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LE MYSTÈRE

DU TEMPS
APPROCHE THEOLOGIQUE
THÉOLOGIE
ÉTUDES PUBLIÉES SOUS LA DIRECTION DE LA
FACULTÉ DE THÉOLOGIE S. J. DE LYON-FOURVIÈRE
50

JEAN MOUROUX

LE MYSTÈRE
DU TEMPS
APPROCHE THÉOLOGIQUE

AUBIER
Nihil obstat
L. SULLEROT, can.,
Divione, die 2ajulii 1961.

Imprimatur
A. MATHEY,
Vie. Gen.
Divione, die 15aAugusti 1961

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.


@ 1962 Éditions Montaigne
ABRÉVIATIONS LES PLUS FRÉQUENTES

BJf Bible de Jérusalem (Un nompropre avant la référence


indique l'édition enfascicules).
BLE Bulletin deLittérature ecclésiastique (Toulouse).
DB Denzinger-Bannwart-Umberg-Rahner : Enchiridion Symbo-
lorum.
DBS Dictionnaire de la Bible, Supplément Pirot-Robert.
DTC Dictionnaire de Théologie Catholique.
LV Lumièreet Vie (Lyon).
MélSR Mélanges de Science Religieuse (Lille).
NRT NouveleRevueThéologique.
PL Patrologie Latine, Migne.
PG Patrologie Grecque, Migne.
RB Revue Biblique.
RHPR Revued'Histoire et dePhilosophieReligieuses.
RevSR RevuedesSciencesReligieuses (Strasbourg).
RSPT Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques.
RSR Recherchesde ScienceReligieuse.
RT Revue Thomiste.
TWNT TheologischesWôrterbuchzumNeuenTestament(G.Kittel).
VSS Vie Spirituelle, Supplément.
Lesœuvresdesaint Thomassont indiquées suivant des abréviations
courantes.
AVANT-PROPOS

Dans sespremières origines, ce livre ne doit rien à despréoccupations


d'actualité. J'avais entrepris de modestes recherches, et une lente rumi-
nation, concernant la vertu d'espérance, —la petite Espérance, trop sou-
vent réduiteà la portioncongruepar nos théologies. Maisje meheurtais,
de tous côtés, au problème du temps. Il a bienfallu merésoudre, malgré
mesrésistances, à écrire un chapitre sur le temps de la foi; ce chapitre
s'est misàproliférer, danstousles sens, entre mes mains; il est devenu le
livre quele lecteur a sous lesyeux.
Si je mepermets ce souvenir, c'est parce qu'il m'excusera, je pense,
d'avoir abordé, pour lui-même, ce profond mystère qui suscite tant de
problèmes difficiles. Sous mille formes diverses, de lh' omme de la rue
au savant et au politique, du poète au philosophe, le temps a toujours
été un des tourments del'être humain. Mais monpropos n'est pas philo-
sophique, il est théologique. Certes, j'ai tâché defaire monprofit de la
réflexion si profonde, sans cesse reprise, par la pensée contemporaine,
sur ce problème1. Mais —sans pour autant partager ses vues —le
théologienpeut méditerutilement l'avertissement de Heidegger : «Seules
les époques qui elles-mêmes ne croient plus vraiment à la vraie grandeur
de la tâche de la théologie, en arrivent à cette idée pernicieuse qu'une
théologie pourrait gagner quelque chose à un prétendu rafraîchissement
à l'aide de la philosophie. »Une théologie, qui est oeuvre de raison, peut
toujours gagner quelque chose au contact d'une grande philosophie; et
i. On trouvera une vue d'ensemble des positions philosophiques sur le temps, dans
le Traité de métaphysique de J. WAHL(Paris, 1953), p. 219-227, 285-308; et une excel-
lente introduction, dans le petit livre de J. PUCELLE, Le Temps (collect. Initiation
philosophique), Paris, PUF, 1955.
elle ne peut pas ignorer sans risque le mouvement même de la pensée
humaine. Mais son rafraîchissement véritable est, en effet, la plongée
dans la Parole de Dieu telle qu'elle est enseignée dans l'Église, mûrie
dans une expérience spirituelle séculaire, développée par ces grands
Docteurs qui étaient à lafois desgénies et des saints. Quand un théolo-
gien travaille, c'est à cette école qu'il retourne; et c'est à partir de là
que, dans desconditions difficiles,j'ai tâché de réfléchirpour mapart.

Celivre secomposedetroisparties.Lapremière—Dieuet leTemps—


examine les problèmes qui se posent à partir du dogme de la création.
Après avoir indiqué la source vivante et permanente du temps, qui est
le Dieu éternel (chap. I), on dégage la signification du temps comme
dimension du monde créé (chap. II), et on étudie le jaillissement du
temps à partir de la conscience humaine, et son senspour la vocation de
lh' omme (chap. III). Il y a là desstructuresfondamentales, normatives,
intérieures à toute recherche théologique sur le temps; et saint Augustin
s'y est attaqué,jadis, d'unefaçon absolument géniale. Il est indispensable
d'expliciter d'abord ces structures, sur la base de la Révélation, afinde
pouvoir ensuite «comprendre »Jésus-Christ, et se laisser «enseigner »
par la nouveautéradicale desonmystère.
La deuxièmepartie —Le Christ et le Temps —est le cœur de ce
travail. Elle achève la premièrepartie et commande la troisième, parce
qu'elle porte sur Jésus-Christ, «cœur du monde et conscience des cons-
ciences »(ce mot admirable est de Jules Lequier), sur «Jésus-Christ,
disait Pascal, que les deux Testaments regardent, l'Ancien comme son
attente, leNouveau commeson modèle, tous les deuxcommeleurcentre».
Insertion du Christ dans le Temps (chap. IV), conscience du Christ et
temps (chap. V), phases de la temporalité du Christ (chap. VI),
présence créatrice et rédemptrice de Jésus-Christ au temps des hommes
(chap. VII) tout celavoudrait montrercommentle Christ est scanda-
leusementetbienheureusement—l'ÉvénementhistoriqueAbsolu; comment
il insère l'éternité dans letempspourle salutde l humanitéentière; com-
ment, «à mesure que l'humanitégrandit, le Christ se lève1»; comment
il est la signification efficace de toute la création le ciel et la terre,
aussi bien que les Cieux nouveaux et la Terre nouvelle. Cette étude est
donc décisivepour tout le sens du mystère et desproblèmes qu7 suscite.
Car, s'il est vrai que le «problème desrapports du tempset de l'éternité
est bien le tout de la philosophie, en mêmetemps que ce qui commande
2. M. Blondel, texte inédit, cité par le P. H. BOUILLARD,Blondelet le Christianisme
(Paris, 1961), p. 200.
toute la conduite humaine » (Jean Lacroix), c'est bien dans le Christ
que tout s'est décidé, et dans la relation personnelle au Christ, si enfouie
qu'elle puisse être, que tout se décide chaquejour.
La troisièmepartie —l'Église et le Temps-prolonge et «manifeste»
la seconde, puisque l'Église n'est pas autre chose que « Jésus-Christ
répandu et communiqué ». Un chapitre décrit, dans ses composantes
majeures, la temporalité del'Église, enpèlerinage au milieu des hommes
(chap. VIII) ; un deuxième essaie de dégager, par une sorte de coupe
verticale, la densité propre au temps de l'Église (chap. IX) ; un troi-
sièmesitue la temporalitépersonnelle duchrétien au sein dela temporalité
ecclésiale (chap. X) ; un dernier étudie, à partir de saint Jean de la
Croix, l'extraordinaire temporalité—personnelle, cosmique, ecclésiale —
de l'expérience mystique (chap. XI). Une brève conclusion indique la
signification très précise que prend le temps-pour-la-mort, et l'heure
même de la mort, dans la vie d'un chrétien.

Par sonplan même, ce livre se trouve rappeler, dans leur mouvement


temporel, les étapes historiques de la révélation, de l'Alliance, du salut
des hommes. Mais c'est très délibérément qu'il reste en-deçà d'une théo-
logie de l'histoire : il étudie seulement ce temps du mondeet de l'huma-
nité, ce temps de Dieu en Jésus-Christ, qui est la condition nécessaire,
aussi bien que la structure et l'orientation intérieures, de l'histoire elle-
même.
Il touche ainsi une dimension essentielle desproblèmes contemporains.
Des exemples? Le marxisme est une tentative pour refondre l'existence
humaine; il véhiculetoute uneconceptiondel'histoire et del'eschatologie;
il implique un temps impitoyable et refermé sur lui-même, parce qu'il
est délibérément coupéde tout lienpossible avec l'éternité. La civilisation
technique crée un nouveau rythme de vie humaine,parce qu'elle rationa-
lise, collectivise, accélère le temps; et elle rendplus impérieuse la nécessité
de lerepenser et dele rebâtir humainement. L'athéisme mondialfabrique
un temps absurde, chaotique, effréné et effroyable; à vrai dire, lh' omme
decemonde-là n'ajamais le temps, n'a plus detemps : il nele retrouvera
qu'en Jésus-Christ. Beaucoup de philosophies contemporaines, très
différentes par ailleurs, enferment lh' omme dans une temporalité infi-
niment plate, qui ne comporte qu'une relation : celle de l'homme avec
le monde-déjà-là. De grands exégètes protestants, largement suivis,
refusent le lien du tempsavec l'éternitéfondatrice, et ils n'ont plus entre
les mains qu'un temps du salut dissous dans un ponctualisme mortel,
ou bien inhabitable pour le Christ.
L'apostolat catholique lui-même se trouve directement concerné par
ce problème, parce qu'il exige, pour se situer exactement, l'acceptation
totale du mystère du temps, et par suite, un sens aigu de cette double
valeur : l'urgence des problèmes d'évangélisation, et la souveraineté
de Dieu sur l'effort des hommes qui n'aboutit jamais, sinon par Celui
qui, seul, lorsqu'on a planté et arrosé, peutfaire pousser et grandir.

Le lecteur voudra bien accorder grande importance au sous-titre de


cet ouvrage : Approche théologique. Ce travail, en effet, n'est abso-
lument pas une«théologiedutemps» :pareille entreprise est aujourd'hui
prématurée, et la témérité du génie pourrait, seule, l'entreprendre. Ce
travail est simplement uneapproche decette théologie, sur la based'anti-
ques pensées dont il est tout nourri, et dont témoignent de trop rares
indications. Il aborde seulement quelques problèmes essentiels. Ceux-là
mêmesqu'ilpose, il les traite rapidement; il chercheà cerner un mystère,
qui seproblématise de cent façons différentes, et il sait la distance qui
le sépare de ce centre non dévoilé. Finalement, il est animé d'une seule
pensée, qui s'est avérée deplus enplusprofonde etféconde au longde la
recherche : la présence fondatrice et rédemptrice de l'éternité dans le
temps; l'impossibilitépour l'homme, qui respire déjà au-delà du temps,
de s'enfermer dans le temps, comme de «sauter par-dessus le temps »,
—avant même de devenir des hommes, ils veulent déjà être sem-
blables à Dieu3; la nécessité absoluepour lh' omme de rencontrer, dans
le temps, l'éternité enJésus-Christ, Sauveur temporelet éternel.
Je souhaiterais qu'à travers cespages, on entrevoie quelque peu, sur
un point limité, la richesse de la pensée catholique, ses ressources pour
un de nos problèmes les plus urgents; qu'on perçoive aussi l'appel
que, danslapulsation mêmedutemps, Dieunousfait entendrededépasser
le temps, —de nous ouvrir à l'aujourd'hui degrâce, de nous convertir
à la vérité et à la charité, de nous essayer inlassablement à bâtir, avec
tous les hommes, une cité habitable etfraternelle. Mais ceci exige qu'en
Jésus-Christ, Auteur et Consommateur de la foi, nous travaillions,
jour aprèsjour, dans la prière et la lutte, dans la douleur et la patiente
espérance, «car on ne metpas Dieu au pied du mur commeun homme,
on ne luifait pas de sommation commeà unfils de lh' omme »(Judith,
8, 16). Mais à travers le travail temporel, onattend et on prépare,
avant de la rejoindre un jour, la seule Cité aux fondements inébran-
lables : celle dont le technicien et l'architecte est Dieu même(Hébr. n,
io), —leDieuÉternelenJésus-Christ.
Dijon, le 15 mai 1961.
3. SAINTIRÉNÉE,Adv. Haer., IV, 38, 4 (PG, 7, 1108-1109).
PREMIÈRE PARTIE

DIEU ET LE TEMPS
CHAPITRE PREMIER

LE DIEU ÉTERNEL

Ouvrons l'Évangile de saint Jean, à une de ses pages les plus dures
(8, 30-59). En plein Temple, Notre-Seigneur s'affronte aux Scribes
et aux Pharisiens, la race orgueilleuse d'Abraham 1. Il leur reproche
d'être spirituellement, non pas les fils d'Abraham, mais les fils du
diable, et d'en projeter les œuvres. Puis, en face d'Abraham lui-même,
il revendique des dimensions formidables et provocantes : «Abraham
est mort », mais l'humble croyant qui &garde la parole de Jésus ne
verra pas la mort »; Abraham —il y a tant de siècles!—«a vu son
jour », il «s'en est réjoui »; et cela veut dire que le Christ est au-
dessus de la mort, et au-dessus du temps. Comme les Juifs protestent :
«Tu n'as pas cinquante ans, et tu as vu Abraham! »il répond solen-
nellement : «En vérité, en vérité, je vous le dis, avant qu'Abraham
fût, Je suis 2. »
Cette opposition abrupte entre le devenir et l'Être est l'achève-
ment d'une longue histoire, et nous devrons y revenir. Mais ce qui
s'exprime en elle, par la conscience humaine du Fils de Dieu, c'est
le mystère du temps et de l'éternité : deux réalités qui ont nécessaire-
ment partie liée, qui s'impliquent et s'excluent, qui s'opposent et se
composent, et qu'il faut tenir ensemble dans un mouvement dialec-
tique permanent si l'on ne veut pas les manquer toutes les deux. Et
certes, c'est à partir du temps qu'on vient à la connaissance de
1. Les textes sont cités habituellement d'après la Bible de Jérusalem.
2. Cf. C.-H. DODD, A l'arrière-plan d'un dialogue johannique, RHPR, 1957, p. 5 sq.
Abraham « apparaît dans la première partie (du dialogue) comme l'ancêtre du peu-
ple juif, dans la dernière comme une figure vénérée du passé dont le rôle historique,
essentiellement transitoire, fait ressortir l'être éternel du Christ » (nous soulignons).
l'Éternité, par un effort de négation et de purification; mais en retour,
c'est l'Éternité qui fonde et explique le temps. Et c'est pourquoi le
théologien, après Plotin et saint Augustin, commence tout naturel-
lement une réflexion sur le temps, par une méditation sur l'éternité.

I
DONNÉES BIBLIQUES

Dieu n'est pas dans le temps, Il est éternel. La Bible nous fournit
notre point de départ, en affirmant —surtout à partir de la seconde
partie d'Isaïe — les trois articulations maîtresses du mystère de
l'éternité, ou plutôt du Dieu Éternel. Rassemblons simplement
quelques textes.
Et d'abord, à l'opposé du monde, Dieu est au-delà de tout
commencement et de toute fin : il est sans commencement ni fin.
Il est toujours avant : «Avantqueles montagnesfussent nées, enfantés
la terre et le monde, de toujours à toujours tu es Dieu »(Ps. 90, 2).
S'il est ainsi avant le monde, c'est parce qu'il est le seul : «Avantmoi,
aucun Dieu ne fut formé, et il n'y en aura pas après moi. Moi, moi,
je suis Iahvé, il n'y a pas d'autre Sauveur que moi... Vous êtes mes
témoins, oracle de Iahvé, et moi je suis Dieu, depuis l'éternité je
le suis »(Isa. 43, 10-12). Si le Livre des Proverbes nous le montre
s'entretenant avec sa fille mystérieuse, la Sagesse, c'est «avant ses
œuvres les plus anciennes... dès le commencement,avant l'origine de
la terre », c'est-à-dire « au début de ses desseins, dès l'éternité »
(Prov. 8, 22-23). Nous lirons enfin, au Nouveau Testament, que
Dieu aimait son Fils et lui donnait sa gloire «avant la fondation du
monde » (Joa. 17, 5, 24); et c'est encore «avant la fondation du
monde »que Dieu, dans le Christ, choisissait les siens (Éph. 1, 4).
Mais, Dieu est également toujours après. C'est lui qui a fixé la
fin du monde et du temps, lejour et l'heure dujugement qui achève
l'histoire; et l'évanescence des êtres et des siècles ne l'atteint pas :
«Depuis longtemps, tu as fondé la terre, et les cieux sont l'ouvrage
de tes mains. Eux périssent, Toi, tu restes; tous, comme un vête-
ment, ils s'usent; comme un habit qu'on change, tu les changes;
mais Toi, le même, sans fin sont tes années» (Ps. 102,26-28). Il peut
dire : «Je suis le premier, et je suis le dernier, et hors de moi, il n'y
a pas de Dieu » (Isa. 44, 6). L'Ecclésiastique ajoutera (23, 20) :
«Avant qu'il créât, toutes choses lui étaient connues; elles le sont
encore après leur achèvement ». Bref, «Iahvé est un Dieu éternel »
(Isa. 40, 28); et, encesens, l'éternité désigne la durée de Dieu, «dans
son étendue totale, infinie, illimitée dans les deux directions » 3.
De plus, tandis que le monde change et passe, Dieu ne passe pas,
il reste le même, il demeure. Je suis «... celui qui a appelé les géné-
rations, dès le commencement, moi, l'Éternel, le premier et le même
jusqu'aux derniers âges »(Isa. 41, 4). Et c'est pourquoi «mille ans
sont, àtes yeux, commelejour d'hier, quand il n'est plus »(Ps. 9°, 4).
Rien ne passe en Dieu : ni sa parole, «qui subsiste àjamais »(Isa. 40,
8); ni son secours, «qui subsiste éternellement »(Isa. 51, 6); ni sa
Promesse, car pour ceux qui le craignent, «l'amour de Iahvé est de
toujours àtoujours, et sajustice, pourlesfils deleurs fils »(Ps. 1°3,17).
D'un mot : Iahvé nechangepas, Il demeure4; et si le mot est courant
dans le Nouveau Testament, il vient des Septante qui traduisaient
déjà ainsi la pérennité de Dieu5: «Il est le Dieu vivant et il demeure
texto
éternellement »(Daniel 6, 27). Alors que tout le reste passe, tremble,
s'écroule, s'efface, Dieu seul ne passe pas, il est «le Rocher des
siècles » (Isa. 26, 4).
Enfin, et plus profondément encore, Dieu vit, Dieu ne meurt
pas, Dieu est. Ce qui est premier, pour la pensée hébraïque, c'est le
Dieu vivant; mais, parce qu'il vit d'une vie absolue, et sans commune
mesure avec celle des hommes, il est éternel. «Il dit : je vis éternelle-
ment »(Deut. 32, 40). «Moi, je suis Dieu; depuis l'éternité, je le
suis »(Isa. 43, 12). «N'es-tu pas Iahvé, depuis les temps les plus
reculés, monDieu saint qui nemeurt pas »?(Hab. 7, 12). La deuxième
épître de Pierre (3, 8) essaiera de traduire cette durée transcendante
de Dieu. Le psaume 9°, 4disait : c(Mille ans sont, àtes yeux, comme
unjour »; l'épître ajoute l'opposition décisive : «Devant le Seigneur,
un jour est comme mille ans ». Pour l'homme un jour est un jour,
mille ans sont mille ans, et il n'y peut rien, emporté qu'il est dans la
fuite des jours et des ans. Pour Dieu, le jour qui fuit, et l'énorme
3. O. CULLMANN, Christ et le Temps (Delachaux et Niestlé, 1948), 34. Cf. la remar-
que de J. PEDERSEN(Israel its life and culture, I-II, p. 491) : «Les écrivains de la Bible
conçoivent l'Éternité comme un temps primordial qui concentre en lui la substance
de tous les temps, et dont dérive tout leur contenu »(cité par H. BOUILLARD,K. Barth,
Paris, 1957, II, p. 162).
4. La Bible dira bien que Dieu change, qu'il aime, châtie, se repent... Mais c'est
là une façon d'exprimer la vie du Dieu vivant. Et saint Jacques dira le dernier mot
(1, 17), à propos du Père des lumières, chez qui n'existe aucun changement, ni l'ombre
d'une variation.
5. Cf. C. SPICQ, Ep. aux Hébreux, II, 197, avec les références. L'épître reprend la
formule pour l'appliquer au Christ : il «demeure éternellement »(7, 24).
6. Ps. 18, 8; 46, 2-3; 114, 4. J. GUILLET (Thèmes bibliques, Paris, 1951) propose de
traduire Isa. 4°, 6, ainsi : Toute chair est comme l'herbe, toute sa consistance comme
la fleur des champs, alors que la Parole de Dieu seule demeure à jamais (p. 64, n. 60).
durée, cela se vaut; cela n'est qu'un fragment périssable du temps;
et le dessein de Dieu peut, tantôt s'y accomplir dans un instant :
«un jour est comme mille ans »; tantôt s'y dilater d'un seul élan,
dans la succession des siècles : «mille ans sont comme un jour ».
C'est à peine commenter que de dire : devant Dieu, les temps sont
comme n'étant pas : Lui seul est.
Reste le texte célèbre de l'Exode (3, 13-14). Dieu envoie Moïse
aux fils d'Israël ; mais «s'ils demandent : quel est son nom?que leur
répondrai-je ?Iahvé dit alors à Moïse : Je suis celui qui suis ». Et
il ajoute : «Voici en quels termes tu t'adresseras aux enfants d'Israël :
«Je suis »m'a envoyéversvous». Onsait la variété extrême des exégè-
ses, à quoi ce passage a donné lieu 7. Que cette parole soit d'une part
le refus d'une définition de Dieu, donc l'affirmation de sa transcen-
dance souveraine, et d'autre part, une révélation mystérieuse, donc
une communication de Dieu à son peuple, c'est plus que vraisem-
blable 8. Pour notre problème, ce qu'il faut avant tout souligner,
c'est que la mystérieuse formule comporte l'affirmation d'une exis-
tence souverainement présente à l'histoire : Iahvé signifie la présence
agissante, l'intervention salvifique, la proximité concrète de «Celui
qui est vraiment et réellement là »9. M. Jacob écrit de son côté :
«Le nom étant l'expression du Dieu vivant doit mettre en évidence
un des aspects de cette vie : El exprime la vie en tant que puissance;
Iahvé exprime la vie en tant que durée et présence. Iahvé est bien
celui qui est. Pourtant, ce n'est pas l'idée d'éternité qui est primor-
diale lorsque les Israélites prononcent le nom de Iahvé, mais celle de
présence. L'existence est, comme tous les autres concepts israélites,
un concept de relation, c'est-à-dire qu'elle n'est réelle que dans le
rapport avec une autre existence. Dieu est celui qui est avec quel-
qu'un »10.
On ne saurait mieux dire; mais, par le fait même, nous sommes
ici devant l'expérience majeure d'Israël : l'intervention imprévisible,
7. Parmi les études récentes, cf. entre autres A. M. DUBARLE, La Signification du
Nom de Iahvé (RSPT, 1951, p. 3-21); G. LAMBERT, Que signifie le Nom divin Iahvé?
(NRT, 1952, 897-915); P. VAN IMSCHOOT, Théol. de l'A. T., I, 15-17; la note
P. M. ALLARD, RSR, janvier 1957, 79-85 ; et aussi la note précise de la Bible de Jérusa-
lem, p. 63, n. g. On sait que sur l'interprétation du mystère du Nom, les théolo-
giens eux-mêmes sont divisés. Sur l'opposition entre l'interprétation essentialiste
d'Augustin, et l'interprétation existentielle de saint Thomas voir la remarque de
E. GILSON, Le Thomisme, V, ch. IV, p. 122 sq.
8. Voir les remarques si justes du P. H. de LUBAC sur ce point) dans Sur les chemins
de Dieu (Paris, 1956), p. 162-164 et les notes importantes des p. 323-325.
9. A. GELIN, dans Moïse l'Homme de l'Alliance (Paris, 1955), p. 36, cf. H. CAZELLES,
ibid., p. I.
10. Théologie de l'A. T. (Delachaux et Niestlé, 1956), p. 40-42.
mais espérée et implorée, de Dieu dans l'histoire du peuple premier
né. Cette intervention est faite d'une série d'interventions, qui jalon-
nent toute l'histoire d'Israël, et qui supposent uneprésencepermanente
de Iahvé à son peuple. Or il n'y a pas demeilleure définition biblique
de l'éternité : elle est la Présence souveraine, toujours actuelle, nor-
mative, fondatrice du temps des hommes par son intervention per-
manente, fondatrice de l'histoire du salut par ses interventions spéci-
fiques; et c'est parce qu'il demeure, que Iahvé est toujours présent,
toujours avant, toujours après. Cette dimension caractérise l'éter-
nité biblique, et nous devrons y revenir; elle empêche que celle-ci
soit jamais concevable comme une réalité indifférente au temps, et
purement séparée dans sa transcendance absolue, de l'existence en
devenir. Elle empêche aussi de concevoir cette éternité comme une
sorte de ligne horizontale infinie. Le rapport vertical de Dieu à sa
création et au temps qui la mesure est essentiel à l'éternité biblique,
et par suite à la conception chrétienne de l'éternité elle-même. Il
est bien remarquable en effet que précisément dans le livre de la
Consolation d'Israël (Isa. 40-55), où se révèle la transcendance du
Dieu créateur, se révèle en même temps l'Éternité du Dieu qui agit
souverainement dans l'univers et dans l'histoire. Celui-ci est le maître
souverain non seulement du présent, mais de l'avenir autant que du
passé. L'Éternel, cela veut dire : celui qui a créé le monde, a choisi
Israël, l'a châtié et sauvé, le rachètera et le sauvera ainsi que tous les
hommes, par son Serviteur, Alliance dupeuple et Lumière des Nations.
Comme Créateur, Révélateur, Rocher d'Israël, il ouvre tous les
moments dutemps, il les fonde et les oriente, il leur donneleur qualité
spirituelle, il en fait les étapes contrastantes, redoutables, merveil-
leuses de l'histoire du salut n. On pourra creuser le mystère de ce
rapport vertical dans les deux directions : celle de Dieu lui-même,
celle de l'histoire qu'il fonde; mais on ne peut ni le supprimer, ni le
négliger, ni même exagérer son importance, si l'on veut rester fidèle
à la Parole de Dieu.
Les Septante «reliront »le texte, en insistant sur l'Être absolu de
Dieu, et sur sa permanence. Dieu est «celui qui est », par opposition
aux idoles, qui ne sont que néant 12. Le Livre de la Sagesse (13, 1)

II. Quelques textes d'Isaïe à titre d'exemple : 40, 27-31; 42, 5-9; 43, 1-3, 11-12;
14, 1-28; 48, 1-11; 12-22.
12. Dans une étude très documentée sur l'effort de la Septante, le P. J. COSTE
écrit : « Quelle qu'ait été la pensée du traducteur de l'Exode en rendant le fameux
'eyeh 'asher 'eyeh par Èywetpu ô ûv, il est certain qu'il a de facto introduit au cœur du
message biblique une pierre d'attente pour une philosophie de l'Être, inspirée de la
tradition platonicienne et aristotélicienne »(La Maison-Dieu, n° 53, p. 86). Nous dirions
condamnera les hommes «vains », ceux «qui, par les biens visibles,
n'ont pas été capables de connaître Celui-qui-est »13. Le Christ,
dans saint Jean, reprendra la formule pourse l'appliquer à lui-même,
de façon saisissante. Il est Celui par qui s'opère lejugement, et quand
on ne croit pas «au nom du Fils unique de Dieu »(3, 18), on est déjà
condamné: «Oui, si vous ne croyez pas que Je suis, vous mourrez
dans vos péchés »(8, 24). Il est celui qui doit entrer, par la croix,
dans la gloire et ainsi sauver le monde, en condamnant l'incrédulité
des Juifs : «Quand vous aurez élevé le Fils de l'homme, alors vous
saurez que Je suis »(8, 28). Il est le prophète, il annonce la trahison
de Judas : «Je vous le dis dès maintenant, avant que la chose arrive,
pour qu'une fois celle-ci arrivée, vous croyiez que Je suis »(13, 19).
Enfin, il prononce la parole la plus extraordinaire de toutes, celle
qui affronte au devenir une telle affirmation d'éternité 14que les Juifs
l'éprouvent immédiatement commeun blasphème: «Avant qu'Abra-
ham fût, Je suis »(8, 58). Dans la même ligne l'Apocalypse nomme
Dieu: «Celui qui était, qui est, et qui vient »(1, 4, etc.); ce nom
indéclinable et stéréotypé est le «développement du nom divin »-15,
«il représente un essai pour traduire l'idée d'éternité en termes de
temps »16; il implique, que si Dieu est éternel c'est parce qu'il est.
De toute façon, Iahvé est le Dieu qui était hier avec les Pères, qui
est aujourd'hui avec son peuple, qui sera demain avec lui, jusqu'à
l'achèvement de sa promesse. Pour exprimer ce qu'exige une telle
présence, un seul mot est valable : «Il est ». Iahvé est ainsi l'unité
vivante du temps et de l'histoire; il les transcende et les fonde tout
ensemble. Et par suite, loin d'être étrangère à l'histoire et au temps,
l'éternité biblique les ouvre et s'y exprime, souverainement, pendant
qu'eux-mêmes s'y enracinent et en tirent toute leur force d'exister.
Le Dieu de la Bible est donc bien le Dieu éternel17, et nous arrê-
plutôt qu'il insistait sur un aspect de la Révélation où la réflexion religieuse devait
nécessairement s'engager, et où elle rencontrerait — à la fois comme une ressource et
comme un danger — l'effort admirable de la pensée grecque.
13. Il n'est pas exclu que cette reprise d'Exode 3, 14 comporte « un rappel du
Platonisme » (cf. à propos du livre de ZIENER sur les « Thèmes bibliques de la Sagesse »,
le c-r du P. TOURNAY, dans RB, avril 1957, p. 609.
14. C'est là une « affirmation lumineuse du Christ, sur son mode divin d'existence,
transcendant le temps » J. DUPONT, Essais sur le Christologie de saint Jean (Paris
1952, p. 71); cf. D. MOLLAT, Évangile de saint Jean (BJ), p. 122, n. a. Déjà SAINT
IRÉNÉE écrivait : « Dieu, l'Être réel, selon que le Verbe dit à Moïse : Je suis l'Être »
(Démonstrat., dans RSR, 1916, p. 370, n. 2).
15. E. M. BOISMARD, Apocalypse {BJ), p. 28, n. c.
16. A. GELIN, Apocalypse (Bible de Pirot, XII, p. 596).
17. Sur atwvioç, cf. H. SASSE, TNWT, I, 208-290. J. COPPENS a montré que le
mot 'olam employé fréquemment dans les textes de Qumrân « est à traduire tout
simplement par « éternel » (cf. Nouvelle Clio, 1953, 6-7, cité par B. RIGAUX, Les Épîtres
aux Thessaloniciens {Paris, 1956), p. 631.
terons ces rapides indications, en relisant simplement la doxologie
de l'épître aux Romains (16, 25-27). Paul y déploie toutes les dimen-
sions de son Évangile : « kérygme de Jésus-Christ, révélation du
mystère caché dans le silence pendant les temps éternels, manifesté
maintenant par les écrits prophétiques, suivant l'ordre du Dieu éter-
nel », en vue de la foi des Gentils, afin qu'à Lui soit «la gloire pour
les siècles des siècles, Amen. »Tout part du «maintenant »de la révé-
lation; mais ce «maintenant »prend son sens de ce qui le précède,
—lestemps éternels, la duréepropre deDieu,—etdecequile suit, —
la gloire de Dieu dans les siècles des siècles. Mais à nouveau, tout
ceci n'a de sens que par le Dieu éternel lui-même, décidant seul de
l'économie du mystère, le gardant en son propre secret pendant les
temps éternels, le révélant dans le maintenant de grâce en Jésus-
Christ, l'achevant dans la conversion et la gloire pour les siècles
des siècles 18. Le temps apparaît ici comme tout pénétré d'éternité;
c'est l'éternité qui le pose, le mesure, lui confère sa signification;
et cette dimension verticale le fonde en le déployant. Une fois de
plus, le Dieu éternel s'affirme comme la source et l'explication éga-
lement radicales, du temps des hommes et du temps de l'univers.

II
DEUX TÉMOIGNAGES PATRISTIQUES

Toutes ces affirmations ne constituent pas une métaphysique


biblique. Elles jaillissent non d'une réflexion délibérée, mais d'une
révélation sans cesse reprise, s'enracinant et se développant dans la
prière, l'épreuve, et l'espérance de tout un peuple. Bien loin de for-
mer un système élaboré et rigoureux, elles sont des points lumineux,
que Dieu fait peu à peu briller, en travaillant des consciences. Et
certes, elles sont tellement riches d'intelligibilité qu'elles sont grosses
d'une pluralité de théologies, et qu'elles impliquent des vérités
métaphysiques. Mais elles n'aboutissent à ce degré d'explicitation
philosophique, qu'après avoir été longuement portées dans une
réflexion de foi, mûries dans une théologie scripturaire, liturgique
18. Cf. K. RAHNER,Écrits théologiques, I (Paris, 1959), p. 63 : «L'aiônios n'est pas
seulement celui qui est sans commencement et sans fin, mais celui qui est tellement
élevé au-dessus du monde terrestre qu'il peut y intervenir pour rendre le monde
participant de sa propre condition, lui qui échappe au mouvement indéfini d'avancée
et de recul des choses de ce monde, et domine tous les instants de notre temps, dont
aucun n'est définitif ».
et spirituelle; finalement, élaborées par une critique rigoureuse, en
ces jugements analogiques, qui leur donneront leur exact statut
rationnel. Il nous paraît fort dangereux, en la matière, de vouloir
s'épargner «le pas de la réflexion », avec toutes les exigences qu'il
comporte. C'est seulement après l'expérience spirituelle et le travail
réflexif des siècles que la pensée chrétienne pourra s'expliciter en
une «métaphysique de l'Exode ». Nous nous contenterons de citer,
d'abord, deux témoignages patristiques qui sont des moments signi-
ficatifs de cette élaboration.
LesPères de l'Église, en effet, creusant inlassablement ces thèmes,
ont fait la synthèse de ce que leur fournissait la Bible. Si Dieu n'a ni
commencement ni fin, l'éternité implique la négation de toute limite
temporelle. Si Dieu ne passe pas mais demeure, l'éternité n'est pas
un étalement, mais une concentration et une permanence. Si Dieu
vit et si Dieu est, l'éternité n'est pas autre chose que la plénitude
substantielle de Dieu.
A titre d'exemples voici d'abord deux textes de saint Augustin,
qui ne sont pas des textes techniques (ils commentent des psaumes
que nous venons de citer), mais qui d'un seul coup, vont droit à
l'essentiel : «Qu'est-ce que les années qui ne défaillent point, sinon
des années qui demeurent?Et donc, si les années, là-bas, demeurent,
ces années qui demeurent, sont elles-mêmes une seule année; et
cette seule année même qui demeure, est un seul jour. Car ce jour
unique ne se lève, ni ne se couche; son commencement n'est pas
hier, sa fin n'est pas demain; mais ce jour-là demeure toujours.
Appelle-le comme tu voudras : si tu veux, ce sont des années; si
tu veux, c'est unjour. Quoiquecesoit quetu penses,celademeure19.
«Les années de Dieu ne sont pas une chose; et autre chose, Dieu
lui-même. Mais les années de Dieu, c'est l'éternité de Dieu; l'éter-
nité de Dieu, c'est la substance même de Dieu, qui ne compte rien
de muable. Là-bas, rien n'est passé, comme s'il n'était plus; rien
n'est futur, comme s'il n'existait pas encore. Qu'est-ce qui existe
là-bas ?Uniquement: c'est; et, d'aucune façon :cela a été, ou : sera;
car, ce qui a été, déjà n'est plus; et ce qui sera, n'est pas encore;
maistout ce qui est là-bas, est, purement et simplement20».Augustin
saisit ici, par rapport au devenir, l'instant éternel; il caractérise cet
instant par la plénitude substantielle de Dieu; et il ne trouve pas
19. Enarrat. in Psalmos, in Ps. 121, 6 (PL 37, 1023).
20. Ibid. in Ps. 101, Il, n. 10 (PL 37, 1311). Sur la dialectique de l'éternité qui
tient et du temps qui ne tient pas, du semper stans et du numquam stans, cf. Confess.
XI, 11-13. Il faut toujours renvoyer sur ce problème au livre essentiel de J. GUITTON,
Le Temps et l'Éternité chez Plotin et saint Augustin (Paris, 1933).
d'autre motpour signifier tout cela que la formule d'origine biblique :
Dieu est21.
Sur un tout autre registre, et dans un climat typiquement grec,
citons ce grand texte de Grégoire de Nysse, où l'on saisit l'effort
d'une pensée pour situer réciproquement le temps et l'éternité, pour
distinguer les mesures créées et la mesure incréée, pour souligner
l'incompréhensibilité radicale de la nature bienheureuse en face de
l'intelligibilité directe du monde temporel. Et d'abord, négation de
toute mesure commune entre le Dieu infini et le monde limité : «Rien
ne peut avoir mesure commune avec la divine et bienheureuse Vie.
Car celle-ci n'est pas dans le temps, mais c'est le temps qui vient
d'elle. La créature, en effet, est portée, à partir d'un commencement
pleinement défini, jusqu'à sa propre fin, en cheminant à travers des
intervalles temporels... Mais la transcendante et bienheureuse Vie
n'est accompagnée, le long de saroute, d'aucun intervalle temporel, et
par suite, elle n'a rien qui la mesure ni la contienne. Car toutes les
réalités créées, définies en leur propre mesure, au gré de la sagesse
créatrice, sont contenues dans une sorte de limite, suivant la mesure
adaptée à l'harmonie de l'univers. Par suite, encore que la faiblesse
des pensées humaines nous rende impossible l'accès au-dedans des
réalités de la création visible, cependant il n'y a aucun doute que
toutes choses ne soient limitées par la puissance du Créateur, et
intérieures aux limites de la création ».
Ensuite, transcendance absolue de Dieu, qui enferme, dans sa limite
inaccessible, l'effort même de la pensée : «Mais la Puissance qui a
créé les êtres, contient en elle-même la réalité des créatures, alors
qu'elle n'a, elle-même, rien qui la contienne. Toute pensée qui
s'efforce d'atteindre au principe de la vie divine, elle l'enferme à
l'intérieur d'elle-même; et elle transcende l'effort curieux, indis-
cret, querelleur, qui veut atteindre la limite de l'Être infini. Dans
sa montée vers l'éternité, et sa séparation d'avec le temps, l'esprit
ne peut s'élever qu'au point de percevoir l'impossibilité de saisir
ce qu'il cherche. Si bien que le temps (OCLWV)22, et tout ce qui est
en lui, semblent être la mesure et la limite du mouvement et de la
force des pensées humaines; tandis que tout ce qui les dépasse,

21. Le P. de LUBACa parfaitement raison de noter ici que la différence entre


saint Augustin et saint Thomas «est moindre qu'on ne le dit quelquefois, car «l'être
éternel »augustinien n'est pas un banal «être toujours »; l'éternité indique une qualité
d'être, une profondeur, et pour ainsi dire, une densité d'être qui répond à «l'Être tho-
miste »(op. cit., n. 8, p. 324).
22. Sur la polyvalence extraordinaire d'un terme comme celui-là dans la période
hellénistique, on peut voir A. J. FESTUGIÈRE, La Révélation d'Hermès Trismégiste,
IV (Paris, 1954), p. 153-198.
demeure insaisissable et inaccessible à nos pensées, parce que pur de
tout ce qui peut tomber sous les prises humaines. En ces réalités,
eneffet, oùil n'est ni figure, ni lieu, ni grandeur, ni mesuretemporelle,
ni rien de ce qu'on peut comprendre, si la force de l'intelligence
essaie ici d'étreindre, elle cherchera nécessairement à saisir les siècles
et les créatures temporelles, suivant ce quilui est congénital et naturel,
et elle laissera s'échapper de partout l'insaisissable nature... ».
Enfin, l'effort pour situer réciproquement le Dieu éternel et la créa-
ture temporelle : «LaNature àquirien ne manque, éternelle, embras-
sant tous les êtres, n'est ni dans le lieu, ni dans le temps, mais elle
est avant tout cela, et au-dessus de tout cela, d'une façon indicible;
la foi seule peut la contempler elle-même en elle-même, —elle qui
n'est pas mesurée par les siècles, qui ne connaît pas de décours tem-
porel, mais qui subsiste en elle-même, qui est possédée en elle-
même, et qu'on ne peut pas contempler ensemble avec le passé et
l'avenir. Car il n'est rien auprès d'elle, en dehors d'elle, tel que,
s'écoulant près d'elle, cela soit passé ou futur. Ce sont là les états
propres des créatures, fondant l'espoir et la mémoire, suivant la sépa-
ration temporelle d'une vie divisée. Mais dans la suprême et bien-
heureuse puissance, à qui toutes choses sont toujours également
présentes, le futur mêmene peut se voir que maîtrisé par la puissance
totalement englobante. »Maisil est vaind'essayer desaisir lasubstance
divine, car «elle est au-delà de tout commencement, elle ne fournit
pas de signes de sa propre nature, elle n'est connue quepar son impos-
sibilité à être comprise. Et c'est sa note absolument propre, que d'être
au-delà de toute pensée capable de la caractériser »23. Admirable
théologie, où par un mouvement indissolublement positif et négatif,
la pensée s'oriente vers la sur-essence dans toute sa pureté. C'est
à l'intérieur d'une telle théologie qu'il nous faut essayer maintenant
de préciser notre réflexion.
III

L'ÉTERNITÉ ET LE DIEU UNIQUE


L'éternité est d'abord un «attribut »du Dieu unique. Et, suivant
cette première ligne de pensée, elle désigne la plénitude absolue
I. S. GRÉGOIREDENYSSE,Contra Eunomium, lib. I (PG, 45, 365 B-368). Cf. H. URS
VON BALTHASAR, Présence et Pensée (Paris, 1942), surtout I, chap. I-m et conclusion;
aussi, quelques réflexions précises de J. DANIÉLoU dans Le mystère de l'Histoire (Paris,
1953), P- 236-246.
d'être, qui est le propre de Dieu. Le monde a eu un commencement
et il aura une fin; l'éternité n'a ni commencement, ni fin. Le monde
est ce qui passe et se développe dans une succession perpétuelle;
l'éternité est ce qui ne passe pas et ne comporte pas la possibilité
de la succession. Le monde est en mouvement et en devenir; l'éter-
nité exclut le mouvement et le devenir. Elle est cette plénitude absolue
au-delà du mouvement, du devenir, de la succession, du commence-
ment et de la fin, —au-delà du temps. Cette plénitude est celle de la
vie, de la connaissance, de l'amour également infinis. Bref, l'éternité
c'est Dieu même, plénitude absolue et toujours en acte, —Ipsum
essesubsistens, —à qui rien ne manque; àqui rien ne peut être ajouté;
en qui n'est concevable nul passage de la puissance à l'acte. L'essen-
tiel et le cœur de l'éternité, ce n'est donc pas d'être sans commence-
ment ni fin : le temps lui-même pourrait n'avoir ni commencement
ni fin. Ce n'est pas non plus d'être au-delà du mouvement et du
changement : les anges, par leur être, sont au-delà de ce mouvement.
L'essentiel de l'éternité, c'est d'être la Plénitude absolue où tout est
donnéd'unseulcoup24; c'est d'être le Dieu quisepossède, qui s'exprime
à lui-même, qui s'aime, qui vit en soi-même, bref, le Dieu qui est.
A ce point, le mystère de l'éternité apparaît comme n'étant pas
autre chose que le mystère même de l'Être de Dieu : Dieu est son
éternité, et l'éternité, c'est son être même. «Tu n'as pas été hier,
disait saint Anselme, tu ne seras pas demain; mais hier, et aujour-
d'hui, et demain, Tu es. Bien plus, tu n'es pas hier, pas aujourd'hui,
pas demain: mais tu es simplement, en dehors de tout le temps. Car
rien n'existe hier, aujourd'hui, ni demain, autrement que dans le
temps; mais toi, encore que rien ne soit sans toi, tu n'es ni dans
le lieu, ni dans le temps, mais toutes choses sont entoi; rien ne te
contient, mais tu contiens toutes choses »25. L'éternité apparaît
ainsi comme la négation dialectique du temps, dans la mesure où
celui-ci est essentiellement défaut d'être, succession, impermanence.
La triple «ek-stase »—avenir, présent, passé —par quoi se constitue
letempshumain, ne convient pas à Dieu. Son «ek-stase »à Lui —le
Dieu unique en trois Personnes —est cette pure plénitude, cette
intériorité parfaite, cette communion totale, qui excluent la possi-
bilité même de tout rapport temporel. Alors que l'être créé se fait
et se cherche, à travers sa temporalisation, l'Être éternel tient et
24. Cette idée n'a pas été inventée par Boèce, suivant sa définition fameuse de l'éter-
nité : interminabilis vitae tota simul et perfecta possessio. Elle est une des affirmations
majeures de la pensée patristique. Voir par exemple les textes rassemblés par PETAU,
Theologica dogmata, Libr. III, chap. III-IV (d'ailleurs, la formule est déjà dans PLO-
TIN, Enn. III, 7, n. 3; éd. E. BRÉHIER, p. 130,1. 36-38).
25. Proslogion, 19, 4, 6 (PL, 158, 237).
subsiste en soi-même, absolument. Il est; et l'éternité, c'est cela
même.
L'éternité est donc transcendante et mystérieuse, comme Dieu
même. Si l'on peut dire que le temps est «la mesure propre de l'être
en mouvement »et que l'éternité est «la mesure propre de l'Être
permanent »26, il faut manier avec précaution cette notion de mesure 27.
Suivant l'être en jeu, suivant sa perfection et son actualité propres,
la «mesure »change de signification. Par exemple, l'âme humaine
mesure le «mouvement », en le nombrant suivant l'avant et l'après,
et elle forme ainsi le temps. En Dieu, qui est l'actualité parfaite,
il n'existe ni avant ni après, ni pluralité, ni succession. Il n'est, en
Dieu, aucune possibilité de nombre : les trois Personnes ne forment
pas un nombre, elles sont le Dieu unique; il n'est en lui aucune
possibilité de mesure, par mode de numération: Dieu est permanence
et unité, également absolues, dans la Trinité des Personnes. La seule
«mesure »concevable en lui est au-delà de toutes les divisions, de
toutes les successions, de toutes les mesures. Elle est une mesure
indivisible par mode d'unité28; elle est purement l'unité et la perma-
nence de l'acte infini; elle est Dieu même, se possédant soi-même
en plénitude.
Par suite, lorsqu'on réfléchit à l'Être éternel dans sa relation avec
l'être en devenir, on est obligé de dire : de même que l'être divin est
la mesure de tout acte, de même l'éternité est la mesure de toute
durée, mais une mesure transcendante (excedens) et non homogène
(coaequata) »29. Mais lorsqu'on pense au Dieu éternel en lui-même,
on est obligé de dire qu'il n'est «d'aucune façon mesuré »30; et que,
en stricte rigueur, son éternité mêmene dure pas, parce que la durée
implique, pour nous, une «distension » pensée31, que ne peuvent
26. S. THOMAS, Summ. theol., la, X, 4.
27. Nous la retrouverons à propos de la création.
28. S. THOMAS, II Sent., d. 2, q. 1, a. 1, 5; cf. I Sent., d. 8, q. 2, a. i, lm.
L'essence de l'éternité comporte une négation, en tant que l'éternité est unité, et que
l'unité est indivision. L'éternité est donc l'unité, en tant que négation de toute divi-
sion, réelle ou possible, de la plénitude de Dieu. Et l'immutabilité de Dieu, bien loin
d'être une notion monolithique, ne s'établit au contraire que par une triple négation .
négation de la puissance même de changer, de toute succession, et finalement de tout
nombre même de la succession. (Cf. CAJETAN,in ¡a.m, X, i, n° 5). Sur cette importance
de la négation à propos de l'éternité, Suarez sera d'accord avec Cajetan (cf. Disputa-
tiones metaphysicae, 50, sect. IV, n° 9 sq. Vivès, 26, 928 sq).
29. I Sent., d. 19, a. l, 2m, et encore : «L'éternité enferme en soi, sousforme simple,
toute la perfection qui est sous forme divisée dans les choses temporelles, parce que
le temps imite, comme il le peut, la perfection de l'Ëtemité »(1 Sent., d. 8, a. 2, q. 3,
im).
30. Summ. theol., la, X, 2, 3.
31. « Duratio dicit quandam distentionem, ex ratione nominis »I Sent., d. 8, q. 2
a. 1,6.
comporter ni la plénitude, ni la permanence, ni la simplicité, du
Dieu éternel. Au-delà de toute mesure, au-delà de toute durée,
Dieu est.
IV
L'ÉTERNITÉ ET LE DIEU TRINITÉ

Mais, le Dieu unique est en même temps le Dieu Trinité; et sui-


vant cette deuxième ligne de pensée, l'éternité du Dieu chrétien va
prendre destraits nouveaux. Ils ne se sont révélés qu'en Jésus-Christ,
et c'est ensupposantcette révélation faite, quenoustentons dedégager
l'essentiel. Il ne faut pas entendre, en effet, ce mot «Dieu est », au
sens purement philosophique, où il est rigoureusement distingué
de tout autre concept, et réduit à sa pure essence intelligible; il faut
le prendre tel quelafoi l'affirme, avec toute la richesse qu'il comporte
au cœur de la Révélation. Et si saint Thomas a dit tout l'essentiel
par cette formule : l'éternité est «une mesure par mode d'unité »,
il faut expliciter cette unité strictement surnaturelle, dont nous ne
pouvons réaliser que d'infimes approches; et, avant tout, la mettre
en relation avec le Dieu unique en Trois Personnes, qui introduit en
elle l'insondable mystère de la vie trinitaire.
L'éternité est, nous le savons, permanence, et l'instant en quoi
elle se concentre est un Nunc Stans, au-delà de tout devenir. Mais
elle est aussi présence de Dieu à soi-même. Si tout présent est une
présence, le présent divin est la présence absolue elle-même, et non
pas la présence à un autre, mais à soi-même. C'est le temps qui, par
sa succession et son intervalle inexorables, nous rend absents et
distants de nous-mêmes. Mais l'éternité est au-delà de toute succes-
sion et de tout intervalle; elle est pure présence de Dieu à soi-même,
pure transparence de l'acte parfait à soi-même, dans la pure relation
d'être, de connaissance et d'amour, qui lie les trois Personnes. Là,
point de distance possible, parce que les trois Personnes sont un seul
Dieu; point d'absence concevable, parce qu'elles n'existent que
dans cette réciprocité absolue de relations, qui les unit en les dis-
tinguant; mais la présence la plus pure, la plus totale, la plus uni-
fiante, toujours neuve et joyeuse comme un premier matin.
L'éternité est, par le fait même, possession de soi32. Sous l'aspect
32. Saint Thomas trouvait le mot dans la définition de Boèce. A l'objection que la
possession n'a rien à voir avec la durée, il répond ainsi (Summ. Theol., la, X, 1, 6m) :
Il Ce qui est « possédé » est tenu solidement et paisiblement; et donc, pour désigner
l'immutabilité et la plénitude (indeficientiam) de l'éternité, on a usé du mot de posses-
où elle est un devenir, notre existence est toujours une fuite inexo-
rable, l'hémorragie perpétuelle de notre être au néant. Mais Dieu
se possède en plénitude, parce qu'il est l'existence même, en qui tout
est parfaitement donné d'un seul coup, — tota simul et perfecta
possessio, totumessesuumsimulhabens (Contr. gent., I, 15).Il sepossède
dans cette plénitude de pensée qui donne naissance au Verbe, dans
cette plénitude d'amour d'où jaillit le Saint-Esprit, dans cette pléni-
tude de vie, de gloire, et de béatitude qui s'épanouit dans le Père, le
Fils et l'Esprit. Et les Trois Personnes divines possèdent le même
Être divin, chacune suivant la relation définie qui la lie aux deux
autres, et donc dans une possession nonpas repliée sur elle-même, mais
s'ouvranttotalement auxdeux autres, dans unacte parfait decommuni-
cation. Et voici le dernier mot—le plus indicible —qui doit caracté-
riser l'éternité : elle est communion toujours en acte, de vie, de lumière
et d'amour; elle est ce mouvement infini —au-delà de tout mouve-
ment —par quoi les Trois se communiquent leur Être; elle est ce
repos infini —au-delà de toute immobilité —où les Trois se possè-
dent et s'appartiennent dans la fruition bienheureuse. Elle est cette
communication devie, dans la libéralité infinie, dans le don et l'accueil
réciproques, dans le flux et le reflux de l'amour, dans l'océan sans
rivage de la béatitude; et cependant, cette communication n'est
jamais en devenir, mais toujours en acte parfait, sans genèse et
sans déclin33. L'éternité implique donc la plénitude absolue non
seulement de l'être divin, mais de la société divine, ou l'Unité et
la Trinité sont données ensemble, dans la stabilité absolue, et dans
une communication au-delà de tout mouvement, de toute pensée,
de toute antériorité possibles. Elle est le Dieu éternel, en Trois
Personnes également éternelles : JEternus Pater, ieternus Filius,
JEternus Spiritus Sanctus34.
sion ». Mais le mot devient plus énergique et plus juste encore, si on l'applique au
Dieu Trinité. D'autre part, l'éternité est la «possession d'une vie »et saint Thomas
dira que «ce qui est vraiment éternel est non seulement être, mais vivant ». Ici encore,
i1 faut prolonger, parce que le Dieu chrétien, c'est Trois vivants dans une seule Vie.
33. Parlant de la génération du Fils, saint Bonaventure écrit (1 Sent., d. 9, a. l, q. 3) :
«Le Fils de Dieu a un être absolument permanent et absolument uni au Principe qui
l'engendre »; et parce qu'il est Acte Pur, «il naît toujours, et il est toujours né, et il est
toujours, et il ne manque et ne cesse jamais d'être engendré, pas plus que le Père, de
l'engendrer. »
34. S. THOMAS,Summ. theol.,Ia, 63, 2, c : «Il faut dire que, seul, Dieu Père et Fils
et Saint-Esprit existe de toute éternité. Et cela, la foi catholique le tient de façon indu-
bitable ». C'est dans la foi seule, bien entendu, que nous affirmons tout cela, comme le
chantait saint Jean de la Croix :
Bien sais que les Trois en une seule eau vive
Résident et que l'un de l'autre dérive,
Mais c'est de nuit.
(Ëdit. Desclée de Br., p. 1238).
Ainsi, le Dieu qui est, c'est le Dieu vivant. Mais il n'est pas seule-
ment le Dieu qui se connaît, s'aime, et se possède, comme Père,
Fils, et Saint-Esprit; il est aussi, par miséricorde infinie, le Dieu
qui ouvre le mystère de son Amour éternel à sa créature, pour qu'elle
yparticipe en Jésus-Christ; à l'homme pécheur et racheté, pour qu'il
devienne, dans leSauveur dumonde, «dieu et fils de Dieu»; àl'huma-
nité tout entière, pour que, sauvée à travers le temps, elle entre enfin
dans son éternité, —comme le chante «l'Église en fête », lorsqu'au
matin de Pâques, elle loue son Dieu de lui avoir ainsi « ouvert à
nouveau les portes de l'éternité ». Quand le chrétien léve les yeux
vers son Dieu, c'est pour dire : «Béni soit le Dieu et Père de Notre-
Seigneur Jésus-Christ, qui nous a bénis de toute bénédiction spi-
rituelle dans les cieux, dans le Christ, comme il nous a choisis en
lui avant la fondation du monde, pour être saints et sans tache, en
sa présence, dans l'amour »(Éph. l, 3-4). L'éternité de Dieu est donc
essentiellement fondatrice du temps des hommes; elle s'y manifeste
par ces interventions historiques, imprévisibles parce que parfaite-
ment libres, qui culminent dans le mystère historique absolu : Jésus-
Christ, et qui font participer l'homme, aux biens éternels de Dieu,
à la condition éternelle de Dieu.
Car, ce que Dieu a réalisé en Jésus-Christ, c'est une Rédemption
éternelle (Hébr. 9, 12); Il nous appelle, dans le Christ, à la gloire
éternelle (I Petr. 5, 10); Il nous communique, en lui, la vie éternelle
(thème majeur de saint Jean); Il transforme nos épreuves terrestres
en un poids éternel de gloire (II Cor. 4, 17-18); Il nous prépare un
héritage éternel (Hébr. 9, 15). Bref, participer à la béatitude du Dieu
éternel —0 beata Trinitas! —c'est la vocation même du chrétien;
et tout notre travail tentera d'explorer cette communication d'éter-
nité. Mais on le voit : dire qu'au-delà de tout passage et de tout
devenir, Dieu est, c'est simplement affirmer un mystère dans l'adora-
tion; c'est viser, à travers la négation de l'impermanence, de l'imper-
fection et du néant, la plénitude sans rivage et la communion sans
limites; c'est s'ouvrir au mystère simple de l'instant éternel, d'où
jaillissent les temps infinis, mais qui nous déborde de toutes parts,
nous englobe àjamais, et fait éclater toute notre puissance de saisie,
pour ne plus laisser place qu'à la pure louange : Gloire à Toi, égale
Trinité, unique Déité, avant tous les siècles, et maintenant, et pour
toujours 35.
On comprend que Jean le contemplatif ait lié tous ces thèmes dès
le Prologue de son Évangile. Thème de l'éternité : «Au commence-
35. Ire antienne des Vêpres de la Sainte-Trinité.
ment, le Verbe était, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe
était Dieu; Lui, Il était au commencement auprès de Dieu »(/, 1-2);
thème de la création: «Tout a été fait par lui, et sans lui, rien n'a
été fait de ce qui existe »(1, 3); thème de la vie : «En lui était la vie,
et la vie était la lumière des hommes » (7, 4). A son habitude,
saint Jean ramasse la gerbe et achève la Révélation biblique. Après
avoir affirmé (v. 1-2) la permanence, la communion, et l'unité, qui
composent l'éternité chrétienne, il la dévoile comme fondatrice
du devenir, donc du temps de la création et de l'histoire, du temps
de la vie cosmique et de la vie éternelle. «De l'éternité à l'éternité,
pour tout le déroulement de l'Histoire, tel est le sens de la théologie
du Logos 36.
Les contemplatifs chrétiens suivront, poursenourrir et s'enchanter,
pour s'anéantir et exulter, pour se taire et se dépenser sans mesure,
dans la pensée et le désir de l'éternité, et parfois simplement devant
la richesse infinie de ce petit mot: «Dieu est ». Pour le chrétien du
xxe siècle, l'exemple le plus significatif de cette attitude est sans doute
celui de la « petite Thérèse », car elle n'était qu'une enfant, elle
n'avait pas de culture, et elle a vécu de l'éternité avec une intenti-
sité, une sûreté, et une force également extraordinaires. Elle était
convaincue, depuis son enfance, qu'elle vivrait peu de temps. Elle
n'a jamais demandé de mourir jeune et jamais craint «une longue
vie 37, mais c'est Dieu même qui lui a donné cette conviction38.
Par suite, la vie apparaît à cette «vieille fille de vingt ans »(L. 213)
comme «un instant entre deux éternités »(L. 118), et dès ses pre-
mières oraisons —lorsqu'elle «pensait »dans un petit recoin de sa
chambre (M. A. 79) —son âme se fixe sur l'éternité. Dès lors le
temps se trouve dévoré par cette pensée: «Il est un mirage, un rêve »
(L. 158). Elle aime le mot du Psaume (go, 4) : «Mille ans sont aux
yeux du Seigneur comme le jour d'hier qui est déjà passé »(L. 91);
elle dira même: « Deux mille ans ne sont pas plus aux yeux du
Seigneur que vingt ans... qu'un seul jour... » (M. A. 245). La vie

36. D. MOLLAT (à la suite de G. STAEHLIN), DBS, art. Jugement, col. 1385 :


« G. Staehlin a montré que la théologie johannique du Logos appelle l'eschatologie
traditionnelle. L'accent mis sur le commencement (iXpx'h) connote la pensée de la fin ;
la théologie du Verbe créateur, une théologie du Verbe consommateur; la théologie
de la création, une théologie du jugement; l'appartenance du monde au Christ à l'ori-
gine exige qu'au terme, il lui fasse retour. De l'étf rnité à l'éternité par le déroule-
ment de l'histoire, tel est le sens de la théologie du Logos O. CULLMANN, Chris-
tologie du N.T. (Neuchâtel-Paris, 1959) (227-228); E.-M. BOISMARD, Le Prologue de
saint Jean (Paris, 1953), p. 23-24.
37. Manuscrits Autobiographiques (= M. A.), Carmel de Lisieux, s. d., p. 255.
38. Lettres (=L.), Carmel de Lisieux, s. d., p. 424.
n'est qu'un jour, «un unique jour »(L. 198 et 363), et demain, c'est
l'éternité »(L. 311, 363), si bien que la vie lui apparaît non seulement
comme passante, mais comme déjà passée : «La figure de ce monde
passe... Bientôt... tout sera passé »(L. 115); «comme cette année a
passé, notre vie aussi passera, et bientôt nous dirons : elle est passée »
(L. 143).
Mais on se tromperait du tout au tout en ne voyant là que le thème
banal de la brièveté de la vie. En fait, ce sens dévorant du «passage »
n'est pour elle que la prise de l'éternité sur le temps: c'est parce que
Thérèse touche à l'éternité et qu'elle en vit, que tout le reste lui appa-
raît évanouissant. Le cœurde sa vie est, en effet, une réalitééternelle :
la réalité de l'Amour Infini. Dans la lettre capitale où elle raconte la
recherche de sa vocation (M. A. 226-230), à travers les formes par-
tielles —guerrier, prêtre, apôtre, docteur, martyr —elle découvre la
forme universelle, le résumé et l'âme de toutes les autres vocations :
l'Amour. Avecune sûreté extraordinaire, elle discerne que l'Amourest
la substance de toutes les vocations, la seule réalité qui vaille, «l'englo-
bant »absolu : «Je compris que l'Amour renfermait toutes les voca-
tions, que l'Amour était tout, qu'il embrassait tous les temps et tous
les lieux »; et elle ajoute le motdécisif: Je compris «... enunmot, qu'il
est éternel! »La découverte de l'éternité est ainsi le sommet de sa
révélation personnelle: l'Amour est la mesure de tout le reste, il n'est
mesuré par rien; il transcende tout de sonActualité infinie, —et, dans
le texte même, la brusque apparition du présent après les imparfaits,
traduit à sa manière, comme réponse à sa recherche, le surgissement
soudain de l'éternité. Tout ceci implique que Thérèse identifie son
amour personnel avec l'amour qui brûle au cœur de l'Église, et fina-
lementavecl'Amourquiest Dieumême,et qui, par suite, est la vivante,
jaillissante et transformante éternité.
Dès lors, Thérèse n'a plus qu'une seule chose à faire; s'offrir en
holocauste à cet Amour, se laisser attirer et emporter par «l'Aigle
éternel », s'envoler «avec les propres ailes de l'Aigle divin, jusqu'au
sein de l'éternelfoyer de la Trinité bienheureuse »(M. A. 236-237,
cf. 319-320 et L. 338). Mais par suite, le sensdu tempsse trouve trans-
formé, et le temps lui-même profondément revalorisé. Un seul instant
suffit àDieu pour sonoeuvre: «Avosyeuxle temps n'est rien, un seul
jour est comme mille ans, vous pouvez donc en un instant meprépa-
rer à paraître devant vous »(M. A. 320). Chaque instant vécu devient
lourd d'éternité : Jésus ouvre dans les âmes «le germe qui doit se
développer là-haut », si bien que «l'essence de leur être travaille en
secret » (L. 237); que l'âme peut aimer et sauver d'autres âmes,
par l'actualisation en elle de l'amour éternel (L. 135); et que si la
COLLECTION « THÉOLOGIE »
1. HENRI BOUILLARD.-Conver- 27. HENRI DE LUBAC. — Médi-
sion et grâce chez s. Thomas tation sur l'Eglise.
d'Aquin. Etude historique. 28. H. RONDET, M. LE LANDAIS,
2. JEAN DANIELOU. - Pla- A. LAURAS, CH. COUTURIER.
tonisme et Théologie mys- — Etudes Augustiniennes.
tique. Doctrine spirituelle de 29. RENE ROQUES. — L'Univers
saint Grégoire de Nysse. Dionysien.
3. HENRI DE LUBAC. — Cor- 30. AUGUSTE VALENSIN. — Le
pus mysticum. L'Eucharistie Christianisme de Dante.
et l'Eglise au moyen âge.
4. CLAUDE MONDESERT. — 31. JOSEPH LECLER. — Histoire
Clément d'Alexandrie. Intro- de la Tolérance au siècle de
duction à l'étude de sa pen- la Réforme (2 vol.).
sée religieuse à partir de 32. GEORGES DIDIER. — Désin.
l'Ecriture. téressement du chrétien.
5. GASTON FESSARD. — Auto- 33. RENE MARLE. — Bultmann
rité et Bien commun. et l'interprétation du N.T.
6. JEAN MOUROUX. — Sens 34. HENRI CROUZEL. — Théo-
Chrétien de l'Homme. logie de l'image de Dieu chez
7 MAURICE PONTET. — L'exé- Origène.
gèse de s.Augustin prédicateur. 35. GASTON FESSARD. — La
8. HENRI DE LUBAC. — Sur- Dialectique des « Exercices
naturel. Etudes historiques. SPirituels » de saint Ignace
9. YVES DE MONTCHEUIL. — de Loyola.
Mélanges théologiques. 36. CH. DE MORE-PONTGIBAUD.
10. YVES DE MONTCHEUIL. — — Du Fini à l'Infini. Intro-
Malebranche et le Quiétisme duction à l'étude de la Con-
Il. HANS URS VON BALTHA- naissance de Dieu.
SAR. — Liturgie cosmique. 37. JOSEPH BONSIRVEN. — Le
Maxime le Confesseur. Règne de Dieu.
12. JOSEPH BONSIRVEN. — 38. HENRI BOUILLARD. — Karl
L'Evangile de Paul. (Epuisé.) Barth. 1. Genèse et évolution
13. ANDRE DE BOVIS. — La Sa. de la Théologie dialectique.
gesse de Sénèque. 39. HENRI BOUILLARD. — Kart
14. M.-C. D'ARCY. — La Dou- Barth. Il et III. Parole de
ble Nature de l'Amour. Dieu et existence humaine.
15. GUSTAVE BARDY. —La Con- 40. J.-Y. CALVEZ et J. PERRIN.
version au Christianisme du- — Eglise et Société écono-
rant les premiers siècles. mique. L'Enseignement so-
16. HENRI DE LUBAC. — His- cial des Papes de Léon XIII
toire et Esprit. L'intelligence à Pie XII.
de l'Ecriture d'après Origène. 41. HENRI DE LUBAC. — Exé-
17. JEAN-MARIE LE BLOND. — gèse médiévale. Les quatre
Les Conversions de s. Augustin. sens de l'Ecriture. 1" partie.
18. JACQUES GUILLET. —Thèmes 42. HENRI DE LUBAC. — Exé-
bibliques. Etudes sur l'ex- gèse médiévale. Les quatre
pression et le développe- sens de l'Ecriture. 2* partie.
ment de la Révélation. 43. LOUIS LIGIER. — Péché
19-20-21. J. A. IUNGMANN. — d'Adam et Péché du Monde.
Missarum Sollemnia. (3 vol.) L'Ancien Testament.
22. j. BONSIRVEN. — Théologie 44. XAVIER TILLIETTE. — Karl
du Nouveau Testament. Jaspers.
23. FREDERIC BERTRAND. — 45-46-47. GEORGES MOREL. —
Mystique de Jésus chez Ori- Le sens de l'Existence selon
gène. S. Jean de la Croix. (3 vol.)
24. HENRI DE LUBAC. — La 48. LOUIS LIGIER. — Péché
Rencontre du Bouddhisme et d'Adam et Péché du Monde.
de l'Occident. Le Nouveau Testament.
25. REGIS BERNARD. — L'Image 49. Théologie de la vie monas-
de Dieu d'après s. Athanasi. tique.
26. JEAN MOUROUX. — L'Ix- 50. JEAN MOUROUX. — Le mys-
périence chrétienne. tère du temps.
I.MP. GROUR
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