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Titre

WERNER HEISENBERG

Le Manuscrit de 1942

Traduit de l'allemand par


CATHERINE CHEVALLEY
Première partie
PREMIÈRE PARTIE

QUICONQUE détermine sa vie par la tâche de rechercher des


connexions particulières de la nature est placé de lui-même sans
cesse devant la question de savoir comment ces connexions
particulières viennent s'agencer harmonieusement dans le tout sous
la forme duquel la vie ou le monde s'offrent à nous. Partir à la
recherche de lois particulières de la nature sera sans doute pour lui
un jeu infiniment captivant à bien des égards, un jeu qui donne
d'autant plus de bonheur qu'on croit être plus assuré de maîtriser les
règles de la nature. Mais le jeu le plus varié et le plus sophistiqué qui
soit deviendrait au cours de la vie un jeu vide de contenu s'il ne se
rapportait pas à l'universel. Les pensées tournent donc sans cesse
autour du problème du mode de connexion de ce tout que nous
appelons le monde ou la vie (selon que nous nous y pensons nous-
mêmes comme exclus ou inclus) et de la place qu'y occupent les
connexions particulières auxquelles est consacrée une grande partie
du travail de notre existence.
Cette question est liée à une autre tâche plus vaste. Lorsqu'à tel
lieu de la vie de l'esprit une connaissance fondamentalement
nouvelle se présente à la conscience des hommes, il faut toujours
réexaminer et à nouveau résoudre la question de savoir ce que la
réalité est véritablement. Dans l'histoire des hommes, il se détache
clairement différentes époques où la structure de la réalité a subi
des changements. On peut s'abstenir ici de décider si ce
changement de structure avait son fondement dans une
connaissance nouvelle, ou bien si c'était la connaissance nouvelle
qui était initialement devenue possible à cause du changement
intervenu dans la structure de la réalité. Nous pressentons en tout
état de cause une connexion pourvue de sens lorsque nous
apprenons par exemple qu'au début des Temps modernes trois
événements (Ereignis) à première vue complètement indépendants
les uns des autres, mais intérieurement apparentés, se succèdent
rapidement dans le temps : le premier voyage de Christophe Colomb
en Amérique, le débat entre Luther et Zwingli sur la question de
savoir si le pain de la Cène est le corps même du Christ ou s'il ne
fait que le signifier, et la découverte de Copernic.
De nombreux indices laissent penser qu'un changement profond de
la réalité se prépare aussi à notre époque. Dans notre monde, qui
n'était qu'en apparence un monde de certitudes, les années
fructueuses et orageuses qui ont suivi la dernière guerre mondiale
ont propagé les premières ondes d'un souffle nouveau de l'esprit et
personne ne sait ce qui sera “réel” pour les hommes à l'issue des
guerres qui commencent maintenant. Le fait que l'image de la réalité
ait été fondamentalement transformée au cours des dernières
décennies à l'intérieur même des sciences de la nature ne peut
guère être un hasard. Même si nous n'apercevons pas encore
clairement la connexion qui existe entre cette transformation et ces
modifications de plus grande ampleur, la compréhension de ces
processus particuliers dans la science de la nature pourrait donc
bien ouvrir la voie à un développement général de l'esprit
susceptible de se produire ultérieurement à un moment quelconque.
Par suite, la tâche qui s'offre à notre époque est d'essayer de
reconnaître dans les caractères généraux de la science moderne de
la nature une conséquence naturelle d'une position déterminée à
l'égard de la réalité. C'est de cette position à l'égard de la réalité
qu'on veut traiter ici, bien qu'elle ne puisse être elle-même à son tour
que l'expression d'une époque et des espoirs de cette époque.

I. LES DIFFÉRENTES RÉGIONS DE RÉALITÉ

ON ne nous apprend plus aujourd'hui que le monde qui nous entoure


est simple et unifié – comme une sorte de jardin que nous
traverserions de notre naissance à notre mort et qui grandirait à la
mesure de nos joies et de nos peines. Est-ce parce que la science
nous dispose à questionner et à douter de cette simplicité ou parce
que nous y sommes forcés par les orages de l'époque ? Nous nous
rappelons en tout cas que la réalité a déjà changé plusieurs fois au
cours de notre propre vie – non seulement graduellement à la
manière d'un paysage que nous traversons, mais aussi subitement
et de façon imprévisible – et que ces modifications ont pu faire surgir
une profonde inquiétude dans la conscience, qu'elles ont pu mettre
en danger l'unité harmonieuse de notre vie.
Le monde auquel remontent les souvenirs d'enfance est un monde
étroitement limité dans l'espace et le temps. C'est un monde dans
lequel il n'y avait pas encore de séparation entre “signifier” et “être”
et dans lequel une force magique nous permettait de modeler la
réalité selon nos désirs et nos représentations. Comment les choses
se passaient-elles en ce temps-là ? Ce fil échappé de la corbeille à
ouvrage de la mère et posé sur le sol est la haute corde de
l'acrobate qui a montré son art à la foire, le dimanche précédent ; et
moi je suis l'acrobate. Ce morceau de bois est le cheval sur lequel je
chevauche. Il est réellement le cheval, les propriétés matérielles du
bâton ne sont qu'une apparence. Au cours des années le monde
s'élargit dans l'espace et le temps, la force magique qui le
transforme s'affaiblit et toutes sortes d'expériences nous obligent à
ménager aussi à la régularité nomologique de la matière sa place
dans la réalité. Mais cette réalité est encore le simple prolongement
du monde enfantin que nous avions modelé.
Un autre jour apparaît maintenant dans notre souvenir. Un matin,
comme déjà si souvent, l'enfant grimpe sur la balançoire dans le
verger de la maison et son regard se porte par-delà les prés sur la
rivière, en bas, et sur les hauteurs de l'autre rive. Tout est comme
avant. Mais tout à coup le clocher de l'église commence à briller au
soleil, de l'autre côté, au-delà du pont. Par-dessus les piles du pont
et les peupliers, le rayon brillant se répand sur les prés en pente,
monte en s'accrochant aux sinuosités des chemins de la campagne
jusqu'au grand chantier à bois et de là jusqu'à la hêtraie dans les
hauteurs, jusqu'à ce que le monde entier soit transformé comme par
un enchantement. Pour la première fois, même si ce n'est que pour
un court instant, l'enfant pénètre la nouvelle région de réalité dont le
sanctuaire est habité plus tard par l'amour. De nombreuses années
s'écouleront encore avant que le monde enfantin ne disparaisse
complètement, mais il n'existe aucune transition graduelle entre la
réalité qui entoure l'enfant et cette autre réalité future. Le son de la
corde argentée (Silbersaite) chantée par Gottfried Keller ne peut
résonner sur aucune autre corde.
Même dans les années de la création active où les expériences
nouvelles ne modifient plus guère le monde pour l'homme devenu
adulte, une transformation subite et inquiétante de la réalité peut se
produire tout à coup. Nous tissons trop facilement dans notre vie une
idée directrice, ou un désir qui apparaît bientôt comme s'il en était le
seul sens. C'est en fonction de ce désir qu'évoluent toutes les forces
bonnes, et la croyance que nous avons dans sa réalisation nous
semble être la source même de la vie. Il peut arriver alors que le
destin en détruise subitement le fondement et qu'il établisse une fois
pour toutes l'impossibilité de sa réalisation. C'est alors que le monde
peut se modifier de la façon la plus inquiétante. Des gens et des
choses qui nous ont parlé de manière vivante restent muets et
semblent figés et irréels. Là où il y avait eu dans notre vie une
connexion pourvue de sens, il ne règne plus qu'une loi rigide qui ne
décide que par la cause et l'effet sans prendre en considération
aucune connexion plus haute. – Aux temps anciens, on disait alors
qu'on était abandonné de Dieu. Mais peut-être y a-t-il à notre
époque beaucoup d'hommes pour qui le monde a cet aspect gris et
figé.
Comme on l'a souvent dit, la réalité est également apparue très
différente aux différentes époques de l'évolution de l'humanité. Les
peuples jeunes semblent disposer d'une force magique de
transformation qui ressemble à celle que nous trouvons dans le
souvenir de notre propre enfance. À l'apogée de la Grèce, l'homme
grec vivait dans un monde animé partout de dieux et de démons, un
monde où des traces innombrables reliaient le présent au passé
mythique. Dans la solitude des forêts on trouvait immédiatement la
trace de Pan, et dans le culte divin le dieu pouvait être présent d'une
manière qui nous est sans doute devenue inaccessible.
L'histoire enseigne que cette force qui permettait de vivre au milieu
de connexions immatérielles s'est affaiblie aux époques suivantes ; à
l'époque hellénistique tardive, l'extension de la science de la nature
et de la technique montre clairement comment les connexions
nomologiques du monde matériel ont gagné en force dans la réalité.
Mais l'irruption ultérieure du christianisme prend le sens d'une
transformation subite et immédiate de la réalité. Nous savons que,
pour les individus qu'elle a concernés, cette transformation a conduit
à des ébranlements intérieurs extraordinairement violents. Les
Confessions de saint Augustin, par exemple, sont un témoignage
saisissant de la rupture complète introduite par la conversion dans le
cours d'une vie.
Que ce soit dans l'histoire ou dans la vie des individus, on pourrait
approfondir et multiplier à l'infini de tels exemples de
bouleversements fondamentaux de la réalité. Nous devons donc
bien, pour commencer, nous accommoder du fait que des
connexions très différentes peuvent déterminer notre vie ; et si le
mot de réalité ne signifie rien d'autre que l'ensemble des connexions
qui entrelacent et soutiennent notre vie, la vérité est sans doute qu'il
doit y avoir des régions ou des niveaux de réalité très différents.
En liaison avec ce point, on devrait peut-être aussi indiquer que le
monde où vivent les autres organismes de notre Terre est encore
tellement plus différent du nôtre que nous ne pouvons tirer que des
conclusions indirectes à son sujet, en partant des conditions
extérieures complètement autres de leur vie dans ce monde qui se
soustrait à notre représentation directe. Que l'on se rappelle par
exemple ici les recherches de Uexküll sur le monde ambiant des
animaux. Uexküll a entrepris de reconstruire ce monde ambiant en
partant des lois de la physique et de la construction anatomique de
l'organisme. Seules les conditions physiques extérieures de la vie
interviennent à titre de point de départ dans une recherche de ce
genre. Or si l'on se souvient du peu de choses qu'il serait possible
d'inférer au sujet des différentes régions de la vie humaine en
partant de ces conditions physiques extérieures, on peut se former
une lointaine représentation de l'abondance des possibilités qui se
déploient peut-être en arrière de ces présuppositions physiques.
Naturellement, il est facile d'objecter, quand on parle ainsi de
différentes régions de réalité, voire de réalités différentes, qu'il ne
s'agit pourtant ici que d'une seule réalité unifiée, qui apparaît
simplement différente à des êtres différents ou sous des conditions
différentes ; et que donc les différences ne seraient conditionnées
que, disons, par les instruments du corps ou de l'esprit qui
permettent à l'organisme vivant d'entrer en relation avec le monde
dont l'évolution est réglée par des lois immuables. À cette conviction
de l'unité du monde, on ne peut sans doute rien opposer lorsqu'elle
s'exprime sous la forme générale que nous devons aspirer à
concevoir en dernière instance le monde entier selon une seule
connexion pourvue de sens. Mais pour la conscience de la grande
époque des sciences de la nature, celle qui s'est achevée au début
du XXe siècle, la représentation de l'unité du monde était associée à
une autre représentation selon laquelle cette unité trouvait son
expression immédiate dans l'évolution rigoureusement légale du
monde matériel extérieur. Il semblait clair que cette connexion
objective évoluant dans l'espace et le temps valait sans restriction
pour tous les êtres – qu'il s'agisse des organismes vivants aussi bien
que de la matière inerte. Elle apparaissait comme le monde vraiment
“réel” (“real”), qui se dépeignait sur la conscience des êtres vivants
comme sur un miroir – un miroir parfois brouillé ou déformé. Cette
conception pouvait faire valoir en sa faveur que même ce qui arrive
dans l'ordre de l'esprit est toujours lié d'une manière ou d'une autre à
des processus matériels et par suite se trouve peut-être conditionné
et prescrit par les processus matériels – d'autant que de toute façon
on ne pouvait pas douter de la régularité nomologique intrinsèque de
ces derniers. Même si l'on mettait en avant le fait en soi évident que
ce qui arrive dans l'ordre de l'esprit est entièrement différent
qualitativement de l'évolution matérielle, il semblait pourtant que le
monde objectif matériel était là face à un monde subjectif de l'esprit
et la régularité nomologique physique paraissait être au moins le
squelette solide qui soutenait la construction du monde.
Mais c'est précisément à propos de cette question que
l'investigation approfondie de la nature nous a imposé un
changement de nos intuitions au cours des dernières décennies. La
régularité nomologique de l'évolution dans l'espace et le temps n'est
plus pour nous le squelette solide du monde ; elle est plutôt une
simple connexion parmi d'autres, qui se détache du tissu de
connexions que nous appelons le monde par la manière dont nous
la recherchons et par les questions que nous posons à la nature.
L'origine de cette conception a été le discernement que nous avons
acquis grâce aux progrès de la science de la nature en ce qui
concerne certaines régularités nomologiques qui ne se laissent plus
ramener de manière simple à des évolutions dans l'espace et le
temps.
C'est pourquoi la tâche se présente à nouveau d'agencer les
différentes connexions ou “régions de réalité”, de les comprendre et
de les déterminer dans leurs rapports réciproques, de les situer en
relation avec la division entre un monde “objectif” et un monde
“subjectif”, de les démarquer les unes des autres et d'examiner la
façon dont elles se conditionnent les unes les autres, de progresser
enfin vers une compréhension de la réalité où les différentes
connexions soient conçues comme des parties d'un monde unique,
agencé d'une manière pourvue de sens.
Naturellement, le fait de décrire la réalité comme un tissu de
connexions de genres différents n'est pas seulement une
conséquence des développements scientifiques récents. Il s'agit au
contraire de la reprise d'un enchaînement de pensées vieux comme
le monde et souvent poursuivi, et le fait de répéter ce qui a déjà été
dit bien des fois ne se justifie que par la circonstance que cette
conception a été éclairée sous un jour tout à fait nouveau par le
développement des sciences de la nature au cours des dernières
décennies.
Ce développement légitime peut-être l'espoir qu'il doit être possible
de déterminer plus précisément qu'avant les rapports réciproques
qui existent entre les différentes régions de réalité. La plupart des
confusions qui affectent nos idées sur la réalité surgissent en effet
sans doute de la circonstance que toute chose participe
simultanément de connexions de genres différents, exactement de
même que tout mot est en relation simultanément avec des
connexions différentes. Que dans cette situation une coupure claire
soit possible en général, cela demande à être démontré ; et seul un
exemple du fait qu'il est possible de présenter (ausweisen) avec une
clarté mathématique les rapports réciproques entre deux régions de
réalité pourra convaincre qu'on peut agencer et démarquer
clairement les différents niveaux de réalité.

2. LE LANGAGE

QUICONQUE maintenant entreprend de soumettre la réalité à une


recherche de ce genre a besoin pour cela, comme pour toute
méditation bien agencée, de la forme qui permet d'appréhender et
de transmettre les pensées humaines : le langage. Mais la
recherche se trouve par là même confrontée dès le premier pas à
l'abîme au bord duquel se joue toute connaissance humaine : car
est-il jamais possible d'exprimer au moyen du langage quelque
chose d'entièrement déterminé ? La question ne doit pas être prise
comme voulant dire qu'alors qu'il y aurait des pensées déterminées
de façon complètement claire, le langage ne serait pas toujours à
même de pouvoir les exprimer. Ce qui est en jeu dans la question
est plutôt cet élément inévitable d'indétermination, ce “suspens”
(“schwebende”) intrinsèque à la pensée et au langage que les
philosophes ont décrit avec tant de force.
Comment l'enfant fait-il l'apprentissage du langage ? À partir de
l'âge d'un an environ, il s'efforce, dans l'extraordinaire jeu réciproque
qu'il établit entre l'acte de recevoir et l'acte d'agir par lui-même, de
produire des sons et d'imiter ce qu'il a entendu. Il arrive alors un
moment où il réussit par exemple à prononcer pour la première fois
le mot “balle”. L'acquiescement que lui prodiguent les adultes et le
succès occasionné par l'énonciation du mot font inévitablement de
ce son une sorte de formule magique, dont il mesure dès lors
inconsciemment la portée par maintes répétitions. Bientôt chaque
jouet dont il désire que les adultes aillent le lui chercher et peut-être
chaque souhait qu'il adresse aux grandes personnes reçoit le nom
général de “balle”. Seuls l'absence de l'effet souhaité ou l'opposition
manifestée par les grandes personnes enseignent progressivement
– inconsciemment – à l'enfant que la formule magique ne peut pas
être employée à tout venant, et le domaine d'application du mot se
limite ainsi peu à peu. Ce n'est que dans le courant de cette année
que se développe le sens qui correspond à l'usage linguistique
ordinaire du mot ; les limites entre les choses qu'on peut appeler
“balles” et celles auxquelles ce nom ne convient pas ne sont en
général jamais tracées de manière entièrement nette.
En règle générale, le domaine d'application d'un mot n'a donc pas
de démarcation nette. Mais l'indétermination du langage a encore
d'autres causes plus importantes. Il faut souligner d'abord ici que la
signification d'un mot peut dépendre largement de la connexion dans
laquelle il est employé. À regarder les choses plus précisément, on
voit qu'il n'y a nulle part de concepts isolés ni de mots qui leur
seraient coordonnés et à partir desquels une pensée pourrait être
construite dans une proposition comme à partir de briques de
construction individuelles. Toute pensée forme au contraire une unité
non séparable et tout concept qui est contenu dans cette pensée en
reçoit sa coloration caractéristique particulière. Si le poète peut
exprimer des pensées qui ne peuvent pas être redites dans le
langage ordinaire, c'est précisément parce que les mots reçoivent
une signification nouvelle de la connexion dans laquelle ils se
trouvent, de la résonance avec d'autres idées et de la forme
poétique de la proposition. On ne peut pas répéter en prose le
contenu d'un poème.
De plus, tout concept peut être en relation avec des connexions de
genres entièrement différents, qui entrent toutes en relation
réciproque avec ce concept. Un mot comme celui de “couleur” peut
désigner la couleur en tant que contenu de notre conscience ; il peut
signifier une propriété d'un corps, par exemple d'une fleur ; il peut
s'appliquer au procédé technique employé pour la teinture ; il peut
avoir pour objet la couleur en tant qu'elle est une réalité (Realität)
physiquement objectivable caractérisée par une certaine longueur
d'onde ; enfin il peut communiquer et désigner, une fois généralisé,
des différences plus subtiles entre des qualités de genres très
divers. Il peut aussi vouloir dire simplement ce symbole linguistique
“couleur” lui-même, justement en tant que symbole qui ne fait que
“signifier” des structures de la réalité. Les concepts sont pour ainsi
dire les points privilégiés où les différents niveaux de réalité
s'entrelacent. Quand on s'interroge sur les connexions
nomologiques de réalité, ces dernières se trouvent chaque fois
insérées dans un niveau de réalité déterminé ; on ne peut guère
interpréter autrement le concept de “niveau” de réalité (il n'est
possible de parler de l'effet d'un niveau sur un autre qu'en faisant un
usage très général du concept d'“effet”). En retour, les différents
niveaux sont mis en connexion dans les idées et dans les mots qui
leur sont associés et qui, dès le début, sont en relation
simultanément avec de nombreuses connexions.
En dépit de l'équivocité et de l'indétermination des concepts, le
langage est apte à “présenter” ou à “dépeindre” d'une manière ou
d'une autre les états de choses de la réalité ou les pensées qui les
concernent – et il est apparu dans ce but. Cette peinture ne peut pas
être complète et elle ne peut pas être précise ; mais elle peut, pour
utiliser une expression un peu indéterminée, contenir l'“essentiel”.
On veut dire par là que dans toute présentation nous orientons notre
attention en première ligne sur certains caractères que nous
désignons dès lors comme “essentiels”. Pour prendre une
comparaison, l'œil humain n'est capable d'une observation très nette
que sur une petite zone de la rétine et c'est pourquoi il s'oriente
toujours inconsciemment de telle sorte que la partie la plus
importante de l'image se trouve à cet endroit. La pensée humaine
fait de même : elle saisit chaque fois un petit contenu partiel
déterminé qu'elle amène à la pleine clarté de la conscience, tandis
que le contenu résiduel de ce qui est pensé n'apparaît que dans une
pénombre obscure. De cet “essentiel” d'une pensée, le langage peut
donner une présentation.
La peinture des états de choses dans le langage peut, de ce point
de vue, s'effectuer selon deux modes distincts qu'on peut différencier
comme “statique” et “dynamique”, même s'il n'est pas possible de
les séparer nettement. Le langage peut d'abord, en travaillant à
aiguiser toujours davantage les concepts, s'efforcer de parvenir à
une peinture de plus en plus précise d'un même état de choses visé.
Cet aiguisage s'effectue en établissant au fur et à mesure dans le
détail les relations entre les concepts – par exemple en ramenant
des concepts spécifiques à d'autres plus généraux – ou bien en
entreprenant de coordonner ad hoc les concepts à des contenus
d'expérience extrêmement spécifiques. Les langages scientifiques –
tels ceux de la doctrine du droit ou de la description mathématique
de la nature – donnent l'exemple d'aiguisages de ce genre. Un
schéma complètement rigide de règles permettant de lier les
concepts entre eux ainsi qu'aux contenus d'expérience peut ainsi
être finalement constitué, de sorte qu'il est possible de décider
univoquement, pour toute proposition relevant de ce système de
concepts, si elle est “exacte” ou “fausse”. Naturellement, c'est
exclusivement le succès rencontré qui décide de la question de
savoir avec quelle précision ce système de concepts dépeint la
partie de la réalité qui est visée. On ne peut jamais parvenir à un
portrait exact et complet de la réalité. Mais il est permis – si le
système de concepts considéré fait ses preuves – de parler d'un
portrait exact de la “partie essentielle” de l'état de choses considéré ;
car il est clair qu'on ne fixe par là que la partie sur laquelle nous
voulons orienter notre attention. L'exemple le plus connu d'un
système de concepts de ce genre est celui de la mécanique
newtonienne, qu'on peut concevoir – en un sens généralisé –
comme une simple partie constitutive du langage de la science de la
nature. Dans la mécanique newtonienne, les définitions et les
axiomes fixent de manière complète la façon dont il faut appliquer et
relier les uns aux autres les concepts de “masse”, de “force”, de
“vitesse”, d'“accélération”, etc. Ce système s'est montré si
parfaitement adapté à l'agencement et à la description des
processus mécaniques que nous ne pouvons guère douter du fait
que la mécanique newtonienne dépeint de manière exacte le
fragment de la réalité dont il est possible de parler avec ces mots de
“masse”, etc. Cet aiguisage du langage, grâce auquel il est possible
de décider de l'“exactitude” ou de la “fausseté” de toute proposition,
s'accompagne naturellement dans beaucoup de cas d'un
appauvrissement des concepts qu'on y trouve. À la différence des
mots du langage ordinaire, les mots d'un langage technique de ce
genre ne sont plus en relation qu'avec des régions de connexions
entièrement déterminées. De ce fait, la partie de la réalité qui est
dépeinte dans le langage technique et qui est l'“essentiel” pour le
point de vue scientifique adopté peut sembler sans importance dans
d'autres perspectives. Cette présentation d'une partie de la réalité,
qui a été désignée plus haut comme “statique”, est donc
inévitablement liée à un renoncement grave : le renoncement à la
manière infiniment variée qu'ont les mots et les concepts d'être
imbriqués (Bezogensein), qui est ce qui éveille d'abord en nous le
sentiment d'avoir compris un peu l'abondance infinie de la réalité.
Au mode de présentation “statique” de la réalité on peut à ce point
en opposer un autre, qui est rendu possible précisément par cette
manière infiniment variée qu'ont les mots d'être imbriqués et que l'on
peut désigner comme le mode “dynamique”. La pensée qu'on
explicite n'est pas tenue ici d'être le portrait le plus fidèle possible de
la réalité ; elle doit plutôt former l'embryon d'autres suites de
pensées ; ce n'est pas la précision des concepts qui importe, mais
leur fécondité. À travers des modes de relation variés une pensée se
joint à d'autres, nouvelles, et de celles-là il en naît de nouvelles
encore, jusqu'à ce que l'abondance de contenu propre à l'espace
mesuré par ces pensées finisse par faire naître un portrait fidèle de
la région de réalité qui est visée. Ce mode de présentation repose
sur le caractère vivant du mot. En général une proposition ne peut
pas être ici “exacte” ou “fausse”. Mais si une proposition fournit de
manière féconde l'occasion d'une abondance d'autres pensées, il est
possible de la désigner comme “vraie”. Le contraire d'une
proposition “exacte” est une proposition “fausse”. Mais le contraire
d'une proposition “vraie” sera souvent une autre proposition “vraie”.
La version systématique la plus célèbre de cette présentation
“dynamique” de la réalité est la dialectique hégélienne.
Dans la région de la pensée “statique”, on explique – dans la
mesure où le but véritable de cette forme de pensée est avant tout la
clarté. Dans la région de la pensée “dynamique”, on interprète ; car
ce qu'on recherche ici, ce sont des relations infiniment variées, avec
d'autres régions de réalité que nous puissions interpréter.
On peut également utiliser une comparaison pour rendre plus
intelligible la différence caractéristique qui existe entre les deux
méthodes de pensée. Celui qui veut apprendre à connaître une
contrée avec précision peut survoler le paysage en avion et s'en
remettre à la précision des instruments optiques pour faire tracer des
cartes analysables au microscope jusque dans les moindres détails.
Des cartes de ce genre donnent une image précise et complète de
la contrée. Mais il peut aussi parcourir en tous sens la région qui
l'intéresse, il peut y vivre, il peut, poussé vers de nouveaux buts par
chaque observation nouvelle, découvrir des aspects toujours
nouveaux de la nature du pays. Avec le temps, il apprendra
également ainsi à connaître très bien sa région. L'image qu'il obtient
de cette façon n'est pas précise au même sens que le relevé
topographique, mais elle contient des caractères qui manquent au
relevé, tout précis et complet que soit ce dernier en un certain sens.
La poésie elle-même transmettra une connaissance de la réalité.
En poésie la présentation a toujours le caractère dynamique qui
vient d'être décrit. Mais en ce qui concerne l'utilisation des contenus
infinis des modes de relation de tous les concepts, la poésie va plus
loin encore, du fait que les mots y sont aussi tissés en une
connexion formelle qui est donnée par le rythme, le mètre et la forme
du langage dans son ensemble. Cette liaison des concepts en une
connexion formelle – et donc, en un sens très général,
“mathématique” – , la poésie la possède ainsi en commun avec les
formes accomplies du mode de présentation qui a été désigné
comme “statique”. La poésie se tient pour ainsi dire au lieu où les
extrêmes se rejoignent : d'un côté la pensée pure du contenu, qui
met pleinement à profit le caractère vivant des mots, et de l'autre
l'enchaînement des concepts en un schéma mathématique
rigoureux.
Toute tentative pour parler de la réalité comportera en général des
caractères à la fois “statiques” et “dynamiques”. Le danger qui
menace la pensée claire et purement statique est de dégénérer en
une forme vide de contenu. Quant à la pensée dynamique, elle peut
devenir vague et incompréhensible.
Sans doute la science exacte de la nature a-t-elle toujours pour but
de former des systèmes de concepts et d'axiomes clos en eux-
mêmes, afin de dépeindre de manière rigoureuse la partie de la
réalité qui est visée. Mais la démarche de la recherche scientifique
qui tend à agencer une nouvelle région de l'expérience en se
dégageant du système de concepts connu ne peut pas s'effectuer
selon des sentiers déjà tracés au moyen de déductions logiques.
Seule la pensée intuitive (intuitiv) peut franchir l'abîme qui existe
entre le système de concepts déjà connu et le système de concepts
nouveau, la déduction formelle est impuissante à jeter un pont sur
cet abîme.
Lorsque nous quittons une région de réalité déjà clairement
comprise et agencée par la science pour passer dans une région
nouvelle, nous nous trouvons une nouvelle fois dans la situation de
l'enfant qui doit apprendre simultanément à penser et à parler : il ne
peut pas encore parler, parce que les pensées exprimables lui sont
étrangères ; et il ne peut pas encore penser, parce que les concepts
susceptibles d'agencer et de lier ses pensées lui font défaut. Bien
que les limites étroites qui sont assignées à toute description
scientifique spécifique de la réalité deviennent ainsi manifestes, il
n'existe pourtant aucune raison de supposer par ailleurs des limites
de principe à la capacité qu'ont les hommes de parvenir finalement à
comprendre n'importe quelle région de réalité. Cette capacité des
hommes à comprendre et à s'orienter dans la réalité semble au
contraire absolument illimitée. De même que l'enfant apprend avec
une facilité évidente – quels que puissent être le langage, les actes
ou les exigences des adultes – à connaître et à conceptualiser le
monde particulier dans lequel sa naissance l'a fait entrer, de même
le chercheur finira-t-il lui aussi en règle générale par entrer avec
chaque région de réalité dont il peut faire l'expérience dans un
rapport qu'on doit désigner comme un rapport de compréhension,
même si ce n'est que bien plus tard qu'on peut dire ce que l'on veut
dire par le mot de “compréhension”. Bien que notre pensée soit donc
pour ainsi dire toujours suspendue au-dessus d'un précipice sans
fond – puisque nous ne pouvons jamais progresser pas à pas du
terrain solide des concepts clairs jusqu'à un nouveau pays inconnu -,
elle finira malgré tout par pouvoir rendre justice à chaque nouvelle
expérience et à chaque région accessible du monde. Un langage
ajusté à la région de réalité qu'on appréhende du regard et capable
de dépeindre avec précision les états de choses dans ce domaine
finira toujours par se développer.
Certes, le sentiment persistera toujours, si loin que veuille aller la
pensée, qu'il existe au-delà de ce qui a été exploré d'autres
connexions encore qui se dérobent à la formulation dans le langage
et qu'avec chaque compréhension d'une nouvelle zone de la réalité
le domaine de validité de ces connexions s'éloigne un peu plus dans
l'obscurité impénétrable qui est à l'arrière-plan des pensées
formulables dans le langage. Ce sentiment détermine l'orientation de
la pensée, mais il appartient à son essence même que les
connexions vers lesquelles il s'oriente ne puissent pas être
appréhendées dans des mots.
Peut-être peut-on résumer ce qu'on a voulu dire dans ces derniers
paragraphes de la manière suivante :
Toute région de réalité peut en dernière instance être dépeinte dans
le langage. Il est impossible de franchir au moyen de déductions
logiques ou de développements logiques ultérieurs du langage
l'abîme qui sépare les différentes régions.
La capacité de l'homme à comprendre est illimitée.
Des choses ultimes, on ne peut pas parler (Über die letzten Dinge
kann man nicht sprechen).

3. L'AGENCEMENT

TOUTES les époques se sont efforcées d'assujettir notre savoir sur la


réalité à un agencement général. Depuis le développement de la
science de la nature dans les Temps modernes et sans doute sous
l'influence de son exemple, ces efforts ont commencé la plupart du
temps avec la position qu'il existe des connaissances certaines dont
l'exactitude ne peut pas être mise en doute. Une telle connaissance
forme alors le point de départ d'un système dans lequel on cherche
à progresser pas à pas d'une position sur la réalité vers d'autres
positions certaines du même genre, jusqu'à ce que se déploie à
partir de là un agencement général de tout le connaissable.
Naturellement, ces points de départ ont été extraordinairement
différents d'une époque à l'autre. Dans l'attitude adoptée par la
science de la nature au siècle dernier, on trouve naturel par exemple
de faire de la perception sensible le point de départ d'un examen de
ce genre ; on présuppose alors par là que l'expérience sensible
immédiate, dont l'exactitude peut être contrôlée par d'autres
hommes, conduit à une connaissance indubitable de la réalité. Dans
une opposition abrupte avec cette conception, l'intuition des siècles
précédents mettait d'emblée l'accent sur le caractère trompeur de la
perception sensible et voyait par exemple dans “les idées pures de
l'âme qui s'isole en elle-même et fait retour sur elle-même” le point
de départ de la connaissance. On peut penser ici à ce que dit
Malebranche : “Un homme, qui ne juge des choses du monde que
par ses sens [...] se trouvera dans l'état du monde le plus affligeant
qui soit, un état où il se trouve immensément éloigné de la vérité et
de son bonheur. Mais si un autre homme ne juge des objets que par
la médiation des idées pures de son âme, [...] alors il est impossible
que cet homme tombe dans l'erreur.”
Dans différents systèmes, la vérité mathématique passe pour le
modèle de la connaissance indubitable. Il est de fait qu'on ne peut
pas douter des propositions mathématiques qui se laissent
démontrer à partir des axiomes du domaine mathématique
considéré. Mais on a souvent fait observer qu'il s'agit ici de
“jugements analytiques”, c'est-à-dire de propositions qui découlent
par une procédure déductive univoque des présuppositions qui ont
été faites et des définitions qui ont été posées au début, et que de
telles propositions ne peuvent rien énoncer sur la réalité
puisqu'aucune procédure déductive ne peut montrer que les
présuppositions et les définitions dépeignent la réalité de manière
fidèle. Les vérités mathématiques ne peuvent donc pas être utilisées
comme un point de départ pour un agencement de la réalité.
Mais elles peuvent malgré tout jouer un rôle décisif dans tout
agencement de ce genre. Car c'est justement parce que les
propositions mathématiques présentent véritablement une forme ou
un agencement dégagés de tout contenu que tout agencement peut
aussi, inversement, être présenté dans une forme mathématique, et
cela à vrai dire d'autant plus que cette forme est plus accomplie. Le
fait que des formes mathématiques émergent dans chaque région
de réalité qui est comprise a très tôt incité les hommes à la réflexion.
Les recherches des pythagoriciens sur les rapports rationnels des
cordes en vibration harmonique ou les idées de Platon sur les
symétries des corps témoignent de la signification qui a été
accordée à la forme mathématique dans la compréhension de la
nature. Depuis Newton, la science exacte de la nature repose sur la
présupposition tacite qu'il doit toujours être possible d'agencer les
domaines de la nature accessibles à notre expérience selon des lois
rigoureuses et susceptibles d'être appréhendées
mathématiquement. Mais même des présentations de la réalité qui
se situent très loin de la science exacte de la nature, telles que la
musique ou les arts plastiques, révèlent dans une analyse plus
précise des agencements internes qui ont une parenté extrêmement
étroite avec les lois mathématiques. Ces agencements peuvent se
manifester clairement, comme par exemple dans une fugue de Bach
ou dans la symétrie d'un bandeau d'ornement. Ou bien ils peuvent
d'abord n'attirer l'attention que par un balancement particulier, ou par
l'illumination immédiate que procure la beauté d'une ligne
mélodique, comme dans le célèbre thème de la première phrase du
Concerto pour violon en ré majeur de Beethoven. Une recherche un
peu attentive montre toujours des symétries mathématiques simples,
semblables à celles dont traitent les mathématiciens en théorie des
groupes. Les mathématiques sont ainsi tout simplement
l'agencement dans sa forme la plus pure, délivrée de tout contenu.
En ce qui concerne le contenu, les mathématiques ne peuvent donc
pas former le point de départ d'un agencement de la réalité. De
manière tout à fait générale, la conscience scientifique de notre
époque considère comme improbable qu'un agencement de la
réalité puisse commencer avec une connaissance indubitable, puis
s'emparer pas à pas à partir de là de toutes les régions du monde.
Les propositions indubitables sont en effet toujours analytiques –
nous semble-t-il, en dépit de Kant – et elles ne contiennent par
conséquent aucun énoncé sur la réalité ; quant aux propositions
synthétiques, elles ne peuvent pas être considérées comme
contraignantes pour toutes les époques, même si elles sont a priori.
L'histoire de nos vues sur l'espace et le temps enseigne que même
les formes de l'intuition, qui sont antérieures à toute expérience et
doivent pour cette raison être dites a priori, n'ont pas besoin d'être
nécessairement des parties constitutives de théories closes de
l'espace et du temps. Les biologistes ont fait remarquer qu'on devrait
peut-être concevoir les formes a priori de l'intuition comme des
“schèmes innés” qui, en tant que tels, sont assujettis au processus
de sélection et susceptibles de se modifier au cours des millénaires.
Et même s'il existait une connaissance indubitable et que cette
connaissance n'englobait pas immédiatement d'un seul coup toute la
réalité, il n'y aurait certainement aucun chemin pour aller d'une
région de réalité que nous croyons connaître vers une autre,
nouvelle.
Au début d'un agencement de la réalité, il doit donc y avoir quelque
chose d'autre qu'une connaissance certaine et, si l'on en croit les
enseignements de l'histoire, ce quelque chose d'autre résulte d'une
décision (Entscheidung) libre, prise non sans doute par un individu
mais par de grandes communautés humaines ou par l'humanité
dans son ensemble.
L'un des chemins vers l'agencement du monde passe par la
croyance. Dans la religion, l'esprit humain s'applique immédiatement
à ces facultés créatrices qui nous obligent toujours à un engagement
sans condition là où nous pénétrons dans le cercle de leurs effets.
Mais des choses ultimes, on ne peut pas parler : c'est pourquoi
toutes les religions commencent avec une allégorie (Gleichnis).
C'est par l'allégorie qu'est d'abord fixé ou créé, d'une manière ou
d'une autre, le langage dans lequel on doit parler des connexions du
monde. Les mots de l'allégorie sont obscurs : dans la religion, on
renonce dès le début à donner aux mots un sens scientifique
nettement déterminé, grâce à quoi ce sens peut s'adapter chaque
fois en fonction de ce que l'individu au cours de sa vie et l'humanité
au cours des siècles apprennent à comprendre. L'Écriture sainte est
susceptible d'un commentaire infini ; c'est pourquoi elle peut survivre
aux millénaires.
Le langage commun qui est créé dans l'allégorie de la religion unit
les hommes plus étroitement que n'importe quel autre langage
commun. Car les hommes de même langue pourront sans doute se
comprendre dans la vie quotidienne pour tout ce qui concerne les
actes et les passions. Mais les hommes de même croyance peuvent
se comprendre à propos du fondement de toutes les connexions et
donc aussi, comme nous le savons depuis Platon, à propos de
l'agencement des valeurs.
L'ancienne question du sens de la vie trouve sa réponse dans
l'allégorie qui est au fondement de la religion. D'une part l'allégorie
peut parler directement du sens de la vie, et d'autre part le langage
qui est constitué dans l'allégorie peut être tel que la question du
sens de la vie n'y est plus posée.
Un tout autre chemin vers l'agencement du monde est celui qu'on
suit en partant de la science, ou plus précisément de la science
empirique. Dans la science s'exprime l'espoir que l'humanité puisse
apprendre au cours des siècles à parler de toute la réalité à peu près
de la même manière que l'enfant apprend au cours de sa première
année à maîtriser le langage ordinaire. Alors que la religion renonce
dès le début à donner un sens nettement déterminé aux mots –
puisque c'est par ce moyen que ses formules fondamentales
peuvent survivre aux millénaires –, la science naît de la présomption
qu'au cours du temps les mots pourront finir par acquérir un sens
nettement déterminé. Le langage de la science est sujet à
transformation, il se développe en même temps que les expériences
des hommes et l'attitude fondamentale de la science est le
scepticisme. Il n'y a pas dans la science de formulations définitives
au même sens que dans la religion. Il faut qu'un matériel écrasant
d'expériences nous ait contraints à certaines formulations
entièrement déterminées et que ces formules se soient toujours
avérées de nouveau extraordinairement justes dans de multiples
autres expériences pour que nous nous sentions obligés de
reconnaître qu'elles donnent une présentation exacte de la région
d'expérience considérée. Ces formules tendent alors à devenir de
manière définitive une partie constitutive du langage scientifique.
Mais la question des limites de cette région d'expérience, et donc de
celles du domaine de validité des formules en question, ne peut
recevoir une réponse nouvelle qu'à travers de nouvelles
expériences.
L'histoire enseigne que l'humanité parvient aussi de cette manière à
s'orienter dans la réalité. L'enfant se familiarise d'abord avec les
objets les plus simples de sa vie quotidienne, il progresse ensuite
vers des concepts plus compliqués, comme ceux de couleur ou de
forme, etc., et il finit par apprendre à maîtriser également des
concepts abstraits. De la même manière, l'humanité a compris
d'abord comment agencer les régions de l'expérience les plus
importantes pratiquement – c'est ainsi que se sont développées
l'astronomie, la géométrie, la statique et, en concomitance constante
avec elles, les mathématiques ; puis elle a progressé à partir de là
vers d'autres régions plus difficilement accessibles. Ce n'est pas une
connaissance certaine qui se trouve ici au début, mais plutôt le
succès pratique obtenu par les premiers tâtonnements. De même
que l'enfant ne peut apprendre les mots que dans le jeu réciproque
permanent de l'action, du langage et de l'expérience, de même la
science se développe en connexion immédiate avec les applications
pratiques, qui restent en dernière instance la norme véritable de
l'exactitude d'une connaissance acquise. C'est pourquoi la physique
et la chimie se développent en connexion avec la technique, la
géologie et la minéralogie en connexion avec l'exploitation des
mines, la biologie, la physiologie et la psychologie en connexion
avec la médecine.
La revendication de vérité propre à la science est donc toujours
dérivée de l'objet (Objekt) ; car le langage de la science se forme en
relation réciproque avec ce qui est objectivé et, pour la science, le
but idéal de la présentation est la présentation “objective” d'un état
de choses déterminé. On présuppose par là que l'état de choses
considéré se laisse tellement dissocier de nous et de sa présentation
qu'on peut justement en faire un “objet” (“Objekt”) pur. Mais il reste
qu'il existe de larges régions de réalité qui ne se laissent absolument
pas objectiver en ce sens, c'est-à-dire qui ne se laissent pas
dissocier du procédé de connaissance qui est au fondement de
notre méthode d'investigation. Il n'en résulte pas pour autant que ces
régions se soustraient d'emblée à une présentation dans le langage
de la science ; car même si un état de choses ne se laisse pas
objectiver au sens qu'on a dit, il reste que ce fait lui-même peut
justement être objectivé à son tour et exploré dans sa connexion
avec d'autres faits. Le langage de la science peut donc, en tendant à
une objectivité de degré supérieur, s'adapter aussi à des régions de
réalité plus étendues. Mais il est compréhensible que ce langage
devienne d'autant plus difficile qu'il se tourne vers la description de
régions de réalité qui ne peuvent pas être objectivées de façon
simple. Même l'enfant apprend d'abord seulement à nommer ses
propres jouets, et ce n'est que bien plus tard qu'il devient capable de
parler de sa joie, de son émerveillement, voire de lui-même.
Les chemins qui mènent à l'agencement du monde à partir de la
croyance et de la science empruntent donc leurs points de départ à
des pôles exactement opposés. La science commence dans les
régions de réalité où nous pouvons, apparemment, faire entièrement
abstraction aussi bien de nous-mêmes que de notre mode de
présentation.
La religion débute au contraire directement dans une région dont la
forme visible pour nous doit être forgée par nous seuls ; elle débute
donc dans la région des facultés créatrices, où nous donnons forme
au réel lui-même.
C'est pourquoi l'agencement du monde au sens de la religion a
souvent été opposé à l'agencement du monde au sens de la science
comme un agencement “subjectif” à un agencement “objectif”. Il faut
admettre que, considérée historiquement, la revendication de vérité
propre à une religion déterminée est limitée dans l'espace et le
temps – par contraste avec celle qui est propre à la science. Les
dieux de la Grèce ont cessé pour toujours de gouverner le monde à
partir du moment où l'on a cessé de leur faire des sacrifices, tandis
que les lois du levier d'Archimède sont valides même encore
aujourd'hui. Mais les anciens dieux n'en ont pas moins, en leur
temps, gouverné réellement le monde grec. En suggérant qu'il n'y
avait là qu'un effet de l'imagination des hommes, on voudrait
indiquer par une telle formulation qu'il pouvait y avoir des incroyants
même en ce temps-là, du moins en principe. Mais on donnerait ainsi
une image complètement fausse des événements qui frappaient
réellement les hommes de ce temps. Celui qui prenait part aux fêtes
de Dionysos, par exemple, pouvait rencontrer réellement le dieu.
La région centrale à partir de laquelle nous donnons forme au réel
lui-même constitue pour le langage de la science une sorte de
singularité infiniment éloignée qui est bien en dernière instance
d'une signification décisive pour l'agencement, mais qui ne peut
pourtant jamais être atteinte. Inversement, le langage de la croyance
ne peut pas rendre justice à la région de réalité qui est objectivable
et détachée de nous. Car c'est de leur relation avec nous que les
mots de ce langage ont directement reçu leur sens.
Seule la religion peut parler du sens de la vie. “Sens” signifie en
effet que nous sommes nous-mêmes visés – et la science ne peut
pas avancer jusqu'à ce point. On ne peut donc parler du sens de la
vie dans le langage de la science que comme le fait Bohr : “Le sens
de la vie consiste en ceci que cela n'a aucun sens de dire que la vie
n'a aucun sens.” C'est pourquoi la science s'avère une si faible
consolation. Ce n'est que pour le sage, qui a éprouvé que toutes les
pensées par lesquelles nous cherchons à fonder le sens de la vie
reviennent en cercle à leur point de départ, que cette connaissance
signifie justement une consolation suffisante.
Les concepts d'“objectif” et de “subjectif” désignent deux pôles à
partir desquels un agencement de la réalité peut trouver son point de
départ. Ils désignent aussi deux aspects de la réalité elle-même ;
mais on se livrerait à une simplification bien trop grossière si l'on
voulait diviser le monde en une réalité objective et une réalité
subjective. Bien des rigidités de la philosophie des derniers siècles
sont nées de cette peinture (Malerei) en noir et blanc. La valeur
accordée à ces deux aspects du monde a également été très
différente selon les différentes époques. Il est arrivé que l'un des
deux aspects soit considéré comme n'étant qu'une simple
apparence trompeuse. Notre époque trouve plus naturel de ne pas
poser ici la question de la valeur et de tendre à une division de la
réalité plus fine et plus claire. Comme cette division doit être
scientifique, elle avancera en progressant pas à pas de l'objectif vers
le subjectif ; la description et la démarcation des régions particulières
de la réalité doit s'effectuer avec toute la minutie appropriée à la
science nouvelle de la nature qui s'est développée au cours des
siècles.
Deuxième partie
DEUXIÈME PARTIE

1. LES RÉGIONS DE LA RÉALITÉ SELON GOETHE

L'AGENCEMENT que suggère le développement de la science de la


nature se rattache à des formes de pensée très anciennes qui ont
été constamment reformulées au cours des différentes époques.
Citons en première place un extrait des Appendices à la Théorie des
couleurs de Goethe :
“Tous les effets que nous remarquons dans l'expérience, de
quelque genre qu'ils soient, sont dans une connexion parfaitement
continue ; ils se transforment les uns dans les autres et se
transmettent (undulieren) les uns aux autres du premier jusqu'au
dernier. Qu'on les sépare, qu'on les oppose, qu'on les mélange, cela
est inévitable ; et pourtant il devait découler de là un conflit illimité
dans la science. La pédanterie qui divise tout de manière inflexible et
le mysticisme qui amalgame tout engendrent tous deux les mêmes
calamités. Mais ces modes de l'action (Tätigkeiten), qui vont des
plus communs aux plus élevés, de la brique qui tombe du toit jusqu'à
l'illumination de l'esprit qui s'épanouit en toi ou que tu communiques,
se suivent les uns les autres. Nous cherchons à expliciter ce qui est :
“contingent – mécanique – physique – chimique – organique –
psychique – éthique – religieux – génial.” Ainsi est désigné un
agencement de la réalité qui peut passer pour le modèle de celui
que recherche la science moderne. Mais avant d'explorer un tel
agencement, il faut exposer avec précision ce qu'une division de ce
genre peut signifier, ainsi que ce qu'elle ne peut pas signifier.
Il est manifeste en premier lieu qu'il ne s'agit pas ici d'une division
des choses (au sens le plus général). À vrai dire, on pourrait avoir
cette impression à première vue dans la mesure où l'on pourrait
aussi agencer les choses selon des catégories de ce genre, au sens
par exemple où la pierre relève des régions inférieures – mécanique,
physique, chimie – tandis que les plantes et les animaux
appartiennent au domaine de l'organique, les régions supérieures
étant réservées aux hommes, qui ont une âme. Mais nous savons
bien depuis longtemps que même la matière “inerte” (“tot”) peut être
incorporée dans l'organisme par des transformations chimiques
quelconques et participer ainsi à la vie ; nous savons en outre que
les fonctions de l'organisme s'exécutent par l'effet de lois physiques
et chimiques ; nous savons enfin que les processus physiques et
psychiques sont étroitement liés dans leur déroulement. Aussi n'est-
ce certainement pas une division des choses qui est visée dans cet
agencement.
Si nous abandonnons donc cette première idée et que nous faisons
un pas de plus, la conception qui s'offre à nous est qu'il s'agit d'un
agencement des modes de comportement de la substance. On
parvient à quelque chose comme l'idée qu'une seule et même
substance peut être impliquée dans des connexions extrêmement
différentes. Une même goutte d'eau, par exemple, n'aurait d'abord à
obéir qu'aux lois de la physique, dans l'écoulement d'un ruisseau ;
puis elle serait gouvernée par des forces chimiques, en se
mélangeant avec les sels de la terre ; puis encore, une fois reçue
dans les racines des plantes, elle entrerait dans le domaine d'action
des lois organiques, et ainsi de suite. Si l'on adopte cette idée, il
semble qu'il s'agisse dans cette division d'un agencement des
connexions nomologiques qui, en tant qu'Idées directrices, se
tiennent pour ainsi dire en face de l'“autre”, de la substance. Goethe
voulait sans doute dire aussi quelque chose de semblable puisqu'il
parle de différents “modes d'action”. Mais il faut encore améliorer
cette idée en un point essentiel. Du point de vue de la nouvelle
science de la nature, il n'est pas possible en général de dissocier le
concept de substance du concept de régularité nomologique. Si l'on
suit le développement du concept de matière dans la physique
moderne, la matière apparaît en dernière instance, exactement de
même que la force, comme une certaine structure de l'espace. Cette
structure est assujettie aux lois de la nature et le fait que dans bien
des cas le mot de “matière” puisse être utilisé pour la description des
processus tient à certaines propriétés simples d'“invariance” de ces
lois. Mais ce qui est permanent à travers la variation des
phénomènes n'est pas la chose matérielle, c'est la loi.
C'est seulement une fois qu'on a franchi ce pas et reconnu qu'il
n'existe pas de “choses matérielles” obéissant à des lois
déterminées, mais seulement des connexions nomologiques,
connexions dont nous pouvons faire l'expérience et pour la
description desquelles nous utilisons aussi occasionnellement des
mots tels que chose matérielle ou matière – c'est alors seulement
que la proposition selon laquelle il doit s'agir, dans la division
cherchée, d'un agencement de la réalité du point de vue des
connexions nomologiques peut être comprise exactement.
Par l'expression de “région de réalité” – dans la mesure où le mot
de région est utilisé au sens spécial de division – nous entendons
ainsi un ensemble de connexions nomologiques. Un tel ensemble
doit d'une part former une unité solide, car autrement on ne pourrait
pas parler légitimement de “région”, et d'autre part il doit pouvoir se
démarquer nettement d'autres ensembles, précisément afin de
rendre possible une division de la réalité. La question se pose alors
de savoir comment un ensemble de lois peut être clos en lui-même
et se démarquer nettement de lois qui sont d'un autre genre.
Il faut ici se souvenir d'abord du fait que le langage dans lequel
nous parlons de la réalité naît de l'effet conjugué de l'action et de
l'expérience. À mesure que les concepts reçoivent avec le temps un
sens toujours plus net, ils se lient également à des présuppositions
entièrement déterminées au sujet de notre comportement dans
l'action. C'est justement parce qu'un système de concepts est en
relation avec un comportement entièrement déterminé dans l'action
sur la réalité, et que de ce fait il ne peut plus s'appliquer quand nous
adoptons un autre comportement, qu'une certaine clôture de ce
système et de la région de réalité qui y est visée s'impose d'elle-
même. D'un autre côté, le domaine d'application du système de
concepts en question devient de cette façon hautement
problématique, parce qu'il est clair que ce n'est que par l'expérience
qu'on peut décider jusqu'à quel point le comportement d'action qui a
été présupposé est généralement possible. Pour prendre un
exemple, on utilise des concepts comme ceux de masse, de
position, de vitesse, de direction et d'échelle pour la description de la
région de réalité que la physique classique du siècle dernier a
permis d'appréhender. Il existe sous ce rapport des prescriptions
claires au sujet de la manière dont il est possible de mesurer une
masse ou une position, ou d'établir techniquement et de vérifier une
échelle. Ce n'est qu'à travers ces prescriptions que les concepts
qu'on a mentionnés reçoivent leur sens physique. En outre, ce n'est
que par l'expérience qu'on pourra décider où et jusqu'à quel point
ces prescriptions peuvent être exécutées. On peut néanmoins parler
d'une région close de la réalité, celle précisément que ces concepts
permettent d'appréhender.
Il semble donc possible sur le plan des principes de discerner
clairement les uns des autres différents systèmes de concepts et
différentes régions de réalité, parce qu'ils sont liés à différents
modes de comportement et par là même à différents types de
questions. Toutefois, on n'a pas encore gagné grand-chose en
indiquant une telle possibilité de façon générale. Car d'une part les
considérations qui relèvent de la science doivent avoir pour but, non
seulement de faire voir les régions de réalité, mais aussi de donner
une formulation exacte et sans omission de l'ensemble des
connexions qui signifie la région (die den Bereich bedeutet). D'autre
part la considération des processus les plus simples de la nature
enseigne que les différentes régions se rencontrent ou se
chevauchent constamment dans les choses dont nous faisons nos
objets de recherche. Par suite, quand même il serait possible de
discerner différentes régions les unes des autres en ceci qu'on se
rend bien compte que des lois différentes se rapportent à différents
types de questions, il n'en reste pas moins que les lois doivent se
trouver dans une relation étroite les unes avec les autres même si
elles sont de genres différents. Pour prendre un exemple, on peut
aborder l'étude de l'ossature d'un animal à partir du type de
questions propres à la physique et étudier la manière dont cette
ossature réagit, en tant que système statique, aux sollicitations
extérieures, à la pression, au choc et à la traction ; d'un autre côté
on peut l'étudier en tant qu'élément d'un organisme. Mais puisque
c'est une seule et même chose qui apparaît dans un cas comme le
champ d'action des lois physiques et dans l'autre comme le champ
d'action des lois biologiques, il est manifeste que les lois physiques
et biologiques doivent être tellement accordées (abgepaßt) les unes
aux autres qu'aucune contradiction ne peut naître aux lieux où,
comme ici, elles se chevauchent. Cette relation réciproque entre des
régularités nomologiques de genres différents est en un sens
quelque chose qui se comprend de soi-même : il est clair en effet
que les lois sont simplement l'expression de l'expérience, et
l'expérience commence avec la connaissance qu'il existe des
choses. En un autre sens, cet état de choses pose une contrainte
très forte, par exemple sur les régularités nomologiques qui ont une
formulation mathématique ; il requiert que deux formalismes de
genres différents soient si complètement accordés l'un à l'autre qu'il
ne se présentera jamais aucune contradiction même dans la
multiplicité infinie de leurs conséquences. Dans de nombreux cas,
on ne peut parvenir à ce résultat que si l'un des formalismes est
contenu dans l'autre à titre de cas limite. Dans le système des
régions en lesquelles la réalité se partage pour nous – ou du moins
dans certaines parties de ce système –, il y aura donc quelque
chose comme une hiérarchie de places, au sens où certaines
régions inférieures sont contenues dans des régions supérieures à
titre de cas limites particuliers et simples. Cela ne signifie pas qu'il
ne s'agit pas, dans la région inférieure, d'un ensemble indépendant
de lois ; au cas limite simple peuvent appartenir, comme à leur
région originaire, des concepts différents et plus simples.
L'agencement de la réalité que nous cherchons doit progresser de
l'objectif vers le subjectif. Aussi doit-il commencer avec une partie de
la réalité que nous pouvons poser dans une entière extériorité par
rapport à nous et où nous pouvons faire entièrement abstraction des
méthodes à l'aide desquelles nous parvenons à une connaissance
de son contenu. Mais au sommet de l'agencement se tiennent,
comme dans l'esquisse de Goethe, les facultés créatrices à l'aide
desquelles nous transformons nous-mêmes le monde et lui donnons
forme. On se tromperait si l'on comprenait ici le mot de “subjectif” au
sens où il s'agirait par exemple en partie, dans les régions
supérieures, d'états de choses qui n'existeraient que dans notre
sentiment, ou que pour des hommes déterminés, ou encore d'un
genre quelconque de réel imaginaire. Ce qui est visé par le mot
“subjectif “ n'est en aucune manière la simple apparence (der bloße
Schein). Chacune de ces régions contient au contraire pour une très
grande part des connexions qui se laissent objectiver de manière
complète. Par le mot “subjectif” on veut seulement indiquer qu'il n'est
peut-être pas possible, dans une description complète des
connexions d'une région, de faire abstraction du fait que nous
sommes nous-mêmes partie prenante de ces connexions. Si l'on
veut par exemple formuler les lois de la physique atomique de
manière complète, on ne peut plus faire abstraction du fait que nos
corps et les appareils que nous utilisons pour l'observation sont eux-
mêmes assujettis aux lois de la physique atomique ; en outre, ce qui
intervient dans ces lois est notre connaissance d'un état de choses,
et non notre connaissance d'un fait (Faktum) physique. La même
chose vaudra dans une mesure encore bien plus forte en
psychologie. L'existence de l'âme humaine est sans doute un état de
fait objectif que nous pouvons poser dans une entière extériorité par
rapport à nous. Mais dans la formulation des lois de la psychologie,
la circonstance que nous sommes nous-mêmes des êtres dotés
d'une âme entrera de manière essentielle. Même les forces dont
parle l'allégorie de la religion sont “objectives”.
Quand on dit qu'il doit s'agir d'un agencement qui progresse de
l'objectif vers le subjectif, on veut donc dire que le procédé de
connaissance par lequel nous nous informons sur la réalité forme lui-
même dans une mesure toujours croissante une partie constitutive
des connexions qui caractérisent la région considérée. Une telle
formulation pourrait bien sembler encore trop grossière, si l'on
possédait déjà au sujet des régions supérieures des connaissances
aussi précises que celles dont nous disposons pour les régions
inférieures. Mais nous devons nous contenter pour le moment de
connaître l'orientation générale dans laquelle nous devons chercher
les différences fondamentales qui existent entre les régions
inférieures et les régions supérieures.
Ces remarques préliminaires font apparaître un plan de division
auquel on pourra objecter qu'il est question ici, non pas vraiment de
régions, mais d'idéalisations déterminées de la réalité. On peut dire
par exemple que la physique classique présente le type même de
l'idéalisation dans laquelle nous pouvons faire entièrement
abstraction du procédé de connaissance qui nous instruit sur la
réalité. On a alors l'impression que le chemin suivi pourrait conduire
non pas à un agencement de la réalité, mais à un agencement de
notre compréhension ou de notre connaissance de la réalité. De fait,
le concept d'agencement présuppose déjà non seulement la chose
(Sache) à agencer, mais aussi nous-mêmes, et dans cette mesure il
ne semble pas extraordinaire que nous ne puissions pas décider,
s'agissant d'un agencement, si cet agencement s'impose à nous
comme un agencement de la réalité ou comme un agencement de
notre compréhension de la réalité. En outre, le fait que toute division
de la réalité selon un agencement exige une idéalisation est quelque
chose qui se comprend de soi-même, puisque la réalité se tient
d'abord tout autour de nous comme une connexion continue en
fluctuation constante d'où nous extrayons des processus, des
phénomènes et des lois déterminés grâce à l'intervention de notre
pensée – justement dans la mesure où elle idéalise. Mais en
définitive on doit encore et toujours se rendre compte que la réalité
dont nous pouvons parler n'est jamais la réalité “en soi”, mais
seulement une réalité dont nous pouvons avoir un savoir, voire dans
bien des cas une réalité à laquelle nous avons nous-mêmes donné
forme. Si l'on objecte à cette dernière formulation qu'il y a pourtant
en définitive un monde objectif complètement indépendant de nous
et de notre pensée, qui évolue ou qui peut évoluer sans que nous y
soyons pour rien et qui est ce que nous visons vraiment avec la
recherche scientifique, alors on doit opposer à cette objection à
première vue si lumineuse le fait que l'expression “il y a” (“es gibt”)
vient néanmoins déjà du langage humain et peut donc difficilement
signifier quelque chose qui ne serait pas en relation d'une manière
ou d'une autre avec notre pouvoir de connaissance. Pour nous, “il
n'y a” justement que le monde dans lequel l'expression “il y a”
possède un sens.
2. LA PHYSIQUE (CLASSIQUE)

L'AGENCEMENT auquel on tend ici doit donc commencer avec cette


région du monde qui est “la plus objective”, celle dont nous pouvons
parler sans avoir à nous référer directement aux méthodes par
lesquelles nous en faisons l'expérience. Cette région contient en
premier lieu la partie du monde que ce qu'on appelle la “physique
classique” a permis de décrire sous une forme scientifique. La
première discipline de cette physique classique qui se soit
développée complètement a été la mécanique newtonienne, qui
s'est trouvée avoir exercé une signification décisive pour le
développement de la science de la nature en tant que modèle de la
manière dont il est possible de formuler mathématiquement de façon
complète un ensemble de connexions nomologiques dans la nature.
C'est pourquoi il faut qu'il soit d'abord question, ici aussi, de la
mécanique classique.

a) La mécanique
La mécanique newtonienne commence avec le concept de
substance. Elle suppose que tout corps est fait d'une quantité de
“matière” déterminée qui n'est pas susceptible d'être influencée par
des modifications de forme ou de mouvement et qu'on peut désigner
comme sa “masse” (la quantitas materiae de Newton). Cette masse
appartient en propre au corps, elle est complètement indépendante
des méthodes par lesquelles on peut la déterminer. Il est évident que
cette première supposition présente déjà une idéalisation qui n'a pas
de réalisation précise dans la nature ; car les corps qui sont
accessibles à notre observation sont constamment en train
d'échanger des effets avec d'autres corps, ce qui peut même
entraîner avec le temps de légères modifications de la masse. Le fait
que ces effets soient négligeables permet cependant de former le
concept de “masse” et il est possible ensuite de donner à ce
concept, dans la formulation exacte des lois mécaniques, une
finesse assez grande pour que l'on puisse parler aussi de ces
légères “modifications de masse”.
La mécanique procède en outre de l'idée que tout corps (ou toute
partie individuelle d'un corps) possède une position déterminée en
tout temps. L'espace et le temps apparaissent comme deux
schèmes d'agencement fixes et indépendants l'un de l'autre, dans
lesquels il est possible d'inscrire les processus du monde. La théorie
newtonienne renonce dès le début à l'idée, qui avait semblé
naturelle depuis la philosophie grecque, que l'espace et la matière
pourraient être liés l'un à l'autre, au sens par exemple où l'espace
serait pour ainsi dire déployé à partir de la matière, ou bien au sens
où la matière devrait être considérée comme une structure de
l'espace. Elle se contente plutôt d'objectiver l'espace et le temps
dans la forme que nous leur connaissons, précisément parce que
l'expérience enseigne qu'une telle objectivation est possible dans
une large région d'expériences. On présuppose par là que la
géométrie euclidienne “est valide” pour l'espace. Il s'agit ici, d'un
côté, d'une thèse qui n'est susceptible d'aucune preuve dans
l'expérience. Car si une mesure opérée selon des normes physiques
indique par exemple une déviation par rapport aux lois de la
géométrie euclidienne, on peut toujours en rendre responsables les
propriétés physiques des instruments. Lorsque le mécanicien dans
son atelier prouve que des plaques métalliques sont exactement
planes en plaçant trois plaques deux à deux l'une sur l'autre, en les
faisant coulisser et en regardant si elles sont bien partout en contact,
il augmente par son comportement, si cela réussit, la certitude que la
géométrie euclidienne est valide dans les plans des plaques.
Pourtant, d'un autre côté, cette thèse quant à la géométrie
euclidienne n'est une conséquence de l'expérience que dans la
mesure où elle s'impose à nous justement parce que nous avons
tant de succès grâce à elle dans notre face-à-face avec l'expérience.
Le mécanicien peut de fait si bien polir les trois plaques de métal
qu'une fois posées l'une sur l'autre elles soient partout en contact,
même pour un déplacement quelconque ; cela vaut du moins pour la
précision qui est à la disposition de ses outils. Qu'il en soit ainsi est
une expérience et rien ne nous autorise à croire que le processus
retracé puisse être opéré avec une précision indéfiniment croissante.
La mécanique newtonienne présuppose de plus une échelle des
temps fixe et indépendante de la position. On pense donc là encore
à un temps objectif qui “évolue” indépendamment de tous les
événements et l'on suppose qu'on peut traquer ce temps en
mesurant pour des positions arbitraires des heures posées comme
identiques. Là encore, cette présupposition fait ses preuves dans
une large région d'expériences.
La mécanique newtonienne prend donc les processus de la nature
en considération pour autant qu'il est possible d'attribuer aux corps
(indépendamment de toutes les méthodes d'observation) une masse
fixe et une position déterminée à chaque instant dans un espace de
métrique euclidienne. Quant à la question de savoir jusqu'où
légifèrent ces concepts de masse, de position, de vitesse, etc., pour
la description de la nature, c'est à travers l'expérience qu'on en
décide.
La “masse” matérielle s'oppose en mécanique à la “force”
immatérielle en tant que “ce qui est susceptible de mouvement”. Ce
contraste a quelque chose d'étrange dans la mesure où il est clair
que la force doit être, exactement comme la matière, un effet établi
de manière entièrement objective dans l'espace et le temps, ce qui
rend difficile de comprendre pourquoi elle est pensée comme
quelque chose de radicalement différent de la matière. Malgré les
succès que la représentation d'une telle force immatérielle agissant
sur un corps a permis de remporter, l'exigence de ne laisser que le
même agir sur le même, et donc de voir dans la force elle-même une
forme de la matière, se fait ici ressentir. De fait, ce pas a été franchi
ensuite au XIXe siècle dans le développement de la théorie de
l'électricité, dont il sera question plus loin.
Le privilège particulier dont la mécanique a bénéficié par rapport à
toutes les autres parties d'une description scientifique de la nature
repose, d'une part, sur le fait qu'elle a pour objet le comportement
objectif des corps matériels dans l'espace et le temps – donc
quelque chose de particulièrement simple et intuitif ; mais d'autre
part il repose aussi sur le fait qu'on ne peut se représenter aucun
état de la matière dans lequel l'effet des lois mécaniques ne se
manifesterait pas de manière visible. Alors qu'il existe bien des états
de la matière où ni l'effet des lois chimiques ni celui des lois
biologiques ne s'extériorise immédiatement (pensons par exemple
aux gaz volcaniques à l'intérieur des étoiles), le règne des lois
mécaniques reste visible aussi longtemps qu'on peut tout
simplement parler de matière. La mécanique peut donc, d'une part,
être désignée comme une forme particulièrement limitée de la
description de la nature, puisqu'elle ne prend les processus de la
nature en considération que dans la mesure où ils peuvent être
objectivés de manière complète ; mais d'autre part elle peut passer
pour être la légalité naturelle (Naturgesetzlichkeit) la plus
englobante, celle qui se manifeste partout où se rencontre tout
simplement de la matière.
Les lois de la mécanique newtonienne sont dépeintes de manière
complète par un formalisme mathématique.
Dans ce formalisme, on peut dériver des présuppositions qui ont
été posées au fondement une quantité infinie de conséquences de
genres différents, qui toutes découlent inévitablement de ces
présuppositions. C'est en cela qu'on pourrait dire que le résultat de
n'importe quelle procédure expérimentale mécanique peut être
prédit avec une certitude mathématique. À quoi on peut d'abord
objecter que la présupposition, en l'occurrence celle de la validité
des lois qui sont explicitables sous forme mathématique, est une
question qui relève de l'expérience. Du fait que le soleil s'est levé
tous les jours jusqu'à présent, on ne peut jamais déduire
logiquement qu'il doive se lever de nouveau demain. Toutefois, d'un
point de vue pratique, cette objection entraîne simplement que le
degré de certitude avec lequel nous tablons sur un résultat
déterminé d'une procédure expérimentale doit être limité d'une
manière ou d'une autre. Le résultat de la recherche peut être
présupposé avec le même degré de certitude que celui avec lequel
nous savons que le soleil se lèvera demain. Ce degré de certitude
est toujours suffisant pour nous. Une autre limitation de cette
certitude découle ensuite bien sûr de la question de savoir s'il est
tout simplement possible de parler d'une procédure expérimentale
“mécanique”. Il est clair que ce n'est jamais le cas que pour une
certaine approximation du cas considéré ; et en général il est
possible de juger, à partir de la manière dont la procédure
expérimentale est mise en place, du degré de précision avec lequel
les concepts de masse, de position, de vitesse, etc., sont capables
d'exprimer les présuppositions expérimentales. Le résultat d'une
procédure expérimentale ne peut être anticipé à partir des lois
mécaniques qu'avec une certitude correspondant à ce degré de
précision. Pour illustrer ces différentes gradations de la certitude, on
peut se servir de l'exemple suivant. À un inventeur qui s'efforce de
construire un mouvement perpétuel, la seule objection que l'on
puisse faire – s'il ne se limite pas aux processus mécaniques (ou à
d'autres dont les régularités nomologiques soient complètement
connues de nous) – est qu'à en juger selon les lois de la nature
connues de nous jusqu'à présent un mouvement perpétuel est
probablement impossible. Si cet inventeur cherche à construire un
mouvement perpétuel purement mécanique, alors on peut désigner
ses efforts comme dénués de sens avec le même degré de certitude
que celui avec lequel nous savons que le soleil se lèvera demain. Si
l'inventeur entreprend néanmoins de construire en pensée un
mouvement mécanique perpétuel en appliquant les lois
newtoniennes, il se rend alors coupable d'une erreur mathématique.

b) L'électricité et le magnétisme
Le premier progrès décisif qui ait été fait en physique classique par
rapport à la mécanique newtonienne a été obtenu grâce au
développement de la théorie de l'électricité. Cette discipline a pour
objet les forces particulières qui agissent entre des corps
électriquement chargés ou aimantés ; elle conduit en même temps à
une analyse parfaitement générale du concept de force, qui est
encore un peu étrange dans la mécanique newtonienne. Dans la
théorie de l'électricité, la force est objectivée et fixée
spatiotemporellement au moyen du concept de “champ” de forces,
de façon analogue à ce qui se passe pour la matière en mécanique.
Elle apparaît non seulement comme un effet d'un corps sur un autre,
mais encore comme étant elle-même un processus évoluant dans
l'espace et le temps et pouvant se dissocier complètement de toute
matière. L'étroite parenté de nature entre force et matière, qui trouve
en définitive son expression la plus distincte dans les régularités
nomologiques qui n'ont été découvertes qu'au début de ce siècle en
connexion avec la théorie de la relativité restreinte, est clarifiée
grâce à cette autonomisation de la force. Du point de vue qui est
devenu familier aujourd'hui, il ne semble pas antinaturel de désigner
par exemple le rayonnement, c'est-à-dire le champ de forces
électromagnétique, comme une forme particulière de matière ; car la
matière peut se transformer en rayonnement et le rayonnement en
matière. Le principe de la conservation de la substance se prolonge
en un principe de conservation de l'énergie et l'énergie peut entrer
en jeu sous les formes les plus différentes : comme rayonnement,
comme mouvement, comme poids.
De nombreux savants ont d'abord résisté à ce développement de la
mécanique en théorie de l'électricité parce que l'autonomisation du
champ de forces conduit manifestement à la dissolution du concept
primitif de substance de la mécanique newtonienne. On n'a donc
pas manqué d'essayer de réinstaurer dans ses droits le concept
originaire de substance en introduisant un éther hypothétique, qu'on
voulait considérer comme le support du champ électromagnétique
qui semblait autonome dans l'espace. Mais une substance qui ne se
laisse pas localiser et que nous ne pouvons ni sentir, ni peser, ni
voir, comme l'éther, mérite encore moins ce nom que le champ de
forces électromagnétique, et la recherche scientifique a donc dû se
résoudre à l'abandon de ce concept primitif de la matière. Le
langage dans lequel nous parlons de la nature se forme dans un jeu
réciproque entre l'action et l'expérience et il ne dépend pas
seulement de nos désirs, qui sont souvent historiquement
conditionnés.
Même si ce sont donc les expériences sur l'électricité et le
magnétisme qui ont obligé la recherche scientifique à abandonner
un concept fondamental qui a passé longtemps pour être le pilier le
plus solide de l'édifice de la science de la nature, il reste que la
nature s'oppose ici dans une très large mesure à notre besoin
d'objectiver et de projeter tout ce qui arrive en un processus objectif
dans l'espace et le temps. D'une certaine façon, la théorie de
l'électricité peut être vue comme l'accomplissement de ce
programme ; en effet, conformément à son insertion dans le système
des lois physiques, il ne s'agit là encore que d'un mode unifié de
l'événementiel qui englobe tous les processus de la nature et qui
évolue de façon objective dans l'espace et le temps
indépendamment de toute observation (ein einheitliches, alle
Vorgänge der Natur umfassendes, in Raum und Zeit unabhängig
von aller Beobachtung bjektiv ablaufendes Geschehen), mode que
nous pouvons rattacher de manière entièrement déterminée –
compte tenu de la situation particulière et des questions que nous
posons – aux concepts de matière, d'énergie, de rayonnement, de
force, etc. L'ensemble des lois qui régissent ce mode de
l'événementiel peut être appréhendé globalement sous la
désignation de “physique classique”.
Les processus dans l'espace se déroulent ici dans le temps d'une
manière qui est complètement déterminée par leur état initial. La
physique classique donne donc aussi la plus entière satisfaction à
notre désir d'agencer ce qui arrive selon la cause et l'effet, c'est-à-
dire de concevoir tout ce qui arrive comme causalement (kausal)
conditionné. Il est clair qu'elle idéalise d'entrée de jeu les processus
du monde en considérant les événements comme évoluant isolés
dans l'espace, sans tenir compte des relations réciproques (qu'elle
envisage comme pouvant être négligées principiellement) qui
doivent bien exister entre les processus visés et le monde ambiant
pour qu'il soit possible d'observer les processus, et par là même une
partie de notre monde. Quand un tel isolement est possible, toutes
les causes se laissent alors également embrasser du regard et
l'exigence causale ne peut trouver satisfaction dans cette partie
isolée du monde qu'au moyen d'une déterminité complète.
En outre, ce qui a été dit plus haut pour le cas particulier de la
mécanique vaut pour ce système de la physique classique dans sa
totalité : si l'on élargit le concept de matière de la manière qui est
devenue naturelle à travers le développement de la théorie de
l'électricité, on ne peut se représenter aucun état de la matière dans
lequel l'action des lois de la physique classique ne se manifeste pas
distinctement – tandis qu'il existe bien des états de la matière dans
lesquels on ne peut pas trouver immédiatement la trace de
connexions chimiques ou biologiques.
L'ensemble des connexions nomologiques que nous désignons
comme la physique classique est “clos” en lui-même. On veut dire
par là que cet ensemble peut s'expliciter en un système de concepts
et d'axiomes qui ne contient aucune contradiction et qui peut d'une
certaine manière être dit “complet”. Complet, en l'occurrence,
compte tenu du fait qu'il est possible que de nouveaux concepts
viennent s'ajouter au système ; mais par leur connexion formelle
dans le système, les nouveaux concepts sont alors nécessairement
dans une parenté si étroite avec les concepts déjà disponibles qu'ils
jouent plutôt le rôle d'une nouvelle “présentation” (au sens
mathématique) des anciens concepts. C'est en ce sens qu'on doit
alors désigner un ensemble de connexions comme “clos”. La clôture
des lois de la physique classique s'opère à travers l'exigence qu'il
doit toujours s'agir de modifications objectives dans le temps de
certaines grandeurs dans l'espace, selon des connexions qui sont
elles-mêmes de genres différents. Si l'on appréhende le cadre de la
“physique classique” avec cette extension – ce qui ne se justifie
naturellement que d'un point de vue conceptuel et non d'un point de
vue historique –, différentes régularités nomologiques qui n'ont été
découvertes que tout récemment, et qui ont précisément ce trait
commun avec les parties plus anciennes de la physique qui consiste
à fixer des processus objectifs dans l'espace et le temps, relèvent
donc aussi de cette région. On peut citer à titre d'exemple les ondes
de matière découvertes par de Broglie, qui peuvent être conçues
comme des processus ondulatoires spatio-temporels objectifs si l'on
fait abstraction de la nature corpusculaire de la matière. Si l'on ne
fait pas abstraction de l'existence des particules élémentaires, alors
bien sûr les régularités nomologiques qui sont liées à ce concept ne
relèvent pas de la région de la physique classique, mais de celle des
connexions qui doivent être subordonnées au concept général de
théorie quantique. Cet exemple montre distinctement que ce ne sont
pas les choses qui peuvent être ordonnées selon différentes régions,
mais les connexions.
c) L'infini
La physique classique fait certaines suppositions entièrement
déterminées sur la structure de l'espace et du temps. Les propriétés
les plus importantes de ces schèmes d'agencement, qui sont
représentés comme indépendants de toute matière, seront alors les
suivantes :
1. Dans un espace vide, il n'existe aucun point privilégié ; l'espace
considéré de chaque point présente au contraire la même structure.
2. La même chose vaut également mutatis mutandis pour le temps.
3. Dans un espace vide, il n'existe aucune direction privilégiée ;
l'espace considéré de chaque position (Stellung) possède la même
structure ; il est, comme disent les mathématiciens, isotrope.
4. Dans un espace vide, aucun mouvement rectiligne uniforme n'est
privilégié par rapport à un autre mouvement du même genre.
Comme l'espace a trois dimensions, ces quatre affirmations
contiennent donc en tout, si l'on dénombre les propositions en
fonction de chaque dimension de l'espace, dix propriétés
fondamentales de l'espace et du temps. Ces dix propriétés
fondamentales forment le véritable socle de la physique classique et
toute la structure du système mathématique dans lequel cette
physique est formulée est déterminée de manière décisive par ces
dix “propriétés d'invariance”. On peut dire que ces dix propriétés
fondamentales ont simplement pour signification de mieux préciser
ce qu'il faut comprendre ici par espace “vide”. Car s'il était possible
de privilégier tel ou tel point déterminé de l'espace, ces points
pourraient être interprétés logiquement, du point de vue du concept
de matière de la théorie du champ, comme des positions de la
matière.
À ces propriétés fondamentales viennent encore s'ajouter dans la
physique classique deux suppositions qui sont d'une portée
décisive : l'indépendance de l'espace et du temps et la validité de la
géométrie euclidienne. Seul l'ensemble de ces présuppositions
permet d'établir de manière complète les formes de l'espace et du
temps dans lesquelles nous intuitionnons les processus du monde.
L'existence de telles formes de l'intuition nous met déjà devant la
question de savoir à quoi ressemble le monde si nous pensons aux
espaces qui, comparés à ceux dans lesquels se joue notre
expérience ordinaire, sont ou bien immensément grands ou bien
inversement très petits, ou encore si nous pensons à un passé qui
serait à des années innombrables de nous ou à un futur tout aussi
lointain. Cette question sur le “bout du monde” (Ende der Welt) est
sans doute aussi ancienne que la pensée humaine elle-même et les
différentes époques lui ont donné des réponses très différentes.
Aux premiers siècles, où de tels problèmes étaient encore
indissociables du mythe, la Terre apparaissait aux hommes comme
un disque plat. La terre ferme habitable était environnée de toutes
parts par l'océan et c'était avant tout ce dernier qui formait dans la
pratique le “bout du monde”. Et tant que l'océan se perd dans
l'illimité, vide et partout identique, désert uniforme dont personne ne
peut se représenter comment il pourrait finir si aucune terre ne peut
plus accueillir le voilier sur l'autre bord, il était le substitut de l'infini.
Au-dessus de l'océan le ciel formait une voûte ; aux époques plus
tardives où l'on savait déjà que la terre avait une forme sphérique,
ce ciel, divisé par les sphères cristallines des planètes et finalement
délimité par la dernière sphère, celle des étoiles fixes, semblait se
découper sur le fond de l'infini véritable – de quelque chose comme
le feu éternel capable, parce qu'il est lui aussi uniforme et illimité, de
remplir tout l'espace au-delà du monde. Les hommes se
contentaient donc en ce temps de penser que le monde qui est
dominable par nos sens était clos par des limites déterminées,
devant un monde infini qui commençait au-delà des limites. Et même
si la représentation de cette infinité qui commençait de l'autre côté
avait inévitablement son origine dans les formes de l'intuition, elle
n'en était donc pas moins associée sans doute à l'idée que la
compétence de notre intuition ordinaire ne s'étendait pas à ces
domaines. L'espace au sens ordinaire était étroitement associé à
notre Terre et ce qu'il y avait encore comme espace au-delà des
limites semblait être d'une autre nature, semblait être déjà, de par
son infinité, immédiatement associé aux facultés créatrices que nous
visons dans la religion.
De manière analogue, l'intervalle temporel dans lequel le mot
“temps” peut être appliqué au sens ordinaire était pensé comme
limité par la création du monde et par sa disparition et il en a
subsisté le sentiment distinct que l'on n'avait plus besoin de se poser
la question de savoir ce qui avait existé avant la création du monde
ou ce qui allait arriver après sa disparition.
Cette image-du-monde mythique, après avoir été remplacée depuis
longtemps dans de nombreux détails par une autre, plus proche de
la science d'aujourd'hui, n'a sans doute définitivement disparu de la
conscience des hommes que depuis l'époque des premiers voyages
maritimes autour du monde. Nous savons depuis cette époque que,
de toute façon, nous ne pouvons pas voyager sur la Terre jusqu'au
bout du monde, parce que tout chemin que nous suivons dans une
direction déterminée en nous éloignant toujours davantage d'une
position de départ finit par revenir à ce point de départ. Mais, à peu
près simultanément, une autre connaissance s'est fait jour : celle
qu'il ne se présente, là où l'on situait auparavant la sphère des fixes,
que des espaces dont la dimension échappe entièrement à la
représentation et dans lesquels notre regard peut pénétrer quand on
considère les étoiles très lointaines. L'idée d'une limite du monde a
donc graduellement disparu de l'image-du-monde scientifique ; et
l'on a jugé de ces espaces très lointains d'après les formes de
l'intuition dans lesquelles nous appréhendons notre monde, en
d'autres termes d'après les règles de la géométrie euclidienne. Ainsi
s'est formée l'idée qu'en avançant en ligne droite dans une direction
déterminée dans des espaces toujours plus éloignés nous
progresserons jusqu'à l'infini et que la tâche de la recherche
scientifique est alors d'essayer de savoir si nous finirons par nous
cogner, par exemple, à des espaces entièrement vides, ou bien
encore et toujours à de nouveaux systèmes d'étoiles.
Cette idée que l'on est en droit d'appliquer jusqu'à l'infini nos formes
d'intuition ainsi que les lois de la nature s'est transmise jusqu'à notre
époque à travers le développement de la science de la nature. Ici
aussi, l'idée que le monde dure seulement du jour de sa création à
celui de sa disparition s'est effacée et elle a été remplacée par des
suppositions qui indiquent qu'il y aurait une sorte d'alternance
périodique éternelle de tout ce qui arrive et donc que l'état de
l'univers, envisagé globalement, serait stationnaire.
L'indépendance complète de la structure d'espace-temps à l'égard
de la matière qui était au fondement de la physique classique
imposait aussi, sur le plan des principes, l'idée que l'on doit trouver
dans les espaces et les temps très petits les mêmes rapports que
dans les grands. L'élaboration logique ultérieure de cette idée a
donné naissance à des images-du-monde dans lesquelles les plus
petites parties de la matière, par exemple, ont été interprétées à
chaque nouvelle étape comme le nouveau Cosmos d'un monde
d'autant plus petit encore et notre Cosmos visible comme un très
petit morceau de matière dans un Cosmos encore bien plus grand
(et ainsi de suite jusqu'à l'infini).
La supposition qu'il existe des briques de construction de la matière
qui sont en dernière instance indivisibles, en d'autres termes
l'hypothèse atomique, apparaissait dans la physique classique
comme un élément étranger. Pour cette physique, les atomes
pouvaient jouer tout au plus dans la construction de la matière un
rôle analogue à celui, par exemple, des cellules dans la construction
d'un organisme – peut-être parce qu'il fallait bien admettre
l'indivisibilité des atomes du point de vue pratique. Sur le plan des
principes, l'atome devait pourtant pouvoir être divisé exactement
comme n'importe quel autre morceau de matière, c'est-à-dire qu'il ne
devait pas y avoir d'atomes au sens véritable.
C'est à une image-du-monde de ce genre que conduisent les
propositions fondamentales de la physique classique quand elles
posent l'indépendance de la structure de l'espace-temps à l'égard de
la matière. Mais on a déjà souligné plusieurs fois qu'il ne s'agit
manifestement, avec cette hypothèse de l'indépendance, que d'une
idéalisation, d'une construction conceptuelle qui, confrontée aux
expériences quotidiennes, a fait ses preuves de façon si privilégiée
qu'elle est ainsi devenue insensiblement une partie du langage dans
lequel nous parlons de la nature. Cette hypothèse ne peut guère,
bien sûr, être étayée sur des expériences concernant des espaces et
des temps très grands ou très petits. L'existence des atomes, que
les expériences chimiques mettaient au jour de manière toujours
plus claire à mesure qu'elles se développaient, devait au contraire
être déjà considérée comme un argument contre l'indépendance de
la structure spatio-temporelle à l'égard de la matière. De façon tout à
fait surprenante, la révision de cette image-du-monde classique a
pourtant emprunté son point de départ à l'un de ces caractères de la
réalité qui sont bien plus profonds et qui ne sont accessibles qu'à
des observations très subtiles.
Pour mettre d'accord, d'un côté, l'expérience que la vitesse de
propagation de la lumière dans un espace vide est complètement
indépendante de la couleur et de l'état de mouvement de la source
lumineuse et, de l'autre, la proposition fondamentale qui dit qu'aucun
état de mouvement rectiligne uniforme n'est privilégié dans l'espace
par rapport à un autre état semblable, il faut supposer que la vitesse
de la lumière possède toujours la même valeur, indépendamment du
mouvement relatif de l'observateur. L'expérience vient à l'appui de
cette conclusion. Mais ce résultat est complètement
incompréhensible sur le terrain de la physique newtonienne, où
l'espace et le temps passent pour être complètement indépendants
l'un de l'autre, puisque dans cette physique la vitesse relative d'un
rayon lumineux par rapport à l'observateur doit nécessairement
dépendre de l'état de vitesse de l'observateur. L'analyse théorique et
expérimentale précise de cet état de choses a finalement conduit à
abandonner la thèse de l'indépendance de l'espace et du temps.
Une autre représentation s'y est substituée : nous désignons comme
“passés” les événements (Ereignis) dont nous avons pu – du moins
sur le plan des principes – avoir l'expérience d'une manière ou d'une
autre, et comme “futurs” les processus que nous pouvons encore (là
aussi au sens de “sur le plan des principes”) influencer. Dans la
physique newtonienne, ces deux groupes d'événements, passés et
futurs, n'étaient séparés que par un domaine temporel infiniment
mince que nous appelons le présent ou, plus précisément, le
moment présent. Selon les résultats de la “théorie de la relativité
restreinte”, ces deux groupes sont pourtant séparés par un domaine
temporel d'extension finie, ce qui entraîne que la durée du domaine
des événements (Ereignisgebiet) “présents” ou “simultanés” est
d'autant plus longue que ces événements (Ereignis) se jouent à une
plus grande distance de nous. Einstein a été le premier à trouver le
courage d'expliciter cette dépendance de l'espace et du temps et il
l'a fixée dans sa forme mathématique. Les procédures
expérimentales ultérieures sont toujours venues à l'appui, avec la
plus grande précision, des conséquences de cette nouvelle
représentation de la structure de l'espace-temps, de sorte qu'on ne
peut plus guère douter de son exactitude.
Avec cette découverte s'ouvrait la première brèche dans la
représentation classique de l'espace et du temps. Avec elle la
science physique s'enrichissait de la connaissance que l'on n'est pas
en droit d'appliquer sans autre forme de procès même les
fondements les plus simples de la physique, les formes de l'intuition,
à des processus qui se soustraient largement au domaine de
l'expérience ordinaire et qu'on doit au contraire toujours réexaminer
à neuf, par une procédure expérimentale, la validité de ces
fondements dans ces nouveaux domaines.
La recherche scientifique était ainsi rappelée de la manière la plus
claire qui soit à l'idée que, lorsque l'édifice de la science s'élève de
plus en plus haut, son socle doit en même temps s'abaisser en
profondeur si l'on veut qu'il puisse encore en supporter le poids. Il
est clair en effet que le terrain sur lequel repose cet édifice n'est pas
le roc d'une connaissance certaine qui serait là avant toute science,
mais que c'est l'humus fécond du langage, qui se forme à partir de
l'action et de l'expérience.
À la place de l'intuition spatio-temporelle de la théorie newtonienne,
la théorie de la relativité restreinte pose une autre intuition, mais qui
n'est pas moins déterminée que la première. L'indépendance de la
structure spatio-temporelle, d'une part, et de la matière, de l'autre, y
est maintenue avec la même précision, même si l'introduction de la
vitesse de la lumière signale déjà qu'il existe une relation étroite
entre cette structure et ce qui arrive matériellement. Ce n'est que
l'effort pour incorporer la gravitation dans l'édifice de la physique qui
a conduit à abandonner cette indépendance et à supposer que la
géométrie du monde est déterminée dans les espaces et les temps
très grands par la répartition de la matière. Sans doute cette “théorie
de la relativité générale” n'est-elle pas encore validée
expérimentalement dans la même mesure que la théorie “restreinte”,
parce qu'il n'existe que peu d'expériences pertinentes susceptibles
d'être réalisées avec une précision suffisante pour avoir valeur de
preuves. Mais dès lors que l'on veut chercher à dessiner une image
des espaces et des temps très éloignés, il est clair que cela ne peut
se faire d'une manière pourvue de sens que sur le terrain d'une
théorie qui rende au moins justice à toutes les expériences qui ont
été faites jusqu'à présent sur l'espace et le temps, et donc pour
l'instant sur le terrain de la théorie de la relativité générale, qui réunit
de manière non contradictoire nos expériences sur les ondes
électromagnétiques et nos expériences sur les phénomènes de
gravitation.
Si l'on part de la représentation de l'espace et du temps dans cette
théorie, on doit donc supposer que les rapports géométriques dans
les espaces et les temps très éloignés dépendent globalement de la
distribution et du comportement de la matière. Si l'on se fonde en
outre sur les expériences que les astronomes ont réunies au cours
des dernières décennies au sujet de la distribution de la matière
stellaire dans l'univers, on parvient alors de manière tout à fait
étonnante à une image-du-monde qui semble être apparentée par
certains caractères à l'image-du-monde mythique de l'époque
préscientifique. Les expériences astronomiques poussent en effet à
croire que l'espace du monde est fini. Il est vrai qu'il ne faudrait pas
prendre cela au sens simple de l'image-du-monde antérieure – on
ne finira pas par se cogner à grande distance de notre Terre à une
limite ; mais en se déplaçant en ligne droite sur des distances de
plus en plus grandes, on devrait – de même qu'en voyageant sur
notre globe terrestre – finir par revenir au point de départ. Le chemin
qui revient sur lui-même doit alors être fini et peut former une
mesure de la dimension de l'univers. Les expériences faites jusqu'à
présent permettent d'inférer des chemins de quelques milliards
d'années-lumière. D'autres observations astronomiques permettent
de déduire que l'état de l'univers, il y a environ cinq milliards
d'années, doit avoir été complètement différent de ce qu'il est
maintenant ; à cette époque, la matière du monde était
manifestement comprimée sous des températures très élevées à
l'intérieur d'un espace bien plus étroit et les étoiles et le système
solaire ne se sont formés que plus tard. Pour appréhender cette
conclusion dans des mots, on a dit parfois que l'univers n'existe que
depuis environ cinq milliards d'années. Mais il faut toujours entendre
une formulation de ce genre avec une restriction : elle vaut dans la
mesure où le concept d'“année” peut être appliqué aux premiers
stades de ce processus de développement. Il s'agit donc ici d'une
formulation qui appartient à la terminologie scientifique et qu'il faut
concevoir de manière semblable à la proposition qui dit, par
exemple, que le zéro absolu de la température se trouve à - 273
degrés. Bien qu'une telle proposition désigne exactement des
expériences entièrement déterminées, on pourrait cependant tout
aussi bien établir une échelle de température dans laquelle le zéro
absolu ne serait atteint qu'à - ∞ (c'est-à-dire, plus exactement, dans
laquelle il ne pourrait jamais être atteint du tout), sans qu'on ait
besoin pour autant de modifier le concept de température dans le
domaine accessible à notre expérience quotidienne. De la même
manière, s'agissant d'un premier stade de l'univers où aucun
mouvement circulaire régulier des astres ne pouvait encore mesurer
la progression du temps ; l'unité de mesure du temps devient
problématique.
Les expériences astronomiques donnent ainsi à penser que la
structure de l'espace et du temps qui nous est donnée dans
l'intuition n'est valide d'une certaine manière que pour des espaces
qui sont très petits comparés à des distances de quelques milliards
d'années-lumière et pour des temps qui sont très courts comparés à
quelques milliards d'années. Dans des espaces encore plus
éloignés et des temps encore plus reculés, nous ne nous cognons
sans doute pas à des limites, mais à une structure spatio-temporelle
modifiée qui équivaut à une extension finie du monde dans l'espace
et le temps.
Les grandes distances irreprésentables dont il est question dans
cette image-du-monde de l'astronomie moderne apparaissent
d'ailleurs dans une autre perspective encore si on les considère du
point de vue de la dépendance réciproque de l'espace et du temps.
On peut soulever ici, par exemple, la question de savoir en combien
de temps quelqu'un qui voyagerait dans l'espace du monde – idée
qui n'est peut-être pas totalement absurde au vu de l'état actuel de
la technique – et qui pourrait se mouvoir dans cet espace du monde
avec des accélérations supportables, pourrait aller de nos étoiles
jusqu'à des systèmes stellaires très lointains et en revenir. Une
estimation théorique enseigne que, du fait de l'étonnante structure
spatio-temporelle dont la théorie de la relativité restreinte donne la
formulation mathématique, une durée de quelques dizaines
d'années suffirait au voyageur pour traverser les étendues qui le
séparent des nébuleuses connues les plus éloignées de nous. Ce
n'est que pour le spectateur qui suit le voyage à partir de la Terre
que le temps augmentera jusqu'à atteindre une durée
irreprésentable.
Si, délaissant les très grands espaces, nous nous tournons
maintenant de nouveau vers les très petits, une image-du-monde
dans laquelle l'atome lui-même apparaît comme un petit Cosmos ne
nous semblera pas plus crédible. La recherche scientifique moderne
considère au contraire comme tout à fait plausible que d'autres lois
que celles qui gouvernent le domaine de l'expérience quotidienne –
voire une autre structure de l'espace et du temps – sont valides dans
des espaces et des temps très petits. La science de la nature
d'aujourd'hui a donné ses lettres de créance à l'idée que dans le
monde, certaines extensions et certaines durées entièrement
déterminées sont privilégiées sur d'autres. Un tel privilège serait à
vrai dire incompréhensible s'il concernait seulement des dimensions
déterminées des choses – car pourquoi interdire à une même chose
la possibilité d'exister tout aussi bien sous n'importe quelle forme
réduite ou agrandie ? Mais il devient compréhensible si ces unités
fondamentales de mesure entrent dans les lois de la nature. Car
l'existence simultanée de deux lois de ce genre avec des valeurs
différentes des constantes serait une contradiction.
Dans le développement de la physique qui a conduit de la
mécanique newtonienne à la théorie de l'électricité, puis à la théorie
de la relativité et à l'image-du-monde de la nouvelle astronomie, le
sacrifice offert à l'aspiration à l'unification et à la simplification a été
l'application non critique de différents concepts qui étaient devenus,
du fait de leur signification fondamentale, des parties constitutives du
langage de notre science de la nature. D'après l'achèvement de ce
développement, il semble que les mots de “matière”, de “force”, de
“structure de l'espace et du temps” ne servent qu'à désigner
différents aspects du même mode de l'événementiel. L'unification qui
a été ainsi obtenue a par là même pour conséquence qu'aucun de
ces concepts ne peut être utilisé sans restriction en son sens
originaire simple quand il ne s'agit pas de processus relevant du
domaine de l'expérience quotidienne.
Bien que la recherche scientifique ait donc pris toutes sortes de
distances, au cours du développement qu'on a retracé, avec
l'idéalisation des processus naturels qui était au fondement de la
mécanique newtonienne, il y a pourtant un point sur lequel elle est
restée jusqu'à maintenant indéfectiblement attachée à l'idéalisation
“classique” : elle n'a pris en considération les processus de la nature
que dans la mesure où ils s'objectivent de manière complète, c'est-
à-dire dans la mesure où ils se laissent projeter par nous comme
quelque chose qui arrive objectivement dans l'espace et le temps.
C'est précisément cette circonstance qui nous autorise à désigner la
partie de la réalité que décrivent les disciplines de la physique dont
on a parlé comme une région de connexions qui est en dernière
instance unifiée. Quant au fait qu'une telle région unifiée offre par
ailleurs une structure interne – en ce sens que des régions partielles
plus simples peuvent en être détachées par une idéalisation plus
poussée -, le développement de la science de la nature nous le
montre de façon suffisamment distincte.

3. LA CHIMIE

LE langage de la physique classique, dans lequel nous ne


conceptualisons les choses du monde qu'au moyen des mots de
matière, force, mouvement, etc., apparaît très pauvre quand on le
compare avec l'abondance infinie des phénomènes. Le premier
élargissement de ce langage, qui s'offre ici de lui-même, concerne
les qualités sensibles des choses. Nous désignons les choses
matérielles comme chaudes ou froides, solides ou liquides, de telle
ou telle couleur, coriaces ou fragiles, dures ou molles, acides ou
alcalines, salines, combustibles, etc. Le langage humain dispose
d'une grande quantité de mots pour désigner des propriétés de
choses qui ne peuvent pas venir s'agencer dans le schéma
conceptuel du mouvement, de la force et de la matière.
Ces propriétés se laissent objectiver exactement comme les
processus de la physique classique : un corps est chaud en soi,
indifféremment du mode selon lequel on affirme ce point ; toutes les
propriétés citées lui appartiennent objectivement, indépendamment
de toute observation. Tant que la recherche scientifique se contente
d'incorporer de telles propriétés dans le langage scientifique, elle ne
fait donc qu'étendre ainsi ce domaine d'objectivité que nous avons
désigné comme physique classique. On pourrait aussi dire les
choses de la façon suivante : à côté de cette région de la physique
classique se trouve une autre région, celle des qualités ; il y a
pourtant quelque chose de commun à ces deux régions, qui est
qu'on peut y parler de choses et de processus spatio-temporels
objectifs ; simplement, une chose possède en plus de ses propriétés
mécaniques d'autres propriétés encore, telles que la couleur, le
comportement chimique, etc.
Mais de nombreuses expériences nous ont maintenant appris
qu'entre le comportement mécanique et les qualités, il existe encore
une connexion intrinsèque. La théorie atomique des Anciens
reposait d'ailleurs déjà sur l'idée générale qu'on pouvait “expliquer”
les qualités sensibles des choses matérielles à partir de l'étendue et
du mouvement, donc à partir du comportement mécanique des
atomes. Au début du XIXe siècle, la naissance de la chimie
scientifique et le développement de la théorie de la chaleur ont forcé
la recherche scientifique à étudier de plus près la relation qui existe
entre le comportement mécanique des très petites particules de
matière et les qualités des corps. Le premier domaine dans lequel
on a pu clarifier ces connexions sur le plan des principes a été celui
de la théorie de la chaleur.

a) La chaleur
L'observation au microscope de particules de matière très petites
enseigne que des particules qui sont en mouvement libre dans un
fluide exécutent de façon incessante un mouvement d'oscillation
désordonné, qui s'accentue quand on élève la température du fluide
dans lequel les particules sont en suspension. Comme il apparaît en
outre que ce mouvement dépend seulement de la masse et de la
grandeur des particules et qu'il s'accentue quand la grandeur des
particules diminue, il était naturel de généraliser l'observation et de
supposer qu'une élévation de la température est toujours liée à un
accroissement du mouvement de toutes les parties, donc en
dernière instance de tous les atomes, d'un corps. On pouvait dès
lors en venir ainsi à la conjecture que la chaleur “n'est rien d'autre
que l'état de mouvement désordonné des atomes”. Avec cette
formulation on voulait dire, non pas qu'il fallait éliminer du langage
scientifique la chaleur en tant que sensation, mais qu'il fallait
décomposer le concept de chaleur en une partie constitutive
objective et une partie constitutive subjective. L'idée était que, dans
la mesure où la chaleur est à concevoir comme un processus
objectif dans l'espace et le temps, elle doit se présenter comme un
mouvement des atomes. Elle peut aussi, par ailleurs, être le contenu
d'une sensation et être en ce sens un objet d'examen, mais elle
relève alors de nous et ne peut plus être simplement un processus
objectif dans l'espace et le temps. Le programme qui était tracé par
cette conjecture pouvait être mené à bien de manière complète par
la physique du siècle dernier ; seulement, les expériences ont
imposé sa modification en un certain point – d'une façon qui a été
bien sûr décisive.
C'est à partir des recherches sur le comportement de corps
chauffés que s'était d'abord développée ce qu'on appelle la théorie
phénoménologique de la chaleur, qui était parvenue en procédant
conformément à la physique classique à agencer les phénomènes
au moyen des concepts de quantité de chaleur et de température
(joints à ceux de la mécanique classique). De l'effort fait pour mettre
la chaleur en relation avec le mouvement des atomes, il ressortait
aussi qu'on pouvait concevoir le contenu de l'énergie de mouvement
de l'atome simplement comme une quantité de chaleur. Une
grandeur connue en mécanique, l'énergie, prenait donc la place de
la “quantité de chaleur”.
Il n'existe en revanche aucun correspondant mécanique simple
pour le concept de température. Il s'est révélé au contraire que la
température signifie, non pas une propriété mécanique du système,
mais un énoncé qui porte sur notre degré de connaissance du
système. Lorsque nous connaissons la température d'un corps, nous
savons ainsi que ce corps est un échantillon choisi en quelque sorte
arbitrairement dans un ensemble important de corps semblables ; la
température donne alors un énoncé concernant la distribution dans
l'ensemble (qu'on appelle l'“ensemble canonique”). La température
ne relève donc pas du système humain en soi, mais elle désigne
notre connaissance du système. La théorie atomistique de la chaleur
se différencie fondamentalement en ce point de la physique
classique et le fait qu'ici, pour la première fois, notre connaissance
d'un système devienne une donnée physique nous engage à
coordonner la théorie atomistique à la région de réalité
immédiatement voisine dans laquelle les processus ne peuvent plus
être projetés sans restriction en tant que ce qui arrive objectivement
dans l'espace et le temps. Une conséquence immédiate de ce fait
est aussi qu'une détermination (Determinierung) univoque des
processus futurs est impossible dans la théorie atomistique de la
chaleur. Car lorsque la température d'un corps nous est donnée, elle
signifie justement un degré déterminé de connaissance et
d'ignorance au sujet du comportement mécanique de l'atome et, en
ce qui concerne le mouvement futur de ce dernier, seule la
probabilité que se produise un processus déterminé est indiquée.
Les expériences faites par la recherche scientifique au cours du
siècle dernier dans le domaine de la chaleur nous offrent donc la
représentation d'une situation d'un genre particulier. D'un côté, on
peut admettre la chaleur et la température à titre de nouvelles
qualités objectives de la matière et étudier leurs régularités
nomologiques. On renonce alors à la connexion entre chaleur et
mouvement atomique, qui est pourtant immédiatement
reconnaissable dans de nombreux phénomènes. D'un autre côté, on
peut idéaliser les mouvements des atomes au sens de la physique
classique ; il semble alors aussi qu'il s'agisse simplement de
processus objectifs dans l'espace et le temps. Mais finalement, de
nombreuses expériences permettent de conclure que les concepts
de “chaleur” et de “température” doivent signifier quelque chose au
sujet du mouvement mécanique de l'atome. Dans ce cas, le concept
de quantité de chaleur se laisse bien objectiver ; mais la température
énonce quelque chose qui concerne l'état probable du système des
atomes, c'est-à-dire notre connaissance du système. La température
ne relève donc plus “en soi” des corps, et cela nous rappelle à
nouveau que le monde dont nous pouvons parler n'est pas le monde
“en soi”, mais le monde dont nous avons un savoir.
La situation qu'on vient de retracer dans la théorie de la chaleur
pourrait maintenant conduire à la conjecture suivante. Les concepts
qui ont été formés pour la description des qualités, la “température”
par exemple, n'auraient qu'une applicabilité limitée – ils ne
s'appliqueraient par exemple qu'aux systèmes composés d'une
quantité innombrable d'atomes, sous des conditions appropriées,
etc. –, mais ils ne décriraient pas véritablement le comportement réel
des corps. Il s'agirait plutôt de concepts statistiques (un peu comme
le concept de “l'âge des hommes”), qui ne peuvent être appliqués
que sous des présuppositions appropriées, en fonction de la
manière dont ils sont apparus. Il y aurait néanmoins au fondement
de ce monde descriptible par des concepts statistiques une réalité
(Realität) objective, celle de l'étendue et du mouvement des atomes.
Les concepts mécaniques auraient donc par rapport aux qualités le
privilège de pouvoir appréhender ce qu'il y a de vraiment réel (real)
dans ce qui arrive.
Cette conjecture s'est révélée inexacte, et cela à travers les
expériences qui se sont accumulées au cours des dernières
décennies au sujet des connexions qui existent entre les propriétés
chimiques et le mouvement des atomes. Avant de parler de ces
expériences, il faut d'ailleurs souligner qu'il serait sans doute très
insatisfaisant de croire que, dans toute la richesse du langage
humain, les concepts de la mécanique seraient les seuls et uniques
concepts adéquats pour retracer le comportement “véritable” du
monde.
b) Les lois chimiques
Le développement de la chimie présente (aufweisen) déjà d'un
point de vue purement extérieur une grande ressemblance avec
celui de la théorie de la chaleur ; pendant les dernières décennies du
XIXe siècle, les deux développements se sont même opérés en
commun. La chimie commence elle aussi par une description
phénoménologique des connexions, donc par une objectivation des
qualités chimiques observées. Ainsi naissent des concepts comme
ceux d'acide et d'alcalin, de liaison et d'élément, de solide et de
fluide, de cristallin et d'amorphe, etc. L'hypothèse atomique s'avère
être la méthode la plus naturelle pour agencer les connexions
découvertes. Il faut ici attribuer à l'atome des forces spécifiques,
qu'on appelle les valences, qui lui permettent de se lier aux atomes
voisins ; la réunion des concepts d'atome et de valence fournit déjà,
pour l'essentiel, l'échafaudage qui permet d'ériger l'édifice de la
chimie.
Les expériences électrochimiques obligent en outre à supposer que
les atomes sont susceptibles de recevoir des charges électriques
déterminées ; l'interprétation géométrique la plus naturelle de cet
état de choses consiste à son tour dans l'hypothèse que les atomes
sont composés de briques de construction élémentaires qui sont
chargées électriquement. Le développement de la chimie a donc
conduit de lui-même la recherche scientifique à étudier les relations
qui existent entre les qualités chimiques et le comportement
mécanique et électrique des particules élémentaires. Il n'était pas
absolument nécessaire pour l'essor de la chimie de formuler pour
cela l'hypothèse atomique de cette manière. Comme la grandeur
des atomes n'intervient pas dans la plupart des lois chimiques, le
concept d'atome pouvait être considéré comme une pure hypothèse
de travail, les forces chimiques pouvant alors être admises comme
telles sans qu'on les explique davantage. Mais le perfectionnement
croissant des moyens d'observation faisait entrer directement les
atomes et les particules élémentaires dans le domaine de
l'expérience accessible, de sorte qu'on ne pouvait plus escamoter la
question de la connexion entre les lois chimiques et le
comportement mécanique des particules élémentaires.
C'est sur le terrain de cette situation qu'est apparue la théorie
atomique de Bohr. Cette théorie contient l'aboutissement de toutes
les expériences qui enseignent que l'atome se comporte à beaucoup
d'égards comme un système mécanique formé de charges
élémentaires électriques. Au lieu d'être considéré comme l'unité de
matière ultime et indivisible, l'atome de l'élément chimique passe
pour être composé de parties élémentaires électriques : l'électron, le
proton, etc. (on peut peut-être considérer comme un hasard
malencontreux le fait que le mot d'atome soit échu, dans le
développement historique, à la plus petite unité de matière d'un
élément chimique, alors que la signification grecque du mot exigerait
qu'on en restreigne l'usage aux particules élémentaires). La théorie
de Bohr, en liaison avec la théorie quantique moderne, mène à bien
la tâche qui consiste à ramener les qualités chimiques de la matière
au comportement mécanique ou électrique des atomes. Cette
affirmation ne vaut cependant qu'assortie de la restriction que le
comportement mécanique des particules élémentaires dans l'atome
ne peut pas être traité avec les moyens conceptuels de la physique
classique. Il est donc sans doute plus exact de dire ceci : la théorie
de Bohr ramène le comportement chimique des choses matérielles à
des régularités nomologiques simples dans les particules
élémentaires, qui peuvent être établies mathématiquement avec
exactitude de la même manière que les lois de la physique classique
et qui, par leur contenu, sont d'ailleurs dans une relation étroite avec
ces lois. La nature de cette “relation étroite du point de vue du
contenu” est décisive pour le rapport qui existe entre cette seconde
région de réalité de la chimie et la région de la physique classique.
Les lois de la théorie quantique ont à peu près la forme suivante.
L'“état” d'un système atomique peut être décrit au moyen de
“grandeurs d'état” ou de “fonctions d'état” déterminées. Mais ces
grandeurs d'état ne présentent pas immédiatement une situation ou
un processus spatiotemporel, comme le fait la mécanique classique ;
par exemple, ce ne sont pas simplement les positions et les vitesses
des particules qui caractérisent un état. Ces grandeurs ont plutôt
une certaine parenté avec le concept de température dans la
mesure où elles ne nous informent en général que de la probabilité
avec laquelle on peut s'attendre à trouver telles positions et telles
vitesses des particules élémentaires si l'on entreprend d'observer
ces grandeurs. En outre, ces grandeurs d'état sont plus variées que
celles de la théorie classique. Les atomes ont en effet d'autres
propriétés encore que celles des systèmes mécaniques de la
physique classique, notamment des propriétés qui ont à voir avec
les “qualités sensibles” des choses. Les grandeurs d'état
contiennent là encore des indications sur la probabilité des valeurs
déterminées de ces autres propriétés ; par exemple, sur la
probabilité d'une couleur déterminée ou d'une certaine affinité
chimique de l'atome. La grandeur d'état ne peut pas elle-même être
rattachée à un concept intuitif du type de ceux de position, de
vitesse, de couleur, de température, etc. Elle n'est plutôt analysable
que si l'on garde un œil, pour ainsi dire, sur de telles propriétés
intuitives et elle désigne alors la probabilité que la propriété qu'on
veut observer reçoive une valeur entièrement déterminée. La
probabilité peut, dans des cas particuliers, se rapprocher
arbitrairement de la certitude et l'on peut donc dire dans ces cas que
la grandeur d'état désigne une propriété objective déterminée du
système ; mais elle contient aussi davantage que la désignation de
la propriété en question et ce “davantage” n'est pas un état de fait
“objectif” .
Sous ce rapport, deux caractères sont particulièrement importants :
le fait qu'en elle-même la grandeur d'état ne désigne pas avec
l'ensemble de ses énoncés un état de choses objectif dans l'espace
et le temps ; et la nécessité d'opérer au moyen de l'observation cette
“analyse” de la grandeur d'état qui lui procure sa connexion avec la
réalité.
En ce qui concerne d'abord le premier point, c'est-à-dire
l'impossibilité d'objectiver les grandeurs d'état au sens ordinaire, il
est parfaitement clair que cette impossibilité dérive du caractère
mathématique abstrait de ces grandeurs. Les grandeurs d'état sont
souvent présentées formellement par des fonctions dans des
espaces abstraits multidimensionnels, qui ne peuvent donc
certainement pas signifier immédiatement un processus dans
l'espace et le temps de notre intuition. Le concept d'état de la théorie
quantique est essentiellement plus abstrait que ne l'est, par
exemple, le concept de température de la théorie de la chaleur, qui
s'appuie encore sur une représentation sensible. Mais c'est
seulement à travers cette abstraction qu'apparaît la richesse qui
permet aux grandeurs d'état d'entrer dans une relation d'un genre
complètement différent avec les qualités sensibles sur lesquelles
portent leurs énoncés. La grandeur d'état ne désigne donc pas en
général une propriété déterminée du système qui soit accessible aux
sens, mais plutôt une abondance de possibilités pour toutes les
propriétés sensibles perceptibles, dont la nature est spécifique.
Les possibilités ne font apparaître quelque chose d'objectif qu'à
travers l'acte d'observation. On comprend par là que l'acte
d'observation et l'intervention nécessaire pour cette dernière
signifient un caractère décisif des connexions en théorie quantique.
L'observation modifie en général l'état du système. Elle le modifie
d'une part à travers l'intervention qui rend l'observation possible et
qui, dans le domaine où il s'agit des changements discontinus des
très petites unités de matière, ne peut plus être rendue
arbitrairement petite ni contrôlée avec précision dans ses
répercussions. Elle le modifie d'autre part en ceci que toute
observation modifie notre connaissance du système ; et comme le
contenu qu'on peut attacher rationnellement au concept d'“état du
système” est justement une connaissance d'un comportement
possible ou probable, ce que nous devons appeler “état” est donc
modifié de façon discontinue dans l'observation.
Cette intervention de l'observation entraîne en outre la
conséquence que les propriétés du système ne peuvent pas être
toutes objectivées simultanément. Les propriétés particulières se
trouvent au contraire souvent dans des rapports “complémentaires”
les unes avec les autres. On entend par là que l'objectivation, c'est-
à-dire l'établissement par l'observation d'une propriété déterminée,
exclut la connaissance de certaines autres propriétés déterminées.
L'état est modifié par l'observation d'une propriété déterminée du
système de telle sorte qu'une connaissance acquise, par exemple
au cours d'observations antérieures, au sujet de la valeur ou de la
valeur probable d'une autre propriété est par là même définitivement
perdue.
Dès lors, on peut décrire plus précisément ce qu'il est possible de
savoir à propos d'un système atomique, et donc du contenu de la
fonction d'état, en disant ceci : la fonction d'état désigne initialement
seulement les probabilités de trouver un résultat déterminé quand on
étudie une propriété du système. La probabilité peut, pour certaines
propriétés, s'égaler à la certitude. La grandeur d'état désigne alors,
de ce point de vue, un état de choses objectif. Mais il y a toujours
d'autres propriétés complémentaires du système pour lesquelles la
connaissance de la fonction d'état ne procure aucun état de choses
objectif. Pour ces autres propriétés, la fonction d'état donne de
nouveau seulement la probabilité de trouver quelque chose de
déterminé si l'on entreprend une observation de ces autres
propriétés. Mais une telle observation n'est rendue possible que par
une intervention extérieure. Cette intervention modifie le système de
telle manière que la propriété nouvelle qu'on étudie peut être
objectivée, mais par là l'objectivation de la propriété connue
antérieurement est simultanément perdue. Le résultat de la nouvelle
observation conduit donc à une nouvelle connaissance et
corrélativement, en tant que présentation de cette connaissance, à
une nouvelle fonction d'état qui objective maintenant d'autres
propriétés du système que précédemment.
Cet état de choses complexe peut être rendu plus compréhensible
par un exemple. Il est possible de connaître, disons, le
comportement chimique d'une chose matérielle. Posons par
exemple qu'un gaz déterminé est chimiquement de l'hydrogène pur
pour une température connue ; on connaît donc de lui le fait que, s'il
est mélangé avec de la matière acide, il peut se réduire en eau avec
émission d'une quantité de chaleur entièrement déterminée. Ces
affirmations procurent un certain degré de connaissance au sujet de
l'état des molécules individuelles, qui peut être exprimé par une
fonction d'état. Dans cet état des molécules, les propriétés
géométriques de l'atome, c'est-à-dire la position ou le mouvement
des électrons qui composent la molécule, ne peuvent pas être
objectivés. On peut exprimer cela en disant que l'on désigne le
mouvement des électrons dans cet état comme étant
principiellement inconnu. Mais il est sans doute plus exact de dire
qu'il n'y a dans cet état absolument aucun mouvement de ce genre,
car par “mouvement” nous entendons un processus objectif dans
l'espace et le temps. Naturellement, on peut quand même invoquer
les procédures expérimentales qui renseignent sur le mouvement
des électrons dans une molécule. Dans une procédure
expérimentale de ce genre, l'état de la molécule considérée est
modifié de telle manière qu'il est possible désormais de parler des
positions des électrons dans l'espace à un instant donné ;
cependant, le comportement chimique de la molécule ne peut plus
maintenant être objectivé. Son énergie de liaison avec la matière
acide, par exemple, est maintenant principiellement inconnue ; le
résultat d'une procédure expérimentale destinée à la déterminer ne
pourrait être anticipé que statistiquement et l'on peut donner une
expression radicale à cet état de choses en disant que cela n'a
aucun sens, dans ce nouvel état, de parler d'une énergie de liaison
déterminée.
Si l'on a dit plus haut que la théorie de Bohr ramenait le
comportement chimique de la matière aux mouvements de ses plus
petites parties, les électrons, on voit maintenant que l'état de choses
qui a été fixé dans la théorie quantique peut être explicité sous une
forme apparemment opposée : on pourrait affirmer que la théorie
quantique a justement montré que les lois chimiques présentent une
nouvelle connexion autonome, qui ne peut pas être expliquée au
moyen des mouvements mécaniques des particules les plus petites.
Car, dans les faits, les connexions chimiques s'excluent des
connexions mécaniques – au sens où l'état d'un atome dont nous
connaissons le comportement chimique ne peut pas être décrit au
moyen des mouvements mécaniques des briques de construction de
l'atome, tandis qu'inversement une connaissance plus précise du
comportement mécanique des électrons rend impossible celle des
propriétés chimiques. La proposition explicitée plus haut selon
laquelle la théorie de Bohr rapporterait le comportement chimique,
ou plus généralement les qualités sensibles de la matière, aux
mouvements des plus petites parties est donc à concevoir au sens
suivant : ce que la théorie atomique moderne a clarifié dans les
moindres détails est le mode selon lequel les connexions chimiques
s'ajustent aux lois mécaniques, ou plus généralement physiques, qui
étaient déjà connues auparavant. En même temps, la théorie
atomique a sans doute donné aux lois chimiques leur forme
mathématique définitive.
Les lois chimiques doivent être jointes si étroitement aux régularités
nomologiques de la physique (c'est-à-dire aux régularités
mécaniques, électriques, optiques) que des contradictions ne
puissent jamais émerger même dans les conséquences les plus
éloignées. Dans la formulation mathématique de ces lois, ceci
s'exprime par le fait que les connexions de la physique classique, en
d'autres termes celles qui se relient immédiatement à des processus
objectifs dans l'espace et le temps, sont contenues en tant que cas
limites dans les connexions plus générales de la théorie quantique.
Le domaine de la physique classique apparaît, de ce point de vue
formel, comme un cas particulier ou une partie du domaine plus
général des lois qui ont été fixées dans la théorie quantique. Sur le
plan des principes, la physique classique crée par ailleurs
inversement la présupposition initiale pour la formulation des
connexions de la théorie quantique. Car ces lois de la théorie
quantique doivent aussi se relier médiatement aux processus
objectifs dans l'espace et le temps, puisqu'il est clair que, dans le
domaine de ce qui arrive matériellement, c'est avant tout et
seulement en ce sens que l'on peut parler d'une manière pourvue de
sens de processus objectifs. La physique classique forme dans une
certaine mesure une partie constitutive intégrante du langage qui
permet seul d'exprimer les connexions de la théorie quantique. La
compréhension du monde qui s'est développée au cours des siècles
en un agencement scientifique peut donc sans doute être comparée
avec l'apprentissage du langage dans l'enfance. Il se forme d'abord,
sur la base d'expériences simples, des concepts qui présentent, non
pas vraiment la réalité, mais des idéalisations de la réalité ; ces
concepts simples servent de présuppositions pour la compréhension
de connexions plus compliquées et pour la formation de concepts ou
d'idéalisations plus compliqués. Ces concepts donnent la possibilité
initiale de parler d'états de choses de complexité supérieure, et donc
aussi d'établir les limites du domaine d'application des concepts
simples.
Le rapport réciproque qui existe entre les connexions chimiques et
les connexions physiques plus spécifiques se présente donc à nous
de la façon suivante : pour pouvoir comprendre les lois chimiques
dans leur relation aux lois physiques, il est nécessaire d'élargir le
cadre de la physique classique à celui de la physique quantique. Les
lois de la théorie quantique sont plus élevées dans l'agencement
que celles de la physique classique : elles les englobent en tant que
cas limites et elles contiennent en outre les lois de la chimie et, plus
généralement, l'ensemble des régularités nomologiques liées aux
qualités sensibles de la matière. Les connexions de la théorie
quantique permettent donc en plus d'établir aussi les limites des
deux domaines de la physique et de la chimie.

c) Les limites des régions


On a dit plus haut que la mécanique newtonienne donne une
présentation exacte de la région de réalité dont il est possible de
parler au moyen des concepts de “masse”, de “position”, de
“vitesse”, etc. La question se pose alors de savoir comment on peut
encore soutenir une telle affirmation si l'on se place dans la
perspective des lois de la théorie quantique. Il est manifeste en effet
que l'on pourrait tirer de la validité de la mécanique classique
certaines conclusions, par exemple au sujet des électrons d'un
atome, qui ne sont pas justes dans l'expérience.
Cette contradiction apparente est résolue dans la théorie quantique
de la façon suivante : les lois de la mécanique ne peuvent de
manière générale s'appliquer univoquement à un système que si les
éléments déterminants caractéristiques du système (par exemple,
les positions et les vitesses de tous les points matériels) sont connus
avec précision. Or, d'après la théorie quantique, il existe entre
certains de ces éléments déterminants des relations
“complémentaires”, c'est-à-dire que la connaissance précise de l'un
exclut la connaissance de l'autre. Il est donc absolument impossible
d'obtenir une connaissance complète d'un système mécanique au
sens où on l'entendait dans la mécanique newtonienne. Ce qu'il est
possible d'obtenir est la connaissance d'un “état” au sens de la
théorie quantique et, tant qu'on parle seulement des concepts
mécaniques, cela signifie qu'on a une connaissance des éléments
déterminants qui est imprécise dans une mesure déterminée.
Partout où l'on peut cependant tirer de cette connaissance
imprécise, en suivant les règles de la physique classique, une
conclusion pratique univoque au sujet de propriétés déterminées du
système, cette conclusion existe aussi en droit dans la théorie
quantique et dans l'expérience. Tel est le sens précis de l'énoncé
selon lequel la mécanique newtonienne donne une présentation
exacte de la région de réalité qu'il est possible de décrire au moyen
des mots de “masse”, de “position”, de “vitesse”. Dans les cas où
une conclusion univoque est malgré tout impossible, il ne reste,
même en mécanique classique, que des énoncés statistiques. Ces
énoncés statistiques de la mécanique classique se révèlent inexacts
dans l'expérience, et par conséquent dans la théorie quantique qui
donne une présentation de ces expériences. La mécanique
classique ne peut faire aucune prédiction au sujet de la fréquence
des configurations mécaniques ; car cette fréquence est déterminée,
dans le domaine de grandeur des atomes, par des connexions de
genre différent qui sont étrangères à la mécanique et qui peuvent
s'introduire d'une certaine manière dans les brèches ouvertes par la
connaissance imprécise des éléments déterminants classiques.
Donnons un exemple en physique atomique : de la connaissance
qu'un électron est en mouvement autour d'un proton (un noyau
d'atome d'hydrogène) à une distance de l'ordre d'un dix-millionième
de millimètre, avec une vitesse de l'ordre d'un centième de la vitesse
de la lumière, on conclura en mécanique classique que l'électron
possède une certaine énergie dont l'ordre de grandeur est
comparable à l'énergie de liaison de l'électron dans l'état
fondamental de l'atome d'hydrogène. Dans un domaine d'énergie
étendu, toutes les valeurs de l'énergie seraient plus ou moins
également probables. Mais en réalité, on peut à partir de la
connaissance présupposée conclure avec une forte probabilité qu'il
s'agit d'un électron dans l'état fondamental de l'atome d'hydrogène,
c'est-à-dire d'un électron d'énergie entièrement déterminée. La
conclusion statistique tirée de la mécanique classique est donc
défaillante dans l'expérience, parce qu'elle néglige l'existence de
connexions non mécaniques ; elle oublie dans ce cas les forces
chimiques, qui entraînent une énergie de liaison entièrement
déterminée pour l'électron.
Dans cette défaillance complète de la mécanique classique
s'agissant de la détermination de la fréquence des systèmes
atomiques, on peut voir la toute première preuve qui ait été mise au
jour de l'action de régularités nomologiques non mécaniques dans la
nature. Le fait qu'il existe, en quantité comparable au nombre total
de tous les systèmes atomiques, des atomes stables munis de
propriétés entièrement déterminées et toujours identiques (énergie
de liaison, force chimique, couleur, etc.) est complètement
incompréhensible pour la mécanique classique et forme la preuve
qu'on a affaire à des connexions d'un autre genre.
D'un autre côté, le fait que les lois physiques classiques soient
vérifiées pour un atome individuel partout où une preuve univoque
est possible donnera un appui précis à la validité des lois classiques.
Les régularités nomologiques de la physique et de la chimie
apparaissent, si l'on en juge en se fondant sur la manière dont elles
se relient immédiatement aux processus objectifs dans l'espace et le
temps, comme ordonnées de la même manière et subordonnées à
l'ensemble des connexions de la théorie quantique. Toutefois, une
certaine hiérarchie de ces deux groupes de lois est reconnaissable
si l'on se pose la question du degré de généralité avec lequel leur
effet se manifeste dans la nature. En effet, alors que visiblement les
lois de la physique classique règnent toujours distinctement partout
où se jouent des processus matériels, les processus vraiment
“chimiques” sont soumis à des conditions extérieures particulières.
Selon l'état actuel de nos connaissances, par exemple, des
processus chimiques ne peuvent évoluer au véritable sens du terme
à l'intérieur des étoiles, dans la matière surchauffée à de très hautes
températures et soumise à une pression énorme. Ces changements
complets et souvent subits dans la structure de la matière qui
peuvent se produire à l'occasion du mélange de choses matérielles
de genres différents – la combustion, la cristallisation, la dissolution
– et que nous appelons “chimiques” sont impossibles dans le
domaine de températures et de pressions extrêmes parce que, dans
ce domaine, il n'y a absolument plus d'atomes stables susceptibles
de se réunir en molécules ou en une matière solide ou fluide. On ne
peut à la rigueur parler ici de processus “chimiques” qu'en ayant en
vue les noyaux atomiques, mais il ne s'agit pas dans ce cas de
processus dits “chimiques” au sens usuel. Comme beaucoup
d'expériences astronomiques indiquent que dans cet état du monde
d'il y a environ cinq milliards d'années, qui échappe déjà à moitié à
nos concepts intuitifs, toute la matière de l'univers a été concentrée
dans un espace relativement petit et chauffée à des températures
très élevées, il faut supposer que les événements chimiques n'ont
commencé que graduellement à se développer à la surface des
étoiles à l'occasion du refroidissement de la matière et une fois que
celle-ci était déjà divisée en conglomérats stellaires. Il en va de
même pour la vie, qui n'a dû commencer sur une ou peut-être sur
plusieurs étoiles qu'à un stade encore bien plus tardif et sous des
conditions encore bien plus spécifiques. Nous sommes ainsi
conduits à la conclusion suivante : tandis que les lois chimiques – ou
les lois de la théorie quantique, qui sont plus élevées dans
l'agencement que celles de la physique et de la chimie – sont
intemporellement “valides” (sans quoi on ne pourrait pas du tout
parler de “loi”), les processus spécifiques que nous désignons
comme chimiques ne sont apparus que graduellement au cours du
développement de l'univers.
On pourrait encore envisager les régularités nomologiques de la
chimie d'un autre point de vue, en y voyant une forme “supérieure”
d'organisation de la matière liée à certaines conditions spécifiques :
les processus chimiques ne pourraient se jouer que dans des
agglomérats de matière dépassant une certaine grandeur minimale.
En tout cas, c'est la molécule individuelle qui présente les limites
inférieures pour que se produise un événement chimique ; car
l'électron individuel, qui est la véritable particule élémentaire, ne peut
plus être le lieu d'aucun processus chimique, ne possédant ni force
de valence ni énergie de liaison, ni aucune propriété chimique quelle
qu'elle soit. Ces limites inférieures de grandeur pour les agglomérats
de matière dans lesquels il est possible d'observer des processus
chimiques ne peuvent d'ailleurs pas être établies nettement : dès
qu'on s'en approche, le concept de “processus chimique” devient au
contraire problématique. Ce n'est que si on appréhende ce concept
avec plus de netteté qu'il ne convient à sa nature, au moyen de
définitions arbitraires et factices, que ces limites inférieures peuvent
être déterminées plus précisément. Ici encore, ce qui se passe pour
les limites de la chimie est assez semblable à ce qui se passe pour
les limites de la vie : il est clair que, dans le domaine des très petits
organismes, la question de savoir si une configuration déterminée
est un “être vivant” ou bien un agglomérat de “matière inerte” ne
peut recevoir de réponse qu'au moyen de définitions arbitraires.
La difficulté de séparer les processus chimiques des processus
purement mécaniques dans le domaine des très petites unités de
matière a aussi pour conséquence que la région des connexions
chimiques ne peut pas passer pour close au même sens que celle
de la physique classique. La chimie se change plutôt de façon
continue en mécanique et en électricité – auxquelles elle ne peut
pourtant se réunir que si l'on abandonne de nouveau l'exigence de
ne parler toujours que de processus objectifs dans l'espace et le
temps au profit de la reconnaissance des connexions générales de
la théorie quantique. Il semble donc exact de considérer la théorie
quantique comme la région qui se situe dans l'agencement
immédiatement au-dessus de la physique classique, et la chimie en
revanche simplement comme une projection particulière de cette
région dans le plan des processus objectifs spatio-temporels.
La physique classique présente l'idéalisation de la réalité où l'on
parle seulement de processus matériels objectifs dans l'espace et le
temps – indépendamment de la question de savoir comment ces
processus peuvent être posés d'une manière ou d'une autre. La
théorie quantique englobe une région de réalité plus large : elle peut
être considérée comme l'idéalisation où l'on décrit un état en
indiquant avec quelle probabilité certains processus matériels spatio-
temporels évoluent quand ils sont rendus accessibles à l'observation
(au moyen d'une intervention extérieure). La théorie quantique est
donc cette idéalisation où la réalité apparaît à chaque instant comme
une abondance déterminée de possibilités en vue d'une
actualisation objective.

d) Le hasard
De même que tout acte de connaître et de désigner, et donc le
langage tout entier, repose sur la répétition, c'est-à-dire sur la
possibilité de trouver quelque chose d'“identique” dans des
circonstances différentes, de même l'agencement scientifique du
monde prend son point de départ dans la répétition, dans la
régularité nomologique. De manière tout à fait générale, l'effort
entrepris dans le langage pour présenter quelque chose d'“objectif”
est déjà basé sur la présupposition, justifiée par le succès, qu'une
chaîne solide de causes et d'effets conduit de l'“objet” (“Objekt”) à
nous, et, quand nous agissons, de nous à l'objet (Objekt). Car s'il n'y
avait pas cette solide chaîne causale, on ne pourrait rien conclure à
partir d'une “perception” au sujet d'un “processus” déterminé, et tout
accord concernant ce qui arrive verrait son fondement se dérober.
La physique classique rend justice à cette situation dans la mesure
où elle établit dès le début un lien entre la présentation de processus
objectifs dans l'espace et le temps et la présupposition d'une
déterminité complète de ces processus. Elle esquisse l'image de
systèmes matériels dans l'espace, clos par rapport au monde
extérieur, et dont l'état présent détermine l'évolution temporelle pour
tout le futur.
En total contraste avec cette idéalisation, le concept d'état de la
théorie quantique crée ici les conditions d'une situation
complètement nouvelle pour la question de la déterminité des
processus naturels. Ce qui prend ici la place du système clos vu
comme quelque chose qui se déroule dans l'espace et le temps,
c'est l'ensemble des processus possibles dans l'espace et le temps
qui se jouent dans l'acte d'observer le système, donc dans
l'opération de sa liaison avec le monde extérieur. On pourrait alors
en toute rigueur s'attendre ici à une déterminité complète si les
détails mêmes de l'intervention nécessaire à l'observation pouvaient
être envisagés indépendamment de l'état du système comme
quelque chose de donné. Mais la connaissance précise de ces
détails ne pourrait être obtenue à son tour que par une observation
précise du dispositif d'observation qui provoque l'intervention, à
supposer que cette observation ne dépende pas elle-même à son
tour d'une intervention incontrôlable – en d'autres termes, on se
heurte ici à un regressus ad infinitum qui empêche de poser
l'exigence de déterminité des processus naturels d'une manière
pourvue de sens.
Dans la région de réalité dont les connexions sont formulées par la
théorie quantique, les lois de la nature ne conduisent donc pas à
établir de façon complète ce qui arrive dans l'espace et le temps ; le
fait que quelque chose arrive est au contraire laissé au jeu du
hasard (dans les limites des fréquences établies par les
connexions). Le hasard peut être considéré sous ce rapport comme
avant tout “dénué de sens” à l'intérieur de cette région – c'est ainsi
que Goethe concevait aussi le mot hasard dans l'extrait de la théorie
des couleurs qui a été mentionné plus haut ; il est clair que le mot de
sens met en jeu une relation immédiate avec nous en tant qu'êtres
de pensée et de passion, relation dont il n'a pas encore été possible
de parler ici, où il est question des lois de la nature.
On ne peut pas davantage supposer que les événements qui
semblent livrés ici au jeu du hasard seraient fixés, par exemple, par
des lois de la nature qui seraient d'un autre genre et plus élevées
dans l'agencement. Car cela devrait signifier que même les
fréquences des processus spatio-temporels dans des circonstances
données sous les conditions de la théorie quantique sont différentes
de celles auxquelles on peut s'attendre d'après les règles de la
théorie quantique – en d'autres termes, cela devrait signifier que ces
règles ne présentent pas encore les lois de la nature exactes. Mais,
au vu de tout ce qui donne un appui précis à ces règles, cela n'est
pas probable. Par ailleurs, cette question semble aussi recevoir un
éclairage nouveau si l'on pense au fait qu'il existe peut-être des
systèmes, ou, pour le dire de manière plus exacte, des
connaissances au sujet des systèmes, auxquels le concept d'état de
la théorie quantique ne peut plus être appliqué. De tels systèmes ne
seraient manifestement plus soumis aux énoncés probabilistes de la
théorie quantique et pourraient donc se subordonner à des
connexions d'un genre complètement différent. En ce sens – et
même seulement en ce sens –, on a pu dire que la physique
d'aujourd'hui laisse ouverte la possibilité que certains processus qui
semblent, d'après les lois que nous connaissons, dériver du jeu du
hasard soient peut-être déterminés par des connexions plus élevées
dans l'agencement.
La décision de cette question doit être laissée à l'expérience dans
chaque cas particulier. Un exemple qui permet de bien juger de la
portée de la question et de la possibilité de sa décision est celui de
la formation des cristaux, d'une part, et des organismes vivants,
d'autre part. Le fait, par exemple, qu'il se forme des cristaux solides
là où de la matière fluide se solidifie par refroidissement devient
compréhensible au moyen des lois de la nature qui ont été fixées en
physique atomique. On peut dériver des lois atomiques non
seulement le fait que les atomes s'ordonnent bien en rangs pour
former une chose matérielle solide, mais aussi le caractère
spécifique de l'agencement, les symétries et la structure du cristal.
Mais la forme extérieure particulière du cristal individuel reste,
d'après les lois que nous connaissons, livrée au jeu du hasard ;
même si l'on pouvait reconstituer avec précision et à l'identique les
conditions extérieures de la formation d'un cristal, la forme du cristal
obtenu ne serait pourtant pas toujours exactement la même. La
goutte d'eau qui s'est refroidie dans une atmosphère de basse
température se solidifie en cristal de neige. En l'absence de
perturbations extérieures, la symétrie du cristal sera toujours
hexagonale, mais la forme particulière de la petite étoile de neige
n'est déterminée à l'avance par aucune loi de la nature ; à l'intérieur
des limites déterminées par la symétrie hexagonale, la grandeur de
la goutte d'eau, le type du refroidissement, etc., le hasard esquisse
les dessins infiniment variés des étoiles et des facettes, qui nous
semblent exactement aussi artificiels que l'enchaînement des
images dans un kaléidoscope.
Dans cet exemple, même l'expérience n'offre aucun point de repère
qui permettrait de soumettre la formation des cristaux de neige à des
formes qui seraient entièrement déterminées par des connexions
supérieures. Nous devons donc sans doute croire ici au jeu du
hasard, même si nous ne sommes pas forcés à cette conclusion sur
le plan des principes ; car on ne peut sans doute pas affirmer que
l'état quantique théorique de la goutte d'eau soit connu réellement
avant et pendant la formation du cristal. Il n'y a de contrainte en
faveur de la reconnaissance du hasard (si l'on suppose que les lois
de la théorie quantique sont exactes) que dans des exemples de cas
pour lesquels l'état quantique théorique est connu avec certitude ; on
peut penser par exemple à un morceau de matière radioactive, pour
lequel on a une connaissance certaine du fait que pratiquement tous
les noyaux atomiques se trouvent dans leur état fondamental.
L'émission des particules radioactives doit ici (dans les limites de la
fréquence quantique théorique) être laissée au jeu du hasard, si les
lois quantiques ont une légitimité.
Même si nous croyons que la croissance d'un cristal individuel ne
saurait être déterminée à l'avance et que donc un autre cristal aurait
pu tout aussi bien apparaître, la question de savoir si le hasard
auquel le cristal est redevable de sa forme est “dénué de sens” n'est
pas encore pour autant une question décidée. Car la formation d'un
cristal est un acte historique qui ne peut plus être annulé – et qui
peut jouer aussi en tant que tel un rôle important dans la connexion
de notre vie ou du monde, même s'il n'a pas été déterminé à
l'avance. Pour le genre de connexions à propos desquelles nous
pouvons légitimement utiliser le mot “sens”, il peut exister un lien
même avec des événements (Ereignis) qui auraient pu aussi évoluer
autrement sans aucune raison.
Si l'on compare maintenant l'apparition des organismes vivants à la
formation des cristaux, on se heurte, en faisant une étude assez
précise (en allant au-delà des analogies superficielles), à une
situation complètement différente. Bien que les lois de la physique
atomique puissent probablement procurer une compréhension
complète s'étendant à tous les détails des liaisons chimiques
compliquées à partir desquelles se construisent les organismes, un
être vivant apparaît pourtant du point de vue de la physique
atomique comme un arrangement d'atomes étrange et improbable.
Et même si un tel arrangement (dont nous n'avons absolument
aucune connaissance précise) était un jour admis comme donné et
que la question était posée de savoir comment un tel système se
développe au cours du temps dans un jeu réciproque avec le monde
ambiant, la physique atomique prédirait probablement la suite de
modifications dont le déroulement après un certain temps est
désigné dans le langage ordinaire comme mort ou décomposition.
En tout état de cause, il n'y a sans doute aucun caractère connu des
lois de la théorie quantique qui puisse offrir une explication
quelconque de la conformation des organismes. Le domaine qui se
trouve à la frontière entre biologie, chimie et physique atomique n'a
pas encore été suffisamment exploré pour qu'on puisse exclure avec
certitude la supposition que les lois de la vie organique découlent de
celles de la physique atomique. Mais beaucoup de chercheurs
penchent sans doute vers l'idée qu'il s'agit avec les lois de la vie
organique “de connexions d'une autre nature”, qui ne sont pas déjà
contenues dans celles de la physique atomique. Les “forces” de la
nature qui sont en position de former les cristaux seraient donc
certes capables de modeler les liaisons chimiques compliquées d'où
naît un organisme, mais le simple jeu de ces forces et du hasard ne
suffirait pas à rendre l'organisme compréhensible comme un tout.
Cela signifierait – à l'instar de ce que Goethe présumait aussi dans
son agencement de la réalité – que les lois de la vie organique
appartiennent d'abord à la région de réalité immédiatement
supérieure, qui serait à celle de la théorie quantique dans le même
rapport que la théorie quantique est à la physique classique. Ce
point de vue, qui a été explicité pour la première fois sous une forme
précise par Bohr, servira de point de départ aux considérations qui
suivent, concernant la vie organique.

4. LA VIE ORGANIQUE

DEUX chemins ont été empruntés pour la compréhension des


phénomènes chimiques. D'un côté, la recherche scientifique a
retracé les transformations chimiques des choses matérielles en tant
que processus objectifs, elle a traqué les règles de leurs régularités
et elle est ainsi parvenue à décrire minutieusement et jusque dans
leurs moindres détails les phénomènes (Phänomen) et leurs
connexions. Sur ce chemin, elle s'est heurtée bien sûr à la difficulté
qu'on ne peut discerner aucune limite nette entre les processus
chimiques et les processus mécaniques et électriques dans le
domaine des très petites particules de matière et que, par suite, les
connexions chimiques se dérobent ici à une formulation close. D'un
autre côté, la recherche scientifique a choisi de mettre directement
au point de départ de la compréhension la connexion entre les
processus chimiques et les mouvements, ou le jeu de forces, des
très petites particules, et elle a réussi de cette manière à
appréhender les lois chimiques de manière exacte, tout en devant
cependant abandonner en certains points l'idéal de l'“objectivation”
de ce qui arrive.
Avec des buts semblables, deux chemins ont été empruntés pour la
compréhension de la vie organique : d'un côté, celui d'une
description minutieuse des processus vitaux et, de l'autre, celui de
leur analyse dans la perspective de la connexion de la vie avec les
processus physico-chimiques. Peut-être peut-on parler encore d'un
troisième chemin dont il n'existe aucun analogue dans les régions
inférieures et qui tient à la circonstance que nous sommes nous-
mêmes des êtres vivants et que la conscience semble être liée de
manière extrêmement étroite aux forces qui assurent la cohésion de
l'organisme en vue de son unité. La question de savoir jusqu'à quel
point il est possible de parler de vie organique sans aucune relation
directe avec la conscience doit être laissée ouverte ici ; peut-être
n'est-il pas possible de démarquer la région de réalité qui englobe la
vie organique de la région plus étendue qui inclut, dans ses parties
accessibles au langage ordinaire, le savoir sur l'âme humaine et
dont l'espace est rempli par l'océan des processus inconscients qui
se meut sous les vagues de la conscience. On ne parlera pourtant
pas pour le moment de cet aspect du problème de la vie, parce qu'il
doit être question ici de la démarcation de la vie organique par
rapport à la région immédiatement inférieure qui englobe la physique
et la chimie.
Le domaine qui se trouve à la frontière entre biologie, physique et
chimie n'a été ouvert par la science que dans les dix dernières
années et il ne peut pas être question pour l'instant d'une
compréhension des processus organiques comparable, par
exemple, à la compréhension des processus chimiques que la
théorie quantique a permis d'obtenir. Les problèmes fondamentaux
qui concernent la démarcation des processus organiques par rapport
à la physique et à la chimie et qui ont été abordés dans les
perspectives du vitalisme, du matérialisme, etc., ne peuvent donc
pas non plus trouver encore de solution. L'effort si souvent entrepris
pour parvenir à une solution de ces problèmes par des
considérations générales de l'ordre, par exemple, de la théorie de la
connaissance, ou par la généralisation d'expériences spécifiques,
peut dans le meilleur des cas éclairer les questions posées sous un
aspect déterminé et mettre au jour une petite partie de la vérité.
Mais, en règle générale, on ne peut pas brûler les étapes sur le
chemin difficile de la recherche scientifique et peut-être faut-il que
les résultats des recherches expérimentales particulières restent en
attente pendant de nombreuses décennies avant qu'apparaisse une
image un peu plus claire du rapport des processus organiques aux
processus physico-chimiques.
Si l'on se propose de dessiner un plan d'ensemble de l'agencement
scientifique de la réalité, il faut donc être très clair dès le début sur le
fait que les présuppositions chosistes (sachlichen) ne suffisent pour
une réalisation précise du plan que dans les régions inférieures
jusqu'à la chimie, tandis que l'image des régions supérieures à partir
de la biologie ne peut pas être dessinée à notre époque avec plus
de précision que ne l'était, par exemple, la carte dont disposaient les
Grecs du temps d'Alexandre pour les contrées qui se trouvaient de
l'autre côté de l'Euphrate.
En ce qui concerne la biologie, l'effort entrepris dans ces notes pour
esquisser au moins les contours de ce plan d'ensemble doit par
suite se limiter à discuter les problèmes fondamentaux connus, ainsi
que les possibilités de les résoudre. Il me semble sous ce rapport
que la thèse de Bohr selon laquelle il serait possible de se
représenter la manière dont les connexions biologiques se
démarquent des connexions physico-chimiques de façon semblable
à la manière dont la chimie se démarque de la physique ouvre une
possibilité de pensée dans laquelle cette démarcation peut être
abordée sans contradiction grave avec l'expérience ou avec le
savoir scientifique. La supposition de Bohr permet en tout cas de
donner aux questions fondamentales qui sont en connexion avec la
démarcation des réponses claires qui pourraient être utiles à titre
d'hypothèses de travail à l'avancée ultérieure de la recherche
scientifique.

a) Relation entre les régularités nomologiques de la biologie et


celles de la physique-chimie
Quand on considère la vie organique, l'attention s'oriente d'elle-
même vers deux traits caractéristiques qu'on peut observer aussi
bien chez les êtres vivants les plus développés que chez les plus
primitifs. D'un côté, le comportement d'un organisme vivant est
complètement différent de celui des configurations que nous
désignons comme étant de la “matière inerte” : l'organisme exécute
différentes fonctions – métabolisme, reproduction, etc. –, son
développement montre à l'égard de toutes les perturbations
extérieures une stabilité qui lui appartient en propre et son
comportement confirme par de nombreux détails l'impression qu'il
est, en tant qu'orienté vers des buts déterminés, au service d'une fin
inscrite dans son plan. Face à tout être vivant, nous éprouvons la
sensation qu'il nous est apparenté. D'un autre côté, l'être vivant peut
manifestement être considéré aussi comme un système physico-
chimique, en d'autres termes on peut le comparer à quelque chose
comme une machine compliquée. Les différents modes de
comportement de l'organisme, là où on peut en suivre la marche
dans le détail, se laissent en effet toujours ramener à des processus
physico-chimiques. Il est vrai que cette opération ne peut en aucune
manière réussir partout, puisqu'il est impossible de suivre partout
avec une finesse parfaite le jeu réciproque et harmonieux des effets
dans l'organisme ; mais par ailleurs il n'existe encore aucun
processus connu qui pourrait montrer que les processus physico-
chimiques s'exécutent dans les êtres vivants selon d'autres lois que
dans la matière inerte.
Ce remarquable état de choses a trouvé son expression naturelle
dans deux thèses opposées qui ont été soutenues au sujet du
rapport des lois biologiques à celles de la chimie et de la physique.
Le vitalisme suppose qu'il y aurait à l'œuvre dans l'organisme vivant
d'autres “forces” ou d'autres structures globales qui font défaut à la
matière inerte et qui ne peuvent pas être vues comme une
conséquence des connexions physico-chimiques. Cette force vitale,
qui, comme on dit, distingue avant tout et essentiellement
l'organisme de la matière inerte, a sans doute été pensée aux
époques antérieures comme une force au sens ordinaire du mot, qui
en tant que telle viendrait s'ajouter dans l'être vivant aux forces
physico-chimiques. Pourtant, les expériences de la biologie moderne
inclinent plutôt à remplacer le concept de force vitale, qui renvoie à
une analogie étroite avec le concept de force de la physique, par un
concept qui mette l'accent sur le comportement caractéristique de
l'être vivant en tant qu'unité par contraste avec le comportement
physico-chimique de ses parties. C'est ainsi par exemple que
Driesch utilise le concept d'entéléchie ou de totalité, qui lui permet
de soutenir l'idée que l'évolution physicochimique ne doit pas être
affectée dans le détail par ces connexions plus élevées dans
l'agencement, mais que, justement, “le tout est plus que la somme
de ses parties”.
Cette conception vitaliste s'oppose directement à une thèse qui a
été soutenue en premier lieu à l'époque du matérialisme et qui
pourrait aujourd'hui être explicitée à peu près sous la forme
suivante : les lois physico-chimiques ont une validité illimitée dans
l'organisme, et par suite elles déterminent aussi exclusivement son
comportement. Cette seconde thèse peut se prévaloir du fait que
jusqu'à présent l'on n'a jamais observé dans l'organisme aucune
déviation par rapport aux lois physico-chimiques connues et que,
dans la plupart des cas où un mode de comportement de
l'organisme a d'abord été envisagé comme typiquement non
physique, il a été possible par la suite de construire un modèle
(Modell) physico-chimique du processus en question. Nous pensons
ici à des phénomènes bien connus dans le monde des organismes
vivants, comme les suivants :
Les plantes orientent leurs feuilles et leurs fleurs en direction de la
lumière. Ici s'exprime distinctement un comportement relié à une fin
et coordonné à l'être vivant en tant que tout, que nous comprenons
par analogie avec nos propres désirs bien avant de le comprendre
par des enchaînements causaux physico-chimiques. Pourtant, on a
pu prouver que ce mouvement en direction de la lumière est
occasionné par des réactions photochimiques déterminées dans le
tissu cellulaire qui conduisent selon les voies chimiques normales à
une dilatation des cellules et à ce mouvement.
Driesch a notamment attiré l'attention sur le processus suivant : les
œufs d'un être vivant de constitution complexe, par exemple les
œufs de l'oursin, peuvent encore être divisés aux tout premiers
stades de leur développement sans que cela porte pour autant
atteinte à leur capacité à se développer et chacune des deux moitiés
peut donner naissance à un être vivant complet. Un tel
comportement confirme lui aussi l'impression qu'on ne pourrait guère
le comprendre sur la base d'un jeu de forces physiques et chimiques
qui progresserait selon la cause et l'effet et il semble indiquer que le
plan de l'organisme est pour ainsi dire fourni avec les cellules et qu'il
se réalise en dépit des interventions extérieures les plus graves.
Pourtant, on peut ici encore attirer l'attention sur le fait que des
processus apparemment semblables se répètent dans la formation
des cristaux. Une goutte d'eau qui tombe sur la terre à travers la
froideur de l'atmosphère se solidifie chemin faisant en cristal de
neige. Mais, même si la goutte a été préalablement partagée en
deux parties par une intervention extérieure, elle doit pourtant former
de nouveau à partir de chacune des deux parties un cristal de neige
complet. Ce processus est complètement compréhensible au moyen
des lois de la physique et de la chimie.
Pour discuter les arguments pro et contra qui concernent le
vitalisme, on doit à ce point commencer par décider de la question
de savoir si des contradictions internes émergent lorsqu'on suppose
que les connexions “supérieures” de la vie organique différent sans
doute profondément d'un point de vue qualitatif des connexions
physico-chimiques, mais que pourtant elles n'affectent absolument
pas ces connexions “inférieures” et qu'il s'agirait donc simplement de
régularités nomologiques qui viendraient opérer “en plus” des
régularités physico-chimiques. On s'est parfois servi ici de l'idée que
l'entéléchie – c'est-à-dire l'image du tout qui détermine le
comportement de l'organisme qu'elle informe – dirigerait les
processus physico-chimiques un peu comme l'ingénieur maîtrise et
dirige une machine qui, en elle-même, travaille selon la loi simple de
la cause et de l'effet. Mais de telles comparaisons conduisent par
nécessité logique à supposer que les lois physicochimiques, sous la
forme qu'elles ont prise jusqu'à présent, ne sont pas partout valides
dans l'organisme. Car l'ingénieur ne peut guider la machine que
parce qu'il est lui-même corporel et matériel et que dans la mesure
où il intervient de manière purement physique dans l'évolution. Il
doit, disons, faire jouer un levier et par là même effectuer sur la
machine un travail physique ; l'énergie totale, par exemple, ne serait
donc pas conservée pour la machine seule, mais seulement pour le
système composé machine-et-ingénieur. Comparer l'entéléchie à un
ingénieur qui dirige une machine conduit ainsi inévitablement à
envisager à son tour l'entéléchie elle-même comme une force
physique – en d'autres termes, à dire que, par exemple, le principe
de la conservation de l'énergie n'est applicable qu'au système
composé corps-et-entéléchie, tandis que l'énergie totale qui est
emmagasinée dans le corps seul ne serait pas nécessairement
conservée. Les lois physiques pourraient alors être maintenues sous
la forme qu'elles ont prise jusqu'à présent à condition qu'elles
deviennent par extension des lois qui contiennent quelque chose
comme les champs de forces de l'entéléchie. Peut-être ne peut-on
pas encore vraiment réfuter une telle conception avec certitude,
puisqu'il est impossible de vérifier par exemple le bilan d'énergie
d'un corps avec une très grande précision. Mais il n'y a qu'un petit
pas à faire à partir de la conception qui vient d'être retracée pour en
arriver à la supposition, certes abandonnée depuis longtemps, que
le poids d'un être vivant change lorsqu'à l'instant de la mort l'âme
abandonne le corps. On a renoncé à des idées de ce genre, non pas
parce qu'il est possible de les réfuter de manière certaine, mais
parce que nous nous sommes rendu compte que le problème du
rapport des connexions biologiques aux connexions physiques ne
pouvait nullement être résolu au moyen d'un champ de forces
physique supplémentaire – qu'on le nomme entéléchie ou force
vitale – et qu'on ne faisait ainsi que le repousser un peu plus loin.
Car, d'un côté, il faudrait alors chercher comment un tel champ de
forces pourrait bien conduire à une détermination des processus en
connexion avec l'organisme en tant qu'unité et, de l'autre, il faudrait
que l'entéléchie soit également accessible aux méthodes de
recherche de la physique, alors que les recherches faites jusqu'à
présent ne permettent de trouver nulle part la trace d'un tel champ
de forces. Toutes les expériences qui ont été faites jusqu'à
maintenant parlent en tout cas en faveur du fait qu'il n'existe pas de
force vitale en ce sens.
On pourrait maintenant modifier la comparaison retracée plus haut
en supposant par exemple que l'entéléchie doit diriger les processus
physico-chimiques exactement de la même manière que l'esprit de
l'ingénieur dirige la machine. Cette image donnera peut-être une
présentation très précise des rapports réels, mais la relation de
l'esprit avec le corps est exactement aussi problématique que la
relation qui existe entre les connexions véritablement organiques et
les évolutions physico-chimiques. La comparaison ne donne donc
aucune réponse à la question de savoir s'il est possible de supposer
sans contradiction interne que les régularités nomologiques de la
biologie, bien qu'elles ne dérivent pas des régularités physico-
chimiques, n'affectent pourtant en rien l'engrenage de ces dernières.
Face aux nombreux efforts pour superposer les lois biologiques, en
tant que connexions plus élevées dans l'agencement, aux lois
physico-chimiques sans perturber pour autant les lois de la physique
et de la chimie, on doit en tout cas mettre en valeur le fait que les
lois physiques et chimiques déterminent complètement le
comportement d'un système connu du point de vue de ses
propriétés matérielles. Si l'organisme est une configuration purement
matérielle au sens où nous pouvons nous représenter l'“état”
quantique théorique de ce système composé de nombreux atomes
comme connu de manière complète, alors les lois de la théorie
quantique établissent le comportement plus large de ce système et il
n'existe aucun espace pour des lois biologiques plus élevées dans
l'agencement – le fait que l'état quantique théorique ne détermine en
général le comportement futur que de manière statistique, c'est-à-
dire qu'il n'indique l'occurrence d'un événement (Ereignis) déterminé
que pour un nombre donné de cas semblables, ne change rien à cet
état de choses. Car il est clair qu'une connexion biologique plus
élevée dans l'agencement modifierait directement la fréquence d'un
événement (Ereignis) – au sens par exemple où l'occurrence des
événements (Ereignis) qui préservent l'organisme des perturbations
extérieures devrait être avantagée. La théorie quantique laisse donc
exactement aussi peu de place que la physique classique pour de
telles connexions plus élevées dans l'agencement.
Si l'on veut créer un espace pour des connexions véritablement
biologiques qui ne soient pas une simple conséquence des
connexions physiques et chimiques – et beaucoup d'expériences
parlent sans doute en faveur du fait qu'il est nécessaire de créer un
tel espace –, on peut se souvenir avec Bohr de la relation qui existe
entre la théorie quantique, la chimie et la physique classique. On
peut tenter de faire la comparaison suivante : l'“entéléchie” ou la
“structure globale” “dirigerait” ce qui arrive de physico-chimique dans
l'organisme à la façon dont, par exemple, le champ des ondes de
matière “dirige” le mouvement des particules électriques
élémentaires dans l'atome.
Cette comparaison est d'abord protégée des objections qui ont été
soulevées contre les comparaisons antérieures : le champ des
ondes de matière n'est pas un champ de forces qui “agit” “sur” la
matière, mais il est pour ainsi dire un autre aspect de la matière elle-
même. Le principe de la conservation de l'énergie vaut pour les
électrons et pour leurs interactions électriques de manière aussi
précise qu'il est possible de le vérifier ; il n'est ni nécessaire ni
possible pour sa formulation d'introduire encore, en plus des
électrons, le champ de leurs ondes de matière. Les électrons se
dirigent en effet à travers le champ de matière d'une autre manière :
la brique de construction de la réalité que nous appelons électron
n'est pas seulement, ou pas toujours, une petite particule
élémentaire en mouvement dans l'espace et le temps selon les lois
de la physique classique. L'électron ne possède au contraire cette
propriété que dans les procédures expérimentales au moyen
desquelles nous étudions sa situation dans l'espace. Mais cette
brique de construction “électron” peut aussi dans d'autres cas être
un processus ondulatoire et obéir en tant que tel aux lois de la
propagation des ondes. C'est seulement ainsi, comme le montre en
détail la théorie quantique, qu'il peut y avoir des atomes stables qui
agissent les uns sur les autres avec des forces chimiques. Si nous
transposons ces propositions mutatis mutandis aux organismes
vivants, nous obtiendrons la conclusion suivante :
La substance vivante n'est pas seulement, ou n'est pas toujours
une configuration matérielle composée d'atomes qui se modifie
selon les lois de la physique et de la chimie (ou plus généralement :
selon les lois quantiques théoriques). Elle ne possède cette propriété
que (et aussi toujours) dans les procédures expérimentales au
moyen desquelles nous étudions son comportement physico-
chimique. Mais la substance vivante peut aussi dans d'autres cas
être quelque chose d'autre, par exemple une unité organique –, en
tant que telle, elle obéit aux lois biologiques. C'est seulement ainsi
qu'il peut y avoir des organismes stables, qui peuvent eux aussi
entretenir les uns avec les autres les relations qui sont
caractéristiques des organismes.
Par conséquent, exactement de même que les lois de la chimie
peuvent être conçues comme une projection déterminée des lois
générales de la théorie quantique dans le plan des processus spatio-
temporels objectifs, de même doit-on aussi envisager les lois
biologiques comme la projection dans ce plan des connexions de la
région de réalité immédiatement supérieure. Le sens de l'hypothèse
de Bohr devient clair dès que l'on examine en détail ses
conséquences pour la compréhension des processus biologiques.
Il suit d'abord de cette thèse que les lois physico-chimiques doivent
être valides absolument partout dans l'organisme : partout où dans
un organisme se produisent des modifications mécaniques ou
chimiques observables, il doit être possible d'expliquer ces
modifications sur la base d'effets purement physiques ou chimiques
– à moins qu'une étude des forces qui provoquent le processus ne
modifie nécessairement et de manière décisive le processus lui-
même. Si donc, pour choisir un exemple en génétique, les
centromères (Kernschleifen) dans l'ovule fécondé sont deux par
deux les uns à côté des autres de telle sorte qu'un chromosome du
père soit uni à un chromosome de la mère pour former un couple,
alors il faut ou bien que cette réunion puisse recevoir une explication
physique, par exemple au moyen de forces électriques, d'affinités
chimiques ou d'effets semblables, ou bien qu'il apparaisse qu'une
étude physique des forces qui gouvernent la réunion ne peut pas
être menée à bien parce que, d'une façon ou d'une autre, une telle
étude perturberait de manière décisive le processus lui-même. Il
n'est sans doute pas possible encore de décider avec certitude de
quelle branche de l'alternative il s'agit dans ce cas particulier ; mais
la première est plus probable parce qu'elle concerne, avec la
réunion des chromosomes, des processus encore relativement
grossiers étant donné la sensibilité des évolutions chimiques. Il
devrait donc être possible dans ce cas d'étendre les chaînes
causales physico-chimiques au niveau d'un maillon individuel,
jusqu'à ce qu'on en vienne peut être finalement à un point où la
vérification expérimentale perturbe et modifie le processus lui-même.
Que l'étude doive finalement s'achever en un tel point n'est pas
improbable : car on ne peut peut-être pas comprendre autrement la
fréquence dominante des processus qui sont bien ajustés à leur fin
au sens de l'organisme entier.
On désigne déjà par là l'autre aspect de la thèse de Bohr : les lois
biologiques ne doivent pas être simplement une conséquence des
lois physico-chimiques – pas plus qu'on ne peut dire des lois
chimiques qu'elles sont une conséquence des connexions
mécaniques et électriques (comprises au sens de la physique
classique) dans l'atome. Mais on ne pouvait apporter la preuve du
fait que la physique classique n'est pas suffisante pour expliquer la
stabilité des atomes que si l'on possédait des connaissances très
précises au sujet des particularités de la structure de l'atome. De
même, on ne pourra en tout état de cause apporter une preuve
contraignante du fait que la physique et la chimie ne sont pas
suffisantes pour expliquer la conformation des organismes que si
l'on connaît la structure des très petits organismes de manière
beaucoup plus précise que maintenant ; c'est-à-dire peut-être
seulement avec l'“achèvement” de la biologie. Nous devons donc
pour l'instant nous contenter de la position suivante : du point de vue
de la théorie atomique telle qu'on la connaît à présent, l'organisme
apparaît comme une configuration éminemment improbable – de
même qu'était éminemment improbable, pour la mécanique
classique, l'existence d'une quantité innombrable d'atomes
identiques d'une substance.
Pour ne pas entrer en contradiction avec les lois physiques et
chimiques, les lois biologiques doivent, d'après la thèse de Bohr, se
trouver avec ces lois dans un rapport de complémentarité semblable
à celui qui existe entre les lois chimiques et celles de la mécanique.
On veut dire par là que la position selon laquelle une certaine
configuration est une cellule vivante se trouve dans un rapport
d'exclusion avec la connaissance précise de son état quantique
théorique (et a fortiori des positions et des vitesses de ses briques
de construction élémentaires). Lorsque nous savons que nous avons
devant nous une cellule vivante, il est clair que cette connaissance
nous livre une information sur une série de propriétés de cette
configuration que nous ne pourrions probablement pas inférer de
son seul comportement physique. Mais pour cela il faut peut-être,
d'un autre côté, renoncer dans cette situation à la connaissance
précise de son état quantique théorique. Il existe bien sûr toujours la
possibilité d'étudier l'état physique expérimentalement. Une telle
étude, si elle doit conduire à une détermination réellement précise,
exigera alors cependant – on peut le supposer – une intervention si
violente que la vie de la cellule sera détruite. Ici, naturellement, tous
les degrés intermédiaires sont possibles entre une perturbation forte
et une perturbation faible. Beaucoup d'expériences de biologie
doivent donner une information sur des caractères relativement
grossiers du comportement physique ou chimique des cellules et
une intervention même peu importante peut donc suffire.
L'organisme, peu perturbé, laissera peut-être se manifester alors
dans son comportement les caractères typiquement “biologiques”,
ne serait-ce qu'un instant, et en tout état de cause il suivra ici, pour
autant qu'il soit possible d'en juger, les lois de la physique et de la
chimie. Les traces de l'intervention s'estompent peut-être après un
court moment. Mais, dans d'autres cas – pensons par exemple aux
clichés de Röntgen de grosses molécules d'albumine –, l'intervention
nécessitée par l'étude a pour conséquence des modifications
décisives pour l'objet (Objekt) qu'on veut étudier.
La vue qui est soutenue dans la thèse de Bohr est donc que la
connaissance, quand on a affaire à un organisme vivant, crée une
situation qui ne se laisse pas exprimer au moyen des seuls concepts
de la physique et de la chimie connus jusqu'à présent. Les lois
biologiques présentent une connexion singulière qu'il est absolument
impossible de relier immédiatement aux lois physico-chimiques dans
le plan des processus objectifs spatio-temporels. La tâche de la
biologie, qui est de clarifier la façon dont les régularités
nomologiques de la biologie sont associées au comportement
physique de la matière (en particulier, de la matière atomique), devra
donc – de même que dans la théorie quantique – être conduite en
dehors de ce plan des processus objectifs spatio-temporels. C'est
seulement ainsi que l'on pourra obtenir une vue d'ensemble de la
région de réalité immédiatement supérieure qui contient aussi la vie.
Cette région pourrait être appelée celle de la biologie, bien qu'en fait
la biologie n'en présente qu'une projection dans le plan des
processus objectifs.

b) La structure de la région de la biologie


Tant qu'on se restreint à la chimie au sens propre, c'est-à-dire aux
transformations qualitatives de quantités de substance pondérables,
on ne peut pas donner une formulation exacte aux lois de la chimie
ni répondre à la question de la nature des forces chimiques. Ce n'est
qu'en avançant dans la chimie des très petites quantités de matière
(des atomes et des molécules) – dans le domaine frontière où il n'est
plus possible de différencier nettement les processus chimiques des
processus mécaniques – qu'on est parvenu à découvrir et à formuler
de manière exacte les lois de la nature qui englobent simultanément
la chimie et la mécanique.
De la même manière, tant qu'on se restreindra à l'étude des êtres
vivants qui nous sont visibles, on ne parviendra sans doute pas à
donner une formulation exacte des lois biologiques ni à répondre à
la question de la nature des forces qui sont prépondérantes pour la
vie. Ce n'est que si l'on avance dans le domaine des très petits
organismes – dans le domaine frontière où il n'est plus possible de
différencier nettement les êtres vivants des grandes molécules – qu'il
sera peut-être possible de découvrir la trace des lois de la nature qui
englobent simultanément la biologie, la physique et la chimie. Ce
domaine frontière n'a été ouvert à la recherche scientifique que dans
les dix dernières années et il y aura donc là encore un long chemin à
parcourir avant d'en venir à poser des lois de la nature. La question
de savoir comment la liberté logique créée par la thèse de Bohr peut
être mise à profit dans un énoncé positif au sujet des connexions
biologiques doit par suite être laissée ouverte pour l'instant. Malgré
cela, on peut au moins discuter quelques-unes des possibilités pour
ce remplissement sous le rapport du contenu (für diese inhaltliche
Erfüllung).
La position selon laquelle l'apparition de la vie, ou plus précisément
l'apparition des organismes vivants, sur la surface terrestre en
refroidissement progressif a été un processus unique, impossible
pour nous à reproduire expérimentalement, représente un premier
point de vue important pour juger des connexions biologiques. Le
simple fait d'appliquer le concept de “loi” aux processus vitaux est
alors problématique, puisqu'il est clair qu'une loi de la nature
présente son essence dans un énoncé qui porte sur des processus
qu'on peut reproduire un nombre arbitraire de fois. On pourrait sans
doute se représenter en pensée le refroidissement de la Terre un
nombre arbitraire de fois, mais si nous voulions préciser ce qui arrive
au cours d'une telle répétition nous quitterions le domaine des
énoncés expérimentalement vérifiables. La comparaison des
formations organiques dans les différents systèmes d'étoiles pourrait
à la rigueur remplacer dans le futur la répétition de ce processus,
mais pour l'instant l'on ne sait même pas s'il existe de telles
formations organiques dans d'autres mondes corporels. En tout état
de cause, la biologie s'occupe pour le moment de la vie organique
sur notre Terre. Il est possible ici d'expliciter des lois pour beaucoup
de situations, dans la mesure où il existe beaucoup de procédures
expérimentales reproductibles en biologie. Mais, dans ces
procédures expérimentales, l'existence de la vie – et donc la façon
dont elle est apparue – sera toujours présupposée. L'apparition des
organismes vivants à partir de la matière inorganique demeure un
processus historique unique.
On pourrait à ce point, comme l'ont fait beaucoup de chercheurs,
considérer par exemple le principe de sélection de Darwin comme la
clé de la compréhension des processus vitaux. Cette conception
suppose que, lorsque la diminution de la température a rendu
physiquement possible la formation de molécules organiques assez
grandes, des formations de complexité supérieure sont apparues
d'elles-mêmes à la surface de la Terre, parmi lesquelles certaines
(peut-être seulement un tout petit nombre au début) avaient la
propriété d'en produire d'autres, construites à l'identique à partir
d'une matière chimiquement apparentée. Les formations adaptées à
de tels processus se seraient alors répandues par réplication au
détriment d'autres moins aptes, et à cette occasion le processus
d'accroissement aurait aussi parfois conduit par hasard à des
formations modifiées en tel ou tel point (mutation). Parmi les formes
(Gestalt) ainsi modifiées, seules les mieux adaptées auraient alors
subsisté à leur tour et c'est ainsi que seraient apparus finalement
des êtres de complexité toujours plus grande (des êtres sur lesquels
la nature aurait en quelque sorte “fait des exercices”) qui, à mesure
qu'ils accédaient à un degré supérieur de développement,
présentaient de plus en plus distinctement de nombreux traits qui
pouvaient valoir comme particulièrement “bien ajustés à leur fin”
dans le combat pour la conservation de l'espèce. Si l'on se place de
ce point de vue darwinien, dont la justification ne peut être décidée
que par l'expérience et n'a certes pas été décidée dans tous les
détails, l'énoncé : “une cellule déterminée ‘vit'” aurait la même
signification que l'énoncé : “ici se trouve une configuration sur
laquelle la nature a “fait des exercices”, et qu'elle a modelée au
cours d'un développement qui s'est poursuivi pendant des milliards
d'années”. La connaissance du fait qu'on a affaire à une
configuration de ce genre serait alors, au sens de la thèse de Bohr,
complémentaire de la connaissance de l'état physique précis ; leurs
rapports ressembleraient donc ici à ce qui se passe dans la théorie
de la chaleur, où la connaissance de la température signifie aussi
une information d'un autre genre que la connaissance des éléments
déterminants mécaniques. Mais il serait bien sûr toujours
principiellement possible ici d'acquérir aussi – en posant
simultanément la “vie” – une connaissance de l'état physique.
Le point de vue retracé plus haut, qui s'apparente de très près au
mécanisme, peut par suite être résumé par quelque chose comme la
proposition suivante : pour la compréhension des processus vitaux,
la seule chose qu'il soit nécessaire d'ajouter sur le plan des principes
aux concepts physicochimiques est le concept de développement
historique. Il faudrait alors caractériser la biologie, contrairement à la
physique et à la chimie, non seulement comme une science dans
laquelle on cherche à établir conceptuellement sur le plan des
principes ce qui est répétable dans la nature, mais aussi comme une
science qui contient au titre de l'une de ses présuppositions
fondamentales le développement historique unique de notre Terre.
Mais sans doute peut-on néanmoins se demander si cette
conception ne dépeint pas de façon réellement superficielle nos
connaissances des processus vitaux. Car même si l'on pouvait
interpréter au sens du principe de sélection tous les phénomènes
concernant les organismes qui sont ordinairement avancés comme
des arguments en faveur du vitalisme, l'existence de la conscience
montre pourtant en tout état de cause qu'il y a des caractères des
processus vitaux que le principe de sélection ne peut certainement
pas expliquer. En effet, bien qu'on puisse peut-être envisager qu'un
être vivant muni d'une coordination centrale de ses réactions se
comporte particulièrement bien dans le combat pour la vie, il est clair
que cela n'implique nullement que cette centrale de réactions soit
“donnée” à un être vivant individuel sous la forme de la conscience.
Si donc nous savons déjà que les concepts requis pour une
description complète des processus vitaux sont des concepts qui,
comme celui de conscience, ne se laissent en aucune manière
ramener aux concepts physico-chimiques, ce qui paraît sans doute
le plus naturel est de supposer que même les concepts
physiologiques et biologiques assez simples, notamment le concept
de “vie” lui-même, sont comme quelque chose d'étranger et de
nouveau face aux concepts physico-chimiques. Car, en tout état de
cause, il est clair que les concepts biologiques nous sont donnés et
nous sont compréhensibles de manière entièrement indépendante
des connexions physico-chimiques. Naturellement, dans la nature,
les connexions qui sont décrites au moyen des concepts biologiques
doivent se réunir sans contradiction aux agencements inférieurs de
phénomènes et l'idée de sélection jouera un rôle décisif pour
l'analyse de cet ajustement. Mais les concepts biologiques sont
entièrement indépendants, nous constituons ces concepts parce que
nous sommes nous-mêmes des vivants, et bien d'autres idées
encore que la seule idée de sélection seront nécessaires pour
démarquer les deux régions de connexions.
Si l'on donne à la thèse de Bohr cette interprétation élargie, on
devra se représenter que les connexions biologiques – en dépit du
caractère historiquement unique de l'histoire de la Terre – pourront
être formulées un jour à venir comme une expression des lois de la
nature. Nous ne nous débarrassons pas de l'idée que des êtres que
nous décririons comme vivants ont dû se former aussi dans d'autres
mondes corporels, pour autant que les conditions physiques y
étaient semblables à celles de notre Terre ; et que par suite ces
connexions biologiques sont elles aussi reliées à des processus qui
sont, sur le plan des principes, des processus répétables.
Naturellement, il est impossible pour l'instant de décider jusqu'à quel
point il est alors justifié de se représenter un état futur de la biologie
sur le dessin de celui de la théorie quantique. Mais on se laissera
guider, pour commencer, par de telles analogies et il faut donc poser
la question de savoir à quels énoncés généraux peuvent conduire
ces analogies en ce qui concerne les connexions de ce troisième
domaine.
On peut poser en premier lieu que les lois recherchées ne peuvent
pas limiter leur action à la substance vivante, mais qu'il doit s'agir de
connexions entièrement générales qui interviennent dans tout ce qui
arrive et dont le caractère contraignant est entièrement général
(c'est une conséquence du concept de loi). L'apparition d'êtres
vivants individuels semble alors n'être qu'une répercussion
particulière de ces lois – de même qu'on peut dire que l'existence
d'atomes et de molécules stables est une répercussion particulière
des lois quantiques.
Il s'ensuit notamment qu'il ne peut y avoir aucune limite nette entre
la matière vivante et la matière inerte dans le domaine des très petits
organismes. Pour un corps de grande taille, on peut décider en
complète clarté s'il s'agit d'un corps vivant ou non. Mais pour les très
petites configurations organiques, les concepts qui permettent de
prendre cette décision dans les cas ordinaires font défaut et l'on a
besoin de définitions artificielles pour maintenir la différence.
Dans cette perspective, la thèse bien connue que “la vie ne peut
provenir que de la vie” apparaît aussi sous un jour nouveau. Nous
savons avec certitude que, dans les premiers temps, les organismes
de développement supérieur ont procédé d'organismes plus
primitifs ; cette thèse nous reconduit donc insensiblement aux êtres
vivants unicellulaires les plus primitifs qui ont dû apparaître au début
du développement. Mais en ce qui concerne ces très petits êtres
vivants, la question de savoir s'ils naissent de la matière vivante ou
de la matière inerte devient indécidable. On peut exprimer cela en
disant qu'il n'y a tout simplement que de la matière vivante. Ou bien
on peut aussi utiliser le terme de génération spontanée pour parler
du développement graduel d'organismes plus grands et plus
complexes, à condition de ne pas faire de lien avec l'idée
probablement fausse que le comportement de la matière qui sert à la
construction des micro-organismes peut être décrit de manière
complète au moyen des concepts de la physique et de la chimie
connus jusqu'à présent.
Cette strate de l'agencement scientifique, au voisinage immédiat de
la théorie quantique, se différenciera peut-être à son tour par un
nouvel élargissement du concept d'état. L'“état” dont nous pouvons
acquérir ici une connaissance sera peut-être dans une mesure bien
plus grande encore une somme de possibilités et dans une mesure
encore bien moindre une réalité effective (aktuelle Realität)
objectivable dans l'espace et le temps. En particulier, cette
extraordinaire façon de “déborder” (“übergreifen”) dans l'espace et le
temps, qui s'extériorise en théorie quantique par exemple dans le fait
qu'un électron peut être une particule et une onde, jouera sans
doute un rôle plus important encore. Il est clair que cette façon qu'a
apparemment un corps de “déborder” dans un domaine spatio-
temporel éloigné vient de ce que le corps ne se manifeste lui-même,
pour ainsi dire, qu'à travers la spécification d'une connexion plus
générale. En théorie quantique, la spécification est produite par
l'intervention de l'observation qui nous informe sur la position du
corps. En ce qui concerne les connexions organiques, personne
n'est encore capable de se faire une idée de ce que seront ici les
rapports dans le détail. Mais beaucoup d'expériences, comme celles
qui portent par exemple sur l'instinct biologique de l'action, donnent
une certaine probabilité à l'idée que les connexions biologiques
peuvent être actives dans des domaines spatio-temporels étendus
qui ne sont pas délimités de manière simple par l'extension
spatiotemporelle des organismes corporels et de leurs forces (qu'on
songe par exemple aux voyages des oiseaux migrateurs !). Il est
clair déjà que le concept de “fonction” biologique d'un organe n'est
pas immédiatement lié à une situation matérielle déterminée
localisable dans l'espace et le temps. Il serait de nouveau plus exact
sous ce rapport (d'après l'analogie avec la théorie quantique) de
parler, non pas d'effets sur de grandes distances spatio-temporelles,
mais plutôt de connexions qui ne se laissent pas décrire simplement
comme des “effets”, mais qui font naître l'image de tels effets
apparents quand elles se projettent sur l'espace et le temps.
Des exemples de cette façon de “déborder” dans l'espace et le
temps ont été souvent dénombrés. Ainsi les larves de nombreuses
espèces d'insectes se livrent-elles avant le stade de la nymphose à
une vaste préparation, elles construisent ce qu'on appelle des
cocons (Puppenwiegen), dont l'ajustement à une fin n'acquiert une
valeur que dans l'état modifié du vivant après la nymphose. Il ne
peut pas être question ici d'expérience, d'apprentissage ou de
délibération, et ce qui se passe dans ce qu'on vient de retracer ne
peut être décrit que de manière superficielle quand on conceptualise
comme une seule connexion unifiée le développement entier de la
forme, depuis l'œuf jusqu'à la mort de l'insecte achevé, en y incluant
tous les “instincts d'action” et indépendamment des particularités de
l'interaction avec un monde ambiant souvent déterminé par le
hasard. En tout état de cause, de tels exemples montrent que le
processus matériel, qui varie souvent tellement dans le détail, ne
joue pas de rôle décisif pour ce qui se passe du point de vue
biologique – pas plus que le mouvement mécanique des électrons
individuels ne détermine de manière prépondérante la formation du
cristal dans le processus de cristallisation. Ce qui est décisif pour la
formation du cristal est plutôt l'existence d'une situation non
descriptible par la mécanique, celle de l'“état stationnaire” de Bohr,
dans lequel on ne peut pas parler du mouvement des électrons. De
même, l'existence de certaines fonctions biologiques (métabolisme,
reproduction, etc.) devra peut-être fournir le véritable fondement de
la compréhension des processus vitaux et l'étude des propriétés
physico-chimiques des micro-organismes nous donne seulement
connaissance des processus avec lesquels la nature joue à réaliser
ces formes biologiques fondamentales. D'un autre côté, il est clair
que les connexions biologiques doivent être tellement “accordées”
aux lois physico-chimiques qu'aucune contradiction ne puisse se
présenter nulle part ; de cela seul il suit déjà que l'étude des
propriétés physico-chimiques des très petits êtres vivants peut
fournir une abondance illimitée de matériaux pour la compréhension
des connexions biologiques.
Il se pourrait, comme on l'a déjà indiqué plusieurs fois, que, pour
cette strate de l'agencement de la réalité qui succède à la théorie
quantique, un caractère spécifique de plus grande portée soit que la
circonstance que nous sommes nous-mêmes des êtres vivants entre
de manière essentielle dans la formulation des lois qui relèvent de
ce niveau. Différentes raisons font que cela est probable.
En premier lieu, il est clair que les lois qui sont prépondérantes
dans l'apparition des organismes doivent être actives aussi dans
toute interaction entre un organisme et le “monde extérieur”, et donc
également dans toute observation d'un organisme. Par suite, une
formulation close de ces lois fera certainement entrer en ligne de
compte le fait qu'elles concernent aussi bien ce qui observe que ce
qui est observé. De même, il est clair qu'il est essentiel pour la
formulation même de la théorie quantique que ses lois vaillent non
seulement pour le système atomique à observer, mais aussi pour
l'appareil de mesure.
Mais, en second lieu, il devrait aussi y avoir en outre des relations
entre organismes vivants qui ne peuvent abso-lument pas être
ramenées aux concepts “objectifs” de la physique classique.
Ce qu'il y avait de nouveau dans la situation de la théorie quantique
du point de vue de la connaissance consistait dans le fait de poser
que nous ne pouvons observer que ce qui ne se laisse pas
réellement séparer de nous ; de sorte que le concept d'“observation
objective” devient pour ainsi dire contradictoire.
La vie nous met à son tour devant une situation nouvelle du point
de vue de la connaissance. Il est clair que le sens qu'on devait
donner à l'analogie dont on a parlé jusqu'à présent entre ce
problème et celui de la théorie quantique n'était pas que la solution
des difficultés de théorie de la connaissance que pose le problème
de la vie devait résider à son tour dans la discussion de l'intervention
associée à toute observation. On voulait seulement souligner,
comme le dit Bohr, que “la vie n'est en aucune manière une
procédure expérimentale physique”. Mais peut-être le caractère le
plus essentiel de cette nouvelle situation de connaissance est-il que
le concept d'“observation” contient déjà, s'agissant d'un organisme
vivant, des caractères qui ne peuvent pas être définis de manière
physiquement objective. Nous pouvons entrer avec un être vivant
dans une relation immédiate qui n'est susceptible d'aucune analyse
en termes de concepts physiques et qui n'en exige aucune. Le lien
qui nous unit aux êtres vivants qui nous sont apparentés au plus
près, donc aux autres hommes, est très distinctement présent à
notre conscience ; les gestes de sa mère, par exemple, sont
compréhensibles pour l'enfant bien avant qu'il ne dispose de la
parole. Mais des relations de ce genre nous lient aussi aux animaux
de développement supérieur, consciemment ou inconsciemment. Le
sentiment d'une sorte d'incertitude intérieure qui nous envahit devant
le spectacle d'un autre être vivant qui mène un combat à mort est un
signe distinct de la solidarité étroite qui existe entre tous les vivants.
Il se peut que la question de savoir jusqu'à quel point on peut encore
trouver la trace d'une telle solidarité dans notre rapport aux
organismes les plus inférieurs, à l'égard par exemple des êtres
vivants unicellulaires, reste en suspens. Mais il est clair que le
simple fait de poser qu'il s'agit de quelque chose de vivant ne peut
nous sembler pourvu de sens que parce que nous vivons nous-
mêmes. De même, il est clair aussi qu'un mot comme celui
d'”amour” ne peut être compris que par celui qui a déjà rencontré
l'amour ; et seule une compréhension erronée de la situation de
connaissance qui se présente ici pourrait nous rendre séduisante
l'idée qu'il y aurait beaucoup à gagner à en donner la définition –
c'est-à-dire à la ramener à d'autres concepts. Ce qu'on veut dire
avec ces mots, nous le savons sans explication. Il va de soi qu'en
biologie scientifique même le mot de vie doit être soumis au
processus de l'“aiguisage des concepts” qui a été décrit plus haut.
Mais il appartient à la situation de connaissance propre à la région
de réalité qui contient la vie que nous savons déjà ce qu'est la vie
parce que nous vivons nous-mêmes.
Cette relation immédiate à tout ce qui vit dont il a été question ici
apparaît d'ailleurs comme un simple cas particulier de ces
connexions plus générales qui caractérisent globalement le
phénomène de la vie et que nous cherchons à exprimer à travers la
position que la fonction biologique serait primitivement opposée à
l'évolution objective matérielle. Il est manifeste pourtant qu'il existe
une étroite parenté intérieure, et pour ainsi dire une simple
différence de degré, entre les évolutions biologiques suivantes : la
construction d'un organe à partir d'un grand nombre de cellules
identiques ; la formation d'une société de fourmis vivant selon des
lois déterminées et réagissant comme un tout à peu près
exactement à l'instar d'un organe ; l'association des hommes en une
communauté. Ce qui plane en quelque sorte sur le développement
de l'unité organique en devenir est toujours ici l'image du tout auquel
sont associés les éléments individuels.
Le lien étroit qui existe entre un être vivant et son monde ambiant
matériel relève du même ordre de problèmes. Le corps de l'être
vivant ne se différencie du monde ambiant matériel inerte que par
une considération superficielle. En y regardant de plus près, ces
limites se révèlent floues. La nourriture qu'on vient d'ingérer, l'air
qu'on respire appartiennent-ils au corps, ou non ? À partir de quel
instant du temps doit-on les désigner comme des parties du corps ?
La coquille de l'escargot appartient-elle à l'organisme de l'escargot,
la toile de l'araignée à l'organisme de l'araignée ? Même la terre où
les plantes plongent leurs racines ne devrait-elle pas aussi être
comptée jusqu'à un certain degré comme une partie de leur
connexion organique ? Et de même, pour mentionner l'un des
derniers maillons de cette chaîne : nous-mêmes en tant qu'hommes,
nous ne marchons pas à travers un paysage simplement comme
des spectateurs ; chaque connaissance que nous acquérons est
associée au contraire à l'exploration inconsciente des relations
organiques possibles qui peuvent se développer entre ce paysage et
nous ; ces relations peuvent devenir si étroites qu'une séparation
forcée d'avec elles conduit à des perturbations graves de toute
l'évolution vitale. Entrer en contact avec un être vivant est autre
chose que toucher un objet inerte. Il nous arrive maintes fois de
pouvoir, dès notre entrée dans un paysage, trouver la trace distincte
des “forces” qu'il déverse en nous.
On désigne souvent les connexions de cette troisième région de
réalité qui contient la vie comme une forme “supérieure”
d'organisation de la matière, supérieure aux connexions de la
physique et de la chimie.
Certains faits peuvent avoir ici valeur de signe : le fait que la vie ne
peut se développer en général que sous des conditions extérieures
très spécifiques, des températures et des degrés d'humidité, etc.
déterminés ; ou encore, le fait qu'on ne rencontre les formations
organiques qui portent les signes distinctifs typiques de la vie qu'au-
delà d'une certaine grandeur minimale. Quelques millions d'atomes
au moins semblent être nécessaires pour que se forme un “être
vivant”. Enfin cette organisation supérieure se caractérise aussi par
l'existence de la mort, c'est-à-dire de la dissolution quasi discontinue
et définitivement irréversible de l'unité organique interne. Cette
dissolution est causée et escortée par des modifications matérielles
déterminées et détectables dans le corps de l'être vivant. Mais la
venue de la mort a encore un autre aspect qu'on ne peut pas décrire
de manière simple avec les concepts de la structure matérielle, mais
qu'on peut élucider au moyen de l'idée que l'image du tout qui relie
les parties de l'organisme les unes aux autres pendant la vie
s'affaiblit à l'instant de la mort et perd sa force de liaison.
On peut aussi observer un tel arrêt des connexions biologiques
dans des circonstances où il ne s'agit pas d'une vie individuelle qui
s'achève. Ainsi il est clair par exemple que même la relation entre
deux hommes qui pénètre notre conscience sous la forme de
l'amour peut s'éteindre et être soumise par là au même destin que
celui qui fait que l'unité organique d'un être vivant est vaincue dans
la mort.
Dans tous les cas où l'on a parlé jusqu'à maintenant, dans ces
considérations sur la vie, de la vie humaine, l'on n'a bien sûr désigné
exactement qu'une partie des connexions. Car, quand il s'agit des
hommes, l'existence de la conscience et la participation à un ordre
de l'esprit plus élevé modifient en son fondement même tout
processus individuel.

c) La position particulière de l'homme


C'est à ce point, sans doute, qu'il faut maintenant dire ceci : nous
ne sommes pas seulement, en tant qu'hommes, des corps et des
êtres vivants, mais nous participons aussi à des agencements
supérieurs – en d'autres termes, c'est en nous qu'est pour ainsi dire
désigné le lieu de la nature où se manifestent de manière visible les
agencements les plus élevés qui, chaque fois, donnent forme à la
matière.
Aussi faut-il mettre en évidence, d'un côté, la position particulière
qu'occupe le genre humain dans l'histoire du développement de la
Terre et, de l'autre, le fait qu'il a la capacité de comprendre des
structures qui sont du domaine de l'esprit.
Que l'homme se soit développé au cours de l'histoire de la Terre à
partir d'autres organismes qui étaient de construction extérieure plus
primitive, cela ne peut pas être mis en doute. On peut aussi
considérer comme certain que les premiers ancêtres de l'humanité
offraient une grande ressemblance avec bien des espèces animales
inférieures encore vivantes aujourd'hui. Il ne s'ensuit pas pour autant
que même les espèces animales inférieures qui sont encore
vivantes aujourd'hui soient en principe en état de produire une
nouvelle fois une série de développements semblables. Il semble
plutôt que le développement des espèces ait dû emprunter
fréquemment le chemin de la “spécialisation”. Selon la plupart des
biologistes d'aujourd'hui, il est clair que le mode sur lequel s'effectue
ce développement est que les mutations s'effectuent simplement
selon les règles du hasard et que la sélection des êtres qui sont les
mieux adaptés à la vie sous les conditions données détermine alors
le cours ultérieur du développement. Manifestement, cette sélection
entraîne fréquemment la conséquence suivante : le fait même que
certaines capacités spécifiques atteignent un degré élevé
d'accomplissement rend impossible tout développement ultérieur,
parce que l'organisme est déjà trop fixé dans la nature particulière
de son combat pour la vie ; la spécialisation empêche un
développement supérieur véritable. Il semble par ailleurs que la
nature possède indéfiniment en réserve certains groupes
d'organismes sur lesquels elle peut se fixer pour poursuivre le
perfectionnement de capacités déterminées ; pour de tels groupes, il
y avait manifestement un principe de sélection – qui était peut-être
une conséquence du changement fréquent des conditions du monde
ambiant –, notamment afin de faire en sorte que les groupes restent
très variés et susceptibles de formation, donc adaptés à un
développement supérieur. On peut donner à la suite de ces êtres
vivants le nom de ligne centrale du développement ; c'est le long de
cette ligne (qui n'était certainement pas “exactement” une ligne) que
s'est produit le développement qui a conduit des organismes
unicellulaires les plus primitifs jusqu'aux êtres vivants supérieurs
doués d'une âme.
Par ailleurs, quelle que soit la manière dont le processus de la
formation des différents organismes a pu se jouer dans le détail, il
est certain que le genre humain est le représentant vivant actuel de
cette ligne centrale de développement. Si l'on ne veut pas supposer
que le développement a désormais trouvé son achèvement, on
devra donc concéder que même les hommes d'aujourd'hui sont
encore en train de se différencier dans une transformation
extrêmement lente et que des êtres organisés encore supérieurs
sont concevables. Peut-être devrait-on même établir une
comparaison si étroite entre le futur et le passé que cela impliquerait
de penser l'humanité actuelle comme l'origine de lignes de
développement de genres différents, dont certaines conduiraient à
d'autres groupes spécialisés d'organismes et d'autres à des êtres
vivants organisés supérieurs encore complètement susceptibles de
formation. Il est bien sûr certain qu'un tel développement s'accomplit
dans des durées qui sont extraordinairement longues en
comparaison de la courte marge temporelle d'un être unicellulaire ou
de la vie d'un peuple ou d'une civilisation. On peut donc
légitimement se poser la question de savoir quel sens cela pourrait
bien avoir de prendre en considération un futur aussi éloigné. Mais
notre époque actuelle incline à comparer les possibilités du futur à
ce qui est arrivé dans le passé le plus lointain qu'on puisse
envisager, bien davantage qu'à penser à un déclin du monde auquel
il faudrait s'attendre dans un futur proche. Le développement qui
s'est accompli dans les milliards d'années qui nous ont précédés
nous impose donc aussi l'idée de son prolongement futur. Ce passé
et ce futur très lointains, si peu qu'ils nous concernent dans
l'immédiat, n'en forment pas moins d'une certaine manière le cadre
dans lequel nous voyons aussi de nos jours l'image de l'histoire du
monde.
L'idée d'un développement ultérieur qui se jouerait à des durées
irreprésentables entraîne encore une seconde conséquence. De
même qu'un embryon humain, par exemple, tout en portant
extérieurement dans sa première semaine, ne serait-ce que
superficiellement, les caractères des étapes antérieures du
développement, participe pourtant déjà inconsciemment aux
connexions supérieures qui ne s'incarnent que dans les hommes, de
même il faut sans doute supposer que la réalité des hommes
d'aujourd'hui ne s'épuise pas non plus dans les connexions qui se
présentent à notre conscience sous la forme d'un agencement
biologique, d'un agencement de l'âme ou d'un agencement de
l'esprit – et que donc, sur le plan des principes, l'homme participe
aussi à toutes les connexions supérieures dont l'effet ne se
manifeste, peut-être visiblement qu'à des époques beaucoup plus
tardives. Il est vrai que par cette “participation” (Teilhaben), on peut
viser avant tout l'expression d'une possibilité de développement sur
le plan des principes. Néanmoins, cela peut aussi signifier que des
épanouissements futurs s'annoncent déjà occasionnellement dans la
vie des hommes d'aujourd'hui. Il est dans la nature des choses, bien
sûr, que nous ne puissions pas parler de ce développement. Car un
langage ne peut se former que pour la partie de la réalité où se joue
notre vie. Mais peut-être ce qu'on veut dire ici peut-il s'expliciter dans
la proposition quelque peu obscure que l'homme, à la différence de
tous les autres êtres vivants de notre Terre, possède l'accès aux
facultés créatrices.

5. LA CONSCIENCE

LA démarcation des régions supérieures de la réalité et la


détermination de leurs rapports réciproques est une tâche à laquelle
personne sans doute ne devrait encore se risquer aujourd'hui. Car
en dépit de tout ce qu'on a dit et pensé sur cette partie du monde,
les recherches dans ce domaine ont dû se limiter presque toujours à
décrire et à agencer ce dont on pouvait faire l'expérience, et seules
quelques tentatives isolées et peu nombreuses ont été faites pour
traverser une obscurité quasi impénétrable et parvenir jusqu'à
l'arrière-plan où se situent les connexions qui lient ces régions de
réalité entre elles et avec les régions inférieures.

a) La conscience et la connexion biologique


À toutes les époques les hommes semblent avoir été d'accord pour
dire que l'existence de la conscience vaut, pour la vie consciente,
comme la strate de la réalité immédiatement supérieure à celui de la
vie organique. Les relations entre la vie d'un individu et sa
conscience sont donc si étroites qu'on doit poser la question de
savoir s'il est tout simplement possible d'effectuer une séparation
pourvue de sens entre les deux régions de la conscience et de la
vie. Beaucoup d'indices indiquent au contraire que ce sont des effets
du même genre qui assurent la liaison des parties d'un organisme
en une unité commune et qui peuvent se manifester dans la
conscience sous la forme de désirs, de sentiments, d'impressions ou
d'actes volontaires.
À propos de cette question, la remarque a souvent été faite –
pensons par exemple aux recherches de Carus, ou à la psychiatrie
moderne – que la vie psychique consciente se rattache de façon
continue à une vie inconsciente beaucoup plus vaste, à l'égard de
laquelle elle se comporte de la même façon que le jeu des ondes à
la surface de l'océan à l'égard des mouvements qui ont lieu dans ses
profondeurs. Il est clair que toute considération des processus qui se
jouent dans notre conscience propre nous montre que seule une
petite partie de nos pensées accède à la claire lumière de la
conscience, tandis qu'une autre partie plus importante traverse un
espace rempli d'une sorte de demi-obscurité et que la plus grande
partie des processus ne se donne à connaître, quand on tente de la
fixer davantage, que comme un mouvement indéterminé dans
l'espace ombré de la conscience. L'idée qu'il existe un prolongement
continu des processus conscients dans un domaine entièrement
“inconscient” s'impose à nous de manière impérieuse.
Mais si cela est vrai, une question de plus grande portée naît alors
immédiatement : celle de savoir si les processus inconscients ne
seraient pas purement et simplement immédiatement identiques à la
vie, donc aux processus qui peuvent être considérés comme la
simple expression de l'unité organique dans la mesure où c'est par
eux qu'un être vivant se définit face au monde ambiant. Carus a déjà
soulevé cette question. Il y a répondu en distinguant un inconscient
“général” et un inconscient “partiel”. L'inconscient général s'identifie
pour lui à l'effet des forces de formation qui donnent sa forme au
vivant considéré ; l'inconscient partiel appartient déjà dans une
mesure déterminée à l'âme qui se laisse voir aussi dans la
conscience. Il est pour ainsi dire l'obscurité dans laquelle le rayon de
la conscience peut briller. Carus a longuement décrit le rapport, de
ces strates différentes de la vie inconsciente et de la vie consciente
qui se transforment l'une dans l'autre de façon continue.
On peut sûrement décrire une transition continue depuis les
processus entièrement conscients de l'âme jusqu'au règne
complètement inconscient des forces organiques de formation. Mais
même ainsi rien n'est encore décidé pour autant au sujet de la
question de savoir si la situation de connaissance qu'on rencontre
quand on considère la conscience ne serait pas différente, sur le
plan des principes, de celle qu'on rencontre quand on considère la
vie. Il est clair qu'une situation semblable s'est déjà présentée
plusieurs fois : ainsi dans le fait qu'alors qu'il ne se produit
apparemment dans la nature qu'un flux continu de transitions, les
formations de concepts avec lesquelles nous abordons la nature, le
langage que nous utilisons font nécessairement apparaître des
limites nettes entre les différentes régions de réalité. Dans les très
petits espaces, par exemple, les processus chimiques se
transforment de manière continue en processus de mouvement de
particules élémentaires (des atomes et de leurs électrons). Du point
de vue conceptuel, les modifications chimiques sont pourtant si
nettement séparées des processus de mouvement des particules
élémentaires que les deux formations de concepts se tiennent,
comme le montre la théorie quantique, dans un rapport de
complémentarité exclusive.
De manière analogue, on pourrait certainement supposer qu'une
nouvelle situation de connaissance se présente s'il s'agit dans
l'examen de l'âme d'une unité qui reçoit et perçoit les impressions et
qui peut avoir des désirs et prendre des décisions. Une limite nette
entre deux régions différentes de la réalité paraît distinctement
reconnaissable en ce point. Il va de soi que le tracé de cette limite
ne se rapporte pas vraiment à deux régions de réalité closes en
elles-mêmes et que l'on pourrait saisir entièrement par la pensée ; il
se rapporte avant tout, là encore, à leur seule projection dans les
plans des événements objectifs (plans qui ne sont sans doute pas
toujours ceux de l'espace et du temps, mais qui sont pourtant
continus). C'est seulement dans la mesure où l'âme (notre âme
propre ou celle d'autres êtres vivants) forme l'objet (Objekt) qui est
pris en considération qu'elle doit être distinguée sur le plan des
principes de l'ensemble des connexions biologiques qui font de l'être
vivant un tout. Il est très probable que des difficultés semblables à
celles qui se sont déjà présentées dans l'étude des évolutions
atomiques se trouvent associées dans une plus grande mesure
encore à la considération des processus de l'âme : une partie
essentielle de ce qui arrive dans l'âme se dérobera jusqu'à un
certain degré à la fixation objective parce que l'acte de la fixation
intervient lui-même de façon décisive dans les processus. Autant il
est, d'une part, tout à fait légitime de voir les processus de l'âme
comme quelque chose d'objectif et il serait dénué de sens de
subordonner la réalité de l'âme à la réalité matérielle en tant que
quelque chose de dérivé ou de secondaire, autant il est aussi,
d'autre part, tout à fait nécessaire de souligner que l'objectivation
des processus de l'âme signifie qu'on idéalise fortement et
spécifiquement ce qui arrive réellement. Car la mémoire qui, pour
fixer par exemple un processus de l'âme, fait se déplacer encore
une fois les mêmes pensées à travers la conscience peut bien
pourvoir à ce que la partie du processus qui s'est accomplie dans la
pleine lumière de la conscience soit dans une certaine mesure
répétable avec précision ; mais, sûrement, elle ne peut pas garantir
que la partie plus importante des processus inconscients qui étaient
liés au premier évolue de la même manière qu'avant dans la
situation nouvelle créée par la volonté de la fixer. Il s'agit d'ailleurs ici
d'un caractère général de la méthode scientifique : dans la
connexion constamment fluctuante de la nature, les processus
évoluent principiellement de manière sensiblement différente que là
où nous les isolons et les examinons à la loupe – par une procédure
expérimentale ou par l'analyse conceptuelle. Du reste, le simple fait
de parler d'un processus est toujours déjà un acte d'isolement, une
mise-sous-la-loupe !
Les processus de l'âme appartiennent donc, dans la mesure où ils
sont fixés en tant qu'objet (Objekt) de notre méditation, à une région
de réalité particulière et il n'est probablement pas possible de les lier
aux évolutions qui doivent être considérées comme l'expression
immédiate des fonctions biologiques par une connexion qui serait
susceptible d'être établie de manière univoque. Mais cela n'empêche
pas que la connexion entre les processus purement biologiques et
les processus de l'âme est pourtant si étroite que les seconds
peuvent passer pour être simplement la forme de l'évolution
biologique telle qu'elle est donnée à la conscience.
C'est pourquoi on rencontre aussi, entre autres questions, le
problème de ce qu'on appelle le parallélisme psychophysique. Il
semble d'abord naturel de croire, par exemple, qu'à toute suite de
pensées est coordonné dans le cerveau un processus
électrochimique déterminé qui se déroule parallèlement et par lequel
les pensées sont reliées les unes aux autres logiquement ou par
association, les processus électrochimiques évoluant par ailleurs
selon la cause et l'effet en étant déterminés (determiniert) par les lois
physico-chimiques. Pour diverses raisons, il est pourtant superficiel
de formuler les choses de cette façon. Sans doute l'étude des
différences de potentiel électrique dans le cerveau – dans la mesure
où elle peut être menée sans perturbation importante de l'évolution
de la pensée – conduira-t-elle au résultat qu'un enchaînement
déterminé de pensées donne toujours lieu, chez un même individu et
sous des conditions identiques, à une même évolution temporelle du
potentiel. C'est le fond de vérité de la formulation qu'on a évoquée.
Mais il faut ici poser, premièrement, que cette évolution du potentiel
ne peut pourtant en aucune façon être la même pour des individus
différents, d'âges différents, etc. S'il se produit par exemple des
modifications essentielles dans le cerveau du fait d'une blessure, on
aura une évolution du potentiel entièrement différente de celle
d'avant, pour les mêmes pensées. Deuxièmement, il est de plus
manifeste qu'en adoptant la formulation évoquée on négligera la
circonstance que les pensées ne nous sont évidemment pas
données à la naissance comme le sont par exemple les organes et
leurs fonctions, mais qu'au contraire nous ne les apprenons qu'à
travers notre vie en commun avec d'autres hommes. On peut
affirmer de manière pourvue de sens que, par exemple, des organes
identiques dans deux êtres vivants différents réalisent leurs fonctions
essentiellement “à l'identique”. Mais on ne peut parler de l'identité
des pensées de deux êtres vivants que si l'on peut parvenir à
communiquer sur le contenu d'une pensée à travers le langage ou le
geste. De même qu'une fonction biologique déterminée se réalise
souvent matériellement de deux manières bien différentes, de même
aussi la même pensée peut-elle être coordonnée à des processus
matériels et biologiques différents. Par suite, il n'est pas très
surprenant non plus qu'un enchaînement logique de pensées “se
déroule parallèlement” à l'évolution électrochimique dans le cerveau,
pour laquelle il est clair qu'il n'existe pas de concepts du genre de
celui de “déduction logique”, etc. Car l'opération de déduction
logique est certainement quelque chose qu'on apprend, quelque
chose qui ne s'imprime dans le cerveau qu'à travers l'expérience et
la communication avec d'autres hommes.
En ce qui concerne la question d'une corrélation forte entre les
pensées et le comportement électrochimique du cerveau, le fait
important est finalement, comme on l'a déjà indiqué, que toute étude
des pensées ou des processus du cerveau perturbe justement plus
ou moins fortement le processus qui est à étudier. Toute influence
électrique du cerveau aura pour conséquence des pensées, des
actes de volonté, des mouvements du corps, et tout acte qui
consiste à poursuivre une pensée doit provoquer des processus
électriques et chimiques dans le cerveau. Mais la tâche de ces
lignes n'est pas d'étudier des connexions complexes de ce genre ;
on voulait seulement attirer l'attention sur les difficultés qui
caractérisent la situation de connaissance sur le plan des principes,
quand il s'agit de la question des relations entre événements
physiques et événements biologiques.

b) La conscience et la réalité
Un événement de l'âme apparaît maintenant du point de vue même
de l'effort d'objectivation comme quelque chose qui diffère
principiellement d'un événement biologique ; même ainsi, pourtant,
on devrait pouvoir décrire exactement un aspect essentiel de ces
rapports si l'on envisage l'ensemble des processus de l'âme comme
la forme donnée à notre conscience des relations qui ont été
indiquées au moyen du concept de “fonctions biologiques”.
S'il en est ainsi, la façon dont le monde ambiant qui nous entoure
se reflète dans notre conscience est aussi une expression
immédiate des relations biologiques qui nous unissent à ce monde
ambiant. L'étude reconduit donc ici d'elle-même aux extraordinaires
modifications de la réalité dont il était question au début de cet essai.
Dans l'âge de l'enfance, où la faculté d'adaptation est la plus grande
et où nous sommes le plus fortement influencés et transformés par
le monde au sein duquel nous sommes nés, où par conséquent
l'apprentissage de capacités particulières n'a pas encore fixé notre
position à l'égard du monde, notre réalité sera étayée sur les
relations créatrices et formatrices qui existent entre nous et ce
monde ambiant si proche. Toute relation doit être réciproque, et c'est
donc ici aussi que la force de transformation et de mise en forme de
la réalité est la plus grande. Ce n'est que lorsque ce processus de
croissance se rapproche de son achèvement que mûrit la possibilité
de liens organiques déterminés et soumis à une juridiction. Alors
seulement, nous pouvons entrer dans un paysage ou nous lier avec
un homme. L'émergence d'un lien de ce genre est si soudaine, et
ressemble tellement à quelque chose d'entièrement accidentel qui
nous arrive comme venant d'une force supérieure, qu'elle peut nous
remplir d'une sorte de terreur sacrée et profonde. Tout se passe
comme si la divinité elle-même était descendue sur la Terre et
s'adressait à nous à travers tel homme ou tel paysage. Seul le poète
peut peut-être décrire, allégoriquement, le détail de ce qui
s'accomplit ici ; car nul de ceux que Dieu accueille en ce lieu dans
son amour n'aurait l'audace de parler de ce qui arrive dans les mots
du langage ordinaire. Mais il est certain qu'à côté de la réalité d'une
relation organique de ce genre tout le reste du monde qui est perçu
par les sens perd sa force pendant longtemps, soit que cette force
retourne dans l'ombre, soit qu'elle change de nature et qu'elle
participe à l'éclat qui remplit la totalité de la conscience.
Ainsi comprend-on aussi, par contraste, l'autre événement qui a été
décrit au début et par lequel le lien de l'homme avec le monde
ambiant semble cesser d'être un contact organique pour se
transformer en une liaison mécanique rigide. Il s'agit ici
manifestement d'une destruction réelle des connexions organiques,
d'un processus qui s'apparente à la mort et qui peut naître d'une
catastrophe dans la vie de l'âme de cet homme, ou sans doute aussi
du relâchement général de l'organisme.
Il faut encore mettre en évidence une conséquence particulière de
ce devenir-conscient des connexions organiques, qui est que la
conscience – à la différence de toutes les connexions inférieures –
conduit à une séparation nette de l'individu et de son monde
ambiant. Un cristal peut se décomposer en parties ou fusionner avec
d'autres cristaux pour en former un plus grand, mais chacune de ces
configurations conserve toujours la propriété d'être un cristal. De
même, deux cellules peuvent se réunir en une seule au cours d'un
processus de fécondation, puis se séparer de nouveau
ultérieurement en deux cellules identiques ; la division peut être
poursuivie à peu près autant de fois qu'on veut ; même si la cellule
subit donc au cours du temps des transformations qui la contrarient,
elle n'en reste pas moins toujours reconnaissable en tant qu'individu
identique. Seule la conscience met à part de manière complètement
nette une unité déterminée et il est tout simplement impossible de se
représenter quelque chose comme la fusion de la conscience d'un
individu avec celle d'un autre individu, ou l'émergence d'une division
de la conscience. Selon toute apparence, il n'est manifestement
possible pour un “Moi” (“Ich”) individuel de se mettre à part du reste
du monde que parce que l'être vivant individuel présente déjà dans
le monde organique une unité qui est séparée jusqu'à un certain
degré du monde ambiant ; c'est pourquoi il ne peut pas être question
de conscience pour les êtres vivants inférieurs, pour lesquels
plusieurs organismes peuvent être produits par la division d'un seul
(on peut penser ici aux plantes : un greffon qui a été coupé et remis
en terre peut souvent devenir une nouvelle plante). Mais il ne serait
pas exact de dire qu'un Moi individuel n'opère cette mise à part
qu'au degré où la situation biologique de l'être vivant l'autorise. La
séparation s'accomplira au contraire toujours de manière
complètement nette dans la conscience, la situation de
connaissance n'autorise ici aucune transition graduelle. Le Moi est
de par sa nature une unité qui ne peut pas être dissoute, qui peut
apparaître ou disparaître, mais non être exposée au processus de la
division ou de la réunion. Par conséquent, alors que dans les
régions inférieures de la réalité les processus se dissocient selon
des changements divers mais soumis à des régularités
nomologiques, de sorte qu'une situation donnée en fait
immédiatement apparaître une autre soit par cause et effet soit par
le jeu du hasard, ce qui caractérise les régions supérieures est
l'existence d'unités en dernière instance inaltérables qui, justement
parce qu'elles ne deviennent pas quelque chose d'“autre”, peuvent
seulement apparaître, puis disparaître.
Sur le plan des principes, on peut soulever l'objection qu'il s'agit ici
d'une unité qui n'est nettement séparée du monde ambiant que dans
notre construction conceptuelle ; car cette séparation complète ne
s'imposera que dans l'effort pour objectiver et désigner la structure
que nous nommons conscience. Mais il faut se souvenir ici du fait
que le langage scientifique doit toujours objectiver et désigner, s'il
veut présenter une région de réalité.
Ce qu'on a dit plus haut au sujet du nécessaire ajustement des
différentes régions de réalité entraîne sans doute aussi que l'unité
qui nous est donnée sous la forme de la conscience d'un homme
déterminé doit disparaître avant que le corps ne rencontre sa
dissolution avec la mort. Les discours que nous pouvons tenir sur le
fait que l'âme humaine peut continuer à vivre après la mort
désignent donc sans doute avant tout l'expérience que la structure
qui confère à un homme l'empreinte de son monde ambiant peut
continuer à agir encore après la mort et qu'on doit en trouver la trace
tout à fait immédiate dans ce monde ambiant qui est le sien. Si nous
pénétrons par exemple dans les espaces où a vécu un homme qui a
été notre intime et qui portent partout les traces de son être, nous
pouvons ainsi avoir l'impression que l'esprit de cet homme y est
encore vivant ; et cet esprit peut influencer avec une très grande
force ce que nous faisons et ce que nous ne faisons pas. On peut
dire naturellement qu'il n'y a là que l'effet d'une reconstruction qu'on
a effectuée à partir des traces matérielles qui se manifestent ici si
distinctement et qui guident notre action. Mais qui sait si
l'“explication” de l'action continuée de l'esprit par le concept de
reconstruction est meilleure que l'explication des évolutions
biologiques par les processus physico-chimiques dans un
organisme ? Peut-être la force qui est active ici est-elle à son tour
une sorte de tout qui ne se laisse décomposer que par la contrainte
en une somme d'éléments susceptibles d'être reconstruits, peut-être
est elle une sorte d'Autre sous le rapport de la connaissance. Mais
quelqu'un qui voudrait tenter de désigner les connexions qui
affectent notre conscience à travers cette force devrait pénétrer de
nouveau dans le domaine dont on ne peut parler que par allégorie.

6. SYMBOLE ET FORME

AU seuil qui conduit de la région de la simple conscience (des


bloßen Bewußtseins) à l'espace des connexions qui sont de l'ordre
de l'esprit se tient le “symbole”. Peut-être même est-il légitime – si
peu que nous en sachions pour l'instant sur ces relations – de
résumer par ce mot de symbole toute la région de réalité qui, au-
delà et au-dessus de la simple conscience, est à désigner comme ce
qui relève de connexions. Car tout ce qui est de l'ordre de l'esprit,
que ce soit dans le langage, dans la science ou dans l'art, repose
sur l'intervention et sur la force des symboles. Les contenus qui
relèvent de l'esprit ne sont pas liés aux corps, mais transmis par des
symboles. La force symbolique d'une chose ou d'un processus est
en ce sens – de façon analogue à la conscience et à la vie –
quelque chose qui est de part en part objectif – ou peut-être est-il
plus exact de dire : objectivable. C'est une réalité qui n'est pas plus
faible que celle, par exemple, de la conscience ou que celle d'une
connexion biologique ; et l'on déformerait l'image de cette partie de
la réalité si l'on voulait faire passer la force symbolique pour une
réalité (Realität) de second ordre. De même que l'existence de la
conscience n'est nulle part ne serait-ce qu'indiquée dans les régions
inférieures de la réalité, de même aucune connexion d'un genre
simple ne permet d'anticiper le fait que les choses, les mouvements
ou les bruits peuvent “signifier” quelque chose.
Songeons ainsi à la fleur qui est pour nous l'emblème de la vie et
de la jeunesse, l'incarnation d'une beauté en elle-même accomplie
et sereine : la rose. La relation de l'homme à cette fleur n'appartient
à aucun des niveaux de réalité dont on a parlé jusqu'à présent. La
relation purement biologique n'est pas particulièrement étroite ; en
tant que plante, la rose n'est ni apparentée ni profitable d'aucune
manière à l'homme. En tant qu'organisme, elle est en soi
exactement aussi accomplie – pas davantage, et pas moins – que,
disons, le chardon ou le cloporte. Elle ne contient aucune chose
matérielle qui pourrait avoir de la valeur pour nous. Mais, pour les
hommes que nous sommes, elle est davantage que tout ce qui
pourrait être fixé par les concepts biologiques ou physico-chimiques.
L'éclat des couleurs qui rayonnent sans aucun trouble de ses
pétales, un souffle de vent qui nous apporte son parfum affectent le
plus profond de notre âme. C'est bien un état de fait objectif,
exactement comme n'importe quel état de fait de la science de la
nature. Naturellement, on ne peut parler du contenu véritable de cet
état de fait que par allégorie. Car le symbole dans sa forme
originaire se tient tout près de la région centrale des facultés
créatrices : le symbole ne “signifie” pas quelque chose de déterminé,
susceptible d'être explicité ; il ne veut pas orienter notre pensée
dans une direction déterminée. Il nous met plutôt dans un état
particulier, il nous dispose à l'accueil et il ouvre les portes qui
mènent à des régions de réalité difficilement accessibles. En parler
est l'affaire du poète. Quant à ce qui doit en être dit ici, on peut peut-
être l'exprimer ainsi dans l'exemple de la rose : la vue de la rose a le
pouvoir de faire retentir la corde argentée (Silbersaite) qu'a chantée
Gottfried Keller ; et c'est là véritablement sa résonance profonde, qui
fait que la vie est importante pour nous.
On peut alléguer telle ou telle raison de l'existence des symboles et
de la signification particulière que la rose prend pour nous. Mais cela
n'entraîne pas pour autant que ce niveau de réalité puisse être
expliqué par d'autres, ou ramené à d'autres. On peut alléguer aussi
des raisons de l'existence de la conscience – vue comme une
concentration bien ajustée à sa fin des réactions de l'organisme au
monde extérieur. Il reste que la conscience est sous le rapport de la
connaissance quelque chose d'autre que les fonctions biologiques.
Les raisons qui expliquent jusqu'à un certain degré le niveau
supérieur de réalité à partir des niveaux inférieurs démontrent
seulement que les différentes régions de réalité “se touchent les
unes les autres” – ainsi qu'on peut le voir avec une complète clarté
dans le rapport de la chimie à la mécanique du mouvement des
électrons.
Les effets particuliers qui émanent de la rose et affectent l'âme
humaine peuvent recevoir une forme déterminée dans l'effort pour
les nommer, pour en user dans la pensée. Le bouton qui éclôt
devient ainsi pour nous l'emblème de la jeunesse, la rose blanche le
signe de la pureté. Mais, en se spécifiant, le symbole s'éloigne déjà
dans une certaine mesure de la région des facultés créatrices. Il
oriente notre pensée dans une direction déterminée. Si ce processus
de détermination et de limitation se poursuit, on en vient finalement à
la classe étendue des symboles spécifiques, qui sont la condition
première de toute communication, et donc de toute pensée : ceux du
langage et de l'écriture.

a) Les moyens de la communication


Sur le chemin qui va du symbole pur, vivant, jusqu'aux signes de
reconnaissance établis, il y a une infinie diversité de formes
transitoires qui rendent possible une première communication entre
les hommes. Ces formes sont d'abord et avant tout les gestes, qui
peuvent transmettre – de manière plus originaire que le langage et
l'écriture – les pensées et les contenus de l'âme d'un homme à
l'autre. Alors que nous devons apprendre à parler et à écrire, les
gestes sont un moyen d'expression qui nous est donné dès la
naissance : sur un visage d'enfant, l'émerveillement, la joie ou la
réticence s'expriment bien plus immédiatement que chez les adultes.
Pour l'animal, le cri de terreur est déjà un signe d'avertissement et
un appel au secours.
Mais les gestes seuls ne permettent pourtant qu'une
communication de nature extrêmement générale. Ce n'est que par
une spécialisation toujours plus poussée de manifestations
extérieures de ce genre, qui finit par leur conférer une “signification”
toujours plus nette, que se réalise dans tous les détails la
communication qui forme la présupposition de toute vie de l'esprit :
le langage et l'écriture. Du point de vue de l'histoire de l'évolution, on
ne considérera les ancêtres de l'humanité comme des hommes au
véritable sens du terme qu'à partir de l'époque où le langage est à
leur disposition. Le développement du langage, et par suite celui de
la pensée rationnelle, est sous ce rapport – de même que le
développement d'un organe – l'accomplissement et la fixation d'une
possibilité mise en place à des stades antérieurs de l'évolution. On
pourrait penser que le développement de cet organe qu'est la
“pensée” est désormais clos maintenant pour l'essentiel et que donc,
sur le plan des principes, même des êtres futurs de différenciation
supérieure ne se distingueraient pas des hommes qui vivent
aujourd'hui dans leur capacité à la pensée rationnelle. Selon cette
supposition, l'évolution devrait alors se prolonger à son tour –
comme elle le fait toujours dans la vie organique – en prenant son
point de départ dans la région centrale et l'on pourrait penser que les
lieux où nous avons affaire aux symboles vivants et non fixés, en
d'autres termes la poésie et l'art, indiquent déjà la direction de
l'évolution ultérieure. Mais sans doute vaut-il mieux que des
conjectures vagues de ce genre restent inexplicitées.
Le langage et l'écriture créent entre les hommes un lien
entièrement différent dans sa nature de celui que créent les
connexions biologiques. Alors que nous sommes émus très
soudainement par le lien particulier de la communauté avec d'autres
hommes, qui a sa racine dans la vie même, le langage nous permet
de mettre en évidence et de décomposer consciemment ce lien, et
de le subordonner ainsi à notre conscience et à notre volonté.
Manifestement, l'accès au reste du monde que créent le langage et
la pensée rationnelle se tient à son tour dans un rapport de
complémentarité exclusive à l'égard de la liaison biologique avec ce
monde ambiant. Les oiseaux migrateurs trouvent leur chemin vers le
sud précisément parce qu'ils ne peuvent pas méditer sur la
technique qu'ils ont acquise, ou en parler. En tant qu'hommes, nous
ne sommes pas nés avec la capacité à trouver de nous-mêmes de
tels chemins ; pour cela nous avons la possibilité de chercher le
chemin sur une carte, à condition que d'autres hommes nous aient
appris à le faire. Sous ce rapport, ce n'est sans doute pas seulement
l'économie de la nature qui demande qu'il n'y ait pas un seul être
vivant qui soit doté des deux capacités ; il y a aussi le fait que la
position à l'égard du monde ambiant que crée la progression
graduelle de la pensée rationnelle ne permet pas que ce monde
ambiant nous soit pour ainsi dire spontanément donné comme un
tout.
C'est pourquoi ces tensions que l'on désigne comme un combat
entre la pensée et la passion peuvent apparaître là où nous sommes
en quelque sorte liés par la vie elle-même à d'autres hommes.
Les difficultés dont on parle tant à notre époque et qui déchaînent
un combat d'opinions quand on utilise l'expression d'“hostilité de
l'esprit à la vie” (“Lebensfeindlichkeit des Geistes”) ont également
leur racine ici. En ce qui concerne cette querelle, on devrait toujours
rester conscient du fait que, même si les possibilités qui ont été
ouvertes par l'usage toujours plus raffiné de symboles spécialisés
peuvent peut-être s'épuiser, le développement ultérieur ne peut
néanmoins trouver son point de départ que dans le niveau de réalité
où il y a des symboles. Car la vie prise toute seule est engourdie et
c'est seulement la force de créer et de comprendre des symboles
qui nous transforme d'êtres vivants en hommes.
Le rapport complémentaire qui existe entre la liaison biologique et
la communication rationnelle est encore clairement exprimé dans la
différence des chemins par lesquels nous parvenons au début de la
vie au niveau de la réalité biologique et au niveau de réalité de
l'esprit. Les pulsions sont innées, elles nous seraient données même
si nous n'entrions jamais en contact avec d'autres hommes dans le
cours de notre développement. Mais la région de l'esprit s'ouvre à
nous uniquement par la fréquentation des hommes qui possèdent
déjà cette réalité. Le développement qui s'est effectué pendant des
milliards d'années depuis les êtres vivants unicellulaires jusqu'aux
hommes se répète dans une certaine mesure à l'apparition de
chaque individu singulier dans l'intervalle de temps qui sépare la
fécondation de l'œuf de la naissance. Mais, dans l'ordre de l'esprit, le
développement de l'humanité qui s'est effectué depuis les premières
tentatives de communication jusqu'à aujourd'hui sera parcouru une
nouvelle fois encore par chaque individu singulier sous la forme de
l'“apprendre”, à travers la fréquentation d'autres hommes dans les
premières années de sa vie. La “substance” qui peut être enflammée
par le feu de l'esprit est peut-être innée, de même que certains
schèmes de pensée fondamentaux, mais l'esprit ne l'est pas. Il est
assez peu douteux sous ce rapport qu'une substance plus ou moins
adéquate puisse nous être impartie – si l'on utilise le mot de
substance de cette façon imagée. Il y a en effet des hommes
entièrement primitifs ou déformés de naissance par une maladie,
dont la vie ne peut pas du tout être éclairée par ce qui est de l'ordre
de l'esprit. Mais quant à savoir si, ou comment, un don de l'esprit
spécifique peut être inné, c'est un point qui doit apparaître comme
extrêmement problématique. Le fait que la vie de l'esprit se
transmette d'une génération à l'autre à travers le langage et qu'elle
soit pour ainsi dire déployée entre les hommes au lieu de reposer
sur quelques-uns, ce fait est sans doute le motif qui a poussé Bohr à
soumettre à un doute radical l'idée qu'un don spécifique de l'esprit,
par exemple le talent musical, puisse présenter un caractère
biologiquement transmissible. Bohr s'est servi ici de la comparaison
suivante : il est assurément possible de construire des avions
meilleurs ou pires capables de parcourir des distances courtes ou
longues ; mais il n'est pas possible de construire des avions
capables de voler mieux de Berlin à Stuttgart que de Berlin à
Munich. À cette remarque on peut toutefois objecter, me semble-t-il,
qu'il est possible – pour garder le même exemple – de fabriquer des
avions de genres très différents : certains capables de couvrir de
longues distances, et d'autres capables de monter à de hautes
altitudes ; des appareils de transport qui portent des charges
lourdes, et des avions de course qui atteignent des vitesses
extrêmement grandes. En fonction des caractéristiques du terrain ou
du temps qu'il fait sur une distance donnée, un avion sera donc
quand même mieux adapté à un certain type de distance qu'à un
autre. En d'autres termes et pour en revenir à l'objet véritable de la
remarque : la capacité à accueillir ce qui relève de l'esprit ne peut
sans doute guère être mesurée selon une seule échelle. Cette
capacité est probablement plutôt un assemblage de nombreuses
composantes différentes de la nature, desquelles nous ignorons
peut-être encore tout, mais qui entrent pourtant avec des poids
différents dans chaque région particulière qui relève de l'esprit,
quelle que soit leur nature. C'est pourquoi il me semble,
indépendamment de toute expérience, que les dons, y compris les
dons spécifiques, ont probablement un caractère transmissible. D'un
autre côté, il est clair que la vie de l'esprit ne peut être communiquée
que par la fréquentation et le langage, et le monde ambiant d'un
homme est donc nécessairement d'une signification décisive pour le
développement de son esprit.
Pour juger de la question de savoir jusqu'à quel point la nature
propre d'un homme sur le plan de l'esprit et sur celui du caractère
peut être conditionnée par l'hérédité biologique, il faut remarquer en
outre que ce que nous avons l'habitude d'appeler la “nature” (“Art”)
d'un homme est à son tour un assemblage de nombreuses
composantes, parmi lesquelles les caractères purement pulsionnels,
qui n'ont rien à voir avec quoi que ce soit de l'ordre de l'esprit,
occupent sans doute aussi un espace considérable. Par ailleurs,
quand on parle familièrement de “transmission”, dans la plupart des
cas on ne pense pas spécialement à une transmission seulement
corporelle selon les lois de Mendel, mais ce qu'on veut dire est plutôt
qu'il y a dès l'origine une “transmission” par le sang et par la
fréquentation du fait que les enfants grandissent presque toujours
dans les premières années auprès de leurs parents (il est clair que
la fréquentation est aussi une partie du processus biologique). Peut-
être n'aurait-on même aucun intérêt, pour la plupart des questions
pratiques, à séparer deux composantes qui agissent presque
toujours à l'unisson dans la vie. Il est certain par exemple que
lorsqu'on parle du caractère transmissible du talent musical, on veut
dire en général que ce talent se transmet à la génération suivante
par l'organisme et par la fécondation de l'esprit que produit la
fréquentation. Mais la question de la transmission d'un talent de
l'esprit (c'est-à-dire de la présupposition de l'inspiration de l'esprit)
par le patrimoine héréditaire biologique peut sans doute être posée
et résolue sur le plan des principes.
Quoi qu'il en soit de la réponse à cette question, il est certain que le
niveau de réalité qui est porté par les symboles est séparé par un
abîme, sous le rapport de la connaissance, de tous les niveaux
inférieurs, et notamment du niveau biologique ; lorsqu'on parle d'un
“effet” des connexions biologiques dans le domaine de l'esprit, il faut
donc comprendre cela uniquement au sens de l'“ajustement”
nécessaire des différentes régions de réalité. De manière analogue,
il est clair qu'on peut aussi parler d'effets mécaniques dans
l'interaction chimique des atomes, ou d'effets chimiques dans
l'organisme.
Il est évident aussi qu'il s'agit dans la région qui relève de l'esprit
plus encore que dans la région de la biologie, par exemple – de
connexions qui ne peuvent être ni ordonnées dans l'espace et le
temps, ni reliées de manière simple à l'espace et au temps. Les
pensées peuvent franchir l'espace et le temps ; nous pouvons nous
déplacer en esprit dans des époques passées ou futures ou dans
des espaces lointains. Un agencement spatio-temporel ne pourrait
se mettre en place que dans la perspective du support de la
pensée : dans la perspective par exemple de l'homme qui a conçu
cette pensée, ou bien du livre dans lequel elle est notée. Mais un
agencement de ce genre ne contient pas l'essentiel. Un agencement
des pensées en fonction de leur contenu, par exemple, ou de leur
liaison logique, est autrement plus important. En outre, vouloir
proposer un agencement spatio-temporel des pensées à partir de
leur support conduit à revenir aux anciennes questions que les
philosophes ont si souvent discutées : en quel lieu du corps humain
l'âme a-t-elle son siège ? N'est-elle pas présente partout dans le
corps, puisque nous pouvons sentir et agir dans toutes les parties du
corps, etc ? On sait à propos de ces questions que l'on fait
nécessairement violence aux processus de l'esprit quand on veut
qu'ils viennent s'agencer dans l'espace et le temps sur un mode
déterminé.
Il est devenu clair à ce point que même un effort conséquent pour
objectiver un niveau de réalité ne conduit pas toujours à un système
de concepts qui puisse être rattaché sans difficulté au système de
concepts de la physique classique. Les qualités de la matière, qui
sont traitées scientifiquement dans la chimie, s'intègrent sans doute
encore sans contrainte à l'image-du-monde classique qui est
ordonnée selon l'espace et le temps ; tout au plus est-on rappelé
aux limites de ce système de concepts des qualités par des
questions telles que : quelle est la couleur, ou quelle est la
température, d'un électron ? Mais déjà en biologie, la distance qui
sépare les différents systèmes de concepts devient plus distincte.
On connaît les questions que soulèvent par exemple les limites
spatiales d'un organisme, ou les “forces” qui maintiennent la
cohésion d'une société de fourmis : ces questions montrent qu'ici
l'annexion à un agencement spatio-temporel simple se heurte à des
difficultés – ce qui n'est d'ailleurs pas difficile à comprendre au vu de
la situation de la théorie quantique du point de vue de la théorie de
la connaissance.
En connexion avec ce point, il faut aussi mentionner rapidement
l'ancienne question qui porte sur notre “savoir” du monde intérieur
de l'esprit : ce savoir ne serait-il pas plus certain que le savoir sur le
monde matériel, qui est parfois altéré par les illusions des sens ? Il
nous semble aujourd'hui impossible de donner un fondement à une
telle priorité de certitude qui serait conférée à des énoncés
concernant un niveau de réalité ou un autre. En premier lieu, une
proposition telle que “Je pense” n'est pas plus certaine que la
proposition “J'écris”, car dans les deux cas il pourrait s'agir par
exemple d'une illusion dans un rêve. Mais une proposition plus
générale qui ne repose pas sur une expérience particulière – comme
par exemple le fait de poser que “J'existe” – même si elle peut être
exactement aussi certaine que n'importe quelle proposition exacte
en mathématiques, ne peut cependant pas l'être davantage. En
d'autres termes, on peut définir, fixer axiomatiquement, les mots “Je”
et “exister” de telle sorte que la proposition “J'existe” devienne
exacte ; de la même manière, on fixe aussi les axiomes de
l'arithmétique de telle sorte que la proposition qui dit par exemple
que 2 x 2 = 4 en soit déductible. Mais à partir de l'exactitude de la
proposition “J'existe”, on ne peut encore rien déduire quant à
l'extension avec laquelle les concepts “Je” et “exister” peuvent être
employés en vue de nous orienter dans la réalité. On en sait aussi
peu sur ce point que sur celui de savoir avec quelle extension on
peut appliquer le concept de nombre à l'agencement de l'expérience.
Même la loi fondamentale de la mécanique de Newton : “Force =
Masse x Accélération” vaut avec le même degré de certitude que la
proposition “J'existe”. Car, dans les deux cas, la certitude repose en
premier lieu sur la conviction acquise au moyen de l'expérience
qu'avec une telle proposition nous avons une emprise sur un
caractère de la réalité, et en second lieu elle repose sur le savoir que
cette proposition se présente comme un élément d'un système
d'axiomes en soi non contradictoire, qui dépeint en tant que tout
certains caractères de la réalité. Et dans l'effort pour parler de la
réalité, on ne peut sans doute absolument rien obtenir de plus.
On peut donc constater qu'il n'existe aucune différence du point de
vue du degré de certitude entre les deux propositions “Cogito ergo
sum” et “Force = Masse x Accélération”. Il reste qu'on doit pourtant
souligner le fait que ces propositions occupent dans la théorie de la
connaissance des places complètement différentes. La proposition
“Cogito ergo sum” est le fondement de la méditation réflexive, elle
est la présupposition donnée a priori que la réflexion est tout
simplement possible. La proposition “Force = Masse x Accélération”
n'est en revanche que l'un des axiomes fondamentaux de la
physique classique.
On peut aussi débattre ici de la question qui a été continuellement
en discussion depuis Kant et qui porte sur la validité a priori des
formes de l'intuition, l'espace et le temps. Ces formes de l'intuition,
telles qu'elles nous sont données – avec la validité de la géométrie
euclidienne, l'indépendance de l'espace et du temps, etc. –, ont fait
leurs preuves dans le commerce des hommes avec le monde, et
elles doivent leur validité précisément à ce fait. Certes, elles sont à
ce point davantage qu'un simple donné empirique puisqu'elles
créent inversement, comme Kant le souligne à juste titre, la première
présupposition de toute expérience possible. Mais même cette
circonstance – le fait que nous ne pouvons faire absolument aucune
expérience autrement que dans ces formes de l'intuition – ne
légitime pas la supposition que les formes de l'intuition restent
inchangées à toutes les époques. L'existence de la théorie de la
relativité montre au contraire déjà que nous pouvons et que nous
devons ici aussi apprendre autrement, et l'on peut penser qu'à des
époques futures la manière de faire des expériences et de les
agencer sera dès le début différente de la nôtre. Le biologiste Lorenz
a soutenu l'idée qu'il faut considérer les formes de l'intuition comme
des “schèmes innés” et les comparer à l'instinct d'action des
animaux. Cette conception explique, d'une part, pourquoi ces formes
de l'intuition forment pour nous la présupposition nécessaire de toute
expérience – nous pouvons sans doute nous représenter qu'il
n'existe aucune chose dans l'espace, mais nous ne pouvons pas
nous représenter que l'espace et le temps n'existent pas, ou bien
qu'ils existent autrement. D'autre part, le fait que ces formes de
l'intuition “fassent leurs preuves” dans la réalité devient une
condition de notre existence : seuls les êtres dont les formes
d'intuition s'ajustent bien à leur monde ambiant peuvent subsister
dans le combat pour l'existence. Avec la modification du monde
ambiant dans le cours du millénaire, le combat pour l'existence peut
dès lors produire aussi chez les hommes des modifications dans les
formes de l'intuition, modifications que nous ne pouvons pas
accomplir immédiatement, même si pour l'instant nous les
concevons rationnellement par la pensée. La supposition que les
formes de l'intuition et les catégories données a priori seraient des
schèmes innés au sens biologique tient donc exactement le juste
milieu entre les deux conceptions extrêmes qui prétendent les
expliquer soit comme valides pour l'inconditionné indépendamment
de toute expérience, soit au contraire comme un pur bien de
l'expérience. Quant à l'adaptation de ces formes de l'intuition au
monde ambiant, il s'agit selon cette conception de quelque chose qui
est appris, non pas sans doute par les hommes individuels, mais par
l'humanité dans son ensemble. La manière dont l'humanité apprend
ne consiste pas en ceci que, par exemple, une grande quantité
d'hommes parviendraient à une époque donnée à discerner de
nouvelles connexions ; elle consiste plutôt dans le fait que les
hommes à qui ce discernement reste fermé disparaissent et qu'il
s'avance plus aisément d'autres hommes qui sont “doués” pour la
connaissance nouvelle ou à qui elle a été donnée dès le début.
Si l'on pose de nouveau à ce point la question du rapport qui existe
entre le niveau de réalité des symboles et celui de la vie organique,
on se rend compte qu'en tout état de cause la démarcation ne peut
pas être tracée aussi simplement que Bohr a essayé de le faire. Le
fait que la vie de l'esprit se transmette de génération en génération
dans le langage et qu'elle soit donc déployée également entre les
hommes sans reposer sur quelques-uns ne suffit pas encore à
rendre légitime l'affirmation que ce qui est de l'ordre de l'esprit ne
peut pas être transmis par héritage biologique. Il faut plutôt
renverser ici la question et la poser ainsi : “Quels sont dans le
domaine de l'esprit les éléments fondamentaux ou les
présuppositions fondamentales qui peuvent être transmis par
héritage biologique ?” Qu'il y ait de tels éléments transmissibles, on
le tiendra pour probable dès le début au vu de la multiplicité et de la
complexité des “schèmes innés” que présente le monde animal ; et il
est certain qu'on fait un premier pas dans la bonne direction quand
on compte les formes de l'intuition et les catégories, qui forment la
première présupposition de toute expérience, au nombre de ces
éléments fondamentaux transmissibles. On pourra par exemple
supposer de façon déterminée qu'un homme qui aurait grandi depuis
sa naissance à l'écart de tout langage et de tous les symboles
spécialisés ferait pourtant l'expérience du monde dans l'espace et le
temps et que l'espace et le temps formeraient aussi pour lui des
schèmes d'agencement indépendants de toute expérience
extérieure. Naturellement, on n'apporte encore ainsi aucune réponse
à la question de Bohr sur le caractère biologiquement transmissible
des dons de l'esprit, mais cette question cesse d'être une question
de principe pour devenir une question de détail. Pour y répondre, il
s'agit alors de s'informer sur la façon dont la région de la biologie et
le domaine des processus de l'esprit s'interpénètrent dans le détail
de telle sorte qu'aucune contradiction ne se présente. Cette
adaptation réciproque des différents niveaux de réalité n'est
compréhensible jusqu'à présent qu'en ce qui concerne les régions
du bas, la physique et la chimie, mais aucune raison ne s'oppose à
ce qu'on suppose qu'il sera possible un jour de s'en faire une idée
claire en ce qui concerne aussi les régions supérieures.
Si l'on fait dépendre les concepts donnés a priori de l'histoire du
développement biologique de la façon qu'on vient de retracer, il est
facile de commettre une méprise. La méprise consisterait à penser
que le mode selon lequel le monde évolue objectivement,
notamment ici le processus même de l'évolution (Evolution), serait le
processus véritablement premier, que la manière particulière dont le
monde se reflète dans ce qui est de l'ordre de l'esprit n'en serait que
la conséquence et qu'on devrait donc inférer l'“existence d'un monde
extérieur objectif et réel (real)” de la dépendance qui a été décrite.
Mais ce n'est pas ce qu'on veut dire, en tout cas ici. La science de la
nature d'aujourd'hui est en effet obligée par les expériences qu'elle a
faites en matière de théorie de la connaissance de poser sans
ambages la question de savoir ce que l'affirmation de l'“existence
d'un monde extérieur objectif et réel” pourrait bien signifier. Il est
probable que cette affirmation ne peut rien signifier de plus que
l'énoncé prudent suivant : un gros fragment du monde de nos
expériences se laisse objectiver avec succès. Cette formulation
prudente n'est pas plus séduisante que l'insistance sur le monde
“objectif”. En décrivant la dépendance des concepts a priori à l'égard
de l'évolution (Evolution), on voulait simplement ici mettre en avant
l'idée qu'il doit être possible de discuter aussi dans la couche des
connexions biologiques le problème des concepts a priori et que,
même là, l'on doit pouvoir assigner une place aux concepts qui sont
donnés a priori. La manière dont l'agencement qui est donné ainsi
s'adapte à celui d'autres niveaux de réalité relève alors d'une
question plus vaste qu'on ne poursuivra pas davantage ici.

b) L'art
Si l'on se tourne à nouveau, en quittant les symboles spécialisés,
vers leur forme originaire organiquement transformable et si l'on
pose la question de savoir de quelle autre manière encore des
contenus de l'ordre de l'esprit peuvent être transmis dans les
symboles – autrement que par la spécialisation de la “signification”
–, on tombe alors sur une première possibilité qui est d'appréhender
de tels contenus au moyen de l'agencement des symboles. Il s'agit
ici de ce processus fondamental sur lequel repose tout art et qui
suscitait tant d'admiration déjà chez les pythagoriciens : un matériau
quasi arbitraire d'impressions des sens peut, sous la seule condition
qu'il soit approprié à déclencher des processus dans l'âme, devenir
le support de contenus de l'ordre de l'esprit, ou plus spécifiquement
de contenus artistiques, lorsqu'il agit sur nous une fois qu'il a été
ordonné, mis en forme par exemple selon des structures fixes
susceptibles d'être appréhendées mathématiquement.
Ce processus fondamental est utilisé de manière très primitive dans
un kaléidoscope afin d'esquisser un dessin agréable à partir d'un
arrangement aléatoire de pierres colorées. Au moyen de deux
miroirs obliques placés l'un contre l'autre, on pourvoit à ce qu'un tel
arrangement aléatoire réfléchi plusieurs fois remplisse un pourtour
qui soit par exemple un hexagone régulier ; et dans la plupart des
cas, cette symétrie hexagonale très simple suffit déjà à former un
dessin qui peut créer l'impression d'une petite œuvre d'art. Dès lors,
si une symétrie mathématique unique et aussi simple suffit déjà à
remplir de sens un désordre coloré, on peut imaginer à quel point les
multiples structures et symétries qu'un artiste peut imprimer à son
matériau doivent lui donner plus encore la possibilité d'exprimer des
contenus de l'ordre de l'esprit. Celui qui accueille ces structures n'en
a que très rarement conscience, et le fait que les symétries
deviennent conscientes est probablement dans bien des cas plus
gênant qu'utile pour l'accueil du contenu de l'esprit qui est préservé
en elles.
L'exemple le plus célèbre ici est, depuis les pythagoriciens, celui
des harmonies musicales. Des cordes qui vibrent sur un même
intervalle donnent un accord harmonique dès lors que leurs
longueurs sont dans des rapports rationnels simples. Nous sommes
donc manifestement capables de sentir inconsciemment le nombre
et la mesure dans les sons et les rapports rationnels des nombres
d'oscillation peuvent fournir une structure fondamentale qui, adjointe
à d'autres structures, fait naître de la musique à partir des sons. De
manière générale, la musique est l'exemple le plus frappant du fait
que des symboles qui, pris isolément, ne signifient rien peuvent
devenir de par leur agencement les supports d'un contenu de l'ordre
de l'esprit. Dans tous les autres arts, le symbole pris isolément
résonne presque toujours d'une signification spécifique : en poésie,
c'est le sens ordinaire des mots ; en peinture (Malerei), c'est l'objet
visé. Mais en musique, il ne peut guère être question d'une
signification spécifique des sons pris isolément et ce qui peut jouer
un rôle, en dehors des véritables structures, n'est tout au plus que
des valeurs de sensation générales telles que fort-faible, calme-
agité, etc.
La musique est engendrée par des structures de genres très
différents. En dehors des rapports rationnels des nombres
d'oscillation, il y aurait au nombre de ces structures : la durée dans
l'enchaînement réciproque des sons (le tact, le rythme, le phrasé,
c'est-à-dire les rapports rationnels entre les longueurs des sons et
les groupes de sons) ; les symétries dans la conduite de la mélodie
(la répétition, le reflet [Spiegelung], le raccourci, le redoublement,
etc.) ; les symétries dans l'enchaînement réciproque des harmonies
(la “cadence”) ; la répétition, le reflet, etc., quand il s'agit de réunir
les différentes parties (polyphonie) ; la construction de la phrase (la
répétition et le regroupement des thèmes en une “phrase” unique,
les relations réciproques de différentes phrases), etc. Seule cette
abondance de structures de genres différents engendre pour la
musique la richesse qui l'élève au-dessus du jeu de formes d'un
kaléidoscope et qui permet de comprendre que le bonheur propre à
une époque déterminée puisse se transmettre pour des siècles aux
générations ultérieures sur un feuillet de musique.
Le fait que des contenus de l'ordre de l'esprit peuvent se
communiquer d'un homme à l'autre dans l'agencement des
symboles relève du niveau de réalité qui peut être délimité au moyen
des concepts d'esprit ou de symbole et il n'est susceptible d'aucune
“explication” au moyen des connexions qui appartiennent aux
niveaux inférieurs de la réalité. Toutefois, on ne peut pas considérer
ces faits à leur tour comme complètement indépendants de telles
connexions et ce qui a été dit plus haut au sujet de l'“ajustement”
des différentes régions de réalité implique déjà que l'agencement
des symboles ne peut être le support de contenus de l'esprit que là
où il est accessible à nos sens de manière immédiate, c'est-à-dire
sans le détour par la pensée rationnelle. Le rapport rationnel des
nombres d'oscillation de deux sons peut donner une sensation
d'harmonie parce qu'à ce rapport correspond dans l'organe de l'ouïe
un état d'oscillation particulier et caractéristique qui se différencie de
manière importante de l'état d'oscillation qui se produit pour des
rapports non rationnels qui s'en écartent. En revanche, il est
possible par exemple que l'action commune de deux couleurs dont
les nombres d'oscillation optiques sont dans un rapport rationnel
n'éveille pas l'impression d'une quelconque harmonie, parce que
l'état de notre œil et des nerfs optiques ne différencie pas de
manière essentielle, dans la réception simultanée des couleurs, des
rapports d'oscillation rationnels et des rapports non rationnels
voisins.
Par conséquent, si l'on veut qu'un contenu de l'ordre de l'esprit soit
transmis par l'assemblage de certaines couleurs, cela n'est possible
que dans la mesure où ces assemblages déclenchent aussi des
effets caractéristiques dans nos organes optiques. Une doctrine de
l'harmonie des couleurs doit donc adopter des points de vue initiaux
entièrement différents de ceux d'une doctrine de l'harmonie
musicale : le concept de couleurs complémentaires, le domaine de
couleurs (c'est l'agencement des couleurs auquel conduisent les
concepts de “voisin” et de “complémentaire”) et les considérations
de symétrie qui y sont incluses. La théorie des couleurs de Goethe
contient une doctrine de l'harmonie de ce genre. Les structures qui
peuvent donner un contenu artistique à un assemblage de couleurs
ont ici à plusieurs égards une complexité plus grande que celles de
la musique. Il s'agit ici en premier lieu du “rapport” des couleurs (en
tant que cas limites les couleurs peuvent être “complémentaires” ou
“voisines”, mais ces deux concepts n'épuisent absolument pas les
rapports possibles). Il s'agit ensuite de la relation des couleurs avec
des couples de valeurs tels que clair-obscur ou blanc-noir. Mais, en
dernière instance, il s'agit toujours aussi de leur distribution spatiale
et cette distribution doit être en elle-même, à cause des trois
dimensions de l'espace, quelque chose de plus complexe que
l'enchaînement unidimensionnel des sons dans le temps. La
distribution spatiale correspond au rythme en musique ; mais il n'est
guère possible de l'établir, par exemple dans un tableau, sans
prendre en considération le contenu du tableau, et il se présente
donc déjà ici une liaison avec la région des symboles spécialisés qui
“signifie” quelque chose de déterminé.
Enfin ce lien devient encore bien plus étroit en poésie, où c'est
derrière le sens simple des mots qu'un contenu plus profond de
l'ordre de l'esprit est présenté par le moyen des structures du
langage. Ici les supports du contenu peuvent être l'agencement
extérieur, par exemple la construction du vers, le rythme, la rime et
la disposition, et un agencement intérieur qui est lié aux parentés qui
associent le sens des mots ou des images. En tout état de cause, la
poésie n'est pas pensable sans le sens direct des mots, tandis que
même dans l'art figuratif – du moins dans certaines de ses
branches : l'art ornemental, l'architecture – on ne peut pas parler
d'un sens déterminé des symboles isolés.
On peut maintenant soulever la question de savoir comment le
contenu de l'esprit qui se transmet dans les symboles ordonnés de
l'art se rapporte à cet autre contenu de l'esprit qui peut être exprimé
par les moyens ordinaires de la communication que sont l'écriture et
le langage.
On décrit d'ordinaire ce rapport en disant ceci : ce serait la tâche de
l'art d'émouvoir l'âme humaine, d'éveiller des sentiments et
d'engendrer des dispositions de l'humeur, tandis que le langage (et
notamment le langage scientifique) devrait procurer une
connaissance. Selon cette conception, l'art et la science auraient
donc des tâches complètement distinctes, et le contenu de l'esprit
qui peut se transmettre dans l'agencement artistique des symboles
serait différent sur le plan des principes des contenus qui
s'expriment dans les symboles spécialisés du langage et de
l'écriture. Mais même si cette idée donne une présentation exacte
d'un aspect déterminé de ce rapport, il faut pourtant souligner que
les différences mises en avant ici sont plus faibles qu'il ne semble à
première vue et qu'en particulier il existe sans doute une transition
continue des contenus de l'esprit d'un certain genre à ceux d'un
autre genre. On peut tout à fait renverser les choses, parler de la
valeur de connaissance d'une œuvre d'art et la comparer avec la
valeur de connaissance qui peut être fixée dans le langage ordinaire
ou dans le langage scientifique.
L'insistance bien trop grande sur la différence entre la
connaissance scientifique et la connaissance artistique vient sans
doute de l'idée inexacte que les concepts adhéreraient solidement
aux “choses réelles”, que les mots auraient un sens complètement
clair et déterminé dans leur relation à la réalité et qu'une proposition
exactement construite à partir d'eux pourrait nous livrer pour ainsi
dire complètement tel état de choses “objectif “ visé. Mais nous
savons bien que même le langage n'a prise sur la réalité et ne lui
donne forme que dans la mesure où il l'idéalise. Même le langage
s'applique au réel au moyen de formes déterminées qui sont de
l'ordre de l'esprit et dont on ignore d'abord quelle partie de la réalité
elles peuvent accueillir et mettre en forme. La question de savoir si
quelque chose est “exact” ou “faux” peut sans doute être posée et
décidée en toute rigueur à l'intérieur d'une idéalisation, mais elle ne
peut être ni posée ni décidée dans la relation au réel. La
connaissance scientifique ne conserve donc elle aussi comme ultime
critère que le degré d'éclairement de la réalité qu'elle est susceptible
de procurer, ou encore : l'amélioration de la “capacité à s'orienter”
(“Sichzurechtfinden”) que cet éclairement rend possible – et qui
pourrait contester le fait que même le contenu de l'esprit propre à
une œuvre d'art éclaire et illumine pour nous la réalité ? On doit
donc ici s'accommoder du fait que ce n'est qu'à travers le processus
de connaissance lui-même que se décide ce qu'on doit entendre par
“connaissance”.
Toute philosophie authentique se tient donc aussi au seuil entre la
science et la poésie. Les grands philosophes ont toujours été
conscients du fait que le caractère de toute connaissance est “en
suspens” (des “schwebenden” Charakters aller Erkenntnis). Ils ont
compris ou eu le sentiment que toute formulation dans le langage
est toujours, non seulement une saisie de la réalité, mais aussi une
manière de la mettre en forme et de l'idéaliser et que l'idéalisation se
sépare de nouveau de la réalité justement dans la mesure où les
concepts s'aiguisent davantage ; de là vient aussi le fait que ce soit
dans l'allégorie que les connaissances ultimes les plus profondes
s'explicitent en dernière instance.
La connaissance n'est sans doute en dernière instance rien d'autre
que l'agencement – non pas l'agencement de quelque chose qui
serait déjà disponible en tant qu'objet de notre conscience ou de
notre perception, mais plutôt l'agencement de quelque chose qui ne
devient un véritable contenu de conscience ou un processus
perceptif qu'à travers cet agencement même. L'éclairement intérieur
dont une connaissance nouvelle nous donne la sensation est
l'accomplissement conscient ou inconscient de cet agencement.

c) La science
La science peut être conçue comme un élargissement particulier de
la région de réalité que les moyens de communication que sont le
langage et l'écriture permettent de saisir. Le but de cet
élargissement est de pouvoir utiliser les moyens de la
communication de manière plus subtile qu'à l'ordinaire, de pouvoir
présenter grâce à eux, dans n'importe quelle région de réalité, une
abondance de détails plus fins qui auraient échappé autrement à
l'observation, et finalement de progresser de cette manière vers de
nouveaux agencements de la réalité. Comme cette aspiration à des
agencements harmonieux forme toujours la force d'impulsion de la
pensée scientifique, la science reste aussi toujours étroitement
apparentée à l'art. Même là où il ne s'agit avant tout que d'appliquer
des méthodes scientifiques à des buts pratiques prescrits par des
besoins extérieurs, le succès revient souvent en partage à l'artiste
qui voit s'ouvrir des agencements secrets (c'est-à-dire non
trivialement accessibles) même dans les détails insignifiants – tandis
que l'homme trop actif est souvent guetté par le danger d'attraper le
papillon de la connaissance d'une main si rude qu'il détruit le dessin
coloré de ses ailes avant d'avoir pu le voir et le considérer pour lui-
même.
On a dit dans les sections précédentes qu'il est possible de
présenter la réalité dans le langage de deux manières ; ces deux
modes de présentation ont été distingués l'un de l'autre en tant que
“statique” et “dynamique”. Les moyens de la communication, dont il
est clair qu'ils apparaissent déjà en soi à travers la spécialisation et
la fixation des symboles (ou des relations entre les symboles),
peuvent être rendus plus stricts et amenés dans des connexions
précises et univoques de telle sorte qu'on en vienne finalement de
cette manière à une présentation toujours plus précise de la région
de réalité qui est visée. C'est ainsi qu'apparaît ce qu'on a appelé une
présentation “statique” de la réalité. Mais, par ailleurs, les moyens de
la communication conservent le degré de variabilité et d'équivoque
qui suffit pour la communication dans la vie quotidienne. Les
connexions de tous ordres qui se sont formées d'elles-mêmes entre
les symboles du langage au moment de son apparition ou au cours
de son usage sont utilisées pour parvenir à des aspects toujours
nouveaux de l'objet visé, à le mettre sous une forme nouvelle grâce
à des formulations toujours nouvelles et, dans ce jeu réciproque de
la formulation et de l'exploration de relations ou d'interprétations
nouvelles, il se forme un contenu de l'esprit qui peut valoir comme
une image de la région de réalité qui est visée.
Les différentes sciences se servent à des degrés divers du mode
de présentation statique ou du mode de présentation dynamique et,
corrélativement, même des éléments d'ordre artistique exercent un
effet sur les sciences en des endroits très différents.
Du fait que leur objet est bien trop complexe pour admettre un
langage complètement strict lié par des connexions univoques, les
sciences de l'esprit peuvent dépeindre et agencer presque
uniquement sous la forme “dynamique” la région de réalité qui est à
décrire. Dans une science de l'esprit, le contenu concret (sachlich)
d'une œuvre est donc dans la plupart des cas – de même qu'en
poésie – presque impossible à séparer de la forme de sa
présentation dans le langage ; une grande réalisation dans le
domaine des sciences de l'esprit présuppose une forme
artistiquement accomplie de la présentation. Inversement, la forme
de la présentation dans le langage ne joue absolument aucun rôle
en mathématiques ; la région de réalité qui est visée peut ici être
dépeinte par un langage formel, qui doit être exact et non
contradictoire mais qui n'apporte en aucune manière des modes de
relation avec d'autres parties de la réalité. La relation étroite qui
existe entre les mathématiques et l'art est donnée à travers la
beauté immédiate des structures qui sont explicitées au moyen
d'une proposition mathématique. Il ne peut être question ici de l'art
de la présentation que dans la mesure où un langage formel
déterminé permet le cas échéant aux structures visées de se
manifester de manière particulièrement simple et limpide.
Les mathématiques et les sciences de l'esprit ont ainsi en commun
la propriété fondamentale que leur objet relève tout entier de la
région de réalité qui n'est créée que par l'existence des symboles.
La science de l'esprit prend les symboles en général tels qu'ils se
sont formés entre les hommes indépendamment de la science, en
tant que langage, formes de pensée, rites religieux, et elle préserve
en eux la relation avec toutes les parties de l'existence humaine. Les
mathématiques en revanche renoncent dès le début à cette relation,
mais elles exigent que leurs symboles admettent entre eux des
liaisons nettes et univoquement déterminées. Les symboles
mathématiques ne font surgir un contenu véritable qu'à partir de
leurs liaisons et cette circonstance conditionne la parenté étroite
qu'on a souvent mentionnée entre les mathématiques et la musique.
Le contenu à agencer n'apparaît en mathématiques qu'à travers
l'activité d'agencer (die Tätigkeit des Ordnens), tandis que dans les
sciences de l'esprit il est donné sous la forme de l'abondance des
symboles qui se sont formés entre les hommes.
Les autres sciences, dont l'objet est formé par des aspects
déterminés de la réalité qui est accessible à l'expérience sensible et
objectivable, ont en commun avec les sciences de l'esprit la
multiplicité immense du matériau initialement à moitié ordonné et à
moitié sans ordre dont on veut former les nouvelles structures de
l'esprit. Ce matériau peut relever des régions inférieures de la réalité
dont il était question dans les sections précédentes. Il peut être
ordonné au moyen de la formation idéalisante de concepts stricts qui
admettent des liaisons univoques comme en mathématiques ; ou
bien il peut être éclairé par une interprétation comparative de
différents aspects et nous permettre ainsi de reconnaître des
structures nouvelles qui étaient invisibles avant. La valeur d'une
réalisation scientifique ne se mesure pas en tout cas selon l'objet,
c'est-à-dire selon la signification humaine du matériau à agencer, ni
à plus forte raison selon de quelconques “besoins pratiques”, mais
seulement selon la beauté et la force de fécondation des structures
élucidées. Il est clair que ce qui nous émerveille encore et toujours
dans la science est le phénomène (Phänomen) qu'une structure
s'associe comme spontanément des structures nouvelles et que ce
lacis de structures finit par couvrir un vaste domaine avec lequel la
structure initiale n'avait absolument aucune relation. Cette force
formatrice de formes (formbildend) que possède une structure une
fois explicitée caractérise la véritable essence d'une connaissance
scientifique, et l'étroite parenté qui existe entre la science et l'art se
manifeste de nouveau à cet endroit très distinctement.
On trouve également ici une réponse à une question qui a été
souvent soulevée : celle de savoir pourquoi il n'est pas possible de
produire de grandes réalisations artistiques dans le style d'une
époque antérieure, ni de parvenir encore aujourd'hui à des
connaissances scientifiques significatives dans le domaine, par
exemple, de la physique classique ou de la théorie hégélienne de
l'histoire. Les domaines qui pourraient être ordonnés au moyen de
telles pensées ont déjà reçu leur agencement dans une époque
antérieure de la science et la force formatrice de formes de ces
pensées antérieures a depuis longtemps saisi tout le matériau qui
était capable de produire un tel agencement. Une grande réalisation
scientifique n'est de nouveau possible que si, les temps ayant
changé, un matériau nouveau est offert à la pensée humaine ; il faut
que le four de fusion des processus historiques libère un matériau
nouveau épuré, qui attend dès lors la cristallisation qui établira pour
toujours sa forme future. Le fait que des idées scientifiques décisives
soient souvent explicitées par des hommes différents presque en
même temps et indépendamment n'est pas moins naturel que le fait
qu'il se forme souvent en différents endroits et indépendamment, au
cours de la fusion de solidification, des cristallisations qui font alors
apparaître le cristal presque en même temps de différents côtés.

d) Les symboles des communautés humaines


Il a déjà été question plus haut du fait que la capacité des hommes
à communiquer est dans un rapport exclusif avec cette action
immédiate et instinctivement réglée qui nous émerveille si souvent
chez les animaux. Mais, par ailleurs, l'homme participe toujours lui
aussi aux connexions biologiques qui déterminent pour ainsi dire de
l'extérieur l'évolution de sa vie de façon décisive et auxquelles il ne
peut pas se soustraire dans la réalité, même s'il agit souvent de
manière apparemment libre. Dans cette situation, et comme il est
clair que les différents niveaux de réalité doivent “s'ajuster”, ce qui
arrive d'un point de vue biologique doit recevoir aussi son sens dans
le niveau de réalité du symbole. Il est fréquent que cela se fasse à
travers un groupe particulier de symboles, dont il faut qu'il soit
question maintenant.
Il s'agit ici en premier lieu de processus biologiques qui concernent
un ensemble de beaucoup d'hommes : par exemple la formation de
communautés humaines, ou ce qu'on appelle les événements
politiques, et de manière parfaitement générale des actions que
nous désignons couramment comme la conséquence des pulsions
et des passions humaines. Lorsqu'à l'automne de chaque année le
temps est arrivé, les oiseaux migrateurs se rassemblent en
gigantesques troupes comme à l'appel d'un commandement
imperceptible pour prendre ensemble le chemin qui mène vers le
sud. Il peut arriver de même qu'à travers d'immenses contrées les
hommes tombent subitement dans l'inquiétude et qu'ils s'attroupent,
entrent ensemble dans une griserie d'exaltation, comme s'ils étaient
poussés par une puissance invisible, ou s'engagent dans un travail
de destruction encore plus insensé. Ces processus trouvent leur
expression dans le niveau de réalité des symboles en ceci que des
mots ou des concepts déterminés, parfois aussi des signes de
reconnaissance extérieurs quelconques, se transforment en
“symboles du mouvement”. C'est ainsi qu'en France les mots de
“liberté et égalité”, en Russie le drapeau rouge, ou la croix à
l'époque des croisades, sont devenus les signes du mouvement. Les
communautés humaines se forment à des signes de ce genre et il
semble que ce soit la seule force des symboles qui décide des
points de vue selon lesquels les hommes se réunissent et se
séparent en “nous” et “les autres” et se livrent bataille souvent
jusqu'à l'anéantissement. La différence concrète (sachlich) qui existe
entre deux thèses ennemies peut alors être si faible que la raison
pour laquelle on fait la guerre est absolument impossible à
comprendre dans la sphère logique – ce qui est un signe clair du fait
que ces thèses ne sont que des signes extérieurs qui dépeignent
dans le niveau de réalité des symboles un événement d'une autre
nature.
La fédération des grandes communautés humaines s'accomplit
toujours sous un “signe” de ce genre. C'est ainsi que la culture de
l'Occident s'est maintenue depuis son origine antique à travers le
signe de la croix, ainsi encore que le Reich allemand s'est réuni au
Moyen Âge sous le signe de la couronne de l'empereur. Un symbole
qui représente une grande communauté pendant de longues
périodes se transformera fréquemment aussi en symbole d'un ordre
de droit déterminé, en tant que la forme fixée par écrit ou transmise
oralement dans laquelle la vie de la communauté doit s'accomplir.
L'ordre de droit peut lui-même être considéré comme une région
partielle particulière du niveau de réalité des symboles. De fait, il est
clair que l'ordre de droit contient dans ses parties constitutives
fondamentales tous les éléments caractéristiques de ce niveau de
réalité. En premier lieu, tout ordre de droit présuppose l'existence de
certains symboles spécialisés, de concepts juridiques qui rendent
initialement possible la formulation du droit ; mais alors, et c'est le
point décisif, il est justement un “agencement”, c'est-à-dire qu'il
incarne purement et simplement l'élément fondamental de ce niveau
de réalité : la répétition de choses identiques ou qui se
correspondent d'une manière quelconque. L'idée que sous des
présuppositions identiques doivent aussi se produire des
événements identiques, l'idée qu'il doit être possible de prévoir
comment les hommes agissent dans des situations déterminées ou
comment l'opinion publique jugera ou punira les actions d'un
individu, cette idée possède une force de conviction si monstrueuse
que non seulement elle s'impose d'elle-même dans chaque
communauté humaine, mais que de plus elle peut former elle-même
le fondement de grandes communautés. Si l'on cherche à voir dans
l'histoire quelles sont les forces qui ont maintenu les grandes
communautés humaines, on rencontre avant tout, à côté du
sentiment primitif de l'identité de la race qui est déjà courant dans le
royaume animal, la communauté de langage. Mais, à côté de ces
forces, il y en a encore deux autres plus fortes, qui peuvent souder
même des peuples de races et de langages différents : ce sont la
communauté de croyance et, plus forte que toutes les autres, la
communauté de droit. Dans l'apparition et la diffusion du droit
romain, par exemple, ce n'est pas la force militaire de Rome qui a
joué le rôle principal ; mais les Romains apportaient le droit aux
peuples qu'ils soumettaient et le lien qui repose sur le droit est
manifestement plus fort que tous les autres liens. La diffusion du
droit anglo-saxon dans le monde d'aujourd'hui repose aussi sur
l'institution d'un droit déterminé – en dépit de toute l'injustice qui était
associée dans les détails à cette diffusion, comme à tout ce qui
arrive dans le domaine politique – et c'est sur ce droit qu'est
fondamentalement ancrée la capacité de la pensée anglaise et de la
langue anglaise à examiner et à juger avec une concrète sobriété les
rapports humains d'après tous leurs aspects, en d'autres termes
équitablement.
La force presque invincible du droit qui est formatrice de
communautés est aussi le fondement de la haine profonde que tous
les mouvements révolutionnaires entretiennent à l'égard du droit
existant. Car, de même que toute haine surgit de l'impuissance, la
haine est liée là aussi à la conscience que le droit existant est le
noyau véritable de l'ancienne communauté ennemie qu'on veut
briser et au sentiment inavoué que ce droit sera néanmoins en fin de
compte, en dépit de toutes les forces révolutionnaires, adopté de
nouveau sous une forme quelconque.
Le processus biologique qui s'accomplit à notre époque chez les
peuples de la Terre et dont la force lugubre se manifeste déjà à
présent de façon atroce dans la Seconde Guerre mondiale a
certainement pour but la formation de communautés humaines plus
grandes dont le gouvernement s'étende plus loin que celui des
entités nationales conditionnées par la communauté de langage ou
de race. Les grandes communautés qui combattent pour leur
existence se rassemblent ici autour de signes très différents : en
Allemagne et en Russie, on veut que l'unité supérieure à laquelle on
aspire soit liée par une nouvelle profession de foi, mais telle qu'elle
permette pourtant à l'idéologie d'être fortement adossée à l'ancienne
idéologie de l'État national, comme en Chine et au Japon ; pour la
communauté que conduisent les Anglo-Saxons, le lien reste celui du
droit commun et de la prospérité commune qui s'épanouit grâce à
lui. Quant à l'origine du combat, nous ne la connaissons pas, et le
résultat de la guerre ne sera sans doute reconnaissable qu'une ou
deux décennies après sa fin, lorsqu'il sera devenu évident que telles
communautés nouvellement formées entrent dans l'histoire future
comme des unités solides et que telles autres sont définitivement
oubliées. Il est certain qu'un ordre de droit se développera alors
aussi de lui-même dans les unités nouvellement formées, ordre qui
peut être vu simplement comme le signe extérieur du fait qu'ici est
apparue une communauté durable.
Peut-être devrait-on dire encore que l'homme individuel ne doit
jamais croire qu'il puisse exercer une emprise réelle sur le cours de
l'histoire du monde par des idées ou des programmes nouveaux.
L'histoire du monde reçoit sa forme de puissances différentes et plus
fortes et ce ne sont pas les hommes qui font l'esprit des époques.
L'homme individuel peut tout au plus trouver la trace de l'esprit de
l'époque, pressentir son effet et lui donner une forme (Gestalt)
déterminée avec des mots. Naturellement, ces mots peuvent alors
être les cristallisations par lesquelles un changement préparé de
longue date s'accomplit subitement comme par enchantement. Mais
il est clair aussi que l'homme individuel n'est alors qu'un outil, et non
la force d'impulsion de ce qui s'accomplit. C'est pourquoi l'homme
d'État ou le politicien individuel est presque toujours remplaçable –
après l'assassinat de César son œuvre a été achevée par un autre
–, tandis que le grand artiste n'est sans doute pas remplaçable,
même en ce sens. Il est vrai que même l'artiste ne peut que créer
des formes, une fois que les temps sont mûrs et que des décennies
ou des siècles de développement ont préparé à faire ce pas
déterminé en art. Mais l'artiste n'en crée pas moins les formes d'une
manière qui lui est entièrement personnelle, son œuvre est
réellement attachée à sa personne. Si Beethoven était mort trente
ans plus tôt, par exemple, beaucoup de morceaux n'auraient jamais
été écrits qui, parce qu'ils ont été écrits, montrent encore et toujours
pour des siècles aux hommes qui entendent leur musique le chemin
qui mène aux choses ultimes et véritables, et les rendent meilleurs
et plus accessibles à ce qui est beau. Mais souvent l'homme d'État
n'a guère besoin d'être un homme.
C'est pourquoi aussi les périodes qui passent pour être les grandes
époques fécondes de l'humanité sont celles où l'art a la possibilité
de naître ; les autres siècles, dont la physionomie est déterminée par
de grands hommes d'État, de grands juristes ou de grands
techniciens, apparaissent plutôt aux générations suivantes comme
des époques de décadence ou de transition.

7. LES FACULTÉS CRÉATRICES

IL faut enfin qu'il soit encore question, après tout cela, du niveau de
réalité le plus haut, dans laquelle le regard s'ouvre aux parties du
monde dont on ne peut parler que par allégorie. On pourrait
commencer ici justement par une allégorie et parler du niveau de
réalité qui nous unit à l'éternité. Mais il n'est pas encore possible ici
de comprendre les allégories et, par ailleurs, il faut pour l'instant
revenir en arrière une fois encore pour parler de la gradation des
régions de réalité qui doit trouver son achèvement avec ce niveau le
plus élevé.
Il est clair que l'agencement des régions devrait se substituer à la
division grossière du monde en une réalité objective et une réalité
subjective et se déployer entre ces pôles du sujet et de l'objet
(Objekt) de telle sorte qu'à sa limite inférieure se tiennent les régions
dans lesquelles nous pouvons objectiver de manière complète.
Ensuite devraient s'y joindre les régions dans lesquelles les états de
choses ne peuvent pas être complètement séparés du processus de
connaissance à travers lequel nous en venons à les poser. Enfin
devrait se tenir tout en haut le niveau de réalité dans lequel les états
de choses ne sont créés qu'en connexion avec le processus de
connaissance. On peut se méprendre de deux manières à propos de
cette formulation : d'une part en y voyant un goût du paradoxe, en
ceci qu'on ne peut avoir de connaissance que de ce qui existe déjà
avant la connaissance ; et d'autre part en pensant que le mot d'état
de choses doit manifestement désigner ici une illusion subjective
quelconque qui s'insinuerait spontanément, pour ainsi dire, dans la
poursuite de la connaissance. Pour éclairer davantage ce qu'on a ici
en vue dans la relation entre état de choses et connaissance, il faut
qu'il soit question encore une fois, à titre d'exemple, des rapports qui
existent dans les régions de réalité dont on a parlé plus haut.
Nous savons qu'il y a de l'amour entre les hommes ; et il est
souvent possible aussi de parler de l'amour comme d'un état de fait
objectif quelconque. Mais nous avons aussi l'expérience du fait que
la relation avec un autre homme peut être une configuration très
fragile qui peut se modifier à chaque contact à travers les mots, voire
simplement à travers les pensées. Enfin il existe des relations
humaines qui ne peuvent tout simplement continuer à subsister sous
la même forme qu'à condition de ne pas entrer dans la conscience.
Dans ces cas il est tout à fait manifeste que toute connaissance d'un
état de choses doit modifier l'état de choses lui-même. Un homme
qui a tendance à être rêveur, par exemple, et qui est habitué à
contrôler toujours très précisément ses propres sentiments
transformera très rapidement une telle relation en quelque chose
d'autre, tandis qu'un homme plus ouvert et davantage tourné vers
l'extérieur peut vivre pendant longtemps dans une relation de ce
genre sans même la remarquer, même si elle exerce déjà une
emprise sur de grandes parties de son être ; et là encore, le fait que
la relation devienne consciente modifiera complètement tout l'état.
Cette difficulté qui se présente sous le rapport de la connaissance
n'aurait évidemment pas un trop grand poids s'il ne s'agissait que de
la connaissance d'une situation psychologique particulière. Mais
nous savons par ailleurs que l'amour transforme toute la réalité
d'une manière bien plus générale et bien plus sérieuse. Notre
relation aux hommes modifie la physionomie du monde qui nous
entoure. Sans doute n'est-ce pas la petite partie du monde qui se
laisse complètement objectiver qui est modifiée ici. Mais partout où
les choses ont une certaine signification pour nous, cette
signification est influencée de manière décisive par notre position à
l'égard des hommes. Il est vrai que la clarté et la couleur objectives
des choses qui nous entourent, par exemple, en tant qu'elles
peuvent être enregistrées au moyen d'instruments optiques, ne
dépendent pas de nous. Mais le fait que le monde s'illumine pour
nous de couleurs claires ou bien nous apparaisse gris de part en
part, ce fait est entièrement déterminé par notre position à l'égard
des autres hommes et par l'état de notre conscience. C'est pourquoi
cette partie de la réalité pèse souvent beaucoup plus lourd que la
région objective sur l'ensemble de la destinée humaine. Le bonheur
et le malheur dépendent seulement pour une petite part des
événements objectifs extérieurs. Pour être heureux, on a besoin de
certaines présuppositions déterminées dans l'âme, et non pas
seulement de circonstances extérieures favorables. C'est avec
l'amour que grandissent les ailes de l'âme, comme le dit Platon dans
le Phèdre. Cette attitude intérieure à l'égard de la réalité détermine
en outre aussi notre façon de penser et d'agir, et dans cette mesure
elle a indirectement une emprise même sur la région objective. Mais
cette attitude à l'égard de la réalité dépend pourtant à son tour, de
manière si décisive des processus de connaissance par lesquels elle
entre dans et elle est si différente d'un homme à l'autre que cette
partie de la réalité ne peut plus être objectivée. L'état, par exemple,
dans lequel le monde nous devient étranger et séparé de nous
comme par un rideau de brume peut être transformé en un autre état
par la sympathie d'un ami qui nous demande si nous allons bien ; on
compterait bien d'autres exemples encore d'une situation de
connaissance identique.
Aussi peut-on désigner comme l'un des premiers caractères
spécifiques du niveau de réalité dont il doit s'agir dans les sections
qui suivent la juxtaposition (Nebeneinander) des deux faits suivants :
celui que la réalité dépend pour une part considérable de l'état de
notre âme et que nous pouvons dans cette mesure transformer le
monde à partir de nous-mêmes ; et celui que l'effet de cette capacité
de transformation se dérobe pourtant en partie à l'objectivation
justement parce que les hommes sont différents et se comportent
différemment à l'égard du monde et parce que cet état créateur de
l'âme appartient à l'océan de ses processus inconscients, dont
aucun ne peut être amené à la surface de la conscience sans
modification.
Ce second point est en connexion étroite avec encore une autre
circonstance importante : la force de l'âme, qui lui permet de
transformer le monde, ne peut pas être dirigée par la volonté
humaine. Nul ne peut obtenir par exemple, même en tendant à
l'extrême toutes les forces de sa volonté, qu'apparaisse entre soi et
un autre homme la relation que nous appelons l'amour. Au contraire,
un sentiment instinctif nous dit que la volonté est un instrument
totalement inadapté au maniement de la partie de notre âme dans
laquelle s'accomplissent les modifications décisives de la réalité.
Lorsqu'on dit que nous pouvons transformer le monde par les forces
de l'âme, il faut donc ajouter que nous ne pouvons pourtant pas
opérer cette transformation selon notre volonté.
Par ailleurs, la capacité des hommes à comprendre est illimitée et il
existe aussi à cet effet des chemins pour influencer les facultés
créatrices de l'âme à partir de la conscience. Les doctrines
religieuses, par exemple, où la contemplation occupe une place
centrale, contiennent des prescriptions circonstanciées quant à la
manière dont les hommes doivent se comporter pour conserver et
renforcer les forces de l'âme. Au fond, toute éthique est sans doute
aussi en partie un recueil de telles prescriptions, faites pour
conserver l'âme en bonne santé. Il est clair que seul un observateur
superficiel peut voir dans la loi éthique un dénigrement de la vie de
l'individu au profit de celle de la communauté et une limitation de la
liberté. Pour qui voit clair, elle est un recueil d'expériences séculaires
au sujet de la manière dont il faut se comporter afin d'“être heureux”
– au sens où les Anciens l'entendaient – ou, selon le langage des
chrétiens, de “trouver grâce aux yeux de Dieu”, ou encore, selon le
chemin de pensée de cette section, de “protéger les facultés
créatrices de l'âme”. On comprendra que sur le plan des principes
ces trois formulations différentes veulent dire la même chose.

a) La religion
Toutes les religions commencent avec l'expérience (Erlebnis)
religieuse. Mais on parlera très différemment du contenu de cette
expérience (Erlebnis) selon que c'est de l'intérieur ou de l'extérieur
que l'on est rencontré, pour ainsi dire, par elle. Lorsqu'elle nous
concerne nous-mêmes, nous ne pouvons parler du contenu de
l'expérience (Erlebnis) religieuse que par allégorie. Nous pouvons
dire par exemple qu'un lien s'est soudain ouvert pour nous avec un
autre monde supérieur d'une manière qui engage la vie entière, ou
bien que nous avons eu une rencontre immédiate avec Dieu dans
une situation déterminée et qu'il s'est adressé à nous (je pourrais
ainsi penser moi-même ici à la nuit passée au poste des ruines de
Pappenheim pendant l'été 1920) ; ou bien nous pouvons exprimer la
chose en disant qu'avec un certain signe le sens de notre vie nous
est devenu clair et que nous savons désormais de manière certaine
distinguer ce qui a de la valeur et ce qui n'en a pas. “Celui qui
transmet la flamme en reste le traban” (“Wer je die Flamme
umschritt, bleibe der Flamme Trabant”) – ce fait qu'un autre monde
supérieur nous devienne conscient est sous ce rapport quelque
chose qui nous arrive de manière parfaitement abrupte et pour ainsi
dire de l'extérieur, d'une manière telle que nous ne pouvons
absolument pas mettre en doute le fait que c'est justement un autre
monde qui nous fait face soudain et nous réclame. Pourtant cet
autre monde nous affecte aussi à son tour comme quelque chose
que nous connaissons depuis longtemps et en quoi nous avons eu
confiance depuis le début de la vie. De même que par exemple,
lorsque nous retournons aux lieux de notre enfance, l'odeur du
vestibule de la maison nous restitue comme par enchantement la
présence des jours anciens oubliés depuis longtemps, de même le
souffle de cet autre monde nous affecte comme s'il nous avait déjà
rencontré dans un temps soustrait à tout souvenir. Et quelle que
puisse être l'image par laquelle nous cherchons à appréhender dans
les mots ce dont nous avons fait l'expérience (Erlebnis),
l'engagement subsiste pour notre vie entière et il est reconnu par
nous, même si nous ne nous en contentons pas. Celui qui voudrait
oublier réellement cet engagement au cours de sa vie et qui y
deviendrait indifférent, celui-là a perdu l'accès à la partie de la vie
humaine qui possède le plus de valeur. “Pour peu que son regard la
perde / son reflet le trompe / il lui manque la loi du milieu /
démembré, il dérive dans l'univers” (“Nur wenn sein Blick sie verlor /
eigener Schimmer ihn trügt / fehlt ihm der Mitte Gesetz / treibt er
zerstiebend ins All”). Cela vaut aussi, tout particulièrement à notre
époque, de beaucoup d'hommes qui n'appartiennent à aucune
communauté religieuse et qui rencontrent l'autre monde pour la
première fois par exemple dans les sons d'une fugue de Bach ou
dans l'illumination d'une connaissance scientifique. Pour eux aussi
l'engagement subsiste, ainsi que la conscience d'être capable de
distinguer, depuis cette rencontre, les choses qui sont de son ressort
de celles qui n'en sont pas.
Vue de l'extérieur, l'expérience (Erlebnis) religieuse apparaît
comme une modification dans la structure de la conscience humaine
et de son fonds inconscient. Nous remarquons que l'homme qu'elle
concerne a modifié sa position à l'égard du monde et que cette
modification se répercute dans ses mots et ses actions. Cet examen
de l'extérieur ne pourrait guère amener à l'idée de parler d'une
transformation de la réalité tant que la modification ne s'accomplirait
que pour un homme particulier. Mais nous observons alors le
phénomène (Phänomen) remarquable que la même modification
peut exercer son emprise sur beaucoup d'hommes et qu'il y a une
ressemblance manifeste ici avec ce qui se passe dans l'amour, qui
se communique toujours de celui qui aime à celui qui est aimé
lorsqu'il est authentique. À travers un homme, l'accès à un autre
monde, tel qu'il a été exprimé plus haut par allégorie, s'ouvre donc
aussi à beaucoup d'autres ; il trouve son expression dans des
symboles qui séparent donc déjà une certaine communauté du reste
des hommes, et le contenu de l'expérience (Erlebnis) religieuse
reçoit pour finir une forme susceptible d'être appréhendée dans un
mythe religieux : dans l'allégorie, qui crée initialement le langage au
moyen duquel il est possible de parler du contenu des expériences
(Erfahrung) religieuses. Lorsqu'une modification de la conscience
humaine s'est finalement accomplie de cette manière dans de
grandes communautés de peuples, parler d'une transformation de la
réalité devient pourvu de sens. Il est clair que le fait que des
hommes qui ont une autre structure de conscience vivent encore
dans d'autres domaines quelconques de la Terre n'a pas alors
énormément de signification ; car, à l'intérieur de la grande
communauté religieuse, les symboles du mythe religieux sont
compris de tous, ils décrivent pour les membres de la communauté
des expériences (Erfahrung) réelles et ils désignent donc une partie
authentique de la réalité. Le caractère d'engagement de l'expérience
(Erlebnis) religieuse s'accompagne donc du fait que même les
autres régions de réalité sont intégrées à l'interprétation au moyen
des symboles religieux et que la question de leur caractère
objectivable (Objektivierbarkeit) perd son importance. De la vérité on
n'exige plus qu'elle soit objective, mais seulement qu'elle soit un lien
entre tous.
Pour comprendre cette situation, on peut rappeler à nouveau le
célèbre débat entre Luther et Zwingli au sujet de la question de
savoir si le pain de la Cène “est” le corps du Christ ou s'il le
“signifie”. Ce type de question montre manifestement qu'une rupture
s'était produite dans la conscience des hommes de cette époque.
On interprète fréquemment ce débat religieux en faisant observer
qu'au Moyen Âge la foi chrétienne était si solidement ancrée que
personne n'aurait mis en doute le fait que le pain de la Cène était le
corps du Christ. Et ce serait les doutes et les bouleversements de
l'époque de la Réforme qui auraient laissé s'introduire la question de
savoir s'il ne s'agirait pas d'une simple signification symbolique,
puisqu'il est clair qu'il ne peut manifestement pas être question ici
d'une transformation matérielle. Mais il est probablement plus exact
de supposer qu'au Moyen Âge il allait inversement parfaitement de
soi qu'il ne s'agissait ici que de la signification symbolique et non
pas, disons, de la réalité (Realität) matérielle (même si le Moyen Âge
n'aurait jamais explicité les choses de cette manière) ; car la
signification symbolique, et elle seule, était assez importante en ce
temps-là pour pouvoir revendiquer pour elle-même le mot “est” ou le
mot “substance”, elle était le niveau de réalité le plus élevé et, par
conséquent, le pain était aussi “réellement” le corps du Christ.
Le caractère d'engagement de l'expérience (Erlebnis) religieuse
rend aussi compréhensible le fait que la différence de croyance
introduise en général parmi les hommes une séparation sans
espoir ; des hommes de croyances différentes sont désunis à propos
de ce qui est essentiel. De là vient encore l'acharnement qui
caractérise toutes les guerres de religion, qui sont toujours menées
pour les biens les plus sacrés contre un ennemi incroyant en qui les
croyants voient davantage un animal qu'un homme ; car l'incroyant,
en tant qu'homme dont la structure de conscience est différente, est
dans les faits presque aussi étranger qu'un animal et sa simple
existence est déjà une menace pour la réalité véritable.
Quand on considère de cette manière la religion et l'effet des
communautés religieuses, la force que possède l'âme humaine pour
transformer la réalité semble être plutôt un malheur qu'un bonheur et
l'on pourrait être tenté de souhaiter que les hommes désirent dans le
futur renoncer de plus en plus à cette façon de prendre au sérieux
leurs expériences (Erlebnis) d'un monde plus élevé, comme le dit
l'allégorie, et d'en parler avec des symboles.
Mais ce souhait serait parfaitement irréalisable. Car il n'y a rien
qu'on puisse changer dans le fait que la réalité peut être transformée
par notre âme, et nous ne pouvons pas non plus désirer ici aucun
changement, puisque tous les grands biens de l'humanité dans le
domaine de l'esprit surgissent en dernière instance de ce fait,
comme les expériences (Erlebnis) religieuses (au sens le plus
général) présentent par ailleurs nécessairement l'ultime critère de
valeurs à l'aune duquel on mesure tous les actes et toutes les
pensées humaines, les hommes formeront toujours des symboles
pour parler par leur intermédiaire de ce critère des valeurs.
On pourrait objecter ici qu'à notre époque, justement, une grande
partie de l'humanité s'est expressément détachée de toute attache
religieuse. Mais en réalité, même si les attaches se sont dénouées
avec les religions dans lesquelles il est expressément question de
Dieu, il s'est pourtant créé un espace pour des attaches religieuses
d'une autre nature, dans lesquelles, par exemple, le mythe est
envisagé en faisant abstraction autant que possible des facultés
créatrices de l'âme. Pour une partie de l'humanité, il est manifeste
que l'éloignement à l'égard des religions connues jusqu'à présent
n'est qu'une préparation à contracter de nouvelles attaches, et
l'apparition de religions-de-ce-monde (Diesseits-Religionen) aussi
stupéfiantes que le national-socialisme et le bolchevisme indique
qu'ici s'ouvre peut-être la voie de nouveaux changements décisifs
dans la structure de la conscience humaine. Pour une autre partie
de l'humanité – notamment dans le monde anglo-saxon –, c'est une
attache d'une autre nature qui s'est depuis longtemps substituée à la
religion antérieure. Cette autre attache est associée aux expériences
(Erlebnis) des premiers grands esprits du début des Temps
modernes qui ont découvert qu'il y avait encore à côté de la forme
chrétienne de la réalité issue de la révélation une autre réalité
(Realität) objective, qui a trouvé ensuite sa voie royale avec
l'apparition de la science de la nature des Temps modernes. Pour
une grande partie de l'humanité d'aujourd'hui, la réalité est purement
et simplement identifiée à ce niveau de la réalité objectivable, qui
forme le fondement de tout critère de valeur. L'adoption de cette
conception de la valeur est aussi inconsciente que dans n'importe
quelle religion ; elle n'est fondée que pour une partie des croyants
sur la répétition des expériences (Erlebnis) des esprits qui l'ont
établie, tandis que la grande masse d'entre eux ne perçoit sans
doute ces mêmes expériences que comme quelque chose de vague
et d'obscur. Les répercussions de l'esprit humain dans le monde
objectif matériel peuvent toutefois exercer une emprise sur
beaucoup d'hommes ; la vue d'un navire gigantesque par exemple,
ou celle des gratte-ciel de Manhattan, peut instiller en nous un
étonnement où nous trouvons distinctement la trace des puissances
démoniques auxquelles l'homme s'est ici attaché ; et peut-être la
force de conviction de la Weltanschauung anglo-saxonne repose-t-
elle sur des expériences (Erlebnis) de ce genre. Mais la question se
pose pourtant de savoir jusqu'à quel point cette Weltanschauung
peut être comparée aux autres religions. Elle a sans doute beaucoup
de caractères en commun avec les autres religions. En particulier le
fait que le croyant ne parvient pas à accéder intérieurement au
monde d'expérience (Erlebniswelt) de ceux qui appartiennent à une
autre religion vaut également ici. Exactement comme les autres
religions, cette Weltanschauung signale aussi aux hommes que
nous sommes qu'il y a quelque chose d'extérieur ou de supérieur à
nous et qui n'est plus assujetti à notre volonté : les lois éternelles qui
gouvernent l'évolution du monde objectif. Mais le fait qu'il n'existe
dans cette Weltanschauung aucun mythe où il soit question des
facultés créatrices de l'âme sous une forme symbolique a pourtant
pour conséquence qu'en un point décisif elle a une signification
moindre que celle des religions authentiques. Alors que les religions
réelles ramènent encore et toujours le regard vers l'intérieur et
pourvoient ainsi à ce que la région créatrice de l'âme demeure
intacte en dépit de tout le malheur qui peut arriver dans le monde, la
Weltanschauung prescrite pour ce qui est objectif abandonne l'âme
sans protection à tous les périls ; et le préjudice que cela occasionne
peut être d'autant plus grave que les hommes n'en ont généralement
pas conscience. Il est donc sans doute improbable que cette
Weltanschauung puisse subsister à la longue, une fois que les mots
de la chrétienté seront devenus complètement inintelligibles. On
peut penser plutôt qu'un autre langage se sera alors formé, dans
lequel les forces qui transforment le monde en traversant notre âme
seront de nouveau expressément nommées.

b) L'inspiration
L'amour et l'“autre monde” ne viennent pas à nous selon notre
volonté. Nous pouvons éventuellement nous rendre disponibles pour
leur venue, nous pouvons les désirer ardemment ou encore faire
notre deuil de tout espoir de les voir se manifester – mais de toute
façon nous devons toujours, là où ils interviennent dans notre vie,
les accueillir avec simplicité comme un cadeau dont on ne
questionne pas la provenance, comme la grâce d'une puissance
supérieure qui détermine notre destin et à laquelle nous devons
nous conformer avec gratitude. En pensant à la manière dont cet
événement apparaît de l'extérieur comme un changement dans la
structure de la conscience humaine, on pourra dire par comparaison
que des changements de ce genre sont exactement aussi peu
assujettis à notre volonté que le sont par exemple la croissance ou
les forces de guérison de notre corps. Nous pouvons sans doute
maintenir le corps si plein de force, par le soin et l'exercice, qu'au
moment d'une blessure les forces de guérison peuvent intervenir
sans qu'il se produise d'affaiblissement ; mais nous ne pouvons pas
imposer par notre volonté la venue de la guérison. Quelque chose
de semblable vaut dans une mesure encore plus importante en ce
qui concerne les facultés créatrices de l'âme : en tant qu'elles sont
une partie des forces ultimes les plus intrinsèques de toute vie, c'est
tout simplement notre destin qu'elles déterminent sans notre volonté
à partir d'un niveau supérieur.
On est finalement rappelé ici au fait que les facultés créatrices se
manifestent de façon perceptible sous une autre forme encore, bien
qu'à vrai dire elles ne se manifestent expressément en cet ultime
point décisif que pour un homme touché par la grâce : là où nous
parlons d'inspiration de l'esprit ou du don du génie. Il est clair qu'à
toutes les époques les hommes ont envisagé les choses de cette
manière, qu'on ait parlé de délire divin comme Platon, ou que
l'homme ait semblé être l'instrument ou l'envoyé de Dieu, ou qu'on
ait vénéré l'homme génial comme un homme d'une nature
particulière comme on l'a fait au siècle dernier. On a toujours
reconnu que certains hommes singuliers et rares reçoivent en eux
indépendamment de leur volonté la force de capturer l'impérissable
dans des symboles, de révéler l'effet de Dieu dans leur temps et
d'intervenir ainsi pour des siècles dans le destin des hommes, dans
le bonheur ou le malheur. Naturellement, il faut pour que cela arrive
une préparation intérieure ; c'est cette préparation qui crée, grâce à
un travail de longues années ou à des destins humains difficiles, la
présupposition pour que quelque chose de décisif puisse être ici
explicité. Mais il est clair que ce chemin extérieur que prend la vie de
l'homme concerné relève déjà de la tâche qui était manifestement
assignée à cet homme depuis le début. En outre, la tâche de la
maturation de la conscience est toujours reconnue ici consciemment
et elle devient la ligne de conduite de la vie sans que soient pris en
considération les sacrifices que cela doit amener. Les hommes chez
qui cela arrive ne sont justement plus seulement des hommes, ils
sont aussi les ateliers de travail dans lesquels les facultés créatrices
agissent à découvert et créent des témoignages qui ouvrent sur tout
ce qui est humain. Ce qui naît à ce niveau le plus élevé de la réalité
est à la fois ce qu'il y a de plus objectif et ce qu'il y a de plus
subjectif. C'est ce qu'il y a de plus objectif parce que l'homme
concerné est lui-même conscient, à chaque instant de son activité
créatrice, du fait qu'il agit ici au nom d'un autre monde qui crée à
travers lui. Et c'est ce qu'il y a de plus subjectif parce que ce qui est
créé ne pouvait être dit, écrit ou pensé que par cet homme.
Puisqu'il s'agit ici de la tâche qui est assignée à l'homme individuel,
on peut soulever encore une fois la question du rôle que joue le tout
de la lignée humaine dans l'histoire du développement de la Terre ou
– du moins pour nous – du monde. Quand on a abordé cette
question la première fois, il était question du fait que l'homme
procède sans doute d'une série centrale de développement des
organismes dans laquelle la nature a toujours évité la spécialisation
de réalisations déterminées et où elle est parvenue à conserver la
lignée en garantissant à son plus haut degré possible la capacité
d'adaptation. Il était question en outre du fait que l'homme individuel
parcourt une nouvelle fois au cours de sa croissance, depuis l'ovule
jusqu'à un certain degré, toute la série du développement et qu'il doit
aussi répéter en quelques années dans son enfance tout le
développement qui a été atteint jusque-là par l'humanité dans le
domaine de l'esprit. En rapport avec cette idée, on peut poser la
question de savoir combien de temps l'homme individuel reste en ce
sens au cœur de la ligne centrale du développement, c'est-à-dire s'il
participe en tant qu'individu au développement supérieur et ultérieur,
ainsi que celle de savoir à quel moment il se différencie en tant
qu'individu et agit seulement à travers ses descendants ou ses
traces sur cette Terre. Si l'on explore cette question, on a
l'impression que pour beaucoup d'hommes la région entière des
possibilités du développement humain est demeurée ouverte jusqu'à
l'achèvement de l'enfance ; puis, dans les années qui préparent la
transition vers un autre état – donc à peu près de la treizième à la
dix-huitième année –, toutes les forces vitales se réunissent
apparemment encore une fois afin de laisser cet individu participer
aux choses les plus élevées et les plus ultimes que le plan de la
création ait accordées aux hommes à cet instant du temps. Mais
déjà, dans la plupart des cas, le bourgeon qui croît ici ne parvient
plus à son épanouissement. Avec le passage à la vie adulte, il se
décide pour beaucoup d'hommes que leur tâche réside seulement
dans la transmission de la lignée humaine ; la tension qui avait lié la
vie individuelle à la grande ligne centrale est perdue et elle est
déléguée à la génération suivante. Ce n'est qu'en quelques-uns que
le processus du développement se poursuit. La conscience d'être
indissociable, au-delà des limites de la personnalité, de ce vaste
processus vital se réveille sans doute encore occasionnellement
chez beaucoup, par exemple dans les moments de grande passion,
ou dans un sacrifice à la communauté humaine, ou bien sous l'effet
d'une grande œuvre d'art ; mais même cela s'affaiblit peu à peu
comme un souvenir et seuls quelques hommes restent au foyer des
forces qui poursuivent avec l'esprit humain la construction de
quelque chose de plus élevé. Pour ces quelques-uns, le destin
humain est déterminé uniquement par la tâche assignée. Il n'est pas
rare que les forces brisent le vase de l'esprit dans lequel elles
exercent leur action et qu'elles mettent un terme par une catastrophe
à l'existence individuelle de l'esprit ou du corps : Hölderlin, Hugo,
Wolf. Dans d'autres cas, sans doute est-ce simplement la force du
corps qui ne suffit pas à résister dans la durée à l'excès de l'activité
de l'esprit : Mozart, Schubert. Très peu ont finalement porté le
fardeau d'une telle tâche dans le cours entier d'une longue vie. Chez
eux le travail se libère au cours des années de toutes les
contingences, de tous les éléments personnels et de toute attache
avec une strate de développement antérieur déjà dominé. Ainsi
émergent à l'issue d'une telle vie ces configurations de l'esprit
parfaitement pures et libérées de toute chose terrestre, comme par
exemple la fin de Faust ou ces mesures :

Platon dit que l'amour est le désir de l'homme pour l'immortalité et


que cette terreur sacrée devant la beauté est en même temps une
terreur devant l'infini qui envahit soudain notre conscience. Peut-être
doit-on aussi dire explicitement que ce n'est pas seulement dans
l'amour, mais dans tous les instants où l'“autre monde” nous
rencontre, que s'éveille dans notre conscience le sentiment de ce
processus vital infini auquel nous participons pour un court intervalle
de temps et dont l'accomplissement se poursuit au loin en nous et
au-delà de notre existence terrestre.

c) La grande allégorie
Ce qui a été dit ici peut également être appréhendé dans une
discussion sur l'éternelle question de l'existence de Dieu. La pensée
humaine a déjà franchi bien des étapes dans la réponse à cette
question et chaque étape est nécessaire pour parvenir à la suivante.
Au début nous pouvions dire simplement : “Je crois en Dieu le
Père, créateur tout-puissant du ciel et de la terre.”
Le pas suivant – du moins pour notre conscience d'aujourd'hui – est
celui du doute : il n'y a aucun Dieu, il y a seulement une loi
impersonnelle qui dirige le destin du monde selon la cause et l'effet.
C'est donc une illusion de vouloir parler d'un Dieu personnel vers
lequel nous pourrions nous tourner. Ce que nous rencontrons avec
l'agencement et l'harmonie du monde n'est que l'effet des lois
éternelles ou de la force ordonnatrice de notre esprit.
L'étape suivante serait peut-être la formulation plaisante de
Voltaire : si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer. En d'autres
termes, la croyance en un Dieu personnel est au moins une illusion
permise, une illusion adaptée à sa fin ; une illusion qui conduit notre
âme à l'harmonie.
Mais toutes ces formulations ne sont pourtant issues que d'une
première méditation préparatoire au sujet de ce qui est visé ici. Car,
une fois que nous avons passé en revue toutes ces suites de
pensées, nous nous apercevons qu'il est clair que nous ne savons
absolument pas ce que signifient exactement le mot “Dieu” et tout
particulièrement l'expression “il y a”. Il est clair que l'expression “il y
a” est une expression du langage humain et qu'elle se rapporte à la
réalité telle qu'elle se reflète dans l'âme humaine ; on ne peut pas
parler d'une autre réalité. Mais si l'expression “il y a” ne peut signifier
aucune autre réalité, alors son sens se transforme en fonction de la
manière dont la réalité se transforme elle-même au gré de nos
croyances. Du fondement ultime de la réalité on ne peut parler que
par allégorie, et si les hommes disent par allégorie : “Je crois en
Dieu le Père”, alors ce Dieu gouverne réellement le destin des
hommes par la croyance comme le ferait un père. Cette croyance
n'est en rien une illusion, mais elle est seulement l'acceptation
consciente d'une tension jamais résolue dans la réalité, tension qui
objective et qui évolue d'une façon certainement indépendante des
hommes que nous sommes, et qui n'est pourtant à son tour que le
contenu de notre âme, transformé par notre âme. Par suite, le même
état de choses peut également conduire les hommes dans la
direction opposée : si par exemple de grands groupes d'hommes
adoptent à l'époque d'aujourd'hui la croyance que le mot n'est
véritablement applicable qu'à la partie objectivable de la réalité, alors
le monde lui aussi n'évolue que selon la cause et l'effet, sans qu'il y
ait un “sens” plus élevé.
Que ce soit un père doué de bonté qui dirige le sort du monde ou
que ce soit la loi impitoyable de la cause et de l'effet qui supervise
d'en haut toutes les destinées humaines, cela ne dépend en fin de
compte apparemment que des croyances des hommes.
Mais il est clair aussi que cette connaissance elle-même ne nous
met qu'au début de ce problème infini. Il pourrait bien être vrai que
toutes les grandes allégories, comme le Dieu personnel, la
résurrection des morts ou la migration des âmes, soient la réalité
aussi longtemps que les hommes ont la force d'y croire. Mais ne
devons nous pas alors nous détourner d'une réalité qui est si
subjective et qui semble de ce fait instable – au cours des siècles –
et nous limiter à la région objectivable de la réalité, qui survit
sûrement aux millénaires ? Cette position est de toute évidence celle
que beaucoup d'hommes cherchent à adopter aujourd'hui. Mais ce
point de vue repose lui aussi sur une illusion, qui est de supposer
qu'il est possible d'esquiver le fait que l'âme transforme le monde.
L'adoption de la croyance que le niveau de la réalité objectivable est
la réalité “véritable” transforme ou détermine pourtant déjà la réalité
de manière semblable à ce que fait n'importe quelle autre croyance,
et c'est pourquoi nous sommes à notre tour exactement autant
qu'avant à la merci du conditionnement subjectif de la réalité.
On a dès lors l'impression que la réalité est pour ainsi dire à la
merci du bon plaisir subjectif des hommes quant à leurs croyances
et que les grandes guerres de religion qu'ils se livrent (et de même
aussi sans doute la guerre actuelle) sont ainsi purement et
simplement des décisions au sujet de la façon de donner forme à la
réalité. Face à cette lugubre possibilité, il est apaisant pour la
pensée humaine de reconnaître que la croyance elle-même ne
dépend certainement pas de notre bon plaisir, mais qu'elle vient à
nous sans que nous fassions rien pour cela et que nous devons
l'accueillir, quand elle nous est apportée par notre destin ou par
notre époque, comme un cadeau ou comme une fatalité.
Naturellement, nous pouvons aussi choisir encore, ensuite, entre
nous adonner à une croyance ou y résister, nous pouvons nous tenir
à l'intérieur ou à l'extérieur d'une communauté humaine et il est sans
doute heureux qu'il reste là apparemment malgré tout encore un
petit espace pour l'intervention de la responsabilité propre et de la
conscience morale. Mais en général c'est une puissance supérieure
qui décide des croyances des communautés humaines.
Après toutes ces considérations, il nous est sans doute devenu
impossible à notre époque de dire avec la même assurance que les
enfants : “Je crois en Dieu le Père, créateur tout-puissant du ciel et
de la terre.” Mais nous devrions pourtant accorder une pleine
confiance à la puissance supérieure qui détermine nos croyances, et
par là même notre monde et notre destin, pour notre vie et dans le
cours des siècles. Goethe évoque parfois l'idée qu'il accueillerait une
époque de grande passion comme un cadeau, à l'instar d'une année
spécialement bonne pour le vin ; de la même manière, l'humanité
devrait peut-être aussi recevoir le siècle d'une croyance nouvelle
avec gratitude et comme un cadeau, en dépit de tous les malheurs,
en ayant pleinement confiance dans le fait que même cet épisode de
son histoire porte en dernière instance de bons fruits et peut servir à
un développement supérieur. Dans cette mesure, nous devons et
nous pouvons toujours, en tant qu'hommes, croire au sens de la vie,
même si nous nous rendons compte que le mot de sens est
seulement un mot du langage humain auquel nous ne pouvons
guère prêter d'autre sens que celui précisément que notre confiance
légitime. Mais la confiance est peut-être la chose ultime.
Il est clair que la question de l'existence de Dieu n'est plus depuis
longtemps une question scientifique et qu'elle est plutôt la question
de ce que nous devons faire. Mais ce que nous devons faire a
toujours été parfaitement simple à travers le changement des
époques. Nous devons, en tant que nous agissons comme membres
de la communauté humaine, être bons et aider les autres. C'est ainsi
que reste pour nous vivant et fécond dans les symboles de la
communauté l'arrière-plan du monde dans lequel nous sentons que
nous avons confiance en tant que membres harmonieux de la
communauté. Et cette ouverture au monde qui est en même temps
le “monde de Dieu” reste finalement aussi le bonheur le plus haut
que le monde puisse nous offrir : la conscience d'être chez soi (das
Bewußtsein der Heimat).
Troisième partie
TROISIÈME PARTIE

L'INQUIÉTUDE et le malheur de l'époque où nous vivons menacent les


valeurs qui nous semblaient jusqu'alors en sûreté. Et si l'on fait des
troubles politiques la norme des mouvements qui se produisent dans
les fondements de la pensée, les catastrophes de ces décennies
nous indiquent que les poids de la pensée humaine changent de
points d'application et font bouger son socle. À quoi ressemblera le
monde quand ce déplacement aura trouvé son terme, nous ne le
savons pas. Mais il est probable qu'on interprète avec exactitude les
signes de l'époque si l'on suppose que les régions de réalité
auxquelles nous donnons forme nous-mêmes inconsciemment
gagneront de nouveau en importance face à la région objectivable ;
naturellement, il semble d'abord que ce soient les sinistres démons
de ces régions qui jouent le rôle principal. Peut-être ce déplacement
sera-t-il d'aussi grande ampleur que celui qui s'est produit au début
de notre ère, allant jusqu'au point où le lien avec le passé ne peut
plus être maintenu encore intact que dans des groupes humains très
petits et clos. Mais peut-être n'est-ce pas la même chose qui se
répétera encore une fois, peut-être ce qui est essentiel pour la
connaissance du passé sera-t-il tout de même conservé, peut-être le
déplacement trouvera-t-il son terme au point où la juxtaposition et
l'imbrication des différents niveaux de réalité n'apparaîtront plus
comme une contradiction, mais seront tolérés comme une tension
féconde. L'individu ne peut rien faire d'autre dans ce domaine que se
préparer intérieurement aux modifications qui ont lieu sans son
intervention.
Les générations antérieures pouvaient poursuivre la construction
d'une œuvre qui avait été entreprise par leurs prédécesseurs. C'est
nécessairement un but plus modeste qui est assigné à notre
époque, où même les antiques valeurs de l'esprit ont été refondues.
Il ne nous reste d'abord rien d'autre que le retour à ce qui est
simple : nous devons remplir scrupuleusement les engagements et
les tâches que la vie elle-même place devant nous, sans trop nous
interroger sur leur origine et leur destination ; nous devons
transmettre à la génération suivante ce qui nous semble encore
beau, reconstruire ce qui a été dévasté et faire cadeau aux autres
hommes, loin du vacarme des passions, de la confiance. Et ensuite
nous devons attendre ce qui arrive ; le nouveau n'a pas besoin d'être
tout de suite visible, même ainsi nous devons l'accepter – la réalité
se transforme elle-même sans que nous y soyons pour rien.
Si nous pensons à l'époque qui va suivre, le plus grand danger qui
nous menace vient sans doute de la confusion des puissances du
bien et des puissances du mal. À une époque où l'attache avec les
anciennes religions a disparu, le danger que les démons s'emparent
de l'autorité des dieux est d'autant plus grand ; et les démons
s'allient toujours à ce fantôme radieux qui a plongé les hommes
dans l'erreur à toutes les époques, le fantôme de la puissance
politique.
Pour voir ici les choses plus nettement, nous devons nous rappeler
avant tout que la puissance politique s'est fondée encore et toujours
sur le crime. Le fait que la puissance politique finisse par avoir aussi
des effets bénéfiques lorsqu'elle prend la forme d'un agencement
dans une grande communauté humaine ne rend pas la situation
meilleure pour autant. Les hommes cherchent toujours, dans le
déploiement de la puissance, à s'annexer par la violence brutale
ceux qui ne se soumettent pas spontanément à l'agencement de la
communauté. Aussi bien le banal slogan : “Et si tu ne veux pas être
mon frère, je te brise le crâne” a-t-il encore cours aujourd'hui dans
chacune des grandes sphères de la puissance politique. Nous
devons donc ici être méfiants ; il y aura sans doute toujours une
puissance politique, et toujours des foules innombrables d'hommes
qui souffriront et mourront au combat pour la puissance politique.
Mais cela n'est pas décisif parce que ce n'est pas par là que se
décide la valeur des choses (Sache) pour lesquelles les hommes
meurent. Peut-être le nouveau sens qui est donné à ce monde se
développera-t-il pendant longtemps encore, inaperçu de la
puissance politique, jusqu'à ce qu'un jour il unisse spontanément de
grandes communautés.
Sans doute devons-nous aussi nous accommoder du fait qu'il y a et
qu'il y aura de grandes masses d'hommes que l'amour de Dieu, pour
parler par allégorie, ne peut plus rencontrer. On n'améliore pas la
situation ici par le fait que l'on donne des biens matériels en
compensation à ces masses. Ce qu'on veut dire ici ne vise
absolument pas les hommes pour lesquels les choses vont mal
extérieurement ou ceux qui ne peuvent pas penser ; il s'agit plutôt de
ceux pour qui le monde revêt un aspect gris et figé. Dans une
grande communauté ordonnée, ces hommes, conduits par de plus
petits groupes d'autres hommes ou par des jeunes, participent
pourtant encore d'une manière quelconque au sens qui les unit tous.
Mais à une époque où ce sens est devenu obscur, et où un sens
nouveau doit être trouvé, ils sont dans une situation sans espoir
dans laquelle même la sollicitude des autres ne signifie aucune
consolation. Mais cela non plus n'est pas décisif. Peut-être personne
ne peut-il protéger ces masses du destin de devoir combattre avec
acharnement d'un côté ou de l'autre pour la puissance politique.
Mais ce qui est décisif maintenant est que les quelques hommes
pour qui le monde rayonne encore se rassemblent et se
reconnaissent de loin par-delà les autres. Car c'est à eux seulement
que le sens nouveau qui est donné au monde peut s'ouvrir.
Dans la conscience de son droit, l'homme de la puissance anéantit
l'ennemi et jette en prison ceux qui lui résistent ; mais ce n'est pas lui
qui importe, c'est plutôt celui qui garde les prisonniers et qui ne
pourra pourtant pas se retenir de leur glisser parfois, malgré
l'interdiction, un morceau de pain. Nous devons encore et toujours
nous rendre compte qu'il est plus important de se comporter
humainement à l'égard des autres que de remplir des devoirs
professionnels, patriotiques ou politiques quels qu'ils soient. Même
le fracas le plus bruyant des grands idéaux ne doit pas nous troubler
et nous empêcher d'entendre un faible son dont tout dépend. On a
dit si souvent que le faible est englouti et que seul le fort s'affirme
triomphant dans le combat pour la vie. C'est sans doute exact. Mais
qu'est-ce qui est fort ? En musique, ce sont rarement les passages
les plus bruyants, où l'orchestre au complet emplit tout l'espace de
sons ; ce sont plutôt les mesures dans lesquelles un seul violon
chante très faiblement une mélodie. C'est pour cela qu'il faut que
ceux qui connaissent encore la rose blanche ou qui peuvent
distinguer le timbre de la corde argentée (Silbersaite) s'unissent
maintenant.
Peut-être la science jouera-t-elle dans l'avenir un rôle encore bien
plus important qu'avant pour donner forme au monde. Non pas tant
parce qu'elle appartient aux présuppositions de la puissance
politique, mais plutôt parce qu'elle est le lieu où les hommes de
notre époque sont face à la vérité. Alors qu'il est absolument
impossible d'échapper dans la vie politique à l'alternance incessante
des valeurs et au combat d'un idéal mensonger contre un autre idéal
mensonger, nous trouvons dans la science une région dans laquelle
ce que nous disons est en dernière instance soit vrai soit faux ; là
existe encore une puissance supérieure qui décide définitivement
sans être influencée par nos désirs et qui par là même fixe les
valeurs. De là vient aussi que les domaines les plus importants sont
ceux de la science pure, où il n'est plus question d'applications
pratiques mais où la pensée pure épie dans le monde les harmonies
qui y sont cachées. Cette région la plus intérieure dans laquelle la
science et l'art ne peuvent plus guère être distingués l'un de l'autre
est peut-être pour l'humanité d'aujourd'hui le seul lieu où elle soit en
face d'une vérité entièrement pure, qui ne soit plus dissimulée par
les idéologies ou les désirs humains. Il est vrai que la grande masse
des hommes n'a pas davantage accès à cette région qu'elle ne
l'avait auparavant au sanctuaire du temple. Mais pour les masses il
suffit aussi de savoir que quelques hommes s'avancent jusque dans
ce lieu et que là il n'est pas possible d'être trompé, que là c'est
jutement l'amour de Dieu qui décide, et non pas nous.
Tant que cette région centrale de la science demeure intacte, le
danger qu'évoque le fait que nous maîtrisons les forces de la nature
dans une bien plus grande mesure qu'avant n'est sans doute pas
non plus trop grand. On peut orienter l'effet de ces forces vers le
bien aussi longtemps qu'elles restent ordonnées par nous autour
d'un centre qui est fixé non par nous, mais par une puissance
supérieure. C'est seulement si le centre d'où procède l'agencement
disparaît que les forces conduisent au chaos. Les vers de Stefan
George : “Celui qui porte la flamme...”, valent ici pour l'humanité elle-
même dans sa totalité. En un certain sens se répète maintenant à
grande échelle un agencement qui existait déjà chez des
populations primitives. Le chercheur scientifique est aux yeux du
peuple, même s'il ne le veut pas, le magicien à qui les forces de la
nature obéissent. Mais sa puissance ne peut ensuite tourner à
l'avantage du bien que s'il est en même temps un prêtre et s'il agit
seulement au nom de la divinité ou du destin.
C'est pourquoi ce n'est sans doute pas un hasard si la
transformation de la réalité s'est manifestée plus clairement dans la
science que dans n'importe quelle autre région. Ici le destin lui-
même nous montre le chemin qui est suivi par le monde ; il nous
montre ce chemin sans s'engager dans le détour des expériences et
des passions qui sont fixées à l'humanité dans son histoire, mais
immédiatement dans l'effort pour trouver la vérité. Par suite, la
connaissance des limites de la possibilité d'objectiver signifie sans
doute aussi davantage qu'une simple expérience nouvelle des
sciences de la nature, après bien d'autres, elle signifie que nous
devons nous confronter à ce côté de la réalité pour lequel la
connaissance ne peut plus être vue abstraction faite du processus
de connaissance. Naturellement, cette connaissance n'est aussi à
son tour qu'une pierre de construction, comme l'a été auparavant,
par exemple, l'idée de l'existence des atomes ou celle de la position
du Soleil dans le système planétaire ; et ce n'est qu'avec des
centaines et des centaines de pierres de construction de ce genre
qu'on peut commencer à construire le fondement d'une
compréhension de la réalité. Toute connaissance repose en dernière
instance sur l'expérience et rien ne peut rendre plus court ce chemin
de l'appropriation de la pensée au cours des siècles. Un siècle
d'expériences est souvent nécessaire pour amener au jour une
seule idée nouvelle décisive. À la question de savoir comment est
véritablement la réalité, on ne peut donc guère répondre autrement
qu'à l'ancienne question de la fable : “Combien de temps dure
l'éternité ?” “Au bout du monde se tient une montagne, toute de
diamant, et tous les cent ans un petit oiseau vole là-bas, et il affûte
son bec, et lorsque toute la montagne est démolie, alors il ne s'est
écoulé qu'une seconde de l'éternité.”
About & Around

About & Around Le Manuscrit de 1942


Crédits

Le Manuscrit de 1942 a été publié pour la première fois à titre posthume dans le
premier volume de la série C des Œuvres de Werner Heisenberg à Munich par R.
Piper en 1984.
La présente traduction a été publiée en 1998 dans le volume Philosophie. Le
Manuscrit de 1942 aux éditions du Seuil, avec une longue introduction de la
traductrice, un lexique allemand-français, une bibliographie et deux annexes,
“Physique allemande” de Philip Lenard et “Note sur les rapports de Farm Hall”.
Portrait de Werner Heisenberg. © Fototeca / Leemage.
© Éditions du Seuil, 1998, pour la traduction française.
© Éditions Allia, Paris, 2003, 2018, pour la présente édition.
Achevé de numériser

Le Manuscrit de 1942 de Werner Heisenberg


a paru aux éditions Allia en janvier 2003.

ISBN :
979-10-304-0887-4

ISBN de la présente version électronique :


979-10-304-0888-1

Éditions Allia
16, rue Charlemagne
75 004 Paris
www.editions-allia.com

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