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WERNER HEISENBERG
Le Manuscrit de 1942
2. LE LANGAGE
3. L'AGENCEMENT
a) La mécanique
La mécanique newtonienne commence avec le concept de
substance. Elle suppose que tout corps est fait d'une quantité de
“matière” déterminée qui n'est pas susceptible d'être influencée par
des modifications de forme ou de mouvement et qu'on peut désigner
comme sa “masse” (la quantitas materiae de Newton). Cette masse
appartient en propre au corps, elle est complètement indépendante
des méthodes par lesquelles on peut la déterminer. Il est évident que
cette première supposition présente déjà une idéalisation qui n'a pas
de réalisation précise dans la nature ; car les corps qui sont
accessibles à notre observation sont constamment en train
d'échanger des effets avec d'autres corps, ce qui peut même
entraîner avec le temps de légères modifications de la masse. Le fait
que ces effets soient négligeables permet cependant de former le
concept de “masse” et il est possible ensuite de donner à ce
concept, dans la formulation exacte des lois mécaniques, une
finesse assez grande pour que l'on puisse parler aussi de ces
légères “modifications de masse”.
La mécanique procède en outre de l'idée que tout corps (ou toute
partie individuelle d'un corps) possède une position déterminée en
tout temps. L'espace et le temps apparaissent comme deux
schèmes d'agencement fixes et indépendants l'un de l'autre, dans
lesquels il est possible d'inscrire les processus du monde. La théorie
newtonienne renonce dès le début à l'idée, qui avait semblé
naturelle depuis la philosophie grecque, que l'espace et la matière
pourraient être liés l'un à l'autre, au sens par exemple où l'espace
serait pour ainsi dire déployé à partir de la matière, ou bien au sens
où la matière devrait être considérée comme une structure de
l'espace. Elle se contente plutôt d'objectiver l'espace et le temps
dans la forme que nous leur connaissons, précisément parce que
l'expérience enseigne qu'une telle objectivation est possible dans
une large région d'expériences. On présuppose par là que la
géométrie euclidienne “est valide” pour l'espace. Il s'agit ici, d'un
côté, d'une thèse qui n'est susceptible d'aucune preuve dans
l'expérience. Car si une mesure opérée selon des normes physiques
indique par exemple une déviation par rapport aux lois de la
géométrie euclidienne, on peut toujours en rendre responsables les
propriétés physiques des instruments. Lorsque le mécanicien dans
son atelier prouve que des plaques métalliques sont exactement
planes en plaçant trois plaques deux à deux l'une sur l'autre, en les
faisant coulisser et en regardant si elles sont bien partout en contact,
il augmente par son comportement, si cela réussit, la certitude que la
géométrie euclidienne est valide dans les plans des plaques.
Pourtant, d'un autre côté, cette thèse quant à la géométrie
euclidienne n'est une conséquence de l'expérience que dans la
mesure où elle s'impose à nous justement parce que nous avons
tant de succès grâce à elle dans notre face-à-face avec l'expérience.
Le mécanicien peut de fait si bien polir les trois plaques de métal
qu'une fois posées l'une sur l'autre elles soient partout en contact,
même pour un déplacement quelconque ; cela vaut du moins pour la
précision qui est à la disposition de ses outils. Qu'il en soit ainsi est
une expérience et rien ne nous autorise à croire que le processus
retracé puisse être opéré avec une précision indéfiniment croissante.
La mécanique newtonienne présuppose de plus une échelle des
temps fixe et indépendante de la position. On pense donc là encore
à un temps objectif qui “évolue” indépendamment de tous les
événements et l'on suppose qu'on peut traquer ce temps en
mesurant pour des positions arbitraires des heures posées comme
identiques. Là encore, cette présupposition fait ses preuves dans
une large région d'expériences.
La mécanique newtonienne prend donc les processus de la nature
en considération pour autant qu'il est possible d'attribuer aux corps
(indépendamment de toutes les méthodes d'observation) une masse
fixe et une position déterminée à chaque instant dans un espace de
métrique euclidienne. Quant à la question de savoir jusqu'où
légifèrent ces concepts de masse, de position, de vitesse, etc., pour
la description de la nature, c'est à travers l'expérience qu'on en
décide.
La “masse” matérielle s'oppose en mécanique à la “force”
immatérielle en tant que “ce qui est susceptible de mouvement”. Ce
contraste a quelque chose d'étrange dans la mesure où il est clair
que la force doit être, exactement comme la matière, un effet établi
de manière entièrement objective dans l'espace et le temps, ce qui
rend difficile de comprendre pourquoi elle est pensée comme
quelque chose de radicalement différent de la matière. Malgré les
succès que la représentation d'une telle force immatérielle agissant
sur un corps a permis de remporter, l'exigence de ne laisser que le
même agir sur le même, et donc de voir dans la force elle-même une
forme de la matière, se fait ici ressentir. De fait, ce pas a été franchi
ensuite au XIXe siècle dans le développement de la théorie de
l'électricité, dont il sera question plus loin.
Le privilège particulier dont la mécanique a bénéficié par rapport à
toutes les autres parties d'une description scientifique de la nature
repose, d'une part, sur le fait qu'elle a pour objet le comportement
objectif des corps matériels dans l'espace et le temps – donc
quelque chose de particulièrement simple et intuitif ; mais d'autre
part il repose aussi sur le fait qu'on ne peut se représenter aucun
état de la matière dans lequel l'effet des lois mécaniques ne se
manifesterait pas de manière visible. Alors qu'il existe bien des états
de la matière où ni l'effet des lois chimiques ni celui des lois
biologiques ne s'extériorise immédiatement (pensons par exemple
aux gaz volcaniques à l'intérieur des étoiles), le règne des lois
mécaniques reste visible aussi longtemps qu'on peut tout
simplement parler de matière. La mécanique peut donc, d'une part,
être désignée comme une forme particulièrement limitée de la
description de la nature, puisqu'elle ne prend les processus de la
nature en considération que dans la mesure où ils peuvent être
objectivés de manière complète ; mais d'autre part elle peut passer
pour être la légalité naturelle (Naturgesetzlichkeit) la plus
englobante, celle qui se manifeste partout où se rencontre tout
simplement de la matière.
Les lois de la mécanique newtonienne sont dépeintes de manière
complète par un formalisme mathématique.
Dans ce formalisme, on peut dériver des présuppositions qui ont
été posées au fondement une quantité infinie de conséquences de
genres différents, qui toutes découlent inévitablement de ces
présuppositions. C'est en cela qu'on pourrait dire que le résultat de
n'importe quelle procédure expérimentale mécanique peut être
prédit avec une certitude mathématique. À quoi on peut d'abord
objecter que la présupposition, en l'occurrence celle de la validité
des lois qui sont explicitables sous forme mathématique, est une
question qui relève de l'expérience. Du fait que le soleil s'est levé
tous les jours jusqu'à présent, on ne peut jamais déduire
logiquement qu'il doive se lever de nouveau demain. Toutefois, d'un
point de vue pratique, cette objection entraîne simplement que le
degré de certitude avec lequel nous tablons sur un résultat
déterminé d'une procédure expérimentale doit être limité d'une
manière ou d'une autre. Le résultat de la recherche peut être
présupposé avec le même degré de certitude que celui avec lequel
nous savons que le soleil se lèvera demain. Ce degré de certitude
est toujours suffisant pour nous. Une autre limitation de cette
certitude découle ensuite bien sûr de la question de savoir s'il est
tout simplement possible de parler d'une procédure expérimentale
“mécanique”. Il est clair que ce n'est jamais le cas que pour une
certaine approximation du cas considéré ; et en général il est
possible de juger, à partir de la manière dont la procédure
expérimentale est mise en place, du degré de précision avec lequel
les concepts de masse, de position, de vitesse, etc., sont capables
d'exprimer les présuppositions expérimentales. Le résultat d'une
procédure expérimentale ne peut être anticipé à partir des lois
mécaniques qu'avec une certitude correspondant à ce degré de
précision. Pour illustrer ces différentes gradations de la certitude, on
peut se servir de l'exemple suivant. À un inventeur qui s'efforce de
construire un mouvement perpétuel, la seule objection que l'on
puisse faire – s'il ne se limite pas aux processus mécaniques (ou à
d'autres dont les régularités nomologiques soient complètement
connues de nous) – est qu'à en juger selon les lois de la nature
connues de nous jusqu'à présent un mouvement perpétuel est
probablement impossible. Si cet inventeur cherche à construire un
mouvement perpétuel purement mécanique, alors on peut désigner
ses efforts comme dénués de sens avec le même degré de certitude
que celui avec lequel nous savons que le soleil se lèvera demain. Si
l'inventeur entreprend néanmoins de construire en pensée un
mouvement mécanique perpétuel en appliquant les lois
newtoniennes, il se rend alors coupable d'une erreur mathématique.
b) L'électricité et le magnétisme
Le premier progrès décisif qui ait été fait en physique classique par
rapport à la mécanique newtonienne a été obtenu grâce au
développement de la théorie de l'électricité. Cette discipline a pour
objet les forces particulières qui agissent entre des corps
électriquement chargés ou aimantés ; elle conduit en même temps à
une analyse parfaitement générale du concept de force, qui est
encore un peu étrange dans la mécanique newtonienne. Dans la
théorie de l'électricité, la force est objectivée et fixée
spatiotemporellement au moyen du concept de “champ” de forces,
de façon analogue à ce qui se passe pour la matière en mécanique.
Elle apparaît non seulement comme un effet d'un corps sur un autre,
mais encore comme étant elle-même un processus évoluant dans
l'espace et le temps et pouvant se dissocier complètement de toute
matière. L'étroite parenté de nature entre force et matière, qui trouve
en définitive son expression la plus distincte dans les régularités
nomologiques qui n'ont été découvertes qu'au début de ce siècle en
connexion avec la théorie de la relativité restreinte, est clarifiée
grâce à cette autonomisation de la force. Du point de vue qui est
devenu familier aujourd'hui, il ne semble pas antinaturel de désigner
par exemple le rayonnement, c'est-à-dire le champ de forces
électromagnétique, comme une forme particulière de matière ; car la
matière peut se transformer en rayonnement et le rayonnement en
matière. Le principe de la conservation de la substance se prolonge
en un principe de conservation de l'énergie et l'énergie peut entrer
en jeu sous les formes les plus différentes : comme rayonnement,
comme mouvement, comme poids.
De nombreux savants ont d'abord résisté à ce développement de la
mécanique en théorie de l'électricité parce que l'autonomisation du
champ de forces conduit manifestement à la dissolution du concept
primitif de substance de la mécanique newtonienne. On n'a donc
pas manqué d'essayer de réinstaurer dans ses droits le concept
originaire de substance en introduisant un éther hypothétique, qu'on
voulait considérer comme le support du champ électromagnétique
qui semblait autonome dans l'espace. Mais une substance qui ne se
laisse pas localiser et que nous ne pouvons ni sentir, ni peser, ni
voir, comme l'éther, mérite encore moins ce nom que le champ de
forces électromagnétique, et la recherche scientifique a donc dû se
résoudre à l'abandon de ce concept primitif de la matière. Le
langage dans lequel nous parlons de la nature se forme dans un jeu
réciproque entre l'action et l'expérience et il ne dépend pas
seulement de nos désirs, qui sont souvent historiquement
conditionnés.
Même si ce sont donc les expériences sur l'électricité et le
magnétisme qui ont obligé la recherche scientifique à abandonner
un concept fondamental qui a passé longtemps pour être le pilier le
plus solide de l'édifice de la science de la nature, il reste que la
nature s'oppose ici dans une très large mesure à notre besoin
d'objectiver et de projeter tout ce qui arrive en un processus objectif
dans l'espace et le temps. D'une certaine façon, la théorie de
l'électricité peut être vue comme l'accomplissement de ce
programme ; en effet, conformément à son insertion dans le système
des lois physiques, il ne s'agit là encore que d'un mode unifié de
l'événementiel qui englobe tous les processus de la nature et qui
évolue de façon objective dans l'espace et le temps
indépendamment de toute observation (ein einheitliches, alle
Vorgänge der Natur umfassendes, in Raum und Zeit unabhängig
von aller Beobachtung bjektiv ablaufendes Geschehen), mode que
nous pouvons rattacher de manière entièrement déterminée –
compte tenu de la situation particulière et des questions que nous
posons – aux concepts de matière, d'énergie, de rayonnement, de
force, etc. L'ensemble des lois qui régissent ce mode de
l'événementiel peut être appréhendé globalement sous la
désignation de “physique classique”.
Les processus dans l'espace se déroulent ici dans le temps d'une
manière qui est complètement déterminée par leur état initial. La
physique classique donne donc aussi la plus entière satisfaction à
notre désir d'agencer ce qui arrive selon la cause et l'effet, c'est-à-
dire de concevoir tout ce qui arrive comme causalement (kausal)
conditionné. Il est clair qu'elle idéalise d'entrée de jeu les processus
du monde en considérant les événements comme évoluant isolés
dans l'espace, sans tenir compte des relations réciproques (qu'elle
envisage comme pouvant être négligées principiellement) qui
doivent bien exister entre les processus visés et le monde ambiant
pour qu'il soit possible d'observer les processus, et par là même une
partie de notre monde. Quand un tel isolement est possible, toutes
les causes se laissent alors également embrasser du regard et
l'exigence causale ne peut trouver satisfaction dans cette partie
isolée du monde qu'au moyen d'une déterminité complète.
En outre, ce qui a été dit plus haut pour le cas particulier de la
mécanique vaut pour ce système de la physique classique dans sa
totalité : si l'on élargit le concept de matière de la manière qui est
devenue naturelle à travers le développement de la théorie de
l'électricité, on ne peut se représenter aucun état de la matière dans
lequel l'action des lois de la physique classique ne se manifeste pas
distinctement – tandis qu'il existe bien des états de la matière dans
lesquels on ne peut pas trouver immédiatement la trace de
connexions chimiques ou biologiques.
L'ensemble des connexions nomologiques que nous désignons
comme la physique classique est “clos” en lui-même. On veut dire
par là que cet ensemble peut s'expliciter en un système de concepts
et d'axiomes qui ne contient aucune contradiction et qui peut d'une
certaine manière être dit “complet”. Complet, en l'occurrence,
compte tenu du fait qu'il est possible que de nouveaux concepts
viennent s'ajouter au système ; mais par leur connexion formelle
dans le système, les nouveaux concepts sont alors nécessairement
dans une parenté si étroite avec les concepts déjà disponibles qu'ils
jouent plutôt le rôle d'une nouvelle “présentation” (au sens
mathématique) des anciens concepts. C'est en ce sens qu'on doit
alors désigner un ensemble de connexions comme “clos”. La clôture
des lois de la physique classique s'opère à travers l'exigence qu'il
doit toujours s'agir de modifications objectives dans le temps de
certaines grandeurs dans l'espace, selon des connexions qui sont
elles-mêmes de genres différents. Si l'on appréhende le cadre de la
“physique classique” avec cette extension – ce qui ne se justifie
naturellement que d'un point de vue conceptuel et non d'un point de
vue historique –, différentes régularités nomologiques qui n'ont été
découvertes que tout récemment, et qui ont précisément ce trait
commun avec les parties plus anciennes de la physique qui consiste
à fixer des processus objectifs dans l'espace et le temps, relèvent
donc aussi de cette région. On peut citer à titre d'exemple les ondes
de matière découvertes par de Broglie, qui peuvent être conçues
comme des processus ondulatoires spatio-temporels objectifs si l'on
fait abstraction de la nature corpusculaire de la matière. Si l'on ne
fait pas abstraction de l'existence des particules élémentaires, alors
bien sûr les régularités nomologiques qui sont liées à ce concept ne
relèvent pas de la région de la physique classique, mais de celle des
connexions qui doivent être subordonnées au concept général de
théorie quantique. Cet exemple montre distinctement que ce ne sont
pas les choses qui peuvent être ordonnées selon différentes régions,
mais les connexions.
c) L'infini
La physique classique fait certaines suppositions entièrement
déterminées sur la structure de l'espace et du temps. Les propriétés
les plus importantes de ces schèmes d'agencement, qui sont
représentés comme indépendants de toute matière, seront alors les
suivantes :
1. Dans un espace vide, il n'existe aucun point privilégié ; l'espace
considéré de chaque point présente au contraire la même structure.
2. La même chose vaut également mutatis mutandis pour le temps.
3. Dans un espace vide, il n'existe aucune direction privilégiée ;
l'espace considéré de chaque position (Stellung) possède la même
structure ; il est, comme disent les mathématiciens, isotrope.
4. Dans un espace vide, aucun mouvement rectiligne uniforme n'est
privilégié par rapport à un autre mouvement du même genre.
Comme l'espace a trois dimensions, ces quatre affirmations
contiennent donc en tout, si l'on dénombre les propositions en
fonction de chaque dimension de l'espace, dix propriétés
fondamentales de l'espace et du temps. Ces dix propriétés
fondamentales forment le véritable socle de la physique classique et
toute la structure du système mathématique dans lequel cette
physique est formulée est déterminée de manière décisive par ces
dix “propriétés d'invariance”. On peut dire que ces dix propriétés
fondamentales ont simplement pour signification de mieux préciser
ce qu'il faut comprendre ici par espace “vide”. Car s'il était possible
de privilégier tel ou tel point déterminé de l'espace, ces points
pourraient être interprétés logiquement, du point de vue du concept
de matière de la théorie du champ, comme des positions de la
matière.
À ces propriétés fondamentales viennent encore s'ajouter dans la
physique classique deux suppositions qui sont d'une portée
décisive : l'indépendance de l'espace et du temps et la validité de la
géométrie euclidienne. Seul l'ensemble de ces présuppositions
permet d'établir de manière complète les formes de l'espace et du
temps dans lesquelles nous intuitionnons les processus du monde.
L'existence de telles formes de l'intuition nous met déjà devant la
question de savoir à quoi ressemble le monde si nous pensons aux
espaces qui, comparés à ceux dans lesquels se joue notre
expérience ordinaire, sont ou bien immensément grands ou bien
inversement très petits, ou encore si nous pensons à un passé qui
serait à des années innombrables de nous ou à un futur tout aussi
lointain. Cette question sur le “bout du monde” (Ende der Welt) est
sans doute aussi ancienne que la pensée humaine elle-même et les
différentes époques lui ont donné des réponses très différentes.
Aux premiers siècles, où de tels problèmes étaient encore
indissociables du mythe, la Terre apparaissait aux hommes comme
un disque plat. La terre ferme habitable était environnée de toutes
parts par l'océan et c'était avant tout ce dernier qui formait dans la
pratique le “bout du monde”. Et tant que l'océan se perd dans
l'illimité, vide et partout identique, désert uniforme dont personne ne
peut se représenter comment il pourrait finir si aucune terre ne peut
plus accueillir le voilier sur l'autre bord, il était le substitut de l'infini.
Au-dessus de l'océan le ciel formait une voûte ; aux époques plus
tardives où l'on savait déjà que la terre avait une forme sphérique,
ce ciel, divisé par les sphères cristallines des planètes et finalement
délimité par la dernière sphère, celle des étoiles fixes, semblait se
découper sur le fond de l'infini véritable – de quelque chose comme
le feu éternel capable, parce qu'il est lui aussi uniforme et illimité, de
remplir tout l'espace au-delà du monde. Les hommes se
contentaient donc en ce temps de penser que le monde qui est
dominable par nos sens était clos par des limites déterminées,
devant un monde infini qui commençait au-delà des limites. Et même
si la représentation de cette infinité qui commençait de l'autre côté
avait inévitablement son origine dans les formes de l'intuition, elle
n'en était donc pas moins associée sans doute à l'idée que la
compétence de notre intuition ordinaire ne s'étendait pas à ces
domaines. L'espace au sens ordinaire était étroitement associé à
notre Terre et ce qu'il y avait encore comme espace au-delà des
limites semblait être d'une autre nature, semblait être déjà, de par
son infinité, immédiatement associé aux facultés créatrices que nous
visons dans la religion.
De manière analogue, l'intervalle temporel dans lequel le mot
“temps” peut être appliqué au sens ordinaire était pensé comme
limité par la création du monde et par sa disparition et il en a
subsisté le sentiment distinct que l'on n'avait plus besoin de se poser
la question de savoir ce qui avait existé avant la création du monde
ou ce qui allait arriver après sa disparition.
Cette image-du-monde mythique, après avoir été remplacée depuis
longtemps dans de nombreux détails par une autre, plus proche de
la science d'aujourd'hui, n'a sans doute définitivement disparu de la
conscience des hommes que depuis l'époque des premiers voyages
maritimes autour du monde. Nous savons depuis cette époque que,
de toute façon, nous ne pouvons pas voyager sur la Terre jusqu'au
bout du monde, parce que tout chemin que nous suivons dans une
direction déterminée en nous éloignant toujours davantage d'une
position de départ finit par revenir à ce point de départ. Mais, à peu
près simultanément, une autre connaissance s'est fait jour : celle
qu'il ne se présente, là où l'on situait auparavant la sphère des fixes,
que des espaces dont la dimension échappe entièrement à la
représentation et dans lesquels notre regard peut pénétrer quand on
considère les étoiles très lointaines. L'idée d'une limite du monde a
donc graduellement disparu de l'image-du-monde scientifique ; et
l'on a jugé de ces espaces très lointains d'après les formes de
l'intuition dans lesquelles nous appréhendons notre monde, en
d'autres termes d'après les règles de la géométrie euclidienne. Ainsi
s'est formée l'idée qu'en avançant en ligne droite dans une direction
déterminée dans des espaces toujours plus éloignés nous
progresserons jusqu'à l'infini et que la tâche de la recherche
scientifique est alors d'essayer de savoir si nous finirons par nous
cogner, par exemple, à des espaces entièrement vides, ou bien
encore et toujours à de nouveaux systèmes d'étoiles.
Cette idée que l'on est en droit d'appliquer jusqu'à l'infini nos formes
d'intuition ainsi que les lois de la nature s'est transmise jusqu'à notre
époque à travers le développement de la science de la nature. Ici
aussi, l'idée que le monde dure seulement du jour de sa création à
celui de sa disparition s'est effacée et elle a été remplacée par des
suppositions qui indiquent qu'il y aurait une sorte d'alternance
périodique éternelle de tout ce qui arrive et donc que l'état de
l'univers, envisagé globalement, serait stationnaire.
L'indépendance complète de la structure d'espace-temps à l'égard
de la matière qui était au fondement de la physique classique
imposait aussi, sur le plan des principes, l'idée que l'on doit trouver
dans les espaces et les temps très petits les mêmes rapports que
dans les grands. L'élaboration logique ultérieure de cette idée a
donné naissance à des images-du-monde dans lesquelles les plus
petites parties de la matière, par exemple, ont été interprétées à
chaque nouvelle étape comme le nouveau Cosmos d'un monde
d'autant plus petit encore et notre Cosmos visible comme un très
petit morceau de matière dans un Cosmos encore bien plus grand
(et ainsi de suite jusqu'à l'infini).
La supposition qu'il existe des briques de construction de la matière
qui sont en dernière instance indivisibles, en d'autres termes
l'hypothèse atomique, apparaissait dans la physique classique
comme un élément étranger. Pour cette physique, les atomes
pouvaient jouer tout au plus dans la construction de la matière un
rôle analogue à celui, par exemple, des cellules dans la construction
d'un organisme – peut-être parce qu'il fallait bien admettre
l'indivisibilité des atomes du point de vue pratique. Sur le plan des
principes, l'atome devait pourtant pouvoir être divisé exactement
comme n'importe quel autre morceau de matière, c'est-à-dire qu'il ne
devait pas y avoir d'atomes au sens véritable.
C'est à une image-du-monde de ce genre que conduisent les
propositions fondamentales de la physique classique quand elles
posent l'indépendance de la structure de l'espace-temps à l'égard de
la matière. Mais on a déjà souligné plusieurs fois qu'il ne s'agit
manifestement, avec cette hypothèse de l'indépendance, que d'une
idéalisation, d'une construction conceptuelle qui, confrontée aux
expériences quotidiennes, a fait ses preuves de façon si privilégiée
qu'elle est ainsi devenue insensiblement une partie du langage dans
lequel nous parlons de la nature. Cette hypothèse ne peut guère,
bien sûr, être étayée sur des expériences concernant des espaces et
des temps très grands ou très petits. L'existence des atomes, que
les expériences chimiques mettaient au jour de manière toujours
plus claire à mesure qu'elles se développaient, devait au contraire
être déjà considérée comme un argument contre l'indépendance de
la structure spatio-temporelle à l'égard de la matière. De façon tout à
fait surprenante, la révision de cette image-du-monde classique a
pourtant emprunté son point de départ à l'un de ces caractères de la
réalité qui sont bien plus profonds et qui ne sont accessibles qu'à
des observations très subtiles.
Pour mettre d'accord, d'un côté, l'expérience que la vitesse de
propagation de la lumière dans un espace vide est complètement
indépendante de la couleur et de l'état de mouvement de la source
lumineuse et, de l'autre, la proposition fondamentale qui dit qu'aucun
état de mouvement rectiligne uniforme n'est privilégié dans l'espace
par rapport à un autre état semblable, il faut supposer que la vitesse
de la lumière possède toujours la même valeur, indépendamment du
mouvement relatif de l'observateur. L'expérience vient à l'appui de
cette conclusion. Mais ce résultat est complètement
incompréhensible sur le terrain de la physique newtonienne, où
l'espace et le temps passent pour être complètement indépendants
l'un de l'autre, puisque dans cette physique la vitesse relative d'un
rayon lumineux par rapport à l'observateur doit nécessairement
dépendre de l'état de vitesse de l'observateur. L'analyse théorique et
expérimentale précise de cet état de choses a finalement conduit à
abandonner la thèse de l'indépendance de l'espace et du temps.
Une autre représentation s'y est substituée : nous désignons comme
“passés” les événements (Ereignis) dont nous avons pu – du moins
sur le plan des principes – avoir l'expérience d'une manière ou d'une
autre, et comme “futurs” les processus que nous pouvons encore (là
aussi au sens de “sur le plan des principes”) influencer. Dans la
physique newtonienne, ces deux groupes d'événements, passés et
futurs, n'étaient séparés que par un domaine temporel infiniment
mince que nous appelons le présent ou, plus précisément, le
moment présent. Selon les résultats de la “théorie de la relativité
restreinte”, ces deux groupes sont pourtant séparés par un domaine
temporel d'extension finie, ce qui entraîne que la durée du domaine
des événements (Ereignisgebiet) “présents” ou “simultanés” est
d'autant plus longue que ces événements (Ereignis) se jouent à une
plus grande distance de nous. Einstein a été le premier à trouver le
courage d'expliciter cette dépendance de l'espace et du temps et il
l'a fixée dans sa forme mathématique. Les procédures
expérimentales ultérieures sont toujours venues à l'appui, avec la
plus grande précision, des conséquences de cette nouvelle
représentation de la structure de l'espace-temps, de sorte qu'on ne
peut plus guère douter de son exactitude.
Avec cette découverte s'ouvrait la première brèche dans la
représentation classique de l'espace et du temps. Avec elle la
science physique s'enrichissait de la connaissance que l'on n'est pas
en droit d'appliquer sans autre forme de procès même les
fondements les plus simples de la physique, les formes de l'intuition,
à des processus qui se soustraient largement au domaine de
l'expérience ordinaire et qu'on doit au contraire toujours réexaminer
à neuf, par une procédure expérimentale, la validité de ces
fondements dans ces nouveaux domaines.
La recherche scientifique était ainsi rappelée de la manière la plus
claire qui soit à l'idée que, lorsque l'édifice de la science s'élève de
plus en plus haut, son socle doit en même temps s'abaisser en
profondeur si l'on veut qu'il puisse encore en supporter le poids. Il
est clair en effet que le terrain sur lequel repose cet édifice n'est pas
le roc d'une connaissance certaine qui serait là avant toute science,
mais que c'est l'humus fécond du langage, qui se forme à partir de
l'action et de l'expérience.
À la place de l'intuition spatio-temporelle de la théorie newtonienne,
la théorie de la relativité restreinte pose une autre intuition, mais qui
n'est pas moins déterminée que la première. L'indépendance de la
structure spatio-temporelle, d'une part, et de la matière, de l'autre, y
est maintenue avec la même précision, même si l'introduction de la
vitesse de la lumière signale déjà qu'il existe une relation étroite
entre cette structure et ce qui arrive matériellement. Ce n'est que
l'effort pour incorporer la gravitation dans l'édifice de la physique qui
a conduit à abandonner cette indépendance et à supposer que la
géométrie du monde est déterminée dans les espaces et les temps
très grands par la répartition de la matière. Sans doute cette “théorie
de la relativité générale” n'est-elle pas encore validée
expérimentalement dans la même mesure que la théorie “restreinte”,
parce qu'il n'existe que peu d'expériences pertinentes susceptibles
d'être réalisées avec une précision suffisante pour avoir valeur de
preuves. Mais dès lors que l'on veut chercher à dessiner une image
des espaces et des temps très éloignés, il est clair que cela ne peut
se faire d'une manière pourvue de sens que sur le terrain d'une
théorie qui rende au moins justice à toutes les expériences qui ont
été faites jusqu'à présent sur l'espace et le temps, et donc pour
l'instant sur le terrain de la théorie de la relativité générale, qui réunit
de manière non contradictoire nos expériences sur les ondes
électromagnétiques et nos expériences sur les phénomènes de
gravitation.
Si l'on part de la représentation de l'espace et du temps dans cette
théorie, on doit donc supposer que les rapports géométriques dans
les espaces et les temps très éloignés dépendent globalement de la
distribution et du comportement de la matière. Si l'on se fonde en
outre sur les expériences que les astronomes ont réunies au cours
des dernières décennies au sujet de la distribution de la matière
stellaire dans l'univers, on parvient alors de manière tout à fait
étonnante à une image-du-monde qui semble être apparentée par
certains caractères à l'image-du-monde mythique de l'époque
préscientifique. Les expériences astronomiques poussent en effet à
croire que l'espace du monde est fini. Il est vrai qu'il ne faudrait pas
prendre cela au sens simple de l'image-du-monde antérieure – on
ne finira pas par se cogner à grande distance de notre Terre à une
limite ; mais en se déplaçant en ligne droite sur des distances de
plus en plus grandes, on devrait – de même qu'en voyageant sur
notre globe terrestre – finir par revenir au point de départ. Le chemin
qui revient sur lui-même doit alors être fini et peut former une
mesure de la dimension de l'univers. Les expériences faites jusqu'à
présent permettent d'inférer des chemins de quelques milliards
d'années-lumière. D'autres observations astronomiques permettent
de déduire que l'état de l'univers, il y a environ cinq milliards
d'années, doit avoir été complètement différent de ce qu'il est
maintenant ; à cette époque, la matière du monde était
manifestement comprimée sous des températures très élevées à
l'intérieur d'un espace bien plus étroit et les étoiles et le système
solaire ne se sont formés que plus tard. Pour appréhender cette
conclusion dans des mots, on a dit parfois que l'univers n'existe que
depuis environ cinq milliards d'années. Mais il faut toujours entendre
une formulation de ce genre avec une restriction : elle vaut dans la
mesure où le concept d'“année” peut être appliqué aux premiers
stades de ce processus de développement. Il s'agit donc ici d'une
formulation qui appartient à la terminologie scientifique et qu'il faut
concevoir de manière semblable à la proposition qui dit, par
exemple, que le zéro absolu de la température se trouve à - 273
degrés. Bien qu'une telle proposition désigne exactement des
expériences entièrement déterminées, on pourrait cependant tout
aussi bien établir une échelle de température dans laquelle le zéro
absolu ne serait atteint qu'à - ∞ (c'est-à-dire, plus exactement, dans
laquelle il ne pourrait jamais être atteint du tout), sans qu'on ait
besoin pour autant de modifier le concept de température dans le
domaine accessible à notre expérience quotidienne. De la même
manière, s'agissant d'un premier stade de l'univers où aucun
mouvement circulaire régulier des astres ne pouvait encore mesurer
la progression du temps ; l'unité de mesure du temps devient
problématique.
Les expériences astronomiques donnent ainsi à penser que la
structure de l'espace et du temps qui nous est donnée dans
l'intuition n'est valide d'une certaine manière que pour des espaces
qui sont très petits comparés à des distances de quelques milliards
d'années-lumière et pour des temps qui sont très courts comparés à
quelques milliards d'années. Dans des espaces encore plus
éloignés et des temps encore plus reculés, nous ne nous cognons
sans doute pas à des limites, mais à une structure spatio-temporelle
modifiée qui équivaut à une extension finie du monde dans l'espace
et le temps.
Les grandes distances irreprésentables dont il est question dans
cette image-du-monde de l'astronomie moderne apparaissent
d'ailleurs dans une autre perspective encore si on les considère du
point de vue de la dépendance réciproque de l'espace et du temps.
On peut soulever ici, par exemple, la question de savoir en combien
de temps quelqu'un qui voyagerait dans l'espace du monde – idée
qui n'est peut-être pas totalement absurde au vu de l'état actuel de
la technique – et qui pourrait se mouvoir dans cet espace du monde
avec des accélérations supportables, pourrait aller de nos étoiles
jusqu'à des systèmes stellaires très lointains et en revenir. Une
estimation théorique enseigne que, du fait de l'étonnante structure
spatio-temporelle dont la théorie de la relativité restreinte donne la
formulation mathématique, une durée de quelques dizaines
d'années suffirait au voyageur pour traverser les étendues qui le
séparent des nébuleuses connues les plus éloignées de nous. Ce
n'est que pour le spectateur qui suit le voyage à partir de la Terre
que le temps augmentera jusqu'à atteindre une durée
irreprésentable.
Si, délaissant les très grands espaces, nous nous tournons
maintenant de nouveau vers les très petits, une image-du-monde
dans laquelle l'atome lui-même apparaît comme un petit Cosmos ne
nous semblera pas plus crédible. La recherche scientifique moderne
considère au contraire comme tout à fait plausible que d'autres lois
que celles qui gouvernent le domaine de l'expérience quotidienne –
voire une autre structure de l'espace et du temps – sont valides dans
des espaces et des temps très petits. La science de la nature
d'aujourd'hui a donné ses lettres de créance à l'idée que dans le
monde, certaines extensions et certaines durées entièrement
déterminées sont privilégiées sur d'autres. Un tel privilège serait à
vrai dire incompréhensible s'il concernait seulement des dimensions
déterminées des choses – car pourquoi interdire à une même chose
la possibilité d'exister tout aussi bien sous n'importe quelle forme
réduite ou agrandie ? Mais il devient compréhensible si ces unités
fondamentales de mesure entrent dans les lois de la nature. Car
l'existence simultanée de deux lois de ce genre avec des valeurs
différentes des constantes serait une contradiction.
Dans le développement de la physique qui a conduit de la
mécanique newtonienne à la théorie de l'électricité, puis à la théorie
de la relativité et à l'image-du-monde de la nouvelle astronomie, le
sacrifice offert à l'aspiration à l'unification et à la simplification a été
l'application non critique de différents concepts qui étaient devenus,
du fait de leur signification fondamentale, des parties constitutives du
langage de notre science de la nature. D'après l'achèvement de ce
développement, il semble que les mots de “matière”, de “force”, de
“structure de l'espace et du temps” ne servent qu'à désigner
différents aspects du même mode de l'événementiel. L'unification qui
a été ainsi obtenue a par là même pour conséquence qu'aucun de
ces concepts ne peut être utilisé sans restriction en son sens
originaire simple quand il ne s'agit pas de processus relevant du
domaine de l'expérience quotidienne.
Bien que la recherche scientifique ait donc pris toutes sortes de
distances, au cours du développement qu'on a retracé, avec
l'idéalisation des processus naturels qui était au fondement de la
mécanique newtonienne, il y a pourtant un point sur lequel elle est
restée jusqu'à maintenant indéfectiblement attachée à l'idéalisation
“classique” : elle n'a pris en considération les processus de la nature
que dans la mesure où ils s'objectivent de manière complète, c'est-
à-dire dans la mesure où ils se laissent projeter par nous comme
quelque chose qui arrive objectivement dans l'espace et le temps.
C'est précisément cette circonstance qui nous autorise à désigner la
partie de la réalité que décrivent les disciplines de la physique dont
on a parlé comme une région de connexions qui est en dernière
instance unifiée. Quant au fait qu'une telle région unifiée offre par
ailleurs une structure interne – en ce sens que des régions partielles
plus simples peuvent en être détachées par une idéalisation plus
poussée -, le développement de la science de la nature nous le
montre de façon suffisamment distincte.
3. LA CHIMIE
a) La chaleur
L'observation au microscope de particules de matière très petites
enseigne que des particules qui sont en mouvement libre dans un
fluide exécutent de façon incessante un mouvement d'oscillation
désordonné, qui s'accentue quand on élève la température du fluide
dans lequel les particules sont en suspension. Comme il apparaît en
outre que ce mouvement dépend seulement de la masse et de la
grandeur des particules et qu'il s'accentue quand la grandeur des
particules diminue, il était naturel de généraliser l'observation et de
supposer qu'une élévation de la température est toujours liée à un
accroissement du mouvement de toutes les parties, donc en
dernière instance de tous les atomes, d'un corps. On pouvait dès
lors en venir ainsi à la conjecture que la chaleur “n'est rien d'autre
que l'état de mouvement désordonné des atomes”. Avec cette
formulation on voulait dire, non pas qu'il fallait éliminer du langage
scientifique la chaleur en tant que sensation, mais qu'il fallait
décomposer le concept de chaleur en une partie constitutive
objective et une partie constitutive subjective. L'idée était que, dans
la mesure où la chaleur est à concevoir comme un processus
objectif dans l'espace et le temps, elle doit se présenter comme un
mouvement des atomes. Elle peut aussi, par ailleurs, être le contenu
d'une sensation et être en ce sens un objet d'examen, mais elle
relève alors de nous et ne peut plus être simplement un processus
objectif dans l'espace et le temps. Le programme qui était tracé par
cette conjecture pouvait être mené à bien de manière complète par
la physique du siècle dernier ; seulement, les expériences ont
imposé sa modification en un certain point – d'une façon qui a été
bien sûr décisive.
C'est à partir des recherches sur le comportement de corps
chauffés que s'était d'abord développée ce qu'on appelle la théorie
phénoménologique de la chaleur, qui était parvenue en procédant
conformément à la physique classique à agencer les phénomènes
au moyen des concepts de quantité de chaleur et de température
(joints à ceux de la mécanique classique). De l'effort fait pour mettre
la chaleur en relation avec le mouvement des atomes, il ressortait
aussi qu'on pouvait concevoir le contenu de l'énergie de mouvement
de l'atome simplement comme une quantité de chaleur. Une
grandeur connue en mécanique, l'énergie, prenait donc la place de
la “quantité de chaleur”.
Il n'existe en revanche aucun correspondant mécanique simple
pour le concept de température. Il s'est révélé au contraire que la
température signifie, non pas une propriété mécanique du système,
mais un énoncé qui porte sur notre degré de connaissance du
système. Lorsque nous connaissons la température d'un corps, nous
savons ainsi que ce corps est un échantillon choisi en quelque sorte
arbitrairement dans un ensemble important de corps semblables ; la
température donne alors un énoncé concernant la distribution dans
l'ensemble (qu'on appelle l'“ensemble canonique”). La température
ne relève donc pas du système humain en soi, mais elle désigne
notre connaissance du système. La théorie atomistique de la chaleur
se différencie fondamentalement en ce point de la physique
classique et le fait qu'ici, pour la première fois, notre connaissance
d'un système devienne une donnée physique nous engage à
coordonner la théorie atomistique à la région de réalité
immédiatement voisine dans laquelle les processus ne peuvent plus
être projetés sans restriction en tant que ce qui arrive objectivement
dans l'espace et le temps. Une conséquence immédiate de ce fait
est aussi qu'une détermination (Determinierung) univoque des
processus futurs est impossible dans la théorie atomistique de la
chaleur. Car lorsque la température d'un corps nous est donnée, elle
signifie justement un degré déterminé de connaissance et
d'ignorance au sujet du comportement mécanique de l'atome et, en
ce qui concerne le mouvement futur de ce dernier, seule la
probabilité que se produise un processus déterminé est indiquée.
Les expériences faites par la recherche scientifique au cours du
siècle dernier dans le domaine de la chaleur nous offrent donc la
représentation d'une situation d'un genre particulier. D'un côté, on
peut admettre la chaleur et la température à titre de nouvelles
qualités objectives de la matière et étudier leurs régularités
nomologiques. On renonce alors à la connexion entre chaleur et
mouvement atomique, qui est pourtant immédiatement
reconnaissable dans de nombreux phénomènes. D'un autre côté, on
peut idéaliser les mouvements des atomes au sens de la physique
classique ; il semble alors aussi qu'il s'agisse simplement de
processus objectifs dans l'espace et le temps. Mais finalement, de
nombreuses expériences permettent de conclure que les concepts
de “chaleur” et de “température” doivent signifier quelque chose au
sujet du mouvement mécanique de l'atome. Dans ce cas, le concept
de quantité de chaleur se laisse bien objectiver ; mais la température
énonce quelque chose qui concerne l'état probable du système des
atomes, c'est-à-dire notre connaissance du système. La température
ne relève donc plus “en soi” des corps, et cela nous rappelle à
nouveau que le monde dont nous pouvons parler n'est pas le monde
“en soi”, mais le monde dont nous avons un savoir.
La situation qu'on vient de retracer dans la théorie de la chaleur
pourrait maintenant conduire à la conjecture suivante. Les concepts
qui ont été formés pour la description des qualités, la “température”
par exemple, n'auraient qu'une applicabilité limitée – ils ne
s'appliqueraient par exemple qu'aux systèmes composés d'une
quantité innombrable d'atomes, sous des conditions appropriées,
etc. –, mais ils ne décriraient pas véritablement le comportement réel
des corps. Il s'agirait plutôt de concepts statistiques (un peu comme
le concept de “l'âge des hommes”), qui ne peuvent être appliqués
que sous des présuppositions appropriées, en fonction de la
manière dont ils sont apparus. Il y aurait néanmoins au fondement
de ce monde descriptible par des concepts statistiques une réalité
(Realität) objective, celle de l'étendue et du mouvement des atomes.
Les concepts mécaniques auraient donc par rapport aux qualités le
privilège de pouvoir appréhender ce qu'il y a de vraiment réel (real)
dans ce qui arrive.
Cette conjecture s'est révélée inexacte, et cela à travers les
expériences qui se sont accumulées au cours des dernières
décennies au sujet des connexions qui existent entre les propriétés
chimiques et le mouvement des atomes. Avant de parler de ces
expériences, il faut d'ailleurs souligner qu'il serait sans doute très
insatisfaisant de croire que, dans toute la richesse du langage
humain, les concepts de la mécanique seraient les seuls et uniques
concepts adéquats pour retracer le comportement “véritable” du
monde.
b) Les lois chimiques
Le développement de la chimie présente (aufweisen) déjà d'un
point de vue purement extérieur une grande ressemblance avec
celui de la théorie de la chaleur ; pendant les dernières décennies du
XIXe siècle, les deux développements se sont même opérés en
commun. La chimie commence elle aussi par une description
phénoménologique des connexions, donc par une objectivation des
qualités chimiques observées. Ainsi naissent des concepts comme
ceux d'acide et d'alcalin, de liaison et d'élément, de solide et de
fluide, de cristallin et d'amorphe, etc. L'hypothèse atomique s'avère
être la méthode la plus naturelle pour agencer les connexions
découvertes. Il faut ici attribuer à l'atome des forces spécifiques,
qu'on appelle les valences, qui lui permettent de se lier aux atomes
voisins ; la réunion des concepts d'atome et de valence fournit déjà,
pour l'essentiel, l'échafaudage qui permet d'ériger l'édifice de la
chimie.
Les expériences électrochimiques obligent en outre à supposer que
les atomes sont susceptibles de recevoir des charges électriques
déterminées ; l'interprétation géométrique la plus naturelle de cet
état de choses consiste à son tour dans l'hypothèse que les atomes
sont composés de briques de construction élémentaires qui sont
chargées électriquement. Le développement de la chimie a donc
conduit de lui-même la recherche scientifique à étudier les relations
qui existent entre les qualités chimiques et le comportement
mécanique et électrique des particules élémentaires. Il n'était pas
absolument nécessaire pour l'essor de la chimie de formuler pour
cela l'hypothèse atomique de cette manière. Comme la grandeur
des atomes n'intervient pas dans la plupart des lois chimiques, le
concept d'atome pouvait être considéré comme une pure hypothèse
de travail, les forces chimiques pouvant alors être admises comme
telles sans qu'on les explique davantage. Mais le perfectionnement
croissant des moyens d'observation faisait entrer directement les
atomes et les particules élémentaires dans le domaine de
l'expérience accessible, de sorte qu'on ne pouvait plus escamoter la
question de la connexion entre les lois chimiques et le
comportement mécanique des particules élémentaires.
C'est sur le terrain de cette situation qu'est apparue la théorie
atomique de Bohr. Cette théorie contient l'aboutissement de toutes
les expériences qui enseignent que l'atome se comporte à beaucoup
d'égards comme un système mécanique formé de charges
élémentaires électriques. Au lieu d'être considéré comme l'unité de
matière ultime et indivisible, l'atome de l'élément chimique passe
pour être composé de parties élémentaires électriques : l'électron, le
proton, etc. (on peut peut-être considérer comme un hasard
malencontreux le fait que le mot d'atome soit échu, dans le
développement historique, à la plus petite unité de matière d'un
élément chimique, alors que la signification grecque du mot exigerait
qu'on en restreigne l'usage aux particules élémentaires). La théorie
de Bohr, en liaison avec la théorie quantique moderne, mène à bien
la tâche qui consiste à ramener les qualités chimiques de la matière
au comportement mécanique ou électrique des atomes. Cette
affirmation ne vaut cependant qu'assortie de la restriction que le
comportement mécanique des particules élémentaires dans l'atome
ne peut pas être traité avec les moyens conceptuels de la physique
classique. Il est donc sans doute plus exact de dire ceci : la théorie
de Bohr ramène le comportement chimique des choses matérielles à
des régularités nomologiques simples dans les particules
élémentaires, qui peuvent être établies mathématiquement avec
exactitude de la même manière que les lois de la physique classique
et qui, par leur contenu, sont d'ailleurs dans une relation étroite avec
ces lois. La nature de cette “relation étroite du point de vue du
contenu” est décisive pour le rapport qui existe entre cette seconde
région de réalité de la chimie et la région de la physique classique.
Les lois de la théorie quantique ont à peu près la forme suivante.
L'“état” d'un système atomique peut être décrit au moyen de
“grandeurs d'état” ou de “fonctions d'état” déterminées. Mais ces
grandeurs d'état ne présentent pas immédiatement une situation ou
un processus spatiotemporel, comme le fait la mécanique classique ;
par exemple, ce ne sont pas simplement les positions et les vitesses
des particules qui caractérisent un état. Ces grandeurs ont plutôt
une certaine parenté avec le concept de température dans la
mesure où elles ne nous informent en général que de la probabilité
avec laquelle on peut s'attendre à trouver telles positions et telles
vitesses des particules élémentaires si l'on entreprend d'observer
ces grandeurs. En outre, ces grandeurs d'état sont plus variées que
celles de la théorie classique. Les atomes ont en effet d'autres
propriétés encore que celles des systèmes mécaniques de la
physique classique, notamment des propriétés qui ont à voir avec
les “qualités sensibles” des choses. Les grandeurs d'état
contiennent là encore des indications sur la probabilité des valeurs
déterminées de ces autres propriétés ; par exemple, sur la
probabilité d'une couleur déterminée ou d'une certaine affinité
chimique de l'atome. La grandeur d'état ne peut pas elle-même être
rattachée à un concept intuitif du type de ceux de position, de
vitesse, de couleur, de température, etc. Elle n'est plutôt analysable
que si l'on garde un œil, pour ainsi dire, sur de telles propriétés
intuitives et elle désigne alors la probabilité que la propriété qu'on
veut observer reçoive une valeur entièrement déterminée. La
probabilité peut, dans des cas particuliers, se rapprocher
arbitrairement de la certitude et l'on peut donc dire dans ces cas que
la grandeur d'état désigne une propriété objective déterminée du
système ; mais elle contient aussi davantage que la désignation de
la propriété en question et ce “davantage” n'est pas un état de fait
“objectif” .
Sous ce rapport, deux caractères sont particulièrement importants :
le fait qu'en elle-même la grandeur d'état ne désigne pas avec
l'ensemble de ses énoncés un état de choses objectif dans l'espace
et le temps ; et la nécessité d'opérer au moyen de l'observation cette
“analyse” de la grandeur d'état qui lui procure sa connexion avec la
réalité.
En ce qui concerne d'abord le premier point, c'est-à-dire
l'impossibilité d'objectiver les grandeurs d'état au sens ordinaire, il
est parfaitement clair que cette impossibilité dérive du caractère
mathématique abstrait de ces grandeurs. Les grandeurs d'état sont
souvent présentées formellement par des fonctions dans des
espaces abstraits multidimensionnels, qui ne peuvent donc
certainement pas signifier immédiatement un processus dans
l'espace et le temps de notre intuition. Le concept d'état de la théorie
quantique est essentiellement plus abstrait que ne l'est, par
exemple, le concept de température de la théorie de la chaleur, qui
s'appuie encore sur une représentation sensible. Mais c'est
seulement à travers cette abstraction qu'apparaît la richesse qui
permet aux grandeurs d'état d'entrer dans une relation d'un genre
complètement différent avec les qualités sensibles sur lesquelles
portent leurs énoncés. La grandeur d'état ne désigne donc pas en
général une propriété déterminée du système qui soit accessible aux
sens, mais plutôt une abondance de possibilités pour toutes les
propriétés sensibles perceptibles, dont la nature est spécifique.
Les possibilités ne font apparaître quelque chose d'objectif qu'à
travers l'acte d'observation. On comprend par là que l'acte
d'observation et l'intervention nécessaire pour cette dernière
signifient un caractère décisif des connexions en théorie quantique.
L'observation modifie en général l'état du système. Elle le modifie
d'une part à travers l'intervention qui rend l'observation possible et
qui, dans le domaine où il s'agit des changements discontinus des
très petites unités de matière, ne peut plus être rendue
arbitrairement petite ni contrôlée avec précision dans ses
répercussions. Elle le modifie d'autre part en ceci que toute
observation modifie notre connaissance du système ; et comme le
contenu qu'on peut attacher rationnellement au concept d'“état du
système” est justement une connaissance d'un comportement
possible ou probable, ce que nous devons appeler “état” est donc
modifié de façon discontinue dans l'observation.
Cette intervention de l'observation entraîne en outre la
conséquence que les propriétés du système ne peuvent pas être
toutes objectivées simultanément. Les propriétés particulières se
trouvent au contraire souvent dans des rapports “complémentaires”
les unes avec les autres. On entend par là que l'objectivation, c'est-
à-dire l'établissement par l'observation d'une propriété déterminée,
exclut la connaissance de certaines autres propriétés déterminées.
L'état est modifié par l'observation d'une propriété déterminée du
système de telle sorte qu'une connaissance acquise, par exemple
au cours d'observations antérieures, au sujet de la valeur ou de la
valeur probable d'une autre propriété est par là même définitivement
perdue.
Dès lors, on peut décrire plus précisément ce qu'il est possible de
savoir à propos d'un système atomique, et donc du contenu de la
fonction d'état, en disant ceci : la fonction d'état désigne initialement
seulement les probabilités de trouver un résultat déterminé quand on
étudie une propriété du système. La probabilité peut, pour certaines
propriétés, s'égaler à la certitude. La grandeur d'état désigne alors,
de ce point de vue, un état de choses objectif. Mais il y a toujours
d'autres propriétés complémentaires du système pour lesquelles la
connaissance de la fonction d'état ne procure aucun état de choses
objectif. Pour ces autres propriétés, la fonction d'état donne de
nouveau seulement la probabilité de trouver quelque chose de
déterminé si l'on entreprend une observation de ces autres
propriétés. Mais une telle observation n'est rendue possible que par
une intervention extérieure. Cette intervention modifie le système de
telle manière que la propriété nouvelle qu'on étudie peut être
objectivée, mais par là l'objectivation de la propriété connue
antérieurement est simultanément perdue. Le résultat de la nouvelle
observation conduit donc à une nouvelle connaissance et
corrélativement, en tant que présentation de cette connaissance, à
une nouvelle fonction d'état qui objective maintenant d'autres
propriétés du système que précédemment.
Cet état de choses complexe peut être rendu plus compréhensible
par un exemple. Il est possible de connaître, disons, le
comportement chimique d'une chose matérielle. Posons par
exemple qu'un gaz déterminé est chimiquement de l'hydrogène pur
pour une température connue ; on connaît donc de lui le fait que, s'il
est mélangé avec de la matière acide, il peut se réduire en eau avec
émission d'une quantité de chaleur entièrement déterminée. Ces
affirmations procurent un certain degré de connaissance au sujet de
l'état des molécules individuelles, qui peut être exprimé par une
fonction d'état. Dans cet état des molécules, les propriétés
géométriques de l'atome, c'est-à-dire la position ou le mouvement
des électrons qui composent la molécule, ne peuvent pas être
objectivés. On peut exprimer cela en disant que l'on désigne le
mouvement des électrons dans cet état comme étant
principiellement inconnu. Mais il est sans doute plus exact de dire
qu'il n'y a dans cet état absolument aucun mouvement de ce genre,
car par “mouvement” nous entendons un processus objectif dans
l'espace et le temps. Naturellement, on peut quand même invoquer
les procédures expérimentales qui renseignent sur le mouvement
des électrons dans une molécule. Dans une procédure
expérimentale de ce genre, l'état de la molécule considérée est
modifié de telle manière qu'il est possible désormais de parler des
positions des électrons dans l'espace à un instant donné ;
cependant, le comportement chimique de la molécule ne peut plus
maintenant être objectivé. Son énergie de liaison avec la matière
acide, par exemple, est maintenant principiellement inconnue ; le
résultat d'une procédure expérimentale destinée à la déterminer ne
pourrait être anticipé que statistiquement et l'on peut donner une
expression radicale à cet état de choses en disant que cela n'a
aucun sens, dans ce nouvel état, de parler d'une énergie de liaison
déterminée.
Si l'on a dit plus haut que la théorie de Bohr ramenait le
comportement chimique de la matière aux mouvements de ses plus
petites parties, les électrons, on voit maintenant que l'état de choses
qui a été fixé dans la théorie quantique peut être explicité sous une
forme apparemment opposée : on pourrait affirmer que la théorie
quantique a justement montré que les lois chimiques présentent une
nouvelle connexion autonome, qui ne peut pas être expliquée au
moyen des mouvements mécaniques des particules les plus petites.
Car, dans les faits, les connexions chimiques s'excluent des
connexions mécaniques – au sens où l'état d'un atome dont nous
connaissons le comportement chimique ne peut pas être décrit au
moyen des mouvements mécaniques des briques de construction de
l'atome, tandis qu'inversement une connaissance plus précise du
comportement mécanique des électrons rend impossible celle des
propriétés chimiques. La proposition explicitée plus haut selon
laquelle la théorie de Bohr rapporterait le comportement chimique,
ou plus généralement les qualités sensibles de la matière, aux
mouvements des plus petites parties est donc à concevoir au sens
suivant : ce que la théorie atomique moderne a clarifié dans les
moindres détails est le mode selon lequel les connexions chimiques
s'ajustent aux lois mécaniques, ou plus généralement physiques, qui
étaient déjà connues auparavant. En même temps, la théorie
atomique a sans doute donné aux lois chimiques leur forme
mathématique définitive.
Les lois chimiques doivent être jointes si étroitement aux régularités
nomologiques de la physique (c'est-à-dire aux régularités
mécaniques, électriques, optiques) que des contradictions ne
puissent jamais émerger même dans les conséquences les plus
éloignées. Dans la formulation mathématique de ces lois, ceci
s'exprime par le fait que les connexions de la physique classique, en
d'autres termes celles qui se relient immédiatement à des processus
objectifs dans l'espace et le temps, sont contenues en tant que cas
limites dans les connexions plus générales de la théorie quantique.
Le domaine de la physique classique apparaît, de ce point de vue
formel, comme un cas particulier ou une partie du domaine plus
général des lois qui ont été fixées dans la théorie quantique. Sur le
plan des principes, la physique classique crée par ailleurs
inversement la présupposition initiale pour la formulation des
connexions de la théorie quantique. Car ces lois de la théorie
quantique doivent aussi se relier médiatement aux processus
objectifs dans l'espace et le temps, puisqu'il est clair que, dans le
domaine de ce qui arrive matériellement, c'est avant tout et
seulement en ce sens que l'on peut parler d'une manière pourvue de
sens de processus objectifs. La physique classique forme dans une
certaine mesure une partie constitutive intégrante du langage qui
permet seul d'exprimer les connexions de la théorie quantique. La
compréhension du monde qui s'est développée au cours des siècles
en un agencement scientifique peut donc sans doute être comparée
avec l'apprentissage du langage dans l'enfance. Il se forme d'abord,
sur la base d'expériences simples, des concepts qui présentent, non
pas vraiment la réalité, mais des idéalisations de la réalité ; ces
concepts simples servent de présuppositions pour la compréhension
de connexions plus compliquées et pour la formation de concepts ou
d'idéalisations plus compliqués. Ces concepts donnent la possibilité
initiale de parler d'états de choses de complexité supérieure, et donc
aussi d'établir les limites du domaine d'application des concepts
simples.
Le rapport réciproque qui existe entre les connexions chimiques et
les connexions physiques plus spécifiques se présente donc à nous
de la façon suivante : pour pouvoir comprendre les lois chimiques
dans leur relation aux lois physiques, il est nécessaire d'élargir le
cadre de la physique classique à celui de la physique quantique. Les
lois de la théorie quantique sont plus élevées dans l'agencement
que celles de la physique classique : elles les englobent en tant que
cas limites et elles contiennent en outre les lois de la chimie et, plus
généralement, l'ensemble des régularités nomologiques liées aux
qualités sensibles de la matière. Les connexions de la théorie
quantique permettent donc en plus d'établir aussi les limites des
deux domaines de la physique et de la chimie.
d) Le hasard
De même que tout acte de connaître et de désigner, et donc le
langage tout entier, repose sur la répétition, c'est-à-dire sur la
possibilité de trouver quelque chose d'“identique” dans des
circonstances différentes, de même l'agencement scientifique du
monde prend son point de départ dans la répétition, dans la
régularité nomologique. De manière tout à fait générale, l'effort
entrepris dans le langage pour présenter quelque chose d'“objectif”
est déjà basé sur la présupposition, justifiée par le succès, qu'une
chaîne solide de causes et d'effets conduit de l'“objet” (“Objekt”) à
nous, et, quand nous agissons, de nous à l'objet (Objekt). Car s'il n'y
avait pas cette solide chaîne causale, on ne pourrait rien conclure à
partir d'une “perception” au sujet d'un “processus” déterminé, et tout
accord concernant ce qui arrive verrait son fondement se dérober.
La physique classique rend justice à cette situation dans la mesure
où elle établit dès le début un lien entre la présentation de processus
objectifs dans l'espace et le temps et la présupposition d'une
déterminité complète de ces processus. Elle esquisse l'image de
systèmes matériels dans l'espace, clos par rapport au monde
extérieur, et dont l'état présent détermine l'évolution temporelle pour
tout le futur.
En total contraste avec cette idéalisation, le concept d'état de la
théorie quantique crée ici les conditions d'une situation
complètement nouvelle pour la question de la déterminité des
processus naturels. Ce qui prend ici la place du système clos vu
comme quelque chose qui se déroule dans l'espace et le temps,
c'est l'ensemble des processus possibles dans l'espace et le temps
qui se jouent dans l'acte d'observer le système, donc dans
l'opération de sa liaison avec le monde extérieur. On pourrait alors
en toute rigueur s'attendre ici à une déterminité complète si les
détails mêmes de l'intervention nécessaire à l'observation pouvaient
être envisagés indépendamment de l'état du système comme
quelque chose de donné. Mais la connaissance précise de ces
détails ne pourrait être obtenue à son tour que par une observation
précise du dispositif d'observation qui provoque l'intervention, à
supposer que cette observation ne dépende pas elle-même à son
tour d'une intervention incontrôlable – en d'autres termes, on se
heurte ici à un regressus ad infinitum qui empêche de poser
l'exigence de déterminité des processus naturels d'une manière
pourvue de sens.
Dans la région de réalité dont les connexions sont formulées par la
théorie quantique, les lois de la nature ne conduisent donc pas à
établir de façon complète ce qui arrive dans l'espace et le temps ; le
fait que quelque chose arrive est au contraire laissé au jeu du
hasard (dans les limites des fréquences établies par les
connexions). Le hasard peut être considéré sous ce rapport comme
avant tout “dénué de sens” à l'intérieur de cette région – c'est ainsi
que Goethe concevait aussi le mot hasard dans l'extrait de la théorie
des couleurs qui a été mentionné plus haut ; il est clair que le mot de
sens met en jeu une relation immédiate avec nous en tant qu'êtres
de pensée et de passion, relation dont il n'a pas encore été possible
de parler ici, où il est question des lois de la nature.
On ne peut pas davantage supposer que les événements qui
semblent livrés ici au jeu du hasard seraient fixés, par exemple, par
des lois de la nature qui seraient d'un autre genre et plus élevées
dans l'agencement. Car cela devrait signifier que même les
fréquences des processus spatio-temporels dans des circonstances
données sous les conditions de la théorie quantique sont différentes
de celles auxquelles on peut s'attendre d'après les règles de la
théorie quantique – en d'autres termes, cela devrait signifier que ces
règles ne présentent pas encore les lois de la nature exactes. Mais,
au vu de tout ce qui donne un appui précis à ces règles, cela n'est
pas probable. Par ailleurs, cette question semble aussi recevoir un
éclairage nouveau si l'on pense au fait qu'il existe peut-être des
systèmes, ou, pour le dire de manière plus exacte, des
connaissances au sujet des systèmes, auxquels le concept d'état de
la théorie quantique ne peut plus être appliqué. De tels systèmes ne
seraient manifestement plus soumis aux énoncés probabilistes de la
théorie quantique et pourraient donc se subordonner à des
connexions d'un genre complètement différent. En ce sens – et
même seulement en ce sens –, on a pu dire que la physique
d'aujourd'hui laisse ouverte la possibilité que certains processus qui
semblent, d'après les lois que nous connaissons, dériver du jeu du
hasard soient peut-être déterminés par des connexions plus élevées
dans l'agencement.
La décision de cette question doit être laissée à l'expérience dans
chaque cas particulier. Un exemple qui permet de bien juger de la
portée de la question et de la possibilité de sa décision est celui de
la formation des cristaux, d'une part, et des organismes vivants,
d'autre part. Le fait, par exemple, qu'il se forme des cristaux solides
là où de la matière fluide se solidifie par refroidissement devient
compréhensible au moyen des lois de la nature qui ont été fixées en
physique atomique. On peut dériver des lois atomiques non
seulement le fait que les atomes s'ordonnent bien en rangs pour
former une chose matérielle solide, mais aussi le caractère
spécifique de l'agencement, les symétries et la structure du cristal.
Mais la forme extérieure particulière du cristal individuel reste,
d'après les lois que nous connaissons, livrée au jeu du hasard ;
même si l'on pouvait reconstituer avec précision et à l'identique les
conditions extérieures de la formation d'un cristal, la forme du cristal
obtenu ne serait pourtant pas toujours exactement la même. La
goutte d'eau qui s'est refroidie dans une atmosphère de basse
température se solidifie en cristal de neige. En l'absence de
perturbations extérieures, la symétrie du cristal sera toujours
hexagonale, mais la forme particulière de la petite étoile de neige
n'est déterminée à l'avance par aucune loi de la nature ; à l'intérieur
des limites déterminées par la symétrie hexagonale, la grandeur de
la goutte d'eau, le type du refroidissement, etc., le hasard esquisse
les dessins infiniment variés des étoiles et des facettes, qui nous
semblent exactement aussi artificiels que l'enchaînement des
images dans un kaléidoscope.
Dans cet exemple, même l'expérience n'offre aucun point de repère
qui permettrait de soumettre la formation des cristaux de neige à des
formes qui seraient entièrement déterminées par des connexions
supérieures. Nous devons donc sans doute croire ici au jeu du
hasard, même si nous ne sommes pas forcés à cette conclusion sur
le plan des principes ; car on ne peut sans doute pas affirmer que
l'état quantique théorique de la goutte d'eau soit connu réellement
avant et pendant la formation du cristal. Il n'y a de contrainte en
faveur de la reconnaissance du hasard (si l'on suppose que les lois
de la théorie quantique sont exactes) que dans des exemples de cas
pour lesquels l'état quantique théorique est connu avec certitude ; on
peut penser par exemple à un morceau de matière radioactive, pour
lequel on a une connaissance certaine du fait que pratiquement tous
les noyaux atomiques se trouvent dans leur état fondamental.
L'émission des particules radioactives doit ici (dans les limites de la
fréquence quantique théorique) être laissée au jeu du hasard, si les
lois quantiques ont une légitimité.
Même si nous croyons que la croissance d'un cristal individuel ne
saurait être déterminée à l'avance et que donc un autre cristal aurait
pu tout aussi bien apparaître, la question de savoir si le hasard
auquel le cristal est redevable de sa forme est “dénué de sens” n'est
pas encore pour autant une question décidée. Car la formation d'un
cristal est un acte historique qui ne peut plus être annulé – et qui
peut jouer aussi en tant que tel un rôle important dans la connexion
de notre vie ou du monde, même s'il n'a pas été déterminé à
l'avance. Pour le genre de connexions à propos desquelles nous
pouvons légitimement utiliser le mot “sens”, il peut exister un lien
même avec des événements (Ereignis) qui auraient pu aussi évoluer
autrement sans aucune raison.
Si l'on compare maintenant l'apparition des organismes vivants à la
formation des cristaux, on se heurte, en faisant une étude assez
précise (en allant au-delà des analogies superficielles), à une
situation complètement différente. Bien que les lois de la physique
atomique puissent probablement procurer une compréhension
complète s'étendant à tous les détails des liaisons chimiques
compliquées à partir desquelles se construisent les organismes, un
être vivant apparaît pourtant du point de vue de la physique
atomique comme un arrangement d'atomes étrange et improbable.
Et même si un tel arrangement (dont nous n'avons absolument
aucune connaissance précise) était un jour admis comme donné et
que la question était posée de savoir comment un tel système se
développe au cours du temps dans un jeu réciproque avec le monde
ambiant, la physique atomique prédirait probablement la suite de
modifications dont le déroulement après un certain temps est
désigné dans le langage ordinaire comme mort ou décomposition.
En tout état de cause, il n'y a sans doute aucun caractère connu des
lois de la théorie quantique qui puisse offrir une explication
quelconque de la conformation des organismes. Le domaine qui se
trouve à la frontière entre biologie, chimie et physique atomique n'a
pas encore été suffisamment exploré pour qu'on puisse exclure avec
certitude la supposition que les lois de la vie organique découlent de
celles de la physique atomique. Mais beaucoup de chercheurs
penchent sans doute vers l'idée qu'il s'agit avec les lois de la vie
organique “de connexions d'une autre nature”, qui ne sont pas déjà
contenues dans celles de la physique atomique. Les “forces” de la
nature qui sont en position de former les cristaux seraient donc
certes capables de modeler les liaisons chimiques compliquées d'où
naît un organisme, mais le simple jeu de ces forces et du hasard ne
suffirait pas à rendre l'organisme compréhensible comme un tout.
Cela signifierait – à l'instar de ce que Goethe présumait aussi dans
son agencement de la réalité – que les lois de la vie organique
appartiennent d'abord à la région de réalité immédiatement
supérieure, qui serait à celle de la théorie quantique dans le même
rapport que la théorie quantique est à la physique classique. Ce
point de vue, qui a été explicité pour la première fois sous une forme
précise par Bohr, servira de point de départ aux considérations qui
suivent, concernant la vie organique.
4. LA VIE ORGANIQUE
5. LA CONSCIENCE
b) La conscience et la réalité
Un événement de l'âme apparaît maintenant du point de vue même
de l'effort d'objectivation comme quelque chose qui diffère
principiellement d'un événement biologique ; même ainsi, pourtant,
on devrait pouvoir décrire exactement un aspect essentiel de ces
rapports si l'on envisage l'ensemble des processus de l'âme comme
la forme donnée à notre conscience des relations qui ont été
indiquées au moyen du concept de “fonctions biologiques”.
S'il en est ainsi, la façon dont le monde ambiant qui nous entoure
se reflète dans notre conscience est aussi une expression
immédiate des relations biologiques qui nous unissent à ce monde
ambiant. L'étude reconduit donc ici d'elle-même aux extraordinaires
modifications de la réalité dont il était question au début de cet essai.
Dans l'âge de l'enfance, où la faculté d'adaptation est la plus grande
et où nous sommes le plus fortement influencés et transformés par
le monde au sein duquel nous sommes nés, où par conséquent
l'apprentissage de capacités particulières n'a pas encore fixé notre
position à l'égard du monde, notre réalité sera étayée sur les
relations créatrices et formatrices qui existent entre nous et ce
monde ambiant si proche. Toute relation doit être réciproque, et c'est
donc ici aussi que la force de transformation et de mise en forme de
la réalité est la plus grande. Ce n'est que lorsque ce processus de
croissance se rapproche de son achèvement que mûrit la possibilité
de liens organiques déterminés et soumis à une juridiction. Alors
seulement, nous pouvons entrer dans un paysage ou nous lier avec
un homme. L'émergence d'un lien de ce genre est si soudaine, et
ressemble tellement à quelque chose d'entièrement accidentel qui
nous arrive comme venant d'une force supérieure, qu'elle peut nous
remplir d'une sorte de terreur sacrée et profonde. Tout se passe
comme si la divinité elle-même était descendue sur la Terre et
s'adressait à nous à travers tel homme ou tel paysage. Seul le poète
peut peut-être décrire, allégoriquement, le détail de ce qui
s'accomplit ici ; car nul de ceux que Dieu accueille en ce lieu dans
son amour n'aurait l'audace de parler de ce qui arrive dans les mots
du langage ordinaire. Mais il est certain qu'à côté de la réalité d'une
relation organique de ce genre tout le reste du monde qui est perçu
par les sens perd sa force pendant longtemps, soit que cette force
retourne dans l'ombre, soit qu'elle change de nature et qu'elle
participe à l'éclat qui remplit la totalité de la conscience.
Ainsi comprend-on aussi, par contraste, l'autre événement qui a été
décrit au début et par lequel le lien de l'homme avec le monde
ambiant semble cesser d'être un contact organique pour se
transformer en une liaison mécanique rigide. Il s'agit ici
manifestement d'une destruction réelle des connexions organiques,
d'un processus qui s'apparente à la mort et qui peut naître d'une
catastrophe dans la vie de l'âme de cet homme, ou sans doute aussi
du relâchement général de l'organisme.
Il faut encore mettre en évidence une conséquence particulière de
ce devenir-conscient des connexions organiques, qui est que la
conscience – à la différence de toutes les connexions inférieures –
conduit à une séparation nette de l'individu et de son monde
ambiant. Un cristal peut se décomposer en parties ou fusionner avec
d'autres cristaux pour en former un plus grand, mais chacune de ces
configurations conserve toujours la propriété d'être un cristal. De
même, deux cellules peuvent se réunir en une seule au cours d'un
processus de fécondation, puis se séparer de nouveau
ultérieurement en deux cellules identiques ; la division peut être
poursuivie à peu près autant de fois qu'on veut ; même si la cellule
subit donc au cours du temps des transformations qui la contrarient,
elle n'en reste pas moins toujours reconnaissable en tant qu'individu
identique. Seule la conscience met à part de manière complètement
nette une unité déterminée et il est tout simplement impossible de se
représenter quelque chose comme la fusion de la conscience d'un
individu avec celle d'un autre individu, ou l'émergence d'une division
de la conscience. Selon toute apparence, il n'est manifestement
possible pour un “Moi” (“Ich”) individuel de se mettre à part du reste
du monde que parce que l'être vivant individuel présente déjà dans
le monde organique une unité qui est séparée jusqu'à un certain
degré du monde ambiant ; c'est pourquoi il ne peut pas être question
de conscience pour les êtres vivants inférieurs, pour lesquels
plusieurs organismes peuvent être produits par la division d'un seul
(on peut penser ici aux plantes : un greffon qui a été coupé et remis
en terre peut souvent devenir une nouvelle plante). Mais il ne serait
pas exact de dire qu'un Moi individuel n'opère cette mise à part
qu'au degré où la situation biologique de l'être vivant l'autorise. La
séparation s'accomplira au contraire toujours de manière
complètement nette dans la conscience, la situation de
connaissance n'autorise ici aucune transition graduelle. Le Moi est
de par sa nature une unité qui ne peut pas être dissoute, qui peut
apparaître ou disparaître, mais non être exposée au processus de la
division ou de la réunion. Par conséquent, alors que dans les
régions inférieures de la réalité les processus se dissocient selon
des changements divers mais soumis à des régularités
nomologiques, de sorte qu'une situation donnée en fait
immédiatement apparaître une autre soit par cause et effet soit par
le jeu du hasard, ce qui caractérise les régions supérieures est
l'existence d'unités en dernière instance inaltérables qui, justement
parce qu'elles ne deviennent pas quelque chose d'“autre”, peuvent
seulement apparaître, puis disparaître.
Sur le plan des principes, on peut soulever l'objection qu'il s'agit ici
d'une unité qui n'est nettement séparée du monde ambiant que dans
notre construction conceptuelle ; car cette séparation complète ne
s'imposera que dans l'effort pour objectiver et désigner la structure
que nous nommons conscience. Mais il faut se souvenir ici du fait
que le langage scientifique doit toujours objectiver et désigner, s'il
veut présenter une région de réalité.
Ce qu'on a dit plus haut au sujet du nécessaire ajustement des
différentes régions de réalité entraîne sans doute aussi que l'unité
qui nous est donnée sous la forme de la conscience d'un homme
déterminé doit disparaître avant que le corps ne rencontre sa
dissolution avec la mort. Les discours que nous pouvons tenir sur le
fait que l'âme humaine peut continuer à vivre après la mort
désignent donc sans doute avant tout l'expérience que la structure
qui confère à un homme l'empreinte de son monde ambiant peut
continuer à agir encore après la mort et qu'on doit en trouver la trace
tout à fait immédiate dans ce monde ambiant qui est le sien. Si nous
pénétrons par exemple dans les espaces où a vécu un homme qui a
été notre intime et qui portent partout les traces de son être, nous
pouvons ainsi avoir l'impression que l'esprit de cet homme y est
encore vivant ; et cet esprit peut influencer avec une très grande
force ce que nous faisons et ce que nous ne faisons pas. On peut
dire naturellement qu'il n'y a là que l'effet d'une reconstruction qu'on
a effectuée à partir des traces matérielles qui se manifestent ici si
distinctement et qui guident notre action. Mais qui sait si
l'“explication” de l'action continuée de l'esprit par le concept de
reconstruction est meilleure que l'explication des évolutions
biologiques par les processus physico-chimiques dans un
organisme ? Peut-être la force qui est active ici est-elle à son tour
une sorte de tout qui ne se laisse décomposer que par la contrainte
en une somme d'éléments susceptibles d'être reconstruits, peut-être
est elle une sorte d'Autre sous le rapport de la connaissance. Mais
quelqu'un qui voudrait tenter de désigner les connexions qui
affectent notre conscience à travers cette force devrait pénétrer de
nouveau dans le domaine dont on ne peut parler que par allégorie.
6. SYMBOLE ET FORME
b) L'art
Si l'on se tourne à nouveau, en quittant les symboles spécialisés,
vers leur forme originaire organiquement transformable et si l'on
pose la question de savoir de quelle autre manière encore des
contenus de l'ordre de l'esprit peuvent être transmis dans les
symboles – autrement que par la spécialisation de la “signification”
–, on tombe alors sur une première possibilité qui est d'appréhender
de tels contenus au moyen de l'agencement des symboles. Il s'agit
ici de ce processus fondamental sur lequel repose tout art et qui
suscitait tant d'admiration déjà chez les pythagoriciens : un matériau
quasi arbitraire d'impressions des sens peut, sous la seule condition
qu'il soit approprié à déclencher des processus dans l'âme, devenir
le support de contenus de l'ordre de l'esprit, ou plus spécifiquement
de contenus artistiques, lorsqu'il agit sur nous une fois qu'il a été
ordonné, mis en forme par exemple selon des structures fixes
susceptibles d'être appréhendées mathématiquement.
Ce processus fondamental est utilisé de manière très primitive dans
un kaléidoscope afin d'esquisser un dessin agréable à partir d'un
arrangement aléatoire de pierres colorées. Au moyen de deux
miroirs obliques placés l'un contre l'autre, on pourvoit à ce qu'un tel
arrangement aléatoire réfléchi plusieurs fois remplisse un pourtour
qui soit par exemple un hexagone régulier ; et dans la plupart des
cas, cette symétrie hexagonale très simple suffit déjà à former un
dessin qui peut créer l'impression d'une petite œuvre d'art. Dès lors,
si une symétrie mathématique unique et aussi simple suffit déjà à
remplir de sens un désordre coloré, on peut imaginer à quel point les
multiples structures et symétries qu'un artiste peut imprimer à son
matériau doivent lui donner plus encore la possibilité d'exprimer des
contenus de l'ordre de l'esprit. Celui qui accueille ces structures n'en
a que très rarement conscience, et le fait que les symétries
deviennent conscientes est probablement dans bien des cas plus
gênant qu'utile pour l'accueil du contenu de l'esprit qui est préservé
en elles.
L'exemple le plus célèbre ici est, depuis les pythagoriciens, celui
des harmonies musicales. Des cordes qui vibrent sur un même
intervalle donnent un accord harmonique dès lors que leurs
longueurs sont dans des rapports rationnels simples. Nous sommes
donc manifestement capables de sentir inconsciemment le nombre
et la mesure dans les sons et les rapports rationnels des nombres
d'oscillation peuvent fournir une structure fondamentale qui, adjointe
à d'autres structures, fait naître de la musique à partir des sons. De
manière générale, la musique est l'exemple le plus frappant du fait
que des symboles qui, pris isolément, ne signifient rien peuvent
devenir de par leur agencement les supports d'un contenu de l'ordre
de l'esprit. Dans tous les autres arts, le symbole pris isolément
résonne presque toujours d'une signification spécifique : en poésie,
c'est le sens ordinaire des mots ; en peinture (Malerei), c'est l'objet
visé. Mais en musique, il ne peut guère être question d'une
signification spécifique des sons pris isolément et ce qui peut jouer
un rôle, en dehors des véritables structures, n'est tout au plus que
des valeurs de sensation générales telles que fort-faible, calme-
agité, etc.
La musique est engendrée par des structures de genres très
différents. En dehors des rapports rationnels des nombres
d'oscillation, il y aurait au nombre de ces structures : la durée dans
l'enchaînement réciproque des sons (le tact, le rythme, le phrasé,
c'est-à-dire les rapports rationnels entre les longueurs des sons et
les groupes de sons) ; les symétries dans la conduite de la mélodie
(la répétition, le reflet [Spiegelung], le raccourci, le redoublement,
etc.) ; les symétries dans l'enchaînement réciproque des harmonies
(la “cadence”) ; la répétition, le reflet, etc., quand il s'agit de réunir
les différentes parties (polyphonie) ; la construction de la phrase (la
répétition et le regroupement des thèmes en une “phrase” unique,
les relations réciproques de différentes phrases), etc. Seule cette
abondance de structures de genres différents engendre pour la
musique la richesse qui l'élève au-dessus du jeu de formes d'un
kaléidoscope et qui permet de comprendre que le bonheur propre à
une époque déterminée puisse se transmettre pour des siècles aux
générations ultérieures sur un feuillet de musique.
Le fait que des contenus de l'ordre de l'esprit peuvent se
communiquer d'un homme à l'autre dans l'agencement des
symboles relève du niveau de réalité qui peut être délimité au moyen
des concepts d'esprit ou de symbole et il n'est susceptible d'aucune
“explication” au moyen des connexions qui appartiennent aux
niveaux inférieurs de la réalité. Toutefois, on ne peut pas considérer
ces faits à leur tour comme complètement indépendants de telles
connexions et ce qui a été dit plus haut au sujet de l'“ajustement”
des différentes régions de réalité implique déjà que l'agencement
des symboles ne peut être le support de contenus de l'esprit que là
où il est accessible à nos sens de manière immédiate, c'est-à-dire
sans le détour par la pensée rationnelle. Le rapport rationnel des
nombres d'oscillation de deux sons peut donner une sensation
d'harmonie parce qu'à ce rapport correspond dans l'organe de l'ouïe
un état d'oscillation particulier et caractéristique qui se différencie de
manière importante de l'état d'oscillation qui se produit pour des
rapports non rationnels qui s'en écartent. En revanche, il est
possible par exemple que l'action commune de deux couleurs dont
les nombres d'oscillation optiques sont dans un rapport rationnel
n'éveille pas l'impression d'une quelconque harmonie, parce que
l'état de notre œil et des nerfs optiques ne différencie pas de
manière essentielle, dans la réception simultanée des couleurs, des
rapports d'oscillation rationnels et des rapports non rationnels
voisins.
Par conséquent, si l'on veut qu'un contenu de l'ordre de l'esprit soit
transmis par l'assemblage de certaines couleurs, cela n'est possible
que dans la mesure où ces assemblages déclenchent aussi des
effets caractéristiques dans nos organes optiques. Une doctrine de
l'harmonie des couleurs doit donc adopter des points de vue initiaux
entièrement différents de ceux d'une doctrine de l'harmonie
musicale : le concept de couleurs complémentaires, le domaine de
couleurs (c'est l'agencement des couleurs auquel conduisent les
concepts de “voisin” et de “complémentaire”) et les considérations
de symétrie qui y sont incluses. La théorie des couleurs de Goethe
contient une doctrine de l'harmonie de ce genre. Les structures qui
peuvent donner un contenu artistique à un assemblage de couleurs
ont ici à plusieurs égards une complexité plus grande que celles de
la musique. Il s'agit ici en premier lieu du “rapport” des couleurs (en
tant que cas limites les couleurs peuvent être “complémentaires” ou
“voisines”, mais ces deux concepts n'épuisent absolument pas les
rapports possibles). Il s'agit ensuite de la relation des couleurs avec
des couples de valeurs tels que clair-obscur ou blanc-noir. Mais, en
dernière instance, il s'agit toujours aussi de leur distribution spatiale
et cette distribution doit être en elle-même, à cause des trois
dimensions de l'espace, quelque chose de plus complexe que
l'enchaînement unidimensionnel des sons dans le temps. La
distribution spatiale correspond au rythme en musique ; mais il n'est
guère possible de l'établir, par exemple dans un tableau, sans
prendre en considération le contenu du tableau, et il se présente
donc déjà ici une liaison avec la région des symboles spécialisés qui
“signifie” quelque chose de déterminé.
Enfin ce lien devient encore bien plus étroit en poésie, où c'est
derrière le sens simple des mots qu'un contenu plus profond de
l'ordre de l'esprit est présenté par le moyen des structures du
langage. Ici les supports du contenu peuvent être l'agencement
extérieur, par exemple la construction du vers, le rythme, la rime et
la disposition, et un agencement intérieur qui est lié aux parentés qui
associent le sens des mots ou des images. En tout état de cause, la
poésie n'est pas pensable sans le sens direct des mots, tandis que
même dans l'art figuratif – du moins dans certaines de ses
branches : l'art ornemental, l'architecture – on ne peut pas parler
d'un sens déterminé des symboles isolés.
On peut maintenant soulever la question de savoir comment le
contenu de l'esprit qui se transmet dans les symboles ordonnés de
l'art se rapporte à cet autre contenu de l'esprit qui peut être exprimé
par les moyens ordinaires de la communication que sont l'écriture et
le langage.
On décrit d'ordinaire ce rapport en disant ceci : ce serait la tâche de
l'art d'émouvoir l'âme humaine, d'éveiller des sentiments et
d'engendrer des dispositions de l'humeur, tandis que le langage (et
notamment le langage scientifique) devrait procurer une
connaissance. Selon cette conception, l'art et la science auraient
donc des tâches complètement distinctes, et le contenu de l'esprit
qui peut se transmettre dans l'agencement artistique des symboles
serait différent sur le plan des principes des contenus qui
s'expriment dans les symboles spécialisés du langage et de
l'écriture. Mais même si cette idée donne une présentation exacte
d'un aspect déterminé de ce rapport, il faut pourtant souligner que
les différences mises en avant ici sont plus faibles qu'il ne semble à
première vue et qu'en particulier il existe sans doute une transition
continue des contenus de l'esprit d'un certain genre à ceux d'un
autre genre. On peut tout à fait renverser les choses, parler de la
valeur de connaissance d'une œuvre d'art et la comparer avec la
valeur de connaissance qui peut être fixée dans le langage ordinaire
ou dans le langage scientifique.
L'insistance bien trop grande sur la différence entre la
connaissance scientifique et la connaissance artistique vient sans
doute de l'idée inexacte que les concepts adhéreraient solidement
aux “choses réelles”, que les mots auraient un sens complètement
clair et déterminé dans leur relation à la réalité et qu'une proposition
exactement construite à partir d'eux pourrait nous livrer pour ainsi
dire complètement tel état de choses “objectif “ visé. Mais nous
savons bien que même le langage n'a prise sur la réalité et ne lui
donne forme que dans la mesure où il l'idéalise. Même le langage
s'applique au réel au moyen de formes déterminées qui sont de
l'ordre de l'esprit et dont on ignore d'abord quelle partie de la réalité
elles peuvent accueillir et mettre en forme. La question de savoir si
quelque chose est “exact” ou “faux” peut sans doute être posée et
décidée en toute rigueur à l'intérieur d'une idéalisation, mais elle ne
peut être ni posée ni décidée dans la relation au réel. La
connaissance scientifique ne conserve donc elle aussi comme ultime
critère que le degré d'éclairement de la réalité qu'elle est susceptible
de procurer, ou encore : l'amélioration de la “capacité à s'orienter”
(“Sichzurechtfinden”) que cet éclairement rend possible – et qui
pourrait contester le fait que même le contenu de l'esprit propre à
une œuvre d'art éclaire et illumine pour nous la réalité ? On doit
donc ici s'accommoder du fait que ce n'est qu'à travers le processus
de connaissance lui-même que se décide ce qu'on doit entendre par
“connaissance”.
Toute philosophie authentique se tient donc aussi au seuil entre la
science et la poésie. Les grands philosophes ont toujours été
conscients du fait que le caractère de toute connaissance est “en
suspens” (des “schwebenden” Charakters aller Erkenntnis). Ils ont
compris ou eu le sentiment que toute formulation dans le langage
est toujours, non seulement une saisie de la réalité, mais aussi une
manière de la mettre en forme et de l'idéaliser et que l'idéalisation se
sépare de nouveau de la réalité justement dans la mesure où les
concepts s'aiguisent davantage ; de là vient aussi le fait que ce soit
dans l'allégorie que les connaissances ultimes les plus profondes
s'explicitent en dernière instance.
La connaissance n'est sans doute en dernière instance rien d'autre
que l'agencement – non pas l'agencement de quelque chose qui
serait déjà disponible en tant qu'objet de notre conscience ou de
notre perception, mais plutôt l'agencement de quelque chose qui ne
devient un véritable contenu de conscience ou un processus
perceptif qu'à travers cet agencement même. L'éclairement intérieur
dont une connaissance nouvelle nous donne la sensation est
l'accomplissement conscient ou inconscient de cet agencement.
c) La science
La science peut être conçue comme un élargissement particulier de
la région de réalité que les moyens de communication que sont le
langage et l'écriture permettent de saisir. Le but de cet
élargissement est de pouvoir utiliser les moyens de la
communication de manière plus subtile qu'à l'ordinaire, de pouvoir
présenter grâce à eux, dans n'importe quelle région de réalité, une
abondance de détails plus fins qui auraient échappé autrement à
l'observation, et finalement de progresser de cette manière vers de
nouveaux agencements de la réalité. Comme cette aspiration à des
agencements harmonieux forme toujours la force d'impulsion de la
pensée scientifique, la science reste aussi toujours étroitement
apparentée à l'art. Même là où il ne s'agit avant tout que d'appliquer
des méthodes scientifiques à des buts pratiques prescrits par des
besoins extérieurs, le succès revient souvent en partage à l'artiste
qui voit s'ouvrir des agencements secrets (c'est-à-dire non
trivialement accessibles) même dans les détails insignifiants – tandis
que l'homme trop actif est souvent guetté par le danger d'attraper le
papillon de la connaissance d'une main si rude qu'il détruit le dessin
coloré de ses ailes avant d'avoir pu le voir et le considérer pour lui-
même.
On a dit dans les sections précédentes qu'il est possible de
présenter la réalité dans le langage de deux manières ; ces deux
modes de présentation ont été distingués l'un de l'autre en tant que
“statique” et “dynamique”. Les moyens de la communication, dont il
est clair qu'ils apparaissent déjà en soi à travers la spécialisation et
la fixation des symboles (ou des relations entre les symboles),
peuvent être rendus plus stricts et amenés dans des connexions
précises et univoques de telle sorte qu'on en vienne finalement de
cette manière à une présentation toujours plus précise de la région
de réalité qui est visée. C'est ainsi qu'apparaît ce qu'on a appelé une
présentation “statique” de la réalité. Mais, par ailleurs, les moyens de
la communication conservent le degré de variabilité et d'équivoque
qui suffit pour la communication dans la vie quotidienne. Les
connexions de tous ordres qui se sont formées d'elles-mêmes entre
les symboles du langage au moment de son apparition ou au cours
de son usage sont utilisées pour parvenir à des aspects toujours
nouveaux de l'objet visé, à le mettre sous une forme nouvelle grâce
à des formulations toujours nouvelles et, dans ce jeu réciproque de
la formulation et de l'exploration de relations ou d'interprétations
nouvelles, il se forme un contenu de l'esprit qui peut valoir comme
une image de la région de réalité qui est visée.
Les différentes sciences se servent à des degrés divers du mode
de présentation statique ou du mode de présentation dynamique et,
corrélativement, même des éléments d'ordre artistique exercent un
effet sur les sciences en des endroits très différents.
Du fait que leur objet est bien trop complexe pour admettre un
langage complètement strict lié par des connexions univoques, les
sciences de l'esprit peuvent dépeindre et agencer presque
uniquement sous la forme “dynamique” la région de réalité qui est à
décrire. Dans une science de l'esprit, le contenu concret (sachlich)
d'une œuvre est donc dans la plupart des cas – de même qu'en
poésie – presque impossible à séparer de la forme de sa
présentation dans le langage ; une grande réalisation dans le
domaine des sciences de l'esprit présuppose une forme
artistiquement accomplie de la présentation. Inversement, la forme
de la présentation dans le langage ne joue absolument aucun rôle
en mathématiques ; la région de réalité qui est visée peut ici être
dépeinte par un langage formel, qui doit être exact et non
contradictoire mais qui n'apporte en aucune manière des modes de
relation avec d'autres parties de la réalité. La relation étroite qui
existe entre les mathématiques et l'art est donnée à travers la
beauté immédiate des structures qui sont explicitées au moyen
d'une proposition mathématique. Il ne peut être question ici de l'art
de la présentation que dans la mesure où un langage formel
déterminé permet le cas échéant aux structures visées de se
manifester de manière particulièrement simple et limpide.
Les mathématiques et les sciences de l'esprit ont ainsi en commun
la propriété fondamentale que leur objet relève tout entier de la
région de réalité qui n'est créée que par l'existence des symboles.
La science de l'esprit prend les symboles en général tels qu'ils se
sont formés entre les hommes indépendamment de la science, en
tant que langage, formes de pensée, rites religieux, et elle préserve
en eux la relation avec toutes les parties de l'existence humaine. Les
mathématiques en revanche renoncent dès le début à cette relation,
mais elles exigent que leurs symboles admettent entre eux des
liaisons nettes et univoquement déterminées. Les symboles
mathématiques ne font surgir un contenu véritable qu'à partir de
leurs liaisons et cette circonstance conditionne la parenté étroite
qu'on a souvent mentionnée entre les mathématiques et la musique.
Le contenu à agencer n'apparaît en mathématiques qu'à travers
l'activité d'agencer (die Tätigkeit des Ordnens), tandis que dans les
sciences de l'esprit il est donné sous la forme de l'abondance des
symboles qui se sont formés entre les hommes.
Les autres sciences, dont l'objet est formé par des aspects
déterminés de la réalité qui est accessible à l'expérience sensible et
objectivable, ont en commun avec les sciences de l'esprit la
multiplicité immense du matériau initialement à moitié ordonné et à
moitié sans ordre dont on veut former les nouvelles structures de
l'esprit. Ce matériau peut relever des régions inférieures de la réalité
dont il était question dans les sections précédentes. Il peut être
ordonné au moyen de la formation idéalisante de concepts stricts qui
admettent des liaisons univoques comme en mathématiques ; ou
bien il peut être éclairé par une interprétation comparative de
différents aspects et nous permettre ainsi de reconnaître des
structures nouvelles qui étaient invisibles avant. La valeur d'une
réalisation scientifique ne se mesure pas en tout cas selon l'objet,
c'est-à-dire selon la signification humaine du matériau à agencer, ni
à plus forte raison selon de quelconques “besoins pratiques”, mais
seulement selon la beauté et la force de fécondation des structures
élucidées. Il est clair que ce qui nous émerveille encore et toujours
dans la science est le phénomène (Phänomen) qu'une structure
s'associe comme spontanément des structures nouvelles et que ce
lacis de structures finit par couvrir un vaste domaine avec lequel la
structure initiale n'avait absolument aucune relation. Cette force
formatrice de formes (formbildend) que possède une structure une
fois explicitée caractérise la véritable essence d'une connaissance
scientifique, et l'étroite parenté qui existe entre la science et l'art se
manifeste de nouveau à cet endroit très distinctement.
On trouve également ici une réponse à une question qui a été
souvent soulevée : celle de savoir pourquoi il n'est pas possible de
produire de grandes réalisations artistiques dans le style d'une
époque antérieure, ni de parvenir encore aujourd'hui à des
connaissances scientifiques significatives dans le domaine, par
exemple, de la physique classique ou de la théorie hégélienne de
l'histoire. Les domaines qui pourraient être ordonnés au moyen de
telles pensées ont déjà reçu leur agencement dans une époque
antérieure de la science et la force formatrice de formes de ces
pensées antérieures a depuis longtemps saisi tout le matériau qui
était capable de produire un tel agencement. Une grande réalisation
scientifique n'est de nouveau possible que si, les temps ayant
changé, un matériau nouveau est offert à la pensée humaine ; il faut
que le four de fusion des processus historiques libère un matériau
nouveau épuré, qui attend dès lors la cristallisation qui établira pour
toujours sa forme future. Le fait que des idées scientifiques décisives
soient souvent explicitées par des hommes différents presque en
même temps et indépendamment n'est pas moins naturel que le fait
qu'il se forme souvent en différents endroits et indépendamment, au
cours de la fusion de solidification, des cristallisations qui font alors
apparaître le cristal presque en même temps de différents côtés.
IL faut enfin qu'il soit encore question, après tout cela, du niveau de
réalité le plus haut, dans laquelle le regard s'ouvre aux parties du
monde dont on ne peut parler que par allégorie. On pourrait
commencer ici justement par une allégorie et parler du niveau de
réalité qui nous unit à l'éternité. Mais il n'est pas encore possible ici
de comprendre les allégories et, par ailleurs, il faut pour l'instant
revenir en arrière une fois encore pour parler de la gradation des
régions de réalité qui doit trouver son achèvement avec ce niveau le
plus élevé.
Il est clair que l'agencement des régions devrait se substituer à la
division grossière du monde en une réalité objective et une réalité
subjective et se déployer entre ces pôles du sujet et de l'objet
(Objekt) de telle sorte qu'à sa limite inférieure se tiennent les régions
dans lesquelles nous pouvons objectiver de manière complète.
Ensuite devraient s'y joindre les régions dans lesquelles les états de
choses ne peuvent pas être complètement séparés du processus de
connaissance à travers lequel nous en venons à les poser. Enfin
devrait se tenir tout en haut le niveau de réalité dans lequel les états
de choses ne sont créés qu'en connexion avec le processus de
connaissance. On peut se méprendre de deux manières à propos de
cette formulation : d'une part en y voyant un goût du paradoxe, en
ceci qu'on ne peut avoir de connaissance que de ce qui existe déjà
avant la connaissance ; et d'autre part en pensant que le mot d'état
de choses doit manifestement désigner ici une illusion subjective
quelconque qui s'insinuerait spontanément, pour ainsi dire, dans la
poursuite de la connaissance. Pour éclairer davantage ce qu'on a ici
en vue dans la relation entre état de choses et connaissance, il faut
qu'il soit question encore une fois, à titre d'exemple, des rapports qui
existent dans les régions de réalité dont on a parlé plus haut.
Nous savons qu'il y a de l'amour entre les hommes ; et il est
souvent possible aussi de parler de l'amour comme d'un état de fait
objectif quelconque. Mais nous avons aussi l'expérience du fait que
la relation avec un autre homme peut être une configuration très
fragile qui peut se modifier à chaque contact à travers les mots, voire
simplement à travers les pensées. Enfin il existe des relations
humaines qui ne peuvent tout simplement continuer à subsister sous
la même forme qu'à condition de ne pas entrer dans la conscience.
Dans ces cas il est tout à fait manifeste que toute connaissance d'un
état de choses doit modifier l'état de choses lui-même. Un homme
qui a tendance à être rêveur, par exemple, et qui est habitué à
contrôler toujours très précisément ses propres sentiments
transformera très rapidement une telle relation en quelque chose
d'autre, tandis qu'un homme plus ouvert et davantage tourné vers
l'extérieur peut vivre pendant longtemps dans une relation de ce
genre sans même la remarquer, même si elle exerce déjà une
emprise sur de grandes parties de son être ; et là encore, le fait que
la relation devienne consciente modifiera complètement tout l'état.
Cette difficulté qui se présente sous le rapport de la connaissance
n'aurait évidemment pas un trop grand poids s'il ne s'agissait que de
la connaissance d'une situation psychologique particulière. Mais
nous savons par ailleurs que l'amour transforme toute la réalité
d'une manière bien plus générale et bien plus sérieuse. Notre
relation aux hommes modifie la physionomie du monde qui nous
entoure. Sans doute n'est-ce pas la petite partie du monde qui se
laisse complètement objectiver qui est modifiée ici. Mais partout où
les choses ont une certaine signification pour nous, cette
signification est influencée de manière décisive par notre position à
l'égard des hommes. Il est vrai que la clarté et la couleur objectives
des choses qui nous entourent, par exemple, en tant qu'elles
peuvent être enregistrées au moyen d'instruments optiques, ne
dépendent pas de nous. Mais le fait que le monde s'illumine pour
nous de couleurs claires ou bien nous apparaisse gris de part en
part, ce fait est entièrement déterminé par notre position à l'égard
des autres hommes et par l'état de notre conscience. C'est pourquoi
cette partie de la réalité pèse souvent beaucoup plus lourd que la
région objective sur l'ensemble de la destinée humaine. Le bonheur
et le malheur dépendent seulement pour une petite part des
événements objectifs extérieurs. Pour être heureux, on a besoin de
certaines présuppositions déterminées dans l'âme, et non pas
seulement de circonstances extérieures favorables. C'est avec
l'amour que grandissent les ailes de l'âme, comme le dit Platon dans
le Phèdre. Cette attitude intérieure à l'égard de la réalité détermine
en outre aussi notre façon de penser et d'agir, et dans cette mesure
elle a indirectement une emprise même sur la région objective. Mais
cette attitude à l'égard de la réalité dépend pourtant à son tour, de
manière si décisive des processus de connaissance par lesquels elle
entre dans et elle est si différente d'un homme à l'autre que cette
partie de la réalité ne peut plus être objectivée. L'état, par exemple,
dans lequel le monde nous devient étranger et séparé de nous
comme par un rideau de brume peut être transformé en un autre état
par la sympathie d'un ami qui nous demande si nous allons bien ; on
compterait bien d'autres exemples encore d'une situation de
connaissance identique.
Aussi peut-on désigner comme l'un des premiers caractères
spécifiques du niveau de réalité dont il doit s'agir dans les sections
qui suivent la juxtaposition (Nebeneinander) des deux faits suivants :
celui que la réalité dépend pour une part considérable de l'état de
notre âme et que nous pouvons dans cette mesure transformer le
monde à partir de nous-mêmes ; et celui que l'effet de cette capacité
de transformation se dérobe pourtant en partie à l'objectivation
justement parce que les hommes sont différents et se comportent
différemment à l'égard du monde et parce que cet état créateur de
l'âme appartient à l'océan de ses processus inconscients, dont
aucun ne peut être amené à la surface de la conscience sans
modification.
Ce second point est en connexion étroite avec encore une autre
circonstance importante : la force de l'âme, qui lui permet de
transformer le monde, ne peut pas être dirigée par la volonté
humaine. Nul ne peut obtenir par exemple, même en tendant à
l'extrême toutes les forces de sa volonté, qu'apparaisse entre soi et
un autre homme la relation que nous appelons l'amour. Au contraire,
un sentiment instinctif nous dit que la volonté est un instrument
totalement inadapté au maniement de la partie de notre âme dans
laquelle s'accomplissent les modifications décisives de la réalité.
Lorsqu'on dit que nous pouvons transformer le monde par les forces
de l'âme, il faut donc ajouter que nous ne pouvons pourtant pas
opérer cette transformation selon notre volonté.
Par ailleurs, la capacité des hommes à comprendre est illimitée et il
existe aussi à cet effet des chemins pour influencer les facultés
créatrices de l'âme à partir de la conscience. Les doctrines
religieuses, par exemple, où la contemplation occupe une place
centrale, contiennent des prescriptions circonstanciées quant à la
manière dont les hommes doivent se comporter pour conserver et
renforcer les forces de l'âme. Au fond, toute éthique est sans doute
aussi en partie un recueil de telles prescriptions, faites pour
conserver l'âme en bonne santé. Il est clair que seul un observateur
superficiel peut voir dans la loi éthique un dénigrement de la vie de
l'individu au profit de celle de la communauté et une limitation de la
liberté. Pour qui voit clair, elle est un recueil d'expériences séculaires
au sujet de la manière dont il faut se comporter afin d'“être heureux”
– au sens où les Anciens l'entendaient – ou, selon le langage des
chrétiens, de “trouver grâce aux yeux de Dieu”, ou encore, selon le
chemin de pensée de cette section, de “protéger les facultés
créatrices de l'âme”. On comprendra que sur le plan des principes
ces trois formulations différentes veulent dire la même chose.
a) La religion
Toutes les religions commencent avec l'expérience (Erlebnis)
religieuse. Mais on parlera très différemment du contenu de cette
expérience (Erlebnis) selon que c'est de l'intérieur ou de l'extérieur
que l'on est rencontré, pour ainsi dire, par elle. Lorsqu'elle nous
concerne nous-mêmes, nous ne pouvons parler du contenu de
l'expérience (Erlebnis) religieuse que par allégorie. Nous pouvons
dire par exemple qu'un lien s'est soudain ouvert pour nous avec un
autre monde supérieur d'une manière qui engage la vie entière, ou
bien que nous avons eu une rencontre immédiate avec Dieu dans
une situation déterminée et qu'il s'est adressé à nous (je pourrais
ainsi penser moi-même ici à la nuit passée au poste des ruines de
Pappenheim pendant l'été 1920) ; ou bien nous pouvons exprimer la
chose en disant qu'avec un certain signe le sens de notre vie nous
est devenu clair et que nous savons désormais de manière certaine
distinguer ce qui a de la valeur et ce qui n'en a pas. “Celui qui
transmet la flamme en reste le traban” (“Wer je die Flamme
umschritt, bleibe der Flamme Trabant”) – ce fait qu'un autre monde
supérieur nous devienne conscient est sous ce rapport quelque
chose qui nous arrive de manière parfaitement abrupte et pour ainsi
dire de l'extérieur, d'une manière telle que nous ne pouvons
absolument pas mettre en doute le fait que c'est justement un autre
monde qui nous fait face soudain et nous réclame. Pourtant cet
autre monde nous affecte aussi à son tour comme quelque chose
que nous connaissons depuis longtemps et en quoi nous avons eu
confiance depuis le début de la vie. De même que par exemple,
lorsque nous retournons aux lieux de notre enfance, l'odeur du
vestibule de la maison nous restitue comme par enchantement la
présence des jours anciens oubliés depuis longtemps, de même le
souffle de cet autre monde nous affecte comme s'il nous avait déjà
rencontré dans un temps soustrait à tout souvenir. Et quelle que
puisse être l'image par laquelle nous cherchons à appréhender dans
les mots ce dont nous avons fait l'expérience (Erlebnis),
l'engagement subsiste pour notre vie entière et il est reconnu par
nous, même si nous ne nous en contentons pas. Celui qui voudrait
oublier réellement cet engagement au cours de sa vie et qui y
deviendrait indifférent, celui-là a perdu l'accès à la partie de la vie
humaine qui possède le plus de valeur. “Pour peu que son regard la
perde / son reflet le trompe / il lui manque la loi du milieu /
démembré, il dérive dans l'univers” (“Nur wenn sein Blick sie verlor /
eigener Schimmer ihn trügt / fehlt ihm der Mitte Gesetz / treibt er
zerstiebend ins All”). Cela vaut aussi, tout particulièrement à notre
époque, de beaucoup d'hommes qui n'appartiennent à aucune
communauté religieuse et qui rencontrent l'autre monde pour la
première fois par exemple dans les sons d'une fugue de Bach ou
dans l'illumination d'une connaissance scientifique. Pour eux aussi
l'engagement subsiste, ainsi que la conscience d'être capable de
distinguer, depuis cette rencontre, les choses qui sont de son ressort
de celles qui n'en sont pas.
Vue de l'extérieur, l'expérience (Erlebnis) religieuse apparaît
comme une modification dans la structure de la conscience humaine
et de son fonds inconscient. Nous remarquons que l'homme qu'elle
concerne a modifié sa position à l'égard du monde et que cette
modification se répercute dans ses mots et ses actions. Cet examen
de l'extérieur ne pourrait guère amener à l'idée de parler d'une
transformation de la réalité tant que la modification ne s'accomplirait
que pour un homme particulier. Mais nous observons alors le
phénomène (Phänomen) remarquable que la même modification
peut exercer son emprise sur beaucoup d'hommes et qu'il y a une
ressemblance manifeste ici avec ce qui se passe dans l'amour, qui
se communique toujours de celui qui aime à celui qui est aimé
lorsqu'il est authentique. À travers un homme, l'accès à un autre
monde, tel qu'il a été exprimé plus haut par allégorie, s'ouvre donc
aussi à beaucoup d'autres ; il trouve son expression dans des
symboles qui séparent donc déjà une certaine communauté du reste
des hommes, et le contenu de l'expérience (Erlebnis) religieuse
reçoit pour finir une forme susceptible d'être appréhendée dans un
mythe religieux : dans l'allégorie, qui crée initialement le langage au
moyen duquel il est possible de parler du contenu des expériences
(Erfahrung) religieuses. Lorsqu'une modification de la conscience
humaine s'est finalement accomplie de cette manière dans de
grandes communautés de peuples, parler d'une transformation de la
réalité devient pourvu de sens. Il est clair que le fait que des
hommes qui ont une autre structure de conscience vivent encore
dans d'autres domaines quelconques de la Terre n'a pas alors
énormément de signification ; car, à l'intérieur de la grande
communauté religieuse, les symboles du mythe religieux sont
compris de tous, ils décrivent pour les membres de la communauté
des expériences (Erfahrung) réelles et ils désignent donc une partie
authentique de la réalité. Le caractère d'engagement de l'expérience
(Erlebnis) religieuse s'accompagne donc du fait que même les
autres régions de réalité sont intégrées à l'interprétation au moyen
des symboles religieux et que la question de leur caractère
objectivable (Objektivierbarkeit) perd son importance. De la vérité on
n'exige plus qu'elle soit objective, mais seulement qu'elle soit un lien
entre tous.
Pour comprendre cette situation, on peut rappeler à nouveau le
célèbre débat entre Luther et Zwingli au sujet de la question de
savoir si le pain de la Cène “est” le corps du Christ ou s'il le
“signifie”. Ce type de question montre manifestement qu'une rupture
s'était produite dans la conscience des hommes de cette époque.
On interprète fréquemment ce débat religieux en faisant observer
qu'au Moyen Âge la foi chrétienne était si solidement ancrée que
personne n'aurait mis en doute le fait que le pain de la Cène était le
corps du Christ. Et ce serait les doutes et les bouleversements de
l'époque de la Réforme qui auraient laissé s'introduire la question de
savoir s'il ne s'agirait pas d'une simple signification symbolique,
puisqu'il est clair qu'il ne peut manifestement pas être question ici
d'une transformation matérielle. Mais il est probablement plus exact
de supposer qu'au Moyen Âge il allait inversement parfaitement de
soi qu'il ne s'agissait ici que de la signification symbolique et non
pas, disons, de la réalité (Realität) matérielle (même si le Moyen Âge
n'aurait jamais explicité les choses de cette manière) ; car la
signification symbolique, et elle seule, était assez importante en ce
temps-là pour pouvoir revendiquer pour elle-même le mot “est” ou le
mot “substance”, elle était le niveau de réalité le plus élevé et, par
conséquent, le pain était aussi “réellement” le corps du Christ.
Le caractère d'engagement de l'expérience (Erlebnis) religieuse
rend aussi compréhensible le fait que la différence de croyance
introduise en général parmi les hommes une séparation sans
espoir ; des hommes de croyances différentes sont désunis à propos
de ce qui est essentiel. De là vient encore l'acharnement qui
caractérise toutes les guerres de religion, qui sont toujours menées
pour les biens les plus sacrés contre un ennemi incroyant en qui les
croyants voient davantage un animal qu'un homme ; car l'incroyant,
en tant qu'homme dont la structure de conscience est différente, est
dans les faits presque aussi étranger qu'un animal et sa simple
existence est déjà une menace pour la réalité véritable.
Quand on considère de cette manière la religion et l'effet des
communautés religieuses, la force que possède l'âme humaine pour
transformer la réalité semble être plutôt un malheur qu'un bonheur et
l'on pourrait être tenté de souhaiter que les hommes désirent dans le
futur renoncer de plus en plus à cette façon de prendre au sérieux
leurs expériences (Erlebnis) d'un monde plus élevé, comme le dit
l'allégorie, et d'en parler avec des symboles.
Mais ce souhait serait parfaitement irréalisable. Car il n'y a rien
qu'on puisse changer dans le fait que la réalité peut être transformée
par notre âme, et nous ne pouvons pas non plus désirer ici aucun
changement, puisque tous les grands biens de l'humanité dans le
domaine de l'esprit surgissent en dernière instance de ce fait,
comme les expériences (Erlebnis) religieuses (au sens le plus
général) présentent par ailleurs nécessairement l'ultime critère de
valeurs à l'aune duquel on mesure tous les actes et toutes les
pensées humaines, les hommes formeront toujours des symboles
pour parler par leur intermédiaire de ce critère des valeurs.
On pourrait objecter ici qu'à notre époque, justement, une grande
partie de l'humanité s'est expressément détachée de toute attache
religieuse. Mais en réalité, même si les attaches se sont dénouées
avec les religions dans lesquelles il est expressément question de
Dieu, il s'est pourtant créé un espace pour des attaches religieuses
d'une autre nature, dans lesquelles, par exemple, le mythe est
envisagé en faisant abstraction autant que possible des facultés
créatrices de l'âme. Pour une partie de l'humanité, il est manifeste
que l'éloignement à l'égard des religions connues jusqu'à présent
n'est qu'une préparation à contracter de nouvelles attaches, et
l'apparition de religions-de-ce-monde (Diesseits-Religionen) aussi
stupéfiantes que le national-socialisme et le bolchevisme indique
qu'ici s'ouvre peut-être la voie de nouveaux changements décisifs
dans la structure de la conscience humaine. Pour une autre partie
de l'humanité – notamment dans le monde anglo-saxon –, c'est une
attache d'une autre nature qui s'est depuis longtemps substituée à la
religion antérieure. Cette autre attache est associée aux expériences
(Erlebnis) des premiers grands esprits du début des Temps
modernes qui ont découvert qu'il y avait encore à côté de la forme
chrétienne de la réalité issue de la révélation une autre réalité
(Realität) objective, qui a trouvé ensuite sa voie royale avec
l'apparition de la science de la nature des Temps modernes. Pour
une grande partie de l'humanité d'aujourd'hui, la réalité est purement
et simplement identifiée à ce niveau de la réalité objectivable, qui
forme le fondement de tout critère de valeur. L'adoption de cette
conception de la valeur est aussi inconsciente que dans n'importe
quelle religion ; elle n'est fondée que pour une partie des croyants
sur la répétition des expériences (Erlebnis) des esprits qui l'ont
établie, tandis que la grande masse d'entre eux ne perçoit sans
doute ces mêmes expériences que comme quelque chose de vague
et d'obscur. Les répercussions de l'esprit humain dans le monde
objectif matériel peuvent toutefois exercer une emprise sur
beaucoup d'hommes ; la vue d'un navire gigantesque par exemple,
ou celle des gratte-ciel de Manhattan, peut instiller en nous un
étonnement où nous trouvons distinctement la trace des puissances
démoniques auxquelles l'homme s'est ici attaché ; et peut-être la
force de conviction de la Weltanschauung anglo-saxonne repose-t-
elle sur des expériences (Erlebnis) de ce genre. Mais la question se
pose pourtant de savoir jusqu'à quel point cette Weltanschauung
peut être comparée aux autres religions. Elle a sans doute beaucoup
de caractères en commun avec les autres religions. En particulier le
fait que le croyant ne parvient pas à accéder intérieurement au
monde d'expérience (Erlebniswelt) de ceux qui appartiennent à une
autre religion vaut également ici. Exactement comme les autres
religions, cette Weltanschauung signale aussi aux hommes que
nous sommes qu'il y a quelque chose d'extérieur ou de supérieur à
nous et qui n'est plus assujetti à notre volonté : les lois éternelles qui
gouvernent l'évolution du monde objectif. Mais le fait qu'il n'existe
dans cette Weltanschauung aucun mythe où il soit question des
facultés créatrices de l'âme sous une forme symbolique a pourtant
pour conséquence qu'en un point décisif elle a une signification
moindre que celle des religions authentiques. Alors que les religions
réelles ramènent encore et toujours le regard vers l'intérieur et
pourvoient ainsi à ce que la région créatrice de l'âme demeure
intacte en dépit de tout le malheur qui peut arriver dans le monde, la
Weltanschauung prescrite pour ce qui est objectif abandonne l'âme
sans protection à tous les périls ; et le préjudice que cela occasionne
peut être d'autant plus grave que les hommes n'en ont généralement
pas conscience. Il est donc sans doute improbable que cette
Weltanschauung puisse subsister à la longue, une fois que les mots
de la chrétienté seront devenus complètement inintelligibles. On
peut penser plutôt qu'un autre langage se sera alors formé, dans
lequel les forces qui transforment le monde en traversant notre âme
seront de nouveau expressément nommées.
b) L'inspiration
L'amour et l'“autre monde” ne viennent pas à nous selon notre
volonté. Nous pouvons éventuellement nous rendre disponibles pour
leur venue, nous pouvons les désirer ardemment ou encore faire
notre deuil de tout espoir de les voir se manifester – mais de toute
façon nous devons toujours, là où ils interviennent dans notre vie,
les accueillir avec simplicité comme un cadeau dont on ne
questionne pas la provenance, comme la grâce d'une puissance
supérieure qui détermine notre destin et à laquelle nous devons
nous conformer avec gratitude. En pensant à la manière dont cet
événement apparaît de l'extérieur comme un changement dans la
structure de la conscience humaine, on pourra dire par comparaison
que des changements de ce genre sont exactement aussi peu
assujettis à notre volonté que le sont par exemple la croissance ou
les forces de guérison de notre corps. Nous pouvons sans doute
maintenir le corps si plein de force, par le soin et l'exercice, qu'au
moment d'une blessure les forces de guérison peuvent intervenir
sans qu'il se produise d'affaiblissement ; mais nous ne pouvons pas
imposer par notre volonté la venue de la guérison. Quelque chose
de semblable vaut dans une mesure encore plus importante en ce
qui concerne les facultés créatrices de l'âme : en tant qu'elles sont
une partie des forces ultimes les plus intrinsèques de toute vie, c'est
tout simplement notre destin qu'elles déterminent sans notre volonté
à partir d'un niveau supérieur.
On est finalement rappelé ici au fait que les facultés créatrices se
manifestent de façon perceptible sous une autre forme encore, bien
qu'à vrai dire elles ne se manifestent expressément en cet ultime
point décisif que pour un homme touché par la grâce : là où nous
parlons d'inspiration de l'esprit ou du don du génie. Il est clair qu'à
toutes les époques les hommes ont envisagé les choses de cette
manière, qu'on ait parlé de délire divin comme Platon, ou que
l'homme ait semblé être l'instrument ou l'envoyé de Dieu, ou qu'on
ait vénéré l'homme génial comme un homme d'une nature
particulière comme on l'a fait au siècle dernier. On a toujours
reconnu que certains hommes singuliers et rares reçoivent en eux
indépendamment de leur volonté la force de capturer l'impérissable
dans des symboles, de révéler l'effet de Dieu dans leur temps et
d'intervenir ainsi pour des siècles dans le destin des hommes, dans
le bonheur ou le malheur. Naturellement, il faut pour que cela arrive
une préparation intérieure ; c'est cette préparation qui crée, grâce à
un travail de longues années ou à des destins humains difficiles, la
présupposition pour que quelque chose de décisif puisse être ici
explicité. Mais il est clair que ce chemin extérieur que prend la vie de
l'homme concerné relève déjà de la tâche qui était manifestement
assignée à cet homme depuis le début. En outre, la tâche de la
maturation de la conscience est toujours reconnue ici consciemment
et elle devient la ligne de conduite de la vie sans que soient pris en
considération les sacrifices que cela doit amener. Les hommes chez
qui cela arrive ne sont justement plus seulement des hommes, ils
sont aussi les ateliers de travail dans lesquels les facultés créatrices
agissent à découvert et créent des témoignages qui ouvrent sur tout
ce qui est humain. Ce qui naît à ce niveau le plus élevé de la réalité
est à la fois ce qu'il y a de plus objectif et ce qu'il y a de plus
subjectif. C'est ce qu'il y a de plus objectif parce que l'homme
concerné est lui-même conscient, à chaque instant de son activité
créatrice, du fait qu'il agit ici au nom d'un autre monde qui crée à
travers lui. Et c'est ce qu'il y a de plus subjectif parce que ce qui est
créé ne pouvait être dit, écrit ou pensé que par cet homme.
Puisqu'il s'agit ici de la tâche qui est assignée à l'homme individuel,
on peut soulever encore une fois la question du rôle que joue le tout
de la lignée humaine dans l'histoire du développement de la Terre ou
– du moins pour nous – du monde. Quand on a abordé cette
question la première fois, il était question du fait que l'homme
procède sans doute d'une série centrale de développement des
organismes dans laquelle la nature a toujours évité la spécialisation
de réalisations déterminées et où elle est parvenue à conserver la
lignée en garantissant à son plus haut degré possible la capacité
d'adaptation. Il était question en outre du fait que l'homme individuel
parcourt une nouvelle fois au cours de sa croissance, depuis l'ovule
jusqu'à un certain degré, toute la série du développement et qu'il doit
aussi répéter en quelques années dans son enfance tout le
développement qui a été atteint jusque-là par l'humanité dans le
domaine de l'esprit. En rapport avec cette idée, on peut poser la
question de savoir combien de temps l'homme individuel reste en ce
sens au cœur de la ligne centrale du développement, c'est-à-dire s'il
participe en tant qu'individu au développement supérieur et ultérieur,
ainsi que celle de savoir à quel moment il se différencie en tant
qu'individu et agit seulement à travers ses descendants ou ses
traces sur cette Terre. Si l'on explore cette question, on a
l'impression que pour beaucoup d'hommes la région entière des
possibilités du développement humain est demeurée ouverte jusqu'à
l'achèvement de l'enfance ; puis, dans les années qui préparent la
transition vers un autre état – donc à peu près de la treizième à la
dix-huitième année –, toutes les forces vitales se réunissent
apparemment encore une fois afin de laisser cet individu participer
aux choses les plus élevées et les plus ultimes que le plan de la
création ait accordées aux hommes à cet instant du temps. Mais
déjà, dans la plupart des cas, le bourgeon qui croît ici ne parvient
plus à son épanouissement. Avec le passage à la vie adulte, il se
décide pour beaucoup d'hommes que leur tâche réside seulement
dans la transmission de la lignée humaine ; la tension qui avait lié la
vie individuelle à la grande ligne centrale est perdue et elle est
déléguée à la génération suivante. Ce n'est qu'en quelques-uns que
le processus du développement se poursuit. La conscience d'être
indissociable, au-delà des limites de la personnalité, de ce vaste
processus vital se réveille sans doute encore occasionnellement
chez beaucoup, par exemple dans les moments de grande passion,
ou dans un sacrifice à la communauté humaine, ou bien sous l'effet
d'une grande œuvre d'art ; mais même cela s'affaiblit peu à peu
comme un souvenir et seuls quelques hommes restent au foyer des
forces qui poursuivent avec l'esprit humain la construction de
quelque chose de plus élevé. Pour ces quelques-uns, le destin
humain est déterminé uniquement par la tâche assignée. Il n'est pas
rare que les forces brisent le vase de l'esprit dans lequel elles
exercent leur action et qu'elles mettent un terme par une catastrophe
à l'existence individuelle de l'esprit ou du corps : Hölderlin, Hugo,
Wolf. Dans d'autres cas, sans doute est-ce simplement la force du
corps qui ne suffit pas à résister dans la durée à l'excès de l'activité
de l'esprit : Mozart, Schubert. Très peu ont finalement porté le
fardeau d'une telle tâche dans le cours entier d'une longue vie. Chez
eux le travail se libère au cours des années de toutes les
contingences, de tous les éléments personnels et de toute attache
avec une strate de développement antérieur déjà dominé. Ainsi
émergent à l'issue d'une telle vie ces configurations de l'esprit
parfaitement pures et libérées de toute chose terrestre, comme par
exemple la fin de Faust ou ces mesures :
c) La grande allégorie
Ce qui a été dit ici peut également être appréhendé dans une
discussion sur l'éternelle question de l'existence de Dieu. La pensée
humaine a déjà franchi bien des étapes dans la réponse à cette
question et chaque étape est nécessaire pour parvenir à la suivante.
Au début nous pouvions dire simplement : “Je crois en Dieu le
Père, créateur tout-puissant du ciel et de la terre.”
Le pas suivant – du moins pour notre conscience d'aujourd'hui – est
celui du doute : il n'y a aucun Dieu, il y a seulement une loi
impersonnelle qui dirige le destin du monde selon la cause et l'effet.
C'est donc une illusion de vouloir parler d'un Dieu personnel vers
lequel nous pourrions nous tourner. Ce que nous rencontrons avec
l'agencement et l'harmonie du monde n'est que l'effet des lois
éternelles ou de la force ordonnatrice de notre esprit.
L'étape suivante serait peut-être la formulation plaisante de
Voltaire : si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer. En d'autres
termes, la croyance en un Dieu personnel est au moins une illusion
permise, une illusion adaptée à sa fin ; une illusion qui conduit notre
âme à l'harmonie.
Mais toutes ces formulations ne sont pourtant issues que d'une
première méditation préparatoire au sujet de ce qui est visé ici. Car,
une fois que nous avons passé en revue toutes ces suites de
pensées, nous nous apercevons qu'il est clair que nous ne savons
absolument pas ce que signifient exactement le mot “Dieu” et tout
particulièrement l'expression “il y a”. Il est clair que l'expression “il y
a” est une expression du langage humain et qu'elle se rapporte à la
réalité telle qu'elle se reflète dans l'âme humaine ; on ne peut pas
parler d'une autre réalité. Mais si l'expression “il y a” ne peut signifier
aucune autre réalité, alors son sens se transforme en fonction de la
manière dont la réalité se transforme elle-même au gré de nos
croyances. Du fondement ultime de la réalité on ne peut parler que
par allégorie, et si les hommes disent par allégorie : “Je crois en
Dieu le Père”, alors ce Dieu gouverne réellement le destin des
hommes par la croyance comme le ferait un père. Cette croyance
n'est en rien une illusion, mais elle est seulement l'acceptation
consciente d'une tension jamais résolue dans la réalité, tension qui
objective et qui évolue d'une façon certainement indépendante des
hommes que nous sommes, et qui n'est pourtant à son tour que le
contenu de notre âme, transformé par notre âme. Par suite, le même
état de choses peut également conduire les hommes dans la
direction opposée : si par exemple de grands groupes d'hommes
adoptent à l'époque d'aujourd'hui la croyance que le mot n'est
véritablement applicable qu'à la partie objectivable de la réalité, alors
le monde lui aussi n'évolue que selon la cause et l'effet, sans qu'il y
ait un “sens” plus élevé.
Que ce soit un père doué de bonté qui dirige le sort du monde ou
que ce soit la loi impitoyable de la cause et de l'effet qui supervise
d'en haut toutes les destinées humaines, cela ne dépend en fin de
compte apparemment que des croyances des hommes.
Mais il est clair aussi que cette connaissance elle-même ne nous
met qu'au début de ce problème infini. Il pourrait bien être vrai que
toutes les grandes allégories, comme le Dieu personnel, la
résurrection des morts ou la migration des âmes, soient la réalité
aussi longtemps que les hommes ont la force d'y croire. Mais ne
devons nous pas alors nous détourner d'une réalité qui est si
subjective et qui semble de ce fait instable – au cours des siècles –
et nous limiter à la région objectivable de la réalité, qui survit
sûrement aux millénaires ? Cette position est de toute évidence celle
que beaucoup d'hommes cherchent à adopter aujourd'hui. Mais ce
point de vue repose lui aussi sur une illusion, qui est de supposer
qu'il est possible d'esquiver le fait que l'âme transforme le monde.
L'adoption de la croyance que le niveau de la réalité objectivable est
la réalité “véritable” transforme ou détermine pourtant déjà la réalité
de manière semblable à ce que fait n'importe quelle autre croyance,
et c'est pourquoi nous sommes à notre tour exactement autant
qu'avant à la merci du conditionnement subjectif de la réalité.
On a dès lors l'impression que la réalité est pour ainsi dire à la
merci du bon plaisir subjectif des hommes quant à leurs croyances
et que les grandes guerres de religion qu'ils se livrent (et de même
aussi sans doute la guerre actuelle) sont ainsi purement et
simplement des décisions au sujet de la façon de donner forme à la
réalité. Face à cette lugubre possibilité, il est apaisant pour la
pensée humaine de reconnaître que la croyance elle-même ne
dépend certainement pas de notre bon plaisir, mais qu'elle vient à
nous sans que nous fassions rien pour cela et que nous devons
l'accueillir, quand elle nous est apportée par notre destin ou par
notre époque, comme un cadeau ou comme une fatalité.
Naturellement, nous pouvons aussi choisir encore, ensuite, entre
nous adonner à une croyance ou y résister, nous pouvons nous tenir
à l'intérieur ou à l'extérieur d'une communauté humaine et il est sans
doute heureux qu'il reste là apparemment malgré tout encore un
petit espace pour l'intervention de la responsabilité propre et de la
conscience morale. Mais en général c'est une puissance supérieure
qui décide des croyances des communautés humaines.
Après toutes ces considérations, il nous est sans doute devenu
impossible à notre époque de dire avec la même assurance que les
enfants : “Je crois en Dieu le Père, créateur tout-puissant du ciel et
de la terre.” Mais nous devrions pourtant accorder une pleine
confiance à la puissance supérieure qui détermine nos croyances, et
par là même notre monde et notre destin, pour notre vie et dans le
cours des siècles. Goethe évoque parfois l'idée qu'il accueillerait une
époque de grande passion comme un cadeau, à l'instar d'une année
spécialement bonne pour le vin ; de la même manière, l'humanité
devrait peut-être aussi recevoir le siècle d'une croyance nouvelle
avec gratitude et comme un cadeau, en dépit de tous les malheurs,
en ayant pleinement confiance dans le fait que même cet épisode de
son histoire porte en dernière instance de bons fruits et peut servir à
un développement supérieur. Dans cette mesure, nous devons et
nous pouvons toujours, en tant qu'hommes, croire au sens de la vie,
même si nous nous rendons compte que le mot de sens est
seulement un mot du langage humain auquel nous ne pouvons
guère prêter d'autre sens que celui précisément que notre confiance
légitime. Mais la confiance est peut-être la chose ultime.
Il est clair que la question de l'existence de Dieu n'est plus depuis
longtemps une question scientifique et qu'elle est plutôt la question
de ce que nous devons faire. Mais ce que nous devons faire a
toujours été parfaitement simple à travers le changement des
époques. Nous devons, en tant que nous agissons comme membres
de la communauté humaine, être bons et aider les autres. C'est ainsi
que reste pour nous vivant et fécond dans les symboles de la
communauté l'arrière-plan du monde dans lequel nous sentons que
nous avons confiance en tant que membres harmonieux de la
communauté. Et cette ouverture au monde qui est en même temps
le “monde de Dieu” reste finalement aussi le bonheur le plus haut
que le monde puisse nous offrir : la conscience d'être chez soi (das
Bewußtsein der Heimat).
Troisième partie
TROISIÈME PARTIE
Le Manuscrit de 1942 a été publié pour la première fois à titre posthume dans le
premier volume de la série C des Œuvres de Werner Heisenberg à Munich par R.
Piper en 1984.
La présente traduction a été publiée en 1998 dans le volume Philosophie. Le
Manuscrit de 1942 aux éditions du Seuil, avec une longue introduction de la
traductrice, un lexique allemand-français, une bibliographie et deux annexes,
“Physique allemande” de Philip Lenard et “Note sur les rapports de Farm Hall”.
Portrait de Werner Heisenberg. © Fototeca / Leemage.
© Éditions du Seuil, 1998, pour la traduction française.
© Éditions Allia, Paris, 2003, 2018, pour la présente édition.
Achevé de numériser
ISBN :
979-10-304-0887-4
Éditions Allia
16, rue Charlemagne
75 004 Paris
www.editions-allia.com