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Conférence donnée en italien à la Pontificià Università della Santa Croce le 25 novembre 2016 à l’occasion de
la fête de sainte Catherine d’Alexandrie, patronne de la Faculté de philosophie.
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philosophie thomiste. Depuis H. de Lubac, nombreux sont ceux qui dénoncent dans
l’autonomisation épistémologique de la philosophie (qui est déjà en germe chez saint Thomas
d’Aquin, même si elle ne sera explicitée qu’après lui) une ruse de la modernité pour subvertir
l’édifice de l’authentique sagesse chrétienne. L’insistance thomiste (ou néothomiste) sur
l’autonomie de la nature aurait été le cheval de Troie qui aurait favorisé la sécularisation de la
pensée et de la culture modernes. Dans ce cas, le salut passe par l’abandon de cette illusion. Il
faut revenir à un système des savoirs où l’intellectus fidei absorbe la philosophie et où il n’y a
de discours légitime sur Dieu que théologique.
Il me semble qu’ici comme en christologie le juste équilibre se trouve dans une union
sans confusion. Il faut refuser à la fois le monophysisme (qui absorbe l’humanité dans la
divinité, la nature dans la grâce, la philosophie dans la théologie) et le nestorianisme (qui
juxtapose humanité et divinité, nature et grâce, philosophie et théologie). Je voudrais justifier
ce point de vue en développant trois thèses. Primo, il y a, pour saint Thomas, une cohérence et
une relative autonomie de l’ordre naturel qui justifient la possibilité réelle d’une théologie
philosophique formellement distincte de la réflexion de l’intellectus fidei sur le Mystère de
Dieu un et trine. Secundo, contre la tentation séparatiste, il faut tenir que la théologie
philosophique n’atteint sa pleine dimension dans son ordre propre que dans la mesure où le
philosophe recherche et nourrit un contact vital avec la foi. Tertio, contre la tentation
surnaturaliste, il faut tenir que l’intellectus fidei du mystère du Dieu un et trine n’atteint sa
pleine dimension qu’en assumant, sous sa lumière propre, les résultats d’une théologie
philosophique autonome.
1. La théologie philosophique
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ainsi que saint Thomas l’explique dans le célèbre Prologue de son commentaire à la
Métaphysique d’Aristote.
Au temps de saint Thomas, deux grandes interprétations s’opposaient sur la manière
d’entendre « l’être en tant qu’être », objet de la « métaphysique », ou science première, ou
encore science divine. S’agit-il de l’être commun, c’est-à-dire de la « propriété » d’être qu’ont
en commun toutes les choses, ou bien de l’être par excellence que sont les substances
séparées en général et Dieu en particulier ? Pour les uns, qui suivaient plutôt Avicenne, l’être
en tant qu’être désigne l’être commun. La métaphysique est donc d’abord une ontologie,
c’est-à-dire un discours sur l’être et ses propriétés. Pour d’autres, qui suivaient plutôt
Averroès, l’être en tant qu’être s’identifie à l’Être par excellence qu’est Dieu. Dans ce cas, la
métaphysique est essentiellement une théologie. Et comme dans l’épistémologie
aristotélicienne une science ne peut pas démontrer l’existence de son propre objet, on
soutenait alors qu’il revenait à la physique de démontrer l’existence de Dieu, comme premier
Moteur, la métaphysique prenant ensuite le relai pour étudier la nature de Dieu. C’était
revendiquer pour la philosophie le monopole du discours authentique sur Dieu et rendre
inutile et incertain tout discours sur Dieu en lui-même qui se prétendrait se fonder sur une
révélation directe de Dieu par Dieu.
Saint Thomas d’Aquin se rallie plutôt à Avicenne. Il explique qu’il appartient à une
seule et même science, la métaphysique, d’étudier l’être commun (ens commune) et les
substances séparées (de la matière), spécialement Dieu. Toutefois, l’être commun et Dieu
n’entrent pas au même titre dans le champ de la métaphysique. Le seul objet direct de la
métaphysique, celui dont le métaphysicien cherche à établir les propriétés, les divisions et les
causes, est l’être commun. Cependant l’étude métaphysique de l’être commun prend la forme
d’une analyse ou resolutio qui met au jour ses causes ou principes, immanents ou externes. Or
cette resolutio fait apparaître que, sous plusieurs aspects, les étants de ce monde ne peuvent
rendre pleinement raison d’eux-mêmes sans renvoyer à une cause transcendante de leur être
qui, en dernière analyse, est Dieu, l’Etre même subsistant. Dieu n’est donc pas le sujet de la
métaphysique. Il est encore moins une partie de son sujet, car l’Être divin n’entre pas à titre de
partie dans l’ens commune. Dieu est la cause du sujet de la métaphysique. C’est sous cette
formalité qu’il entre en métaphysique, car il appartient à la même science d’étudier,
directement, un objet donné et, indirectement, les causes de cet objet. En ce sens, Dieu est la
« fin » de la métaphysique : l’étude de l’ens commune ne trouve son achèvement que dans la
considération de Dieu comme Cause et raison d’être ultime de l’être des choses. Dans la
mesure où elle traite ainsi de Dieu, la métaphysique peut être appelée « science divine » ou
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théologie (philosophique). Dans l’épistémologie thomasienne, la théologie philosophique
constitue donc la partie terminale de la métaphysique, celle qui traite de Dieu envisagé en tant
que Principe et Cause ultime de l’être. Une telle conception, où la philosophie ne prétend pas
tout dire sur Dieu, laisse toute sa place à une autre science de Dieu, fondée sur une
autocommunication de Dieu :
« La théologie ou science divine est double. L’une considère les réalités divines non pas
en tant que sujet de la science mais en tant que principe du sujet. C’est la théologie que
poursuivent les philosophes et qu’on appelle aussi métaphysique. L’autre considère les
choses divines pour elles-mêmes comme sujet de cette science. C’est la théologie qui est
transmise dans l’Ecriture sainte. » (THOMAS D’AQUIN, In Boet. De Trin., q. 5, a. 4)
« Le déisme de l’époque des Lumières, qui est une expression du rationalisme moderne,
s’est appuyé sur la supériorité du mode de connaître de la connaissance naturelle de
Dieu pour rejeter la connaissance de Dieu, en elle-même infiniment supérieure, reçue
par voie de révélation. A ainsi prévalu, sur l’attention prioritaire à la vérité elle-même,
la revendication de l’autosuffisance de la connaissance purement naturelle de Dieu. »
(« La théologie, discipline scientifique », Nova et vetera 83 [2008], p. 151-161 [153].)
Mieux vaut, décide-t-on, habiter dans une masure dont on est le plein propriétaire
qu’être hébergé dans un somptueux palais où on ne serait qu’invité ! Quoi qu’il en soit, le
Dieu de la théologie naturelle sous sa forme déiste n’est plus ni le Dieu des catholiques ni le
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Dieu des protestants. Il est le grand Horloger, dont la fonction est de garantir la cohérence tant
des systèmes scientifiques que de l’ordre sociopolitique.
S’ensuit une reconfiguration de l’édifice des savoirs. La théologie comme intelligence
de la foi est marginalisée, voire expulsée du monde de la rationalité, au profit d’une théologie
naturelle qui s’en approprie les dépouilles, avant de disparaître à son tour sous la pression de
l’immanentisme radical. Un des drames de la pensée chrétienne moderne est d’avoir consenti
(inconsciemment sans doute, mais à cause d’une perspective apologétique maladroite) à cette
nouvelle configuration des savoirs qui contenait pourtant en germe sa propre condamnation à
mort. Tous n’ont pas aussitôt compris que le Dieu de la théologie naturelle déiste n’était pas
un Dieu neutre, c’est-à-dire une approximation vraie mais encore indéterminée du Dieu révélé
en Jésus-Christ, mais une véritable idole qui entrait en concurrence directe avec le Dieu
vivant, parce qu’à travers le Dieu du déisme la raison humaine s’adore en fait elle-même.
Pascal voyait plus juste quand il faisait observer que « le déisme [était] presque aussi éloigné
de la religion chrétienne que l’athéisme, qui y est tout à fait contraire » (B. PASCAL, Pensées
Brun. n° 556). De fait, au plan de la logique intrinsèque des idées, comme au plan de
l’histoire culturelle, le déisme représente une transition vers l’athéisme, comme l’a encore
récemment souligné Charles Taylor dans son maître ouvrage, The secular Age.
Or l’idée selon laquelle la nature se dénature dès lors qu’elle se ferme au surnaturel est
au cœur de l’analyse thomiste du péché de l’ange. Il semble donc éclairant d’appliquer
analogiquement cette analyse à l’histoire culturelle. L’ange thomiste est, comme on sait, une
créature dont la nature est dès sa création parfaite dans son ordre. Pourtant il appartient à la
nature, non certes d’être ordonnée de soi au surnaturel, mais d’être disponible à l’élévation au
surnaturel. Il s’ensuit que le refus du surnaturel ne peut laisser la nature intacte, mais il la
blesse. Or, l’ange, par orgueil, par amour de sa propre excellence naturelle, a préféré s’en
tenir à ce qu’il maîtrisait parfaitement plutôt que de répondre à l’appel divin à « avancer en
eau profonde » (Lc 5, 4), c’est-à-dire à lâcher prise sur son destin pour en recevoir d’un autre,
de Dieu, à travers la foi, le sens et l’accomplissement. Il y a donc quelque chose de
démoniaque dans le « naturalisme » qui promeut un accomplissement de l’homme dans la
pure immanence, au point qu’on se fait une vertu – modestie, paraît-il – de récuser les
sollicitations du surnaturel. On prétend être homme et rien de plus, oubliant que pour être
pleinement homme il faut justement viser plus haut.
Quoi qu’il soit, la nouvelle structuration des savoirs a eu un effet pervers sur la
théologie catholique elle-même. On en est venu à accepter de séparer philosophie et théologie
en fonction d’un unique critère déterminant : l’accessibilité ou la non-accessibilité à la raison
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de l’objet envisagé. D’où le terrible malentendu qui a abouti à limiter la théologie à l’étude du
« pur » surnaturel et qui a, par conséquent, conduit à considérer le De Deo uno, c’est-à-dire
les q. 2-26 de la Prima pars de la Summa theologiae, non plus comme un traité de théologie
mais comme un traité de philosophie préliminaire à la théologie, qui ne commencerait
qu’avec l’étude de la Trinité. S’il en était ainsi la critique radicale de K. Rahner à la
distinction entre De Deo uno et De Deo trino serait tout à fait justifiée. Mais telle n’est pas la
position de saint Thomas. C’est plutôt celle de Descartes qui déclare dans son Epître
dédicatoire des Meditationes : « I’ay toujours estimé que ces deux questions, de Dieu & de
l’ame, estoient les principales de celles qui doivent plustot estre demonstrées par les raisons
de la Philosophie que de la Theologie » (Œuvres de Descartes, C. Adam et P. Tannery [ed.],
Paris, 1904, t. 9, p. 4). Je crains d’ailleurs que la manière dont ans les études ecclésiastiques
nous articulons encore aujourd’hui le cours de théologie philosophique, donné en Faculté de
philosophie, et le cours sur le mystère de Dieu, donné en Faculté de théologie, qui très
souvent se concentre sur la seule question trinitaire, ne soit un héritage assez suspect.
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