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DU MÊME AUTEUR

Aux mêmes éditions


La Connaissance de l'Univers
Coll. Microcosme
Prix Nautilus 1962

Aux éditions René Kister, Genève


et aux éditions de la Grange Batelière,
Paris
Cléments d'une théorie unitaire d'Univers

A paraître
Quinze leçons
sur la Relativité Générale
titre Du temps de l’espace et des hommes
auteur Jean Émile Charon
éditions Du Seuil
couverture Yakim-hkm
mise en page [Epub] Yakim-hkm : Avril 2018
impression Aubin, Ligugé. D. L. 4e TR. 1962, N° 1373-2 (2.932).

Tous droits de reproduction, d'adaptation


et de traduction réservés pour tous les pays.
© 1962 by Editions du Seuil.
TABLE

Connaître
De l'espace et du temps
Qu'est-ce que la matière ?
L'univers sera-t-il totalement accessible à l'homme ?
Réflexions sur les mondes « habités »
L'univers a-t-il été « créé » ?
L'univers est-il fini ou infini ?
Y a-t-il « expansion » de l'univers ?
Physique et métaphysique
Psychisme et évolution cosmique
La vie et la mort
Science et religion
Les névroses sont-elles le nouveau mal du siècle ?
Vers un nouvel humanisme
CONNAÎTRE

Il n'est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir.


Proverbe.

Me voici donc, assis devant un paquet de feuilles blanches, pour


tenter de faire le point de la réponse que la Science actuelle nous
apporte sur un certain nombre de questions fondamentales
concernant notre Univers. Tâche passionnante s'il en est ! Car ces
problèmes, auxquels je porte le plus profond intérêt, deviendront
d'autant plus clairs pour moi-même que je m'efforcerai de les exposer
plus clairement à mon lecteur.
Mais comment aborder ces énigmes gigantesques à l'échelle du
Cosmos sans commencer par nous demander pourquoi, dans le
fond, nous avons tous un tel besoin de « connaître » notre Univers ?
Car les problèmes auxquels nous allons avoir à faire face sont bien
éloignés de nos préoccupations quotidiennes ! Nous savons que
l'ampleur des problèmes conférera nécessairement aux réponses
que nous tenterons de leur fournir un caractère imprécis, et
généralement même provisoire. Nous savons que, fort
malheureusement, cette recherche n'aura aucune répercussion
bénéfique directe sur les calamités dont notre petite planète se
trouve affligée. Pourquoi savoir si notre Univers sera un jour
totalement accessible à l'Homme, ou de quoi est faite la Matière, ou
vers quelle forme évolue le psychisme à l'échelle de l'Univers entier ?
Pourquoi ne pas nous limiter à des perspectives plus modestes et
nous contenter de rechercher à améliorer notre sort et celui de ceux
qui nous entourent ?
Bien sûr, il existe une forme de réponse à donner à toutes ces
questions : nous voulons « connaître » simplement parce que nous
sommes « curieux » de connaître, nous ne pouvons nous
désintéresser de tous ces problèmes qui assaillent notre esprit dès
que nous consentons à prendre le temps de réfléchir aux grands
mystères de notre Univers.
Ainsi, ce goût de connaître viendrait d'une simple « curiosité » !
Eh bien, je ne suis pas d'accord, je voudrais que mon lecteur
partage avec moi l'impression, dès l'abord de ce petit livre, que
« connaître » est beaucoup plus que ce goût naturel de savoir
« comment les choses sont faites ». « Connaître » est une qualité
accordée à l'Homme pour lui permettre de mieux participer à toute
l'évolution ; et, en fait, comme nous allons le voir, « connaître » est
même l'un des axes principaux de l'évolution tout entière.

Pourquoi connaître ?

Essayons de tracer les grandes lignes moyennes qui dessinent la


vie quotidienne d'un être de notre planète.
À peine levé le voilà parti à son travail. Là, il joue son rôle
personnel dans une activité de groupe : plus qu'il ne l'aime, il
s'intéresse plutôt à son travail. Il souffre un peu de se sentir
seulement un « maillon » de la chaîne, mais il se console avec
l'illusion que, comme ce « maillon », il est un élément
« indispensable » de l'ensemble. On déjeune avec les amis en
bavardant des petits potins qui entourent la vie de la profession. La
soirée arrive, on retourne chez soi, on trouve dans son journal
suffisamment d'horreurs pour avoir une « bonne conscience » de soi
et s'estimer, somme toute, pas tellement malheureux vis-à-vis du
reste. Encore un peu de rêve avec la télévision ou le spectacle, et on
aura hâte d'aller se coucher, car demain est un autre jour, semblable
aux autres d'ailleurs. Mais non pourtant : tous les jours ne sont pas
semblables, il y aura bientôt les vacances, ces vacances tant
attendues, pendant lesquelles on va pouvoir noyer l'amertume qu'on
avait en trop dans la mer ou dans le soleil. Parfois, les jours sont
encore différents, mais d'une autre façon : le « maillon » est promu au
rang de soldat, on lui donne un fusil et on lui choisit des cibles. La
« guerre » devient l'« aventure » d'une vie.
Les jours succèdent aux jours, le soir de la vie est bientôt là, avec
un peu de temps pour réfléchir ; il est trop tard cependant, la partie
est jouée et il reste peu de forces pour choisir de nouveaux axes pour
penser, peu de forces pour penser, tout simplement. Alors on se
replie dans le sentiment religieux afin de se cacher l'absurdité de
l'existence vécue : on espère en une vie « meilleure » par-delà la
Mort, sans pouvoir cependant bien comprendre ce que nous sommes
venus faire dans la Vie, si les choses sont bien préférables
« ailleurs ».
Bien sûr, tout ceci n'est qu'une mauvaise caricature de l'existence,
mais combien d'humains oseraient affirmer, en toute objectivité, que
cette caricature est à l'opposé de leur propre comportement ?
Et pourtant, le véritable rôle de la Vie paraît devoir être tellement
différent de cette horrible caricature ! Comment croire un instant que
la Vie consiste dans le culte du « maillon » d'une chaîne ? Comment
croire que cette qualité merveilleuse qu'est la Vie nous aurait été
octroyée simplement pour chercher à « survivre » ou même « mieux-
vivre » ? Comment croire que le but de la Vie pourrait être de
chercher à faire mieux ou à posséder plus que son voisin, en briguant
au sommet de la chaîne les richesses et les honneurs ? Comment ne
pas voir, avec Teilhard de Chardin, que notre Monde actuel confond
« personnalisation » avec « individualisation », c'est-à-dire
Connaissance avec ignorance et Amour avec égoïsme ?
Nous reviendrons plus longuement, dans les pages qui suivront,
sur cet aspect important de la pensée de Teilhard, qui paraît nous
avoir montré clairement du doigt la route à suivre. Mais il est bon de
souligner, dès maintenant, que le sens profond de la Vie n'est pas de
survivre en espérant des temps meilleurs pour l'au-delà ; la Vie est
faite pour être vécue en jouant le rôle qui lui est assigné dans
l'évolution globale de l'Univers. Ce rôle ne saurait être passif :
l'Homme doit chercher une véritable « accession au Monde » en
s'efforçant de s'associer le plus possible à tous les aspects de
l'Univers. Il n'est nullement ce maillon de la chaîne qui doit se
contenter de se laisser entraîner, en cohabitant au mieux possible
avec ses seuls voisins immédiats : l'Homme est un « foyer » où vient
se réfléchir et se transformer toute la réalité extérieure ; l'Homme est
encore un « foyer », capable de rayonner vers toute la réalité
extérieure. C'est dans ce sens que Teilhard comprend la
« personnalisation » de l'Homme. Cette personnalisation est, avant
tout, Connaissance et Amour : dans la Connaissance, c'est tout
l'Univers extérieur qui converge vers l'Homme ; dans l'Amour c'est
l'Homme qui se projette lui-même dans tout le Cosmos. Et, nous dit
Teilhard, si quelque chose doit se perpétuer chez chacun de nous au-
delà de la Mort, ce ne peut être que cette personnalisation, qui
constitue l'un des axes essentiels de l'évolution et qui ne saurait donc
être « perdue » par la Mort. Par contre, l'« individualisation », c'est-à-
dire l'espoir que l'individu comme entité « séparée », isolée du Tout,
pourrait avoir une valeur en soi et se perpétuer dans la durée, n'est
qu'une illusion ; car l'individualisation, au contraire de la
personnalisation, n'est que le repli de l'être sur soi-même, c'est-à-dire
refus d'accéder au Monde ; c'est, en définitive, et comme nous
l'avons dit, une attitude d'ignorance et d'égoïsme, qui est totalement à
contre-courant des axes évolutifs de notre Univers.
Connaître ! Comment ne pas voir que c'est là un des attributs
essentiels de la Vie pour contribuer à l'évolution ? Comment ne pas
sentir que cette évolution ne saurait s'effectuer harmonieusement
sans la Connaissance ? S'il en était besoin, il suffirait pour s'en
convaincre de voir comment procède cette évolution à l'échelle
élémentaire de la cellule vivante. Chacune des cellules qui va
contribuer à l'édification d'un être vivant, d'un Homme par exemple,
possédera le même jeu de chromosomes qui, par dédoublement, se
sera transmis de cellule à cellule. Ces, chromosomes représentent
tout le « potentiel » de connaissance nécessaire à chaque cellule
pour contribuer harmonieusement à l'édification de l'être vivant
complet et définitif. Il ne paraît pas exagéré d'affirmer que cette
édification n'est harmonieuse que, précisément, parce que chaque
cellule est capable à elle seule de faire la synthèse du tout grâce au
jeu de chromosomes qu'elle possède. N'aperçoit-on pas très
clairement, ici, sur l'exemple du plus petit, le rôle important que joue
la connaissance dans toute l'évolution ? Et si cette connaissance est
déjà si essentielle à l'échelle « élémentaire », comment ne le serait-
elle pas aussi à l'échelle des êtres « complexes », élaborés avec cet
« élémentaire » ?
On ne peut d'ailleurs ignorer le fait que l'Homme de notre époque
a, sans aucun doute, pris conscience de cette nécessité pour lui de
chercher une « accession au Monde » ; il montre un désir impératif
de participer plus utilement à l'évolution du Cosmos, de réaliser plus
pleinement sa propre « personnalité » en s'alignant sur les véritables
axes évolutifs. Nous verrons, au cours des pages qui suivront, que la
Physique, la Médecine, la tendance artistique, et plus simplement
toutes les activités intellectuelles de notre temps, traduisent cet élan
vers de nouvelles réalités. De nombreux médecins reconnaissent
aujourd'hui, nous le verrons, que jusqu'à 90 % de la clientèle qui vient
les visiter ne relève d'aucun diagnostic « classique », c'est-à-dire
d'aucune maladie « organique » véritable : la cause première du mal
est psychique et, dans la plupart des cas, ce mal résulte de la
difficulté pour certains de réaliser cette « accession au Monde » dont
ils ressentent cependant l'impérieuse nécessité.
Non, l'acte de « connaître » n'est certainement pas le fruit d'une
simple curiosité, pas plus que l'acte d'Aimer n'est le fruit d'une simple
générosité. Connaître est l'une des fonctions essentielles de toute
l'évolution cosmique, et, pour cette raison, cette fonction doit aussi
être considérée comme une part importante du rôle de l'Homme,
dans la mesure où celui-ci accepte de participer à l'évolution. Et
d'ailleurs nous constaterons, avec Teilhard, qu'en se plaçant ainsi
dans le courant de l'évolution l'Homme parvient à réaliser cette
« accession au Monde », qui est la seule qualité « personnelle » qui a
quelque chance de persister dans la durée par-delà lui-même.

Le temps pour connaître

D'aucuns prétendent que pour connaître, et même peut-être pour


aimer, il faut disposer de « temps », et que ce temps, bon gré, mal
gré, ils n'en ont pas suffisamment ; tout ce temps qui fait leur vie est
pratiquement consumé par cette activité de ruche, activité qu'ils ne
peuvent cependant se permettre d'esquiver, car c'est seulement
grâce à elle qu'ils peuvent « survivre » , faute peut-être de vivre
vraiment.
À ceux-là je dis bravo : car cette attitude traduit leur désir de
s'enrichir des connaissances que, seul, le temps paraît vouloir leur
dérober ; mais à ceux-là je dis aussi : attention ! car ce sont eux qui,
un jour ou l'autre, faute de n'avoir pas pu réaliser cette « accession
au monde » dont ils ressentent pourtant l'impérieuse nécessité, faute
de ne pas avoir accordé suffisamment d'importance à ces archétypes
évolutifs plus ou moins inconscients, ce sont ceux-là qui constitueront
les malades « psychiques » ou « névrosés » qui demandent, sans
cesse plus nombreux, secours aux médecins.
Au reste, qu'on ne se méprenne pas. Connaître ne veut pas dire
qu'on va, à partir de demain, passer ses journées plongé dans des
livres, ou bien, à l'exemple de Bouddha, abandonner les ressources
de sa profession pour aller passer le reste de ses jours à méditer au
pied d'un arbre. Connaître est, avant tout, une attitude vis-à-vis de la
réalité extérieure. Connaître, c'est un éveil continuel à cette réalité.
Connaître n'est pas de s'arrêter en chemin pour chercher autour de
soi les merveilles de l'Univers ; connaître c'est simplement marcher
les yeux ouverts et, quand les merveilles se présentent au détour du
chemin, de savoir s'en émerveiller ; ceci paraît très simple :
« s'émerveiller » ; et pourtant, combien peu d'hommes sont encore
capables de conserver cette âme neuve que la Nature avait pourtant
si généreusement attribuée à chaque enfant ! « Un homme qui n'est
plus capable de s'émerveiller a pratiquement cessé de vivre », disait
Albert Einstein. Cette phrase du grand physicien vaut certainement la
peine d'être méditée par chacun de nous.

Connaître et comprendre.
L'acte de connaître ne doit cependant pas se contenter
d'appréhender la réalité extérieure à l'aide de nos simples sens ;
connaître, c'est aussi comprendre.
Il y a plusieurs façons de chercher à comprendre la Nature. Une
méthode est de chercher à fournir une explication pour chaque
phénomène physique observé, sans se soucier particulièrement de la
façon dont toutes les explications pour tous les phénomènes
observés sont coordonnées ensemble : cette méthode s'est
particulièrement illustrée pendant toute la période hellène : les
« explications » de Pythagore, Platon, Aristote concernant notre
Univers sont, en effet, très empreintes de ce caractère « gratuit » dû
au fait que l'ensemble de leurs propos concernant les phénomènes
physiques ne forment pas une synthèse parfaitement cohérente.
Cette méthode est, par nature, pleine d'une certaine « mystique » ; on
y parvient difficilement à détacher l'explication des phénomènes de
l'Auteur de tous les phénomènes, c'est-à-dire d'un « Auteur » qui
aurait entièrement « décidé » du déroulement des observations.
La méthode pour « comprendre » qui prévaut à notre époque est,
au contraire, dépouillée de tout « mysticisme » : c'est la méthode
scientifique dont Descartes et Newton ont jeté les grandes bases
vers la fin du XVIIe siècle.
Nous reviendrons longuement sur cette méthode scientifique et ce
n'est pas le lieu d'en discuter ici en détail. Nous nous contenterons de
signaler que le but de cette méthode est, à l'inverse de la précédente,
de rattacher autant que faire se peut tous les phénomènes physiques
l'un à l'autre au moyen d'un ensemble aussi réduit que possible de
postulats fondamentaux ; les moyens de cette méthode sont, d'autre
part, essentiellement basés sur l'observation : c'est celle-ci qui est le
critère définitif pour juger du bien-fondé de toute hypothèse
« explicative ».

Les grands problèmes.

C'est précisément parce que la méthode scientifique se fondait


entièrement sur l'observation que, fort longtemps, elle n'a pas cru
possible de s'attaquer à ce que nous pourrions nommer les « grands
problèmes » de notre Univers, c'est-à-dire les problèmes dont traite
la Métaphysique. Car, comment parler « scientifiquement » du
Cosmos « dans son ensemble » tant que nous n'avions aucun moyen
d'observer les parties très éloignées de ce cosmos ? Comment parler
« scientifiquement » de la nature de la Matière tant qu'on ne pouvait
pas observer les briques élémentaires qui édifient cette Matière ?
Comment aborder « scientifiquement » des problèmes d'apparence
aussi abstraite que la nature de la Connaissance, ou la nature et
l'évolution du psychisme ? Que dire « scientifiquement » des
problèmes « théologiques » ?
Pourtant, qui n'aperçoit pas l'importance de ces problèmes dans le
cadre de nos connaissances générales de l'Univers ? Ces questions
ne sont-elles pas précisément les questions essentielles auxquelles
la Science doit chercher à répondre ? Sans doute est-il intéressant de
connaître et comprendre les phénomènes physiques qui nous sont
facilement accessibles, comme la chaleur, l'optique,
l'électromagnétisme, etc... Mais cette connaissance ne conserve-t-
elle pas un caractère un peu « technique » (c'est-à-dire restreint à
l'amélioration des moyens de vivre humains) comparée à la
connaissance des problèmes que nous proposent les thèmes
métaphysiques ?
Aussi, dès que la Science eut atteint, avec le début de notre siècle,
le degré de perfectionnement nécessaire, ces « grands problèmes »
entrèrent de plain-pied, un à un, dans son champ d'investigation. Les
recherches nucléaires nous permirent de porter l'observation jusqu'à
la structure infiniment petite de l'atome. Les perfectionnements de
l'astronomie (notamment de la radioastronomie) rendirent
accessibles des régions très éloignées de notre Univers.
Parallèlement, la Théorie Quantique et la Relativité Générale
permettaient de coordonner les observations et de se construire des
« modèles », c'est-à-dire des images, aussi bien de l'atome que du
cosmos dans son ensemble. Sur le plan du psychisme et de son
évolution Teilhard de Chardin et Jung abordaient également le sujet
dans un contexte purement scientifique, et non pas seulement
philosophique. Même les problèmes théologiques, nous le verrons,
se sont, d'une certaine façon au moins, « démystifiés ».

Connaître c'est aussi démystifier.

Voilà d'ailleurs le mot important à souligner concernant tous ces


« grands problèmes » de notre Univers : la méthode scientifique,
d'une façon générale, a permis de les « démystifier ». Ceci ne veut
nullement dire leur enlever tout mystère : la méthode scientifique
conduit nécessairement, si elle est appliquée correctement, à une
grande humilité devant la complexité des phénomènes naturels ; et
cette enveloppe de « mystère », qui ne quitte jamais complètement
ce que nous observons de la réalité extérieure, est d'ailleurs peut-
être un des aspects qui rend la Nature encore plus merveilleuse au
savant. Mais par « démystifier » il faut entendre que la Science a
dépouillé l'explication des phénomènes d'un caractère « mystique »
qui lui était assurément très nuisible. Le mystique « sent » en effet
qu'il connaît la solution des problèmes et que cette solution est
définitive, absolue : en ce sens, le mystique est, par nature,
totalement intolérant aux réponses qui ne relèvent pas de ce qu'il
croit être vrai. Or, y a-t-il quelque chose de plus grave, notamment en
matière de Connaissance, que l'intolérance ? La Connaissance
« scientifique » sait, au contraire, qu'elle est en continuel
changement, que la carte que nous traçons de la Nature à un
moment donné possède un caractère essentiellement provisoire, que
des changements complets nous seront parfois imposés pour
améliorer notre compréhension des phénomènes, et que ces
changements il faudra alors les accepter sans chercher à maintenir le
passé dans l'actualité ; en ce sens (et en principe au moins) la
méthode scientifique s'accompagne d'une large tolérance.

Les pages qui suivent sont consacrées à faire le point actuel des
réponses que la Science apporte à quelques-uns de ces « grands
problèmes » dont nous venons de faire mention.
Nous commencerons par nous préoccuper de l'espace, du temps
et de la matière, ces concepts qui nous sont si familiers et qui,
cependant, posent encore tellement de questions au physicien. Puis
nous aborderons quelques-uns des thèmes relatifs aux mystères de
notre Univers considéré comme un Tout : cet Univers est-il fini ou
infini, a-t-il été « créé », est-il en expansion ? Cet Univers sera-t-il un
jour, et dans sa totalité, accessible à l'Homme, ou ce dernier est-il
condamné à être prisonnier d'une petite région du Cosmos, le
système solaire ou la Voie Lactée par exemple ? Existe-t-il d'autres
mondes « habités » par des être à psychisme comparable au nôtre ?
On nous dit souvent que Science et Métaphysique ont des
méthodes qui s'opposent. Est-ce à dire que la Science peut se
construire indépendamment de l'aspect « métaphysique » des
phénomènes ? C'est ce que nous examinerons attentivement.
Nous étudierons ensuite les solutions sur la nature et l'évolution du
psychisme que nous ont proposées Teilhard de Chardin et Jung.
Nous ferons ainsi plus ample connaissance avec ce mystérieux
Inconscient Collectif qui paraît influencer de plus en plus notre
comportement et nos pensées. Ceci nous amènera à constater que
Science et Religion, loin de s'exclure l'une l'autre, convergent vers
une vision théologique élargie par l'apport scientifique.
Nous nous arrêterons un moment sur le très troublant problème de
la Vie et de la Mort : pourquoi la Mort nous enlève-t-elle si rapidement
ce bien si précieux qu'est la Vie ? Comment la Vie naît-elle à partir du
minéral ?
Nos médecins nous signalent qu'ils sont consultés de plus en plus
fréquemment par des malades dont les troubles sont d'origine
psychique et que ce mal semblerait caractéristique de notre époque.
Nous chercherons à faire le point sur ce problème qui nous paraît de
très grande importance.
Enfin, nous tenterons de conclure en montrant qu'il se dégage, de
l'examen de tous ces problèmes, une sorte de « prise de
conscience » de l'Homme vis-à-vis de l'Univers qui peut être
considérée comme une nouvelle forme d'humanisme.
Sans doute ne ferons-nous qu'effleurer tous ces problèmes, dont
chacun pourrait faire l'objet de plusieurs livres. Mais notre époque
paraît réclamer d'urgence une connaissance aussi synthétique que
possible : nos savants nous parlent de voyages vers des planètes
lointaines et nous menacent en même temps des foudres d'un
monde atomique. Nos biologistes nous laissent espérer une victoire
totale sur la maladie, nos philosophes pensent à une évolution vers
un surhomme à psychisme toujours plus élevé pendant que,
simultanément, on nous laisse craindre la destruction complète du
patrimoine héréditaire et la formation de mutations monstrueuses
dues au rayonnement produit par les explosions nucléaires.
Qu'en est-il de tout cela ? Il nous est devenu indispensable de
« nous situer », ne serait-ce que grossièrement, mais en tout cas
aussi vite que possible, par rapport à cet espace et ce temps qui
nous entourent. Ceci n'a rien d'une tâche superflue : mon lecteur
ressent profondément, j'en suis sûr, que cette meilleure
connaissance de notre Univers répond aujourd'hui chez lui à une
nécessité. Il ne semble d'ailleurs nullement exclu que, de toute façon,
une plus juste compréhension dans ces domaines pourtant souvent
si éloignés de nos préoccupations habituelles, puisse améliorer notre
optique et guider notre comportement, même lorsque ce
comportement se rapporte aux problèmes auxquels nous avons
quotidiennement à faire face sur notre planète.
Situer sommairement l'Homme par rapport à l'Univers, dans le
contexte de nos connaissances actuelles, et en prenant pour points
de repère quelques problèmes fondamentaux particuliers, voilà ce
qu'il nous a paru essentiel de tenter d'exprimer.
DE L’ESPACE ET DU TEMPS

Le monde a été créé de telle sorte qu'il nous


apparaisse fait de choses qui ne nous apparaissent
point.
SAINT PAUL.

Première rencontre avec mon lecteur.

Comme les choses seraient plus faciles s'il m'était donné de


pouvoir rencontrer mon lecteur pour discuter librement avec lui de ce
troublant problème de l'espace et du temps. Existe-t-il, en effet, une
meilleure méthode qu'une conversation franche et directe pour tenter
de clarifier une question aussi complexe ?
Mais après tout, pourquoi pas ? Notre époque rend possibles
toutes les expériences. Me voilà donc, faisant irruption hors des
pages de mon livre, pour bavarder tranquillement et en toute intimité
avec cet ami inconnu.
J. C. : Bonjour.
Lecteur : Bonjour. Vous ne manquez pas d'audace d'entrer' ainsi,
sans prévenir, chez les gens !
J. C. : Excusez-moi. Mais je sais que vous vous intéressez aux
grands problèmes de notre Univers, puisque vous avez passé le cap
du premier chapitre. Alors, je me suis permis...
L. : D'accord. N'en parlons plus. Je vais en profiter pour vous poser
un certain nombre de questions.
J. C. : Non, si cela ne vous ennuie pas, je préfère commencer par
vous interroger.
L. : Moi ! Mais je vous ferai remarquer que je lis votre livre pour
essayer d'en apprendre un peu plus sur notre Univers.
J. C. : Admettons que nous allons chercher à en apprendre un peu
plus tous les deux ensemble.
L. : À votre guise. Que désirez-vous savoir ?
J. C. : Eh bien d'abord, à votre avis, qu'est-ce qu'un être vivant
quelconque, et non pas spécialement un Homme, perçoit d'essentiel
dans la réalité extérieure à lui-même, c'est-à-dire dans ce qui forme
son Univers ?
L. : Il voit des objets matériels en mouvement ; il aperçoit ces
objets colorés ou non. D'autre part, indépendamment de la vue, les
autres sens qu'il possède, comme l'ouïe, l'odorat, le goût, le toucher,
lui permettent de percevoir d'autres réalités dont l'ensemble peut être
considéré comme constituant son Univers extérieur.
J. C. : Mais tout ceci forme-t-il vraiment l'essentiel de la réalité
extérieure ? En fait, ce que vous m'indiquez dépend autant de
l'observateur lui-même que de ce qui n'est pas l'observateur, puisque
vous ne me parlez que d'une réalité perçue par l'intermédiaire des
sens de l'observateur. Comme ces sens sont variables d'un être
vivant à l'autre, l'un me dira qu'il voit le ciel rouge pendant que l'autre
affirmera qu'il est bleu ! Comment accepter que l'essentiel de la
réalité extérieure soit quelque chose décrit d'une façon variable d'un
observateur à l'autre ?
L. : D'accord avec vous. Mais comment faire autrement ?
J. C. : Eh bien, poussons les choses à leur extrême. Supposons un
être vivant qui ne posséderait aucun sens. Ou, si vous préférez,
cherchons ce qu'un être vivant perçoit encore de la réalité extérieure
indépendamment de ses sens.
L. : C'est une expérience qui me paraît difficile à réaliser !
J. C. : Fermez les yeux, faites un effort pour vous « déconnecter »
le plus possible de la réalité extérieure. Vous constatez alors qu'il y a
un concept qui persiste en vous, celui de la durée, du temps qui
s'écoule. Le seul fait pour vous d'être « vivant » vous donne cette
sensation d'un temps « intérieur » dont vous avez une connaissance
parfaitement intuitive, c'est-à-dire qui ne passe par l'intermédiaire
d'aucun de vos sens.
L. : Mais cette connaissance n'est-elle pas encore liée, d'une
certaine façon, à une donnée des sens : ce sentiment d'un temps
« intérieur » ne résulte-t-il pas du fait que je perçois, même
inconsciemment, le battement de mon cœur, ou quelque chose
d'analogue ?
J. C. : Non, ce temps intérieur paraît plutôt être le fruit d'une
certaine « mémoire » des différents instants passés. Vous êtes
capable de considérer une succession d'instants différents, de dire :
celui-ci a précédé ou suivi celui-là. Cette notion de l'écoulement du
temps est une connaissance « directe », qui ne filtre pas par les sens.
L. : Vous avez peut-être raison : mais ceci n'a rien à voir avec la
réalité « extérieure » : le temps dont vous me parlez est « intérieur »,
il ne paraît me donner aucune information sur la réalité extérieure ; je
ne peux donc pas, pour répondre à la question que vous m'avez
posée, consentir à dire que ce temps « intérieur » constitue l'essentiel
de ma réalité « extérieure ».
J. C. : Attendez, n'allons pas trop vite. Ce que je voulais d'abord
vous faire entendre c'est que ce sentiment du temps qui s'écoule, et
plus généralement donc du temps, est chez chaque être vivant une
donnée « essentielle » puisque c'est elle qui persiste encore, alors
qu'on a supprimé tous les sens qui permettent d'accéder à la réalité
extérieure. Maintenant, ce que nous allons faire, c'est ouvrir à
nouveau nos yeux, récupérer nos sens habituels, et voir si ce concept
de temps « intérieur » nous le retrouvons encore dans la réalité
extérieure. Si oui, vous conviendrez avec moi que ce temps devra
être aussi considéré comme un élément essentiel de la réalité
extérieure puisqu'il s'agira d'une réalité, et probablement même de la
seule réalité, dont nous parvenons à avoir une connaissance
absolue, sans l'intermédiaire de nos sens.
L. : Je vois maintenant où vous voulez en venir. Mais le « temps »
dont vous venez de me parler, le retrouve-t-on vraiment dans la
réalité extérieure ? Ce que je vois autour de moi, c'est plutôt de
l'espace, mais non du temps.
J. C. : Attention, car vous touchez là un point très délicat, et en
même temps très important. Votre réaction est très spontanée et
naturelle mais vous allez voir que, à la réflexion, elle ne correspond
nullement aux faits observables. Vous dites que ce que vous
observez à l'extérieur de vous-même, c'est de l'espace. Or,
réfléchissez, et prenons un exemple précis : vous apercevez le
soleil ; vous savez que la lumière du soleil ne vous parvient pas avec
une vitesse infinie, elle met environ huit minutes pour arriver jusqu'à
vous. Autrement dit ce soleil, qui est un objet « classique » de votre
réalité extérieure, vous ne le voyez pas tel qu'il est à l'instant que
vous vivez présentement mais tel qu'il était il y a huit minutes dans le
passé. Si, par hasard, il venait brusquement à exploser et à
disparaître, vous continueriez cependant de le voir inchangé pendant
huit minutes. Ceci resterait naturellement toujours vrai pour les
étoiles du firmament, que vous voyez telles qu'elles étaient il y a des
années, voire même des milliers ou des millions d'années. Et ceci
reste encore vrai pour tous les objets dont vous prenez connaissance
sur Terre, autour de vous : là, le décalage dans le temps passé est
naturellement moins prononcé, mais il existe cependant. En d'autres
termes, quand vous regardez autour de vous, vous ne regardez pas
seulement dans l'espace, mais aussi dans le passé, c'est-à-dire dans
le temps. Et voici donc que vous retrouvez, dans la réalité extérieure,
ce concept du temps dont vous avez une connaissance « absolue ».
L. : Mais s'agit-il bien du même « temps » que celui dont j'avais
conscience « intérieurement » ? Car, mon temps « intérieur » me
paraissait totalement indépendant de la notion d'« espace ». Au
contraire, le temps que je retrouve dans la réalité extérieure me
semble, lui, absolument inséparable de l'espace.
J. C. : Ceci est très juste, et vous savez d'ailleurs qu'Albert Einstein
a fortement insisté sur cette propriété du temps « extérieur » d'être
inséparable de la notion d'espace. Il nous a dit que c'était l'espace-
temps qu'il fallait considérer comme une entité unique et continue, et
non pas le temps seul, ou l'espace seul. Mais c'est justement ce point
précis qui va nous conduire vers ce qu'il y a d'essentiel dans la réalité
extérieure : si nous prenons deux points voisins de cette réalité
distants de r dans l'espace et de t dans le temps, vous savez que ce
qui est essentiel pour situer ces deux points l'un par rapport à l'autre
n'est pas, d'après la Relativité, l'espace r ou le temps t, mais un
mélange des deux, s, qui s'écrit : s2=c2t2—r2, où c est la vitesse de la
lumière. Seul s est indépendant de l'observateur, alors que t et r sont
étroitement associés à chaque observateur. C'est donc bien cette
« distance d'espace-temps » s qui forme l'essentiel de la réalité
extérieure. Or, la Relativité nous apprend aussi que cette distance
d'espace-temps, s, a exactement la même signification physique que
ce temps « intérieur » dont nous venons de parler ; pour être plus
précis, nous pourrons écrire s = cT, où T serait ce temps « intérieur »
dont nous avons une connaissance absolue. En résumé, le seul
concept dont nous paraissons avoir une connaissance intuitive, c'est-
à-dire parfaite, absolue, est ce temps « intérieur » T ; et nous avons
la joie de constater, avec la Physique, que ce temps « intérieur » T
est aussi un élément nécessaire et suffisant pour connaître l'essentiel
de ce qui forme notre réalité extérieure, c'est-à-dire l'espace-temps.
En d'autres termes, il faut nous efforcer de décrire toute la réalité
extérieure en termes d'espace-temps, et en ces termes seulement,
car c'est le seul concept dont nous possédons un sentiment intuitif,
c'est-à-dire absolu. On peut dire que, d'une certaine façon, l'espace-
temps peut être mesuré avec comme unité le temps « intérieur » ;
inversement, l'invariance de l'espace-temps pour tous les
observateurs nous montre que l'unité de temps « intérieur » est la
même pour tous les individus. Comment ne pas reconnaître, après
cela, et pour répondre à la question que je vous avais d'abord posée,
que c'est l'espace-temps qui constitue à lui seul l'essentiel de notre
réalité extérieure ?
L. : Mais alors, que dire de toute la matière qui forme les objets
avec lesquels j'ai l'habitude de vivre et qui font partie aussi, quoi
qu'on dise, de ma réalité extérieure ? Dois-je aussi considérer que
leur présence s'explique en termes d'espace-temps ? Il me semble
que la Relativité a aussi établi une équivalence entre cette matière et
de l'énergie : cela ne signifie-t-il pas que cette matière se justifie
comme des sortes de « localisations » de l'énergie, ce qui ne me
paraît pas être directement associé à de l'espace-temps ?
J. C. : La Relativité Restreinte, publiée par Einstein en 1905,
établissait en effet cette équivalence entre matière et énergie et on a
pu croire un moment que, par conséquent, et en définitive, l'énergie
devait être considérée comme formant la « substance » ultime de
notre réalité extérieure. Mais, fort heureusement, Einstein n'en est
pas resté là, et en 1915 il publiait la Relativité Générale, qui est une
extension de sa première théorie « restreinte ». La Relativité
Générale est aujourd'hui parfaitement confirmée par l'expérience et
elle nous indique que l'énergie n'est qu'une structure particulière de
cet espace-temps dont nous avons parlé. De telle sorte que, en
dernier ressort, c'est encore l'espace-temps qui reste la
« substance » ultime.
L. : Cela veut-il dire que la matière est constituée par de l'espace-
temps d'un genre spécial ?
J. C. : Si vous voulez, quoiqu'il s'agisse moins d'un « genre » ou
d'un « type » spécial que d'une « forme géométrique » spéciale.
Prenez, par exemple, cette feuille de papier ; quand elle est
parfaitement plate je pourrais la comparer à de l'espace-temps dans
des régions où il n'existe pas d'énergie. La présence d'énergie va
produire une certaine « courbure » de la feuille de papier, elle n'aura
plus la même « forme géométrique ». Mais, comme vous
l'accorderez, la « substance » qui constitue la feuille n'a pas été
modifiée par le fait qu'elle a été courbée. Ce n'est là qu'une question
de « géométrie » différente. De la même façon, on peut dire que
l'énergie, et par conséquent la matière, ne sont que de l'espace-
temps possédant une géométrie particulière.
L. : Ainsi, tout notre Univers pourrait être décrit en termes d'une
« substance » irréductible, l'espace-temps. Et, au surplus, cette
notion d'espace-temps se confondrait avec celle de notre temps
« intérieur » dont nous avons un sentiment intuitif.
J. C. : Je vous prie de n'en pas douter.
L. : J'ai besoin d'y réfléchir un moment pour m'en bien persuader.
Mais, si certains points me paraissent obscurs, soyez assuré que je
reviendrai vous voir.
J. C. : J'en serai parfaitement heureux.

Seconde rencontre avec mon lecteur.

Deux jours après, j'étais réveillé par le téléphone au beau milieu


de la nuit.
Une voix : Allô. C'est moi, votre lecteur.
J. C. : Eh bien, dites donc, vous avez des drôles d'heures pour
parler aux gens !
L. : Échange de bons procédés : après tout, vous ne m'avez pas
demandé mon avis pour faire brusquement irruption chez moi, l'autre
jour. D'ailleurs, j'ai réfléchi à tout ce que vous m'avez dit, j'ai à mon
tour des questions à vous poser.
J. C. : Je viendrai vous voir demain.
L. : Non, je ne peux pas dormir avec vos problèmes. Tant pis pour
vous, vous n'aviez qu'à ne pas m'aiguiller sur ces sujets.
J. C. : Bon, d'accord, allons-y. Quelque chose ne vous a pas
semblé clair dans la notion d'espace-temps ?
L. : Oh non ! Moi, voyez-vous, je ne suis pas particulièrement
physicien, je veux bien admettre avec vous que tout notre Univers,
toute notre réalité extérieure soit essentiellement constituée d'une
substance unique à géométrie variable d'un point à un autre,
l'espace-temps. Mais, ce qui me préoccupe, c'est le problème de la
pensée, du psychisme, dans l'Univers. Ça existe aussi la pensée,
non ? Vous n'allez quand même pas me dire que la pensée c'est
aussi de l'espace-temps ?
J. C. : Ne vous énervez pas... C'est un grand problème que vous
me posez là... Voyons comment nous allons pouvoir chercher à y
répondre ensemble.
L. : Ensemble ! Pour moi, je vous avoue mon ignorance la plus
parfaite sur ce sujet !
J. C. : Mais non, vous allez voir. Il nous faut repartir de l'espace-
temps...
L. : Encore !
J. C. : Bien sûr ! Ne vous ai-je pas dit que cet espace-temps
formait l'essentiel de la réalité extérieure ? Alors, comment éviter d'en
conclure aussi que, par un moyen ou un autre, la pensée, ou plus
généralement le psychisme, est lui aussi indissociable de cet espace-
temps ?
L. : Je vous écoute. Mais je ne vois pas comment vous allez vous y
prendre.
J. C. : Toute votre erreur, ou votre difficulté à comprendre, provient
du fait que vous imaginez cet espace-temps comme une sorte de
cadre « inerte », un peu comme la scène du théâtre dans laquelle
viendront jouer les acteurs. Or, l'espace-temps ce n'est pas
seulement la scène vide, c'est la scène et les acteurs en même
temps. Ne l'oubliez pas, vous-même êtes constitué par de l'espace-
temps.
L. : Oui, je le comprends bien, matériellement je suis fait d'espace-
temps, c'est ce que nous avons conclu lors de notre récent entretien.
Mais comment ma pensée, qui ne semble pas quelque chose de
« matériel », peut-elle être associée avec l'espace-temps ?
J. C. : Nous y venons. Commençons par considérer des objets
purement matériels avant de nous considérer nous-mêmes. Prenez
une particule élémentaire, un proton par exemple. Vous savez que
les physiciens nous apprennent que cette particule possède ce qu'on
appelle un « champ » tout autour d'elle, c'est-à-dire qu'elle modifie
l'espace-temps tout autour d'elle, et cela jusqu'à des distances
pratiquement infinies, quoique l'effet décroisse naturellement au fur
et à mesure qu'on s'éloigne de la particule. Un tel proton possède un
champ très intense dans son voisinage immédiat, c'est le champ
nucléaire ou mésonique. Puis, plus loin de lui, on trouve deux autres
champs superposés qui sont le champ électrostatique et le champ
gravitationnel. Ces champs permettent à la particule « proton » d'agir
sur toute autre particule aussi éloignée qu'elle puisse se trouver
(l'effet étant cependant, nous l'avons dit, d'autant plus faible que le
lieu d'interaction est plus loin) : exprimé d'une autre façon, ceci veut
dire qu'une seule particule matérielle, c'est-à-dire une très petite
région de l'espace-temps, est ainsi « coextensive » à tout l'Univers,
car elle peut exercer son influence sur toutes les régions de l'Univers.
Vous voyez ainsi apparaître, dès l'échelle du microscopique, un
caractère d'« interconnexion » de la matière avec tout ce qui
l'entoure.
L'effet inverse se produit d'ailleurs aussi, naturellement : c'est-à-
dire que tout point de l'Univers, aussi éloigné soit-il, exerce son
influence sur une particule matérielle, un proton par exemple. Le
mouvement de cette particule matérielle traduira, notamment,
l'influence qu'exerce sur ce proton toute la réalité extérieure qui
l'entoure.
Ainsi, on voit nettement apparaître, dès l'élémentaire, deux effets
bien confirmés par la Physique : influence de toute la réalité
extérieure sur la structure et le comportement d'un seul point de
l'espace-temps et, inversement, influence de chaque point sur la
structure de toute la réalité extérieure. L'Un est coextensif au Tout et
le Tout converge dans l'Un.
Cette propriété, nous allons la retrouver tout au long de l'évolution,
depuis l'élémentaire comme le proton, jusqu'à des structures
complexes comme l'Homme. Mais ce processus
d'« interconnexion », qui était réalisé d'une façon assez lâche au
niveau de l'élémentaire, nous allons le voir réapparaître d'une façon
beaucoup plus intense dans les stades d'évolution plus complexes
que l'élémentaire. Et ce que vous nommez votre « pensée » n'est pas
autre chose qu'une intensification, une amélioration de cette
« interconnexion » de chacun de nous avec le reste de l'Univers.
L. : Comment cela ? Si je pense, par exemple, que je dois aller
travailler demain matin, je ne vois pas comment cela résulte d'une
« interconnexion » entre points de l'espace-temps ?
J. C. : Alors, réfléchissez bien. Dire que vous allez devoir aller
travailler demain matin implique, d'abord, un effort de mémoire : vous
vous souvenez que, tous les jours de la semaine, vous vous rendez à
votre travail. Or, qui dit mémoire dit « jeter un pont » entre le présent
et le passé : votre mémoire établit, de cette façon, des liaisons avec
des points éloignés dans le passé de l'espace-temps, et vous n'avez
fait que faire émerger dans votre conscient cette liaison inconsciente
que votre mémoire conserve avec le passé. D'autre part, vous
pensez aller travailler demain : vous obtenez ainsi une sorte de
« visualisation » d'une situation qui va se réaliser dans l'avenir, vous
prévoyez, en quelque sorte, un état du futur : cette prévision vous lie
donc à des points de l'espace-temps qui sont éloignés de vous dans
l'avenir. Mémoire et prévision, voici les deux principaux attributs de
votre pensée, de votre psychisme ; et ces deux attributs
apparaissent, en définitive, comme des liens qui vous relient à des
points éloignés de vous dans l'espace et le temps.
L. : Voilà qui me paraît en effet fort intéressant.
J. C. : Attention, cependant. À l'échelle de l'Univers entier une
« pensée » comme celle que nous venons de discuter : « Je dois aller
travailler demain », n'a pas grande valeur précise. Elle n'établit pas
non plus des liens extrêmement solides avec des points éloignés de
l'espace-temps. Ce qui est vraiment intéressant est d'examiner ce qui
se passe à l'échelle de toute l'évolution de l'Univers et le rôle que
l'Homme semble avoir à jouer dans cette évolution. Ce rôle est, sans
aucun doute, à l'image de ce que nous montre l'élémentaire,
d'intensifier les liaisons avec tout le Cosmos, et cela par deux
moyens : la Connaissance et l'Amour.
L. : N'est-ce pas là une interprétation un peu... poétique ?
J. C. : Pas le moins du monde. Ou, après tout, peut-être : tous
ceux qui cherchent ne sont-ils pas des poètes ? Mais ici, s'il s'agit de
poésie c'est en tout cas de la poésie scientifique ! C'est Teilhard
de Chardin qui nous a le mieux montré l'importance pour l'Homme de
chercher à se placer dans le véritable axe de l'évolution ; l'Homme
doit tenter de réaliser cette « accession au Monde » en se
« personnalisant » au moyen de la Connaissance et de l'Amour.
Connaître, c'est toute la réalité extérieure qui converge vers vous ;
Aimer, c'est vous-même qui vous projetez vers toute la réalité
extérieure. Ainsi s'établit cette « coextensivité » à tout l'Univers, ainsi
se développe, au cours de l'évolution, et par l'intermédiaire de
« foyers » de Connaissance et d'Amour tels que l'Homme, une
interconnexion de plus en plus étroite entre les différents points du
Cosmos.
L. : Mais quel est le but de cette évolution qui cherche à relier tous
les points de l'espace-temps les uns avec les autres ?
J. C. : Vous me posez là une bien grande question. On peut
cependant peut-être y répondre en disant que ce but, dans la mesure
où on est susceptible de le comprendre, c'est l'Unité finale. On va
vers une sorte de synthèse du Tout, chacun s'unissant finalement
avec le Tout, non pas d'ailleurs par une « dissolution » clans ce Tout
mais par une « personnalisation », poussée à l'extrême, de chacun
des points de l'espace-temps : « Une union dans la différenciation »,
comme le remarque Teilhard, voilà, semble-t-il, le but. Tout ceci, toute
cette convergence vers l'Unité est réalisée, en définitive, à l'échelle
du Cosmos, par une élévation continuelle du psychisme et un
mouvement vers une phase à psychisme total.
L. : Si je comprends bien, l'Homme ne serait donc qu'une sorte
d'« instrument », un moyen de permettre à l'espace-temps, disons à
l'Univers, d'accroître son psychisme par l'intermédiaire
d'« interconnexions » de plus en plus vastes ?
J. C. : C'est exact, en un certain sens au moins. Il faut penser
l'évolution dans le cadre de l'Univers entier, et non dans le cadre
restreint et anthropomorphiste de l'Homme. Chaque point de
l'Univers doit être considéré comme en état d'accroissement
psychique et, d'une certaine façon, l'Homme peut être envisagé
comme une simple « invention » du « tissu » de l'Univers pour
permettre à ce « tissu » d'accroître ses qualités psychiques. Mais,
lorsque l'Homme se place lui-même dans les véritables courants
évolutifs de l'Univers, en réalisant sa « personnalisation » au moyen
de la Connaissance et de l'Amour, il se transcende en quelque sorte
et il doit, dans ce sens, être considéré beaucoup plus qu'un simple
« instrument ». Cet apport de « personnalisation », en coïncidence si
parfaite avec l'évolution, ne peut pas être perdu par l'évolution et se
prolonge bien au-delà de l'Homme lui-même.
L. : Voulez-vous dire par là qu'il existerait pour l'Homme une
possibilité de « survie » par-delà la Mort ?
J. C. : Ce n'est pas exactement cela, mais c'en est tout proche. Il
faut, par-dessus tout, ne pas penser le problème en terme
d'« individualisation ». Celle-ci attribue toute l'importance à l'individu
et, pour cette raison, n'est qu'ignorance et égoïsme. Ne l'oublions
pas, c'est l'union avec le Tout qui est le but final ; ce n'est donc pas
l'individu mais les liens que cet individu peut avoir jetés entre lui-
même et le reste de l'Univers qui ont de l'importance : cela, je vous
l'ai dit, je vous le répète pour qu'il n'y ait pas de confusion, c'est le
contraire de l'individualisation, c'est la « personnalisation »
teilhardienne, c'est la Connaissance et non l'ignorance, c'est l'Amour
et non l'égoïsme, c'est ce qui se perpétue dans la durée et non ce qui
disparaît avec la matière de notre corps.
L. : Dans le fond, tout ceci paraît très près du dogme religieux ; ne
croyez-vous pas être influencé par les a priori de ce dogme ?
J. C. : Je ne sais pas ; celui qui cherche possède toujours un
profond sentiment religieux. Mais il s'agit ici d'une religion élargie à
l'échelle de l'Univers entier, et aussi d'une religiosité basée
essentiellement sur des données scientifiques ; c'est probablement
ce qu'Einstein nommait une « religiosité cosmique ». Il est
passionnant de noter que cette religiosité se présente comme une
sorte de « convergence » de tous les dogmes religieux dont les
Hommes de diverses races, de diverses couleurs, de diverses
époques, ont toujours eu une intense intuition.
L. : Ainsi donc, si je vous ai bien compris, tout l'Univers est
essentiellement constitué d'espace-temps ; mais cet espace-temps
possède beaucoup plus de propriétés qu'on ne l'avait imaginé il y a
seulement quelques décennies : avec la Relativité Générale
d'Einstein on a pu voir qu'il était capable d'avoir une géométrie
particulière variable d'un point à un autre, et cela rend compte de
toute la réalité objective extérieure à nous ; d'autre part, cet espace-
temps n'est pas un cadre « inerte » mais une réalité à la fois
matérielle et psychique, où chaque point est coextensif au Tout : cette
« interconnexion » entre les points va en s'intensifiant au cours de
l'écoulement de la durée de façon à accéder finalement à une
véritable synthèse où l'Un serait solidaire du Tout ; il s'agira alors là
d'une phase de l'Univers à psychisme « total n, telle que l'a entrevue
Teilhard de Chardin.
J. C. : C'est exactement cela.
L. : Un dernier mot cependant. Tout ceci n'est-il pas un peu
« optimiste » ? Comment rendez-vous compte, dans cette
perspective évolutive, de la douleur et des horreurs tellement inutiles
qui sont perpétrées sur notre simple planète ? Ceci n'est-il pas à
l'opposé même de toute cette évolution vers plus de psychisme dont
nous venons de parler ? N'est-ce pas même, d'une certaine façon, en
contradiction flagrante avec une telle évolution ?
J. C. : Vous posez là, en effet, une très grave question, qui est
d'ailleurs l'objection que l'on présente généralement contre toute
perspective d'évolution « optimiste », comme vous l'appelez. Mais, en
fait, je ne suis pas sûr que, à la façon dont vous venez de l'énoncer,
le problème soit bien posé. L'attitude consistant à s'insurger contre la
douleur et le mal qui accompagne toute l'évolution, et ceci plus
particulièrement au niveau de l'Homme, est principalement
provoquée par la croyance qu'il existe un Dieu créateur de tout
l'Univers, un Dieu infiniment bon et infiniment parfait ; notre révolte
contre l'existence du mal provient alors essentiellement du fait que
l'on voit une contradiction entre ce Dieu parfait et les créatures si
imparfaites qu'il aurait créées. Mais l'image de ce Dieu créateur
n'apparaît pas tant dans la synthèse évolutive dont nous venons de
discuter : l'Univers va, comme nous l'avons montré, vers une phase à
psychisme total, c'est-à-dire va vers un Tout parfaitement psychique
qui peut, si on le désire, être appelé Dieu. Mais, pour atteindre ce but
ultime, l'Univers doit tâtonner, il doit chercher son chemin pour
découvrir les solutions qui mènent vers la phase finale, et ceci
engendre nécessairement, à côté des bonnes solutions, de
mauvaises solutions. Ceci ne veut pas dire qu'il faut accepter le mal
d'une façon passive, comme un fléau nécessaire : il faut chercher à le
faire disparaître afin de nous orienter aussi vite que possible selon
les « vrais » axes de toute l'évolution. Mais je ne pense pas qu'il y ait
lieu d'objecter l'existence du mal à une évolution qui, clans
l'ensemble, conduit inexorablement vers le bien.
L. : En somme, Dieu n'aurait pas créé l'Univers mais serait
l'aboutissement de l'Univers ?
J. C. : Ce n'est pas exactement cela. Dieu n'est pas un
aboutissement car, même dans la phase finale, il ne se présente pas
comme quelque chose ou quelqu'un qui se sépare du Tout et de la
multitude qui forme ce Tout. Dieu apparaît plutôt comme un idéal que
l'Univers finira par réaliser : cet idéal, comme nous l'avons vu, c'est
l'« union dans la différenciation », selon l'expression teilhardienne,
l'Un coextensif au Tout et le Tout convergeant dans l'Un. Dieu ne peut
pas non plus être considéré comme absent de la phase initiale
puisqu'il est aussi une sorte d'élan moteur de toute l'évolution, cette
évolution se produisant comme si chaque point de l'Univers
possédait une sorte de pré-connaissance, ou de pré-conscience du
but à atteindre, et consistant en un immense effort pour tendre vers
ce but.
L. : En somme, nous ne serions donc pas, encore là, en opposition
avec l'intuition purement théologique...
J. C. : Certainement pas, et il faut d'ailleurs prêter la plus grande
attention au dogme religieux, car il émane généralement d'une
intuition, d'un archétype évolutif, solidement ancré au plus profond de
chacun de nous mais que l'on ne peut parfois malheureusement
éviter de déformer (au point de le faire passer pour naïf) quand on
cherche à l'exprimer rationnellement. Ainsi, prenez la douleur :
l'expérience de la douleur est, sur le plan humain, infiniment triste et
pénible ; mais ne perdons pas de vue, et ceci est un fait d'expérience,
qu'une grande douleur nous amène souvent à mieux discerner les
véritables axes de l'évolution. Contrairement à ce à quoi on pourrait
s'attendre, une immense douleur n'engendre que très rarement la
haine, la révolte ou l'amertume ; elle nous fait descendre plus
profondément en nous-même et, d'une certaine façon, permet peut-
être à l'évolution de mieux apercevoir la route à suivre pour
progresser vers plus d'Amour. Loin de moi l'idée que la douleur soit
utile et doive donc être recherchée, ou même seulement approuvée
d'une façon quelconque : mais cependant le dogme religieux,
souvent mis en avant, et qui suggère que la douleur soit une
« expiation nécessaire » pour aller vers le Bien n'est, comme vous le
voyez, certainement pas sans quelque fondement.
L. : Tout ceci est bien passionnant.
J. C. : Bonsoir, terminez cette nuit avec de beaux rêves.
L. : Ne venons-nous pas de vivre l'un et l'autre un rêve... Bonsoir.
QU’EST-CE QUE LA MATIÈRE ?

L'espace vide de matière n'existe pas.


ALBERT EINSTEIN.

Il n'est pas besoin d'être physicien pour se rendre compte que tout
ce qui constitue la réalité extérieure n'est, en définitive, constitué que
de « substance » en mouvement. C'est donc une question
fondamentale que celle de se demander « de quoi » et « comment »
est fabriquée cette substance et, d'autre part, ce qui provoque le
« mouvement » de cette substance.
L'humanité a de tout temps connu un certain nombre de penseurs
qui se sont attaqués à ce grand problème. Mais, depuis un peu plus
d'un siècle, c'est une véritable armée de savants qui s'est lancée à
l'assaut de cette forteresse qu'on nomme « Matière ». Les dernières
décennies ont conduit ces recherches vers des particules dites
« élémentaires », qu'on a cru un moment pouvoir considérer comme
ces « briques » fondamentales avec lesquelles seraient faites toutes
choses. Mais il fallut bientôt déchanter : les grands accélérateurs de
particules permirent de fabriquer des projectiles qui firent « éclater »
ces particules « élémentaires », leur faisant ainsi perdre leur attribut
de substance fondamentale irréductible.
Peut-on tenter de faire aujourd'hui le point sur plus de vingt-cinq
siècles de recherches dans ce mystérieux domaine de la Matière ?
C'est ce que nous voudrions essayer d'examiner. Nous suivrons pour
cela cette question dans son contexte historique, car nous allons voir
que, très curieusement, les idées que se faisaient les penseurs grecs
quelques siècles avant notre ère ne sont pas tellement différentes de
ce que nous « croyons » savoir actuellement sur la nature de la
Matière.
La Matière chez les philosophes grecs.

La première idée suggérant qu'il devait exister une substance


fondamentale servant à fabriquer tous les objets paraît remonter à
Thalès, fondateur de l'École de Milet en Ionie, au VIe siècle avant
Jésus-Christ. « L'eau est la cause matérielle de toutes choses »,
déclare Thalès. Ce qui a dû inciter Thalès à croire ceci est le fait que
l'eau semble pouvoir se transformer en plusieurs aspects différents :
neige, glace, vapeur, nuage, etc... Parallèlement, Thalès justifie le
mouvement même de la Matière par une assertion tout aussi
catégorique : « Toutes les choses sont pleines de dieux. » C'est donc
une sorte de psyché, une émanation des dieux, qui complémente la
substance matérielle et l'anime vers des buts que les dieux seuls
connaissent.
À la même époque, Anaximandre, un philosophe grec également
émigré en Ionie, tout en reconnaissant qu'il existe une substance
fondamentale unique, refuse d'accepter que celle-ci soit l'eau. Cette
substance serait inconnue et ne pourrait pas être connue
directement : elle serait infinie, éternelle, sans âge, et elle formerait
tous les objets en leur donnant différents aspects qui, eux, nous sont
familiers et peuvent être connus. Cette substance serait, d'après
Anaximandre, « là où naissent toutes choses et où elles retournent ».
Le Ve siècle voit un autre penseur, Anaximène, à la tête de l'École
de Milet. Anaximène, lui, pense que l'air est la substance
fondamentale tant cherchée. Ce serait une « condensation » de l'air
qui fournirait toutes les autres matières, solides et liquides
notamment. Anaximène fournit cependant un exemple malheureux
pour justifier sa conception : l'air « se condenserait » pour former les
nuages ! On ignorait alors la différence entre air et vapeur d'eau.
À la même époque, toujours en Ionie, mais à Éphèse cette fois, un
autre Grec émigré, Héraclite, soutient que c'est le feu et non l'air qui
constitue l'élément primordial. Héraclite voit non seulement dans le
feu une substance « inerte » mais aussi un principe « moteur » : le
feu peut en effet agir sur d'autres substances pour les transformer.
Ce concept se distingue donc bien de ceux de ses prédécesseurs,
qui associent le principe moteur à autre chose que la substance
primordiale elle-même, les dieux qui habitent toutes choses d'après
Thalès, par exemple. La dualité Matière-Esprit n'existe pas
explicitement chez Héraclite.
Chez Parménide, Éléate grec du Ve siècle avant notre ère, l'idée
d'Héraclite se transforme un peu : Parménide suppose en effet que le
Réel est, en fait, continu ; le vide, qui aurait pu permettre de
« séparer » des éléments discontinus les uns des autres, n'existe
pas, en effet, selon Parménide. Or, le « mouvement » exige un
espace « vide » : pour cette raison, Parménide nie aussi le
mouvement, il n'y voit qu'une illusion des sens. Parménide a été
amené à refuser une existence véritable au vide par un raisonnement
de logique pure : « On ne peut connaître ce qui n'est pas, ni
l'énoncer : car ce qui peut être pensé et ce qui peut exister sont une
même chose », déclare Parménide. Le vide ne pouvant être connu,
puisque c'est, par définition, l'« absence » de toute chose, ne peut
donc pas exister. Nous verrons un écho curieux de cette conception
dans les idées que, vingt-cinq siècles plus tard, Einstein devait
proposer concernant la structure de l'espace.
Le centre de la pensée grecque concernant la Matière se déplace
ensuite vers le sud de la Sicile, où Empédocle enseigne une doctrine
complètement différente de celle de ses prédécesseurs : il n'y a pas
une substance primordiale mais quatre : l'eau, l'air, le feu et la terre ;
on voit qu'Empédocle fait ainsi un peu la synthèse des conceptions
de tous ses prédécesseurs. Le principe moteur qui réunit et sépare
ces substances est, pour Empédocle, l'Amour et la Haine. Il est vrai
que, au début des temps, ces quatre substances auraient été réunies
dans l'Un par l'Amour ; mais la Haine est survenue et a séparé l'Un
en quatre, et l'Amour a alors été en dehors du Monde. Cependant,
l'Amour finira par vaincre la Haine et, à la fin des temps, les quatre
éléments seront à nouveau réunis dans un Un fait uniquement
d'Amour.
C'est alors que surgit Pythagore et son École. Avec lui, on voit
pour la première fois apparaître le concept de « nombre », c'est-à-
dire les mathématiques, non seulement comme explication mais
comme force créatrice : certains physiciens d'aujourd'hui, notamment
l'École de Copenhague et les théoriciens quantiques, reprendront
cette opinion de Pythagore en soutenant également que la
« description » de la Nature doit se réduire, en définitive, à de simples
associations entre concepts par une formulation mathématique. Les
Pythagoriciens voient dans les nombres entiers et leurs rapports
(c'est-à-dire les nombres rationnels) les fondements de l'explication
de toute la Nature : ces nombres ne font pas qu' « expliquer », ils
créent aussi l'« harmonie » de la Nature. On se fondait alors, pour
démontrer cette proposition, sur les lois de l'acoustique que les
Pythagoriciens venaient d'établir sur la lyre : les cordes, soumises à
des tensions identiques, reproduisaient les notes de la gamme, c'est-
à-dire les différents sons harmoniques, en choisissant des longueurs
de corde qui étaient entre elles dans des rapports simples
exprimables sous la forme du quotient de nombres entiers.
Mais, avec le nombre, c'est l'unité qui revient à nouveau en faveur,
et la doctrine d'Empédocle des quatre éléments va être remplacée
par l'« atomisme » de Démocrite et Leucippe.
Les premiers pas vers cette idée d'« atome », qui nous est si
familière aujourd'hui, ne sont pas, à vrai dire, le fait de Démocrite lui-
même. C'est Anaxagore, contemporain d'Empédocle, qui avait émis
pour la première fois l'hypothèse que tout se réduisait, à la limite du
plus petit, à des « grains » infiniment petits. Ces grains, par leur
disposition, composeraient toute chose. On voit naître ici l'idée que la
géométrie, c'est-à-dire la disposition d'éléments voisins l'un par
rapport à l'autre, pourrait contribuer à la nature même des choses.
Cette idée devait, beaucoup plus tard, être très chère à Einstein. Les
« grains » d'Anaxagore ne sont pas mis en mouvement par l'Amour
et la Haine, comme chez Empédocle, mais par le « Noûs », qui est à
nouveau une sorte de « Psyché » ou d'« Esprit », comme le
pressentait Thalès... et comme vont nous le suggérer, à notre
époque, un Bergson ou un Teilhard de Chardin !
C'est cependant chez Démocrite que le concept d'atome se
précise, et que le mot « atome » est d'ailleurs prononcé pour la
première fois, « atomos » signifiant en grec : « qu'on ne peut
diviser ». Les atomes sont, suivant Démocrite, tous faits de la même
substance. Ils sont insécables et éternels. À part le fait d'exister et de
se déplacer dans l'espace vide pour occuper des positions variées,
ils n'ont aucune propriété : ils n'ont ni couleur, ni odeur, ni saveur.
Leucippe va détailler un peu la pensée de Démocrite : ce dernier
laissait les atomes libres de se promener au « hasard » et de former
ainsi, au cours de leurs migrations, des « figures de hasard » qui
seraient l'aspect que nous voyons des choses. Leucippe soupçonne
qu'il existe des lois précises qui gouvernent le mouvement des
atomes. On voit ainsi se dessiner, à grands traits, les conceptions de
la physique moderne ; caricature de notre Science, peut-être ; mais
toutes les idées sont déjà là, saisies intuitivement par l'entendement
humain ; ce n'est pas tant l'expérience qu'une profonde réflexion a
priori sur la nature des choses qui paraît guider la pensée des
philosophes hellènes. Car, ne l'oublions pas, aucune technique
d'investigation ne pouvait permettre à tous ces penseurs grecs
d'épauler en quoi que ce soit ces conceptions « atomiques », que nos
méthodes expérimentales modernes viendront beaucoup plus tard
confirmer. On a trop vite fait de dire que les chercheurs du passé
« refusaient » systématiquement de faire des expériences pour
vérifier leurs idées. En réalité, ils ne disposaient d'aucune technique
pour faire ces expériences ; on ne peut alors que s'étonner, ou
s'émerveiller, des possibilités intuitives de l'entendement humain qui,
en ne s'appuyant que sur la méditation, est parvenu si près de nos
découvertes « expérimentales » modernes.
Mais revenons à l'évolution des idées sur la Matière.
Platon va modifier quelque peu les hypothèses de Démocrite (qu'il
détestait d'ailleurs au point qu'il aurait voulu voir brûler tous ses
livres : là encore, ce type de comportement ne fera que se confirmer
en Sciences au cours des siècles !). Platon dote les atomes de
formes géométriques particulières : des cubes formeraient l'élément
terre, l'octaèdre formerait l'air, le tétraèdre le feu, et l'icosaèdre (20
faces) l'eau. Restait le dodécaèdre, auquel ne correspondait aucun
élément (mais qui était cependant le cinquième solide régulier
découvert par les Pythagoriciens). Platon ne sait comment l'expliquer
et déclare : « Il v avait encore une cinquième combinaison que Dieu a
utilisée pour élaborer l'Univers. » Cette idée ne sera pas perdue, on
va voir Aristote la reprendre bientôt. Platon fait, à propos de ces
solides réguliers, une remarque qui a son importance : il note que
toutes les faces de ces solides peuvent se construire à partir de deux
triangles fondamentaux, le triangle équilatéral et le triangle isocèle. Il
en conclut que ce qui est fondamental, insécable, ce sont en
définitive ces triangles et non les solides réguliers eux-mêmes. Mais
seuls les solides peuvent être « connus », les triangles ne paraissent
être que des « entités » fondamentales inaccessibles à la
Connaissance humaine. Ainsi, dès Platon, on voit poindre le
sentiment vague d'un Réel sous-jacent au Connu, et l'idée que ce
serait sur ce plan du Réel qu'on trouverait l'irréductible. Platon
précisera d'ailleurs cette idée avec sa célèbre image représentant
l'Homme comme « enfermé » dans une caverne, sur le mur de
laquelle il ne verrait que les « ombres » de la véritable réalité, qui se
trouverait à l'extérieur de la caverne.
Mais l'atomisme allait cependant sombrer, en même temps que les
conceptions de Platon et de l'École pythagoricienne : on découvrait
en effet les nombres « irrationnels », qui ne se présentaient pas
comme le rapport de deux nombres entiers : ainsi, le rapport de la
diagonale au côté du carré (égal à racine de 2) ne peut pas être
exprimé par un rapport simple : tout ne peut donc pas être décrit par
du « discontinu » (comme le proposaient les atomistes), car, si cela
était, il v aurait alors eu un nombre entier d'atomes à la fois dans la
diagonale et dans le côté du carré, et le rapport des deux mesures
aurait donc dû être un rapport de nombres entiers.
C'est la nouvelle École naissante d'Aristote qui va bénéficier de
cette situation. Nous sommes en Grèce, vers le IVe siècle avant notre
ère. Puisque le « discontinu » est inadéquat pour expliquer la réalité,
Aristote revient au « continu ». Et il fait une grande synthèse de tout
le travail de ses prédécesseurs : il existerait quatre éléments
altérables, terre, eau, air et feu et un élément inaltérable, l'éther (qui
n'est autre que le correspondant du dodécaèdre de Platon).
Les quatre premiers éléments peuvent se transformer l'un clans
l'autre et évoluent ainsi dans le temps par rapport au cinquième : ceci
rendait possible le mouvement, tout en niant le vide, et répondait
donc aux objections de Parménide (et de son élève Zénon dont les
« apories », telles que celle de la « flèche », sont bien connues) ; en
fait, comme on le voit, chez Aristote le vide est simplement remplacé
par l'éther. Sur ces grandes bases, l'École aristotélicienne va
construire un système énorme, qui traitera de tous les problèmes :
Physique, Chimie, Sciences naturelles, Botanique, Arts, Histoire,
Géographie..., et même Politique. Le « Corpus » de l'École sera
d'ailleurs si imposant qu'il va purement et simplement éteindre l'élan
de la pensée scientifique vers la recherche de nouveaux horizons
pendant près de 2 000 ans.

Trois siècles d'expériences sur la matière.

II faudra en effet attendre Galilée pour qu'on ose affronter l'autorité


« mandarine » d'Aristote. On sait que cette initiative faillit coûter bien
cher au pauvre Galilée : mais celui-ci possédait des arguments
imbattables, et cependant nouveaux : il appuyait en effet ses
déclarations sur l'expérience, entendons par là une technique
expérimentale permettant de vérifier des points précis relatifs à ses
affirmations théoriques. Descartes va transformer en « méthode de
travail » cette conception de Galilée concernant l'expérience ; il fera
cependant de nombreuses réserves, car il a conscience du fait que
nos sens sont imparfaits et peuvent nous tromper : on ne peut donc
pas « tout » construire sur l'expérience. Descartes suggère de
« tamiser » la théorie au moyen d'un autre critère : toute théorie
scientifique devra être, aussi, « clairement » saisie par notre
entendement.
Newton passera outre et donnera, dès la fin du XVIIe siècle, la
direction définitive dont la méthode scientifique n'allait pas vouloir
s'écarter pendant plus de deux siècles, et qui ne sera véritablement
remise en question que ces toutes dernières années : pour Newton,
seule l'expérience compte, c'est sur elle uniquement que tout doit
être construit, et tant pis si cela doit nous obliger à accepter des
notions qui ne sont plus « claires » à notre entendement, comme
l'aurait désiré Descartes. Nous reviendrons plus longuement, dans un
prochain chapitre, sur cette différence profonde entre les méthodes
scientifiques suggérées par Descartes et Newton.
La méthode newtonienne fut donc adoptée et fut aussi,
effectivement, très fructueuse. Aux jugements d'autorité d'Aristote
faisaient place des investigations expérimentales précises. À
procéder ainsi, le « mystère » de la Matière sembla d'abord se
dissiper rapidement : on revint, avec Newton, au concept de point
matériel « discontinu », c'est-à-dire, en fait, à la conception atomiste.
Même la lumière serait, selon Newton, formée de petits corpuscules.
Le début du XIXe siècle voit Dalton enseigner que les éléments
chimiques sont constitués par des combinaisons de quatre-vingt-
douze éléments ou atomes bien distincts. Parallèlement, un jésuite
croate nommé Boscovich représente la Matière comme une
agglomération de « points » agissant à distance l'un sur l'autre
suivant certaines lois d'attraction et de répulsion. En 1833, Faraday
met en évidence le caractère « granulaire » de l'électricité et prépare
la découverte, pour la fin du siècle, de l'électron. Puis, voici enfin
notre siècle : à l'électron viennent alors s'ajouter le proton, noyau de
l'atome d'hydrogène, le plus simple des atomes de Dalton : puis le
neutron, de masse très voisine du proton, mais non chargé
électriquement. Puis... et puis malheureusement la liste ne s'arrête
pas là. Un instant, on avait pu croire que ces trois particules : le
proton, le neutron et l'électron, étaient enfin les « briques »
élémentaires constitutives de la Matière. Mais il n'en était rien. On
découvrait d'abord un positron, c'est-à-dire un électron chargé
positivement. Puis ce fut la longue série, jamais définitive, toujours
changeante, des mésons, ces particules qui se forment dans les
réactions nucléaires et qui possèdent des durées de vie très courtes.
D'autre part, pour chaque particule on constata bientôt qu'il fallait
aussi admettre l'existence possible d'une « antiparticule ».
Il n'est pas dans notre propos d'examiner ici en détail le grand
problème de la classification et des propriétés de ces diverses
particules « élémentaires », tel qu'il apparaît à la lumière de la
physique nucléaire moderne. Nous poserons simplement à nouveau
la question : « Sait-on aujourd'hui en quoi consiste la Matière ? »

Continu ou discontinu.

La profusion des particules « élémentaires » nous montre que


nous faisons probablement fausse route en cherchant dans des
« briques » primordiales la solution de notre problème. Il y a de
multiples raisons pour cela : d'abord, naturellement, celle de ne pas
réussir à trouver ces briques « primordiales », puisque chaque année
n'en supprime quelques-unes (qui ne seraient pas « primordiales »)
que pour en découvrir de nouvelles. Et puis, on peut se demander si
la notion de « particule » elle-même permettra d'aller au « fond du
problème » : car, à supposer qu'on découvre des particules qui soient
« vraiment » élémentaires, on aura toujours le droit de poser la
question : De quelle substance sont faites ces particules
élémentaires « irréductibles ».
À l'examen, on constate que c'est la Théorie Quantique qui nous a
entraînés à nous accrocher si fermement jusqu'aujourd'hui au
concept de « corpuscule » ; cette théorie nous explique en effet que
la description de la réalité ne doit être faite qu'en termes
d'« observables », c'est-à-dire selon la méthode indiquée par Newton
qui prônait l'expérience avant toute chose : or, les « observables »
nous montrent des corpuscules : donc, disent les théoriciens
quantiques, décrivons la Matière en termes de « corpuscules ». Mais
il nous faut alors faire appel à Descartes : n'oublions pas que ce
concept de « corpuscule » a, depuis près de trente ans, cessé d'être
une notion « claire » à notre entendement. On a en effet constaté,
dès 1925, avec L. de Broglie, qu'il fallait aussi associer au corpuscule
un aspect ondulatoire, c'est-à-dire continu. Ainsi, la Matière serait à la
fois continue et discontinue ! Il sortirait malheureusement du cadre
de cet exposé de détailler ce qui, dans l'interprétation « probabiliste »
des théoriciens quantiques modernes, aurait tellement contredit le
critère de « clarté » vis-à-vis de l'entendement dont nous parlait
Descartes. Il nous suffira de dire que nombre de bons esprits,
notamment Einstein et Schrödinger, et plus récemment l'École russe
de Blochinzev, se sont toujours énergiquement opposés à
l'interprétation de l'École de Copenhague. Il est intéressant de noter
également que L. de Broglie lui-même, qui doit être considéré comme
le principal initiateur des théories quantiques, a toujours ressenti un
certain malaise devant l'interprétation purement probabiliste ; avec la
collaboration de certains de ses élèves (notamment Vigier), il s'est
beaucoup efforcé, et plus particulièrement ces dernières années, de
rechercher une formulation des phénomènes à l'échelle nucléaire
dans un contexte plus déterministe.
Qu'est-ce donc finalement que la Matière ? Il serait difficile de
répondre catégoriquement aujourd'hui, puisque les physiciens eux-
mêmes ne sont pas d'accord. On peut cependant indiquer les
éléments de réponse qui seront probablement développés dans les
toutes prochaines années.

Einstein avait raison.

Une fois de plus, il semble bien qu'Einstein avait raison : le grand


Einstein n'est pas passé à côté de la remarque de Descartes sans la
méditer profondément. Comme lui, il a pensé qu'il fallait nous méfier
terriblement de nos sens, et donc de l'expérience ; il a cherché à
construire sa vision du Monde sur de grands principes généraux,
clairs à l'entendement, et qui emprunteraient aussi peu que possible
à l'expérience. Sa méthode se résume dans la phrase suivante :
« Une théorie peut être vérifiée par l'expérience, mais aucun chemin
ne mène de l'expérience à la création d'une théorie. » Et sa Relativité
Générale est un brillant exemple de cette méthode de travail. À la
base de la Relativité se trouvent trois postulats généraux (covariance
des lois, simplicité logique aussi grande que possible des lois,
conservation de l'impulsion-énergie) ; et c'est tout. La conclusion
d'Einstein : la Matière modifie la structure de l'espace ; la géométrie
de l'espace ainsi modifié n'est plus la géométrie d'Euclide. Et,
inversement, on peut dire que la modification de la structure de
l'espace « crée la Matière. Comme Parménide vingt siècles plus tôt,
Einstein va être conduit à déclarer : « L'espace vide de Matière
n'existe pas », car la Matière c'est encore de l'espace.
Mais, alors, la voilà la solution ; et, d'ailleurs, si on veut vraiment
aller « au fond » du problème, la réponse pouvait-elle être autre ? Ce
qui nous est perceptible comme réalité ultime, ce qui est clairement
compris par notre entendement comme une réalité ultime, c'est en
définitive l'étendue, étendue dans l'espace et aussi dans le temps. La
voilà cette « substance » qui constitue l'élément irréductible de la
Matière, c'est l'étendue, c'est l'espace-temps. La matière n'est que de
l'étendue à propriétés géométriques particulières ; le mouvement
n'est, selon la Relativité Générale, que des directions privilégiées de
cette étendue.
Ainsi, Einstein nous fournit une fois de plus les éléments de
réponse : la Réalité est continue, toute chose est formée d'étendue,
seules les propriétés géométriques varient d'un point à un autre. Le
« discontinu » est le fruit de l'humain seulement, qui ne possède pas
un « scalpel » d'une finesse infinie pour prendre connaissance de la
réalité extérieure. Tout se réduit, sur le plan du Réel (et non du connu
humain) à « figures et mouvements », comme l'avait pressenti
Descartes.
Thalès, Pythagore, Aristote, Descartes, Newton, Einstein, autant
de marches qui nous font gravir la pyramide de la. Connaissance,
marches d'autant plus hautes qu'elles n'ont pas hésité à s'appuyer
plus fermement sur le passé. Telle est peut-être l'une des grandes
leçons de la Science : elle précise, en avançant, une intuition ancrée
au plus profond des Hommes de tous les temps. Mais, à la réflexion,
n'est-ce pas là une chose bien naturelle, car l'homme n'est-il pas
« fabriqué » de tous ces éléments qu'il cherche, à l'aide de sa
Science, à mieux connaître ? Et est-ce tellement étonnant que la
réponse à ces questions soit autant « en lui » que dans la Nature
elle-même ?
L’UNIVERS SERA-T-IL TOTALEMENT
ACCESSIBLE À L’HOMME ?

Où va-t-il ce navire ? Il va de jour vêtu,


A l'avenir divin et pur, à la vertu,
A la Science qu'on voit luire,
Il va, ce glorieux navire
Au juste, au grand, au bon, au beau... Vous voyez bien
Qu'en effet il monte aux étoiles !
VICTOR HUGO, Plein Ciel.

Qui ne s'est pas arrêté pour contempler, à la section


« Astronomie » du Palais de la Découverte de Paris, la maquette qui
illustre la conception que les Égyptiens avaient de l'Univers, il y a de
cela quelque cinq mille années ? On y. voit une Terre plate sur
laquelle s'élèvent les montagnes et coulent les rivières. Quatre piliers
énormes soutiennent un ciel également plat où brûlent, comme des
flambeaux, les lumières de milliers d'étoiles ; le soleil sort de la Terre
d'un bout de l'horizon rectiligne, décrit une trajectoire circulaire, puis
s'enfonce à l'autre extrémité de la Terre... pour réapparaître le
lendemain comme la veille, un peu comme dans le défilé final que
nous offrent les spectacles de cirque !
Cette description du Cosmos nous fait aujourd'hui sourire : au
cours des siècles passés l'Astronomie nous a appris que les étoiles
étaient des objets énormes disséminés dans tout notre Univers et
non des « lampions » accrochés au ciel. Mais arrêtons-nous de
sourire pour réfléchir un peu plus profondément sur ce problème :
l'Astronomie nous apprend aussi que ces étoiles sont à des distances
énormes de nous puisque, pour la plupart, la lumière qu'elles
rayonnent met des milliers, voire même des millions ou des milliards
d'années à nous parvenir. Alors ? Les corps célestes sont-ils
« vraiment » pour nous beaucoup plus que des lumières clignotant
sur la toile de fond de nos préoccupations quotidiennes ? En
définitive, pour répondre à cette question, il nous faut savoir ceci :
l'Homme peut-il espérer « communiquer » un jour avec ces régions si
éloignées de notre Univers, soit au moyen d'un échange de signaux
avec quelques êtres pensants habitant éventuellement les planètes
de ces systèmes stellaires, soit (et ce serait encore beaucoup mieux)
en se rendant en ces lieux reculés de notre Univers.
La question se situe sans doute sur le plan scientifique, mais
chacun de nous en ressent l'énorme portée philosophique : il ne
s'agit rien moins que de savoir si nous, les petits humains, nous
sommes seulement à notre Univers ce que sont, par rapport à notre
Terre, ces pauvres insectes qu'une main maligne d'enfant enferme
parfois dans un bocal de verre : sommes-nous, par principe,
condamnés à ne jamais « connaître » de notre Univers beaucoup
plus que les régions de l'espace qui nous entourent immédiatement ?
Ou bien, au contraire, est-ce que les immenses perspectives d'une
communication exploratrice plus directe avec l'ensemble du Cosmos
nous sont permises ?
Dans cette dernière affirmative « l'unité » de ce grand Univers en
évolution apparaîtrait clairement. Avant d'entrer plus avant dans
l'examen de ce problème, chiffrons un peu les distances énormes qui
nous séparent des amas de matière tels qu'étoiles ou planètes. Pour
cela, usons d'une réduction d'échelle : on sait que le Soleil est un
globe énorme, puisque la Terre tout entière pourrait se perdre dans
les gerbes de flammes émises par sa surface comme un grain de
sable dans la flamme d'une bougie. Imaginons cependant le Soleil
réduit lui-même à un grain de sable de un dixième de millimètre de
diamètre environ. Avec cette réduction, la Terre ne serait évidemment
plus visible à l'œil nu. La distance de la Terre au Soleil-grain de sable
serait de un centimètre ; la planète Neptune serait à trente
centimètres ; Pluton, à l'extrémité du système solaire, serait à
soixante centimètres : l'étoile la plus rapprochée, Proxima Centaure,
grosse elle-même comme le Soleil, c'est-à-dire comme un grain de
sable, se trouverait à deux kilomètres ; les étoiles brillantes d'Orion
seraient à cent cinquante kilomètres ; et, entre tout cela, c'est le vide
interstellaire, avec des densités de matière si faibles qu'on ne peut y
rencontrer que quelques microgrammes de poussière tous les
millions de kilomètres cubes d'espace. À notre échelle grain de sable
l'une des galaxies les plus proches de la Voie lactée, Andromède,
serait à la distance qui sépare la Terre de la Lune (près de 400 000
kilomètres), et certaines des galaxies qu'on aperçoit dans le grand
télescope de cinq mètres du mont Palomar seraient à plus de mille
fois cette distance Terre-Lune ! Qu'on imagine ce qu'est, à cette
distance, une étoile pas plus grosse qu'un grain de sable ! Que dire
des planètes éventuelles qui gravitent autour de cette étoile !
Devant ces énormes distances nous commençons par
comprendre pourquoi cela vaut la peine de se demander si, en
définitive, l'« exploration » de ces régions éloignées du cosmos ne
nous est pas à jamais, et par principe même (j'allais écrire « par
construction »), interdite... et le sourire que l'on affectait devant la
maquette égyptienne se fige alors aussitôt ! La faiblesse de la
puissance de l'Homme devant l'Univers apparaît, et la célèbre phrase
de Pascal : « Qu'est-ce que l'Homme dans la Nature ? Un néant à
l'égard de l'infini... », nous revient amèrement en mémoire.
J'écris « amèrement » non pas tellement parce que ces
conclusions amenuisent les « possibilités » humaines, mais surtout
parce que ces conclusions mettent en évidence une sorte
d'apparence illogique, et disons même absurde, dans
l'ordonnancement du spectacle que nous offre la Nature : car
comment est-il concevable que l'Univers puisse être à la fois si grand
et que, en même temps, aucune « communication » ne puisse
s'établir entre ses différents points ? Celui qui approche de près
l'étude des processus naturels ne peut manquer de découvrir qu'une
évolution d'ensemble de l'Univers se déroule sous ses yeux, grâce à
un bouillonnement où se mêlent continuellement toutes les
expériences individuelles : et cette constatation ne s'accorde
nullement avec l'image d'un Univers parsemé de noyaux évolutifs
« isolés», sans aucune communion les uns avec les autres.
Tournons-nous donc vers la Science pour lui demander si, en dépit
de toutes les apparences, l'Univers ne pourra pas être un jour
accessible à l'Homme.

Albert Einstein, 1905. Une première révolution


sur le concept de temps.

En 1905. Albert Einstein nous apportait deux éléments de réponse,


l'un très décevant, l'autre très encourageant.
1 . Einstein nous indiquait d'abord que la vitesse de la lumière
(300 000 kilomètres par seconde) était une vitesse limite qu'aucun
objet matériel ne pourrait jamais dépasser. Bien sûr, cette vitesse est
heureusement très grande (plus d'un milliard de kilomètres à
l'heure !) mais elle est cependant bien faible pour voyager dans le
cosmos : à cette vitesse, la plus proche étoile est à près de quatre
années (voyage aller seulement). Qu'on imagine les navigateurs,
dans leur étroite fusée, pendant tout ce temps ! La plus proche
galaxie, Andromède, est à plus de deux minions d'années de
voyage : ici, on n'imagine plus rien du tout... et l'on préfère oublier
qu'il existerait toujours des milliards de galaxies à visiter, après un
voyage de quelques milliards d'années à cette vitesse de près d'un
milliard de kilomètres-heure !
2. Mais, en même temps, Einstein nous apportait un espoir
immense, sous la forme d'une révolution effectuée sur la notion si
étrange, si troublante, de l'écoulement du temps.
De quoi s'agit-il ? Si un voyageur de l'espace se déplace à une
vitesse proche de cette fameuse vitesse limite (celle de la lumière), il
ne vieillit presque plus ! Alors que ce voyageur pensait qu'il lui aurait
fallu vivre plus de deux millions d'années pour pouvoir se rendre sur
Andromède, Einstein nous apprend qu'il n'usera dans ce voyage que
quelques mois de son temps propre s'il effectue ce voyage à une
vitesse très proche de celle de la lumière (ce qui ne constitue pas une
impossibilité de principe).
Est-ce de la Science ou de la fiction ? Les physiciens eux-mêmes
se sont d'abord posé la question et, en dépit du fait que la théorie
d'Einstein rendait bien compte, dans son ensemble, de l'expérience
(la bombe atomique n'en est-elle pas une « application » !), ils
s'efforcèrent de vérifier soigneusement ce point particulier et quelque
peu surprenant du « non-vieillissement ». La Nature nous offrait
justement ces voyageurs à vitesse de la lumière sous la forme de
petites particules, les mésons mu, prenant naissance dans la très
haute atmosphère sous l'effet du bombardement du rayonnement
cosmique. Ces particules voyagent dans ces conditions à la vitesse
de la lumière (ou presque) et on constate qu'elles parcourent, depuis
leur point de départ, quelques dizaines de kilomètres. Mais leur
« durée de vie » moyenne, lorsqu'elles sont au repos, n'est que de
deux millionièmes de seconde environ : une simple multiplication
montre alors qu'en ce temps de vie elles ne devraient parcourir, à la
vitesse de la lumière, que 600 mètres. Alors, pourquoi parcourent-
elles des dizaines de kilomètres ? La réponse est apportée par
Einstein : elles se déplacent à une vitesse très proche de celle de la
lumière et leur « vieillissement » n'a plus lieu comme lorsqu'elles
étaient au repos ; elles peuvent donc se rendre en des points
beaucoup plus éloignés que ne le laissait prévoir, avant Einstein, leur
courte durée de vie.
Ce qui est vrai pour ces particules reste vrai pour l'homme, avec
ses soixante années (au lieu de deux millionièmes de seconde) de
vie moyenne.
Nous avons cité cet exemple, mais bien d'autres expériences
confirment cet effet de « dilatation du temps » prévu par Einstein. Le
lecteur doit donc être bien persuadé qu'aucun physicien ne met
aujourd'hui en doute cet aspect nouveau de la durée, aussi
surprenant qu'il paraisse. Il s'agit donc bien là de Science, et
nullement de Science-Fiction.

Mais le voyageur retrouvera la Terre


« vieillie » de millions d'années !
Alors, nous voilà sauvés, semble-t-il ! La voilà la solution pour
atteindre les régions les plus reculées du cosmos : puisque le temps
est ainsi, l'Univers paraît vraiment, et dans sa totalité, être accessible
à l'Homme !
Attention, n'allons pas trop vite. Laissons résolument de côté les
difficultés techniques à résoudre pour obtenir qu'un véhicule spatial
atteigne une vitesse proche de la lumière : ces difficultés existent,
certes, mais ne sont toutefois pas insurmontables en principe, et
nous ne nous en occuperons pas ici.
Mais il existe un autre aspect de ce voyage à grande vitesse dans
le cosmos. Un (ou plusieurs) humains pourront donc se rendre en
quelques mois dans les régions éloignées de notre Univers,
Andromède par exemple, ceci est entendu, nous n'en doutons plus.
Puis, après quelque temps passé à « explorer » cette galaxie, nos
voyageurs décident de revenir sur Terre et, parce qu'ils vont encore
très vite, ils ne mettent que quelques mois pour ce voyage de retour.
Mais ils retrouveront alors la Terre et ses habitants vieillis de... quatre
millions d'années.
Alors, rien ne va plus ! Car autant dire que « nous », les humains
qui resterons sur Terre les pieds dans nos pantoufles, nous n'aurons
jamais aucune nouvelle de ce voyage des navigateurs de l'espace.
Chacun sait que la Science ne progresse qu'en « rassemblant » les
connaissances ; peu nous importe qu'une poignée d'humains ait
réussi à accroître ses « propres » connaissances, si ces hommes
doivent laisser tous les autres dans l'ignorance. Ce qu'il nous faut
rechercher, c'est de mettre en commun les connaissances acquises
par chacun, pour que celles-ci participent à un véritable progrès
évolutif d'ensemble — seul type de progrès qui soit vraiment valable
à l'échelle de la Nature entière. Or, nous avons choisi ci-dessus un
voyage à Andromède : mais qu'adviendra-t-il pour les voyages
vraiment « lointains », où les navigateurs ne reviendront qu'après une
absence de quelques milliards d'années ? En fait, quand on manipule
de tels chiffres, on sait encore à peine ce qu'ils veulent dire et, si les
choses doivent se passer ainsi, il est plus raisonnable d'avouer que
« pratiquement », et en tout cas en ce qui concerne le progrès de nos
connaissances, l'Univers n'est pas dans sa totalité accessible à
l'Homme, et cela en dépit de la révolution einsteinienne.

Mais tout n'est pas clair dans le temps einsteinien.

Que mon lecteur ne se décourage pas cependant ; s'il a la


patience (et le courage) de me suivre encore un peu, il va peut-être
apercevoir que tout espoir ne semble pas perdu.
D'abord, n'y a-t-il rien qui « accroche » dans cette histoire du
voyageur à grande vitesse qui ne vieillit plus et revient sur Terre
après des millions d'années ? Il se trouve justement que si : les
physiciens savent bien que ce problème donne naissance à un
paradoxe, dit « paradoxe du voyageur de Langevin ». Or, s'il y a
paradoxe, il y a peut-être aussi espoir de voir plus clair dans cette
notion de temps et de vieillissement, en cherchant à « lever » ce
paradoxe.
Ledit paradoxe peut être illustré par l'expérience théorique
suivante ; un observateur part d'une base spatiale située sur une
planète lointaine de nous, de façon à avoir le temps d'accélérer sa
fusée et atteindre une vitesse très proche de celle de la lumière au
moment où il passe au-dessus de la Terre. Puis, à partir de cet
instant, il poursuit son voyage sans s'accélérer. Si alors, comme
l'admettent la plupart des modèles cosmologiques modernes{1},
l'Univers est bien « refermé » sur lui. même, après un certain temps
de voyage la fusée aura accompli un tour complet de l'Univers et
repassera de nouveau en face de la Terre, toujours sans avoir
accéléré ou décéléré. Tout se passera, à l'échelle de l'Univers,
comme lorsqu'on effectue un « tour du monde » sur la Terre en
progressant toujours dans la même direction, droit devant soi. Mais
alors, comparons maintenant le vieillissement du Terrien qui a
regardé passer la fusée lors de sa première et seconde coïncidence
avec la Terre et le vieillissement du navigateur de la fusée. Ce
dernier, parce qu'il voyageait à vitesse proche de la lumière, a peu
vieilli, quelques années par exemple. Quant au Terrien il aura vu (ou
plutôt ses « restes » auront vu) quelques milliards d'années s'écouler
entre les deux passages de la fusée ! Mais, et c'est là que naît le
paradoxe, toute vitesse est relative : on aurait donc aussi bien pu
dire, dans cette expérience, que la fusée était restée immobile
pendant que la Terre se déplaçait, au contraire, et dans le sens
opposé à précédemment, à une vitesse très proche de celle de la
lumière. Dans ce dernier cas ce serait le Terrien qui ne vieillirait alors
presque plus, et ce serait le malheureux astronaute, coincé dans
l'étroit habitacle de sa fusée, qui verrait s'écouler quelques milliards
d'années entre les deux passages de la Terre devant son hublot ! Il y
a donc contradiction entre les deux résultats, suivant le mode de
raisonnement qu'on adopte, et c'est là le paradoxe. Notons bien que,
dans tout ceci, n'intervient aucune accélération : fusée et Terre jouent
un rôle parfaitement symétrique.
Résumons-nous : l'expérience (les mésons mu par exemple)
prouve bien qu'il se passe « quelque chose » qui ressemble à un
« non-vieillissement » quand on se déplace à vitesse proche de la
lumière, ces résultats sont formels et incontestables. Mais, par
ailleurs, un paradoxe important naît de cette conclusion dès qu'on
pousse le problème à ses limites (et il faut « sonder » ces limites pour
s'assurer que la marche de la pensée scientifique conduit à une
interprétation parfaitement correcte de la réalité extérieure).

Une nouvelle « révolution » dans la notion d'écoulement du


temps est-elle nécessaire ?

C'est la question que l'on est donc en droit de se poser. La


« symétrie » de l'expérience précédente semblerait nous inciter à
penser que, en ce qui concerne les « vieillissements », voyageur et
Terrien se emportent identiquement, c'est-à-dire vieillissent de la
même durée. Cette solution est d'ailleurs plus conforme au « sens
commun », qu'une tendance fâcheuse de la Science moderne est
trop souvent disposée à vouloir systématiquement considérer comme
erroné. Car enfin, comment peut-on imaginer que je vieillisse d'un an
seulement pendant que mon jeune fils a le temps de terminer ses
études, se marier, avoir des enfants, atteindre l'âge mûr, vieillir,
mourir... et voir ses os blanchir pendant quelques milliards d'années ?
Ce problème de savoir si les « vieillissements » sont les mêmes
pour tout le monde, voyageur ou non, n'est d'ailleurs pas passé
inaperçu d'Einstein. Il se confond, sur le plan cosmologique, avec le
problème de savoir s'il existe, à l'échelle de l'Univers entier, un axe
« absolu » des durées le long duquel on pourrait évaluer, d'une façon
absolue, les durées, c'est-à-dire notamment les vieillissements de
deux individus, quels que soient leurs déplacements dans l'Univers
(les physiciens disent leurs « trajectoires d'Univers »). Durant les
dernières années de sa vie Einstein continuait à être préoccupé par
cette éventualité d'un axe « absolu » des durées, puisqu'il écrit dans
Einstein, physicien et penseur (1953) : « Ce problème me tourmentait
déjà au moment de l'élaboration de la théorie de la Relativité
Générale, et je n'ai pas réussi à le clarifier... »
C'est peut-être de l'expérience (méson mu par exemple) qu'il faut
partir à nouveau pour réfléchir à une solution : ce que cette
expérience nous montre incontestablement, c'est qu'une particule à
très grande vitesse accomplit des distances plus grandes que celles
que laisseraient prévoir ses possibilités de durée de vie. Et, en fait,
c'est tout, ce sont là les seuls faits intangibles qu'on peut déduire de
l'expérience. On constate alors, naturellement, qu'il y a deux
réponses possibles à cette observation expérimentale :
1. Ou bien la particule vieillit moins vite, l'espace qu'elle traverse
conservant un caractère « absolu », c'est-à-dire étant toujours
« vraiment » l'espace que considère le Terrien au repos. C'est la
solution généralement adoptée, elle donne naissance au paradoxe
que nous venons d'énoncer.
2. Ou bien la particule vieillit toujours de la même façon, ce
vieillissement étant invariant pour tout corps dans l'Univers, quel que
soit son mouvement. Mais on est alors « contraint » d'admettre que
l'espace traversé à très grande vitesse par la particule est
« vraiment » contracté pour cette particule, ce qui aurait permis à
celle-ci d'atteindre, au cours d'un même vieillissement, des points
plus éloignés. Dans ce cas, il n'y a plus de paradoxe, mais cela
demande une nouvelle révolution à accomplir sur la notion de temps :
les « vieillissements » seraient invariants ; en termes plus précis, il
existerait à l'échelle de l'Univers entier, une sorte d'axe « absolu » de
l'évolution, le long duquel on pourrait compter les durées{2}.
Cette « révolution » sur le concept de temps, à l'échelle de
l'Univers entier, serait comparable à celle que nous a fait accomplir
Albert Einstein à l'échelle de l'observateur particulier, c'est-à-dire sur
le plan du temps local. Et cette « révolution » rendrait possible à
l'Homme, à la fois de se rendre en des régions très reculées du
cosmos et de venir aussi apporter à ceux qui ne sont pas du
« voyage » les connaissances nombreuses recueillies au cours de
cette exploration de notre Univers. Quelques mois (soyons généreux,
disons quelques années) s'écouleraient seulement pour nous,
Terriens, entre le départ et le retour des explorateurs cosmiques,
aussi loin que soit leur destination. Si cette conclusion s'avère
fondée, alors, oui, l'Univers dans sa totalité sera un jour accessible à
l'Homme. La grande portée scientifique de la découverte dans ce
domaine rejoint donc ici la portée purement philosophique ; ce qui
nous montre une fois de plus, si besoin en était, l'Unité de la Science
et de la Philosophie quand il s'agit des problèmes fondamentaux
concernant notre connaissance de la Nature.
____________
{1}
. Voir le chapitre « L'Univers est-il fini ou infini ? »
{2}
. Il n'est pas possible de développer plus avant les arguments en faveur de
cette nouvelle notion de temps, et celle-ci pourrait paraître impliquer, sous la forme
sommaire où elle est présentée ici, l'existence possible de vitesses (c supérieures
» à celle de la lumière. Empressons-nous de dire qu'il n'en est rien. Pour celui que
cette question intéresserait, voir, par exemple, l'ouvrage publié par l'auteur :
Éléments d'une théorie unitaire d'Univers, Éd. R. Kister, Genève, et Éd. La Grange
Batelière, Paris, 1962.
RÉFLEXION
SUR LES MONDES « HABITÉS »

Mais si notre vue s'arrête là, que notre imagination


passe outre.
PASCAL.

« L'art de voler ne fait que de naître ; il se perfectionnera et


quelque jour on ira jusqu'à la Lune. Prétendons-nous avoir découvert
toutes choses, ou les avoir mises à un point qu'on n'y puisse rien
ajouter ? Eh ! de grâce, consentons qu'il y ait encore quelque chose à
faire pour les siècles à venir. »
Cette déclaration n'est pas celle d'un de nos savants modernes,
elle est de Fontenelle, dans ses Entretiens sur la pluralité des
Mondes, qu'il publia... en 1686.
Demain réalisera la prévision de l'illustre écrivain : nous irons sur
la Lune. Mais, comme au temps de Fontenelle, il nous est encore
possible d'affirmer que l'« art de voler ne fait que de naître », et que
ce n'est pas notre proche satellite, mais les planètes d'étoiles
lointaines, qui se dévoileront à la curiosité de l'Homme dans un
avenir probablement moins éloigné de nous que ne l'est le siècle de
Fontenelle.

Pourquoi explorer le Cosmos ?

Et ceci nous amène à nous poser alors la question suivante :


qu'attend-on de cette conquête du Cosmos ? Tant de problèmes
restent encore à résoudre sur notre propre planète qu'il peut sembler
follement déraisonnable de dépenser tant d'énergie pour explorer
notre Univers.
Certains voient dans ces voyages le moyen qu'utilisera l'Homme
pour chercher à assouvir une curiosité toujours neuve ; c'est sans
doute vrai, l'exploration des planètes augmentera notre connaissance
de l'Univers et profitera donc au progrès scientifique. Indirectement,
le bien-être matériel de l'humanité terrienne devrait s'en trouver
également accru.
Mais il y a, semble-t-il, une justification beaucoup plus importante
dans ces tentatives d'accomplir des voyages si lointains : l'Homme a
toujours ressenti profondément ce qu'on pourrait nommer une
« angoisse métaphysique », provenant essentiellement du fait qu'il se
sent très petit et très impuissant devant la Nature. La Science a
souvent confirmé, en l'augmentant même parfois encore, ce
sentiment de « solitude » de l'Homme vis-à-vis de l'Univers. Et l'un
des grands espoirs, plus ou moins conscient, de l'Homme, est de
parvenir un jour, au moyen de ces voyages cosmiques, à briser
partiellement son « isolement » en retrouvant, sur une autre planète,
des êtres pensants. L'Homme, dans l'Univers, se recherche en réalité
lui-même ; après avoir réussi à établir un « courant de pensée » qui
baigne pratiquement la totalité de sa planète Terre, il cherche
maintenant à élargir ce « courant » aux dimensions de l'Univers
entier. S'il y parvient, il réussira, peu à peu, à dominer ce « grand
effroi devant les espaces infinis » dont nous parlait Pascal ; et ce
nouvel état d'esprit l'aidera à mieux comprendre la raison d'être et le
sens de cette immense demeure où la vie a précipité chacun de
nous.

Les « mondes habités » existent par millions !

Quelles sont cependant les « chances » de pouvoir trouver dans


l'Univers d'autres « mondes habités », c'est-à-dire des mondes où
n'existerait pas seulement une vie végétale ou animale, mais chez
lesquels on pourrait communiquer, d'une façon ou d'une autre, avec
des êtres « pensants » ? On est surpris de voir que, sous le couvert
d'un certain « rationalisme », la plupart des savants de notre époque,
physiciens, astronomes ou biologistes, font généralement preuve
d'une « timidité » extraordinaire lorsqu'il s'agit de répondre à la
question de la pluralité des mondes habités. Ils ne l'envisagent
toujours qu'au sens « restreint », c'est-à-dire en recherchant si des
êtres « semblables » à l'Homme seraient susceptibles d'exister sur
telle ou telle planète. Que diable ! Il s'agit d'un problème à l'échelle de
l'Univers entier, alors répondons-y au sens « large ». Le problème est
de savoir si la « Vie » et non « l'Homme » peuvent exister sur d'autres
planètes. La structure corporelle de l'Homme est celle d'un être
pensant « adapté » à la Terre ; mais rien ne nous empêche
d'imaginer que certaines structures corporelles complètement
différentes de l'Homme, et « adaptées » à d'autres conditions
planétaires, soient également pensantes. La planète Saturne
possède une atmosphère ammoniacale et une température moyenne
de —150° centigrades : ceci n'interdit nullement, au moins par
principe, que toute forme de Vie soit proscrite sur Saturne ; et que,
par ailleurs, certaines des structures vivantes saturniennes ainsi
considérées ne soient pas « pensantes », au sens où on l'entend sur
Terre pour l'Homme.
Cette « timidité » à voir la vie exister dans des conditions fort
éloignées de celles où l'Homme peut subsister est d'autant plus
étonnante que notre propre planète nous offre des exemples
multiples de formes de Vie qui « s'adaptent » à des milieux très
différents des conditions « moyennes » terrestres. Certaines larves
de moucherons vivent dans le pétrole. Les « grillons des neiges »
sont de petits animaux qui habitent dans la neige, meurent dès que la
température excède + 6° centigrades, et se nourrissent de bactéries
(qui vivent aussi dans la neige). Certaines algues croissent dans des
eaux contenant de l'acide sulfurique. Il existe une sorte de papillon
qui se porte parfaitement bien dans des bocaux contenant de l'acide
cyanhydrique, ce produit de la « chambre à gaz » des condamnés à
mort américains. Une espèce de tardigrade, voisin de l'araignée,
reprend vie après avoir subi l'incroyable traitement d'être
successivement : complètement desséché, porté à —100°
centigrades, puis enfin porté dans le vide complet durant plusieurs
heures. Que n'a-t-on pas dit les radiations ionisantes émises par les
déchets atomiques, dans lesquelles aucun être vivant ne saurait
survivre : eh bien, on a pourtant trouvé de nombreux bacilles qui
vivent et se multiplient « confortablement » dans l'eau des piles
atomiques, sous un taux de radiation très intense.
La Vie, et avec elle une pensée possible, peut donc exister dans
des conditions très éloignées de celles qui prédominent sur Terre. Le
problème des « mondes habités » ne doit pas être examiné dans la
seule optique « restreinte » consistant à rechercher la pensée
seulement là où l'Homme pourrait subsister.
Mais, même dans ce cas, même s'il fallait nécessairement
s'appeler « l'Homme » pour être autorisé à « penser », l'Univers est
cependant suffisamment grand pour nous assurer que bien d'autres
planètes, à peu près identiques à la nôtre, gravitent dans les espaces
cosmiques. Il n'est en effet pas déraisonnable de supposer, même en
étant pessimiste, qu'une étoile sur un million est escortée d'une
famille de planètes, comme l'est le Soleil. Une sur mille de ces
planètes pourrait probablement réunir des conditions de vie telles
que nous les constatons généralement sur Terre. Une sur mille des
planètes où existe ce type de vie « terrienne » pourrait probablement
posséder des êtres « hautement organisés » (c'est-à-dire capables,
par exemple, de fabriquer et faire exploser des bombes atomiques !)
comme l'Homme. Tous calculs faits, en ne tenant compte que des
étoiles observées dans le télescope du mont Palomar, cela porte
encore à environ cent millions ce nombre de planètes susceptibles
de porter à leur surface des êtres pensants nous ressemblant
d'assez près !
Ainsi, le problème est bien défini, ses données sont parfaitement
claires : il n'y a aucun doute qu'actuellement, dans l'Univers, sur de
très nombreuses planètes. des êtres semblables à nous vont,
agissent, « pensent » enfin, comme nous le faisons : et, comme nous,
désirent probablement se lancer aussitôt que possible à la conquête
du Cosmos !
La « communication » entre mondes habités.

Cela pose alors immédiatement une autre question importante :


comment une communication entre « êtres pensants » sera-t-elle
possible entre ces nombreux mondes habités ? Car, qui ne voit pas la
portée à la fois philosophique et scientifique immense de ce
« rapprochement », de cette « communion de pensée » entre des
êtres si éloignés les uns des autres dans notre Univers ? Si un tel
échange d'idées entre diverses régions du Cosmos devenait
possible, il en serait presque fini de cette grande inquiétude de
l'Homme, isolé devant sa destinée. Car cette « destinée » aurait alors
pris l'ampleur du Cosmos tout entier ; au lieu de se limiter à l'individu,
ou à la Terre, elle apparaîtrait clairement comme la destinée de tout
un Univers pensant, en continuelle évolution vers toujours plus de
psychisme et de Connaissance.
Comment donc établir de telles communications entre mondes
habités de l'Univers ?
Là encore, il y a la solution « conventionnelle », que je pourrais
encore qualifier de solution au sens « restreint » : c'est la réponse
consistant à dire que, pour que cette communication ait lieu, il faudra
que nous nous rendions sur ces planètes lointaines, ou bien encore
que les êtres pensants d'« ailleurs » viennent nous visiter sur la Terre.
Cette solution est sans doute possible, nous nous en sommes
entretenus dans le chapitre précédent. Nous avons vu que, en
principe, il n'est pas exclu que nous puissions nous rendre un jour
dans n'importe quelle région de notre Univers, aussi éloignée que
soit cette région.
Mais il existe une autre solution pour communiquer entre
« mondes habités » ; c'est ce que je nommerai la solution au sens
« large ».

Sera-t-il un jour possible de se « transmatérialiser » ?

Jugera-t-on l'expérience suivante comme irréalisable, dans un


avenir peut-être peu éloigné ?
Dans un studio parisien, du type studio de télévision, un homme
est assis devant une table. À New York, dans un studio analogue, un
autre homme est assis devant une table tout à fait identique. À un
instant donné des projecteurs se mettent en marche dans le studio
parisien et l'image de l'homme de New York apparaît en relief et en
couleur devant notre personnage de Paris assis à sa table, de telle
sorte que ce dernier a l'impression d'avoir son interlocuteur de New
York « vraiment » assis en face de lui : cet interlocuteur parle,
s'anime, répond à ses questions, lui montre des papiers. Pendant ce
temps, à New York, la même opération a eu lieu et le personnage
américain voit devant lui, « matérialisé » devant sa table, son
interlocuteur de Paris qui lui parle.
Maintenant, je pose la question : si une telle expérience était
possible, n'aurait-elle pas été équivalente à celle consistant à
déplacer « vraiment » l'un des interlocuteurs, en chair et en os, par-
delà l'Atlantique, pour venir le faire discuter avec son vis-à-vis ? Sans
doute trouvera-t-on certaines différences, qui pourront
éventuellement être considérées comme des inconvénients de cette
« transmatérialisation » par rapport à un transport et une
matérialisation « réelle ». Mais aussi, combien d'avantages !
L'opération de transport, coûteuse en temps, en fatigues, en argent, a
été supprimée. Il est aussi possible que l'un des interlocuteurs aime
discuter par une température de 40° à l'ombre, tandis que l'autre ne
supporte que —10° ; que dire si l'un de nos personnages a la
fantaisie de ne pouvoir vivre que dans une atmosphère d'ammoniac,
alors que l'autre ne subsiste que dans l'air. Bien sûr, on peut alors
munir l'un des deux (celui qui se déplace) d'un énorme scaphandre :
mais combien il paraît plus simple de les faire se « transmatérialiser »
l'un chez l'autre, sans voyage réel.
Et, si un tel processus de transmission d'images est possible, je
n'ai pas besoin de le limiter à une discussion autour d'une table. Mon
personnage parisien demeurera, par exemple, assis dans un studio
spécialement aménagé, pendant qu'un véhicule équipé du système
de transmissions se déplacera dans les rues ou les buildings de New
York : à Paris, dans le studio, se « matérialisera » en relief et en
couleurs la promenade new-yorkaise, exactement comme si elle était
faite par notre observateur parisien lui-même... la fatigue de la
marche en moins cependant.
Tout cela est-il de la science-fiction ? Naturellement pas. N'est-il
pas question d'envoyer un petit tank-explorateur sur la Lune, qui
nous transmettra sur Terre des images télévisées ?
N'a-t-on pas aperçu la face « non visible » de la Lune « comme
si » on avait été du voyage ? La science et la technique ont-elles
besoin de faire tellement de progrès pour que la
« transmatérialisation » dont nous avons parlé soit du domaine du
possible ?
Je crois que c'est dans ce sens « large » qu'il convient d'envisager
notre exploration du Cosmos quand on extrapole cette idée jusqu'au
moment qui, tôt ou tard, arrivera, où nous chercherons à établir des
« relations pensantes » avec d'autres planètes habitées.
Car, qu'on ne s'y trompe pas, il est possible, mais cependant peu
probable, que nous trouvions ces autres êtres pensants dans le
système solaire lui-même. S'il faut envisager de « véritables »
voyages d'exploration, c'est à des voyages qui dureront des années
qu'il faut alors penser (la lumière met quatre années pour nous
parvenir de la plus proche étoile). Est-il admissible que des
astronautes passent des temps aussi longs dans l'étroit habitacle
d'une fusée quelconque ? Et que faire si les « êtres pensants » que
nous désirons visiter vivent à une température de 300 degrés
centigrades dans une atmosphère d'oxyde de carbone, ou au fond
d'une couche de 100 mètres d'hydrogène liquide !

La transmission par signaux radio est insuffisante.

L'idée d'établir des liaisons psychiques dans l'Univers, et plus


généralement d'« explorer » l'Univers au moyen de ce principe de
« transmatérialisation », apparaît donc comme la seule vraie voie de
communication importante possible. Sans doute cela n'interdit-il pas
à quelques cosmonautes audacieux (et patients) de se rendre
« corps et âme » sur des planètes éloignées. Mais ces voyages
« réels » ne me paraissent pas pouvoir constituer le chemin idéal
pour l'établissement d'un véritable « réseau » pensant de planète à
planète.
Encore est-il utile de préciser, toutefois, que les signaux
électromagnétiques eux-mêmes, du type de ceux qu'utilise la
télévision par exemple, paraissent totalement insuffisants pour que
s'établissent sur des distances cosmiques les
« transmatérialisations » dont nous venons de parler. En effet, ces
signaux mettraient deux millions d'années pour nous parvenir de
notre « plus proche » galaxie, Andromède. Il faudrait autant de temps
pour transférer nos signaux de réponse vers Andromède : qu'on
imagine des discussions où demandes et réponses seraient
espacées de quatre millions d'années ! Et que dire des galaxies pour
lesquelles ce temps serait de quelques milliards d'années !
Il existe actuellement une expérience, portant le nom de projet
OZMA, qui consiste à détecter les ondes radio qui nous parviennent
des espaces cosmiques, pour examiner si ces signaux ne
transportent pas éventuellement des messages d'êtres pensants
extra-terrestres. Cette initiative est digne d'être très encouragée.
Mais, comme nous venons de le dire, il ne semble pas que les
signaux radio soient appropriés pour pratiquement assurer des
communications avec d'autres mondes habités.
Alors ? Existe-t-il d'autres signaux plus adaptés à ce problème ?
La question reste ouverte. Il est possible (nous en avons parlé au
précédent chapitre) que des signaux « matériels », c'est-à-dire
constitués de particules élémentaires se déplaçant à une vitesse très
proche de celle de la lumière, représentent un élément de solution
vers ce problème si important de transmissions. En effet, sans
excéder une vitesse « relative » excédant celle de la lumière, ces
particules pourraient peut-être cependant franchir les espaces
cosmiques en des durées « plus brèves » que ne le font les ondes
radio.
Mais, dans ce cas, ce ne sont pas les ondes radio que le projet
OZMA devrait chercher à détecter, mais les « messages »
éventuellement associés aux particules matérielles en provenance
du Cosmos ; ces « messages » eux-mêmes n'existent peut-être pas,
mais les particules matérielles à vitesse voisine de celle de la
lumière, et sillonnant en tout sens l'Univers, existent sans aucun
doute : ce sont les particules du rayonnement cosmique. Faut-il voir
et rechercher, noyés dans ce rayonnement, des « messages » qui
nous sont transmis par d'autres mondes habités ?
Je n'aurai garde de répondre. Mais qu'on ne perde pas de vue que
c'est cette réponse qui nous dira si l'Homme est seulement, oui ou
non, un être complètement et définitivement « isolé » dans la
minuscule région du Cosmos délimitée par le système solaire. C'est
bien là, sans aucun doute, une des grandes questions qui « mènent »
la Science.
L’UNIVERS A-T-IL ÉTÉ « CRÉÉ » ?

Rien n'est jamais engendré de rien par la puissance


divine.
LUCRÈCE, De natura rerum.

« Et avant ? »
Et avant, qu'est-ce que c'était ?
Quand mon jeune fils m'a posé plus de dix fois cette même
question, car à chacune de mes réponses il s'est trouvé insatisfait et
a désiré savoir ce qu'il y avait « encore avant », je le renvoie
généralement à d'autres jeux. Cette curiosité caractéristique et
parfois un peu lassante de l'enfant se retrouve cependant chez
l'adulte, notamment aux trop rares moments où celui-ci a le temps de
s'arrêter un peu pour souffler, dans cette course vers la fin de la vie
que constitue notre activité quotidienne. Alors, on se pose parfois des
questions : qui a « créé » ce mystérieux et gigantesque Univers où
nous sommes tous plongés ? Sans doute la Science rend-elle
compte de la création de la Terre ; de la création de toutes ces
galaxies qui peuplent les espaces ; mais enfin, tout ne peut pas
s'expliquer par de simples « transformations » d'énergie en matière
ou de matière en énergie : il faut bien qu'il y ait eu un
« commencement » où toutes ces choses que nous offre le spectacle
de la Nature ont été, à un certain moment du passé, véritablement
« Créées ». L'enchaînement des effets aux causes semble devoir
« nécessairement » venir buter quelque part, devant une grande
Cause qui se justifierait par elle-même, sans faire appel à d'autres
prémices. Est-ce Dieu, comme le suggère la thèse purement
religieuse ? Mais, qui est alors véritablement « Dieu » ? N'est-ce pas
un peu simpliste de s'interdire, pal principe, la question : « Qui donc a
créé Dieu ? » Et peut-on s'estimer parfaitement satisfaits de cette
« pseudo-réponse » ?
Éternelles questions, auxquelles nous n'avons naturellement pas
la prétention de chercher à répondre ici. Mais nous voudrions
cependant essayer de mettre ce problème sous sa « véritable »
lumière, en le considérant dans l'optique que nous permettent
d'adopter les données actuelles de la Science en ce domaine. Nous
voudrions notamment montrer que le problème est généralement très
mal posé ; la question : « Et avant, qu'y avait-il ? », lorsqu'elle
concerne l'Univers, comporte une réponse parfaitement claire et ne
nécessite donc pas, pour son explication, de faire intervenir des
données plus mystérieuses, disons plus subjectives, comme l'est
l'idée a priori d'un Dieu créateur de toutes choses par exemple.
Empressons-nous de dire, cependant, que le fait de répondre à cette
question de la « création » ne supprime pas, pour autant, bien
d'autres questions, et que l'intuition que l'on peut avoir d'une grande
Force qui préside aux destinées de la Nature n'est pas détruite dans
cet examen mais en sort au contraire, comme nous le verrons,
magnifiée d'une certaine façon.

La masse et le rayon de l'Univers.

Et d'abord, que voyons-nous dans l'Univers, quels sont les objets


pour lesquels nous allons devoir nous poser le problème de leur
« création » éventuelle ?
Nous apercevons une masse de matière énorme, compensée
toutefois par les dimensions gigantesques des régions où se trouve
répandue cette matière, de telle sorte que la densité moyenne de la
matière dans l'Univers est, en définitive, très petite.
Chiffrons un peu ces constatations. Notre Soleil appartient à un
groupe de quelques milliards d'étoiles que l'on nomme la Voie lactée.
Ce Soleil a lui-même une masse égale à plus de 300 000 fois celle de
notre planète, la Terre. De telle sorte que, tout compte fait, on estime
la masse de notre Voie lactée à 100 milliards de fois celle du Soleil.
Mais il y a des milliards de galaxies, semblables à notre Voie lactée,
disséminées dans notre Univers, et, finalement, la masse de toute la
matière de cet Univers est un nombre qui, exprimé en tonnes, a
quelque cinquante chiffres ! On ne sait s'il faut plus s'émerveiller de
l'énormité de ce chiffre, ou du fait que l'Homme, si petit au milieu de
cette immensité, ait pu parvenir à évaluer cette masse totale de toute
la matière du Cosmos.
Quant aux dimensions de notre Univers, elles ne le cèdent en rien
à la masse, au point de vue des grandeurs. Ces dimensions sont si
importantes que l'on doit abandonner, comme on le sait, de chercher
à les exprimer en kilomètres : on utilise une unité qui est l'année-
lumière, c'est-à-dire le chemin que peut parcourir la lumière en une
année, soit encore 10 000 milliards de kilomètres, 30 millions de fois la
distance qui nous sépare de la Lune. Les galaxies sont espacées
l'une de l'autre par des distances qui se chiffrent en millions
d'années-lumière ; Andromède, la plus proche voisine de la Voie
lactée, est à 2 millions d'années-lumière. Quant à l'Univers entier, on
lui attribue également des dimensions : on sait que cet Univers est
très probablement « courbé », c'est-à-dire que, si l'on partait « droit
devant soi », on finirait, après un très long voyage, par revenir à son
point de départ, exactement comme on le fait sur la Terre en
effectuant un « tour du monde ». Eh bien, en ce qui concerne notre
Univers entier, il nous faudrait parcourir une distance de l'ordre de
quelques dizaines de milliards d'années-lumière pour en faire ainsi le
« tour » !

Les preuves d'une « origine » de l'Univers

La Science moderne nous permet de constater ce fait


passionnant : tous les processus évolutifs que l'on aperçoit dans
l'Univers paraissent avoir une origine commune dans le passé. C'est
ainsi que l'on peut évaluer l'« âge » des roches en s'adressant aux
substances radioactives que ces roches contiennent. L'âge des
océans est estimé au moyen de la quantité de sel qu'ils renferment.
L'âge du Soleil et des étoiles est grossièrement connu par les
rapports entre les quantités d'hydrogène et d'hélium qui constituent
ces astres. L'âge des amas galactiques, ces groupes d'étoiles qui ont
des mouvements d'ensemble à l'intérieur d'une même galaxie, est
connu avec une bonne précision en étudiant le mouvement des
étoiles de l'amas. On obtient une idée de l'âge de la Voie Lactée en
examinant le mouvement relatif des étoiles les unes par rapport aux
autres et en évaluant l'écart de ces mouvements par rapport à une
distribution isotrope, distribution obtenue rapidement lorsqu'il s'agit
de corps légers en interaction (comme les molécules d'un gaz), mais
qui met des centaines de millions d'années à s'établir lorsqu'il s'agit
de corps aussi pesants que les étoiles.
Ce qu'il y a de très remarquable, c'est que tous ces âges sont
concordants et confirment que tout ce que nous voyons est le résultat
d'une évolution unique dont l'« origine » remonte à quelques milliards
d'années. Les données les plus actuelles semblent indiquer 8 à 10
milliards d'années.
La découverte de « expansion » de l'Univers apporte une nouvelle
précision à cette recherche d'une origine éventuelle de l'Univers : on
sait{1}, en effet, que toutes les galaxies semblent s'éloigner l'une de
l'autre, à des vitesses de « récession » d'autant plus grandes que ces
galaxies sont plus lointaines de l'observateur. Tout se passe un peu
comme cela aurait lieu pour les distances respectives entre des
petites taches disposées uniformément sur un ballon rouge, par
exemple, lorsqu'on gonfle ce ballon. Si toutes les galaxies s'éloignent
ainsi l'une de l'autre, on doit donc supposer que, à un certain
moment, elles étaient beaucoup plus rapprochées : et même, en se
reportant suffisamment loin dans le passé, on devrait les retrouver
toutes rassemblées dans une même région de l'espace. Le calcul
montre que, compte tenu des vitesses de récession observées, ce
« rassemblement » de toutes les galaxies a eu lieu il y a quelques
milliards d'années. Le même chiffre, fixant une « origine » de
l'Univers dans le passé, revient donc encore ; en même temps,
l'image que l'on peut se faire de notre Univers à son origine se
précise du fait que l'on sait qu'il y a « expansion », c'est-à-dire qu'à
partir de l'instant originel toute la matière paraît avoir comme
« explosé » dans l'espace pour se disperser dans toutes les
directions.
Mais alors, si l'on peut fixer un instant « origine » à l'Univers, ceci
ne constitue-t-il pas aussi la preuve qu'il a fallu un certain « acte
créateur » ? Car, « avant » cette origine, il n'y avait donc rien, et il est
alors nécessaire qu'à un moment donné toute cette matière en
expansion ait été « créée » et mise en mouvement.
Est-il correct de raisonner de cette façon ? C'est ce que nous
allons voir en examinant plus attentivement la notion de temps.

Le temps et la durée.

Nous avons déjà parlé de ce problème si mystérieux du temps


dans notre second chapitre. Mais il n'est probablement pas inutile d'y
revenir ici avec plus de détails.
Chacun de nous perçoit deux entités, bien distinctes l'une de
l'autre, quand il cherche à se représenter ce qu'est le temps.
Il y a d'abord le temps que l'on pourrait qualifier d'« objectif », qui
est tout à fait indépendant de l'observateur lui-même, et qui se
rapporte à la réalité extérieure. Ce temps objectif est celui qui est
absolument inséparable de l'espace : quand nous regardons le Soleil,
nous savons qu'il est à environ 150 millions de kilomètres de la Terre,
mais nous savons aussi qu'il est à huit minutes de nous dans le
passé, car la lumière met huit minutes pour nous parvenir du Soleil.
Si le Soleil venait brusquement à disparaître, il continuerait
cependant d'exister « pour nous » pendant huit minutes. L'Univers
dont nous sommes conscients s'étale ainsi autour de nous à la fois
dans l'espace et dans le temps et ceci nous donne une pleine notion
de ce temps « objectif », puisqu'on aperçoit directement ce « passé
objectif ».
Et puis, il existe aussi un temps complètement différent du
précédent et que l'on peut qualifier de « subjectif ». C'est celui que
perçoit un observateur indépendamment de l'Univers qui l'entoure et
qui, en définitive, se matérialise par le « vieillissement » de cet
observateur. Chacun de nous a ainsi la sensation de l'« écoulement »
de ce temps subjectif. Même si tout l'espace, et avec lui tout le temps
« objectif », venait à disparaître autour de nous, nous aurions
toujours un sentiment très clair de ce temps intérieur subjectif.
Quel est le temps qu'utilise la Physique quand elle traite des
problèmes de la Nature ? Généralement, il s'agit du temps
« objectif ». On étudie l'interaction des phénomènes entre eux, et ces
interactions ont lieu dans ce continuum espace-temps que nous a si
bien défini Albert Einstein dans sa théorie de la Relativité. Le temps
des physiciens est donc un temps généralement inséparable de
l'espace, c'est ce que nous avons nommé le temps objectif.
Cependant, dans d'autres problèmes plus rares, la Physique utilise
aussi le temps « subjectif », c'est-à-dire ce temps dont le
« vieillissement » nous donne une idée précise. Les physiciens
désignent alors ce temps, pour le différencier du précédent, par les
noms de « temps propre » ou « durée ». Ainsi donc, résumons-nous :
deux types de temps bien distincts doivent être pris en considération :
le temps objectif, que nous appellerons simplement « le temps », qui
est associé intimement à l'espace ; et, d'autre part, ce temps
subjectif, que nous appellerons la durée, qui est associé au
« vieillissement ». Alors que le temps est une notion toute relative qui,
comme nous l'a montré Einstein, varie d'un observateur à l'autre
suivant son mouvement dans l'espace, la durée a, par contre, un
caractère absolu ; dans le langage des physiciens, nous dirons qu'il
s'agit là d'un invariant. Telle sera, par exemple, la « durée »
correspondant à la fréquence d'une raie atomique ou à la période
d'un corps radioactif.

L'origine « observée » de l'Univers


est une origine dans la durée.
Nous devons donc nous poser maintenant la question suivante :
s'il existe deux sortes de temps — le temps et la durée —, auquel de
ces deux types se rapporte cette « origine » de l'Univers que
l'expérience met si clairement en évidence ?
La recherche de l'origine de l'Univers se ramène naturellement,
comme nous l'avons remarqué, à une évaluation de l’» âge » des
différents processus de la Nature ou, sous une forme imagée, à la
mesure du « vieillissement » de ces processus. Le temps qui est en
cause ici est donc la durée, ce que nous avions appelé le temps
« subjectif ».
Il est fort dommage que ce simple fait ne soit pas mis plus
nettement en relief par les physiciens (qui cependant ne l'ignorent
pas) quand ils parlent de cette « origine » de l'Univers car, nous
allons le voir, alors qu'une origine dans le « temps » aurait pu
effectivement inciter à croire à un « acte créateur », il n'en est plus du
tout de même lorsqu'il s'agit d'une origine dans la « durée ».
Et tout d'abord, il s'agit de bien s'entendre sur le terme « acte
créateur » lui-même, si l'on veut parler de façon précise de ce
problème déjà si difficile : en définitive, « acte créateur » signifie que
quelque chose a été créé « à partir de rien », ou bien, sous une autre
forme, qu'il est possible de situer une région de l'espace et du temps
dans notre Univers où le principe de la conservation de l'énergie
n'aura pas été respecté, où l'énergie aura brusquement émergé de
« rien ».
Or, cela est-il ? Le fait qu'il existe une « origine » des durées
entraîne-t-il une telle conclusion ?
Pour répondre, il faut d'abord bien voir « où » les physiciens
appliquent et vérifient le principe de conservation de l'énergie : ce
principe est valable dans l'Univers qui nous est perceptible, c'est-à-
dire dans cette partie de l'Univers total qui s'offre à l'observateur
quand il considère la réalité extérieure : c'est un Univers étalé dans
l'espace et dans ce temps objectif que nous venons de définir (et non
pas dans la durée). C'est là l'Univers où se vérifient toutes les lois
physiques concernant le Cosmos dans son ensemble. Le problème
de la « création » de l'Univers, pour être posé de façon précise et
correcte, doit donc être énoncé de la manière suivante : « Existe-t-il
une région de l'espace et du temps dans notre Univers perceptible où
le principe de la conservation de l'énergie n'est pas vérifié ? »

Une expérience « théorique ».

Pour mieux rechercher la réponse à cette question, transportons


un observateur «. théorique » à cet endroit de l'Univers où se trouve
ce point singulier, l'« origine » des durées. Que verra notre
observateur à cet endroit ? Il constatera que tous les processus de la
Nature sont « à leur début », c'est-à-dire « le plus jeune possible », et
ceci se traduira par une densité limite très élevée, une température
limite également très élevée ; mais notre observateur continuera
cependant d'apercevoir un, Univers perceptible aussi grand que celui
qu'on aperçoit actuellement, c'est-à-dire un Univers étalé dans
l'espace et dans le temps objectif ; et, dans cet Univers perceptible, le
principe de conservation de l'énergie se trouvera toujours
parfaitement valable. En d'autres termes, on ne pourra absolument
pas parler de « création », même en ce point singulier où nous avons
conduit notre observateur. Une image nous permettra de mieux
comprendre cette expérience théorique : nous sommes à la surface
de la Terre ; nous savons qu'en chaque point de cette surface
passent des méridiens qui vont tous converger aux deux pôles,
notamment au pôle Nord par exemple. Je suis conscient de ce fait,
mais ceci est indépendant des lois physiques qui prévalent à la
surface de la Terre car, pour appliquer ces lois, j'ai simplement besoin
d'une certaine étendue autour de moi, étendue où je conduis mes
expériences ; et je sais, d'autre part, que ces lois resteront valables
quelle que soit la région de la surface de la Terre où j'effectue mes
expériences. Je décide maintenant de remonter vers le nord, je me
rends même exactement au pôle Nord. Ce que je pourrais dire, c'est
que je suis en un « point singulier » qui se définit comme le point « le
plus au nord possible », ou, si l'on préfère, le « commencement » des
méridiens. Mais il existera toujours, autour de moi, une étendue
perceptible aussi grande que celle que j'apercevais à Paris, ou à
l'équateur, ou n'importe où ailleurs sur Terre. Et rien ne sera changé
en ce qui concerne les propriétés de cette étendue terrestre autour
de cette région du pôle Nord ; le principe de la conservation de
l'énergie sera, notamment, toujours parfaitement valable.
Chacun de nous a compris le sens de cette image : notre « pôle
Nord » est, dans l'Univers, ce « point singulier » où « commence » la
durée, le zéro des durées. Mais, même en ce point, il existera
toujours autour d'un observateur la même quantité d'espace et donc
aussi de temps (de ce temps objectif de la Physique) associé à
l'espace ; les lois physiques, en ce point singulier, resteront donc les
mêmes, il n'y aura pas en cette région une exception au principe de
conservation de l'énergie. Il serait faux de dire qu'en ce point origine
des durées prend place un véritable processus de « création ». Nous
sommes donc à même maintenant de répondre à la question posée
en tête de ce chapitre : L'Univers n'a pas été « créé ».

Une grande force dans la Nature.

Est-ce à dire que ceci nous permet de chercher à comprendre


l'Univers en nous passant de l'idée de Dieu, en tant que créateur de
toutes choses ? Non, bien sûr ; celui qui aura lu ce qui précède avec
suffisamment de discernement en sera bien persuadé. Mais cette
négation scientifique d'un acte créateur « singulier », c'est-à-dire
unique, « dépersonnalise » en quelque sorte l'idée de Dieu et
magnifie cette idée en la mettant en lumière dans le contexte de la
Science actuelle, c'est-à-dire d'une Science à l'échelle du Cosmos
tout entier et non pas seulement limitée à la personne humaine.
L'idée de Dieu, au lieu d'être confinée à quelque domaine de l'espace
ou du temps à propriétés exceptionnelles, apparaît tout à coup à
travers la Nature tout entière et se reflète dans cette évolution qui
conduit inéluctablement de la Matière brute vers des régions de la
durée à psychisme de plus en plus prédominant.
Comment ne pas conclure en citant ce beau texte du grand
métaphysicien de l'Inde du IXe siècle de notre ère, Çankara, qui, dans
sa philosophie du Vêdânta, était parvenu à devancer la Science et à
saisir, par une intuition extraordinaire, l'image de cette grande Force
qui, pour celui qui sait voir, est omniprésente dans la Nature comme
un souffle qui ouvrirait partout le chemin :
« C'est moi, dit à l'âme fidèle la divinité, qui, dénuée de toute forme
sensible, ai déployé cet Univers. Tous les êtres sont en moi et moi je
ne suis pas en eux. Et, à vrai dire, les êtres ne sont pas en moi.
Admire ici ma puissance souveraine : mon être porte les créatures, il
n'est pas dans les créatures, et c'est par lui qu'existent les créatures.
Comme un grand vent, toujours en mouvement dans l'espace,
s'insinue partout, ainsi faut-il entendre que toutes les créatures sont
en moi. »
____________
{1}
. Voir le chapitre : « L'Univers est-il en expansion ? »
L’UNIVERS
EST-IL FINI OU INFINI{1} ?

Il y avait un moine qui se permettait, contre


l'enseignement du Maître, de poser des questions
cosmologiques. Afin de savoir où le Monde finit, il se mit
à interroger les dieux des cieux successifs... Finalement,
le grand Brahma lui-même se manifesta et le moine lui
demanda où le monde prend fin... Le grand Brahma prit
le moine par le bras, l'emmena à l'écart, et dit : « Ces
dieux, mes serviteurs, me tiennent pour tel qu'il n'y ait
rien que je ne puisse voir, comprendre et réaliser. Aussi
n'ai-je pas répondu en leur présence. Mais, en vérité, je
ne sais pas où le Monde finit. »
Dialogues de Bouddha.

« Il est absolument impensable que, tant de siècles après la


création, quelqu'un puisse encore découvrir des terres inconnues de
quelque valeur. »
Ainsi se terminait, après quatre années d'« études », le rapport des
doctes savants chargés, en 1490, par les souverains d'Espagne,
d'examiner le projet de Christophe Colomb.
La théorie alors acceptée par lesdits savants concernant la
topologie de notre Terre était celle d'un disque plat qui
(conformément aux descriptions de la Bible) avait Jérusalem pour
centre. Ce disque était bordé par la mer « ténébreuse », et les marins
qui s'étaient aventurés un peu trop loin vers l'Ouest racontaient que
des monstres effrayants hantaient ces eaux infernales, où régnait
une obscurité éternelle et où une main gigantesque sortait des
profondeurs pour saisir et entraîner les navires.
On se rend compte, sur cette anecdote historique, à quel point il
est important de se faire une opinion aussi exacte que possible de la
structure, la disposition, les dimensions de notre Univers. Si
Christophe Colomb n'avait pas eu connaissance de la plus juste
image de notre Terre qu'avait élaborée la culture grecque
(Êratosthène, trois siècles avant notre ère, obtenait la circonférence
de la Terre sphérique avec une précision meilleure que le 1/10 000
par rapport au chiffre actuel !), il n'aurait peut-être pas tenté
l'aventure qui devait le conduire à la découverte du nouveau
continent.
Aujourd'hui, il ne subsiste plus de problème fondamental en ce qui
concerne la topologie de notre Terre. Mais c'est à la conquête de
l'espace que l'Homme se prépare maintenant. Les Christophe
Colomb de demain seront des cosmonautes. Le même type de
question que celui qui se posait à l'époque de Colomb peut donc être
fort justement à nouveau posé à notre époque des expéditions
spatiales : notre Univers s'étend-il à l'infini dans l'espace ? Ou bien,
au contraire, si nous partons pour un voyage « droit » devant nous,
finirons-nous par revenir à notre point de départ, comme cela a eu
lieu pour notre planète ? Dans ce dernier cas, l'espace sera dit « fini »
ou « fermé », puisqu'on pourra en mesurer la « circonférence » au
moyen d'une longueur « finie ».
Il ne faudrait pas croire que ce problème demeure sur le plan
purement théorique : il a son importance à la fois pour la Physique et
pour la Philosophie. Pour la Physique, car la topologie de l'Univers
dans son ensemble influe sur les phénomènes locaux : c'est ainsi,
par exemple, que si l'Univers est « fermé », la fréquence des ondes
électromagnétiques ne peut jamais devenir rigoureusement égale à
zéro, il existe une valeur minimum de cette fréquence ; ce résultat
conduit, à son tour, à une modification des équations de
l'électromagnétisme qui ne conservent la forme linéaire simple
proposée par Maxwell qu'en première approximation, mais non pas
rigoureusement.
Sur le plan de la Philosophie il est très important de savoir si notre
Univers peut être considéré comme une « unité », dont on pourra
connaître un jour tous les aspects ou si, au contraire, il s'étend à
l'infini dans l'espace et le temps, auquel cas il nous sera toujours
impossible de le connaître totalement. Nous serions alors un peu
comme ces poissons dans l'eau qui pensent que « tout » l'Univers est
liquide, sans soupçonner l'énorme monde extérieur au-dessus de la
surface : car, si notre Univers est infini, qui peut nous garantir qu'il ne
change pas complètement de nature à partir d'une certaine
distance ?

La courbure de l'espace.

Jusqu'en 1915, ce problème de savoir si notre Univers était fini ou


infini comportait une réponse « évidente » : l'espace était considéré
comme n'ayant aucune propriété physique, il ne constituait qu'un
« cadre » aux phénomènes physiques eux-mêmes. En ce sens, le
concept d'une « droite », par exemple, paraissait parfaitement clair,
car ce concept semblait indépendant de la nature du cadre où l'on
traçait cette droite. Une droite était définie par la géométrie
euclidienne comme une ligne sans « courbure », il ne paraissait faire
aucun doute que si l'on traçait une droite dans le cadre spatial, celle-
ci pourrait être aussi longue que l'on désirerait ; en d'autres termes,
un voyageur circulant le long de cette droite n'arriverait jamais « au
bout ». La réponse à notre problème était donc celle-ci : l'Univers
s'étend à l'infini dans toutes les directions.
Mais, en 1915, Albert Einstein développe la théorie de la Relativité
Générale. Après avoir montré, avec la Relativité Restreinte,
qu'espace et temps formaient un continuum indissoluble, Einstein
nous montre, avec la Relativité Générale, qu'espace et matière
forment, eux aussi, un continuum indissoluble : car la matière agit sur
la nature de l'espace, elle est capable de « courber » cet espace.
L'analogie avec une surface (au lieu d'un volume spatial) permet de
mieux comprendre ce qu'Einstein veut dire : l'espace vide de matière
serait comme un « plan » et s'étendrait donc à l'infini dans toutes les
directions portées par cette surface ; mais notre Univers réel contient
de la matière et cela a pour effet de courber l'espace, c'est-à-dire, ici,
la surface plane qui représente cet espace. Il est alors possible que
cette surface vienne « se refermer » sur elle-même, comme la
surface d'une sphère par exemple. Une telle surface « fermée » offre
la propriété d'être à la fois finie et illimitée. Elle est finie puisqu'on
peut mesurer l'aire de cette surface ; elle est illimitée car, comme on
le voit, on ne viendra jamais « buter » sur une limite ; dans le cas de
la surface sphérique, par exemple, si l'on marche toujours droit
devant soi en demeurant sur la surface, on finit par revenir à son
point de départ. D'après Einstein et la Relativité Générale il pourrait
en être de même pour l'espace de notre Univers : il pourrait être à la
fois fini et illimité. Un voyage en ligne droite nous ramènerait à notre
point de départ.
Cette possibilité d'une « courbure » de l'espace a souvent paru
étrange, et même suspecte, à un grand nombre d'esprits, physiciens
ou non. On a parfois voulu y voir un simple « formalisme
mathématique » utilisé par Einstein pour sa théorie de la gravitation,
mais sans correspondance directe avec la réalité physique. Cette
difficulté à imaginer ce que peut « vraiment » être un espace
« courbé » provient du fait que chacun de nous est encore
profondément imprégné par la géométrie d'Euclide, qui nous a fait
faire nos premiers pas en géométrie au cours de nos études
secondaires. On nous a présenté alors le célèbre postulat des
« parallèles qui ne se rencontrent jamais » comme une hypothèse
pratiquement déduite de façon évidente de l'expérience. L'enfant en
arrive donc rapidement à imaginer que tous les théorèmes déduits de
la géométrie d'Euclide peuvent décrire « rigoureusement » des
situations géométriques dans notre espace physique réel. Cet état de
choses fait qu'ensuite, lorsque l'enfant aura atteint l'âge mûr, il lui
sera absolument impossible de concevoir ce qu'on entend réellement
par un espace « courbé » où les parallèles finissent par se
rencontrer.
Essayons de prendre l'exemple très simple d'une droite, et
cherchons à raisonner dans notre espace physique seulement
(indépendamment de tout postulat du type de celui d'Euclide). Je
demande donc à quelqu'un (que j'appelle X) de m'expliquer comment
il va réaliser matériellement ce qu'il entend par une ligne « droite »
dans notre espace physique. La première réaction de X, s'il a bien
compris les leçons sur la géométrie d'Euclide, va être de chercher à
réaliser une droite comme un corps matériel placé dans le cadre de
l'espace, mais indépendant de ce cadre : X va donc prendre une
règle « droite » et il me dira que ceci matérialise pour lui un segment
de droite. Je demande alors à X de me représenter une droite « plus
longue » ; il me répondra, fort justement, qu'il lui suffit pour cela de
prendre autant de règles « droites » qu'il faudra et de les mettre
« bout à bout ». Je demande maintenant à X si cette longue ligne
droite présente une « courbure » ; il me dira que non, bien entendu,
car chacune des règles « droites » qui lui ont servi à construire sa
ligne droite ne possédait aucune courbure : la somme des règles
mises bout à bout n'en présente donc pas non plus.
Je m'avise alors qu'il convient de poser à X une question plus
délicate : comment s'est-il assuré que la règle dont il se sert pour
construire sa ligne droite est « vraiment droite » ? Après quelques
réflexions, X finira par me déclarer que sa règle est « droite » parce
qu'elle coïncide parfaitement avec une ficelle tendue entre les deux
extrémités de la règle ; comme je lui dirai alors que je ne suis pas
assuré que la ficelle elle-même, ainsi tendue, soit « vraiment »
parfaitement droite, X conviendra, de guerre lasse, et avec quelque
énervement, que sa ficelle est droite « par définition » parce qu'elle
est le plus court chemin entre les deux extrémités de la règle.
Mais voilà alors le grand mot lâché : « par définition » ; autrement
dit, par définition, la droite est le plus court chemin entre deux points
(sous-entendu : choisis dans l'espace physique). X convient alors
avec moi qu'il ne sait nullement « comment » est une droite dans
l'espace physique s'il ne sait pas au préalable « comment est fait »
cet espace physique. Une image va immédiatement éclairer ce point :
si, en pays de montagne, je recherche « le plus court chemin » entre
deux points (c'est-à-dire l'analogie de notre définition de la droite) je
ne suis pas sûr du tout qu'il s'agira d'un chemin (d'une ligne) sans
courbure ; en fait, il n'y a guère que dans un pays de plaine que le
plus court chemin entre deux points est, très sensiblement, une ligne
sans courbure. Il en va de même dans notre espace physique : je
suis dans l'impossibilité d'affirmer que je serais capable de tracer
dans cet espace une « droite » ( avec la définition que nous avons
acceptée) sans courbure ; pour répondre, il me faut au préalable
savoir « comment » est constitué l'espace physique dans lequel je
me propose de tracer ma droite ; et, si cet espace physique est lui-
même courbé, quand je « croirai » tracer une droite sans courbure
(en parcourant le plus court chemin entre deux points) je tracerai, en
fait, une « droite » courbée. Ceci n'a donc rien de mystérieux, il faut
bien se rendre compte que cela n'a aucun sens physique de parler de
la disposition géométrique d'objets dans notre espace comme si cet
espace était l'espace idéal (mais sans réalité physique) de la
géométrie d'Euclide : dans le réel une « droite » de l'espace n'est
jamais rigoureusement sans courbure.
Il est fort regrettable que ces notions ne soient pas inculquées aux
enfants dès les études secondaires car, comme nous l'avons déjà dit,
ils ont ensuite des difficultés à se représenter un espace « courbé »,
alors qu'il s'agit là, en fait, de quelque chose de parfaitement naturel
qui est la règle (qui ne souffre d'ailleurs aucune exception) lorsqu'il
s'agit de notre Univers physique réel, et qui n'est donc nullement une
construction abstraite de l'esprit, comme l'est, par contre, la
géométrie d'Euclide.

Le signe de la courbure.

Ainsi, la question est entendue, notre Univers physique n'est pas


euclidien, l'espace y possède toujours une certaine courbure ; cette
courbure est la conséquence inévitable, d'après la Relativité
Générale, du fait que notre Univers n'est pas « vide », mais contient
de la matière, et plus généralement de l'énergie. Toute région de
l'espace contenant de l'énergie est nécessairement courbée. Ceci va-
t-il nous permettre de répondre à la question qui fait l'objet de ce
chapitre : notre Univers est-il fini ou infini ?
Eh bien, malheureusement non. Les équations de la Relativité
Générale (au moins sous leur forme actuelle qui conserve imprécise
la partie physique, et non géométrique) nous laissent dans
l'indétermination : elles nous permettent de rester libres, en effet, du
choix du signe de la courbure : or, si cette courbure est positive
l'Univers est bien fini et refermé sur lui-même ; mais, si cette
courbure est négative, l'Univers est infini, il s'étend dans l'espace plus
loin que n'importe quelle distance que l'on puisse imaginer.
Einstein penchait très fortement vers la solution d'une courbure
positive, c'est-à- dire d'un Univers fini (et pourtant sans limite, comme
la surface d'une sphère) ; ce choix reposait cependant, il faut bien
l'avouer, sur des considérations surtout « sentimentales » : du point
de vue purement philosophique on a du mal à comprendre
exactement ce que l'on entend par le terme « infini » ; d'autre part, du
point de vue physique, il est beaucoup plus satisfaisant de traiter
mathématiquement d'un problème dont les conditions « aux limites »
sont bien définies ; les problèmes qui font intervenir les infiniment
grands et les infiniment petits ont toujours placé le chercheur devant
des situations physiques paradoxales (les « divergences », bien
connues en Mécanique Quantique, en sont un exemple) ; enfin, et
surtout, Einstein a toujours cherché à découvrir l’» unité » qui est
sous-jacente à tous les phénomènes physiques et, à ce titre, la
solution d'un Univers « fini », c'est-à-dire considéré comme un
« tout », est infiniment plus satisfaisante pour l'esprit. Ce sentiment
que l'Univers doit être « fini » est d'ailleurs, ajoutons-le, partagé par
un grand nombre de physiciens de notre époque.

Une théorie « unitaire » fournira la réponse.

Il n'en reste pas moins qu'il est actuellement impossible de pouvoir


répondre définitivement à la question : l'Univers est-il fini ou infini ?
L'expérience semble être d'un faible secours en la matière. En
principe, dans un Univers « fini », le nombre des galaxies visibles doit
croître plus vite que le cube de la distance, la situation inverse étant
réalisée pour un Univers infini. Le problème n'est malheureusement
pas aussi simple ; on n'est, en particulier, nullement sûr que les
galaxies sont distribuées de façon homogène dans l'espace et dans
le temps ; en fait, les mêmes observations expérimentales peuvent
conduire à un Univers « fini » ou « infini », suivant l'interprétation que
l'on veut bien donner à ces observations.
Il est probable que la vraie solution sortira d'abord de la théorie, et
non de l'expérience. L'indétermination du signe de la courbure de
l'Univers provient en effet, en définitive, et comme nous l'avons déjà
remarqué, de l'indétermination qui subsiste encore dans les
équations de la Relativité Générale. Ces équations cherchent la
correspondance entre le physique (la distribution de la matière, par
exemple) et le géométrique (la courbure de l'espace). Mais, alors que
la forme géométrique des équations est bien connue, la forme
physique l'est beaucoup moins bien ; le choix que l'on fait de cette
partie des équations demeure en grande partie arbitraire. C'est
précisément le but d'une théorie « unitaire » de préciser cette partie
« physique » et, si possible, d'obtenir des équations purement
géométriques dont la forme sera déterminée de manière unique à
partir de certains postulats fondamentaux.
Les physiciens ne sont peut-être plus très loin d'atteindre cette
étape importante d'une théorie unitaire satisfaisante, valable pour
l'ensemble de notre Univers{2}. En même temps sera fournie la
réponse définitive à ce problème fondamental, qui concerne la totalité
de notre vaste Monde.
____________
{1}
. Ce chapitre et le suivant sont peut-être d'un accès un peu plus difficile au
lecteur non averti. Le lecteur qui voudrait se familiariser de plus près avec les «
modèles d'Univers » pourra consulter, par exemple, le cours publié par l'auteur :
Quinze leçons sur la Relativité Générale (à paraître).
{2}
. Si la théorie unitaire proposée par l’auteur se trouve définitivement
confirmée, l’Univers est bien « fini », comme l’espérait Einstein.
Y A-T-IL « EXPANSION »
DE L’UNIVERS ?

De même le Monde ne tient, l'Être ne tient qu'en


mouvement.
MERLEAU-PONTY.

La Science nous a appris, et nous l'avons vu dans les chapitres


précédents, que l'Univers est immense. Le radiotélescope de
Nançay, actuellement le plus puissant du monde, ne va-t-il pas nous
permettre, en effet, de détecter des signaux d'étoiles situées à cinq
milliards d'années-lumière de nous, c'est-à-dire des signaux qui
mettent cinq milliards d'années à nous parvenir, malgré leur vitesse
de propagation énorme de plus d'un milliard de kilomètres à l'heure !
Eh bien, ceci ne suffit pourtant pas, à ces dimensions énormes il faut
encore ajouter quelque chose : toutes ces étoiles semblent s'éloigner
de nous ; et leurs vitesses d'éloignement ne sont pas petites puisque,
pour certaines, ces vitesses sont de l'ordre de grandeur de la vitesse
de la lumière elle-même ! Qu'on imagine ces amas de quelques
milliards d'étoiles, que l'on nomme galaxies, avec leur masse totale
de l'ordre de cent milliards de fois celle de notre soleil, animés d'un
mouvement d'ensemble pouvant avoisiner le milliard de kilomètres à
l'heure ! Imaginez des centaines de millions de galaxies semblables,
qui paraissent nous fuir avec une telle vélocité ! En fait, cela ne
dépasse-t-il pas l'imagination elle-même ? Si la Nature est vraiment
ainsi, n'est-ce pas alors encore ici le cas de dire que la réalité
dépasse la fiction ? Et que représentent les énergies de nos bombes
atomiques (même super) lorsqu'on les compare à l'énergie déployée
dans l'Univers par ces systèmes énormes en mouvement ?
La découverte de l'expansion.

Ce qu'il y a de très remarquable c'est que cet effet de


« récession » des galaxies, aussi surprenant qu'il puisse paraître, n'a
pas été d'abord découvert par l'expérience mais par la théorie, et ceci
treize années avant l'observation expérimentale des phénomènes.
Pour voir comment s'est déroulée l'histoire de cette découverte
extraordinaire il nous faut d'abord remonter aux années 1915, date à
laquelle Albert Einstein nous livre les éléments de sa célèbre théorie
de la Relativité Générale. Einstein nous fournissait, avec cette
théorie, le premier moyen pour s'attaquer au grand problème de
l'Univers dans son ensemble ; en effet Einstein reliait ainsi la
description physique à la description géométrique de l'Univers et il
devenait alors possible de parler « scientifiquement » de la forme de
l'Univers ; les questions de savoir si l'Univers était fini ou infini, limité
ou illimité, pouvaient être examinées sur le terrain scientifique et non
plus seulement « métaphysique ».
Einstein fut naturellement conscient en tout premier lieu de ces
possibilités d'application de la Relativité Générale au Cosmos dans
sa totalité et il fut donc aussi le premier, dès 1915, à proposer ce que
l'on devait nommer, par la suite, un « modèle » d'Univers.
Pour cela Einstein partit de ses équations de la Relativité
Générale. Ces équations, après quelques transformations,
permettaient de faire apparaître un « rayon » spatial de l'Univers ; ce
rayon pouvait être fini, c'est-à-dire qu'il devenait possible de
visualiser tout l'espace de notre Univers comme refermé sur lui-
même, étant ainsi, à la façon d'une surface sphérique, à la fois fini
(puisqu'on peut mesurer l'aire de la sphère) et illimité (puisqu'on ne
vient jamais « buter » sur une limite). Nous avons déjà discuté de ce
problème au chapitre qui précède, et nous n'y reviendrons donc pas
ici.
Dans son modèle de 1915, Einstein postulait que ce rayon spatial
restait constant au cours du temps. Mais cela entraînait quelques
difficultés importantes : en effet, dans un tel Univers à rayon spatial
constant, la densité de la matière demeure aussi constante au cours
du temps. Or, cela paraît contraire à la simple observation, qui nous
fait voir la matière, dans les étoile par exemple, qui se transforme
continuellement en rayonnement. En d'autres termes, le modèle
« statique » d'Einstein paraissait en contradiction avec le principe
même d'une « évolution » de l'Univers, et cela a donc rapidement
conduit les physiciens à considérer ce modèle comme inacceptable.
C'est pourquoi, en 1917, l'astronome hollandais De Sitter
envisageait la possibilité d'interpréter les équations de la Relativité
Générale en autorisant le rayon spatial R de l'Univers à être fonction
de la durée. Peu de temps après, en 1922, le mathématicien russe
Friedmann perfectionnait cette hypothèse et proposait un modèle
d'Univers « dynamique » offrant de très nets avantages sur le modèle
original d'Einstein, et permettant notamment une véritable
« évolution » de l'Univers.
Mais ces modèles de De Sitter et Friedmann possédaient
cependant une particularité qui, en premier lieu au moins, parut fort
bizarre : si l'on considérait une étoile éloignée et si cette étoile était
dans une région de l'Univers dont le rayon spatial était différent de
celui de l'observateur, il devait théoriquement en résulter que la
longueur d'onde de cette lumière était modifiée : en termes plus
clairs, et très grossièrement, la lumière jaune d'une étoile aurait dû
théoriquement nous apparaître soit rouge, soit violette, suivant que le
rayon spatial où se trouvait l'étoile au moment de l'émission était plus
petit ou plus grand que le rayon spatial dans la région de
l'observateur{1}.
Il eût été fort tentant de chercher à interpréter cet effet comme
résultant d'une simple variation de « courbure » de l'espace-temps :
Einstein nous avait en effet montré que ses équations prévoyaient
que le temps local sur une étoile à fort champ de gravitation (c'est-à-
dire dans une région à forte courbure d'espace-temps) était différent
du temps local dans une région à faible courbure, et qu'un
observateur situé dans cette dernière région verrait effectivement, et
à cause de cette différence de courbure, un déplacement vers le
rouge des raies spectrales émises par l'étoile à fort champ gravifique.
Les modèles d'Univers de De Sitter et Friedmann ne traduisaient-ils
pas simplement cette conséquence des équations de la Relativité
Générale ? N'était-ce pas le changement de temps local qui
provoquait ce déplacement vers le rouge ?
Malheureusement, cette interprétation était impossible, car les
modèles d'Univers de De Sitter et Friedmann (comme tous les
modèles d'Univers proposés depuis d'ailleurs) supposent très
clairement que les temps locaux sont partout les mêmes ; en d'autres
termes, tous les modèles d'Univers rétablissent, à l'échelle de
l'Univers dans son ensemble, une sorte de temps cosmique
« absolu » valable en tous les points. Il n'était donc pas possible de
justifier le déplacement vers le rouge au moyen d'un changement de
temps « local » dû à un changement de courbure de l'espace.
Restait alors une autre interprétation, la seule interprétation
encore disponible compte tenu de nos connaissances actuelles des
phénomènes physiques : ce déplacement vers le rouge (ou vers le
violet) serait dû à un mouvement de l'étoile par rapport à
l'observateur, soit un mouvement d'éloignement (déplacement vers le
rouge), soit un mouvement de rapprochement (déplacement vers le
violet).
Cet effet de déplacement de fréquence d'une onde en fonction des
mouvements, dit effet Döppler, est bien connu, notamment pour les
ondes acoustiques : chacun de nous a remarqué que quand un train
passe en actionnant son sifflet dans notre voisinage, le sifilet est
d'abord plus aigu quand il s'approche, puis plus grave lorsqu'il
s'éloigne. Ceci est dû à un changement apparent de la fréquence de
l'onde sonore pour l'observateur, suivant que le train s'approche ou
s'éloigne de lui. L'effet est tout à fait analogue pour les ondes
lumineuses : si une étoile s'approche de nous, ces ondes sont plus
« aiguës », c'est-à-dire plus violettes ; si l'étoile s'éloigne de nous, ces
ondes lumineuses sont plus « graves », c'est-à-dire plus rouges, le
violet et le rouge étant, comme on le sait, les deux couleurs qui
bordent le spectre lumineux visible.
C'était donc bien l'interprétation la plus naturelle, compte tenu de
nos connaissances, qu'il fallait attribuer à la prévision théorique des
modèles d'Univers de De Sitter et de Friedmann : deux objets
éloignés quelconques, s'ils sont situés à des endroits de l'Univers à
courbures spatiales différentes, se comportent comme s'ils étaient en
mouvement l'un par rapport à l'autre, sans qu'il fût d'ailleurs possible
de dire, à l'époque où ces modèles furent proposés (1917-1922), si ce
mouvement devait être une « expansion » générale ou une
« compression » générale.
À vrai dire, cette prévision théorique avait un tel caractère insolite
que, vers ces années 1925, peu de physiciens étaient enclins à
admettre que cet effet soit réalisé effectivement dans la Nature. De
telle sorte qu'une telle prévision apparaissait, à l'époque, plutôt
comme une « faiblesse » des modèles d'Univers proposés et
constituait, en fait, un argument pour purement et simplement réfuter
ces modèles.
Cependant, à qui regardait plus attentivement les choses, une telle
réfutation n'était pas sans de graves conséquences : car ce n'était
pas les modèles d'Univers eux-mêmes qui étaient en cause, mais
toute la théorie de la Relativité Générale. Les modèles
cosmologiques de De Sitter et Friedmann étaient, en effet, obtenus
sans pratiquement aucune autre hypothèse supplémentaire, sauf
peut-être le « postulat cosmologique » qui réintroduisait, à l'échelle
de l'Univers entier, un temps « absolu ». Mais ce postulat n'était, en
fait, qu'une simple conséquence de l'esprit même de la Relativité,
supposant que l'Histoire de l'Univers devait être la même pour tout
observateur en n'importe quel point de l'Univers, pourvu que cette
Histoire soit tracée dans un système de référence particulier qu'il était
toujours possible d'obtenir en chaque point. Ne pas accepter
l'« expansion » ou la « compression » était donc invalider la Relativité
Générale elle-même : or celle-ci, vers les années 1925, avait déjà
connu deux vérifications expérimentales éclatantes avec le calcul
exact du, mouvement du périhélie de la planète Mercure et le calcul
exact de la déviation des rayons lumineux à leur passage au
voisinage du Soleil. Comment donc admettre facilement que cette
autre prévision, celle de l'expansion ou de la compression des
systèmes galactiques, ne fût pas aussi exacte ?
L'année 1930 devait apporter une de ces réponses spectaculaires,
comme la Science en a connu quelques-unes, à cette prévision de la
Relativité : avec les progrès de l'astronomie, il était en effet devenu
possible de photographier avec une grande précision les spectres
optiques produits par la lumière de galaxies de plus en plus
lointaines. L'astronome américain Hubble et son équipe avaient
effectué ces mesures sur un grand nombre de galaxies et, en 1930,
ils publiaient leurs résultats : les raies des spectres étaient
effectivement décalées, comme le prévoyait la Relativité, et ce
déplacement avait lieu vers le rouge, c'est-à-dire que toutes les
galaxies semblaient s'éloigner l'une de l'autre. C'est ce qu'on devait
nommer, depuis, « l'expansion de l'Univers ».

Les vitesses de récession.

Mais Hubble fournissait également une autre précision


importante : plus on regardait loin, plus la vitesse de « récession »
allait croissant et, selon toute apparence, à la précision des mesures
près, cette vitesse semblait être proportionnelle à la distance. Cette
observation porte le nom de « loi de Hubble ».
Ainsi, transposé sur le plan géométrique, cela voulait dire que, plus
on remontait dans le passé, plus le rayon spatial de l'Univers était
petit.
On imagina alors tout de suite un modèle « expérimental » de
l'Univers précisément basé sur cette loi de Hubble. Puisque toute la
matière de l'Univers semblait être ainsi en expansion, il fallait bien
que, à un certain moment, cette matière fût entièrement rassemblée
dans un Univers spatial à rayon beaucoup plus petit. Il y aurait ainsi
eu un état « originel » où la matière aurait été agglomérée au
maximum : cet état originel à grande densité s'accompagnait, selon
toute vraisemblance, d'une température extrêmement élevée, de
l'ordre de 1 000 milliards de degrés. Tout était donc naturellement
« vaporisé » à cette température, et à vrai dire, on peut considérer
que l'Univers consistait essentiellement en rayonnement seulement.
De telle sorte que la parole biblique, qui nous indique que la lumière
apparut aux tout premiers jours de la Création, se serait trouvée ainsi
justifiée, quoique de façon assez inattendue.
À partir des mesures de Hubble, il était également possible de
connaître à quel moment dans le passé toute la matière de l'Univers
aurait ainsi dû être en son état originel de compression maximum :
Hubble avait d'abord indiqué un chiffre de l'ordre de trois ou quatre
milliards d'années, mais cette donnée était basée sur des estimations
erronées des distances galactiques ; aujourd'hui, on pense que cet
instant « originel » aurait pris place à une époque dans le passé qui
ne saurait être beaucoup inférieure à 10 milliards d'années.

Les interprétations différentes de « l'expansion ».

Cependant, malgré le côté spectaculaire et probant de cette


prévision de la Relativité, un certain nombre de physiciens refusèrent
d'admettre que cette « expansion » de l'Univers corresponde à un
mouvement réel des galaxies.
Il faut d'ailleurs reconnaître que cette réserve était motivée.
Tout d'abord, il y a un aspect théorique du problème : dès que
Hubble eut énoncé sa loi selon laquelle il y avait proportionnalité
entre vitesses de récession et distances, les physiciens cherchèrent
à voir si cette loi linéaire était aussi une prévision de la Relativité
Générale : cette conclusion n'a pas pu être obtenue, au moins
directement. La forme du résultat dépend cette fois-ci très
étroitement des hypothèses que l'on peut faire sur le modèle
d'Univers lui-même et ne repose donc pas sur les postulats de la
Relativité seulement ; par ailleurs, quel que soit le modèle d'Univers
adopté, il paraît fort douteux qu'on puisse jamais justifier
théoriquement la proportionnalité rigoureuse vitesses-distances
proposée par Hubble.

À
À cette raison d'ordre théorique, qui jette la suspicion sur la réalité
de l'expansion, s'ajoutent des raisons que nous pourrions qualifier de
simple « bon sens » : en effet, les vitesses de récession dont il s'agit
peuvent être, comme nous l'avons dit, absolument énormes. Avec le
grand télescope optique du Mont Palomar, le plus puissant du monde
à l'heure actuelle au point de vue des mesures optiques (et non radio,
comme à Nançay), on observe des galaxies situées à près de
2 milliards d'années-lumière qui paraissent s'éloigner de nous à une
vitesse de l'ordre de 100 000 km/s., le tiers de la vitesse de la
lumière ! Comment interpréter ces énormes vitesses ? La Relativité
Restreinte nous indique aussi que la masse augmente avec la
vitesse : or, s'il y a rigoureusement proportionnalité entre vitesses et
distances, on trouvera vers 6 ou 8 milliards d'années-lumière des
galaxies dont la vitesse tendra vers celle de la lumière, c'est-à-dire
des galaxies dont les énergies seraient pratiquement infinies ! À ces
grandes vitesses le temps « local » galactique serait d'ailleurs,
d'après la Relativité Restreinte, différent du nôtre, conclusion qui est
en contradiction avec l'hypothèse faite au départ de mouvements
galactiques avec des temps « locaux » tous identiques.
Toutes ces raisons justifient donc qu'on ait cherché à approfondir
ce phénomène et que certains aient refusé d'admettre d'emblée cette
« expansion » de l'Univers. Mais, ce qui peut paraître surprenant,
c'est que bon nombre de physiciens ont recherché pour cela une
explication du déplacement expérimental de la lumière vers le rouge
(qui, lui, est irréfutable) au moyen de phénomènes totalement
indépendants de la Relativité Générale. On a, par exemple, envisagé
un « vieillissement » possible de la lumière qui, éventuellement par
interaction avec la poussière disséminée dans l'espace, finirait par
perdre de l'énergie, donc, « rougirait » au cours du voyage.
En fait, ce sont plutôt les physiciens qui formulent une telle
hypothèse qui devraient « rougir » ! Comment ! La Relativité
Générale permet de PRÉVOIR cet effet de déplacement vers le
rouge à l'aide de ses seuls postulats de base ; ce déplacement est
ensuite constaté expérimentalement ; d'autre part, la Relativité
Générale est parfaitement vérifiée par l'expérience ; et l'on veut
s'amuser à proposer une explication de la déviation vers le rouge
indépendante de la Relativité Générale ? Un tel aveuglement ne peut
traduire qu'une incompréhension quasi totale des bases physiques
de la Relativité Générale.
D'ailleurs, précisons-le tout de suite : en tout état de cause, jamais
une explication ou une justification satisfaisante, autre que celle
proposée par la Relativité Générale, n'a pu être avancée pour rendre
compte de cet effet de déplacement vers le rouge ; l'hypothèse d'un
« vieillissement » de la lumière, notamment, ne peut absolument pas
soutenir un examen quelque peu sérieux.

L'expansion et la géométrie de l'Univers.

Cependant, et sans sortir pour cela du cadre de la Relativité


Générale, il est toutefois nécessaire de bien examiner, comme nous
l'avons dit, ce qui « accroche » dans l'interprétation de
l'« expansion » de l'Univers. Le déplacement vers le rouge est dû à
une vitesse relative apparente d'éloignement des galaxies, cela ne
fait aucun doute. Ce qui nous choque, ce sont cependant les
grandeurs de ces vitesses relatives elles-mêmes. Eh bien,
demandons-nous alors si ce n'est pas dans la notion même de
« vitesse relative » qu'il y a quelque chose qui « accroche ». Car,
cette notion, nous l'avons extrapolée sans hésiter à des objets
célestes très éloignés de nous, non seulement dans l'espace mais
aussi dans le temps : sait-on toujours bien ce que signifie le concept
de « vitesse relative » pour de tels objets ?
Oui, est-on tenté de répondre d'abord : une vitesse relative est la
variation de la distance qui nous sépare de ces objets pendant l'unité
de temps. En ce qui concerne l'unité de temps, pas d'ambiguïté, nous
avons vu que nous adoptions ici un temps « cosmique » qui reste le
même en tous les points. Mais pour la distance, c'est un autre
problème : que va-t-on appeler « distance » d'une galaxie que l'on
aperçoit telle qu'elle était il y a un milliard d'années par exemple ?
Est-ce la distance qui nous en séparait au moment où l'émission de
la lumière que l'on reçoit a eu lieu, c'est-à-dire il y a un milliard
d'années ?
Est-ce la distance qui nous en sépare à l'époque actuelle, alors
qu'elle a cependant peut-être « explosé » et définitivement disparu de
la carte de l'Univers ? De toute façon, ni l'une ni l'autre de ces
distances ne peuvent être « calculées », c'est une mesure
expérimentale qui va en définitive fournir aux astronomes une
« distance » de la galaxie, « distance » qui n'aura alors plus rien à
voir d'ailleurs avec les deux « distances » que nous venons de
mentionner : en outre, nous serons parfaitement incapables de
connaître la variation de cette distance « expérimentale » au cours du
temps.
Cette « distance » utilisée en astronomie est déduite de la quantité
de rayonnement que nous envoie une galaxie : on postule un taux de
rayonnement « standard » pour toutes les galaxies (ce qui est
naturellement très imprécis) ; on postule ensuite des courbures
spatiales déterminées de l'Univers dans la région d'émission et dans
la nôtre (ce qui est encore très imprécis) ; on en déduit ainsi une
« distance corrigée pour le déplacement vers le rouge et la
courbure » ; on cherche encore à tenir compte de la diffusion
probable de la lumière par les poussières intergalactiques (nouvelle
imprécision) ; et on conclut enfin à une « distance » de la galaxie,
distance qui, comme on le voit, est hautement imprécise. C'est ce qui
explique d'ailleurs pourquoi, chaque année, des gens aussi sérieux
que des physiciens acceptent, sans broncher, que l'on multiplie
toutes les distances cosmiques par un facteur moyen, facteur qui est
parfois allé jusqu'à les doubler toutes en une seule fois ! Inutile de
dire que, de cette façon, la variation de la distance au cours du
temps, c'est-à-dire la « vitesse relative », ne peut nullement être
considérée comme une réalité accessible directement à l'expérience,
sauf précisément au moyen du déplacement vers le rouge des raies
spectrales.
Mais on peut alors se demander si ce concept de « vitesse
relative » ne doit pas se borner à ce que nous en dit la Relativité et s'il
n'est pas illusoire de rattacher ce concept à des notions comme celle
« d'énergie relative ». Une vitesse relative entre deux objets se
traduit, en Relativité, par l'angle que font entre eux, dans un schéma
espace-temps, les axes des temps « locaux » des deux objets. Il
s'agit donc d'un concept essentiellement géométrique. Un tel
« angle » entre axes des temps, lorsqu'il s'agit d'objets peu éloignés
l'un de l'autre (c'est-à-dire pour lesquels on n'a pas à tenir compte de
la courbure de l'espace-temps) correspond véritablement à une
énergie relative des deux objets. Mais, pour des objets très éloignés
l'un de l'autre, cet angle entre axes des temps peut être obtenu tout
naturellement par une simple géométrie d'ensemble de l'Univers,
sans qu'il soit certain que le concept d'énergie conserve encore son
sens habituel : pour visualiser ceci il suffit de se représenter la
surface d'une sphère, qui schématiserait tout l'espace-temps
(réduction à 2 dimensions au lieu de 4).

Dans ce schéma les diverses galaxies G1, G2, G3... décriraient des
méridiens P1 P2, issus d'une même origine P1 ; ces méridiens sont
alors précisément les axes des temps « locaux » pour ces galaxies,
et tous ces axes se coupent en P1, comme on le voit, en faisant entre
eux certains angles : si l'existence de ces angles traduit, comme le
propose la Relativité, une « vitesse relative », alors toutes les
galaxies sont donc apparemment animées de « vitesses relatives »
l'une par rapport à l'autre, ces vitesses étant d'ailleurs d'autant plus
grandes que les galaxies sont plus éloignées (puisque l'angle entre
méridiens est alors plus grand).
Il est bien évident que ceci est une représentation très grossière et
que les résultats que l'on en tire doivent être considérés avec une
très grande prudence : nous n'avons fourni cette image que pour bien
faire comprendre qu'il est fort possible que les « vitesses relatives »,
dont les déplacements vers le rouge des spectres galactiques sont
les témoins, ne sont peut-être qu'une conséquence essentielle de la
géométrie d'ensemble de l'Univers ; il n'est pas certain, dans ce cas,
qu'on puisse encore chercher à visualiser le concept d'« énergie
relative » avec la signification qu'il a pour des objets rapprochés, pour
lesquels la courbure d'ensemble de l'Univers n'intervient
pratiquement pas.
En résumé, il semble donc qu'il y ait sans aucun doute une
« expansion » apparente de l'Univers : celle-ci est une conséquence
théorique de la Relativité Générale, qui s'est ensuite trouvée
parfaitement confirmée par l'expérience. Il est beaucoup moins
certain que la loi de Hubble, qui propose une rigoureuse
proportionnalité entre les vitesses de récession et les distances
galactiques, soit parfaitement adaptée pour représenter le
phénomène : cette loi, elle, n'est pas en effet une conséquence de la
Relativité Générale qui, au contraire, semble la contredire pour des
galaxies suffisamment éloignées de nous ; d'autre part, nous avons
vu que la notion même de « distance » astronomique est bien loin
d'être claire, et il semble donc très problématique de chercher à
construire une loi sur une grandeur physique si difficilement
accessible, théoriquement comme expérimentalement. La loi de
Hubble doit donc plutôt être considérée comme une bonne
approximation, valable tant que la distance des galaxies n'est pas
trop grande ; un avenir très proche nous dira sans doute quelle est la
véritable loi de variation de la vitesse de récession avec la distance.
Ce résultat pourra peut-être être obtenu au moyen des puissants
radiotélescopes modernes, tels que celui de Nançay ; mais il n'est
nullement exclu que, comme pour le déplacement vers le rouge lui-
même, l'obtention de la véritable loi vitesses-distances soit obtenue
au moyen de considérations théoriques, à partir d'une théorie unitaire
satisfaisante par exemple. De toute façon, il est à peu près certain
que ce problème de l'« expansion » apparente de l'Univers exigera
un nouvel examen du concept de « vitesse relative », lorsque celui-ci
est appliqué à des objets dont les distances ne sont pas petites par
rapport aux dimensions de l'Univers lui-même ; à cette échelle, la
géométrie d'ensemble de l'Univers paraît être suffisante pour justifier
à elle seule l'observation d'une « vitesse relative » où les
considérations énergétiques, si elles ne sont pas exclues, n'ont au
moins pas la même signification que lorsqu'il s'agit d'objets
rapprochés en mouvement relatif.
L'expansion de l'Univers doit donc être considérée comme un
problème au cœur de la science astronomique actuelle, problème
pour lequel il reste non pas à préciser si l'expansion existe ou non
(elle existe sans aucun doute) mais qui nécessite un
perfectionnement de la relation « vitesses-distances » et, surtout, une
réinterprétation de la signification physique du concept de « vitesse
relative » pour des objets situés aux confins de notre Univers
sensible. Quelles que soient les réponses définitives à ces questions,
l'expansion de l'Univers constitue une extraordinaire confirmation de
la part immense qu'il convient d'attribuer à la Relativité Générale
dans notre recherche pour comprendre la Nature.
____________
{1}
. Pour le lecteur un peu mathématicien, disons que le changement relatif d /
d'une longueur d'onde est fourni par la relation très simple :

où Ro est le rayon spatial dans la région de l'Univers où se trouve l'observateur et


Re ce rayon spatial dans la région de l'étoile, au moment de l'émission.
PHYSIQUE ET MÉTAPHYSIQUE

Ainsi toute la Philosophie est comme un arbre dont


les racines sont la Métaphysique, le tronc est la Physique
et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les
autres sciences.
DESCARTES.

Adolphe Harnack déclarait un jour, au cours d'une séance qui


réunissait dans la grande salle de conférences de l'Université de
Berlin à la fois des philosophes et des physiciens : « Le monde se
plaint du fait que notre génération n'a plus de philosophes. C'est très
injuste : c'est simplement que les philosophes d'aujourd'hui se
trouvent dans un autre compartiment, leurs noms sont Planck et
Einstein. »
Il n'est pas certain que tous les scientifiques aient alors accueilli
avec enthousiasme une telle déclaration. Beaucoup de physiciens
semblent en effet nourrir une grande méfiance vis-à-vis de la
philosophie, où ils n'aperçoivent souvent qu'une dialectique
hautement spéculative en contraste très vif avec leurs « méthodes »
scientifiques rigoureuses. Il faut avoir côtoyé des physiciens pour
savoir ce qu'il s'attache souvent de dédain et de mépris dans le
simple mot « métaphysique » dont ils qualifient parfois certains
travaux qui leur paraissent s'écarter des normes, à leur sens
« éternelles », de la science « pure ».
Pourtant, ces dernières années semblent avoir vu l'amorce d'un
revirement ; l'idée qu'un progrès scientifique ne s'accomplirait pas en
rejetant systématiquement la Métaphysique mais en cherchant au
contraire à l'incorporer dans le cadre de la Science a cheminé,
lentement certes, mais continûment, dans l'esprit des physiciens.
« Parvenu à l'extrême de ses analyses, écrit Pierre Teilhard de
Chardin, le savant ne sait plus trop si la structure qu'il atteint est
l'essence de la matière qu'il étudie, ou bien le reflet de sa propre
pensée. »
Mais alors, si cette affirmation est exacte, comment espérer
encore pouvoir exclure de la Physique l'idée même de
Connaissance, c'est-à-dire la Métaphysique ?
Il peut être intéressant d'examiner ce problème des relations entre
Physique et Métaphysique en le replaçant dans son contexte
historique, afin de prendre du recul et chercher à mieux discerner les
perspectives futures qui se dessinent aujourd'hui dans cet important
domaine.

L'École d'Aristote.

C'est autour des grandes questions métaphysiques que les


penseurs grecs choisirent, comme nous l'avons déjà vu, les axes de
leur méditation ; à ce titre, les siècles de Pythagore, Platon et Aristote
ne concevaient pas l'idée d'une Science sans Métaphysique.
L'œuvre si volumineuse que transmettent aux générations suivantes
Aristote et son École devait, comme on le sait, faire autorité sur la
pensée intellectuelle pendant près de 2 000 ans et, pendant tout ce
temps, Métaphysique et Physique furent deux éléments entièrement
associés de ce qu'on pourrait appeler la Philosophie naturelle.
Cette attitude n'allait pas toutefois sans de grands inconvénients
pour le progrès des Sciences. Le raisonnement métaphysique est en
effet, par nature, essentiellement qualitatif. Sans doute emprunte-t-il
à la logique, mais il contient parfois, à sa base même, des
affirmations plus ou moins « gratuites ». Toute la Métaphysique
aristotélicienne souffrait particulièrement de cet aspect de
« gratuité », d'autant que les générations successives avaient fini par
élever au rang de dogmes « intouchables » les postulats de l'École
helléniste.
Descartes.

L'aube du XVIIe siècle allait voir naître une réaction violente.


Quelques esprits courageux mettent alors en effet en doute l'autorité
« mandarine » de l'enseignement d'Aristote. Ce sont Copernic en
Pologne, puis Galilée en Italie, qui jettent la suspicion sur l'Univers
anthropocentriste qui prévaut à l'époque. Mais ce sera surtout
Descartes à qui l'on va devoir une énorme révolution sur le plan de la
pensée et des méthodes générales de la Connaissance.
Descartes s'étonne du fait que l'on attache tellement d'importance,
en matière scientifique, à des affirmations qui n'ont cependant aucun
caractère d'évidence ; et, en même temps, que si peu d'importance
soit attribuée aux mathématiques, aux prémices si rigoureuses, et
cependant reléguées, à cette époque, à leurs simples applications
aux diverses techniques qui les utilisent.
C'est alors qu'il pose les bases de sa célèbre « Méthode » qui
allait influencer la marche de la Connaissance au cours des siècles
suivants : il fait « table rase » de tout ce qu'on lui a enseigné et il
décide de ne plus accepter pour vrai que ce qui, à l'exemple de ce qui
se passe en mathématiques, aura été parfaitement démontré.
Mais, s'il sonne ainsi le glas de ce qui a été jusqu'ici la méthode
(ou plutôt l'absence de méthode) de la Métaphysique, il ne désire pas
cependant écarter pour autant la Métaphysique du domaine de la
Science. En effet, il se méfie au plus haut point de ce que les
données de ses sens, c'est-à-dire l'expérience, vont lui fournir pour
construire la Science : il va préférer à ces données des principes a
priori qui lui seront fournis, non pas directement par la Nature, mais
par son propre esprit. Il va se choisir lui-même comme « centre » de
Connaissance ; il juge cette méthode « imparfaite », mais il la croit
encore préférable à celle consistant à se fier aveuglément à
l'expérience. écoutons-le : « Tout ce que j'ai reçu jusqu'à présent pour
le plus vrai et assuré, je l'ai appris des sens ou par les sens ; or, j'ai
quelquefois éprouvé que ces sens étaient trompeurs, et il est de la
prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une
fois trompés... C'est une chose qui m'est à présent manifeste, que les
corps même ne sont pas proprement connus par les sens... mais par
le seul entendement, et qu'ils ne sont pas connus de ce qu'ils sont
vus ou touchés, mais seulement de ce qu'ils sont entendus ou bien
compris par la pensée. »
Ainsi, Descartes voit dans la structure même de notre propre esprit
les fondements de la Science à créer, et, en ce sens, il reste
étroitement associé à l'idée d'une théorie de la Connaissance, c'est-
à-dire d'une Métaphysique, comme partie intégrante du domaine
scientifique.
Il aperçoit dans la géométrie la phase ultime de description de la
Nature : tout doit, selon lui, se réduire finalement à « figures et
mouvements », et cela non pas tant parce que il en « est » ainsi dans
la Nature mais parce que les figures géométriques et le mouvement
lui paraissent représenter les seuls concepts de description
permettant à l'esprit de pénétrer et de concevoir « clairement » le
fond même des choses, leur essence ultime.
Il développe ainsi une géométrie « analytique » où une importance
fondamentale est attribuée à la notion de « système de référence »,
pressentiment de l'idée einsteinienne qui associera, trois siècles plus
tard, la description de la Nature au choix du système de référence.
Il s'attache moins à rechercher les lois de détail que les grands
principes généraux qui gouvernent les phénomènes. Il entrevoit
(sans toutefois le découvrir complètement) le principe de
conservation de l'impulsion.
Sa méditation a priori l'amène, au moins en apparence, à des
extrapolations scientifiques qui paraissent parfois dangereuses : ne
voit-il pas dans le mouvement des planètes la conséquence de
« tourbillons » agitant les cieux ? Et que dire de ces « esprits
animaux » qui lui font considérer le corps humain comme parcouru
de principes « actifs », comme si le sang ou les nerfs étaient porteurs
de particules « élémentaires » capables d'agir par elles-mêmes, avec
une autonomie traduisant une sorte de liberté « élémentaire » ?
Nous reviendrons sur ces conceptions « erronées » de Descartes.
Mais on conçoit que, dans la forme où il les énonçait, elles pouvaient
paraître à l'époque en contradiction avec les « principes » mêmes de
sa méthode scientifique, car elles semblaient beaucoup trop
empreintes de cette « gratuité », que Descartes désirait cependant
justement éviter.

Newton.

Aussi ne faut-il pas s'étonner de voir le XVIIe siècle s'achever en


faisant un pas de plus vers une nouvelle « rigueur » scientifique ; et,
cette fois-ci, on va se séparer entièrement de tout ce qui pouvait
constituer le mode de raisonnement métaphysique. C'est Newton qui
va mettre le plus fermement en relief cette scission complète qu'il lui
semble souhaitable d'opérer entre Science et Philosophie. Pour
Newton, seuls les faits d'expérience comptent, c'est sur eux que toute
la véritable Science doit être bâtie. Abandonnons, propose Newton,
le « pourquoi » des phénomènes de la Nature, laissons ce problème
à la Métaphysique ; et bornons-nous à rechercher le « comment n,
c'est-à-dire les lois quantitatives qui gouvernent les phénomènes
naturels.
Cette distinction fondamentale entre les conceptions scientifiques
de Descartes et Newton fut admirablement décrite par Fontenelle,
alors Secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences, lorsqu'il eut à
faire l'éloge de Sir Isaac Newton : « Les deux grands hommes qui se
trouvent dans une si grande opposition ont eu de grands rapports.
Tous deux ont été des génies de premier ordre, nés pour dominer sur
les autres esprits et pour fonder des Empires. Tous deux, géomètres
excellents, ont vu la nécessité de transporter la géométrie dans la
Physique. Tous deux ont fondé leur Physique sur une géométrie
qu'ils ne tenaient presque que de leurs propres lumières. Mais l'un,
prenant un vol hardi, a voulu se placer à la source de tout, se rendre
maître des premiers principes par quelques idées claires et
fondamentales, pour n'avoir plus qu'à descendre aux phénomènes
de la Nature comme à des conséquences nécessaires. L'autre, plus
timide ou plus modeste, a commencé sa marche en s'appuyant sur
les phénomènes pour remonter aux principes inconnus, résolu de les
admettre tels que les pût donner l'enchaînement des conséquences.
L'un part de ce qu'il entend nettement pour trouver la cause de ce
qu'il voit. L'autre part de ce qu'il voit pour en trouver la cause... »
Deux siècles vont passer pendant lesquels ce sera la conception
newtonienne de la Science qui l'emportera sans conteste.
L'expérience deviendra la base souveraine sur laquelle
s'échafaudera tout le développement des théories scientifiques, le
seul critère pour éprouver le bien-fondé des idées. La Métaphysique
sera abandonnée aux philosophes ; elle sera même délaissée par
ces philosophes eux-mêmes, impressionnés que sont ceux-ci par le
dédain que le nouveau « scientisme » professe vis-à-vis de la
Philosophie Générale. Voltaire, Auguste Comte, le marxisme enfin
vont railler la Métaphysique et la faire apparaître comme un parent
pauvre de la Philosophie.
Cette étape était nécessaire et fut largement profitable au
développement de la Connaissance. Cette rigueur, dont le
raisonnement scientifique allait faire sa règle d'or, était en effet très
souhaitable après la si longue période où l'on s'était contenté de
distiller la pensée aristotélicienne. Le dénombrement, la
classification, l'analyse quantitative, les lois des différents
phénomènes de la Nature, c'est-à-dire, en définitive, le « comment »
de la Nature, devaient être obligatoirement acquis avant de
rechercher les causes premières de toute chose.
Mais, cependant, plusieurs raisons militaient pour nous assurer
que, comme le pressentait Descartes, cette façon de faire de la
Science consistant à totalement dissocier l'observateur, c'est-à-dire
l'esprit, de la chose observée, ne pouvait pas être définitive.
Et, tout d'abord, parce que cet observateur ne possède pas des
moyens de connaître infiniment puissants : ce problème n'est pas à
être confondu avec celui de la puissance des techniques
d'investigation. Rien ne nous permet, en effet, de croire que
l'intelligence humaine est capable de discerner la Nature jusque dans
sa structure la plus fine ; on peut donc s'attendre à ce que, à un
certain moment, quand le phénomène observé passera entre les
« mailles » de l'Intelligence elle-même, l'observateur ne verra plus la
Nature mais, comme le remarquait Teilhard, seulement « le reflet » de
sa propre structure d'esprit. Au moment où la Science atteint ce
degré de précision, il paraît alors vain de chercher à dissocier la
Science d'une théorie de la Connaissance pure, c'est-à-dire de la
Métaphysique.
Et puis, il existe également une autre raison exigeant de ne pas
tout fonder sur l'« observable » : l'expérience est, en effet, toujours
incomplète ; chaque jour apporte à la Science une moisson de
constatations nouvelles. Or, la Science cherche à grouper « tous »
les phénomènes observés dans un même cadre unique, et ce cadre
unique ne peut pas être obtenu par la seule accumulation des
expériences de détail, puisque des pierres manqueront toujours pour
terminer l'édifice. Il faut donc aussi attaquer le problème « par
l'extérieur » et, plus précisément, comme l'entrevoyait Descartes, à
partir de grands principes généraux, qui sont moins des propriétés
particulières de la Nature que des concepts très vastes saisis d'une
façon claire par notre « entendement ». Tels seront les principes de
conservation, et ceux-ci font autant partie de la Science que de la
Métaphysique ; le principe de conservation de l'énergie, qui pourrait
s'énoncer : « rien ne se crée, rien ne se perd », n'a-t-il pas une teinte
métaphysique très prononcée ?

Einstein.

C'est à Albert Einstein à qui l'on doit d'avoir le premier reconnu à


nouveau, après Descartes, et 300 ans plus tard, qu'il ne fallait pas
nécessairement jeter la pierre à la Métaphysique pour progresser en
matière scientifique. Il s'attaque en effet au délicat problème de
l'espace et du temps qui est, par excellence, un problème
métaphysique. Comme Descartes, il aperçoit l'importance du
système de référence dans la description des phénomènes. Comme
Descartes encore, il cherche à « géométriser » la Physique, c'est-à-
dire à tout ramener, en définitive, à « figures et mouvements ».
Comme Descartes enfin, il sent que c'est dans les principes a priori,
c'est-à-dire en lui-même, parmi les idées que son esprit conçoit
clairement, qu'il faut rechercher les lois de la Nature si on veut que
celles-ci prennent une portée générale et ne restent pas seulement
valables dans les expériences de détail. Sa théorie de la Relativité
Générale est une illustration magnifique de la méthode a priori de
Descartes : comme nous l'avons déjà souligné dans un précédent
chapitre, trois postulats appuient tout l'édifice et trois postulats
seulement, et aucun de ceux-ci n'emprunte directement à
l'expérience. « Une théorie peut être vérifiée par l'expérience, écrit
Einstein, mais aucun chemin ne mène de l'expérience à la création
d'une théorie. » Faire de la Physique une théorie de la Connaissance,
n'est-ce pas là mettre de plain-pied la Métaphysique au cœur même
de la Science ?

La religion des « observables ».

Une partie de la Physique a résisté cependant énergiquement,


jusqu'à ces dernières années, à cette tendance de porter à nouveau
la Philosophie sur le terrain scientifique : il s'agit de la Théorie
Quantique qui, avec la Relativité Générale d'Einstein, constitue l'un
des deux fondements de la Physique moderne. Les théoriciens
quantiques ont voulu, en dépit de tout, construire la description des
phénomènes à l'échelle nucléaire en se basant uniquement sur les
« observables » : peu nous importe, disent-ils, que la connaissance
humaine ne soit pas parfaite, ce que nous ne prétendons pas. Nous
ne voulons pas faire une théorie de la Connaissance, car ce serait
faire de la « Métaphysique », et nous n'en voulons à aucun prix. Nous
désirons nous contenter de considérer les « données » déduites de la
Connaissance, même si celles-ci conduisent à l'impossibilité de
comprendre clairement ce qui se passe entre deux observations ;
nous prétendons pouvoir faire une description correcte de la Nature à
l'échelle nucléaire avec ces « observables », et avec elles seulement.
Mais, comme il fallait s'y attendre, une telle position d'esprit est
finalement apparue comme insoutenable. Elle ne pouvait se justifier
qu'au prix de l'introduction en Science de concepts peut-être bien
pires que la Métaphysique elle-même : le « probabilisme » exigeait,
en effet, qu'on ne puisse plus, par principe, décrire les phénomènes
et qu'on soit obligé de se contenter de la probabilité de leur
apparition. « Le bon Dieu ne joue pas aux dés », raillait Albert
Einstein pour marquer son hostilité à cette conception, qu'il n'a
toujours considérée que comme provisoire. Car, qu'on le veuille ou
non, construire une Science sur les « observables » seulement
consiste, pratiquement, à mettre l'expérience, c'est-à-dire l'Homme,
au centre même de la description qu'il cherche à faire de la nature.
N'est-ce pas, à l'échelle du plus petit, la même erreur que celle qui a
été longtemps commise pour le plus grand, lorsqu'on voulait à toute
force voir la Terre au centre du Monde ? Et n'est-il pas apparent
qu'une vue moins « anthropocentriste » des choses de la Nature
réaliserait un progrès considérable dans le domaine scientifique ?
Ces dernières années ont vu s'accroître continuellement le
nombre des physiciens désireux de rechercher une solution « non
probabiliste » des phénomènes. Mais ceci, en définitive, ne pourra
pas s'accomplir sans associer très intimement aux données de la
Science les données issues d'une théorie précise de la
Connaissance dans ce domaine du microcosme. Une fois de plus,
Physique et Métaphysique devront se donner la main pour franchir
cette étape de progrès.
Aujourd'hui nous montre d'ailleurs qu'on eut trop vite fait de
considérer hier certaines des conceptions cartésiennes comme
erronées : Einstein nous a appris que le mouvement des planètes
était tel que celles-ci suivaient des sortes de « lignes de courant »
(appelées géodésiques) de l'espace-temps. Est-ce tellement différent
de l'idée de Descartes, qui voyait ces planètes comme entraînées par
des « tourbillons » ? Et Teilhard de Chardin ne nous suggère-t-il pas
aujourd'hui, nous le verrons dans les prochains chapitres, qu'il
pourrait exister un certain « psychisme » dès le stade des particules
élémentaires, ce qui rappelle étrangement, par certains côtés, ce que
nous disait Descartes des esprits-animaux.
Descartes semble avoir ainsi devancé son époque de plus de trois
siècles. Il a réussi ce prodige de savoir à la fois créer une
démarcation raisonnable entre les méthodes de la Physique et celle
de la Métaphysique ; et, cependant, de maintenir le point de vue
qu’une étroite association de ces deux disciplines serait nécessaire
pour accéder aux sommets de la connaissance scientifique et nous
proposer une image unitaire et cohérente de notre univers.
PSYCHISME ET ÉVOLUTION COSMIQUE

Toutes les choses sont pleines de dieux.


THALÈS (VIe s. av. J.-C.).

L'Histoire future de l'Humanité ne considérera pas seulement notre


XXe siècle comme le moment où la connaissance a réalisé des
progrès énormes dans le domaine de la Physique de la matière ; car
ce XXe siècle a également vu l'étude du psychisme associé à la Vie
glisser progressivement du plan spéculatif où l'avait maintenue
jusque-là la philosophie pure, vers le plan plus objectif résultant de
méthodes d'investigations à caractère scientifique. La biologie a
réussi à préciser certains des liens entre la structure du cerveau et la
sensation ou la mémoire. L'électroencéphalographie a permis de
commencer à détecter et à étudier les ondes électromagnétiques de
basse fréquence émises par le cerveau. La psychanalyse a entamé
une étude systématique des rapports mystérieux qui paraissent
exister entre le conscient et l'inconscient.
Est-il possible de tirer, dès maintenant, quelques conclusions
relatives à cette étude « scientifique » du psychisme depuis le début
du siècle ?
Il n'est pas dans notre objet de chercher à distinguer ici le détail
des nombreux progrès réalisés. Nous cherchons plutôt les grandes
tendances synthétiques qui ont été élaborées et qui semblent
marquer la direction vers laquelle il nous faut regarder pour voir plus
clair dans ce si complexe problème.

Qu'appelle-t-on « psychisme » ?
Et d'abord, que désigne-t-on exactement par le mot
« psychisme » ?
Il faut voir dans ce mot une signification aussi large et aussi
générale que possible. Nous désignons ici par « psychisme » cette
qualité qui fait qu'un être, et plus généralement un objet, a une
« conscience de la réalité extérieure ». Il ne faut donc nullement
comprendre dans ce mot quelque chose se rapportant à l'humain
seulement. D'une certaine façon, cette définition du psychisme
coïncide avec celle de la Vie. On peut dire que c'est le psychisme qui
« anime » la Vie, car la Vie consiste essentiellement en une action ou
une réaction vis-à-vis du milieu extérieur. Mais, cependant, le
psychisme est plus que la Vie : ainsi, si un objet quelconque
n'agissait aucunement sur le milieu extérieur, au point que nous ne
serions pas en mesure de lui reconnaître le caractère de « vivant »,
nous lui accorderions cependant la qualité de « psychique » si nous
étions sûr que cet objet « inerte » possède une certaine
« conscience » de la réalité extérieure, même si cette conscience
était aussi vague et aussi diffuse qu'on puisse l'imaginer.
Cette définition étant donnée, il nous reste à tenter de répondre
aux trois questions suivantes :
1° Quels sont les êtres ou les objets qui sont doués de
psychisme ?
2° Quel est le sens de l'évolution du psychisme à l'échelle de
l'Univers entier ?
3° Que sait-on sur les mécanismes et la structure du psychisme ?

Psychisme « élémentaire » et psychisme « complexe ».

Il revenait à Pierre Teilhard de Chardin de donner aux deux


premières questions une réponse claire et objective, s'appuyant sur
des raisonnements et des méthodes scientifiques.
Il existe deux façons, et d'ailleurs deux seulement, d'envisager le
psychisme et son évolution.
Ou bien on considère que c'est une qualité dont l'évolution
bénéficie « à l'arrivée », c'est-à-dire qu'il y a d'abord eu des objets
simples à psychisme nul qui, selon les lois du hasard, ont fini par
former au cours de l'histoire de l'Univers des structures de plus en
plus complexes et aussi de plus en plus psychiques. Le psychisme
est ainsi associé au « complexe », l'Homme apparaît alors au
« sommet », comme l'individualité terrienne la plus complexe, donc
aussi la plus psychique.
Ou bien, on considère que le psychisme a, de tout temps, été
associé à la Matière, c'est-à-dire existait « au départ » de l'évolution.
Il y aurait alors dans la matière une sorte de « psyché », dont la
psyché qui apparaît dans la phase humaine ne serait qu'une forme
plus perfectionnée.
La première attitude est apparue avant les thèses évolutionnistes
elles-mêmes, avec Voltaire et Diderot. Beaucoup plus tard, le
probabilisme dont les physiciens de notre siècle ont voulu doter la
matière dès le stade élémentaire, a pu parfois sembler un nouvel
argument pour justifier le fait qu'une certaine « organisation » de la
matière pourrait amplifier ce caractère d'« indéterminisme », et
rendre compte ainsi de cette propriété du « choix » qui s'associe au
psychisme des structures complexes vivantes. Le marxisme vit aussi
dans le psychisme une propriété qui émerge de la matière à partir
d'un certain stade d'évolution. Cette façon de considérer le problème
est assez bien caractérisée par le physicien Paul Langevin qui
déclarait : « La matière existe indépendamment de l'esprit et existait
avant que l'esprit apparût. »
La seconde attitude se dessine déjà avec Leibniz, qui dote ses
monades de qualités psychiques. Puis, avec les thèses
évolutionnistes de Lamarck, on voit mieux s'esquisser cette aptitude
de la matière à tendre d'elle-même vers des structures plus
perfectionnées, plus aptes à connaître et agir vis-à-vis du milieu
extérieur, donc aussi plus psychiques. Mais c'est avec Bergson que
se précise, au début du siècle, cette idée d'un « élan » qui
accompagne toute matière, « élan » qui se confond avec le
psychisme tel que nous l'avons défini.
La solution de Teilhard de Chardin.

Teilhard devait réussir à faire la synthèse de ces deux tendances.


Une analyse précise de l'évolution, notamment sur le plan de la
Paléontologie, le conduit à voir le psychisme se manifester dès la
structure la plus fine de ce qu'il nomme le « tissu » de notre Univers,
c'est-à-dire, en définitive, dès le stade des particules « élémentaires »
que l'on identifie en physique : proton, neutron, électron, etc.
Cette idée en elle-même n'est pas neuve, nous venons de le voir :
elle était déjà l'œuvre d'un Bergson. Mais Teilhard va plus loin. Dans
l'attitude bergsonienne le plan le plus important restait, en définitive,
les réalisations de ce psychisme élémentaire, c'est-à-dire et
notamment l'Homme qui, étant le plus « psychique », se plaçait
d'emblée au sommet de l'évolution. Teilhard va abandonner cet
« anthropocentrisme » : le plan fondamental n'est pas l'Homme, mais
l'élémentaire lui-même. C'est lui qui se perpétue dans la durée, c'est
à lui que retourne l'Homme et tout le règne vivant après une très
courte « individualisation » qu'on nomme la Vie. L'évolution ne doit
pas être « centrée » autour de la diversité des êtres complexes, mais
doit s'axer sur le tissu de l'Univers lui-même, dont le « psychisme »
va sans cesse croissant : ce tissu tendra, au cours de la durée, vers
une phase à psychisme « total ». C'est naturellement toute la
« Métaphysique » qui, avec l'évolution, est ainsi remise en cause : la
révolution teilhardienne ressemble un peu à celle de Copernic : il faut
cesser de se laisser « hypnotiser » par notre tendance naturelle à
voir l'Homme et sa planète au centre de l'Univers ; sur le plan du
psychisme, comme sur celui de notre planète Terre, il faut se
résoudre à accepter que nous n'occupions pas une place privilégiée.
Mais, en même temps, Teilhard n'abandonne pas la première
attitude vis-à-vis du psychisme : le plan fondamental étant
l’» élémentaire », cet élémentaire va « inventer » des structures de
plus en plus complexes pour augmenter sa connaissance —
connaissance qui, ne l'oublions pas, doit profiter avant tout à
l'élémentaire et non pas seulement aux structures organisées telles
que l'Homme. Ces « inventions » vont apparaître sous la forme des
différentes structures complexes, telles que nous les présente le
Vivant. Dans ces structures on distingue des « seuils », des points
critiques, où le nouvel édifice inventé par l'élémentaire possède des
propriétés sans commune mesure avec ce qui existait dans les
étapes précédentes : par exemple, ce qu'on nomme généralement le
« Vivant » possède des caractéristiques qui sont nettement et
brutalement distinctes de celles de la Matière brute ; le Pas de la
Réflexion fait également sauter de l'animal à l'Homme, avec une
sorte de « discontinuité » qui isole ainsi l'Homme parmi le Vivant.
Ainsi, avec le Marxisme et Paul Langevin, la thèse de Teilhard met
bien en relief ces « émergences » qui font que ce psychisme des
structures complexes apparaît comme une qualité qui « naît » de
l'organisation de la matière elle-même.
En résumé, Teilhard met en relief deux plans bien distincts : le plan
fondamental du tissu de l'Univers, où s'effectue une évolution
continue vers un psychisme de plus en plus dominant ; et, d'autre
part, un plan secondaire, qui est relatif aux « inventions » du tissu
d'Univers, ces inventions étant destinées à « profiter » à l'ensemble
de ce tissu d'Univers lui-même et non seulement au complexe
« inventé » par ce tissu ; dans le plan secondaire on constate une
évolution discontinue, présentant de véritables seuils, l'augmentation
du psychisme (c'est-à-dire de l'aptitude à connaître) de ces structures
allant de pair avec la complexification de la structure. L'Homme se
range dans ce plan « secondaire », dont il occupe cependant
l'échelon le plus haut (sur notre planète Terre au moins).

Jung et l'inconscient collectif.

Mais la solution de Teilhard apparaît cependant un peu comme


une synthèse « théorique » qui, pour être satisfaisante à tout esprit
« objectif », n'en reste pas moins « théorique ». On voudrait bien voir
se préciser quelque peu les choses, en recherchant quel est le
« mécanisme » qui conditionne le psychisme par exemple. Teilhard
nous parle de deux plans : un plan fondamental à l'échelle du tissu de
l'Univers, c'est-à-dire du « Collectif », et un plan secondaire à
l'échelle de l'édifice complexe particulier, c'est-à-dire de l'individu, du
« Personnel ». Quels sont les rapports entre ces deux plans ? Car si,
comme le prétend Teilhard, c'est au « Collectif » que doit « profiter »
la connaissance acquise par le « Personnel », il faut bien qu'il y ait
quelque rapport direct entre le Collectif et le Personnel.
C'est ici qu'intervient C. G. Jung ; au contraire de Teilhard, Jung
n'est pas spécialement un théoricien : c'est un biologiste, un
médecin ; il travaille sur des cas cliniques. Son domaine est celui de
la psychanalyse. Il va chercher, au cours de très longues et
minutieuses études, à « décortiquer » ce mécanisme qui paraît lier le
Personnel au Collectif.
Qu'a-t-il trouvé, en conclusion de ses recherches ? Il n'est pas
facile de décrire en quelques paragraphes les résultats de Jung, car
les notions auxquelles on doit faire appel ne sont pas des notions
familières. Jung, comme Teilhard d'ailleurs, utilise un vocabulaire qui
lui est propre et auquel il est nécessaire de s'initier pour saisir la
pensée intime de ces deux savants. On se heurte ici à la grande
difficulté du langage ; ce langage est toujours le fruit de l'expérience
passée et s'avère impropre, ou simplement inexistant, quand il s'agit
de pénétrer et de décrire des domaines entièrement nouveaux de la
Connaissance. Teilhard et Jung ont connu ces sortes de difficultés,
qui font que toute découverte est parfois difficilement transmissible
(ceci est vrai, d'ailleurs, dans tous les domaines de la Science et de
l'Art).
Pour exprimer la pensée de Jung je ferai donc appel à une image
qui, tout en caricaturant le problème, permettra cependant, je
l'espère, d'en apercevoir l'ossature et les directions principales.
Nous allons assimiler le Collectif, c'est-à-dire le « tissu » d'Univers,
à une assemblée d'humains, les Hommes de la planète Terre par
exemple. Ces hommes décident de tenter d'accroître leurs
connaissances. Pour cela ils vont « inventer » des instruments qui les
aideront à mieux connaître la Nature. Ce supplément de
connaissances leur permettra, à son tour, d'inventer des instruments
de plus en plus perfectionnés. Sautons immédiatement à l'étape où
des humains auront « inventé » le super-instrument pour connaître,
un « robot » gigantesque, une sorte de super-machine à calculer,
machine qui fournira des renseignements extrêmement précieux. Ce
robot géant sera d'ailleurs tellement perfectionné qu'il possédera une
véritable « individualité », il sera doté d'une sorte de « pensée »
électronique qui, quoique entièrement différente de la pensée
humaine, lui permettra des initiatives, des choix dans les actes à
accomplir.
Notre assemblée d'humains va ainsi construire un certain nombre
de robots ; chacun d'eux sera doté d'une équipe « personnelle » de
savants et de techniciens destinée à transmettre au robot les
directives fondamentales sur les renseignements à obtenir, et aussi à
analyser les renseignements transmis par le robot. La direction
générale des recherches émane, en fait, de l'assemblée totale des
humains, c'est-à-dire du Collectif ; de même, les renseignements
obtenus par chaque robot et son équipe de savants sont transmis au
Collectif, et bénéficient donc au Collectif.
On voit tout de suite comment cette image va traduire les idées de
Jung et Teilhard : l'assemblée d'humains, c'est le tissu d'Univers et
ses particules élémentaires, c'est le plan fondamental de Teilhard ;
c'est aussi l'Inconscient Collectif de Jung. L'Homme, en tant
qu'individu, est ce robot « pensant » auquel est adjointe une équipe
de savants : le robot lui-même possède un Conscient Personnel, un
Moi Personnel, puisqu'il a conscience de sa propre « individualité » ;
ce robot a aussi une vague notion de l'existence d'une équipe de
savants qui surveille et analyse son propre comportement : ceci, c'est
l'Inconscient Personnel. Des conflits peuvent naître entre le Moi
Personnel conscient et cet Inconscient Personnel, car tous deux ont
une individualité propre, et ces individualités peuvent ne pas toujours
s'adapter parfaitement l'une à l'autre : ces conflits se traduisent par
ce que Jung nomme les « complexes ». Si ces complexes
proviennent d'une incompatibilité avec l'Inconscient Personnel, ils
sont néfastes, il faut chercher à les faire disparaître. Mais ces
complexes peuvent traduire aussi des directives générales dictées
par l'Inconscient Collectif : l'émergence de ces directives dans le
Conscient Personnel sous la forme de ce que Jung nomme des
« symboles » peut provoquer des remous et l'apparition de
complexes dans le conscient : il en est de même pour une machine à
calcul qui ne comprend pas l'intérêt que présente le problème
mathématique qu'on lui pose ; nul doute que, si cette machine était
pensante (à sa manière), elle se cabrerait d'abord devant le problème
posé, qui se différencie tellement des « affinités » de son Moi
Personnel. Ces directives générales en provenance de l'Inconscient
Collectif, Jung les nomme les « archétypes ». Les symboles sont ces
« cartes perforées » préparées pour la machine et qui traduisent
l'archétype dans un langage assimilable par la machine, c'est-à-dire
par le Moi Personnel conscient. Les archétypes, et les symboles qui
les traduisent, sont utiles au plan fondamental, c'est-à-dire à
l'Inconscient Collectif, et les complexes que ces symboles peuvent
produire dans le Conscient Personnel sont, de ce fait, utiles eux
aussi, contrairement aux complexes produits par un conflit entre les
individualités respectives de l'Inconscient Personnel et du Conscient
Personnel.
Nous avons grossièrement représenté tout ceci dans le schéma ci-
contre :
UNIVERS

Communication indirecte
(par les sens et l'Intelligence) avec l'Univers

INCONSCIENT COLLECTIF
(plan fondamental de Teilhard)
Communication directe avec l'Univers
Schématisation des relations entre l'Univers,
l'Homme et l'Inconscient collectif

En résumé, les archétypes représentent les axes qui orientent


l'évolution, cette évolution étant considérée sur le plan fondamental
de l'Inconscient Collectif.
Les symboles représentent les axes qui orientent l'évolution, cette
évolution étant traduite sur le plan secondaire du Conscient
Personnel.
Les complexes représentent le travail d'assimilation par le
Conscient Personnel des données : soit de l'Inconscient Personnel
(et il faut alors chercher à « résorber » ces complexes), soit de
l'Inconscient Collectif, et ces complexes sont alors inévitables, et,
d'une certaine façon, utiles sur le plan évolutif.

Le rôle de l'Homme.

Mais ne doit-on pas se demander si cette synthèse Jung-Teilhard


sur le psychisme et son évolution ne conduit pas à conclure qu'il sera
toujours impossible à l'Homme de connaître les « vrais » courants de
l'évolution, ceux qui se situent sur le plan fondamental du Collectif et
non sur le plan secondaire du Personnel, et plus précisément de
l'Homme ? En effet, les « mobiles » de l'Inconscient Collectif,
caractérisés par les « archétypes », n'ont sans doute aucune
commune mesure avec les « mobiles » qui animent le Conscient
Personnel. Il s'agit de deux structures différentes de psychisme, la
différence n'étant pas tellement « quantitative » mais « qualitative »,
c'est-à-dire relative à la nature même des processus psychiques.
Pour reprendre notre image de tout à l'heure, le « psychisme » d'une
machine à calculer, fût-elle même ultra-perfectionnée, n'a aucune
commune mesure avec notre psychisme humain. N'en est-il pas de
même en ce qui concerne l'évolution collective cosmique et
l'évolution humaine ? Ces deux types d'évolution ne sont-ils pas de
nature si différente qu'il est impossible de trouver un pont pour les
réunir ? En d'autres termes, l'Homme peut-il avoir conscience des
courants évolutifs à l'échelle du Cosmos entier, et non pas seulement
de ceux à sa propre échelle ?
Pour répondre il convient de bien remarquer que l'image du
« robot » que nous avons fournie tout à l'heure ne doit être ainsi
extrapolée qu'avec de grandes précautions : en effet, n'oublions pas
que, de toute façon, l'Homme est constitué du tissu de l'Univers lui-
même (à la différence du robot, qui était fait de pièces mécaniques et
non de chair et de sang, comme un Homme). Nous pourrions dire
que, d'une certaine façon, nous sommes coextensifs à l'Univers par
tous les pores de notre peau, par tous les fragments qui nous
constituent. En fait, la signification profonde de l'Inconscient
Personnel de Jung, c'est précisément cette possibilité pour l'Homme
de pouvoir communier « inconsciemment », intuitivement dirons-
nous, avec les desseins du Cosmos tout entier. Jung soupçonnait
l'existence de cette sorte de « pensée inconsciente » et pensait
qu'elle ne devait pas être élaborée ou « centralisée » par le cerveau
lui-même. Il écrit par exemple{1} : « Nous devons nous demander s'il
y a en nous un substrat autre que le cérébrum, capable de penser et
percevoir... Nous sommes ainsi amenés à conclure qu'un substrat
nerveux comme le système sympathique, absolument différent du
système cérébro-spinal comme origine et comme fonction, peut
évidemment produire des pensées et des perceptions comme ce
dernier... Si cela est, on peut se demander si l'état normal
d'inconscience pendant le sommeil, et les rêves potentiellement
conscients qu'il contient, ne pourraient pas être considérés d'une
manière analogue ? Si, en d'autres termes, les rêves ne
proviendraient pas, moins de l'activité corticale endormie que du
système sympathique qui, lui, ne dort pas, qu'ils seraient donc de
nature transcérébrale. »
Les « symboles » qui émergent dans notre conscient sont, sans
aucun doute, de nature très différente des archétypes cosmiques
qu'ils traduisent : mais ces archétypes, notre Inconscient, lui, peut en
avoir une perception et une compréhension directes ; c'est d'ailleurs
précisément pour cela qu'il pourra y avoir cette élaboration des
« symboles », ceux-ci constituant la forme « consciente » des
courants évolutifs du Cosmos. Si l'Homme veut participer à
l'évolution universelle, ce ne peut donc être qu'en se conformant à
ces symboles, qui représentent des sortes « d'images directives » en
provenance du Collectif. Et ces symboles, d'une autre manière,
permettent à l'Homme de comprendre qu'il n'est pas « isolé » dans
l'Univers, qu'il participe au Tout, qu'il a un rôle à jouer dans l'évolution.
La « personnalisation » teilhardienne.

Mais quel est ce rôle ? Quels sont ces symboles qui traduisent les
grands courants évolutifs cosmiques ?
Cette fois-ci, c'est vers Teilhard de Chardin qu'il faut à nouveau
nous tourner pour avoir la réponse.
Le rôle de l'Homme, nous dit Teilhard, c'est de réaliser sa
« personnalisation » ; c'est de cette façon qu'il parvient à une
véritable « accession au Monde », c'est-à-dire qu'il se place dans les
véritables courants évolutifs à l'échelle de l'Univers ; et, ajoute
Teilhard, cette « personnalisation » est la seule chose qui persistera
sans doute dans la durée au-delà de la Mort de l'être Vivant.
Nous avons déjà examiné ce grand sujet de la « personnalisation
teilhardienne » dans nos deux premiers chapitres ; mais il s'agit là
d'une question si importante (y en a-t-il une plus importante, au moins
pour l'Homme ?) qu'il vaut certainement la peine d'en approfondir à
nouveau ici les principaux caractères.
Cet aspect de la pensée teilhardienne est celui qui montre le
mieux à quel point cette pensée se différencie du simple panthéisme.
On doit admettre, comme le suggère Teilhard, que l'Homme est une
sorte d'« invention » du tissu élémentaire de l'Univers. Mais cette
« invention », quand elle sait se placer dans les courants évolutifs
cosmiques, parvient à se transcender, à se personnaliser. L'Homme
ne se limite pas, en effet, seulement à ses œuvres qui, elles,
« profitent » directement au Collectif ; l'Homme est beaucoup plus
que ses œuvres, quelle que soit la valeur de celles-ci. Il est une sorte
de « foyer » où vient se réfléchir toute la connaissance qu'il peut
acquérir de la réalité extérieure, il est réflexion sur lui-même et pr les
choses, il est esprit d'analyse et de synthèse, il est Amour, il est
pouvoir créateur : toutes ces propriétés constituent ce que Teilhard
nomme la « personnalité » de l'Homme. Mais, ajoute Teilhard, et ceci
est très important, la réalisation de cette « personnalité » ne doit
surtout pas être comprise comme un accroissement de
« individualité » : la véritable « personnalisation » est, au contraire de
l'« individualisation », celle qui cherche à atteindre tous les points et
tous les aspects de l'Univers, celle qui cherche à s'unir
psychiquement avec tout le cosmos ; écoutons Teilhard{2} : « En
cherchant à se séparer le plus possible des autres, l'élément
s'individualise ; mais, ce faisant, il retombe et cherche à entraîner le
Monde en arrière vers la pluralité, dans la Matière. Il se diminue, et il
se perd, en réalité. Pour être pleinement nous-mêmes, c'est en
direction inverse, c'est dans le sens d'une convergence avec tout le
reste, c'est vers l'Autre qu'il nous faut avancer. Le bout de nous-
mêmes, le comble de notre originalité, ce n'est pas notre individualité,
— c'est notre personne ; et celle-ci, de par la structure évolutive du
Monde, nous ne pouvons la trouver qu'en nous unissant. Pas d'esprit
sans synthèse. »
Cette « personnalisation », au niveau de l'Homme, c'est l'Amour et
la Connaissance qui permettent de la réaliser, alors que
l'« individualisation » est inévitablement, et au contraire, associée à
l'égoïsme et à l'ignorance.
Ainsi, avec Teilhard, l'Homme prend conscience qu'il est en même
temps partie intégrante (par sa personnalité) et moyen de réalisation
(par ses œuvres) de l'élévation du psychisme à l'échelle du Cosmos
dans son ensemble. Et le rôle qu'il a à jouer est enrichissant à la fois
pour lui-même et pour le Tout : l'Homme réalise sa véritable
« personnalité » en cherchant à s'unir le plus possible à la Nature,
cette union consistant, soit en une projection de lui-même vers
l'extérieur, et c'est ce qu'on nomme Amour, soit en devenant un foyer
où vient converger la réalité extérieure, et c'est ce qu'on nomme
Connaissance. Et, nous dit enfin Teilhard, cette « personnalisation »
de l'Homme ne saurait être « perdue » par l'Univers, même avec la
disparition de la Vie, car elle est une fonction importante, et
probablement même un axe fondamental, de l'accroissement du
psychisme à l'échelle cosmique.
Demain verra s'approfondir toutes ces notions si importantes dont
les premiers éléments nous ont été fournis par Teilhard et Jung. Nul
doute que cette double prise de conscience, à la fois des
mécanismes qui lient le Personnel au Collectif, et des directions
évolutives sur le plan cosmique, permettra à l'Humain un
entendement plus clair des vrais problèmes et une vision plus nette
du choix à accomplir pour réaliser sa vocation essentielle.
____________
{1}
. « Synchronizität als ein Prinzip akausaler Zusammenhänge » dans
Naturerklärung und Psyche.
{2}
. Le Phénomène humain, FA. du Seuil.
LA VIE ET LA MORT

Le sage ne naît jamais, ne meurt jamais.


Katha Upanishad.

Lorsqu'on essaye de situer l'Homme par rapport à notre immense


Univers on est tout de suite frappé par la quasi-absurdité de la
brièveté d'une vie humaine comparée aux durées que l'on est amené
à envisager dans tous les processus à l'échelle du Cosmos.
L'individu en tant « qu'unité », c'est-à-dire cette très petite chose qui
naît, dure un instant et disparaît avec la mort, ne semble assurément
pas pouvoir compter d'une façon notable dans notre Univers. Seule
« l'addition » de ces unités dans l'espace et dans le temps pourrait
paraître avoir une chance de jouer un rôle non négligeable dans
l'évolution cosmique.
Mais l'Homme accepte difficilement que lui, en tant « qu'individu »,
soit simplement un « maillon » dans la chaîne tressée par l'humanité.
Il est conscient, avant tout, de sa « propre » personne et il ne
comprend pas qu'il lui soit donné de participer apparemment aussi
peu dans le déroulement des phénomènes naturels. Ce désir de
« persistance » dans la durée, il en recherche alors souvent la
satisfaction dans le dogme religieux.
La science actuelle nous amène-t-elle quelques éléments
nouveaux concernant cette « brièveté » incompréhensible de la Vie
humaine ?
On s'aperçoit vite que cette question pose, en fait, tout le problème
de la Vie. Car, naturellement, l'Homme n'est pas seul à naître, vivre et
mourir. Tout le règne animal et végétal semble astreint à ne pas
pouvoir « durer » ; chacun doit s'éclipser après un très court passage
à travers la phase vivante.
Et cependant, par contraste, la Nature qui fait si bien les choses,
puisqu'elle réussit à édifier des structures aussi complexes que
l'Homme, cette Nature a doté le Vivant en général d'un fort instinct de
« conservation », comme si ce Vivant devait aussi s'efforcer de
« durer » aussi longtemps que la Nature le permet.

Qu'est-ce que la Vie ?

Peut-on d'abord commencer par donner une définition aussi


précise (et cependant aussi large) que possible de la Vie ? Car, si l'on
veut chercher à discerner la signification de la Vie à l'échelle de notre
Univers, il convient d'abord de soigneusement définir ce qu'on entend
par la « Vie ».
Or, on constate que cette définition est loin d'être immédiate. Bien
sûr, en ne considérant les choses que superficiellement, on pourra
distinguer assez aisément, semble-t-il, ce qui est vivant de ce qui ne
l'est pas. Mais si on veut chercher à aborder un problème aussi
fondamental que celui de la « signification » de la Vie, il ne faut en
aucun cas se contenter de définitions superficielles.
La Vie, pourrait-on dire après quelque réflexion, c'est
probablement ce qui est associé au « conscient ». Entendons ce mot
d'une manière aussi large que possible : « conscient » signifie
simplement ici (comme au chapitre précédent) que le Vivant prend
conscience, d'une façon ou d'une autre, sous une forme aussi diffuse
et aussi atténuée que l'on voudra, d'une réalité extérieure. Cette
définition n'impose pas qu'il y ait, en plus, de la part du Vivant ainsi
caractérisé, ce qu'on nomme un « acte » conscient, c'est-à-dire une
intervention du Vivant sur le milieu extérieur. Cet acte exigerait déjà,
pour se produire, une structure qui lui permette d'agir : mais, on en
conviendra, on ne pourra pas refuser à un objet quelconque le
caractère de « Vivant », si l'on est sûr que, en dépit du fait qu'il n'ait
aucun moyen d'agir sur l'extérieur, il est cependant « conscient » de
cette réalité extérieure.
Dans le fond, cette association du Vivant à un état de
« conscience » n'est pas autre chose que la célèbre définition de
Descartes : « Je pense, donc je suis. » Mais cette définition n'est plus
restreinte à l'Homme et, en s'étendant à tout le domaine du Vivant,
semble devoir s'énoncer plus correctement ici : « Je suis conscient,
donc je vis. »
Avec cette définition de la Vie, le problème de délimiter ce qui est
vivant de ce qui ne l'est pas revient alors à rechercher ce qui est
« conscient » de ce qui ne l'est pas.
On constate alors tout de suite que cette délimitation va
difficilement pouvoir être « objective », car elle paraît conditionnée
par nos techniques d'investigation de la Nature, alors que ces
techniques ne devraient naturellement jouer qu'un rôle auxiliaire, et
même négligeable, dans le problème de dire si un objet est conscient
ou non. Car, de toute évidence, cet objet n'a pas besoin d'être
« reconnu » par l'Homme comme conscient pour être vraiment
conscient.
Examinons ainsi une cellule vivante, animale ou végétale, avec
nos microscopes les plus perfectionnés. Dans chacune des cellules
on aperçoit un jeu de « chromosomes » qui portent, comme on le sait,
les caractères héréditaires. Ils ont généralement la forme de petits
bâtonnets plus ou moins recroquevillés sur eux-mêmes dont les
dimensions sont de l'ordre de 1/1000 de millimètre. Chacun de ces
chromosomes est capable de se scinder en deux de façon à ce qu'il y
ait toujours le même nombre de chromosomes dans chaque cellule
au moment du dédoublement cellulaire. Il y a donc ici « acte »
conscient (au sens très large où nous avons défini le mot
« conscient »), et, à ce titre, les chromosomes doivent être classés
comme des objets « vivants ».
Perfectionnons encore la technique, utilisons le microscope
électronique qui va nous fournir des grossissements de plus
de 100 000. On aperçoit alors distinctement des objets comme les
« virus », qui ont des dimensions de l'ordre de 1/10 000 à 1/100 000 de
millimètre. Les virus bactériophages, par exemple, sont capables de
s'attaquer à une bactérie pour la dévorer littéralement. Ils possèdent
une structure complexe, avec une tête hexagonale, et un corps
cylindrique creux qu'ils utilisent comme une « seringue à injection »
pour percer la membrane de la bactérie et la digérer. Ces petits
objets doivent donc encore, sans aucun doute, être qualifiés de
parfaitement « vivants ».
Ici s'arrête, très sensiblement, la limite microscopique des objets
que l'Homme est actuellement capable d'apercevoir. Mais ne serait-il
pas follement ambitieux de prétendre que la Vie s'arrête à la limite de
nos « techniques de détection » ? Car, ne l'oublions pas, il reste
encore beaucoup de marge entre le « plus petit », un corpuscule
élémentaire de la physique par exemple, et un virus. Pour donner une
image, disons que si une particule « élémentaire » (proton, neutron,
électron, etc.) était représentée par une petite bille de un centimètre
de diamètre, un virus serait approximativement, à cette échelle, un
objet de plus de mille kilomètres de diamètre, c'est-à-dire de l'ordre
de grandeur de la taille de la Lune !
Mais alors, si nous ne pouvons pas limiter le Vivant à ce que l'on
« voit », comment rechercher cette « limite » ?

La solution de Teilhard de Chardin.

C'est Teilhard de Chardin qui devait encore fournir la solution la


plus logique et la plus « objective » à cet immense problème.
Nous avons examiné, au chapitre qui précède, les conséquences
de la solution teilhardienne au point de vue du psychisme cosmique
et du rôle que joue l'Homme dans cette évolution du psychisme.
Nous voulons nous attacher ici à rechercher les répercussions de la
pensée de Teilhard sur ce problème, peut-être plus proche de nous,
mais pourtant si vaste, de la Vie et de la Mort.
Dans le fond, nous dit Teilhard, le plus grand est fait avec le plus
petit. Le chromosome et le virus sont faits d'éléments plus petits : ces
éléments étant eux-mêmes partie d'un être « vivant » doivent être
certainement qualifiés aussi de « vivants », même si l'Homme est
incapable de vérifier cette propriété. Mais ces éléments « vivants »
sont alors eux-mêmes formés d'éléments « plus petits » qui, à leur
tour, devront encore être appelés « vivants ». En procédant ainsi de
suite, en termes toujours plus petits, on finira par venir buter sur le
« plus petit de tout », c'est-à-dire sur les particules élémentaires que
l'on connaît en Physique. Et force nous sera, si on accepte la logique
du raisonnement qui précède (et comment faire autrement ?), force
nous sera de dire que ces corpuscules élémentaires sont encore
« vivants », c'est-à-dire, et d'une certaine façon, conscients du monde
extérieur. Teilhard écrit{1} :
« Nous sommes logiquement amenés à conjecturer dans tout
corpuscule l'existence rudimentaire (à l'état d'infiniment petit, c'est-à-
dire d'infiniment diffus) de quelque psyché. »
Ainsi, voilà avec Teilhard la notion de Vivant qui s'éclaire d'un jour
totalement nouveau : tout ce qui existe dans l'Univers, aussi petit soit-
il, doit être considéré comme possédant un élément de
« conscience » qui double l'élément purement « matériel », et, pour
cette raison, tout ce qui existe doit être qualifié de « Vivant ».

L'objection fondamentale contre Teilhard.

Voilà donc, semble-t-il, le problème à la fois singulièrement élargi


et pourtant aussi singulièrement simplifié.
Mais une objection vient immédiatement à l'esprit contre la thèse
de Teilhard, aussi logique qu'elle puisse paraître : si les particules
élémentaires doivent être qualifiées de « vivantes », le caillou qui
borde le chemin et qui, lui aussi, est naturellement composé de
particules élémentaires, doit donc, lui aussi, être qualifié de
« vivant ». Comment cette conclusion est-elle compatible avec l'idée
que nous nous faisons communément du « vivant » ? Comment
accepter de dire que le minéral est encore « vivant » ?
Cette objection tombe cependant d'elle-même si l'on examine ce
problème dans le cadre de la large perspective que nous propose
Teilhard ; et, ne l'oublions pas, il n'est pas possible de traiter quelque
peu objectivement ce grand problème de la Vie si on ne cherche pas
à « mettre au point » sur ces vastes horizons, qui font alors
s'estomper le cadre que notre regard de myope nous avait rendu
familier. Dire que chaque particule élémentaire est, d'une certaine
façon, « consciente », ne signifie nullement que cette particule
élémentaire échappe, pour autant, aux lois de la Physique des
milieux matériels. Jetez un homme par-dessus bord quand vous
survolez la Terre à quelques milliers de mètres d'altitude et vous le
verrez tomber selon les lois de la gravitation, même s'il s'agit du plus
grand savant de la planète : cette obéissance aux lois physiques qui
gouvernent la matière ne signifiera pas, cependant, que notre savant
astronaute est privé de « conscience » pendant sa chute vers le sol.
D'une façon semblable, les particules élémentaires obéissent à des
lois physiques : si le hasard des événements et les lois physiques
font que certaines particules élémentaires forment les parties
constituantes d'un « caillou », on ne pourra, en aucune façon, en
conclure que les particules du caillou sont « moins » conscientes que
celles qui entrent dans l'édification d'un arbre ou d'une cellule
vivante. La seule chose que l'on pourra affirmer, c'est que les lois
physiques, c'est-à-dire les lois de la matière pure, prévalent
nettement dans le cas du caillou (comme dans tout le règne minéral)
et s'opposent donc à permettre à ce caillou de faire apparaître à un
observateur humain les attributs que, communément, on associe au
vivant. De même, pendant la « chute libre » de notre savant
astronaute, ce sont les lois physiques de la gravitation qui prévalent,
le « conscient » ne sera guère important dans la description du
phénomène « chute » — même si notre savant descend en
parachute. Cependant, dans ce dernier cas, après être arrivé au sol
sans dommages, notre homme sera à nouveau dans des conditions
telles qu'il pourra avoir un comportement où son « conscient » va
prévaloir sur les simples lois physiques. De même, l'« élémentaire »
se trouvera parfois dans des conditions telles (conditions qui nous
sont actuellement inconnues, mais qui existent nécessairement) que
le caractère « vivant », donc conscient, sera apparent, même à un
aussi piètre observateur que l'Homme. Car ne perdons pas de vue
que, tôt ou tard, le minéral se dissout dans la Nature et finit donc par
entrer dans quelque cycle animal ou végétal « vivant » de telle sorte
que, si l'on voulait bien suivre les particules constitutives du caillou
dans la durée suffisamment longtemps, on serait obligé de
reconnaître que, à un certain moment, elles font apparaître en
caractéristiques « vivantes » familières ce potentiel « conscient »
que, selon Teilhard, elles ont de tout temps possédé.

Y a-t-il donc génération « spontanée » du Vivant ?

C'est encore la question que l'on pourrait poser, ou plutôt opposer,


aux thèses teilhardiennes. Si le Vivant naît de l'élémentaire, dès le
stade du corpuscule élémentaire, cela ne signifie-t-il pas qu'il peut y
avoir une génération « spontanée », en dépit de ce qu'avaient affirmé
Pasteur et les biologistes qui lui ont succédé ?
Là encore, l'examen montre que la question échappe au plan
fondamental sur lequel se place Teilhard, pour se confiner aux
perspectives restreintes qui nous sont plus habituelles. La génération
spontanée concerne la reproduction d'édifices vivants complexes à
partir de « parents » qui sont également des êtres vivants complexes.
L'observation du fait qu'il ne paraît jamais y avoir génération
spontanée signifie donc, essentiellement, que s'il n'y a pas de
« parents» il ne peut y avoir d'« enfants». Cela va de soi. Mais nous
sortons alors du domaine considéré par Teilhard, et qui n'a rien à voir
avec la « reproduction ». Ce que laisse entendre Teilhard c'est que, si
le milieu est favorable, l'élémentaire (dès le stade de la particule)
sera capable à lui seul d'édifier une structure plus complexe, cette
complexification ayant pour but et résultat d'accroître le
« psychisme » de la structure « complexe » par rapport à la structure
« élémentaire ». Ceci, c'est tout le problème de» apparition » de la
Vie à partir de l'inerte, problème dont Teilhard nous offre une solution
logique. Notre problème est encore celui de la très lente
« transformation » des espèces animales et végétales où, à chaque
fois, on note une modification de structure, c'est-à-dire une véritable
« invention ». C'est sur ce plan de» invention » continuelle de
structures mieux adaptées au milieu, ou plus psychiques, que se
place la solution de Teilhard. La génération spontanée, au contraire,
ne concerne nullement une « invention » du vivant, mais une simple
« duplication » d'une structure vivante. L'invention touche au
caractère fondamental du Vivant ; la reproduction n'est qu'un des
attributs particuliers du Vivant.
La confusion sur ce terrain provient du fait que l'on a l'habitude de
dire que deux parents « fabriquent » un enfant. C'est inexact : les
parents ne « fabriquent » rien, l'enfant « se construit » lui-même à
partir d'un « code » soigneusement préparé et enfermé dans les
chromosomes. Donnons une image : des ingénieurs conçoivent une
usine, en dressent les plans, et construisent cette usine. À la suite de
quoi, à l'aide du matériel fabriqué par cette usine, et des plans
préparés la première fois, il sera possible de construire facilement
une autre usine identique à la première. Chacun conviendra que le
rôle fondamental est ici joué par les plans, qui permettent de
reproduire l'usine en un nombre d'exemplaires que l'on désire. Le
véritable et seul rôle « créateur » a été joué par ces ingénieurs qui
ont conçu la première fois les plans. C'est dans le même sens qu'il
faut comprendre que, même dans la reproduction, le rôle
fondamental, quoique moins apparent, appartient aux entités
élémentaires qui, à un certain moment, au cours d'une lente
progression, ont conçu les « plans » si perfectionnés qui sont confiés
au « code » chromosomique.

Qu'est-ce alors que la Mort ?

À la lumière de ce qui précède, ce que l'on a coutume d'appeler la


Mort n'est pas une mort véritable. C'est simplement la disparition de
l'« organisé » ; mais l'élémentaire, lui, subsiste puisque cet
« élémentaire » constitue le tissu même de l'Univers. Cet élémentaire
est, en fait, ce que nous avions nommé le Collectif dans le chapitre
précédent, puisque l'élémentaire est coextensif au Tout. Et, d'après
ce que nous venons de voir, c'est sur ce plan de l'élémentaire que se
joue le véritable problème de la Vie et de son évolution. L'élémentaire
a appartenu à un organisme vivant « complexe », organisme qui était
d'ailleurs le fruit de son « invention » ; cette « invention » était
destinée à permettre à l'élémentaire de s'enrichir en Connaissance,
c'est-à-dire de contribuer à l'accroissement du caractère psychique
de l'Univers. Ainsi va l'Univers, toujours orienté vers une phase à
psychisme de plus en plus élevé, pour finalement atteindre cet état à
psychisme total qu'entrevoyait Teilhard, c'est-à-dire un psychisme
dominant totalement le caractère purement matériel.
Bien entendu, cette large vision du cosmos en évolution ne doit
pas faire l'objet de contresens : il ne faut surtout pas, par exemple,
imaginer que ce sont les petits corpuscules élémentaires de la
Physique qui « s'enrichissent » en psychisme en tant qu'
« individualités » élémentaires ; la physique nous a suffisamment
appris qu'il était impossible de considérer ces corpuscules
« élémentaires » comme des « individualités » : ces corpuscules
sont, en réalité, des entités « coextensives » à tout l'Univers ; cet
Univers et ses particules ne forment qu'un immense milieu continu en
brassage perpétuel ; le discontinu n'apparaît que par suite de
l'imperfection des moyens de connaître dont dispose l'Homme. Sur le
plan fondamental envisagé ici, c'est donc l'ensemble de ce milieu
continu qu'il faut considérer comme élevant continuellement son
niveau psychique ; c'est l'Univers dans son ensemble qui tend vers
un psychisme total, et non des « individualités » quelconques,
« individualités » qui, répétons-le, ne peuvent pas être définies
clairement, compte tenu de ce que nous apprend la Physique
moderne. De même, et nous l'avons vu au chapitre qui précède, il ne
s'agit pas non plus de sous-estimer systématiquement le rôle des
structures « complexes » au profit de l'élémentaire seulement : dans
la mesure où le « complexe », tel que l'Homme par exemple, se
« personnalise », c'est-à-dire cherche à s'associer au Tout, il devient
lui-même partie intégrante du tissu d'Univers et, par conséquent,
d'une certaine façon, il va persister dans la durée par-delà ce qu'on
nomme communément la Vie, au moins pour sa partie définitivement
intégrée au 'Fout. Nous ne reviendrons pas plus en détail ici sur cette
très importante question de la « personnalisation » teilhardienne,
puisque ce sujet a déjà été exposé ci-dessus.

La Mort comme « preuve ».

Sous l'angle développé ici, il est même probablement possible de


dire que la Mort constitue une sorte de « preuve » que le plan
fondamental de la vie est celui de l'« élémentaire », et non celui des
êtres « organisés » qui apparaissent et disparaissent autour de nous
dans les règnes du Vivant. Car, nous le disions tout à l'heure, la
Nature fait merveilleusement les choses, à tel point qu'on ne peut
douter que si l'« organisé » (un chromosome, par exemple) avait une
importance fondamentale, la Nature ne le laisserait pas se détruire
entièrement dans la Mort. Or, la Nature laisse tout disparaître ; seul
persiste dans la durée ce milieu continu qu'on appelle « espace-
temps » et dont la structure est faite, à la limite ultime du plus petit, de
ces particules élémentaires coextensives au Tout dont nous avons
parlé. Ceci semble démontrer clairement, au moins à celui qui
cherche à voir en faisant abstraction de tout anthropocentrisme, que
l'« organisé » n'est qu'un « moyen » ; la « fin » restant sur le plan de
l'élémentaire, c'est-à-dire du tissu de l'Univers, et sur ce plan
seulement. L'Homme ne peut espérer une « survie » que pour la part
de lui-même qu'il a réussi à intégrer au tissu d'Univers, au moyen de
cette « communion » avec le Cosmos que Teilhard nomme
« personnalisation ». À l'échelle de l'Univers un être est d'autant plus
lui-même qu'il s'est mieux réuni avec le Tout.
Ce point n'est sans doute pas plus « évident » à chacun de nous à
cause du fait que l'organisé reçoit, en même temps que la Vie, ce
symbole millénaire indispensable à la persistance de la Vie, et qui est
l'instinct de conservation. L'existence de cet instinct se justifie
parfaitement : si nous, les Hommes, nous étions parvenus à
construire un « robot » possédant les aptitudes à agir conférées au
Vivant, nous n'aurions pas manqué de lui adjoindre aussi un
mécanisme lui interdisant de se détruire lui-même.
Mais cet instinct, qui pousse le Vivant à survivre en assurant la
protection de l'« individu », s'accompagne souvent d'une sorte
d'« angoisse » vis-à-vis de la Mort, car celle-ci est précisément la
disparition de l’» individu ». Au demeurant, il peut cependant paraître
étonnant que l'Homme se soucie beaucoup plus de savoir « où » il
sera après sa mort que de connaître « où » il était avant sa
naissance. La Vie nous a prélevés dans le Cosmos, nous sommes
faits de ce tissu qui constitue l'Univers. La Mort nous rendra au
Cosmos et à ce même tissu. Notre rôle n'est pas négligeable, il a été
de contribuer à ace mitre le niveau psychique de cette grande unité
qu'on nomme l'Univers.
Celui qui a su voir ce qui précède, celui qui a su choisir durant sa
Vie ce que la Nature a choisi pour lui d'être, ne doit ressentir aucune
« angoisse » vis-à-vis de la Mort. La pensée de Teilhard le confirmera
dans la vision d'une perspective plus vaste et plus cohérente de cette
évolution à laquelle, ne l'oublions pas, il a pour mission de
participer{2}.
____________
{1}
. Le Phénomène humain.
{2}
. Et d'ailleurs, la Nature n'a-t-elle pas même été « compatissante » pour
l'individu, en tant qu'unité : car je saurai que je vis jusqu'à ma dernière seconde,
mais je ne saurai pas que je suis mort après mon dernier soupir ! L'« individu » n'a-
t-il donc pas réussi, lui aussi, à sa façon, à accéder à l'« immortalité » ?
SCIENCE ET RELIGION

Tu demandes ce que c'est que l'Absolu ? C'est la


propre essence de ton âme, qui est intérieure à tout.
Upanishad indien (VIIe s. av. J.-C.)

À la suite d'un article rédigé par un grand hebdomadaire français


sur le thème de la description de notre immense Univers, ses
milliards d'étoiles, ses dimensions gigantesques, un lecteur écrivit au
journal pour poser le plus sérieusement du monde la question
suivante :
« J'ai lu avec un intérêt passionné votre article. Dans ce ciel sans
limite, je me demande avec anxiété où se trouve exactement ce
qu'on appelle le Paradis ?... Je suppose que des milliers de
personnes seraient heureuses d'avoir des précisions à ce sujet. »
Cette question ne manquera pas de faire aujourd'hui sourire grand
nombre d'entre nous. Mais on oublie souvent, cependant, que ce
n'est que relativement récemment que cette question a eu le droit
d'être considérée comme quelque peu ingénue. Si un tel problème ne
se pose pratiquement plus à l'Homme du XXe siècle, c'est, en
définitive, à l'apport de la Science et à la contribution de celle-ci à
notre connaissance de la Nature que nous le devons.
Comment se situe donc le grand problème des religions, à la
lumière de ce que nous apporte la Science moderne ?

L'idée de « Religion ».

Il convient d'abord de bien dégager l'idée même de « Religion »,


idée qui a existé de tout temps et chez tous les peuples de la Terre,
avec très approximativement la même signification, des pratiques de
la religion qui revêtent alors, comme chacun sait, une très grande
diversité, non seulement au cours des âges mais aussi d'un point à
l'autre de notre planète.
Notre propos cherche seulement à mieux discerner les contours
de l'idée de Religion sous l'éclairage de la Science d'aujourd'hui ; il
n'est nullement question d'examiner ici ce que la Science confirme ou
rejette du fatras des pratiques des différentes religions, ce qui est
d'ailleurs un problème tout à fait mineur vis-à-vis du premier.
La Nature a doté l'Homme d'une conscience assez large de la
réalité extérieure ; les propriétés de cette conscience ont permis à
l'Homme de se différencier nettement des autres espèces animales
terrestres ; mais, en même temps, cette conscience a mis l'Homme
en face d'un certain nombre de « sensations » que n'éprouvent pas
au même degré les autres animaux. Parmi ces « sensations » on
trouve, dès les origines de l'humanité, un sentiment très vif du fait
qu'il existe dans la Nature des forces énormes, mystérieuses,
incontrôlables à l'Homme ; ce sentiment nous contraint à admettre
que l'Univers n'est pas à l'échelle de l'Homme, que cet Homme n'est
qu'un rouage infime des divers processus de la Nature. L'Antiquité
voyait l'Univers plus petit qu'il n'est en réalité, mais tous ses
« mécanismes » lui étaient alors à peu près ignorés. Aujourd'hui,
nous connaissons mieux ces divers « mécanismes » (tout en restant
cependant très éloignés de les connaître tous), mais ce sont les
dimensions de l'Univers qui ont grandi sous nos yeux avec les
apports de la Science. Aussi cette « angoisse métaphysique » d'un
Platon ou d'un Pascal n'a pas aujourd'hui disparu. C'est sans doute
dans celle-ci qu'il faut rechercher l'origine de l'idée de Religion.
Ce sentiment n'est pas raisonné, car il est le compagnon
d'existence inévitable de l'être « pensant ». Il se double toutefois d'un
autre aspect, raisonné cette fois-ci : puisque l'Univers nous fait
apparaître des Forces indépendantes de l'Homme, c'est-à-dire
extérieures à l'Homme, il est logique de chercher à « localiser » ces
forces, à les faire se « cristalliser » dans un symbole, même si ce
symbole ne doit être qu'une image sans correspondance directe avec
la Réalité. Ainsi est née l'idée de Dieu.
Telles paraissent être les bases de toutes les religions : sentiment
irrationnel de Forces incontrôlables à l'Homme dans la Nature,
Forces sans commune mesure avec l'activité ou l'échelle purement
humaines ; et, d'autre part, cristallisation de ces Forces dans la
réalité extérieure au moyen d'une image rationnelle qu'on appellera
Dieu.
La Religion et l'idée de Dieu étant délimitées sous cette forme, on
peut affirmer que nul Homme n'échappe aux questions que posent
ces grands problèmes. L'athée lui-même ne fait pas exception : celui-
ci préfère admettre que tout l'Univers, le monde organique, l'activité
psychique, ne sont que des « émergences » successives, dues au
jeu des combinaisons du hasard, d'innombrables particules
élémentaires au cours d'innombrables millénaires ; mais ceci
consiste, en fait, à élever à la dignité de Dieu, au sens où nous
l'avons défini, le Hasard lui-même.
Derrière la Religion, qui s'appuie sur les idées de base ci-dessus, il
y a naturellement LES religions. Mais il s'agit alors d'un problème
complètement différent. Les Hommes, suivant le moment, suivant
leur nature, suivant leur race, ont choisi d'adopter plusieurs dieux ou
un seul ; ils ont développé certaines règles qu'ils ont considérées
comme la ligne générale de conduite que les (ou le) dieux exigeaient
d'eux pour la Vie terrestre ; ils ont localisé ces (ou ce) dieux en tels ou
tels objets plus ou moins concrets ; ils ont inventé des mythes
concernant la Création, le Bien, le Mal, le Paradis, etc... Mais, il faut
bien comprendre que tout ceci ne représente que des « coutumes »
ou des « pratiques » vis-à-vis des idées fondamentales de Religion et
de Dieu. Les coutumes sont discutables (et d'ailleurs discutées). Les
idées de base sont indéniables, elles existent indépendamment des
opinions et des règles dont elles peuvent devenir la source sur le
plan du comportement humain.
La Science actuelle nous apporte-t-elle une contribution
permettant de mieux préciser les fondations de l'idée de Religion ?
Trois aspects caractéristiques semblent pouvoir être distingués :
l'aspect mystérieux des Forces de la Nature va en s'estompant (sans
toutefois disparaître) ; les « modèles » d'Univers de la Physique
moderne permettent une meilleure localisation de l'idée de Dieu ;
cette idée tend à devenir moins anthropocentriste.

Le « mystère » des Forces de la Nature.

Nous sommes bien loin d'avoir aujourd'hui une claire explication


de toutes les « Forces » dont on peut prendre conscience dans la
Nature. Mais cependant, la Science d'aujourd'hui a permis de faire un
dénombrement d'un grand nombre de ces Forces. Même quand le
« pourquoi » de ces Forces nous est ignoré, nous en connaissons
souvent le « comment », c'est-à-dire les lois quantitatives qui
gouvernent les phénomènes. Ceci est particulièrement vrai sur le
plan de la Matière, pour laquelle les physiciens d'aujourd'hui sont à la
veille de construire une théorie « unitaire », c'est-à-dire une théorie
qui englobera dans son cadre toutes les lois de l'Univers matériel.
C'est probablement moins vrai dans le domaine du Vivant, et a fortiori
du Psychisme, où les processus naturels restent encore en grande
partie inexpliqués, ou simplement inconnus. Mais, même dans ces
derniers domaines, l'expérience et la connaissance sont arrivés à un
point suffisant pour « démystifier » les problèmes, c'est-à-dire laisser
le savant devant la conviction que tous les processus entrent dans un
ordre naturel et que, tôt ou tard, on pourra les relier aux phénomènes
connus. L'Homme d'aujourd'hui est donc beaucoup moins sensible
que son homologue des siècles passés au caractère « mystérieux »
de ces Forces, il ne leur attribue plus aucun mobile « surnaturel », il
est certain que la Science de demain pourra rendre compte du
déroulement de tous les phénomènes observables au moyen des lois
« naturelles ».
C'est cette confiance dans le pouvoir de la Science qui a
probablement diminué, chez nombre de nos contemporains, cette
angoisse métaphysique dont nous avons déjà fait mention. Une
conséquence directe de ce nouveau sentiment est que, pour
beaucoup, l'idée de Religion a pris une forme nettement plus
élaborée que par le passé. Le « merveilleux » s'est substitué au
« surnaturel » pour supporter le concept de Religion. Celui qui sait
voir ce que la Science d'aujourd'hui lui découvre, celui qui prend le
temps de réfléchir sur les phénomènes qui se déroulent dans la
Nature « s'émerveille » sans cesse de ce qu'il constate. « Un Homme
qui n'est plus capable de s'émerveiller, disait Albert Einstein, a
pratiquement cessé de vivre. » Je ne crois pas, pour ma part, que ce
sentiment du « merveilleux » constitue un support plus fragile de
l'idée de Religion que ne l'était le sentiment du « surnaturel ». Mais
peut-être a-t-il cependant modifié le « symbole » qui s'attachait
jusqu'ici à la Religion, à savoir le symbole de « Dieu ». C'est ce que
nous allons examiner maintenant.

La « localisation » de l'idée de Dieu.

La Physique moderne, notamment la Relativité Générale


d'Einstein, nous a aussi habitués à concevoir ce qu'on nomme des
« modèles » d'Univers : ces modèles cherchent à nous décrire ce que
peut être notre Univers dans son ensemble. La quasi-totalité de ces
modèles nous conduit à penser que notre Univers est constitué
essentiellement d'étendue et de durée, c'est-à-dire d'étendue dans
l'espace et dans le temps. D'autre part, cette étendue « se referme »
sur elle-même, de telle sorte que, si on partait pour un voyage dans le
Cosmos « droit » devant soi, on finirait par revenir au point de départ,
comme cela se passerait en tournant autour de notre planète, la
Terre. L'Univers a une masse connue, un nombre d'atomes connu, un
rayon connu, ou, plus précisément, si les nombres qui mesurent ces
grandeurs sont susceptibles d'être revisés avec les progrès de la
Science, le principe de l'existence de ces grandeurs, c'est-à-dire le
fait qu'elles soient représentées par des valeurs finies, parait
solidement établi aujourd'hui. Dans ce sens, il n'existe pas pour le
savant moderne des régions qui soient situées « hors » de notre
Univers ; de plus, aucune des régions de notre Univers ne se
distingue fondamentalement de toutes les autres et rien ne nous
permet de postuler qu'il pourrait exister une région « singulière » où
l'idée de Dieu pourrait, en quelque sorte, se matérialiser. Même le
problème de la « création » de notre Univers apparaît comme un
« faux » problème à la lumière des données actuelles de la Science,
comme nous l'avons vu dans un précédent chapitre.
L'idée de Dieu, à partir du moment où elle ne peut plus se
« matérialiser » dans une région de notre Univers et où, d'autre part,
elle ne peut plus chercher (sans devenir purement gratuite) à
s'ajuster à une entité « hors » de notre Univers, change alors
d'aspect : on pourrait dire que, d'une certaine manière, elle se
« socialise ». Dieu était apparu comme le Maître souverain qui
commandait aux Forces de la Nature, qui présidait à toutes les
destinées de notre Univers. Pour employer une image très grossière,
c'était un peu le « patron » qui planait sur l'« entreprise » et dirigeait
celle-ci de quelque superbe et inaccessible bureau. Et, soudain, on
s'aperçoit que ce « patron » n'existe pas en tant qu' « individualité »,
mais simplement en tant que principe moteur ; le « patron » se
confond ainsi avec l'entreprise elle-même. Dieu apparaît surtout
aujourd'hui comme « la raison d'être » de tout ce grand Univers en
évolution continuelle dans la durée. Cet Univers paraît s'être assigné
un but qui, sur le plan purement humain, peut s'interpréter, nous
l'avons vu, comme une recherche vers plus d'Amour et plus de
Connaissance, afin de tendre vers une phase à psychisme de plus en
plus prépondérant sur le matériel, et atteindre peut-être finalement
cet état à psychisme total qu'a entrevu Pierre Teilhard de Chardin. La
nouvelle image que l'on peut se faire de ce Dieu, pour autant qu'une
telle image soit nécessaire, est continuellement avec nous et en
nous, dans la mesure où nous avons pleine conscience d'être
solidaire du Tout ; cette image n'est plus, comme par le passé, en
dehors de nous.

Une religion moins « anthropocentriste ».


L'idée de Dieu, tout en se diluant de la sorte dans la totalité de la
Nature, a également gagné en profondeur. À l'instar de ce qui a lieu
en matière scientifique, elle a cherché à progresser et à s'élargir en
ne se « centrant » pas nécessairement sur l'Homme lui-même. Une
nouvelle optique est apparue comme indispensable pour considérer
tous les problèmes liés au psychisme. Teilhard de Chardin, nous
l'avons vu, devait jouer ici le rôle du nouveau Galilée. L'essence
même du psychisme ne doit pas être nécessairement liée à un être
aussi complexe que l'Homme ; c'est dès le stade des particules
élémentaires de la Physique qu'il faut rechercher les sources du
psychisme. Mais alors, l'image de l'évolution sur le plan de l'Univers
entier (le seul plan qui nous intéresse ici) ne doit plus être axée sur
l'Homme : l'évolution qu'il nous faut considérer est celle de toute cette
« nappe » psychique constituée par l'ensemble des particules
élémentaires de notre Univers ; c'est le psychisme de cette nappe, et
non celui des « individualités » telles que l'Homme, qui doit tendre
finalement vers ce psychisme total ; ces « individualités »
n'apparaissent plus que comme des « inventions », des points de
« cristallisation », d'où la connaissance pourra plus aisément diffuser
dans l'ensemble de la nappe à structure élémentaire. Bien sûr, cette
conception exige un gros effort d'humilité de la part de l'Homme. Mais
n'est-ce pas là le même genre de progrès que celui qui s'est
accompli, sur le plan de la Matière (au lieu de celui du psychisme),
lorsqu'il s'est agi d'abandonner l'idée (si séduisante à l'Homme
pourtant) que notre planète occupait le « centre » du Monde ?
Au reste, ne l'oublions pas, ceci ne diminue en rien l'importance du
rôle de l'Homme dans l'évolution ; nous avons suffisamment insisté,
dans toutes les pages précédentes, sur l'importance du facteur
« personnalisation », qui semble être imparti à l'Homme dans
l'évolution cosmique. La thèse de Teilhard, loin de réduire le
phénomène humain, fait apparaître l'Homme avec sa vraie grandeur
dès que celui-ci a choisi de se mettre dans l'axe des grands courants
évolutifs.
Une religion cosmique.

Et, au demeurant, qu'on ne s'y trompe surtout pas : l'idée de


Religion, l'idée de Dieu, si elles sortent quelque peu transformées
d'une confrontation à la Science moderne, n'en sont non plus pas
pour cela le moins du monde amoindries, au contraire sans doute.
Ces idées ne font ainsi, elles aussi, que se magnifier à l'échelle de ce
que l'Homme peut aujourd'hui entreprendre. Au moment où
l'humanité dirige ses regards vers le Ciel pour chercher vers quelles
régions elle va le plus facilement pouvoir lancer ses astronefs, il ne
semble pas qu'il soit encore possible de conserver l'image d'Épinal
que constituait le cadre des idées religieuses des siècles passés.
Et d'ailleurs, qu'on s'en souvienne : cette image « simpliste » n'a
pas toujours conduit, tant s'en faut, à faire des Hommes ce que la
grande idée de Religion aurait pu souhaiter d'eux. Est-il besoin de
rappeler les carnages des cirques romains, l'Inquisition, la Saint-
Barthélemy et beaucoup d'autres épisodes sanglants (d'ailleurs pas
tous aussi éloignés de nous) qui se sont déroulés sous le couvert
d'une image « restreinte » du sens de la Religion.
Aujourd'hui, cette image prend les dimensions du Cosmos. Elle
devient ce qu'Einstein nommait une religiosité cosmique. Son
domaine est toute l'évolution de notre Univers. Ses moyens, nous en
avons discuté aux chapitres ci-dessus, résident surtout dans l'Amour
et la Connaissance ; et, s'il devait y avoir une règle d'or, celle-ci serait
sans doute la tolérance. On a trop souvent raillé la tolérance, on l'a
confondue avec la faiblesse. La religiosité cosmique, en se détachant
du contexte purement humain, nous aide à mieux comprendre de
quoi est faite la vraie tolérance. Mais, n'en est-il pas un peu de cette
qualité comme de la « grâce », dont nous entretenaient si bien Pascal
et les Jansénistes : elle ne s'acquiert pas ; et celui qui doit chercher
ce qu'est la tolérance ne la trouvera probablement jamais.
LES NÉVROSES SONT-ELLE
LE NOUVEAU MAL DU SIÈCLE ?

Il est très difficile d'aimer les hommes et de vivre avec


eux. Aussi n'y a-t-il entre solidaire et solitaire même pas
la différence d'une consonne.
ALBERT CAMUS.

Un homme, habituellement peu sujet à la maladie, se présente un


jour chez son médecin. Il souffre de maux variés qui affectent,
apparemment, son système digestif : maux d'estomac, maux de
reins, maux de ventre, perte d'appétit. Pas de fièvre. Parfois une
sensation d'étourdissement. Le médecin ausculte le malade, ne
diagnostique rien de spécial, mais prescrit cependant une médication
destinée à soulager ou améliorer l'état de son patient. Quelques jours
après le même malade est à nouveau chez son docteur, déclarant
qu'après un mieux passager les troubles se sont reproduits. Alors le
médecin suggère (plutôt qu'il n'impose, car il soupçonne déjà le
résultat) des examens plus minutieux : on procède aux radiographies
de l'estomac, de l'intestin, des reins ; on effectue les analyses
complètes du sang et des urines. Tous les résultats sont négatifs, le
malade ne paraît souffrir d'aucune affection organique caractérisée.
Et pourtant, sans aucun doute, ce malade souffre.
Voilà, penserons-nous d'abord, le médecin placé devant un cas
bien difficile mais qui, fort heureusement, doit aussi être exceptionnel.
Assurons-nous-en en demandant au médecin de nous confirmer qu'il
s'agit bien là d'un cas exceptionnel. Questionnons deux médecins,
questionnons dix médecins, questionnons-en cinquante{1}. Le résultat
de cette enquête stigmatise peut-être un des phénomènes les plus
caractéristiques, et en même temps les plus troublants, de notre
époque : les malades tels que celui décrit ci-dessus, ou souffrant de
symptômes analogues, constituent 75 à 90 % des malades de
consultation, c'est-à-dire des malades qui rendent visite à leur
médecin. Tous ces malades ne relèvent d'aucun diagnostic classique,
c'est-à-dire ne présentent aucune maladie se traduisant par une
affection organique quelconque. Il a pourtant bien fallu donner un
nom à ces « pseudo-maladies », on les a classées dans la grande
catégorie des névroses. L'affection n'est pas d'origine organique, elle
est d'origine psychique avec répercussion sur le physique : en termes
médicaux, il s'agit de troubles psychosomatiques.
Entendons-nous cependant : ces maladies d'origine « psychique »
ne sont pas à confondre avec les troubles mentaux habituels ; les
malades dont nous parlons, et qui constituent donc la grande majorité
de la clientèle de consultation médicale, ne sont nullement des fous ;
rien, dans leur comportement quotidien, ne les distingue des
individus dits « normaux ». Les troubles sont plus profonds que le
cerveau lui-même, moins apparents. Il s'agit de troubles que l'on
pourrait ranger dans la rubrique très générale de « troubles
d'adaptation ».
Mais « adaptation » à quoi ? Il nous faut pénétrer dans les études
psychanalytiques les plus récentes pour répondre à cette question.
En fait, pour le Moi Personnel de chaque individu, il y a deux
adaptations à réaliser si l'on veut éviter des « conflits » d'ordre
psychique. Il y a d'abord l'adaptation de ce Moi Personnel au climat
social dans lequel évolue l'individu, c'est-à-dire la façon dont les
aspirations personnelles conscientes de l'individu peuvent se
concilier avec « l'engrenage » social dans lequel il se trouve
nécessairement pris. C'est donc une adaptation de l'Homme avec
ses frères humains en tant que collectivité humaine. D'une certaine
façon, on peut dire qu'il s'agit là d'une adaptation au courant évolutif
humain ; le conflit, s'il existe, est donc psycho-social.
Et puis, il existe un autre type d'adaptation, qui est lui aussi
profondément nécessaire au Moi Personnel, c'est celle qui consiste à
chercher à concilier ce Moi avec les directives en provenance du.
Collectif à l'échelle cosmique, ce Collectif dont nous avons
longuement discuté dans les chapitres qui précèdent. Nous avons vu
que l'évolution, sur le plan du Collectif, obéissait à certains
archétypes fondamentaux, et que ces archétypes émergeaient dans
le conscient du Moi Personnel sous la forme de symboles
susceptibles d'être interprétés par ce conscient. Mais il peut exister
des conflits entre le Moi Personnel et lès symboles en provenance du
Collectif et, dans ce cas, il s'agit d'une inadaptation très importante, et
qui entraîne elle aussi des conflits, que l'on peut qualifier de psycho-
cosmiques.
Il est bon de remarquer que les localisations ou, dirons-nous, les
« terrains » de conflit de ces deux types d'inadaptation paraissent
être différents.
Lorsqu'il s'agit d'un conflit psycho-social entre l'individu et son
milieu humain, il semble que les troubles apparaissent surtout au
niveau du système nerveux cérébro-spinal, c'est-à-dire cortex et
néancéphale ; au contraire, le conflit psycho-cosmique, entre
l'individu et le Collectif universel, paraît plutôt se situer vers la psyché
« inconsciente » de l'Homme et aurait comme support le système
nerveux de la vie végétative, c'est-à-dire notamment l'hypothalamus
et l'archencéphale.
Les apparences des troubles qu'entraînent ces deux sortes de
« conflits » sont fort différentes elles aussi ; le trouble psychosocial
est plus spectaculaire : c'est, quand il est poussé à l'extrême, la crise
hystérique, les convulsions, les contractures, les paralysies
localisées à un ou plusieurs muscles, enfin tous ces troubles d'origine
psychique qui dépendent du Conscient, . qui pourraient donc, par un
effort de volonté consciente du sujet, être améliorés ou supprimés.
Lorsque le trouble a pour support le système végétatif il ne dépend
au contraire en aucune façon de la volonté consciente du malade : il
se traduit en effet par un dérèglement des organes dépendant du
système neurovégétatif, tels que les poumons, l'estomac, l'intestin,
organes sur lesquels l'individu n'a aucun moyen d'agir par
l'intermédiaire de sa volonté consciente. En ce sens ces troubles,
cependant moins spectaculaires, peuvent être considérés comme
plus graves, car moins sous la dépendance de la volonté humaine.
Bien entendu, ces deux sortes de conflits psychiques ne sont pas
sans avoir d'étroites relations l'un avec l'autre. L'effort de conciliation
du Moi Personnel avec le milieu social peut conduire à une
modification de ce Moi Personnel, qui finit par se « colorer » des
impératifs du milieu social lui-même. De même, l'effort de conciliation
du Moi Personnel avec le milieu cosmique tend à « colorer » ce Moi
des impératifs, c'est-à-dire des symboles, en provenance de
l'Inconscient Collectif. De telle sorte que, comme on le voit, le Moi
Personnel de l'individu devient le foyer, ou l'arène, où viennent
s'affronter, si leurs impératifs ne sont pas compatibles, l'Inconscient
Collectif et le Milieu social. Comment ne pas s'attendre, dans ce cas,
à ce que l'individu subisse les lourdes conséquences, sur le plan
psychique d'abord, puis sur le plan physique ensuite, de ce conflit
permanent, plus ou moins conscient, où la Société vient se heurter au
Cosmos ?
Car, qu'on veuille regarder le problème objectivement, et on
admettra volontiers que le comportement du Milieu social, c'est-à-dire
les moyens et les aboutissements de l'évolution sociale, sont bien
loin d'être toujours parfaitement alignés avec les axes de l'évolution
sur le plan cosmique. Ce n'est pas le lieu ici de chercher à mettre en
relief les points, nombreux, où ces deux types d'évolution
s'opposent : qu'il nous suffise de rappeler, nous l'avons déjà indiqué
dans les pages précédentes, que l'évolution sur le plan cosmique
paraît avoir choisi pour l'Homme une vocation qui, traduite en
symboles humains, est essentiellement Connaissance et Amour ;
l'Homme est libre de son choix, mais s'il choisit ce que la Nature a
choisi pour lui il réalise sa « personnalisation », il se place dans le
courant cosmique. Est-ce bien utile de souligner que, en tout état de
cause, peu d'Hommes semblent encore actuellement avoir « choisi »
cette direction !
Le mal du siècle.

Et pourtant, ce dernier jugement ne semble-t-il pas, en définitive,


beaucoup trop sévère ? Car, ces « névroses » nombreuses produites
par un dérèglement du système végétatif, n'est-ce pas précisément là
un indice qui traduit une prise de conscience d'un grand nombre
d'entre nous de ces impératifs dictés par l'évolution cosmique ? N'est-
ce pas précisément parce que ces impératifs viennent enfin
d'émerger dans le Conscient, et se sont alors trouvés tellement en
opposition avec ce que le Milieu social avait fait du Moi Personnel,
qu'il y a eu conflit violent, entraînant parfois ces « névroses » si
répandues ? Ce nouveau « mal du siècle » n'est-il pas la
conséquence d'un effort contrarié du Moi Personnel pour venir
prendre sa place naturelle dans l'évolution cosmique, pour réaliser
cette « accession au Monde » dont nous avons déjà longuement
parlé ?
Nous serions fortement tentés de répondre à toutes ces questions
par l'affirmative. On nous a dit, bien sûr, que c'était la vie moderne,
avec son bruit, son agitation, ses désordres, son insécurité, qui était
la cause prépondérante de ces genres de « névroses ». Les
dépressions nerveuses comme conséquences du téléphone ou de
l'automobile ! Est-ce bien sérieux ? Croit-on vraiment que l'Homme
des siècles derniers était beaucoup plus heureux, vivait une
existence moins agitée, jouissait de plus de sécurité qu'à notre
époque ? Toute l'Histoire est là pour nous montrer qu'il n'en est rien :
sans doute le mode de vie était-il différent, il pouvait avoir des
charmes que ne connaît pas notre époque ; mais aussi, pour ces
quelques avantages, les conditions matérielles étaient combien plus
rudes ! Le mal ne paraît pas venir du fait que les conditions de vie
sont devenues plus « épuisantes » pour les nerfs : le mal vient des
profondeurs de notre être et paraît plutôt dû au fait que nous ayons
pris conscience d'une divergence entre l'évolution à laquelle veut
nous contraindre le Milieu social et l'évolution sur le plan cosmique.
Cette évolution sur le plan cosmique conduit, sans aucun doute, vers
un psychisme continuellement croissant ; par contre, le Milieu social
paraît stagner, depuis des millénaires, au voisinage des mêmes
impératifs fondamentaux. Ce Milieu social n'est, en effet, ni bien pire,
ni bien meilleur, qu'il y a quelques siècles, ou quelques millénaires :
la guerre est toujours là, aussi sauvage qu'auparavant, sinon plus.
Les persécutions sont toujours là. On laisse toujours mourir de faim
quelques millions d'individus tous les ans, pendant que certains
vivent dans l'abondance. La haine, la jalousie, les richesses et les
honneurs comme but, sont des sentiments qui n'ont guère évolué.
Mais, ce qu'il y a peut-être de nouveau, c'est ce fait que l'Homme
semble avoir ouvert une fenêtre sur les profondeurs du tissu de
l'Univers, et cette fenêtre lui a permis de mieux apercevoir les
divergences entre le comportement ancestral de l'Homme et ce que
la Nature attend de lui. Tout n'est pas mauvais, certes : mais
quelques structures pour penser et agir sont cependant devenues
intolérables, à la lumière de la nouvelle vision plus universelle à
laquelle l'Homme vient d'accéder. Ce sont ces « fausses routes », où
le Milieu social veut parfois tenter de nous maintenir de force, qui
sont généralement à l'origine de ces conflits psychiques dont
souffrent tant de nos contemporains.
Cette vision de l'évolution à l'échelle cosmique n'est pas
entièrement neuve d'ailleurs, elle a été le privilège de quelques rares
Hommes du passé. Bouddha il y a 2600 ans, Jésus-Christ il y a
2000 ans, Mahomet il y a 1400 ans, n'étaient-ils pas, en définitive, ces
grands précurseurs qui annonçaient le but assigné par la Nature à
l'Humanité ? Ces immenses créateurs de religions, dans la mesure
où ils indiquaient le chemin de l'évolution véritable, c'est-à-dire celle
menant à une union de l'Homme avec la Nature, ne méritaient-ils pas
le nom de prophètes ?
Notre siècle sera peut-être celui où, brusquement, par une sorte
de verticalité mutative, non plus quelques individus exceptionnels
mais le plus grand nombre auront su prendre conscience du véritable
rôle de l'Homme.

Où est le remède aux névroses ?


Existe-t-il un remède aux névroses ?
Il y a d'abord, naturellement, celui consistant à pratiquement
« endormir » le malade : puisque le mal semblerait venir du fait que
celui-ci « pense trop », on va tout simplement l'empêcher de penser
en lui administrant une bonne dose de ces « tranquillisants » qui
connaissent actuellement tant de vogue. On provoque ainsi, en
agissant sur le système neuro-végétatif, une véritable
« déconnexion » entre le Moi Personnel et cet Inconscient Collectif,
dont les impératifs sont à l'origine du conflit.
Bien sûr, c'est une solution, ou plutôt un palliatif. Mais c'est la
politique de l'autruche et, à long terme, ce remède s'avérera
nécessairement inefficace.
Ne vaudrait-il pas mieux prendre le problème dans l'autre sens :
les impératifs cosmiques, eux, sont inchangeables et, par ailleurs, se
traduisent sous forme de symboles auxquels le Moi Personnel devrait
pouvoir facilement accéder : Connaître et Aimer, ne sont-ce pas là
des directions que l'on peut aisément souhaiter de pouvoir
emprunter ? Mais voilà, il faut « vouloir » les emprunter ! Rappelons-
nous ce mot de Schopenhauer, qui avait d'ailleurs tant frappé
Einstein : « Un homme peut faire ce qu'il veut, mais il ne peut pas
vouloir ce qu'il veut. » Car la « volonté » de l'Homme est tout
imprégnée par le Milieu social dans lequel il évolue ; l'Homme croit
souvent décider « personnellement » de ses pensées et de son
comportement ; mais, à la réflexion, il constate combien la Société
influence ces pensées et ce comportement. Et d'ailleurs, comment
pourrait-il en être autrement : c'est la Société qui a pratiquement tout
appris à l'individu, c'est cette Société qui lui a fourni ses habitudes de
pensée, c'est cette Société qui lui a montré ce qu'elle croyait être
juste, vrai, beau, c'est cette Société qui lui a imposé le chemin à
suivre, alors qu'il était encore dans cette Jeunesse malléable au
cours de laquelle toutes les ouvertures étaient possibles sur la réalité
extérieure. Ce mouvement de révolte que l'individu a senti naître en
lui quand, sortant de la Jeunesse, il a opposé ce qui lui restait de
« vraiment » personnel contre ce que lui imposait la Société, s'est
généralement rapidement éteint et il a alors été happé dans
l'engrenage construit par la Société. Encore un peu de marche
forcée, au pas cadencé, et puis le jeune d'Homme sera alors
tellement bien « inséré » dans son Milieu social qu'il finira par prendre
les impératifs de ce Milieu pour des absolus, dans lesquels il
n'hésitera pas à noyer sa révolte d'antan en la qualifiant d'« erreur de
jeunesse ». Ensuite, il s'empressera d'aider la Société, par tous les
moyens, à étouffer ces nouveaux modes de penser ou d'agir que la
Jeunesse montante tentera de mettre au Monde.
Tout ceci ne serait peut-être pas si grave en soi, et serait presque
même dans l'ordre inévitable des choses, si l'individu n'était pas
sollicité également, et comme nous l'avons vu, par cette autre voix,
intérieure cette fois, et émanant de l'Inconscient Collectif. Et, chaque
fois que l'individu devient ainsi le champ de bataille où s'opposent le
Milieu social et le Collectif cosmique, nous l'avons vu, il peut en
résulter de grands troubles psychiques et physiques.
L'Homme de notre époque paraît résonner beaucoup plus
intensément que naguère à ces impératifs en provenance du Collectif
et il peut donc paraître urgent de nous demander s'il existe des
remèdes contre ce nouveau « mal du siècle ».
On peut viser dans deux voies différentes, dans lesquelles il
conviendrait de s'engager simultanément d'ailleurs. D'abord,
apprendre à soigner les « névrosés » par des méthodes ne se
limitant pas à l'administration de « tranquillisants ». D'autre part,
chercher à agir sur le Milieu social pour tenter de concilier celui-ci
avec les courants évolutifs à l'échelle de l'Univers dans son
ensemble. Deux problèmes immenses, dont nous voudrions dire
maintenant quelques mots.

Soigner les névrosés.

« Nos prétendus médecins ne constituent réellement que des


vétérinaires », écrivait Auguste Comte. Cette phrase est sans doute
fort sévère, et d'ailleurs aussi fort injuste dans la mesure où elle a un
caractère péjoratif. Mais elle traduit correctement une tendance qu'a
eue la Médecine à se développer en améliorant le plus possible
l'esprit d'« analyse » et en oubliant que, notamment en ce qui
concerne l'Homme, l'esprit de « synthèse » était primordial.
Expliquons-nous. Examinons un être aussi simple qu'une
sangsue : c'est pratiquement un estomac, et un estomac seulement.
Et cet estomac a d'ailleurs de grandes analogies avec l'estomac de
l'Homme. La sangsue, comme l'estomac humain, comporte une
cavité digestive, des vaisseaux possédant des éléments nerveux,
des muscles circulaires et longitudinaux. Mais écoutons le
Dr P. Solié{2} : « La sangsue est un tube digestif et rien d'autre, ou
presque. Et, inversement, un tube digestif de vertébré supérieur, tel
l'Homme, n'est rien d'autre qu'un ancien ver, telle la sangsue.
Jusque-là, rien de bien particulier n'a été avancé et le malheur ne
serait pas très grand si le mécanisme doctrinaire ne s'était avisé de
généraliser cette donnée des Sciences naturelles, en avançant que
la pathologie gastrique allait donc être une pathologie de sangsue et
rien que cela, une pathologie exclusive d'organe... or, si la pathologie
gastrique représente 20 % de la pathologie générale de consultation
(non pas de visites au domicile du malade), deux malades seulement
sur ces vingt relèvent de cette pensée organiciste. Dix-huit sur vingt
sont des malades autres. »
Par « autres » il faut entendre que le mal d'estomac n'a pas son
origine dans une « maladie » de l'estomac lui-même, mais dans tout
ce qui accompagne l'estomac dans le corps humain et,
principalement, dans des facteurs psychiques. On ne peut soigner
l'Homme en le « découpant » en organes séparés, il va de soi qu'il
faut le traiter comme un tout. La méthode qui serait utilisable pour
une sangsue (qui n'est qu'un organe digestif) ne peut être applicable
à l'Homme. Or, fort malheureusement, et comme le remarque encore
le Dr Solié, nos Facultés de Médecine ont encore trop tendance à
former des « médecins ès sangsues », c'est-à-dire de parfaits
analystes, mais non pas des synthéticiens préparés pour soigner des
êtres complexes chez lesquels psychique et physique sont
notamment très étroitement imbriqués l'un dans l'autre.
L'importance de cette phase « analyste » ne doit cependant pas
être minimisée, elle était absolument indispensable aux progrès de la
Médecine. Elle se place d'ailleurs dans la ligne générale du
développement des Sciences qui, nous l'avons vu, était depuis
Newton essentiellement axée sur l'« observation ». Seul ce qui est
« observable » acquérait un caractère vraiment « scientifique ». En
matière médicale, ceci se traduira par l'introduction de l'auscultation,
de l'analyse, de l'étude séparée des organes, et, un peu plus tard, de
la radiologie et de toutes les nombreuses méthodes d'observation
directe du malade. Mais, de même qu'en Physique on a fini par
constater que « l'observation » n'était pas suffisante à elle seule pour
progresser, qu'il fallait prendre aussi le problème dans son ensemble,
comme « par l'extérieur », à l'aide de méthodes de synthèse, de
même en Médecine il paraît indispensable de rechercher le progrès
par l'adjonction de méthodes plus synthétiques. Cela veut dire,
notamment, tenir compte de plus en plus des facteurs psychiques
dans les moyens de soigner les malades.
Les médecins ont trop souvent tendance à considérer comme
« peu sérieux » l'aspect « psychique » des phénomènes, de même
que les physiciens ont trop souvent tendance à considérer comme
« peu sérieux » l'aspect « métaphysique » des phénomènes devant
lesquels ils sont en présence. Nous avons déjà discuté cette question
concernant les rapports entre Physique et Métaphysique, et nous
avions constaté, rappelons-le, que ces deux disciplines étaient deux
aspects complémentaires et inséparables du progrès de la
Connaissance. Il en est de même en matière médicale. « Vous ne
soignez que par la suggestion », lancent parfois dédaigneusement
aux guérisseurs les médecins officiels. Bien sûr, ceci est parfaitement
exact, car les guérisseurs cherchent volontairement à agir sur les
facteurs psychiques pour soigner leurs malades. On peut, on doit
même reprocher aux guérisseurs de n'avoir pas bénéficié, pour la
plupart, de tout l'enseignement, indispensable lui aussi, qui est offert
aux étudiants en médecine ; mais on ne peut pas reprocher à ces
guérisseurs d'utiliser la suggestion comme principe curatif puisqu'une
telle méthode porte souvent ses fruits. On peut, on doit donc même
reprocher à la Médecine officielle de ne pas se pencher beaucoup
plus, dans son enseignement, sur ces principes relevant du
psychisme, qui deviennent ainsi pratiquement l'exclusive d'hommes
qui n'ont nullement été (au moins pour la plupart) préparés à cette
« vocation » que doit être la Médecine.
Pour mesurer le travail qu'il reste à faire aux médecins, dans ce
domaine de l'aspect « psychique » des problèmes, il nous suffira de
rappeler que de récentes statistiques montrent qu'il y a en France
plus de quarante et un mille guérisseurs contre vingt-quatre mille
cent soixante médecins exerçant réellement{3} !
Si l'on veut soigner correctement les névroses, il faut donc que nos
Facultés de Médecine commencent par apprendre aux futurs
médecins à le faire, et ceci en prenant d'abord conscience du fait que
ces névroses ne peuvent pas se traiter sans prendre le problème à
sa base, c'est-à-dire comme des conflits psychiques opposant
l'Inconscient Collectif au Milieu social, conflit dont le malade se trouve
être un foyer. De tels troubles ne peuvent se soigner à l'aide de
médications « analystes » destinées à soulager telle ou telle partie du
corps où le malade ressent une douleur : toutes les radiographies et
les analyses sont là pour nous assurer que, localement, il n'y a rien,
que le mal est plus profond, que c'est l'être dans son ensemble qu'il
faut secourir.
Ces troubles ne peuvent pas non plus être soignés en faisant taire
les appels du Collectif, au moyen de « tranquillisants » par exemple.
Les vraies méthodes, nous n'avons naturellement nullement la
prétention de les proposer ici, c'est là le domaine d'investigation et de
recherche des médecins et des psychanalystes. Il ne semble pas
exagéré d'affirmer cependant que, pour le moment, les méthodes
correctes sont pratiquement inexistantes, et qu'il s'agit donc là d'un
des problèmes fondamentaux de notre Médecine actuelle ; il est fort
regrettable, à ce propos, que la plupart de nos jeunes médecins,
souvent encouragés par leurs maîtres, se tournent de plus en plus
vers des « spécialités », c'est-à-dire accentuent encore cette
tendance « analyste » qui est, nous l'avons vu, pourtant si incomplète
et si insuffisante. La médecine générale paraît perdre
continuellement de son attrait alors que, cependant, cette classe de
médecins est la seule qui soit préparée à traiter l'Homme dans son
ensemble, c'est-à-dire la seule capable d'effectuer le travail
fondamental et indispensable de synthèse.
Les siècles passés ont vu un progrès immense de la Médecine au
moyen des méthodes « analystes », méthodes qui faisaient tellement
défaut aux célèbres « médecins » de Molière. Nul doute que la
Médecine future empruntera ses progrès les plus importants en
complétant cette méthode analyste par une méthode de synthèse,
qui cherchera à mieux discerner les étroites liaisons entre psychique
et physique, et comprendra dans sa tâche d'aider l'individu à réaliser
cette « accession au Monde » si nécessaire à chacun de nous. Il y a
là, semble-t-il, une belle voie de recherches pour les jeunes
médecins « contemporains de l'avenir ».

Modifier le Milieu social.

Et puis, il y a cet autre problème, aussi important, sinon plus, que


le précédent. Si la névrose résulte d'un conflit prenant naissance
chez l'individu lorsque les impératifs de l'Inconscient Collectif
viennent se heurter à ceux du Milieu social, on peut aussi penser
lutter contre ce « mal du siècle » en supprimant la cause du conflit,
c'est-à-dire, et pratiquement, en cherchant à orienter tout le Milieu
social dans le sens des courants évolutifs à l'échelle de l'Univers
entier.
Problème immense, s'il en est ! Car cela veut dire, en définitive,
qu'il faut chercher à ce que ce Milieu social puisse se « personnaliser
en masse », c'est-à-dire choisisse « tout d'un bloc » d'axer son
comportement intellectuel, politique, social, économique sur ces deux
symboles en provenance des archétypes universels : Connaître et
Aimer !
Au premier abord, le travail à entreprendre pour atteindre ce but
paraît au-delà de toute possibilité pratique : car, comprenons-nous
bien, il ne s'agit pas seulement de demander, au Milieu social de
réprouver la guerre, l'injustice, les atrocités, la haine, etc. Ceci, à de
rares exceptions près, est admis par tous nos contemporains et, par
conséquent, est encore admis par le Milieu social lui-même. La
difficulté est beaucoup plus subtile, car le Milieu social nous dit ceci :
je réprouve la guerre, mais je la pratique si des impératifs sociaux,
politiques ou économiques viennent la justifier ; je réprouve l'injustice,
mais je m'estime capable d'édicter des absolus pour juger ; je
réprouve les atrocités, mais j'admets volontiers qu'il faut répondre à
la violence bestiale par une violence tout aussi odieuse ; je réprouve
la haine, mais je me sens autorisé à haïr celui que je crois m'avoir fait
du mal ; je réprouve qu'on laisse mourir par millions certains de mes
frères humains, mais s'ils me réclamaient avec trop d'insistance leur
droit à manger je n'hésiterai pas à répondre par la violence ; je
réprouve le meurtre, mais je tue par millions quand c'est pour la
« bonne cause » ; je réprouve... Le Milieu social fabrique ainsi, pour
l'individu, toute une structure de pensée qui paraît se réclamer de la
logique et de l'objectivité, car il prend soin de définir des
« justificatifs » pour tous les éléments de cette structure. La guerre
n'est pas tellement réprouvable « en soi », puisqu'elle peut être
« justifiée » d'une certaine façon, pourvu qu'on puisse parvenir à
définir des motifs « valables » ! Malheureusement deux nations
entrant en guerre l'une contre l'autre parviennent toujours à trouver
ainsi, toutes deux, des motifs « valables » !
Réformer le Milieu social cependant, c'est avant tout réformer les
individus eux-mêmes, pris séparément. Qu'on se rassure, une telle
réforme n'a rien du type « révolutionnaire ». C'est, comme nous
l'avons déjà remarqué, essentiellement un changement d'attitude vis-
à-vis des problèmes, et non pas une action particulière. Il faut que
l'individu prenne une nette conscience de son rôle à l'échelle
cosmique : en d'autres termes, il faut non pas tant modifier le Milieu
social qu'obliger l'individu à se dissocier, à se séparer chaque fois
que cela est nécessaire, du Milieu social ; il faut habituer l'individu à
discerner de lui-même les faux préjugés que ce Milieu cherche
souvent à imposer à son Moi Personnel. Il faut faire émerger chaque
individu à la surface des connaissances de son époque et non pas le
laisser étouffer dans les profondeurs, alors que la Science contrôle
l'atome et projette de se lancer à la conquête du Cosmos. Et
d'ailleurs, l'individu de notre temps est avide de connaître, il est avide
de faire ainsi enfin « surface » ; mais il est trop souvent comme cet
enfant pauvre qui promène sa petite figure devant la vitrine
inaccessible du marchand de jouets. Rien ne me semble plus faux
que l'opinion de certains scientifiques, ou pseudo-scientifiques, qui
considèrent que la Science demeure, par essence, inaccessible au
plus grand nombre ; le premier devoir du scientifique me paraît, au
contraire, de chercher à faire connaître autour de lui ce que la
Société actuelle lui a donné la chance, ou l'opportunité, de connaître.
Je dis. bien, cela me semble être un « devoir » ; trop de scientifiques
paraissent l'oublier. « Il est une sorte d'obscurité, écrivait déjà
Diderot{4}, que l'on pourrait appeler « l'affectation des grands
maîtres ». C'est un voile qu'ils se plaisent à tirer entre le peuple et la
Nature... Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire. Si nous
voulons que les philosophes marchent en avant, approchons le
peuple du point où en sont les philosophes. » Cet avertissement de
Diderot devrait bien être médité par grand nombre de nos pontifes
scientifiques actuels{5}.
Réformer le Milieu social c'est donc peut-être, avant toute chose,
informer les individus de l'état actuel de nos connaissances, pour
permettre à ces individus de se situer à leur place véritable dans
toute l'évolution. Informer n'est possible que si les moyens matériels
d'information existent et, critère très important, si les individus sont
eux-mêmes désireux d'être informés. Or, ces deux caractéristiques
sont aujourd'hui réunies : la radio, la télévision, la presse forment à
notre époque un réseau si étroit qu'il devient possible de dégager
une structure de pensée planétaire où personne ne sera oublié ; et,
quant au désir d'être informé, nous avons souligné à quel point il était
apparent chez nos contemporains.
En Physique on considère parfois des liquides qui sont dits en
« surfusion » ; ils sont à une température inférieure à celle qui devrait
les faire changer d'état par congélation ; mais, par une sorte de
bizarre inertie de la Nature, ils tardent à se prendre en masse ; il suffit
alors de quelques petits cristaux appropriés lancés dans la solution
pour que, brusquement. celle-ci se solidifie entièrement en quelques
instants. Notre humanité ne se trouve-t-elle pas à un point critique
analogue à ces liquides en « surfusion » ? N'est-elle pas prête à une
transformation d'ensemble ? Pourquoi se désespérer devant
l'immensité du problème de la réformation du Milieu social ? Ne
suffira-t-il pas, peut-être, d'une « prise de conscience » en quelques
points épars de notre planète pour que, beaucoup plus vite que nous
le pensions, l'Humanité s'envole vers des réalités autres ?
____________
{1}
. Il faut lire, à ce sujet, le livre très documenté qu'a publié le docteur Pierre
Solié : Médecine et homme total, £d. La Colombe, 1961.
{2}
. op, cit,
{3}
. Noël Bayon, Gazette médicale française du 25 mars 1960.
{4}
. Diderot, De l'interprétation de la Nature, chap. XI..
{5}
. N'en est-il pas un qui s'est permis de dire d'un de ses collègues, de valeur
scientifique pourtant mondialement reconnue, mais également écrivain de
vulgarisation : « Nous ne le laisserons jamais entrer à l'Académie des Sciences, il
écrit trop « Cet état d'esprit est insupportable et devra bien, tôt ou tard, changer.
VERS UN NOUVEAU HUMANISME

Nous sommes pour ce qui unit, pour ce qui élève,


pour ce qui aide à changer. Car, finalement, sur cette
planète, en attendant un éveil général, peu vivent.
LOUIS PAUWELS.

Il n'est pas rare de voir certains de nos contemporains mettre


parfois aujourd'hui en question la valeur même de la Science.
Sans doute, reconnaissent-ils, la Science a-t-elle amené avec elle
bien des modifications, très généralement bénéfiques pour l'Homme :
notre connaissance de la Nature s'est amplifiée et précisée et il en
est résulté, dans tous les domaines, des conséquences importantes ;
la technique a apporté à la plupart des peuples de la Terre un confort
appréciable, la médecine et la chirurgie ont éloigné bien des
maladies, la philosophie a milité en faveur d'un esprit social, d'une
justice, d'une coopération économique internationale qui assurent à
l'Homme une sécurité dont il ne bénéficiait pas il y a quelques
millénaires, ni même quelques siècles. Cependant, et encore qu'il y
aurait beaucoup à dire sur tous ces « bienfaits », il ne faut pas oublier
qu'ils ne nous ont pas été accordés sans un développement
simultané des moyens de destruction de l'Homme par l'Homme. Ce
point est tellement évident, et a déjà été si souvent mentionné, qu'il
semble inutile de chercher à recourir une nouvelle fois à sa
démonstration.
Alors, que faut-il penser de ces « apports » de la Connaissance ?
N'y a-t-il pas à en craindre un jour le pire, c'est-à-dire une destruction
complète de l'Humanité ? À quoi aura donc servi cette amélioration
des conditions de la vie humaine si cette amélioration doit
s'accompagner, à son terme, d'une fin brutale et apocalyptique de
toutes les créatures vivantes de notre planète ?
Toutes ces questions sont fort importantes et nul ne peut éviter, à
notre époque, de se les poser avec le plus grand sérieux.
Cependant, nous voudrions chercher à élever le débat car, aussi
bien, il ne semble pas possible de répondre actuellement à ces
questions sous la forme où nous venons de les énoncer.
Que l'Homme cherche à améliorer son habitat, ses conditions de
vie, ses moyens de communication, ses machines, tout ceci provient
en définitive d'une poussée que l'on pourrait qualifier de
« biologique » : c'est, en fait, une recherche d'une meilleure
adaptation de l'Homme au milieu matériel qui l'entoure. Cette
« poussée » agit donc, et comme « automatiquement », dans un sens
favorable ; c'est une poussée qui est peut-être incontrôlable (car,
comme on le dit souvent, on ne peut arrêter le progrès) mais qui,
somme toute, n'a pas besoin d'être contrôlée.
Ce point étant bien acquis il faut donc conclure qu'il n'est ni
possible, ni d'ailleurs souhaitable, d'arrêter cette poussée
« biologique » qui conduit à augmenter nos connaissances, et il n'y a
donc pas lieu de se poser un problème (qui serait un « faux »
problème) à ce sujet.
Que l'Homme cherche, au contraire, à utiliser les ressources de sa
Connaissance pour agir contre l'Homme lui-même, ou encore, plus
simplement, que l'Homme ne profite pas de cet apport de
connaissances pour secourir ses frères malheureux qui ont faim ou
qui souffrent physiquement ou moralement, tout ceci n'a plus rien
d'une poussée « biologique » ; ceci se passe sur un plan
complètement différent, qui est celui des « qualités humaines » ; et,
cette fois-ci, il y a effectivement peut-être un problème à se poser
concernant les perspectives d'avenir de l'humanité. Il serait, par
exemple, parfaitement concevable que la poussée « biologique »
finisse par conduire l'Homme (ou au moins certains hommes) à des
conditions matérielles merveilleuses, c'est-à-dire qu'il se soit effectué
une grande amélioration au point de vue de l'adaptation matérielle de
l'Homme à son milieu mais que, parallèlement, il ne se soit effectué
aucune amélioration sur le plan des qualités humaines
fondamentales. Dans ce cas, on le conçoit, il y aurait lieu de tout
craindre de ce « déséquilibre » ? On peut laisser les enfants jouer
avec leurs jouets, à condition cependant qu'ils n'inventent pas le feu
comme jouet !
La question que nous nous posons est donc la suivante : l'Homme
a-t-il quitté l'« enfance » en même temps qu'il accroissait ses
connaissances ?
L'Homme est-il devenu si sage qu'il puisse maintenant jouer sans
danger avec le feu ? La Science de l'Homme a-t-elle conduit celui-ci,
non seulement vers une meilleure adaptation à son milieu, mais aussi
vers un nouvel humanisme ?
On aurait beau jeu, semble-t-il, de répondre à ces questions par
une négative absolue. En effet, diront les pessimistes, qu'on ouvre
les yeux, qu'on ne se barricade pas derrière un optimisme résolu
mais naïf : la guerre a-t-elle disparu, hésite-t-on à sacrifier en une
seconde, grâce à notre connaissance de l'atome, quelques centaines
de milliers de vies humaines ? Y a-t-il beaucoup de nos congénères
qui sont disposés à faire « vraiment » quelque chose pour les
peuples affamés, même quand ils savent que plusieurs millions
d'individus (des enfants pour la plupart) meurent de cette pénurie
chaque année ? Le massacre délibéré de quelques millions de Juifs
est-il autre chose qu'une Saint-Barthélemy « amplifiée » ? L'Homme
est-il moins friand des spectacles affreux du cirque ? Sans qu'il soit
besoin de les énoncer, combien sont encore nombreux aujourd'hui
les spectacles où les risques de vies humaines demeurent, d'une
façon plus ou moins déguisée, le principal attrait du public ? Qu'on
demande aux journaux les plus lus quels genres d'horreurs il leur faut
mettre en première page pour s'assurer une large vente !
Mais un tel pessimisme est-il vraiment justifié ? Ne résulte-t-il pas
d'un examen un peu superficiel du problème ? N'y aurait-il pas lieu de
rechercher si, en profondeur, il ne s'effectue pas, malgré les
apparences, une amélioration des qualités humaines ? N'a-t-on pas
constaté, au cours de notre dernier chapitre, qu'une « prise de
conscience » du rôle de l'Homme dans l'évolution de l'Univers entier
semblait prendre naissance ? N'a-t-on pas vu que cette « prise de
conscience » ne paraissait pas être le privilège de quelques-uns,
mais qu'il s'agissait peut-être d'un véritable mouvement de masse ?
Ne doit-on pas plutôt espérer que, si la Nature a permis à l'Homme
de découvrir le feu, c'est précisément parce que l'Homme est devenu
d'« âge » à « jouer » avec le feu ?
Pour examiner ce problème si fondamental, associé à la destinée
de l'Homme tout entier, il n'est peut-être pas juste de se limiter à ne
considérer que les signes « extérieurs » du comportement de
l'Homme. Nous voudrions plutôt nous pencher d'abord sur différentes
disciplines scientifiques pour tenter de discerner si la forme de
pensée de l'Homme pour aborder les problèmes relatifs à ces
disciplines, aussi bien que les résultats les plus récents obtenus dans
ces domaines, ne laissent pas précisément transparaître cette sorte
de « mutation bénéfique » des qualités humaines. Pour faire ce tour
d'horizon nous n'allons d'ailleurs avoir, en définitive, qu'à reprendre,
en les rappelant, les principaux thèmes développés dans les
chapitres qui précèdent.

Cosmologie.

Pour la première fois avec la Relativité Générale, nous l'avons vu,


l'Homme est devenu capable de se former un « modèle » de l'Univers
dans son ensemble sur des bases scientifiques valables. Il a pu voir
que cet Univers était fini et cependant illimité. Les données
expérimentales de l'Astronomie, jointes aux considérations
théoriques d'Einstein, ont permis de soupçonner la répartition de
toute la matière de l'Univers dans l'espace et dans le temps, ainsi que
le mouvement de cette matière. Les conditions de densité et de
température de l'Univers, au cours de la durée, ont pu être
déterminées, la niasse du Cosmos tout entier a pu être évaluée. En
même temps, la Physique pénétrait dans le domaine du plus petit,
dans celui de la structure la plus fine de la matière. L'Homme a pu
ainsi se situer matériellement par rapport à l'ensemble de sa
demeure.
Par ailleurs, l'ère de l'astronautique a fait son apparition, la
« conquête » de l'espace est entrée dans la phase des réalisations.
L'Homme sent que cet immense Univers n'est pas un mythe
inaccessible, il caresse l'espoir de pouvoir en atteindre les régions les
plus éloignées, soit directement, soit au moyen de ces
« transmatérialisations » dont nous avons discuté au cours d'un
chapitre. Et, par-dessus tout cela, l'Homme découvre qu'il n'est pas
isolé dans l'Univers, que d'autres êtres pensants, lui ressemblant plus
ou moins, existent un peu partout ; il sait que, tôt ou tard, il établira
des liaisons intercosmiques avec ces autres habitants de planètes
éloignées.
Comment, après tout cela, l'Homme ne prendrait-il pas conscience
d'un rôle qu'il a à jouer à l'échelle du cosmos tout entier ? Sans doute
est-il en présence d'un Univers immense : mais, s'il sait voir, cet
Univers ne l'écrase nullement sous son poids car, d'une façon
analogue, l'Humanité est également immense ; on n'est plus en droit
de limiter arbitrairement aujourd'hui cette Humanité aux confins de
notre atmosphère terrestre, c'est une nappe tressée sur tout le
Cosmos que constituent les êtres pensants de notre Univers.

Philosophie.

Ainsi situé matériellement par rapport au Tout, il restait à l'Homme


de se situer aussi psychiquement par rapport à l'ensemble. Et ceci,
nous l'avons vu, l'Homme allait également en prendre conscience,
par une sorte d'élargissement de son cadre de pensée aux
dimensions de l'Univers entier.
Dans ce domaine, Jung et Teilhard ont été les pionniers. Ils nous
ont obligés, tout d'abord, à un gros effort pour éviter tout
anthropocentrisme : il est alors devenu évident que l'essence du
psychisme ne devait pas être recherchée dans l'Homme seulement,
mais dans la Nature entière, et plus précisément dans ce « tissu »
d'Univers avec lequel sont fabriquées toutes choses. Ce « tissu »,
c'est le Collectif, et c'est par rapport à lui qu'a lieu la véritable
évolution à l'échelle du cosmos. L'Homme a pour mission de
participer à cette évolution, et cette mission consiste principalement à
réaliser, au cours de notre vie, cette « personnalisation »
teilhardienne, basée sur la Connaissance et l'Amour, dont nous nous
sommes déjà si longuement entretenus.
Avec Jung on voit également se préciser les rapports entre le
Collectif et le Personnel, en même temps que naissent sous nos yeux
les premiers éléments d'une Science psycho-cosmique dont l'avenir
ne manquera pas de voir des développements considérables.

Théologie.

Sur le plan plus délicat de la Théologie il faudrait être aveugle pour


ne pas discerner le même élargissement des vues. Dans ce domaine
le rôle de la Science a été capital car, en démystifiant les problèmes,
elle a obligé le dogme religieux à une attitude de tolérance qui, trop
souvent, lui faisait grandement défaut. Ne l'oublions pas, en effet, les
motifs religieux ont joué un rôle prépondérant dans toutes les guerres
qui se sont déroulées sur notre planète, et ce n'est en somme que
très récemment que des considérations d'ordre économique ou
social sont venues supplanter les « justificatifs » de guerre basés sur
la division des croyances religieuses.
La Théologie peut maintenant difficilement se dissocier de la
Cosmologie, de la Physique et de la Philosophie : il lui faut concilier
ses dogmes et ses pratiques avec les Sciences de la Nature. Et,
d'ailleurs, en même temps que se modifie ainsi ce qu'on pourrait
nommer la Théologie traditionnelle, on voit émerger de la Science
une Théologie toute neuve, imposée par la simple méditation des
données scientifiques actuelles : c'est, comme nous l'avons vu, cette
Théologie ou Religiosité cosmique que nous avait annoncée Albert
Einstein. Alors que la Théologie traditionnelle était essentiellement
issue d'une sorte de réflexion a priori, la Théologie cosmique
s'accompagne surtout de la réflexion que nous suggère l'observation
des phénomènes naturels. La première est d'inspiration irrationnelle,
elle émane du plus profond de l'être ; la seconde est d'inspiration
rationnelle, elle est convergence de la Nature vers l'être. Ces deux
types de Théologie viennent, peu à peu, se rejoindre
harmonieusement autour, encore une fois, de cette « prise de
conscience » du rôle et de la destinée de l'Homme dans l'Univers. Et,
parce que les points de vue de référence ne sont plus ajustés sur
l'Homme mais sur le Cosmos dans son ensemble, on voit pour la
première fois toutes les religions de notre planète commencer à venir
se fondre dans cette grande Religion cosmique, pleine d'Amour et de
Tolérance. Une fois de plus, l'accroissement de la Connaissance
paraît conduire ici vers l'Unité et l'Harmonie.

Physique.

La Physique, cette science exacte par excellence, fait apparaître la


même tendance très significative d'une recherche de nouveaux
points de vue pour décrire les phénomènes, points de vue qui ne
seraient pas inféodés à l'Homme mais seraient valables quel que soit
l'observateur. En d'autres termes, la Physique s'efforce d'obtenir des
lois décrivant l'Univers par rapport à l'Univers et non pas l'Univers par
rapport à l'Homme.
On l'a vu, la première étape a été accomplie au début du siècle
avec la Relativité Générale d'Einstein : on a alors obtenu une
formulation des lois qui soit indépendante du mouvement particulier
de l'observateur.
La seconde étape s'effectue de nos jours, et sous nos yeux : il
s'agit de formuler les lois indépendamment des données sensorielles
de l'observateur. Ces données ne sont en effet pas infiniment
précises ; elles introduisent notamment, à cause de ce « pouvoir
séparateur » fini, du discontinu là où la Nature ne nous présentait que
du continu. Cette seconde étape est en cours de réalisation, elle sera
obtenue par une géométrisation complète de la Physique, tout va se
réduire finalement à des formes et des directions du continuum
espace-temps ; et, remarque qui a toute son importance, nous avons
une connaissance quasi absolue (c'est-à-dire indépendante de nos
sens) de la signification de cet espace-temps au moyen de la notion
de « temps intérieur », nous avons discuté de tout ceci dans notre
second chapitre. L'orientation de la Physique vers la Géométrie pour
rendre compte de tout notre Univers donne une actualité nouvelle à
l'intuition de Platon qui avait, comme on le sait, nommé Dieu
l'« éternel géomètre » !
Ainsi la pensée physicienne fait apparaître, une fois de plus, la
nécessité et la possibilité de situer notre description sur des bases
cosmiques et non pas seulement humaines.

Arts.

La Physique nous a obligé, nous l'avons vu, à postuler l'existence


d'un Réel non accessible aux sens, situé derrière le Connu humain.
Le Réel est notamment continu, ondulatoire ; le Connu est au
contraire discontinu, corpusculaire. On a ainsi été scientifiquement
conduit à soupçonner une géométrie, c'est-à-dire des formes et des
directions, qui se dissimulent derrière les apparences de ce que nos
sens nous autorisent à connaître.
Cependant, ne l'oublions pas, nous l'avons bien souligné dans un
précédent chapitre, le Moi Personnel de l'Homme est également en
contact direct avec ce milieu Collectif qui constitue le Réel ; mais ce
contact n'a pas lieu par l'intermédiaire des sens, ce contact ne se
traduit pas par une image rationnelle, comme sont les images
habituellement élaborées par le cerveau ; il s'agit d'une
communication plus directe, plus intuitive, plus absolue avec la
Nature. Cette communication, comment serait-il possible de ne pas
l'admettre d'ailleurs, car ne sommes-nous pas faits de ce « tissu »
d'Univers qui constitue toute la réalité, ne sommes-nous pas, pour
cette raison, et comme la Physique nous l'apprend, « coextensifs » à
l'Univers entier par chaque parcelle de notre corps, indépendamment
de nos seules données sensorielles ?
Cette image intuitive, et que l'on pourrait qualifier
d'« extrasensorielle », que l'Homme est capable d'avoir du Réel
sous-jacent au Connu, cette vision d'une réalité qui, somme toute, est
LA réalité fondamentale, on la voit chercher à s'exprimer dans tous
les domaines de notre Art moderne.
Car, qu'on veuille bien y réfléchir, la tendance vers l'abstrait est-
elle autre chose que cette recherche de l'artiste pour décrire cette
réalité « irrationnelle » dont il pressent l'existence par-delà les
données de ses sens ? Peinture, Sculpture, Musique, Poésie,
Littérature montrent plus que jamais aujourd'hui que l'Homme a
réussi à ouvrir une brèche entre son Moi Personnel et le Collectif
universel ; une fois de plus l'Humain cherche à se situer dans un
cadre aux dimensions cosmiques, et non seulement humaines.

Médecine.

La Médecine, nous l'avons vu au chapitre qui précède, apporte


aussi aujourd'hui une nouvelle preuve, s'il en était besoin, du fait que
l'Homme cherche maintenant à se situer et à jouer son rôle dans une
évolution aux dimensions élargies dont il a, brusquement semble-t-il,
pris conscience. L'Homme a besoin de réaliser cette « accession au
Monde », faute de quoi il peut en résulter un déséquilibre, d'origine
psychique, mais avec de lourdes répercussions sur le physique.
Cette « prise de conscience » de l'Homme vis-à-vis de l'Univers
conduira probablement, nous l'avons vu, à approfondir les
mécanismes et les liaisons qui mettent en rapport le Moi Personnel et
les Inconscients Personnel et Collectif ; sans doute notre Médecine
est-elle encore actuellement mal préparée à traiter ces nouveaux
troubles psycho-cosmiques ; mais ces troubles ne sont cependant
nullement incurables et ce « mal du siècle » auquel la Médecine de
demain pourra apporter un remède approprié n'est peut-être, en
définitive, qu'un signe favorable du progrès de l'humanité, puisqu'il ne
semblerait que traduire un défaut d'adaptation à cette nouvelle vision,
ô combien plus « personnalisée », à laquelle l'Homme paraît avoir
enfin accès.

Un nouvel humanisme.

Mais, pourra-t-on encore objecter, même si nous reconnaissons


cette « prise de conscience » qu'a l'Homme actuel de sa place
matérielle et psychique et de son rôle dans l'évolution cosmique,
qu'est-ce qui nous prouve que cette « prise de conscience »
correspond à une amélioration des qualités humaines ? Après tout,
l'accroissement de nos connaissances pourrait nous avoir permis de
nous situer par rapport à l'Univers et que, malgré tout, l'Homme
conserve tous ses défauts du passé. En d'autres termes, cette
« accession au Monde » de l'Homme coïncide-t-elle vraiment avec un
nouvel humanisme ?
Cette question peut être posée avec juste raison. Mais pour y
répondre, il nous faut d'abord préciser ce qu'on entend exactement
par « qualités humaines ». En définitive, ces qualités se rapportent à
la pensée et au comportement de l'Homme. Or, la valeur de cette
pensée et de ce comportement ne peut être jugée qu'en termes des
points de vue auxquels cette pensée et ce comportement se réfèrent.
L'importance de cette « prise de conscience » de l'Homme d'une
évolution cosmique à laquelle il participe est, précisément, que cet
Homme choisit dès lors de nouveaux points de vue de référence qui,
au lieu de se cantonner à une image planétaire, cherchent
maintenant leurs appuis dans une image universelle.
Analysons un peu plus avant ce point, qui est de toute première
importance.
L'Homme a été doté par la Nature, dès son origine, et comme
toute l'espèce vivante, d'un instinct de conservation. Les desseins de
la Nature sont sans doute impénétrables, mais ce n'est pas trop
s'aventurer cependant que d'affirmer que la Nature a été contrainte à
doter les créatures vivantes de cet instinct, ne serait-ce que pour
éviter qu'elles cherchent à se détruire elles-mêmes.
Mais cet instinct primordial allait, d'une certaine façon, à l'encontre
de l'évolution cosmique elle-même ; cette évolution, nous l'avons vu
tout au cours de ce livre, cherche en effet avant tout à unir, c'est-à-
dire à donner de l'importance, non pas à l'individu, mais au Tout. Or,
l'instinct de conservation a commencé par obliger l'Homme à tout
centrer sur son propre individu et sur la conservation de cet individu.
Se conserver c'est avant tout survivre. Comme pour tout le règne
animal, le premier précepte de l'Homme a donc certainement été :
« Manger ou être mangé. » Il fallait donc posséder, dès le départ, cet
instinct de tuer, de se défendre, d'acquérir...
Rien de révoltant dans tout cela d'ailleurs, tant que cette façon de
faire était une nécessité impérieuse pour survivre ; on est
parfaitement accoutumé au fait que les animaux se dévorent l'un
l'autre.
Le temps passa, l'Homme accrut ses connaissances et, en même
temps, son adaptation au milieu extérieur. Plus le temps s'écoulait,
plus il échappait à la règle animale : « Manger ou être mangé. »
Cependant, alors que l'Homme augmentait ainsi ses connaissances,
il ne modifiait que très peu ses points de vue essentiels : ces points
de vue cherchaient toujours appui sur des indices de référence très
proches de son individu ; en même temps, les pensées et les
comportements imposés à l'origine par son instinct de conservation
trouvaient néanmoins une justification de plus en plus difficile :
l'Homme ressemblait un peu au chat domestique qui continue à
attraper les souris et les oiseaux, comme le lui dictait son instinct de
conservation, alors qu'il a pourtant dans la cuisine de quoi se nourrir
moins sauvagement.
Cette persistance de la même façon d'agir et de penser, issue à
l'origine d'un instinct de conservation, mais qui se trouvait maintenant
sans justification, n'était alors plus dans l'ordre des choses de la
Nature, elle était même, d'une certaine façon, contre Nature.
Cette attitude ne pouvait cependant se modifier sans changer
radicalement de points de vue : l'Homme devait chercher, pour cela,
des repères pour penser et agir qui ne soient plus centrés sur son
propre individu, mais qui s'efforcent au contraire à devenir plus
« objectifs », en se situant, si possible, à l'échelle de l'Univers entier.
Dans cette nouvelle optique, les choses changent alors soudain
d'aspect : alors qu'on ne voyait qu'une seule face des problèmes, la
face tournée vers l'individu, on aperçoit soudain toutes les faces de
ce problème. C'était un ennemi que je croyais avoir devant moi, mais,
vu par l'autre face, cet ennemi est presque devenu un ami, je
m'efforce de comprendre ses opinions, ses raisons ; je cherche à
concilier ses points de vue avec les miens au lieu de me placer
aveuglément derrière une mitraillette et d'appuyer obstinément sur la
gachette. Je cesse de coller des affiches sur le dos de ceux qui
m'entourent, car je sais que la couleur de ces affiches n'a rien
d'absolu mais dépend seulement de l'angle sous lequel on les
regarde.
Celui qui a vraiment choisi de se placer ainsi dans ce courant
évolutif qui baigne la Nature sait que cette vision des choses est loin
d'être naïve ; celui-là sait aussi que cette attitude est la seule qui ne
soit pas en opposition complète avec notre vocation d'Homme.

La jeunesse du Monde.

La jeunesse du Monde, moins solidaire du Milieu social, est peut-


être, mieux que quiconque, un témoin de cette nouvelle attitude vis-à-
vis du phénomène cosmique. Depuis quelques générations cette
jeunesse cherche en effet à briser des structures de pensée qu'elle
considère comme complètement dépassées. Souvent elle
s'essouffle, elle se lasse, et finit enfin par se laisser prendre à notre
engrenage traditionnel. Mais la génération suivante reprend le
flambeau, avec toujours une soif grandissante de changement. Cette
jeunesse se révolte contre l'immobilisme des « vieux n, contre leur
façon de porter des jugements sur une réalité qu'elle aperçoit à
travers une optique totalement différente. La jeunesse actuelle
étouffe, elle aspire à un renouveau, elle crie son impatience devant
notre hésitation à ouvrir les fenêtres sur d'autres horizons. Les
« vieux » blâment parfois l'énergie que dépensent souvent les jeunes
dans un comportement qui leur paraît incompréhensible, et donc
inacceptable ; ceux-là se trompent : la jeunesse est
incompréhensible parce qu'elle prend conscience d'un Monde que
nous ne comprenons pas encore.
Oui, celui qui regarde attentivement autour de lui saura pressentir
que, dans tous les domaines, l'Homme est peut-être sur le point de
changer ses points de vue de référence, l'Homme est peut-être sur le
point de juger en termes cosmiques.
Oui, nous le croyons fermement, on commence à voir poindre,
émergeant des vieilles structures des siècles passés, un courant
évolutif nouveau qui, tôt ou tard, entraînera toute l'Humanité dans son
sillage. En dépit de certaines apparences, on ne peut douter de ce
nouvel humanisme en marche issu de l'accroissement de nos
connaissances, de cet universalisme dont beaucoup d'entre nous ont
déjà pris une pleine et entière conscience.
Alors, pourquoi ne pas espérer pour demain, en même temps que
des l'erres nouvelles, des Hommes nouveaux ?
Orsay, février 1962.
Du Temps, de l'Espace et des Hommes

Après nous avoir fait découvrir dans « La Connaissance de l'Univers » ( Prix Nautilus 1962 décerné au
meilleur ouvrage d'information scientifique), le panorama de l'Univers dans son ensemble, Jean Charon aborde
ici des problèmes plus spécifiques concernant les rapports de l'Homme avec l'Univers.

L'Univers sera-t-il totalement accessible à l'Homme, l'Univers a-t-il été créé, l'Univers est-il fini ou infini,
existe-t-il d'autres mondes habités, que signifie l'expansion de l'Univers ? Telles sont quelques-unes des
questions qui sont traitées dans ce livre, et auxquelles l'auteur apporte les réponses de la science
contemporaine.

Cet ouvrage, où se trouvent aussi évoqués les grands problèmes du psychisme humain, de la Vie et de la
Mort, des rapports de la Science et de la Religion constitue un véritable tour d'horizon.

Il aide l'Homme de notre époque à mieux se situer lui-même par rapport à notre immense et complexe
Univers, à la lumière des données les plus récentes de la Science.

Jean E. Charon
Né en 1920 à Paris. Diplôme d'Ingénieur de l'École Supérieure de Physique et de Chimie
de Paris, en 1944.
Mission scientifique aux États-Unis entre 1945 et 1950 auprès de l'Ambassade de France
à Washington. De retour en France, se consacre exclusivement à la Physique Théorique
(Université de Paris). Depuis 1955, est attaché au Commissariat à l'Énergie atomique
(Saclay) où il a fait des recherches dans le domaine de la fusion thermonucléaire contrôlée.
Outre « Du Temps, de l'Espace et des Hommes », a publié six tu es qui lui valurent le prix
Galabert d'Astronautique en 1960, avant d'être reprises et développées dans «Éléments d'une
théorie unitaire d'Univers » (Éditions La Grange Batelière, Paris et R. Kister, Genève, 1962), et
« La Connaissance de l'Univers » (Prix Nautilus 1962) paru dans la collection Microcosme,
série « Le Rayon de la Science », dirigée par Étienne Lalou.
Mise en page électronique
réalisée par :

Avril 2018

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