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LA THEOLOGIE DE LA CREATION CHEZ THOMAS D’AQUIN

Une question peut toujours en cacher une autre. La passion de nos contemporains
pour le problème dit des origines - D’où vient l’humanité ? D’où vient le monde ? - prend sa
source plus loin que la simple curiosité pour la reconstitution scientifique du scénario des
commencements - « Les trente premières secondes de l’univers ». A une époque où le
questionnement philosophique est refoulé, il y a, qu’on le veuille ou non, derrière cet
engouement apparemment scientifique une interrogation autrement vitale sur un mystère
qui nous implique directement : Qui suis-je ? Qu’est-ce que je fais en ce monde ? Qu’est-ce
que je dois y faire ? L’origine dit en effet bien davantage qu’un lointain commencement qui
ne nous concernerait plus. Répondre à la question des origines, c’est dévoiler le fondement
permanent du présent, son sens caché, et aussi la direction de l’avenir, car l’origine implique
une mission, un devoir-être.
Il n’est donc pas surprenant que, parmi les causes majeures de l’angoisse, les
psychologues insistent sur l’absence ou la perte des repères relatifs à l’origine. Un enfant
qui ne peut savoir qui sont ses parents, à quelle lignée il se rattache, se sent abandonné,
perdu, vulnérable1. C’est que nous supposons inconsciemment - mais à juste titre - qu’il
existe un lien fondamental entre l’origine et l’amour. L’homme vit d’amour : comme la
plante a besoin de soleil, l’homme a besoin d’être aimé. Il a besoin de se savoir accueilli
dans l’existence par un amour. Ignorer son origine, c’est donc risquer d’être exclu, de
n’avoir point de part à l’amour. C’est par conséquent être livré à la non-valeur. Si personne
ne m’attend quelque part, j’ai l’impression de ne pas compter, de ne pas exister.
« J’aimerais que quelqu’un m’attende quelque part », titre un succès de librairie. Car
l’amour justifie notre existence, lui donne sa valeur. Je suis parce que je compte pour
quelqu’un, parce que je suis aimé.
Mais, si solidement enraciné que je sois dans un « écosystème » familier qui procure
lumière à l’intelligence et paix à l’affectivité - ma famille, mes amis, ma culture -, il y a des
moments - l’échec, le deuil, les crises de la vie - où le sol vacille et où chaque personne
humaine se trouve plus ou moins seule face aux questions radicales : « Qu’est-ce que je fais
là ? Y a-t-il, au-delà de ce cadre familier si fragile qui soutient ma vie quotidienne, un autre
cadre plus solide qui justifierait mon existence comme telle, lui donnerait un sens ? Ou bien
suis-je simplement ‘jeté-là’, accident provisoire résultant des jeux du hasard et de la
nécessité ? Au-delà du regard de tendresse des parents qui m’ont accueilli, au-delà du
regard d’amour de la femme ou de l’homme et que j’aime et qui m’aime, y a-t-il un autre
Regard qui justifie mon existence ? Le monde est-il enveloppé d’amour ? L’amour est-il le
secret du monde ? Ou bien le monde n’est-il qu’un chaos absurde ? Dans ce cas, l’amour
humain n’est plus le signe d’autre chose, il n’est plus qu’une digue dérisoire que les
hommes dressent à la hâte face à l’absurdité déferlante du monde2.

1
Ce qui vaut pour l’individu vaut aussi, mutatis mutandis pour les communautés. Toute société humaine a besoin
de se savoir des racines, de s’inscrire dans une tradition historique et culturelle qui lui confère comme une sorte
de nécessité, de raison d’être, et lui permet de se définir et d’habiter paisiblement le monde. Il est significatif que
la vaste entreprise de déracinement qu’on appelle le mondialisme - qui est le dernier avatar de l’idéologie
libérale - suscité en compensation (dérisoire) l’inflation des recherches généalogiques, l’exaltation des
folklores...
2
Certes, l’amour humain a toujours existé, mais je me demande parfois s’il n’y a pas un lien entre la mort de
Dieu et l’apparition de l’amour passion, de l’amour absolu, où une femme veut être tout pour un homme et un
homme tout pour une femme. De fait, si Dieu n’existe pas, alors l’amour de l’homme et de la femme est pour
chacun d’eux leur unique raison d’être. Et c’est pourquoi les amants ne peuvent se survivre. En perdant Juliette,
Dans la perspective anthropocentrique qui a dominé la pensée (et la théologie)
contemporaine, ce questionnement sur l’origine faisait généralement peu de cas de la
nature. En effet, l’anthropocentrisme, surtout sous sa forme idéaliste, ne voit guère dans la
nature qu’un cadre insignifiant (le sens n’apparaissant qu’avec l’homme), une matière
informe sur laquelle l’homme doit imprimer sa marque. Mais aujourd’hui un rééquilibrage
s’opère. La question « écologique », caractéristique de la postmodernité, n’y est pas pour
rien3. L’homme contemporain s’aperçoit qu’il n’est pas seul. Il fait partie d’un ensemble plus
vaste, d’une nature, et son sort est de quelque manière solidaire de celui de cette nature. Il
faut donc penser conjointement l’origine et le destin et de l’homme et ceux de la nature. Ce
qui entraîne deux conséquences. Primo, l’attention à la nature comme tiers brise
l’anthropocentrisme et constitue une invitation à retrouver un regard qui embrasse dans
son unité aussi bien le règne de la nature que l’homme, bref un regard métaphysique dont
l’objet propre est l’être en tant qu’être, analogiquement commun. Secundo, si la nature se
révèle un « cosmos », c’est-à-dire un ordre intelligible, elle dit quelque chose sur la place
que l’homme doit tenir en elle s’il veut faire droit à sa nature4.
A la question de l’origine, la foi chrétienne répond : « Au commencement était
l’Amour ». Au coeur du monde palpite le mystère de l’amour. Quoi qu’il en soit des
conditions humaines dans lesquelles une personne humaine a pu venir en ce monde, qu’elle
soit né de l’amour de ses parents ou par accident, son existence est en dernière analyse le
fruit d’un acte libre de l’amour de Dieu. A chacun, Dieu dit : « Ne crains pas [...] car tu
comptes beaucoup à mes yeux, tu as du prix et je t’aime » (Is 43). Et le monde lui-même
n’est pas un ennemi, car son existence est l’oeuvre de ce même amour qui « meut les
étoiles » (Dante). L’univers et la personne humaine sont frères, fils d’un même amour. Les
saints réconciliés en profondeur avec Dieu - comme saint François d’Assise - ont témoigné
de cette solidarité. Et c’est pourquoi, à l’origine, dans le projet de Dieu, l’univers est offert à
l’homme comme un paradis, un jardin à cultiver et à garder (Gn 2, 8.15), et, s’il est devenu
menaçant, silencieux, c’est parce que l’homme a rompu l’alliance : « Maudit soit le sol à
cause de toi... » (Gn 3, 7-18).
La création est donc fondamentalement une vérité religieuse : elle dit le lien (religio)
entre Dieu, le cosmos et l’homme, mais elle n’en répond pas moins à une interrogation
philosophique fondamentale, à tel point qu’elle constitue la clé de voûte de la réflexion
métaphysique. Grâce à l’idée d’une dépendance ontologique radicale de tout étant vis-à-vis
de l’Etre même, le philosophe accède enfin à une vison unifiée du réel.
Malheureusement, il est arrivé, dans l’histoire des doctrines chrétiennes, que la
thèse de la création a été en quelque sorte confisquée par la philosophie, la théologie se
contentant alors de préciser quelques modalités de la création, inaccessibles comme telles à
la raison. Mais ce clivage entraîne une perte considérable d’intelligibilité. En effet la création
est d’abord le premier acte de l’histoire du salut dont Jésus-Christ est le centre. Aussi ne

Roméo perd sa raison d’être. Les amants tragiques sont comme deux enfants qui s’accrochent désespérément l’un
à l’autre pour avoir un peu de tendresse dans un monde aveugle qui les écrase - et c’est sans doute ce côté
désespéré qui donne à l’amour romantique ce je ne sais quoi de poignant et de déchirant... et de si peu chrétien.
3
Cf. le sous-titre - et la préface - du traité de J. MOLTMANN, Dieu dans la création, Traité écologique de la
création, « Cogitatio fidei, 146 », Paris, 1988. Cf. aussi J. RATZINGER, Au commencement, Dieu créa le ciel et la
terre, Paris, 1986, p. 9 : « La menace de l’œuvre de l’homme sur le vivant, dont on parle aujourd’hui de tous
côtés, a donné au thème de la création une gravité nouvelle ».
4
Sur les orientations actuelles du traité de la création (qui ne correspondent peut-être pas tout à fait à ce que je
viens d’esquisser), cf. C. THEOBALD, « La théologie de la création en question. Un état des lieux », RSR 81
(1993), p. 613-641.
faut-il pas abstraire indûment la doctrine de la création de son contexte proprement
théologique. Notre cours commencera donc par deux leçons destinées à présenter
l’enseignement de l’Écriture et de la Tradition chrétienne sur la création.
Première leçon : La création selon les Ecritures5.
6
I. L’Ancien Testament

Au cours du XXe siècle, la théologie biblique a eu le grand mérite de mettre en


7
lumière l’articulation de la doctrine de la création avec celle du salut et de l’alliance .
Comme l’enseigne le CEC : « La création est le fondement de ‘tous les desseins salvifiques de
Dieu’, ‘le commencement de l’histoire du salut’8 ». La Bible n’isole donc pas la création de
l’ensemble du projet sauveur de Dieu. Projet qui culmine dans l’alliance, les noces de Dieu
et de l’humanité. C’est à l’intérieur de cet ensemble que la création prend tout son sens.
Certes, Israël partageait avec ses voisins certaines représentations cosmogoniques
communes, certaines idées concernant l’origine du monde. De sorte qu’on trouve dans la
Bible de multiples échos des grandes représentations mythologiques, surtout
9
babyloniennes, du Proche Orient . Mais, pour Israël, l’expérience fondatrice est celle de
l’exode et de l’alliance. Là, Dieu se révèle Dieu Sauveur, un Dieu qui intervient dans l’histoire
en faveur des hommes qu’il a choisis pour passer alliance avec eux. Cette conviction
centrale imprègne progressivement toute la vision du monde d’Israël et elle lui donne sa
spécificité. Peu à peu, surtout au moment de l’Exil, Israël comprend que cette action de Dieu
est universelle, ce qui exclut l’action de quelque autre dieu que ce soit (monothéisme strict).
Elle ne se limite pas à une ère géographique donnée, comme la Terre d’Israël10, mais elle
s’étend à tous les peuples et même à tout l’univers. C’est dans cette perspective qu’on en
vient à envisager la création du monde comme une intervention salvifique de Dieu. La
première. La plus universelle. Une sorte de prologue qui pose les cadres de toute l’œuvre de
salut, « le point de départ du dessein de Dieu et de l’histoire du salut, le premier des hauts
11
faits divins dont la série se poursuit dans l’histoire d’Israël ». La doctrine de la création se
trouve ainsi rattachée à ce qui définit le cœur de la foi d’Israël : la confession du Dieu
sauveur qui fait alliance avec son peuple. La geste créatrice de Dieu sera donc racontée sur
le modèle des grandes interventions salvifiques de Dieu dans l’histoire.

5
Parmi les exposés généraux sur la création dans la Bible, cf. G. LAMBERT, « La création dans la Bible », NRT
75 (1963), p. 252-281 ; L. SCHEFFCZYK, Création et providence, « Histoire des dogmes », Paris, 1967, p. 12-45 ;
R. GUELLUY, La Création, « Le Mystère chrétien », Paris, 1963, p. 12-34 ; FOERSTER, art. « ktizô » dans
Theological Dictionary of the New Testament, t. 3, 1966, p. 1000-1035...
6
Parmi les exposés généraux sur la création dans l’AT, cf. G. VON RAD, Théologie de l’Ancien Testament,
Genève, 1963, t. 1, p. 123-138 ; L. SCHEFFCZYK, Création, p. 13-29 ; R. GUELLUY, La Création, p. 11-30 ; W.
KERN, « La création, présupposé de l’alliance dans l’AT » dans La Trinité et la création, « Mysterium salutis,
6 », Paris, 1971, p. 197-217 ; G. AUZOU, Au commencement Dieu créa le monde, L’Histoire et la Foi, « Lire la
Bible, 36 », Paris, 1973...
7
L’influence de K. Barth a été déterminante, cf. K. BARTH, Dogmatique, vol. 3 : La doctrine de la création,
tome premier, Genève, 1960.
8
CEC n° 281 ; cf. n° 288.
9
Ainsi Isaïe fait-il encore allusion à la victoire du Dieu créateur sur les monstres du chaos originel : « N’est-ce
pas toi qui a fendu Rahab, transpercé le Dragon ? » (Is 51, 9). Sur la mythologie relative à l’origine des choses,
cf. La création du monde et de l’homme, « Suppléments au Cahiers Evangile, 38 », Paris, 1981 ; J. O’BRIEN et
W. MAJOR, In The Beginning : Creation Myths from Ancient Mesopotamia, Israël and Greece, Chicago, 1982 ;
La création et le déluge d’après les textes du Proche Orient ancien, « Suppléments au Cahiers Evangile, 64 »,
Paris, 1988...
10
Quoi qu’en pense Naaman, cf. 2 R 5, 17.
11
Paul AUVRAY, « Création », VTB, col. 225.
C’est dans cette perspective qu’à l’époque de l’Exil à Babylone, période difficile, où
Israël avait plus que jamais besoin de repères plus profonds encore que ceux qui venaient
de lui être retirés (le Temple, le Roi), les récits de la création du monde et de l’homme ont
reçu leur forme définitive et deux d’entre eux - de style bien différent - ont été placé en tête
12
de la Torah . Le premier (Gn 1, 1 - 2, 4) était naguère attribué à la tradition sacerdotale (P),
le second (Gn 2) était rattaché à la tradition yahviste (J). Je m’en tiens ici au premier, qui
envisage la création en général, dont je dégage sept conclusions :
1°- L’enseignement fondamental de ce qui semble bien être un « poème liturgique » est que
le monde et tout ce qu’il contient est l’œuvre de Dieu. De sorte que Dieu en est le maître
absolu, le possesseur - « Il nous a faits et nous sommes à lui » (Ps 99, 3). Toutefois, la
création du monde est présentée comme une mise en ordre de l’univers et pas
13
explicitement comme une production ex nihilo . En particulier, le statut du tohû wâbohû
14
(désert sans repère et masse informe d’eau ; « la terre était vide et vague ») reste flou :
est-ce déjà le résultat d’une première phase de la création ou est-ce un substrat antérieur à
l’action créatrice ?
2°- Il y a une distinction très tranchée entre Dieu et les créatures. En effet, la création n’est
d’aucune manière une naissance, un engendrement ou un écoulement de la substance
divine. Dieu ne se mélange pas ; il reste à distance. C’est par la réalité la plus immatérielle, la
parole, - en vertu d’un appel, d’une vocation - que Dieu fait advenir les êtres. Aussi l’auteur
sacré recourt-il pour désigner cette action originale propre à Dieu à un terme particulier -
br’ (bara) - qui n’est jamais employé dans la Bible que pour l’action divine15. Dès lors,
l’univers est désenchanté, désacralisé. Les êtres que les hommes tendaient à idolâtrer,
parce qu’ils les considéraient comme des réalités divines - la terre et le ciel, le soleil et la
lune, réduits à de simples lampadaires, ou même les grands monstres marins - sont réduits
au statut de créatures, totalement dépendantes de Dieu. Pour n’être pas divin, l’univers et
ce qui le compose n’en sont pas moins bon et même très bon.
3°- Le récit met en valeur la domination universelle et toute-puissance de Dieu. Pas besoin,
pour lui, de livrer combat contre le chaos. Sa parole toute-puissante suffit. « Il dit et cela est,
il commande et cela existe » (Ps 33, 9). Pas besoin non plus de reprendre de façon cyclique
une œuvre créatrice qui se dégraderait : Dieu crée une fois pour toute. « Il ordonna ses
œuvres pour l’éternité » dira Ben Sirac (Si 16, 27).
4°- D’un point de vue plus philosophique, on notera que l’action créatrice ne supprime pas
mais fonde l’action des causes secondes. « Dieu dit : Que la terre produise des êtres
vivants... »
5°- Le récit atteint un premier sommet dans la création de l’homme. Mais ce n’est pas,
semble-t-il, le sommet ultime. Celui-ci réside plutôt dans l’institution du temps « séparé »
pour Dieu - le repos du septième jour -, signe que l’univers et l’homme sont faits pour

12
Innombrable est la littérature sur ces premiers chapitres de la Genèse. Pour une première initiation, cf. A.
MARCHADOUR, Genèse, Commentaire pastoral, Paris, 1999, p. 25-91 ; G. AUZOU, Au commencement Dieu créa
le monde, L’Histoire et la Foi, « Lire la Bible, 36 », Paris, 1973 [pour Gn 1, p. 137-217] ; F. CASTEL,
Commencements, Les onze premiers chapitres de la Genèse, Paris, 1985 [p. 7-48]. Plus technique, P.
BEAUCHAMP, s.j., Création et séparation, Etude exégétique du chapitre premier de la Genèse, Paris, 1969.
13
La traduction de la TOB souligne fortement cet aspect : « Lorsque Dieu commença la création du ciel et de la
terre, la terre... »
14
Cf. P. BEAUCHAMP, Création et séparation, p. 161-168.
15
Cf. P. HUMBERT, « Emploi et portée du verbe bara’ (créer) dans l’AT », Theologische Zeitschrift 3 (1947), p.
401-422. Si bara’ est strictement réservé à l’action divine de créer, l’action divine de créer peut aussi être
exprimée par d’autres termes.
l’adoration. Quoi qu’il en soit, la création de l’homme est précédée par une délibération et,
à la différence des autres animaux qui sont produits par la terre, elle nécessite une
intervention spéciale de Dieu. C’est que l’homme est l’image de Dieu, c’est-à-dire, en un
premier sens, son lieutenant sur terre, celui qui représente Dieu au cœur de l’univers créé.
6°- Le récit est porteur d’un message éthique et religieux : en révélant l’origine des choses, il
dit ce que l’homme est et doit être, comment il doit se comporter pour être à sa juste place
dans ce monde que Dieu a fait. La création divine, la mise en place des choses à l’origine,
l’organisation originelle du temps par la création du calendrier, déterminent le présent, car
ils manifestent un dessein de Dieu que l’homme se doit de respecter. Ainsi, Jésus-Christ, à
propos du mariage et du divorce, renverra ses interlocuteurs à l’origine : « Le Créateur à
l’origine les fit homme et femme et il dit ‘Ainsi donc...’ » (Mt 19, 4).
7°- Le lien entre la geste créatrice et l’histoire du salut est littérairement bien mis en valeur.
A tel point que Gn 1 constitue une véritable « ouverture », au sens où l’ouverture d’un
opéra contient déjà tous les thèmes musicaux qui se succèderont dans l’ensemble de la
représentation. Les dix paroles de Dieu qui organisent le monde évoquent les dix paroles ou
commandements qui fondent et organisent Israël ; l’apparition du continent au troisième
jour renvoie au passage de la Mer Rouge ; l’insistance majeure sur le thème de la
séparation, acte religieux par excellence, est liée à la théologie de l’élection (cf. Lv 20, 24-
26)...
Cette insertion de la création dans l’histoire du salut apparaît clairement dans
plusieurs textes de l’AT, comme, par exemple, le Ps 135 (Confitemini Domino), qui enchaîne
sans rupture la même action de grâces pour l’œuvre créatrice et la louange pour l’œuvre
salvifique. Mais le texte le plus remarquable à cet égard est le Deutéro-Isaïe (Is 40-55), qui
date lui aussi de l’Exil16. Le thème de la création y renvoie simultanément et
indissociablement : 1°- à la création de l’univers et des réalités qui le composent17 ; 2°- à la
création d’Israël, c’est-à-dire à sa structuration comme peuple18 ; 3°- à la re-création que va
19
représenter le retour d’Exil . La restauration d’Israël est en effet présentée en Is 65, 17-18
comme une nouvelle création : « Je vais créer des cieux nouveaux et une terre nouvelle [...]
Qu’on soit dans la jubilation de ce que je vais créer, car je vais créer Jérusalem ‘Joie’ ». Parce
qu’il est le créateur, Dieu est aussi le maître de l’histoire sur lequel Israël peut compter.
L’œuvre créatrice de l’origine et la puissance absolue qui s’y manifeste sont garantes
de la possibilité actuelle du salut. Aussi la prière de demande juive aime-t-elle à s’appuyer
sur le rappel des hauts faits du Seigneur, spécialement de la création. Par exemple,
Mardochée commence ainsi sa prière pour le salut d’Israël : « Seigneur, Seigneur, Roi tout-
puissant, tout est soumis à ton pouvoir et il n’y a personne qui puisse te tenir tête dans ta
volonté de sauver Israël. Oui, c’est toi qui as fait le ciel et la terre et toutes les merveilles qui
sont sous le firmament. Tu es le maître de l’univers et il n’y a personne pour te résister,
Seigneur » (Est 4, 17).
Bien plus, la création est garante du succès final des entreprises divines. Elle le
contient même en germe, de façon programmatique. Aussi la doctrine de la création dans la
Bible comporte-t-elle une dimension eschatologique20. L’origine est présentée de manière à

16
On y trouve 13 des 47 occurences de br’.
17
40, 26 [les astres] ; 40, 28 [les confins de la terre] ; 42, 5 [les cieux] ; 45, 7 [la lumière et les ténèbres] ; 45, 12
[l’humanité] ; 45, 18 [les cieux, la terre]...
18
43, 1 ; 43, 15 : « Je suis Yahvé, votre Saint, le créateur d’Israël, votre Roi »
19
45, 8 : « La délivrance que moi, le Seigneur, je vais créer » ; 48, 7.
20
Cf. L. KÖHLER, Théologie de l’Ancien Testament, p. 71 : « La création est dans la théologie de l’AT un
concept eschatologique »
faire ressortir le but à atteindre, lequel apparaît alors sous la forme d’un retour aux origines.
En effet, la protologie (discours sur le commencement) est en étroite relation de
21
correspondance avec l’eschatologie (discours sur la fin) . Par exemple, le thème de la
coexistence pacifique de toutes les composantes du règne animal, vouées à se nourrir de
salades, se retrouve dans la description de l’âge messianique chez Isaïe (11, 6-9). L’âge
messianique correspond à l’âge d’or paradisiaque ; il est un retour au Paradis.
Le dernier acte de l’œuvre salvifique de Dieu sera la résurrection finale, re-création
par excellence qui répond à la création. Rien d’étonnant dès lors à ce que l’émergence
progressive de l’idée de résurrection soit intrinsèquement liée à l’approfondissement du
thème de la création. C’est en s’appuyant sur la puissance de Dieu manifestée dans la
création que l’on en vient à espérer la résurrection. C’est ainsi qu’un des textes les plus
explicites sur la résurrection - le récit du martyre des sept frères en 2 Mac 7 - contient aussi
l’affirmation la plus nette sur le caractère radical de la création, le fait qu’elle soit ex nihilo :
« Je t’en conjure, mon enfant, regarde le ciel et la terre et vois tout ce qui est en eux, et
sache que Dieu les a fait de rien [litt. : non des choses qui étaient [ouk ex ontôn] »] et que la
race des hommes est faite de la même manière » (2 Mac 7, 28). Et saint Paul rapprochera
les deux thèmes en évoquant « le Dieu qui donne la vie aux morts et appelle le néant à
l’existence [kalontos ta me onta ôs onta] » (Ro 4, 17). Genèse et Apocalypse s’appellent dans
l’unité du dessein sauveur de Dieu.
Cela dit, pour légitime et décisive qu’elle soit, l’insistance sur l’insertion de la
création dans l’histoire du salut véhicule certaines ambiguïtés théologiques22. L’opération
qui consiste à réduire la création au premier moment de l’intervention historique de Dieu a
pu être motivée par le désir d’évacuer « bibliquement » le Dieu de la théologie naturelle et
23
de la religion, sous prétexte de faire place nette pour le Dieu de la foi . En effet, l’acte
créateur ainsi conçu ne permet plus de fonder un ordre « naturel », ouvert à la réflexion
métaphysique, distinct de l’ordre de la rédemption historique. L’existence de ces deux
ordres, dit-on, ne se justifie plus : en fait, tout est historique et tout relève de la seule foi.
Il faut le reconnaître que la distinction entre les deux ordres a été indûment durcie
dans la théologie moderne qui juxtaposait trop radicalement les deux séquences suivantes :

Création ordre naturel philosophie raison naturelle


Salut ordre surnaturel histoire foi

L’option du « tout-histoire » est cependant intenable. A la séparation, on a substitué


la confusion, ce qui n’est guère mieux. En fait, il faut tenir l’intégration dans la distinction.
Dans l’ordre, actuel et seul réel, voulu par Dieu, la création est bel et bien la première étape
d’une histoire surnaturelle, mais l’élévation à l’ordre surnaturel n’est pas de soi nécessaire
au regard de la création. La doctrine de la création répond à des interrogations spécifiques
et « logiquement » antérieures à l’histoire du salut même si elle reçoit de l’histoire du salut
son sens plénier. Le livre de la création n’est pas de soi illisible en dehors du livre de la foi. Il

21
Ce qui ne tranche pas la question de savoir si le récit des origines et de la chute est un pur procédé littéraire,
une simple prophétie du monde qui vient, ou correspond à une réalité « historique ». « Parlons-nous du paradis
perdu ou du monde qui vient ? » (F. CASTEL, op. cit., p. 43)
22
Pour une présentation de ce débat exégétique et de ses enjeux, cf. P. DE ROBERT, « Perception de la nature et
confession du Créateur selon la Bible hébraïque », ETR 65 (1990), p. 49-57 (protestant).
23
Il n’est pas indifférent que ce soient des théologiens protestants (G. von Rad, K. Barth), l’un et l’autre très
engagés contre la mystique allemande du sol et de la race, qui s’en soient fait les promoteurs.
contient un enseignement de sagesse sur l’univers et l’homme qui présente une certaine
spécificité et demande à être scruté au moyen du seul instrument ici approprié : la
métaphysique.
D’ailleurs, il faut prendre acte qu’il y a dans la Bible - spécialement dans les écrits de
sagesse - un regard sur la création qui n’est pas directement gouverné par la thématique de
l’élection et de l’alliance. Il s’intéresse pour elle-même à la nature, à son origine, à la place
que l’homme y occupe... Les sages, moins attentifs que les prophètes au déroulement des
événements historiques, sont à la fois admiratifs et intrigués devant le spectacle de la
nature. Ils s’émerveillent de la grandeur et de la richesse de la nature, admirent l’ordre qui y
règne, s’efforcent d’en saisir la cohérence... et débouchent ainsi sur la contemplation de la
sagesse qui préside à cet ensemble24. Cette attention à la nature devient ainsi le lieu d’une
25
authentique rencontre avec Dieu. Dans le procès qui l’oppose à Job , Dieu remet Job à sa
place non pas en invoquant ses hauts faits historiques mais en l’invitant à méditer sur la
transcendance de sa sagesse manifestée dans la création, surtout en ses créatures les plus
extraordinaires, Béhémoth l’hippopotame ou Léviathan le crocodile. « Où étais-tu quand je
fondai la terre ? » (Jb 38, 4). Certes, cette réflexion sur la nature doit beaucoup aux sagesses
des peuples qui entourent Israël, mais faut-il éliminer de la Bible tout ce qui ne lui est pas
absolument propre ? La contemplation de la création est une voie d’accès au mystère de
Dieu qui ne contredit pas la révélation de Dieu dans l’histoire. Au contraire, elle la prépare26.

II. Le Nouveau Testament27

Le Nouveau Testament approfondit l’enseignement de l’Ancien sur la création dans


la mesure où il donne la clé ultime du dessein de Dieu, dont la création est le premier acte.
Cette clé n’est autre que Jésus-Christ, « l’alpha et oméga, le commencement et la fin » (Ap
21, 6), le centre de toute l’histoire du salut. Le primat du Christ dans le projet de Dieu
éclaire d’un jour nouveau l’acte créateur ; il en manifeste les profondeurs jusque là
insoupçonnées.
28
C’est le thème majeur de la création « dans, par et pour » le Christ . Le texte le plus
explicite à ce sujet est l’hymne christologique de Col 1, 15-2029. On y distingue deux parties.
Dans la première, l’auteur exalte la primauté du Christ dans la création. Dans la seconde, il
insiste sur la primauté du Christ dans l’Eglise. Jésus-Christ est le centre de la création
nouvelle, l’Eglise, parce qu’il était déjà le centre de la première création.

« Il est l’Image du Dieu invisible, Premier-Né de toute créature, car c’est en lui (en
auto) qu’ont été créées toutes choses, dans les cieux et sur la terre, les visibles et les

24
E. BEAUCAMP, La Bible et le sens religieux de l’univers, « Lectio divina, 25 », Paris, 1959.
25
Cf. R. MARTIN-ACHARD, « Job 38, 1 - 42, 6). Création et mystère de Dieu », dans Et Dieu crée le ciel et la
terre, Genève, 1979, p. 41-56.
26
Cf. Si 42-44, où l’éloge de la sagesse de Dieu déployée dans la nature prépare l’éloge de la sagesse de Dieu
déployée dans l’histoire sainte ; le discours de saint Paul sur l’Aréopage en Ac 17...
27
Cf. L. SCHEFFCZYK, Création et providence, « Histoire des dogmes », Paris, 1967, p. 29-45.
28
Sur le thème de la création dans le Christ, cf. F. MUSSNER, « La création dans le Christ » dans Mysterium
salutis, 6, p. 217-227 ; H. FERET, « Creati in Christo », RSPT 30 (1941), p. 96-132.
29
Cf. F. PRAT, La Théologie de saint Paul, Paris, 1938, t. 1, p. 347-349 ; C. F. BURNEY, « Christ as the APXH of
the Creation », JThS 27 (1926), p. 60 ss ; F. F. BRUCE, The Epistles to the Colossians, to Philemon and to the
Ephesians, « The New International Commentary on the NT », 1984, p. 54-66.
invisibles [...] ; tout a été créé par lui (di’autou) et pour lui (eis auton). Il est avant
toutes choses et tout subsiste en lui (en auto). »

Cet hymne affirme d’une part la préexistence du Christ à la création et d’autre part
30
son rôle dans la création . Ce rôle est triple et correspond aux trois prépositions utilisées :
* « C’est en lui qu’ont été créées toutes choses. [...] Tout subsiste en lui » : sans doute faut-il
voir ici une allusion au en arche de Gn 1, 1. Le Fils est le Commencement. Il est aussi le
centre du dessein divin qui lie intimement le destin des créatures au Fils (Cf. Ep 1, 4). La
Tradition a entendu cette préposition de la causalité exemplaire du Fils. Dans l’ordre
naturel, le Verbe est le modèle dans lequel le Créateur puise les idées des créatures ; dans
l’ordre surnaturel, il est « l’ainé d’une multitude de frères », divinisés comme fils dans le Fils.
* « Tout a été créé par lui » : Affirmation capitale que reprendra le Credo : Per quem omnia
facta sunt et qui trouve plusieurs parallèles dans le NT : « Tout fut par lui et sans lui rien ne
fut » (Jn 1, 3) ; Dieu a parlé par son Fils « par qui aussi il a fait les siècles [entendons : le
monde] » (He 1, 2)31... Bref, le Fils était déjà à l’œuvre dans la création.
Cette affirmation de la création par le Christ reprend et donne sa pleine vérité à un
thème déjà attesté dans l’AT : dans l’œuvre créatrice, Dieu s’associe de mystérieuses
« figures intermédiaires », dont on ne sait trop préciser le statut : créatures ? manières de
parler de Dieu ? êtres divins ?... Il s’agit de la Parole ou encore de l’Esprit (Souffle) qui sont
l’un et l’autre à l’œuvre en Gn 1 et dont le Ps 33, 6 dit : « Par la parole du Seigneur, les cieux
ont été faits, par le souffle de sa bouche, toute leur armée ». Il s’agit surtout de la Sagesse.
« Le Seigneur m’a créée, prémices de son œuvre, avant ses œuvres les plus anciennes. [...]
Quand il affermit les cieux, j’étais là [...], j’étais à ses cotés comme le maître d’œuvre » (Pr 8,
32
22-31) ; « C’est l’ouvrière de toutes choses qui m’a instruit, la Sagesse ! » (Sg 7, 21) ... Alors
que le judaïsme tendait à assimiler cette mystérieuse sagesse à la Torah préexistante qui eut
son rôle à jouer dans la création - « Au commencement, Dieu lisait la Torah et créait le
monde », dit le Midrash -, les premiers chrétiens l’ont identifiée au Verbe de Dieu qui à la
plénitude des temps s’est incarné en Jésus-Christ33.
* « Pour lui » : le Christ Jésus est le but - la cause finale - de l’univers. Toutes les créatures
seront récapitulées en Christ, lui seront soumises, et, par son intermédiaire, opéreront leur
retour vers Dieu (cf. 1 Co 15, 24-28).
On comprend alors que les chrétiens soient invités à entrer dans une « nouvelle
création ». Cette nouvelle création, œuvre de l’Esprit comme la première, est une recréation
de chacun et de tous dans le Christ qui est le Nouvel Adam, parfaite Image du Père. « Nous
sommes son ouvrage, créés dans le Christ Jésus, en vue des bonnes œuvres » (Eph 2, 10). En
lui, nous revêtons « l’homme nouveau, qui a été créé selon Dieu, dans la justice et la
sainteté de la vérité » (Eph 4, 24). « Si quelqu’un est dans le Christ, il est une création
nouvelle » (2 Co 5, 17). Cette création nouvelle inaugure les cieux nouveaux et la terre
nouvelle (Ap 21, 18).

30
C’est le sens de l’expression équivoque « premier-né de toute créature » que saint Thomas explique ainsi :
genitus ut principium creaturarum, In Col., n° 36, « engendré comme principe des créatures ».
31
Cf. aussi 1 Co 8, 6 : « Il n’y a qu’un seul Dieu, le Père, de qui tout vient et pour qui nous sommes, et un seul
Seigneur, Jésus-Christ, par qui tout existe (di’hou ta panta) et par qui (di’autou) nous sommes »; Jn 1, 10 : « et le
monde fut par lui » ; Ap 3, 14 : « le Principe [arche] de la création de Dieu ».
32
Cf. aussi Si 24, 1-29.
33
Cf. A. FEUILLET, Le Christ Sagesse de Dieu, Paris, 1966 ; In Principio, Interprétations des premiers versets de
la Genèse, Paris, 1973.
Deuxième leçon : La création chez les Pères

Pendant l’époque patristique, l’Eglise, au contact d’une culture imprégnée par les
grandes philosophies hellénistiques - surtout le platonisme et le stoïcisme - est amenée à
préciser sa foi en la création et à en approfondir l’intelligence. Dans ce contexte, la mission
doctrinale des Pères a été d’intégrer les aspects de la culture philosophique ambiante qui
pouvaient contribuer à cette intelligence de la foi. Elle a aussi été de rejeter fermement ce
qui pouvait corrompre la foi apostolique. Saint Robert Bellarmin fait observer que les
hérésies se sont attaquées aux articles de la foi en suivant en quelque sorte l’ordre du
34
Symbole et, de fait, les hérésies des premiers siècles n’ont pas manqué de s’en prendre à
ce dogme fondamental de la création. Alors que la foi orthodoxe tient simultanément la
radicale dépendance de l’universalité des créatures par rapport à Dieu - elles dépendent
toutes et tout entières de Dieu - et leur non moins radicale altérité, l’hérésie oscille entre un
dualisme qui restreint la souveraineté de Dieu sur la création et un monisme qui résorbe le
monde en Dieu. Ces hérésies sont généralement le fruit d’un syncrétisme hâtif entre la foi et
la philosophie, ainsi que l’observent souvent les Pères. Ainsi Hippolyte de Rome († vers 235),
dans l’introduction de sa Réfutation de toutes les hérésies, explique que les hérétiques ne
doivent rien à l’Écriture mais « ont puisé les principes de leur doctrine d’une part dans la
sagesse et les systèmes des Grecs, d’autre part dans les mystères en vogue et dans les
35
divagations des astrologues ».
Nous commencerons donc par dégager quelques traits essentiels de la culture
philosophique tardo-antique relatifs à la création (I), puis nous envisagerons quelques
développements doctrinaux dont les Pères ont enrichi la réflexion chrétienne (II)36.

I. Le contexte général : philosophies, hérésies...

Le monde grec n’avait pas manqué de s’interroger sur l’origine du monde37. A côté
des représentations mythiques qu’elle partage avec les autres civilisations, la Grèce se
distingue par une réflexion proprement philosophique sur la question des origines. Le texte
majeur est ici le Timée de Platon. Pour Platon, le monde sensible, instable et toujours en
devenir, est lui-même le résultat d’un premier devenir. Il est l’œuvre non pas tant du

34
ROBERT BELLARMIN, Opera omnia, I, Paris, 1870, p. 59 s. Cf. Cl. TRESMONTANT, La Métaphysique du
christianisme et les débuts de la philosophie chrétienne. Problèmes de la création et de l’anthropologie des
origines à saint Augustin, Paris, 1961, p. 89 : « La première hérésie, l’hérésie fondamentale du christianisme, ce
n’est pas l’hérésie ou l’ensemble des hérésies concernant le Fils, la théologie trinitaire ou la théologie de
l’incarnation, c’est l’hérésie concernant Dieu comme créateur. »
35
HIPPOLYTE DE ROME, Philosophumena ou Réfutation de toutes les hérésies, trad. Siouville, Milan, 1988,
p. 104-105.
36
Bibliographie générale en français sur la création dans le christianisme ancien : C. TRESMONTANT, La
Métaphysique du christianisme... ; Y. CONGAR, « Le thème de Dieu-Créateur dans les explications de
l’Hexaëmeron dans la tradition chrétienne », dans L’Homme devant Dieu, Mélanges H. de Lubac, I, Paris, 1963,
p. 189-222 ; L. SCHEFFCZYK, Création et providence, « Histoire des dogmes », Paris, 1967, p. 55-117 ; A.
HAMMAN, « L’enseignement sur la création dans l’Antiquité chrétienne », Revue des sciences religieuses 42
(1968), p. 1-23 et 97-122 ; B. STUDLER, « Création » dans Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien,
t. 1, Paris, 1990, p. 583-587 ; L. F. LADARIA, « La foi en la création chez les Pères de l’Eglise », dans Histoire
des dogmes, II- L’homme et son salut, Paris, 1995, p. 29-54, « La Création », Connaissance des Pères de
l’Eglise, n° 84, 2001.
37
Cf. G. AUZOU, Au commencement Dieu créa le monde, ch. 5.
premier Principe, le Bien, que d’une Intelligence pure, le Démiurge, qui s’est d’ailleurs
associé pour les basses besognes des démiurges inférieurs. Le Démiurge a travaillé sur une
matière informe préexistante qu’il a modelée, « informée », mise en ordre, en prenant pour
modèle les Idées ou formes pures. Le seul motif de cette activité est la pure générosité du
Démiurge, qui, étant bon, tend à communiquer sa bonté (29e). Son action s’étant
conformée au principe du meilleur, le monde sorti de ses mains est le plus harmonieux et le
plus beau possible. Il n’en reste pas moins que le Démiurge a dû composer avec les lois de la
nécessité venant d’une matière dont il n’est pas le maître ; il s’en est servi « comme de
causes auxiliaires » (68e).
38
Si le platonisme est un dualisme, le stoïcisme, très vivace à l’époque des Pères , est
plutôt un monisme : un matérialisme d’orientation panthéiste. Il conçoit le monde comme
un immense vivant. L’âme de ce vivant est le Logos, la Raison immanente à l’univers. Ce
Logos, partout répandu, assure l’harmonie et la beauté maximale de l’univers. Il gouverne le
monde en faisant tout contribuer au bien de l’homme. Les Pères, qui n’ont pas manqué de
rapprocher le Logos stoïcien du Verbe de Dieu, ont aimé cette vision optimiste de l’univers
matériel. Par contre, ils rejettent fermement le matérialisme stoïcien et, s’ils voient une
correspondance possible entre l’ekpurosis stoïcienne (la résorption du monde dans le feu) et
l’eschatologie chrétienne, ils en récusent le caractère cyclique.
Très tôt, la foi chrétienne a été affrontée au danger gnostique39. La gnose s’enracine
dans l’expérience d’une « étrangeté » radicale entre l’homme et l’univers. Nous ne sommes
pas d’ici. Elle suppose donc un dualisme radical et un mépris souverain du monde matériel.
Le Dieu suprême n’est pas le créateur du monde matériel. Tantôt il est purement et
simplement l’œuvre d’un dieu mauvais (celui de l’AT ?), comme ce sera aussi le cas dans le
manichéisme. Tantôt il est présenté comme le résultat d’une dégradation inévitable du
divin, d’une chute ontologique, dont on retrace avec un grand luxe de détails le processus
40
alambiqué .

II. La contribution des Pères à la doctrine de la création

Je résumerai en huit points, les apports de la réflexion des Pères à la doctrine de la


création.

1°- La création ex nihilo41: Contre tout dualisme, les Pères ont très vite été amené à
souligner le caractère radical de l’action créatrice : Dieu a tout créé « à partir de rien » et
d’un rien qui doit s’entendre non pas seulement de la matière informe mais du néant
ontologique (l’absence de toute forme d’être). De fait, les tout premiers penseurs chrétiens
étaient assez hésitants sur ce point, d’autant qu’un texte biblique comme Sg 11, 17 - la main

38
M. SPANNEUT, Le stoïcisme des Pères de l’Eglise, De Clément de Rome à Clément d’Alexandrie, « Patristica
sorboniensia, 1 », Paris, 1957, spécialement p. 350-362.
39
Pour une toute première introduction au phénomène très complexe de la gnose chrétienne, cf. Dictionnaire des
religions, Paris, 1984 ; G. FILORAMO, art. « Gnose-gnosticisme », dans Dictionnaire encyclopédique du
christianisme ancien, t. 1, Paris, 1990, p. 1061-1067.
40
Pour les théories gnostiques de la création, cf., outre les ouvrages généraux déjà cités, cf. H. A. WOLFSON, La
Filosofia dei padri della Chiesa, Brescia, 1978 [original anglais en 1964], p. 467-475
41
Cf. C. TRESMONTANT, La Métaphysique du christianisme..., ch. 2 : « Création divine et fabrication humaine.
Le problème de la matière » ; G. MAY, Schöpfung aus dem Nichts. Die Entstehung der Lehre von der creatio ex
nihilo, Berlin, 1978 ; Creatio ex nihilo, The Doctrine of ‘Creation out of Nothing’ in Early Christian Thought,
Edinburgh, 1994 ; N. J. TORCHIA, Creatio ex nihilo and the Theology of St Augustine, The Anti-manichaean
Polemic and Beyond, New-York, 1999.
de Dieu « a créé le monde d’une matière informe » - semblait accréditer l’idée platonicienne
d’une préexistence de la matière. Ainsi saint Justin, très soucieux de marquer l’harmonie
entre platonisme et christianisme et qui n’hésite pas à identifier le Dieu de la Genèse au
Démiurge de Platon, écrivait-il :

« Nous avons appris également que ce Dieu, étant intrinsèquement bon, a fabriqué l’univers en le
42
tirant d’une matière informe (ex amorphou hulês) à cause des hommes . »

Et plus loin :

« C’est à nos maîtres, c’est-à-dire à l’enseignement transmis par les prophètes que Platon a
43
emprunté la doctrine que Dieu façonna une matière informe pour en faire le monde . »

Et Justin de se référer à la terre « invisible et informe » de Gn 1. Reste à déterminer


si Justin envisage vraiment une matière éternelle ou s’il distingue en fait deux phases dans
la création : la création de la matière par le Père seul, puis l’aménagement de cette matière
informe par le Verbe.
Très vite, toutefois, les Pères s’orientent fermement vers la création ex nihilo. Déjà le
Pasteur d’Hermas, au milieu du IIe siècle, enseigne :

« Premier point entre tous : crois qu’il n’y a qu’un seul Dieu, celui qui a tout créé et organisé, qui a
44
tout fait passer du néant à l’être (ek tou mê ontos eis to einai) . »

Tatien, disciple de Justin, écrit vers 170 :

« La matière n’est pas sans principe, ainsi que Dieu [...], mais elle a été créee, elle est l’œuvre d’un
45
autre, et elle n’a pu être produite que par le créateur de l’univers . »

Théophile d’Antioche, dans son Discours à Autolycus (vers 180) est encore plus clair :

« Quoi d’extraordinaire si Dieu avait tiré le monde d’une matière préexistante ? Un artisan humain,
quand on lui donne un matériau, en fait tout ce qu’il veut. Tandis que la puissance de Dieu se montre
46
précisément quand il part du néant pour faire tout ce qu’il veut . »

Et un peu plus tard, dans la première moitié du IIIe siècle, Hippolyte de Rome écrit :

« Dieu est un ; il est le premier (de tous les êtres) ; il était seul ; c’est lui qui est le créateur et le
maître de toutes choses. Rien n’existait en même temps que lui, ni chaos infini, ni eau immense ou terre
ferme, ni air dense, ni feu brûlant, ni souffle léger, ni voûte azurée du vaste ciel, mais il était unique, seul
47
avec lui-même. Quand il le voulut, il fit les êtres, lesquels n’existaient pas auparavant . »

L’affirmation de la création ex nihilo découle de plusieurs contraintes doctrinales.


Primo, la thèse alternative de l’éternité de la matière équivaut à un dualisme incompatible

42
JUSTIN, I Apol 10, 2, p. 108-109.
43
Ibid., 59, 1, p. 178-179.
44
PASTEUR D’HERMAS, Préc. I, 1 (SC 55, p. 145).
45
TATIEN, Discours aux Grecs, 5.
46
THEOPHILE D’ANTIOCHE, A Autolycus, II, 4.
47
HIPPOLYTE DE ROME, Philosophumena ou Réfutation de toutes les hérésies, X, 32, trad. Siouville, p. 222-223.
avec le monothéisme chrétien : Dieu seul est éternel et sans origine. Poser une matière co-
e
éternelle revient à attribuer à celle-ci un statut divin. Tertullien, au début du III siècle, écrit :

« Admettre une matière éternelle, c’est introduire deux dieux, puisque c’est faire la matière l’égale
de Dieu. Prétendre que Dieu a tout créé avec cette matière incréée qui lui était coéternelle, c’est faire la
matière supérieure à Dieu, puisqu’elle lui fournit les éléments de son œuvre, et que Dieu est soumis à la
48
matière, dont il a eu besoin . »

Secundo, la thèse de la matière incréée contredit la toute-puissance de Dieu : c’est en effet


le signe de la faiblesse et de la dépendance de l’action humaine que de présupposer
toujours un matériau préexistant. Aussi Irénée dit-il :

« C’est ici qu’on peut dire avec raison : ‘Ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu’ Les
hommes ne peuvent pas faire quelque chose de rien (de nihilo), mais seulement à partir d’une matière
préalable ; Dieu l’emporte sur les hommes en ceci d’abord qu’il pose lui-même la matière de son
49
ouvrage alors qu’elle n’existait pas auparavant . »

Tertio, si Dieu n’est pas l’auteur de la matière, sa souveraineté ne s’étend pas sur tout
l’univers. Il n’en est pas le maître.
Une des conséquences majeures de la doctrine de la création ex nihilo est qu’elle
permet affirmer la bonté radicale d’une création qui est tout entière sortie des mains d’un
Dieu bon. Dans la perspective chrétienne, le mal ne peut plus être identifié à la matière. Son
origine est à chercher ailleurs.
Si la doctrine de la création ex nihilo concerne d’abord le statut de la matière, elle
implique aussi que les Idées, les modèles selon lesquels Dieu crée l’univers, ne lui sont pas
extérieures ni antérieures. Elles sont en fait l’expression de la pensée divine :

« C’est de lui-même que Dieu a pris la substance des choses qui ont été créées, et le modèle
50
(exemplum) des choses, et la forme des choses qui ont été ordonnées . »

2°- La liberté de l’acte créateur. Contre les gnostiques qui pensaient que la création s’était
imposée comme par surprise à Dieu, lui avait échappé en quelque sorte, et contre les
néoplatoniciens qui, se fondant sur le principe de la diffusion du bien, estimaient que la
production du monde était nécessaire51, les Pères ont affirmé que la création était le fruit
d’une libre initiative de Dieu. Dieu a crée parce qu’il l’a librement voulu et non pas sous la
pression d’une quelconque nécessité interne ou externe.
Les Pères insistent : Dieu n’avait absolument besoin de rien52. En particulier, la vie
trinitaire est une plénitude qui se suffit à elle-même. C’est un leitmotiv chez Irénée :

48
TERTULLIEN, Contre Hermogène, 4, 8 (PL 2, col. 200).
49
IRENEE DE LYON, Adversus haereses, II, 10, 4. Cf. aussi IV, 20, 2. Sur la création ex nihilo chez saint Irénée,
cf. J. FANTINO, « La création ex nihilo chez saint Irénée. Etude historique et théologique », RSPT 76 (1992), p.
421-442.
50
IRENEE, Adversus Haereses, IV, 20, 1
51
Cf. BASILE, Hexaemeron, 1, 7 (SC 26, p. 117) : « Ils reconnaissent certes que Dieu est la cause du monde, mais
une cause involontaire, comme l’est, de l’ombre, le corps ; et de la clarté, le foyer lumineux ».
52
Dieu qui n’a besoin de rien : définition de la transcendance chez les Pères, cf. SC n° 263, p. 280-281. Cf.
THEOPHILE D’ANTIOCHE, A Autolycus, II, 9, 10 : « Dieu de rien a créé toutes choses. Il n’y a rien eu qui
s’épanouit en même temps que Dieu ; lui-même est son lieu, il ne connaît pas le besoin, il est antérieur aux
siècles ; mais il a voulu créer l’homme qui le connût ; pour lui, donc, il a d’abord préparé le monde. Car ce qui
est créé a aussi des besoins, tandis que ce qui est incréé n’a besoin de rien. »
« Au commencement, ce ne fut pas parce qu’il avait besoin de l’homme que Dieu modela Adam,
mais pour avoir quelqu’un en qui déposer ses bienfaits. Car non seulement avant Adam, mais avant
53
toute création, le Verbe glorifiait le Père [...] et il était glorifié par le Père . »

La création n’a donc pas d’autre cause que la seule volonté de Dieu. Le texte clé est
ici le Ps 112, 11 : Omnia quaecumque voluit fecit. Irénée s’y réfère :

« Et qu’il ait fait toutes choses librement (libere) et comme il l’a voulu, c’est ce que dit David : ‘Notre
54
Dieu, dans les cieux et sur la terre, tout ce qu’il a voulu, il l’a fait’ . »

3°- La bonté de Dieu, seul motif de la création. Dans ses premières œuvres, saint Augustin
s’en tenait à l’idée que Dieu a créé parce qu’il l’a voulu (quia voluit) : il n’y a donc pas à
chercher d’autre cause à la création que Dieu lui-même. Mais, par la suite, sans renier cette
position, il a davantage insisté sur l’amour gratuit de Dieu, symbolisé par l’Esprit qui plane
sur les eaux, comme motif de la création55 :

« Tout ce que Dieu a créé, il n’a pas été contraint de le créer, mais il a créé toutes choses qu’il a
voulues. La cause de toutes les choses qu’il a créées, c’est sa volonté. [...] Dieu a créé par bonté, il n’avait
56
aucun besoin d’aucun des êtres qu’il a créés . »

Ce thème s’exprime déjà, par exemple, chez Origène :

« Le Dieu créateur de l’univers est bon, juste et tout-puissant. Lorsqu’il a créé dans le principe ce
qu’il a voulu créer, les natures raisonnables, il n’a eu aucune autre raison (causa) de les créer que lui-
57
même, c’est-à-dire sa bonté . »

Sur ce point, Irénée souligne la proximité de la foi chrétienne avec le platonisme :

« Platon montre dans l’Auteur et le Créateur de cet univers un être bon : ‘En celui qui est bon, dit-il,
ne naît jamais nulle envie au sujet de quoi que ce soit’ (Timée, 29e). Il pose ainsi comme principe et
58
comme cause de la création du monde la bonté de Dieu. »

4°- Dieu, seul créateur : Contre les théories gnostiques et dualistes qui attribuaient tout ou
partie de la création soit à un autre Dieu soit à des divinités de rang inférieur investies du
rôle d’intermédiaires, de délégués, les Pères soulignent le caractère immédiat de la création
: Dieu a tout crée directement par lui-même. Aucune créature - pas même l’ange - ne
participe à l’activité proprement créatrice. Bref, seul l’Incréé est Créateur ; rien de créé ne

53
IRÉNÉE, Adversus Haereses, IV, 13, 4 - 14, 1
54
IRÉNÉE, Adversus Haereses, III, 8, 3
55
Cf. R. H. COUSINEAU, « Creation and Freedom. An Augustinian Problem : ‘quia voluit’ and/or ‘quia bonus’ »
dans Recherches augustiniennes II, 1962, p. 253-271. Sur la théologie augustinienne de la création, cf. M.-A.
VANNIER, « Saint Augustin et la création », Mélanges T. J. Blavel, t. 1, Louvain, 1990, p. 349-371 ; « Aspects de
l’idée de création chez saint Augustin », RSR 65 (1991), p. 213-225 ; Creatio, conversio, formatio chez saint
Augustin, Fribourg, 19972
56
AUGUSTIN, Ennarationes in Psalmos 134, 10 ; cf. De Gen. ad litt., I, 7, 13 : « ...afin qu’on n’aille pas
s’imaginer qu’à l’origine des eouvres de Dieu est un amour qui naît de la nécessité du besoin, alors que cet amour
naît plutôt de la surabondance de la bienveillance. »
57
ORIGENE, Traité des principes, II, 9, 6 ; cf. aussi BASILE, Homélies sur l’Hexaéméron, I, 7 : « Non que Dieu
fût par nécessité la cause de l’être, mais il créa dans sa bonté cette œuvre utile, dans sa sagesse cette œuvre très
belle, dans sa puissance cette œuvre très grande. »
58
IRENEE, Adversus Haereses, III, 25, 5
peut créer à son tour. Récapitulant la réflexion patristique, saint Jean de Damas l’affirme
avec force :

« Ceux qui prétendent que les anges sont créateurs de quelque substance, sont la bouche du diable
qui est leur père. En effet, comme ce sont des créatures, ce ne sont pas des créateurs. Il n’y a qu’un seul
59
ouvrier, providence et conservateur de tout qui est Dieu, seul incréé . »

Un des arguments des Pères est que Dieu seul peut produire quelque chose ex nihilo60.
Cette affirmation de l’unicité du Créateur s’oppose de façon frontale au dualisme de
type manichéen selon lequel un Dieu mauvais - ou le diable - serait à l’origine d’une partie
du monde. L’Eglise a fermement réprouvé cette approche. Il n’y a pas deux dieux créateurs,
mais le symbole de Nicée confesse l’universalité de l’action créatrice. Dieu le Père tout-
puissant est « créateur du ciel et de la terre, de l’univers visible et invisible ».
Cette confession de l’unicité du Créateur a partie liée avec la conviction de l’unité de
l’économie divine, du dessein de Dieu. Contre le marcionisme, l’Eglise tient que le Dieu de la
création et de l’ancienne Alliance n’est pas un autre Dieu que le Dieu de Jésus-Christ.
« Personne ne doit se figurer que Dieu le Père soit autre que notre créateur, comme les
hérétiques l’imaginent61 », prévient saint Irénée qui a tout particulièrement souligné la
continuité du dessein divin. C’est une même « économie » qui préside à la création et à la
suite de l’histoire du salut.

5°- Trinité et création. Si les Pères sont très attentifs à écarter toute médiation créée dans la
création, ils n’en oublient pas pour autant que le Créateur est Père, Fils et Esprit. La
médiation du Fils dans la création est partout affirmée. Au point qu’au début, certains,
comme Justin, ont eu de la difficulté à concevoir la génération du Fils indépendamment de
la création, comme si le Verbe était proféré en vue de la création. D’autres ont été tentés de
voir dans le Logos un être intermédiaire, créé et créant62. Par la suite, pourtant, en
Occident, la création est de plus en plus appropriée au Père, ainsi qu’il ressort des symboles
romains.
Un texte de saint Irénée unit le rejet de toute médiation créée dans la création et la
dimension trinitaire : Dieu, explique-t-il, n’a pas eu besoin des anges ou de quelque autre
réalité extra-divine,

« car Dieu n’avait pas besoin d’eux pour faire ce qu’en lui-même, il avait d’avance décrété de faire.
Comme s’il n’avait pas ses Mains à lui ! Depuis toujours en effet, il y a auprès de lui le Verbe et la
sagesse, le Fils et l’Esprit. C’est par eux et en eux qu’il a fait toutes choses, librement et en toute
63
indépendance (libere et sponte) . »

6°- Création et génération. Au rebours de nombreux mythes, l’Eglise ne conçoit pas la


création comme une communication faite aux créatures d’une partie de la substance divine.
Il faut distinguer création et génération. Comme le dira saint Basile :

59
JEAN DE DAMAS, De fide orthodoxa, II, 3 (cité par saint Thomas en CG II, 21, n° 979). Cf. AUGUSTIN, De
Trinitate, III, 8, 13 (cité ad sensum par saint Thomas en ST, Ia, q. 45, a. 5, s.c.) : « Ni les anges bons, ni les anges
mauvais ne peuvent être créateurs de quelque chose. » Sur ce thème, cf. G. REMY, « Du Logos intermédiaire au
Christ médiateur chez les Pères Grecs », Revue thomiste 96 (1996), p. 397-452
60
Sur le lien création ex nihilo et création immédiate, cf., par exemple, AUGUSTIN, Contra Felicem, II, 18.
61
IRENEE, Démonstration de la vérité apostolique, 99.
62
Cf. G. RÉMY, art. cit.
63
IRENEE, Adversus Haereses, IV, 20, 1.
« Le créé n’est pas de la substance du créateur, tandis que l’engendré est de la substance même de
64
celui qui l’engendre. Créer et engendrer ne sont donc pas la même chose . »

Cette distinction est cruciale au moment de la controverse arienne. Arius, aux


antipodes du gnosticisme, soutient en effet que le Fils est créé par le Père, car tout ce qui a
une origine est créé. Les Pères orthodoxes, eux, distinguent très nettement la génération
intra-divine du Fils, communication d’une seule et même substance, et la création. Le Fils
est genitum, non factum. Un des arguments de saint Athanase est que, si la création est
strictement réservée à Dieu, et si le Verbe est celui par qui tout a été fait, alors le Verbe est
65
Dieu .

7°- Création et commencement. Arius prétendait qu’il y eut un temps où le Fils n’existait
pas. C’était, en effet, une manière d’affirmer son état de créature, puisque la théologie
chrétienne en était venue à lier l’idée de création à celle de commencement. Rien n’est
coéternel à Dieu.
L’idée d’un monde éternel était cependant assez connaturelle à la pensée grecque et
elle était connexe à une certaine divinisation du cosmos66. Certes, dans le Timée, Platon
enseigne que le monde sensible a eu un commencement :

« Soit donc le Ciel tout entier, ou le Monde, ou de toute autre appellation qui lui soit acceptable,
appelons-le aussi ; il faut examiner dès lors à son sujet tout d’abord ce que, par hypothèse, en toutes
choses on doit commencer par examiner : est-ce qu’il a été toujours, sans avoir nul commencement de
devenir, ou bien est-il devenu, ayant un commencement où il ait commencé ? Il est devenu ; il est
visible, en effet, tangible et il a un corps ; or tous les objets de cette sorte sont sensibles, et les choses
sensibles, saisissables par l’opinion accompagnée de sensation, sont [...] de l’ordre du devenir et sujettes
67
à la naissance . »

C’est d’ailleurs pourquoi il faut rechercher « l’auteur et le père de cet Univers ».


Mais Aristote s’oppose vigoureusement à cette idée d’un engendrement de l’univers.
Pour lui, l’univers est éternel, inengendré et impérissable. Même les platoniciens se
rallieront à Aristote et proposeront une interprétation allégorique de la cosmogenèse du
68
Timée .
Parmi les penseurs chrétiens, tous n’ont pas vu d’emblée une incompatibilité entre la
création et l’éternité du monde69. Ainsi, Origène avance l’hypothèse non pas certes d’un
monde éternel indépendant de Dieu mais d’une création éternelle : avant ce monde ci, il y a
déjà eu un autre monde et, après, il y en aura un autre, Dieu ne cessant de renouveler les
mondes. Parmi les raisons qui l’ont poussé à cette hypothèse, il y a l’impossibilité de
concevoir un changement en Dieu et la question de savoir ce que Dieu aurait bien pu faire
avant la création. Pouvait-il être oisif et ne pas manifester sa bonté ? Pourquoi aurait-il
choisi tel moment plutôt que tel autre pour agir70 ?...

64
BASILE, Contre Eunome, IV, 1.
65
ATHANASE, Discours contre les ariens, II, 21.
66
Cf. J. BAUDRY, Le problème de l’origine et l’éternité du monde de Platon à l’ère chrétienne, Paris, 1931
67
PLATON, Timée, 28 b-c.
68
Cf. N. J. TORCHIA, Creatio ex nihilo..., p. 22-30.
69
Cf. G. VERBEKE, « Introduction doctrinale » à l’édition critique de la traduction latine médiévale du Liber de
philosophia prima d’Avicenne, Louvain - Leiden, 1980, p. 54* ss.
70
Cf. C. TRESMONTANT, La Métaphysique..., p. 399-403.
Mais la plupart des Pères admettent que l’univers a eu un commencement - et c’est
71
une des manières d’entendre le in principio - comme il aura une fin. Ainsi saint Basile :
« Ne t’imagine donc pas, homme, que le monde visible n’a pas commencé. » Certes, une fois
le cercle tracé nous ne sommes plus capables de discerner de quel point est partie la main
qui l’a tracé, mais ce point de départ existe. De même, le mouvement des astres a eu un
commencement. Et Basile précise :

« Ce qui a commencé avec le temps, doit de toute nécessité finir aussi avec le temps. Si la création a
72
un commencement temporel, ne doute pas de sa fin . »

Saint Augustin fait franchir à la réflexion chrétienne une étape décisive en soutenant
que le temps lui-même est une réalité créée.

« Il faut recevoir dans la foi ceci, même si cela dépasse la mesure de notre réflexion : toute créature a
un commencement, le temps lui-même est une créature et par le fait même il a un commencement et
73
n’est pas coéternel au Créateur . »

Le temps apparaît avec la création. C’est donc une illusion que d’imaginer le temps comme
un cadre qui aurait déjà été en place avant l’apparition du monde. Comment une réalité
créée peut-elle exister avant la création ? Et, par suite, c’est une autre illusion que de se
demander pourquoi tel moment a été choisi plutôt que tel autre dans cette durée
indistinctement vide74.

8°- L’Hexaëmeron. La réflexion des Pères sur la création et ses modalités s’est exprimée de
façon privilégiée dans le genre littéraire du commentaire du premier récit de la création
75
dans la Genèse - l’œuvre des six jours ou Hexaëmeron . On distingue deux traditions
d’interprétation assez différentes. A Alexandrie, où l’influence de Philon se fait sentir,
prédomine la lecture allégorique. La création a eu lieu en un seul instant et la distinction des
six jours doit donc s’entendre de façon symbolique. En Occident, Ambroise s’inscrira dans
cette ligne et voit dans tout le récit des allusions au Christ et à l’Eglise. Par contre, à Edesse,
avec saint Ephrem, ou à Antioche, avec saint Jean Chrysostome (Homélies sur la Genèse de
386-388), l’interprétation littérale est de règle. Les Cappadociens en Orient tiennent une via
media, comme en Occident saint Augustin, qui tout à la fois a proposé une explication
littérale de Gn susceptible de justifier la Bible devant la raison et la science mais interprète
les jours de la création au sens figuré.

71
J. C. M. VAN WINDEN, « In the beginning. Some observations on the patristic interpretation of Gn 1, 1 »,
Vigiliae christianae 17 (1963), p. 103-121
72
BASILE, Homélies sur l’Hexaéméron, I, 3, « SC 26 », p. 96-101.
73
AUGUSTIN, De Genesi ad litt. lib. imperf. III, 8 ; cf. De Gen. ad litt., V, 4, 12 : « Avec les mouvements des
créatures commença le décours du temps. Aussi est-ce en vain qu’on chercherait le temps avant la créature,
comme s’il était possible de trouver le temps avant le temps ! En effet, sans le mouvement de la créature
spirituelle ou corporelle, en qui le futur succède au passé à travers le présent, il n’y aurait absolument aucun
temps. Or, la créature ne pourrait se mouvoir si elle n’existait pas. Le temps commence donc plutôt avec la
créature que la créature avec le temps : les deux toutefois viennent de Dieu. ».
74
Cf. Confessions, XI, 13, 15-16.
75
Cf. F. E. ROBBINS, The Hexaemeral Literature, A Study of the Greek and Latin Commentaries on Genesis,
Chcago, 1912 ; J. PÉPIN, « Exégèse de In Principio et théorie de l’Exameron », Ambrosius episcopus, Milan,
1976, p. 427-482.
Troisième leçon : Dieu, Cause première des étants

L’objet formel de la théologie - et partant celui de la Somme de théologie - est Dieu


lui-même. Tout le reste n’est envisagé que par rapport à Dieu, sous la lumière de Dieu. Il est
donc logique que l’exposé systématique selon l’ordo doctrinae de la théologie commence
par le mystère de Dieu dans l’unité de son essence et la trinité des personnes (Ia, q. 2-43). A
partir de la q. 44, saint Thomas envisage les créatures en tant qu’elles viennent de Dieu (de
processione creaturarum a Deo) et vont vers Dieu. Il s’agit tout à la fois d’envisager
théologiquement, sub ratione Dei, les créatures et de poursuivre la réflexion sur le mystère
de Dieu puisque un juste regard sur la création et les créatures est nécessaire à une juste
76
approche de Dieu .
Cette étude de « la procession des créatures à partir de Dieu » comporte, selon le
prologue de la q. 44, trois grandes parties. Tout d’abord, la production des créatures (q. 44-
46). Ensuite, la distinction des créatures, c’est-à-dire l’étude théologique de leur diversité
(q. 47-102)77. Enfin, la conservation et le gouvernement des créatures (q. 103-119).
Les questions qui traitent de la production des créatures se présentent de la façon
suivante. Saint Thomas établit d’abord que Dieu est la cause première des étants, c’est-à-
dire que tous les étants dépendent de quelque manière de Lui (q. 44). Il précise ensuite la
manière dont les créatures proviennent directement de Dieu - et c’est la création à
proprement parler (q. 45). Enfin, il aborde la question du commencement de la durée des
créatures : l’univers est-il éternel ou bien a-t-il commencé (q. 46) ?
La q. 44, qui fait l’objet de cette leçon, établit donc que Dieu est cause première dans
différents domaines de la causalité. En effet, les Anciens se faisaient de la causalité une idée
plus large et plus riche de nous : alors que nous réduisons assez spontanément la causalité à
la seule production, ils appelaient cause tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, explique
tel ou tel aspect d’une réalité, en rend raison. Ainsi, quand un artiste sculpte une statue,
quatre types de causes au moins sont à l’oeuvre. La production de la statue, c’est-à-dire sa
venue à l’existence, résulte de l’union d’une forme (ici une forme accidentelle) à une
matière (ici le bois). Le résultat - la statue - se définit d’abord par ses causes intrinsèques : la
cause formelle (cette forme) et la cause matérielle (cette matière). Mais il y a aussi des
causes extrinsèques qui n’entrent pas dans l’essence de la chose. La cause efficiente (ici
l’artisan) est celle qui produit l’être accidentel de la statue78 en introduisant la forme dans la
matière. Pour ce faire, l’artisan est mû, mis en branle, par la cause finale, c’est-à-dire qu’il
est motivé, attiré, par un certain bien qu’il cherche à réaliser par son action. Ce bien est à la
fois le bien du sujet agissant, ce « plus » que lui apporte le fait d’agir, de s’exprimer, et le
bien de l’effet, ici l’existence réussie de la statue. En outre, dans son action, le sculpteur se
règle sur un modèle qu’on appelle la cause exemplaire, qui est ici double : le modèle
extérieur (Brigitte Bardot) et la représentation de ce modèle dans l’esprit de l’artisan.
Dieu est cause première de tous les étants dans les différents domaines de la
causalité extrinsèque. En effet, sauf à sombrer dans le panthéisme, Dieu n’entre pas dans la

76
Cf. CG II, 2-4.
77
Saint Thomas s’interroge d’abord sur la diversité des créatures en général (q. 47), puis sur (le bien) et le mal
comme catégories fondamentales (qq. 48-49), avant de passer à l’étude des trois grands types de créatures : les
anges, les corps et l’homme. Pour chacun de ces types, saint Thomas s’interroge, en particulier, sur son origine
ou sa production. Ces développements illustrent et enrichissent souvent la réflexion générale sur la création.
78
Ia, q. 44, a. 1,arg. 2 : Ad hoc aliquid indiget causa efficiente, ut sit.
composition intrinsèque des créatures : il n’est ni cause formelle ni cause matérielle
(l’« étoffe ») des créatures. Par contre, de tous les étants, il est cause efficiente (a. 1 et 2),
cause exemplaire (a. 3) et cause finale (a. 4).

I. Dieu, Cause première efficiente (a. 1 et 2)

Le titre de ce premier article est trompeur : « Est-il nécessaire que tout étant soit
créé par Dieu79 ? » La création est une forme (éminente) de causalité efficiente ; elle n’est
pas la seule. Tout ne vient pas à l’être par manière de création. Mirza n’est pas produit ex
nihilo, mais à partir de Milou et d’une matière préexistante. Dieu ne créé pas Mirza, mais il
n’en est pas moins sa cause première efficiente. Partout, en effet, où il y a de l’être, Dieu est
présent, Dieu agit, soit directement (création) soit indirectement.
Pour le démontrer saint Thomas s’appuie sur une loi métaphysique de la causalité de
la perfection pure ou encore loi du maxime tale ou de la causalité du maximum. Cette loi
s’inscrit dans le cadre d’une métaphysique de la participation80. Qu’est-ce donc que la
81
participation ? Il existe deux manières pour un sujet de réaliser une perfection
quelconque, par exemple la sagesse. Soit il est par essence cette perfection, soit il la
possède par participation. Dans le premier cas, le sujet s’identifie purement et simplement à
la perfection en question : il est cette perfection subsistante, la Sagesse subsistante. Cela
veut dire 1°- qu’il est totalement (et pas seulement par une partie de lui-même) cette
perfection et 2°- qu’il est cette perfection toute entière, c’est-à-dire selon toute son
intensité. Dans le second cas, le sujet ne s’identifie pas à la perfection. Cela signifie 1°- que
cette perfection n’est qu’une partie du sujet (Platon possède la sagesse ; il ne l’est pas), 2°-
que le sujet ne possède pas cette perfection selon toute son intensité mais selon un certain
degré.
La loi de la causalité de la perfection pure s’énonce alors ainsi : la perfection
subsistante est la cause de l’existence de la perfection participée dans les sujets qui la
participent82. En effet, tout ce qui est dans un sujet par participation doit être causé. Si le
sujet n’est pas cette perfection par essence, si cette perfection ne découle pas de sa
définition, il faut expliquer comment il se fait qu’elle soit en lui. Il faut faire intervenir une
cause. Par exemple, pas besoin d’expliquer pourquoi, l’été, la fonte du radiateur est à la
température ambiante. C’est une propriété essentielle des métaux. Par contre, si le
radiateur est plus chaud que l’air ambiant, il faut l’expliquer, en découvrir la cause. En
dernière analyse, cette cause est toujours la perfection subsistante qui est la cause de
l’existence des perfections participées. Par exemple, la chaleur qui se dégage des radiateurs

79
On notera que, dans le prologue, la question est formulée autrement : « Dieu est-il cause efficiente de tous les
étants ? »
80
La littérature est abondante sur le thème de la participation chez saint Thomas. Voyez les deux grands
« classiques » : L.-B. GEIGER, La Participation dans la philosophie de s. Thomas d’Aquin, « Bibliothèque
thomiste, 23 », Paris, 1953 ; C. FABRO, Participation et causalité selon s. Thomas d’Aquin, Louvain - Paris,
1961. Cf. aussi L. ELDERS, The Metaphysics of being of St Thomas Aquinas, Leiden, 1993, ch. 15 :
Participation ; R. A. TE VELDE, Participation and Substantiality in Thomas Aquinas, Leiden, 1995....
81
In De ebdomadibus, II : « Participer c’est prendre part. Voilà pourquoi lorsque quelque chose reçoit
particulariter (à titre de partie) ce qui appartient à un autre universaliter (entendons : totalement), on dit qu’il
participe de lui. »
82
Ia, q. 44, a. 1 : « Si quelque chose [entendons : une certaine perfection] se rencontre dans quelque chose par
participation, il est nécessaire que ce soit causé en lui par celui à qui cela appartient par essence » ; Cf. Ia, q. 61,
a. 1 : Omne quod est per participationem, causatur ab eo quod est per essentiam ; Comp. theol. 68 : Omne quod
habet aliquid per participationem, reducitur in id quod habet illud per essentiam, sicut in principium et causam.
est une chaleur participée qui est causée - en dernière analyse (car immédiatement, c’est
l’eau chaude qui réchauffe la fonte du radiateur) - par la source de chaleur qu’est la
chaudière.
Appliquons maintenant cette loi de la participation aux relations entre Dieu et les
83
créatures. C’est un acquis fondamental du traité sur Dieu qu’en Dieu, qui est absolument
simple, l’être et l’essence s’identifient réellement. Dieu est donc l’ipsum esse per se
subsistens, l’être même subsistant par soi84. Or, toute perfection subsistante est
nécessairement unique, puisque la multiplicité vient de ce que la perfection est reçue dans
une puissance qui la limite. Tout acte, toute perfection, toute forme, est de soi illimité et
85
unique. Par conséquent, il ne peut y avoir qu’un seul Esse subsistens . A partir de quoi, on
conclut aisément que tout ce qui n’est pas Dieu n’a l’être que par participation. Donc, l’être
de tout ce qui n’est pas Dieu est causé par l’Etre même subsistant qu’est Dieu.
Tout étant dépend donc, en dernière analyse, de Dieu comme de sa cause efficiente
première. Et comme il n’y a rien en dehors de l’étant, il s’en suit qu’il n’y rien qui échappe à
la causalité divine. Pas même ce qui semble si éloigné de Dieu que les Anciens en avaient
fait un principe pour ainsi dire antagoniste : la matière prime. Si faible que soit la teneur
ontologique de la matière prime - un étant en pure puissance -, elle est une forme d’être et
dépend donc de l’Etre subsistant. Bien que la question soit, en droit, tranchée par l’a. 1,
saint Thomas éprouve le besoin de s’y arrêter plus longuement à l’a. 2. Dans ce texte
célèbre, il retrace en trois étapes l’histoire de la philosophie fondamentale, de la recherche
des causes les plus profondes du réel, pour y montrer comment le dualisme est finalement
résorbé par la doctrine de la création.

{voir tableau en fin de leçon}

La première étape correspond grosso modo aux philosophes physiciens de


l’Antiquité. Se fiant à la seule connaissance sensible qui ne nous livre que de l’étant
corporel, l’ens tale, c’est-à-dire l’étant affecté des accidents (quantité, qualité, lieu...), les
« physiciens » ne prêtaient attention qu’au changement accidentel : la pomme verte qui
devient rouge, la constellation qui change de position dans le ciel... Or, pour expliquer un
changement, il faut toujours distinguer au moins deux éléments : 1°- ce qui reste identique,
le substrat du changement ; 2°- ce qui disparaît et ce qui apparaît. Pour expliquer le
changement accidentel, il faut donc distinguer dans l’être concret 1°- la substance (ce qui
demeure identique : la pomme ou la constellation) et 2°- les accidents qui se substituent les
uns aux autres (la couleur verte qui cède la place à la couleur rouge, telle position dans le
ciel).
Les principes ou causes ultimes du réel sont donc, primo, les substances corporelles
éternelles (les atomes, par exemple), secundo, les forces qui expliquent l’union ou la
séparation accidentelle de ces substances.
Avec Platon et Aristote, la philosophie franchit une étape décisive. Ils ont su dépasser
la connaissance sensible en direction de la connaissance proprement intellectuelle. Or la
connaissance intellectuelle permet de saisir à l’intérieur de la substance elle-même deux

83
La démonstration de saint Thomas est théologique et non directement philosophique, car elle part de ce qu’on
sait déjà sur Dieu (même si cette connaissance peut être établie philosophiquement) pour en déduire quelque
chose relativement aux créatures.
84
Cf. Ia, q. 3, a. 4.
85
Cf. Ia, q. 7, a. 1, ad 3 et a. 2.
principes (incorporels et non subsistants) : la forme substantielle et la matière prime. Il y a
donc une composition plus profonde que la composition substance/accidents.
Cette structure plus profonde du réel est révélée par l’analyse du changement
substantiel (la génération et la corruption). Le changement substantiel est le changement
profond, où l’étant qui change perd son identité. par exemple, lorsque le pain est digéré, il
cesse d’être du pain, il devient chair humaine. Comme dans tout changement, il doit y avoir
un élément de continuité et un élément de discontinuité. La discontinuité se situe au plan
de la forme substantielle qui n’est pas la même au début et à la fin. La continuité est
assurée par la matière prime. Cette matière prime n’existe jamais seule, à l’état séparé. Elle
n’est d’aucune manière perceptible par les sens. Elle est déduite par l’intelligence.
Dans cette perspective, les causes les plus profondes du réel sont donc cette matière
prime éternelle et les formes ou idées qui la déterminent. L’union de ces formes avec la
86
matière prime est due, quant à elle, en dernière analyse, au mouvement cyclique du ciel .
Cette deuxième étape représente un net progrès par rapport à la première, mais elle
partage avec celle-ci la même limite : l’une et l’autre s’en tiennent à l’explication d’une
forme particulière d’être. Dans la première étape, on s’en tenait à l’ens tale, c’est-à-dire à
l’étant affecté de tel ou tel accident. Dans la deuxième, on s’en tient à hoc ens, c’est-à-dire à
un mode d’être spécifique. Or, l’espèce tout à la fois définit et limite. Être un homme, ce
n’est pas être un ange ni être une bête. Partant de l’étant particulier, on ne peut remonter
qu’à des causes particulières.
Une étape ultime est accomplie lorsqu’on passe de la considération des formes
particulières d’être (ens tale, hoc ens) à la considération proprement métaphysique de
l’étant en tant qu’étant, ens inquantum ens. Non plus l’étant accidentel, non plus l’étant
spécifique, mais l’étant considéré en lien avec cette « propriété » qu’ont tous les étants
d’être, d’être pleinement en acte, chacun à sa manière.
Pour rendre compte de cette « propriété » universelle des étants, l’esprit est alors
conduit à reconnaître l’existence d’une cause vraiment universelle, qui ne laisse rien en
dehors de son champ d’activité. Cette cause de l’étant en tant qu’étant est cause des étants
non seulement en tant qu’ils sont tels par les formes accidentelles ou en tant qu’ils sont ceci
ou cela par les formes substantielles, mais elle est aussi cause de « tout ce qui appartient à
l’être des étants de quelque manière ». Or la matière « appartient à l’être des étants » ; elle
est une forme, la plus faible, de la perfection analogique de l’étant. Elle doit donc être
causée par cette cause de l’étant en tant qu’étant. Ainsi, alors que les causes partielles
présupposent toujours une « matière » sur laquelle elles exercent leur causalité mais qui
échappe par définition à cette causalité (la substance dans le cas du changement accidentel
ou la matière prime dans le cas du changement substantiel), le propre de la Cause
universelle est de ne rien présupposer puisque tout dépend d’elle, qu’elle embrasse tout
dans sa causalité (parce qu’il n’y a rien que ne soit de l’être). Elle agit ex nihilo. Nous
sommes passés d’une causalité catégorielle dans l’ordre du devenir, à une causalité
transcendante, créatrice.
Les substances de ce monde sont donc des créatures. Elles tiennent d’une Cause
transcendante leur être même et, par leur être, tout ce qu’elles sont. Par conséquent,
considérées en elles-mêmes, elles pourraient ne pas être. Il faut donc distinguer, en chaque
substance, son essence (ce qu’elle est, sa nature, sa définition) et son être. La création

86
Cf. CG, III, 76, n° 2517.
manifeste ainsi une composition métaphysique encore plus profonde dans les étants, celle
d’être et d’essence.

III. Dieu, cause première exemplaire (a. 3)

La causalité efficiente - production de l’être - ne renvoie pas à une force brute - car
l’être n’est pas le simple fait, univoque, d’être posé-là ; il s’incarne, si je puis dire, dans une
essence, dans une réalité structurée et intelligible. Par conséquent, la causalité efficiente va
de pair avec la causalité exemplaire. Voilà pourquoi, après avoir établi que Dieu est cause
efficiente première, saint Thomas montre à l’a. 3 que Dieu est aussi la cause première dans
l’ordre de l’exemplarité. Il est le Modèle fondamental qu’imitent les créatures.
La causalité exemplaire, c’est-à-dire la présence d’un modèle, est strictement requise
en toute production, « afin que l’effet obtienne une forme déterminée ». Toute action vise
en effet un effet déterminé et se définit d’ailleurs par cet effet ; il s’agit d’introduire dans la
matière une forme déterminée. Si la forme n’était pas déterminée, l’action n’aurait,
littéralement, pas de « sens ». Elle se perdrait dans l’indéterminé, comme une source non
canalisée. Mais cette forme déterminée, où donc est-elle ? Elle n’existe pas encore dans la
réalité puisque l’effet n’est pas encore produit. Il faut donc qu’elle existe - par sa
ressemblance - dans le sujet qui agit. Si l’appareil cinématographique produit l’image sur
l’écran, c’est que l’image existe déjà de quelque manière dans l’appareil.
Ces causes exemplaires, ces modèles, sont d’abord d’ordre créé : Brigitte Bardot est
le modèle de la statue de Marianne ; la caninité en Mirza est le modèle de la caninité qu’il
transmet à Milou... Pourtant, il faut remonter à une Cause exemplaire première pour toutes
les créatures. Saint Thomas le fait en suivant une voie qui est très proche de la quinta via. La
régularité que l’on constate dans les activités des êtres physiques - les mêmes causes
produisent toujours les mêmes effets - est le signe qu’il y a finalité et exemplarité dans la
nature. Or, la finalité et l’exemplarité postulent une intelligence. Cette intelligence ne peut
pas être une intelligence immanente à la nature puisque l’intellectualité est liée à
l’immatérialité. Il faut donc reconnaître l’existence d’une intelligence transcendante à la
nature - la sagesse divine - qui détermine les formes produites par l’activité naturelle.
Dieu, plus précisément la sagesse divine, est donc la cause exemplaire première qui
« a élaboré (excogitavit) l’ordre de l’univers ». Il y a donc en Dieu « les raisons de toutes
choses », les modèles premiers, qu’on appelle les idées divines87. Dieu en se connaissant lui-
même, connaît toutes les manières dont son essence peut être imitée, participée, par les
créatures. En effet, chaque créature est comme un reflet très imparfait de la toute-parfaite
essence divine. Et, de même que lorsque je connais une réalité, je produis en moi-même
une idée, c’est-à-dire une image intelligible qui la représente, Dieu en se connaissant lui-
même comme terme des rapports d’imitation que les créatures soutiennent avec lui,
produit en lui-même les idées des créatures qui ne sont pas autre chose réellement que
l’essence divine elle-même, mais l’essence divine pensée en lien avec ces rapports de raison.
Cet a. 3 me semble de grande portée. Non seulement, il affirme que l’univers est
intelligible et que la source ultime de cette intelligibilité est la sagesse de Dieu, mais, au plan

87
« Bien que les Idées soient multiples en vertu de leur rapport aux choses, elles ne sont pas réellement autre
chose que l’essence divine, pour autant que la ressemblance de l’essence divine peut être participée de diverses
manières. » Texte concis et dense qui résume la doctrine - difficile - des idées divines que saint Thomas a plus
largement développée en q. 15, a. 2. Sur la doctrine thomiste des idées, cf. V. BOLAND, Ideas in God according
to Saint Thomas Aquinas, Sources and Synthesis, Leiden, 1996.
plus historique, il résume l’assimilation critique du platonisme inaugurée par saint Augustin
et Denys (les deux seules autorités citées dans cet article). La théologie chrétienne trouve en
effet dans la doctrine platonicienne de la participation un instrument métaphysique très
précieux pour penser les rapports de Dieu et de l’univers. Mais, dans le « platonisme
historique », cette doctrine est liée à la thèse d’une pluralité de causes exemplaires
subsistantes, distinctes de Dieu (la Vie, la Pensée...), qui, en outre (dans le néoplatonisme)
s’engendrent les unes des autres. Elles sont des sortes de dieux de second rang. Dans cette
perspective, Dieu n’est plus la cause immédiate de tout. Il est comparable à l’artiste qui
trace les lignes directrices de son oeuvre mais laisse à son atelier le soin de fignoler les
finitions. L’ordre de l’univers n’est pas directement pensé (et voulu) par Dieu et, par
conséquent, il est le fruit au mieux de la rencontre de plusieurs causes coopérantes, au pire
du hasard. Le « platonisme chrétien » a supprimé ces intermédiaires ou plutôt les a
réintégrés ou récapitulés en Dieu : les Idées ne flottent pas en état d’apesanteur : elles sont
arrimées à Dieu ; elles ne sont pas autre chose que les objets de la pensée divine.
A l’émanatisme néoplatonicien qui dissémine la causalité le long de la hiérarchie des
émanations, le christianisme oppose l’immédiatisme de la création qui rassemble
fontalement en Dieu toute causalité. Comme le précisera la q. 47, c’est à la sagesse divine
elle-même que remonte la diversité des créatures. C’est en Dieu que se résout le problème
de l’un et du multiple.

IV. Dieu, cause finale première (a. 4)

Soit un professeur de philosophie qui sue sang et eau pour faire comprendre à un
étudiant la notion de cause exemplaire. Il y a là une action : le professeur communique une
perfection, la connaissance de la cause exemplaire, et une passion corrélative : l’étudiant
reçoit et acquiert cette perfection. Le professeur est l’agent et l’étudiant le patient, c’est-à-
dire qu’il subit l’action. Or saint Thomas nous explique que « la fin de l’agent et la fin du
patient, en tant que tels, sont la même chose, mais de façon différente. En effet, ce que
l’agent tend à communiquer (litt. « imprimer ») et ce que le patient tend à recevoir sont une
seule et même chose ». En effet, c’est une seule et même chose - à savoir la connaissance
de la cause exemplaire - que le professeur tend à communiquer et que l’étudiant tend à
acquérir. C’est d’ailleurs pourquoi on dit que la cause s’assimile l’effet (Omne agens agit sibi
simile), c’est-à-dire se le rend semblable : elle lui communique une forme de quelque
manière identique à celle qu’elle possède
Mais l’action du professeur est elle-même une action causée. Elle présuppose une
passion. Le professeur a d’abord dû, antérieurement, apprendre. Mais, au moment même
où il agit, son action représente un surcroît d’actualité, une perfection plus grande, puisque
par son action il passe de la capacité d’enseigner au fait d’enseigner en acte, qui est un
« plus ». L’agent créé s’enrichit par et dans son action. Mais ce supplément d’actualité, qui
se déploie dans l’action, l’agent créé ne peut pas se le donner à lui-même : il doit le recevoir
d’un agent supérieur par rapport auquel il est passif. Et cette passion n’est autre que son
action, quoi que sous un autre rapport. Si l’eau bouillante agit sur le homard pour le colorer,
c’est qu’elle reçoit du feu la chaleur. Elle est à la fois active (par rapport au homard) et
passive (par rapport au feu).
Transposons analogiquement ses analyses à l’action créatrice de Dieu. Ce qui
distingue absolument l’action divine de l’action d’une créature, c’est qu’elle est action pure,
action subsistante. Toujours en acte, Dieu n’a pas à passer de la puissance à l’acte sous
l’effet d’une cause supérieure. En outre, il ne reçoit absolument rien de son action,
puisqu’elle est lui-même. Par conséquent, « il ne lui appartient pas d’agir en vue de
l’acquisition de quelque fin », c’est-à-dire d’un bien autre que lui-même.
Mais alors quel est le motif de l’action divine ? Pour le découvrir, il faut entrer plus
avant dans le mystère de la causalité. Saint Thomas explique qu’une créature en agissant
cherche toujours de quelque manière son bien. Elle comble un manque. Mais, en même
temps, son action révèle aussi une tendance naturelle à se communiquer, à diffuser sa
88
perfection . Au coeur de l’action, de toute action, il y a la loi de la générosité de l’être. Plus
un être est parfait ou bon, plus il tend à rayonner sa perfection, plus il se donne par une
sorte de surabondance gratuite. Bonum diffusivum sui. Chez la créature, cette générosité est
partiellement recouverte, masquée, par la recherche de son bien propre. Mais, en Dieu, qui
n’a besoin de rien, le premier aspect disparaît et ne demeure plus que le second : « Il vise
seulement à communiquer sa perfection qui est sa bonté. » La causalité divine est pure
89
générosité. « Dieu seul, écrit saint Thomas, est souverainement libéral (maxime liberalis)
car il n’agit pas en vue de son utilité mais seulement en vue de sa bonté. » L’action divine
vis-à-vis des créatures ne peut avoir d’autre motif que la manifestation de la bonté de Dieu,
ce qu’on appelle sa « gloire ». « C’est la clé de l’amour, écrit saint Thomas, cité dans le CEC,
qui a ouvert sa main pour produire les créatures90. »
Dieu, spécialement dans la création, agit en vue de sa propre bonté non pas à
acquérir mais à communiquer. Or, nous l’avons dit, la fin du patient est la même que celle
de l’agent - la forme que le patient tend à acquérir est celle que l’agent tend à lui
communiquer. Par conséquent, « chaque créature vise à obtenir sa perfection qui est la
ressemblance de la perfection et de la bonté divine ». Certes, chaque créature poursuit
d’abord l’acquisition de la forme que lui communique sa cause efficiente prochaine. Mais on
ne peut remonter à l’infini dans la série des causes efficientes et finales. Le bien ultime qui
motive (consciemment ou inconsciemment) l’action de toute créature sera donc la
perfection que veut communiquer la Cause efficiente première, le premier Agent, c’est-à-
dire Dieu. Puis donc que l’action divine a pour motif de communiquer une participation à sa
propre perfection, toutes les actions des créatures visent en fait à réaliser cette perfection,
chacune selon son mode propre. Ce faisant, les créatures s’assimilent progressivement à
Dieu et s’unissent ainsi à Lui.
Tel est la clé du dynamisme profond de l’univers. Tout vient de Dieu et tout retourne
à Dieu. « Lorsque les créatures sortent du Premier Principe, on remarque une sorte de
mouvement circulaire : toutes les choses retournent comme vers leur fin vers ce dont elles
sont sorties comme de leur principe91. » C’est que « la perfection ultime de chaque chose
consiste à s’unir à son principe92». Ainsi plus une créature tend vers sa propre perfection,
plus elle exprime quelque chose de l’essence divine dont cette perfection est une
participation. Plus aussi elle s’assimile à Dieu et s’unit à Lui. Rien n’est plus opposé à la
pensée de saint Thomas que le schéma selon lequel Dieu et la créature serait comme deux

88
Cf. Ia, q. 19, a. 2 : « La réalité physique n’a pas seulement une inclination naturelle par rapport à son propre
bien, afin de l’acquérir quand elle ne le possède pas ou afin de s’y reposer quand elle le possède, mais elle a aussi
une inclination naturelle à répandre sur les autres son propre bien, autant qu’il est possible. Aussi voyons-nous
que tout agent, dans la mesure où il est en acte et parfait produit quelque chose qui lui ressemble ».
89
En morale, l’acte principal de la libéralité consiste à communiquer gracieusement (non en vertu d’un debitum
de justice) ses richesses. Cf. CG, I, 93 (n° 785), avec référence à Avicenne pour la libéralité de Dieu.
90
In II Sent, prol., p. 2 : Aperta enim manu clave amoris, creaturae prodierunt ; CEC, n° 293.
91
In I Sent., d. 14, q. 2, a. 2
92
Ia-IIae, q. 3, a. 7, arg. 2
concurrents, de sorte que, selon le principe des vases communicants, tout ce qui est donné
à Dieu serait retiré à la créature et tout ce qui est accordé à la créature serait retiré à Dieu.
Pour saint Thomas, au contraire, c’est en poursuivant sa propre perfection que la créature
rend gloire à Dieu. Nous sommes dans une logique de participation et non d’opposition.

Au terme de la q. 44, Dieu est reconnu comme l’Alpha et l’Oméga. Son action, que
nous détaillons en causalité efficiente, exemplaire et finale, est à la source de toute réalité
et de toute activité des créatures. Elle les pénètre sans les abolir. Au contraire, elle les
fonde. La causalité première et universelle de Dieu n’est pas exclusive d’autres causalités.
Dieu n’est pas la seule cause efficiente, exemplaire ou finale. Les causes créées ont leur
réalité, mais elles n’exercent leur causalité que sous l’influx diversifié de la cause première.
Il y a pourtant un aspect de la causalité divine qui lui est absolument propre et réservée : la
production des choses à partir de rien, autrement dit la création.
représentants type de structure de causes ultimes type de
historiques «changement» l’étant mise en de la réalité considération
lumière

accidents amitié, discorde,


(les intellect l’étant tel (ens
«physiciens») le changement ..................... ...................... tale) (perçu par
accidentel substance substance les sens)
corporelle corporelle
incausée

forme le mouvement
le changement substantielle du ciel ou les cet étant (hoc
Platon - Aristote substantiel ...................... Idées ens) (perçu par
(génération et matière ..................... l’intelligence)
corruption) première matière
première et
formes

«certains être l’étant en tant


(aliqui)» la création ...................... Dieu qu’étant (ens
essence Ipsum Esse inquantum ens)
Quatrième leçon : Qu’est-ce que la création ?

Dieu, en tant qu’il est l’Etre même subsistant, est la cause efficiente première de
tout ce qui est. Ce don de l’être passe généralement par l’intermédiaire des causes
secondes. Milou ne sort pas directement et instantanément des mains de Dieu : il est
engendré par Mirza et Mirzette. Ce sont eux qui donnent l’être à Milou, mais indirectement,
en lui donnant d’être selon ce type d’être déterminé d’être qu’est la caninité. Ils ne sont pas
la source ultime de ce qu’ils transmettent, ni de la caninité ni a fortiori de l’être. Toutefois, il
arrive que ce don de l’être soit direct. Dieu pose dans l’être la totalité de l’étant - c’est la
création à proprement parler, qui a eu lieu « au commencement » ou qui a lieu pour la
venue à l’être de chaque âme humaine.
Cet acte - la création - présente par rapport aux autres formes de production qui
nous sont familières des propriétés tout à fait originales et vraiment déroutantes pour notre
esprit. En particulier, la création est le cas unique d’une production à partir de rien et donc
d’une production sans changement et, par suite, d’une production instantanée. Notre
première partie s’attachera à ces propriétés (I). Nous essayerons ensuite de comprendre ce
qu’est la création passive, c’est-à-dire la création du côté de la créature. Autrement dit,
qu’est-ce que c’est qu’être produit par manière de création ? Qu’est-ce que ça implique
comme « marque » au plan des structures métaphysiques d’un étant (II) ? Enfin, nous
envisagerons l’action divine de créer, ce qu’on appelle la création active (III).

I. L’originalité de l’action créatrice (q. 45, a. 1 et 2)

Le verbe « créer » peut avoir bien des sens93 mais au sens propre, qui est le sens
théologique, c’est faire quelque chose à partir de rien. L’idée selon laquelle l’action créatrice
se distingue absolument de toute autre action parce qu’elle ne présuppose rien et « part »
94
du néant est bien attestée chez les Pères . Elle a valeur normative depuis au moins la
profession de foi (Firmiter credimus) du Concile de Latran IV (1215) : Nous croyons que Dieu
est « Créateur de toutes les choses visibles et invisibles, spirituelles et corporelles, lui qui,
par sa vertu toute-puissante simultanément dès le commencement du temps a créé à partir
de rien l’une et l’autre créature, la spirituelle et la corporelle...95 ».
En q. 45, a. 1, où il s’emploie à justifier cette définition traditionnelle, saint Thomas
procède en deux temps. Dans un premier temps, il donne une définition nominale de la
création, c’est-à-dire une définition par les effets (du type : « X est celui qui a assassiné M.
Dupont »). Conformément aux analyses de q. 44, a. 2, la création désigne une forme de

93
« Créer » peut aussi être pris en un sens large et impropre, cf. a. 1, arg. 1 et ad 1 : le pape créé un cardinal, le
musicien crée un opéra...
94
Cf. Leçon II.
95
Dz. 428, repris par Vatican I dans la Constitution dogmatique De fide catholica (Dz 1783) : Creator omnium
visibilium et invisibilium, spiritualium et corporalium : qui sua omnipotenti virtute simul ab initio temporis
utramque de nihilo condidit creaturam, spiritualem et corporalem... Le manuel de base des études théologiques,
les Sentences de Pierre Lombard (Cf. Sententiae, II, d. 1, c. 2) était, lui aussi, très net : en réaction contre la
fièvre platonicienne du XIIe siècle, le Lombard affirme que le Dieu créateur de la Bible se distingue de l’Artisan
démiurge du platonisme dans la mesure où la création, oeuvre de Dieu, se distingue radicalement de la
« production ». Alors que « faire (facere) » a un sens très large qui englobe aussi bien la production d’une chose à
partir de rien que sa production à partir d’une matière préexistante, « créer », signifie au sens propre faire
quelque chose à partir de rien (de nihilo).
causalité plus radicale, plus profonde, que les causalités qui s’exercent dans la nature.
L’activité de ces dernières explique l’émanation ou production des étants considérés dans
leur particularité, spécifique (un chien) ou individuelle (un chien de telle couleur), alors que
la création désigne l’émanation de la totalité de l’étant (ou de l’étant en tant qu’étant) à
partir de la cause universelle qui est Dieu.
Dans un second temps, saint Thomas montre que cette émanation se fait
nécessairement ex nihilo. En effet, le résultat ou l’effet d’une émanation ne peut jamais être
présupposé à l’émanation elle-même ; l’effet ne précède pas l’action de sa cause. Par
conséquent, l’émanation se fait toujours à partir de la « privation » (ou non-existence) du
résultat. Elle se fait toujours à partir d’un non-être relatif. Par exemple, le réchauffement de
l’eau se fait à partir de l’eau froide, de la substance « eau » revêtue de cette privation qu’est
la froideur qui est un non-être relatif (non être chaud). En tout changement, le sujet est
initialement en composition avec la privation de la forme et, au terme, il est en composition
avec la forme. Le changement n’est rien d’autre que le passage d’un état à l’autre.
Le même principe joue pour la causalité créatrice : l’effet de la création ne peut pas
être présupposé à la création. Or, comme son effet est la totalité de l’étant, la privation
antécédente ne peut plus être un non être particulier (non être chaud, non être chien), mais
elle est le non être absolu, le néant, l’absence de tout étant.
Ou, pour le dire autrement, plus l’action d’une cause est profonde, plus la privation
dont elle part est grande. Le maître des novices, qui travaille sur de la matière brute, exerce
sur ses sujets une causalité plus radicale que le maître des étudiants qui « fignole » des
religieux déjà formés. L’action la plus radicale, effet de la causalité la plus profonde, est celle
qui part de rien.
Il importe toutefois de bien préciser le sens de l’expression « à partir de rien (ex
nihilo) » appliquée à la création (cf. a. 1, ad 3). En effet, la préposition ex renvoie d’ordinaire
à la causalité matérielle. La maison est faite à partir des pierres. Or, le néant n’exerce
aucune causalité matérielle : il n’est pas la matrice de l’être, l’étoffe dont l’être serait tiré.
Tout simplement parce que le néant n’est rien, n’a aucune espèce de réalité, et que, pour
causer, il faut être. La préposition ex ne renvoie donc pas à une cause matérielle mais à un
ordre de succession, comme dans l’expression : « L’armée se déploya à partir du château »,
qui signifie seulement : elle était d’abord dans le château puis s’en est éloigné96.
L’expression ex nihilo signifie seulement la succession (l’ordo) du néant et de l’être, qui n’est
évidemment pas une succession chronologique (dans un premier temps le néant, puis
quelque chose) mais une succession logique - nous aurons à y revenir. Elle peut aussi
signifier la négation de toute causalité matérielle : « à partir de rien (ex nihilo) » signifie en
fait : « pas à partir de quelque chose ( non ex aliquo) ».

Une telle opération - produire quelque chose à partir de rien - est-elle possible en
elle-même ? Ou - puisque Dieu dans sa toute-puissance ne peut pas faire ce qui est
intrinsèquement contradictoire (pour la bonne raison que le contradictoire est ce qui ne
peut jamais exister) -, Dieu peut-il faire quelque chose à partir de rien (a. 2) ? Dans la
détermination, saint Thomas répond que c’est possible puisque c’est nécessaire et qu’il ne
peut en être autrement (tout ce qui est nécessaire est nécessairement possible). Si Dieu
agissait sur un substrat préexistant, celui-ci serait, par définition, antérieur à son action et
privé de l’effet de son action. Or l’effet de l’action de Dieu est l’être. Par conséquent, ce

96
Saint Thomas prend l’exemple : Ex mane fit meridies (litt. « à partir du matin est fait le midi »), qui signifie
seulement : midi succède au matin.
substrat n’aurait pas l’être ; il n’existerait pas. Bref, la cause première, en tant qu’elle est la
cause de la perfection la plus universelle, la plus englobante, agit à partir de rien.
Dans les réponses aux objections, saint Thomas dissipe les soi-disant impossibilités
de la notion de création. Toutes proviennent en dernier ressort de ce qu’on se représente la
création sur le modèle des productions naturelles, intra-mondaines, dont nous avons
l’expérience.
Comme ces productions postulent toujours une matière préexistante, les Anciens en
97
étaient venus à formuler le principe : « Ex nihilo nihil fit (du rien, rien ne sort) » (arg. 1 ) ou,
si vous préférez : « Rien ne se perd, rien ne se créé, tout se transforme » (principe premier
de gastronomie monastique). Dans cette perspective, l’idée d’une création est purement et
simplement contradictoire. Toute la question est de savoir si ce principe est une loi
métaphysique absolue ou une loi restreinte au domaine physique. Ce n’est pas parce que le
platane qui est dans mon jardin perd ses feuilles pendant l’hiver que je dois nier que les
sapins gardent leurs feuilles. La caducité des feuilles est une loi valable pour certains types
d’arbres, mais elle n’est pas une loi universelle de la botanique. De même, le principe ex
nihilo nihil fit vaut, peut-être, pour les phénomènes qu’observe le physicien, mais il n’est pas
une loi générale qui s’imposerait au métaphysicien. On peut faire observer par ailleurs que
la création ex nihilo suppose un Créateur, qui n’est pas rien98.
Les productions dont nous avons l’expérience vont toujours de pair avec un
99
mouvement ou un changement (arg. 2 ). C’est par un processus progressif - le
réchauffement - que l’eau devient chaude, que l’étudiant acquiert la science... Or, tout
changement suppose un sujet qui change. Le mouvement est en effet « l’acte de ce qui
existe en puissance », c’est-à-dire l’acte d’un sujet (l’eau) qui, sous l’action d’une cause (le
feu), est en train d’acquérir une perfection (la chaleur) sans la posséder encore pleinement.
De même, objecte-t-on, dans la création, il faut un sujet qui passe d’un état à un autre. Et ce
sujet préexiste nécessairement à l’acte créateur.
Dans sa réponse, saint Thomas dénonce l’illusion mentale qu’il y a à se représenter la
création comme un changement, un « passage du non-être à l’être ». Cette illusion est une
source de difficultés inextricables tant qu’elle n’est pas clairement identifiée comme telle. A
la différence de l’erreur, l’illusion démasquée ne cesse pas, mais elle ne trompe plus car
l’intelligence refuse son consentement. Ce n’est pas parce que je sais que cet oasis est un
mirage qui s’explique par le jeu des lois de l’optique que je cesse pour autant de voir l’oasis,
mais je peux et dois me dire : il n’y a pas d’oasis !
La création, en rigueur de terme, n’est pas un changement. Pour qu’il y ait
changement, il faut qu’un seul et même sujet se trouve dans deux états différents en deux
temps différents. Or, dans la création, où c’est la totalité de la substance qui est produite
(matière et forme), il est impossible de trouver quelque chose qui assure la continuité et qui
serait dans deux états différents avant et après la création. Pourtant, comme notre
intelligence n’est directement équipée que pour la compréhension du monde physique, il
nous est impossible de nous représenter un devenir autrement que sous la forme et selon
les catégories du devenir physique, toujours lié au changement. Voilà pourquoi notre esprit,
lorsqu’il envisage la création, est amené à « fabriquer » une continuité qui n’existe pas. Il
part de l’état actuel d’existence de la créature, il nie cet état (opération purement

97
Cf. Q. de pot., q. 3, a. 1, arg. 1 et ad 1.
98
C’est pourquoi, on précise parfois que la création se fait ex nihilo subiecti. Mais elle suppose l’existence de
l’agent.
99
Cf. In II Sent., d. 1, q. 2, arg. 1 ; ALBERT, ibid., d. 1, q. 3.
intellectuelle) puis projette dans un « temps » antérieur cet état de non-existence de la
créature. Enfin, il conçoit la création comme le passage de cet état (qui est un pur être de
raison) à l’état actuel.
Si la création est un devenir sans mouvement, il faut aussi en conclure qu’elle un
devenir instantané et non pas un processus temporel (arg. 3 et ad 3).
L’arg. 4 soulève une autre objection liée à l’illusion selon laquelle la création est un
mouvement. Il est impossible, dans la perspective aristotélicienne, de franchir un infini,
puisque l’infini c’est précisément ce dont - où qu’on en soit arrivé - il reste encore quelque
100
chose à franchir . Où que j’en sois dans la série des nombres ordinaux, il est encore
possible d’avancer d’une unité. Or, il y a une distance infinie entre le néant et l’être. Le
passage du néant à l’être est donc chose impossible de soi, même pour Dieu. Mais, là
encore, on s’imagine à tort que le néant et l’être sont deux termes réels entre lesquels il y
aurait une distance réelle. Or, le néant n’est pas un terme réel et, par suite, la distance
entre le néant et l’être n’est pas une distance réelle : elle n’existe que dans l’imagination.

II. La création passive (q. 45, a. 3 et 4)

Le réchauffement de l’eau est un changement qui concerne à la fois le feu et l’eau,


mais de façon différenciée. Le feu, comme agent, et on parle de l’action du feu comme un
réchauffement actif ; et l’eau comme patient, et on parle de la passion de l’eau comme un
réchauffement passif. Action et passion vont de pair dans l’exercice de toute causalité.
Qu’en est-il de la création passive, c’est-à-dire de la création du côté du « patient », de la
créature qui bénéficie de l’action créatrice ? Est-elle en elle quelque chose de réel (a. 3) ?
Oui, répond saint Thomas : la création passive est dans la créature une relation
101
réelle . Pour l’établir, il procède à l’opération de haute voltige métaphysique suivante.
Dans notre expérience, tout exercice de la causalité implique deux choses : 1°- un
mouvement, un devenir progressif, 2°- au terme du mouvement, une double relation entre
l’agent et le patient (« avoir réchauffé X » ; « avoir été réchauffé par Y »). Je vous rappelle
que la relation est un une forme d’être accidentelle qui détermine le sujet par rapport à un
autre terme, qui dit ce qu’il est par rapport à lui. Par exemple : « être plus petit que... »,
« être le disciple de... ». Il y a deux types de relation. Les relations réelles existent
indépendamment de l’opération de l’esprit. C’est le cas, par exemple, de la relation de
filiation. Elles désignent une manière réelle d’être - être en dépendance de X, quant à sa
venue à l’existence -, une forme qui se trouve réellement dans le sujet et lui « ajoute »
quelque chose. Les relations de raison, elles, n’existent que par et dans l’esprit, comme, par
exemple, la relation « être connu par... ». Elle n’ajoute rien de réel dans le sujet référé.
Or la création est un exercice de la causalité où il n’entre aucun mouvement. Que
reste-t-il de la causalité si l’on fait abstraction du mouvement ? Il reste les relations
mutuelles entre la cause et l’effet : la cause est principe de l’être de l’effet et l’effet existe
en dépendance de la cause.

100
Cf., par exemple, ARISTOTE, Physique, III, 4.
101
Cf. J. THYRION, « La notion de création passive dans le thomisme », Revue thomiste 34 (1929), p. 303-319 ; J.
F. ANDERSON, « Creation as a Relation », New Scholasticism 24 (1950), p. 263-283 ; J. AERTSEN, Nature...,
p. 274-275 (très critique à l’égard de la position de saint Thomas) ; J.-M. VERNIER, Théologie et métaphysique
de la création chez saint Thomas d’Aquin, Paris, 1995, ch. VII : « La création considérée en tant que relation » ;
M.-M. ROSSI, « ‘Creatio in creatura non est nisi relatio quaedam’ : Riflessioni su Summa theologiae, I, q. 45, a.
3 », dans Istituto san Tommaso, Studi 1996, p. 163-181.
Du côté de la créature, la création se réduit donc à une relation réelle de
102
dépendance par rapport à Dieu, principe de son être. « La création, écrit saint Thomas ,
n’est pas un changement mais la dépendance même de l’être créé à l’égard du principe à
partir duquel il a été établi. » Un point, c’est tout.
Mais cela nous conduit à un paradoxe assez déroutant : la créature précède
103
logiquement la création ! Je suis avant que d’être créé ! Ce qui appelle quelques
explications. Dans le cas de l’engendrement de Milou, il y a comme trois moments
« logiques » : 1°- sous l’action du géniteur, le substrat matériel est disposé progressivement
de manière à ce que la forme « chien » puisse y éclore ; 2°- la forme « chien » informe cette
matière : Milou existe ; 3°- une fois que Milou existe, il existe en relation avec Mirza. La
relation, comme accident, est logiquement postérieure à la substance dans laquelle elle
inhère.
Dans le cas de la création, aucun processus de venue à l’existence ne précède
réellement l’existence de la créature. Dieu ne « travaille » pas le néant. L’action créatrice de
Dieu n’est pas « un premier fait dans la genèse du monde, l’être du monde en découlant
ensuite ». Il y a seulement des étants qui existent en relation avec leur Cause première.
« Dans cette genèse extraordinaire, l’être est premier et la causalité seconde. C’est cela qui
est vrai, tout court104. » Etre créé, c’est donc purement et simplement exister en
dépendance directe de Dieu, être suspendu, quant à son être, à l’Etre même subsistant.

Si la création passive est une relation prédicamentale, c’est-à-dire un accident, c’est


que les sujets de la création passive sont d’abord et au sens propre des substances. L’a. 4
l’établit plus formellement. La création étant don de tout l’être, ne sont créées au sens
propre que les réalités auxquelles il appartient d’être au sens propre. Ce qui ne peut pas
être au sens fort, ne peut pas non plus être créé. Or, être au sens fort, c’est subsister. La
subsistance est approchée de façon négative lorsqu’on dit que subsister, c’est ne pas exister
en quelque chose d’autre. Mais c’est pour signifier quelque chose d’éminemment positif :
subsister, c’est exercer l’être pour son propre compte, se posséder soi-même dans l’être
(même si cet être est reçu d’ailleurs). C’est pourquoi la substance (ousia) est pour Aristote
l’être par excellence. Elle est l’être qui exerce pour son propre compte l’existence, à la
différence des accidents qui sont des formes d’être qui n’existent que dans, par et pour une
substance. Bref, ne sont créées au sens précis que les substances, les étants subsistants.
Il y a deux types de substances : les substances simples et les substances composées.
Les substances simples sont les substances séparées de la matière, dont l’essence n’inclut
pas la matière. Ces substances sont donc des formes pures. Ce sont les anges de la théologie
chrétienne. Elles ne peuvent venir à l’être que par création puisqu’elles sont immatérielles
et ne peuvent donc être tirées d’une matière préexistante.
Les substances composées sont les réalités corporelles composées de matière et de
forme. Elles aussi sont des subsistants. Le composé de matière et de forme est en effet sujet
d’un acte d’être qui actualise l’essence, à la fois la forme et la matière. Ces substances
corporelles viennent généralement à l’être par manière de génération mais, au
commencement, les corps célestes et les éléments, c’est-à-dire les corps physiques de base,

102
CG II, 18, n° 952 : Non enim est creatio mutatio sed ipsa dependentia esse creati ad principium a quo
statuitur.
103
Cf. A.-D. SERTILLANGES, L’idée de création..., p. 46-48.
104
Ibid. p. 47-48.
selon saint Thomas, ont été créés. Nous dirions plutôt aujourd’hui que la particule originelle
105
de matière, dont l’univers provient par développement progressif, a été créée .
La création des substances corporelles pose toutefois quelques problèmes
particuliers (arg. 2106 et 3). L’arg. 3 fait ainsi valoir que la création au sens propre ne
concerne que la matière prime. En effet, dans une série ordonnée de causes, l’effet propre
de l’action de la cause n° 1 est supposé à l’effet de l’action de la cause n° 2. Par exemple,
l’effet propre de l’activité naturelle de génération est la substance physique (le bois)
laquelle est présupposée à l’action de l’artisan, qui est comme une cause seconde par
rapport à la nature. De même, le résultat propre de l’acte créateur serait la matière sur
laquelle agirait ensuite la nature.
Saint Thomas répond très brièvement que ce raisonnement ne prouve qu’une chose
: la matière, inengendrable, puisqu’elle est le substrat ultime, ne peut venir à l’être que par
création. Mais cela ne signifie pas pour autant que la matière soit seule à être créée au sens
propre. Allons plus loin. Faire de la matière prime l’effet propre de la création, c’est
manquer la spécificité de la création ; c’est penser la création en référence aux productions
intra-mondaines : la création fournit un des éléments constitutifs du réel, celui que ni l’art ni
la nature ne peuvent procurer. Or cette conception est erronée car « la création est
production de tout l’être et pas seulement de la matière ».
Outre les substances, il y a dans le monde des réalités qui « sont appelées des étants
non parce qu’elles sont en elles-mêmes mais parce que, par elles, quelque chose est ». Ce
sont des principes de l’étant, qui ne reçoivent le nom d’étant que par analogie, par
référence à l’étant par soi qu’est la substance. Ces réalités sont plutôt des coexistentia que
des entia, de sorte qu’il faut dire qu’elles sont co-créées plutôt que créées au sens propre. Il
s’agit d’abord des accidents, qui n’existent pas pour eux-mêmes mais toujours en référence
à une substance à laquelle ils apportent une détermination particulière. Il s’agit ensuite de
la matière prime, qui ne peut exister à l’état séparé, et des formes non subsistantes, qui ne
sont pas leur propre support d’existence mais qui ont besoin de la matière pour subsister.
Ces formes substantielles sont ce par quoi la substance (composée) subsiste mais elles ne
sont pas des substances, car elles ne sont pas des essences complètes susceptibles de
recevoir l’être indépendamment de la matière. Il s’agit enfin de l’être lui-même, l’acte
d’être, qui n’est pas une réalité subsistante, mais ce par quoi la substance (le composé
d’être et d’essence) subsiste.

105
Signalons que, dans l’usage large, le nom de créature n’est pas réservé aux substances qui viennent à l’être par
création (les anges, les âmes humaines, les premières substances corporelles). L’arbre du jardin, Mirza sont des
créatures... On peut le comprendre dans la mesure où non seulement, ces substances dépendent de Dieu quant à
l’être, mais où il y a en elle quelque chose, à savoir la matière prime, qui n’a pu venir à l’être que par création et
qui se rattache donc directement à l’action créatrice. Cf. q. 45, a. 8, ad 4.
106
L’arg. 2 fait valoir qu’un composé est postérieur à ses composants. Le miel, le lait et l’amande préexistent à la
dragée. Or la création, étant ex nihilo, exclut toute condition antérieure à la création. Mais, justement, répond
Thomas répond, dans le cas de la création, c’est le composé subsistant comme tel qui est posé dans l’être et, du
même coup, ses principes constitutifs qui sont co-créés.
III. La création active

Qu’est-ce maintenant que la création du côté de Dieu ? Saint Thomas dit simplement
que « la création au sens actif désigne l’action de Dieu, qui est son essence, plus une
relation à la créature » (a. 3, ad 1). On peut ramasser en quatre thèses l’enseignement de la
tradition thomiste sur la création active :
1°- L’action créatrice n’est pas autre chose que Dieu lui-même. Chez nous, l’action, l’exercice
d’une causalité, est toujours un « plus être » qui s’ajoute à un sujet déjà constitué. Elle est
donc un accident. La preuve, c’est que je ne cesse pas d’être moi-même quand je n’enseigne
pas. En Dieu, Acte pur, il ne peut y avoir aucun accident puisque l’accident détermine et
actualise la substance. Par conséquent, Dieu est par identité son action. La création active
n’est pas autre chose que Dieu lui-même.
107
2°- La création active est une action formellement immanente et virtuellement transitive .
On appelle action immanente une action qui demeure dans le sujet agissant et qui le
perfectionne. On appelle action transitive une action qui « sort » du sujet pour aller
perfectionner une réalité extérieure. Que je réfléchisse sur la structure des conifères
n’apporte rien de réel aux conifères eux-mêmes, mais cela m’enrichit, puisque, par la
connaissance, je fais exister intentionnellement en moi les perfections de l’objet connu.
C’est une activité immanente. Par contre, le fait d’émonder un conifère perfectionne l’arbre
lui-même. C’est une action transitive. L’action transitive n’est pas tant dans le sujet qui agit
que dans le « patient », l’objet sur lequel s’exerce l’action. Ainsi le réchauffement n’est pas
dans le feu mais dans l’eau qui se réchauffe.
La création active, qui s’identifie réellement à Dieu, ne peut pas être une action
transitive puisque, dans ce cas, Dieu (l’action divine) serait dans la créature. Pourtant,
comme la création a pour effet l’existence des choses hors de Dieu, elle présente quelque
analogie avec une action transitive. On dira qu’elle possède virtuellement108 ce qui fait la
perfection d’une action transitive.
3°- La création active est une action éternelle (puisqu’elle est Dieu) mais elle ne prend effet
que dans le temps. Nous aurons à revenir sur ce problème, qui fournit un des arguments
majeurs aux partisans de l’éternité du monde : si la création est Dieu, dès que Dieu est,
c’est-à-dire de toute éternité, il y a création. Qu’il nous suffise, pour l’instant, de distinguer
le cas d’un agent qui agit par nécessité de nature et le cas de l’agent libre. Dans le premier
cas, l’effet est produit dès que la cause est posée (dès que l’acide est déposé sur le métal, il
l’attaque), mais dans le second cas, l’agent libre peut décider à t.0 de réaliser tel effet à t.1
(je peux décider ce soir d’aller demain au cinéma). De même, Dieu décide de toute éternité
de créer à tel moment.
4°- Toute causalité crée un lien entre la cause et l’effet. La création pose donc une relation
de Dieu à la créature (« être le créateur de... ») et une relation de la créature à Dieu (être
créé par...) qui est la création passive elle-même. En effet, les relations vont toujours par
deux, car le terme d’une relation est toujours de quelque manière en relation avec le sujet
référé. Si A est plus grand que B, nécessairement B est plus petit que A.
Mais les relations mutuelles ne sont pas forcément du même type. Plusieurs cas de
figure sont possibles. Elles peuvent être l’une et l’autre des relations de raison dans l’un et

107
Cf. SCG II, 1 et le commentaire de Sylvestre de Ferrare.
108
Posséder virtuellement une perfection, c’est la posséder d’une autre manière, supérieure, que le sujet dont elle
est la forme. Un peu comme la lumière blanche contient virtuellement toutes les couleurs sans être formellement
aucune d’elles.
l’autre terme ou encore des relations réelles dans l’un et l’autre terme. Mais il se peut aussi
qu’une des deux relations mutuelles soit réelle tandis que l’autre est une relation de raison.
C’est le cas chaque fois que les termes n’appartiennent pas au même ordre de réalité. Par
exemple, chez nous, la relation à l’objet connu est réelle pour le sujet qui connaît, car le
rapport à l’objet est constitutif de la connaissance. Par contre, le fait d’être connu ne pose
absolument rien de réel dans l’objet, mais seulement une simple relation de raison par
rapport à la connaissance. Le fait de voir la Vénus de Milo implique pour moi une
modification réelle, mais le fait pour la Vénus de Milo d’être vue par moi ne la modifie pas
ontologiquement, la laisse, si je puis dire, de marbre.
Or, toutes les relations entre Dieu et la créature sont de ce type, étant donné que
Dieu et les créatures ne sont pas sur le même plan, n’appartiennent pas au même ordre de
réalité. Ainsi la création (passive) est une relation de dépendance bien réelle dans la
créature ; elle pose en elle quelque chose de positif. Mais, en Dieu, la relation de création -
je ne parle pas de l’action créatrice, de la création active, mais de la relation qui en résulte -
ne pose rien de réel. C’est une pure relation de raison : elle signifie seulement que les
créatures sont référées à Dieu comme à la cause ultime de leur être. Un peu comme la
relation « être connu de.. » signifie seulement, pour l’objet de la connaissance, qu’un acte
de connaissance porte sur lui. Quand je dis que Dieu est créateur, c’est une dénomination
extrinsèque, qui ne signifie pas tant ce que Dieu est par rapport aux créatures que ce que
les créatures sont par rapport à Dieu.
Cinquième leçon : Le Créateur

Concentrons notre attention sur le sujet ou l’agent de la création : le Créateur. Deux


questions se présentent alors à l’esprit. 1°- Dieu est créateur, mais est-il le seul créateur ? La
création est-elle une action exclusive de Dieu, ou bien Dieu s’associe-t-il des créateurs
intermédiaires eux-mêmes créés (I) ? 2°- Le Dieu Créateur est Père, Fils et Esprit. C’est la
Trinité qui est créatrice. De quelle manière cette dimension trinitaire est-elle présente dans
l’acte créateur et quelle trace laisse-t-elle dans les créatures (II) ?
109
I. Dieu est seul créateur (q. 45, a. 5)

La Tradition chrétienne tient que Dieu a créé seul toutes choses (Cf. leçon II). Elle
s’oppose ainsi à toute forme d’émanatisme qui médiatise l’action créatrice, la disperse le
long d’une hiérarchie de créateurs secondaires. Certes, les créatures donnent, ou plutôt,
transmettent l’être, mais jamais par manière de création. Aucune créature n’est à son tour
créatrice et saint Thomas stigmatise même comme hérétique la thèse de la participation des
créatures à la création110.
Pour saint Thomas, cette thèse renvoie surtout au système d’Avicenne, d’inspiration
nettement néoplatonicienne111. Le philosophe persan tient que l’universalité des êtres se
rattache à Dieu par dérivation, mais de façon médiate et comme par étapes successives.
Dieu créé d’abord une première et unique substance séparée, qui, à son tour, crée une série
d’êtres inférieurs, et ainsi de suite. En effet, Avicenne ne voit pas comment la diversité des
créatures pourraient provenir directement d’un principe aussi simple que Dieu. « De l’un ne
sort que l’un (ex uno non fit nisi unum) », ce qui découle du principe de la ressemblance
112
entre l’effet et la cause . Dieu étant parfaitement un, il ne peut produire directement
qu’une réalité unique, qui est une Intelligence pure. Mais, comme celle-ci est tirée du pur
possible, elle n’est plus absolument simple : il y a en elle et l’essence possible et l’existence
qui vient de Dieu. De cette première créature peut émaner une certaine multiplicité
puisqu’elle est composée. De fait, elle créé à son tour une autre Intelligence, ainsi que la
substance d’une sphère et son âme, et ainsi de suite.
Mais, avant même la rencontre avec les systèmes émanatistes, un texte pourtant
assez marginal de Pierre Lombard avait offert aux théologiens latins l’occasion de réfléchir

109
Saint Thomas a très souvent abordé ce problème, décisif dans le contexte du XIIIe siècle, de sorte que les
textes parallèles abondent. Cf. In II Sent., d. 1, q. 1, a. 3 : Utrum creare conveniat aliis quam Deo ? ; In IV Sent.,
d. 5, q. 1, a. 3, qla. 3 ; De ver., q. 5, a. 9 [à propos de l’influence des corps célestes, saint Thomas se demande
s’ils jouent un rôle créateur] ; CG II, 20 et 21 ; Compendium theologiae I, 70 ; De pot., q. 3, a. 4 [Le pouvoir de
créer - ou même l’acte de créer - est-il communicable à une créature ?] ; Ia, q. 45, a. 5 ; q. 65, a. 3 [La créature
corporelle est-elle produite par Dieu par la médiation des anges ?] ; Quodl. III, q. 3, a. 1 (1270) [L’ange est-il de
quelque manière cause de l’âme rationnelle ?] ; De substantiis sep., 10... Pour les auteurs contemporains de saint
Thomas, cf. Bonaventure, In II Sent., d. 1, p. 1, a. 2, q. 2 : Utrum primum principium produxerit omnia a se ipso,
aut mediante alio ? ; Albert, In II Sent., d. 1, a. 7 : An creatio sit alteri communicabilis.
110
Cf. In II Sent., d. 1, q. 1, a. 3 : « Elle attribue à la créature l’honneur qui est dû à Dieu. Aussi est-elle proche
d’entraîner à l’idolatrie. »
111
Cf. In IV Sent., d. 5, q. 1, qla. 3, arg. 1...
112
Nous étudierons à propos de la distinction des créatures (q. 47) la critique que saint Thomas adresse à
l’application de ce principe à l’action divine. Pour lui, ce principe ne vaut que pour les agents qui agissent en
vertu d’une nécessité de nature (un pommier ne peut produire que des pommes....) mais il ne s’applique pas aux
agents intelligents et libres, comme Dieu l’est vis-à-vis des créatures.
113
sur la possibilité pour Dieu de communiquer aux créatures sa puissance créatrice .
Certains niaient que Dieu puisse communiquer aux hommes le pouvoir de pardonner les
péchés puisque ce pouvoir exige autant de puissance que celui, incommunicable, de créer.
Pierre Lombard répondit que, justement, « Dieu pourrait aussi créer certaines choses par
l’intermédiaire de quelqu’un ; celui-ci n’en serait certes pas l’auteur mais il est serait le
ministre avec lequel et dans lequel Dieu agirait ». Depuis le Lombard, les théologiens se
divisaient donc sur la question de savoir si Dieu pouvait de droit communiquer ce pouvoir
de créer à une créature, même si de fait tous reconnaissaient qu’il ne l’avait jamais
communiqué de fait. Question byzantine ? Non, mais moyen d’approfondir la notion même
de création. Ce problème permet de déterminer si le statut de créature et la puissance
créatrice peuvent coexister sans contradiction dans un seul et même sujet.
114
Sur ce point, saint Thomas a évolué . Dans le Scriptum, en effet, l’autorité du
Lombard pèse lourd sur le jeune bachelier qui semble admettre la possibilité d’une
participation instrumentale de la créature à la puissance créatrice115. Mais il s’est vite
convaincu de son erreur et en Ia, q. 45, a. 5, il écarte fermement cette possibilité.
Dans ce dernier texte, le Docteur angélique procède en deux temps. Il établit d’abord
que créer est l’action propre de Dieu, puis que c’est son action exclusive.
On appelle action propre d’un agent celle dont la source ou principe actif est la
forme spécifique de l’agent. Brûler est l’action propre du feu parce que le feu brûle en vertu
de sa nature ou forme propre, tandis que le fer chauffé à blanc brûle non par sa nature mais
par la forme accidentelle de la chaleur, reçue du feu, de sorte que brûler n’est pas son
action propre.
Pour établir que la création est l’action propre de Dieu, saint Thomas aurait pu
reprendre l’enseignement de la q. 44, a. 1 - l’Ipsum esse est nécessairement cause par soi de
tous les étants par participation -, mais il préfère prendre appui sur le lien intrinsèque entre
la création et la Cause première et universelle. En effet, « il est nécessaire de rattacher
(reducere) les effets les plus universels aux causes les plus universelles et les plus
antérieures116 ». La beauté des charpentes de la cathédrale est l’effet de l’action du
menuisier. Mais cette beauté s’intègre dans un cadre plus vaste ; elle participe d’un effet
plus universel, la beauté de la cathédrale, laquelle est l’effet de la cause qui a supervisé le
tout, à savoir l’architecte. Un effet est d’autant plus universel qu’il s’étend à un plus grand
nombre d’objets parce que la perfection qu’il représente est plus fondamentale. Par
exemple, la vie est un effet plus universel que la pensée parce qu’il y a davantage de sujets
vivants que de sujets pensants et que la vie est plus fondamentale que la pensée (qui est
une forme particulière de vie). Or, plus un effet est universel, plus sa cause est élevée dans
la hiérarchie des causes. Ainsi la cause de la vie est supérieure à la cause de la pensée
(comme l’architecte est au-dessus du menuisier). Cette hiérarchie des causes se prend, en
effet, de leur proximité vis-à-vis du premier principe. Elle se prend donc de leur simplicité
puisque le premier principe se définit par son absolue simplicité. Par conséquent, plus une
forme est simple, plus elle est proche du premier principe... et plus son influence a

113
Cf. Sententiae, IV, d. 5, c. 3.
114
Cf. JEAN CABROL, Defensiones, II, d. 1, q. 3, p. 87 : Verum, licet praedictam conclusionem teneat in
praedictis locis [De pot., ST, CG II, 21], tamen, dum esset iuvenis et scriberet super Sententias, oppositum
tenuit, ut patet In II Sent., d. 1, q. 1, a. 3 ; item In IV Sent., d. 5, q. 1, a. 3, qla 3, ad 4. Sed in talibus tenendum
est quod ultimo dicit ; quia magis digeste et ponderate locutus est in Summa, quam ultimo fecit, quam in scriptis
primo confectis.
115
Cf. In II Sent., d. 1, q. 1, a. 3.
116
En Quodl. III, q. 3, a. 1, ce principe est attribué aux Platonici.
d’extension. Ainsi la forme « pensée » est plus complexe que la forme « vie », puisque la
pensée, c’est la vie « plus » quelque chose. La pensée est donc postérieure, dans la
hiérarchie des formes, à la vie et sa causalité est plus limitée en extension.
Mais, s’il est vrai que plus un effet est universel, plus la cause de cet effet est elevée
dans la hiérarchie des causes, alors l’effet le plus universel de tous sera nécessairement
l’effet de la cause la plus haute, la Cause première. Or quel est, dans les choses, l’effet le
plus universel et le plus fondamental ? C’est l’être même. Il n’y a rien, en effet, qui ne soit
un étant, c’est-à-dire qui ne participe à l’être. Par conséquent, la cause propre de cet effet
est la cause la plus universelle, la Cause première, c’est-à-dire Dieu. Toute production de
l’être renvoie en dernière analyse, comme à sa cause propre, à l’action divine.
Cette puissance créatrice, propre à Dieu, est-elle communicable ? La question est
légitime puisque toute action propre n’est pas nécessairement une action exclusive, c’est-à-
dire une action n’émanant que d’un seul et unique sujet. Brûler est bien l’action propre mais
non exclusive du feu, puisque le feu communique le pouvoir de carboniser la main
imprudente à cet autre sujet qu’est la plaque chauffée à blanc. En va-t-il de même pour la
création ? Impossible, répond saint Thomas. Deux arguments le prouvent. L’un est fondé sur
l’impossibilité qu’intervienne dans la création une cause instrumentale ; l’autre sur la
nécessité d’une puissance infinie pour créer, ce qui exclut la créature, dont la puissance est
finie117.
1°- Supposons qu’une créature soit associée à la création. Ce ne peut être que
comme cause instrumentale, Dieu restant la cause principale. En effet, le miroir qui éblouit
le regard participe à l’action propre du soleil non par sa vertu ou puissance active propre (il
n’est pas source de lumière), mais à titre d’instrument. Il agit sous l’influx d’un autre (in
virtute alterius). De même, on pourrait penser que certaines créatures en créent d’autres
non pas par leur vertu propre mais sous l’influx de la cause première.
Pourtant, il ne peut pas y avoir de cause instrumentale dans la création. En effet, une
cause instrumentale produit toujours un effet qui lui est propre et qui est utilisé par la cause
principale pour produire son effet à elle. Ainsi le miroir a pour effet propre, en vertu de sa
nature propre, de réflechir la lumière. Cet effet de la cause instrumentale est, par rapport à
l’effet de la cause principale, de l’ordre de la causalité dispositive. Pour le dire en un mot, la
causalité dispositive est une forme de causalité matérielle : elle consiste à préparer une
matière à recevoir une forme déterminer, à la proportionner à cette forme, car il doit y avoir
proportion entre la matière et la forme qui l’actualise. Par exemple, ce n’est pas de façon
instantanée que le pain consommé est transformé en substance humaine mais moyennant
tout un processus de transformation qui dispose progressivement le pain à être intégré
dans l’organisme humain. Dans ce processus, les sucs digestifs agissent comme des causes
instrumentales au service du corps humain qui s’assimile la nourriture. La cause principale,
ici l’âme humaine en ses facultés végétatives, utilise la cause instrumentale conformément à
ses propriétés (l’aptitude des sucs gastriques à dissoudre la nourriture) et prépare ainsi la
matière de façon à pouvoir lui communiquer, au terme, sa propre forme. Comme on le voit,
l’action de la cause instrumentale et l’effet propre qu’elle produit sont, au moins
logiquement sinon chronologiquement, présupposés à l’action de la cause principale.
Or la création est production de l’étant en tant qu’étant, de sorte qu’elle ne
présuppose rien : elle se fait ex nihilo. Il est donc impossible qu’intervienne une quelconque

117
L’argumentation de saint Thomas est minutieusement défendue contre les attaques des scolastiques postérieurs
par JEAN DE SAINT-THOMAS, Cursus theologicus, disp. 38, a. 4.
causalité matérielle dispositive puisqu’il n’y a rien à disposer ! Dieu créé seul et
immédiatement.
2°- La création qui consiste à tirer l’étant du néant exige une puissance active (virtus)
infinie. Cette puissance active ou capacité de faire quelque chose est proportionnelle au
118
degré d’actualité d’un étant . Donc, seul l’Etre infini, l’Acte pur, peut créer.
Deux objections tendent à montrer que la création n’exige qu’une puissance finie, de
sorte qu’elle est communicable aux créatures.
Arg. 2 : Une créature peut produire quelque chose à partir de son contraire (par
exemple le feu noircit le papier blanc). Or produire quelque chose à partir de son contraire
exige, semble-t-il, davantage de puissance que de produire quelque chose à partir de rien. Il
est plus « facile » de passer de 0 à +1 que de -1 à +1. En effet, le contraire résiste davantage
que le néant à l’action qu’on lui fait subir. Il est plus facile de thomistiser un étudiant
dominicain tout frais émoulu du noviciat qu’un vieux Père jésuite qui a baigné toute sa vie
dans le molinisme. Par conséquent, puisqu’une créature peut produire quelque chose à
partir de son contraire, elle peut à plus forte raison produire quelque chose à partir de
rien119.
Ad 2 : Saint Thomas conteste l’analyse du changement sous-jacente à l’objection : ce
n’est pas la couleur blanche (l’accident) qui noircit, c’est la feuille de papier blanche qui
devient noire. Le sujet du changement, ce n’est pas la forme contraire, c’est l’étant en
puissance qualifié par cette forme contraire. En outre, la résistance que le sujet oppose au
changement vient d’abord de la passivité ou potentialité du sujet laquelle est renforcée,
mais en second lieu seulement, par la présence de la forme contraire. Plus le sujet est en
puissance, plus il offre de résistance à l’action de l’agent. C’est-à-dire, moins le sujet a d’être
en acte, plus la puissance active doit être forte. Or le néant n’est même pas une forme
d’être en puissance. Par conséquent, il faut une puissance plus grande pour tirer l’être du
néant que pour tirer « un contraire d’un autre ».
Arg. 3 : La puissance de l’agent correspond à la grandeur de ce qui est produit. Or
l’étant créé est une grandeur limitée, finie. Il suffit donc, pour créer, d’une puissance
finie120.
Ad 3 : Saint Thomas conteste la prémisse de l’argument. La puissance de l’agent ne
se mesure pas seulement à la grandeur de ce qui est produit mais aussi à la manière dont
l’action s’effectue. Par exemple, la puissance calorifique d’un agent se mesure non
seulement au degré de chaleur communiqué au terme de l’action mais aussi à la vitesse
avec laquelle elle le communique. Le feu de bois réussit, généralement au bout de quelques
heures, à porter l’eau des pâtes à ébullition. Le butagaz obtient le même résultat final mais
plus rapidement. Même si le résultat est identique, la puissance du butagaz est supérieure à
celle du feu de bois.
Saint Thomas concède donc que le fait de produire selon son intégralité une
substance finie ne suppose pas de soi une puissance infinie. Ce n’est pas la nature du
résultat qui exige une telle puissance mais le fait qu’il soit obtenu à partir de rien ! Plus la
puissance passive est éloignée de l’acte, plus la vertu de l’agent doit être grande. Dans le cas
où il n’y a même pas cette puissance passive, la puissance requise est nécessairement
infinie.

118
Cf. Ia, q. 25, a. 1
119
Argument similaire en Q. de pot., q. 3, a. 4, arg. 16 et chez Bonaventure en In II Sent., d. 1, p. 1, a. 2, q. 2,
arg. 1
120
Argument similaire en Q. de pot., q. 3, a. 4, arg. 2.
Dieu seul créé. Les créatures corporelles, elles, engendrent - le feu se communique,
les animaux se reporduisent... -, et c’est une imitation lointaine de la générosité divine. Mais
qu’en est-il alors des êtres spirituels, c’est-à-dire des hommes et des anges ? Comment
participent-ils à la fécondité divine ?
Un ange ne peut engendrer un autre ange, car un ange, une substance spirituelle,
par définition, ça ne s’engendre (la génération suppose une matière dont la forme nouvelle
est éduite) mais ça vient à l’être par création. Reste alors l’alternative : soit ils créent
d’autres anges, soit, dans leur stérilité, ils sont moins parfaits que les créatures corporelles
qui elles, au moins, engendrent (arg 1 et ad 1).
Mais, à y réfléchir, cette impossibilité pour l’ange de produire un autre ange (ou
quelque autre réalité que ce soit) n’est d’aucune manière une imperfection par rapport à la
possibilité qu’à un individu corporel de produire un autre individu de même espèce.
L’individu corporel (Mirza) ne produit pas un autre lui-même (un autre Mirza) mais il produit
un autre chien, preuve qu’il agit comme instrument d’une nature (la caninité) qui a besoin
de la génération d’autres individus pour assurer sa perpétuité. La reproduction des individus
est une ruse de la nature pour assurer la permanence des espèces. Or chaque ange est à lui
seul une espèce, c’est-à-dire une perfection intelligible unique, et une espèce qui dure. Il n’a
pas besoin de la génération.
La fécondité propre à la créature spirituelle ne concerne donc pas la survie de
l’espèce mais elle a une finalité plus haute. Elle consiste en particulier dans la
communication de la connaissance, ce qu’on appelle l’illumination. Par cette illumination
hiérarchique, l’ange supérieur s’assimile l’ange inférieur, le fait participer à sa propre
perfection121.
L’homme, lui, occupe une position originale entre l’ange et l’animal. Comme l’animal,
l’homme engendre des individus de même espèce. Mais ces individus ne sont pas de simples
supports temporaires et interchangeables de la perfection spécifique : ils sont des
personnes, c’est-à-dire des êtres doués d’une vie spirituelle autonome et destinés, déjà au
plan naturel, à connaître Dieu et à l’aimer dans une vie sans fin. Aussi l’engendrement d’un
être humain n’est-il pas du même type que celui d’un individu d’espèce animale122. Le petit
chat est formé d’un ensemble organique de composants matériels disposés selon un
équilibre spécifique qui définit sa forme substantielle. Les parents du petit chat par l’action
de la nature en leurs puissances génératrices disposent une matière donnée de manière à
faire éclore cet équilibre, cette forme substantielle. Ils sont causes de tout le petit chat, de
son corps comme de son âme (animale). Rien de tel pour le petit d’homme dans la mesure
où son âme est spirituelle c’est-à-dire que non seulement elle assure l’unité de son être
physique et les opérations de la vie animale mais qu’elle est aussi capable d’opérations
auxquelles la matière n’a pas de part directe (la pensée, le don de soi...). A ce titre, elle est
dotée d’une subsistence propre qui fonde son immortalité. Cette âme spirituelle ne peut
être le résultat de l’action de forces physiques naturelles : elle vient de Dieu par manière de
création. Saint Thomas va jusqu’à dire qu’il est purement et simplement hérétique de

121
C’est en ce sens qu’il faut comprendre les textes de la tradition théologique ou philosophique qui semblent
attribuer aux anges une activité créatrice. Par exemple, en Eph. 3, 15, saint Paul dit que « toute paternité au ciel
et sur la terre tire son nom » du Père. Cette paternité dans les cieux est la paternité angélique qui ne peut être que
de l’ordre de l’engendrement à la connaissance. Cf. In Eph., 3, lect. 4, n° 168
122
Cf. Ia, q. 118 : De traductione hominis ex homine quantum ad animam.
prétendre que les parents produisent l’âme de leur enfant, car c’est réduire l’âme de
123
l’enfant à une réalité matérielle, engendrable et donc corruptible .
Affirmer que l’âme humaine est créée est la seule manière de sauvegarder sa
transcendance. Soit, dira-t-on, mais ne peut-on admettre, dans ce cas, que Dieu se sert
d’instruments - les parents, les « procréateurs » comme on dit (faussement) - pour la
création de cette âme humaine ? Absolument pas. Les parents ne sont pas les instruments
de la création de l’âme spirituelle de leur enfant. Leur rôle comme géniteurs est de disposer
une matière vivante à recevoir « de l’extérieur » l’âme intellectuelle qui en fait un corps
humain. Leur action porte donc sur la matière corporelle et non directement sur l’âme. Ils
sont tout au plus causes occasionnelles de la création de l’âme.
Dans l’acte générateur, les parents agissent comme les instruments de la nature (et
ultimement de Dieu), de sorte que l’intention subjective qui accompagne leur acte n’a pas
d’influence directe sur la création de l’ame humaine. Ce qu’on demande au pilote de l’avion,
c’est de piloter conformément aux exigences techniques de son art. Peu importe, quant au
résultat, qu’il le fasse avec une intention subjective bonne (rendre service aux passagers,
servir ainsi la gloire de Dieu...) ou une intention subjective mauvaise, égoïste. Dieu créée
toujours une âme humaine lorsque le processus naturel est engagé. Saint Thomas l’affirmait
déjà à propos de l’enfant conçu dans l’adultère124. Je pense qu’on peut aussi l’affirmer de
l’enfant conçu en dehors du mode naturel : bébé-éprouvette et même clone.
En fait, la vraie fécondité humaine se révèle, comme pour l’ange, dans l’ordre
spirituel lorsque les parents travaillent, à titre personnel et non comme simples instruments
de la nature, à créer pour cette personne humaine que Dieu leur confie comme fruit de leur
amour mutuel les conditions matérielles, morales, affectives, qui lui permettent de
s’épanouir selon sa vocation propre à la connaissance et à l’amour. La mission d’éducateur
manifeste une fécondité plus profonde que celle de géniteur125, même s’ils ne faut pas
séparer les deux aspects pour une paternité ou une maternité intégrale.

II. Trinité et création (q. 45, a. 6 et 7)

Le Dieu qui est seul à agir dans l’acte créateur n’est cependant pas un Dieu solitaire.
Il est, croyons-nous, Père, Fils et Esprit, ce qui ne peut manquer de retentir de quelque
manière sur l’action créatrice elle-même ainsi que sur son résultat126. Le thème de la
dimension trinitaire de la création est important dans la mesure où il permet de montrer
« l’unité du plan divin et d’enraciner la compréhension de l’agir salvifique de Dieu dans celle
de son agir créateur » (G. Emery). Il n’y a pas deux strates superposées : la création, oeuvre
du Dieu unique, et l’économie du salut, oeuvre de la Trinité !
En quel sens, l’action créatrice est-elle trinitaire ? Certainement pas en ce sens que
chacune des Personnes serait responsable d’un tiers de l’oeuvre créatrice ! C’est en effet un

123
Cf. loc. cit., a. 2.
124
Cf. loc. cit., ad 5.
125
Est-ce un hasard si saint Thomas, lorsqu’il traite de l’action de l’homme sur l’homme dans le cadre du
gouvernement divin, commence par l’enseignement (q. 117) avant d’envisager les questions liées à la
reproduction (q. 118) ?
126
Les Pères ont à juste titre insisté sur cette dimension trinitaire de la création (cf. Leçon II) et le CEC récapitule
bien la Tradition en présentant la création comme l’oeuvre de la Trinité (n° 290-292). Pour une approche récente
de la question chez saint Thomas, cf. G. EMERY, La Trinité créatrice, Trinité et création dans les commentaires
aux Sentences de Thomas d’Aquin et de ses précurseurs Albert le Grand et Bonaventure, Paris, 1995 [avec une
abondante bibliographie].
axiome infrangible en théologie, découlant directement de la confession de la
consubstantialité, que toutes les oeuvres de la Trinité ad extra - c’est-à-dire portant sur un
objet autre que Dieu - sont communes aux Trois (cf. le sed contra). En effet, puisque la
création est don de l’être, c’est en tant que source de l’être, en tant qu’Ipsum Esse
subsistens que la Trinité est engagée dans la création. Or, l’être est une perfection
substantielle commune aux Trois personnes, puisque dans la Trinité tout est commun sauf
les relations qui résultent des processions. Par conséquent, c’est en vertu de ce qu’elles ont
en commun, et non pas en vertu de ce qui leur est propre, que les Personnes divines créent.
Ce n’est pas entant que Fils distinct du Père et de l’Esprit que le Fils donne l’être. Les Trois
agissent en tant qu’ils ne font qu’un quant à leur substance et à leur vertu opérative. Je
prends un exemple. Quand je vais voter, ce n’est pas en vertu de ce qui m’est propre, en
tant que docteur en théologie, mais en tant que citoyen, qualité que je partage avec les
autres électeurs, que mon bulletin est pris en compte. Au dépouillement, on peut déduire
qu’un citoyen a voté mais on ne peut savoir qu’il est docteur en théologie.
C’est d’ailleurs pourquoi, il est strictement impossible de déduire la Trinité à partir
de la création. En partant des effets créés et en remontant à leur cause, je peux savoir qu’il
y a un Créateur mais je ne peux pas savoir que ce Créateur est Père, Fils et Saint-Esprit. Je
prends un autre exemple. Je suis au centre d’une pièce et je sens sur ma gauche un souffle
chaud et sur ma droite un souffle froid. J’en déduis avec certitude qu’il y a au moins deux
sources distinctes de ces deux effets distincts : l’une qui souffle le chaud, l’autre qui souffle
le froid. Si par contre, je ressens de toutes parts une agréable sensation de chaleur qui
contraste avec la température extérieure, je puis seulement déduire à partir de cet effet
unique qu’il y a dans la pièce une source de chaleur, mais de prime abord, je ne puis en
déduire s’il y a un ou plusieurs radiateurs, puisque, s’il y en a plusieurs, ils concourrent tous
au même effet, ils communient dans la même causalité (encore qu’il y aient plusieurs
actions chauffantes alors qu’il n’y a qu’une seule et même action créatrice). Prenons un
autre exemple. Une automobile remorque une caravane. L’automobile est un être complexe
(pour ne pas dire compliqué !), composé d’une grand nombre de parties. Laquelle de ces
parties tire la caravane ? Impossible de répondre, puisque c’est en tant qu’elles forment un
tout qui se meut lui-même que les parties tirent la caravane. Il y a une seule action et
plusiers sujets agissants.
Il est donc strictement impossible de déduire métaphysiquement la Trinité à partir
de la création. Cela dit, une fois que le chrétien sait, par la foi, que le Dieu qui a tout créé est
Père, Fils et Saint-Esprit, alors il devient capable de discerner théologiquement dans l’acte
créateur et dans les créatures la présence agissante de la Trinité Sainte. Un peu comme
dans ces tableaux qui, selon toute apparence, représentent un paysage, mais dans lesquels
l’artiste a malicieusement dissimulé, par exemple, un visage. Si on m’en avertit, alors, en
regardant autrement le tableau, je vais peut-être repérer ce visage que je ne percevais pas
auparavant.
Dans la création, Dieu agit de façon personnelle. Il engage ce qu’il y a en lui de plus
profond (mais en Dieu tout est profond !), à savoir l’intelligence et la volonté. Comme chez
l’artisan, l’action productrice, transitive, est « précédée » par une activité immanente127 :
l’artisan conçoit en son esprit l’oeuvre à réaliser et l’amour pour le bien que cette oeuvre
permet le meut à passer à l’acte. Or, si le philosophe peut savoir qu’il y a en Dieu
intelligence et amour, le croyant, lui, tient qu’en Dieu l’exercice de l’intelligence est fécond

127
Cf. SCG, II, 1.
d’un Verbe et l’exercice de l’amour fécond de l’Esprit. Le Verbe et l’Esprit sont donc engagés
dans l’acte créateur.
A partir de là, il est possible de justifier les affirmations de la Tradition qui attribuent
plus particulièrement tel ou tel aspect de l’acte créateur à l’une ou l’autre des Personnes.
Par exemple, dans l’arg. 2, saint Thomas se réfère au Credo qui attribue au Père d’être
créateur de l’univers visible et invisible, au Fils d’être celui par qui tout a été fait et à l’Esprit
d’être Seigneur et de donner la vie. Il y a là, explique saint Thomas, une appropriation.
L’appropriation est à l’origine une opération grammaticale par laquelle j’utilise un nom
commun pour lui faire signifier une réalité particulière. Par exemple, quand nos parents
entendaient à la radio : « Le Général a échappé de justesse à un attentat », ils comprenaient
bien de qui il s’agissait ! Le journaliste utilisait un nom commun (et qui le reste, car il y a
plusieurs généraux) pour signifier une personne déterminée. En théologie, l’appropriation
est l’opération par laquelle j’attribue plus spécialement à l’une des Personnes de la Trinité
une perfection commune aux Trois sans pour autant le nier des deux autres. Jeu de mots ?
Non, car cette opération a un fondement objectif : il existe une affinité ou ressemblance
entre la perfection commune appropriée et ce qui définit en propre et distingue cette
Personne par rapport aux autres Personnes.
Ainsi, lorsque dans le Credo nous confessons notre foi « en Dieu, le Père tout-
puissant, Créateur du ciel et de la terre », nous ne nions pas que le Fils et l’Esprit-Saint
soient tout-puissants ou créateurs du ciel et de la terre (ils ne seraient pas Dieu !), mais la
perfection qu’est la « toute-puissance créatrice » évoque l’idée de source et d’origine. Or
dans la Trinité, le Père est source et origine des deux autres Personnes (d’une autre manière
néanmoins que Dieu est source des créatures). Par conséquent, il y a une affinité entre le
mystère du Père dans la Trinité et l’action créatrice de Dieu vis-à-vis des créatures. C’est
pourquoi la création est appropriée au Père. Au Fils, qui, dans la Trinité, procède par
manière d’intelligence, est appropriée la sagesse qui se déploie dans la création et à l’Esprit,
qui, dans la Trinité, procède par manière d’amour, est appropriée la bonté qui fait que le
Créateur conduit les créatures vers leur bien.
La dimension trinitaire de l’acte créateur nous invite alors à chercher dans les
créatures des traces de la Trinité (a. 7). Dans la détermination, saint Thomas commence par
affirmer que tout effet représente de quelque manière sa cause, mais selon des degrés
divers. Parfois, l’effet, très décalé ontologiquement par rapport à sa cause (causalité
équivoque), signale seulement l’existence de la cause sans en dévoiler la nature, comme
une branche brisée signale le passage d’un animal qui reste anonyme. On dit alors que
l’effet est un vestige de sa cause, une trace - quelqu’un est passé par là. Parfois, l’unité
entre la cause et l’effet est plus grande : l’effet porte une certaine ressemblance de la cause.
On dit alors qu’il est l’image de sa cause, comme un fils est l’image de ses parents.
Seule la créature rationnelle (l’ange et l’homme), douée d’intelligence et de volonté,
porte l’image naturelle de la Trinité, puisque la Trinité en Dieu se prend de la vie de
l’intelligence et de la volonté128. Mais toute créature est vestige de la Trinité en sa structure

128
Il arrive que saint Thomas signale un troisième degré qui est, lui, d’ordre strictement surnaturel : l’unité de
conformité. Elle consiste, pour les saints, à tourner vers Dieu leur « image » naturelle, à connaître et à aimer ce
que Dieu connaît et aime. On parle alors d’image de recréation. Cf., par exemple, Q. de pot., q. 9, a. 9, à la fin de
la détermination. Cf. BONAVENTURE, Breviloquium, II, ch. 12, § 1 : « La création est comme un livre dans lequel
la Trinité créatrice resplendit, est représentée et se lit selon trois degrés d’expression : par manière de vestige,
d’image et de similitude. Le vestige se réalise dans toutes les créatures, l’image dans les seules créatures
intellectuelles c’est-à-dire les esprits rationnels, la ressemblance dans les seules créatures déiformes. A partir de
même. Toute substance 1°- subsiste, 2°- possède une forme spécifique qui la place dans tel
ou tel genre d’étant, et 3°- présente une orientation, un dynamisme, vers autre chose. En
tant qu’elle subsiste, qu’elle est la source (relative) de son être, elle représente le Père qui
est dans la Trinité le principe sans principe. En tant qu’elle a une forme déterminée, une
certaine beauté, elle représente le Verbe, qui contient les Idées archétypales, les formes, de
toutes choses. En tant qu’elle est portée vers autre chose par un dynamisme interne, elle
représente l’Esprit qui est la source de ce dynamisme d’amour qui parcourt et traverse la
création. Dans ce domaine, qui est celui de la convenance, la richesse foisonnante des
interprétations peut se donner libre cours et le chrétien - qui voit dans la nature l’oeuvre du
Dieu Trinité - aime à scruter la création pour y découvrir avec les yeux de la foi les signes de
la Trinité.
De même que le mystère trinitaire éclaire la structure de l’esprit humain, la structure
de l’esprit humain nourrit en retour notre contemplation du mystère trinitaire et fournit le
point de départ pour les analogies trinitaires. Mais il s’agit d’une contemplation a posteriori
qui suppose connue par révélation la Trinité129.

« Bien qu’il y ait réellement dans les créatures des similitudes analogiques des
propriétés qui distinguent les personnes divines, nous sommes cependant incapables
de les déchiffrer pour parvenir à la connaissance de la Trinité si Dieu ne nous donne la
clé de ce langage caché et mystérieux inscrit dans le monde. Seule la Parole de Dieu,
en nous révélant la Trinité, nous montre aussi son reflet, ses vestiges et son image
dans les créatures ; dès lors l’étude de cette image dans l’homme nous aide à
connaître l’origine des Personnes. Paternité, filiation, génération, relation, etc. sont
des réalités inscrite dans le livre de la création; mais antérieurement à la révélation
nous ignorions leur portée analogique et transcendante pour figurer le mystère divin.
En sorte que pour nous, la connaissance de la Trinité est nécessairement antérieure à
130
celle de l’image trinitaire . »

ces degrés l’intellect humain est apte à s’élever graduellement comme par les degrés d’une échelle vers le
principe souverain qui est Dieu »
129
Cf. Ia, q.32, a.1, ad 2 : Trinitate posita, congruunt huiusmodi rationes; non tamen ita quod per has rationes
sufficienter probetur Trinitas Personarum.
130
B. MONTAGNES, « La Parole de Dieu dans la création », Revue thomiste 54 (1954), p. 213-241 [232-233].
Sixième leçon : Création et commencement

« Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. » L’expression « beresit » ou « en


arche » peut recevoir - et a de fait reçu - de nombreuses interprétations. Toutes ne
renvoient pas directement à l’idée d’un commencement temporel de l’univers131. Pourtant,
durant l’époque patristique, l’Eglise s’est progressivement orientée vers la conviction que ce
monde - qui doit finir - a aussi commencé, que sa durée n’était pas infinie. Ce faisant, la foi
judéo-chrétienne entrait en conflit avec la vision grecque du cosmos, alors dominante, qui
postulait un univers éternel. En fait, deux conceptions du temps et de l’histoire s’opposaient
: d’un coté, un temps cyclique ou « sans histoire », de l’autre côté, un temps linéaire
132
irréversible, une histoire orientée, avec un début, un centre - le Christ - et une fin .
e
La question de l’éternité du monde est ravivée au XIII siècle avec l’arrivée massive
en Occident de la philosophie gréco-arabe. D’une part, l’éternité du monde semble
intrinsèquement liée au système d’Aristote, dont on perçoit pourtant la cohérence et la
valeur. D’autre part, des philosophes monothéistes, comme Avicenne ou Maïmonide, n’ont
apparemment pas vu de contradiction entre l’affirmation de la création de toutes choses
par Dieu et la thèse de l’éternité du monde : pour eux, on doit tenir une creatio ex nihilo ab
aeterno ; le monde est tout à la fois créé, c’est-à-dire en dépendance de Dieu quant à l’être,
et éternel : éternellement créé.
e
Pour les chrétiens du XIII siècle, la création, bien sûr, mais aussi le commencement
du monde sont des données de foi que tous reçoivent comme vraies. Latran IV (1215) venait
de confesser solennellement que Dieu avait tout créé « dès le commencement du
temps133 ». Le problème qui se posait à eux était plutôt d’ordre épistémologique : étant
entendu que la proposition : « le monde a eu un commencement » est vraie absolument,
quel est son statut épistémologique ? Est-ce une proposition démontrable ? Est-ce un pur
article de foi ? Trois positions se dessinent134.
1°- Les « philosophes de profession », les aristotéliciens de la faculté des arts - par exemple
Siger de Brabant ou Boèce de Dacie, auteurs l’un et l’autre d’un traité sur l’éternité du
135
monde - pensent que l’affirmation d’un commencement relève de la foi seule. La
philosophie, elle, non seulement n’en peut rien savoir, mais elle doit, d’une certaine
manière, affirmer le contraire. Position subtilissime qui a fait soupçonner nos auteurs de

131
La détermination de l’a. 3 de la q. 46, est en fait une brève synthèse exégétique sur Gn 1, 1.
132
Au XIIIe siècle, cette opposition semble être une des raisons majeures de l’antiaristotélisme de saint
Bonaventure, cf. J. RATZINGER, La théologie de l’histoire de saint Bonaventure, « Théologiques », Paris, 1988
(la thèse est parue en allemand en 1959).
133
Dz 800 : unum universorum principium : creator omnium visibilium et invisibilium, spiritualium et
corporalium : qui sua omnipotenti virtute simul ab initio temporis utramque de nihilo condidit creaturam,
spiritualem et corporalem...
134
Sur le conflit autour de l’éternité du monde au XIIIe siècle, cf., parmi les travaux récents, J.B.M. WISSINK
(ed.), The Eternity of the World in the Thought of Thomas Aquinas and his Contemporaries, « Studien und Texte
zur Geistesgechichte des Mittelalters, 27 », Leiden - New York - Köln, 1990 ; R. C. DALES, Medieval
Discussions of the Eternity of the World, « Brill’s Studies in Intellectual History, 18 », Leiden - New York -
Köln, 1990...
135
SIGER DE BRABANT, De aeternitate mundi (vers 1272), édition critique par B. Bazan, « Philosophes
médiévaux, 13 », 1972.
136
prôner une double vérité . En fait, ils distinguent entre la vérité simpliciter ou absolue - ce
qui est vrai à tous points de vue - et la vérité secundum quid ou relative, c’est-à-dire la vérité
d’une proposition par rapport à un ensemble donné de principes particuliers (ceux de la
physique par exemple). La création dans le temps (pas plus que la résurrection) n’est pas
une proposition vraie du point de vue des principes de la physique, puisque la nature
n’indique rien qui aille dans ce sens. Le physicien doit donc nier la création dans le temps...
de son point de vue. « Le chrétien, lui, admet que c’est possible en vertu d’une cause
supérieure qui est la cause de la nature toute entière. Voilà pourquoi ils ne se contredisent
pas » (Boèce). Le médecin qui constate que le coeur de son patient est à bout doit affirmer
que son patient, selon le cours de la nature, va mourir, mais, en même temps, il peut
affirmer qu’il vivra si on opère une greffe cardiaque. « Qu’un mort ne puisse pas redevenir
immédiatement vivant selon l’identité individuelle, il concède que cela ne peut se faire
autrement par les causes naturelles à partir desquelles il conclut, mais il concède que cela
peut se faire autrement par la cause supérieure qui est la cause de toute la nature et de
tout l’être causé. Ainsi le chrétien qui comprend les choses avec finesse (subtiliter
intelligens) n’est pas obligé en vertu de sa loi de détruire les principes de la philosophie,
mais il sauvegarde la foi et la philosophie sans corrompre ni l’une ni l’autre » (Boèce). Le
chrétien peut donc, sans renoncer à sa foi, ne pas renoncer à être philosophe et philosophe
aristotélicien puisqu’une philosophie qui aboutit à des résultats contraires à la foi peut être
une véritable science.
2°- A l’autre extrême, saint Bonaventure137 et ses disciples, comme Jean Peckham138 (qui a
ferraillé sur ce point contre saint Thomas), prétendent que la proposition : « Le monde a
commencé » est non seulement une vérité de foi mais aussi une vérité rationnelemnt
démontrable. On peut en effet démontrer que la thèse de l’éternité du monde est
contradictoire. Pour eux, création rime nécessairement avec commencement.
3°- Saint Thomas tient une difficile position médiane. Le simple fait que, dans la Somme, il
traite de la question du commencement de l’univers (q. 46) après celle de la création est
déjà le signe qu’il distingue les deux problèmes : celui de la création et celui de la création
dans le temps. Il y a un concept philosophique de la création (production ex nihilo,
dépendance ontologique des créatures par rapport à Dieu) et un concept théologique,
intégral, qui inclut la création dans le temps. L’idée philosophique de la création n’implique
pas nécessairement l’idée de commencement. Elle ne s’y oppose pas non plus. En fait, le
commencement ou l’éternité du monde ne peuvent pas être déterminés au plan
philosophique. Un monde créé dont la durée est finie est possible, un monde créé dont la
durée serait infinie est possible aussi. On se heurte à une aporie, indécidable au seul plan
philosophique. Sur ce point, Thomas s’écarte de la position de Siger ou de Boèce pour qui la
création dans le temps est fausse au plan philosophique. Seule, pour lui, la foi permet de
trancher dans un sens plutôt que dans l’autre.

136
En 1954, Géza Sajo cru trouver dans le De aeternitate de Boèce la preuve documentaire de cette théorie. Mais
ila été contesté, Cf. Et. GILSON, « Boèce de Dacie et la double vérité », AHDLMA 22 (1955), p. 81-99 ; A.
MAURER, « Boetius of Dacia and the Double Truth », Medieval Studies 17 (1955), p. 233-239.
137
P. Van Veldhuijsen, « The Question on the Possibility of an eternally created world : Bonaventura and
Thomas Aquinas », dans J.B.M. Wissink (ed.), The Eternity of the World in the Thought of Thomas Aquinas and
his Contemporaries, « Studien und Texte zur Geistesgechichte des Mittelalters, 27 », Leiden - New York - Köln,
1990, p. 20-38
138
Cf. I. BRADY, « John Pecham and the Background of Aquinas’ De aeternitate mundi », dans St Thomas
Aquinas 1274-1974 Commemorative Studies, Toronto, 1974, p. 141-178. Cet article contient l’édition des
Quaestiones de aeternitate mundi de Peckham.
La structure de la q. 46 est donc simple : un coup à gauche, un coup à droite. L’a. 1
est dirigé contre les tenants de l’éternité : il établit qu’il n’est pas impossible que le monde
ait commencé en montrant le caractère non-démonstratif des arguments en faveur de
l’éternité. L’a. 2 est dirigé, comme l’opuscule De aeternitate mundi, contre les tenants de la
démonstrabilité de la création dans le temps et il établit que le commencement du monde
ne peut pas être démontré philosophiquement.

I. La thèse de l’éternité du monde ne s’impose pas (a. 1)

Dans les dix objections de cet article, saint Thomas présente les principaux
arguments des partisans de la nécessité d’un monde éternel. On peut en distinguer comme
deux types : certains sont pris du côté de l’univers lui-même, d’autres du côté de Dieu.
* arg. 2 (cf. q. 44, a. 1, arg. 2) : Il y a dans l’univers des êtres incorruptibles, c’est-à-dire qui
n’ont en eux aucun principe susceptible d’entraîner leur disparition, comme les corps
célestes et les substances intellectuelles. Ces êtres sont nécessaires : ils ne peuvent pas ne
pas être. Par conséquent, ils sont toujours et n’ont pas pu ne pas être.
* arg. 3 : La matière prime est inengendrée, car de quoi serait-elle tirée, elle qui est l’étoffe
ou le substrat ultime des choses ? Par conséquent, elle a toujours existé.
Saint Thomas répond que tout ce que prouvent ces arguments, c’est que ni les êtres
incorruptibles, ni la matière prime ne sont venus à l’être par génération ni ne disparaîtront
par corruption. S’il n’y avait d’autre manière de venir à l’être que la génération, ces réalités
seraient effectivement éternelles. Mais, justement, il y a une causalité plus radicale : celle
de la création. La matière est certes inengendrée mais cela n’empêche pas qu’elle soit
cocréée et donc qu’elle ait commencé. Quant aux êtres nécessaires, leur nécessité est une
nécessité intrinsèque, relative à leur essence, à leurs principes constituants. Ils sont par
essence capables d’exister toujours et, si on les considère en eux-mêmes, rien ne permet de
penser puissent ne pas être... à partir du moment où ils sont. Car pour être capables
d’exister toujours, il faut commencer par exister. Or l’existence n’appartient pas de soi à
l’essence des étants.
* arg. 5 : Il ne peut y avoir de commencement absolu dans l’ordre du mouvement. Pour
qu’un mouvement commence, il faut toujours qu’il soit précédé par un autre mouvement.
Saint Thomas ne le conteste pas. Il récuse lui aussi l’idée absurde - que critiquait Aristote -
d’un monde immobile qui se serait mis en branle à un moment donné. Non, le mouvement
a été co-crée avec le mobile.
Il en va de même pour l’espace et pour le temps. L’espace et le temps sont relatifs au
monde réel. Ils apparaissent donc avec la création de ce monde réel. C’est une illusion que
d’imaginer un espace vide antérieur à la création du monde (cf. arg. 4), ou un temps vide qui
mesurerait le néant (cf les arg. de l’a. 3) !
D’autres arguments en faveur de l’éternité sont pris du côté de Dieu.
* arg. 9 : Une fois la cause posée - si du moins, il s’agit d’une cause parfaite -, l’effet s’ensuit.
Or Dieu qui est la cause suffisante de l’univers selon les différents types de causalité déjà
discernés, existe depuis toujours. Donc, le monde existe depuis toujours.
* arg. 10 : L’effet d’une action éternelle est lui-même éternelle. Or, l’action divine (la
création active) s’identifie à la substance divine, laquelle est éternelle. Son effet : les
créatures - est donc éternel.
Dans ses réponses, saint Thomas distingue deux types d’actions. Les actions
naturelles et les actions libres. Dans l’action naturelle, l’agent agit par sa forme substantielle
(qui est unique) et produit par conséquent toujours le même effet, qui est semblable à sa
forme. Par exemple, le feu, dès qu’il existe, chauffe et illumine. Ou encore l’animal qui
engendre produit toujours (sauf peut-être autour de Tchernobyl) le même type d’animal.
Par contre, dans l’action libre, qui est une action intelligente, l’agent commence par
concevoir dans son esprit une pluralité de formes possibles parmi lesquelles il choisit. L’effet
produit dépend de la forme préconçue et librement définie. « Ce qui est fait par volonté
n’est pas tel qu’est l’agent, mais tel que l’agent veut qu’il soit » (Ia, q. 41,a. 2). Par
conséquent, bien que Dieu soit la cause tout à fait suffisante de la création et cela de toute
éternité, l’effet n’est produit qu’au moment où Dieu l’a décidé de toute éternité.
L’émanatisme implique la thèse de la création éternelle, mais la conviction que la création
est libre (parce que la fécondité divine se manifeste suffisamment dans la Trinité) fonde la
possibilité d’une création dans le temps.
Dans la détermination, saint Thomas commence par énoncer la vérité de la foi :
« Rien en dehors de Dieu n’est éternel. » Puis il entreprend de montrer non pas que le
monde ne peut pas être éternel, mais qu’il n’est pas impossible d’affirmer que le monde
n’est pas éternel. Bref : le dogme ne contredit pas la raison. Il s’agit de dégager un espace
de possibilité pour le dogme.
La volonté de Dieu, explique saint Thomas, est la cause première des choses (cf. Ia, q.
19, a. 4). Or la nécessité de l’existence de l’effet dépend de la nécessité de la cause. Si la
cause est contingente, jamais l’effet ne pourra être nécessaire (le plus ne peut sortir du
moins). Donc, l’existence d’une chose n’est nécessaire que dans la mesure où Dieu la veut
nécessairement, c’est-à-dire ne peut pas ne pas la vouloir. Or, qu’est-ce que Dieu veut
nécessairement ? Dans l’absolu, il n’y a qu’une chose que Dieu ne peut pas ne pas vouloir,
c’est le Bien infini, c’est-à-dire Lui-même. Tout le reste, à commencer par l’existence du
monde, il n’est pas nécessaire que Dieu le veuille. A plus forte raison, la durée du monde -
finie ou infinie - relève-t-elle de la pure liberté de Dieu. Peut-être le monde est-il éternel,
mais s’il est tel c’est en vertu d’un libre choix de Dieu qui pouvait créer un monde non-
éternel, et inversement.
Un fait contingent ne se démontre pas. Il ne peut pas se démontrer puisque la
démonstration s’appuie sur le lien nécessaire entre la cause et l’effet. Il se constate. Le
caractère éternel ou adventice de l’univers ne se démontre donc pas.
La seconde partie de la détermination se présente comme une exégèse
« neutralisante » d’Aristote139. Un embryon de contextualisation historique montre que les
arguments du Philosophe en faveur de l’éternité du monde ne prétendent pas être des
démonstrations à proprement parler. Ils visent plutôt à réfuter des conceptions erronées
sur l’origine du monde, en particulier celle qui pense la cosmogénèse comme une
génération. Trois éléments appuient cette interprétation thomasienne. 1°- Le contexte
littéraire fait apparaître qu’Aristote s’en prend aux conceptions de ses prédécesseurs :
Anaxagore, Empédocle ou Platon. 2°- Un recours constant aux arguments d’autorité signale
que nous ne sommes pas dans l’ordre de la science et de la démonstration mais dans celui
de la dialectique et de la persuasion. 3°- Ce dernier point est confirmé par un texte des

139
D’après J. WEISHEIPL, « The Date and Contexte of Thomas’ De aeternitate mundi » dans Graceful Reasons,
Essays in Honour of J. Owens, Toronto, 1983, saint Thomas aurait évolué sur ce point. Avant son commentaire
sur Physique VIII - donc dans la Somme de théologie - il pensait vraiment qu’Aristote s’en tenait à la
dialectique. Par la suite, il aurait admis qu’Aristote entendait bien démontrer l’éternité du mouvement, du temps
et du monde.
Topiques dans lequel Aristote présente explicitement la question de l’éternité comme une
question dialectique.

II. La thèse du commencement ne se démontre pas (a. 2)

Puisque l’a. 1 a établi que l’éternité du monde n’était pas démontrable, la vérité
chrétienne se trouve à l’abri. Mais, comme certains théologiens contemporains de saint
Thomas prétendaient aller plus loin - jusqu’à démontrer que l’éternité du monde est
contradictoire (et donc que la création est de soi et nécessairement liée à un
commencement du temps) - saint Thomas doit encore défendre la possibilité intrinsèque
d’une création ex nihilo éternelle, telle qu’elle se rencontre chez bien des philosophes,
comme, par exemple, Avicenne.
Examinons quelques-uns des arguments des théologiens partisans de la
démonstrabilité du commencement et les réponses qu’y apporte saint Thomas
* arg. 1-ad 1 : Tout ce qui est fait a un commencement. Or, le monde a été fait et causé par
Dieu. Donc le monde a commencé140. A quoi, saint Thomas répond qu’il faut distinguer.
Dans l’action successive, l’effet apparaît au terme d’un mouvement, d’un processus et, dans
ce cas, l’agent est chronologiquement antérieur à l’effet. Mais, dans l’action instantanée,
l’effet coexiste temporellement avec l’agent, tout en dépendant de lui. Il n’y a pas
d’intervalle temporel entre l’action de l’agent et son effet. Dès que la lampe brûle, elle
illumine.
* arg. 2-ad 2 : Qui dit création ex nihilo, dit implicitement qu’il y eut un temps où Dieu seul
existait. Le monde, tiré du néant, n’est apparu qu’après. Mais, réplique l’Aquinate, ce type
d’argument confond la création post nihilum, c’est-à-dire création après un temps où il n’y
avait rien (pour autant qu’une telle représentation soit valable) et création ex nihilo. « A
partir de rien » signifie « pas à partir de quelque chose », au sens où l’effet de la création est
le tout de la substance créée. L’idée d’une création ab aeterno ex nihilo n’est pas absurde.
* arg. 5 et ad 5 : Si le monde était éternel, il serait égal à Dieu, ce qui est absurde. Saint
Thomas répond en reprenant la distinction qu’opère Boèce en Consolation, V, pr. 6, entre
l’éternité et la perpétuité. L’éternité est la possession parfaite et toute entière en même
temps d’une vie sans terme141. Elle est un Présent permanent, qui se situe dans une autre
dimension que le temps. Elle n’est pas une durée ou un temps qui se prolongerait
indéfiniment - ce qui est la définition de la perpétuité. Dans l’hypothèse où le monde aurait
toujours existé, il serait - à proprement parler - perpétuel et non éternel, car il ne se
possède jamais lui-même simultanément selon toutes ses virtualités, mais les déploie
progressivement. L’éternité de Dieu est intensive, l’éternité du monde extensive.
* arg 7 et ad 7 : Si le monde est éternel - et, en lui, l’espèce humaine -, alors il y a eu une
infinité de générations par lesquelles le père a engendré un fils. Or, c’est une règle absolue,
qu’on ne peut remonter à l’infini dans la série des causes. Il faut s’arrêter à un premier.
Saint Thomas répond en distinguant les séries causales essentielles ou verticales, où la cause
2 dépend essentiellement quant à son agir de la cause 1 (le soleil, l’arbre, l’oxygène) et les
séries causales accidentelles ou horizontales où la cause 2 ne dépend pas quant à son agir
de la cause 1 (la série des arbres). Selon lui, la règle de non-régression à l’infini ne vaut que
pour les séries causales essentielles et non pour les séries causales accidentelles que sont la
succession des générations.

140
Noter que saint Thomas fait sien cet argument dans le contexte d’In Symbolum, n° 880.
141
Cf. Ia, q. 10, a. 1.
* arg. 8 (argument tiré d’Algazel) et ad 8 : Si le monde et les générations ont toujours été,
alors il y a une infinité d’hommes qui nous précède. Or, si l’âme humaine est immortelle, il
existe actuellement une infinité réelle en acte d’âmes séparées. Or, l’infini en acte est, pour
les médiévaux, une impossibilité absolue. Dans sa réponse, saint Thomas expose les
différentes solutions apportées à cet argument par les partisans de l’éternité. On peut tout
d’abord remettre en question, comme Algazel, l’axiome selon lequel une infinité actuelle est
impossible. On peut aussi prétendre que l’âme se corrompt avec le corps ou encore qu’à la
mort, les âmes individuelles se résorbent dans une âme spécifique unique. On peut encore
soutenir que les âmes sont en nombre fini mais entrent dans un cycle infini de
métempsycose. Saint Thomas est assez embarrassé et il fait valoir que ce problème est
particulier du moment qu’il ne concerne que l’espèce humaine. Pourquoi ne pas imaginer
dès lors que l’espèce humaine n’est apparue, dans cet univers éternel, qu’à partir d’un
142
moment donné ?
Dans la détermination de notre a. 2, le Docteur commun s’applique à établir deux
thèses connexes : 1°- il est impossible de démontrer que le monde n’a pas toujours existé,
2°- seule la foi nous fait tenir pour vrai que le monde a commencé.
Les réponses aux objections ont neutralisé les arguments particuliers des théologiens
hostiles à la possibilité d’un monde éternel, il reste maintenant à démontrer pourquoi ils ne
pouvaient pas être valables, pourquoi on ne peut pas démontrer le commencement. Saint
Thomas procède en deux temps : le commencement de l’univers ne s’impose ni à partir de
l’analyse de l’univers lui-même, ni à partir de sa cause qui est Dieu.
En effet, le principe de toute démonstration, c’est l’essence d’un être, sa quiddité.
Par exemple, l’homme est un animal rationnel, or tout animal est mortel, donc... Or
l’essence fait abstraction des déterminations spatio-temporelles parce que celles-ci relèvent
de l’existence concrète. C’est dans la mesure où elle existe que l’essence est situé hic et
nunc. D’elle-même, elle est un universel dont la nature est d’être toujours et partout.
Quand je dis « l’homme est un animal rationnel », cette définition vaut pour l’homme de
l’an 1000 comme pour l’homme de l’an 2000, pour le chinois comme pour le français. Par
conséquent, de même qu’il est impossible de déduire l’existence à partir de l’essence, de
même il est impossible de déduire une durée à partir d’une essence. Rien dans la définition
du monde n’implique qu’il ait une durée finie ou infinie.
On ne peut pas davantage établir démonstrativement l’adventicité du monde à partir
de sa cause. En effet, la cause ultime de l’existence du monde est la volonté de Dieu. Or, il y
a deux manières de connaître la volonté de Dieu : soit par démonstration, soit par
révélation reçue dans la foi. Par démonstration, je ne peux connaître que ce qui découle
nécessairement de ce que je sais de Dieu par la raison naturelle. Ainsi, que Dieu a une
volonté et que cette volonté a comme objet premier et nécessaire Dieu lui-même. Par
contre, je sais que la volonté de Dieu vis-à-vis de l’existence des créatures est libre, non
déterminée. Pas plus que je ne peux déduire ce que fera demain un être libre, je ne peux
déduire les décisions divines relatives aux créatures (et à leur durée). La volonté libre de
Dieu est insondable.
Reste donc que la décision divine relative à la durée des créatures nous soit connue
par révélation. Dès lors, il n’est pas impossible pour le théologien de s’interroger sur le
pourquoi de la création dans le temps, sur les raisons de convenance qui manifestent la
sagesse de Dieu à l’oeuvre dans sa liberté absolue, qui n’est pas liberté de caprice ou

142
Cf. De aeternitate, n° 310 et Cajetan, n° IX
143
d’arbitraire. Selon saint Thomas , la décision de Dieu de créer un univers fini en durée vise
ce bien qu’est la manifestation de la transcendance de son Auteur. Un univers fini dans le
temps met davanatge en relief la dépendance des créatures ainsi que la souveraine liberté
de Dieu. Un univers éternel pourrait abuser les esprits.

Les enjeux de ce débat sur l’éternité du monde sont considérables.


1°- Le premier enjeu est celui de l’articulation entre la physique, la métaphysique et la
théologie. Pour saint Thomas, la création - c’est-à-dire la dépendance radicale des créatures
par rapport à Dieu - est philosophiquement démontrable parce qu’elle nécessaire à
l’intelligence métaphysique du monde. Sur ce point, il est plus confiant qu’Albert ou certains
aristotéliciens radicaux qui ne sont pas loin de penser que la création relève du « miracle ».
Mais ont-ils su passer de la physique à la métaphysique ? Par contre, la création dans le
temps relève de la foi seule : la révélation - qui est l’objet de la théologie - va plus loin que la
raison philosophique mais elle ne la contredit pas.
2°- Dans le contexte historique du XIIIe siècle, la position de saint Thomas vise à favoriser
l’intégration de la philosophie aristotélicienne. En montrant que l’aristotélisme n’implique
pas de soi une vérité contraire à la foi, il laisse ouverte la possibilité d’un exercice autonome
de la nouvelle philosophie et de son assomption par la théologie.
3°- Dans cette controverse, Thomas défend aussi une certaine idée de l’apologétique
chrétienne. La réflexion chrétienne doit faire droit aux exigences propres de la rationalité
philosophique et ne pas se complaire dans la solution de facilité qui consiste soit à tout
ramener au plan théologique, en jugeant d’une théorie philosophique par ses conséquences
théologiques, soit à s’accommoder d’arguments simplement probables - valables certes en
théologie mais non en philosophie -, parce que, de toute façon, la solution se joue sur un
autre plan. Cette « politique », estime Thomas, est catastrophique : « Certains de ces
arguments sont si faibles, dit Thomas à la fin du De aeternitate, que par leur faiblesse ils
semblent conférer quelque probabilité à la partie adverse ». Elle est même un danger pour
la foi : « Il ne faudrait pas que quelqu’un, entreprenant de démontrer ce qui est de foi,
recoure à des raisons non nécessaires qui fournissent aux infidèles matière à dérision, s’ils
estimaient que c’est pour des raisons de ce type que nous croyons ce qui est de foi » (Ia, q.
46, a. 2).
4°- Enfin - et ce n’est pas le moindre paradoxe pour un théologien que ses adversaires
soupçonnent de naturalisme -, Thomas entend défendre la souveraine liberté de Dieu. Si la
question du commencement ne relève pas de la réflexion philosophique, si l’étude
métaphysique de l’univers laisse la question ouverte, c’est que la question du
commencement dépend de la seule initiative divine, laquelle ne nous est connue que par la
révélation. Ceux qui prétendent démontrer la nécessité d’un commencement du monde
rabaissent ce dogme de foi à une vérité d’ordre naturel et restreignent la libre initiative
divine144.

Il est clair que, par rapport aux débats du XIIIe siècle, les donnés du problème ont
aujourd’hui considérablement changés. La vision antique d’un cosmos stationnaire et
cyclique a cédé la place à une vision évolutive de l’univers : l’univers a une histoire, que
l’astrophysique tente de décrire. Ce changement dans la vision scientifique du monde a des

143
Cf. CG II, 38, n° 1149.
144
Cf. M. D. JORDAN, « The Controversy of the Correctoria and the Limits of Metaphyics », Speculum 57
(1982), p. 292-314
145
répercussions au plan proprement philosophique . Ainsi l’historicité de l’univers rend plus
difficile d’identifier l’univers à l’Etre absolu du matérialisme classique, même si une telle
opération demeure possible du moment qu’on substitue une philosophie du devenir à la
philosophie de l’être. Certains ont pensé que le modèle cosmologique d’un univers en
expansion indéfinie - modèle dit du Big bang - éliminait la possibilité théorique d’un monde
éternel et plaidait en faveur d’un commencement absolu et, par suite, d’une création. Mais
c’est aller trop vite en besogne et mélanger indûment les plans. A supposer qu’il y a
quelques (13) milliards d’années le monde ait été concentré dans un point de matière et
d’énergie primordiale, on ne voit pas ce qui permettrait d’affirmer que cet état représente
un commencement absolu. Rien n’interdit de poser comme hypothèse que cet état est le
résultat d’un état antérieur dont nous ne savons rien. On peut imaginer un cycle éternel de
condensations et d’expansions de l’univers. Bien plus, le physicien, dont la vocation est de
chercher l’explication des donnés physiques par d’autres donnés physiques, a le devoir
méthodologique de supposer un état physique antérieur. En effet, la création n’est pas une
catégorie physique, un principe d’explication physique. C’est une des grandes leçons de
saint Thomas dans ce débat.

145
Cf. C. TRESMONTANT, Sciences de l’univers et problèmes métaphysiques, Paris, 1976 (ch. 1)
Septième leçon : La diversité des créatures

L’univers créé par Dieu est tout à la fois un et multiple. Il est un d’une unité d’ordre :
toutes les créatures font « système », elles sont en lien les unes avec les autres ; surtout
elles ont en commun d’être et se trouvent par là référées à Dieu comme à un unique
principe et à une fin unique (q. 47, a. 3). Monothéisme et unité de l’univers sont
146
intrinsèquement liés . Il s’agit évidemment d’une unité ontologique et non pas
(nécessairement) d’une unité physique. A supposer qu’il y ait une pluralité d’univers
physiques, il n’en resterait pas moins vrai que ces univers auraient quelque chose en
commun, et donc une certaine unité, à savoir leur existence et leur dépendance vis-à-vis de
la source même de l’être qui est Dieu.
Mais cet univers un est aussi multiple. L’être qui fait son unité est aussi
intrinsèquement diversifié. Cette diversité est double : 1°- il y a la diversité des individus à
l’intérieur d’une espèce déterminée, qui est une diversité horizontale en ce sens que tous
les individus sont égaux au plan de leur participation à l’espèce (Sim n’est pas moins homme
que Schwarzenegger), 2°- il y a la diversité des espèces, qui est une diversité verticale,
hiérarchique, fondée sur la diversité des degrés de participation à la perfection de l’être. Ces
deux formes de diversité ne sont pas à égalité : la diversité matérielle est subordonnée à la
distinction formelle. En effet, sauf dans le cas de l’homme, la multiplicité des individus à
l’intérieur d’une même espèce a pour but la conservation de l’espèce, du type intelligible. La
distinction formelle est donc première et plus fondamentale par rapport à la distinction
matérielle. Elle peut même exister seule, comme c’est le cas dans le monde angélique.
Devant cette diversité, le métaphysicien et le théologien se posent la question :
quelle est la cause et la raison d’être de cette diversité des étants ? En particulier : est-elle
directement voulue par Dieu (septième leçon) ? Surgit aussitôt une autre question :
comment cette diversité, voulue par Dieu, s’est-elle mise en place ? Et ici, la réflexion
rencontre la question de l’évolution des espèces (huitième leçon).

Dans le Prologue de la q. 44, saint Thomas avait annoncé que, dans l’étude générale
de la procession des créatures, il envisagerait, après la production des créatures (q. 44-46),
le thème de la distinction des créatures. Cette expression renvoie en fait à une distinction
classique entre trois aspects de l’oeuvre décrite en Gn 1 : l’oeuvre de la création à
proprement parler, présupposée à toutes les autres ; l’oeuvre de la distinction qui
correspond aux trois premiers jours ; l’oeuvre de l’ornementation (ornatus) qui correspond
aux trois derniers jours.
La réflexion sur la distinction des créatures occupe les qq. 47 à 102, mais c’est dans la
q. 47 que saint Thomas traite en les prenant à la racine les questions métaphysiques
relatives à la diversité des créatures. Dans le textus receptus, la q. 47 compte trois articles.
Dans le premier, saint Thomas se demande si la diversité et la multiplicité des créatures
viennent de Dieu, c’est-à-dire sont directement voulues par Dieu. C’est le texte essentiel.
L’a. 2 en dégage une conséquence : l’inégalité des créatures (l’ange est supérieur à l’homme
et l’homme au gorille), parce qu’elle découle de leur diversité formelle, est, elle aussi,
voulue par Dieu.

146
Pour saint Thomas - q. 47, a. 3 - seuls les matérialistes qui ne posent aucun principe unificateur peuvent
envisager une pluralité de monde.
Ces thèses ne sont pas négligeables au plan théologique : non seulement l’Ecriture
attribue explicitement à Dieu l’oeuvre de la distinction : « Il distingua la lumière des
ténèbres... », mais elle affirme qu’au terme, Dieu vit que tout cela - c’est-à-dire les êtres
dans leur diversité - était bon.
Avant de rendre raison de la thèse : « la distinction et la multiplicité des choses
proviennent de l’intention du premier agent qui est Dieu », saint Thomas écarte deux
solutions insuffisantes : celles qui prétendent expliquer la diversité des êtres soit par la
seule matière soit par le seul jeu des causes secondes.
Pour le matérialisme de Démocrite, l’univers est composé d’atomes, inengendrés et
incorruptibles - donc éternels -, dont les combinaisons en nombre infini expliquent la
diversité des créatures. Ces combinaisons, dues à un mystérieux mouvement de la matière,
sont le fait du hasard, c’est-à-dire qu’elles ne renvoient pas en dernière analyse à une
intention, à une intelligence. Pour Anaxagore, l’univers est à l’origine une masse confuse
d’atomes mélangés mais, à un moment donné, l’Intellect ou Nous a provoqué un
mouvement - semblable à celui d’une centrifugeuse - qui a opéré la distinction de ces
atomes et produit la diversité des êtres.
Pour saint Thomas, la diversité matérielle n’offre absolument aucune explication de
la diversité formelle ou verticale pour la bonne et simple raison que le matérialisme
conséquent est un monisme qui nie la diversité formelle, la réduit à une illusion. Pour la
diversité horizontale, la diversité des individus à l’intérieur d’une même espèce, la diversité
matérielle offre une explication relative et subordonnée. En effet, si cette goutte d’eau n’est
pas cette autre goutte d’eau, c’est effectivement parce que la même forme, la même
structure, se réalise dans deux portions distinctes de matière quantifiée. Mais, la matière ne
peut pas être l’explication ultime. En effet, primo, la matière ne peut être une cause ultime
parce qu’elle est elle-même causée, co-créée (cf. q. 44, a. 2). Elle dépend - elle et ses
« propriétés » - d’une cause intelligente et libre. La diversité qui découle de la matière est
donc voulue par Dieu. Secundo, de même que la puissance est ordonnée à l’acte et se
définit et s’explique en fonction de l’acte, de même, la matière est ordonnée à la forme. La
diversité matérielle est donc voulue en vue de la diversité des formes. Ce n’est pas la
diversité matérielle qui explique la diversité des formes mais bien l’inverse. Si l’artiste
sculpte plusieurs statues, ce n’est pas parce qu’il dispose de plusieurs morceaux de bois,
mais c’est parce qu’il a plusieurs idées à communiquer qu’il s’est procuré plusieurs
morceaux de bois.
Serait-ce alors le jeu des causes secondes qui explique, à lui seul, la diversité des
créatures ? Avicenne l’a pensé. Pour lui, ainsi que nous l’avons déjà entrevu dans la
cinquième leçon, Dieu qui est absolument un et simple ne peut être la cause immédiate de
la diversité des créatures. Il se contente de causer - nécessairement - un premier être, la
première Intelligence, qui, à son tour, produit trois effets : la deuxième Intelligence, la
première sphère et l’âme de la première sphère, et l’univers se déroule ainsi de suite....
Saint Thomas adresse une double critique à cette théorie de l’origine de la diversité
par les seules causes secondes. Primo, elle ne vaut, éventuellement, que pour les êtres qui
viennent à l’existence par manière de génération. Pour les êtres qui sont directement créés
par Dieu (les corps célestes et les anges), aucune cause seconde n’intervient (cf. q. 45, a. 5),
de sorte que leur distinction relève directement de l’intention de Dieu. Secundo, la diversité
organique des étants qui compose l’univers est un bien, un « plus être » par rapport à la
simple sommation des biens individuels - nous allons y venir. Or, si cette diversité n’est pas
directement voulue par la Cause première, par l’Intelligence organisatrice, alors la « cause »
de ce bien ne pourra être que le hasard, la rencontre fortuite de deux séries causales
secondes distinctes. Par exemple, si la victoire résultait de la rencontre en un point P de
deux divisions alliées qui ne se seraient d’aucune manière concertées pour s’y retrouver,
alors la victoire serait due au hasard. Par contre, elle ne le serait pas si les deux généraux,
tout en ignorant chacun la position et l’itinéraire de l’autre, obéissaient à l’itinéraire tracé
par le maréchal, qui lui domine la situation. De même, s’il y a un ordre général de l’univers,
il ne peut venir que de la cause générale de l’univers et pas des causes particulières,
sectorielles.
Ayant écarté ces solutions insuffisantes, saint Thomas développe sa propre pensée :
la diversité des créatures est directement pensée et voulue par la Cause première qui est
Dieu et il s’efforce d’en montrer la convenance.
« En effet, Dieu a produit les choses dans l’être pour que sa bonté soit communiquée
aux créatures et représentée par elles [cf. q. 44, a. 4]. Et comme elle ne peut être
suffisamemnt représentée par une seule créature [car la créature est finie et la bonté divine
infinie], il a produit des créatures multiples et diverses. Ainsi ce qu’il manque à l’une pour
représenter la bonté divine, l’autre y supplée. Car la bonté, qui est en Dieu sur le mode de la
simplicité et de l’uniformité, est chez les créatures sur le mode de la multiplicité et de la
distinction. Ainsi l’univers en sa totalité participe plus parfaitement à la bonté divine et la
représente plus parfaitement [ce qui ne signifie pas qu’il soit la parfaite image de Dieu] que
quelque autre créature que ce soit. »
Les objections font toutes valoir que l’effet produit par Dieu dans les différents
ordres de causalité (efficiente, exemplaire et finale) ne peut être qu’unique. Ainsi l’arg. 1 se
réfère au célèbre axiome : « De l’un ne peut sortir que l’un (Ex uno non fit nisi unum) », qui
est le principe clé de l’avicennisme. Admettre que Dieu est la source directe et immédiate
d’une multiplicité, reviendrait à poser, en vertu du principe de la ressemblance entre la
cause et l’effet, la préexistence en Dieu d’une certaine multiplicité. Or cela est absolument
impossible147.
Dans sa réponse, saint Thomas conteste la valeur universelle de ce principe. Il faut,
en effet, comme pour le problème de l’éternité du monde (cf. q. 46, a. 1), distinguer l’agent
naturel et l’agent volontaire. L’erreur fondamentale de l’émanatisme est d’ignorer la
dimension personelle de l’action divine et de la réduire à une action mécanique, naturelle.
L’agent naturel agit par sa forme substantielle et, comme celle-ci est unique, ne produit
qu’un seul type d’effet, toujours le même : un pommier ne peut produire que des pommes.
Par contre, l’agent volontaire agit en fonction de la pluralité des formes intelligibles
présentes dans l’intelligence. La racine de la diversité des créatures se trouve bien en Dieu,
à savoir dans son intelligence qui pense sur le mode de l’unité la pluralité des partcipations
possibles à sa perfection, ce qu’on appelle les Idées divines (cf. q. 15). Comme le Verbe est
le lieu des Idées, on comprend qu’à la fin de la détermination, saint Thomas approprie
l’oeuvre de la distinction, oeuvre de sagesse s’il en est, au Verbe de Dieu.
La deuxième objection est du même type : la copie doit ressembler au modèle. Or le
Modèle est absolument un. Donc la copie est unique. Saint Thomas apporte une double
réponse. Primo, la copie est effectivement unique lorsqu’elle représente parfaitement le
modèle. A supposer qu’un artiste parvienne à exprimer parfaitement dans une seule oeuvre
tout ce qu’il porte en lui, tout ce qu’il a à dire, il n’aurait plus aucune raison de se remettre à

147
Cf. AVICENNE, Métaphysique du Shifa, IX, ch. 4 (tr. G. Anawati, p. 138) : « Si en effet de lui résultent
nécessairement, d’une façon simultanée deux choses de constitution distincte, ou deux choses distinctes [...],
alors ce qui en résulterait proviendrait de deux aspects dans son essence ».
l’ouvrage. Et c’est pourquoi - note au passage l’Aquinate - l’image incrée, c’est-à-dire le Fils,
qui est parfaite est nécessairement unique. Mais, justement, la création n’est pas une
génération, précisément parce que - nous l’avons déjà fait observer - la fécondité de Dieu
s’exprime parfaitement dans les processions trinitaires. Aucune créature n’est la parfaite
image de Dieu, de sorte qu’il convenait de multiplier les images en leur diversité pour mieux
représenter le Modèle. Secundo, le modèle est lui-même déjà de quelque manière
« multiple », puisque les Idées divines sont multiples.
Avec l’arg. 3, nous passons à la cause finale. Le moyen doit être proportionné à la fin.
A fin unique, moyen unique. La bonté divine, fin de la création, étant unique, le moyen
d’atteindre cette fin - la créature - est donc unique. A quoi, saint Thomas répond que
lorsque le moyen est parfaitement adapté à la fin, il est unique, mais lorsqu’il n’est pas
absolument proportionné, alors il faut multiplier les moyens. Un peu comme dans l’ordre
spéculatif, lorsque l’argument utilisé pour conclure (le medium) est parfait, il emporte
aussitôt l’adhésion et procure une connaissance parfaite, scientifique. Mais si l’argument est
seulement probable, il faut alors multiplier les arguments. Encore n’arrive-t-on qu’à une
opinion.

La diversité verticale des créatures entraîne leur inégalité. En effet, qui dit distinction
formelle, dit nécessairement inégalité ontologique. Pour que B soit différent de A, il faut au
moins qu’il y ait en B une perfection positive qui n’appartient pas à A ou en A une perfection
positive qui n’appartient pas à B. Les espèces (je parle de l’espèce au sens métaphysique : le
type intelligible) sont ainsi comme les nombres : elles forment une série ordonnée. Par
exemple, dans l’ordre physique, il y a d’abord les éléments simples, puis les mixtes, puis les
végétaux, puis les animaux, eux mêmes plus ou moins parfaits... Puisque l’a. 1 a montré que
la distinction verticale était pensée et voulue par Dieu, il s’ensuit que l’inégalité - essentielle
à l’ordre de l’univers - est, elle aussi, pensée et voulue par Dieu. Saint Thomas, dans l’a. 2
n’a pas de mal à établir que la cause de l’inégalité des créatures, qui contribue à la bonté de
l’univers, à son harmonie, qui exige la différence, est la sagesse de Dieu.
En fait, s’il consacre un article particulier à une question déjà réglée théoriquement,
c’est surtout pour réfuter une explication de l’inégalité des créatures qui lui semble erronée
: celle d’Origène148.
La position d’Origène est - selon saint Thomas - réactive149. Elle entend faire pièce
aux hérétiques manichéens. Ceux-ci, constatant l’inégalité qui existe entre les êtres, tant
dans l’ordre physique (il y a des corps lumineux et des corps obscurs) que dans l’ordre
humain (il y a des gens qui naissent chrétiens et d’autres qui naissent païens), en
concluaient à l’existence de deux principes contraires : un principe bon et un principe
mauvais. Prises dans ce champ de forces entre ces deux pôles, les créatures se répartissent
inégalement, selon le dosage en elles des élements bons et des éléments mauvais.
Là contre, Origène prétend que Dieu a créé toutes les créatures rationnelles
absolument égales. C’est en fonction de leur libre choix - de leur mérite ou de leur démérite
- qu’elles se sont faites anges, hommes ou démons. Quant au monde corporel, il n’entre pas
dans le projet de la première création mais il a été créé dans un second temps pour servir
de prison aux âmes pécheresses. Bref, l’inégalité des créatures n’a pas été directement
voulue par Dieu, mais elle est la conséquence du choix opéré par les créatures spirituelles.

148
Cf. Traité des principes, I, 6 et 8 ; II, 9.
149
Cf. aussi CG, II, 44.
Pour saint Thomas, cette explication heurte de front le dogme chrétien de la bonté
foncière de l’univers matériel. « Dieu vit tout ce qu’il avait fait et cela était très bon ». le
monde matériel n’a pas été créé pour punir l’homme mais pour manifester la bonté et la
gloire de Dieu.
Dira-t-on que Dieu - puisqu’il est absolument bon - devait faire que chaque créature
ait le maximum de bonté, en sorte qu’elles seraient toutes égales (arg. 1) ? Saint Thomas
répond que la bonté optimale - secundum modum creaturae - appartient à l’univers comme
150
tel et non pas directement à chacune de ses parties considérée individuellement. Chaque
partie est la meilleure quant à son rapport au tout. Mais un organisme doit être différencié
et donc intègre une inégalité essentielle. Voilà pourquoi, selon saint Thomas, il dit à propos
de chaque créature que Dieu vit que cela était bon, tandis qu’au terme, devant l’univers
différencié, il vit que cela était très bon.
Mais, insiste Origène, justice rime avec égalité. La justice consiste à donner à égalité
aux égaux et inégalement aux inégaux. Or, dans la création, il n’y a pas d’inégalité
antérieure à l’acte créateur. Il n’y a donc pas de raison de donner inégalement, de créer les
choses dans un statut d’inégalité (arg. 3). A quoi saint Thomas répond que, dans la création,
l’inégalité n’est ni un châtiment ni une récompense, mais qu’elle est voulue pour la
perfection du tout. Ce n’est pas parce que le toit du garage est en tôle et que les fondations
sont en bêton que le toit est différent des fondations. C’est parce que le bien du garage,
bien du tout, exige que le toit soit léger et les fondations solides que la tôle est placée en
haut et le bêton en bas.

150
Sur la question du « meilleur des mondes possibles », cf. Ia, q. 25, a. 6.
Huitième leçon : Création et évolution

La foi chrétienne tient que la riche diversité des créatures est voulue directement par
Dieu pour manifester sa gloire. Pourtant nous savons aujourd’hui qu’elle n’a pas été donnée
à l’origine telle que nous pouvons la constater autour de nous. Les sciences de la nature
nous apprennent en effet que la diversité spécifique des êtres s’est mise en place de façon
progressive. Il y a eu évolution.

I. La problématique de l’évolution

L’« évolution » renvoie à plusieurs réalités qu’il importe de bien distinguer :


* L’évolution est d’abord une théorie scientifique, c’est-à-dire une interprétation globale
(conforme à la tendance naturelle de l’esprit) visant à rendre raison de faits
scientifiquement établis selon diverses approches scientifiques (paléontologie, biologie,
génétique...). Ainsi, pour expliquer la diversité - synchronique et diachronique - des espèces,
la théorie de l’évolution postule que ces espèces se sont transformées progressivement -
d’où le terme de « transformisme » donné généralement comme synonyme
d’évolutionnisme - et engendrées sans discontinuité les unes les autres, à partir des plus
simples d’entre elles jusqu’aux plus complexes. Les ressemblances actuelles entre les
espèces renvoient donc à l’existence d’un ancêtre commun.
Cette théorie est appliquée à des domaines plus ou moins larges : depuis la diversité
des races à l’intérieur d’une espèce jusqu’à la diversité générale des organismes vivants,
rattachée, sans discontinuité, à un organisme vivant originel, et même jusqu’à l’ensemble
des réalités physiques : du Big Bang à Claudia Schiffer ou Bill Gates (selon l’idée que l’on se
fait de la nature du stade ultime)151 !
* La théorie scientifique de l’évolution est difficile à abstraire des philosophies de l’évolution
qui l’accompagnent. En effet, l’évolution engage assez directement une réflexion
philosophique. Non seulement parce que le fait même de l’évolution invite à une réflexion
métaphysique sur son « sens », mais aussi parce que l’explication des processus de
l’évolution met en oeuvre des notions qui ont (nécessairement ?) partie liée à la philosophie
de la nature, comme le hasard, la nécessité, la finalité152.
* Enfin, l’évolution désigne un paradigme philosophique totalitaire, une structure de
pensée, qui, débordant indûment son cadre restreint d’élaboration, est extrapolé, appliqué
à tous les domaines de la réalité, à l’ordre moral, par exemple, dont les lois ne sont pourtant
pas celles de l’ordre biologique. Ainsi, la vie des sociétés est interprétée en fonction de la
vulgate évolutionniste : les groupes sociaux les mieux adaptés au progrès vont se
développer, tandis que les autres sont condamnés d’avance ; les peuples forts ont besoin
d’un espace vital ; l’évolution des moeurs est inéluctable, s’y opposer relève du suicide...

151
Sur les aspects scientifiques de la théorie de l’évolution, cf., entre bien d’autres, M. DELSOL, L’évolution
biologique en vingt propositions. Essai d’analyse épistémologique de la théorie synthétique de l’évolution, Paris
- Lyon, 1991, et, pour un regard critique sur les difficultés de la théorie, M. DENTON, Evolution, Une théorie en
crise, Paris, 1988. Un dossier d’initiation, L’évolution, Résurrection 80-91 (1999).
152
Dans son Message à l’Académie pontificale des Sciences, 22 octobre 1996 [DC 93 (1996), p. 951-953], Jean-
Paul II voit dans cette diversité des philosophies de la nature une des causes de la diversité des théories de
l’évolution : « Plus que de la théorie de l’évolution, il convient de parler des théories de l’évolution. Cette
pluralité tient, d’une part, à la diversité des explications qui ont été proposées du mécanisme de l’évolution, et,
d’autre part, aux diverses philosophies auxquelles on se réfère ».
e
Inutile de rappeler combien la théorie de l’évolution a, depuis le milieu du XIX siècle,
bouleversé la vie des croyants. Tout d’abord, elle a discrédité la lecture naïve des récits
bibliques des origines qui avait cours et qui semblait liée à la substance même de la foi.
L’athéisme militant a profité de cette destabilisation d’une vision du monde jusque là liée (à
tort) à la foi pour mettre l’homme moderne en demeure de choisir entre la science et la
religion. Mais cette épreuve a été pour les chrétiens l’occasion de mieux définir la nature de
la Révélation biblique. Ensuite - et peut-être surtout - la théorie de l’évolution, en
soulignant la continuité entre le règne animal et l’homme (« l’homme descend du singe »), a
ébranlé certaines représentations qui soutenaient jusque là la conviction chrétienne que
l’homme est un être absolument à part, jouissant d’une dignité à nulle autre pareille. Le
matérialisme, dont le propre, selon A. Comte, est d’expliquer le supérieur par l’inférieur (ce
qui pourrait donner lieu à une analyse psychologique et morale assez piquante du
matérialisme comme dépréciation ou haine de soi), semblait avoir trouvé dans l’évolution
une arme absolue contre le spiritualisme.
Cela dit, après les réserves et les anathèmes du début - qui s’expliquent par la
prudence coutumière de l’Eglise face à la valse des hypothèses scientifiques et surtout par
l’usage idéologique que le matérialisme agressif faisait abusivement de la théorie de
l’évolution - un lent travail d’assimilation s’est opéré. Dans un message de 1996, le pape
Jean-Paul II a reconnu que la théorie de l’évolution était « plus qu’une hypothèse »153. Non
seulement la théorie de l’évolution n’apparaît plus incompatible avec une philosophie et
une théologie chrétiennes, purifiées de certaines représentations accidentelles liées à des
154
visions du monde périmées , mais certains auteurs (Teilhard de Chardin, Tresmontant...)
ont même développé une apologétique originale fondée sur l’évolution : l’idée d’un univers
en évolution rendrait, selon eux, plus manifeste à l’intelligence l’action de Dieu que ne
pouvait le faire celle d’un univers fixiste et éternel.

II. Les ressources de la tradition doctrinale chrétienne

Assimilation n’est pas révolution et, si l’évolution appelle de la part des penseurs
chrétiens un effort réel d’intégration, elle n’oblige pas à repenser du tout au tout la
tradition doctrinale chrétienne. En effet, la philosophie chrétienne doit tenir compte des
résultats des sciences expérimentales, mais elle n’est pas pour autant inféodée à ces
sciences ; elle n’a pas à se mettre à leur remorque. Elle dispose en effet de ses principes
propres d’explication du réel qui ne sont pas en fonction directe de l’état des sciences à un
moment donné.
Je propose ici quelques principes d’intégration de ce donné nouveau dans la
philosophie chrétienne à la lumière de saint Thomas d’Aquin155. Certes, l’Aquinate n’a

153
JEAN-PAUL II, Message cité.
154
J. DE FINANCE, art. cit. à la note suivante, surtout p. 423-430, propose de distinguer chez un auteur
métaphysique et vision du monde.
155
Pour une philosophie thomiste de l’évolution, on peut consulter : L.-E. OTIS, La Doctrine de l’évolution, II.
Un point de vue philosophique et théologique, Montréal, 1950 ; J. MARITAIN, « Vers une idée thomiste de
l’évolution, Première approche », Nova et vetera (1967), p. 87-136 ; E. BAILLEUX, « Thomisme et évolution »,
Revue thomiste 68 (1968), p. 583-603 ; E. GILSON, D’Aristote à Darwin et retour, Paris, 1971 ; M.-J. NICOLAS,
Christianisme et évolution, De Teilhard de Chardin à saint Thomas d’Aquin, Paris, 1973 ; J. DE FINANCE,
« Vision du monde et métaphysique. Une philosophie qui se veut thomiste peut-elle accueillir l’évolution ? »,
Gregorianum 63 (1982), p. 419-451 ; J.-M. VERNIER, Théologie et métaphysique de la création chez saint
Thomas, Paris, 1995, p. 275-328 ; J.-M. MALDAME, « Evolution et création, La théorie de l’évolution : ses
rapports avec la philosophie de la nature et la théologie de la création », Revue thomiste 96 (1996), p. 575-616.
aucune idée d’une évolution des espèces. Il est « fixiste », moins par principe que par
ignorance totale des faits qui auraient pu lui suggérer l’idée d’une évolution. Il croyait,
comme tous ses contemporains, que le monde avait été créé quelques trois mille ans avant
J.C. On trouve pourtant chez lui trois sortes de doctrines qui peuvent éclairer indirectement
une réflexion sur l’évolution. Les premières concernent la manière de lire les premiers
chapitres de la Gn ; les secondes l’analyse philosophique de certains processus biologiques
qui présentent quelque analogie avec l’évolution et qui pourraient fournir des éléments
utiles pour une compréhension de l’évolution ; les troisièmes, plus fondamentales,
énoncent certains principes fondamentaux de philosophie de la nature ou de métaphysique
qui pourraient fournir les cadres généraux d’une philosophie de l’évolution.
156
A. Lire les récits de la création
.
La lecture thomiste de la Genèse se veut, à juste titre, littérale, au sens où elle
entend dégager avant tout ce qu’a voulu enseigner l’auteur sacré. Mais elle n’est pas
littéraliste, puisque l’intention de l’auteur sacré n’est pas nécessairement de donner pour
vraie la lettre même du texte qui transmet son enseignement157.
Concernant le processus de la première création, saint Thomas insiste sur la légitime
diversité d’interprétation de la Bible. Il connaît et respecte l’explication littéraliste de la
plupart des Pères mais, dans son Commentaire des Sentences, ne cache pas sa préférence
pour l’interprétation de saint Augustin - haec opinio plus mihi placet : les six jours ne sont
pas des jours réels mais un procédé narratif pédagogique qui permet d’expliciter en
recourant à la successivité temporelle la diversité de ce qui est créé simultanément au
commencement. Les « premières créatures » sont les substances spirituelles, les corps
célestes et les éléments (eau, terre...). Comme elles présentent trois aspects, on distingue
dans leur création comme trois « moments » qui sont des moments de nature et non des
158
moments chronologiques : l’oeuvre de la création proprement dite dont l’effet est la
réalité informe, l’oeuvre de la distinction (les trois premiers jours), qui correspond au don
des formes substantielles propres à chaque réalité et qui les constituent dans leur
perfection première, enfin l’oeuvre de l’ornementation159 (les trois jours suivants), qui
correspond à la mise en place des réalités affectées par le mouvement (luminaires,
animaux...).
Pour saint Augustin, ni les plantes, ni les animaux n’ont toutefois été créés au
premier instant (donc ni au troisième ni au cinquième jour) : Dieu a seulement déposé dans
la création des « vertus séminales », des sortes de germes, qui n’éclosent qu’au cours du
temps sous l’action providentielle de Dieu. L’opus propagationis prend la relève de l’opus
creationis : il y a mise en place progressive de l’oeuvre divine160.

156
Saint Thomas n’a pas commenté la Genèse, mais les qq. 65-74 de la Ia pars de la Summa theologiae
constituent un commentaire du premier récit de la création, pétri de patristique et soucieux d’intégrer la science
de son temps. Ces questions, généralement négligées, sont riches d’une méthodologie théologique qui n’a rien
perdu de son intérêt. Cf. aussi In II Sent., d. 12, q. 1.
157
Ainsi, pour saint Thomas, la lecture augustinienne est littérale et non mystique (In II Sent., d. 12, q. 1, a. 3),
même si, en apparence, les autres lectures sont plus conformes à la lettre (In II Sent., d. 12, q. 1, a. 2).
158
Cf. Ia, q. 70, a. 1.
159
Le terme d’ornatus renvoie à Gn 2, 1 où il est dit que « les cieux et la terre furent achevés avec toute leur
armée [en latin : cum omnis ornatus eorum] ».
160
La doctrine des raisons séminales a été très diversement interprétée. Pour L.-E. OTIS, op. cit., p. 173-227, la
doctrine de saint Augustin s’accorde parfaitement avec l’évolution et est reprise par saint Thomas. Pour E.
GILSON, Introduction à l’étude de saint Augustin, p. 260 ss, le sens profond de la théorie augustinienne des
B. Deux théories de philosophie de la vie

La théorie de la génération spontanée161, si elle est manifestement périmée, montre


que saint Thomas n’excluait pas l’idée que certaines formes de vie, rudimentaires il est vrai,
puissent sortir de la matière inanimée sous l’action de certaines causalités naturelles
d’ordre supérieur (les corps célestes).
Saint Thomas, pour différents motifs, s’est intéressé de très près à l’analyse
162
philosophique de l’embryogenèse . Or, les sciences contemporaines attirent l’attention
sur l’analogie entre l’ontogénèse et la phylogenèse. Tout ce passe comme si l’embryion
reparcourait pour son propre compte le processus entier de l’évolution. Selon l’Angélique,
lorsque Mirza et Mirzette engendrent Milou, l’oeuf fécondé traverse, au plan
philosophique, deux étapes. Il vit d’abord d’une vie végétative (manifestée par les fonctions
d’assimilation vitale et de croissance) et, comme, en bon aristotélisme, le vivant doit avoir
un principe interne de vie, on en conclut qu’il possède à ce moment là une âme végétative.
Ensuite, lorsque les organes des fonctions animales (locomotion, sensation) sont
suffisamment développés, alors l’âme végétative est détruite et cède la place à une âme
animale tirée des potentialités de la matière. Il y a donc succession des formes selon l’ordre
de la perfection. Certes, Milou n’est pas d’abord une plante puis un animal. Non, il est, dès
sa conception, un animal « virtuel » qui vit d’abord d’une vie végétative grâce à une âme
transitoire appelée à disparaître. Quel est le moteur de cette « évolution »163 ? C’est, pour
saint Thomas, l’âme des parents dont dérive une vertu qui réside à la manière d’un
dynamisme, d’une motion transiente (comme la grâce dans les sacrements) dans la
semence et l’utilise comme un instrument pour aboutir à la génération.
Si intéressantes que soient ces remarques, elles restent trop ponctuelles. Une
approche thomiste de l’évolution ne peut être un simple raccommodage, mais elle doit
remonter aux principes fondamentaux de la philosophie. Deux d’entre eux s’avèrent ici
précieux.

C. Deux principes métaphysiques

Le dynamisme des êtres vers la perfection. Pour autant qu’elle participe à l’esse,
toute réalité tend naturellement vers un plus-être. En effet, l’acte est limité, contracté par la
puissance qui le reçoit, mais de soi il « aspire » à une extension plus grande. Comme le
ressort comprimé dans une boite tend à se dilater et se dilate de fait dès lors qu’on soulève
le couvercle. L’esse, acte des actes, qui est limité par les essences, garde en quelque sorte la
nostalgie de la plénitude selon laquelle il se réalise en Dieu. Ce dynamisme se manifeste
dans l’action qui est recherche d’un plus-être, mais aussi dans une sorte de dépassement
des limites spécifiques : « C’est parce que chaque être de la nature tend vers la similitude

raisons séminales est, à la vérité, fort opposé aux convictions de saint Thomas, puisqu’il s’agit en fait d’éliminer
« tout soupçon d’une efficace créatrice quelconque dans l’activité de l’homme et des autres êtres créés ». Ce qui
sape tout authentique évolutionnisme. Pour une approche historique de la question, cf. les notes de la BA sur les
principaux passages du de Genesi ad litteram.
161
Cf., par exemple, Ia, q. 45, a. 8, ad 3.
162
Cf. CG, III, 22 ; Ia, q. 118, a. 2... la question de l’embryogenèse est directement liée au problème de l’unicité
de la forme substantielle dont on sait l’importance pour saint Thomas.
163
Cf. Ia, q. 118, a. 1.
divine qu’il tend [...] vers un degré de perfection supérieur, transnaturel au regard de sa
164
nature propre . ».
La matière elle-même est habitée par ce dynamisme qui la fait tendre vers une
actualisation plus parfaite, c’est-à-dire qu’elle aspire à être informée par les formes
supérieures. Or, la forme naturelle la plus haute est celle de l’homme, qui forme l’horizon
de l’univers spirituel et physique. Aussi saint Thomas dit-il que « l’homme est la fin de tous
les processus de la génération »165.
La dignité des causes secondes. Pour saint Thomas, une cause est parfaite lorsqu’elle
peut produire et produit de fait non seulement un autre être mais une autre cause. Aussi la
toute-perfection de Dieu consiste-t-elle à communiquer cette forme parfaite d’être qu’est
d’être cause. Dieu ne créé pas des illusions mais des causes et des causes, qui, pour être
secondes, n’en sont pas moins efficaces. C’est pourquoi, aux antipodes de tout
occasionalisme, saint Thomas est extrêmement soucieux de laisser aux créatures le
maximum d’autonomie possible. Ce souci apparaît clairement, à l’intérieur même du traité
de la création, à l’a. 8 de la q. 45 : « La création vient-elle se mêler aux oeuvres de la nature
166
et de l’art ? », qu’il nous faut examiner de plus près.
Les processus naturels, c’est-à-dire l’activité des êtres physiques, aboutissent à
l’apparition de formes nouvelles (accidentelles ou substantielles). Nouvelles, non pas au
plan du type spécifique, mais nouvelles au plan individuel. Lorsque Milou est conçu, une
167
nouvelle forme canine individuelle apparaît qui n’existait pas auparavant . Mais d’où
« sortent » donc ces formes nouvelles ? Certains pensent résoudre le problème en le niant :
en fait, il n’y a aucune nouveauté réelle. Les formes qui apparaissent au cours du temps ne
sont pas nouvelles, mais elles étaient simplement cachées dans la matière et en sont
dégagées progressivement168.

« D’autres, poursuit saint Thomas, ont affirmé que les formes étaient données ou
causées par un agent séparé [de la matière], par manière de création. Et, de ce point
de vue, la création vient s’adjoindre à toute opération de la nature. »

Dans ce cas, les causalités naturelles se contentent de disposer la matière à recevoir une
forme mais elles ne peuvent la donner elles-mêmes. La forme est donc créée par un agent
extérieur à la nature.

164
J. MARITAIN, art. cit., p. 93.
165
C’est pourquoi, selon Maritain, l’évolution ne peut aller plus loin que l’homme. Là, elle a atteint son but.
166
Texte parallèle : Q. de pot., q. 3, a. 8
167
Il en va de même avec l’activité artistique (entendons : l’activité productrice) des êtres intelligents. Elle se
traduit par l’apparition de formes accidentelles nouvelles. La forme accidentelle individuelle que revêt ce bloc de
marbre n’existait pas avant Rodin.
168
Dans le De pot., saint Thomas attribue cette opinion à Anaxagore tel qu’il le connaît à travers Aristote
Physique, I, 4 : « Autre principe d’Anaxagore : les contraires s’engendrent les uns les autres ; ils préexistaient
donc les uns dans les autres ; en effet, il faut que tout engendré provienne ou d’êtres ou de non-êtres [...]. Dès lors
reste, pour eux, que la génération ait lieu nécessairement à partir d’êtres et d’êtres préexistants, mais qui, par la
petitesse de leurs masses, échappent à nos sens. par suite, ils disent que tout est mêlé dans tout, parce que
l’expérience leur montrait que tout était engendré de tout. » On pourrait aussi rapprocher cette doctrine d’une
certaine conception augustinienne des raisons séminales. Mais, rétorque saint Thomas, cette position vient de la
méconnaissance de la distinction entre la puissance et l’acte et donc de l’incapacité à concevoir un autre type
d’être que l’être en acte. On s’imagine alors que les formes étaient en acte dans la matière mais cachées. Ce qui
est impossible pour de multiples raisons, en particulier parce que la matière est par définition pure puissance et
ne contient donc rien en acte.
Cette théorie découle de l’extrincésisme platonicien. Le monde sensible n’a pas
suffisamment de consistance pour être le lieu d’une véritable causalité. Toute causalité
implique l’intervention d’une cause supra-mondaine - ce qui conduit logiquement à
l’occasionnalisme. Saint Thomas vise plus directement la théorie avicenienne du « Donneur
169
de formes » . Cette théorie - qui s’applique aussi bien à l’ordre ontologique qu’à l’ordre
noétique - prétend que l’Intellect agent séparé donne aussi bien les formes substantielles à
la matière que les formes intelligibles à l’intellect possible. La nature d’un côté et
l’imagination de l’autre se contentent de préparer le terrain à la réception des formes.
Saint Thomas réfute souvent cette théorie en faisant valoir qu’elle est incapable de
rendre compte de la ressemblance entre l’agent naturel et son effet : si l’agent naturel
n’était pas la cause réelle de l’effet, on ne voit pas pourquoi l’effet porterait sa
170
ressemblance . Mais la cause profonde de cette erreur est la méconnaissance de ce qu’est
la forme. « La forme d’un corps physique n’est pas une réalité subsistante, mais ce par quoi
quelque chose est », c’est-à-dire un principe d’être. Ce qui subsiste - c’est-à-dire ce qui
exerce pour son propre compte l’acte d’être -, c’est la substance, le composé comme tel. La
forme substantielle n’a donc pas un être qui lui serait propre et qui serait distinct de l’être
du corps. Elle ne tombe pas du ciel mais est éduite de la matière, au sens où le jeu des
causalités matérielles permet d’expliquer l’apparition d’une structure. L’apparition d’une
forme substantielle nouvelle n’est donc pas l’apparition d’un étant nouveau, qui exigerait
une création. Elle est l’effet de la nature. Comme l’activité naturelle s’exerce sur une réalité
préexistante, elle n’est pas une création.
Je tire deux conclusions de cet a. 8 de la q. 45. D’une part, au plan de l’histoire des
doctrines, il manifeste que, si saint Thomas, dans ce traité de la création, emprunte
beaucoup à la tradition platonicienne et néoplatonicienne (doctrine de la participation, de
l’exemplarité...), il la leste de tout le « naturalisme » aristotélicien et en évacue
l’extrincésisme. D’autre part, au plan doctrinal, il marque la dictinction nette entre la
causalité prédicamentale (celle des êtres de la nature) et la causalité transcendantale (celle
de Dieu). Tout en affirmant la dépendance radicale de la nature par rapport à Dieu au plan
transcendant, il pose les fondements de l’autonomie et de la consistance propre de l’ordre
naturel171.
Mais alors, puisque saint Thomas accorde aux causalités créées le maximum qu’il
croit pouvoir leur accorder, puisque l’apparition de nouveaux individus à l’intérieur des
espèces s’explique suffisamment par le jeu des causes naturelles, soutenu, à un autre plan,
par la causalité divine, pourquoi ne pas étendre ce principe à un nouveau champ
172
d’application, insoupçonné par saint Thomas : celui de la production de nouvelles espèces
?

169
« Cet agent surnaturel, précise saint Thomas en Q. de pot., est celui que Platon a posé comme le ‘donneur de
formes’. Avicenne a dit qu’il était la dernière intelligence parmi les substances séparées. Certains modernes qui
les suivent prétendent que c’est Dieu. » Cf. aussi In II Sent., d. 27, q. 2, a. 3, où saint Thomas mentionne aussi
Thémistius. Platon apparaît donc comme l’initiateur de cette théorie. Certes, on ne trouvera pas telle quelle chez
Platon l’expression de « donneur de formes ». C’est Averroès - In Met, VII, comm. 31 (VIII, 180 K) - qui lui
attribue explicitement cette position. Pour Avicenne, cf. Métaphysique, IX, 5. Quant aux moderni - des theologi
précise saint Thomas en In II Sent., d. 27, q. 2, a. 3 -, qui suivent Platon et Avicenne et identifient le Donneur de
formes à Dieu lui-même, il s’agit des penseurs chrétiens du début du XIIIe siècle pour lesquels Gilson a forgé le
terme d’augustinisme avicennisant.
170
Cf. aussi tout l’arsenal d’arguments que saint Thomas déploie en CG III, 69 contre l’occasionalisme.
171
Cf. J. AERTSEN, Nature and Creature..., p. 319 ss.
172
Cf. J.-H. NICOLAS, Synthèse dogmatique, II, p. 99 : « Cela saint Thomas l’avait vu et fortement dit pour tout le
domaine où il pouvait voir s’étendre la causalité créée, c’est-à-dire la production incessante de nouveaux
III. Une philosophie de l’évolution.

A partir de ces ressources de la tradition, comment rendre compte


philosophiquement de l’évolution ? Il faut d’abord poser correctement le problème qui est
celui de la possibilité philosophique du passage d’une espèce à une autre et des modalités
de ce passage. Pour la clarté du propos, distinguons l’espèce au sens ontologique et l’espèce
173
empiriologique, c’est-à-dire au sens de la biologie expérimentale . L’espèce au sens
ontologique est une certaine perfection, un aspect déterminé de la perfection de l’être, un
type intelligible immuable qui exprime une Idée divine, c’est-à-dire une manière originale de
participer à la perfection de Dieu. A ce type intelligible qui se réalise dans la matière, nous
n’avons pas d’accès intellectuel direct. Il nous faut partir des effets sensibles de l’essence
pour remonter à leur cause et tenter de la « reconstruire » - ce que Maritain appelle une
174
connaissance périnoétique. Cette connaissance de l’essence est très précaire et limitée .
Saint Thomas va jusqu’à dire qu’« aucun philosophe n’a jamais pu connaître parfaitement
l’essence d’une seule mouche175 ». Il n’y a donc pas nécessairement correspondance point
par point entre les espèces métaphysiques et ces équilibres plus ou moins stables que sont
les espèces biologiques.
Pour certains, ce décalage résout le problème : il n’y a dans la nature de nouveauté
qu’empirique et nullement métaphysique. Les changements, même s’ils affectent les
espèces empiriologiques, sont accidentels au plan de l’espèce métaphysique. Par exemple,
Eohippus (Eocène) et Equus renvoient à une seule et même espèce métaphysique. Mais
cette solution ne vaut que dans l’hypothèse d’un transformisme limité, d’une évolution
sectorielle. Elle ne vaut plus si l’on doit admettre l’évolution généralisée : entre la bactérie
et le chimpanzé, il y a un manifestement changement d’espèce métaphysique (sauf à vider
de tout contenu la notion d’espèce) !
Le passage d’une espèce à une autre doit donc être possible. Reste à savoir comment
des individus d’une espèce A peuvent produire un individu d’une espèce A + 1 ? Comment le
plus peut sortir du moins, une espèce plus parfaite d’une espèce moins parfaite ? Certains
pensent que le processus de l’évolution est ponctué par des interventions proprement
créatrices de Dieu qui seules expliquent l’apparition de formes vitales supérieures. Certes,
extérieurement, la différence entre certains individus avancés de l’espèce A et les individus
qui réalisent de façon rudimentaire l’espèce B peut être minime, de sorte
qu’empiriquement, on ne voit qu’une continuité, mais un saut a été accompli (comme dans
la digestion : entre le moment où le pain est en phase de décomposition avancée et celui où
on a désormais de la chair humaine, le saut n’est pas discernable). Il y aurait donc une sorte
de création continuée, avec apparition de nouvelles espèces directement créées par Dieu.
Sans nier l’intérêt de ce modèle de la création continuée, on peut lui préférer le
modèle d’un processus de l’évolution entièrement naturel, qui ne requiert aucune
intervention proprement créatrice, étant bien entendu présupposé l’action par laquelle

individus en chaque nature spécifique. Si la science nous invite à élargir ce domaine jusqu’à la production de
natures nouvelles, spécifiques, génériques, on peut voir en cela une accentuation de cette idée, entrevue par la
métaphysique, confirmée par la foi, que le sens de l’acte créateur est de faire participer les créatures à sa bonté,
qui est inclination à donner, à communiquer ce qui est en lui. »
173
Cf. J. MARITAIN, art. cit., p. 117-118.
174
Cf., quoi qu’un peu excessif, Philippe W. ROSEMANN, Omne ens est aliquid, Introduction à la lecture du
‘système’ philosophique de saint Thomas d’Aquin, Louvain - Paris, 1996, p. 143-147.
175
In Symbolum, Prologus (§ 864)
176
Dieu conduit toutes choses . Tant que les formes produites sont éduites de la matière,
rien n’empêche de concéder qu’elles se mettent en place en vertu du seul jeu des causalités
naturelles.
Peut-on préciser la nature de ce « jeu » ? A tort ou à raison, cette question est
devenue le champ de bataille entre le déterminisme des causes matérielles et le finalisme,
conflit que l’on voudrait identifier au conflit entre le matérialisme et le spiritualisme. Le
passage d’une forme naturelle à une autre s’explique-t-il par le seul jeu des causes
matérielles ou bien par l’influence d’une fin, c’est-à-dire du but à atteindre ? Mais cette
alternative est une très mauvaise manière de poser le problème, car c’est le poser d’emblée
en termes matérialistes : ou bien l’explication déterministe ou bien l’explication finaliste. Or,
la grande différence entre le déterminisme matérialiste et le finalisme (bien compris), c’est
que le déterminisme matérialiste exclut le finalisme, tandis que le finalisme non seulement
est compatible avec une explication au plan des causes matérielles mais l’exige. L’action
propre de la fin se situe sur un autre plan que celui de l’enchaînement des phénomènes et
ne supprime pas la nécessité d’une explication au plan des causes matérielles. Par exemple,
dans le cas d’une action libre - qui est par définition une action finalisée -, une fois que l’acte
libre est posé, il est toujours possible de reconstituer le mécanisme de l’action dans lequel
s’est incarné le jaillissement de la liberté, qui n’était pas prédéterminé au plan physique. Au
moment de poser l’acte libre, la situation est une situtation ouverte. C’est ce que manifeste
une page magnifique du Phédon de Platon. Socrate, dans sa prison, critique la théorie
d’Anaxagore qui, tout en disant que l’intelligence est la vraie cause, explique en fait tout par
des mécanismes matériels. Anaxagore est comparable à celui qui dirait que :

« La raison pour laquelle je suis assis ici en ce lieu, c’est que mon corps est fait d’os et de muscles ;
que les os sont solides et qu’ils ont des commissures les séparant les uns des autres, tandis que les
muscles ont la propriété de se tendre et de se relâcher, faisant aux os une enveloppe de chair et de
peau, laquelle maintient les chairs ; en conséquence de quoi, lorsque les os oscillent dans leurs propres
emboîtements, les muscles qui se détendent et se contractent, me mettent à même par exemple, de
fléchir à présent mes membres ; et voilà la cause en vertu de laquelle m’étant replié de la sorte, je suis
assis en ce lieu ! Concernant, cette fois, la conversation que j’ai avec vous, il alléguerait d’autres causes
du même ordre, l’articulation des sons, l’émission de l’air, l’audition, invoquant mille autres raisons
analogues et négligeant de mentionner les causes qui le sont véritablement : à savoir que les athéniens
ayant jugé qu’il valait mieux me condamner, j’ai jugé qu’il valait mieux, pour moi aussi, d’être assis en ce
lieu ; autrement dit qu’il était plus juste, en restant sur place, de me soumettre à la peine qu’ils auraient
édictée. De fait, par le Chien ! il pourrait, je crois, y avoir longtemps que ces muscles et ces os seraient
du côté de Mégare ou de la Béotie, où les aurait porté un jugement sur ce qui vaut le mieux, dans le cas
où je ne me serais pas figuré qu’il était plus juste et plus beau, au lieu de fuir et de m’évader, de m’en
177
remettre à la Cité de la peine qu’éventuellement elle décide d’infliger . »

L’affirmation d’une finalité n’exclut donc pas l’explication par les causes matérielles.
Elle se situe sur un autre plan. Il faut donc se garder de faire de la finalité un principe
d’explication « physique », au niveau des sciences. Ce fut, par exemple, l’erreur des
« vitalistes », pour qui la vie en sa spontanéité était un principe explicatif des phénomènes

176
Pour Maritain, cette action revêt toutefois ici des modalités particulières. Dans le cas de l’engendrement d’un
individu par un individu de même espèce, une motion générale suffit puisque le principe prochain (la caninité de
Milou) est proportionné à l’effet à produire (la caninité de Mirza). La motion divine meut le générateur à agir
conformément à sa nature. Par contre, dans le cas de la production d’un individu d’une autre espèce, il faut une
« motion surélévatrice et surformatrice » qui meut le vivant à devenir mieux qu’il est, au sens où sa descendance
participe d’un degré spécifique supérieur. Le géniteur est ainsi l’instrument de la production (par accident) d’une
nouvelle espèce.
177
PLATON, Phédon, 98 c - 99 b
biologiques à côté et au même titre que les lois physico-chimiques. Cette manière de faire
présente deux graves inconvénients. Primo, elle place la finalité en concurrence avec le
déterminisme, de sorte que la finalité sert à boucher les trous de l’explication déterministe
et que tout progrès dans l’explication déterministe conduit inéluctablement à un recul de la
finalité. Secundo, elle représente une solution de facilité aux yeux de la science moderne qui
a pour principe d’expliquer des phénomènes par des phénomènes du même ordre. Or, de
ce point de vue, on n’a effectivement rien dit quand on a dit que l’oeil était fait pour voir ou
les ailes pour voler. Il faut encore expliquer le mécanisme qui permet la vision ou le vol. On
n’a rien dit non plus en affirmant que, dans la lignée de l’évolution, on est passé de telle
espèce animale à telle autre, parce que la seconde est plus parfaite ou vaut mieux que la
première.
L’explication finaliste garde toute sa valeur en philosophie, où le regard porté sur le
réel est d’un autre type. Là, le finalisme serait compatible avec le plus strict déterminisme
physique, parce que les deux explications ne sont pas sur le même plan.
La théorie synthétique prétend que le processus de l’évolution est gouverné par le
hasard qui produit des mutations inattendues et la nécessité qui sélectionne les mutations
les meilleures, celles qui favorisent l’adaptation et la survie. Pour la philosophie chrétienne,
le hasard est une notion relative, c’est-à-dire qui ne vaut qu’au plan des causes secondes.
Quant à la sélection naturelle du meilleur, elle suppose un dynamisme finalisé par la survie.
L’un et l’autre principe renvoient en dernière analyse à une intelligence organisatrice,
laquelle a programmé le jeu des causes secondes, sans interférer directement sur leur
propre plan, pour qu’apparaissent les formes supérieures de la vie.

IV. Le cas de l’homme

Dans son Message de 1996 à l’Académie des sciences, Jean-Paul II reconnaît toute
latitude à la science pour élaborer un modèle généralisé de l’évolution, mais il rappelle que
la vérité de foi impose une (et une seule) discontinuité absolue dans le processus évolutif :
celle entre la matière et l’esprit.

« Les théories de l’évolution qui, en fonction des philosophies qui les inspirent, considèrent l’esprit
comme émergeant de la matière vivante, ou comme un simple épiphénomène de cette matière, sont
incompatibles avec la vérité de l’homme. Elles sont d’ailleurs incapables de fonder la dignité de la
personne. »

Par conséquent, l’apparition de l’homme sur terre marque d’un certain point de vue
une nécessaire discontinuité dans le processus évolutif : elle ne peut s’expliquer par le seul
jeu des causes matérielles.
La foi catholique enseigne en effet que l’âme humaine présente un statut paradoxal :
elle est à la fois la forme substantielle d’un corps et une forme subsistante, c’est-à-dire une
forme qui est son propre sujet d’existence, une forme dont l’être ne dépend pas de l’être du
composé. Alors que l’âme de Mirza n’existe pas comme sujet mais comme partie d’un sujet,
le corps organisé qu’est Mirza, qui lui communique son acte d’être, l’âme de Pierre existe
par elle-même et c’est elle qui communique son être au corps dont elle est la forme.
La subsistance de l’âme humaine se déduit philosophiquement du fait qu’elle agit
par elle-même, qu’elle exerce certaines activités qui sont de soi inorganiques, même si, dans
l’état d’union au corps, elles s’incarnent dans l’activité organique. Là - sur la ligne du
Mind/Body Problem - est aujourd’hui, le front de la bataille entre matérialisme et
spiritualisme. Comment fonder philosophiquement l’irréductibilité de l’esprit à la matière ?
Comment manifester qu’il existe des activités spirituelles qui, tout en requérant l’activité
cérébrale comme condition, ne sont pas de soi de pures résultantes de l’activité cérébrale ?
Comment interpréter le parallélisme psycho-cérébral (à tout événement psychique
correspond un événement cérébral) d’une manière qui n’aboutisse pas à la conclusion que
le cerveau produit la pensée comme le foie produit le glucose ? Est-ce en faisant valoir la
réflexivité de l’esprit (qui n’est pas exactement la même chose que la « conscience »,
laquelle s’explique peut-être par l’activité cérébrale et se rencontre déjà chez les animaux
supérieurs), sa capacité à abstraire, la nécessité des lois de la raison ?
Ce statut métaphysique de l’âme humaine implique quant à son origine et quant à sa
fin, des différences de nature et pas seulement de degrés par rapport aux formes
substantielles des animaux. Quant à l’origine, les formes substantielles des animaux sont
éduites de la potentialité de la matière par le jeu des causes naturelles ; l’âme humaine,
parce qu’elle est subsistante, est directement créée par Dieu178. Les géniteurs humains
n’exercent qu’une causalité dispositive179 : ils éduisent de la matière une forme végétative
transitive puis une forme sensitive qui lorsqu’elle a atteint le degré de développement
susceptible de permettre les activités rationnelles est corrompue par la venue de la forme
intellective directement créée par Dieu. Comme le disait déjà Aristote, « l’intellect seul vient
de l’extérieur180 ».
A l’origine correspond la fin. Les formes des êtres corporels tenant leur esse du
composé, lorsque le composé se dissout (la matière n’étant plus proportionnée à la forme),
la forme disparaît aussi. Par contre, l’âme humaine, exerçant l’acte d’être pour son propre
compte, continue d’exister après la dissolution du composé qu’est la mort.
Il n’est pas très difficile d’appliquer analogiquement à l’origine de l’espèce humaine
les principes que saint Thomas met en oeuvre pour expliquer l’embryogenèse. D’une part,
les causalités à l’oeuvre dans la nature ont abouti à l’existence d’un animal supérieur dont
l’organisation cérébrale était susceptible d’accueillir la pensée et la liberté. D’autre part,
Dieu a créé immédiatement l’âme spirituelle de ce premier homme. Mais, en raison de la
continuité corporelle entre le dernier singe et le premier homme, il est scientifiquement
impossible de déterminer le moment précis de cette « humanisation » - seuls certaines
manifestations extérieures de la rationalité spirituelle (le langage, la « culture », les rites
funéraires et religieux...) donnent à penser que le saut qualitatif de l’humanisation a eu
lieu181.

178
Ia, q. 90, a. 2 et lieux par. C’est une vérité de foi récemment rappelée par PIE XII, Humani generis (Dz 3896) :
« ... - car la foi catholique nous ordonne de maintenir que les âmes sont créées immédiatement par Dieu - » ou le
CEC n° 366 : « L’Eglise enseigne que chaque âme spirituelle est immédiatement créée par Dieu - elle n’est pas
‘produite’ par les parents ».
179
N’est-ce pas contredire la thèse de saint Thomas selon laquelle la création est immédiate, Dieu ne se servant
pas d’intermédiaires ? Non, car les parents ne sont pas des instruments dans la production de l’âme spirituelle
comme telle, qui se fait ex nihilo. Ils sont seulement à l’origine de la disposition de la matière vivante à
l’occasion de laquelle Dieu créé l’âme.
180
De generatione animalium, II, 3
181
Au plan proprement théologique se pose ici le problème difficile de l’état de justice originelle. Le caractère
primitif du « premier homme », à peine sorti des limbes de l’animalité, semble s’oppose à la perfection reconnue
par la théoogie traditionnelle à Adam. On peut répondre soit que, du point de vue religieux fondamental, le choix
pour ou contre Dieu est possible dès qu’il y a vie spirituelle, car la profondeur de la vie spirituelle ne se mesure
pas au degré de « civilisation ». Soit que l’état de justice originelle a impliqué une surélévation et au plan d ela
grâce et, conséquemment, au plan de la nature. Comme le péché a eu lieu peu de temps après la création de
l’homme, cet état n’a laissé aucune trace « historique », l’humanité étant aussitôt retombée dans son imperfection
initiale.
Bibliographie générale sur la théologie de la création

I. Manuels

* R. GUELLUY, La Création, « Le Mystère chrétien », Paris, 1963


* L. SCHEFFCZYK, Création et providence, « Histoire des dogmes », Paris, 1967
[version originale en allemand en 1963]
* La Trinité et la création, « Mysterium salutis, 6 », Paris, 1971.

II. Saint Thomas et son école

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