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SUR LA PROBLEMATIQUE DE DIEU

NOTES DE THEODICEE

Bibliographie sélective

La bibliographie sur la « question de Dieu » est très abondante parce que d’une
part le thème de « Dieu » est le mystère le plus grand que la pensée humaine n’a
cessé d’explorer sans bien sûr avoir la prétention d’en faire le tour complet. D’autre
part, la recherche sur Dieu est l’objet de plusieurs disciplines. Ce qui veut dire qu’on
ne peut en épuiser la substance ni à partir d’une discipline ni à partir de l’ensemble de
ces disciplines. Le point de vue qui nous intéresse ici est celui de la philosophie.

Henri BOUILLARD, Connaissance de Dieu. Foi chrétienne et théologie naturelle,


Paris, Aubier Montaigne, 1967.
MONDIN Battista, Il problema di Dio. Filosofia della religione e teologia filosofica.,
Bologna, ESD, 1999.
COMTE-SPONVILLE André, L’esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité
sans Dieu, Paris, Michel Albin, 2006.
ROMERA Luis, L’uomo e il mistero di Dio. Corso di teologia filosofica, Roma,
2008.
BIOLO Salvino, La presenza di Dio. Note di teologia naturale, 1° parte, Quarta
ristampa, Roma, Gregoriana, 1995.
LEIBNIZ G.W., Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et
l’origine du mal. Chronologie et introduction par J. Brunschwig, Paris, Flammarion,
1969.
GILSON Etienne, Le philosophe et la théologie, Paris, J. Vrin, 2005.
Thomas d’AQUIN, La Somme théologique, Ia, q. 2, a. 1
, La Somme contre les Gentils, I, 4
Jean-Paul II, Fides et ratio, 14 sept. 1998
BRETON Stanislas, Foi et raison logique, Paris, Seuil, 1971.
J.-M. CONGAR, ‘‘Théologie’’ in Dictionnaire de théologie catholique, t. XV/1
(1946), col. 454.
CAPELLE Philippe – COMTE-SPONVILLE André, Dieu existe-t-il encore ?, Paris,
Cerf, 2006.
MESSINESE Leonardo, Il problema di Dio nella filosofia moderna, Roma, PUL,
2001.
KANT E., La religion dans les limites de la simple raison, 1793.
De CANTORBERY A., Proslogion suivi de sa réfutation par Gaunilon et de la
réponse d’Anselme. Trad, préface et notes de Bernard Pautrat, Paris, Flammarion,
1993.
86

Introduction

1. La recherche sur Dieu

La « question » de Dieu intéresse des disciplines telles que la métaphysique


générale, la cosmologie, l’axiologie qui recherchent le fondement et le principe
premier du réel. Aristote lui-même considérait la métaphysique comme « science
divine » car elle est « possession de la divinité et porte aux choses divines. Et tout le
monde semble compter Dieu parmi les causes et les principes des choses, et en outre
Dieu seul et de façon éminente possède la sagesse »1. Plus qu’un appendice de ces
sciences, la question de Dieu mérite d’être l’objet d’une discipline spécifique.

La théologie naturelle s’occupe du « problème de Dieu » (son existence, ses


attributs) à partir de la lumière de la raison. Elle s’oppose ainsi à la théologie biblique
qui élabore un discours sur Dieu à partir de la Révélation. Elle se distingue également
de « la philosophie de la religion » dont l’objet est l’essence de la religion comme
telle. En lieu et place de « théologie naturelle », on emploie aussi les termes de
« théodicée » ou de « théologie philosophique » pour parler de cette approche
philosophique de la question de Dieu. Le terme « théodicée » est attribué à Leibniz2
pour tenter de « justifier Dieu du mal ». Une telle tentative aboutit à un échec
puisqu’elle « fait de tout mal une condition nécessaire à l’accès au bien »3. On ne peut
en effet accepter l’idée d’un Dieu spectateur, impuissant devant les détresses
humaines. Dans la perspective chrétienne, la puissance de Dieu est au-delà de nos
représentations humaines du pouvoir. Dieu est aussi puissant que lorsqu’il « libère un
espace de la responsabilité humaine sur le monde et l’invite à déployer ses ressources
de lutte »4. Par ailleurs, face à des situations extrêmes telles que la souffrance des
innocents ou des justes, l’on éprouve le « sentiment d’injustifiable » c’est-à-dire
« cette disposition qui nous habite tous » et dont la signification serait ce « désir de

1
Cité par B. Mondin, Ivi., 5.
2
C’est en 1710 que Leibniz publie ses Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la
liberté de l’homme et l’origine du mal. Déjà en 1696, Leibniz emploie le néologisme
« théodicée » (thèos : Dieu – dikaos : justice) pour signifier « doctrine de la justice de
Dieu » (sens prudent) ou encore « justification ou procès en justification, de Dieu »
(sens audacieux). C’est surtout le sens prudent qui émerge chez Leibniz. Cf. Gottfried
Wilhelm LEIBNIZ, Essais de théodicée. Paris, Flammarion, 1969, 10. 11.
3
Philippe Cappelle-André Comte-Sponville, Dieu existe-t-il encore ?, Paris, Cerf,
2006, p. 25.
4
Ibid.
86

justification » ou encore cette « résistance mystérieuse en nous qui nous fait placer
certaines attitudes au rang de l’absolu et qui nous rend disponibles pour le
témoignage »5.

2. Aspect méthodologique

Une réflexion philosophique sur Dieu doit éviter de s’aligner sur le modèle
positiviste tel que proposé par la science moderne. La voie la plua appropriée et la
plus sûre, selon Biolo Salvino, est celle d’une métaphysique authentique telle qu’on
peut le déceler chez saint Thomas d’Aquin. Une telle métaphysique devra être
repensée à la lumière des apports positifs de la phénoménologie elle-même ouverte à
la métaphysique de l’être, de la personne et de Dieu perçu comme Être Absolu et
Conscience Personnelle Première6. La métaphysique aristotélico-thomiste professe un
réalisme critique c’est-à-dire l’exigence réaliste (saine) ou positive de l’expérience
extérieure et intérieure. Le réalisme critique entend dépasser la mentalité positiviste
présente dans la recherche scientifique et qui considère comme vrai ce qui est
vérifiable, mesurable. Dieu est en deçà et au-delà du vérifiable. Le réalisme doit aussi
dépasser l’idéalisme et le réalisme naïf.

Une réflexion philosophique sur Dieu devra aussi éviter tout rationalisme déductif
puisqu’il ne respecte pas le sens religieux et transcendant du Mystère. La méthode la
plus appropriée est inductive. Elle part de l’expérience personnelle et intérieure de
l’homme- dans-le-monde qui pense et aime. C’est dans cette conscience pensante et
aimante que se font jour et s’explicitent les principes ultimes de l’exercice intellectuel
et de l’affirmation démonstrative de l’existence de Dieu. Une telle méthode convient
le mieux à la structure ontologique et dynamique de l’homme. Comme esprit incarné
et fini, l’homme n’a pas une expérience immédiate et intuitive de l’Etre subsistant et
Suprême Conscience de soi qu’est Dieu. Par sa réflexion et par son amour, l’homme
participe de manière médiate à l’expérience de l’infini de Dieu.

Et que dire du fidéisme ? Il faut éviter toute forme de fidéisme. Le fait de vouloir
se fier à Dieu au travers de ses représentants peut masquer un manque de confiance
dans l’intelligence de l’homme et par ricochet une méfiance inavouée en Dieu. Il
s’agit d’une méfiance puisqu’on trahit la confiance que Dieu lui-même fait à
l’homme en se révélant dans le chiffre de ses créatures dont la lumière de
l’intelligence est un élément capital ou en se proposant dans la Révélation des
prophètes et du Christ. On ne peut accepter l’Evangile sans le comprendre. Tout
discours sur Dieu présuppose donc une métaphysique de l’être.

5
Ivi, 25.26.
6
S. Biolo, Ivi., 1.
86

De la tendance platonico-augustinienne, la réflexion philosophique sur Dieu peut


retenir ce solide spiritualisme ou cette intériorité qui anime la pensée philosophique
et théologique de saint Augustin. La « conscience personnelle » est cette grande
valeur, cette « voie intérieure » présente dans les tendances spiritualistes et
personnalistes de la pensée moderne et contemporaine et à travers laquelle l’homme
accède à Dieu après un processus de purification. Pour la culture contemporaine,
l’expérience intérieure (religieuse et chrétienne) est une donnée importante et riche,
personnelle et communautaire à partir de laquelle l’intelligence humaine non
seulement affirme a posteriori mais aussi s’ouvre à l’existence du Mystère Absolu.

Pour Thomas d’Aquin, les principes premiers de l’être, référés à l’être particulier
qu’est l’homme, reçoivent leur pleine application dans la découverte de l’Être Absolu
et Personnel, transcendant et présent de manières diverses dans le créé. Les
arguments sur l’existence de Dieu constituent le point focal de la réflexion
métaphysique sur Dieu. Aux travers de ces arguments, l’esprit humain acquiert une
connaissance analogique de la nature divine. Les sciences naturelles, humaines et
historiques sont un point de départ dans la réflexion philosophique sur Dieu. Les
données extérieures, sensibles et intérieures de conscience de soi ouverte à l’Autre
sont comme la matière à partir de laquelle l’intelligence aboutit à l’affirmation de la
Réalité Première, transcendante et Personnelle. Mais elles doivent être assumées par
l’esprit métaphysique et religieux. L’ouverture au mystère de Dieu exige l’unité
organique et systématique de la pensée métaphysique et théologique et la conversion
aux valeurs spirituelles, c’est-à-dire à la Valeur Absolue et Personnelle qu’est Dieu,
Auteur et Donateur de tout bien7.

On ne confondra cependant pas théologie et philosophie. Alors que la théologie est


« l’intelligence de la foi », la philosophie par contre est le discours argumenté portant
sur les raisons ultimes des données (même celles de la foi) sans recours à la
Révélation8. Tout en demeurant distinctes, théologie et philosophie sont dans une
relation complémentaire car si la Parole de Dieu s’adresse à tout homme, ce dernier
est « naturellement philosophe »9. Si la théologie se veut « science de la foi » à la
lumière de la Révélation, elle doit, d’une part, « accueillir le contenu de cette
Révélation telle qu’elle se déploie dans l’économie du salut, dans l’Ecriture et dans le
Magistère vivant de l’Eglise » (auditus fidei), et d’autre part, « répondre aux
exigences spécifiques de la pensée en recourant à la réflexion spéculative »
(intellectus fidei)10.

7
Ivi, 4.
8
E. GILSON, Le philosophe et la théologie, Paris, J. Vrin, 2005, 68. Voir aussi E.
GILSON, Le thomisme. Introduction à la philosophie de saint Thomas d’Aquin, 6è
édit. revue, Paris, J. Vrin, 1997, 40 sv ; B. Mondin, Ivi, 5 sv.
9
Jean-Paul II, Fides et ratio, n. 64.
10
Ibid.
86

Note. La formulation métaphysique de la connaissance de Dieu.

Parler d’une connaissance métaphysique de Dieu dans un contexte social et culturel


marqué par la négation explicite de Dieu et de la religion d’une part et par une
renaissance religieuse interprétée cependant en fonction du sujet, signifie montrer son
importance pour l’existence humaine en mettant en évidence de manière rigoureuse la
légitimité de l’ouverture intellectuelle de l’homme à Dieu et à sa vérité. Pour ce faire,
on recourt à un type de pensée particulier qui fasse ressortir intellectuellement cette
montée de l’homme vers Dieu et rende possible d’une certaine manière sa
connaissance. Ce type de pensée particulier appelle la métaphysique.

a. La réflexion métaphysique et la connaissance spontanée

Les voies philosophiques qui tendent vers la connaissance de Dieu comme origine
de la réalité se veulent rigoureuses. Le philosophe emprunte souvent le chemin de
l’intelligence spontanée et ordinaire ou encore celui du musicien, du poète, du
littéraire, du peintre ou sculpteur. Le poète habite la proximité du philosophe et aide
ce dernier à rester à l’écoute du grand silence, à percevoir les signaux lointains
provenant du lieu où l’on aurait dit dépourvu de rien. Pour beaucoup d’hommes, Dieu
est une réalité escomptée. La conscience de son existence et de ses relations avec
l’homme est une donnée naturelle. Pourtant Dieu n’appartient pas au domaine des
évidences de l’homme c’est-à-dire connaissable par soi, sans recourir à une
médiation. Ontologiquement, Dieu est Principe sans principe, sans antécédent,
autosuffisant, absolu. Il ne dépend de rien et n’est médiatisé par rien. Par contre
l’homme et le monde qui l’entoure dépendent de lui. Si la vérité de Dieu et son
intelligibilité ne renvoient à aucune autre instance ou entité, la pleine intelligibilité du
fini par contre se fait à partir de Dieu.

De même que notre capacité visive est proportionnée à l’objet à voir, de même
notre connaissance est en rapport avec l’intelligible. La finitude de l’intelligence
humaine exclut la proportionnalité avec l’Infini car Dieu est au-delà du domaine de
ce que l’homme peut connaître immédiatement. Dans ce sens, Dieu n’est pas une
évidence immédiate pour l’homme et n’est nullement connaissable à travers une
intuition immédiate de son être. Si tel était le cas il rentrerait dans les limites des
capacités intellectives de l’homme et serait un Dieu trop peu divin. Pour Thomas
d’Aquin, l’évidence c’est-à-dire le connaissable par soi (per se notum) se dit de deux
manières : en soi et pour l’homme (secundum se et quoad nos) lorsque l’être humain
le saisit immédiatement en vertu de sa proportionnalité aux capacités cognitives de
l’homme ; en soi et pas pour nous (secundum se et non quoad nos) quand la réalité
dépasse nos capacités cognitives bien qu’elle soit évidente au sens strict.

Explicitons cela par des exemples de Saint Thomas d’Aquin lui-même (Somme
théolog. I, q. 2, a.1) : la proposition « l’homme est un animal » est évidente en soi et
86

pour nous car le prédicat « animal » est inclus dans la notion du sujet. L’animalité fait
partie de la notion même de « homme ». Par contre, la proposition « Dieu existe » est
évidente en soi car le prédicat s’identifie au sujet, Dieu étant son être même, mais pas
pour nous car l’essence de Dieu nous est inconnue sinon à travers une démonstration
qui part des choses connues (et même moins évidentes ou des effets). Le paradoxe de
l’intelligence humaine est que d’une part la source et l’origine de l’être, Dieu qui est
le vrai et l’intelligible par excellence, dépasse les capacités humaines, alors que
d’autre part le fini qui provient de Dieu est évidente à son intelligence. Pour exprimer
ce paradoxe, Aristote recourt à la métaphore des oiseaux nocturnes qui vont vite dans
l’obscurité mais sont aveuglés par la lumière du soleil qui dépasse leur capacité
visive. L’intelligence humaine recourt à la médiation de ce qui en soi est moins
intelligible pour accéder à ce qui est plus intelligible en soi.

Si beaucoup de personnes ont la sensation que l’existence de Dieu est évidente c’est
parce qu’il y a une connaturalité entre la conscience humaine et Dieu. C’est cet élan
naturel qui rapproche le divin de l’humain plus que beaucoup d’autres réalités
tangibles. Parmi les éléments justificatifs de cette connaturalité il y a le fait que
l’homme est fondamentalement religieux et vit dans un contexte culturel où la
religion joue une fonction primaire11. Elle permet la prise de conscience par l’être fini
de sa dépendance vis-à-vis de l’être infini. Cette prise de conscience est immédiate :
il s’agit d’une immédiateté existentielle et non cognitive puisque l’expérience
religieuse a besoin de la médiation de la tradition avant d’être assumée de façon
explicite et adulte par les individus.

La connaturalité de la connaissance de Dieu trouve sa justification dans cette


connaturalité de l’homme avec lui-même, en particulier avec son désir d’être heureux
c’est-à-dire de pleine réalisation. Cette réalisation de l’homme qui ne peut se faire
dans l’horizon du fini montre le dynamisme de l’homme et sa tension vers l’Être
(Dieu) capable de combler son désir de félicité. Certes, le fait pour l’homme de
parvenir à un point de tension pour son bonheur ne signifie pas que ce point soit Dieu
et que Dieu existe. Ce n’est pas encore connaître Pierre en voyant quelqu’un venir
même si c’est Pierre qui vient. De par sa nature, Dieu est au-delà de l’expérience
intuitive et immédiate de l’homme et son être excède nos évidences et notre
intelligence. C’est à partir de l’expérience du fini que l’homme remonte à l’Infini par
la réflexion, le symbolisme, l’allégorie ou le mythe. Il appartient à la pensée – face au
scepticisme, à l’agnosticisme ou à l’athéisme ambiant – de s’acquitter d’un devoir de
vérité humaine. Et c’est en assumant la connaissance spontanée de Dieu, en purifiant
ses faiblesses et ses insuffisances, en approfondissant ses contenus que la pensée a

11
D’après André-Comte Sponville, un individu ou une société peut bien se passer de
religion entendue comme « croyance en Dieu personnel et créateur » : Mais si on
entend la religion au sens « large ou ethnologique », alors la question est ouverte car
aucune société n’est totalement dépourvue de religion. A. COMTE-SPONVILLE, Ivi,
24-31.
86

permis à la religiosité de s’ouvrir à la révélation surnaturelle (foi) et de démontrer le


caractère raisonnable de l’attitude religieux.

b. L’assomption explicite de la connaissance de Dieu

La connaissance de Dieu engage toute la personne humaine. La connaissance de


Dieu est pour l’intelligence humaine ce qui manifeste la vérité dernière de l’homme
sur lui-même. Une telle connaissance influe sur la vie morale et sociale sans que les
différentes dimensions de la réalité perdent leur juste autonomie par rapport à Dieu.
La question de Dieu n’est pas accessoire c’est-à-dire susceptible d’être une affaire
d’opinion personnelle ou culturelle. Parler de Dieu ou à Dieu implique
nécessairement une question de vérité. Avec la rigueur et le souci de vérité qu’on lui
reconnaît, la réflexion philosophique assume la question de l’existence de Dieu telle
que posée par les religions populaires mais en la purifiant des déformations et
contaminations culturelles et humaines et en l’ouvrant à une authentique révélation
surnaturelle.

Le christianisme semble plutôt avoir ses précurseurs chez les philosophes qui ont
opposé dès le début une résistance aux mythes et aux cultes ésotériques pour parler
de Dieu. Pour eux, les concepts respectent la transcendance de Dieu mieux que les
mythes dont la justification en dernière instance se trouve dans leur utilité politique 12.
Pour saint Grégoire de Nazianze (Discours théologiques), la connaissance de Dieu
d’une part engage toute la personne l’invitant à cheminer vers le mystère, et d’autre
part lui révèle les limites de son intelligence. Saint Grégoire n’a cessé de faire des
éloges à la philosophie comme amour de la sagesse et expression de l’identité des
hommes créés comme êtres rationnels en quête du Logos par la médiation du logos.

Pour ce Père et Docteur de l’Eglise, la connaissance de Dieu correspond est une


exigence d’intelligibilité et de compréhension qui fait partie de la structure
constitutive de l’intelligence humaine. Celle-ci est consciente des limites de son
pouvoir de connaître Dieu à partir du monde et d’elle-même. Toutefois, elle aspire à
cette connaissance et à cet amour divins qui la dépassent et la fondent. « La Gloire de
Dieu » est cette voie d’accès à Dieu : elle se manifeste dans dans la création et les
oeuvres de Dieu (Ps 8, 2) que saint Grégoire considère comme la partie postérieure
(le dos) de Dieu c’est-à-dire ce que l’homme connaît de Dieu après son passage. De
même que les yeux ne peuvent fixer la lumière fulgurante du soleil, de même
l’intelligence humaine ne peut pénétrer le mystère de Dieu. Dans son De Philosophia,
Aristote dit que l’homme accède au divin à travers la contemplation de la beauté et de
l’harmonie du cosmos d’une part et la considération de son âme d’autre part. Kant
affirme la même chose : la loi du ciel étoilé hors de l’homme ainsi que la loi éthique
en nous, sont, selon le philosophe de Königsberg, des voies d’accès à Dieu.

12
L. ROMERA, Ivi, 108 note 5.
86

Dans ces différents itinéraires (nature, homme), on peut discerner une « matrice
métaphysique » qui permet de décrire l’accès à Dieu de façon rigoureuse et véridique.
Le recours à la métaphysique – et donc à la question de Dieu – ne se justifie pas
seulement par rapport à la religion. Il surgit de la question métaphysique elle-même
comme exigence pour l’homme de poser la demande radicale. La question
métaphysique répond à une exigence de l’esprit humain de cohérence privé de
préjugés. La question métaphysique n’est pas le fruit d’un contexte dépassé ni d’une
attitude artificielle. Elle révèle au contraire la maturité d’une intelligence qui veut
aller au-delà des « présupposés ». S’agissant de la question métaphysique de Dieu,
cherchons à savoir comment elle naît, en quoi elle consiste et comment la
métaphysique accède à la connaissance de Dieu.

c. Les virtualités de l’intelligence

D’après Aristote, l’intelligence se caractérise notamment par sa versatilité c.à.d.


ses nombreuses aptitudes ou modes d’agir selon les contextes où elle s’exerce. Dans
le VIè livre de l’Ethique à Nicomaque, il distingue l’usage théorique et l’usage
pratique de l’intelligence. Dans le premier cas, l’intelligence entend atteindre la
connaissance en soi de la réalité au sens large tandis que dans le second elle s’oriente
à l’action dans le but de déterminer comment agir dans une situation concrète. Les
modalités théoriques de la raison recquièrent un mode de penser différent de celles
pratiques. Et les deux modalités renferment diverses possibilités d’exercice. On ne
peut par ex. réduire la raison théorique à la science (episteme) dont l’idéal est la saisie
des dimensions fondamentales, des dynamiques et des causes à travers une méthode
définie. Mais l’episteme a deux autres dimensions qui restreignent sa portée, à
savoir : d’une part les sciences s’occupent d’un secteur limité du réel avec la
conséquence que les résultats des sciences ne sont valables que s’ils sont les fruits
d’une méthodologie rigoureuse et adaptée à leur objet spécifique, sans quoi on
tomberait dans le réductionnisme. D’autre part l’episteme s’appuie à une série de
« présupposés » ou des « principes » de nature non scientifique et que l’intelligence
accueille par une activité originaire (nous intellectus) qui lui permet de s’ouvrir de
façon méthodique à une connaissance radicale à la réalité.

On peut en dire autant de la raison pratique : elle ne s’épuise pas dans la technè ou
l’ars. La raison pratique comporte aussi une dimension sectorielle et s’appuie sur des
principes. Une technique donnée devient illégitime si elle s’applique indûment à un
secteur auquel elle n’est pas adaptée. Finalement, la raison technique est
instrumentale car elle vise les stratégies les plus aptes à atteindre les meilleurs
résultats sans nécessairement s’interroger sur les fins ultimes ou la totalité du réel.
Aussi Aristote introduit-il le concept de « phronesis » (prudentia) : la prudence ou la
sagesse est cette autre modalité de la raison pratique qui permet d’éviter la
déshumanisation de l’homme et de la société puisqu’elle considère l’action dans la
totalité de sa relation avec la personne et la société.
86

Mais Aristote ajoute une autre modalité d’exercice de la raison : la sophia par
laquelle l’episteme (intelligence théorique) va au-delà de la sectorialité pour se placer
dans l’horizon ultime de l’existence humaine et du réel en général. Pour que l’homme
acquiert cette sagesse, il faut qu’il agisse de façon cohérente et responsable, à l’abri
des humeurs changeantes, des passions et sentiments mais mû par la vertu de
prudence. C’est à la philosophie première ou la métaphysique que revient la tâche
d’aider l’homme à acquérir cette sophia. Grâce à la métaphysique, l’existence
humaine peut s’orienter de manière unitaire et cohérente vers ce qui constitue son
accomplissement plénier. L’absence d’une telle instance unitaire porte l’existence
humaine aux lacérations et à la fragmentation.

d. La sagesse et ses caractéristiques

Pour Aristote, la sagesse comme habitus intellectuel et exercice spécifique de la


raison comporte une série de caractéristiques qui permettent aussi de définir la
métaphysique.

d.1. Universalité et radicalité

Le sage doit être pourvu non pas d’une connaissance sectorielle mais de la
connaissance de toutes choses c’est-à-dire non pas la science de chaque chose mais la
connaissance globale (de l’ensemble). Le sage s’oppose au spécialiste, à l’érudit qui
excelle dans un domaine particulier de la réalité. Une telle universalité ne provient
pas de la plus grande abstraction du réel (logico-formel) ou d’une généralisation qui
serait privée de contenu, ni d’une simple juxtaposition des sciences particulières ou
encore d’une systématisation encyclopédique de leurs résultats. L’universalité est une
réponse à une demande de radicalité qui n’est pas du ressort de l’episteme théorique
et pratique. Par l’universalité et la portée de l’objet de sa connaissance, le sage
s’interroge sur les dimensions résolutoires (décisives) du réel, sur le caractère réel du
réel ou l’être en tant qu’être.

La science de l’être en tant qu’être est appelée par Aristote « philosophie


première » et dans la suite « métaphysique ». Elle s’occupe en le thématisant ce que
les autres savoirs présuppose, à savoir « la dimension radicale et primaire du réel ».
La métaphysique se définit comme un discours, une investigation de l’étant dans son
être ou une ontologie c’est-à-dire considération de l’étant en tant que tel visant à
élucider les dimensions transcendantales de l’étant comme tel, sa constitution dans
son essence et dans son être et les caractéristiques de l’être et de l’essence des étants
simplement naturels d’un côté et l’être et l’essence des étants personnels irréductibles
aux premiers de l’autre.

d.2. Protologie et théologie


86

Aristote définit la métaphysique comme discours, investigation sur la sphère


dernière du réel, celle de l’originaire, des premiers principes de l’être en tant qu’être
sur lesquels les sciences ne s’interrogent pas à cause de la limitation de leurs objets.
Comme discours sur ce qui est premier, la philosophie première est protologie (outre
que ontologie) et s’occupe des causes premières et des principes premiers. Mais en
tant que sagesse, Aristote lui assigne aussi la tache de s’interroger sur le sens définitif
ou dernier de l’existence (téléologie). C’est à la métaphysique en effet qu’il
appartient d’embrasser de façon intégrale tout ce qui existe et de servir de guide dans
la totalité de l’existence.

La métaphysique ne s’occupe donc pas de l’ontique ou du catégorial c’est-à-dire


des contenus spécifiques des sciences, mais plutôt de l’ontologique ou du
transcendantal c’est-à-dire de la réflexion sur l’étant en tant que tel et des principes
qui sous-tendent tout le réel. Pour l’être intelligent qu’est l’homme la recherche
métaphysique est une exigence qui découle de son intelligence, de sa liberté et de sa
responsabilité vécues de manière radicale ou intégrale. Cette exigence de radicalité
consiste à remonter jusqu’au Principe c’est-à-dire à la reconnaissance de Dieu. Aussi
la métaphysique est-elle aussi théologie, non pas au sens d’un genre suprême qui
incluerait les deux espèces du fini e du divin, ni comme un système logique où le fini
et Dieu constituerait les parties d’un tout par des relations nécessaires, mais parce que
« la demande radicale sur les causes de l’étant en tant que tel porte à reconnaître que
la réalité finie renvoit à un Être qui est l’origine de toute la réalité »13.

d.4. Le surgissement de la question métaphysique

La métaphysique répond à une double exigence : exigence intellectuelle de


radicalité d’une part qui veut remonter jusqu’aux causes premières et aux principes
premiers d’une part, et exigence existentielle qui entend s’orienter dans la totalité de
l’existence d’autre part. Loin d’être un intellectualisme propre à ceux qui refusent de
se salir les mains, la philosophie première s’occupe de ce qui touche au plus profond
de l’homme puisqu’elle jaillit d’une attitude d’attention à l’existence aussi bien du
point de vue intellectuel qu’existentiel. Platon notait déjà que la philosophie nait de
l’émerveillement ou de la stupeur face au réel : parce que la merveille indique la
surprise face à ce qui suscite en nous l’admiration et parce que ce qui nous émerveille
est une énigme qui échappe à nos schèmes habituels de compréhension. Il y a
émerveillement lorsque la conduite de l’homme n’est plus sous le signe de la
banalisation.

Les hommes se sont émerveillés aussi bien devant des réalités les plus simples que
face aux phénomènes les plus complexes tels que la génération de l’univers. Ils se
sont donc mis à philosopher pour se libérer de l’ignorance dans le seul but de
connaître : dans son expérience toujours croissante de connaissance du réel, l’homme

13
L. ROMERA, Ivi, 121.
86

se rend compte (perçoit, prend conscience) que les réalités sont marquées par une
indigence et qu’aucune d’elle n’épuise l’être. Dans chaque étant, il y a une
articulation d’être et de non être, de bien et de mal, etc. due à la temporalité et à la
limitation intrinsèque. D’autre part, le fini est capable de réfleter l’infini, de façon
limitée bien sûr, uniquement à travers la différence.

3. Foi et raison. Actualité et relation.

La question est ancienne et toujours nouvelle. Elle est aussi complexe et nous
n’avons pas la prétention de l’épuiser ici. Qu’il nous suffise d’en évoquer ici
quelques aspects saillants. Nous venons de souligner l’unité inséparable de la foi et
de la raison dans la vie du croyant. Cette complémentarité est une donnée constante
dans l’histoire de la théologie et de la philosophie chrétiennes. Il n’est pas question
pour le croyant de « rationnaliser » le Mystère chrétien, mais de chercher à le
comprendre et à en donner les motivations raisonnables14.

C’est surtout à la suite de l’impact de la théologie protestante sur la théologie


catholique et la philosophie inhérente que la question des rapports entre foi et raison
s’est ampliée. L’influence du luthéranisme et de la philosophie kantienne sur la
théologie protestante oriente vers un fidéisme méfiant à l’égard de la raison et de ses
prétentions à connaitre l’existence et la nature de Dieu. C’est le refus plus ou moins
décidé de la théologie naturelle. Pour la théologie catholique, il est vrai que la foi

14
Par rapport à la théologie comme « science religieuse » dont l’objet est la destinée
ultime de l’homme (salut), le point de vue de la raison peut revêtir les trois formes
suivantes : « simple explication du donné révélé, argument de convenance et
déduction de conclusions nouvelles ».Cf. M-J. CONGAR, ‘‘Théologie’’ in
Dictionnaire de théologie catholique, t. XV/1, col. 454. Le théologien recourt
fréquemment à la fonction rationnelle pour expliquer le donnée révélé. Une telle
explication peut être intrinsèque c’est-à-dire visant « à donner des réalités révélées
une notion plus précise, parfois meme une définition répondant aux exigences d’une
logique rigoureuse » (Ex. que veut dire « Christ assis à la droite du Père ? ») ou
extrinsèque consistant à élaborer une explication à partir des analogies tirées du
monde et suscptibles de favoriser une intelligence fidèle du dogme. S’agissant de
l’argument de convenance, constituant « la part la plus importante » et « domaine la
plus appropriée de la théologie », il consiste « à exploiter l’accord qu’un fait chrétien
surnaturel connu par révélation, possède avec la marche générale, les lois et les
structures de notre monde à nous ». Cet accord ne doit pas être interprété comme une
preuve directe du fait surnaturel car entre le fait connu naturellement et le donné
révélé subsiste un écart. L’accord souligne par contre une probabilité c’est-à-dire des
motifs de penser que le fait est vrai. Quant au raisonnement théologique déductif, il
est l’explication par laquelle « l’esprit dégage le contenu plus ou moins enveloppé
(explicite ou implicite) de l’enseignement chrétien » (Ivi, 455. 6). Voir aussi Stanislas
Breton, Foi et raison logique, 29-31.
86

(même dans le sens le plus large de foi religieuse humaine propre aux religions non
chrétiennes) reste le principe d’intelligence (Is. 7, 9) en tant qu’acte impliquant toute
la personne et la disposant intérieurement à comprendre, de manière imparfaite sans
aucun doute, mais à comprendre tout de même, quelque chose du Mystère ineffable
de Dieu. Dans cette perspective, la théologie naturelle est cet « intellectus quaerens
fidem » puisqu’il ne peut y avoir de véritable et authentique recherche sans une
connaissance personnelle du croyant. C’est cette connaissance qui facilite et permet
de défendre intérieurement la foi. « Quiconque dit : je crois, écrit Biolo, implique à la
fois, je comprends et je pense, soit de manière spontanée et vécue, comme dans le cas
du peuple chrétien, soit de façon technique et scientifique propre au théologien et au
philosophe »15.

Ce que l’on appelle les « préambules de la foi » (praeambola fidei) exprime une
formule concise du problème théologique des conditions qui doivent etre remplies
pour que la décision de croire en Dieu n’apparaisse pas arbitraire à l’homme, mais
qu’il puisse justifier devant le tribunal de la raison son libre acte de foi. Les
praeambola fidei désignent une série de vérités métpahysiques (existence de Dieu,
unité de Dieu, création ex nihilo, immortalité de l’âme, la capacité de l’homme de
connaître la vérité et sa liberté, la validité des principes fondamentaux de l’être et de
la loi morale, etc.). Il s’agit là d’une intelligence initiale et intérieure qui vise plus à
comprendre la parole humaine16. La Parole de Dieu quant à elle exige davantage cette
attitude de foi qui génère son intelligibilité. « Comprends pour croire, crois pour
comprendre », disait saint Augustin.

4. Une option à prendre. Le point de vue de l’Eglise

Notre réflexion sur Dieu, aussi philosophique qu’elle puisse être, ne doit pas nous
faire oublier notre insertion dans ce corps mystique, historique et social qu’est
l’Eglise. Nous sommes en effet portés par une histoire, un mouvement de vie et de foi
qu’il importe de connaître au maximum.

Nous n’entrons pas dans le débat sur la philosophie chrétienne dont Gilson et tant
d’autres ont été de grands défenseurs17. Un mot cependant sur la réaction que le projet

15
Biolo, Ivi, 17.
16
C’est ici qu’on recourra notamment à la linguistique et à la philosophie du langage
pour saisir le sens des mots.
17
Sur la problématique de la « philosophie chrétienne », la littérature est abondante.
Étienne Gilson consacre le premier chapitre de son L’Esprit de la philosophie
médiévale à cette question et offre des Notes bibliographiques à la fin de l’ouvrage.
Le même historien de la philosophie médiévale y a consacré d’autres études telles
que Christianisme et philosophie, Paris, J. Vrin, 1936 et Elements of Christian
Philosophy, New York, Doubleday, 1960.
86

d’une philosophie chrétienne a suscitée. En identifiant l’esprit de la philosophie


médiévale avec celui de la philosophie chrétienne, Gilson ne peut échapper à
certaines objections philosophiques d’allure rationaliste. Une histoire de la
philosophie médiévale, demandera-t-on, a-t-elle un objet propre ? Une philosophie
dite « chrétienne » est-elle possible ? La thèse d’Étienne Gilson est la suivante : « La
révélation judéo-chrétienne a été une source religieuse de développement
philosophique, le moyen âge latin étant, dans le passé, le témoin par excellence de ce
développement »18. Cette thèse que l’on pourrait taxer d’apologétique reste
historiquement vraie car c’est un fait, dit Gilson, que le christianisme a vraiment
exercé une influence sur le développement de la philosophie, que l’histoire a le
devoir de le signaler mais que la discussion doit se limiter à ce fait19.

Du point de vue de la raison, il serait inexact de considérer comme privée de valeur


philosophique toute pensée inspirée directement ou indirectement d’une foi
religieuse. Un tel raisonnement inspiré lui-même d’un postulat rationaliste est
contraire à la raison car la valeur philosophique d’une pensée ne dépend pas de son
inspiration religieuse mais des principes de la raison et de leur cohérence
systématique. Il est vrai que par rapport aux grecs, les philosophes médiévaux ont
brillé par « une absence totale d’originalité » qui les a voués à ce que Gilson appelle
« psittacisme le plus systématique »20.

Il y a cependant une différence chez les médiévaux chrétiens tels que Bonaventure
et Thomas d’Aquin. Bien que fidèles aux principes philosophiques de leurs maîtres
grecs, ils en tirent des conséquences insoupconnées par les maîtres et même
contraires à leurs systèmes. C’est le cas notamment de la distinction d’essence et
d’existence établie par le chrétien Thomas d’Aquin et qui est inconcévable pour le
péripatéticien Aristote. Pour ce dernier en effet, la notion de puissance est associée à
celle de matière tandis que celle d’acte pur à l’immatériel (au divin). « Un être
immatériel, pour Thomas d’Aquin, n’est pas encore un acte pur, puisqu’il est en
puissance à l’égard de sa propre existence »21. D’où la nécessité d’élargir la notion de
puissance et de la distinguer de la matérialité puisque c’est l’existence elle-même - et
pas seulement un de ses modes d’être (la matérialité) - qui est en puissance. Duns
Scot en fera autant pour la notion d’acte. Pour penser la création et attribuer « une
réalité positive à tous les éléments des êtres composés », Duns Scot attribue une
actualité propre à la matière distincte de celle de la forme. « Si elle est créée, estime-
t-il, la matière doit être de l’être, et si elle est de l’être, elle est acte, ou en acte »22.

18
Ivi, L’Esprit de la philosophie médiévale, 385.
19
Cf. Ivi, 386 note 1.
20
Ivi, 388.
21
Ibid.
22
Ibid.
86

Thomas d’Aquin et Duns Scot en arrivent ainsi à « fonder une métaphysique sur un
contresens et, avec la métaphysique, la physique, la psychologie et la morale ». Le
philosophe a le droit de discuter de la rationalité de leurs conclusions. Pour Gilson,
on jugerait mal l’Aquinate et Scot si on ne s’efforçait pas de comprendre d’abord leur
sol d’enracinement, leur lieu historique d’inspiration et ensuite leur distance critique.
« Vouloir faire une critique des systèmes qui soit historique et philosophique, à la fois
et sous le même rapport, écrit Gilson, c’est réaliser une contradiction dans les termes.
Toute philosophie procède d’une autre et s’en distingue ; la critique historique peut
bien montrer comment elle en procède et en quel sens elle s’en distingue, mais elle
détruirait à la fois elle-même et son objet en lui refusant le droit de s’en
distinguer »23. Si l’on veut condamner la philosophie chrétienne comme telle, il
faudrait prouver que les philosophes médiévaux chrétiens n’ont pas posé et
approfondi les mêmes problèmes que leurs maîtres grecs (problèmes de l’être et de
ses principes, du nécessaire, du contingent, du possible, etc).

Or, de ce point de vue, il paraît évident aux yeux de Gilson que la philosophie
chrétienne est une « philosophie véritable, dont l’action dépasse les limites du moyen
âge et continuera de s’exercer tant qu’il y aura des hommes pour croire à l’existence
de la métaphysique »24. À travers ses représentants, on se rend compte que cette
philosophie fait preuve d’un esprit critique qui refuse tout asservissement à l’autorité
de Platon ou d’Aristote mais qui accepte toutefois de « se soumettre à l’évidence des
faits et ne jamais chercher à avoir raison contre la raison »25.

On a reproché à la philosophie chrétienne d’avoir trop sacrifié à la philosophie


compromettant ainsi l’essence même du Christianisme. Reproche déjà très ancien qui
n’a pas attendu le protestantisme pour se manifester car des penseurs comme
Malebranche et Erasme attiraient l’attention sur la nécessité de ne pas mélanger
l’Évangile avec la philosophie. Et Grégoire IX lui-même invitait les maîtres en
théologie de l’Université de Paris de ne pas devenir des philosophes car « à force de
vouloir confirmer la foi par la raison naturelle, c’est la foi même qu’ils rendent
inutile, puisqu’il n’y aurait plus de mérite à croire là où la raison pourrait
démontrer »26.

Mais en est-il bien ainsi, se demande Gilson ? Du point de vue religieux, il est
compréhensible que les philosophes chrétiens soient conscients du danger « de
ramener l’homme sur le plan du naturalisme antique par un oubli fatal de l’Évangile
et de saint Paul, c’est-à-dire de la grâce ». Si l’on veut vraiment sauvegarder les
exigences de la foi chrétienne, on n’évacuera en aucun cas la Croix du Christ. Mais
alors, faut-il conclure que les intérêts du Christianisme interdisent toute philosophie

23
Ivi, p. 390.
24
Ibid.
25
Ivi, p. 391.
26
Ivi, p. 392.
86

(celle chrétienne en particulier) et que l’Évangile lui-même puisse être considéré


comme une philosophie ? Ou faut-il au contraire reconnaître la légitimité de la
philosophie ? Les philosophes chrétiens n’ont pas inventé la philosophie, ils se sont
appropriés d’un héritage grec comme armature conceptuel valide et valable pour tout
sujet pensant. Comme chrétiens, ils cherchaient et annonçaient un message de salut
qui ne pouvait provenir de la philosophie. Mais en tant que sujets pensants qui
réfléchissent sur la nature pour en connaître la vérité, ces chrétiens philosophent
puisque c’est l’objet propre de la philosophie que de réfléchir sur la nature.

Une philosophie chrétienne est possible tant qu’il y aura des chrétiens qui – mûs par
leur foi et soutenus pas la grâce – s’adonneront à la réflexion sur la nature humaine
pour en connaître la vérité. Cette réflexion humaine que la philosophie grecque a
entreprise sera poursuivie et rapprochée de son point de perfection, car c’est bien le
propre de la grâce que d’illuminer la raison et d’élever la nature. Nature et grâce sont
donc distinctes mais elles ne sont pas séparables.

a) D’après le Concile Vat. I : la « connaissance de Dieu » fait partie de la structure


fondamentale de l’homme car elle implique dès le départ toute la vie personnelle de
l’homme face à son Créateur et Père et à son prochain. Une telle connaissance exige
une relation intime avec Dieu, un sentiment religieux, des devoirs moraux et des
manifestations cultuelles. Un sain et authentique « sentiment religieux » est ouvert à
la transcendance réelle de Dieu sans laquelle on tombe dans la fermeture de
l’immanentisme subjectiviste. Vat. I (1870) affirmait que même dans son état de
péché, l’homme reste radicalement ouvert à la lumière de la grâce et donc capable de
connaître Dieu avec la même lumière constitutive de sa spiritualité. Une approche
philosophique, théologique, religieuse et autres demande que l’on accepte l’idée de la
gratuité et de la transcendance absolue du don de Dieu que l’homme reçoit et exerce
librement. Aujourd’hui, on ne peut aborder la théodicée sans des notions précises
d’épistémologie, de métaphysique ou de théologie fondamentale.

b) Parmi les erreurs autour de la connaissance naturelle de Dieu, figurent celles de


Luther, Kant et autres. Pour Luther, s’appuyant sur le nominalisme théologique et
l’agnosticisme fidéiste d’Ockham ainsi que sur une vision très pessimiste de l’homme
(sa corruption par le péché), refuse toute connaissance naturelle de Dieu. Il admet au
maximum une certaine « connaissance innée » chez les paiens. Kant pour sa part,
d’éducation fidéiste, se présente comme le maitre de l’agnisticisme moderne et
contemporain. On connait sa critique des preuves de l’existence de Dieu et le refus de
leur valeur probatoire. Dieu est un postulat de la raison pratique pour donner une
valeur absolu à la loi morale. Schleiermacher admet la connaissance de Dieu par la
foi c’est-à-dire cette dépendance intime de l’homme vis-à-vis de l’Absolu et de
l’Ineffable. Une telle connaissance ne peut être conceptualisée. Ajoutons à cette liste
d’une part le traditionalisme rigide (Bautain, Lamenais, Bonald) qui rejette tout
rationalisme (négation du surnaturel et autonomie de la raison) et n’admet que
l’absolue nécessité de la révélation, et d’autre part le traditionalisme modéré qui
86

accepte la capacité physique de l’esprit humain de connaître Dieu qui viendrait de la


société27.

Dans sa Constitution dogmatique Dei Filius du 24 avril 1870, le Concile Vat. I


affrontait le problème philosophique de la connaissance naturelle de Dieu en
affirmant que : « La même sainte Mère Eglise retient et enseigne que Dieu, principe
et fin de toutes choses, peut être connu avec certitude à partir des réalités créées, au
moyen de la lumière naturelle de la raison humaine » (D.S. 3004). De sorte que
« Quiconque affirme que Dieu, un et véritable, notre créateur et Seigneur, ne peut être
connu à travers les choses qui ont été faites, par la lumière naturelle de la raison
humaine, qu’il soit anathème » (D.S. 3026, D. B. 1806). Par cette affirmation
vigoureuse, le concile condamait aussi bien le traditionnalisme pur, le fidéisme et le
« sens intime » dans sa signfication subjectiviste et immanentiste du modernisme.

La connaissance intellectuelle dont parle le concile c’est celle qui s’exprime par les
facultés supérieures à travers les concepts et les jugements populaires et scientifiques
sans nécessairement recourir à une technique philosophique spéciale. Ce qui est
important à souligner c’est cette possibilité de connaissance certaine (quaestio juris
et non quaestio facti), la capacité morale active (non physique) c’est-à-dire qu’il n’est
pas question de l’exercice personnel ni de l’instruction nécessaire au développement
normal de la raison, la non nécessité absolue de la révélation et de la grace mais aussi
la non indépendance de l’intelligence humaine. La connaissance est médiatisée non
pas par la révélation mais par la création (moyen objectif) et par la lumière naturelle
de la raison (moyen subjectif). Des réalités créées, l’esprit humain procède
spontanément à Dieu comme à leur Cause et Auteur. Si l’on parle de connaissance
médiate, on n’exclut pas d’autres connaissances telles que l’expérience religieuse
fondamentale. Enfin, le concile défend l’équilibre entre la foi et la raison condamnant
ainsi les traditionnalistes, les fidéistes et les rationalistes.

Cette doctrine de Vat. I est un patrimoine qui a été repris, confirmé et développé au
sein de l’Eglise. Alors que Vat. I, de manière délibérée, parle de « connaissabilité »
de Dieu, Léon XIII, quelques années plus tard, parlera de « démontrabilité » de
l’existence de Dieu (Encyclique Aeterni Patris, 4 août 1879), proposant de nouveau
l’ancienne doctrine de saint Thomas d’Aquin. A ses yeux, en effet, il est nécessaire
de démontrer la première et fondamentale vérité de la vie religieuse si l’on veut éviter
tout fidéisme agnostique, tout irrationnalisme et tout sentimentalisme religieux. Le 8
septembre 1907, Pie X propose de nouveau l’harmonie entre foi et raison et
condamne dans Pascendi le subjectivisme religieux du modernisme sous la forme de
l’immanentisme ou agnosticisme renaissant. Parler de démonstration signifie
possibilité d’une connaissance certaine et réflexive du fondement objectif de la

27
Pour toutes ces questions et pour d’autres encore telles que l’ontologisme, on
pourrait se reporter notamment à Edgar HOCEDEZ, Histoire de la théologie au XIXè
siècle. T. 2. Epanouissement de la théologie 1831-1871, Paris, DDB, 1952.
86

certitude c’est-à-dire de la valeur et des motifs ainsi que la légitimité du procédé


logique à partir des créatures au Créateur. Par cette démonstration, on porte aussi
l’homme cultivé à reconnaitre l’existence de Dieu et on réfute les erreurs les plus
ténaces et les plus subtiles. Pie XII, dans Humani generis (12 août 1950) soutient
aussi qu’il est possible de démontrer l’existence d’un Dieu personnel sans l’aide de la
révélation et de la grâce.

Dans tous ces différents documents est constamment affirmé le noyau fondamental
de la doctrine qui s’appuie sur la Bible : la raison humaine a la capacité (physique)
active de connaitre avec certitude, et donc de démontrer, l’existence de Dieu, Etre
Absolu et Personnel, à partir de la création et de la lumière de la raison. On évite ainsi
l’agnosticisme et le rationalisme et on établit l’équilibre entre foi et raison.

Quel est donc le fondement biblique de la connaissance naturelle de Dieu ?

Nous n’allons pas nous attarder sur la question. Mais il est bon de souligner dès le
départ que la Bible est « Parole de Dieu exprimée et signifiée par des paroles
humaines ». Comme Parole divine, elle est « inspirée » par Dieu mais pensée et écrite
par des hommes et pour les hommes. Elle est compréhensible par les hommes de tout
temps et de tout lieu.

a) Sag 13, 1-9.


Ce texte de l’AT, lu à la lumière du NT, affirme que l’homme peut arriver jusqu’à
Dieu à partir de la contemplation des oeuvres de Dieu. L’apôtre Paul reprendra ce
texte notamment dans son épitre aux Romains (1, 18-32) et guidé par la lumière de
Dieu fait voir le sens profond de Dieu. Le livre de la Sagesse exhorte à l’amour et à
l’acquisition de la sagesse pratique qu’est la connaissance de Dieu et de ses oeuvres.
Le sage considère l’idolatrie comme la contradiction radicale dans laquelle vit les
paiens et qui porte à leur ruine. Il y a une idolatrie inexcusable qui consiste à
substituer le culte du vrai Dieu par celui des oeuvres humaines. L’idolatrie excusable
par contre porte à substituer Dieu par les oeuvres de Dieu. Elle est excusable car, par
leur attrayante beauté, les oeuvres divines peuvent dévier l’esprit humain. Quoiqu’il
en soit, les oeuvres restent des signes qui renvoient à leur Auteur, Dieu. Le problème
de l’idolatrie et de la perdition qu’elle entraine réside dans le fait que l’homme
interrompt son ascension vers Dieu pour abuser des choses et des personnes. La
responsabilité des païens est établie car ils ont la possibilité et la capacité active de
connaître Dieu à partir de la création et de la lumière de la raison, mais ils ne lui ont
pas rendu le culte qui lui revient.

b) Paul, l’apôtre des gentils


Paul aborde la question dans ses lettres et dans ses probables discussions avec des
cercles philosophiques (stoïciens) et gnostiques. On peut relever les points suivants :
1.- C’est dans la connaissance de Dieu que s’opère la vraie réalisation de l’homme.
Dans la mesure où l’homme est constitutivement religieux c’est-à-dire orienté vers la
86

connaissance de Dieu, ce dernier vient à la rencontre de l’homme en se révélant à


travers la nature. La gloire (doxa) de Dieu (sa présence, ses empreintes) se réflète
dans ses oeuvres que les païens prennent pour Dieu lui-même (idolatrie) mais que la
raison humaine peut entre-voir dans sa spontanéité puisque dans ses pénétrantes
observations, elle ôte le voile qui couvre la création pour laisser entre-voir l’Invisible
Présence de l’Auteur divin. Connaitre Dieu, c’est demeurer dans sa sagesse et dans sa
parole. La sagesse divine fait exister c’est-à-dire fait passer du néant à l’être.
La connaissance de Dieu est avant tout une expérience de la perception qui
s’actualise lorsque l’on pense (Rm 1, 20) et qui survient dans le coeur de l’homme,
centre intime de la personne, de ses sentiments, intentions et pensées.

2.- La connaissance de Dieu est une mémoire reconnaissante. Rentrant en lui-même,


dans son coeur, l’homme reconnait immédiatement la Présence initiale qui l’habite et
dont il est un don. Il ne peut que lui être reconnaissant.

3.- La connaissance devient action de grâce c’est-à-dire expérience de vie orientée


vers Dieu à l’opposé du païen idolâtre et athée qui vit loin de Dieu et sans espérance.

4.-Du point de vue historique, les paiens ont refusé la connaissance de Dieu en
fermant leurs coeurs, en ne rendant pas à Dieu le culte qui lui est dû. Ce refus
d’obéissance leur fait perdre tout sens de discernement des valeurs. Une telle
ignorance de Dieu porte au durcissement du coeur, à la superficialité et à l’incapacité
de distinguer Dieu du monde ainsi qu’à l’indifférence et au mensonge total. Pourtant,
même dans cette idolatrie, une certaine connaissance de Dieu est encore possible. La
corruption n’est pas totale.puisque l’âme conserve encore un résidu d’élan vers Dieu.
Il faut plutôt dire que c’est Dieu lui-même qui maintient un lien avec l’esprit humain
(Gal. 4, 8 ; Eph 2, 12 ; 1 Th 4, 5 ; 1 Co 15, 34...). Historiquement parlant, Adam et
ses descendants n’ont pas perdu le sens moral et la conformité à la loi naturelle. Ils
savent que la dépravation est condamnable. Seule donc la connaissance de Dieu
rétablit l’homme dans sa vraie dignité.

Fondamentale chez saint Paul est le texte déjà évoqué de Rm 1, 18-32. Nous n’en
ferons pas la lecture détaillée. Qu’il nous suffise de dégager quelques points
essentiels en rapport avec le problème de la connaissance naturelle de Dieu.
- les païens ne sont pas excusables car ils ont la capacité de connaître Dieu mais ils ne
l’ont pas fait,
- cette connaissance ne provient pas de la révélation positive et par la foi, mais par la
lumière de l’intelligence,
- l’homme peut donc arriver à Dieu à travers la création en suivant un procédé
rationnel de réflexion qui remonte, par confrontations et analogies, du moins au plus,
du créé au Créateur.
- il n’est pas question d’une révélation au sens strict c’est-à-dire impliquant la foi
surnaturelle comme assentiment fondé sur l’autorité de Dieu qui se révèle, ou la
médiation personnelle de quelque prophète ou encore cette manifestation primitive à
86

Adam et transmise aux descendants. Il est question de la « connaissance religieuse


concernant la vie personnelle engagée et responsable devant Dieu ». L’homme
parvient à Dieu par le truchement de la création et l’exercice naturelle de la réflexion
spontanée et délibérée. C’est d’ailleurs cette activité qui est déjà à l’oeuvre chez les
philosophes grecs bien avant Paul.
- Des textes de Paul font mention de la « valeur de la loi naturelle de la conscience ».
Cette loi est « inscrite dans le coeur » (Rm 2, 14-16. 26-27). Ainsi dans la
connaissance religieuse, nature et grâce se lient et se complètent puisque la foi vive
suppose nécessairement le dynamisme de la conscience rationnelle et morale. On se
reportera à d’autres textes tels que Ac 14, 15, 17.
Qu’en est-il alors de l’influence de la grâce ? Peut-on encore admettre une rigoureuse
impuissance morale pour tous les hommes à connaître Dieu ? Il serait téméraire de
l’affirmer même si cela ne contredit pas formellement Vat. I. On admet généralement
chez les catholiques que tout homme normal a, en principe, une certaine
connaissance de Dieu. Mais en fait, le Concile et les théologiens soutiennent la
nécessité morale de la révélation pour une connaissance même naturelle de Dieu, à
cause de la nature humaine blessée par le péché. Les motifs d’une telle nécessité
morale sont fondés sur la nécessité pour chaque homme de faire connaître Dieu
rapidement et avec certitude. Il faut distinguer la nécessité morale de la révélation de
la nécessité de la grâce interne. De même il importe de distinguer la grâce élévante
qui concède le pouvoir et la grâce soignante qui ôte l’impossibilité morale relative.

Une synthèse philosophique de ce qui vient d’être dit indique que foi et raison, tout
en demeurant distinctes, sont indissociables. Toutes deux tendent vers Dieu. Une telle
tension est soutenue par l’amour du Bien suprême. On ne peut donc élaborer une
bonne théologie sans le concours d’une philosophie authentique et cohérente. Certes,
la foi est acte surnaturelle, mais en tant qu’acte humain, elle ne peut renoncer à sa
« logique interne » malgré les attaques continuelles de l’agnosticisme toujours
renaissant.

Les principales difficultés modernes et contemporaines sont : un excessif


subjectivisme qui négligerait la singularité et l’irrépétibilité des sujets pensant et
aimant. Ainsi, l’Être le plus noble et transcendant qu’est Dieu est traité comme un
objet. Au Dieu des philosophes, construi par des arguments de type syllogistique, les
contemporains préfèrent le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, existentiellement
vivant et concret. Il y a ensuite l’impact de la science empirique fondée sur des
données observables et vérifiables et sur une méthode rigoureuse. Ce qui n’est pas le
cas pour Dieu. Enfin, les jugements ontologiques et moraux ainsi que les devoirs
religieux appartiennent à des domaines différents et ne peuvent être considérés
comme la conclusion des raisonnements théoriques. Ils proviennent au contraire des
attitudes vitales et existentielles qui impliquent une conversion radicale non
démontrable.

Quelles réponses donner à ces difficultés ?


86

 Si par « objet » on entend étymologiquement ou phénoménalement ce qui est


susceptible uniquement d’intuition sensible (Kant, le positivisme, empirisme
logique), il est clair que ni la conscience humaine, ni a fortiori Dieu ne peuvent
être objets de notre connaissance. Si par contre on l’entend au sens
authentique, spirituel et métaphysique de « tout ce qui est connu avec
n’importe quelle demande et est mieux connu à travers nos réponses », il est
accessible aussi à l’intelligence. Dans ce sens large et intérieur, Dieu est
l’objectif final de notre agir, non seulement au niveau de l’expérience
intérieure de rencontre présupposant une dilatation des facultés intérieures,
mais aussi de possible objectivation, formulation et affirmation par
l’intelligence et les jugements analogiques. Sans cela, il ne nous serait pas
possible de penser et de parler de Dieu et d’en dire quoi que ce soit d’objectif.
 Quant au problème du principe « invérifiable » par lequel nous procédons de la
connaissance du monde à celle de Dieu, il est complexe. Lonergan distingue
les propositions analytiques des principes analytiques. Il en appelle à la
transcendance non seulement objective de Dieu mais aussi subjective entendue
comme dimension constitutive de la conscience humaine qui intègre dans son
horizon la réalité absolument transcendante de Dieu.
 La conscience humaine doit être une et harmonieuse malgré la diversité de
niveaux où elle s’exerce. On ne parvient pas à la connaissance de Dieu à
travers des jugements ontologiques désintéressés et froids. Des jugements
moraux et des décisions existentielles sont requis car Dieu doit être connu et
aimé.
 Karl Barth, avec le mouvement novateur protestant qui insiste sur la
soumission inconditionnée à la Parole annoncée par l’Eglise, refuse la
théologie naturelle en tant que « doctrine ayant trait à une relation de l’homme
avec Dieu et qui existerait indépendamment de la révélation de Dieu en Jésus-
Christ ». Sous l’influence de Luther et de l’agnosticisme kantien, Karl Barth
soutient dans son Credo (1935) que le discours sur Dieu serait arbitraire,
erroné et illusoire, comme le sont les considérations émises par les religions et
les philosophies, si Dieu ne s’était pas incarné. Selon Barth, saint Paul ne
parlerait pas d’une vraie connaissance de Dieu dans sa lettre aux Romains mais
plutôt de la « science de Dieu en Jésus-Christ » (1 Co 1, 11 ; Gal. 4, 8-9 ; 1 Th
4, 5 ; 2 Th 1, 8). Parler de la connaissance naturelle de Dieu risquerait, pour K.
Barth, de compromettre et détruire la grâce. Les théologiens catholiques
militent en faveur de l’accord de fond entre philosophie et théologie. C’est bien
la grâce elle-même qui exige aussi la connaissance naturelle car si l’homme
était rationnellement incapable de connaitre Dieu, la révélation serait
nécessaire. Une telle nécessité ferait perdre à la révélation son caractère
surnaturel. Dieu imposerait à l’homme un don que ce dernier accueillerait
automatiquement et non librement. Pour H. Bouillard, malgré la blessure du
86

péché originel et personnel, l’homme est « capax Dei » car il conserve l’image
de Dieu dans sa conscience spirituelle et est ouvert à la vérité et à l’amour28.

Chap. I. Le cheminement vers Dieu

L’homme est une être qui se confronte avec son environnement non pas
seulement pour surmonter les difficultés du milieu et survivre mais aussi et surtout
pour réfléchir sur ces difficultés en tant que telles c’est-à-dire les thématiser. Ce
faisant, il fait émerger à lui-même de nouveaux problèmes révélant ainsi sa capacité
de transcender les limites existentielles et d’ « émerger » de son environnement. Dans
sa vie, l’homme ne cesse de s’interroger sur le sens de son agir et la fin ultime de sa
vie. Devant la précarité et la fragilité de sa vie, l’homme veut savoir si tout demeure
transitoire ou s’il y a au contraire une instance qui donne sens à toute la vie et quel
rapport on peut établir avec elle.

A. Le dynamisme anthropologique

L’anthropologie contemporaine considère l’homme comme un être essentiellement


dynamique. Ce dynamisme comme ensemble de processus externes (naturels et
historiques) et internes (génétiques et impulsifs) avec lesquels il entre en interraction
de façon spontanée ou par acquisition, permet de comprendre la liberté de l’homme et
sa responsabilité vis-à-vis du monde. L’homme est toujours-déjà conditionné
historiquement et psychologiquement. Ce conditionnement est relative car il n’annule
pas totalement sa capacité de choisir, sinon dans des cas extrêmes. Par les actes qu’il
pose dans son contexte de vie, l’être humain s’assume et donne un sens à sa vie et à
son histoire. De cette manière il manifeste sa liberté et son intelligence. Le
dynamisme de l’homme s’oppose au quiétisme (sentiment d’avoir déjà atteint la
plénitude de l’agir) et au pessimisme (la méfiance vis-à-vis de l’existence). Il est vrai
que dans l’action, l’homme perçoit l’écart insurmontable entre d’une part le désir de
plénitude à laquelle il aspire et d’autre part les réalisations concrètes de son agir.
Ouverture et finitude, telles sont les deux caractéristiques fondamentales du
dynamisme humain.

B. Ouverture et finitude

B.1.Ouverture

Il s’agit de cette ouverture à soi et à l’autre. Ouverture à soi dans la mesure où


l’homme n’est pas limité par ses instincts naturels, ses habitudes et conduites imposés
ou acquis. Il est libre de décider par lui-meme car il peut s’opposer au processus
naturel de la vie ou à ce qui est en vigueur dans la société. Les termes « critique »,

28
Lire avec intérêt Henri BOUILLARD, Connaissance de Dieu. Foi chrétienne et
théologie naturelle, Paris, Aubier Montaigne, 1967, 11 sv.
86

« résistance », « nouveauté » ou « changement » laissent entrevoir la présence et


l’usage de la liberté et d’intelligence de la part de l’homme. Ouverture à l’autre dans
ses multiples figures : aux éléments naturels et culturels par l’aptitude à les surmonter
et à introduire du neuf dans l’histoire ; aux autres hommes en les considérant comme
des « TU » personnels (rapports interpersonnels) dignes de respect et de
considération.

Il n’ y a d’ouverture que pour un être conscient de soi et de l’autre en tant que tel et
doté d’un « pouvoir-devoir » de s’assumer dans une relation avec son environnement
et avec les autres. Il n’est donc question ici d’ouverture que pour « un être pourvu
d’intériorité et d’intimité comme permanence à soi et appartenance à soi, auto-
conscience et capacité d’auto-configuration »29. L’ouverture s’oppose à la fermeture à
soi et sous-entend cette transcendance ou cet élan intentionnellement conscient vers
l’autre. Le fondement de cette ouverture dans ses diverses faces reste l’ouverture
originaire à l’être. Reconnaître que la réalité comme telle ne s’épuise pas dans nos
stimulants ou autres objets de notre expérience humaine, c’est là « une condition
indispensable pour toute action novatrice »30.

L’ouverture originaire à l’être, en bref, consiste d’une part à reconnaître la réalité


en tant que telle et, d’autre part, à prendre conscience soit de ses dimensions
transcendantales (doctrine des transcendantaux : l’un, le vrai, le bon, le beau), soit de
la particularité ontologique de la personne. Dans la pratique, l’ouverture de l’homme
est un processus historiquement dynamique d’approfondissement et de dilatation de
son caractère. Y contribue l’éducation par laquelle on accède à des domaines de
connaissances jusqu’alors inconnus. Tous les domaines ne sont pas en eux-mêmes
requis pour la pleine réalisation de l’homme. L’éthique et la religion, par contre, sont
intrinsèquement requises parce qu’elles « se réfèrent au noyau de la personne comme
telle et l’investissent dans sa totalité »31. Elles concernent l’homme non dans un
aspect déterminé de son être, soit ontiquement ou catégorialement, mais en tant
qu’homme c’est-à-dire « ontologiquement et transcendantalement ».

L’ouverture à l’éthique et à la religion est un processus de croissance qui s’effectue


dans la durée. Les valeurs éthiques et religieuses sont transmises normalement dans
les structures éducatives de la société et c’est par un usage adulte de l’intelligence et
de la liberté que l’ouverture atteint sa maturité.

B.2. Modalités d’ouverture

Il existe diverses modalités d’ouverture. Au niveau esthétique, le spectateur qui se


trouve en face de l’oeuvre d’art, n’est pas seulement touché affectivement ou

29
Luis ROMERA, Ivi, 14.
30
Ibid.
31
Ivi, 16.
86

sensiblement, il est sollicité dans toute sa personne comme telle à donner une réponse
intelligente et libre, à « pénétrer dans l’ordre des choses que l’oeuvre d’art représente
et où l’oeuvre d’art est vraiment oeuvre d’art »32. Il en est de même de l’ouverture qui
a lieu dans la narration, l’allégorie et le symbolisme. Dans 2 Sam 12, 1-14, le roi
David accède à un niveau de connaissance éthique de l’acte commis grâce à une
herméneutique correcte du prophète. Dans le cas de la souffrance, la vie qui sembler
aller de soi, est remise en question par la maladie ou l’échec et le patient est invité à
s’interroger sur l’existence et ses dimensions essentielles et à s’ouvrir à un au-delà de
l’immédiat existentiel. Assumer la souffrance, la contraster ou la subir, telles sont les
diverses réponses intelligentes et libres qu’il est possible de donner. Dans le cas d’une
rencontre dialogique, on est en face d’un « tu » avec ses multiples visages et
implications : amour, exemplarité, martyre, etc.

L’ouverture proscrit la violence et la manipulation car elle fait appel à l’intimité de


la personne : sa liberté, son intelligence, sa responsabilité. Il y a ouverture parce qu’il
y a indigence de l’autre, un besoin à satisfaire. On n’est pas sourd aux appels de
l’autre, mais on ne le manipule pas non plus car il s’agit d’une rencontre entre deux
« tu » faite de reconnaissance, de respect, de justice et d’amour. Comme dynamisme,
l’ouverture est un processus qui requiert approfondissement, évaluation constante du
niveau atteint pour une meilleure projection dans le futur.

C. De l’ouverture existentielle à la métaphysique

Contrairement aux autres domaines du savoir où le présupposé n’est pas


préalablement thématisé, en métaphysique on cherche à l’approfondir. Les sciences
s’occupent d’un secteur particulier du réel avec une méthode donnée. Leur étude
présuppose l’être de l’objet étudié. Alors que les sciences s’occupent des étants (ens),
la métaphysique elle étudie l’être des étants que la science présuppose. Elle va à la
racine de ce qui est présupposé et non pensé. Elle est science du fondement.
« Science de l’étant en tant que tel » (Aristote, Mét., IV, 1, 1003 a 20-24), la
métaphysique est une science particulière qui échappe à la particularisation des autres
sciences. Elle naît de cette exigence de l’homme qui pose la demande radicale,
intégrale sur la vie. L’exigence de radicalité invite à une ouverture fondamentale
c’est-à-dire essentielle, racine (fond) de toutes choses. L’expérience de la finitude est
une des voies vers la métaphysique car mu par la conscience de sa finitude, l’homme
s’interroge sur sa propre existence et celle du monde qui l’entoure. La finitude est une
dimension constitutive du réel et du dynamisme historique même du monde de
l’homme qui incite à une recherche rigoureuse.

Face à cette expérience de la finitude, la pré-compréhension que l’homme a de son


existence est appelée à un accomplissement, une maturation toujours plus grande.
Cela présuppose un « moi » libre face à une altérité. C’est dans la relation avec un
« tu » ou avec l’autre en général que se structure et se réalise la conscience de soi.
32
Ivi, 17.
86

L’on connait l’ambiguïté d’une telle ouverture : réalisation existentielle authentique


d’une part et risque d’étrangeté ou d’aliénation d’autre part. Il y a risque de relation
inauthentique (oubli ou obscurcissement de soi) si le moi s’identifie avec les
événements vécus ou avec la foule anonyme. Le moi ne s’identifie pas non plus à ses
produits ou à ses résultats ni aux critères sociaux ou aux modes historiques et
culturelles car il tomberait dans le « on » (on dit, on pense, on agit) avec comme
conséquence l’étrangeté (Cf. L’étranger d’Albert Camus) ou les frustrations
existentielles. Le danger quotidien de se perdre porte l’homme à réfléchir sur sa vie.

L’expérience de la finitude dont l’homme prend conscience en entrant dans ce


monde n’est pas le fruit d’une simple constatation positiviste, mais le dynamisme
même des réalités de ce monde qui contraint l’homme à s’interroger sur l’origine de
l’être ou le sens dernier de son agir. La réponse à la question du sens dernier ne peut
laisser indifférent. Les réalités de ce monde sont sous le signe de la temporalité c’est-
à-dire de l’extension, de la fugacité. Elles sont aussi provisoires et fragmentaires
parce que non définitives. Elles ne suffisent pas à combler l’existence humaine. Leur
disparition ou mort contraint à la recherche du sens de l’existence et de la liberté. La
finitude s’expérimente aussi à travers les conflits et lacérations internes du moi qui
peine à réaliser son unité personnelle. Par ailleurs, comme être historiquement situé,
l’homme est aussi limité dans ses capacités effectives et dans sa liberté.

Du point de vue moral, l’homme peut s’aliéner dans son noyau intime s’il agit mal.
Il se transforme en cause du mal et s’auto-aliène devenant ainsi autre que soi (aliud).
L’ouverture à Dieu comme à une présence personnelle est l’horizon dernier
d’intelligibilité de la finitude humaine.

D. L’expérience religieuse

La religion joue une importance capitale dans la vie des individus et des peuples.
Elle donne un sens complet à l’existence, soutient la personne dans les épreuves
surtout lorsque la science et la technique deviennent inefficaces et que les risques de
désespoir, d’angoisse et même de mort s’intensifient. La religion est « le point
central » (Hegel), le lieu d’inspiration de grandes oeuvres artistiques, littéraires et
autres productions du génie des peuples. Phénomène humain par excellence, la
religion est présente chez tous les peuples (Aristote, Clément d’Alexandrie, Bergson,
G. Van der Leeuw), c’est par elle que l’homme se distingue de l’animal (Cicéron,
Feuerbach) et elle est « la clef de l’histoire » qui nous permet de « comprendre les
structures intimes d’une société »33. Impossible de comprendre les conquetes
culturelles d’une société si l’on ne saisit pas les croyances religieuses qui la portent.

Ch. DAWSON, Religion and culture, Londres, 1948, 49-50, cité par Mondin, Ivi.,
33

30.
86

« La religion est le seuil de toutes les grandes littératures mondiales. La philosophie
est un produit et une rampe qui fait continuellement retour à son géniteur »34.

L’homme reste un etre profondément religieux même si à certaines époques comme


la notre, la religion traverse une crise profonde. En effet, de même que l’homme reste
un homo loquens, ludens, sapiens, etc quand bien même tous ne s’adonnent pas au
jeu, de même, l’homme est un être religiosus même lorsque nous assistons au
phénomène de la sécularisation ou à l’affirmation sur la mort de Dieu. La religion est
une constante de l’espèce humaine.

Etymologiquement, religion signifie une « re-lecture (re-legere) attentive et


soigneuse de ce qui appartient au culte des dieux » (Cicéron). Elle signifie aussi
« lien nouveau » avec le divin (auteurs chrétiens : Lactance, Augustin, Thomas
d’Aquin). Pour Spinoza, « la religion universelle ou catholique embrasse uniquement
ces dogmes absolument indispensables pour l’obéissance à Dieu... » (Tractatus
théologicus-politicus) alors que pour Kant, elle est cette « disposition du coeur à
observer tous les devoirs humains comme s’ils étaient des commandements divins »
(La religion dans les limites de la simple raison). Hegel pour sa part conçoit la
religion comme « la conscience du rapport à Dieu et son objet est simplement
inconditionné, suffisant, existant de soi, l’absolu début et fin en soi et pour soi »,
mieux encore « l’expression de l’esprit qui a acquis intuitivement la pleine
conscience de soi » (Phénoménologie de l’esprit).

D’un point de vue subjectif, Schleiermacher conçoit la religion comme « la


conscience que nous avons de nous-mêmes comme absolument dépendants » car
« l’essence et l’identité de la foi elle-même, est que nous sommes conscients de nous-
mêmes comme absolument dépendants, autrement dit comme en rapport à Dieu »35.
Cette dimension de la dépendance, même partielle, de l’homme au divin se retrouve
aussi chez W. James pour qui la particularité de la religion réside dans « cette attitude
personnelle d’après laquelle l’individu se sent de devoir maintenir l’attrait de l’être le
divin ». C’est par rapport à la société qu’Emile Durkheim définit la religion. Elle est
« un système solidaire de croyances et de pratiques relatives aux choses sacrées,
c’est-à-dire séparées, défendues ; croyances et pratiques qui unifient dans une même
communauté morale, appelée église, tous ceux qui y adhèrent »36. Cette perspective
sociale est aussi soulignée par M. Weber, Brightman, Luckmann et tant d’autres qui
voient dans la religion un support et « une matrice » du monde des valeurs, du monde
symbolique et du monde des significations.

Les phénoménologues tels que Otto, Van der Leeuw, Scheler considèrent la
religion en elle-même comme une activité intentionnelle dont l’objet propre est le

34
Ibid.
35
Cité par Mondin, Ivi, 34.
36
Les formes élémentaires de la vie religieuses, 65. Voir aussi Ivi, 34.
86

sacré. Bien que composée des dimensions humaine et divine, la religion accorde
priorité absolue au divin en ce sens que l’attitude humaine « apparaît seulement
comme une réaction à un objectif extra-humain et surhumain, (et) que c’est cet
objectif même, ce tabou qui constitue la particularité du Numen, ce qui est inquiétant,
craint, indicible, sacré, le mysterium tremendum »37. I. Mancini voit le proprium de la
religion dans « l’expérience d’etre touché par le Totalement autre » et c’est « cette
altérité qui permet à la religion de se configurer dans l’optique sotériologique face à
l’humain »38.

Vincent Mulago définit la religion des Africains en général et des Bantu en


particulier comme « un ensemble cultuel des idées, sentiments et rites basé sur la
croyance à deux mondes, visible et invisible ; la croyance au caractère
communautaire et hiérarchique de ces deux mondes ; l’interaction entre les deux
mondes, la transcendance du monde invisible n’entravant pas son immanence ; la
croyance en un Être Suprême, Créateur et Père de tout ce qui existe »39. Louis-
Vincent Thomas pour sa part définit la religion négro-africaine « comme l’acte du
langage par excellence » ou encore « une quête de l’harmonie entre l’homme et la
nature, entre l’homme et le groupe, entre l’homme et les esprits, entre les vivants et
les défunts »40.

On peut tenter une classification des définitions de la religion et chercher à repérer


la meilleure, celle qui exprime le mieux l’essence de la religion. B. Mondin classifie
les définitions de la religion en étymologiques et réelles et celles-ci en essentielles (ce
qui est propre et exclusif à la religion) et descriptives. Aussi bien les essentielles
peuvent se subdiviser en fonctionnelles (ce à quoi sert la religion) et substantielles (ce
qu’elle est en elle-même). Les deux peuvent encore se subdiviser en subjectives et
objectives. Les définitions fonctionnelles sont très importantes car la religion donne
sens à la vie, une finalité à l’auto-transcendance, confère un fondement adéquat aux
valeurs et à la morale, unifie et consolide le groupe. Mais elles peuvent être
dangereuses car elles risquent de subordonner Dieu à l’utilité sociale, culturelle ou
aux variations des fonctions et des sentiments humains.

De ce point de vue, les définitions qui exprimeraient adéquatement l’essence de la


religion sont celles réelles de type descriptif selon lesquelles la religion « consiste
essentiellement dans un ensemble de symboles (rites et mythes) et des lois par

37
Ivi, 35.
38
Ivi, 37.
39
V. MULAGO, ‘‘Eléments fondamentaux de la religion africaine’’ in Religions
africaines et christianisme. Colloque International de Kinshasa (9-14 janvier 1978),
CERA, FTCK, 1979, 43.
40
L.-V. THOMAS, ‘‘La religion négro-africaine dans son essence et ses
manifestations’’ in Religions africaines et christianisme, 71. 76.
86

lesquels l’homme exprime son rapport de soumission à la divinité »41. On exprimerait


mieux l’essence de la religion par la voie descriptive que par une définition. Ainsi, en
tant qu’activité embrassant tout l’être, la religion est « un complexe d’activités
théorico-pratiques, affectives et spéculatives, intérieures et extérieures qui ont comme
objet spécifique le sacré, le divin, le totalement autre »42. Comme réponse de
l’homme au sacré (à Dieu), la religion meut tout l’homme et cette réponse s’exprime
à travers les symboles, les rites, les mythes, les lois et les institutions.

Double est la finalité de la religion : d’une part rendre gloire à Dieu à travers le
culte et l’adoration, et d’autre part contribuer au salut de l’homme c’est-à-dire
dépassement de sa propre contingence radicale, sa faillibilité et sa nullité. Les
moyens auxquels le religieux recourt sont intérieurs (vertu de l’humilité, soumission,
obéissance, confiance, espérance, dédition, amour, adoration) et extérieurs (symboles,
rites, mythes, lois, institutions).

Religion, philosophie et révélation

On peut davantage préciser l’essence de la religion en la confrontant d’une part


avec la philosophie et d’autre part avec la révélation. Religion et philosophie
partagent des éléments communs : même objet (le sacré, l’absolu, Dieu) et même
finalité, le salut (soteria en grec que revendiquent aujourd’hui le New Age et la
Scientologie). Elles se distinguent cependant car leur objet ne revêt pas la même
signfication : s’il est « cause et principe de choses et de l’être » pour la philosophie, il
est au contraire « source d’espérance et cause de salut » pour la religion. Quant à leur
finalité, la philosophie recherche la vérité cherche la gloire de Dieu et le salut de
l’homme. Les moyens sont aussi distincts : en religion c’est Dieu qui prend
l’initiative, qui s’offre et se révèle à l’homme puis l’interpelle. Ce dernier s’ouvre et
adhère à Dieu non à travers la spéculation mais par l’adoration, la dévotion, le culte,
la prière. En philosophie par contre c’est à l’homme – et particulièrement à la raison -
que revient l’initiative en recherchant les causes, les principes derniers des choses.
C’est seulement au terme de la recherche rationnelle que l’homme parvient à la
réalité que la religion appelle Dieu.

B. Mondin présente Schleiermacher comme le premier penseur à avoir clairement


focalisé son attention sur ce qui distingue la religion de la philosophie
(métaphysique). À une philosophie de la religion d’allure rationaliste qui n’accepte
de la religion que les principes métaphysiques établis de manière autonome par la
raison, Schleiermacher revendique l’originalité et la spécificité de l’expérience
religieuse. Bien que l’objet de la philosophie et de la religion soit le même, l’Absolu,
la tâche de la métaphysique est « spéculative, théorique, (...) recherche les raisons de
ce qui existe et déduit la nécessité du réel, accomplit seule la réalité du monde et ses

41
Ivi, 39-40.
42
Ivi, 40.
86

lois ». Ce faisant, on perd l’Infini parce que réduit dans les schèmes finis de
l’explication et le rapport rigide de la métaphysique avec l’Infini reste inadéquat
puisque non immédiat. La religion par contre a un rapport immédiat, direct avec
l’Infini. L’organe de la religion est le sentiment non pas la spéculation. Seul mode
authentique, selon Schleiermacher, d’être en relation avec l’Infini, le sentiment
religieux sait le laisser subsister dans son Infinité.

Plus précis que Schleiermacher qui réduit la religion au sentiment à cause d’une
excessive accentuation de l’aspect subjectif de la religion, M. Scheler distingue la
métaphysique de la religion aussi bien sous l’angle subjectif qu’objectif.
Subjectivement, il y a religion lorsque « l’objet de l’acte religieux et son intention
s’accomplissent dans la révélation (au sens large) de cet élément personnel », alors
que dans la métaphysique « la personnalité du divin représente une limite qu’on ne
peut atteindre par la connaissance mais que la religion considère comme l’Alpha et
l’Oméga »43. Objectivement, la métaphysique peut découvrir un Ens en soi sans
toutefois en déceler la sainteté et la personnalité, attributs que l’acte religieux perçoit
dans la révélation divine. La métaphysique « peut tenter de montrer le lien logique et
nécessaire par voie déductive ou démonstrative », ce qui n’est pas le cas pour la
conscience religieuse. Pour elle, il ne s’agit pas de parvenir à l’idée du Dieu saint par
voie déductive ou démonstrative car « l’être qui possède une valeur suprême la
possède uniquement pour soi et en soi. Un tel être doit aussi posséder l’existence – de
même que l’étant absolu soit nécessairement aussi en soi valeur absolue – cela est un
axiome ontique synthétique pour la conscience religieuse »44.

Cette distinction faite, il convient de dire que la métaphysique ne peut se substituer


à la religion (prétention de Plotin, Spinoza, Fichte et Hegel) car il lui manque les
conditions propres à la religion, à savoir la soumission, l’obéissance, la confiance,
l’abandon, le culte, l’adoration, la prière45. Le métaphysicien peut mieux
« connaître » Dieu que l’homme religieux sans cependant devenir un « homme
religieux ». De son côté, le religieux peut s’opposer au métaphysicien qui propose des
théories incompatibles avec les vérités fondamentales de la religion telles que
l’existence de Dieu, sa transcendance et sa providence. Une telle opposition peut
aider à la perfection du travail métaphysique qui est déjà, par lui-même, une
prédication valide de Dieu et de ses perfections.

Quant au rapport religion et révélation, il faut dire que la religion suppose toujours
une révélation comme auto-manifestation de Dieu à l’homme. Une telle hiérophanie
peut-être directe ou indirecte, personnelle (religion révélée ou surnaturelle ou
révélation) ou impersonnelle ; elle peut advenir à travers la nature (religion naturelle)
ou l’histoire, des paroles claires ou ambiguës, etc. En elle-même, la religion naturelle

43
Ivi, 44.
44
Ivi, 45.
45
Cf. Ivi, 46.
86

est voie de salut en tant qu’expression de l’humble acceptation de la puissante


présence de Dieu par l’homme. Alors que l’homme religieux répond positivement à
Dieu en acceptant le don de sa présence puissante, l’athée au contraire se révolte.
Mais la religion peut donner lieu à de multiples distorsions, abérrations,
manipulations et erreurs telles que le polythéisme, l’idolatrie, la magie, la superstition
ou l’idéologie...

C’est pour éviter ces excès que Dieu se révèle (révélation naturelle et surtout
historique). Une attention particulière est accordée aux Écritures Saintes de
l’Hébraïsme et du Christianisme auxquelles on donne généralement le nom de
Révélation. Le rapport entre la religion et la révélation dépend du point de vue où on
l’aborde. Philosophiquement, on est tenté d’accorder une préférence à la religion
naturelle car la philosophie privilégie la raison et l’évidence comme critère de vérité
tandis que la révélation met en évidence la foi et l’autorité comme critère de vérité.
Théologiquement par contre c’est la révélation surnaturelle qui est privilégiée.

Si maintenant l’on considère les rapports entre la religion (surtout les religions non
chrétiennes) et la révélation (chrétienne) on observe trois types d’attitudes parmi les
théologiens : rapport de conflit, d’identité et d’harmonie. Le théologien protestant
Karl Barth représente le rapport de conflit car selon lui, « Christ condamne les
religions en tant qu’expression la plus raffinée de l’orgueil humain ». Dans sa
Dogmatique ecclésiale, il fait une nette distinction entre la foi chrétienne fondée sur
ce que Dieu a révélé sur lui-même en Jésus-Christ et la religion comme recherche
inutile de la vérité et du sens dernier de la vie. Puisque Dieu est le Tout Autre, sa
recherche par les hommes est vouée à l’échec si Dieu lui-même ne venait à leur
rencontre. La foi est vraie parce que fondée sur la Parole de Dieu et ne contient aucun
élément humain ni susceptible de confirmation ou de contestation de la part de la
raison humaine puisqu’elle est reconnue comme don de Dieu. Parce que pécheur et
aveugle, l’homme transforme la foi en pratiques de piété dites chrétiennes, ce qui est
abominable devant Dieu. Parmi les disciples de Barth, on peut citer Gogarten,
Bonhoeffer, Vahanian, Van Buren et Mancini.

La deuxième attitude, celle de l’identité de la religion et de la révélation, est


représentée par R. Panikkar. Pour lui Dieu est source de toute révélation et c’est lui
qui envoie les révélateurs qui ne sont pas substantiellement différents l’un de l’autre
car c’est bien lui qui se manifeste à travers le Logos éternel. Une distinction s’impose
entre le Christ historique et le Christ cosmique, entre Jésus de Nazareth et le Logos. Il
existe un seul Christ-Prêtre cosmique qui éclaire et inspire partout, mais son
incarnation n’est pas unique et définitive. Aucun nom historique, aucun personnage
historique ne peut épuiser à lui seul toute la réalité du Christ universel.

La première attitude est inacceptable car non seulement elle vanifie la révélation
naturelle mais aussi toute révélation surnaturelle. En effet si l’homme est
radicalement pécheur et ne peut être soigné, on ne peut parler d’un destinataire ni
86

d’un propagateur de la révélation et Dieu se parle et s’écoute lui-même. Quant à la


deuxième attitude, elle vanifie la singularité de l’histoire du salut qui part d’Abraham,
aboutit à Jésus et fait de ce dernier le seul Médiateur et unique voie de salut des
hommes.

Il reste donc la troisième attitude, celle de l’harmonie. Elle représente la seule


attitude convenable. Pour Daniélou et Rossano, la révélation est progressive car elle
part de la révélation naturelle et aboutit à la révélation surnaturelle. Celle-ci ne détruit
pas celle-là mais la corrige, la transforme, l’enrichit et la perfectionne. Sont ainsi
sauvegardées deux vérités capitales de la foi catholique : l’universalité du salut de
Dieu exprimée à travers la révélation naturelle et l’unique médiation du Christ par qui
le salut de Dieu parvient aux hommes de tout temps et tout lieu.

Eléments constitutifs de la religion

a)Le mythe

Etymologiquement, le terme « mythos » signifie « parole », « discours »


(Homère). Platon oppose le « mythos » au « logos » et entend signifier le « récit à
propos des dieux, êtres divins, héros et descentes dans l’au-delà ». Dans acception
générale et dans son origine psychologique, le mythe est « l’animation des
phénomènes de la nature et de la vie due à quelque forme primordiale et intuitive de
la connaissance humaine en vertu de laquelle l’homme se projette dans les choses
c’est-à-dire les anime et personnifie en leur donnant figure et attitudes suggérées par
son imagination ; en somme il (mythe) est une représentation fantastique de la réalité,
spontanément tracée par le mécanisme mental »46. Cette définition met en relief
l’aspect subjectif du mythe (mécanisme mental) laissant dans l’ombre l’aspect
objectif (la manifestation du divin dans la nature et dans l’histoire). On peut ainsi
parler du mythe comme d’une « histoire qui concerne les divinités dans leurs
relations avec l’homme et avec le monde ».

Quelle est la valeur noétique du mythe ? Est-ce une fable et donc l’opposé de la
vérité ou au contraire véhicule-t-il la vérité ? Le courant rationaliste et positiviste n’y
a vu que des fables, expressions d’une culture naïve, superstitieuse et infantile
dépourvue de l’instrument logique de la science et en proie à des explications
arbitraires. C’est le mérite des spécialistes des religions et des philosophes tels que
Heidegger d’avoir procédé à une réévaluation du mythe. Aujourd’hui, le mythe est
perçu comme une forme de savoir propre à des cultures particulières (ex. orientales)
qui recourent plutôt à l’intuition et à la fantaisie qu’à la raison pour exprimer la
réalité. Elles emploient davantage les images que les concepts. Le mythe est une
sorte de métaphysique qui recherchent les causes dernières pour élaborer la mappe
complète de l’univers et de l’histoire.

46
Mondin, Ivi, 52.
86

Il ne faut pas voir dans le mythe « la photographie de la réalité » ni l’histoire


entendue comme « transcription fidèle des faits », mais plutôt une « histoire plus ou
moins romantique » avec un taux de vérité limité. Pilier central et fondamental de la
religion, le mythe est « le langage propre des religions naturelles » et même
« amplement utilisé par les religions historiques » (hébraïsme, christianisme, islam)
pour dire la transcendance. Alors que le langage conceptuel fait appel à la logique du
concept, le langage mythique plus ancien et plus répandu, en appelle par contre aux
images et symboles car le divin se montre indirectement, en se cachant. D’où le
recourt à l’allégorie puisque le mythe ne dit pas le sacré mais y fait allusion, le
symbolise.

En théologie, le grand problème est de « préciser la portée et la fonction du mythe


dans les Ecritures ». Pour Rudolf Bultmann, le mythe est la base et le fondement de
l’Ancien et du Nouveau Testament. La Bible est donc essentiellement le fruit d’une
mentalité mythique et tout ce qui revêt un caractère extraordinaire ou miraculeux
appartient au mythe et non à l’histoire. Ce point de vue n’est pas partagé par O.
Cullman, Pannenberg et tant d’autres qui pensent que c’est la catégorie de l’histoire
et non du mythe qui est au centre de la Bible. Pour eux, il faudrait plutôt parler de
« l’historisation du mythe et non la mythisation de l’histoire »47 car la part qui revient
à la fantaisie est plus réduite dans les manifestations historiques que dans celles
naturelles.

b)Le rite

Si dans le mythe, la manifestation du divin reste objet de la pensée


commémorative, figurative, descriptive, etc, dans le rite – second pilier de la religion
– l’homme recherche cette relation intime avec de divin. Il veut fréquenter Dieu et
participer à sa force vitale. Essentiellement lié au mythe, le rite est une action sacrée
qui entend rééditer symboliquement la réalité divine. Ainsi le rite eucharistique
réédite le sacrifice de la Croix. Tandis que le mythe se réfère à tout ce que l’homme
pense, imagine et dit de la divinité, le rite quant à lui désigne les différentes actions
par lesquelles il cherche à entrer en communication avec la divinité. La liturgie est
l’ensemble d’actions symboliques : narrations sacrées, hymnes, oraisons,
bénédictions, etc.

c)Les lois

Les lois dont il est question ici ne sont pas ces normes qui règlent
l’accomplissement exact des rites. Il s’agit plutôt de ces normes qui « règlent la
conduite morale de l’homme et déterminent ses devoirs envers Dieu et envers le
prochain ». Il y a une importante dimension éthique dans la religion du fait que celle-

47
Ivi, 54.
86

ci assure un solide et valide fondement aux valeurs absolues qui représentent l’axe
principal de l’éthique. D’une manière plus large encore, la religion établit elle-même
ce qui est bon et agréable à la divinité. Cette composante éthique de la religion
s’explique aussi par le fait que la religion est naturellement assez engageante et
envahissante. Elle pénètre et transforme tout l’homme. L’homme religieux est
entièrement sous l’action transformante de Dieu. Pour certains philosophes tels que
Spinoza, Kant et Nietzsche, l’épaisseur éthique est le noyau principal de la religion et
s’identifie même avec son essence.

On ne peut accepter telle identification car c’est confondre un trait essentiel avec le
tout et parce que c’est inverser l’ordre existant entre la morale et la religion. La
religion est avant tout manifestation de Dieu. Celle-ci exige une réponse humaine qui
s’exprime dans la liturgie et dans la morale. La morale donc se fonde sur la religion et
non vice versa. Par ailleurs, l’homme acquiert la conscience de ses devoirs envers
Dieu et le prochain dans la mesure où il se laisse guider et illuminer par Dieu.

Fondement de la religion

Quelle est la racine principale, la source originaire de la religion ? Sublimation de


quelque instinct (Freud) ? Hypostatisation des idéaux (Feuerbach) ? Ressentiment
contre les puissants (Nietzsche) ? Astuce des prêtres (Marx) ? Terreur de la nature
(Hume) ? Instance utopique (Bloch) ? Source humaine ou divine ?

Nous avons déjà souligné le caractère essentiellement religieux de l’homme que


l’on ne retrouve pas chez les animaux. La religion est une activité liée à la structure
intellectuelle et spirituelle de l’homme. Par sa structure même, l’homme établit des
rapports de connaissance, d’appréciation, d’évaluation, de calcul et de domination
avec la réalité. Dans la religion, il est question des rapports de crainte, de vénération,
de respect, d’adoration avec le sacré. Ces rapports sont tels parce que le divin, objet
de la religion, transcende l’ordre terrestre.

Chaque activité humaine est définie par son objet (la vue par la couleur, l’ouïe par
le son, etc). Aussi bien les activités sensitives, intellectives que volitives ne se créent
leur propre objet mais les recherchent et tentent d’en prendre possession. En est-il
ainsi pour la religion ? Est-ce l’homme qui invente l’objet de son adoration, de sa
prière ou de son invocation, ou au contraire est-il stimulé et provoqué par un tel
objet ? Si la religion était une utopie, une illusion ou l’invocation des phantasmes de
l’homme, ce dernier aurait payé et payerait encore un lourd tribut. Mais puisqu’il est
« génétiquement » religieux, qu’en est le fondement ?

Parce que, à l’opposé des animaux, l’homme est capable de rencontrer la


dimension du sacré dans la réalité. Pour voir une montagne, l’homme doit être doté
de la faculté de voir. Mais il faut qu’il y ait aussi une montagne à voir. De
même, pour qu’il y ait religiosité c’est-à-dire réponse religieuse à la réalité, il faut
86

que cette réalité comprenne une dimension religieuse et que cette réalité se présente
avec son caractère numineux, divin. Il faut donc que Dieu existe sans quoi il n’y a pas
de religion. Peut-on parler de botanique ou de zoologie sans plantes ou sans
animaux ? L’homme religieux ne doute un seul instant de l’existence de Dieu car il
en fait constamment l’expérience dans sa prière, ses invocations, son adoration, etc.
Pour lui, l’idée de « preuve » de l’existence de Dieu est absurde, insensé. Il n’y a pas
d’autre fondement à la religion que Dieu lui-même car la religion procède de Dieu et
la conscience religieuse en a la conscience intuitive.

Cependant, en tant qu’être rationnel, l’homme peut légitimement soumettre la


religion à la critique pour savoir si le comportement religieux est raisonnable ou
illusoire. Démontrer la rationalité du comportement religieux revient à prouver que
l’objet de la religion est réel, que Dieu existe vraiment. La démonstration consiste à
fonder en raison, à défaut de quoi on tombe dans un fidéisme aveugle ou dans un
sentimentalisme vide.

Mondin présente Kant et Schleiermacher comme les rares philosophes qui ont
recouru à la métaphysique pour assurer un fondement solide à la religion. La
tendance dominante consiste à opposer religion et métaphysique et à rattacher la
religion à la mystique. C’est le cas notamment de William James, Henri Bergson et
H. Duéry. Pour W. James (anti-intellectualiste, anti-rationaliste, anti-positiviste, anti-
matérialiste, anti-métaphysicien, fondateur du pragmatisme avec Peirce), « le critère
de vérité n’est pas ce qui est valide spéculativement, mais ce qui se révèle fécond
dans la vie et dans la pratique »48. Dans son ouvrage Les diverses formes de
l’expérience religieuse (trad. it. 1948), il considère comme non valides les
métaphysiques traditionnelles visant à démontrer rationnellement la vérité des
révélations de l’expérience religieuse. Pour le religieux, Dieu existe effectivement et
entre lui et les hommes s’établissent des rapports réels du donner et recevoir. Les
processus rationnels et abstraits ne produisent ni ne reproduisent pas les faits
religieux mais les classifient, les définissent et les interprètent. Il y a un plus, un
donné immédiat auquel le sentiment seul peut répondre. W. James attribue à la
philosophie une fonction secondaire. La foi en Dieu et à un ordre providentiel de
l’univers a une utilité pratique : donner un sens à l’action humaine. L’avènement de
la religion pratique et vivante n’est possible que lorsqu’on s’interdit toute élaboration
sur les qualités divines ou la Personne de Dieu. La foi concède les principes et les
motifs de l’action, soutient la raison elle-meme. La foi, le sentiment, la prière, etc
sont le fondement de la religion.

Proches de W. James sont les positions irrationnelles et vitalistes de H. Bergson.


L’« élan vital » bergsonien est le principe qui préside aussi bien au devenir de la
nature qu’à la vie humaine. Dans Les deux sources de la morale et de la religion
(1932), Bergson situe l’aspect vital de la religion en-deçà de toute conceptualisation

48
Ivi, 61.
86

car la religion est le milieu le plus proche de « l’élan vital » qu’il coïncide en partie
avec lui. La religion assume de fait continuellement deux formes distinctes : religion
statique et dynamique. La forme statique est un ensemble de fables, mythes par
lesquels l’homme entend répondre aux grandes questions qui l’angoissent (mal, mort)
tandis que la forme dynamique est élan d’amour, de communion mystique avec
l’effort créateur exprimé dans la vie49.

Aux arguments philosophiques visant la démonstration de l’existence de Dieu,


Bergson oppose l’expérience plus crédible, efficace, énergique, audacieuse et
puissante des mystiques. Experts en religion comme le sont les médecins, les
ingénieurs, les biologistes dans leurs champs respectifs, les mystiques (Thérèse
d’Avila, Cathérine de Sienne, François d’Assise, Jeanne d’Arc) rendent présent
l’amour de Dieu dans l’univers à travers leur vie. Par cet amour, l’homme devient
créateur de valeurs et de voies nouvelles d’un univers ouvert au progrès et au bien
véritables de tous. Pour aider l’homme à décoller des pesanteurs terrestres, il lui faut
un équipement approprié, la mécanique. Mais cette mécanique doit avoir une âme
pour qu’elle ne devienne un luxe pour une minorité. Cette âme c’est la mystique car il
est probable que les origines même de la mécanique soient mystiques. Ainsi
mécanique et mystique sont intimement liées.

Dans sa Phénoménologie et religion. Structures de l’institution chrétienne, (Paris,


1958), Henry Dumery voit dans la religion comme « institution » une histoire qui
révèle Dieu. Pour l’hébreu et pour le chrétien, c’est l’histoire en effet qui révèle Dieu
tandis que pour les païens c’est la nature qui révèle Dieu « en projetant l’Infini dans
les objets finis qui deviennent médiateurs de foi et instruments de culte »50. Avec sa
conception particulière de la religion comme histoire révélant Dieu, le judaisme
devient un humanisme selon lequel le monde n’est pas donné comme un être naturel,
mais comme être culturel. Et « l’homme est ce grand instituteur de sens, non pas d’un
sens purement rationnel qui ferait perdre la complexité des hiérophanies. La
révélation dé-voile Dieu en le rendant signifiant pour l’homme, mais en même temps
le maintenant voilé »51.

Chap. II. La « voie intérieure » comme itinéraire vers Dieu

1°) Préliminaire

Parler de « preuve » de l’existence de Dieu ne signifie pas démontrer


rigoureusement à la manière d’un théorème. Il s’agit ici d’une explication dé-
mostrative qui, avec un intense engagement personnel, se déroule à l’intérieur de

49
Ivi, 64.
50
Ivi, 66.
51
Ibid.
86

l’homme en indiquant la solution du problème qui se pose inéluctablement à


l’homme à propos de l’imposante réalité du Premier Principe de toutes les réalités
finies.

2°) Structure de la voie

Il est question d’un processus intérieur personnel visant à promouvoir le jugement


humain le plus important pour la vie, à savoir : Dieu existe. Le témoin principal dans
ce procès contre le plus Grand Inconnu mais aussi le plus Connu de tous n’est autre
que la conscience rationnelle et morale de l’homme, juge et avocat qui se défend
dans la vérité. La conscience doit assumer la responsabilité de son jugement
personnel et communautaire. Pour sortir indemne et innocente du procès, la
conscience « doit conserver et défendr son innocence naturelle d’être spirituelle,
ontologiquement incorruptible et immortelle, dans sa fonction intentionnelle au
niveau rationnel et moral où elle émet le jugement à propos de l’existence de la vérité
Absolue de laquelle elle est d’abord et en même temps jugée »52. Ce que la
conscience recherche, c’est son bien et celui de la communauté dans un élan
passionné de la vérité, loin de tout mauvais préjugé, des déviations (erreurs) et
séductions mensongères. Pour saint Augustin, la conscience est « capax
Dei »(capable de connaître Dieu) et même lorsqu’elle est sous les cendres de l’erreur,
de l’ignorance et de la malice, elle est encore attirée par le feu et la chaleur
enextinguibles et irrésistibles de Dieu (De Trinitate, XIV, vii, 11).

Ce processus est orienté vers l’Altérité absolue. L’on a affaire à un dynamisme


intérieur vertical. En affirmant l’existence de Dieu à partir des motifs rationnels
convaincants, l’homme parvient au sommet de sa capacité de connaître car il n’atteint
pas n’importe quelle vérité partielle mais la vérité transcendante et personnelle fin du
dynamisme intentionnelle de connaissance et d’amour.

Au témoignage de la conscience, il faut ajouter celui des choses qui ne pensent pas
mais qui parlent lorsqu’on les interroge parce que signe de l’Autre. Mais il y a surtout
la présence des Personnes qui ne sont pas Dieu mais créatures.

3°) L’iter de la voie intérieure

Le processus est dit a posteriori c’est-à-dire allant des effets aux causes et de
celles-ci à la Cause en soi et pour soi, autosuffisant parce que Cause propre de l’être.
C’est un procédé inductif qui part du particulier au général, des faits au principe. La
solidité des arguments provient de la solidité de l’être. On part du monde à la
personne, de celle-ci à Dieu. On parle de « voie intérieure » voulant signifier par là
toute considération implicite qui va des choses à Dieu mais surtout cet exercice qui
part d’une explicite signalation de cet être spirituel qui est le signe le plus noble de la

52
Savino Biolo, Ivi, 51.
86

présence créatrice de Dieu. Il faut reconnaître un élément a priori au point de départ :


la lumière innée de l’intelligence. Il y a dans l’être donné à ma connaissance (a priori
pensé), la présence d’une forme qui est le reflet de la lumière innée de l’intelligence
(a priori pensant) à travers laquelle il est possible de procéder à l’affirmation de l’A-
priori absolu qu’est le Premier Être, mystérieusement caché mais aussi manifeste
dans ses oeuvres. Les choses sont ainsi filtrées, lues et comprises dans ce qu’elles
sont à travers la lumière inviolable de la conscience. Par une loi métaphysico-
psychologique qui est « intelligere in phantasmate », la conscience s’efforce de lire
dans les représentations de la fantaisie. C’est la loi de l’esprit humain, « esprit dans le
monde » qui est, vit, opère dans le monde et dans le temps, en prenant du monde les
empruntes et les images de l’Un qui se cache derrière elles et opère en elles et
contient tout53.

4°) Force et faiblesse des réalités créées

Le témoignage des créatures en faveur de la vérité de Dieu doit être pris tel qu’il est
c’est-à-dire dans leur spécificité et individualité, l’ampleur de leur capacité d’opérer
et de se donner. Cette considération de la structure métaphysique et opérative de
l’être montre la dépendance des êtres les uns des autres, leur insuffisance essentielle
et leur participation à un Autre. Il convient cependant de souligner que la montée des
choses et des personnes vers Dieu est le fruit de leur énergie interne (bonum
diffusivum est) et non de leur insuffisance. Car bien que limitées et opèrent selon leur
degré d’ouverture à un Autre, elles se suffisent parce qu’elles sont (plus ou moins
vraies).

Souligner la faiblesse, les limites des créatures pour ensuite découvrir et exalter
l’autosuffisance et la dignité du Premier Existant qui se manifeste dans les créatures,
peut être considéré comme signe de lâche mesquinerie. Il est préférable reconnaître la
valeur positive et active (l’acte) présente dans les créatures. Or c’est justement cette
positivité des créatures qui fait surgir le problème de l’influente présence de celui qui
nécessairement « est ». Il y a « à l’intérieur de l’intelligence humaine, écit Biolo, la
surprise du mystère de l’être tout d’abord fini qui le renvoie nécessairement à la
recherche passionnée de l’Être autosuffisant et dernier, ultime explication de
l’existence des êtres finis continuellement introduits dans l’être »54. Ainsi donc,
« l’énergie interne au sujet conscient dans l’acte (d’etre) intelligent et rationnel, est
précisément le principe de causalité efficiente, immédiate application du principe de
raison suffisante, dans son acception la plus universelle »55. Ce qui peut être traduit
comme suit : « Tout ce qui est partiellement, dépend de l’Être qui est totalement » ou
encore : « Tout ce qui n’est pas son propre acte d’être, provient de l’Acte d’Être lui-
même ». Formulé de manière plus technique, on dirait : « Toute réalité composée

53
Cf. Ivi, 54.
54
Ivi, 57.
55
Ibid.
86

d’un sujet (puissance passive) et d’un principe actif (être, forme, activité) qui le
perfectionne, a une cause distincte et diverse de lui-même. Car le sujet en puissance
comme tel est passif, reçoit cette perfection actuelle à laquelle il se réfère et s’oppose
et qui le détermine à être ce qu’il est »56.

Il s’agit là d’un sain réalisme et optimisme à soutenir contre la présomption


orgueilleuse de l’autonomie totale de l’homme ou de la raison qui refuse de
reconnaître sa dépendance constitutive dans l’être et l’agir.

5°) La « voie intérieure » et ses différents mouvements vers Dieu

La conscience rationnelle et morale parcourt la voie principale qui va des réalités


externes à la conscience elle-même en découvrant dans et au-dessus d’elle le Principe
qui fait de toute réalité finie la Raison première et la Condition absolue de leur être
participé.

5.1. Le sujet personnel comme voie vers Dieu

Microcosme de l’univers, le sujet humain conscient est, dans son etre, montre qu’il
est la trace et l’image de Dieu. Homo viator, il est aussi la voie qui porte à Dieu. D’un
point de vue métaphysique et religieuse, l’homme cherche Dieu, attiré par lui et en le
trouvant, il découvre que c’est Dieu en premier qui recherche l’homme. Aussi, le
chemin vers Dieu est toujours et uniquement « intérieur », implicitement tout au
moins, dans l’exercice de la raison. On est plus rassuré cependant lorsque la
découverte de Dieu comme Suprême Réalité Personnelle est entreprise par le sujet
spirituel et immortel, fait à l’image personnelle de l’Absolue Conscience qui attire
avec nostalgie en tant que Fin primaire et objectif le plus noble qui seul étanche les
aspirations de l’homme.
5.2. Les différents « développements »

La diversité et la richesse de l’intelligence et du coeur de l’homme révèlent


également la diversité des modes et voies personnels vers Dieu. La différence de
tempérament, de formation fait que les hommes-philosophes diffèrent dans leur
recherche et rencontre avec Dieu. La manière dont ils formulent réflexivement et
explicitement leurs expériences de Dieu ne peut se réduire à une simple gymnastique
abstraite d’allure géométrique et mathématique, mais l’expression la plus certaine et
la plus vraie d’une expérience intérieure métaphysique et religieuse.

Il s’agit là de diverses interprétations de la réalité, de différentes applications des


premiers principes à l’oeuvre en chaque sujet pensant. Même la négation implicite
devient une affirmation de Celui dont on nie l’existence. Mais c’est plutôt l’effort
ardu de celui qui parvient à expliciter véritablement l’existence de Celui qui est

56
Ivi, 57-58.
86

impliqué dans toute connaissance et tout amour parce que Principe et condition
absolue.

Le chemin vers Dieu se fait en communauté car l’homme ne vit pas seul. Il partage
ses expériences avec les autres. De même, les philosophes et les théologiens
échangent mutuellement leurs points de vue sur l’Ineffable qui les provoque et vers
lequel ils sont en marche. Ils en font autant avec les scientifiques et non scientifiques.

Chap. III. Le refus de la religion

Les attitudes négatives vis-à-vis de la religion sont nombreuses. Nous


examinerons les plus importantes et les plus courantes : ignorance, indifférence,
agnosticisme, sécularisation et athéisme.

3.1. Ignorance

La religion (sa propre religion surtout) est exclue tout simplement parce que non
connue. Le phénomène est diffus dans toutes les religions. Tenez : beaucoup de
catholiques croient que la Trinité est composée du Père, de Jésus-Christ et de la
Vierge Marie. D’autres ne savent pas expliquer la filiation de Jésus-Christ ou la
maternité de Marie. Phénomène grave parce que très répandu et parce qu’il « prive la
personne des ressources importantes pour sa croissance spirituelle et morale »,
l’ignorance est cependant curable notamment par une nouvelle évangélisation et
catéchèse en profondeur. L’ignorance entraîne la diffusion des sectes et les
conversions rapides à d’autres églises.

3.2. Indifférence religieuse

C’est l’attitude de celui qui ne se décide pour aucune forme particulière de religion
ou qui attribue la même valeur à toutes les religions. L’indifférence est négative dans
le premier cas, positive dans le second. L’indifférence peut aussi être pratique pour
celui qui ne pratique aucune religion ou théorique. L’indifférence théorique peut être
relative ou absolue selon qu’on se limite à mettre en doute la valeur d’une religion
particulière ou qu’on considère fausses, inutiles et mauvaises toutes les religions
(l’existence de Dieu mise à part, sans quoi on tomberait dans l’athéisme).

À la base de l’indifférence pratique, il y a souvent une indifférence théorique


absolue avec rejet de tout devoir religieux et la religion elle-même est considérée
comme nuisible. Une telle attitude est jugée négativement car elle révèle « une grave
et profonde pauvreté spirituelle, un vide intérieur, un désengagement moral et une
carence de vigueur spéculative »57. Pascal et Lamennais jugeaient une telle attitude

57
Mondin, Ivi, 69-70.
86

« monstrueuse ». En substance, l’indifférence religieuse peut coïncider avec


l’agnosticisme et l’athéisme pratique.

3.3. Agnosticisme

Pour T. H. Huxley qui a forgé l’expression en 1869, l’agnosticisme (a-gnosis =


non connaissance de Dieu par l’homme) est cette impuissance de la raison face à
certaines réalités telles que Dieu, l’âme dont elle ne peut avoir aucune connaissance
certaine. C’est le cas, en philosophie, de Kant pour qui seuls les phénomènes sont
connaissables tandis que le noumène (l’en-soi des choses) est inconnaissable. C’est
aussi le cas des partisans de ce que l’on appelle « pensiero debole » (pensée faible)
« qui soutiennent que la philosophie n’est capable d’atteindre aucune vérité absolue
ni en métaphysique ni en morale » car « de telles vérités ne sont pas à la portée de la
raison ». Celle-ci doit se contenter de « décrire la réalité, la situation, les
phénomènes, les événements, ce qui survient instant après l’autre, sans en chercher
les raisons ou le sens au-delà du simple avènement »58. La recherche du « pourquoi
ultime » non seulement est privée de réponse mais elle est aussi inopportune.

On peut parler d’une première version de l’agnosticisme chez les empiristes ou


positivistes pour qui « la connaissance valide est celle qui se réfère à ce qui est
quantifiable »59. Pour les néopositivistes du début du 20è s., la vérité ou la fausseté
d’une thèse réside dans sa vérification empirique, ou si elle peut être ramenée, par
l’analyse logique, à une tautologie ou à une contradiction. La sphère du connaissable
se ramenait au domaine des sciences expérimentales et à celui de la pensée logico-
mathématique. Cette vision néopositiviste est inacceptable : d’abord parce que les
modèles théoriques des sciences expérimentales ne sont pas empiriquement
vérifiables. Selon K. Popper en effet, « les sciences dans beaucoup de cas formulent
des théories qui peuvent être démenties (« falsifiables ») en recourant aux essais de
contrôle, sans être vérifiables en soi par des critères empiriques »60. Ensuite parce que
le principe néopositiviste ne respecte pas ce qu’il mentionne : en effet « l’axiome
épistémologique selon lequel une affirmation est vraie ou fausse uniquement si elle
est empiriquement vérifiable ou analytique, n’est au sens strict ni une chose ni
l’autre »61.

Ainsi, l’agnosticisme positiviste qui défend l’exclusivité de la science


expérimentale comme source de connaissance est, en réalité, un réductionnisme
épistémologique insoutenable car sa formulation est déjà méta-scientifique et dépasse
les prétendues frontières de la connaissance

58
Ivi, 71.
59
L. ROMERA, Ivi, 57.
60
Ivi, 58.
61
Ibid.
86

Mondin synthétise l’attitude agnostique en ces deux affirmations : a) restriction de


la raison au domaine de la science et b) négation de la transcendance de Dieu et du
monde de l’esprit (âme). Kant, on le sait, voulait par son agnosticisme, protéger les
valeurs morales et religieuses contre les attaques de la raison. Mais « en éliminant la
métaphysique et en faisant sortir la religion de ses appuis rationnels, l’agnosticisme
déboucha inexorablement dans l’éclipse du sacré et le refus de Dieu »62.

L’agnosticisme est dangereux pour la religion et pour la raison. En affaiblissant la


raison, la réduisant à une simple raison instrumentale, notre culture actuelle tombe
dans l’éclipse de la raison, sa destruction, entraînant par-là même outre la mort de
Dieu, celle de l’homme. Par rapport à l’athéisme, acte d’orgueil de l’homme qui
revendique pour lui les attributs divins, l’agnosticisme se présente apparemment
comme acte d’humilité qui cherche à maintenir la raison dans ses limites. En réalité,
l’agnosticisme est aussi acte d’orgueil voilé puisqu’il préfère ignorer les multiples
appels du monde de l’esprit, de l’ame et des profondeurs de l’univers pour en saisir le
sens.

Pour faire face à l’agnosticisme, il ne faut pas en appeler à la religion ou à la foi -


on tomberait dans le fidéisme - mais à la philosophie puisque l’agnosticisme est avant
tout et surtout une position philosophique sur la valeur de la connaissance. Il convient
donc de se reporter sur le terrain épistémologique. Une piste : d’abord un examen
phénoménologique soigné du connaître pour se rendre compte que l’intentionnalité
du connaître est l’être des choses c’est-à-dire leur valeur objective et non l’apparaître
ou les phénomènes. Cette intentionnalité du connaitre s’applique aussi à la sphère
religieuse : l’objet de l’expérience religieuse, « ce ne sont pas les désirs, les
sentiments, les illusions ou utopies mais les manifestations du sacré (hiérophanies)
dans la nature et dans l’histoire »63.

Pour sortir de l’agnosticisme, il faut se rassurer ensuite par une critique de la


connaissance que la raison est capable d’atteindre la vérité : on peut recourir à divers
procédés : le caractère permanent des premiers principes chez Aristote (en particulier
du principe de non contradiction), Augustin avec son « si fallor sum » (si je me
trompe, j’existe), Descatres avec son « Cogito ergo sum » (je pense donc je suis). Il
est possible, de cette manière, de défaire l’agnosticisme. Mais après tout cela, la
raison peut-elle en fait pénétrer le Saint des saints de Dieu ? C’est ce qu’il faut
certifier.

3.4. Sécularisation

La sécularisation n’est pas un refus catégorique de la religion, mais la réduction de


sa sphère d’incidence et d’action en faveur d’autres activités humaines qui
revendiquent leur autonomie vis-à-vis de la religion. Le sacré est ejecté du profane
62
Ivi, 72.
63
Ivi, 72.
86

avec l’intention d’exalter le profane dans son autonomie et dans son essence. Le
terme « sécularisation » a pris deux significations principales dans l’histoire : sens
juridique de passage de propriété telle que monastère, église, terre, etc de la
domination ou de l’usage de l’Église à la domination ou usage de l’État dans un but
profane. Sens philosophique et théologique (cf. P. Gogarten, Destin et espérance de
l’époque moderne, Stuttgart, 1953) signifiant « la maturité de l’homme qui devient
capable de prendre la responsabilité de sa vie et de son monde »64. Gogarten distingue
la « sécularisation » du « sécularisme » : alors que dans la sécularisation, l’homme
reste dans le profane sans nier Dieu mais restant ouvert à lui comme à son fondement,
dans le sécularisme il trouve « inutile et absurde toute question qui dépasse le visible
et le saisissable » car il prend pour critère de vérité, programme de vie et doctrine de
salut ou idéologie la sécularisation elle-même.

De l’avis de Gogarten, on peut parler d’une sécularisation « conforme à la foi »


c’est-à-dire qui soustrait le monde de Dieu pour le confier à la responsabilité de
l’homme en maintenant cependant sa soumission à Dieu. L’autre sécularisation est
« contraire à la foi » dans la mesure où l’homme se fie uniquement à ses forces dans
la réalisation du salut du monde et du sien propre.

À la suite des débats autour de la sécularisation surtout dans les années 60, la
sécularisation a fini par signifier un processus d’émancipation du monde et de
l’histoire de son lien avec le religieux ou le sacré. On observe ainsi une
contrapposition entre le profane et le sacré avec un élargissement du profane et une
restriction du sacré ou vice versa. Cette mobilité de la limite entre le sacré et le
profane est l’oeuvre de l’homme, arbitre du sacré et de son ejection du monde.
L’homme en effet est « le lieu central, inébranlable de la lutte entre le mouvement du
monde qui s’éloigne de Dieu et celui qui s’en approche »65. L’élément négatif de la
sécularisation est « l’exclusion dans l’interprétation et l’usage des choses et de
l’histoire de toute puissance supérieure ou surnaturelle ou divine ; on procède comme
si Dieu n’existait pas (etsi Deus non daretur »66. L’élément positif par contre est
« l’exaltation de l’autonomie et de la maturité de l’homme capable, par les ressources
de la science et de la technique, de dominer le monde et de se contruire son
histoire »67.

Les causes de ce phénomène culturel des temps modernes qu’est la sécularisation


sont multiples. Comme cause lointaine, Gogarten retient le christianisme qui, par sa
doctrine de la création, a « dé-sacralisé » le monde el lui reconnaissant une existence
et une nature distincte de Dieu, le Sacré par excellence. C’est à l’époque moderne que
l’on situe les causes effectives. Il s’agit en premier lieu des luttes politiques entre

64
Mondin, Ivi, 74.
65
Ivi, 75.
66
Ivi, 75-76.
67
Ivi, 76.
86

l’État et l’Église, l’Empire et la Papauté dont les conséquences sont « l’effondrement


de la république chrétienne, la formation des États nations, les guerres des religions et
la sécularisation de l’État et de la politique ». À la Renaissance, la sécularisation est
favorisée par la découverte du classicisme et la crise religieuse tandis qu’au début de
l’époque moderne, c’est le développement des sciences expérimentales (physique,
chimie, biologie, etc) et de la technologie. Avec Descartes et les systèmes
philosophiques à caractère immanentiste, la sécularisation se développe jusqu’à
devenir des visions du monde totalement sécularisées et affranchies de l’emprise du
sacré et de la religion (Voir idéalisme (Hegel), matérialisme (Marx), positivisme
(Comte), pansexualisme (Freud), vitalisme (Nietzsche), existentialisme (Heidegger,
Sartre). Les scientifiques du 19è s. en niant l’existence de l’âme spirituelle et d’un
Être suprême dans le monde ont favorisé l’infiltration du sécularisme et de l’athéisme
dans tous les domaines de la culture. Ainsi, de l’instrument méthodologique la
sécularisation devenait un critère de vérité.

Avec la seconde guerre mondiale, le phénomène atteint son paroxysme. On parle


de « l’éclipse de Dieu et du sacré ». Face à cette situation, la réflexion théologique
prend trois formes : théologie radicale ou de la mort de Dieu qui est moins une
théologie que la négation même de ses propres principes ; théologie de la
sécularisation proprement dite en tant que construction d’une théologie fondamentale
à partir de la sécularisation ; théologie de la sécularité comme théologie sectorielle
dont l’objet spécifique est la sécularité c’est-à-dire soit le monde, la culture, l’histoire
ou le progrès, etc.

La disparition du sacré et de la religion annoncée par les faux prophètes et les


maîtres du soupçon n’a pas lieu malgré l’expansion de la sécularisation ces dernières
décennies. Il faut bien reconnaître que l’éclipse du sacré est la conclusion logique de
l’époque moderne centrée sur l’anthropomorphisme ou la subjectivité. La modernité,
dans ses traits essentiels ne pouvait déboucher inévitablement que sur le sécularisme
et l’athéisme. Il n’est pas surprenant que les majeurs représentants de ce phénomène
soient athées (Feuerbach, Comte, Marx, Engels, Nietzsche, Freud, Carnap, Russell,
Heidegger, Sartre...). Ma la modernité elle-même est en crise depuis un demi siècle.
On parle maintenant de « post-modernité » qui coïncide avec le réveil des
mouvements mystico-spirituels, pentecostiques, charismatiques et la proliférations
des sectes.

Une telle renaissance religieuse montre que la religion répond à une exigence
profonde du coeur humain. Les foules nombreuses qui accourent sur les places
publiques pour écouter le pape font comprendre combien sont grandes et profondes la
faim et la soif spirituelles de l’homme contemporain. Si la sécularisation est loin de
signifier la fin de la religion, les « questions ultimes » ne peuvent pas non plus être
considérées comme l’ultime refuge d’une apologétique religieuse (Bonhoeffer) : les
« problèmes ultimes » le sont parce qu’ils ne sont pas une invention de la science et
de la technique, les grandes armes de la sécularisation. En tuant Dieu, la
86

sécularisation a aussi tué l’homme. Elle a rendu « impossible l’expérience du sacré


entendu comme qualité des choses, mais elle n’a nullement éliminé le sacré de ce
monde ni effacé toute possibilité d’en afire l’expérience ». La sécularisation a éliminé
une « certaine sacralité » mais pas le mystère qui est d’ailleurs augmenté à propos de
l’homme.

3.5. Athéisme

Phénomène de grande ampleur et aux conséquences très alarmantes pour la foi


chrétienne, l’athéisme comme négation de Dieu et de la religion était une ambiance
de vie et de « progrès scientifique », un nouveau type d’humanisme et une marche
triomphale de la culture des années 60-70 encouragée par le marxisme. Aujourd’hui,
l’athéisme ne représente plus ce phénomène de masse, mais plutot une réalité
individuelle qui engage une minorité de personnes.

3.5.1. La notion

Étymologiquement, athéisme (a-theos : sans Dieu) veut dire négation de Dieu.


L’athée affirme que Dieu n’existe pas. Pour parler de l’athéisme, il faut disposer des
éléments suivants : a) la présence d’un être transcendant c.à.d indépendant de moi et
du monde ; b) cet être doit aussi être nécessaire c.à.d qui ne dépend d’aucun autre ; c)
il est la cause de tout le reste 68. L’athée nie Dieu et ses attributs (intelligence, liberté,
volonté, etc) pour ne pas assumer à son égard des attitudes et devoirs religieux et
moraux tels que le respect, la dévotion, l’adoration.

3.5.2. Formes

Il existe diverses formes d’athéisme. Trois sont les plus importantes : spéculative,
pratique et militante69. L’athéisme spéculatif (théorique ou philosophique) est une
vision du monde ou un système philosophique qui exclut explicitement ou
implicitement la réalité de Dieu. Parmi les systèmes explicites, nous citons l’athéisme
de Nietzsche, Feuerbach, Marx, Freud, Sartre, Russell, Bloch. Des systèmes
implicites par contre, on peut retenir les systèmes du matérialisme et de
l’historicisme, du positivisme et de l’évolutionisme, du vitalisme et de
l’existentialisme. Dans l’athéisme spéculatif ou théorique, on peut encore distinguer
un athéisme théorique négatif qui se limite à nier la réalité de Dieu et un athéisme
théorique positif qui entend récupérer les attributs divins que l’homme avait concédés
à Dieu dans l’acte de croire.

Ivi, 83.
68

A. Del Noce parle de l’athéisme négatif ou philosophique (Feuerbach), l’athéisme


69

positif ou actif et politique (Marx) et l’athéisme tragique (Nietzsche).


86

L’athéisme pratique est décrit comme l’attitude de ceux qui affirment qu’ils
croient mais qui, en réalité, sont indifférents vis-à-vis de la religion, vivent en
matérialistes et n’ont aucune attention pour la Transcendance. Quant à l’athéisme
militant, comme celui vécu en Russie ou encore l’athéisme marxiste, il est actif,
agressif. Il mène une bataille intellectuelle contre Dieu et construit une véritable anti-
religion et anti-théologie.

On distingue également l’athéisme prométhéen qui fait de l’homme un être


suprême et l’athéisme nihiliste qui anéantit l’homme après avoir anéanti Dieu.
L’athéisme prométhéen comprend entre autres l’athéisme humaniste qui défend la
grandeur de la personne humaine ; l’athéisme politique qui lutte pour les droits de la
société, surtout des classes les plus faibles ; l’athéisme scientifique qui défend les
droits de la raison et de la science. Ce dernier a des liens avec l’athéisme sémantique
pour qui aucun langage objectif et empiriquement vérifiable n’est possible pour parler
de Dieu (Carnap, Ayer, Flew).

3.5.3. Les causes de l’athéisme

Les causes principales de l’athéisme varient selon les auteurs. Pour Cornelio Fabro
c’est l’immanentisme et la négation métaphysique, pour Del Noce c’est le
rationalisme, pour Gogarten, c’est la sécularisation, pour Morra c’est la
modernisation, pour Hans Küng c’est la science, pour Siegmund G. c’est le bien-être
matériel tandis que pour Rahner c’est le progrès technologique. Mondin pour sa part
situe la cause principale dans le tounant anthropologique inauguré au 16è s. avec
l’humanisme et la Renaissance. En mettant l’homme au centre, il fallait s’attendre
que ce dernier revendiquât tôt ou tard les attributs divins. Pour Ludwig Feuerbach,
père de l’athéisme moderne, c’est l’homme qui créa Dieu et non pas Dieu qui créa
l’homme.

Dans cette perspective de Mondin, c’est avec la Révolution française (1789) que
l’athéisme fit son entrée publique et officielle dans la culture moderne. L’érection de
la statue de la déesse Raison et la proclamation de la Volonté générale comme
suprême autorité de la nation sont des actes par lesquels la société moderne entendait
se débarrasser de Dieu. La nouvelle religion de la Raison a désormais comme
catéchisme Le Contrat social de J.J. Rousseau. Les attributs du nouveau dieu (la
« volonté sociale ») sont « absolue », « sacrée », « inviolable » et ses sujets ne lui
doivent pas seulement une « reconnaissance légale » mais aussi « une pleine
profession de foi » avec comme conséquence que le nouveau dieu exerce un droit de
contrôle sur les consciences individuelles et même un droit de vie et de mort sur les
citoyens rebelles de l’Etat.

Certes, le nouveau dieu de la Révolution française n’est pas « le Dieu vivant et
personnel » de la foi chrétienne, mais un « pur principe », une « idée » semblable à la
« nature universelle » ou à la « raison ». D’une part la société porte sur Dieu de
86

terribles accusations (illusion, aliénation, oppression, ressentiment, ignorance,


barbarie, obscurantisme, etc) et de l’autre la religion devient de plus en plus celle de
l’homme. Il s’agit de l’évangile de l’athéisme favorisé par la sécularisation, le
rationalisme, le progrès scientifique et technologique, la pression politique et le bien-
être social. Toutefois, la « matrice ultime de l’éclipse du sacré » est à rechercher dans
la « perspective anthropologique prise par la modernité » dans la mesure où
« l’athéisme est toujours le résultat d’une certaine forme d’anthropocentrisme ».
L’athéisme « naît lorsque l’homme est convaincu que ce monde est tout ce qu’il y a
et qu’en dehors de lui il n’y a rien, que par conséquent aucun être supérieur,
souverain, créateur des valeurs et des codes moraux et civils n’existe hors de
l’homme »70. La recherche de Dieu exige de la part de la raison humaine ni orgueil ni
vilenie (lâcheté, bassesse).

Raisons et arguments de l’athéisme

Que dire de l’athéisme ? Il ne s’agit pas de cet athéisme « pratique » dont il


convient de reconnaître la possibilité, mais de l’athéisme « théorique » avec sa
fonction cathartique certes, mais dont il faut montrer la faiblesse. La foi doit en outre
être distinguée de l’incroyance car « il est de foi que sans la foi, la vie trouve de quoi
être vécue selon ses propres ressources » dans la mesure où « Dieu remet la vie entre
les mains de l’humanité, lui en fait le don sans rien exiger en retour »71. Si l’athéisme
– et son antithèse le théisme – sont théoriquement faibles c’est parce qu’ils
présupposent « toujours déjà une identification conceptuelle de Dieu ». Selon
Auguste Comte, l’athée n’est autre qu’un « théologien inconséquent puisqu’il
poursuit les mêmes question en rejetant l’unique méthode qui s’y adapte »72. À partir
du moment où on fait de Dieu un concept ou un problème, on est dans l’incapacité de
le saisir. En régime de foi telle que nous l’enseigne la tradition chrétienne, Dieu est à
l’écart de ce que nous disons de lui. Il est le négatif ou l’au-delà de nos discours.
Dieu dépasse Dieu dans ce sens que « le mot n’est prononcé que pour signifier le
transit par le mot ; Dieu n’est affirmé que pour dire l’indicible »73.

De ce point de vue, la foi (en Dieu) exerce une fonction athée et iconoclaste vis-à-
vis de tant d’idoles que l’histoire et les cultures humaines ont établies. Comme Justin,
philosophe converti à la foi chrétienne, le chrétien s’en prend aux différentes figures
de Dieu présentes dans l’histoire humaine (Dieux de l’Empire romain, Dieu
conquérant et vengeur, Dieu des Lumières, Dieu du progrès, etc). Une telle purge ne
conduit-elle pas à la négation de l’existence de Dieu ? Certains n’ont pas hésité à le
professer. D’autres au contraire ont affirmé son existence s’appuyant sur trois types
d’argumentation : la preuve ou la voie, le témoignage et l’expérience.

70
Mondin, Ivi, 87.
71
P. Capelle-A. Comte-Sponville, Dieu existe-t-il encore ?, Paris, Cerf, 2006, 20.
72
Ivi, 20-21
73
Ivi, 21.
86

Si l’homme est un « animal naturellement religieux » (Feuerbach, Sartre, Bloch),


d’où provient donc son athéisme ? Quels en son les raisons, les motifs ? Pourquoi
l’athéisme est-il devenu un phénomène de masse à l’époque moderne au point de
parler de la « mort de Dieu » ? On peut lire avec profit Gaudium et spes, n° 19-22.

GS 19 § 2 donne un cadre panoramique des raisons qui justifient l’athéisme : on


peut épingler les « préjugés méthodologiques ou linguistiques » : de Dieu, on ne peut
rien affirmer (Wittgenstein, cercle de Vienne) ; seule la science explique tout ou
encore il n’y a pas de vérité définitive. Il y a ensuite une « exaltation indue de
l’homme » qui porte à considérer la question de Dieu comme une « passion inutile »
(Sartre), une provocation ou diversion. Il y a ensuite une mauvaise présentation ou
image de Dieu (anhropomorphisme, mythologie, superstition). L’athéisme provient
aussi « d’une protestation révoltée contre le mal dans le monde ». Face aux terribles
souffrances et injustices dans l’histoire de l’humanité, Dieu n’est plus perçu comme
Père et Seigneur de l’histoire. On se rappelle que Leibniz recourrait au néologisme
« théodicée » (thèos : Dieu – dikaos : justice) pour tenter de « justifier Dieu du
mal »74. Une telle tentative aboutit à un échec puisqu’elle « fait de tout mal une
condition nécessaire à l’accès au bien »75. On ne peut en effet accepter l’idée d’un
Dieu spectateur, impuissant devant les détresses humaines.

Dans la perspective chrétienne, la puissance de Dieu est au-delà de nos


représentations humaines du pouvoir. Dieu est aussi puissant que lorsqu’il « libère un
espace de la responsabilité humaine sur le monde et l’invite à déployer ses ressources
de lutte »76. Par ailleurs, face à des situations extrêmes telles que la souffrance des
innocents ou des justes, l’on éprouve le « sentiment d’injustifiable » c’est-à-dire
« cette disposition qui nous habite tous » et dont la signification serait ce « désir de
justification » ou encore cette « résistance mystérieuse en nous qui nous fait placer
certaines attitudes au rang de l’absolu et qui nous rend disponibles pour le
témoignage »77. Finalement l’athéisme est occasionné par le mauvais exemple
(témoignage) des chrétiens : soit qu’ils négligent l’éducation de leur foi, présentent
mal la doctrine chrétienne, multiplient les défauts de leur vie religieuse, morale et
sociale et ne manifestent pas le visage authentique de Dieu et de la religion.

Pour saint Thomas d’Aquin, les deux arguments qui portent à la négation de Dieu
sont : le mal dans le monde qui contredit l’idée de Dieu infiniment bon et la loi
scientifique de la simplicité qui prescrit de préférer les théories qui postulent le plus
petit nombre de principes. Ainsi pour expliquer ce qui survient dans le monde, il

74
Cf. Gottfried Wilhelm LEIBNIZ, Essais de théodicée. Paris, Flammarion, 1969, 10.
11.
75
Philippe Capelle-André Comte-Sponville, Ivi, 25.
76
Ibid.
77
Ivi, 25. 26.
86

suffit d’en appeler aux lois de la nature et à la liberté de l’homme. Le recours à Dieu
devient superflu. Cet argument scientifique est considéré par tous les spécialistes de
la question comme une des causes principales de la négation de Dieu. La science, en
effet, avec sa méthode rigoureuse, l’objectivité de son savoir, l’efficacité de ses
résultats et son impact sur les différents domaines de la vie sociale, a libéré l’esprit
humain des anciens modes abstraits de raisonnement et du monde irréel, imaginaire,
chimérique, etc qui empêchaient l’homme de prendre conscience de son pouvoir
vraiment créateur.

Quant à l’argument moral qui s’appuie sur l’incompatibilité entre l’idée de Dieu
très bon, parfait, tout puissant et le mal dans le monde, il est aussi invoqué pour
justifier l’athéisme. La souffrance et la mort des enfants constituent aux yeux
d’Albert Camus l’acte suprême d’accusation contre Dieu car lorsque tant d’innocents
comme les enfants succombent impitoyablement sous le coup de la peste, l’unique
attitude véritablement humaine à adopter, selon Camus, est de lutter contre la mort
plutôt que de regarder au Ciel (cf. A. Camus, La peste, trad. it., 1961, 128). Chez
Nietzsche78 comme chez Sartre79, Dieu est l’être qu’il faut abattre pour que l’homme
soit libre.

On invoque souvent le « mauvais témoignage des chrétiens » (croisades,


inquisition, procès de Galilée, bûcher des sorciers, l’holocauste des Juifs) pour
justifier la négation de Dieu souvent. C’est là un argument ad hominem auquel on
peut facilement répondre par d’autres arguments ad hominem tels que les oeuvres
caritatives créées par l’Eglise et ses saints. Tel argument est surtout à l’oeuvre chez
ceux qui voient dans la praxis le critère de vérité. D’autres arguments tels que le
progrès technologique, le bien-être économique ou les prèjugés favorables dont
jouissent les sciences (la science peut résoudre tous les problèmes) et certains
courants de pensée (positivisme, évolutionisme, psychanalyse, marxisme, etc.)
opposés à la dimension spirituelle de l’homme, contribuent à l’émergence de
l’athéisme.

Chap. IV. Preuves historiques de l’existence de Dieu.

78
Ainsi parlait Zarathoustra. Un livre pour tous et pour personne. Trad., préface et
commentaires de G. A. Goldschmidt, Paris, Librairie Générale Française, 1983, 20.
79
L’existentialisme est un humanisme, Paris, Gallimard, 1996, 29.
86

« Dieu existe-t-il encore ? ». Posée en ces termes, la question paraît aux yeux de
certains (les chrétiens en particuliers) comme « provocatrice », voire « théoriquement
inacceptable » et « éthiquement scandaleuse » dans la mesure où, avec le lexème
« encore », Dieu serait une réalité strictement temporelle et non éternelle80. Ce qui
serait contraire à son essence. Pour d’autres, la question serait légitime et pourrait se
formuler comme suit : « Avons-nous encore besoin de croire que Dieu existe ?
Avons-nous encore la possibilité intellectuelle de défendre avec crédibilité son
existence ? »81. Pour un athée non dogmatique comme André Comte-Sponville, la
question posée, aussi actuelle qu’elle pourrait être, ne nous apprend rien de nouveau
sur Dieu. En effet, si Dieu existe, il doit nécessairement être éternel, immortel sinon il
n’existerait pas.

En Occident, la question de l’existence de Dieu a perdu son sens depuis des


décennies précisément au moment où se constituait l’herméneutique philosophique
(19è s) et s’ébranlaient sérieusement les fondements religieux, ontologiques,
éthiques, etc qui régissaient la société. On reconnaît là le Désenchantement du monde
dont parlait Marcel Gauchet. Avec l’effritement de la tradition et de l’avenir qui lui
est logiquement lié, il ne reste plus à l’homme que de s’occuper avec moins de dégâts
possibles de son présent. C’est dans un tel contexte que la question de Dieu devrait se
poser.

Peut-on appliquer à Dieu la catégorie d’« existence » ? En outre, est-il légitime de


discourir sur Dieu à partir des « besoins » humains ? Si les réalités de ce monde sont
marquées par l’empirie et la contingence, en est-il de même pour Dieu ? Si tel n’est
pas le cas, la question de l’existence de Dieu est un faux problème puisqu’il ne
l’intéresse pas. Raisonner de cette manière suppose que rien ne peut être dit de Dieu à
partir de l’être-au-monde et qu’on se meut d’emblée dans l’idolâtrie. L’argument est
loin de s’imposer. Quant au besoin de Dieu, ne faudrait-il pas l’écarter puisque trop
lié au monde animal, à l’instinct et à l’enfant ? Dieu ne mériterait-il pas plus que
cela ? Par ailleurs, le besoin ne prouve pas l’existence de son objet. Il faut dire que du
point de vue théorique, on ne peut écarter a priori les affects de la question de Dieu.
Le besoin de Dieu en particulier peut être considéré comme une noble voie d’accès
au divin car il suggère l’inquiétude humaine, cette insatisfaction qui habite l’homme
et qui n’est jamais assouvie. Pour Philippe Capelle, le besoin de Dieu est « ce qui de
soi, conduit au-delà du besoin »82. Par conséquent, le problème de l’existence de Dieu
ne peut se réduire à une question de « bien-être intellectuel ou pathologique de soi »,
« elle se présente (au contraire) comme l’instance où se joue rien moins que ma vie
présente et future »83.

80
Philippe Capelle-André Comte-Sponville, Dieu existe-t-il encore ?, Paris, Cerf,
2006, 11.
81
Ivi, 11-12.
82
Ivi, 14.
83
Ibid.
86

Une certaine philosophie de l’histoire croyait s’être « affranchie » de la question de


Dieu au point de proclamer sa mort. Tel n’est pas le cas si l’on en juge par
l’abondante production philosophique, littéraire, religieuse, etc de la dernière
décennie. L’histoire enseigne que Dieu occupe une place centrale dans les conflits
sociaux et culturels et que le religieux a constamment exercé une fonction de
médiation aux côtés de l’Etat, de la République et de la philosophie.

La foi en Dieu n’appartient-elle pas à la sphère privée ? Apporte-t-elle quelque


chose de significatif et de nouveau au croyant ? Pour celui qui s’en est affranchi, la
foi n’est-elle pas le champ de l’irrationnel ou l’opium du peuple comme disent les
marxistes ? Cette dichotomie est inacceptable car, loin d’être irrationnelle, la foi est
sagesse. Elle est cette espérance vive qui justifie la folie du croyant. Pour que les
questions posées suscitent une réflexion pertinente et donnent lieu à une réponse
rationnellement plus équilibrée, deux préalables sont requis : d’abord l’existence
incontestable de nombreux croyants c’est-à-dire ceux dont la vie et la mort sont
suspendues à une relation confiante, priante, réfléchie et lucide avec Dieu. Faut-il les
qualifier tous de fanatiques et de naïfs ? Ensuite il faut être à la hauteur du sujet
examiné et éviter la médiocrité. Si l’on veut vraiment discourir sur Dieu et en tirer
grand profit, il faut savoir exactement de quoi on parle. On ne peut par exemple
confondre un discours « théologique » des autres approches sur Dieu telles que la
« théologie philosophique » et la « philosophie de la religion ». Alors que la théologie
étudie le mystère de Dieu à partir de la Révélation, la théologie philosophique
réfléchit sur Dieu à partir des ressources de la raison. Quant à la philosophie de la
religion, elle étudie l’essence de la religion en tant que telle. Comme on le voit, ces
trois types de discours peuvent interférer puisqu’ils peuvent étudier le même
phénomène, mais ils sont différents par leur objet formel.

Par « preuve » (de l’existence de Dieu) il faut entendre des voies d’accès de
l’intelligence à Dieu. Ces voies sont dites rationnelles et raisonnables car la raison
recourt à des procédures qui peuvent amener l’esprit à donner son assentiment. Il ne
s’agit pas des opérations mathématiques ou scientifiques mais plutôt des voies
d’accès (méthodes) qui conviennent à l’objet concerné (Dieu) au point de le
construire. Si l’idée de « preuve » de l’existence de Dieu suscite désapprobation c’est
parce qu’elle fait penser à Dieu comme à n’importe quel objet de ce monde auquel on
appliquerait une certaine méthode. On crée alors de la confusion.

On parle aussi de « démonstrations » de l’existence de Dieu comme d’un « exercice


de la raison qui nous porterait au-delà de l’expérience entendue comme terrain solide
à partir duquel s’amorcerait la démonstration » (argument cosmologique) ou « au-
delà du simple concept de Dieu qui ne peut pas ne pas être pensé comme existant »
86

(argument ontologique)84. Entre les diverses structures démonstratives, la différence


se situerait dans dans la plus ou moins grande force probatoire de l’une ou de l’autre.
Pour Messinese, si l’on considère la « manière » avec laquelle Dieu intervient en
philosophie, on peut dire qu’il n’est pas seulement question de la valeur
démonstrative de l’argumentation produite, mais bien plus « l’indice de la
signification totale de telle ou telle position philosophique »85. En effet, on ne peut
faire de Dieu un objet de la philosophie, aussi grand fût-il, puisqu’il est le Tout de
l’être et de la pensée.

L’expression « démonstration » appliquée à Dieu contient donc des équivoques


dans la mesure où la raison est tentée de considérer Dieu comme un objet risquant
ainsi de passer de la sphère philosophique à celle de la science. Thomas d’Aquin
parlait des « voies » plutôt que de « preuves » car au lieu de contraindre, les voies
« réunissent un faisceau d’indices et forment une présomption rationnelle en faveur
de la thèse énoncée »86. Hegel quant à lui parlait d’ « élévation » de l’esprit humain à
Dieu. Il s’agit en fait de « reconnaître » l’existence de Dieu à travers l’effort de la
pensée. Plutôt que d’une « démonstration » (science), il est question d’une
« médiation » (philosophie).

Face au scepticisme philosophique et religieux de l’époque moderne, Descartes


entreprend la reconstruction de l’édifice philosophique depuis ses fondements. Pour
rendre justice à la vérité et repousser vigoureusement les objections, des
« démonstrations » sont nécessaires. Emmanuel Kant montra plus tard que de telles
démonstrations, si perfectionnées qu’elles puissent être, restent inadaptées à leur

84
Leonardo MESSINESE, Il problema di Dio nella filosofia moderna, Roma, PUL,
sd, 47.
85
Ivi, 48.
86
Ivi, 23. Il importe de signaler que les célèbres « cinq voies » de Thomas d’Aquin
« sont insérées dans des oeuvres systématiques de théologie dont le but est d’aider à
l’approfondissement des contenus de la Révélation » (Tommaso d’Aquino. Invito alla
lettura di Alessandro Ghisalberti, coll. “Radici cristiane », Cinisello Balsamo, Ed.
San Paolo, 1999, 11). Les démonstrations ne sont pas des argumentations à même de
« substituer par l’évidence rationnelle le caractère mystérieux de la révélation et la
gratuité de l’acte de foi ». Ainsi les arguments à propos de l’existence de Dieu et ses
attributs personnels et tout ce qui se rapporte à l’immortalité de l’homme, sont des
« préambules aux articles de foi » c’est-à-dire des vérités préliminaires auxquelles la
raison humaine peut parvenir toute seule. Certes, tous n’y arrivent pas à cause de la
fatigue intellectuelle, mais puisque ces vérités sont nécessaires à la vie de l’homme,
Dieu a inclu les préambules de la foi dans les vérités révélées. Si la raison seule était
requise pour la connaissance de Dieu, un tel Dieu serait totalement connu dans son
essence. Or Thomas d’Aquin distingue une définition nominale de Dieu relative à la
signification du nom de Dieu et la définition quiddidative relative à l’essence divine
en soi et transcendant toute détermination conceptuelle possible.
86

objet car inadéquat est l’instrument de connaissance humain. On peut certes penser
que les mathématiques, avec son impact dans la spéculation moderne, aurait
fortement influencé la philosophie au point de « modeler et d’ajuster la théorie
philosophique sur la méthode de la connaissance scientifique »87. Une telle
perspective exigerait une remise en question car la connaissance philosophique ne
peut se réduire à une activité « dé-monstrative » c’est-à-dire ayant trait
immédiatement et uniquement avec les réalités finies avec la prétention dans la suite
d’arriver à l’authentique Absolu par un tel processus démonstratif.

« La critique kantienne, écrit Messinese, est une critique des ‘dé-mostrations’
modernes de l’existence de Dieu et non pas une critique ayant une valeur
transcendantale ou absolue de l’entrée de Dieu en philosophie. Aussi sa reprise par
Hegel ne peut être considérée comme un pas en arrière par rapport à Kant. D’une
certaine manière, Hegel prend en compte la critique kantienne à une certaine manière
d’opérer l’inférence métempirique. C’est, en dernière analyse, le sens d’un passage
de la ‘dé-monstration’ à ‘l’élévation’ de l’esprit humain à Dieu »88.

Le « témoignage » nous renvoie au témoin c’est-à-dire à celui qui rapporte ce qu’il


a vu et entendu et « pas ce qu’il a intégralement compris » car le témoin « n’est pas
nécessairement un intellectuel averti ». Le témoin n’est donc pas nécessairement
apologiste. Il est aussi martyr car le témoin engage sa personne dans ce qu’il dit (la
parole).

Quant à « l’expérience » elle nous permet de comprendre que nous sommes


toujours dépourvus d’expérience, que nous avons toujours un manque à combler.
Pour le chrétien, cette expérience est celle d’une rencontre et d’une transformation de
soi car Dieu est Trinité c’est-à-dire relation d’amour et de profonde transformation
réciproque.

Ces trois types d’argumentation rencontrent différentes objections qu’il importe


d’examiner afin d’en déterminer la pertinence ou la faiblesse.

4. 1. Quelques figures historiques.

A. PLATON (428(7)-348(7))

Il est considéré comme le premier philosophe à « formaliser rigoureusement les


preuves de l’existence de Dieu » ainsi que « la plus grande partie des arguments qui
deviendront dans la suite les voies classiques de l’existence de Dieu »89. Il y a trois

87
Ivi, 49.
88
Ivi, 50.
89
Mondin, Ivi, 101.
86

attitudes, selon Platon, contraires à la divinité : le fait de ne pas croire à l’existence


des Dieux, de croire qu’ils ne s’occupent pas des hommes, de mener une vie
immorale en pensant obtenir toutefois les faveurs des Dieux par des sacrifices et des
prières90. Dans les Lois (X, 886), Platon attribue au législateur la tâche de balayer la
grande ignorance des athées et des incroyants par des arguments solides et de montrer
ainsi l’existence des Dieux. Dans son livre X des Lois, Platon recourt à l’argument du
mouvement dans l’univers pour soutenir que Dieu est le suprême Moteur, « l’âme du
monde » qui meut tout l’univers tout en se mouvant par lui-même. Ailleurs il recourt
au phénomène de la causalité (Philèbe 26 e ; Timée 27 c-28 c) pour affirmer
l’existence d’une cause incausée), au phénomène de l’ordre (Philèbe 28 c ; Phédon
97 b-98 c) pour parler d’un Esprit ordonnateur suprême et au phénomène des degrés
de perfection (Banquet 210-211) pour poser l’être le plus parfait.

Si beaucoup de Pères de l’Eglise ont plus préféré Platon au Stagirite c’est parce que
sa « théologie est plus variée, efficace et fascinante ». Par ailleurs, « l’esprit religieux
et éthique de sa doctrine le rend préférable et en syntonie avec les enseignements
évangéliques »91.  

4.2. ARISTOTE (384(3)-322)

Aristote reprend de Platon les deux preuves du mouvement (ou devenir) et des
degrés de perfection en leur conférant une forme logique plus rigoureuse par le
recours au syllogisme. Ainsi, l’existence de Dieu prend une forme apodictique. Dans
sa Physique (VIII, 4) et dans sa Métaphysique (XII, 7), Aristote démontre que Dieu
est le Moteur immobile sur le principe que « tout ce qui se meut est mû par un
autre ».

À sa postérité, Aristote a transmis une argumentation plus solide et complète que


celle de Platon. Alors que la théologie de Platon est plus morale, celle d’Aristote plus
rationnelle. Ces deux lignes de forces se rejoignent en saint Thomas d’Aquin.

4.3. PHILON ALEXANDRIN (1ère moitié du 1er siècle ap. J.C.)

Juif du 1er s. p.c.n. qui entreprend d’approfondir l’Ecriture à travers la philosophie


grecque, en particulier le platonisme. On retrouve chez lui une certaine originalité par
rapport à Platon dans la preuve fondée sur l’analogie entre la constitution de l’homme
et celle du monde : de même que l’homme dispose outre son corps d’une ame qui
gouverne le corps, de même l’univers possède un souverain invisible qui le gouverne
avec justice.

4.4. PLOTIN (205-269(270))

90
Ivi, 101-102.
91
J. M. Dorta-Duque, cité par Mondin, Ivi, 103 note 16.
86

Philosophe de l’Un conçu comme le nom qui convient au premier principe de


toutes choses. Parler de preuve de l’existence de Dieu ici revient à élaborer le langage
de l’unité dont l’argumentation se présente comme suit : « la multiplicité présuppose
et exige l’unicité ». Ce principe osé, on peut se demander : « Quel agent est simple et
antérieur à la multiplicité et se présente comme cause de son etre et de l’etre de ce
mode multiple et origine du nombre ? ». Dans Ennéades (V, 3, 12), Plotin répond :
« Il est nécessaire qu’avant le multiple existe l’Un d’où procède le multiple puisque
l’Un est le principe de tout nombre ».

4.5. SAINT AUGUSTIN (354-430)

Outre les preuves classiques de l’ordre et des degrés de perfection que Platon a
élaborées, le saint évêque d’Hippone a établi une nouvelle voie, la célèbre Voie de la
vérité : s’il existe des vérités éternelles, immuables, elles ne peuvent provenir d’un
esprit contingent et changeant comme celui de l’homme, mais plutôt d’une origine
transcendante, d’une Vérité éternelle et subsistante qu’est Dieu lui-même.

4.6. S. ANSELME D’AOSTA (1033-1109)

C’est à lui qu’on rattache la fameuse « preuve ontologique » caractérisée


principalement par le fait de ne pas avoir comme point de départ quelque phénomène
empirique (ordre, degrés de perfection, contingence, etc.) mais plutôt l’idée même de
Dieu, et donc de montrer que à cette idée correspond nécessairement une réalité
effective, un etre subsistant. Pour S. Anselme, Dieu c’est « quelque chose de tel que
rien ne se peut penser de plus grand.(..).Et il est bien certain que ce qui est tel que
rien ne se peut penser de plus grand ne peut être seulement dans l’intellect.(..).Il est
donc hors de doute qu’existe quelque chose de tel que rien ne se peut penser de plus
grand, et cela tant dans l’intellect que dans la réalité »92.

4.7 MAIMONIDE (1135-1204)

Grand représentant de l’école hébraïque, Maimonide prouve l’existence de Dieu à


partir de 4 voies : la voie de la causalité, celle du devenir, de la contingence et de la
potentialité. D’après cette dernière voie, le passage de la puissance à l’acte est
l’oeuvre d’un agent extérieur dont l’essence est d’être pure actualité.

4.8. SAINT THOMAS D’AQUIN (1225-1274)

On connaît les 5 voies de S. Thomas d’Aquin (le mouvement, la causalité, la


contingence, les degrés de perfection et la finalité) que Thomas d’Aquin a héritées
d’une longue tradition et a perfectionnées. Mais la contribution la plus originale de

92
Proslogion, c. 2.
86

l’Aquinate sur le problème de l’existence de Dieu est à situer dans la ligne de sa


particulière philosophie de l’être. En effet, sur la base de cette philosophie de l’être,
saint Thomas a ouvert une nouvelle voie vers Dieu : ainsi la voie des degrés de
perfection s’accorde avec l’être pour devenir la voie de degrés de perfection de l’être,
celle de la contingence devient la voie de la contingence de l’étant, la voie de la
participation devient la voie de la participation à la perfection de l’être qui est la plus
grande perfection, la perfectio omnium perfectionum.

4.9. JEAN DUNS SCOT (1266-1308)

Il est l’auteur d’une argumentation singulière basée sur l’effectivité. Celle-ci ne


part pas du fait qu’il y a du causé dans le monde, mais plutôt qu’il y a quelque chose
de productible (aliquod ens est effectibile). Or, ce qui est productible ne peut être
produit de soi-même et moins encore du néant. Par conséquent, il est produit par un
autre qui en est la cause première à la fois efficiente, formelle et finale. Cette cause
c’est Dieu.

4.10. RENE DESCARTES (1596-1650)

Il y a chez Descartes la preuve a posteriori de l’existence de Dieu qui s’appuie


sur la contingence et sur les degrés de perfection, et la preuve a priori fondée sur
l’idée de Dieu. Alors que S. Anselme partait de l’idée de la grandeur (l’être le plus
grand qui soit), Descartes part du concept de perfection : Dieu est ainsi conçu comme
l’être le plus parfait. Un tel être doit nécessairement exister. Dans ses Méditations
(IV, 1), Descartes pésente une autre preuve a priori qui part de l’idée d’infini :
« l’idée d’une substance infinie que nous avons ne peut être produite par nous qui
sommes des substances finies, mais par la substance infinie elle-même ».

4.11. BARUCH SPINOZA ( 1632-1677)

Dans son Ethique (I, prop. XI), Spinoza donne de l’existence de Dieu conçue
comme substance une démonstration a priori qui part du concept même de
substance : « Dieu, autrement dit une substance constituée par une infinité d’attributs,
dont chacun exprime une essence éternelle et infinie, existe nécessairement »
Démonstration : « Si vous le niez, concevez, s’il est possible, que Dieu n’existe pas.
Donc (selon l’axiome 7) son essence n’enveloppe pas l’existence. Or (selon l’axiome
7) cela est absurde : donc Dieu existe nécessairement ».

4.12. G. W. LEIBNIZ (1646-1716)

Tout en recourant à la preuve des vérités éternelles et de la preuve de la


contingence, Leibniz soutient que l’argument le plus solide et le plus convaincant
pour prouver l’existence de Dieu est l’argument ontologique qui part de la définition
de Dieu. Cependant, alors que Descartes concevait Dieu comme l’être le plus parfait
86

et que Spinoza le concevait comme substance, Leibniz quant à lui le conçoit comme
« possibilité ». Il s’agit d’une possibilité très singulière, la seule qui implique
nécessairement l’existence. En effet, dit Leibniz, « seul Dieu (ou l’Être nécessaire) a
ce privilège qu’il faut qu’il existe s’il est possible. Et comme rien ne peut empêcher
la possibilité de ce qui n’enferme aucunes bornes, aucune négation, et par conséquent
aucune contradiction, cela seul suffit pour connaître l’Existence de Dieu a priori »93.

4.13. GIAMBATTISTA VICO ( 1668-1744)

L’auteur napolitain de l’oeuvre célèbre Principi di una scienza nuova d’intorno


alla natura delle nazioni (Principes d’une science nouvelle sur la nature des nations)
en abrégé Scienza nuova prima (Science nouvelle première) parue en 1725, démontre
l’existence de Dieu à partir de l’histoire. Selon G. Vico, les vicissitudes humaines
(histoire) ne sont pas chaotiques mais se déroulent selon un certain ordre (le même
que l’on observe dans la nature) ou selon un plan bien défini qui reflète un plan idéal
éternel. Par conséquent, l’ordre historique manifeste l’existence d’un Ordonnateur
providentiel qu’est Dieu. La véritable histoire d’après G. Vico, « est une
démonstration, pour ainsi dire, du fait historique de la providence parce qu’elle est
une histoire des ordres que la providence, sans aucune intelligence ou conseil de
l’homme, a donné à cette grande cité du genre humain (…) » (Science nouvelle).

4.14. EMMANUEL KANT (1724-1804)

Le philosophe de Königsberg distingue dans la raison humaine une fonction


spéculative ou théorique et une fonction pratique. D’après sa théorie de la
connaissance, l’intelligence humaine ne peut dépasser le monde des phénomènes.
Aussi toute argumentation tendant à prouver l’existence de Dieu comme « chose en
soi » tombe nécessairement dans quelque paralogisme plus ou moins grossier. Kant
s’en prend ainsi aux trois types principaux de preuves de l’existence de Dieu
(ontologique, cosmologique et théologique) qu’il trouve inconsistantes. Toutefois, ce
que la raison spéculative trouve impossible, la raison pratique le postule. C’est le cas
de la liberté, de l’immortalité de l’ame et de l’existence de Dieu comme « fondement
suprême de l’ordre moral »94.

4.15. G.W.F.HEGEL (1770-1831)

Avec la critique kantienne, les preuves de l’existence de Dieu sont tombées en


désuétude. Pour Hegel, la connaissance humaine ne se limite pas aux phénomènes car
elle est capable d’atteindre l’être même. Aussi envisage-t-il de les reprendre et, tenant
compte de leur articulation métaphysique fondamentale qui porte à les considérer

93
Monadologie, § 45.
94
Critique de la raison pratique, première partie, Livre II, c. 2, 5.
86

comme une ascension du contingent à l’absolu, il les trouve substantiellement valides


en tant qu’expression emblématique de la rationalité.

Dans son Encyclopédie des sciences philosophiques (§ 50), Hegel considère les
preuves comme une « description et une analyse du processus de l’esprit qui est
pensant et qui pense le sensible ». C’est « l’élévation de la pensée au-delà du
sensible, son aller au-delà du fini vers l’infini, le saut qu’il accomplit en brisant la
série des réalités sensibles vers le supra-sensible – tout cela c’est le penser lui-même,
c’est uniquement penser (...) ».

Hegel manifeste toutefois quelques réserves vis-à-vis des traditionnelles preuves


cosmologiques puisque, à son avis, elles ne soulignent pas assez l’aspect négatif de la
contingence. Elles partent du monde comme d’une réalité consistante qui demeure
elle-même après l’élévation de l’esprit vers le suprasensible. Leur défaut est de ne pas
mettre en relief le moment de la négation implicite dans l’élévation du monde à Dieu.
Dieu est en effet le vrai être, la vérité absolue, le monde quant à lui est caduc,
apparent et par soi nul. L’autre défaut des preuves cosmologiques est le suivant : elles
ne permettent d’arriver à un véritable concept de Dieu ; tout au plus permettent-elles
d’avoir une idée de Dieu comme cause première ou ordonnateur suprême. C’est pour
cette raison que Hegel préfère la preuve ontologique car « seule la nature spirituelle
de Dieu est le point de départ le plus digne et véritable pour la pensée de l’Absolu ».
Selon Hegel, dans le concept de Dieu, il y a une parfaite identité entre cincept et être.

4.16. ANTONIO ROSMINI (1797-1855).

Tout en ne déconsidérant pas les preuves a posteriori, A. Rosmini est lui aussi
convaincu que l’argument le plus solide pour atteindre Dieu est celui qui part de l’a
priori de l’être idéal à cause des caractéristiques suivantes : universalité, nécessité,
éternité. De telles propriétés ne sont pas du ressort des entités réelles - y compris
l’esprit humain – qui sont particulières, contingentes et temporelles. « Seul un être
pourvu des propriétés de totalité, de nécessité et de perfection est capable d’expliquer
l’a priori qui éclaire l’esprit humain car il s’agit précisément d’une Étant nécessaire
qu’est l’Être par essence face aux Étants finis qui possèdent l’être : il faut poser Dieu
comme créateur transcendant la totalité du monde »95.

4.17. MAURICE BLONDEL (1861-1949)

On retrouve chez l’auteur de L’Action (1893) une révision suivant les requêtes de
la méthode de l’immanence et de l’existence des preuves de (l’existence de) Dieu en
montrant que Dieu est une exigence de l’être même de l’homme aussi bien dans sa
structure ontologique que dans ses opérations spirituelles (connaissance et volonté).
Tout dans l’homme, en effet, indique une tension vers sa pleine et complète

95
Mondin, Ivi, 111.
86

réalisation que seul il ne peut accomplir ni dans l’horizon de l’être ni dans l’ordre de
la vérité et du bien. Ce désir de réalisation complète et véritable d’une part et
l’expérience de faillite d’autre part exigent le recours à la Transcendance, à Dieu, être
suprême, vérité infinie et bien parfait.
« La pensée de Dieu en nous, écrit Blondel, dépend doublement de notre action.

D’une part, c’est parce qu’en agissant nous trouvons une infinie disproportion
en nous-mêmes, que nous sommes contraints à chercher l’équation de notre
propre action à l’infini. D’autre part, c’est parce qu’en affirmant l’absolue per-
fection nous ne réussissons jamais à égaler notre propre affirmation, que nous
sommes contraints à en chercher le complément et le commentaire dans l’action.
Le problème que pose l’action, l’action seule peut le résoudre »96.

4.18 JACQUES MARITAIN (1885-1973)

En véritable thomiste, Maritain, apprécie et valorise les 5 voies de l’Aquinate.


Mais sa grande attention aux exigences de l’homme moderne le porte à proposer une
« sixième voie » plus convenable à la pensée moderne. Ainsi pour parvenir à Dieu,
Maritain pense qu’on peut recourir à quelque chose de plus qu’un argument de type
technique, à savoir « un raisonnement naturel de type intuitif, irrésistiblement
maintenu et vivifié d’un bout à l’autre dans l’éclair intellectuel de l’intuition de
l’existence ». Dans cet éclair intellectuel, ma pensée accomplit avec une extrême
rapidité pour ainsi dire, trois sauts très liés entre eux : « je me situe en face de
l’existence actuelle des choses tout à fait indépendantes de moi ; je prends conscience
de mon existence comme un événement dans lequel je n’ai aucune part parce que
piégé, habité presque par le néant et par la mort ; finalement je vais de cette existence
menacée à une existence absolue, irrécusable, complètement libre du néant et de la
mort, pourtant encore indéterminée ; une existence peut-être, dans les chose ou peut-
être transcendante »97.

4.2. Classification des preuves

Les différentes figures que nous venons d’évoquer sommairement ne sont qu’un
échantillon d’un ensemble plus vaste. Sans doute elles nous offrent des éléments
importants qui conduisent à Dieu, mais la problématique reste ouverte. Kant a tenté
de réduire les preuves à trois types : ontologique (s’appuie sur l’idée de Dieu et
déduit son existence de son essence), cosmologique (s’appuie sur le principe de
causalité et sur le phénomène du devenir) et téléologique (se base sur l’ordre des
choses et sur le principe de finalité). Cette classification est discutable : pourquoi
trois car on peut ramener le type téléologique à une variante du cosmologique. Par
ailleurs, parler de « ontologique » n’est-ce pas plutôt parler de « l’être d’une chose »
96
L’Action (1893), coll. « Quadrige », 1ère éd., Paris, PUF, 1993, 351.
97
Mondin, Ivi, 113,
86

que de son « essence » ? N’est-ce pas mieux de parler d’ « a priori » plutôt que d’
« ontologique » ?

Si l’on part du fait que les métaphysiques se sont construites soit d’en haut (c.à.d. à
partir de l’idée d’absolu, du Principe premier d’où provient tout le reste. L’existence
de Dieu dans ce cas est établie a priori et en premier lieu), soit d’en bas (c.à.d. à
partir des réalités sensibles, matérielles, l’histoire, le devenir pour rechercher ensuite
les raisons dernières dans l’Absolu. L’existence de Dieu est démontrée a posteriori et
en dernier lieu), la distinction a priori (propter quid) et a posteriori (quia) connue par
Thomas d’Aquin exige un élargissement pour inclure les diverses varientes que
l’histoire a connues. Mondin propose ainsi la classification : preuves a priori
(ontologiques) et preuves a posteriori comprenant les cosmologiques et les
anthropologiques.

Chap V. Preuves ontologiques

On part non pas de quelque phénomène du monde (a posteriori), mais de l’idée


même (essence) de Dieu (a priori). On a l’habitude d’appeler ce type d’argument
ontologique, expression attribuée à Christian Wolff (1679-1754). Cette expression
désormais consacrée est ambiguë car l’ontologie se rapporte à l’être et non pas à
l’idée. On examinera ici la preuve ontologique de S. Anselme et les voies thomistes.

5.1. La preuve ontologique de S. Anselme

C’est dans deux de ses oeuvres (Monologion et Proslogion. Sous titre Allocution
sur l’existence de Dieu (1077 ou 1078). Dans le premier, Anselme recourt aux
arguments traditionnels fondés sur la contingence et le degré de perfection des êtres
finis pour démontrer l’existence de Dieu. Dans la suite, une intuition (selon laquelle
l’existence de Dieu est déjà incluse dans l’idée même de Dieu) lui permit de dissiper
tous les doutes que l’athée fait émerger de l’argument a posteriori. Pour s. Anselme,
Dieu par définition est « quelque chose de tel qu’on ne peut rien concevoir de plus
grand (credimus te esse aliquid quo nihil majus cogitari possit) (...). Il n’y a donc
aucun doute que quelque chose de tel qu’on ne peut rien concevoir de plus grand
existe et dans l’intelligence et dans la réalité »98.

Saint Anselme a ouvert une voie que beaucoup d’autres ont empruntée avec le
même procédé (de l’idée on affirme l’existence) mais en modifiant le constituant
métaphysique. Ainsi au lieu de l’essence divine, Bonaventure substitue l’étant, Duns
Scot l’infini, Descartes la perfection, Spinoza la substance, Leibniz la possibilité,
Wolff l’ens realissimum et Rosmini l’être. Que dire de ce prototype de preuve
ontologique : de sa valeur, de son caractère philosophique, etc ?

98
Proslogion, chap. 2.
86

Le moine Gaunilon de Marmoutier a critiqué cette preuve mais s. Anselme l’a


fermement défendue. La même critique de Gaunilon est reprise par Thomas d’Aquin
et Kant : « inférence illégitime de l’idée à l’existence réelle »99. Hegel la considère
comme l’unique preuve valable. Mais quel sens et quelle valeur Anselme lui-même
attribuait à cette preuve ? Pour Karl Barth, si l’on veut comprendre l’argument
anselmien, il faut le replacer dans le mouvement général de sa pensée c.à.d. « en
situant la preuve à l’intérieur de l’intelligence de la foi »100. Car pour Barth, le
programme d’Anselme déjà présent dans le Monologion est « théologique » et
consiste à « comprendre, à repenser ce qui est dit dans le Credo ». Il ne s’agit donc
pas de « déduire les vérités révélées de prémisses humaines » quand bien même
Anselme dit « procéder par la seule raison » ou en faisant « abstraction du Christ »101.
Preuve signifie « intelligence de la foi » qui veut dire à son tour « dévoiler les
connexions intelligibles qui relient les différentes propositions du Credo »102.

Anselme ne s’adresse pas à l’incroyant mais aux théologiens chrétiens, mieux « aux
théologiens bénédictins de son temps qui ne contestent pas l’existence de Dieu mais
seulement la preuve du Proslogion »103. C’est pour lui l’occasion de rendre compte de
sa foi sans pour autant glisser et tomber dans le piège de l’incroyance ou de
l’irrationnel. Il pense toutefois que c’est la même ratio que recherche le croyant et
l’incroyant et que pour ce dernier le discours d’Anselme peut devenir une
« prédication chrétienne » et même une « grâce, une Parole de Dieu ». Barth renie
ainsi toute valeur « philosophique et apologétique » (sens moderne) à la preuve
anselmienne. Il lui reconnaît seulement une valeur « théologique »104 puisque
l’existence de Dieu est, pour Anselme, « une certitude de foi » inébranlable qu’il ne
veut nullement prouver. Ce qu’il entend faire, c’est « comprende et montrer comment
(l’affirmation de l’existence de Dieu) est vraie »105.

Ce que l’argument anselmien a d’original c’est « le fait que l’existence de Dieu
n’est pas reconnue à travers un itinéraire de pensée qui passe par le monde, mais
provient d’une simple connaissance de l’essence divine »106. L’argument s’appuie sur
deux principes : - « ce qui existe dans la réalité est plus grand et plus parfait que ce
qui existe seulement dans la pensée » et – « affirmer qu’il n’existe pas dans la sphère
du réel ce dont on ne peut penser rien de plus grand implique une contradiction car

99
H. BOUILLARD, Connaissance de Dieu. Foi chrétienne et théologie naturelle,
Paris, Aubier-Montaigne, 1967, 96.
100
Ivi, 97.
101
Ivi, 98.
102
Ibid.
103
Ivi, 99.
104
Ivi, 100. 101.
105
Ibid.
106
Mondin, Ivi, 118.
86

cela signifie admettre et en même temps ne pas admettre qu’on puisse en penser un
plus grand, c.à.d. existant dans la réalité »107.

Gaunilon juge illégitime le passage du concept Dieu comme être le plus grand ou
encore du concept d’une île très parfait à l’existence réelle de Dieu ou de l’île.
Anselme est d’avis que d’une île fantastique pensée comme parfaite, n’est pas ce dont
on ne peut penser rien de plus grand, et que par conséquent on ne peut passer de son
concept à son existence. Ce qui est différent de Dieu. Gaunilon met en doute la
possibilité pour l’esprit humain d’avoir vraiment une idée positive de « ce dont on ne
peut penser rien de plus grand » (id quo majus cogitari nequit) avant toute
démonstration d’existence. Pour Gaunilon en effet, l’idée d’une chose s’obtient soit à
partir de l’expérience, soit de la chose elle-même ou encore de quelque chose de
semblable. Or, rien de tel pour Dieu, car on ne connaît pas directement sa réalité ni
l’extraire à partir de quelque chose qui lui ressemble.

Thomas d’Aquin et Kant reprendront en le développant ce point de vue de


Gaunilon. Pour l’Aquinate, le passage de l’idée de Dieu comme id quo maius cogitari
nequit à son existence extramentale est illégitime, à moins que celle-ci ne soit déjà
donnée108. Saint Thomas affirme que l’être appartient nécessairement à l’essence
divine. Mais une telle appartenance constitue une vérité évidente en elle-même (nota
quoad se) et non par rapport à nous (quoad nos). En effet, elle est immédiatement
évidente pour qui possède une intuition de l’essence divine telle qu’elle est mais pas
pour celui qui en est dépourvue. C’est le cas de l’esprit humain qui parvient à Dieu
par une réflexion à partir de ses effets109. Pour Thomas d’Aquin donc, Dieu n’est pas
id quo maius cogitari nequit mais plutôt id quod cogitari nequit c.à.d. celui qui ne
peut absolument pas être conceptualisé. Puisque Dieu est au-delà de tout ce que
l’homme peut connaître, il faut donc reconnaître que nous ne le connaissons pas :
« quod sciat se Deum nescire »

Kant pour sa part affirme que « le concept d’un être suprême est une idée très utile
à maints égards ; mais, précisément parce qu’il est simplement une idée, il est tout à
fait incapable d’étendre à lui seul notre connaissance par rapport à ce qui existe. Il ne
peut meme pas nous instruire davantage relativement à la possibilité. »110. Pour Kant,
on ne peut passer d’un concept d’une réalité suprême ou nécessaire à l’existence de
cette réalité car nous n’avons aucune expérience d’aucun concept ou d’une essence
qui embrasse aussi l’existence. Tandis que le concept « ne me fait penser l’objet que
comme conforme aux conditions universelles d’une connaissance empirique possible
en général », l’existence quant à elle « me le fait penser comme compris dans le
contexte de l’expérience tout entière » de telle sorte que le concept ne change guère

107
Ibid.
108
Somme de théologie, I, q. 2, a. 1, ad 2.
109
Somme contre les Gentils, I, 11.
110
Critique de la raison pure. Dialectique transcendantale, §§ 629-30.
86

même lorsqu’il est en lien avec le contenu de toute expérience. Pour penser
l’existence, il faut sortir du concept car l’existence n’est pas une détermination
(prédicat) c.à.d. « un concept de quelque chose qui puisse s’ajouter au concept d’une
chose »111.

L’existence n’est pas un concept qui complète et enrichit un autre concept. Elle est
une « simplement la position d’une chose ou de certaines déterminations en soi », elle
est ce rapport qui, d’un côté, n’augmente pas le concept de la chose même et, de
l’autre, « enrichit la pensée en plus d’une perception possible ». Cette perception est
celle de l’existence ; elle est possible en référence à l’expérience. C’est pour cette
raison que le jugement d’existence est synthétique car d’une part il n’augmente pas le
concept de la chose et d’autre part pour conférer à un objet une existence il faut sortir
du concept de cet objet. La seule expérience humaine possible est sensible ; elle
permet la connaissance des « objets des sens » et non pas des « objets de pensée
pure ». Kant exclut aussi « toute argumentation (même a posteriori) de l’existence de
Dieu car pour lui l’existence est exclusivement un fait empirique c.à.d le simple fait
pour un objet de se trouver dans l’expérience sensible, et le jugement d’existence est
uniquement celui qui concerne les objets du monde matériel ; par conséquent c’est
une prétention d’affirmer un au-delà de ce monde »112.

5.2. La preuve ontologique chez les philosophes modernes.

Sous des versions différentes, la preuve ontologique a bénéficié d’une grande


audience chez des philosophes tels que Descartes, Spinoza, Malebranche, Leibniz,
Hegel, Rosmini, Gioberti. Un tel succès, selon Mondin, provient du fait que ces
différents auteurs ont contruit leurs systèmes métaphysiques à partir d’en-haut c’est-
à-dire en faisant de Dieu le point de départ et non d’arrivée de leurs philosophies. De
tels systèmes doivent embrasser toute la réalité à partir d’un fondement solide (non
arbitraire). Un tel fondement n’est pas le fruit d’une démonstration mais d’une
intuition qu’une argumentation logique démontre la véracité. En posant le principe
premier de manière a priori, on est aussi contraint à une démonstration a priori de
l’existence de Dieu.

L’argument a priori se présente comme un élément intégrateur d’un système


métaphysique. Le problème ne réside pas tant au niveau de la démonstration a priori
mais il s’agit de justifier pourquoi la construction d’en-haut (on part d’un nécessaire
idéal pour expliquer un contingent réel) et pas d’en-bas (on part d’un contingent réel
pour conclure à un nécessaire réel). La preuve a priori vise l’identification du
Principe premier avec Dieu et démontre la nécessité de son existence. Pour
Malebranche, la preuve est construite à partir de l’idée d’infini. La possession d’une

111
Ivi, § 626.
112
Mondin, Ivi, 121.
86

telle idée conduit à l’existence réelle de Dieu 113. Quant à Rosmini, sa preuve est
fondée sur la forme idéale de l’être intuitionnée par notre intelligence114.

La difficulté des preuves a priori naît de la prétendue intuition de telle idée placée à
la base de l’argumentation (idée d’infini, d’étant, de substance, de vérité, etc). On
doit se demander : notre intelligence dispose-t-elle effectivement d’une intuition de
pareilles idées par lesquelles nous arrivons à disposer aussi d’une intuition de
l’essence divine et donc de son existence, puisqu’en Dieu essence et existence
coïncident ? C’est ici que réside tout le débat entre S. Anselme et S. Thomas ou
encore entre les a prioristes et les a posterioristes. Les premiers sont persuadés que
notre connaissance s’appuie sur une idée transcendantale qui contient toutes les autres
et embrasse toute la réalité et pensent qu’à travers cette idée l’homme a une idée de
Dieu. Les seconds estiment qu’à l’exception des premiers principes, toute notre
connaissance est de genre abstractif. Il en est ainsi des idées d’infini, de nécessité,
etc...qui sont abstraites ne représentant la réalité que de façon imparfaite.

Saint Thomas d’Aquin et ses disciples pensant qu’on parvient à Dieu par le
raisonnement inductif c.à.d. à partir de l’expérience de ce monde (phénomènes
sensibles) et non pas par le raisonnement déductif. Apparemment, dit Mondin, les
preuves a priori semblent plus solides que celles a posteriori. Du point de vue
logique, elles le sont car le raisonnement déductif est apodictique et ses conclusions
sont nécessaires, alors que les conclusions de l’argument inductif ne sont que
probables. Toutefois, les preuves a priori se fondent sur une théorie de la
connaissance qui revendique pour notre intelligence des pouvoirs intuitifs que de fait
elle ne possède pas. Par conséquent, même si au niveau logique les preuves a
posteriori résultent plus faibles, en fin de compte elles sont plus fiables et sûres115.

Chap. VI. Les cinq voies de Saint Thomas d’Aquin

Les voies de saint Thomas sont sans nul doute les plus connues et ont toujours été
prises en considération. Jusqu’à ce jour elles conservent leur valeur théorique. En
dehors de la Somme de théologie, on les trouve notamment dans le Commentaire aux
Sentences (I, d. 3, qq 1 ss), dans la Somme contre les Gentils (I, cc. 12 ss), dans le De
veritate (qq. 2 et 10), dans le De ente et essentia (c. 4), dans le Compendium
theologiae (cc. 3 ss), dans le Commentaire à l’Evangile de S. Jean (Prol.). Les 5
voies de la Somme de théologie étaient communes au monde universitaire du temps
de l’Aquinate car on les retrouve dans la Somme de S. Albert le Grand et chez
Maimonide. Il existe, en dehors des 5 voies d’autres nouvelles voies thomasiennes
basées sur sa métaphysique de l’être comme actus essendi.

113
N. MALEBRANCHE, Recherches III, partie II, c. 10.
114
A. ROSMINI, Système philosophique, nn. 178-179.
115
Mondin, Ivi, 125.
86

C’est à la métaphysique que revient la charge de prouver l’existence de Dieu en


cherchant le fondement et le sens du contingent dans l’absolu. L’histoire de la
philosophie montre que les grands systèmes métaphysiques se présentent comme une
herméneutique du contingent : contingence du bon et du beau (Platon), du devenir et
du mouvement (Aristote), du vrai (Augustin), du fini et de l’imparfait (Descartes),
etc..
Il faut noter le caractère épistémique de toutes les preuves de l’existence de Dieu et
des 5 voies en particulier, c’est-à-dire toujours dans l’ordre spéculatif, rétrospectif et
non pas scientifique.

Si l’on considère les 5 voies par rapport aux sciences naturelles comme la physique,
il n’y a en principe aucun rapport de dépendance car ce qui se produit dans les
sciences naturelles ne peut jamais confirmer ou infirmer de façon significative et
décisive le discours des 5 voies parce qu’il s’agit d’un discours différent. Alors que
l’approche du réel est frontale, directe, objective, physique, mathématique,
descriptive dans les sciences naturelles, elle est indirecte, rétrospective, métaphysique
dans les 5 voies. Par ailleurs, dans l’herméneutique du contingent, le naturaliste
recourt à des principes particuliers en présupposant la validité des principes
universels tandis que l’Aquinate ne recourt qu’aux seuls premiers principes qu’il
applique jusqu’au bout. Enfin, la méthodologie est diverse : le naturaliste use la
méthode mathématique du pur calcul alors que Thomas d’Aquin recourt à la
résolution des effets dans leurs causes, du contingent dans l’absolu116.

6.1. Les cinq voies

Pour l’Aquinate, l’intelligence humaine ne peut avoir une connaissance immédiate


et directe de l’existence de Dieu. Elle ne peut pas non plus l’établir a priori comme
l’a fait saint Anselme c.à.d à partir d’une définition de son essence. Thomas d’Aquin
démontre l’existence de Dieu en analysant 5 phénomènes clairement marqués par la
contingence ou l’insuffisance ontologique, à savoir : le devenir, la causalité seconde,
le possible, le degré de perfecion et le finalisme dans le monde. La structure de la
démonstration est identique et comprend 4 moments : a) repérer un phénomène donné
(devenir, causalité, etc) ; b) mettre en évidence son caractère relatif, dépendant ou
contingent ( ce qui est mu l’est par un autre, les causes seconde sont à leur tour
causées, etc.) ; c) montrer que l’explication du phénomène actuel contingent exclut
une remontée à l’infini ; d) affirmer l’existence de Dieu comme seule explication
valable du phénomène car Lui seul est le moteur immobile, cause incausée, être
nécessaire, infiniment parfait, intelligence ordinatrice suprême117.

6.1.1. Première voie : la voie du mouvement

116
Mondin, Ivi, 128.
117
Ivi, 129. Cf. aussi ROMERA L., Ivi, 164.
86

Les sens nous montrent que certaines choses sont en mouvement. Or, selon un
principe physique et métaphysique d’Aristote, « tout ce qui se meut est mû par un
autre ». Se crée ainsi une chaîne des choses mues et des moteurs. Une telle chaîne ne
peut être infinie car le monde d’Aristote est fini. Il faut donc penser à un premier
moteur non mû, principe du mouvement. Ce premier moteur c’est Dieu.

Le changement continuel observé dans les êtres matériels et spirituels amène


l’homme à se poser la question de savoir s’il existe une réalité immuable, principe
premier et stable. Tout en posant la question, l’homme (lui-même changeant) perçoit
une lumière ou une vérité cachée sous les phénomènes changeants : l’affirmation de
l’être. Il s’agit d’une « vérité-mystère » qui excède par sa nature (dignité) même notre
capacité de compréhension exhaustive, mais nous invite tout de même à être
disponibles fût-ce à une compréhension partielle. Héraclite qui affirmait le pur
changement, se rendait lui-même compte que « ce n’est pas tout absolument qui
devient » et à Parménide qui insistait sur l’unicité, l’éternité, l’immobilité de l’être,
Aristote opposait cette découverte métaphysique fondamentale que « ce n’est pas tout
absolument qui est ». Thomas d’Aquin a hérité et systématisé Aristote. Pour lui, les
choses sont et deviennent (changent), elles sont composées d’être et du devenir,
d’acte et de puissance. Entre l’être et le pur devenir, il y a une réalité intermédiaire, à
même de résoudre le devenir, évitant ainsi le dilemme posé par Parménide : il y a
l’être en puissance118.

Si dans la Somme contre les Gentils, l’Aquinate a fait appel à la cosmologie


aristotélicienne (monde fini qui exclut la remontée à l’infini et l’affirmation d’un
moteur immobile), dans la Somme de théologie, il recourt à la doctrine de l’acte et de
la puissance en affirmant que ce qui est en mouvement doit être en puissance tandis
que ce qui meut est en acte. Comme une chose ne peut être en même temps et sous le
même rapport en acte et en puissance, il faut donc poser un acte pur comme principe
du mouvement.

Cette voie est la plus obvie (manifestior) car plus accessible à tous et pas
seulement aux spécialistes des sciences naturelles. Pour justifier cela, Thomas
d’Aquin fait appel à des procédés typiquement métaphysiques et non à des calculs
mathématiques. C’est sans doute pour cela que les hommes de science l’ont
généralement repoussée voulant l’évaluer à l’aune des critères des sciences
expérimentales. On ne peut s’appuyer sur des critères scientifiques ni pour repousser
ni pour ajourner cette voie car on a à faire à des niveaux différents de la réalité
(physique et métaphysique). Ceux qui la repoussent au motif qu’elle est liée à une
vision aristotélicienne du monde dépassée et abandonnée n’ont pas raison car ce lien
n’est pas établi. L’affirmation de Dieu que fait saint Thomas à partir des choses ne se
situe pas au niveau physique (scientifique) mais métaphysique.

118
S. BIOLO, Ivi, 76.
86

6.1.2. Deuxième voie : voie de la causalité

À partir du principe aristotélicien de la causalité, Thomas d’Aquin affirme qu’il y a


des effets qui présupposent des causes efficientes. On ne peut toutefois remonter à
l’infini la série des causes sans s’arreter à une cause première, incausée que l’on
nomme Dieu.

Alors que dans la première voie la contingence du phénomène-mouvement n’est


pas donnée pour escomptée mais affirmée en recourant au principe de causalité, ici
par contre, la contingence du phénomène est déjà explicitée dès le départ : en effet
parler d’une cause subordonnée (instrumentale) revient à dire qu’elle ne peut réaliser
seule un phénomène donné. Elle a besoin du concours d’une autre cause. Ce qui
préoccupe ici l’Aquinate c’est de justifier l’impossibilité d’une remontée à l’infini
dans l’ordre des causes secondes. Pour ce faire, il pose l’existence d’une Cause
première incausée, Dieu. Ce que Thomas d’Aquin conteste, ce n’est pas l’hypothèse
de l’existence d’un monde créé depuis toujours (creatus ab aeterno), mais le fait
qu’une série infinie de causes secondes suffise à satisfaire la condition recherchée
pour soutenir et donner consistence à la contingence des causes secondes.

Pour l’Aquinate, les causes secondes en définitive sont toujours des causes
intermédiaires et médiatrices de l’actualité communiquée. De par sa nature même, la
cause seconde (instrumentale) est contingente et cette contingence n’est pas éliminée
par une série infinie dans l’ordre de causes. Au contraire cette série infinie la rend
plus problématique. Il faut postuler une cause première, pleine d’actualité et
susceptible de traverser toutes les cause secondes.

Face à cette voie, la physique moderne n’a rien à dire : d’une part parce que le
scientifique ne s’occupe nullement de la contingence radicale d’un phénomène ou de
la causalité qui lui est connexe. La science étudie et quantifie les relations causales.
D’autre part, la notion scientifique de la causalité diffère tout à fait de celle de la
philosophie classique119. Pour la science, il s’agit d’une relation constante et d’une
séquence irréversible entre les phénomènes alors que pour la philosophie (Aristote,
Augustin, Thomas d’Aquin) il est question d’une communication, d’une participation
de sa propre réalité de la cause à l’effet. Ces deux conceptions de la causalité ne
s’excluent pas. Elles opèrent sur deux plans distincts : la causalité scientifique sur le
plan des phénomènes et la causalité métaphysique sur le plan de l’être.

6.1.3. La troisième voie : du possible au nécessaire

Il faut exclure ici Hume et Kant dont la notion de causalité coïncide


119

substantiellement avec celle de la science.


86

Les réalités qui nous entourent sont contingentes c’est-à-dire peuvent ou ne pas
être. Elles ne sont donc pas nécessaires et n’ont pas en elles-mêmes leur raison d’être.
Elles sont passées du néant à l’être grâce à une cause auto-suffisante, nécessaire et
toujours existante par soi car autrement il faudrait remonter à l’infini la chaîne de
causes. Dieu est cette cause nécessaire.

Cette voie est liée directement à la distinction thomiste entre essence et existence :
les êtres contingents sont en fait ceux en lesquels l’existence se distingue de
l’essence. Pour cette raison, ils renvoient à un être en qui essence et existence
coïncident, cause de l’existence de tous les êtres contingents.

Dans l’antiquité et le moyen âge, on distingue deux ordres d’êtres finis : êtres
doués de nature incorruptible (purs esprits) et êtres doués de nature corruptible (corps
matériels). À la lumière de cette distinction, Thomas d’Aquin affirme que non
seulement les réalités manifestement contingentes dans leur nature parce que
constituées de nature corruptible, mais aussi les réalités en soi nécessaires de par leur
nature parce qu’il s’agit des substances incorruptibles, s’ils détiennent l’être d’autres
(non de leur propre essence), ne soient à même de rendre compte de la contingence
ontologique de la réalité finie. Il faut donc remonter à un être nécessaire, incausé,
cause de la réalité et de la nécessité de tous les étants.

D’après la physique moderne, tout est corruptible et tout l’univers obéit à la loi de
l’entropie sans minimement porter atteinte à la valeur essentielle de la 3è voie. En
effet même en éliminant l’hypothèse des natures nécessaires et incorruptibles,
l’argument fonctionne bien car les natures corruptibles demeurent toujours là où la
contingence est manifestement évidente. C’est cette contingence questionnée jusque
dans son fond qui oriente la raison à reconnaître une origine première, nécessaire, non
contingente et absolue : Dieu.

6.1.4. Quatrième voie : degrés de perfection de l’être.

Il existe des degrés de perfection : du plus ou moins, d’une réalisation majeure ou


mineure de l’être, du bien ou du vrai, etc. Cela implique l’existence d’une valeur
absolue, d’un être suprême (bien suprême, vrai suprême, etc), fondement des valeurs
auquel les autres êtres participent (à commencer par l’être) : cet étant suprême, cause
des autres êtres, s’appelle Dieu.

Thomas d’Aquin omet le passage concernant l’exclusion d’une série infinie. Cette
omission s’explique par le fait qu’il existe déjà au second passage la référence
explicite au maximum et il est clair que lorsqu’il s’agit des maxima on ne peut donner
aucune série. Une meilleure compréhension de cette voie demande que l’on tienne
compte de deux choses : d’abord le niveau auquel si situe la réflexion thomasienne.
Le niveau semble idéal et abstrait à première vue. On ne verrait que des rapports
logiques où le concept de degré exige nécessairement une référence à celui de
86

maximum. Ex : dans la gamme du rouge et du vert, on peut parler d’un rouge ou vert
idéal c.à.d maximum du rouge ou vert et les autres couleurs sont plus ou moins
rouges ou vertes. On est ici sur le plan logique. Thomas d’Aquin lui se situe sur le
plan ontologique car son point de départ ce sont des degrés effectifs, réels de
perfection, des degrés d’être, de bonté et de vérité.

Ensuite Thomas d’Aquin considère les perfections qui sont des phénomènes de
contingence et sont simples et absolus. Leur existence ne requiert ni matière, ni
espace, ni temps. Il ne s’agit donc pas des perfections mixtes (vue, ouïe, mouvement,
sensation, etc) dont l’existence est liée à la matière, au temps, à l’espace, au temps,
etc. De telles perfections sont contingentes et composées. Pour rendre compte de leur
contingence, il ne faut pas remonter jusqu’à l’absolu, à un maximum subsistant car la
raison de leur contingence est leur nature même qui est liée à la matière. Seules les
contingences transcendantales (l’être, le vrai, l’un, le bien, etc) exigent une fondation
dans l’absolu. Elles se retrouvent dans la matière bien qu’elles n’en aient pas besoin
pour exister. C’est la contingence de perfections qui en elles-mêmes se révèlent non
contingentes que montre et atteste leur origine par celui qui étant le maximum dans
l’ordre de tous les transcendantaux « est cause de l’être, de la bonté et de n’importe
quelle perfection », c.à.d. Dieu.

La physique moderne ne peut pas aider à améliorer la formuler cette voie car
aucune des sciences naturelles ne s’occupe des perfections absolues, des
transcendantaux comme tels. De telles propriétés sont l’objet propre de la
métaphysique.

6.1.5. La cinquième voie : l’ordre

À partir de l’ordre du monde, on arrive à la démonstration de la nécessité d’un


esprit intelligent ordonnateur. L’ordre de l’univers selon lequel toute chose naturelle
tend vers sa fin, comporte un premier être intelligent qui a donné ordre à la réalité.
Cet être c’est Dieu.

Absence de l’ordre dans la nature rendrait insensée toute recherche médicale, toute
créativité de l’ingénierie ou encore l’apprentissage et l’usage des technologies. Il
appartient aux sciences de déterminer les modalités par lesquelles les événements et
les processus de la nature se structurent et évoluent ainsi que leurs connexions
mutuelles. C’est aux sciences d’entreprendre l’analyse des structures naturelles et
l’investigation visant à comprendre si ces structures ont une origine plus ou moins
déterminée ou si elles ont une dynamique qui intègrent la dimension de chaos ou
d’indétermination. Les sciences doivent aussi s’occuper de la diversité des structures
et de leur valeur d’épiphénomènes ou dimensions constitutives.

La métaphysique quant à elle se situe à un niveau plus radical qui reprend


l’interrogation spontanée de l’homme de tout temps face à l’émerveillement devant la
86

nature : en effet considérant la merveilleuse organisation interne des êtres vivants et


la structure du cosmos, l’homme comprend que l’ordre dans le monde doit avoir un
correspondant dans un logos et à l’existence d’une intelligence, origine de l’ordre
observé. L’ordre répond à l’unité considérée comme le résultat de la multiplicité des
parties ou processus. Il faut absolument tenir compte de la question de l’origine
dernière des processus, des lois ou des caractéristiques constitutives qui expliquent et
garantissent l’ordre pour une raison non auto-réductive. L’intelligence dernière à
l’origine de l’ordre est le même Être à l’origine de l’être fini ordonné, cet Être que la
religion appelle Dieu.

Il faut éviter la substitution ou l’immixtion de la métaphysique dans les sciences. La


métaphysique ne peut certes faire fi des résultats scientifiques, mais elle s’oriente
plutot vers la résolution (solution) dernière, en s’interrogeant sur l’origine radicale de
la téléologie et sur la structure ordonnée observable dans une nature privée
d’intelligence. Elle en déduit l’existence d’un Dieu comme origine. On n’est pas en
présence d’un Deus ex machina au secours d’une science encore enfantine et naïve
mais d’une réflexion strictement métaphysique120.

Quelle valeur faut-il accorder à cette voie ? C’est la voie la plus fréquentée pour
accéder à Dieu, avant et après saint Thomas d’Aquin. Kant la considère comme la
plus ancienne, la plus claire et la plus adaptée au commun des mortels121. On reproche
souvent à cette voie d’être une projection dans le monde de la nature d’un principe
inhérent au monde humain (anthropomorphisme). Pour Mondin, une telle objection
confond « l’agir en vue d’une fin » et « avoir conscience de la fin elle-même »122. Un
train roulant en direction de Matadi s’oriente vers une fin, mais il n’en a aucune
conscience. Celle-ci et le choix qui lui est inhérent sont confiés au machiniste. La
physique et les sciences naturelles peuvent contribuer à l’ajournement positif de cette
voie ; un tel apport ne sera pas substantielle, il concernera plutôt la documentation
relative au phénomène de départ, à savoir le finalisme (téléologie) dans les êtres
infra-rationnels. La nouvelle connaissance qu’apportent les sciences au niveau du
macro et du microcosme n’ajoute rien à l’évidence ontologique (la contingence
radicale) qui nous porte hors du cosmos et nous fait monter jusqu’à Dieu. À travers
le calcul précis, le contrôle et l’exploitation de la nature, la science poursuit toujours
le même objectif : le comment et le cui prodest et non le cur et le pourquoi.

Conclusion

À côté des 5 voies ci-dessus, saint Thomas d’Aquin a développé une voie plus
originale élaborée non pas à partir de la métaphysique aristotélicienne repensée à la
lumière de la foi chrétienne mais à partir d’une nouvelle métaphysique basée sur le

120
L. ROMERA, Ivi, 176.
121
Critique de la raison pure. Dialectique transcendantale, III, 415.
122
Mondin, Ivi, 140.
86

concept intensif d’être c.à.d. l’être comme actualitas omnium actuum et comme
forma formarum123. De cette nouvelle métaphysique, il ressort que entre l’être et
l’étant, il y a une différence ontologique. Seul l’être (Dieu) est perfection par
excellence, esse ipsum subsistens. En lui, il n’y a rien à ajouter puisqu’il est plénitude
d’être car son essence est justement d’être. C’est à lui seul que convient le nom d’être
puisqu’il contient l’universalité des attributs que l’on retrouve réalisés en degré
inférieur dans les étants. Les étants par contre reçoivent leur être de Dieu. Ils sont
composés d’être et d’essence, ils participent à l’être de Dieu, leur être est non
essentiel et l’être de l’étant est plus fort selon qu’ils sont proches ou lointains de
Dieu.

Si l’être est et ne peut qu’être sinon il y aurait contradiction, la vérité, la bonté, la


science, la beauté ou la puissance quant à elles s’évanouissent sans l’être. Il n’y aurait
pas pour elles contradiction. Si Anselme d’Aoste a construit sa preuve ontologique de
manière a priorique, Thomas d’Aquin pour sa part construit sa preuve ontologique a
posteriori : pour arriver à Dieu, il part de l’être concret dans ses diverses gradualités
et perfections participées pour arriver à l’Être dans sa plénitude. On n’est pas en
présence d’une argumentation tautologique comme chez S. Anselme mais de l’être
empiriquement évident et réel qui ont l’être c.à.d le reçoit d’un autre pour arriver à
l’Être en tant que tel.

Chap. VII. Les preuves anthropologiques.

Saint Augustin a proposé une voie d’accès à Dieu à partir du connaître. Son
attention cependant portait sur l’objet du connaître, à savoir la vérité éternelle. Pour
Augustin, cette vérité est en nous mais dépasse notre intelligence et renvoie à une
cause supérieure qui est Dieu. Thomas d’Aquin pour sa part focalise son attention sur
l’activité du connaître ou la faculté cognitive. Celle-ci doit avoir un objet vers lequel
elle est tendue. Un tel objet est à la fois infini et existant sinon vaine serait cette
activité de connaître124. On a donc chez Thomas d’Aquin trois types de voies d’accès
à Dieu : cosmologique, ontologique et anthropologique.

Les voies anthropologiques sont celles qui conduisent l’homme à Dieu. Elles
partent de l’homme et non du cosmos ou de l’idée de Dieu. Elles portent l’homme
hors de lui-même, au-delà de lui-même, au-dessus de lui-même. Si l’on considère le
dynamisme de l’homme, on y décèle une tension vers l’infini que Dieu seul peut
combler. Mais si l’on considère son objet, on envisage la vérité dont l’origine ne se
trouve pas en l’homme. La vérité est fruit don dont l’auteur est Dieu. En dehors de
l’activité intellective, on trouve d’autres voies humaines telles que la volonté, l’agir
moral, la conscience, la religion, l’art, le langage et l’amour.

123
De potentia, q. 7, a. 2, ad 9 ; De veritate, q. 10, a. 12 ; De divinis Nominibus, V,
lect. 1, n. 633 ; In Evangelium Joannis, prol., n. 5; De ente et essentia, 4, n. 27.
124
Somme contre les Gentils, I, 43, n. 365.
86

7.1. La religion

La religion est une expérience qui a marqué très profondément l’histoire de


l’humanité depuis des millénaires. Elle a été sans doute la principale source
d’inspiration de grandes oeuvres artistiques, littéraires, spirituelles et humaines qu’il
serait insensé de la considérer comme utopique. La religion a probablement donné à
l’humanité plus que la science, l’art ou la technique. Beaucoup seraient prêts à
renoncer aux acquis de la science et de la technique mais pas à Dieu. Pour Mondin,
l’argument qui s’appuie sur la religion c.à.d. sur la fidélité de Dieu est probablement
le plus important de tous car les personnes reconnaissent l’existence de Dieu non pas
tant en s’appuyant sur la persuasion philosophique ou métaphysique mais plutôt sur
le témoignage de foi ou l’expérience personnelle de Dieu que d’autres croyants (ou
hommes de sciences, de culture, etc) peuvent également confirmer.

Il n’est pas question ici de méconnaitre l’importance de la raison. Le recours à la


raison suit l’expérience personnelle et collective. La raison vient après pour vérifier la
validité de ses expériences. La spéculation philosophique ne conduit pas à la
découverte de Dieu, elle confirme la validité au niveau rationnel de l’expérience
personnelle déjà vécue.

7.2. La voie de la conscience et du devoir

Cette voie est aussi appelée « voie morale ». Son point de départ est ce sens de
dépendance que la conscience perçoit par rapport aux devoirs moraux primaires. On
definit généralement la conscience comme cette faculté qui informe l’homme sur le
bien (à faire) et sur le mal (à éviter). Source directe et critère immédiat du caractère
éthique d’une action, la conscience n’est cependant pas juge d’elle-même. Pour elle,
en effet, les normes morales se présentent comme des devoirs, des impératifs, des
commandements, des obligations dont elle ne se débarrasse pas facilement. Le devoir
qui accompagne la loi morale est pour l’homme un clair indice de sujétion non
seulement envers la société (ce qui serait une dépendance extérieure) mais aussi
envers l’Être plus intime qu’est Dieu.

Il faut donc reconnaître que à travers le devoir c’est Dieu qui parle et s’adresse à
nous. Le devoir est cette voix de Dieu qui s’adresse à nous. Pour Emmanuel Kant, le
devoir renferme une instance religieuse. On sait que pour le philosophe de
Königsberg on ne parvient pas à Dieu par la raison spéculative mais seulement par la
raison pratique dont la tâche est de rechercher les fondements de la morale et du
devoir. Kant estime qu’il est impossible de conférer à la loi morale et au devoir un
fondement solide sans remonter à Dieu125.

125
Critique de la raison pratique, 151.
86

7.3. La voie de l’auto-transcendance

C’est Pascal qui disait que « l’homme dépasse infiniment l’homme ». Le


philosophe mettait en exergue cette poussée infreinable au coeur de l’homme qui
exprime son élan vers l’infini sur lequel se greffe une autre preuve anthropologique
de l’existence de Dieu. Marqué par la finitude et la contingence, l’homme est aussi
capable d’auto-transcendance, d’excentricité puisqu’il est constamment hors de lui-
même, propulsé en avant, hors de la chaîne spatiale et temporelle, orienté vers l’infini
et l’éternel. Ce que l’homme cherche c’est une pleine réalisation de lui-même non pas
tant dans l’ordre de l’avoir, du plaisir ou du pouvoir mais de l’être.

L’auto-transcendance humaine est inscrite dans la nature spirituelle de l’homme et


trouve sa réalisation adéquate seulement dans le monde de l’esprit c.à.d, de Dieu.
Comme pulsion vers l’infini, l’auto-transcendance a un sens uniquement parce
qu’elle s’oriente vers Dieu. Car alors l’homme ne sombre pas dans le néant mais reste
dans les limites de son être et même se jette dans l’océan infini de Dieu. Une telle
plongée en Dieu n’est possible que si l’homme réalise que Dieu est l’unique être
capable de conduire
l’homme vers la pleine réalisation.

7.4. La voie du langage

L’homme est l’être qui parle. Le langage permet à l’homme de communiquer ses
idées, ses désirs et son vouloir avec les autres. Grâce au langage, tout ce que l’homme
conçoit intérieurement prend une forme extérieure : les mélodies intérieures
deviennent musique, les nombres et les calculs se transforment en mathématique, les
intuitions lyriques deviennent poésie, les images de la fantaisie se changent en
symboles tandis que les désirs se transforment en prières ou commandements126.

Le langage peut devenir une voie anthropologique de démonstration de l’existence


de Dieu de deux manières : d’abord en examinant sa fonction sémantique ou en
considérant son origine. Les traditionalistes français (Lamennais, De Bonald) se
servent de l’origine du langage pour prouver l’existence de Dieu. Sans le langage,
estiment-ils, l’homme ne peut penser. Si l’homme pense c’est qu’il possède déjà le
langage. C’est Dieu qui donne le langage. L’argument est loin d’être convaincant car
l’histoire de l’origine du langage montre que chaque peuple invente sa propre
langue : le grec par les Grecs, le latin par les Latins, etc.

L’autre aspect du langage c’est la signification. Celle-ci renvoie finalement à une


réalité supérieure, Dieu. Si l’on considère la fonction principale du langage - fonction
sémantique ou symbolique – il faut reconnaître que les paroles signifient quelque
chose. Ainsi « pain » et « vin » renvoient à quelque chose qui se mange et se boit. Si

126
Mondin, Ivi, 160.
86

les paroles comme supports matériels sont créées par l’homme, on ne peut en dire
autant de leurs significations. Car l’homme ne devient inventeur des significations
que s’il est auteur de ce monde. Et qu’en est-il des significations qui appartiennent au
monde de la science, de la morale, de l’art, de la religion et de la poésie ? Ex : que
signifient les paroles « monde », « lumière », « temps », « vie », « éternité », etc.

De telles significations n’ont pas l’homme seul comme auteur. Celui-ci en effet se
sent sollicité à découvrir et à reconnaître. Il y a un langage des choses et un langage
de l’esprit qui exige la présence d’un parlant, d’un locuteur qui soit au-delà de nous et
surgisse avant nous. Un tel locuteur (qui parle le langage des choses et de l’esprit) ne
peut qu’être l’auteur des choses et de l’esprit, Dieu. Dans la mesure où l’homme est
auteur, alors il parle le langage des choses, sans pour autant devenir le locuteur divin,
le Logos éternel, l’auteur de l’univers entier, matériel et spirituel. Nous pouvons donc
dire que le langage dans ses racines profondes c.à.d comme « structure de sens », est
une trace qui porte jusqu’à Dieu.

Chap. VIII. Nature et attributs de Dieu.

Un discours rationnel sur la nature de Dieu est plus difficile qu’argumenter sur
l’existence de Dieu. À partir de la contingence radicale des êtres, on peut déceler les
traces irréfutables de Dieu. Celles-ci ne doivent cependant pas être considérées
comme des propriétés ou des attributs de Dieu, encore moins des définitions
adéquates de sa personne. Le monde ne peut nullement nous donner des concepts
précis, clairs et distincts de son Auteur car ses infinies perfections se manifestent à
l’esprit humain toujours per speculum et in aenigmate, morcelées et brisées en
plusieurs doses que l’intelligence finie ne peut les appréhender. De cet immense et
très lumineux soleil qu’est Dieu, l’homme ne dispose pas de binocles adaptés pour le
regarder dans sa totalité : Dieu tourne autour d’une orbite tellement éloignée que
l’homme n’a pas les instruments adéquats pour connaître ce qu’il est en lui-même.

Dieu est essentiellement inconnaissable, insaisissable à cause de la distance infinie


qui le sépare du reste dont il est la cause127. Cependant, nonobstant notre ignorance de
l’essence de Dieu, nous pouvons connaître une lueur de Dieu à travers ses attributs
c.à.d. des propriétés qui lui appartiennent nécessairement. Ces propriétés sont soit
négatives (excluent les limitations présentes dans les créatures. Ex. immatérialité,
immuabilité, infinité, simplicité, éternité, etc) soit positives (désignent des perfections
absolument simples c.à.d. transcendantales. Ex. être, vie, sagesse, bonté, puissance,
beauté, vérité, unité, etc). Dans les preuves de l’existence de Dieu, il est possible de
dégager un groupe d’attributs divins tels que l’immuabilité, l’auto-suffisance,
l’absolu, perfection absolue, être suprême, subsistant, actualité, simplicité,
intelligence, éternité, immatérialité, infinité, etc.

127
S. THOMAS d’AQUIN, La Somme contre les Gentils, I, 14.
86

Dans son De Trinitate, saint Augustin a tenté une première grande classification des
attributs divins que la ratio naturalis (raison philosophique) peut découvrir dans la
nature divine. On y décèle 12 attributs classifiés en 3 groupes de quatre : 1) éternité,
immortalité, incorruptibilité, immuabilité. 2) vie, sagesse, puissance et beauté. 3)
justice, bonté, félicité et esprit. Il y a un chef de file dans chaque : 1 (éternité), 2
(sagesse), 3 (félicité). Cette division est plus conceptuelle que réelle. Elle ne
compromet cependant pas l’absolue unité et simplicité de Dieu dans la mesure où
chaque attribut s’identifie avec l’essence divine. Par ailleurs, chacun des attributs
coïncide réellement avec tout autre attribut128. On peut dire que les 4 premiers
attributs soulignent la transcendence de Dieu, sa sacralité, sa distance ou son absolue
différence qualitative vis-à-vis de ses créatures tandis que les autres attributs
l’identifient comme principe premier, source originaire et expression supreme de tout
ce qu’il y a de bon, de positif, de valide et de parfait dans les créatures.

À l’instar d’Augustin, Mondin pense qu’il est possible de repérer certains attributs
fondamentaux d’où proviennent tous les autres. Mais en lieu et place du trinôme être,
vérité et félicité qui convient à la théologie trinitaire, Mondin préfère le triptyque être,
esprit, personne, qui offre une liste d’attributs plus complète.

8.1. Attributs entitatifs

Il s’agit des attributs qui caractérisent Dieu comme être. On les appelle aussi
attributs ontologiques. Le premier est bien sûr l’être. Dieu n’est pas seulement l’être,
il est l’esse ipsum subsistens. L’Esse ipsum est l’attribut qui appartient à Dieu de
façon exclusive, son nom propre. L’être en soi (ipséité) est le premier attribut
ontologique de Dieu. Quant aux autres attributs entitatifs, on peut citer l’unité,
l’absoluité, l’actualité, l’infinité, la simplicité, l’immensité, l’omniprésence,
l’éternité, l’immuabilité.

8.1.1. Unité

On peut considérer dans l’unité l’indivision interne de la réalité et aussi son


unicité. En Dieu on retrouve les deux aspects. Il est indivis parce que un. Il n’a pas et
ne peut avoir des parties car il est très simple. Comme Esse subsistens, il est le degré
suprême d’être, sans aucune composition d’essence et d’être puisque son essence
coïncide avec son être. Il est aussi unique car il possède toutes les perfections. Et il
est impossible qu’il y ait plusieurs dieux en tout parfaits car on ne saurait les
distinguer.

128
De Trinitate, 15, 5, 8.
86

8.1.2. Absoluité

« Absolu » vient de « solutus » (délié, délivré, libéré). Dieu est libre de tout lien et
de tout conditionnement. Alors que les autres réalités comportent des relations, des
dépendances tout au moins ontologiques, Dieu seul est indépendant, inconditionné,
libre du temps, de l’espace, de ses créatures et même de son essence. Aussi est-il
cause de soi (causa sui) ne pouvant avoir d’autre cause de son être que son être
même. Il est tout à faut autonome et ne peut être manipulé par l’homme ou par les
sacrifices et prières qui lui sont adressés.

8.1.3. Actualité

L’absoluité est renforcée par l’actualité. Dieu est Acte pur pour les idéalistes. Ce
qui est très juste si l’on se débarrase des préjugés idéalistes. Il est suprême actualité,
acte très pur car son essence c’est l’être. C’est bien l’être qui porte les choses à l’acte,
les rend actuelles et les enrichit des perfections. En tant qu’être par excellence, Dieu
est nécessairement acte pur, mieux acte très pur. En Dieu, il n’y a aucune trace
d’obscurité : il est lumière pure, source de toute lumière. Il illumine toutes choses et
les fait participer à sa propre lumière. Constamment actif, il soutient par son
dynamisme (externe et surtout interne) tout l’univers qu’il ne cesse de maintenir dans
l’être à travers ses propres qualités que sont la connaissance, la liberté, la sagesse,
l’amour, la vie, la beauté, etc.

8.1.4. Infinité

Comme substantif, « infinité » désigne le nom de Dieu par lequel on ne veut pas
simplement dire que Dieu ne connaît pas de limites (comme dans le cas de la série
des nombres cardinaux) ou qu’il est indéfini, mais on entend signifier, sous
l’apparence négative, la richesse inépuisable de perfections et non pas une
potentialité illimitée telle qu’on peut l’avoir dans la matière. Dieu dispose de la
qualité d’infinité car il est l’essence même de l’être et renferme en lui l’infini océan
de l’être. À l’instar des attributs de l’esseité et de l’absoluité, l’infinité est une
acquisition du christianisme : les Grecs n’attribuaient pas à Dieu le titre d’infini qui
avait pour eux une connotation négative désignant « ce qui est obscur, imparfait ou
simplement potentiel ». Si pour Aristote, Dieu est le « Moteur immobile » et pas
l’infini, pour Clément d’Alexandrie, il est sans hésitation « l’infini » car « l’Un
(Dieu) est indivisible et, partant, infini, parce que sans dimensions et sans limites. Par
conséquent il est aussi sans forme et sans nom »129.

C’est après saint Clément que l’infinité devient un patrimonio de la pensée


philosophique et théologique de l’Occident. Mais c’est avec Duns Scot que l’infinité
s’identifie avec l’être de Dieu. En effet, dans son Opus oxoniense (I, 3, 2), le

129
Cité par Mondin, Ivi, 170.
86

théologien franciscain, par une vigoureuse argumentation, montre que des tous
attributs conférés à Dieu, celui qui qualifie le mieux l’être de Dieu par rapports aux
êtres créés, c’est celui de l’ente infinito in atto. Cet infini de Dieu est pris dans son
sens positif de plénitude sans limites, de totalité inépuisable puisque c’est de lui que
tout procède. Cette infinité divine n’a rien à avoir avec l’indéfini qui n’a pas encore
de visage précis, pas de forme ou de figure déterminée puisqu’il peut prendre
n’importe quel forme ou figure. Dieu n’est pas non plus l’infini potentiel au sens
platonicien (de chaos) ou aristotélicien (de matière) qui peut devenir n’importe quelle
chose, mais plutôt au sens actuel de totalité déjà accomplie car Dieu est déjà tout :
« toute forme, tout acte, toute perfection, toute plénitude telle qu’en dehors de lui il
n’y a rien ».

Ce n’est pas parce que l’esprit humain ne parvient pas à avoir une idée exacte de
l’infini divin que cela crée une carence dans l’être de Dieu. Cette incapacité de la
raison humaine souligne plutôt l’infinité de Dieu dont les perfections sont
insaisissables par l’homme car elles sont au niveau le plus élevé qui soit.

8.1.5. Simplicité

Si Dieu seul mérite d’etre appelé « être » parce que par essence il est pur acte
d’être (existence) alors que les autres êtres - même ceux qui nous paraissent simples -
sont composés d’essence et d’acte d’être (ou d’une variété de compositions :
substance-accident, forme-matière, qualité-quantité, acte-puissance, etc), on peut dire
Dieu seul est simplicité absolue dans la mesure où il exclut toute composition. En Lui
il y a coïncidence parfaite et totale de n’importe quelle perfection. Pas de faille ni
d’effilochage en Dieu. En tant qu’acte très pure et très parfait, Il est très simple.

Il y a composition là où manque l’identité de l’essence et de l’être, là où l’être ne


revêt pas son caractère de nécessité mais seulement de possibilité et où les essences
n’exigent pas l’être et peuvent le recevoir. Alors que les réalités créées peuvent ou ne
pas etre (connaissent parfois diminution dans leur être), Dieu seul « est » simplement.
On ne trouve en lui aucune composition de puissance d’être (essence) et d’acte d’être
(existence). Il est hors de portée de toute corruption, désagrégation ou soustraction.
Impassible, très clair, très transparent, d’une vitalité très pleine et intense, Dieu ne
connaît pas d’éclipse ni de mort. Parler de la simplicité de Dieu c’est avoir cette
conscience que la multiplicité des noms ou des attributs divins ne provient nullement
de la multiplicité d’éléments en Dieu mais plutôt de la multiplicité d’approches et de
perspectives que l’esprit humain adopte pour avoir de Dieu une connaissance de plus
en plus affinée.

8.1.6. Immensité

Dieu est immense car non mesurable. Le terme latin in-mensus signifie dépourvu de
mesure, infini. Dieu est sans mesure car il est lui-même le principe de toute mesure.
86

Tout se mesure à partir de lui : bonté, justice, vérité, sagesse, beauté, valeur, etc. Dieu
échappe à tout effort de mesure parce qu’il ne peut être circonscrit en un lieu ou en un
espace. Sa grandeur n’a point de limites. Par le terme « un », on veut indiquer le
maximum de concentration de l’essence de l’être divin tandis que par le terme
« immense » on veut exprimer sa dilatation maximale. L’ « Un » serait l’Alpha alors
que l’ « Immense » serait l’Oméga.

8.1. 7. Toute-Puissance

Dieu est présent partout : dans les sommets comme dans les abîmes, dans les lieux
habités comme dans ceux bruyants, affolés ou désertiques, dans les plis de la pensée
comme dans les états d’âme, au ciel comme sur terre, etc. C’est aussi bien avec son
regard pénétrant et clairvoyant qu’avec son être et sa personne que Dieu se rend
présent. À cause de sa limitation, l’homme est partiellement - et même passivement -
présent à son monde. La présence active et regénératrice de Dieu est due au fait qu’Il
est l’auteur principal de la danse de l’être et de la vie du monde130.

8. 1. 8. Éternité

La présence de Dieu ne s’étend pas seulement aux lieux et aux personnes ; elle
touche aussi tous les temps (passé, présent et futur, seconde, minute, heure). Tandis
que notre etre se déroule dans un arc de temps et d’espace très bref, l’être de Dieu au
contraire embrasse et dépasse le temps. Il est éternel. Il vit dans un présent perpétuel.
En tant qu’actualité parfaite, Dieu est plénitude de toutes les perfections alors que les
hommes se réalisent progressivement. Dans sa lente et progressive réalisation,
l’homme se rend compte que quelque chose lui échappe de son pouvoir, de son
savoir, de son plaisir et surtout du temps au fur et à mesure que sa vie passe. Dieu n’a
pas besoin de se développer, de croître, de devenir - et donc de temps - puisqu’il
possède déjà le maximum d’expériences, de vertus, de plaisirs, d’être que l’homme
désire acquérir dans sa vie.

8.1.9. Immuabilité

Dieu est immuable car il est établi dans la plénitude de l’être et de la perfection. Le
changement implique augmentation ou diminution. Il s’applique à l’être qui n’a pas
encore atteint une certaine perfection ou qui est incapable de défendre ses acquis. Il
se vérifie chez les êtres disposant seulement d’une partie de l’être et désireux avec
angoisse d’en avoir plus. Ce qui n’est pas le cas pour Dieu. Sa joie c’est irradier la
splendeur de son être aux étants afin de les amener à leur réalisation plénière.

Immuabilité ne veut pas dire inertie, inaction comme le disent certains penseurs qui
refusent d’attribuer à Dieu l’immuabilité. L’immuabilité n’exclut pas l’action. En la

130
Somme théol. I, q. 8, a. 1.
86

situant avant tout au niveau de l’être, elle exclut tout changement d’être (qualitatif,
quantitatif, spatial, temporel, substantiel, accidentel) en Dieu : ce dernier est
pleinement réalisé et c’est lui qui agit sans cesse tout en demeurant fidèle à lui-même.
Saint Augustin est sans doute le plus grand chantre de l’immuabilité divine. Les
créatures, dit-il, manifestent beaucoup de perfections (beauté, bonté, puissance, etc)
mais aucune d’elles ne possède la qualité de l’immuabilité. Elles sont entourées de
l’abîme du néant, très fragiles, provisoires, fugaces, etc. Seul Dieu est au-delà de
cette immense océan de précarité étant souverainement immuable, éternel131.

À l’époque moderne, c’est Sören Kierkegaard qui est le grand défenseur de


l’immuabilité divine. Contre Hegel qui a entraîné Dieu dans le vertige du devenir au
point d’identifier l’être de Dieu avec le devenir de l’histoire, Kierkegaard a réaffirmé
catégoriquement l’immuabilité divine. À la suite d’Augustin, Kierkegaard considère
l’immuabilité divine comme la ligne de démarcation, l’infinie différence qualitative
entre Dieu et le monde, et en même temps ce qui protège et la divinité de Dieu et la
créaturalité des créatures132.

8. 2. Attributs spirituels

Pour ceux qui ne disposeraient pas d’un concept intensif d’être, celui d’ « esprit »
définirait mieux que celui d’être la nature de Dieu. De ce concept proviennent tant
d’autres attributs admirables tels que vie, liberté, pensée, vérité, bonté, amour. Le
terme « esprit », du latin « spiritus » a son correspond grec « pneuma » qui signifie
anciennement « vent, air, respiration, souffle animateur ». C’est dans la suite que
pneuma est venu à signifier « âme » ou encore « toute substance spirituelle ». C’est
ce sens qu’il prend à propos de Dieu. Si le terme « immatériel » appliqué à Dieu revêt
une signification négative, celui d’ « esprit » par contre a un sens positif qui signifie
ouverture, disponibilité, dédition, communicabilité et communication, activité et
actuation sans limite et barrière.

À l’instar de la lumière, l’esprit est transparence, pénétration, effusion. Il s’insinue


dans les coins et recoins, dans les profondeurs des océans, des abîmes ou des coeurs.
Il voit tout, scrute tout et connaît tout. Il est libre et souverain, généreux et vigoureux.
Il s’ouvre, se communique, se donne. Il est vif et allumé. Il ne peut être étouffé, ni
enchaîné. Il ne peut s’éteindre ou se corrompre : il est immortel. Comme esprit, Dieu
est tout cela. Et plus encore puisque nous n’avons aucune vision directe de l’esprit,
liés que nous sommes au monde matériel. L’esprit doit donc etre insaisissable,
incompréhensible, indicible et non conceptualisable. Ces caractéristiques de l’esprit
sont inhérentes à une série d’attributs dits « attributs spirituels » à cause du
dynamisme, de l’immatérialité et du caractère communicatif de l’esprit. Parmi ces

131
De Trinitate, 4, 1, 1 ; 5, 1, 3.
132
Journal I, n. 1602.
86

attributs, nous pouvons citer la vie, l’activité, la liberté, la pensée, la bonté, l’amour,
la beauté.

8.2.1. Vie

Concept très riche de significations et de valeurs, la vie est acte et activité,


dynamisme et fécondité, pouvoir dont dispose certains êtres d’être cause de son agir
et de son mouvement. Pour Aristote, la vie est essentiellement mouvement : il s’agit
de ce mouvement particulier appelé « automoteur » c.à.d. cette capacité de se
mouvoir par soi et de mouvoir soi-même. Par conséquent c’est un mouvement qui
procède à l’intérieur et non à l’extérieur et qui reste dans le sujet qui le produit. Il lui
est immanent c.à.d. tourne à l’avantage du sujet. Si telle est la vie, il faut dire que la
vie appartient avant tout et en premier lieu à Dieu. En Dieu, la vie est parfaite et sans
aucune commune mesure avec les formes de vie (végétative, sensitive et rationnelle)
que nous connaissons et qui sont imparfaites parce que liées à la corporéité et aux
sens. La vie divine transcende celle des esprits angéliques qui sont malgré tout
limités. La vie de Dieu est identique à son être : voilà pourquoi Dieu est le Vivant.

Cette vie divine est en outre féconde puisqu’elle produit le monde dans la diversité
de ses richesses. Cette fécondité est aussi mystérieusement interne, trinitaire : elle est
la vie du Père, du Fils et de l’Esprit Saint.

8.2.2. Activité.

Dieu est toujours en acte. La vie est une de ces modalités d’actualisation de l’être
de Dieu. Du point de vue de la pensée humaine, la vie (le vivre) est la première
modalité après l’être. Après quoi vient tout le reste. Si l’on considère l’activité
comme étant la fécondité d’un être, on peut dire que plus un être est doté en être, plus
grande est sa fécondité ou son activité. Puisque Dieu est pur être, il libère sans cesse
l’action. L’être est le coeur même de tout agir. En Dieu être et agir s’identifient car
c’est de son être même qu’explose et provient son activité. Pour les idéalistes, c’est
l’agir qui crée l’être ; pour Thomas d’Aquin par contre c’est l’être qui fait
continuellement fleurir l’agir. Dieu est établi dans le règne de l’agir puisque son être
est plénitude d’actualité. Il est action et jamais inertie. Cette activité divine n’est pas
contemplation d’un spectateur devant son propre être subsistant parce qu’en tant
esprit, Dieu se donne et se communique dans un seul acte comprenant cependant une
richesse infinie.

8.2.3. Liberté

Négativement, liberté signifie absence de contraintes, d’oppressions. Positivement


elle exprime la souveraineté, la seigneurie, la maîtrise de soi et de ses actes,
l’autodétermination (décision). Elle est la prérogative de l’esprit. Parce que soumise
aux lois inexorables et à la nécessité, la matière n’est pas libre. L’esprit ne peut être
86

emprisonné ; il est autonome, maître de soi et fait ce qu’il veut. L’esprit est
spontanéité dans son agir. Dieu est suprême liberté car, en tant qu’esprit absolu, il est
libre de tout conditionnement. Tout ce qui est ou bien s’identifie à son être ou bien
provient de lui. Étant éternel, il n’est déterminé ni par le passé ni par le futur.

Son antériorité à tout ce qui existe fait qu’il ne peut subir aucune contrainte de quoi
que ce soit, et sa totale maîtrise de soi s’explique par le fait que son esprit coïncide
parfaitement avec son être. L’ampleur de son ouverture est comblée par la très grande
intensité (vitalité) de son être. Dieu n’accomplit pas des choix – comme nous – pour
déterminer son mode d’être puisqu’il est déjà pleinement et parfaitement lui-même.
Sa liberté s’effectue comme exercice de choix et domination vis-à-vis des choses, car
c’est par pure libre initiative de Dieu que tout ce qui existe acquiert l’être. C’est donc
une liberté qui choisit et qui donne : elle choisit parmi les infinies imitabilités de son
être et confert réalités à certaines d’entre elles.

La liberté est effusion d’etre. Ce n’est pas la liberté qui génère l’être (d’après les
idéalistes et les existentialistes) car la liberté ne précède ni l’être ni l’esprit mais les
accompagne. En Dieu, la liberté tout comme la vie répand l’être de deux manières :
par des processions divines (Père, Fils et Esprit Saint) à l’intérieur et à travers la
création à l’extérieur. Philosophes et théologiens sont tous d’accord pour reconnaître
que Dieu est libre (l’unique qui soit libre pour Spinoza). Cette liberté divine ne
s’oppose guère à la liberté humaine. Elle en est au contraire la garantie.

8.2.4. Pensée

Dieu connaît tout. Il est présent partout non seulement par son être mais aussi par sa
pensée. Il est avant tout présent à lui-même par une parfaite auto-conscience, de sorte
qu’il n’a pas besoin de sortir de lui-même et y faire retour pour se connaître (Hegel).
En tant qu’esprit très pur, Dieu se comprend, se communique et se connaît lui-même
et, dans cette auto-compréhension, il connaît en même temps toute réalité. Chaque
chose ou chaque personne est une pensée particularisée de Dieu qui l’a voulue
unique. Aussi chacun de nous porte à son accomplissement un projet d’humanité
initialement pensé et esquissé par Dieu.

Un peu à la manière de Platon, la pensée divine représente l’archétype de la réalité


créée avec cette différence que la pensée divine contient et préfigure tout ce qui fait
partie de la constitution de chaque étant en particulier alors que les Idées
platoniciennes se limitent et préfigurent uniquement les éléments génériques,
essentielles ou universelles de l’espèce. La pensée divine conçoit l’ordre de l’univers
en détails133. La pensée divine ne peut se tromper ni ne peut tromper. Elle est exacte,
infaillible, vraie, généreuse. Elle se communique gratuitement et charitablement.

133
Cf. S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, I, q. 15, a. 2.
86

8.2.5. Bonté

La bonté et la malice sont les traits qui se dévoilent sur le visage d’une personne
marqué par le poids de l’âge. Aussi, à la maturité, on découvre de la bonté, de la
douceur, de la suavité et de l’amabilité sur le visage de celui qui aura opéré le bien et
de la malice ou de la méchanceté pour celui qui aura mal agi. En Dieu, il n’y a
l’ombre d’aucune malice puisqu’il est la bonté suprême. Au sens actif, est bon celui
qui aime, tandis qu’au sens passif est bon ce qui est aimable. Pour Aristote, le bien
c’est ce que tout le monde aime. Dieu est suprêmement bon aussi bien au sens actif
que passif. Il aime soi-même, sa personne, son être, sa beauté, sa grandeur, sa
puissance, sa liberté. Sa bonté est essentiellement effusion d’amour vers lui-même de
sorte que bonté et être sont identiques en Dieu.

Dieu n’a besoin d’aucune créature car son amour pour lui-meme lui donne une
parfaite et totale satisfaction. Mais sa bonté se répand sur ses créatures qu’il tire du
néant en les posant dans l’être, devenant ainsi source d’une bonté fragmentaire dans
les créatures. Car plus une créature a plus d’être, majeure est sa bonté. Du point de
vue ontologique, l’ange est plus bon que l’homme, ce dernier plus que l’animal qui
lui-même est plus bon que la plante, etc. Comme le dit la Genèse, tout ce qui sort des
mains de Dieu est bon134.

8.2.6. Amour

Bonté et amour sont étroitement liés car l’amour naît de la bonté et génère la bonté.
Aimer c’est vouloir du bien. On parle de l’amour de bienveillance (ou agapè) quand
on aime de façon désintéressée et l’on veut uniquement le bien de l’autre. L’amour de
concupiscence (ou eros) par contre est intéressé puisqu’on cherche le bien de l’autre
pour en tirer profit. L’amour de soi est la première et naturelle direction que prend
l’amour. Cet amour de soi devient égoïste lorsqu’il n’intègre pas les autres.

L’évangéliste Jean définit Dieu comme Amour car non seulement il s’aime lui-
même mais aussi son être (suprêmement bon) est parfaitement aimable et source de
grande joie et d’inépuisable complaisance. Par ailleurs dans son amour de soi Dieu
aime aussi les êtres de manière gratuite, généreuse au point de leur conférer
l’existence. Alors que l’amour humain ne crée pas l’être aimé mais le présuppose, le
défend, l’aide à s’améliorer et à s’accroître, l’amour de Dieu quant à lui crée puisqu’il
est la cause effective de la manifestation des êtres. C’est un amour de bienveillance,
de donation gratuite.

Il faut dire qu’en Dieu les êtres sont pensés et aimés (éternellement) avant qu’ils
n’existent. Dans un seul acte d’amour (universel), Dieu a établi une relation
d’affection très efficace que nous pouvons par exemple observer entre une mère et

134
Cf. aussi S. Thomas d’Aquin, Somme de théol. I, q. 20, a. 2.
86

son enfant avant même qu’il ne vienne au monde. Dieu aime intensément chacune de
ses créatures, mais en meme temps le bien qu’il porte pour chacune d’elles est
proportionné à leurs possibilités respectives : aux créatures rationnelles faites à son
image et ressemblance, Dieu veut qu’elles parviennent à la vision béatifique, alors
qu’aux créatures irrationnelles il assigne une place dans l’ordre établi.

Le christianisme nous en dit plus : la grandeur de l’amour de Dieu est telle qu’elle
prend la forme d’une personne, celle de la troisième personne de la Trinité, l’Esprit
Saint. Le lien existant entre le Père et son Fils n’est pas simplement affectif mais
subsistant. L’amour n’est plus une simple qualité, une vertu mais bien une personne.
L’amour cesse d’être un simple attribut divin pour devenir une personne divine. Le
christianisme enseigne aussi que par amour, le Fils est entré dans l’histoire humaine
au point de devenir un homme et même un serviteur souffrant, crucifié et
ressuscité135.

8.2.7. Beauté

Le visage de Dieu n’est pas seulement bon, aimable mais aussi admirable,
charmant et beau. Cette beauté dépasse toute beauté car elle est extrêmement
radieuse, riche et complexe. La beauté est cette grâce spéciale qui fait qu’une
personne, une chose ou une action suscite admiration, fascination et procure du
plaisir. Tandis que la vérité interpelle la connaissance, que la bonté sollicite la
volonté, la beauté elle excite l’admiration. La beauté nous laisse en extase. Elle se
laisse regardée, fixée, contemplée en silence. Elle saisit tout notre être au point de
désirer que la personne (chose ou action) contemplée ne disparaisse guère. Il y a dans
la beauté une perfection extraordinaire, surnaturelle, sublime qui surpasse la sphère
matérielle. C’est ce sublime que philosophes, théologiens et poètes ont chanté.

Dans Le Banquet, Platon situe la beauté au premier plan du monde idéal ou divin
car seule la beauté a, de toutes les substances parfaites, « le privilège d’être la plus
évidente et la plus aimable »136. À la beauté, Platon attribue des caractères qui
appartiennent à Dieu seul : en effet, la beauté est « la raison première et la fin ultime
de tous les exercices » que l’âme doit accomplir pour parvenir au monde des Idées.
Augustin137 et Thomas d’Aquin138 sont eux aussi de grands chantres de la beauté
divine.

8.3. Attributs personnels.

135
Jn 4, 9-10.
136
Le Banquet, 211 a-b.
137
Commentaire de l’Evangile de S. Jean, tract. 9, 9.
138
Des Noms divins, IV, lect. 59, n. 346 et 340.
86

Dieu est une personne. Il est la première personne. La personne est le nom
généralement attribué à l’être intelligent et très libre. Comme Dieu est intelligence et
liberté suprêmes, il ne peut qu’être personne, mieux la première personne. L’être
personnel est un esprit c.à.d. ouverture, communication, dédition, liberté, pensé, etc.
S’agissant de la personne, il faut ajouter à ces qualités celle de « subsistance » c.à.d
« possession de son acte d’être » qui implique la jouissance d’une parfaite autonomie
d’être139. La personne donc est l’être qui subsiste dans l’ordre spirituel. C’est le cas de
l’homme quand bien même il n’est pas esprit pur. Par son âme, en effet, l’homme se
distingue des autres êtres naturels. Jamais nous ne disons d’un animal ou d’une plante
qu’ils sont des personnes privés qu’ils sont - essentiellement - de l’esprit.

La définition classique de l’esprit qu’on attribue à Boèce dit que la personne est
« une substance individuelle de nature rationnelle » (rationalis naturae individua
substantia). Celle de Thomas d’Aquin est aussi valide et même précieuse bien que
condensée. Dans la Somme contre les Gentils, l’Aquinate définit la personne comme
l’etre qui « subsiste dans une nature rationnelle ou intellectuelle » (persona est
subsistens in natura rationali vel intellectuali). C’est toujours un individu qui
subsiste. Le terme « substance » le dit encore clairement puisqu’il évoque
l’appartenance au monde réel, celui des existants. Subsister est le mode par
excellence d’exister.

Dieu comprend de manière parfaite et totale les deux qualités de subsistance et


d’intelligence de la personne. Subsistance et intelligence lui confèrent aussi l’auto-
conscience, la communication, le dialogue. Il s’agit d’une auto-conscience qui baigne
dans l’agapè, déborde d’amour et s’auto-transcende continuellement comme c’est le
cas de la Trinité. Sont liés à la Personne divine les attributs de sainteté, de dignité, de
puissance, de justice et de bonheur.

8.3.1 Sainteté

Parmi les sens que revêt ce terme, on peut relever la pureté, l’inviolabilité,
l’appartenance au sacré et l’incompatibilité avec le péché. Chez Thomas d’Aquin, la
sainteté signifie deux choses : « pureté » (munditia) qui correspond au grec aghios
(άγιος) c.à.d privé de terre et « fermeté » (firmitas) c.à.d garanti, sanctionné par la loi
et donc rendu inviolable.

C’est de manière analogique que nous disons de Dieu qu’il est Saint ou trois fois
Saint. Dieu est essentiellement privé de tout péché, de toute imperfection volitive ou
intellectuelle (Bossuet). Par antonomase, Dieu est saint. Comme pour la vérité, la
bonté, la beauté et l’amour, tout ce que Dieu est, pense et fait est saint : aussi bien son
nom, sa volonté, sa personne, sa sagesse que son être, tout cela est saint. Voilà
pourquoi Dieu mérite adoration, louange, gloire et confiance (abandon) totale.

139
Mondin, Ivi, 191.
86

8.3.2 Dignité (valeur)

Toute personne est digne de grande estime et du plus grand respect. Son être doit
être traité comme une fin et non comme un moyen (Kant). Dignité renvoie à valeur
c.à.d à « ce par quoi un être est digne d’être, une action est digne d’être accomplie »
(Romano Guardini). C’est le christianisme qui a introduit, proclamé et défendu le
concept ainsi que la valeur absolue de le personne. Lutter contre l’avortement et
l’euthanasie c’est défendre la dignité de la personne. C’est en Dieu, en sa dignité
absolue que s’enracinent la valeur absolue (non instrumentale) et la dignité infinie
(non partielle) de la personne.

Dieu est absolument digne car sa valeur est absolument suprême sur tous les plans
(ontologique, axiologique, gnoséologique, éthique, etc) alors que l’homme ne peut le
revendiquer totalement dans l’ordre ontologique par ex. à cause de son caractère
changeant. Dieu est l’Alpha et l’Oméga. Aussi est-il le fondement sûr et solide de
toutes les valeurs absolues. Par ailleurs, les propriétés transcendantales de l’être (être,
un, vrai, beau, bon) sont des propriétés essentielles de Dieu.

C’est devant la suprême dignité, l’excellente noblesse, l’infinie perfection, la très


pure sainteté, l’absolue valeur de Dieu que se prosternent les anges du ciel et les
hommes sur la terre.

8.3.3. Puissance

Toute personne possède un pouvoir et, d’une manière générale, sa dignité


personnelle, son prestige, sa valeur sont proportionnés à son pouvoir qui peut être
physique, moral, intellectuel, politique, économique, religieux. Quiconque est
dépourvu de puissance non seulement est incapable de s’adonner à telle ou telle chose
mais est également diminué dans sa personne. Le pouvoir extérieur – parce que
incertain et aléatoire – n’est pas le plus profond et le plus solide, mais celui intérieur
enraciné dans l’être. Autant une personne est intérieurement et spirituellement
grande, autant plus forte est sa puissance. La racine dernière du pouvoir est l’être car
c’est ce dernier qui est à l’origine de tout acte et de toute action, de toute perfection,
grandeur et valeur.

De ce qui précède, il résulte que Dieu est le maximum dans l’être, dans l’esprit et
dans la valeur ; il est le maximum aussi dans le pouvoir. Puisqu’en lui il y a identité
parfaite de vie et d’être, de vérité et d’être, de beauté et d’être, d’esprit et d’être, il y
a aussi identité parfaite de pouvoir et de bonté, de pouvoir et d’esprit, de pouvoir et
de valeur : la puissance divine est absolue et se reflète dans tous les attributs divins.
La puissance de Dieu n’est pas aveugle ni violente ou brutale mais un pouvoir éclairé
par la sagesse, la vérité, la bonté, la sainteté, la beauté et l’amour. Sans limite, la
puissance divine est toute puissante alors que celle des hommes, même les plus
86

doués, est limité et conditionné par la matière, la culture, la société. L’acte créateur
est le témoignage, le document le plus grand et le plus impressionnant de la puissance
divine car il montre la toute puissance de Dieu capable de franchir l’abîme du néant
(création à partir du néant) et de poser les choses à la lumière de l’être.

8.3.4. Justice

La justice est cette vertu fondamentale qui règle les rapports interpersonnels
donnant à chacun ce qui lui revient 140. La justice présuppose des droits et des devoirs
et s’exerce dans le respect de ces droits et devoirs. Dans cette perspective, il est
difficile de parler de justice par rapport à Dieu. Nous disons pourtant que « Dieu est
juste », que « la justice de Dieu est magnanime », ou encore que « Dieu est juste
envers tous ». Car nous sommes convaincus qu’une telle justice existe et qu’elle a
pour finalité de suppléer aux défauts de la justice humaine. Dieu n’est pas seulement
bon et miséricordieux, il est aussi juste.

Comme vertu cardinale, la justice est une perfection qui appartient de droit à Dieu.
Mais à l’instar de ce qui survient à toute vertu et perfection, il convient de distinguer
dans la justice la res significata (chose signifiée) et le modus significandi (mode de
signification) : la justice en tant que perfection simple ou nature de Dieu par laquelle
il donne à chaque créature ce qui lui convient n’est rien d’autre que l’être même de
Dieu, mais les modalités par lesquelles la justice est rendue par les hommes ne
conviennent guère à Dieu141. Pour le christianisme, Dieu n’est pas seulement juste,
mais il est aussi Celui qui justifie l’homme en lui pardonnant ses péchés et en le
faisant participer à sa vie divine.

8.3.5. Bonheur

Bonheur est synonyme de « béatitude ». Il exprime le plein assouvissement


(satisfaction, réalisation) de la personne c.à.d de l’être intelligent qu’est l’homme. Le
bonheur est essentiellement joie d’être, de vivre et d’exister. Nous faisons
l’expérience de cette joie dans des moments importants de notre vie, par exemple
lorsque nous atteignons un objectif fixé : le diplôme, le mariage, la naissance d’un
fils, etc. Le bonheur est cette aspiration secrète qu’abrite notre coeur et qui est en
même temps le ressort de chacune de nos actions, l’objectif dernier n’importe quelle
initiative.

Dieu est suprêmement heureux. Il expérimente la joie de son existence car en lui
l’auto-réalisation est pleine, parfaite et totale. Dieu contemple son être infini, éternel,
très beau, très vrai, excellent, très sage, très juste, très saint et Il l’aime et s’y
complaît. Le bonheur de Dieu est le principe, la source et la mesure de tout bonheur.

140
S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, II-II, q. 68, a.1.
141
S. Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, I, 93.
86

La félicité, la béatitude tout comme la joie ne sont pas des sentiments fermés,
silencieux mais expansifs, diffusifs, communicatifs, sociaux. La joie du bonheur se
traduit en amour, en donation. Qui vit dans la joie est généreux. Ainsi Dieu donne-t-il
sa joie sans mesure à ses créatures. L’expression « tout est bon » est une parole de
joie par laquelle Dieu appelle du néant le ciel et la terre et communique sa joie aux
animaux, aux plantes, à l’homme et à la femme.

En concluant ce chapitre relatif aux attributs divins, nous avons cherché à définir la
nature de Dieu, à comprendre son « esprit » et sa personne sans toutefois être parvenu
à voir Dieu tel qu’Il est en lui-même. Nous avons perçu quelque chose de Dieu mais
nos concepts, notre langage est-il adéquat à l’être divin ? Dans quelle mesure notre
intelligence et notre langage imparfait peuvent-ils s’appliquer à lui ?

Chap. IX. Incognoscibilité de Dieu et analogie des Noms divins

S’il est possible de démontrer l’existence de Dieu, d’avoir une certaine


connaissance de sa nature et de ses attributs, est-il par contre possible de parler de Lui
dignement ? Quelle valeur ont nos concepts et nos paroles lorsqu’ils sont appliqués à
Dieu ? Disons d’emblée que deux erreurs sont à éviter : d’une part, ne par attribuer à
nos concepts et à nos paroles une valeur trop grande comme le font les ontologistes et
les littéralistes, et d’autre part, ne pas leur donner une valeur trop petite à l’instar des
agnostiques et de certains apophatismes.

Du point de vue historique, le débat sur la valeur de notre connaissance de Dieu et


du langage théologique accompagne toute l’histoire de la philosophie depuis les
Grecs. C’est à Xénophane de Colophon qu’on attribue cette célèbre pensée selon
laquelle « si les vaches, les chevaux et les lions disposaient des mains ou pouvaient
dessiner et entreprendre des oeuvres semblables à celles des hommes, ils
représenteraient les dieux le cheval (oeuvres) semblables aux chevaux, la vache celles
similaires aux vaches, et ils leurs donneraient des corps semblables aux leurs ».
Platon a une prédilection pour les concepts négatifs et la voie apophatique pour
décrire les idées archétypes du Bien et du Beau, tandis que Aristote affectionne les
concepts positifs et la voie cataphatique pour parler de Dieu. Mais c’est à Philon
d’Alexandrie que revient le mérite d’une claire formulation du problème de la
connaissance de Dieu et du langage théologique et d’une proposition des solutions
magistrales dont l’impact sur la patristique notamment a été grand.

9.1. Philon d’Alexandrie

Pour cet hébreu d’Alexandrie, Dieu existe et nous ouvons le connaitre à travers ses
attributs. Il est absolument transcendant : une transcendance totale et à tous les
niveaux (ontologique, gnoséologique, sémantique, etc). Ontologiquement, Dieu est
au-delà du monde matériel et sensible et du monde immatériel des idées. Il est
86

« meilleur que le bien, plus ancien que la monade et plus simple que l’un ».
Gnoséologiquement, Dieu ne peut être compris par aucun esprit humain ou angélique.
Du point de vue sémantique, il n’y a aucun langage humain qui puisse exprimer
adéquatement sa nature. Dieu est ineffable, inconcevable et incompréhensible. Dieu
n’est ni ceci ni cela ;Il est « Totalement Autre » et tous les noms que nous utilisons
pour parler de Lui ont valeur négative ou métaphorique.

9.2. Plotin

Pour avoir étudié à Alexandrie, Plotin ne pouvait guère ignorer les écrits et la
doctrine de Philon qu’il fait sienne et applique à l’Un dont il exalte la totale et
absolue transcendance, devenant ainsi l’un des plus grands défenseurs de
l’incognoscibilité et ineffabilité de la Première Hypostase, l’Un qui n’a pas d’essence
et donc exclut toute définition142. L’Un est au-delà de la substance, de l’être, du
connaître, de la quantité et de la qualité. De l’Un, nous ne pouvons avoir que des
concepts négatifs et user des expressions négatives.

9.3. Saint Augustin

Lecteur attentif de Plotin, l’évêque d’Hippone recueille l’hérédité de Philon et de


Plotin et fait siennes leurs doctrines sur l’incognoscibilité et l’ineffabilité de Dieu.
Parlant de la docta ignorantia, Augustin écrit : « Ce qu’Il est en Lui-meme, il est
impossible de le penser, mieux nous l’ignorons ; par conséquent n’importe quel
concept nous nous formons de Lui, nous devons le repousser et l’éloigner (...). Il y a
pourtant en nous une sorte, pour ainsi dire, de docte ignorance, acquise avec l’aide de
l’Esprit Saint, qui vient au secours de notre faiblesse »143. 

Dans son ensemble, l’enseignement d’Augustin sur la connaissance de Dieu est


extrêmement dialectique. S’il affirme avec une absolue certitude la cognoscibilité de
l’existence de Dieu, il attribue à l’intelligence humaine - relativement à la nature
divine - la capacité de connaître certains attributs, mais jamais la capacité de penser et
de comprendre l’essence intime de Dieu. À la transcendance gnoséologique
s’accompagne nécessairement la transcendance sémantique : dans la mesure où l’être
de Dieu dépasse toute réalité, il est clair que tout ce que nous pouvons en dire est loin
d’exprimer adéquatement son être.

9.4. Pseudo-Denys

Néoplatonicien chrétien du Vè s., le Pseudo-Denys est l’auteur du premier traité de


l’histoire de la philosophie su les noms divins, De divinis nominibus. Oeuvre brève
mais très célèbre, elle contient une théorie complète sur les modes ou voies

142
Ennéades VI, 8, 11.
143
Epitre 130, à Probe ; PL 33, 505. Voir aussi De Trinitate, 8, 2, 3.
86

d’approche de Dieu. Les trois voies sont : positive, négative et éminente. Il ne s’agit
pas des voies séparées ou parallèles, mais de trois étapes d’une même voie. La voie
positive assigne à Dieu un attribut déterminé (p. ex. Dieu est sage) tandis que la voie
négative ou via remotionis nie ou retranche ce même attribut tantôt donné à Dieu (p.
ex. Dieu n’est pas sage) au motif que Dieu n’est pas sage à la manière de l’homme.
On conclut finalement par la voie éminente par laquelle on met en relief le caractère
superlatif et transcendant des perfections divines (p. ex : Dieu est très sage,
infiniment sage)144.

9.5. Thomas d’Aquin

Dans les questions 12 et 13 de la Somme de théologie (I) où il traite de la


cognoscibilité et des noms de Dieu, Thomas d’Aquin souligne les limites de notre
connaissance divine qui est plus négative que positive car puisée des réalités
sensibles plutôt que d’une vision directe de Dieu. Quant à la signification des noms
divins, l’Aquinate formule la célèbre doctrine de l’analogie qui se présente comme
une voie médiane entre l’équivocité et l’univocité. Car les noms divins n’ont pas le
même sens que nous donnons aux réalités créées (univocité), mais ils ne leur sont pas
non plus totalement différents (équivocité). Ils ont donc une signification
partiellement identique en ce qui concerne la perfection prédiquée, et une
signification partiellement diverse quant au mode de prédication.

9.6. Kant

À l’inverse de ce qu’il a soutenu dans Critique de la raison pure, Kant attribue à la


raison spéculative dans Prolégomènes à toute métaphysique future le pouvoir
d’atteindre une certaine connaissance de Dieu, fût-il minime. Kant définit une telle
connaissance comme symbolique ou analogique, la seule forme de connaissance de
Dieu qui correspond, selon Kant, aux attitudes de la raison humaine ne disposant
d’aucun pouvoir intuitif et qui est capable d’éviter à la fois les écueils de
l’anthropomorphisme dogmatique et du scepticisme radical.

Pareille connaissance, dit Kant, n’a aucune prétention de dire l’essence intime de
Dieu, mais se borne à donner des indications sur le rapport que le monde empirique
peut avoir avec un Être dont le concept, pour nous, est au-delà de toute possibilité de
connaissance145. D’une semblable considération, on peut dire qu’il existe chez le
philosophe de Königsberg une théologie rationnelle qui recourt au procédé
analogique.

9.7. Karl Barth

144
Pseudo-Denys, De divinis Nominibus, VII, 1.
145
Prolégomènes, n. 57.
86

Contre le philosophe polonais E. Przywara qui affirme dans son Analogia entis que
l’analogie est le principe-clé du catholicisme, Barth soutient qu’il n’existe aucune
vraie connaissance de Dieu en dehors de la Révélation. Il n’y a donc pas d’analogie
d’en bas (analogia entis) mais uniquement d’en haut ou analogia fidei car seule la
Parole de Dieu peut fournir à l’homme des concepts analogues de Dieu c.à.d
susceptibles d’être prédiqués en propre, même si c’est de façon proportionnelle, de
Dieu.

Pour Barth, l’analogia fidei est un don par lequel Dieu communique à l’homme
des concepts, des paroles permettant de le connaître, de le nommer, mais toujours
dans les limites fixées par l’infinie différence qualitative (ontologique) qui sépare
Dieu, le Tout Autre, de ses créatures. Aussi Dieu demeure-t-il toujours
essentiellement ineffable.

9.8. Les Néopositivistes (Carnap, Wittgenstein, Ayer, Flew)

Avec les néopositivistes, il s’est produit le grand « tournant linguistique » du Xxè


s. À partir du présupposé selon lequel les problèmes philosophiques sont
essentiellement des problèmes linguistiques et non gnoséologiques ou métaphysiques.
C’est le critère de vérificabilité qui permet de distinguer les langages ayant une
signification cognitive c.à.d pouvant être dits vrais ou faux et ceux à signification
simplement émotive c.à.d exprimant uniquement un sentiment personnel. À cet effet,
seul le langage des sciences disposerait d’une signification cognitive et il serait
impossible de parler de Dieu de manière sensée (Carnap, Wittgenstein, Ayer, Flew).

Le critère de vérification expérimentale est insoutenable. Il s’agit d’ailleurs d’un


simple postulat qui n’est même pas confirmé dans le domaine des sciences. Karl
Popper l’a donc corrigé par le critère de falsificabilité en precisant néanmoins que sa
fonction était simplement celle de tracer une ligne de démarcation entre ce qui est
scientifique et ce qui est en dehors du domaine de la science, et n’était donc pas un
critère absolu de signification. Aussi en métaphysique et en théologie, fût-on retour
au critère de l’analogie.

Si l’on se rapporte à l’histoire de la philosophie relativement à la cognoscibilité de


Dieu, on peut retenir la leçon de Thomas d’Aquin et de Kant. Tous deux dénoncent
deux solutions erronées : l’univocité (S. Thomas) et l’anthropomorphisme
dogmatique (Kant) d’une part puisqu’ils amplifient notre pouvoir cognitif et
linguistique et d’autre part l’équivocité (S. Thomas) et le scepticisme radical (Kant)
qui nous privent de toute connaissance de Dieu et de la possibilité de parler de Lui de
façon sensée. Entre ces deux positions extrêmes, il y a une voie médiane, celle de
l’analogie et du symbolisme que partagent aussi bien l’Aquinate que Kant bien que
leur accord ne soit pas complet.
86

Contrairement à Kant qui estime que nous ne connaissons rien de ce qu’est Dieu en
Lui-même mais ce qu’il est pour nous, Thomas d’Aquin soutient que nous ne
connaissons pas seulement l’existence de Dieu mais aussi certaines de ses propriétés.
Nous ne connaissons pas uniquement les attributs opératifs de Dieu mais aussi
entitatifs tels que sa bonté, sa puissance, sa vérité, sa sagesse. Il n’existe pas
seulement une analogia relationis (Kant) mais aussi une analogia proportionis et une
analogia attributionis.

Les limites de notre connaissance de Dieu

Quelles sont les limites de notre connaissance de Dieu ? Disons d’abord que notre
connaissance de Dieu n’est pas du genre intuitif ni abstractif. Nous ne connaissons
pas Dieu de façon immédiate et directe, ni par vision146. Quand bien même sa
présence nous envahit, nous n’avons de Lui aucun concept clair et distinct ni une
image bien définie. Dieu n’est pas non plus le résultat d’une abstraction c.à.d une idée
universelle (concept) que nous nous formons après une observation de certains cas
particuliers. Dieu n’est pas une idée mais un individu. De ce dernier on n’a pas des
concepts mais des images obtenues après avoir vu, senti, touché une chose. Ceci n’est
pas possible à propos de Dieu.

Si l’on exclut la vision et l’abstraction, il reste l’induction. Certains phénomènes


du monde exigent une remontée jusqu’à Dieu à travers la via causalitatis par laquelle
on connaît non seulement son existence mais aussi quelque idée sur sa nature et sa
personne. Ces idées ne sont pas le fruit d’une vision ou d’une abstraction, mais le
fruit d’un procédé dialectique comprenant les trois moments positif, négatif et
transcendant (éminence) élaborés par le Pseudo-Denys.

C’est à partir de notre expérience contingente du monde que nous nous élevons
jusqu’à Dieu. Arrivés au seuil de Dieu, nous sommes éblouis par sa réalité divine qui
est infiniment plus grande et dont nous ne pouvons avoir une image parfaite. Nous
cherchons à connaitre Dieu à partir des concepts ouverts et non circonscrits comme
ceux de notre monde sensible. Ce ne sont pas des images mais des « chiffres » et des
« symboles » qui nous orientent vers Dieu sans pourtant le représenter adéquatement.
Les concepts nous font connaître quelque chose de l’essence divine mais leur
signification, leur contenu restent absorbés par l’abîme du mystère divin qui reste
inviolé malgré cette connaissance. On peut dire en fin de compte que la connaissance
humaine de Dieu n’est pas une « saisie », une « compréhension » mais
essentiellement une « tension » vers l’Insaisissable et l’incompréhensible.

Si donc notre connaissance de Dieu est analogique et symbolique, nous pouvons


donc déclarer erronée la prétention des néopositivistes qui veut soumettre ces
concepts au critère de vérification expérimentale. Une telle vérification ne peut se

146
Somme de théologie, I, q. 12, a. 2.
86

confirmer que si ces concepts visent à représenter l’expérience mais pas pour les
concepts qui, tout en s’appuyant sur l’expérience, sont effectivement éloignés d’elle
car ils se situent à un niveau très élevé, celui de Dieu. De tels concepts ne parviennent
jamais à signifier positivement la modalité spécifique par laquelle ils se réalisent en
Dieu.

La voie de l’éminence a comme tâche d’ajuster les concepts et les termes qui
peuvent se référer proprement à Dieu. Grâce au principe de l’exemplarité selon lequel
tout agent cause et produit quelque chose qui lui ressemble (omne agens agit simile
sibi), il résulte qu’il y a des concepts et des termes qui conviennent proprement soit à
Dieu, soit aux créatures, même si c’est de manière analogique. La voie de l’éminence
entend « indiquer le statut très singulier dont jouissent les perfections et les qualités
qu’on assigne ou reconnait à Dieu ». Cette voie comprend trois moments : d’abord
distinguer entre perfection ou chose prédiquée (res praedicata) et son mode d’être et
d’être prédiqué (modus praedicandi) ; ensuite on supprime les limites et
imperfections du mode d’être des créatures et enfin, tout en gardant inchangée la
perfection prédiquée, on imagine des expressions logiques et linguistiques aptes à
mettre en évidence la modalité de la perfection qui est propre à Dieu, même si elle
dépasse les possibilités de perception de notre intelligence et les possibilités
d’expression de notre langage.

Il n’est pas vrai de dire que la voie de l’éminence ne serait qu’une répétition de la
voie négative ou une rechute dans la voie positive. En réalité, elle fait un pas en avant
dans le tourbillon de perfections dont perçoit l’incommensurable fascination et
grandeur, à savoir : « l’affirmation de la partielle idonéité de nos concepts et de nos
paroles à exprimer la perfection divine et en même temps la négation de l’horizon
humain et fini dans lequel ils sont nécessairement situés ».

La nécessité de l’analogie

L’analogie est un instrument essentiel affiné par l’Aquinate pour parler


correctement de Dieu. Voie médiane entre l’univocité (ex. le terme « animal »
s’applique à la fois au chien, au chat, au cheval, à l’homme, etc) et l’équivocité (ex. le
sens du terme « riz » dit de la nourriture ou de l’aspect du visage). Enfin, dans
l’analogie, les termes sont employés suivant des significations partielles mais pas
totalement différentes (p. ex. le terme « sain » appliqué à l’enfant, à la médecine, au
climat, à l’urine). Il nous faut maintenant savoir si les noms que nous utilisons pour
parler de Dieu et des créatures sont univoques, équivoques ou analogiques.

Pour l’anthropomorphisme dogmatique (Kant), la signification est essentiellement


univoque tandis que pour l’agnosticisme et l’apophatisme radical la signification est
tout à fait diverse (équivocité). Ces deux solutions sont erronées : l’univocité conduit
au panthéisme alors que l’équivocité mène au scepticisme et à l’athéisme. L’erreur de
l’univocité est de supprimer la distance infinie, la différence qualitative qui sépare
86

Dieu des créatures147. L’équivocité quant à elle est plus dangereuse et inadmissible
que l’univocité car elle rend inintelligible et absurde tout discours sur Dieu et porte à
l’agnosticisme et l’athéisme. En affirmant que le langage religieux n’a rien à voir
avec le langage non religieux et que donc on ne peut rien connaître de Dieu à partir
des créatures, on tomberait dans le sophisme appelé « équivocation ».

Aussi bien les philosophes que saint Paul démontrent beaucoup de choses sur Dieu
coupant ainsi court à la thèse du positivisme logique qui nie toute signification
théorique au langage religieux au motif que les critères de vérification du langage
ordinaire et scientifique sont inapplicables au langage religieux. Il reste donc
l’analogie. La méthode de l’analogie est conçue de différentes manières, mais celles
plus en vogue sont deux : celle de l’analogie impropre ou métaphorique (analogia
operationis) et celle de l’analogie propre (analogia entis ou analogia secundum prius
et posterius).

L’hébreu Moïse Maimonide (1153-1204) représente la première méthode : pour lui


on ne peut rien dire de Dieu directement car notre connaissance de Dieu n’est pas
directe mais se fait à travers les créatures per similitudinem effectus. Pour
Maimonide, dire que Dieu est sage ne veut pas dire que la sagesse fait partie de son
mode d’être mais que dans ses effets Il se comporte comme le sage car il ordonne
chaque chose à sa fin. Thomas d’Aquin trouve cette interprétation correcte et
nécessaire dans beaucoup de cas, mais elle ne permet pas de saisir le sens profond du
langage religieux qui, dans certains cas, ne veut pas seulement exprimer ce que Dieu
fait mais aussi ce qu’il est en lui-même. Pire encore : si cette théorie de Maimonide
était vraie, l’on ne dirait pas de Dieu qu’il est bon, sage, etc. avant la création ou sans
la création.

Pour Thomas d’Aquin donc, il y a des noms qui s’appliquent à Dieu et aux
créatures et désignent la même perfection aussi bien à Dieu qu’aux créatures, avec
toutefois des modalités différentes à cause de la différence qualitative entre Dieu et
les créatures. L’analogie est une voie médiane entre l’anthropomorphisme naïf et
l’apophatisme radical. Elle exprime une similitude minimale à l’intérieur d’une
dissimilitude maximale. L’analogie ne détruit pas le langage religieux comme le font
l’athéisme, la sécularisation etc. mais en fixe clairement les limites. L’analogie
reconnaît humblement l’impuissance du langage humain face à Dieu et affirme que la
dissimilitude est plus grande que la similitude. Elle se garde de détruire le langage
humain ou de le vanifier car il est l’instrument que Dieu nous confie pour le glorifier.

Quelle analogie ?

Même un adversaire aussi acharné de l’analogia entis que Barth reconnaît la


nécessité de l’analogie. Il faut tout de même souligner le grand débat sur la valeur et

147
Somme théologique, I, q. 13, a. 4.
86

le sens de l’analogie. Deux grandes disputes sont à noter : d’une part entre les
catholiques et les protestants autour de l’analogia entis et d’autre part entre les
spécialistes de S. Thomas sur la reconnaissance de l’analogie d’attribution
intrinsèque et la valeur de l’analogie de proportionnalité.

Chap. X. Les Œuvres divines : création et providence

En tant que première Personne, Dieu possède les opérations qui font de Lui un être
noble et grande : le connaître et le vouloir. La vie intellectuelle de Dieu est pleine
d’amour, de joie infinie et de parfaite béatitude. Cette plénitude de Dieu ad intra
l’empêche de s’évader de lui-même. Pour Thomas d’Aquin, Dieu est l’Esse ipsum
subsistens, un être infiniment en acte, un connaitre, un amour un vouloir infiniment
en acte. Mais sa bonté est tellement grande qu’elle pousse Dieu à diffuser son être, sa
vie, sa sagesse, son bonheur. Cette bonté « diffuse » se complaît dans le bien (à faire
le bien) c’est-à-dire à faire participer les êtres, à partir des plus spirituels aux plus
matériels, à sa vie. C’est non seulement en les créant (création) mais aussi en les
conservant dans l’être (providence).

Parler de création, c’est penser à l’action par lequel Dieu communique l’être aux
étants en les faisant émerger de rien (creatio est productio rei ex nihilo sui et
subiecti). C’est l’opération par laquelle Dieu dissipe les ténèbres du rien et irradie la
lumière de l’être. En actuant le passage radical du non être à l’être, la création est
l’effet d’une puissance infinie. Acte de sagesse, la création est œuvre d’un être (Dieu)
qui la pense, la projette. Elle est aussi un acte d’amour et de volonté car c’est par pur
amour que Dieu fait participer les êtres à sa vie et communique cette vie à qui il veut.
La création est un acte exclusif de Dieu qui seul dispose du pouvoir de faire passer du
néant à l’être sans l’aide de personne qui, par ailleurs, n’existe pas avant la création.

La création n’est pas une émanation ni une évolution. L’émanation est une
diffusion de l’être à partir d’une source alors que la création est une appel à l’être de
ce qui n’était pas. L’évolution suppose une origine c’est-à-dire des premiers étants
(une matière précédente) à partir de laquelle tout le reste se développe tandis que la
création exige l’absence de n’importe quelle matière. La création n’est pas une action
nécessaire mais libre de Dieu. Par ailleurs la création est une relation réelle de la part
des créatures car à défaut de cette relation, les choses précipitent dans le néant. En
créant, Dieu agit pour une finalité, celle du bien de la création.

Quant à la providence, c’est un acte de solicitude paternelle et amoureuse par


lequel Dieu suit le sort de ses créatures et de tout l’univers, et dans l’assistance
constante qu’il leur accorde pour atteindre leur pleine réalisation. La providence va
de pair avec la création et la complète d’une certaine façon : alors que la création
conduit à l’être tout ce qui en est privé tandis que la providence intervient pour
donner un ordre aux créatures et pour le conserver. En les créant, Dieu situe les
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créatures dans l’orbite de l’être, et par sa providence, Il les accompagne et les assiste
pour qu’elles puissent réaliser ce plan grandiose que l’esprit de Dieu dessine pour
l’univers cosmique, spirituel et matériel.

La providence divine et la création sont avant tout une vérité de foi que les
hommes ont apprise de Dieu lui-même à travers l’histoire du salut, mais qui a aussi
acquis une épaisseur rationnelle robuste et solide grâce à une spéculation aiguë des
Pères de l’Eglise et des Scolastiques.

CONCLUSION GENERALE

Après ce tour d’horizon, encore sommaire du reste, il y a bien des choses à


examiner. Il s’agit notamment des questions relatives à l’union avec Dieu. Une telle
union est possible à travers la prière, l’adoration, la méditation, la contemplation et
l’extase. Chacun de ces thèmes mériterait une réflexion approfondie pour en saisir la
définition, le contenu, la valeur dans l’ensemble du mystère divin et de sa relation
avec l’homme et le monde.

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