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Théologie philosophique et intelligence de la foi1

La manière de comprendre l’articulation entre nature et grâce est le principe clé de la


sagesse chrétienne en général, et de la sagesse thomiste en particulier. Les figures, c’est-à-dire
les applications, de ce principe sont multiples et touchent une grande diversité de domaines.
La conception des rapports entre nature et grâce détermine en effet aussi bien la
compréhension des rapports entre l’amour humain et la charité que celle des rapports entre la
société politique et l’Eglise, ou encore celle des rapports entre la raison et la foi et donc, au
plan épistémologique, entre la philosophie et la théologie comme forme scientifique de
l’intelligence de la foi. Dans cette perspective, je voudrais envisager les rapports
qu’entretiennent la théologie philosophique, c’est-à-dire le discours philosophique,
essentiellement métaphysique, sur Dieu, et la théologie du mystère de Dieu, un et trine.
Le thomisme contemporain est, en effet, tiraillé entre deux tendances – devrais-je dire
deux tentations ? – opposées. D’une part, les héritiers du néothomisme léonin (j’entends par
thomisme léonin la figure du thomisme qui s’est mise en place à la fin du XIXe siècle avec
Léon XIII et a dominé jusqu’au milieu du XXe siècle) mettent fortement l’accent sur
l’importance d’une philosophie thomiste autonome par rapport à la théologie. De fait,
l’encyclique Aeterni Patris s’intéresse peu à la théologie. Son objectif est d’appeler à la
constitution d’une philosophie chrétienne thomiste qui soit une alternative aux philosophies
modernes, tenues pour responsables en grande partie de la déchristianisation. Les apôtres du
thomisme léonin se sont donc appliqués, non sans succès, à reconstituer, à partir d’éléments
tirés du corpus thomasien et de la tradition thomiste postérieure, une philosophie thomiste
complète et indépendante par rapport à la théologie. Il s’agissait en effet, dans une perspective
très apologétique, de discuter d’égal à égal avec les pensées modernes en s’appuyant sur la
raison naturelle commune à tous les hommes. Le risque était de se laisser inconsciemment
entrainer sur le terrain épistémologique de l’adversaire en oubliant la spécificité de la manière
chrétienne de philosopher en lien avec la foi. On se contente alors, au sujet de Dieu, de
juxtaposer un discours philosophique et un discours théologique.
A vrai dire, la tentation, disons séparatiste, semble aujourd’hui largement éclipsée par
la tentation inverse, celle du « thomisme augustinien », représenté par exemple par les auteurs
de la tendance Radical Orthodoxy, qui pousse la très légitime re-théologisation du thomisme,
caractéristique des dernières décennies, jusqu’à nier l’opportunité et même la possibilité d’une

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Conférence donnée en italien à la Pontificià Università della Santa Croce le 25 novembre 2016 à l’occasion de
la fête de sainte Catherine d’Alexandrie, patronne de la Faculté de philosophie.
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philosophie thomiste. Depuis H. de Lubac, nombreux sont ceux qui dénoncent dans
l’autonomisation épistémologique de la philosophie (qui est déjà en germe chez saint Thomas
d’Aquin, même si elle ne sera explicitée qu’après lui) une ruse de la modernité pour subvertir
l’édifice de l’authentique sagesse chrétienne. L’insistance thomiste (ou néothomiste) sur
l’autonomie de la nature aurait été le cheval de Troie qui aurait favorisé la sécularisation de la
pensée et de la culture modernes. Dans ce cas, le salut passe par l’abandon de cette illusion. Il
faut revenir à un système des savoirs où l’intellectus fidei absorbe la philosophie et où il n’y a
de discours légitime sur Dieu que théologique.
Il me semble qu’ici comme en christologie le juste équilibre se trouve dans une union
sans confusion. Il faut refuser à la fois le monophysisme (qui absorbe l’humanité dans la
divinité, la nature dans la grâce, la philosophie dans la théologie) et le nestorianisme (qui
juxtapose humanité et divinité, nature et grâce, philosophie et théologie). Je voudrais justifier
ce point de vue en développant trois thèses. Primo, il y a, pour saint Thomas, une cohérence et
une relative autonomie de l’ordre naturel qui justifient la possibilité réelle d’une théologie
philosophique formellement distincte de la réflexion de l’intellectus fidei sur le Mystère de
Dieu un et trine. Secundo, contre la tentation séparatiste, il faut tenir que la théologie
philosophique n’atteint sa pleine dimension dans son ordre propre que dans la mesure où le
philosophe recherche et nourrit un contact vital avec la foi. Tertio, contre la tentation
surnaturaliste, il faut tenir que l’intellectus fidei du mystère du Dieu un et trine n’atteint sa
pleine dimension qu’en assumant, sous sa lumière propre, les résultats d’une théologie
philosophique autonome.

1. La théologie philosophique

La « théologie philosophique », c’est-à-dire le discours philosophique sur Dieu, est


d’abord un donné historique incontestable. Les philosophes païens de l’Antiquité ont
développé un ensemble très riche de réflexions métaphysique sur Dieu. Loin de le rejeter en
bloc, les Pères de l’Eglise, puis saint Thomas d’Aquin, en ont tout à la fois reconnu la part de
vérité, souligné les limites et tiré profit pour leur réflexion proprement théologique.
La théologie philosophique est, en effet, la forme scientifique que prend la connaissance
naturelle de Dieu, dont l’Ecriture sainte elle-même atteste la possibilité et dont l’Eglise au
concile du Vatican a même reconnu qu’elle était un dogme. Elle est la « fin » de la
métaphysique, au double sens où elle en est la partie terminale et le couronnement savoureux,

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ainsi que saint Thomas l’explique dans le célèbre Prologue de son commentaire à la
Métaphysique d’Aristote.
Au temps de saint Thomas, deux grandes interprétations s’opposaient sur la manière
d’entendre « l’être en tant qu’être », objet de la « métaphysique », ou science première, ou
encore science divine. S’agit-il de l’être commun, c’est-à-dire de la « propriété » d’être qu’ont
en commun toutes les choses, ou bien de l’être par excellence que sont les substances
séparées en général et Dieu en particulier ? Pour les uns, qui suivaient plutôt Avicenne, l’être
en tant qu’être désigne l’être commun. La métaphysique est donc d’abord une ontologie,
c’est-à-dire un discours sur l’être et ses propriétés. Pour d’autres, qui suivaient plutôt
Averroès, l’être en tant qu’être s’identifie à l’Être par excellence qu’est Dieu. Dans ce cas, la
métaphysique est essentiellement une théologie. Et comme dans l’épistémologie
aristotélicienne une science ne peut pas démontrer l’existence de son propre objet, on
soutenait alors qu’il revenait à la physique de démontrer l’existence de Dieu, comme premier
Moteur, la métaphysique prenant ensuite le relai pour étudier la nature de Dieu. C’était
revendiquer pour la philosophie le monopole du discours authentique sur Dieu et rendre
inutile et incertain tout discours sur Dieu en lui-même qui se prétendrait se fonder sur une
révélation directe de Dieu par Dieu.
Saint Thomas d’Aquin se rallie plutôt à Avicenne. Il explique qu’il appartient à une
seule et même science, la métaphysique, d’étudier l’être commun (ens commune) et les
substances séparées (de la matière), spécialement Dieu. Toutefois, l’être commun et Dieu
n’entrent pas au même titre dans le champ de la métaphysique. Le seul objet direct de la
métaphysique, celui dont le métaphysicien cherche à établir les propriétés, les divisions et les
causes, est l’être commun. Cependant l’étude métaphysique de l’être commun prend la forme
d’une analyse ou resolutio qui met au jour ses causes ou principes, immanents ou externes. Or
cette resolutio fait apparaître que, sous plusieurs aspects, les étants de ce monde ne peuvent
rendre pleinement raison d’eux-mêmes sans renvoyer à une cause transcendante de leur être
qui, en dernière analyse, est Dieu, l’Etre même subsistant. Dieu n’est donc pas le sujet de la
métaphysique. Il est encore moins une partie de son sujet, car l’Être divin n’entre pas à titre de
partie dans l’ens commune. Dieu est la cause du sujet de la métaphysique. C’est sous cette
formalité qu’il entre en métaphysique, car il appartient à la même science d’étudier,
directement, un objet donné et, indirectement, les causes de cet objet. En ce sens, Dieu est la
« fin » de la métaphysique : l’étude de l’ens commune ne trouve son achèvement que dans la
considération de Dieu comme Cause et raison d’être ultime de l’être des choses. Dans la
mesure où elle traite ainsi de Dieu, la métaphysique peut être appelée « science divine » ou
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théologie (philosophique). Dans l’épistémologie thomasienne, la théologie philosophique
constitue donc la partie terminale de la métaphysique, celle qui traite de Dieu envisagé en tant
que Principe et Cause ultime de l’être. Une telle conception, où la philosophie ne prétend pas
tout dire sur Dieu, laisse toute sa place à une autre science de Dieu, fondée sur une
autocommunication de Dieu :

« La théologie ou science divine est double. L’une considère les réalités divines non pas
en tant que sujet de la science mais en tant que principe du sujet. C’est la théologie que
poursuivent les philosophes et qu’on appelle aussi métaphysique. L’autre considère les
choses divines pour elles-mêmes comme sujet de cette science. C’est la théologie qui est
transmise dans l’Ecriture sainte. » (THOMAS D’AQUIN, In Boet. De Trin., q. 5, a. 4)

2. Nécessité d’une théologie philosophique ouverte à la foi

Puisque la grâce ne détruit pas la nature, la théologie comme forme scientifique de


l’intellectus fidei n’invalide pas la théologie philosophique. Au contraire, elle la guérit et la
porte à son accomplissement dans son ordre philosophique propre. En effet, selon un principe
que Maritain avait avancé dans le débat sur la philosophie chrétienne, il faut « distinguer la
nature de la philosophie, ou ce qu’elle est en elle-même, et l’état où elle se trouve de fait,
historiquement, dans le sujet humain, et qui se rapporte à ses conditions d’existence et
d’exercice dans le concret » (J. MARITAIN, De la philosophie chrétienne, Paris, 1933, p. 27).
La nature ou essence d’une chose est une structure intelligible, un type déterminé et invariant.
Qu’on en change le moindre élément constituant et on la détruit. Si un individu prétendument
humain était dépourvu soit d’animalité soit de rationalité, on aurait affaire soit à un ange soit à
un âne, mais certainement plus à un homme. Il en va de même pour la philosophie. Qu’on
supprime l’idée d’un processus rationnel partant de prémisses évidentes tirées de l’expérience
humaine et aboutissant, par voie de démonstration, à une conclusion certaine, et ce n’est plus
de la philosophie. Mais l’essence est une abstraction. Dans la réalité, il n’y a que des
personnes humaines concrètes lesquelles réalisent l’essence de l’homme. Ainsi en va-t-il pour
la philosophie. Si donc on considère non plus l’essence de la philosophie mais la philosophie
telle qu’elle est mise en œuvre non pas par un hypothétique « philosophe en soi » mais par un
philosophe concret, en chair et en os, c’est-à-dire par une personne insérée par toutes les
fibres de son être et de sa pensée dans une culture et une tradition spirituelle données, il
devient évident que la situation du philosophe par rapport à la foi chrétienne joue un rôle
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déterminant dans la constitution de sa pensée philosophique. Comme l’écrit E. Gilson, « pour
qu’une philosophie mérite vraiment le titre de philosophie chrétienne, il faut que le surnaturel
descende, à titre d’élément constitutif, non dans sa texture, ce qui serait contradictoire, mais
dans l’œuvre de sa constitution » (E. GILSON, L’Esprit de la philosophie médiévale, t. 1, Paris,
1932, p. 39). Or la foi chrétienne, sans jamais se substituer au raisonnement philosophique
comme tel, exerce, selon J. Maritain, une double influence sur le philosophe. D’une part, elle
attire son attention sur des vérités qui appartiennent de droit au domaine de la rationalité
philosophique mais qu’une philosophie s’exerçant hors d’un climat chrétien ne parvient pas
toujours à reconnaître de façon explicite et sans gauchissement. Pour prendre l’exemple
classique, la création, c’est-à-dire l’idée que tous les êtres dépendent radicalement d’une
Cause première qui, librement et par amour, les appelle à l’existence par le don de l’acte
d’être, est de soi une thèse susceptible d’être démontrée par la raison. Elle constitue même la
clé de voute et le principe unificateur de toute métaphysique. Mais, concrètement, il a fallu
attendre la Révélation biblique pour que la philosophie entre en pleine possession de son bien.
Il en va de même, dans l’ordre éthique, pour les exigences de la loi naturelle.
D’autre part, la foi conforte subjectivement la personne du philosophe dans sa quête de
la vérité. Certes, le péché ne détruit pas les capacités de l’intelligence humaine mais il en rend
l’exercice difficile et incertain. Or chercher la vérité ne relève pas d’abord de la « technique »
intellectuelle mais constitue un exercice spirituel qui engage existentiellement la totalité de la
personne. La grâce de Jésus-Christ, qui guérit progressivement les blessures du péché et
rectifie les passions, restaure la possibilité d’un exercice purifié de la vie intellectuelle. Le
chrétien n’en devient pas plus intelligent que l’incroyant, mais il est dans de meilleures
conditions pour chercher et trouver la vérité. Une telle purification de l’intelligence et du cœur
joue un rôle décisif dans un domaine comme la théologie philosophique qui requiert une
certaine affinité spirituelle avec la Réalité étudiée. La théologie philosophique est en effet
toujours menacée par le péché d’idolâtrie, entendu non comme le culte des gris-gris mais
comme la propension de l’homme pécheur à se créer un dieu à son image et ressemblance.
L’histoire de la pensée occidentale en donne une preuve quasi expérimentale avec le déisme,
exemple type d’une théologie philosophique qui, en se fermant à la foi, s’autodétruit comme
philosophie.
Dès la fin du Moyen Age, avec ce que Fides et ratio appelle « le drame de la séparation
entre la foi et la raison », le statut épistémologique de la théologie philosophique se modifie.
Puisque la théologie chrétienne dès la fin du XIIIe siècle juge bon de prendre ses distances
d’avec la philosophie, cette dernière se constitue non seulement en discipline autonome (ce
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qui était une évolution légitime) mais aussi en science séparée, voire en contre-théologie. La
théologie philosophique se présente alors comme une théologie « naturelle » par distinction,
voire opposition, avec la théologie « surnaturelle ». Avec la crise européenne du XVIe siècle,
cette théologie naturelle trouve un emploi politique et culturel inattendu. La Réforme est
fatale au principe d’unité de la société chrétienne, à savoir la référence à une seule et même
foi surnaturelle. Mais, comme pour vivre ensemble de façon plus ou moins pacifique, un
certain consensus doctrinal et moral est requis, on va désormais le chercher non plus « en
haut », à savoir dans l’ordre surnaturel de la foi révélée, mais « en bas », c’est-à-dire dans un
plus petit dénominateur commun à toutes les confessions. La théologie naturelle dans l’ordre
théorique comme la loi naturelle dans l’ordre moral sont alors investies de la mission
d’assurer une base religieuse et morale minimale, indépendante des confessions particulières,
et même de toute référence à une foi quelconque. La voie est ouverte au déisme.
En effet, dès qu’on la soustrait à l’influence concrète de la vie théologale, la théologie
naturelle se replie sur elle-même. Elle perd peu à peu le sens de la transcendance et du
mystère, qu’entretenait la foi surnaturelle, et elle dérive insensiblement mais inéluctablement
vers le déisme, lequel substitue au Dieu de la foi et de la raison ouverte à la foi, le Dieu de la
raison close sur elle-même. En effet, les promoteurs du déisme s’intéressent moins à Dieu lui-
même qu’aux modalités du discours de l’homme sur Dieu. La question de la manière dont la
vérité est atteinte, c’est-à-dire ou bien par la seule raison individuelle, ou bien par une
révélation historique transmise par la voie d’une tradition (phénomène impur et suspect aux
yeux de la raison moderne), est plus décisive que la vérité elle-même. La question de la
certitude l’emporte désormais sur la question de la vérité. Comme l’écrivait le Cardinal
Cottier :

« Le déisme de l’époque des Lumières, qui est une expression du rationalisme moderne,
s’est appuyé sur la supériorité du mode de connaître de la connaissance naturelle de
Dieu pour rejeter la connaissance de Dieu, en elle-même infiniment supérieure, reçue
par voie de révélation. A ainsi prévalu, sur l’attention prioritaire à la vérité elle-même,
la revendication de l’autosuffisance de la connaissance purement naturelle de Dieu. »
(« La théologie, discipline scientifique », Nova et vetera 83 [2008], p. 151-161 [153].)

Mieux vaut, décide-t-on, habiter dans une masure dont on est le plein propriétaire
qu’être hébergé dans un somptueux palais où on ne serait qu’invité ! Quoi qu’il en soit, le
Dieu de la théologie naturelle sous sa forme déiste n’est plus ni le Dieu des catholiques ni le
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Dieu des protestants. Il est le grand Horloger, dont la fonction est de garantir la cohérence tant
des systèmes scientifiques que de l’ordre sociopolitique.
S’ensuit une reconfiguration de l’édifice des savoirs. La théologie comme intelligence
de la foi est marginalisée, voire expulsée du monde de la rationalité, au profit d’une théologie
naturelle qui s’en approprie les dépouilles, avant de disparaître à son tour sous la pression de
l’immanentisme radical. Un des drames de la pensée chrétienne moderne est d’avoir consenti
(inconsciemment sans doute, mais à cause d’une perspective apologétique maladroite) à cette
nouvelle configuration des savoirs qui contenait pourtant en germe sa propre condamnation à
mort. Tous n’ont pas aussitôt compris que le Dieu de la théologie naturelle déiste n’était pas
un Dieu neutre, c’est-à-dire une approximation vraie mais encore indéterminée du Dieu révélé
en Jésus-Christ, mais une véritable idole qui entrait en concurrence directe avec le Dieu
vivant, parce qu’à travers le Dieu du déisme la raison humaine s’adore en fait elle-même.
Pascal voyait plus juste quand il faisait observer que « le déisme [était] presque aussi éloigné
de la religion chrétienne que l’athéisme, qui y est tout à fait contraire » (B. PASCAL, Pensées
Brun. n° 556). De fait, au plan de la logique intrinsèque des idées, comme au plan de
l’histoire culturelle, le déisme représente une transition vers l’athéisme, comme l’a encore
récemment souligné Charles Taylor dans son maître ouvrage, The secular Age.
Or l’idée selon laquelle la nature se dénature dès lors qu’elle se ferme au surnaturel est
au cœur de l’analyse thomiste du péché de l’ange. Il semble donc éclairant d’appliquer
analogiquement cette analyse à l’histoire culturelle. L’ange thomiste est, comme on sait, une
créature dont la nature est dès sa création parfaite dans son ordre. Pourtant il appartient à la
nature, non certes d’être ordonnée de soi au surnaturel, mais d’être disponible à l’élévation au
surnaturel. Il s’ensuit que le refus du surnaturel ne peut laisser la nature intacte, mais il la
blesse. Or, l’ange, par orgueil, par amour de sa propre excellence naturelle, a préféré s’en
tenir à ce qu’il maîtrisait parfaitement plutôt que de répondre à l’appel divin à « avancer en
eau profonde » (Lc 5, 4), c’est-à-dire à lâcher prise sur son destin pour en recevoir d’un autre,
de Dieu, à travers la foi, le sens et l’accomplissement. Il y a donc quelque chose de
démoniaque dans le « naturalisme » qui promeut un accomplissement de l’homme dans la
pure immanence, au point qu’on se fait une vertu – modestie, paraît-il – de récuser les
sollicitations du surnaturel. On prétend être homme et rien de plus, oubliant que pour être
pleinement homme il faut justement viser plus haut.
Quoi qu’il soit, la nouvelle structuration des savoirs a eu un effet pervers sur la
théologie catholique elle-même. On en est venu à accepter de séparer philosophie et théologie
en fonction d’un unique critère déterminant : l’accessibilité ou la non-accessibilité à la raison
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de l’objet envisagé. D’où le terrible malentendu qui a abouti à limiter la théologie à l’étude du
« pur » surnaturel et qui a, par conséquent, conduit à considérer le De Deo uno, c’est-à-dire
les q. 2-26 de la Prima pars de la Summa theologiae, non plus comme un traité de théologie
mais comme un traité de philosophie préliminaire à la théologie, qui ne commencerait
qu’avec l’étude de la Trinité. S’il en était ainsi la critique radicale de K. Rahner à la
distinction entre De Deo uno et De Deo trino serait tout à fait justifiée. Mais telle n’est pas la
position de saint Thomas. C’est plutôt celle de Descartes qui déclare dans son Epître
dédicatoire des Meditationes : « I’ay toujours estimé que ces deux questions, de Dieu & de
l’ame, estoient les principales de celles qui doivent plustot estre demonstrées par les raisons
de la Philosophie que de la Theologie » (Œuvres de Descartes, C. Adam et P. Tannery [ed.],
Paris, 1904, t. 9, p. 4). Je crains d’ailleurs que la manière dont ans les études ecclésiastiques
nous articulons encore aujourd’hui le cours de théologie philosophique, donné en Faculté de
philosophie, et le cours sur le mystère de Dieu, donné en Faculté de théologie, qui très
souvent se concentre sur la seule question trinitaire, ne soit un héritage assez suspect.

3. Nécessité pour l’intellectus fidei de la théologie philosophique

Si la théologie philosophique gagne à garder un contact vivant avec la foi, l’intellectus


fidei de son côté ne peut se passer de la théologie philosophique, comme l’a fortement rappelé
l’encyclique Fides et ratio. Beaucoup redoutent toutefois qu’on introduise en théologie
chrétienne une précompréhension philosophique de Dieu, comme Acte pur et Ipsum esse
subsistens, qui étoufferait la force de la Parole de Dieu et ferait perdre de vue la spécificité du
Dieu de Jésus-Christ..
Répondre à cette objection très répandue exigerait de longs développements mais je
m’en tiens ici à deux observations générales. Premièrement, le Dieu de la théologie
philosophique n’est pas le Dieu du déisme. Il n’est pas un autre Dieu que le Dieu chrétien,
mais il est ce Dieu considéré encore de loin et comme ouvert à une détermination ultérieure.
Par exemple, le Dieu de la théologie philosophique est déjà un Dieu sage et tout-puissant,
mais la foi nous enseigne que cette sagesse et cette toute-puissance se manifestent
paradoxalement (mais toujours dans les limites de l’analogie et non selon une opposition
dialectique) dans la folie et la faiblesse de la Croix.
Deuxièmement, le catholicisme n’a jamais accepté l’opposition dialectique entre la
theologia crucis et la théologie de la création. Le Dieu de Jésus-Christ n’est pas un autre Dieu
que celui qui se manifeste dans la création comme la Cause première de l’être. Or aujourd’hui
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la tentation « gnostique » de séparer le Dieu de la foi en Jésus-Christ du Dieu de la
métaphysique semble très forte. Sous prétexte d’éviter les pièges de l’onto-théologie, qui
réduit Dieu à sa seule fonction de principe de l’ordre métaphysique ou moral, on favorise
l’idée d’un Dieu « hors sol », qui n’a plus de rapport avec la réalité de l’être. Par exemple,
dans les théologies postmodernes dites de l’évènement, Dieu n’a plus d’inscription dans
l’ordre métaphysique, mais il se manifeste à l’improviste (il fait signe, ut dicuntur) dans
l’évènement, dans ce qui est imprévisible et se soustrait à toute mainmise doctrinale ou
institutionnelle. Accepter cette vision des choses reviendrait à consentir à la victoire de
l’immanentisme moderne qui repousse Dieu dans les marges du réel. Au contraire, maintenir
le dialogue entre foi et métaphysique signifie que le Dieu dont parle le croyant et le
théologien est un Dieu qui a quelque chose à voir avec l’être, c’est-à-dire un Dieu réel.
Mais pour que la métaphysique soit cet interlocuteur valable de la théologie
chrétienne, elle doit rester une authentique philosophie. Je ne conteste aucunement que la foi
chrétienne en sa spécificité puisse favoriser un approfondissement de la métaphysique dans
son ordre propre, comme c’est le cas avec l’idée de création. Mais il faut alors que les apports
de la foi soient repris et justifiés sur la plan proprement philosophique. Il faut donc éviter une
surdétermination théologique de la métaphysique, c’est-à-dire la projection sur l’objet de la
métaphysique de catégories spécifiquement théologiques, comme c’est parfois le cas avec
certaines ontologies trinitaires qui voudraient penser tout être sur le modèle des personnes
divines comme relations subsistantes. Le risque est de transformer l’interlocuteur en un
simple miroir.
En conclusion, il semble que le progrès dans la connaissance de Dieu, qui est la
finalité de toute vie intellectuelle, passe par un dialogue entre une théologie philosophique
ouverte à la foi et un intellectus fidei ouvert à la raison métaphysique.

Fr. Serge-Thomas BONINO, o.p.

Cet article envisage les rapports qu’entretiennent la théologie philosophique, c’est-à-dire le


discours métaphysique sur Dieu, et la théologie chrétienne du mystère de Dieu, un et trine.
Dans une perspective thomiste, la cohérence et l’autonomie de l’ordre naturel justifient la
possibilité d’une théologie philosophique formellement distincte de la réflexion de
l’intellectus fidei. Toutefois, cette théologie philosophique n’atteint sa pleine dimension qu’en
restant au contact vital de la vie théologale. Faute de quoi, elle dérive vers une forme
mortifère de déisme. Inversement, l’intellectus fidei du mystère du Dieu un et trine ne peut
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déployer toute son envergure qu’en assumant, sous sa lumière propre, les résultats d’une
théologie philosophique autonome.

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