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Presses
de
l’Université
Saint-
Louis
Monothéisme et trinité | Paul Beauchamp, Boris Bobrinskoy,
Étienne Cornélis, et al.

Chapitre IV. L’Un et


la Trinité selon
Maître Eckhart
Alain de Libera
p. 77-98

Texte intégral
1 Le titre de cette communication est comme le résumé des
principales difficultés de la théologie eckhartienne : il
contient ou condense l’essentiel de ses séductions et de ses
dangers.
2 La théologie trinitaire est le foyer de toute la théologie
chrétienne. La notion de l’Un lui est, en revanche,
principiellement étrangère : c’est, comme chacun le sait, une
notion philosophique. Cependant, ce n’est pas en tant que
philosophique que la pensée de l’Un est étrangère au
christianisme — au sens, par exemple, où l’on dit que la
philosophie se distingue de la religion. De fait, la notion
d’Un s’accommode de tous les prédicats qui définissent une
attitude ou une expérience religieuses ; elle supporte aussi
bien une théologie, qu’une cosmogonie, une anthropologie,
une sotériologie ou une eschatologie. En quoi l’Un est-il
donc étranger au christianisme, si l’hénologie, la doctrine de
l’Un, offre, pour ainsi dire à l’état pur, les bases
conceptuelles d’une religion du Salut ? La chose est connue,
mais il n’est pas inutile de la redire.
3 La pensée de l’Un appelle une doctrine de l’émanation, ou,
au minimum, un panthéisme dynamiste ; en tout cas, une
hiérarchie d’hypostases, de principes subordonnés les uns
aux autres, remplissant l’espace de jeu qui sépare le monde
sensible, notre monde, d’un Principe retranché dans une
inaccessible souveraineté. La pensée de l’Un appelle la
dissociation d’un Dieu suprême, d’un Premier transcendant,
et de puissances intermédiaires, séparant et reliant à la fois
le Dieu unique et son produit : le monde, l’homme1.
4 Maître Eckhart ne connaissait pas Plotin, dont le chef-
d’œuvre, les Ennéades, n’avait pas été traduit en latin. Il
connaissait pourtant l’essentiel du système des hypostases,
et ce, grâce aux philosophes arabes, comme Avicenne ; juifs,
comme Isaac Israeli ; grâce au Livre du Bien pur,
généralement appelé Liber de causis, Livre des causes ; et,
bien entendu, grâce à Proclus, dont les Éléments de
théologie avaient été traduits en 1268 par Guillaume de
Moerbecke.
5 Dominicain allemand formé dans la tradition scolaire
d’Albert le Grand, Maître Eckhart était, en fait, aussi
informé qu’on pouvait l’être à l’époque sur les doctrines
philosophiques de l’Antiquité tardive2. Il ne faut donc pas
s’étonner d’en retrouver l’écho dans la quasi totalité de son
œuvre de commentateur de l’Écriture et de prédicateur.
Mais, précisément : Eckhart n’est pas un philosophe ; c’est
un maître en théologie de l’université de Paris, qui, comme
tous ses confrères, est nourri par la Bible, les Pères et les
Docteurs de l’Église. Surtout, fidèle lecteur de saint Thomas,
Eckhart n’ignorait pas le diagnostic que l’Aquinate avait, le
premier, porté sur l’histoire de la philosophie. Autrement
dit, il savait la thèse, cent fois reprise par Thomas, selon
laquelle la conception philosophique d’une hiérarchie des
hypostases, est absolument « contraire à la foi catholique »3.
La Tri-unité du Dieu chrétien devait donc non seulement lui
paraître comme une réponse à la verticalisation des
principes chez les philosophes platoniciens, mais, plus
profondément encore, il ne pouvait manquer de voir que le
christianisme et la philosophie platonicienne étaient
confrontés sur le terrain de leur théologie : la théologie
trinitaire des chrétiens s’opposant à la théologie
platonicienne de l’Un et Bien.
6 Comment dans ces conditions entendre notre titre
aujourd’hui : « l’Un et la Trinité selon Maître Eckhart » ? À
l’évidence, il y a là autre chose que la distinction De Deo uno
- De Deo Trino, qui articule le début de la Somme de
théologie. J’ai dit en préambule que mon titre était le chiffre
de toutes les difficultés de la théologie eckhartienne. Je dois
à présent m’expliquer.
7 Tout le monde sait que Maître Eckhart a été condamné
en 1329, post mortem, par le pape Jean XXII, après en avoir
appelé lui-même au Souverain Pontife du procès
d’inquisition qu’avait, dès 1326, entamé contre lui, à
Cologne, l’archevêque Henri II de Virnebourg. La doctrine
eckhartienne de l’Un et de la Trinité est au cœur des
problèmes soulevés par les censeurs. Mais comment
pénétrer dans les arcanes d’un procès dont les éléments
essentiels restent si problématiques qu’il a fallu attendre le
livre de W. Trusen, paru en 1988, pour disposer, sur ce
point, d’un premier dossier scientifiquement établi4 ?
8 Depuis la mise en chantier de la monumentale édition de
l’œuvre allemande de Maître Eckhart, la réflexion des
spécialistes se concentre presque exclusivement sur les
textes dits « authentiques » : les apocryphes, les douteux et
les pseudépigraphes sont systématiquement laissés de côté5.
Cette situation est l’expression légitime d’une exigence
intellectuelle : aller aux choses mêmes, s’en tenir aux faits.
Cette méthode a ses limites. On sait depuis peu, très
exactement depuis la découverte d’un nouveau manuscrit
des commentaires sur la Genèse, que l’œuvre d’Eckhart a
fait l’objet de toutes sortes d’aménagements et de pieuses
manipulations6. En bref : l’ouverture du procès de Cologne a
suscité une réaction de la part de ceux que L. Sturlese a
appelé les « eckhartistes »7. Un des signes majeurs de
l’activité de ce petit groupe d’élèves et de fidèles a été
l’édition de versions qu’on pourrait dire « quasi
orthodoxes » de l’œuvre latine ; la confection d’anthologies
de sermons approuvés ou approuvables ; la rédaction
d’apologies diverses, de textes de « propagande », dont le
célèbre Écrit de défense, la Rechtvertigungsschrift, jusque-
là considérée comme faisant officiellement partie des actes
du procès, semble être le monument principal. Nous voilà
donc désormais face à trois groupes : ici, le groupe des
défenseurs qui cherche à rétablir l’orthodoxie d’un
enseignement par le contrôle de sa tradition textuelle ; là,
celui des accusateurs, qui soumettant à l’autorité épiscopale
un choix de passages malsonnants ou téméraires, cherche à
perdre leur auteur ; là, enfin, un troisième groupe, celui des
lecteurs et des utilisateurs d’une œuvre qu’on dit
aujourd’hui inauthentique, mais qui, pour une large part,
semble être plutôt en attente d’authentification.
9 Les utilisateurs d’Eckhart sont faciles à identifier. Ce sont,
entre autres, les bégards et les béguines appartenant au
mouvement qui s’est lui-même intitulé le Libre Esprit. En
fait, le destin d’Eckhart est étroitement lié aux groupes de
moniales, religieuses dominicaines, membres du tiers ordre
et béguines de Strasbourg et de Cologne, dont sa charge lui
impose la direction spirituelle — cura animarum —, et qui,
toutes, à l’évidence, reportent, répercutent, développent,
adaptent ou déplacent ses propos et ses directives8.
10 Je veux m’efforcer ici de montrer la situation concrète, en
empruntant à deux sources distinctes : l’une vient des
utilisateurs, qu’on peut bien dire abusifs, il s’agit — pour
reprendre le titre même de la légende qui en consigne les
principaux épisodes —, de Sœur Katrei, la fille que Maître
Eckhart avait à Strasbourg ; l’autre vient du clan des
« eckhartistes », il s’agit du Petit livre de la Vérité composé
en 1327 par Henri Seuse, disciple direct du maître.
11 C’est là que je retrouve mon intitulé.
12 Le thème de l’Un ouvre sur diverses perspectives
systématiquement corrélées que l’on peut, en un sens,
articuler selon les deux grands moments de la pensée
religieuse du néoplatonisme : la théologie de la procession et
celle de l’union. Cette double orientation se retrouve chez
Maître Eckhart et dans l’entourage, la communauté vivante
où s’enracine sa prédication, à savoir, d’une part, dans une
théologie de la procession fondée sur une distinction plus ou
moins radicale entre l’Un et la Trinité, et, d’autre part, dans
une théologie de l’union fondée sur la possibilité d’un
contact avec l’Un en deçà ou au-delà de la Trinité, dans ce
qu’on pourrait appeler la profondeur du mystère trinitaire.
13 Considérons la première thèse. Si la donnée fondamentale
de la pensée chrétienne tardo-antique, ce que Thomas
d’Aquin nomme la Sententia Dionysii, est la
déverticalisation du système des hypostases, réalisée, si l’on
ose ainsi parler, dans la notion d’une Tri-Unité divine,
nombre de textes « eckhartiens » présentent des énoncés
donnant à penser qu’il y a un Principe fondant la Trinité des
Personnes, une Puissance originaire, une δύναμις πρώτη,
dont la Trinité serait comme le déploiement ou la
manifestation énergique. Chez Eckhart, ce Principe secret,
subsistant par soi, entouré de silence dans une solitude que
rien ne trouble — pour reprendre certains termes classiques
de la gnose herméneutique, abondamment attestés dans les
Sermons allemands —, semble recevoir en général le nom de
l’Un, ein, voire d’« Un unique », einic ein, qui pourrait
correspondre au titre, également hermétique, d’Un et Seul.
En même temps, cet « Un unique » semble donné à la fois
comme impénétrable au Dieu Trine et comme Lieu de
l’unité, plus même que de l’union, entre Dieu et l’âme.
Précisons.
14 Dans certains sermons considérés comme authentiques,
l’Un unique est pensé de manière topique, comme le Lieu où
l’Un reste Lui-même dans sa simplicité :
En toute vérité, et aussi vrai que Dieu vit, « ce Lieu » Dieu
lui-même ne le pénétrera jamais un instant, ne l’a encore
jamais pénétré de son regard en tant qu’il possède un mode
et une propriété de ses Personnes. On le comprend
facilement, car l’Un unique dont je parle est sans mode et
sans propriété. C’est pourquoi, si Dieu doit jamais le
pénétrer de son regard, cela lui coûtera tous ses noms divins
et la propriété de ses Personnes. Il lui faut les laisser toutes
à l’extérieur pour que son regard pénètre. Il faut qu’il soit
l’Un dans sa simplicité, sans aucun mode ni propriété là où
il n’est en ce sens ni Père, ni Fils, ni Saint-Esprit, et où il est
cependant un quelque chose qui n’est ni ceci ni cela.9.

15 Ce Lieu de Dieu, défini comme étant indifféremment le Lieu


de l’âme, est caractérisé par les termes d’unité, einecheit, et
de liberté, c’est-à-dire de vacuité, ledicheit C’est la place
libre, ledic, c’est-à-dire vide10, que traversent simultanément
Dieu et l’âme en se défaisant d’eux-mêmes l’un et l’autre,
l’un par l’autre. L’Un pur est posé comme le lieu
géométrique de cette double traverse :
L’esprit doit franchir tout nombre et faire sa percée à travers
toute multiplicité, alors Dieu fait en lui sa percée. Et de
même qu’il fait sa percée en moi, je fais à mon tour ma
percée en lui. Dieu conduit l’esprit dans le désert et dans
l’unité de lui-même, là où il est l’un pur et jaillit en lui-
même. Un tel esprit n’a pas de pourquoi, et s’il devait avoir
quelque pourquoi, l’unité devrait avoir son pourquoi. Cet
esprit se situe dans l’unité et la liberté11.

16 Si le Lieu de Dieu et de l’âme est le vide, la percée,


durchbruch, ou traverse, ûbervart, est une expérience sans
sujet fonctionnaire. C’est un détachement, un
dépouillement, abegescheidenheit, où Dieu se dépouille de
Lui-même en dépassant les puissances psychiques —
mémoire, intelligence, amour — qui sont en l’âme l’image ou
le vestige de la Trinité. Le Dieu qui vient à l’esprit détaché
n’est pas Dieu, ce n’est pas même le Dieu-Un, Deus unus,
c’est le Fond, autrement dit l’absence de toute forme, qui se
fait Forme, forme informe ou plutôt sans formes :
Si l’âme contemple Dieu en tant qu’il est Dieu, ou en tant
qu’il est Image ou en tant qu’il est trinitaire, il y a en elle un
manque. Mais quand toutes les images de l’âme sont
écartées et qu’elle contemple seulement l’unique Un, l’être
nu de l’âme reposant passivement en lui-même rencontre
l’être nu, sans forme, de l’unité divine, qui est l’être
suressentiel12.

17 Le terme de l’union mystique ainsi entendue est donc, pour


le moins, paradoxal : il revient à l’homme de satisfaire le
désir de Dieu qui est que l’homme se libère de Dieu, pour
libérer Dieu de Lui-même. Dieu aspire à être perdu pour se
perdre Lui-même. La véritable « renaissance » (la
παλιγγενεσία des Anciens) ou « naissance de l’âme en
Dieu » (la γένεσις ἐν θεῳ ou γένεσις ἐν νῳ) est une libération
de Dieu dans le vide, dans la liberté, où il n’est pas ou pas
encore devenu Dieu pour la créature. Il faut, dit Eckhart,
faire dé-devenir Dieu13. Telle est alors la réponse que l’on
peut donner à qui demanderait comment aimer Dieu :
Tu dois l’aimer en tant qu’il est un non-Dieu, un non-
intellect, un non-Personne, un Non-Image. Plus encore en
tant qu’il est un Un pur, clair, limpide, séparé de toute
dualité. Et dans cet Un nous devons éternellement nous
abîmer : du quelque chose au néant14.

18 La notion de l’abîme, à laquelle recourt fréquemment


Eckhart, signifie donc ultimement que l’homme doit
s’abîmer dans l’abîme de Dieu tout comme Dieu doit
s’abîmer dans son propre abîme.
19 Pareille théologie a de quoi surprendre, et l’on comprend
sans peine qu’elle ait attiré l’attention des censeurs. Encore
ne s’agit-il là que des sermons authentiques ou authentifiés.
Dans la version scolaire de l’eckhartisme, la distinction qui
soutient l’ensemble de ce propos est la différence entre la
Déité, gotheit, et Dieu, got, distinction déjà incriminée au
XIIe siècle, mais qui prend ici toute sa mesure. De prime
abord, la doctrine exposée apparaît comme une perversion,
voire comme la simple destruction, de la théologie trinitaire.
D’où l’attrait qu’elle exerce sur les esprits férus de religions
orientales. Que le christianisme ait pu produire une
théologie d’un Dieu non-qualifié, littéralement « sans
propriété », ohne eigenschaften, a de quoi séduire plus d’un
esprit moderne. Que Dieu soit, en quelque sorte, sujet au
devenir-Dieu anonyme est également une idée qui ne peut
que fasciner ceux qui voient dans l’existence la quête d’un
salut pour ainsi dire trans-personnel. Il va de soi que ce qui
fascine aujourd’hui fascinait hier, et que l’auditoire
d’Eckhart était aussi réceptifs à ses innovations que peut
l’être un de nos contemporains.
20 Dès 1294, c’est-à-dire dès sa première intervention
publique, à l’occasion du Sermon pascal prononcé à Paris,
en latin, quand il était encore jeune bachelier, « frère
Eckhart » avait, sous l’autorité de Cicéron, annoncé les
principes mêmes de ce qui devait régler toute sa prédication
à venir : s’adresser aux individus en tant que tels pour leur
représenter des choses « incroyables », parce qu’étonnantes,
« neuves », parce qu’insolites, « grandes », parce que
surnaturelles. C’était là, à ses yeux, ce qu’un auditeur ne
pouvait manquer d’attendre d’un prédicateur, et attendait
de fait cum aviditate15. Que les auditoires de Strasbourg et
de Cologne aient été par la suite sensibles aux nouveautés de
la prédication en langue vulgaire ne tient pas qu’au génie de
la langue allemande : depuis ses débuts Eckhart entendait
aller au-devant du public. Cependant, ce qui frappe le
lecteur moderne, c’est de voir avec quelle variété
d’expressions et quelle puissance d’invention linguistique la
masse des écrits considérés comme non authentiques ou
non encore authentifiés traite les questions corrélatives de
l’Un, de la Trinité et de leur union ou unité possible avec
l’âme.
21 Prenons un exemple : Von dem ûberschalle. Ce traité, le
no XII, édité en 1857 par F. Pfeiffer, est accompagné d’un
commentaire, également en langue vulgaire, intitulé Diz ist
die glôse über den überschal. Sous ce titre énigmatique
c’est, en quelques lignes, toute une théologie trinitaire ainsi
qu’une expérience de l’union dans l’Un unique qui sont
proposées. Le point de départ est le mystère —
verborgenheit — de la Tri-Unité, der driêr einekeit ; mais,
abordée à cette occasion, la question du rapport Dieu-déité,
got-gotheit, mène invinciblement à celle de l’union. Tout
comme son commentaire, qui se termine par une invocation
à la Sainte Trinité, Von dem überschalle se présente donc
comme un tableau, est, pour ainsi dire, toujours déjà
associée. Comment passe-t-on de ce thème, somme toute
traditionnel, à une théologie de l’abîme ?
22 Le traité emploie l’expression grundelose apgrunt pour
célébrer l’abîme sans fond16 qui est à la fois haut dans sa
profondeur et profond dans sa hauteur. Lancée sur un mode
exclamatif — O grundelose tief apgrunt ! —, cette formule
qualifie-t-elle la déité ? Le commentaire anonyme répond à
sa manière en paraphrasant ainsi l’énoncé initial : « O
profond abîme sans fond des créatures et de toi même qui
n’es fondé par rien, dans ta profondeur tu es haut par
l’essentialité simple, qui est impassible. » Les termes
« simplicité » (einveltigkeit)17 et « simple » (einveltig) sont
deux termes centraux de la théologie trinitaire, puisqu’ils
signifient respectivement « unité d’essence » et « ce qui est
d’une seule essence ». L’einveltigen weselicheit dont parle la
Glose est donc l’unité d’essence de Dieu, savoir : ce qui est
proprement visé lorsque l’on dit que « Dieu est une seule
essence en trois Personnes ». En tant qu’équivalent du latin
uniformitas, terme abondamment attesté chez les
Chartrains — notamment dans les Regulae Caelestis Iuris
d’Alain de Lille —, einveltigkeit désigne ainsi la
« consubstantialité », l’« unisubstantialité » du Père et du
Fils. L’unité d’essence de Dieu ne peut être pensée à part des
trois hypostases ou Personnes dont elle est l’essence :
l’essence divine n’est donc pas le principe producteur, le
grunt, la δύναμις πρώτη, de la Trinité. La totalité des textes
eckhartiens, fussent-ils « douteux », s’accordent à professer
l’axiome théologique selon lequel « l’essence n’engendre
pas » (essentia non generat). Le traité XV de Pfeiffer, dit
explicitement : « Daz wesen gebirt niht18 ». Cependant,
dans la mesure où l’einveltigkeit est sémantiquement
opposée à la dreiveltigkeit, c’est-à-dire littéralement à la
Tri-formité, le mot Uni-formité, qui à proprement parler
désigne la qualification essentielle des Personnes, leur
unisubstantialité, peut être entendu comme si l’unité
d’essence des Personnes était le fondement infondé, pour ne
pas dire la source d’où sourd le Dieu trine et l’âme elle-
même en tant qu’elle naît de Dieu en Dieu.
23 Eckhart a-t-il jamais professé une doctrine de ce genre ? Le
traité XV nous offre un témoignage capital. Il s’agit de
l’union entre l’âme et Dieu, qu’on dit essentielle ou « par le
Fond », type d’union qu’ici ou là le Maître oppose à l’union
par la grâce — en réalité, la grâce créée.
24 L’auteur décrit ainsi l’action quasi théurgique par laquelle,
pour reprendre le mot de Moïse de Narbonne, averroïste juif
légèrement postérieur à Eckhart, « l’âme attire à elle le
suprême » :
Quand l’âme a uni toutes choses à Dieu et qu’elle s’est
établie sur l’uniformité de sa substance, elle attire en elle la
force de la nature divine, et l’essence la transit de part en
part. Et les deux essences se tiennent sur un point qui est en
l’âme et en Dieu. Et la distinction des trois Personnes
n’empêche pas l’unité, ni l’essence la distinction des trois
Personnes19.

25 Quel est ce « point » ? Incontestablement, l’expression a un


sens trinitaire. Dans le Granum sinapis, poème en langue
vulgaire attribué à Eckhart, mais que l’on connaît aussi sous
le titre de Cantique de la Trinité, Dreivaltikeitslied, la
troisième strophe, après avoir évoqué « la profonde et
terrible boucle des trois Personnes », conclut :
L’anneau merveilleux/est jaillissement/son point reste
immobile (der wunder rink/ist ein gesprink/gâr unbewegit
stêt sîn punt).

26 Le commentaire latin anonyme qui accompagne le Granum,


indique clairement l’origine du thème20 : c’est la proposition
de l’écrit pseudo-hermétique connu sous le titre de Livre des
XXIV philosophes, présentant Dieu comme « une sphère
infinie dont le Centre est partout et la circonférence nulle
part »21. L’« anneau merveilleux » est, cependant, une image
proprement trinitaire, que le commentateur anonyme
introduit ainsi :
Der wunder rink, etc. Ici l’auteur du poème compare
Punition divine à un cercle mystique, par qui est tout, en qui
est tout. Car sa procession se fait du même au même, lui qui
dit dans l’Apocalypse : Je suis l’alpha et l’ômega. Et Alain
écrit [il s’agit d’Alain de Lille] : La monade engendre la
monade et elle réfléchit sur elle-même l’ardeur, autrement
dit : le Père engendre le Fils et il réfléchit sur lui-même,
l’ardeur, c’est-à-dire le Saint Esprit22.

27 Quant à savoir pourquoi le cercle est appelé origine ou


jaillissement — gesprink — le commentateur note
simplement : « il faut répondre que la procession des
Personnes dans l’unité de l’essence divine est le
commencement et la cause des créatures », formule qui
n’est pas sans rappeler le passage du Commentaire de
l’Exode où Eckhart définit la vie intra-trinitaire comme
« l’image et le préambule de la création ». Le terme latin
d’unitio employé à propos du cercle mystique est à
l’évidence un équivalent du Moyen haut-allemand
einvaltigkeit : on est donc ici dans l’exposé de la théologie
que le Pseudo-Denys appelle la « théologie unitive », qui
met l’accent sur l’unité des Personnes. En invitant
l’intelligence à se hisser « au sommet de ce point » (Des
punies berk/ stîg âne werk/vorstenlichkeit ! « Ce point est
la montagne à gravir sans agir Intelligence ! »), l’auteur du
Granum reste dans un cadre dionysien, d’ailleurs
explicitement souligné par son commentateur : il s’agit de
l’ascension spirituelle, par l’inconnaissance, dont le fin mot
est à nouveau l’unitio obtenue « sur la hauteur suréminente
et absolue du point avec la ténèbre inconnue et plus que
lumineuse où réside véritablement. Celui qui est au-dessus
de tout »23. La perspective mystique du Granum peut être
qualifiée de rigoureusement dionysienne. Si l’on prête
attention au terme initio, on voit alors que la connaissance
ou union par le Fond, dont parle le traité XV, est, en fait, la
connaissance selon l’« unition » — la ἕνωσις de Denys, à
laquelle le Granum et son commentaire consacrent les
mêmes images et le même vocabulaire : point, centre,
essence, unité, ascension, immobilité. C’est de cette
« unition » transcendante que parlent les Noms divins 7,3
(872B), lorsqu’ils célèbrent ainsi « la connaissance de Dieu
par l’inconnaissance, selon la ἕνωσις au-delà de
l’intelligence »24.
L’intelligence, se tenant loin de tous les êtres (G : détachée
d’abord de tous les êtres), et ensuite, se laissant soi-même
(G : puis sortie d’elle-même), est unie aux Rayons qui
brillent réellement (G : s’unit aux rayons plus lumineux que
la lumière même) et elle est illuminée entièrement par
l’abîme insondable de la sagesse (G : et, grâce à ces rayons,
resplendit là-haut dans l’insondable profondeur de la
Sagesse).

28 La même thématique se retrouve dans le traité XI de


Pfeiffer, Von der ûbervart der gotheit.
Les trois Personnes sont une Toute-puissance. C’est là le
point immobile et l’unité (einekeit) de la Trinité. Le cercle
est l’incompréhensibilité de l’opération (wirkunge) des trois
Personnes. Le point ne se meut pas. L’unition (einunge) des
trois Personnes, telle est l’essence du point, aussi, quand
l’âme est unie au point immobile, elle a puissance sur toutes
choses. Toutefois, avec les facultés qui sont ce qui en elle est
à l’image de la Trinité, elle ne peut saisir l’unité.

29 En posant que les puissances de l’âme, vestiges de la Trinité,


ne parviennent pas à s’unir au Point, Eckhart semble placer
l’Unité au dessus de la Trinité. Ce n’est qu’une apparence.
Ce qui est dit ici, c’est que l’âme ne peut saisir l’unité
d’essence des Trois avec les Vestiges qui sont en elle : amour
et connaissance, intellect ou volonté. D’où la référence très
claire aux discussions théologiques parisiennes sur la vision
béatifique25, auxquelles Eckhart, maître en théologie, avait
lui-même participé lors de son premier magistère
de 1302-1303 :
C’est pourquoi l’opération de la Trinité a été (et reste) un
obstacle pour beaucoup de hauts maîtres de Paris, qui se
sont tellement occupés de l’activité de la Trinité qu’ils ne
sont pas parvenus à l’Unité.

30 La critique des maîtres parisiens tient une place importante


dans l’œuvre authentifiée d’Eckhart. Faut-il comprendre
qu’il leur oppose une doctrine trinitaire, dite de la
« quaternité », séparant, en quelque sorte hypostasiant,
l’essence divine, la nature simple, à part, pour ne pas dire
« au dehors » des trois Personnes ? Le traité XI est clair sur
ce point :
Dieu n’est en lui-même qu’un Un unique (ein einic ein).
C’est pourquoi lorsque la créature retourne à sa première
origine, elle ne reconnaît pas Dieu autrement que simple en
tant que modèle (bild) et essence (wesen), et trine dans ses
opérations26.
Lorsque je me tenais dans le fond, dans le sol, dans la rivière
et la source de la Déité, personne ne me demanda ce que je
voulais ni ce que je faisais. Il n’y avait personne pour
m’interroger. Lorsque je sortis (flôz), alors toutes les
créatures dirent « Dieu ». Si l’on m’eût demandé : Frère
Eckhart, quand êtes-vous sorti de la maison ? j’eusse
répondu : j’y étais à l’instant. C’est ainsi que toutes les
créatures parlent de Dieu. Et pourquoi ne parlent-elles pas
de la déité ? Tout ce qui est dans la déité, cela est un, et il n’y
a rien à en dire. Dieu opère, la déité n’opère pas, elle n’a rien
à opérer. Il n’y a en elle aucune opération. Elle n’a jamais
connu aucune opération. Dieu et le déité diffèrent comme
l’opération et la non-opération.

31 La Trinité opère, l’unité n’opère pas. La pauvreté en esprit


est supérieure à la connaissance et à l’amour, car elle est
installée au centre de la sphère qui transit tout, qui est tout,
car elle est ce centre de tout. Reste que si les Personnes sont
pensées comme émanées de l’essence, tout comme les
puissances de l’âme sont, ici ou là, données comme émanant
de l’essence de l’âme, on ne peut éviter le risque de
présenter l’essence de Dieu comme une sorte de Principe qui
s’écoule dans ses puissances et ses opérations.
32 Le même traité XI, dit quelque chose de voisin :
On doit apprendre à connaître la déité qui s’est épanchée
dans le Père et l’a rempli de puissance, et s’est épanchée
dans le Fils et l’a comblé de sagesse. Ces deux sont un dans
la nature. C’est ce que dit Christ lui-même : là où je suis, là
est mon père, et là où est mon Père, là je suis. Et les deux se
sont épanchés dans l’Esprit et l’ont rempli de bon vouloir.
C’est ce que dit Christ : moi et mon Père nous avons un seul
esprit, et l’Esprit saint s’est épanché dans l’âme.

33 L’épanchement, le fluxus est l’ûbervart de la déité, la déité


devient une source :
Tout comme une fontaine, qui reste là à sa place et se
déverse dans les racines des fleurs, de façon que les fleurs se
mettent grâce au flot de la fontaine à verdir et à recevoir leur
couleur, de la même façon la déité se déverse dans les
puissances de l’âme, pour qu’y pousse une ressemblance
avec Dieu.

34 Il y a donc bien un risque dans la théologie trinitaire


d’Eckhart, qui vient de l’adaptation du ternaire « essence,
puissance, opération » à la Tri-unité divine. Peut-on
concevoir un flux, un transitus divin sans hiérarchisation
des hypostases ? Comment cette doctrine a-t-elle été
comprise ?
35 Tournons-nous vers les utilisateurs d’Eckhart.
36 Le traité connu sous le titre Also waz schwester Katerei est
pour l’essentiel le récit d’une expérience et d’une relation.
Les protagonistes on sont Katrei et son confesseur (bihter),
qu’il n’est pas nécessaire d’identifier à Eckhart lui-même.
L’ouvrage est un produit de l’activité littéraire des bégards et
des béguines ; le rédacteur n’en est donc pas Maître Eckhart,
même si l’écrit a pu éventuellement circuler sous non nom :
en fait, c’est un manifeste du Libre Esprit27.
37 On peut y distinguer deux temps forts. Un premier
ensemble narratif nous dépeint les efforts de Katrei avant
l’expérience cruciale de ce qu’elle appelle sa
« confirmation », le beweren. Un second ensemble nous la
montre enseignant à son confesseur le chemin de la
déification.
38 La première séquence comprend elle-même deux moments.
Malgré l’élévation de son âme, qui l’emporte au-dessus de
tous les obstacles, Katrei éprouve encore le feu du désir, et
elle le dit : Herre, mir gebrist noch ! (« Maître, j’éprouve
encore un manque ! »). Au confesseur qui lui demande de se
laisser satisfaire, d’accepter la paix, nu soltu dir laussen
genügen, Katrei répond : « Jamais tant que je n’aurai pas
trouvé demeure fixe — stete[s] bliben — dans l’éternité ! ».
Pour affronter cette demande, le confesseur conseille à
Katrei d’entrer dans la « simplicité » et la « nudité »
véritables (jn ein blosheit), termes typiques de la prédication
eckhartienne. C’est ce qu’elle fait, et « aussi longtemps que
cela dure — das wert —, mais cela passe. En fait, la vision
même de Dieu va rejeter violemment Katrei en elle-même,
la laissant à son désarroi et à la souffrance de la séparation.
On reconnaît ici un des thèmes centraux de la théologie
eckhartienne des béatitudes. La vision réfléchie de Dieu,
celle que chantent les théologiens de Paris. L’homme
véritablement pauvre est sans réflexion, c’est celui de
l’ἀγνωσία, « celui qui ne sait rien de rien », celui qui ne sait
pas même qu’il voit Dieu.
39 Rejetée en elle-même Katrei fait alors retraite et le
confesseur la perd pour un temps. Lorsqu’elle revient, son
discours a changé du tout au tout : Herre, dit-elle, fröwent
üch mit mir, ich bin gott worden, « Seigneur, réjouissez-
vous avec moi, je suis devenue Dieu ! ». Le confesseur
accepte cette révélation. Bien plus, il s’exclame : « Puisses-tu
demeurer dieu ! (blibestu got !) ». Katrei retourne alors à
l’église, et durant trois jours, elle est retirée d’elle-même,
comme morte. On veut la porter en terre. Le confesseur s’y
oppose. Quand elle revient enfin à elle, le dialogue reprend :
Révèle-moi ce que tu as trouvé. Je ne puis, ce que j’ai trouvé
nul ne saurait le dire. As-tu au moins maintenant tout ce
que tu voulais ? Oui je suis confirmée, Ich bin bewert.

40 Le stete[s] bliben, le beweren, le bewert sein, la


confirmation qui met un terme au weren, à la durée du désir
et de la nostalgie, passe par la mort. Mais que peut bien faire
celui qui a traversé la mort, celui qui a été confirmé ? Que lui
reste-t-il à accomplir ? Quelles peuvent bien être ses œuvres
et ses espoirs ? C’est tout l’objet de la seconde séquence.
41 Le confesseur interroge maintenant Katrei sur ses exercices
spirituels. « Que faisais-tu avant d’être confirmée, que fais-
tu depuis que tu l’as été ? » La question est décisive,
puisqu’on sait que les Frères et Sœurs du Libre Esprit
prônaient une sorte de quiétisme, rejetant les œuvres, la
fréquentation des sacrements et, d’une manière générale,
tout ce qui s’accomplit dans le cadre de l’Église instituée,
d’Église la petite, selon le mot de Marguerite Porète
42 Katrei répond avec précision et sans détour. Avant d’être
confirmée, ses exercices intérieurs consistaient à surmonter
les puissances de son âme, miner sele kreft. Elle contemplait
ainsi toutes choses créées dans le miroir de la vérité.
Regardant en elle-même elle connaissait tout ce que Dieu
fait et a fait sur la terre comme au ciel, alles des
geschöpffte[s] gottes, et elle voyait Dieu, so sach ich gott.
Après le beweren tout a changé. Elle n’a littéralement plus
rien à faire. Tout d’abord, elle n’a « plus rien à faire avec ce
qui a été fait » (nüt zeschaffen, mitt allem dem, das ie
geschaffen ward), ce qui veut dire qu’elle n’a plus aucune
attache avec le créé ni, par conséquent, avec le Dieu
créateur. Là où elle se tient, il n’y a rien à faire. Ensuite, elle
n’a non plus « rien à faire avec ce qui a été dit », mis en mots
(me alles, das ie gewortiget ward), ce par quoi elle entend
sans doute la prière qui, s’adressant à Dieu par des mots,
adresse Dieu dans le langage, le cachant dans une infinité de
noms.
43 Mais alors, que reste-t-il à faire après le beweren ? Katrei
répond : Ich bin bewert. « Je suis confirmée dans la déité
nue, là où il n’y a jamais eu ni image ni forme ». Il n’y a pas
d’après la confirmation, car il n’y a pas d’après dans la
confirmation. Qui est confirmé reste confirmé28, dans la
déité, là où toutes images et toutes formes — et jusqu’au
« miroir de la vérité » lui-même — sont éternellement
abolis. La fixation dans la déité abolit la vision spéculaire :
elle supprime à la fois le miroir, le modèle et l’image. Cette
abolition est ce que Denys appelait l’ἀγαίρεσις, ce
qu’Eckhart appelle l’entbildung. Cet état d’inconnaissance
ou plutôt de connaissance aphairétique est décrit par
Eckhart dans le sermon 40 :
Als sich der mensche mit minne ze gote blôz vëgende ist, sô
wirt er entbildet und îngehildet und überbildet in der
gotlïchen einförmicheit, in der er mit gote ein ist29.

44 La doctrine ici mise en œuvre est donc bien eckhartienne.


L’entbildung, c’est-à-dire la desimagination (ymagine
denudari, comme le traduit le traducteur des Inquisiteurs
de Cologne), n’est pas en soi condamnable, c’est une notion
dionysienne, mais son emploi en est incontestablement
suspect, et d’ailleurs effectivement suspecté, puisqu’on la
retrouve dans les passages du Livre de la consolation divine
et du Sermon sur l’homme noble mis en cause par la
commission colonaise Katrei fait dire à Eckhart que
l’entbildung permet d’accéder à l’« unition », einförmicheit,
divine, comme si cette uniformité était en deça et au-dessus
de la Trinité des personnes.
45 L’état qui résulte de la pratique de l’entbildung est décrit
comme constant — le confesseur demande : bistu als
steteklich da ? et elle répond : « Oui ! » Mais qu’est-ce que
l’entbildung ? C’est la relève, l’aufhebung, de la créaturalité.
« Là où je suis, poursuit-elle, personne ne peut arriver sur
un mode créaturel, in creatürlicheit ».
46 Où est-elle ? Là, dit-elle, en un tour typiquement eckhartien,
où j’étais avant d’être faite, c’est-à-dire blos got vnd got,
Dieu avec dieu, Dieu en Dieu. Là où je suis, c’est-à-dire dans
la déité nue, il n’y a rien de créé ni rien qui crée. Tout ce que
l’on prend pour guide par images et pas mots, ne vaut que
pour le voyage, reiczen, pour l’homme viateur ; la
confirmation, c’est-à-dire la béatitude terrestre, la vie
bienheureuse, retire tout cela. Pour être confirmé, il faut
devenir Dieu. Il ne s’agit pas ici de ce que toute âme qui
entre en Dieu devient Dieu. Katrei formule une condition,
non une conséquence, de l’accès à la déité : « Aucune âme
ne peut entrer en Dieu avant d’être devenue Dieu, à la façon
dont elle était Dieu avant qu’elle ne fût créée. »
47 Reste une question : « Comment arriverai-je moi-même à
cela ? » demande le confesseur. La réponse de Katrei est
simple : il faut revenir à rien avant de revenir à l’origine de
tout : alle creaturen müssen alle zenicht wider werden, e si
jn iren ursprung wider komen. « Etre réduit à rien ». Avec
cette formule, la relation qui unissait jusque-là Katrei au
confesseur s’inverse. Le maître se fait élève, l’élève se fait
questionneur. C’est désormais elle qui conduit l’entretien. Sa
question, de quoi tout dépend, tient en peu de mots : sais-tu
bien ce qu’est le néant ? Merckent, was nütt si ! Le
confesseur répond que le néant n’est rien que « corruptibles
choses », gebresthafft ding, et qu’il faut se détourner du
rien. Katrei rétorque : ce n’est pas assez ! Dirigez-vous
uniquement d’après ceci :
vous devez vous anéantir au-dessous de vous-même et de
toutes créatures, de manière à ne plus éprouver aucune
autre chose à faire qu’à laisser Dieu agir en vous.

48 Cette apologie du détachement et de l’anéantissement, est là


encore tout à fait eckhartienne. La voie (le richten) véritable
est l’anéantissement (le vernichten). Le traité XV, dit en
termes encore plus forts cette thanatologie mystique :
Nous mourons en allant d’un temps à un autre, mais l’âme
meurt d’une mort totale dans la merveille de la Déité. Parce
qu’elle ne peut comprendre la nature divine, l’âme doit se
précipiter dans le néant et devenir néant. Dans ce non-être,
elle est ensevelie, et par l’inconnaissance elle s’unit à
l’inconnu, et par la non-pensée (ungedanken) elle s’unit au
non-pensé (ungedachte), et par le non-amour elle s’unit au
non-aimé. Ce que la mort saisit, personne ne peut le lui ôter.
La mort sépare la vie du corps, et sépare l’âme de Dieu et
elle la jette dans la déité et elle l’ensevelit en elle, pour
qu’elle demeure inconnue à toute créature. Alors son oubli
devient comme l’oubli de ceux qui se sont transformés dans
la tombe et elle devient incompréhensible. Autant il est
impossible de comprendre les morts qui meurent ici-bas à
leur propre corps, autant il est impossible de comprendre
les morts qui sont morts dans la Déité. Cette mort, l’âme la
cherche éternellement. Lorsque l’âme est tuée dans les trois
Personnes, elle perd son propre néant, et est jetée dans la
déité. Là elle découvre le visage du néant divin. Alors le
seigneur lui dit : Toi qui es mienne, immaculée, ta beauté est
totale. Et à cause de sa beauté incompréhensible, elle lui
répond : tu es encore plus beau30.

49 Tel est l’ûbervart, le passage de la déité.


50 Cette doctrine a été condamnée. Est-ce celle d’Eckhart ? On
pourrait, à défaut de répondre, dire que c’est au moins le
fruit de son enseignement.
51 Ce n’est pas l’avis du principal élève d’Eckhart, Henri Suso.
52 Suso est un clerc, un dominicain. Il a suivi les cours et les
sermons d’Eckhart, en milieu lettré, dans le studium
generale de Cologne. En rédigeant son Büchlein der
Wahreit, il a donc un objectif essentiel : démontrer que
l’enseignement authentique du Maître n’a rien à voir avec ce
que les Frères et les Sœurs du Libre Esprit y trouvent,
reprennent ou divulgent en son nom.
53 Le chapitre VI, met en scène sous forme de dialogue, la
rencontre fictive du Suso avec un membre de la secte.
Un jour, par un lumineux dimanche, le jeune homme —
c’est-à-dire l’élève — était absorbé dans ses pensées quand,
dans le silence de son esprit il vit se former une image
spirituelle subtile en paroles mais inexercée quant aux
œuvres, débordant d’une orgueilleuse plénitude. Il entreprit
de lui parler en ces termes : D’où viens-tu ? Je viens de nulle
part. Dis moi qui tu es. Je ne suis pas. Que veux-tu ? Je ne
veux pas. Il s’écria alors : C’est extraordinaire, dis-moi au
moins quel est ton nom. L’autre répondit : Ich heisse daz
namelos wilde. Je m’appelle le Sauvage sans nom.

54 Le « Sauvage » n’est pas un monstre, monstrum, comme le


traduit bizarrement Surius. Ce n’est pas même l’homme du
désert. C’est avant tout un être de violence, disons
d’immédiateté, celui qui veut tout, tout de suite, sans
médiation. L’absence de nom reprend un des thèmes chers à
Eckhart : pris dans le fond, ni l’homme ni l’âme ne portent
un nom. Tout nom désigne un effet, le produit ou le résultat
d’une activité. Pour l’homme du non-agir, il ne saurait y
avoir de désignation adéquate.
55 À son interlocuteur imaginaire, Suso pose deux questions :
où aboutit l’intelligence du Sauvage ? Que nomme-t-il
« pure liberté » ? Après quelques rapides échanges, c’est au
tour du Sauvage de faire les demandes : Seuse lui ayant
représenté que sa liberté était « désordonnée », daz
namelos wilde demande quelle différence sépare l’ordre du
désordre. Suso répond qu’il y a ordre, extérieur ou intérieur,
quand une chose a tout ce qui lui est nécessaire et qu’elle en
perçoit chaque effet, et qu’il y a désordre si l’un de ces deux
aspects vient à manquer. L’ordre de la nature est tel que
celle-ci ne manque jamais du nécessaire. Le désordre, ce qui
est contre-nature, est donc le manque du nécessaire, mais
aussi l’absence de perception de ce manque. Une conscience
bien ordonnée est celle qui se soucie du nécessaire.
56 Pour le Sauvage cette réponse n’est pas satisfaisante. La
pure liberté ne se soucie de rien et méprise tout. La pure
liberté est délaissement, sérénité ou abandon. Aux yeux de
Suso, l’absence de souci, est une fausse liberté, qui va contre
« l’ordre que, dans sa fécondité, le Néant éternel a donné à
toutes choses ». Le Sauvage réplique que « l’homme qui est
devenu le néant dans néant éternel ne connaît pas de
distinction ». Il ne peut donc se soucier de rien. Ce passage
est capital, car c’est précisément ce que Suso refuse. La
vernihtunge spirituelle a une limite infranchissable :
l’homme ne peut s’anéantir, se jeter dans le Néant éternel,
jusqu’à oublier la distinction de sa propre origine, même si
cette origine et la perception qui l’accompagne ne sont
effectivement pas perçues dans son Fond premier. Cette
réponse fulgurante est formulée dans le vocabulaire de la
théologie trinitaire. Le Sauvage pense pouvoir y échapper,
en alléguant la possibilité de considérer l’homme
« absolument », c’est-à-dire exclusivement dans le Fond —
dans le Fond où il est et dont il vient.
57 Suso réplique : l’homme n’est pas seulement dans le Fond, il
est aussi en lui-même, être crée « à partir de ce Fond », et il
reste « ce qu’il est ». S’il atteint le Fond, toute distinction
entre Dieu et lui peut bien être abolie selon son mode de
perception, la distinction selon l’essence n’en est pas pour
autant supprimée. Pris au Fond, l’homme ne perçoit pas sa
distinction, mais il ne saurait être pris uniquement dans le
Fond : la mort spirituelle abolit la perception de la
distinction, elle ne la supprime pas selon l’essence.
58 Dépité, le Sauvage s’en prend alors directement à Eckhart :
« J’ai entendu dire qu’il y avait eu un grand maître qui niait
toute distinction31 ». La réponse de Suso est prudente. Après
avoir rappelé qu’il fallait absolument maintenir la
distinction des Personnes « selon les relations d’origine »,
quand même les Personnes seraient indistinctes dans le
Fond, c’est-à-dire non distinguées par leur essence, qui est
la même ; après avoir souligné, de nouveau, que pour
Eckhart l’anéantissement de la personne humaine ne se peut
entendre que selon le mode de perception, non selon
l’essence, il entreprend de montrer en quoi l’enseignement
authentique du Maître affirme la distinction absolue de
Dieu.
59 Sa démarche n’est pas, il faut l’avouer, entièrement
convaincante puisqu’elle repose sur la formulation
volontairement tronquée d’une des thèses à la fois les plus
célèbres et les plus périlleuses d’Eckhart : la notion de
différence indifférente. C’est ainsi qu’il renvoie au
Commentaire d’Eckhart sur la Sagesse, pour faire état
d’une formule qui ne s’y trouve pas telle quelle32 : « de
même qu’il n’y a rien de plus intime que Dieu, il n’y a rien de
plus distinct » — mais qu’on lit, en revanche, en toute lettre
dans le sermon allemand no 77. Suso a certes raison
d’alléguer, même indirectement, ce passage où Eckhart
montre que l’immanence de Dieu en tout est précisément ce
par quoi il transcende tout. Etant indistingué de tout,
puisqu’il est à l’intime de tout (innigers, reprenant en le
généralisant l’interior intimo meo d’Augustin), Dieu se
distingue par là même de chaque chose qui, en tant que
telle, est précisément distinguée de toute autre et de chaque
autre. Plus il est indistingué de tout, plus Dieu est donc
distingué de tout, puisqu’il est distingué par son
indistinction. Cette réponse, très subtile pour un
interlocuteur supposé non lettré est aussi volontairement
lacunaire. Suso se garde bien de préciser qu’Eckhart pense
le détachement comme une voie d’accès à l’indistinction
divine, et qu’il pose que si l’homme s’abandonne lui-même,
il se distingue de lui-même — ce qui revient à dire qu’il
distingue alors de tout, et par là même s’indistingue de Dieu
qui lui-même est indistingué de tout33.
60 Reste que même tactique la réponse est efficace : jusque
dans l’expérience du détachement comme différence-
indifférente, Eckhart ne soutient pas que l’homme et Dieu
s’indistinguent selon l’essence, mais seulement selon le
mode de perception.
61 Toute la suite du dialogue n’est plus qu’une série de
correctifs : l’homme n’est pas égal au Fils car il est formé
d’après l’image de la Sainte Trinité, tout ce qui est donné au
Fils par nature ne nous est pas donné de façon égale dans
l’union déiforme, l’homme doit devenir un dans le Christ, se
sentir un avec lui et non pas seulement uni avec lui, il n’en
demeure pas moins distinct de lui.
62 Il est temps de conclure.
63 Bien des aspects fondamentaux de la théologie d’Eckhart
ont été laissés de côté —je pense, notamment, à sa théologie
des missions divines, dont j’ai traité partiellement dans mon
Introduction à la mystique rhénane34.
64 J’ai voulu me limiter aujourd’hui à la question de l’Un et de
la Trinité, comme l’intitulé général de ces journées m’y
incitait. Je voudrais, donc, à ce propos risquer une dernière
remarque. La contrepartie de « Monothéisme et Trinité » est
« Hénologie et polythéisme ». La théologie de l’Un suppose
nativement le polythéisme. L’entrée de l’Un dans la
théologie chrétienne est sans doute d’une importance
comparable à celle de l’entrée de l’Etre dans la théologie
monothéiste —juive, d’abord, avec Philon d’Alexandrie,
chrétienne, ensuite, avec Thomas d’Aquin —, qui a donné
naissance à la « Métaphysique de l’Exode », à
l’interprétation ontologique d’Exode 3, 14 : Je suis Celui qui
suis.
65 La floraison d’expressions scolaires destinées à illustrer la
rencontre du Christianisme et de l’Un — de « mysticisme
spéculatif » à « Métaphysique-Mystique »—est le signe de
l’existence d’un véritable problème d’acculturation. La
théologie de l’Un est une théologie philosophique faite pour
le polythéisme, qui se trouve tout à coup confrontée au
donné trinitaire, qui le pénètre, le colore, mais aussi le
contamine, comme si la Trinité chrétienne était une
nouvelle figuration possible du polythéisme, ou, plutôt,
comme si elle pouvait en occuper structurellement la place.
En ce sens, il me semble que toute la difficulté d’Eckhart
tient à une circonstance précise : la rencontre du
néoplatonisme et du christianisme telle qu’elle s’organise
dans sa source principale, le Pseudo-Denys.
66 C’est chez Denys, en effet, que la notion philosophique de
l’Un absorbe, en quelque sorte pour la première fois, la
pensée trinitaire — l’absorbe, ou faut-il dire l’’imprègne ? À
lire les différentes versions de la théologie eckhartienne,
celle d’Eckhart, celle de ses adversaires, celle de ses
partisans sincères, celle de ses sectateurs intéressés, on ne
peut s’empêcher de penser que, derrière ces multiples
inscriptions, contradictoires ou incertaines, se cache une
difficulté plus fondamentale, plus redoutable aussi : celle du
sens de la théologie dionysienne, en elle-même comme dans
le mouvement de son histoire, de sa réception, de sa
Wirkungsgeschichte.
67 Pour bien comprendre Eckhart, il faut sans doute revenir,
une fois de plus, à la philologie. Nous avons vu quel rôle
jouaient les mots einekeit, unité, einförmigkeit, uniformité,
einvaltigkeit, simplicité, einunge, union ou unition, chez le
maître, les eckhartiens et les eckhartistes. Singulièrement,
nous avons vu que le même mot — einunge — exprimait à la
fois l’unité divine et l’union à Dieu. Il y a, nous dit Eckhart,
« quelque chose au-dessus des puissances de l’âme, où
s’accomplit l’union avec Dieu par voie d’inconnaissance ». Il
nous dit encore qu’on accède à l’inconnaissance par la
pratique de l’entbildung. Enfin, il nous parle de l’unité des
Personnes divines, comme si elle présentait la même
structure que celle de l’âme ou celle de la connaissance
humaine. A l’évidence, cette théologie repose sur la notion
centrale de la pensée dionysienne : celle de la ἕνωσις. C’est à
cette expression que recourent les Noms divins lorsqu’il
s’agit de penser l’unité divine : « Chacune des Hypostases,
principes d’unité, subsiste dans l’Unité même, sans se
confondre avec les autres et sans aucun mélange »35 ; c’est à
partir d’elle que deviennent pensables des énoncés comme
« la Triade, une en son principe », ou, la « résidence », la
« fixation » des Personnes (mansio personarum),
« totalement unie de façon transcendante »36. Mais c’est
aussi à elle que Denys s’adresse, lorsqu’il faut exprimer le
mystère et le terme de la connaissance inconnaissante :
« Sois élevé, par voie d’inconnaissance, à l’union avec Celui
qui est au-delà de toute essence et connaissance37 ». La
difficulté de la théologie eckhartienne de l’Un et de la Trinité
réside, selon moi, dans le rapport que, sur les traces de
Denys, elle essaie d’instaurer entre la ἕνωσις divine et la
ἕνωσις « humaine », entre un attribut transcendant de Dieu
et le lieu de l’union qui se réalise en lui et avec lui.
68 Le problème d’Eckhart est un problème théologique qui se
déploie dans un travail de traduction, lui-même infiniment
problématique. En fait, la plupart des passages délicats ou
contestés de l’œuvre eckhartienne, qu’ils soient
authentiques, inauthentiques ou non encore authentifiés,
sont des transpositions de Denys.
69 Eckhart a tenté de donner une lecture systématique de
Denys, de proposer en allemand une théologie dionysienne,
et donc de dire en allemand une expérience qui était déjà
passée par le filtre ou le prisme déformant de plusieurs
traductions latines et qui, originairement, supposait une
théologie « orientale » la portant, l’encadrant et lui donnant
sens. C’est cette pratique « naïve » de Denys, privée du
secours de la philologie, qui fait l’essentiel du danger de
l’entreprise eckhartienne.
70 La question tant débattue de la compatibilité entre la
philosophie grecque et la foi chrétienne au Moyen Age en
cache une autre : celle du rapport entre la théologie
chrétienne d’Orient et la foi catholique chez certains des
grands théologiens médiévaux « latins ». Le problème
central de la théologie médiévale n’est peut-être pas la
cohabitation d’Aristote et de saint Paul, mais plutôt celle de
Denys et d’Augustin. Il me semble que c’est là ce
qu’illustrent l’École dominicaine allemande en générale et
Maître Eckhart en particulier.

Notes
1. On peut ici se contenter d’un exemple. Chez Plotin, représentant
éminent de l’école néoplatonicienne d’Alexandrie, l’Un est une δύναμις
πρώτη, une force ou une puissance première, une « infinie causalité », et
c’est à ce titre qu’il est aussi le Bien. De la plénitude de cet Un-et-Bien,
qui n’est pas une activité, mais l’Activité ou la Causalité absolues, qui,
« exemple d’envie », « doit se communiquer avec une libéralité
inépuisable », « s’épanche et déborde un flot d’existences dérivées » -
débordement paradoxal, dans la mesure où l’Un n’entre pas dans le
multiple et ne pénètre pas dans les choses, mais les garde en quelque
sorte en lui, comme l’effet reste dans sa cause. Ainsi que l’a bien montré
Rodier, l’effusion du Dieu plotinien ne saurait être pensée sans
l’immanence des choses en Dieu, et l’immanence des choses en Dieu
n’est rien d’autre que « leur effectuation toujours actuelle » par Lui - ce
pourquoi Dieu peut-être dit « partout sans être nulle part, et
précisément parce qu’il est nulle part », « être en toutes choses, parce
qu’il n’est en aucune », « être tout parce qu’il n’est rien ». Pris en lui-
même, c’est-à-dire hors du Principe, le produit de l’activité créatrice
n’est qu’une reproduction affaiblie, un participe, une copie ou, mieux,
une ombre et une image du Premier. C’est ici la place de la hiérarchie
des hypostases : l’Un est comme le Centre lumineux de trois sphères
concentriques où la lumière qu’il projette « pâlit graduellement pour
expirer à la fin dans les ténèbres du non-être », c’est-à-dire dans le
monde matériel. La première sphère est celle de l’Intelligence ou Pensée,
qui est en même temps Etre ou Essence (ousia) suprême, et donc, à ce
titre même, à la fois activité, vie, mouvement et puissance immuable et
intemporelle, dont le mouvement est repos. Vient ensuite l’Ame, qui est
produite par la Pensée, comme la Pensée est produite par l’Un, et qui, à
son tour, produit le monde des corps - d’où son titre d’Ame du monde,
une Ame, en fait, subdivisée en deux, puisqu’on distingue, d’une part,
une Ame supérieure, « absolument suprasensible, ne pénétrant pas dans
le monde corporel et n’agissant pas immédiatement en lui », et, d’autre
part, une Ame inférieure, « absolument suprasensible, ne pénétrant pas
dans le monde corporel et n’agissant pas immédiatement en lui », et,
d’autre part, une Ame inférieure, « image et effet de la première, qui est
unie au corps de l’univers de la même façon que l’âme humaine est unie
au corps humain » ; âme inférieure, donc, dont le vrai nom est nature et
qui, seule, fait entrer dans le monde les « formes qui s’épanchent en elle
depuis l’âme supérieure » ; âme inférieure qui est aussi le « lien des
âmes individuelles », qui ne sont que ses « diverses formes
phénoménales » et comme « des points spéciaux de l’Ame du monde » -
ce qui revient à dire que les âmes individuelles quoique distinctes les
unes des autres, n’en sont pas moins une seule et même chose, de même
que la « science est une dans ses diverses parties, de même qu’une
lumière unique éclaire les endroits les plus divers ». Vient enfin, au bas
de l’échelle, le monde sensible où l’« unité primordiales » se change en
« multiplicité absolue », l’« harmonie » en « opposition et en lutte » où
« l’éternité est remplacée par le temps, où la réalité véritable se fond
dans la pure apparence de l’être ». Bien qu’ils n’aient pas directement
connu Plotin, les médiévaux avaient accès, sans le savoir, à sa théorie de
l’« Ame inférieure » : c’est la natura dont parle ALBERT LE GRAND
dans le De causis et processu universitatis : II, 2, 15 ; Borgnet, p. 501b,
inscrite dans une distinction quadripartite : Cause première,
Intelligences, âmes nobles, « nature » (-sphère), partiellement héritée
du Liber de causis. Sur ce thème, cf., en outre, De causis etprocessu
universitatis, II,2,16 ; Borgnet, p. 502b-503a et II, 5,17 ; Borgnet, p.
608b, qui définit la « nature » comme « natura universalis in
corporibus coelestibus insensibiliter diffusa ». Sur l’intermédiaire de ce
thème plotinien, le philosophe juif Isaac Israeli, cf. A. ALTMANN et S.M.
STERN, Isaac Israeli. A Neoplatonic Philosopher of the Early Tenth
Century (Scripta Judaica, I), Oxford, 1958, p. 51.
2. Sur Albert le Grand et Maître Eckhart, cf. A. DE LIBERA, Albert le
Grand et la philosophie, (A la Recherche de la Vérité), Paris, Vrin, 1990.
3. Dans son commentaire sur le Liber de causis, Thomas d’Aquin avait
démontré que l’ouvrage connu sous le titre de Livre des causes (ou Livre
du Bien pur) était une adaptation arabe des Éléments de théologie de
Proclus, principal représentant du néoplatonisme athénien, lequel
n’avait donc rien à voir avec Aristote ni avec l’aristotélisme. Thomas
avait en outre âprement critiqué Proclus, en s’appuyant principalement
sur le Pseudo-Denys de l’Aréopage, et en concentrant ses attaques sur la
dissociation et la hiérarchisation des Principes, qui conduisait les
platoniciens à distinguer divers ordres - dieux, Intellects, âmes - étagés
entre l’Un-et-Bon (Unum et Bonum), « Dieu suprême », « Cause
première de toutes choses » et l’ordre des corps. A la hiérarchie
platonicienne des dieux, distinguant, notamment, un Bien en soi (per
se), un être en soi, une vie en soi, Thomas opposait la Sententia
Dionysii, rassemblant en Dieu, sur un mode d’unité absolue, tous les
caractères attribués à ces pseudo-entités séparées. Sur la Sententia
Dionysii chez saint Thomas, cf. C. D’ANCONA COSTA, L’uso della
Sententia Dionysii nel Commente di s. Tommaso e Egidio Romano alle
proposizioni 3, 4, 6 del Liber de causis, dans Medioevo, 8 (1982),
p. 1-42. Cf. également A. DE LIBERA, Albert le Grand et Thomas
d’Aquin interprètes du Liber de causis, dans Revue des Sciences
Philosophiques et Théologiques, 74, 1990, p. 347-378.
4. Cf. W. TRUSEN, Der Prozeβ gegen Meister Eckhart. Vorgeschichte.
Verlauf und Folgen, Paderborn-München-Wien-Zürich, 1988.
5. Pour un bilan de la littérature « eckhartienne », cf. F. BRUNNER,
Maître Eckhart et la mystique allemande, dans Contemporary
Philosophy. A New Survey, 6/1, 1990, p. 399-420.
6. Cf. L. STURLESE, Un nuovo manoscritto delle opere latine di
Eckhart e il suo significato per la ricostruzione del teste e della storia
dell’Opus Tripartitum, dans Albert der Groβe und die deutsche
Dominikanerschule. Philosophische Perspektiven, éd. R. Imbach et Chr.
Flüeler, Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie, 32, 1985,
p. 145-154.
7. Cf. L. STURLESE, Die Kölner Eckhartisten. Das Studium generale
der deutschen Dominikaner und die Verurteilung der Thesen Meister
Eckharts, dans Die Kölner Universität im Mittelalter, éd. A.
Zimmermann, (Miscellanea Mediaevalia, 20), Berlin-New York, De
Gruyter, 1989, p. 192-211.
8. Sur les relations d’Eckhart aux mouvements spirituels féminins, cf. O.
LANGER, Mystiche Erfahrung und spirituelle Theologie. Zu Meister
Eckharts Auseinandersetzung mit der Frauendrömmig seiner Zeit,
München, 1987.
9. Maître ECKHART, Predigt 2, trad. Ancelet-Hustache, dans Maître
Eckhart Sermons, I, Paris, Seuil, 1974, p. 56.
10. Le thème eckhartien du « vide » et de la « libre vacuité » se retrouve
jusque chez SILESIUS, Pèlerin chérubinique, Cherubinischer
Wandersmann. Traduit, préfacé et commenté par Henri Plard, Paris,
Aubier-Montaigne, 1946, p. 142 : « Die wahre Ledigkeit ist wie ein edless
Fass// Dass Nectar in sich hat : Es hat, und weiss nicht wass. »
11. Cf. Maître ECKHART, Predigt 29, trad. Ancelet-Hustache, dans
Maître Eckhart. Sermons, I, éd. cit., p. 237.
12. Cf. Maître ECKHART, Predigt 83, trad. Ancelet-Hustache dans
Maître Eckhart. Sermons, III, Paris, Seuil, 1979, p. 151 (modifiée).
13. Le « dé-devenir » (entwerden) se retrouve dans cette superbe page
de la Vie, XIX, de Suso : « Du Hohe schule und ir kunst, die man hie
liset, daz ist nit anders denn ein genzu, volkomnu gelassenheit sin selbs,
also daz ein mensch stand in sölicher entwordenheit, wie im got ist mit
im selb ald mit sinen creaturen » (« Cette école suprême, la science que
l’on étudie ici n’est rien d’autre qu’un renoncement total, parfait, à soi-
même, en sorte que l’homme soit si dépouillé de lui-même que peu
importe comment Dieu se manifeste à lui, par lui-même ou par ses
créatures », trad. J. Ancelet-Hustache, dans BIENHEUREUX HENRI
SUSO, Œuvres complètes, Seuil, Paris, 1977, p. 192. Il va de soi que la
traduction de entwordenheit par « dépouillé » n’est qu’un pis-aller).
14. Cf. Maître ECKHART, Predigt 83, trad. cit., p. 154.
15. Pour ce texte, cf. Maître ECKHART, Die deutschen und lateinischen
Werke. Die Lateinischen Werke, t. V, Sermopaschalis a. 1294 Parisius
habitus. Acta Echardiana, éd. L. Sturlese, 3-4 Lieferung, Stuttgart,
1988.
16. F. PFEIFFER, Deutsche Mystiker des 14. Jahrhunderts, t. II, Meister
Eckhart, Leipzig, 1857, p. 516, 32.
17. Cf. Deutsche Mystiker..., éd. cit., p. 519, 1.
18. Cf. Deutsche Mystiker..., éd. cit., p. 533, 35
19. Cf. Deutsche Mystiker..., p. 538, 2532
20. Pour tout ceci, cf. Eckhart. Poème. Suivi d’un Commentaire
anonyme. Texte français et postface de A. de Libera, Paris, Arfuyen,
1988.
21. Cf. Le Livre des XXIV Philosophes. Traduit du latin, édité et annoté
par F. Hudry, (Krisis), Grenoble, 1989, prop. no 2, p. 93-96.
22. Cf. Eckhart Poème..., éd. cit., p. 31. Noter, toutefois, que le texte
d’Alain de Lille est, en fait, une citation du Livre des XXIV Philosophes,
prop. no 1, éd. cit. p. 89-92.
23. Cf. Eckhart Poème..., p. 33-34
24. Nous suivons ici la traduction de J. VANNESTE (S.J.), Le Mystère
de Dieu, (Museum Lessianum), 1959, p. 204. M. de Gandillac traduit
« une union qui dépasse toute intelligence ». Nous indiquons entre
parenthèse (avec la lettre G), les autres solutions retenues par le
traducteur de Denys.
25. Sur cette question, cf. Maître Eckhart à Paris. Une critique
médiévale de l’ontothéologie. Les Questions parisiennes no 1 et no 2
d’Eckhart. Etudes, textes et traductions par E. Zum Brunn, Z. Kaluza, A.
de Libera, P. Vignaux et E. Weber (Bibliothèque de l’Ecole des Hautes
Etudes. Section des Sciences Religieuses, LXXXVI), Paris, 1984.
26. Cf. Deutsche Mystiker..., p. 502.
27. Pour ce texte, cf. F.-J. Schweitzer, Der Freiheitsbegriff der
deutschen Mystik. Seine Beziehung zur Ketzerei der « Brüder und
Schwestern vom Freien Geits », mit besonderer Rücksicht auf den
pseudoeckhartischen Traktat « Schwester Katrei », (Arbeiten zur
mittleren deutschen literatur und Sprache, 10), Francfort-Berne, P.
Lang, 1981.
28. Telle que la définit Katrei la « confirmation » a la même structure
opératoire que la « sérénité » ou l’« abandon » (Gelassenheit) chers à
Eckhart et à Suso. On notera, à ce propos, cette définition du Buchlein
der Wahreit, VII : « L’activité d’un homme qui s’est vraiment
abandonné est son abandon, et son opération est le repos, car il demeure
en repos dans son activité et il demeure inactif dans son opération »,
trad. J. Ancelet-Hustache, in Bienheureux Henri Suso, Œuvres
complètes, éd. cit., p. 456.
29. Cf. Meister ECKHART, Die deutschen und lateinischen Werke. Die
deutschen Werke, t. II, éd. cit., p. 278, 4-6.
30. Cf. Deutsche Mystiker..., p. 536, 28-537, 8.
31. Cf. Bienheureux Henri Suso, Œuvres complètes, éd. cit., p. 452.
32. D’où l’embarras de la traductrice J. Ancelet-Hustache (op. cit.,
p. 453, note 4), qui lui reproche de traduire indistinctius par innigers !
33. Pour la Predigt 77 d’Eckhart, cf. A. DE LIBERA, Maître Eckhart.
Sermon allemand 77, Introduction et traduction, dans Philosophes
médiévaux. Anthologie de textes philosophiques (XIIIe-XIVe siècles), s.
dir. R. Imbach et M.-H. Méléard [Bibliothèque médiévale 1760], Paris,
10/18, 1986, p. 269-279.
34. Cf. A. DE LIBERA, Introduction à la mystique rhénane. D’Albert le
Grand à Maître Eckhart, Paris, O.E.I.L., 1984, p. 314 ss.
35. Cf. DENYS, Noms divins, 2, 5, PG 3, 641D. Sur l’interprétation
eckhartienne de la ἕνωσις, cf. A. DE LIBERA, Uno, unione e unita in
Meister Eckhart : dall’uno transcendentale all’Uno trascendante, dans
Uno e molli, s.dir. V. Melchiorre, Milan Vita e Pensiero, 1989,
p. 139-172.
36. Cf. DENYS, Noms divins, 2, 4, PG 3, 641 B.
37. Cf. DENYS, Théologie mystique, I, 1.

Auteur

Alain de Libera

Directeur d’études à l’École


Pratique des Hautes Études en
Sciences Religieuses (Paris).
Du même auteur

Dante et l’averroïsme, Les


Belles Lettres, 2019
Where is Medieval Philosophy
going? in Where is Medieval
Philosophy going?, Collège de
France, 2016
Heidegger, de la déconstruction
à l’histoire de l’Estre
(Geschichte des Seyns) in
Histoire et historiens des idées,
Collège de France, 2020
Tous les textes
© Presses de l’Université Saint-Louis, 1991

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Référence électronique du chapitre


LIBERA, Alain de. Chapitre IV. L’Un et la Trinité selon Maître Eckhart
In : Monothéisme et trinité [en ligne]. Bruxelles : Presses de l’Université
Saint-Louis, 1991 (généré le 11 janvier 2023). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/pusl/16803>. ISBN : 9782802803379.
DOI : https://doi.org/10.4000/books.pusl.16803.

Référence électronique du livre


BEAUCHAMP, Paul ; et al. Monothéisme et trinité. Nouvelle édition [en
ligne]. Bruxelles : Presses de l’Université Saint-Louis, 1991 (généré le 11
janvier 2023). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org
/pusl/16764>. ISBN : 9782802803379. DOI : https://doi.org/10.4000
/books.pusl.16764.
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