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Remarques historiques sur la notion de système 25/05/2021 13:52

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Philosophique
2 | 1999
L'art

Remarques historiques sur la


notion de système
ANDRÉ TOSEL
p. 81-88
https://doi.org/10.4000/philosophique.245

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Abstract HOME OF 558 OPENEDITION SEARCH OpenEdition
Il ne faut pas sous-estimer la fonction heuristique de la notion de système dans la constitution
du savoir moderne. La dénonciation du JOURNALS
système comme clôture empêche de penser ce que
contenait de théoriquement révolutionnaire la notion de dictionnaire, d'encyclopédie, de
système des sciences considérée dans son rapport à l'idée problématique d'un système du
présent historique et de ses tâches pratiques. La fin des systèmes laisse la pensée démunie

Index terms
Keywords : architectonique, classement, dictionnaire, encyclopédie, rationalité

Full text
1 La notion de système a aujourd’hui mauvaise réputation en philosophie : on y voit
l’expression d’une volonté théorique de puissance exprimant la démesure d’une pensée
prétendant prendre possession du tout de la réalité par l’enfermenent des savoirs dans
la prison d’un réseau de catogories. L’air du temps est au fragment, à l’essai, au collage,
et si la notion est encore utilisée, c’est à la condition de consentir à l’ouverture. Ainsi on
opposera au système fermé dont Hegel aurait donné le modèle le système ouvert qui
reçoit la fonction d’un idéal régulateur permettant d’articuler souplement savoirs et
pratiques.

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De l’architectonique des systèmes au


dictionnaire encyclopédique
2 Toutefois on oublie ainsi trop vite que l’intention systématique s’identifie d’une
certaine manière à la vie de la pensée. « Sustema », en grec, signifie : surtout depuis le
stoïcisme, ordre, précisément l’ordre de l’univers réel. Le terme a pu s’étendre à
d’autres champs, mais il a été longtemps connoté par cette dimension cosmologique. La
grande philosophie moderne, avec Descartes et surtout Leibniz, s’est voulue
systématique, embrassant dans ses parties propres les savoirs objectifs énonçant le
système du monde et de la pensée. C’est une idée unitaire du savoir qui entend déployer
sur la base d’une nouvelle métaphysique rationnelle la déduction des savoirs acquis et à
acquérir et qui se constitue en synthèse des connaissances. Elle repose sur le
présupposé d’une harmonie de la nature réflétée ou réfléchie par l’esprit humain.
Condillac, dans son célèbre Traité des systèmes (1749) se fait l’interprète de cette
conception alors qu’il entend la discuter.

Un système n’est autre chose que la disposition des diverses parties d’un art ou
d’une science en un ordre où elles se soutiennent toutes mutuellement, et où les
dernières s’expliquent par les premières. Le caractère artificiel du système est
évident, mais il demeure orienté sur l’idée d’un système objectif de la nature.
Les systèmes sont plus anciens que les philosophes : la nature en fait faire, et il
ne s’en faisait pas de mauvais quand les hommes n’avaient qu’elle pour maître.
C’est qu’alors un système n’était et ne pouvait qu’être le fruit de l’observation
(Oeuvres. Paris. I. P.U.F. 1947. p l21 et 123).

3 Condillac signifie par là que le lien à la nature se distend dès que l’observation exige
d’être interprétée et qu’apparaissent les conjectures abstraites soustraites à
l’expérience. Les philosophes imposent « un esprit de système » qui déborde toute
expérimentation. S’inscrivant dans les camps de Newton et de Locke, contre Descartes
et Leibniz, Condillac critique les prétentieuses constructions qui entendent s’enfermer
dans leurs abstractions selon des principes généraux non fondés sur l’expérience. Il
oppose à cette structure la notion d’ensemble d’hypothèses contrôlées soutenant les
connaissances acquises et soutient que « le système abstrait » ne reflète que les
passions et le caractère du philosophe, non la structure des choses. La révision de l’idée
systématique aboutit à former l’idée d’un ordre ouvert et empirique, celui du
dictionnaire. L’Encyclopédie selon Diderot entend accueillir le savoir se faisant, sans le
corseter, mais en le corrigeant en quelque sorte, en lui imposant de se prêter à un bilan
des progrès des connaissances, de se recueillir dans le sens d’un renvoi indéfini les unes
aux autres des connaissances relatives aux sciences et aux arts. Le Prospectus de
l’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences et des métiers que Diderot rédige
en 1750 précise que l’idée systématique d’un cercle du savoir ne peut se réaliser que
sous la forme d’un dictionnaire alphabétique, capable de se prémunir contre toute
tendance à esthétiser les contenus dans un ordre univoque, à contraindre le concret à
ployer sous l’arbitraire de schémas a priori. Diderot ne récuse pas l’image de l’arbre de
la connaissance à laquelle avaient eu recours les métaphysiciens de l’ordre systémique,
mais il la dissocie de toute référence à une classification naturelle des sciences qui se
voudrait unique, univoque, définitive. Il l’utilise en lui faisant thématiser et réfléchir
son propre arbitraire.

Cet arbre de la connaissance pouvait être formé de diverses manières, soit en


rapportant aux différentes facultés de notre âme nos différentes connaissances,
soit en les rapportant aux êtres qu’elles ont pour objet. Mais l’embarras était

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d’autant plus grand qu’il y avait plus d’arbitraire. Et combien ne devait-il pas y
en avoir ? La nature ne nous offre que des choses particulières, infinies, en
nombre et sans aucune division fixe et déterminée. Tout s’y succède par
nuances insensibles. Et dans cette mer d’objets qui nous environne, s’il en
paraît quelques uns, comme des pointes de rochers qui semblent percer la
surface et dominer les autres, ils ne doivent cet avantage qu’à des systèmes
particuliers, qu’à des conventions vagues, et qu’à certains événements étrangers
à l’arrangement physique des êtres, et aux vraies institutions de la philosophie
(Oeuvres. I. Edition Versini. Paris, Bouquins, Robert Laffont. 1994. p. 214).

4 Ainsi, dans la philosophie moderne, le système devient ce contre quoi se forme


l’encyclopédie qui entend lui succéder. Plus que de succession, on pourrait parler de
reconquête de l’idée systématique elle-même sur le système architectonique. La dispute
sur les systèmes du grand rationalisme traverse tout le XVIIIe siècle, elle n’a pas pour
objectif de récuser la tendance du savoir à se présenter sous une forme organique, elle
entend exaucer cette tendance architectonique, mais en tenant compte de la crainte que
l’hubris métaphysique ne dévoie cette tendance en la dérivant vers une esthétisation
des symétries a priori exprimant essentiellement des idiosyncrasies individuelles qui
substituent leur idée de la cohérence au respect modeste et fécond de l’état et de
l’avancéeée par la ratiocination d’un esprit individuel qui projette ses seules
préoccupations sur l’organisation des connaissances. Condillac le précise encore :

Les philosophes ne balancent pas. Dans ces sortes de cas, chacun a son système
favori, auquel il veut que les autres cèdent. La raison a peu de part au choix
qu’ils font, d’ordinaire, les passions décident toutes seules. Un esprit
naturellement doux et bienfaisant adoptera les principes que l’on tire de la
bonté de Dieu, parce qu’il ne trouve rien de plus grand, de plus beau que de
faire le bien. / / Enfin, un caractère, mélancolique, misanthrope, odieux à lui et
aux autres, aura du goût pour ces mots destin, fatalité, nécessité, hasard, parce
qu’inquiet, mécontent de lui et de tout ce qui l’environne, il est obligé de se
regarder comme un objet de mépris et d’horreur, ou de se persuader qu’il n’y a
ni bien ni mal, ni ordre ni désordre. (Condillac cité p. l26).

5 Il faut attendre A. Comte en France pour que l’idée encyclopédique se reconvertisse à


nouveau en idée systématique. Si est conservée la conception phénoméniste de la
réalité, si la science ne peut fonder le caractère abstrait de ses propositions que sur la
vérification expérimentale des hypothèses, Comte juge indispensable de dépasser le
modèle du dictionnaire raisonné et de son ordre ouvert et autocorrectif par l’idée d’un
système redéfini comme intégration des connaissances dans une classification
renouvelée des sciences. Comte achève même son oeuvre en intériorisant le système des
sciences au système de la politique positive rendue possible par l’invention de la
sociologie science du système social.

La reconquête du système comme


encyclopédie philosophique
6 C’est en Allemagne toutefois que le modèle encyclopédique trouve une reformulation
architectonique spéculative. La philosophie allemande, en effet, a résisté plus que nulle
autre à la critique empiriste du dogmatisme propre à « l’esprit de système ». Jamais, en
réalité, ne s’est là accomplie une mise hors jeu de la notion de système. Qu’il s’agisse de
Alstod, avec son Encyclopedia de 1630, comme le rappelle Walter Tega, ou de Leibniz,
l’introducteur de la notion comme telle dans la pensée moderne (Discours touchant la

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méthode de la certitude et de l’art d’inventer de 1680), la notion de système est posée


comme cosubstantielle au penser même.
7 C’est Kant, admirateur des Lumières francaises, qui lève le discrédit condillacien.
Kant, dans des textes décisifs de la Critigue de la raison pure, présente une
architectonique qui abandonne le modèle cosmologique et astronomique du système,
pour un modèle organique, ou plutôt animal, doté d’une fonction régulatrice
inéradicable pour la connaissance. Si l’entendement scientifique produit des synthèses
(par union du concept et de l’intuition), ces synthèses ne peuvent sortir de l’état d’
agrégation de connaissances que si elles sont unifiées sous des idées qui sont autant de
figurations systémiques. Ces Idées de la raison ne sont pas vérifiables
expérimentalement, mais seules, par leur fonction régulatrice, elles unifient ces
agrégats sous une science unique qui saura désormais ne pas prendre pour constitutif
de son objet le régulateur qui l’unifie.

Si nous jetons un coup d’oeil sur l’ensemble de nos connaissances


d’entendement, nous trouverons que tout ce qui est à la disposition propre de la
raison, et qu’elle cherche à y réaliser, c’est le systématique de la connaissance,
c’est-à-dire sa liaison tirée d’un principe. Cette unité de la raison présuppose
toujours une idée, je veux dire celle de la forme d’un tout de la connaissance qui
précède la connaissance déterminée des parties et contient les conditions
nécessaires pour déterminer a priori à chaque partie sa place et son rapport
avec les autres (Critique de la raison pure. Appendice à la dialectique
transcendantale. Edition Alquié-Barni. Paris. Folio, Gallimard. 1980. p. 555).

8 La construction de ce système se modèle selon les principes de l’histoire naturelle


devenue ainsi organon du systématique (principes de l’homogénéité, de la spécification
et de la continuité des formes). Mais, dans la Critique même, le modèle de l’histoire
naturelle se spécifie en modèle organique stricto sensu, comme le prouve un texte
successif de la théorie transcendantale de la méthode (Chapitre III, architectonique de
la raison pure, p. 690-1) : « Sous le gouvernement de la raison nos connaissances en
général ne peuvent former une rhapsodie, elles doivent au contraire former un système,
et c’est seulement dans ce système qu’elles peuvent soutenir et favoriser les fins
essentielles de la raison. Or, j’entends par système l’unité des diverses connaissances
sous une idée. Cette idée est le concept rationnel de la forme d’un tout, en tant que
grâce à ce concept, la sphère du divers aussi bien que la position respective des parties
sont déterminées a priori. Le concept scientifique de la raison contient donc la fin et la
forme du tout qui concorde avec cette fin. /.../ Le tout est un système articulé
(articulatio) et non pas seulement un amas (ccacervatio) ; il peut bien croître du
dedans (per intussusceptionem), mais non du dehors (per oppositionem), semblable au
corps d’un animal auquel la croissance n’ajoute aucun membre, mais, sans changer la
proportion, rend chaque membre plus fort et mieux approprié à ses fins ». La
philosophie est systématique dans un sens plus radical encore que celui de l’unification
des connaissances ; elle intériorise cette intention systématique sous le système des fins
de la raison ; et c’est comme telle qu’elle satisfait à sa tâche, d’être la législation de la
raison. « La philosophie est la science du rapport de toute connaissance aux fins
essentielles de la raison humaine (telecoogia rationalis humanue), et le philosophe
n’est pas un artiste de la raison, mais le législateur de la raison humaine » (Kant cit.
p. 695).

Du système des sciences au système

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du présent historique
9 C’est en ce point que commence l’entreprise systématique de Hegel. Elle consiste à ne
plus opposer, comme Kant, le « concept scolastique de la philosophie » et le « concept
cosmique ». Le premier désigne le « système de la connaissance qui n’est en somme
recherché que comme science » dont le but ne peut dépasser l’unité systématique du
savoir et sa perfection logique. Le second, on l’a vu, désigne

L’idéal du philosophe, en tant que « législateur de la raison humaine » qui


repense le savoir dans son rapport aux fins pratiques. Hegel, sur le plan de la
science, entend intégrer dans le même réseau, les déterminités conceptuelles
qui constituent la richesse du penser et qui ont à chaque époque historique
formé la grammaire de son logos. Le système est pensé en synchronie avec le
processus, le développement, non avec une simple architectonique statique. Le
système hégélien est l’abrégé, la forme abrégée de la série des philosophies telle
qu’« elle se présente dans l’histoire », « telle qu’elle est égale à la succession qui
se présente dans la déduction logique des déterminations conceptuelles de
l’idée » (Hegel. Leçons sur l’histoire de la philosophie. Introduction (1820).
trad. Gibelin. Paris. Gallimard. 1954. p. 38).

La logique présente cette succession comme automouvement de ces catégories


en l’épurant de toute adhérence historique immédiate, mais ce mouvement est
le même mouvement historique saisi au niveau du penser. Elle est le système
des systèmes du passé, repensé du point de vue du présent comme résultat de
ce passé, comme capital théorique accumulé qu’il faut repenser. Ce même
développement du penser qui est représenté dans l’histoire de la philosophie,
est représenté dans la philosophie elle-même mais libérée de l’extériorité
historique, de façon pure dans l’élément du penser. La pensée libre et véritable
est en elle-même concrète et elle est ainsi idée, et, dans sa totale universalité,
l’idée ou absolu. La science de cette pensée est essentiellement système, car le
vrai à titre de concret, n’est qu’en tant qu’il se déploie en lui-même et se
ramasse et se retient pour former une unité, c’est-à-dire en tant qu’il est
totalité, et c’est seulement grâce à la différenciation et détermination de ses
différences qu’il peut être la nécessité de ces différences et la liberté du tout
(Hegel. Encyclopédie des sciences philosophiques. § 14. Trad. M. de Gandillac.
Paris. 1970. p. 87).

10 Le système de ces catégories ne peut alors être réduit à une seule dimension
scolastique car ce système exprime la richesse de ce qui s’est produit dans le temps et
qui manifeste le présent historique le plus riche. Il renvoie au cosmique. La synthèse
hégélienne fait du système une détermination logico- cosmo-historique. Le système du
penser comme réseau des catégories est la réponse, en effet, aux problèmes qui sont nés
sur le terrain du présent, auxquels les penseurs du passé ne pouvaient faire face. Hegel
élabore une notion de système qui dépasse le modèle de l’organisme et qui excède le
cosmos des connaissances. Le système est à la fois structure et développement, et il
renvoie à l’époque, l’époque moderne, Die Neuzeit, qu’il faut saisir par la pensée et
diriger selon sa ligne profonde de tendance, qu’il faut concevoir (à tous les sens du
terme). Répondant à la critique condillacienne de l’esprit de système, Hegel ne voit plus
dans le système philosophique l’expression d’une idiosyncrasie arbitraire, ni la
manifestation d’un désir d’articuler le seul organisme du savoir en ses divers organes.
Le penser est systématique en ce qu’il se procure le réseau de catégories permettant de
déchiffrer son propre temps en ses exigences théoriques et pratiques. Si l’époque
moderne est celle qui rend possible et urgente la mise en réseau des connaissances
acquises dans son présent, c’est que ce présent lui-même, en ses problèmes ouverts et
ses modes de changement, tente de se concevoir, de se faire être, de se produire comme

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système, comme structure en processus, de ses savoirs et de ses pratiques. « Une


opération consistant à philosopher sans système ne saurait être rien de scientifique.
/.../ Sous le nom de système on entend faussement une philosophie partant d’un
principe limité, distinct d’un autre ; le principe d’une vraie philosophie est au contraire
qu’il contienne en lui tous les principes particuliers » (Hegel. cité. § 14 . A. p. 87).
11 Avec Hegel le système, cercle de cercles, assume son historicité et sa réflexivité : il
cesse d’étre une somme, une simple encyclopédie au sens d’un compte-rendu raisonné
d’ordre théorique consignant la conquête de nouveaux modes de pensée dotés quant à
eux d’une importance pratique. Il devient la forme même de la découverte consciente et
de l’organisation du nouveau en tous les domaines. Les critiques de l’hégélianisme n’ont
pas rendu justice à la fonction opératoire et innovante de la systématicité hégélienne.
Le systématique est autant problème que solution. Problème intrinsèquement
spéculatif et pratique, logique et politique. Pour s’élever formellement — en sa forme
même — au dessus des contenus théoriques de son propre temps afin d’éviter de les
répéter dans leurs apories et leurs contradictions, le système philosophique effectif du
présent doit s’appuyer sur les philosophies du passé, mais en les niant et dépassant.
12 Il remodèle ainsi la substance conceptuelle du passé en la fluidifiant, en la rendant
liquide, il en fait un matériau avec lequel façonner le présent. Le système moderne est
celui d’une époque qui fluidifie ses présupposés historiques, qu’ils soient économiques,
politiques, sociaux, spirituels, et il cherche à stabiliser, à systématiser de nouveaux
ordres économiques, politiques, spirituels, sur la base de cette fluidification. L’acteur de
cette entreprise est la liberté (des) moderne(s), celle qui inspire l’ouverture de toute la
planète à la navigation et au commerce, qui produit l’universalisation du genre humain
en unifiant dans un tout encore contradictoire tous les peuples de la terre, en réalisant
la convergence des richesses produites par le même système atomistique des besoins et
la même division industrielle du travail sur le centre rationnel de cette terre, et en
faisant entrer de force les périphéries encore irrationnelles dans la même histoire. Ce
sont les Temps Modernes, le Temps (du) Nouveau qui cherche à (se) faire système.
13 Le couple métacatégoriel système-processus, ou totalité- développement réfléchit de
manière active l’expérience historique de la modernité, celle de l’impossibilté
d’échapper désormais à la dépendance à l’égard du tout et à l’ordre que « l’esprit » a
donné à l’époque, celui de continuer à avancer dans le changement permanent, dans
l’inquiétude absolue du devenir. C’est la liberté qui est confrontée à la tâche de se
produire comme système dans l’objectivité historique en surmontant les scissions que
son avènement implique, en reprenant le contrôle des objectivations encore abstraites
en lesquelles elle se réalise, tel par exemple le système des besoins déchaînés qui nés
sur le terrain de la société civile risquent de produire la désagrégation du corps social.
L’Etat éthique reçoit ainsi sa configuration systémique effective : produire le système
éthico-politique, l’universel-concret, capable de penser, de rectifier, et d’orienter ce qui
constitue un chaos au niveau du système des besoins, cet universel abstrait. Comme l’a
bien vu R.Bodei (1975), le système se révèle alors porteur d’un projet de maîtrise et de
contrôle sur les objectivations de l’esprit qui non seulement se sont rendues autonomes
de la volonté consciente des individus libres, mais les domine comme une puissance
sauvage et aveugle. Le système est stratégie de contrôle du changement de et dans la
modernité toujours menacée par son dynamisme propre de se déterminer comme chaos
et désagrégation sociale. Le système est la forme philosophique par excellence qui
permet de donner satisfaction à la problématicité des temps modernes, il n’est en rien
cet uniforme militaire qui nie la singularité des savoirs et des pratiques. Il se pense
comme le système de la liberté devenant monde.

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La critique du système comme critique


des promesses non tenues de la
modernité
14 C’est précisément ce que conteste la critique multiforme de la pensée systématique
qui tout au long du XIXe siècle de Kierkegaard à Nietszche, en passant par un certain
Marx (qui toutefois demeure atopique), a instruit le procès du système en sa forme
hégélienne. Cette critique — qui s’est poursuivie en nôtre siècle et s’est radicalisée dans
l’exaltation postmoderne de la singularité et de la différence — considére que le système
n’est pas la réponse aux problèmes scientifico-épistémiques et historico-sociaux. Il est
symptomatique que cette critique ait fini au XXe siècle par être reprise à l’intérieur
même de l’hégeliano-marxisme occidental inspiré du Lukàcs de Histoire et conscience
de classe (1921) par les philosophes de l’Ecole de Francfort, comme M. Horkheimer et
t. W. Adorno, ou encore W. Benjamin.
15 A la question scientifico-épistémique — comment ordonner la masse des
connaissances selon un modèle qui soit à la fois issu de la science et de la réalité ?
Comment donner aux savoirs des sciences naturelles et humaines une systématisation
moins contingente et découvrir les correspondances cachées entre elles ? comment les
réorganiser de manière à ouvrir de nouvelles voies ? —, la théorie critique répond en
soulignant l’instrumentalisation croissante des sciences naturelles et sociales et leur
intégration dans un projet totalitaire de réification marchande. Elle en arrive à mettre
en doute l’idée que le vrai est le tout en faisant apparaître que le tout, le système social
oppressif de la réification dominant à l’Ouest comme à l’Est, est le faux. Désormais la
dialectique — cet autre nom du systématique hégélien et marxiste — ne peut être que
radicalement négative et antisystématique. Ce qui exprime le vrai ne peut être que le
fragmentaire, l’essai, l’aphorisme, la brèche, la coupure.
16 A la question historico-sociale — comment s’orienter dans un monde historique qui
est totalisant alors que l’individu ne peut se constituer que par des expériences
restreintes ? comment former une individualité d’homme libre et de citoyen alors que
l’individu moderne est toujours utilisé comme un moyen par les grandes machines de
l’organisation économique et politique et qu’il perd la capacité pourtant reconnue de
vérifier par lui-même les informations qui l’assaillent et que croît démesurément le
patrimoine collectif de l’humanité objectivé dans les organismes de pouvoir ? —, la
théorie critique répond que le monde moderne est toujours davantage un monde
déchiré qui dénie la possibilité même de la libre individualité. En ces conditions renaît
sous une forme tragique le soupçon que le système est le fruit d’une passion ou d’une
hubris philosophique qui permet à l’homme moderne aliéné de se rassurer en occultant
en ses synthèses réconciliatrices les conflits réels, de garantir une fois encore le mauvais
existant en ses vaines espérances harmonicistes en se confiant à des institutions
totalitaires liberticides. L’idée d’un système de la liberté devient insoutenable et
dérisoire au siècle de Hitler et de Staline.

Quelle pensée du système pour


l’époque de la crise du système de
l’économie-monde ?
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17 Aujourd’hui les inquiétudes éprouvées devant le totalitarisme historico-social du


système se sont déplacées avec le triomphe de l’économie-monde qui fait, comme
l’avait génialement vu Hegel, système, quel qu’en soit par ailleurs le coût humain. Il
serait paradoxal de renoncer à une notion qui a avec elle la force des choses même si, à
la limite, ce système était celui de la plus totale illiberté. Il faut donc repartir de l’aspect
historico-social du système. La menace d’une inversion des promesses du système de la
liberté en système de l’illiberté constitue l’arrière-fond de la pensée hégélienne. Hegel a
bien vu que l’expansion du « système atomistique des besoins » n’allait pas directement
dans le sens d’un système organique de la liberté comme universel concret ce système
fonctionne en déplaçant ses contradictions, non en les surmontant : cercle de la
surproduction et de la sous- consommation, expansion de nouveaux marchés vite
saturés, extension de la corruption, formation d’une plèbe mondiale indialectisable, tels
sont les traits du système fondé sur l’abstraction réelle de la marchandise et de l’argent,
et c’est à l’intérieur de cette totalité en mouvement que sont produits les nouveaux
savoirs et que se constitue la richesse intellectuelle que les catégories de la logique
formulent. Si nous ne disposons plus de la puissance de l’Etat éthique comme universel
concret pour pallier les dégats du système atomistique d’une société civile mondialisée,
comment gérer le changement dans le sens d’un dépassement des scissions produites ?
Quelles institutions inventer pour systématiser de manière productive les énergies
issues des éléments générateurs de la crise du système monde ? Que renaisse
aujourd'hui la question d’un nouveau cosmopolitisme est l’index du problème. La
question architectonique du système, celle de la relation entre le tout en processus et
ses parties, est bien le chiffre historique de notre temps historique. Le système demeure
l’allégorie philosophique la plus dense et la plus abrégée de l’époque, même en son
moment de crise. De ce point de vue, le postmoderne est une illusion s’il signifie
l’évacuation de la recherche visant une recomposition systémique d’une réalité qui est
emportée dans son cours par le déplacement de la contradiction dénonçant son
apparence, comme celle d’un système totalitaire de l’abstraction réelle.
18 Toutefois ce serait une erreur de s’en tenir au seul niveau historico-social. Sur le plan
scientifico-épistémique, la question insiste aussi. Hegel a pensé le système à une
époque où la question systémique se posait dans divers domaines scientifiques :
anatomie comparée (Cuvier et le principe de correspondance), cristallographie (la
question du germe de la structure cristalline avec Romé de l’Isle), étude des langues
(avec Humboldt), chimie (la théorie des proportions avec Berzélius), économie
politique. Hegel a su identifier l’élément commun de cette systématique plurielle en la
ramenant à la thématique dialectique du mouvement des formes, du développement
morphogénétique par oppositions ou contradictions. La critique de l’absolutisme
logique ne peut suffire alors qu’aujourd’hui naissent des formes nouvelles et plus riches
de catégorisation systémique avec la théorie des systèmes (Bertalanffy), la théorie des
catastrophes (Thom), et la théorie des structures dissipatives et du chaos (Prigogine).
Ces formes systémiques ne rentrent pas nécessairement dans la systématique
hégelienne. Il importerait alors de les analyser et de les interroger sur leurs possibilités
de déplacement dans le champ historico-social en interrogeant ce champ à leur
lumière, mais sans exclure en retour la possibilité de leur usage idéologique (qu’en
est-il de l’usage de la théorie des systèmes par N. Luhmann par exemple ?). De toute
manière, le problème n’est plus tant alors de renoncer au totalitarisme supposé du
système que de pluraliser le concept même et d’identifier quelle forme de système est
adéquate à la substance en devenir de notre présent, quelles réalités exigent la réforme
ou l’abandon de quel type de systématicité. Hic Rhodus, hic salta.

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Bibliography
BODEI, R., Sistema ed epoca in Hegel. Bologna. Il Mulino. 1975.
CASSIRER, E., La philosophie des Lumières. Paris. Fayard, 1966
McRAE, R., The Problem of the Unity of Science : Bacon to Kant, Toronto. 1961.
RUYTINX, J., La problématique de l’unité des sciences, Paris. 1962.
TEGA, W., Arbor Scientiarum. Enciclopedia e sistemi in Francia da Diderot a Comte,
Bologna. 1984.

References
Bibliographical reference
André Tosel, “Remarques historiques sur la notion de système”, Philosophique, 2 | 1999, 81-
88.

Electronic reference
André Tosel, “Remarques historiques sur la notion de système”, Philosophique [Online],
2 | 1999, Online since 06 April 2012, connection on 25 May 2021. URL:
http://journals.openedition.org/philosophique/245; DOI:
https://doi.org/10.4000/philosophique.245

About the author


André Tosel
By this author
De la ratio à la scientia intuitiva ou la transition éthique infinie selon Spinoza [Full text]
Published in Philosophique, 1 | 1998

Copyright
© Presses universitaires de Franche-Comté

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