Vous êtes sur la page 1sur 177

L’Evangile de Paul

selon l’épitre aux Romains

Yann Morvant
Avant-propos

Ce petit livre, qui vulgarise une partie de ma thèse de doctorat, se


veut une aide pour lire l’épître aux Romains. Il ne remplace pas la
lecture de cette dernière, mais prétend au contraire l’accompagner et
donc l’encourager. Le lecteur gagnera à lire en parallèle les passages
qui font ici l’objet, non d’un commentaire exhaustif, mais de simples
explications. La traduction proposée est celle de la Bible Segond 21,
mais je me suis parfois permis de l’amender, par souci de coller au
plus près du texte original.
Un accent majeur a été mis sur le découpage de ces passages et sur
l’argumentation qu’ils développent, car une grande partie de la
difficulté de Romains vient du fait que sa cohérence interne nous
échappe encore. La structuration de l’ensemble de l’épître, devrait
permettre à chacun de recevoir plus concrètement les enseignements
que nous dispense l’apôtre au sujet de son Evangile.
Ces enseignements sont d’une grande richesse, car ils émanent d’un
maître à qui il fut donné d’explorer les impasses et les travers de la
vie spirituelle et d’y proposer une réponse. C’est cette perspective
d’un parcours spirituel que nous avons choisi de privilégier. Je suis
redevable à la grande communauté des commentateurs de Paul qui
m’a permis de fonder mes interprétations exégétiques et
théologiques. Ils n’ont pas été cités (ils le sont dans la thèse) par
souci de ne pas alourdir la lecture.
Un tableau récapitulatif se trouve à la fin de l’ouvrage. Il donne une
vue d’ensemble de l’argumentation paulinienne au fil de l’épître. Le
lecteur gagnera à prendre connaissance de ce tableau avant de se
lancer dans la lecture des explications de chaque passage.
S’il le désire, le lecteur peut correspondre avec l’auteur à l’adresse
internet suivante : yannmorvant@hotmail.com. Il peut également
faire la demande d’un document power point résumant en deux

3
dizaines de diapositives le contenu de l’ouvrage. Utile pour des
présentations.

4
Introduction

Lire l’épître aux Romains


comme un traité de la vie chrétienne
C’est par Jésus-Christ que nous avons reçu la grâce et l’apostolat,
afin de susciter, pour son nom,
l’obéissance de la foi dans toutes les nations,
dont vous aussi vous faîtes partie,
vous qui avez reçu l’appel de Jésus-Christ (Rm 1,5-6).
Car je n’oserais rien mentionner que le Christ n’ait accompli par
moi, afin d’amener les non-Juifs à l’obéissance (Rm 15,18).
L’épître aux Romains est essentiellement un enseignement inséré
dans une lettre. Elle est encadrée, de Rm 1 à Rm 15, par la
préoccupation de susciter chez les croyants l’obéissance de la foi et
en particulier d’amener les non-Juifs à l’obéissance. Tel est, en
quelque sorte, le cahier des charges que l’apôtre présente à la
communauté de Rome afin de rendre compte de son appel et de son
ministère. Deux accents sautent aux yeux. Le premier porte sur la
foi : l’obéissance de la foi ; le second porte sur les non-Juifs :
amener les non-Juifs à l’obéissance. Ces deux accents témoignent du
double souci de l’apôtre dans cette épître. Le premier souci est de
susciter l’obéissance, plus problématique chez les Païens que chez les
croyants d’origine juive. Le second souci est de présenter cette
obéissance comme une exigence de la foi, présentée d’emblée
comme un dépassement de la loi.
Paul a rédigé cet enseignement, vers la fin des années 50 de notre
ère, dans le but de présenter de manière systématique et dynamique
sa compréhension de la foi chrétienne à la communauté romaine,
dont il espère devenir l’apôtre et l’ambassadeur « sponsorisé » auprès
de populations qu’il n’a pas encore visitées (Espagne). Cet effort de
systématiser l’Evangile nous offre l’équivalent d’un traité, petit par la

5
taille mais grand par sa profondeur, de la vie chrétienne, destiné aux
premiers croyants romains, mais aussi à ceux, les Juifs par exemple
(plusieurs dizaines de milliers à Rome !), que la prédication du
Messie crucifié et ressuscité interpellait, soit en les choquant, soit en
les intriguant. La construction de l’épître aux Romains, très
rigoureuse, est celle d’un parcours spirituel, balisé de questions et de
réponses, explicites ou implicites, toujours actuelles et pertinentes.

Une lecture rhétorique


L’écriture de Paul est parfois noueuse et difficile et a souvent recours
à des figures de styles que nous peinons à interpréter. Cependant, la
pertinence des développements s’éclaire, quand les « thèses » et les
« preuves » qu’elles déclenchent sont mises en évidence et
considérées dans leur gradation et leur finalité. C’est ce que ce livre
tente de faire, en inscrivant l’étude de chacun des arguments sur
l’arrière-plan de l’ensemble des propos. L’Evangile de Paul, comme
celui-ci aimait le dire, gagne en compréhension quand il est lu dans
sa linéarité et dans sa progression. Le parcours spirituel qu’il nous
propose se déploie alors dans toute sa majesté, et le croyant se
découvre accompagné tout au long de son cheminement personnel et
communautaire. Afin de mieux baliser ce chemin, le livre s’est
attardé sur les thèses les plus importantes de l’épître, en particulier
sur celles qui gouvernent ses trois grandes sections.

Le plan
L’épître est structurée en trois grands ensembles, qui ont chacun leur
vocabulaire spécifique, leur accent théologique propre et leur visée
singulière. Ces trois ensembles sont :
Romains 1-4
Romains 5-11
Romains 12-15.
Les thèses qui gouvernent l’articulation de ces trois ensembles sont
reliées entre elles selon une logique précise. Paul considère en effet,
à chaque étape de la vie chrétienne, les obstacles qui surgissent et les

6
issues que l’Evangile propose. Ces ensembles sont présentés
séparément, tandis que leurs thèses et leurs preuves sont expliquées
successivement. Commençons par considérer la thèse majeure de la
lettre.

La thèse principale de l’épître


L’affirmation faîtière de l’épître aux Romains se situe en Romains
1,16-17 :
Car je n’ai pas honte de l’Evangile,
il est en effet puissance de Dieu pour le salut de quiconque croît,
du juif d’abord mais aussi du grec.
Car en lui la justice de Dieu se révèle,
par la foi et pour la foi,
ainsi qu’il est écrit « mais le juste par la foi vivra ».
Conformément au programme énoncé par cette affirmation, l’apôtre
va rendre compte de la puissance et la pertinence de l’Evangile, afin
de baliser, le plus efficacement possible, la vie du croyant. Les
obstacles de la vie spirituelle, susceptibles de nous faire revenir vers
la « honte », seront analysés puis dépassés au moyen des solutions
qu’offre la manifestation de Dieu révélée en Jésus-Christ :
l’Evangile. Obstacles et solutions constituent les étapes de la vie par
la foi. Il nous faut les passer en revue.

7
Première partie.

Romains 1-4 :
Justification-foi

8
Romains 1,18-3,20 : la prétention à l’innocence est un
obstacle à la justification divine
La thèse qui va déclencher les arguments du passage se trouve tout
au début, en Rm 1,18 :
La colère de Dieu, en effet, se révèle depuis le ciel
contre toute impiété et l’injustice des humains
qui tiennent la vérité captive dans l’injustice.
Elle sera finalisée à la fin de l’argumentation en deux temps. Tout
d’abord en Rm 3,9, verset dans lequel Paul résume le contenu du
propos qui a précédé :
Car nous sommes parvenus au verdict de culpabilité suivant :
Tous, Juifs comme Grecs, sont sous le péché.
Enfin en Rm 3,20, verset dans lequel l’apôtre tire les conclusions de
son verdict du point de vue des Juifs :
Personne ne sera justifié devant Dieu en vertu des œuvres de la loi,
car ce qui advient au moyen de la loi,
c’est la connaissance du péché.
L’affirmation est, rhétoriquement parlant, une réfutation. Celle-ci va
se déployer sur trois chapitres ! Au chapitre 1, Paul dénonce
l’impiété présente chez les Païens. Aux chapitres 2 et 3, il cible
l’injustice présente chez les Juifs. Son affirmation établira deux faits.
1) Personne, le juif comme le non-juif, ne peut prétendre à une
quelconque justice devant Dieu : Il n’y a pas de juste, pas même un
seul (Rm 3,10). 2) Les procédures rituelles prévues par la loi juive ne
permettent pas non plus d’offrir une justification devant Dieu. Tout
le monde est donc coupable et redevable à Dieu. La prétention à
l’innocence ou à une disculpation possible via les procédures de la
loi est un leurre. Ce leurre est le premier obstacle spirituel à une juste
compréhension de la personne de Dieu et de la justification, c'est-à-
dire du pardon et de la grâce, qu’il nous apporte en Jésus-Christ.

9
Reprenons la thèse qui introduit l’argumentation. Paul y dénonce
l’impiété et l’injustice de ceux qui ne laissent pas la vérité se révéler
librement : ils tiennent la vérité captive. De quelle nature est la faute
de ces hommes impies (Rm 1,18) ? Pourquoi la colère de Dieu se
manifeste-t-elle contre eux (Rm 1,18) ? La raison que donne l’apôtre
est la suivante :
Ce qu’on peut connaître de Dieu est manifeste en eux [les hommes] :
Dieu en effet le leur a manifesté.
Car depuis la création du monde,
ce qui de lui est invisible,
est intelligible,
à travers les choses créées,
et se laisse percevoir,
à savoir son éternité, sa puissance et sa divinité. (Rm 1,19)
Les hommes impies sont donc inexcusables (Rm 1,20). Leur faute est
celle-ci :
car ayant connu Dieu,
ils ne l’ont pas glorifié comme Dieu
et ne lui ont pas rendu grâce (Rm 1,21a).
A travers les choses visibles de sa création, Dieu a communiqué à
l’intelligence des hommes les choses invisibles qui le caractérisent.
Le jeu de mots sur le verbe voir souligne le fait que l’intelligence a
eu la possibilité d’aller du voir au percevoir, de l’extérieur à
l’intérieur des choses1. L’intelligence a donc perçu l’aspect invisible
de la création, déductible à partir des choses visibles. Le défaut que
Paul dénonce est le fait que, malgré les informations reçues par
l’intelligence, la personne ne s’est pas inclinée devant son créateur.
Elle a pu connaître Dieu (ayant connu Dieu), mais son esprit - le lieu
où Dieu rencontre l’humain, chez Paul (Rm 1,92) - ne l’a pas glorifié
comme Dieu et ne lui a pas rendu grâce. Dieu a été connu sans être
reconnu comme Dieu. C’est une mauvaise disposition spirituelle que
1
Le verbe kathoraô, traduit par percevoir, est aussi utilisé pour parler d’une vision
intérieure des choses.
2
Je rends un culte à Dieu en mon esprit…

10
pointe l’apôtre. Plus précisément une grandeur excessive de la
personne qui, malgré un témoignage clair de la présence de Dieu, se
replie sur elle et ne veut pas s’incliner devant son créateur. C’est une
position d’irrévérence. Nous en voulons pour preuve le fait que dans
le judaïsme hellénistique, le mot impiété traduit l’absence de crainte
du Seigneur3. Le motif de la crainte de Dieu, récurrent dans la Bible
hébraïque, renvoie à l’idée de révérence, d’honneur, de confiance et
d’obéissance. Craindre Dieu signifie marcher dans ses voies (Ps
128,1) et refuser de faire le mal (Job 28,28). Dispose mon cœur à la
crainte de ton nom, prie le psalmiste (Ps 86,11). Paul a recours
explicitement à ce motif en Rm 3,18 : Il n’y a pas de crainte de Dieu
devant leurs yeux (citation du Ps 36,2 LXX).
Nous avons pointé, conformément aux témoignages de l’Ancien
Testament, une mauvaise disposition spirituelle de la personne.
L’apôtre parle lui d’une intelligence disqualifiée en Rm 1,28.
L’intelligence a échoué au test qui lui était proposé (telle est
littéralement l’idée). La vérité que l’intelligence a contemplée n’a pas
été transmise. Dédaignée, cette vérité est restée sans effet sur
l’individu. Tout semble signaler un phénomène de rétention de la
vérité. C’est ce que veut exprimer l’apôtre quand il dit que l’impiété
et l’injustice des gens tiennent la vérité captive dans l’injustice (Rm
1,18b). La vérité a été comme absorbée par l’injustice. Et ce qui
caractérise cette injustice est le dédain de Dieu.
En conséquence, ils sont devenus insignifiants dans leurs
raisonnements, et leur cœur insensé a été plongé dans les ténèbres
(Rm 1,21b). Privés de l’importance de la révélation du Dieu créateur,
les raisonnements ont glissé dans la futilité et l’ineptie et n’ont
généré que des pensées circulaires et inconsistantes. La lumière de la
révélation s’est éteinte et le cœur - cœur et esprit sont associés chez
Paul (cf. 2 Co 1,22) - s’est retrouvé plongé dans les ténèbres.
3
La crainte de Dieu est traduite par piété (eusebeia) dans le premier livre d’Esdras,
dans 2, 3 et 4 Maccabée. Les premiers livres de la Bible des Septante utilisent
plutôt le mot peur (phobos). Il y donc eu évolution (heureuse) dans la traduction.
Cette évolution est déjà visible en Pr 1,7 ; Es 11,2 (la piété est un des sept esprits
de Dieu !) ; 33,6 (LXX).

11
Refusant l’altérité divine qui, tel un repère transcendant, aurait pu
donner du sens à leurs raisonnements et de la justesse de vue à leur
cœur/esprit, les personnes impies se retrouvent livrées à elles-mêmes,
autant dire à leur impiété. La vanité de la posture est telle qu’ils
affirment être sages, nous dit l’apôtre, alors qu’ils sont devenus sots
(Rm 1,22). Etranger à Dieu, étranger à sa propre vocation, l’impie
finit par rendre un culte à lui-même. L’adoration est devenue
réflexive. L’échelle de mesure ayant été remisée, l’impie se voit
grand.
Ce culte de soi-même, culte de soi et culte du même, va
naturellement se dégrader en idolâtrie, le culte de l’image : ils ont
remplacé la gloire du Dieu incorruptible par des images qui
représentent l'homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes et
des reptiles (Rm 1,234). Les « images » sont investies d’une présence
et d’un souffle qu’elles ne possèdent pas : leurs idoles ne sont que
vent et néant dit le prophète Esaïe (Es 41,29). Le même devient un
autre qui ne restitue qu’une altérité tronquée et truquée. L’idolâtre vit
de chimères : Il se repaît de cendres, son cœur abusé l'égare, il ne
sait pas s'affranchir lui-même en disant : "N'est-ce pas le mensonge
qu'étreint ma main ?" (Es 44,20). Pour reconnaître le mensonge, il
faudrait libérer la vérité. Pour s’affranchir de soi-même, il faudrait
honorer la véritable altérité.
Le résultat de cette mise à l’écart de Dieu par les impies est le fait
que Dieu les a livrés à l’impureté et aux appétits de leurs cœurs (Rm
1,24). Parmi ces « appétits du cœur », l’homosexualité,
particulièrement dénoncée comme contre-nature5, est le premier
exemple (1,26-27) de toute une série de manquements, qui seront
ensuite énumérés sous la forme d’un catalogue (Rm 1,28-32). Il faut
noter que Paul ne considère pas l’homosexualité en se référant
seulement aux deux interdits du Lévitique (Lev 18,22 et 20,13)6 ; il
se réfère également à l’ordre créationnel institué par Dieu dans la
4
Le verset reprend les premiers mots du Ps 105,20 (Bible grecque, Septante ou
LXX)
5
Le motif est connu. Cette appréciation se trouve déjà en ces termes chez Platon
(Les Lois) et Aristote (Problèmes).

12
Genèse. Dans la systématique chrétienne ici présentée, l’ordre du
salut rattaché au Fils ne remet pas en cause l’ordre de la
création voulu par le Père ; au contraire, il le respecte : pour Paul,
l’ordre du salut est ordonné à l’ordre de la création7.
L’expression Dieu les a livrés à l’impureté (Rm 1,24), ne signifie pas
que Dieu est l’agent direct qui pousse les impies vers les conduites
immorales. Elle signifie que Dieu est la cause indirecte de leur
déchéance : Dieu les a abandonnés à l’impureté. Aux yeux de Paul, la
véritable faute des impies ne réside pas dans les mauvais
comportements qu’elle adopte : impureté, passions déshonorantes et
choses indignes. Celles-ci ne sont que les conséquences d’une
attitude qui ne reconnaît pas la présence évidente de Dieu dans le
monde, et refuse par conséquent de lui donner le poids et la
reconnaissance qu’elle mérite : glorifier Dieu et lui rendre grâce.
L’origine de l’écart n’est pas éthique, elle est, répétons-le, spirituelle.
Si les impies sont inexcusables, c’est parce qu’est inscrite dans leur
vraie nature, tel un logiciel préinstallé, la vocation à connaître Dieu
et à lui rendre hommage. La position inverse, beaucoup plus pénible
et problématique, consiste à ne pas activer ce logiciel. Elle culmine
dans un comportement impropre : Comme ils n'ont pas jugé utile
d’avoir la connaissance de Dieu, Dieu les a livrés/abandonnés à leur
intelligence disqualifiée, de sorte qu'ils commettent des actes
indignes (Rm 1,28). L’apôtre dénonce donc une complication, un
tourment, une confusion, un dérèglement (de l’intelligence et des
désirs), mais surtout un détournement. En se détachant de son Dieu,
l’être humain impie a créé un vide. La vocation indélébile de l’être
humain à adorer son créateur s’est alors fatalement et presque
mécaniquement muée en adoration d’autre chose, précisément des
créatures, selon un processus idolâtrique qui n’est rien d’autre que le
déploiement réflexif et narcissique d’une adoration de soi-même. Ce
processus, qui voit se reporter sur les créatures la gloire et l’adoration
6
Le mot mâles utilisé dans Lévitique 18 et 20 ne se rencontre chez Paul qu’en Rm
1,27 et en Gal 3,28.
7
La parole de Jésus sur le mariage (rapportée par Matt 19) se fonde sur le même
récit de la création. Pour Jésus, le Royaume ne remet pas en question l’ordre de la
création, il le valorise et le restaure.

13
destinées au Créateur, est idolâtre, car il est, en quelque sorte, un
« arrêt sur image ».
Jusqu’à présent, l’apôtre a surtout stigmatisé les impies païens, dont
l’idolâtrie et le relativisme éthique étaient choses admises dans le
monde juif. Dans les deux chapitres qui suivent, Paul va continuer
son réquisitoire, en visant plus particulièrement les Juifs (juifs
d’origine ou juifs par conversion8), comme l’attestent les nombreuses
citations de l’Ecriture qui font leur apparition dans l’argumentation.
Le parallèle est étonnant, voire choquant, dans la mesure où les Juifs
en effet pratiquaient une morale rigoureuse. C’est d’ailleurs en partie
cette morale rigoureuse qui attirait les nouveaux convertis et faisaient
d’eux des « prosélytes » ou des « craignants Dieu ». Mais cette
différence ne justifie pas tout selon Paul. Celui-ci veut délibérément
placer tout le monde sur le même pied d’égalité et montrer que tous
sont redevables envers la justice de Dieu.
C’est tout d’abord toi qui juges qui est visé (Rm 2,1-17). Celui qui
juge est celui qui se croit plus juste alors qu’il ne l’est pas : Qui que
tu sois, homme, toi qui juges, tu es donc inexcusable. En effet, en
jugeant les autres tu prononces une condamnation contre toi-même,
puisque toi qui juges tu agis comme eux (Rm 2,1). L’apôtre vise sans
doute la prétention juive à se croire protégé du péché, mais le
pagano-chrétien n’est pas épargné pour autant : Qui que tu sois… A
ce juge auto-institué, Paul conseille la repentance : reconnaître que la
bonté de Dieu te conduit à la repentance (2,4). Ce conseil est adjoint
d’une menace : Par ton endurcissement et le refus de ton cœur de se
repentir, tu t'amasses un trésor de colère pour le jour où Dieu
révélera sa colère et son juste jugement qui rendra à chacun selon
ses œuvres (2,5s). La justice de Dieu examinera et jugera le péché de

8
On nomme les personnes qui se convertissaient au judaïsme les « prosélytes ».
Leur conversion était ritualisée par la circoncision. Un deuxième cercle de
sympathisants qui adhéraient au message sans se convertir et donc sans se faire
circoncire est nommé le cercle des « craignants Dieu ». L’expression « toi qui te
nommes juif » au verset 2,17 semble viser les personnes converties au judaïsme :
des païens devenus juifs, des « prosélytes ». Ces personnes auraient rejoint la
communauté chrétienne.

14
chacun et chacun, qu’il soit juif ou païen, recevra ce qui lui est dû :
la vie éternelle à ceux qui, par leur persévérance à faire le bien,
recherchent l'honneur, la gloire et l’incorruptibilité ; l’indignation et
la colère à ceux qui, par révolte, désobéissent à la vérité et obéissent
à l'injustice (2,7-8). Au nom de quoi l’apôtre place-t-il Juifs et Païens
sur le même plan ? Au nom du fait qu’il n’y a pas de partialité chez
Dieu (Rm 2,11).
Cette nouvelle thèse intermédiaire va déclencher une série
d’arguments défavorables aux Juifs. L’apôtre leur reconnaît certes
une supériorité (Rm 3,9) dans la mesure où c’est à eux que les
paroles de Dieu ont été confiées (Rm 3,2), mais cette supériorité est
relative pour deux raisons.
1. La première raison réside dans le rappel que de toute façon,
personne ne sera jugé selon la loi qu’il a reçue ou adoptée,
mais selon le critère déterminant de ce qu’il aura accompli :
ce ne sont pas ceux qui écoutent la loi
qui sont justes devant Dieu,
mais ce sont ceux qui la mettent en pratique
qui seront déclarés justes (2,13).
Paul rappelle un principe de la loi. Le critère déterminant
devant Dieu n’est pas d’avoir la loi mais de pratiquer la loi 9.
L’apôtre reformule ce qu’il a affirmé en Rm 2,7-10.
2. La seconde est formulée en Rm 2,14 :
quand les païens, qui n’ont pas de loi par nature,
font (naturellement) les (œuvres) de la loi,
ceux-ci, sans avoir de loi,
sont pour eux-mêmes loi ;
ils font voir l’œuvre de la loi inscrite dans leurs cœurs ;

9
L’affirmation rappelle l’enseignement de Jésus en Matt 7,21 : Ce ne sont pas tous
ceux qui me disent : « Seigneur, Seigneur » qui entreront dans le Royaume des
cieux, mais celui-là seul qui fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux. La
suite de l’épître montrera que mettre la loi en pratique, ou accomplir la loi, est en
fait impossible sans l’Esprit (Rm 7-8).

15
leur conscience en atteste,
ainsi que les réprimandes et les éloges
qu’ils ont les uns envers les autres,
Le verset est difficile et appelle des explications. Tout
d’abord, le mot loi fait référence à la loi de Moïse. Quand
Paul dit que les Païens n’ont pas de loi par nature, il indique
que les Païens n’ont pas hérité de la loi de Moïse. En fait, là
où Paul utilise l’expression par nature, un lecteur moderne
écrirait plutôt par culture ou par tradition. Paul a recours à
cette expression pour marquer la différence religieuse existant
entre les Juifs et les Païens10. Ensuite, Paul rappelle le fait
que, même si les Païens n’ont pas la loi de Moïse, ils ont une
autre loi inscrite dans leurs cœurs qui informe leur
conscience et leur permet de porter des jugements de valeur
sur ce qui est bien et ce qui est mal 11. Enfin, Paul souligne un
paradoxe : il peut arriver que ces deux lois coïncident, de
sorte que des Païens qui respectent en conscience leur loi,
font en fait « naturellement » ce que la loi de Moïse exige.
Autrement dit, il peut arriver que des Païens se comportent
comme de vrais juifs. L’argument en son entier est à la fois
une concession et une soustraction. L’objectif est de brouiller
volontairement la carte des marquages moraux qui avaient
court dans le monde juif. Le monde ne se divise pas entre
ceux qui ont la loi et ceux qui ne l’ont pas.
C’est ensuite celui qui se donne le nom de juif qui est visé (2,17).
L’apôtre cible peut-être les « prosélytes » qui se targuaient de
posséder une loi rigoureuse ; l’argumentation est toutefois si générale
qu’elle semble également pointer vers les Juifs de naissance (cf. Rm
2,27). Quoi qu’il en soit, le contenu de la charge diffère
considérablement de celle du premier chapitre. La personne mise en
accusation se glorifie en Dieu (Rm 2,18). Elle sait discerner, grâce à
la loi, ce qui est important (Rm 2,19). Son intelligence n’est pas

10
Ainsi en Ga 2,15 : les Juifs ou circoncis par nature.
11
Paul affirme donc la présence d’une conscience morale partagée. La conscience
implique, pour être informée, la nécessité d’une loi.

16
disqualifiée (comme en Rm 1,28), mais lui permet au contraire,
toujours grâce à la loi, de connaître la volonté de Dieu et même
d’être expert en la chose : le guide des insensés, le maître des
ignorants, parce que tu as dans la loi la forme de la science et de la
vérité (Rm 2,20). Ce n’est plus l’impiété qui est dénoncée, mais
l’injustice, plus précisément une forme d’hypocrisie qui se dégrade
en jugement d’autrui et en disculpation de soi-même : Toi qui
instruis les autres, tu ne t’instruis pas toi-même (Rm 2,21). La
connaissance de la forme ne débouche pas sur une justice « de
fond » : Toi qui mets ta fierté dans la loi, tu déshonores Dieu par ta
transgression de la loi (Rm 2,23). Une nouvelle fois, le paradoxe de
l’incirconcis (le païen) observant les exigences de la loi juive est
souligné : Si donc l’incirconcis observe les exigences de la loi, son
incirconcision ne sera-t-elle pas tenue pour circoncision ? (Rm
3,26). La loi et la circoncision conservent leur utilité et leur
avantage : tenir un cap fixé dans une histoire/un héritage et véhiculer
les promesses, mais elles sont de nouveau relativisées, voire
subverties :
Le Juif, ce n’est pas celui qui l’est selon les apparences ;
et la circoncision, ce n’est pas celle qui est visible dans la chair.
Mais le Juif, c’est celui qui l’est intérieurement (de manière cachée);
et la circoncision, c’est celle du cœur, selon l’esprit et non selon la
lettre (Rm 2,28s).
L’identité du juif est redéfinie spirituellement. L’objectif de l’apôtre
est de brouiller volontairement la carte des marquages, non plus
seulement moraux, mais également identitaires qui avaient court dans
le monde juif. Le monde ne se divise pas entre ceux qui sont
circoncis dans la chair et ceux qui ne le sont pas. Le monde se divise
entre ceux qui sont circoncis dans leur cœur par l’Esprit et ceux qui
ne le sont pas encore. Paul y reviendra en Rm 8 en détaillant les
explications qu’il ne fait qu’évoquer ici. Soulignons pour l’heure que
ce qui retient ici la vérité captive n’est pas le fait que les Juifs
seraient particulièrement injustes. Ce qui retient la vérité captive est
le fait que la justice que certains pratiquent n’est pas suffisamment
grande. Au fond, Paul adresse à ses contemporains le même reproche

17
que Jésus selon Mt 23,26 (// Lc 11,39) : Pharisien aveugle! nettoie
premièrement l'intérieur de la coupe et du plat, afin que l'extérieur
aussi devienne net. Nous retrouvons dans les deux formulations une
même opposition entre ce qui est extérieur (apparent) et ce qui est
intérieur (caché). Et derrière ce même reproche, point une même
visée : Soyez donc parfaits comme votre Père céleste est parfait (Mt
5,48). Jésus et Paul : même combat ! Un combat contre une justice
étriquée, trop humaine, inadaptée à la mesure du Royaume ou à celle
de la justification offerte en Jésus-Christ. Il n’est pas invraisemblable
que Paul ait eu vent de la critique et des encouragements que Jésus
adressait aux gens de sa génération. Nous constaterons, à la lecture
de Rm 12-15, que ce n’est pas le seul écho de la prédication de Jésus
que nous entendons dans l’épître aux Romains.
Quelle est l’intention de Paul en ce début d’épître ? Ecartons
d’emblée une lecture caricaturale : Romains 1-3 (1,18-3,20) ne décrit
pas la déchéance du monde païen ni la trahison du peuple d’Israël.
Malgré certaines apparences trompeuses, Paul ne généralise pas
totalement son propos. Certains Païens accomplissent la loi divine,
affirme-t-il. Tous les Juifs n’ont pas manqué de foi, précise-t-il
encore (Rm 3,2 : quelques-uns n’ont pas cru). Ceux qui font le mal
se voient promis détresse et angoisse (Rm 2,9), mais ceux qui font le
bien se voient promis gloire, honneur et paix (Rm 2,10). Là où
l’apôtre avait l’occasion de dire que tous les hommes sont coupables,
il écrit que le monde entier est coupable (Rm 3,19). La nuance est
subtile, mais elle est significative ; le monde entier fait référence à
l’ensemble des nations (donc Juifs et non-Juifs) plus qu’à l’ensemble
des humains. La globalisation ne va pas jusqu’à la généralisation
totale. Les multiples occurrences de l’article indéfini « tout » (pân)12
signalent toutefois une menace qui s’est répandue partout : une
« pandémie ». Cette pandémie traverse les frontières ethniques et
12
Dix occurrences en Rm 1,18-3,20. Huit sont significatives : Toute l’impiété et
l’injustice (1,18) ; toute injustice (1,29) ; qui que tu sois (2,1) ; pour toute âme
humaine qui commet le mal (2,9) ; à tous ceux qui font le bien (2,10) ; tout être
humain menteur (3,4) ; tous se sont égarés (3,12) ; afin que toute bouche soit
fermée (3,19) ; aucune personne ne sera justifiée en vertu des œuvres de la loi
(3,20).

18
religieuses et contamine Juifs et Païens. Romains 1-3 veut donc
établir le constat, exemples à l’appui, que tous, Juifs et Grecs, sont
sous le péché (3,9). Notons le singulier : tous sont sous la menace et
même le pouvoir du péché. C’est la thèse la plus importante de cette
section. C’est la conviction la plus profonde de l’apôtre. C’est le
présupposé de toute son argumentation. Et qui dit présupposé chez
Paul, dit révélation.
Que cette thèse soit fondamentale se vérifie dans le fait qu’elle est
l’objet de la plus grande caution biblique : Conformément à ce qui
est écrit
Il n’y a point de juste, pas même un seul.
Nul n’est intelligent, nul ne cherche Dieu.
Tous sont égarés, tous sont pervertis;
Il n’en est aucun qui fasse le bien ; pas même un seul.
Leur gosier est un sépulcre ouvert.
Ils se servent de leurs langues pour tromper.
Ils ont sous leurs lèvres un venin d’aspic.
Leur bouche est pleine de malédiction et d’amertume.
Ils ont les pieds légers pour répandre le sang.
La destruction et le malheur sont sur leur route.
Ils ne connaissent pas le chemin de la paix.
La crainte de Dieu n’est pas devant leurs yeux. (Rm 3,10b-18)
Le passage regroupe des versets de divers psaumes (Ps 14,1-3 ; 5,10 ;
140,4 ; 10,7 ; 36,2) et d’Esaïe (59,7-8 LXX). La première phrase Il
n’y a point de juste, pas même un seul (Rm 3,10b) n’est pas une
citation à proprement parler, car elle est absente du Ps 14. Nous
pouvons la considérer comme un ajout paulinien qui récapitule son
interprétation. Sa fonction est double. Tout d’abord, elle introduit et
résume les versets qui suivent (personne ne fait le bien ; personne ne
craint Dieu). Ensuite, elle prépare la thèse finale selon laquelle
personne ne sera justifié devant Dieu par les œuvres de la loi, car ce
qui advient au moyen de la loi, c’est la connaissance du péché (Rm
3,20).

19
Cette collection de paroles bibliques regroupées thématiquement est,
rhétoriquement parlant, une preuve qui confirme le fait que tous,
Juifs et Grecs, sont sous le péché (3,9). Mais la confirmation permet
surtout à Paul d’opérer un prolongement ciblé sur les Juifs (Rm 3,19-
20) :
Nous savons que tout ce que dit la loi,
elle l’adresse à ceux qui sont sous la loi,
afin que toute bouche soit fermée,
et que le monde entier soit reconnu coupable devant Dieu.
Par conséquent nul ne sera justifié devant lui par les œuvres de la
loi.
car ce qui advient à travers la loi, c’est la connaissance du péché.
Paul a bien déployé jusqu’à présent une accusation concluant que
tous sont le pouvoir du péché, mais il ajoute à cette accusation un
amendement qui peut se résumer ainsi : y compris toi le juif.
L’additif est imparable, car il puise sa pertinence et sa force dans la
loi juive elle-même : c’est ce que dit la loi. Un élément de la loi est
exposé afin de convaincre le juif que nul n’est épargné et donc que
nul ne peut prétendre être juste devant Dieu : afin que toute bouche
soit fermée. De toute évidence, le souci de Paul est, depuis le début,
de convaincre les Juifs que malgré la supériorité et l’avantage
considérables de la loi (Rm 3,1), ils ne peuvent échapper ni au
pouvoir du péché ni au verdict de Dieu. L’affirmation est paradoxale
d’un point de vue juif, car la loi prévoyait des procédures rituelles de
blanchiment pour le pécheur. Visiblement, le péché dont parle Paul
n’entre pas dans la catégorie des fautes justifiables par la loi.
L’apôtre ne précise pas encore quelle est la nature de ce péché qui
maintient tout le monde sous son pouvoir et dont il a eu la révélation.
Il le fera dans la suite de son épître. Il se contente de dire pour
l’instant que l’Ecriture en parle, que c’est là sa fonction principale :
apporter une connaissance du péché de l’être humain, quel qu’il soit,
du juif d’abord et aussi du grec (Rm 1,18c).
Concluons sur cette section. Le privilège de faire partie de l’Alliance
que Dieu a conclue avec Israël ne peut pas être utilisé pour se croire

20
protégé du péché et donc du jugement de Dieu. Il est par conséquent
aboli13. La supériorité dont pouvaient se prévaloir les Juifs en raison
de leurs exigences morales, est relativisée et même remise en
question14, tandis que sont dénoncées leurs violations de la loi de
Moïse (2,23). La loi n’est plus considérée comme une sécurité ou une
parade possible vis-à-vis du péché, mais comme l’instance qui en
révèle le pouvoir : ce qui advient au moyen de la loi, c’est la
connaissance du péché (Rm 3,20b). C’est le retour de la honte.
L’assaut est brutal et peut surprendre. À qui connaît les procédés de
l’Antiquité il apparaît toutefois commun. Nous avons là une
prédication de la repentance somme toute banale. La prédication de
Jean-Baptiste n’était pas moins virulente. Celle de Jésus non plus. En
dehors du Nouveau Testament, nous trouvons un exemple
comparable, tout aussi véhément, dans une prédication juive de
l’époque de Paul intitulée Sur Jonas15 (Sources Chrétiennes n° 435).
Sans mentionner les exhortations des prophètes bibliques ! La
prédication de la repentance consiste à manifester aux fidèles

13
C’est aussi le message de Jean-Baptiste en Mt 3,9//Lc 3,8 : Ne pensez pas
pouvoir dire : "Nous avons pour père Abraham", car je vous dis que de ces
pierres Dieu peut susciter des enfants à Abraham. 
14
Le fait que cette « supériorité » ait été un lieu commun trouve un écho dans un
propos de Paul lui-même en Ga 2,18 : Nous qui sommes juifs de naissance, nous ne
sommes pas de ces pécheurs de non-juifs. Le jugement auquel il est fait allusion en
Rm 2,1 pourrait bien être un jugement qui considérait les Païens comme des
pécheurs. Un jugement que l’apôtre lui-même formule donc, même si sa
formulation est quelque peu rhétorique.
15
Un exemple d’autant plus comparable et intéressant que la prédication aurait pu
avoir été prononcée le jour du pardon, selon son éditeur Folkert Siegert. Le texte
regorge de formules sotériologiques très proches de celles du Nouveau Testament.
On y parle du salut, de la grâce, de la nouvelle naissance (95. 99), de Jonas comme
du « signe » d’une vie redonnée à tous, de la transformation du jugement en grâce
(214), de l’amour passionné de Dieu pour l’humanité (138), du fait que cet amour
sauve (136), de la providence divine, du passage de la mort à la vie (151), du
rachat (154), de Dieu rédempteur de tous (182) qui a le pouvoir de lever une
sentence de mort (186), et d’amener ceux qui l’écoutent à une vie nouvelle (184).
Le Talmud de Babylone (Traité Meguilla) signale la lecture du livre de Jonas
durant le service de l’après-midi du jour du pardon.

21
l’étendue de leurs fautes afin de mieux leur faire apprécier, et surtout
recevoir, l’encouragement du pardon divin.
Qu’est-ce qui impose la nécessité d’un tel réquisitoire ? Une
première révélation sur la puissance du péché, nous le disions. Mais
également une seconde révélation : la puissance de l’Evangile est
supérieure à la puissance de ce péché. Les deux révélations ne font
qu’une et doivent aller de pair. Cela implique que la puissance de
l’Evangile ne peut se déployer en tous que si la puissance du péché
est reconnue par tous. Telle est donc la finalité de l’argumentation de
l’apôtre : faire en sorte que tout le monde, le juif d’abord et aussi le
grec, puissent être bénéficiaire de la grâce divine accordée en Jésus-
Christ. Pour être reconnue comme grâce, la miséricorde de Dieu doit
nous faire admettre le dérèglement de notre pensée et de nos désirs
(plutôt les Païens), et souligner notre infidélité (plutôt les Juifs). Pour
être reconnue comme pardon, la miséricorde de Dieu doit passer par
la dénonciation de la puissance du mal, c’est à dire le condamner.
C’est une aberration théologique de penser que la grâce nous
dispense de ce jugement. Bien au contraire, la vertu du jugement est
de nous dissocier de nos erreurs et d’ouvrir ainsi un chemin à la
grâce. La grâce exige le jugement pour mieux le dépasser. Le pardon
qu’elle promet et nous annonce est au cœur même de ce jugement et
c’est pour cette raison que ce pardon nous fait passer de la
condamnation à la justification. Mais où Paul trouve-t-il l’autorité de
prononcer un tel jugement ? Les versets qui suivent nous le
dévoilent.

Romains 3,21-26 : la justification par la grâce de Dieu de


celui qui croit.
La justice de Dieu a été objectivement manifestée en Jésus-Christ.
Telle est la thèse de Paul. Cette thèse est initiée en Rm 3,21-22a et va
être développée jusqu’en Rm 3,26 :
Mais maintenant,
en dehors de la loi,

22
la justice de Dieu, attestée par la loi et les prophètes,
s’est manifestée :
justice de Dieu par la foi de/en Jésus-Christ,
pour tous ceux qui croient (Rm 3,21-22a).
Le mot maintenant signale qu’une ère nouvelle est apparue. C’est le
temps où la culpabilité cède la place à la justice et cela sans que
personne n’y soit pour quelque chose. La mention sans la loi ou en
dehors de la loi veut préciser que cette justice n’est pas le fruit d’une
obéissance à la loi, ou la conséquence d’une procédure rituelle : un
sacrifice. Cette justice est un don, l’expression de la grâce de Dieu
dont tous sont redevables. Elle est imputée à ceux qui croient, c'est-à-
dire tous ceux qui reconnaissent en Jésus-Christ le moyen que Dieu a
utilisé pour exprimer le pardon et la réhabilitation de tous les
humains pécheurs.
Car il n’y a pas de distinction :
tous en effet ont péché et sont privés de la gloire de Dieu,
et c’est gratuitement qu’ils sont justifiés par sa grâce,
au moyen de la rédemption16 qui est en Jésus-Christ (Rm 3,23-24).
Pour expliquer et fonder cette thèse, l’apôtre interprète la mort du
Christ comme une intervention rédemptrice de Dieu.
C’est Jésus-Christ que Dieu a destiné comme expiation,
par la foi,
dans son sang,
en vue de montrer sa justice,
à travers la rémission des péchés d’autrefois (Rm 3,25)17.
16
Ou délivrance. C’est le sens du mot en 1 Co 1,30 : C'est par lui que vous êtes en
Jésus-Christ, lui qui est devenu pour nous, sagesse venant de Dieu, justice,
sainteté et délivrance.
17
Nous traduisons littéralement. La version de la Bible Segond 21 a traduit le mot
hislatèrion par propitiatoire (qui signifie une action susceptible de se concilier les
faveurs de Dieu ou d’apaiser sa colère). La Nouvelle Bible Segond a quant à elle le
mot expiation. Dans cette même Nouvelle Bible Segond, comme dans la TOB, le
verset 25 s’achève de la manière suivante : parce qu’il avait laissé impunis les
péchés commis autrefois. Le mot grec paresis exprime une idée de relâchement
que l’on peut traduire par rémission. Nous optons pour ce dernier sens.

23
Le mot français expiation, est une traduction - forcément inadéquate
et malheureuse - du mot grec hilastèrion : C’est Jésus-Christ que
Dieu a constitué comme hislastèrion (Rm 3,25). Cette référence
cultuelle technique n’appartient pas au vocabulaire paulinien. Elle
n’apparaît que dans ce passage au demeurant. Nous trouvons un
énoncé similaire dans la première épître de Jean. En 1 Jn 2,2 et en 1
Jn 4,10, le Fils est nommé expiation (ou victime expiatoire) et le mot
grec utilisé (hilasmos) appartient au même champ sémantique que le
mot hilastèrion. De toute évidence, Paul et l’auteur de la première
épître de Jean utilisent une formulation forgée par la première
tradition chrétienne pour exprimer l’absolution des péchés18. Pour
bien interpréter cette formulation, il faut donc la comprendre en tant
que telle, mais également discerner quel usage en fait Paul en la
réutilisant.
Voyons tout d’abord quel sens avait le mot hilastèrion. Deux options
se présentent :
1) Il traduit dans la Bible de langue grecque le mot hébreu kapporet,
littéralement le « couvercle » de l’arche de l’alliance, située dans le
Saint des saints du temple. C’est sur ce couvercle qu’était versé le
sang de l’expiation durant le Yom Kippour : le jour du Pardon19.

2) Dans le judaïsme de langue grecque, le sens du mot évoluera de


manière métaphorique pour désigner le sacrifice substitutif d’une
L’expression les péchés d’autrefois fait penser à l’expression les vieux péchés que
Philon d’Alexandrie (vers 20 av. J.-C. à 45 apr. J.-C.), utilise pour parler du pardon
qui a lieu le jour du Grand pardon (Mos II, 24).
18
1 Jn 2,2 : (Jésus-Christ) est lui-même un sacrifice expiatoire pour nos péchés,
non seulement pour les nôtres, mais aussi pour ceux du monde entier. 1 Jn 4,10 :
(Dieu) nous a aimés et a envoyé son Fils comme sacrifice expiatoire pour nos
péchés.
19
Après avoir sacrifié sur l’autel un taureau pour son propre péché et un bouc pour
le péché du peuple, le Grand prêtre entrait à deux reprises dans le Saint des saints
avec le sang de ces sacrifices et en aspergeait sept fois le kapporet. Il agissait de
même pour la tente de la rencontre et pour l’autel des sacrifices situé à l’extérieur
des portes du temple. Ainsi, le sanctuaire, la tente de la rencontre et l’autel des
sacrifices étaient purifiés (Lev 16,20). L’expiation avait lieu ensuite sur les prêtres
et sur tout le peuple de l’assemblée (Lev 16,24.33).

24
personne. On trouve ce sens dans la Septante (LXX), dans le
quatrième livre des Maccabées (17,22) : Par le sang de ces hommes
pieux, par l'expiation de leur mort, la Providence divine a sauvé
Israël, naguère accablée de maux.
Commençons par cette seconde option. Dans le récit de 4 Maccabées,
la mort des martyrs, restés fidèles à la loi malgré les persécutions des
occupants Grecs séleucides, apaise la colère de Dieu. Cette colère
ayant disparu, le pays se voit libéré de ses occupants20.
Il est tentant de rapprocher le récit de 4 Maccabées du texte de Paul.
Le fait que le sacrifice d’une personne humaine ait pu se voir
attribuer dans le monde juif hellénistique une fonction de victime
expiatoire et propitiatoire est un élément que certains considèrent
comme déterminant pour l’interprétation de l’énoncé paulinien.
Certes, le texte est relativement tardif et n’a sans doute pas servi de
référence à Paul21. Il pourrait toutefois être le témoin textuel d’une
tradition juive déjà présente durant le premier siècle de notre ère.
C’est au niveau de la théologie que les choses diffèrent grandement
et même totalement.
a) Tout d’abord, dans 4 Maccabées, l’accent est mis sur le caractère
propitiatoire de la mort des martyrs. Le schéma du salut est le
suivant :
- le péché des Israélites a eu pour effet d’irriter Dieu ;
- en conséquence, Dieu a sanctionné leur péché en permettant la
présence des occupants séleucides ;
- quelques martyrs sont ensuite restés fidèles à la loi, malgré les
persécutions, et ce jusqu’à leur mort ;
20
Le récit fait allusion à la révolte armée contre l’hellénisation de la Judée qui dura
de 168 avant J.-C. à 164 avant J.-C sous Antiochus IV Epiphane. La révolte visait à
la fois les partis judéens proches des Séleucides et les Séleucides eux-mêmes. Elle
se termina par une victoire. L’autel des offrandes, interdit par Antiochus IV
pendant trois ans, fut reconsacré ; cet événement donna lieu à la première fête des
Dédicaces (la fête de Hanoucca, célébrée entre le 25 Kislev et le 2 Tebeth dans le
calendrier hébraïque).
21
Le texte de 4 Maccabées daterait de la fin du premier siècle de notre ère, peut-
être du début du second (selon André Dupont Sommer).

25
- ce qui a eu pour effet que la colère de Dieu a été apaisée ;
- en conséquence, Dieu a finalement fait en sorte que le pays soit
libéré de ses occupants.
Le sacrifice des martyrs restés fidèles à la loi a donc eu pour effet de
rendre Dieu de nouveau propice aux Israélites. Restez fidèles à la
loi !, tel est le message de 4 Maccabées à ses lecteurs 22. Ce n’est
évidemment pas le message de Paul chez qui un tel schéma
propitiatoire n’est pas repérable. (Ceux qui, aujourd’hui encore,
défendent le caractère propitiatoire de la mort du Christ doivent se
confronter au fait que les légions romaines ne quittèrent pas le pays,
que la situation politique empira et que les armées du futur empereur
Titus détruisirent le temple de Jérusalem en 68. Où est le signe de la
colère de Dieu apaisée dans un tel contexte historique ?)
b) Par ailleurs, la façon dont Paul utilise cette référence sacrificielle
est également très différente. Premièrement, l’apôtre parle bien de la
dimension objective du salut en écrivant que l’expiation a eu lieu
dans le sang du Christ, mais il souligne également sa dimension
subjective : à travers la foi. Si la mort du Christ est salvatrice, elle
l’est pour autant qu’elle soit reçue et vécue dans la foi. Sans la foi, la
mort du Christ resterait « lettre morte » pour ainsi dire. Nous ne
sommes pas dans le cadre d’une propitiation qui aurait procuré en soi
une amnistie générale, nous sommes dans le cadre d’un pardon,
d’une justification, qui demande à rencontrer chaque personne.
Deuxièmement, chez Paul, le salut n’est pas la conséquence d’une
initiative humaine, pas même celle de Jésus, mais la conséquence
d’une initiative divine, puisque selon l’apôtre, c’est Dieu qui est
passé à l’action : Dieu a destiné le Christ comme expiation (3,26). En
Rm 5,8 Paul ira jusqu’à dire que Dieu prouve son amour dans le fait
que le Christ est mort pour nous !23 L’auteur de la première épître de

22
Historiquement parlant, ce message peut tout à fait se comprendre comme une
réponse à la prédication chrétienne.
23
Dans l’épître aux Romains, le salut est résolument théocentrique (œuvre de
Dieu). Même constat en 2 Co 5. Cette interprétation n’est toutefois pas générale
dans l’œuvre de Paul. En Gal 2,19 l’apôtre écrit : …le Fils de Dieu m’a aimé et
s’est livré lui-même pour moi. En Gal 3,13, il écrit : Le Christ nous a rachetés de

26
Jean ira dans le même sens, puisqu’il considère que le sacrifice de
Jésus-Christ est une manifestation de l’amour de Dieu : (Dieu) nous
a aimés et a envoyé son Fils comme victime expiatoire pour nos
péchés (1 Jn 4,10). Le but de l’action de Dieu est souligné par Paul :
afin de montrer sa justice à travers le pardon des péchés d’autrefois.
Qu’en est-il de la première option, celle qui consiste à voir derrière le
mot hilastèrion, une référence métaphorique au couvercle de l’arche
de l’alliance ? Précisons d’emblée que si c’est le cas, Paul ne fait pas
allusion au temple lui-même, puisque le second temple n’avait pas en
son Saint des saints de kapporet mais une pierre de fondation24. Il fait
plutôt allusion au grand récit de Lévitique 16 dans lequel ce mot est
mentionné. Situé entre deux chérubins qui le couvraient de leurs ailes
et de leur regard, le kapporet représentait le lieu où Dieu rencontrait
son peuple. Asperger de sang le kapporet, c’était donc débarrasser le
sanctuaire des impuretés des Israélites et de leurs transgressions
pour tous leurs péchés (Lev 16,16) afin de pérenniser cette rencontre.
Il est conséquent de parler d’une expulsion des impuretés et des
transgressions. C’est ce que signifie explicitement la seconde partie
du rituel au cours de laquelle le Grand prêtre impose les mains sur la
tête d’un autre bouc, confesse les fautes et les transgressions des
Israélites, avant d’envoyer ce bouc au désert (Lev 16,21). Cette
expulsion du bouc, chargé des fautes, au désert, n’est pas un second
rite, mais l’expression, la visualisation de ce qui s’est passé dans le
sanctuaire. Et puisque les prêtres et tout le peuple de l’assemblée
bénéficiaient de l’expiation, il devient possible de tirer la conclusion
suivante : le rituel en son entier avait pour conséquence de purifier le
sanctuaire, le pays et la conscience des Israélites 25. C’est ainsi que

la malédiction de la loi en devenant malédiction pour nous. Mais Galates est


déterminée par une opposition entre le Christ et la loi.
24
Après la prise de Jérusalem par le roi de l'Empire néo-babylonien
Nabuchodonosor II en 586 avant J.-C., l'arche disparaît dans les récits bibliques.
25
Il y a une certaine relation symbolique entre le kapporet et la conscience
humaine. Les deux sont des lieux de rencontre possible entre Dieu et les croyants.
Pour Paul, la conscience est le lieu de l’expression et du témoignage de la volonté
divine (la loi divine) dans le cœur de la personne (Rm 2,15). La loi divine était
placée dans l’arche de l’alliance, sous le kapporet. C’est une façon de signifier que

27
Lev 16 parle d’une purification globale et pas seulement d’une
purification du sanctuaire : Car en ce jour, on fera l’expiation sur
vous, afin de vous purifier  :
vous serez purs de tous vos péchés devant le Seigneur (Lev 16,30).
Conformément au récit de Lévitique 16, qui raconte la procédure
rituelle du Grand pardon, l’image paulinienne aurait donc le sens
d’expiation et de purification. Cette expiation-purification est
procurée en vertu du sang versé. Cela expliquerait pourquoi l’énoncé
paulinien mentionne le fait que l’expiation s’est faite dans le sang du
Christ26.
Le sang, dans la Bible juive, représente la vie. Il est la propriété
exclusive de Dieu et ne peut donc être consommé. Ce n’est pas un
tabou culturel, puisque les autres peuples du Moyen-Orient
consommaient le sang. C’est un tabou religieux, spécifiquement
israélite. Le sang est le moyen que Dieu se réserve pour signifier son
intervention. Il est à cet égard la manifestation visible d’une action
invisible de Dieu. Comme le dit le bibliste dominicain Adrian
Schenker, il est « le signe de la grâce » ! C’est à ce titre qu’il est
requis dans les sacrifices qui ritualisent une situation de passage. Il a
aussi la vertu d’absoudre les fautes et d’exprimer le pardon. Le verset
capital, pour comprendre la vertu rédemptrice du sang, est Lev 17,11,
véritable clef de compréhension de tout le système sacrificiel du
Lévitique tel qu’il a été défini par la classe sacerdotale d’Israël :
La vie d’une créature est dans le sang,
et moi je vous ai donné le sang sur l’autel
pour l’expiation de vos vies  ;
parce que le sang manifeste la vie, il expie.
Le verbe hébreu, traduit par expier, dont le sang est le sujet, est
précisément le verbe kapar. Les plus anciennes occurrences
comparables de ce verbe se rencontrent dans des traités de médecine
du Moyen-Orient ancien (traités akkadiens), dans lesquels il décrit

la conscience est informée par la loi. C’est ainsi que l’auteur de l’épître aux
Hébreux le comprend : Le sang du Christ… purifiera votre conscience (He 9,14).
26

28
les deux gestes du soignant vis-à-vis de la plaie : frotter et enduire,
faire disparaître (la purulence) et recouvrir (la plaie) 27. Telle est pour
ainsi dire la double action du sang donné par Dieu : frotter ou effacer
la faute et recouvrir la conscience du fautif. L’action du sang, dans
ses deux effets, signifie la purification et le pardon ; il dit non au
péché et oui au pécheur. Cette interprétation peut être retenue pour
comprendre la pensée de Paul. L’apôtre voit dans la mort du Christ,
dans sa vie donnée, ou encore dans son sang versé (le sang est la vie),
le signe du grand pardon que Dieu accorde aux humains.
Quelle que soit l’option choisie pour traduire et interpréter le mot
hilastèrion, un sens commun se dégage. Paul considère que la mort
du Christ est un sacrifice28. Elle la manifestation d’une initiative
divine pour justifier – pardonner et réhabiliter – les êtres humains.
Elle est l’expression de sa grâce. Cette grâce s’est manifestée sans la
loi. Que signifie cet ajout ? Il signifie qu’elle ne concerne pas
seulement Israël mais tous les êtres humains.
Qu’en est-il, selon cette lecture, de la colère de Dieu mentionnée
dans la thèse de Rm 1,18 ? Paul écrit que La colère de Dieu, en effet,
se manifeste depuis le ciel contre toute impiété et l’injustice des
humains. Le temps du verbe manifester est un duratif (un participe
présent). La mort du Christ manifeste, encore et toujours, la colère de
Dieu dans la mesure où elle manifeste le péché des humains. Dans le
cas de ceux qui, par la foi, se repentent et reçoivent le pardon de
Dieu, cette colère ainsi que la culpabilité mentionnée en 3,19 ne sont
plus à craindre. L’apôtre nous dira même en Rm 5,9 que les croyants
sont protégés de la colère eschatologique lors du jugement dernier :
A bien plus forte raison, maintenant que nous sommes justifiés par

27
Dans les textes décrivant certains rites de la fête du Nouvel An babylonien
(Akitu), le verbe apparaît pour suggérer l’idée d’un nettoyage du temple. La Bible
hébraïque conférera à l’usage de ce verbe un sens beaucoup plus moral.
28
L’apôtre reviendra sur la mort du Christ en sacrifice pour le péché en Rm 8,3.
Paul le mentionnait déjà en 1 Co 5,7 : Christ, notre Pâque, a été sacrifié. Le verbe
est au passif et signale une action de Dieu. La mention de Pâques, allusion à
l’agneau pascal, signale que les références cultuelles ne s’excluent pas, mais se
conjuguent.

29
son sang, serons-nous sauvés de la colère. Rien d’étonnant. Si la
mort du Christ manifeste la colère de Dieu contre l’impiété et
l’injustice, le croyant a été traversé par cette colère. Il a donc été
« vacciné » contre la colère de Dieu. En conséquence, il est protégé
et la colère n’est plus à redouter. En revanche, pour ceux qui ne se
repentent pas et ne reçoivent pas le pardon offert par Dieu dans le
sacrifice du Christ, la menace de la colère demeure, car le « virus »
de l’impiété et de l’injustice n’ont pas été « désactivées »29 en lui.
Le Christ n’est donc pas mort pour apaiser la colère de Dieu, mais au
contraire pour la manifester. Cette manifestation de la colère de Dieu
a pour but de provoquer chez les croyants la repentance nécessaire à
la réception du salut (Rm 2,4) : le premier pas de la foi. Une telle
expression de la colère divine est totalement paradoxale puisqu’elle
prend la forme du sacrifice de Jésus-Christ sur la croix. Autrement
dit, celui qui est en colère subit la colère ; celui qui rejette le péché
est rejeté et recouvert du péché ; celui qui est censé réagir ne fait que
subir. Le paradoxe s’explique par le fait que cette expression de la
colère n’est pas « logique » mais « pathétique ». Le « pathétique »
n’a pas recours à des syllogismes pour convaincre ses auditeurs, il
prend sur soi. Il n’exprime pas l’argument, il « l’imprime en lui »
afin de le faire voir. Il le vit afin de le faire vivre. Un des exemples
bibliques les plus probants à cet égard est le mariage du prophète
Osée avec la prostituée Omer : L'Eternel dit à Osée : Va prendre une
femme prostituée et des enfants de prostitution ! En effet, le pays se
prostitue, il abandonne l'Eternel. Il alla prendre Gomer, fille de
29
Rm 6,6 : Nous savons qu’en nous l’homme ancien a été crucifié avec lui, afin
que le corps du péché soit désactivé et que nous ne soyons plus esclaves du péché.
Le verbe désactiver est une traduction de katargeô. Le verbe grec signifie
littéralement rendre inopérant, d’où neutraliser, rendre invalide ou impuissant,
infirmer, réduire à néant, voire délier. Cf. Rm 3,31 : est-ce que nous infirmons la
loi ? Jamais de la vie, nous confirmons/validons la loi ; Rm 7,2 (//7,6) : si son
mari meurt, la femme est déliée de la loi qui la liait à son mari. En 1 Corinthiens,
Paul affirme que par la croix du Christ, Dieu s’est servi de ce qui n’est pas pour
rendre inopérant (réduire à néant) ce qui est (1 Co 1,28). Il a ainsi réduit à néant
les princes de ce monde (1 Co 2,6). La mort du Christ est pour Paul une arme de
neutralisation massive des pouvoirs maléfiques installés à la fois dans le monde et
dans les humains.

30
Diblaïm. Elle devint enceinte et lui donna un fils (Os 1,2-3). Le
prophète est appelé à vivre la prostitution dont Dieu souffre de la part
d’Israël. Dans le cas précis de la mort de Jésus, ce qui est
« imprimé » et vécu à la croix est la douleur que Dieu subit à cause
du péché, la même douleur que celle infligée à son Fils : la douleur
du rejet. Dieu a destiné Jésus à être, non pas seulement la victime,
mais aussi et surtout le témoin du rejet dont Lui, Dieu, souffre.
Soulignons la double dimension du rejet : le Fils est abandonné par
Dieu (donc en quelque sorte « rejeté ») afin que le rejet de Dieu par
les humains soit on ne peut plus manifeste. Dieu n’a pas épargné son
propre Fils, mais l’a livré (Rm 8,32).
Le fait de souligner que cela relève d’une initiative divine est
cohérent avec la logique du système lévitique. Dans le texte hébreu
des traditions sacerdotales en effet, Dieu (ou le sang) est
principalement le sujet du « kapar » et non son objet comme ce serait
le cas si le rite avait pour fonction de se concilier ses faveurs. Lev
17,11 précise bien que Dieu donne le sang aux humains : je vous ai
donné le sang sur l’autel pour l’expiation-purification de vos vies !
Le sacrifice propitiatoire, très présent dans les religions païennes, est
étranger au culte lévitique30. Ce dernier décrit une action qui part de
Dieu à destination et au bénéfice des humains. C’est exactement ce
qu’exprime Paul : le Christ a été donné aux hommes. L’image est
saisissante, car ce n’est pas l’humain qui offre un sacrifice à son Dieu
mais Dieu, pour ainsi dire, qui offre un sacrifice aux humains ! Plus
qu’une simple dissonance cognitive, c’est une révolution de la
pratique et de la pensée religieuse. Le sacrifice du Christ est le
30
Cette interprétation propitiatoire (Dieu concilié) s’introduit toutefois dans le
judaïsme tardif de la diaspora hellénistique, sans doute sous l’influence des rites
païens. On la rencontre chez le philosophe juif Philon d’Alexandrie (1 er siècle ap.
J.-C.), l’historien Flavius Josèphe (1er siècle ap. J.-C.),), et donc explicitement chez
l’auteur du 4e livre des Maccabées (1 er-2ème siècle ap. J.-C.). Il faut savoir que la
traduction grecque de la Bible juive, la Septante (LXX), a choisi, pour traduire le
mot kapar, le mot (ex)ilaskomai qui, dans les textes païens, signifie apaiser la
divinité ou effectuer une propitiation. Ce choix malheureux aura pu induire en
erreur les lecteurs. Cependant, contrairement aux textes païens et conformément à
la version hébraïque de la Bible, dans la Septante aussi, Dieu est la plupart du
temps le sujet du verbe (ex)ilaskomai et presque jamais son objet.

31
moyen dont Dieu se sert pour protester contre l’impiété des êtres
humains tout en les pardonnant. En abandonnant le Christ à son sort,
en le laissant subir les outrages et la mort, Dieu en fait le miroir de
l’impiété (plutôt les Païens) et de l’injustice (plutôt les Juifs)
humaine. L’apôtre accentue ce paradoxe en écrivant dans sa seconde
lettre aux Corinthiens que le Christ a été fait péché pour nous, afin
qu’en lui nous devenions justice de Dieu (2 Co 5,21). Si le Christ a
été fait péché, cela signifie que le jugement de l’humanité coupable
(Rm 3,9) a lieu en Jésus-Christ ; autrement dit, que la protestation de
Dieu contre le péché a lieu en Jésus-Christ. L’intention de Dieu est
de nous faire communier à ce jugement et à cette protestation afin de
nous faire accéder à la repentance et à une vie nouvelle.
Le paradoxe est total31. D’une part, parce que le jugement du péché
n’a pas eu lieu en nous, mais en Jésus-Christ : dans sa chair. D’autre
part, parce que l’initiative de Dieu peut se comprendre comme une
tentative de se concilier l’être humain. Or se concilier quelqu’un,
c’est le rendre propice. Nous pouvons donc énoncer la conclusion
suivante : la mort du Christ n’est pas une mort propitiatoire dans le
sens où elle parviendrait à se concilier les faveurs de Dieu ou apaiser
sa colère ; elle est une mort propitiatoire dans le sens où cette mort a
la vertu de rendre l’être humain propice au point de le réconcilier
avec son Dieu32. Par la mort de son Fils, par le jugement du péché et
le pardon que cette mort exprime au regard de la résurrection, Dieu
espère notre repentance et notre réconciliation. C’est précisément ce
que Paul écrit dans cette même seconde épître aux Corinthiens : Car
Dieu était dans le Christ, réconciliant le monde avec lui-même, sans
imputer aux humains leurs fautes, et mettant en nous la parole de la
réconciliation (2 Co 5,19). Cette initiative divine, pathétique à
l’extrême, fait sortir du cœur de l’apôtre une véritable imploration au

31
Sous la plume de Paul, il s’étend aux dimensions d’un oxymore : Christ a été fait
péché !
32
Ceci explique le long développement à suivre de l’épître sur la réconciliation de
l’être humain opérée par Dieu (dès Romains 5). Le terme réconciliation est
fortement relationnel ; il provient du vocabulaire de la diplomatie et de l’amitié.

32
repentir : « Nous (vous) supplions, au nom du Christ  : Laissez-vous
réconcilier avec Dieu ! (2 Co 5,20c)33.
Rm 3,21-26 nous offre la clé de lecture de tout Romains 1,18-3,20. Il
pose le constat et la règle à partir desquels Paul a développé, de
manière déductive, sa réfutation. C’est en effet la victorieuse
justification par la grâce annoncée en ce passage qui explique le
grand réquisitoire qui précède. Le moyen utilisé par Dieu pour
procurer aux humains ce pardon est quant à lui tout simplement
extraordinaire. Les questions que Paul empoigne sont les suivantes :
pourquoi a-t-il fallu un tel moyen ? pourquoi ce moyen a-t-il été
utilisé sans la loi ?, pourquoi a-t-il fallu la mort du Messie et Fils de
Dieu (1,3) pour absoudre les péchés des humains34 ?
La réponse de l’apôtre est la suivante : si le moyen utilisé par Dieu
est si absolu et si radical, c’est que l’impiété et l’injustice de
l’humanité le sont tout autant. Telle est la révélation de la Croix. La
mort du Christ ne révèle pas seulement la solution : le pardon ; elle
révèle aussi le problème, le manque de justice des humains, leur
incapacité à glorifier Dieu, en deux mots : la puissance du péché. Et
ce constat est étendu tant en défaveur des Païens qu’en défaveur des
Juifs pourtant munis de la loi. Cette dernière n’a pas su assurer la
fonction protectrice que l’on pensait lui voir dévolue. La mort du
33
Laissez-vous réconcilier est un compromis entre réconciliez-vous et soyez
réconciliés, deux traductions possibles de l’impératif du verbe grec,
34
Ces mêmes questions se laissent entendre derrière Lc 24,26 : Le Christ ne
devait-il pas souffrir de la sorte pour entrer dans sa gloire ? C’est la question à
laquelle les premiers disciples de Jésus ont été confrontés. La proportion
démesurée des récits de la passion, dans les évangiles, au regard du récit du
ministère de Jésus, témoigne de cette interrogation fascinante qui ne reçoit et ne
recevra jamais une réponse exhaustive. L’épître aux Hébreux est une réponse à la
question : pourquoi fallait-il que le Christ mourût ? En ce sens, elle est un grand
commentaire (un midrash) de Luc 24,26s. Elle prolonge l’interprétation de Luc
(certains manuscrits) selon laquelle Jésus, tel un grand-prêtre, demande pardon à
Dieu pour les péchés du peuple : Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils
font (Lc 23,34). Précisons encore que, dans l’épisode de Luc 24,13-35, les disciples
reconnaissent Jésus vraisemblablement à la marque des clous dans ses mains (et
non à la fraction du pain). Le motif se retrouve en effet dans la suite du récit en Lc
24,39 : regardez mes mains et mes pieds, c’est bien moi.

33
Messie est, pour l’apôtre, la preuve de l’injustice des humains. En
conséquence, elle constitue le nouveau miroir dans lequel la
conscience humaine est invitée à se regarder afin de se repentir et
d’initier une nouvelle relation avec son Dieu (à vin nouveau, outres
neuves, disait Jésus). Ceci explique pourquoi Paul dénonce toute
possibilité d’innocence et de justification par la loi. A ses yeux, on ne
saurait être justifié autrement qu’à travers la mort du Christ, car on
ne reçoit pas une révélation de la puissance du péché et de la justice
de Dieu autrement qu’à travers la mort du Christ.
Si la révélation que Paul reçoit de la croix est une révélation radicale,
elle n’est toutefois pas une révélation si surprenante. Paul ne « crée »
pas un problème de toutes pièces comme certains l’ont soutenu 35. Par
ailleurs, la révélation n’est pas si nouvelle. La Bible elle-même
témoigne à maintes reprises du problème de l’inadéquation d’Israël
face aux exigences de Dieu. Les dernières rédactions du
Deutéronome s’étendent sur le sujet et représentent l’état ultime de la
réflexion des théologiens biblistes. En Dt 29,3 Moïse se plaint en ces
termes : Mais, jusqu'à aujourd’hui, l'Eternel ne vous a pas donné un
cœur pour comprendre, des yeux pour voir, des oreilles pour
entendre. Plus loin, il annonce que seule une action de Dieu pourra
régler le problème de la désobéissance du peuple : L'Eternel, ton
Dieu, circoncira ton cœur et celui de ta descendance, et tu aimeras
l'Eternel, ton Dieu, de tout ton cœur et de toute ton âme, afin de
vivre (Dt 30,6)36. La circoncision des cœurs, telle est la promesse et
telle est l’espérance. Comme le soutient le théologien américain
Mako A. Nagasawa dont nous reprenons le bilan, la croix du Christ a
peut-être révélé une acuité nouvelle du problème, mais ce dernier

35
Les commentateurs liés à ce qu’on a appelé la « Nouvelle perspective sur Paul »
vont parfois trop loin dans cette direction.
36
Telle est finalement la conclusion du courant deutéronomiste biblique. Les
sectaires de la communauté de Qumran ont accepté cette conclusion et pensaient
mettre en œuvre cette transformation interne : Nul ne marchera dans l'obstination
de son cœur pour s'égarer après son cœur, ses yeux et son mauvais penchant, mais
il circoncira dans la Communauté le prépuce du mauvais penchant et de la raideur
de la nuque afin qu'ils puissent jeter les fondements de la vérité pour Israël, pour
la Communauté de l'Alliance éternelle (1 QS 5,4-6). 

34
avait été diagnostiqué par les éditeurs du Pentateuque de manière
précise et répétée. Le reste de la Bible pose le même constat. Du livre
des Juges aux livres des Rois, l’histoire racontée est celle d’un échec
des royautés d’Israël et de Juda qui s’achèveront par deux exils. La
prédication des prophètes va dans le même sens. A travers Esaïe,
Dieu se lamente de ne plus savoir que faire : Et maintenant,
habitants de Jérusalem et hommes de Juda, jugez entre moi et ma
vigne. Qu'y avait-il de plus à faire pour mon vignoble que je n'y ai
pas fait ? Pourquoi, alors que je m'attendais à ce qu'il produise de
bons raisins, en a-t-il produit sans aucune valeur ? (Es 5,3-4). 
Jérémie fait écho à la même frustration : Depuis le jour où vos pères
ont quitté l’Egypte jusqu’à ce jour, je vous ai envoyé tous mes
serviteurs, les prophètes ; je les ai envoyés chaque jour,
inlassablement. Mais eux ne m’ont pas écouté, ils n’ont pas tendu
l’oreille ; ils se sont montrés rétifs, ils sont devenus plus mauvais
que leurs pères (Je 7,25-26). Le prophète d’Anathoth dénonce un
péché ancré dans le cœur : Le péché de Juda est écrit avec un stylet
de fer ; avec une pointe de diamant, il est gravé sur la tablette de
leur cœur (Je 17,1). C’est toute l’efficacité de l’alliance conclue au
Sinaï qui est remise en question, souligne fort justement Nagasawa.
Les sacrifices sont considérés comme une concession accordée par
Dieu : Car je n’ai rien dit à vos pères, je ne leur ai donné aucun
ordre, le jour où je les ai fait sortir d’Egypte, au sujet des
holocaustes et des sacrifices (Je 7,22). Ezéchiel partage le constat de
Jérémie. Ces deux prophètes formulent le besoin d’un changement
radical. Jérémie parle d’une maison à rebâtir (Je 31,4a) et promet une
alliance nouvelle. Ezéchiel associe cette nouvelle alliance à
l’espérance d’une nouvelle création (l’eau et l’Esprit en Ez 36 ; la
résurrection des ossements desséchés en Ez 3737). Dans les Ecrits, le
constat suit la même tendance. Le livre des Proverbes reconnaît que
quelque chose manque à la nature humaine : Qui peut dire: J'ai
nettoyé mon cœur, Je suis pur de mon péché ? (Pr 20,9). Nous
pourrions ajouter à ce survol des Ecritures le refus essuyé par Jésus
lui-même, se plaignant de la génération adultère qui refuse la

37
Le texte est d’une telle force qu’il dépasse la seule annonce du retour de l’exil.

35
prédication du Royaume de Dieu : Il (Jésus) leur répondit:
génération mauvaise et adultère ! (Mt 12,39). L’apôtre avait
décidemment à sa disposition largement de quoi confirmer sa
révélation. S’il est vrai que Paul reproche à Israël de ne pas
reconnaître en Jésus son Messie (ce qui ne peut faire l’objet, selon
Paul, que d’une révélation), il lui reproche également de ne pas
prendre conscience de l’ampleur et de la profondeur du péché
dénoncé dans la Torah. Si la Torah était lue d’une manière plus
conséquente par ses adeptes, la prédication de la croix du Christ
serait reçue plus facilement.
L’apôtre des nations a fait précéder sa thèse de la justification par la
foi d’une grande réfutation. Il l’a fait à la manière d’un rhéteur qui
contredit une antithèse avant d’affirmer sa thèse, ou encore à la
manière d’un prédicateur qui garde le meilleur pour la fin. Le
meilleur, le voici ! Le croyant voit dans la mort du Christ
l’expression du pardon de Dieu ainsi que la garantie d’une nouvelle
relation construite sur une base nouvelle. Le pardon ne nous épargne
pas le jugement, mais, tel un parapluie, il nous protège des effets
néfastes de la colère divine. Il suffit pour cela de reconnaître sur la
croix le prix que Dieu et le Christ souffrent pour nous révéler
l’immensité de notre impiété et l’insuffisance de notre justice tout en
nous délivrant de la culpabilité. Voir cela et l’accepter, c’est croire.
La foi est un mouvement de l’esprit par lequel le croyant reçoit
l’offrande de son Dieu et s’attache à sa personne.
La loi de Moïse prévoyait, pour le coupable, un recours aux œuvres
rituelles pénitentielles, afin de le réintégrer dans l’Alliance divine.
C’est le recours à ces œuvres que l’apôtre réfute. L’expression sans
la loi, ou en dehors de la loi, de Rm 3,21 signifie que Dieu a proposé
un autre moyen pour manifester à tous sa justice et son pardon : la
mort du Christ. Les œuvres rituelles ne sont pas seulement réfutées,
elles sont disqualifiées et avec elles ce qui pouvait constituer
l’exception juive. Or, selon l’apôtre, cette disqualification des œuvres
rituelles ne concerne pas que les Juifs, elles concernent aussi les
Païens. La loi prévoyait pour les intégrer à l’alliance que Dieu a
conclue avec Israël, le passage par le rite de la circoncision. C’est à

36
cette obligation que Paul va désormais s’attaquer. La problématique
étant essentiellement juive, on ne s’étonnera pas que Paul puise ses
nouveaux arguments dans la confession de foi et l’Ecriture d’Israël.

Romains 3,27-31 : l’être humain est justifié par la foi, sans


les œuvres de la loi
Jusqu’à présent, il a été question de la dimension objective du salut,
de la justification par la grâce, du fait que la justice de Dieu a été
manifestée (Rm 3,21) et qu’ont été pardonnés les péchés d’autrefois
(Rm 3,25). Il va être maintenant question de sa dimension subjective,
de la foi, et donc du statut universel des bénéficiaires. Paul vient de
dire que le pardon est donné à tous ceux qui croient (Rm 3,22). Il a
précisé, dans la conclusion de son précédent argument, que Dieu a
justifié celui qui (vit) de la foi de Jésus (Rm 3,26). Il rebondit sur
cette affirmation pour indiquer que ces croyants sont autant les Juifs
que les non-Juifs. Quel est l’enjeu de cette précision ? L’enjeu est de
pouvoir dispenser les non-Juifs de la circoncision, laquelle marquait
l’entrée du croyant dans l’alliance de Dieu et d’Israël. Les Païens
n’ont pas besoin de devenir des prosélytes Juifs pour être membres
de l’alliance. Le raisonnement implicite de Paul est le suivant : si
Dieu, en justifiant les Juifs, les a intégrés gracieusement dans sa
nouvelle Alliance sans qu’ils aient besoin de recourir aux œuvres
pénitentielles de la loi, alors on doit considérer qu’en justifiant les
Païens, Dieu les a intégrés dans cette même nouvelle Alliance, sans
recourir au rite d’entrée que représentait la circoncision. Ce qui est
valable de fait est valable de droit. Le chemin « sans la loi »
emprunté par Dieu vaut pour tout le monde.
Le présupposé de la démarche paulinienne est que la nouvelle
alliance promise par Jérémie (Je 31,31 ; cf. l’alliance éternelle en Ez
26) s’est réalisée. Telle est sa conviction profonde. Dieu a conclu une
nouvelle alliance, en dehors de la loi de Moïse, en Jésus-Christ 38 ! Si

Le thème de cette nouvelle alliance est explicite dans la seconde lettre aux
38

Corinthiens, en particulier dans le développement de 2 Co 3 (cf. 3,6) ou l’alliance

37
nous ne discernons pas ce présupposé, nous peinons à comprendre
l’argumentation paulinienne. L’expression de « nouvelle alliance »
est paradoxale, car elle n’est rien d’autre que l’accomplissement de
l’antique promesse faite à Abraham de bénir toutes les nations. En ce
sens, la nouvelle alliance est la plus ancienne des alliances. La
nouveauté n’est pas tant théologique qu’existentielle : c’est la
personne du croyant qui est renouvelée. Jérémie parlait d’une
transformation intérieure : Je mettrai ma loi au-dedans d’eux, je
l’écrirai sur leur cœur (Je 31,33). Il ajoutait que cette nouvelle
alliance permettrait à tous de connaître Dieu : Tous me connaîtront,
depuis le plus petit d’entre eux jusqu’au plus grand (31,34c).
Ezéchiel parlait d’une transplantation cardiaque : J’ôterai de votre
chair le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair (Ez
36,26). Paul parle à ce sujet d’une vie en Christ et d’une nouvelle
création : Si quelqu'un est en Christ, il est une nouvelle création (2
Co 5,17).
Aux yeux de l’apôtre, la mort et la vie du Christ sont le moyen le
plus à même d’opérer la transformation des cœurs prophétisée et
espérée par Dieu. Comment s’opèrent cette transformation et ce
renouvellement ? Une première réponse se lit en 2 Co 5,17 : le
croyant vit en Christ. Cela signifie que le croyant participe à la vie
du Christ. Une autre réponse de Paul se trouve dans l’épître aux
Galates : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi » (Ga
2,20). Cela signifie que le Christ participe à la vie du croyant jusqu’à
vivre en lui. L’événement de la mort et de la résurrection du Christ
touche à ce point la conscience et le cœur du croyant que son
existence s’en trouve modifiée et qu’il ne saurait concevoir ni vivre
sa vie sans celle du Christ. La participation est mutuelle : le croyant
vit en Christ et le Christ vit dans le croyant39. Ainsi en va-t-il
de l’Esprit est opposé à l’alliance de la lettre. On la trouve également mentionnée
en 1 Co 11,25 dans une tradition ancienne relative au dernier repas de Jésus.
39
La participation mutuelle désigne à la fois un mouvement ascendant et un
mouvement descendant. Cette participation se vit grâce au ministère de l’Esprit
dont Paul parlera dans la section suivante. Il faut tenir à cette mutualité de la
participation si nous ne voulons pas cantonner Paul dans la figure d’un apôtre
mystique.

38
également de la foi. La foi en Christ se vit aussi comme la foi du
Christ en nous. La vie du Christ est la fois le paradigme de la vie du
croyant et le tuteur de sa nouvelle existence.
La seconde thèse, qui va se déployer jusqu’en 3,31, reprend et
explicite les données de la première. Voici sa première affirmation :
Nous estimons que l’être humain est justifié par la foi
sans les œuvres de la loi (Rm 3,28).
Nous voyons apparaître un mot nouveau : l’être humain, ce qui
atteste du souci de Paul de souligner la dimension universelle de la
justification par la foi. Cette affirmation est expliquée par un
argument tiré de la confession de la foi monothéiste d’Israël.
Dieu est-il seulement le Dieu des Juifs ?
N’est-il pas aussi le Dieu des non-Juifs ?
Si ! Il est aussi le Dieu des non-Juifs.
S’il est vrai qu’il n’y a qu’un seul Dieu ;
c’est donc lui qui justifiera les circoncis depuis la foi
et les incirconcis par la foi (Rm 3,29-30).
L’argument, quasi théorique, est clair : puisque le Dieu d’Israël est le
Dieu de tous, le fait, pour les Juifs, d’être justifié par la foi concerne
aussi les non-Juifs. Il y va de la crédibilité du monothéisme. Tout
être humain est donc justifié sans les œuvres de la loi. Israël n’est pas
considéré comme un cas à part, mais comme un cas typique. Le
pardon offert aux non-Juifs équivaut à une intégration de fait dans
l’Alliance divine dont il faut, par conséquent, prendre acte.
Qu’est-ce qui motive le fait qu’une autre thèse s’adosse à la première
et génère une nouvelle argumentation ? Paul perçoit, sans doute l’a-t-
il déjà entendue, une ultime objection, qui pourrait venir renforcer
l’obstacle qu’il vient d’abattre et affaiblir la réfutation qu’il a
développée. Son interprétation est-elle légitime ? Le cas d’Abraham
ne contredit-il pas son affirmation ? Celui-ci n’a-t-il pas été justifié et
intégré dans l’Alliance divine par la circoncision ? Mais, si tel est le
cas, la Torah n’invalide-t-elle pas la position de l’apôtre ? Ne faut-il

39
pas par conséquent maintenir le rite d’entrée dans l’Alliance qu’est la
circoncision pour les Païens ?
Paul va donc s’emparer de la figure d’Abraham et montrer que, loin
de contredire sa position, le texte biblique la certifie :
Alors au moyen de la foi, réduisons-nous à rien la Torah  ?
Au contraire, nous confirmons la Torah (Rm 3,31).
Cette confirmation va être l’objet de la fin de cette première section
de l’épître.

Romains 4,1-25 : la justification de tous par la foi est


confirmée par l’exemple d’Abraham
Trois arguments vont être développés dans ce chapitre pour défendre
l’affirmation que la Torah est confirmée dans son intention (3,31).
Ces arguments vont définitivement asseoir la thèse que tout être
humain est justifié gracieusement par la foi sans les œuvres de la loi
(3,28). A partir du cas d’Abraham, l’apôtre va formuler une règle
valable pour tous. Ces arguments, inductifs cette fois, sont des
commentaires de la Bible juive, mais ils peuvent se traduire selon
une logique plus familière.
1. Le premier argument exégétique dit que toute justification est une
grâce (Rm 4,3-8). Voici les deux prémisses et la conclusion de
l’argument :
Abraham crut Dieu et cela lui fut compté comme justice (4,3)
A celui qui fait œuvre, le salaire lui est compté non comme une grâce
mais comme un dû (4,4)
Celui qui ne fait pas œuvre, mais croit en celui qui justifie l’impie, sa
foi lui est comptée comme justice (4,5)
Il faut supposer, pour bien comprendre Paul, que la justice est
considérée comme une grâce : parce qu’Abraham crut, il fut au
bénéfice de la justice gracieuse de Dieu et donc du pardon de ses
fautes. C’est ce que veut attester la citation suivante :

40
Heureux ceux dont les désordres sont pardonnés, et dont les péchés
sont recouverts.
Heureux l’homme à qui le Seigneur ne tient aucun compte du péché
(Rm 4,7).
Abraham a donc été justifié, et a été invité à entrer dans l’Alliance
divine gracieusement. Quiconque prétendrait obtenir cette justice
comme un « dû », en vertu d’une œuvre réparatrice quelconque, ne
recevrait pas cette grâce, ni cette justice. Il faut donc en rester au fait
que la foi du croyant, en dehors des œuvres, est comptée par Dieu
comme une justice et que cette justice lui est offerte gracieusement
sans autre contrepartie. Il suffit de recevoir cette dernière en toute
confiance et la vivre dans la foi.
2. Le second argument va affirmer que le bonheur d’être pardonné,
dont il vient d’être question, concerne tout autant les Juifs circoncis
que les Grecs incirconcis. En relisant l’épisode du moment où le
patriarche reçut la justification de Dieu, Paul souligne le fait
qu’Abraham lui-même, la référence et le père des croyants, a été
justifié avant sa circoncision, en vertu de la seule foi qu’il eut en
Dieu :
Pour Abraham la foi fut comptée comme justice
alors qu’il était incirconcis,
il est le père des croyants, incirconcis et circoncis (cf. Rm 4,10-12).
Conclusion implicite : la justice est donc donnée à tous par la foi sans
obligation d’être circoncis. Puisque Abraham lui-même fut, par la
foi, accepté comme juste, qu’il est le père de tous les croyants, son
cas s’applique à tous ses « enfants ». Il est donné à chacun de
marcher dans les pas d’Abraham et de recevoir la justice de Dieu par
la simple foi.
3. Le troisième argument revient sur le thème de la paternité
d’Abraham. Il prolonge le précédent et affirme que la justification
sans les œuvres de la loi est confirmée par la promesse faite au sujet
des héritiers d’Abraham (4,13-21). Les composantes de l’argument

41
suivent un ordre bousculé, mais celui-ci peut être reconstruit de la
manière suivante :
Abraham est notre père à tous ainsi qu’il est écrit :
J’ai fait de toi le père d’une multitude de nations (Rm 4,16e-17)
Ce n’est pas au moyen de la loi que la promesse d’être héritier a été
faite, car sinon la promesse est réduite à rien (Rm 4,13-14)
C’est donc en vertu de la foi…
afin que la promesse se confirme pour toute la descendance (Rm
4,16)
Paul défend le fait que si la promesse, faite à Abraham, d’être le père
d’une multitude de nations, ne concernait que ceux qui relèvent de la
loi, alors cette promesse n’en serait pas une. Pour rendre à la
promesse, faite à Abraham avant sa circoncision, toute sa force, il
faut selon l’apôtre deux choses : d’une part reconnaître que les
héritiers de cette promesse sont issus de toutes les nations ; d’autre
part admettre que, comme dans le cas d’Abraham, cette promesse
leur est imputée en vertu de la seule foi.
Abraham fut considéré comme juste par la foi et non par les œuvres
de la loi. La thèse, selon laquelle chaque être humain est pardonné et
accepté dans l’alliance divine sans recourir aux œuvres rituelles, est
donc confirmée par l’histoire d’Abraham. Ce qui est valable pour le
père est aussi valable pour ses descendants spirituels. Les Païens
peuvent être donc dispensés de la circoncision et du fait de devenir
juif. Le pardon est donné par Dieu. La personne croyante trouvera
dans ce don la source du repentir et du changement. Elle apprendra à
marcher par la foi, reconnaissant son besoin permanent de la
justification de son Dieu.

Conclusion sur Romains 1-4


La mort du Messie et Fils de Dieu (Rm 1,4) fut pour Paul une
révélation à la fois des manquements des hommes et de la grâce de
Dieu. La conscience humaine, à l’image du visage, a toujours besoin
d’un miroir pour se regarder. La loi fut pour les Juifs, et pour Paul en

42
particulier, ce miroir. C’est ce dernier que la mort du Christ a éclipsé,
en révélant à la fois le gouffre qui sépare les humains de Dieu et la
dimension relationnelle du péché. La mort de Jésus a manifesté un
péché qui demeurait invisible sur les radars de la loi. Cette révélation
explique le fait que dans les épîtres authentiques de Paul, quand il ne
reprend pas d’énoncés traditionnels, le nombre du mot péché est la
plupart du temps au singulier40. Elle explique également le fait que
Paul dénie à la loi la compétence de traiter le péché efficacement. Il
nous faut prendre la mesure de cette révélation si nous voulons situer
avec rigueur le point à partir duquel l’apôtre des nations confronte la
loi juive41. Nous y reviendrons au moment d’interpréter les premiers
versets, fondamentaux à cet égard, de Romains 8.
Le supplice du Fils nous met en présence, non d’un code, mais d’une
personne ; celle-ci est désormais le seul vis-à-vis possible pour
ajuster notre conscience à la vision de Dieu. La mort du Fils révèle
un pardon illimité et une souffrance. Le pardon dit la grâce
incommensurable de Dieu ; la souffrance qu’il subit en son Fils, dit
le mal que nous lui infligeons et que nous nous infligeons à nous-
mêmes par la même occasion : l’insuffisance de toute justice
humaine.
La thérapie spirituelle consiste à confesser l’étendue de notre
insuffisance et à reconnaître le besoin de la grâce divine qui nous est
offerte sans contrepartie. Elle consiste aussi à reprendre contact avec
Dieu là où il appelle, là où les mains clouées de son Fils sont tendues
vers l’humanité pour lui proposer un itinéraire basé, non sur la peur
ou la satisfaction illusoire, mais sur le repentir et la confiance.
40
Exception en Rm 7,5 mais le développement qui suit utilise tout le temps le
singulier. L’occurrence de 1 Co 15,17 : « Si Christ n'est pas ressuscité, votre foi
est vaine, vous êtes encore dans vos péchés » reprend une formulation
traditionnelle connue des Corinthiens. L’efficacité de l’argument le commande au
demeurant.
41
Parmi les commentateurs qui pensent que Paul n’aurait pas compris la loi, lui
aurait fait un mauvais procès, qu’il en dénoncerait seulement l’exclusivisme
identitaire, qu’il en respecterait la spécificité sans l’imposer aux Païens, voire qu’il
ne confronterait pas théologiquement les Juifs dans ses épîtres, trop peu soulignent
ce point pourtant « crucial ».

43
Paul a décelé deux grands obstacles à cette thérapie. Le premier
obstacle, traité en Rm 1,18-3,26 (thèse en 3,21-26), est la prétention à
l’innocence, considérée comme un déni des attentes de Dieu et de la
révélation de la croix. Cette prétention à l’innocence est la marque
d’une fermeture spirituelle, d’une indifférence à la justice divine et
d’une inconscience de notre propre dérèglement. Le second obstacle,
traité en Rm 3,27-4,25 (thèse en 3,27-31), est le recours aux œuvres
rituelles prévues par la loi. Ces dernières s’avèrent insuffisantes pour
renouveler efficacement le cœur du croyant.
Chacun des obstacles majeurs à la justification par la foi a été réfuté.
Paul ouvre la voie de la vie spirituelle chrétienne en posant un
premier binôme incontournable : justification-foi. Pour simplifier,
nous pouvons dire que la justification ou pardon relève de l’action
gracieuse de Dieu, tandis que la foi relève, au sens le plus fort du
terme, de la réponse de l’humain42. La vie spirituelle du croyant
commence par l’aveu d’une totale inadéquation. Elle se poursuit par
la reconnaissance d’une dette (d’une dot ?) et de son coût43. La seule
repentance suffit pour bénéficier pleinement du pardon de Dieu et
entrer dans son alliance.
Romains 1-4 est placé sous le signe de la réparation d’une relation.
Le Dieu qui nous est présenté dans ces premiers chapitres est le Dieu
juste et saint. Il ne supporte pas le péché et il en fait disparaître les
conséquences au moyen de la mort expiatoire de son Fils. La
réparation ayant été réalisée, les chapitres suivants seront fort
logiquement placés sous le signe de la communion. Paul y négociera
un à un les obstacles susceptibles de fragiliser voire d’altérer cette
communion44.

42
Au sens étymologique du mot latin : spondere signifie se lier par contrat,
promettre et s’attacher ; autrement dit, sceller une alliance.
43
Le thème est récurrent dans les évangiles. Cf. la parabole du débiteur
impitoyable en Matthieu 18,23-35 ou encore la parabole des deux débiteurs en Luc
7,40-48.
44
Réparation et communion constituent les deux pôles de toute relation (et du
phénomène religieux en général).

44
Seconde partie.

Romains 5-11 :
Réconciliation-Espérance

45
46
Romains 5,1-11 : de la justification à la réconciliation ; de la
foi à l’espérance
La première partie de la grande thèse, qui va être expliquée et se
déployer jusqu’au verset 11, est posée d’emblée (Rm 5,1-2) :
Étant donc justifiés en vertu de la foi,
nous sommes en paix45 avec Dieu par notre Seigneur Jésus-Christ,
par lequel nous avons eu accès à cette grâce
dans laquelle nous nous tenons,
et nous mettons notre fierté dans l’espérance de la gloire de Dieu.
La justification signifie la paix avec Dieu et cette paix nous donne
l’espérance. Une espérance telle qu’elle est capable de ressortir, non
seulement indemne, mais plus encore épurée de l’épreuve des
détresses :
Bien plus, nous nous glorifions même des afflictions,
sachant que l’affliction produit l’endurance,
l’endurance un caractère éprouvé,
et le caractère éprouvé l’espérance (Rm 5,3-4).
L’espérance n’apparaît pas en absence des épreuves, mais se
construit dans la résistance aux forces qui la confrontent et parfois la
démentent. L’espérance est résilience. Elle est la croissance de la foi.
A la faveur des oppositions qu’elle rencontre, elle se laisse épurée de
toutes les raisons humaines d’exister pour ne conserver que celle qui
est fondée sur l’action de Dieu. Ainsi s’explique l’énoncé paradoxal
selon lequel nous nous glorifions des afflictions. Quelle est la vertu
de l’affliction ? L’affliction enlève au croyant tout point d’appui et le
conduit à espérer contre toute espérance (cf. Rm 4,19), c’est-à-dire
en Dieu seul. Elle l’aide à découvrir que l’espérance croyante n’est
pas arrimée sur terre mais au ciel 46. Nous sommes toujours dans le
45
Le verbe grec peut aussi se traduire au subjonctif : maintenons la paix. Les deux
options possibles (indicatif et subjonctif) ne s’excluent pas nécessairement.
46
En bon lecteur de Paul, l’auteur de l’épître aux Hébreux parle d’une espérance
ancrée au ciel : Cette espérance, nous la possédons comme une ancre de l'âme,
sûre et solide ; elle pénètre au-delà du voile (He 6,19). C’est cet ancrage céleste de

47
registre de la foi, mais l’apôtre veut en dire tout le contenu et toutes
les implications dans la vie du croyant.
Cette espérance n’est pas honteuse nous dit Paul. Autrement dit, elle
est fiable ; elle fait partie de l’Evangile47. D’où lui vient sa fiabilité ?
Du fait qu’elle est engendrée par l’amour de Dieu. Les versets 5,6-8
vont fournir la preuve de cet amour :
En effet, lorsque nous étions encore sans force, à ce moment même,
le Christ est mort pour des impies.
Or, à peine mourrait-on pour (ce) qui est juste ;
à la limite, avec courage, mourrait-on pour (ce) qui est bon !
Mais Dieu prouve son amour en ceci :
Christ est mort pour nous alors que nous étions pécheurs.
La mort du Christ n’est plus interprétée seulement comme une
opération de pardon des fautes, mais comme une opération de
rachat : un don au bénéfice des pécheurs malades (sans force).
L’apôtre ne dit plus que Christ est mort pour nos péchés, comme le
formule la confession de foi traditionnelle de 1 Co 15,3, mais que
Christ est mort pour nous. Christ est mort pour nous est l’expression
favorite de Paul. Cette mort prouve, littéralement concrétise (le verbe
grec utilisé signifie aussi coaguler, rendre consistant), l’amour de
Dieu. Le rappel de la mort du Christ intervient de nouveau dans un
moment capital du raisonnement, au moment où il faut fonder celui-
ci sur une base intangible. La mort du Christ représente le prix que
Dieu paye pour gagner la confiance et l’attachement de l’être
humain : un gage de son amour ! Ce gage est d’autant plus paradoxal
qu’il est destiné à quelqu’un qui n’offre en contrepartie aucune vertu
ni aucun mérite. Un héros accepte de mourir pour une cause sublime
ou une personne juste et bienfaitrice, mais qui accepterait de mourir

l’espérance croyante que la philosophie critique, de Feuerbach à Marx, a si mal


compris. L’ancrage céleste de l’espérance n’est pas une aliénation ni la marque
d’un appauvrissement de l’être humain, mais au contraire le vecteur d’un
enrichissement. L’anabase (ce qui monte) est suivie d’une catabase (ce qui
descend).
47
Ainsi le formule également l’auteur de 1 Pierre : témoigner de l’Evangile, c’est
rendre raison de l’espérance qui est en nous (1 Pi 3,15).

48
pour une personne vile et ennemie en acceptant d’être recouvert
d’ignominie ?
Cet amour manifesté sert de levier à l’apôtre pour affirmer que la
justification offerte dans le sang du Christ (sa vie donnée) nous
protège d’une éventuelle colère. La thèse initiale, restée
volontairement elliptique, peut maintenant se déployer et annoncer la
promesse du salut final.
Combien plus donc,
étant justifiés dans son sang
serons-nous sauvés de la colère par son sang (Rm 5,9)
Car si, alors que nous étions ennemis,
nous avons été réconciliés avec Dieu à travers la mort de son Fils,
à bien plus forte raison,
étant réconciliés,
serons-nous sauvés par sa vie (Rm 5,10).
Nous avons établi, dans la première partie concernant Rm 1-4, que la
mort de Jésus-Christ pouvait s’interpréter comme une mort
« propitiatoire », dans le sens où elle manifeste l’incroyable initiative
de Dieu pour « ouvrir » le cœur de l’être humain et le rendre propice
à son action et à son intention. Cette initiative n’est toutefois pas
seulement conciliatrice, elle est surtout réconciliatrice. En effet, l’être
humain que Dieu veut rendre propice est certes malade, mais
également hostile et donc ennemi de Dieu. La mort du Christ en
croix manifeste pleinement cette hostilité (c’était son but). En Jésus-
Christ, Dieu réconcilie un ennemi. Paul relie donc étroitement la
justification à la réconciliation et ce qui était encore implicite en Rm
3 devient totalement explicite en Rm 5. Qui plus est, la réconciliation
n’est pas seulement affirmée ; elle fait l’objet d’une étude qui va se
confronter aux obstacles susceptibles de freiner sa course et de
stopper le développement spirituel du croyant. Le premier de ces
obstacles est la peur du jugement dernier et de la colère divine qui lui
est associée.
Le Fils, donné pour nous justifier, est aussi donné pour nous libérer
de la crainte de la colère. Nous en avons expliqué le processus en

49
commentant Rm 1-3. Le croyant a entendu la protestation pathétique
de Dieu et l’a acceptée. La colère de Dieu, manifestée à la croix, a
traversé le croyant et l’a « vacciné ». La colère ayant été reçue et
vécue, elle n’est plus à craindre. Elle a déjà produit son effet qui est
de provoquer la repentance du croyant et de supprimer son inimitié.
C’est parce que Dieu supprime cette inimitié que la justification est
aussi une réconciliation. La justification n’est pas un simple
blanchiment des fautes. Elle n’est pas seulement un coup d’éponge
de la part de Dieu, mais également une proposition d’amitié pérenne.
À travers la mort de son Fils, Dieu ne manifeste pas seulement sa
justice, comme en Rm 3,26, mais il concrétise son amour en
manifestant son désir de rapprocher de Lui les humains éloignés.
Nous nous serions attendus à ce que Paul écrive que la mort du Fils
prouve l’amour du Christ pour nous, mais ce n’est pas ce que l’apôtre
écrit. Si le Fils se rend disponible à l’action du Père, sa mort est
considérée comme une caution que Dieu paye aux humains : une
garantie de son amour.
La preuve de l’amour de Dieu est donc l’attestation de la paix que
Dieu désire nous communiquer. Cette déclaration peut nous sembler
banale, nourris que nous sommes depuis notre enfance de
l’affirmation que Dieu aime les êtres humains. Dans le monde gréco-
latin auquel l’apôtre Paul s’adresse, cette proclamation est en
revanche un véritable scoop. Dans ce monde-là en effet, les dieux
n’aiment pas les humains et personne n’imaginerait un dieu se
soucier de rapprocher les humains de lui pour leur offrir sa paix. Au
contraire, le panthéon en vigueur s’est construit sur une méthodique
mise à distance du genre humain et les mythes racontés entretiennent
savamment cette distanciation. Nous sommes donc, eu égard à la
culture du monde gréco-latin, en présence d’un nouveau paradoxe :
le Dieu créateur, le Dieu unique d’Israël, offre aux êtres humains sa
paix. Cette paix nous protège de la crainte de la colère du jugement
dernier et nous promet une communauté de destin avec le Ressuscité.
L’amour manifesté dans la réconciliation, permet ainsi à la foi de se
muer en une glorieuse espérance (Rm 5,11). Le pardon que Dieu
offre à l’humanité n’est pas seulement un acte de réparation, mais le

50
gage d’une communion. Comment l’apôtre peut-il espérer que cette
communion demeure ? La réponse se trouve au v. 5 :
Or l’espérance n’est pas une source de honte
car l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs
par l’Esprit saint qui nous a été donné.
Le croyant est appelé à recevoir de l’Esprit saint, une révélation de
l’amour de Dieu concrétisé dans la mort de son Fils. Cette révélation
est personnelle ; elle est le passage incontournable pour participer à
la vie du Christ et fonder notre espérance. Un défaut d’espérance
serait l’expression d’un manque d’amour reçu. Le désespoir est
l’expression d’un sentiment d’abandon et de rejet.
Romains 5,1-11 dessine un parcours au cours duquel, grâce à la mort
du Christ pour nous, la personne faible, impie, pécheur et ennemie
de Dieu devient non seulement une personne réconciliée éprouvant la
grâce et l’amour de Dieu, mais également une personne en droit
d’espérer un avenir radieux. La honte a fait place à l’honneur et cet
honneur a été rendu à ceux qui ne le méritaient pas. Au cours du
raisonnement, le premier binôme justification-foi a cédé la place au
binôme réconciliation-espérance. C’est désormais la réalité de ce
dernier qui va être détaillée. Chacun de ses obstacles va être affronté
et négocié.

Romains 5,12-21 : la mort n’est-elle pas un obstacle à


l’espérance de la réconciliation ?
Les versets 5,9-10 constituent la thèse qui déclenche l’argumentation
de ce passage. Ils contiennent une double promesse de salut :
Nous serons sauvés de la colère (Rm 5,9)
Nous serons sauvés dans sa vie (Rm 5,10).
Paul veut maintenant prouver à son auditoire que la justification
offerte par la mort du Fils efface la condamnation qui nous était
promise. Mais il se heurte à un obstacle de taille que chaque humain
doit affronter : la crainte de la mort. La mort et plus particulièrement

51
la conscience de la mort est la marque de notre condition. La pensée
occidentale est traversée par ce thème48. Nous pourrions adopter la
position prosaïque d’Epicure et se convaincre qu’il ne convient pas
de s’inquiéter d’un phénomène qui ne nous affecte pas tant que nous
sommes vivants et ne nous affecte plus une fois que nous sommes
morts. Mais cette posture de la pensée n’est pas pertinente quand elle
est replacée sur l’horizon de la Bible. La mort, en effet, y est
présentée comme une déchéance et la conséquence de notre
désobéissance : elle témoigne de notre séparation d’avec Dieu. La
crainte du croyant n’est donc pas tant celle de la mort en soi que la
crainte que celle-ci soit le signe de la colère persistante de Dieu ;
autrement dit, la crainte que la séparation d’avec Dieu soit éternelle49.
L’inquiétude semble légitime, car au fond, le Christ n’est-il pas le
seul à avoir traversé la mort victorieusement ? Le reste de l’humanité
ne doit-il pas plutôt être rattaché à Adam, vivant sa mort comme une
déchéance et la conséquence d’une condamnation ? La mort ne
risque-t-elle pas de nous séparer à tout jamais de Dieu ?
L’écueil est immense, car il fait intervenir un fait indéniable,
susceptible d’être vécu de manière désespérante. Le croyant reste en
effet le témoin non seulement de sa lente décomposition physique,
mais, parallèlement, de son inadéquation à la justice divine. Il meurt
à tout point de vue et est en droit de se demander si sa
régénérescence promise par la nouvelle création n’est pas illusoire.
Sa mort n’est-elle pas le signe persistant que les conséquences de la
faute d’Adam demeurent ? La menace liée à cette inimitié originelle
48
Thème repris dans la philosophie occidentale moderne : Montaigne, Pascal,
Schopenhauer, Heidegger… S. Freud a cru voir dans l’angoisse générée par la
crainte de la mort, l’origine même de l’invention de Dieu. La croyance en Dieu,
selon lui, conjure l’absurdité et l’angoisse de la mort. La foi chrétienne oppose à
cette interprétation les témoignages de la résurrection du Christ. C’est précisément
cet argument que Paul développe.
49
La mort, dans la Bible hébraïque, est l’état ultime de la vie. Contrairement aux
Grecs, les Israélites ne croient pas en l’immortalité de l’âme. A sa mort, l’être
humain rejoint le Shéol dont seul Dieu pourrait le faire sortir. C’est relativement
tardivement que la Bible juive affirmera la résurrection des justes (Daniel 12,2s).

52
ne reste-t-elle pas encore présente ? La mort à venir ne risque-t-elle
pas de charrier avec elle une culpabilité angoissante ? N’a-t-on pas
de bonnes raisons de proclamer Adam vainqueur sur le Christ,
puisque nous allons tous mourir et tous devoir supporter le jugement
de la justice de Dieu ? Paul n’a-t-il pas d’ailleurs rappelé en Romains
2,6 que chacun sera jugé selon ses œuvres ? Mais dans ce cas, si
Adam reste vainqueur, l’espérance est-elle encore possible ? Le
risque de la mort éternelle n’est-il pas une limite à la réconciliation ?
L’héritage d’Adam n’est-il pas plus lourd ? La fierté du croyant que
l’apôtre vient de proclamer avec emphase n’est-elle pas une simple
méprise ? La foi n’est-elle pas une pure exaltation ?
Paul réfute cette objection. A la faveur d’une exégèse typologique 50,
il débute une analogie entre Adam (le type) et le Christ (l’antitype),
afin d’affirmer que l’héritage du Christ est plus conséquent que celui
d’Adam. Mais ce n’est pas simple de dire à la fois le « même » et le
« différent », la continuité et la rupture. Paul rencontre à cet égard de
nombreuses difficultés. A peine a-t-il commencé sa comparaison
qu’il s’interrompt et que la simple explication attendue se transforme
en une argumentation nouée et très difficile 51. Voici comment il
commence :
De même que par un seul homme (Adam)
le péché est entré dans le monde et par le péché la mort,
et qu’ainsi la mort a touché tous les hommes,
étant donné que tous ont péché (Rm 5,12)
Et voici comment il aurait pu continuer si sa comparaison avait suivi
une ligne simplement parallèle :
50
…Adam, qui est le type de celui qui devait venir (Rm 5,14). L’exégèse
typologique considère les figures bibliques (types) comme des préfigurations du
Christ (antitype ou hypertype). Les récits sont interprétés comme des prophéties
indirectes pointant de manière cachée vers le Christ (G.K. Beale). Pour Paul, le
sens des Ecritures est voilé et c’est en Christ qu’il est dévoilé : Jusqu’à aujourd'hui
en effet, le même voile reste lorsqu'ils font la lecture de l'Ancien Testament, et il ne
se lève pas parce que c'est en Christ qu'il disparaît (2 Co 3,14). Il n’est pas
impossible que le dévoilement du sens caché de l’Ancien Testament soit inclus
dans ce que Paul appelle la sagesse de Dieu, mystérieuse et cachée, en 1 Co 2,7a.
51
C’est sans doute le passage paulinien qui présente l’argumentation la plus nouée.

53
[De même, par un seul homme (le Christ),
la grâce est entrée dans le monde et par la grâce la vie,
et ainsi la vie a touché tous les hommes,
étant donné que tous ont été justifiés.]
La comparaison, que nous avons complétée, n’est pas achevée par
Paul, car elle nécessite avant cela quatre précisions :
1. Une explication du fait que, indépendamment de la promulgation
de la loi, la mort a tout de même touché tous les hommes (Rm 5,13-
14).
2. L’intervention d’une autre comparaison plus significative entre la
grâce et la faute (Rm 5,15) qui a pour effet de corriger l’analogie
entre Adam et le Christ.
3. Une correction sur le surplus qualitatif de la grâce vis-à-vis du
péché (Rm 5,16)
4. La reprise de la comparaison entre la faute et la justification qui
donne la vie (Rm 5,18-19)
Rarement une explication n’aura nécessité autant d’explications.
C’est dire l’embarras de l’auteur !
1) L’explication du fait que la mort a touché tous les humains, y
compris ceux dont les fautes n’avaient pas été désignées par la loi
(Rm 5,13-14), est aisée à comprendre. Il s’agit de rappeler que tous
les humains ont été victimes de l’introduction par Adam du péché
dans le monde.
 Ils en sont victimes parce qu’ils en meurent, même dans le
cas où ils n’auraient pas péché par une transgression
semblable à celle d’Adam (Rm 5,14b).
 Ils en sont victimes (ou complices cette fois) parce qu’ils
succombent à leur tour au péché.
Le fait que la loi et sa capacité d’imputer le péché soit intervenue
tardivement dans l’histoire ne change rien. L’être humain est mort
des conséquences du péché d’Adam, même si, en l’absence de la loi,

54
le péché n’a pas été reconnu comme tel. Cela veut dire que la
condamnation du péché, exprimée par la loi, a été effective avant
l’apparition de la loi elle-même ! La loi n’a fait que rendre explicite
ce qui était implicite. La raison d’être d’un tel argument est de
souligner l’importance d’un seul homme, à savoir Adam : à travers
lui, même sans la loi, la mort est entrée dans le monde.
Ouvrons ici une parenthèse et rappelons que dans le récit de Genèse
3, la condamnation est illustrée par le fait que Dieu refuse dorénavant
à Adam et Ève, l’accès au jardin d’Éden à cause de leur
désobéissance. La raison de l’intervention divine est donnée en Ge
3,24 :
Il chassa l'homme,
et il posta devant le jardin d'Éden les chérubins,
avec la lame de l'épée flamboyante,
afin de garder le chemin de l'arbre de vie.
Dieu garde l’accès à l’arbre de vie au moyen de chérubins armés
d’une épée de feu. La mesure est prophylactique. Si Adam et Ève
avaient accédé à l’arbre de vie, le péché se serait inscrit à jamais dans
la nature humaine. En gardant cet accès, Dieu leur réserve une
possibilité de rédemption. Pour accéder de nouveau à l’arbre de vie,
il faudrait pouvoir se présenter devant le feu des chérubins sans
péché. Seul le Christ, nous dit l’apôtre Paul, a été rendu capable
d’une telle obéissance (Rm 5,19). Cette obéissance a été couronnée
de la résurrection. C’est en ce sens que Jésus-Christ a vaincu la mort
et c’est en ce sens que nous serons sauvés dans sa vie, précise-t-il.
D’une certaine manière, on peut dire que le Christ a pris la place des
chérubins armés à la porte du jardin d’Éden et qu’il régule lui-même
l’accès à l’arbre de vie. Le chemin de la vie éternelle passe désormais
par lui52. Qui profitera de cet accès ouvert au Père ? Ceux qui auront
vu leur condamnation levée. Autrement dit, ceux qui auront reconnu
dans le Christ l’agent de leur salut et reçu en lui justification et
réconciliation. L’auteur de l’apocalypse exprime cette vérité de
52
Cette idée est surtout développée dans l’Evangile de Jean. Cf. Jean 14,6 : Je suis
le chemin, la vérité et la vie. Personne ne vient au Père, sinon par moi. Jean 10,9 :
Je suis la porte ; si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé.

55
manière métaphorique : Ils ont lavé leurs robes, ils les ont blanchies
dans le sang de l’agneau (Ap 7,14). Heureux ceux qui lavent leurs
robes pour avoir droit à l’arbre de la vie (Ap 22,14).
2) La poursuite de l’analogie entre Adam et le Christ risquait de les
situer sur un même plan. L’intervention de la comparaison entre la
grâce et la faute permet à l’apôtre d’introduire une dissimilitude entre
l’influence de l’un et celle de l’autre :
Mais la grâce n’est pas comparable à la faute,
car si, à travers la faute d’un seul, la multitude est morte,
combien plus la grâce de Dieu et le don dans la grâce d’un seul être
humain, Jésus-Christ, ont-ils abondé pour la multitude (Rm 5,15).
C’est la présence de Dieu qui cause le déséquilibre et fait apparaître
la dissimilitude. En fait, même si la grâce fut transmise par
l’intermédiaire d’un seul homme, Jésus-Christ, elle est en fait la
grâce de Dieu, ce qui fait toute la différence. Le raisonnement de
Paul est que si un seul homme, Adam, a pu avoir une influence aussi
néfaste sur l’histoire des humains, alors a fortiori Jésus-Christ
(homme, mais aussi Messie de Dieu), a eu (aura) une influence bien
plus grande. Dit très simplement : ce qui s’est produit sans Dieu (la
faute) ne saurait concurrencer ce qui s’est produit avec Dieu (la
grâce). L’analogie entre Adam et le Christ fait donc l’objet d’une
correction qui profite au Christ. L’apôtre n’a toutefois pas aplani
quelques difficultés. Tout d’abord, la mort a touché les humains de
manière quasi automatique53, tandis que la vie donnée en Jésus-Christ
n’est pas donnée automatiquement ; elle demande la foi, c'est-à-dire
un assentiment personnel. Par conséquent, si la mort fut promise à la
multitude, c'est-à-dire à (presque) tout le monde, on ne peut pas dire
que la même multitude, c'est-à-dire (presque) tout le monde, recevra
cette grâce. Paul du reste ne le dit pas. Au lieu du parallèle attendu :
la multitude est morte-la multitude vivra, l’apôtre ne peut que
souligner l’abondance de la grâce déjà donnée : combien plus la
grâce de Dieu et le don dans la grâce…, ont-ils abondé pour la

53
Dans la Bible juive, deux personnes échappent à la mort : Hénoch (Ge 5,25) et
Elie (2 Rois 2,9-11).

56
multitude. Il y a donc un certain déficit quantitatif, même si ce
dernier est quelque peu dissimulé derrière l’argument a fortiori.
3) C’est pour surmonter les difficultés précédentes que Paul va
insister sur le surplus qu’apporte la grâce. A défaut d’être quantitatif,
ce surplus est qualitatif (Rm 5,16) :
Il n’en va pas du don (de la grâce) comme du péché d’un seul
homme.
En effet le jugement, à partir d’un seul,
aboutit à la condamnation,
tandis que le don de la grâce, à partir d’une multitude de fautes,
aboutit à la justification.
Le péché et la grâce ont des effets diamétralement opposés. Le
premier aboutit à la condamnation, tandis que le don de la grâce
aboutit à la justification (Rm 5,16). Cette simple juxtaposition de
deux contraires ne doit cependant pas nous induire en erreur. Le
péché ne produit rien, si ce n’est la mort ; la grâce produit tout, c'est-
à-dire la justification et la vie. La différence entre la condamnation et
la justification est aussi grande que celle existant entre le zéro et
l’infini ou celle existant entre la mort et la vie. C’est précisément ce
que Paul veut nous faire percevoir. La compensation introduite au
verset 17 va dans le même sens :
si par la faute d’un seul, la mort a régné,
à plus forte raison ceux qui reçoivent l’abondance de la grâce…
règneront dans la vie.
Alors que, sous l’influence d’Adam, les humains sont les sujets de la
mort, grâce à l’intervention du Christ devenu Roi, ils régneront dans
la vie. Autant dire qu’ils régneront sur la mort. Le renversement
qualitatif est total. On passe d’une existence par défaut à une
existence par excès. Par ailleurs, l’expression ils règneront dans la
vie ne signifie pas un simple retour à la condition d’Adam. Alors
qu’Adam possédait une vie qui pouvait se perdre, la vie justifiée
donnée par le Christ est une vie éternelle que rien ni personne ne
pourra ravir : c’est la vie du Christ ! Soulignons enfin l’insistance de
Paul à opposer la seule faute d’Adam et la multitude de fautes que

57
Jésus a expiées, c’est-à-dire portées et emportées. Le Christ n’a pas
seulement expié la faute d’Adam, il a supporté la charge des fautes
de toute l’humanité. C’est toute la différence qu’il y a entre le poids
d’une boule de neige et celui d’une avalanche. A l’issue de cet
argument, la balance penche largement du côté du Christ. Tel était le
l’objectif de l’argumentation.
4) La reprise de la comparaison, amendée de toute une série de
différences, peut reprendre :
Ainsi donc, de même que par une seule faute,
ce fut pour tous les humains la condamnation,
de même, par l’acte de justice d’un seul,
c’est la justification de la vie pour tous les humains.
Car de même que par la désobéissance d’un seul homme,
la multitude fut rendue pécheresse,
de même aussi, par l’obéissance d’un seul,
la multitude sera rendue juste (Rm 5,18-19).
Le salut offert en Jésus-Christ ne concerne pas un seul homme. En
recourant à la figure rhétorique de la comparaison et en affirmant que
cette comparaison englobe toute l’humanité54, l’apôtre souligne la
conformité de destin existant entre le Christ ressuscité et les croyants
et nous invite à appréhender au moins deux réalités :
a. Le sort du Christ représente les prémices du sort des croyants.
Tandis qu’Adam a entraîné tout le monde dans le courant du
péché, Jésus-Christ inaugure un contre-courant à la faveur duquel
il entraînera la multitude des croyants dans le sillage de sa vie
éternelle. Une première tête de cordée est tombée, provoquant la
chute de tous, et une autre tête de cordée remonte (par
l’obéissance d’un seul...), provoquant l’ascension de tous ceux
qui acceptent sa main. Jésus-Christ réécrit l’histoire d’Adam « à
l’envers » et cette réécriture devient le sens de la vie croyante. Il
54
La figure rhétorique utilisée est une comparaison, ici entre Adam et le Christ.
Mais la comparaison de Romain 5 vire à la synecdoque (dire une partie pour le
tout). Adam inclut toute l’humanité coupable, le Christ inclut toute l’humanité
rédimée.

58
y a bien un parallèle entre la voie d’Adam et la voie du Christ,
mais la qualité de la vie diffère. La vie nouvelle est une vie
justifiée et éternelle, qui nous protège de la colère associée à la
faute d’Adam. Paul puise cette certitude dans le fait que Dieu a
manifesté son amour à la croix. L’amour recouvre l’inimitié.
C’est la disparition de toute inimitié qui fait de la justification
divine offerte en Jésus-Christ une véritable réconciliation.
b. La communauté de destin entre le Christ et les croyants est
possible parce que la vie nouvelle n’est plus une vie « en
Adam », mais une vie « en Christ ». De même que les humains
ont entretenu une communion intime avec Adam, de même les
croyants entretiennent une communion intime avec le Christ. Qui
assure cette communion ? L’Esprit Saint. Il le fait en déversant
dans nos cœurs l’amour de Dieu concrétisé dans la mort de Jésus
(Rm 5,5). Et puisque l’amour de Dieu est révélé dans nos cœurs
par l’Esprit, il va de soi que tout ce qui le précède l’est également
dans la mesure où tout est corrélé. La communication du
jugement, du pardon qui s’ensuit, de la paix et de l’amour sont
toutes exercées par l’Esprit de Dieu. Si l’Esprit est une colombe,
la croix du Ressuscité est son perchoir.
L’obstacle, que constituait la crainte de la mort et de la condamnation
qui lui était associée, est enfin levé. Là où, sous l’effet de la loi, le
péché a abondé, la grâce a surabondé (Rm 5,20). En conclusion
(Rm 5,21) Paul peut confirmer la thèse de Rm 5,9-10 :
De même que le péché a régné dans la mort,
de même la grâce, par la justice, règne pour la vie éternelle,
par Jésus-Christ notre Seigneur.
La grâce n’est pas un seul acquittement intervenu une fois dans
l’histoire, mais un flot qui demande à nous emporter depuis la croix
jusqu’au ciel. La mort et la résurrection du Christ ont greffé de
manière irrévocable, au cœur de l’histoire humaine, une réalité
céleste qui nous attend au-delà du sommeil de la mort. Restent les
difficultés évoquées plus haut : l’assentiment personnel demandé au
croyant et la question du nombre incertain de la multitude. Le fait

59
que l’apôtre évoque le terme du salut au futur : la multitude sera
rendue juste, achève de nous convaincre que les certitudes de Paul,
s’abreuvant au grand fleuve de la grâce, sont bien des certitudes de
l’espérance.
L’espérance croit dans le règne de la grâce (Rm 5,21), mais elle ne
reste pas passive pour autant. Bien au contraire, l’espérance combat
avec la grâce contre deux farouches ennemis : le péché (Rm 5,21), et
l’instance qui a fait foisonner ce dernier : la loi (Rm 5,20). Ces deux
nouveaux obstacles vont faire l’objet des développements suivants
(Rm 6 et 7). Les versets 5,20 et 5,21 constituent les annonces (thèses)
de ces deux grands développements.

Romains 6 : le retour du péché est un obstacle à l’espérance


Puisque là où le péché a abondé, la grâce a surabondé (Rm 5,20),
n’est-il pas permis de penser que la grâce surabonde quand le péché
abonde ? Le croyant ne se voit-il pas accorder toute permission vis-à-
vis du péché ? Ce dernier, dont la défaite est annoncée et réalisée en
Christ, n’a-t-il pas cessé de régner ? N’a-t-il pas perdu tout pouvoir ?
Dans ce cas, le combat contre le péché n’est-il pas achevé ? N’a-t-on
pas intérêt même à demeurer dans le péché afin que la grâce
surabonde (6,1)?
Le raisonnement est pervers, car, comme nous l’avons vu, la grâce se
donne au croyant à travers la repentance. Ce serait fort mal
comprendre la grâce que de l’interpréter comme une invitation au
laxisme. Contrairement à ce que disait Oscar Wilde, nous ne nous
libérons pas des tentations en y succombant. Ce laisser-aller
perpétuerait l’esclavage et entérinerait la victoire du mal. Le motif
répercute une accusation grave portée contre l’évangile paulinien
jugé trop libéral par des chrétiens d’origine juive. Paul y a déjà fait
allusion en Rm 3,8 : Et pourquoi ne ferions-nous pas le mal afin
qu’il en arrive du bien, comme quelques-uns, qui nous calomnient,
prétendent que nous le disons ? C’est pourquoi l’apôtre considère ce
nouvel obstacle sérieusement et le réfute avec vigueur. Il y va de la

60
crédibilité théologique de l’Evangile, puissance de Dieu pour le salut
de quiconque croit (Rm 1,18). Il y va aussi de la crédibilité éthique
de l’unité que Paul veut construire entre tous les membres de la jeune
communauté chrétienne. Cette construction de l’unité chrétienne
n’est pas la moindre préoccupation de Paul ; elle constitue même le
principal souci communautaire ou « ecclésiologique » (relatif à la
construction de l’église) de l’épître aux Romains 55. Si l’apôtre a
soumis aussi les Juifs à la puissance du péché (Rm 3), il entend aussi
soumette les pagano-chrétiens à la royauté du Dieu d’Israël. La ligne
suivie par le docteur des nations se résume ainsi : le croyant ne peut
pas pécher, il ne doit pas pécher ; il n’a aucun intérêt à retourner
servir le péché, car il négligerait la grâce. La vie du Christ dans le
cœur des croyants est une vie qui se détourne du péché ; comment
d’ailleurs pourrait-il en être autrement ? Voilà qui a dû satisfaire la
frange la plus rigoureuse de la communauté. C’est sous le regard de
cette dernière, dont il espère l’approbation, que l’apôtre s’adresse aux
croyants plus libéraux. En ce sens, Romains 6 est une apologie de
l’Evangile paulinien, plus précisément de l’éthique paulinienne.
Il est question du statut de la grâce et de sa définition dans le registre
de la foi. Le croyant qui spécule que la grâce ne nous fait renoncer à
rien s’égare et confesse un mensonge. C’est la position contraire qui
est vraie : la grâce est le pouvoir de renoncer au péché ! Le « oui » de
Dieu au croyant lui permet de dire « non » au mal. Paul traite ce sujet
en deux parties : Rm 6,1-11 et 6,15-23. La première partie est une
méditation sur le sens du baptême ; la seconde illustre l’obéissance à
partir de l’image du service militaire. Les versets 6,12-14 ont une
double fonction. Ils concluent la première partie et introduisent la
seconde partie. Ils sont donc fondamentaux.
Chacune des parties de cette nouvelle réfutation est introduite par une
question rhétorique qui déclenche les arguments à suivre. Ces deux
questions ont donc valeur de thèse.

55
Nous le verrons encore au moment d’aborder les parénèses de l’épître en Rm 12-
15. Ce souci d’unité de la communauté traverse toute l’épître et constitue un de des
fils rouges.

61
Première réfutation de Paul :
Que dirions-nous donc  ?
Demeurerions-nous donc dans le péché afin que la grâce abonde ?
Qu’il n’en soit jamais ainsi !
Nous sommes morts au péché,
comment vivrons-nous encore dans le péché ? (6,1-2).
Cette thèse va ensuite être démontrée au moyen d’un argument
(enthymème) qui fait intervenir deux prémisses et une conclusion.
Nous avons été ensevelis (6,4)
celui qui est mort est mort au péché une fois pour toutes (6,10)
vous aussi, considérez que vous êtes morts au péché (6,11).
Paul fait explicitement référence au baptême qui inaugure la vie
chrétienne. La métaphore de la sépulture invite à comprendre ce
baptême comme un rite funéraire. À la différence près que ce rite
funéraire se vit également comme un rite de (re)naissance. Le
croyant s’identifie à la mort du Christ pour revivre avec lui et pour
lui :
nous avons été ensevelis avec lui afin que,
tout comme le Christ s’est réveillé d’entre les morts,
par la gloire du Père,
nous aussi nous marchions en nouveauté de vie (Rm 6,4).
Considérez que vous êtes morts au péché
et vivants pour Dieu en Jésus-Christ (6,11).
Comment le baptisé peut-il vivre cette identification efficacement et
participer concrètement à la résurrection du Christ dans sa vie de tous
les jours ? En reconnaissant que le Christ exprime, par sa mort, la
protestation de Dieu vis-à-vis du péché des humains. La foi se fait ici
explicitement repentance : elle reçoit et se laisse traverser par cette
protestation. Il s’ensuit une « mort » qui n’est rien d’autre que la
mort d’Adam, le vieil homme dont parle Paul depuis Rm 5,12. Le
Christ a vécu la mort de notre vieille nature afin que cette dernière
meure en chacun de nous : notre veille nature a été crucifiée avec
Lui (Rm 6,6). L’enjeu n’est donc pas de vouloir vaincre le péché :

62
Dieu s’en est occupé à la croix. Il n’est pas tant non plus de vouloir
lutter contre lui : son pouvoir pourrait en être renforcé 56. L’enjeu est
de se soustraire à sa domination en le laissant, pour ainsi dire, les
mains vides : sans prises possibles, le péché se retrouve sans
emprise. En acceptant de voir mourir sa vielle nature désespérément
isolée de Dieu, le croyant meurt au péché et peut vivre en Christ. Le
rite du baptême est le rite des funérailles d’Adam.
Le mot avec, maintes fois répété dans le texte grec, atteste que le
croyant inaugure un compagnonnage et initie une communion avec le
Ressuscité. Il souligne donc le fait que le baptême scelle une
rencontre qui demande à s’épanouir dans le cadre d’une alliance. Ce
qui, pour un chrétien d’origine ou de confession juive, est une
évidence, est une nouveauté pour un chrétien d’origine païenne.
C’est donc à ce dernier que l’apôtre s’adresse en priorité ici. La
métaphore baptismale a non seulement une portée juridique : le
croyant ne doit pas pécher, mais elle a aussi une portée pratique : le
croyant ne peut pas pécher ! Il ne peut pas pécher, car sa nature
pécheresse est morte et a été ensevelie 57. Il règne désormais avec le
Christ ressuscité et participe de sa seigneurie :
le Christ, réveillé d’entre les morts ne meurt plus ;
la mort ne règne plus sur lui (Rm 6,9).
C’est évidemment une maxime essentielle de la vie spirituelle
chrétienne que Paul énonce ici. C’est aussi l’affirmation que la
puissance qui est communiquée lors du baptême est potentiellement
la puissance de la résurrection. Le rite du baptême est le rite de la
naissance du Christ en nous.
Dans la seconde partie du chapitre, Paul poursuit sa réfutation mais
investit cette fois, non plus le champ métaphorique du baptême, mais
celui du service militaire. Une nouvelle thèse est posée, au service de
la même conviction :

56
C’est la critique que Paul adresse à la loi.
57
Cf. sur le même sujet 1 Jean 5,18 : celui qui est né de Dieu ne pèche pas

63
Quoi donc ?
Pécherions-nous parce que nous ne sommes pas sous la loi mais
sous la grâce  ?
Qu’il n’en soit jamais ainsi (Rm 6,15) !
Cette thèse est suivie d’un argument composé lui aussi de deux
prémisses et d’une conclusion.
Quand vous vous offrez à quelqu’un pour lui obéir,
vous devenez son serviteur (6,16)
vous êtes devenus serviteurs de la justice (6,18)
ainsi donc vous devez vous offrir à la justice (pour lui obéir) (6,19).
La foi est repentance, la repentance est renoncement, et le
renoncement est obéissance à la justice divine. Voilà le paradoxe qui
faisait dire à Luther que l’esclave est libre, mais que l’affranchi qu’il
est devenu est esclave de son nouveau roi. On ne se libère pas du
péché comme on se libère, dans le stoïcisme, de ses passions ou, dans
le bouddhisme, de ses désirs. La liberté n’est pas un espace vide où
l’être humain, débarrassé de l’emprise de ses convoitises, règnerait
en maître impassible sans connaître et reconnaître son Dieu 58. Elle est
le lieu où le croyant offre à Dieu son allégeance et son obédience. La
grâce est un nouveau commandant qui nous enrôle dans son armée
pour obéir à la justice : Libérés du péché, vous êtes devenus esclaves
de la justice (Rm 6,18). Cette justice est la justice de Dieu (Rm
6,13), mais elle est aussi la justice du Christ (Par l’acte de justice
d’un seul… Par l’obéissance d’un seul… disait Rm 5,18.19). Le
vocabulaire militaire suggère l’allégeance due au roi59. Le motif est
éminemment biblique et a dû être reconnu comme tel par les lecteurs
des Ecritures juives. Il a pour fonction de rappeler que dans le

58
Dans une perspective spirituelle chrétienne, le dépouillement ne sert finalement à
rien s’il ne conduit pas à une communion avec le Christ et si cette communion
n’est pas suivie d’une transformation. Paul insistera sur cette transformation ou
transfiguration dès Rm 12. Cette différence vaut aussi pour le stoïcisme. La vie
chrétienne ne vise pas la suppression des passions, mais leur réorientation en Jésus-
Christ, ce qui implique là aussi leur transfiguration.
59
Depuis Rm 5 le thème de la royauté divine conférée au Christ est très présent
dans l’argumentation.

64
domaine spirituel, il n’est pas tant question de raisonnement que de
sujétion et d’obéissance. En effet, la réflexion clarifie les questions
d’ordre intellectuel, mais dans le domaine spirituel, plus nous
raisonnons, plus le brouillard s’épaissit ; la compréhension est
donnée dans la soumission. C’est à ce prix que Dieu et sa justice
retrouvent le trône d’où Adam et le péché les ont fait déchoir. C’est à
ce prix également que l’être humain retrouve sa vocation première :
exercer une autorité royale. En effet, par sa soumission, le croyant
s’insère dans une chaine de commandement qui lui permet d’exercer
l’autorité et le pouvoir de son chef : soumission = autorité. Or cette
chaîne de commandement remonte jusqu’à Dieu60.
Il faut souligner le fait que Paul ne cite aucune injonction légale
précise. Et pour cause ! Nous venons de le voir et le verrons plus
largement en Rm 7, le recours à la loi renforcerait le pouvoir du
péché. L’apôtre cite juste le nom et l’autorité du Souverain : vous
êtes devenus esclaves de Dieu (Rm 6,22). La référence à la loi est
court-circuitée au bénéfice d’une relation directe avec Dieu et sa
justice. Toutefois, si la loi n’est pas invoquée, elle est en revanche
évoquée. C’est ce qu’atteste la mention de la justice de Dieu. La
visée de la loi est par ailleurs explicitement rappelée : en vue de la
sainteté (Rm 6,19) ! L’expression rappelle le leitmotiv du code de
sainteté (Lévitique 17-26) : Soyez saints car je suis saint (Lev 19,12).
De toute évidence, l’apôtre vise cette fois les chrétiens d’origine
juive de la communauté. Paul leur propose une consécration plus
radicale et plus directe, en conformité avec le but de la loi. Dire la loi
sans citer la loi, telle est la réussite - et le paradoxe - de Romains 6.

60
C’est précisément le contenu de la révélation que reçut le centurion selon Mt 8,5-
13 (// Lc 7,1-10). Il comprit que, comme lui est soumis à ses supérieurs
(ultimement l’empereur Tibère) et reçoit d’eux leur autorité, Jésus est soumis à
Dieu et peut exercer Son autorité. Voici le texte de Mt : Le centenier répondit :
Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit ; mais dis seulement un
mot, et mon serviteur sera guéri.  Car, moi qui suis soumis à des supérieurs, j'ai
des soldats sous mes ordres ; et je dis à l’un : Va! et il va; à l'autre: Viens! et il
vient; et à mon serviteur: Fais cela! et il le fait. Après l'avoir entendu, Jésus fut
dans l'étonnement, et il dit à ceux qui le suivaient : Je vous le dis en vérité, même
en Israël je n'ai pas trouvé une aussi grande foi.

65
Selon la perspective paulinienne, le croyant est libre par rapport à la
loi, mais serf par rapport à la justice de Dieu visée par la loi61.
Quel est le thème qui unifie les deux développements du chapitre ?
Ce thème est celui de la souveraineté de Dieu. Au v. 12, Paul
suggérait un transfert de royauté : Que le péché ne règne donc plus
dans votre corps… Au v. 19, il persiste en disant que le nouveau
converti est appelé à rendre à Dieu les droits qu’il avait accordés au
péché :
De même que vous avez livré vos membres
comme esclaves au service de l’impureté et de l’injustice…,
ainsi maintenant livrez vos membres
comme esclaves au service de la justice en vue de la sainteté.
L’éthique du baptisé se résume ainsi : faire tout pour que Dieu règne.
C’était la perspective de Jésus ; c’est aussi la perspective de Paul.
Romains 5 nous a déjà dit que cette royauté est une royauté partagée
entre le Christ et les siens : nous régnerons dans sa vie (5,17). C’est
donc la victoire et son butin qui sont promis au croyant. Jésus
n’entendait pas autre chose quand il affirmait que le Royaume s’est
approché. La vie du Christ prolonge la prédication de Jésus. Elle
n’est rien d’autre que la perpétuation de la présence du Royaume en
nous.
L’apôtre achève son développement par un avertissement : Le
salaire du péché, c’est la mort (6,23) ! Cette curieuse expression ne
signifie pas seulement que le croyant n’a rien à gagner à demeurer au
service du péché, mais elle affirme qu’il a au contraire tout à perdre.
Il ne s’agit pas d’affirmer que le péché rétribue mal son serviteur,
mais de certifier au contraire que c’est le pécheur qui, en mourant
spirituellement, fait les frais de l’opération. Paul, à la manière
d’Ezéchiel, dénonce donc une extraordinaire arnaque (Ez 16,33 : à
toutes les prostituées on fait un cadeau ; mais c’est toi qui as fait ce
cadeau à tous tes amants). La relation est masochiste et
autodestructrice. Le pécheur est enferré à un leurre. La différence
61
Nous pouvons également caractériser ainsi Jésus : libre par rapport à la loi, serf
par rapport à la justice de Dieu.

66
avec la grâce est absolue : tandis que le pécheur paye sa relation de
dépendance avec le péché, Dieu lui fait la grâce d’un don gratuit qui
n’est rien d’autre que la vie éternelle du Ressuscité (6,23).
Le remède ? De même qu’un tyran ne règne que par l’obédience de
ses sujets62, le péché ne règne que par l’autorité qu’on lui confère.
Cette autorité est renforcée par le pouvoir de la condamnation que la
loi répercute. La menace est celle de la mort spirituelle et cette
menace fait peur. Or cette peur de la mort spirituelle, qui est celle
d’un vide total, d’une perdition, conduit le pécheur à retourner… en
présence du péché. Dramatique addiction ; difficile sevrage ;
impossible liberté ! Le cercle est vicieux et nous prive des bénéfices
de la communion avec Dieu. Pour le rompre, Dieu fait deux choses
(qui n’en sont qu’une). D’une part, il investit, en Jésus-Christ, le
monde de la condamnation et de la mort et dépose, sur la conscience
du croyant, le pardon et la vie ; ceux-ci ont pour effet de chasser la
menace du jugement et la perspective de la mort63. D’autre part, il
investit le monde de l’inimitié pour y répandre son amour. Tels sont
les deux apports de la justification et de la réconciliation. Le vide
effrayant dont profitait le péché pour fasciner et régner n’existe plus.
Démasqué et vaincu, parce que privé de sa menace, le péché cède la
place à son vainqueur, la grâce de Dieu. Celle-ci offre au pécheur un
pardon et lui adresse un appel : passer du règne du péché au règne du
Christ et, pour ce faire, passer de la servitude au service 64. De ce
service s’ensuivront une libération et une victoire. L’espérance non
seulement entrevoit, mais proclame ce triomphe.
Le succès nécessite de la part du croyant un abandon qui consiste à
livrer sa vie, donc sa volonté propre, à Dieu. Tel est l’objet de la
transition de Rm 6,12-14. Nous pourrions la résumer ainsi : refuser
que notre personne (Paul dit : notre corps) soit à la disposition du

62
Un thème développé par La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire.
Pour La Boétie, cesser de se comporter en opprimé fait disparaître le pouvoir de
l’oppresseur.
63
C’est en ce sens qu’il y a un parallèle entre le rite de Kippour et l’effet de la mort
du Christ sur la conscience du croyant.
64
C’est l’itinéraire proposé par le livre de l’Exode, selon Georges Auzou.

67
péché ; mettre notre personne au service de Dieu. L’inimitié contre
Dieu est redirigée contre le mal : un retour à l’envoyeur. La grâce
libère une puissance qui empêche le péché de dominer, poursuit
l’apôtre : Le péché en effet n’exercera plus sa seigneurie sur vous,
car vous êtes sous la grâce et non plus sous la loi (6,14). Nous
voyons bien ici à quel point la grâce possède la vertu à la fois d’un
vaccin et d’un antidote65. Antidote tout d’abord, dans la mesure où la
grâce désactive la puissance de rébellion et d’accusation du péché
que la loi ne parvenait pas à limiter, mais au contraire activait (nous
anticipons sur Rm 7). Vaccin ensuite, dans la mesure où, à travers la
repentance et la foi qu’elle suscite, elle inocule dans la personne du
croyant une paix et une humilité qui fortifient ses défenses et le
soustraient à l’emprise du péché. L’image du baptême illustre ce
processus thérapeutique : la mort rituelle du baptême nous protège de
la mort éternelle ; mourir au péché nous empêche de mourir du
péché. La vie donnée se reçoit dans la mort.
Le chemin d’humilité et de mort que Paul nous demande
d’emprunter n’est rien d’autre que le chemin de la croix : le vieil
homme a été crucifié avec le Christ (Rm 6,6). La nature charnelle -
ce qu’il en reste - doit être destituée. C’est un chemin difficile
puisqu’il implique un lâcher-prise et un abandon. La difficulté ne
doit pas cependant effrayer le croyant, car c’est au cœur de celle-là
que se manifeste la puissance et la surabondance de la grâce. La
victoire se donne dans l’abdication. La force de la grâce se donne
dans la faiblesse du croyant66. Le gain se donne dans la perte.
Précisons que la perte n’est qu’apparente, tandis que le gain est réel.
Le « moi » de la personne ne disparaît pas, mais, dévêtu de ses
65
Le motif de l’antidote est utilisé en Nombres 21 : L'Eternel dit à Moïse : Fais-toi
un serpent brûlant, et place-le sur une perche ; quiconque aura été mordu, et le
regardera, conservera la vie. Moïse fit un serpent d'airain, et le plaça sur une
perche ; et quiconque avait été mordu par un serpent, et regardait le serpent
d'airain, conservait la vie (Nombres 21,8-9). Un motif que l'évangile de Jean
reprend : Et comme Moïse éleva le serpent dans le désert, il faut de même que le
Fils de l'homme soit élevé, afin que quiconque croit en lui ait la vie éternelle (Jn
3,15).
66
Ma grâce te suffit, car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse (2 Co 12,9).

68
illusions idolâtres et rebelles, il redevient lui-même : un enfant de
Dieu (Rm 8,16 : nous sommes enfants de Dieu) ; un prolongement de
Sa gloire (Rm 8,30 : ceux qu'il a justifiés Dieu les a glorifiés) ; une
arme de sa justice (Rm 6,13). Par la foi, il est revêtu des attributs
divins que le Christ est venu lui transmettre : sagesse de Dieu ainsi
que justice, sainteté et délivrance (1 Co 1,30). Le renoncement est
donc une composante capitale de la grâce elle-même. La grâce et sa
puissance restent en effet hors de portée de ceux qui n’empruntent
pas le chemin de la croix ; c’est la raison pour laquelle Paul parle de
la conséquence qui, à terme, s’ensuivrait : la mort spirituelle.
La menace que brandit l’apôtre signifie-t-elle que nous pouvons
déchoir de la grâce ? Paul semble admettre cette possibilité en Ga
5,4 : Vous êtes séparés de Christ, vous tous qui cherchez à être
considérés comme justes dans le cadre de la loi, vous êtes déchus 67
de la grâce. Il faut toutefois préciser ce que Paul entend par
déchéance. L’épître aux Galates est construite autour du souci de ne
pas annuler les bénéfices procurés par le Christ (Ga 5,4), au premier
rang desquels se situe la liberté du croyant (Ga 5,1 : c’est à la liberté
que vous avez été appelés). Dans ce cadre-là, l’apôtre souligne le fait
qu’en se plaçant sous l’autorité de la loi (en devenant juif par la
circoncision), les Galates ne demeurent plus sous le régime de la
grâce ; ils se coupent par conséquent de ses avantages. Paul s’adresse
à des gens qui n’ont pas compris la réalité de la grâce et qui ne l’ont
pas reçue comme telle. Son propos vise à faire en sorte que les
Galates vivent pleinement de la grâce qui leur a été offerte, sachant
que cette grâce les relie à Jésus-Christ. Dans le cadre de Rm 6,
l’intention est comparable. Paul souligne le fait que nous pouvons
passer à côté de la grâce et, par conséquent, ne pas la recevoir
entièrement. Au fond, l’exhortation de Romains 6 peut se lire comme
un développement de celle que Paul adressait aux Corinthiens : Nous
vous encourageons à ne pas accueillir la grâce de Dieu en vain (2
Co 6,1). Accueillir la grâce en vain signifie accueillir une grâce
vidée de la colère pathétique qu’elle exprime contre l’inimitié des
67
Littéralement : vous êtes tombés de la grâce. Le temps du verbe (aoriste)
exprime une idée ponctuelle.

69
humains (2 Co 5,20). Prétendre accueillir la grâce de Dieu sans être
traversé par cette colère (Rm 1,18) serait se targuer d’être débarrassé
du virus du péché sans avoir reçu le traitement que Dieu nous
prescrit. Ce serait prétendre accéder au salut sans renoncement
aucun. Or le renoncement est la contrepartie et, d’une certaine
manière, le « contenant de la grâce ». L’enseignement de Jésus
insiste également sur ce point. Dans le but d’illustrer la nécessité de
la contrepartie, Jésus comparait le Royaume à un trésor caché dans
un champ et il précisait que, l’ayant découvert, un homme vend tout
ce qu’il possède afin d’acquérir le champ (Mt 13,44)68 ; la
dépossession est la contrevaleur de la possession, son unité de
mesure. Afin de signifier le caractère entier du renoncement et
illustrer le rapport entre contenant et contenu, Jésus a utilisé l’image
des outres neuves : On ne met pas du vin nouveau dans de vieilles
outres ; autrement, les outres se rompent, le vin se répand, et les
outres sont perdues ; mais on met le vin nouveau dans des outres
neuves, et le vin et les outres se conservent (Mc 9,17). Pour appuyer
son propos, il a souligné l’enjeu de ce renoncement : Car celui qui
voudra sauver sa vie la perdra, mais celui qui perdra sa vie à cause
de moi et de l’Evangile la sauvera (Mc 8,35). Le Royaume exige une
consécration. L’exemple de Jésus, qui s’est fait eunuque pour le
Royaume, confirme cette réalité69. La grâce selon Paul et le Royaume
selon Jésus font l’objet d’un même enseignement. Nous ne pouvons
les recevoir sans dire non à ce qui nous empêche d’en bénéficier. Tel
est le « coût de la grâce ».
La grâce se donne pleinement à ceux qui reconnaissent devant Dieu
leur faillibilité. Autrement dit, elle se donne à tous ceux qui
reconnaissent que toute bouche doit être fermée (Rm 3,19). L’image
68
Même idée dans les versets suivants : Le royaume des cieux est encore
semblable à un marchand qui cherche de belles perles. Il a trouvé une perle de
grand prix ; et il est allé vendre tout ce qu'il avait, et l'a achetée (Mt 13,45s).
69
Car il y a des eunuques qui le sont dès le ventre de leur mère ; il y en a qui le
sont devenus par les hommes ; et il y en a qui se sont rendus tels eux-mêmes, à
cause du royaume des cieux. Que celui qui peut comprendre comprenne (Mt
19,12). Le troisième membre du verset est vraisemblablement une autodésignation
de Jésus.

70
de la bouche fermée évoque un chemin d’humilité. C’est le chemin
du cœur contrit et de l’esprit abaissé à qui Dieu promet son
assistance : Je suis avec celui qui est contrit et humble d’esprit, afin
de ranimer l’esprit des humbles et ranimer le cœur des contrits
(Esaïe 57,15b)70. L’abandon est donc suivi d’une délivrance. Il est
marqué du signe de la promesse divine et de la résurrection : le don
de la grâce, le don de Dieu, c’est la vie éternelle en Jésus-Christ
(6,23). Nous entendons, dans ce chapitre 6 de l’épître aux Romains,
un écho formidable de l’enseignement de Jésus sur la condition à
respecter pour devenir un de ses disciples :
Si quelqu’un veut me suivre, qu’il renonce à lui-même (Marc 8,34)71.

Romains 7 : inutile de lutter contre le péché au moyen de la


loi
Puisqu’il faut combattre le péché et obéir à la justice (Rm 6), il serait
tentant de recourir au moyen approprié et seul disponible jusqu’à
présent, à savoir la loi, en l’occurrence la loi juive. Historiquement
parlant, la proposition a pu être transmise par des missionnaires
Judéo-chrétiens. Elle a aussi pu émaner des Judéo-chrétiens de la
communauté eux-mêmes, anciens Juifs de naissance ou prosélytes, et
avoir été faite aux chrétiens d’origine païenne, les pagano-chrétiens.
Paul va s’adresser aux deux auditoires. Aux Pagano-chrétiens,
l’apôtre demande de ne pas adopter la loi comme leur norme
juridique. Une nouvelle loi, plus grande et plus efficace va leur être
proposée. Quant aux Juifs, l’apôtre ne leur demande pas de renoncer

70
Le texte hébreu parle d’un esprit abaissé, abattu, humilié. La traduction grecque
(Septante) parle curieusement d’un esprit faible, pusillanime. Esaïe 57,15 pourrait
bien être la référence de la première béatitude de Jésus, selon Mt 5,3 : Heureux les
pauvres (les humbles, les mendiants) en esprit, car le Royaume des cieux est à eux.
La référence de la seconde béatitude peut se lire derrière Esaïe 57,18 (// Mt 5,4),
tandis que celle de la troisième se profile derrière Esaïe 57,13 (//Mt 5,5).
71
La leçon marcienne, quelque peu redondante, de cette phrase mentionne la
croix : Si quelqu’un veut me suivre, qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge de sa
croix et qu’il me suive.

71
à la loi, mais de la dépasser. L’apôtre procède donc à une nouvelle
réfutation et rejette la proposition funeste d’une vie (pagano-
chrétiens) ou d’un retour (Judéo-chrétiens) sous la loi. Il le fait en
deux temps. D’abord au moyen d’une allégorie (7,1-6) et ensuite au
moyen d’un contre-exemple (7,7-24), déployés selon une thématique
juive (7,7-13) puis grecque (7,14-24). Les deux arguments entendent
affirmer et témoigner que la loi seule s’avère inopérante pour nous
aider à lutter contre la puissance du péché.

Romains 7,1-6 : le baptisé étant mort au péché, la loi n’a


plus lieu d’être
Le v. 7,6 est la clé pour comprendre l’argument de l’apôtre. Ce
dernier est difficile, car l’allégorie qui l’illustre (7,2-3) est imparfaite.
De surcroit, la conclusion est posée une première fois au v 4 et une
seconde fois au v. 6b. Nous pouvons toutefois le résumer. Paul
commence par poser une prémisse générale :
La loi n’exerce sa seigneurie sur quelqu’un qu’aussi longtemps qu’il
vit (7,1)
Puis il illustre son propos à l’aide d’une allégorie sur le
mariage. Cette allégorie est sollicitée à cause du droit conjugal, en
vertu duquel une épouse est libérée du lien marital à la mort de son
mari :
La femme qui est soumise à un mari,
est liée à son mari par la loi, tant qu’il vit ;
mais si ce dernier meurt,
elle est déliée de la loi du mari (Rm 7,2).
Ensuite il pose une première conclusion (Rm 7,4) :
De même, vous aussi, vous êtes morts à la loi…
pour appartenir à celui qui a été ressuscité d’entre les morts
Nous connaissons l’identité du « nouveau mari » : le Christ. Le
croyant est la « nouvelle épouse » mariée au Christ. Mais qui étaient

72
l’ancienne épouse et l’ancien mari ? Et pourquoi le croyant est-il
mort à la loi ? Le verset 5 l’explique :
lorsque nous étions dans la chair,
les passions des péchés,
activées par la loi,
agissaient dans nos membres.
L’expression dans la chair mérite que nous nous y attardions
quelque peu et ouvrions une parenthèse. Dans sa première acception
neutre, la chair désigne chez Paul la personne humaine 72. Plus
précisément, elle fait référence à l’être humain mortel dont la vie est
périssable et vulnérable. En ce sens, le mot chair fait référence à la
créature humaine déchue, dont le sort est de vivre dans la précarité
ici-bas. Vivre dans la chair signifie donc vivre dans les modalités
fragiles, éphémères et exposées au mal de la condition humaine.
L’image que Paul utilise pour illustrer cette vie précaire est celle
d’un vase d’argile (2 Co 4). Selon cette perspective, Jésus aussi a
vécu dans la chair ; il a vécu dans les limites de la condition
humaine. Cette définition anthropologique se dédouble chez l’apôtre
en un sens théologique. Le mot chair demeure, mais il est déterminé
spirituellement et en l’occurrence négativement73. La chair fait alors
référence à une vie sans Dieu : la vie de la chair se réduit au monde
de la chair. La chair désigne ainsi une chair non seulement fragile,
mais encline au péché dont elle subit la force d’attraction et
l’influence néfaste. La chair déchue devient une chair corrompue. A
la faveur de cette corruption, se développe une tendance à vivre en
soi74 et pour soi, indépendamment de Dieu, et même en opposition à
sa volonté. La chair devient subséquemment le siège de l’inimitié
contre Dieu et la vie dans la chair se transforme en une vie selon la
chair (Rm 8,5). Le glissement sémantique d’une vie dans la chair à

72
Paul utilise le mot chair dans ce sens en Rm 3,20 : nulle chair (personne) ne
sera justifiée en vertu des œuvres de la loi.
73
Ce qui explique l’opposition, récurrente chez Paul, entre la vie selon la chair et
la vie selon l’Esprit.
74
La vie en Christ est pour Paul l’antithèse et l’antidote de cette vie en soi et pour
soi.

73
une vie selon la chair traduit donc un fondement en soi, suscité par
un refus de Dieu. La victime est devenue comparse du péché, comme
l’illustre l’allégorie de Rm 7,1-6. Dans le cadre de la correspondance
corinthienne, ce second sens théologique se dédouble à son tour en
un sens éthique. L’opposition à Dieu se mue en orgueil et en révolte
ouverte. Les commentateurs de Paul parlent dans ce cas d’ubris, mot
qui, dans la pensée grecque, désigne une confiance en soi si
excessive qu’elle confine à la démesure. La vie selon la chair ne
traduit plus seulement un fondement en soi, mais un engouement, un
emballement, presque un enivrement de soi. A cet égard, les
reproches que Paul adresse à certains Corinthiens, qu’il accuse d’être
charnels (1 Co 3,3), sont très utiles pour saisir l’étendue de ce que
l’apôtre entend par vivre selon la chair : Car qui est-ce qui te
distingue ? Qu'as-tu que tu n'aies reçu ? Et si tu l'as reçu, pourquoi
te glorifies-tu, comme si tu ne l'avais pas reçu ? Déjà vous êtes
rassasiés, déjà vous êtes riches, sans nous vous avez commencé à
régner (1 Co 4,7-8). L’ironie de Paul n’est pas sans rappeler celle de
l’auteur des lettres de l’apocalypse75. Relevons l’expression sans
nous dans la phrase de Paul : la chair se glorifie et grandit aux dépens
de Dieu : elle règne. Ses valeurs et ses pensées sont siennes ; ses
aspirations sont souveraines ; ses désirs visent son autosatisfaction ;
ses raisonnements sont autant de forteresses qui s’élèvent face à
Dieu : En effet, les armes avec lesquelles nous combattons ne sont
pas humaines, mais elles sont puissantes, grâce à Dieu, afin de
détruire des forteresses : en détruisant les raisonnements et toute
exaltation (qui se dresse) contre la connaissance de Dieu (2 Co 10,4-
5)76. La chair s’autoréférence dans l’ingratitude la plus grande ; elle
se laisse séduire par un sentiment de suffisance et de présomption. Le
vase est devenu plus riche et plus important que son contenu ; à juste
titre, il ne contient plus rien.
Même si la communauté de Rome n’est pas touchée par la crise qui a
secoué la communauté de Corinthe, les propos de l’apôtre nous

75
En effet, tu dis : Je suis riche, je me suis enrichi et je n'ai besoin de rien, et tu ne
sais pas que tu es malheureux, misérable, pauvre, aveugle et nu (Ap 3,17).
76
Exaltation ou élévation.

74
permettent de comprendre les implications d’une vie selon la chair.
Le résultat est que le péché est déclaré vainqueur. Quelle est la
stratégie de ce dernier ? Faire grandir l’être humain en diminuant
Dieu. Quelle est la finalité qu’il poursuit ? Empêcher l’être humain
de grandir en Dieu. C’est parce que la vocation de l’humain est de
croître en Dieu que le malin tente de le détourner et de le faire
grandir en lui-même77. La séduction est un détournement et ce
détournement est un dénigrement. Derrière l’apparente exaltation de
la nature humaine, se dissimule en réalité un mépris total de la
personne appelée à régner avec Dieu. La perspective est éminemment
biblique et ne nous apprend rien de nouveau. C’est précisément ce
dont le récit de la chute d’Adam et d’Eve témoigne ; le serpent est
parvenu à exalter Eve et Adam aux dépens de Dieu : vous serez
comme Dieu78. C’est aussi ce que met en évidence le récit des
tentations de Jésus au désert (au fond, il n’est question que de cela).
Jésus a refusé la triple exaltation charnelle que lui proposait le
tentateur79. Son ministère est resté marqué par une grande modestie et
une grande obéissance à Dieu. Il s’efface devant la figure du Fils de
l’homme. Il attribue la réussite des délivrances ou des guérisons à la
présence de l’Esprit (le doigt de Dieu). Il rechigne à ce que sa
personne soit mise en valeur aux dépens de la gloire de Dieu 80. Il
affirme qu’il n’est pas venu pour être servi mais pour servir et
77
C’est la vocation de l’humain à grandir en Dieu que Nietzche mécomprend
totalement. La foi (et la morale) n’est pas seulement là pour limiter l’exaltation de
la chair (sa volonté de puissance, selon Nietzche), elle est aussi là pour s’assurer
que l’être humain grandisse en Dieu. Elle a donc une raison d’être éminemment
positive et sublime.
78
Dépourvu de tout signe diacritique, tel qu’il est donc apparu dans les manuscrits,
le verbe nasha, traduit par tromper en Gen 3,13 : le serpent m’a trompée, signifie
également faire grandir, élever, exalter (au temps factitif qui est celui du récit), ce
qui donne la traduction suivante : le serpent m’a exaltée ou, si nous voulons
conserver les deux sens : le serpent m’a trompée en m’exaltant.
79
Triple exaltation : prophétique, royale et sacerdotale, selon l’ordre lucanien.
80
Ainsi s’explique ce que les exégètes ont nommé le « secret messianique » dans
l’évangile de Marc : le silence que Jésus enjoint aux disciples de garder lors de
certaines de ses guérisons miraculeuses spectaculaires. En agissant ainsi, ce n’est
pas tant le code d’honneur de la société de son temps que Jésus respecte que le
code d’honneur de la vie spirituelle.

75
éduque ses disciples en ce sens. L’apôtre Paul est également très
sensible à cette problématique spirituelle. La possibilité de tirer fierté
des réussites de son ministère est pour lui un tabou qu’il ne veut pas
transgresser, une tentation dont il se méfie plus que tout81. Il exècre la
vantardise et sait qu’elle lui est interdite82. L’écharde qu’il dit avoir
reçue dans la chair, lors de son enlèvement au paradis, avait pour but
de le prémunir contre toute tentation de s’exalter83. Il sait que grandir
en Dieu implique de diminuer ses prétentions charnelles. Il sait que la
force de Dieu se manifeste dans la faiblesse de ceux qu’il appelle. Il a
constaté le bien-fondé de cette vérité dans son ministère et mesuré à
quel point le respect de cette vigilance a été une source
d’exaucement, notamment dans le cadre de la crise corinthienne 84.
Les croyants sont à ses yeux de simples vases d’argile : seul ce qu’ils
contiennent leur confère une grande valeur. La première des
parénèses adressée aux Romains est à cet égard tout à fait typique ;
elle concerne le fait de ne pas penser de manière excessive au-delà
de que qu’il faut penser (Rm 12,7)85 ; l’exhortation est, à cet égard,
caractéristique de l’ensemble des parénèses de l’épître. Résumons : le
péché tend à exalter personnellement l’être humain afin de mieux
l’isoler de Dieu. L’être charnel est celui qui consent à cette
exaltation sans Dieu : l’exaltation de sa chair86.
81
Voir par exemple la correction qu’il apporte à ses formulations : Par la grâce de
Dieu je suis ce que je suis, et sa grâce envers moi n'a pas été vaine ; loin de là, j'ai
travaillé plus qu'eux tous (les autres apôtres), non pas moi toutefois, mais la grâce
de Dieu qui est avec moi (1 Co 15,10).
82
Ce que Paul appelle « mettre sa fierté en soi ». L’antithèse et l’antidote consiste à
se fonder en Dieu ou mettre sa fierté en Dieu (le recto) ; humainement parlant : à
mettre sa fierté dans sa faiblesse (le verso).
83
Et pour que je ne m’exalte pas à cause de ces révélations extraordinaires, j'ai
reçu une écharde dans la chair… (2 Co 12,7)
84
La seconde épître aux Corinthiens en témoigne. Il faut d’ailleurs examiner les
difficultés de composition de cette épître à la lumière de cet exaucement. Ce point,
trop long pour être présenté ici, est expliqué dans l’annexe 2.
85
Littéralement : N’hyperpensez pas au-delà de ce qu’il faut penser.
86
Nous pourrions ajouter, pour être complet, un dédoublement supplémentaire,
moral, celui-ci. Il se rencontre dans l’épître aux Galates :  Or, les œuvres de la
chair sont manifestes, ce sont l'impudicité, l'impureté, la dissolution,  l'idolâtrie, la
magie, les inimitiés, les querelles, les jalousies, les animosités, les disputes, les

76
C’est le sens spirituel négatif que nous rencontrons en Rm 7,5 et que
Paul va développer en Rm 7 et en Rm 8. Dans l’allégorie, l’épouse
représente la vieille nature charnelle soumise au péché. La loi, loin
de s’opposer à cette soumission, la favorisait en « activant » dans la
chair les sollicitations du péché.
Enfin l’apôtre en vient à la thèse qu’il défend :
Nous sommes morts désormais à ce qui nous retenait captifs (7,6b)
nous avons donc été soustraits à l’influence active de la loi (7,6a)
L’argument est difficile et nous avons dû inverser l’ordre des deux
dernières propositions pour le rendre plus clair (7,6a et 7,6b). Malgré
ces difficultés, la pensée de Paul se dégage. Sous l’ancien régime de
la veille nature, le péché régnait. La loi, censée nous écarter du
péché, nous y reliait sans cesse, perpétuant ainsi sa présence et son
pouvoir. A la faveur de la métaphore conjugale, Paul assimile ce lien
à un lien marital. L’image est insolite ; elle doit être comprise dans sa
dimension juridique plus que sentimentale. En plus d’expliquer la
présence de la loi, elle prétend traduire la captivité sous le péché dont
il a parlé en Rm 6. Traduite en d’autres termes, elle exprime le fait
que la loi maintient la personne dans l’orbite et donc la servitude du
péché.
Cette allégorie aurait dû permettre à Paul d’affirmer ceci :
de même que l’épouse est libérée de la loi à la mort de son époux, de
même le baptisé est lui aussi libéré de la loi, à cause de la mort du
péché. Mais cette affirmation aurait été impropre. Paul, nous venons
de le voir en Rm 6, n’affirme pas, contrairement à ce que feront trop
hardiment Luther et ses successeurs, que le péché est mort 87. Il
affirme seulement que le croyant est mort au péché, ou encore que la
chair tend vers la mort (Rm 8,6). C’est la mort de la vielle nature
hostile à Dieu qui prive le péché de son assise et de son pouvoir. Le
péché n’est pas mort, mais son champ d’action est réduit. Tel un
divisions, les sectes, l'envie, l'ivrognerie, les excès de table, et les choses
semblables. Je vous dis d'avance, comme je l'ai déjà dit, que ceux qui commettent
de telles choses n'hériteront point le royaume de Dieu (Gal 5,19-21).
87
Martin Luther s’en est mordu plus que les doigts dans sa correspondance.

77
avion privé de son tarmac, le péché est privé de la « base » que
constituait l’ancienne nature hostile à Dieu.
Si l’allégorie s’avère embarrassée, nous discernons cependant ce que
Paul entend exprimer et surtout, une nouvelle fois, réfuter. La raison
d’être de la loi est la présence et l’influence du péché avec qui notre
vieille nature entretient un rapport quasi conjugal. Etant
potentiellement mort au péché et à sa menace qu’est la mort
spirituelle, le baptisé est soustrait à la loi. Grâce à la réconciliation, le
croyant entre désormais en communion avec le Christ et sort, par
conséquent, de la sphère du péché et de l’inimitié dans laquelle la loi
exerçait son autorité. Conserver la loi comme référence normative
serait conserver un élément perturbant la communion entre le croyant
et le Christ : une sorte de mauvais ménage à trois. Ce serait aussi
supposer que l’inimitié n’a pas été détruite en Jésus-Christ.
L’espérance en ferait les frais.
En parlant de la loi, Paul fait bien sûr allusion à la Torah. Le mot loi
ne réfère plus ici aux œuvres rituelles comme dans Rm 3-4, mais plus
précisément au code éthique de la Bible juive. Il ne dit pas qu’elle est
morte, il dit seulement que nous sommes morts à la loi. Autrement
dit, nous sommes dégagés de sa contrainte et soustraits à sa maîtrise,
en raison du fait que notre être pécheur s’est engagé à mourir au
moment du baptême. Au risque d’un mauvais jeu de mots, nous
pourrions dire ceci : la loi demeure, mais elle n’a plus force de loi.
C’est le Christ et l’Esprit qui ont désormais ce statut. L’apôtre pourra
ainsi parler au chapitre suivant de la loi de l’Esprit (8,2) ou encore de
la loi du Christ. Telle est la loi plus grande proposée aux Pagano-
chrétiens de la communauté de Rome. Tel est le dépassement de la
loi proposé aux Judéo-chrétiens. Cette loi de l’Esprit n’est pas une
simple reconduction de la Torah. Sur son pôle positif, la loi de
l’Esprit est ce qui maintient vivante la communion entre les baptisés
et le Christ (d’où l’expression la loi du Christ). Sur son pôle négatif,
la loi de l’Esprit ou la loi du Christ est ce qui maintient désactivée la
puissance du péché. Deux performances que ne parvenaient pas à
réaliser l’ancienne loi, comme va le préciser l’apôtre dans les
paragraphes suivants.

78
Romains 7,7-25 : l’incapacité de la loi
En Rm 3-4, Paul a interprété la mort du Christ comme une récusation
des œuvres rituelles qui réintégraient (œuvres expiatoires) ou
intégraient (la circoncision) le croyant dans l’Alliance divine. En
Romains 7,5 l’apôtre soutient que la loi « active » les passions des
péchés. C’est donc la prétention de la loi éthique à conduire ses
adeptes sur le chemin du bien que Paul récuse. Dans ce nouveau
passage, l’apôtre va revenir sur cette affirmation et l’expliquer.
Conformément à l’allégorie initiale, c’est la compréhension même du
code de l’Alliance de la Bible juive qui se voit modifiée. Rm 7,7-25
est un commentaire de Rm 7,1-6.
Le passage constitue un contre-exemple. Ses deux parties (7,7-12 et
7,13-25) sont introduites par deux questions rhétoriques (7,7 et 7,13)
qui, avec leurs réponses respectives, ont valeur de thèse.
Que dirons-nous donc ? La loi est-elle péché ?
Qu’il n’en soit jamais ainsi ! (7,7)
Est-ce donc le bien qui est devenu pour moi la mort ?
Qu’il n’en soit jamais ainsi ! (7,13)
Ces deux affirmations qui disculpent la loi vont être expliquées par
des arguments dans lesquels l’apôtre fait intervenir, à maintes
reprises, la figure du moi. Ce moi, ou cet ego, est un moi seul, isolé,
livré à lui-même. Muni de la loi, il ne possède pas l’immunité offerte
en Jésus-Christ pour se protéger des affres du péché. Sa bonne
volonté est inhibée et contrariée par une force qui le dépasse : Je ne
fais pas le bien que je veux, mais j’accomplis le mal que je ne veux
pas (7,19). La loi, au lieu de renforcer la situation du moi, l’affaiblit.
Comment ? En provoquant son mauvais désir et en l’éveillant à des
convoitises qui, jusque-là, semblaient encore en sommeil : quand le
commandement est venu, le péché a pris vie (7,9). Paul fait ici

79
allusion, sans la nommer, à une force spirituelle contraire à Dieu 88.
La mention de la convoitise se veut emblématique du dérèglement
que chacun constate en soi-même. L’interdit de la convoitise résume
la loi de Dieu.
L’allusion au récit de la chute de Genèse 3 (cf. Rm 7,11) signifie que
le moi en question est encore celui d’Adam ! C’est donc encore à
l’ancienne nature déchue, à « la chair » que l’apôtre fait allusion. La
suite de l’argumentation l’atteste de manière claire. Rien de bon
n’habite en ma chair, précise-t-il en Rm 7,18. L’être charnel auquel
Paul vient de faire allusion en Rm 7,5 est l’élément qui s’oppose à
l’accomplissement de la loi. Il est le maillon faible qui permet au
péché d’agir : le péché habite en moi (7,20). Paul parle à cet égard
d’un antagonisme entre l’être charnel et la loi spirituelle : la loi est
spirituelle ; mais moi, je suis charnel, vendu au péché (7,14).
L’antagonisme dégénère même en conflit. Voici comment Paul en
parle dans son constat final (7,23) :
Je vois dans mes membres une autre loi,
qui lutte contre la loi de mon entendement,
et qui me rend captif de la loi du péché, qui est dans mes membres.
Paul multiplie les occurrences du mot loi. Cet artifice rhétorique
traduit dans des mots l’état de confusion intérieure dans laquelle se
trouve le sujet (ainsi que le lecteur !). L’interprétation s’en trouve
compliquée. Le contexte permet toutefois d’éclairer le propos
paulinien. La première loi que le sujet voit dans ses membres est « la
loi de la chair » ; elle caractérise la révolte de la veille nature
adamique. La seconde loi de l’entendement est la loi de Dieu, celle
que l’intelligence ratifie comme une loi sainte (7,12). La dernière loi
est la loi du péché et représente la force d’attraction de ce dernier.

88
L’apôtre parle très peu du diable ou de satan : 1 fois en Romains 16,20. En
revanche le péché porte, dans les écrits pauliniens, toute la charge diabolique
conférée à l’adversaire de Dieu. À cet égard, il est quasiment personnifié. Voir à ce
sujet Rm 5,12 : le péché est entré dans le monde… Le péché est la manifestation du
diable dans le monde, ce par quoi il se laisse reconnaître.

80
Paul entend dire que la nature charnelle résiste à l’accomplissement
de la loi de Dieu et permet au péché de s’introduire et d’habiter dans
le sujet. La loi divine informe la conscience, celle-ci reconnaît que le
commandement mène à la vie (7,10) et qu’il est juste et bon (7,12),
mais « la chair » s’oppose à l’accomplissement du commandement.
Traduit dans des termes plus contemporains, nous pouvons dire que
Paul dénonce la présence, dans la nature humaine, d’une force de
résistance égocentrique, centripète, qui ne permet pas au sujet de se
soumettre à Dieu89. L’apôtre y reviendra en Rm 8,7.
Le corps devient un champ de bataille. Le sujet est clivé entre deux
« moi » : le moi spirituel qui reconnaît la validité et le bien de la loi
de Dieu, et le moi charnel qui refuse cette autorité. La loi place le
sujet, par son injonction même, sous le regard tentateur du péché
dont il ne peut supporter la présence, sans fléchir à ses injonctions
mortelles. Il se retrouve victime : C’est le péché qui, pour se
manifester comme tel, a produit en moi la mort par ce qui est bon
(Rm 7,13). Nous pourrions parler d’un détournement de la loi, mais
Paul nous dit que c’est là une de ses fonctions : faire apparaître le
péché dans toute sa puissance de péché (7,13). La loi avait en
quelque sorte une fonction initiatique négative : révéler la révolte qui
habite dans la nature humaine et permet au péché de régner en
retenant le sujet captif (7,23).
Le moi fait référence à Adam90. Ce dernier, même aidé par Moïse et
sa loi, ne parvient pas à échapper à la malédiction qui le frappe.
Censée l’aider, la loi non seulement le tente, mais le fait chuter et
l’informe de sa chute. Elle se retourne donc contre lui et fait de lui
une personne divisée, possédée par le péché qui habite en lui
(7,17.20). Le sujet se retrouve dans une situation malheureuse :
pécheur, conscient de son état de pécheur, accablé par la douleur de
ne pas pouvoir quitter cet état, c'est-à-dire emprisonné dans la

89
Le caractère égocentrique de la chair est dénoncé dans un autre propos de Paul
en 2 Co 5,15 : Christ est mort afin que les vivants ne vivent plus pour eux-mêmes,
mais pour celui qui est mort et ressuscité pour eux.
90
La grande comparaison initiée en Rm 5 continue d’influer sur l’argumentation.

81
douleur de la condamnation. En clair, la conscience est aliénée et la
personne déprimée.
Qui me délivrera de ce corps de mort ? (7,24), demande l’apôtre. La
réponse prend la forme d’un cri de soulagement qui met un terme
subit à l’argumentation :
Grâce soit rendue à Dieu par Jésus-Christ (7,25) !
Christ est la réponse de Dieu à cette tragédie humaine. Cette réponse
ne peut toutefois advenir que si la personne en ressent le plus grand
besoin91. C’est précisément ce qu’exprime le verset 24 : qui me
délivrera ? L’adepte de la loi doit prendre conscience de son
aliénation avant de pouvoir recevoir la libération qui est en Christ.
C’est la raison même de l’usage répété, dans ce développement, du
mot moi par lequel Paul veut associer ses lecteurs à ce processus de
délivrance. À la manière des prophètes (Jer 10,19-20 ou Mi 7,7-10),
Paul s’identifie à la personne humaine. L’identification en question
n’est donc ni fictive, ni nécessairement autobiographique, ni typique,
mais solidaire et associative (cf. 1 Co 9,20).
En quoi Christ est la réponse à cette tragédie ? Paul ne le dit pas
explicitement et il nous faut donc le sous-entendre à la lumière ce qui
a déjà été dit ou de ce qui va être dit ensuite. À la différence de la loi
qui informe mais sépare, le Christ informe davantage encore, mais
réconcilie (plus précisément, Dieu nous réconcilie à travers Lui). La
loi possède une fonction cognitive, mais elle n’apporte qu’une
connaissance par défaut, comparable à la connaissance que
l’insomniaque a du sommeil. Elle nous signale nos manques, mais ne
nous donne pas les moyens d’y remédier. Le connais-toi toi-même
cher à la philosophie grecque n’offre ici aucun autre recours que
celui d’une résignation tragique. La loi ne possède pas la fonction
performative et donc thérapeutique que possède le Christ. Elle ne
parvient pas à faire faire ce qu’elle ordonne : détourner l’humain du
91
Il en ira de même quant à l’Esprit dans le chapitre suivant. L’Esprit ne peut être
reçu que si la personne croyante en ressent presque « cruellement » le besoin et en
formule la demande expresse. L’Esprit se donne aux gens en manque de Lui. Jésus
parlait du Royaume en ces termes dans ses béatitudes.

82
péché. La différence entre la loi et le Christ se résume ainsi : la loi
ordonne sans donner, le Christ donne ce qu’il ordonne92. Il donne à
voir la condamnation de la faute, mais il offre également une grâce
réparatrice sans égal. A travers lui, la grâce de Dieu se donne ! Or,
cette grâce supprime toute inimitié. Cela signifie que non seulement
elle restaure la conscience du croyant, mais qu’elle modifie sa
disposition spirituelle. Tel est l’avantage de la communion que
procure la réconciliation. La conscience, libérée de toute accusation,
se retrouve affranchie et découvre un appui bienveillant et gracieux
en la personne du Christ. L’amitié surabondante de Dieu noie
l’inimitié. Le gain est inestimable. Dans les chapitres que nous
lisons, il porte le nom d’espérance.
Cette espérance a rencontré sur sa route un nouvel ennemi : l’être
charnel. Ce dernier empêche la loi divine de nous diriger. Il faut donc
s’attendre à ce que l’apôtre, en toute logique, considère en détail ce
nouvel obstacle. Ceci va être l’objet du développement à suivre en
Rm 8,1-17.

Romains 8,1-17 : Seul l’Esprit peut affaiblir la chair et


accomplir la justice de la loi
Comment la mort du Christ parvient-elle à nous débarrasser de la
chair, ce nouvel adversaire de la réconciliation voulue par Dieu ?
Telle est la question que Paul continue d’approfondir.
Les deux premiers versets ont valeur de thèse (Rm 8,1-2) :
Dès lors, il n’y a donc plus aucune condamnation pour ceux qui sont
en Jésus-Christ.

92
Nous entendons quelque chose de semblable dans une parole de Jésus adressée à
ses disciples : Les disciples… se dirent les uns aux autres : alors qui peut être
sauvé ? Jésus les regarda, et dit : Cela est impossible aux hommes, mais non à
Dieu, car tout est possible à Dieu (Mc 10,27).

83
Car la loi de l’Esprit de la vie en Jésus-Christ m’a libéré de la loi du
péché et de la mort.
Cette nouvelle thèse prolonge la thèse de la réconciliation posée en
Rm 5,10-11. Elle reprend le vocabulaire de la condamnation utilisé
en Rm 5,16 (le jugement d’un seul a conduit à la condamnation) et
5,18 (par la faute d’un seul, la condamnation s’est étendue à tous les
hommes). Elle reprend également l’expression loi de péché que Paul
a utilisée en Rm 7,23 pour parler de la force d’attraction du péché.
En ce sens, cette thèse est récapitulative. Elle fait toutefois apparaître
un élément nouveau : la loi de l’Esprit de la vie en Jésus-Christ.
Cette loi de l’Esprit régit la vie de l’alliance conclue en Christ, le
nouveau mariage dont Paul parlait en Rm 7,1-6. Elle est le nouveau
« pédagogue93 » de l’être spirituel qui a remplacé l’être charnel dans
cette nouvelle alliance. Si le Christ attire en lui le croyant,
remplaçant l’ancienne force d’attraction du péché, c’est par l’Esprit
que cette union est réalisée. L’Esprit me fait vivre les effets de la
mort et de la résurrection du Christ. Il me maintient en contact avec
la grâce divine. Ce contact avec la grâce me fait vivre sans la
condamnation qui, depuis Adam, s’est étendue à tous les humains
(5,16) et que la loi, bien malgré elle, maintenait active. L’Esprit est le
tuteur de l’espérance.
Nous pouvons désormais compléter le schéma « marital » de
l’allégorie de Romains 7,1-6.
L’être charnel------------------ la loi/Torah--------------------le péché

L’être spirituel------------------la loi de l’Esprit--------------Jésus-


Christ

Mais quel est précisément le travail qu’opère l’Esprit dans le cœur du


croyant pour le faire parvenir à cette vie en Christ malgré la présence
persistante de l’être charnel ? Pour répondre à cette interrogation,

93
C’est ainsi que Paul parle de la loi en Ga 3,24.

84
l’apôtre va développer son affirmation. Les versets 3 et 4 constituent
l’explication de la thèse de Rm 8,1-2. Ils mentionnent la marche
selon l’Esprit. Cette marche selon l’Esprit et son opposition à la
marche selon la chair, vont ensuite faire l’objet d’un commentaire
(Rm 8,5-8) et d’une interpellation (Rm 8,9-13). Les versets 14-17
concluent et opèrent la transition vers la suite du chapitre.
Considérons tout d’abord l’explication de la thèse.
La libération dont parle Paul est obtenue par le fait que le péché a été
condamné dans la chair :
Car,
chose impossible à la loi,
parce que la chair la rendait sans force,
Dieu,
en envoyant son propre Fils,
dans la ressemblance d’une chair de péché,
en sacrifice pour le péché,
a condamné le péché dans la chair,
afin que la justice requise par la loi soit accomplie en nous,
nous qui marchons, non selon la chair mais selon l’Esprit. (8,3-4).
Nous rencontrons ici une interprétation de la mort du Christ profonde
mais difficile. Pour bien la comprendre, il faut examiner le sens des
différents énoncés.
L’expression en sacrifice pour le péché est une formule
traditionnelle, car Paul n’y a pas recours par ailleurs. C’est une
expression technique qui provient de la Bible grecque (LXX). La
Septante l’utilise 54 fois et 44 de ces usages désignent l’offrande
pour le péché. L’auteur de l’épître aux Hébreux l’utilise également à
deux reprises en He 10,6 et 3,11. Dans le cadre de Lévitique 16,
l’offrande pour le péché transportait le péché du fidèle au grand
prêtre et du grand prêtre à Dieu. Le sang versé apportait la vie
nouvelle. On peut parler d’un mécanisme de transfert, de séparation
et de restauration. Considérée individuellement, l’offrande représente
un prolongement du croyant et non un substitut de celui-ci. Quand

85
Paul mentionne le péché, au singulier, il fait référence à la puissance
du péché dont il a parlé en Rm 5,12 : (par la désobéissance d’Adam),
le péché est entré dans le monde. C’est ce péché que le Christ a porté
et emporté jusqu’à Dieu. C’est ce péché que son sang (Rm 3,25) a
recouvert. Cette formulation est empruntée au langage sacerdotal.
Elle interprète la mort de Jésus comme un sacrifice expiatoire, dans
la lignée de la première interprétation cultuelle de Rm 3,25.
Le mot condamner est un terme juridique. Il ne désigne pas à
proprement parler le châtiment ni l’application de la peine, mais
l’annonce de la sentence, la condamnation. C’est le sens qu’a le
verbe grec chez Paul, en Rm 2,1 (tu prononces une condamnation
contre toi-même toi qui juges) ; en Rm 8,34 (Qui condamnera les
élus de Dieu ? Jésus-Christ est mort, bien plus il est ressuscité) et en
Rm 14,23 (celui qui hésite est condamné). C’est aussi ce sens qu’il a
dans le Nouveau Testament94. Dans le contexte immédiat de Rm 7 où
Paul vient de parler du pouvoir accusateur de la loi, nous pouvons
comprendre que pour ceux qui vivent en Jésus-Christ, une telle
sentence n’a plus cours. Ceux qui vivent en Jésus-Christ sont sous la
grâce manifestée par Dieu en Jésus-Christ, ils ne sont donc plus sous
le verdict de la loi.
Quand Paul affirme que Dieu a accompli ce que la loi était
impuissante à réaliser : condamner le péché, il ne fait pas allusion au
fait que la loi était impuissante à punir. Israël a souvent été « puni »
dans son histoire et s’en est plaint. Il suffit de rappeler la traversée du
désert au cours de laquelle mourut la première génération des
Israélites (Nb 14,20-38), la mort de Moïse, sanctionné pour avoir
échoué dans son rôle de leader, avant d’entrer dans la terre promise
(Nb 20,8-13)95. Il suffit de rappeler encore les exils dont Israël et
Juda ont été victimes. Même Dieu s’est repenti d’avoir trop puni son

94
Cf. Mt 12,41.42; 20,18 ; Mc 10,33 ; 14,64 ; 16,16 ; Jn 8,10.11 ; 1 Co 11,32 ; He
11,7. Une exception en 2 Pi 2,6 où il évoque à la fois la condamnation et le
châtiment, mais l’auteur résume ici l’histoire de Sodome et Gomorrhe. Le verbe
grec est katakrinô.
95
Paul y fait allusion en 2 Co 3 en disant que l’alliance du Sinaï apporte la mort.

86
peuple96. Paul s’inspire peut être ici d’un propos du prophète
Habacuc qui parle également de la faiblesse de la loi : L'oppression
et la violence triomphent sous mes yeux ; partout éclatent des
disputes et sévit la discorde! Aussi la loi est-elle impuissante97 et le
droit ne se manifeste-t-il plus jamais (Ha 1,3b-4).
Si la loi avait su « condamner » ce péché, l’être humain aurait eu ce
péché en horreur et s’en serait détourné. En effet, quand l’horreur du
péché est objectivement manifestée et que nous est donné le moyen
subjectif de nous en détourner, alors le péché est condamné (reconnu
coupable) et la justice requise par la loi est accomplie en nous. Or
Paul vient de nous dire que la loi était incapable de libérer le sujet de
la puissance du péché parce qu’elle était incapable de soumettre la
chair (Rm 7). La question qui surgit est donc la suivante : comment
Dieu soumet-il la chair efficacement à travers la mort du Christ afin
que le péché n’exerce plus sur le sujet sa puissance ? Cette question a
été abordée, mais le nouvel énoncé de Paul nous donne l’occasion de
l’approfondir. Il nous faut pour cela examiner de nouveau les propos
pauliniens concernant la chair.
La difficulté réside dans le fait que l’apôtre utilise quatre fois le mot
chair et que le sens n’est pas le même dans toutes les occurrences.
1. Dans le premier énoncé : la chair rendait la loi sans force, le mot
chair désigne, comme dans Rm 7, la nature humaine pervertie par sa
rébellion contre Dieu et incapable de se soumette à son autorité. En
Rm 8,7 l’apôtre parle d’une disposition intérieure hostile à Dieu. La
chair, ou l’ego, ou encore Adam, a une prétention à être et à être
auto-nome : L’aspiration de la chair est ennemie de Dieu, car elle ne
se soumet pas à la loi de Dieu, elle en est même incapable 98. La chair

96
L'Éternel envoya la peste en Israël, depuis le matin jusqu'au temps fixé ; et, de
Dan à Beer Schéba, il mourut soixante-dix mille hommes parmi le peuple. Comme
l'ange étendait la main sur Jérusalem pour la détruire, l'Éternel se repentit de ce
mal, et il dit à l'ange qui faisait périr le peuple : Assez! Retire maintenant ta main
(2 Sa 24,15-16).
97
Le verbe hébreu signifie : être faible, être impuissant, être incapable de
fonctionner, être engourdi ou paralysé.

87
désigne une nature à la fois fondée sur elle-même et par là-même,
devant Dieu, orgueilleuse99.
2. C’est aussi ce sens que nous retrouvons dans le quatrième énoncé :
nous qui marchons, non selon la chair mais selon l’Esprit. La vie ou
la marche selon la chair s’oppose à la marche selon l’Esprit, car la
marche selon l’Esprit est une marche soumise à Dieu.
3. Dans le deuxième énoncé : Dieu a envoyé son propre Fils, dans la
ressemblance d’une chair de péché, le mot chair désigne la nature
humaine et mortelle de Jésus. Jésus a hérité de notre humanité
déchue. En ce sens, Jésus est donc, dans sa condition humaine, un
nouvel Adam100. Cette nature humaine ressemblait à une chair de
péché, mais n’était pas une chair de péché. Le mot chair fait
référence à l’incarnation de Jésus et non à une chair révoltée contre
Dieu. La chair de Jésus était une chair sans péché : déchue mais non
corrompue.
4. Le troisième énoncé est plus difficile à interpréter. A qui
appartient cette chair dans laquelle le péché a été condamné ? Paul ne
le précise pas. Il écrit que Dieu a condamné le péché dans la chair,
afin que la justice requise par la loi soit accomplie en nous. Le mot
chair semble avoir un double sens. a) Le fait de préciser que cette
condamnation dans la chair a pour résultat101 que la justice requise
par la loi soit accomplie en nous laisse entendre que la chair désigne
notre nature humaine insoumise. Notre insoumission - notre chair - a
disparu au point que la justice de Dieu peut être accomplie en nous.
b) Cependant, le mot chair semble faire aussi référence à la nature
humaine du Christ. Il faut tenir ensemble ces deux sens, objectif et
subjectif, pour rendre compte de l’intention de l’apôtre.

98
Littéralement : la manière de pensée de la chair est ennemie de Dieu ; la manière
dont sa pensée est configurée ou disposée.
99
Il faut tenir ensemble la posture existentielle et morale si l’on veut rendre compte
à la fois de la disposition intérieure et de ses conséquences.
100
Ce qui explique la grande comparaison initiée en Ro 5,12 entre Adam et le
Christ.
101
Le temps du verbe (un aoriste) désigne une action ponctuelle qui s’est réalisée.

88
De toute évidence, Paul entend exprimer que Dieu se sert de la mort
du Christ pour meurtrir et faire disparaître notre chair révoltée. La
logique de l’argumentation initiée en Rm 7 commande cette lecture.
La nature humaine obéissante et martyrisée du Christ est le miroir du
péché des humains. Un miroir « parfait » puisque la chair sans péché
du Christ nous fait voir « parfaitement » notre chair de péché. C’est
la raison pour laquelle Dieu a envoyé son Fils : manifester
parfaitement l’inimitié existant entre Lui et les humains. Par effet de
miroir, la mort du Christ révèle et dénonce cette inimitié, c’est-à-dire
qu’elle la condamne. La chair du Christ est l’instrument dont Dieu se
sert pour prononcer la condamnation de ce péché. Paul précise que
cette condamnation a eu lieu dans la chair du Christ afin que la
justice requise par la loi soit accomplie en nous. Autrement dit, Dieu
a condamné, dans la chair du Christ, l’inimitié qui régnait dans notre
chair. Le paradoxe est total. Tout d’abord parce que la chair
obéissante du Christ a servi de support à la condamnation du péché
lié à notre chair désobéissante. Ensuite parce que le Christ vit dans sa
chair une condamnation à mort.
La logique ici décrite est bien celle du mécanisme de transfert et de
séparation à l’œuvre dans le culte sacrificiel. Transfert tout d’abord,
dans la mesure où, telle une éponge, le Christ est gorgé du péché des
humains : il porte et emporte ce péché. Séparation ensuite, parce que
le croyant reçoit dans ce sacrifice, le moyen de se départir de son
inimitié.
Nous pouvons donc dire que Dieu a « sacrifié » son Fils afin que le
mécanisme de transfert et de séparation soit mené parfaitement à son
terme. Paul en parle d’une manière provoquante et saisissante : Celui
qui n’a pas connu le péché, Dieu l’a fait péché pour nous, afin qu’en
lui nous devenions justice de Dieu (2 Co 5,21). L’obéissance du Fils
était requise et Paul la souligne : par l'obéissance d'un seul beaucoup
seront rendus justes (Rm 5,19). Par contraste, l’obéissance du Fils
met l’inimitié des humains à son comble. Il le fallait ! Il le fallait
pour « satisfaire » aux exigences de la justice divine : révéler et
condamner le péché dans la chair. Cette nécessité est sotériologique
(relative au salut). Nous pouvons en détailler le processus de la

89
manière suivante : il fallait quelqu’un de parfait pour manifester et
« éponger » parfaitement l’inimitié de la nature adamique à l’égard
de Dieu ; il fallait quelqu’un de parfait pour que Dieu puisse
condamner parfaitement cette inimitié ; il fallait que cette inimitié
soit parfaitement condamnée afin que la repentance soit parfaite ; il
faut que la repentance soit parfaite afin que la grâce soit parfaitement
reçue. Il faut que la grâce soit parfaitement reçue afin qu’une créature
nouvelle puisse naître en Christ (2 Co 5,17) : Aussi, si quelqu'un est
en Christ, il est une nouvelle créature. Le monde ancien est passé,
voici qu'une réalité nouvelle est là. Le processus en son entier est un
processus gracieux de régénération de la personne.
Un mot sur le concept de « satisfaction » que nous venons d’utiliser.
Notre compréhension de la « satisfaction » est pragmatique et inclut
les humains dans l’opération. La satisfaction n’est pas une « affaire »
entre Dieu et son Fils. La mort du Christ permet à Dieu de renouveler
le cœur du croyant et à la justice divine de s’accomplir en lui (Rm
8,4). Le Père n’est « satisfait » qu’à cette condition que le salut et la
transformation des humains soit rendus possibles. Nous sommes
donc assez loin de la satisfaction telle que le comprenaient
Tertullien102 (compensation par Jésus de la dette contractée), St
Anselme (Jésus rembourse à Dieu l’honneur dont il avait été privé),
Thomas d’Aquin (Jésus rembourse la dette du péché originel) ou
encore de la satisfaction telle que la comprenaient Martin Luther et
Jean Calvin (substitution pénale : la peine que subit Jésus satisfait les
exigences pénales de la justice de Dieu et apaise sa colère). Le risque
de ces lectures, qui toutes tentent de percer le mystère de la mort du
Christ, est de nous réorienter vers une interprétation propitiatoire de
la mort de Jésus. Or, et Paul le souligne à maintes reprises, c’est Dieu
qui réconcilie les humains avec lui à travers la mort du Christ et non
la mort du Christ qui réconcilie Dieu avec les humains. Précisons
encore que la puissance maléfique qui s’est introduite dans le monde
(Rm 5,12) et qui se loge dans la chair des humains pour l’affaiblir et
la pervertir (Rm 7-8) est une puissance d’inimitié selon l’apôtre.

Tertullien a vraisemblablement repris des catégories usuelles du droit romain en


102

matière d’extinction des dettes.

90
C’est elle que Dieu vise et parvient à détruire à la croix. L’extinction
de la dette due à Dieu ou la satisfaction à sa justice pénale ne
parviennent pas à remplir cet objectif ni à remporter cette victoire.
Elles ne constituent pas la condition à une vie réconciliée en Christ.
Romains 8 insiste beaucoup sur le rôle de l’Esprit dans l’advenue de
cette nouvelle naissance ; et pour cause, il s’agit de l’advenue de
notre être spirituel. La chair et l’Esprit sont parfaitement
antagonistes. La chair tend à la mort, l’Esprit lui, tend à la vie et à la
paix (Rm 8,6). La chair fait du sujet un être séparé de Dieu : ceux qui
sont sous l’emprise de la chair ne peuvent plaire à Dieu (Rm 8,8) ;
l’Esprit fait de ce même sujet croyant un être relié à Dieu en Jésus-
Christ (Rm 8,5-8). La chair s’offre au péché en procurant à ce dernier
les moyens de prendre pied et d’envahir l’être humain : je suis un
être de chair vendu au péché (Rm 7,14) ; l’Esprit veut détruire cette
« tête de pont » du péché dans la vie du croyant. Paul ne le
mentionne pas, mais il est bien question ici de ce qu’il appelle
ailleurs la circoncision du cœur (Rm 2,28s) 103. L’Esprit réalise cette
« opération » en transmettant à la chair sa condamnation et en
favorisant l’union du croyant avec le Christ. C’est par l’Esprit que le
programme initié au baptême se réalise. C’est à travers l’Esprit que le
Christ se donne et donne sa loi. C’est par Lui que le croyant entre en
communion avec la mort du Christ, afin d’entrer en communion avec
sa vie. Ce qui était dit en Romains 6 sans l’Esprit (Rm 6,6 : Nous
savons qu’en nous, le vieil homme a été crucifié avec lui, pour que le
corps du péché soit réduit à rien et que nous ne soyons plus esclaves
du péché) est redit en Romains 8 avec l’Esprit (Rm 8,13b si par
l'Esprit vous faites mourir les manières d'agir du corps, vous vivrez).
Dans les deux cas, il est question de passer de la mort à la vie. Dans
les deux cas il s’agit de se débarrasser d’une disposition
malsaine afin d’être libéré de l’emprise du péché. Les mots désignant
cette mauvaise disposition sont différents, mais les expressions sont

103
Voir encore Phi 3,2s : Prenez garde aux chiens, prenez garde aux mauvais
ouvriers, prenez garde aux faux circoncis. Car les vrais circoncis, c’est nous qui
rendons à Dieu un culte dans l’Esprit, qui nous glorifions en Jésus-Christ et qui ne
nous glorifions pas dans la chair.

91
synonymes. Le vieil homme, ou le corps du péché de Rm 6 renvoient
à la même réalité que la chair ou les manières d’agir du corps de Rm
8104. La véritable nouveauté de Rm 8 est la présence explicite de
l’Esprit. Accordé au croyant lors du baptême, l’Esprit est celui par
qui nous pouvons faire mourir les agissements de la chair (8,13), en
faisant nôtre la chair condamnée de Rm 8,3. L’Esprit est aussi celui
qui nous fait revivre avec le Fils. Il est Esprit de famille qui nous fait
crier Abba, Père  ! (Rm 8,15). A la fois dedans : l’Esprit habite en
vous (Rm 8,9) et dehors : vous êtes dans l’Esprit (Rm 8,9), l’Esprit
est le nouveau guide, la norme et l’autorité du croyant. Il agrège ce
dernier au corps du Christ. A la question : comment le Christ se
donne ? qui était posée en Rm 7, l’apôtre répond donc : par l’Esprit.
A la fois Esprit de Dieu et Esprit du Christ (Rm 8,9s), il est Esprit de
communion. Il est aussi Esprit d’adoption qui fait des croyants des
héritiers de la vie et de la gloire du Christ. L’Esprit est celui qui fait
vivre en nous la réconciliation et soutient notre espérance. Le moi
charnel de Romains 7 en a fait les frais. Qui s’en plaindrait ? La vie
spirituelle s’accompagne d’un deuil à l’égard de notre être adamique.
Pour que Christ vive en nous, il faut qu’Adam meure en nous. Adam,
c'est-à-dire la personne autonome, ayant ses pensées propres, suivant
ses désirs propres, exécutant sa volonté propre ; une personne rebelle
à l’égard de Dieu mais servile à l’égard du péché.
Un fait mérite d’être souligné pour achever de commenter ce passage
fondamental. Il concerne l’insistance de Paul à parler du péché
comme inimitié contre Dieu, à conceptualiser la chair comme une
posture adversaire de l’autorité divine et à voir dans la mort du Christ
le déploiement d’une puissance à même de réduire cette inimitié et
cet antagonisme à néant. L’interprétation sotériologique (relative au
salut) première consiste à interpréter la résurrection comme le signe
du pardon. L’auteur de l’évangile de Luc et du livre des Actes, pour
ne citer que lui, en témoigne magistralement. Selon cette perspective

104
Le tuilage s’effectue en Rm 7 où Paul parle à la fois de la chair (7,14 : Je suis
un être charnel vendu au péché) et du corps (7,23s : Qui me délivrera de ce corps
de mort ?). Le corps, pour Paul, est le lieu où se déroule le conflit entre la chair et
l’Esprit.

92
lucanienne, Jésus meurt en demandant à Dieu de pardonner les
humains (Lc 23,34 : Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils
font). La résurrection et les apparitions sont la preuve que Dieu a
exaucé la prière de son Fils. Paul n’est pas insensible à cette
interprétation qui relève de l’évidence : sans la résurrection aucune
assurance du pardon n’est possible. La résurrection atteste en effet
que Dieu nous attend de l’autre côté de la mort du Christ. Nous
trouvons plusieurs attestations de cette confession de foi dans les
lettres pauliniennes. Ainsi en Rm 4,25 l’apôtre reprend à son compte
une formule traditionnelle primitive qui proclame que Notre
Seigneur a été livré pour nos fautes et a été ressuscité pour nous
justification. Il fait de même en 1 Co 15,17 : Si Christ n'est pas
ressuscité, votre foi est inutile, vous êtes encore dans vos péchés. En
Rm 8,24 il affirme que la résurrection du Christ est le gage de toute
absence de condamnation : Qui condamnera les élus ? Jésus-Christ
est mort, bien plus, il est ressuscité, il est à la droite de Dieu et il
intercède pour nous!
Il est tout à fait imaginable que dans sa prédication orale, l’apôtre ait
eu recours à ce schéma traditionnel qui a pour lui la simplicité. Dans
ses lettres toutefois, l’accent est mis sur la croix (dans des contextes
polémiques) ou sur la mort du Christ (contextes plus iréniques). Paul
insiste sur le coût et ses implications plus que sur l’annonce du
pardon. La spécificité de Paul à cet égard est la conséquence d’une
triple révélation. Premièrement, le péché lui est apparu comme une
puissance spirituelle satanique (Rm 5,12 : le péché est entré dans le
monde) : à un problème spirituel, une solution spirituelle.
Deuxièmement, la première victime et première alliée du péché est la
nature malade et hostile de l’être humain adamique : ce que Paul
nomme la chair. Troisièmement, à travers la mort du Christ, Dieu ne
s’attaque pas seulement à la nature objective du premier, mais
également à la nature subjective de la seconde. Seule la mort du
Christ révèle l’inimitié enfouie dans la nature humaine. Seule la mort
du Christ est capable de détruire cette inimitié, car elle est la seule à
permettre à l’Esprit de transmettre, de la plus probante et efficace des
manières, l’amour de Dieu (Rm 5,8). Ceci explique aussi le fait que

93
l’apôtre écarte la loi. Il le fait pour une raison simple : la mort du
Christ est le moyen le plus puissant pour condamner le péché dans la
chair et le priver de ses possessions. La croix est ainsi le fondement
de la vie en Christ. Autrement dit, la croix est le nouveau fondement
et le nouveau principe de la loi divine. Et nantie de ce nouveau
fondement ainsi que de ce nouveau principe, la loi est nécessairement
autre que l’ancienne loi. Plus qu’une simple « mise à jour », elle
représente une « nouvelle version » de la loi.
Le fait que la croix est pour Paul le nouveau fondement de Loi, au
point d’avoir parfois valeur de loi, n’est d’ailleurs pas une seule
vérité « dogmatique ». C’est également une vérité éthique et
pastorale indéniable qui se vérifie dans ses écrits. En effet, quand
l’apôtre intervient par exemple dans le contexte troublé de la
communauté de Galatie, il le fait en argumentant essentiellement à
partir de la croix. La croix est ainsi le fondement de la vie en Christ
(Ga 2,30 : Je suis crucifié avec le Christ : ce n’est plus moi qui vis,
c’est le Christ qui vit en moi). Elle est aussi le fondement de la liberté
chrétienne : (Ga 3,17 : Christ nous a rachetés de la malédiction de la
loi, étant devenu malédiction pour nous-car il est écrit : Maudit est
quiconque est pendu au bois). Quand il intervient dans le contexte
tout aussi troublé de la communauté corinthienne, il le fait encore en
argumentant tout aussi essentiellement à partir de la croix : la croix
est le fondement de l’unité de la communauté chrétienne (1 Co 1,13 :
Christ est-il divisé ? Paul a-t-il été crucifié pour vous… ?). La croix
résume l’essentiel du message que Paul prétend avoir adressé aux
Corinthiens (1 Co 2,2 : Car je n'ai pas eu la pensée de savoir parmi
vous autre chose que Jésus Christ, et Jésus Christ crucifié). C’est à
la lumière de la croix que Paul comprend son apostolat et le défend
dans la seconde épître aux Corinthiens. C’est conformément à la
parole de la croix que, dans cette épître, lui est révélé
personnellement le fait que la force de Dieu s’accomplit dans la
faiblesse du croyant et qu’il est donc impossible à ce dernier de
fonder sa fierté en lui-même (2 Co 12)105. C’est encore sous

L’écharde que Paul reçoit dans sa chair, selon 2 Co 12, renvoie à la croix du
105

Christ.

94
l’enseigne de la croix que sont définis les partenaires ou les
adversaires de l’Evangile dans l’épître aux Philippiens (Ph 3,18s : ils
se comportent comme des ennemis de la croix…). Dans cette même
épître, la croix du Christ définit l’ethos du croyant et constitue son
paradigme (Ph 2,5-12)106. Dans des contextes non polémiques,
l’apôtre n’intervient certes plus à partir de la croix stricto sensu, mais
il le fait encore à partir de la mort du Christ. La mort du Christ est le
gage du salut en 1 Thessaloniciens (1 Th 5,9 : En effet, Dieu ne nous
a pas destinés à la colère, mais à la possession du salut par notre
Seigneur Jésus-Christ, qui est mort pour nous). Elle est le fondement
de la justification et des exigences de la vie chrétienne dans Romains.
C’est à partir d’elle que Paul construit ses grandes argumentations.
Elle constitue à cet égard l’horizon « infini » sur lequel la résolution
des questions communautaires « finies » est déplacé107. C’est en elle
que Paul puise d’abord ses recommandations, sa catéchèse, ses
exhortations et l’assurance d’une grâce divine incommensurable.
Qu’en est-il de la résurrection ? La résurrection chez Paul n’éclipse
pas la croix, mais, au contraire, la met en valeur : le Ressuscité
demeure le Crucifié. De ce fait, nous pouvons fusionner les deux
perspectives et dresser le constat suivant : la personne du Christ,
crucifié et ressuscité, est utilisée par l’apôtre comme une nouvelle
référence législative, un corpus législatif vivant : « la Loi faite
chair ». C’est à sa lumière que l’apôtre interprète la Bible juive. C’est
sur son socle qu’il établit, le premier, le concept de nouvelle alliance,
dans 2 Corinthiens (2 Co 3,1-6). C’est devant cette « loi faite chair »
que le croyant est appelé à comparaître au dernier jour : En effet, il
nous faudra tous comparaître devant le tribunal de Christ afin que
106
(Jésus-Christ) s'est humilié lui-même, se rendant obéissant jusqu'à la mort,
même jusqu'à la mort de la croix (Ph 2,8). L’hymne de Ph 2,5-12 détermine le
contenu de l’épître.
107
Dans l’argumentation, cela prend souvent la forme d’une digression. La
digression est, dans l’outillage rhétorique, le déplacement sur un horizon « infini »
de questions « finies » (selon Quintilien). Un exemple probant est 1 Co 1,18-25 où
le problème des divisions de la communauté corinthienne est déplacé et résolu sur
l’horizon de la croix. Voir déjà l’anticipation dans la thèse de 1 Co 1,13 : Le Christ
est-il divisé ? Est-ce Paul qui a été crucifié pour vous ? Est-ce au nom de Paul
que vous avez été baptisés ?

95
chacun reçoive le salaire de ce qu’il aura fait, bien ou mal, alors
qu’il était dans son corps (2 Co 5,10)108. Selon ce propos, le Christ
acquiert le statut de colégislateur109 !
Dans l’optique paulinienne, le Christ assume la loi. Dans l’épître aux
Romains, cela se vérifie par le résumé qu’il donne de toute sa
parénèse : Accueillez-vous les uns les autres, comme le Christ lui-
même vous a accueillis, pour la gloire de Dieu (Rm 15,7)110.
L’ancienne loi n’a pas disparue, elle s’est incarnée et demeure
vivante en Christ. Ce dernier est l’inspirateur de l’éthique chrétienne.
Cela signifie que la Torah et le Christ entretiennent et continueront
d’entretenir une relation dialectique (nous le verrons en Rm 12-15).
Mais cela signifie aussi que le Christ crucifié et ressuscité sera
toujours le « lieu » où la Torah trouve son plein accomplissement
ainsi que le critère de sa validité. Ici se situe, selon Paul, le point de
rupture entre lui et les Juifs de son temps réfractaires à l’Evangile.
Ces derniers utilisaient la loi comme critère de la légitimité
messianique de Jésus (de son illégitimité en l’occurrence) ; Paul
utilise Jésus-Christ comme critère de la loi111. Le renversement - car
renversement il y eut112 - est significatif. Il indique que pour Paul, le
Christ est supérieur à la loi. Il combat le mal plus profondément et
108
Cf. aussi Rm 14,10 selon certains manuscrits minoritaires : Nous comparaîtrons
tous, en effet, devant le tribunal de Christ […].
109
Dans certains cas, le Christ est même explicitement législateur. Cela se vérifie
concrètement en 1 Co 7,10 où Paul semble reprendre un enseignement de Jésus (cf.
Mc 10,11s) : A ceux qui sont mariés j'adresse, non pas moi, mais le Seigneur, cette
instruction : que la femme ne se sépare pas de son mari... et que le mari ne divorce
pas de sa femme.
110
Sur ce point, le témoignage de Paul renvoie à celui de l’évangile de Jean qui
parle d’un commandement nouveau : Je vous donne un commandement nouveau :
c’est de vous aimer les uns les autres. Comme je vous ai aimés, vous aussi, aimez-
vous les uns les autres (Jn 13,34). L’hospitalité est la première manifestation de
l’agapè dans le monde grec.
111
Un verset probant à cet égard est celui de Ga 3,13 : Christ nous a rachetés de la
malédiction de la loi, étant devenu malédiction pour nous, car il est écrit : Maudit
est quiconque est pendu au bois. La mort du Christ en croix devient le critère de la
loi, en l’occurrence le critère pour révéler son pouvoir de malédiction. En 1 Co
1,21, Paul écrit que le Christ crucifié était une cause de chute (un scandale) pour
les Juifs, en recherche d’un signe plus probant (!) de la messianité de Jésus.

96
plus intensément que la loi. Il nous lie à la grâce de Dieu plus
solidement que la loi. Il sauve le croyant plus efficacement que la loi
(qui n’a pas cette fonction au demeurant, selon l’apôtre). Il nous
propose et nous donne les moyens d’exercer une justice plus grande
que celle de la loi113. Le Christ assume la loi, la loi n’assume pas le
Christ. Ceci explique que l’apôtre puisse écrire que demeurer sous la
loi séparerait les croyants du Christ : Vous êtes séparés de Christ,
vous tous qui cherchez la justification dans la loi (Ga 5,4). Jésus
avait soumis la Torah au critère de l’avancée du Royaume en
dénonçant ses limites et ses « angles morts ». Paul soumet cette
même Torah au critère de la croissance de la vie du Christ en nous en
dénonçant, lui aussi, les limites et les « angles morts » de la Torah.
Dans les deux cas, le critère fut l’objet d’une révélation et fut par
conséquent donné par l’Esprit. Dans les deux cas, il s’agit de
privilégier la lutte de Dieu contre les forces du mal et de considérer
ce combat de Dieu comme un impératif supérieur 114. Dans les deux
cas, sont surdéterminés le caractère prépondérant du salut, le besoin
d’une transformation personnelle qui irait de l’intérieur vers
l’extérieur, l’impossibilité de fonder la nouvelle existence du croyant
ailleurs qu’en Dieu, présenté à cette occasion comme un Dieu Père115.
112
Le renversement est expliqué par Paul en Ph 3,4-11. Cf. Ph 3,7 : Mais ces
choses qui étaient pour moi des gains, je les ai regardées comme une perte, à
cause de Christ. 
113
Contrairement à ce que disent les adversaires de Paul. Déjà, de son vivant, Jésus
n’hésitait pas à élargir le cadre de la loi, afin de retrouver, derrière les mots,
l’intention du Législateur : repérer le mal sous ses formes les plus insidieuses et le
vaincre. Cf. Mt 5,21s : Vous avez appris qu’il a été dit à nos ancêtres : Tu ne
commettras pas de meurtre. Si quelqu’un a commis un meurtre, il en répondra
devant le tribunal. Eh bien, moi, je vous dis : Celui qui se met en colère contre son
frère en répondra devant le tribunal. La formulation de Mt 5,20 résume bien la
perspective de Jésus qui est d’initier ses disciples à l’exercice d’une justice plus
grande : Car, je vous le dis, si votre justice ne surpasse celle des scribes et des
pharisiens, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux.
114
Le parallèle entre Jésus et Paul sur ce point et notamment le fait que le combat
contre les forces du mal est au centre du ministère de Jésus est développé dans
l’annexe 1, à la fin de l’ouvrage.
115
Jésus avait innové en confessant Dieu comme un Père (Abba). Paul suit cette
ligne. Le terme araméen est repris en Rm 8,15.

97
Romains 8,18-30 : les souffrances du temps présent
Mais que faire des souffrances restantes, les souffrances du temps
présent, de tous les temps ? Ne nous rappellent-elles pas
quotidiennement notre isolement au sein d’une création elle-même
soumise à des forces parfois adversaires ? N’occupent-elles pas
parfois toute la place, au point d’éclipser la promesse de Dieu ? Or si
la promesse de Dieu est éclipsée, l’espérance n’en est-elle pas
affaiblie ? Jusqu’où va le désir de réconciliation de Dieu, s’il ne
traverse pas les vicissitudes de notre histoire ?
Paul répond à cette objection par une nouvelle thèse qui rebondit sur
le verset précédent :
J’estime en effet que les souffrances du temps présent
n’ont pas de poids
à côté de la gloire à venir qui sera révélée en nous (8,18).
Les souffrances que nous pouvons éprouver sont nombreuses et il
serait vain d’en nier la réalité. Les personnes qui pensent que la vie
chrétienne serait exemptée de ces tribulations confessent un
mensonge. La caractéristique de ce nouvel obstacle est qu’il ne nous
appartient pas. Il représente un ennemi extérieur, la difficulté du
monde présent et de ses souffrances, sur lesquelles nous ne pouvons
pas toujours agir et auxquelles nous ne pouvons parfois pas même
répondre. Le risque de ces tribulations est qu’elles génèrent en nous
des plaintes et des lamentations et que celles-ci finissent par prendre
la forme de malédictions adressées à Dieu, à l’image des murmures
des Hébreux dans le désert (Ex 17116). Or ces malédictions, ouvertes
ou silencieuses, consciences ou inconscientes, ont pour effet de nous
séparer de Dieu. Une brèche dans notre foi est une brèche dans notre
communion avec Dieu et celle-ci est une brèche dans notre
espérance. Au-delà des souffrances, un nouvel ennemi pointe le nez :

116
Typologiquement parlant, la gloire à venir renvoie à la terre promise tandis que
les souffrances du temps présent renvoient à la traversée du désert.

98
le désespoir. La foi n’a donc pas d’alternative. Chaque difficulté nous
pose la question : que confesses-tu ?
L’apôtre affirme qu’au milieu des tribulations, nous pouvons
néanmoins continuer d’espérer. Pour quelle raison ? Parce que,
comparées à la gloire à venir, ces souffrances ne pèsent en réalité
plus le même poids. Elles ont été soulagées en effet d’un élément très
lourd. Quel est cet élément dont elles ont été soulagées ?
L’association de la thèse de Rm 8,18 avec celle située au début du
chapitre, nous offre la réponse : il n’y a plus de condamnation pour
ceux qui vivent en Jésus-Christ (Rm 8,1). Cet élément n’est rien
d’autre que le poids de la condamnation. Les souffrances du temps
présent ne sont pas là pour nous accuser ; elles sont là pour nous
rappeler que nous sommes encore en chemin.
Cette affirmation est expliquée jusqu’au v. 27, la conclusion
intervenant aux v. 28-30. Que dit cette explication ? Elle dit que,
lorsque nous tenons compte de tout ce que la grâce de Dieu est
parvenue à nous donner, il ne reste que les souffrances de l’existence
humaine. On retrouve ici les effets de la comparaison entre la grâce
et la faute que l’apôtre a introduite en Romains 5. Les souffrances
sont objectives, elles ont la capacité de nous faire souffrir, mais elles
sont débarrassées de toute charge accusatrice et de leur faculté de
nous isoler. Elles ne sont pas le signe d’une condamnation ou d’un
rejet, lesquels remettraient en question la réconciliation voulue et
assumée par Dieu. Par conséquent, elles ne doivent pas avoir le
pouvoir de régner sur nous. La gloire à venir est une promesse à
laquelle Dieu ne saurait manquer. Il suffit donc aux croyants de
garder, tel des marins, le cap sur ces promesses, afin de ne pas se
faire engloutir par les événements contraires ou se laisser détourner.
A l’image des Hébreux (Exode), il leur reste un désert à traverser
avant d’accéder à la terre promise : Car c’est dans l’espérance que
nous avons été sauvés (Rm 8,24a). Au cœur de cette traversée,
l’humanité n’est pas seule. Paul souligne, en effet, la solidarité de la
création (8,19-22) avec la situation humaine : la création tout entière
gémit et souffre à l’unisson (8,22). Pour nous encourager, l’apôtre

99
affirme que nos souffrances sont le signe d’un accouchement 117 :
nous gémissons en nous-mêmes en attendant l’adoption (Rm 8,23).
Les croyants sont dans la « salle d’attente » du Royaume de Dieu et
cette salle d’attente est aussi « une salle de travail ». Nous attendons
la délivrance de notre corps, dit l’apôtre (Rm 8,23). Les croyants
sont sauvés, mais, à l’image de Lazare ressuscité, ils ne sont pas
encore délivrés de tous leurs liens, stigmates de leur ancien
esclavage118.
Où se tient Dieu dans tous ces gémissements ? En présence de
l’humain (8,26-27) ! L’Esprit vient en aide à notre faiblesse (8,26a).
Il soupire lui aussi et prie : l’Esprit intercède par des gémissements
inexprimables (Rm 8,26c). L’Esprit est donc solidaire des humains à
qui il apporte son concours maïeutique ; il est notre « sage-femme ».
Il nous aide à prier car nous ne savons pas ce qu’il convient de
demander dans nos prières (Rm 8,26c). Par son intercession, il
maintient la communion avec Dieu en Jésus-Christ ; il est le tuteur
de notre résilience. Si l’épreuve des souffrances du temps présent est
vécue avec Dieu, les croyants vaincront ; si elle est vécue contre Lui,
ils perdront. C’est donc dans l’épreuve que le croyant trouve le
moyen d’approfondir son appartenance au Christ et le sens de son
adoption divine. Le chemin reste un chemin de croissance spirituelle.
Quant à la création, assujettie à la vanité (Rm 8,20), elle espère elle
aussi sa libération et sa glorification. En attendant, elle supporte le
sort lié à la condition humaine. Elle attend que les fils d’Adam
cèdent la place au Christ : elle attend avec impatience la révélation
des fils de Dieu (Rm 8,19). Son sort est lié à celui des fils de Dieu.
Autrement dit, il n’y a pas de salut de la création sans le salut
préalable des humains. La rédemption offerte en Jésus-Christ révèle
ici sa dimension cosmique : elle concerne toute la création. C’est là,

117
Le verbe grec utilisé en Rm 8,22 pour parler des souffrances de la création est
associé dans la littérature grecque aux douleurs de l’enfantement. La Bible Segond
traduit ainsi : la création tout entière soupire et souffre les douleurs de
l’enfantement.
118
Et le mort sortit, les pieds et les mains liés de bandes, et le visage enveloppé
d'un linge. Jésus leur dit : Déliez-le, et laissez-le aller (Jn 11,44).

100
un autre grand motif de l’espérance. Mais ici tout est encore à venir,
douloureusement. L’état du monde témoigne de cette douleur.
Nonobstant les difficultés, Paul a maintes fois souligné l’espérance
(Rm 8,20.24.25). Celle-ci prend désormais, et soudainement, la
forme d’une certitude :
Tout coopère en vue du bien pour ceux qui aiment Dieu,
pour ceux qui sont appelés selon son projet,
parce que ceux qu’il a connus d’avance,
il les a aussi destinés d’avance à être conformes à l’image de son
Fils… (Rm 8,28-29).
Ceux qui aiment Dieu sont ceux qui entendent en Jésus-Christ
l’appel de Dieu et discernent dans cet appel l’expression de son
amour. Ils mettent pour ainsi dire leur main dans la main de Dieu et
entrent ainsi dans son dessein qui est de les sauver. Au fond, nous dit
Paul, tout est une histoire d’amour entre Dieu et les humains appelés
à réintégrer le foyer familial, afin que le Fils soit le premier-né d’une
multitude de frères (Rm 8,29c). La prédestination elle-même est
placée sous le signe de cet amour et de la providence divine. Dieu ne
saurait perdre ceux qu’il a connus d’avance. S’il s’est préoccupé de
les appeler avant même leur naissance, il se souciera d’eux pendant
leur existence et après leur existence. S’il les a fait rentrer à grand
prix dans son alliance, il saura les y maintenir. Cette alliance est non
seulement plus forte que les difficultés de l’existence, mais Dieu
travaille de telle sorte que tout coopère en vue du bien pour ceux qui
aiment Dieu. L’idée de Paul n’est pas d’affirmer que les choses nous
seront toujours favorables (elles peuvent parfois l’être), mais de nous
assurer que Dieu utilise les souffrances du temps présent en vue d’un
bien supérieur : être rendus conformes à l’image de son Fils. De nos
épines, Dieu tresse une couronne. Comme le disait Jean Calvin, Dieu
garde le moyen de convertir au salut des siens, les choses qui
semblaient être contraires. Les croyants doivent donc s’attendre à
être travaillés, émondés par les circonstances de la vie, sachant que

101
Dieu utilise celles-ci pour nous rapprocher de Lui et nous
sanctifier119. Les chemins les plus défavorables peuvent mener à
Dieu, car l’horizon de l’alliance divine dépasse toutes les
perspectives du mal. Le croyant peut souffrir, mais le bien, la
perspective du salut final, demeure et la sanctification est son
viatique. L’amour de Dieu s’exprime au cœur de toute opposition. Il
n’est pas lié aux contingences humaines, il les transcende ; il est
Providence. L’espérance du croyant s’arrime à un dessein de Dieu,
qui précède l’histoire des humains et qui l’entraîne avec Lui. En ce
sens, elle n’est pas un laisser faire, mais une mobilisation. La
providence en effet n’est pas un oreiller de paresse, mais une
invitation au combat spirituel, une exhortation à participer au travail
qu’effectue en nous l’Esprit saint120.
L’apôtre reprend et prolonge son argument en escalier ainsi (Rm
8,30) :
Et ceux qu’il a prédestinés il (Dieu) les a appelés,
et ceux qu’il a appelés, il les a aussi justifiés ;
et ceux qu’il a justifiés, il les a aussi glorifiés.
La gloire n’est plus seulement promise à ceux qui espèrent, comme
en Rm 5,3, elle a, en fait, déjà été donnée. La foi dans le « déjà là »
nourrit l’espérance de ce qui n’est « pas encore », au point que la foi
et l’espérance ne font plus qu’un.

Romains 8,31-39 : l’impossible séparation


L’argument conclusif de Paul consiste à dire que, même si tout se
retournait contre le croyant, Dieu ne cesserait de l’entourer et de le
défendre, comme le ferait un avocat épousant la cause de son client.
119
Jn 15,2 parle de sarments purifiés et taillés par Dieu afin qu’ils puissent porter
encore plus de fruit.
120
Rien à voir par conséquent avec la providence telle que la comprenait Adam
Smith : la main invisible de Dieu. La providence paulinienne n’existe pas à la
faveur de nos appétits charnels (le souci de nos seuls « intérêts propres ») mais
malgré eux et même contre eux.

102
On croirait entendre Esaïe dont Paul vraisemblablement s’inspire :
Celui qui me justifie est proche : qui voudrait m’accuser ? Que nous
comparaissions ensemble. Qui s’oppose à mon droit ? Qu’il
s’avance vers moi ! Le Seigneur Dieu viendra à mon secours : qui
me condamnera ? (Esaïe 50,8-9). Les conséquences de la
réconciliation sont poussées jusqu’à un point de non-retour, et
complètent à merveille le passage de Rm 5,1-11, avec lequel est ainsi
construite une formidable inclusion : on pourrait lire ces deux
passages bout à bout. Comme en Rm 5,6-8, la mort du Christ est
présentée comme une preuve, et déclenche un a fortiori capital (8,32)
:
Lui qui n’a pas épargné son propre Fils, mais qui l’a livré pour
nous, comment ne nous donnera-t-il pas tout avec lui, par grâce ?
Dieu lui-même est aux côtés du croyant, surtout dans les souffrances.
Aucun péril, aucune puissance spirituelle, ni aucune créature, ne
peuvent menacer sa réconciliation scellée en Jésus-Christ (Rm
8,38s).
Car j’en suis persuadé  :
Ni la mort, ni la vie,
ni les anges, ni les principautés,
ni les choses présentes, ni les choses à venir,
ni les puissances121,
ni la hauteur, ni la profondeur,
ni aucune autre créature,
ne pourra nous séparer de l’amour manifesté en Jésus-Christ.
La réconciliation était fondée sur l’amour de Dieu concrétisé dans la
mort du Christ (Rm 5,6-8). Paul achève son développement en
certifiant que rien ne peut nous séparer de cet amour. Conclusion : il
n’existe aucun obstacle à la réconciliation, et l’espérance peut placer
sa fierté en Dieu et même dans les détresses (Rm 5,3). Dieu est au-
delà de ce qui l’éclipse. Il rend le croyant capable d’espérer contre
121
Pour l’apôtre, les puissances, comme les principautés, désignent des entités
spirituelles maléfiques qui sont actives derrière les structures d’oppression de l’être
humain.

103
toute espérance (Rm 4,18). Le croyant sort libéré du tribunal de
l’histoire, non en vertu de sa justice mais de celle que Dieu lui
impute. Il en reçoit le courage de devenir à son tour un serviteur
souffrant, et reste au bénéfice des prières du Ressuscité (Rm 8,34).

Romains 9-11 : le refus d’Israël, un échec de Dieu ?


Les trois chapitres qui suivent sont consacrés au cas d’Israël. Ils ont
posé et posent encore aux commentateurs un gros problème
d’articulation avec les chapitres précédents et, disons-le, avec toute
l’épître. Le développement de la pensée est difficile, car Paul
n’argumente pas ici seulement à la manière d’un rhéteur grec mais,
comme en Rm 4, à la manière d’un juif commentant les Ecritures, en
y cherchant les preuves dont il a besoin. Quel est le lien avec
l’ensemble des chapitres précédents ? Est-il un bloc erratique
simplement dû à la présence de Juifs, de naissance ou prosélytes,
dans la communauté romaine ? Représente-t-il le message principal
de l’épître aux Romains ? Quand nous repérons les thèses de
l’argumentation paulinienne, nous nous apercevons qu’il est bien
question d’un nouvel obstacle, placé sur la route de la réconciliation
et de l’espérance. C’est en cela que Rm 9-11 s’articule très bien avec
les chapitres précédents, à savoir Rm 5-8. Regardons cela de près.

Romains 9,1-10,21 : la parole de Dieu n’a pas failli


La première thèse qui déclenche l’ensemble du propos est située en
Rm 9,6 :
Ce n’est pas que la parole de Dieu ait failli,
car tous ceux qui descendent d'Israël ne sont pas Israël

Romains 9,1-9,29

104
Paul prend acte ici du refus d’Israël, dans sa majorité et son unité, de
reconnaître en Jésus-Christ le Messie de Dieu. Il l’explique en faisant
quatre mises au point.
1. Ce n’est pas Israël qui choisit son Dieu, mais Dieu qui choisit
Israël. Telle est la définition de l’élection. Or, être un enfant
charnel d’Abraham ne signifie pas automatiquement faire partie
de la postérité d’Abraham (Rm 9,6-13).
2. Il n’y a dans ce choix ni despotisme ni iniquité, car Dieu reste un
Dieu de justice (Rm 9,14) et de compassion (Rm 9,16).
Seulement, Dieu fait miséricorde à qui il veut, et il endurcit qui il
veut (Rm 9,14-18).
3. L’élection est le témoignage d’une liberté et d’un discernement
que l’être humain, tel une motte d’argile sous les mains du potier,
ne peut comprendre. Il lui faut donc l’accepter (Rm 9,20-23).
4. Enfin, comme l’ont rappelé les prophètes Osée et Esaïe,
l’élection de Dieu est sans limite ethnique. Elle peut prendre à
l’égard d’Israël, le visage de la colère ou du rejet, tandis qu’elle
peut se montrer favorable à l’égard des Païens (Rm 9,24-29). Ces
derniers peuvent ainsi se retrouver membres du peuple de Dieu :
J'appellerai mon peuple celui qui n'était pas mon peuple, et bien-
aimée celle qui n'était pas la bien-aimée (Os 2,25 cité en Rm
9,2).
Dieu est souverain et se constitue le peuple qu’il veut. L’identité de
celui-ci transcende les clivages ethniques. Le refus d’Israël de
reconnaître son messie est bien le signe d’une faute, mais cette
dernière n’incombe pas à Dieu. Par conséquent, sa parole n’a donc
pas failli. La conviction qui sous-tend les propos de l’apôtre fait écho
à l’oracle d’Esaïe : Ainsi en est-il de ma parole, qui sort de ma
bouche: Elle ne retourne point à moi sans effet, sans avoir exécuté
ma volonté et accompli mes desseins (Es 55,11). La parole de Dieu a
bien touché ses destinataires, mais ces derniers s’y sont achoppés
tandis que d’autres y ont adhéré. Telle était la volonté de Dieu.
Quelle est la pierre d’achoppement, et pourquoi les Juifs s’y sont-ils

105
achoppés ? Paul répond à cette question implicite dans la seconde
partie de l’argumentation (Rm 9,30-10,21).

Romains 9,30-10,13
La pierre d’achoppement est le Christ. Les Juifs,
en méconnaissant la justice de Dieu
et en cherchant à établir leur propre justice,
ne se sont pas soumis à la justice de Dieu  ;
car le Christ est le terme de la loi,
afin que la justice soit à quiconque croit (Rm 10, 4 : thèse relais de
l’argumentation).
Le mot terme, signifie à la fois l’accomplissement et la fin, le but
ultime. Le mot loi, désigne la Torah. Le Christ marque le terme de la
loi, car, ultime visée, il en est l’ultime accomplissement. Le Christ ne
fait pas disparaître la loi, mais il en devient le fondement et la
reformulation. Il en est l’expression la plus aboutie. Pour user d’une
formulation simplifiée nous dirions que le Christ fait le travail de la
loi, mieux que la loi, conformément à ce que la loi elle-même
promettait. En ce sens nous pouvons parler d’une assomption de la
loi en Christ : la vie en Christ assume la loi 122. Nous venons de le
souligner, pour Paul, le Christ mort et ressuscité est devenu la loi. Le
Christ est donc le crible et le critère de la loi. Son Esprit (Rm 8,9)
permet de juger et de discerner, parmi les ordonnances, celles qui
demeurent et celles qui passent, celles qui relèvent de l’ancienne vie
et celles qui relèvent de la vie nouvelle. Le Christ est le nouveau
principe auquel l’Esprit et le croyant se réfèrent pour apprécier et
définir la pertinence ou l’impertinence, la validité ou l’invalidité des
obligations de la Torah.
Pour ne pas l’avoir accepté, les Juifs, nous dit l’apôtre, en sont restés
à la loi, à ses œuvres rituelles (pénitentielles et circoncision), et à son
impossible application éthique. Ils n’ont pas discerné que le Christ
mort et ressuscité est une arme plus efficace que la loi pour vaincre le
122
En ce sens, Paul est bien plus proche de Matthieu que nous le pensons.

106
péché et l’injustice. Ils n’ont pas vu que le salut promis par la loi se
rendait disponible et accessible en Jésus-Christ (Rm 10,6-8), au point
que si, avec ta bouche, tu reconnais en Jésus le Seigneur, et si, avec
ton cœur, tu crois que Dieu l’a réveillé d’entre les morts, tu seras
sauvé (Rm 10,9). La logique de l’achoppement est claire :
l’attachement à la loi éclipse la révélation nouvelle apportée en
Jésus-Christ. Le salut passe par la confession du Christ comme
Seigneur, et par la reconnaissance de sa résurrection. Il y a plus
encore. Le refus de confesser Jésus comme Seigneur, signifie pour
Paul que ces Juifs ne se sont pas soumis à la justice de Dieu, telle
qu’elle a été révélée dans la mort et la résurrection du Messie :
révélation et condamnation de l’injustice d’une part ; réception du
pardon et de la réconciliation d’autre part. Il n’y a pas simplement un
défaut de la foi, il y aussi l’indice d’un endurcissement. C’est cet
endurcissement que Dieu entend manifester à travers l’élection des
Païens.

Romains 10,14-21
Comment sortir du cercle du rejet ? Comment susciter la foi ? Les
versets 14 à 21 tentent d’y répondre au moyen d’un petit argument en
escalier, et de citations de l’Ecriture. Le verset central est à cet égard
le plus décisif : La foi naît de ce qu’on entend et ce qu’on entend
vient de la parole du Christ (Rm 10,17). La prédication de ce que
Dieu a accompli en Jésus-Christ possède les moyens de susciter la
foi, c'est-à-dire l’assentiment et l’attachement de celui qui écoute.
Cette explication de la foi, une des plus concises de tout le Nouveau
Testament, offre objectivement une chance à tous. Reste à vaincre
l’obstacle subjectif qu’est l’endurcissement, obstacle auquel se sont
déjà heurtés les prophètes (Rm 10,21//Es 65,2 : Constamment j’ai
tendu les mains vers un peuple qui refuse d’obéir et qui conteste). Le
temps de la grâce est aussi le temps de la patience de Dieu.

107
Romains 11,1-24 : Dieu n’a pas rejeté son peuple
Cet endurcissement est-il rédhibitoire ? L’apôtre pose la question et y
répond (Rm 11,1a) :
Dieu a-t-il rejeté son peuple ? Qu’il n’en soit jamais ainsi !
Cette nouvelle thèse, qui prolonge et explique celle de Rm 9,6, va
être relayée en 11,26 (Tout Israël sera sauvé…), et défendue avec
vigueur jusqu’à la fin du chapitre. Après la parole du jugement (Rm
9-10), vient la parole du salut (Rm 11). Après la captivité, vient la
promesse du rétablissement.

Romains 11,2-10 : le reste d’Israël


Dieu s’est composé un reste, dont Paul est au demeurant un
représentant (Rm 11,1b). Il a voulu et assume ce choix. L’apôtre
s’appuie sur l’exemple de Dieu qui, du temps d’Elie, s’était réservé
7000 hommes qui n’ont pas fléchi le genou devant Baal (Rm 11,4//1
Rois 19,18). Le choix n’est pas arbitraire, il est celui de la grâce (Rm
11,6 : De même aussi il y a un reste selon le choix de la grâce).
Autrement dit, la grâce choisit ceux qu’elle veut et rejette ceux
qu’elle veut123. Paradoxalement, c’est donc bien le Dieu de grâce
qu’il faut entendre, derrière la parole du psalmiste que Paul convoque
dans son argumentation : Que leurs yeux soient obscurcis et qu’ils ne
voient rien…. (Rm 11,10//Ps 69,24). Dieu obscurcit afin que lumière
se fasse.

Romains 11,11-24 : Israël est tombé momentanément afin


de provoquer sa jalousie

123
Dans l’exemple choisi par Paul au sujet des 7000 hommes que Dieu s’est
réservé, il est toutefois bien précisé que ces hommes n’ont pas fléchi les genoux
devant Baal. Le choix de la grâce semble donc motivé.

108
Les Juifs ont-ils trébuché pour tomber tout à fait  ? Jamais de la vie !
Mais du fait de leurs fautes, le salut a été donné aux non-Juifs,
afin de provoquer leur jalousie (Rm 11,11).
D’où vient la certitude qu’Israël se relèvera, ou plutôt qu’il sera
relevé ? Précisément du fait que le choix du reste en question, des
croyants, a été opéré par la grâce. La grâce, introduite massivement
en Rm 5, continue de déployer ses effets. En se donnant telle qu’elle
est, c'est-à-dire gracieuse, la grâce a certes été accueillie plus
facilement par ceux qui en avaient besoin et qui ne possédaient pas,
dans les œuvres de la loi, un substitut possible à la rédemption offerte
en Jésus-Christ. Ils ont fait preuve en effet, en l’occasion, d’une plus
grande souplesse, laquelle contraste avec la raideur d’Israël (Rm
11,7), crispée dans un rapport quasi idolâtre avec la loi (Rm
10,19//Dt 32,21). Cette grâce, en étant accordée aux Païens, a donc
frustré les Juifs et a provoqué leur jalousie124. Cependant, la jalousie
est temporaire. Dieu la provoque, pour mieux manifester ce qui
s’oppose à la réception de sa justice gracieuse (Rm 10,19 : je vous
rendrai jaloux… je provoquerai votre irritation). Et puisque la
jalousie est essentiellement pénurique, marquée par le sentiment du
manque125, il est évident qu’elle finira par disparaître devant les
réserves surabondantes de la grâce. Ce sont précisément ces réserves
de la grâce que l’apôtre va mettre en évidence. Il ne le fait pas
seulement pour affirmer qu’elles sont le gage du rétablissement
d’Israël ; il le fait aussi pour rappeler aux non-Juifs que tous sont
débiteurs de la grâce. La volte-face de l’argumentation est du reste
remarquable et frontale : Je vous le dis, à vous les non-Juifs… (Rm
11,13). Le message plus particulièrement adressé aux Pagano-
chrétiens dans Rm 11 est le suivant : vous avez été intégrés par grâce,
les Juifs seront aussi réintégrés par grâce126.
124
Cette affirmation rappelle fortement le message contenu dans la parabole du fils
prodigue de Lc 15, ou plus encore dans la parabole de l’ouvrier de la dernière
heure de Ma 20.
125
Là aussi, cf. les paraboles de Lc 15 et de Mt 20.
126
Cf. Rm 11,30s : De même que vous avez autrefois désobéi à Dieu et que par
leur désobéissance vous avez maintenant obtenu miséricorde ; de même ils ont
maintenant désobéi, afin que, par la miséricorde qui vous a été faite, ils obtiennent

109
La démonstration de l’apôtre se déploie à la faveur de trois
arguments a fortiori que nous pouvons réordonner et retranscrire
ainsi :
- Si le faux pas des Juifs (fut une occasion de) richesse pour le
monde,
et leur déchéance, (une occasion de) richesse pour les Païens,
combien plus en sera-t-il lors de leur complet relèvement (11,12).
- Car si leur mise à l’écart a été la réconciliation du monde,
que sera leur réintégration, sinon une vie d’entre les morts (11,15) ?
- Si toi tu as été retranché de l’olivier, sauvage de nature,
et greffé, contre nature, sur l’olivier cultivé,
combien plus eux, conformément à leur nature,
seront-ils greffés sur leur propre olivier (11,24).
En enfilant ces trois hyperboles, qui sont autant de confessions de sa
foi, Paul ne prouve pas véritablement qu’il y aura un relèvement
d’Israël (Rm 11,11), mais il montre qu’il croit en la victoire de la
grâce manifestée en Jésus-Christ, ce qui revient au même. Sous le
régime de la grâce, il ne saurait y avoir de perte. Israël a été jaloux,
mais il n’y a aucune raison définitive à cela ; Israël sera relevé. Il y a
plus encore, car Dieu a même fait en sorte que cette jalousie
dynamise la foi des nouveaux croyants et enrichisse le monde de sa
révélation. Comment ? Le faux pas d’Israël a donné plus de zèle et
plus de revendication encore à la prédication de la grâce manifestée
en Jésus-Christ. Si donc ce faux pas, dont Paul a été successivement
un grand coupable et une grande victime, a été l’occasion d’une
révélation plus ample et d’une réconciliation plus universelle, nous
devons croire que la réintégration future d’Israël dans sa propre
alliance (ils seront greffés sur leur propre olivier), sera le signe d’un
plus grand accomplissement et d’une plus grande révélation. Paul ne
l’imagine pas autrement que comme une vie d’entre les morts. C’est
tout dire ! Le relèvement d’Israël verra le relèvement de beaucoup.

aussi miséricorde.

110
Romains 11,25-27 : Tout Israël sera sauvé
Les deux premières hyperboles ont pour fonction de souligner le gain
pour tous de la réintégration d’Israël. La troisième a pour fonction
d’assurer les lecteurs que ce relèvement aura bien lieu. Sa place dans
l’argumentation est curieuse, mais l’allégorie de la greffe qu’elle
résume (Rm 11,17-23), a une fonction bien précise qui est de pouvoir
affirmer que tout Israël sera sauvé (Rm 11,26).
Cette nouvelle thèse, est défendue par une promesse biblique du
pardon (Rm 11,26-27 : Le libérateur viendra de Sion, Et il
détournera de Jacob les impiétés. Et ce sera mon alliance avec eux,
lorsque j’ôterai leurs péchés). Elle entérine la certitude que la parole
de Dieu n’a pas failli. L’argumentation de Paul est parvenue à ses
fins. Au passage, le théologien se fait prédicateur et en profite pour
mettre en garde les chrétiens. Si Dieu, tel un arboriculteur, a pu
retrancher les branches d’Israël pour greffer les branches des Païens,
il a également le pouvoir de retrancher ces dernières branches (Rm
11,21). Qu’est ce qui le ferait agir ainsi ? Ce qui le ferait agir ainsi,
c’est le fait que la grâce ne soit plus reçue comme une grâce, mais
que le bénéfice qu’elle procure, soit reçu comme un dû mérité. La
grâce ne produirait plus de fruits si elle était remplacée par une
autojustification et une fierté personnelle. Les branches qui ne
produiraient plus du fruit de la grâce seraient donc condamnées à
mourir, car la sève qui circule dans ces branches n’est autre que la
sève de la grâce. La communication du mystère que tout Israël sera
sauvé enlève aux chrétiens tout orgueil : afin que vous ne soyez pas
sages en vous-mêmes (Rm 11,27). La grâce est un crédit que
personne ne peut prétendre mériter aux dépens des autres, sans le
risque de devenir à leur égard un débiteur impitoyable. Tel est le
message de Paul et tel sera le message de Matthieu une trentaine
d’année plus tard (Mt 18,21-35). La longue leçon de l’apôtre (3
chapitres !), à une communauté peut être tentée de s’inscrire dans un
antijudaïsme naissant, est redoutable. L’histoire de l’Eglise et celle
de la modernité récente ont offert une terrible illustration du danger

111
dont l’apôtre des Païens avait pourtant voulu nous prévenir 127. Le
testament de Paul sur le sujet est que l’unité entre chrétiens et juifs
fait partie de l’Evangile ; plus précisément, elle relève de l’espérance
contenue dans l’Evangile.
Dans sa synthèse finale (Rm 11,27-36), Paul reconnaît que la grande
réconciliation voulue par Dieu a encore ses ennemis (Rm 11,28).
Mais cette inimitié est replacée dans le cadre d’une histoire du salut
de tous. Ainsi la raideur d’Israël est relativisée, car elle est liée au
sort des chrétiens (déjà en Rm 11,25 : Israël est devenu raide, en
partie, jusqu’à ce que la totalité des non-Juifs soit entrée). D’autre
part, elle ne prive pas ces ennemis de la miséricorde de Dieu.
L’amour de Dieu pour les pécheurs en Rm 5 présidait à la
réconciliation des ennemis de Dieu ; cet amour se fait maintenant
miséricorde. De la proclamation de l’amour à celle de la miséricorde,
il y a la prise de conscience d’une dette infinie et l’expression d’un
bienfait qui l’est tout autant. Cette dette et ce bienfait ne peuvent
qu’être espérés pour les autres, car Dieu a enfermé tous les humains
dans leur désobéissance afin de leur faire à tous miséricorde (Rm
11,32).

Conclusion sur Romains 9-11


La parole de Dieu n’a pas failli ; il n’a pas rejeté son peuple, tout
Israël sera sauvé. Cette succession de thèses argumentées, permet
d’éclairer l’articulation de l’épître. La situation d’Israël, niant la
validité de la foi chrétienne, représentait un défi. Mais un défi à

127
L’imprécation de Paul en 1 Th 2,15-16 est une vitupération contre des Juifs qui
font entrave à sa mission en ayant parfois recours aux tribunaux ; elle relève de la
polémique (diatribe). La tension entre Rm 9-11 et cette imprécation
circonstancielle est toutefois réelle. Au quatrième siècle, celle-ci servira, hélas, de
justification de l’antijudaïsme. Voici le texte : Ce sont ces Juifs qui ont fait mourir
le Seigneur Jésus et les prophètes, qui nous ont persécutés, qui ne plaisent point à
Dieu, et qui sont ennemis de tous les hommes, nous empêchant de parler aux
Païens pour qu'ils soient sauvés, en sorte qu'ils ne cessent de mettre le comble à
leurs péchés. Mais la colère a fini par les atteindre.

112
quoi ? Précisément à la réconciliation proclamée en Jésus-Christ et à
l’espérance qu’elle nourrissait. En effet, quelle peut être la valeur
d’une réconciliation, si certains, et pas n’importe qui, en sont exclus
et demeurent ennemis (Rm 11,28) ? Comment peut-on encore parler
de la puissance de l’Evangile (la thèse de l’épître en 1,17 !), si cet
Evangile n’a pas su rencontrer ceux à qui il était d’abord destiné ? Ne
doit-on pas admettre la faillibilité de la parole de Dieu, de Dieu lui-
même ? Par ailleurs, si la parole de Dieu avait failli, et que Dieu avait
rejeté son peuple, l’Eglise aurait-elle encore une certitude sur son
propre salut. Mais dans ce cas, comment continuer d’espérer ?
Paul fait de nouveau face ici à un obstacle externe : une contestation
ouverte et radicale. Il le négocie en redisant que Dieu demeurera
fidèle à sa promesse de sauver Israël en son entier. Du point de vue
du chrétien, cela signifie que, malgré la défection des Juifs,
l’espérance demeure. Mais cela signifie aussi concrètement qu’Israël
fait partie de l’espérance chrétienne. Le chrétien ne s’empare pas du
droit d’aînesse ; il le gère en l’absence du véritable détenteur (Rm
11,28). Israël fait partie de la multitude, dont parle Rm 5, qui sera
sauvée. Ces propos ont vraisemblablement consolidé la foi des
auditeurs judéo-chrétiens, encore travaillés par la douleur du refus
d’Israël de reconnaître en Jésus-Christ son Messie. Sont-ils aussi
parvenus à convaincre les Juifs qui se tenaient en dehors de
l’Evangile ? Sans doute que non. Il faut reconnaître que les paroles
de l’apôtre ont surtout une visée interne. Paul lui-même ne semble
pas dupe de son entreprise apologétique et ne semble rien attendre au
sujet d’Israël sinon de Dieu lui-même (Rm 11,33-36). Il en ressent
par avance une grande douleur (Rm 9,1-5) : J’ai une grande tristesse
et une douleur continuelle dans mon cœur, car moi-même j’ai
souhaité être anathème, séparé du Christ pour mes frères, mes
parents selon la chair, qui sont Israélites… (Rm 9,3). Cette douleur
fait évoluer son espérance en intercession (Rm 10,1) : Frères, le
souhait de mon cœur et la supplication que j’adresse à Dieu pour
eux, c’est qu’ils soient sauvés (Rm 10,1). L’argument pathétique
prévient toute accusation qui ferait de Paul un ennemi déclaré
d’Israël.

113
Il appert que, dans son chagrin à l’égard de ses anciens
coreligionnaires et dans son désir de les intégrer aux attentes
chrétiennes ultimes, Paul a été si loin qu’il en a menacé la fierté et
l’espérance chrétienne : car si Dieu n’a pas épargné les branches
naturelles, il ne t’épargnera pas non plus (Rm 11,21). Après
l’euphorique rien ne nous séparera de l’amour qui est en Jésus-
Christ de Rm 8,39, voilà une menace qui a dû refroidir certaines
ardeurs, et entraîner les auditeurs dans une écoute attentive des
conseils éthiques qui vont suivre (Rm 12-15). L’apôtre avait déjà
exprimé le fait que le croyant peut négliger la grâce et mourir
spirituellement s’il se remet sous les ordres du péché (Rm 6,23 : Car
le salaire du péché c’est la mort). Il persiste ici en affirmant que ce
qui est arrivé aux Israélites peut arriver à tout le monde. Ce n’est pas
un cas unique dans la littérature paulinienne où l’assurance du salut
est quelque peu relativisée. En 1 Co 10,11-12, reprenant l’exemple
de la génération des Hébreux morts au désert, l’apôtre des nations
adresse cette mise en garde aux Corinthiens : Tous ces faits leur sont
arrivés pour servir d'exemples, et ils ont été écrits pour notre
instruction, à nous qui sommes parvenus à la fin des temps. Ainsi
donc, que celui qui croit être debout fasse attention à ne pas
tomber ! En Philippiens 3,13, Paul formule quant à lui-même la
possibilité d’une incertitude : Frères et sœurs, je n'estime pas m'en
être moi-même déjà emparé, mais je fais une chose : oubliant ce qui
est derrière et me portant vers ce qui est devant, je cours vers le but
pour remporter le prix de l'appel céleste de Dieu en Jésus-Christ. Il
fait de même en 1 Co 9,27 : Je traite durement mon corps et je le
discipline, de peur d'être moi-même disqualifié après avoir prêché
aux autres. Et encore en 2 Co 5,2-3 : Et nous gémissons dans cette
condition, avec l'ardent désir de revêtir notre domicile céleste, si
nous sommes trouvés vêtus et non pas nus128. En 2 Co 5,10 ces
incertitudes sont mises en perspectives avec le jugement dernier : En
effet, il nous faudra tous comparaître devant le tribunal de Christ
afin que chacun reçoive le salaire de ce qu'il aura fait durant sa vie
128
Être vêtu signifie pour Paul avoir vêtu Christ (Ga 3,36-29). L’image du
vêtement fait sans doute référence à l’habit que le nouveau croyant revêtait lors du
rite baptismal. C’est donc une allusion à la vie nouvelle donnée en Christ.

114
corporelle, soit du bien, soit du mal. Le dernier mot appartient à
Dieu129.
Quel est le message de ces propos qui entrent en tension avec
l’assurance de la prédestination proclamée en Rm 8,29 ? Il n’y a pas
d’espérance sans vigilance ni humilité. L’orgueil ou la présomption
n’entrent pas dans la définition de l’espérance chrétienne, mais
signalerait un (gros) résidu de présence charnelle. C’est ce
qu’entendait Paul quand il écrivait en Rm 5,11 : nous mettons notre
fierté en Dieu par notre Seigneur Jésus-Christ, par qui nous avons
obtenu la réconciliation. Il n’y a de fierté qu’en Dieu. Il est le seul
tuteur de notre espérance. Nous sommes tous à son égard des
débiteurs : Ainsi donc, frères, nous ne sommes point débiteurs de la
chair, pour vivre selon la chair. Si vous vivez selon la chair, vous
mourrez (Rm 8,12). Le message adressé aux pagano-chrétiens
prévient toute tentation de se glorifier du choix de la grâce de Dieu.
Toute vanité, tout sentiment de supériorité, tout rejet sont exclus.
L’argumentation de Rm 1-4 et celle de Rm 9-11 mettent tout le
monde sur le même pied d’égalité… devant la grâce. La boucle est
bouclée. Rm 9-11 n’est pas le message principal de l’épître aux
Romains, mais il en constitue un élément essentiel : une de ses
ultimes promesses. Le passage trouve une place cohérente dans la
structuration de l’épître. Il n’est pas un addendum placé au terme de
la présentation de l’Evangile. Il représentait un immense obstacle à la
proclamation de la réconciliation et de l’espérance qui régit toute la
section de Romains 5 à 11.

Conclusion sur Romains 5-11


Le nouveau binôme qui gouverne toute l’argumentation de Rm 5-11
est le binôme réconciliation-espérance. L’espérance, procurée par
l’assurance de la réconciliation, était menacée par les six obstacles
suivants :

129
Une mise en garde comparable s’exprime dans la parabole matthéenne de
l’ivraie (Mt 13,24-30).

115
La menace de la mort (Rm 5,12-21)
La tyrannie du péché (Rm 6)
L’insuffisance de la loi pour combattre ce dernier (Rm 7)
La permanence de la chair (Rm 8,1-17)
Les souffrances du temps présent (Rm 8,18-30)
L’éventualité d’un échec de Dieu vis-à-vis d’Israël (Rm 9-11).
Chacun de ces obstacles menaçait l’Evangile en son entier, car
chacun d’entre eux se montrait susceptible de ramener les croyants
sous la honte de la peur ou de l’échec. En effet, puisque l’apôtre
affirme d’entrée, de manière très forte, que l’Evangile ne peut être
une source de honte (Rm 1,16 : Je n’ai pas honte de l’Evangile car il
est puissance de Dieu…), il ne pouvait faire autrement que de passer
en revue ces occasions de honte, c'est-à-dire les nouvelles difficultés
que rencontre celui qui, non seulement croit en cet Evangile, mais y
fonde également son espérance. Ces difficultés menaçaient
d’interrompre les effets de la justification divine dans la vie du
croyant. Elles ont été négociées au prix d’un grand labeur, parfois
dans la douleur, au moyen d’arguments ardus à comprendre, voire
peut-être même à accepter. De toute évidence, Paul s’est attelé à une
tâche compliquée. Si nous devions résumer son intention, nous
dirions ceci : espérer, c’est croire que Dieu ne nous a pas été
seulement favorable mais qu’il continue d’être pour nous. Être
réconcilié, c’est être justifié durablement ; espérer c’est conjuguer le
verbe croire au futur.

116
Troisième partie.

Romains 12-15 :
Transformation-Amour

117
118
Les quatre chapitres qui suivent représentent une parénèse, c'est-à-
dire une série de conseils éthiques et d’exhortations. Cette parénèse
n’est pas un appendice. D’une part, elle répond au besoin que
l’apôtre a inscrit dans le cadre de sa lettre : susciter l’obéissance.
D’autre part, elle s’inscrit pleinement dans le programme de la thèse
principale de l’épître, qui mentionnait que celui qui est juste par la
foi vivra (Rm 1,17 ou encore : celui qui est juste, vivra en vertu de la
foi ; car les deux options sont possibles). Jusqu’à présent, en effet, le
croyant a été conforté dans sa foi et son espérance, rassuré sur le fait
que la justification était aussi une réconciliation pleine de promesses.
Toutefois, comme nous allons le voir, le croyant ne fait pas que
croire et espérer, et Dieu ne fait pas que justifier et réconcilier. Paul
va donc achever sa présentation de l’Evangile, et poser les bases
pratiques de la vie du croyant.

Romains 12,1-2 : transformation-amour


L’intention générale qui va gouverner l’argumentation est située en
ouverture (12,1-2) et constitue l’introduction de toute la parénèse.
Elle est donc très importante :
Je vous encourage donc, mes frères, par les compassions de Dieu,
à offrir vos corps en sacrifice vivant, consacré et agréable à Dieu :
ce sera l’aboutissement de votre culte130.
Ne vous configurez pas au monde présent,
mais soyez transfigurés par le renouvellement de votre intelligence,
pour discerner quelle est la volonté de Dieu,
ce qui est bon, agréé et parfait.

Ou encore : l’aboutissement de votre service. Le mot grec latreian signifie le


130

service et, dans la pratique de la religion, le culte ou l’adoration. L’adjectif logikèn,


qui qualifie latreian, signifie raisonnable, cohérent, conséquent, logique. Dans des
textes du judaïsme hellénistique, il a le sens d’intérieur, de profond, en opposition
aux cérémonies formelles extérieures. Le mot aboutissement est un compromis
entre ces deux options, d’autant plus valable que Paul exprime bien l’idée d’un
débouché et d’une mise en conformité. La Bible Segond 21 a traduit logikèn
latreian par service intelligent. La TOB (1983) a traduit par culte spirituel.

119
Les deux versets se complètent, s’éclairent l’un l’autre et
n’expriment pas des réalités fondamentalement différentes. Cette
intention donne le « ton » des exhortations. Nous pouvons la
considérer comme la thèse générale, à la différence près que les
consignes qui vont suivre ne prétendent pas l’expliquer ni la
défendre, mais l’exemplifier. Ces instructions n’ont pas pour
fonction de répondre à la question pourquoi, mais à la question
comment. Nous sommes dans la partie éthique. Il ne s’agit plus tant
de comprendre ou d’être rassuré que d’agir.
L’agir en question se veut une réponse à l’action de Dieu, qui a été
décrite précédemment. Autrement dit, tout est à faire mais tout a
aussi été donné ; il s’agit d’en tenir compte effectivement dans la vie
de tous les jours. Cet agir de l’humain complète le propos de
Romains 6 dont il reprend un élément majeur : se mettre au service
de Dieu. Il est décrit au moyen de la métaphore cultuelle de
l’offrande sacrificielle :
Je vous encourage…à offrir votre corps en sacrifice vivant.
Ce nouveau comportement constitue le principe du culte du croyant :
ce sera pour l’aboutissement de votre culte. L’idée de sacrifice
vivant est étonnante, presque un oxymore, car les sacrifices sont
destinés à mourir, et non à vivre. L’image signifie que quelqu’un va
mourir, et que quelqu’un va vivre. Qui va mourir, et qui va vivre ?
Pour répondre à cette question, il faut se demander quel est le
comportement qu’il est demandé aux chrétiens d’avoir tout au long
des exhortations. Or, le motif qui revient avec insistance, tel un fil
rouge, est celui de l’amour. Non seulement la notion est souvent
nommée131, mais le thème est largement développé132. L’agir du
chrétien, son offrande et son culte, consistent par conséquent, à
131
Rm 12,9 : Que l’amour soit sans hypocrisie ; Rm 13,8 : Ne devez rien à
personne sinon de vous aimer les uns les autres ; Rm 13,9 : Les commandements…
se résument en cette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même ; Rm
13,10 : L’amour est accomplissement de la loi ; Rm 14,15 : Si ton frère est attristé
par un aliment tu ne marches plus selon l’amour.
132
L’amour des ennemis, en Rm 12,14 et 12,17-21 ; l’amour mutuel en Rm 13,8-
10 ; l’amour du faible dans la foi en Rm 14,1-15,6.

120
pratiquer la charité. Paul a longuement parlé de l’amour charitable
dans une autre épître, et il est intéressant de le lire pour entendre ce
que cela implique. En 1 Corinthiens 13, l’apôtre parle de la vanité de
tout ce que l’être humain peut faire sans amour. Voici ce qu’il dit en
1 Co 13,1-3:
Si je parlais…, si je prophétisais…, si je savais…, si je
connaissais…, si je croyais…, si je distribuais…, si je livrais mon
corps…, mais que je n’ai pas l’amour, je ne serais rien.
Dès le verset suivant l’amour entre en scène et devient le sujet de
tous les verbes (1 Co 13,4-7) :
L’amour est patient, l’amour est bon, l’amour ne jalouse pas, il ne se
vante pas, il ne s’enorgueillit pas, il n’agit pas mal, il ne cherche pas
son bien propre, il ne s’irrite pas, il ne comptabilise pas le mal, il ne
se réjouit pas de l’injustice mais il se réjouit avec la vérité ; il
pardonne tout, il croit tout, il espère tout, il endure tout.
Une simple lecture du texte français constate que l’amour a pris,
grammaticalement parlant, la place du je. Autrement dit, pour que
l’amour puisse « conjuguer », à sa propre personne, les actions de
nos vies, il faut que le je lui cède la place. C’est à ce prix que l’amour
peut « régner », c'est-à-dire occuper dans nos existences la première
place, celle due à un roi. L’amour est la présence féconde de Dieu
dans la vie de l’humain.
Qui va mourir et qui va vivre ? De toute évidence, celui qui va
mourir est le je, ou le moi, c'est-à-dire l’être charnel dont il a été
question en Rm 7 et 8, tandis que celui qui va vivre est l’être
spirituel, régénéré par l’Evangile, c'est-à-dire l’être qui cède la place
à l’amour et accepte de le servir. Le culte conséquent est donc un
culte spirituel133. C’est le culte où je s’offre en sacrifice, le culte où
Adam confesse la souveraineté du Christ sur sa propre existence, au
point de pouvoir dire un jour que ce n’est plus lui qui vit mais Christ
qui vit en lui (cf. Galates 2,19-20 : Je suis crucifié avec le Christ, ce

133
Je rends un culte à Dieu dans mon esprit (Rm 1,9).

121
n’est plus moi qui vis mais le Christ qui vit en moi…). Tel est
l’horizon.
Si l’amour charitable est le nouveau paradigme du comportement
humain, quelle est la nouvelle action de Dieu mise au bénéfice du
croyant ? Le verset 12,2 répond à cette question :
Ne soyez pas configurés au monde présent,
mais soyez transfigurés par le renouvellement de la pensée.
Aimer, c’est avant tout s’appuyer sur la puissance de transformation
de Dieu. C’est refuser les pensées et les prétentions de ce monde
périssable (dire non), et se laisser transfigurer par Dieu (dire oui), à
l’image du Christ sur la montagne (Marc 9,2). Aimer, c’est donc se
positionner à la fois pour et contre. En aimant, le croyant accède au
désir de Dieu de renouveler son intelligence et de l’ouvrir aux
nouvelles lois de la vie en Christ. C’est ainsi qu’il voit Dieu opérer la
transformation ou la métamorphose de son être. On peut parler de
sanctification, c'est-à-dire de la volonté de Dieu de nous configurer à
l’image de son Fils.
Selon 2 Co 3,18 (nous sommes transformés à son image, de gloire en
gloire, par l'Esprit du Seigneur), c’est l’Esprit saint qui réalise cette
transformation. Celle-ci s’effectue par le renouvellement de
l’intelligence. Le mot grec utilisé (noûs) désigne chez l’apôtre le
siège des opinions et des certitudes. C’est le lieu de l’entendement, le
lieu où sont éprouvées les pensées et où s’élabore le système de
convictions de la personne134. Cette intelligence n’est pas identique à
l’esprit de la personne. L’apôtre opère en effet une distinction en 1
Co 14,14 quand il adresse cette critique aux adeptes de la glossolalie
(prière en langue spirituelle) : Si je prie en langue, mon esprit est en
prière, mais mon intelligence est stérile. L’esprit est le lieu de la
prière : mon esprit est en prière (1 Co 14,14). Il est par conséquent le
lieu de la communication avec Dieu. A cet égard, il est le premier
interlocuteur de l’Esprit saint dont il reçoit des révélations : L’Esprit
lui-même rend témoignage à notre esprit que nous sommes enfants
Cf. Rm 14,15 : Que chacun ait dans sa pensée/intelligence une entière
134

conviction.

122
de Dieu (Rm 8,16). Paul lui accorde une place prééminente dans son
anthropologie : l’Esprit de l’homme sait tout de l’homme (1 Co 2,10).
Il lui accorde une place tout aussi prééminente dans sa sotériologie :
afin que l’esprit soit sauvé au jour du Seigneur (1 Co 5,5)135. Le noûs
quant à lui est la partie intelligente de la nature humaine. Ses
convictions reflètent la position spirituelle de la personne. Si la
personne est « idolâtre », l’intelligence est livrée à elle-même et
s’égare (Rm 1,28)136. En revanche, si cette intelligence est en contact,
via l’esprit humain, avec l’Esprit de Dieu, elle est rendue capable de
discerner quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, agréé et
parfait.
C’était déjà, semble-t-il, ce que Paul estimait en Rm 7,23 : Mais je
constate qu'il y a dans mes membres une autre loi ; elle lutte contre
la loi de mon intelligence et me rend prisonnier de la loi du péché
qui est dans mes membres. Dans ce verset, l’apôtre affirme que
l’intelligence ratifie comme bonne la loi de Dieu, même si elle est
privée de son efficacité à cause de l’opposition de la chair. Quant au
fait de discerner la volonté de Dieu, nous sommes également très
proches de ce Paul écrivait en Rm 2,18 à propos du prosélyte juif :
Tu connais la volonté et tu discernes ce qui est important, car tu es
instruit par la loi. Quel est donc la différence ? En quoi y a-t-il
renouvellement de l’intelligence et métamorphose du croyant ?
L’apôtre n’est pas explicite sur ce point. Deux possibilités se
présentent.
Paul fait peut-être allusion à ce qu’il disait en Rm 1 à propos des
impies. En 1,28, Paul parlait d’une intelligence disqualifiée pour
avoir échoué à transmettre ce que la création lui donnait à voir et à
comprendre : les choses invisibles de Dieu. Le renouvellement
suppose que la personne peut non seulement connaître Dieu mais le
reconnaître comme Dieu en le glorifiant et en lui rendant grâce. Le
renouvellement implique la disparition de l’impiété et de la grandeur
135
Si le corps, c’est à dire la personne (corps et âme), est destiné à mourir afin de
ressusciter autrement (1 Co 15), il semble que l’esprit ne meurt pas.
136
Cf. Rm 1,28 à propos des idolâtres : Dieu les a livrés à (leur) intelligence
disqualifiée (en échec).

123
hautaine qui la caractérisait. Elle implique un retour de l’humilité et
de l’obéissance. L’intelligence n’est plus isolée, elle se comprend en
communication avec l’Esprit de Dieu.
Sinon, nous pouvons aussi comprendre le renouvellement à la
lumière des arguments avancés en Rm 2 et Rm 7 et plutôt adressés à
des chrétiens d’origine juive (judéo-chrétiens). Dans ce cas, la
première différence perceptible est que l’intelligence ne subit plus la
résistance de la nature humaine ennemie de Dieu, la chair, comme en
Rm 7. La seconde différence est que l’intelligence ne s’appuie plus
sur la loi, comme en Rm 2,17 (Toi qui te reposes sur la loi) mais sur
l’Esprit saint. L’intelligence n’est donc plus seule ; elle est assistée.
Si nous supposons une cohérence dans les propos de l’apôtre, nous
pouvons admettre deux choses : 1) le renouvellement traduit l’idée
que l’intelligence est libérée (de l’antagonisme de la chair) ; 2) le
renouvellement implique le fait que l’intelligence est fortifiée et
rendue efficiente par l’Esprit. Le renouvellement de l’intelligence
signifie que l’intelligence retrouve sa liberté et son influence. Dans
cette perspective, l’intelligence n’est plus une seule instance de
discernement, mais également une instance de décision137. Ceci
semble cohérent avec les propos pauliniens. C’est en effet le pouvoir
de décision qui manque au prosélyte de Rm 2,21 : Toi donc qui
proclames qu’il ne faut pas voler, tu voles. C’est encore le pouvoir
de décision qui fait défaut au moi de Rm 7,19 : Je ne fais pas le bien
que je veux, mais je pratique le mal que je ne veux pas. C’est ce
pouvoir de décision qui serait ainsi rendu à ceux qui vivent en Christ.
La transformation nous fait passer du stade de la conviction à celui
de la persuasion. La différence est simple : la conviction vise à
établir une pensée sure, la persuasion vise à l’action. Une conviction
qui ne déboucherait pas sur une persuasion serait en ce sens une
conviction stérile138. C’est le pouvoir de « féconder » la volonté
137
C’est un des sens du verbe grec (dokimazô) habituellement traduit par
discerner : éprouver, approuver, mais aussi décider. Le sens de décision est induit
dans le propos de Paul en Ph 1,10 : qu’ainsi vous sachiez discerner/décider ce qui
est important, afin que vous soyez sincères et irréprochables pour le jour du
Christ.
138
Jésus parlait d’une maison construite sur le sable.

124
humaine que l’Esprit rend à l’intelligence. L’influence de
l’intelligence sur la volonté est rétablie. Tel semble être un résultat de
la transformation.
L’Esprit saint a renouvelé l’esprit des croyants en y déversant
l’amour de Dieu (Rm 5,5 : l’amour de Dieu a été répandu dans notre
cœur139 par l’Esprit saint qui nous a été donné). Il l’a renouvelé en
transmettant à cet esprit un Esprit d’enfant de Dieu (vous avez reçu
un esprit d’adoption filiale par lequel nous crions Abba ! - Père !
L’Esprit lui-même atteste à notre esprit que nous sommes enfants de
Dieu (Rm 8,16). Il désire désormais renouveler le reste de la
personne : son intelligence, sa volonté et, comme nous le verrons
plus loin, ses désirs140. Le salut de Dieu en Jésus-Christ a pour
objectif de renouveler l’être humain en son entier. La métamorphose
qui en résulte n’est pas à comprendre comme un changement de
nature. Elle est à comprendre comme une croissance et comme une
libération, une mue à la rigueur141. Le fait que Paul oppose cette
transformation à l’idée de se conformer à « ce monde-ci » est tout à
fait probant à cet égard. Le mot utilisé (éon) ne désigne pas une
réalité géographique, mais temporelle. L’éon dont Paul parle est le
monde des choses révolues. Et ce qui caractérise ces choses révolues
est le fait qu’elles maintiennent l’être humain dans l’esclavage. On
ne s’étonnera pas de trouver, dans cet ancien éon, l’impiété, le péché,
la chair et le pouvoir des puissances spirituelles maléfiques qui
gouvernent ce monde. Plus étonnant (pour ceux qui n’auraient pas lu
Rm 7,1-6) est le fait que l’apôtre y situe également la loi. L’apôtre en
parle abondamment dans son épître aux Galates. Or, c’est
précisément dans cette épître que Paul confère à la loi le rôle de
« pédagogue » (Ga 3,24 : Ainsi la loi a été notre pédagogue pour
nous conduire à Christ, afin que nous fussions justifiés par la foi). Le
pédagogue avait la charge de l’enfant mineur et devait donc veiller
sur lui. Il quittait sa fonction quand l’enfant parvenait à sa

139
Le cœur est associé à l’esprit par Paul, par exemple en 2 Co 1,22 : Dieu a
déposé dans notre cœur les arrhes de l’Esprit.
140
Les trois dimensions de l’âme, selon certains psychologues modernes.
141
Jean parle d’une seconde naissance (Jn 3,3-8). Il s’agit de naître de l’Esprit.

125
maturité142. C’est à cette réalité que renvoie l’apôtre en Rm 12,1-2.
Le Christ a fait parvenir le croyant à maturité : révélation plus
grande, responsabilité plus grande, liberté plus grande. L’Esprit saint
veille à maintenir (Galates) et à faire grandir (Romains 12) le croyant
dans cette liberté. Le renouvellement de l’intelligence qui caractérise
la transformation indique la possibilité, sous l’autorité et l’assistance
de l’Esprit saint, de choisir et de faire ce qui est bien et agréable à
Dieu. Il est bien question d’une croissance spirituelle.
La demande préalable de Paul dans sa parénèse est donc que l’Esprit
de Dieu puisse directement communiquer dans l’intelligence
humaine les pensées de Dieu et persuader la volonté de s’y
conformer. Il veut que les croyants puissent penser comme Dieu afin
de pouvoir agir comme Dieu le souhaiterait. Il s’agit de laisser Dieu
installer un nouveau logiciel de compréhension et de décision de ce
qu’est la vie de la foi, en Christ. L’enjeu est que la personne du
croyant soit configurée à l’image du Fils et devienne ainsi le lieu où
se déploie la vie de l’Esprit. Dans le contexte de Rm 12, l’enjeu est
que l’amour soit libéré et passe à l’action.
Le nouveau binôme qui régit l’ensemble des exhortations
pauliniennes est le binôme : transformation-amour (ou
transfiguration-amour ou métamorphose-amour). L’amour
répond au désir de transformation de Dieu. C’est essentiellement
d’amour dont il va être question dans la suite du propos. Face aux
nouveaux obstacles rencontrés, Paul déploie les solutions contenues
dans la pratique de la charité. Le paragraphe suivant débute une
parénèse générale qui se prolonge jusqu’à la fin du chapitre 13. Les
chapitres 14 et 15 traitent d’un problème communautaire plus
spécifique.

142
Une majorité officielle donnait au fils la possibilité d’hériter du patrimoine (20
ans, selon la jurisprudence compilée par le Digeste de Justinien et datée de
l’époque de Marcus Claudius Marcellus, consul en -50 av. J.-C.)

126
Romains 12,3-8 : les prétentions excessives ? Nous sommes
un seul corps dans le Christ et nous faisons tous partie les
uns des autres
Premier obstacle à l’amour et à la métamorphose que l’Esprit met en
œuvre : la prétention ou l’orgueil. Paul s’attaque en préambule à une
mauvaise disposition intérieure. La prétention, le fait de penser au-
delà de la juste mesure, est déplacée et dissonante. Elle s’oppose à la
construction d’une communauté unie, et remet en question la seule
prétention qui vaille, celle du Christ, à qui revient l’origine de cette
communauté. L’apôtre reprend l’image du corps qu’il avait
largement utilisée en 1 Co 12. Elle lui permet d’affirmer non
seulement l’interdépendance des charismes, mais plus encore leur
interpénétration : nous sommes un seul corps dans le Christ, et nous
faisons tous partie les uns des autres (Rm 12,5)143. C’est
l’affirmation principale du passage, la solution qui permet de
surmonter l’obstacle d’une ambition qui s’affirmerait aux dépens
d’un service rendu à tous. En rappelant l’origine et l’autorité de la
grâce dans la dispensation des dons : nous avons des dons différents
de la grâce, Paul replace toute revendication personnelle dans le
cadre d’un acte de foi, désireux de servir et de stimuler chacun.
Quand la grâce donne, elle n’enlève rien à personne ; au contraire,
elle redonne à tous, puisque le corps entier en profite. La fierté, par
son mouvement auto-élévateur, se hausse au-dessus de la grâce et
offense cette dernière, car elle nie l’interpénétration de ses dons et la
mise en réseau de ses ministères. Autrement dit l’orgueil, tel un
caillot dans le sang, nuit à la circulation de la grâce. À cet égard, il
est potentiellement mortel : risque de thrombose. L’Esprit serait à la
peine et le Christ en souffrirait. La solution consiste à accepter, dans
la sagesse et la compréhension du mode opératoire de la grâce, une
juste pondération. Comme le dit littéralement Rm 12,3 : ne pensez
pas plus haut qu’il ne faut penser, mais pensez en vue de penser
sainement. Le croyant est ramené avec humour à sa juste mesure :
celle d’un enfant de la grâce. A vouloir penser trop haut, la pensée ne
143
L’idée holistique de faire partie les uns des autres dépasse le principe de
solidarité exprimée dans 1 Co 12.

127
pense plus comme il faut. L’intelligence renouvelée se voit assignée
à l’humilité et la modestie. Le fondement de cette première
exhortation est christologique. Autrement dit, le Christ est la
« partition » qu’exécute le « chœur » de la communauté. Et si le
Christ est la partition, l’Esprit est le « chef de chœur ». Les pensées
du croyant doivent demeurer assujetties à sa direction afin de ne pas
créer de cacophonie. L’enjeu est de laisser à l’Esprit toute sa majesté,
car il est le seul expert : Qui connaît les réalités de Dieu, sinon
l’Esprit de Dieu (1 Co 2,11b). Les hautes opinions que nous avons de
nous-mêmes ne lui portent pas seulement ombrage, elles lui font
obstruction. Quand tel est le cas, l’Esprit ne tarde pas à quitter les
lieux. En attendant que repentance se fasse. Pour peu que nous nous
rendions compte de son absence.

Romains 12,9-21 : la présence du mal ? Soyez vainqueurs


du mal par le bien
Le thème du mal fait l’unité de ce passage. Le mal en question est
celui qui menace la fraternité des relations humaines au sein de la
communauté. Présenté comme une donnée extérieure, il est
recommandé de l’abhorrer : ayez le mal en horreur (Rm 12,9). Le
mal pénètre la subjectivité des hommes sous la forme d’une absence ;
il est manque d’égard et manque d’estime, c'est-à-dire manque de
charité. Son antidote logique est, par conséquent, l’affection et la
valorisation de l’autre : soyez les premiers à honorer les autres (Rm
12,10). Aimer, c’est occuper le vide que prétend investir le mal. Il ne
s’agit donc pas d’un sentiment romantique mais d’une adhésion :
attachez-vous au bien (Rm 12,9), et d’un combat : Endurez dans la
détresse (Rm 12,12). Aimer n’est pas un verbe d’état mais un verbe
d’action. Aimer, c’est se mobiliser au service de Dieu : Servez le
Seigneur comme des esclaves (Rm 12,11).
L’esprit des Béatitudes plane sur ces recommandations et rappelle, si
besoin était, à quel point Jésus invitait ses auditeurs au combat. Quel
est l’enjeu du combat ? Rendre le bien vainqueur en faisant

128
triompher la sympathie sur l’indifférence (Rm 12,15), l’humilité sur
la vanité (Rm 12,16) et la paix sur la vengeance (Rm 12,17-19). Or,
rendre le bien vainqueur c’est en fait rendre Dieu vainqueur.
L’amour redonne à Dieu ses pleins pouvoirs : A moi la justice, c’est
moi qui paierai de retour, dit le Seigneur (Rm 12,19). L’amour
donne surtout à Dieu les moyens d’agir. Si tu aimes ton ennemi, nous
dit l’apôtre, tu amasseras des charbons de feu sur sa tête (Rm 12,20).
Le feu désigne l’action de Dieu. L’image signifie que l’amour donne
à Dieu le cadre et le temps de manifester dans la conscience humaine
ce qui est juste, en consumant les raisons de l’inimitié. Aimer, c’est
reconnaître qu’on ne combat pas sans Dieu et que ce dernier reste le
principal artisan de la victoire. La charité est une force qui travaille,
avec la puissance même de Dieu : celle du feu de sa grâce. Cette
puissance est une puissance de transformation (cf. Rm 12,1-2). Elle
se propage et agit, non sur un seul, mais sur tous les protagonistes144.

Romains 13,1-7 : la menace des autorités ? Rendez à chacun


ce qui est lui est dû
Ce passage a fait couler beaucoup d’encre… et de sang, car il a
justifié bien des abus de pouvoir. On y a vu résumée, à tort ou à tout
le moins excessivement, la doctrine paulinienne de l’état : Que
chacun soit soumis aux autorités établies ; car il n’y a pas d’autorité
qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent ont été instituées par
Dieu (Rm 13,1). Si l’on replace tout d’abord les positions
pauliniennes dans le cadre « diplomatique » de sa lettre, il appert que
ces positions perdent considérablement le caractère absolu qu’on leur
a conféré. Si l’on rappelle ensuite la recommandation de ne pas se

144
C’est le sens de l’enseignement de Jésus concernant l’amour des ennemis en Lc
6,27s : Aimez vos ennemis : faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux
qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous persécutent. La phrase de Jésus
exprime une gradation. A défaut de pouvoir faire du bien, nous pouvons bénir et à
défaut de bénir, nous pouvons encore prier. Il y a donc toujours une occasion d’être
transformé à l’image de Dieu qui est bon pour les ingrats et pour les mauvais (Lc
6,35). Jésus résume ainsi son enseignement : Vous serez donc parfaits comme
votre Père céleste est parfait (Mt 5,48). L’image paulinienne du feu valorise on ne
peut mieux la dimension spirituelle du commandement de Jésus.

129
conformer au monde présent de Rm 12,2, afin de rendre un culte
abouti au Dieu unique, nul ne doutera qu’un sérieux bémol a été
ajouté à la consigne de soumission aux autorités ; il n’est en tout cas
pas question d’une soumission aveugle ni « religieuse ». Enfin, si
l’on se souvient que l’apôtre a usé du même vocable en 1 Corinthiens
2,8, pour désigner péjorativement des autorités incapables
d’appréhender la sagesse de Dieu, et responsables de la crucifixion
du Seigneur de Gloire, on admettra que la vraie consigne est plus
celle d’une prudente mise en garde, que celle d’une totale allégeance
à Néron et à son appareil. Dans un contexte difficile qui a vu, une
petite dizaine d’années auparavant, l’expulsion de Juifs de Rome
(sous Claude, cf. Ac 18,2), il y va plus de la survie de l’Evangile et
de sa communauté, que d’une légitimation théologique de l’empire
romain et de son état. Cette prudente dissociation doit rester valable.
L’autorité trouve sa légitimité dans le fait qu’elle constitue un
aiguillon pour faire le bien, et une menace pour ceux qui font le mal :
Veux-tu ne pas craindre l’autorité ? Fais le bien et tu auras son
approbation, car elle est au service de Dieu pour ton bien (Rm 13,3-
4). La valeur de son statut n’est donc pas absolue mais relative ; elle
est au service de quelque chose qui la dépasse et l’oblige : le bien que
Dieu désire encourager. C’est pour ce faire qu’elle est armée ; elle
représente la colère pour celui qui fait mal (Rm 13,4). Celui qui fait
le bien n’est pas concerné par cette colère ni par la peur : Les
autorités, en effet, ne sont pas à craindre quand on fait le bien, mais
quand on fait le mal (Rm 13,3). Il en trouve au contraire un avantage
certain, une protection même.
L’intention de Paul se lit, nous semble-t-il, dans sa conclusion (Rm
13,7) :
Rendez à chacun ce qui lui est dû :
l’impôt à qui va l’impôt, la taxe à qui va la taxe,
la peur à qui va la peur, l’honneur à qui va l’honneur.
La succession de deux redevances financières et de deux redevances
morales est curieuse. En effet, si les deux premières reviennent
légitimement à l’état, les deux suivantes reviennent ordinairement à

130
Dieu. Il y a donc, dans la recommandation paulienne, un message
implicite, comparable à celui contenu dans la phrase de Jésus :
Rendez à César ce qui appartient à César mais rendez à Dieu ce qui
appartient à Dieu (Marc 12,17//Matthieu 20,22). Derrière une
apparente sujétion aux lois de l’empire, l’apôtre rappelle que
l’engagement du croyant est ailleurs. L’assujettissement à Dieu inclut
le respect des obligations civiles, mais le dépasse grandement.
Aimer, signifie s’épargner l’obstacle d’une confrontation inutile, qui
mettrait en danger la propagation de l’Evangile. Pour se débarrasser
de la dette à laquelle l’état nous contraint, et s’éviter une culpabilité
honteuse et déplacée, il suffit de la payer. Ni plus, ni moins. Inséré
après un développement relatif à la victoire du bien sur le mal, le
commandement de Paul prend une hauteur singulière : bien agir,
c’est savoir ne pas provoquer le mal ni s’attirer ses foudres.

Romains 13,8-10 : la dette à l’égard de la loi ? Celui qui


aime l’autre accomplit la loi
Il est encore question d’une dette dans ce bref passage. Non plus à
l’égard de l’état, mais à celui du prochain et de ses exigences : Ne
devez rien à personne, si ce n’est de vous aimer les uns les autres
(Rm 13,8). Nous sommes donc dans le cadre des relations
interhumaines et intracommunautaires. La loi et ses obligations
étaient susceptibles de redevenir la référence de ce comportement ou
d’être un objet de tension entre les chrétiens d’origine païenne et
ceux d’origine juive. Paul dépasse l’horizon de la loi et, à la manière
de Jésus, la simplifie en la résumant par le commandement d’amour :
Les commandements… se résument dans cette parole : Tu aimeras
ton prochain comme toi-même (Rm 13,9). La complexité et
l’insuffisance de la loi sont dépassées, au profit de la simplicité et de
la liberté du commandement d’amour. Ce ne sont plus les obligations
de la loi qui sont la norme, mais tout simplement le prochain et ses
besoins. L’avantage de l’amour ? Par définition il ne fait pas de mal,
puisque son horizon est le bien d’autrui. Sans se référer à la loi, il en
accomplit le programme et satisfait à ses exigences : L’amour ne fait

131
pas de mal au prochain, l’amour est donc l’accomplissement de la
loi (Rm 13,10). La critique de la loi se veut positive. Elle signifie que
la lettre du code législatif est dépassée et assumée par l’esprit du
code et sa visée dernière. En rappelant que ce dépassement est un
élément même de la Torah, mentionné dans le livre du Lévitique
(Lev 19,18), Paul invite les chrétiens d’origine juive présents dans la
communauté à accepter ce recadrage.

Romains 13,11-14 : le sommeil du temps présent ? Restez


éveillés et revêtez Christ
L’amour, nous le disions, est un combat. Nous en obtenons
confirmation dans ce passage : revêtons les armes de la lumière (Rm
13,12). L’ordre de mobilisation parvient de Dieu et de l’ère nouvelle
qu’il a inaugurée en Jésus-Christ. Dieu a sonné le réveil : c’est
l’heure de vous réveiller du sommeil (Rm 13,11). Dormir
équivaudrait à se laisser configurer par le monde présent et à ne pas
saisir la chance qui nous est donnée de changer d’existence, c'est-à-
dire de profiter de la grâce du salut. Ce changement est radical, car il
équivaut à passer de la nuit au jour ; il implique de tourner le dos à
l’ancienne vie. L’expression le jour s’est approché (Rm 13,12), n’est
pas sans rappeler la prédication de Jésus : le Royaume s’est
approché. D’autant plus que Paul la met en perspective avec la
proximité du salut : le salut est plus proche de nous que lorsque nous
sommes venus à la foi (Rm 13,13b). Dans le cas de Jésus comme
dans celui de Paul, il est question d’un combat, d’un réveil et d’un
changement radical. L’objectif n’est pas d’entretenir sa propre
vigueur, mais de recevoir de nouvelles forces de Dieu : revêtez le
Seigneur Jésus-Christ (Rm 13,14). L’exhortation souligne la
transformation du croyant ritualisée dans le baptême comme le
passage d’une identité existentielle à une autre. Elle récapitule en ce
sens l’enseignement des chapitres 6 à 8 de Romains, à ceci près
qu’elle est spécifiquement et positivement orientée vers la
résurrection : revêtez le Seigneur. L’engagement se vit sous l’horizon
de la gloire du Christ glorifié. L’enjeu est de devenir ce que nous

132
sommes en Christ, mobilisé sous l’étendard d’un nouveau maître : ne
vous faites pas la providence des convoitises de la chair (Rm 13,14).
Le croyant a changé de camp. Après avoir lutté dans le passé contre
l’Esprit, il retourne désormais les armes de l’Esprit contre les
prétentions et peut-être les habitudes de son ancienne nature. Il n’y a
pas d’entre deux. La vie chrétienne n’est pas une retraite ; celle-ci
équivaudrait à une défaite. Après avoir été dépouillé du vieil homme,
il convient donc de ne pas rester dénudé : pourvu que nous ne soyons
pas trouvés nus ! écrit Paul aux Corinthiens (2 Co 5,3 145). La
transformation dont il était question en Rm 12,2 montre ici son
caractère résilient. Aimer, c’est rebondir depuis nos faiblesses
jusqu’à la réussite promise par la puissance de transformation de
Dieu. Ce paragraphe s’inclut dans la parénèse comme un
encouragement à suivre les conseils qui viennent d’être donnés.

Romains 14,1-15,6 : Faibles et forts : la tentation du


jugement et du mépris ? Accueillez-vous comme le Christ
vous a accueillis
L’enseignement moral de l’épître s’achève par une exhortation
spécifique. Celle-ci porte sur les clivages, les complexes d’infériorité
ou de supériorité, que suscite la différence des pratiques religieuses
entre chrétiens d’origine païenne et chrétiens de confession
(prosélytes) ou d’origine juive. Beaucoup se dont demandé si la
différence était réelle ou virtuelle, symptomatique ou typique, le
résultat d’informations venant de Rome ou le fruit de l’expérience
apostolique. Il est clair que l’argumentation paulinienne pose non
seulement les bases d’une unité, mais qu’elle la construit du début de
l’épître jusqu’à la fin. Il serait étonnant que Paul se soucie autant de
mettre à égalité tout le monde devant le jugement et la grâce, de
placer chacun, quelle que soit son origine, devant les impératifs de
145
La figure du jeune homme nu dans l’évangile de Marc (14,51-52), illustre le
risque de perdre son vêtement (la vie nouvelle reçue au baptême) quand on ne
s’attache pas au Christ. C’est un avertissement donné au lecteur de l’évangile dont
le souci est de construire l’identité du disciple fidèle.

133
l’amour, s’il n’avait eu vent d’une fragilité de la communauté et d’un
risque de désunion. Au-delà de cette question historique,
l’enseignement de Paul demeure et nous apporte une ultime leçon.

Romains 14,1-3 : l’hospitalité divine


L’exhortation est introduite par un principe ou une thèse qui va
gouverner l’ensemble des arguments :
Que celui qui mange ne méprise pas celui qui ne mange pas,
que celui qui ne mange pas ne juge pas celui qui mange,
car Dieu l’a accueilli (Rm 14,3).
Il est question de règles alimentaires, c'est-à-dire de scrupules
religieux. Ceux dont la foi est faible s’y sentent contraints, et ceux
dont la foi est forte en sont affranchis. La confrontation des uns et
des autres au sein de la communauté provoque le jugement des
premiers et le mépris des seconds. Pour régler le problème, Paul
invoque l’hospitalité que Dieu a manifestée à tous en Jésus-Christ.
Cette hospitalité est la possibilité et la norme du comportement
communautaire. Elle a donc la force d’un commandement : un article
de la loi nouvelle. Il s’agit de passer, avec l’aide de Dieu, d’un
comportement ancien fait de différences rivales, à un comportement
nouveau fait d’estime et d’émulation réciproques. Paul va réfuter les
deux attitudes contenues dans le verset 14,3. D’abord celle du
jugement et ensuite celle du mépris.

Romains 14,4-12 : le jugement d’autrui ? Dieu est seul juge


de ses serviteurs
Paul traite d’abord du jugement et pose à son égard un avis
d’illégitimité : seul est valable le jugement de Dieu devant lequel
chacun de nous aura à rendre compte à Dieu pour lui-même (Rm
14,12). La menace semble viser les scrupuleux, coupables dans leur
verdict, de ne pas tenir compte du fait que Dieu a aussi accueilli ceux

134
qui sont sans scrupules. Cependant l’apôtre brouille un peu les cartes
en logeant tout le monde à la même enseigne : Dès lors, toi,
pourquoi juges-tu ton frère ? Ou bien, toi, pourquoi méprises-tu ton
frère (Rm 14,10) ? Dans l’exhortation de Rm 14,13, Paul ne fera plus
de différence : Ne nous jugeons donc plus les uns les autres...
Le jugement est illégitime, car soit que nous vivions soit que nous
mourions, nous appartenons au Seigneur (Rm 14,8). La métaphore
du maître et du serviteur a une valeur juridique. Elle signifie que le
jugement s’institue maître de l’autre et usurpe une prérogative de
Dieu. Le jugement du service d’autrui ne nous appartient pas. Seul le
maître a autorité pour formuler un avis de droit sur les serviteurs
qu’il a « rachetés » : Car si le Christ est mort et a repris vie, c’est
pour être le Seigneur des morts et des vivants (Rm 14,9). Les
serviteurs sont sous la protection du Seigneur et donc sous son seul
droit de regard. Un regard sous lequel, de toute façon, tout genou
fléchira (Rm 14,11).
La mise au point est claire. Ce ne sont pas les modalités du service
mais leur intention première qui compte : Celui qui mange, c’est
pour le Seigneur qu’il mange, car il rend grâce à Dieu ; celui qui ne
mange pas, c’est pour le Seigneur qu’il ne mange pas : il rend aussi
grâce à Dieu (Rm 14,6). L’accueil dont ont bénéficié les croyants est
le signe de la grâce de Dieu. Le respect ou non de règles alimentaires
et de fêtes calendaires relèvent de la liberté, faible ou forte, avec
laquelle le croyant, répondant à la grâce, vit sa fidélité à Dieu. Cette
liberté est même une promesse, car elle est par définition, toujours
susceptible d’évoluer. Le jugement est un « arrêt sur image » et un
déni de la liberté d’autrui. Il ne prend pas en compte le fait essentiel
que Dieu peut ramener à de plus justes positions celui qui s’égare :
Qu’il tienne debout ou qu’il tombe, cela regarde son maître. Et il
tiendra, car le Seigneur a le pouvoir de le faire tenir (Rm 14,5) ! Le
jugement accable ; il nuit au processus de transformation des
mentalités que la grâce met continuellement en œuvre. La grâce
possède la puissance de ramener à elle celui qui sort de son orbite ;
surtout quand il ne s’agit que de scrupules religieux.

135
Romains 14,13-23 : le mépris d’autrui ? Ne pas constituer
pour son frère une pierre d’achoppement ou une cause de
chute à cause d’un aliment
Le verset qui assure la transition est Rm 14,13. Il pose la thèse qui va
être plusieurs fois répétée au cours du passage :
Ne nous jugeons donc plus les uns les autres ; mais jugez plutôt de
manière à ne pas être une cause de chute ou un scandale pour le
frère.
Après avoir dénoncé l’illégitimité du jugement (Rm 14,4-12), Paul
traite désormais de l’inconvenance du mépris. Si le jugement était lié
à un sentiment d’infériorité, le mépris quant à lui se confond avec un
complexe de supériorité. Le premier est le défaut du « faible », tandis
que le second est celui du « fort »146. Aux yeux de Paul, le mépris
cause la chute de ceux qui sont méprisés (Rm 14,13.20.21).
L’argument va se développer en allant de concession en réfutation. Il
peut être résumé ainsi : oui à l’émancipation dont tu fais preuve, non
au mal qu’elle peut provoquer chez ton frère. On pourrait penser que
ce sont les forts qui sont particulièrement visés, conformément à
l’adresse inaugurale de Rm 14,1 : Accueillez le faible dans la foi,
sans discrimination d’opinion. Cependant, en alternant concession et
réfutation, l’argument travaille habilement sur les deux auditoires
concernés. D’une part, il invite la foi des forts à s’accomplir dans
l’amour, d’autre part, il incite la foi des faibles à évoluer dans la
confiance. Les forts sont explicitement visés, les faibles le sont
implicitement. Paul veut persuader les premiers d’agir autrement,
tandis qu’il veut convaincre les seconds de penser autrement.
Il est question d’aliments et de leur connotation pure ou impure. La
controverse rappelle celle à laquelle Jésus a pris part (selon Marc

146
La pertinence de Paul se vérifie hélas dans l’attitude de nos communautés
chrétiennes. Celles qui se croient inférieures ont tendance à juger, celles qui se
croient supérieures ont tendance à mépriser.

136
7,14-19). Paul concède la justesse de la position de ceux qui mangent
de tout sans scrupules : Rien n’est impur en soi (Rm 14,14a), tout est
pur (Rm 14,20), mais il prend en compte le choc que peut provoquer
l’audace d’une telle émancipation dans la conscience de l’autre : si
quelqu’un considère qu’une chose est impure, alors elle est impure
pour lui (Rm 14,14b). Ce qui est vrai pour quelqu’un ne l’est pas
toujours pour un autre, et passer en force constitue un risque pour la
communauté, tant pour sa vie interne (Rm 14,15) que vis-à-vis de
l’extérieur (Rm 14,16-18). Le risque interne est de ne plus marcher
selon l’amour (Rm 14,15a), d’attrister et même de perdre l’autre,
c'est-à-dire perdre celui pour lequel Christ est mort (Rm 14,15b). Le
risque externe est de voir l’évangile critiqué par les Païens : que
personne ne puisse blasphémer ce qui pour vous est bon (Rm 14,16).
Le meilleur est parfois l’ennemi du bien et c’est le bien que vise
l’apôtre : la justice, la paix et la joie (14,17). L’émancipation des
règles alimentaires est un viatique accessoire, tandis que la justice, la
paix et la joie sont les prémices du Royaume de Dieu, la véritable
vitrine de l’Evangile aux yeux de l’extérieur (14,16-18). Le régime
alimentaire de quelqu’un ne marque pas son identité aux yeux de
Dieu.
La chose est sérieuse, car le risque de division existe et menace de
détruire l’œuvre de Dieu par un aliment (Rm 14,20). C’est donc
insensé. À partir de ce constat, l’apôtre va recommander une pratique
vigilante dans la ligne de ce qu’il avait déjà dit aux Corinthiens :
Tout m’est permis mais tout ne convient pas (1 Co 6,12). L’absence
de scrupules ne doit pas évoluer en absence de vergogne. Il faut
discerner ce qui est constructif pour autrui (Rm 14,20) et savoir
s’abstenir de ce qui pourrait le faire chuter (Rm 14,21). Surtout que
scandaliser le frère revient à affaiblir sa confiance, donc diviser sa
conscience, donc affaiblir sa foi, donc le ramener sous la menace
inquiétante de la désobéissance, c'est-à-dire sous le pouvoir du péché
(Rm 14,23 : celui qui hésite est condamné s’il mange, parce que ce
qu’il fait ne relève pas de la foi. Or tout ce qui ne relève pas de la foi
est péché). Le support de la foi est une conscience confiante, on ne
saurait entamer celle-ci sans affaiblir celle-là.

137
Les recommandations de l’apôtre, au sujet de ce point spécifique,
permettent de rappeler que la foi n’est pas au service de la force,
mais que la force est au service de la foi. Dieu a bien l’intention de
faire évoluer la fragilité de cette dernière mais il a besoin, pour ce
faire, que la confiance soit maintenue. L’amour donne donc à la foi
fragile les moyens d’accepter, avec confiance, le travail de
transformation que Dieu veut peu à peu réaliser. C’est une façon de
dire que je suis le gardien de la foi de mon frère. C’est aussi une
façon de dire que la charité participe activement à l’œuvre de Dieu,
qui est de transformer à la fois les comportements et les mentalités.

Romains 15,1-6 : la liberté des forts ? Le Christ n’a pas fait


ce qui lui plaisait
Le passage est la conclusion de la parénèse spécifique sur les faibles
et les forts, dont il récapitule les affirmations principales (Rm 14,1-
23). L’argument prolonge toutefois les recommandations en les
articulant sur l’exemple du Christ qui, une nouvelle fois, a force de
loi et devient normatif. (Rm 15,2-3a) :
Que chacun de nous fasse ce qui plaît à son prochain,
en vue de ce qui est bon et constructif  ;
le Christ, en effet, n’a pas fait ce qui lui plaisait,
mais, ainsi qu’il est écrit,
« Les insultes de ceux qui t’insultent sont retombées sur moi ».
Une opposition très nette est dressée entre l’option de plaire à soi-
même et plaire à Dieu. L’amour n’est pas réflexif mais transitif. Il ne
vise pas à satisfaire un idéal personnel, mais le besoin concret de
l’autre qui est de rester dans l’assurance et l’espérance de son salut. Il
n’a pas d’autre visée que le projet d’édification et de croissance
qu’est le projet de Dieu. Le Christ a parfaitement satisfait aux
exigences de ce projet, n’hésitant pas à supporter l’insulte, et c’est à
ce titre qu’il a valeur d’exemple, de paradigme : il a reçu les insultes
adressées à Dieu. La citation du psaume 69 confirme, et fonde son
exemple dans les Ecritures auxquelles Paul accorde une vertu

138
instructive, ce qui n’est pas rien : elles éclairent le sens de la vie du
Christ et donc aussi celle des croyants. Ici se vérifie la relation
dialectique qu’entretiennent le Christ et la Torah dont nous parlions
précédemment. Que faut-il entendre à travers ce rappel de la
passion ? Tout simplement que le disciple n’est pas plus grand que
son Maître147. Si ce dernier s’est abaissé pour le salut de beaucoup, il
serait contrevenant et contre-productif de ne pas s’aligner sur son
abnégation. Aimer, c’est aller de pair avec le Christ afin d’avoir part
(participer) à son œuvre réconciliatrice. Aimer, c’est prolonger
l’espérance de la gloire de Dieu (Rm 5,2). La pratique active et
engagée de l’amour vient compléter l’enseignement sur la foi et
l’espérance, car en Jésus-Christ, ce qui a de la valeur… c’est la foi
qui œuvre à travers l’amour (Gal 5,6).

Romains 15,7-13 : Accueillez-vous les uns les autres comme


le Christ vous a accueillis
Si le précédent passage concluait la parénèse de Rm 14,1-23, celui-ci
embrasse tout Romains 12-15 : Accueillez-vous les uns les autres
comme le Christ vous a accueillis pour la gloire de Dieu (Rm 15,7).
Telle est la règle de l’éthique chrétienne décidément centrée autour
du Christ-Loi ! Telle est la formulation paulinienne du nouveau
commandement formulé par Jésus dans l’Evangile de Jean (Jn
13,34)148. Le Christ est l’inspiration et le modèle prophétique du
comportement chrétien. L’unité des Juifs et des non-Juifs est
proclamée dans des accents qui rappellent ceux de la thèse faîtière :
L’Evangile est puissance de Dieu pour le salut de quiconque croit,
du Juif d’abord, mais aussi du Grec… (Rm 1,16). Dieu manifeste par

147
Cf. Jean 13,15-16 où l’attitude du Christ est qualifiée d’exemple.
148
Le comportement du Christ est un exemple à suivre pour le croyant : Accueillez-
vous les uns les autres, comme le Christ vous a accueillis (Rm 15,7). Avant son
ample utilisation par les auteurs chrétiens, le mot agapè (que nous traduisons par
amour ou charité) signifie, chez les auteurs grecs, l’accueil et l’hospitalité. Le
parallèle avec le commandement nouveau exprimé par Jésus en Jean 13,34, juste
après le lavement des pieds (qui en est le sacrement communautaire), est donc
évident.

139
le don du Christ sa fidélité aux uns, confirmant les promesses faites
aux Pères (Rm 15,8), et sa compassion aux autres, comme il l’a
toujours désiré et proclamé. L’empire du Messie d’Israël est appelé à
s’exercer sur le monde païen et sera le critère d’une juste unité dans
le respect des différences appelées elles-mêmes à évoluer. Il n’aura
pas d’autres limites que celles que lui imposeront les résistances
humaines. Tout le reste est affaire de la grâce qui n’a pas cessé de
s’exercer depuis bientôt deux mille ans. Paul n’a sans doute pas
imaginé l’étendue du règne du rejeton de Jessé (Rm 15,12), mais il
en a éprouvé la puissance, ouvrant le monde sur l’avenir de
l’espérance :
Que le Dieu de l’espérance vous remplisse de toute paix
et de toute joie dans la foi,
pour que vous abondiez en espérance
par la puissance de l’Esprit Saint (Rm 15,13).

140
Conclusion :

le message spirituel de l’épître aux Romains

141
L’épître aux Romains n’est pas une étude de thèmes ou de lieux
théologiques juxtaposés parmi lesquels nous devrions choisir le
centre de la théologie de l’apôtre149. Elle dessine un itinéraire
spirituel cohérent et linéaire, dont les étapes se suivent de manière
logique et progressive. L’apôtre nous a offert un petit précis de la foi
chrétienne très construit et par là même, fort utile, à la fois
théologiquement et spirituellement. On pourrait le résumer ainsi :
 Nous entrons dans l’alliance chrétienne en recevant le pardon
de Dieu par la foi.
 Nous nous y maintenons dans l’espérance que procure la
réconciliation.
 Nous y sommes transformés par l’amour.
Trois binômes se succèdent :
 justification-foi
 réconciliation-espérance
 transfiguration-amour
Si ces trois binômes se déploient successivement au fil de l’épître, il
serait malheureux de les lire et de les comprendre séparément ; ils
forment un tout. La justification par la foi contient la réconciliation
dans l’espérance et la transfiguration dans l’amour. Ces trois binômes
dessinent l’architecture spirituelle de la vie par la foi.
Le centre de gravité rhétorique et théologique de l’épître, véritable
pierre de fondation, est la mort du Christ. L’événement est toujours
rappelé à des moments cruciaux – c’est le cas de le dire – du
raisonnement. La mort du Christ manifeste le pardon, prouve la
149
Un débat a eu lieu, jusque dans les années 2000, entre des commentateurs qui
considéraient que la justification était le centre de la théologie paulinienne et
d’autres qui considéraient que c’était plutôt la doctrine de la réconciliation.
L’épître aux Romains montre que les deux motifs sont coordonnés,
complémentaires et qu’ils participent à l’élaboration d’une trajectoire qui va d’une
vie sous le péché à une vie en Christ (vie transformée, selon Rm 12,2 et configurée
à l’image du Fils, selon Rm 8,29).

142
réconciliation et constitue le critère de l’action du croyant autant que
le principe de sa transformation (Rm 15,7-8). Elle est la raison
première au nom de laquelle l’apôtre préconise le rejet des exigences
rituelles juives pour entrer dans l’Alliance, ainsi que l’abandon de la
référence normative de la loi éthique pour s’y maintenir. Elle est
enfin la nouvelle focale avec laquelle Paul relit les Ecritures juives et
leur confère le nouveau statut d’instructions (Rm 15,4). La mort du
Christ manifeste tout, justifie tout, prouve tout, hiérarchise tout,
explique tout. La résurrection n’est pas oubliée, elle est l’événement
qui autorise une telle démarche, l’arrière-plan sur lequel s’articulent
toutes les convictions de Paul (et de la foi chrétienne). Mais sa
lumière est sans cesse braquée sur la mort du Christ, paradoxe total et
énigme infinie, pour mieux en révéler les causes et les conséquences.
Pour Paul, Pessah et Yom Kippour, la fête de Pâque et celle du grand
Pardon, diamétralement opposées sur le cercle annuel du calendrier
juif, ne constituent qu’une seule et même fête. Le Christ est à la fois
l’expiation des péchés (Rm 3,25) et la Pâque immolée (1 Co 5,7).
La construction en binômes atteste enfin du nécessaire partenariat
constitutif de la vie spirituelle selon Paul. Le code reste celui d’une
alliance, et même si l’agir de Dieu précède et fait toute la différence,
la réponse de l’humain est décisive et attendue puisqu’elle est elle-
même suscitée par Dieu. Agir de Dieu et réponse humaine
entretiennent une relation dialectique. Celle-ci donne à Dieu les
moyens de nous rendre victorieux des différents obstacles qui se
dressent sur le chemin de la vie par la foi. Elle est une réaction
indispensable à la catalyse spirituelle, un élément de sa croissance,
un cadeau de la grâce.

L’agir de Dieu
Le projet de Dieu pour les croyants est de les justifier, de les
réconcilier et de les transfigurer. Si une de ces étapes manquait, la
vie spirituelle du chrétien serait amputée d’une dimension importante
et le projet de Dieu mal compris. La justification, la réconciliation et

143
la transformation s’emboîtent l’une dans l’autre à la manière de
poupées russes. Les trois notions sont articulées de manière
organique au salut final et à sa teneur positive qu’est la glorification.
Sans la réconciliation, la justification n’aurait qu’une portée limitée
et incertaine. Sans la transformation, justification et réconciliation ne
seraient que des sécurités défensives et privées. Comme nous avons
pu le voir, les obstacles sont à chaque fois différents et renvoient à
des problématiques spécifiques. L’ordre, par conséquent, est
également important. On accèderait difficilement à la transformation
si l’assurance du pardon et de la réconciliation n’étaient pas d’abord
ancrées de manière décisive. Le salut commence par le pardon,
s’appuie sur la réconciliation, et vit de la transformation que Dieu
met en œuvre. Un bon accompagnement doit tenir compte de toutes
ces données s’il veut véritablement conduire quelqu’un à la rencontre
du projet de Dieu tel que Paul le conçoit.

La justification
La justification est essentiellement don et pardon en son premier
moment. Dieu se donne lui-même en Jésus-Christ, afin d’effacer lui-
même les fautes des humains (Rm 3,25). Si nous utilisions les mots
de l’épître aux Colossiens (2,14), nous dirions que Dieu a effacé le
document qui nous accusait en le clouant à la croix. Le don est
pardon. Il est l’œuvre d’un Dieu juste et saint.
La justification est la neutralisation objective de la puissance
d’inimitié qu’est le péché. Elle atteste du désir de Dieu de nous
soustraire au jugement qui plane sur le péché, en sous séparant de
nos fautes. Le gage considérable, offert en cette occasion, a valeur de
rançon : Car vous avez été rachetés à un grand prix. Glorifiez donc
Dieu dans votre corps et dans votre esprit, qui appartiennent à Dieu
(1 Co 6,20). La métaphore biblique du rachat a trois fonctions : 1)
elle souligne le coût : à un grand prix ; 2) elle signale une démarche
de revendication : dans votre corps et dans votre esprit, qui
appartiennent à Dieu ; 3) elle insiste sur la libération qui en résulte :
vous avez été achetés à grand prix, ne devenez pas esclaves des

144
humains (1 Co 7,23). Elle signifie que Dieu témoigne de sa volonté
de libérer et de rapatrier les pécheurs libérés dans son alliance ; dans
les mots de Jésus : chercher les brebis perdues.
La prétention à l’innocence est le principal obstacle que nous
rencontrons dans notre vie spirituelle. L’illusion d’un recours
possible à la loi et à ses procédures rituelles de réintégration dans
l’alliance en est une variation : Christ nous a rachetés de la
malédiction de la loi (Ga 3,13a). Ces deux prétentions ne nous
permettent pas de recevoir ce qui se révèle à la croix : le pouvoir
pandémique du péché, la culpabilité du monde, le détournement de la
vocation de l’être humain, l’altérité radicale de Dieu. La mort du Fils
de Dieu est le constat d’une tragédie. Nous ne pouvons plus vivre
sans en tenir compte. Elle nous demande de nous confronter à elle,
d’entendre les raisons d’un tel malheur, afin d’entrer dans la
perception même de Dieu et d’accéder à ses révélations. Elle offre à
notre conscience le moyen de s’ajuster au regard divin, et donc de se
déposséder de ses autres repères, autres mérites ou autres recours, car
tous sont inadéquats. Toute prétention est le signe d’un dédain. Ce
dédain se décline sous la forme de trois ignorances : l’ignorance de la
puissance du mal, l’ignorance de la déficience humaine et
l’ignorance de la puissance de la grâce divine. La mort du Fils
demande donc un reformatage complet de notre conscience, et
l’installation d’un nouveau logiciel de pensée et d’action ; c’est en
cela qu’elle demande une conversion :   on ne coud pas un morceau
de tissu  neuf sur un vieux vêtement (Mc 2,21).
Mais ce n’est pas tout. Etant donnée que la seule innocence qu’elle
nous présente est une innocence crucifiée, elle demande par
conséquent également une repentance : une metanoia (Rm 2,4). Si le
mot grec en lui-même signifie littéralement un changement d’avis ou
de pensée, il véhicule une idée de regret et de repentir (dans la
mythologie grecque, Metanoia est la déesse qui représente les
occasions manquées et inspire le repentir). La Bible grecque
(Septante) utilise le verbe metanoéô pour traduire la racine hébraïque
nchm qui signifie se lamenter, avoir de la peine. Le verbe signifie le
changement profond dont le cœur contrit a besoin (cf. Je 8,6 ; 31,19 ;

145
Sir 14,16 ; Sg 12,10). La repentance en effet est contrition et
humilité : Je suis avec l'homme contrit et humilié, afin de ranimer les
esprits humiliés, afin de ranimer les cœurs contrits (Es 57,15c)150.
C’est ce sens que nous rencontrons dans la littérature juive de langue
grecque et chez le philosophe juif contemporain de Paul, Philon
d’Alexandrie151. C’est ce sens qu’adopte le Nouveau Testament. La
repentance est seul moyen de modifier le cours funeste des choses et
de nous faire accéder à la liberté. Si la conversion consiste à dire
oui : retourner à Dieu, la repentance consiste à dire non : se détourner
du mal et de ses aliénations. En ce sens, elle permet le travail de
séparation : une séparation du passé pour se tourner vers l’avenir. Le
« non » souligne ce qui est préalable, le « oui » indique la finalité.
C’est le sens (oublié ou trahi) que le mot repentance a très
majoritairement dans le Nouveau Testament 152. Selon les évangiles
synoptiques, la repentance fut une des premières exigences de Jésus :
Le temps est accompli, et le royaume de Dieu est proche. Repentez-
vous, et croyez à la bonne nouvelle : dites non, et dites oui153. Au
cours de son ministère Jésus a dénoncé les obstacles à l’avancée du
Royaume de Dieu. Il a souligné les renoncements nécessaires à son

150
Les esprits humiliés (littéralement abaissés) renvoient à la première béatitude
selon la version de Matthieu 5,3 : Heureux les pauvres en esprit // les abaissés de
l’esprit).
151
C’est précisément ce qui distinguait Philon des Stoïciens : la nécessité de la
repentance pour accéder à la sagesse. Philon fut inspiré par Proverbes 9,10 : Le
commencement de la sagesse, c'est la crainte de l'Eternel.
152
Un non général : Mt 3,2 ; 3,8 ; 3,11 ; Lc 3,3 ; 3,8 ; 5,32 ; 13,3 ; 13,5 ; 15,7 (2x) ;
15,10 ; 16,30 ; 24,47 ; Ac 2,38 ; 5,31 ; 13,24 ; 17,30 ; 19,4 ; 26,20 (3x).
Un non spécifique : Mt 11,20.21 ; 12,41 ; Lc 10,13 ; 11,32 ; 17,3.4 ; Ac 8,22 ;
Rm 2,4 ; 2 Co 7,9.10 ; 2 Co 12,21 ; He 6,1 ; 12,17 ; 2 Pi 3,9 ; Ap 2,5 (2x) ; 2,16 ;
2,21 ; 2,22 ; 3,3 ; 3,19 ; 9,20 ; 9,21 ; 16,9 ; 16,11.
Un non avant le oui (une trajectoire) : Ac 26,20.
Le oui, ou conversion, est porté par le verbe epistrephein (retourner) : Mc 4,12 ;
// Mt 13,15 ; Ac 9,35 ; 11,21 ; 15,19 ; 26,20 ; 28,27 ; 2 Co 3,16.
153
Certains objecteront que Jésus, parlant araméen, a dû utiliser le verbe shouv.
Mais ce verbe a un double sens : se retourner et retourner. Je 8,4 utilise deux fois à
la suite ce verbe pour signifier ses deux sens : "Si l'on se détourne, ne doit-on pas
revenir ?". La Septante utilise les deux verbes grecs apostrephein (se détourner) et
epistrephein pour traduire le double sens de shouv.

146
établissement154. A la suite de Jésus, Paul s’est battu pour tenir
ensemble le « non » et le « oui ». Il s’est défendu contre des
adversaires qui accusaient son évangile d’être une hypertrophie de la
grâce (un « oui » seul) : Et pourquoi ne ferions-nous pas le mal afin
qu'il en arrive du bien, comme quelques-uns, qui nous calomnient,
prétendent que nous le disons ? (Rm 3,8). Nous donnerions raison à
ces calomnies si nous négligions ce rappel. La repentance n’a pas
pour but de nous maintenir dans la culpabilité, mais de nous en
délivrer en nous en purgeant : dire oui à la grâce en disant non aux
raisons de la disgrâce. Il s’agit de reconnaître que nous sommes à la
fois victimes et complices de forces qui nous dépassent, dictent nos
réactions ou nos comportements au point de nous éloigner de Dieu et
de ce qu’il nous promet. Il s’agit aussi et surtout de rencontrer la
douleur de Dieu, d’accuser réception de son désir d’inviter l’être
humain malade à une vie nouvelle. C’est parce qu’elle conduit à la
repentance et à l’humilité que la culpabilité devant la croix sépare le
pécheur du péché, structure la personnalité du croyant et le fait
emprunter un itinéraire libérateur susceptible de le faire revivre à
Dieu (toute autre culpabilité serait maléfique). La repentance est un
vase – vase d’argile – dans lequel la grâce se répand ; elle est son
« contenant » 155. Elle constitue un don en retour, un contre-don, à
l’égard de la grâce divine, un contre-don toujours attendu, toujours
suscité par l’événement de la mort du Christ et la parole de la
prédication. Elle n’est pas la condition de la grâce, mais la condition
de sa réception (1 Corinthiens 15,9-10). Elle est la première
manifestation de la vie du Christ en nous. La grâce frappe à la porte,
la repentance ouvre, la grâce entre.
154
Qu’il suffise de relire : Si ton œil droit est pour toi une occasion de chute,
arrache-le et jette-le loin de toi ; car il est avantageux pour toi qu'un seul de tes
membres périsse, et que ton corps entier ne soit pas jeté dans la géhenne. Et si ta
main droite est pour toi une occasion de chute, coupe-la et jette-la loin de toi ; car
il est avantageux pour toi qu'un seul de tes membres périsse, et que ton corps
entier n'aille pas dans la géhenne (Mt 5,29s).
155
Paul conclut ainsi sa méditation sur le mystère de la vie du Christ contenue dans
des vases de terre : afin que la grâce en se multipliant, fasse abonder, à la gloire
de Dieu, les actions de grâces d'un plus grand nombre (2 Co 4,15). Le vase de
terre est une image d’humilité.

147
La réconciliation
La réconciliation est une promesse et une disposition de Dieu, un
engagement à se tenir à nos côtés et à être pour nous. Ce n’est pas
Dieu qui est réconcilié, mais c’est Lui qui nous réconcilie en nous
donnant une preuve de son amour (cf. Rm 5,8 et 2 Co 5,19). C’est le
témoignage d’un Père à ses enfants. C’est aussi l’hospitalité d’un Roi
qui nous offre son amitié et nous invite à régner avec lui. La
réconciliation prolonge la justification. Elle ne vise plus à effacer le
document qui nous accusait (Colossiens 2,14), mais à détruire le mur
qui nous séparait de Dieu  : l’inimité (Ephésiens 2,14).
Une peur de la mort ou du jugement qui lui est corrélé (Rm 5),
signale une difficulté à recevoir la réconciliation. Le croyant reçoit le
pardon, mais ne reçoit pas pleinement Celui qui le donne. Il accepte
le verdict d’acquittement, mais ne s’offre pas à la revendication
entière qu’il traduit. Le pardon tend dès lors à demeurer une
exception, au lieu de manifester la règle. La grâce s’en trouve limitée
et le retour du péché ou de la loi menace (Rm 6-7). La réparation ne
débouche pas sur une communion. Privé de l’amour manifesté en
cette occasion le croyant tend inexorablement à se séparer de son
Dieu et demeure dans un état spirituel d’inquiétude. Il ne parvient pas
à éloigner de son esprit l’idée que Dieu pourrait un jour se retourner
contre lui à la faveur de ses nouvelles fautes. La menace de la colère
plane encore. Les souffrances du temps présent (Rm 8) ne sont plus
des circonstances appelées à être favorables, mais l’indice du doigt
vengeur ou accusateur de Dieu. Quand ce doigt semble pointé vers
les autres (Rm 12-15), le gain apparent est nul, car, d’une part,
l’accusation est fausse et, d’autre part, elle n’exorcise en rien la
difficulté à recevoir l’amour de Dieu.

148
La transfiguration
La transfiguration est une promesse. Elle désigne l’intention de Dieu
de nous configurer à l’image du Fils. Paul nous présente ce Fils
comme un prophète obéissant (Rm 15,1-6), un exemple à suivre (Rm
15,3 : Le Christ n’a pas fait ce qui lui plaisait). Cette transformation
est essentiellement un processus par lequel le fidèle est dépossédé de
ses propres préoccupations, de ses propres objectifs, de ses propres
jugements, et invité à adopter ceux de son Maître, afin que Celui-ci
puisse continuer de se révéler au monde et le sauver. La
transfiguration nous demande d’accepter la mission de disciple, qui
n’est rien d’autre que celle de représenter dans le monde son
Sauveur. On peut parler ici de consécration, tant il s’agit de
s’engager en faveur de Celui que nous reconnaissons comme notre
Dieu, et de le servir. Rendre un culte à ce Dieu implique de refuser
les normes du monde fondées sur la rivalité, le pouvoir, les
complaisances idolâtres, les compromissions idéologiques et les
compétitions assassines. La transformation fait de nous le gardien de
notre frère, et de ce frère, notre gardien. Elle nous configure à la
solidarité du Royaume à venir. Une peine à accepter cette solidarité,
une difficulté à concevoir la légitimité ou même la différence des
autres appels et autres ministères est l’indice d’une difficulté à nous
laisser transformer, un retour de la pénurie aux dépens de la grâce, le
signe d’un endurcissement spirituel mortifère.

La réaction de l’humain
L’humain est appelé à croire, à espérer et à aimer.
Ici aussi les trois réalités s’emboîtent l’une dans l’autre et participent
d’un même mouvement. La complémentarité et la nécessité des trois
étapes permettent de formuler quelques règles systématiques. Une foi
qui ne déboucherait pas sur l’espérance serait close et craintive. Une
foi et une espérance qui n’accèderaient pas à l’amour ne
parviendraient pas à maturité. La foi doit rebondir sur la

149
réconciliation pour devenir espérance et l’espérance doit s’appuyer
sur la puissance de transformation de Dieu, pour se muer en amour.
À l’inverse, sans la foi, l’espérance ne serait qu’un simple pari
spéculatif : celui qui parie espère toujours, mais ne croit pas un seul
instant. Sans la foi et l’espérance, l’amour ne serait qu’humain et
demeurerait incertain. Il risquerait de ne plus être amour de celui
pour lequel Christ est mort ; il risquerait de ne plus être alimenté et
par conséquent de mourir. On perçoit bien encore, à la fois
l’interdépendance organique de ces trois étapes, ainsi que les raisons
du traitement spécifique que l’apôtre a prodigué à chacune.

La foi
La foi est la première réponse à l’action divine et sans elle l’action de
Dieu risque de devenir lettre morte. En effet, la foi est une ouverture
à Dieu, une perméabilité à sa parole ; elle est le contraire de
l’indifférence ou de l’autosuffisance, de l’apathie ou de
l’endurcissement, de la soumission aux standards du monde qui n’est
rien somme toute qu’une démission spirituelle. Sachant que la
conscience humaine ne vit que parce qu’elle est informée, la foi puise
et donc reçoit cette information de Dieu lui-même. Elle reconnaît que
la vie, la mort et la résurrection de Jésus-Christ (parole de Dieu faite
chair) est la nouvelle clé d’interprétation des intentions divines, la
nouvelle Loi dont la conscience se nourrira. Elle est le lien qui réunit
Abraham à chacun des croyants, mais elle est aussi ce qui unit la vie
de ces derniers à l’œuvre historique du Christ. Elle prend exemple,
s’enracine et se nourrit dans la foi du Fils. Elle reçoit dans
l’engagement divin une telle marque de confiance, qu’elle devient
confiance à son tour ; une demande d’un tel excès qu’elle ne peut que
s’offrir pour toute réponse. La foi dit oui au oui que Dieu prononce
dans la douleur de son Fils crucifié. C’est par elle que le croyant
« retrouve » son Dieu et rend son action personnellement possible et
concrète. La foi reconnaît que l’initiative et la réalisation du salut
appartiennent à Dieu et elle veut lui rendre, tel un hommage, ses

150
droits d’auteur. La foi est aussi repentance. La repentance permet à
Dieu de neutraliser, dans la personne du croyant, la puissance du
péché. Le recours aux œuvres pénitentielles ou aux procédures
rituelles d’entrée dans l’alliance divine ferait offense au fait que le
salut de Dieu s’est manifesté de manière universelle, en dehors de la
loi et de ses procédures, et c’est pour cette raison que Paul considère
ces œuvres comme inutiles. Le pardon offert en Jésus-Christ signifie
une entrée de fait dans l’Alliance de Dieu pour celui qui reçoit ce
pardon dans la foi.

L’espérance
Quand la foi appréhende la justification comme une réconciliation,
elle grandit en espérance. Si la foi naît de la parole qui est proclamée
(Rm 10,17), l’espérance naît de la promesse que cette parole
exprime. Où se situe cette promesse ? Dans la grâce que la mort et la
résurrection du Christ ont manifestée. Si un don d’une telle ampleur
nous a été accordé alors que nous étions ennemis de Dieu, il est
logique de penser que le donateur ne s’arrêtera pas là. En effet, qui
peut le plus peut le moins. La mort et la résurrection du Christ
n’ouvrent pas le canal de la grâce divine pour le refermer aussitôt.
Dieu a toujours été ami des humains, il l’est, et il le restera. Rien ne
peut nous séparer de cette amitié. Cela ne signifie pas pour autant
que l’espérance est une attente passive ou la défense d’un privilège.
L’espérance a des ennemis qu’elle est appelée à combattre : le péché,
la loi, la chair. Si la foi est confiance, l’espérance en effet est
obéissance à Dieu. Réciproquement, une difficulté à obéir signalerait
une peine à espérer. L’obéissance exprime un refus de retourner sous
l’esclavage du péché qui nous séparait de Dieu, un refus de la mort.
Celui qui espère ne conçoit pas la grâce comme un alibi pour se
laisser aller, mais une motivation pour se battre. Croire que l’on vit
de la grâce sans renoncer à rien (dire non) est un contre-sens
spirituel. C’est faire de la grâce le pire contre-usage qui soit, puisque
la grâce est précisément la force qui nous rend capable de renoncer à
ce qui déplaît à Dieu et nous fait spirituellement dépérir.

151
Ce qui déplaît à Dieu nous est indiqué par l’Esprit. C’est lui
désormais, et non la loi, qui s’adresse à notre conscience. Cet Esprit
est l’Esprit de Dieu ou encore l’Esprit du Ressuscité. Que cet Esprit
demande-t-il au croyant ? Précisément d’accepter son aide et de
renoncer à sa prétention à l’autonomie. Car l’autonomie, vivre sans
Dieu ni maître, nous détourne de notre vocation humaine véritable :
la communion avec Dieu. L’egô charnel qu’elle promeut est, dans la
vie spirituelle, ennemi du tu auquel Dieu s’adresse en lui demandant
de le suivre avec confiance. La prétention de l’egô à être autonome,
cède rapidement la place à la terrible et funeste illusion de pouvoir
amasser un trésor ici-bas tandis que la guerre entre ses appétits et les
doléances de Dieu donnent lieu à un combat spirituel incessant et
finalement déprimant. Demeurer en communion, tel est le cap de
l’espérance. Cette communion est appelée à s’étendre, et elle
concerne tout le monde. C’est pourquoi il serait contre-productif de
considérer l’espérance comme une prérogative personnelle. Espérer,
c’est ne rien accaparer (Rm 9-11). On n’espère jamais seulement
pour soi. L’espérance révèle le caractère non pas réflexif mais au
contraire profondément transitif de la foi. Ce caractère transitif de la
foi permet à l’espérance de s’épanouir en amour de ceux, dont Israël,
qui n’ont pas encore reçu le salut et l’adoption manifestés en Jésus-
Christ.

L’amour
L’amour propage l’Evangile et relaye l’hospitalité dont Dieu a fait
preuve. Il est la maturité de la foi et de l’espérance, l’expression de
leur caractère le plus offensif et le plus efficace. Voilà pourquoi Paul
nous dit que ce qui a de la valeur, c’est la foi opérant par l’amour
(Gal 5,6). Ici, le croyant quitte la table où il était invité, pour servir à
son tour. Il ne s’appartient plus. Il n’est plus seulement le pécheur
pardonné et l’ennemi réconcilié, il est l’enfant qui a fait sienne la
mission de son Père. C’est par lui que Dieu parvient peu à peu à
transformer le monde. Sa préoccupation ? Ne pas détruire l’œuvre du
Christ. Les recommandations de Rm 12-15 en effet, visent surtout à

152
ne pas entraver l’action de Dieu. L’amour ne prétend pas faire
cavalier seul ni oublier la dette dont il est redevable. Il est nourri de
la certitude que Dieu combat, et qu’il n’est lui-même qu’un enfant
mobilisé à son service. L’amour humain n’est pas autonome. Il n’en
a d’ailleurs pas les moyens. Il est sous perfusion de l’amour
manifesté dans la mort du Christ, et sans lequel il perdrait la vie.
C’est toute la différence qui existe entre les systèmes de pensée qui
professent l’amour, et la foi chrétienne qui le confesse (presque à son
corps défendant : la foi ne saurait faire autrement pour rester elle-
même en vie). La foi chrétienne n’est pas seulement une religion qui
professe l’amour. Elle proclame et célèbre l’événement qui alimente
concrètement cet amour. Elle voit dans la mort du Christ la réponse à
la question que posait le poète Jacques Audiberti : « Mais cet amour
que je donnerai, où le prendrai-je ? »
Une difficulté à aimer, signale une difficulté à laisser circuler la
grâce divine, une tendance à la retenir, à s’interposer entre elle et le
prochain, à le croire rival, à le jalouser. L’histoire de Caïn et d’Abel,
écrite pour notre instruction, nous enseigne qu’on ne guérit pas
d’une sclérose par un assassinat. Aimer, comme le disait Jésus, c’est
faire grâce.

Envoi
Paul, agissant en véritable pasteur soucieux du troupeau de son
maître, nous a balisé un chemin qui va de la mort à la vie. Tout est
fait, dans cette épître construite comme un temple, pour offrir à
quiconque croit un manuel de croissance spirituelle. Si la chute
initiale de l’être humain est causée par sa difficulté à glorifier Dieu et
à lui rendre grâce (Rm 1,21), celui-là a désormais entre les mains les
moyens de se relever. Dans le récit de la Genèse, le serpent avait
réussi par son mensonge à exalter Adam et Eve et à les dresser contre
Dieu. En Jésus-Christ, Dieu efface le mensonge du diable et fortifie
cette humanité. La justification efface les conséquences du mauvais
agir de l’humain, la réconciliation fait tomber l’inimitié, tandis que la

153
transfiguration accompagne la progression du croyant. L’œuvre de
Dieu en Jésus-Christ détruit l’œuvre du serpent. C’est ce qui fait dire
à l’apôtre, en conclusion de sa lettre, que le Dieu de la paix écrasera
bientôt Satan sous vos pieds (Rm 16,20).
Où se vit cette « religion portable » sans temple ni sacrifice ? Dans la
communauté (ou à défaut la communion) de ceux qui reconnaissent
l’action déterminante de Dieu en Jésus-Christ. Le Christ est l’agent
par lequel Dieu a absout les fautes humaines (Rm 3,25) ; il est celui
par lequel Dieu nous fera régner dans la vie éternelle (Rm 5,17) ; il
est enfin celui par lequel Dieu nous transmet sa volonté (Rm 15,7)156.
La vie et la mort du Christ assument les deux pôles constitutifs du
culte israélite (de toute relation humaine aussi) que sont la réparation
et la communion. Il est donc possible de dire que le Christ est notre
temple et notre religion. La foi chrétienne est liée à la personne du
Christ, institué fils de Dieu du fait de sa résurrection d’entre les
morts (Rm 1,4). Ce n’est pas une religion de valeurs ou de principes
comportementaux abstraits, mais une relation faite de communion et
d’inspiration, une religion « sym-pathique ». Cette communion
implique nécessairement la présence de l’Esprit. L’Esprit en effet
inspire, et accompagne l’engagement du croyant comme il nourrit sa
fidélité à Dieu et au Christ. C’est la grâce manifestée sans cesse par
l’Esprit que le croyant est appelé à rendre à Dieu.
Dans l’épître aux Romains, la grâce en effet relie tout, de la
justification à la transformation en passant par la réconciliation. La
triple réponse qu’elle nous demande vise son expansion : la foi laisse
entrer la grâce (Rm 1-4), l’espérance la laisse s’installer (Rm 5-11),
l’amour la laisse gouverner (Rm 12-15). Il s’agit finalement de faire
preuve d’hospitalité, d’accueillir Dieu sur terre, c'est-à-dire d’abord
en nous. C’était la prière de Jésus, devenue celle des chrétiens :
Père, que ton nom soit sanctifié (// Rm 1-4),
que ton règne vienne (// Rm 5-11),
que ta volonté soit faite (// Rm 12-15),
156
L’ombre des trois offices : sacerdotal, royal et prophétique, plane sur la
structuration de Romains.

154
sur la terre comme au Ciel…

155
LA VIE PAR LA FOI : TABLEAU RÉCAPITULATIF

OBSTACLES SOLUTIONS//THÈSES

Le complexe d’infériorité/ S’accueillir les uns les autres


supériorité : la tentation du comme le Christ nous a accueillis
jugement et du mépris (14,1-15,13) (15,7)

Le sommeil (13,11-14) Rester éveillé (13,11)

La dette à l’égard de la loi (13,8- L’amour accomplit la loi (13,8)


10)
Rendre à chacun ce qui lui est dû
Le mauvais combat contre les (13,7)
autorités (13,1-7)
Vaincre le mal par le bien (12,21)
La présence du mal (12,9-21)

Être un seul corps en Christ (12,5)


Les prétentions excessives (12,3-8)

TRANSFORMATION-AMOUR
TRANSFORMATION-AMOUR -----
-----
Tout Israël sera sauvé (11,26)
L’échec d’Israël ? (9-11)
Pas de commune mesure entre les
Les souffrances du temps présent souffrances du temps présent et la
(8,18-30) gloire à venir (8,18)

L’Esprit nous libère de la chair


L’empire de la chair (8,1-17) (8,2)

La référence de la loi (7) Nous sommes dégagés de la loi


(7,6)

156
Le pouvoir du péché (6) Nous sommes morts au péché (6,1)

La menace de la mort (5,12-21) La grâce règne pour la vie éternelle


(5,21)

RECONCILIATION- RECONCILIATION-
ESPERANCE ESPERANCE
----- -----

Les œuvres de la loi La loi confirme qu’aucun être


(3,31-4,25) humain n’est justifié par les
œuvres de la loi (3,31)

La prétention à l’innocence Le monde entier est coupable et ne


(1,18-3,20) peut être justifié que par la grâce
de Dieu (3,19-20 ; 3,24)

JUSTIFICATION-FOI JUSTIFICATION-FOI

157
TRANSFORMATION-AMOUR

RECONCILIATION-ESPERANCE

JUSTIFICATION-FOI

158
Annexe 1
Le combat contre le mal au cœur du ministère de Jésus

Le Royaume de Dieu selon Jésus


S’il fallait définir le Royaume que proclame Jésus, la définition
devrait inclure le Donateur, le don, et ceux qui le reçoivent. En effet,
le Royaume de Dieu est avant tout un don gracieux du Père à ses
enfants157. Il est l’expression d’une Présence paternelle,
transcendante, qui ne demande qu’à nous investir pour nous faire
régner avec elle. En ce sens, il constitue les arrhes d’un héritage
céleste et la promesse d’une communion éternelle qui s’exprime sous
la forme d’une béatitude : Heureux celui qui mangera dans le
Royaume de Dieu (Lc 14,15). Le caractère relationnel du Royaume
est ainsi fortement mis en valeur : il appelle, embauche158 et invite à
la fête159. Les réjouissances qu’il promet sont telles que tous ceux qui
en étaient jusque-là frustrés se ruent pour pouvoir en bénéficier, tout
heureux de la grâce qui leur est offerte160. La victoire qu’il anticipe
manifeste la suprématie que Dieu veut faire prévaloir sur la terre
comme elle prévaut au ciel : que ta volonté soit faite sur la terre
comme au ciel. En ce sens, le Royaume est une intrusion du ciel sur
la terre, une irruption de l’eschaton (derniers temps) dans la vie de
tous les jours. C’est précisément cette suprématie eschatologique
(dernière) que le Roi veut d’ores et déjà partager avec ses sujets pour
en faire, non seulement des bénéficiaires, mais également des
intendants de son Royaume : des disciples. Au nom du Royaume,
Jésus transmet donc au premier cercle de ses disciples une autorité et
une puissance spirituelles nouvelles qui l’emportent sur les
157
Ne crains point, petit troupeau ; car votre Père a trouvé bon de vous donner le
royaume (Lc 12,32)
158
Car le royaume des cieux est semblable à un maître de maison qui sortit dès le
matin, afin de louer des ouvriers pour sa vigne (Mt 20,1). 
159
Le royaume des cieux est semblable à un roi qui fit des noces pour son fils (Mt
22,2).
160
La loi et les prophètes ont subsisté jusqu'à Jean ; depuis lors, le royaume de
Dieu est annoncé, et chacun use de violence pour y entrer (Lc 16,16).

159
puissances du mal161. En contrepartie, l’engagement est radical. Le
disciple doit considérer le Royaume de Dieu comme prioritaire 162 et
absolu163. Sa quête doit dépasser le point de non-retour 164. Autrement
dit, le disciple doit se consacrer au Royaume ; autant que faire se
peut165. Ce que Jésus attend de lui est sa mobilisation. Toutes les
paroles les plus radicales de Jésus doivent se comprendre sur
l’arrière-plan de cette mobilisation. Jésus et ses disciples mènent une
guerre contre le mal. Or, en tant de guerre, il est impossible de
regarder en arrière. En temps de guerre, ceux qui combattent
n’enterrent pas les morts166. En temps de guerre, le frère ou la mère
sont nos voisins de tranchée, nos camarades de combat, nos
compagnons de persécution, plus que les gens de notre famille
naturelle167. Nous ne comprenons pas les « paroles insensées » de
Jésus si nous ne prenons pas en compte le conflit radical dans lequel
il est engagé et le bouleversement personnel, familial, social et
religieux que ce conflit induit. Et le fait d’appartenir à sa parenté
n’aide pas toujours : Ceux de sa maison, ayant appris ce qui se
passait, vinrent pour se saisir de lui ; car ils disaient : Il est hors de
sens (Mc 3,21). Le feu de l’amour de Dieu ne se reçoit pas sans
brûlure. Suivre Jésus signifie s’attacher de tout son cœur à la
personne et à sa mission : Celui qui aime son père ou sa mère plus
que moi n'est pas digne de moi, et celui qui aime son fils ou sa fille
161
Voici, je vous ai donné le pouvoir de marcher sur les serpents et les scorpions,
et sur toute la puissance de l’ennemi ; et rien ne pourra vous nuire (Lc 10,19).
162
Cherchez premièrement le royaume et la justice de Dieu (Mt 6,33).
163
Car, je vous le dis, si votre justice ne surpasse celle des scribes et des
pharisiens, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux (Mt 5,20).
164
Quiconque met la main à la charrue, et regarde en arrière, n'est pas compatible
avec le royaume de Dieu (Lc 9,62).
165
Le degré de disponibilité définit les différents cercles de ceux qui suivent Jésus
(les disciples, les sympathisants, les personnes qui soutiennent sa mission…)
166
Un autre des disciples lui dit : « Seigneur, permets-moi de m'en aller d'abord
enterrer mon père. » Mais Jésus lui dit : « Suis-moi, et laisse les morts enterrer
leurs morts (Mt 8,22). Ceux qui enterrent les morts sont ceux qui ne participent pas
au combat que Dieu mène contre le mal. Ils sont spirituellement morts dit Jésus ; le
culte qu’ils rendent à Dieu n’est que funérailles.
167
Qui est ma mère, et qui sont mes frères ? Puis, jetant les regards sur ceux qui
étaient assis tout autour de lui : Voici, dit-il, ma mère et mes frères (Mc 3,33-25).

160
plus que moi n'est pas digne de moi (Mt 10,37)168. La version
lucanienne - sans doute plus originale - de la parole de Jésus est
encore plus « offensante » : Si quelqu'un vient à moi, et s'il ne hait
pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, et ses sœurs,
et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple (Lc 14,26).
Aucune reconquête n’est véritablement possible si le disciple ne
s’offre pas à l’ordre de réquisition que lui intime le Royaume de
Dieu. C’est à ce prix qu’il est transformé spirituellement 169, et qu’il
peut transformer à son tour le monde qui l’entoure170. Quand Jésus dit
à ses disciples qu’ils sont le sel de la terre, il souligne certes la
fonction « bactéricide » de leur mission (faire disparaître le mal
potentiel) mais il souligne également deux conditions : la nécessité
de recevoir cette vertu de Dieu lui-même et le devoir de la
conserver171. Si le Royaume de Dieu est in fine le territoire que
s’approprie l’Esprit Saint, le premier territoire qu’il désire conquérir
et conserver est la personne du disciple.

L’Esprit est en effet indissociable du Royaume. Il est, à ce titre,


singulièrement mis en valeur par Jésus. L’Esprit est le doigt de Dieu
qui libère ceux qui sont captifs172. Il est la puissance sur laquelle
s’appuie l’autorité de Jésus. Cette puissance est capable de lier
l’homme fort (Mc 3,27). Autrement dit, elle est capable d’arracher
des mains du diable ce qui ne lui appartient pas et de déloger ce
168
Il nous faut entendre, derrière cet appel radical de Jésus, un écho du
commandement capital de la Bible juive : Tu aimeras l’Eternel ton Dieu de tout
ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force (Dt 6,5). Ce commandement est à
l’arrière-plan de la parabole du semeur (dans l’ordre suivant : de tout ton cœur, de
toute tes forces, de toute ton âme) et du récit des trois tentations de Jésus au désert.
169
Il leur dit cette autre parabole : Le royaume des cieux est semblable à du levain
qu'une femme a pris et mis dans trois mesures de farine, jusqu'à ce que la pâte soit
toute levée (Mt 13,33).
170
Cf. la parabole de la graine de moutarde (Marc 4,30-32).
171
Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel perd sa saveur, avec quoi la lui
rendra-t-on ? Il ne sert plus qu'à être jeté dehors, et foulé aux pieds par les
hommes (Mt 5,13).
172
Si c’est par le doigt de Dieu que moi je chasse les démons, c’est donc que le
règne de Dieu est parvenu jusqu’à vous (Lc 11,20). La version matthéenne a
traduit le doigt par l’Esprit.

161
dernier de l’espace qu’il a occupé, tel un squatteur (Mc 3,27).
L’Esprit rapproche ceux qui sont éloignés, guérit ceux qui sont
malades, ressuscite ceux qui sont morts. Il suscite la foi chez
l’incrédule, l’espérance chez le désespéré, la compassion chez
l’insensible. L’Esprit Saint associe, accorde et finalement unit. Il est
l’herméneute des paroles et des actions de Jésus : il en fait
comprendre le sens et les enjeux. De ce point de vue, sa présence est
discriminante et délimite un dedans et un dehors : de dedans, le
Royaume se saisit comme une évidence, de dehors, il paraît
totalement abscons173.  L’Esprit transmet la grâce du Royaume. C’est
pour cette raison que celui qui nie sa présence agissante se place en
dehors de l’économie du pardon174 ; autant dire en dehors du
Royaume. Si les disciples sont des intendants du Royaume, l’Esprit
est leur superintendant.

(Après la résurrection de Jésus, Paul développera cette vérité en


parlant du ministère de l’Esprit. Le but que poursuit l’Esprit est de
faire vivre le Christ en nous. La vie du Christ dans la personne du
croyant est la présence du Royaume en lui. Il y a donc une parfaite
relation de continuité entre le Royaume prêché par Jésus et la vie du
Christ prêchée par Paul. Le Royaume et la vie du Christ en nous
renvoie à la même réalité spirituelle, exigent les mêmes conditions
(abandon, consécration), assument la loi, mènent un même combat
radical contre le mal.)

L’hostilité que la prédication du Royaume rencontre permet d’en


élargir la définition et de préciser quels sont les deux pôles du
combat de Jésus. Au tout début de l’évangile de Marc, il nous est
rapporté la délivrance d’un homme possédé dans la synagogue de
Capharnaüm. En réaction à l’autorité que Jésus manifeste dans son
enseignement (Mc 1,22), l’esprit impur s’écrie : « Pourquoi te mêles-
tu de nos affaires Jésus le Nazaréen ? Es-tu venu pour notre perte ?
173
Il leur dit : C'est à vous qu'a été donné le mystère du royaume de Dieu; mais
pour ceux qui sont dehors tout se passe en paraboles (Mc 4,11).
174
C'est pourquoi je vous dis que tout péché et blasphème seront remis aux
hommes, mais le blasphème contre l'Esprit ne sera pas remis (Mt 12,31)

162
Je sais qui tu es : le Saint de Dieu » (Mc 1,24). A sa manière, l’esprit
impur pose la première « confession de foi » relative à Jésus : celui-
ci est venu détruire les œuvres de Satan (Mc 3,24). Selon cette
confession, Jésus vient redonner Dieu aux êtres humains et redonner
les êtres humains à Dieu. Aux forces centrifuges qui éloignent de
Dieu, il oppose une force centripète qui ramène à Dieu. En ce sens il
est médiateur entre le Père et ses enfants ; il vient réunir ce qui a été
séparé et aliéné. Jésus est animé par un pathos de conquête ou de
reconquête. Il vient reconquérir ce qui appartient à Dieu et réclamer
ce qui Lui est dû : Car le Fils de l'homme est venu chercher et
sauver ce qui était perdu (Mt 18,11). C’est le premier pôle de son
action, le plus fondamental.
Ce pathos de la conquête est un Oui adressé à l’être humain et un
Non adressé aux forces et aux pouvoirs qui l’aliènent. Dans la
prédication et les actions de Jésus par conséquent, à l’image de la
vocation de Jérémie, il n’y pas d’affirmation sans contestation, pas de
construction sans destruction, pas de réhabilitation sans déchéance,
pas d’admission sans exclusion, pas de oui sans le non : « Voici, je
mets dans ta bouche mes paroles ! Vois : aujourd’hui, je te donne
autorité sur les nations et les royaumes, pour arracher et renverser,
pour détruire et démolir, pour bâtir et planter. » (Jer 1,10). Le
royaume du Malin et de ses avatars doit être démantelé. Satan est
l’adversaire qui se dresse entre Dieu et les humains. Jésus est venu
pour le vaincre et nous apprendre à le vaincre à notre tour. C’est le
second pôle de son ministère qui n’est autre que le verso du premier.
Comme l’affirmait le bibliste allemand Joachim Jeremias dans sa
Théologie du Nouveau Testament, Jésus fait son apparition dans ce
monde asservi par Satan et il vient avec l’autorité de Dieu, non
seulement pour exercer la miséricorde, mais et surtout pour reprendre
la lutte contre le Malin. L’auteur de la première épître de Jean le
formule ainsi : Le Fils de Dieu est apparu, afin de détruire les
œuvres du diable (1 Jn 3,8). Le Nouveau Testament est entièrement
traversé par cette lutte entre deux royaumes, celui du Mal ou de
Satan, et celui de Dieu que vient proclamer Jésus.

Le centre de gravité du ministère de Jésus

163
Les deux pôles que sont la reconquête de ce qui appartient à Dieu et
la victoire contre le Malin à l’œuvre dans le monde constituent le
centre de gravité du ministère de Jésus. Ils sont le dénominateur
commun de toutes ses actions et de tous ses enseignements. Ils
représentent donc le grand ensemble qui contient tous les autres sous-
ensembles tels que celui de la justice, du pardon, de la guérison, de la
délivrance, de la liberté, de la sainteté et même de la grâce. Cette
remise en perspective est nécessaire. Nous avons trop tendance à
considérer certains sous-ensembles du ministère de Jésus comme le
grand ensemble qui résumerait toute son œuvre. Si nous conférons à
un sous ensemble le statut de grand ensemble, nous perdons de vue le
principal objectif de Jésus et générons des angles morts. En
conséquence, des paroles de Jésus perdent leur sens. A terme, notre
théologie se transforme en idéologie.

L’adversaire de Jésus
L’adversaire de Jésus en effet n’est pas quelque chose : la culpabilité,
l’injustice, la maladie, l’aliénation, l’impiété, l’attachement coupable
ou encore l’hypocrisie. Même le péché n’est pas le premier
adversaire de Jésus. L’adversaire de Jésus, le Mal radical - pour
reprendre les mots du philosophe Emmanuel Kant - qu’il est venu
contester, est quelqu’un. Ce quelqu’un n’est pas un être humain, un
groupe d’êtres humains, un peuple ou une classe sociale, mais une
force spirituelle hostile à Dieu qu’il nomme Satan (Lc 10,18)175,
adversaire d’abord (Ge 3) puis accusateur ensuite (Za 3) des êtres
humains. Dans l’Ancien Testament, le livre de Job représente le
meilleur témoignage de son action et du combat que Dieu nous
encourage à mener contre lui. Les images égyptiennes du Léviathan
(crocodile) et de Béhémot (hippopotame) qui le représentent en Job
40 expriment son caractère monstrueux et hostile à l’être humain.
Ces deux animaux étaient considérés en Egypte (basse époque)
comme des incarnations de Seth le diabolique, le dieu de la terreur,
de la confusion et du chaos. Le prophète Esaïe avait déjà utilisé cette
image bestiale du Malin en affirmant : Ce jour-là, Iahvé sévira avec

175
Cf. aussi Mc 3,23.

164
sa dure, grande et forte épée, contre Léviathan, le serpent fuyard,
contre Léviathan, le serpent tortueux, et il tuera le dragon qui est
dans la mer (27,1).
C’est parce qu’il a su résister à ses tentations dans le désert que Jésus
a pu manifester le Royaume de Dieu. Et c’est une fois le Royaume
propagé à travers le succès de la mission de ses disciples que Jésus a
prophétisé en disant : « Je voyais Satan tomber du ciel comme un
éclair » (Lc 10,18). L’apôtre Paul proclame à son tour cette prophétie
dans le dernier de ses livres : « Le Dieu de paix brisera bientôt Satan
sous vos pieds » (Rm 16,20). Le Nouveau Testament se clôture par le
majestueux déploiement de cette victoire dans le livre de
l’Apocalypse qui forme, avec le récit de la chute de l’être humain du
livre de la Genèse, une formidable inclusion. La boucle est bouclée.

La visée éthique de Jésus


La loi éthique juive est gouvernée par le souci de ne pas étendre le
règne du Mal, mais d’étendre le règne de Dieu (la vie, la paix, le
bien…). Chaque commandement en est pétri ; c’est d’ailleurs leur
seul critère de validité (et devrait être leur seul critère d’invalidité, ou
pour le moins de suspension, le cas échéant)176.

Jésus conserve la même visée et la prolonge. L’« impératif


catégorique » de son éthique et de l’éthique chrétienne par
conséquent est le suivant : agissez autant que possible afin de rendre
Dieu/le bien victorieux. Le mal est attaqué à la racine, traqué jusque
dans ses intentions, débusqué derrière ses paravents religieux ou
moraux, épinglé sur le tableau des paresses ou des justifications
personnelles et enfin crucifié sur la croix de Golgotha. Le succès de
Dieu et de son œuvre en toute occasion est le critère absolu du
comportement de Jésus. Il s’agit de triompher du Mal et de le
désarmer sous peine de le voir nous séparer de Dieu ou de nos frères
et sœurs. Ainsi s’explique l’insistance mise sur le pardon (Mc 11,25 :
176
Ainsi Jésus suspend le commandement du respect du sabbat en vue de la
recherche d’un bien supérieur : la guérison d’un malade dans la synagogue (Mc
1,21-26). Le thème est repris et développé plusieurs fois, tant dans les évangiles
synoptiques (Mc 3,1-6//Mt 12,9-14//Lc 6,6-11) que dans Jean (Jn 7,19-24).

165
Et, lorsque vous êtes debout faisant votre prière, si vous avez
quelque chose contre quelqu'un, pardonnez, afin que votre Père qui
est dans les cieux vous pardonne aussi vos offenses.) ; ou sur la
réconciliation (Mt 5,23s : Accorde-toi promptement avec ton
adversaire, pendant que tu es en chemin avec lui, de peur qu'il ne te
livre au juge, que le juge ne te livre à l'officier de justice, et que tu ne
sois mis en prison). Le combat est de nature spirituelle comme en
témoigne le commandement d’aimer ses ennemis : Aimez vos
ennemis : bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux
qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous
persécutent (Mt 5,44). Le commandement d’amour en question
prend la forme d’un subtile crescendo : quand on ne parvient plus à
bénir, il reste la possibilité de faire du bien ; quand on ne parvient
plus à faire du bien, il reste la possibilité de prier. Il n'existe aucun
espace que l’amour ne saurait investir. La visée d’un tel
commandement ? Faire circuler la grâce et le feu de l’amour de
Dieu177 ; devenir fils du Père qui est dans les cieux  ; faire lever le
soleil de Dieu sur les bons comme sur les méchants (Mt 5,45). La
défaite du Mal ne suffit pas, elle équivaudrait à un possible match
nul ; il faut autant que possible donner la victoire à Dieu. Entretenir
et faire fructifier le capital de Dieu, tel est le message. Et si
d’aventures la lutte contre le mal venait à prétériter la victoire de
Dieu en le lésant de quelque façon, alors cette lutte devrait être
suspendue et son issue remise à Dieu lui-même. Tel est
l’enseignement de la parabole matthéenne de l’ivraie dans laquelle,
par souci de ne pas abîmer les bonnes plantes, le maître de la maison
recommande à ses serviteurs d’attendre le temps de la moisson au
cours de laquelle les moissonneurs sépareront et détruiront eux-
mêmes les mauvaises herbes (Mt 13.24-30 expliquée en 36-43). On
ne saurait faire gagner Dieu en endommageant son patrimoine ; ce
dernier prime. Nous ne sommes pas dans le temps du jugement (des
moissonneurs), mais dans celui de la grâce. Le zèle demandé n’est
pas un zèle amer. La lutte contre le mal n’est pas aveugle, frénétique

177
Mais si ton ennemi a faim, donne-lui à manger, s'il a soif, donne-lui à boire, car
en agissant ainsi, tu amasseras des charbons ardents sur sa tête (Rm 12,20).

166
ou obsessionnelle, elle est affaire de discernement. La présence et
l’aide de l’Esprit sont donc indispensables.

Annexe 2

La force de Dieu s’accomplit dans la faiblesse : l’exaucement


caché de 2 Corinthiens

Il n’est pas facile de lire de façon linéaire la seconde épître aux


Corinthiens. Entre les quatre récits de voyages et les sept annonces
de la visite de l’apôtre, le lecteur peine à retracer une trame
historique cohérente. De surcroît, les thèmes de la lettre se
distinguent, mais leurs développements semblent interrompus et
peinent à s’articuler de manière logique. L’épître commence ainsi par
un message de réconciliation (1,11-2,13), mais celui-ci se poursuit en
7,5-16. Entre ces deux passages semble insérée une apologie du
ministère paulinien (2,14-7,4). Ensuite, le thème de la collecte est
repris à deux reprises au chapitre 8 et au chapitre 9, et ce, de manière
différenciée. Enfin, la lettre se termine, aux chapitres 10-13, par une
seconde apologie au ton beaucoup plus pathétique que la première et
constitue un ensemble en soi, relié de manière abrupte au demeurant
à ce qui précède. Par ailleurs, pour compliquer le tout, Paul
mentionne, en 2 Co 2,3-4178 et 7,8179, une lettre adressée
précédemment aux Corinthiens et précise qu’elle a été écrite « dans
les larmes ». Où est cette lettre et quel était son contenu ? Pourquoi
l’apôtre a-t-il pleuré en l’écrivant ? Ultime question qui a son
importance : pourquoi Paul s’excuse-t-il d’avoir été fou vis-à-vis des
Corinthiens180 ?

178
C'est dans une grande souffrance, le cœur angoissé et avec beaucoup de larmes
que je vous ai écrit, non pas afin de vous attrister, mais afin que vous sachiez quel
amour débordant j'ai pour vous.
179
Même si je vous ai attristés par ma lettre, je ne le regrette pas.
180
En effet, si nous avons fait preuve de folie, c'était pour Dieu…

167
L’arrière-plan de l’épître peut être reconstitué grâce aux critiques
sévères adressées à l’apôtre dont elle se fait l’écho. De toute
évidence, nous sommes dans une situation de crise grave. Les
reproches formulés à l’égard de Paul sont divers et touchent tant à sa
personne qu’à sa manière d’agir. Selon ces reproches, Paul n’est pas
aussi éloquent et rempli de sagesse que d’autres « super-apôtres »
recommandés. A cet égard, il est sans éclat, ne reflète pas le Christ et
ne donne pas l’impression que celui-ci parle à travers lui 181 ; il est
faible et sa parole est médiocre (10,10)182. Certes, il renonce à se faire
payer, mais son insistance à demander aux Corinthiens de participer
à la collecte de solidarité avec les chrétiens de Judée est en fait une
manière plus subtile de les exploiter (12,16-17)183. Paul n’est donc
pas simplement incompétent, il est aussi retors.

Paul fait face à toutes ces accusations en 2 Co 12-13. Le passage


répond largement aux critiques relatives à l’exploitation des
Corinthiens dont Paul se serait soi-disant rendu coupable (11,1-15 et
12,13-17.20). L’essentiel de son propos concerne toutefois la remise
en question de son apostolat. Face à la disqualification de son
ministère et donc de son appel, Paul avertit, exhorte, réprimande,
humilie (11,19-21 !) ; il critique à son tour, met en cause et accuse
(11, 19-21 encore !) ; il se défend, argumente, se compare et plaide
en sa propre faveur. A cette occasion, il parle abondamment de lui,
se livrant sans pudeur ni sans précaution à ceux qui le jugent. Au
centre de ce mélange de diatribes, d’exhortations pastorales et de
déclarations d’amour (11,11 et 12,15 : je vous aime), non sans
embarras, il révèle aux Corinthiens qu’il a été le sujet d’une extase et
que, conduit au paradis, il a entendu des paroles inexprimables qu'il
n'est pas permis à un homme de redire (12,4). Au cours de ce séjour
céleste, afin de le prémunir de toute exaltation, le Seigneur laissa un
181
… puisque vous cherchez une preuve que Christ parle en moi.
182
En effet, ses lettres sont sévères et fortes – dit-on – mais quand il est présent, il
est faible et sa parole est médiocre.
183
Soit ! Je n'ai pas été à votre charge, mais, fourbe comme je suis, je vous aurais
(selon vous) pris par ruse ! Vous ai-je exploités par l'un de ceux que je vous ai
envoyés ?

168
ange de Satan frapper l’apôtre et lui infliger une écharde dans la
chair (12,7). Face aux supplications de Paul, le Seigneur lui donna
comme explication : Ma grâce te suffit, car ma puissance
s'accomplit dans la faiblesse (12,9). Ainsi s’explique la raison et le
but de l’apparente faiblesse de Paul au cours de son ministère. S’il
est faible, c’est afin que la grâce du Seigneur se manifeste
puissamment.

Au-delà du ton pathétique à l’extrême et assumé comme tel (toute


l’argumentation de 2 Co 10-13 est pathétique), l’usage du
vocabulaire étonne. Paul reconnaît en effet à plusieurs reprises dans
ce passage parler avec folie, de manière insensée (11,1 ; 11,16 ;
11,21 ; 12,11). Il s’en explique en disant que ce sont les Corinthiens
qui l’y ont acculé :  J'ai été insensé  ; vous m'y avez contraint (12,11).
Par ailleurs, il reconnaît également se vanter et faire preuve d’orgueil
ou de fierté184 (11,16.17 ; 12,1). Or, en agissant ainsi, non seulement
il dépasse la mesure qu’il avait lui-même fixée au début de son
argumentation : Nous ne dépasserons pas la mesure dans la fierté
que nous montrerons (10,13) ; non seulement il déroge à la règle
qu’il avait établie : Que celui qui veut éprouver de la fierté mette sa
fierté dans le Seigneur (10,17)185 ; mais il transgresse un des tabous
les plus constitutifs de sa théologie : ne placer sa fierté qu’en Dieu !
Plus étonnant encore est le fait que fierté et folie sont étroitement
associées : Ce que je dis, je ne le dis pas selon le Seigneur, mais
comme par folie, avec l'assurance d'avoir de quoi me vanter (11,18) ;
acceptez que je sois fou que je puisse moi aussi me vanter (11,16).
Paul s’emporte ; il n’écrit plus comme l’apôtre Paul ; il ne parle plus
selon Dieu, mais comme un insensé. Il est insensé parce qu’il se
vante, alors qu’il s’est interdit de le faire. Mais s’il se vante et
devient insensé, c’est pour ramener les Corinthiens à la raison, c’est-
à-dire à l’Evangile de la grâce.

184
Le verbe grec (kauchaomai) possède ces multiples sens : se vanter, être fier, être
orgueilleux, se glorifier (selon le dictionnaire de Bauer). Dans la théologie
paulinienne, il est associé avec le fait de vivre selon la chair.
185
Ailleurs aussi, comme en 1 Co 1,31 ou en Rm 5,11.

169
Quelques statistiques permettent de souligner encore la singularité
des propos de Paul dans ce passage de 2 Co 10-13. Le verbe se
vanter/s’enorgueillir/être fier/se glorifier, en grec : kauchaomai, est
utilisé par l’apôtre 34 fois dans tous ses écrits authentiques, 20 fois
dans la seconde épître aux Corinthiens et 17 fois en 2 Co 10-13 186.
Autrement dit, les occurrences présentes en 2 Co 10-13 représentent
50% de toutes les occurrences pauliniennes et 85% de celles
présentes en 2 Corinthiens. La densité est extraordinaire. Une densité
comparable se retrouve dans l’usage du mot folie ou celui du mot
fou : le fait d’être insensé. Le nom folie, en grec : aphrosunê, est
utilisé 3 fois dans les lettres pauliniennes, or ces 3 occurrences (soit
100%) se situent dans 2 Co 10-13, plus précisément dans le seul
chapitre de 2 Co 11 (11,1.17.21). L’adjectif fou/insensé : en grec, est
utilisé 7 fois dans les lettres de Paul et 4 de ces occurrences (soit
57%) se situent en 2 Co 10-13, plus précisément entre 2 Co 11,16 et
2 Co 12,11. Par ailleurs, si la densité des mots se vanter et folie/fou
est extraordinaire, leur association l’est encore plus ! Que faut-il en
conclure ?

Le ton extrêmement pathétique de Paul en 2 Co 10-13 ; le fait de


dévoiler une expérience extatique qu’il n’était pas tenu de révéler ; le
fait de déroger à des règles qu’il juge pourtant théologiquement
essentielles ; le recours, d’une densité extraordinaire, à un
vocabulaire exprimant la folie de se glorifier soi-même ; le fait de ne
pas parler selon Dieu, mais selon les valeurs et les critères des
humains, sont autant d’indices pour accepter que le passage constitue
la fameuse lettre que Paul a écrite dans les larmes. Les larmes ne
sont pas étonnantes en soi dans la mesure où un sentiment très fort
peut accompagner en effet une véritable argumentation pathétique ;
le sentiment transmet précisément aux propos cette caractéristique
émouvante. Mais leur raison d’être dans la correspondance
186
Le verbe est utilisé 37 fois dans tout le Nouveau Testament et Paul à lui seul
l’utilise 34 fois, soit 91,9% des usages du Nouveau Testament. C’est un verbe
« paulinien » dont l’usage permet de caractériser la théologie de l’apôtre. Il en va
de même pour l’usage du mot orgueil/fierté : en grec, kauchêsis ; sur les onze
usages du Nouveau Testament, dix sont pauliniens, soit 90%.

170
corinthienne est plus singulière ; c’est le fait d’en être réduit à cette
folie de s’enorgueillir qui a fait pleurer l’apôtre. Se sachant accusé
d’être une personne malhonnête et retorse ; voyant son apostolat
totalement remis en question ; voyant les Corinthiens avoir honte de
lui ; les voyant glisser d’une fierté en Christ à une fascination pour
les super-apôtres ; Paul n’a eu d’autre recours que de se livrer sans
pudeur ni prudence. Délaissant sa dignité d’apôtre parlant selon
Dieu, transgressant sa déontologie, il s’est mué en corinthien,
adoptant la folie et la vanité de leur langage.

Que s’est-il passé ensuite ? 2 Co 7,6-7 nous apprend que Tite, parti à
Corinthe pour vraisemblablement remettre en mains propres la lettre
écrite dans les larmes, est revenu vers Paul et lui a fait part du
repentir des Corinthiens : Mais Dieu, qui réconforte ceux qui sont
abattus, nous a encouragés par l'arrivée de Tite, et non seulement
par son arrivée, mais encore par le réconfort qu'il avait reçu de
vous. Il nous a raconté votre vive affection, vos larmes, votre zèle
pour moi, de sorte que ma joie a été d'autant plus grande (2 Co 7,6-
7). La douleur de l’apôtre, sur laquelle Tite n’a sans doute pas
manqué d’insister, a suscité à son tour la honte et les larmes des
Corinthiens. C’est à la suite de ce repentir que Paul écrit la lettre de
réconciliation qui se trouve en 1,11-2,13 et 7,5-16 en y ajoutant des
encouragements pour la collecte (8,1-24).

Plus tard, méditant sur le sens de la crise que lui et les Corinthiens
ont traversée, il écrit une apologie plus sereine, d’une profondeur
théologique immense (2,14-7,4). Il interprète la mort du Christ
comme une action réconciliatrice de la part de Dieu à laquelle nous
sommes exhortés à répondre. Il souligne le fait que le ministère se vit
dans la douleur et même la mort (2 Co 4-5) ; que l’important n’est
pas le vase, mais le trésor qu’il contient (4,7-18) ; que l’objectif n’est
pas ce qui se voit, mais ce qui ne se voit pas et qui est éternel (4,18).
A cette occasion, il s’engage à pas se recommander lui-même de
nouveau et s’excuse d’avoir eu un comportement insensé : Nous
n'allons pas de nouveau nous recommander nous-mêmes auprès de
vous, mais nous voulons vous donner l'occasion de vous montrer

171
fiers à notre sujet, afin que vous puissiez répondre à ceux qui mettent
leur fierté dans les apparences et non dans ce qui relève du cœur. En
effet, si nous avons été hors de notre état normal, c'était pour
Dieu187. Il y ajoute des promesses de bénédictions pour la collecte
que les Corinthiens ont déjà accepté de faire (2 Co 9) : « il est inutile
que je vous écrive, je connais vos bonnes intentions » (9,1-2).

Nous pourrions tenter de reconstruire la situation historique reflétée


par l’épître de la manière suivante :
1. Des critiques très graves sont formulées à l’égard de l’apôtre qui
remettent en question tant sa compétence apostolique que sa
moralité.
2. Paul, contraint par la situation, écrit une lettre dans les larmes (2
Co 10-13).
3. Tite apporte cette lettre depuis Ephèse à Corinthe et reste sur place
en attendant les réactions et en exhortant les Corinthiens. Paul, quant
à lui, diffère sa visite (2 Co 1,12-2,4).
4. Les Corinthiens se repentent et Tite revient à Ephèse pour apporter
à Paul cette consolation (2 Co 7,7).
5. Paul écrit une lettre de réconciliation (2 Co 1,1-2,13 + 7,5-16). Il
accorde le pardon à celui qui l’a particulièrement offensé et demande
aux Corinthiens de faire de même (2 Co 2,5-11). Il rédige un
encouragement à participer à la collecte à destination de Jérusalem (2
Co 8). Il recommande Tite qui aura pour tâche de préparer cette
collecte avec un délégué (2 Co 8,22).
6. Plus tard, réfléchissant sur la dimension théologique du problème,
Paul écrit une seconde défense ou apologie de son ministère (2,14-
7,4). Il reparle alors de la collecte. Cette fois-ci, il annonce des
promesses de rétribution de la part de Dieu (Ch. 9).

Si cette reconstruction de la situation historique reflétée par l’épître


187
Ces seuls versets sont déjà l’indice que le passage dans lequel ils se trouvent, à
savoir l’apologie « sereine » de 2,14-7,4, a suivi 2 Co 10-13 et ne l’a pas précédé,
contrairement à ce que pourrait laisser croire l’ordre dans lequel nous lisons
l’épître.

172
est pertinente, nous pourrions lire la seconde épître aux Corinthiens
dans l’ordre suivant :
2 Co 10-13 ;
puis 1,1-2,13 + 7,5-16  avec le ch. 8 ;
puis 2,14-7,4 avec le ch. 9.

L’intérêt de cette reconstruction tant historique que littéraire est


qu’elle nous fait prendre connaissance du drame et de sa résolution.
Elle modifie à cet égard notre compréhension du témoignage de Paul.
En effet, alors que, selon l’ordre canonique, nous devons supposer
que la situation à Corinthe a empiré, la reconstruction permet
d’imaginer qu’elle s’est au contraire améliorée. Or, à quoi est due
cette amélioration ? A la lettre écrite dans les larmes (2 Co 10-13).
Celle-ci a permis, avec le soutien précieux de Tite, le repentir des
Corinthiens, la restauration de la confiance qui prévalait avant que la
crise n’éclate, ainsi qu’une plus grande compréhension de la grâce
prêchée par Paul. Le message que nous transmet cette reconstruction
est que dans la faiblesse assumée de l’apôtre, une force de persuasion
a opéré et a reconstruit l’unité de la communauté. Il est difficile de ne
pas y voir une confirmation de la promesse faite à Paul lors de son
extase : ma puissance s’accomplit dans la faiblesse. La puissance de
Dieu s’est accomplie dans la faiblesse de l’apôtre. La seconde épître
aux Corinthiens est le récit - fragmenté - d’une promesse tenue. Elle
est aussi le récit d’un magnifique exaucement.

173
Table des matières

L’Evangile de Paul selon l’épitre aux Romains...........................................1


Avant-propos...............................................................................................3
Introduction.................................................................................................6
Lire l’épître aux Romains................................................................6
comme un traité de la vie chrétienne...............................................6
Une lecture rhétorique.....................................................................7
Le plan.............................................................................................7
La thèse principale de l’épître.........................................................8
Première partie...........................................................................................10
Romains 1-4 :.............................................................................................10
Justification-foi..........................................................................................10

174
Romains 1,18-3,20 : la prétention à l’innocence est un obstacle à la
justification divine.........................................................................12
Romains 3,21-26 : la justification par la grâce de Dieu de celui qui
croit................................................................................................25
Romains 3,27-31 : l’être humain est justifié par la foi, sans les
œuvres de la loi.............................................................................40
Romains 4,1-25 : la justification de tous par la foi est confirmée
par l’exemple d’Abraham..............................................................43
Conclusion sur Romains 1-4.........................................................45
Seconde partie............................................................................................49
Romains 5-11 :...........................................................................................49
Réconciliation-Espérance...........................................................................49
Romains 5,1-11 : de la justification à la réconciliation ; de la foi à
l’espérance.....................................................................................51
Romains 5,12-21 : la mort n’est-elle pas un obstacle à l’espérance
de la réconciliation ?.....................................................................55
Romains 6 : le retour du péché est un obstacle à l’espérance.......64
Romains 7 : inutile de lutter contre le péché au moyen de la loi. .75
Romains 7,1-6 : le baptisé étant mort au péché, la loi n’a plus lieu
d’être..............................................................................................76
Romains 7,7-25 : l’incapacité de la loi..........................................83
Romains 8,1-17 : Seul l’Esprit peut affaiblir la chair et accomplir
la justice de la loi...........................................................................87
Romains 8,18-30 : les souffrances du temps présent..................101
Romains 8,31-39 : l’impossible séparation.................................106
Romains 9-11 : le refus d’Israël, un échec de Dieu ?..................107
Romains 9,1-10,21 : la parole de Dieu n’a pas failli...................108
Romains 11,1-24 : Dieu n’a pas rejeté son peuple......................111

175
Conclusion sur Romains 9-11.....................................................116
Conclusion sur Romains 5-11.....................................................119
Troisième partie.......................................................................................121
Romains 12-15 :.......................................................................................121
Transformation-Amour............................................................................121
Romains 12,1-2 : transformation-amour.....................................123
Romains 12,3-8 : les prétentions excessives ? Nous sommes un
seul corps dans le Christ et nous faisons tous partie les uns des
autres...........................................................................................131
Romains 12,9-21 : la présence du mal ? Soyez vainqueurs du mal
par le bien....................................................................................132
Romains 13,1-7 : la menace des autorités ? Rendez à chacun ce qui
est lui est dû.................................................................................133
Romains 13,8-10 : la dette à l’égard de la loi ? Celui qui aime
l’autre accomplit la loi.................................................................135
Romains 13,11-14 : le sommeil du temps présent ? Restez éveillés
et revêtez Christ...........................................................................136
Romains 14,1-15,6 : Faibles et forts : la tentation du jugement et
du mépris ? Accueillez-vous comme le Christ vous a accueillis 137
Romains 14,1-3 : l’hospitalité divine..........................................138
Romains 14,4-12 : le jugement d’autrui ? Dieu est seul juge de ses
serviteurs.....................................................................................138
Romains 14,13-23 : le mépris d’autrui ? Ne pas constituer pour son
frère une pierre d’achoppement ou une cause de chute à cause d’un
aliment.........................................................................................140
Romains 15,1-6 : la liberté des forts ? Le Christ n’a pas fait ce qui
lui plaisait....................................................................................142
Romains 15,7-13 : Accueillez-vous les uns les autres comme le
Christ vous a accueillis................................................................143

176
Conclusion :.............................................................................................145
le message spirituel de l’épître aux Romains..........................................145
L’agir de Dieu.............................................................................148
La justification.............................................................................149
La réconciliation..........................................................................153
La transfiguration........................................................................153
La réaction de l’humain...............................................................154
La foi...........................................................................................155
L’espérance.................................................................................156
L’amour.......................................................................................157
Envoi...........................................................................................158
LA VIE PAR LA FOI : TABLEAU RÉCAPITULATIF.........................161

177

Vous aimerez peut-être aussi