans une perspective d’ensemble, l’agir vertueux est comparé au
domaine de la construction, où l’architecte commande en vertu de

102. IIa IIae q.4 a.3


103. « … caritas non potest remanere informis : cum sit ultima forma virtu-
tum, ex hoc quod respicit Deum in ratione finis ultimi… » (IIa IIae q.24 a.12 ad 5)
104. De caritate a.3 n. 5.
105. Sur la distinction d’acte élicite et d’acte commandé, se reporter à Ia IIae
q.1 a.1 ad 2 et q.6 prologue et a.4. – Pour la religion, voir IIa IIae q.81 a.1 ad 1, et pour
la charité, IIa IIae q.124 a.2 ad 2 et IIIa q.85 a.2 ad 1.

46
CHAPITRE 4 – LA CHARITÉ ET LA VIE CHRÉTIENNE

la fin dont il est le responsable, et où différents artisans exécutent


ses plans selon leurs compétences propres106. S’il y a une unité d’en-
semble par la fin unique poursuivie par tous, il y a, dans son atteinte,
une multiplicité ordonnée d’actions.
Il va de soi que la charité est par excellence, pour l’ensemble de
la vie chrétienne, la vertu impérante ou architectonique107. Elle est
celle qui meut et commande l’activité des autres vertus, qu’elle
oriente alors à sa fin, qui est suprême et ultime108. Ce faisant, elle est
leur source et leur perfection.
Si nous pouvons considérer l’agir comme un tout – complexe il
est vrai –, nous pouvons non moins le décomposer en ses divers
moments comme une série d’actes particuliers ou de principes.
Thomas d’Aquin n’hésite pas à le faire : il décompose en ses éléments
ou principes ce qui est globalement un109. Ainsi, si la charité nous
incite à apporter une aide à une personne, elle nous fait alors chercher
quelle aide serait la meilleure, quel moyen serait approprié, comment
mettre en œuvre ce moyen, et par quels gestes y arriver. Si Thomas
décompose ainsi l’agir, c’est que cet agir pour être parfait requiert que
soit parfait tout ce qu’il comporte, tous ses moments, depuis la fin
proposée, la délibération sur le comment, l’élection du moyen et l’exé-
cution. Il a pris soin de préciser, dans un texte que nous avons déjà
cité110, qu’il s’agit d’une manière de voir métaphorique, car la série
d’actes et de principes ne sont pas en eux-mêmes des actes ou des
principes séparés – et moins encore des sujets agissants.
C’est dans cette perspective qu’on dira que la charité commande
(imperat) des actes relevant d’autres vertus, qu’elle en est le principe, le
moteur et la fin. Nous convenons bien qu’il s’agit d’une manière de

106. Thomas d’Aquin emploie aussi l’image de la médecine vis-à-vis de la


pharmacie, et celle de l’art militaire par rapport à la cavalerie. Voir De caritate a.5.
107.  « […] cum per caritatem homo disponatur ut bene se habeat ad ulti-
mum finem, necesse est ut habeat alias virtutes, quibus bene disponatur ad ea
quae sunt ad finem. Est ergo caritas alia ab his quae ordinantur ad ea quae sunt ad
finem, licet illa quae ordinatur ad finem, sit principalior, et architectonica, respectu
earum quae ordinantur in his ea quae sunt ad finem […] » (De caritate a.5)
108. Voir Ia IIae q.114 a.4 ad 1 ; IIa IIae q.23 a.4 ad 2 ; IIa IIae q.23 a.8 ad 3 ; IIa
IIae q.26 a.7 ; De caritate a.3 et a.9.
109. Se reporter par exemple au traité des actes humains dans la Somme de
théologie.
110. IIa IIae q.58 a.2.

47
PREMIÈRE PARTIE – LE TEMPS ET L’HISTOIRE HUMAINE, ET LA MORALE CHEZ THOMAS D’AQUIN

parler et que la charité n’existe pas en soi, qu’elle n’agit pas par elle-
même, mais qu’elle est une perfection d’un être ; c’est lui qui agit. Dans
une autre approche, disons par l’unité du sujet, c’est l’homme aimant qui
se fait généreux, se rend utile, fait preuve de force, etc. Nous retrouvons
ici chez Thomas son approche analytique, dont nous avons parlé précé-
demment, qui distingue et sépare.

4. LA CHARITÉ ET LA NÉCESSAIRE PRÉSENCE


OU CONNEXION DES VERTUS

Ainsi soumises à la charité et ayant par elle leur état parfait (et
formé), les vertus sont alors réalisatrices d’un bien qui est ordonné à
la fin ultime de l’homme. Elles supposent la charité, qui est leur
source et leur perfection (forme), car elle seule dispose l’homme à
cette fin ultime. Et réciproquement, la charité appelle ces vertus
unies entre elles. Car pour bien agir sous la charité, l’homme a
besoin d’être bien disposé à l’égard des moyens à déterminer et à
prendre. Nous parlons ici des vertus morales infuses, données avec
la charité, et de leur connexion, c’est-à-dire de leur liaison et de leur
présence obligées dans un sujet. Dieu, nous donnant la charité, l’ac-
compagne de ce qui lui est nécessaire pour l’accomplissement des
œuvres qu’elle va susciter et orienter à sa fin111.
Pour dissiper toute confusion, il importe de reprendre ce que
Thomas d’Aquin distingue sous le nom de vertu. Il peut ne s’agir
tout d’abord que d’une disposition naturelle ou acquise, qui ne
mérite pas, à proprement parler, le nom de vertu. Tel homme est
porté à être généreux, tel autre est enclin à se montrer courageux
dans les difficultés ; ce sont comme des traits de caractère, et la
présence de l’un de ces traits n’entraîne pas la présence d’un autre,

111.  « […] cum caritate simul infunduntur omnes virtutes morales. Cuius
ratio est quia Deus non minus perfecte operatur in operibus gratiae, quam in
operibus naturae. Sic autem videmus in operibus naturae, quod non invenitur
principium aliquorum operum in aliqua re, quin inveniantur in ea quae sunt ne-
cessaria ad huiusmodi opera perficienda […] Manifestum est autem quod caritas,
inquantum ordinat hominem ad finem ultimum, est principium omnium bonorum
operum quae in finem ultimum ordinari possunt. […] Et quod qui amittit caritatem
per peccatum mortale, amittit omnes virtutes morales infusas. » (Ia IIae q.65 a.3). –
Voir aussi De caritate a.5.

48
CHAPITRE 4 – LA CHARITÉ ET LA VIE CHRÉTIENNE

comme lui étant lié112. Lorsqu’il y a vertu au sens propre, il s’agit d’un
habitus réfléchi qui porte sur un choix d’agir mais suivant la raison
et dans un domaine donné. Si cette volonté est profonde, elle doit
se retrouver finalement en tout domaine d’agir ; elle serait même un
idéal de vie. Thomas d’Aquin n’utilise pas cette voie pour établir la
connexion des vertus par la volonté bien arrêtée d’agir suivant la
raison en tout domaine, mais il emprunte à Platon et surtout à Aris-
tote d’autres arguments.
Platon pose qu’il y a quatre vertus dans l’âme humaine, comme
dans sa cité idéale. Ces vertus, considérées comme vertus cardi-
nales, donnent en fait les conditions communes à tout agir vertueux :
le discernement relève de la prudence, la rectitude vient de la
justice, la modération ressort de la tempérance et la fermeté d’âme
est rattachée à la force. Ainsi se détermine la connexion des vertus,
leur nécessaire présence liée113.
Aristote procède autrement. Pour lui, il ne suffit pas encore
d’être bien disposé en tout domaine d’agir et vis-à-vis des réalités
objets de désir et de poursuite – ce qui est déjà assuré par les vertus
morales –, il est de plus nécessaire de bien choisir comment réaliser
le bien envisagé dans les circonstances concrètes. Tout comme il ne
suffit pas d’avoir des valeurs et des bonnes intentions, il faut encore
bien agir. Ce qui ne va pas, pour Aristote et Thomas d’Aquin, sans
une sagesse pratique (phronèsis) ou une prudence (prudentia) qui
délibère et détermine le comment de l’agir vertueux et son équi-
libre. Et cette sagesse ou cette prudence n’est possible que si l’être
humain est déjà sensibilisé et bien ajusté à tous les ordres de biens
ou de valeurs. On conclura à la nécessaire connexion des vertus,
parce que les vertus supposent dans leur exercice la sagesse
pratique ou la prudence qui les guide, et que la sagesse pratique ou
la prudence ne peut s’exercer sans que l’être humain soit déjà bien
orienté vis-à-vis de tous les biens et valeurs114.
En troisième lieu – après la simple disposition de caractère et
l’habitus réfléchi de la visée du bien –, la vertu désigne sur le plan
moral la vertu infuse, donnée avec la charité. Ici encore, en plus de

112. Ia IIae q.65 a.1.


113. Ia IIae q.65 a.1.
114. Ia IIae q.65 a.1.

49
PREMIÈRE PARTIE – LE TEMPS ET L’HISTOIRE HUMAINE, ET LA MORALE CHEZ THOMAS D’AQUIN

la nécessaire connexion des vertus infuses dans la charité115, Thomas


d’Aquin transpose sur le plan chrétien et reprend l’argument de la
nécessaire présence de toutes les vertus dans la sagesse pratique
ou prudence, elle-même infuse116. Ajoutons que la charité disparais-
sant avec la faute mortelle, il en va de même des vertus morales
infuses qui lui sont associées117.

115. « … virtutes morales infusae non solum habent connexionem propter


prudentiam ; sed etiam propter caritatem. Et quod qui amittit caritatem per pecca-
tum mortale, amittit omnes virtutes morales infusas. » (Ia IIae q.65 a.3)
116. Ia IIae q.65 a.2.
117. Ia IIae q.65 a.3 ; Ia IIae q.71 a.4.

50
CHAPITRE 5

En guise de conclusion
de la première partie

L e dessein de Dieu est de conduire l’homme au partage de son


intimité et de son bonheur. Par sa grâce, il l’ouvre et l’oriente à
cette rencontre bienheureuse ; il lui donne par la charité, répandue en
son cœur, de la mériter en vivant déjà une amitié avec lui. Tout n’est pas
encore dit de ce dessein de Dieu, car il va engager une vie avec le Christ
et l’Esprit, dans la communauté des croyants. Mais nous avons là ce qui,
au premier chef, structure la morale connue de Thomas d’Aquin.
Aussi brève soit-elle, notre présentation de cette morale
autour de trois de ses points majeurs mérite que nous en tirions
maintenant quelques conclusions. Nous le ferons sous deux angles :
l’un vis-à-vis d’Aristote par un retour en arrière dans le temps, l’autre
vis-à-vis des lecteurs d’aujourd’hui par un mouvement en avant.
D’une part, nous signalerons ce que Thomas apporte à l’Éthique,
dont il s’inspire amplement, et d’autre part, nous ferons état des
malaises qu’on peut aujourd’hui éprouver vis-à-vis de sa morale.

1. RETOUR À ARISTOTE

Sans le dire, Thomas d’Aquin résout deux lacunes qui se


trouvent dans l’Éthique. La toute première se situe sur le plan propre-
ment moral. Aristote étudie les unes après les autres les différentes
vertus éthiques comme si elles étaient séparées les unes des
autres.  Même si elles ont une même nature et un même mode
­d’acquisition, même si elles se doivent d’être ensemble présentes
pour qu’il y ait sagesse pratique (phronèsis), elles demeurent sans
lien profond entre elles. Comme si elles n’émanaient pas d’un idéal
commun, celui d’un amour premier de l’agir suivant la raison, où se
détermine tout bien moral. Exception faite, si l’on veut, du cas de la

51
PREMIÈRE PARTIE – LE TEMPS ET L’HISTOIRE HUMAINE, ET LA MORALE CHEZ THOMAS D’AQUIN

magnanimité, qui semble recueillir tout ce qu’il y a de grand dans


chacune des vertus, étant elle-même vertu du grand honneur et de
ce qu’il requiert chez l’être humain pour y prétendre118.
Au contraire, Thomas d’Aquin affirme plus d’une fois que
toutes les vertus sont unifiées dans la charité, qui est leur source et
leur perfection. Ou encore que la dilection de charité comprend
sous elle toutes les autres dilections humaines119. Même s’il n’in-
dique pas qu’il y a un idéal commun à toutes les vertus, c’est-à-dire
un attachement premier à l’agir selon la raison, il écrit que l’amour
est la passion fondamentale parmi les passions120 et qu’il est, à un
autre niveau, le principe de toute affection volontaire121.
L’autre lacune de l’Éthique que surmonte Thomas d’Aquin
réside dans le manque d’unité de l’ensemble entre, d’une part, la vie
morale et, d’autre part, la vie contemplative et philosophique. Si
celle-ci est déclarée bonheur à titre premier et celle-là à titre second,
on ne voit que leur juxtaposition et non leur intégration dans un
tout122. Aristote n’a pas trouvé ce qui les unifierait en profondeur, si
bien qu’il nous donne de fait deux éthiques, celle des vertus éthiques
(ou de la conscience morale) et celle de la contemplation (ou de la

118. EN IV 7 1123a34 et s. – Voir notre étude, L’Éthique dans le projet moral


d’Aristote, Cerf, 2000, p. 220-226.
119. « Sic se habent dilectiones ad invicem, sicut et bona quae sunt earum
objecta. Unde, cum omnia bona humana ordinentur in beatitudinem aeternam si-
cut in ultimum finem, dilectio caritatis sub se comprehendit omnes dilectiones hu-
manas, nisi tantum illas quae fundantur super peccatum, quod non est ordinabile
in beatitudinem. » (De caritate a.7 et a.8)
120. « […] ex amore […] causantur et desiderium et tristia et delectatio, et
per consequens omnes aliae passiones. Unde omnis actio quae procedit ex qua-
cumque passione, procedit etiam ex amore, sicut ex prima causa. » (Ia IIae q.26 a.6
ad 2)
121. « Cum ergo virtus operatur ad bonum, ad virtutem cujuslibet requiritur quod
sic se habeat quod ad bonum bene operatur, id est voluntarie et prompte et delectabi-
liter, et etiam firmiter : hae enim sunt conditiones operationis virtuosae, quod non pos-
sunt convenire alicui operationi, nisi operans amet bonum propter quod operatur, eo
quod amor est principium omnium voluntariarum affectionum. » (De caritate a.2) – Voir
également Ia IIae q.26 a.1 et 2.
122.  Les chapitres 6 à 9 du livre X sur la contemplation sont d’une com-
position antérieure au reste de l’Éthique et traduisent, comme l’a bien montré G.
VERBEKE, une psychologie qui n’est plus celle des livres précédents de L’Éthique.
D’où la difficulté de mettre ces chapitres en lien harmonieux avec ces livres. – Voir
notre étude sur L’Éthique dans le projet moral d’Aristote, p. 397-398, note 55.

52
CHAPITRE 5 – EN GUISE DE CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE

vie philosophique). Chez Thomas d’Aquin, tout s’oriente vers Dieu, à


la fois le théologal et le moral, l’amitié engagée avec lui et l’agir qui
lui plaît lorsqu’il est animé par la charité.
L’unité d’une vie se trouve soit dans une source qui l’anime
entièrement soit dans une fin qui la polarise totalement. Aristote a
situé sa réflexion à un plan intermédiaire, celui de l’acte vertueux,
sans que celui-ci soit relié à une affection plus fondamentale, d’où il
jaillirait, ou situé vis-à-vis d’un objet premier et personnel, où pour-
rait converger une contemplation et l’agir d’un amour123. La morale
de Thomas d’Aquin nous offre, au contraire, cette belle unité qui
manquait à l’Éthique. Le théologal nous oriente vers Dieu, et cette
unité d’orientation anime l’unité d’une vie sous la charité.

2. DIFFICULTÉS RENCONTRÉES

Nous avons signalé trois malaises dans notre présentation qui


font tiquer un lecteur contemporain.
Le premier est lié au mérite, clef d’organisation qui relie dans la
béatitude chrétienne le don de Dieu et l’agir humain. Thomas
d’Aquin est tributaire du modèle de mérite lié à la justice, alors que
tout se joue, dans la béatitude, sur l’amour. Et Thomas d’Aquin l’a
bien noté. Sur le plan de Dieu tout d’abord : c’est par bienveillance
qu’il nous donne grâce et charité et qu’il nous invite au partage de
sa vie et de son bonheur. Sur le plan de l’homme ensuite : tout
repose chez lui sur sa dilection de Dieu et sa charité vécue. Il ne
reste pour la justice que l’engagement ou la promesse de Dieu de
donner à notre vie vertueuse telle récompense. Le modèle du mérite
axé sur la justice nous paraît donc insuffisant ; si on veut le main-
tenir, il faut qu’il soit précédé et porté par un autre modèle – celui du
mérite lié à la dynamique de l’amour. Car l’amour a aussi un appel à
une réciprocité.

123.  Aristote a tout centré sur l’acte lui-même, – la vertu est envisagée
comme sa source et l’objet comme ce qui peut lui ajouter un plus de valeur. Ce qui
prive l’Éthique d’une unité profonde. Cette centration sur l’acte empêche Aristote,
lorsqu’il est en présence d’un autre absolu, comme la personne de l’ami, de pouvoir
justifier un authentique altruisme, parce que tout doit se rapporter à l’acte. – Voir
L’Éthique dans le projet moral d’Aristote, p. 338-344 et 399-400.

53
PREMIÈRE PARTIE – LE TEMPS ET L’HISTOIRE HUMAINE, ET LA MORALE CHEZ THOMAS D’AQUIN

Le second malaise tient à l’approche analytique dont se sert


Thomas d’Aquin. Cette approche a ses limites lorsqu’on la pousse
trop loin. Ainsi l’avons-nous vu à propos de la béatitude lorsque
Thomas d’Aquin essaie de préciser les rôles respectifs de l’amour et
de la connaissance. Cette approche, qui est une manière de parler
par similitude, est particulièrement inadéquate lorsqu’il s’agit de
rendre compte des compénétrations de l’amour et de la connais-
sance, ainsi que de leurs transformations. Seule ici une autre
approche, par l’unité du sujet, le permet. Nous pouvons regretter
que Thomas d’Aquin n’ait pas mis en place cette autre approche, lui
qui pourtant posait que l’approche dont il se servait ne correspon-
dait pas à une manière propre de parler (proprie loquendo).
Le troisième malaise pour un lecteur contemporain s’est
présenté lorsque nous avons étudié le rôle de la charité vis-à-vis des
autres vertus et de leurs actes. Le commandement de la charité ou
son rôle impératif – impliquant une certaine extériorité – nous
renvoie encore à l’approche analytique, tout en décomposant l’agir
humain. Là où nous voyons l’unité d’une démarche – complexe il
est vrai – Thomas la décompose en autant de petits actes relevant
d’autant de vertus, car pour lui un acte doit être parfait en tous ses
moments ou parties, et il l’est par autant de vertus qu’il y a d’occa-
sions de rectification124. Cette décomposition de l’agir nous paraît
aujourd’hui excessive, de même que sont trop poussées les interac-
tions entre la charité comme vertu impérante et ce qu’elle commande
des autres vertus et de leurs actes.
Nous présenterons un autre point de difficulté, à savoir le
schème qui organise sa morale. Cette faiblesse sera évoquée lorsque
nous comparerons ce schème organisateur avec une autre voie de
structuration de la morale, plus en lien avec notre perception du
temps et de la vie humaine.

124. Ia IIae q.65 a.3 et ad 1.

54
Deuxième partie
Autre lecture du temps et de l’histoire,
autre morale
CHAPITRE 6

Une autre lecture de notre temps et


de notre histoire humaine

1. UN TEMPS ET UN UNIVERS AGRANDIS

M ême si les fêtes médiévales sont à l’honneur chez nous et


ailleurs, même si le temps d’un festival nous avons la fièvre de
revivre une couleur et des mœurs de l’époque, ce dépaysement dans le
temps ne nous fait pas oublier ce qui nous sépare de cette époque
artificiellement retrouvée.
Les 5 000 ou 6 000 ans auxquels on faisait alors remonter la
création du monde et le début du temps sont devenus des milliards
d’années pour nos scientifiques, et l’évolution probable du système
solaire n’indique ni la fin prochaine de notre monde ni la proximité
du Jugement dernier. Hors des sectes tournées vers l’apocalypse,
personne ne peut affirmer que nous sommes arrivés à la dernière
phase de l’histoire du monde, qui serait marquée par la décadence.
L’incroyable agrandissement du temps s’accompagne d’un éclate-
ment de l’univers, dont les contours échappent à tout calcul.
Avec de telles échelles en tête, l’ordination du temps et du
monde à l’éternité de Dieu est beaucoup moins immédiate qu’avec
l’échelle qu’avaient à l’esprit les penseurs du Moyen Âge. Cette ordi-
nation n’est pas niée, mais elle plus que jamais hors de nos
représentations. La création est devenue encore plus prodigieuse à
nos yeux qu’elle pouvait l’être pour un Thomas d’Aquin ; elle
témoigne de la bonté et de la générosité de Dieu, comme de sa
toute-puissance, mais il nous est plus difficile d’articuler cette créa-
tion, de l’ordonner dans un quelconque plan, même si les sciences
physiques et biologiques trouvent des convergences significatives
entre leurs résultats de recherche quant au développement de
l’univers et à l’apparition de la vie.

57
DEUXIÈME PARTIE – AUTRE LECTURE DU TEMPS ET DE L’HISTOIRE, AUTRE MORALE

Au niveau de l’histoire humaine, l’espérance de vie s’est consi-


dérablement élevée, de même que se sont beaucoup améliorées les
conditions dans lesquelles elle se vit : nous vivons mieux et plus
longtemps qu’autrefois. La médecine a fait des progrès spectacu-
laires, la science et la technologie ont allégé le travail, diverses
mesures sociales redistribuent les richesses et prémunissent contre
une pauvreté sans recours. Ici, nous ne parlons, par malheur, que
pour une partie de l’Occident et de l’hémisphère nord.
Le rapport du travail et du loisir s’est lui-même inversé. Alors
que le travail était jadis pénible et employait à lui seul à peu près
tout le temps disponible, le loisir n’était que le repos, le plus souvent
très insuffisant, pour reprendre le collier. Le loisir tient aujourd’hui
pour nous une place considérable, qui sera bientôt prépondérante,
et le temps de travail diminue d’autant. Parallèlement à ces change-
ments dans les sociétés d’abondance, nous jouissons de biens et de
facilités, de possibilités culturelles et de moyens de communication,
qui permettent, si on le veut bien, de bien vivre un loisir.
Une des résultantes des facteurs mentionnés est notre rapport
au temps : nous privilégions le présent, sans pour autant nous y
enfermer. Quand la vie était courte et le travail rude, quand les
maladies terrassaient vite, quand la pauvreté était le lot commun
des mortels, on reportait tout normalement dans un au-delà son
aspiration à vivre. Ne trouverait-on pas enfin le repos éternel dans
une vie bienheureuse, sans peines ni souffrances ? On devait alors
s’y préparer. La vie présente était ainsi vécue dans la perspective de
sa fin et de son ouverture sur un monde meilleur qui la suivrait et
qu’elle nous donnait de bien mériter. Mais quand la vie s’allonge et
jouit de meilleures conditions, quand le loisir prend une belle part
et apporte une joie de vivre, tout naturellement nous sommes
beaucoup plus attachés à notre vie présente125, et la valorisons-nous
pour elle-même. Tout aussi naturellement sommes-nous tournés
vers des tâches immédiates d’aménagement de nos rapports
humains et de notre monde.
Il faut convenir que cette lecture de notre temps et de notre
histoire humaine nous place dans une situation difficile par rapport

125. « […] dans la joie on pense moins à l’avenir, mais davantage quand on


est triste […] à cause de ces douleurs, le présent m’est (Job) en dégoût et je désire
plutôt l’avenir. » (Expositio super Job VII, lignes 88-96)

58
CHAPITRE 6 – UNE AUTRE LECTURE DE NOTRE TEMPS ET DE NOTRE HISTOIRE HUMAINE

à une morale tout orientée vers un à venir, dans un au-delà. Si au


Moyen Âge la brève vie humaine d’ici-bas était immédiatement
rattachée à une fin suprême, elle ne recevait que peu de valeur en
elle-même. Les choses ont bien changé depuis, et nous avons à
relever le défi d’accorder, l’une à l’autre, notre morale et notre
lecture présente du temps et de l’histoire humaine. Ou encore de
chercher une autre morale qui nous rejoindrait mieux aujourd’hui.

2. L’AUTRE MORALE POSSIBLE EN LIEN AVEC CETTE LECTURE

La morale d’un Thomas d’Aquin, si elle nous était plus connue


aujourd’hui, poserait ainsi difficulté à nombre de croyants contem-
porains ; ils achopperaient bien facilement sur sa structuration et se
buteraient non moins à son langage. Et pourtant cette morale est
d’une grande valeur.
Pouvons-nous lui garder cette valeur, tout en lui ajoutant une
autre expression, une autre organisation qui serait mieux accordée
à notre lecture contemporaine du temps et de l’histoire humaine ?
Paradoxalement, nous trouvons chez Thomas d’Aquin des indices
d’un autre schème qui soutiendrait cette autre expression, cette
autre organisation. Ces indices une fois dégagés, nous pourrons
aller à leurs assises chez Thomas d’Aquin. Il va sans dire que des
correctifs et quelques déplacements s’imposeraient pour que cette
autre morale trouve une pleine place dans son œuvre.
Notre intention ne sera pas d’esquisser dans son détail cette
autre morale possible, dite de la manifestation. Il nous suffira de dire
quel en serait le principe et de faire voir quelle serait son inspiration
première, qui permettraient ensuite son déploiement.

59
CHAPITRE 7

Indices textuels d’un autre schème


chez Thomas d’Aquin

P our mieux présenter cet autre schème que nous trouvons dans la
Somme de théologie, commençons par l’illustrer avec un exemple
simple : inviter et accompagner un ami déprimé à un concert.
Ce geste vient de notre charité et de notre affection pour cet
ami qui les manifeste et les exprime dans une situation concrète et
de manière appropriée, car cet ami aime la musique. Même s’il a son
utilité, ce geste n’est pas quelconque, car il est riche de sa source,
c’est-à-dire de notre bienveillance pour cet ami.
En même temps, comme tout agir, ce geste d’inviter au concert
vient accroître et développer en nous ce qui est charité et affection
pour cet ami.
Dans un sens, il y a dans le geste une manifestation d’une
charité, une expression d’une affection. Dans un autre sens, il y a par
ce geste une émergence de cette charité, un développement de
cette affection, qui en est la source.

1. PREMIERS INDICES TEXTUELS

C’est exactement ce que nous dit Thomas d’Aquin dans deux


courts textes qui vont nous conduire à cet autre schème que nous
souhaitons explorer. Ces textes se trouvent dans le traité portant sur
la vertu de religion. En réponse à des objections formulées contre la
dévotion comme acte de cette vertu, voici ce que le théologien
répond :
« La charité est la source immédiate de cette remise qu’on fait
de  soi-même à Dieu, en adhérant à lui par une union spirituelle.
Mais  se  livrer à Dieu pour des œuvres de culte, cela se rapporte

61
DEUXIÈME PARTIE – AUTRE LECTURE DU TEMPS ET DE L’HISTOIRE, AUTRE MORALE

immédiatement à la [vertu de] religion, et de façon médiate à la


charité, qui est principe de la religion126. »
« […] la charité engendre la dévotion, car à partir de l’amour on est
rendu prompt au service de l’ami ; et par ailleurs la dévotion nourrit
la charité : de même que toute amitié se conserve et s’accroît par des
gestes amicaux et par l’attention (meditationem)127. »

Dans ces textes, il est question des liens entre, d’une part, la
charité et l’amour par lequel nous adhérons à Dieu et, d’autre part,
la vertu de religion et l’acte de dévotion par lesquels nous lui présen-
tons des gestes de culte. Thomas d’Aquin précise que ces œuvres de
culte viennent immédiatement de la vertu de religion, mais qu’en
fin de compte ils jaillissent de la charité, principe et source de cette
vertu. Puis, si la charité suscite l’acte de dévotion parce que l’amour
dispose à servir la personne que l’on aime, cet acte lui-même nourrit
la charité et l’amour, et les augmente.
Ainsi résumés dans leurs contenus, ces textes nous présentent
un admirable mouvement de vie. Il nous sera utile de le décom-
poser pour le mieux saisir.
– Une première ligne va de la charité à la religion et aux actes de
dévotion ; la charité est dite expressément principe et source
de la religion et cause de la dévotion.
Suivant cette ligne, voici comment se lient et se compénètrent
les réalités engagées : parce que la charité est ici la réalité la
plus profonde et la plus intérieure, la plus riche et la plus enve-
loppante, c’est elle qui se suscite dans la religion et la dévotion
des médiations qui l’expriment ; ces médiations, insérées dans
le mouvement de la charité, sont revêtues de ses valeurs.
En d’autres mots, si la charité se manifeste dans l’acte de dévo-
tion, suivant un rapport particulier à Dieu, cet acte est porteur
de la charité elle-même.

126. « … ad caritatem pertinet immediate quod homo tradat seipsum Deo


adhaerendo ei per quandam spiritus unionem. Sed quod homo tradat seipsum
Deo ad aliqua opera divini cultus, hoc immediate pertinet ad religionem : mediate
autem ad caritatem, quae est religionis principium. » (IIa IIae q.82 a.2 ad 1)
127. « … caritas et devotionem causat, inquantum ex amore aliquis redditur
promptus ad serviendum amico ; et etiam per devotionem caritas nutritur, sicut et
quaelibet amicitia conservatur et augetur per amicabilium operum exercitium et
meditationem. » (IIa IIae q.82 a.2 ad 2)

62
CHAPITRE 7 – INDICES TEXTUELS D’UN AUTRE SCHÈME CHEZ THOMAS D’AQUIN

Retenons pour cette première ligne : manifestation de la


charité, insertion des autres réalités dans son mouvement et
dans ses richesses.
– L’autre ligne de ce même mouvement de vie va en sens inverse :
la dévotion comme acte porteur de charité vient, en retour,
nourrir la charité – tout comme les gestes amicaux conservent
et développent l’amitié qu’ils expriment. Les gestes amicaux,
en étant l’expression d’un sentiment réel, viennent enrichir,
comme nous le savons bien, ce sentiment lui-même et nous
permettent d’en prendre conscience.
Nous sommes ici en présence d’une loi de nos êtres, que nous
retrouvons à plusieurs plans – de la pensée et de l’agir, de la
création artistique et du langage. L’écriture, en effet, nous
permet de mieux définir et saisir notre propre pensée. Le geste
bien senti fait émerger quelque chose dans notre cœur. L’es-
quisse reprise et retravaillée permet de faire naître ce qui était
confusément porté.
Bien rarement traduisons-nous et communiquons-nous à l’ex-
térieur de nous-mêmes ce qui est déjà tout constitué en nous :
l’expression est en même temps l’émergence en nous d’une
quelconque richesse.
Bref, retenons : d’une part, l’agir du sujet est une expression de
ce qu’il porte en lui ; d’autre part, cet agir fait émerger et développer
dans le sujet ce qui était à la source de cet agir.
Voilà le beau mouvement de vie présent dans les textes de
Thomas d’Aquin. La dialectique est ici celle d’une manifestation qui
devient et se fait émergence : manifestation d’une richesse inté-
rieure et d’une vie, émergence et développement de cette même
richesse et de cette même vie grâce à leur expression128.
Cette dialectique fait qu’à l’exemple de la vie elle-même, qui
est pouvoir d’intégration et d’unité, il n’y a plus d’extériorité entre
les réalités engagées. Bien au contraire, il y a enveloppement,

128. Dans cette dialectique, il s’agit donc, d’une part, d’une manifestation-in-


sertion, où ce qui est le plus riche (l’état, la disposition) se manifeste dans ce qui est
plus immédiat (l’acte, le geste). Ce plus immédiat se trouve inséré dans ce qui en
est la source et le porte ; il s’agit, d’autre part, d’un agir-émergence, où l’accroisse-
ment d’un état, l’émergence d’être, se fait dans une action, dans un engagement.

63
DEUXIÈME PARTIE – AUTRE LECTURE DU TEMPS ET DE L’HISTOIRE, AUTRE MORALE

présence de l’une dans l’autre. Aucune de ces réalités n’est déva-


luée, et toutes deux s’enrichissent – l’une dans un engagement qui
la manifeste, l’autre dans une insertion qui lui donne sa richesse.
Nous avons là une clef intéressante qui pourrait remplacer la
conceptualisation de moyens-fin, de fin primaire et de fins subor-
données. Il ne s’agit pas d’écarter ici toute finalité, ou encore toute
direction ou visée dans un développement : elles font partie de ce
développement, comme un achèvement qui lui est requis, comme
une expression ou un agir qui lui est essentiel. Il s’agit plutôt de
saisir que cette finalité – telle la vie par comparaison aux œuvres
techniques de l’homme – s’élabore dans des échanges qui prennent
la forme d’une dialectique interne plutôt que celle d’une construc-
tion qui agence des éléments qui sont dans une extériorité les uns
par rapport aux autres. Thomas d’Aquin a bien marqué, dans les
deux textes que nous avons cités, cette dialectique interne à propos
de la charité, d’une part, ainsi que de la religion et de la dévotion,
d’autre part.
Cette dialectique et les formules que nous lui associons sont
ainsi des clefs d’intelligence et de liaison pour mieux comprendre
comment des réalités peuvent s’inter-relier intérieurement.

2. AUTRES TEXTES : LIGNE DE MANIFESTATION

Les textes de Thomas d’Aquin dans lesquels nous avons vu à


l’œuvre la dialectique de manifestation et d’émergence ne sont pas
les seuls à témoigner d’un mouvement de vie entre des réalités qui
se compénètrent, mais ils sont les plus explicites et les plus complets
quant à cette dialectique. D’autres lieux ayant un lien direct avec la
morale font aussi état d’une ligne de manifestation.
– C’est la religion qui est dite une protestation, une manifesta-
tion, de la foi, de l’espérance et de la charité129.

129. « […] dicendum quod sicut religio est quaedam protestatio fidei, spei
et caritatis, quibus homo primordialiter ordinatur in Deum ; ita etiam pietas est
quaedam protestatio caritatis quam quis habet ad parentes et ad patriam. » (IIa IIae
q.101 a.3 ad 1)

64
CHAPITRE 7 – INDICES TEXTUELS D’UN AUTRE SCHÈME CHEZ THOMAS D’AQUIN

– C’est la piété qui elle aussi est une protestation, une manifesta-
tion de la charité130.
La piété, qui relève du culte divin, manifeste notre foi ; comme
elle manifeste aussi la sagesse131.
– C’est la foi qui, par la charité, suscite extérieurement toute
­activité des vertus en se servant d’elles comme des média-
tions132 ;
la foi se manifeste dans des actes d’espérance133 ;
la foi manifeste à l’homme qu’il doit obéir à Dieu134 ;
l’acte de foi manifeste la vie spirituelle, qui lui est attribuée135.
– C’est la grâce de l’Esprit saint qui se manifeste dans la foi agis-
sant par la charité136 ;
les charismes sont ordonnés à la manifestation de la foi et de
l’enseignement spirituel137 ;
le martyre manifeste la charité et la force138.
– C’est la foi et la charité qui agissent primordialement dans
l’acte de pénitence et dans la justification de l’impie139.

130. Voir la note précédente.


131. « […] sicut pietas, quae pertinet ad cultum Dei, est manifestativa fidei,
inquantum per cultum Dei protestamur fidem ; ita etiam pietas manifestat sapien-
tiam. Et propter hoc dicitur quod pietas est sapientia. » (IIa IIae q.45 a.1 ad 3)
132. IIa IIae q.3 a.1 ad 3.
133.  « […] expectatio ponitur in symbolo fidei non quia sit actus proprius
fidei, sed inquantum actus spei praesupponit fidem, ut dicetur, et sic actus fidei
manifestantur per actus spei. » (IIa IIae q.17 a.6 ad 2)
134. « […] obedientia est specialis virtus, et est pars iustitiae, reddit enim superiori
debitum obediendo sibi. Et hoc modo obedientia sequitur fidem, per quam manifestatur
homini quod Deus sit superior, cui debeat obedire. » (IIa IIae q. 4 a.7 ad 3)
135. « […] vita spiritualis attribuitur fidei, eo quod in actu fidei primo mani-
festatur spiritualis vita… » (De veritate q.28 a.1 ad 5)
136. « […] principalitas legis novae est gratia spiritus sancti, quae manifesta-
tur in fide per dilectionem operante. » (Ia IIae q.108 a.1). Aussi q.110 a.3 ad 1.
137. « […] gratiae gratis datae ordinantur ad fidei et spiritualis doctrinae ma-
nifestationem. » (IIIa q.7 a.7)
138. « […] martyrium est actus caritatis ut imperantis, fortitudinis autem ut
elicientis. Et inde est quod utramque virtutem manifestat. » (IIa IIae q.124 a.2 ad 2).
139. « […] in justificatione impii non solum est actus poenitentiae, sed etiam
actus fidei. Et ideo remission culpae non ponitur effectus solum poenitentiae virtu-
tis : sed principalius fidei et caritatis. » (IIIa q.86 a.6 ad 2)

65
DEUXIÈME PARTIE – AUTRE LECTURE DU TEMPS ET DE L’HISTOIRE, AUTRE MORALE

– C’est l’amitié qui se manifeste en se réjouissant avec celui qui


est dans la joie et en ayant de la peine avec celui qui est dans
l’affliction140.
– Plus largement ce sont les actes qui manifestent tous les
habitus141.
– Aussi le côté diffusif de l’amour, – l’amour qui s’étend de
l’amour de Dieu au prochain et à tous ceux qui lui sont liés142.
– Ajoutons que, sur le plan de l’affectivité sensible, le mouve-
ment va également de l’amour aux autres passions dont elle
est la cause ; toute action venant de l’une d’elles a dans l’amour
sa cause première et dans l’autre passion sa cause prochaine,
si bien qu’on peut dire que l’amour est cause de tout ce qu’on
fait quand on aime143.

3. AUTRES TEXTES : LIGNE D’ÉMERGENCE

L’autre ligne de cette dialectique, celle de l’émergence, est soli-


dement attestée dans l’acte fort et intense qui accroît l’habitus qui
en est la source144, et dans l’acte de charité qui dispose à
­l’accroissement de la charité145.

140. « […] in utroque amicitia manifestatur, scilicet et quod congaudet gau-


denti, et quod condolet dolenti. » (Ia IIae q.38 a.3 ad 1)
141.  « […] sicut et in nobis omnes habitus per actus manifestantur. » (C.G.
IV chap. 12 n. 4). – Aussi « Virtus veritatis, et per consequens opposita vitia, in ma-
nifectione consistit, quae fit per aliqua signa » (IIa IIae q.110 a.1) – « Aliud vero est
considerandum in operatione fortitudinis quantum ad manifestationem virtuosi
habitus. » (IIa IIae q.123 a.9.)
142.  « [..]. in dilectione enim proximi includitur etiam Dei dilectio, quando
proximus diligitur propter Deum. » (Ia IIae q.99 a.1 ad 2) – « Ratione autem alterius
diligimus aliquem quando diligimus ipsum quia attinet allii quem diligimus. Ex hoc
enim ipso quod diligimus aliquem secundum se, diligimus omnes et familiares et
consaguineos et amicos ipsius, in quando ei attinent […] » (De caritate a.4 et a.1)
143. Ia IIae q.28 a.6 ad 2.
144. IIa IIae q.52 a.3.
145. IIa IIae q.24 a.4 – Voir aussi IIa IIae q.24 a.6, c et ad 1, 2, 3 ; IIa IIae q.24 a.4
c et ad 3.

66
CHAPITRE 7 – INDICES TEXTUELS D’UN AUTRE SCHÈME CHEZ THOMAS D’AQUIN

4. RÉFLEXIONS SUR LA DIALECTIQUE


DE MANIFESTATION ET D’ÉMERGENCE

Cette dialectique ne dévalue ni n’appauvrit aucun des


éléments qu’elle engage. Sa logique est celle d’une manifestation.
Son jeu n’est pas celui d’une subordination à une fin, avec les risques
pour des réalités ayant valeur en elles-mêmes d’être réduites à des
moyens ou à des instruments.
– Une démarche de justice ne perd rien de sa valeur propre
parce qu’un amour plus fondamental d’autrui s’y manifeste et
l’anime.
– Une affectivité sensible n’est pas réduite lorsqu’une affectivité
spirituelle passe par elle en se faisant tendresse.
– L’humain lui-même, dans son ordre propre, n’est pas méses-
timé lorsqu’il est porté dans une vocation chrétienne d’amour
des autres et de soi-même.
Dans cette dialectique, rien n’est retiré aux éléments engagés
mais ceux-ci gagnent en valeur : ils surgissent de ce qui est en nous
le plus riche et le plus englobant, et qui communique ses valeurs
propres à ce qu’il se donne comme son expression ou sa
manifestation.
– Nous pouvons reprendre chacun des exemples donnés plus
haut et souligner que l’insertion dans une réalité plus riche,
loin de l’appauvrir, lui ajoute en valeur.
– Si nous invitons et accompagnons au concert un ami déprimé,
cela n’enlève rien à l’amour de la musique mais lui ajoute
quelque chose de plus.
La clef d’une intégration authentique se fait toujours à partir
non de ce qui est inférieur mais de ce qui est supérieur : le pôle le
plus riche, à la source de l’intégration, permet un équilibre non de
l’extérieur mais à l’intérieur même du mouvement de vie qui passe ;
il équilibre en transformant ce qui lui est alors une expression.
Cette dialectique de manifestation et d’émergence, on peut la
trouver partout où il y a un mouvement de vie, – que ce soit sur le
plan le plus simple, comme celui d’une vertu et de son acte, ou sur
le plan le plus complexe et le plus englobant, comme celui d’un

67
DEUXIÈME PARTIE – AUTRE LECTURE DU TEMPS ET DE L’HISTOIRE, AUTRE MORALE

projet de vie et de ses composantes. Cette dialectique permet de


façon heureuse l’interpénétration du sensible et du spirituel, de
l’humain et du chrétien. De telle sorte que l’ensemble de la vie
humaine et chrétienne peut être vu comme une manifestation
vaste et complexe de la charité, et plus largement de l’aspect théo-
logal dans l’être humain.
Nous croyons qu’une telle dialectique de manifestation et
d’émergence permettrait de redéployer la morale d’une autre façon
que par le schème de moyens-fin.
– Au cœur de ce que nous sommes, nous avons une vie qui
appelle à se vivre et à se développer, et qui est dans l’Esprit
Saint une participation à la vie du Fils de Dieu. Cette vie de
Dieu déjà en nous, c’est notre divinisation ; elle n’est plus au
terme d’une vie humaine et d’un effort d’humanisation,
comme leur relais vers un au-delà d’elles-mêmes, mais elle en
est le cœur lui-même.
– C’est en manifestant et en engageant cette vie de Dieu en lui
que le chrétien prépare le développement de cette vie, la
découvre et se l’approprie dans un enracinement plus profond.
C’est encore en vivant cette vie que le chrétien est porté vers
l’accomplissement qu’elle a auprès de Dieu.
À la logique d’une construction, où l’ensemble de la vie est
conçu en vue de l’obtention de la béatitude auprès de Dieu, nous
pouvons ainsi comparer, sinon opposer, une autre logique, dite de
la manifestation. Au lieu que la charité, tel un architecte, ordonne et
situe vis-à-vis de cette fin ultime toute autre réalité bonne, cette
même charité, tel un vivant, s’exprime, s’engage en tout ce qu’elle
fait jaillir et anime ; ce faisant, elle développe la vie de Dieu en nous
et appelle son épanouissement final et glorieux auprès de lui.
Une telle structuration est plus liée au monde de la vie qu’à
celui du faire et des techniques de l’homme ; les réalités engagées
sont plus intérieures les unes aux autres et plus compénétrées entre
elles, que dans l’univers du construire, où les rapports risquent d’être
ceux-là mêmes de l’extériorité et de l’instrumentalité.

68
CHAPITRE 8

Assises théoriques du schème

P our cet autre déploiement de la morale, nous trouvons chez


Thomas d’Aquin des assises sûres.

1. LA MANIFESTATION

La manifestation et le manifester ont de nombreux emplois


dans la Somme. Nous sommes dans un contexte de dévoilement, où
ce qui est caché est exprimé par des signes et communiqué à autrui.
Il y a le dévoilement d’une vérité146, mais non moins celui des êtres.
C’est dire que la thématique de la manifestation n’est pas étrangère
à Thomas d’Aquin. Si nous écartons les textes qui se réfèrent à la
science et à l’activité de l’intellect spéculatif, ou encore ceux qui
présentent un caractère général et non déterminé, nous pouvons
regrouper plusieurs emplois retenus autour des pôles de Dieu et
des personnes divines.
Dieu est la vérité même ; il la manifeste dans une locution ou
une illumination147, par des anges148, par prophétie149 – dont la fin est
de manifester ce qui est au-delà de l’humain150 –, et dans l’Écriture151,
qui manifeste la divine majesté152. Quand Dieu manifeste ce qui est
de notre foi, il le fait suivant un mode conforme à notre nature153.
Dans la gloire, toute vérité sera alors manifestée ouvertement et

146. À noter les liens entre lumière, illumination, manifestation de vérité à


autrui : Ia q.106 a.1 ; q.109 a.3 et ad 1 ; Ia IIae q.60 a.5 ; IIa IIae q.109 a.3 et ad 1 et 2 ;
q.110 a.1 ; q.114 a.2 ad 1.
147. Ia q.107 a.2 ; Ia q.111 a.1.
148. Ia q.108 a.5 ad 1.
149. IIa IIae q.171 a.2 et 4.
150. IIa IIae q.174 a.2.
151. IIa IIae q.5 a.3.
152. IIa IIae q.171 a.4.
153. IIa IIae q.1 a.7 ad 3.

69
DEUXIÈME PARTIE – AUTRE LECTURE DU TEMPS ET DE L’HISTOIRE, AUTRE MORALE

parfaitement154, et notre vie éternelle consistera dans cette manifes-


tation de Dieu155.
Si la Trinité ne peut être manifestée par des preuves156, elle
est,  par contre, manifestée par le Christ au monde157. Le Fils, lui,
manifeste le Père, et l’Esprit le Fils158. Par ses œuvres, Dieu manifeste
sa bonté159, sa volonté160, sa toute-puissance161, sa beauté et sa
sagesse162 et sa fécondité.
Chez le Christ, tout est manifestation163 dans son existence
terrestre, depuis sa naissance parmi nous jusqu’à sa résurrection. Sa
naissance est manifestée par les anges, puis aux bergers et aux
mages, puis au Temple164. Son amour est exprimé dans son incarna-
tion et sa passion165, alors que sa résurrection l’est à un groupe choisi
d’avance166. Par sa parole et ses actes, le Christ manifeste encore son
humanité et sa divinité167, son excellence168, sa sagesse et sa vertu169
et sa gloire170. Il manifeste qu’il est le Fils de Dieu et que sa doctrine
vient de Dieu171. Le Père manifeste la filiation naturelle du Christ lors

154. IIIa q.61 a.4 ad 1.


155. Ia q.32 a.1 ad 2 ; Ia IIae q.114 a.4 s.c ; IIa IIae q.24 a.12 s.c.
156. Ia q.32 a.1 ad 2.
157. IIa IIae q.2 a.8 ad 2
158. Ia q.43 a.7 ad 6.
159. Ia q.21 a.1 ad 3 ; Ia q.32 a.1 ad 2 ; Ia IIae q.114 a.1 ad 2
160. Ia q.46 a.2.
161. Ia q.25 a.3 et ad 3 ; Ia q.45 a.6 ad 2 ; Ia q.50 a.3 ; Ia q.91 a.1 ad 1 ; Ia q.104
a.4 ad 1 ; Ia IIae q.111 a.4 ; IIa IIae q.30 a.4.
162. Ia q.36 a.2 ; Ia q.67 a.4.
163. J.-P. TORREL signale pour la IIIa pars qu’il « importe de ne pas perdre de
vue que manifestatio est la traduction latine du grec « épiphanie », qui éveille tout
un cortège d’harmoniques scripturaires et liturgiques que le terme plus abstrait
« révélation » n’évoque peut-être pas. » (Le Christ en ses mystères, Tome I, Paris, Des-
clée, 1999, p. 171)
164. IIIa q.36 a.2 ; IIIa q.36 a.3 s.c ; IIIa q.36 a.3 et ad 1 ; IIIa q.36 a.4 ; IIIa q.36 a.5
ad 1 ; IIIa q.36 a.6 s.c.
165. IIIa q.4 a.5 ad 2.
166. IIIa q.55 a.1 et ad 1 ; IIIa q.55 a.3 a.4 a.5 a.6.
167. Ia IIae q.106 a.1 ad 1 ; IIIa q.14 a.1 ad 4 ; IIIa q.39 a.8 ad 3 ; IIIa q.49 a.6 ; IIIa
q.52 a.2 ad 3 ; IIIa q.55 a.6.
168. IIIa q.19 a.3 ad 4.
169. IIIa q.39 a.3 ad 2.
170. IIIa q.45 a.3 ad 1.
171. IIIa q.43 a.1.

70
CHAPITRE 8 – ASSISES THÉORIQUES DU SCHÈME

de son baptême et de sa transfiguration172. Le Christ est venu en ce


monde pour manifester la vérité173. C’est par lui-même, le Christ, que
sa manifestation atteint sa perfection, par comparaison à tous ceux
qui l’ont annoncé et qui ont témoigné de lui174.
Thomas d’Aquin évoque souvent la manifestation de l’Esprit,
en se référant à saint Paul (I Cor XII). Sous cette expression de mani-
festation de l’Esprit, il entend la grâce gratuite (ou charismatique) par
distinction de la grâce dite sanctifiante qui nous unit à Dieu par la
charité175. L’expression manifestation de l’Esprit comprend les dons
divers – tels ceux de la guérison des malades et de la prophétie –,
des biens particuliers donnés aux uns, des signes extérieurs pour
confirmer la foi ou encore des connaissances qui seront utiles à l’en-
seignement176. Il y a cependant une constance dans les textes : ces
réalités sont toujours données pour l’utilité de l’Église et pour une
coopération au salut d’autrui, et elles servent à manifester la grâce
sanctifiante.

2. L’AMOUR ET LA CHARITÉ

Si nous parlons d’assises pour un autre déploiement de la


morale, nous relevons surtout la place qui est faite à l’amour, et le
rôle tellement décisif et unificateur, qui est reconnu à la charité.
L’amour n’est pas une des passions principales du psychisme
humain ; elle est la passion fondamentale, celle qui se retrouve en
toute autre passion, mais sous un visage qui peut la masquer177.
Voilà le point important à retenir en ce qui a trait à l’affectivité
sensible de l’être humain.

172. IIIa q.45 a.4.


173. IIIa q 40 a.1.
174. IIIa q.36 a.4 ad 1.
175. Ia IIae q.111 a.1.
176. Ia q.43 a.3 ad 4 ; Ia q.43 a.7 ad 6 ; Ia IIae q. 68 a.3 ad 3 ; Ia IIae q.111 a.1 ;
IIa IIae q.1 a.7 ad 3 ; IIa IIae q.63 a.2 ; IIa IIae q.171 a.1 ; IIa IIae q.172 a.4 ; IIa IIae q.176
a.1 ad 1 ; IIIa q.27 a.6.
177. Ia q.20 a.1 ; Ia IIae q.25 a.2 et 3 ; q.27 a.4 ; q.56 a.3 ad 1 ; q.65 a.1 ad 3, etc.
– « cujulibet affectionis est amor principium » (Expositio super Job I, 439-440 ; Ia q.20
a.1 ; Ia IIae q.26 a.1 ad 2 et a.2 ad 1 ; q.27 a.4 ; q.28 a.6 ad 2, etc.).

71
DEUXIÈME PARTIE – AUTRE LECTURE DU TEMPS ET DE L’HISTOIRE, AUTRE MORALE

Sur le plan de l’affectivité spirituelle, Thomas d’Aquin recon-


naît à la volonté, dont l’amour est l’acte principal, un objet tel que
sous lui se retrouvent tous les objets particuliers des diverses puis-
sances et facultés, et même le bien de tout l’être humain178. À cause
de l’amplitude de son objet formel – le bien comme tel et sans limi-
tation – la volonté porte le désir de tout ce qui est dans l’homme et
même le désir de l’homme comme totalité.
Ajoutons que l’amour spirituel est présent en toute vertu
morale179. Si la vertu comporte une discipline, une rectification de
l’appétit sensible180 vis-à-vis des biens qui entraînent spontanément
chez lui une réponse non proportionnée à leur qualité de bien, c’est
que la vertu porte en elle-même un quelque chose de plus premier,
un amour spirituel de l’agir bon et équilibré181. C’est aussi qu’elle
s’exprime dans l’affectivité sensible en maîtrisant celle-ci, en la
transformant même182.
Quant à l’amitié véritable, naissant chez des êtres épris du vrai
bien, elle est le beau fleuron des relations interpersonnelles : elle
crée entre les amis une communauté de valeurs, de partage et de
vie. Thomas d’Aquin n’hésite pas à l’appliquer à nos relations avec
Dieu et avec notre prochain pour caractériser la charité.

Complacentia boni et intentio boni

Avant de poursuivre avec la charité, il importe de rappeler


l’étude très documentée de Frederick Crowe, récemment rééditée183.
L’auteur établit avec justesse qu’il y a chez Thomas d’Aquin non pas

178. Ia IIae q.10 a.1.


179. « […] quae ex amore fiunt, et firmiter et prompte et delectabiliter fiunt.
Ad virtutem requiritur amor boni ad quod virtus operatur. » (De caritate a.2).
180. « […] virtus dicitur ordo vel ordinatio amoris, sicut id ad quod est virtus :
per virtutem ordinatur amor in nobis. » (Ia IIae q.55 a.1 ad 4).
181.  Pour Thomas d’Aquin, à la suite d’Augustin, toute vertu prise au sens
absolu est un amour. Quant à la vertu intellectuelle, si elle n’est pas purement et
simplement un amour, elle dépend en quelque manière de l’amour, dans la mesure
où elle dépend de la volonté (Ia IIae q.56 a.3 ad 1) dont la première affection est
l’amour (Ia IIae q.25 a.1, a.2, a.3 ; q.27 a.4).
182. « Appetitivus sensitivus se habet ad voluntatem, quae est appetitus ra-
tionis, sicut motus ab ea. Et ideo opus appetitivae virtutis consummatur in appetitu
sensitivo. » (Ia IIae q.56 a.5 ad 1)
183. « Complacentia and concern in the thought of St. Thomas », dans Three
Thomist Studies. Toronto, 2000, p. 71-187.

72
CHAPITRE 8 – ASSISES THÉORIQUES DU SCHÈME

un seul acte de l’amour mais bien deux184, qu’il situe dans le cadre
des deux voies185.
L’un de ces actes se situe comme au terme de la via receptionis,
c’est-à-dire de la voie selon laquelle l’affectivité reçoit de l’intelli-
gence son objet : l’amour est ici une complacentia boni, une
complaisance, une connaturalité, une harmonie avec l’objet
connu186. L’autre acte est le principe de la via motionis, c’est-à-dire de
la voie selon laquelle l’affectivité se meut et meut toute chose vers
un bien : l’amour est ici une intentio boni, c’est-à-dire l’acte de se
porter vers l’objet aimé187.
Pour Crowe, il est évident que la complacentia boni précède et
soutient l’intentio boni. En d’autres mots, l’amour affectif vient tout
naturellement avant l’amour effectif. Sur le plan des textes, si cette
complacentia boni est présente dans le traité des passions de l’âme
humaine188, elle l’est beaucoup moins par la suite : sur le plan de la
charité, c’est le terme amitié qui l’exprime et ce sont ses objets qui
occupent la scène189.
Chez Thomas d’Aquin, ces deux actes – celui de la complace-
netia boni et celui de l’intentio boni – ne sont pas intégrés dans une
théorie d’ensemble. Il en résulte un certain flottement dans sa
pensée.
Nous comprenons mieux maintenant que le rôle de la charité
vis-à-vis des autres vertus – elle est leur racine et leur mère190, leur

184. Op. cit., p. 75-78.


185. Op. cit., p. 81 ss.
186. Op.cit., p. 96 s.
187. Op. cit., p. 91 s.
188. « […] Ipsa autem aptitudo sive proportio appetitus ad bonum est amor,
qui nihil aliud est quam complacentia boni ; motus autem ad bonum est deside-
rium vel concupiscentia ; quies autem in bono est gaudium vel delectatio. » (Ia IIae
q.25 a.2) – Voir aussi Ia IIae q.26 a.1 et 2.
189. Ia IIae q.65 a.5 ; q.66 a.6 ad 2 ; IIa IIae q.23 a.1 ; q.24 a. 2. – Voir Crowe, op.
cit, p. 108. 
190. Ia IIae q.62 a.4 ; q.65 a.5 ad 2 ; q.71 a.4 ; q.84 a.1 ad 1 ; IIa IIae q.23 a.8 ad
2 et 3 ; q.139 a.2 ad 2 ; q.186 a.7 ad 1. – Elle est dite également le moteur de toutes
les vertus : De caritate a.3 et 4.

73
DEUXIÈME PARTIE – AUTRE LECTURE DU TEMPS ET DE L’HISTOIRE, AUTRE MORALE

forme et leur perfection191, incluant la foi et l’espérance192 – se


rattache explicitement chez elle à l’intentio boni, celle d’un être en
quête de sa béatitude auprès de Dieu. Pour autant, la complacentia
boni n’est pas écartée, elle est présupposée, tout en demeurant à
l’arrière-plan.

3. AMOUR ET CHARITÉ : DES RÉALITÉS PREMIÈRES,


ENGLOBANTES ET UNIFIANTES

À ce point de notre démarche, il est aisé de saisir comment


nous avons dans l’amour et dans la charité les assises idéales tout
autant pour l’autre morale que pour celle que nous connaissons
chez Thomas d’Aquin. Quand on assigne à l’amour et à la charité
une telle place, première et fondamentale, dans l’être de l’homme
et dans sa participation à Dieu, quand on leur reconnaît une telle
influence et une telle action, englobantes et décisives193, il s’ensuit
que les autres réalités morales en deviennent, de manière directe
ou indirecte, leur manifestation.
Cette lecture de la vie humaine et chrétienne sera d’autant
plus facilement accueillie que nous verrons dans l’amour et dans la
charité tout d’abord une complacentia, une excellence (une vertu)
nous permettant d’être affectivement en harmonie, en connaturalité
avec le bien, et surtout avec le bien suprême et absolu. De cette
complacentia première jaillit l’amour comme mouvement vers le
bien mais aussi ses autres expressions. De sorte que tous les actes et
les gestes de charité, tous ceux qu’on attribue à l’amitié, viennent de
cette excellence première comme étant ses manifestations directes.
De même et de manière indirecte cette fois, tous les actes et les

191. « Dans les actes de toutes les vertus est formel ce qui est de la part de la chari-
té et pour autant elle est dite la forme de toutes les vertus, c’est-à-dire que tous les actes
de toutes les vertus sont ordonnés vers le bien suprême aimé. » (De caritate a.3 ; voir Sum-
ma theologiae Ia IIae q.62 a.4 ; IIa IIae q.4 a.3 ; q.23, a. 8 ; q.24 a.12 ad 4.)
192. Tous les préceptes moraux se fondent dans sa loi (IIIa q.47 a.2 ad 1). La
charité est la perfection de la vie spirituelle (IIa IIae q.184 a.1 et 3) ce qui par excel-
lence rapproche le viator de son but (IIa IIae q.24 a.4).
193. Chez Thomas d’Aquin, la façon habituelle de traduire l’influence et l’ac-
tion de la charité, c’est d’affirmer qu’elle peut se servir de tout autre vertu en im-
pérant leurs actes pour les ordonner à sa propre fin, qui est fin ultime. Sur les actes
impérés et sur des questions connexes, voir note à la fin de ce chapitre.

74
CHAPITRE 8 – ASSISES THÉORIQUES DU SCHÈME

gestes relevant d’autres excellences (vertus) seront imprégnés de


cet amour et de cette charité, qu’ils traduiront dans des rapports
particuliers et dans des circonstances diverses.
Jusqu’ici, nous sommes demeurés sur le plan théorique. Sur le
plan de la vie concrète, l’unité existentielle autour de la charité et à
partir d’elle est le fruit, comme tout idéal unifiant une vie, d’un déve-
loppement et d’un dépassement. Cette unité existentielle est un
point d’arrivée, non de départ.

Note sur les actes impérés et sur des questions connexes

Si la doctrine des actes impérés par la charité est très souvent


rappelée, Thomas d’Aquin n’est cependant pas absolument constant
à s’y référer. Des expressions comme les suivantes : – « ex amore
aliquis redditur promptus ad serviendum amico » (IIa IIae q.82 a.2 ad
2) ; – « actus a caritate procedens potest etiam ad aliam virtutem
specialem pertinere » (IIIa q.85 a.2 ad1) ; – « actus poenitentiae virtutis
est contra peccatum ex amore Dei » (IIIa q.85 a.6) ; – « ut omnia exte-
riora nostra, verba et opera ex divina caritate deriventur » (De
perfectione spiritualis vitae, c. 6), semblent impliquer une action
spontanée de la part de la charité, une causalité directe, beaucoup
plus qu’un acte impéré ou commandé. L’expérience et l’observation
nous indiquent bien qu’il y a une différence entre les actes qui jail-
lissent d’un amour et les actes que l’on s’impose à soi-même à partir
d’un amour ou commandés par lui.
À la question de savoir si une vertu peut se trouver dans plusieurs
puissances, Thomas d’Aquin répond que ce n’est pas possible à titre
d’égalité, mais suivant un certain ordre. Il ajoute : « Ita quod in una sit
principaliter, et se extendat ad alias per modum diffusionis, vel per
modum dispositionis ; secundum quod una potentia movetur ab
alia, et secundum quod una potentia accipit ab alia. » (Ia IIae q.56
a.2). Retenons l’idée de diffusion, qui doit s’appliquer à titre éminent
à la vertu de charité, même si cette idée de diffusion est suivie par
celle d’une puissance qui est mue par une autre ; cette idée de diffu-
sion corrige une impression de séparation et d’extériorité de la
charité par rapport à ce qu’on dit qu’elle impère ou commande. –
« Caritas autem qua nos Deum diligimus, dicitur in cordibus nostris
diffusa, id est quia ad omnes mores et actus animae perficiendos se
extendit. »
(Commentaire de l’Épitre aux Romains 5,5, n. 392. Paris, Cerf, 1999)

75
DEUXIÈME PARTIE – AUTRE LECTURE DU TEMPS ET DE L’HISTOIRE, AUTRE MORALE

Dans la même ligne, rappelons que l’information (ce qui donne une
forme, une perfection) par la charité des autres vertus et de leurs
actes ajoute à ceux-ci ; la foi demeure cependant la foi lorsqu’elle
devient une foi formée, selon l’expression technique. S’il y a influence
et action de la charité, la foi s’en trouve enrichie, comme porteuse
des richesses de la charité. La transformation est telle que Thomas
d’Aquin parle d’une forme apportée à une matière et la pénétrant.
Voir Ia IIae q.18 a.6 ; IIa IIae q.110 a.1. – « […] la fin communique à la
vertu sa forme. Ainsi jeûner pour Dieu, c’est faire d’un acte de tempé-
rance la matière d’un acte de religion. Cela est vrai non seulement de
tout acte mais des vertus elles-mêmes, reprises dans leur fond par
cet engagement à l’intérieur de la charité. Beaucoup de vertus
peuvent en impérer d’autres, seule la charité peut les impérer toutes.
Et elle le doit pour que chaque vertu, ordonnée à la fin ultime, puisse
être vraiment et intégralement vertu. » (Somme de théologie, Les
Éditions du Cerf, note sur IIa IIae q.23 a.8 ad 1). – Voir également Ia
IIae q.18 a.7 et IIa IIae q.11 a.1 ad 2.
Résumons. D’une part, des expressions chez Thomas d’Aquin
semblent oublier la théorie des actes impérés au profit d’une action
directe de la charité sur des agirs. D’autre part, une diffusion de la
charité et une transformation par la charité des autres vertus et de
leurs actes indiquent une présence qui compénètre et enrichit. Ne
faudrait-il pas concevoir l’influence et l’action de la charité d’une
autre manière que par celle des actes commandés, impérés, avec l’ex-
tériorité qui lui est associée ? Ou encore, est-ce que la nette distinction
entre la charité et les autres vertus ne tend pas à s’estomper quand
une vie s’unifie dans un amour profond ?

76
CHAPITRE 9

Pour l’insertion de l’autre morale

L ’autre morale n’est pas que rêvée, elle trouve ses formules et ses
appuis chez Thomas d’Aquin. Elle se présente comme une manifes-
tation de la vie et de l’amour que Dieu met et diffuse en nos êtres, et qui
se développent vers leur plénitude auprès de Dieu en s’exprimant et en
s’engageant ici-bas. Si cette manifestation est une en sa source de vie et
d’amour, et si elle est diverse en ses expressions, c’est sans doute son
pôle d’unité qui l’emporte et nous retient. La perspective est plus
franchement holistique.
Deux points dans la pensée de Thomas d’Aquin appellent des
correctifs si nous voulons que cette autre morale y trouve toute sa
place et s’y insère le plus harmonieusement possible.
Chez Thomas d’Aquin, nous sommes mis en présence d’un
découpage de l’agir humain et chrétien, de son fractionnement en
diverses unités correspondant à autant d’éléments de l’agir ou de
domaines engagés. Il y a là, nous semble-t-il, un excès qui agace
aujourd’hui. Ce malaise s’accroît quand l’action de l’amour et de la
charité nous est présentée sous la forme de commandements et d’or-
dinations (même au sens figuré) vis-à-vis de ces diverses unités d’agir.
L’autre point touche à la vertu, à son intentionnalité première :
la vertu est-elle immédiatement orientée à un agir et à son choix
délibéré, ou n’est-elle pas plutôt un type de présence à un bien, à
une personne, d’où suivra un agir conséquent ? Qu’est-ce qui la
définit premièrement, une intentio boni (un amour effectif du bien)
ou une complacentia boni (un amour affectif du bien, d’une
personne). La question est loin d’être futile, comme nous le souli-
gnerons pour la charité, et plus globalement pour l’aspect théologal,
pour les vertus de religion et de justice.

77
DEUXIÈME PARTIE – AUTRE LECTURE DU TEMPS ET DE L’HISTOIRE, AUTRE MORALE

1. DÉCOUPAGE DE L’AGIR EN DIVERSES UNITÉS

Le découpage de l’agir en diverses unités est traditionnel et


n’est pas une création de Thomas d’Aquin. Il correspond à une
approche analytique déjà présente chez Aristote, une approche qui
part des facultés distinctes, de leurs habitus et vertus, spécifiés par
des actes et des objets. Mais cette approche n’est pas la seule
possible. À son opposé, nous avons une autre lecture, une approche
concrète par l’unité du sujet : ce n’est plus de l’intelligence et de la
volonté dont il est question, mais du sujet, de la personne qui
comprend, qui veut et aime. Ces deux approches ont leurs avan-
tages et leurs limites qu’il faut reconnaître.
L’approche analytique distingue et spécifie avec netteté, mais
elle le fait en isolant et en détachant ce qui dans la réalité, surtout
spirituelle, est intimement compénétré. Sa limite, c’est qu’elle ne
réussit pas à bien rendre compte comment des facultés ainsi sépa-
rées interagissent, s’incluent mutuellement et se transforment,
sinon par une sorte de jeu subtil d’actes de l’une à l’autre.
L’autre approche, dite concrète, réussit beaucoup mieux sur ce
dernier plan. Elle fait comprendre que c’est le même sujet qui dans
son esprit est à la fois pénétré du désir de connaître et transformé
par des valeurs. Il peut alors tout naturellement poser un regard
d’amour. Cette approche peut cependant avoir la faiblesse de tout
confondre faute de distinguer.
Ces deux approches sont faites pour se compléter et se corriger
mutuellement. Thomas d’Aquin privilégie l’approche analytique,
mais nous trouvons chez lui des réflexions qui appartiennent à une
approche concrète. Ajoutons que ces deux approches sont comme
deux lectures d’un même réel, mais qu’elles se situent à des niveaux
différents : l’approche analytique s’articule sur le plan plus immédiat
des actes simples et des facultés (et pouvoirs), c’est-à-dire sur le
plan de leur diversité manifeste, tandis que l’approche concrète va
au cœur de l’être, à sa source, aux actes unifiés qui en jaillissent. Sur
le plan intermédiaire de ces niveaux, les deux approches se
rencontrent d’une certaine manière lorsqu’elles observent, par
exemple, qu’un même acte – disons un regard de tendresse – peut
être attribué à la fois à deux facultés, soit celle de la connaissance,

78
CHAPITRE 9 – POUR L’INSERTION DE L’AUTRE MORALE

soit celle de l’amour, tant ce qui relève de l’une d’elles se trouve


alors dans l’acte de l’autre.
Le découpage en diverses unités d’agir correspond non moins
au temps de l’éducation et de la croissance humaines : nous
commençons d’abord par ce qui nous est le plus extérieur et le plus
simple, puis nous progressons vers des agirs plus complexes, venant
davantage du sujet et s’enracinant en lui. Si nous nous formons
d’abord à bien répondre à des unités particulières d’agir, nous n’en
restons pas là ; d’étape en étape, nos vies et nos agirs tendent à
s’unifier autour d’un idéal et de ce qui le porte dans nos cœurs.
Soulignons que la perspective du découpage n’est pas celle de l’uni-
fication, et que les deux approches nous sont pourtant nécessaires,
en correspondant à des temps différents.
Enfin, le découpage dont nous parlons correspond tout autant
à la présentation de la vie humaine et de la vie chrétienne qui nous
est faite. Pour souligner leur richesse et leur complexité, pour
permettre aux chrétiens de bien se les approprier, des théologies et
des catéchèses nous font faire le tour des domaines de la vie
humaine et de la vie chrétienne, de leurs plans et de leurs diverses
relations.
Ces remarques sur le découpage soulignent des contextes
d’appartenance et des limites. Il ne s’agit pas d’écarter tout décou-
page mais de savoir le situer dans une perspective plus riche qui
engage l’unité dans une vie et la même inspiration.

2. L’INTENTIONNALITÉ PREMIÈRE DE LA VERTU

Un autre correctif s’impose au niveau de la vertu, ou à tout le


moins une clarification. À la suite d’Aristote et d’une longue tradi-
tion, Thomas d’Aquin définit la vertu comme un état habituel qui à
la fois perfectionne son sujet (ici une puissance) et rend bonne son
œuvre194. Si le perfectionnement apporté par la vertu est double, il
trouve cependant son unité en relation à un agir, car la puissance ici
perfectionnée est relative à un agir : elle est une puissance active195.

194. Ia IIae q.56 a.3 et 6.


195. « … finis autem virtutis, cum sit habitus operativus, est ipsa operatio. »
(Ia IIae q.55 a.4). Voir aussi : Ia IIae q.49 a.3 et ad 3 ; q.49 a.4 ; q.55 a.1, 2 et 3 ; q.56, a.1)

79
DEUXIÈME PARTIE – AUTRE LECTURE DU TEMPS ET DE L’HISTOIRE, AUTRE MORALE

Telle quelle, dans sa généralité, la conception de la vertu pose


un problème relativement aux vertus supérieures, celles qui
engagent directement un rapport à des personnes : pensons ici aux
vertus théologales, aux vertus de justice et de religion. Est-ce que la
vertu se rapporte d’abord à un agir196 ? N’est-elle pas plutôt une
présence affective à des biens, et dans le cas des vertus supérieures,
à des personnes ? Cette complacentia sera ensuite principe d’un agir
qui lui correspondra : elle se fera intentio boni, quête d’une attitude
équilibrée ou recherche d’un bien pour la personne.
Si la difficulté demeure voilée, et disons-le sans conséquence
sur la plupart des vertus morales, il n’en est plus de même en ce qui
concerne des vertus supérieures, à savoir les vertus théologales et
les vertus de justice et de religion. Les vertus théologales ont
nommément Dieu comme objet et comme fin, au titre cependant
de vérité première et de bien suprême de notre béatitude. Avant
d’être un agir et son choix, ces vertus ne sont-elles pas présences à
Dieu, présences contemplatives et affectives ? Comment pour-
rait-on les définir tout d’abord par un agir, par une œuvre ? La
précision revêt une importance décisive pour une morale de la
manifestation de l’amour et de la charité.

196. Pour Aristote, voir notre étude, L’Éthique dans le projet moral d’Aristote,
p. 525-533 et 542-545.

80
Troisième partie
Comparaisons entre les deux morales
CHAPITRE 10

Comparaisons globales
entre les deux morales

À distance que nous sommes de Thomas d’Aquin par le temps,


nous pouvons facilement nous méprendre sur sa personne et sur
son œuvre. Comme s’il était un solitaire vivant hors du monde, un
penseur isolé en sa cellule ayant à sa portée les meilleurs instruments
de l’époque ! Et encore, comme s’il n’était pressé par rien et avait tout le
temps nécessaire pour parfaire et reprendre ses œuvres ! Rien n’est plus
faux. Qu’il nous suffise de citer l’un de ses meilleurs biographes
d’aujourd’hui.
« Celui qu’on a trop souvent présenté comme un penseur intemporel
était bien situé dans un temps et dans un espace déterminés, sous le
signe de contingences historiques précises. Ballotté par l’obéissance
religieuse sur les routes d’Europe – de Naples à Cologne, en passant
par Paris, puis de Cologne à Rome après un nouveau séjour à Paris et
un autre à Orvieto, il a dû une troisième fois revenir à Paris avant de
retourner à Naples –, il lui a fallu travailler dans la hâte, tiraillé par
mille tâches diverses, et laisser un bon nombre inachevées. Sa
recherche de la Vérité éternelle, à l’école d’à peu près tous les philo-
sophes et théologiens connus de son temps dont il a inlassablement
scruté et commenté les œuvres, s’est donc accomplie sous le signe
de l’urgence et de la précarité197. »

Dès lors, il n’est pas étonnant qu’ayant travaillé vite il n’ait pas
eu le temps de tout parfaire et que, dans la Somme, des éléments
demeurent non harmonisés à l’ensemble198, ou encore juxtaposés,
tels les deux modèles du mérite. Pas étonnant non plus qu’il ait
puisé chez Aristote le schème alors disponible qui lui permettait

197. Jean-Pierre TORRELL, Initiation à saint Thomas d’Aquin, 2e édition, Paris,


Cerf, 2002, p. xii-xiii.
198. F. CROWE cite la distinction fondamentale entre la complacentia boni et
l’intentio boni, entre l’amour affectif et l’amour effectif, qui ne joue aucun rôle dans
le traité de la béatitude. (op. cit, p. 108)

83
TROISIÈME PARTIE – COMPARAISONS ENTRE LES DEUX MORALES

d’organiser son ensemble moral, sans s’interroger sur la valeur et la


pertinence de ce schème. Aussi génial fût-il, Thomas d’Aquin ne
pouvait pas, non plus, prévoir des siècles à l’avance ce que serait
notre rapport au temps aujourd’hui.
Après avoir présenté l’une et l’autre morale, nous aimerions ici
les comparer sur leur schème organisateur en regard de nos lectures
du temps et de l’histoire humaine. Nous le ferons tout d’abord de
manière globale, puis autour de points majeurs. Ce sera une
autre manière de saisir leur différence. Car l’autre morale, celle de la
manifestation, n’est pas un simple habillage sans un apport de pers-
pectives nouvelles.

1. LE SCHÈME MOYENS-FIN COMME SCHÈME ORGANISATEUR

Il suffit de relire dans la Somme les introductions aux divers


traités de la seconde partie pour visualiser comment la démarche
emprunte à l’Éthique d’Aristote. Elle lui doit son schème organisa-
teur et sa démarche d’analyse, qu’Aristote importait du monde des
arts et techniques199. L’ensemble nous donne de fait un chef d’œuvre
d’organisation et de structuration, qui cache cependant des pièges.

1.1 Note sur les termes employés

Avant d’aller plus loin, nous nous devons ici d’ajouter une note
lexicographique. Lorsque Thomas d’Aquin nous indique suivant
quelle structuration s’organise sa morale – le mouvement de l’être
humain vers Dieu –, il emploie deux termes : l’un, celui de finis (fin),
va de soi ; l’autre, celui des ea per quae (moyens), pose une certaine
difficulté. Il importe de nous y arrêter.
Dans le Prologue à la la IIae, il écrit :
« Ce que nous avons d’abord à considérer, c’est la fin ultime de la vie
humaine. On devra se demander ensuite par quels moyens l’homme
parvient à cette fin ou s’en détourne ; car c’est d’après la fin qu’on doit
se faire une idée des moyens qui y conduisent200. »

199. L’Éthique dans le projet moral d’Aristote, p. 491-538.


200. Prologue, Ia IIae.

84
CHAPITRE 10 – COMPARAISONS GLOBALES ENTRE LES DEUX MORALES

À la question 5, a. 7, il ajoute :
« […] puisque la béatitude dépasse toute la nature créée, une simple
créature ne peut logiquement obtenir la béatitude sans le mouve-
ment de l’activité par laquelle cette créature y tend. […] Quant aux
hommes, ils l’obtiennent par de multiples mouvements d’activité
qu’on appelle mérites201. »

Et encore, à l’Introduction de la question 6 :


« […] Puisque certains actes sont nécessaires pour parvenir à la
béatitude, il faut étudier maintenant les actes humains, pour savoir
quels sont ceux qui nous la font atteindre et ceux qui nous en inter-
disent l’accès202. »

Thomas d’Aquin précise sa locution ea per quae par de


multiples actes (multis motibus operationum) par lesquels on
parvient à la béatitude (quibus actibus perveniatur ad beati-tudinem).
Par ailleurs, faut-il le rappeler, Thomas d’Aquin n’a d’autre cadre que
celui de la fin (finis) et des réalités qui nous y conduisent (ea quae
sunt ad finem), ces dernières étant objets d’élection lorsqu’elles sont
au pouvoir de l’homme203. C’est ainsi que se recoupent les deux
locutions ea per quae et ea quae sunt ad finem.
Les termes medium et media se trouvent également dans la
Somme de théologie. Leur emploi le plus fréquent, et sans doute
premier, nous renvoie à un quelconque mouvement : c’est alors son
étape intermédiaire204. Le medium ainsi entendu permet le passage
d’un point A vers un point C par le point B (à noter, dans les textes
cités, l’emploi de la préposition per et des verbes pertransire et
pertingere)205. Tout mouvement peut alors avoir deux termes, inter-
médiaire et ultime, et deux fins, dites prochaine et ultime ; l’un des

201. Ia IIae q.5 a.7.


202. Ia IIae q.6, Introduction.
203. Ia IIae q.12 a 4 ad 3. – TORRELL, dans son Initiation à saint Thomas d’Aquin
(Cerf, 2002), n’hésite pas à traduire les ea per quae par moyens, tout en reconnais-
sant que cette catégorie de moyens est vaste et qu’elle s’étend sur deux volumes
de la Somme (p. 217) et qu’elle ne s’identifie pas au simple pur moyen (Saint Thomas
d’Aquin, maître spirituel, Cerf, 1996, p. 106).
204. Ia IIae q.8 a.2) – D’une manière complémentaire, voir Ia IIae q.8 a.3 ad 3.
205. « […] In motu autem potest accipi terminus dupliciter, uno modo, ipse
terminus ultimus, in quo quiescitur, qui est terminus totius motus ; alio modo, ali-
quod medium, quod est principium unius partis motus, et finis vel terminus alte-
rius. » (Ia IIae q.12 a.2)

85
TROISIÈME PARTIE – COMPARAISONS ENTRE LES DEUX MORALES

termes ou l’une des fins sert de principe à l’autre terme ou à l’autre


fin206. Thomas d’Aquin fait alors une équivalence entre les réalités
voulues pour la fin (ea quae sunt ad finem), que nous appelons
moyens, et ces intermédiaires (sunt quaedam media per quae perve-
nitur ad finem sicut ad terminum) par lesquels nous parvenons à la
fin comme au terme207.
Très proche de ce sens d’intermédiaire208, nous avons celui
d’instrument et de procédé. Très proche, parce que l’instrument et
le procédé sont aussi des intermédiaires, moins au sens physique du
mouvement local qu’au sens figuré du ce par quoi nous atteignons
les fins cherchées209.

1.2 Deux lectures du schème organisateur moyens-fin

Le retour de l’homme à son créateur, formant la deuxième


partie de la Somme, se prête à deux lectures quant à son schème
organisateur. L’une nous livre le dessein de Dieu pour l’homme ; elle
nous dit quelle fin Dieu dans sa bonté lui propose et par quels
moyens (méritoires) l’homme pourra, par grâce, y arriver. Cette
lecture est objective ; elle est extérieure à toute implication de
l’homme ; elle nous dit simplement le plan d’amour de Dieu pour sa
créature.
Cette lecture en appelle immédiatement une autre. Dieu veut
que ce dessein soit connu de l’homme, qu’il se l’approprie et le fasse
sien. L’homme est ici impliqué dans sa vie, dans sa conscience et sa
liberté, comme nous le dit de manière merveilleuse et concise le

206. « […] Et si quidem ad invicem fuerint ordinata, manifestum est ex prae-


missis quod homo potest simul multa intendere. Est enim intentio non solum finis
ultimi, ut dictum est, sed etiam finis medii. Simul autem intendit aliquis et finem
proximum, et ultimum ; sicut confectionem medicinae, et sanitatem. » (Ia IIae q.12
a.3)
207. Voir notes précédentes.
208. Intermédiaire (medium) aussi de l’habitus entre la puissance et l’acte (Ia
IIae q.71 a.3 et IIIa q.11 a.5). Intermédiaire encore dans les degrés (Ia IIae q.70 a.3
ad 2).
209. « […] lex humana inducit homines ex temporalibus praemiis vel poe-
nis per homines inducendis, lex vero divina ex praemiis vel poenis exhibendis per
Deum. Et in hoc procedit per media altiora. » (Ia IIae q.99 a.6 ad 2)

86
CHAPITRE 10 – COMPARAISONS GLOBALES ENTRE LES DEUX MORALES

Prologue à la deuxième partie de la Somme. Cette lecture est immé-


diatement morale.
Si nous avions à appuyer cette dernière lecture comme étant
celle que nous propose Thomas d’Aquin, nous pourrions faire réfé-
rence à son traité des actes humains ou retourner à son commentaire
sur Job, dont voici le texte.
« À ceux qui tendent vers une fin, trois choses sont nécessaires :
d’abord qu’ils ne mettent leur cœur en rien d’autre qui puisse les
retarder de la fin, mais qu’ils se hâtent à l’atteindre […]. Ensuite, pour
tendre vers une fin, il faut employer les moyens à cette fin, comme
celui qui veut guérir doit utiliser les médicaments qui le guérissent,
ainsi celui qui veut parvenir au vrai bien doit acquérir les vertus par
lesquelles il peut l’obtenir […]. Enfin il y a l’obtention de la fin210. » (trad.
Kreit)

La lecture morale soulève une question. Si les actes nous


orientant à notre fin ultime doivent être choisis et voulus pour cette
fin, n’y-a-t-il pas le danger de motiver nos actes de charité en vue de
notre propre béatitude, de vouloir ces actes parce qu’ils sont méri-
toires auprès de Dieu de notre bonheur ? Un tel agir ne signifierait-il
pas une charité moindre et un mérite moindre qu’un agir motivé
par l’amour de Dieu211 ? Une telle pratique représenterait une posi-
tion appauvrie, comme d’agir pour gagner son ciel, mais il en est
d’autres plus heureuses, comme d’accomplir des actes de charité
par amour de Dieu, tout en sachant qu’ils ont valeur de mérite.
Cette même question connaît une variante. Comment un
même acte peut-il être voulu pour lui-même et voulu parce qu’il
oriente à une fin ? L’acte de charité, comme tous les actes de vertus,
ne vaut-il pas par lui-même ? N’est-il pas sa propre fin ? Cette diffi-
culté se trouvait déjà chez Aristote pour l’acte vertueux.

1.3 Remarques sur le schème organisateur moyens-fin

Chez Thomas d’Aquin, on peut parler du schème moyens-fin


comme étant son schème organisateur d’ensemble. Ce schème a sa
logique et ses limites. Lorsqu’il est appliqué à la vie humaine et

210. Expositio super Job IX, lignes 593-630.


211.  « …quod Deus diligatur propter seipsum non diminuit meritum, sed
hoc constituit totam meriti rationem. » (IIa IIae q.27 a.8 ad 2)

87
TROISIÈME PARTIE – COMPARAISONS ENTRE LES DEUX MORALES

chrétienne pour l’organiser en vue de la béatitude à obtenir, et sous


la mouvance de la charité qui nous y ordonne, sa logique offre peu
de jeu et de latitude212. Comment va-t-on considérer le temps et la
vie terrestre ? Quelle place sera faite aux désirs et aux espoirs
humains ? Quel intérêt recevront la cité terrestre et sa construction ?
Aucune de ces réalités n’est la béatitude de l’homme dans la
rencontre de Dieu et aucune n’est l’objet et la fin de la charité : elles
sont donc à situer dans la poursuite chez l’homme de sa béatitude
auprès de Dieu, et elles ne sont à retenir et à rechercher que dans la
mesure où elles favorisent cette quête du bonheur surnaturel, à titre
de moyens ou d’instruments, au mieux de chemins vers lui213. Ainsi,
si la vie religieuse et les vœux qui lui sont associés représentent une
perfection de la charité, c’est qu’ils écartent toute occupation et
tout investissement du cœur et de l’esprit qui distrairaient de l’union
à Dieu et la priveraient d’être plus intense.
Dans la perspective de ce schème organisateur, comment
pourrions-nous caractériser la vie humaine et chrétienne dans son
ensemble ? Ne dirions-nous pas qu’elle serait une vaste ascèse,
qu’elle se définirait comme une montée où ne compterait que le seul
but à atteindre, mieux à recevoir comme récompense du service de
la charité ici-bas ? En même temps, faut-il ajouter, cette vie humaine
et chrétienne présenterait le visage d’une discipline et d’une rectifi-
cation des désirs chez des êtres qui ont d’abord un contact avec des
réalités sensibles, plus immédiates à leur affectivité.
Ce que nous pourrions définir et caractériser de la sorte
c­ orrespondrait à la stricte logique d’un schème d’intelligence et
d’articulation lorsqu’il serait devenu le cadre intégrateur de la vie
humaine et chrétienne en vue de la béatitude, et sous la mouvance

212. Poser qu’il y a des fins intermédiaires ou des fins secondes ne règle rien :
ou bien on juxtapose ces fins à la première, sans les lier à celle-ci de quelque ma-
nière, ou bien on les subordonne, ce qui ramène au schème moyens-fin. Sur le plan
de la motivation et de la valeur, il n’est pas toujours facile de poursuivre à titre de fin
en soi une action qui vaut par elle-même sans en faire un moyen. D’où le raccourci,
en morale : bien agir pour obtenir la récompense finale.
213. Les vertus théologales portent sur Dieu ; à ce titre elles ne comportent
aucune mesure et ne sont susceptibles d’aucun excès, sauf dans les actes exté-
rieurs (Ia IIae q.64 a.4 ; IIa IIae q.27 a.6 et ad 3 ; q.44 a.4 ; q.184 a.3 ; Commentaire
de l’Épitre aux Romains n. 974). Par contre, tout ce qui est ordonné à la fin comme
moyen ou instrument n’est bon qu’en relation à la fin (IIa IIae q.23 a.7) et comporte
une mesure (IIa IIae q.152 a.2).

88
CHAPITRE 10 – COMPARAISONS GLOBALES ENTRE LES DEUX MORALES

de la charité. La question qui se poserait ici : retrouverait-on Thomas


d’Aquin dans ces propos et dans ces vues ? Son réalisme, son regard
positif sur la création et sur l’être humain, et par-dessus tout son
émerveillement devant la bonté et la générosité de Dieu, l’écarte-
raient sans doute d’une telle ordination « tricotée serrée », pour
employer une expression de chez nous. Il semblerait que le sens
qu’il a de l’homme et de Dieu pourrait trouver une meilleure expres-
sion que celle que nous venons de présenter dans la pure logique
du schème organisateur moyens-fin.
Le schème moyens-fin relève du domaine du faire et des
diverses technai (arts et techniques) qui lui sont liées. C’est là qu’il
trouve son application la plus juste parce qu’il est tiré de ce domaine
et de la pratique des technai : il leur est parfaitement adapté. Sans
inconvénients, il peut alors mettre en lien des réalités qui sont exté-
rieures les unes aux autres et les coordonner, suivant des rapports
d’instrumentalité et d’utilité, au service d’une œuvre à réaliser, d’un
résultat à obtenir. Tant chez Aristote que chez Thomas d’Aquin, les
exemples les plus fréquents de l’emploi de ce schème sont évidem-
ment ceux qui se rapportent aux activités du médecin et de
l’architecte ; l’un et l’autre cherchent dans des réalités et des gestes
les moyens nécessaires pour les articuler à leur fin.
Ajoutons ici que ce schème de moyens-fin, en plus d’être un
schème d’intelligence et de mise en lien des réalités, est aussi un
schème de valeur et de motivation : ce qui n’est pas la fin, mais qui
s’intègre à sa poursuite, tend à n’avoir de valeur que dans son
rapport à la fin, et à n’être voulu et choisi que pour elle214. Mais lors-
qu’on l’applique au domaine du faire et des diverses technai et non
à celui des réalités morales, ce schème de valeur et de motivation ne
présente pas d’inconvénients.
Lorsque nous passons du domaine du faire et des technai à
celui du vivre et de l’agir proprement humains – il fallait bien s’y
attendre – la transposition fait difficulté : le schème étroit de
moyens-fin ne fait pas droit à la richesse et à la complexité des
réalités engagées dans une vie morale. Étant plus riches, plus
complexes que celles du faire, et impliquant chez le sujet une moti-
vation et un engagement qui les honorent, ces réalités se laissent
bien mal organiser dans des rapports d’instrumentalité et réduire à

214. Voir par exemple IIa IIae q.23 a.7 et IIa IIae q.152 a.2.

89
TROISIÈME PARTIE – COMPARAISONS ENTRE LES DEUX MORALES

ceux-ci. Si l’agir humain se sert de réalités qui lui sont vraiment des
moyens, on ne peut cependant pas articuler les vertus ou les expres-
sions de valeur comme de simples moyens ou instruments.
Le domaine du faire et celui de l’agir proprement humain sont
bien différents, au-delà des analogies qu’une première vue saisit de
l’un à l’autre. Celui du faire engage, par exemple, des matériaux qui
sont des réalités extérieures les unes aux autres et qui occupent un
espace suivant la loi de la matière. Celui de l’agir proprement
humain engage de son côté un amour et une liberté qui sont des
réalités intérieures les unes aux autres suivant la loi de l’esprit et
selon la surabondance de la vie. Le même schème ne peut convenir
également pour des domaines aussi différents.

2. LE SCHÈME DE MANIFESTATION-ÉMERGENCE

Comme nous l’avons précédemment indiqué, l’autre schème,


celui d’une manifestation-émergence, ne présente pas le risque de
diminuer ou de dévaluer les réalités qu’il engage et rapproche,
comme c’est le cas lorsque ces mêmes réalités sont articulées
suivant le schème de moyens-fin. Bien au contraire, le schème de
manifestation-émergence leur apporte un surcroît de valeur lorsque
ces réalités deviennent la manifestation de ce qui est en nous le plus
riche et le plus englobant, à savoir l’amour de Dieu et des autres.
Tout ce que Thomas d’Aquin dit de la charité comme source et
perfection des vertus et de leurs actes trouve ici, dans ce schème, sa
place et son expression.
À l’image de la vie elle-même, cette expression appelle un
développement, à savoir celui de la charité elle-même, qui ne lui est
pas extérieur, mais qui est une émergence vers son épanouisse-
ment. Tout se joue donc sans aucune extériorité, à l’intérieur de
l’amour de Dieu et des autres, de la vie divine déjà en nous. Alors
que la finalité posée dans le schème artisanal risque d’être une
réalité extérieure aux moyens qui sont engagés.
Dans la présentation de la morale connue de Thomas d’Aquin,
le temps présent et l’histoire humaine sont articulés à une fin : ils
précèdent le bonheur auprès de Dieu, ils sont le tremplin pour y
parvenir, l’occasion de s’y préparer et de mériter ce bonheur. Leur
valeur tient à ce rapport étroit, d’où ils tirent leur signification dans

90
CHAPITRE 10 – COMPARAISONS GLOBALES ENTRE LES DEUX MORALES

le dessein de Dieu. Dans l’autre logique, temps présent et histoire


humaine sont des dons inestimables ; nous pouvons les apprécier
en eux-mêmes et y inscrire déjà un vivre de Dieu.

3. DEUX PÉRIODES QUALITATIVEMENT DIFFÉRENTES


DE NOS VIES

Nos vies sont marquées par deux grands temps principaux,


même si le passage de l’un à l’autre se fait dans une suite de transi-
tions et de nouveaux équilibres.
– Il y a le temps premier de notre éducation et de nos catéchèses
reçues, le temps de la structuration humaine et chrétienne de
nos vies et de nos êtres. Nous cherchons progressivement une
rectification et un développement de notre affectivité, nous
nous ouvrons à des domaines nouveaux, et nous vivons une
multiplicité d’agirs, sous la mouvance de valeurs naissantes et
de notre foi.
– Puis, il y a le temps où nos perspectives sur nous-mêmes, sur
Dieu et sur les autres, se simplifient tout en gagnant en profon-
deur et en inspiration. Nos liens s’unifient, notre être trouve
une unité de vie dans un idéal qui nous fait communier à des
personnes et à des valeurs.
Pouvons-nous faire ici des liens entre ces deux grandes
périodes de nos vies et les deux structurations de la morale dont
nous avons parlé ? Il semble bien que oui, en ce sens que chacune
de celles-ci correspond mieux à l’une de ces périodes et à ses pers-
pectives, tout en la débordant sans aucun doute.
Nous commençons nos vies par le multiple, par l’agir fragmenté
en plusieurs unités et secteurs. Notre amour de charité lui-même,
avant d’être la source jaillissante d’une vie entière, est une pratique
d’actions délimitées et commandées par cet amour. Notre volonté
de suivre le Christ est d’abord une imitation d’actions avant d’être
une communion d’être et de vie. Est-ce que tout cela ne se retrouve
pas dans la morale connue de Thomas d’Aquin ? Par contre, cette
morale exprime moins bien, nous semble-t-il, une vie déjà unifiée
qui abolit les frontières des agirs et les unifie dans un même élan.
Son approche analytique ne favorise pas une telle vie.

91
TROISIÈME PARTIE – COMPARAISONS ENTRE LES DEUX MORALES

Quant à l’autre morale possible – de la manifestation –, elle


épouse mieux ce temps de l’être et de la vie unifiés, sans cependant
s’y limiter. Elle n’est pas de soi liée à une approche analytique, c’est-
à-dire à une approche qui morcelle et sépare en nous situant sur le
plan des facultés bien distinctes et de leurs agirs. La morale de la
manifestation peut facilement s’engager dans une approche dite
concrète, par l’unité du sujet. Au cœur de celui-ci, elle suppose le
déjà là d’une vie de Dieu et d’un idéal ; elle engage alors cet être et
cette vie qui ont déjà une certaine unité – unité qui va cependant
s’affermir et se développer dans ce qui les manifestera.

4. OBSERVATION ET COMPRÉHENSION
DES RÉALITÉS HUMAINES

Dans la Prima secundae, à l’article 6 de la question 28, Thomas


d’Aquin se demande si l’amour est la cause de tout ce qu’on fait lors-
qu’on aime. Bonne question ! Aux trois objections formulées, il
oppose, en sens contraire, un texte de Denys : c’est par amour du
bien que tous les êtres font tout ce qu’ils font215. Nous pouvons
nous-mêmes répondre directement oui à la question posée, pourvu
que l’amour qui anime la personne soit profond et véritable, qu’il
unifie la personne. Thomas d’Aquin n’hésite pas à donner une
réponse affirmative, mais il le fait dans une démonstration. Celle-ci
est courte. La voici :
« Tout agent agit pour une fin. Or, la fin est le bien désiré et aimé par
chacun. Il est donc manifeste que tout agent, quel qu’il soit, accom-
plit toutes ses actions en vertu d’un amour216. »

Alors que notre réponse – nuancée il est vrai – reflète avant


tout l’observation et l’expérience, celle de Thomas d’Aquin se situe
d’elle-même sur le plan d’une compréhension, et elle se donne dans
un raisonnement.
Mais est-il juste de dire, comme il le fait, qu’agir à partir d’un
amour soit toujours agir pour une fin, pour un bien qu’on se propose

215.  Dans sa réponse à la première objection, Thomas d’Aquin donne à


l’affirmation de Denys une portée très large, couvrant toutes les formes d’amour,
jusqu’à l’amour naturel.
216. Ia IIae q.28 a.6.

92
CHAPITRE 10 – COMPARAISONS GLOBALES ENTRE LES DEUX MORALES

explicitement217 ? Qu’il nous soit permis d’en douter, car l’amour a


aussi de généreuses spontanéités qui le caractérisent. Ne peut-on
pas agir à partir d’un amour qui se manifeste sans viser nécessaire-
ment une fin à obtenir218 ? Dans sa réponse à la deuxième objection,
Thomas est plus près de l’observation : comme toutes les passions
naissent de l’amour au titre de passion fondamentale, toute action
faite par passion procède d’un amour219. Observation ici, explication
et compréhension là, il est parfois difficile de les démêler dans des
textes courts, tant elles peuvent se voisiner de près.
Nous serions portés à rattacher plus immédiatement au plan
de l’observation les textes d’où nous avons tiré la dialectique de
manifestation et d’émergence. Quant à l’articulation téléologique
de la Somme, si elle puise pour une part à une expérience de l’agir,
elle relève d’un cadre général, d’une structuration d’ensemble, avec
les notions de fin, d’ordre et d’ordination, avec une conception des
facultés proprement humaines de l’intelligence et de la volonté. Il
est incontestable que cette articulation se rattache davantage à un
plan d’explication et de compréhension.
Une observation juste demeurera toujours ce qu’elle est ; elle
pourra être reprise et redonnée, alors qu’une explication ou une
compréhension sera éventuellement sujette à contestation à cause
des présupposés qu’elle engage. Entre d’une part l’observation et
l’expérience, et d’autre part la théorie qui explique et permet de
comprendre, divers rapports peuvent s’instaurer, les uns de justesse
et de fidélité, de pénétration et de meilleure saisie, les autres de
déformation et de rigidité.

217.  Dans « L’univers ordonné à Dieu et par Dieu », Revue thomiste 1991,
p. 357-376, Jean-Hervé NICOLAS présente la position classique sur l’agir pour une
fin (« L’action appelle la fin comme la détermination ontologique appelle la forme »
p. 358).
218. Dans l’expression d’un amour, rien n’est extérieur à l’amour lui-même
et rien n’est orienté à ce qui lui serait autre. L’amour jaillit d’une plénitude ; il est
marqué d’une spontanéité. Ne faudrait-il pas faire intervenir ici la distinction entre
la complacentia boni et l’intentio boni ? Nous le croyons. La notion de fin, si facile à
reconnaître dans les œuvres humaines, fait pour le moins difficulté ici. – Pour com-
pléter, se reporter aux notes 284, 285 et 289.
219. « […] dicendum quod ex amore, […] causantur et desiderium et tristitia
et delectatio, et per consequens opmnes aliae passiones. Unde omnis actio quae
procedit ex qucumque passione, procedit etiam ex amore, sicut ex prima causa. »
(Ia IIae q.28 a.6 ad 2)

93
TROISIÈME PARTIE – COMPARAISONS ENTRE LES DEUX MORALES

La question posée plus haut – l’amour est-il la cause de tout ce


qu’on fait quand on aime – nous a fait saisir qu’il y a dans une expli-
cation donnée des présupposés qui passent moins bien pour nous.
Voilà ce qui affecte la morale connue de Thomas d’Aquin auprès des
lecteurs d’aujourd’hui. Son approche est le plus souvent analytique ;
elle nous situe sur le plan de facultés bien distinctes, avec leurs
objets propres, et en présence d’un agir lui-même fractionné, et
nous oublions quelque peu l’être humain fait à l’image de son créa-
teur et désireux de communier avec lui. Son cadre d’intelligence en
termes de fin et de réalités qui lui sont subordonnées à titre de
moyens nous paraît trop étroit pour exprimer des rapports
complexes entre des réalités humaines et chrétiennes qui se compé-
nètrent. Ici par contre, la dialectique de manifestation-émergence
convient beaucoup mieux, comme nous l’avons souligné. Elle se
tient plus près de l’observation et de l’expérience.

5. UN EXEMPLE DES DEUX SCHÈMES

Si nous cherchons une brève mais éloquente illustration des


schèmes de structuration présentés, nous la trouvons dans les
Constitutions de l’Ordre des frères prêcheurs. Est-ce un simple hasard ?
Nous les avons côte à côte dans le Prologue ancien qui articulait la
mission des frères et leur vie.
Les Constitutions anciennes, prenons par exemple celles de
1932, précisaient la fin de l’Ordre, à savoir la prédication et le salut
des âmes. On ajoutait immédiatement après :
« Cette fin nous devons la poursuivre par une prédication et un ensei-
gnement venant de l’abondance et de la plénitude de notre
contemplation, à l’exemple de notre très Saint Père Dominique qui
ne parlait sinon qu’avec Dieu ou de Dieu, pour le bien des âmes220. »

Cette fin devait ainsi jaillir de l’abondance et de la plénitude de la


contemplation, à l’exemple de saint Dominique, qui était tout à
Dieu. Voilà qui est magnifique : nous avons là la manifestation anti-
cipée d’une vie qui, ayant sa plénitude et sa richesse, pourra jaillir et
se manifester dans des démarches concrètes de prédication et d’en-
seignement.

220. Curie des Dominicains, Impression polyglotte, Rome, 1932.

94
CHAPITRE 10 – COMPARAISONS GLOBALES ENTRE LES DEUX MORALES

Dans le paragraphe qui suit ce propos cité, le Prologue passait


à une autre perspective.
« Les moyens prescrits à cette fin par notre très Saint Patriarche sont
[les suivants] : outre les trois vœux solennels d’obéissance, de chas-
teté et de pauvreté, la vie régulière [la vie sous une règle] avec les
observances monastiques, la récitation solennelle de l’office divin, et
l’étude assidue de la vérité sacrée221. »

Nous comprenons bien l’intention du texte : il indiquait comment


on peut devenir frère prêcheur, et ce qui doit le porter. Mais le
langage des moyens qu’il employait fait difficulté. Comment la
prière et l’étude de la Parole de Dieu peuvent-elles être dites des
moyens pour la prédication ? N’est-ce pas là les réduire, car ne
valent-elles pas déjà pour elles-mêmes, et au premier titre comme
présences à Dieu ?
La mise à jour des Constitutions demandée par le Concile
Vatican II, en lien avec les nouvelles perspectives de celui-ci, a
heureusement corrigé ce qui était maladroit dans les anciennes
Constitutions. Voici le Prologue qui en est sorti.
« Ayant part de la sorte à la mission des Apôtres, nous assumons aussi
leur vie sous la forme conçue par saint Dominique, nous efforçant de
mener la vie commune dans l’unanimité, fidèles en notre profession
des conseils évangéliques, fervents dans la célébration commune de
la liturgie, spécialement de l’Eucharistie et de l’office divin, ainsi qu’à
la prière, assidus à l’étude, persévérants dans l’observance régulière.
Les valeurs ainsi réunies n’ont pas pour seul effet de glorifier Dieu ou
de nous sanctifier, elles travaillent aussi directement au salut des
hommes, car toutes ensemble elles nous préparent et nous poussent
à la prédication […]. Ces valeurs […] constituent par leur synthèse la
vie propre de l’Ordre, la vie apostolique au sens intégral du terme,
dans laquelle la prédication et l’enseignement de la doctrine doivent
procéder de l’abondance de la contemplation222. »

On a bel et bien gardé intact ce qui est manifestation d’une


vie, à partir de sa plénitude, dans la prédication et dans l’enseigne-
ment, mais on a éliminé le langage des moyens pour s’y préparer ; il

221. Ibid.
222. Prologue, Constitutions des frères prêcheurs (1968, 1998). Traduction faite
par la Province domincaine de Lyon en l’an 2000.

95
TROISIÈME PARTIE – COMPARAISONS ENTRE LES DEUX MORALES

est remplacé par celui des valeurs. C’est déjà une première correc-
tion.
En se reportant aux Actes des apôtres sur la première commu-
nauté chrétienne (2,42-47), le nouveau Prologue regroupe, sous le
thème de valeurs, ce qui caractérisait cette communauté et ce qui
est au cœur de toute vie religieuse. On a pris soin de noter que ces
valeurs à la fois glorifient Dieu et préparent les frères à la prédica-
tion, et les y incitent. Voilà la deuxième correction qu’opère ce
nouveau Prologue par rapport à l’ancien.

96
CHAPITRE 11

Les deux morales


appliquées au mariage

N otre comparaison des deux morales va se poursuivre, dans les


chapitres qui suivent, et sera axée sur des points majeurs. Tout
d’abord celui du mariage. Nous serons sur le plan spécifiquement
chrétien.
La pensée de Thomas d’Aquin sur le mariage223 représente la
conception chrétienne de son époque, qui n’est plus aujourd’hui
celle de l’Église. Elle a cependant prédominé jusqu’au concile
Vatican II. Si nous l’exposons, ce n’est pas, loin de là, pour déprécier
son auteur, mais pour indiquer qu’elle était plutôt fidèle à son
approche par le schème moyens-fin. C’est dire ainsi la limite de
notre propos.
La nouvelle conception exposée dans Gaudium et spes se coule
par contre très bien dans le schème de manifestation-émergence.
Elle représente une évolution notable par comparaison avec la
pensée qui avait cours jusque-là.

1. LE MARIAGE SELON THOMAS D’AQUIN

Pour Thomas d’Aquin, l’union de l’homme et de la femme dans


le mariage est orientée vers l’enfant et son éducation. La fin princi-
pale du couple humain (principalis finis ejus) est donc la procréation.
Comme l’enfant a besoin d’une longue éducation qui le conduira au
statut parfait d’homme, qui est celui de la vertu, et que des parents
connus lui seront alors nécessaires, l’union de l’homme et de la

223. Thomas d’Aquin, mort en 1274, n’avait pas terminé sa Somme de théolo-


gie. Le Supplément, rédigé vraisemblablement par le frère Raynald de Piperno, re-
prend en grande partie ce que Thomas d’Aquin avait dit dans son Commentaire des
Sentences. Nous pouvons aussi nous reporter au Contra Gentiles, livre III, chapitres
122-126, et livre IV, chapitre 78.

97
TROISIÈME PARTIE – COMPARAISONS ENTRE LES DEUX MORALES

femme aura donc un lien d’obligation de l’un vis-à-vis de l’autre


(par comparaison avec ce qui serait passager)224. La fin secondaire
du mariage (secundarius finis matrimonii) réside dans les services
mutuels et complémentaires que se rendent les époux dans la
société domestique225.
Suivant ces deux finalités, le mariage est une réalité natu-
relle , ou une institution de droit naturel227. Comme le démontre
226

Aristote, l’homme est un être naturellement social pour les biens


qu’il ne peut obtenir seul. Si la nature humaine incite à procréer
pour le bien de l’espèce, elle invite aussi l’homme et la femme à s’as-
socier pour les nécessités indispensables à leur existence humaine.
Institution de droit naturel, le mariage est nécessaire à la
perfection de la société, sans l’être pour l’individu228. Tant de réalités
sont nécessaires à cette perfection – tels les multiples arts et métiers
– qu’elles ne peuvent être assumées par une même personne. Ainsi,
pour Thomas d’Aquin, la vie contemplative et le mariage, tous deux
nécessaires à la société, s’excluent mutuellement. Il suffit, pour le
bien de l’espèce et de la société elle-même, qu’un nombre suffisant
de personnes se consacrent au mariage.
Quant à la bonté du mariage, et plus particulièrement de l’acte
conjugal, la question est bien abordée, et frère Thomas fait preuve
pour son temps d’un solide sens moral. Si la nature corporelle a été
créée bonne par Dieu, les moyens destinés à la conserver et à la
transmettre, et auxquels l’être humain est incliné, ne sauraient être

224.  Suppl. q.41 a.1, et ad 4 ; C.G III chap.  122. – Le chapitre 123, n.  6 et 8,
ajoute – entre autres raisons qui ne se trouvent pas dans le Supplément, pour
l’union stable et durable de l’homme et de la femme – la suivante : plus une amitié
est profonde, comme celle entre époux, plus elle est stable et durable.
225. « […] quia ratio naturalis ad ipsum inclinat dupliciter. Primo, quantum
ad principalem ejus finem, qui est bonum prolis. […] Secundo, quantum ad se-
cundarium finem matrimonii, qui est mutum obsequium sibi a conjugibus in ebus
domesticis impensum. » (Suppl. q.43 a.1). – Voir aussi q.41 a.1 ad 1.
226. « […] quia ratio naturalis ad ipsum inclinat […] ?» (Suppl. q.43 a.1)
227. Suppl. q.49 a.2 et a.3.
228. « […] natura inclinat ad aliquid dupliciter. Uno modo, sicut ad id quod
est necessarium ad perfectionem unius. […] Alio modo inclinat ad aliquid quod
est necessarium multidini. Et cum multa sint hujusmodi, quorum unum impedit
aliud, ex tali obligatione non obligatur quilibet homo per modum praecepti […]
sed inclinationi naturae satisfit cum per diversos diversa complentur de praedic-
tis. » (Suppl. q.43 a.2)

98
CHAPITRE 11 – LES DEUX MORALES APPLIQUÉES AU MARIAGE

universellement mauvais, surtout si leur emploi se conforme au


juste milieu de la vertu et à leur fin229. Par ailleurs, si le mariage
entraîne des inconvénients, si l’union charnelle peut être véhé-
mente et désordonnée comme mouvement, il y a des biens qui lui
apportent compensation (ou excuse)230, non de l’extérieur, mais de
l’intérieur même du mariage : l’enfant – qui fait la joie des siens et
leur apporte une manière de survie –, la fidélité des époux l’un à
l’autre, le sacrement et la grâce que le mariage procure231.
Comment devons-nous comprendre les liens entre la fin prin-
cipale, qui est la procréation, et la fin secondaire, qui est le soutien
des époux dans les nécessités de la vie domestique ? D’une part,
l’union durable dans le mariage, l’obligation qui lie les époux, est
directement justifiée par la nécessaire éducation de l’enfant. D’autre
part, à cette même éducation se voit ordonnée comme à sa fin toute
l’œuvre commune de l’homme et de la femme, si bien que la fin
secondaire est comme incluse dans la fin principale, à savoir
­l’enfant232. C’est dire comment la procréation est la donnée prédo-
minante. Par ailleurs, Thomas d’Aquin reconnaît que dans le mariage
l’ordre d’intention et l’ordre d’exécution s’inversent ; de même l’en-
fant occupe le premier rang à un point de vue, mais non pas à
tous233.
La question des finalités dans le mariage nous ramène d’une
certaine manière au schème moyens-fin. S’il y a deux finalités, elles
traduisent un ordre : l’une est première et l’autre seconde. De plus,

229. « …supposito quod natura corporalis sit a Deo bona instituta, impossi-


bile est dicere quod ea quae pertinent ad conservationem naturae corporalis, et ad
quae natura inclinat, sint universaliter mala. Et ideo, cum inclinatio sit naturae ad
prolis procreationem, per quam natura speciei conservatur, impossibile est dicere
quor actus quo procreatur proles sit universaliter illicitus, ut in eo medium virtutis
inveniri non possit… » (Suppl. q.43 a.3). Voir aussi C.G. III chap. 126 n. 2 et 3.
230. Se reporter au Suppl. q.43 a.3 ad 4 et 6 et q.49 a.1.
231. Les biens du mariage font l’objet de la question 49.
232. Voir Suppl. q.49 a.2 ad 1. – Servais PINCKAERS écrit : « Pour saint Tho-
mas, les finalités primaire et secondaire sont toutes d’eux d’ordre proprement hu-
main […] la finalité seconde est contenue dans la première […] et on peut ajouter
[…] qu’en même temps la réussite de l’œuvre éducative procure à la communau-
té conjugale, aux époux eux-mêmes, leur plein épanouissement… » (« Ce que le
Moyen Âge pensait du Mariage », Supplément de la vie spirituelle, 1967, p. 427-428)
233.  « […] finis secundum intentionem est primum in re, sed secundum
consecutionem est ultimum. Et similiter “proles” se habet inter matrimonii bona. Et
ideo quodammodo est principalius, et quodammodo non. » (Suppl. q.49 a.3 ad 1)

99
TROISIÈME PARTIE – COMPARAISONS ENTRE LES DEUX MORALES

ces finalités n’ont ni la même visée ni la même importance. L’union


stable et durable entre l’homme et la femme est demandée et justi-
fiée par l’enfant et sa longue et nécessaire éducation : nous sommes
en présence d’une finalité liée à l’espèce humaine, dirions-nous.
Tandis que la société domestique par les échanges de services
complémentaires entre l’homme et la femme s’impose au nom des
nécessités de l’existence – nécessités qui ne peuvent être remplies si
l’homme et la femme ne sont pas liés : la finalité est ici celle des indi-
vidus et de leur subsistance. À la limite, cette société en vue des
seules nécessités vitales implique-t-elle une longue durée, une
union stable de l’homme et de la femme ? Nous pouvons nous le
demander. Par ailleurs, si elle représente la fin dite secondaire du
mariage, cette société domestique concourt, à son niveau, à la fin
principale en permettant la subsistance de l’enfant et en répondant
aux nécessités de son éducation.
Fin première et fin seconde : ou bien on les juxtapose l’une à
l’autre comme des réalités sans lien, ou bien on les subordonne
l’une à l’autre – à la limite, l’une est incluse dans l’autre –, tout en
maintenant par ailleurs leur valeur. Ici, nous voisinons le schème
moyens-fin, tout en reconnaissant qu’il est en partie inadéquat à
bien traduire des réalités humaines qui le dépassent en complexité.

2. LE MARIAGE SELON GAUDIUM ET SPES ET APRÈS

À titre de point de repère, voici comment on s’exprimait, tout


juste avant la fin de Vatican II, sur les finalités du mariage. Si toute
société se définit par les fins qui sont les siennes et auxquelles elle
est ordonnée, il y a lieu de distinguer, pour le mariage, entre deux
perspectives.
« Suivant le point de vue objectif et ontologique, « dans le mariage, la fin
primaire de l’œuvre est la procréation et l’éducation de l’enfant, la fin
secondaire l’aide mutuelle » ; suivant le point de vue subjectif et psycho-
logique, « dans le mariage, la fin prochaine des sujets opérants, ou de
ceux qui contractent mariage peut être dite l’aide mutuelle, ou la
communauté de vie et l’achèvement réciproque, la fin éloignée et,
relativement dernière, la procréation et l’éducation de l’enfant234. »

234. Pierre ADNÈS, Le mariage. Le mystère chrétien. Théologie sacramentelle,


Paris, Desclée, 1963, p. 118 et 120.

100
CHAPITRE 11 – LES DEUX MORALES APPLIQUÉES AU MARIAGE

Ces deux perspectives définissaient d’une part, l’institution, et


d’autre part, la vie des personnes qui s’y engageaient. La procréa-
tion demeurait la finalité qui définissait le mariage : elle est la fin
primaire, à laquelle se joignent des fins secondaires (aide mutuelle
et épanouissement des époux). Dans la vie des personnes mariées,
l’ordre des fins s’inverse, non pas en valeur mais dans le temps, en
fin prochaine et en fin éloignée. Quoi qu’il en soit, il y a toujours
subordination à la procréation. Adnès affirmait à quelques reprises235
que la fin secondaire et subordonnée n’est pas un pur moyen. S’il
était opportun de le redire, c’est qu’il y avait un malaise dans la
conceptualisation elle-même (fin secondaire et subordonnée) et
que l’idée de subordination prêtait à dévaluation. Du moins le
risque était toujours là de minimiser l’amour conjugal et le vivre-en-
semble, et de sacrifier la perspective personnaliste à celle de
l’institution.
Cette conception classique, exprimée notamment dans Casti
connubii236, rencontrait des opposants ; par exemple, Doms ne rete-
nait du mariage que la seule relation entre deux êtres, et il refusait
de le définir par des fins, l’enfant et le foyer n’étant pas des fins
constitutives, mais des « fruits » du mariage.
Vatican II apporta des modifications notables à la conception
du mariage. Le personnalisme et la valorisation de l’amour humain
en ont certainement été des facteurs. Gaudium et spes abandonne
l’emploi de fin principale et de fin secondaire dans le mariage237. Si la
Constitution apostolique maintient la procréation comme finalité
à  la fois de l’institution du mariage et de l’amour conjugal, cette
finalité se présente de fait comme leur épanouissement et leur

235. Op. cit., p. 119 et 121.


236. PIE XI, 1930, DC 25, col. 270.
237. « La doctrine des fins du mariage se heurte à un silence significatif de la
part de Vatican II. Deux thèmes principaux y font leur apparition : la personne hu-
maine et l’amour conjugal. L’accent mis sur la personne change les perspectives. »
(Jean-Louis BRUGUÈS, o.p., “Saint Thomas dans les derniers documents du magis-
tère romain traitant de morale”, dans Saint Thomas au XXe siècle, Colloque du Cen-
tenaire de la Revue thomiste (1893-1992), Toulouse, 25-28 mars 1993, p. 418-419)

101
TROISIÈME PARTIE – COMPARAISONS ENTRE LES DEUX MORALES

couronnement238 ; c’est une fin qui leur est intérieure239. L’unité du


couple et son caractère indissociable sont aussi fondés sur l’amour
que se portent l’homme et la femme, et dans le don d’eux-mêmes
qu’ils se font240.
À la suite de Vatican II, le nouveau code de droit canonique
affirme, sans les hiérarchiser, les deux fins du mariage241. Le Caté-
chisme pour adultes des évêques de France242 se tient près des
énoncés de Gaudium et spes. Dans La foi de l’Eglise, l’épiscopat alle-
mand allait plus loin, en s’appuyant, lui aussi, sur Gaudium et spes.
Parlant du mariage comme communion humaine qui englobe tous
les domaines de la vie, il ajoute :
« […] la fécondité est également essentielle au mariage, car l’amour
conjugal tend naturellement à être fécond. L’enfant ne vient pas
de  l’extérieur s’ajouter à l’amour mutuel des époux, il surgit au
cœur même de cet amour, dont il est la consécration et l’accomplis-
sement243. »

Voilà un langage plus discret. L’abandon d’une quelconque


subordination dans les fins du mariage nous paraît révélateur, avec
une sensibilité plus grande à la dimension personnaliste, d’un
embarras lié à la conceptualisation téléologique, notamment à son
côté pratiquement réducteur de l’amour mutuel des époux au profit
de la procréation. Si ce langage plus discret nous éloigne du schème
moyens-fin, il nous rapproche d’autant de la manifestation-émer-
gence. Des expressions de Gaudium et spes les voisinent. Ainsi :

238. « […] c’est par sa nature même que l’institution du mariage et l’amour


conjugal sont ordonnés à la procréation et à l’éducation qui, tel un sommet, en
constituent le couronnement. » (Gaudium et spes, n. 48, 1)
239. « Le mariage et l’amour conjugal sont d’eux-mêmes ordonnés à la pro-
création et à l’éducation. D’ailleurs, les enfants sont le don le plus excellent du ma-
riage et ils contribuent grandement au bien des parents eux-mêmes. » (Gaudium
et spes, n. 50, 1)
240.  Gaudium et spes, n. 48,1. Voir aussi Catéchisme de l’Église catholique,
1992-1993, Service des Éditions, CECC, n. 1646.
241. « L’alliance matrimoniale, par laquelle un homme et une femme consti-
tuent entre eux une communauté de toute la vie, ordonnée par son caractère na-
turel au bien des conjoints ainsi qu’à la génération et à l’éducation des enfants, a
été élevée entre baptisés par le Christ Seigneur à la dignité de sacrement. » (Code
de droit canonique, 1983, can. 1055)
242. Les évêques de France, Catéchisme pour adultes, Paris, Mame, 1991.
243. La foi de l’Eglise, Iris Diffusion inc., 1987, p. 379.

102
CHAPITRE 11 – LES DEUX MORALES APPLIQUÉES AU MARIAGE

« Beaucoup de nos contemporains exaltent aussi l’amour authen-


tique entre mari et femme, manifesté de différentes manières, selon
les saines coutumes des peuples et des âges. Éminemment humain
puisqu’il va d’une personne vers une autre personne en vertu d’un
sentiment volontaire, cet amour enveloppe le bien de la personne
tout entière ; il peut donc enrichir d’une dignité particulière les
expressions du corps et de la vie psychique, et les valoriser comme
des éléments et les signes spécifiques de l’amitié conjugale. »
« […] Associant l’humain et le divin, un tel amour conduit les époux à
un don libre et mutuel d’eux-mêmes qui se manifeste par des senti-
ments et des gestes de tendresse et il imprègne toute leur vie ; bien
plus, il s’achève lui-même et grandit par son généreux exercice […] »
« Cette affection a sa manière particulière de s’exprimer et de s’ac-
complir par l’œuvre propre du mariage. En conséquence, les actes
qui réalisent l’union intime et chaste des époux sont des actes
honnêtes et dignes. Vécus d’une manière vraiment humaine, ils
signifient et favorisent le don réciproque par lequel les époux s’enri-
chissent tous les deux dans la joie et la reconnaissance […] »
« […] un amour conjugal vrai et bien compris, comme toute la struc-
ture de la vie familiale qui en découle, tendent, sans sous-estimer
pour autant les autres fins du mariage, à rendre les époux dispo-
nibles pour coopérer courageusement à l’amour du Créateur et du
Sauveur qui, par eux, veut sans cesse agrandir et enrichir sa propre
famille244. »

De ces extraits, retenons que l’amour humain authentique se


manifeste « par des sentiments et des gestes de tendresse », et que
« cette affection a sa manière particulière de s’exprimer et de s’ac-
complir par l’œuvre propre du mariage ». Pouvant « enrichir d’une
dignité particulière les expressions du corps et de la vie psychique,
il s’achève lui-même et grandit par son généreux exercice ».
Les finalités du mariage, ainsi que l’interdépendance des
valeurs de communion et de procréation, trouvent ainsi à ­s’expri­mer,
selon leur vérité et leur équilibre, dans la double dialectique, l’une
de manifestation-insertion et l’autre d’agir-émergence. L’amour
mutuel des époux s’exprime de manière éminente, sans se nier,
dans une volonté d’avoir des enfants, et cette volonté participe de
la richesse de leur amour. Mais en même temps, cet amour se

244. Gaudium et spes, n. 49, 1 et 2, et n. 50, 1.

103
TROISIÈME PARTIE – COMPARAISONS ENTRE LES DEUX MORALES

développe lui-même dans la maternité et la paternité et émerge


dans une qualité et une ouverture nouvelles.
Nous pouvons dire que l’amour des époux atteint lui-même sa
perfection lorsqu’il s’engage dans un don qui l’exprime, en l’occur-
rence dans le don de la vie. Ou encore, que cet amour mutuel jaillit
dans une nouvelle qualité d’amour lorsqu’il choisit d’être fécond. Ce
qu’il faut retenir, c’est que des réalités ainsi engagées et liées entre
elles se développent simultanément, et qu’aucune d’elles n’est
dévaluée ni subordonnée à l’autre.

104
CHAPITRE 12

Les deux morales sur les rapports


de l’humain et du divin

A utre point de comparaison entre les deux morales : les rapports


de l’humain et du divin en chacun nous. Ce champ d’étude est
plus large et plus global que le précédent, qui portait sur le mariage et
ses finalités. Il s’agira de voir comment l’une et l’autre morale peuvent
articuler les rapports de l’humain et du divin dans nos vies.
Nous pouvons déjà entrevoir que ces rapports de l’humain et
du divin ont deux versants – l’un et l’autre animés par la charité.
Nous les distinguerons mais sans les exclure mutuellement. En effet,
dans nos vies et dans nos engagements, nous passons des réalités
humaines et terrestres aux réalités divines, comme dans un chemin
qui conduit au but recherché ; à l’inverse, nous investissons nos
charités dans des tâches humaines et terrestres en reconnaissant
ainsi les valeurs de celles-ci.
Qu’il soit affirmé, comme point d’entrée, que Thomas d’Aquin
porte sur les réalités créées un regard qui est positif, et exempt d’un
quelconque mépris du monde245.
Deux remarques seront ici utiles pour la suite. Tout ce qui est
fait par charité a valeur de mérite auprès de Dieu et prépare au
développement de cet amour en nous. Ainsi, par l’acte de charité,
l’être humain s’oriente vers sa béatitude auprès de Dieu et il se
prépare à l’accroissement de cette même charité en lui. C’est la
première remarque.
Voici la seconde. Nous donnons de l’argent à un mendiant qui
nous tend la main, ou encore nous présentons un enseignement sur
le Christ comme manifestation du Père. Ici et là, c’est de la charité, si
nous sommes animés par elle dans notre agir. Mais l’argent donné et

245. On lira ici avec profit Jean-Pierre TORRELL, o.p., Saint thomas d’Aquin, maître spiri-
tuel, Paris, Cerf, 1996. Le chapitre X porte sur « Une certaine idée de la création ».

105
TROISIÈME PARTIE – COMPARAISONS ENTRE LES DEUX MORALES

reçu n’a pas, en tant que tel, de lien direct avec une ouverture à Dieu.
Tandis que l’enseignement, par son contenu, a ce lien.

– la charité comme motivation … est un mérite de la béatitude /


dans le schème moyens-fin
la charité est un moyen … en vue de la béatitude
– les res engagées dans l’agir … ne sont pas un moyen /
dans le schème moyens-fin

les réalités entre elles … ont divers liens de l’une à l’autre

Ayant ces distinctions en tête, nous aborderons la question


des rapports entre l’humain et le divin sur le plan des réalités en
présence, et non sur celui des motivations des sujets qui agissent.
Ainsi, est-ce que la cité terrestre et sa promotion sont des moyens
pour le Royaume des cieux ? À l’inverse, est-ce que ce Royaume peut
se manifester dès maintenant dans une recherche de justice et
d’amour entre les humains, et se construire dans une paix et une
union ici-bas ?

1. L’HUMAIN ET LE DIVIN CHEZ THOMAS D’AQUIN

1.1 Le premier versant : de l’humain au divin

Reprenons la question. Est-ce que le développement de la cité


terrestre a un lien avec notre béatitude dans le Royaume de Dieu ?
Pour Thomas d’Aquin, ce sont deux ordres de réalités différents.
Jamais la promotion du bien commun politique ne peut être dite un
moyen pour le Royaume de Dieu, ou sa préparation nécessaire ; l’un
ne passe pas par l’autre. Voilà la stricte logique. Ces deux ordres sont
autonomes, avec leurs lois propres.
Tout en relevant d’un même dessein de Dieu, qui les veut l’un
et l’autre pour manifester sa bonté, l’ordre de l’humain jouit donc
d’une valeur propre qui lui est donnée par Dieu. Voilà les perspec-
tives de Thomas d’Aquin. Il ajoute cependant entre les deux ordres

106
CHAPITRE 12 – LES DEUX MORALES SUR LES RAPPORTS DE L’HUMAIN ET DU DIVIN

une loi de subordination et de complémentarité246, mais, remar-


quons-le, c’est ici le théologien qui parle ainsi247.

premier versant: de l’humain au divin


– de la cité terrestre … au Royaume de Dieu
– du bonheur humain … à la béatitude auprès de Dieu
– de la vertu humaine … aux vertus théologales
et morales (infuses)
L’humain peut apporter au divin un appui et des dispositions favo-
rables, et lever des obstacles. Jamais cependant l’humain ne sera un
moyen proprement dit pour le divin.
L’humain et le divin sont deux ordres distincts, autonomes, mais en
subordination lorsqu’on est dans un contexte de chrétienté et chez des
princes chrétiens. Cette subordination relève cependant de la liberté
humaine, même si elle est voulue dans le dessein de Dieu.
Dans un contexte d’États libéraux, l’humain et le divin sont deux ordres
distincts, autonomes et respectueux l’un de l’autre, mais sans subordi-
nation de l’un vis-à-vis de l’autre.

Toujours sur ce premier versant – de l’humain au divin –


nous pouvons aborder la question non plus sur le plan de la cité
terrestre, mais sur celui plus limité de l’homme individuel. Ainsi,
qu’est-ce que le bonheur humain et la vertu humaine peuvent
apporter à notre marche vers la béatitude auprès de Dieu ?

246. Sur ces questions, voir l’étude d’ensemble signée par François DAGUET,
« Le politique chez saint Thomas d’Aquin », dans Saint Thomas d’Aquin, Les Cahiers
d’Histoire de la Philosophie, Paris, Cerf, 2010, p.  379-409. –  « La conception tho-
masienne des deux pouvoirs est […] une conception dualiste des ordres naturel
et surnaturel, sans confusion mais aussi sans séparation, leur relation s’établissant
selon une relation d’ordre qui veut que l’ordre surnaturel s’impose lorsque c’est le
salut des créatures qui est en cause. » (p. 393)
247. En partie authentique (jusqu’à II, 8), le De regno (1265-1266) fut com-
plété par Ptolémée de Lucques. L’œuvre soulève des questions quant à son desti-
nataire et quant à l’harmonie de son contenu sur la meilleure forme de gouverne-
ment avec d’autres textes – ici c’est la royauté, ailleurs c’est un régime mixte (Ia IIae
q.95 a.4). Voir TORRELL, Initiation à saint Thomas d’Aquin, p. 247-249, et DAGUET, op.
cit, p. 404-409 (sur le meilleur régime politique). Pour Thomas d’Aquin, il y a une
analogie entre l’action de Dieu vis-à-vis de la nature, entre le rôle de l’âme vis-vis
du corps, et l’office du roi vis-à-vis de ses sujets.

107
TROISIÈME PARTIE – COMPARAISONS ENTRE LES DEUX MORALES

En elles-mêmes et par elles-mêmes, ces réalités, aussi esti-


mables soient-elles, ne sont que des figures lointaines de ce que
nous espérons de Dieu et attendons de notre présence auprès de
lui. En sont-elles cependant des voies ou des moyens par lesquels
nous y accédons ou nous nous en rapprochons ? L’expérience que
nous avons du bonheur humain est une réalité positive de joie et
d’accomplissement, toujours en lien avec autrui. Mais cette expé-
rience, nous la savons fragile, menacée et marquée de limites. Par
un côté comme par l’autre, par sa positivité comme par sa limite, le
bonheur que nous avons peut nous ouvrir à une réalité plus grande
et relancer notre désir. Oui, à titre d’occasion ; non, faut-il ajouter,
comme moyen ou voie vers la béatitude auprès de Dieu : il y un
abîme qui les sépare.
Thomas d’Aquin reconnaît le bonheur humain comme un
bonheur réel, de même que la vertu humaine est une vraie vertu. Si
le bonheur est jugé une béatitude imparfaite, c’est à cause de sa
fragilité et de sa limite ; elle est imparfaite tant du côté de son objet
que du côté de son sujet. Le bonheur de la vie humaine n’est pas
imparfait parce qu’il serait orienté de soi à la béatitude parfaite
auprès de Dieu : nous sommes en présence d’ordres différents, et ici
ne joue pas le principe de l’imparfait orienté vers le parfait lorsqu’on
est dans un même genre248. Ce dernier cas est celui du croyant
habité de la charité, dont la béatitude peut être dite imparfaite et
cependant commencée, en appel donc de son achèvement. La
béatitude ultime auprès de Dieu n’est pas l’achèvement du bonheur
humain, ni celui-ci sa voie, son moyen.
Nous pourrions arriver à la même conclusion, si nous exami-
nions quel rapport la vertu humaine peut avoir vis-à-vis de la vertu
par excellence (les vertus théologales et les vertus dites infuses).
Thomas d’Aquin reconnaît la consistance et l’autonomie des
réalités humaines, avec leurs lois et leurs valeurs propres, ainsi
qu’avec leur dynamisme et leurs intentionnalités. S’il y a une ordina-
tion de ces réalités à la fin suprême et ultime de l’homme, c’est par
la charité qu’elle se fait, par l’agir de l’homme ; cette ordination n’est
pas inscrite dans les réalités elles-mêmes, mais dans l’homme qui
les vit.

248. Ia IIae q.16 a.4.

108
CHAPITRE 12 – LES DEUX MORALES SUR LES RAPPORTS DE L’HUMAIN ET DU DIVIN

Nous distinguons donc les réalités prises en elles-mêmes


et  par elles-mêmes (bonheur humain, vertu humaine, société hu-
maine) et le sujet qui les vit, qui s’engage dans leur poursuite. Si la
charité peut tout ordonner à la fin ultime, cela s’entend des actes
humains qui reçoivent de la charité leur forme et leur perfection,
non des réalités envisagées en elles-mêmes.
Tel est le premier versant de l’humain et du divin, celui que
nous engageons lorsque nous poursuivons la béatitude et notre
rencontre avec Dieu. Sur ce versant, la structuration de la morale
chez Thomas d’Aquin peut utiliser le schème moyens-fin pour les
actes de la charité, qui ont valeur de mérite, et pour tous les actes
que la charité nous invite à poser sous son influence. Mais ce même
schème ne vaut pas pour les réalités humaines que sont la société,
le bonheur et la vertu, lorsque nous les prenons en elles-mêmes et
pensons les articuler aux réalités divines.

1.2 Le deuxième versant : du divin à l’humain

Mais il y a l’autre versant dans les rapports de l’humain et du


divin : il ne s’agit plus du chemin vers la béatitude et la rencontre
avec Dieu, mais du mouvement inverse, pourrions-nous dire. Par la
grâce de Dieu et par son déploiement, l’être humain est déjà habité
d’une vie divine en lui et il communie aux valeurs du royaume de
Dieu. Est-ce que ces réalités vont se vivre aussi dans l’humain ?
En effet, nous portons, en notre cœur de chrétien, l’idéal d’un
royaume de justice et d’amour, d’unité et de paix. Nous avons la
conviction, fondée sur la Parole de Dieu et sur son amour indéfec-
tible, que cet idéal sera pleinement réalisé avec le retour glorieux du
Seigneur. D’ici cet avènement, quelle place occupera cette espé-
rance dans nos vies en regard de nos projets humains ?
Dans la morale connue de Thomas d’Aquin, cette espérance
agira plutôt comme un pôle rectificateur : elle nous aidera à ne pas
mettre tout notre cœur dans ce qui est passager, à ne retenir des
projets humains que ce qui est apte à garder vive cette espérance
du royaume.

109
TROISIÈME PARTIE – COMPARAISONS ENTRE LES DEUX MORALES

deuxième versant : du divin à l’humain


– du désir du Royaume de Dieu … au développement de la cité
– du désir de la Béatitude … à la promotion du bonheur
humain
– des vertus théologales … aux vertus humaines et morales
infuses
Si les valeurs d’amour et de justice, d’unité et de paix, qui caractérisent
le Royaume de Dieu, si le désir de rapports vraiment fraternels qui font
partie de la Cité de Dieu, sont des réalités bien vivantes au coeur du
chrétien, elles vont l’inciter à leur donner une réalisation dès à présent.
Ce sera une préfiguration, encore bien inchoative, du Royaume, à
travers la promotion du bonheur humain et d’une cité où règnent la
fraternité et la paix.

Dans l’autre morale – de la manifestation –, cette espérance


sera davantage une inspiration. Si telle est notre espérance, pour-
quoi ne vivrions-nous pas dès maintenant cet idéal du royaume et
ne chercherions-nous pas à l’exprimer déjà dans une société
humaine plus juste et plus fraternelle ? La vérité d’un idéal chez un
être, son enracinement dans son cœur, n’appellent-ils pas juste-
ment des gestes qui lui correspondent et qui l’engagent déjà dans
une réalisation, – celle-ci fût-elle simplement inchoative ?
Puisqu’il est habité par des richesses de vie et de communion
qui lui sont données par grâce, le chrétien va les exprimer égale-
ment dans des réalités humaines, et non uniquement dans des
œuvres spécifiquement religieuses. Ne sait-il pas que le dessein de
Dieu comprend la création elle-même et le vouloir de son dévelop-
pement ? Aussi le chrétien est-il invité de l’intérieur de sa foi à
contribuer au bonheur d’autrui, à travailler à l’édification d’une
société plus juste et plus fraternelle, où il y aura plus d’harmonie et
plus d’unité. Tout en sachant que le bonheur humain et une société
plus parfaite ne sont pas les réalités dernières qu’il espère, il les
considérera comme des ébauches, encore lointaines il est vrai, mais
où il vérifiera le dynamisme de ce qu’il porte en lui, la vérité de ce
qu’il aime et espère.
Ici, dans ce second versant – du divin à l’humain –, le schème
moyens-fin n’est plus approprié. Ce qui est engagé, c’est une

110
CHAPITRE 12 – LES DEUX MORALES SUR LES RAPPORTS DE L’HUMAIN ET DU DIVIN

manifestation des valeurs et leur expression dans l’humain et le


terrestre. Toutefois, Thomas d’Aquin n’aurait pas hésité à reconnaître
pleinement ce versant s’il avait fait une autre lecture du temps et de
l’histoire humaine que celle de son XIIIe siècle ; il aurait pu alors arti-
culer explicitement cette vision des choses dans cet autre schème
que nous appelons manifestation-émergence, et qui est déjà
présent dans son œuvre.

2. HUMAIN ET DIVIN À VATICAN II


ET DANS LE MAGISTÈRE DE L’ÉGLISE

Ce que nous pouvons dire d’emblée, c’est que les textes que
nous retiendrons ici nous orienteront vers le deuxième versant, du
divin à l’humain. Ils appartiennent à Gaudium et spes, portant sur
l’Église dans le monde de ce temps, et à des encycliques qui en
prolongent l’enseignement.

2.1 Présentation de Gaudium et spes

L’Église n’intervient pas uniquement dans le monde pour


transformer spirituellement les hommes ; elle exerce une autre acti-
vité à l’égard du monde, « quand il demeure dans son ordre de
monde ». À côté de la constitution apostolique Lumen gentium, qui
porte sur l’Église en elle-même, Vatican II a élaboré, dans la constitu-
tion pastorale Gaudium et spes, cette seconde mission de l’Église. Le
dessein du Christ, lui, reste unique : c’est la rénovation de la Création
à travers la portion d’humanité « dont il a fait son Corps ».
Le Père Congar, l’un des meilleurs ecclésiologues de son temps
et expert attentif au concile Vatican II, nous a laissé deux précieuses
études sur les changements majeurs apportés par Gaudium et spes.
Tout d’abord, nous retiendrons quelques éléments d’une histoire de
la tradition catholique issue du Moyen Âge et dont l’Église restait
tributaire249. Ces éléments nous permettront de mieux saisir quelle
nouveauté cette constitution pastorale allait consacrer.

249. Y. CONGAR, o.p., « Église et monde dans la perspective de Vatican II »,


dans L’Église dans le monde de ce temps. Constitution pastorale « Gaudium et spes »,
ouvrage collectif, tome III, Les Éditions du Cerf, 1967, p. 15-41. Cet article reprend

111
TROISIÈME PARTIE – COMPARAISONS ENTRE LES DEUX MORALES

La tradition catholique du Moyen Âge.

Deux traits ont longtemps caractérisé cette tradition au Moyen


Âge. Le premier de ces traits est sa dominante politique et juridique.
Deux pouvoirs, celui du pape et celui du roi, définissaient la vie des
individus et des sociétés. Le premier de ces pouvoirs tendait à
dominer, voire à surclasser, l’exercice du second, car il n’y avait
qu’une seule fin reconnue, qui était d’ordre surnaturel, et une seule
eschatologie, le Jugement dernier. Toute vie humaine et terrestre
était définie par des lois, et obéissait à des autorités.
L’autre trait est celui de son homogénéité culturelle. Essentiel-
lement littéraire, et très liée à la Bible, la culture se constituait, au
Moyen Âge, des représentations qu’on se faisait des mystères du
Christ et de l’hagiographie qui les entourait de miracles et de
merveilleux. Ce qu’on savait du monde venait de la Bible, et il n’y
avait aucun conflit entre la science et le dogme. Il en résultait une
vision stable et hiérarchisée, où l’être humain et les sociétés elles-
mêmes dépendaient ici-bas des puissances divines d’en-haut. Dans
le cadre prédominant de la vie rurale, le monde naturel venait
appuyer cette vision.
Quatre changements ont affecté la tradition catholique depuis
le Moyen Âge. D’abord, c’est un long mouvement dans lequel on en
venait à considérer les réalités terrestres en elles-mêmes qui a
abouti, avec Léon XIII et ses successeurs, à reconnaître une authen-
tique laïcité et l’autonomie des réalités terrestres. Ensuite, la
communication des idées et le brassage des peuples ont progressi-
vement conduit au pluralisme qui s’est établi dans notre monde. La
notion de temporel, elle aussi, n’a pas échappé au changement : elle
n’est plus restreinte aux deux pouvoirs politiques de jadis puisqu’elle
comprend la totalité de l’histoire et de la culture, où croyants et non
croyants peuvent collaborer. Enfin, s’il y a distinction entre l’Église et
le monde, la frontière entre l’une et l’autre n’est pas facile à marquer
dans le concret. L’Église est le Peuple de Dieu, dont la mission n’est
pas tournée vers lui seul, mais s’ouvre sur le monde. Si le schéma
dualiste des deux pouvoirs est clair sur le plan des structures et celui
des fins, l’homme dans sa situation existentielle lui échappe en
menant une action temporelle animée par la fin ultime.

pour une part une étude que le Père Congar a présentée dans le tome II, et dont
nous reparlerons plus loin.

112
CHAPITRE 12 – LES DEUX MORALES SUR LES RAPPORTS DE L’HUMAIN ET DU DIVIN

L’enseignement de Gaudium et spes

Quatre idées majeures nous permettent maintenant de


reprendre en survol l’enseignement de Gaudium et spes et de le
résumer. Nous nous appuierons ici sur la première étude du Père
Congar250.

A. Le Concile tourne la page du Moyen Âge.


On écarte de manière définitive la problématique de l’Église et
de l’État, en termes de pouvoirs respectifs et mis en relation
d’égalité ou de subordination. Cette problématique avait pour
conséquence de déprécier l’œuvre terrestre et de réduire au
minimum l’engagement des laïcs dans cette œuvre. On est
donc « passé du plan juridique et politique au plan anthropo-
logique et à celui de la foi personnelle ». (p. 311)
Le vocabulaire de Gaudium et spes témoigne du changement
apporté : si le mot Ecclesia demeure, il est le Peuple de Dieu qui
porte les relations du spirituel et du temporel, alors que le mot
État, lui, est absent du document conciliaire. Les rapports de la
foi chrétienne et de la famille humaine deviennent les rapports
entre l’Église et le monde, dont on affirme la valeur positive et
l’autonomie, sans le réduire « au rôle de pur moyen pour
obtenir le ciel » (p. 314)251.

B. L’Église et le monde ont même matière – les hommes et l’his-


toire – et même but, soit la réussite de l’aventure humaine.
Les relations entre l’Église et le monde ainsi que leur dialogue
sont basés sur l’homme ; le christianisme concerne l’homme et

250. Y. CONGAR, o.p., « Le rôle de l’Église dans le monde de ce temps », dans
L’Église dans le monde de ce temps. Constitution pastorale « Gaudium et spes », ou-
vrage collectif, tome II, Les Éditions du Cerf, 1967. Nous résumons ici la première
partie, intitulée Problématique (p. 305-320). La deuxième est un commentaire tex-
tuel (p. 320-327).
251. Congar ajoute : « L’eschatologie ou le salut (c’est tout un) est englobante
par rapport à la nature ou à l’Histoire, elle est achèvement, transfiguration. Elle n’est
pas une étrangère. C’est pourquoi en ordonnant leur activité et leur vie à l’eschato-
logie, les chrétiens n’ont pas à renoncer à l’œuvre terrestre, encore moins à la trahir :
ils lui assurent son intégrité finale et réalisent leur vocation intégrale d’hommes. »
(p. 314-315)

113
TROISIÈME PARTIE – COMPARAISONS ENTRE LES DEUX MORALES

les affirmations de la foi intéressent celui-ci (p. 309). Ayant ainsi


même matière et même but, l’Église et le monde veulent que
l’aventure humaine puisse aboutir. À la suite du Christ, « révéla-
teur de la vérité sur l’homme » (p. 308), l’Église apporte aussi ce
qui dépasse le purement terrestre, c’est-à-dire la vocation inté-
grale de l’homme.

C. Le motif d’engagement de l’Église dans le monde a pour fon-


dement ce que l’Église peut lui apporter, en particulier sa
troisième dimension, celle de son ouverture sur le Transcen-
dant et de la vocation intégrale de l’homme.
Le rôle de l’Église vis-à-vis du monde ne lui vient pas unique-
ment des réalités divines positives, comme la volonté de Dieu,
la mission transmise par le Christ, la grâce dont l’Église a le
ministère : il s’appuie aussi sur l’homme, sur la conscience
humaine et sur les appels qu’ils portent.
Cela dit, l’Église n’a pas la prétention « à un pouvoir sur la
société » ; sa tâche se situe dans un effort « d’action dans la
société » (p. 319), dans la ligne d’une influence ou d’un témoi-
gnage.

D. L’Église et le monde relèvent d’un même plan divin. C’est dire


que la distance n’est pas la distance tranchée qu’on leur
connaissait jadis. Peut-être pourrions-nous dire que nous
sommes passés d’une eschatologie extérieure au monde à
une eschatologie qui agit en lui.
On a assisté à un renouvellement de ce qu’on avait jadis trop
séparé. Tout en maintenant la gratuité absolue de notre voca-
tion à devenir fils de Dieu, cette finalité est déjà la fin assignée
par Dieu à sa création252. D’où l’idée que celle-ci a une capacité,
une ouverture, un appel vis-à-vis de cette vocation : Gaudium
et spes parle de vocation intégrale de l’homme.
Cette introduction à Gaudium et spes, aussi brève soit-elle,
laisse entrevoir tout ce qu’il y a de nouveau, à la fois dans cette

252. « Vu ainsi dans sa condition existentielle et concrète, le monde n’est pas


tant le vis-à-vis concurrentiel de l’Église que la matière de l’Église elle-même, en
capacité et, ontologiquement du moins, ou secrètement, en appel de l’Église. » (p.
316)

114
CHAPITRE 12 – LES DEUX MORALES SUR LES RAPPORTS DE L’HUMAIN ET DU DIVIN

constitution pastorale de l’Église et dans l’enseignement du Magis-


tère qui poursuivra sur la même lancée. L’Église dans le monde de ce
temps affirme la beauté de l’humain et l’autonomie de notre monde ;
cette constitution pastorale incite les chrétiens, au nom même de
leur vocation eschatologique, au respect et à la promotion de l’un et
de l’autre253. C’est dire tout de suite comment les rapports du divin
et de l’humain sont envisagés d’une tout autre manière que précé-
demment et posent un défi à la tradition théologique.

2.2 L’humain et le divin dans Gaudium et spes

Dans sa première partie, Gaudium et spes traite de l’Église et


de la vocation humaine. Après les pages consacrées à la dignité de
la personne humaine – dans son fondement et dans ses aspects –,
puis au bien commun et à la justice sociale, le texte conciliaire
aborde l’activité humaine dans l’univers (chap. III) et le rôle de
l’Église dans le monde de ce temps (chap. IV). Qu’il nous soit permis
de citer quelques textes, parmi d’autres, de ces chapitres qui mérite-
raient d’être repris intégralement.
« À propos de l’activité humaine et de sa valeur, « ce gigantesque
effort par lequel les hommes, tout au long des siècles, s’acharnent à
améliorer leurs conditions de vie, correspond au dessein de Dieu.
[…] plus grandit le pouvoir de l’homme, plus s’élargit le champ de
ses responsabilités, personnelles et communautaires. On voit par là
que le message chrétien ne détourne pas les hommes de la construc-
tion du monde et ne les incite pas à se désintéresser du sort de leurs
semblables : il leur en fait au contraire un devoir plus pressant254 ».
« C’est lui [le Verbe de Dieu] qui nous révèle que « Dieu est charité » (I
Jn 4, 8) et qui nous enseigne en même temps que la loi fondamen-
tale de la perfection humaine, et donc de la transformation du
monde, est le commandement nouveau de l’amour. […] il apporte
ainsi la certitude que la voie de l’amour est ouverte à tous les hommes
et que l’effort qui tend à instaurer une fraternité universelle n’est pas
vain. […] Constitué Seigneur par sa résurrection, le Christ […] agit
désormais, dans le cœur des hommes par la puissance de son Esprit ;
il n’y suscite pas seulement le désir du siècle à venir, mais par là
même anime aussi, purifie et fortifie ces aspirations généreuses qui

253. Voir les n. 34, 39 (2), 42 (2), 43 (1), 57 (1).


254. Gaudium et spes, n. 34, 1 et 3.

115
TROISIÈME PARTIE – COMPARAISONS ENTRE LES DEUX MORALES

poussent la famille humaine à améliorer ses conditions de vie et à se


soumettre à cette fin la terre entière255. »
« Le Concile exhorte les chrétiens, citoyens de l’une et de l’autre cité,
à remplir avec zèle et fidélité leurs tâches terrestres, en se laissant
conduire par l’esprit de l’Évangile. Ils s’éloignent de la vérité ceux qui,
sachant que nous n’avons point ici-bas de cité permanente, mais que
nous marchons vers la cité future, croient pouvoir, pour cela, négliger
leurs tâches humaines, sans s’apercevoir que la foi même, compte
tenu de la vocation de chacun, leur en fait un devoir plus pressant256. »

Retenons ce qui suit : la construction du monde et ce qu’elle


implique font partie du dessein de Dieu, de sa création, qui établit
toute chose selon sa consistance et son excellence propres257. Loin
de s’en désintéresser sous prétexte qu’il n’a pas ici-bas de cité
permanente, le chrétien a le devoir de s’y engager avec la charité
qu’il a reçue. Sa foi lui révèle qu’il travaille ainsi à quelque ébauche
du siècle à venir, dans une fraternité universelle258.

2.3 L’humain et le divin dans Populorum progressio

Paul VI et Benoît XVI vont poursuivre dans cette même ligne de


Vatican II. Ils inviteront les chrétiens à renouveler les rapports qu’ils
établissent entre le divin et l’humain.
Paul VI présentait le 26 mars 1967 une lettre encyclique sur le
développement des peuples. Tant par l’ampleur de son approche et
la multiplicité des aspects engagés que par la justesse de son propos
et la hardiesse des propositions avancées, Populorum progressio
allait marquer une date importante dans la doctrine sociale de

255. Op. cit., n. 38, 1.


256. Op. cit., n. 43, 1.
257.  L’autonomie des réalités terrestres, « non seulement elle est revendi-
quée par les hommes de notre temps, mais elle correspond à la volonté du Créa-
teur. C’est en vertu de la création elle-même que toutes choses sont établies selon
leur consistance, leur vérité et leur excellence propres, avec leur ordonnance et
leurs lois spécifiques ». (Op. cit., n. 36, 2)
258. « […] l’attente de la nouvelle terre, loin d’affaiblir en nous le souci de
cultiver cette terre, doit plutôt le réveiller : le corps de la nouvelle famille humaine y
grandit, qui offre déjà quelque ébauche du siècle à venir. […] ce progrès (terrestre)
a cependant beaucoup d’importance pour le royaume de Dieu, dans la mesure où
il peut contribuer à une meilleure organisation de la société humaine. » (Op. cit., n.
39, 2)

116
CHAPITRE 12 – LES DEUX MORALES SUR LES RAPPORTS DE L’HUMAIN ET DU DIVIN

l’Église ; Jean-Paul II voudra en souligner le 20e anniversaire et Benoît


XVI le 40e.
Si le développement des peuples n’est qu’économique, s’il
n’est pas un développement pour l’homme et pour tous les hommes,
il s’avérera déficient259.
« Il s’agit de construire un monde où tout homme, sans exception de
race, de religion, de nationalité, puisse vivre une vie pleinement
humaine, affranchie des servitudes qui lui viennent des hommes et
d’une nature insuffisamment maîtrisée ; un monde où la liberté ne
soit pas un vain mot et où le pauvre Lazare puisse s’asseoir à la même
table que le riche (Luc, 16, 19-31). » (n. 47)

Un véritable développement doit s’inscrire dans un huma-


nisme ouvert à la transcendance et à la vocation surnaturelle de
l’homme260.
« C’est un humanisme plénier qu’il faut promouvoir261. Qu’est-ce à dire,
sinon le développement intégral de tout l’homme et de tous les
hommes ? Un humanisme clos, fermé aux valeurs de l’esprit et à Dieu
qui en est la source, pourrait apparemment triompher. Certes l’homme
peut organiser la terre sans Dieu, mais « sans Dieu il ne peut en fin de
compte que l’organiser contre l’homme. L’humanisme exclusif est un
humanisme inhumain262 ».  « Il n’est donc d’humanisme vrai qu’ouvert
à l’Absolu, dans la reconnaissance d’une vocation, qui donne l’idée
vraie de la vie humaine. Loin d’être la norme dernière des valeurs,
l’homme ne se réalise lui-même qu’en se dépassant263. » (n. 42)

Le développement conçu pour l’homme et pour tout homme,


situé dans un humanisme ouvert, est vraiment au cœur de la lettre

259. « Emplissez la terre et soumettez-la (Gen., 1, 28). » « La Bible, dès sa pre-


mière page, nous enseigne que la création entière est pour l’homme, à charge pour
lui d’appliquer son effort intelligent à la mettre en valeur et, par son travail, la para-
chever pour ainsi dire à son service. » (n. 22)
260.  « Par son insertion dans le Christ vivifiant, l’homme accède à un épa-
nouissement nouveau, à un humanisme transcendant, qui lui donne sa plus grande
plénitude : telle est la finalité suprême du développement personnel. » (n. 16)
261. J. MARITAIN, Humanisme intégral, 1939.
262.  H. de LUBAC, s. j., Le Drame de l’humanisme athée, 3e éd, Paris, Spes,
1945, p. 10.
263. Pour compléter les textes précédents, se reporter aux n. 12 et 13.

117
TROISIÈME PARTIE – COMPARAISONS ENTRE LES DEUX MORALES

encyclique. Ce développement n’adviendra que s’il se fait dans la


solidarité et dans la charité264.
« La solidarité universelle qui est un fait, et un bénéfice pour nous, est
aussi un devoir. » (n. 17)

Aussi n’est-il pas étonnant que tous et un chacun soient conviés


à travailler à ce développement intégral et solidaire. Paul VI en fera
un appel pressant aux divers groupes et nations qui forment notre
monde265. Et de manière toute particulière cet appel s’adresse à ses
frères chrétiens.
« Puissent tous ceux qui se réclament du Christ entendre son appel :
« J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif et vous
m’avez donné à boire, j’étais un étranger et vous m’avez accueilli, nu
et vous m’avez vêtu, malade et vous m’avez visité, prisonnier et vous
êtes venus me voir » (Matth., 25, 35-36). Personne ne peut demeurer
indifférent au sort de ses frères encore plongés dans la misère, en
proie à l’ignorance, victimes de l’insécurité. Comme le cœur du Christ,
le cœur du chrétien doit compatir à cette misère : « J’ai pitié de cette
foule. » (Marc, 8, 2) (n. 74)

Un spécialiste en matière de développement des peuples ne


pourra qu’être satisfait par la multiplicité des analyses que deman-
dait une question aussi complexe et mondiale. Les aspects étudiés
et signalés sont multiples et forment une manière de somme sur le
développement. Paul VI n’a pas hésité à consulter et même à confier
la rédaction d’ensemble à un éminent spécialiste.
La lettre encyclique nous invite à nous tenir sur une ligne
de  crête entre des limitations malheureuses ou des dérapages
égoïstes. Tant les humains de diverses confessions que ceux qui
n’appartiennent à aucune, tout le monde est convié à travailler à ce

264. « L’entreprise du développement rapprochera les peuples dans les réali-


sations poursuivies d’un commun effort si tous, depuis les gouvernements et leurs
représentants jusqu’au plus humble expert, sont animés d’un amour fraternel et
mus par le désir sincère de construire une civilisation de solidarité mondiale. » (n.
73)
265.  « Dans ce cheminement, nous sommes tous solidaires. À tous, Nous
avons voulu rappeler l’ampleur du drame et l’urgence de l’œuvre à accomplir.
L’heure de ­l’action a maintenant sonné : la survie de tant d’enfants innocents, l’ac-
cès à une condition humaine de tant de familles malheureuses, la paix du monde
et l’avenir de la civilisation sont en jeu. À tous les hommes et à tous les peuples de
prendre leurs responsabilités. » (n. 80)

118
CHAPITRE 12 – LES DEUX MORALES SUR LES RAPPORTS DE L’HUMAIN ET DU DIVIN

développement en solidarité les uns avec les autres et dans un


esprit de fraternité. Tous les groupes sont conviés – des jeunes aux
sages – de même que toutes les nations riches et pauvres, tant la
tâche de ce développement est immense et l’urgence pressante.
Trois devoirs seront détaillés : devoir de solidarité, de justice et de
charité.
« […] devoir de solidarité, l’aide que les nations riches doivent
apporter aux pays en voie de développement ; devoir de justice
sociale, le redressement des relations commerciales défectueuses
entre peuples forts et peuples faibles ; devoir de charité universelle,
la promotion d’un monde plus humain pour tous, où tous auront à
donner et à recevoir, sans que le progrès des uns soit un obstacle au
développement des autres. La question est grave, car l’avenir de la
civilisation mondiale en dépend. » (n. 44)

Paul VI voit même dans le développement des peuples la voie


de la paix.
« Combattre la misère et lutter contre l’injustice, c’est promouvoir,
avec le mieux-être, le progrès humain et spirituel de tous, et donc le
bien commun de l’humanité. La paix ne se réduit pas à une absence
de guerre, fruit de l’équilibre toujours précaire des forces. Elle se
construit jour après jour, dans la poursuite d’un ordre voulu de Dieu,
qui comporte une justice plus parfaite entre les hommes266. » (n. 76)
« Car si le développement est le nouveau nom de la paix, qui ne
voudrait y œuvrer de toutes ses forces ? Oui, tous, Nous vous convions
à répondre à notre cri d’angoisse, au nom du Seigneur. » (n. 87)

2.4 L’humain et le divin dans Caritas in veritate

Après Populorum progressio de Paul VI (1967) et Sollicitudo rei


socialis de Jean-Paul II (1987), nous avions en 2009 Caritas in veritate
de Benoît XVI. Cette encyclique soulignait le 40e anniversaire de la
lettre de Paul VI. Benoît XVI consacre un chapitre entier à Populorum
progressio.
Le monde qui était présent aux pères conciliaires n’a cessé de
se développer, de se complexifier, avec de nouveaux défis : la
mondialisation n’est pas seulement une réalité entrevue mais elle

266. Pacem in terris, 1963, A. A. S., 55 (1963), p. 301.

119
TROISIÈME PARTIE – COMPARAISONS ENTRE LES DEUX MORALES

est largement présente et engagée. Le texte de Benoît XVI en


témoigne.
Caritas in veritate267, parce que « la charité est la voie maîtresse
de la doctrine sociale de l’Église » (n. 2) et parce que cette doctrine
est « un service de la charité mais dans la vérité » (n. 5). Deux critères
vont donner à ce principe une forme opératoire : la justice et le bien
commun (n. 6).
Empruntons à cette lettre encyclique quelques expressions
plus pertinentes à notre propos. Elles relèvent moins des multiples
questions abordées que des principes posés.
« On aime d’autant plus efficacement le prochain que l’on travaille
davantage en faveur du bien commun qui répond également à ses
besoins réels. » (n. 7)
« Quand elle est inspirée et animée par la charité, l’action de l’homme
contribue à l’édification de cette cité de Dieu universelle […] au point
de donner forme d’unité et de paix à la cité des hommes, et d’en faire,
en quelque sorte, la préfiguration anticipée de la cité sans frontières
de Dieu. » (n. 7)
« Paul VI établissait un rapport clair entre l’annonce du Christ et la
promotion de la personne dans la société. Le témoignage de la charité
du Christ à travers des oeuvres de justice, de paix et de développement
fait partie de l’évangélisation, car, pour Jésus Christ, qui nous aime,
l’homme tout entier est important268. » (n. 15)

L’encyclique ne donne ni recettes ni techniques nouvelles


quant au développement humain et sociopolitique lui-même. Il
apporte cependant, dans l’étude qu’il en fait, un souffle et des pers-
pectives qui l’enrichissent de nouvelles énergies et l’ouvrent sur une
fraternité universelle. Ce souffle et ces perspectives lui viennent
d’une ouverture à Dieu, à un transcendant. Ils engagent alors le
chrétien à la promotion d’un développement intégral de l’homme
(tout l’homme et tout homme), au nom du projet de Dieu déjà
inscrit dans la création.

267. Caritas in veritate. Lettre encyclique de BENOÎT XVI, 29 juin 2009, traduc-


tion française publiée par le Vatican.
268. On pourra également se reporter aux numéros 6, 11, 18, 52, et 78 de
Caritas in veritate.

120
CHAPITRE 12 – LES DEUX MORALES SUR LES RAPPORTS DE L’HUMAIN ET DU DIVIN

La charité du Christ, que nous recevons de l’Esprit, est ainsi au


cœur de la doctrine sociale de l’Église. Cette charité donne une
valeur salvifique et théologale à tout engagement dans des « œuvres
de justice, de paix et de développement » (n. 7 et 15), tout en se
manifestant dans ces œuvres, et en faisant de la cité des hommes
« une préfiguration anticipée de la cité sans frontière de Dieu » (n. 7).
Et par là même, faut-il ajouter, la charité se développe et appelle, de
son intérieur, son propre épanouissement auprès de Dieu.

2.7 Le divin et l’humain dans Vatican II et dans le Magistère de


l’Église

Les textes cités et leur enseignement nous situent sur le


deuxième versant de nos rapports entre le divin (la charité dans la
vérité, la foi, l’ouverture à Dieu, etc.) et l’humain (la promotion du
développement, la justice et le bien commun, l’édification de la cité
des hommes). Ces textes sont magnifiques d’ouverture sur le monde
et de richesses de pensée, et nous y trouvons facilement leur inté-
gration dans le schème de manifestation-émergence. C’est la charité
qui se manifeste dans des activités humaines de justice, de paix et de
développement ; elle donne à ces activités une valeur salvifique et
théologale, et les fait concourir à la construction de la cité des hommes
qu’elle anime. En s’engageant de la sorte, la charité se déploie elle-
même et prépare son épanouissement chez l’être humain.
Par contre, il est bien difficile d’articuler ces textes et leurs
pensées dans le schème moyens-fin. S’il est vrai que tout ce qui est
fait par charité est marqué de sa valeur méritoire en vue de la béati-
tude, nous sommes alors sur le plan de la motivation et de
l’inspiration chez les personnes qui agissent. Sur ce plan-ci, tout ce
qui est animé par la charité, quelle que soit l’ œuvre engagée, peut
s’inscrire dans le schème moyens-fin. Mais cette insertion ne vaut
plus sur le plan des réalités objectives en elles-mêmes ; la promo-
tion de la justice et l’avènement d’une société où règne la paix ne
sont pas des moyens ordonnés à la béatitude auprès de Dieu. Cepen-
dant, si on croit au règne de Dieu – un règne de justice et d’amour,
d’unité et de paix –, il ne suffira pas de l’appeler de ses vœux et
prières. On voudra agir, suivant notre attachement à ces valeurs,
pour ce qui dépend de nous. Or, il dépend de nous de leur donner

121
TROISIÈME PARTIE – COMPARAISONS ENTRE LES DEUX MORALES

déjà une ébauche de leur présence effective. Ce qui nous ramène au


schème de manifestation-émergence.
Tant que la vie des hommes était courte et remplie de
nombreuses souffrances, tant qu’elle se trouvait toute polarisée, par
la foi et par l’expérience, vers un monde meilleur dans son au-delà, le
schème de moyens-fin traduisait bien à la fois les meilleures inten-
tions des croyants et leur vision des réalités humaines et terrestres
en lien direct avec cette finalité dernière. Dès que les êtres humains
font leur entrée dans une autre lecture du temps et de leur histoire,
dès que les réalités humaines et terrestres ont pour eux une valeur
par elles-mêmes – comme un don merveilleux que Dieu leur fait –,
nous avons besoin d’une autre articulation pour les lier au divin.
Ce n’est pas un hasard si les textes de Gaudium et spes, de
Populorum progressio et de Caritas in veritate, se coulent fort bien
dans une logique de manifestation, qui est à la fois insertion et
émergence. Ils relèvent d’une autre lecture du temps et de l’histoire
des humains ; ils appartiennent à une autre appréciation des réalités
d’ici-bas. L’accent n’est plus sur le passage vers l’au-delà que ces
réalités permettent, mais il porte sur le don de Dieu d’un monde à
développer et sur sa vie déjà en nous à vivre. Ces textes nous expri-
ment comment l’Église voit l’être chrétien, ses responsabilités et ses
devoirs dans le monde d’aujourd’hui269.
Ce n’est pas non plus un hasard si la théologie du mariage a
évolué. C’est une valorisation pour eux-mêmes de l’amour humain
et du don que les époux se font qui appelait ce changement. La
valeur de cet amour et de ce don leur est inhérente et ne vient pas
d’un quelconque but ou d’une quelconque finalité extérieure
auxquels on les associerait. Le personnalisme fut sans doute un
facteur important de cette évolution.

269. Pour une doctrine chrétienne du politique à la suite de Vatican II, on se


référera avec profit aux deux articles de François DAGUET, o.p., sous le titre « Chro-
nique de théologie politique et de doctrine sociale », et publiés dans la Revue tho-
miste de 2010 (p. 515-527) et de 2012 (p. 317-344).

122
CHAPITRE 12 – LES DEUX MORALES SUR LES RAPPORTS DE L’HUMAIN ET DU DIVIN

Le schème de manifestation-émergence nous fournit ainsi une


magnifique structure d’accueil des évolutions de notre temps. Nous
le trouvons présent chez Thomas d’Aquin, mais il est demeuré chez
lui non développé et non proposé. Le dominicain partageait bien la
vision du temps et celle de l’histoire humaine qui étaient celles du
Moyen Âge chrétien.

123
Conclusion générale
L’autre morale aux côtés de la morale
de la Somme

S i le dessein de Dieu ne change pas – comme Dieu lui-même en


son amour et en sa sagesse –, il n’est pas de même des morales qui
s’y réfèrent : elles changent comme toute œuvre humaine et elles
diffèrent entre elles parce qu’elles ont chacune une manière de nous
présenter ce dessein et surtout de nous le proposer sur le plan de nos
êtres et celui de nos agirs. C’est ainsi qu’à côté de la morale explicite de
Thomas d’Aquin nous avons découvert en germe une autre morale, qui
est demeurée non déployée dans son œuvre parce qu’elle n’était pas
requise par les options et les sensibilités du temps.
En dévoilant l’autre morale possible dans la Somme, notre
propos n’était pas d’introduire un correctif ou une transformation
dans l’œuvre elle-même, ni de bousculer le travail de Thomas
d’Aquin ; c’était plutôt d’indiquer, pour la tradition thomiste qui s’en
inspire, ce qui peut être mis en valeur et répondre aux sensibilités et
aux exigences de notre temps. S’il nous a paru avantageux d’indi-
quer chez Thomas d’Aquin cette autre morale possible – elle permet,
nous l’avons vu, une structure d’accueil pour un enseignement
depuis Vatican II –, comment pourrions-nous l’introduire aux côtés
de la morale bien connue de la Somme ?
La morale présentée dans la Somme est celle du chemin de
l’être raisonnable vers Dieu, alors que l’autre morale est celle de la
manifestation de l’amour de Dieu présent en lui. Si la première est
toute polarisée sur une finalité suprême, la seconde exprime une
valeur à vivre pour elle-même. Nous sommes donc en présence de
deux réalités premières et primordiales, à articuler. Bien entendu,
nous nous plaçons à l’intérieur du sujet agissant et de ce qui le
motive dans son agir.

125
L’AUTRE MORALE DE THOMAS D’AQUIN – SON RAPPORT À NOTRE TEMPS

1. UN PRINCIPE D’ARTICULATION DES DEUX MORALES

Pour dégager un principe d’articulation de ces morales, retour-


nons tout d’abord à la Somme elle-même. L’œuvre majeure et la plus
connue de Thomas d’Aquin porte ce nom bien significatif de Somme,
et depuis des siècles elle est connue sous cet abrégé. Ce titre lui
convient tout à fait, car elle est l’articulation très détaillée du dessein
de Dieu. On a peine à croire qu’elle était destinée aux commençants
dans la science sacrée. Dans la Somme, tout s’articule à Dieu, au
mystère de son être ainsi qu’à son œuvre de création, puis au
mouvement de la créature raisonnable vers lui, dont le Christ en son
humanité sera le chemin270.
En suivant cet ordre des sujets à traiter, frère Thomas respecte
la discipline théologique elle-même. C’est ainsi que Dieu est étudié
en lui-même et dans le mystère de la Trinité avant que soit abordée
l’œuvre de sa création. Si l’homme est créé à l’image de Dieu, parce
qu’il est doué d’intelligence et de maîtrise de ses actes271, il est invité
à se tourner vers Dieu, seule fin de la bonté divine qui l’a créé ; l’aide
de Dieu ne lui manquera pas et le don de la grâce et de la charité lui
sera fait. Par suite du péché de l’homme, Dieu envoie son Fils comme
Sauveur, qui va réconcilier l’humanité avec lui, et devenir pour
l’homme la voie de vérité de son retour à Dieu et sa source272. Ainsi
exposé, l’ordre de la discipline (ordo disciplinae), dont Thomas
d’Aquin parle dans le Proemium de la Somme, est dans son ensemble
un ordre logique et un ordre historique.

La morale et ses trois niveaux dans la Somme :


une approche de sagesse

La morale de Thomas d’Aquin est insérée dans cet ensemble,


où elle reçoit son inspiration et son souffle. Si elle est principale-
ment située dans la seconde partie de la Somme, elle s’appuie sur ce
qui est présenté dans la première partie – l’homme créé à l’image de
Dieu – et elle recevra son complément dans la troisième – le Christ
comme chemin vers Dieu, et les sacrements qui lui sont liés. Très tôt,

270. Proemium, Ia q.2.
271. Proemium, Ia IIae.
272. Proemium, IIIa.

126
CONCLUSION GÉNÉRALE – L’AUTRE MORALE AUX CÔTÉS DE LA MORALE DE LA SOMME

cette seconde partie de la Somme, se subdivisant elle-même, fut


éditée à part, et reçut le plus grand nombre de copies.
Sous le thème du retour de l’être humain à Dieu, la Somme
nous présente comme trois niveaux qui constituent l’ensemble de
la vie morale du chrétien.
Le premier niveau correspond globalement à la Prima secundae
(Ia IIae). Le tracé est d’abord philosophique et humain273 – plusieurs
de ses concepts le sont – et son mouvement d’ensemble est repris
de l’Éthique d’Aristote. Des auteurs ont même tiré de ce niveau une
philosophie morale de Thomas d’Aquin, et le dernier en date est
Elders274. Sur ce tracé philosophique se dessine déjà une première
transposition théologique, marquée par la béatitude auprès de
Dieu, par le mérite lié à la grâce et à la charité, et par la loi nouvelle.
Nous avons là une ligne d’ensemble qui demeure générale et qui
doit être complétée.
Comme l’agir moral s’inscrit dans la particularité275, un
deuxième niveau d’étude portera sur l’examen fort détaillé des
vertus en particulier – vertus théologales et vertus morales infuses.
C’est l’objet de la Secunda secundae (IIa IIae), et il est proprement
théologique. Il présentera tout d’abord ce qui est proposé à tous les
hommes, puis ensuite ce qui concerne les états de vie.
Le troisième niveau est proprement celui de la vie morale du
chrétien. La Tiertia pars (IIIa) engage la perspective concrète de la
recréation et du salut de l’homme. Trois contenus principaux
devaient en être l’objet : le Christ Sauveur et le salut qu’il nous
apporte ; les sacrements, qui donnent de participer à ce salut et à la

273. « … nomine beatitudinis intelligitur ultima perfectio rationalis seu intel-


lectualis naturae, et inde est quod naturaliter desideratur, quia unumquodque na-
turaliter desiderat suam ultimam perfectionem. » (Ia, q.62 a.1) – Les concepts d’acte
humain, de passion et de vertu sont des concepts philosophiques empruntés à
Aristote. De même, le mouvement d’étude – qui va de la béatitude à l’acte qui y
conduit, puis à la source de celui-ci (la vertu, ici la grâce et la charité) – est emprunté
à Aristote.
274. Leo J. ELDERS, L’éthique de saint Thomas d’Aquin, Paris, Les Presses Uni-
versitaires de l’IPC, 2005.
275. « … quia operationes et actus circa singularia sunt, ideo omnis operati-
va scientia in particulari consideratione perficitur. » (Proemium, Ia IIae, q.6) – « … ne-
cesse est considerare singula in speciali, sermones enim morales universales sunt
minus utiles, eo quod actiones in particularibus sunt. » (Proemium, IIa IIae)

127
L’AUTRE MORALE DE THOMAS D’AQUIN – SON RAPPORT À NOTRE TEMPS

vie nouvelle ; puis le terme de tout, la participation à la résurrection


et à la gloire du Christ.
À travers ces niveaux, c’est l’homme qui s’humanise, qui est
appelé à être divinisé et conformé à l’image du Christ. La démarche
de Thomas d’Aquin va ainsi du plus général au plus détaillé, du plus
sommaire au plus concret et au plus riche, toujours cependant à l’in-
térieur du mouvement complexe de l’être humain vers Dieu.
Nous avons là, dans cet ensemble, un ordre logique de présen-
tation et d’intégration des réalités morales qui est, faut-il le souligner,
atemporel. Thomas d’Aquin n’envisage pas ici, entre les trois niveaux
décrits, une séquence d’un avant et d’un après dans la vie morale
concrète de l’être humain. Même s’il conçoit que l’appropriation des
réalités morales ne se fait pas d’un seul coup, en simultanéité, tant
chez l’enfant que chez l’adolescent et le jeune adulte, il n’engage
pas dans la Somme, du point de vue moral, une démarche qui serait
directement éducative et un développement qui serait proprement
pédagogique. Même si la perspective directement chrétienne (IIIa)
vient après la perspective proprement théologique (IIa IIae), nous
sommes toujours dans un propos de sagesse et dans sa présenta-
tion.
C’est dire que ces trois niveaux doivent être fusionnés, compé-
nétrés, pour nous donner au terme la morale dans son ensemble et
sa richesse, ainsi que le retour complexe de l’être humain à Dieu.
Aucun de ces niveaux n’est donc complet par lui seul, sans référence
aux deux autres ; les trois s’éclairent réciproquement, et le premier
se transforme dans le second et le troisième. Le tracé de notre retour
à Dieu (Ia IIae), s’il présente la ligne d’ensemble, devient ensuite la
voie concrète des vertus (IIa IIae) et le chemin historique en Jésus
Christ (IIIa)276.
Dans la vie morale concrète qui est la nôtre, ces trois niveaux
de la morale se mêlent non moins, mais à partir de l’un ou de l’autre
niveau alors prédominant, et ils se transforment également dans
notre évolution et notre maturation.

276. La charité ne devient-elle pas, dans la IIIa pars, la charité du Christ ré-
pandue dans les cœurs par l’Esprit Saint ? Le Christ n’a-t-il pas mérité notre salut
(IIIa q.48 a.1) et ne nous a-t-il pas réconciliés avec Dieu (IIIa q.49 a.4) ? Si Thomas
d’Aquin avait pu terminer la Somme de théologie, n’aurait-il pas dit que la béatitude
est notre participation à la résurrection et à la gloire du Christ ?

128
CONCLUSION GÉNÉRALE – L’AUTRE MORALE AUX CÔTÉS DE LA MORALE DE LA SOMME

2. L’ARTICULATION DES MORALES SUIVANT


UNE SÉQUENCE TEMPORELLE

Posons-nous une question qui nous orientera vers le principe


que nous cherchons pour articuler les deux morales. Quand pou-
vons-nous manifester une réalité ou une valeur ? Quand pou-
vons-nous surtout la manifester ?
Prenons l’exemple d’une amitié. Il y a un temps pour amorcer
une relation d’amitié, la développer, puis un temps où cette relation
étant riche et stable peut être simplement manifestée. N’en irait-il
pas de même pour la vie chrétienne ? N’aurait-elle pas un temps
pour prendre racine en nous et se développer, et un temps pour se
dire et se manifester ? Nous le croyons.
Ce que nous proposons pour articuler les deux morales dont
nous avons parlé, c’est de les engager, non plus dans une seule
vision de sagesse, mais selon une perspective et une suite directe-
ment temporelles.
En d’autres mots, nous concevons que le tracé de la Prima
secundae (Ia IIae) pourrait répondre principalement à la première
rectification de notre agir sous la finalité de notre bonheur à obtenir.
Non pas que toute pratique chrétienne en serait absente, mais elle
demeurerait sous l’emprise d’une conduite en vue d’une fin à
obtenir.
Cette première rectification humaine en place, notre vie
deviendrait plus directement, avec la maturité morale, une manifes-
tation de la charité du Christ sous l’animation de l’Esprit en nous. Ce
qui correspond à la Secunda secundae (IIa IIae) et à la Tiertia pars
(IIIa)277. Non pas que toute finalité soit ici abandonnée ; elle est plutôt
transformée, et sa perspective intéressée (de notre bonheur) le cède
au désir de rencontrer le Seigneur pour lui-même avec ses frères et
sœurs dans la foi, selon le rêve même de Dieu.
Nous croisons ici une loi générale, selon laquelle tout déve­
loppement chez l’humain obéit à une loi de séquences et d’enri­
chissements successifs, qui réorganisent les étapes qui les ont

277. L’une et l’autre parties sont alors lues avec les accents de l’autre morale,
tels qu’ils ont été présentés plus haut.

129
L’AUTRE MORALE DE THOMAS D’AQUIN – SON RAPPORT À NOTRE TEMPS

précédés278. Dans un sens, rien n’est écarté, mais tout est enrichi et
transformé d’une étape à l’autre.

2.1 Une identification aux deux périodes de nos vies

Comme il a été indiqué plus haut, nous sommes frappés par


les deux temps principaux que connaissent chez les êtres humains
toute éducation et tout apprentissage d’un art et d’une vocation.
Nous commençons par le plus élémentaire en ceux-ci, puis nous
mettons progressivement en place des savoirs et des habiletés
avant de bien les maîtriser. Quand l’éducation réussit, quand l’ap-
prentissage est complété, tout se simplifie et s’unifie : ce qui était
jusque-là séparé et multiple reçoit alors son unité et sa perfection
dernière, et sert à exprimer un idéal, une liberté. S’il y a une montée
difficile et qui nécessite de nombreux efforts, l’arrivée au sommet
signifie une vision d’ensemble et une joie de s’y tenir.

2.2 La Prima secundae (Ia IIae) et ses limites : la première


période de nos vies

Nous croyons que la morale peut, elle aussi, avoir ces deux
temps principaux. Dans cette perspective, la morale qui nous est
donnée dans la Prima secundae (Ia IIae) esquisse fort bien le chemin
à parcourir pour atteindre auprès de Dieu notre épanouissement
dernier. Elle établit que Dieu seul peut être notre souverain bien et
que nous parviendrons à lui par des actes d’amour qui auront valeur
de mérite de cette béatitude. Ces actes devront être des actes libres,
jaillissant en nous des dispositions vertueuses, sous l’aide de la
grâce et de la loi nouvelle.
Cette esquisse de morale est présentée par Thomas d’Aquin
sous forme de petits traités, qui ont la finesse de ne pas oublier nos

278. Qu’il nous suffise ici de citer les stades de Piaget dans le développement
intellectuel, les niveaux et les stades de Kohlberg dans le jugement moral et les
sorties de soi (l’expérience, la compréhension, le jugement et le choix) de Lonergan
dans le développement de l’homme. S’il y a un ordre séquentiel, qui va du plus
élémentaire au plus élevé dans les stades, on trouve, en sens inverse, une réorgani-
sation et un enrichissement lorsqu’on revient du plus riche et du plus élevé au plus
élémentaire ; ce dernier est transformé.

130
CONCLUSION GÉNÉRALE – L’AUTRE MORALE AUX CÔTÉS DE LA MORALE DE LA SOMME

fragilités et nos côtés fautifs. Elle présente ainsi à l’être humain


comme une vie morale à construire en lui-même pour la fin suprême
qui est la sienne. En premier lieu, il est bien normal que tout soit
centré sur l’être humain et sur son bonheur, et que son agir n’ait
d’autre finalité ; c’est plus tard que l’agir bon pourra être poursuivi
pour lui-même.
Le plan est ici plus directement humain. S’il débute par la
nécessaire rectification de l’agir humain, il ne s’y limite pas. Il continue
d’évoluer ; il devient progressivement le passage d’un vivre selon ses
passions à un vivre raisonnable, et à travers celui-ci c’est l’humanisa-
tion de l’être humain qui est engagée279. Ce plan est largement
inspiré dans la Somme par les enseignements d’Aristote280.
Jusqu’ici nous avons traité de la morale explicite de la Somme
de théologie sans engager une appréciation de sa structure toute
polarisée sur la béatitude, la fin même proposée à l’ensemble d’une
vie et d’un agir. Ce que frère Thomas nous enseigne convient à un
temps de notre vie morale, le premier, mais moins facilement à celui
d’une maturité morale et d’une unité de vie. Peut-on alors poser
comme finalité et but de l’être humain la recherche de son propre
bonheur ou de sa béatitude même auprès de Dieu281 ? Peut-on

279. Cette morale appelle cependant des ajustements, que nous avons déjà
signalés (plus haut, p. 29-32 et 37-41), – sur le mérite (le modèle de l’amour et non
celui de la justice), – sur l’approche concrète par l’unité du sujet (et non sur la seule
approche analytique par les facultés et leurs actes), – sur le langage du sujet agis-
sant (le proprie loquendo et non le metaphorice, qui est celui des facultés et de leurs
actes).
280. Pour être heureux, l’homme est invité à un agir vertueux et bon, équi-
libré et mesuré en présence des biens et selon leur qualité de bien. Cet agir est
choisi et voulu pour lui-même, et il s’accompagne de fermeté et de joie. Derrière
l’agir, il y a l’être qui se transforme, qui devient bon en s’ouvrant au spirituel (le logos
d’Aristote). Si l’homme est capable d’amour et de don, s’il y trouve sa joie la plus
profonde, son accomplissement moral sera celui d’un être de justice et d’amitié,
œuvrant pour l’édification d’une société juste et partageant un vivre avec ses amis.
281. On peut distinguer ici le point de vue de l’implicite dans l’acte et celui
de l’intention du sujet agissant. Il est vrai que l’amour d’un bien est déjà en lui-
même un hommage à ce qui en est la source. Ainsi, aimer Dieu parce qu’il est notre
béatitude engage déjà, sur le plan de l’implicite, un amour premier de Dieu en lui-
même. Sur le plan de l’intention, le sujet peut se porter sur le bienfait reçu et aimer
Dieu parce qu’il en est l’auteur, ou s’ouvrir à Dieu pour lui-même. À ce plan-ci de
l’intention se jouent donc diverses situations et divers équilibres.

131
L’AUTRE MORALE DE THOMAS D’AQUIN – SON RAPPORT À NOTRE TEMPS

articuler la charité à cette même recherche282 ? Ne faut-il pas inverser


les termes, et donner à la charité le rôle prépondérant comme moti-
vation d’une vie, et non plus à la recherche de sa béatitude283 ?
Répondre à ces questions nous permettra de passer à l’autre morale
– celle de la manifestation – chez Thomas d’Aquin.
Personne ne niera que l’ensemble d’une vie ait une orientation
et qu’elle porte sur Dieu comme souverain bien. Cette orientation et
son chemin sont au cœur de la charité et de la grâce de Dieu. Cepen-
dant c’est Dieu lui-même qui doit être cherché par intention, et le
bonheur et la béatitude seront obtenus comme effet284. Sur le plan
humain, n’est-ce pas manquer son bonheur que d’en faire l’objet
premier de sa motivation ? Peut-on aimer une personne et faire un
projet de vie commune avec elle tout d’abord pour son propre
bonheur à soi ? L’amour vrai et authentique sort le sujet de lui-même,
et c’est l’autre qui compte. De plus cet amour est apprécié pour
lui-même, et n’est pas un quelconque moyen ou levier pour autre
chose285. Et cela vaut encore davantage lorsqu’il s’agit de l’amour de
Dieu répandu dans nos cœurs.

282. Par comparaison avec celui qui est un commençant et avec celui qui est
un progressant dans l’amour de Dieu, Thomas d’Aquin n’affirme-t-il pas du parfait
ici-bas qu’il « cherche principalement à s’unir à Dieu et à jouir de lui » et qu’il désire
« mourir et être avec le Christ » ? (IIa IIae q.24 a.9 et ad 3)
283. L’amour de Dieu est à ce point la finalité qu’il n’a pas de mesure qui le
limiterait, comme c’est le cas de ce qui est orienté vers autre chose. C’est aussi ce
qui va distinguer dans la charité ce qui est de précepte et ce qui est de conseil. (IIa
IIae q. 84 a.3)
284. « Il est cependant possible de dire ce qui ne saurait en aucun cas repré-
senter une signification valable pour une existence humaine. Cette signification
ne réside pas, en particulier, dans cet accomplissement et cette réalisation de soi-
même […] – au contraire, l’homme n’est pas fait pour s’accomplir soi-même et se
réaliser soi-même. Si tant est que l’accomplissement et la réalisation de soi-même
ont leur place dans une vie humaine, ils ne peuvent être atteints que per effectum,
non per intentionem […], comme par surcroît. » (V. FRANKL, La psychothérapie et son
image de l’homme, 1974, Resma, p. 71-72)
285. « Il n’y a que lui (l’amour) qui ne soit pas un moyen destiné à nous per-
mettre d’atteindre à une certaine fin, mais la fin même qui donne à la conscience
tout à la fois cette plénitude et cette suffisance, cette fécondité et cette joie créa-
trice qui montrent que toutes les fins particulières ne sont par rapport à lui que des
expressions ou des moyens… » (L. LAVELLE, De l’acte, Aubier, 1946, p. 446) – Voir
aussi G. MADINIER, Conscience et amour, Alcan 2e éd., 1947, p.  92, et M. NÉDON-
CELLE, Vers une philosophie de l’amour, Aubier, 1946, p. 101-102.

132
CONCLUSION GÉNÉRALE – L’AUTRE MORALE AUX CÔTÉS DE LA MORALE DE LA SOMME

Il est vrai que l’être humain désire son bonheur et son accom-
plissement, et que ce désir profond est inscrit en lui ; il ne s’agit pas
de l’écarter, mais de bien le situer. Par ailleurs, le chrétien sait que
Dieu seul dans son infinie bonté peut lui donner le bonheur parfait
(sa béatitude) auquel il aspire et l’accomplissement définitif de son
être286, et qu’il ne peut, lui, que les mériter par la charité que l’Esprit
répand dans son cœur. Se pose alors chez lui l’équilibre entre d’une
part son désir du bonheur et d’autre part, son amour de Dieu287.
Laquelle de ces motivations – du bonheur recherché ou de
l’amour de Dieu – l’emporte sur l’autre288 ? Dieu doit-il être aimé
pour lui-même ou doit-il être aimé et désiré parce qu’il est la béati-
tude de l’homme et sa fin (« cum inducimur ad diligendum Deum,
inducimur ad desiderandum Deum, per quod maxime nos ipsos
amamus, volentes nobis summum bonum », De caritate, a.7 ad 10) ?
Et voici d’autres textes :
« […] de ratione caritatis ut Deus super omnia diligatur, et ut nullum
ei praeferatur in amore » (De caritate a.10 ad 4) ; – « Deus autem
maxime propter seipsum est diligendus »  (a.1 ad 6) ; – « diligatur
summum bonum prout est beatitudinis obiectum » (a.12 ad 16).

286. Dieu nous ouvre à sa vie et à son bonheur. Il est celui qui se donne à
nous en son Fils et dans l’Esprit, et qui nous invite à nous donner à lui. C’est ainsi
que la charité présente en nos cœurs devient une amitié et un partage. Dans la
complencentia boni, dans l’amour affectif qui est premier, s’enracine l’intentio boni,
l’amour effectif, qui nous porte à aimer Dieu et être avec lui, et qui s’exprime non
moins dans une même volonté à l’égard de notre prochain.
287. S’il est vrai que Dieu est pour nous à la fois l’Être (le Bien) suprême et
celui qui nous rend parfaitement heureux, il y a pourtant un ordre entre Dieu lui-
même et ce que nous recevons de lui. Ce qui ouvre la possibilité que le désir de
voir Dieu et d’être en sa présence ne soit pas nécessairement et toujours un désir
intéressé et tourné vers soi. Comme tout désir de connaître, de voir ce qui est beau,
de se trouver en présence d’une personne exceptionnelle, n’est pas affecté d’une
recherche de soi.
288. Qu’il s’agisse de la ratio diligendi (IIa IIae, q.26 a.13 ad 3), de l’objectum
formale (De caritate, a.4 ad 5) ou encore de la radix beatitudinis (De caritate, a.7),
c’est Dieu lui-même qui est cette réalité. Parce que Dieu est le bien qui correspond
à la totalité du bien de l’homme, il est pour lui la raison d’aimer. Parce que la charité
a comme objet formel le divin, Dieu est lui-même l’objet per se de la charité. Parce
que Dieu est le bien infini et le bien total pour l’homme, il est lui seul la béatitude
éternelle proposée au croyant. – Ajoutons qu’il y a aussi l’ordre psychologique et
que l’homme commence toujours par saisir et aimer des biens particuliers, et pour
lui-même.

133
L’AUTRE MORALE DE THOMAS D’AQUIN – SON RAPPORT À NOTRE TEMPS

Et n’est-il pas dit de la charité qu’elle fait désirer d’être avec le


Christ (De caritate a.11 ad 8), qu’elle pousse l’homme à se donner
complètement à Dieu (a.12 ad 9) ?
Voilà les deux perspectives de la charité : Dieu aimé en
lui-même et Dieu aimé parce qu’il est la béatitude de l’homme. Ces
perspectives ne s’excluent pas, elles sont intimement liées ; l’une ne
va pas sans l’autre, surtout dans l’état des bienheureux auprès de
Dieu (De caritate a.10 ad 3, 4, 5). Mais il y a ici-bas, dans le cœur de
l’homme, un accent sur l’une ou l’autre perspective, suivant le déve-
loppement de sa charité (ibid.). Et peut-être pour un temps les deux
perspectives sont simultanément présentes.
Si le désir du bonheur est d’abord au premier plan dans la vie
de l’homme, ne le cède-t-il pas finalement à l’amour qui l’unit plus
parfaitement à Dieu et qui imite la charité du Christ ? Peut-on recon-
naître qu’il y a des degrés dans notre amour de Dieu, par exemple
ceux que saint Bernard identifiait289 ? Au commencement nous
aimerions Dieu parce qu’il est celui qui nous pourvoit de ses biens et
qui nous donnera la béatitude, puis nous l’aimons finalement pour
lui-même et nous nous aimons en lui, tout en sachant que la future
rencontre de notre Dieu sera notre bonheur.
Thomas d’Aquin ne fait aucune référence à cet enseignement
de Bernard de Clairvaux, mais il admet, par analogie avec notre
développement corporel, des évolutions dans notre charité : par
exemple, le passage de la charité des commençants, préoccupés de
nourrir la charité et d’éviter le péché, à la charité des parfaits, dési-
rant s’unir à Dieu, mourir et être avec le Christ290. Mais cette charité
des parfaits n’atteint pas encore celle des bienheureux et celle de

289. Traité de saint Bernard sur l’amour de Dieu, chap. VIII-X. Dans son ar-
ticle « Dieu peut-il être légitimement convoité ? » (Revue thomiste 1992, p. 239-266),
Thierry-Marie HAMONIC, o.p., affirme que la charité est d’abord amour de Dieu
pour lui-même, au titre de vertu infuse déjà parfaite. Le dynamisme premier de
cette charité va conduire l’homme à purifier ses affections, et donc son amour de
soi, et non moins son espérance. Là où saint Bernard voit une évolution dans notre
amour de Dieu, Hamonic distingue entre la charité en elle-même et son rayonne-
ment qui nous transforme.
290.  IIa IIae, q.24 a.9 – voir aussi ad 2 et ad 3 du même article – L’idée de
degrés est souvent présente dans la Somme : par exemple dans les êtres créés et
dans leur bonté, dans la connaissance humaine, dans la contemplation, chez les
bienheureux, sur le plan des actes vertueux et des péchés, ainsi que dans les pro-
phéties.

134
CONCLUSION GÉNÉRALE – L’AUTRE MORALE AUX CÔTÉS DE LA MORALE DE LA SOMME

Dieu lui-même291. Les principaux degrés de la charité ici-bas, et


d’autres qui leur sont intermédiaires, impliquent non moins qu’il y
aura chez le chrétien une réception différente des traités de la béati-
tude et de la charité, suivant l’équilibre qui se fera entre son désir du
bonheur et la qualité de son amour de Dieu.

2.3 La Secunda secundae (IIa IIae) et la Tertia pars de la Somme


en lien avec la deuxième période de nos vies

La première rectification humaine de l’agir étant en place, le


devenir humain étant engagé, la Secunda secundae (IIa IIae) et la
Tertia pars (IIIa) leur apportent un dépassement ; elles peuvent
correspondre à la situation d’une vie déjà unifiée ou s’unifiant chez
le chrétien, à la suite de son Seigneur.
En créant l’être humain à son image, en déposant en lui un
désir que lui seul peut combler, en se donnant à lui en son Fils et
dans l’Esprit, Dieu avait un rêve pour l’homme : l’appeler à une véri-
table amitié avec lui-même et son prochain, et le combler de son
bonheur. Dès maintenant, ce rêve prend forme chez le chrétien : en
son être, fait pour aimer et être aimé, il reçoit la grâce et l’amour que
Dieu y dépose, et il accueille ainsi une vie divine. Pénétré de la Parole
de Dieu et de ses promesses, le chrétien agit en église et dans la
communauté des croyants ; il y reçoit les sacrements de la foi, et
s’engage dans de multiples tâches du partage évangélique. Cette
vie d’ouverture à Dieu et aux autres s’éveille à tout ce qui est dans le
cœur même de Dieu et des autres : elle se fait ainsi présence active
à l’œuvre de la création, participation à la société humaine qui se
construit, promotion de la justice et de la paix. Selon la vocation
reçue par les uns et les autres, cette riche vie de Dieu dans le chré-
tien se particularise, prend ses accents et ses chemins, mais sans
oublier que le cœur de Dieu n’exclut personne et aucune œuvre
bonne.

291. IIa IIae, q.184 a.2 – Il y a trois perfections de la charité : 1) en Dieu, elle


est perfection absolue (tant par rapport à celui qui aime que par rapport à celui qui
est aimé) ; 2) chez le bienheureux, elle est perfection qui répond de façon actuelle
à toute sa capacité d’aimer ; 3) chez l’être humain ici-bas, lorsque sa charité exclut
tout ce qui ce qui contrarie le mouvement de l’amour divin – le rejet de tout ce qui
s’oppose à cet amour et le rejet de tout ce qui l’empêche de se porter vers Dieu de
tout son élan.

135
L’AUTRE MORALE DE THOMAS D’AQUIN – SON RAPPORT À NOTRE TEMPS

Tout gravite autour de la charité292, de la charité même du


Christ, comme amitié avec Dieu et avec le prochain, et tout l’exprime
et la développe. Cette belle unité s’exprime magnifiquement bien
dans le schème que nous avons découvert chez frère Thomas, celui
d’une manifestation-insertion293. Est-ce un hasard si le schème de la
manifestation-insertion se trouve surtout, en ses présences, dans la
IIa IIae et la IIIa pars de la Somme, et avec lui l’autre morale possible294 ?
En exprimant cette vie de Dieu en lui, le chrétien appelle ainsi
auprès de son Dieu son épanouissement dernier, car il a cette
merveilleuse dignité dans l’Esprit de mériter sa béatitude (c’est-à-
dire de l’appeler par son amour) et d’être un jour participant de la
gloire du Christ. Mais le mérite n’est pas ici ce qui est visé, mais ce
qui est accueilli par le chrétien, car la charité, tout en sachant qu’elle
a une réponse auprès du Seigneur, n’a d’autre motivation qu’elle-
même et son Seigneur295.

2.4 Plan théorique et plan concret de nos vies

Les deux morales – celle de la Somme et celle qui s’y trouve en


son principe et en ses appuis – ont d’abord été mises en relation

292.  Dans la Ia IIae, la charité est considérée comme le principe des actes
méritoires – qui sont de bonnes actions – dont la béatitude sera la récompense
promise par Dieu. Dans la IIa IIae, la charité est étudiée pour elle-même, elle est une
amitié avec Dieu, dont on analyse les diverses expressions. L’étude de la charité est
précédée par celles de la foi et de l’espérance, qui lui donnent déjà son contexte
interpersonnel avec Dieu ; l’une est confiance en Dieu et accueil de sa Parole, l’autre
est assurance que cette amitié avec lui se vivra un jour dans un face à face.
293. L’autre morale prend appui sur la charité comme amitié avec Dieu déjà
présente dans l’homme et à l’œuvre en lui. Cette morale l’inscrira dans le schème
d’une manifestation–émergence, et dans une ouverture à des tâches à assumer
dans le monde d’aujourd’hui, qui seront comme une ébauche de la Cité future.
294.  Cette morale d’une vie déjà unifiée appellera, elle aussi, des ajuste-
ments : le langage de la manifestation et non celui de l’architectonie ; – l’approche
dite concrète (par l’unité du sujet) plutôt que l’approche analyique (par les facultés
et leurs actes). Ajoutons que la complacentia boni précèdera dans la charité l’in-
tentio boni : notre regard d’amour, qui nous émerveillera devant Dieu et qui nous
rendra autrui cher et précieux, précèdera notre réponse et notre agir.
295. En d’autres mots, si la finalité de l’agir vertueux demeure, elle sera dans le
plan objectif de Dieu ce qui conduira l’être humain à lui, mais sans être en première
place dans le plan psychologique du sujet agissant et dans sa motivation. Bref, si on
exprime sa charité, ce sera pour la vivre et non pour augmenter son mérite.

136
CONCLUSION GÉNÉRALE – L’AUTRE MORALE AUX CÔTÉS DE LA MORALE DE LA SOMME

avec deux lectures du temps et de l’histoire humaine, celle qu’avait


le Moyen Âge et celle que nous avons aujourd’hui. Mais cette fois-ci,
à l’intérieur d’un même univers thomasien, comment pourrions-nous
situer ces deux morales l’une par rapport à l’autre ? Nous avons
cherché à le faire à partir de l’englobant temporel de nos vies, en les
situant suivant les deux principales périodes de ce temps.
Jusqu’ici nous étions sur le plan théorique de nos vies. Qu’en
sera-t-il dans le plan bien concret de celles-ci ? Et ici quelle sera la
répercussion sur les morales dont nous avons parlé ?
Plusieurs facteurs et réalités entrent ici en jeu. En plus des deux
lectures du temps et de l’histoire humaine, comme elles ont été
indiquées précédemment, nous devons tenir compte des accents
majeurs de la charité, de son évolution dans l’être humain et non
moins du développement du cœur humain296. Ces facteurs défi-
nissent notre vie concrète et la morale qui peut en exprimer l’idéal.
Lorsque nous vivons dans un monde où seuls comptent le
surnaturel et notre destinée auprès de Dieu, lorsque nous traver-
sons des situations difficiles qui nous tournent vers l’au-delà de
notre ici-bas, et encore lorsque nous demeurons centrés sur nous-
mêmes, notre morale pourra s’élaborer dans une quête de béatitude,
selon un schème de moyens-fin. Mais au contraire, lorsque nous
sommes dans un vaste monde où jouent le temporel et la création
à développer, lorsque habités de Dieu nous cherchons à exprimer
dans des tâches et des services le trop plein de son amour qui est en
nous, et encore lorsque notre cœur s’est définitivement ouvert aux
autres, notre morale sera moins axée sur une quête de béatitude et
elle s’élaborera plutôt dans un vivre ce qui nous habite, selon un
schème de manifestation-émergence. Comme si d’une morale à
l’autre nous passions d’une formation initiale – et de ce qui se trouve
immédiatement en nous – à la maturité d’une vie.
Mais ces facteurs évoqués ne sont pas toujours et nécessaire-
ment alignés selon une même évolution. Alors, d’un point de vue

296. En son psychisme, l’être humain est d’abord tout tourné vers lui-même,
et s’il pense à Dieu c’est pour en recevoir les bienfaits qu’il désire. Il est d’abord dans
un état de faiblesse et il doit se construire en ramenant tout à lui-même. L’évolution
le conduira à s’ouvrir progressivement aux autres et finalement, dans l’amour au-
thentique, à leur donner la première place dans son cœur. Notons que le désir de
Dieu suit une même courbe dans le cœur de l’homme.

137
L’AUTRE MORALE DE THOMAS D’AQUIN – SON RAPPORT À NOTRE TEMPS

bien concret, nous oscillons, selon nos situations existentielles,


d’une morale à l’autre, sans une nette séparation entre elles.

3. PLAN HUMAIN ET PLAN CHRÉTIEN

Ce qui précède situe, sur un plan théorique et sur un plan


concret, les deux morales de Thomas d’Aquin l’une par rapport à
l’autre, – celle qui nous est présentée explicitement dans la Somme et
celle dont il nous fournit la clef et les appuis mais qu’il n’a pas déve-
loppée. Cette articulation, mise en place pour le bénéfice de la
tradition thomiste, se fait suivant les deux temps principaux de nos
vies, celui d’une construction de la vie morale en nous et celui de son
épanouissement depuis la charité du Christ par le don de l’Esprit.
Les deux plans, humain et chrétien, s’y trouvent, car pour frère
Thomas la morale est coextensive à ce qui relève de la liberté de
l’homme. Elle est donc une œuvre à la fois humaine et chrétienne,
comme en témoigne son propre travail dans la Prima secundae (Ia
IIae) qui engage ces plans humain et chrétien plus d’une fois l’un
après l’autre. Les liens entre ces deux plans évoluent toutefois
suivant notre développement : si le plan humain précède dans notre
éducation morale, il se retrouve non moins présent, mais enrichi297,
à la maturité morale ; il servira comme un appui à l’expression de la
vie de Dieu en nous. C’est dire que le plan humain de la morale sera
toujours présent.

4. RETOUR SUR NOTRE ÉTUDE DE THOMAS D’AQUIN

La morale de Thomas d’Aquin prête à trois lectures principales,


ainsi qu’à trois efforts distincts pour déployer sa compréhension. Par
les attentions que nous avons présentées, notre étude s’en fait l’écho.
La première lecture de la partie morale de la Somme correspond
d’abord à celle des auditeurs de Thomas d’Aquin et de ses premiers
lecteurs. Les uns et les autres se sont émerveillés d’une morale tout
autre qu’une liste de vertus et de vices, de commandements et de
fautes, à l’intention des confesseurs. Ce qui leur était présenté était

297. L’enrichissement le plus notable sera le regard porté sur autrui et la mo-


tivation conséquente de lui être bienfaisant.

138
CONCLUSION GÉNÉRALE – L’AUTRE MORALE AUX CÔTÉS DE LA MORALE DE LA SOMME

une vaste synthèse où se trouvait le meilleur de la philosophie et de


la théologie, de la raison et de la foi. L’ampleur du propos et son
souffle ne pouvaient que les saisir. La morale de Thomas d’Aquin se
donne comme le retour de l’être humain vers le Dieu qui l’a créé, en
même temps que le développement de l’image de Dieu inscrite en
lui et qui est sa véritable nature. Selon la méthode scolastique, tout
est abordé sous forme de questions où les principales objections
sont prises en compte. Ces auditeurs et lecteurs retrouvaient alors
plus d’une dispute philosophique ou théologique, comme celle qui
avait opposé Bonaventure et Thomas sur l’acte béatifiant en lui-même
et sur ce qui le constitue.
La deuxième lecture de la morale de Thomas d’Aquin est celle
que des lecteurs et étudiants d’aujourd’hui peuvent faire, s’ils ne
sont arrêtés ni par la langue ni par le procédé d’exposition de la
Somme. Sans doute seront-ils alors sensibles à ce qu’admiraient
dans l’oeuvre de frère Thomas leurs lointains prédécesseurs. Mais en
même temps certains points seraient vus différemment. Ainsi le
mérite, notion si importante pour lier dans la béatitude le don de
Dieu et la part de l’homme, pourrait être mieux compris à partir de
la dynamique interpersonnelle de l’amour plutôt qu’à partir de l’im-
plication de la justice. De même, dans une approche dite concrète
par l’unité du sujet, serait corrigé le jeu du voir et de l’aimer que
sépare une approche analytique par les facultés et leurs actes ; c’est
l’esprit aimant qui voit Dieu et se saisit en sa présence. Au lieu de la
charité commandant toute vertu et ses actes à la manière d’un
architecte qui conçoit et dirige un ensemble, on dirait plus volon-
tiers que la charité peut s’exprimer en tout agir puisqu’elle en est la
source première. On se demanderait non moins, avec l’appui de
philosophes d’aujourd’hui, si nous agissons toujours pour une fin.
L’amour a-t-il une autre fin que lui-même et son expression ?
La troisième lecture est celle de chercheurs pour qui toute
tradition est une tradition vivante. Elle ne fait pas que répéter, même
dans un langage mieux adapté aux contemporains, mais elle s’ouvre
aux développements nouveaux liés à une autre lecture du temps et
de l’histoire humaine ainsi qu’aux enseignements du Magistère.
C’est alors un défi pour la tradition elle-même, car elle a à s’inter-
roger sur une structure lui permettant de comprendre et d’accueillir
de tels développements. C’est ce que nous avons surtout cherché à
faire dans notre étude. Nous avons mis en évidence un autre

139
L’AUTRE MORALE DE THOMAS D’AQUIN – SON RAPPORT À NOTRE TEMPS

schème, présent chez Thomas d’Aquin, pour articuler la morale.


Nous avons situé cette autre morale possible comme un deuxième
temps de notre vie morale, celui de notre maturité, après celui de
notre éducation et de la rectification de notre agir. Cette autre
morale – de la manifestation – nous apparaissait en phase avec les
enseignements de Vatican II et du Magistère, ainsi qu’avec une autre
lecture du temps et de notre histoire298.
Nous sommes ici ramenés à notre point de départ : le rapport
qui est fait entre, d’une part, la morale et, d’autre part, le temps et la
lecture de l’histoire humaine.
Pour les auteurs médiévaux, l’espérance de vie n’est guère
élevée et se voit menacée de bien des manières. Tout normalement,
la vie présente avec son lot de difficultés est vécue comme un
passage vers un au-delà, auprès de Dieu, son créateur. C’est là que
s’ouvrira la vraie vie, celle qu’espère tout être humain. Le rapport de
l’humain au divin se vit ainsi suivant une voie courte : la finalité
dernière s’impose directement dans le temps et dans l’histoire des
hommes, même si on a un regard positif sur les réalités créées.
Frère Thomas est fidèle aux sensibilités de son temps. La
morale qu’il conçoit est immédiatement articulée, par le mérite de
la vie bonne, à sa finalité ultime auprès de Dieu. Elle est située dans
un projet théologique qui a Dieu pour point de départ et point d’ar-
rivée ; elle ne peut que bénéficier de cette insertion dans un
ensemble alors plus riche qui la met en perspective.
Nos contemporains ont une tout autre lecture du temps et de
l’histoire humaine que celle des médiévaux. Hormis les sectes tour-
nées vers une apocalypse imminente, personne de nous n’affirme
que nous sommes arrivés à la dernière étape du monde, marquée
par la décadence et précédant de peu sa fin. L’univers s’est agrandi,
s’est éclaté même, dans un temps et dans un espace au-delà de tout
calcul, et leur ordination à l’éternité de Dieu est moins immédiate
qu’elle ne l’était dans les échelles de temps et d’espace dont on

298. Soulignons ici que la morale a une tâche qui lui est particulière, car la
métaphysique et l’épistémologie n’ont comme telles aucun rapport avec une lec-
ture du temps et de l’histoire humaine : elles sont affaire de philosophie, d’aptitude
à rendre compte du réel ; on peut les défendre, mais sans les retoucher substantiel-
lement si elles sont justes.

140
CONCLUSION GÉNÉRALE – L’AUTRE MORALE AUX CÔTÉS DE LA MORALE DE LA SOMME

disposait au Moyen Âge ; plus que jamais cette ordination se trouve


hors de nos représentations.
La création nous apparaît aujourd’hui encore plus prodigieuse
qu’elle ne pouvait l’être pour un Thomas d’Aquin ; elle témoigne de
la générosité de Dieu, comme de sa toute-puissance. La vie humaine,
qui ne cesse de se prolonger, de s’alléger et de s’enrichir de diverses
manières, est un présent de Dieu pour goûter tout d’abord aux
merveilles de sa création. De sorte que l’histoire humaine est vécue
au présent et n’est pas articulée immédiatement à un au-delà qui
serait son unique finalité. Quand nous avons une joie de vivre, nous
valorisons notre vie présente et nous nous tournons vers des tâches
immédiates d’aménagement de nos rapports humains et de notre
monde. Ce n’est plus la voie courte de l’humain au divin qui s’im-
pose, mais une voie plus longue, avec la prise en compte d’un monde
à développer, d’une fraternité à construire, qui sera comme une
ébauche, comme une préfiguration du Royaume de Dieu.
Notre lecture du temps et de l’histoire humaine diffère donc
de celle qui avait cours au Moyen Âge. Aussi notre façon de conce-
voir la morale et de la développer s’en trouve-t-elle marquée dans
les accents que nous lui donnons. Car il y a un rapport de la morale
à la lecture du temps et de l’histoire humaine qui n’est pas acci-
dentel et qu’affaire d’heureuse coïncidence ; il s’impose et il est
déterminant, si nous voulons que la morale trouve le chemin des
cœurs et des esprits. Aussi est-il bien légitime que le philosophe et
le théologien portent ce rapport dans leurs réflexions et leurs
recherches.
S’il y a une tradition vivante d’un héritage humain et chrétien
de valeurs, c’est que des penseurs se sont appropriés un tel héri-
tage, ont cherché à le comprendre, puis l’ont à nouveau développé
à partir des sensibilités et des questions de leur temps. Ce faisant, ils
ont donné vie à cet héritage du passé et l’ont sauvé de l’oubli. Ce
travail sera d’autant plus nécessaire qu’il y aura une coupure, voire
une rupture, dans l’histoire et la culture.
Frère Thomas a fait ce travail à partir des défis qui s’imposaient
à la culture de son époque. C’est ainsi qu’il a concilié sa foi et le meil-
leur de la raison philosophique, et qu’il a articulé l’une à partir de
l’autre. On ne peut qu’apprécier encore une fois son audace créa-
trice. Aussi, serait-ce bien mal comprendre son travail et son œuvre

141
L’AUTRE MORALE DE THOMAS D’AQUIN – SON RAPPORT À NOTRE TEMPS

que de vouloir simplement répéter la synthèse magistrale299 qu’il


nous a laissée, surtout lorsque les défis d’un temps et d’une culture
nous invitent à imiter quelque peu son audace. Ce qui n’exclut pas,
loin de là, de mettre en lumière et à profit des intuitions, voire des
pistes nouvelles qui se trouvent dans son œuvre.
C’est ainsi que nous avons puisé chez frère Thomas lui-même
des clefs nous permettant de redéployer en partie sa morale et de
lui donner d’être aussi en affinité avec notre temps.

299. Cette synthèse demeure cependant ouverte. Dans son Introduction to


Thomas Aquinas (London, Faber and Faber, 1962), Josef PIEPER affirmait au sujet
de la Somme de théologie que son caractère fragmentaire ne tenait pas seulement
de ce qui lui manquait, mais aussi de ce qui était dit explicitement. (p. 158) Thomas
d’Aquin était aussi éloigné d’un système clos qu’il partageait une défiance des sys-
tèmes.

142
Bibliographie

ŒUVRES ET ARTICLES CITÉS

1. De Thomas d’Aquin

Summa contra Gentiles, textum leoninum


Summa theologiae, textum leoninum
– Supplementum, textum leoninum
Quaestiones disputatae
– De potentia, textum Taurini
– De veritate, textum Taurini
– De virtutibus (q. 2, De caritate), textum Taurini
Quaestiones de Quodlibet, I-XII, textum Taurini
Sententia libri Ethicorum, textum leoninum
Expositio super Job ad litteram, textum leoninum
Postilla super Psalmos, textum Parmae
Exposition et Lectura super Epistolas Pauli Apostoli
– Super Romanos, textum Taurini
– Super I ad Corinthios, textum Taurini
De perfectione spiritualis vitae, textum leoninum
De Regno ad regem Cypri, textum leoninum

2. Du Magistère et de conférences épiscopales

PIE XI, Casti connubii, 1930, DC 1930.


JEAN XXIII, Pacem in terris, 1963, A. A. S., 55 (1963).
VATICAN II, Les Actes du Concile Vatican II. Textes intégraux des Constitu-
tions, Décrets et Déclarations promulguées. Deuxième édition revue,
corrigée et augmentée, Paris, Les Éditions du Cerf, 1966.
PAUL VI, Populorum progressio, 1967.
BENOÎT XVI, Caritas in veritate, 2009.

143
L’AUTRE MORALE DE THOMAS D’AQUIN – SON RAPPORT À NOTRE TEMPS

Code de droit canonique, 1983.


Catéchisme de l’Église catholique, 1992-1993, Service des Éditions CECC.
ÉPISCOPAT ALLEMAND, La foi de l’Eglise, Iris Diffusion inc.,1987.
ÉVÊQUES DE FRANCE, Catéchisme pour adultes, Paris, Mame, 1991.

3. Ouvrages, études et documents

ADNÈS, Pierre, Le mariage. Le mystère chrétien. Théologie sacramentelle,


Paris, Desclée, 1963.
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque.
BAGOT, Jean-Pierre, Connaissance et amour. Essai sur la philosophie de
G. Marcel, Paris, Beauchesne, 1958.
BERNARD de CLAIVAUX, Traité de saint Bernard sur l’amour de Dieu.
BRUGUÈS, Jean-Louis o.p., « Saint Thomas dans les derniers documents du
magistère romain traitant de morale », dans Saint Thomas au XXe siècle,
Colloque du Centenaire de la « Revue thomiste (1893-1992) », Toulouse,
25-28 mars 1993, p. 417-429.
CATAO, Bernard, Salut et rédemption chez saint Thomas d’Aquin, Paris, Au-
bier, 1965.
CONGAR, Yves, o.p., « Le rôle de l’Église dans le monde de ce temps », dans
L’Église dans le monde de ce temps. Constitution pastorale « Gaudium et
spes », ouvrage collectif, tome II, Paris, Les Éditions du Cerf, 1967, p. 305-
328.
– « Église et monde dans la perspective de Vatican II », dans L’Église
dans le monde de ce temps. Constitution pastorale « Gaudium et
spes », ouvrage collectif, tome III, Paris, Les Éditions du Cerf, 1967,
p. 15-41.
Constitutions de l’Ordre des frères prêcheurs, 1932 (Père Gillet, o.p.) et 1968
(Père Fernandez, o.p.), 1998 (Père Radcliffe).
CROWE, Frederick, « Complacentia and concern in the thought of St. Tho-
mas », dans Three Thomist Studies, Toronto, 2000, p. 71-187.
DAGUET, François, « Le politique chez saint Thomas d’Aquin », dans Saint
Thomas d’Aquin, Les Cahiers d’Histoire de la Philosophie, Les Éditions du
Cerf, Paris, 2010, p. 379-409.
– « Chronique de théologie politique et de doctrine sociale », dans la
Revue thomiste de 2010 (p. 515-527) et de 2012 (p. 317-344).
DOMS, Herbert, Du sens et de la fin du mariage, 2e édition, Paris, Desclée de
Brouwer et cie, 1937.
ELDEERS, Léo J., L’éthique de saint Thomas d’Aquin, Paris, Les Presses Univer-
sitaires de l’IPC, 2005.

144
BIBLIOGRAPHIE

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FRANKL, Viktor, La psychologie et son image de l’homme, Paris, Resma, 1974.
HAMONIC, Thierry-Marie, o.p., « Dieu peut-il être légitimement convoité ? »,
dans Revue thomiste 1992, p. 239-266. 
HAUCOURT, Geneviève d’, La vie au Moyen Âge, Que sais-je, Paris, P.U.F.,
1993 (13e édition).
JOLIF, Jean-Yves, o.p., « Le sujet pratique », dans Saint Thomas d’Aquin au-
jourd’hui, Recherches de philosophie VII, Paris, Desclée de Brouwer, 1963,
p. 13-44.
LUBAC, Henri de, s.j, Le Drame de l’humanisme athée, 3e éd., Paris, Spes,
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KREIT, Jean, Job : Un homme pour notre temps, Paris, Téqui, 1982.
LAVELLE, Louis, De l’acte, Aubier, 1946.
Le GOFF, Jacques, Le Moyen Âge, Bordas, Paris-Montréal, 1974.
– La civilisation de l’occident médiéval, Paris, Arthaud, 1977.
– L’Europe est-elle née au Moyen Âge ?, Paris, Seuil, 2003.
MADINIER, Gabriel, Conscience et amour, 2e éd., Paris, Alcan, 1947.
MARITAIN, Jacques, L’Humanisme intégral, Paris, Aubier, 1939.
MÉTIVIER, Pierre, L’Éthique dans le projet moral d’Aristote, Paris, Les Éditions
du Cerf, 2000.
NÉDONCELLE, Maurice, Vers une philosophie de l’amour, Paris, Aubier, 1946.
NICOLAS, Jean-Hervé o.p., « L’univers ordonné à Dieu par Dieu », dans Re-
vue thomiste, 1991, p. 357-376.
OLIVEIRA, Pinto de o.p., « Ordo sapientiae et amoris », dans Image et mes-
sage de saint Thomas d’Aquin à travers les récentes études historiques, her-
méneutiques et doctrinales. Hommage au professeur Jean-Pierre Torrell,
o.p., à l’occasion de son 65e anniversaire, Fribourg, Éditions universi-
taires, 1993, p. 285-302.
PETERS, Edward, Europe. The World of the Middle Ages, New Jersey, Pren-
tice-Hall, 1977.
PINCKAERS, Servais, « Ce que le Moyen Âge pensait du mariage », dans Sup-
plément de la vie spirituelle, no 82, septembre 1967, p. 413-440.
PIEFER, Josef, Introduction to Thomas Aquinas, London, Faber and Faber,
1962.
TORRELL, Jean-Pierre, Saint Thomas d’Aquin, maître spirituel, Paris, Les Édi-
tions du Cerf, 1996.

145
L’AUTRE MORALE DE THOMAS D’AQUIN – SON RAPPORT À NOTRE TEMPS

– La Somme de théologie de saint Thomas d’Aquin, Paris, Les Éditions du


Cerf, 1998.
– Le Christ en ses mystères. La vie et l’œuvre de Jésus selon saint Tho-
mas d’Aquin, Tome I, Collection « Jésus et Jésus-Christ », dirigée par
Mgr Joseph Doré, Archevêque de Strasbourg, no 78, Paris, Desclée,
1999.
– Initiation à saint Thomas d’Aquin, 2e édition, Paris, Les Éditions du
Cerf, 2002.
VERBEKE, Gérard, « L’idéal de la perfection humaine chez Aristote et l’évo-
lution de sa noétique », dans Miscellanea Giovanni Galbiati (Fontes Am-
brosiani, 25), t. I, Milan,1951, p. 79-95. 

146
Table des matières

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1

Première partie
Le temps et l’histoire humaine,
et la morale chez Thomas d’Aquin

Chapitre 1
Temps et histoire humaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
1.  La conception médiévale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
2.  Au XIIIe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14
3.  Temps et histoire dans le Commentaire scripturaire
de Thomas d’Aquin sur Job . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15
La condition humaine est fragile, misérable, la
vie de l’homme est un combat et un service (16).
Le souci de Dieu pour l’homme ne se comprend
que dans la perspective d’une autre vie (18).
La sagesse à tenir en cette vie est celle du serviteur
et celle de l’ami (19).

Chapitre 2
La morale chez Thomas d’Aquin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21
1.  Un univers structuré et ordonné . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21
2.  Emprunts à Aristote et leur transposition . . . . . . . . . . . . . . 23
3.  La clef du mérite . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25
3.1 Paramètres du mérite humain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26
3.2 Transpositions : le mérite chrétien . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
Une notion enrichie (27). Le mérite suivant la
justice et suivant la charité (29). Deux précisions
sur le mérite (33).

147
L’AUTRE MORALE DE THOMAS D’AQUIN – SON RAPPORT À NOTRE TEMPS

Chapitre 3
La béatitude et l’acte de présence à Dieu . . . . . . . . . . . . . . . 35
1.  Les distinctions importantes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35
2.  L’acte de présence à Dieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37

Chapitre 4
La charité et la vie chrétienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43
1.  La charité définie comme une amitié avec Dieu . . . . . . . . 44
2.  La charité comme source et perfection des vertus . . . . . . 45
3.  La charité comme vertu impérante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46
4.  La charité et la nécessaire présence ou connexion
des vertus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48

Chapitre 5
En guise de conclusion de la première partie . . . . . . . . . . . 51
1.  Retour à Aristote . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51
2.  Difficultés rencontrées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53

Deuxième partie
Autre lecture du temps et de l’histoire, autre morale

Chapitre 6
Une autre lecture de notre temps et de notre histoire
humaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57
1.  Un temps et un univers agrandis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57
2.  L’autre morale possible en lien avec cette lecture . . . . . . . 59

Chapitre 7
Indices textuels d’un autre schème chez Thomas
d’Aquin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61
1.  Premiers indices textuels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61
2.  Autres textes : ligne de manifestation . . . . . . . . . . . . . . . . . . 64
3.  Autres textes : ligne d’émergence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66
4.  Réflexions sur la dialectique de manifestation et 
d’émergence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67

148
TABLE DES MATIÈRES

Chapitre 8
Assises théoriques du schème . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69
1.  La manifestation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69
2.  L’amour et la charité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71
Complacentia boni et intentio boni (72).
3.  Amour et charité : des réalités premières, englobantes et
unifiantes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 74
Note sur les actes impérés et sur des questions
connexes (75).

Chapitre 9
Pour l’insertion de l’autre morale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77
1.  Découpage de l’agir en diverses unités . . . . . . . . . . . . . . . . 78
2.  L’intentionnalité première de la vertu . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79

Troisième partie
Comparaisons entre les deux morales

Chapitre 10
Comparaisons globales entre les deux morales . . . . . . . . . 83
1.  Le schème moyens-fin comme schème organisateur . . . 84
1.1 Note sur les termes employés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84
1.2 Deux lectures du schème organisateur moyens-fin . 86
1.3 Remarques sur le schème organisateur moyens-fin . 87
2.  Le schème de manifestation-émergence . . . . . . . . . . . . . . . 90
3.  Deux périodes qualitativement différentes de nos vies . 91
4.  Observation et compréhension des réalités humaines . . 92
5.  Un exemple des deux schèmes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 94

Chapitre 11
Les deux morales appliquées au mariage . . . . . . . . . . . . . . . 97
1. Le mariage selon Thomas d’Aquin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97
2.  Le mariage selon Gaudium et spes et après . . . . . . . . . . . . . 100

149
L’AUTRE MORALE DE THOMAS D’AQUIN – SON RAPPORT À NOTRE TEMPS

Chapitre 12
Les deux morales sur les rapports de l’humain et du
divin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105
1.  L’humain et le divin chez Thomas d’Aquin . . . . . . . . . . . . . . 106
1.1 Le premier versant : de l’humain au divin . . . . . . . . . . . 106
1.2 Le deuxième versant : du divin à l’humain . . . . . . . . . . 109
2.  Humain et divin à Vatican II et dans le Magistère de 
l’Église . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111
2.1 Présentation de Gaudium et spes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111
La tradition catholique du Moyen Âge (112).
L’enseignement de Gaudium et spes (113).
2.2 L’humain et le divin dans Gaudium et spes . . . . . . . . . . 115
2.3 L’humain et le divin dans Populorum progressio . . . . . 116
2.4 L’humain et le divin dans Caritas in veritate . . . . . . . . . 119
2.7 Le divin et l’humain dans Vatican II et dans le 
Magistère de l’Église . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121

Conclusion générale
L’autre morale aux côtés de la morale de la Somme . . . . . . 125
1.  Un principe d’articulation des deux morales . . . . . . . . . . . 126
La morale et ses trois niveaux dans la Somme :
une approche de sagesse (126).
2.  L’articulation des morales suivant une séquence 
temporelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129
2.1 Une identification aux deux périodes de nos vies . . . 130
2.2 La Prima secundae (Ia IIae) et ses limites : la première
période de nos vies . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 130
2.3 La Secunda secundae (IIa IIae) et la Tertia pars de la
Somme en lien avec la deuxième période de nos
vies . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135
2.4 Plan théorique et plan concret de nos vies . . . . . . . . . . 136
3. Plan humain et plan chrétien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 138
4. Retour sur notre étude de Thomas d’Aquin . . . . . . . . . . . . . . 138

Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143
Œuvres et articles cités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143

150
Il y a chez Thomas d’Aquin une autre morale que celle que nous
connaissons. Si elle n’a pas été développée, c’est que le temps d’alors
ne la réclamait pas. Cette autre morale, dont les assises ne font aucun
doute, se trouve en rapport avec le meilleur des options et des sensi-
bilités de notre temps.

Alors que la morale explicite de Thomas d’Aquin est celle du


chemin qui conduit à Dieu, cette autre morale se définit comme
une manifestation de ce qui nous habite : Dieu est en nous et notre
vie éternelle est déjà commencée. En manifestant ce qui est vie et
valeur en nous, nous les faisons nôtres et nous les développons; en
les engageant dans des tâches terrestres et humaines, nous prenons
au sérieux la création de Dieu remise entre nos mains. Et nous
travaillons au voeu que celle-ci porte : la promotion des peuples et
l’instauration d’une société juste et fraternelle dès ici-bas.

Pierre Métivier est professeur au Collège universitaire dominicain.


Docteur en philosophie (Louvain), il s’intéresse particulièrement à la
philosophie de la morale et à celle des valeurs. Il a publié notamment
L’Éthique dans le projet moral d’Aristote. Une philosophie du bien sur le modèle des arts
et des techniques (Cerf, 2000).

Illustration de couverture :
Vitrail de Gaston Petit o.p.
Inochi no nami (La vague de la vie) 2011.
Propriété de M. et Mme K. Tokûé, Tokyo. Philosophie

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