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LE COEUR

CON JSCIENT
Comment garder son autonomie
et parvenir a l'accomplissement de soi
dans une Civilisation de masse.

ROBERT LAFFONT
CEuvres de BRUNO BETTELHEIM
dans la méme collection

LES ENFANTS DU REVE


@ L’analyse des méthodes d’éducation
communautaire dans un kibboutz israélien:
le constat précis, détaillé, é@mouvant pai
moments, d’une nouvelle forme d’étres...
L’ouvrage est d'une étonnante richesse
d’observation et de réflexion.
Madeleine Chapsal (L’Express)

@ Cet ouvrage constitue un document


fascinant sur les possibilités de changer
l'homme a partir de son éducation.
(Le Monde)

DIALOGUES AVEC LES MERES


@ C'est une admirable legcon de modestie
que donne Bettelheim a ceux qui |'inter-
rogent. Loin de vouloir encourager les
meres alire les classiques de la psychologie
de I’enfant et de I'éducation, il leur conseille
une attention constante a tous les menus
_ faits qui, 4 chaque instant, sans méme que
l'on s'en doute, marquent la vie d'un
enfant et décident de son destin.
(Le Monde)
®@ Voici un livre que toutes les jeunes méres
devraient lire.
Jean Duché (Elle)
@ Ce petit guide socratique a le mérite
de parler sans jargonner et d’étudier des
situations concrétes.
J.-P. Amette (Le Point)
be,

UN LIEU OU RENAITRE
(a paraitre en 1975)

Couverture de Dimitri Selesneff


COLLECTION « REPONSES »
DU MEME AUTEUR
chez le méme éditeur :

LES ENFANTS DU REVE


BRUNO BETTELHEIM

LE CCRUR CONSCIENT
Traduit de l’américain par Laure Casseau

EDITIONS ROBERT .LAFFONT


6, place Saint-Sulpice, Paris-6¢
Cet ouvrage a été publié pour la premiére fois
aux Etats-Unis, par The Free Press 4 New York sous le titre :

THE INFORMED HEART

Si vous désirez étre tenu_au courant des publications de l’éditeur de


cet ouvrage, il vous suflfit d’adresser votre carte de visite aux Editions
Robert Laffont, Service « Bulletin », 6, place Saint-Sulpice, Paris (VIe).
Vous recevrez réguliérement, et sans aucun engagement de votre part,
leur bulletin illustré, ot, chaque mois, se trouvent présentées toutes les
nouveautés — romans francais et étrangers, documents et récits d’histoire,
Hes de voyage, biographies, essais — que vous trouverez chez votre
raire.

© The Free press, A Corporation, 1960


Traduction francaise : Editions Robert Laffont, S.A., 1972
E.R BUN. a
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2
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ae
SOMMAIRE

Deets
hetCe i anette sara 11
1. La concordance des contraires............ 13
Sed IUPUSSE UNULINOIIC <tc, < 40.5 aviarn in eee<8 57
3. La conscience de la liberté............... 79
4. Le comportement dans des situations extré-
Ten LA COCTCIION tere me re ee ee oe 125
5. Le comportement dans des situations extré-
MeS.* LCS GELCNSES dite: venennsch speciale
cleverBoies 199
6. Les fluctuations du prix de la vie.......... 263
7. Les hommes ne sont pas des fourmis....... 295
Remercienenisrs. PO
2000. INE. POTROT. 331
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v
PREFACE

Nous attendons avec impatience de pouvoir émettre et


recevoir des messages dans l’espace extraterrestre. Mais
notre vie est si agitée et si ennuyeuse a la fois que beaucoup
d’entre nous n’ont rien d’important a communiquer a leur
prochain.
Jamais dans le passé un si grand nombre d’hommes n’ont
joui d’une telle prospérité. Nous n’avons plus a craindre
la maladie ou la famine, les monstres de la nuit, la sorcel-
lerie. Nous sommes délivrés du fardeau d’un labeur épuisant,
et ce sont les machines et non pas le travail de nos mains
qui nous fourniront bientét presque tout ce dont nous avons
besoin, et beaucoup de biens qui ne nous sont pas vraiment
nécessaires. Nous avons hérité des libertés pour lesquelles
les hommes ont dii se battre pendant des siécles. Pour ces
raisons, et d’autres encore, nous devrions nous sentir au
seuil d’un avenir plein de promesses. Pourtant, alors que]
nous avons plus de possibilités de jouir de la vie, nous nous!
sentons profondément frustrés de constater que la liberté et
le confort que nous avions passionnément désirés ne ll
donnent ni sens ni but. ,
Il est déconcertant que, disposant de ce pour quoi tant
de générations ont lutté, le sens de la vie nous échappe.
Nous avons plus de libertés que jamais. Mais plus qu’a
aucun moment du passé nous aspirons a un accomplisse-
ment qui nous fuit, nous laissant inquiets au milieu de
Vabondance. Aprés avoir conquis la liberté, nous sommes

11
LE C@UR CONSCIENT

effrayés par l’étau des forces sociales qui semble se refermer


sur nous dans un monde qui se rétrécit sans cesse.
L’ennui et Vinsatisfaction que nous éprouvons devant la
vie deviennent tels que beaucoup sont préts a renoncer a
cette, liberté. Elle leur pose trop de problémes, elle leur
semble trop difficile a défendre, ils sont las d’eux-mémes.
Si leur vie n’a pas de sens, ils souhaitent du moins n’en pas
porter la responsabilité et se décharger sur la société du
poids de l’échec et de la culpabilité.
L’épanouissement individuel, la préservation de la liberté,
Yadaptation de la société a l'une et Vautre exigence appa-
raissent comme des tadches de plus en plus ardues. On ne
Sait comment les aborder. Elles sont devenues le probleme
majeur, écrasant, de notre temps.
Plus loin, dans cet ouvrage, en évoquant les aspects
négatifs de notre civilisation, je ferai allusion a la nature du
changement que nous devons opérer en nous-mémes. Apres
avoir puisé un sentiment de sécurité dans la répétition de
situations identiques, qui n’évoluaient que trés lentement, il
nous faut nous habituer a un type ti tres
2s différent ddee sécurité,
reposant sur le bon usage de notre vie, alors quwil nous est
‘presque impossible de prévoir le résultat ultime de nos
actes dans un monde en voie de transformation rapide.
Nous ne pouvons espérer réaliser un tel exploit si le
ceur et la raison. demeurent dissociés. Le travail et la créa-
tion artistique, la vie familiale-et la vie sociale, ne peuvent
plus évoluer séparément. Il faut que le ccur, s’armant
d’audace, imprégne la raison de sa chaleur vitale, méme si
la raison doit renoncer a sa rigueur logique pour faire place
a l'amour|et aux pulsations de la vie.
Nous ne pouvons plus nous contenter d’une vie oi le
ceur a ses raisons que la raison ne connait pas. Nos
ceurs doivent connaitre le monde de la raison et la raison
doit avoir pour guide un ceur conscient. D’ou le titre de ce
livre. Son contenu, c’est au lecteur d’en juger.

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CHAPITRE PREMIER

LA CONCORDANCE DES CONTRAIRES

Je me suis efforcé de rassembler dans cet ouvrage mes


réflexions et mes recherches sur la condition humaine dans
la « société de masse » moderne et sur l’impact psycholo-
gique des tendances au totalitarisme. On y trouvera un
certain nombre d’observations fondamentales que j’ai déja
eu l'occasion de publier, mais sous une présentation tout a
fait différente. Tout ce qui suit est inédit ou récrit en vue
de ce livre.
Jai passé prés de vingt ans 4 approfondir les idées que
j’y expose et ce n’est que progressivement qu’elles ont pris
leur forme actuelle. En général, la genése des opinions d’un
auteur sur ’homme et la vie ne concerne que lui, surtout
lorsqu’il leur attribue une valeur scientifique. Néanmoins,
lorsque son travail repose sur Yobservation, l’introspection,
étude des motivations, et qu’il entreprend de choisir parmi
ses écrits ce qui vaut d’étre. repensé et reformulé, ce qui
est encore conforme a ses convictions présentes, ce qui ne
mérite que l’oubli ou ce qui doit étre radicalement révisé,
es
il s’interroge tout naturellement sur les liens organiqu
sera peut-
de ces aspects successifs de sa pensée. Le lecteur
e des
tre intéressé de savoir quelle est Yunité profond
de ce
réflexions de ce livre, au-dela de celle qui résulte
propos du
qu’elles sont exprimées par la méme personne a
13
LE CUR CONSCIENT

méme sujet. Afin d’essayer de faire apparaitre leur cohé-


rence interne, j’ai évoqué quelques aspects de mon histoire
personnelle qui, je Vespére, relieront plus intimement des
considérations qui, 4 premiére vue, semblent celles d’un
essaj de psychologie sociale parmi d’autres.
J’y ai une autre raison, plus importante, découlant de ia
thése principale de cet ouvrage. Je suis convaincu que, si
nous voulons résister 4 la pression mortelle de la société de
;nts masse et lui faire contrepoids, notre ceuvre doit étre im-
OE!
_ prégnée de notre personnalité. D’une facon générale, le choix
d’un travail ne devrait pas étre di A la commodité, au
hasard, a l’opportunisme, mais résulter de la conception que
nous avons de notre épanouissement individuel dans le
monde actuel, afin que le produit de notre activité, tout en
étant objectivement utile, exprime également notre idéal
personnel. C’est pourquoi, contrairement aux conventions
dusage, je commencerai ce livre en exposant les circons-
tances qui m’ont amené 4 m’occuper des problémes aux-
quels il s’efforce de répondre.

La génération de mes parents a élevé ses enfants dans


un esprit aujourd’hui disparu, celui d’une Europe occiden-
tale et centrale qui voulait croire 4 une ére de progrés
permanent, apportant toujours plus de sécurité et de
bonheur aux hommes. Cette croyance, tout en étant contre-
dite par les faits, était acceptée comme un article de foi,
particuliérement par la grande bourgeoisie qui avait été la
principale bénéficiaire des conquétes de la fin du dix-
neuviéme siécle et du début du vingtiéme. Pour elle, cette
conviction réconfortante semblait confirmée par Tl’expé-
rience. Elle avait assisté 4 un progrés social, économique et
culturel continu, dont le rythme s’accélérait, tandis que la
politique et la pratique sociale devenaient plus rationnelles
et plus équitables. Cette situation était caractéristique de
l'Europe occidentale avant la Premiére Guerre mondiale.

14
LA CONCORDANCE DES CONTRAIRES

Pourtant, un jour d’aoit, lord Grey remarqua, avec


autant de tristesse que de clairvoyance: «Les lumiéres
s’éteignent dans toute l’Europe. Elles ne se rallumeront pas
de notre vivant.» Non seulement sa prédiction se réalisa,
mais les ténébres se prolongérent bien au-dela de sa vie et
jusque dans la nétre. L’Europe septentrionale cessa d’étre
Vatelier de la race humaine, bien que ma génération ait eu
du mal a reconnaitre cette vérité avant que Hitler ne la
rendit évidente a tous.
Les années de formation de ma génération d’intellectuels
viennois ont été profondément marquées par la crise psycho-
logique et sociale provoquée par la Premiére Guerre mon-
diale. Nous avons vécu la crise individuelle de l’adolescence
et du début de la maturité plongés dans un chaos écono-
mique et social qui se traduisit d’abord par le bolchevisme
en Russie, puis par le national-socialisme et finalement par
une Seconde Guerre mondiale. C’était le sort commun de
toute la jeunesse européenne, mais pour les Viennois, il
était aggravé par l’effondrement de l’empire austro-hongrois.
La gravité des problémes intellectuels et affectifs qui en
résultérent pour moi illustre d’une fa¢gon trés personnelle
la controverse sur V’influence respective de Vhérédité et du
milieu, aujourd’hui dépassée, mais qui, a lépoque, battait
son plein. ‘
La misére des année s de guerre et d’aprés-guerre dans
ale,
une Vienne qui avait cessé subitement d’étre impéri
nt méme
effondrement de l’autocratie paternaliste au mome
monde de ses parents,
od Padolescent se révolte contre le
ant des solu-
entrainaient des problémes particuliers appel
er contre des
tions particuliéres. Il est difficile de se révolt
éclats. Mais la
parents dont le monde a soudain volé en
Yadolescent se sent
révolte est d’autant plus inévitable que
pére dans lequel il
encore plus trahi a découvrir que le
protecteur n’était
voyait un oppresseur... mais aussi un héros
e ses valeurs nou-
qu’un dieu d’argile. Il ne peut plus mettr
15
LE C@EUR CONSCIENT

velles a l’épreuve contre celles de ses parents qui n’ont


plus de fondement dans la réalité. Et comment pourrait-il,
dénué d’expérience personnelle, apprécier objectivement ses
innovations face aux mceurs instables, en pleine évolution,
de ses parents? Du jour au lendemain, il se sent privé de
tout ‘soutien solide non pas en raison de la disparition de
ses parents, mais 4 cause de |’anéantissement des valeurs
qu’ils lui ont enseignées, Cela au moment ow ces valeurs
auraient di constituer pour lui le havre a partir duquel il
aurait pu se lancer dans l’aventure angoissante de I’indé-
pendance du semi-adulte. Cette défection des parents est
d’autant plus intensément ressentie par l’adolescent qu'il est
dépouillé de la sécurité familiale qui seule lui permettait
de se révolter sans danger pour lui contre l’ordre existant 1.

La quéte d’une certitude.

C'est cette situation, entre autres choses, qui a engendré le


désir passionné de créer une forme de société qui soit satis-
faisante et durable. Le désir a été pére de la croyance, a
laquelle son intensité a donné la force de la conviction. Il
était possible de construire une société nouvelle, différente,
une «bonne » société qui assurerait le bonheur de tous.
Cette société devait étre stable et sire, tout en permettant,
voire en garantissant, l’épanouissement individuel dans un
maximum de liberté.
Il m’a fallu bien des années, de la fin de la Premiére
Guerre mondiale au début de la Seconde, pour reconnaitre,
malgré une vive résistance affective, la nature contradictoire
de ces exigences. Il m’a fallu de nouveaux efforts pour
prendre conscience des implications de ce que j’avais admis

1. Crest cette situation psychologique et le désespoir qui en résul-


tait qui forme l’arritre-plan d’une grande partie des ceuvres de Kafka.

16
LA CONCORDANCE
DES CONTRAIRES

rationnellement et pour les accepter affectivement sans


restriction.
Cette crise de l’adolescence ayant eu lieu 4 Vienne dans
le cadre familial d’une bourgeoisie juive assimilée, je ne
tardai pas a y sentir l’influence de Freud et de son enseigne-
ment. I] interférait avec le désir qu’on avait de croire qu’une
organisation plus rationnelle de la société éviterait a la
jeunesse future de passer par les mémes angoisses. La
psychanalyse suggérait que ce n’était peut-étre pas la société
qui était 4 Vorigine des problémes de lindividu, mais ia
nature intérieure, cachée et contradictoire de homme, qui
créait les problémes sociaux.
C’est donc sous cet angle que j’ai abordé le probléme de
Phérédité et du milieu. Fallait-il, pour créer une bonne
société, commencer par changer radicalement l’organisation
sociale, afin que tous les individus puissent parvenir a la
plénitude de leur épanouissement ? Dans ce cas, la psycha-
nalyse devenait inutile, n’était pour quelques personnes souf-
frant de troubles mentaux. Ou fallait-il, au contraire, partir
du principe que seules des personnes pleinement libérées et
intégrées grace 4 la psychanalyse étaient capables de fonder
une bonne société? Dans ce cas, il valait mieux renoncer
momentanément A la révolution économique et sociale et
s’efforcer de développer la psychanalyse. Une fois que la
majorité des individus seraient parvenus, grace a elle, a la
libération intérieure, ils constitueraient presque automatique-
ment une bonne société pour eux-mémes et les autres.
Le concept de groupes d’égaux, si important pour Pado-
lescent, n’avait pas encore été formulé, ou du moins
n’était pas connu a Vienne dans les années de Il’aprés-
guerre. La plupart de mes amis intimes luttaient pour la
certitude A tout prix, comme les adolescents de tous les
temps sont portés a le faire. Dans le désir d’échapper a leurs
contradictions et leurs conflits internes, ils embrassaient
tout
inconditionnellement V’une des deux theses en déniant
17
LE C@UR CONSCIENT

mérite a l'autre. Certains adhéraient au socialisme et souvent


aux premiéres formes de communisme puis, par la suite,
avec une allégeance aveugle ou inquiéte au communisme
soviétique ou a des groupuscules trotskistes ou autres. Ils
rejetaient complétement l’enseignement de Freud. D’autres,
choisissant la solution inverse, se consacraient tout aussi
unilatéralement 4 la psychanalyse. Une troisiéme catégorie
d’individus, la majorité de cet échantillon composé d’étu-
diants et de jeunes gens gravitant autour des milieux univer-
sitaires se retiraient dans une tour d’ivoire, cultivant lart,
la science, ou la vie de bohéme. Beaucoup de mes amis
non juifs, rejetant 4 la fois le socialisme et la psychanalyse,
se convertissaient a la religion orthodoxe ou au néo-catholi-
cisme, et bon nombre, par la suite, au national-socialisme.
Il arrivait que certains membres des deux premiers groupes
changent de camp, mais en conservant la méme intransi-
geance idéologique.
Moi aussi, je souhaitais vivre dans la certitude, mais je
me sentais incapable d’accepter Pune ou lautre croyance
sans réserve. Chacune des deux me paraissait, 4 un moment
ou a un autre, avoir des aspects séduisants et convaincants.
Mais la plupart du temps, je les trouvais vides lune sans
lautre. Les rares tentatives, celle de Wilhelm Reich étant
la plus connue, de greffer la psychanalyse sur le commu-
nisme, me semblaient vouées a l’échec. Ce jugement se
confirma rapidement pour de multiples raisons dont la plus
évidente était la nature contradictoire d’un tel mariage.
Par moments, j’essayais moi aussi d’éviter le probléme en
me réfugiant dans la privatisation, concept encore inconnu.
Je m’intéressais 4 la littérature, a l’art et, A un degré moindre,
a la musique, en ne fréquentant que quelques amis intimes.
Mais bien que mon gofit pour l’art et la littérature fait anté-
rieur 4 la découverte de la psychanalyse et des problémes
sociaux, je n’y trouvais pas de réponse 4 ma quéte d’un
homme meilleur dans une société meilleure. Pourtant, je

18
LA CONCORDANCE DES CONTRAIRES

nietais pas encore disposé 4 m’en détourner. Il me semblait


qu’en l’approfondissant suffisamment, j’y trouverais la bonne
solution.
La philosophie m’apparaissait comme l’instrument qui per-
mettait de sonder le plus profondément la réalité humaine
et je m’y adonnai pendant un moment. J’y appris la théorie
de la concordance des contraires, mais comme je persistais
a chercher des solutions unilatérales, elle ne m’aida guére.
Je ne me rendis pas compte qu’on pouvait l’appliquer 4 la
compréhension de l’interdépendance dynamique de Yorga-
nisme et de son environnement et que vivre consiste a lutter
pour parvenir A une. plus grande intégration dans le cadre
d’un conflit fondamentalement inévitable. Mais 4 ce moment-
la, je n’étais pas capable d’affronter cette vérité. En tant
que jeune homme désireux de s’affirmer, j’étais convaincu
que tout environnement, dans le cas présent, la société
plutdét que le milieu naturel devait ¢tre réorganisé de telle
facon que l’épanouissement individuel s’ensuivrait spontané-
ment. Je ne croyais pas qu’un tel épanouissement pouvait
se produire dans le cadre d’une conjunctio oppositorum.
Je me demandai donc une fois de plus si c’était une bonne
société qui produirait automatiquement ou avec un petit
effort des hommes nouveaux capables de la perpétuer ou
s'il était utopique de croire que Phomme actuel puisse édifier
une bonne société et s’y épanouir parce que sa nature
.
Paménerait a entrer en conflit avec elle jusqu’a la détruire
au prix
Si la premiére hypothése était juste il fallait, méme
ions, créer cette
de grandes souffrances pour plusieurs générat
bien dans
bonne société qui seule pouvait développer le
proposait de
Yhomme. C’était ce que le communisme se
la Premiére
réaliser dans les années qui suivirent la fin de
les Russes
Guerre mondiale. Mais il apparut rapidement que
garantirait
n’étaient pas en voie de fonder une société qui
Les sociau x-démo-
le plein épanouissement de ses membres.
jadhérai a leur
crates semblaient le meilleur substitut et
19
LE CUR CONSCIENT

parti, mais non sans hésitation et sans craintes. Je ne voyais


que trop clairement qu’ils ne créeraient pas une société
meilleure avant que militants et dirigeants ne se fussent
-amendés.
Si par ailleurs seul ’homme de bien pouvait créer une
bonne société, il fallait trouver le moyen de modifier
Yhomme, afin qu’il devienne capable de créer une société
a son image et de la perpétuer. De toutes les possibilités
connues d’influencer les étres humains, la psychanalyse
semblait la plus propre 4 provoquer un changement radical
de comportement et 4 améliorer ’homme concret. A cette
€poque, certains de mes amis s’étaient soumis 4 une psycha-
nalyse afin de devenir analystes eux-mémes. En ce temps-
la, il n’y avait guére, parmi mes amis, de gens qui se fai-
saient analyser sans avoir l’intention de devenir analystes.
La vogue de la psychanalyse chez les jeunes intellectuels
n’a commencé qu’aprés 1930. Les changements de person-
nalité que je pouvais observer en eux ne m’encourageaient
pas a penser que la psychanalyse créerait ’homme nouveau
auteur d’une bonne société. Mais cela pouvait étre attribué,
et on ne manqua pas de le faire, 4 ce que ces gens étaient
trop malades mentalement pour avoir tiré de leur analyse
la plénitude de ses bienfaits.

Les promesses de la psychanalyse.


En fin de compte, je me tournai vers la psychanalyse, mi-
sant plus d’espoir sur elle que sur la réforme politique. Ce
ne fut pas seulement parce que je doutais qu’une bonne
société fit capable de créer un homme libre d’entraves. Je
me consacrai a la psychanalyse en partie pour des raisons
personnelles, en partie afin de trouver une solution aux
problémes qui me préoccupaient, dont ceux que je viens
d’évoquer. Je n’avais pas Vintention de la pratiquer profes-
sionnellement mais, en dehors d’un profit personnel, j’espé-
rais y puiser une meilleure compréhension des problémes

20
LA CONCORDANCE DES CONTRAIRES

sociaux, philosophiques et esthétiques que je m’étais posés,


et qu’avec la présomption de la jeunesse j’espérais résoudre
grace aelle.
Il me fallut plusieurs années d’analyse intensive et beau-
coup plus d’années de pratique encore pour apprendre
jusqu’a quel point l’expérience psychologique peut changer
la personnalité d’un homme vivant dans une société donnée
et la limite de son influence. De méme, ce sont les lecons
de Hitler, du camp de concentration, de limmigration et
de l’adaptation au Nouveau Monde qui m’ont appris dans
quelle mesure et dans quelles limites la société peut changer
la personnalité et le mode de vie de l’individu. Ces legons,
je les ai apprises il y a une vingtaine d’années. Il me fallut
quinze a vingt ans pour saisir leurs implications.
Tout d’abord, je compris que si la psychanalyse peut ai-
der l’adulte 4 surmonter ses problémes personnels, elle n’a
pas le pouvoir de le changer suffisamment pour assurer
Pharmonie des relations humaines, Il a existé de tout temps
des étres qui ont réussi leur vie au prix d’une longue lutte
intérieure. La majorité ne pouvait y parvenir que par une
réforme radicale de V’éducation et de la société. Il fallait
modifier non seulement la puériculture et la pédagogie mais
la plus grande partie de V’expérience acquise par Penfant.
Néanmoins, avant de préconiser une telle réforme, il im-
porte de comprendre les répercussions qu’ont sur Penfant
nos habitudes actuelles et la facon dont elles déterminent
son comportement social une fois adulte, c’est-a-dire la
société elle-méme. Personnellement, ce ne fut qu’aprés
m’étre longtemps demandé si c’était la société ou l’enfant
qui déterminait la personnalité de l’adulte que je devins
capable de me dégager de cette alternative et d’accepter
effectivement ce que j’avais compris intellectuellement de-
puis des années: que l’épanouissement est fonction d’un
équilibre entre les aspirations de Vindividu, les exigences
légitimes de la société et la nature humaine et qu’une sou-
21
LE CUR CONSCIENT

mission totale 4 l’un de ces facteurs sans égard pour les


autres était inefficace,

La seconde legon qu’il me fallut apprendre concernait la


nature de Phomme et l’impact qu’a sur elle la société. Ici,
japproche de lessentiel de mes recherches: Yapplication
de la psychanalyse aux problémes sociaux et A léducation
des enfants en particulier.
Je m’étais rendu compte, 4 observer mes succés et mes
échecs thérapeutiques sur les deux enfants autistiques avec
lesquels j’ai vécu pendant plusieurs années, que nous n’uti-
lisions pas pleinement les possibilités de la psychanalyse et
que la théorie comme la pratique avaient besoin d’étre amé-
liorées. En essayant de comprendre ce qui se passait en eux
et de déterminer comment et pourquoi il fallait changer
leurs conditions d’existence en plus de la cure analytique
quotidienne pour obtenir une amélioration de leur état, je
fus amené a conclure que dans le cas d’individus souffrant
de troubles profonds, la psychanalyse classique ne suffit pas
a provoquer les modifications psychologiques nécessaires. Il
fallait que V’effet de la psychanalyse, ou du mode de vie
organisé sur son fondement, se fit sentir tout le temps et
non pas seulement une heure par jour. Du moins, c’est ce
que je pensais a cette époque. Je fis cet effort avec ces deux
enfants, mais je n’obtins qu’un résultat limité. Néanmoins,
je ne voyais pas d’autre solution. Je ne me rendais pas
compte qu’ils avaient avant tout besoin de vivre dans un
environnement humain qui n’cxistait pas encore et quil
fallait créer spécialement pour eux. Cet environnement de-
vait offrir des relations humaines ayant un sens pour eux,
des conditions de vie satisfaisantes, des buts désirables, et ne
pas se limiter 4 l’application de la psychanalyse au monde
dont ils avaient déja l’expérience.
J’avais été amené a faire une autre réserve 4 propos de
Vefficacité de la psychanalyse par expérience intérieure.

22
LA CONCORDANCE DES CONTRAIRES

Environ une dizaine d’années avant que Il’occupation de


PAutriche par Hitler ne bouleverse mon existence, j’avais
eu vaguement conscience que j’approchais d’une crise inté-
rieure, OU que je m’y trouvais, bien que socialement et pro-
fessionnellement, ma vie parit réussie et bien ordonnée.
Bien que je fusse d’un Age mir, je vivais dans ce qu’Erikson
a défini depuis comme un moratoire psycho-social. Ni la
psychanalyse a laquelle je m’étais soumis, ni les années qui
suivirent, n’avaient modifié cet état.
Néanmoins, jusqu’a l’époque de mon emprisonnement,
je n’ai pas douté de la valeur de la psychanalyse en général
et de leffet qu’elle avait eu sur moi en particulier. J’étais
convaincu qu’elle m’avait fait tout le bien possible, qu’il ne
fallait pas espérer d’autre amélioration. Je m’étais donc rési-
gné, bon gré mal gré, 4 m’accepter tel que j’étais alors, en
m’efforcant d’aimer mon mode de vie.
Cela n’est pas une critique dirigée contre mon analyse et
mon analyste, puisque l’une et l’autre m’ont beaucoup aidé.
Je leur dois entre autres choses d’étre capable de comprendre
et d’aider les enfants les plus repliés sur eux-mémes, les
plus perturbés, les plus psychotiques, en m’adaptant a eux
et en organisant l’environnement social et humain particu-
lier dont ils ont besoin pour s’épanouir dans la mesure de
leurs possibilités.
Par ailleurs, l’effet de mon séjour en camp de concentra-
tion aboutit en quelques semaines 4 une métamorphose que
des années d’analyse utile et féconde n’avaient pu accomplir.
Je me rends compte que je nous expose, mon analyste et
moi, 4 objection que mon analyse, tout en m’ayant permis
d’acquérir une certaine lucidité, n’avait pas été jusqu’a la
perlaboration?. Il faut peut-étre porter au crédit de mon
analyste le fait que cette critique ne me trouble pas.

1. Processus par lequel l’analyse intégre une interprétation et sur-


permet
monte les résistances qu’elle suscite. Travail psychique qui
d’accepte r certains éléments refoulés et de se dégager des
au sujet

23
LE CUR CONSCIENT

De nouveaux points de vue.

Jen étais encore a tenter de comprendre, au moyen de ma


propre analyse, des ouvrages théoriques et de leur applica-
tion pratique, la < véritable » nature de ’homme. Tout en
ayant cessé de croire que la psychanalyse, en tant que thé-
Tapeutique, était capable de rendre homme bon, je demeu-
rais convaincu qu’elle était le meilleur moyen de produire
des modifications importantes de la personnalité.
Mon expérience des camps de concentration de Dachau
et de Buchenwald, de 1938 A 1939, a bouleversé toutes
mes idées 4 ce sujet. J’y ai tellement appris que je ne suis
pas encore sir aujourd’hui d’avoir épuisé toutes les implica-
tions de cette expérience. L’étude psycho-sociale des camps
de concentration constituant une partie importante de ce
livre, je ne ferai pas ici le récit de ce que j’ai vécu. On se
rendra compte de l’influence que les implications de Pexpé-
Tience acquise ont eu sur mon ceuvre en consultant par
exemple mon rapport sur la schizophrénie provoquée par
les situations extrémes!. Quelles étaient ces découvertes psy-
chologiques et comment ai-je été amené A les faire ?
Lorsque je parle de ce que j’ai appris dans les camps de
concentration, il faut le considérer 4 la lumiére de Ja situa-
tion dans laquelle je me trouvais. Les privations extrémes
que subissaient les prisonniers, la peur qu’ils avaient de
perdre la vie, particuliérement lorsqu’ils étaient juifs, ne
favorisaient pas la clarté de la pensée. Mais peut-étre
Paffaiblissement du raisonnement était-il compensé par les
impressions profondes que I’on éprouve dans les situations
extrémes. Ces impressions se gravent en permanence dans
lesprit, et si on ne les refoule pas, elles peuvent aboutir a

mécanismes répétitifs. (Cf. p. 305, Dictionnaire de la psychanalyse


« Laplanche et Pontalis » (N.d.E.)
1. American Journal of Orthopsychiatry, 26, 1956, p. 507-518.

24
LA CONCORDANCE DES CONTRAIRES

une réestimation de toutes les valeurs par la suite, méme si


Yesprit, sur le moment, n’est pas capable de les trier et d’e:
saisir les conséquences.
Pendant mon séjour dans le camp de concentration, je
ne me préoccupais guére de l’efficacité de la théorie psycha-
nalytique, mais uniquement de survivre d’une fagon qui pro-
tégeat ma personne physique et morale. C’est pourquoi ce
qui m’a frappé tout d’abord était probablement le plus urgent
et le plus choquant en fonction de mes besoins immédiats et
de mes prévisions. Contrairement a mon attente, les personnes
qui, selon la théorie psychanalytique telle que je l’avais
comprise, auraient di résister le mieux aux rigueurs du
camp, supportaient souvent trés mal les tensions extrémes.
Alors que d’autres qui, selon la méme théorie, auraient da
se montrer faibles, donnaient des exemples éclatants de
courage et de dignité humaine. J’étais aussi témoin de chan-
gements rapides non seulement du comportement mais de
la personnalité. Ces changements étaient beaucoup plus
rapides et souvent beaucoup plus profonds que ceux que
peut opérer une cure psychanalytique. Etant donné nos
conditions d’existence, il s’agissait le plus fréquemment de
dégradations, mais il y avait aussi des améliorations éviden-
tes. Donc, un méme environnement pouvait provoquer des
modifications psychologiques radicales bonnes ou mauvaises.
Il ne m’était plus possible de douter que l’environnement
avait une influence importante sur le comportement et la
personnalité. Cela me ramenait 4 Vidée, antérieure a la
psychanalyse, que seule une bonne société pouvait rendre
homme bon, bien que sous une forme négative, puisque
je constatais qu’un environnement nocif rend Phomme mau-
vais. Pourtant, les mémes conditions sociales révélaient, et
peut-étre engendraient, des qualités méritoires chez des indi-
vidus qui ne les avaient pas manifestées précédemment. Si
de
un méme milieu social, en l’occurrence, celui des camps
concentration, pouvait provoquer des changements profonds

ya
LE CCEUR CONSCIENT

dans l’homme, la société, apparemment, déterminait la per-


sonnalité. Mais ces changements du comportement et de
la personnalité étant trés variés, et parfois de nature oppo-
sée, il était_évident que c’était l’homme qui était le facteur
décisif de son évolution, quelle que fat la société. Et la
psychanalyse ne donnait aucune assurance que Phomme
€voluerait positivement ou négativement sous J’influence
d’une société meilleure ou plus mauvaise.
Il ne m’était pas facile d’admettre ces constatations, mais
il me fallait les assimiler rapidement si je voulais survivre
d’une fagon qui efit mon approbation. La théorie psychana-
lytique sur laquelle j’avais jusque-la fondé ma conduite avait
été un leurre et me faisait défaut au moment ov jen avais
le plus besoin. Donc, il me fallait trouver de nouveaux points
de vue. Le plus important était de définir clairement la
limite des concessions qu’il était possible de faire A l’environ-
nement sans compromettre lintégrité du soi. Certains pri-
sonniers s’y abandonnaient totalement. La plupart étaient
rapidement détruits ou s’adaptaient A la condition qui leur
€tait imposée, devenant des « anciens prisonniers ». D’autres
s’efforgaient de maintenir intacte leur personnalité antérieure.
Mais s’ils avaient plus de chances de survivre moralement
en tant que personnes, leur solution manquait de souplesse.
La plupart d’entre eux n’étaient pas capables de résister a
une situation extréme. S’ils n’étaient pas. rapidement libérés,
ils mouraient.
Si je me rendis compte trés vite de l’influence considéra-
ble de l’environnement, il me fut beaucoup plus difficile de
laccepter intellectuellement. Au moment ot je fus envoyé
en camp de concentration, j’étais pleinement acquis aux
théories de la psychanalyse. J’étais convaincu que l’influence
de l’entourage familial était déterminante pour la formation
de la personnalité et que la société en général était compa-
rativement négligeable. J’étais tout aussi persuadé qu'il n’y
avait pas de meilleur instrument que la psychanalyse pour

26
LA CONCORDANCE DES CONTRAIRES

libérer l'individu et l’amener A un haut niveau d’intégration.


En quelques jours, mon expérience des camps m’apprit
que je m’étais trompé en pensant que seule une modification
de l’homme pouvait entrainer une modification de la société.
Il me fallait admettre que l’environnement pouvait boule-
verser radicalement la personnalité, non pas seulement chez
le petit enfant, mais chez l’adulte parvenu a maturité. Si je
voulais y échapper, il me fallait tenir compte de l’influence
de l’environnement, et décider dans quelle mesure je pou-
vais m’y adapter et 4 quel moment il fallait s’y refuser. La
psychanalyse ne m’était d’aucune utilité dans cette décision
vitale.
Chose plus surprenante, la psychanalyse dans laquelle
Javais vu la meilleure clef de tous les problémes humains
ne m’offrait ni inspiration ni soutien dans cette lutte pour
la survie physique et morale dans un camp de concentration.
Il me fallait revenir 4 des qualités qui, dans le cadre de la
théorie et de l’expérience analytique, m’avaient paru de peu
d’importance, voire négatives, alors que celles que j’avais
appris 4 favoriser devenaient parfois des entraves.
Il est indéniable que la théorie et l’expérience analytiques
m’ont aidé a comprendre les problémes auxquels j’étais
affronté. Il y a toujours en ’homme des tendances asociales,
non intégrées. Dans certaines circonstances, les inhibitions
qui nous permettent de les maitriser disparaissent et elles
se manifestent ouvertement, sans frein. La vie dans un camp
de concentration entraine la disparition de ces inhibitions.
Si des personnes différentes réagissent différemment, si les
inhibitions des unes résistent, alors que celles des autres
cédent, si quelques-unes renforcent leur résistance aux pul-
sions asociales, on peut l’expliquer par la différence de leur
histoire antérieure ou par la structure différente de leurs
personnalités.
De telles explications, et j'ai appliqué des raisonnements
psychanalytiques plus subtils au probléme, permettaient

27
LE CCEUR CONSCIENT

d’éclairer ce qui advenait a certains individus. Mais Pumpor-


tant n’était pas d’expliquer psychanalytiquement ce dont
jétais le témoin. Il s’agissait de savoir si les explications
analytiques nous aidaient, moi et les autres, 4 survivre hu-
mainement dans une situation extréme. Mes rapports avec
les. individus analysés ou non analysés du camp démontraient
d’une facon évidente qu’en cas de crise,-il importait peu
de savoir pourquoi une personne se comportait comme elle
le faisait. Ce qui comptait, c’était la facgon dont elle réagis-
sait. Si la psychanalyse fournissait des explications, c’était
environnement qui représentait V'influence déterminante des
actes de certains, mais pas de tous.
Obscurément d’abord, mais avec une clarté croissante, je
me rendis compte que les réactions de l’individu modifient
trés rapidement sa personnalité. Ceux qui ont résisté victo-
rieusement a l’épreuve des camps sont devenus meilleurs.
Ceux qui ont mal réagi n’ont pas tardé a se dégrader. Et
cette évolution était, du moins en apparence, indépendante
de leur histoire antérieure et de leur ancienne personnalité,
du moins en ce qui concerne les caractéristiques que la
psychanalyse considére comme importantes.
Il était impossible, dans le cadre du régime concentra-
tionnaire, de voir dans des actions courageuses ow l’individu
risquait sa vie une manifestation de l’instinct de mort, de
lagression tournée contre le soi, une tentative de mettre a
l’épreuve lindestructibilité du corps, une négation mégalo-
maniaque du danger, un mode histrionnique d’alimenter le
narcissisme, ou toute autre définition qu’en eft donnée la
psychanalyse. Ces interprétations sont valables dans la
perspective de la psychologie des profondeurs ou de la
psychologie de linconscient et probablement justes. Mais il
était complétement incongru d’envisager le comportement
courageux d’un prisonnier sous l’angle de la psychologie des
profondeurs. Je ne remettais pas en cause la psychanalyse
en tant que telle, mais je découvris avec un choc que,

28
LA CONCORDANCE DES CONTRAIRES

contrairement 4 mon attente, elle était loin de rendre comp-


te de la réalité.
On ne pouvait déduire la fagon dont lindividu se com-
portait dans une épreuve de force de ses motivations inti-
mes et secrétes qui étaient probablement contradictoires. Ni
ses réves d’héroisme ou de lacheté, ni ses libres associations
ou ses fantasmes conscients ne permettaient de prévoir si,
Yinstant d’aprés, il risquerait sa vie pour protéger celle des
autres ou céderait a la panique et trahirait les autres dans le
vain effort d’obtenir un avantage pour lui-méme.
Tant que les actes des autres ne mettaient pas ma vie
en péril et m’intéressaient surtout sous l’angle de la théorie
psychologique, je pouvais me permettre d’accorder une im-
portance égale, voire plus grande, a leurs processus incons-
cients qu’a leur comportement objectif. Tant que ma propre
vie avait suivi un cours bien ordonné, j’avais pu entretenir
la conviction que la partie inconsciente de mon esprit était,
sinon le soi véritable, du moins, le plus profond. Mais dans
une situation o¥ ma vie, éventuellement celle des autres,
dépendaient de mes actes, mes actes me paraissaient repré-
senter mon étre véritable plus que ne le faisaient mes moti-
vations inconscientes ou préconscientes. Les actes, les
miens comme ceux des autres, étant souvent en contradiction
avec ce qu’on pouvait déduire de l’activité inconsciente de
Yesprit, je ne pouvais plus considérer que ce que révélait la
psychologie des profondeurs constituait la « véritable » natu-
te de Vhomme. L’inconscient existe, il fait partie de
homme et de sa vie, mais il n’est pas Phomme « véritable >.
Encore une fois, il.est simple de déclarer et d’admettre
que seuls le ga, le moi et le surmoi dans leur totalité cons-
-
tituent "homme, que les pensées inconscientes et le compor
le
tement objectif dans leur totalité sont Yhomme. Mais
s }
probléme n’est pas de savoir si ’un ou lautre de ces aspect
devons
existent, il est de savoir auquel des deux nous
les
accorder le plus d’importance et comment nous devons
29
LE CUR CONSCIENT

combiner pour mener une vie bonne et créer une société


bonne, en adaptant l’environnement et Véducation aux
exigences d’un équilibre correct.

Quelles furent les legons que m’enseigna mon expérience


des. camps de concentration ?
Tout d’abord, que la psychanalyse n’est pas le moyen le
plus efficace de modifier la personnalité. Le a0 d’étre placé
dans un environn
de type
emen particuli
ter peut produire
des changements beaucoup plus considérables en un temps
beaucoup plus court!.
Ensuite, que la théorie psychanalytique, en I’état ow elle
se trouvait alors, ne suffisait pas a expliquer pleinement ce
qui arrivait aux prisonniers. Elle ne permettait guére de
comprendre ce qui contribuait A rendre la vie bonne et
Yhomme bon. Dans le cadre de référence approprié, elle
clarifiait beaucoup de choses. Mais en dehors de lui, ou
appliquée 4 des phénoménes se situant hors de son domaine,
elle déformait leur signification au lieu de les éclairer.
Tout en nous apprenant beaucoup sur l’homme « caché »
elle nous fournissait beaucoup moins de connaissances sur
Phomme « véritable >», A prendre un exemple, il m’appa-
raissait évident que le moi n’était pas un faible serviteur
du ¢a ou du surmoi. Le moi de certains individus se révé-
lait d’une force étonnante qui ne semblait provenir ni du ca
ni du surmoi.
Tout cela est aujourd’hui connu. Hartmann a lancé le
concept de l’autonomie du moi et plus tard, en collabora-

1, Par suite de cette prise de conscience j’ai été amené A utiliser


beaucoup plus tard la thérapeutique du milieu. C’est-a-dire, la créa-
tion d’un environnement total con¢u pour favoriser des changements
profonds de personnalité chez des personnes que la psychanalyse
ne pouvait aider,

30
LA CONCORDANCE DES CONTRAIRES

tion avec Kris, affirmé qu’il possédait une énergie neutra-


lisée. Ces notions théoriques développées par Erikson et
Rapaport, n’existaient pas lors de mon séjour dans les
camps de concentration, tandis que j’observais l’effet qu’ils
exercaient sur la personnalité des prisonniers. Dans le pre-
mier rapport que j’ai rédigé sur le comportement humain
dans des situations extrémes, j’ai utilisé les concepts psycha-
nalytiques de l’époque qui ne suffisaient pas 4 rendre comp-
te de mon expérience. Les faits et leur interprétation débor-
daient le cadre théorique dans lequel je m’efforgais de les
faire entrer.
Afin d’éviter tout malentendu, je précise que ceci concerne
surtout la théorie psychanalytique et la conception de la
personnalité qu’on en a déduite. En réalité, la psychanalyse
se compose d’au moins trois disciplines différentes. C'est
une méthode d’observation, une thérapeutique et un ensem-
ble de théories sur le comportement humain et la structure
de la personnalité. Leur valeur va en ordre décroissant, la
théorie de la personnalité étant l’élément le plus faible du
systéme, celui qui a le plus besoin de révision’. C’est le
premier aspect de la psychanalyse, la méthode d’observation,
qui m’a été le plus précieux et le plus utile. Il m’a permis
de mieux comprendre ce qui a pu se passer inconsciemment
dans l’esprit des prisonniers et de leurs gardes, compréhen-
sion qui m’a parfois sauvé la vie et m’a permis d’aider mes
codétenus dans des moments critiques.
Mon expérience des camps de concentration m’avait donc
enseigné deux lecons apparemment contradictoires. Tout
d’abord, V’insuffisance de la théorie psychanalytique sitdt
qu’on V’appliquait hors du cadre de sa pratique et son inca-
pacité a expliquer ce qui échappe 4 son domaine, par exem-

(Les blessures symboliques. N.R.F. 1971).


1. Voir B. Bettelheim

31
LE CCEUR CONSCIENT

ple, la constitution d’une personnalité bien intégrée. Ensuite,


la valeur indéniable de ses applications pratiques 1 ov elles
sont pertinentes, c’est-4-dire dans la compréhension, par
observation, des motivations inconscientes du comporte-
ment (sans considération du comportement qui serait préfé-
rable ou de la personnalité la mieux adaptée).
Un autre exemple éclairera peut-étre mon propos. Selon
les conceptions psychanalytiques alors en vigueur, le critére
de la personnalité bien intégrée, fonctionnant d’une facon
satisfaisante — but de la psychanalyse — était l’aptitude a
contracter librement des relations intimes, 4 ¢ aimer», a
ne pas redouter les forces de l’inconscient et 4 les sublimer
dans le travail. On considérait comme des faiblesses de
caractére le fait de montrer de la réserve et de mettre
affectivement de la distance entre soi et le monde. Dans le
chapitre V, en exprimant l’admiration que m’a inspirée un
groupe que j’ai appelé celui des personnes élues, j’ai dit a
quel point j’avais été frappé de voir comment ces individus
distants se comportaient dans les camps de concentration.
Ils avaient trés peu de contacts avec leur inconscient et
n’en gardaient pas moins la structure de leur personnalité
ancienne, de méme que leurs valeurs personnelles, dans les
épreuves les plus dures. Leur personne était 4 peine affectée
par les conditions d’existence dans le camp.
J’ai rencontré un comportement similaire chez un autre
groupe d’individus qui, du point de vue analytique, auraient
été considérés comme extrémement névrosés et méme déli-
rants, donc exposés a se désintégrer psychiquement en cas
de crise. Je veux parler des témoins de Jéhovah. Non seu-
lement ils firent preuve d’une dignité et d’un comportement
moral exceptionnels, mais ils semblaient protégés contre
influence du milieu concentrationnaire qui détruisait rapi-
dement des personnes que mes amis psychanalystes et moi-
méme jugions bien intégrées.
Plus tard, et dans un contexte tout a fait différent, bien

a2
/
i

LA CONCORDANCE DES CONTRAIRES

qu’il ne le fit peut-étre qu’en apparence, il se produisit des


événements paralléles qui ont davantage attiré l’attention.
Je veux dire, l'étude d’individus qui avaient grandi dans
les maisons communautaires d’enfants des kibboutzim socia-
listes d’Israél. La plupart d’entre eux avaient souffert dans
Penfance d’épreuves qui, selon la théorie psychanalytique,
auraient di les rendre instables. Eux aussi se montraient
distants, et quelque peu détachés, du moins, dans un sens
analytique. Aux yeux des analystes, ils étaient profondément
névrosés. Mais ces individus ont résisté aux plus dures
épreuves sans se désintégrer pendant la guerre de libération,
puis la campagne contre l’Egypte. Sans parler de la tension
qu’impose la vie dans les communautés établies le long de
la frontiére et exposées a l’infiltration des Arabes. Ces per-
sonnalités qui, selon la théorie psychanalytique actuelle,
devraient avoir tendance a se désintégrer se sont révélées
comme des dirigeants héroiques, surtout en raison de leur
force de caractére?.

Images hors contexte.

La question se posait done de savoir pourquoi la psychana-


lyse qui, de multiples fagons, était un instrument efficace
pour la compréhension et la modification de la personnalité,
était décevante a d’autres égards. Pourquoi ne nous donnait-
elle pas la clef de la « véritable » nature de ’homme, alors
qu’elle est plus révélatrice que toutes les autres méthodes
que nous connaissons ? Pourquoi, alors qu’elle réalisait des

1. Je ne veux pas dire que la réserve et la distanciation affective


soit la bonne
sont des caractéristiques désirables, ni que la rigidité
facon de vivre. Je me borne a penser que la théorie psychanalytique
que bien
n’est pas capable de définir la personnalité « idéale » parce
donne trop d’import ance a la vie inté-
intégrée. Ceci parce qu’elle
en négligea nt homme total dans ses rapports avec le milieu
rieure
humain et social.

33
LE CUR CONSCIENT

modifications de la personnalité qui libéraient certains indi-


vidus de leur angoisse en leur permettant de mener une
vie plus riche, comme elle l’a fait pour moi, ne permettait-
elle pas 4 d’autres de parvenir A Vintégration qui les ren-
drait capables de résister 4 des situations extrémes ?
Il me fallut beaucoup de temps pour en comprendre les
raisons. L’une d’elles est que malgré son utilité dans la
solution de conflits intérieurs et sa valeur en tant qu’instru-
ment d’exploration de quelques-uns des recoins les plus se-
crets de lesprit, la pratique thérapeutique, telle que la
concevaient Freud et ses disciples, repose sur une mise
en condition sociale particuli¢rement puissante. En tant que
telle, elle met en lumiére certains aspects de l’esprit mais
pas tous, et peut modifier certains aspects de la personna-
lité, mais pas homme total. Elle impose inévitablement
des limites 4 la fois au sujet, au praticien et a la théorie.
Dans ces conditions, la thérapeutique psychanalytique est
par essence un environnement particulier 4 l’extréme entrai-
nant des effets qui lui sont propres. Elle n’est pas un point
d’Archiméde situé hors du monde des phénoménes sociaux.
Elle ne peut pas servir de point d’appui 4 un: levier qui
arracherait ’homme 4 son milieu social pour nous révéler
son image « véritable ». Dans la situation analytique, on
substitue a l’environnement ordinaire un environnement trés
particulier. Il en résulte que si lon étudie les réactions de
homme dans ces conditions, on ne découvrira que celles
qui leur correspondent. Il est facile d’aboutir 4 des opinions
erronées si les découvertes faites dans le cadre psychanalyti-
que sont appliquées hors du contexte de cet environnement
sans avoir été modifiées.
Je vais prendre un exemple grossiérement simplifié. Sup-
posons deux psychosociologues qui s’efforcent de com-
prendre la société et la nature humaines. Le premier décide
d’étudier un groupe de savants en ne les observant que
pendant qu’ils se livrent a leurs recherches. Il est probable

34
r
LA CONCORDANCE DES CONTRAIRES

qu'il verra chacun, donc homme, se consacrer avec dévoue-


ment et abnégation 4 ses taches sociales, sans réserves ni
questions, afin d’atteindre le but qu'il s’est lui-méme fixé:
servir les intéréts collectifs.
Le second psychosociologue décide au contraire de par-
venir 4 la compréhension de ces savants, donc de l’homme,
en les observant uniquement pendant les trois quarts d’heure
ov ils se réunissent aprés leur travail dans le bar d’en face.
Ils y vident plusieurs verres, trop fatigués par l’effort fourni
pour rentrer directement chez eux. Irrités par les contrarié-
tés auxquelles ils se sont heurtés pendant leur travail, par
leurs collégues, leur directeur ou leurs épouses, ils se laissent
aller. C’est le moment ov ils se déchargent de la tension
accumulée pendant la journée et se détendent totalement.
Ils s’encouragent les uns les autres, comme des petits gar-
cons, Aa parler d’une facon irresponsable de leur travail,
d’eux-mémes, de leurs femmes, et l’un de I’autre.
Supposons que chacun d’eux sache parfaitement qu'il
est en train de faire semblant, et que ce qu’il dit n’a pas la
moindre incidence sur la réalité de son travail. Par besoin
de compenser la tension nerveuse qu’ils ont volontairement
subie, ils iront peut-étre jusqu’a dire que leur travail n’a pas
de sens, tout en sachant qu’il fait partie de l’essence de leur
vie. Ils déclareront avec une affectation de cynisme qu’ils ne
laccomplissent que pour gagner de l’argent et satisfaire leur
femme. Ils affirmeront qu’ils détestent cette servitude, leurs
collaborateurs ou tout autre bouc-émissaire qui leur viendra
a esprit.
Si notre second observateur, pour une raison ou pour
une autre, arrive 4 la conclusion que cette conversation
entendue dans le bar n’est pas la contrepartie d’un travail
intense mais exprime les véritables motivations de ces
hommes, leur véritable nature, il en déduira que Iactivité
utile A. laquelle ils se sont livrés pendant la journée n’est
qu’une facade masquant leurs désirs « réels ». Cet observa-

35
LE CUR CONSCIENT

teur en viendrait vite 4 considérer que les incidents mineurs


qui ont marqué la journée de travail, disputes, jalousies,
déceptions, sont les véritables et seuls ressorts de ces heures
consacrées a la poursuite de buts essentiels.
‘Les deux observateurs auront relevé des aspects impor-
tants mais différents du comportement social de homme.
Chacun d’eux est vrai, mais ni l’un ni l’autre ne sont la
« véritable » image de ’homme. L’homme véritable est une
combinaison, ou plus exactement une intégration des deux
images. Il s’agit toujours du méme individu mais dans le
premier cas, il est en train de travailler, et dans le second,
en train de se détendre, aprés plusieurs verres d’alcool.
Pendant une cure psychanalytique, le sujet parle surtout
des problémes qui l’empéchent de s’épanouir. Il ne se rend
pas chez un analyste pour lui rendre compte de la totalité
de sa vie, mais pour qu’on l’aide 4 surmonter des difficultés
particuliéres. S’il se mettait 4 réver 4 toutes les expériences
agréables qu'il a faites, l’analyste ne tarderait pas a lui
objecter que c’est fort bien, mais que ce n’est pas dans ce
domaine qu’il a besoin de ses services. Donc, pourquoi gas-
piller un temps limité, qui vaut cher, pour parler de ce
qui va bien? Parler des aspects positifs de la vie peut
apparaitre comme un artifice permettant de ne pas aborder
les aspects désagréables. Ou encore comme un souci de
ne pas se montrer ingrat envers ceux qui ont été a l’origine
des expériences agréables. Et on en vient 4 penser que ces
expériences agréables sont moins importantes que les autres,
ou qu’elles ne sont qu’un prétexte. En fait, elles sont aussi
réelles qu’importantes dans la vie, méme si la psychanalyse
n’y voit qu’un prétexte.

L’homme guéri et ’homme en bonne santé.


x
Pour en revenir 4 mon expérience des camps de concen-
tration, la. psychanalyse m’avait permis de comprendre

36
LA CONCORDANCE DES CONTRAIRES
quelques-uns des motifs les plus cachés des prisonniers
et des gardes et la raison pour laquelle la personnalité de
ee prisonniers se désintégrait selon un processus parti-
culier. Mais 4 ma surprise et 4 ma déception, la psychana-
lyse ne me fournissait aucun moyen de me protéger contre
ce danger, ni de comprendre pourquoi d’autres résistaient
victorieusement au régime du camp. Lorsqu’on réexamine
la psychanalyse sous cet éclairage, on se rend compte pour-
quoi et dans quelle mesure elle a exploré les influences
destructrices en négligeant celles qui sont constructives, a
Pexception de l’action de la psychanalyse elle-méme.
Sans intention délibérée, et souvent contrairement a leurs
convictions déclarées, les psychanalystes ont fait porter
leurs recherches sur ce qui mallait pas dans la vie des
individus et sur les remédes qu’on pouvait y apporter. Ces
problémes représentant l’objet principal sinon unique de
la psychanalyse, une telle attitude est légitime. Malheureu-
sement, elle n’aboutit 4 aucune théorie de la personnalité
dont on pourrait déduire la voie menant 4 une vie qui soit
bonne. Cela alors qu’on a de plus en plus recours a la
psychanalyse comme guide, direct ou indirect, puisqu’elle
fournit les structures théoriques de beaucoup de sciences du
comportement. ,
Les psychanalystes seraient les premiers 4 dire qu’aujour-
d’hui Vincidence de leurs théories et de leur pratique
s’étend bien au-dela du champ limité de la psychothérapie.
Ils se rendent compte de limportance qu’elles ont prise
dans la sociologie, ’éducation, l’esthétique, la vie en géné-
ral. Mais lorsqu’on fait appel 4 la psychanalyse hors des
limites de la psychothérapie, on risque de commettre de
graves erreurs si l’on ne compense pas lattention qu’elle
porte par vocation au morbide par un intérét égal pour ce
qui est sain, normal, positif. En ne se préoccupant que de
ce qui est pathologique et des moyens d’y remédier, on
arriverait facilement 4 une théorie dans la perspective de
37
LE C@UR CONSCIENT

laquelle la faculté de surmonter le morbide, plutét que


Vabsence de dispositions morbides deviendrait le critére de
la personnalité saine.
Ce manque d’intérét pour le positif recéle un autre dan-
ger. Nous risquons d’en arriver 4 croire que pour tous les
hommes aussi bien que pour des patients en analyse, le but,
qui consiste a atteindre la réalisation de soi, l’individuation
peut étre atteint en débarrassant ’homme du mal qui le
tourmente ou, lorsque c’est impossible, en Tincitant a
compenser un état pathologique grave par la création intel-
lectuelle ou artistique, 4 la fagon de Beethoven. Méme s'il
en résulte des ceuvres de grande valeur, les proches de
artiste risquent d’étre détruits dans le processus.
Préférer au normal la compensation du pathologique, par
analogie avec l’affirmation que le pécheur repentant pro-
cure plus de joie a Dieu que le juste, est une .attitude mo-
ralement dangereuse pour la psychothérapie comme pour
la société. C’est mettre au premier plan le tragique et le
spectaculaire au détriment du sel de la terre, de ce qui
constitue le bonheur ordinaire et la vie simple, c’est-a-dire
une existence saine et relativement satisfaisante avec sa
famille et ses amis. C’est une philosophie qui, 4 force de
centrer lintérét sur les instincts destructeurs et de céder a
la fascination du pathologique, finit sans le vouloir par
négliger la vie. L’>homme effacé, qui méne modestement
une vie simple, ne créera peut-étre pas d’ceuvres d’art.
N’étant pas tourmenté par la névrose, il ne cherchera pas
a compenser son malaise affectif par des exploits intellec-
tuels ou artistiques. Mais il ne détruira pas son neveu et
ne rendra pas la vie impossible 4 son frére, faute de fem-
me et d’enfants!. Il s’efforcera simplement de rendre les

1. Beethoven's Nephew, de R. et E. Sterba, New York, Pantheon


Books 1954,

38
LA CONCORDANCE DES CONTRAIRES

siens heureux. Si la pathologie devient le cadre de référen-


ce de tout comportement humain, une telle vie risque de
paraitre médiocre et sans valeur.
Freud s’en rendait compte, comme le témoigne Tinsis-
tance avec laquelle il a affirmé que la psychanalyse ne com-
portait pas de Weltanschauung. Il n’a jamais défini ce qui
constituait la personnalité normale, ni la fagon dont il fallait
élever les enfants pour qu’ils deviennent des personnes nor-
males. Mais la psychanalyse étant ensemble de connais-
sances théoriques le plus valable que nous ayons sur le
comportement et la personnalité, on lui fait jouer un réle
pour lequel elle n’est que partiellement équipée.
L’incapacité ot se trouve la psychanalyse d’expliquer
les forces de travail positives apparait clairement dans
la littérature analytique consacrée aux grands hommes.
Aprés l’étude de Léonard de Vinci par Freud, il en est paru
beaucoup d’autres, sur Beethoven, Goethe, Swift, pour ne
mentionner que les plus récentes. Chaque fois, lauteur in-
siste sur les caractéristiques pathologiques du héros et sur
les conséquences qu’elles ont eves sur son ceuvre. Les trois
derniers que nous avons cités sont présentés comme des
schizophrénes. L’analyse est convaincante d’un point de
vue psychopathologique. Mais le véritable probléme, c’est
la créativité qui en est résultée.
On reconnait le génie créateur de ces hommes. C’est la
raison pour laquelle on les a étudiés. Mais comme Pavoue
Freud, Panalyse de l’enfance de Léonard, et nous n’avons
pas a nous occuper ici de l’exactitude des informations et
de leur interprétation, n’explique pas pourquoi Léonard est
devenu un grand inventeur et un grand peintre alors que
les mémes antécédents n’engendreront chez d’autres qu’un
gribouillage ou un bricolage incohérents. Freud en déduisait
que la psychanalyse ne pouvait pas rendre compte du génie
de Léonard. Il en va de méme pour ceux qui ont étudié les
personnalités de Beethoven, de Goethe et de Swift. Pour fasci-
39
LE CUR CONSCIENT

nants que soient les apercus qu’ils nous donnent de leur


vie, ils n’expliquent en rien le ressort de leur créativité et
leur contribution positive 4 histoire de l’humanité.
Chacune de ces trois études démontre que la psychanalyse
est la meilleure méthode dont nous disposions pour mettre
au jour et comprendre homme caché, mais qu’elle est loin
d’étre un bon instrument pour qui veut comprendre homme
dans sa totalité. Et encore moins pour expliquer ce qui
conduit certains hommes au « bien» ou a la « grandeur >».
On est donc fondé 4 conclure que si la psychanalyse rend
compte du bouleversement psychologique, du pathologique
qui se trouve a la source du génie, elle est incapable d’ex-
pliquer pourquoi et comment il en résulte une évolution
positive.
J'ai montré ailleurs! que lorsque la psychanalyse assimile
la circoncision 4 une castration symbolique, elle ne tient
compte que de l’aspect pathologique du rite (mutilation des
organes génitaux) sans mentionner ses aspects constructifs
(manipulation magique des organes génitaux en vue de la
procréation). Envisagé d’une fagon négative le rite détruit
la vie. Envisagé dans sa totalité, il est au contraire orienté
vers la fécondité et le renouveau de la vie. On peut supposer
que lorsque les hommes ont échoué dans leurs tentatives
magiques pour enfanter comme le font les femmes, ils se
sont consacrés 4 développer les structures sociales et a
modifier le milieu physique. Dans ce cas, 4 n’envisager que
le sens «sexuel» de la circoncision, on ne rendrait pas
justice de « l’accomplissement » qui en résulte.

La théorie et la pratique.

Le méme risque existe pour des choses qui nous concer-


nent plus directement que la circoncision. Chaque fois que

1. Symbolic Wounds (Les blessures symboliques, N.R.F. 1971).

40
LA CONCORDANCE DES CONTRAIRES

la psychanalyse s’efforce de remédier aux conséquences de


mésaventures dont l’individu a souffert dans l’enfance, elle
est amenée a souligner les erreurs de |’éducation sans tenir
compte des aspects positifs du systéme considéré.
Grace ata
connaissance
de Tétre humain que nous fournit
la psychanalyse, nous comprenons fort bien aujourd’hui que
emmailloter un enfant ou l’attacher dans son berceau entrave
sa liberté de mouvement, donc interfére ayec le développement
spontané de ses capacités corporelles. Mais on comprend
aussi que si les langes empéchent le mouvement, ils sont
une garantie de sécurité, car l’enfant ne risque pas de tomber
de son lit ou de se blesser.
Il est beaucoup plus difficile de mesurer les conséquences
qu’entrainera la mise en pratique de cette prise de cons-
cience de la liberté et de la contrainte. Que se passe-t-il
psychologiquement lorsque l’enfant que nous laissons libre
de se mouvoir dans son berceau, son parc, ou sur le plancher
de notre salon, est subitement immobilisé dans des situa-
tions de courte durée, mais trés importantes pour lui! Par
exemple, quand on fait sa toilette ou quand on change ses
couches, ou encore quand on /’nstalle sur sa chaise pour
le nourrir. Ce passage brutal de l’extréme liberté a une
contrainte totale exige de la part de l’enfant une adaptation
trés complexe 4 l’environnement. I faut qu’il s’accorde inté-
rieurement Ja permission de se mouvoir librement, puis qu’il
s’abstienne de mouvements intempestifs. C’est une legon
beaucoup plus compliquée que d’accepter une fois pour toutes
la privation de mouvement, comme c’est le cas pour l’enfant
langé.
Donc, la méthode actuelle d’éducation ne fait pas seule-
ment apparaitre une dichotomie entre motilité et insécurité
par opposition 4 immobilité et sécurité. Selon des hypothéses
déduites de la théorie psychanalytique, la vie est plus facile
et plus agréable pour le jeune enfant quand on le libére
de la contrainte. Mais en pratique, cette liberté s’accompa-
41
LE CUR CONSCIENT

gne de la nécessité de s’adapter A des comportements opposés


et 4 des mécanismes intérieurs opposés. Et cela alors qu'il
est trop jeune pour maitriser de tels changements de compor-
tement et réussir 4 -développer sa personnalité. Le processus
est, prématuré pour deux raisons. Tout d’abord, on exige trop
tot de enfant qu’il soit capable de distinctions subtiles.
Ensuite, la mére se manifestera trop tot par des attitudes
contradictoires, alors que l’enfant a encore besoin d’avoir
d’elle une image uniforme pour renforcer son sentiment de
sécurité ou son identification.
Il y a plus. Il faut non seulement que I’enfant apprenne
que dans une situation, quand il se traine a quatre pattes
a longueur de journée, il a une trés grande liberté de mouve-
ment, et que dans l’autre, quand on fait sa toilette et qu’on
le nourrit, Il n’a pas le droit de se mouvoir, Cette interférence
subite avec sa liberté se produit 4 propos de deux des plus
importantes fonctions corporelles, Vabsorption et l’élimina-
tion. Le résultat est que l’enfant est excité par la promesse
et une certaine pratique de la liberté, symbolisée par la moti-
lité, dans des situations relativement peu importantes, Puis
sa liberté est anéantie 1a ot elle compte le plus, dans des inter-
actions vitales avec ses parents autour de processus physio-
logiques.
Tout en m’étant étendu sur cet exemple, je suis loin d’avoir
traité les problémes que pose ce type dimpact de l’environ-
nement sur l’enfant. Je voulais simplement montrer I’ex-
tréme complexité des situations que nous créons lorsque
nous appliquons des connaissances empruntées A la psycha-
nalyse (ici la frustration du sujet lorsque les parents
s’opposent a sa liberté corporelle), a la réalité quoti-
dienne.
Ce qui importe, c’est de déterminer jusqu’a quel point on
peut réduire les restrictions ou de quelle facon une situation
doit €tre modifiée pour qu’on puisse supprimer les inhibi-
tions en toute sécurité. En d’autres termes, il s’agit de

42
LA CONCORDANCE DES CONTRAIRES

savoir comment l’apport considérable- de la psychanalyse


doit étre mis en pratique.

Aux prises avec la théorie.

Ce probléme et exemple que je viens d’exposer appar-


tiennent au domaine d’activité qui m’intéresse le plus, c’est-
a-dire, la facon d’élever des enfants et l’éducation en gé-
néral. Je me suis intéressé, puis consacré 4 ces problemes
plus ou moins par hasard. Tout d’abord, j’ai fait la connais-
sance des deux enfants autistiques dont j’ai parlé. A vivre
avec eux, j’ai été obligé de repenser la psychanalyse, afin
de Yutiliser pour créer un milieu dont Veffet soit totalement
thérapeutique, tout en restant un véritable cadre de vie.
Plus tard, je commengai mon travail a la Sonia Shankman
Orthogenic School de Yuniversité de Chicago, avec la suppo-
sition simpliste que les enfants ne parvenaient pas a béné-
ficier pleinement de la psychanalyse lorsqw’ils continuaient
A vivre avec leurs parents!. Mais il devint bientét évident
que les enfants de l’école orthogénique, bien que séparés de
leurs parents, ne faisaient pas suffisamment de progrés. Et
cela alors qu’ils vivaient dans des conditions qui non seule-
ment ne contrecarraient pas les efforts analytiques, mais
contribuaient a leur effet. Non seulement le mode d’existence
des enfants était aussi favorable que possible, mais il était
concu conformément a ce que nous considérions alors
comme la meilleure méthode d’éducation, en nous fondant
directement sur la théorie et la pratique analytique.
En fait, ’état de certains enfants se détériorait, alors que

dont je m’étais
1. J’avais oublié que les deux enfants autistiques parents et
nt pas avec leurs
occupé pendant des années ne vivaie onnement
d’anal yser un enfant dans un envir
qu’il ne suffisait pas le guérir .
favorable répondant A ses besoins instinctuels pour

43
LE CUR CONSCIENT

d’autres bénéficiaient moins de leur analyse qu’avant leur


arrivée 4 l’école parce que des conditions d’existence confor-
tables ne leur fournissaient aucune incitation a changer.
Certains se désintéressérent de |’analyse parce qu’ils
croyaient avoir obtenu tout ce qu’ils désiraient, c’est-d-dire
un refuge dans un milieu apparemment < idéal». Je n’y
aurais pas vu d’objection s’ils avaient progressé dans T’inté-
gration de leur personnalité ou vécu plus efficacement. Mais
ils ne le faisaient pas ou trés insuffisamment.
Ce fut seulement alors que je compris que mon effort
initial d’adjoindre 4 la cure analytique un cadre fondé sur
l'amour, en tenant compte de Yinconscient, des pulsions. de
vie et de mort, de la sexualité et de l’agressivité était erroné.
Il me fallut apprendre de nouveau que l’amour ne suffit pas.
On ne peut aboutir 4 une vie bonne pour I’individu et la
société dans son ensemble que si, en plus de amour, on la
fonde sur les propensions constructives, curatives du travail,
qui contribuent a l’édification de la personnalité (et non pas
seulement du « moi >).
Précédemment, mes efforts pour interpréter mon expé-
rience des camps de concentration a la lumiére de la psycha-
nalyse classique avaient échoué, et ce n’est qu’a ‘la suite
de cet échec que j’avais été disposé A réviser ce cadre de
référence. De méme, mes efforts pour créer une institution
fondée sur les principes de la psychanalyse, afin de réaliser
les conditions d’une cure totale se révélérent décevants. Ce
fut alors seulement que j’appliquai pleinement ce que j’avais
appris dans les camps de concentration a cette situation et
ce probléme si différents.
Curieusement, les deux situations qui m’avaient obligé,
contre mon gré, a assimiler leurs legons, avaient un rapport
Pune avec Vautre tout en étant diamétralement opposées.
Lors de ma premiére tentative d’appliquer la psychanalyse
hors de son cadre de référence, il s’agissait d’empécher, de
restreindre, de ralentir, la désintégration de la personnalité

44
LA CONCORDANCE DES CONTRAIRES

provoquée par l’environnement. Dans le second cas, il s’agis-


sait de réédifier une personnalité désintégrée grace a
Yinfluence de lenvironnement. |
La maladresse avec laquelle j’ai formulé certaine s de
mes idées sur ces sujets et sur des problémes annexes prove-
nait de mes efforts pour demeurer dans le cadre des modéles
fournis par la psychanalyse bien qu’ils fussent de moins en
moins appropriés 4 mon propos. C’étaient ces modéles qui
m’avaient fait progresser dans la connaissance analytique
et j’en avais tiré un tel profit que Y’expérience professionnelle,
la loyauté, la gratitude envers ceux qui m’avaient ouvert
ces nouveaux horizons — Freud en particulier — m’inci-
taient A penser que c’étaient les seuls modéles de référence
possibles pour exprimer mes idées, et par la suite, que je ne
devais pas les écarter a la légére?.
Vers cette époque, d’autres analystes, se fondant sur des
aient
observations et des expériences différentes, se déclar
tique s exis-
également insatisfaits des théories psychanaly
fondée
tantes. Le premier 4 proposer une révision importante
rienc e
3 la fois sur des considérations théoriques et sur lexpé
y, d’Erikson,
fut Hartmann. C’est dans Childhood and Societ
théories en
que jm trouvé la premiére révision globale des
expérience. Je
cause qui allait dans le sens de ma propre
d’autres des idées
dois a ces deux auteurs, et a beaucoup

3 ces modéles apparait


1. La difficulté que j'ai eue a renoncer que jai écrits sur le travail
s
dans le fait que les deux premiers livre is Not Enough et Truants
effectué a lécole orthogénique Love
prise qui constituait une rup-
from Life, tout en retracant une entre
que de la psychanalyse, étaient rédigés
ture tadicale avec la prati
cette discipline.
dans le vocabulaire théorique de
bless ures symboliques que jai re-
Ce n’est qu’en écrivant Les
J'ai essayé d’y montrer que lobser-
noncé 2 ces modéles théoriques.
motivations révélées par la psycha-
vation des faits A la lumiére des qu’en de nombreux cas les
nalyse m’avait amené 4 la conviction ent pas aux phénoménes
théories psychanalytiques ne convienn
qu’el les prét ende nt expli quer, et quil faut donc les réviser a fond.

45
LE CUR CONSCIENT

importantes de ce livre que jai également expri


mées par
ailleurs, et je suis heureux de reconnaitre cette dette.
Il m’est
impossible d’énumérer ici toutes les personnes
qui ont
influencé mon ceuvre et ma pensée. J’ai depuis
longtemps
dit,ce que je devais intellectuellement A John Dewe
y. Il me
faut également répéter ici que beaucoup de mes idées
et de
mes pratiques ont pris forme au cours de longues
conver-
sations, poursuivies pendant des années, avec Fritz
Redl. Il
me serait impossible de dire lesquelles de mes idées
ont
germé en lui et lesquelles en moi. Pendant Jes premi
éres
années ov j’ai dirigé l’école orthogénique, Emmy Sylve
ster
m’a également fourni beaucoup de suggestions stimu
lantes.
Beaucoup de choses se sont clarifiées dans mon esprit
au
cours de conversations avec Ruth Marquis. C’est grace
a
elle que la plupart de mes idées ont été exprimées sous
la
forme ot elles ont été publiées. Non seulement elle a dirigé
la publication de ce livre et de beaucoup d’autres, mais
elle m’a aidé a le composer, du titre jusqu’a l’index. Souve
nt *
les idées elles-mémes sont nées de lenseignement que
je
m’efforgais de donner au personnel de l’école orthogéniq
ue
et a mes étudiants A l’université. Je leur suis reconnaissant
d’avoir ainsi stimulé ma pensée et du plaisir que j’éprouve
a étre leur professeur. es
Je suis tout 4 fait conscient de ces influences, Je ne sais
que dire de plus. Je suis ce que je suis et je fais ce que
je
fais en raison de ce que j’ai appris au contact de beaucoup
de gens, dont les uns sont vivants et les autres morts. Mais
c’est par-dessus tout le personnel et les enfants de Pécol
e
orthogénique qui m’obligent a réviser constamment les mo-
déles théoriques dont je me sers. Beaucoup se sont révélé
s
défectueux lorsque j’ai voulu expliquer 4 travers eux
des
questions difficiles 4 mes collaborateurs ou A mes étudia
nts,
ou lorsque j’ai tenté de les appliquer 4 l’organisati
on de:
Vinstitution. C’est souvent dans ces moments-lA que je
me
suis rendu compte de facon frappante que la théori
e ne
46
LA CONCORDANCE DES CONTRAIRES

convenait pas au cas. Que ce fit pour communiquer aux


autres ce que je voulais qu’ils comprennent ou pour amélio-
rer ’école en tant qu’institution, il me fallait élaborer une
théorie meilleure.
Etant donné mon désir d’une société meilleure et d’une
vie humaine plus heureuse, je ne pouvais pas me limiter 4
explorer la validité des modéles théoriques dans le micro-
cosme qu’était I’école. Je me suis toujours demandé s ils
étaient applicables 4 la société en général. Mon terrain de
vérification favori a toujours été celui qui m’est le plus
familier: ’éducation des enfants. Mais comme le lecteur le
constatera, j’ai parfois parlé de certains aspects de la société
en général.
Méme si je m’écarte considérablement de la psychanalyse
classique, dans mon esprit, ces modifications sont mineures
comparées a ce que je lui dois intellectuellement. La plupart
d’entre elles résultent de mon insatisfaction devant la tour-
nure critique, voire négative, qu’avait prise la théorie psycha-
nalytique du fait que les praticiens s’intéressaient trop peu
aux forces positives de la vie et 4 leur prédominance possi-
Ta
forces ilante
ble sur les mut névrose.
sde
Il nen Teste pas moins que je serai toujours dans une
s
certaine mesure fasciné par les modéles psychanalytique
la sociét é
bien qu’ils insistent trop sur la souffrance que
naturelles
inflige 4 V'individu en contrariant ses aspirations
mensurables
et négligent en comparaison les bénéfices incom
des modéles
qu’il tire de la méme société. Tout en cherchant
je n’aie pas
qui échappent a cette erreur, il se peut que
de trouver
réussi a les formuler correctement. Il_est_difficile
un optimisme
un juste milieu entre un pessimisme excessif et
naif, peut-étre parce “q les modétes théoriques expriment
ue
t mieux
plus facilement lun-ou Tautre et en tout cas renden Vab-
compte des extrLa em conjo
es . n des contraires et
nctio
sur lesquels
sence de certitude ne sont pas des fondements
i] est facile d’établir des modéles théoriques.
47
LE CUR CONSCIENT

Je m’efforcerai de démontrer que c’est le progrés qui rend


Péquilibre de plus en plus subtil et difficile A réaliser.
L’exem-
ple de Venfant langé montre que l’équilibre entre la sécuri

et la liberté devient plus complexe sitét que la liberté
obtenue
dans certains domaines est contredite par la contrainte
dans
d’autres. D’une facgon générale, je pense que les diffic
ultés
que nous sommes en train de vivre, celles qui consti
tuent
le malaise de notre civilisation et sont la source de
l’angoisse
que nous €prouvons, tournent autour du caractére
actuel
de l’évolution. Il nous faut renoncer A la tradition,
c’est-a-
dire a la sécurité puisée dans la répétition de liden
tique,
pour aller vers une sécurité beaucoup moins certaine
que
nous ne pouvons fonder que sur notre effort de mener
une
vie qui soit bonne sans que nous puissions prévoir la consé
-
quence de nos actes dans un monde en évolution constante.
ais cette évolution étant devenue une condition perma-
nente de notre existence, il semble que ce soit la seule
forme de sécurité possible dans notre société technologique
contemporaine.
Cest le sujet que je traiterai dans les chapitres suivants.
Pour le moment, je voudrais seulement ajouter que les
problémes que posent la société de masse et la rapidité de
Pévolution technologique, dont les camps de concentrat
ion
n’étaient qu’une conséquence parmi d’autres, ont mis en
relief pour moi les raisons pour lesquelles la psychanalyse
ne suffit pas 4 rendre compte de tous les phénoménes et
pourquoi ses prémisses doivent étre reformulées d’une facon
plus dynamique qu’elles ne l’avaient été A Vorigine.

L’influence de l’environnement.

Pour l’essentiel, la psychanalyse demeure fondée sur l’ceuvre


de Freud et des premiers analystes, auxquels elle doit sa char-
pente théorique. Ces hommes et ces femmes avaient affaire A

48
LA CONCORDANCE DES CONTRAIRES

des patients vivant dans une société apparemment stable qui


n’évoluait que trés lentement. L’évolution semblait n’amener
a maturité que ce qui existait déja et que le sujet avait
depuis longtemps accepté. On ne s’attendait 4 aucun change-
ment radical des meeurs et du style de vie. On le considérait
comme impossible et on ne le désirait pas.
Jy ai déja fait allusion en parlant du monde de mes
parents. Il est certain que le monde des premiers patients
de Freud changeait si lentement et que les changements
avaient si peu d’effets, si ce n’est bienfaisants et positifs,
sur les individus, qu’on pouvait considérer la matrice sociale
de la vie comme une constante. II suffit de se rappeler qu’on
recommandait au sujet de ne prendre aucune décision 4
longue portée 4 propos de sa vie extérieure pendant la durée
de l’analyse. Cela illustre le peu d’importance qu’on attachait
a la vie extérieure, et impliquait la conviction qu’elle serait
la méme aprés des années d’analyse et que les changements
éventuels seraient aussi faciles 4 opérer 4 ce moment-la que
dans l’immédiat. Je n’ai pas besoin de m’étendre sur la
rapidité de l’évolution actuelle du monde et la difficulté
que le sujet risque d’éprouver a maintenir le statu quo pen-
dant trois ans ou plus, 4 moins qu’il ne soit déja au terme
de son existence, ou privé de toute incitation 4 prendre une
décision!.
Si la société, et V’effort d’adaptation qu’elle exige varient

1. Plusieurs biographes de Freud ont remarqué sa répugnance


A quitter Vienne alors qu'il affirmait y trouver la vie extrémement
désagréable. J’ai contesté |’authenticité de linsatisfaction qu'il affi-
chait et montré pourquoi il y a lieu d’en douter. (Voir la critique
de The Life and Work of Sigmund Freud, de E. Jones, dans AM.J.
of Sociology 62, 1957, p. 419). Je voudrais ajouter qu’ayant refusé
presque jusqu’a la fin de sortir du cadre de ce milieu et de cette
culture, Freud, pendant longtemps, n’a pu Se rendre compte des
changements qui s’opérent dans lindividu lorsqu’il passe d’un milieu
A un autre, expérience qui left peut-étre amené 4 penser que in-
fluence de l’environnement n’est ni négligeable ni invariable.

49
LE CUR CONSCIENT

lentement, d’une fagon organique, et conformément aux


prévisions de Vindividu qui s’y trouve préparé, on peut
négliger cette constante en analysant la dynamique de la
personnalité. Toutes les modifications de la personnalité, dans
ce, cas, seront dues a des processus intérieurs et apparaitront
sur un écran neutre.
Je partageais cette supposition, mais elle a été démentie
deux fois. La premiére par une expérience traumatisante,
celle des camps de concentration, la seconde d’une facon
bienfaisante lors de mon contact avec le Nouveau Monde.
En m’efforgant de coordonner ces brusques changements
de milieu avec les modifications de ma_personnalité, jai
acquis la conviction que, contrairement a ce que suggére
la théorie psychanalytique, la société a une incidence sur la
dynamique de la personnalité et que, par ailleurs, P’évolution
, de la personnalité ne dépend pas aussi exclusivement qu’on
| a supposé de la biologie et des premiéres expériences de
Penfant, sans égard pour le milieu ov il évolue.
Si par ailleurs, la société a une telle influence sur la
personnalité, il importe de mieux comprendre de quelle
fagon elle opére. Il faut surtout que homme soit mieux
protégé, par l'éducation ou d’autres moyens, contre son
, effet potentiellement destructeur. Il faut qu'il soit mieux
_ €quipé pour modifier la société de facon qu’elle ne soit plus
un obstacle 4 son épanouissement, mais un cadre qui le
\facilite et encourage. Bref, il faut A la fois que ’homme
méne en société une vie qui soit bonne et qu’il crée a
chaque génération la société qui est bonne pour lui et pour
les autres.
Dans ces conditions, il me semble que nous ne pouvons
_plus envisager de modifications de la personnalité indépen-
_damment du contexte social. Méme si, dans certains cas,
_ Penvironnement n’est pas en cause, il n’en est plus ainsi
' pour le grand nombre, et si le rythme d’évolution de la
société s’accélére encore, ce ne sera méme plus vrai pour

50
LA CONCORDANCE DES CONTRAIRES

la minorité. Il suffit de penser 4 la révolution chinoise


et A la modification radicale qu’elle affirme avoir opéré dans
la personnalité chinoise qui, plus qu’aucune autre, semblait
confinée dans des structures traditionnelles immuables.
Ce que la psychanalyse a déja apporté 4 lédification de
la personnalité dans un contexte social stable doit aujourd’hui
étre réalisé pour une personnalité et un contexte social en
interaction et en évolution constante?.

Interaction.

A partir de 14, le reste est beaucoup plus facile 4 expliquer.


Ayant commencé, au lendemain de la Premiére Guerre mon-
diale, au milieu du chaos qu’elle a entrainé, par penser qu’il
fallait modifier la société afin de modifier ’homme, puis

1. La psychanalyse, par exemple, s’est trés peu occupée de lin-


cidence de la guerre, de l’immigration, etc., sur le sujet. Il est vrai,
et nous avons pu le constater A maintes reprises dans notre travail
a Técole, que chaque fois que nous sommes partis de la conviction
que les événements se passant a Tintérieur de l’école ou a Vexté-
rieur n’avaient pas d’influence sur la personnalité de Yenfant, il
avait tendance A partager cette conviction. Mais aprés chacun de
ces incidents, l’enfant devenait moins souple, plus fermé a lenvi-
ronnement et doutait de sa capacité d’observer et de réagir. Plus il
fuit la réalité, plus sa dépendance envers Y'inconscient s’accroit et
moins il devient capable de le maitriser. De méme, l’adulte risque
d@étre conditionné par l’environnement (la situation analytique) et
ne plus réagir au monde extérieur mais seulement a son monde
intérieur. De méme que le camp de concentration avait ses bons
« anciens prisonniers », la psychanalyse peut avoir des praticiens et
des sujets parfaitement adaptés a Yunivers analytique ow la réalité
compte peu et ot V’inconscient seul est en jeu. Dans des cas parti-
culiers cela peut étre nécessaire A la thérapeutique analytique. Mais
c'est tourner dans un cercle vicieux que de suppoSer que parce que
Yimpact tout-puissant d’un environnement particulier, celui de Pana-
de
lyse, empéche d'autres influences venues de YVenvironnement
sexercer, ces influences ont peu, ou devraient avoir peu, d’impact
sur la personnalité.

51
LE CUR CONSCIENT
ayant été convaincu a la suite de ma propre analyse, que
seule la psychologie pouvait assurer l’épanouissement de
Vindividu et l’amener a créer une « bonne » société, jai été
catapulté dang le camp de concentration ov je me suis
rendu compte a quel point l’environnement peut influencer
. Vindividu tout en étant incapable de modifier certains aspects
' de sa personnalité.
_ Tout ceci se cristallisa dans mon esprit par suite de
Pémigration. Aprés l’expérience du camp de concentration,
celle qui consistait 4 quitter l'Europe pour m’établir aux
Etats-Unis posa de nouveau le probléme avec évidence. Je
me suis demandé jusqu’a quel point les conditions d’existence
et ladaptation qu’elles exigent de Vindividu modifient sa
personnalité et quels aspects de la personnalité restaient
relativement imperméables 4 un changement radical de l’en-
vironnement. Le probléme n’était pas tant de déterminer
- Jusqu’a quel point on pouvait manipuler homme au moyen
de Venvironnement. Il s’agissait de savoir dans quels do-
maines il reste libre de ne pas s’adapter 4 l’environnement et
d’entreprendre de le modifier conformément 4 ses besoins
et dans quelle mesure sa rigidité l’empéche de faire l'un ou
Pautre.
En observant les amis qui avaient vécu la méme expérience
que moi, dont je pouvais suivre les réactions d’aussi prés
que celles de mes codétenus dans le camp de concentration,
je constatai bientét que Véventail des comportements possi-
bles était trés large. A l’'un des extrémes, on trouve lindividu
qui s’en tient rigidement 4 des valeurs et des attitudes qui
ne sont plus efficaces parce qu’inappropriées 4 l’environne-
ment. Il réagit ainsi uniquement parce qu’elles lui ont été
inculquées dans l’enfance. A l’autre extréme, il y a une
adaptation totale 4 Ja situation nouvelle, une soumission
passive 4 lenvironnement. Ce n’est que rarement que j’ai
constaté linteraction subtile entre la personnalité et l’envi-
ronnement qui aboutit 4 une intégration accrue.

52
LA CONCORDANCE DES CONTRAIRES

Aprés avoir plusieurs fois éprouvé l’influence destructrice


de la société, j’avais eu la chance de profiter de effet
curatif du milieu nouveau et plus libre qu’étaient les Etats-
Unis. Ces expériences accumulées, au bout d’une évolution
affective et intellectuelle qui n’alla pas sans difficulté,
m’amenérent 4 la conviction que l’environnement peut dé-
truire, mais aussi guérir. Particuligrement quand influence
bénéfique de l’environnement est associée 4 la psychothé-
rapie. ;
Je m’efforcai de traduire cette conviction dans la pratique
en créant un cadre dans lequel l’impact thérapeutique de la
psychanalyse serait accru par un environnement aussi favo-
rable 4 l’épanouissement de V’individu que la société exis-
tante le permettait. Je ne savais guére, en inaugurant cette
expérience, qu’on ne pouvait pas simplement additionner
ces deux moyens d’action, qu’il en résulterait des contradic-
tions engendrant d’autres problémes et d'autres inconvé-
nients. Ayant créé le microscome qu’était l’école orthogé-
nique, il me fallut prendre conscience que ce monde inter-
férait A certains égards avec le succés de Ja cure analytique.
Il me fut plus dur encore d’admettre que la psychanalyse, en
retour, peut avoir une influence nuisible, méme sur un envi-
ronnement créé partiellement 4 son image. Ce fut alors
seulement que je me rendis pleinement compte de la subtilité
de Yéquilibre qui doit s’établir entre lenvironnement, la
personnalité et la psychothérapie.
Jusqu’alors, je m’étais demandé jusqu’a quel point lenvi-
sa
ronnement peut influencer et fagonner homme, sa vie et
personnalité et quelles sont les limites: de son action. J’avais
cherché a savoir comment et dans quelle mesure on pouvait

ulier, l’école ortho-


1. Il va sans dire que cet environnement partic
a l'aide généreuse
génique, n’a pu étre créé et entretenu_que grace elle fait partie,
de Chica go, dont
et compréhensive de Yuniversité
et grace au dévou ement de son person nel.

53
LE CCEUR CONSCIENT

utiliser environnement pour faconner la vie et la person-


nalité, Et finalement, j’ai essayé de déterminer dans quel
sens il fallait développer la personnalité pour lui permettre
de résister 4 environnement ou, le cas échéant, en quel
sens il fallait améliorer l'environnement. Ces préoccupations
m’ont orienté dans mon travail et dans la rédaction de ce
livre, méme si, par instants, le rapport semble confus.
Je me suis particuliérement attaché a4 la possibilité de
dissocier les découvertes de la psychanalyse des distorsions
qui résultent directement ou indirectement du caractére par-
ticulier de la situation analytique et de l’excés d’importance
qu’elle est amenée a donner a V’inconscient. Pour cela, il
fallait cesser d’appliquer directement aux situations de la
vie réelle des découvertes fondées sur ce qui se passe dans
le cabinet de consultation de l’analyste et leur subsituer la
compréhension de l’homme dans la vie réelle, en l’observant
aussi attentivement, compte tenu de T’inconscient, que le
sujet sur son divan. A lécole orthogénique, nous ne pouvions
nous contenter de cette observation et des conclusions que
nous en tirions. Il nous fallait modifier l’environnement
d'une fagon soigneusement calculée, puis vérifier l’effet de
ces changements. Parfois, le raisonnement était confirmé par
la pratique, parfois non. Le plus fréquemment, nous étions
amenés a d’autres révisions de notre mode de penser, de
prévoir et d’agir.
C’est ainsi que dans un processus continu d’apprentis-
sage et d’expériences, nous nous consacrons a l’étude d’une
‘question pratique: quels changements faut-il apporter a
lenvironnement pour élever les enfants de facon a les aider
a mener éventuellement une vie qui soit bonne ? Sa contre-
partie étant: quelles méthodes d’éducation faut-il utiliser
pour aider les enfants 4 mener une vie bonne quel que soit
leur environnement?
Etant donné que nous avons réussi a rééduquer 4 l’école
des enfants qu’on avait précédemment considérés comme

54
LA CONCORDANCE DES CONTRAIRES

des-cas désespérés, et que par ailleurs certaines personnes


ont réussi 4 conserver leur humanité aprés avoir passé dix
ans et plus dans les camps de concentration, ces taches,
bien que difficiles, ne semblent pas dépasser les forces
humaines.
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CHAPITRE II

L’>IMPASSE IMAGINAIRE

Un artiste de génie est capable de recréer au fil des pages


d’un livre la subtile interaction entre lenvironnement et
létre humain qui est la substance de la vie et de ’art. N’étant
ni un génie ni un artiste, il me faut les traiter s¢parément.
C’est pourquoi, dans ce chapitre, je décrirai surtout l’envi-
ronnement, l’effet qu’il a sur ’homme et celui que nous
craignons qu’il ait. Le chapitre suivant sera surtout consacré
a nous-mémes.
Il ne fait pas de doute que homme moderne est hanté
par la peur que notre époque soit une ére de névroses et
que cela s’ajoute 4 son insatisfaction personnelle. Profondé-
ment conscient du malaise de notre civilisation, il lui en
fait grief et oublie souvent que toutes les Epoques et toutes
les sociétés ont eu leurs conflits propres, leurs inconvénients,
donc leurs névroses. Comme nous sommes préoccupés par
les difficultés auxquelles nous nous heurtons dans notre
civilisation, nous nous inquiétons de celles de ses caractéris-
tiques qui engendrent I’angoisse et prédisposent a la maladie
mentale. Mais dans une société de chasseurs, le chasseur,
méme s’il prenait plaisir 4 la chasse, redoutait de devenir
lui-méme une proie. C’est le prix dont il fallait payer ce
mode de vie. Le cultivateur redoute les tempétes de sable,
la sécheresse, les inondations. Ce sont les inquiétudes
propres a une société agricole.

57
LE CUR CONSCIENT

Il semble parfois que lorsqu’une société évolue, chaque


pas en avant réduit les anciennes causes de malaise sans
supprimer toutes les anciennes causes d’angoisse. Alors que
chaque changement semble créer de nouvelles anxiétés, qui
s’ajoutent a celles du passé, demeurées actives. Ces nouvelles
peurs naissant de la complexité croissante de l’organisation
sociale se déploient apparemment dans un continuum qui
va de lanimé a l’inanimé pour aboutir a l’abstraction. Le
chasseur doit se défendre contre ses adversaires humains
et contre les animaux sauvages. L’agriculteur ne redoute pas
seulement les créatures hostiles, mais les variations météoro-
logiques. L’>homme moderne, tout en demeurant exposé a
ces risques du monde animé et inanimé, doit faire face a
des problémes abstraits ou symboliques tels que ceux de la
morale et y trouve une nouvelle cause d’anxiété.
Dans notre monde actuel, la mére continue 4 éprouver
une peur atavique pour sa survie et pour le bien-étre physi-
que de son enfant. Mais, quelque plaisir qu’elle prenne a
la maternité, elle est hantée en outre par la crainte d’étre
psychologiquement une mauvaise mére. Bref, ce qui cons-
titue Pessence de notre activité vitale tend aussi 4 devenir
une source majeure d’angoisse. A lage de la machine,
Yhomme a peur d’étre dépouillé de son humanité par l’objet
dont il est le créateur. Il suffit d’évoquer ici la peur collec-
tive des maux de la société de masse et l’angoisse psychique
de lindividu 4 Vidée qu’il puisse perdre son identité.
Je ne sais pas ce qu’éprouvait l’ancien nomade en regar-
dant d’autres individus adopter progressivement le mode de
vie agricole. Peut-étre eiit-il exprimé en des termes analogues
Yangoisse qui létreignait 4 voir ses semblables renoncer a
la liberté de courir le monde en échange d’une plus grande
sécurité économique. [Il est certain que l’Arabe nomade
moderne n’éprouve que de la pitié pour ceux qui ont sacrifié
la liberté aux avantages que leur apportait l’agriculture. Pour
lui, Phomme n’est véritablement humain que s’il est libre

58
L’ IMPASSE IMAGINAIRE

comme le vent. Mais le vent du désert, symbole de liberté,


est aussi le pire fléau du nomade qui peut difficilement s’en
protéger. Pourtant, il a raison. La vie sédentaire entraine
des servitudes, il faut payer de certaines libertés et de
certaines satisfactions une vie matériellement plus agréable
et plus sire.
Quoi qu'il se soit passé a d’autres époques, homme
moderne souffre de son incapacité 4 faire un choix, qu'il
croit inévitable, entre la liberté et l’individualisme d’une part,
le confort matériel de la technologie moderne et la sécurité
d’une société de masse collective, d’autre part. A mes yeux,
c’est le véritable conflit de notre temps.
En comparaison avec ce conflit fondamental, les névroses
individuelles résultant du refus d’affronter le probléme sont
marginales. Elles n’ont qu’une importance mineure, bien
qu’elles tourmentent beaucoup de gens de nos jours. Ce
refus peut prendre la forme d’un individualisme exacerbé,
comme dans le cas des bohémes, ou d’un renoncement a
Vindividualité dans une tentative d’adaptation opposée, cet
ajustement radical 4 «|’autre » consistant en général en une
soumission passive aux exigences de la technologie et en une
vie consacrée a la faire progresser.
Lorsqu’il est confronté avec cette impasse apparente, le
bohéme, au lieu de se demander si de nouvelles formes
d’analyse, de nouvelles techniques, de nouvelles attitudes
permettraient de la dépasser, a tendance a Vignorer par un
choix névrotique et unilatéral. Son antithése, VYhomme qui
renonce A son individualité, fait de méme. Entre ces cas
extremes on trouve des gens moins perturbés qui n’en
cherchent pas moins l’évasion, en se précipitant dans une
direction ou une autre, c’est-d-dire, en ayant recours a des
mécanismes de fuite. En termes psychanalytiques, certains
d’entre eux font appel a la répression, d’autres a l’acting out
ou a la régression, les troisitmes souffrent de délire.

59
LE C@UR CONSCIENT

La négation du probléme.

L’alcoolisme nous offre un exemple frappant de réaction


irrationnelle de la société face A une impasse sociale. Con-
frontés au probléme, les Etats-Unis ont décidé de le suppri-
mer a l’aide de la loi. Comme pour la répression au niveau
individuel, le refus de reconnaitre la complexité du phéno-
méne et la tentative de le supprimer, loin d’y remédier, ont
aggravé. Le corps politique, affaibli par la manceuvre répres-
sive, a été envahi par la criminalité, la violence et parfois
des formes encore plus nocives d’alcoolisme. Bien que la
prohibition ait été abolie, nous ne sommes pas encore
débarrassés des séquelles de cette tentative de répression a
léchelle nationale, puisque les associations criminelles exis-
tent encore.
Cet exemple est trés insuffisant pour illustrer la complexité
des problémes que nous pose la machine. Personne n’a encore
sérieusement demandé qu’on en interdise l’usage, bien que
certains auteurs imaginatifs tels que. Butler dans Erewhon,
Paient suggéré. On se contente en général de nier I’existence
du probléme. Parfois, notre société, comme une personne
atteinte de toxicomanie, semble fuir en avant vers une
mécanisation accrue avec l’espoir qu’un surcroit de techno-
logie résoudra les conflits qui en résultent. Nous agissons
comme Tlalcoolique qui, pour échapper 4 une gueule de
bois, se lance dans une nouvelle bordée.
Un autre exemple de fuite, l’évasion dans le primitivisme,
nous est donné par ceux de nos contemporains qui cher-
chent un réconfort dans des types plus simples de civilisation.
Etant centrés sur des activités sociales différentes, ces
civilisations ignorent les insatisfactions de la culture née
du machinisme. Les transfuges ne voient que cela, sans
tenir compte des frustrations inhérentes 4 ce mode d’existence
plus primitif.

60
L’IMPASSE IMAGINAIRE
Beaucoup d’intellectuels, de nos jours, cherchent un
réconfort dans les croyances apparemment simples de leurs
ancétres. Ce faisant, ils risquent de contracter la peur de
Yenfer et de la damnation sans pour autant y trouver le
soulagement affectif que procurait l’affirmation d’une foi
collective.
Il ne faut pas supposer non plus qu’un homme du ving-
tiéme siécle se sentirait 4 l’aise dans un cadre du dix-
huitiéme. Affligés comme nous le sommes par les consé-
quences d’un apprentissage de la propreté qui nous a donné
Vhorreur de la saleté et des mauvaises odeurs, nous serions
fort malheureux de vivre dans la puanteur des tas de
fumier et des latrines primitives d’une petite ville américaine
de l’époque coloniale. Un Williamsburg restauré, pourvu
d’eau courante et d’un équipement sanitaire moderne, est
un joli joujou pour week-end mais pas un milieu résidentiel
pour ’homme de l’age technique’.
A considérer avec nostalgie d’autres civilisations, nous
ne ferons que déformer la vision que nous avons de la
notre et rendre plus difficile la découverte d’une solution
viable aux problémes de notre culture. Les plaisirs de la
chasse, si agréables qu’ils soient, ne guériront pas les
frustrations auxquelles nous expose la technologie. Les
activités de loisirs ne supprimeront pas davantage les incon-
vénients du machinisme. Au mieux, elles nous les feront
provisoirement oublier, ou nous séduiront au point de nous
interdire d’y trouver des remédes. Des voyages de noces
répétés ne sauveront pas un mauvais mariage en amélio-

1. Je dois Yexemple de Williamsburg 4 article perspicace de


Daniel J. Boorstin, « Past and Present in America>» dans Commen-de
vogue
tary, 25 janvier 1958. Boorstin fait remarquer que. la
burg n’a véritabl ement commenc é que le jour ot lon y a
Williams
ajouté un gigantesque motel avec piscine.

61
LE C@UR CONSCIENT

rant ce qui ne va pas, mais aboutiront a le perpétuer sans


but, dans un malaise croissant.
On n’évite pas la domination de la machine sur Phomme
en prenant des vacances plus longues loin d’une vie domi-
née par les machines ou d’une existence réglée par elles.
Il s’agit de trouver les moyens qui assurent 4 ’homme la
domination des machines tout en lui permettant de béné-
ficier pleinement de leurs avantages. Chaque civilisation
engendre ses propres malaises et les troubles affectifs qui
en résultent ; elle doit aussi inventer des solutions conformes
aux besoins réels de homme et aux besoins névrotiques
caractéristiques de l’époque considérée. Faute de garder a
Yesprit cette vérité élémentaire, nous risquons de préconi-
ser des remédes qui seront sans rapport avec les besoins
et les tensions dont souffrent ’homme et la société 4 un
moment donné de leur évolution.
Pour résister 4 la menace du feu éternel et de la damna-
tion, homme a besoin de son corollaire, la croyance dans
la résurrection et le salut. Le probléme que nous, nous
avons a résoudre, c’est comment survivre 4 l’époque du
machinisme qui a coupé homme de Vhomme et J’étre
humain de la nature. Je ne prétends pas y apporter une
réponse définitive. Mais l’effort pour trouver la solution de
certains de ses aspects constitue le fil directeur de ce livre.

La servitude inconsciente.

Dans mon travail quotidien avec des enfants psychotiques


et mes efforts pour créer un cadre institutionnel qui les
aidera a retrouver la santé mentale, j’ai été confronté au
probléme qui consiste a utiliser au maximum la technologie
et la science pour mieux comprendre homme et lui assu-
rer plus de bien-étre, tout en évitant de devenir leur esclave.

62
L’IMPASSE IMAGINAIRE

Il ne nous est jamais venu A lidée que nous agirions


plus efficacement en nous passant de « machines», Au
contraire, a les utiliser judicieusement, nous jouissions de
plus de liberté. Cela peut sembler évident. Aprés tout, c’est
pour libérer ’homme de la servitude qu’on a inventé Ja ma-
chine. Mais en pratique, ce n’est pas aussi simple.
Chaque fois que nous faisions l’acquisition d’une nou-
velle machine, il nous fallait examiner minutieusement la
place qu’elle tiendrait dans la vie de Vinstitution. Les
avantages qu’elle présentait apparaissaient immédiatement.
Mais il était beaucoup plus difficile de prévoir de quelle
fagon et dans quelle mesure elle nous asservirait. Souvent,
ses effets négatifs ne se révélaient qu’aprés un long usage,
lorsque nous en étions venus 4 dépendre d’elle au point que
ses inconvénients semblaient trop anodins pour justifier que
nous y renoncions et que nous changions les habitudes acqui-
ses. Pourtant, ces inconvénients s’ajoutant aux multiples
petits inconvénients d’autres appareils, il en résultait des
répercussions considérables et indésirables sur notre travail
et notre mode de vie.
C’est ce que j’appelle la « séduction ». Les avantages des
machines sont si évidents et si désirables que peu a peu
nous sommes tentés de ne pas tenir compte de ce que nous
cotite leur utilisation irréfléchie. Ce qui est crucial ici, c’est
Vutilisation irréfléchie, car elles ont toutes leurs bons usa-
ges. Mais il faut une analyse serrée et une bonne organisa-
tion pour profiter des avantages des conquétes techniques
sans aliéner la liberté humaine.
La télévision en est un excellent exemple. On a beaucoup
discuté du contenu de ses programmes. Celui-ci me préoc-
cupe moins que l’effet d’un usage immodéré de la télévision
sur la capacité de l’enfant 4 nouer des relations avec des
gens réels, 4 prendre des initiatives, a penser en fonction
de sa propre expérience et non pas des stéréotypes que la
télévision lui propose.

63
LE CUR CONSCIENT

Beaucoup d’enfants de quatre 4 six ans communiquent


avec les autres en fonction de leurs émissions préférées et
sont mieux accordés a l’écran de télévision qu’a leurs pa-
rents. Certains d’entre eux semblent incapables de réagir
au langage simple et direct de leurs parents parce qu'il
manque de relief comparé a la diction suave, chargée
d’émotion, des professionnels de la télévision. Il est vrai
qu’on mn’arrive A ces conséquences extrémes que si non
seulement les enfants, mais également les parents consa-
crent trop de temps a regarder le petit écran ou parlent si
peu lun avec l’autre que leur conversation d’adultes ne fait
plus contrepoids aux voix insistantes et aux intonations
emphatiques des personnages qu’ils contemplent.
Des enfants qui ont été habitués 4 écouter 4 longueur de
journée la chaleureuse communication verbale provenant de
Pécran de télévision et subissent la séduction affective de ses
vedettes, sont souvent incapables de réagir 4 des personnes
réelles parce qu’elles les émeuvent moins qu’un bon acteur. Ou
ce qui est pire, ils deviennent incapables de s’adapter 4 la réa-
lité par apprentissage parce que les situations réelles sont plus
compliquées que celles que leur présente la télévision et que
personne ne vient les expliquer comme 4la fin du spectacle.
L’enfant conditionné par la télévision s’attend que les événe-
ments de sa propre vie se déroulent conformément 4 une
intrigue qui a un début, un milieu, et un dénouement prévi-
sible, et qui sera expliquée clairement par l'un des princi-
paux acteurs (dans les westerns) ou par un maitre de
cérémonie (dans les comédies). Il se sent découragé par une
vie qui lui pagait trop déroutante. Habitué 4 recevoir des
explications, il n’a pas appris 4 les chercher par lui-méme.
Lorsqu’il ne comprend pas le sens de ce qui lui arrive, la
frustration Vincite 4 chercher un réconfort une fois de plus
dans les histoires prévisibles de 1’écran.
Si, par la suite, cette inertie qui le coupe du monde

64
L’IMPASSE IMAGINAIRE

n’est pas dissipée, l'isolement affectif qui commence devant


Pécran risque de continuer a V’école. A Ja longue, il peut
en résulter sinon une incapacité permanente d’apprendre,
du moins une répugnance pour tout ce qui exige un effort
et pour les relations avec autrui. Chez l’adolescent, cette
incapacité 4 nouer des relations risque d’avoir des consé-
quences plus sérieuses encore parce que les pulsions sexuel-
Jes vont perturber une personnalité qui n’a jamais appris
a les intérioriser ou a les sublimer, ni a les satisfaire par
des relations personnelles.
Le danger de la télévision réside dans cette incitation a
la passivité, cette fuite devant I’initiative personnelle qu’exi-
ge la réalité, beaucoup plus que dans le contenu inepte ou
sinistre des programmes. Mais cette passivité n’est dance
aspect de notre démission devant les machines.
Pourtant, je n’en conclus pas qu’il faut exclure la télé-
vision de nos foyers. Mais si nous voulons profiter de ses
avantages sans les payer trop chers, il nous faut agir en
conséquence. Des enfants qui regardent la télévision passi-
vement doivent a d’autres moments avoir la possibilité
d’acquérir une expérience active, et non pas seulement
d’exercer physiquement leur corps. I faut les aider a par-
venir 4 une connaissance directe de la vie, 4 porter des
jugements, 4 prendre position, 4 ne pas accepter comme
juste tout ce qu’on leur dit.
Peut-étre vaut-il mieux prendre un exemple moins
controversé que la télévision. Toute ménagére sera heureuse
d’acquérir une machine 4a laver la vaisselle. Mais pour cer-
tains couples, cette machine supprime la seule tache qu’ils
effectuaient en commun chaque jour: laver et essuyer la
vaisselle. Une femme, aprés avoir admis qu’elle était moins
fatiguée et avait plus de loisirs, a ajouté avec regret:
« Pourtant, il était agréable de nous retrouver tous les
deux pendant un moment dans la cuisine, une fois les en-
fants couchés. >»

65
LE CCEUR CONSCIENT

Cette corvée domestique rapprochait le mari et la fem-


me. Il est manifestement préférable et plus hygiénique d’avoir
une machine. Le couple n’a pris conscience de la réconfor-
tante intimité qu’il éprouvait 4 faire la vaisselle qu’une
fois qu’elle eut disparu. Avec l’arrivée de la machine, ’hom-
me et la femme auraient di trouver une autre occasion de
passer le méme temps ensemble. Ce m’était qu’a cette
condition que la machine ajoutait 4 leur bonheur domesti-
que. C’est une évidence. Mais dans combien de foyers se
traduit-elle par des initiatives positives ?
A Yécole orthogénique, nous n’avions pas le choix.
Aiguillonnés par les nécessités de notre tache, nous avons
réussi A créer et 4 faire fonctionner une institution qui
utilise les derniéres conquétes de la science et de la techno-
logie sans leur faire de concessions indues. Nous y avons
été aidés par la constatation répétée que les sympt6mes
névrotiques et leurs causes sont l’indice de tout ce qui, dans
une civilisation donnée, risque de perturber lindividu.
Cette prise de conscience nous a permis d’éliminer de notre
école ce qui fait obstacle 4 la liberté et 4 la spontanéité
humaine.

Les délires de homme moderne.

Si la source de la névrose ou de la psychose réside dans


les conflits intérieurs de lindividu, ses symptémes extérieurs
reflétent la nature de la société. Les troubles psychotiques
sont particuligrement révélateurs, peut-étre en raison de
Pangoisse extréme qui est a leur origine et de Veffondre-
ment fonctionnel qu’ils manifestent et tentent de surmonter.
Souvent leur caractére excessif fait apparaitre clairement
des maux dont, dans une certaine mesure, nous sommes
tous atteints dans le présent, en nous mettant en garde
contre V’avenir. Plus que les comportements névrotiques,

66
L’IMPASSE IMAGINAIRE

ils nous montrent les forces vers lesquelles chaque époque


se tourne pour résoudre les difficultés qu’elle ne réussit pas
a maitriser.
Au Moyen Age, lorsqu’un homme ne parvenait pas a
résoudre le probléme auquel il était affronté et se réfugiait
dans un univers délirant, il avait l’illusion d’étre possédé par
le démon. Mais une fois possédé, il se réconfortait A l’idée
qu'il pouvait étre sauvé par l’intercession des anges ou des
saints. A toutes les époques et dans toutes les civilisations,
certaines personnes se sont senties possédées ou persécu-
tées par des forces extérieures qui les dépassaient. Nous
savons que ce besoin d’attribuer un conflit intérieur 4 une ©
force extérieure nait lorsque l’individu a impression qu'il
ne parviendra pas a résoudre la difficulté dans le cadre de
sa propre psyché. Mais on se rend moins compte que la
nature de la possession dont il se croit victime nous apprend
beaucoup sur ce qui, dans sa société, le perturbe.
On ne se sent guére victime de la séduction sexuelle
du diable que lorsque les mceurs exigent une chasteté
absolue et que l’individu fait de cette exigence son propre
idéal. La croyance délirante que seul le diable peut séduire
une femme exprime une norme antérieure de chasteté si
rigoureuse que seul un pouvoir surhumain (celui de mau-
vais démons) peut en venir a bout. Mais le méme délire
nous révéle vers quelles forces la société se tourne (les
bons démons) pour résoudre les contradictions internes
qu’elle se sent incapable de maitriser.
A d’autres époques, les gens se sont tournés vers ’hom-
me providentiel pour résoudre leurs difficultés. On le voit
par la fréquence des délires mégalomaniaques ow le sujet se
prend pour Napoléon ou tout autre grand personnage. Les
anges et les démons ne sont plus surhumains mais a l’image
de ’homme. Pourtant, le grand homme n’est que l’homme
moyen magnifié. Méme lorsqu’un individu se sent « aux
abois », Yimage de son persécuteur est un chien ou une

67
LE CUR CONSCIENT

autre créature vivante. Que se passe-t-il dans une époque


qui ne croit plus aux anges ni a l’homme providentiel, mais
aux cerveaux électroniques et aux missiles téléguidés ?
L’homme moderne ne cherche plus le nirvana. I ne
tente pas d’échapper aux problémes insolubles de la vie
en révant de paradis, mais en s’évadant par la conquéte de
espace. Dans la mesure ov il croit assurer sa sécurité par
des missiles téléguidés et la fission nucléaire, il sera inévi-
tablement hanté par la peur des bombes atomiques.
Ce qu’il y a de nouveau dans les espoirs et les peurs: de
Yére de la machine, c’est que le sauveur et le destructeur
n’ont plus figure humaine. Nos fantasmes ne sont plus la
projection directe de notre propre image. Ce en quoi nous
mettons notre espoir, ou ce que nous redoutons dans nos
délires d’angoisse, n’est plus de nature humaine’.
ll y a A cette évolution un autre aspect. Autrefois, non
seulement le sauveur et le destructeur avaient forme humai-
ne, mais ils étaient concus comme des étres surnaturels
ou du moins -supérieurs 4 Vhomme, jamais comme ses
serviteurs. Les machines et les découvertes scientifiques
ont été et sont encore considérées comme des créations
rationnelles de homme n’ayant d’autre but que son ser-

1. L’objection rationnelle que la bombe atomique est réellement


capable de détruire alors que le diable était un fantasme telative-
ment inoffensif est fallacieuse. Lorsque les gens croyaient au diable,
celui-ci détruisait ses infortunées victimes tout autant que la bombe.
Ceux qui ont péri sur le biicher parce qu’eux ou leurs semblables
croyaient au diable ne sont pas morts de mort imaginaire. Ils sont
aussi morts que les victimes de la guerre atomique. La prédiction de
la fin du monde en l’an 1000 n’était pas seulement répandue, Elle
a proportionnellement provoqué plus de suicides que la crainte
actuelle de la bombe atomique. Dans une société religieuse, "homme
fondait ses convictions et ses craintes sur un fait religieux, le mil-
lisme anniversaire du Christ. A lage scientifique, il a peur d’un
fait scientifique: la bombe.

68
L’IMPASSE IMAGINAIRE

vice. Le passage de la machine utile mais dénuée de cer-


veau au manipulateur qui menace éventuellement la vie
méme de homme n’est pas percu comme une métamor-
phose, mais comme un changement quantitatif.
J’en citerai pour exemple un phénoméne qui a regu,
pour de bonnes raisons, sa premiére définition en Allema-
gne: le Karteimensch, Yhomme dont la vie est déterminée
par des cartes perforées. La carte perforée et son ordina-
teur semblent transformer chacun de nous en un conglo-
mérat de caractéristiques utiles. Ces caractéristiques, isolées
ou combinées, permettent aux hommes qui utilisent ces
machines de nous traiter d’abord comme des individus pos-
sédant telles caractéristiques en ne tenant compte qu’inci-
demment, voire pas du tout, de la totalité de notre per-
sonne.
Le New Yorker a publié une histoire probablement apo-
cryphe qui illustre la situation mieux qu’une longue ana-
lyse. On nous raconte qu’une femme qui avait résilié son
abonnement 4 un club de lecture continuait 4 recevoir a
intervalles réguliers des cartes exigeant le paiement de
sommes qui n’étaient pas dues. Elle les retournait avec une
lettre d’explication, vainement. Un jour, exaspérée, elle
prit la perforeuse de son fils et fit plusieurs trous dans la
carte. Cela régla la question. Elle ne fut plus importunée.
L’organisation, gérée par une machine, réagissait mieux a
une réponse. mécanique.
Lhistoire est amusante. Mais la docilité avec laquelle
nous nous abstenons de plier une carte perforée devrait
nous faire réfléchir. Nous n’hésitons pas a plier une lettre
personnelle manuscrite. Nous avons plus de respect pour
t
la machine et ses exigences que pour Phomme. On pourrai
objecter que c’est parce que la machine n’est pas capable
pas
de s’adapter aux fantaisies individuelles. Il n’en reste
davan-
moins qu’un avenir ol nous serons appelés toujours
a des let-
tage a réagir 4 des cartes perforées et non plus
69
LE CUR CONSCIENT

tres, des questionnaires ou des chéques manuscrits est


redoutable. L’impossibilité de réagir librement, par le pliage
si l’envie nous en prend, a ces objets, interfére avec notre
spontanéité en général. Plus nous devons la réprimer, plus
elle risque de s’étioler.
C’est encore un exemple mineur des contraintes qu’im-
posent a 1’étre humain des machines inventées dans le but
de simplifier les taches et d’économiser le travail. Un chan-
gement de degré dans la difficulté 4 prendre une décision
semble avoir modifié la nature du processus en le privant
de sa qualité humaine. Il est infiniment plus facile de
manipuler une carte perforée ou de transmettre un ordre
au numéro auquel elle correspond, que d’avoir affaire a une
personne réelle. Beaucoup de manipulations d’étres hu-
mains qui d’ordinaire provoqueraient la résistance sinon le
refus du manipulateur, sont effectuées sans conflit de
conscience parce qu’il suffit d’introduire une carte anonyme
dans une machine électronique. Une fois les cartes triées,
il semble facile d’assigner des taches aux hommes et aux
femmes qui, selon la machine, sont les plus aptes 4 cet effet.
Il est trés différent de décider que vous ou moi seront licen-
ciés ou chargés d’une mission difficile.
Par un curieux processus psychologique, les individus qui
sont considérés par ceux qui détiennent l’autorité comme
des numéros sur cartes perforées tendent 4 se considérer
eux-mémes comme des numéros plutét que comme des
personnes, 4 moins de se défendre lucidement. Comme I’a
fait remarquer G.H. Mead, l’image que les autres ont de
nous influence V’image que nous nous faisons de nous-
mémes. La psychanalyse montre que, quelles que soient
les causes rationnelles de nos actes, ils ont aussi un sens
inconscient. Si rationnel que soit l'usage des cartes perfo-
rées, qui évite les erreurs dues 4 la faillibilité humaine ou
a la précipitation, il a également des effets irrationnels,
inconscients.

70
L’IMPASSE IMAGINAIRE

Ici encore, il ne s’agit ni de renoncer aux cartes perforées


et a leurs avantages évidents, ni d’accepter de nous. voir
nous-mémes et les autres a la facon des cartes perforées.
Il nous faut réagir comme la psychanalyse le prescrit aux
individus perturbés pour les amener 4 plus d’intégration et
d’épanouissement: sans nier ni négliger les dangers de Ja
situation. Ne pas chercher a la fuir en se privant de ses
avantages. Mais prendre conscience de ses risques et y faire
face lucidement par décision personnelle. Cela neutralise le
danger et nous permet de profiter des avantages de la
technologie sans qu’elle nous dépouille de notre humanité.
Dans le méme contexte et toujours selon la théorie psy-
chanalytique, quelles que soient les causes rationnelles d’une
invention, celle-ci a également une origine et un sens in-
conscients!. S’il en est ainsi, bien que les machines aient été
inventées pour leur utilité, leur inventeur a été inconsciem-
ment amené 4 extérioriser et 4 projeter en elle soit son
propre corps, soit certaines de ses parties. Il se peut qu’avec
une spécialisation accrue des processus mécaniques, il arri-
vera de moins en moins que le corps entier, ses fonctions
et ses mouvements, soit le point de départ inconscient de
Yimagination de Yinventeur. Ce sera la partie isolée du
corps, une fonction particuliére, qui sous-tendra le proces-
sus rationnel de conception de nouvelles machines.
Nous en trouvons un corollaire humain dans la produc-
tion de masse moderne. Le travailleur y est souvent consi-
déré comme le rouage d’une machine et non pas comme
celui qui la fait fonctionner. C’est aussi l'image qu’il a de
luicméme. Il répéte quelques taches fragmentaires, sans
ion
pouvoir, en ‘principe, agir sur le processus de product
n
total, sans avoir affaire au produit final ou a la décisio

1. H. Sachs, The Delay of the Machine Age, Psychoanalytic


Quarterly, 2, 1933, p. 404.

71
LE CCEUR CONSCIENT

finale, si ce n’est d’une facon incidente, sans lien avec son


travail!.
De méme que les machines modernes ne peuvent plus
étre envisagées comme des extensions manifestes de nos
propres organes qui accompliraient plus efficacement des
fonctions corporelles — ce qu’elles devaient étre 4 l’origine
— les fantasmes qui tourmentent ’homme contemporain
sont de moins en moins des projections humaines. On trou-
ve fréquemment dans la démence contemporaine «la ma-
chine qui influence », un appareil qui substituerait sa propre
pensée A celle de la victime ou l’obligerait 4 agir d’une fagon
contraire 4 sa volonté consciente.
Comme il fallait s’y attendre, ce fantasme n’est apparu
que du jour o¥ non seulement Pélectronique a envahi la
vie quotidienne, mais ou les hommes ont compté sur les
ordinateurs pour résoudre les problémes sociaux. Aujour-
@hui ot ’homme fait souvent appel 4 la compétence pro-
fessionnelle du psychologue pour ses conflits individuels,
on peut s’attendre a ce qu’il souffre du fantasme qui consis-
terait A étre victime de manipulations psychologiques 4 son
insu et contre sa volonté. Le concept de «lavage de cer-
veau » et la croyance trés répandue qu'il est possible, au

1. Je ne sais pas si, et jusqu’A quel point, automation modifiera


cette situation en libérant le travailleur de la répétition mécanique
des mémes gestes. Elle devrait supprimer une grande part de sa
servitudz. Mais moins l’homme aura A fournir de travail pour assurer
sa survie matérielle, plus il disposera de temps et d’énergie pour
d'autres taches. A moins qu'il ne trouve des activités qui aient un
sens pour lui, son angoisse croitra en proportion de l’énergie devenue
disponible. Il est telativement facile de trouver un sens a la vie
lorsque la plus grande partie de l’énergie individuelle est dépensée
constructivement pour se procurer a soi et aux s6iens ce qui est
nécessaire 2 la subsistance. Il est beaucoup plus difficile de trouver
un sens & des taches moins essentielles dont l’utilité n’est pas évi-
dente. Nous pouvons tirer beaucoup de satisfaction et de respect
de nous-mémes A survivre. Mais notre aptitude & nous pourvoit
de biens toujours moins essentiels a fort peu de sens.

TZ
L’IMPASSE IMAGINAIRE
moyen de techniques psychologiques, d’induire chez l’indi-
vidu des idées et des convictions étrangéres, l’angoisse
irrationnelle qui en résulte chez quelques-uns, indiquent
que nous en sommes arrivés 4 ce stade. La puissance salva-
trice ou destructrice attribuée 4 la psychologie a remplacé
les saints, les démons et la machine qui influence ‘dans
Yexpression fantasmatique de Tangoisse qu’éprouve J’indi-
vidu qui se sent subjugué et manceuvré contre son gré.
Il est possible de démontrer que la « machine qui influen-
ce» a été elle aussi, 4 lorigine, une projection du corps
humain!, mais l’essentiel est qu’elle n’a pas conservé ce
caractére. Elle devient de plus en plus complexe et l’indi-
vidu psychotique finit par avoir impression qu’il est domi-
né par des monstres mécaniques qui n’ont plus rien d’hu-
main ni méme d’animal. L’>homme contemporain, lorsqu’il
est hanté, qu’il soit sain d’esprit ou profondément perturbé,
ne l’est plus par d’autres hommes ou par leur projection
magnifiée, mais par des machines. Tout en s’en remettant
en méme temps aux machines pour assurer sa protection ou
son salut.

La machine-dieu.

Cette évolution s’exprime fréquemment dans les romans


de science-fiction, ces réves préfabriqués de Tére techno-
logique. Si la machine est toute-puissante, homme par
contraste est désarmé. Quelques philosophes ont reconnu
dés les temps les plus reculés que si les porcs et les vaches

1. Voir Tausk «On the Origin of the Influencing Machine in


Schizophrenia », The Psychoanalytic Quarterly, 2, 1933, p. 519. M.
R. Kaufman, «Some Clinical Data on Ideas of Reference », ibid.
1. 1932, p. 265. L. Linn, «Some Comments on the Origin of the
Influencing Machine », Journal of the American Psychoanalytic Asso-
ciation, 6, 1958, p. 305.

TS
LE CCEUR CONSCIENT

avaient des dieux, ils les concevraient comme des porcs


et des vaches glorifiés. Ils leur attribueraient leurs propres
caractéristiques, ou celles qu’ils jugeraient désirables, mais
portées a la perfection. Un homme créé a limage de Dieu
ou un Dieu a l’image de l’homme, de méme qu’un démon
a Pimage de l’homme, nous révélent les peurs et les aspi-
rations de ’homme. Une machine déifiée nous révéle les
peurs et les aspirations de l’homme 4 |’époque du machinisme.
Si nous considérons la science-fiction dans cette perspective,
nous constatons qu’elle traite surtout de l’espace et du
temps, du sens individuel de la réalité et de lidentité, des
problémes d’un isolement prolongé et du combat mortel
que lindividu méne contre les machines?.
Comparée a d’autres mythologies populaires telles que
le western, avec sa mise en scéne de pulsions sexuelles et
agressives et des conflits qu’elles engendrent, la mythologie
scientifique moderne, parallélement et en contradiction avec
le haut niveau de technologie que nous avons atteint, expri-
me des problémes affectifs plus primitifs. Par exemple, un
vaisseau spatial est une structure refermée sur elle-méme,
ov l’étre humain est immobilisé et isolé pendant de longues
périodes. Tous ses besoins sont satisfaits automatiquement
comme ceux du fcetus dans la matrice. La vie dans l’espa-
ce, léquilibre, l’orientation et la locomotion en état d’ape-
santeur représentent la lutte du petit enfant qui fait ses
premiers pas dans le monde.
L’infini de l’espace, l’ampleur de dangers autrefois inima-
ginables, évoquent T’insignifiance de Vétre humain et la
peur d’une perte d’identité. Il semble que si nous projetons
nos désirs ou nos angoisses dans des fantasmes qui ne
sont plus 4 notre image mais 4 celle des machines, nous

1. Bernabeu, « Science-Fiction » The Psychoanalytic Quarterly, 26,


1957, p. 527.

74
L’ IMPASSE IMAGINAIRE

courons le risque de perdre notre identité psychologique


d’étres humains. Que nous le fassions ou non dépend
apparemment de notre aptitude 4 évoquer des images qui
sont plus grandes que nous mais pas radicalement différen-
tes de Phomme.
D’autres auteurs qui ont abordé le phénoméne sous un
angle différent, sont arrivés 4 la méme conclusion. « L’étude
de ces mythes de science-fiction indique que la rapidité
vertigineuse des innovations technologiques dans notre
génération a des effets psychologiques sur lesquels la vogue
croissante de la science-fiction peut nous donner des indica-
tions. A une époque ow les cerveaux électroniques, les
satellites, les vols vers d’autres planétes sont des réalités
ou en voie de le devenir, les fantasmes scientifiques expri-
ment des angoisses plus profondes et des défenses beaucoup
plus régressives que ne le faisaient les demi-dieux, les dé-
mons et les sorciéres 4 d’autres époques >.
Je ne suis pas expert en science-fiction, je peux donc
me tromper. Mais il semble que ce type de littérature
d’évasion séduit des personnes cultivées, ayant de Tesprit
critique, et les savants eux-mémes. Il ne fait pas de doute
que les auteurs ont anticipé certaines des conquétes les
plus spectaculaires de la science contemporaine. Ce qui
importe, c’est moins l’exactitude de leurs prévisions que
leur effet psychologique sur Yhomme. Apparemment, les
auteurs qui sont capables de prévoir de nouveaux modes
de maitrise de la nature prévoient aussi les conséquences
psychologiques de ces progrés pour homme. Pour en venir
a ce qui me préoccupe ici, ceux qui mettent leur espoir
dans les entreprises les plus hardies de la science sont han-
tés par une crainte proportionnelle qu'il n’en résulte une
destruction de Phomme.

1. Bernabeu, op. cit.

75
LE C@UR CONSCIENT

Etant donné que la science-fiction représente comme


acquis ce que les auteurs espérent et redoutent, les change-
ments correspondants de l’étre humain sont également dé-
crits comme s’ils existaient déja. Les héros de ces histoires
ont surtout des qualités non humaines. Leur dépersonnalisa-
tion est souvent symbolisée par leurs noms, Og ou M. 331
par labsence ou le dédain du corps, par le manque de
relations humaines intimes. Si les histoires abondent en
prodiges scientifiques, elles évoquent aussi la possibilité
d’une destruction du monde. Dans certaines, les robots ou
d’autres créatures, aprés avoir détruit Phomme le recréent,
mais synthétiquement et non pas au moyen de la procréation
d’étres 4 son image. L’amour est pratiquement absent. La
plupart des héros sont des esprits dépourvus de corps.
Apparemment, les auteurs de science-fiction tout en dési-
rant le progrés scientifique semblent redouter qu’il n’en-
traine la fin de notre existence biologique humaine.

La solution raisonnable.

Néanmoins, si la condition de notre progrés est que la


machine soit clairement reconnue comme destinée a servir
Vhomme et non pas a le supplanter, nous redoutons fréquem-
ment qu’elle nous asservisse. Il nous faut donc prendre cons-
cience des potentialités intérieures que nous projetons dans
la machine et qui pourraient lui conférer dans la réalité la
domination qu’elle exerce déja dans nos fantasmes. II ne sert
a rien de nous évader dans des cauchemars ou de condamner
la machine, que nous nous fassions peur avec Le meilleur des
mondes ou avec 1984.
La situation du schizophréne contemporain fasciné par
le fantasme de la-machine-qui-influence, en dehors du fait
qu’il peut avoir recours 4 la psychothérapie, n’est ni meil-

76
L’IMPASSE IMAGINAIRE

leure ni pire que celle de ’homme du Moyen Age persécuté


par le démon. Nous avons cherché le salut contre les maux
d’autrefois, non plus en croyant aux anges, mais en créant
la science. Ce qu’il nous faut aujourd’hui affronter c’est le
danger potentiel que recéle la machine, bien qu’il ne soit
né que de l’image que l’homme s’en fait. De cette analyse,
nous pouvons déduire comment nous devons réagir pour
empécher la machine de nous dominer.
Pour conclure ce chapitre, je voudrais revenir 4 quelques
remarques initiales. L’impasse ot se trouvait apparemment
le cultivateur primitif contraint de renoncer 4 la liberté pour
obtenir plus de confort matériel demeure celle a laquelle
nous faisons allusion quand nous parlons aujourd’hui du
malaise de notre civilisation. Nous pouvons nous réfugier
dans le truisme selon lequel chaque mode de vie a ses incon-
vénients et nous y résigner. Nous pouvons déplorer le fait
et condamner la civilisation. Ou encore nous pouvons réagir
raisonnablement et organiser nos vies de facgon 4a utiliser
les avantages de la civilisation en réduisant au minimum
ses frustrations et en assurant 4 chaque citoyen le maximum
de satisfactions humaines. Si l’on pose le dilemme en termes
de liberté et de servitude, l’impasse est sans issue. C’est ce
que fait l’Arabe nomade lorsqu’il réduit lalternative a la
liberté dans Vinsécurité et le dénuement, ou 4a la servitude
accompagnée d’avantages matériels. Et c’est encore ce que
fait trop souvent Phomme moderne lorsqu’il se sent harassé
par le machinisme, la société de masse et le danger d’une
guerre atomique.
Il n’y a de solution que si l’on situe le choix entre la
liberté intérieure et la liberté extérieure, la liberté affective
et la liberté de vagabonder ou de défouler son agressivité.
Le plus grand danger d’une prospérité due a4 la machine
vient de ce que nous vivons pour la premiére fois 4 une épo-
que ow le confort matériel est accessible 4 presque tous. Si,
de ce fait, nous le recherchons non pas en surcroit de

77
LE CCEUR CONSCIENT

C satisfactions atfectives) mais comme leur substitut, nous


risquons d’en devenir esclaves. Nous aurons_besoin dun
progres technologique toujours accru pour masquer notre
insatisfaction affective et notre malaise. A mes yeux, c’est
le seul inconvénient du machinisme, mais il n’en est pas une
conséquence_inévitable.
CHAPITRE III

LA CONSCIENCE DE LA LIBERTE

Ou faut-il fixer la limite au-dela de laquelle les autres ne


doivent pas avoir le droit d’influencer notre vie intérieure ?
Cette question est aussi vieille que la civilisation et a tour-
menté homme depuis le moment ow il a pris conscience
de sa condition d’étre humain vivant en société. Il est
encore plus difficile, une fois cette limite fixée, de la main-
tenir avec la fermeté et la souplesse convenables. Il faut
qu’elle soit souple parce que nous devons continuer_a nous
adapter aux besoins légitimes de la société (qui n’est pas
statique) tout en satisfaisant nos exigences intérieures (qui
varient également au fil de notre vie).
A certains moments de Thistoire, c’est la religion qui a
exprimé la somme de la conscience humaine. Le conflit
éclatait occasionnellement sous forme d’une lutte entre
YEglise et ’Etat pour la sauvegarde de homme. A d’autres
moments, la lutte faisait place 4 une tréve précaire, le corps
de Yhomme étant confié 4 YEtat et son dame 4 la
religion. Mais lorsque l'image la plus couramment adoptée
de ’homme perdit cette dualité, cette division arbitraire de-
vint insupportable. Et lorsque la religion cessa d’étre l’essen-
ce de la conscience humaine, l’individu dut s’en remettre a
lui-méme_pour se défendre contre les empiétements de la
societe.

79
LE C@UR CONSCIENT

L’homme occidental répugne aujourd’hui 4 confier 4 un


autre, prétre, philosophe ou chef de parti, la direction de
sa conscience. I] est convaincu que lui seul peut assurer
son épanouissement et sa sauvegarde. Mais dans ces condi-
tions, savoir dans quelle mesure on peut permettre a l’Etat
de modifier la vie des individus devient un probléme parti-
culiérement aigu que chacun doit résoudre pour soi-méme.
Cela se produit 4 un moment ow la science moderne a
fourni 4 ceux qui dirigent la société des possibilités d’ac-
tion politique, économique, sociale et psychologique qui
eussent paru relever du fantastique il y a quelques dizaines
d’années, Il faut y ajouter que la technologie moderne, de
méme que le développement des services sociaux que nous
jugeons désirables, exigent la coopération d’un grand nom-
bre d’individus. Cela ne peut se réaliser sans imposer des
réglements. Malheureusement, ces réglements sont souvent
congus en fonction de leurs avantages techniques immédiats,
sans tenir compte du bien-étre affectif de ceux qu’ils pré-
tendent servir.
Les techniques se prétent indifféremment 4 la poursuite
de buts bienfaisants ou nocifs. On a donc pensé qu’il était
bon, ou du moins, pas mauvais, d’en assurer autoritairement
le bon usage (le régne des rois-philosophes). Mais cette
conviction est dangereuse. Elle sous-estime les effets com-
plexes et souvent graves qu’a l’autorité extérieure sur lindi-
vidu. En outre, si le domaine des libres décisions devient
trop limité, ’homme n’a plus suffisamment d’occasion d’exer-
cer sa responsabilité personnelle et son autonomie est ré-
duite d’autant. On part du principe que, pourvu que la
bonne décision soit prise, le reste n’a pas d’importance et
que peu importe comment on y parvient.
Fondamentalement, cette fagon de penser provient de la
conviction que méme si Phomme n’est pas un animal totale-
ment rationnel, il devrait l’étre. Et comme il ne devrait étre
motivé que par des considérations rationnelles, autant agir

80
LA CONSCIENCE DE LA LIBERTE

comme si tel était le cas. Mais le bien-étre de I’ e dé-


pend beaucoup plus de sa vie affective qu’on ne veut
Yadmettre. Sinon, il ne serait relativement satisfait que dans
les sociétés les plus rationnelles alors que toutes les
sociétés, quelle que soit leur organisation, comportent leur
part de gens heureux et malheureux.

Prendre des décisions.

L’affirmation historique «des impdéts sans représentation


sont de la tyrannie » exprime plus de sagesse qu’on ne le
croit en général. Elle ne met en cause ni le montant des
impots ni leur mode de prélévement, ni laffectation des
recettes fiscales. Elle ne se contente pas d’affirmer que les
imp6ts interférent avec le droit de propriété et ne doivent
pas étre décidés sans le consentement du _propriétaire.
Aprés tout, la propriété et le revenu proviennent de la
société et dépendent de sa structure. Donc, ils ne sont pas
aussi privés que ceux qui invoquent cette citation vou-
draient le croire. Au premier abord, elle semble défendre
la propriété et c’était peut-étre son but conscient. Mais a4 un
niveau plus profond, son intérét tient au rapport qu’elle
établit entre la décision personnelle 4 propos de questions
importantes, et la tyrannie. Que ce soit 1a sa signification
véritable ressort de la facon dont notre mémoire I’a défor-
mée, Le texte initial « aucune partie des dominions de Sa
Majesté ne peut étre imposée sans y avoir consenti» ne
faisait pas mention de tyrannie.
Consentir 4 l’établissement d’un impdt est fondamentale-
ment de peu d’importance. Mais 4 ne pas permettre a lin-
dividu de participer 4 des décisions qui l’affectent, on crée
le sentiment d’impuissance qui nous fait dire que nous
sommes victimes de tyrannie. La nature des actes et des
décisions qui donnent 4 homme le sentiment d’étre tyran-

81
LE CC@EUR CONSCIENT

nisé s'il n’est plus libre d’y participer varie avec l’époque,
la société, et le tempérament des individus. A un moment
donné, elle concernait l’argent et la propriété. A d’autres
moments, les impéts ont eu moins d’importance aux yeux
des hommes que la liberté de pensée, la liberté d’expres-
sion, la liberté religieuse. Ou, 4 prendre un exemple dans
le monde actuel, d’étre libéré du besoin et de la peur.
On pourrait dire que les libertés d’action et de décision
particuliéres qui nous sont nécessaires pour échapper a
Yimpression de tyrannie révélent quels sont les problémes
essentiels d’une société, ou d’un de ses groupes. Hegel a
dit que Vhistoire du monde n’était autre que celle du pro-
grés de la conscience de liberté. Il y a manifestement des
niveaux de conscience différents, et, pour chaque instant
et chaque lieu, des domaines de l’action ot la conscience
de liberté est aigué, d’autres ow elle reste en sommeil.
La déclaration sur l’imposition et la tyrannie révéle qu’a
l’époque de la guerre de l’indépendance, le droit de propriété
était au premier plan de la conscience des colons. A d’autres
époques et en d’autres lieux, d’autres enjeux ont joué ce
role.
En fait les révolutions et les guerres, froides ou chaudes,
ont eu lieu parce que des groupes sociaux, ou des sociétés
différentes, vivaient 4 des niveaux de conscience différents.
Il se peut que certains des maux dont nous souffrons pro-
viennent de ce que, dans une partie du monde l’exigence
consciente d’étre libéré du besoin l’emporte sur la liberté
de pensée, alors que dans l’autre le besoin économique a
été si réduit que ’homme en a une conscience moins vive
que de sa liberté de se déplacer, de choisir son travail ou
d’en changer, et d’avoir une opinion personnelle en matiére
de politique ou d’esthétique.
Le caractére tyrannique ou libéral attribué 4 une organisa-
tion sociale semble dépendre surtout de la liberté de choix
et de la participation aux décisions accordées aux individus

82
LA CONSCIENCE DE LA LIBERTE
dans les questions qui constituent pour eux la conscience
particuliére qu’ils ont de leur liberté. On peut penser que
plus cette conscience de liberté embrasse de questions im-
portantes, plus la société progresse. Mais hélas, qui décidera
de ce qui est important et de ce qui ne l’est pas ? Ce qu’un
individu donné, dans une société donnée, éprouve comme
une tyrannie, sera considéré comme un simple inconvénient
par d’autres, et futile aux yeux des troisiémes. Pourtant, ce
n’est vrai qu’a l’intérieur de certaines limites. Si les hommes
ne s’accordent pas sur ce qui est important et ce qui ne
lest pas, le sentiment d’étre autonome dépend toujours et
partout de la con uon peut prendre des décisions
importantes et_agir 14 ot. cela nous semble essentiel.
Dans lenfance comme 4 lage adulte, si l’individu estime
qu’il lui est impossible d’influencer son milieu social et
physique, puis de prendre des décisions sur la fagon et le
moment de le modifier, cette impression d’impuissance
aura sur sa personnalité un effet nuisible, voire désastreux
Néanmoins, ce qui se révéle bon a la longue n’est pas
toujours facile ou agréable au départ. Prendre des décisions
implique un risque et un effort. C’est pourquoi homme
cherche souvent a l’éviter, méme lorsqu’il pourrait en prin-
cipe exercer cette liberté. Par ailleurs, si restrictif ou oppres-
sant que soit le milieu, l’individu conserve toujours la liberté
de le juger. Sur le fondement de ce jugement, il est libre
d’approuver ou de désapprouver intérieurement ce qu’on lui
impose. Il est vrai que dans un milieu oppressant, ces
décisions intérieures n’ont guére d’effets pratiques. C’est
pourquoi, plus ’homme recherche lefficacité pratique, plus
il sera tenté de considérer que des prises de position sans
résultat tangible sont un gaspillage d’énergie. Il les évitera
donc.
A Vextréme opposé, plus les décisions prises par d’autres
sont satisfaisantes, moins l’individu est porté a faire effort
d’en prendre par lui-méme. C’est pourquoi l’enfant dont les

83
LE CUR CONSCIENT

parents prennent toutes les décisions au mieux de ses intéréts,


tout autant que l’enfant malheureux ou celui qui vit dans
un milieu opprimant, ne parviendront pas 4 acquérir une
personnalité forte. Beaucoup d’entre eux seront poussés a
une ,révolte dénuée de sens (parce que vaine ou contraire
a leurs intéréts), 4 moins qu’ils ne renoncent a prendre des
décisions parce que, selon leur expérience, elles ne servent
a rien et ne sont que gaspillage d’énergie.
Prendre position, que ce soit intérieurement, sans consé-
quence tangible, ou mieux, en extériorisant ses convictions,
par laction, absorbe de lénergie. C’est pourquoi, lorsqu’il
n’en résulte aucun avantage pour individu, il lui semblera
au premier abord qu’il vaut mieux faire économie de cet
effort. Du moins tant qu'il ne se rend pas compte du besoin
de maintenir une « conscience de liberté ». Comme je lai
dit, les deux situations les plus courantes ot individu a
Pimpression qu’il est inutile de prendre des décisions sont
un état d’oppression ot il ne peut pas traduire la décision
en actes sans mettre sa vie en danger, ou un état apparem-
ment satisfaisant résultant de décisions qui ont été prises
par d’autres au mieux de ses intéréts (les parents pour
Yenfant, la religion ou PEtat pour l’adulte).
Malheureusement, la prise de décision est une fonction
qui, comme les nerfs et les muscles, s’atrophie si elle ne
s’exerce pas. En termes psychanalytiques, la prise de déci-
sion n’est pas seulement une fonction du moi. C’est elle au
contraire qui crée le moi, le nourrit et le fait croitre.
Sil en est ainsi, toute interférence d’une autorité exté-
rieure, méme exercée en vue du bien de Vindividu, devient
mauvaise lorsqu’elle est excessive et fait obstacle au déve-
loppement du moi. C’est-a-dire, lorsqu’elle empéche d’abord
la prise de décision, puis ]’action dans les domaines essen-
tiels 4 acquisition et 4 la sauvegarde de lautonomie.
Théoriquement, cela va de soi. En pratique, il est impos-
sible de fixer Ja limite jusqu’a laquelle on peut prendre des

84
LA CONSCIENCE DE LA LIBERTE

décisions pour l’autre sans interférer avec son autonomie


et au-dela de laquelle aucun empiétement sur la liberté per-
sonnelle ne peut étre toléré.
Ce que je viens de formuler en termes généraux est peut-
€tre universellement valable. Mais il ne s’agit pas ici du
probleme théorique des empiétements de la société sur
Yautonomie individuelle en général, ni de savoir dans quelle
mesure il est applicable 4 une société primitive. Il se peut
que les individus y possédent une autonomie dans notre
sens du terme et qu’ils y attachent de l’importance, mais
cela reste a prouver. Ce qui m’intéresse, ce sont les
dangers que court Yantonomie dans notre propre société.
Peut-étre le probléme se pose-t-il 4 nous d’une facon plus
aigué du fait que plus la société devient complexe, plus
Vindividu a besoin d’autonomie, car l’un et l’autre phéno-
méne reflétent des stades plus avancés de la « conscience
de liberté ». Si nous sommes sensibles 4 la souffrance que
nous inflige la société lorsqu’elle restreint notre liberté
intérieure et extérieure, nous nous rendons moins bien
compte que c’est l’évolution de notre société qui nous permet
de découvrir et de chérir les valeurs que nous redoutons
de perdre. La société n’est pas ’ennemie de Phomme, qui
nest pas né libre. L’homme et la société grandissent en-
semble, si je peux me permettre cette image simpliste.
Il est évident que l’homme occidental avait raison de per-
mettre a la société de gérer certains aspects de sa vie, et il n’a
pas délégué le pouvoir de décision 4 quelques élus sans y avoir
réfléchi. La technologie moderne, la production de masse et
la société de masse ont apporté 4 ’homme tant de bénéfices
tangibles qu’il serait insensé qu’il y renonce parce qu’elles pré-
sentent des dangers pour son autonomie personnelle. Par
ailleurs, du fait que ’homme a obtenu ces avantages en s’en
remettant 4 des experts, il est tenté de leur confier les ques-
tions qui dépendent encore de sa liberté personnelle.
Cela ne signifie pas que ’homme moderne est plus disposé

85
LE CUR CONSCIENT

que ses ancétres 4 renoncer a sa liberté pour se soumettre


a la société ni que homme, au bon vieux temps, était beau-
coup plus autonome. Sa réaction résulte de ce que le progrés
scientifique et technologique l’a dispensé de résoudre de
multiples problémes auxquels il lui fallait faire face par lui-
méme autrefois s’il voulait survivre, alors que le monde
moderne lui présente des possibilités de choix beaucoup plus
nombreuses que n’en avaient ses prédécesseurs. Autrement
dit, il se trouve devant une situation contradictoire: il a
moins besoin d’autonomie parce qu’elle n’est pas nécessaire
A sa survie, et il en a un besoin accru s'il ne veut pas que
les autres prennent ses décisions 4 sa place. Moins il est
contraint de prendre des décisions cruciales et moins il est
porté 4 développer sa capacité de choix.
On peut établir un paralléle avec la théorie psychanaly-
tique ot le moi, s'il n’est pas suffisamment développé, est
le jouet impuissant du ga et du surmoi qu’il devrait maitriser.
L’homme, s’il ne renforce pas son esprit de décision en
Vexercant, risque d’étre tiraillé entre ses pulsions instinc-
tuelles et la société. Incapable d’organiser et de diriger ses
pulsions instinctuelles, il se sent frustré parce que la société
ne tient pas compte de ses désirs irrationnels et ne les satisfait
pas, d’ot lattitude typique des beatniks. En méme temps il
se sentira opprimé par la société qui dirigera sa vie 4 sa place
s'il omet de le faire.
Mais si ’homme cesse de développer sa conscience de
liberté, celle-ci s’affaiblit faute d’étre exercée. Et je ne veux
pas parler ici d’activité désordonnée, mais de la décision
d’adopter telle ou telle attitude. Par exemple, on peut op-
poser la décision « je veux vivre de cette facon», a la
réaction «a quoi bon essayer d’étre différent », méme si
le résultat est un comportement identique. C’est pourquoi
il n’est pas bon qu’une trop grande partie des affaires
humaines soit gérée hors de toute décision personnelle, car
Vautonomie risque de dépérir.

86
LA CONSCIENCE DE LA LIBERTE

L’autonomie.

Jespére qu'il est clair que le concept d’autonomie que


jutilise a peu de rapports avec les excés de l’individualisme,
le culte de la personnalité ou laffirmation bruyante du soi.
Il s’agit de l’aptitude intérieure de ’homme A se gouverner
x ‘
lui-méme, a chercher consciencieusement un sens a sa vie
bienqué, pour autant que nous le sachions, elle n’ait pas
definalité Ce concept n’implique pas une révolte de prin-
cipe contre l’autorité en tant que telle, mais plutdt l’expres-
sion tranquille d’une conviction intérieure, sans considération
de commodité ni de ressentiment, indépendamment de pres-
sions ou de contraintes sociales.
Le respect des limitations de vitesse par souci de sécurité
et non pas en raison de la peur d’une contravention en est
Yexemple le plus simple. L’autonomie n’implique pas que
Pindividu ait la liberté de faire n’importe quoi. Toute société
dépend, tant pour son existence que pour son développe-
ment, d’un équilibre entre l’affirmation de soi de individu
et l’intérét collectif. S’il n’existait un frein aux pulsions ins-
tinctuelles de Phomme, aucune société ne serait possible.
Cette recherche constante d’un équilibre par la résolution
de tendances contraires en nous-mémes ou entre le soi et la
société, la capacité de la conduire en fonction de valeurs
personnelles, d’un intérét individuel bien compris qui tient
compte de l’intérét de la société dont nous faisons partie,
aboutissent 4 une conscience croissante de liberté et consti-
tuent le fondement d’un sentiment toujours accru d’identité,
de respect de soi-méme et de liberté intérieure, bref, d’auto-
nomie.
L’essence de l’existence autonome réside dans ce sentiment
de lidentité, dans la conviction d’étre un individu a nul

87
LE CCEUR CONSCIENT

autre semblable, qui entretient des relations chargées de


sens avec les personnes de son entourage, qui a une histoire
‘ particuliére dont il est le produit et qu’il fagonne, qui res-
pecte son travail en prenant plaisir 4 s’y montrer competent,
se nourrit de souvenirs associés 4 son expérience personnelle,
ses taches préférées, ses gofits et ses plaisirs. Ces ressources
intérieures non seulement permettent 4 homme de se
conformer aux exigences raisonnables de la société sans
perdre son identité, mais elles lui procurent une vie satis-
faisante, souvent créatrice.
L’homme qui a les moyens de s’adonner aux plaisirs de la
table et le fait parce qu'il en tire satisfaction a besoin
d’un estomac plus solide que celui qui est obligé de se
nourrir plus modestement. De méme, l’individu qui vit dans
une économie d’abondance et jouit d’une grande liberté
dans lorganisation de sa vie a besoin d’une personnalité
mieux intégrée pour choisir bien et savoir se restreindre a
bon escient que celui qui n’a pas besoin de force intérieure
parce qu’il y a peu de choses a sa disposition dont il puisse ~
jouir ou s’abstenir. Il est vrai que dans toute société, il
existe des gens qui ne sont pas attirés par les plaisirs de la
table et n’ont besoin ni d’un bon estomac ni de force de
caractére pour continuer 4 se bien porter. Mais ces individus
ne posent pas de problémes 4 la société en ce sens, et la
société de consommation ne les tentera pas au-dela de ce
quwils sont capables d’assimiler. Dans cet exemple simpliste,
la société de consommation n’est un probléme que pour la
personne qui n’a ni un bon estomac, ni la force intérieure
de maitriser ses désirs, alors qu’elle aime manger et boire avec
exces.
Un exemple emprunté 4 mon expérience professionnelle
montrera d’une autre fagon pourquoi, en raison du progrés
scientifique, "homme a besoin d’une personnalité mieux inté-
des
pare
grée. Il a toujours existé qui rejetaient lun
nts
de leurs enfants et, d’autres, plus nombreux qui éprouvent

88
LA CONSCIENCE DE LA LIBERTE

parfois des sentiments ambivalents. A condition qu’il n’en


résulte pas des situations extrémes, la plupart des enfants
y survivent assez bien, méme si la privation d’affection est
sensible.
Les progrés de la psychologie nous ont révélé qu’une
telle attitude de la part des parents risque d’avoir des
conséquences graves sur le développement de l’enfant. Il en
résulte que les parents cultivés d’aujourd’hui, s’ils ont des
sentiments négatifs ou ambivalents 4 l’égard de leur enfant,
se sentent coupables et cherchent a se débarrasser de cette
culpabilité. En général, Virritation qu’ils en éprouvent ag-
gravent leurs sentiments négatifs et enfant en souffre deux
fois plus. A l’ambivalence initiale s’ajoute le ressentiment des
parents 4 Pégard de l’enfant qui leur donne mauvaise cons-
cience.
En d’autres termes, les parents qui ont appris qu'il est
mauvais pour l’enfant qu’ils aient 4 son égard des sentiments
négatifs ont besoin d’une personnalité plus forte et d’une
plus grande sécurité intérieure pour intégrer cette culpabilité.
Ce n’était pas vrai des parents d’autrefois qui ne savaient
pas que les sentiments négatifs risquent d’étre nocifs. Ils
pouvaient se bercer de Villusion qu’il suffisait de subvenir aux
besoins matériels de l’enfant. Aujourd’hui, les parents, pour
se débarrasser de leur sentiment de culpabilité, en arrivent
A se convaincre que l’enfant est déficient, et que les senti-
ments négatifs qu’ils éprouvent 4 son égard sont dus a des
défauts dont personne n’est responsable. Il en résulte que
j'ai affaire A beaucoup de parents qui, 4 une autre époque,
auraient rejeté leur enfant ou l’auraient abandonné 4 lui-
méme et qui, aujourd’hui, affirment qu’il souffre de défi-
ciences mentales ou autres pour se justifier.
La lecon qu’il faut tirer de telles expériences est non pas
que nous devons condamner nos nouvelles connaissances,
mais que chaque pas vers une plus grande prise de cons-
cience, dans le cas présent celle de la nature potentielle-

89
LE CCEUR CONSCIENT

ment destructrice de certaines de nos émotions, exige une


personnalité plus forte et mieux intégrée avant de constituer
un progrés véritable.
Le parent et l’enfant s’en tirent mieux si le parent ne se
sent, pas coupable de son attitude de rejet. Néanmoins cette
situation n’est pas souhaitable. Alors qu’autrefois les parents
n’avaient pas d’autre choix que de la subir, aujourd’hui, ils
ont divers moyens d’y remédier. Ils peuvent intégrer leur
culpabilité, afin de ne pas la répercuter sur l'enfant ou sur
une autre personne. Ils peuvent tenter de découvrir l’origine
du rejet et en supprimer la cause, si bien qu’ils n’éprouve-
ront plus de sentiments négatifs ni de culpabilité. L’une et
l’autre solution améliore la situation. Mais si les parents réa-
gissent 4 un progrés des connaissances (que le rejet est nocif)
sans opérer un changement en eux-mémes (par l’intégration
de la culpabilité ou la suppression de la cause du rejet) l’évo-
lution scientifique aura des résultats pratiques négatifs alors
que nous pourrions en tirer les plus grands bénéfices.
Je ne donnerai pas d’autre exemple pour montrer que le
progrés social, scientifique ou technologique ne peut amé-
liorer le sort de homme que sil est accompagné d’un
accroissement de conscience et d’une intégration plus pro-
fonde de la personnalité. L’autonomie personnelle et la
conscience de liberté ne sont que des aspects de ces niveaux
supérieurs d’intégration personnelle.
C’est ce besoin de développement intérieur de l’homme
qui incite les sociologues et les technologues 4 mal augurer
de l’avenir. Ils doutent de l’aptitude de Phomme 4a effectuer
des progrés d’intégration psychologique proportionnels aux
progrés du monde extérieur. La peur qu’ils éprouvent pour
Yavenir de ’homme 4a lére de la technologie n’est que la
conséquence de la mauvaise opinion qu’ils ont de létre
humain.
En réalité, nous avons fait de multiples progrés dans la
connaissance et la maitrise du monde extérieur dont chacun

90
LA CONSCIENCE DE LA LIBERTE

n’est devenu viable qu’une fois que nous avons accompli


Pintégration supérieure qu’exigeait le changement de notre
environnement. Les pessimistes n’en tiennent aucun compte,
car leur sous-estimation de ’homme et de ses potentialités
les empéche de voir que depuis qu’il vit en société "homme
affronte victorieusement ce probléme.
Dans le chapitre précédent, j’ai évoqué l’attitude du no-
made moderne envers le mode de vie sédentaire et envers
les villes. Il est vrai qu’il ne peut s’y adapter qu’autant qu’il
apprendra 4 maitriser l’impulsion de lever le camp chaque
fois que l’envie lui en prend ou qu’il se sent frustré, et a
dominer le désir de se venger violemment de toute offense.
Et il ne peut acquérir cette maitrise que le jour ow il jugera
désirable d’entretenir des liens étroits et permanents avec
un groupe social plus vaste que sa famille ou sa tribu et
qu'il sera séduit par les avantages économiques et culturels
de la vie citadine. Pour profiter de ces avantages, il accep-
tera de s’imposer des restrictions et d’acquérir de nouvelles
habitudes sociales. Bref, de passer 4 un niveau supérieur
d’intégration personnelle.
La plupart des anciennes tribus nomades ont accompli
spontanément cette mutation et cela en quelques généra-
tions. Il ne fait pas de doute que homme d’aujourd’hui
est capable de l’intégration supérieure qui lui est nécessaire
pour que ses nouvelles conditions de vie soient libératrices
et non pas oppressives. Mais pour cela, il faut qu’elles
présentent autant d’avantages que la vie citadine pour un
nomade. Ceux de la technologie sont évidents. Ce qui est
plus douteux, c’est leur influence sur les rapports de
homme avec son semblable. Ce n’est qu’autant qu’ils favo-
risent la vie en commun que le surcroit d’intégration qu’ils
exigent nous apparaitra comme un effort justifié et que
nous serons disposés a l’accomplir.
Dans ce livre, je me propose d’indiquer la direction dans
laquelle je crois que cette intégration doit s’opérer, et de

o1
LE CUR CONSCIENT

sensibiliser le lecteur & certains aspects de la société de


masse qui y font obstacle.

Le déséquilibre.

Actuellement, le progrés externe a largement dépassé l’évo-


lution de lintégration. Ce déséquilibre qui affecte beaucoup
d’individus dans |’Etat moderne de masse a une incidence
sur les désordres affectifs. Comme on le sait, les troubles
affectifs sont dus a des conflits non résolus. Mais la solution
des conflits dépend du degré d’intégration de la personnalité.
C’est une capacité qui s’acquiert avec l’expérience répétée de
difficultés surmontées dans le passé. De 1a, l’apparente
névrose des adolescents. Ils sont trop jeunes pour avoir
lexpérience de conflits intérieurs ou extérieurs résolus et se
sentir assurés de pouvoir surmonter ceux qui se présentent.
D’ot également d’autres problémes de l’adolescence.
L’adolescent moderne, par ailleurs, est exposé a plus de
choix et de tentations que l’adolescent d’autrefois. Donc, il
a besoin d’une plus grande maturité pour y faire face sans
danger. Pendant mon adolescence, je n’ai pas eu besoin
d’une forte personnalité ou d’un sens moral développé pour
résister a la tentation de voler une voiture. Aucun des jeunes
gens que je connaissais n’en possédait et ma petite amie ne
s’attendait pas que je lui offre une promenade en auto.
Il n’y avait pas de voitures. Aujourd’hui, c’est le délit le
plus fréquemment commis par les adolescents. Voila un
exemple de ce que le progrés ajoute aux problémes affectifs,
raison pour laquelle il exige un niveau supérieur d’intégra-
tion.
Si un individu a connu des échecs répétés et n’a pu ré-
soudre ses problémes (ceux qui lui sont propres et ceux qui
l’opposent a la société), il perdra confiance en son aptitude
a affronter avec succés les difficultés futures. L’obligation
.

92
LA CONSCIENCE DE LA LIBERTE

répétée de devoir choisir entre plusieurs emplois dont aucun


ne lui convient vraiment, entre plusieurs partis politique.
dont aucun ne le satisfait totalement, entre une multiplicité
d’objets qui le tentent mais dont aucun ne lui est vraiment
nécessaire, place constamment "homme devant son indéci-
sion. Il est rare que ses choix satisfassent des besoins: pro-
fonds. C’est pourquoi l’énergie psychique dépensée 4 prendre
la décision est gaspillée et l'individu a l’impression de l’avoir
épuisée sans but.
Fondamentalement, pour prendre une décision ou résou-
dre un conflit, Phomme doit étre capable d’éliminer les
solutions qui ne sont pas en accord avec ses valeurs et sa
personnalité. Aprés cela, le choix est plus limité et la déci-
sion correcte devient relativement simple. Un individu mal
intégré, qui ne posséde pas un ensemble de valeurs cohérent,
n’est pas capable d’apprécier les possibilités de choix mul-
tiples qui s’offrent 4 lui en fonction de ses besoins per-
sonnels, et ne peut donc pas réduire le probléme a des
données plus simples. Un tel individu se sent débordé chaque
fois qu’une décision s’impose.
Curieusement, si un individu se trouve devant des possi-
bilités multiples également attrayantes, le choix de I’une
d’elles est en principe une expression de liberté. Mais psycho-
logiquement, la situation n’est pas vécue de cette fagon. L’in-
dividu éprouve une vague insatisfaction. Alors que s’il sait
clairement ce qu’il ne veut pas, en choisissant ce qui lui
convient le mieux, il a l’impression d’avoir accompli un acte
positif. Méme si la latitude de choix était en réalité plus

1. On trouvera dans ce chapitre des fragments d'un article inti-


tulé «Individual Autonomy and Mass Control» qui a paru dans
« Frankfurter Beitrage zur Soziologie », publiés sous la direction de
T.W. Adorno et W. Dirks. Vol. 1 Sociologica, Aufsétze, Max Hor-
kheimer zum sechzigsten Geburstag gewidmet. Europdische Verla-
ganstalt 1959, Francfort-sur-le-Main.

93
LE CCEUR CONSCIENT

limitée, c’est une affirmation de soi qui procure une sensa-


tion de bien-étre.

La société de masse contemporaine accroit d’autres fa-


cons encore l’incertitude de l’homme devant sa propre iden-
tité, et le sentiment d’une restriction de son autonomie. En
raison de la multiplicité des choix et des modes de vie pos-
sibles, celui qu’on adopte individuellement perd apparem-
ment de son importance et la capacité de s’y tenir n’est
plus une nécessité. L’individu a plus de mal a acquérir des
normes personnelles, donc a régler sur elles son comporte-
ment. En méme temps, la société moderne lui donne Villusion
d’une liberté plus grande qui rend la frustration plus préju-
diciable. Elle offre 4 individu beaucoup plus de choix qu’il
ne peut raisonnablement en assumer. Elle ne lui fournit pas,
dans son éducation d’enfant, puis d’adulte, d’exemples ni de
lignes directrices lui permettant de satisfaire ses désirs
instinctuels d’une fagon qui soit conforme a son intérét et
a celui de l’autre. Lorsqu’il arrive 4 lage ov il lui faut
Satisfaire ses désirs ou les réprimer, sa personnalité risque
de s’étre constituée sans qu'il ait appris 4 maitriser ce pro-
bléme. C’est ce qui arrive a V’individu qui s’en remet a la
société pour réglementer la plupart de ses autres activités.
Il en résulte qu’il se tourne une nouvelle fois vers la société,
afin qu’elle lui indique comment, par exemple, il doit satis-
faire son instinct sexuel. Il n’a méme plus la possibilité d’ex-
primer son originalité individuelle dans sa vie la plus intime.
Quand la société évolue rapidement, l’individu ne dispose
pas d’un temps suffisant pour acquérir les nouvelles attitudes
qui lui permettraient de s’adapter aux changements de son
environnement, en fonction de sa personnalité propre. Cela le
désoriente et le rend incertain, Plussondésarrois’accroit, plus
il est portéa observer lesréactions desautres et a tenter
dimiter leur comportement ce comportement imité
n’étant pas en accord avec sa propre personnalité, il en résulte

94
LA CONSCIENCE DE LA LIBERTE
un _affaiblissement de son intégration et il devient de moins en
moins capable dé réagir d'une facon autonome a de nouveaux
changements 1,
€ que nous redoutons aujourd’hui, c’est une société de
masse ou les individus ne réagiront plus spontanément aux
vicissitudes de l’existence, mais accepteront sans aucun esprit
critique les solutions qui leur sont proposées par d’autres.
Nous craignons que ces solutions soient déterminées par les
exigences du progrés technologique sans tenir compte de
Pintégration accrue qu’elles exigeraient. Le processus d’ac-
ceptation passive commence en général par le conformisme
extérieur, mais ne s’arréte pas 1a, car la vie extérieure et
la vie intérieure sont trop intimement liées. Lorsqu’un indi-
vidu s’en remet a d’autres pour prendre des décisions réglant
son mode de vie extérieur, il sera bient6t porté a régler ses
conflits intérieurs de la méme facgon. Si cette désintégration
s’étend a4 la majorité des individus, il n’y a plus alors de
frein 4 l’évolution sociale. Plus elle deviendra rapide plus il sera
difficile de parvenir au niveau d’intégration qu’elle exigerait.
L’intégration se fait lentement. Selon les lois de l’économi
psychique, une fois une habitude acquise, d’autres modes
de comportement ne se constituent que si lindividu est
convaincu qu’ils sont de beaucoup supérieurs aux anciens,
ou que c’est la seule forme d’adaptation possible. Il faut du
temps pour parvenir a4 une telle conclusion, du temps et des
efforts pour concevoir et perfectionner les nouveaux modes
de comportement, et encore plus de temps et d’efforts pour
qu’ils soient véritablement assimilés. Ce n’est qu’alors que
Yindividu est capable d’affronter un nouveau probléme de

1. Beaucoup de ce qui est dit ici de l’autonomie de individu


face a la société de masse a été traité plus en détail, bien que dans
une optique différente aboutissant 4 d’autres conclusions, par David
Riesman dans The Lonely Crowd, New Haven, 1950. L’auteur y
compare l’individu autonome a celui qui est dominé par les autres.

95
LE CUR CONSCIENT

facon autonome, c’est-a-dire en accord avec sa personnalité


totale. C’est pourquoi une évolution économique et sociale
rapide compromet l’autonomie de la personnalité. Par ail-
leurs, des individus ayant peu d’autonomie sont capables
d’accepter un rythme de changement rapide. Il en résulte
un grave probléme: la rapidité de l’évolution sociale risque
de multiplier le nombre des individus manquant d’autonomie,
et ceux-ci, en retour, favoriseront la rapidité du changement.
Moins homme est capable de résoudre ses conflits
intérieurs — ou la contradiction entre ses désirs et les
exigences de~ l’environnement — plus il s’en remet a la
société pour trouver une solution aux problémes qu’elle lui
pose. Il importe peu qu’il la puise dans un éditorial, dans
la publicité, ou dans la psychiatrie. Plus il accepte les ré-
ponses qu’on lui fournit, moins il devient capable d’une
réaction indépendante et plus il est contraint de trouver des
solutions en dehors de lui-méme. II est difficile de déterminer
a quelle phase de cette évolution de I’ « Etat de masse >»
nous nous trouvons!,

Le monde du trayail.

Si nous nous tournons d’abord vers les problémes extérieurs,


nous nous apercevons que plus la société se stratifie, plus
la technologie « assigne des taches » a l’individu, et moins il
devient capable de décider par lui-méme de la succession,
de l’exécution et de l’importance de ses activités. Pourtant,
le meilleur_soutien de toute société apparait dans l’aptitude de
ses citoyens a prendre des décisions, puis a assumer la respon-
sabilité de leurs -actes. C’est trés difficile quand une part

1. B. Bettelheim utilisera fréquemment le terme d’«Etat de


masse » par opposition A « Société de masse ». C’est l’Etat totalitaire,
PEtat rouleau-compresseur... N, de l’Ed.

96
LA CONSCIENCE DE LA LIBERTE

trop importante de ce que nous faisons dépend de la coopé-


ration des autres ou est réglé par eux.
Quelqu’un qui travaille sans s’intéresser au but de son
travail ou a son produit final est en un sens une personne
dépendante. Il accepte les décisions d’autrui comme fonde-
ment de son action. C’est vrai de toutes les catégories de
travailleurs, du manceuvre au technicien. Certains des physi-
ciens qui ont participé 4 la mise au point de la premiére
bombe atomique s’en sont préoccupés par la suite. Ils se
sentaient coupables d’irresponsabilité pour avoir accepté
certaines taches sans réfléchir 4 leur résultat, ou sans avoir
de pouvoir sur lui. La frustration et la préoccupation des
Ouvriers d’usine qui n’ont guére de liberté dans le choix de
leur travail, ni d’action sur son résultat, ont le méme impact
sur la personnalité. Ils ont moins de facilité verbale pour
l’exprimer, ou insuffisamment d’influence pour obtenir qu’on
en reconnaisse l’importance.
Dans notre société, beaucoup d’ouvriers choisissent leur
travail pour des raisons névrotiques plutét que par inclina-
tion. Qui pis est, cette derniére n’est souvent pas prise en
considération, car ce qu’ils ont envie de faire est dissocié
de la nécessité de gagner leur vie. Cela entraine une contra-
diction psychologiquement dangereuse. Elle mine le respect
de soi, elle empéche l’homme de prendre plaisir au travail
auquel il consacre la majeure partie de son temps et le
prive du sentiment qu’il fait quelque chose d’important,
quelque chose qui a une signification.
A exprimer la contradiction sous sa forme la plus simple,
ils sont convaincus, et ils ont raison de létre, que leur
travail. en tant que gagne-pain, est important. Il leur permet
de subvenir 4 leurs besoins et a ceux de leur famille, et de
faire ce dont ils ont envie le reste du temps. Mais leur
travail leur parait souvent ennuyeux, insatisfaisant, sans
rapport avec leurs véritables centres d’intérét. Donc il est a
la fois déterminant et insignifiant. Les choses se compliquent

97
LE CCEUR CONSCIENT

encore du fait que leurs loisirs sont essentiels (puisque c’est


ce pourquoi ils travaillent) et insignifiants (parce que ce qui
compte vraiment c’est de gagner de quoi vivre, sinon ils ne
pourraient exister). Une telle contradiction est une source
d’insatisfaction grave et provoque des conflits qui dévorent
Vénergie vitale de V’individu. Beaucoup l’éprouvent méme s’ils
n’en ont pas conscience.
On pourrait citer par analogie le cas de l’enfant qui n’aime
pas aller en classe, mais s’efforce d’obtenir de bonnes
notes parce qu’il en a besoin pour faire carriére plus tard.
Personne n’est capable de faire bien ce qu’il n’aime pas ou
méprise. Donc, la plupart de ces enfants ont de mauvais
résultats scolaires. On peut citer aussi les nombreux parents
des classes moyennes qui, tout en critiquant vivement les
établissements scolaires existants, exigent que leurs enfants
fassent des études brillantes dans des cadres qui, selon eux,
ne s’y prétent pas. Le miracle est qu’en dépit de cette
contradiction, certains enfants parviennent 4 de bons résul-
tats. Mais au prix de quels conflits affectifs ?
La préférence pour des emplois présentant une plus
grande sécurité, méme lorsqu’elle est fallacieuse, est égale-
ment névrotique puisque l’expérience démontre que lorsque
la sécurité est la plus nécessaire, en période de dépression
économique ou de bouleversement politique, ces emplois ne
sont pas plus sirs que les autres. Choisir un emploi en invo-
quant la pseudo-indépendance que confére un revenu plus
élevé au lieu de le faire pour des raisons autonomes (c’est-
4-dire en donnant la préférence 4 J’activité qui procure le
plus de satisfaction parce qu’elle a un sens intrins¢que pour
Yindividu et contribue 4 sa dignité), est également une ma-
nifestation de tendances névrotiques. L’argent est incons-
ciemment confondu avec le statut véritable. Ici encore, la
sécurité extérieure, ce que l’argent peut acheter, tient lieu
de sécurité intérieure. L’impersonnelle monnaie d’échange
est considérée comme plus importante que le produit parti-

98
LA CONSCIENCE DE LA LIBERTE

culier du travail exercé. La situation est pire encore lors-


qu’il n’y a méme pas un semblant de liberté dans le choix
de lactivité. :
Dans toutes les sociétés, les forces de l’environnement
peuvent paraitre écrasantes en raison de leur pression et
de leur complexité, réelles ou imaginaires. La technologie
moderne y a ajouté la faiblesse physique de ’homme par
opposition 4 la puissance des machines, son insignifiance
dans un processus ot des centaines d’individus sont néces-
Saires pour faconner et distribuer le produit final, et son
~ interchangeabilité, non seulement dans le travail 4 la chaine,
mais également dans les vastes laboratoires de recherches.
Ce ne sont la que quelques-unes des angoisses qu’il éprouve
lorsqu’il s’interroge sur son rdle ou celui de sa compétence
dans le processus d’ensemble de la production.
Un jour ot je parlais avec un groupe de fonctionnaires
du service diplomatique, des frustrations qu’ils éprouvaient,
ceux-ci m’avouérent avoir beaucoup de mal 4a accepter les
multiples ordres qu’ils recevaient de Washington, sans qu’on
leur expliquat les raisons qui les motivaient. Ils savent qu’il
en est ainsi parce que souvent les raisons sont si complexes
qu’il faudrait un petit traité pour les exposer et qu’on manque
de temps. Par ailleurs, toute raison fournie exposerait la per-
sonne qui donne l’ordre a des critiques de la part du Congrés
ou d’autres censeurs, alors que l’ordre lui-méme n/’attire pas
Yattention. Le responsable court moins de risque d’étre cri-
tiqué par ses supérieurs ou par le public pour lordre qu'il
donne que pour les raisons qu’il a de le donner.
Il s’agit ici d’hommes occupant des postes importants,
qui représentent leur gouvernement a l’étranger et exercent
une activité dont l’utilité intrinséque n’est pas en cause.
Ils devraient y puiser une saine fierté. Mais le gigantisme
de l’entreprise et la complexité du monde dans lequel nous
vivons font qu’ils sont utilisés comme des instruments a
des fins quils ignorent. Ils m’ont assuré que c’était lune

99
LE CUR CONSCIENT

des principales sources de frustation liées 4 leur activité


professionnelle.

Le commandement a distance.

Le gigantisme du systéme politique et de sa bureaucratie,


et celui de la plupart des entreprises technologiques moder-
nes, ajoute un nouveau facteur au probléme: la distance.
Chacun d’eux contribue 4 la désintégration de la personna-
lité, car lorsque l'homme percoit qu’il n’est plus maitre de
son destin et pourrait étre tenté de réagir contre cette si-
tuation, on lui offre une excuse commode pour échapper a
sa responsabilité. La société de masse est si complexe que
Vhomme peut se justifier en se déclarant désarmé parce
qu’il ne comprend pas son réle dans le processus politique
ou économique. Malheureusement, cette autojustification ne
sert a rien. Elle diminue son assurance. La distance qui le
sépare des « managers » y ajoute l’excuse, souvent fondée,
qu’il est incapable de les joindre, et encore moins d’exercer
une influence personnelle.
Sans les formuler clairement, les Allemands ont invoqué
ces phénoménes psychologiques aprés la guerre, lorsqu’on
les a mis devant les horreurs dont ils étaient censés avoir
été complices. Lorsqu’ils n’affirmaient pas n’en avoir eu
aucune connaissance, ils rétorquaient: « J’étais un homme
insignifiant, qu’aurais-je pu faire ? »1. Mais si l’excuse était
plus que justifiée par la réalité, elle constituait un autre
pas vers la désintégration personnelle. Elle était contraire

1. Le livre de Hans Fallada, Kleiner Mann, was nun?, Hambourg


1932/1950, était bien connu en Allemagne avant l’avénement d’Hitler,
et on en a fait une adaptation cinématographique. Méme ceux qui
ne l’avaient pas lu connaissaient le titre, devenu un slogan a l’épo-
que préhitlérienne. L’histoire soulignait l’incapacité de lindividu a
décider de son destin, qui aboutissait a l’Etat totalitaire.

100
LA CONSCIENCE DE LA LIBERTE
a ce que nous appelons l’honneur humain: maintenir son
indépendance face a la pression extérieure.
Il est significatif que les mémes déclarations aient été
faites par ceux qui ont travaillé 4 la mise au point des
bombes atomiques lorsqu’ils ont nié leur responsabilité. La
bombe atomique a mis en relief certains des problémes
sociaux et psychologiques de « l’Etat de masse ». La réac-
tion du public américain a été tout d’abord la fierté devant
la puissance de Etat et de ceux qui le dirigeaient, aux-
quels les citoyens s’identifiaient. A la réflexion, le pouvoir
terrifiant que conférait la bombe a effrayé Vindividu en
lui inspirant un sentiment de totale impuissance. Etant inca-
pable de supporter cette angoisse, il s’est tourné vers la
société et ses dirigeants afin qu’ils le protégent, en étant
prét a leur accorder un pouvoir plus grand encore en
échange de leur protection contre ce nouveau danger. Une
lutte s’engagea alors entre le contréle rationnel de la peur
(il n’y a d’autre protection contre la bombe atomique que
la coopération internationale) et les mécanismes de compen-
sation qui sont de nature agressive, le recours au pouvoir
que détenaient les dirigeants de garantir la sécurité (utilisons-
la les premiers).
Le sentiment d’étre impuissant parce qu’on est un homme
insignifiant, manipulé par d’autres, entraine un besoin de
compensation. L’enfant qui dépend de ses parents pour sa
survie doit étre convaincu qu’ils sont sans reproche, car ce
nest qu’alors qu’il a la certitude qu’ils veilleront sur lui.
Des attitudes critiques ou agressives provoqueront un senti-
ment de culpabilité en raison de cette dépendance. De
méme, plus individu devient impuissant socialement, écono-
miquement, politiquement, dans «Etat de Masse », plus
ceux qui détiennent le pouvoir deviennent importants a ses
yeux. Il a besoin de croire qu’ils veilleront sur lui. Ce nest
que dans cette conviction qu'il puise la sécurité psycholo-
gique. L’injustice, lorsqu’il l’éprouve dans la réalité, est

101
LE CUR CONSCIENT

attribuée a la mauvaise volonté de l’intermédiaire, contre-


maitre ou directeur.
Ici encore ’homme moderne se trouve dans une situation
particuliérement contradictoire. Alors qu’il se voit pris au
piége et réduit 4 n’étre qu’un jouet de l’entreprise gigan-
tesque qu’est la société moderne, il ne fait pas de doute pour
lui que cette société est la plus puissante qui ait jamais
existé. Plus la société est puissante, plus lui-méme, qui en
est membre, devrait devenir puissant, ce qui, affectivement,
ajoute Vinsulte 4 la mutilation.
Cela pourrait en partie expliquer l’angoisse et le ressenti-
ment qu’éprouvent tant de gens devant la force nucléaire.
Un progrés aussi prodigieux de la science et de la techno-
logie devrait donner 4 chacun une impression de plus grande
sécurité et de puissance. En fait, il a accru notre sentiment
d’étre les jouets impuissants de forces qui dépassent notre
compréhension, ou du moins échappent 4 notre contrdle.
Dans la mesure ov elle contribue 4 mettre la nature au
service de Phomme, l’énergie nucléaire devrait nous procurer
_ une immense satisfaction, mais les bénéfices que nous en
tirons semblent négligeables comparés 4 l’angoisse qu’elle a
engendrée. Une fois de plus, si la société est devenue plus
puissante, c’est au détriment du citoyen. La société étant
plus puissante que jamais, et l’individu plus angoissé quil
ne l’a été A aucun moment dans le passé, il doit s’en
remettre pour sa survie A ceux qui dirigent cette société.
La distance physique qui l’en sépare empéche Vindividu
de vérifier si sa confiance en leur bonne volonté est justifiée,
processus qui risquerait d’étre désastreux pour son sentiment
de sécurité économique et sociale. Cette distance lui permet
aussi de conserver ses illusions sur la sagesse et le bon
jugement de ceux qui le dirigent, conditions de sa sécurité
psychologique. Ce processus psychologique est vieux comme
le monde. Tout au long de Vhistoire, le pouvoir des conqué-
rants a incité les hommes 4 les investir de vertu, voire a les

102
LA CONSCIENCE DE LA LIBERTE

transfigurer en demi-dieu ou en héros. Il semble que ce


processus mental soit inévitable. Plus un individu a de pou-
voir sur les autres, plus il peut leur faire de mal. Plus grande
est la menace, plus l’individu éprouve le besoin de la nier
en invoquant la vertu du « demi-dieu ».
La distance qui empéche de vérifier la vertu de Phomme
providentiel a été utilisée trés habilement dans lEtat totali-
taire ou Etat de Masse de Hitler. Le leader n’apparaissait
en public que lors de grandes occasions, entouré de ses
gardes, pour haranguer des foules immenses. Cela mettait
une double distance entre lui et individu. Les gardes dres-
saient une barriére entre lui et le public, et la foule empé-
chait tout contact personnel.
Un autre type de distance était utilisé pour intimider. La
distance dans le temps. Les masses attendaient pendant des
heures l’apparition du leader. Pendant ce temps, leur tension
était accrue jusqu’A un paroxysme insupportable par des mani-
festations, une musique excitante, et le simple épuisement
physique d’une longue attente debout. L’apparition du leader
et la fin de la tension qui en résultait étaient éprouvées a
juste titre comme un soulagement affectif. Cela créait Villu-
sion que le leader détenait le pouvoir de soulager. De la
gratitude, les gens passaient a la conviction qu'il possédait
un pouvoir magique sur Vindividu.
Le contenu de ses discours n’ayant aucun rapport avec
ce soulagement, chacun d’eux avait leffet désiré sur l’audi-
toire. Cette dissociation de leffet et du contenu accroissait
la croyance dans le pouvoir charismatique du leader. Le
caractére creux et décevant des discours de Hitler et de
Mussolini lorsqu’ils étaient diffusés par la radio formait un
contraste frappant avec limpact de lapparition du leader
sur lauditoire physiquement présent. L’auditeur de la radio,
qui n’avait pas été mis en condition par une tension artifi-
cielle, n’éprouvait aucun soulagement lors de J’intervention
du leader et le discours tombait a plat.

103
LE C@UR CONSCIENT

La distance dans le temps est inconsciemment ou délibé-


rément utilisée dans notre société par ceux qui font attendre
un subordonné. Il est impressionné par la puissance du
patron et sa propre infériorité. Inversement, si l’on regoit
Yinférieur immédiatement, il est plus facile d’établir un
contact personnel sur un pied d’égalité amicale. Cet exemple
montre ce qui se passe psychologiquement. La personne
qui attend devient de plus en plus tendue et anxieuse au
fur et 4 mesure que le temps passe. Comme elle ne peut
pas dominer l’angoisse qui s’accroit, le sentiment propor-
tionnel de son impuissance affaiblit sa position. Seule une
personne jouissant d’une trés grande sécurité psychologique
(ou quelqu’un qui est indifférent au résultat de l’entrevue)
peut résister A cette tension sans devenir anxieuse et perdre
tout sentiment de sécurité. On voit une fois de plus que la
capacité d’étre « soi-méme » dans une société de managers
est pour une bonne part une question d’intégration person-
nelle et ne dépend pas totalement de la structure de la
société.
On trouve un autre exemple de leffet démoralisant qu’a
la substitution du temps au mérite intrinséque comme fonde-
ment de la sécurité dans les tentatives de compensation
psychologique des ouvriers. Pour combattre la peur de
perdre un emploi ow il est aisé de les remplacer, ils invo-
quent la durée pendant laquelle ils Pont exercé, tout en se
rendant compte de la faiblesse de l’argument. L’irrempla-
cabilité fondée sur la qualité du travail qui caractérisait
l'artisanat a été réduite a la pseudo-sécurité du temps. La
sécurité intérieure, seule stable, reposant sur la compétence
professionnelle est remplacée par une sécurité extérieure qui
peut étre anéantie 4 tout instant!.

1. Cela n’est pas valable dans les cas ot les contrats passés avec
les syndicats prévoient des droits d’ancienneté.

104
LA CONSCIENCE DE LA LIBERTE

Les loisirs.

Tl en résulte que ’homme a un besoin croissant de trouver


le respect de soi et l’autonomie dans sa vie privée. Lorsque
Vhomme n’a pas la possibilité de s’épanouir dans son travail,
il devient d’autant plus important qu’il le fasse dans sa vie
privée pour acquérir un sentiment d’identité. Mais pour cela,
il faut qu'il soit libre d’arranger sa vie privée conformément
a ses besoins et ses désirs personnels. Ici, la technologie
moderne semble le libérer de l’automatisme en réduisant le
temps qu’il doit consacrer a4 gagner sa vie.
Malheureusement, cette libération est souvent plus illu-
soire que réelle. Ce qui importe, ce n’est pas que les acti-
vités de loisirs soient fréquemment offertes aux gens et non
plus congues par Vindividu. Je ne pense pas que peindre
un mauvais tableau contribue davantage au respect de soi
que regarder un bon film. Mais les bons films sont rares.
Et je ne veux pas dire par 1a des films qui satisfont a des
normes ésotériques, mais ceux qui exposent des situations
et des idées incitant le spectateur a reconsidérer_sa propre
existen: . En ce cas, il pourrait étre amené a
prendre spontanément de nouvelles décisions sur la fagon
d’organiser sa vie, décisions qui éveilleraient en lui ou ren-
forceraient sa quéte de « signification », élargissant ainsi sa
conscience de liberté.
La plupart des films, des émissions de télévision, ou des
autres activités de loisirs sont concus de facon 4 empécher
cette prise de conscience. Leurs auteurs ne se permettent pas
de laisser libre cours 4 leurs idées, ou n’y sont pas autorisés.
Leurs ceuvres ne sont pas censées donner a réfléchir. Mais
sans ce libre jeu des idées, les choix qu’offrent le cinéma,
le juke-box, la télévision, sont si limités, ou dénués de sens,
que ce ne sont plus que des pseudo-choix. Ils sont Si creux,
si stéréotypés, quwils ne provoquent aucune participation

105
LE CUR CONSCIENT

affective ou intellectuelle et ne peuvent contribuer a l’enri-


chissement de la vie. Aprés avoir suivi le méme programme,
les gens lisent souvent le méme livre, recommandé par un
club de lecture et choisi par les représentants des éditeurs
qui, ont publié. En échangeant leurs opinions, ils éprouve-
ront peut-étre le confort du conformisme jusqu’au moment
ou, brusquement, ils ressentent le vide d’une vie qui leur
offre trop peu d’expériences qui leur appartiennent en
propre.
Méme lorsqu’ils occupent plus activement leurs loisirs, les
gens tendent a le faire en suivant les suggestions des mass
media. L’homme, aprés avoir perdu la liberté de régler lui-
méme son travail, se met aussi 4 dépendre des autres pour
ses activités récréatives. En dépit de leur variété, elles lui
paraitront stériles, si elles n’ont pas la saveur d’une préfé-
rence personnelle et si-elles ne naissent pas d’un style de
vie personnel et riche de signification. Modeler sa vie sur
celle des autres n’est pas un choix vraiment libre, méme
s'il n’y a pas eu de contrainte apparente. Les activités aux-
quelles on se livre parce qu’on vous les propose ou que
«cela se fait » dans un certain milieu, ne sont qu’une col-
lection d’expériences disparates. N’ayant pas de qualités
intrinséques en commun, elles ne peuvent s’ajouter et encore
moins constituer un champ d’intégration qui serait plus que
la somme de ses parties. Ce genre de vie est donc fragmen-
taire et ressenti comme «vide», méme si laffairement
masque le manque de signification.
Nous achetons presque toujours les mémes vétements
que nos voisins, la méme voiture!, les mémes meubles. En

1. La vogue des minivoitures étrangéres est une exception inté-


ressante. Mais paradoxalement elle ne favorise pas le développe-
ment de l’expérience individuelle parce qu'elle est en contradiction
avec la création de superautoroutes qui éloignent davantage 1’auto-
mobiliste de la campagne, et exigent une plus grande vitesse, plus

106
LA CONSCIENCE DE LA LIBERTE

fait, c’est la production de masse qui permet 4 la société


occidentale de jouir de tous ces biens. La possibilité d’ac-
quérir des biens et des services est un avantage permanent
de la société de masse et une des grandes conquétes de notre
époque. La fierté que nous en tirons tout d’abord ne mérite
pas la dérision. Mais c’est bien en raison du plaisir que
nous éprouvons 4 acheter une voiture, des meubles, une
maison, que nous omettons de nous demander de quel prix
nous le payons. Qui peut se permettre d’acquérir une maison
conforme a ses goiits, voire la faire construire ? Néanmoins,
il est merveilleux que bon nombre de gens puissent accéder
a la propriété.
L’homme souhaitant étre propriétaire, il vit dans des zones
résidentielles dont Vaménagement est inachevé oy dans
d’énormes immeubles ot tous les logements sont identiques
et imposent Puniformité du mode de vie. Au lieu d’étre: le
chateau de sa vie intime, son logement comporte de larges
baies qui l’exposent 4 la curiosité de tous. Ce n’est pas
inhérent 4 la production de masse, ni moins cher ou plus
efficace. Il en résulte un des traits les plus négatifs de la
société de masse; on regarde vivre les autres et on est
observé par eux. Ils se demandent comment nous nous en
tirons, et nous voudrions connaitre leur propre recette +

per-
uniforme. Ce qui est gagné d’une part (lexpression d’un gofit
perdu de l'autre (moins de contact direct avec
sonnel) est souvent
la diversité de la nature et du mode de vie local, pas d’adaptation
aux diverses voies de circulation).
é
1. Cette observation réciproque est trés différente de Vintimit
qui régnait dans les villages et les petites villes de l’Ancien Monde.
il ne
Chacun savait ce qui se passait sous le toit des autres. Mais
s’agissait pas d’étrangers cherchan t a se copier les uns les autres
ou a rivaliser. Ul s’agissait de gens liés par une intimité quasi fami-
Au
liale. Tout n’était pas dicté par l'amour et la serviabilité.
ait souvent ambival ence et mesquine rie. Mais
contraire, on rencontr
s, mé-
la cohésion du groupe était assurée par des émotions profonde
me si elles étaient complexes. Nous avons perdu cette intimité ‘affec-

107
LE CUR CONSCIENT

Fenétres et lucarnes qui n’ont pas d’incidence sur la vie


quotidienne seront différentes d’une maison a Ilautre et
donneront illusion du gofit personnel ou de la fantaisie,
alors qu’elle fait défaut dans tout ce qui est essentiel.
La vie de banlieue, grace a laquelle beaucoup espérent
échapper a la société de masse, impose ses propres unifor-
mités. Quelquefois, elle est plus contraignante que la vie
citadine en raison de l’absence d’anonymat. Il importe peu
que l’on dise aux gens ce qu’ils doivent boire et manger et
a quelles heures, ou qu’ils imitent leurs voisins dans ce do-
maine. Par contre, il est grave qu’on décide a leur place
comment ils doivent élever leurs enfants ou traiter leur
conjoint et qu’ils se laissent dominer par ces conseils jus-
qu’au plus intime de leur vie privée. Méme si cette pression
ne se manifeste qu’indirectement, 4 travers l’étonnement des
voisins ou la dérision des enfants devant ceux qui sont
élevés différemment, elle est efficace?.

tive résultant de rapports maintenus a travers les générations et


nous y avons gagné beaucoup plus de liberté potentielle. Mais tant
que nous prendrons modéle sur nos voisins, cette liberté ne devien-
dra pas réalité et nous aurons perdu beaucoup d’intimité affective
sans rien gagner en échange.
1. La domestication de la nature peut, elle aussi, avoir de bons
ou de pernicieux effets. Le paysage de banlieve est agréable jus-
qu’au moment ou il impose & homme des contraintes pendant ses
loisirs. Tondre la pelouse, arroser, tailler, sont des plaisirs si ce sont
des activités librement choisies et des corvées si c’est le voisin qui
vous y oblige. Je connais un homme qui s’est établi en banlieue
pour échapper 4 l’asphalte des villes et jouir d’un cadre plus naturel.
Le premier été, sa pelouse était pleine de pissenlits. Il en aimait
la couleur mais ses voisins, qui avaient dépensé de l’argent et des
efforts pour avoir un gazon irréprochable se plaignirent de ces
mauvaises herbes dont les graines risquaient d’envahir leurs propres
pelouses. Aprés plusieurs incidents de ce genre, l’-homme retourna
s’installer en ville. Un jardin aménagé avec art, un gazon velouté,
n’offrent pas plus de confort, d’ombre, d’espace ou d’intimité qu’un
jardin laissé a l’état sauvage. Ce sont des types différents de jardin.
Mais peu de banlieusards osent rejeter les conventions pour choisir
ce qui leur plait vraiment.

108
LA CONSCIENCE DE LA LIBERTE

Quand ces immixions finissent pas affecter la vie sexuelle,


comme dans l’Etat totalitaire d’Hitler, il ne reste presque plus
rien qui soit personnel, différent, unique. Lorsque la vie
sexuelle de ’homme est réglée par des normes extérieures
de méme que son travail et ses loisirs, il a définitivement
et totalement perdu toute autonomie personnelle. Le peu
didentité qui lui reste ne peut provenir que de son attitude
intérieure face 4 cette émasculation de la personne.
Par bonheur, cette domination totale est étrangére au
monde occidental. La liberté de choix existe encore, mais
elle est sérieusement menacée. Non par les lois, et dans une
trés faible mesure par la persuasion massive et délibérée qui
n’aurait guére de pouvoir sans la profonde angoisse intérieure
dont souffre ’homme désorienté.
Pour faire contrepoids 4 la complexité de l’évolution so-
ciale et technologique, ’homme aurait besoin de développer
plus encore sa vie privée, et plus particuli¢rement sa vie
sexuelle, en lui donnant plus de spontanéité, plus de ri-
chesse, plus de liberté, ce qui ne saurait étre confondu avec
la licence. Malheureusement, pour de multiples raisons, il ne
lui est pas facile d’enrichir sa vie privée, en tant que per-
sonne ou en tant que membre d’une famille. Bien qu’on ait
en principe une attitude plus libérale 4 Pégard de la sexua-
lité, la satisfaction des désirs sexuels semble souvent plus
difficile 4 ’>homme moderne que la maitrise de ses tendances
agressives.
Dans la société agricole d’autrefois, le monde des animaux
était moins clairement distingué de celui des hommes. Au
contraire, il faisait partie de la vie quotidienne et il était
essentiel au bien-étre économique de la famille. L’accouple-
ment des animaux était trés important, on en parlait libre-
ment, on l’observait sans géne, et l’enfant n’était pas tenu a
Yécart de cette connaissance. Méme dans les villes les
relations sexuelles entre adultes n’étaient pas aussi secrétes
qu’aujourd’hui. De nos jours, les enfants ont rarement Pocca-
109
LE CCEUR CONSCIENT

sion d’acquérir ’expérience de la sexualité par Yobservation


ou l’immédiateté psychologique.
Non pas que le probléme soit aussi simple. Il ne suffit
pas pour le résoudre d’observer les relations sexuelles des
autres, ce que je ne préconise pas. Ce qui compte n’est pas
ce qui est physiquement visible, mais les attitudes psychiques
qui accompagnent les relations sexuelles. Lorsque enfant
percoit les relations intimes de ses parents comme étant enta-
chées d’hostilité, de culpabilité ou de honte, cette expérience
premiére fera obstacle 4 son épanouissement sexuel d’adulte.
La question n’est pas tant que l’enfant ait eu ou non la possi-
bilité de se familiariser avec des actes pour en avoir été témoin.
Ce qui est important, ce sont les attitudes et les réactions
affectives des parents dans leurs relations conjugales, dans
leurs rapports avec leurs enfants, a l’égard de leur travail,
- tous les jours de leur vie. Et cela, l’enfant l’observe.
La réussite ou l’échec des relations intimes de ladulte avec
autrui dépend essentiellement du soin que l’on aura donné a
son épanouissement affectif dans l’enfance. Un de mes enfants,
Agé de treize ans, qui se plaignait d’une monitrice, a déclaré :
« ses parents ne se sont pas bien occupés d’elle, si bien qu’elle
nest pas capable de bien s’occuper d’elle-méme et mainte-
nant, elle ne peut pas bien s’occuper de moi ».
Les multiples distractions que lon offre aujourd’hui aux
parents les incitent souvent 4 consacrer moins de temps,
d’énergie, d’amour, 4 l’éducation de leurs enfants bien que
le progrés technologique leur ait facilité la tache. L’adulte
qui, dans son enfance, n’a pas bénéficié d’une sollicitude
affective suffisante en plus des soins physiques qui ont aussi
leur importance est mal préparé 4 l'amour.
Confronté avec les problémes complexes, difficiles, et
obsédants que lui pose sa relation la plus intime avec autrui,
i! fait ce que la société lui a appris a faire dans tous les
autres cas, il cherche en dehors de lui-méme des conseils
et des recettes. Il en résulte que ce qui aurait pu étre le

110
LA CONSCIENCE DE LA LIBERTE

noyau de spontanéité et d’assurance permettant 4 homme


d’agir librement dans une société de masse sans s’y perdre
est aussi exposé a l’intrusion des autres, considérés comme
exemples a imiter.
Certains essaient d’aimer en prenant modeéle sur la fiction
des magazines. Mais ce n’est guére efficace car les histoires
ne racontent que ce qui est déja connu, comment faire sa
cour, et ne sont d’aucune aide pour affronter l’inconnu, c’est-
a-dire comment aimer un partenaire sexuel adulte. Donc l’in-
dividu essaie de s’informer auprés des autres. Cela explique
en partie l’habitude qu’ont les amoureux de sortir avec un
autre couple pour se bécoter. Chacun y acquiert la convic-
tion qu’il s’en tire aussi bien que les autres; il y trouve les
autorisations et les exemples qui le rassurent dans un domaine
ou sa compétence lui parait incertaine. Il en résulte hélas que
la société, représentée par un autre couple et son exemple, fait
intrusion dans les relations intimes des gens jeunes et les
empéche d’y découvrir le sens de leur identité tout en les
frustrant de leur spontanéité.
En réalité, ce qu’on qualifie de promiscuité sexuelle a peu
de rapport avec le désir d’un nouveau partenaire. La plupart
du temps, il s’agit plut6t du besoin de savoir comment les
autres ménent leur vie sexuelle, afin de savoir si lon est
soi-méme A la hauteur des normes collectives. Il est rare
qu’il s’agisse d'une relation amoureuse irremplagable (je
t'aime parce que tu réponds a mes désirs et 4 mes besoins
comme personne d’autre ne peut le faire, aime-moi car je
suis seul digne de ton amour ou que je m/’efforcerai de
Vétre). La plupart du temps, l’individu est aiguillonné par le
besoin de s’assurer qu’il est capable de rivaliser avec les
autres (tu verras que je m’en tire aussi bien ou mieux que
autre. Ce qui signifie:donne-moi l’assurance que la compa-
raison avec mes rivaux est en ma faveur et je te donnerai
en échange une assurance identique).

111
LE C@UR CONSCIENT

Que résulte-t-il de cette situation pour beaucoup de ci-


toyens de « lEtat de masse » ? Alors qu’ils sont trop déso-
rientés pour faire face au probléme de l’environnement d’une
fagon personnelle et s’en remettent 4 des exemples exté-
rieurs, ils sont également incapables de faire face seuls au
monde intérieur de leurs pulsions instinctuelles et s’en re-
mettent 1a encore a l’exemple ou a l’approbation de autre,
que ce soit le voisin, expert ou le psychiatre. Si cela est
vrai surtout des pulsions sexuelles, cela s’applique également
a lagressivité. Dans les deux cas, Vindividu finit par étre
submergé, non seulement en raison des pressions extérieures
qu’il subit, mais parce qu’il est incapable de maitriser ou
d’extérioriser ses pulsions instinctuelles d’une facon vérita-
blement autonome, donc pleinement satisfaisante.
Si la régulation externe étouffe toute initiative personnelle,
c’est non seulement l’individu, mais la société qui cesse de
se développer et devient rigide. La régulation sociale peut
assurer a tous légalité des chances et, dans une société de
masse, la diversité et l’abondance de biens fonciérement
impersonnels. Seule l’autonomie personnelle permet d’en
jouir pleinement. La liberté exige non seulement légalité
des chances, mais la diversité des choix possibles. Elle
implique que l’on soit tolérant 4 l’égard de ceux qui ne se
conforment pas a des normes qui, tout en étant culturelle-
ment désirables, ne sont pas essentielles 4 la survie de la
société. Notre société actuelle manque souvent de tolérance.

La régulation interne.

Le caractére particulier du probléme de l’autonomie dans


une société de masse tient a la facon dont s’exerce l’influence
de la société. Autrefois, la régulation s’opérait de facon
hautement personnalisée par lintervention d’autres étres hu-
mains, parents, professeurs, prétres. La connaissance intime
~~.
112
LA CONSCIENCE DE LA LIBERTE
de ces personnes permettait a l’individu de s’identifier A elles
pendant la période de transition jusqu’a ce que la régulation,
intériorisée, fasse partie de sa personnalité. Le fait que
d’autres accomplissaient un effort personnel pour le convain-
cre ou l’inciter 4 l’obéissance lui donnait le sentiment de son
importance}, .
Les régulations internes ne peuvent s’édifier que sur le
fondement de relations personnelles et non pas en obéissant
aux exigences de la société. Nous ne pouvons les intérioriser
qu’autant que nous nous identifions 4 des gens que nous
aimons, que nous respectons ou que nous admirons. Des

1. Ces méthodes d’éducation s’accompagnaient d’inconvénients


que nous ne souhaiterions pas subir 4 nouveau, des possibilités limi-
tées de formation culturelle par exemple. Mais l’éducation de masse
N’exige Pas nécessairement un systeme impersonnel qui n’est méme
Pas moins onéreux 4 long terme. C’est au corps politique de décider,
ou de permettre 4 d’autres de décider, quelle part du revenu nationa}
sera affectée 4 la défense, au réseau routier et A l’enseignement et
si, pour des considérations économiques 2 court terme, toute relation
personnelle doit en étre exclue. Aucune nécessité ne justifie !e
recours a des lycées groupant cinq mille éléves et plus ou, A ne
prendre qu’un exemple, les surveillants ont a s’occuper des absen-
ces et du retard de centaines d’éléves. Il est impossible dans ces
conditions de s’intéresser individuellement A Il’éléve qui, par son
manque d’assiduité, manifeste qu’il est perturbé. Dans la société
de masse, les méthodes adoptées, souvent, ne sont pas uniquement
déterminées par la limitation des crédits, mais par le fétichisme
de Vefficacité et du gigantisme.
I] n’est pas nécessaire non plus de changer les professeurs chaque
année, ce qui empéche le processus de formation intellectuelle d’ac-
quérir la signification humaine qui ne peut venir que d’une asso-
ciation intime et prolongée entre un étre mir et l’enfant ou I’adoles-
cent. On obtient un résultat bien meilleur lorsqu’un professeur suit
ses éléves pendant plusieurs années, particulitrement au niveau de
l'éducation secondaire. Enseigner au fil des années le méme pro-
gramme au méme groupe d’age est desséchant pour le meilleur des
professeurs. Bien qu’on ne s’en rende pas compte, une des raisons
principales du changement de professeur chaque année est le désit
que le systeme d’enseignement ressemble 4 l’usine ou Aa la machine,
dont les travailleurs ou les piéces peuvent étre facilement échangés.

113
LE CUR CONSCIENT

gens qui ont eux-mémes adopté ces régulations en s’identi-


fiant a des personnes qu’ils respectaient 1. Plus individu se
conforme aux normes sociales par commodité ou peur, moins
il est capable d’intérioriser ses moceurs, et moins son propre
enfant les intériorisera.
La personnalité de l’enfant se développe d’abord grace
a son identification 4 ses parents ou d’autres personnes
également importantes, en intériorisant leurs exigences jus-
qu’a ce qu’elles deviennent siennes. Ensuite, il lui faut faire
face aux problémes que lui pose un environnement qui a été
choisi et aménagé. par ses parents et ses éducateurs, afin de
favoriser une telle évolution. Si les parents se sont contentés
d’adopter plusieurs modéles extérieurs sans se préoccuper
de leur cohérence interne, et sans modifier leurs propres
personnalités en fonction d’elle, l’enfant intériorisera a la
fois la véritable personnalité de ses parents, et leur compor-
tement apparent, qui est sans rapport avec elle ou méme_
contradictoire.
Il en va de méme des problémes d’environnement. Il faut
que ces problémes soient définis en fonction des convictions
intérieures des personnes qui éduquent l'enfant et non pas
suivant les conseils de spécialistes avec lesquels elles n’ont
pas d’affinité. Sinon, des contradictions surgiront qui empé-
cheront ces problémes de devenir une source de maturation
intérieure. Ils seront percus. d’une fagon trop déroutante
pour que l’enfant puisse les intérioriser en une structure
intérieure cohérente, en accord avec ses dons, ses intéréts,
son expérience familiale.
On peut prendre pour exemple de ces contradictions le

1. Lvidentification peut aussi procéder de la peur, mais dans ce


cas, ses effets sont destructeurs et elle ne profitera ni A la société
ni A individu.

114
LA CONSCIENCE DE LA LIBERTE

désarroi de l'enfant qui ne comprend pas que ses parents


affirment que l’argent n’est pas un critére pour juger les
individus, tout en cherchant A s’attirer les bonnes grices
dune personne riche qu’ils méprisent pour son manque
de moralité ou de culture. Pour les parents, un tel compor-
tement peut encore avoir un sens. Ils sont convaincus que
Pargent n’est pas un critére de jugement, mais se sentent
obligés de flatter individu dont ils dépendent professionnel-
lement. Le remords leur permet de conserver un restant
@intégration. Mais l’enfant, qui ne se rend pas compte de
ce remords, essaiera de se comporter en fonction de la
conviction que l’argent n’a aucune importance et qu’il est
important de flatter les riches. C’est une impossibilité. Il
renoncera donc a acquérir des valeurs personnelles et des
régulations intérieures, en se tournant directement ou indi- .
rectement vers la société pour lui demander comment il
doit agir. .
Moins les générations successives ont véritablement appris
a juger et 4 mettre en pratique les meeurs de la société par
une identification réussie 4 leurs parents et a leurs profes-
seurs, plus la société doit exercer de pressions pour pouvoir
fonctionner. Il importe peu qu’elle agisse en ayant recours
a lautorité ou a4 la séduction et a la persuasion. Ce processus
de régulation externe se poursuit depuis au moins deux
générations et la société doit recourir 4 des pressions crois-
santes pour obtenir des individus le degré de coopération
nécessaire. Cela seul montre les dangers qui nous menacent
si nous ne trouvons pas les moyens de comprendre, d’ac-
cepter et d’intégrer les exigences légitimes de la société a
Vére du machinisme, en rejetant celles qui ne sont accep-
tables 4 aucune époque.
x

A régler des comportements de masse, il est impossible


de faire appel 4 la bonne volonté de individu. Bien que
ceux qui dirigent Yopinion publique soient sensibles 4 ce
probléme et fassent des efforts pour souligner l’importance

115
LE CC2UR CONSCIENT

quils donnent 4 lindividu, leurs actes sont en contradiction


avec cette affirmation.’Si le comportement individuel est
modifié par une telle régulation, ce n’est jamais 4 la suite
d’une intériorisation personnelle, donc le processus est
contraire a l’autonomie de homme.
Ceux qui n’aiment pas cette régulation de masse, souvent
sans étre capables de lui résister, reconnaissent habituelle-
ment qu’elle nie le caractére unique de chaque étre humain.
Nous sommes moins conscients de la fagon dont cette uni-
formité nous frustre du plaisir que nous prenons aux régula-
tions ou aux influences qui font appel au contact personnel.
C’est pourquoi la régulation de masse essaie de compenser
son indigence affective au moyen d’artifices.
En V’absence d’identité personnelle, individu la cherche
en dehors de lui-méme. En derniére analyse, il se tourne
vers l’Etat. C’est pourquoi Etat, la nation, doivent assumer
le caractére d’unicité dont on I’a privé. Mais l’anonymat,
tout en procurant une certaine sécurité, supprime Videntité
personnelle et réduit individu 4 un sentiment d’impuissance
contraire a la sécurité qu’il espérait obtenir. Sentant sa fai-
blesse intérieure, il a besoin de quelque chose de fort et de
puissant sur quoi il puisse prendre appui. Pour étre attirante,
une masse doit étre puissante, ou du moins en avoir l’appa-
rence. Une masse dénuée de pouvoir est dénuée non seule-
ment d’attrait, mais engendre l’anxiété et la dépression’.
C’est pourquoi une société de masse doit toujours proclamer
et souvent démontrer qu’elle est puissante et que sa force
procure la sécurité. Sinon elle perdrait son emprise sur ses
sujets.
Parmi les artifices typiques de la régulation exercée par

1. Le réformateur ou le saint qui se joignent 4 une masse dénuée


de puissance sont des exceptions dont on peut interpréter le compor-
tement par un sentiment de culpabilité ou la satisfaction €prouvée
a étre un sauveur.

116
LA CONSCIENCE DE LA LIBERTE
YEtat moderne de masse (ou état dépersonnalisant), on
trouve une bureaucratie impersonnelle, une mode imperson-
nelle, des sources d’information impersonnelles. Tous ses
agents se dérobent a la responsabilité individuelle derriére
le masque de l’objectivité et du service rendu A la commu-
nauté. Tous exercent la régulation par la persuasion en usant
des moyens de communication de masse qui incitent ’homme
a croire qu’il désire et a besoin de ce que la propagande fait
miroiter & ses yeux. Au lieu de chercher des satisfactions
adaptées a sa personnalité propre et aux circonstances parti-
culi¢res de sa condition, il accepte ce que lui offrent ceux
qui dirigent le processus de production, les mass media et
les masses elles-mémes. I] réagit ainsi parce qu’il est dé-
pourvu de tout idéal cohérent. Un tel idéal ne peut naitre
que de Vintégration personnelle qui permet a l’individu de
savoir ce dont il a besoin et ce qu'il veut aprés avoir donné
une solution personnelle 4 ses conflits internes et externes.
Au lieu de cela, il a des désirs si vagues et si nombreux qu’il
lui semble qu’il peut substituer les satisfactions qu’on lui
propose a celles qui lui font défaut.
En d’autres termes, une époque qui offre tant de possi-
bilités d’échapper 4 l’identité personnelle en raison du confort
et des distractions qu’elle propose exige un renforcement
porportionnel du sentiment d’identité. Une époque qui incite
Phomme 4 laisser la machine pourvoir 4 ce qui est essen-
tiel 4 son existence exige, plus qu’une autre société, que
homme discerne clairement ce qui est essentiel et ce qui
est contingent, notion dont il n’avait pas besoin lorsque le
superflu était rare.
De méme qu’une démocratie exige qu’une population ait
plus de culture et de sens moral que dans les formes plus
primitives de société, Phomme moderne a besoin d’une affec-
tivité plus développée pour ne pas succomber aux tentations
inhérentes 4 l’A€ge des machines. Plus le monde qui nous
entoure est mécanisé et fragmenté, plus nous devons mettre

117
LE CCEUR CONSCIENT

d’humanité dans nos relations personnelles. Plus nous vivons


dans une société de masse, mieux nous devons savoir
comment nouer des relations intimes.
Jusqu’a présent, l’Etat hitlérien a été l’exemple le plus
spectaculaire d’un Etat de masse oppressif et on s’est accordé
A reconnaitre l’effet débilitant qu’il avait eu sur la structure
de la personnalité. On s’est moins préoccupé de la fagon
dont il a réussi 4 exister pendant plus de dix ans en donnant
aux hommes la possibilité d’extérioriser au moins une de
leurs pulsions instinctuelles, Phostilité. Mais la simple dé-
charge de pulsions instinctuelles est trés différente de la
satisfaction des aspirations de Yhomme. Elle ne peut la
compenser que |’espace d’un instant.
L’Etat hitlérien offrait également 4 ses partisans une
pseudo-identité par Videntification avec un Etat allemand a
nul autre pareil et une pseudo-dignité grace 4 la prétendue
supériorité de la race germanique. Ces pseudo-satisfactions
permettaient A VEtat de dominer complétement Vindividu
sans provoquer sa désintégration immeédiate et totale.
Dans des sociétés dont Je niveau technologique est bas,
la force relative des régulations internes peut étre fondée
sur une relative absence de choix. La vie quotidienne est
strictement réglementée par la tradition familiale. C’est
pourquoi l’individu se sent sir de lui-méme et de ses actes.
Il se sent en accord avec ses parents et les gens de sa
génération, ce qui accroit son sentiment de dignité. De
telles sociétés permettent également aux hommes de satis-
faire leurs pulsions instinctuelles, sexuelles ou agressives. Le
manque de liberté, dans le sens contemporain du terme, est
compensé par des satisfactions spontanées dans le cadre
familial. Et V'absence de développement technologique laisse
4 ’homme une certaine autonomie dans son travail.
Théoriquement, dans un « bon » Etat de masse, la liberté
individuelle ne devrait étre ni réprimée, ni étouffée a force
de manipulation. Il n’y aurait ni explosion de violence, ni

118
LA CONSCIENCE DE LA LIBERTE
chaos social, car lindividu trouverait suffisamment de satis-
factions affectives dans sa vie privée et de gratification par
son €panouissement dans d’autres domaines d’activité. Il en
résulterait un sentiment de dignité, d’autonomie et une cons-
cience croissante de liberté, malgré l’influence de la société de
masse. La personnalité de Vindividu serait suffisamment
développée et ses régulations internes assez fortes pour mai-
triser les tendances asociales. Il ne faudrait qu’un minimum
de régulation extérieure pour assurer le bon fonctionnement
de la société.
Mais dans «l’Etat de masse » tel que nous le connais-
sons, les régulations internes et les satisfactions intérieures
semblent s’affaiblir de génération en génération. Si cela
devait continuer au lieu d’étre, comme je le pense, leffet
temporaire de transformations rapides, il faudra avoir re-
cours 4 une régulation externe de plus en plus rigoureuse.
Sinon l’incapacité de individu, affaibli et irrésolu, de pour-
voir a ses besoins affectifs (sans oublier la nécessité du
respect de soi) peut entrainer une inertie dangereuse, ou
des explosions de violence instinctuelle. « L’Etat de masse »
tend a fournir a l’individu l’occasion de se détendre, mais ce
n’est pas un substitut efficace au manque de satisfactions
affectives. Les vacances ne compensent pas la frustration
éprouvée pendant les périodes de travail. En fait, si l’on:
espére que les vacances rempliront cette fonction, on en tire
moins de profit que normalement. Seule une vie affective-
ment satisfaisante, méme dans le cadre d’une dure vie de tra-
vail, peut étre enrichie par des vacances qui seront également,
bien que différemment, satisfaisantes.

Combler le passé.

La nature potentiellement destructrice d’un certain type


d’Etat de masse totalitaire est apparue sous Hitler. Sitdt que

119
LE CUR CONSCIENT

V'individu se soumettait 4 l’autorité de ’Etat et s’y conformait


aux dépens de sa dignité et de son indépendance personnelle,
il était pris dans un cercle vicieux. Ce qui, en grande partie,
a été considéré comme le résultat d’une subjugation délibé-
rée de V'individu par lEtat était le produit, au moins partiel-
lement, d’une interaction. L’homme étant incapable de
conduire sa propre vie, l’Etat était incité a le faire a sa
place. L’individu devenait encore plus indécis et avait besoin
d'une intervention accrue de l’Etat, qui affaiblissait davan-
tage ses régulations internes. C’est l’engrenage de la désinté-
gration.
L’Etat hitlérien, qui réduisait le citoyen 4 la dépendance,
ne satisfaisait pas les désirs que l’individu était incapable de
réaliser par lui-méme. Mais cela accroissait encore son be-
soin d’étre « pris en charge » et, en retour, aggravait sa
frustration. Il en vint 4 s’en remettre a Etat pour toutes
ses activités, méme la satisfaction de ses pulsions instinc-
tuelles, jusqu’au point ot, pour Vélite du parti, Etat choi-
sissait le conjoint. Dans sa forme ultime, Etat hitlérien ne
laissait plus 4 Vindividu que le choix du moment et des
conditions de sa mort, de telle sorte que sa propre destruc-
tion devenait aussi son seul véritable acte d’affirmation de
soi. Dans les camps de concentration, le détenu n/’avait
méme plus cette liberté et dans les camps d’extermination
elle était totalement abolie.
Dans cette perspective, tenter d’expliquer lEtat hitlérien
par de prétendues caractéristiques mnationales ou _ par
histoire antéricure de lAllemagne me parait stérile. Le
rétablissement économique de |’Allemagne aprés la Premiére
Guerre mondiale et le fait qu’elle soit devenue le premier
véritable « Etat de masse » des temps modernes suggérent
que V’individu y avait une personnalité peu structurée, mais
sans faiblesse inhérente. Au lieu de lutter pour une plus
grande autonomie personnelle, il avait consacré toute son
énergie 4 l’édification d’un « Etat de masse » en dépit de

120
LA CONSCIENCE DE LA LIBERTE

conditions économiques et culturelles défavorables. C’était


plutdt un tour de force que de la faiblesse. La désintégration
de la personnalité qui s’ensuivit fut la conséquence de l’évo-
lution brutale vers « Etat de masse » et non sa cause.
Le changement a été si rapide que ’homme moyen n’a
pas eu le temps de s’y adapter individuellement. En outre,
YAllemagne, de méme que I'Italie, ’Espagne et la Russie
avant la création de l’Etat soviétique, étaient des sociétés
semi-féodales ot lindustrialisation a eu lieu beaucoup plus
tard qu’en Europe occidentale, tout en s’effectuant d’autant
plus rapidement. Les citoyens de ces pays ont eu moins
de possibilités d’intégrer 4 leur personnalité les structures
qu’etit exigé leur adaptation au nouvel ordre social.
Pendant la transition entre la relative liberté d’un capita-
lisme évolué et un « Etat de masse » fondé sur l’oppression,
le probléme majeur est d’inciter, voire de contraindre les
citoyens au conformisme. Une fois créé, l’existence d’un tel
Etat dépend de l’inclination des citoyens 4 renoncer a leur
identité personnelle et leurs modes de vie individuels pour
se laisser manceuvrer. Le plus grand espoir de l’humanité,
mais aussi le plus grand danger pour ce type d’Etat, est
qu’une minorité substantielle résiste 4 cet asservissement.
L’Etat doit éliminer ces opposants ou les contraindre au
conformisme, qu’ils soient surveillés ou non, car toute autre
solution compromettrait sa sécurité si lordre établi venait
a étre mis en question. La seule facon d’assurer le confor-
misme en permanence est d’obtenir que les citoyens s’y
prétent spontanément. Et par ailleurs, la premiére tache de
ceux qui veulent défendre la liberté individuelle est de trouver
les moyens de la défendre contre le pouvoir de la régulation
et de la persuasion de masse.
On ne peut comprendre le régime de terreur de lEtat
hitlérien que si l’on comprend que son but premier était de
convertir la liberté et l’initiative individuelles en soumission
spontanée.

121
LE CCEUR CONSCIENT

Tout au long de Histoire, des tyrans ont massacré leurs


ennemis. Méme si nous le condamnons moralement, il est
compréhensible qu’un régime essaie de détruire ses oppo-
sants. Pendant des siécles on a utilisé la torture pour obtenir
des aveux ou assouvir un désir de vengeance. Méme quantita-
tivement, la torture et les meurtres perpétrés dans les camps
de concentration ne sont pas sans précédents. Genghis Khan,
auquel Hitler se comparait, Va peut-étre surpassé. Ce qui
était nouveau, c’est qu’un gouvernement utilise ces procédés
a légard de ses propres sujets et s’en serve déliberément
pour détruire Vintégrité d’étres humains.
Il efit été impossible d’aboutir aux formes ultimes de
YEtat hitlérien en exécutant un plan préconcu. Il y fallait
la conjonction de la technologie moderne, de son culte de
Vefficacité au détriment des valeurs humaines et de la philo-
sophie nihiliste du national-socialisme, dont les partisans
anti-humanistes voulaient le pouvoir 4 tout prix. Chacun
des deux phénoménes a renforcé l’autre dans une situation
encore aggravée par les exigences technologiques de la pré-
paration d’une guerre totale.
Il en résulte que lorsque Hitler parvint au pouvoir, la
situation se prétait 4 la création d’un « Etat de masse »
oppressif, bien que le processus ait eu des origines modestes.
Ce qui est consternant, c’est que, une fois engagé, il ait
rencontré si peu de résistance, et pris, politiquement, écono-
miquement et psychologiquement une telle ampleur.

Il est intéressant que certains de ceux qui ont lu ma


premiére analyse du phénoméne concentrationnaire, malgré
le caractére déprimant de ce que je décrivais en aient éprouvé
un certain soulagement. Il semble que méme lorsqu’on
aborde les aspects les plus effrayants d’une société de masse
oppressive. la compréhension intellectuelle est la preuve la
plus efficace que ’homme n’est pas totalement désarmé et

122
LA CONSCIENCE DE LA LIBERTE

qu’il peut méme sauvegarder sa personnalité dans une situa-


tion de péril extréme.
Cette réaction est conforme a des constatations que je
décrirai dans l’analyse qui va suivre. Elle semble justifier
Yhypothése selon laquelle une personnalité intégrée et de
fortes convictions intérieures alimentées par des relations hu-
Maines satisfaisantes sont la meilleure protection contre
Poppression, Vindividu peut aussi se défendre par la com-
préhension intellectuelle des événements.
En terminant ce chapitre, je voudrais souligner que bien
que ce livre traite de «<J’Etat de masse» oppressif, je
suis convaincu que la variété hitlérienne n’a été qu’un phé-
noméne passager. Plus nous comprenons son mécanisme,
plus il apparait qu'il était le produit de circonstances parti-
culiéres et non pas une image de I’avenir. Malgré des échecs
momentanés, comme lors de l’effondrement du monde anti-
que, ’homme ne tarde pas 4 réagir a l’évolution sociale par
une intégration accrue et une plus grande conscience de
liberté. Elles seules peuvent convertir le progrés technique
en progrés véritablement humain.
Nous ne devons pas nous décourager parce que nous
sentons la nécessité d'une telle adaptation sans l’avoir encore
accomplie. Le progrés technologique est toujours en avan-
ce sur l’intégration psychologique. C’est pourquoi je préfére
me consacrer 4 cette derniére, bien que homme finisse
toujours par se rejoindre lui-méme. Du moins devons-nous
le croire face 4 un avenir toujours incertain.
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shyrie tee aopostt fos plus ‘efirsyants Pee socttid de -mease
Pe saat’. ei contig ; 3
plus oicace gee 2
CHAPITRE IV

LE COMPORTEMENT DANS DES SITUA-


TIONS EXTREMES : LA COERCITION

Javais entrepris d’étudier les camps de concentration


allemands dés leur création, longtemps avant de savoir que
je deviendrais 4 mon tour un détenu. Aprés en avoir fait
Pexpérience directe, mon intérét s’est accru. Il en est résul-
té une analyse, surtout psychologique, que j’ai écrite peu
aprés ma libération, et dans laquelle je m’efforcais de ré-
sumer les conclusions théoriques auxquelles j’étais parve-
nu!. J’y avais été incité tout d’abord par Vignorance ow
Yon se trouvait alors de la nature du phénoméne, dans
lequel on ne voyait que la satisfaction de pulsions sadiques.
Mon second motif était de mettre en lumiére l’effet mécon-
nu que les camps avaient sur la personnalité des prison-
niers.
A y réfléchir, j’ai compris que les implications de cette
analyse pouvaient s’appliquer 4 la société de masse oppres-
sive et au probléme de l’autonomie individuelle dans une
telle société. Si vivre dans des conditions que j’ai qualifiées
d’extrémes pouvait modifier 4 ce point la personnalité, il
importait de mieux connaitre la nature du phénoméne. Il

1. Individual and Mass Behavior in Extreme Situations, Journal


of Abnormal and Social Psychology, 31, 1943, p. 447-452.

125
LE CUR CONSCIENT

ne s’agissait pas seulement de savoir quel effet les situa-


tions extrémes avaient sur homme et pourquoi, mais de
comprendre l’action de environnement en général sur la
personnalité.
Les camps de concentration allemands, qui faisaient partie
de l’actualité en 1943, lorsque mon premier exposé parut,
ne sont plus aujourd’hui qu’un épisode affligeant de notre
histoire. Mais il importe de comprendre l’enseignement qu’on
peut en tirer sur l’influence psychologique du milieu.
Pour cela, il n’y a pas lieu d’évoquer des atrocités parti-
culiéres ou des destins individuels. C’est la fonction sociale
qu’ont joué les camps de concentration qui illustre Ja nature
dun « Etat de masse » fondé sur la coercition. Il en sont
des exemples frappants, 4 la fois parce que les prisonniers
disposaient de peu de moyens pour défendre leur personna-
lité contre l’agression dont ils étaient victimes, et parce que
la cause et l’effet étaient portés au paroxysme.
Je n’ai donc aucune intention de décrire une fois de plus
Yhorreur des camps de concentration. Tout le monde sait
aujourd’hui que les prisonniers souffraient des pires priva-
tions et quils étaient délibérément torturés!. J’énumére les
faits fondamentaux. Les prisonniers étaient trés insuffisam-
ment vétus, logés et nourris. Ils étaient exposés a toutes
les intempéries pendant dix-sept heures par jour, tous les
jours de la semaine. Malgré leur état de dénutrition extré-
me, ils devaient effectuer les plus durs travaux. Chaque
instant de leur vie était strictement réglementé et ils étaient
constamment surveillés. Jamais ils n’étaient seuls. Is

1. Pour les premiers rapports officiels concernant la vie dans


les camps, voir: Papers concerning the treatment of German na-
tionals in Germany, Londres, His Majesty’s Stationery Office, 1939.
Pour un compte rendu officiel complet voir les proces de Nurem-
berg dans Nazi Conspiracy and Aggression. United States Govern-
ment Printing Office, Washington, D.C. 1946.

126
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION

n’avaient pas le droit de recevoir de visite, de consulter


un avocat ou de s’entretenir avec un prétre. Ils n’avaient
pas droit aux soins médicaux. S’ils en recevaient, ils étaient
rarement administrés par un personnel qualifié. Aucun
prisonnier ne savait pour quel motif il était emprisonné ni
pour combien de temps. C’est pourquoi je parle de situa-
tion « extréme >.
En 1943, je m’étais limité 4 ce dont j’avais été le témoin.
Dans ce livre, j’ai traité le sujet d’une facon plus générale
en ayant recours aux observations faites par d’autres per-
sonnes. C’est pourquoi mes remarques ne sont plus unique-
ment fondées sur l’expérience personnelle!.
Pendant un moment, le traitement inhumain infligé aux
prisonniers par les S.S. frappa tellement lopinion que la
Gestapo n’eut aucun mal a masquer le but réel qu’elle
poursuivait dans les camps. C’était dt partiellement au
fait que les personnes les plus qualifiées pour parler des
camps étaient d’anciens détenus, qui s’intéressaient davan-
tage 4 ce qui leur était arrivé qu’a la raison pour laquelle
on les avait traités de cette facon.

1. En 1942, trois ans aprés ma libération, les nazis inaugurérent


la politique d’extermination massive et les camps furent classés en
trois catégories. Ceux du type 1 étaient des camps de travail forcé,
ou les détenus étaient privés de mobilité et obligés de fournir un
maximum de travail. Mais les conditions d’existence y étaient rela-
tivement supportables et les détenus y jouissaient d’une certaine
liberté pour organiser leur vie. Les camps de type 2 étaient plus
ou moins conformes 4 ceux que j’ai connus. Dachau et Buchenwald
devinrent des camps de type 2. Les camps de type III ayant pour
but d’exterminer les prisonniers aussi efficacement que possible,
qucune tentative de modification de la personnalité n’était faite.
Donc ce qui suit s’applique 4 Dachau et a Buchenwald, au mo-
ment de ma détention (1938-1939) alors que tous les camps étaient
une combinaison des régimes gu’on a par la suite dissociés en
type II et type III. Les « musulmans» par exemple, existaient dans
les camps a l’époque ow je m’y trouvais et la description de leur
comportement repose sur des observations personnelles.

127
LE C@UR CONSCIENT

La Gestapo cherchait a atteindre plusieurs buts, en rela-


tion les uns avec les autres. L’un des principaux était de
briser les prisonniers, afin de les transformer en une masse
docile qui n’opposerait aucune résistance ni individuelle, ni
collective. Il s’agissait également de semer la terreur dans
le reste de la population en se servant des prisonniers com-
me otages et en en faisant d’impressionnants exemples pour
ceux qui auraient tenté de résister.
En outre, les camps étaient un terrain d’entrainement
pour les S.S. Ils s’y libéraient de tout scrupule et de toute
compassion et apprenaient la fagon la plus efficace d’asser-
vir des civils sans défense. Les camps étaient des labora-
toires ot lon expérimentait les méthodes congues a cette
fin. On y vérifiait aussi la fagon d’exploiter au maximum
les hommes, c’est-a-dire qu’on cherchait a4 déterminer quel
était le minimum de nourriture, d’hygiéne, de soins médi-
caux, nécessaires pour les maintenir en état d’accomplir
de gros travaux dans une situation ot! la menace du chati-
ment était substituée 4 toutes les stimulations normales. On
étudiait Veffet d’un tel traitement sur le rendement lorsque
aucun loisir n’était laissé 4 des détenus séparés de leurs
familles. Il s’y ajouta par la suite les expériences dites
« médicales », ot Ton utilisait les étres humains en guise
de cobayes.
Aujourd’hui, les camps de _ concentration allemands
appartiennent au passé. Mais il n’est pas certain que l’idée
de modifier la personnalité pour l’adapter aux besoins de
PEtat ne renaisse pas en d’autres circonstances. C’est
pourquoi j’analyserai les camps de concentration en tant
que moyens utilisés pour produire des sujets plus propres
a servir les buts d’un Etat totalitaire.
Les modifications de la personnalité étaient obtenues en
soumettant les prisonniers 4 des conditions d’existence déli-
bérément concues 4 cette fin. Leur caractére extréme obli-
geait les prisonniers 4 une adaptation totale et rapide. Je
4

128
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION

diviserai le processus en plusieurs phases. La premiére


consistait dans le choc initial de l’emprisonnement, du
transport jusqu’au camp, et des premiéres expériences du
détenu a l’intérieur du camp. La seconde était son adapta-
tion 4 la vie dans le camp, au cours d’une évolution psy-
chologique qui changeait 4 la fois sa personnalité et sa fa-
gon d’envisager l’existence.
Pendant que cette évolution était en cours, on pouvait
difficilement apprécier lampleur de ses effets, car aprés
un premier changement brutal, tout se produisait graduel-
lement. C’est pourquoi, afin de rendre les choses plus
claires, je comparerai deux catégories de prisonniers. Les
premiers, chez lesquels le processus n’est qu’amorcé, sont
qualifiés de «nouveaux prisonniers ». Les seconds, chez
lesquels le processus en est 4 un stade avancé, d’« anciens
prisonniers ». La derniére phase de modification de la per-
sonnalité était atteinte lorsque Je prisonnier s’était pleine-
ment adapté a la vie du camp. Elle se caractérisait par une
différence radicale d’évaluation du S.S. et un changement
d’attitude correspondant envers lui, ou du moins envers
ses valeurs et le mode de vie qu'il défendait.

La raison pour laquelle j’ai étudié les prisonniers.

Lorsque j’ai, pour la premiére fois, rassemblé et examiné


les réflexions que m/’avaient inspirées les camps de con-
centration en vue de leur publication, on pouvait dire que
je souhaitais attirer attention sur des problémes impor-
tants dont, 4 ma connaissance, on ne s’était pas préoccupé
jusqu’alors. Mais ce n’était pas ma motivation initiale. Pen-
dant mon séjour dans les camps, je n’ai pas analysé mon
comportement ou celui de mes codétenus en vue de I’étude
désintéressée d’un probléme qui avait éveillé mon intérét
scientifique. Tout au contraire, ce n’était pas une curiosité

129
LE CCEUR CONSCIENT

détachée, mais un intérét vital qui m’y avait poussé. Exercer


mes capacités d’observation et tenter de comprendre ce
que je constatais était une réaction spontanée qui me per-
mettait de croire que ma vie avait encore un sens, que je
n’avais pas perdu tout intérét a une activité ol j’avais
précédemment puisé le respect de moi-méme, Cela m’a
aidé 4 supporter la vie dans les camps.
Je me souviens encore, au bout de vingt ans, du moment
ou j’ai eu Vidée d’étudier les autres prisonniers. Un matin
A Yaube, vers la fin de mon premier mois 4 Dachau, je me
livrais A ce qui était notre activité favorite pendant les
instants de loisirs : échanger des histoires sinistres de malheur
et des rumeurs sur d’éventuelles modifications du régime
du camp, ou une libération possible. Ces conversations ne’
duraient que quelques minutes, mais nous absorbaient inten-
sément. Comme précédemment, celle-ci provoqua de brutales
variations d’humeur. Je passais d’un espoir fervent au dé-
sespoir total. Mon énergie affective était épuisée avant mé-
me que la journée n’eft commencé, une journée de dix-sept
heures qui exigerait toute ma force pour que j’y survive.
Tout en échangeant des informations, ce matin-la, je me
dis subitement: «Cela me rend fou», et je me rendis
compte qu’a persévérer dans cette habitude, je le devien-
drais. J’ai décidé que, plutét que de me laisser influencer
par ces rumeurs, j’allais essayer de comprendre leur origine
psychologique.
Je ne prétends pas qu’a partir de ce moment je cessai
de m’y intéresser. Mais leur contenu m/’affectait moins car
je m’efforcais de comprendre ce qui se passait dans Vesprit
de ceux qui écoutaient ces rumeurs et de ceux qui les pro-
pageaient. C’est afin de me prouver 4 moi-méme que je
n’étais pas en train de perdre «ma» raison (c’est-a-dire
ma personnalité ancienne) que j’étudiais ces rumeurs, pour
éviter de croire vrai ce qui n’était manifestement que fan-
tasmes. A observer les prisonniers tandis qu’ils exprimaient

130
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION
sous forme de projections leurs désirs ou leurs cauch
emars,
en m/’efforgant de comprendre ce qui se passait dans leur
esprit, j’éprouvai un tel soulagement affectif que j’eus
l’idée
d’étendre ces observations et ces réflexions chaque fois que
jen aurais la possibilité.
L’intérét psychologique que je prenais a ce qui se pas-
sait en moi et autour de moi est un exemple de défens
e
spontanée contre l’impact d’une situation extréme. C’était
une réaction purement individuelle, qui ne m’avait pas été
imposée par les S.S. ni suggérée par d’autres prisonniers.
Elle provenait de mes antécédents et de ma formation pro-
fessionnelle. Méme si je n’en avais quw’une conscience obs-
cure, elle était destinée 4 me protéger contre cette désinté-
gration de la personnalité que je redoutais. Comme d’autres
formes de comportement individuelles des prisonniers, par
opposition aux réactions qui étaient communes A tous, elle
Ssuivait la voie de la moindre résistance, c’est-a-dire, celle
de mes principaux centres d’intérét avant mon arrivée dans
le camp.
Je voudrais illustrer mon propos par un type différent de
comportement individuel, résultant du méme besoin de
défense. Parmi les prisonniers que je connaissais, certains
s’étaient adonnés, en dehors de leur vie familiale et de leurs
occupations professionnelles, 4 la philatélie. Deux d’entre
eux, en particulier, avaient constitué des collections impor-
tantes et étaient devenus des experts. Dés les premiers
jours de leur détention, ils s’étaient pris de sympathie Pun
pour l’autre, et sans avoir conscience de leurs motivations,
ils s’efforgaient de se protéger contre l’impact de la vie
concentrationnaire en demeurant ensemble le plus souvent
possible. Cela leur permettait d’échapper par instants a
leur misére en parlant de leur passe-temps, et en en main-
tenant l’existence.
Jusqu’a un certain point cette réaction leur fut utile,
comme ]’était 4 moi lintérét psychologique que je prenais

131
LE CUR CONSCIENT

au phénoméne concentrationnaire. Mais leur moyen de


défense exigeant qu’ils fussent réunis, ils cherchaient a
demeurer céte 4 céte lorsqu’ils travaillaient, méme lorsque
c’était dangereux. A ce stade, leur comportement individuel
n’était plus une protection mais une source de péril.
Au fur et A mesure que le temps passait et qu’ils ne pou-
vaient plus alimenter leurs entretiens de nouvelles informa-
tions philatéliques, ils y prirent de moins en moins de
plaisir, tout en regrettant toujours davantage la perte de
leurs collections. Ils finirent par étre dégoités Pun de l’au-
tre et se désintéresser de leur ancien passe-temps, ce qui
ne leur laissait guére de ressources intérieures. Dégus par
ce qui avait donné tant de sens 4 leur vie passée, ils
n’avaient plus de moyen de défense individuelle et devinrent
rapidement l’ombre d’eux-mémes.
Etant donné que ma réaction personnelle est le seul
exemple de comportement individuel dont je puisse parler
en détail et que ce livre en est en grande partie lillustration,
je voudrais ajouter quelques mots sur les raisons qui m’ont
amené a l’adopter et la fagon dont cela s’est passé. Comme
je Vai déja dit, j’avais étudié la pathologie de certains types
de comportements anormaux qui m’étaient devenus fami-
liers. La psychanalyse m’avait appris 4 m’observer attenti-
vement moi-méme, et les autres par extension. J’avais
toujours continué 4 analyser mes réactions, surtout dans des
situations critiques.
Dés l’instant de mon arrestation, et particuliérement lors
de mon transport 4 Dachau et des premiers jours que je
passai dans le camp, je m’étais rendu compte que non
seulement mes actes mais mes réactions étaient différents
de mon comportement habituel. Tout d’abord, je voulus
croire que. ce n’était que superficiel, que ma personnalité
n’en était pas affectée. Mais je m’apercus rapidement que
ce qui m/’arrivait, par exemple la dissociation, en moi, de
Yobservateur et de ’homme qui subissait les événements,

132
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION

était typique de la schizophrénie. C’est pourquoi je me de-


mandai: ¢ Suis-je en train de devenir fou ou le suis-je
déja ? ».
Lorsqu’il s’y ajouta la constatation que j’ai évoqué, que,
sans y étre forcé, j’avais adopté un comportement qui me
rendait fou, il devint d’autant plus urgent de trouver une
réponse 4 mes questions. N’ayant pas la possibilité de
consulter un spécialiste, je n’avais d’autre ressource que de
comparer mes réactions avec celles de mes codétenus. Ce
n’était pas d’un grand secours, car eux aussi se compor-
taient d’une fagon bizarre, alors que je savais que certains
d’entre eux (et probablement les autres) avaient été des
personnes parfaitement normales avant leur emprisonne-
ment. Maintenant, ils mentaient d’une facon pathologique,
se montraient incapables de se dominer, ne distinguaient plus
clairement la réalité de leurs désirs ou de leurs cauchemars.
A mes préoccupations s’en ajoutait une nouvelle : comment
éviter de devenir semblable 4 eux ?
En théorie, la solution était relativement simple. Il fallait
trouver ce qui s’était passé dans leur esprit et dans le
mien. Etant donné que j’étais avant tout préoccupé par
moi-méme, la premiére question qu’il fallait régler était
de savoir si je devenais fou. Si mon comportement ne se
modifiait pas davantage que celui des autres personnes pré-
cédemment normales, il s’agissait d’adaptation et non pas
des premiers symptémes de la folie. C’est pourquoi j’entre-
pris- d’étudier les changements qui s’étaient produits chez
d’autres prisonniers et leur évolution.
L’intérét que je prenais 4 observer ces changements en
moi et dans les autres s’étendit 4 mes efforts pour découvrir
quels étaient les détenus qui inventaient des rumeurs et
pourquoi. Je m’apercus rapidement que j’avais résolu mon
principal probléme. En m’occupant aussi souvent que pos-
sible de questions qui m’intéressaient, en discutant avec mes
codétenus et en comparant nos impressions, j’avais le senti-

133
LE C@2UR CONSCIENT

ment de me livrer 4 une activité utile et cela, de ma propre


initiative. Elle me procurait un soulagement pendant les
heures interminables ot nous étions forcés de fournir un
travail épuisant qui n’exigeait aucune concentration mentale.
Oublier pendant un moment que j’étais prisonnier et savoir
que je continuais 4 m’intéresser 4 ce qui avait été la substan-
ce de mes activités passées sembiait au premier abord le
plus grand avantage de mes efforts. A la longue, la dignité
renouvelée que je puisais dans une occupation qui avait un
sens pour moi devint plus précieuse encore que le passe-
temps.

La mémorisation des faits.

Il était impossible de prendre des notes, faute de temps et


de lieu ow les conserver. On fouillait fréquemment les pri-
sonniers et leurs affaires, et le fait de conserver des notes,
méme anodines, était sévérement puni. Prendre un tel
risque n’aurait eu aucun sens, car il était impossible de
sortir des notes du camp. Les prisonniers libérés devaient
se déshabiller et étaient minutieusement fouillés?.
Je n’avais qu’un moyen de vaincre cet obstacle: faire
des efforts particuliers de mémorisation. Cela m’était diffi-

1. C’était vrai A l’époque de ma détention. Pendant la désorga-


nisation des dernigres années de guerre, quelques rares détenus jouis-
sant de priviléges spéciaux ont réussi & cacher des notes grace
auxquelles ils ont pu rédiger le compte rendu de leur expérience
apres leur libération. Mais il était impossible de les sortir des
camps. Ces notes existent parce que les prisonniers étaient encore
vivants lorsque les Alliés les ont libérés. Je n’ai personnellement
connaissance que de deux de ces journaux. Les notes d’Odd Nansen,
qui ont servi de matiégre 4 From Day to Day (L.P. Putnam’s Sons,
New York, 1949) et celui, inédit, d’Edgar Kupfer, The Last Years
of Dachau (microfilm, université de Chicago).

134
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION

cile en raison de la malnutrition et d’autres facteurs qui


détruisent la mémoire. Il y avait surtout l’objection décou- .
Tageante: « A quoi bon, tu ne quitteras pas le camp vi-
vant ». Je voyais quotidiennement mourir des prisonniers. Je
doutais donc d’étre capable de me rappeler ce que je vou-
lais graver dans ma mémoire. Mais cette tentative était une
des rares activités qui efit un sens pour moi ; je me concen-
trai donc sur les phénoménes que je jugeais importants ou
caractéristiques. Je me répétais constamment mes pensées.
Je disposais de temps en abondance et il fallait le tuer de
toute fagon. Je pris l’habitude, tandis qué je travaillais, de
tout me rappeler afin de m’en imprégner davantage. Cette
méthode, dont je doutais, se révéla efficace. Lorsque ma
santé s’améliora aprés ma libération, et plus encore lorsque
Pémigration me donna un sentiment de sécurité, beaucoup
de ce que j’avais temporairement oublié me revint.
Si certains prisonniers étaient réticents, la plupart d’en-
tre eux ne demandaient pas mieux que de parler d’eux-
mémes, car l’intérét que je leur manifestais était un baume
pour leur dignité profondément blessée. Il était interdit de
parler pendant le travail. Mais comme tout était pratique-
ment interdit et sévérement puni, et comme Il’arbitraire
régnant, les prisonniers qui respectaient le réglement
n’étaient pas mieux traités que les autres, on Il’enfreignait
sit6t qu’on avait lespoir de le faire impunément.
Chaque prisonnier devait trouver un moyen d’endurer un
travail dégradant pendant douze a dix-huit heures. Parler
était le seul soulagement quand les gardes ne s’y opposaient
pas. Bien que la plupart du temps nous fussions trop épuisés
ou déprimés pour parler, nous trouvions loccasion de le
faire, soit pendant le travail, ot c’était interdit, soit pendant
la bréve pause du déjeuner ou le soir, dans les baraquements,
ou c’était autorisé. Nous avions besoin de nous reposer et
de dormir, mais ceux qui n’avaient pas perdu tout intérét
pour la vie avaient également besoin de conversation.

135
LE CUR CONSCIENT

Les prisonniers devaient souvent changer de groupe de


travail et méme de baraquement, car les S.S. ne voulaient
pas que les détenus puissent nouer de liens trop étroits. Bien
que j’aie eu la chance d’avoir des affectations relativement
stables (parfois en soudoyant le kapo) j'ai travaillé dans au
moins vingt groupes de travail dont les effectifs variaient de
vingt ou trente personnes a plusieurs centaines. J’ai dormi
dans cinq baraquements différents qui abritaient deux cents
a trois cents prisonniers. C’est pourquoi, comme la plupart
des prisonniers, je suis entré en contact personnel avec au
moins six cents prisonniers 4 Dachau (sur six mille) et
au moins neuf cents 4 Buchenwald (sur huit mille). Seuls
les prisonniers de la méme catégorie (criminels, politiques,
homosexuels, etc.) logeaient dans le méme baraquement,
mais dans le travail, ils étaient mélés. C’est pourquoi, si on
le désirait, on pouvait parler avec des prisonniers de tou-
tes catégories.

Les préjugés de celui qui écoute.

Lorsque j’ai commencé 4 concevoir clairement ce qui, 4 mon


sens, arrivait psychologiquement aux détenus, j’ai voulu
vérifier mes idées en en discutant avec d’autres. Malheu-
reusement, je ne trouvais que deux interlocuteurs capa-
bles d’apprécier ce genre d’observations et de s’y inté-
resser. Eux aussi avaient eu des contacts personnels avec
plusieurs centaines de prisonniers, mais nos expériences se
chevauchaient. Tous les jours, surtout avant et pendant
l’appel du matin, nous échangions nos réflexions en nous
livrant a des spéculations théoriques souvent délirantes. Les
détenus n’étaient pas capables de détachement scientifique.
Mais malgré la forte charge affective de ces conversations,
dont le but essentiel était souvent d’oublier le sort qui nous

136
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION

était infligé, elles m’aidérent a rectifier des jugements


subjectifs!.
Peu aprés mon arrivée aux Etats-Unis, j’entrepris de rédi-
ger mes souvenirs, quelques semaines aprés ma libération.
Pendant trois ans, j’hésitai 4 les interpréter, car j’avais peur
que la colére qu’ils provoquaient en moi m’empéche d’étre
objectif. Puis, estimant que j’étais parvenu au maximum
dobjectivité dont j’étais capable, je préparai le manuscrit
pour sa publication ?.
La difficulté qu’il y a a observer et 4 analyser un com-
portement de masse iorsque l’on fait partie du groupe est
évidente. Il en va de méme de l’observation et de l’analyse
de soi, lorsqu’il n’y a personne a portée pour la vérifier et
la rectifier. Il est encore plus difficile de rester objectif quand

1. L’un de mes interlocuteurs était Alfred Fischer, M. D. Au


moment de la parution de mon premier article, il était en fonction
dans un hopital militaire en Grande-Bretagne. J’ai perdu sa trace
depuis. L’autre, Ernst Federn, est resté & Buchenwald jusqu’éa sa
libération, en 1945, et exerce la fonction de travailleur social aux
Etats-Unis. Il a exposé quelques-unes de ses observations dans un
article intitulé: « Terror as a System: The Concentration Camp »,
The Psychiatric Quaterly Supplements, 22, 1948, p. 52-86.
2. Je parvins 4 cette attitude objective surtout en raison de la
conviction que la Gestapo ne tarderait pas 4 étre détruite en tant
qu’institution. Il importe peu aujourd’hui que de 1939 a 1942, je
me sois heurté A Vlincrédulité et a la critique chaque fois que
jaffirmais que les camps de concentration avaient une fonction im-
portante pour les nazis. On estimait qu’il était peu sage et dange-
reux d’attribuer aux S.S. une stratégie intelligente et délibérée, et
de les prendre au sérieux. On imputait ma thése au choc de mon
séjour dans les camps de concentration, qui m/’aurait fait perdre
le sens de la mesure. Cette réaction était si généralisée que pendant
deux ans je me suis demandé si j’avais correctement jugé le sens
de ce que j’avais vécu, ou si mon analyse était l’expression d’une
névrose. Je me décidai finalement 4 faire publier le manuscrit.
Il fut refusé par des revues de psychanalyse en 1942 et 1943 pour
les raisons que j’ai évoquées. Je dois 4 Gordon Allport sa premiére
publication. Grice a lui et 4 Dwight MacDonald qui la republia
partiellement presque aussit6ét la fonction des camps fut plus géné-
talement comprise.

[37
LE CCEUR CONSCIENT

on décrit des situations qui, par leur nature, provoquent de


fortes réactions affectives. J’espére que la conscience de
ces limitations m’aura permis d’éviter les piéges les plus
évidents.
4

LA TRAUMATISATION

Le choc de l’emprisonnement.

Les changements brusques de personnalité sont souvent le


résultat de traumatismes. Dans l’analyse de V’impact des
camps de concentration sur les détenus, le premier choc
que V’individu éprouvait 4 étre séparé de sa famille, de ses
amis, privé de ses activités professionnelles et de ses droits
civiques et mis en prison peut étre dissocié du traumatisme
qu'il éprouvait 4 subir des mauvais traitements d’une vio-
lence extréme. La plupart des détenus ont vécu ces épreu-
ves séparément, car ils passaient en général plusieurs jours
dans une prison locale dans des conditions relativement
normales, avant d’étre transportés dans le camp.
Leur « initiation » au camp de concentration avait lieu
pendant le transport. C’était trés souvent leur premiére
expérience de la torture, et pour la plupart d’entre eux,
la pire a laquelle ils seraient exposés, physiquement et mo-
ralement.
Le degré de traumatisation qui en résultait dépendait de
Vindividu. Si l’on veut généraliser, on peut analyser les
réactions des prisonniers en fonction de leur classe socio-
économique et de leur culture politique. Ces catégories se
chevauchent et je ne les distingue que pour la commodité de
Vexposé. Il y avait également des différences de réaction

138
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION

selon que le détenu avait déja fait de la prison, en tant que


criminel ou pour des activités politiques.
C’étaient les prisonniers non politiques des classes moyen-
nes, en minorité dans les camps, qui se révélérent les moins
capables de résister au choc initial. Is ne comprenaient ni
ce qui leur arrivait, ni la raison pour laquelle on les traitait
ainsi. Ils se cramponnaient plus que jamais 4 ce qui avait
été le fondement de leur dignité jusque-la. Méme lorsque
les S.S. les injuriaient, ils leur assuraient qu’ils n’avaient ja-
mais été des adversaires du nazisme. Ils ne comprenaient
pas pourquoi eux, qui avaient toujours respecté la loi,
étaient persécutés. Bien qu’injustement emprisonnés, ils
n’osaient pas résister 4 leurs oppresseurs en pensée, alors
qu’ils y auraient puisé une dignité dont ils avaient terrible-
ment besoin. Ils ne pouvaient que plaider, et beaucoup d’en-
tre eux rampaient. La loi et la police étant au-dessus de
tout reproche, ils acceptaient comme juste tout ce que fai-
sait la Gestapo. Leur seule objection était qu’eux fussent

1. Pendant mon séjour dans les camps, les principales catégories


de détenus, par ordre numérique décroissant étaient: les prisonniers
politiques « aryens» surtout des sociaux-démocrates et des commu-
nistes (ils appartenaient en majorité & la classe ouvriére, mais cer-
tains A la classe moyenne) et quelques aristocrates qui s’étaient oppo-
sés A Hitler, tels que les monarchistes. Les asociaux ou tire-au-flanc,
emprisonnés parce quils avaient protesté contre les conditions de
travail, n’avaient pas d’emploi régulier, s’étaient plaints des salaires,
etc, (classe ouvriére). Les prisonniers politiques juifs (classe moyenne
en majorité). D’anciens membres de la Légion étrangére, des témoins
de Jéhovah et d’autres objecteurs de conscience (surtout de la classe
ouvriére). Les prétendus criminels professionnels, des Juifs sans
emploi fixe et quelques membres de formations nazies tels que les
disciples de Roehm (presque entiérement de la classe ouvriére). Quel-
ques groupes étaient socialement mélangés, tels que ceux qui avaient
commis des délits raciaux, c’est-a-dire les Juifs qui avaient eu des
relations avec des aryens, les homosexuels, les gens emprisonnés
afin de leur extorquer une ran¢gon, ou par suite de la vengeance
d’un gros bonnet du parti nazi.

139
LE CUR CONSCIENT

Pobjet d’une persécution qu’ils ne mettaient pas en ques-


tion, puisqu’elle était imposée par les autorités. [ls rationa-
lisaient la contradiction en affirmant qu'il s’agissait d’une
« erreur ». Les S.S. se moquaient d’eux, les rudoyaient, et
prenaient plaisir 4 des scénes qui soulignaient la supério-
rité de leur position. Ce groupe tenait particuliérement a
ce qu’on respectat son statut social. Ce qui le choquait le
plus, c’est qu’on put le traiter « comme de vulgaires crimi-
nels».
Ce comportement démontre 4 quel point lAllemand
apolitique des classes moyennes était incapable de
tenir téte au national-socialisme. Aucune idéologie cohérente,
ni morale, ni politique, ni sociale, ne protégeait son inté-
grité et ne lui donnait la force de résister au nazisme. Une
fois emprisonné, il disposait de peu de ressources intérieu-
res pour réagir au choc. Sa dignité avait été fondée sur son
statut social et sa respectabilité dépendait de ses fonctions,
de sa qualité de chef de famille, ou d’autres facteurs exté-
rieurs du méme ordre.
Ceux qui connaissent les mceurs de cette catégorie sociale
se rendront compte du choc qu’éprouvaient les détenus
lorsque des soldats grossiers, au lieu de leur dire Herr Rat
ou tout autre titre dont ils avaient joui jusqu’alors, les tu-
toyaient. On leur interdisait méme d utiliser entre eux les
titres qui avaient fait leur fierté en les obligeant a la fami-
liarité dégradante du tutoiement. Jamais ils ne s’étaient
rendu compte que les supports qui leur tenaient lieu de
respect de soi et de force morale étaient artificiels et pré-
caires. Subitement tout ce qui avait nourri leur amour-
propre pendant des années s’effondrait.
Ils finissaient malgré eux par prendre conscience de ce
changement abyssal de statut. Comme ils y perdaient tout
respect d’eux-mémes, ils se désintégraient en tant qu’indi-
vidus autonomes. Pour eux, le simple emprisonnement suffi-
sait a réaliser une bonne partie du processus. Par exemple,

140
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION

les suicides qui se produisirent en prison et pendant le


transport eurent lieu surtout dans ce groupe social.
La plupart d’entre eux perdirent toutes leurs caractéris-
tiques de classe, tels que le sens des convenances et le
respect de soi. Ils devinrent veules, tandis que leurs défauts
habituels s’aggravaient. Ils se montraient mesquins, querel-
leurs, larmoyants. Beaucoup étaient a la fois déprimés et
agités, et ne cessaient de se plaindre. D’autres devinrent
malhonnétes et volérent leurs codétenus. Voler ou duper un
S.S. était souvent considéré comme aussi honorable que
voler un prisonnier était jugé méprisable. Mais les membres
de cette catégorie semblaient incapables d’un comportement
personnel et copiaient celui des autres groupes de prison-
niers. Certains adoptaient celui des criminels. Trés peu
imitaient celui des prisonniers politiques, qui étaient en
général le moins mauvais. D’autres encore s’efforcaient d’agir
en prison comme ils l’avaient fait 4 l’extérieur, en se sou-
mettant inconditionnellement au groupe dominant. Quelques-
uns s’efforcérent de s’attacher aux prisonniers de la classe
supérieure et de devenir leurs émules. Les plus nombreux
sé soumettaient servilement aux S.S. en allant jusqu’a es-
pionner pour leur compte, ce que seuls quelques criminels,
en dehors d’eux, acceptaient. Cette lacheté ne leur était
d’aucune utilité, car si la Gestapo appréciait la trahison,
elle méprisait les traitres.
On trouvait ici expression de Y’honneur de gang dont
les nazis avaient dépendu a leurs débuts. Les S.S. mutili-
saient et ne protégeaient les espions que tant qu’ils appor-
taient de nouvelles informations, et il leur arrivait méme
de s’en débarrasser avant, tant ils les méprisaient. Par
ailleurs, les protéger d’une fagon durable efit impliqué que
le prisonnier était plus qu’un numéro, une nullité. C’était
tellement contraire aux principes des S.S. qu’ils ne faisaient
pas d’exception, méme en faveur d’informateurs efficaces.
En aucun cas le prisonnier ne devait devenir une personne

141
LE C@UR CONSCIENT

par ses propres efforts, méme s’il était utile aux S.S. Sitét
que la protection des S.S. cessait, et quelquefois avant, l’in-
formateur était tué par les autres prisonniers, en guise
d’avertissement, et par vengeance.
Les prisonniers politiques qui s’étaient attendus 4 6étre
persécutés par les S.S. subissaient un choc moindre, car ils
y étaient préparés. Tout en étant pleins de ressentiment, ils
acceptaient leur sort comme une conséquence logique des
événements. Tout en s’inquiétant a juste titre de leur ave-
nir, du sort de leur famille et de leurs amis, ils ne voyaient
pas de motifs de se sentir dégradés par leur emprisonnement
bien qu’ils souffrissent autant du régime concentrationnaire
que les autres prisonniers.
Les témoins de Jéhovah étaient détenus en tant qu’objec-
teurs de conscience. Ils étaient encore moins affectés par
leur détention et conservaient leur intégrité grace a des
convictions religieuses rigides. Leur seul crime aux yeux
des S.S. étant de refuser de porter les armes, on leur
offrait fréquemment de les libérer s’ils accomplissaient leur
service militaire. Ils refusaient toujours.
Les membres de ce groupe avaient en général des vues
bornées et une expérience limitée et cherchaient 4 y conver-
tir les autres, mais ils étaient d’une camaraderie exemplaire,
serviables, corrects, stirs. Ils n’ergotaient, quelquefois avec
irritation, que lorsque quelqu’un s’en prenait 4 leurs convic-
tions religieuses. Comme ils étaient laborieux de nature,
ils étaient souvent nommés kapo. Une fois quwils avaient
accepté un ordre des S.S., ils exigeaient que les prisonniers
fissent le travail correctement dans le temps alloué. Bien
qu’ils fussent le seul groupe de prisonniers qui ne rudoyaient
jamais d’autres codétenus et s’efforgaient d’étre courtois, les
officiers S.S. les prenaient de préférence pour ordonnances
en raison de la qualité de leur travail et de leur modestie.
Contrairement aux autres prisonniers, les témoins de Jého-
vah n’abusaient jamais de leurs rapports avec les officiers

142
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION

S.S. pour obtenir des positions privilégiées dans le camp.


Les criminels étaient les moins affectés par leur empri-
sonnement. Tout en subissant leur sort de mauvais gré, ils
manifestaient un malin plaisir 4 se retrouver sur un pied
d’égalité avec des hommes politiques et des hommes d’af-
faires, les procureurs ou les juges qui les avaient autrefois
envoyés en prison. Le ressentiment qu’ils éprouvaient a
légard des bourgeois expliquait pourquoi beaucoup d’entre
eux acceptaient d’étre les instruments de police des SS.
dans le camp. Lorsqu’ils avaient la possibilité d’exploiter
des prisonniers économiquement, la tentation de servir les
S.S. devenait irrésistible.

L’initiation aux camps.

Linitiation se produisait en général pendant le transfert


des détenus de la prison locale jusqu’au camp. Si la dis-
tance était courte, le convoi était ralenti, afin de laisser aux
S.S. le temps nécessaire pour briser les prisonniers. Ils étaient
exposés 4 une torture presque constante. Sa nature dépen-
dait du caprice du S.S. responsable du groupe. Mais on y
retrouvait des constantes. Les chatiments physiques consis-
taient en coups de fouet, coups de pied dans le bas-ventre,
gifles, blessures par balles ou par baionnette. En alternance,
on s’efforcait de réduire les prisonniers 4 un épuisement
extréme, en les contraignant a fixer pendant des heures
des lumiéres éblouissantes ou 4 rester agenouillés.
De temps 4 autre, un prisonnier était tué, mais personne
n’avait le droit de soigner ses blessures ou celles d’autrui.
Les gardes forcaient les prisonniers 4 se frapper les uns
les autres et A trainer dans la boue ce que les S.S. estimaient
étre les valeurs les plus sacrées des détenus. On les obligeait
4 maudire leur Dieu, 4 s’accuser les uns les autres des ac-
tions les plus viles, et leurs femmes d’adultére ou de prosti-

143
LE CUR CONSCIENT

tution. Je n’ai pas rencontré de prisonnier qui efit échappé


a ce type d’initiation, qui durait au moins douze heures et
souvent plus longtemps. Jusqu’a la fin, tout refus d’obéir
a un ordre, par exemple celui de gifler un autre prisonnier,
ou toute tentative d’aider un prisonnier torturé, étaient
considérés comme de la mutinerie et punis de mort.
Le but de cette violence initiale massive était de trauma-
tiser les prisonniers, afin de briser leur résistance, et de
modifier leur comportement, sinon leur personnalité. On
s’en rendait compte au fait que les tortures devenaient de
moins en moins violentes lorsque les prisonniers obéissaient
immédiatement 4 tout ordre du S.S., si outrageant fit-il.
Il ne fait aucun doute que cette initiative faisait partie
d’un plan cohérent. Nombre de prisonniers des camps de
concentration ont di se rendre au quartier général de la
Gestapo pour des interrogatoires ou comparaitre devant un
tribunal en tant que témoins. A leur retour dans le camp,
ils étaient 4 peine molestés. Méme lorsqu’ils voyageaient en
compagnie d’un groupe de nouveaux prisonniers, les S.S.
les laissaient tranquilles sitét qu’ils apprenaient qu’ils
étaient déja initiés. Lorsque le millier d’Autrichiens dont je
faisais partie a été transféré de Vienne 4 Dachau, des di-
zaines ont été tués ou sont morts en cours de route, et beau-
coup ont été mutilés définitivement. Presque aucun d’entre
nous ne s’en est tiré sans blessures. Mais six mois plus
tard, lorsquun méme nombre de détenus a été transféré
de Dachau a Buchenwald, alors que nous redoutions que ce
transport ressemble au premier, aucun d’entre nous n’est
mort a ma connaissance, personne n’a subi de blessure
grave. Ce second transport, qui a duré aussi longtemps que
le premier, ne fut pas pire qu’un jour dans les camps, a
Vexception de l’angoisse que nous éprouvions.
Il est difficile de dire jusqu’a quel point le processus de
modification de la personnalité était accéléré par cette
initiation. La plupart des prisonniers étaient rapidement

144
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION

épuisés, physiquement par les mauvais traitements, la perte


de sang, la soif, etc. et psychologiquement par la nécessité
de maitriser leur colére et leur désespoir pour éviter un acte
de résistance fatal. Il en résultait qu’ils n’étaient que par-
tiellement conscients de ce qui arrivait. En général, ils se
souvenaient des détails par la suite et en parlaient volon-
tiers. Mais ils n’aimaient pas parler de ce quils avaient
ressenti ou pensé sous la torture. Ceux qui ont accepté de
répondre 4 mes questions l’ont fait d’une facon vague, en
cherchant apparemment 4 se justifier aprés coup d’avoir
souffert des traitements aussi humiliants pour Jl’amour-
propre, sans avoir tenté de résister. Ceux qui avaient résisté
ne pouvaient plus témoigner: ils étaient morts.
Je me souviens d’une lassitude extréme. Elle était due
en partie a un léger coup de baionnette que j’avais recu au
début du transport, puis 4 un violent coup sur la téte.
Chaque fois, j’avais perdu du sang et j’étais trés affaibli.
Néanmoins, je me rappelle clairement mes réactions pendant
le transport. Je me demandais constamment pourquoi les
S.S. ne nous tuaient pas immédiatement, en m’étonnant que
Pétre humain pit supporter un tel traitement sans devenir
fou ou se tuer. Quelques-uns le faisaient en sautant par les
fenétres du train.
Je m’étonnais que les tortures infligées aux prisonniers
fussent effectivement conformes aux descriptions qu’en
donnaient les livres sur les camps de concentration. Je
m’étonnais que les S.S. fussent aussi simples d’esprit et
qu’ils prissent plaisir 4 obliger les prisonniers 4 s’avilir eux-
mémes, en comptant briser leur résistance de cette fagon.
Je m’étonnais du manque d’imagination de ce que je croyais
étre leur sadisme.
Ce qui comptait pour moi dans ces réflexions, c’est que
tout se passait conformément 4 mon attente et que mon
destin dans le camp était au moins partiellement prévisible
en fonction de ce que je subissais et de ce que j’avais lu.

145
LE C@EUR CONSCIENT

Individuellement, les S.S. me paraissaient plus stupides que


je ne l’avais pensé. C’était une maigre consolation, et par
la suite, je me rendis compte que ce n’était pas toujours
vrai. J’étais surtout content de moi-méme parce que les
tortures ne m’avaient pas fait perdre la raison, comme
j’'aurais pu le redouter, ni altéré ma capacité de réflexion
et mon attitude intellectuelle en général.
Rétrospectivement, ces réflexions semblent futiles, mais
elles sont importantes. A résumer en une phrase mon
probléme majeur pendant la durée de mon séjour dans les
camps, il me fallait protéger mon étre intérieur afin que,
si par chance j’étais libéré, je sois approximativement la
méme personne qu’au moment oi j’avais été arrété?. Dans
ces conditions, il semblait inévitable qu’il en résultat une
scission entre l’étre intérieur, qui pourrait éventuellement
conserver son intégrité, et le reste de la personnalit€é qui
devait se soumettre et s’adapter si je voulais survivre.

La premiére phase d’adaptation.

Je suis convaincu que j’ai supporté les horreurs du transport


et celles qui suivirent parce que dés le début jai eu Pim-
pression que ces épreuves terribles et dégradantes ne m/arri-
vaient pas A «moi» en tant que sujet, mais aun «moi»
objet. J’ai retrouvé cette attitude dans les déclarations des

1. Jai dit A plusieurs reprises combien j’avais appris dans les


camps de concentration. Donc, en réalité, A ma libération, je n’étais
plus la méme personne. Mais l’'idée qu’un séjour en camp de concen-
tration pouvait contribuer 4 la maturation de la personnalité ne me
vint que plusieurs mois aprés ma libération, et je l’écartai tout
d’abord comme une illusion. Il était assez fréquent que des prison-
niers envisagent d’améliorer leur vie s‘ils recouvraient la liberté,
mais comme chacun doutait de sa survie, on ne prenait pas ces
idées au sérieux.

146
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION

autres prisonniers, bien qu’aucun d’entre eux n’ait pu me


dire si elle était née en lui dés le transport. En général,
ils formulaient leur réaction en des termes généraux tels
que: le probléme essentiel est de rester vivant et inchangé.
Sans préciser ce qu’ils entendaient par «inchangé », Des
remarques qui accompagnaient cette déclaration, il résultait
que ce qui devait demeurer inchangé variait d’un individu
a Tautre, mais. recouvrait en gros ses valeurs fonda-
mentales. Malheureusement, il était trés difficile de demeurer
vivant et inchangé, car chaque effort pour survivre impliquait
des changements intérieurs, alors que tout effort pour dé-
fendre des valeurs morales s’accompagnait d’un péril
mortel.
Mes réactions pendant le transport avaient été trés dé-
tachées, comme si j’observais des événements auxquels je
ne participais que vaguement. Plus tard, j’appris que beau-
coup de prisonniers avaient éprouvé le méme détachement,
comme si ce qui arrivait n’avait pas vraiment d’importance.
Il s’y ajoutait l’impression: «ceci ne peut pas étre vrai,
il est impossible que de telles choses se produisent ». Non
seulement pendant le transport, mais par la suite les pri-
sonniers durent se convaincre qu’il s’agissait de réalité et
non pas d’un cauchemar. Certains n’y sont jamais totalement
parvenus.
Dans le méme ordre d’idées, beaucoup de prisonniers se
comportaient comme si leur existence dans le camp n/’avait
aucun rapport avec leur vie « réelle ». Ils affirmaient méme
que c’était l’attitude appropriée. Les jugements qu’ils por-
taient sur leur comportement et celui des autres différaient
considérablement de ce qu’ils auraient pensé et dit en dehors
du camp. Cette dissociation des normes et des valeurs a
Vintérieur et a l’extérieur du camp était si radicale et investie
d’une telle charge affective que la plupart des prisonniers
refusaient d’en parler. C’était un des multiples sujets
« tabous ». On pourrait résumer la réaction du prisonnier

147
LE CC@UR CONSCIENT

de la facon suivante: « ce que je fais ici et ce qui m’arrive


ne compte pas. Ici, tout est permis dans la mesure ou cela
me permet de survivre »1.
Ce refus d’accorder de la réalité 4 des événements si
extrémes qu’ils menagaient l’intégration psychologique de
individu était un premier pas vers l’acquisition de nouveaux
mécanismes de survie. En niant la réalité de situations acca-
blantes, on les rendait jusqu’a un certain point supportables.
Mais en méme temps cela modifiait profondément la fagon
de percevoir le monde. Si c’était une adaptation nécessaire,
elle impliquait également un changement de personnalité.
Ce refus de la réalité était particuligrement évident au cours
de crises que le prisonnier n’aurait pas pu surmonter d’une
autre facon ?.
Les réactions psychologiques provoquées par des événe-
ments plus prés de la normalité ou de l’expérience familiére

1. J’y ajoute une observation. Pendant le transport aucun prison-


nier ne s'est évanoui, bien que quelques-uns aient été tués. Tous
ceux qui s’évanouissaient étaient supprimés. Donc, dans ce cas pat-
ticulier, perdre conscience n’était pas un moyen d@échapper a une
souffrance intolérable et de se faciliter la vie. Au contraire tous
ceux qui étaient incapables d’obéir & un ordre étaient tués. Plus
tard, dans le camp, il arrivait que des prisonniers s’évanouissent
car il n’était pas habituel de les tuer pour cela.
2. Les réves des prisonniers montrent que les expériences extré-
mes n’étaient pas affrontées A travers les mécanismes habituels. Beau-
coup de réves combinaient l’agression et la satisfaction des désirs
de telle facon que le prisonnier devenait capable de se venger du
S.S. Détail intéressant, le motif de la vengeance, lorsqu’il était
donné, était toujours une humiliation mineure, jamais une expérience
extreme. J’avais eu l'occasion de m’occuper des réactions oniriques
provoquées par un choc. Dans le camp, je m’attendais au méme
processus: une répétition du traumatisme en réve, le traumatisme
s’atténuant progressivement jusqu’A ce que Je réve disparaisse. Je
fut étonné de constater que les événements les plus choquants ne
figuraicnt jamais dans mes réves. J’interrogeai beaucoup de mes co-
détenus et je n’en ai pas trouvé un seul qui eft révé de ce qui
s’était passé pendant notre transport.

148
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION

étaient trés différentes. Les prisonniers semblaient traiter les


événements moins extrémes de la méme fagon que s’ils
s’étaient produits hors du camp. Par exemple, si un prison-
nier se voyait infliger un mauvais traitement d’un type
ordinaire, il en était honteux ou s’efforgait de nier que cela
se fit produit. Une gifle le bouleversait et le génait davan-
tage que d’étre fouetté. Les prisonniers haissaient davantage
les gardes qui les giflaient, les insultaient ou leur donnaient
des coups de pied que ceux qui leur infligeaient des blessures
graves. En cas de violence grave, le prisonnier détestait le
S.S. en tant que tel, mais pas l’individu qui en était l’auteur.
Cette distinction était déraisonnable, mais elle semblait inévi-
table. Les prisonniers éprouvaient plus de colére envers
certains S.S. pour des actes de cruauté mineurs qu’ils n’en
éprouvaient a l’égard de ceux dont le comportement était
beaucoup plus dangereux.
On peut supposer que tout ce qui aurait pu arriver au
prisonnier dans des circonstances « normales » provoquait
une réaction « normale ». Par exemple, les prisonniers souf-
fraient particuliérement d’étre traités avec la dureté que
des parents pourraient avoir 4 légard d’un enfant désarmé.
Punir un enfant faisait partie des normes qu’ils admettaient,
mais qu’ils dussent subir le chatiment au lieu de linfliger
était contraire 4 leurs habitudes d’adultes. Ils réagissaient
donc d’une facon puérile, par la géne et la honte, une
fureur impuissante, dirigée non pas contre le systéme, ce
qui efit été raisonnable, mais contre Vindividu qui leur avait
infligé la punition. Comme des enfants ils étaient incapables
d’accepter l’idée que le traitement qu’ils subissaient faisait
partie du systéme de la Gestapo. II n’était pas infligé pour
des motifs personnels et ne les visait pas individuellement.
Comme des enfants, ils juraient qu’ils auraient leur revanche
sur le garde en question, alors que c’était impossible.
Il est possible aussi que les prisonniers aient souffert
davantage des mauvais traitements mineurs parce quils se

149
LE CC2UR CONSCIENT

rendaient obscurément compte que le but de la Gestapo


était de les réduire au statut d’enfants dénués de droits et
qui devaient obéir aveuglément. En outre, le prisonnier
victime d’une brutalité extréme pouvait espérer le réconfort
d’une sympathie amicale 4 laquelle il lui était difficile de
prétendre pour un coup de régle sur les doigts ou une
gifle. En outre, une grande souffrance lui donnait Pimpres-
sion d’étre un homme et non pas un enfant, car on n’use
pas d’une telle violence a l’égard d’un enfant. Peut-étre se
voyait-il également en martyr souffrant pour une cause, et
le martyr est censé avoir choisi librement son sort, ou du
moins, le supporter virilement.
Dans leurs réactions de groupe, les prisonniers adoptaient
une attitude analogue 4 l’égard de mauvais traitements mi-
neurs. Non seulement ils n’apportaient aucun réconfort a la
victime, mais ils la critiquaient en lui reprochant de s’étre
attiré ce désagrément par stupidité, pour n’avoir pas donné
la réponse qu’il fallait, pour s’étre laissé prendre en flagrant
délit ou avoir manqué de prudence. Bref, ils l’accusaient
de s’étre comporté en enfant. Il en résultait que le sentiment
de dégradation du prisonnier traité en enfant ne provenait
pas seulement de sa propre réaction, mais de celle de ses
codétenus.
Au fur et 4 mesure que le temps passait et que le pro-
cessus d’adaptation se poursuivait, la plupart des prisonniers
ne faisaient plus guére de différence entre souffrances mi-
neures et majeures. Mais a ce stade, ils étaient parvenus
A un état plus avancé de désintégration de la personnalité
et la plupart d’entre eux avaient Vimpression d’étre des
enfants malheureux.
En plus de la traumatisation, la Gestapo employait trois
autres méthodes pour détruire toute autonomie personnelle.
Je viens d’évoquer la premiére: elle consistait 4 imposer
aux prisonniers un comportement enfantin. La seconde était
de les obliger 4 renoncer
x
a tout individualisme pour se

150
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION

fondre dans une masse amorphe. La troisiéme, de détruire


toute capacité d’autodétermination, toute possibilité de prévoir
Yavenir, donc de s’y préparer.

LE PROCESSUS DE CHANGEMENT

Le comportement enfantin.

L’enfant souffre fréquemment de fureur impuissante, mais


cest une situation désastreuse pour I’intégration d’un
homme mir. C’est pourquoi le prisonnier devait se décharger
de son agressivité d’une fagon quelconque et la moins dange-
reuse était de la retourner contre lui-méme. Cela augmentait
les attitudes masochistes, passives, dépendantes et puériles
qui ne risquaient pas de mettre le prisonnier en conflit avec
les S.S. Mais ce mécanisme psychologique allait dans le sens
de V’effort des S.S. d’induire chez les détenus un sentiment
d’impuissance et de dépendance infantiles.
J’ai dit que les prisonniers étaient souvent rudoyés a la
fagon dont un pére cruel et tyrannique pourrait maltraiter
un enfant désarmé. Mais de méme que le plus cruel des
péres brandit la menace de chatiments physiques plus sou-
vent qu’il ne la réalise, le sentiment d’impuissance infantile
était créé plus efficacement par la menace constante de
coups que par des tortures effectives. Un homme, lorsqu’il
était battu, pouvait se réconforter en supportant la souffrance
virilement et en ne donnant pas au kapo ou au garde la
satisfaction de ramper devant lui. Il n’y avait pas de protec-
tion affective contre la simple menace.
S’il arrivait que le prisonnier ne fit pas molesté pendant
plusieurs jours de suite, il n’y avait pas d’heure ot lui ou
Yun de ses amis n’étaient pas menacés du fouet. La plupart

151
LE CCEUR CONSCIENT

des prisonniers n’ont jamais été fouettés publiquement. Mais


ils entendaient plusieurs fois par jour hurler la menace de
recevoir vingt-cinq coups sur le derriére. S’accommoder de
la menace permanente de ce chAtiment infantile était beau-
coup plus destructeur pour l’image de soi de l’adulte que ne
Pei été son exécution.
Ces menaces et les injures dont les S.S. et les kapos
abreuvaient les prisonniers concernaient presque tous la
sphére anale. Il était rare qu’on s’adressat au prisonnier
autrement qu’en le qualifiant de tas de merde ou de trou
du cul. Tout se passait comme si on voulait le ramener
psychologiquement au niveau du petit enfant avant l’appren-
tissage de la propreté.
Les prisonniers étaient obligés de mouiller et de souiller
leur pantalon. Toute élimination était strictement réglementée
et traitée comme un événement quotidien important, discuté
en détail. A Buchenwald, on interdisait constamment la
défécation pendant la durée de la journée de travail. Méme
lorsque des exceptions étaient faites, le prisonnier devait en
demander la permission au garde et se présenter a lui ensuite
dans des formes qui brisaient son amour-propre.
La formule était la méme que pour toute autre requéte
présentée aux gardes, par exemple, la permission de recevoir
une lettre familiale. Elle soulignait 4 la fois ’absence d’iden-
tité personnelle et une dépendance abjecte. Pour un prison-
nier juif, elle était la suivante: «le prisonnier juif n° 34567
prie humblement qu’on l’autorise a... >». Quelques gardes
corrects donnaient un accord condescendant. Mais la
plupart d’entre eux faisaient des remarques dégradantes ou
posaient des questions auxquelles le détenu ne pouvait
répondre que d’une fagon dégradante. D’autres le faisaient
attendre, en se demandant apparemment s’il avait manifesté
suffisamment de servilité, ou si son besoin était réellement
urgent. Lorsque la permission de déféquer était accordée,
le prisonnier, aprés s’étre soulagé, devait se présenter en

152
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION

utilisant la méme formule, comme un enfant déclarerait qu’il


a accompli son devoir. Ici encore, on avait l’impression d’une
répétition de l’apprentissage de la propreté. ’
Le plaisir que les gardes semblaient prendre 4 accorder ou
a refuser la permission de se rendre aux latrines avait sa
contrepartie dans le plaisir que les prisonniers éprouvaient
a y aller, parce qu’ils pouvaient en général s’y reposer un
instant, 4 l’abri des outrages. Mais ils n’y étaient pas toujours
en sécurité, car certains gardes particuliérement agressifs
venaient les y tourmenter.
En outre, les latrines se réduisaient en général 4 une fosse
flanquée de deux bouts de bois sur lesquels il fallait se tenir
en €quilibre instable.- Pour des Allemands, déféquer en pu-
blic était particuliérement dégradant parce qu’une discrétion
rigoureuse y est de régle, excepté pour les bébés. Il en
résultait qu’étre obligé de le faire sous les regards des
autres étaient particuliérement démoralisant.
Ce n’était pas limité 4 la journée et aux latrines de plein
air. Dans les baraquements, il n’y avait que des rangées
de toilettes ouvertes, si bien que 1a aussi il était impossible
de se soulager a l’abri des regards. Etant donné le petit
nombre de toilettes et le peu de temps dont les prisonniers
disposaient, ils étaient obligés de faire la queue. Ceux qui
attendaient, effrayés de n’avoir pas le temps de satisfaire
leurs besoins récriminaient et juraient, en disant au détenu
de se dépécher, d’en finir. Les prisonniers qui attendaient
traitaient celui qui déféquait comme des parents impatients
de voir un enfant quitter son pot. C’était une des situations
qui incitaient les prisonniers a se traiter les uns les autres
comme des enfants incompétents.
Je rappelle ici que tous les prisonniers devaient se
tutoyer, alors que le tutoiement n’est utilisé qu’envers les
enfants ou entre intimes. Et par ailleurs, les détenus devaient
s’adresser aux gardes avec la plus grande obséquiosité, en
utilisant tous les titres.

153
LE CUR CONSCIENT

La nature du travail que les prisonniers se voyaient assi-


gner était un autre facteur de régression vers un comporte-
ment infantile. Les nouveaux prisonniers, en particulier,
devaient accomplir des taches particuliérement absurdes,
comme transporter de lourdes pierres d’un endroit a l’autre
pour les ramener ensuite 4 leur point de départ. Ou alors
on les obligeait 4 creuser des trous les mains nues, bien que
des outils fussent disponibles. Ils souffraient de cette activité
dénuée de sens, méme si cela aurait di leur étre indifférent.
Ils se sentaient avilis d’étre contraints 4 des activités puériles
ou stupides, et préféraient souvent un travail plus dur s’il
en résultait quelque chose qui pouvait étre qualifié d’utile.
Ils se sentaient plus humiliés encore lorsqu’on les attelait
a des wagonnets et qu’ils étaient obligés de galoper comme
des chevaux. De méme, beaucoup de prisonniers détestaient
chanter des chansons de marche sur ordre des S.S. plus
quwils ne redoutaient d’étre battus.
Les S.S. assignaient fréquemment des taches plus raison-
nables aux anciens prisonniers. Cela montre que les activités
absurdes infligées aux autres faisaient partie d’un effort
délibéré pour accélérer leur transformation d’adultes cons-
cients de leur dignité en enfants dociles. Il n’y a pas de
doute que ces travaux, de méme que les mauvais traitements,
contribuaient a la désintégration de leur amour-propre et ne
leur permettaient plus de se voir eux-mémes ou les autres
comme des personnes pleinement adultes.

Le comportement de masse.

La différence de certaines pratiques 4 Dachau (organisé en


1933) et 4 Buchenwald (1937) montre la dépersonnalisa-
tion croissante des procédés a cette époque. A Dachau, tout
chatiment officiel, en dehors de brutalités fortuites, frappait
un individu en particulier. Il subissait un interrogatoire en

154
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION
présence d’un officier. Selon les critéres juridiques occiden-
taux, cette parodie d’enquéte était une farce, mais comparée
a la procédure qui devint de régle par la suite, celle-ci mani-
festait une grande considération pour l’individu, puisqu’on
lui disait ce dont il était accusé en lui donnant une chance
de se disculper. S’il était intelligent, il évitait de le faire.
Mais il pouvait ajouter un détail qui lui permettait parfois
d’échapper a la punition.
Avant d’étre fouetté, il était examiné par le médecin du
camp — une autre comédie — car le médecin annulait rare-
ment la punition, tout en réduisant parfois le nombre de
coups. Méme en 1939, les prisonniers de Dachau étaient
encore protégés dans une certaine mesure contre des actes
d’injustice par trop flagrants. Quand un garde tirait sur un
prisonnier ou provoquait sa mort d’une autre facon, il était
obligé de faire un rapport écrit. C’était tout, mais cela avait
encore un effet de dissuasion.
A Buchenwald, qui représente une étape ultérieure du
national-socialisme, il n’était plus question de considérer
les prisonniers comme des individus. Par exemple, ceux
qui devenaient fous, et ce n’était pas rare, n’étaient plus
isolés, protégés, envoyés dans des hdépitaux psychiatriques.
Ils étaient tournés en dérision et rudoyés jusqu’a ce qu’ils
meurent.
Mais la différence essentielle tient au fait qu’a Buchen-
wald, c’était presque toujours le groupe qui était puni et
non pas l’individu. A Dachau, si un prisonnier prenait une
petite pierre au lieu d’une grosse, c’était lui qui était puni.
A Buchenwald, c’efit été tout le groupe, kapo inclus.
Il était presque impossible aux prisonniers de ne pas
coopérer avec les efforts des S.S. pour les réduire a la
passivité dans une masse désindividualisée. L’intérét du pri-
sonnier et la pression exercée par les S.S. allaient dans le
méme sens. Rester indépendant impliquait des dangers et
de multiples épreuves. S’incliner devant la volonté du S.S.

155
LE CUR CONSCIENT

semblait dans l’intérét du prisonnier, car cela lui rendait


automatiquement la vie plus facile. Les mémes mécanismes
étaient 4 l’euvre dans la population allemande hors des
camps, bien que d’une facon moins évidente.
Chaque fois que possible, les prisonniers étaient punis en
groupe si bien que tout le groupe souffrait en méme temps
et pour l’individu qui avait provoqué le chatiment. La Gestapo
utilisait probablement cette méthode a la fois parce qu’elle
était conforme a une idéologie anti-individualiste et parce
qu’elle espérait que le groupe obligerait l’individu 4 se
soumettre. Il était dans lintérét du groupe d’empécher ses
membres de compromettre sa sécurité collective. Comme
je Vai déja dit, la crainte du chatiment était plus constante
que la violence effective. Il en résultait que le groupe affir-
mait son pouvoir sur l’individu plus fréquemment et plus
efficacement que les S.S. A beaucoup d’égards, sa pression
était permanente. En outre, chaque prisonnier dépendait
pour sa survie de la coopération du groupe. Ce qui renforgait
Vinfluence du groupe sur l’individu.
L’exemple qui va suivre montre que devenir partie d’une
masse rendait la vie supportable, méme dans une situation
qui autrement efit été intolérable. L’exemple prouve aussi
qu'il suffisait. parfois aux S.S. d’accroitre les épreuves physi-
ques pour contraindre l’individu 4 se perdre dans la masse.
x

Sécurité dans la masse.

Lors d'une nuit dhiver terriblement froide et en pleine


tempéte de neige, tous les prisonniers durent se mettre au
garde-a-vous sans manteaux, aprés une journée de travail
de plus de douze heures en plein air, et presque sans nour-
riture. C’était la procédure adoptée chaque fois qu’il y avait
des tentatives d’évasion. Le but était d’inciter les détenus a
dissuader les autres de s’évader, puisque tous auraient 4 en

156
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION

souffrir. L’appel ne cessait que lorsque les fugitifs étaient


trouvés. Dans le cas que j’évoque, les prisonniers avaient
été menacés de rester debout dehors toute la nuit.
Lorsque plus de vingt prisonniers furent morts de froid,
la discipline s’effondra. La résistance ouverte était impossi-
ble, comme il était impossible de prendre une mesure de
protection individuelle. Etre exposé aux intempéries était
une terrible torture. Voir ses amis mourir sans pouvoir leur
venir en aide, avec la perspective de mourir aussi, était une
situation que le prisonnier ne pouvait affronter en tant qu’in-
dividu. Donc, il fallait que individu disparaisse dans la
masse. Les menaces des gardes devenaient inefficaces parce
que l’attitude mentale des prisonniers avait changé. Alors
qu’avant ils avaient eu peur pour eux-mémes, en cherchant
a se protéger le mieux possible, ils étaient subitement déper-
sonnalisés. C’était comme si renoncer 4 l’existence indivi-
duelle pour s’intégrer 4 la masse offrait plus de chances
de survie sinon pour la personne du moins pour le groupe.
On avait de nouveau l’impression que ce qui se passait
ne vous arrivait pas « en réalité » 4 vous-méme. Il y avait,
psychologiquement et dans l’expérience vécue, une scission
entre l’objet auquel les choses arrivaient et le prisonnier lui-
méme qui était indifférent, au plus, vaguement intéressé,
comme un observateur détaché. Si terrible que fat la situa-
tion, les prisonniers se sentaient libérés de la peur en tant
qu’individus et puissants en tant que masse, car « méme la
Gestapo ne peut pas nous tuer tous cette nuit >. Ils se
sentaient donc plus 4 l’aise que dans la plupart des autres
situations vécues dans le camp. Il leur importait peu que
les gardes les tuent. Ils étaient indifférents 4 la torture. Les
gardes ne détenaient plus d’autorité, ’envofitement de la peur
et de la mort était brisé. A ce stade, une ivresse presque
orgiaque s’empara des prisonniers qui, en se constituant en
masse, avaient déjoué les efforts de la Gestapo pour les
briser.

157
LE CUR CONSCIENT

Le caractére extréme de la situation empéchait l’individu


de se protéger et l’obligeait A s’intégrer 4 la masse. D’autres
circonstances contribuaient également A la création d’une
masse désindividualisée. Manifestement, il était plus facile
de supporter des expériences désagréables quand chacun
était dans le méme bateau. En outre, tous étaient convain-
cus que leurs chances de survie étaient minces. Tenter de se
préserver individuellement n’avait donc pas de sens.
Avant que ce changement d’attitude n’efit lieu, avant que
les prisonniers ne renoncent A leur individualité, ils avaient
été traumatisés et affaiblis par leur incapacité 4 aider leurs
camarades mourants. Une fois qu’ils eurent abandonné tout
espoir pour leur existence personnelle, il leur devenait plus
facile d’agir héroiquement et d’aider les autres. Cette aide
donnée et recue leur remonta le moral. En outre, comme ils
Ctaient délivrés de la peur, les S.S. n’avaient plus de pouvoir
Sur eux, puisqwils semblaient hésiter 4 tuer tous les pri-
sonniers.
En raison de cette réaction, ou parce qu’une cinquantaine
de prisonniers étaient morts, on permit aux détenus de re-
gagner leurs baraquements. Ils étaient complétement épuisés
et cessérent d’éprouver le sentiment d’euphorie dont cer-
tains s’attendaient qu'il persiste. Ils étaient soulagés que
la torture fit terminée, mais ils n’étaient plus libérés de la
peur et ne pouvaient plus compter sur l’entraide. Chacun
était individuellement plus en sécurité, mais avait perdu
celle que lui avait conféré son intégration 4 une masse
unifiée.
Cet événement aussi fut discuté librement, d’une facon
détachée. Une fois de plus, on s’en tint au fait. On parla
a peine des réactions des prisonniers au cours de cette nuit.
L’événement et ses détails ne furent pas oubliés, mais sans
€étre accompagnés d’aucune émotion particuliére. Personne
n’en réva.

158
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION

Le sort du héros.

Dans l’exemple que je viens de doaner, le groupe avait été


puni pour un acte de défense individuelle (l’évasion). Mais la
pression du groupe était aussi efficace quand un prisonnier
tentait d’en défendre un autre.
L’héroisme peut étre l’affirmation la plus haute de l’indi-
vidualité. Il était done contraire a lidéologie de la Gestapo
de permettre 4 un prisonnier d’acquérir de l’ascendant par
une action héroique. Tous les prisonniers étant exposés a
des violences, ceux qui en mouraient, méme s’ils étaient les
martyrs de leurs convictions politiques ou _ religieuses,
n’étaient pas considérés comme des héros par les autres
prisonniers. Seuls ceux qui souffraient 4 la suite d’efforts
faits pour protéger d’autres prisonniers étaient considérés
comme tels.
Les S.S. réussissaient en général 4 empécher la création de
martyrs et de héros en réprimant systématiquement toute
action individuelle ou, si cela n’était pas possible, en la
convertissant en un phénoméne de groupe. Lorsqu’un garde
s’apercevait qu’un prisonnier tentait d’en protéger d’autres,
en général il le tuait. Mais si administration du camp venait
a en avoir connaissance, c’était le groupe entier qui était
sévérement puni. Il en résultait que le groupe éprouvait du
ressentiment envers son protecteur. Le protecteur du méme
coup ne pouvait raviver le respect de l’individu ni celui de
Vindépendance. II ne pouvait jamais devenir un héros ou un
leader (s'il survivait) ou un martyr (sil était tué) autour
duquel une résistance de groupe aurait pu se constituer.
J’en donnerai un autre exemple. Il s’agissait d’une colonne
de travail 4 Buchenwald. Les hommes transportaient des
briques vers un chantier, et il s’agissait d’une assignation
sans danger, pour laquelle les prisonniers qui en avaient

159
LE CCEUR CONSCIENT

les moyens donnaient de la nourriture, de argent, des ciga-


rettes 1,
La charge qu’ils portaient n’était pas trop lourde, et le
kapo, grassement payé, les battait peu. Les colonnes de
porteurs étaient souvent préférées par les prisonniers qui
avaient la possibilité de choisir. Ils y avaient de multiples
raisons, qui jouent dans cet exemple. Marchant par rang
de deux ou de quatre, ils avaient la possibilité de parler. Le
retour s’effectuait sans charge 4 porter et sans fatigue, ex-
cepté lorsqu’un S.S. était en vue et qu’il fallait courir. En
outre, chaque voyage divisait une journée interminable qui,
d’ordinaire, était insupportable de monotonie. Je voudrais
ajouter un détail.
Personne n’avait de montre. Il est difficile d’imaginer la
souffrance supplémentaire qui résultait de Jl’impossibilité
d’apprécier le temps de travail forcé qu’il restait a effectuer
avant que la journée fat terminée. Il fallait ménager ses
forces. Si, aiguillonné par le kapo et les gardes, on les
dépensait trop rapidement, on risquait de raientir le rythme,
de se faire remarquer, et d’étre « achevé ». Chaque voyage
de la colonne de porteurs durant, par exemple, une demi-
heure, il devenait possible de prévoir la pause d’une demi-
heure du déjeuner, et la fin de la journée. Méme lorsqu’on

1. Il y avait plusieurs fagons de soudoyer des prisonniers, des


kapos et a l’occasion les gardes. La plus facile et la plus habituelle
était d’utiliser l'argent envoyé par les familles qui permettait d’acheter
des cigarettes et des suppléments de nourriture. Ceux qui recevaient
de Targent réguligrement étaient des privilégiés. Ceux qui n’en re-
cevaient jamais étaient heureux de rendre des services en échange
de cigarettes. De nombreux prisonniers perdirent la vie en se trans-
formant en « musulmans », groupe dont je parlerai plus tard, parce
qu’ils avaient tellement envie de cigarettes qu’ils vendaient leurs ra-
tions alimentaires pour s’en procurer. Ayant moins 4 manger que
les autres (A plus forte raison, ceux qui recevaient de largent), ils
étaient moins capables d’effectuer leur part de travail et de résister
aux rigueurs du camp. Ils étaient punis et finissaient par mourir.

160
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION

était complétement épuisé, la certitude que c’était le dernier


voyage de la journée vous donnait la force de |’effectuer.
Souvent, l’épuisement incitait A abandonner la lutte. Mais
pas lorsqu’on savait que le repos était en vue.
Bref, l’interminable « anonymat » du temps contribuait a
détruire la personnalité, alors que la possibilité d’organiser
le temps la renforcait. Elle permettait une certaine initiative,
par exemple, de décider de la meilleure fagon de dépenser
son énergie.
Pour revenir 4 la colonne de porteurs, son grand avantage
était que chaque prisonnier portait la méme charge, mar-
chait dans la méme formation, ne se faisait pas remarquer
individuellement, et qu’il n’arrivait presque jamais qu’un
prisonnier fit distingué des autres pour étre achevé. Si les
S.S. étaient mécontents, le groupe entier était puni, mais ces
chatiments étaient moins fatals 4 individu.
Un jour d’octobre 1940, une telle colonne, constituée
par des prisonniers juifs! revenait « paisiblement », aprés
avoir transporté sa charge. Elle se heurta 4 un sergent SS.
du nom d’Abraham qui, selon la rumeur, malmenait parti-
culiérement les Juifs parce que les officiers se moquaient
de son nom. Remarquant le groupe de prisonniers qui mar-
chaient sans charge, il leur ordonna de se jeter dans la
boue. Il les obligea a se lever et a se jeter par terre plusieurs
fois, un « amusement» relativement inoffensif.
Il y avait dans cette colonne deux fréres de Vienne du
nom de Hamber. En se jetant par terre, l'un d’eux perdit
ses lunettes, qui tombérent dans un fossé rempli d’eau a
cété de la route. Utilisant la formule de rigueur, il demanda
au S.S. la permission de quitter le rang pour récupérer ses
lunettes. C’était une requéte raisonnable et elle était généra-
lement accordée. Mais en demandant a agir en dehors du

1. Chaque catégorie de prisonniers portait un insigne.

161
LE CUR CONSCIENT

groupe, il s’était fait remarquer. Il n’était plus un membre


anonyme, mais un individu.
Ayant obtenu la permission qu’il sollicitait, il plongea
dans le fossé rempli d’eau pour chercher ses lunettes. Il
refit surface sans les avoir trouvées et plongea de nouveau.
Il était prét A renoncer. Mais le S.S. Vobligea a plonger
jusqu’a ce qu'il efit retrouvé ses lunettes. C’était sa ven-
geance pour la requéte personnelle qu'il avait accordée.
Lorsque Hamber, totalement épuisé, refusa de plonger, le
S.S. ly obligea et il finit par mourir, noyé ou victime d’une
défaillance cardiaque.
Ce qui se passa ensuite n’est pas trés clair, car les versions
sont quelque peu contradictoires, ce qui est d’ailleurs carac-
téristique de la distorsion avec laquelle étaient rapportés
les incidents survenus dans le camp. L’une des raisons de
cette inexactitude était que pour survivre, il fallait non seule-
ment passer inapercu, mais ne jamais paraitre observer. Le
compte rendu que je donne est fondé sur trois rapports
différents qui s’accordent sur l’essentiel, sinon sur les motifs
du S.S.1.
Pour des raisons qui n’ont jamais été clairement établies,
le commandant se sentit obligé d’effectuer une enquéte sur
la mort de Hamber. Selon la rumeur, un civil allemand avait
été témoin de la scéne et l’avait signalée avec dégofit aux
autorités. Toute la colonne de porteurs comparut ce soir-la
devant le commandant et on demanda 4 ses membres ce
qu’ils savaient de V’incident. Chacun d’eux déclara quill

1. Jai rencontré les fréres Hamber & Buchenwald mais jai été
libéré avant cet incident. Leur comportement est conforme au juge-
ment que j’avais porté sur eux. Ma description de Tincident et de
ses conséquences repose sur le compte rendu de Ernst Federn (com-
munication privée), Benedict Kautsky (Teufel und Verdammte,
Zurich, 1946, p. 106) et Eugen Kogon, Der S.S. Staat, Francfort
1944.

162
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION
n’avait rien vu et ne pouvait donner aucune information.
C’était Vattitude que Von exigeait du prisonnier. D1 devait
feindre de ne rien savoir de ce qui se passait dans le camp
et n’en rien dire. Seul le frére de Hamber se sentit obligé
d’essayer de venger son frére. Il déclara que celui-ci était
mort parce que le S.S. l’avait contraint 4 plonger au-dela
de sa résistance physique. Lorsqu’on lui demanda s’il avait
des témoins, il répondit que tous les prisonniers de la co-
lonne avaient vu l’incident. Le groupe fut renvoyé dans son
baraquement. Apparemment, il ne s’agissait que d’un inter-
rogatoire de routine, comme il s’en produisait chaque fois
qu’un prisonnier était tué en présence d’un civil, qui n’en-
trainait aucune conséquence. Mais, cette fois, un prisonnier
affirmait qu’il pouvait témoigner.
Plus tard, dans la soirée, Hamber fut convoqué devant
Padjoint du commandant. II était déja au désespoir. Il était
clair que sa déclaration courageuse avait mis en danger non
seulement sa propre vie, mais celles de ses camarades du
groupe de travail, le kapo compris. Tous redoutaient la
vengeance du S.S. et aussi la dissolution de leur groupe et
leur remplacement par d’autres prisonniers. Perdre une
bonne affectation était désastreux, particuliérement pour des
prisonniers juifs qui étaient exclus de la plupart des bons
groupes de travail. Méme si le groupe n’était pas dissous,
il lui faudrait du temps pour retrouver sa position privilégiée,
car désormais, il avait attiré l’attention et serait harcelé
par les S.S. En outre, le comportement du kapo ne serait
pas le méme. Méme soudoyé, il n’oublierait pas que l'un
des prisonniers avait compromis son groupe et sa sécurité
personnelle.
En plus d’avoir perdu son frére, Hamber avait mis en
danger sa vie personnelle et celle de ses compagnons dont
il lui fallait supporter les reproches. C’était ce qui arrivait
lorsque le prisonnier prenait une initiative individuelle et
faisait passer la loyauté personnelle avant sa sécurité et

163
LE C@UR CONSCIENT

celle du groupe. Hamber se rendait compte de la situation


critique ow l’avait mis son courage et il était prét a se ré-
tracter. Mais aprés une conférence hative dans le baraque-
ment, ses compagnons décidérent qu’il ne pouvait pas revenir
sur sa déclaration, méme s’il le désirait, car il serait exécuté
pour avoir faussement accusé un S.S. Il valait mieux s’en
tenir a la vérité.
Lorsqu’il se présenta a l’interrogatoire, il fut entendu par
le commandant du camp et les autres officiers. A son retour
au baraquement, il raconta qu’ils ’avaient encouragé a dire
la vérité en lui assurant qu’il ne lui arriverait rien, mais
qu’il serait sévérement puni s’il déformait les faits. Il avait
donc signé une déclaration contenant le récit véridique de
Pincident.
Il était tard lorsqu’il revint de V’interrogatoire. Au milieu
de la méme nuit, on vint le chercher dans le baraquement
pour l’enfermer dans le Bunker, batiment ou se trouvaient
les cachots et les salles de torture. On le revit par hasard
dix jours plus tard. Il était en bonne forme physique et ne
semblait pas avoir été torturé. Mais quelques jours plus
tard, on apporta som corps a la morgue.
Selon la version officielle, il s’était pendu, mais la serviette-
quil était censé avoir utilisée, et qui fut apportée avec le
cadavre, était trop courte pour un tel usage. Il était évident
qu’on l’avait étranglé dans le Bunker. Cela n’avait rien
d’inattendu. Au contraire, c’était conforme a la régle. Les
S.S. se débarrassaient toujours des témoins dangereux ou
génants. Ce qui était inhabituel, c’était que Hamber lui-
méme y fat exposé, et on le cita en exemple pour inciter les
autres A mettre plus de prudence encore a ne rien voir, ne
rien entendre, ne rien dire.
Une huitaine de jours plus tard, trois prisonniers du mé-
me groupe, dont tous les numéros avaient été notés le
jour de V’incident, durent se présenter 4 un interrogatoire.
Ils ne revinrent pas dans le baraquement, mais trois jours

164
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION
plus tard, le cadavre du premier d’entre eux fut apporté a
la morgue, suivi des deux autres. On les avait tués par
piqire. Une semaine plus tard, trois autres prisonniers du
méme groupe furent supprimés de la méme fagon. Au bout
de trois mois, tous les membres, donc tous les témoins,
furent éliminés. On imagine les sentiments de ces hommes
qui, aprés la deuxiéme série de meurtres, ne se faisaient
aucune illusion sur leur sort. Néanmoins, aucun d’entre eux
ne tenta de se tuer.
En d’autres termes, la domination du groupe sur l’individu,
imposée par les S.S. avait pour contrepartie Vintérét du
prisonnier et rendait la domination du groupe presque
inévitable. Le traitement que les prisonniers subissaient quo-
tidiennement risquait de provoquer des explosions de rage
justifiée. Y céder entrainait une mort presque certaine. Le
groupe aidait l’individu 4 se maitriser.
me

L’AUTO DETERMINATION

La volonté de vivre.

On peut se demander pourquoi dans les camps de concen-


tration, bien que certains prisonniers aient survécu et que
d’autres aient été tués!, la plupart sont morts d’eux-mémes.
Les estimations officielles du taux de mortalité dans les
camps varient entre 20 et 50 %, mais tout chiffre d’ensem-
ble donne une fausse image du phénoméne ?, Phénoméne

1. Cette catégorie comprend ceux qui ont été envoyés dans des
camp d’extermination, les groupes de prisonniers exécutés ou achevés,
et ceux qui sont morts pendant le transport avant de parvenir au
camp.
2. Les chiffres qui vont suivre, fournis par Kogon, op. cit., p.
118, concernent une période de six mois en 1942, la seule pour la-
quelle on a pu retrouver de telles statistiques aprés la guerre. IIs

165
LE C@UR CONSCIENT

plus significatif, la plupart des milliers de prisonniers qui


mouraient 4 Buchenwald chaque année mouraient rapide-
ment, d’épuisement physique et psychique, parce qu’ils
avaient perdu le désir de vivre.
Une fois qu’on s’était adapté a la vie du camp, les chances
de, survie augmentaient considérablement. A de rares excep-
tions prés, comme dans I’affaire des Hamber, les exécutions
massives de prisonniers étaient rares. Si chacun craignait
pour sa vie, le fait que plusieurs milliers de prisonniers libé-
rés en 1945 avaient passé cing 4 dix ans dans les camps
montre que le taux de mortalité chez les anciens prisonniers
était trés différent de ce que les chiffres d’ensemble donne-
raient a penser.
Etant donné que les seuls chiffres que nous possédions
concernent une période de six mois en 1942, mes estima-

sont probablement exacts pour les camps de concentration de type II,


cest-a-dire des camps qui n’étaient destinés ni au travail forcé ni a
l’extermination.
Au début de cette période, on estimait le nombre des détenus a
300,000. Si l'on double les chiffres de ces six mois pour arriver a
un total annuel, on peut penser que 220.000 nouveaux prisonniers
sont arrivés dans les camps en 1942, ce qui fait un total de 520.000.
Pendant la méme période, 9.500 prisonniers ont été libérés, 18.500
exécutés, et 140.000 sont morts. Si l'on prend le total de 520.000, il
en résulte que moins de 2 % ont été libérés, 3,5 % exécutés, et
27 % sont morts, ce qui fait une mortalité totale d’un peu plus
de 30 %. Mais ces statistiques annuelles sont, psychologiquement et
en fait, trompeuses. Malgré les 220.000 nouveaux prisonniers ajoutés
A la population du camp, a la fin de l’année, elle ne comptait que
52.000 prisonniers de plus. Donec, elle variait peu si l’on compare
un jour quelconque de l'année’ a un autre.
Approximativement, on aboutit 4 une moyenne de 325.000 déte-
nus par jour. Et c’est sur ce chiffre que les prisonniers estimaient
le taux des libérations et des décés, non pas sur 520.000. A utiliser
leurs chiffres il apparait que sur la moyenne quotidienne de popu-
lation du camp, 3 % étaient libérés annuellement, 6 % exécutés,
et 43 % mouraient. Cela explique les disparités entre les diverses
estimations du taux de mortalité, qui dépendent semble-t-il, de la
référence au chiffre total annuel, ou au nombre quotidien de détenus.

166
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION

tions ne sont que des probabilités. Mais je pense qu’on peut


affirmer que le taux de mortalité chez les anciens prison-
uiers (en excluant les exterminations, etc.) dépassait rare-
ment 10 % par an, si l’on s’en référe au nombre d’anciens
prisonniers présents en permanence dans les camps. Par
ailleurs, le taux de mortalité parmi les nouveux venus, sur-
tout pendant les premiers mois a peut-étre été jusqu’d
15 % par mois. Cela, bien entendu, accroissait la terreur
des nouveaux prisonniers jusqu’A un paroxysme intolérable
et explique pourquoi beaucoup d’entre eux tombaient aans
l'état morbide que j’évoquerai bientét.
En plus du taux de mortalité élevé, ce groupe vivait dans
les plus mauvais baraquements, ou la surpopulation et le
manque d’hygiéne étaient particuligrement critiques, ce
qui accélérait le processus de détérioration individuelle. Ls
étaient les plus mal nourris et ne recevaient souvent ni
lettres ni argent pendant des mois, car il fallait un long
délai avant que les lettres et l’argent n’arrivent et soient
distribués.

Un environnement imprévisible.

Ce qui s’est passé dans les camps de concentration donne


a penser que dans des conditions de privation extréme,
Pinfluence de l’environnement sur lindividu peut devenir
totale. Cela semble dépendre en grande partie de la forme
de limpact et du moment. II faut prendre en considération
la soudaineté de Vimpact, et le degré de préparation de
Vindividu. L’expérience peut étre aussi destructrice pour
quelqu’un qui s’attend depuis toujours a ce qu'il lui arrive
quelque chose de terrible que pour quelqu’un qui n’y est
pas préparé du tout. Cette influence dépend encore de la
durée pendant laquelle elle s’exerce, du degré d’intégration
psychologique de Vindividu, et de sa rigueur. A exprimer la

167
LE CCEUR CONSCIENT

situation en d’autres termes: tout dépend de la conviction


de l’individu qu’il peut réagir ou que, quoi qu’il fasse, il ne
résultera rien de positif de ses efforts.
C’était tellement vrai que la survie dépendait souvent
de la capacité de lindividu a préserver une certaine initia-
tive, A demeurer maitre de quelques aspects importants de
sa vie, en dépit d’un environnement apparemment écrasant.
Pour survivre non pas a l’état d’ombre du S.S. mais en tant
qu’homme, il fallait trouver une valeur 4 laquelle se raccro-
cher que l’on pouvait continuer a cultiver.
Cette lecon, ce fut un prisonnier politique allemand, un
ouvrier communiste qui était déja 4 Dachau depuis quatre
ans, qui me l’enseigna. J’étais dans un triste état par suite
des épreuves subies pendant le transport. Je pense que cet
homme, un «ancien» prisonnier, estima que, sans aide,
mes chances de survie étaient minces. Lorsqu’il remarqua
que j’étais incapable d’avaler ma nourriture en raison de la
souffrance physique et de la répulsion psychologique, il
me dit, du fond de son expérience: « Il faut vous décider.
Voulez-vous vivre ou mourir? Si vous vous en moquez, ne
mangez pas. Mais si vous voulez vivre, il faut prendre la
décision de manger chaque fois que vous le pourrez, méme
si c’est une nourriture répugnante. Chaque fois que vous le
pourrez, déféquez afin d’étre assuré que votre corps fonc-
tionne. Et chaque fois que vous aurez une minute, ne la
perdez pas en bavardages, lisez, ou dormez >.
Jadoptai bientdt ce conseil — et il n’était que temps —
pour ma survie. Dans mon cas, chercher 4 comprendre ce
qui se passait dans l’esprit des prisonniers remplissait la
fonction qu’il envisageait en parlant de lecture. Je me ren-
dis bient6t compte du bien-fondé de son conseil. Mais il
me fallut des années pour comprendre pleinement sa sages-
se psychologique.
Son implication était la nécessité, pour survivre, de
s’assurer, face A une adversité extréme, une zone de liberté

168
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION

d’action et de liberté de pensée, si insignifiante fat-elle. Les


deux libertés, celles de l’activité ou de la passivité, cons-
tituent deux des attitudes humaines les plus fondamentales; de
méme que l’absorption et 1’élimination, l’activité mentale
et le repos, sont nos activités physiologiques les plus fon-
damentales. Prendre conscience de temps a autre que j’étais
actif ou passif de ma propre initiative, en esprit et physi-
quement, beaucoup plus que lutilité objective de ce com-
portement, m’a permis a moi et a d’autres de survivre!.
Cé€tait les taches absurdes, l’absence de loisirs, l’impos-
sibilité de faire des prévisions en raison des changements
subits de politique 4 lintérieur du camp qui étaient des-
tructeurs. En détruisant la capacité de homme d’agir par
lui-méme ou de prévoir la conséquence de ses actes, les
S.S. dtaient tout sens a l’action, si bien que beaucoup de
prisonniers cessaient d’agir. Mais a ce stade, ils ne tar-
daient pas a mourir. Tout semblait dépendre de la persis-
tance de quelques possibilités de choix, de quelques rémis-
sions, de quelques résultats positifs, si dérisoires qu’ils
puissent nous sembler lorsque nous les envisageons objecti-
vement en regard des privations subies.
C’est peut-étre la raison pour laquelle les S.S. hésitaient
entre une répression extréme et un relachement relatif de
la tension. Ils torturaient les prisonniers, mais il arrivait
que des gardes particuliérement inhumains fussent punis.
Il arrivait aussi que les S.S. manifestent un soudain respect
pour un prisonnier qui défendait sa dignité et le récompen-

1. Il me faut expliquer ici pourquoi je qualifie d’acte de liberté


la décision de se forcer 4 avaler une nourriture répugnante. Etant
donné la décision initiale: survivre, on se forgait soi-méme a man-
ger. Ce n’était pas un acte imposé par les S.S. et, contrairement a
un expédient tel que faire de l’espionnage pour survivre, il ne vio-
lait pas les valeurs intérieures et n’affaiblissait pas le respect de
soil-méme. Le malade qui avale un médicament amer manifeste de
méme un désir actif de vivre.

169
LE C@UR CONSCIENT

sent. Il y avait subitement des jours de repos, etc. Sans


ces rémissions, aucune identification avec les S.S. n’aurait
eu lieu, 4 ne mentionner que cette issue. La plupart des
prisonniers qui sont morts d’eux-mémes n’étaient plus capa-
bles de croire 4 ces rémissions qui se produisent dans les
situations les plus extrémes, ni d’en tirer profit. Bref, ceux
qui avaient perdu la volonté de vivre.
L’habileté avec laquelle les S.S. détruisaient la foi du
prisonnier dans sa capacité 4 prévoir l'avenir était impres-
sionnante. Il est difficile de dire s’ils agissaient d’une facon
délibérée ou inconsciente, mais leurs procédés étaient
terriblement efficaces. Lorsque les S.S. voulaient qu’un
groupe de détenus (des Norvégiens ou des prisonniers poli-
tiques non juifs, etc.) s’adaptent, survivent et servent dans
les camps, ils leur promettaient que leur comportement au-
rait une influence sur leur sort. Aux groupes qu’ils souhai-
taient détruirc (Juifs des pays de lest, Polonais, Ukrai-
niens), ils donnaient 4 comprendre clairement que leur
ardeur au travail et leurs efforts de complaire a leurs
maitres ne serviraient a rien.
Une autre fagon de détruire tout espoir du prisonnier
d’avoir une influence sur son sort, donc de lui Gter toute
raison de vivre. consistait a modifier radicalement ses
conditions d’existence. Dans un des camps, par exemple, un
groupe important de prisonniers tchéques a été compléte-
ment détruit parce qu’aprés leur avoir assuré quils étaient
des prisonniers « d’honneur », ayant droit a des priviléges
particuliers, et leur avoir permis pendant un temps de vivre
dans un confort relatif, sans travail forcé ni mauvais traite-
ments, on les obligea a travailler dans une carriére ot les
conditions étaient particuliérement pénibles et la mortalité
élevée, tout en réduisant leurs rations alimentaires. Puis
on les réintégra dans leurs priviléges, pour les renvoyer dans
la carriére quelques mois plus tard. Tous ne tardérent pas
2 mourir.

170
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION

Je donnerai un autre exemple de ce procédé. J’ai été


trois fois convoqué pour étre libéré et invité 4 endosser
des vétements civils. Peut-étre est-ce arrivé parce que
javais tenu téte 4 un S.S. La premiére fois, presque tous
les prisonniers convoqués en méme temps que moi furent
relachés alors que moi j’étais renvoyé dans le camp.:La
seconde fois était peut-étre due au hasard, car nous fiimes
plusieurs a étre renvoyés dans le camp. Selon la rumeur,
les S.S. n’avaient pas suffisamment d’argent pour payer aux
prisonniers les sommes qui leur étaient dues pour rentrer
chez eux. En tout cas, la troisiéme fois que je fus convoqué,
je refusai d’endosser des vétements civils parce que j’étais
convaincu que c’était une nouvelle ruse des S.S. pour me
briser. Pourtant, je fus libéré.
Pourquoi avais-je délibérément provoqué un officier S.S. ?
Je pense qu’afin de ne pas m’effondrer j’avais besoin de
me prouver 4 moi-méme que je pouvais exercer une certaine
influence sur mon milieu. Je savais que je ne pouvais pas
le faire positivement, donc je le fis négativement. Ce n’était
pas un acte raisonné. J’obéissais 4 une pulsion inconsciente
nécessaire 4 ma survie.

La pénalité pour les tentatives de suicide.

Le but principal des S.S. étant d’anéantir toute indépen-


dance d’action et la capacité de prendre des décisions per-
sonnelles, ils avaient recours méme aux moyens négatifs.
Prendre la décision de vivre ou de mourir est probablement
un exemple supréme d’autodétermination. C’est pourquoi il
me faut évoquer I’attitude des S.S. 4 l’égard du suicide.
A leurs yeux, plus le nombre des suicides était élevé,
plus leur besogne en était facilitée. Néanmoins, la décision
ne devait pas venir du prisonnier. Un S.S. pouvait provoquer
un prisonnier 4 se tuer en se jetant contre le grillage élec-

171
LE CUR CONSCIENT

trifié. Mais si un prisonnier tentait de se tuer de sa propre


initiative et n’y réussissait pas, le réglement, édicté a Da-
chau en 1933, prévoyait qu’il recevrait vingt-cinq coups
de fouet et serait mis au cachot pendant une période pro-
longée. On peut penser qu’on punissait ainsi son échec.
Mais je suis convaincu qu'il s’agissait beaucoup plus de
punir un acte d’autodétermination.
De méme, protéger sa vie ou celle des autres étant un
acte majeur d’auto-affirmation, il devait étre réprimé. C’est
pourquoi le méme chatiment frappait le prisonnier qui _
cherchait 4 empécher le suicide d’un détenu ou s’efforcait —
de le ranimer. A ma connaissance, ces chatiments n’ont été
mis 4 exécution qu’une fois. Ce qui intéressait les SS.,
c’était leffet destructeur de la menace sur |’autodétermi-
nation },

Les musulmans : des cadavres ambulants.

Les prisonniers qui en venaient 4 croire les affirmations


répétées des gardes, qu’ils ne quitteraient le camp qu’a l’état
de cadavres, et qui avaient la conviction qu’ils n’avaient
pas le moindre pouvoir sur leur environnement, devenaient,
littéralement, des cadavres ambulants. Dans les camps on
les appelait les « musulmans » en attribuant a tort leur com-
portement 4 une soumission fataliste 4 l’environnement ana-
logue a celle qu’on impute aux musulmans.
Mais ces individus n’avaient pas, comme les véritables
musulmans, pris la libre décision d’accepter leur sort. Au
contraire, ils étaient si totalement privés de réactions affec-
tives, d’amour-propre et de toute forme de stimulation, si

1. Lorsque aucun des témoins condamnés de l’affaire Hamber se


tua, c’était conforme a la régle.

172
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION

totalement épuisés, physiquement et psychiquement, qu’ils


se laissaient totalement dominer par l’environnement. Ils
tombaient dans cet état le jour ot ils renoncaient 4 exercer
la moindre influence sur leur vie ou leur entourage.
Tant qu’un prisonnier luttait de quelque fagon pour sur-
vivre et pour s’affirmer dans le cadre d’un environnement
écrasant ou en opposition avec lui, il ne risquait pas de de-
venir un « musulman ». Une fois qu’il avait acquis la convic-
tion qu’il n’avait aucun moyen d’action sur sa vie et sur
l’environnement, la seule conclusion logique était de s’en
désintéresser. Mais 4 partir de ce moment, tous les stimuli
externes étaient exclus de la conscience, et l’individu ne
réagissait plus qu’a des stimuli internes.
Méme les musulmans, étant des organismes, réagissaient
dans une certaine mesure a leur environnement, mais en le
privant de tout pouvoir de les influencer en tant que sujets.
Pour cela, ils renongaient 4 toute prise de position et deve-
naient des objets. Du méme coup, ils renongaient 4 leur
qualité de personnes. Ils devenaient des ombres ambulantes
qui ne tardaient pas 4 mourir. En d’autres termes, aprés
une période de privation extréme, l’environnement ne fait
plus que tourner autour d’une coquille vide, ce qui était le
cas pour la routine du camp et ces musulmans. Ils se com-
portaient comme s’ils avaient cessé de penser et de sentir,
incapables d’agir ou de réagir, mus mécaniquement de
lextérieur.
On peut se demander si ces individus avaient réussi a
exclure le phénoméne de I’arc-réflexe menant des stimuli
externes ou internes par les lobes frontaux 4 la sensation
et 4 l’action. Ils avaient commencé par renoncer 4 I’action,
qui semblait dénuée d’utilité. Puis 4 I’émotion car toutes
étaient pénibles ou dangereuses. Finalement, le processus
aboutissait au blocage de la stimulation elle-méme.
Ces phénoménes étaient trés visibles chez les musulmans.
La dégradation commengait lorsqu’ils cessaient d’agir par

173
LE C@UR CONSCIENT

eux-mémes. C’était le moment ot les autres prisonniers


remarquaient ce qui se passait et se dissociaient de ces
hommes « marqués » car toute relation avec eux ne pouvait
qu’entrainer leur propre destruction. A ce stade, les musul-
mans obéissaient encore aux ordres, mais d’une facon aveu-
gle ou automatique. Ils ne réagissaient plus sélectivement
ni avec des réserves intérieures, ni méme en haissant celui
qui les outrageait. Ils regardaient encore autour d’eux, ou
du moins, bougeaient les yeux. Au stade suivant ils cessaient
de regarder tout en exécutant encore les mouvements qu’on
leur ordonnait d’accomplir mais sans plus rien faire spon-
tanément. Cette disparition de l’action se produisait lorsqu’ils
ne levaient plus les pieds pour marcher mais les trainaient.
Lorsquw’ils cessaient de regarder autour d’eux, ils ne tar-
daient pas 4 mourir.

Ne rien remarquer.

Que ce processus ne fit pas accidentel est manifeste dans


l’interdiction faite aux prisonniers d’observer ce qui arrivait
autour d’eux. Alors qu’on leur enjoignait sans cesse de ne
pas se faire remarquer, on leur disait plus rarement de ne
rien remarquer. Mais observer ce qui se passait dans le
camp, bien que ce ffit nécessaire 4 la survie, était encore
plus dangereux que de se faire remarquer. Souvent il ne
suffisait pas d’accepter passivement de ne rien voir et de
ne rien savoir. Pour survivre, il fallait manifester activement
qu’on n’observait pas, qu’on ne savait pas ce que les SS.
ne voulaient pas qu’on sache’.

1. Il suffira d’un exemple banal. Pendant que j’étais malmené,


au cours du transport, mes-lunettes avaient été cassées. Comme je ne
voyais presque rien sans Junettes, une fois arrivé A Dachau, j’ai de-
mandé l’autorisation de m’en faire envoyer une autre paire. On
m’avait averti de ne jamais admettre que j’avais été maltraité. ou vu

174
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION

La pire faute qu’un prisonnier pouvait commettre était


d’observer, donc de remarquer, les mauvais traitements su-
bis par un autre prisonnier. Le comportement des S.S. sem-
blait totalement irrationnel, mais il ne l’était qu’en appa-
rence. Par exemple, si un S.S. achevait un prisonnier et si
les autres prisonniers avaient l’imprudence de regarder ce
qui se passait sous leurs yeux, le S.S. se retournait iristan-
tanément contre eux. Mais quelques secondes plus tard, le
méme SS. attirait l’attention des prisonniers sur ce qui les
attendait s’ils osaient ne pas obéir, en se référant au
meurtre comme une mise en garde. Ce n’était pas une
contradiction. C’était une lecon qui signifiait: vous ne
pouvez remarquer que ce que nous voulons que vous remar-
quiez, mais vous risquez la mort si vous remarquez quelque
chose par vous-méme. Le prisonnier ne devait pas avoir de
volonté propre.
De multiples exemples montrent que c’était un compor-
tement méthodique, orienté vers un but. Un S.S. donnait
parfois l’impression d’avoir ét rendu fou furieux par une
apparence de résistance ou de désobéissance et de battre ou
de tuer un prisonnier dans un accés de rage. Mais il s’inter-
rompait pour crier amicalement: « bien agi» a la colonne
de travail qui, passant par 1a, se mettait A courir en détour-
nant la téte pour ne pas « remarquer » l’incident. Leur com-
portement montrait clairement qu’ils I’avaient remarqué.

maltraiter quelqu’un. C’est pourquoi je me contentai de dire que mes


lunettes avaient été brisées. L’officier S.S. hurla: « qu’avez-vous dit ? »
et commenca A me battre. Je rectifiai aussitét, expliquant que j’avais
cassé mes lunettes accidentellement. Il répondit aussitét: « trés bien,
que cela vous serve de legon a !’avenir». Puis il s’assit calmement
pour me donner l’autorisation écrit: de recevoir des lunettes, Sa réac-
tion avait été instantanée, mais aucunement spontanée. Au contraire
elle était délibérée. Aucun sadique qui satisfait ses désirs individuels
ne s’arréte instantanément de maltraiter sa victime lorsqu’il obtient
la réponse correcte. Seule une personne qui poursuit un but précis
est capable d’un tel comportement.

175
LE CUR CONSCIENT

Mais cela importait peu tant qu’ils manifestaient.qu’ils ac-


ceptaient l’ordre de ne pas savoir ce qu’ils étaient censés
ignorer.
Ce comportement forcé apparaissait également lorsqu’un
S.S. poussait un prisonnier au suicide. Si le malheureux
réussissait, tout prisonnier qui avait observé la scéne était
aussit6t puni. Mais la punition administrée, le méme S.S.
disait: « Tu as vu ce qui est arrivé 4 cet homme? Voila
ce qui t’arrivera ».
Ne savoir que ce que ceux qui commandent vous auto-
risent a savoir est, plus ou moins, la condition du petit
enfant. Etre capable d’observer par soi-méme et d’en tirer
ses propres conclusions est le début de l’indépendance. S’in-
terdire d’observer et accepter la version des autres, c’est
renoncer 4 exercer sa faculté de raisonnement et méme sa
faculté de perception. Ne pas observer, alors que c’est d’une
importance cruciale, ne pas savoir ce qu’on aurait besoin
de savoir, est terriblement destructeur pour la personnalité.
De méme que se trouver dans une situation ou ce qui,
précédemment, était source de sécurité, (c’est-a-dire la capa-
cité d’observer correctement et d’en déduire des conclusions
exactes), devient une source de danger. Renoncer délibéré-
ment a utiliser la faculté d’observation, (ce qui est différent
de linattention temporaire), entraine un dépérissement de
cette faculté.
Chose plus grave encore, si observer était dangereux, toute
réaction émotive était mortelle. Un prisonnier qui remarquait
qu’on en maltraitait un autre était puni, mais Iégérement,
comparé a celui qui, se laissant entrainer par ses sentiments,
tentait de lui venir en aide. Sachant qu’une telle réaction
€quivalait 4 un suicide, et étant parfois incapable de résis-
ter 4 l’émotion devant ce qui se passait, le prisonnier n’avait
d’autre choix que de ne pas observer afin de ne pas réagir.
Donec, les deux facultés, celle d’observer et celle de réagir
devaient étre volontairement bloquées par instinct de conser-

176
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION

vation. Mais si l’on renonce a observer, 2 réagir, a entre-


prendre une action, on cesse de vivre sa propre vie. Et c’est
exactement ce que cherchaient les S.S.
Il en résulte qu’un environnement extréme a pour effet de
bloquer toute initiative (résister ou modifier l’environne-
ment) et plus tard, toute réaction personnelle 4 un stimulus
provenant de l’extérieur (bouleversement intérieur sans acte
correspondant). Finalement, tous les processus psychologi-
ques normaux sont remplacés par une action imposée par
Yenvironnement sans réponse intérieure personnelle. Cette
derniére situation aboutit d’abord a l’effacement des répon-
ses, puis a l’effacement de la perception. Mais alors, la
mort ne tarde pas A suivre.
Les prisonniers devenaient des « musulmans » lorsque rien
n’éveillait plus d’émotion en eux. Pendant un temps, ils
continuaient a lutter pour se procurer de la nourriture mais
aprés quelques semaines, cela méme cessait. Malgré leur
faim, le stimulus n’atteignait plus leur cerveau sous une
forme suffisamment claire pour provoquer I’action. Rien
ni personne ne pouvait plus influencer ces individus ni leur
caractére, car plus rien d’extérieur ou d’intérieur ne les
atteignait plus. Les autres prisonniers s’efforcaient souvent
d’€tre bons avec eux quand ils le pouvaient, de leur donner
a manger, mais les musulmans n/’arrivaient plus a répondre
a la sympathie que manifestaient ces actes. Ils acceptaient
la nourriture jusqu’a ce qu’ils eussent atteint le stade final
de la désintégration, mais ils n’y trouvaient plus de récon-
fort affectif. Les aliments ne faisaient que passer dans leur
estomac toujours vide.
Tant qu’ils continuaient 4 mendier de la nourriture, qu’ils
suivaient quelqu’un pour en obtenir, étendaient la main et
mangeaient avidement ce qu’on leur donnait, on aurait pu,
avec un grand effort, si détériorés qu’ils fussent, les ramener
a un statut «normal» de prisonnier. Au stade suivant de
la désintégration, lorsqu’ils recevaient & manger A l’impro-

177
LE C@UR CONSCIENT

ils
viste, leur visage s’éclairait encore momentanément et
ne
avaient un regard reconnaissant de chien battu, tout en
répondant plus verbalement. Mais lorsquils ne tendai ent
leur
plus spontanément la main pour prendre ce qu’on
donnait, lorsqu’ils ne manifestaient plus leur gratit ude par
Vesquisse d’un sourire ou un regard, ils étaient presque
toujours au-dela de tout secours. Ils prenaient la nourriture,
la mangeaient ou ne la mangeaient pas, mais ne réagissaient
plus affectivement. Au seuil du stade terminal, ils ne la
touchaient plus.

La derniére liberté humaine.

Méme les prisonniers qui ne devenaient pas des musulmans


et qui parvenaient & rester maitres de quelque petit aspect
de leur vie devaient s’adapter A long terme a leur environ-
nement. Si l’on voulait survivre, la question n’était pas de
décider si l'on rendrait ou non a César ce qui lui était
di, ni méme, a de rares exceptions prés, dans quelle mesure.
Mais si l’on voulait survivre en tant qu’homme, avili et dé-
gradé mais tout de méme humain, et ne pas devenir un
cadavre ambulant, il fallait avant tout prendre conscience
de ce qui constituait le point de non-retour individuel, au-
dela duquel on ne devait en aucun cas céder a l’oppresseur,
méme au risque de sa vie, et le garder présent a lesprit.
Cela impliquait qu’on efit conscience que si l’on survivait
en ayant franchi cette limite, la vie aurait perdu tout son
sens. On survivrait, non pas avec un respect de soi amoin-
dri mais sans plus en avoir aucun.
Ce point de non-retour différait d’une personne a I’autre
et changeait pour chacun au fur et & mesure que le temps
passait. Au début de leur emprisonnement, la plupart des
détenus auraient considéré comme au-dela de leur point de

178
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION
non-retour de servir les S.S. en tant que kapo ou chef de
bloc, ou de porter de leur plein gré un uniforme qui les
faisait ressembler aux S.S. Par la suite, aprés plusieurs an-
nées dans les camps, ces choses extérieures cédaient la place
a des convictions plus essentielles, qui devenaient le cceur
de la résistance individuelle. Mais ces convictions, il fallait
les défendre avec une ténacité extreme. On devait les gar-
der constamment présentes a l’esprit, car s’était seulement
ainsi qu’elles pouvaient servir de support 4 une humanité
terriblement réduite mais toujours existante. Le fanatisme
implacable que les prisonniers politiques mettaient dans leur
guerre de factions s’expliquait par le fait que la loyauté
politique était pour eux le point de non-retour.
Il fallait aussi demeurer conscient des sentiments avec
lesquels on se soumettait aux ordres des S.S. lorsque le
point de non-retour n’était pas en cause. Tout en étant
moins crucial, ce n’en était pas moins essentiel, car la luci-
dité dans la soumission était ume exigence de chaque ins-
tant. Pour survivre, il fallait obéir 4 des ordres avilissants
et amoraux mais ne le faire qu’en se rappelant que c’était
« pour rester en vie et inchangé en tant que personne ».
Dans chaque cas, l’individu devait décider si l’acte était
vraiment nécessaire 4 sa sécurité ou A celle des autres, et
s'il était bon, neutre, ou mauvais. Cette conscience et cette
lucidité dans l’action, tout en ne modifiant pas la nature de
Pacte exigé, sinon dans des cas extrémes, constituaient la
distanciation minimale et la liberté de jugement qui per-
mettaient au prisonnier de demeurer un étre humain. C’était
le renoncement a toute réaction affective, a toute réserve
intérieure, l’abandon d’un point de non-retour que l’on dé-
- fendrait cofite que coiite, qui transformait le prisonnier en
musulman.
Les prisonniers qui ne faisaient pas taire la voix du cceur
et de la raison et qui conservaient leur faculté de sentir et
de percevoir, en prenant conscience de leurs réactions inté-

179
LE CCEUR CONSCIENT

ire en
rieures méme quand ils ne pouvaient pas les tradu
condi-
actes, survivaient et finissaient par comprendre les
éga-
tions d’existence qu’on leur imposait. Ils se rendaient
rd,
lement compte de ce qui leur avait échappé tout d’abo
e des
qu’ils conservaient la dernigre, sinon la plus grand
2 .

face aux circon s-


libertés de ’homme: choisir leur attitude
is
tances. Les prisonniers qui l’avaient pleinement compr
s’apercevaient que c’était cela, et uniquement cela, qui cons-
tituait la différence cruciale entre préserver son humanité
(et souvent la vie elle-méme) et accepter de mourir morale-
ment en tant qu’étre humain (ce qui entrainait souvent la
mort physique). Il s’agissait de conserver la liberté de choisir
avec autonomie son attitude face A une situation extréme
méme si, apparemment, on n’avait aucune possibilité d’agir
sur elle’.

1. Kogon (op. cit. p. 62) raconte un des multiples incidents qui


illustrent cette affirmation. Un groupe de prisonniers juifs travaillaient
a coté d’un groupe de prisonniers polonais. Le SS. qui les surveillait,
remarquent deux juifs qui selon lui ralentissaient le rythme de leur
travail, leur ordonna de se coucher dans le fossé et appela un prison-
nier polonais du nom de Strzaska, pour les enterrer vivants. Strzaska,
pétrifié de terreur et d’angoisse, refusa d’obéir. Le S.S. lui tapa des-
sus avec une pelle, mais le Polonais persista dans son tefus. Furieux,
le S.S. ordonna aux deux juifs de sortir du fossé et 4 Strzaska d’y
entrer, et aux deux juifs d’enterrer le Polonais. En proie 4 une
anxiété mortelle, espérant échapper A ce sort eux-mémes, ils jetérent
de la terre dans le fossé, sur leur codétenu. Lorsque seule la téte
de Strzaska demeura visible, le S.S. leur ordonna de s’arréter et de
le déterrer. Une fois Strzaska hors du fossé, les deux juifs regurent
ordre d’y retourner et cette fois, Strzaska obéit 4 l’injonction renou-
velée de les enterrer, peut-étre parce qu’ils n’avaient pas refusé de
enterrer lui, peut-étre parce qu’il espérait qu’ils seraient épargnés a
la dernigre minute. Mais cette fois, le S.S. ne fit pas grace et une
fois Je fossé rempli il piétina la terre au-dessus des victimes pour Ja
tasser. Cinq minutes plus tard, il ordonna 4 deux autres prisonniers
de les déterrer, mais ils eurent beau Se h&ter, il était trop tard. L’un
était déja mort et l’autre mourant. Le S.S. ordonna de les porter
tous les deux au crématoire.

180
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION

S’ADAPTER POUR SURVIVRE

Anciens et nouveaux prisonniers.

Les modifications pyschologiques imposées 4 la plupart des


survivants dans les camps de concentration apparaissent le
plus clairement quand on compare les « nouveaux » prison-
niers chez lesquels le processus d’auto-éducation forcée
n’était que commencé avec les « anciens » chez lesquels il
était presque achevé. Le terme de « nouveau » prisonnier
est utilisé pour ceux qui n’avaient pas passé plus d’un an
dans le camp. Les « anciens » prisonniers sont ceux qui y
avaient séjourné au moins trois ans. Pour ceux-la, je me
fonde sur l’observation des autres, ne pouvant recourir A
lintrospection. :
Le temps nécessaire aux prisonniers pour accepter la pos-
sibilité de passer le reste de leur vie dans le camp variait.
Certains s’y intégraient rapidement, d’autres probablement
jamais méme lorsqu’ils avaient passé dix ans et plus dans
les camps. Lorsqu’un nouveau prisonnier arrivait on lui
disait: « Si vous survivez aux trois premiéres semaines, vous
avez une chance de survivre un an. Si vous survivez pendant
trois mois, vous survivrez pendant les trois ans qui sui-
vront' ».
Pendant le premier mois dans le camp (transport com-
pris) le taux de mortalité parmi les nouveaux venus était d’au
moins 10 % et probablement plus prés de 15 %. Dans le
mois suivant, s'il n’y avait pas de persécution de masse, le

1. A Vépoque ot ce commentaire fut fait, le taux de mortalité


annuel était, selon mon estimation, d’environ 30 %. Le taux de 50 %
dont j’ai parlé précédemment concerne une période ultérieure.

181
LE C@2UR CONSCIENT

a
chiffre tombait généralement de moitié. On peut l’estimer
encore
environ 7 %. Pendant le troisi¢me mois, il diminuait
1a (en
de moitié pour osciller autour de 3 o. A partir de
les
excluant les exécutions de masse) le taux mensuel pour
75 % de survivants se situait autour de 1 % et y demeurait.
Cette réduction du taux de mortalité était due en grande
de
partie & ce que tous ceux qui n’étaient pas capables
supporter les rigueurs du régime concentrationnaire étaient
morts. Ceux qui souffraient de maladies, telles que des
troubles cardiaques, étaient morts. De méme ceux qui avaient
des personnalités trop rigides pour s'adapter et acquérir les
mécanismes de défense nécessaires. Eux aussi succombaient
dans les premiéres semaines. La diminution du taux de mor-
talité reflétait donc a la fois la survie des plus aptes, et les
chances accrues de survie résultant de l’adaptation. C’est
la raison pour laquelle cette constatation incitait les prison-
niers A changer spontanément d’attitude et cela le plus rapi-
dement possible’.
Le principal souci des nouveaux prisonniers était de de-
meurer physiquement intact et de retourner dans le monde
en ayant conservé la méme personnalité. Done, ils mettaient
tous leurs efforts A combattre autant que possible tout affai-

1. Co que je viens d'illustrer par des statistiques a été décrit par un


«ancien» prisonnier d’une fagon concréte.
Kupfer, réfléchissant sur ce qui s’était passé en lui-méme aprés
deux ans passés A Dachau au fur et a mesure qu'il s’adaptait 4
la vie du camp, écrit: « Maintenant, je suis un «Dachauer», le
prisonnier N° 24.814. Je pense et je sens comme il convient pour un
prisonnier 4 Dachau. Peu & peu un processus d’acclimatation s’est
effectué en moi. Je ne m’en suis pas rendu compte tout d’abord, mais
pour vivre dans le camp, c’était un grand avantage car quiconque
s’intégre totalement au camp périt moins vite comparé au prisonnier
qui reste un nouveau venu et s’efforce extérieurement et intérieu-
rement de demeurer hors de l’univers concentrationnaire. J’ai com-
mencé, au plus profond de moi-méme, mais aussi pour tout ce qui
était extérieur, A réagir comme un véritable Dachauer (ancien pri-
sonnier, B.B.) tout en ne le comprenant pas a |’époque.

182
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION

blissement de leur maturité et de leur autonomie. Les anciens


prisonniers se préoccupaient surtout de vivre aussi bien que
possible 4 l’intérieur du camp. C’est pourquoi ils tentaient
de réorganiser leur personnalité de facon a la rendre plus
acceptable aux S.S. Une fois qu’ils avaient adopté cette
attitude, tout ce qui leur arrivait, méme la pire atrocité, était
« réel ». Il n’y avait plus de scission entre l’objet qui subis-
sait et le prisonnier qui observait I’événement avec déta-
chement. La dissociation de la personnalité avait disparu,
mais au prix d’une moindre intégration psychologique, qui
tombait 4 un niveau plus bas: celui de la résignation, de la
dépendance, de la soumission et de la passivité.
Les anciens prisonniers I’acceptaient parce qu’ils n’arri-
vaient plus 4 croire qu’ils retourneraient dans un monde
extérieur qui leur était devenu étranger. Une fois qu’ils
avaient changé, tout indiquait qu’ils avaient peur d’un tel
retour. Ils ne l’admettaient pas expressément, mais d’aprés
leurs déclarations il était clair que dans leur esprit, seul un
cataclysme, guerre mondiale ou révolution, pouvait les
libérer. Ils semblaient se rendre compte de ce qui leur
était arrivé psychologiquement tandis qu’ils s’adaptaient a la
vie du camp. Leur personnalité avait fondamentalement
changé.
Cette prise de conscience s’exprimait d’une facon dra-
matique chez les quelques prisonniers qui étaient convain-
cus que personne ne pouvait vivre dans les camps plus
d’un certain nombre d’années sans un changement si radi-
cal d’attitude qu'il n’était plus possible de le considérer
comme étant encore la personne qu’il avait été et qu’il serait
incapable de redevenir. C’est pourquoi ils se fixaient une
limite au-dela de laquelle ils estimaient qu’il n’y avait pas
de sens 4 demeurer en vie car elle ne consisterait plus qu’a
étre prisonnier de camp de concentration. Ils ne pouvaient
accepter lidée d’acquérir les attitudes et les modes de com-
portement qu’ils voyaient apparaitre chez la plupart des

183
LE CCEUR CONSCIENT

anciens prisonniers. C’est pourquoi ils décidaient d’une date


limite, & laquelle ils se tueraient. L’un d’entre eux avait
choisi le sixigme anniversaire de son arrivée dans le camp,
car il estimait que personne n’était plus « sauvable » apres
cing ans. Ses amis eurent beau le surveiller, il réussit 4 se
tuer’.
Une des différences caractéristiques entre anciens et nou-
veaux prisonniers est que les anciens prisonniers n’étaient
plus capables d’évaluer. correctement le monde extérieur,
non dominé par la Gestapo. Alors que les nouveaux pri-
sonniers persistaient4 considérer le monde du camp comme
irréel, pour les anciens prisonniers, il était devenu la seule
réalité. La conscience de la réalité du monde extérieur
dépendait en grande partie de la force des liens affectifs
du prisonnier avec sa famille et ses amis, de la vigueur et
de la richesse de sa personnalité et de sa capacité a pré-
server des intéréts et des attitudes qui avaient eu de ]’impor-
tance pour lui. Plus ses intéréts étaient variés, et plus il cher-
chait & en tirer parti dans le camp, plus il parvenait a
protéger sa personnalité contre un appauvrissement trop
rapide.
Un des sympt6mes du changement di’attitude était la
tendance 4 intriguer pour trouver un meilleur poste de
travail dans le camp plutét que d’essayer de contacter le
monde extérieur. Les nouveaux prisonniers, par exemple,
dépensaient tout leur argent 4 tenter de faire sortir clan-
destinement des lettres du camp ou 4&4 en recevoir sans
passer par la censure. Les anciens prisonniers, eux, utili-
saient leur argent pour trouver des « planques » tel que le
travail de bureau, ou une fonction dans les magasins ou
ils étaient 4 l’abri des intempéries. Ce changement se mani-

1. J'ai été témoin de ce suicide. Un suicide analogue est décrit


par Kautsky, op. cit., p. 283.

184
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION

festait aussi dans les pensées et les sujets de conversation.


Les nouveaux prisonniers s’intéressaient surtout a la vie
hors du camp. Les anciens prisonniers ne s’intéressaient
qu’a ce qui se passait a l’intérieur du camp.
Il arriva, par exemple, qu’on apprit le méme jour
que le président Roosevelt avait fait un discours dénon-
cant Hitler et l’Allemagne, et qu’un officier S.S. allait
probablement étre remplacé par un autre. Les nouveaux
prisonniers discutérent avec passion le discours du _ prési-
dent en prétant peu d’attention aux rumeurs d’un change-
ment de direction a l’intérieur du camp. Les anciens pri-
sonniers demeurérent indifférents au discours et ne parleé-
rent que de la mutation éventuelle.
Lorsqu’on demandait aux anciens prisonniers pourquoi
ils parlaient si peu de leur avenir hors du camp, ils
admettaient fréquemment quils n’étaient plus capables de
s’imaginer vivant dans un monde libre, prenant des déci-
sions, s’occupant d’eux-mémes et de leur famille.
L’attitude de l’ancien prisonnier envers sa famille se
modifiait considérablement. L’une des raisons en était son
changement radical de statut. La famille allemande étant
paternaliste, elle avait totalement dépendu des décisions de
Vhomme, beaucoup plus qu’une famille américaine. Main-
tenant, non seulement le prisonnier ne pouvait plus influen-
cer les décisions de sa femme et de ses enfants, mais il
dépendait d’eux pour les démarches en vue de sa libération
et pour l’argent qui lui était si nécessaire dans le camp.
En fait, méme si beaucoup de familles demeuraient fidé-
les au prisonnier, elles avaient de sérieux problémes. Pen-
dant les premiers mois, elles dépensaient beaucoup de
temps, d’énergie et d’argent pour obtenir la libération du
prisonnier en dépassant souvent leurs moyens. Plus tard,
elles se trouvaient 4 court d’argent, alors qu’elles avaient
besoin de temps et d’énergie pour faire face 4 de nou-
velles difficultés. L’absence du chef de famille les mettait

185
LE CC@2UR CONSCIENT

souvent dans une situation critique. Il faut ajouter que,


fréquemment, la femme avait protesté contre les activités
politiques du mari parce qu’elles étaient dangereuses ou
absorbaient trop de son temps. Maintenant, elle était obli-
gée de plaider auprés de la Gestapo, tache désagréable,
pour ne pas dire plus. La Gestapo lui répétait que le
prisonnier avait été arrété par sa propre faute. La femme
trouvait difficilement un emploi lorsqu’un membre de la
famille était suspect. Elle n’avait droit 4 aucune assistance
officielle. Ses enfants avaient des difficultés 4 l’école, etc.
Il était donc naturel que beaucoup finissent par éprouver
du ressentiment 4 l’égard du détenu.
Leurs amis leur manifestaient peu de compassion, car la
population allemande, en général, avait ses propres méca-
nismes de défense contre les camps de concentration, dont
le principal consistait 4 nier le systtme. Comme je Il’ai dit
au chapitre précédent, les gens refusaient de croire que les
prisonniers des camps n’avaient pas commis de crimes graves
méritant un tel chatiment.
Les S.S. utilisaient un autre subterfuge, aussi subtil
qu’efficace, pour aliéner les familles, en disant 4 la femme
du prisonnier ou a ses parents proches, qui étaient seuls
autorisés 4 plaider sa cause, que non seulement il avait été
emprisonné par sa faute, mais qu’il eit été libéré depuis
longtemps s'il s’était bien comporté. Cela entrainait des
récriminations dans les lettres. La femme ou les parents
du prisonnier l’adjuraient de se montrer plus raisonnable,
ce qui Je rendait fou furieux étant donné les conditions
d’existence dans le camp’. Il était incapable de répondre

1. La Gestapo avait de multiples moyens de donner |’impression


quil était inutile de plaider pour le prisonnier et d’inciter la famille
a sen désolidariser par instinct de conservation. Elle fixait une
date pour la libération du prisonnier puis informait la famille que
le prisonnier avait commis un nouveau délit qui la rendait impos-

186
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION

& ces accusations. En méme temps, le prisonnier était amer :


les membres de sa famille avaient la possibilité d’agir et de
se déplacer librement alors qu’il en était incapable, et cela
Virritait terriblement. En tout cas, c’était un facteur supplé-
mentaire qui contribuait & rompre les derniers liens du
prisonnier avec le monde extérieur.
C’était ce genre de problémes qu’exprimait réchnings de
correspondance, mais, trés souvent, les prisonniers ne rece-
vaient leur courrier qu’irrégulitrement ou pas du tout. Bien
entendu, les lettres contenaient des espoirs et des promesses
de réunion, quelquefois parce que la Gestapo en avait fait
miroiter la possibilité 4 la famille, quelquefois parce que
les gens s’effor¢aient de remonter le moral du prisonnier. Mais
lorsque ces promesses ne se réalisaient pas, il en résultait une
déception accrue qui ajoutait au ressentiment du détenu.
Afin de couper le prisonnier du monde extérieur, les S.S.
lui interdisaient d’avoir des photos de ses proches. En cas
de découverte, les photos étaient confisquées et le pri-
sonnier puni. Il en résultait un éloignement progressif entre
le prisonnier et sa famille. Pour les nouveaux prisonniers,
ce processus ne faisait que débuter. Au fur et a mesure
que les souvenirs familiaux s’estompaient, le lien avec le
monde extérieur devenait plus faible. Le ressentiment de
ceux qui, 4 tort ou 4 raison, se sentaient abandonnés par
leurs families accélérait le processus. Moins ils recevaient
de soutien de l’extérieur, plus ils étaient obligés de s’adap-
ter a la vie du camp.

sible. Souvent, les fausses informations n’étaient méme pas suivies


dz justification. Ma mére fut plusieurs fois informée de ma libéra-
tion, chaque fois fictive. Une fois, on lui dit que j’étais proba-
blement déja rentré, en train de |’attendre. Une autre fois on |’encou-
Tagea 4 se rendre de Vienne 4 Weimar, la ville la plus proche de
Buchenwald, pour m’y attendre, ou me rendre visite. A Weimar, on
la renvoya de porte en porte jusqu’A ce que, désespérée, elle retourne
a Vienne.

187
LE C@UR CONSCIENT

C’est pourquoi les anciens prisonniers n’aimaient pas


qu’on leur rappelat leur famille et leurs anciens amis. Quand
ils en parlaient, c’était d’une fagon détachée. Ils aimaient
encore recevoir des lettres, mais leur contenu n’avait plus
d’importance parce qu’ils avaient perdu contact avec les
événements qu’elles annongaient. Et ils en venaient a détes-
ter tous ceux qui vivaient en dehors du camp «comme si
nous n’étions pas en train de pourrir ». Ce monde extérieur,
qui continuait a vivre comme si rien ne s’était passé, était
représenté dans l’esprit des détenus par leur famille et leurs
amis. Mais cette haine était ressentie trés confusément. De
méme qu’ils avaient perdu la faculté d’aimer, ils avaient
perdu la faculté de hair leur proche. Ne manifestant guére
d’émotion ni dans un sens ni dans un autre, ils semblaient
incapables de sentiments intenses envers qui que ce soit.
Les nouveaux prisonniers, aprés une période creuse,
étaient ceux qui recevaient le plus de lettres, d’argent et
d’autres manifestations de sollicitude. Mais eux aussi accu-
saient constamment leur famille de n’en pas faire assez et
de les trahir. En méme temps, ils prenaient plaisir 4 parler
de leur famille et de leurs amis, tout en s’en plaignant.
Malgré une ambivalence évidente, ils ne doutaient pas qu’ils
reprendraient la vie en commun telle qu'il l’avait laissée.
Ils espéraient de méme reprendre leur vie professionnelle.
Contrairement aux autres prisonniers, ils prenaient plaisir a
parler de leur position sociale dans le monde extérieur et
de leurs espoirs d’avenir. Ils se vantaient, en essayant appa-
remment de soutenir leur amour-propre par l’évocation de
leur importance passée, impliquant qu’elle demeurait acquise.
Les anciens prisonniers semblaient avoir accepté leur
déchéance. La comparer avec leur ancienne splendeur (tout
était splendide en regard de leur condition dans le camp)
était probablement trop déprimant.
Pour ces raisons, les prisonniers étaient psychologique-
ment influencés par la nature de la cléture qui entourait le

188
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION

camp: fil de fer barbelé qui leur permettait de voir le


monde extérieur, ou le mur qui le masquait. Les nouveaux
prisonniers préféraient le fil de fer barbelé, alors que ceux
qui préféraient le mur cherchaient 4 se protéger contre la
nostalgie. Lorsque les prisonniers travaillaient hors du camp,
ils entraient en contact avec des fragments du monde exté-
rieur, mais ils étaient également exposés aux regards -des
passants, parfois curieux, le plus souvent hostiles. Les
anciens prisonniers détestaient cette épreuve alors que les
nouveaux prenaient plaisir 4 voir des civils, en particulier
des femmes et des enfants.
Probablement par suite de leur malnutrition, de |’an-
goisse morale et de leur ambivalence a l’égard du monde
extérieur, les prisonniers avaient tendance a oublier les noms,
les lieux et les événements de leur vie passée. Souvent, ils
oubliaient les noms de leurs plus proches parents, tout en
se souvenant de détails insignifiants. C’était comme si leurs
liens affectifs avec le passé se dissolvaient, comme si
Pordre normal d’importance qui coordonnait les divers
aspects de leur vie n’était plus valable. Les prisonniers
étaient choqués par cette perte de mémoire, qui s’ajoutait a
leur sentiment de frustration et d’incompétence. Ce proces-
sus, qui commengait 4 peine chez les nouveaux prisonniers,
était presque achevé chez les anciens.
Tous les prisonniers étaient en proie a des fantasmes.
Individuels ou collectifs. Ces fantasmes étaient des projec-
tions extravagantes de leurs désirs, mais aussi leur passe-
temps favori lorsque l’ambiance générale n’était pas trop
déprimante. Néanmoins, il existait une différence marquée
entre les fantasmes des nouveaux et des anciens prisonniers.
En général, plus un prisonnier avait passé de temps dans le
camp, moins ses fantasmes avaient de rapport avec la réa-
lité. Cela s’accordait avec l’idée que seule la fin de l’ordre
existant le libérerait.
Les anciens prisonniers révaient vaguement de quelque

189
LE C@UR CONSCIENT

cataclysme a venir. Ce bouleversement planétaire ferait


d’eux les nouveaux maitres de l’Allemagne, sinon du monde.
C’était la moindre compensation que méritaient leurs souf-
frances. Ces espérances grandioses s’accompagnaient d’une
idée trés vague de la nature du leadership qui leur serait
conféré, et des buts qu’ils chercheraient 4 atteindre. Ils
étaient encore plus incapables de concevoir leurs vies
privées futures. Dans leurs fantasmes, ils étaient certains de
devenir les dirigeants d’un monde futur, mais beaucoup
moins certains de reprendre la vie commune avec leurs
femmes et leurs enfants, ou d’étre capables d’exercer de
nouveau leurs réles de mari et de pére. Ces fantasmes
étaient en partie une tentative de nier leur déchéance et
en partie l’aveu que seuls des postes politiques importants
pouvaient restaurer leur prestige 4 l’égard de leur famille
ou leur permettre de retrouver une bonne opinion d’eux-
mémes.
Le groupe contribuait activement a la destruction de la
maturité individuelle du prisonnier. Il n’interférait pas avec
ses fantasmes ou son ambivalence vis-a-vis de sa famille
mais lui opposait sa domination sil protestait contre les
déviances puériles. Ceux qui critiquaient l’obéissance abso-
lue aux gardes étaient accusés de compromettre la sécurité
des autres, ce qui n’était pas sans fondement puisque les
gardes punissaient le groupe pour toute infraction d’un de
ses membres. C’est pourquoi la régression 4 un comporte-
ment infantile était plus inévitable que les autres compor-
tements imposés a l’individu parce qu’elle résultait 4 la fois
de la contrainte exercée par les S.S., des mécanismes psy-
chologiques de défense du prisonnier et de la pression de ses
codétenus.
La plupart des prisonniers finissaient donc par adopter des
types de comportement ordinairement caractéristiques de la
premiére enfance. Certains de ces comportements n’appa-
raissaient qu’a la longue, d’autres étaient immédiatement

190
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION

imposés aux prisonniers et ne faisaient que croitre en


intensité avec le temps.
Les prisonniers, comme des enfants, cherchaient la satis-
faction des songes creux, ou pire, contradictoires. Lorsque
des satisfactions réelles étaient accessibles, elles étaient
de l’ordre le plus primitif: manger, dormir, se reposer.
Comme les enfants, les prisonniers vivaient dans le présent
immédiat. Ils perdaient le sentiment du temps, devenaient
incapables de faire des projets ou de renoncer A une petite
satisfaction immédiate pour une plus grande dans un
avenir proche. Ils étaient incapables d’établir des relations
durables. Les amitiés se nouaient aussi rapidement qu’elles
étaient rompues. Les prisonniers se querellaient passionné-
ment comme des enfants, affirmaient qu’ils ne s’adresse-
raient plus jamais la parole, et redevenaient des amis inti-
mes quelques minutes plus tard. Ils se vantaient, que ce
fit a propos d’exploits qu’ils auraient accomplis dans leur
vie passée, ou de ruses qui leur avaient permis de tromper
un garde ou un kapo. Comme des enfants, ils n’étaient ni
désarconnés ni honteux lorsqu’on découvrait leur mensonge.

La derniére adaptation.

Le résultat de tous ces changements, assurément évident


chez tous les vieux prisonniers, était une personnalité struc-
turée de telle sorte que l’individu devenait apte a accepter le
comportement des S.S. et a faire siennes leurs valeurs. Le
nationalisme et le racisme semblaient les plus faciles a
adopter. Il était frappant de voir jusqu’ol méme les pri-
sonniers ayant une solide formation politique poussaient
cette identification. Par exemple, 4 une époque donnée, les
journaux américains et anglais étaient pleins d’histoires de
cruautés commises dans les camps. Les S.S., conformément
a leur politique de chatiment collectif, punissaient les pri-

191
LE CUR CONSCIENT

que des
sonniers pour ces articles, qui ne pouvaient provenir
ces évé-
témoignages d’anciens prisonniers. En discutant
les jour-
nements, les anciens prisonniers affirmaient que
institutions
naux étrangers n’avaient pas a se méler des
envers les
intérieures allemandes et exprimaient leur haine
journalistes qui s’efforgaient de les aider.
d’an-
Lorsqu’en 1938 je demandai a plus d’une centaine
du
ciens prisonniers politiques s’ils pensaient que Vhistoire
beau-
camp devait étre publi¢e dans les journaux étrangers,
itabl e. Quan d
coup hésitérent 4 admettre que c’était souha
je leur demandai s’ils se joindraient a une puissance étran-
gére dans une guerre contre le national-socialisme, seuls
deux d’entre eux affirmérent que toute personne réus-
au
sissant A quitter Allemagne devait combattre les nazis
mieux de ses possibilités.
Presque tous les prisonniers non juifs croyaient 4 la supé-
riorité raciale des Allemands. Presque tous tiraient fierté des
prétendues réalisations de l’Etat national-socialiste, particu-
ligrement de sa politique d’expansion par annexion. Accep-
tant la nouvelle idéologie, la plupart des anciens prisonniers
adoptaient les attitudes de la Gestapo a l’égard des pri-
sonniers « inaptes ». Méme avant que l’extermination ne fat
systématisée, la Gestapo liquidait les individus qu'elle
jugeait inutilisables. Les prisonniers, pour des raisons qui
leur étaient propres, suivaient cet exemple. Ils considé-
raient leurs actes comme justifiables et certains allaient jus-
qu’a les croire justes.
Les nouveaux venus posaient des problémes difficiles
aux anciens prisonniers. En se plaignant de l’inhumanité du
régime concentrationnaire, ils ajoutaient une nouvelle
tension a la vie dans le baraquement. Il en était de méme
lorsqu’ils étaient incapables de s’y adapter. Tout mauvais
comportement dans le groupe de travail ou le baraquement
mettait en danger le groupe entier. Se faire remarquer
était toujours périlleux et, d’ordinaire, le groupe auquel

192
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION

appartenait l’individu était en butte A l’animosité des S.S.


Cest pourquoi les nouveaux venus qui supportaient mal les
conditions de vie du camp devenaient un risque pour les
autres.
En outre, les gens faibles étaient les plus susceptibles de
trahir. Leurs codétenus se disaient qu’ils mourraient de
toute fagon dans les premiéres semaines, donc autant s’en
débarrasser plus rapidement. C’est pourquoi les anciens
prisonniers contribuaient parfois a I’élimination des nou-
veaux prisonniers qualifiés d’inaptes, modelant leur compor-
tement sur l’idéologie de la Gestapo. Ils leur donnaient des
affectations dangereuses ou leur refusaient une aide qu’ils
auraient pu leur accorder.
C’était une des situations dans lesquelles les anciens pri-
sonniers manifestaient de la dureté et traitaient leurs codé-
tenus conformément aux exemples donnés par les SS.
On pouvait voir 4 leur facon de traiter les traftres qu'il
s’agissait bien de l’adoption des attitudes des S.S. Il était
nécessaire d’éliminer les traitres pour se protéger soi-
méme, mais les torturer pendant des jours en les tuant len-
tement était une méthode de la Gestapo. La justification
invoquée était la dissuasion. Mais cette rationalisation n’était
plus possible lorsque les prisonniers tournaient leur hos-
tilité Pun contre l’autre, ce qui arrivait constamment. Les
nouveaux prisonniers le faisaient comme ils l’auraient fait
dans le monde extérieur. Mais progressivement, la plupart
des prisonniers s’habituaient 4 des agressions verbales qui
n’avaient pas leur source dans leur vocabulaire antérieur,
mais étaient empruntées aux S.S.
Il n’y avait qu’un pas de l’imitation des agressions verba-
les des S.S. a l’imitation de leurs agressions physiques. Mais
il fallait plusieurs années pour en arriver la. Il n’était pas
inhabituel, quand les prisonniers en commandaient d’autres,
que d’anciens prisonniers (et non pas seulement d’anciens
criminels) agissent plus brutalement que les S.S. Quelquefois,

193
LE C@UR CONSCIENT

nt, ils
ils cherchaient a plaire aux gardes, mais le plus souve
traiter les
estimaient que c’était la meilleure fagon de
prisonniers du camp.
seule-
Les anciens prisonniers tendaient a s’identifier non
avec leur
ment avec les buts et les valeurs des S.S. mais
de vieux unifor-
apparence. Ils cherchaient 4 se procurer
tenue
mes ou, lorsque ce n’était pas possible, de modifier leur
Les effort s
de prisonnier jusqu’a ce qu’elle leur ressemble.
qu’ils
quwils déployaient étaient parfois incroyables, d’autant
étaient souvent punis pour vouloir ressembler a des SS.
Quand on leur demandait la raison de ces efforts, ils affir-
maient quils voulaient avoir lair bien habillé. Pour eux,
c’était s’habiller comme l’ennemi.
Les anciens prisonniers éprouvaient de la satisfaction si,
au cours des deux appels quotidiens, ils se tenaient bien
au garde-d-vous et saluaient correctement. Ils se van-
taient d’étre aussi durs ou plus durs que les S.S. Ils pous-
saient l’identification jusqu’A copier les loisirs des S.S.
L’un des jeux des gardes était de découvrir lequel
d’entre eux supportait d’étre frappé le plus longtemps sans
se plaindre. Les anciens prisonniers les imitaient, comme
s’ils n’étaient pas battus suffisamment sans le faire par jeu.
Il arrivait fréquemment qu’un S.S., par caprice, impose une
régle absurde. En général, il l’oubliait aussitot mais il y
avait toujours quelques anciens prisonniers qui continuaient
4 T’observer et cherchaient & contraindre les autres de le
faire bien aprés que le S.S. s’en fat désintéressé. Une
fois, par exemple, un S.S., en inspectant les affaires des
prisonniers, constata que certaines chaussures étaient sales a
Yintérieur. Il ordonna a tous les prisonniers de laver I’exté-
rieur et lintérieur de leurs chaussures 4 Teau et au
savon. Cela rendait les lourdes chaussures aussi dures que
la pierre. L’ordre ne fut jamais répété, et beaucoup de pri-
sonniers s’abstinrent de l’exécuter. Le S.S., aprés Tavoir
donné, n’était resté dans le baraquement que quelques minu-

194
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION

tes. Jusqu’a ce qu’il fit parti, chacun avait fait mine d’obéir,
mais s’était arrété aussitét aprés son départ. Néanmoins,
quelques anciens prisonniers continuérent a laver leurs
chaussures tous les jours, en maudissant ceux qui ne le
faisaient pas et en les accusant de malpropreté et de négli-
gence. Ces prisonniers croyaient fermement que toutes les
régles décrétées par les S.S. étaient des normes désirables
de comportement, du moins a ’intérieur des camps.
Les anciens prisonniers ayant accepté, ou ayant été obligés
d’accepter de dépendre des S.S. comme des enfants, beau-
coup d’entre eux semblaient éprouver le besoin de croire que
certains de ceux dont ils avaient fait des imago de pére
tout-puissant, étaient justes et bons. C’est pourquoi, aussi
étonnant que cela puisse paraitre, ils avaient également
des sentiments positifs envers les S.S. Ils répartissaient
leurs sentiments positifs et négatifs de telle facon que les
sentiments positifs allaient 4 quelques officiers des échelons
supérieurs de la hiérarchie du camp, mais rarement au
commandant lui-méme. Ils affirmaient que sous un exté-
rieur rude, ces officiers cachaient des sentiments de justice
et de décence, qu’ils s’intéressaient sincérement aux pri-
sonniers et s’efforgaient de les aider dans la mesure du
possible. Ces bons sentiments supposés ne se manifestant
guére, les prisonniers expliquaient que les officiers devaient
les cacher.
L’ardeur avec laquelle certains prisonniers soutenaient ces
affirmations était parfois pitoyable. Ils construisirent toute
une légende sur le fait que lorsque deux S.S. avaient ins-
pecté un baraquement, l’un d’entre eux avait décrotté ses
bottes avant d’entrer. Il l’avait probablement fait automa-
tiquement, mais le geste fut interprété comme une critique
de l’autre et une manifestation de son désaccord avec le
régime du camp.
Ces exemples, et l’on pourrait en citer beaucoup d’autres,
montrent comment et jusqu’a quel point les anciens prison-

195
LE C@UR CONSCIENT

r-
niers en arrivaient a s’identifier avec I’ennemi, en s’effo
yeux. Mais
cant de justifier cette réaction & leurs propres
il
le SS. était-il encore un simple ennemi? Dans ce cas,
on. Le
efit été difficile de comprendre une telle identificati
S.S. était en fait un ennemi dénué de scrupule et imprévi-
sible, et le restait. Mais plus longtemps les prisonniers sur-
vivaient dans Je camp, c’est-a-dire plus ils perdaient lespoir
d’une autre vie et s’efforcaient de s’adapter 4 celle du camp,
plus ils avaient avec les S.S. des domaines d’intéréts communs
dans lesquels il valait mieux coopérer que s’opposer. La vie
commune, si l’on peut s’exprimer en ces termes, aboutis-
sait nécessairement a ces intéréts communs.
Par exemple, un ou plusieurs baraquements étaient en
général placés sous la surveillance d’un sous-officier de S.S.
appelé chef de bloc. Chaque chef de bloc voulait que ses
baraquements soient au-dessus de tout reproche. Ils ne
devaient pas seulement passer inapergus, mais étre dans un
ordre parfait. Cela lui évitait des ennuis avec ses supérieurs
et pouvait lui valoir de l’avancement. Mais les prisonniers
avaient le méme intérét: qu'il trouvat les baraquements
dans un ordre parfait, afin d’éviter des pumnitions eux-
mémes. C’est en ce sens qu’ils avaient un intérét commun.
C’était encore plus vrai des ateliers. Le sous-officier res-
ponsable d’un groupe de production avait un intérét vital a
ce que I’atelier fat en parfait état lorsqu’il était inspecté par
ses supérieurs, et que le rendement fat élevé. L’intérét des
prisonniers était identique. Plus le prisonnier avait séjourné
dans le camp, plus il était habile au travail, et plus le S.S.
comptait sur ce travail pour impressionner favorablement
ses supérieurs, plus l’intérét commun s’étendait'.

1. L’Allemand anti-nazi, hors du camp, se trouvait dans une


situation analogue. Il ne pouvait pas s’empécher de tirer profit de
certains traits du régime nazi, par exemple, d’acquérir un meilleur
logement’ ou un meilleur gagne-pain grace a l’expropriation des
biens juifs, l’exploitation des Polonais par le travail forcé, etc.

196
SITUATIONS EXTREMES : LA COERCITION
Le sort d’un groupe de magons juifs de Buchenwald en
est un exemple frappant. Alors que des dizaines de milliers
de Juifs ont été tués dans ce camp, ce groupe de quelque
quarante juifs a survécu avec quelques décés seulement. Le
groupe, composé de prisonniers politiques juifs, décida, au
début de la guerre, qu’étant donné la pénurie de ciment et
d’acier, l’administration du camp se rabattrait bient6t sur
les briques pour toutes les constructions. Ils se firent affec-
ter aux groupes des briqueteurs et les ouvriers qualifiés
étant rares, on les considéra comme indispensables pendant
toute la guerre. Alors que presque tous les autres Juifs ont
été exterminés, la plupart des membres de ce groupe étaient
vivants au moment de la libération. S’ils avaient mal servi
les S.S., ils eussent péri. Mais s’ils avaient éprouvé une
fierté professionnelle de leur activité, sans continuer a
détester travailler pour les S.S., leur résistance intérieure
aurait pu mourir, et eux avec.
Pour conclure ce résumé des adaptations opérées par les
anciens prisonniers, je voudrais souligner de nouveau que ces
changements ne se produisaient que dans certaines limites,
que les variations individuelles étaient considérables, et
qu’en réalité les catégories de nouveaux et d’anciens pri-
sonniers se chevauchaient toujours. Malgré ce que j’ai dit
des raisons psychologiques qui obligeaient les anciens pri-
sonniers 4 se conformer et a s’identifier aux S.S. il faut
souligner que ce n’était qu’un aspect des choses. Il y avait
en eux des défenses trés fortes qui agissaient dans un
sens opposé. Tous les prisonniers, méme les anciens qui
s’identifiaient aux S.S. & beaucoup de niveaux, défiaient leurs
réglements 4 d’autres moments. Ce faisant, quelques-uns ont
a Toccasion manifesté un courage extraordinaire et beau-
coup d’autres ont réussi 4 préserver une partie de leur
décence et de leur intégrité pendant toute la durée de leur
séjour dans les camps.
Teas equedgeeosnoobs alyalee ania a
ividh {oaronsteve ali iotinedat sb-sbom emed sa aenviy
eee ee or ed Mccishep iasee ae, am Sa
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Se
CHAPITRE V

LE COMPORTEMENT DANS DES SITUA-


TIONS EXTREMES : LES DEFENSES

La vie dans le camp de concentration était extrémement


complexe. La pression qu’exergaient les S.S. pour obtenir
Pobéissance, le conformisme, la soumission, et les chan-
gements de personnalité et de comportement qui en résul-
taient étaient évidents. Tous les efforts du prisonnier pour
tenter de modifier la vie dans le camp, de lutter contre les
changements psychologiques, de pallier les effets d’une
adaptation forcée, devaient demeurer secrets.
Si la Gestapo usait surtout de pressions physiques et
psychologiques pour parvenir a4 ses fins, les prisonniers
essayaient de la contrer par l’organisation et des défenses
psychologiques plus subtiles. Mais souvent, leurs efforts pour
se défendre les empétraient davantage dans les rets du sys-
teme. De méme que le désir des S.S. de voir les ateliers
fonctionner efficacement créait des domaines d’intérét com-
mun entre eux et les prisonniers, les efforts des prison-
niers pour se défendre en s’organisant les obligeaient a
coopérer avec les S.S. Il en résultait que plus l’organisation
était efficace, mieux elle servait les S.S.1

1. On peut faire un paralléle intéressant avec toutes les orga-


nisations qui ont pour but de résister A la coercition d’une société
de masse. Il est courant qu’un groupe professionnel s’efforce de

199
LE CUR CONSCIENT

Le pouvoir des kapos s’est considérablement accru a


Pépoque ot les S.S. ont instauré les expériences médicales
sur des étres humains et la politique d’extermination. David
Rousset, dans le rapport qu’il a fait sur les camps, a sou-
ligrié qu’une fois que les kapos de V’hépital du camp ont
été en mesure de dispenser le sérum contre la typhoide, ils
pouvaient en donner 4 ceux qui en avaient besoin et sauver
leur vie ou le leur refuser. Ils pouvaient également en admi-
nistrer des doses mortelles A ceux qu’ils voulaient supprimer.
Lorsqu’un prisonnier parvenait 4 une position qui lui
conférait un certain pouvoir, c’était toujours celui de
protéger et de tuer, rarement celui de faire lun ou lautre
car sans tuer ses ennemis, il ne conservait pas son pouvoir.
Cela rendait extrémement ambigués la position et la politique
de tous les membres du groupe de prisonniers dominants.
Il nous faut nous demander par quel processus les prison-
niers en vinrent dans une large mesure a diriger le camp
pour le compte des S.S. et comment il en résulta chez les
prisonniers une hiérarchie complexe dont la structure de
classe rendait misérable, sinon intolérable, la vie de ceux
qui n’arrivaient pas 4 s’élever au-dessus de la plus basse
catégorie de cette société concentrationnaire. Pour se
hisser aux échelons supérieurs, les prisonniers abusaient de
leurs codétenus et les maltraitaient. Les différents groupes
(politiques, criminels, etc.) conspiraient les uns contre les

défendre son indépendance et ses intéréts contre les empiétements


de l’Etat. Mais pour étre efficace il lui faut souvent se battre sur
deux fronts en passant chaque fois 4 cété de son but: La dé-
fense de la liberté. Pour étre efficace, il lui faut imposer une
sévére discipline & ses membres. Pour obtenir des concessions
de YEtat, il lui faut accepter des compromis, ce qui réduit
une fois de plus la liberté des adhérents qu'il avait pour but de
sauvegarder. Opposer un pouvoir 4 un autre n’aboutit pas a 'a
liberté. Il se pourrait qu’opposer la liberté intérieure au pouvoir
extérieur y parvienne.

200
SITUATIONS EXTREMES : LES DEFENSES

autres pour conquérir ou défendre leurs positions. Ce faisant,


ils adoptaient pour une bonne part les valeurs et le compor-
tement des S.S.

L’élite des prisonniers.

Quelques organisations de prisonniers se créérent dés 1936


lorsque les S.S, se servirent des détenus pour édifier et
faire fonctionner les camps, et pour des taches plus com-
plexes.
Le travail exigeait des contremaitres. En tant qu’élite
dominante, les S.S. répugnaient au travail manuel. Ils
étaient ume caste de guerriers. qui devait commander aux
masses laborieuses. Il était donc facile aux prisonniers de
se porter volontaires. Il faut se souvenir que certaines affec-
tations étaient assorties de pouvoir, de sécurité et de privi-
léges, c’est-a-dire d’avantages irrésistibles. Les classes, a
Pintérieur du camp n’étaient pas fondées sur des services
économiques rendus a la société et n’avaient donc pas pour
support des fonctions importantes. Leur montée ou leur
déchéance dépendaient uniquement du caprice des S.S.
Par exemple, la division entre main-d’ceuvre qualifiée et
manoeuvres, qui décidait souvent de la vie ou de la mort du
prisonnier, s’opérait en fonction du milieu social et non pas
de la compétence. Les prisonniers provenant des classes
moyennes étaient automatiquement affectés 4 des groupes
de travailleurs qualifiés, méme lorsqu’ils n’avaient aucune
qualification pour le travail en question. Ils l’apprenaient
dans le camp en devenant électriciens ou chirurgiens selon
les besoins. C’est de cette facon que les quarante prison-
niers juifs que j’ai évoqués ont été assimilés A la classe
moyenne en devenant des briqueteurs. Les kapos assi-
gnaient des taches presque exclusivement en fonction d’inté-
réts politiques ou personnels.

201
LE C@UR CONSCIENT

Mais les affectations a un travail qualifié étaient l’excep-


tion et réservées A une minorité favorisée. Le travail de
manceuvre, qui comportait le plus de danger et de souffrance,
était le sort permanent de la majorité des prisonniers et
celui de tout prisonnier de temps a autre.
Le manceuvre pouvant facilement étre transféré d’une
tache A une autre (car aucune n’exigeait de formation pro-
fessionnelle), il importait peu qu’il vive ou qu il meure.
C’est de cette situation redoutable que dérivait le pouvoir
initial de l’élite des prisonniers.
En pratique, le fonctionnement de la hiérarchie des pri-
sonniers permit a une poignée de S.S. de dominer des
dizaines de milliers de prisonniers hostiles et montre qu’ils
avaient la possibilité d’inciter des détenus 4 travailler pour
eux et 4 faire pression sur les autres sans qu’ils deviennent
jamais dangereux. L’apparition de classes, en dépit du fait
que la plupart des prisonniers dominants étaient des commu-
nistes dont l’idéal était une société sans classes, prouve que
méme les groupes les plus résistants d’une population suc-
combent a ia pression d’une société de masse totalitaire
si elle est assez puissante. Il y avait plusieurs raisons a cette
évolution.
Comme je l’ai déja indiqué, les prisonniers qui détenaient
un certain pouvoir lutilisaient éventuellement pour accorder
une protection limitée 4 d’autres prisonniers mais afin de rester
en place, il leur fallait avant tout servir les S.S. Leur intérét
personnel exigeait qu’ils conservent leur poste cofite que
cofite. Etant donné qu’ils étaient souvent punis pour ce que
les S.S. considéraient comme des négligences dans le bloc
ou le groupe de travail, ils s’efforgaient de se protéger en
anticipant les exigences des S.S. et finissaient par deve-
nir pires qu’eux. C’était vrai pour la majorité d’entre eux,
méme si quelques personnalités utilisaient leurs positions
avec audace et abnégation pour améliorer le sort du com-
mun des prisonniers. Quelques super-kapos ont réussi a

202
SITUATIONS EXTREMES : LES DEFENSES

s’opposer 4 des soldats qui maltraitaient des prisonniers, mais


c’était rare car cela exigeait un extraordinaire courage.
Au fur et 4 mesure que le nombre des prisonniers augmen-
tait et que leur vie comptait de moins en moins, particu-
liérement avec les débuts de la politique d’extermination,
s’attirer les bonnes graces de quelque membre de Jlristo-
cratie des prisonniers devint le seul moyen de survivre.
Méme avant cela, trouver et conserver un bon poste de
travail avait été une question de vie ou de mort, de méme
qu’obtenir une meilleure ration alimentaire quotidiennement
ou de temps 4 autre’. Au fur et 4 mesure que le régime
concentrationnaire se développait et se structurait, chaque
camp devenait une société de masse en miniature. A chaque
étape de cette évolution, un plus grand nombre de membres
de l’aristocratie des prisonniers devenaient plus puissants, et
il fallait en courtiser davantage pour suivivre.
J’en donnerai un exemple. J’ai raconté comment des cen-
taines de prisonniers sont morts une nuit d’hiver ou dans
les jours qui suivirent en raison d’un appel prolongé imposé
par les S.S. qui cherchaient deux évadés. L’évasion avait
été découverte au début de l’aprés-midi. Le S.S. convoqua
le kapo du groupe de travail dont les deux évadés faisaient
partie, le chef de bloc et les doyens du camp qui déte-
naient les positions les plus élevées dans J’aristocratie des
prisonniers, afin qu’ils lui donnent des indications sur
lendroit ot les fugitifs pouvaient se cacher. Ce fut par eux
que d’autres prisonniers occupant des postes de commande

1. Des luttes féroces avaient lieu lors de la distribution de la


soupe, le principal repas, Elle arrivait dans le baraquement dans
d’énormes récipients et c’était le chef de baraquement qui la distri-
buait. Ses amis recevaient une louche pleine de soupe bien remuée
qui contenait quelques morceaux de viande et de légumes. Ceux
qui n’avaient pas acheté ou gagné sa faveur d’une fagon quelconque
n’avaient que trois quarts de louche de bouillon, sans aucun aliment
consistant.

203
LE CC@EUR CONSCIENT

r
apprirent ce qui attendait l’ensemble des détenus. La rumeu
se répandit avec la rapidité de Péclair.
Les chefs de bloc qui se sentaient responsables des pri-
sonniers dépendant d’eux et qui avaient la certitude de ne
pas risquer d’étre trahis par eux, les mirent au courant de
la situation. Il en résulta des préparatifs frénétiques de la
part de ceux qui le pouvaient, tout en risquant des puni-
tions sévéres s’ils étaient pris. C’était un danger que beau-
coup étaient disposés 4 courir. Il y avait trés peu de temps
entre le moment ou la majorité des prisonniers revenaient du
travail et celui ow ils étaient obligés de se rassembler pour
Vappel. Le probléme était de se procurer, pour soi-méme
et pour les autres, de quoi se protéger contre le froid et de
tout organiser de telle fagon que les prisonniers revenant du
travail puissent se préparer en quelques minutes pour
affronter l’épreuve.
Les prisonniers n’avaient pas le droit de porter autre
chose que leur uniforme et un seul pull-over. Seuls les kapos
et les chefs de bloc avaient l’autorisation de porter des
manteaux. Des inspections fréquentes empéchaient les pri-
sonniers de posséder d’autres vétements que ceux qu’on
leur distribuait. Toute tentative de se protéger du froid
d’une autre facon était punie. Il semblait plus sage de
prendre le risque d’étre pris en flagrant délit et puni plutdt
que de s’exposer aux intempéries sans protection supplé-
mentaire. Avec la complicité des kapos, en fonction de leur
attitude et de l’audace individuelle des prisonniers, quel-
ques-uns d’entre eux entreprirent de se procurer clandesti-
nement du papier ou d’autres matériaux pour conserver un
peu de chaleur corporelle.
A Buchenwald, les prisonniers recevaient d’ordinaire leur
repas principal, si maigre fdt-il, aprés lappel. Si on les
obligeait & rester au garde-a-vous, ils le manquaient et
étaient contraints de rester toute la nuit dehors, par temps
de gel, sans rien dans l’estomac. Quelques prisonniers

204
SITUATIONS EXTREMES : LES DEFENSES

avaient des petites réserves de nourriture mais n’étaient pas


censés pénétrer dans les baraquements entre la fin du
travail et l’appel. Néanmoins, ils s’éclipsérent de leur lieu
de travail dans l’aprés-midi pour rassembler toute la nourri-
ture et tous les papiers qu’ils pouvaient trouver afin de les
répartir entre les membres de leur groupe avant le début de
la veillée. .
Tout ceci parait simple et l’efit été sans la pénurie qui
régnait dans le camp. Se procurer suffisamment de papier
pour la protection d’une seule personne était une entreprise
trés difficile. Cette fois, il fallait que les quelques hommes
qui avaient la possibilité et le courage d’abandonner leur
travail puissent pourvoir une douzaine de détenus ou
davantage d’une protection contre le froid. Cela exigeait une
activité frénétique et une grande ingéniosité. Il fallait forcer
les portes des magasins des S.S., vider des sacs de ciment,
dont le papier épais était le meilleur moyen d’isolation
thermique, se débarrasser du ciment pour que le vol ne
fit pas découvert immédiatement, etc. Au moment de
’appel, la plupart des prisonniers politiques et des témoins
de Jéhovah avaient. mangé quelque chose et possédaient une
protection supplémentaire contre le froid. Ils le devaient a la
plus grande solidarité de leurs groupes. Mais c’eit été
impossible sans la complicité des chefs de bloc et des kapos
qui ne les ont pas dénoncés et du menu fretin de la hié-
rarchie, chefs de chambrée ou magasiniers.
Dans de telles occasions, lorsque leur statut et leur sécu-
rité n’étaient pas en jeu, beaucoup des prisonniers poli-
tiques dominants s’efforcaient d’aider les autres de leur
mieux. Mais c’était déjA moins vrai pour les kapos non
politiques, et plus du tout pour les milliers de prisonniers
asociaux pour lesquels les chefs de bloc avaient peu de
sympathie et qu’ils n’auraient pas osé aider de peur d’étre
trahis par eux. Cette nuit-la, ces prisonniers souffrirent
beaucoup plus que tous les autres groupes.

205
LE CCRUR CONSCIENT

Lors de cet incident, le fait que les prisonniers dominants


eussent été mis au courant des intentions des S.S. fut un
avantage pour un certain nombre de détenus. Mais trés
souvent, le pouvoir qu’ils avaient se traduisait par des pra-
tiques plus critiquables.

Un pouvoir ambigu.

Tous les prisonniers dominants avaient sur la conscience


l’élimination de certains détenus, qu’ils avaient sacrifiés a
leur sécurité, et 4 celles de leurs amis ou d’autres membres
de leur groupe. Mais tout était considéré comme nécessaire,
méme I’extermination de groupes entiers, lorsqu’il s’agissait
de conserver le pouvoir acquis. Il en résulte que certains
des groupes politiques constitués en vue de la protection des
codétenus finissaient par coopérer pleinement, méme si
c’était le coeur lourd, a l’extermination de milliers de prison-
niers afin d’en sauver quelques-uns de leur propre groupe.
Cette attitude ambigué de Il’élite envers les autres ne
tenait pas uniquement a des considérations de sécurité ou
d’avantages économiques et sociaux. Souvent, le pouvoir était
désiré pour lui-méme.
Tout d’abord, tous les prisonniers, méme ceux du groupe
dominant, étaient si dépourvus d’autonomie véritable et de
respect de soi qu’ils en avaient un besoin extraordinaire.
C’est pourquoi ceux qui en avaient la possibilité se cram-
ponnaient au pouvoir acquis en le confondant avec l’indé-
pendance d’action. Le pouvoir et linfluence, le pouvoir a
n’importe quel prix et l’influence en soi, sans considération
du but, étaient extrémement tentants dans un environne-
ment dont la seule fin était d’émasculer l’individu. Aucun
prisonnier ne se sentait réellement libre, mais il en souffrait
moins s’il pouvait asservir les autres.
Ensuite, mépriser les prisonniers de la classe inférieure

206
SITUATIONS EXTREMES : LES DEFENSES

était un moyen de défense psychologique important contre


les peurs que chacun éprouvait. Comme mes codétenus, je
fus profondément choqué a mon arrivée 4 Buchenwald lors-
que je vis le grand nombre de prisonniers internés pour
motif de paresse qui étaient réduits a l’état de squelettes
ambulants. Leur désintégration physique et psychique était
évidente. Nous étions également dégoiités de les voir manger
des déchets. Le groupe de prisonniers auquel nous appar-
tenions était arrivé au camp bien nourri, en bonne santé,
donc avec une réserve de force accumulée pendant les années
de vie confortable. Les prisonniers asociaux qui provenaient
surtout des strates submarginales de la société, n’en avaient
pas.
A les voir, chaque prisonnier s’effrayait 4 l’idée de deve-
nir comme eux. Le moyen le plus simple d’apaiser cette
anxiété était de se dire qu’on était d’une trempe différente
et qu’on ne tomberait pas aussi bas. La peur de tomber
dans cette strate subhumaine de la société concentration-
naire, celle des asociaux, des musulmans, était une incita-
tion puissante A mener contre eux une guerre de classe. On
pouvait la justifier par l’argument qu’ils étaient effectivement
dangereux, en tant que porteurs de microbes, parce que
leur misére les poussait 4 voler (méme pour un prisonnier de
la classe moyenne, la perte d’un pull-over ou d’un mor-
ceau de pain devenait souvent un probléme de vie ou de
mort) et parce que leur désespoir et leur nihilisme étaient
contagieux. Il était difficile de conserver un bon moral,
et on les haissait parce qu’on redoutait leur exemple.
Cela peut expliquer le comportement de I’élite des pri-
sonniers, communistes ou non. Comme la plupart des classes
dominantes, ils perdaient toute empathie avec le sort, les
sentiments et la souffrance d’autrui, particulitrement si le
groupe était nouvellement arrivé au pouvoir. Les privi-
légiés ne comprenaient plus la dégradation que subissaient
ceux qui étaient exposés aux pires miséres du camp, au

207
LE CCEUR CONSCIENT

travail le plus dur, aux intempéries, au manque de repos,


sans pouvoir s’occuper de leurs besoins physiologiques. En
fait, ils ne pouvaient pas se permettre d’éprouver de la
sympathie, car toute manifestation de compassion aurait
bientét attiré l’attention des §.S. et provoqué leur chute.
Donc, ils ne pouvaient survivre qu’en se réfugiant dans
linsensibilité. Pour se protéger, ils cherchaient des argu-
ments justifiant l’ostracisme qu’iis manifestaient aux pri-
sonniers des classes inférieures et en trouvaient. Ils criti-
quaient leur manque de discipline et le danger de contamina-
tion et d’épidémies qui en résultait. Ils leur reprochaient de
boire de l’eau polluée 4 un moment ou seule l’eau bouillie
était sire.
Ils ne pouvaient se permettre de reconnaitre que les pri-
sonniers privilégiés avaient suffisamment de nourriture et
d’eau bouillie pour étre capables de discipline alors que la
plupart des autres souffraient de la faim et de la soif au
point que les considérations d’hygiéne n’avaient plus de
poids face a l’urgence de leurs besoins.
On en trouve l’exemple typique dans I’attitude des chefs
de bloc et de chambrée a l’égard des prisonniers qui cher-
chaient des pelures de pommes de terre dans les poubelles.
Alors qu’ils pesaient aux environs de quatre-vingt-cinq kilos,
ils fouettaient (pour leur bien) de misérables créatures qui
n’en pesaient que quarante-cinq parce qu’elles enfreignaient
interdiction de manger des déchets. Il était vrai que les
prisonniers souffraient souvent de désordres stomacaux
graves aprés avoir absorbé des aliments pourris. Néanmoins,
le pharisaisme des prisonniers bien nourris était scandaleux
pour ceux qui mouraient de faim.
Pour toutes ces raisons, l’élite des prisonniers, a l’excep-
tion de quelques criminels, éprouvait toujours, 4 jouir de
tels avantages, un sentiment de culpabilité. Mais étant donné
la lutte pour la survie, il n’en résultait habituellement qu’un
besoin accru de justification. Ils avaient recours aux argu-

208
SITUATIONS EXTREMES : LES DEFENSES

ments qui ont toujours été ceux des classes dominantes au fil
des siécles, en faisant remarquer qu’ils étaient plus utiles
a la société en raison de leur pouvoir de rayonnement,
de leur culture et du raffinement de leur esprit.
L’attitude de Kogon est un bon exemple. Il tirait fierté
de prendre plaisir a lire Platon et Galsworthy dans le
Silence de la nuit pendant que dans la piéce voisine les
prisonniers de la classe inférieure empuantissaient I’air de
leur odeur et ronflaient vulgairement. Il semblait ne pas se
rendre compte que seule sa position privilégiée, due a sa
participation 4 des expérimentations sur des étres humains,
lui donnait la possibilité de jouir de cette culture, jouissance
dont il justifiait aprés coup ses priviléges. Il était capable
de lire la nuit parce qu’il ne frissonnait pas de froid, qu’il
n’était pas abruti par l’épuisement, ni affamé. Cette supé-
riorité qu’éprouvaient les prisonniers privilégiés apparait dans
certains de ses commentaires: «Il n’y avait que ceux qui
avaient une plus grande valeur en tant qu’individus, groupes
ou classes qui avaient des problémes psychologiques gra-
ves ». Il ajoute que les classes cultivées n’étaient pas prépa-
rées au genre de vie qu’on menait dans le camp’. II semblait
impliquer qu’elle convenait aux prisonniers ordinaires et
quils ne souffraient d’aucune complication psychologique.
Cela illustre l’affirmation souvent répétée que le pire en-
nemi du prisonnier n’était pas le S.S. mais ses codétenus 2.
Le S.S., sir de sa supériorité, avait moins besoin d’en faire
la preuve que I’élite des prisonniers, qui n’était jamais cer-
taine de la sienne. Les S.S. s’abattaient sur les prisonniers
plusieurs fois par jour comme une tornade destructrice, et
les faisaient vivre dans une terreur permanente. Mais il y
avait des répits entre leurs interventions alors que la tyran-

1. Kogon, op. cit.


2. Kogon.

209
LE CCAUR CONSCIENT

nie des kapos était permanente, pendant le travail, le jour


et dans les baraquements, la nuit.
Ceux qui jouaient des rdles dominants dans la guerre de
factions et qui appartenaient a l’aristocratie des prisonniers
admettaient parfois avec résignation que les détenus auraient
pu s’entraider davantage, que les S.S. l’auraient permis,
approuvé, ou que du moins, ils n’auraient pu l’empécher
si la guerre de classes intestine n’avait constamment inter-
féré avec ces efforts.
Fondamentalement, les S.S. étaient les seuls bénéficiaires
de la lutte que menaient les prisonniers pour la survie et le
pouvoir. Dans «l’Etat de masse » oppressif parvenu a la
plénitude de son développement, méme les tentatives des
victimes de s’organiser pour se défendre semblent ceuvrer
dans le sens de la désintégration de la personnalité.
Il est relativement facile de démontrer en quoi une telle
évolution est inévitable lorsqu’une organisation unique et
toute-puissante, celle des S.S., est opposée a une organisa-
tion faible, dont les membres avaient la conviction quwils ne
pouvaient réussir qu’en coopérant avec ladversaire. Il est
plus difficile d’admettre que le méme processus se répétait
au niveau individuel dans les défenses psychologiques des
prisonniers.

LES DEFENSES PSYCHOLOGIQUES

Les premiéres rationalisations.

Méme avant de songer a I’organisation collective, chaque


prisonnier avait recours 4 ses propres défenses psychologi-
ques pour se protéger contre l’impact du camp. J’ai déja
dit que les membres des différents groupes économiques et

210
SITUATIONS EXTREMES : LES DEFENSES

sociaux réagissaient différemment au choc de I’emprison-


nement. Les gens, tout naturellement, commengaient par
faire appel aux mécanismes psychologiques sur lesquels ils
avaient fondé leur sentiment de sécurité dans le passé. Pour
beaucoup d’entre eux, particulitrement ceux des classes
moyennes, ce fut un écueil. Ils s’efforgaient d’impressionner
les gardes en se référant 4 leur position sociale ancienne et
aux services qu’ils avaient rendus 4 la société, ce qui leur
valait de nouvelles avanies.
Les S.S., aprés tout, voulaient sincérement créer une société
différente. Ils avaient adhéré 4 cette organisation en raison
de l’insatisfaction profonde que leur avait inspirée la société
préhitlérienne. Leur dire qu’on avait été un des piliers de
cette société détestée et exiger du respect 4 ce titre était
non seulement maladroit, mais provoquait la fureur du S.S.
moyen. Beaucoup de prisonniers de la classe moyenne eurent
besoin de lecons répétées avant de le comprendre. Tout
d’abord, ils se raccrochérent 4 l’idée que c’était tel S.S. en
particulier qui ne se rendait pas compte qu’ils méritaient un
meilleur traitement ou plus de respect en raison de leurs
antécédents.
Méme une considération superficielle de Jl’attitude des
S.S. a Pégard de la société préhitlérienne aurait dd leur
faire comprendre que rien de tout cela ne comptait plus.
Pour le S.S., la société qui lui avait autrefois assigné un
statut aussi bas était morte. Beaucoup de prisonniers eurent
du mal a apprendre cette lecon parce qu’ils ne voyaient
pas le S.S. tel qu’il était. Une autre raison était le besoin
qu’ils avaient de continuer 4 croire 4 leur anciennes sources
de sécurité, auxquelles ils tenaient d’autant plus qu’ils ne
voyaient pas de possibilité d’en acquérir d’autres dans le
camp.
Les prisonniers politiques, eux, trouvaient un certain
soutien pour leur amour-propre dans le fait que la Gestapo
leur avait attribué suffisamment d’importance individuelle-

211
LE CCEUR CONSCIENT

ment pour se venger d’eux. Les membres des divers partis


-avaient recours au méme type de rationalisation. Les extré-
mistes de gauche voyaient dans leur emprisonnement la
_preuve que leurs activités avaient été dangereuses pour les
‘ nazis, Les membres des groupes libéraux affirmaient qu’on
les avait injustement accusés d’étre des centristes timorés
puisque leur arrestation démontrait que c’était la politique
que les nazis redoutaient le plus.
Le méme raisonnement servait de soutien a l’amour-pro-
pre des prisonniers des classes supérieures, tels que les mo-
narchistes, qui souffraient tout autant de leur emprisonne-
ment que les membres des classes moyennes. Mais la haute
estime dont ils avaient joui leur donnait un certain prestige
aux yeux des autres détenus — sinon des S.S. — qui leur
permettait de se considérer comme des exceptions (je pense
par exemple a l’ancien maire de Vienne). Pendant un certain
temps, ils parvenaient 4 nier la réalité de ce qui leur arri-
vait. Ils étaient encore convaincus qu’ils étaient des cas
spéciaux et qu’ils n’avaient pas besoin de s’adapter au
camp. Ils ne tarderaient pas a étre libérés en raison de leur
importance sociale. C’était particulitrement vrai des membres
de la haute aristocratie, des prisonniers qui avaient exercé
des charges politiques élevées, et de quelques prisonniers
extrémement riches, les multimillionnaires.
Leur sentiment de supériorité, et le respect que leur témoi-
gnaient d’autres prisonniers, incita des membres de la classe
moyenne A devenir dépendants d’eux. Ils espéraient que
leurs protecteurs, aprés leur libération, contribueraient a les
faire relacher et assureraient leur avenir matériel. Il en résul-
tait que les prisonniers des classes supérieures ne formaient
pas un groupe. La plupart d’entre eux restaient plus ou
moins isolés au milieu d’une petite cour de « clients ». Mais
cette situation ne durait qu’aussi longtemps qu’on croyait
a leur libération imminente et qu’ils pouvaient distribuer de
Vargent. Lorsque le temps écoulé et l’expérience les convain-

212
SITUATIONS EXTREMES : LES DEFENSES

quirent eux et leur clients qu’ils n’avaient pas plus d’espoir


d’étre libérés que n’importe quel autre prisonnier, leur statut
particulier s’effondra et il n’y eut plus de différence entre
eux et les autres prisonniers.
Ce n’était pas vrai de ceux qui s’étaient trouvés tout au
sommet de l’échelle sociale, les « élus ». Il s’agissait surtout
de membres d’anciennes familles royales et leur nombre
était trop restreint pour qu’on pit se livrer 4 des générali-
sations. Ils ne se faisaient pas de clients, ils usaient rarement
de leur argent pour acheter les services d’autres prisonniers
et ne discutaient pas de leurs espoirs de libération. Ils mépri-
saient les autres détenus presque autant que les SS. IIs
semblaient se défendre contre leurs conditions d’existence
dans le camp par un sentiment de supériorité tel que rien
ne les atteignait. Donc, dés le départ, ils adoptérent une
attitude de détachement, en refusant toute réalité 4 leur
situation, réaction qui n’apparaissait chez d’autres prison-
niers qu’aprés de longues souffrances. Leur résistance était
remarquable, mais, comme les témoins de Jéhovah, ils repré-
sentaient des cas particuliers. Si les S.S. traitaient tous les
autres prisonniers comme de simples numéros, cette atti-
tude était plus affectée que réelle 4 l’égard des membres
d’anciennes familles royales.
Il est intéressant de se demander ou les S.S. situaient,
sans le vouloir et probablement inconsciemment, la délimi-
tation. J’ai travaillé une fois 4 cété d’un comte, descendant
d’une des familles les plus aristocratiques d’Allemagne. II
était traité comme les autres prisonniers, dont il se sentait
légal. Mais par contre lorsqu’un duc de Hohenberg, petit-
neveu de l’empereur d’Autriche, était cruellement maltraité
et humilié, c’était dans l’intention, expresse ou pas, de lui
démontrer «qu'il n’était pas différent des autres prison-
niers ». Ce qui revenait 4 l’en distinguer, méme si les S.S.
tenaient 4 souligner le mépris qu’il leur inspirait. Ces ou-
trages avaient un caractére particulier, puisqu’ils s’adressaient

213
LE CC2UR CONSCIENT

bien a la personne qu’il était. Il n’était pas interchangeable


avec les autres prisonniers. Il se peut que ce soit la raison
pour laquelle le respect de soi de cette catégorie de prison-
niers n’a pas été aussi radicalement détruit que celui des
autres. En étant «a part», ne fit-ce que par la fagon dont
on les maltraitait, ils pouvaient demeurer des individus.
Si les divers groupes politiques se reprochaient les uns et les
autres d’avoir été la cause du succés du national-socialisme,
beaucoup de prisonniers, surtout parmi les politiques, s’accu-
saient de ne pas avoir endigué le raz de marée en le combat-
tant plus courageusement et plus efficacement. Ce sentiment
de culpabilité était apparemment réduit, et leur fierté res-
taurée dans une certaine mesure, par la rationalisation qui
avait atténué le choc de l’emprisonnement: l’argument que
la Gestapo les avait jugés suffisamment dangereux pour les
envoyer dans un camp de concentration.

Expier pour les autres.

Les prisonniers s’efforgaient également de protéger leur inté-


gration psychique en se donnant de l’importance sous pré-
texte que leur souffrance protégeait les autres. Aprés tout,
les prisonniers des camps de concentration avaient été cha-
tiés par les S.S. en tant que représentants de groupes de
mécontents’.
L’idée qu’ils souffraient pour les autres était utilisée par
les prisonniers pour apaiser le sentiment de culpabilité qu’ils

1. Méme si les prisonniers ne savaient jamais exactement pour-


quoi on les avait emprisonnés, ceux qui représentaient un groupe
finissaient par le savoir. C’est pourquoi ils étaient fondés a penser
quiils expiaient pour les autres, méme si ceux-ci ne pouvaient
pas savoir de quelle fagon.

214
SITUATIONS EXTREMES : LES DEFENSES
éprouvaient 4 se comporter d’une facon antisociale dans les
camps, alors que les conditions de vie intolérables servaient
de justifications vis-a-vis des autres. On en voyait des sym-
t6mes lorsqu’un prisonnier reprochait 4 un codétenu la facon
dont il se comportait. Chaque fois qu'un prisonnier était
réprimandé pour avoir fait du tort a l’un de ses codétenus
ou lavoir battu, pour s’exprimer d’une facon obscéne, étre
sale, ou coupable d’une autre négligence, la réponse clas-
sique était: «Je ne peux pas étre normal dans de telles
circonstances ».
Le méme raisonnement les amenait 4 se convaincre qu’ils
avaient expié toutes leurs fautes passées, faiblesses de carac-
tére ou mauvaises actions vis-a-vis de leur famille ou de
leurs amis. Cela s’étendait 4 tous les changements qui adve-
naient en eux par la suite. Ils se sentaient en droit de nier
leur responsabilité et leur culpabilité quand ils éprouvaient
de la haine pour les autres, ftit-ce les membres de leur
famille et méme s’ils étaient dans leur tort. J’en donnerai
pour exemple un prisonnier auquel on avait rappelé une
négligence commise dans l’exercice de ses fonctions passées.
Il répliqua que cela ne comptait plus parce que ceux qui
avaient été lésés jouissaient de la liberté alors que lui souf-
frait dans le camp. C’était envers lui qu’on était injuste.
De telles défenses, qui visaient 4 préserver le respect de
soi en niant toute culpabilité, affaiblissaient les personnalités
des prisonniers. En imputant leurs actes 4 l’effet de forces
extérieures, ils niaient non seulement toute aptitude a contré-
ler leur propre vie, mais que leurs actes mémes eussent de
limportance. Accuser les autres ou les circonstances de son
inconduite est le privilége de l’enfant. Lorsqu’un adulte
refuse d’assumer la responsabilité de ses actes, il fait un
pas de plus sur la voie de la désintégration de la person-
nalité.

215
LE CUR CONSCIENT

Le détachement émotionnel.

J'ai dit qu’un des soutiens de Ja volonté de vivre était le


lien affectif du prisonnier avec sa famille. Mais les prison-
niers ne pouvant pas renforcer ces liens, ils vivaient dans
la peur constante de leur rupture. Cette peur était inten-
sifiée par les cas de divorces, encouragés par les S.S., et les
rumeurs sur l’infidélité des épouses. L’angoisse et l’ambi-
valence se manifestaient chaque fois que le prisonnier rece-
vait des lettres.
Les prisonniers pleuraient en lisant le compte-rendu des
efforts que leur famille faisait pour les libérer et la maudis-
sait l’instant d’aprés en apprenant qu’on avait vendu un de
leurs biens sans leur permission, méme si c’était dans le
but d’acheter leur liberté. Ils déclaraient que leur famille
les considérait comme déja morts puisqu’elle disposait de
leurs biens sans leur consentement. Le plus petit change-
ment dans le cadre de leur vie privée d’autrefois les boule-
versait. Méme lorsqu’ils avaient oublié les noms de leurs
meilleurs amis, s’ils apprenaient que l’un d’entre eux avait
déménagé ou s’était marié, ils ne s’en consolaient pas.
Il n’était pas étonnant, au fur et 4 mesure que les années
passaient, que certaines nouvelles fussent un choc pour eux
tout en n’étant que le résultat d’une évolution normale. Par
exemple, un prisonnier apprit que sa fille, qu’il avait quittée
adolescente, s’était mariée avec un homme qu’il ne connais-
sait pas. Lorsque de tels événements avaient lieu a 1’exté-
rieur du camp, alors que les prisonniers eux-mémes étaient
réduits 4 une condition abjecte, comment auraient-ils pu se
croire encore capables de réintégrer le monde extérieur ?
Trop souvent, les lettres longuement attendues contenaient
des informations qui, loin de soutenir leur amour-propre, leur

216
SITUATIONS EXTREMES : LES DEFENSES

révélaient combien peu ils comptaient. Du moins était-ce


ainsi qu’ils les interprétaient'.
Une grande partie de l’ambivalence des prisonniers envers
le monde extérieur provenait du désir qu’ils avaient de
réintégrer leur foyer dans le méme état qu’ils l’avaient quitté.
Ce désir était si grand qu’ils redoutaient tout changement,
méme insignifiant, dans la situation familiale. Il fallait que
leurs biens terrestres fussent préservés sans aucune modifi-
cation, méme s’ils ne leur étaient d’aucun usage tant qu’ils
demeureraient dans le camp. Chose plus impossible encore,
il efit fallu que rien ne changeAt dans la structure familiale,
malgré le passage des années, alors qu’ils n’étaient plus 1a
pour gagner de l’argent.
Il est difficile de dire si les prisonniers voulaient que tout
demeure inchangé parce qu’ils se rendaient compte combien
il leur serait difficile de s’adapter & un foyer qui serait radi-
calement transformé, ou s’ils obéissaient & une pensée ma-
gique telle que: si le monde dans lequel je vivais demeure
inchangé, je ne changerai pas moi non plus. II se peut quils
aient tenté de combattre le sentiment qu’ils étaient en train
de changer. Dans ce cas, leur réaction violente contre toute

1. J’ai un souvenir personnel qui montre combien il était facile


de se tromper sur les intentions d’une lettre tout en étant conscient
de sa nature 4 un autre niveau. Ma mére m’écrivit un jour qu’un
de mes collégues avait fait un exposé dans lequel il utilisait cer-
taines de mes idées et que cet exposé avait été trés bien accueilli.
D’une part, je me rendais compte que mon collégue et ma mére
espéraient que le bon accueil fait &4 mes idées me ferait plaisir.
C’était la raison pour laquelle ma mére m’en parlait. Néanmoins,
a un autre niveau, beaucoup plus important, l’idée que mon collégue
avait obtenu un succés grace &4 mes idées alors que moi je vivais
dans une telle misére me mit en fureur. Loin de me remonter ‘e
moral, comme ma mére l’avait escompté, cette nouvelle me rendit
mon malheur plus sensible encore. Un tout petit instant de plaisir
et en contrepartie, une colére massive. J’aurais pu me passer du
premier. La seconde était terriblement destructrice dans une situa-
tion ot je ne pouvais rien faire que l’intérioriser.

217
LE CUR CONSCIENT

modification dans leur foyer était la contrepartie de la


conscience qu’ils prenaient de leur propre transformation.
Plus que des changements qui survenaient dans leur foyer
les prisonniers souffraient du changement de statut familial
qu’ils impliquaient. Comme je l’ai déja dit, les roles étaient
inversés. Désormais, c’était la famille qui prenait les déci-
sions et le prisonnier qui était dépendant. Non seulement
les S.S. le dégradaient, mais les siens eux-mémes contri-
buaient 4 détruire son amour-propre blessé en le déposant
en tant que chef de famille. Ne pas pouvoir exercer ses
fonctions était insupportable. Il se sentait doublement vic-
time: des S.S. qui l’empéchaient de présider aux affaires
familiales, et de leurs proches quand les circonstances les
obligeaient 4 agir de leur propre initiative. D’une part, le
prisonnier se rendait compte de cette nécessité. Mais par
ailleurs, il avait l’impression, beaucoup plus virulente, que
sa famille ne le traitait pas mieux que les S.S.’.
Il était donc rare que les lettres ne provoquassent pas a
la fois l’euphorie et la dépression. L’euphorie parce que le
prisonnier n’était pas totalement oublié, et la dépression
parce qu’on avait pris des décisions qui relevaient norma-
lement de lui en tant que chef de famille. Ces émotions qui
suivaient la réception du courrier ajoutaient 4 la tension
nerveuse. Non seulement elles suscitaient des accés de fu-
reur impuissante contre les bien-aimés, une des réactions
affectives les plus débilitantes, mais un sentiment de culpa-

1. On ne peut pas ocomparer Sa situation a celles des détenus


ordinaires, qui bénéficient de la protection de la loi et connaissen:
ainsi la date de leur libération ni avec les soldats en guerre qui
sont des héros. La plupart des prisonniers des camps de concentration
ne pouvaient pas étre des héros aux yeux de leur famille, car si
lutter contre le national-socialisme était héroique, la famille eft été
obligée de le faire aussi. C’était improbable en raison du risque, et
parce que la Gestapo lui faisait savoir que tout acte subversif met-
trait en danger la vie du _ prisonnier.

218
SITUATIONS EXTREMES : LES DEFENSES

bilité, car les prisonniers savaient que leur fureur n’était pas
justifiée.
La défense psychologique consistait 4 renoncer 4 un atta-
chement affectif qui n’apportait que souffrance. Pour éviter
la culpabilité, la frustration et la douleur, les prisonniers se
détachaient de leur famille et des aspects du monde exté-
rieur qui avaient compté pour eux. Mais si ces liens
affectifs rendaient la vie dans le camp plus pénible, en les
refoulant et en les relachant jusqu’Aa y renoncer définitive-
ment, le prisonnier se dépouillait de ce qui aurait pu étre
une source majeure de force morale.
Comme dans beaucoup d’autres situations, ce repli sur
soi était non seulement une défense psychique mais une
conséquence de la facon dont les S.S. traitaient le courrier
de l’extérieur. Les prisonniers n’avaient le droit de recevoir
que deux lettres par mois et il fallait qu’elles soient courtes.
Trés souvent, en guise de punition, la possibilité de corres-
pondre avec Il’extérieur était supprimée pendant plusieurs
mois. Méme lorsque les lettres étaient distribuées, c’était
dans des conditions si dégradantes qu’il semblait préférable
de n’en pas recevoir. Aprés un certain temps, les prison-
Niers s’interdisaient d’attacher trop d’importance aux nou-
velles de leur famille, parce que les circonstances les ren-
daient trop douloureuses.
Un jour, par exemple, un chef de bloc S.S. arriva avec
un gros paquet de lettres et lut les noms des prisonniers
auxquelles elles étaient destinées. Puis, il déclara: « Main-
tenant, cochons, vous savez que vous avez recu du cour-
rier ». Et il brila le tout. Un autre jour, un officier de S.S.
dit 4 un prisonnier, sans lui montrer le télégramme, que
son frére était décédé. Le prisonnier demanda humblement
duquel il s’agissait car il en avait plusieurs. La réponse fut:
«A toi de choisir». Et ce fut la seule information qu’il
recut pendant la durée de son emprisonnement.
Malgré le dépérissement des anciens liens affectifs, le pri-

219
LE C@UR CONSCIENT

sonnier ne pouvait pas en contracter d’autres dans le camp.


L’énergie affective était épuisée par l’énergie vitale qu’exigeait
la survie. Il était impossible de la réanimer en entretenant
une amitié avec d’autres prisonniers, car il n’y avait pas
suffisamment d’affectivité disponible et trop d’occasions de
friction, voire de haine active. Il en résultait que les efforts
du prisonnier pour se protéger des déceptions provenant de
sa famille supprimaient sa seule source de force morale. De
lintérieur et de l’extérieur, des S.S., des luttes entre prison-
niers pour la survie, de ses propres réactions, émanaient des
pressions qui, constamment, l’incitaient 4 se replier sur soi.

Amnésie sélective.

Comme je l’ai déja dit, beaucoup de prisonniers avaient


tendance a4 oublier les noms de personnes et de lieux en
raison de l’ambivalence de leur attitude 4 légard d’événe-
ments importants de leur vie antérieure, et des gens qui y
avaient été impliqués. Ces oublis suscitaient lanxiété parce
que les prisonniers redoutaient de perdre la mémoire et
leurs autres facultés intellectuelles. Cette peur était aggravée
par le fait qu’ils se rendaient compte quiils n’étaient plus
capables de raisonner objectivement. Ils savaient qu ils
étaient constamment submergés par leurs émotions et par
Vangoisse en particulier. Ils firent donc des efforts déli-
bérés de remémoration pour se prouver que leurs capacités
intellectuelles étaient intactes. Par exemple, ils s’efforgaient
de se rappeler ce qu’ils avaient appris en classe.
Chose frappante, ce qu’ils avaient appris par cceur et les
faits qui n’avaient pas de rapport avec leur situation présente
ressurgissaient le plus facilement. Pour démontrer |’excel-
lence de leur mémoire, ils se répétaient les noms des empe-
reurs d’Allemagne, les dates de leurs régnes, les noms des
papes, etc. Leurs efforts pour entretenir leur mémoire les

220
SITUATIONS EXTREMES : LES DEFENSES

amenait 4 régresser davantage vers des situations infantiles,


et a recourir 4 l’automatisme plutét qu’a la spontanéité.
Ils étaient profondément choqués de s’apercevoir qu’ils
étaient capables de remémorer des connaissances qui ne leur
étaient d’aucune utilité alors qu’ils oubliaient des faits qui
leur auraient permis d’arriver 4 des conclusions et des déci-
sions dans une situation critique. Méme I’activité intellec-
tuelle semblait ne plus offrir de protection et n’obéir qu’a
des processus antérieurement imposés par l’autorité d’autrui.
On se souvenait de ce qu’on avait été obligé d’apprendre, et
non pas des connaissances que l’on avait acquises sponta-
nément, de soi-méme.
Psychologiquement, il est facile de comprendre ce méca-
nisme. Tout ce qui avait un rapport avec les épreuves endu-
rées dans le présent était si pénible qu’on cherchait a le
refouler et a l’oublier. Seul ce qui n’avait pas de rapport
avec le présent, et qui était donc affectivement neutre, pou-
vait €tre remémoré. Mais pour le prisonnier, cela signifiait
une fois de plus que son esprit ne fonctionnait plus qu’a
propos de futilités, et qu’il n’était capable de préserver que
celles de ses connaissances qui n’avaient pas d’importance’.
Pour le prisonnier, constater que son esprit fonctionnait
lorsqu’il s’agissait de futilités sans rapport avec la vie dans
le camp, et lui faisait défaut pour des questions de vie ou

1. Des expériences analogues ont été faites par des prisonniers


condamnés au cachot ailleurs que dans les camps de concentration.
Eux aussi s’efforcent de maintenir leur esprit en activité en se remé-
morant des faits neutres, non investis. Mais leur situation est diffé-
rente. Ils n’ont pas la possibilité d’agir sur leur sort. I1 importe
peu quiils soient capables de concentrer leur attention sur ce qui
Se passe autour d’eux, parce qu’il ne leur arrive rien. Donc, il leur
suffit d’occuper leur esprit pour s’assurer qu’ils sont toujours vi-
vants et en pleine possession de leurs facultés. Le prisonnier du camp
de concentration devait au contraire étre constamment en état d’alerte
afin de prendre des décisions vitales. Toute défaillance risquait
de lui étre fatale.

221
LE CUR CONSCIENT

de mort, par exemple le souvenir de l’adresse d’un parent


bien placé qui aurait pu l’aider a obtenir sa libération, était
une expérience dévastatrice. Elle démontrait une fois de plus
a quel point son état s’était détérioré. Chose pire, les efforts
qu’il faisait pour demeurer intact en exercant sa mémoire
mettaient en évidence le processus de détérioration.
Incidemment, ce phénoméne et d’autres de méme nature
montre que les fondements du respect de soi et de la véri-
table indépendance ne sont pas invariables, mais dépendent
des vicissitudes de l’environnement. Chaque environnement
exige des mécanismes spécifiques, pour qui veut sauvegar-
der son autonomie individuelle, qui tiennent compte 4 la fois
des valeurs personnelles et des conditions objectives d’exis-
tence. Savoir apprendre par cceur est un signe d’efficacité et un
aliment pour l’amour-propre en milieu scolaire. Cela ne
l’était plus dans le cadre du camp de concentration.

La sexualité.

La peur du prisonnier de perdre sa compétence et sa capa-


cité d’intégration. psychique se manifestait le plus claire-
ment dans l’angoisse sexuelle. J’ai déja dit que les SS.
forcaient les détenus a régresser vers des désirs et des
intéréts de la période d’immaturité. Dans ce chapitre, je
m’occupe des efforts des prisonniers pour lutter contre cette
régression et des effets de leurs mécanismes de défense sur
leur intégration personnelle.
Presque tous les prisonniers avaient peur de devenir im-
puissants et l’anxiété les poussait a vérifier leur virilité. Ils
n’avaient le choix qu’entre lhomosexualité ou la mastur-
bation. Les deux avaient cours. Une minorité choisissait la
premiére solution, et la trés grande majorité la seconde,
mais rarement, et moins pour la satisfaction que pour le
besoin de se rassurer. Néanmoins, étant donné leur éduca-

222
SITUATIONS EXTREMES : LES DEFENSES

tion et leurs normes d’adultes, chacun de ces expédients


constituait une régression vers un comportement adolescent
qui aggravait leur sentiment de culpabilité. Donc, une fois
de plus la tentative de protéger la personnalité par des
expériences rassurantes se traduisait par une diminution du
respect de soi.
La peur de devenir impuissant était étroitement associée
au complexe de castration de l’enfant, ravivé par la menace
de castration brandie par les S.S. En réalité, jusqu’a la
guerre, les stérilisations étaient rares. Jusqu’en 1940, on ne
stérilisait que les auteurs de délits sexuels vrais ou supposés.
Mais la menace de stérilisation, voire de castration, était
fréquemment utilisée par les S.S. et les anciens prisonniers
qui s’en faisaient I’écho. De la part des anciens prisonniers,
il s’agissait probablement moins d’une identification avec
les S.S. que d’un moyen de défense contre leur propre
angoisse.
Par exemple, ils disaient fréquemment aux nouveaux arri-
vants que tous les prisonniers étaient émasculés le jour de
leur arrivée au camp. Aprés les épreuves subies pendant le
transport, les malheureux étaient disposés a croire n’importe
quoi. Les anciens prisonniers se rendaient compte de cet
état d’esprit. Il semble donc que la menace répondait 4 un
besoin psychologique profond. D’ordinaire, elle n’était pas
agressive. Ils soulignaient qu’eux aussi avaient subi cette
mutilation, qu’ils y avaient survécu, et qu’aprés tout, ils ne
s’en portaient pas plus mal. L’histoire était si convaincante
que certains nouveaux prisonniers demandaient aux SS.
quand ils devaient se présenter pour |’opération.
Les anciens prisonniers enviaient la virilité des nouveaux
venus et le fait qu’ils eussent joui récemment de rapports
sexuels dont eux-mémes étaient privés depuis des années.
Il était symboliquement vrai que les S.S. émasculaient les
prisonniers. De la part des anciens prisonniers, c’était pro-
bablement une facon de parer 4 l’avance la question qu’ils

223
LE C@UR CONSCIENT

attendaient de la part du nouveau venu: comment un étre


humain peut-il accepter de vivre dans des conditions aussi
dégradantes ? En disant aux nouveaux venus que tous les
prisonniers du camp avaient été émasculés, ils affirmaient
que’ de méme quils avaient perdu leur virilité et la capa-
cité de se révolter, les arrivants étaient condamnés a l’im-
puissance.
En général, lorsque les anciens prisonniers utilisaient leur
expérience pour faire peur aux nouveaux, c’était pour ou-
blier leur impuissance en intimidant autrui. Mais cette réac-
tion de défense faisait également le jeu des S.S. car elle
affaiblissait la capacité de résistance des nouveaux prison-
niers sans renforcer celle des anciens.

Les fantasmes.

J'ai déja évoqué la tendance des anciens prisonniers a se


laisser aller & des réveries mégalomaniaques. Il faut ajouter
que les prisonniers fuyaient presque constamment dans le
réve une réalité déprimante. Ce qui était grave, c’est que
trés rapidement ils n’arrivaient plus 4 distinguer le fantasme
de la réalité. Il y avait constamment des rumeurs sur des
améliorations éventuelles du régime concentrationnaire ou
sur une libération prochaine. Le contenu de ces rumeurs
variait d’un individu 4 l’autre. Mais malgré ces particu-
larités, presque tous les prisonniers aimaient 4 en parler
et en beaucoup de cas, les fantasmes prenaient un caractére
collectif ou devenaient des folies a deux, trois, quatre ou
plus.
La crédulité de la plupart des prisonniers défiait la raison
et ne peut s’expliquer que par le besoin qu’ils avaient de se
réconforter au moyen de rumeurs optimistes, auxquelles ils

224
SITUATIONS EXTREMES : LES DEFENSES

ajoutaient foi en dépit de leur invraisemblance. Inverse-


ment, lorsqu’ils étaient déprimés, ce qui était plus courant,
ils semblaient trouver du soulagement A justifier leur état
d’4me par des rumeurs alarmistes.
Certaines rumeurs réapparaissaient périodiquement, bien
qu’elles ne fussent jamais confirmées par les faits. On par-
lait d’une amnistie généralisée 4 l’occasion du cinquiéme, du
septiéme ou du dixiéme anniversaire du Troisiéme Reich, de
lanniversaire d’Hitler', de la victoire en Occident. Selon
d’autres rumeurs, le ministére de la Justice allait prendre en
charge les camps et réviser les motifs de détention, la disso-
lution des camps était proche, etc. Les rumeurs négatives
affirmaient que tous les prisonniers ou certains groupes,
seraient exterminés lors de Ja déclaration de la guerre, a la
fin de la guerre ou a Ioccasion d’un autre événement
imminent.
Les prisonniers croyaient 4 ces fantasmes pendant un
temps, se bercaient de ceux qui étaient réconfortants, et se
sentaient plus déprimés encore lorsqu’ils se dissipaient. Tout
en ayant été inventées en vue d’un soulagement, les rumeurs
affaiblissaient la capacité des détenus 4 juger la situation
correctement. Dans une trés grande mesure, elles n’étaient
que l’expression de la tendance générale 4 nier la réalité
de lenvironnement. Les prisonniers désiraient cela si ardem-
ment que trés souvent, ils choisissaient purement et simple-
ment de réver éveillés au lieu de vivre. .
Ces réves auraient pu étre inoffensifs si les détenus
s’étaient trouvés dans une prison ordinaire ou méme au
cachot. Ils auraient pu étre un passe-temps utile. Mais
beaucoup de prisonniers s’y livraient d’une facgon dangereu-

1. Il y avait parfois une ombre de vérité dans ces rumeurs, Lors


du cinquantitme anniversaire de Hitler, 10 % des détenus de
Buchenwald furent libérés.

225
LE CUR CONSCIENT

sement systématique. Ils se comportaient comme si leur


environnement antérieur n’avait pas disparu. En imagination,
ils revenaient a leur situation ancienne. Si cela leur procu-
rait un soulagement temporaire, cela les empéchait aussi
d’affronter efficacement la réalité des camps. Plus insidieu-
sement, c’était une autre facon de ne pas regarder autour
de soi, de ne pas observer pour son propre compte, de ne
rien remarquer. Une fois de plus, les défenses psychiques
allaient dans le méme sens que la pression visant 4 réduire
les prisonniers 4 une passivité dangereuse.
Quant A ceux qui inventaient les rumeurs, certains le
faisaient par désir de prestige, encouragés par l’avidité avec
laquelle les autres les écoutaient. Leur emprise sur la réalité
était si affaiblie et leur besoin de satisfaction affective si
grand que souvent ils ne se rendaient pas compte quils
affabulaient, et comprenaient encore moins ce qui les y
poussait. Par ailleurs, comme ils manquaient de toute infor-
mation importante, ils y substituaient des détails insigni-
fiants. Ce besoin de savoir, alors que Vinformation était
inaccessible, combiné au besoin de se donner de l’importance,
d’étre le centre de l’attention, d’étre écouté au lieu d’étre
rudoyé, aboutissait 4 l’invention de rumeurs. Mais elles se
retournaient contre leurs auteurs. Il leur fallait subir le res-
sentiment, voire les insultes, de ceux qui les avaient crus.
La nature contradictoire de ces fantasmes ajoutaient a
leur effet démoralisant. Tous les prisonniers haissaient le
nazisme, méme lorsqu’ils avaient inconsciemment adopté
certaines de ses valeurs. La fin du nazisme signifiait la fin
des camps de concentration. Donc leur haine pour le régime
et leur désir de libération les incitaient 4 souhaiter la fin
du nazisme. Mais la fin du nazisme signifiait la fin de
l’Allemagne. Beaucoup de prisonniers allemands hésitaient
a la payer de ce prix. Il y avait aussi le risque que les S.S.
n’exterminent Jes prisonniers avant leur anéantissement. On
supposait en général qu’ils le feraient.

226
SITUATIONS EXTREMES : LES DEFENSES
Le probléme des prisonniers juifs était différent. Jus-
qu’en 1940, beaucoup d’entre eux étaient libérés s’ils avaient
la possibilité d’émigrer immédiatement. Mais il était évi-
dent qu’ils n’étaient libérés que dans les moments ow le
régime se sentait fort. Sitét qu’il se sentait menacé, il en
exterminait un grand nombre. Il en résultait que si les
prisonniers juifs souhaitaient la destruction de J’ennemi, ils
souhaitaient en méme temps (jusqu’ en 1940) qu’il reste fort
jusqu’a ce qu’ils aient pu émigrer et, par la suite, que son
pouvoir ne soit pas ébranlé pour éviter leur extermination
et celle de leurs familles.
Etre incapable de résoudre un dilemme aussi crucial peut
facilement détruire I’équilibre psychologique. De méme est-il
psychologiquement dangereux de désirer un événement qui
entrainerait la mort pour soi et ses amis. La nature contra-
dictoire de ces désirs et de ces réves que les prisonniers
substituaient 2 une évaluation réaliste de la situation était
un pas de plus vers le comportement infantile qui leur était
imposé par des conditions de vie aussi anormales.

Le pain et les valeurs morales.

La finalité de la plupart des défenses, psychologiques ou


autres, était avant tout la survie. Les défenses que nous
venons d’évoquer, qui visaient 4 protéger le statut, le res-
pect de soi, l’indépendance d’action, la maturité, étaient
relativement rares. En réalité, la vie des prisonniers était
si menacée qu’il leur restait peu d’énergie ou d’intérét pour
le reste. La plupart du temps, l’intégration psychique devait
étre sacrifiée 4 la survie. Il n’était pas toujours facile de
décider si une défense psychologique avait pour but de
sauver l’une au détriment de l’autre, ni laquelle des deux
était ainsi protégée.
Par exemple, rien n’était plus sévérement réprimé par les

aad
LE CUR CONSCIENT

prisonniers que le vol du pain, si ce n’est lespionnage pour


le compte des S.S. Il y avait de bonnes raisons a cette rigueur,
car le vol d’un morceau de pain pouvait provoquer la mort
de son propriétaire affamé. La pain était considéré comme
la nourriture fondamentale, et ce genre de vol distingué de
tous les autres. Mais la réaction affective 4 l’égard du pain
était différente de celles que les prisonniers avaient a l’égard
des autres aliments. On dénigrait constamment tous les au-
tres aliments distribués dans le camp, mais on se plaignait
rarement de la qualité du pain. Les prisonniers regrettaient
seulement de n’en pas recevoir davantage.
Les S.S. punissaient le vol de pain avec une telle brutalité
que le coupable y survivait rarement. C’est pourquoi le code
des prisonniers excluait sa dénonciation. Les prisonniers
chatiaient eux-mémes les transgressions, en général en bat-
tant le voleur et en le tenant a I’écart avec un ostracisme
qui était presque une condamnation 4 mort en raison de la
dépendance de chaque détenu envers les autres.
Un nouveau prisonnier mentionna un jour que son pain
avait été volé, et que ses soupcons se portaient sur une
personne en particulier. A ses yeux, ce n’était pas encore
important, car sa famille lui envoyait de l’argent qui lui
permettait de s’approvisionner au magasin du camp. Mais
le chef de chambrée entendit la conversation. En tant qu’an-
cien, il s’indigna, exigeant que le prisonnier révélat le nom
du voleur. Celui-ci refusa, en déclarant que le voleur avait
plus faim que lui et qu'il n’entendait pas aggraver sa mi-
sére par un chatiment hors de proportion avec le délit. Il
s’obstina dans cette attitude, et l’on fit appel au chef de
bloc, qui représentait le degré hiérarchique supérieur. Bien
qu’en proie a des sentiments contradictoires, celui-ci me-
naca le prisonnier de sévéres pénalités sil ne dénoncait
pas le voleur. Le prisonnier résista aux menaces comme aux
coups. Les deux chefs perdirent patience, et annoncérent
quwils allaient le livrer aux S.S. Ils se mirent en route vers

228
SITUATIONS EXTREMES : LES DEFENSES
la grille ot se trouvaient les bureaux des S.S. en alternant
la violence et la persuasion. Mais au dernier moment, ils
renoncérent a pousser l’affaire jusqu’au bout, partagés entre
la honte et Virritation, et il n’en fut plus question.
Cet exemple inhabituel de courage individuel de la part
d’un prisonnier encore bien intégré montre dans quelles
conditions les prisonniers luttaient pour préserver leur dignité
et leur vie. Dans ce cas, le prisonnier avait réagi comme
il Yet fait en dehors du camp. Une fois provoqué tout
dépendait de sa capacité a résister 4 la pression de la ter-
reur et de la violence, et particuliérement a leur pouvoir
daffaiblir ses normes morales individuelles. Tolérer qu’on
‘vole du pain était mortel, mais faire violence aux valeurs
sur lesquelles on fondait sa vie I’était tout autant. II fallait
opter entre l’inanition morale ou Il’inanition physique et la
plupart des prisonniers finissaient par choisir de sauver leur
pain plutdt que le respect de soi.

Le travail.

Il était particuliérement difficile de distinguer avec pré-


cision la survie morale et la survie physique lorsque les
systemes de défenses étaient édifiés autour du travail. Il
nétait pas toujours possible de dire quand une attitude
était une défense psychologique contre une désintégration
de la personnalité et quand elle était une acceptation inté-
rieure des valeurs des S.S.
Jai dit que les prisonniers souffraient d’étre contraints
a des travaux absurdes, que cela contribuait 4 la désinté-
gration de la personnalité. Ici, on peut discuter du probléme
inverse. Par souci d’amour-propre, certains prisonniers es-
sayaient de bien faire leur travail. Ils ne l’admettaient pas
en général, mais lorsqu’ils se justifiaient, c’était, par exemple,
en affirmant que ce que les prisonniers produisaient ser-

229
LE CUR CONSCIENT

vait A tous les Allemands et pas seulement aux S.S.


Par exemple, les prisonniers récupéraient les déchets mé-
talliques en raison de la pénurie des matiéres premiéres.
Lorsqu’on leur faisait remarquer qu’ils contribuaient 4 effort
de guerre des nazis, ils rationalisaient leur comportement en
déclarant que cela enrichissait la classe ouvriere allemande.
Lorsqu’il s’agissait de construire des batiments pour la
Gestapo, ils discutaient pour décider s’ils devaient le faire
bien. Les nouveaux venus étaient partisans du sabotage, les
anciens prisonniers pour l’ouvrage bien fait. Une fois de plus,
ils se justifiaient en déclarant que ces batiments seraient
utiles 4 la nouvelle Allemagne. Ou encore, ils affirmaient
que peu importait qui profiterait de ces batiments, qu'il
fallait travailler correctement afin de se sentir homme. Ou
encore il se réfugiait dans la généralité: quoi qu’on entre-
prit, il fallait le faire bien.
La majorité des anciens prisonniers se rendaient compte
quils n’auraient pu continuer a travailler pour les S.S. sans
ces justifications. Certains allaient méme jusqu’a prétendre
que la qualité de leur travail et de leur rendement démon-
treraient aux S.S. qu’ils n’étaient pas la lie de la terre,
comme ceux-ci le prétendaient. Ceux-la tendaient dange-
reusement A s’identifier aux S.S. puisqu’ils en attendaient
du prestige. Mais les raisons psychologiques d’une telle atti-
tude étaient multiples. En travaillant bien, un prisonnier
pouvait sauver sa vie en évitant les affectations plus dange-
reuses, comme dans le cas des briqueteurs juifs que j’ai
évoqué.
Ce n’était pas par accident qu’un travail physique parti-
culigrement dur était une des principales formes de punition.
Cette pratique avait pour origine le grief que la classe ou-
vriére allemande, influencée par les slogans des socialistes,
des communistes et finalement des nazis, entretenait contre
les classes moyennes, accusant leurs membres d’étre inca-
pables d’un « véritable » travail parce qu’ils jugeaient dégra-

230
SITUATIONS EXTREMES : LES DEFENSES

dant tout effort manuel’. Néanmoins, lorsque le produit du


travail des détenus avait un intérét pour les S.S., ils étaient
moins souvent maltraités parce que des chatiments trop sévéres
auraient réduit leur rendement.
Lorsqu’on obligeait les prisonniers 4 tirer de lourdes char-
rettes au lieu d’utiliser des tracteurs, c’était illogique du
point de vue de la productivité, mais le résultat final avait
encore un certain intérét. Il arrivait que les S.S. ordonnent
aux prisonniers de jeter leurs pelles et de remplir un tombe-
reau de sable avec leurs mains. C’était dans l’intention de
les dégrader en leur signifiant qu’ils étaient indignes de leurs
outils, ou de les punir en rendant leur travail plus difficile
et plus ridicule. Néanmoins, le tombereau devait étre rempli
et arriver 4 destination. C’est pourquoi le S.S. aprés avoir
fait sentir aux prisonniers leur dégradation et obtenu la
soumission exigée, leur ordonnait de reprendre leurs pelles.
De telles considérations n’intervenaient plus lorsqu’on
ordonnait aux prisonniers de «faire du sport» ou de se
livrer 4 quelque autre activité absurde. Son unique but était
de punir. Les matins ot il y avait du brouillard et ot Ja

1. Les S.A. et les S.S. détestaient particuligrement les prisonniers


appartenant aux professions libérales et d’une facon générale aux
couches cultivées de la population. Ils les haissaient davantage que
leurs adversaires socialistes et communistes de la classe ouvriére,
parce qu'il s’y ajoutait du ressentiment de classe. Les communistes
et les socialistes avaient lutté contre les S.S. et les S.A., montrant
par 1a qu’ils les prenaient au sérieux et les traitaient sur un pied
dégalité. L’intelligentsia, et pas seulement en Allemagne, leur avait
opposé la dérision. Pendant un long moment, entrer dans le camp de
concentration avec des lunettes 4 monture d’écaille était un danger
morte]. Elles demeuraient le symbole fatal de l’intelligentsia méme
lorsque toutes les autres différences de classes avaient disparu entre
les détenus. Le prisonnier des classes moyennes était en butte aux
persécutions des S.S., affecté aux travaux les plus durs et constam-
ment battu, jusqu’éA ce qu’il les remplac4t par des lunettes A mon-
ture plus modeste. On I’appelait Brillenschlange, mot A mot: ser-
pent A lunettes, en réalité « cobra ».

231
LE CCEUR CONSCIENT

visibilité était si mauvaise que les S.S. n’osaient pas en-


voyer les prisonniers au-dela de l’enceinte du camp, tous
les -groupes qui travaillaient au-dehors recevaient parfois
ordre de faire du sport jusqu’A ce que la visibilité se soit
améliorée. Cela consistait tantét & faire de la gymnastique,
tant6ét A ramper ou se rouler dans la boue, la neige, la glace.
Un jour ob des tas de graviers encombraient le terrain de
parade de Buchenwald, les prisonniers durent se laisser
rouler de haut en bas jusqu’é se couper sur le bord tran-
chant des pierres. Une heure de sport faisait plus de mal
que toute une journée de durs travaux’. On n’imposait pas
de telles activités a la minorité des prisonniers travaillant
dans les ateliers parce qu’ils pouvaient le faire 4 la lumiére
électrique.
C’était souvent pour ces raisons que les prisonniers s’ef-
forcaient de travailler bien dans l’espoir d’étre affectés 4 un
groupe qui était utile aux S.S. et dont les membres cou-
raient moins de risques. Il n’y avait que deux exceptions.”
L’une concernait les groupes ot la cadence du travail dépen-
dait de celle des machines. La seconde, les groupes qui
devaient effectuer un travail dans un temps donné. C’était
les affectations les plus redoutées. Comme je lai dit au
début de ce livre, une des contradictions de la technologie
modeme tient 4 ce que les machines inventées pour amé-
liorer la vie de homme Il’ont souvent asservi. Dans les
camps, aucune considération humanitaire ne freinait cette
possibilité qui se manifestait avec une brutale évidence.
Le travail dans les carriéres était particulitrement redouté
des prisonniers parce que la vitesse avec laquelle les pierres
devaient étre cassées, transportées et le gravier déblayé dépen-
dait de la machine. C’était des dévoreuses d’>hommes. On
prétendait, qu’a Dachau, les S.S. avaient jeté des hommes

1. Kupfer, op. cit.

232
SITUATIONS EXTREMES : LES DEFENSES

dans la bétonniére, ce qui est possible. L’essentiel est que les


prisonniers qui alimentaient la machine le croyaient et’ que
les S.S. les menagaient fréquemment d’une telle fin s’ils ne
travaillaient pas assez vite.
Travailler contre la montre était tout aussi redoutable.
En 1943, Himmler ordonna la construction d’une voie de
chemin de fer entre Buchenwald et Weimar. Il y avait une
douzaine de kilométres 4 couvrir et une dénivellation de
trois cents métres. Il spécifia que la voie devait étre inau-
gurée trois mois plus tard. L’officier de S.S. auquel on
confia cette mission déclara qu’il était impossible de respecter
ce délai. Il fut remplacé par un autre officier qui s’était
acquis une réputation de garde-chiourme a Sachsenhausen.
Celui-ci enréla deux équipes travaillant pendant douze
heures dont les membres étaient battus en permanence, en
langant des chiens policiers sur ceux qui faisaient mine de
ralentir la cadence.
Ce fut une entreprise terriblement meurtriére. Les acci-
dents graves (on ne tenait pas compte des autres) se chif-
fraient par douzaines tous les jours, mais la voie fut terminée
a temps. Sité6t que Ja premiére locomotive passa sur les
rails, elle s’effondra. Les réparations se révélérent ineffi-
caces et il fallut tout recommencer, ce qui prit six mois’.
Cela pour l’efficacité d’une main-d’ceuvre d’esclaves.
Néanmoins, il serait erroné de croire que le travail exigé
des prisonniers était en soi au-dela des forces humaines. Au
contraire, il était plutdét rare que les S.S. ou les kapos exigent
Vimpossible, que ce fit pour « achever» un prisonnier ou
pour se conformer a la cadence d’une machine ou a un déiai.
Le travail n’était pas la cause premiére de la mortalité
élevée des camps.
En général, les prisonniers ne le supportaient pas en

1. Kogon, op. cit.

Za3
LE CCEUR CONSCIENT

raison de leur épuisement physique et psychologique. La


l
malnutrition, le manque de repos, rendaient tuant un travai
nt
normalement faisable. En outre, les stimulants qui existe
.
méme dans les usines les plus mécanisées faisaient défaut
Il 'n’y avait ni salaire 4 dépenser avec une certai ne liberté de
choix, ni espoir d’avancement. Le travail était contraire aux
désirs et aux valeurs des individus parce qu’il servait ceux
qui les tourmentaient. Il était dénué de sens, imposé de l’ex-
térieur, non gratifiant, répétitif et mortellement ennuyeux
d’autant plus que les prisonniers ne pouvaient ni jouir du
résultat ni espérer de reconnaissance.
Ils avaient cependant de multiples motifs de bien travailler.
Cela accroissait leurs chances de survie et parfois on les
affectait a des postes moins dégradants. Ils en éprouvaient
une fugitive satisfaction d’amour-propre. Mais en méme
temps, cette solution créait un conflit puisque, pour se
sentir utile, il leur fallait servir l’ennemi. Cela, en retour,
était encore plus destructeur pour leur dignité. Non seule-
ment ils devaient servir bien ceux qu’ils méprisaient en
étant méprisés d’eux, mais leur amour-propre dépendait de
Yopinion d’un ennemi mortel.

L’anonymat.

L’effacement de soi représentait une défense qui plus que


tout autre contribuait A réduire le prisonnier 4 l’éiat de
soumission enfantine que souhaitaient les S.S. afin de
pouvoir le manipuler plus facilement. Ne pas se singula-
riser pour ne pas se faire remarquer était le meilleur moyen
de survivre comme |’a montré le cas malheureux des fréres
Hamber.
Il était impossible de respecter tous les ordres et inter-
dictions si l’on voulait rester en vie. Donc il s’agissait de ne

234
SITUATIONS EXTREMES : LES DEFENSES

pas se faire prendre. Ce n’était pas une solution congue


par les prisonniers, c’était celle que les S.S. voulaient qu'ils
adoptent. Les S.S., du commandant de camp aux simples
soldats, ne cessaient de répéter: prenez garde de ne pas
vous faire remarquer, de ne pas attirer notre attention.
Autrefois, l’enfant bien élevé devait étre vu mais pas entendu,
cest-a-dire ne jamais riposter ou exprimer une opinion.
Les prisonniers devaient pousser la perfection plus loin. Ils
devaient se rendre invisibles. Cela signifiait qu’il fallait qu’ils
s'intégrent a la masse jusqu’a perdre toute individualité et
ne plus pouvoir étre distingués des autres.
L’utilité de cette totale dissolution dans la masse se
manifestait en d’innombrables circonstances. Par exemple,
lors de l’appel du matin, les prisonniers se bousculaient pour
les places les moins visibles. La raison en était que la mau-
vaise humeur des chefs de bloc ou de chambrée ou celle
des S.S., plus grave, se déchargeait sur ceux qui étaient le
plus facilement accessibles. Si des prisonniers n’étaient pas
capables de conserver un garde-a-vous rigide, c’était ceux
qui se trouvaient sur le pourtour de la formation qui récol-
taient les coups. Il en allait de méme pour ceux dont les
chaussures ou les uniformes n’étaient pas irréprochables.
On était plus 4 l’abri lorsqu’on était de tous cdtés entouré
de prisonniers.
Ce n’était pas la seule raison d’éviter de s’exposer. Lors-
qu’on était dans le premier rang, il était impossible de ne
pas voir ce qui se passait sur le terrain de rassemblement.
On voyait partout des kapos injurier ou battre ceux qui bou-
geaient, ou n’étaient pas parfaitement alignés. Les S.S. mon-
traient plus de brutalité encore. Pour les raisons que j’ai
citées, non seulement il valait mieux, par souci de sécurité, ne
rien voir, mais cela vous protégeait contre la fureur impuis-
sante que vous inspirait ce spectacle.
Il arrivait que l’appel se prolonge pendant des heures,
parce qu’il y avait eu une erreur ou parce que I’obscurité ou

235
LE C@UR CONSCIENT

le brouillard empéchaient les prisonniers d’aller a leur tra-


vail et qu’on les obligeait & demeurer au garde-a-vous. Il
était difficile de contréler ceux qui se trouvaient a J’intérieur
de Ja formation. Ils pouvaient se détendre et bavarder.
Il s’y ajoutait la peur d’étre remarqué dans le marché
d’esclaves qui se tenait quotidiennement. Chaque matin,
aprés l’appel, les prisonniers qui n’avaient pas recu d’affec-
tation couraient avec anxiété se joindre a un groupe plus
nombreux qui n’avait pas de travail ce jour-la. Il fallait
faire vite, car un prisonnier fatigué qui trainait les pieds
attirait toujours l’attention. On supposait qu’il avait été
exclu de son groupe de travail comme indésirable et on
Vaffectait a celui qui effectuait les taches les plus dures.
Etant fatigué et incompétent, il était un fardeau pour le
camp, quelqu’un qu’il valait mieux achever. On avait plus
de chances d’échapper A ce sort en disparaissant dans la
masse.
Donc, quelle que fat la situation, se rendre invisible repré-
sentait la premiére régle de défense. Cela réduisait les
hommes au comportement des animaux qui, eux aussi,
s’efforcent de ne pas étre vus, ou aux enfants qui se mas-
quent le visage ou essaient de fuir lorsqu’ils sont affrontés
a un danger. Cet anonymat forcé était une bonne défense
contre les dangers réels du camp. Mais il impliquait un
effort délibéré pour renoncer a l’individualité et l’initiative,
qualités nécessaires pour faire face aux crises constantes
qui se produisaient dans le camp.
Ces attitudes avaient un autre avantage il est vrai. En
n’ayant pas de volonté propre on n’était pas exposé 4 agir
contrairement 4 ses désirs ni a les refouler ou les nier. Ne pas
avoir de personnalité distincte vous évitait de devoir la
cacher et de craindre qu’elle ne se manifeste intempestive-
ment au risque de vous coder la vie. L’anonymat impliquait
une sécurité relative, mais aussi le renoncement a toute per-
sonnalité bien que le corps continudt 4 vivre pendant un
5

236
SITUATIONS EXTREMES : LES DEFENSES

temps dans une plus grande sécurité. Mais sitét qu'il se


produisait une situation exigeant de la clairvoyance, de
LPinitiative, de la décision, c’était ceux qui avaient renoncé
a leur personnalité pour sauvegarder leur sécurité physique
qui étaient le moins capables de protéger ce corps auquel ils
avaient sacrifié leur humanité.

Rudes réveils.

L’intégration psychique était également compromise par le


probléme de Vhostilité accumulée. Psychologiquement, il
était plus difficile d’en venir 4 bout que de Vhostilité des
autres. Les prisonniers étaient tous terriblement irrités ne
fat-ce que parce que les gardes et les autres détenus inter-
féraient constamment avec tout ce qu’ils auraient aimé
faire. Il en résultait un accroissement constant de I’agres-
sivité. Ce qui se passait au réveil illustre les pressions per-
manentes qui détruisaient le respect de soi de chacun.
Les prisonniers étaient brutalement tirés du sommeil bien
avant d’étre reposés. A Dachau, les sirénes sonnaient a
trois heures quinze en été, un peu plus tard en hiver. Les
prisonniers avaient trois quarts d’heure pour se préparer.
Cela semble raisonnable mais pas dans les conditions de
vie du camp. Dés que la siréne retentissait, elle déclenchait
une agitation frénétique tandis que les prisonniers luttaient
pour accomplir toutes leurs taches personnelles et officielles
dans le temps alloué.
C’était une situation ot une coopération amicale entre
prisonniers et l’aide des chefs de bloc et de chambrée aurait
pu tout changer. Il existait dans chaque groupe une coopé-
ration entre quelques amis, mais elle était inefficace face
au désordre féroce de la majorité. Dans ces instants de
frénésie, les nouveaux venus génaient toujours les anciens,

237
LE CCEUR CONSCIENT

de méme que les individus qui ne pouvaient pas se plier 4


une discipline rigide.
Dans trés peu de blocs on réussissait a triompher de
cette premiére épreuve dans l’ordre, sans tension, angoisse,
querelles, empoignades, injures. Il n’y avait une paix rela-
tive que dans les blocs ot logeaient des détenus de longue
date, lorsqu’ils étaient dirigés par des chefs convenables.
Accomplir les taches imposées dans le temps alloué exigeait
une grande expérience et beaucoup d’habileté de la part de
chaque prisonnier. I] suffisait de quelques individus lents
ou maladroits pour tout désorganiser. Cette habileté n’était
acquise qu’au bout de centaines de répétitions et umique-
ment par des hommes en bonne santé. Ces conditions
n’étaient pas réalisées dans la majeure partie des baraque-
ments.
Cette premiére expérience de la journée était desti-
née 4 démontrer aux prisonniers que leur sort était d’obéir,
que les réglements édictés d’en haut avaient la préséance sur
leur désir naturel de satisfaire leurs besoins physiques. Elle
dressait prisonnier contre prisonnier, rendant la vie intolé-
rable avant que les S.S. se fussent manifestés. Les S.S.
étaient arrivés 4 ce résultat en exigeant un ordre et une
propreté absurdes. Cette contrainte était une des pires tor-
tures du camp, en partie parce que tous les prisonniers
risquaient d’étre punis pour la défaillance d’un seul.
Les deux principales taches de la matinée étaient de faire
son lit, si l’on en avait un, et de nettoyer son placard. La
premiére tache était si difficile que les prisonniers préfé-
raient parfois dormir 4 méme le sol plutét que de défaire
leur lit au risque de n’étre pas capables de le remettre en
état le matin. Si on les prenait sur le fait, ils risquaient
d’étre punis pour infraction au réglement. Méme un prison-
nier expérimenté et adroit avait besoin de dix a quinze minu-
tes pour faire son lit. Certains prisonniers ne parvinrent
jamais a l’apprendre, surtout les plus 4gés qui avaient du

238
SITUATIONS EXTREMES : LES DEFENSES

mal a se tenir en équilibre sur la couchette inférieure pour


arranger la supérieure.
On n’avait pas le droit d’allumer la lumiére avant la
siréne, donc il était impossible de faire les lits d’avance.
Sit6t qu’elle retentissait, les prisonniers sautaient hors du
lit et ceux qui occupaient les couchettes supérieures commen-
¢aient. Ceux de la couchette inférieure leur disait de ne pas
déformer leur matelas, alors qu’il était presque impossible
de l’éviter. Puis on les incitait 4 se hater afin que le prison-
nier de la couchette inférieure puisse entreprendre de faire
son propre lit. Cela créait de véritables haines. Il en allait de
méme des occupants de lits adjacents, car un lit terminé
pouvait facilement étre dérangé par le prisonnier qui faisait
le lit voisin.
Faire le lit consistait a lisser les paillasses jusqu’a ce
qu’elles soient plates comme ume table et que leurs cétés
aient la forme d’un rectangle absolu. L’oreiller, lorsqu’il
y en avait un, devait étre faconné en cube parfait. Puis
Poreiller et le matelas devaient étre couverts d’une couver-
ture 4 carreaux bleus et blancs. Les carreaux étaient petits,
mais les couvertures devaient étre placées dans un aligne-
ment parfait, horizontal et vertical. Pour compliquer les
choses, non seulement chaque lit devait étre irréprochable,
mais toute la rangée de couchettes devait étre dans un ali-
gnement irréprochable. Certains S.S. vérifiaient avec des
métres et des niveaux la correction de l’alignement et des
angles. D’autres tiraient a travers les lits pour s’assurer qu’ils
étaient absolument plats.
Si le lit d’un prisonnier n’était pas irréprochable, le pri-
sonnier était puni. Si plusieurs lits étaient jugés insatisfaisants
dans un baraquement, c’était tout le groupe qui était chatié.
A la peur individuelle du chatiment s’ajoutait la pression des
autres qui craignaient d’étre punis si le lit ou le placard
d’un membre du baraquement n’étaient pas en ordre. L’état
des lits préoccupait le détenu en permanence car il n’était

239
LE CCEUR CONSCIENT

jamais certain que quelqu’un, par inadvertance ou malice déli-


bérée, ne dérange le sien ou n’y fasse tomber de la pous-
siére, et s’il constatait qu’un autre était mal fait, il redoutait
des sanctions collectives.
Beaucoup de prisonniers qui n’arrivaient pas 4 apprendre a
faire leur lit payaient quotidiennement en argent, travail ou
nourriture, d’autres détenus disposés 4 s’en charger. En géné-
ral, en raison de la hate avec laquelle il fallait exécuter ces
taches matinales, si le groupe n’était pas extrémement bien
organisé, les prisonniers devaient choisir quelles activités ils
sacrifieraient ou négligeraient.
Cette pression était un moyen de plus pour forcer les
hommes 4a travailler avec une précision d’automates, chacun
incitant Tautre 4 la rapidité et a Iefficacité, comme les
rouages d’un engrenage. Elle ne laissait aucun loisir pour la
réflexion personnelle, aucune possibilité d’ordonner indivi-
duellement la succession et le rythme des activités. Elles étaient
réglées de l’extérieur pour empécher toute autonomie de
la part du _prisonnier.
Si Pon passait quelques minutes de plus a se laver, il
fallait renoncer a se brosser les dents, 4 boire le café
matinal ou 4 satisfaire ses besoins naturels. Si l’on était
obligé de refaire son lit aprés une premiére tentative infruc-
tueuse, on n’avait plus d’espoir de se laver et de boire
son café.
Aucun prisonnier n’avait le droit d’utiliser les toi-
lettes et les lavabos aprés la demi-heure affectée A cet
effet. En général, on ne lui permettait d’aller aux latri-
nes que plusieurs heures plus tard. Il fallait donc s’y
prendre avant de quitter le baraquement. Il y avait en
moyenne six 4 huit toilettes ouvertes pour cent a trois cents
hommes, qui souffraient presque tous de troubles diges-
tifs en raison de la nourriture du camp. II en résultait que
les prisonniers qui venaient de s’affronter A propos des lits
S’irritaient contre ceux qui occupaient trop longtemps les

240
SITUATIONS EXTREMES : LES DEFENSES

toilettes. Et le fait d’étre obligé de regarder les autres


déféquer n’améliorait pas les relations humaines. C’était
ainsi que commengait la journée.
Avant méme que le soleil se fat levé, chacun avait da
lutter contre tous, avec ce que cela comportait de tensions,
de dégradations et de dépression. Cette situation était infli-
gée aux détenus avant méme qu’un garde eit pénétré dans
le camp. Méme invisible, le S.S. imposait sa tyrannie 4 une
masse d’hommes incapables d’extérioriser leur colére et
frustrés par leur impuissance.

Les boucs émissaires.

Se décharger de sa colére sur ceux qui l’avaient provoquée,


les S.S. ou les prisonniers dominants, était I’équivalent d’un
suicide. Il fallait la détourner vers un autre objet. Certains
prisonniers s’en prenaient au monde extérieur, mais ils y
trouvaient peu de soulagement car il était hors d’atteinte
et aussi distant affectivement que physiquement.
Lorsque l’agressivité était dirigée contre d’autres prison-
niers, elle ne faisait qu’engendrer d’autres agressions en
raison du cercle étroit de relations ot les prisonniers étaient
enfermés. Dans la plupart des cas, il en résultait un sentiment
de culpabilité, car chacun savait que les autres souffraient
autant que lui. Chaque fois que quelqu’un était agressé, sa
propre agressivité s’en trouvait accrue. Il lui fallait la déchar-
ger d’une fagon quelconque 4 moins de la tourner contre
lui-méme. Personne ne disposait de l’énergie qui lui aurait
permis de sublimer ou d’intégrer cette hostilité. On pouvait
la refouler, et certains s’y efforgaient. Mais cela exigeait trop
d’énergie affective et de volonté. Méme lorsque, fugitive-
ment, on disposait d’énergie et de volonté, elles ne tar-
daient pas a étre dépensées a lutter contre les nouvelles

241
LE CUR CONSCIENT

causes de colére, de fureur et d’exaspération qui ne cessaient


de s’accumuler en chaque prisonnier.
Ce besoin croissant de se décharger de l’agressivité accu-
_ mulée explique en partie la violence que les prisonniers
exetcaient les uns envers les autres. Elle prenait la forme
d’une guerre intestine entre factions, de cruauté envers les
espions, et de brutalité chez les kapos ou les chefs de
baraquements.
Il ne restait qu’une issue: s’en prendre aux minorités.
Au début, il ne s’agissait que des Juifs, mais par la suite
il s’y ajouta certains groupes d’étrangers. Cela présentait un
avantage: ces groupes ne pouvaient pas riposter a l’agres-
sion. Néanmoins, les prisonniers allemands éprouvaient le
besoin de justifier leur comportement. Ils étaient incapables
d’admettre la vérité, c’est-a-dire qu’ils maltraitaient les
groupes minoritaires parce que ceux-ci, dont le sort était
bien pire que celui des prisonniers allemands, ne pouvaient
pas se défendre. Donc, ils se justifiaient en acceptant la
doctrine raciale des S.S.

Les projections.

Tous les prisonniers n’avaient pas la ressource de se déchar-


ger de leur agressivité sur les groupes minoritaires, soit parce
qu’ils en faisaient partie, soit parce qu’ils ne pouvaient accep-
ter une telle attitude ni en eux-mémes ni chez les S.S. La
seule solution de rechange consistait 4 extrapoler et a proje-
ter leur agressivité sur le S.S. Cela leur permettait de s’en
décharger partiellement tout en évitant de s’en prendre a un
ennemi auquel ils attribuaient une force écrasante. Mais
c’était un systtme de défense complétement inefficace,
qu’on peut comparer a leffort illusoire de maitriser des
tensions internes en les extériorisant.
Psychologiquement, une vérification expérimentale aurait

242
SITUATIONS EXTREMES : LES DEFENSES

peut-€tre détruit le mythe du S.S, tout-puissant dont ils


avaient besoin pour se dominer. Mais il fallait éviter cette
vérification & tout prix. Toute tentative de mettre un SS.
a l’épreuve compromettait la survie.
Il en résultait que la conjonction et Tinteraction de
Pimaginaire et du réel ne permettaient guére a ces prison-
niers d’échapper A des tendances psychotiques qui leur
étaient imposées par les circonstances. Les fantasmes nais-
saient des peurs infantiles et de la fureur qu’éprouvait le
prisonnier d’étre contraint A un comportement infantile. II
projetait ces fantasmes sur un S.S. mythique. Le réel qui
alimentait le mythe, c’était la toute-puissance des S.S.
Une impuissance effective, la nécessité d’inhiber toute réac-
tion vindicative, et le besoin de préserver un certain nar-
cissisme contribuaient & engendrer une image mythique du
persécuteur’.
Ceux qui ont étudié la discrimination ont constaté que la
victime réagit souvent d’une facon aussi critiquable que
l’agresseur. On y préte moins attention parce qu’il est plus
facile de V’excuser et qu’on suppose que ce comportement
cessera avec l’agression. Mais je me demande si c’est rendre
service aux persécutés. Leur premier intérét est que la
persécution cesse. Mais c’est improbable s’ils ne compren-
nent pas le phénoméne de la persécution dans lequel la
victime et l’agresseur sont inséparablement associés.
Je vais prendre un exemple concret. Dans l’hiver de 1938,
un juif polonais assassina von Rath a l’ambassade d’Alle-
magne, a Paris. La Gestapo en prit prétexte pour intensifier
les actions antisémitiques et persécuter les prisonniers
juifs. Entre autres choses, on leur refusa l’accés du dispen-
saire, excepté dans le cas d’accidents du travail.

1. J'ai déja eu l'occasion de traiter ce sujet dans « The Dynamics


of Anti-Semitism in Gentile and Jew» Journal of Abnormal and
Social Psychology, 42: 2, 1947, p. 153-168.

243
LE CUR CONSCIENT

Presque tous les prisonniers souffraient de gelures qui


.
dégénéraient souvent en gangrene exigeant l’amputation
L’admission des prisonniers juifs au dispensaire dans le cas
de gelures dépendait du caprice d’un soldat S.S. Le pri-
sonnier lui expliquait la nature du mal dont il souffrait et le
S.S. décidait s’il méritait des soins médicaux ou non.
Je souffrais également de gelures. Tout d’abord, je renon¢ai
& tenter d’obtenir des soins médicaux en voyant que les
autres prisonniers juifs n’avaient réussi qu’a se faire injurier.
Puis, les gelures s’aggravant, j’eus peur de l’amputation. Je
tentai donc ma chance.
Lorsque j’arrivai au dispensaire, les prisonniers faisaient la
queue comme d’habitude et il y avait parmi eux une ving-
taine de Juifs atteints de gelures graves. Ils discutaient de
leurs chances d’étre admis dans le dispensaire. La plupart des
Juifs avaient arrété un plan détaillé. Les uns avaient linten-
tion de mettre en avant les services qu’ils avaient rendus a
Allemagne pendant la Premiére Guerre mondiale, leurs
blessures, leurs décorations. Les autres avaient l’intention de
souligner la gravité de leurs gelures. Quelques-uns avaient
décidé de bluffer et de dire par exemple qu’un officier SS.
leur avait ordonné de se rendre au dispensaire.
La plupart d’entre eux semblaient convaincus que le S.S.
de service était incapable de percer leurs stratagémes. Ils
me demandérent ce que je projetais de dire. N’ayant aucun
plan précis, je répondis que je me réglerai sur le compor-
tement du S.S. a l’égard des prisonniers juifs qui souf-
fraient d’engelures comme moi. Je doutais de la sagesse
qu’il y avait A arréter d’avance une tactique en raison de la
difficulté de prévoir les réactions d’un individu qu’on ne
connait pas.
Les prisonniers réagirent comme ils l’avaient déja fait en
d’autres circonstances lorsque j’avais formulé des idées ana-
logues. Ils affirmérent que tous les S.S. se ressemblaient,
quwils étaient également haineux et stupides. Comme d’ordi-

244
SITUATIONS EXTREMES : LES DEFENSES

naire, toute contrariété était immédiatement déchargée sur


la personne qui l’avait provoquée ou se trouvait 4 portée.
Ils m’insultérent donc en m’accusant de ne pas vouloir par-
tager mon plan avec eux ou d’avoir intention d’utiliser un
des leurs. Ils étaient irrités a T'idée que je fusse prét a
affronter l’adversaire sans préparation.
Aucun des prisonniers juifs qui se trouvaient devant moi
ne fut admis dans le dispensaire. Plus ils plaidaient, plus le
S.S. s’irritait et devenait violent. Les protestations de souf-
france l’amusaient et les allusions aux services rendus a
PAllemagne le rendaient furieux. Il rétorquait avec fierté que
lui ne se laissait pas duper par des Juifs et que le temps
ou les Juifs arrivaient 4 leur fin 4 force de lamentations était
passé.
Lorsque mon tour arriva, il me demanda en hurlant si je
savais que les Juifs n’étaient admis dans le dispensaire que
pour des accidents du travail, et si c’était la raison de ma
présence. Je répondis que je connaissais le réglement, mais
que je ne pouvais pas travailler tant que mes mains ne
seraient pas débarrassées de la chair morte. Les prisonniers
n’ayant pas le droit d’avoir de couteau, je demandais qu’on
coupat la chair morte 4 ma place. Je m’efforcais de m’en
tenir aux faits, en évitant la supplication, la déférence et
larrogance. II riposta: « Si c’est tout ce que vous voulez, je
vais arracher la chair moi-méme >». Il se mit 4a tirer sur la
peau malade. Comme elle ne se détachait pas aussi facile-
ment qu'il s’y attendait, il me fit signe d’entrer dans le
dispensaire.
A Vintérieur, aprés m’avoir regardé avec malveillance,
il me poussa dans I’infirmerie et ordonna au prisonnier qui
faisait fonction d’infirmier de s’occuper de la plaie. Il ne
cessa de m’observer en guettant des signes de souffrance, mais
je réussis 4 les réprimer. Sitét la chair morte enlevée, je
me préparai a partir. Surpris, il me demanda pourquoi je
n’attendais pas les soins. Je répondis que j’avais obtenu le

245
LE CCUR CONSCIENT

service que j’avais demandé. Il ordonna a Vinfirmier de


faire une exception et de soigner ma main. Alors que javais
quitté l’infirmerie, il me rappela pour me donner une carte
qui me donnait droit 4 la continuation des soins et a étre
admis dans le dispensaire sans inspection 4 l’entrée.

La victime.

Cet incident me permettra d’exposer certains aspects de la


discrimination des minorités en guise de défense psycholo-
gique, qui était si répandue dans les camps.
Il y a bien entendu, a l’origine de ce type de défense, une
différence considérable entre I’agresseur et la _ victime.
Comme on I’a fréquemment constaté, l’agresseur se défend
surtout contre des dangers qui ont leur origine en lui-méme.
La victime, elle, se défend surtout contre des dangers prove-
nant de l’environnement, c’est-a-dire contre la menace de
persécution. Mais au fur et 4 mesure que la situation évolue,
les deux types de réactions défensives deviennent fonction de
motivations subjectives plus que de pressions objectives, bien
que V’individu ait illusion qu’elles lui sont imposées de
l’extérieur. Les antagonistes réagissant 4 leurs pulsions plus
qu’a la réalité, il est compréhensible qu’ils aient des traits
communs.
Par exemple, les Juifs et les S.S. se comportaient les
uns et les autres comme s’ils étaient en proie 4 des illusions
paranoides. Chaque groupe était convaincu que les membres
de l’autre étaient des sadiques dénués d’inhibition, inintelli-
gents, d’une race inférieure et sexuellement pervers. Chaque
groupe accusait l’autre de ne s’intéresser qu’aux biens
matériels et de n’avoir aucun respect pour un idéal et des
valeurs intellectuelles et morales. Dans chacun des groupes
il y avait des individus qui méritaient ces critiques. Mais
leur curieuse similitude montre que les deux groupes avaient

246
SITUATIONS EXTREMES : LES DEFENSES

recours a des mécanismes de défense analogues. En outre,


chaque groupe voyait l’autre A travers un stéréotype et deve-
nait incapable de juger d’une facon objective un membre
de l’autre groupe et par voie de conséquence, sa propre situa-
tion. Pour les membres des groupes minoritaires, par exem-
ple, les Juifs, il efit été d’une importance vitale de raisonner
clairement.
Pendant mon séjour dans le camp, j’ai été frappé par la
répugnance qu’éprouvaient la plupart des prisonniers a
admettre que l’ennemi était composé d’individus et non pas
de répliques identiques d’un seul et méme type. Pourtant,
ils avaient des rapports assez fréquents avec les S.S. pour
constater des variations individuelles considérables. Les
Juifs se rendaient compte que les S.S. avaient concu un sté-
réotype absurde du Juif et supposaient que tous les Juifs se
ressemblaient. Les Juifs savaient que cette image était fausse
mais ils simplifiaient de la méme facgon celle du S.S.
On peut se demander pourquoi les prisonniers refusaient
Vidée de différences individuelles entre les S.S. Si, devant
le dispensaire, ils n’ont pas tenu compte de la personnalité
du soldat en formant leurs plans, c’est que quelque méca-
nisme psychologique s’y opposait. On en trouvera la clef dans
leur réaction violente devant mon propre manque de pré-
paration.
Les prisonniers semblaient tirer un certain sentiment de
sécurité et de soulagement affectif de leurs plans préconcus
plus ou moins compliqués. Mais ces plans étaient fondés sur
la supposition que tous les S.S. réagissaient de la méme
facon. Toute attitude mettant en question le stéréotype du
S.S. leur faisait craindre un échec. Et sans plan, ils eussent
été obligés de faire face A une situation dangereuse, désarmés
et angoissés par l’imprévisible. Ils n’étaient ni disposés ni
capables de supporter cette angoisse, ils préféraient donc
penser que les réactions du S.S. étaient prévisibles et dresser
des plans en conséquence. En persistant a considérer le S.S.

247
LE C@UR CONSCIENT

comme un individu, j’ébranlais leur illusion de sécurité, et la


colére violente qu’ils en ressentirent contre moi s’explique
par lintuition du danger.
La fonction du stéréotype n’était pas seulement de leur
permettre de surmonter leur angoisse. Par exemple, selon le
stéréotype, chaque S.S. était un homme borné, inculte, de
statut social inférieur. Ces caractéristiques, vraies pour
quelques-uns, étaient attribuées a tous car, sans cela, il eat
été moins facile d’ignorer le mépris qu’ils manifestaient aux
prisonniers. On peut ne pas tenir compte de ce que pense
un individu stupide ou dépravé. Mais si ceux qui ont mau-
vaise opinion de nous sont intelligents et honnétes, notre
sentiment de dignité est menacé. Donc, quoi qu'il en fat
en réalité, il fallait que l’agresseur passat pour stupide afin
que le prisonnier pit préserver un minimum de respect
de soi.
Malheureusement, les prisonniers étaient 4 la merci des
S.S. Il est toujours dommageable pour le respect de soi de
devoir s’abaisser. Mais il est pire de devoir se montrer
servile devant un individu méprisable. Donc les prisonniers
se trouvaient devant un dilemme. Ou les S.S. étaient au
moins leurs égaux, par exemple, en intelligence, et les
accusations qu’ils portaient contre les détenus avaient un
certain poids puisqu’elles venaient d’hommes capables de
discernement. Ou les S.S. étaient stupides, et il n’y avait
pas a tenir compte de ce qu’ils disaient. Mais dans ce cas,
les prisonniers se soumettaient a des individus qui leur
étaient trés inférieurs. Par souci de leur statut intérieur
ils ne pouvaient l’admettre d’autant plus que beaucoup des
exigences des S.S. étaient déraisonnables et amorales. Le
fait méme d’étre contraints d’obéir aux ordres des S.S. confé-
rait aux S.S. la supériorité dans ce qui leur manquait le
plus, un pouvoir effectif.
Les prisonniers résolvaient ce conflit en considérant que
les S.S. étaient supérieurs d’une facon particuliére, tout en

248
SITUATIONS EXTREMES : LES DEFENSES

leur étant inférieurs intellectuellement et moralement. Ils


voyaient en eux des adversaires tout-puissants qui n’étaient
pas méme humains. Du fait qu’ils imputaient aux S.S. des
caractéristiques non humaines, il leur était possible de se
soumettre 4 eux sans se sentir dégradés. Ils pouvaient admet-
tre, sans perdre le respect de soi, qu’ils étaient incapables
de lutter contre une brutalité inhumaine ou une conjuration
toute-puissante.
A lintérieur du camp, les contacts personnels entre les
prisonniers et les S.S. étaient fréquents, mais pas d’une
nature telle qu’elle leur permit de comprendre ce qui se
passait dans l’esprit des gardes. Les prisonniers ne pou-
vaient comprendre le comportement des S.S. qu’en ayant
recours a leur propre expérience, et en leur attribuant des
motivations qui leur étaient familiéres. Ils projetaient donc
dans le stéréotype du S.S. la plupart, sinon tous les traits
critiquables de leur propre caractére. Ce processus de pro-
jection les empéchait de prendre conscience de la réalité
individuelle du S.S. Il les obligeait 4 voir en lui un alter
ego qui était le mal incarné.
Il en résultait que le S.S. était toujours plus cruel, plus
assoiffé de sang et plus dangereux que n’importe quel étre
humain ne peut I’étre. Beaucoup d’entre eux étaient dange-
reux, certains cruels, mais seule une petite minorité était
pervertie, stupide, mue par le besoin de torturer et de tuer.
Ils étaient préts 4 tuer ou a brutaliser les prisonniers lors-
qu’on le leur ordonnait et qu’ils pensaient que leurs supé-
rieurs s’y attendaient. Mais le S.S. mythique était en toutes
circonstances un tueur assoiffé de sang.
Cette conviction engendrait une peur du S.S. qui, en beau-
coup de cas, était inutile et injustifiée. La plupart des pri-
sonniers évitaient 4 tout prix d’avoir des rapports avec les
S.S. en s’exposant souvent a des risques accrus. Par exemple,
certains d’entre eux étaient si terrifiés que, sit6t qu’ils étaient
convoqués par un S.S., ils se cachaient. Ces tentatives de

249
LE CCEUR CONSCIENT

fuite étaient toujours sévérement punies, fréquemment par la


mort. Lorsque le prisonnier se présentait, le chatiment était
toujours moins rigoureux.
Curieusement, méme ceux qui commettaient un suicide
ne cherchaient pas a tuer d’abord un garde. C’était en partie
parce que, comme les prisonniers des camps d’extermina-
tion, dont je parlerai dans le chapitre suivant, ils étaient
victimes du stéréotype congu par eux-mémes. Mais il existait
un autre facteur déterminant. Ayant renoncé a tout inté-
rét dans la vie, ils avaient perdu l’énergie de vivre et méme
celle de se venger.
L’économie psychique exigeait que les besoins de compen-
sation et de défense s’expriment en une seule structure psy-
chologique plutét qu’en plusieurs structures coordonnées. Le
mythe du S.S. tout-puissant s’y prétait particuli¢rement bien.
Il était moins dommageable pour le narcissisme du prison-
nier de se soumettre au stéréotype et de s’identifier au pou-
voir illimité qu’il lui attribuait. Le prisonnier parvenait
méme a jouir du relatif sentiment de sécurité qui accom-
pagne la soumission totale et 4 partager le pouvoir du S.S.
d’une facgon détournée.
Emprunter ce pouvoir par des introjections psychotiques
permettait aux prisonniers de satisfaire, d’une fagon précaire
et fugitive, certains de leurs besoins narcissiques. Par ail-
leurs, l’énergie vitale que consommaient ces mécanismes psy-
chotiques les laissait démunis dans les moments ow il efit été
essentiel pour eux de maitriser la réalité et de résister a
lennemi.

Le persécuteur.

Le persécuteur, lui aussi, jugeait sa victime plus redou-


table qu’elle ne I’était. Les S.S., en extériorisant leurs mau-
vaises tendances et en les projetant dans le stéréotype du

250
SITUATIONS EXTREMES : LES DEFENSES

Juif, entre autres, tentaient par ce moyen de se débarrasser


de leurs conflits intérieurs. L’antisémite n’a pas peur du Juif
individuel, relativement insignifiant, mais du Juif mythique,
qu'il a investi de tout le mal qu’il porte en lui-méme.
Il ne sait que trop bien A quel point ses pulsions sont criti-
quables et puissantes. On peut voir dans l’énumération des
caractéristiques que les S.S. attribuaient aux juifs Vindice de
celles qu’ils s’efforgaient de réprimer en eux-mémes. Au
lieu de lutter contre leurs propres pulsions, ils les combat-
taient en persécutant les juifs.
C’est la force de ces pulsions inacceptables qui explique
la violence de la persécution. L’équilibre de ces deux méca-
nismes est fragile. Chaque projection ébranle l’effort de
répression. Le S.S. antisémite était obligé de voir dans le
Juif un individu dangereux, de méme que les prisonniers
étaient obligés d’exagérer le danger que représentaient les
SS.
Les S.S. ne pouvaient pas admettre qu’ils menaient une
guerre d’extermination contre une minorité désarmée. Afin
de justifier le traitement qu’ils faisaient subir aux prisonniers,
il leur fallait invoquer une conspiration puissante et redou-
table des groupes emprisonnés contre I’Etat hitlérien, c’est-2-
dire, eux-mémes. Cette autojustification prenait la forme
d’accusations qui, dans leur forme la plus modérée, compor-
taient la conviction généralisée que les groupes minoritaires
étaient affligés d’infériorités raciales qui risquaient de conta-
miner leurs persécuteurs. Dans leur forme extréme, c’était
la croyance en une ploutocratie juive internationale résolue
a anéantir l’Allemagne.
Les S.S. ne pouvaient pas s’appuyer sur des preuves tan-
gibles, puisque les Juifs n’avaient ni armée, ni flotte, et
quils n’occupaient pas de positions dominantes dans les
grandes puissances étrangéres. C’est pourquoi il fallait suppo-
ser l’existence d’une organisation secréte. Et c’était ce qu’ils
faisaient. Une fois encore, le mécanisme des fantasmes qui

251
LE CCEUR CONSCIENT

e des
déterminaient la persécution devient évident. La pensé
e, peut
antisémites, lorsqu’ils invoquent une conspiration secrét
Il affirme
étre comparée au raisonnement du sujet paranoide.
de ses
que le fait que personne ne reconnaisse l’existence
enntmis est une preuve de leur ruse.
faut
Plus le persécuteur se montre violent, plus il lui
sa
justifier ses actes en arguant de la puissance redoutable de
victime. Plus il croit & l’existence de cette puissance, plus
il éprouve d’angoisse et sera porté 4 la violence. Le persé-
ses
cuteur est donc, lui aussi, pris dans le cercle vicieux de
fantasmes. Cela explique peut-étre pourquoi la persécution,
dés qu’elle se manifeste, se développe par un phénoméne
d’auto-alimentation.
Les prisonniers juifs se prétaient particulierement bien a
la projection de désirs réprimés pour d'autres raisons. La
projection est provoquée par un conflit interne. Les désirs
que l’individu ne réussit pas 4 refouler et qu'il lui faut pro-
jeter sont I’ «ennemi intérieur» de la personnalité. Le
Juif se prétait mieux a cette identification que tout autre
adversaire extérieur, car il vivait dans une société 4 laquelle
il n’était pas pleinement intégré. Le paralléle entre cette
position précaire et les pulsions instinctuelles que le sujet
subit tout en les désapprouvant moralement, est frappant.
Certaines des caractéristiques que les antisémites (et pas
seulement les S.S.) attribuent aux Juifs et qu’ils invoquent
pour justifier leur aversion sont révélatrices. Ils affirment
que les Juifs sont sournois, rusés, faux, intrigants. On peut
user de ces qualificatifs pour décrire la lutte des pulsions
instinctuelles contre les forces de répression. Elles commen-
cent par « intriguer » contre la conscience morale afin d’évi-
ter le blocage. Si la conscience morale ou le respect
de soi interdisent Aa Tindividu de les satisfaire d’une
facon directe, ces pulsions instinctuelles peuvent se mani-
fester par des voies détournées, par exemple, en déjouant
la vigilance de la conscience 4 un moment ol elle n’est pas

252
SITUATIONS EXTREMES : LES DEFENSES

sur ses gardes, comme dans les cas d’apraxie. On peut ici
parler de ruse et de duperie des pulsions instinctuelles.-
Revenons au S.S. qui montait la garde devant le dispen-
saire pour expliquer pourquoi il m/’a traité différemment.
Nous ne savons pas ce qui s’est passé dans son esprit.
Néanmoins, on peut supposer que chaque fois que les Juifs
Pabordaient en fonction de leur stéréotype du S.S. il réagis-
sait en fonction de son stéréotype du Juif. On lui avait appris
que tous les Juifs étaient des laches et des tricheurs, qui abu-
saient des Aryens en les trompant. II savait que ces prison-
niers souhaitaient avoir accés au dispensaire et s’efforcaient
de le convaincre d’enfreindre les ordres qu’il avait recus de
ne pas les y admettre. Il s’attendait que les prisonniers lui
racontent des histoires invraisemblables, qu’ils gémissent et
se plaignent, et fassent appel 4 sa compassion tout en l’inci-
tant 4 commettre une infraction au réglement. L’aborder avec
une histoire congue 4 l’avance revenait a le confirmer dans
ses convictions.
Le stéréotype du « Juif rusé » est une création de I’anti-
sémite. Si un Juif, agissant conformément a ce stéréotype,
réussissait 4 duper un S.S., cela signifierait, psychologique-
ment, que le S.S. était victime de sa propre création. Mais
lorsqu’on projette ses tendances mauvaises, c’est pour s’en
débarrasser et se sentir plus en sécurité. Une projection qui
triompherait de son créateur ne ferait qu’accroitre son sen-
timent d’impuissance. C’est pourquoi le S.S. réagissait avec
tant de violence aux efforts des prisonniers pour le convain-
cre de leur donner accés au dispensaire.
Le S.S. savait probablement qu’il était moins intelligent que
certains des prisonniers. L’ingéniosité de leurs histoires l’indi-
gnait d’autant plus. Leur intelligence menacait son amour-
propre et il lui fallait démontrer qu’elle n’était pas efficace.
Lorsque les prisonniers juifs faisaient appel a sa compas-
sion, ils menacgaient davantage encore la structure de sa
personnalité. Pour se conformer a lidéal des S.S., il lui
x

253
LE CCEUR CONSCIENT

fallait réprimer tout sentiment humanitaire. Chaque fois que


quelqu’un tentait de l’apitoyer, il portait atteinte a son
intégrité de S.S.
Et c’était ce qu’il attendait des prisonniers: qu’ils tentent
de ‘compromettre son statut de S.S. Seuls ceux qui ont observé
la réaction violente d’un individu invité a céder a un
désir refoulé peuvent pleinement comprendre |’angoisse
qu’une telle solicitation provoquait chez le S.S. pour peu qu'il
efit de la compassion pour ses victimes. On peut déduire cette
angoisse de la violence avec laquelle il agressait ceux qui
cherchaient A émouvoir sa pitié. Elle révélait, plus qu’autre
chose, qu’il y avait au plus profond de lui-méme des senti-
ments humanitaires qu’il étouffait et reniait par une cruauté
délibérée.
Il est bon ici de faire quelques remarques générales sur la
cruauté des S.S. Ceux qui étaient véritablement sadiques pre-
naient plaisir 4 faire souffrir ou du moins 4 démontrer qu’ils
en avaient le pouvoir, et tout appel 4 leur compassion accrois-
sait ce plaisir. Mais trouvant une satisfaction dans la réaction
du prisonnier, ils n’avaient pas de raison de se montrer plus
durs encore. Ils ne cherchaient qu’a continuer 4 satisfaire
leurs pulsions sadiques en continuant 4 maltraiter leurs vic-
times. Mais lorsqu’un S.S. ne faisait que ce qu'il considérait
comme son devoir, tout appel a la pitié le rendait furieux parce
que le prisonnier le plongeait dans le désarroi et qu'il était
tiraillé entre le désir de faire son devoir et l’idée qu’il était
répréhensible de maltraiter autrui. Le conflit Virritait et il
cherchait a le nier, et 4 se décharger de sa colére, par un sur-
croit de cruauté. Plus le prisonnier parvenait 4 émouvoir le
S.S. plus celui-ci était exaspéré et porté 4 extérioriser sa
colére par la violence.
En ne cherchant pas a éveiller la compassion du S.S, je
lui avais évité un conflit intérieur. Je n’avais pas tenté de
le duper en ayant recours a la supériorité intelectuelle
donc, j’avais déjoué ses prévisions. En admettant que je

254
SITUATIONS EXTREMES : LES DEFENSES

connaissais le réglement j’avais manifesté clairement que


je n’avais aucune intention de le tromper. En m/’abstenant
de lui raconter une histoire compliquée, je montrais que
je ne le taxais pas de crédulité. Un exposé objectif des faits
était acceptable pour un soldat S.S. Rejeter un prisonnier
qui se comportait de cette fagon efit été rejeter son propre
systtme de valeurs, sa propre facon d’agir et de penser. I]
ne le pouvait pas ou n’en sentait pas le besoin.
Comme mon comportement ne correspondait pas a celui
quil attendait d’un prisonnier juif, sur le fondement de sa
projection, il ne pouvait recourir aux défenses toutes prétes
qu’il opposait 4 ceux qui cherchaient 4 I’émouvoir. Comme
je D’agissais pas conformément au stéréotype du Juif dan-
gereux, je n’avais pas éveillé son anxiété. Néanmoins, il ne
me faisait pas totalement confiance. C’est pourquoi il a
continué 4 m/’observer pendant que je recevais des soins.
Pendant tout ce processus, j’'avais mis le S.S. mal a
laise, mais sans qu’il se déchargeat sur moi de T’irritation
qui en résultait. Peut-étre m/’observait-il avec suspicion
parce qu’il s’attendait que je me comporte tdét ou tard a la
fagon dont le stéréotype était censé le faire. Cela efit signi-
fié que le fantasme était devenu réel.
Agir dune facon conforme a ses anticipations fantasma-
tiques efit provoqué la panique que nous éprouvons tous
quand des modes de penser magiques se matérialisent. II
eit été obligé de se défendre contre le pouvoir redoutable
qu’il avait projeté dans le stéréotype du Juif. Rien n’est
plus effrayant qu’un fantasme qui soudain prend corps et
apparait en réalité. Il faut se souvenir que la projection du
S.S. contenait non seulement l’idée du Juif lache et rusé,
mais aussi d’une toute-puissante conjuration internatio-
nale visant sa destruction, et celle de ses semblables.
Bref, la plupart des interactions individuelles entre les
prisonniers et les S.S. n’étaient que des heurts de stéréo-
types. Ils étaient d’autant plus absurdes lorsque les S.S.

255
LE CCEUR CONSCIENT

leurs
avaient affaire a des gens qui n’étaient méme pas
compatriotes. Mais cet affrontement de deux fantasma-
et
gories empéchait tout rapport entre les individus réels,
tournait toujours au désavantage du prisonnier.
Il ne restait d’autre issue au prisonnier que de tourner
son agressivité contre lui-méme. Il y était poussé par les
conditions d’existence dans le camp en général et par les
innombrables contraintes que lui imposaient les SS., qui
engendraient des attitudes passives et masochistes. Mais,
en dirigeant son agressivité contre lui-méme, le prisonnier
affaiblissait sa personnalité a un point tel qu'il était
contraint de puiser de la force dans des images de pres-
tige. Et les seuls individus qui en avaient étaient les S.S.
Ce qui explique pourquoi les anciens prisonniers finissaient
par s’identifier 4 eux. Comme Videntification de lenfant
aux parents, elle aidait les prisonniers 4 deviner intuitive-
ment ce que les S.S. attendaient d’eux. Une telle connais-
sance et le comportement qui en résultait ont sans doute
sauvé maintes fois la vie aux prisonniers. Mais c’était au
prix d’une modification de leur personnalité et de leur
volonté dans le sens du type d’étre humain que les SS. s’effor-
caient de produire.
Seule une telle identification permettait aux prison-
niers de conserver par une voie détournée un semblant de
respect de soi et une pseudo-intégration quand, par exem-
ple, ils voyaient les S.S. maltraiter ou tuer un autre pri-
sonnier en s’abstenant d’intervenir. Le méme processus a
permis A certains prisonniers de collaborer aux expériences
médicales ou & l’extermination de leurs codétenus. Ces
comportements représentaient une autre raison d’éviter des
attachements trop nombreux ou trop profonds .entre pri-
sonniers bien que l’amitié authentique eft été terriblement
nécessaire pour combattre l’isolement affectif.

256
SITUATIONS EXTREMES : LES DEFENSES

L’amitié.

Il est intéressant de constater que peu de prisonniers, et


uniquement les nouveaux venus, cherchaient a travailler
avec leurs amis ou les membres de leur baraquement. La
plupart d’entre eux semblaient désirer la plus grande variété
d’association possible pour éviter des liens affectifs trop
étroits. Fondamentalement, la plupart des prisonniers me-
naient une vie plutét solitaire, ou limitée & un cercle res-
treint. Dans chaque chambrée le prisonnier soucieux de
survivre avait trois 4 cinq « camarades ». Ce n’était pas de
véritables amis mais des compagnons de travail et plus
souvent, de misére. Mais si la misére aime la compagnie,
elle ne favorise pas le développement de l’amitié. On ne
peut pas nouer d’attachement authentique sur un terrain
stérile qui n’est alimenté affectivement que par des frustra-
tions et du désespoir. En dehors de ces camarades, les
autres détenus n’étaient que des relations.
Pour sauvegarder cette camaraderie, il valait mieux ne
pas trop en exiger. Méme avec les meilleures intentions,
elle était constamment compromise par le besoin de dé-
charger irritation accumulée, souvent d’une facon explo-
sive, contre l’entourage immédiat. Le prisonnier était sou-
lagé s'il parvenait a exprimer la contrariété éprouvée
pendant le travail devant ses camarades de baraquement,
qui enchérissaient alors qu’ils n’auraient pas été disposés a
écouter le récit d’épreuves qu’ils auraient eux-mémes_par-
tagées.
Aprés avoir passé une soirée, une nuit et une matinée
dans le baraquement, le prisonnier était soulagé de voir
d’autres visages et de pouvoir se plaindre 4 un autre groupe
des avanies que lui avait infligées le chef du baraquement
et du manque de solidarité des gens avec lesquels il coha-

257
LE C@UR CONSCIENT

bitait. Les autres détenus étaient préts a l’écouter pourvu


qu’il leur rendit le méme service.
Donc ce qui était vrai pour les relations humaines dans
les baraquements était vrai pour le travail. La aussi, la
moindre irritation se traduisait souvent de facon explosive.
Aprés dix ou douze heures de travail épuisant, chacun était
heureux de ne pas devoir supporter les mémes visages, en-
tendre les mémes plaisanteries, écouter les mémes obscénités,
devoir compatir aux mémes griefs. C’était une fois de plus
un soulagement de changer de compagnie, d’entendre d’au-
tres voix que celles qui vous avaient écceuré pendant la
journée, et de pénétrer dans une atmosphére qui semblait
moins tendue que celle du groupe de travail.
Le pire était de faire partie d’un groupe de pessimistes,
car il était difficile pour le prisonnier de conserver son
moral & moins de passer son temps avec des gens faisant
le méme effort. Il était également déprimant d’entendre des
individus récriminer 4 propos de futilités sans rien com-
prendre au phénoméne social que constituaient les camps.
Le vernis de courtoisie et d’amabilité qui rendait les atti-
tudes négatives supportables en dehors du camp n’y existait
pour ainsi dire pas. On entendait rarement un « non merci »-
que ce fit expressément, ou implicitement, dans l’intonation.
Les réponses étaient toujours de la brutalité la plus gros-
sitre: «idiot», «fous-moi la paix», «merde », ou pire.
Cela, sans qu’il y ait eu de provocation. Une question parfaite-
ment neutre était accueillie de la méme facon. Les hommes
guettaient toute occasion de cracher leur frustration et la
colére réprimée. S’exprimer avec véhémence était un soulage-
ment. Si l’on était capable d’émotion, c’est qu’on était encore
vivant, qu’on n’était pas totalement passif et réduit a l'état
de «musulman ». Blesser autrui devenait une satisfaction.
Cela démontrait qu'il y avait encore quelqu’un aux yeux
duquel on avait de l’importance, sur lequel on produisait
une impression, méme si elle était pénible. Mais on se

258
SITUATIONS EXTREMES : LES DEFENSES

Tapprochait bien davantage de l’attitude du S.S. envers la


vie et ses problémes.

La conversation.

Lorsque la conversation était possible elle contribuait autant


que les autres aspects de la vie du camp a rendre son
atmosphére supportable ou insupportable. Les sujets va-
Tiaient avec les prisonniers. Les nouveaux venus parlaient
de leur libération éventuelle. Les anciens, des détails de
Yorganisation du camp. Mais le sujet le plus fréquemment
abordé par tous les prisonniers était la nourriture, les bons
Tepas qu’ils avaient faits avant d’étre emprisonnés et ceux
qu’ils feraient aprés leur libération. Ils passaient des heures
a spéculer sur ce qu’on leur donnerait A manger dans la
journée ou sur ce qu’ils pourraient se procurer dans le
magasin du camp. Ils discutaient sérieusement d’espoirs et de
Tumeurs concernant l’amélioration du régime. Ces spécula-
tions, tout en ne variant guére, l’emportaient sur tous les
autres sujets comme si le mirage de la nourriture avait pu
calmer l’estomac constamment vide des prisonniers'.
Ces réves invraisemblables et infantiles aggravaient la
désorganisation du prisonnier. Les hommes qui s’enorgueil-
lissaient précédemment de l’éclectisme de leurs intéréts souf-
fraient dans leur amour-propre d’étre aussi préoccupés par

1. L'indice le plus évident de la peur qu’avaient les prisonniers


de mourir de faim est l’empressement avec lequel ils ramassaient
les miettes de pain tombées dans la boue et les avalaient aprés un
nettoyage superficiel, Leur motivation était souvent l’angoisse plus
qu’une malnutrition effective. Les prisonniers étaient obsédés par la
faim et la nourriture au-dela de toute raison. Cela peut s’expliquer
en grande partie par leur régression vers des attitudes infantiles qui
les incitaient A se tourner vers la nourriture comme le symbole le
plus fondamental et le plus accessible de sécurité.

259
LE C@UR CONSCIENT

la nourriture. Ils essayaient de lutter contre cette obsession


et d’échapper A l’ennui en se forgant 4 tenir des conversations
intelligentes. Mais l’absence de stimulation extérieure et le
caractére déprimant, dénué d’espoir, de leur situation, épui-
saient rapidement leurs ressources intellectuelles.
Il y avait des groupes de travail dont les membres se
racontaient indéfiniment la méme histoire, irritant Dinter-
locuteur ou Jl’abrutissant jusqu’a l’engourdissement. Méme
dans les groupes de travail privilégi¢és, par exemple, celui
des raccommodeurs de chaussettes qui effectuaient, assis plu-
t6t confortablement, une tache facile et tranquille, il était
exceptionnel que deux prisonniers parlent pendant quelques
heures d’un sujet ayant un intérét véritable.
Les hommes qui avaient le plus de connaissances et dont
le champ d’activité intellectuelle avait été étendu se lassaient
vite de parler avec les autres prisonniers, de méme que
ceux-ci cessaient d’écouter sit6t qu’une discussion a propos
de médecine ou Whistoriographie était interrompue par la
rumeur qu’il y avait des sardines ou des pommes dans le
magasin du camp. Aprés plusieurs expériences de cette sorte,
le prisonnier admettait que la nourriture semblait plus im-
portante pour les autres, voire pour lui-méme, que ce qui
avait été l’ceuvre de sa vie et il cessait d’en parler.
En raison de telles expériences et du caractére déprimant
de l’atmosphére, la plupart des sujets de conversation intel-
ligents étaient épuisés et lassaient au bout de deux ou trois
semaines passées en compagnie des mémes gens. Par la suite,
ils devenaient déprimants en eux-mémes car ce qui avait été
lobjet principal d’intérét pour le prisonnier pendant des
années semblait soudain trivial et insignifiant. Parfois un
homme éprouvait le besoin de parler de sa femme et de ses
enfants, mais il se trouvait toujours quelqu’un qui lui ordon-
nait brutalement de se taire car il avait provoqué une nos-
talgie intolérable. Ces réactions et beaucoup d'autres fac-
teurs, limitaient les possibilités de conversation. Les

260
SITUATIONS EXTREMES : LES DEFENSES

prisonniers se rendaient compte qu’elle cessait rapidement


d’étre un moyen de défense contre l’ennui et la dépression
et contribuait & leur désintégration. Elle n’en restait pas
moins le passe-temps le plus satisfaisant du camp.

L’équilibre des forces.

Pourtant, les réactions de défense du prisonnier contre le


camp de concentration ne se réduisent pas A histoire de
la conversion de ses efforts délibérés pour se protéger en
leur contraire. Des amitiés se sont nouées en dépit des cir-
constances défavorables. Certains prisonniers se sont encou-
tagés les uns les autres a lire, & échanger leurs points de
vue, 4 lutter en commun pour sauvegarder leur dignité.
J’ai indiqué les conséquences négatives des efforts que
faisaient les prisonniers pour protéger leurs amis en s’orga-
nisant et en coopérant avec les S.S. Mais il faut ajouter qu’en
dépit de leur caractére contradictoire ces comportements ont
sauvé certains prisonniers bien que ce fit au dépens des
autres. Malheureusement, le rapport des forces était tel que
les avantages minimes obtenus par certains prisonniers de-
vaient étre payés par de multiples services qui contribuaient
a la réalisation des buts des S.S.
On peut citer en exemple l’expérimentation sur des étres
humains. Les prisonniers qui y ont collaboré ont aidé 4
tuer des centaines d’hommes. Mais ils pouvaient, a l’occa-
sion, cacher un prisonnier en danger dans le batiment pen-
dant quelques jours ou sauver un ami destiné a servir de
cobaye en lui substituant un autre prisonnier. Ils ne sau-
vaient pas une vie mais un ami en se prétant aux meurtres
de multiples hommes.
Dans un cadre aussi contraignant que le régime du camp
toute réaction de défense se produisant a Jl’intérieur du

261
LE CCEUR CONSCIENT

systéme favorisait les buts de l’adversaire et non pas ‘la


cause des victimes. Il semble qu’une institution telle que le
camp de concentration ne permet aucune défense réellement
efficace et que la seule fagon de ne pas s’y soumettre ett été
de a détruire.
CHAPITRE VI

LES FLUCTUATIONS DU PRIX DE LA VIE

J’ai dit que toute une vie était un compromis entre des
tendances opposées, alors qu’une vie « bonne» consiste a
harmoniser ces efforts contraires. Il en est ainsi, de quel-
que nom que la coutume ou la mode baptisent cette concor-
dance. Dans cet ouvrage, j’ai préféré les termes d’autonomie
personnelle et d’intégration.
Lorsque aucun compromis viable n’est possible entre les
pressions de l’environnement et les aspirations individuelles,
lorsque le particularisme des individus ou la tyrannie de la
société l’emportent, la vie personnelle et la société telles
que nous les connaissons finissent par disparaitre. En général,
on n’en prend pas clairement conscience en raison de la
diversité des structures sociales possibles et des variétés plus
nombreuses encore des structures personnelles. Par ailleurs,
la rapidité de la désintégration de la vie et de la société, en
l’absence de la possibilité d’un compromis, dépend de beau-
coup d’autres circonstances, et en particulier de la rigidité
de la société ou de l’individu.
Lorsqu’un Etat totalitaire impose son autorité au point
de ne pas laisser la moindre marge aux besoins fondamen-
taux de Vindividu, l’individu ne peut survivre qu’en détrui-
sant ou en modifiant sa société, comme nous l’avons vu dans
le chapitre précédent. Il faut y ajouter le corollaire que si

263
LE CC@EUR CONSCIENT

YEtat parvient 4 dominer totalement Vindividu, il n’arrive


& ses fins qu’au prix de la destruction de celui qu’il asservit.
Si Etat hitlérien n’a pas détruit tous ses sujets mais seule-
ment plusieurs millions, c’est parce qu’il n’a pas atteint son
but et qu’il lui a fallu temporairement transiger avec la
majorité de ses sujets. Mais les concessions qu’il leur faisait
étaient provisoires et contraires aux principes fondamen-
taux et aux buts a longue portée du systéme.
Méme beaucoup de ses partisans les plus dévoués, avec
lesquels Etat aurait pu conclure des compromis, ont été
détruits en tant que personnes, comme on peut le constater
dans le cas de Roehm et histoire de Hoess, commandant
d’Auschwitz. Hoess, en raison de la domination totale que
lui imposait I’Etat et A laquelle, en bon nazi, il se croyait
tenu d’obéir sans poser de questions, avait si bien renoncé
4 toute existence personnelle qu’il n’était plus que I’exé-
cutant des ordres qu’il recevait. Méme si sa mort physique
n’est venue que plus tard, 4 partir du moment oi il prit la
direction d’Auschwitz, il devint un cadavre vivant. Il n’était
pas un «musulman » parce qu'il était bien nourri et bien
habillé. Mais il s’était dépouillé si totalement de respect de
soi, d’amour-propre, de sentiments et de personnalité qu'il
n’était plus guére qu’une machine dont ses supérieurs ma-
neuvraient les boutons de commande.
Le principe du leader sur lequel cet Etat totalitaire était
fondé, ne permettait qu’a un seul individu, le leader, d’étre
vivant, de prendre des décisions. Comme le leader avait
besoin d’hommes disposés a l’aider, particulitrement au
début, ce principe n’a pas pu étre appliqué immédiatement
dans toute sa rigueur. Mais cela ne doit pas nous masquer
sa nature. Plus l’individu était haut placé dans la hiérarchie,
moins il avait d’influence sur la prise de décision et plus il
dépendait de la volonté du leader. Hitler manceuvrait
les membres de son haut commandement comme des ma-
rionnettes. Beaucoup de ses partisans acceptaient l’Etat tota-

264
LES FLUCTUATIONS DU PRIX DE LA VIE

litaire au point de ne plus vivre qu’a travers leur leader.


Nombre d’entre eux ne savaient plus comment vivre, ils
ne savaient plus que comment mourir. Telle était I’issue.
L’Etat nazi a imposé sa domination A des millions d’Alle-
mands dont la personnalité avait été formée dans une société
différente. Aux yeux de la hiérarchie, c’était le principal
obstacle au succés, mais, en réalité, c’est ce qui a permis a
Etat de subsister. Les « petites gens » exigeaient une marge
de compromis contraire 4 la logique du systéme. On avait
besoin d’eux jusqu’a l’avénement d’une nouvelle génération
éduquée dans l’esprit du régime. On pensait qu’A ce mo-
ment-la, le véritable Etat totalitaire pourrait prendre son
essor sans plus avoir besoin de faire des concessions A ses
loyaux sujets.
Je crois, au contraire, que ce n’est que le grand nombre
des individus avec lesquels le systtme a di transiger qui lui
a permis de survivre jusqu’A son effondrement. Un Etat
totalitaire dans lequel tous les sujets seraient totalement
soumis au principe du leadership aboutirait 4 une société
de cadavres, bien nourris, bien vétus, fonctionnellement effi-
caces, mais ne sachant plus que mourir. C’est le point ot
YEtat et ses sujets ne tardent pas a se décomposer.
Le but du systéme était la dépersonnalisation ; la politique
d’extermination n’était qu’une de ses conséquences logiques.
Mais cette politique était I’expression a la fois la plus
abominable et la plus authentique de son esprit. D’aprés les
documents retrouvés aprés la guerre, il a été possible de
reconstituer le processus de déshumanisation qui a trouvé
sa forme extréme dans les camps de la mort. L’histoire étant
aujourd’hui connue, je me contenterai de commenter quel-
ques phénoménes particuliers.
Les doctrines raciales et eugéniques de I’idéologie hitlé-
rienne se sont manifestées dans les camps dés 1937. A cette
époque, on n’a stérilisé qu’une dizaine d’individus coupa-
bles de délits sexuels ou d’homosexualité. Plus tard, les stéri-

265
LE C@UR CONSCIENT

lisations qui avaient pour but d’améliorer la race ont été


remplacées par l’extermination d’individus censés transmet-
tre des genes indésirables.
Ces pratiques, qui ont commencé a une trés petite échelle,
se Sont rapidement développées, par défaut de réactions en
Allemagne et dans les pays étrangers. Cette absence de
protestation a encouragé les autorités a agir plus ouverte-
ment. Au fur et & mesure que le temps passait et que le
régime se sentait plus affermi, il put mettre son idéologie
en pratique sans plus avoir 4 redouter une opinion publique
librement formée. C’est alors qu’il entreprit de réaliser ses
principes au moyen d’une déshumanisation généralisée et
sans limites.
Dans les camps de concentration, ol ces tendances se
manifestaient avec le plus d’évidence, l’application de la
théorie de la non-existence de l’individu devenait chaque
année plus claire. Dans les tyrannies du passé, lorsqu’on
torturait un individu c’était & sa personne qu’on s’en prenait.
Dans les camps de concentration, la torture et la mort
n’avaient plus de rapport avec les antécédents de Vindi-
vidu ni méme avec un incident précis.
Jen citerai un exemple. Un prisonnier qui devait étre
fouetté fut libéré avant l’exécution du chatiment. Un nou-
veau venu recut son numéro, et quelques jours plus tard, la
punition lui fut administrée 4 lui, car elle figurait sous son
numéro.
Celui qui punissait ne cherchait pas 4 savoir pourquoi
le chatiment était infligé ni 4 qui. L’individu battu n’était
qu’un prisonnier, Les punitions en elles-mémes visaient a
augmenter le rendement, 4 dégrader les prisonniers, 4 accroi-
tre la conscience de pouvoir de la Gestapo, 4 intimider les
détenus et la population en général. Mais n’importe quel
prisonnier faisait Vaffaire. Donc, méme une souffrance
extréme n’avait plus rien 4 voir avec l’individu en tant que
personne. Il mourait parce que les Juifs étaient superflus,

266
LES FLUCTUATIONS DU PRIX DE LA VIE

parce qu’il y avait trop de Polonais, ou parce que les civils


en dehors du camp avaient besoin d’une lecon.
Il n’était pas facile pour les prisonniers de comprendre
tout ce qu’impliquait ce processus de déshumanisation et les
S.S. eux-mémes avaient du mal 4 le saisir. Par exemple,
pendant mon séjour dans le camp, j’ai été frappé a main-
tes reprises par un comportement qui me paraissait particu-
ligrement stupide. Presque quotidiennement, un garde ou
autre jouait avec son arme en disant a un prisonnier qu'il
laurait volontiers tué, mais qu’une balle coitait trois pfen-
nig, et qu’un détenu ne méritait pas que l’Allemagne dépen-
sat tant d’argent pour lui.
Cette affirmation était répétée trop souvent, par trop de
gardes, pour qu’on pit l’écarter, comme dénuée de sens et
de but. L’ayant entendue, je me demandais pourquoi les
gardes supposaient que j’en serais humilié. Je ne compris que
plus tard que, tout autant que d’autres remarques et com-
portements, elle était destinée 4 impressionner le prisonnier
mais beaucoup plus encore a faire I’éducation des gardes.
Sls répétaient si souvent cette affirmation, c’est qu’elle
faisait partie de leur endoctrinement et qu’ils avaient été
frappés par son caractére inhabituel. Méme si elle était dif-
ficile 4 accepter, elle avait fait sur eux une impression si
profonde qu’ils pensaient qu’il en irait de méme pour les
prisonniers, qui, en général la trouvaient béte. Il était trés
difficile pour le S.S. moyen de se convaincre que la vie
humaine n’avait pas de valeur. Il s’étonnait que ses supé-
rieurs puissent lui en accorder moins que le prix d’une
balle. Sa surprise et son incrédulité l’incitaient A répéter
affirmation pour s’en persuader.
Il fallait beaucoup d’efforts de cette sorte avant que les
gardes finissent par y croire. En méme temps, ils étaient
frappés de crainte et de respect par le pouvoir d’un Etat
qui disposait avec tant d’indifférence de la vie des individus.
Lorsqu’ils avaient eux-mémes adopté cette attitude, toujours

267
LE CCQRUR CONSCIENT

aprés une certaine hésitation & l’exception de quelques


tueurs, ils parvenaient enfin a ne plus tenir compte de la
personne dans le prisonnier et a le traiter comme un
numéro.
Tl faut dire A la défense de l’étre humain que certains
n’y ont jamais tout a fait réussi. Kautsky’, ayant remarqué
de l’humanité chez certains S.S., l’a compris. Il évoque l’un
d’eux, qui ne faisait jamais de remarques antisémitiques, ne
frappait jamais les prisonniers, ne les faisait jamais punir.
D’autres risquaient leur vie en expédiant clandestinement
les lettres des prisonniers, sans rien demander en échange.
Ils n’étaient qu’une toute petite minorité, mais il y avait
aussi peu de prisonniers qui se comportaient convenable-
ment. La plupart des S.S. ne perdaient jamais une minute
de loisir 4 maltraiter les prisonniers. Leur paresse était pour
les détenus la meilleure des protections. Ce n’est pas 14 un
comportement de sadiques qui prennent plaisir 4 faire souf-
frir autrui.

Les décisions fonctionnelles.

Lorsque la guerre contre la Russie éclata, les derniers ves-


tiges de considération pour 1’étre humain disparurent, et la
voie fut ouverte 4 la destruction de millions de personnes.
En raison du besoin de main-d’ceuvre créé par la guerre
totale, on proclama un changement de politique a légard
de tous les individus qui, dans les camps et 4 l’extérieur,
étaient sans valeur aux yeux de !’Etat. Tous les indésirables
qui étaient valides devaient travailler jusqu’A épuisement? et
le reste devait étre exterminé immédiatement. C’est alors
qu’on décida de supprimer les Juifs d’Europe, de méme que

1. Op. cit. p. 119-121.


2. Nazi Conspiracy and Aggression vol. I p. 949.

268
LES FLUCTUATIONS DU PRIX DE LA VIE

ceux qu’on jugeait inaptes, tels que les infirmes, les malades
mentaux, etc.
Les derniéres années des camps, de 1942 jusqu’a la libé-
ration, ont donc été marquées par I’asservissement total d’une
force de travail dont les effectifs étaient de plusieurs mil-
lions et qui, théoriquement, incluait tous ceux qui n’appar-
tenaient pas 4 la minorité dominante. C’était l’apothéose de
«Etat de masse », composé de quelques administrateurs
dépersonnalisés et de millions d’esclaves déshumanisés, tous
dominés par un seul leader charismatique, seule « personne »
qui susbsistat et demeurat véritablement vivante.
En un sens, utiliser les prisonniers comme des esclaves
était plus fonctionnel que de les maltraiter sans but éco-
nomique. Pour la méme raison, ce fut un pas majeur vers la
déshumanisation. Lorsque l’Etat hitlérien souhaitait modifier
la personnalité des prisonniers pour l’adapter A ses fins, il
s’efforcait encore, dans une certaine mesure, de « récupérer »
les prisonniers individuellement. Théoriquement, & ce stade,
seuls les prisonniers jugés «non éducables» étaient tués.
La nouvelle politique de travail forcé et d’extermination
excluait la moindre considération pour la valeur de la vie,
méme en regard des mceurs d’une société esclavagiste. Dans
les sociétés antérieures, les esclaves représentaient au moins
un investissement; méme si leur travail était exploité sans
considération pour leur~ humanité. Dans lEtat hitlérien,
les esclaves n’avaient méme plus une valeur d’investisse-
ment. C’est la grande différence entre l’exploitation par des
capitalistes et l’exploitation par un Etat qui n’a de compte
a rendre qu’a lui-méme’.

1, Les prisonniers de guerre athéniens travaillaient jusqu’A la


mort dans les carriéres de Syracuse. Mais 1a aussi, il s’agissait d’un
Etat exploitant des esclaves et non pas de capitalisme privé. L’ana-
logie entre les carritres de Mauthausen et celles de Syracuse, a
2000 ans de distance, est consternante.

269
LE CCEUR CONSCIENT

Les premiers groupes choisis pour l’extermination totale


furent les gitans. Tous les gitans de Buchenwald furent tués
par des piqtires en 1941’. Mais a cette époque, ces extermi-
nations massives ne s’effectuaient pas encore selon une pro-
cédure planifiée et une organisation analogue a celle d'une
usine, exécutée en fonction d’un plan préétabli. Ce stade
final ne fut atteint qu’en 1942 lorsque de longues listes de
Russes et de Polonais s’ajoutérent aux condamnés.

L’homme considéré comme matiére premiére.

Dans les camps de concentration ou d’extermination on


poussait jusqu’a l’absurde la notion que la main-d’cuvre
est une marchandise. Ce n’était pas seulement le travail, mais
lindividu total qui était considéré comme tel. Les gens
étaient faconnés sur commande, utilisés et modifiés en fonc-
tion des désirs du client, qui était en l’occurrence IEtat.
Lorsqu’ils cessaient d’étre utiles, on s’en débarrassait, mais
en prenant soin que rien de récupérable ne fit gaspillé. On
les traitait comme une matiére premiére transformée selon
des procédés industriels spécialement concus 4 cette fin.
Pourtant, Pidée que Phomme était un produit destiné a
la consommation existait dans l’idéologie de Etat de masse
avant qu’on en arrivat 4 cette forme ultime d’application. II
suffit d’évoquer la terminologie des S.S. Lorsque des gardes
tuaient des prisonniers ou projetaient de le faire, ils utili-
saient l’expression de fertig machen qui signifie rarement
« achever» et plus fréquemment « préparer ». Par ailleurs
le terme est couramment utilisé dans l’industrie pour dési-
gner la finition de l’objet avant qu’il ne soit livré au client.
Ce n’était pas 1A une expression courante de la langue popu-

1. Kautsky, op. cit. p. 118.

270
LES FLUCTUATIONS DU PRIX DE LA VIE

laire désignant le meurtre. On peut pousser plus loin le


paralléle avec les méthodes industrielles.
Lorsqu’on décida la politique d’extermination, en choisis-
sant homme chargé de I’exécuter, il s’attela 4 la tache avec
méthode comme Il’efit fait un administrateur compétent. II
inspecta les usines existantes pour se mettre au courant des
techniques, méthodes et équipements les plus modernes et
les plus efficaces avant d’édifier une nouvelle usine.
Jusqu’en 1940, chaque camp de concentration était plus
ou moins un complexe industriel qui recevait une matiére
premiére, les prisonniers, les classait par catégorie, utilisait
leur capacité de travail, puis s’en débarrassait en les tuant
ou en les libérant. Plus tard, on eut recours a la spéciali-
sation. Chaque unité eut sa propre fonction. Il y avait
des camps de triage d’ot les prisonniers étaient envoyés dans
des camps de travail ou d’extermination. La « production »
était réalisée dans trois types d’organismes dont chacun
avait son propre «département de recherches » avec des
activités particuliéres. Ils avaient un trait en commun: cha-
que spécimen du matériau de recherche était considéré
comme un produit de masse interchangeable.
L’Etat hitlérien considérant les étres humains comme des
objets, il était souvent plus commode de corriger les erreurs
au niveau des hommes que des dossiers. Si l’on s’était trompé
en dénombrant les prisonniers, on rectifiait par de nouvelles
arrestations ou par des exterminations. Les erreurs de compta-
bilité étaient corrigées sur ceux qui faisaient l’objet de
transactions bureaucratiques et non pas sur les livres.
Le conditionnement n’avait pas été négligé. Tous les pri-
sonniers portaient le méme uniforme rayé et avaient la téte
rasée pour offrir la méme apparence. Des insignes en drap
de couleur différente distinguaient les groupes et les sous-
groupes. Les individus étaient semblables mais les groupes
différenciés. Chaque prisonnier portait un numéro et dans
ses rapports avec les autorités du camp, il ne donnait que ce

Zhe
LE CC@2UR CONSCIENT

numéro, son groupe et son sous-groupe jamais son nom.


L’organisation A outrance visant a classer chaque indi-
vidu dans une catégorie précise est inhérente 4 l’Etat de
masse. Lorsqu’un tel Etat comporte des classes, il cherche
a fixer chaque individu dans sa classe d’une facgon aussi
définitive que possible afin qu’il ne risque pas de compro-
mettre la position de l’élite dominante en s’efforgant d’amé-
liorer son statut. Les S.S. auraient aimé classer les prison-
niers pour l’éternité. Les premiers pas dams ce sens étaient
constitués par les insignes multicolores et les numéros. Par
la suite, la catégorie du prisonnier fut imscrite sur sa peau
a Tencre indélibile et finalement, tatouée.
Les camps révélaient dans sa forme achevée ce qui n’exis-
tait qu’a l’état embryonnaire dans l’Etat de masse allemand.
L’idéal des nazis voulait que chaque citoyen soit étiqueté en
fonction de son statut. L’élite portait Vinsigne des SS.,
les membres du parti celui du parti, les Juifs l’étoile jaune.
On tenta également de faire porter un insigne aux travail-
leurs civils étrangers mais ils refusérent et l’on y renonga.
Une Allemagne victorieuse aurait probablement imposé a
chaque individu le port du symbole de son groupe, comme
dans les camps de concentration.
Beaucoup de S.S., et quelquefois les administrateurs des
camps, n’aimaient pas le travail qui leur avait été assigné
et ne l’exécutaient que par sens du devoir. Hoess, qui finit
par diriger le plus important des camps d’extermination,
avait été autrefois membre de la secte semi-mystique des
Artamanen, qui croyaient au retour a la terre et voulaient
sauver la jeunesse allemande de la corruption des villes et
des usines en lui faisant mener une vie agricole proche du
sol et de la nature. Une fois qu’il adhéra aux S.S. il renonca
a toute conviction et inclination personnelles. Il cessa d’étre
ume personne pour devenir le rouage efficace de la machine
totalitaire.
Nommé commandant d’Auschwitz, il s’efforca de remplir

272
LES FLUCTUATIONS DU PRIX DE LA VIE

ses fonctions avec compétence, comme s’il s’était agi de


diriger avec ordre et efficacité une usine. Que le but de
celle-ci fut la destruction d’étres humains était contingent.
Hoess ne s’intéressait qu’A l’excellence de son fonctionne-
ment. Qu’il s’agit d’hommes et non pas d’acier ou d’alumi-
nium ne le concernait pas. Un journaliste allié qui l’a
observé au cours du procés de Nuremberg le décrit de la
fagon suivante: « Hoess, sans ciller, fit un rapport concis
et factuel sur la facon dont il avait « traité » quelque deux
ou trois millions de Juifs et d’autres victimes dans les
chambres 4 gaz, les crématoires et les camps de concentra-
tion », Ses maniéres et son comportement étaient ceux d’un
homme qui passerait, dans le gouvernement ou dans le
monde des affaires, pour un administrateur compétent, au-
quel on peut se fier, dénué d’imagination mais conscien-
cieux. Témoin d’une scrupuleuse correction, il n’a jamais
prononcé le moindre mot dont on aurait pu se formaliser.
Il parlait d’extermination massive en technicien, en évitant
les détails macabres, sans rien de 1’éloquence du moraliste
ou du sadique... Fanatiquement attaché au travail, a Teffi-
cacité, 4 lordre, a la discipline et A la propreté, Hoess a
toujours été choqué que le Troisitme Reich ne fournisse
pas des moyens de transport, des installations sanitaires, de
la nourriture, des médicaments et du personnel de surveil-
lance en quantité et qualité suffisantes pour ses victimes...
Il ne cessait de réclamer A ses supérieurs Aa Berlin plus
d’approvisionnements, un personnel moins corrompu et
moins brutal, et surtout, un ralentissement des déportations
afin qu’il pit organiser plus efficacement les installations
de traitement, chambres a gaz et crématoires pour les indi-
vidus inutilisables et le confort matériel pour ceux qui étaient
envoyés dans les camps de travail’.

1. E. Roditi, «The Criminal as Public Servant », Commentary


28 novembre 1959, p. 43. On peut comparer ce compte rendu avec

273
LE CUR CONSCIENT

La correspondance commerciale d’Auschwitz est formulée


dans les mémes termes que celle de n’importe quelle autre
usine, comme le montre les extraits d’un échange de lettres
entre Auschwitz et I.G. Farben:
«En vue de l’expérimentation d’un nouveau soporifique,
nous aimerions que vous nous fournissiez un certain nombre
de femmes.
«Nous avons bien regu votre offre, mais nous estimons
que 200 marks par femme est un prix excessif. Nous n’avons

un apercu antérieur des réactions de Hoess, emprunté a son


autobiographie (R. Hoess, Kommand ant in Auschwitz , Deutsche
Verlagsanstalt, Stuttgart, 1958). « Un cas m’a_ particuliérement
touché. Un sergent de S.S. avec lequel j’avais des rapports
fréquents car il escortait des prisonniers importants ou m’ap-
portait des rapports secrets me fut amené un soir avec l’ordre de
lexécuter immédiatement. La veille nous avions mangé ensemble au
mess en parlant des derniéres exécutions. Et maintenant, c’était son
tour A lui et il me fallait obéir aux ordres. Méme mon adjoint en
fut bouleversé. Aprés l’exécution, nous fimes une longue promenade
silencieuse pour retrouver notre sang-froid. Les officiers qui avaient
accompagné le condamné nous avaient dit que le sergent de SS.
avait recu l’ordre d’arréter un ancien membre du parti communiste
et de le conduire jusqu’au camp. Il avait été chargé précédemment
de le surveiller dans la vie civile et le connaissait bien. L’homme
s’était toujours bien comporté en respectant tous les réglements.
C’est pourquoi le sergent, par bonté, lui permit de passer chez lui
pour se changer et prendre congé de sa femme. Tandis que le ser-
gent et Vofficier de police parlaient avec la femme dans le salon,
homme qui avait été arrété s’enfuit par une autre piéce. Lorsque
le sergent signala l’évasion, il fut aussit6t incarcéré et une heure
plus tard, une cour martiale le condamnait 4 mort. Le policier qui
Vavait accompagné mais n’était pas responsable de J’arrestation fut
condamné A plusieurs années de prison... Le S.S. avait été un bon
citoyen. C’était un homme de trente-cing ans, marié et pére de trois
enfants. Il s’était toujours montré extrémement consciencieux et loyal
dans l’accomplissement de son service, et aujourd’hui il avait payé
de sa vie sa bonté et sa confiance. Il est allé A l’exécution calme-
ment, sans proteSter ».
La morale de cette anecdote est évidente. Si le cas a particu-
ligrement touché Hoess c’est probablement parce qu'il montrait une
fois de plus que se laisser aller A un sentiment humain était une
erreur fatale qui entrainait la mort.

274
LES FLUCTATIONS DU PRIX DE LA VIE

pas lintention de payer plus de 170 marks par téte. Si


cela vous convient, nous sommes préts a entrer en posses-
sion des femmes. II nous en faut approximativement 150.
«Nous prenons bonne note de votre accord. Préparez-
nous 150 femmes dans les meilleures conditions de santé
possible et sitét que cela vous conviendra, nous viendrons
les chercher.
« Nous avons bien regu la commande de 150 femmes.
En dépit de leur maigreur, nous avons trouvé leur état
satisfaisant. Nous vous tiendrons au courant de la suite de
l’expérience.
«Les expériences ont été faites. Tous les sujets sont
morts. Nous nous mettrons en rapport avec vous sous peu
pour un nouvel envoi'. »

Le comportement dans les camps d’extermination.

L’analyse du comportement dans les camps d’extermination


tout en étant plus horrible, présente moins d’intérét psycho-
logique, car les prisonniers n’avaient pas le temps de chan-
ger de personnalité.
Le seul phénoméne psychologiquement significatif dans
le cadre de cette étude est que les prisonniers, qui savaient
qu’ils étaient condamnés a mort, ne tentaient pas de se révol-
ter. Je ne parlerai pas pour le moment des rares exceptions
qui représentent le comportement d’une infime minorité.
Il arrivait qu’il n’y efit qu’un ou deux gardes allemands
pour accompagner des groupes allant jusqu’a quatre cents
prisonniers vers les camps d’extermination, le long de routes
isolés. Les quatre cents hommes auraient pu facilement

1. Time, 21, 24 novembre 1947, p. 33.

275
LE C@UR CONSCIENT

venir 2 bout de leurs gardes armés'. Méme si quelques-uns


avaient été tués, les autres avaient la possibilité de se join-
dre-A des groupes de partisans. Du moins, ils auraient eu
la satisfaction de se venger sans qu'il leur en cofitat rien,
puisqu’ils étaient condamnés a mort de toute fagon.
Une telle docilité ne peut pas s’expliquer en dehors d’une
analyse pyschologique. Pour comprendre pourquoi les étres
humains n’opposaient pas de résistance alors qu’une mort
certaine les attendait? il faut se rappeler que les individus
les plus dynamiques, qui avaient lutté contre le nazisme,
étaient depuis longtemps morts ou épuisés. Les prisonniers
polonais ou juifs des camps d’extermination étaient en
majorité des gens qui n’avaient pas réussi a s’en échapper
et ne se défendaient pas.
Leur défaitisme n’impliquait pas l’absence d’hostilité en-
vers leurs oppresseurs. La faiblesse et la soumission s’accom-
pagnent souvent de plus de haine qu’une contre-attaque
ouverte. En coopérant avec les mouvements de résistance,
les adversaires du fascisme allemand parvenaient 4 extério-
riser une partie de leur hostilité par l’offensive. Alors que
dans l’opprimé qui ne résistait pas, le ressentiment ne ces-
sait de s’accumuler sans pouvoir étre libéré par J’action.
L’individu n’avait méme pas le soulagement mineur de
Vagression verbale, puisque méme cela, dams son esprit,
risquait d’entrainer son extermination.
Plus V’hostilité s’accumulait dans le prisonnier, plus il
était angoissé a l’idée qu’elle ne s’extériorise explosivement
malgré lui et ne provoque sa mort. Pour empécher une telle

1. Méme Hoess, dans ses mémoires, se demande pourquoi les


prisonniers ne se sont pas révoltés, étant donné quils auraient pu
le faire facilement en raison de leur grand nombre.
2. Cette certitude qu’ils avaient de leur mort rendait leur situation
différente de celle des autres prisonniers qui pouvaient espérer une
libération éventuelle.

276
LES FLUCTATIONS DU PRIX DE LA VIE

éventualité, il se représentait en permanence le caractére


redoutable de l’adversaire. De cette fagon, sa peur servait
de frein. Donc, pour se protéger, il investissait le S.S. des
traits les plus dangereux pour lui-méme. Cela, en retour,
accroisssait son angoisse, sa frustration et son hostilité, et pour
les dominer, il lui fallait attribuer d’autant plus de férocité
au S.S.?
A réprimer son hostilité en grossissant la menace qui
constituait le S.S., le prisonnier dépensait presque toute son
énergie affective. Sil lui en restait, il achevait de Pépuiser
a lutter contre la dépression provoquée par la perte de son
statut, la séparation d’avec les siens, la malnutrition, la
maladie et l’absence de tout espoir.
Dans les camps de concentration, les prisonniers avaient la
possibilité de se décharger d’une partie de leur hostilité en
luttant contre d’autres factions. Tant que la lutte durait, ils
étaient soutenus par l’espoir que leur propre parti gagnerait
et qu’ils amélioreraient leur situation. Les « musulmans »,
bien entendu, ne luttaient plus, ne faisaient partie d’aucune
faction, ne se déchargeaient pas de leur hostilité sur autrui
mais la tournaient contre eux-mémes, tout comme les pri-
sonniers des camps d’extermination. Et comme eux, ils mou-
raient. Dans les camps d’extermination, les prisonniers
étaient également privés de tout ce qui aurait pu leur rendre
le respect d’eux-mémes ou la volonté de vivre, alors que
Phostilité refoulée ne cessait de croitre.
Tout ceci peut expliquer la docilité avec laquelle les pri-
sonniers se dirigeaient vers les chambres & gaz ou creusaient
leurs propres tombes puis s’alignaient devant elles de facon
a y tomber lorsqu’on les fusillait. On peut supposer qu’a ce

1. Ce mécanisme ne différe qu’en degré de l'utilisation courante


de la projection comme moyen de défense psychologique dans les
camps de concentration « ordinaires ».

277
LE CUR CONSCIENT

stade les gens désiraient mourir. Se diriger vers la chambre a


gaz était un suicide qui n’exigeait pas l’énergie qu’il faut d’ordi-
naire pour décider de se tuer. D’un point de vue psychologi-
que, la plupart des prisonniers des camps d’extermination
ont commis un suicide en acceptant la mort sans résistance.
Si cette supposition est exacte, on peut dire que les buts
des S.S. se sont pleinement réalisés dans les camps d’exter-
mination. En utilisant la terreur, les S.S. ont obligé leurs
adversaires & faire spontanément ce qu’ils voulaient qu’ils
fassent. Des millions d’individus se sont soumis & Il’exter-
mination parce que les méthodes des S.S. les avaient forcés
% considérer la mort non pas comme une issue, mais comme
la seule fagon de mettre un terme a des conditions d’existence
qui ne leur permettaient plus d’étre humains.
Comme cette analyse pourrait sembler arbitraire, j’ajoute
qu’on peut observer un processus analogue chez certains
sujets psychotiques. La supposition que les prisonniers
avaient acquis des états d’esprit analogues 4 ceux que l’on
constate chez des individus psychotiques semble confirmée
par le comportement de certains détenus des camps d’ex-
termination aprés leur libération. Les symptémes dépen-
daient, bien entendu, de la personnalité initiale de l’individu
et de ce qui lui était arrivé aprés sa libération. Chez certains,
les symptémes étaient plus graves que chez d’autres. Chez
les uns, ils étaient réversibles, chez les autres, non.
Dans la période qui a suivi immédiatement leur libération,
presque tous les prisonniers ont eu des comportements aso-
ciaux qui ne peuvent s’expliquer que par une désintégration
profonde des structures de leur ancienne personnalité. On
a étudié quelques anciens prisonniers de camps d’extermi-
nation. Ils avaient trés peu de prise sur la réalité. Certains
souffraient de fantasmes de persécution, d’autres de deélire
de grandeur. Ce dernier phénoméne était la contrepartie du
sentiment de culpabilité qu’ils éprouvaient 4 étre demeurés
vivants alors que leurs parents ou leurs enfants avaient péri.

278
LES FLUCTUATIONS DU PRIX DE LA VIE

Ils s’efforgaient d’expliquer et de justifier leur survie en


exagérant leur importance. Cela leur permettait également
de compenser les dommages qu’avait subi leur narcissisme
pendant leur détention.

Les affaires continuent.

Il me faut maintenant dire quelques mots a propos des


réactions du monde devant les camps de concentration. La
plupart des gens civilisés ont été angoissés par le phénoméne.
Leur amour-propre était atteint par l’idée que des nations
qui passaient pour civilisées pouvaient s’abaisser a des actes
aussi inhumains. On s’inquiétait de constater que l’homme
moderne dominait aussi mal sa cruauté. Il en résultait trois
types de mécanismes courants. Les uns affirmaient (contraire-
ment a ce que l’on pouvait constater en fait) que les actes
de torture étaient I’ceuvre d’une minorité de fous et de
pervers et qu’on ne pouvait les imputer 4 l’homme en général.
Les autres niaient la vérité des comptes rendus en les attri-
buant a une propagande mensongére. C’était l’attitude encou-
ragée par le gouvernement allemand qui qualifiait les dénon-
ciations du régime de terreur des camps de Greuelpropaganda,
propagande d’horreur. Enfin, les troisiémes, tout en consi-
dérant les comptes rendus comme véridiques, s’efforcaient de
les oublier le plus rapidement possible.
Ces trois mécanismes ont été 4 l’ceuvre aprés la libération.
Tout d’abord, la « découverte » des camps a provoqué une
vague d’indignation violente chez les Alliés. Elle a été
suivie par un refoulement généralisé. Cette réaction du grand
public est peut-étre plus qu’une défense narcissique contre la
révélation choquante que la cruauté est latente chez 1’étre
humain. Il se peut qu’elle soit due 4 la peur parce que les
gems se rendaient obscurément compte que l’Etat moderne
avait les moyens de transformer une personnalité. Accepter la

aID
LE C@UR CONSCIENT

possibilité qu’on puisse malgré soi subir un changement de


personnalité est la plus redoutable menace pour la dignité
humaine. C’est pourquoi il faut s’y opposer activement ou la
refouler.
Le succés universel du Journal d’Anne Frank montre a
quel point nous avons encore tendance a nier cette réalité.
Quant a histoire, elle illustre combien notre manque de
lucidité précipite notre destruction. On répugne a analyser
des confidences aussi humaines et émouvantes, qui ont provo-
qué tant de compassion pour la douce Anne Frank. Mais je
crois qu’il est impossible d’expliquer ce succés mondial sans
reconnaitre que nous désirons oublier les chambres a gaz en
glorifiant a l’extréme des attitudes qui privilégient la vie privée,
Vintimité, la cellule et la routine familiale; et en continuant
& nous en tenir 4 ces attitudes méme en cas d’holocauste.
C’est précisément parce que les Frank ont continué a vivre
comme par le passé et que ce comportement a entrainé leur
mort qu’il fallait l’exalter afin de pouvoir ignorer son effet
destructeur dans le cas d’une situation sociale extréme.
Pendant que les Frank se préparaient 4 se cacher passi-
vement, des milliers d’autres Juifs, aux Pays-Bas et ailleurs
en Europe, s’efforgaient de gagner le monde libre pour y
survivre ou lutter contre leurs bourreaux. Ceux qui n’en
avaient pas la possibilité adhéraient 4 des mouvements de
résistance. Ils ne se contentaient pas de se cacher en attendant
passivement, sans prévoir aucun moyen de résistance, le jour
ou ils seraient découverts. Ils se battaient contre les Allemands,
pour ’humanité. Les Frank ne désiraient qu’une chose : pour-
suivre leur vie antérieure en la modifiant le moins possible.
La petite Anne partageait ce désir, et personne ne peut
len blamer. Mais son sort n’était ni inévitable, ni héroique.
Il est dénué de sens, Si les Frank avaient affronté la réalité,
ils auraient pu survivre, comme beaucoup d’autres Juifs des
Pays-Bas. Anne aurait pu échapper a4 l’arrestation comme
beaucoup d’autres enfants juifs. Mais pour cela, il edt fallu

280
LES FLUCTUATIONS DU PRIX DE LA VIE

qu’elle se séparat des siens pour aller vivre dans une famille
hollandaise.
Tous les gens lucides se rendaient compte qu’il était diffi-
cile de se défendre si les membres d’une famille s’obstinaient
a demeurer groupés et qu’ se cacher dans de telles conditions
on s’exposait a étre découvert par les S.S. Les Frank, qui
avaient d’excellentes relations avec des Hollandais non juifs,
n’auraient pas eu de difficultés 4 se cacher séparément, cha-
cun dans une famille différente. Au lieu de cela, ils se sont
efforcés de continuer autant que possible leur vie de famille
habituelle. Toute autre solution les efit non seulement obli-
gés 4 renoncer a leur intimité, mais 4 admettre que l’homme
puisse se montrer inhumain envers l’homme. IIs auraient
surtout été forcés d’accepter l’idée qu’un mode de vie habituel
n’est pas une valeur absolue et qu’il peut devenir une atti-
tude destructrice.
Il ne fait pas de doute que les Frank, qui ont eu la possi-
bilité de se pourvoir de tant de choses, auraient pu faire
Pacquisition d’une arme ou deux s’ils l’avaient voulu. Ils
auraient pu abattre au moins un ou deux des S.S. venus
pour les arréter. Il n’y avait pas de réserves pour alimenter
cette police et le meurtre d’un S.S. pour chaque Juif arrété
eit considérablement entravé le fonctionnement de Il’Etat
policier. Le sort des Frank n’eiit pas été différent, puisqu’ils
sont tous morts excepté le pére qui n’avait pas I’intention
de payer sa survie de ]’extermination de sa famille. Mais ils
auraient pu vendre chérement leur vie au lieu de marcher a
la mort.
Si la piéce qu’on a tiré du journal avec un égal succés
se termine par une déclaration d’Anne affirmant sa convic-
tion que le bien existe en tout homme, c’est pour une bonne
raison. I] fallait nier qu’il fit nécessaire de reconnaitre la
réalité des chambres 4 gaz si lon voulait empécher A tout
jamais leur répétition. Si tous les hommes sont fondamenta-
lement bons, si le trait le plus admirable est de préserver

281
LE C@UR CONSCIENT

lintimité familiale en toute circonstance, nous pouvons tous


continuer & vivre comme si de rien n’était et oublier Ausch-
witz. Mais Anne Frank est morte parce que ses parents
n’ont pas voulu croire 4 Auschwitz. Et son histoire a rem-
porté un tel succés parce qu’a nos yeux, elle dénie implicite-
ment toute réalité & Auschwitz. Si tous les hommes sont
bons, il n’y a jamais eu d’Auschwitz.

Il est grand temps.

A plusieurs reprises, j’ai dit que se soumettre 4 un Etat


totalitaire entraine la désintégration d’une personnalité ante-
rieurement bien intégrée, et une régression vers des attitudes
infantiles. Il peut étre utile ici d’avoir recours 4 une consi-
dération théorique. Il y a bien des années, Freud a supposé
qu’il existait deux tendances contradictoires: Tinstinct de
vie quil appelait Eros ou sexualité, et ume tendance des-
tructrice qu'il appelait l’instinct de mort. Plus individu croit
en maturité, plus il devrait étre capable de fusionner ces
deux tendances contraires en une énergie du moi lui per-
mettant d’affronter et de faconner la réalité.
Moins l’individu a de maturité, plus ces tendances ris-
quent de pousser la personnalité totale tant6t dans un sens,
tant6t dans l’autre. On peut en donner pour exemple la
bienveillance enfantine de certains individus qui est suivie
Yinstant d’aprés par une cruauté extréme et « irréfléchie ».
Mais la désintégration, ou mieux, la dissociation de l’énergie
du moi, en cas de tension extréme, tantét en tendance des-
tructrice (finissons-en par n’importe quel moyen) tantdt en
tendance irrationnelle (mangeons maintenant, méme si cela
implique la mort 4 court terme)’ n’est qu’un aspect de la

1: Par exemple, certains prisonniers mangeaient la totalité de


la ration quotidiennement sitét qu’ils la recevaient et n’avaient plus
rien au moment ov l’énergie leur manquait a la fin de la journée.

282
LES FLUCTUATIONS DU PRIX DE LA VIE

primitivisation de l'homme dans |’Etat totalitaire. On en


trouve un autre symptéme dans Il’adoption d’un mode. de
penser infantile et la substitution du désir 4 une appréciation
objective de la réalité, avec le refus infantile d’envisager
léventualité de la mort. Il en résultait que beaucoup croyaient
fermement étre épargnés et survivre, et qu’un plus grand
nombre encore se refusaient 4 croire 4 la possibilité de leur
propre mort. Ne croyant pas a sa possibilité, ils ne s’y pré-
paraient pas, ni a défendre leur vie le cas échéant. A dé-
fendre leur vie avant qu’elle ne fit directement menacée ils
risquaient de précipiter leur mort. Donc, jusqu’éa un certain
point, courber l’échine devant l’ennemi les protégeait. Mais
au-dela de ce point, leur passivité entrainait non seulement
leur propre mort mais celle des autres qui auraient eu plus
de chances de survivre s’ils avaient risqué leur vie. Le
danger provient de ce que, plus on courbe l’échine, moins
on disposera d’énergie pour résister lorsque la mort devient
imminente, particuliérement si la soumission a |’ennemi
n’est pas accompagnée par un renforcement de la personna-
lité (qu’elle exigerait) mais par une désintégration intérieure’.
Ceux qui ne niaient pas la réalité de la mort et qui en
envisageaient la possibilité sans se réfugier dans une
croyance enfantine en leur indestructibilité s’y préparaient
a temps. Pour cela il fallait étre disposé a risquer sa vie
dans le but délibéré de la sauver ou de sauver celle des
autres, ou les deux a la fois. Lorsque les Juifs d’Allemagne
furent confinés dans leurs logements, ceux qui ne cédérent
pas a l’inertie virent dans ces restrictions le signe qu’il était

Ceux qui divisaient le peu de nourriture qu’ils recevaient et en gar-


daient en prévision du moment ot Ilépuisement se faisait le plus
sentir s’en tiraient mieux a la longue.
1. On peut en trouver un équivalent dans Vhistoire des Frank
qui se querellaient 4 propos de futilités au lieu de s’encourager
mutuellement A résister a l’impact démoralisant de leurs conditions
d’existence.

283
LE C@UR CONSCIENT

grand temps de disparaitre, de se joindre aux mouvements


de résistance, de se procurer des faux papiers, etc., s’ils ne
l’'avaient déja fait. La plupart d’entre eux ont survécu.
Je peux en donner un exemple en citant des parents éloi-
gnés. Dés le début de la guerre, un jeune homme vivant
dans une petite ville de Hongrie se joignit a d’autres Juifs
et ils prirent des mesures en vue de l’invasion du pays par
les Allemands. Lorsque les nazis imposérent un couvre-feu
aux Juifs, ce groupe partit pour Budapest car plus la ville
était grande, plus il y avait de chances d’échapper a latten-
tion. D’autres groupes analogues venant d’autres villes se
joignirent & eux. Ils choisirent parmi leurs membres des indi-
vidus d’apparence « aryenne » qui, pourvus de faux papiers,
adhérérent aux S.S. hongrois afin de pouvoir mettre en
garde leurs camarades contre toute action projetée et leur
signaler 4 l’avance quel quartier serait fouillé.
Ce systéme fonctionna si bien que la plupart de ces grou-
pes survécurent. Mais ils étaient également équipés d’armes
légéres afin qu’en cas de découverte, quelques-uns, au prix
de leur vie, pussent résister et donner a la majorité le temps
de s’enfuir'. Quelques-uns des Juifs qui s’étaient mélés aux
S.S. furent démasqués et immédiatement fusillés, une mort
probablement préférable 4 celle de la chambre a gaz. Mais
méme dans ce groupe, la majorité survécut, se cachant parmi
les S.S. jusqu’au dernier moment.
Mon jeune parent chercha vainement a convaincre plu-

1. On peut faire un paralléle avec la cachette choisie par les


Frank, qui était un véritable piége, sans issue de secours. Pendant
tous les mois ot ils y séjournérent ils n’eurent pas lidée de prévoir
un moyen d’évasion que quelques membres de la famille auraient
pu tenter d’utiliser pendant qu’un ou deux hommes bloquaient 1’en-
trée avec une barricade de fortune. M. Frank enseignait A ses en-
fants les disciplines académiques du lycée au lieu de leur apprendre
a s’enfuir. C’est un indice de la méme incapacité d’affronter lhypo-
thése de la mort.

284
LES FLUCTUATIONS DU PRIX DE LA VIE

sieurs membres de sa famille 4 se joindre a lui. Par trois


fois, en prenant de grands risques, il retourna les voir, en
leur faisant prendre conscience de la persécution croissante
des Juifs et plus tard, du fait que le transport vers les
chambres 4 gaz avait déja commencé. II n’arriva pas Aa les
persuader de quitter leur domicile et de renoncer a leurs
biens. A chaque visite, il plaidait avec plus d’insistance, mais
ils étaient toujours moins disposés ou capables de |’écouter,
et encore moins d’agir. On eft dit qu’é chaque fois ils étaient
plus prés du crématoire. Tous moururent.
A chacune des visites du jeune homme, sa famille se
cramponnait davantage 4 son ancien mode de vie, et aux
biens qu’elle avait accumulés. C’était comme un processus
paralléle qui drainait l’énergie vitale des individus tandis
qu’ils puisaient dans leurs biens une pseudo-sécurité qu’ils
substituaient 4 l’assurance que procure |’initiative. Comme
des enfants, ils préféraient s’attacher désespérément a des
objets investis du sens qu’ils ne trouvaient plus dans leur
vie. Plus ils renongaient 4 lutter pour survivre, plus leur vie
était polarisée par des objets inanimés, et la personne en
eux mourait, petit objet par petit objet.
A Buchenwald, j’ai pu parler avec des centaines de Juifs
allemands qui y furent déportés au cours de l’automne de
1938. Je leur ai demandé pourquoi ils n’avaient pas quitté
l’Allemagne étant donné les conditions d’existence dégra-
dantes qu’on leur imposait. Ils m’ont répondu: comment
aurions-nous pu partir? Il eft fallu renoncer 4 nos maisons,
notre activité professionnelle. Leurs possessions terrestres
les obsédaient au point de les paralyser. Au lieu de les
utiliser, ils étaient dominés par leurs biens’.
Que le fait d’investir leur énergie vitale dans leurs biens

1. Les Frank aussi ont tardé a se cacher parce gu’ils désiraient


emporter la plus grande quantité possible de leurs biens. Le temps
perdu faillit étre fatal 4 la sceur d’Anne convoquée par les S.S.

285
LE CCEUR CONSCIENT

ait tué les gens petit a petit ressort également de |’évolution


de l’attitude des nazis a l’égard des Juifs. Lors du premier
boycott des magasins juifs, le but des nazis était de s’appro-
priér leurs biens. Ils permettaient méme aux Juifs d’en em-
porter une petite fraction s’ils émigraient. Pendant longtemps,
le but des nazis et de leurs premiéres lois de discrimination
fut de forcer les minorités indésirables, dont les Juifs, a
quitter le pays. La politique d’extermination ne fut instaurée
que lorsque cette tentative échoua, bien qu’elle soit également
conforme a la logique de l’idéologie raciale des nazis. Mais
on peut se demander si l’idée que des millions de Juifs (et
plus tard, d’étrangers) se laisseraient exterminer n’est pas
née de la passivité avec laquelle ils avaient accepté les dégra-
dations successives que les nazis leur avaient infligées. La
persécution des Juifs s’est aggravée peu a peu sans provo-
quer de résistance violente. Il se peut que ce soit parce
que les Juifs ont subi des discriminations et des dégradations
croissantes sans lutter que les S.S. ont concu lidée qu’on
pouvait les amener au point ou ils marcheraient d’eux-
mémes vers les chambres a gaz.
La plupart des Juifs polonais qui n’ont pas cru a la veriu
du principe: «les affaires continuent », ont survécu a la
Seconde Guerre mondiale. Au moment de l’invasion alle-
mande, ils ont fui, abandonnant tout derriére eux, pour se
réfugier en Union soviétique, bien que beaucoup n’eussent
pas confiance dans son régime politique. Ils y étaient des
citoyens de second ordre, mais du moins, on les acceptait
en tant qu’étres humains. Ceux qui restérent sur place en
continuant 4 exercer leur activité habituelle ont tous péri.
Autrement dit, le chemin final vers la chambre 4 gaz n’était
que la conséquence ultime d’un conservatisme, une derniére
fagon de ne plus résister 4 un instinct de mort que J’on
pourrait appeler aussi le principe d’inertie. L’individu s’en-
gageait sur cette voie fatale bien avant d’étre déporté.
Il est vrai que ce comportement morbide avait un autre

286
LES FLUCTUATIONS DU PRIX DE LA VIE

sens. Il montre que homme ne supporte d’étre maltraité


que jusqu’é un certain point et qu’au-dela, il préfére la
mort a une existence inhumaine. Mais le premier pas vers
ce choix terrible était l’inertie.
Ceux qui cédent a l’inertie, qui cessent d’exercer leur
énergie vitale sur le monde, ne sont plus capables d’initia-
tive, et menacés par celle des autres. Ils ne peuvent plus
affronter la réalité. Redevenus infantiles ils la voient a la
fagon des enfants, en fonction de leurs désirs. Ils nient ce
qui est désagréable et se bercent de l’illusion de leur immor-
talité personnelle. On en trouve une illustration dramatique
dans les souvenirs d’O. Lengyel’. Elle raconte que, tout en
logeant 4 quelques centaines de métres des chambres A gaz
et des crématoires et en sachant ce qui s’y passait, ses compa-
gnons, au bout de plusieurs mois, persistaient 4 nier l’évi-
dence’. Sils avaient regardé leur situation en face, ils auraient
pu essayer de sauver une vie qu’ils étaient condamnés a
perdre, ou de sauver la vie d’autrui. Mais ils ne pouvaient
supporter la réalité. Lorsque O. Lengyel, avec beaucoup
d’autres prisonniers, fut choisie pour étre envoyée dans la
chambre a4 gaz, les autres ne cherchérent pas a s’évader,
comme elle réussit a le faire. Chose pire, lors de sa premiére
tentative, quelques-uns des prisonniers choisis avec elle pour
la chambre a gaz appelérent les surveillants pour la dénon-
cer. O. Lengyel se demande désespérément: comment est-il
possible que des gens aient pu nier l’existence des chambres
a gaz alors qu’ils voyaient le crématoire fonctionner nuit et
jour en sentant l’odeur de la chair brilée ? Pourquoi préfé-

1. O. Lengyel Five Chimneys The Story of Auschwitz, Chicago


Ziff Davis 1947, p. 54-55.
2. Les civils allemands niaient également l’existence des chambres
a gaz, mais leur situation n’était pas la méme. A cette époque, tout
civil qui affrontait la réalité et se révoltait le payait de sa vie.
Alors que les prisonniers d’Auschwitz étaient déjA condamnés.

287
LE C@EUR CONSCIENT

raient-ils ne pas croire a l’extermination afin d’éviter de lut-


ter pour leur vie? Elle ne trouve pas d’explication, sinon
que les prisonniers étaient envieux de tous ceux qui se
révoltaient contre le sort commun parce qu’eux-mémes
n’avaient pas le courage d’agir. Je pense plutét qu’ils avaient
renoncé a toute volonté de vivre et s’étaient laissés submerger
par l’instinct de mort. Il en résultait qu’ils s’identifiaient
davantage aux S.S. qui se consacraient 4 la destruction qu’aux
détenus qui tenaient encore a la vie et réussissaient 4 échap-
per 4 la mort.

De la compétence pour quoi faire?

Lorsque les prisonniers commencérent a servir leurs bour-


reaux et a les aider & exterminer leurs semblables, ils n’en
étaient plus au stade de la simple inertie. L’instinct de mort
effréné s’y était ajouté. Ceux qui mettaient au service de
leurs bourreaux les compétences qu’ils avaient exercées dans
la vie civile cherchaient 4 poursuivre leur activité habituelle.
Et par 1a, ils ouvraient la porte a leur propre mort.
O. Lengyel parle d’un Dr Mengele, médecin S.S. 4 Ausch-
witz, qui illustre bien le principe «les affaires continuent »
qui a permis a certains prisonniers et certainement aux S.S.,
de conserver un minimum d’équilibre intérieur en dépit de
leurs actes. Elle dit comment le Dr Méengele prenait
toutes les précautions médicales prescrites pendant un accou-
chement, en observant rigoureusement les régles de l’aseptie,
en coupant le cordon ombilical avec le plus grand soin
alors qu’une demi-heure plus tard il envoyait la mére et
lenfant au crématoire’.
Néanmoins, ayant fait leur choix, le Dr Mengele et ses

1. Op. cit. p. 147.

288
LES FLUCTUATIONS DU PRIX DE LA VIE

semblables étaient obligés parfois de se duper eux-mémes


pour étre capables de se supporter. Le seul document per-
sonnel sur ce sujet que je connaisse est celui du Dr Nyiszli,
un prisonnier qui a fait fonction de chercheur médical a
Auschwitz 1. On se rend compte de la mythologie a laquelle
il avait recours lorsqu’il persiste A se qualifier de médecin
alors qu’il était l’assistant d’un criminel. Il parle de l'Institut
pour la recherche raciale, biologique et anthropologique
comme de l’un des centres médicaux les plus brillants
du Troisiéme Reich alors que ses travaux étaient consacrés
a prouver de fausses hypothéses. Que Nyiszli ait été mé-
decin ne changeait rien au fait que lui, comme les autres
prisonniers qui servaient les buts des S.S. avec plus de
zéle que beaucoup de S.S. n’étaient disposés a le faire, était
complice de leurs crimes. Comment a-t-il pu l’accepter et y
survivre ?
Crest certainement en tirant fierté de sa compétence pro-
fessionnelle, sans considération du but pour laquelle il
Lutilisait. On ne cesse de retrouver cette fierté profession-
nelle tout au long de l’histoire des souffrances que lui et les
autres prisonniers subissaient. Ce qui nous importe, c’est que
le Dr Nyiszli, le Dr Mengele et des centaines de médecins
beaucoup plus éminents, qui avaient été formés bien avant
qu’Hitler ne prit le pouvoir, ont participé a des expérimen-
tations sur des étres humains et aux recherches pseudo-
scientifiques qui les accompagnaient?, C’est l’orgueil que

1. Dr Miklos Nyiszli, Auschwitz: A Doctor’s Eyewitness Account,


New York: Frederick Fell, Inc. 1960.
2. Parmi les chefs de clinique et de départements de recherche qui
participérent sciemment a ces expériences, on trouve le professeur
Sauerbruch de l’université de Munich, le professeur Eppinger de
Vuniversité de Vienne, qui ont formé toute une génération
de médecins avant Hitler. Le Dr Gebhardt, président de la Croix
rouge allemande en faisait également partie (Mitscherlich et Mielke,
Doctors of Infamy, New York, Henry Schuman, Inc. 1949).

289
LE CG@EUR CONSCIENT

V’homme puise dans ses connaissances et son habileté pro-


fessionnelle, indépendamment de toute considération morale,
qui est dangereux. C’est un trait qui persiste dans notre
société orientée vers la compétence technologique, bien que
les camps et les crématoires aient disparu. Auschwitz n’est
plus, mais tant que cette attitude subsistera nous risquons
d’étre victimes de cette indifférence envers l’essence de la
vie.
On comprend assez facilement que |’établissement d’un
équilibre subtil entre des extrémes puisse étre un mode
de vie idéal. Il est plus difficile d’admettre que cela reste
vrai méme dans le cadre d’un holocauste. Pourtant, méme
dans une situation extréme, se laisser dominer exclusive-
ment soit par le cceur, soit par la raison, n’est ni une bonne
facon de vivre, ni un moyen de survivre. M. Frank s’était
consacré 4 maintenir sa famille intacte, mais son amour n’a
pu sauver la vie des siens alors qu’un cceur mieux informé
y edt peut-étre réussi. Le Dr Nyiszli, grisé par son haut
niveau de formation médicale, s’est prété, contre tout élan
du cceur, 4 un comportement si avilissant au regard de la
science médicale dont il tirait sa fierté qu’on se demande
comment il a pu y survivre moralement.
J’ai rencontré beaucoup de Juifs, de méme que des anti-
nazis non juifs, qui ont survécu en Allemagne et dans les
pays occupés, comme le groupe de Hongrois que j’ai évoqué.
Mais il s’agissait toujours de gens qui s’étaient rendu compte
que lorsqu’un monde vole en éclat et que l’inhumanité l’em-
porte, homme ne peut pas se contenter de poursuivre ses
activités habituelles. Il lui faut réestimer-radicalement tout
ce qu'il a fait, tout ce 4 quoi il a cru, tout ce pour quoi il
a lutté. Bref, il faut prendre position face a la réalité nou-
velle, avec fermeté, et non pas se réfugier dans une priva-
tisation accrue.
Si, aujourd’hui, les Noirs d’Afrique marchaient contre la
police en armes qui défend l’apartheid, méme si des cen-

290
LES FLUCTUATIONS DU PRIX DE LA VIE

‘taines d’entre eux étaient tués et des dizaines de milliers


enfermés dans des camps, ils auraient en luttant une chance
d’obtenir la liberté et l’égalité. Les millions de Juifs d’Eu-
rope qui n’ont pas voulu ou pas pu s’échapper A temps ou
adhérer 4 des groupes de résistance auraient pu au moins
marcher en hommes libres contre les S.S. au lieu de s’humilier
devant eux, puis attendre leur extermination et finalement,
se diriger eux-mémes vers les chambres A gaz.
Pourtant Vhistoire des camps d’extermination montre que
méme dans un environnement écrasant, certaines défenses
procurent une protection. La plus importante consiste A
comprendre ce qui se passe en soi-méme et pourquoi. S’il
est suffisamment lucide, l’individu ne se berce pas de ’illu-
sion que tous ses efforts d’adaptation sont positifs. Il se
rend compte que ce qui semble superficiellement le protéger
est en réalité destructeur. Un exemple extréme en est donné
par les prisonniers qui se portaient volontaires pour tra-
vailler dans les chambres 4 gaz en espérant sauver leur vie
par ce moyen. Tous étaient exterminés au bout d’une bréve
période. Beaucoup d’entre eux sont morts plus rapidement
et aprés plusieurs semaines d’une vie plus horrible, qu’ils ne
Pauraient fait s’il s’étaient abstenus de cette initiative.

La résistance.

Est-ce qu’aucun de ceux qui étaient condamnés a4 mourir


n’a résisté? Est-ce qu’aucun n’a éprouvé le désir de mourir
non pas passivement, mais en attaquant les S.S.? II s’est
trouvé quelques hommes pour se révolter. On peut citer
lexemple du douziéme Sonderkommando qui travaillait dans
les chambres 4 gaz’. Tous ces hommes connaissaient leur

1. Nyiszli, op. cit. Il y a eu des révoltes isolées dans les camps


de la mort (Treblinka, etc.) mais je n’en ai pas lu de comptes rendus
directs. Lorsque l’Allemagne a commencé a perdre la guerre,

291
LE C@UR CONSCIENT

sort puisque la premiére téche du nouveau Sonderkom-


mando était de briler les corps du Kommando précédent,
exterminé quelques heures plus tot.
.Lors de cette révolte unique du douziéme Sonderkom-
mando, soixante-dix S.S. furent tués, dont un officier et dix-
sept sous-officiers. Un crématoire fut totalement détruit et un
autre gravement endommagé. Il est vrai que les huit cent
cinquante-trois membres du Kemmando moururent. Mais
Yincident prouve que les prisonniers affectés au Sonder-
kommando avaient une chance sur dix de tuer un S.S., pour-
centage plus élevé que dans un camp de concentration ordi-
naire.
Le Sonderkommando qui s’est révolté en infligeant des
pertes aussi lourdes 4 l’ennemi n’a pas connu une mort
trés différente de celle des autres. Pourquoi, dans ce cas, et
la question obséde tous ceux qui ont étudié les camps d’exter-
mination, des millions d’hommes ont-ils accepté de mourir
docilement, sans résistance, alors qu’ils avaient des exemples
tels que ce Kommando qui a réussi 4 détruire et 4 endom-
mager des chambres a4 gaz et tué un nombre de SS. allant
jusqu’a 10 % de son effectif? Pourquoi si peu de ces pri-
sonniers sont-ils morts en hommes comme le firent les
membres de cet unique Kommando? Pourquoi les autres
Kommandos ne se sont-ils pas révoltés et ont-ils accepté pas-
sivement la mort? Qu’est-ce qui déterminait les comporte-
ments de révolte exceptionnels ?
Peut-étre un autre exemple, aussi rare, d’ultime affirma-
tion de soi, éclairera-t-il la question. Une fois, alors qu’un
groupe de prisonniers nus était aligné devant la chambre a
gaz, l’officier de S.S. apprit que Pune des femmes avait été

il y a eu des insurrections de civils mais, comme dans le cas de


Varsovie, le soulévement arrivait trop tard pour les millions d’in-
dividus qui étaient morts.

292
-

LES FLUCTUATIONS DU PRIX DE LA VIE

danseuse. Il lui ordonna de danser pour lui. Elle le fit, s’appro-


cha de lui, s’empara de son pistolet et le tua. Elle-méme fut
immédiatement abattue’.
Ne peut-on supposer qu’en dépit du cadre grotesque, en
dansant elle était redevenue une personne ? L’officier l’avait
distinguée individuellement et lui avait demandé de lui
donner un échantillon de ce qui avait été sa vocation. Elle
n’était plus un numéro, une prisonniére sans nom, déper-
sonnalisée, mais la danseuse d’autrefois. Transformée, fit-ce
temporairement, elle avait réagi comme elle leit fait autre-
fois, et tué l’ennemi acharné a la détruire, en sachant
qu’elle-méme serait tuée.
Malgré les centaines de milliers de morts vivants qui ont
marché passivement vers la tombe, cet exemple, et il y en
a eu quelques autres, montre que l’ancienne personnalité
peut étre reconquise en l’espace d’un instant et I’ceuvre de
destruction effacée, si nous décidons que nous ne voulons
plus étre les instruments d’un systeme. A exercer la derniére
liberté que le camp de concentration lui-méme ne pouvait
anéantir, celle de juger par elle-méme les conditions d’exis-
tence qui lui étaient imposées, cette danseuse a échappé a
sa véritable prison. Elle en a été capable parce qu’elle était
préte a risquer sa vie pour reconquérir son autonomie. Si
nous avons cette volonté nous pouvons du moins mourir,
sinon vivre, en hommes.

1. Kogon, op. cit. p. 132.


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; 7
CHAPITRE VII

LES HOMMES NE SONT PAS DES FOURMIS

Nous avons vu quel était l’impact des camps de concen-


tration allemands sur les détenus. Ils servaient également
d’une facon indirecte 4 intimider les civils allemands en
général et A modifier leur personnalité. Ils n’y ont heureu-
sement pas complétement réussi. Pourtant les Américains, en
particulier, comprennent difficilement comment des individus
qui ont eu l’expérience de la liberté ont pu succomber 4 la
fascination du national-socialisme.
Peut-étre faut-il évoquer d’abord le cas des victimes de
YEtat nazi qui ont péri sous le poids de leurs possessions
terrestres. Un phénoméne analogue, bien que moins drama-
tique, s’est produit en France ot les réfugiés, fuyant les
armées allemandes, étaient entravés par les multiples objets
qu’ils avaient chargés sur des charrettes, des brouettes, des
bicyclettes, ou qu’ils portaient sur leur dos parce qwils n’en-
visageaient pas la possibilité de s’en passer. Il est vrai que
ces objets étaient difficiles 4 remplacer 4 cette Epoque, mais
la technologie a fait de grands progrés depuis.
Jai répété a plusieurs reprises dans ce livre que le succés
ou l’échec d’une société de masse dépendent de J’aptitude
de homme a remodeler sa personnalité de telle fagon qu'il
soit capable de modifier ce type de société et de le rendre
humain. Dans le cas qui nous préoccupe, il faudrait que

295
LE CCEUR CONSCIENT

nous cessions d’étre dominés par la technologie et que nous


la mettions au service de nos besoins humains.
C’est ainsi que nous devrions prendre conscience que dans
notre société technologique, les objets inanimés ont beaucoup
moins d’importance qu’autrefois, puisqu’on n’a plus besoin
de travailler pendant une année entiére pour s’acheter un
complet ou un sommier et un matelas. Pour que cette prise
de conscience accroisse notre liberté et non pas notre ser-
vitude, il faudrait que nous évitions de nous attacher aux
biens matériels. Par ailleurs, le fait que nous soyons encore
dans une large mesure l’esclave de nos biens aidera peut-
€tre les Américains, si fiers de leurs libertés, 4 comprendre
ce qui est arrivé aux Allemands sous Hitler.
Personne n’est disposé 4 renoncer 4 sa liberté. Mais le
probléme devient plus complexe lorsqu’il s’agit de décider
des biens qu’on est prét a sacrifier pour demeurer libre et
des changements de condition d’existence qu’on est prét a
accepter pour préserver son autonomie.
Lorsque sa vie est en jeu alors qu’on est encore en pleine
possession de ses facultés, il est relativement simple de
prendre des décisions et d’agir. Il en va presque de méme
pour la liberté physique. Mais lorsqu’il s’agit de Lindé-
pendance personnelle, le probléme est moins clair. Peu de
gens sont disposés 4 risquer leur vie pour de petits empié-
tements sur leur autonomie. Et lorsqu’un Etat procéde
par grignotement, ot fixer la limite au-delA de laquelle
on lui résistera, fit-ce au prix de la vie? Trés rapidement
la multiplication d’ingérences mineures mine le courage
de Vindividu au point qu’il n’est plus capable d’agir. C’est
vrai aussi de l’angoisse engendrée par la peur que les
gens éprouvent pour leur vie ou leur liberté, ou pour les
deux.
Il est relativement facile d’agir sous l’effet de la premiére
vague d’anxiété, l’angoisse nous incitant avec force A le faire.
Mais si l’action est différée, plus l’anxiété se prolonge et

296
LES HOMMES NE SONT PAS DES FOURMIS

plus Vindividu dépense d’énergie pour la refouler, moins il


lui en restera pour prendre I’initiative de réagir.
Lorsque débuta la tyrannie en Allemagne, plus les gens
tardaient & agir, moins ils étaient capables de résister. Une
fois engagé, le processus avait sa force propre. Pendant
longtemps, beaucoup demeurérent convaincus qu’au _pro-
chain empiétement de l’Etat sur leur autonomie, a la pro-
chaine restriction de leur liberté, a la prochaine dégrada-
tion, ils réagiraient & coup sir. Mais le moment venu, ils
n’en étaient plus capables et se rendaient compte trop tard
que la voie de leur désintégration en tant que personne ou
pire, celle du camp de la mort, avait été pavée d’intentions
quwils n’avaient pas réalisées a temps.
Ce qui m’importe, ce n’est pas le réle que ce processus
a joué dans un systéme aujourd’hui disparu, mais le fait
que des tendances analogues existent dans toute société de
masse et qu’on en décéle dans la nétre.
Les camps de concentration eux aussi n’ont affecté l’auto-
nomie des civils que peu a peu. Dans les premiéres années
(1933-1936) leur fonction consistait 4 punir les individus qui
se livraient a des activités anti-nazies, et d’en dissuader les
autres. Puis il y a eu une innovation importante: une ten-
tative systématique de supprimer tout individualisme. J’ai
décrit la méthode utilisée. Ce que je voudrais montrer main-
tenant, c’est la procédure employée pour l’ensemble de la
population allemande, et a quel point la Gestapo s’appuyait
sur des techniques soigneusement préparées et orchestrées.
Aprés 1936, alors que Vopposition politique avait été
écrasée et que l’Etat hitlérien était solidement établi, il ne
demeurait plus en Allemagne d’individus ou de groupes qui
auraient pu sérieusement le menacer. Si l’on envoyait encore
les gens dans les camps de concentration pour des actes
individuels d’opposition, la majorité des prisonniers, dans
les années suivantes, ont été arrétés parce qu’ils apparte-
naient & un groupe qui avait déplu au régime ou risquait

297
LE CC@2UR CONSCIENT

et sa
de le faire a D’avenir. Ce n’était déja plus Vindividu
fracti ons
famille qui étaient punis et menacés mais des
de lindi-
importantes de la population. Ce transfert de réle
mili-
vidu au groupe, tout en coincidant avec les préparatifs
taires en vue de la guerre, avait pour but principal la domi-
illé
nation totale d’un peuple qui u’était pas encore dépou
de toute liberté d’action. Il fallait obliger Vindividualisme
a disparaitre dans une masse totalement malléable.
A cette époque, la majorité des Allemands avaient accepté
Hitler et le systéme, méme si certains continuaient a criti-
quer ceci ou cela. Cette acceptation était en grande partie
considérée comme un libre choix effectué par des individus
qui jouissaient encore d’une liberté extérieure considérable
et d’un sentiment d’indépendance intérieure. On peut citer
en exemple l’autorité que les péres exercaient encore dans
leurs foyers. Un homme qui est le maitre dans sa famille et qui
fonde son respect de soi et son sentiment de sécurité sur le
travail, n’a pas perdu toute autonomie.
Donc, l’Etat devait supprimer les facteurs qui empéchaient
la naissance d’une société totalitaire de sujets dépersonna-
lisés. Il fallait obtenir l’alignement des groupes profession-
nels et sociaux qui avaient accepté l’idéologie du national-
socialisme mais protestaient lorsque I’Etat interférait avec
leurs intéréts. Il fallait leur apprendre que dans un Etat
totalitaire de masse, il n’y a pas de place pour des préoccu-
pations personnelles.
Détruire les groupes qui jouissaient encore d’une certaine
indépendance efit été difficile. Cela aurait perturbé le fonc-
tionnement de I’Etat et interféré avec la production dont on
avait besoin en vue de la guerre imminente. C’est pourquoi
il fallait intimider les groupes qui hésitaient 4 se soumettre
inconditionnellement. Les actions contre les groupes furent
entreprises par la Gestapo pour la premiére fois en 1937.
Tout d’abord le systéme se développa lentement et mina
les hommes plus en raison de la logique inhérente a !’Etat

298
LES HOMMES NE SONT PAS DES FOURMIS

totalitaire que grace a une planification délibérée. Mais par


la suite, quand ces actions se révélérent efficaces, elles furent
méthodiquement utilisées pour détruire l’autonomie de grou-
pes importants en frappant un certain nombre de _ leurs
membres.

Le contréle par la base.

Au cours de la premiére de ces actions, ce ne furent que les


leaders des groupes récalcitrants qui furent punis, puisque le
systeme nazi reposait sur le principe du leader. C’était lui
qui était censé porter toutes les responsabilités. Ses subor-
donnés devaient lui obéir sans se poser de question. Mais
cela n’€tait possible que lorsque I’autorité était détenue par
un petit nombre de personnes, ou dans le cas de groupes bien
intégrés, aux effectifs limités. On ne pouvait pas appliquer
cette méthode a des groupes diffus dépourvus de Jeader
évident. Si toutes les décisions émanaient d’Hitler la société
moderne exige de multiples sous-groupes. Méme les sous-
groupes créés par |’Etat ont tendance a affirmer leur indé-
pendance et a lutter pour leurs intéréts particuliers contre
d’autres groupes créés par |’Etat.
Donc, il fallait non seulement obtenir la soumission des
groupes existant précédemment, mais s’assurer une domi-
nation totale sur les groupes nouvellement créés. Les deux
étaient utiles et l’Etat ne pouvait s’en passer. Leurs membres
s’en rendaient compte et cela les encourageait 4 faire preuve
d’indépendance. En outre, si les membres du groupe avaient
effectivement obéi aveuglément 4 leur leader, comme on
leur ordonnait de le faire, celui-ci efit été en mesure de
menacer lEtat. C'est pourquoi il fallait trouver le moyen
de soumettre a la fois les leaders et les membres des groupes
a un contréle total, et cela sans anéantir le principe du
leadership sur lequel les sous-groupes étaient fondés. La

299
LE CQ@EUR CONSCIENT

solution était d’intimider les membres du groupe au point


que la peur qu’ils éprouvaient pour leur vie ferait contre-
poids a l’obéissance qu’ils devaient a leurs leaders.
_ La méthode appropriée était le contréle par la base. Mais
il fallait que ce contrdéle ne confére aucun pouvoir a ceux
qui V’exercaient, puisque cela efit été contraire au principe
du leadership en donnant de Vindépendance a individu qu’il
fallait, si possible, affaiblir. On y parvint en utilisant pour
motivation le ressentiment et l’anxiété. Les actes accomplis
par ressentiment ou anxiété, ou les deux a la fois, n’engen-
drent ni force ni sécurité, mais minent la personnalité, méme
si Pacte réussit. Dans certains groupes, le ressentiment ins-
piré par le leader suffisait 4 assurer le contréle par la base.
Dans d’autres groupes, les intéréts des membres étant les
mémes que ceux du leader, le ressentiment n’était pas une
motivation suffisante et il fallait y ajouter l’anxiété.
La famille n’était pas seulement le plus important des
petits groupes mais, par bien des aspects, elle était le type
fondamental de tous les groupes. Nous pouvons donc la
prendre comme exemple du contréle par la base au moyen
de l’anxiété et du ressentiment.
Dans la famille, ce sont les parents qui font fonction de
leaders et les enfants sont leurs subordonnés. Pour des
raisons historiques, l’autorité parternelle était trés développée
en Allemagne. Le groupe familial avait des intéréts com-
muns. Mais sa structure de classe engendrait de la peur et
du ressentiment a l’égard des parents. C’est pourquoi, si
lon éliminait la peur des parents soit par une peur plus
grande de l’Etat soit par le soutien de Jl’Etat contre les
parents, ou les deux, il était relativement facile d’activer et
d’alimenter le ressentiment des enfants contre lautorité
parentale. En manipulant ce ressentiment, I’Etat pouvait éta-
blir une domination totale et débilitante sur toute la famille.
I] était rare que les enfants dénoncent leurs parents ou
que Tun des conjoints dénonce lautre et ces cas isolés

300
LES HOMMES NE SONT PAS DES FOURMIS—

n’auraient pas suffi a affecter l’intégration des parents ou la


solidarité familiale sur lesquelles reposait la sécurité inté-
rieure. Mais les quelques dénonciations qui se produisaient
et leurs terribles conséquences recevaient une publicité telle
que cela suffisait 4 semer la méfiance. Il était destructeur
pour les parents d’avoir 4 redouter les conséquences de ce
quils disaient ou faisaient devant leurs enfants.
Cette peur affectait la plupart des parents et, en affaiblis-
sant la sécurité qu’ils puisaient dans leur foyer, elle les
privait de la principale source de respect de soi, de valori-
sation, donc d’autonomie intérieure. C’était cette peur, plus
que la trahison effective des enfants ou du conjoint, qui les
contraignait 4 se tenir sur la défensive méme 4a J’intérieur
de leurs quatre murs. Une confiance absolue — ce qu'il y
a de plus précieux dans les relations intimes — eit été une
source de danger et non plus de détente. La vie de famille
exigeait ume prudence constante. Les gens étaient tendus,
sur leurs gardes, quand la méfiance n’éclatait pas ouverte-
ment. Le foyer qui aurait dai étre le principal fondement
de la sécurité de l’individu aggravait son malaise.
Il faut ajouter que, si peu d’enfants dénongaient leurs
parents, beaucoup plus menagaient de le faire. L’enfant gui
exécutait la menace ne tirait aucune assurance de cette auto-
affirmation. Miné par la culpabilité, il lui fallait justifier
son acte par une allégeance encore plus aveugle envers le
surpére, le leader. Ce n’était qu’en conférant au leader ou
a VEtat un caractére sacré qu’il parvenait 4 se justifier
d’avoir trahi ses parents. Bref, alors qu’il gagnait peu d’auto-
nomie 4 s’étre affirmé d’une facon vindicative, il en perdait
beaucoup en considérant les exigences de |’Etat comme un
absolu auquel on ne pouvait échapper.
Les louanges de la police secréte, ou les félicitations
publiques lors de réunions de la jeunesse hitlérienne, les
éloges des journaux, procuraient 4 lindividu un moment
d’euphorie. Mais ils ne compensaient pas |’ostracisme silen-

301
LE CC2UR CONSCIENT

cieux de la famille et encore moins l’absence de la personne


envoyée en prison, surtout s'il s’agissait de celle dont le
travail faisait vivre les autres. Il n’y avait que l’Etat glorifié
qui pouvait compenser ces désagréments et la tentative de
se rendre indépendant des parents aboutissait 4 une plus
grande soumission 4 l’Etat.
Ce que je viens de dire & propos de la famille était vrai
a un degré moindre pour des groupes dont les liens étaient
moins intimes. Un leader dénoncé était remplacé par un
autre, qui devait son avancement non pas au respect de ses
collégues ou a ses qualités professionnelles, mais a l’Etat
qui le nommait. Il en résultait que les amis de l’homme
auquel il succédait le voyaient d’un mauvais ceil et le bla-
maient secrétement. Ce qui incitait le nouveau venu a démon-
trer son utilité a l’Etat en faisant preuve de zéle, puisqu’il ne
pouvait compter sur son groupe pour le soutenir. Cela per-
mettait a l’Etat hitlérien d’intimider ses leaders en ayant
recours a la base.

Les actions contre les groupes.

Quant aux subordonnés, il devint bientét clair qu’il ne suffi-


sait pas d’intimider les leaders récalcitrants pour obtenir
leur docilité. Cela leur donnait Timpression qu'il n’était
pas dangereux d’appartenir 4 tel ou tel groupe a condition
de s’abstenir d’initiative personnelle et de ne pas exprimer
d’opinion arrétée. La Gestapo fut donc amenée 4 réviser
son systéme et au lieu de n’arréter que les leaders, elle
envoyait un échantillonnage du groupe de mécontents dans
les camps de concentration. Cette nouvelle tactique lui per-
mettait de punir et de terroriser tous les membres du groupe,
éventuellement, de détruire son indépendance sans inquiéter
son leader si cela présentait des inconvénients.
A un moment donné, par exemple, un mouvement s’opposa

302
LES HOMMES NE SONT PAS DES FOURMIS

a l’enrégimentement des activités culturelles et a Vinterdiction


de ce que les nazis qualifiaient d’art décadent. Ce mouve-
ment gravitait autour de Wilhem Furtzwangler, qui l’encou-
rageait secrétement sans prendre ouvertement position. Il
ne fut jamais inquiété mais le groupe fut détruit et tous les
artistes intimidés par l’emprisonnement d’un échantillonnage
de ses membres. Méme si Furtwangler avait participé plus
activement au mouvement, il edt fini chef de file sans troupe,
et le mouvement se serait effondré. Il est frappant que plu-
sieurs des individus punis n’avaient rien 4 voir avec cette oppo-
sition. Mais cela n’avait pas d’importance. Il suffisait que
les artistes sachent que certains de leurs collégues avaient
été emprisonnés. Personne ne demandait pourquoi. Les
artistes étaient terrorisés indépendamment des opinions poli-
tiques professées par les victimes.
Tout d’abord, il n’y eut que les professions libérales, les
hommes de lois et les médecins entre autres, a étre décimés
parce qu’ils regimbaient contre le rdle que leur imposait la
nouvelle société. Ces groupes, pendant un siécle et plus,
s’étaient enorgueillis de la supériorité de leur culture et de
leurs connaissances, de la contribution qu’ils apportaient a
la société et de la position qui en résultait. Pour tout cela,
et d’autres raisons encore, ils estimaient avoir droit a cer-
tains priviléges et égards, et surtout a tre traités autrement
que le reste de la population. Ils considéraient que beau-
coup des mesures prises par l’Etat nazi étaient nécessaires
pour lui assurer le soutien de la masse et la mater. Mais ils
pensaient qu’elles ne devaient pas s’étendre a leur propre
groupe puisqu’ils étaient capables de réfléchir par eux-mémes
et d’agir au mieux de leurs intéréts et de ceux de la nation.
Les actions engagées contre cette élite privilégiée la
contraignirent 4 la soumission en lui montrant combien il
était dangereux de s’arroger le droit d’avoir une opinion
personnelle et de faire preuve d’individualisme.
Les actions de groupe se révélérent bientét si efficaces

303
LE CCEUR CONSCIENT

qu’on y eut recours pour éliminer des groupes sociaux ou


professionnels entiers que l’on jugeait inutiles ou indésira-
bles. Les premiers 4 subir ce sort furent les gitans, groupe
traditionnellement opposé a tout ce qui limitait sa liberté de
mouvement ou d’action. Quand une premiére tentative de
les fixer et de les subjuguer échoua, puis, quand une action
partielle — l’emprisonnement de quelque deux cents d’entre
eux — se révéla insuffisante pour inciter les autres a la
soumission, tous les gitans furent envoyés dans un camp de
concentration. C’était une fois de plus une mise en garde a
Pintention des autres. S’ils ne tenaient pas compte de l’arres-
tation d’un échantillonnage des leurs, tout le groupe serait
détruit.
Il ne fut donc pas nécessaire d’avoir recours a cette solu-
tion radicale pour d’auires groupes d’indésirables, tels que
les animateurs de boites de nuit ou les danseurs profession-
nels. Ces derniers furent avertis par les journaux et par leurs
organisations professionnelles qu’ils devaient se chercher une
occupation plus utile a l’Etat. Lorsqu’un certain nombre
d’entre eux eurent été envoyés en camp de concentration, les
autres manifestérent aussité6t qu’ils avaient compris la lecon.
Leurs organisations furent « volontairement » dissoutes et ils
adoptérent d’autres métiers. A partir de ce moment-la,
Pinvitation 4 trouver une profession plus «utile» fut en
général suffisante pour assurer les changements souhaités par
PEtat.
Il était plus difficile de venir 4 bout de groupes moins
marginaux que les propriétaires de bordel, les proxénétes,
les gens du spectacle, les graphologues ou les danseurs. Le
travail n’était pas encore strictement réglementé. Légalement,
le travailleur avait encore la liberté de changer d’emploi, de
critiquer les conditions de travail et de réclamer une aug-
mentation de salaire. Bientét ce type d’auto-affirmation fut
réprimé, moins en raison de la perturbation minime qui en
résultait dans l'industrie ou sur le marché du travail que

304
LES HOMMES NE SONT PAS DES FOURMIS

par principe, parce qu'il fallait étouffer toute autonomie.


L’obéissance inconditionnelle a l’Etat, par ailleurs, était
récompensée par des profits tangibles, dont les vacances spé-
ciales offertes dans le cadre de Kraft durch Freude (la force
par la joie) n’était que celui autour duquel on faisait le plus
de propagande.
La peur des camps de concentration se répandit dans la
population allemande dés leur création. Mais avant la mise
en ceuvre de ces actions de groupe, le kleine Mann, le petit
homme, se considérait comme trop insignifiant pour qu’on
s’occupat de lui. Les membres du parti, jusqu’a ce stade,
s’étaient sentis, eux aussi, libres d’exprimer leur mécon-
tentement ou de commettre des infractions mineures a la
discipline.
Il est caractéristique de l’Etat de masse oppressif qu'il
éprouve bientét le besoin d’intimider ses propres partisans.
Les premiers adhérents du national-socialisme, agissant par
conviction personnelle, avaient tenté de mettre en cuvre les
principes du systéme « prématurément » ou d’une fagon qui
n’était pas approuvée par les dirigeants. L’Etat jugeait ces
individus aussi dangereux que des opposants. Ici, comme
ailleurs, le danger résidait moins dans l’opinion particaliére
de l’individu que dans le fait qu’il osét avoir une opinion.
Les actions de groupe enseignérent aux membres du parti
qu’eux aussi étaient en danger constant. Ils savaient déja ce
qu’il en codtait de s’écarter des normes fixées par la Ges-
tapo. Il leur restait 4 apprendre 4 quel point il était dan-
gereux d’avoir des convictions personnelles, quelle que fat
leur nature’.

1. Cela explique l’extermination, en 1934, de Roehm et de ses


amis et l’intimidation de ses partisans. Cela explique aussi pourquoi,
jusqu’a la derniére année de la guerre, des hauts fonctionnaires nazis
et des officiers de S.S. furent envoyés dans les camps de concentra-
tion. Roehm, aux yeux du systéme, n’était pas coupable d’opposition

305
LE CCGEUR CONSCIENT

La généralisation de la terreur.

Les membres des groupes organisés ne furent pas les seuls


2 étre victimes d’actions de groupe. Elles servaient également
a réprimer les efforts inorganisés d’indépendance et d’auto-
affirmation tels que l’initiative d’écouter des radios étran-
géres. Tout d’abord, ce moyen d’information, tout en étant
critiqué, était encore autorisé. Ce ne fut qu’aprés la décla-
ration de la guerre qu’il fut interdit par la loi et puni d’em-
prisonnement. Cette activité n’impliquant aucun groupe orga-
nisé, il n’était pas possible de punir un échantillonnage d’in-
dividus, ni de les supprimer tous. C’est pourquoi on rassemblait
une centaine de dénonciations et on envoyait les coupa-
bles en bloc dans un camp de concentration. Méme si l’un
d’eux n’avait jamais écouté de radio étrangére, cela impor-
tait peu. Le reste de la population n’en était pas moins
terrorisé.
Ces actions étaient entourées de la plus grande publi-
cité et accroissaient la peur des dénonciations en mon-
trant combien elles étaient fréquentes, et combien terribles
étaient leurs conséquences. Il ne fait pas de doute qu’elles

mais de vouloir que les principes du régime fussent réalisés A un


rythme différent de celui qu’avait arrété le leader. Il fallait qu'il
fit supprimé pour avoir voulu exercer sa volonté dans un systéme
dont la nature fondamentale était d’anéantir toute volonté individuelle.
Il y a une analogie évidente entre ce qui est arrivé A Roehm et ce qui
est arrivé a certains dirigeants de l’Union Soviétique. Les procés de
Moscou ont entrainé la mort de personnes aui, tout en étant d’ac-
cord avec les principes fondamentaux du systéme, exercaient indi-
viduellement la liberté de critique et d'action. Ces procés eurent
lieu aprés l’instauration du régime de terreur en Allemagne au moyen
des camps de concentration. Les camps de travail forcé soviétiques
nont jamais pris les formes extremes des camps de concentration
allemands bien que le nombre des travailleurs fit plus élevé. La
terreur n’était pas a l’origine essentielle au systéme soviétique. Elle
n'est qu’une conséquence du recours au travail forcé.

306
LES HOMMES NE SONT PAS DES FOURMIS

intimidaient efficacement tous ceux qui étaient tentés par


des activités considérées comme subversives.
Il faut ‘bien se rendre compte que des actions de ce
genre étaient toujours engagées 4 propos de comportements
qui n’étaient pas encore interdits par la loi. Il eft été facile
4 Etat de promulguer n’importe quelle loi. Mais ce n’était
pas le but de ces actions qui visaient moins a punir des
transgressions qu’A inciter tous les citoyens 4 se conformer
spontanément aux désirs de JEtat. Le ressort de ce
conformisme était l’anxiété, et non la loi. Méme si la
distinction semble mince, elle était psychologiquement
importante.
L’effet ne tenait pas a ce que dans un cas l’homme de
la rue aurait pu affirmer qu'il avait un choix légal, ce qu’il
n’avait pas dans l’autre. Ces subtilités légales n’ont pas
d’impact psychologique, ou du moins, il est insignifiant.
La grande différence tenait 4 ce que la loi est proclamée
publiquement et que chaque citoyen sait ce que IlEtat
attend de lui. Mais avec les actions de groupe, l’homme
de la rue ne savait jamais quel comportement serait puni
le lendemain. Lorsque les gens se préoccupaient de leur
sécurité, les actions de groupe les obligeaient a anticiper
les désirs de I’Etat avant que l’Etat ne les fit connaitre
publiquement. L’anxiété qu’éprouvait Yindividu l’amenait
a redouter beaucoup plus d’actions portant sur beaucoup
plus de comportements qu’un Etat, fat-il totalitaire, ne peut
en entreprendre sans compromettre son fonctionnement.
Il en résultait que I’individu était amené a restreindre sa
liberté dans beaucoup plus de domaines que ceux qui étaient
spécifiquement visés par les actions de groupe.
Pour prévoir correctement des événements futurs, il faut
connaitre intimement les pensées, les désirs et les motiva-
tions de l’autre. Et "homme de la rue ne pouvait acquérir
cette connaissance « intuitive » de I’Etat qu’en s’identifiant
totalement a lui et & ses buts présents et futurs. Le caractére

307
LE CUR CONSCIENT

imprévisible des « actions » qui frappaient d'un chatiment


rigoureux des comportements que les personnes qui n’étaient
pas «au fait» jugeaient permis ou méme appropriés les
obligeait, pour leur propre sécurité et donc de leur propre
eré, A s’intégrer A l’Etat totalitaire au point qu’elles deve-
naient capables de prévoir ce que Etat exigerait d’elles par
la suite et de s’y conformer.
Les résultats furent impressionnants. Vers 1939, le nombre
de ceux qui opposaient encore une certaine résistance au
régime était si réduit qu’écouter une radio étrangére était
devenu un crime politique aussi grave que I’était autrefois
l’impression et la distribution de tracts incitant a la révolte.
En 1938, par exemple, il y eut une action contre les Mec-
kerer (ceux qui murmuraient contre l’Etat ou leurs employeurs
en privé), accompagnée d’une grande campagne de presse.
Cette action, et celle qui avait été menée contre ceux qui
écoutaient les radios étrangéres, étaient les premiéres incur-
sions de l’Etat dans la vie privée des individus.
Il est vrai qu’il y avait eu précédemment quelques actions
contre les Rassenschiinder, ceux qui commettaient des délits
raciaux. Elles affirmaient le droit de regard de Etat sur
les rapports sexuels. Mais comme elles ne concernaient que
les Allemands qui avaient eu des relations intimes avec les
Juifs (ou un tout petit nombre avec des Noirs) elles n’avaient
affecté qu’un groupe limité d’individus. Les actions contre
les homosexuels atteignaient plus profondément la vie privée,
mais comme la majorité de la population considérait les
homosexuels comme indésirables, ces mesures n’inquiétaient
que ceux qui étaient directement concernés.
L’action contre les Meckerer, ceux qui murmuraient,
était d’une autre ampleur. Aucun Allemand ne pouvait plus
se sentir en sécurité dans sa vie privée. Celle-ci avait été
détruite par les actions successivement lancées et l’incitation
a dénoncer tout ce que les gens faisaient ou disaient chez
eux. Les organisations de la jeunesse hitlérienne étaient soli-

308
LES HOMMES NE SONT PAS DES FOURMIS

dement établies. Les enfants avaient été suffisamment endoc-


trinés pour perdre toute crainte et tout respect pour leurs
parents et les espionner. Ils étaient capables de rapporter a
la police les conversations ou les actes les plus intimes, ou
du moins, ils menacaient de le faire.
Bientét, priorité fut donnée a4 la tache qui consistait a
préparer une guerre totale. On considéra qu’elle justifiait la
suppression radicale d’une nouvelle catégorie d’individus:
ceux que l’on estimait dangereux pour Veffort de guerre.
Pourtant, cette mesure fut aussi qualifiée d’action de groupe.
Les premiers visés furent les objecteurs de conscience dont
le sous-groupe le plus important en Allemagne était celui des
témoins de Jéhovah.
Les gens savaient par les journaux qu'il existait des camps
de concentration dont le but était répressif, mais on igno-
rait le détail de leur organisation. Cela aggravait langoisse,
car lindividu est psychologiquement capable d’affronter la
pire torture s'il connait sa nature. Eventuellement, il peut
refouler cette connaissance ou encore en nier le caractére
menacant. Par contre, l’inconnu qui nous menace est beau-
coup plus terrifiant. Il est mystérieux et nous obséde. Nous
ne pouvons ni l’affronter, ni l’oublier et il fait peser sur notre
vie mentale une terreur consciente ou inconsciente. Cela
explique pourquoi le camp de concentration effrayait non
qui
seulement ceux qui étaient opposés au régime mais ceux
n’avaient jamais violé le moindre de ses réglements.
Mais ce n’était pas seulement la menace du camp de
concentration qui paralysait les gens d’angoisse. Ils étaient
plus paralysés encore par l’incapacité de prendre des décisions
leur
essentielles et de les mettre en ceuvre. Ce m’était plus
dignité qui était en jeu, mais leur vie. Plus l’angoisse crois-
est
sait, plus ils auraient eu besoin d’agir. Mais l’angoisse
débilitante. Comme je l’ai dit au début de ce chapitre, il est
relativement simple d’agir dans les premiers moments d’an-
goisse, ot elle est encore un stimulant a I’action.

309
LE CUR CONSCIENT

Les camps de concentration incitaient les gens 4 avoir


peur & la fois pour leur vie et pour ce qu’on pourrait
appeler leur existence morale. L’individu se demandait :
« Si, en résistant & l’Etat, je perds mon statut social et fami-
lial, mon foyer et tous mes biens terrestres, serai-je capable
de vivre sans tout ce qui a été depuis toujours la source de
ma sécurité ? » Seuls ceux qui étaient capables de distinguer
clairement l’éphémére de l’essentiel, en eux et dans leurs vies,
en comprenant que l’essentiel ne pouvait leur étre enlevé,
avaient le courage d’agir pour mettre un terme a leur
angoisse. Ils s’efforcaient soit de lutter, soit de s’enfuir’.
Que ce ffit ou non conscient, plus les Allemands vivaient
sous la menace de la répression, plus il leur fallait d’éner-
gie pour lutter contre l’angoisse qui en résultait et moins ils
en avaient pour agir. C’est pourquoi ils s’attachaient d’au-
tant plus aux choses extérieures sur lesquelles ils avaient
Vhabitude de s’appuyer en période de tension. C’est le pro-
cessus qui a entrainé la désintégration psychologique des
prisonniers apolitiques des classes moyennes, bien que dans
les camps il fait plus rapide. Pour ceux qui étaient encore en
liberté, plus la pression de l’angoisse augmentait, plus ils
se sentaient portés 4 agir tout en étant incapables d’en pren-
dre linitiative ?.
C’est pourquoi certains éprouvaient du soulagement quand
ils étaient finalement convoqués 4 la Gestapo. Quelquefois,

1. Beaucoup de Sionistes ont réussi A survivre a Hitler parti-


culigrement parce quils n’étaient plus attachés a leur ancien milieu
et mettaient tous leurs espoirs en une vie nouvelle en Israél. Ayant
depuis longtemps décidé qu’ils désiraient par-dessus tout une vie
entiérement nouvelle, ils n’éprouvaient aucun mal a renoncer A I’an-
cienne. Comme ils partageaient cet espoir d’un avenir meilleur avec
un cercle d’amis auxquels ils étaient liés par une solidarité récipro-
que, ils y puisaient une force supplémentaire.
2. C’est ce processus qui a immobilisé les Juifs dans les ghettos
’ nazis, par exemple, méme lorsque leur angoisse s’intensifiait.

310
LES HOMMES NE SONT PAS DES FOURMIS

l'angoisse augmentait si brusquement que la peur l’empor-


tait sur la pusillanimité et que les gens agissaient enfin.
Quelquefois, l’intervention si longtemps redoutée de la Ges-
tapo mettait um terme a une agonie mentale. Les gens
n’avaient plus A se demander: qu’est-ce qui me donne de
la force: mes convictions intimes, mon emploi, ou les biens
terrestes que j’ai accumulés? Plus ils se posaient ces ques-
tions sans leur trouver de réponse décisive, plus leur exis-
tence d’étre humains était mise en cause. Se répéter ces
questions était en soi débilitant. Sil s’y ajoutait des craintes
4 propos de la réaction de leur femme et de leurs enfants en
les voyant dépouillés des symboles du statut et de la sécurité,
il ne leur restait d’autre raison de vivre que les choses exté-
rieures, avec trés peu de force intérieure’. :
Beaucoup d’Allemands s’attendaient ou redouta ient que la
Gestapo les convoque pour un interrogatoire et projetaient
de fuir. Pourtant, ils temporisaient jusqu’a ce que la convo-
cation arrive. Ce jour-la, ils n’avaient plus la force inté-
rieure de mettre en ceuvre leurs projets d’évasion. Dans le
restant de ce chapitre, je donnerai quelques autres raisons
pour lesquelles la Gestapo a réussi 4 paralyser la population
allemande.

Seigneur, rends-moi muet.

De méme que les prisonniers des camps de concentra-


tion, presque tous les citoyens allemands étaient obligés
de
d’acquérir des mécanismes de défense contre la menace

deman-
1. Pour en revenir au Journal d’Anne Frank, on peut se
pas des sentime nts analog ues qui ont incité les
der si ce ne sont ve leurs
4 mettre a l’épreu
Frank a rester groupés (pour n’avoir pas dans leur
liens affectifs) et & emporter le plus de biens possible
cachette.

311
LE C@UR CONSCIENT

la Gestapo et de l’emprisonnement. Contrairement aux pri-


sonniers, ils ne constituaient pas d’organisations, qui auraient
rendu leur arrestation plus probable. Les prisonniers en
avaient conscience et disaient que le camp de concentration
était le seul endroit en Allemagne ou 1’on pouvait parler de
politique sans risquer d’étre immédiatement dénoncé. La
défense organisée étant dangereuse, les Allemands avaient
plutét recours 4 des défenses psychologiques. Elles étaient
analogues a celles des prisonniers, sans avoir la méme pro-
fondeur et la méme complexité.
Fondamentalement, au cours des premiéres années, les
Allemands n’avaient le choix qu’entre un nombre limité de
réactions face aux camps de concentration. Ils pouvaient
nier leur existence. C’était difficile, car la Gestapo les entou-
rait de publicité. Ils pouvaient essayer de se persuader que
les camps n’étaient pas aussi redoutables qu’ils l’imaginaient,
et beaucoup d’Allemands s’y efforgaient. Mais c’était égale-
ment difficile car les journaux ne cessaient de leur affirmer
que ceux qui n’obéissaient pas aveuglément a |’Etat seraient
envoyés dans un camp. La facon la plus simple de se débar-
rasser du probléme était de supposer que seule la lie de la
société était passible d’emprisonnement et qu’elle méritait
son sort. Mais peu parvenaient a le croire.
Les Allemands qui s’indignaient du régime de terreur
qu’on leur imposait étaient obligés de reconnaitre que leur
gouvernement était vil, ce qui minait davantage encore leur
dignité. Toute personne attachée 4 sa moralité ou au respect
de soi qui reconnaissait le véritable caractére des camps de
concentration était obligée de combattre le régime qui les
avait créés ou du moins de s’opposer A lui intérieurement.
En l’absence d’une opposition organisée et efficace, qui
n’apparut qu’une fois que la défaite militaire devint évidente,
la résistance ouverte équivalait & un suicide et n’avait pas
de sens, 4 moins que la vie propre ne fait en jeu. Néan-
moins, quelques étudiants préférérent prendre des risques

312
LES HOMMES NE SONT PAS DES FOURMIS

incroyables plutét que de se dérober devant ce qu’ils consi-


déraient comme une obligation morale. En dehors de la
lutte ouverte, les gens avaient la possibilité de cacher ou
d’aider des anti-nazis et des Juifs et certains le firent.
Mais le simple fait de prendre position intérieurement
exigeait que l’on fit prét a risquer sa situation sociale pré-
sente et future, la sécurité économique, et parfois 4 renon-
cer A la sécurité affective qu’engendre J’intimité familiale.
Seuls, ceux qui attachaient peu d’importance a leur statut et
& leurs biens et qui se sentaient sfirs de la solidité de leurs
liens affectifs se montraient capables de prendre un tel
risque sans égard pour ses conséquences. Mais ce senti-
ment de sécurité — jusqu’A ce qu’une majorité d’entre nous
atteigne le haut niveau d’intégration qu’exige la vie dans
une société de masse — peu d’entre nous le possédent.
On se rend compte aisément que vivre dans de telles
conditions affaiblit le respect de soi et entraine finalement
la désintégration psychologique de Jl’individu. Il est plus
difficile de comprendre que cela aboutit presque inévitable-
ment A une scission profonde de la personnalité et a la
destruction de son autonomie.
La terreur qu’il éprouvait a l’idée des camps et des diver-
ses actions menées contre les groupes qui avaient déplu au
régime incitait chaque Allemand, 4 moins qu’il ne fait sou-
tenu par un sentiment de sécurité intérieure totale, non seu-
lement A se taire, mais a ne laisser paraitre aucune réac-
tion susceptible d’étre désapprouvée par ceux qui étaient
au pouvoir. La situation était la méme que dans les camps.
Si enfant sage peut étre vu mais ne doit pas étre entendu,
le citoyen allemand devait étre 4 la fois invisible et muet.
L’enfant qui est dépourvu de prévoyance et de compréhen-
sion et dépend de la sollicitude d’adultes plus expérimentés,
auquel il doit obéir tout en ayant parfois l’occasion de les
défier impunément, sait qu’un jour i] atteindra I’age de raison
et que la situation sera modifiée. Il est trés différent de se

313
LE CCEUR CONSCIENT

contraindre en tant qu’adulte a adopter un comportement


infantile pour une durée illimitée. Il est probable que la
contrainte que l’individu était amené a s’imposer lui-méme
avait des conséquences psychologiques beaucoup plus pro-
fondes que celle que l’enfant subit du fait des autres.
Il ne s’agissait pas seulement d’une coercition exercée
par autrui qui réduisait l’individu 4 la dépendance et a lim-
puissance, mais d’une dissociation de la personnalité.
L’anxiété qu’éprouvait l’individu, son souci de protéger sa
vie, l’obligeaient A renoncer a ce qui efit été sa meilleure
chance de salut: son aptitude 4 réagir d’une fagon appro-
priée et & prendre des décisions. Y ayant renoncé, il nétait
plus un homme mais un enfant. L’individu qui savait que
pour survivre il aurait di prendre des décisions et agir, et qui
s’efforcait de préserver une sécurité illusoire en s’interdisant
toute réaction était accablé par la contradiction au point qu’il
finissait par perdre toute dignité et tout sentiment d’indépen-
dance.

Amnésie.

L’un des symptémes de cette désintégration qui a le plus


étonné et indigné lopinion publique américaine aprés la
défaite de l’Allemagne est que la plupart des Allemands
affirmaient avoir ignoré l’existence et la nature des camps
de concentration.
Les autorités des armées d’occupation décidérent de donner
la plus grande publicité aux camps. Les citoyens allemands
furent obligés de les visiter parce que les officiers alliés
étaient épouvantés par ces atrocités et irrités que les Alle-
mands pussent nier em avoir eu connaissance. Mais ce
n’était pas 14 un bon raisonnement psychologique.
Par exemple, on jugeait les Allemands coupables sous
prétexte qu’ils devaient avoir eu connaissance de l’existence

314
LES HOMMES NE SONT PAS DES FOURMIS

des camps de concentration et des horreurs qui s’y commet-


taient. Mais la question n’était pas 1a. Elle était de savoir
s’ils auraient pu empécher de tels crimes et, le cas échéant,
pourquoi ils ne J’ont pas fait.
Il est évident que les Allemands connaissaient l’existence
des camps. La Gestapo y veillait et ne cessait de les contrain-
dre a la soumission en brandissant cette menace. Quelques
Allemands ont essayé de s’opposer au régime. Peu y ont sur-
vécu. D’autres ont tenté d’organiser des mouvements de
résistance. Ils étaient parmi mes codétenus. On peut blamer
YAllemand moyen de n’avoir pas été un héros, mais il y a
peu de peuples dont le citoyen moyen soit héroique, 4 moins
de circonstances exceptionnelles, quand il fait la guerre ou
qu'il défend sa vie.
Trés peu d’Allemands luttérent ouvertement contre la
terreur de la Gestapo. Mais je me souviens de la satisfaction
qu’éprouvérent les prisonniers de Buchenwald lorsqu’ils
apprirent que les Tétes de Mort emprunttaient les uniformes
d’autres unités lorsqu’ils se rendaient en permission a
Weimar, la ville la plus proche, parce que les jeunes filles
»
refusaient de les fréquenter. On les appelait «les tueurs
en raison de leurs crimes envers les prisonniers. La Gestapo
tenta vainement d’intimider les citoyens de Weimar. Leur
résistance n’avait rien d’héroique. On ne pouvait méme pas
la qualifier de résistance. Elle n’en était pas moins une
expression de dégoit de la part d’une ville qui avait toujours
voté pour les nazis avant leur accession au pouvoir.
Attribuer les crimes de la Gestapo 4 des spectateurs
désarmés reviendrait 4 accuser de complicité les spectateurs
d’un vol a main armée sous prétexte qu’ils ne se sont pas inter-
n’est
posés entre l’agresseur et la victime. Et la comparaison
méme pas exacte. Les témoins d’un vol 4 main armée savent
les
qu’ils ont le soutien d’une police mieux équipée que
criminels. Le citoyen allemand savait qu’aucune force armée
ne le protégerait s’il interférait avec la Gestapo.
315
LE CCEUR CONSCIENT

Une fois la terreur instaurée, que pouvaient faire les


Allemands ? Ils pouvaient émigrer. Certains l’ont fait, d’au-
tres ont essayé. La majorité fut bientét trop terrorisée pour
prendre une telle initiative ou n’en avait pas les moyens.
Aprés tout, aucun pays n’a offert une hospitalité incondition-
nelle et illimitée aux réfugiés politiques.
Que pouvaient faire ceux qui restaient sur place? Sls
avaient pensé nuit et jour 4 la menace que la Gestapo faisait
planer sur eux, ils auraient vécu dans un état d’anxiété per-
manente, fondé non pas sur un fantasme mais sur la réalité.
Ils auraient di se dire: mon pays est un abime d’iniquité.
J’en ai déja évoqué les conséquences psychologiques.
C’est pourquoi I’attitude des armées d’occupation alliées
était irréaliste. Sans doute, les Allemands étaient boule-
versés 4 la vue des cadavres dans les camps. Cela montre du
moins que douze ans de domination nazie n’avaient pas
suffi A détruire en eux tout sentiment humain.
Il est probable que le spectacle des horreurs des camps
de concentration eut pour résultat principal de leur démon-
trer A quel point ils avaient eu raison de ne pas oser s’oppo-
ser & la Gestapo. Jusqu’alors, ils avaient pu penser que la
Gestapo exagérait ses menaces. Désormais, ils avaient la
certitude qu’ils s’étaient bercés d’illusions pour conserver un
minimum d’indépendance de pensée. Ils recevaient enfin la
preuve que leur recours au refoulement et au déni pour oublier
existence des camps était pleinement justifiée. Ils avaient
la preuve que la peur qui les avait incités 4 ne pas risquer
la moindre déviation était fondée. Ils concluaient donc
de la visite des camps de concentration qu’ils avaient eu
parfaitement raison de ne pas tenter de s’opposer a la
Gestapo.
Mais la tentative de rendre l’ensemble des Allemands res-
ponsables pour les crimes de la Gestapo a eu d’autres aspects,
plus graves. Imputer la responsabilité au groupe plutdét
qu’a l’individu est l'une des tactiques les plus efficaces des

316
LES HOMMES NE SONT PAS DES FOURMIS

régimes autoritaires pour contraindre l’individu a la sou-


mission et finalement, le détruire en tant qu’individu. Ceux
qui ne veulent pas de la démocratie évitent délibérément de
penser en termes d’individus, et leur substituent les grou-
pes. Ils mettent en cause les juifs, les catholiques, les capi-
talistes. S’en prendre A l’individu et non pas au groupe les
mettrait en contradiction avec leur thése fondamentale et
impliquerait V’acceptation du concept d’autonomie indivi-
duelle.
L’une des premiéres conditions de l’indépendance de l’in-
dividu est qu’il soit personnellement responsable de ses
actes. Lorsque nous choisissons un groupe de citoyens alle-
mands pour leur montrer les camps de concentration en leur
affirmant: « Vous étes coupables », nous affirmons un prin-
cipe fasciste. Quiconque accepte la thése de la culpabilité
de tout un peuple détruit le développement de la démocra-
tie authentique qui est fondée sur l’autonomie et la res-
ponsabilité individuelles.

Dans la perspective du raisonnement psychanalytique, on


peut dire que c’est parce que les Allemands, inconsciem-
ment, n’étaient que trop préoccupés par l’existence des
camps, que quelques-uns seulement ont été capables d’af-
fronter consciemment cette réalité. De méme que le soldat,
au seuil d’une bataille, sera porté a affirmer qu'il en sortira
sain et sauf et a le croire (sans cette conviction consciente il
ne serait pas capable de se battre, sachant au fond de lui-
méme a quel danger il s’expose), les Allemands qui avaient
le plus peur des camps de concentration étaient aussi ceux
qui avaient le plus besoin de croire que les camps n’existaient
pas.
Tout ce qu’on peut déduire de la fréquence de cette
négation est que son intensité, en dépit de Vévidence du
contraire qu’on avait délibérément imposée aux Allemands,
était la contrepartie de la profondeur de Vanxiété qui

317
LE CCEUR CONSCIENT

la motivait. Il n’eut pas fallu en conclure que les Allemands


étaient de vulgaires menteurs, méme si c’était vrai au niveau
de: l’analyse morale. Plus profondément, les critéres de la
morale ne pouvaient étre appliqués a leur comportement
parce que leurs personnalités étaient si désintégrées qu’ils ne
savaient plus ou n’étaient plus capables de distinguer la
réalité des convictions nées de la peur’. On aurait di en
déduire que la personnalité de tous ces individus était si désin-
tégrée qu’ils avaient perdu l’autonomie qui, seule, leur aurait
permis de juger les faits correctement par eux-mémes.
Peut-étre y avait-il deux niveaux de réaction chez les
Américains eux-mémes. Notre irritation, voire notre colére,
était fondée sur la supposition tacite que les Allemands
mentaient uniquement 4 notre intention, qu’ils voulaient un
alibi pour éviter le chatiment. Mais il se peut que nous
ayons surestimé notre fonction dans ce mensonge méme si
nous étions importants aux yeux des Allemands en tant que
vainqueurs.
Le petit enfant qui nie la faute qu’il a commise ne le fait
pas uniquement pour nous tromper. Il désire au moins
autant, sinon davantage, se tromper lui-méme. Comme il
a peur du chatiment et qu’il est convaincu que nous appren-
drons la vérité tét ou tard, il s’efforce moins de nous trom-
per que de se convaincre lui-méme que la transgression n’a
jamais eu lieu. Il ne se sent qu’alors en sécurité, dans l’im-

1. Je ne peux éviter, ici et A d’autres moments, d’évoquer des pro-


blémes moraux. Mais je ne prétends nullement savoir ce qui est
bien ou mal pour autrui. I] m’est tout aussi impossible de dire aux
autres ce qu’ils devraient faire. Je suis un psychologue qui s’efforce
dexpliquer pourquoi les événements considérés se sont produits.
Jespére qu’une telle analyse aidera les autres 4 décider en quel sens
il leur faut réorganiser leur personnalité s’ils désirent acquérir les
réacticns morales et affectives nécessaires pour résister a la pression
d’une société de masse. Ou, en d’autres termes, comment ils doivent
mettre au service de leur autonomie un cceur ‘ucide et informé.

318
LES HOMMES NE SONT PAS DES FOURMIS

médiat et pour l’avenir. Car, a partir d’un certain age, il


sait que s’il nous trompe et si nous nous en apercevons, la
punition sera plus sévére.
Incidemment, cela est une des raisons pour lesquelles une
punition trop sévére est souvent nuisible a l’intégration psy-
chologique. L’enfant, s’il a trop peur d’étre puni, n’est plus
vraiment sir de ce qu’il a fait. Lorsque son anxiété est
trop grande, elle l’améne a croire qu'il a bien agi dans les
cas ov il a commis une faute, ou qu’il a mal fait alors qu‘il
n’a rien a se reprocher. Cette confusion intérieure a propos
de ce qui est vraiment arrivé est beaucoup plus destructrice
pour la personnalité que le caractére dégradant de la punition
qui, comparativement, ne provoque que des dommages
mineurs.
Jai dit que les Américains s’étaient peut-étre pris trop
au sérieux face aux réactions de la population allemande.
La encore, l’erreur d’interprétation ne provient pas unique-
ment de ce qu’ils ont exagéré leur importance aux yeux
des vaincus. Elle tient beaucoup plus, et jen reviens a la
thése fondamentale de ce livre, A ce que nous ne voulions
pas reconnaitre: qu’un régime répressif peut désintégrer la
personnalité des adultes au point que l’anxiété les amene a
croire fermement ce qu’ils reconnaitraient pour faux si
V’anxiété ne le leur interdisait.

Le salut hitlérien.

Ce qui était vrai des réactions intérieures des Allemands


devant les camps de concentration |’était aussi de leurs réac-
tions devant le totalitarisme dans une société de masse.
Mais dans l’Etat hitlérien il n’y avait pas que la peur pour
leur vie qui rendait impossible toute opposition intérieure au
systeme. Le non-conformiste était exposé a des contradic-

349
LE CCEUR CONSCIENT

tions multiples. Je ne citerai que la plus évidente : ou il pro-


testait ouvertement contre le régime et provoquait la persé-
cution, ou il feignait de croire en quelque chose qu’il haissait
et méprisait.
Ii en résultait que le sujet récalcitrant de Etat de masse
était obligé de se duper lui-méme, de se trouver des excuses
et de recourir 4 des subterfuges. Mais ce faisant, il perdait le
respect de soi qu’il cherchait 4 conserver. J’en prendrai pour
exemple le salut hitlérien. Il fut délibérément adopté afin
qu’en tous lieux, les cafés, les gares, le bureau et l’usine, la
rue, il devint facile de reconnaitre ceux qui restaient atta-
chés aux vieilles formes « démocratiques » de la courtoisie.
Pour les partisans d’Hitler, le salut hitlérien était une
affirmation de soi, qui leur donnait un sentiment de puis-
sance, de bien-étre. Pour les adversaires du régime, c’était
Pinverse. Chaque fois qu’il leur fallait saluer quelqu’un en
public, leur intégration psychologique était ébranlée. Si la
situation les y obligeaient, ils avaient l’impression de trahir
leurs convictions les plus profondes. Donc, il fallait prétendre
que le salut ne comptait pas. En d’autres termes, ils ne pou-
vaient modifier leur comportement, ils étaient contraints de
faire le salut hitlérien. Dans ces conditions, comme [’inté-
gration repose sur l’accord des actes et des convictions, la
seule fagon de la préserver était de modifier les convic-
tions. C’était d’autant plus simple que nous sommes pour
la plupart portés au conformisme. Chacun sait a quel point
il est difficile d’échapper aux régles établies méme vis-d-vis
d’une simple connaissance que nous croisons dans la rue.
Cela lest infiniment plus lorsqu’on risque sa vie. Il en
résultait que plusieurs fois par jour l’antinazi devait soit
devenir un martyr, soit renoncer au respect de lui-méme.
J’ai eu occasion de parler avec une jeune psychologue
allemande qui était une enfant au début du régime hitlérien.
Son pére était un adversaire convaincu du nazisme et elle
partageait ses convictions. Mais lorsqu’elle fut en Age d’étre

320
LES HOMMES NE SONT PAS DES FOURMIS

scolarisée, il lui fallut jurer fidélité au Fiihrer et faire cons-


tamment le salut hitlérien. Pendant longtemps, elle ne s’exé-
cuta qu’avec des réserves mentales en se disant que ni le
serment ni le salut n’avaient de valeur parce qu'elle agissait
contre son gré. Mais chaque fois il lui devenait plus difficile
de concilier le respect de soi avec cette contradiction si bien
qu’elle renonca a ses réserves mentales et jura fidélité comme
tous les autres.
Parallélement, sa relation intérieure 4 son pére se modi-
fiait. Tout d’abord, la moralité de son pére lui avait donné la
force de continuer 4 partager ses convictions. Mais le temps
passant, elle se trouva plongée dans un conflit d’une com-
plexité croissante. Tout d’abord, elle prit le parti de son
pére contre l’Etat qui lui imposait ce conflit. Mais a la
longue, il vint un moment ow elle reprocha a son pére
d’étre cause de ses difficultés. Ce stade franchi, les valeurs
de son pére lirritérent. Des valeurs qui nous irritent ne sont
plus une source de force ni de motivation efficace. Il en
résulta que Ies convictions de son pére, qui avaient tout
d’abord fortifié sa résistance, de facteur positif, se transfor-
mérent en hypothéque.
Lorsque des parents exigent trop d’un enfant, il finit par
montrer moins de docilité qu’il ne l’edit fait normalement. I
ne s’agissait plus d’un conflit entre elle et l’Etat hitlérien,
dans lequel elle eft été fermement soutenue par son pére. Le
conflit était 4 l’intérieur d’elle-méme et son pére ne pouvait
plus l’aider car il était maintenant une tierce partie. Jus-
qu’au moment ou elle avait commencé 4 faiblir, elle avait
tiré de la fierté du soutien moral qu’il lui apportait. Par la
suite, comme elle avait honte de son propre comportement,
son pére lui apparut comme un critique qui lui reprochait
de douter, d’étre tentée de céder. Donc, dans I’instant d’indé-
cision ot elle aurait eu le plus grand besoin de se sentir
respectée son pére devint un facteur supplémentaire de déchi-
rement. C’est 1a un autre exemple de la facon dont la per-

321
LE CCRUR CONSCIENT

sonnalité se dissocie sous l’influence d'un Etat coercitif lors-


que individu s’efforce de lui résister.
Ce qui était vrai pour le salut hitlérien l’était pour tous
les autres traits du régime. La toute-puissance de I’Etat
totalitaire repose sur le fait que non seulement il interfere
avec les moindres activités de l’individu, jusqu’aux plus
intimes, mais qu’il entraine la dissociation de la personnalité
de celui qui lui résiste.
Je citerai une autre expérience de cette jeune femme alors
qu’elle était au lycée. On demanda aux éléves d’effectuer un
recensement de la population. A ne pas y prendre part elle
eut mis en danger sa sécurité et celle de sa famille. Mais au
cours de ce recensement elle dut interroger une famille juive
sur sa vie privée. Elle se rendit compte que ces Juifs voyaient
en elle un symbole du régime et la détestaient. Elle en fut
irritée et se rendit compte qu’elle éprouvait exactement ce
que souhaitait le régime: du ressentiment envers les Juifs.
Elle se détestait aussi elle-méme parce qu'elle aidait l’Etat
a exterminer les Juifs. Elle haissait le régime qui lui infli-
geait cette situation, mais moins qu’elle-méme.
L’Etat totalitaire impose presque quotidiennement des
taches que l’individu doit exécuter sous peine d’étre détruit
lui-méme. La plupart des personnes qui se soumettent a ces
exigences commencent par hair le systéme, mais finissent par
se hair elles-mémes davantage encore. En outre, l’Etat n’est
pas affecté par cette haine, alors que l’individu ne peut pas
supporter de se hair lui-méme sans que son intégration
n’en soit détruite.

La fascination de la tyrannie.

La vie n’était pas plus facile pour les parents qui subissaient
soudain des contraintes dans leur propre foyer. Mais l’>homme
ne change pas du jour au lendemain. Les convictions acqui-

322
LES HOMMES NE SONT PAS DES FOURMIS

ses dans notre enfance et l’espoir que nous fondons sur elles
demeurent nos motivations essentielles méme lorsqu’elles ne
s’accordent plus avec |’évolution de notre situation. I] n’est
pas facile de renoncer a chercher la sécurité 14 ot nous
lavons trouvée pendant des dizaines d’années. C’est pour-
quoi les parents allemands persistaient 4 attendre de leur
foyer et de leurs relations familiales une sécurité disparue.
Lorsqu’on espére obtenir la sécurité, la dignité et l’estime
d’autrui, bref, tout ce qui fait le fondement de J’autonomie
individuelle, de relations qui ne peuvent plus les procurer,
il arrive inévitablement un moment ov I’on est obligé de se
rendre compte qu’on s’est trompé, que ce n’est pas la
bonne facgon de s’assurer de ce qui, aprés les moyens de
subsistance, demeure le plus important pour la survie de
l’étre humain. A ce stade, nous comprenons mieux en quoi
la tyrannie peut psychologiquement séduire.
Plus notre personnalité est forte, plus nous sommes capa-
bles d’affronter un monde hostile sans étre paralysés par la
peur. Moins nous trouvons de force en nous-mémes, (parce
qu’elle n’est plus alimentée par le respect que nous témoi-
gnent les membres de notre famille ou la confiance et la
détente dont nous jouissons dans notre foyer), moins nous
sommes capables de faire face individuellement 4 un monde
extérieur dangereux. Si nous ne trouvons pas la sécurité
dans notre foyer, grace 4 nos relations intimes, il faut nous
assurer du soutien et de la bienveillance du monde extérieur.
La tyrannie de |’Etat de masse oppressif permet a ses
sujets de résoudre ces difficultés d’un seul coup et de réta-
blir la sécurité de leur vie privée et de leur vie sociale. Il
suffit qu’ils se conforment a ses désirs. Dans ce cas, le monde
extérieur cesse d’étre dangereux et hostile et l’individu re-
trouve la sécurité intérieure. Il n’est plus sur la défensive
chez lui, jouit du soutien de sa famille et retrouve son énergie
affective.
On pourrait résumer la séduction de la tyrannie en une

323
LE C@UR CONSCIENT

phrase. Plus la tyrannie est absolue, plus le sujet en est


affaibli et plus il est tenté de reconquérir la force perdue en
s’intégrant 4 la tyrannie afin de partager sa puissance. A
l’accepter, l’individu peut parvenir 4 une certaine intégration
psychologique grace au conformisme, mais au prix d’une
identification sans réserve a la tyrannie. Bref, il lui faut
renoncer 4 toute autonomie.
Chez certains, le conflit intérieur était si aigu qu’ils finis-
saient par se tuer. Il n’était pas nécessaire de recourir au
suicide. Une remarque imprudente y suffisait. Et beaucoup
faisaient de telles remarques. D’autres attendaient que les
S.S. les arrétent sans tenter de fuir parce qu’inconsciemment
ils souhaitaient en finir, méme dans un camp de concen-
tration.
Dans le camp de concentration, la survie était plus pré-
caire, mais le clivage de la personnalité était moins profond.
Les détenus n’avaient plus besoin de faire le salut hitlérien
ni de manifester de l’amour pour le leader. Ils pouvaient
extérioriser verbalement leur haine pour le régime sans avoir
a redouter d’étre aussitét trahis. Et surtout, ils étaient aux
mains de: l’ennemi contre leur volonté et réduits 4 l’impuis-
sance. Pour en revenir 4 mon exemple, ils étaient dans la
situation de l’enfant qui est désarmé devant la volonté des
adultes. Avant leur emprisonnement, ils avaient été obligés
de se contraindre volontairement 4 un état de dépendance
et d’obéissance enfantines. Le prisonnier était réduit a se
comporter d’une fa¢gon radicalement infantile. Mais la
contrainte émanait des gardes, non de lui-méme. Si, méme
dans les camps, le prisonnier se mettait lui-méme dans la
position de enfant, la différence disparaissait. I] devenait
un « ancien prisonnier » adapté 4 la vie des camps.
Alors qu’avant l’emprisonnement, le clivage se faisant dans
le «soi», dont une moitié exigeait la rébellion et autre
Yobéissance, 4 l’intérieur du camp, ce n’était que le monde
extérieur qui imposait l’obéissance. Le conflit, purement inté-

324
LES HOMMES NE SONT PAS DES FOURMIS

rieur jusqu’au moment de I’arrestation, devenait un conflit


avec le monde extérieur. Dans ce sens seulement |’emprison-
nement apportait un soulagement momentané. Mais celui-ci
ne durait pas car le probléme de la survie dans les camps
ne tardait pas a engendrer de nouveaux conflits tout aussi
insupportables.

Le non-conformiste.

Il est évident que le salut hitlérien que j’ai choisi pour


exemple n’était qu’un aspect tout a fait secondaire du
régime. De méme, le portrait de Hitler sur le mur, ou, dans
le méme ordre d’idée, celui de Staline. Leur influence pro-
venait de ce qu’ils rappelaient 4 chaque instant au non-
conformiste que s’il ne résistait pas il lui était impossible de
mener une vie en accord avec ses convictions. Psychologique-
ment, ces mécanismes étaient grossiers, mais ils étaient extré-
mement efficaces. Un pouvoir capable de susciter un conflit
aussi profond dans homme et de l’obliger 4 agir en total
désaccord avec ses convictions et ses désirs le subjugue d’au-
tant plus qu’il réveille en lui des attitudes et des sentiments
infantiles. Ce n’est que dans notre enfance que les autres,
nos parents, avaient le pouvoir de nous bouleverser inté-
rieurement lorsque nos désirs étaient en contradiction avec
les leurs.
Pourtant, ce n’est pas le pouvoir effectivement détenu par
les parents qui les rend omnipotents aux yeux de l’enfant.
Au début, le bébé se sent libre de prendre des bonbons
dans le buffet ou de l’argent dans le porte-monnaie de sa
mére, et d’exercer sa curiosité sexuelle. Méme si les parents
tentent de I’en empécher, l’enfant le fera en cachette, sans
grand débat intérieur. Mais un jour, l’enfant s’apercoit que
ses parents, sans étre présents, ont suscité dans son esprit
un conflit pénible entre ses désirs et leurs interdictions

325
LE CC2UR CONSCIENT

passées. C’est a partir de 1a qu'il Jes divinise et leur confére


une toute-puissance éventuellement hostile qui lui fait peur.
Ce pouvoir des parents de créer dans l’esprit de l'enfant
des conflits insurmontables peut étre comparé au pouvoir
que l’Etat totalitaire exerce sur l’esprit de ses sujets. L’en-
fant, comme le non-conformiste, commence par subir ce
pouvoir 4 contreceeur, Mais tout pouvoir fort a aussi un
effet de fascination. Aprés tout, rien ne réussit comme le
succés. Le pouvoir devant lequel l’enfant est obligé de s’in-
cliner le’ fascine au point qu’il intériorise ses normes et ses
valeurs. pour les faire siens.
On objectera que ce n’est vrai que pour |’enfant et vient
de ce qu'il est biologiquement désarmé. Une fois qu'il a
grandi, pris conscience de son identité personnelle et défini
ses valeurs, aucun pouvoir extérieur ne peut plus exercer sur
lui une telle fascination. Il n’aura pas besoin d’intérioriser
un nouvel ensemble: de valeurs.
C’est ignorer le caractére essentiel de Etat de masse tota-
litaire qui a pour but de détruire l’'autonomie individuelle.
Les parents semblent omnipotents parce qu’ils ont le pou-
voir de refuser la substance de la vie, la nourriture. Sous
Hitler, Etat avait. le méme pouvoir. A vivre dans une
telle société, tous les citoyens étaient aussi dépendants que
les enfants. De méme, si les parents peuvent dter 4 l’enfant
la liberté de mouvement, la société de masse peut priver de
liberté ses citoyens récalcitrants. Et l’on pourrait poursuivre
le paralléle’.

1. C’est une des raisons pour lesquelles les prisonniers des camps
de concentration étaient aussi mal nourris. Le bébé redoute Tirri-
tation de ses parents parce qu'il craint qu‘ils Jui refusent ce qui est
nécessaire A sa subsistance, symbolisé par la nourriture. Cette peur
est plus fondamentale que celle de perdre l’amour et l’estime de ses
parents. Les S.S. réveillaient cette peur fondamentale en affamant
les prisonniers au point quiils étaient cbsédés par la nourriture et
Ja peur de n’en pas obtenir suffisamment. Les résultats étaient ana-

326
LES HOMMES NE SONT PAS DES FOURMIS

Heureusement, il subsiste quelques différences. Il fallait


une certaine indépendance d’esprit pour prendre les déci-
sions nécessaires a l’exécution d’un travail. C’est pourquoi il
était difficile de dominer les travailleurs aussi totalement
que l’enfant. Je pense que c’est une des raisons pour les-
quelles on faisait travailler les gens comme des esclaves dans
les camps. Si un travailleur manifestait trop d’indépendance,
on l’envoyait creuser des fossés. Il ne retournait dans son
usine qu’une fois qu’il avait intériorisé les valeurs de |’Etat.

Une pensée réconfortante.

Il en résulte que la plupart, sinon tous les Allemands qui


n’étaient pas des nazis convaincus ont profondément souf-
fert dans leur dignité parce qu’ils étaient amenés a nier ce
quils savaient étre vrai, qu’ils vivaient dans un état de peur
permanente et qu’ils ne se défendaient pas alors qu’ils éprou-
vaient le besoin moral de résister. Il n’y avait que deux
facons de compenser cette dégradation de l'image qu’ils se
faisaient d’eux-mémes: A travers une vie familiale heureuse
ou grace aux satisfactions apportées par la réussite profes-
sionnelle et le mérite social.
Ces deux sources de satisfaction étaient refusées a la
plupart des Allemands qui rejetaient le national-socialisme.
L’Etat interférait extensivement avec leur vie familiale en
encourageant leurs enfants a les espionner et en violant
l’intimité du domicile. Beaucoup de familles autrefois stables
et heureuses en furent détruites. Le statut social dépendait
du parti ou des organisations d’Etat. Méme l’avancement

logues A ceux que l’on observe chez l’enfant qui a peur que Ses
parents cessent de le nourrir. Inversement, il est difficile de terro-
riser une population bien nourrie et bien logée.

327
LE C@UR CONSCIENT

dans ce qu’on considére en général comme des entreprises


privées ou des professions libérales dépendait de l’agrément
de lEtat.
If ne leur restait qu’un recours facile pour restaurer leur
amour-propre ébranlé et conserver un semblant d’intégration
psychologique : se considérer comme des Allemands, citoyens
d’un pays qui accumulait les succés politiques et militaires.
Moins ils trouvaient de causes de fierté en eux-mémes, plus
il leur fallait puiser ailleurs une force sur laquelle ils pussent
s’appuyer. D’ou la tentation, que j’ai évoquée, de partager le
pouvoir du groupe auquel ils appartenaient. La plupart des
Allemands, 4 l’intérieur des camps de concentration et au
dehors, se rabattaient sur cette possibilité indirecte de satis-
faction et de respect de soi.
Seuls quelques-uns d’entre eux se montrérent capables de
résister 4 toutes les pressions de la tyrannie et a survivre
dans l’isolement. Pour cela, ils avaient besoin d’une person-
nalité bien intégrée qu’ils parvenaient A préserver grace A
une vie familiale satisfaisante ou a une activité dont ils
tiraient de la fierté méme si personne d’autre ne l’appréciait.
Chez tous les autres Allemands qui n’étaient pas des nazis
convaincus, la peur des camps de concentration produisit
des changements de personnalité, fit-ce indirectement. Ils
étaient moins profonds que ceux que subissaient les _pri-
sonniers, mais ils suffisaient aux besoins de I’Etat. La nou-
velle intégration qui caractérisait presque tous les Allemands
se situait A un niveau trés bas de dignité personnelle. Jus-
qu’a présent la plupart des gens, lorsqu’il leur faut choisir
entre l’intégration 4 un niveau humain inférieur ou un conflit
intérieur intolérable sont portés A choisir la premiére pour
tetrouver la paix. Néanmoins il y a beaucoup de vérité dans
le dicton qui affirme que la paix de la tyrannie n’est pas
celle de la vie mais de la mort.
Nous pouvons puiser un certain réconfort dans cette pen-
sée. J'ai déja exprimé mes convictions 4 ce sujet. L’homme
x

328
LES HOMMES NE SONT PAS DES FOURMIS

réagira a notre révolution technologique, industrielle et so-


ciale comme il l’a fait lors des autres grandes révolutions
de notre histoire, en se donnant avec un certain retard les
structures intérieures et la capacité accrue d’intégration
nécessaires a ses nouvelles conditions d’existence. L’évolu-
tion sociale et technologique semble souvent infliger a
Phomme de nouvelles formes d’esclavage. De 1a, mes remar-
ques sur la réaction des nomades et leur anxiété face aux
contraintes de la vie sédentaire. De 1a aussi l’angoisse de
Marx et de certains de ses contemporains face aux premiéres
formes de la révolution industrielle. Ils redoutaient que les
travailleurs soient en permanence dégradés et exploités dans
les usines toujours plus vastes, alors que le développement
de la mécanisation libére homme des servitudes en accrois-
sant son niveau de vie.
Une évolution rapide entraine toujours une crise sociale
jusqu’a ce que homme ait appris a effectuer un progrés
correspondant dans l’intégration psychologique qui lui per-
met non seulement de s’adapter a la situation mais de la
maitriser. Souvent l’adaptation est temporairement vide de
sens comme notre adaptation actuelle aux possibilités que
nous offrent l’abondance des biens matériels et plus encore,
les loisirs. Mais dans le passé, ’homme a toujours fini par
se rendre maitre de ses conquétes et par les utiliser dans des
buts humains plus élevés.
Ceux qui jugeraient ce point de vue trop optimiste peuvent
puiser un certain réconfort dans ce qui est arrivé sous |’Etat
hitlérien, dont les victimes ont souvent creusé leur propre
tombe avant de s’y coucher 4 moins qu’elles n’aient marché
docilement vers les chambres 4 gaz. Elles étaient l’avant-
garde d’une marche vers la mort, la paix de la mort dont
je viens de parler. Les hommes ne sont pas des fourmis. Ils
préférent la mort 4 une existence de fourmiliére. C’est la
raison de la passivité des victimes des S.S. Que les S.S. les
aient tuées est moins significatif que le fait qu’elles soient

329
LE CC@EUR CONSCIENT

allées & la mort en renoncgant 4 une vie qui n’était plus


humaine.
En période de crises graves, de révolutions intérieures et
extérieures, il peut se produire des situations ot les hommes
n’ont le choix qu’entre renoncer a la vie ou parvenir a une
intégration psychologique supérieure. Le fait que nous n’ayons
pas encore réalisé cette intégration ne prouve pas que nous
choisirons la premiére solution. Si j’interpréte correctement
les signes de notre temps, nous avons effectué les premiers
pas vers la maitrise des nouvelles conditions de vie a l’ére
atomique. Mais ne nous y trompons pas. La lutte sera longue
et dure et exigera que nous mobilisions toutes nos facultés
intellectuelles, que nous fassions appel 4 tout notre jugement
moral si nous voulons échapper au meilleur des mondes
imaginé par Aldous Huxley et atteindre un age de raison
et d@’humanité.
REMERCIEMENTS

Ma gratitude s’adresse aux éditeurs qui m’ont gracieuse-


ment autorisé a inclure des extraits de mes articles parus
initialement dans les revues suivantes:
American Journal of Economics and Sociology, pour l’auto-
risation de citer un extrait de « Remarks on the Psycholo-
gical Appeal of Totalitarism », vol. XII, n° 1;
Europdische Verlagsanstalt, pour lautorisation de citer un
extrait de «Individual Autonomy and Mass Control »,
publié dans Sociologica, 1955 ;
Frederich Fell Inc., pour l’autorisation de citer un extrait de
ma préface au livre de Miklos Nyszli: « Auschwitz»: A
Doctor’s Eyewitness Account » (New York, 1960);
Journal of Abnormal and Social Psychology, pour Yautori-
sation de citer un extrait de « Individualism and Mass
Behavior in Extreme Situations », vol. XXXVIII (1943).
Je voudrais également remercier les éditeurs et auteurs
qui m’ont autorisé 4 citer d’autres sources auxquelles je me
référe dans cet ouvrage:
The American Jewish Committee, pour autorisation de citer
un extrait de « The Criminal as Public Servant», par
Edouard Roditi, dans « Commentary », vol. XXVIII (no-
vembre 1959) ;

331
LE C@UR CONSCIENT

Deutsche Verlagsanstalt, pour autorisation de citer un extrait


de « Kommandant in Auschwitz», par R. Hoess (Stutt-
gart 1958);
Eugen Kogon, pour autorisation de citer un extrait de « Der
S.S.-Staat », (Frankfort 1946) ;
The Psychoanalytic Quarterly, pour autorisation de citer un
extrait de l’article de E.P. Bernabeu « Science Fiction »,
vol. XXVI (1957) ;
Time Inc., pour autorisation de citer un extrait de « War
Crimes-Subject : Women », dans Time, 24 novembre 1947.
Achevé d’imprimer
sur les Presses d’Offset-Aubin
86000 Poitiers
le 11 aoait 1975

Dépét légal, 3° trimestre 1975.


Editeur n° 6032. — Imprimeur n° 5700.
Imprimé en France.

ater sunseubit:
OOte “22 Hiseingml ~«
Dans la méme collection

Geneviéve Jurgensen
LA FOLIE DES AUTRES
L’expérience d’une jeune
éducatrice francaise a I’Ecole
orthogénique de Bruno Bettelheim

Décidée a deyenir, coite que coite, édu-


catrice a |’Ecole orthogénique de Chicago
qui accueille des adolescents psychotiques,
Geneviéve Jurgensen suit d’abord a I'Uni-
versité les cours de Bruno Bettelheim. Puis,
a sa demande, elle tente la grande aven-
ture, celle qui va la confronter a ces filles-
enfants étranges dont il lui faut patiemment,
tres patiemment, faire la conquéte.
L'expérlence sera souvent douloureuse,
bouleversante, désespérante. Mais peu 4
peu, tout en prenant conscience de ses fai-
blesses et de ses forces, elle deviendra
capable d’assumer ses «shifts », ces lon-
gues tranches horaires au cours desquelles
l'éducatrice a la charge totale des enfants.
Elle apprendra a les aimer, a s’en faire
aimer en cessant d’étre vulnérable a leur
agressivité ou a leurs humeurs.
Derriére cet ouvrage attachant et sincére,
on pergoit l'influence constante de Bruno
Bettelheim, celle d’un homme exigeant qui
demande a ceux qui vont a lui un engage-
ment absolu, un homme avec lequel on ne
peut jamais tricher et qui vous conduit, peu
& peu, a ne plus pouvoir tricher avec sol-
méme.
Pourrons-nous vivre, demain, dans le monde que nous nous préparons
et ot la machine sera reine ? Ou l’homme, devant la société de masse,
Etat de masse, la civilisation de masse, semble perdre peua peu toute
autonomie, toute originalité créatrice ?
Apres avoir décrit le comportement de Il’homme en situation d’exception
dans l’univers horrible et fascinant du camp de concentration qu’il a
connu pendant un an, Bruno Bettelheim s’efforce de montrer la voie qui
conduit a l’accomplissement de soi et qui passe par la réconciliation du
coeur et de la raison, par des choix exigeant de l'homme, une vigilance
accrue, la mobilisation de toutes ses forces psychiques, mentales et
morales. Tel est le prix si nous voulons échapper au « meilleur des
mondes » imaginé par Aldous Huxley et atteindre une ére de raison et
d’humanité.

COLLECTION “REPONSES”, DIRIGEE PAR JOELLE DE GRAVELAINE

Printed in France - IGP - Paris


72-IV-163:460-2440 @

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