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mauvais usage du catastrophisme.

Non
point se terrer dans des abris atomiques pour
se protéger du feu du ciel, non point vati-
ciner parmi les survivants tels des prophètes 1960
fatigués, mais annoncer le destin apocalyp-
tique de l'humanité pour tenter d'inverser le
cours du temps.
Les philosophes n'ont fait qu'interpréter
et transformer le monde. Désormais, il • Le monde va finir. La seule raison pour Inquelle
il pourrait durer, c'est qu'il existe. Que cene raison
importe de le conserver.
est faible, comparée à toutes celles qui annoncent
le contnùre [...] nous périrons par où nous avons
François L'Yvonnet cm vivre. La mécanique nous aura tellement amé-
ricanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous
toute la partie spirituelle, que rien parmi les rêveries
sanguinaires, sacrileges ou antinaturellcs des utopis-
tes ne pourra être comparé à ces résultats positifs. -

Baudelaire, Fuséa.

La modification de notre statut métaphy-


sique : notre passage du genre des mortels
au genre mortel

Il ne peut pas être question de dire que


nous sommes psychologiquement devenus de
« nouveaux hommes » depuis 1945, que nous
avons subi une transformation intérieure à

10 11
cause de l'événement Hiroshima. Là où une Jusqu'en 1945, nous n'avons tenu qu'un
telle transformation deviendrait visible, elle second rôle dans une pièce sans fin, dans une
resterait de toute façon insignifiante. La nom- pièce dont nous ne nous sommes du moins
mer d'un même souffle en même temps que pas cassé la tête pour savoir si elle avait ou
les modifications psychologiques évidentes non une fin. La pièce dans laquelle nous
qui résultent de notre commerce quotidien jouons désormais des hommes sans puissance
avec des instruments comme la voiture ou le est elle-même devenue secondaire. - D'une
téléviseur serait absurde. Il vaut mieux consi- façon non imagée, maintenant : jusqu'en
dérer que le nouveau phénomène qui s'est 1945, nous n'avons été que les membres
abattu sur nous semble jusqu'à présent à mortels d'un genre conçu comme intempo-
peine nous concerner et que nous avons rel, d'un genre face auquel nous ne nous
négligé de tenir compte du monde modifié sommes du moins jamais vraiment posé la
dans lequel nous sommes maintenant trans- question : « Est-il mortel ou immortel ? »
\ plantés et de nous modifier à notre tour. Bref, Maintenant, nous appartenons à un genre
J notre obsolescence psychique est aujourd'hui qui, en tant que tel, est mortel. « Mortel » (il
notre défaut par excellence. est inutile de dissimuler cette distinction)
Nous AWWW« pourtant autres. Nous sommes non pas au sens d'un devoir-mourir, mais au
des êtres d'un nouveau genre. Des événements sens d'un pouvoir-mourir.
de la taille d'Hiroshima n'attendent pas de Nous sommes passés du rang de « genre
savoir si nous voulons bien condescendre à les des mortels » à celui de « genre mortel ».
¿ envisager et à nous mesurer à eux. Ce sont eux Une véritable révolution. Une révolution
qui décident qui est transformé. D'où la ques- qui est encore plus profonde que celle qu'on
tion : qu'est-ce que l'événement Hiroshima a tenait jusqu'à présent pour la plus profonde,
transformé en nous ? à savoir celle que nos ancêtres ont dû vivre
Notre statut métaphysique. avec l'écroulement de leur image géocentrique
Dans quelle mesure l'a-t-il transformé ? du monde vieille de plusieurs milliers

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d'années. La désillusion de ceux qui avaient d'être « le peuple élu de l'esprit du monde »
d'abord naïvement cru, en proie à une folie est pour nous, hommes d'aujourd'hui, déjà
des grandeurs métaphysique, habiter le centre presque impossible à suivre. Peu importe : il
de l'univers, mais avaient soudain dû recon- leur fallait regarder comme excentrique ou
naître que ce dernier pouvait tout aussi bien minuscule la place qui leur avait été attri-
fonctionner sans eux, que leur capitale n'était buée dans l'univers, mais ils pouvaient [
en fait rien d'autre qu'un bourg de province s'abandonner à nouveau au rêve éveillé et du
sans imponance que personne n'observait moins consolant de résider à nouveau dans
depuis une autre planète; la désillusion de un centre.
ceux qui avaient dès lors dû se résigner à pour- Le fait que ce rêve doive nécessairement
suivre leur vie dans le système solaire comme lui aussi un jour se dissoudre dans le néant,
des péquenauds sans lien particulier au cos- cela avait en réalité déjà été prévu par
mos a certainement été assez désagréable. quelqu'un. Plus précisément par Hegel, dans
Elle a dû leur être désagréable, mais elle la métaphysique duquel cette absolutisation
ne leur a pas été fatale. Car nos ancêtres ont a atteint son plus haut point, et qui avait
trouvé un moyen pour surmonter le choc de déjà affirmé en son temps la fin de l'His-
cette provincialisation. Ils ont réussi à toire, c'est-à-dire l'achèvement du processus
compenser la perte de l'absolu, à laver la de réalisation de l'esprit du monde.
souillure de cette dégradation et à se pour- Comment celui-ci pourrait-il encore s'occu- '
voir d'une nouvelle dignité anthropologique. per après avoir été reçu à son examen de fin
La mesure à l'aide de laquelle ils y sont par- d'études ? On ne peut pas déduire cela du
venus est, comme on le sait, l'absolutisation système hégélien. Et on ne peut pas non plus
de Y Histoire. Ils croyaient que celle-ci était en déduire si nous sommes aujourd'hui
(ou plus exactement : ils lui ont demandé encore des réceptacles indispensables à
d'être) la dimension que l'esprit du monde l'esprit du monde ou si, après nous avoir
attendait pour se réaliser. Cette croyance utilisés pour se réaliser, ce dernier considère

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désormais l'homme comme un être négli- une forme d'absolutisation et plus précisé-
geable parmi mille autres et qui ne mérite ment une absolutisation de l'Histoire, puis-
pas mieux que de rejoindre le tas des choses que celle-ci (peu importe comment nous
contingentes. Peu importe, nous y sommes : décrivons la dimension à l'intérieur de
le jour de la dégradation de l'Histoire est laquelle elle se déroule et dans laquelle elle
arrivé. Car, pour l'instant, puisque celle-ci peut périr) est elle-même mortelle et ce fai-
se révèle être elle-même mortelle (tout aussi sant « relative ».
mortelle que n'importe quel fragment de Pour nous qui sommes l'Histoire, cela
nature ou n'importe quel segment d'His- signifie que nous ne sommes pas en meil-
toire), il ne semble plus plausible de lui leure position que nos ancêtres après l'effon-
accorder un degré d'être supérieur. Bien que drement de leur fierté géocentrique. Nous
celle-ci ait été mise par nos ancêtres à cette sommes à nouveau là, comme des péque-
place d'honneur centrale qu'occupait avant nauds cosmiques qui doivent admettre que
elle le globe terrestre, elle est à son tour frap- cela fonctionne très bien sans eux.
\ pée par le même destin : le destin de n'être 11 est impossible de dire à l'avance si nous
1
plus qu'une chose parmi d'autres, une chose réussirons à faire ce que nos ancêtres ont
sans lien particulier avec le reste. réussi à faire, c'est-à-dire à surmonter le choc
Il y a encore quelques petites dizaines de notre provincialisation en faisant appel à
d'années, à l'époque où nous avions à tout un ersatz d'absolu. Mais il n'est absolument
bout de champ sur les lèvres la banale for- pas certain qu'on doive le souhaiter. Il vau-
mule : « Tout est relatif», nous voulions lui drait probablement mieux abandonner le
faire dire : « Il n'y a ni phénomènes, ni à plus trône que de l'occuper, tous ensemble, pen-
forte raison vérités, qui ne soient finalement dant quelques siècles avec un nouvel absolu.
historiques. » Ce relativisme historique nous En tout cas, il n'y a absolument rien qui -
semble aujourd'hui n'être qu'une demi- compte tenu de l'actualité brûlante du dan-
mesure. Nous y reconnaissons maintenant ger dans lequel nous sommes et dont nous

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seuls pouvons nous sauver - nous rendrait individuel, du coup le mot « intermezzo ».
plus aveugles que l'intronisation d'un nou- convient à l'Histoire elle-même.
vel absolu ad hoc. 11 y a déjà eu, avant, des portes sur les-
quelles on a gravé les mots « il était une
fois ». Mais l'inscription se référait toujours
La situation eschatologique : à des époques, des peuples ou des hommes
le kairos de Pontologie particuliers. Elle n'a jamais donné leur
« congé » qu'à ce genre d'époques, peuples
Notre existence a toujours été éphémère ou hommes et on a toujours fait en sorte
mais, aujourd'hui, nous sommes devenus qu'il reste des êtres pour lire l'inscription, i
ephemeres au carré : nous sommes devenus des des hommes qui puissent franchir le seuil de 1
« intermezzi à l'intérieur d'un intermezzo ». la porte et aient ensuite l'occasion de jeter
À partir d'aujourd'hui, le mot «< inter- un regard en arrière.
mezzo » ne désigne plus seulement un mode On a toujours parlé de non-être mais c'est
d'être historique précis, il ne désigne plus d'un non-être dans l'espace de l'être qu'il
seulement un événement situé entre deux était question. Il y a toujours eu des êtres
autres événements ou une époque historique pour parler de ce non-être. C'est toujours
située entre deux autres époques histori- d'un « non-être pour nous », d'un « non-
ques ; il ne désigne plus seulement ces inter- être à l'usage de l'homme » qu'il était
mèdes qui se déroulent à l'intérieur du question.
médium de l'Histoire. Quel segment d'His- C'en est fini maintenant de cette époque
toire ne serait pas aujourd'hui un inter- idyllique du « non-être pour nous ». Ce qui
mède ? Puisque c'est l'Histoire elle-même se tient désormais devant nous, c'est un
qui est désormais en danger de se réduire « non-être pour personne ». Plus personne
(comme si elle était une partie d'elle-même) n'aura la chance de lire l'inscription « il était
\\ un événement final, unique et donc une fois ». Et plus aucun conteur ne se

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servira de cette formule pour rendre compte générations antérieures n'auraient pas pu faire
de l'existence féerique de l'humanité. Parce cette comparaison parce que cene différence
que le cimetière qui nous attend est tel que ne pouvait pas apparaître plus tôt dans le
les défunts qui y reposeront ne laisseront champ visuel de l'humanité. Et les généra-
personne derrière eux. tions à venir ne pourront (peut-être) plus la
De façon non imagée, maintenant : il feire parce qu'il n'y aura (peut-être) plus de
appartiendra à 1'« essence » de la totalité de deuxième ou troisième génération de derniers
l'Histoire qui a eu lieu (à la différence des hommes.
événements qui ont eu lieu en elle) que per- Il faut bien reconnaître que l'affirmation
sonne ne se rappellera d'elle et ne pourra la selon laquelle non seulement « il y a du non-
transmettre à la postérité. Son non-être sera être » — ce qui préoccupe avec raison l'huma-
un « véritable non-être », un non-être d'un nité depuis plus de deux mille ans - mais
néant si massif que, comparé à lui, tout ce aussi différents modes de non-être, non, dif-
dont nous avons jusqu'à présent parlé sous férents modes de « ne-plus-être », a quelque
le nom de « non-être » ferait l'effet d'une chose de troublant. Mais rien n'y fait,
plaisante variante de l'être. J'ai bien dit qu'il aucune absurdité ne nous est épargnée.
« ferait » cet effet : car il appartiendra à L'Histoire-qui-n'est-plus sera une espèce de
F« essence » de ce non-être de n'exister pour ne-plus-être fondamentalement différente
personne et de ne pouvoir être comparé par des événements historiques individuels qui,
personne au non-être antérieur. une fois passés, ne sont plus. Elle ne sera
Si la comparaison entre ce qui a prévalu plus du « passé » : elle sera une chose qui
auparavant comme non-être et le « véritable aura existé sous telle forme (c'est-à-dire qui /
non-être » qui menace maintenant peut être « n'aura pas existé » sous telle forme) comme '
faite, c'est peut-être seulement par notre géné- si elle n'avait jamais existé.
ration. Parce que nous sommes la première Celui qui, peu importe pour quelle raison,
génération des derniers hommes. Des tient à ce qu'on se souvienne de ce qui a

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existé et souhaite encore venir à temps, c'est- que leurs auditeurs à l'Histoire. Et parce
à-dire dans une époque où il y a encore du qu'il n'y aura plus alors ni glorificateurs, ni
temps, celui-là doit se dépêcher de boucler conteurs, ni auditeurs. Car le futur, que le
son affaire en nous comptant à l'avance, passé pourrait continuer à porter, s'effon-
c'est-à-dire en anticipant la tâche de nos drera avec le passé et deviendra lui-même
petits-enfants et de nos arrière-petits-enfànts quelque chose qui a eu lieu, non, un futur
puisque ce sont eux qui, normalement, qui n'a jamais eu lieu. Voilà pourquoi nous /
devraient se charger d'évoquer notre évoquons déjà aujourd'hui la mémoire du 1
mémoire. On ne rédige pas des testaments passé à venir, un passé dans lequel arrive
de façon posthume. Il faut recommander aussi ce qui, vu d'aujourd'hui, peut encore \
aux historiens et romanciers qui ne se être du futur. » Voilà comment ils devraient
contentent pas de voir les signes du temps s'exprimer.
mais comprennent aussi qu'il faut les lire Nous nous sommes servis à maintes
comme les signes d'une menaçante perte du reprises dans les dernières pages d'expres-
temps, de commencer dès aujourd'hui leurs sions provenant de l'ontologie. Cela sur-
histoires par la formule : « Il aura été une prendra. Trouver des digressions consacrées
fois une Histoire ! » Ce qui donne : à l'ontologie dans des réflexions sur la ques-
« Il aura été une fois une Histoire, celle tion nucléaire n'est certainement pas banal.
d'une grande et célèbre humanité. Mais le Mais cette surprise n'est pas justifiée. Au
temps dans lequel elle se sera déroulée n'aura contraire, nous devons considérer le
pas été un temps. Et dans ce non-temps, moment apocalyptique, ou, plus exacte-
l'humanité dont nous racontons l'histoire ment, le moment du risque d'une possible
n'aura plus été célèbre. Et l'histoire que nous apocalypse, puisque celui-ci nous offre la
nous apprêtons à raconter ne l'aura pas non chance d'une rencontre avec le non-être,
plus été car les glorificateurs appartiennent comme le moment où les réflexions ontolo-
à la gloire et les conteurs d'histoires ainsi giques trouvent pour la première fois leur

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pleine justification, c'est-à-dire comme le de Heidegger. Puisque le non-être de l'étant
« kairos de l'ontologie ». (qui n'est évidemment pas identique au non-
Dire cela ne revient pas à dire que ce kai- étant) est devenu véritablement possible et
ros nous laissera le temps de saisir les chances puisque, comparé à cet éventuel non-être de
ontologiques qu'il nous offre. En termes demain, l'être d'aujourd'hui, à savoir l'être-
moraux : cela ne revient pas à dire que, dans encore-et-toujours de l'étant agit comme un
ce moment où l'ontologie est théoriquement miracle, c'est maintenant que cette sépara-
légitime, nous revienne aussi le droit de nous tion heideggerienne entre l'être et Tétant
y engager sans scrupules. Probablement pas. prend véritablement sens. Celui qui écarte la
C'est pour cette raison que je me limite ici proposition « l'étant est » comme une tauto-
aux remarques suivantes : logie ne peut pas refuser sens et contenu à la
Il y a plus de trente ans, Heidegger a déter- proposition « l'étant est encore ». Autrement
miné le « Dasein » comme l'étant pour lequel dit : la différence entre étant et être ne gagne
« [dans son être], il y va de son être 1 ». une évidente légitimité qu'au moment où le
Aujourd'hui, pour la première fois depuis non-être de l'étant apparaît à l'horizon
que nous sommes pris dans la situation apo- comme une éventualité : le clivage entre être
calyptique, cette tournure « il y va » a pris un et étant est un clivage qui a gagné sa légiti-
sens plein ; pour la première fois, elle est mité « par la grâce du non-être ». La « diffé-
devenue littéralement vraie, puisqu'« il y va » rence ontologique » ne doit son existence
au sens littéral de maintenir dans l'être ce qui qu'à l'ombre glacée que le possible non-être
existe encore aujourd'hui mais n'existera projette aujourd'hui sur l'étant. À la diffé-
peut-être plus demain. - On peut dire la rence de 1'« étant », il n'y a de 1'« être » que
même chose de la « différence ontologique » parce qu'il y a du « non-être »2.

1. Heidegger. Sein und Zeit, Max Nicmcyer, 2. Si le monde était un étant parménidien,
Tübingen, 1986, p. 12. (N.d.T.) c'est-à-dire un étant à côté duquel, d'une part, il n'y

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On peut seulement difficilement se résou- lorsqu'elle se présente comme de la philoso-
dre à croire que la simultanéité de l'ontolo- phie, soit une prophétie apocalyptique
gie a c t u e l l e , qui insiste avec tant déguisée en ontologie.
d'entêtement sur la « différence ontologi-
que », et de la situation apocalyptique (qui
a, pour la première fois, permis à cette dif- L'expression « suicide atomique » est-elle
férence de dire vrai) doive reposer sur un juste?
simple hasard. 11 me semble beaucoup plus
crédible de supposer que la possible catas- Il est vrai que nous, qui jusqu'à présent
trophe ait déjà projeté sa première ombre avons été un « genre de mortels », sommes
froide à cette époque, il y a plus de trente maintenant condamnés à vivre comme les
ans, à l'époque où Heidegger a repris à nou- « premiers des derniers hommes », qu'à par-
veaux frais l'ancienne distinction. Tout tir de maintenant et aussi longtemps que
porte à croire que l'ontologie actuelle qui nous vivrons, nous vivrons nécessairement
nage dans le sillage de Heidegger est soit une comme un « genre mortel ». Cela constitue
ontologie qui se méprend sur sa nature une métamorphose métaphysique. Mais ce
constat n'est pas encore suffisant. Nous ne
aurait aucun autre étant et encore moins un ncani pouvons pas dire que nous avons « subi »
et qui, d'autre pan, serait si massivement emmure cette métamorphose, que nous avons été
dans son être qu'il ne pourrait rien faire contre celui- transformés en ce nouveau genre. La vérité,
ci, un tel étant serait, en raison précisément de la c'est plutôt que nous nous sommes nous-
« constitution de son être », incapable de concevoir mêmes transformés en ce nouveau genre,
l'idée d'une différenciation entre lui en tant
qu'« étant » et son • être ». Et il ne serait pas seule- que cette métamorphose est notre œuvre.
ment incapable d'en concevoir l'idée : car il n'exis- Aussi effrayant qu'il puisse être de regarder
terait pas de différence, elle ne correspondrait à rien ce fait en face, c'est-à-dire de réellement
dans de telles conditions. comprendre que nous venons de nous

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imputer à nous-mêmes la métamorphose de serait-elle l'œuvre de nos œuvres. C'est pour
notre monde en un monde apocalyptique, cette raison qu'il semble que nous n'ayons
et du même coup notre propre métamor- pas besoin d'exclure comme impossibles
phose, dire qu'il s'agit d'une situation de sui- l'empêchement de la fin des temps et la
cide semble pourtant être la seule façon de rémission du temps de la fin. Il semble que
tenir ouverte la possibilité d'une véritable nous puissions respirer un instant, soulagés
correction. Lorsque je parle de « correc- d'apprendre que notre situation catastrophi-
tion », je ne vise pas une correction de la que est en fait une situation de suicide, et
définition de notre situation mais une cor- reconnaissants d'apprendre que le danger
rection de la situation elle-même. qui nous menace n'a pas été décrété contre
Qu'est-ce que cela signifie ? nous par une sombre surpuissance hors de
La réponse est simple : toute situation de portée ou sans pitié mais par nous-mêmes,
suicide comporte un élément de liberté. Être c'est-à-dire que cela n'a précisément pas été
libre, cela signifie que ce que nous pouvons décrété3.
foire, nous pouvons aussi, si nécessaire, nous Dire cela revient également à signifier que
abstenir de le faire ; cela signifie que nous nous avons non seulement été transformés
pouvons arrêter de produire ce que nous en un nouveau genre d'hommes mais aussi
produisons. Puisque dans la situation du sui- en un nouveau genre d'apocalypticiens. Cela
cide, la victime est en même temps l'auteur revient au moins à dire que la chance nous
de l'acte, la décision de savoir s'il y a victime, est offerte de jouer un rôle d'apocalypticiens
s'il doit y avoir victime dépend de la victime d'un nouveau genre, à savoir d'« apocalyp-
elle-même. Il semble que nous nous trou- ticiens prophylactiques ». Si nous nous dis-
vions dans cette situation : le temps de la fin tinguons des apocalypticiens judéo-chrétiens
dans lequel nous vivons désormais est notre
œuvre. Et la fin des temps, si elle arrivait, 3- Sur la problématique de la situation du sui
serait, elle aussi, notre œuvre, du moins cide, cf. aussi supra, pp. 95 sq.

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classiques, ce n'est pas seulement parce que produits et les utilise maintenant comme
nous craignons la fin (qu'ils ont, eux, espé- menace, et le « nous » qui est menacé par les
rée) mais surtout parce que notre passion instruments sont-ils véritablement le même ?
apocalyptique n'a pas d'autre objectif que Le petit mot ne signifie-t-il pas ici deux
- celui d'empêcher l'apocalypse. Nous ne choses différentes ? Ne désigne-t-il pas dans
<* sommes apocalypticiens que pour avoir tort. le premier cas les savants, la technique, la
Que pour jouir chaque jour à nouveau de production et la politique, c'est-à-dire le
la chance d'êrre là, ridicules mais toujours nombre infinitésimalement petit d'hommes J ^ . .
debout. Personne n'a encore jamais eu cet qui peuvent décider de la production et de "
objectif dans l'histoire de l'eschatologie : sur l'éventuel emploi de ces instruments ? Et, ^
l'arrière-plan des attitudes apocalyptiques dans le second cas, les millions d'habitants J
connues de l'histoire des religions, cet objec- du globe non impliqués, impuissants et non
tif est probablement absurde. Mais il n'est informés, c'est-à-dire nous, les futures
tel qu'en tant que réaction à une chose elle- victimes ? Quand nous parlons de « sui-
même absurde. cide », n'avons-nous pas devant les yeux un
Nous avons dit : « Ce que nous pouvons modèle décidément inadapté à notre cas ? Le
faire, nous pouvons également, si nécessaire, modèle d'un être qui, bien que « deux âmes,
nous abstenir de le faire. » Cette thèse qui hélas, se partagent [son] sein », est pourtant
sonne d'abord de façon très réjouissante toujours un et a la chance fabuleuse, s'il
comporte cependant un hic. Car que signi- combat, de toujours seulement combattre en
fie, si nous nous référons à notre situation lui et de ne combattre que lui-même ?
atomique, le petit mot « nous » qui semble N'est-ce pas s'en tirer par une pirouette que
si innocent ? Je crains que ce petit mot ne de regrouper deux humanités complètement
soit pas du tout innocent : il en a seulement différentes, l'humanité A et l'humanité B,
l'air. Le « nous » qui a été capable de pro- sous une même dénomination, c'est-à-dire
duire les instruments de la catastrophe les a sous le singulier « l'humanité » ? Argumenter

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ainsi, n'est-ce pas même foire comme s'il liquide un groupe d'hommes B : le fait que
s'agissait d'une humanité « une », d'une sorte le groupe des meurtriers et celui des victimes
de « personne » morale capable de prendre appartiennent au même genre transforme-
des décisions et d'agir ? t-il ce forfait en suicide ?
Poser la question, c'est déjà répondre Ce ne serait pas même le cas si (comme
affirmativement. Employer le singulier cela se passerait aujourd'hui si une guerre
« l'humanité », c'est dans notre cas vouloir atomique éclatait) A périssait lui aussi. Ce
induire en erreur. Poser la question, c'est ne serait pas plus le cas si (ce que Jaspers
bien sûr aussi renoncer à l'expression de prend en considération) A calculait à
« suicide de l'humanité » et du même coup l'avance sa propre mort comme effet colla-
à l'espoir qui lui est associé. Aussi sombre téral de son acte. On n'a pas le droit de
qu'elle puisse sembler, aussi nettement dissimuler cette dualité : ces actes sont et res-
qu'elle puisse contraster avec l'arrière-plan tent des meurtres.
incolore de l'habituel vocabulaire de la Ne nous faisons donc aucune illusion.
minimisation dans la mesure où elle ne doit Nous n'avons, en fait, pas le droit de souf-
son origine qu'au faux singulier « l'huma- fler. Les expressions de « menace de l'huma-
nité », il nous faut aussi renoncer à cette nité par elle-même » ou de « suicide de
expression. l'humanité » sont fausses. Nous devons
C'est sûr, aussi bien ceux qui ont produit renoncer au moindre espoir qui reposerait
la bombe d'Hiroshima que leurs victimes sur ces expressions. Le temps de la fin dans
étaient des hommes. Mais peut-on invoquer lequel nous vivons, pour ne rien dire de
cette communauté pour dire que les Japo- la fin des temps, contient deux sortes
nais sont morts d'une mort qu'ils se sont d'hommes : celle des coupables et celle des
eux-mêmes donnée « en toute liberté » ? victimes. Nous devons tenir compte de cene .
Supposons qu'un homme A liquide un dualité dans notre réaction : notre travail a *
homme B ou qu'un groupe d'hommes A pour nom « combat ».

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Habere = adhibere, avoir = utiliser déséquilibre extrêmement dangereux, a pris
fin avec 1'« égalisation » atomique ?
Historiquement et moralement, c'est
La frontière entre coupables et victimes juste. Mais aujourd'hui, c'est aujourd'hui.
est étrangement floue. Le plus simple serait La genèse des arsenaux nucléaires des deux
de décider que, sous le nom de « coupa- camps n'est plus un argument décisif.
bles », il convient de ranger ceux qui possè- Aujourd'hui, ne compte que ce qui est effec-
dent des armes et, sous celui de « victimes », tif dans notre situation. Et ce qui y est effec-
l'autre partie de l'humanité, quantitative- tif, c'est seulement l'existence de la menace
ment écrasante, c'est-à-dire ceux qui sont nucléaire en tant que telle - peu importe
désarmés ou ne possèdent aucun pouvoir. quand, où et comment celle-ci est devenue
Cela reviendrait à dire que les coupables se réelle ; ce qui y est effectif, c'est aussi le foit
trouvent des deux côtés de l'humanité telle que, pour foire vite, cene puissance est une
que la guerre froide la partage. Mais n'est-ce seule et même puissance que deux mains
pas trop facile ? Devons-nous mettre sur un possèdent. Cene égalité déplace la frontière
même plan les deux principaux pays qui pos- d'une façon remarquable. Nous avons déjà
sèdent des armes et les déclarer « coupa- évoqué ce déplacement de frontière lorsque
bles » ? L'Union soviétique n'est-elle pas nous avons parlé du caractère flou de la ligne
(indépendamment du fait qu'elle n'a jamais de front qui sépare coupables et victimes.
utilisé l'arme) moins coupable ? N'a-t-elle Pour comprendre le déplacement de fron-
pas dû suivre ? N'a-t-elle pas été contrainte tière auquel nous pensons, nous devons nous
de neutraliser la pression sous laquelle elle remenre en mémoire un foit auquel nous
vivait en produisant la même arme ? avions été attentifs il y a quelques années4.
N'est-ce pas même une chance qu'elle l'ait
fait, puisque le monopole américain du 4. Cf. L'Obsolescencede l'homme, op. cit., pp. 285
début, qui avait pour conséquence un sq.

34 35
À savoir le fait qu'il appartient à l'essence non. Ils n'y peuvent rien : le simple fait de
de la puissance atomique de dépasser la dis- posséder la bombe fait d'eux des maîtres—''
tinction plausible dans d'autres cas entre chanteurs. Il suffit qu'ils possèdent la bombe
« avoir » et « utiliser », entre « habere » et pour utiliser, qu'ils le veuillent ou non, leur
« adhibere », et d'imposer & sa place l'équation instrument tout-puissant. Habendo adhi-
« habere = adhibere », « avoir = utiliser». Ce bent: en possédant, ils utilisent5.
que nous voulons dire par là, ce n'est pas Nous devons bien avoir en mémoire l'une
que celui qui possède l'arme l'utilise, c'est- des clés de l'âge atomique : il n'y a pas
à-dire lâche ou lance la bombe. Ce n'est pas d'arme nucléaire dont l'existence n'est déjà
nécessairement le cas, comme le prouvent en même temps une utilisation. Ou, plus
les années qui se sont écoulées depuis Naga- simplement : /'/ n'y a pas de non-utilisation
saki. Nous visons plutôt l'idée que ceux qui des armes nucléaires existantes.
possèdent l'arme l'utilisent déjà du simple Et cette règle vaut d'une manière géné-
fait qu'ils la possèdent. Du point de vue de rale. La diversité des motifs pour lesquels
ceux qui ne possèdent pas l'arme, la validité on en vient ici et là à s'équiper d'armes
de cette équation est totalement évidente. nucléaires est totalement indifférente à ce
Ceux-là ont juste besoin de savoir que l'arme principe, d'autant plus indifférente que
atomique est entre les mains de telle ou telle dans le cas d'une guerre nucléaire le dan-
puissance pour se sentir victimes d'un chan- ger se déclencherait presque en même
tage et se comporter comme telles : car ils
sont de foit victimes d'un chantage et privés
de toute puissance. C'est également le cas si 5. À vrai dire, cette équation vaut plus ou moins
ceux qui possèdent la bombe ne souhaitent de toute arme. Mais elle vaut sans limitation de
pas exercer le moindre chantage en mena- l'arme nucléaire, puisque son emploi effectif anéan-
tirait l'ennemi. - Dans un certain sens, cette équa-
çant d'une attaque nucléaire. Rien ne tion définit la « puissance » par opposition au
dépend plus ici de ce qu'ils souhaitent ou « pouvoir ».

36 37
temps dans les deux camps. Puisque ceux Était-ce cette coupure entre ceux qui pos-
qui sont déjà victimes d'un chantage du sèdent l'arme et ceux qui ne la possèdent pas
simple fait qu'il existe des « armes nucléai- que nous visions lorsque nous parlions de
res » constituent une catégorie particulière, « deux humanités » ?
ceux qui exercent déjà un chantage du sim- Non, ce n'est pas celle-là non plus. Parce
ple fait qu'ils possèdent des armes nucléai- qu'elle commence, elle aussi, à devenir obso-
res constituent également une catégorie lète. Car posséder la puissance nucléaire ou
particulière. La coupure semble donc pas- donner satisfaction à ceux qui disent « moi
ser entre ceux qui possèdent l'arme aussi » ne garantit nullement le sauvetage ou
nucléaire et ceux qui ne la possèdent pas. la sécurité. Au contraire, il est même évident
On pouvait déjà reconnaître une tendance que l'arme nucléaire expose ceux qui la pos-
allant dans ce sens avant le sommet de sèdent à une menace qui est au moins aussi
Camp David, en raison, par exemple, de la grande que l'insécurité dans laquelle doivent
ressemblance des positions qu'avaient vivre ceux qui ne la possèdent pas. Car il est
adoptées les deux puissances nucléaires évident que les pays possédant un arsenal
contre la menace d'un élargissement nucléaire sont des objectifs d'attaques
devenu aujourd'hui réel du « club atomi- nucléaires incomparablement plus exposés
que ». Aujourd'hui, il est parfaitement clair que les inoffensifs pays qui n'en possèdent
que la coupure passe entre ceux qui pos- pas. Décrire la situation actuelle, ce n'est pas
sèdent l'arme nucléaire et ceux qui ne la seulement dire : « Celui qui possède est en
possèdent pas. Si je qualifie ce développe- sécurité », ni « Même celui qui possède n'est
ment de « dialectique », c'est précisément pas en sécurité », mais : « Celui qui possède
parce que la préparation du combat qui les perd, du fait même qu'il possède, en sécu-
oppose l'un à l'autre est ce qui a contribue rité. » Bref, puisque l'impuissance de ceux
à réunir les deux premières puissances qui ne possèdent pas est au moins aussi dan-
nucléaires dans un même camp. gereuse que celle de ceux qui possèdent,

38 39
Fimpuissance se répartit de façon si régulière Que voulons-nous dire par là ? Deux
sur l'humanité qu'il ne peut plus être ques- choses :
tion d'une véritable coupure. 1. De par son immensité, la menace
demande trop à notre capacité limitée de
compréhension (celle de notre perception
On crèvera tous ensemble aussi bien que celle de notre imagination) ;
elle « ne tient pas en elle » ; elle « l'excède » ;
Les hommes, qui, poussés par leurs inté- elle ne se laisse pas inscrire dans les dispo-
rêts à court terme (mais quels intérêts ne sitions de l'individu ou de la société - bref, /
sont pas aujourd'hui à court terme ?), sont elle n'est pas enregistrée comme un objet
professionnellement occupés à minimiser existant. Il n'y a pas que les petits phéno-
sans relâche la démesure de la menace, ont mènes qui sont insaisissables (dans la mesure
trouvé une alliée totalement inattendue. où ils sont « infraliminaires ») mais aussi les
Cette alliée, c'est la menace elle-même puis-
que celle-ci contribue de façon funeste à sa
propre minimisation. Elle y contribue d'une contraire, ils partent de l'hypothèse - sans laquelle
façon très spéciale, non pas malgré sa déme- leur campagne de minimisation resterait sans objet
sure mais justement grâce à sa démesure''. et qui est renforcée par les discours aujourd'hui si
populaires sur l'angoisse — selon laquelle le danger
démesuré devait plonger et a effectivement plongée—
6. Les minimisateurs de métier n'ont pas tenu l'humanité dans l'angoisse. S'ils pouvaient avoir rai-
compte de ce soutien dans leurs dispositions, ils son ! Mais aucune expérience ne vérifie leur hypo-
n'ont vraisemblablement même pas encore pris note thèse. Nulle pan on n'observe d'angoisse démesurée,
de son existence. On ne peut pas attendre de ces sans aller jusqu'à parler d'une angoisse universelle-
hommes la liberté et la présence d'esprit requises ment répandue. Si l'angoisse manque, c'est à vrai
pour tenir compte des choses sur lesquelles on dire parce que le business de la minimisation est déjà
n'avait pas compté ou qu'on ne comprend pas, ou bien occupé sans elle et continue chaque jour à l'être
tout simplement pour les observer avec justesse. Au - par le danger lui-même, comme on l'a dit.

40 41
trop grands (dans la mesure où ils sont simplement la limitation de leur force de
« supraliminaires »)7. compréhension (hypothèse immédiatement
2. Nous pouvons passer rapidement sur ce plausible) mais un mécanisme compliqué,
premier point, puisque nous avons déjà attiré un véritable « paralogisme de la sensation ».
l'attention sur lui ailleurs8, et nous tourner Une petite remarque empruntée au quoti-
vers le second, qui est certes moins connu dien nous permettra d'éclaircir notre pro-
mais pas moins lourd de conséquences parce pos. Pendant un voyage en train, j'avais
qu'il nous montre qu'on ne peut même pas laissé tomber au cours de la conversation
compter sur ceux de nos contemporains qui l'expression de « danger nucléaire ». Mon
semblent avoir d'une manière ou d'une autre vis-à-vis, un monsieur tranquille, manifeste-
compris le danger et reconnaissent le carac- ment assez aisé qui était précisément en train
tère définitif de la catastrophe comme une de humer son cigare, leva les yeux un
possibilité à part entière. 11 nous montre que moment, haussa les épaules puis mar-
ces hommes ne se méprennent pas sur la monna : « On crèvera tous ensemble. »
menace bien que le danger soit très grand L'expression rusée que ses traits prirent à ce
mais parce que le danger est très grand. moment-là (et que les visages des autres
Ce second type d'hommes est plus diffi- voyageurs reproduisirent aussitôt) semblait
cile à percer à jour que le premier. Car ce appartenir à un homme qui, du fait qu'il
qui est à la base de leur méprise, ce n'est pas cotisait à son assurance, vivait tranquille-
ment dans l'idée qu'il n'aurait jamais besoin
de renoncer à son cigare, qu'il ne pouvait
7. Cf. Der Mann auf der Bruche. Tagebuch aus en fin de compte rien lui arriver. De foit, il
Hiroshima und Nagasaki [L'Homme sur le pont. reprit à l'instant même son test olfactif. Que
Journal de voyage à Hiroshima et Nagasaki|,
s'était-il passé dans la tête de cet homme ?
Munich, C.H. Beck, 1959, p. 117. Repris en 1982
dans Hiroshima ist «ï^rra//[Hiroshima est partout], Qu'on écoute bien ses mots. Il n'appane-
8. ¡dem, p. 240 et p. 267. nait manifestement pas à la catégorie de ceux

42 43
qui, parce que ce qui est à saisir est nop grand, paralogisme annoncé dont notre homme vci
ne saisissent rien. Il ne contestait pas la pos- certainement pas contre son gré) était vic-
sibilité d'une fin universelle et n'affirmait pas time. Formulé, ce paralogisme donnerait :
non plus que la catastrophe l'épargnerait. Mais Formule fondamentale : « "On" n'est pas
alors, s'il ne voulait rien dire de tout cela, que seulement "moi" et n'est par conséquent pas
voulait-il dire ? Comment devons-nous "moi, personnellement". »
comprendre ses propos ? Application : « Ce danger par lequel "je"l
La seule réponse possible à cene question ne suis pas seulement menacé mais parV
me semble être la suivante : le défout dont lequel "on" est menacé ne me menace pas \
il souffrait (pour autant qu'on puisse dire personnellement. Il ne me concerne en rien
qu'il en « souffrait ») n'était manifestement personnellement. Par conséquent, il n'a pas
pas un aveuglement face à l'apocalypse'' mais non plus besoin de m'inquiéter ou de me l
plutôt une indifférence à l'apocalypse. Bien pousser à agir personnellement. » \
qu'il pensât réellement ce qu'il disait, il ne 11 me semble qu'avec cela notre homme
trouvait pas son expression trop fâcheuse. À commence à prendre un visage. Disons que
vrai dire, parce que la catastrophe elle-même son absence de visage devient au moins plus
ne lui semblait pas si fâcheuse. Et si celle-ci claire. 11 est tellement clair pour lui qu'il
ne lui semblait pas si fâcheuse, c'est parce mourra avec les autres en cas de catastrophe
qu'en raison de son universalité, elle ne qu'émotionnellement, cette idée reste pour
menaçait pas que lui. Ce qu'il avait accepté, lui un néant. La catasnophe est en fait si
ce n'était pas qu 'il crèverait mais qu 'on crè- grande qu'elle ne l'attend pas lui mais les
verait, et que chacun crèverait « en même attend lui et les autres ; elle est si grande
temps que tes autres ». Nous voilà devant le qu'il n'a plus besoin de s'attendre à sa propre
mort, mais seulement à sa mort en même
9. Sur cette question, cf. L'Obsolescence ele temps que celle des autres ; non, elle est si
l'homme, op. cit., pp. 295 sq. grande qu'il n'a personnellement plus besoin

44 45
d'avoir peur. Elle semble, en raison précisé- plus importantes d'entre elles signifie qu'on^jr
ment de sa grandeur, ne concerner tout au nous les dérobe. On nous « décharge » par
plus que ses victimes en puissance, c'est- exemple, puisque nous ne sommes plus des
à-dire l'humanité dans sa totalité. C'est donc agents mais seulement des « co-agents dans
elle qui doit se mobiliser. Quand je dis « tout la médiation », de la responsabilité de nos
au plus », je veux dire que l'humanité dans actes et des remords que ceux-ci peuvent
sa totalité est probablement quelque chose occasionner.
de si abstrait pour lui qu'il ne peut pas en 11 est bien connu que la situation qui nous
venir à l'idée que celle-ci pourrait, devrait, décharge tous, y compris de la liberté, nous
devrait même nécessairement se mobiliser. procure en échange la sécurité ou du moins
Peu importe, la catastrophe universelle a son illusion10. Dans le cas où nous nous
déjà englouti sa petite mort privée avant contenterions de co-agir, c'est évident :
même d'avoir eu lieu. Avant de lui prendre quand nous nous limitons ou sommes limi-
sa vie, elle lui a déjà « ôté » le poids de sa tés à seulement « co-agir », peu importe qu'il
mort et de l'angoisse de sa mort. Avec ce s'agisse d'équiper en égouts une ville ou
verbe « ôter », notre homme nous devient d'installer un camp de concentration, c'est
réellement familier et se révèle vraiment être immédiatement que commence à nous por-
un de nos contemporains. Car s'il y a quel- ter le large fleuve des grands événements en
que chose qui caractérise notre époque dans cours, qu'on ne peut absolument plus
sa totalité, un trait qui est le dénominateur
10. Parfois, l'échange est encore plus généreux.
commun aux plus divers phénomènes Car le je-m'en-foutiste qui dit : « Personne ne peut
actuels, du confort à la servitude, de l'image rien me reprocher. Que pourrait-on bien me repro-
télévisuelle aux camps d'extermination, cher (à moi) d'avoir (ait ?» se méprend souvent sur
c'est précisément cette « décharge » : le foit lui-même en se comprenant comme liberté. Cela
qu'on nous décharge, par la forme d'activité signifie que l'illusion de la liberté augmente encore
technique, de la plupart des choses et des la privation de liberté.

46 47
reconnaître comme des « actes ». Quant au nous attendre et leurs effets. Pour ne rien dire
sujet réel des actes, qui se dérobe presque du fait que lorsque les coups seront donnés
totalement à l'identification et dont nous ou reçus, ils ne seront plus sentis - d'ailleurs
croyons savoir qu'il a assumé seul la respon- aujourd'hui déjà, du fait qu'ils sont encore
sabilité et n'a besoin pour sa part de se jus- à venir, ils ne sont déjà plus « notre affaire » ;
tifier devant aucune instance, il commence aujourd'hui déjà, nous n'avons plus besoin
à répandre de la chaleur dans le nid où nous d'en avoir peur.
nous sentons en sécurité. Le sentiment de Bref, par son énormité (c'est-à-dire du fait
^ s é c u r i t é est le prix qu'on nous paie notre même qu'elle est trop grande pour être seu-
^responsabilité, c'est-à-dire notre liberté. Et lement mienne ou tienne), la catastrophe
ce sentiment de sécurité coule vers nous nous décharge de notre peur de la même
aussi spontanément et automatiquement manière exactement que les grandes entre-
que de l'eau, du gaz, des images télévisuelles, prises et les grandes actions auxquelles nous
ou n'importe quel flux qui arrive chez nous. collaborons avec d'autres, en tant que tra-
Nous y sommes presque. Le dernier pas vailleurs, nous déchargent de notre respon-
qu'il nous reste à foire est celui qui sépare sabilité. On reçoit la même chose en échange
notre activité de notre passivité, celui qui dans un cas comme dans l'autre, à savoir un
sépare ce que nous faisons de ce qu'on nous sentiment de sécurité. Il n'y a donc aucune
foit. Ce pas ne nous coûte absolument aucun raison de s'étonner que mon vis-à-vis dans
effort, puisqu'il nous suffit pour passer de le compartiment de train ait dégagé de foçon
l'une à l'aune de prononcer la formule : ce si convaincante ce sentiment et que son
qui vaut aujourd'hui pour notre activité vaut rayonnement ait gagné le visage des autres
aussi pour notre passivité. Cela signifie voyageurs.
concrètement : ne nous concernent absolu- Résumons : la défiguration psychique que
ment plus ni les coups que nous distribuons et nous avons subie est devenue complète.
leurs effets, ni les coups auxquels nous devons Nous savions seulement jusqu'à présent que

48 49
d'agent nous étions devenus des collabora- Aussi terrible que puisse être la défigura-
teurs, des êtres qui n'ont plus besoin de tion que les minimisateurs de métier font
s'occuper des conséquences de leurs actes et subir à notre âme - et à ce propos, il y aurait
ne sont plus du coup en mesure de le foire ; encore beaucoup à dire - , on ne peut impu-
nous sommes désormais capables de voir ter la première défiguration à quelqu'un qui
qu'on a transformé avec la même brutalité y trouverait son intérêt. Elle est plutôt une
les hommes capables de douleur que nous conséquence directe de la grandeur de la
étions en hommes indolents, c'est-à-dire en menace elle-même.
êtres qui n'ont plus besoin de sentir ce qui Si la menace porte déjà en elle le germe
-íes attend et n'en sont d'ailleurs plus empoisonné de la minimisation, cela signifie
capables. Dans la langue officielle, ce fait a en même temps que nous - et même nous,
bien sûr été inversé : car s'il y a quelque les semeurs de panique professionnels - nous
chose qu'on considère aujourd'hui comme avons toujours sous-estimé sa grandeur.
du courage, de la maturité ou de la fermeté, Nous aurons à en tirer les conséquences.
c'est bien cette indolence, c'est-à-dire l'état
dans lequel nous sommes une fois qu'on
nous a déchargés non seulement du senti- La loi d'inversion
ment [Fühlen] mais aussi du droit d'avoir
un sentiment. Et s'il y a quelque chose Voilà comment s'énonce la loi de l'inno-
comme de la « lâcheté », c'est bien la force cence : plus l'effet est grand, plus petite est
de ces quelques hommes qui ont opposé la méchanceté requise pour le produire. La
une véritable résistance à ceux qui ont quantité de haine requise pour commettre
voulu arracher à leur cœur leur liberté de un forfait est inversement proportionnelle à
sentir. l'importance de ce dernier. Si cette loi ne
La thèse par laquelle nous avons débuté figure pas dans l'éthique universitaire, c'est
ce paragraphe est maintenant démontrée. parce que le gouffre qui sépare celle-ci de la

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réalité s'est élargi aujourd'hui au point qu'il en être capable. Parce que « je suis devenu
est désormais impossible de regarder d'un incapable de devoir ». Cela signifie : parce
bord à l'autre ; non, on n'essaie même plus que je suis exclu des choses morales et que
de regarder d'un bord à l'autre. je dois le rester. Bref, le geste qui décidera
La quantité de haine et de méchanceté du début de l'apocalypse ne se distinguera
requise pour le massacre d'un seul homme d'aucun aune geste technique et sera accom-
par ses prochains est négligeable pour les pli (dans la mesure où il ne sera pas accompli
employés qui sont derrière un tableau de de façon totalement automatique, c'est-
commandes. Un bouton est un bouton. Que à-dire comme simple réaction d'un instru-
ce tableau de commandes me serve à mettre ment à un autre instrument) avec ennui par
en marche une machine à fabriquer des un quelconque employé qui suivra innocem-
glaces aux fruits, à mettre en service une ment l'instruction d'un signal lumineux. S'il
centrale électrique ou à déclencher la catas- y a quelque chose qui symbolise bien le
trophe finale, du point de vue de l'attitude, caractère diabolique de notre situation, c'est
cela ne fait aucune différence. Dans aucun cette innocence. Si la situation actuelle
de ces cas ne m'est demandé le moindre devient chaque jour plus diabolique, c'est
sentiment. Lorsque j'appuie sur un bouton, précisément parce qu'elle est déterminée par
je suis absous du bien comme du mal. Je ne la loi (formulée ci-dessus) régissant le rap-
dois ni n'ai besoin de haïr. Non, j'en suis port entre la grandeur du forfait et la
même incapable". Je ne dois, ni n'ai besoin méchanceté requise pour le commettre ; et
d'être méchant. Non, j'en suis tout aussi parce que le gouffre dont parle cette loi
incapable. Plus précisément : je ne dois pas s'élargit chaque jour à cause de l'augmenta-
tion de la puissance des équipements
11.« On ne peut pas grincer des dents en techniques.
appuyant sur un bouton » (Der Mann auf der Britcke Aucun des pilotes d'Hiroshima n'a eu
[L'homme sur le pont], op. cit., p. 144). besoin de mobiliser la quantité de haine qu'il

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a fallu à Caín pour tuer son frère Abel l2 . La coupable est détruite. Ce qui reste, ce sont
quantité de méchanceté requise pour accom- deux bords d'un gouffre définitivement cou-
plir l'ultime forfait, un forfait démesuré, sera pés l'un de l'autre et entre lesquels on ne
égale à zéro. Nous sommes confrontés à la peut plus jeter de pont : d'un côté, le bord
« fin de la méchanceté », ce qui - j e le répète de l'homme (et peut-être même - pourquoi
- ne signifie pas la fin des mauvaises actions pas ? - de l'homme bon) et de l'autre, celui
mais leur perfide allégement. Car rien n'est des horribles effets de ses actes. Il y a bien
maintenant plus inutile que la méchanceté. quinze ans - depuis 1945 - qu'on a rendu
À partir du moment où les coupables n'ont les coupables parfaitement étrangers à leurs
îlus besoin d'être méchants pour accomplir actes, car il ne fallait absolument pas que les
eurs forfaits, ils perdent toute chance de pilotes d'Hiroshima puissent identifier leur
réfléchir au sens de leurs forfaits ou de reve- acte comme un « acte », en tout cas comme
nir sur eux. La liaison entre l'acte et le leur « acte ». Et chez la plupart de ceux à
qui l'on a confié cene mission — « mission »
12. C'est l'inverse qui vaut pour Abel: plus était le terme officiel pour désigner ce vol
grand est le forfait auquel il faut s'attendre, plus d'anéantissement - , le ralentissement de
petite est la peur qu'il inspire. Ceux qui vivent sous
la menace nucléaire n'ont pas peur de la voir s'appro-
l'identification (des pilotes avec le résultat
cher, tout comme Abel n'a pas eu peur du poing de de leur « mission ») a été si bien préparé
C'aïn. Parmi nos contemporains, je n'en connais que qu'ils ne l'ont toujours pas opérée. Nous
très peu dont la peur face à la possible apocalypse sommes tous dans le cas d'Hiroshima. Car,
égale celle que leur inspirent des dangers aussi pué- en tant que travailleurs, nous sommes tous
rils que, par exemple, celui de perdre leur prestige.
condamnés à ne pas savoir ce que nous fai-
Ce qui révèle l'une des racines de la devise actuelle :
« Plutôt mort que rouge ». Ceux qui savent réagir sons. Et puisque « voulant faire le bien »,
de façon appropriée à la grandeur du danger repré- « nous faisons peut-être le mal » sans frein,
sentent en tout cas une très petite (et généralement nous sommes tous d'une certaine façon
méprisée) élite de l'horreur. devenus des « Méphistophélès négatifs »,

54 55
/ C'était le bon temps, quand la méchanceté compassion pour un homme qui, pour son
était encore la condition des actes mauvais ! plus grand malheur, a été trompé.
Tout le monde sait qu'au cours des quinze Nous avons vécu le climax de la schizo-
années qui se sont écoulées depuis Hiros- phrénie morale après la divulgation des
hima et Nagasaki, le président des États- crimes - prétendument ignorés - perpétrés
Unis de l'époque, Truman, n'a tenu compte dans les camps d'extermination d'Hitler. Il
de rien, rien reconnu, ni rien regretté. Non, est même arrivé que ceux qui avaient pris
il a même clairement exprimé son absence activement part à la liquidation jurent
de regrets au public comme s'il lui commu- solennellement lors des auditions qu'ils
niquait une information. On ne peut pas avaient « seulement fait » le mal mais ne
expliquer cette attitude en invoquant le fait l'avaient «pas souhaité». Il est difficile
que Truman ait été un homme spécialement d'imaginer un « seulement » plus atroce.
méchant, se réjouissant du malheur des Quoi qu'il en soit, ces créatures de la divi-
autres, voire cruel (même si nombre d'élé- sion du travail considèrent comme évident
ments convergent dans ce sens) ; on peut que leurs meilleurs sentiments (dont la
seulement dire qu'il n'a eu besoin de non-existence reste impossible à prouver)
méchanceté ni pour prendre sa décision, ni et les effets de leurs actes (qu'aucune
pour commettre son crime. En fait, Truman volonté n'a précédés mais aucune résistance
peut ne pas tenir compte d'Hiroshima et non plus) constituent deux grandeurs tota-
peut ne rien regretter parce que des faits lement étrangères l'une à l'autre et entre
. n'ayant requis aucune méchanceté restent lesquelles il est impossible d'établir un rap-
\ fermés à l'examen moral et inaccessibles port. Manifestement, ils considéraient que
aux remords. Lui adresser des reproches est c'était leur droit - c'était d'une certaine
inutile. Si nous voulons faire preuve à son manière la revendication fondamentale
égard d'un sentiment, c'est tout au plus de d'une existence vécue hors du droit -
la compassion qu'on peut éprouver, de la d'être, en raison de cette incohérence entre

56 57
leurs convictions personnelles et les effets camouflé » est celui qui est transformé en
de leurs actes, classés parmi les innocents, « fun » par l'accompagnement musical : je
non, d'être déjà d'avance absous de toute pense, par exemple, au travail de ces tour-
faute - bref, de pouvoir ne pas être neuses qui fabriquaient des grenades pen-
coupables. dant la dernière guerre mondiale et qui,
Mais ce climax a connu une nouvelle bombardées de tubes en vogue, pouvaient
surenchère avec la situation atomique augmenter leur tempo de production
actuelle. Très précisément avec l'introduc- jusqu'à atteindre un joyeux prestissimo. De
tion du geste consistant à appuyer sur un même que l'action ne doit pas être une
bouton. Peu importe que nous pensions à action mais un travail, de même le travail
un coupable « direct » ou « indirect », c'est- ne doit pas être un travail mais un plaisir.
à-dire à l'homme dont la pression sur le Tel est l'ingénieux double camouflage qui
bouton déclenche immédiatement la catas- s'impose déjà par-ci par-là dans le proces-
trophe ou à ces innombrables hommes qui sus industriel actuel.
effleurent les touches requises pour mettre Mais si nous ne savons plus que nous fai-
au point et produire des instruments. Ce sons quelque chose, nous pouvons par
qui fait pencher la balance, c'est simple- conséquent faire les pires choses. La règle que
ment que l'agent non seulement ne sait j'ai appelée « loi de l'innocence » trouve ici
plus ce qu'il fait (nous le savons déjà) mais son application.
qu 'il ne s'aperçoit pas encore qu 'il fait
quelque chose. Car son action est camouflée Comme une grande partie des effets
en « travail » et celui-ci à son tour camouflé actuels, la catastrophe finale ne sera pas
en un travail qui donne lieu à un effort si seulement la conséquence d'une volonté,
infinitésimalement petit qu'il ne se laisse d'une « action », d'un « travail » mais celle
presque plus identifier comme tel. Un du mouvement d'un doigt fait tout sim-
exemple classique de ce genre de « travail plement en passant, peut-être même avec

58 59
plaisir. Notre monde ne sombrera pas vic- molussien, comme si, pour imposer son
time de la colère ou de l'acharnement, triomphe, il avait imaginé toutes sortes
mais on l'éteindra comme on éteint une d'actes qui ne peuvent plus être rapportés
lampe. Le nombre de ceux qui dans ce cas ni à la bonté, ni à la méchanceté ; toutes
resteront indifférents et qui (pour autant sortes d'actes dont le style ne doit plus rien
qu'on puisse dire cela compte tenu des à celui de nos ancêtres et qui ne peuvent
« megacorpses » souillés de sang) garderont plus être reconnus comme tels par leurs
les « mains immaculées », sera incompara- auteurs. Grâce à ce truc ingénieux, il se
blement plus grand que le nombre de ceux rend les hommes dociles de telle façon que
qui, dans n'importe quelle guerre anté- ceux-ci peuvent désormais faire le mal sans
rieure, seraient restés indifférents et imma- être méchants, sans vouloir faire le mal,
culés. Nous vivons une époque dans sans savoir qu'ils font le mal, non : sans
laquelle il y a des mains propres en masse : même savoir qu'ils font quelque chose. Il
l'inflation d'hommes pleins de bonne
n'y aurait pas pu y avoir pour le malin
volonté est considérable. Nous allons périr
satisfaction plus douce, joie maligne plus
\¿ noyés sous un déluge d'innocence. Tout
durable, triomphe plus bienvenu que celui
autour de l'homme qui appuiera sur le
de faire faire le mal à l'aide du non-mal,
bouton et dont le mouvement d'un doigt
non ensanglanté suffira à déclencher la voire même du bien, au lieu d'être obligé,
catastrophe, s'étendra l'océan du sang de comme autrefois, de corrompre d'abord
ceux qui, peu importe à quel point ils l'innocence des hommes pour les dominer.
auront collaboré, n'auront absolument pas Maintenant, il n'est plus gêné par personne
nourri de sombres desseins et n'auront et se frotte les mains car il a l'invraisem-
même pas su qu'ils avaient collaboré. blable chance de pouvoir se nicher dans les
« C'est vraiment comme si le malin effets mêmes des actes, d'y régner comme
s'était autorisé une plaisanterie, dit un texte il l'entend et de n'en faire qu'à sa guise. Là

60 61
1 où l'homme est libre du malin, le malin est elle et exécutant en tant que Behemoth
libre de l'homme. Il a vaincu. » absolu et seul régnant toutes les opérations
pensables .
Cet appareil serait dans un certain sens
La loi de roligarchie : plus grand est le identique à l'humanité elle-même, puisque
nombre de victimes, plus petit est le nom- tout homme vivrait en lui appartenant - en
bre de coupables requis pour opérer le tant que partie, en tant que matière pre-
sacrifice mière, en tant que consommateur ou en tant
que déchet - et en se référant à lui. Une
La tendance qu'expriment les machines situation dont nous connaissons déjà une
actuelles, et sans laquelle aucune machine ne forme préalable avec l'« État totalitaire ».
serait une machine, vise à obtenir un maxi-
mum d'effet et de puissance avec une 13. Il faudrait une « sociologie des produits » et
dépense minimum de force humaine. Telle surtout une « sociologie des instruments ». — Nous,
est l'idée de la technique. Et tel est le but les êtres humains, nous ne fonctionnons pas comme
de notre pensée utopique actuelle qui a des monades mais comme des zoapolitika [comme
des animaux politiques]. Il en va de même pour les
échangé son rêve politique contre un rêve appareils « individuels . qui sont pour leur part des
technique ou conçu l'idéal politique comme ergapolitika [des ouvrages politiques], c'est-à-dire des
un idéal technique. L'idéal n'est plus le pièces qui doivent être cosmopolites et travailler
meilleur Etat mais la meilleure machine. La main dans la main avec d'autres pièces, des pièces qui
meilleure machine, ce serait celle qui ren- dépendent d'autres pièces mais dont d'autres pièces
dépendent à leur tour, bref, des pièces qui trouvent
drait superflues non seulement la participa-
d'abord leur raison d'etre' dans la totalité de l'usine.
tion de l'homme (du moins la participation Un appareil n'est parfait, peu importe quelle est sa
de Thomme en tant qu'homme) mais aussi fonction, que si l'entreprise à laquelle il est coor-
l'existence d'autres machines, de toutes les donné fonctionne également comme un appareil.
autres machines : une machine réunissant en L'activité de l'appareil n'a de sens qu'à l'intérieur de

62 63
11 est en tout cas hors de doute que la technique en tant que telle est inhérente au
principe de la concentration de la puissance
ci ainsi à celui de la domination oligarchique
wn • entreprise ». Ht pas seulement à l'intérieur de ou monopoliste. 11 semble inévitable que le
cdlc-ci. Car ce qui vaut de l'appareil individuel 1
vaut aussi de l'appareil individué 2 : il doit, lui aussi, développement ultérieur de la technique se
¿tre cosmopolite et travailler main dans la main avec déroule comme un développement de mino-
d'autres appareils ; il ne (onctionne idéalement, lui rités travaillant à concentrer de la puissance.
aussi, que s'il est dirigé (d'une ccnainc taçon) vers la Appliquons cette thèse au problème
totalité du monde (de la production, de l'informa- nucléaire.
tion. de la matière première, de l'olFrc et de la
Lunvommaiton), c'csf-i-dirc si • tout l'appareil • Puisque, premièrement, les appareils sont
fonctionne. Ou plus justement : il ne fonctionnerait fondamentalement construits de foçon à
de façon idéale que si te i Tout • Fonctionnait produire un effet maximal en mobilisant un
comme un appareil. Il ne peut bien sur en être quci- minimum d'hommes ; et puisque, deuxième-
lion. Mai» que la tendance va dan* cette direction ~ ment, l'utilisation de l'appareil est réservée à
t'est-i-dire ven l'appareil toulcmcnt monocratique a
lintcncur duquel tout appareil individuel trouve M
des minorités dominantes qui disposent
jusiiftcatiun et sa garantie, et devient ainsi une piece ainsi, à l'aide d'un seul appareil, dune puis-
du macm-appatci - . c'est évident, et pas seulement sance conférant à l'omnipotence (négaiivt i,
à caute de l'existence des économies de plan. L'appa- la toute-puissance est donc aujourd'hui
reil de ta publicité qui fabrique l'acheteur de produits entre les mains de groupes qui (peu impone
et l'appareil qui fabrique les produits proposés i
quel est dans chaque cas particulier le rap-
l'achat appartiennent à un même macro-appareil qui
est à la fois de nature technique et sociale et donne pon numérique entre techniciens et politi-
enfin une vérité au mm « appareil - qu'on ciens) sont à chaque fois des minorités.
n'employait qiu- metaphoriquemem dans ce sens Ne nous faisons pas d'illusions : la - tech-
jusqu'à présent. - L'idée d'« humanité machine » fait nique » n'est pas neutre vis-à-vis des formes
aimi KHI entrée à l» place de celle d - homme de domination politiques. Ce serait se men-
machine -, inventée au XVW siècle.
tir à soi-même que de croire que la

64 65
technique pourrait être employée par tous aussi garant d'une démocratie économique,
de la même foçon pour atteindre leurs buts. c'est-à-dire du socialisme. Cet examen est
La technique a plutôt ses habitudes du côté mutatis mutandis encore plus vrai aujourd'hui
du principe • oligarchie ». Cela signifie qu'à l'époque. À ceci pris que, premièrement.
qu'elle flirte avec les formes de domination il vaut sunout aujourd'hui de la puissance
oligarchiques. En termes négatifs, qu'elle est technique ; et que. deuxièmement, il ne um-
fondamemalcmcm contraire à la democra- che pas que les États capitalistes, mais - car
lie ; du moins, dans la mesure où l'on reenn- les lois du développement de b technique
nait comme démocratie le principe d'une sont relativement indépendantes des formes
domination de la majorité qui est à la base économiques - aussi ces États qui ont înno-
de toutes les formes qu'elle a historiquement duit la « démocratie économique » ou préten-
prises. La contradiction entre les deux dent l'avoir fait. Peu importe comment
principes est si aigue que leur coexistence l'humanité actuelle se désigne, peu impone
durable est absolument problématique. qu'elle se dise » démocratique >• ou bien
Voilà le véritable problème de coexistence • socialiste •. insouciante de ces étiquettes, la
qui se pose aujourd'hui. vie du monde technique tend vers des fomies
Cette idée est manifestement étroitement de domination oligarchiques ou monocrati-
liée à l'affirmation de Marx selon laquelle la qucsH. Si un instrument seul - une bombe
machinerie du capitalisme doit conduire à un à hydrogène seule - est en mesure de décider
pouvoir toujours plus grand et concentré en de l'être ou du non-être de millions
toujours moins de mains. Ou, en d'autres ter-
mes, l'affirmation selon laquelle la prétention
l i i'Ai vaut aussi de la politique extérieure-
d'un État à être une démocratie, en se ponant
I i tl.ni AL pciuo [nmsanco pour acquérir la toute-
garant constituiionncllcmcm (de l'égalité puissance atomique n'a pas d'autre sens que celui de
devam la loi) et politiquement n'est que de pouvoir à tout moment faire violence à la ma¡oritc
l'idéologie et ne serait vraie que s'il se portait en la menaçant.

66 67
Jliommes, ceux qui ont cet instrument entre dirigeants sont élus à 99 %. Dans un cenain
les mains disposent d'une quantité de puis- sens, ces États sont plus honnêtes que les
sance qui, d'un geste terroriste, fait de la États non totalitaires. Il est parfaitement vrai-
majorité de l'humanité une quantité négligea- semblable, aussi effrayant que cela puisse
ble* et du mot de « démocratie », un simple paraître, que les ères totalitaires des régimes
jhttus vocis. C'est bien sûr un jeu d'enfant hitlérien et stalinien n'aient pas été des inter-
d'amener, en mobilisant pour ce faire les mass mezzi mais plutôt la réalisation de ce à quoi
média, la majorité à plaider pour sa propre l'époque veut vraiment en venir. Dans ces
impuissance, et on l'a fait. Mais cela veut seu- régimes, elle a en tout cas montré son visage
lement dire qu'on a déjà engagé le levier non technique à nu et sans masque, un visage qui
démocratique ou antidémocratique dans une met toute son honnêteté dans l'absence de
couche plus profonde. Une nouvelle conni- scrupules, c'est-à-dire un visage qui tient un
vence est ainsi produite et la situation non discours politique qui ne difiere en rien de
démocratique n'en devient pas plus démocra- son mode de pensée technique.
tique. En fait, dans la société de masse, la La domination oligarchique ou monocra-
- liberté d'opinion » consiste exclusivement tique serait entièrement établie si l'appareil
dans la • liberté d'exprimer son opinion •• ; jouait le rôle du destin, s'il n'avait plus
avant d'être exprimée, l'opinion ressemble à besoin de recevoir d'ordre comme c'est le
la - coutume • ; cela signifie qu'elle n'est pas cas aujourd'hui encore, s'il n'avait pus besoin
mon opinion ou ton opinion mais toujours d'attendre un signe d'une minorité d'hom-
l'opinion imprimée en moi ou en toi par le mes pour se mettre en marche et était capa-
travail incessant des mass média, c'est-à-dire ble de se diriger seid ; si on le rendait capable
un préjugé. Rien n'est plus hypocrite que le de commencer lui-même son travail en réa-
mépris que tes mass média des États confor- gissant spontanément (à l'appareil hostile
mistes répandent sur les résultats électoraux qu'il guette en retenant son souffle et qui le
des États totalitaires dans lesquels tes guette, de son côté, en retenant son souffle).

68 69
L'appareil serait alors Caín, le souverain que la possibilité de notre liquidation ne
absolu, et l'humanité prise dans sa totalité, pourrait être que le résultat secondaire et
sa victime terrorisée - un ultime stade serait contingent obtenu par quelque appareil S(K
unsi atteint, le stade où le foHait n'aurait eifique comme, par exemple, les armes
non seulement plus besoin de coupables nucléaires. 1 J possibilité de notre liquidation
(pour ne pas dire de coupables méchants), est le principe que nous donnons à tous nos
mais n'aurait plus besoin de personne pour appareils, peu importe de quelle fonction
appuyer sur le bouton. La tendance vise en spécifique nous les chargeons par ailleurs ;
tout cas une situation dans laquelle l'irrcvo- seul ce principe nous importe dans leur
cable dernier homme appuyant irrévocable- construction. Car quel que soit le résultat que
ment sur le dernier bouton remet l'opération nous visons, nous pouvons toujours produire
d'appuyer au bouton lui-même afin, par un appareil capable de fonctionner sans nous,
cette - remise de defs », de mettre un point sans notre présence ni notre aide, et qui ne
final à cet âge impur, indigne et archaïque s'en plaint pas. Nous pouvons toujours
où l'on avait encore besoin d'être de chair produire des instruments à travers le fonc-
et de sang pour appuyer sur les boutons. tionnement desquels nous nous rendons
11 ne peut être question bien sur que les superflus, nous nous éliminons, nous nous
instruments deviennent ainsi majeurs et i liquidons -. Peu importe que cet objectif ne
augmentent leur autonomie dans un sens soit toujours qu approximativement atteint.
plus que métaphorique. En revanche, il est Ce qui compte, c'est la tendance. Et sa devise
bien question, avec la production de ces est précisément : « Sans nous. »
instruments, de liquider définitivement 11 ne serait ni ridicule ni exagéré, mais seu-
notre majorité et notre autonomie. Avec lement conséquent, de vouloir décrire dans
cette thèse, nous avons atteint un nouveau l'épilogue d'un roman utopique un âge post-
point important. apocalyptiquc dans lequel (pas moins
Rien ne serait plus restrictif que d'imaginer conscients de leur devoir que le messager de

-() 71
la nouvelle de Kafka qui s'intitule Un mes- Supposons que deux continents A et B se
sager impérial) certains appareils continue- soient exterminés comme les deux familles
raient à faite leur travail. molusiennes. Il est parfaitement pensable
Ils pourraient ainsi toujours sauver quel- que l'un d'eux - disons le continent A - soit
que chose des beaux jours de notre existence encore de façon posthume décidé à triom-
terrestre dans la nuit du futur, ne pas laisser pher sur le continent B ; que les missiles
s'effacer les traces des jours que nous avons atomiques de A continuent à sifíler pendant
passés sur terre et jouer encore à la guerre des semaines en accomplissant leur devoir
pendant quelques consolantes années pos- avec le plus grand zèle sans s'occuper des
thumes. Ils pourraient réagir l'un à l'autre, megacorpses gisant sous eux. alors que le stock
se localiser, se faire tomber et se tuer l'un de B serait déjà épuisé et son vaste amas de
l'autre. - 1 j bataille décisive qui eut lieu dans décombres livre sans defense à la desmiciion
les montagnes de Pcnxer, est-il dit dans la par le stock de A (continent lui-même
chronique molussienne relatant les querelles détruit). Le triomphe de A serait vraiment
qui ont opposé les deux familles ennemies, complet. Le fait que nous ne serons plus pré-
avait épuisé les belligérants. 11 n'est resté que sents pour assister à ce triomphe ne consti-
des milliers d'éléphants et de buffles entraî- tuera qu'une absence négligeable, un petit
nés au combat, des taureaux loyaux, des défaut, car les missiles, qu'on a déjà éduqués
troupeaux fiables qui savaient pourquoi ils aujourdhui à travailler sans nous, ne s'en
étaient là. Ceux-d continuèrent la guerre de rendront pas compte. Nous devrions bien
façon si opiniâtre et imbibèrent si longtemps sûr déjà fêter de façon anticipée cette victoire
encore le sol du champ de bataille de leur et ériger des aujourd'hui des monuments
sang qu'il ne redevint habitable que des pour la commémorer.
décennies plus tard. • Nos dévoués instru- Autrement dit, puisque nous réussissons à
ments auront peut-être la délicatesse de nous construire nos appareils de telle manière
survivre d'une façon aussi consolante. qu'un stimulus provenant d'un appareil A

72 73
déclenche la réaction de l'appareil B, ils puissions ¿are d'avoir brisé le cadre de la
peuvent nous éviter d'agir comme Caïn. • nature • ou des • phénomènes - par une
L'inhumanité de ces actes appartient à une « causalité libre • et de nous être mis en che-
catégorie d'inhumanités encore insoupçon- min vers la liberté, ce chemin nous a, au
nées. L'ancien style de forfait était inhumain mnuiM/n u m (/// 'homniaf.ihnis. égarés. Nniih
parce que leurs auteurs mettaient entre ne sommes pas partis en avant, comme nous
parenthèses in uctu ou ante actum ce qui les l'avions espéré depuis deux mille ans, mais
rendait humains ; le nouveau Test parce qu'il nous avons décrit un cercle ou» si l'on veut,
met entre parenthèses les auteurs humains en une sorte de spirale. Nous sommes en tout cas
tant qu'auteurs. Des actes sont commis repartis en arrièreven ce point de départ par-
aujourd'hui sans intervention humaine. Ce qui delà le bien et le mal d'où nous sommes partis
revient à dire en même temps qu'il ne s'agit lorsque nous avons commencé à être
plus à proprement parler d'« actes » au sens humains. Si la région préhumaine d'où nous
traditionnel mais plutôt d- événements ». La provenons est celle de t animalité totale, la
Critique de la raison pratique $emh\c condam- nfigton posthumaine, que nous sommes
née à mort. Car Kant l'a écrite pour établir de maintenant sur le point d'atteindre, est celle
façon indubitable que les actes moraux de i'instrumentalité totale. L'humain semble se
n'appartiennent pas « à la connexion néces- détacher comme un intermexzo entre ces deux
saire des événements dans une série tempo- phases d'inhumanité (qui se ressemblent au
relle >, c'est-à-dire qu'ils n'appartiennent pas moins par leur caractère négatif).
au règne de la nature'*. Aussi fiers que nous

1 S. \j, situaiimi JHUCIIC l'est développée bien au- vait ¿ne utilisé comme moyen, c'est-à-dire traité
deli des possibilités pressenties par Kant. Lorsque tnmmc une chnsc. il ne pouvait pas pressentir qu'on
Kam soulignait ( Critique de ta raison pratique, op. irait jusqu'à retirer l'action elle-même des matfR tl^v 1
cit., p. 92) que lout, et pas seulement l'homme, pou- l'hnmmc en tant qu'homme. ^ .— S^ J» sf

74 75 ) Os- S J
\
Si nos forfaits ne sont plus « nôtres », si pur ßatus vocis. Car, c est précisément dans
notre inhumanité vient du fait qu'il n'y t le fait que nous cherchions à donner à notre
plus aucun homme derrière ces forfaits, ils crime la forme d'une catastrophe naturelle
semblent transformés en une pièce de que consiste notre crime.
théâtre à laquelle nous sommes étrangers, Autrement dit, au moment décisif, nous
pour ne pas dire en la représentation d'une ou notre méchanceté n'entrerons plus en ¡eu.
catastrophe naturelle face à laquelle notre Car nous avons abandonné tant de choses
rôle se limite à nous laver les mains de ce aux appareils qu'ils commenceront déjà à
qui a lieu et à regarder comme des resquil- agir dans notre dos comme un second per-
leurs ; ou se limiterait à regarder comme des sonnel au service de l'humanité - ce faisant,
resquilleurs si nous pouvions trouver un ils ne détruiront pas que leurs semblables (le
poste d'observation sur ou derrière la clôture » second personnel ») mais aussi le premier
qui soit à l'abri des effets de cette pièce, c'est- personnel au service de l'humanité, sur les
à-dire de la radioactivité. M.n-. puisqu'il est ordres duquel on prétend qu'ils agissent.
impossible de trouver un tel endroit, il nous Cela revient à dire qu'en intercalant des
faut resquiller et nous laver les mains de ce robots, les assassins se sont peut-être déjà mis
qui peut avoir lieu avant précisément que hors circuit en tant qu'hommes ; et qu'ils
oda ait lieu. C'est ce que font déjà au moins seront peut-être aussi surpris par les actes des
ces millions d'hommes qui ont sur tes lèvres robots que leurs victimes ; qu'ils seront eux
les mots cités plus haut : « On crèvera tous aussi « victimes * de leurs actes.
ensemble. - Ils ne contestent pas le danger, Mais cela ne suffît pas. Prenons l'exemple
mais ne lui opposent pas non plus la dans lequel chacun des deux partis A et B en
moindre résistance. conflit tient prêts, en cas de guerre, un seul
Il esc inutile de souligner que le mot de missile et un seul antimissile (de défense).
- catastrophe naturelle » qui doit contribuer Avec le commencement de la guerre, le
à effacer toute responsabilité morale est un déclenchement du missile de A déclencherait

76 77
l'antimissilc de B (ou le contraire) et le missile d'anti-antimissilcs. La guerre qui éclaterait
de A, ¡'antimissile de B, le missile de B et alors ne serait plus une guerre mais un proces-
l'antimissilc de A constitueraient alors un sus harmonique.
seul et unique appareil Aussi loin soient-ils Cette thèse, qui peut d'abord sembler
géographiquement l'un de l'autre au insensée, perdra peut-être de son absurdité
moment du déclenchement et aussi ennemis si l'on se souvient d'un fait précis (et déjà
qu'ils aient toujours été. ils ne fonctionne- connu) qui correspond structurcllemcnt à
nmt p.is .uitrement que deux pièces d'un seul celui-ci, à savoir le lait que l'effet de la guerre
et même appareil ou deux pièces couplées nucléaire ne portera plus trace de dualité,
l'une à l'autre dans un moteur. CL- qui cclatc- parce que les ennemis formeront une seule
rait alors ce ne serait pas une guerre entre et unique humanité vaincue. - La - fission >
ennemis (puisque les deux appareils se a de ce point de vue véritablement conduit
compléteraient pour n'en faire qu'un) ni une à une « fusion •>. - Maintenant, il s'agit de
guerre entre appareils : il vaudrait mieux par- faire en sorte qu'une autre forme de
ler d'un processus impliquant des appareils • fusion » remplace et empêche la fusion des
combines encre eux grâce auquel deux pièces appareils ou des victimes.
ettnemiei (une pièce du parti A et une pièce
du parti B) formeraient à chaque fois un
Tout combiné. Le principe de la dualité serait Nous ne vivons pas dans une époque mais
alors dépassé. H est superflu de préciser que ce dans un délai
qui vaut pour cet exemple très simple, vaut
également pour un cas plus compliqué (cor- Parmi les centaines de terribles simplifica-
respondant à la réalité). Chaque parti aurait à tion/' que contient notre passé, il n'y en a
sa disposition un grand nombre de missiles et aucune qui nous remplisse après coup d'une
d'anti-missilcs auquel ensuite pourraient telle horreur que la formule * Peace in our
s'ajouter une infinité d'antimissilcs et Time » ¡La Paix pour notre temps] qui a été

-s 79
forgée peu avant que n'éclate la dernière La formule sonne de façon encore plus
guerre. Écoutons-la bien. Aujourd'hui, alors absurde si l'on veut l'appliquer à la simation
que nous savons ou du moins devrions actuelle ou si elle prétend formuler la tâche
savoir qu'elle a été acclamée par des hommes actuelle. Elle dit l'inverse de ce que tequien
qui attendaient déjà des sépultures en l'état du monde actuel. Depuis le moment
masse ; dans des villes qui étaient déjà où - ce oriente lux- la lueur du feu d'Hiros-
composées de futurs décombres ; et à une hima s'est répandue sur le globe terrestre,
époque où la radio expliquait aux quatre notre situation a fondamentalement changé.
vents que le monde était déjà en guerre (car Parler aujourd'hui de « paix pour notre
l'ouverture des hostilités appelée - guerre temps «. est devenu contradictoire parce que
civile espagnole * était déjà derrière elle), le temps ne peut plus continuer en dehors
cette formule sonne comme une moquerie de la paix. Si l'on souhaite mettre une for-
infernale. Bien sûr, naïveté et moquerie sont mule entre les mains de nos contemporains,
étroitement liées. Et nous ne pouvons on peut tout au plus proposer de renverser
comprendre complètement ce moment que celle qu'on a citée, ce qui donne : « Du
si nous écoutons la voix innocente de temps pour notre paix. • Qu'est-ce que cela
l'homme qui s'est exprimé des son retour, veut dire ?
depuis r.iéropon vie Londres , ci I.) voix Peu de suppositions seraient plus naïves
moqueuse de ceux qui avaient déjà leur que celle selon laquelle il y aurait encore
ordre de mobilisation allemand dans la pour nos contemporains du temps dans le
poche de leur veste, comme si elles apparte- sens où il y avait auparavant du temps, c'est-
naient à un texte de l'histoire mondiale à-dire dans le sens où le temps constituerait
composé sur deux tons. un réceptacle patient et indifférent à son
contenu dans lequel nous pourrions menre
16. Il s'agit de Neville Chamberlain - voir note telle ou telle action sans, ce faisant, l'irriter ;
m/mi. p. »79. (N.d-T) un espace vide à l'intérieur duquel pou1

80 81
se dérouler n'importe quel événement sans époque comme ce « temps • qui est en per-
que celui-ci en soit affecté. C'est terminé. Il manence en danger de prendre fin et
n'y a plus de temps de la paix, ni plus géné- d'entraîner le temps avec lui. À moins que
ralement de temps. Ix temps de la paix et nous ne la déterminions, théologiquement
le temps sont devenus identiques, - Cela parlant, comme te temps de la fin. Une
signifie : « époque » au sens usuel n'est pas un tel
Premièrement, du point de vue du temps, temps de ta fin : clic peut ne jamais unir
que celui-ci a cessé d'être au sens kantien tant qu'il y a du temps, mais seulement avec
une • forme conditionnante •. Il est devenu la fin du temps lui-même (ce qui vaut d'ail-
au contraire — ce qui semblera à coup sur leurs pour toutes les époques). Bien qu'elle
vraiment absurde à beaucoup d'oreilles phi- ait un point de départ scmblc-t-il indiscuta-
losophes - quelque chose de conditionné, ble (son année zéro est 1945) et bien qu'elle
"1 c'est-à-dire quelque chose qui dépend de la soit si fragile, c'est-à-dire toujours « sur le
paix, quelque chose qui perdure avec elle ou point de prendre fin ». ou précisément parce
/ prend fin en même temps qu'clle- qu'elle est toujours sur le point de prendre
Deuxièmcment, du point de vue de la fin, elle est aussi une époque sans fin au sens
paix, cela signifie que celle-ci a cessé d'être où elle est « définitive •». Elle se distingue des
un état empirique et historique parmi autres époques parce qu'elle est à la fois pro-
d'autres. Elle est devenue au contraire la che de la fin et sans fin. Mais elle est aussi
condition par excellence : la condition de sans fin - ce qui semble encore plus remar-
l'humanité, de l'Histoire et du temps. quable - parce qu'elle dépend de nous, ou
plus précisément - et c'est cela le plus remar-
Dire cela ne suffit pas. On ne peut pas quable - parce qu'elle dépend dune incapa-
employer aujourd'hui l'expression • notre cité de notre pan : elle dépend du fait que
temps » pour désigner i notre époque ». À nous ne pouvons plus ne plus pouvoir faire
moins que nous ne déterminions notre ce que nous avons été capables de faire une

82 83
fois (en l'occurrence nous préparer la fin les Voilà donc • notre temps ». C'est le
uns des autres), parce que • nous sommes * nôtre • mais, bien sûr, dans un sens nou-
condamnés à faire ce que nous sommes veau. Au sens où la décision de savoir s'il
capables de faire ». continuera ou non est entre nos mains : au
Tant que le monde durera, quels que sens où le temps qui, en tant que dimension
soient les tours et les choses sensationnelles du possible, a jusqu'à présent constitué ^^
que l'Histoire cache encore dans sa boîte de l'espace de jeu de notre liberté, est maintenant
Pandore, il ne pourra plus nous surprendre. devenu un objet de notre liberté.
Peut-être pas parce qu'il sera épuisé mais au Mais si la menace qui atteint chaque jour à
contraire parce qu'il tiendra ferme le maxi- nouveau la limite du supportable devenait
mum aujourd'hui atteint de sa puissance : réelle ou si la guerre écl.uait à cause d'une
lauto-anéantissemcnt de l'humanité, et sera erreur technique, celle-ci ne serait pas seule-
incapable de ne pas tenir ferme ce maxi- ment • une guerre dans notre époque » mais la
mum. Et cela signifie précisément : parce dernière des guerres. En tant que dernière des
qu'aucun changement ne peut imposer un guerres, elle serait en même temps une guerre
critère déterminant un nouvel âge du monde contre toutes les époques qui ont existé
capable de concurrencer et de vaincre l'actuel jusqu'à présent et dans lesquelles il y a eu des
critère d'un - possible auto-anéantissement hommes. Car ces époques seraient mainte-
de l'humanité ». Multiplication par cinq du nant sub speciede ce dernier événement, c'est-
nombre d'habitants sur terre ? Possible. Mul- à-dire apiis coup, précipitées toutes ensemble
tiplication par trois de la durée moyenne de dans une seule et unique époque. Ce n'est pas
la vie ? Pensable, Des horaires de transports seulement « la paix pour notre temps • qui
interstellaires ? Pourquoi pas ? Mais toutes serait effacée avec elle, pas seulement la paix en
cesfièresconquêtes n'empêcheront pas notre général, mais - l'époque de l'homme »•, cette
époque de continuer : elles lui appartien- époque dans laquelle il y a eu des périodes de
dront mais ne la rachèteront pas. guerres et des périodes de paix.

84 85
Voilà pourquoi notre appel à la paix .1 Nous, en revanche, nous envions laltema-
aujourd'hui un tout autre contenu que tive • mauvais monde ou bon monde ». La fin
celui des générations antérieures. Et égale- nous menaçant, notre alternative aujourd'hui
ment un degré d'urgence que celles-ci est : un monde ou pas de monde. Aussi long-
n'auraient pas pu pressentir. C'est pleins de temps qu'il dure, le monde actuel nous sem-
respect que nous évoquons le souvenir de ble presque être - le meilleur des mondes •,
l'appel : « Plus jamais de guerre ! » avec Ne l'cst-il pas ?
lequel la génération de nos pères, les Non. Car du fait qu'il y va ici de continuer
combattants des tranchées de la Somme et à être ou non, il ne s'agit plus du simple
les survivants de Galicic, ont demandé la remplacement d'une possibilité par l'autre.
• paix perpétuelle ». Mais aussi pleins D'un mieux-être dépendent aujourd'hui
d'émotion et d'envie. Car leur appel sonne beaucoup plus de choses que jamais. En
à nos oreilles comme un appel venant d'un outre, aussi paradoxal que cela puisse sembler,
monde plus heureux, d'un monde plus sûr. la conservation du monde ne peut réussir que
Aussi indignés qu'aient pu être leurs cris, par son changement. Continuer à exister n'est
aussi grandes qu'aient pu être leurs espé- possible que si le monde qui reste est différent
rances, ils sont restés à l'intérieur d'un du monde actuel. les espérances et les préten-
\espace dont ils n'avaient aucune raison de tions de nos pères ne sont donc pas annulées.
W méfier et dont ils n'ont pas un instam On peut même dire qu'elles sont au contraire
eu besoin de douter parce qu'il leur était pour la première fois actuelles.
donné. Ils sont restés à l'intérieur du
monde qui était • là » et dont ils avaient la
garantie qu'il resterait • là », ce qui leur per- Apocalypse sans royaume
mettait de se limitera revendiquer de meil-
leures conditions de vie, quand ce n'était Aujourd'hui, pour penser, nous disposons
pas même le meilleur des mondes. du concept d'apocalypse nue, c'est-à-dire d'un

\ 87
concept d'apocalypse qui consiste en une meilleur. Puisque la situation atteinte
simple fin du monde n'impliquant pas contient toujours en elle le germe d'une
l'ouverture d'une nouvelle situation positive meilleure situation, inévitablement, nous
(la situation du « royaume •). On a à peine vivons dans un présent dans lequel un <• ave-
réfléchi à cette apocalypse sansrojwMweaupa- nir meilleur - a toujours déjà commencé ;
ravant, en dehors peut-être de ces philo- non, d'une certaine façon, nous vivons déjà
sophes de la nature qui ont spéculé sur la dans « le meilleur des mondes », car on ne
mort thermique17. Définir ce concept nous peut rien imaginer de meilleur que le fait de
préparc à des difficultés d'autant plus devenir toujours meilleur. Autrement dit,
grandes que nous sommes habitués à son pour ceux qui croient au Progrès, l'apoca-
contraire, au concept de royaume sans apoca- lypse est inutile comme condition préalable
lypse, et que la validité de ce concept nous au * royaume ». C'est de la façon la plus
est totalement évidente depuis des siècles. ingénieuse qu'ont été entrelacés présent et
Quand je dis cela, je ne pense pas tant à des futur. Si le royaume est toujours venu, c'est
images utopiques de situations plus justes à parce qu'il était déjà là. Et s'il était déjà là,
la manière d'Ezécbicl dans lesquelles les sour- c'est parce qu'il venait en fait de façon conti-
ces du mal ont été vaincues. Je pense, par nue. On ne peut quasiment pas se représen-
exemple, à la métaphysique de l'Histoire qui ter un credo plus éloigné de l'apocalypse,
domine sous le nom de « croyance au Pro- pour ne pas dire un affect plus anti-apoca-
grès • depuis des siècles. Car cette croyance lyptique (et. ce faisant, une mentalité plus
ou cette théorie, qui est devenue pour nous étrangère au christianisme apostolique). Que
tous une seconde nature, avait déjà enseigne l'Amérique, le pays classique où la croyance
qu'il appartenait à l'essence de notre mondc au Progrès est la plus populaire, s'appelle si
historique d'être inévitablement toujours volontiers • God's own country • n'est rien
moins qu'un hasard. L'expression indique
17. Allusion à Ludwig Boltzmann. (N.iLT.) sèchement que le royaume de Dieu est déjà

89
là : il est impossible de ne pas y voir une c'est un véritable saut dans son contraire
réminiscence de l'expression « civitas Dei ». qu'il nous faut faire.
Les mots - apocalyptique » et « anti-apoca-
lyptique - n'ont certainement joué aucun Mais cela ne veut peut-être pas dire que la
rôle dans la discussion de la catégorie de difficulté serait fondamentalement moindre
« Progrès - mais, malgré son délayage on du côté des révolutionnaires ; que ces der-
reconnaît bien l'opposition conceptuelle niers, qui ontreprisou continué (toujours en
entre - apocalyptique - e t « anti-apocalypti- le sécularisant) l'héritage apocalyptique,
que • dans la distinaion populaire entre auraient eu moins de mal à concevoir l'idée
* évolution niste > et •• révolutionnaire ». Qui de la menaçante < apocalypse sansroyaume».
sait si l'horreur avec laquelle les Américains Car aussi vivant qu'ait également pu être
ont réagi au bolchevisme et à l'existence de pour eux le concept d'« apocalypse - (trans-
la • Russie soviétique - n'a pas été motivée à formé en concept de « révolution -), le
l'origine, plus que par le communisme en concept du - royaume » ne l'était pas moins.
tant que tel, par le fait que la révolution Le modèle de pensée de l'eschatologie judéo-
russe, qui avait en clic quelque chose d'apo- chrétienne • chute ci justice » ou « fin et
calyptique, avait violemment heurté leur royaume • rayonne nettement à travers la
doctrine communiste puisque b révolution y
croyance à l'inutilité de la croyance apoca-
joue le rôle de l'apocalypse, et la société sans
lyptique. Rien ne contrarie en tout cas plus
classes celui du - royaume de Dieu >•. Il faut
sérieusement nos efforts pour penser le
encore ajouter à cela qu'avec la révolution,
concept aujourd'hui nécessaire d'une » apo-
remplaçant l'apocalypse, elle n'a pas imaginé
l calypse sans royaume • que cette thèse opti- un événement ayant simplement lieu, mais
miste d'un * royaume sans apocalypse ». Et il une action qui. si elle n'avait pas le
est indiscutable que le concept que l'époque • royaume • comme objectif, serait tout sim-
attend de nous est une véritable exigence : plement absurde. Il ne peut être ici question

MU •M
d'une quelconque affinité avec le concept position que nous adoptons nous, hommes
d'une » apocalypse nue sans royaume » d'aujourd'hui, qui obéissons à la contrainte et
aujourdhui requis. Au contraire, depuis la non à notre propre pulsion, leur position nous
perspeaive actuelle de la possibilité d'une apparaît comme une position de -good old
catastrophe totale, Marx et Paul semblent nihilists», voire d'optimistes, l'as seulement
être devenus des contemporains. Les diffé- parce qu'ils approuvaient l'anéantissement de
rences qui jusqu'à présent avaient défini les ce qu'ils destinaient à l'anéantissement, de ce
fronts - même la différence fondamentale qu'ils regardaient comme un • delendum ».
entre déisme et athéisme - semblent être c'est-à-dire comme une chose digne d'être
condamnées à sombrer ensemble. anéantie ; mais surtout parce qu'ils situaient
Malgré tout, notre affirmation selon les anions ou les processus de destruction à
laquelle l'idée d'une apocalypse se confron- l'intérieur d'un cadre dont ils ne doutaient à
tant au néant nu serait inouïe et selon aucun moment de l'indcstruaibilité. Autre-
laquelle nous serions les premiers à devoir ment dit : ilsregardaienti seulement - Dieu
étudier cette idée reste surprenante. Elle est et les prétendues valeurs comme des détendit
surprenante parce que nous sommes en fin Nous disons - seulement » parce qu'ils ne
de compte depuis près d'un siècle entourés comptaient pas le monde dans la catégorie des
de nihilisme, entourés par un mouvement » delenda -, parce que l'idée que nous devons
qui, puisqu'il a mis le nihilau premier plan, concevoir, nous, hommes d'aujourd'hui -
a bien dû contribuer à nous habituer à l'idée celle de l'anéantissement du monde - ne pou-
de l'anéantissement. Ces nihilistes ne nous vait pas surgir à l'intérieur de leur horizon,
ont-il donc pas préparés à ce à quoi nous de l'horizon de oc qu'ils étaient capables de
devons nous attendre (pour l'empêcher) et craindre ou d'espérer.
ne nous ont-ils pas appris ce que nous Au contraire : si ces nihilistes plaidaient
devons savoir ? pour la destruction, leur passion restait
Non. absolument pas. Et comparé à la talonnée par leur approbation du monde. Il

92
est clair qu'ils viennent du naturalisme, des en • ans de grâce », l'histoire factuelle ne
sciences physiques et naturelles ce de la tech- s'est pourtant pas déroulée comme une suite
nique de leur temps. Même si quelques-uns d'événements sacrés. Elle s'est plutôt dérou-
d'entre eux ont trouvé douteux, voire scélé- lée» dans la mesure où l'on ne s'est pas habi-
rat, l'optimisme des sciences physiques et tué à la voir continuer et où l'on a fini par
naturelles, d'une façon indirecte, ils étaient oublier l'attente, comme un enchaînement
à peine moins optimistes que les avocats du de désillusions sacrées, comme un non-
Progrès qu'ils méprisaient et raillaient tout avènement chaque jour répété et jamais
en étant pourtant dans le même camp. Ce démenti du « royaume », comme un exer-
qui leur a donne le courage de dire un grand cice permanent pour se contenter du fait que
non, c'est le fait qu'ils partageaient de façon ce monde continue à exister.
plus ou moins consciente le grand oui de En réalité, du point de vue du christia-
leur époque : la confiance des sciences phy- nisme primitif, le fait que se soient écoulés
siques et naturelles dans le monde ainsi que deux mille ans est un scandale : cela n'aurait
le projet d'une domination totale du monde, pas dû avoir lieu - à moins qu'on ne
bref, la confiance dans le • Progrès ». Je conçoive ces deux mille ans comme Jésus a
pense surtout ici aux nihilistes russes. conçu le temps séparant l'envoi des disciples
de sa mort, ou comme Paul a conçu le temps
de son apostolat, c'est-à-dire comme un
L'ambiguïté du délai chrétien délai, comme le moment qui s'intercale ou
doit nécessairement s'intercaler entre
Bien que l'Histoire se soit constituée en l'annonce de ta parousie (ou la Crucifixion)
« Histoire » au sens moderne, c'est-à-dire en et la parousie elle-même, c'est-à-dire comme
une Histoire ayant un sens, du seul fait que le dernier moment de convulsions ou de
l'attente chrétienne s'est orientée vers le triomphe de Satan avant le jugement.
salut, et bien qu'on ait compte ses années Du point de vue chrétien, c'esi-à-dire

'h 95
eschatologiquc. le christianisme vit après le non seulement dans la théologie chrétienne
Christ ¡post Christum} mais il vit pourtant mais aussi dans l'âme chrétienne, et parfois
« avant » Lui. au même moment, des convictions qui se
Line situation ambiguë. Abandonner sans contredisaient :
autre forme de procès l'attente qui, pour Premièrement, b conviction selon laquelle
Jésus, était l'attente du royaume de demain, l'apocalypse (ou le royaume de Dieu, b jus-
parce qu'elle a été déçue et désavouer du tification) n'était pas encore arrivée.
même coup expressis verbis ce qui est attendu Deuxièmement, la conviction selon
n'était possible que pour ceux qui consen- laquelle la parousie n'aurait pas lieu sous la
taient à renoncer totalement à leur foi. Car forme d'une catastrophe mais comme un
celui qui renonçait au « que ton règne événement à l'intérieur des hommes. (Du
vienne, que ta volonté soit faite sur la terre fait que, dans le baptême, Paul et les siens
comme au ciel ! • renonçait, ce faisant, à avaient fait l'expérience de la mort et de la
l'ensemble du christianisme. Peut-être ont- résurrection avec le Christ, ils croyaient déjà
ils été assez nombreux à franchir ce pas à participer du royaume de Dieu : ils avaient
l'époque où le christianisme n'était pas anticipé le moment décisif et l'avaient anti-
encore devenu une religion d'Etat ? Si tel est cipé à l'intérieur du temps du monde.)
le cas, Paul et Pierre n'auront pas mis leurs Ou. troisièmement, b conviction que le
contemporains en garde sans raison. Pour royaume existait déjà, sans qu'il y ait eu
ceux qui. malgré le non-avènement de la d'apocalypse, sous la forme de l'Eglise. Dans
parousie. persistaient en revanche dans la foi ce cas, aussi paradoxal que cela puisse
et faisaient précisément la démonstration de sembler, l'apocalypse n'a pas eu lieu mais
leur foi par leur patience - qui s'imposait elle est néanmoins reléguée dans le passé.
comme la vertu par excellence des chrétiens
déçus —. la situation était d'une ambiguïté à Abstraction faite d'individus qui n'ont pas
peine dépassable, à peine exigible. 11 y avait pu renoncer à chercher où ils en étaient et

96 97
ont persévéré dans une interprétation déter- ru-LCN-v.iirc pom dcprtmei aso. toute la . \
minée, l'histoire du christianisme aura été requise que ce d o u t e , s'il survenait
en grande partie l'histoire de l'articulation aujourd'hui, agirait de façon encore plus
de ces possibilites qui se contredisent et funeste qu'autrefois. Ä l'époque, il s'agissait
s'excluent. d'une menace simplement imaginaire : lesj
deux mille ans qui se sont écoulés depuis en
Le plus grand danger serait qu'une ambi- sont b preuve. Alors que cette fois-ci, c'est
guïté eschatologiquc semblable devienne une menace indubitable, réelle - au sens
dominante aujourd'hui : que notre position quotidien et technique - qui est en vue et
devienne aussi claire-obscure* que l'a été b va devenir vraie si nous ne b prévenons pas
situation eschatologiquc des chrétiens. Rien en y répondanr par une action tout aussi
ne serait plus funeste que de ne pas savoir indubitablement réelle-
si nous devons regarder la catastrophe Ce qui se tient derrière nous - au sens de
comme se tenant encore devant nous (et ce qui est valide une fois pour toutes - , c'est
nous comporter conformément à cela) ; ou la présupposition qui rend b catastrophe
M nous pouvons nous permettre (en raison, possible.
par exemple, du fait que le monopole Ce qui se tient devant nous, c'est la pos-
nucléaire a été brisé) de nous organiser dans sible catastrophe.
le monde comme si nous étions déjà passés Ce qui est toujours là, c'est la possibi-
de lautre côté de b montagne ; ou même si lité que la catastrophe ait lieu à chaque
nous pouvons considérer la fin com nu- instant.
un • événement perpétuel • (et, en fin de Analogie : tout comme autrefois on avait
compte, comme un événement pas si essayé, en introduisant l'idée de délai, de
effrayant). Peut-cire la franchise brutale garder les croyants dans la croyance (en
d'un non-croyant, de quelqu'un d'aussi l'avènement), on cherche aujourd'hui, en
incroyant que l'auteur de ces lignes, est-elle réintroduisant l'idée de délai, à garder

l 99
)K
les incroyants dans l'incroyance (en l'avè- d'expérience dans ce domaine et où il y avait
nement). un monopole nucléaire - qu'aujourd'hui, à
Autrefois, cela se formulait ainsi : nous ne l'époque de l'équilibre nucléaire. Le climax
devons pas attendre le royaume tout de de danger atteint à l'époque aurait même pu
suite, car son avènement constitue un drame être dépassé. L'épreuve est donc déjà derrière
cosmique : même si elle a déjà été obtenue nous, i
au ciel, la victoire prend du temps ici-bas ;
elle ne peut avoir lieu avant que Satan
ait joui convulsivement de son dernier La fin de la fin
triomphe. » Car il faut qu'auparavant l'apos-
tasie soit arrivée • (deuxième épître aux Aussi longtemps qu'on a conçu le cours du
Thessaloniciens. 2,3). Bref, le lait que l'avè- temps comme cyclique, il était inévitable
nement n'ait toujours pas eu lieu était tout qu'on aneigne toujours à nouveau le poini
simplement présenté comme la preuve qu'il de départ et qu'on refasse toujours à nouveau
aura bien lieu. le même parcours. Le concept de - fin - ne
Aujourd'hui, c'est le contraire : - Nous pouvait pas apparaître. Là où il est apparu,
n'avons pas besoin d'attendre tout de suite comme dans la théorie stoïcienne de l'ekpyro-
l'avènement (de b catastrophe), surtout pas. sis [du feu cosmique], • fin - signifiait aussi
Le lau qu'elle n'ait pas eu lieu jusqu'à pré- en même temps « commencement ».
sent, c'est-à-dire le fait qu'un délai se soit C'est avec rattentede la fin définitive, avec
déjà écoulé, prouve bien que nous sommes b peur et l'espérance eschatologiquc, que
capables de vivre avec le danger (de vivre l'Histoire est devenue un « sens unique •
"avec b bombe") et de maîtriser ce danger. excluant toute répétition. N'ayant réussi à
C'est d'autant plus sur que le danger apoca- atteindre ni son point de départ ni sa fin,
lyptique a été plus aigu au début du "délai" l'Histoire-qui doit son existence au concept
- à l'époque où les hommes manquaient de - fin » - est devenue le principe du • et

100 101
ainsi de suite • et a ainsi contribué à préparer de l'interprétation des rêves de Daniel jusqu a
la fin du principe de • fin ». Rien ne nous l'espérance d'un « royaume de Dieu » socia-
avait été aussi bien garanti et pour toute liste, il n'ya bien sûr jamais eu jusqu'à presentí
l'éternité que le lait que le temps continue- de véritable danger de fin du monde, malgré \.
rait éternellement. Aujourd'hui, cette garan- tout le serietuTiubjcuif avec lequel les pro-
tie s'est effondrée. phètes ont parlé de ce danger. Le danger de
tin du monde qui IM • est tle
, menace aujourd'hui
premier à être ob|ectivcment sérieux. Il est
Digression sur l'apocalypse chrétienne et . , ^-
. - mcínFsi
- . - sérieux
,; qu'il
. ne pourrait pas l'être \
l'apocalypse nucléaire ^ ' rr plus.
plus- Puisqu
Puisqu'ilil en
en vava ainsi,
ainsi, voilà
voilà comment
comment ilil

On a protesté à plusieurs reprises contre


M t convient de répondre aux questions : quel
„ e m p l o i des termes « fin du monde »ou- apo-
mon emploi des adjectifs « eschatologiquc » calypse • est métaphorique ? Quel autre ne
et « apocalyptique ». Il n'est pas convenable, l'est pas ? C'est aujourd'hui pour b première
m'a-t-on dit. de jouer avec des adjectifs théo- fois que ces termes prennent un sens sériciut
logiques et de conférer, en les employant de et non métaphorique ; depuis l'année zéro
façon métaphorique, à l'exposé d'une situa-
(= 1945). il désignent pour b première fois
tion n'ayant rien à voir avec b religion, un
une fin récllemeiu possible. Du coup, le
faux sérieux et un caractère faussement
concept d'apocalypse qu'on a utilisé en théo-
terrible.
logie jusqu'à présent se révèle n'avoir été
La seule réplique possible à cette critique qu'uncsimplçmctaphore. Pour être plus pré-
semblera choquante. Mais le sérieux, que nous cis, ce qu'on a vtsé à travers ce concept
aurions prétendument offensé, n'admet pas b — exprimons-nous crûment — se révèle
moindre ambiguïté. Void ma réponse; aujourd'hui n'avoir été qu'une fiction.
Aussi ancienne et respectable que soit l'his- Comme nous l'avions annoncé, cela peut
toire des espoirs et des peurs eschatologiques. sembler provocant, mais à tort, car nous ne

102 103
sommes absolument pas le premier à entre- Dans le continuum des espoirs déçus qui
prendre de ramener l'eschatologie au rang de a duré des siècles, l'apocalypse semblait être
b « fiction ». Dans un certain sens, cette devenue une fiaion - avec quels moyens,
dégradation est presque aussi vieille que parfois des trucs, l'espérance a été entretenue
l'eschatologie elle-même et a déjà une longue malgré le retard infini de la parousie qui ne
histoire. À vrai dire, elle date du moment où prend jamais fin. on ne peut pas en traiter
les disciples que Jésus avait envoyés avec les ici - , mais pas parce que tout d'un coup,
paroles : • Vous n'aurez pas achevé de par- comme aujourd'hui, une tout autre menace
courir les villes d'Israël que le Fils de l'homme d'apocalypse, réelle de surcroît, avait surgi.
sera venu » (Matthieu, 10-23) avaient achevé Dans b mesure où elle n'a pas pu être théo-
leur périple sans que le Fils de l'homme ne logiquement refondue, b prédiction sem-
soit revenu, car le vieux monde existait tou- blait n'être en lait qu'une fausse prophétie.
jours et continuait à fonctionner. La décep- Un père de l'Église modérait déjà sa prédic-
tion de b non-parousie et du non-avènement tion, dans le Pont, avec les mots suivants :
de b fin ou bien celle de voir continuer le i Si cela n'arrive pas comme je l'ai dit. alors
vieux monde est le modèle de la déception ne croyez plus désormais les Écritures, mais
qui a perduré pendant des siècles, jusqu'à ce que chacun de vous fasse comme il veut". »
qu'en fin de compte b parousie reçoive un Ceb signifie qu'il n'y a pas que b ques-
nouveau sens et soit conçue comme un évé- tion • quand ? • qui est vivante depuis le
ncmen t ayant déjà eu l ieu ". commencement ; le doute quant à b fin du

18. La représentations de la résurrection et de la


fin du monde aux III et tv lièclcs se présentaient Dogma |La Naissance des dogme» chréticnsl. Berne.
comme si ce qui était attendu était déjà arrive, c'est- 1941. p. 90.
à-dire comme si le futur était un passé. - C/sut ce 19. Hippalvtc. Commentaire tur Daniel, IV, 18
point Martin Werner. Die hiistehungdes chrutluhen jq. Cité d aprts Wcmer, p. 107.

KM 105
monde prédite l'est aussi*". Ce n'est pas depuis maintenant mille cinq cents ans, à
l'apparition d'une menace effective du type cause de b non-parousie du Christ. Le rem-
de celle qui est apparue aujourd'hui qui a placement du christianisme eschatologiquc
introduit le doute mais le fait que le monde, par un christianisme < existentiel » opéré par
en continuant à exister, contredisait chaque Hultmann n'est que b dernière neutralisa-
jour les attentes apocalyptiques, pour ne tion en date de l'apocalypse, une neutralisa-
pas dire qu'il leur infligeait un véritable tion dont b tradition remonte à Augustin,
démenti, puisque ce dernier voyait dans l'existence de
Quant aux chrétiens d'aujourd'hui, dans 1 I ulisL' la - civitas lia ••. ^cst-a-dirc le
la mesure où ceux-ci croient encore à b fin royaume advenu, un royaume qui. puisqu'il
du monde, ils se b représentent encore et est advenu, rend superflue l'espérance en son
toujours comme cette fin qu'on leur a ensei- avènement. Non. l'ambiguïté de l'image et
gnée dans le cours de religion. Je veux dire du concept de l'apocalypse est déjà présente
par là qu'il ne leur vient pas à l'idée de voir chez Paul et ce n'est pas seulement l'image
un ometu un signe, dans b situation que que l'apôtre se fait de l'apocalypse qui est
nous avons produite aujourd'hui'. J'ai dit ambiguë, mais aussi (si l'on peut employer
de façon limitative « dans b mesure ou >., cette expression) son •• sentiment sur l'apo-
car l'apocalypse n'est plus un article de foi calypse •. c est-à-dire son opinion sur l'apo-
calypse"'. Avec cette expression, je ne vise
20. Deuxième épitre de Pierre, 3, 3 sq.
21. Il est bien sur toialcmem insulHsant de parler 22. Plus le rñlc du sacrement est devenu grand
aujourd'hui d - omina : Car notre production de la ti.im l'bistoire du ebristunisme, plus l'idée eschato-
fin du monde nous menace déjà de la fa^on la plus liipijur a perdu en puissance et en capacité 1
directe et nous n'avons pas besoin d'exegesc pour convaincri-. I jr si \c sacrement or ...ijulik île
idcntilR-r le danger. IJIc c i bien sûr beaucoup plus ik-adcr dr L resurreainn ou de b damnaiton. IJ
qu'un simple signe avant-coureur avant besoin d'être Hincnic du jugement dernier est déjà anticipée au
interprété. cours de la vie et le jugement lui-même rendu super-

100 ur
pas seulement l'ambivalence - qui intervient été forcée, si elle ne voulait pas renon»
plutôt rapidement - de l'espérance et de b son credo principal, d'insister fermement sur
peur que suscite l'apocalypse attendue, une l'avènement d'une catastrophe annoncée
ambivalence qui finit toujours par se lever comme imminente et qui n'arrivait pourtant
pour ne plus bisser place qu'à b peur, mais pas. Elle a dû accorder simultanément que •
aussi l'imprécision due au fait qu'on ne b catastrophe n'était pas encore là mais que,
savait pas si l'on devait concevoir ce qui était d'une cenaine façon, elle était pourtant déjà ]
promis comme quelque chose de présent ou là. Bref, on devait concevoir cene situation
d'à venir. comme un délai, comme un espace de
Cette situation - c'est b situation des temps, qui devait être défini par son carac-
• retards de b parousie » qui joue à juste tère limité et son manque de durée, qui
titre un rôle décisif dans l'histoire actuelle devait donc être défini par sa * finis », c'est-
de la religion et plus précisément de b reli- à-dire comme un espace de temps fini sur
gion protestante*3 - est la situation de la lequel la i finis » ne se contente pas de pro-
génération de Paul et plus particulièrement jeter son ombre ou sa lumière mais qu'elle
celle de Paul lui-même. Elle est prodigieu- remplit déjà. C e b signifie qu'il faudrait
sement intéressante pour nous en tant que concevoir l'avènement (de la fin ei du
modèle de notre propre situation. Car cette royaume) comme un processus qui demande
situation est b seule avant b nôtre à avoir et prend du temps, comme un processus à
l'intérieur duquel o o ^ t t o u y e déjà - un peu
flu. Mais puisque le jugement est un dément essen- comme un traincau qui file à toute vitesse
tiel du drame acbatologique. au mieux, puisque la vers un précipice sans qu'on puisse l'arrêter
fin apocalyptique est dans un certain sent identique
à la semence du juge, il ne reste plus qu'une idée
et qui est déjà dans b catastrophe avant de
douteuse et défigurée de l'Apocalypse. s'écraser effectivement dans le précipice.
2S l>alw>rd LIICV Sjiwcitïrr puis chci. Wiener, Comme dans cet exemple, nous voyons,
entre autres. nous aussi, ce qui se tient devant nous.

lus 109
Synopsc de l'apocalypse chrétienne jje,*' 4. Autrefois, il avait fallu empêcher qu'on
et de l'apocalypse nudeaire ÍM'*~ ne se méprenne sur le sens des non-avène-
ments du retour et du royaume (ou, mieux,
Une comparaison synoptique de l'attente qu'on ne le comprenne trop bien) et qu'on
de l'apocalypse dans le christianisme apos- ne les interprète comme des preuves établis-
tolique avec l'aciuelle attente de b fin rendra sant b fausseté de ce qui avait été annoncé.
cette dernière plus claire. Elles ont en C'est à cela qu'ont visé tous les efforts intel-
commun ce qui suit : lectuels et en particulier ceux de Paul pour
1. Autrefois, la tâche principale consistait expliquer que le monde n'existait plus et
à faire comprendre aux contemporains qu'ils qu'il avait changé, pour montrer que la
ne vivaient pas dans une époque quelconque, situation eschatologiquc était en tait deia
mais dans un délai \cc qui signifiait du même • là > ; pour expliquer en lin de compte aux
coup qu'ils vivaient effectivement dans ce croyants que le bouleversement avait déjà
délai). Il en va de même aujourd'hui. commencé ou que tout l'homme qui était
2. Autrefois, la fin attendue se heurtait à mort au monde était déjà racheté en Christ.
l'incroyance générale ou même à b moque^ Il en va de même aujourd'hui. Car.
rie. - Sachez I...| que dans les derniers ¡ours, aujourd'hui aussi, il est nécessaire d'empê-
il viendra des moqueurs l„.l qui diront : cher qu'on ne se méprenne sur le fait que la
- Où est la promesse Idc son avènement] ? ». catastrophe n'a touiours pas eu lieu et
Il en va de même aujourd'hui. qu'on n'y voie une preuve établissant son
3. Autrefois, on considérait (Paul, en par- impossibilité réelle, qu'on ne prenne le - pas
ticulier) qu'entre b mon sur la Croix et le encore p pour un - jamais ». Aujourd'hui
retour, le monde n'avait fait i| n'exister encore. aussi, nous devons réunir tous nos efforts
Il en va de même aujourdhui. Entre Hiros- intellectuels pour nier que le monde existe
hima et la guerre nucléaire totale, le monde encore et qu'il n'a pas changé, pour faire
existe encore, il ne fait qu'exister encore. reconnaître des faits actuels comme des

MO III
signes et démontrer que la situation escha- contraire tout simplement effrayant. Il dit:
tologiquc a en fait déjà commencé. • L'absence de futur a déjà commencé. •
Elles diflèrcnt sur les points suivants ; 4. Autrefois, l'espérance eschatologiquc
l. Autrefois, on attendait une fin qui ne avait constitué V» Histoire ». L'antique
venait pas. Elle était, pour aller vite, infon- caractère cyclique du temps, qui empêchait
dée. Aujourd'hui, elle est au contraire ötsftc- toute historicité, était désormais dépassé du
tijuanent justifiée. Comparé à l'attente fait que ce qui n'était pas encore arrivé
actucllc^c b fin. le discours des apôtres sur courait droit devant, dans une voie à sens
l'apocalypse n'est que pure imagination. unique, à la rencontre du » royaume ».
Nous ne parlons pas métaphoriquement Nous, en revanche, c'est b fin de l'Histoire
lorsque nous qualifions ce qui nous attend que nous envisageons à travers notre attente
d'« apocalyptique » ; vu depuis notre situa- de la fin. Ou, autrement dit, puisque c'est
tion, c'est le discours qu'on tenait autrefois d'abord le sacrifice du Christ qui a garanti
sur la » fin » qui est métaphorique. le royaume de Dieu, cette mort a transformé
2. Autrefois, on considérait b fin comme après coup tout l'espace de temps précédant
quelque chose dont l'homme était seule- cette caution en quelque chose d'ancien.
ment responsable. Cette fois-ci, b fin est en 1 I listoire est devenue possible parce que les
revanche quelque chose de directement événements du monde ont alors été articulés
accompli par l'homme. Autrefois, on consi- en deux époques (ou même, si l'on consi-
dérait que la fin attendue avait pour cause dère le délai qui nous sépare du jugement
notre faute. Cette fois-ci, notre faute comme une époque, en trois époques). Pour
consiste précisément dans la production nous, en revanche, la possibilité de b fin fait
même de la fin. du passé quelque chose qui existe comme
3. l-e message de l'époque était plutôt s'il n'avait jamais existé. C e b signifie qu'il
réjouissant. Il disait : « Le futur a déjà sera après coup dés-historicisé, s'il n'est pas
commencé. » Le message d'aujourd'hui est au même - sit venia verbo - « dé-ontisé »,

112 113
5. Autrefois, il était nécessaire (voir ci- non. après son éventuelle fin, nous n'atten-
dessus) d'assurer les • frères - déçus par le dons - et c'est, comme nous l'avons dit, b
non-avèncment de b fin que celui qui était première fois que cela arrive - aucun
mort au monde avait sa fin derrière lui et royaume de Dieu, nous n'attendons tout
vivait déjà racheté en Christ. Notre tâche simplement rien.
aujourd'hui est au contraire d'empêcher, en Tant que l'attente eschatologiquc n'a été
informant, que nous ne nous trouvions réel- qu'une simple affaire d'» imagination »,
lement déjà dans la situation cschatologique. l'apocalypse - peu importe qu'on lait
d'empêcher que Veschaton [le dernier conçue comme un court délai ou comme un
moment] n'arrive vraiment. millenium - n'a été considérée que comme
5. Aujourd'hui, le problème moral se un p r o l o g u e au r o y a u m e de Dieu.
pose d'une façon totalement nouvelle du fait Aujourd'hui, puisque l'apocalypse est tech-
que nous devons vivre sous b menace d'une niquement possible et même vraisembbble,
situation apocalyptique que nous avons elle se tient seule devant nous : personne ne
nous-mêmes créée. Si nous sommes croit plus qu'un « royaume de Dieu i b sui-
confrontés à une tâche morale, ce n'est pas vra. Même le plus chrétien des chrétiens.
parce qu'avec b rupture du royaume que Autrement dit, moralement parlam, b situa- .
nous devons attendre, nous devons égale- non esi nouvelle parte que la catastrophe, si
ment nous attendre (comme l'ont fait tous elle arrivait, serait l'ci-iivre de l'homme. Quand
les apocalypticiens depuis Daniel) au juge- elle arrivera, elle sera l'ocuvre de l'homme.
ment de Dieu ou du Christ, mais parce que Jusqu'à présent, on avait toujours considéré les
c'est nous-mêmes qui, par notre propre apocalypses comme des conséquences de l'agit
action (nous ne jugeons pas. maïs tout de humain (comme des façons de punir, par
même), décidons si notre monde continuera exemple, les hommes corrompus) ou comme
à exister ou non. Au-delà de b question de la catastrophe finale (précédant l'apparition du
savoir si le monde continuera à exister ou royaume sur b terre comme au ciel).

114 115
L'apocalypse actuelle serait en res-anche non nouveau la fin devant nous, à gagner tou-
seulement b conséquence de notre état moral jours à nouveau le combat contre la fin du
mais également le résultat direct de notre temps, c'est-à-dire à rendre infini le temps
action : c'est nous qui la produirions. de la fin. Mais en supposant que nous rem-
Il n'est pas certain que nous ayons déjà portions cette victoire, il est certain que ce
atteint la fin des temps. Il est certain en temps restera ce qu'il est. à savoir un temps
revanche que nous vivons définitive ment tie la fin. Seul 1 aii|i>iud'liui nous sera
dam le temps de b fin et que le monde dans garanti, jamais le demain. Non, ni
lequel nous vivons est par conséquent un l'aujourd'hui ni même l'hicr, parce que
monde incertain. l'aujourd'hui, en apparence garanti, tombera
m Dans le temps de b fin » signifie : dans avec le demain, et l'hicr avec eux.
cette époque où nous pouvons chaque jour Mais il est cenain. malgré toutes ces incer-
provoquer b fin du monde. - « Définitive- titudes, que gagner le combat qui oppose
ment » signifie que le temps qui nous reste temps de la fin et fin des temps est la lâche
est pour toujours le • temps de b fin - : il qui nous est proposée aujourd'hui, et à par-
ne peut plus être relayé par un autre temps tir de maintenant à ceux qui nous suivront
mais seulement par b fin. dans tout nouvel aujourd'hui à venir. Nous
Il ne peut plus être relayé par un autre temps n'avons pas le temps de reporter cette tache
parce que nous sommes incapables de ne plus et ils n'en auront pas non plus le temps parce
pouvoir faire tout d'un coup demain et pour que (comme il est dit dans un texte ancien'4
toujours ce que nous sommes capables de faire qui n'est devenu vrai qu'aujourd'hui) • dans
aujourd'hui (c'est-à-dire de nous préparer b le temps de b fin, les temps passent plus vite
fin les uns des autres).
Il est possible que nousréussissions- nous 24. Esdras IV, 4, 26 (une traduction française de
n'avons plus le droit d'espérer une plus belle ce texte se trouve dans Jean-Paul Migne. Diction-
opportunité - à repousser toujour | nairr lies Aporryphet. l'jrtv, 1816, tome l. p. S94).

116 117
qu'au début et saisons et ans se trouvent pris i v stmemù
lors dans une course ».
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Il est certain que nous devons courir plus r» ItaOMlUlUIO/fTWUI 4« f-iOTM-MM i'tv' i«ni
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vite que les hommes des temps antérieurs c« V l»nllOIJVAIt>r
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même plus vite que le cours du temps lui- « (W„MI,)HHÍ( H I 1 .' é> MHVAMAllW«
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même: nous l'aurons ainsi toujours déjà i- lrwn^ AMUi 1 . i ' U Fnuros-
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dépassé et aurons toujours déjà assuré sa il hul CLAUDEL (tíH77 M
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place dans le demain, avant qu'il ait lui •< 1 « ^ « IH «HIDS ^ M ,
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118
Günther Anders

Philosophe particulièrement original. Günther


Günther
Anders
rejette l e s p n t d e système pour être « philoíL
circonstance » Les g u e r r e s m o n d i a l e s , la She
menace nucléaire, le pouvoir des médias temo;
du desequilibre entre la capaciic d'inventer qui
l e n s e l ' h o m m e et son i n c a p a c i t é á s e u l e t n e :
représenter les conséquences d e ses producüoi
bombai déments d'Hiroshima et d e Nagasaki infl-
ront sa p e n s é e d e m a n i e r e d é c i s i v e . Sa refl-
portera désormais sur l'enjeu planétaire d e tout-
tique. La | catastrophe » est l'horizon tndUfMWHÜ
notre histoire. Propos d'une g r a n d e actualité
îonge i la volonte r é i t é r é e d'un certain noml
louveaux pays de se doter de l'arme atomique
'Aí Temps de la ¡m. qui d a t e d o I 9 6 0 , souii
qu'implique pour les citoyens du monde, le fail
i deümtivoment dans le temps d e la fin »,
( "Dans ¡e temps de la fin" signifie : dans celte épo
îii n o u s p o u v o n s chaque jour provoque: .
nonde. -"DcfinHivcment' signifie que ¡e le
TOUS resfe esf pour toujours ¡e temps do la tu
?eut plus être relayé pat un autre temps r
nent par ¡a fii\. u

,50 €

? 782851,976789
L'Herne

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