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Le Souverain moderne
Le corps du pouvoir en Afrique centrale
(Congo, Gabon)
- - - - - - · KARTHALA - - - - - - -
Collection « Hommes et Sociétés »
Violence de 1'imaginaire,
violence du fétichisme :
principe du Souverain moderne
*
* *
Le Souverain moderne est une puissance, avons-nous dit. Une puis-
sance qui instruit et administre la culture du corps et des choses dans la
danse (chapitre 2), en politique (chapitre 4), dans la séduction' (chapitre 1),
dans le mariage (chapitre 5), dans la maladie 2, dans le deuil (chapitre 5),
dans les guerres (chapitre 6). En d'autres termes, la puissance du Souve-
rain moderne régit l'éducation et les mises en œuvre effectives des pra-
tiques d'appropriation, de contrôle, de protection, de transformation, de
transfiguration, d'accumulation, de collection et de cumul, ou, au contraire,
de consommation et de consumation 3 (chapitre 5) des corps et des choses
dans le monde contemporain africain. Par ses effets, la puissance du
Souverain moderne fait des sociétés africaines, des sociétés travaillées
par de puissants et irrésistibles courant<; de folies associant dans une
même contemporanéité, dans les mêmes sociabilités et dans les mêmes
temporalités rires et larmes, haines et amours, violences ct jouissances,
consommations et famines, déparcntélisations ct ethnisations, passions ct
indifférences, liaisons et déliaisons, choses et fantasmes, esprit<; et corps, et
récapitule dans une même matrice de significations et de pratiques tour-
ment~. troubles et charmes (chapitre 1). A cc sujet, nous ferons valoir
que la puissance du Souverain moderne est une puissance qui, comme l'ar-
gent qui en est une composante fondamentale, « tourmente», « charme »
ct trouble., les corps et les imaginations ; mieux, nous essaierons de
(1
montrer que cette puissance s'exerce par les tourments, les charmes ct les
troubles, dans tous les sens de ces mots (chapitre 1). En effet, comme
Shakespeare décrivant l'argent, nous pouvons adresser à l'argent, puis-
l. On peut lire sur ce phénomène Hocial, Ahel Kouvouama, « J.es ri teH populaircK de
~duction dan~ la ~ociété urbaine de Brazzaville "• Rupture, 5, nouvelle collection, PuriK,
Karthalll, 2004, pp. 27-4<l.
2. Jo~eph Tonda, /.a ~uérl.mn div/nt• l'n A.fr/qul• ('('n/rale (Con!(o, Ouhon), PuriK,
Karthnl~. 2002.
1. Sur celle notion, lire Cleorgcs Bataille, 1-lJ part maudite, Paris, Minuit, 1967.
INTRODUCTION 9
4. Shakespeare cité par Karl Marx, Manu.w:rit.1· de 1844. f..àmami<' palitiqul' rt phi/a-
sophie, Paris, PAl ilions sociales, 196!!, pp. 120-121.
5. Joseph Tonda, ~La guerre dans le "Camp-Nord" au Cungu-Brau.aville: erhnicité et
cthos de la consommation/consumation »,Politique africaine, 72, décembre 199H, pp. 50-
67; André Mary, ~La violence symbolique de la Pcnteclitc gabonai'l: "· in Conc:n, A. et
Mary, A. (cds), fma!linairt!J politiqut',V et pt'ntel't)ti.l'fflt'. Afrique/Amhiqur, Pari~. Karthllla,
2001, pp. 143-163 ; Pius Ngandu Nka•hama, f.:!ili.wv rwuvelle.1 et mouvementJ reli~ieuJ
Pari.~. Kanhala, 19\10. ·
6. Georges Ralandier, Sol'iolo!IÎI' dt'.\' /Jruzuwillt•.v tJoire.t, Paris, Pres~oe' de: lu fonda··
lion nationale des sciences politiques, 1\1!!5, p. 251! (l"éditinn 1'1~~). Lire aussi sur la
prohlémulique du •camp de truvuil, la postface ù l'édition de 1'1!!5 de: cc livre rédi!!éc
par Jeun Copuns, • llne relecture actuelle "• pp. 21! 1-2\1~.
7, Florence Bcrnuull, • Archuïsrnc coloniul, modernité sorcière cl tcrritnriadi"lllion du
poliliquc illlruzzavillc, 111W·IlJIJ~ •, /'olitiqur ajrimine, 72, d&:cmbr~ 19liH, pp. 14-4'1.
K. Joseph Tondu,« l.u guerre duns le "Curnp-Nord" ..... an. cil.
11. Catherine ( :o<Jllcry-Vidruvilch, 1-r ( 'ot11111 au tm1p.v dt'.\' l(rttntlr.v <'Otnf>tll(nit'.v mm·t·.t
.v/mllutlrt•.v, /HIJH-IIJ.IIi, l'uris, l.es réirnprc~sions dcM (iditinns de I'(:Colc tb lmulc' ~lutk'
en scicnct~s sociultls, 2001, p. 104 ( 1" ~~dit ion 1'J72J, tome 1.
10, Sur l11 purudigrnc du lruvuil de l'imu~inution. Arjun Appatdurui, Apr(.v Ir mlonia
li.mw. ln t'OIIStllfllt'll<'t'.v m/turl'!lt·.v tlt·lo!iloholi.mtion, l'uri•. Puyol. 1</llt..
JO
LE SOUVERAIN MODERNE
règle. a_vec. un~ autorité. dévorante la vie» des «cités africaines »ll. Une
aut?nte qUI devore la vze est une autorité productrice de morts ou ce q ·
revte~t au même,, ~~ m~rts~vivants, c'est-à-dire des zo:nbi~s. d~;
vam~zres, au se.ns ou 1 tmagmatton populaire donne à ce mot au Gabon à
sav01: _les sorczers .. Les « cit~s afrï_c~nes » sont, dans cette perspecti~e,
des Cites de« vampires». Mats la reahté qu'intensifie le camp, c'est aussi
celle que commande une autre composante du Souverain moderne, indis-
solublement liée à la première : 1'« économie des miracles » de la foi des
~royances aux fétiches, magies et sorcelleries nationales et int~ma
twnales12, et qui consiste en l'administration d'une violence « indivi-
sib1~ » 13 •sur les corps et les imaginations. « Économie des miracles » qui
se .deplOie dans les camps de guérison ou d'évangélisation pentecôtiste et
qUI est en définitive une économie du «capitalisme millénaire», produc-
teur d'une «foi millénaire», c'est-à-dire d'une foi dans le capitalisme
dont la forme extrême est incarnée par des magies de I'argent 14. Ces
magies de la foi millénaire étant en corrélation avec un imaginaire de la
prospérité «qui fonctionne sur les couches les plus pauvres, comme la
passion pour la loterie ou la "borlette" 15 ». Enfin, la réalité, c'est celle
qu'incarnent toutes les figures de la violence débilitante et consumative
des corps que sont les potentats néo-évolués, épigoneJ du Bula Matari, la
figure délétère du commandement 16 dans l'ancien Etat indépendant du
Congo, propriété du roi des Belges. La logique du camp est, par consé-
quent, une logique de déshumanisation ou de zombification, car elle n'in-
tensifie la réalité que parce que le camp est un non-lieu de l'existence
ordinaire anté-camp ou au-delà du camp ; que cette existence soit
mythique ou réelle. Le camp comme espace de production de zombies e~t
à mon avis ce qu'on pourrait retenir de la caractérisation du camp que fait
Giogio Agamben quand il écrit: «Soit à présent l'habitant du camp, dans
sa figure la plus extrême. Primo Levi a décrit celui que, dans le jargon des
camps, on appelait "le musulman": un être chez qui l'humiliation, l'hor-
reur et la peur avaient fini par anéantir toute conscience et toute personna-
lité, jusqu'à l'apathie (d'où sa dénomination ironique) la plus absolu~ » 17•
Un être indifférent à l'humiliation, à l'horreur, à la peur, sans conscience
11. Georges Balandier, Sociologie des Brazzavilles noires, op. cil., p. 87.
12. Joseph Tonda« Économie des miracles et dynamiques de subjectivation/civilisa-
tion en Afrique centrale>>, Politique africaine, octobre 2002, pp. 20-44.
13. Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l'imagination politique dans l'Afrique
contemporaine, Paris, Karthala, 2000, p. 240.
14. Jean et John Comaroff, <<Nations étrangères. Zombies, immigrants et capitalisme
millénaire>>, Bulletin du Codesria, 3 et 4, 1999, pp. 19-32.
15. An~ré .Mary ~t. André Corten, «Introduction>> à André Mary et André Corten
(eds), Imaginaires polttiques et pentecôtismes. Afrique/Amérique latine, op. cil., p. 27.
16. Sur le concept de commandement, lire Achille Mbembe De la poste l ·
cit. • o ome... , op.
17. Giogio Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et/a vie nue Par1·8 L S '1
1995, p. 199. • , e eu1 ,
INTRODUCfiON 11
*
* *
Sans s'y réduire, l'examen que nous faisons des rapports aux corps et
aux choses caractérisant la puissance du Souverain moderne dans le cadre
de cette logique des camps porte prioritairement sur le rapport social de
violence aux corps, et précisément au «corps-sexe». Qu'est-ce qu'un
rapport social ? Que faut-il entendre par «rapport social de violence " ?
Qu'est-ce qu'une «puissance»? Que signifie le terme de corps-sexe'?
Qu'est-ce que la déparentélisation dans le contexte des sociétés d ·Afrique
centrale contemporaine? Pourquoi est-ce la puissance du Souverain
moderne qui régit le rapport social de violence aux corps et aux choses et
non (exclusivement) l'Etat?
Nous retiendrons que tout« rapport social constitue une logique d'or-
ganisation du social qui fait système à travers l'ensemble des champs(. .. ).
En ce sens, le concept de rapport social diffère largement de la notion de
relations sociales, car c'est un construit théorique qui a donc un certain
degré d'abstraction et de généralité et qui met en évidence les grandes
lignes de force que sont les logiques des rapports sociaux qui régissent la
société » 18 . Le Souverain moderne, comme «puissance>> est un «rapport
social» constituant une logique d'organisation du social faisant système
dans l'ensemble des sociétés d'Afrique centrale. et probablement dans
celles d'autres parties du continent. Les «relations sociales» sont. pour
faire image, des «paroles » du système de la '' langue >> du SouverJ.in
moderne. Pour tout dire, le « rapport social >> caractéristique du SouverJ.in
moderne met en présence des mondes sociaux contrastés : des familles.
des classes, des quartiers, des villes, des villages. des métiers. etc., qui se
divisent en sous-groupes de «riches » et de « pauvres >>, de nantis et de
démunis, de chômeurs et de <<ceux qui travaillent», de puissants et de
faibles, de « Mamadou et de Makaya » 19, de dominants et de dominés.
d'intellectuels et de non-intellectuels, de croyants et de non-croyants.
etc. ; par conséquent, appartenant à des temporalités contradictoires. et
donc à des «subjectivités» conflictuelles, mais qui relèvent tous d'une
même contemporanéité.
Tl\lis s~·t'tws. 1.1ui Ill' snnt pas imaginnit\'s 20 , pt•uvcnt nous introduire ù
1nw pt\'lllit't\' appt\lXimati,,n 1.k l'l' qut• nous cnll•mlons par f'Uis.l'tlllt't', pur
rit~IOh'('. par l'<li1'S",I'('.\"(' t't par déf'W~'IItélisatioll: un père de famille,
milkkn. militait\'. lwmnw ''t\linait\' ou "l'lvii''· t'OIIllllt' on dit. qui sc
saisit. furit•ux. 1k• S\lll héhl'. k jL'IIt' dans un mnrtit~r. k pile, sous le
pn.'lt'XIt' l)llt' sa tl.•mtnt'. ln mt'n• dt• son ht'hé, appnrt icnt à unt' ethnie
ctuwmit• dl.lt\1 il tknt ù t'Xtt•nnitwr tous ks mt•mhres perçus commt~ des
ht~tt•s itnnllltllks supposés nwn:H..'t'r d'extt•rmination sa propre ethnie:
l'l\lllllll' 1111 .kunt'. militait\', milil'it'll, ou civil. qui viok sa mère ct la tue
S\1\IS la lllt'IUII.'l' d'tmt' arme pointl't• sur lui par un autrt' jeune. qu'il
l'\ltli\:IÙ pour avoir t'tt' snn l':ltnar:tdc dt• it'll : ou t'tll'orc un homme connu
pnur ~Il\' rklw. nhligé par dt•s milil.'it:ns. dt• viokr sa propre femme
dt'\'alllt'UX. t'l qut• l'l'S vh1ls snit•nt I':K'ontés par ks milit'icns à leurs cama-
mtks ~-,,mnw un t'pisndt• de plus, des nomhrt·ux " pi liages » qu'ils font
dans la ville en gut'n\' tt'hapitrcs 5, ()) snnt tous agis par. ct agissent sous
la puiss:m~·~.· du Souwrain modt•rnc. La f'll;.,-.~mlct• du Souverain moderne
Ill' litit pns st•ukmcnt inl'itcr ù la conception. à la production. à l'organisa-
tion t'l ù l'administration dt•s infantil'ides 21 ct autres meurtres ct à des
vinls~~. Elk inl'ilt' aussi ù fain.· imagim·r. t) jè1in• co/11/aftn•. à faire 1•oir t•t
1'1.\'ll' sous un modt• ù la fois métaplwriqll<' ct mhollymilfllt' le viol comme
un "pillngt· tk ~.:orps"' de femmt•s par temps de guerre, t'C qui donne au
phallus, par un l'll~t d'cx~:t's dt• signitkation, une image d'arme meur-
tri~!\' des liens sol.'iuux plat·és par la norme sociale au-delà du viol, de
lïnl·esh.' et du meurtn:: le lien social de la mère ct du fils, ct celui du mari
t'l de la femme. Celte faculté qu'a la puissance du Souverain moderne de
fail\' imaginer. t'onnaîtrt•, voir et vivre des actions sur le corps humain (le
viol ct 1'inceste) comme des actions sur le «corps des choses » (le
20. Il s ·agit de sc~ncs vécues pendant les guerres congolaises des années 1993 ct 1994
notamment.
21. l.ïnfantiddc réalisé par un père. comme dnns notre exemple, mais également, de
nmnii'n.· g<'no:'mlc reux que réalisent des mères abandonnant leurs enfants dans les
pouhellcs ou décharges publiques des villes. sont inspirés par le Souverain moderne.
22. nans son effort de définition de la violence, Françoise Héritier rappelle que, du
poinl de vue sémantique. le U11ré fait voir les glissements sémantiques qui existent duns
la s<'ric l'io/, l'io/mi<m. l'iolt•nr't'. Avec le viol, c'est l'« idée d' ~~tfmction, intrusion dans un
corps de femme. qui est première,, : cependant, ''à violer, on trouve l'l!(rl'indre, agir
contn.'···": quant à violation. Lill ré écrit: <<Action de violer un engagement, de porter
atteinte à un droit. de profaner une chose sacrée, d'enfreindre un règlement». Violence:
1) Qualité de cc qui agit avec force. 2) Emportement, irascibilité. 3) Force dont on use
contre quelqu'un, contre les lois. contre la liberté publique ... »,« Et enfin, violent: qui agit
avec force. qui épuise les forces: qui sc livre à des violences: ceux qui sont épris d'une
extrême ardeur de dévotion; où l'on emploie la violence (. .. );qui sort de la mesure, qui
ne peut tolérer». Et Françoise Héritier de résumer: «A partir d'effraction imposée
comme un droit au corps de femme réduit à sa matière animale, on est passé insensible-
ment d'une impulsion "naturelle" (l'emportement, J'irascibilité) à la contrainte exercée
sur autrui, à la violation des droits et engagements, enfin, à J'ardeur incessante de la dévo-
tion, c'est-à-dire à ce qui fonde aujourd'hui tous les intégrismes>>, in De la vio/elll't!,
Paris, Odile Jacob, 1996, pp. 17-19.
INTRODUCfiON
pillage). par conséquent les actions sur le corps des chmes comme dn
actions sur le corps humain (autrement dit, faire vivre le piiJage des
choses comme un acte sexuel forcé. qui procure une excitatioo et une
jouissance à celui qui le commet). est l'une des marque.o; spk1fiques
majeures de cette pui.çsance qui manifeste ce que nous avon.'l appelé le
rapport social de violence aux corps. Elle a pour conséquence de rendre
indiscernables la valeur (chapitre 3) d'un corps et celle d'une chose. au
point de faire vivre le corps comme une chose pouvant être "poncée-...
«cirée», «bossée», «cuite"· «saignante» ou «fraîche" (chapitre 5 ).
C'est par cette faculté de faire connaître, voir. vivre et imaginer la valeur
des corps comme équivalente de la valeur des choses que le Souverain
moderne produit le corps féminin comme corps-sex.e. c ·est-à-dire un
corps imaginé, vu et pratiqué comme un sex.e et. par conséquent l'intégra-
lité de la personne dont il est la synecdoque. C'est par cene même f&:uhé
que le Souverain moderne fait voir comme allant de soi l'idée qu'une
personne puisse être mise dans une bouteille 23 • pour r .. envotîter •. et que
l'« envoOtement » puisse être défini, dans une parfaite logique de travail
syncrétique 24 , « comme étant un ensemble de techniques et de m-aJtgie.o;
utilisées par les sorciers pour pénétrer le champ de respiration ou espace
vital de leur victime et y introduire des éléments négatifs dans le but de
perturber et de déstabiliser cette dernière, et donc de créer autour de la
malheureuse un champ magnétique négatif et déprimant (champ sorcier).
grâce auquel les maléfiques vont essayer de voler "chance-énergie de la
victime" »25 • C'est également par cette faculté que le Souverain J:DOdrmc
travaille à la déparentélisation du lien social intime qui lie un pb'e à son
bébé, pervertissant ainsi, simultanément, le lien social intime du père à
lui-même. Je suggère que ce processus constitutif du Souverain moderne
comme «rapport social>> est général à l'ensemble de la soci~é. qu'il
caractérise les liens intimes des individus à eux.-rnêtnes. aux autres et aux
choses. Je suggère également que les violences massives. inter et intra-
communautaires qui sévissent en Afrique ont en partie leur ressort dans
· ce « rapport social de violence » que manifestent ces cas limites.
Nous faisons également valoir dans cette étude l'idée selon laquelle
cette logique constitutive de la violence du Souverain moderne participe
de la production des individus et des communautés agmts dr cene
violence, au sens où ils agissent et qu ·ils sont agis. la violence du
Souverain moderne affecte donc aussi bien les agents sociaux. qui la
C'est en raison de tout ce qui précède que nous soutenons ridée selon
laquelle Je Souverain moderne est la puissance qui fait que la modernité
africaine soit ce que Pierre-Joseph Laurent appelle une « modernité insé-
curisée »28 , une modernité associant dans ses fureurs les schèmes de la
destruction, de la consumation ou de la dépense29 avec ceux de raccumu-
Jation, de la collection et du cumul des corps et des choses dans les
domaines politique30, économique, religieux 31 , familial.
Incarné par des groupes ou des agents sociaux, Je Souverain moderne,
comme« rapport social», n'est pas extérieur à ceux-ci. il incite à l'imagi-
nation, à l'organisation et à l'administration de la violence à la fois de
1' extérieur et de 1' intérieur des agents sociaux et des groupes. Son .,·isage
est donc Je visage de ceux qui administrent et qui subissent sa violence 32 .
D'où l'ambivalence irréductible qui Je caractérise. C'est la même puis-
sance qui fait que les schèmes de l'« échec», de la «réussite», du "suc-
cès», de J'« aisance», de la «force», de la «beauté», etc .. sont des enjeux
de disputes, de luttes, de combats dans tous les domaines de la vie
sociale, et notamment dans les familles. En d'autres termes, nous faisons
valoir l'idée selon laquelle la caractéristique de la puissance du Souverain
moderne est de faire de l'échec, de la réussite, du succès, de l'aisance. de
la force, de la beauté, etc., des réalités dont la causalité est imaginée dans
une perspective d'un gain ou d'une perte contre l'autre proche. apparte-
nant à la même structure ou formation familiale, professionnelle. vicinale.
citadine, etc. D'où des jalousies, des haines tenaces et exacerbées. qui
justifient des violences verbales, physiques ou «mystiques"· Nous
essayerons de montrer que ces jalousies et haines qui justifient les
ruptures, les regroupements sélectifs à l'intérieur des familles. des profes-
sions qui se traduisent en «camps» structurés par l'hostilité. et qui
infiltrent les logiques de classe, sont l'expression d'un phénomène plus
profond : un « contentieux matériel » produit par Je Souverain moderne
sur la valeur du corps (chapitre 2) de Dieu et de J'État.
Rendre compte de la puissance du Souverain moderne ainsi décrite
oblige donc de la situer par rapport à celle des agents ou des stru~"tures
connus dans leur exercice « l~gitime » ou non de la violence, au premier
rang desquels on trouve l'Etat, avant d'introduire aux processus par
lesquels Je Souverain moderne produit Je corps humain comme une chose
qui peut être pillée, pour dire violée, et, inversement. celui par lequel la
33. Voir Politique africaine, 91, octobre 2003, consacré aux<< violences ordinaires>>.
34. Ibid.
INTRODUCfiON 17
nité, comme Je précise Jean Copans, c'est une« double formalisation ju~
dico-idéologique d'une part, intellectuelle et scientifique de rautre ,.-' 5.
En Afrique, cette modernité« prend la forme d'une simple modernisation.
c'est-à-dire d'une acquisition imposée, non sui generis. de traits désin-
carnés et désarticulés de cette modernité >> 36. II s'ensuit que. dans bien des
sociétés africaines, la force qui est mobilisée pour rendre et appliquer la
justice n'est pas la force de J'État de droit. La police rançonne les
citoyens, et la justice est encore très loin de constituer un corps « auto-
nome » des gouvernants. De plus, police et justice prennent dans les
familles, dans les villages, dans les quartiers des villes les noms de Diable
ou Mweli3 7 , de Bwiti38 , de «fusil nocturne>>, de fétiches du Bénin. de
vampirisme, de sorcellerie39 , de magie. Ces «forces>> ont. d'après )"ima-
ginaire populaire, rendu justice à Port-Gentil en 1978 après les pillages
des biens des Béninois à la suite de leurs expulsions par le gouvernement
gabonais. Nombre de gens qui s'étaient rendus coupables de pillages
auraient ainsi connu, d'après des témoignages que nous avons recueillis.
des infortunes diverses dont la folie et la mort. Des fétiches des victimes
qui rendent justice à la suite d'une décision« légitime>> d'un État souve-
rain sur un territoire déterminé font des « forces >> de )'État des forces
concurrentes sur le même territoire. De même, des pasteurs pentecôtistes
et des nganga qui accusent des pères, des oncles, des tantes. des frères,
des sœurs, des mères, etc., d'être des responsables des malheurs. notam-
ment des échecs répétés aux examens, du chômage. des stérilités. des
maladies ou des morts de leurs proches, lesquelles accusations entraînent
des divisions de familles, des violences allant jusqu'aux assassinat'>, parti-
cipent, également de cette concurrence faite à la justice et aux « forces ,.
de l'Etat. Exemple limite, parce que doublement dramatique : nous
sommes à Kelle, en 2001, dans la région de la Cuvette-Ouest. dans le
Nord-Congo. Le virus Ebola sème des dizaines de morts dans les villages.
Trois jeunes enseignants du secondaire vont être condamnés à mtlrt et
exterminés par les populations qui les accusent d'être des« rosicruciens,.
ayant introduit cette «pseudo-maladie>> dans la région afin d'opérer des
sacrifices humains à grande échelle, de connivence avec des hommes
poli~iques brazzavillois, d~s le but d'obtenir des « gr.tdes,. ou des pro-
motiOns dans leurs fonctiOns respectives. Une autre version prétend
qu'Ebola serait une «astuce de l'Etat pour tuer les gens dont les âmes
seraient récupérées pour aider les soldats à combattre dans les guerres
35. Jean Copans, La longue mun·he de la modernit~ africaiM. Paris. Karth.ala. 19'!1'1.
p. 227.
36./bid.
37. Claudine-Augée Angoué. "La coutume du diable. Politique é..~ ec in..-nru-
tions initiatiques au Gabon>>, Rupture, 5 (nouvelle série), Pari\, Karthala. :!(1)4, pr. J.U-1~2.
38. Sur le Bwiti, lire André Mary. Le d~fi du syru:rlri:rmt' .. .. op. cit.
39. Sur la sorcellerie en Afrique centrale. lire Peter <kschiere. Snn.·dl~rie ~~poli~
en Afrique. La viande des lW/reJ. Paris. Karthala. 199~.
18 LE SOUVERAIN MODERNE
40. Lire les observations de Jean-François Bayart sur cette problématique dans Jean-
François Bayart, Le gouvernement du monde. Une critique politique de la globalisation,
Paris, Fayard, 2004.
41. Lire Yannick Jaffré et Jean-Pierre Olivier de Sardan (éds), Une médecine inhospi-
talière. LeJ diffu:iles relations entre saignants et soignés dans cinq capitales d'Afrique de
l'Ouest, Paris, Apad-Karthala, 2003.
42. Nicos Poulantza~. Pouvoir politique et classes sociales Il, Paris, Maspero (Petite
collection), 1971, p. 50.
43. Ibid., p. 50.
INTRODUCTION 19
44. On peut lire, pour une réfutation de ce schème de pensée, Souleymanc Ba..·hir
Diagne et Henri Ossébi, La question culturelle en Afrique: contextes. enje1u et perspt·c·
lives de recherche, Document de travail 1/1996, Dakar. Codesria, 1996.
45. Selon la thèse défendue par le joumaliste Stephen Smith. qui sïn,pirc. cntn·
autres auteurs, de Daniel Etounga Mange lie, L'Afrique a·t·elle besoin cf' un pmgram""'
d'ajustement culturel ?, Paris, Nouvelles du Sud, 1993. ct d'Axelle Ka hou, Ft .•i I',Vnq.,,·
refusait le développement?, Paris, L'Ham1attan, 1991.
46. Bamesa Tshungu, <<Sectes lucifériennes et Afrique contemJK>rdioc: le: prochain
défi>>, Centre d'étude.1· des religions afric"ines. Sl·ctes. cultures el .w~·iété<. Le.< enJt'lll
.1pirituel.1· du temps présem. Acles du quatrième Colloque inlemuticmcû du CFRA. ,.,
collaboration al'ec la Fédération internmionale dei unin•rsités carlwlique' 1FI l'Ci.
(Kinshasa, 14-21 mll'embre 1992). Facultés catholiques de Kinshasa. 19'14.
20 LE SOUVERAIN MODERNE
légal» ou un« Etat-voyou »54 . Des réseaux criminels l'infiltrent par !"en-
tremise des économies nationales et les exemples ne sont pas seulement
africains. Mieux, comme l'écrit Roger Botte, les« économies trafiquantes
africaines sont encore loin d'atteindre les "performances" de r Asie du
Sud-Est en matière de drogues, de blanchissement ou de trafics d'êtres
humains »55 . Mais, malgré cet état de choses. on pourrait encore dire quïl
existe un « illicite » de la violence, qui se manifeste dans les économies
trafiquantes africaines, surtout en matière de trafics d'êtres humains. qui
51. Père Dorgère, cité par Bernard Salvaing. Les missionnaires à la rencontre d,·
l'Afrique au xrx" siècle, Paris, L'Harmattan. 1994. p. 231.
52. Jean-Pierre Warnier, «Introduction» à Jean-François Bayan c-t Jcan-Pi<'fT<'
Wamier (éds), Matière à politique. Ll' fJOUmir. les corps et les choses. Pan,, Kanhala.
2004. p. 20.
53. Camille Tarot, De Durkheim à Mau.u. L'im·ention du snnl>olique. Pari~. Lt
Découverte/MAUSS, 1999, p. 500.
54. Jacques Derrida,
55. Rogen Botte, «Vers un État illégal-légal'!"· introducti(>n au thèlllC." 'GI<>Nih'<~
tion et illicite en Afrique», Politique africaine, 93, mars 2004. p.~-
22 LE SOUVERAIN MODERNE
59. Sur un aperçu sur le débat actuel sur le "développement"· lire. entre autre,., Serge
Latouche, << En finir, une fois pour toutes. avec le développemtnt ... u Mma.k diploma·
tique, mai 2001, et Jean-Marie Harribey... Développement ne rime pw; forcfment ave<:
croissance>>, u Monde diplomatique.juillet 2004.
60. Sur ce point, lire Joseph Tonda. La guéristm dù·ine en Afriqw cnurale... , t>p. cit.
61. René Bureau, Le prophète de la lagune, ap. dt .. p. 204.
24 LE SOUVERAIN MODERNE
structures «locales», «régionales», que sont les familles, que dans les
institutions «centrales» de l'État; que le principe de la puissance du
Souverain moderne en Afrique est effectivement la violence du féti-
chisme, que nous appelons aussi violence de l'imaginaire; que cette vio-
lence est le fait d'un rapport négatif au corps (« rapport social de
violence») produit par la conversion au Diable chrétien et capitaliste,
puissance globale et non locale devenue locale et reliant le global au
local ; que ce rapport négatif est en rupture avec 1' ancestralité considérée
comme régime de pouvoir social. Par conséquent, à 1' encontre de la
conception essentialiste et raciste de cette idée par les imaginations afri-
caines et non africaines, nous soutenons que ce principe rompt la ligne
imaginaire qui situe le fétichisme dans la culture exclusive du Dieu
du ventre, c'est-à-dire« la culture africaine». Nous faisons valoir au con-
traire que le fétichisme, comme principe de la violence du Souverain
moderne, est une réalité fondamentalement contemporaine, c'est-à-dire
capitaliste, chrétienne et sorcellaire. Sa puissance est constituée par la
puissance de l'État, mais aussi par celles du Christ, de l'argent, de la
marchandise, du corps-sexe. Par puissance, nous entendons la faculté de
faire imaginer, faire connaître, faire voir et vivre, par exemple sous un
mode à la fois métaphorique et métonymique, le viol comme un «pillage
de corps » et, inversement, faire imaginer, connaître, voir et vivre le
pillage de choses comme un acte sexuel forcé. Nous insisterons sur le fait
que ce fétichisme qui est relié, de manière immédiate, à l'imaginaire et,
de manière médiate, au symbolique, tient sa particularité aux contextes
sociaux et historiques régis par la logique des camps, c'est-à-dire des
espaces d'intensification de la réalité et du travail de l'imagination. Que
faut-il donc entendre alors par fétichisme, par violence du fétichisme ou
violence de l'imaginaire et par symbolique?
62. Sur l'imaginaire de la violence exercée par des corps .;an., tête. lire A.:hillc
Mbembe, <<Politiques de la vie et violence spéculaire dans la fiction d'AllK"' Tutuola ~.
Cahiers d'études africaines, XLIII (4). 172.2003, pp. 791-826.
63. Pierre Bonnatë. <<Objet magique. sorcellerie et fétichisme?"· Nouvelle Re•.,... dt•
psychanalyse, 2, autonome 1970. p. 188.
26 LE SOUVERAIN MODERNE
64. Giogio Agamben, Stanze. Parole er fantasme dans la culture occidentale, Paris,
Payot & Rivages, Poche, 1998 (1re édition 1981).
65. Ibid., pp. 98-99.
INTRODUCTION
Car ~e. qui ~artieularise l'o~jet considéré comme fétiche c'est le[; ·1
chaque lors qu'li est le« signe d'une transgression de la re' 1, •. . at'
à ·h· ·1 . , . . · · g e qm asstgne
' c .tquc c lllse. un usage part1cuher » 68 . Agamben précise la nature d
cel!~ ~ransgress10n: «pour de Brosses, il s'agit du transfert d'un ob'e~
malene! dans la sphère impalpable du divin; pour Marx, de la violati~
de la va!eur d'us.age; pour Binet et Freud, d'une déviation du désir pa~
~a~~ort a so.n ob}et. prop~e: La carte des migrations du concept de féti-
c?•sme. dessme atnst, en filigrane, le système des règles qui codifient une
repressiOn d'un genre particulier ( ... ), celle qui s'exerce sur les objets, en
fixant les normes de leur utilisation »69.
Transfert, violation, déviation sont donc synonymes de transgression,
et nous pouvons dire également de substitution ou de remplacement: le
Dieu authentique est remplacé dans le fétichisme défini par de Brosses
par un objet matériel ou un animal, la valeur d'échange se substitue à la
valeur d'usage dans le fétichisme de la marchandise, l'objet propre du
désir est remplacé par un autre. Dans tous ces cas, tout se passe comme
s'il y avait une idée d'authenticité violée: Dieu dans le fétichisme, la
valeur d'usage dans la marchandise, le sexe réel dans le fétichisme freu-
dien. Le monde du fétichisme se dessine ainsi comme un monde du
symbolisme, de re-présentation, un monde de corps et de choses qui ne
sont que des substituts, des remplaçants de corps et de choses perdus,
méconnus, introuvables, authentiques.
En construisant le concept de fétichisme politique, Pierre Bourdieu fait
du corps politique le substitut, le représentant du mandant, le peuple au
nom de qui parle le mandataire, c'est-à-dire le fétiche politique. L'alchi-
mie politique de production et de fonctionnement du fétichisme politique
repose sur la représentation du corps. Or, d'après Jean-Louis Siran, Marx
avait déjà bien mis en exergue ce phénomène en France. Il écrit : « C'est
du 10 décembre 1948 qu'il s'agit; où le suffrage universel (et donc, en
l'occurrence, la majorité paysanne) porte à la présidence de la nouvelle
république Louis Napoléon, Badinguet. » Cet auteur cite alors Marx avant
de le commenter: «C'est de ce jour seulement que data le Février des
paysans français. Ce symbole qui exprimait leur entrée dans le mouve-
ment révolutionnaire, maladroit et rusé, gredin et naïf, lourdaud et sublime,
superstition calculée, burlesque, pathétique, anachronisme génial et
stupide (... )-ce symbole marquait sans qu'on puisse s'y méprendre, la
physionomie de la classe qui représente la barbarie au sein de la civilisa-
tion » 70. Voici le commentaire que fait Jean-Louis Siran de ce texte: «A
quoi Badinguet doit-il cette qualité de repriisentaz de la paysannerie, lui
qui appartient en fait au sous-prolétariat, ainsi que son entourage pour
lequel il s'agit, avant tout, de soigner ses intérêts et de tirer du Trésor
68. Giogio Agam ben, Stanze. Parole et fantasme ... , op. cit., p. 99.
69. !hid., p. 99.
70. Karl Marx, Les luttes de classef en France Par,·s ÉdJ"t1·00 · · 1
· • ·• s soc1a es,l974, p. 84.
JNTRODUC"'TION 2<J
Public des billets de loterie californienne? Cest à son allure qu'ille doit.
son image corporelle et son tempérament : maladroit et rusé. lourdaud et
sublime ... c'est toute la physionomie d'une classe qu'il exprime dans son
apparence. - Paysans jubilant devant l'image spéculaire que leur tend
Badinguet, où ils se reconnaissent dans le premier temps de l'accès à un
embryon de conscience de soi?- Simple collection d'éléments sans unité
interne, la "classe paysanne" ne constituait jusque-là une "classe" que
dans sa différence aux autres: son entrée dans l'histoire se fait précisé-
ment quand elle reconnaît son image, dans son identification au ··reflet"
d'elle-même que cet autre-là lui propose » 71 .
Ainsi, chez Marx, Freud et Bourdieu, le fétichisme est un phénomène
affectant une société de la modernité capitaliste et chrétienne. Mais en
réhabilitant la fonction de la représentation et donc de l'imagination dans
le fétichisme, Marx, Freud et Bourdieu donnent à voir le fétiche comme
une réalité irréductiblement ambiguë et ambivalente. Cela veut dire que
les fétiches marxien, freudien et bourdieusien rejoignent le statut du corps
et de la «chose» qui, en Afrique, ne sont jamais « simples >>. Ils sont
dotés de ce que l'anthropologie a fait connaître sous le terme de TTWna.
mais qu'on peut aussi appeler en Afrique Evus, /zanga, lkundu, Ndjambe.
Kuna, etc, et qui en font des éléments constitutifs de la sphère du symbo-
lisme et de l'imaginaire du manque, du déficit, de la faim et de la destruc-
tion autant que de celle de la puissance ou du pouvoir, notamment poli-
tique contemporain.
En effet, Agamben note, s'agissant du «caractère fétiche de la mar-
chandise», qu il existe plus qu'une analogie terminologique entre celle-ci
et les fétiches qui font l'objet de la perversion. Il écrit: «A la superposi-
tion de la valeur d'échange à la valeur d'usage correspond, dans le féti-
chisme, la superposition d'une valeur symbolique particulière à l'usage
normal de 1' objet. Et de même que le fétichiste ne parvient jamais à
posséder intégralement son fétiche, parce qu'il est le signe de deux
réalités contradictoires, de même le possesseur de la marchandise ne
pourra jamais en jouir simultanément comme objet d'usage et comme
valeur; il aura beau manipuler le corps matériel à travers lequel elle se
manifeste, il aura beau l'altérer matériellement jusqu'à le détruire: la
marchandise réaffirmera, par sa disparition même. son çaractère insaisis-
sable». Autrement dit, l'objet-marchandise, objet mystique, est un objet
sensible suprasensible qui, de par son caractère irréductiblement insaisis-
sable, induit un comportement désespérant, consistant à ne pouvoir en
jouir que par l'accumulation ou l'échange. Or, par cette caractéristique, la
marchandise comme fétiche est analogue au fétiche du fétichiste freudien
qui nous «confronte au paradoxe d'un objet insaisissable qui satisfait un
besoin humain par son incessibilité même. En tant que présence, l'objet-
71. Jean-Louis Siran, << Genèse des identités de classe et çonsemement à la domi·
nation», Cahiers internationaux de sociologie, volume LXXIII. 19!12. pp. 3S5-356.
30 LE SOUVERAIN MODERNE
fétiche est quelque chose de concret, voire de tangible ; mais en tant que
présence d'une absence, il est en même temps immatériel et intangible,
puisqu'il renvoie continuellement au-delà de lui-même vers un objet qui
ne peut jamais être réellement possédé » 72 . Et cette «fondamentale ambi-
guïté du statut du fétiche explique parfaitement que le fétichiste, comme
on l'a observé depuis longtemps. tende immanquablement à collectionner
et à multiplier ses fétiches » 73 . Ainsi. 1' on ne peut jouir dans le fétichisme
de la marchandise qu'à travers un comportement d'accumulation, et l'on
ne peut jouir dans le fétichisme freudien, qu'à travers la collection 74 et la
multiplication des fétiches.
Le fétichisme de la marchandise et le fétichisme freudien font donc de
l'objet quelque chose qui signale une absence, un manque, de la faim
insatiable. une réalité insaisissable que l'on ne saurait posséder, atteindre,
maîtriser et qui, de ce point de vue, correspond à un type de temporalité
linéaire: l'objet dans ces deux fétichismes correspond en effet à un temps
derrière lequel on court tout le temps. Il s'agit du temps du « travail du
Blanc qui ne finit jamais )) en Afrique, qui est le temps des camps de
travail ou des non-lieux lignagers et claniques que sont l'école, l'hôpital,
l'usine, le chantier, l'administration, la rue, etc. Ce temps messianique,
linéaire. du fétichisme marchand et freudien. lié au schème de l'accumu-
lation et de la collection se télescope avec le temps propre au fétichisme
lignager ou clanique pour donner lieu à la temporalité africaine. En effet.
les schèmes de l'accumulation et de la collection propres aux fétichismes
marxien et freudien en se télescopant avec les schèmes de 1'addition ou
du cumul des puissances propres au fétichisme lignager ou « indigène))
donnent lieu à des structures composites de schèmes 15 (que nous appelons
les structures de causalité, voir infra, mais aussi notre livre, La guérison
divine 16, notamment l'introduction). L'effet de ces structures composites
de schèmes explique que l'homme de pouvoir moderne en Afrique, c'est-
à-dire l'homme puissant, est un homme qui accumule et qui cumule des
pouvoirs de toutes les magies disponibles, de toutes les forces possibles,
qui peuvent se traduire par un corps du pouvoir marqué par un ventre, un
cou et éventuellement des fesses enveloppés ; il se caractérise aussi par
77. Lire sur cet aspect Joseph Tonda, <<Économie des miracles ... "· art. cit. <<Capital
sorcier cl travail de Dieu», Politique africaine, 79, octobre 2000, pp. 48-65.: <<Marx et
LE SOUVERAIN MODERNE
l'ombre des fétiches. Pouvoir local contre Ndjobi dans le Nord-Congo>>, Politique afri-
caine, 31, octobre 1988, pp. 73-83; mais, également, Cyprian Fisy et Peter Geschiere,
«Sorcellerie et accumulation, variations régionales», in Peter Geschiere et Piet Konings
(éds), ~tinéraires d'accumulation au Cameroun, Paris, Kanhala, ASC, 1993, pp. 99-129;
Jean-Pterre Wamier, L'esprit d'entreprise au Cameroun, Paris, Kartha1a, 1993, entre
autres.
78. Cornelius Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975.
INTRODUCTION 33
79. Lire Heike Behrend, La guerre des esprits en Ouganda, 1985-1996. Le moul'e-
ment du sud Saint-Esprit d'Alice Lakwena, Paris, L'Harmattan, 1997.
34 LE SOUVERAIN MODERNE
statues, les effigies frappées à la tête des présidents, des héros révolution-
naires, des figures religieuses, etc. Au Gabon, en 2004, Libertis, une
société de téléphonie mobile, met sur le marché des cartes prépayées de
5 000 francs CFA frappées à l'effigie du président Omar Bongo. Dans les
taxis-bus de Libreville, les gens parlent de la campagne de l'élection
présid~ntielle de 2006 qui serait en jeu dans cette stratégie commerciale
de Libertis: «Le Président vend son image», ont pu nous dire des passa-
gers dans un de ces bus. Cette vente de l'image du président participe à
notre sens de la violence du fétichisme, car l'image du président est une
marchandise qui se vend sur un double marché : le marché économique
de Libertis, mais aussi le marché politique sur lequel cette image-
marchandise est une arme. A l'époque du mobutisme triomphant au Zaïre,
le président Mobotu émergeait tous les soirs au journal de 20 heures des
nuages du ciel. Cette image de Mobutu descendant du ciel, comme celles
de tous les présidents qui sont affichées dans les grands boulevards, sur
les routes des aéroports internationaux, ont pour but de produire une
croyance, car elles réfèrent à un magma de significations imaginaires
sociales, au sens de Castoriadis. Les images des présidents qui sont ainsi
« vendues » sont de ce fait des fétiches, des objets de puissance crédités
de pouvoir transformer la réalité. C'est en cela qu'elles relèvent de la
violence du fétichisme. Et cette croyance qui est au fondement de la
« vente» des images des présidents produites comme fétiches relève de
l'imaginaire. De manière générale cependant, la violence des effigies, des
statues s'atteste concrètement à travers les réactions ou les comportements
de destruction de ces icônes à l'occasion de renversements de rapports de
«domination» ou d'« assujettissement» que symbolise leur existence -
ainsi des statues des présidents africains renversées à l'époque des effer-
vescences de la «démocratisation» des années 1990. Cette violence
contre des choses est l'attestation de la violence qu'exercent, en temps de
«paix », ces icônes sur les corps et les imaginations des dominés. En
d'autres termes, la «paix» n'est pas synonyme d'absence de violence,
elle est même l'expression d'une violence permanente, ordinaire, dont
une forme essentielle est la violence du fétichisme, violence de l'imagi-
naire. A l'époque des partis uniques, le port obligatoire des insignes du
parti faisait 1'objet d'une surveillance, d'un contrôle scrupuleux exercés
par les membres du Parti eux-mêmes et par les services des polices paral-
lèles. Les infractions réelles ou imaginaires à cette règle donnaient lieu à
des punitions qui s'inscrivent dans cette violence du fétichisme.
4. La violence de J'imaginaire est violence du fétichisme, par les effets
que produisent sur les imaginations et les corps les images cinématogra-
phiques, télévisuelles. Il s'agit de la violence produite par le recyclage
des héros ou des personnages des films de karaté, de kung fu, de western,
d'horreur, etc., et incarnés par des personnages historiques réels, comme
les miliciens des guerres congolaises que sont les Ninjas, Cobras, Zoulous,
Requins, etc. Le pouvoir extraordinaire qui permet au cinéma et à la télé-
vision de produire, à partir de leurs images, des êtres réels qui adminis-
INTRODUCTION
trent la violence sur les corps et les imaginations fait de ces images des
fétiches, ou inscrit ces images dans le fétichisme. La violence de l'imagi-
naire cinématographique est ainsi une violence du fétichisme des images.
c'est-à-dire du pouvoir magique des images globalisées. un pouvoir qui
n'a rien à voir avec le« sacré», et qui nous amène à souligner le fait que
la violence de 1' imaginaire, violence du fétichisme. n ·est pas réductible à
la« violence du sacré». La violence de l'imaginaire englobe la« \'iolence
du sacré». Elle est, dans le cas particulier des images télévisuelles et
cinématographiques, violence de l'imaginaire machinique. c'est-à-dire
imaginaire des machines produites par le génie scientifique. génie qui est
rattaché à la puissance civilisatrice de l'Occident. Dans ce sens. la vio-
lence de l'imaginaire est synonyme de la violence des fétiches de I"Occi-
dent, qui ne sont pas réductibles à des objets ~tériels. mais qui sont
aussi des idées, des mots: Civilisation, Progrès, Evolution. Développe-
ment, Politique, Religion, Économie, Santé, etc., qui renvoient à des
domaines, des « champs » particuliers, différenciés. avec leurs « spécia-
listes », leurs «sujets » dont les corps et les imaginations sont les cibles
des actions des spécialistes et de leurs «politiques ». Ces idées et ces
mots sont ainsi des fétiches au sens où Jean Pouillon écrit que le «signe
verbal et le fétiche remplissent des fonctions analogues, puisque grâce au
mot on prétend fixer l'idée et, selon une formule expressive. la saisir: les
mots sont des pièges à idées comme les fétiches des "pièges à dieux"K0 .
Nous soutenons que ce qui fait la «puissance » des fétiches : vêtements,
images, corps, mots, etc., est ce qui est invisible, imaginé, et qu'évoquent
les fétiches. Par exemple, la publicité a pour but. à notre sens. de doter
l'objet d'un univers imaginé, à travers et dans lequel l'objet est vu: l'en-
fance, la forêt, la beauté, la puissance, le bonheur, etc. La force de la
publicité est dans le fait qu'elle rend visibles ces univers imaginés au
moyen d'images qui accompagnent le produit. Avec la publicité, et par
conséquent le cinéma, la télévision, les magazines qui la diffusent, l'invi-
sible ou l'imaginé (l'imaginaire) qui fait la puissance des fétiches devient
visible, même s'il n'est qu'illusion, comme le fait que dans les studios de
photographie dans les villes d'Afrique centrale. au cours des années 1960
et 1970, les gens pouvaient apparaître dans un univers de gratte-<:iels
imaginaire qui symbolisait l'arrachement des photographiés à la "sauva-
gerie». Envoyées aux parents restés dans les villages. ces photos jouaient
le rôle de fétiches transformant la vie misérable du citadin en une vie de
bonheur suscitant d'autres vocations à l'exode rural.
5. Enfin, parce que la puissance du Souverain moderne est historique.
qu'elle constitue une rupture d'avec des configurations anciennes de puis-
sances, la violence de l'imaginaire est synonyme de violence du féti-
chisme dans un contexte de« dérégulation de l'imaginaire». La dérégula·
tion de l'imaginaire se manifeste lorsque celui-ci est «condamné a
80. Jean Pouillon, Fétiches sam fétichisme, Paris. François Ma.,pen.>. 197~. p. li 9.
36 LE SOUVERAIN MODERNE
gration de l'autorité paternelle a( ... ) deux facettes. D'une part, les normes
prohibitives symboliques sont de plus en plus souvent remplacées par des
idéaux imaginaires (de succès social, de forme corporelle) ... D'autre part,
le manque d'interdits symboliques est comblé par la réémergence de
figures surmoïques féroces. Cela produit un sujet extrêmement narcis-
sique, qui perçoit toutes choses comme une menace potentielle pour son
équilibre imaginaire précaire. En témoigne l'universalisation de la
logique victimaire qui fait que tout contact avec un autre être humain a
tendance à être perçu comme une menace potentielle »93 .
Si nous suivons ces considérations, nous sommes amené à suggérer
quelques conséquences par rapport à ce que nous appelons la « violence
de l'imaginaire». En effet, la «violence de l'imaginaire» serait ici la
violence qu'exerceraient des sujets marqués par le «manque d'interdits»
patriarcaux, c'est-à-dire par la fin «des normes prohibitives symbo-
liques» servant la «domination masculine » 94 . Ces individus seraient
ainsi placés sous le commandement, si je puis me permettre ce terme, des
«figures surrnoïques féroces», qui, dans le contexte de l'Afrique cen-
trale. s'incarnent de manière significative dans une figure féminine féroce
et ambivalente telles Mami Wata ou Mademoiselle comme nous l'avons
montré ailleurs 95 .
La violence de l'imaginaire est ainsi précisément la violence qui se
manifeste par la transgression des interdits constitutifs de l'ordre
patriarcal formant l'ordre symbolique, c'est-à-dire l'ordre culturel coutu-
mier des traditions. Le phénomène de déparentélisation est à ce sujet ce
qui manifeste une situation marquée par la violence de l'imaginaire. Par
déparentélisation, j'entends l'ensemble des procès d'exténuation et de
rupture des liens de parenté et surtout de la figure d'autorité patriarcale
(ce qui conduit sur le plan social à 1' émergence des femmes comme
«chefs de famille » précaires ou non) ; de réduction drastique de la
sphère des solidarités claniques, lignagères dans les sociétés urbaines et
rurales d'aujourd'hui96 ; procès dont une des conséquences majeures est
l'exacerbation des logiques d'ethnisations politiques, autrement dit des
logiques de productions de fétiches ethniques. Dans un contexte histo-
rique non caractérisé par la déstructuration de la loi symbolique, la
violence de l'imaginaire se confond avec la violence symbolique. Enfin,
je voudrais souligner le fait que la violence de l'imaginaire se caractérise
par une profusion d'utopies, elle consiste à rendre possibles des mondes
apparemment impossibles. Elle est alors un indicateur des mutations qui
travaillent une société97 .
Récapitulons: la violence de l'imaginaire, violence du fétichisme.
s'exerce au moyen des images, des gestes corporels, des moL<;, c'est-à-
dire des fétiches, supports d'idéologies. Cette violence a pour contexte
privilégié celui des camps, espaces de déshérence, espaces déshérités.
instables, mouvants, incertains ; autrement dit, espaces de dérégulation
des ordres symboliques coutumiers. Pour marquer davantage la différence
que nous suggérons entre violence de 1' imaginaire et violence symbo-
lique, examinons, de plus près, ce que la sociologie d'inspiration webe-
rienne et structuraliste entend par violence symbolique.
97. Sur cet aspect, lire Georges Balandier (éd.), Sociologie des mutations, Paris, An-
thropos, 1970.
98./bid.
99. Emmanuel Terray, «Réflexion sur la violence symlx)lique », ACluel Marx. 20.
2c semestre 1996, p. 22.
40 LE SOUVERAIN MODERNE
rapports aux corps et aux choses, qui sont simultanément des usages des
corps et des choses dans les relations sociales) qui la traduisent, puisque
la violenèe de l'imaginaire s'atteste par des coups que peuvent prendre en
plein jour et sur leur corps des gens : coups de poing, coups de machette,
coups de fusil, coups de matraque, qui sont simultanément des mauvais
coups du sort. Autrement dit, tous ces (mauvais) coups, qui sont donnés
lors de conflits autour de la possession des biens matériels, du pouvoir, du
prestige, etc., et qui opposent parents, voisins, amis, alliés, concitoyens,
coreligionnaires, etc., peuvent s'interpréter comme des coups de fusils
nocturnes ou mystiques, c'est-à-dire des coups de la sorcellerie, des coups
des forces invisibles que sont les esprits, dont le Diable, notamment.
Mais cette reconnaissance collective de la matérialité des puissances
imaginaires est rendue obtuse, dans la violence de l'imaginaire, par ce
qu'elle ne donne pas lieu à une connaissance positive de la réalité et donc
de la détermination des facteurs objectifs qui sont au fondement des
malheurs et des souffrances. La reconnaissance de la matérialité des
entités imaginaires fonctionne donc à l'idéologie, en ce sens qu'elle fait
voir les déterminations causales à travers un processus d'illusion/
allusionHlO. On peut également dire que cette reconnaissance est en
permanence inscrite dans 1'imaginaire, au sens où l'imaginaire, selon
Gilles Deleuze, «n'est pas l'irréel, mais l'indiscemabilité du réel et de
l'irréel » 101 . La violence de l'imaginaire, violence du fétichisme, est donc
cette violence exercée par des entités dont il est difficile de dire qu'elles
sont réelles ou irréelles, c'est-à-dire, dans un autre langage, sensibles ou
suprasensibles.
Le corpus conceptuel de Pierre Bourdieu sur le « symbolique » 102 ne
nous permet pas par ailleurs de dire qu'il y a chez lui la prégnance de ce
que nous appelons la violence de l'imaginaire. Les conditions d'exercice,
les modalités et le contexte sociohistorique de la violence symbolique ne
sont pas les mêmes que ceux d'exercice de la violence de l'imaginaire
telle que nous la concevons. «Structures symboliques», «pouvoir sym-
bolique», «force symbolique», «violence symbolique», ~<profit symbo-
lique» n'ont pas pour principe fondamental d'« efficacité» la « recon-
naissance » de la « force )) des puissances imaginaires que sont les génies,
les sorciers, les esprits, Dieu, le diable dans la vie sociale, économique,
culturelle et politique. Par exemple, pour parler des « structures symbo-
liques )>, du «pouvoir symbolique>), Pierre Bourdieu évoque 1' « effet de
théorie)) dans la «constitution )> des structures sociales : « J'en viens de
des règles codifiées. N'importe qui peut rendre la justice. On n'a plus
besoin d'un Salomon. Avec le droit coutumier, si on a Salomon, tout va
bien. Sinon le danger d'arbitraire est très grand. On sait que les nazis
professaient une théorie charismatique du nomothète, confiant au Führer,
placé au-dessus des lois, la tâche d'inventer le droit à chaque moment »101.
Ainsi, ce sur quoi insiste Bourdieu, dont la théorie est « adéquate aux
choses >> des sociétés du capitalisme avancé, notamment de la société
française, c'est que le «pouvoir symbolique>>, la «force symbolique»
doivent être compris dans un contexte historique où il existe une formali-
sation de la loi ou du droit qui, dès lors, tire sa « force » ou son « pouvoir
symbolique>> de l'« efficacité proprement symbolique de la forme » 108 .
Car la «violence symbolique, dont la réalisation par excellence est sans
doute le droit, est une violence qui s'exerce dans les formes, en mettant
les formes »109• Il nous semble que la formalisation et la «rationalisa-
tion» qui lui est coextensive dans la conception bourdieusienne de la
«violence symbolique» et qui font que n'« importe qui » peut rendre la
justice, sont antinomiques avec la violence de l'imaginaire qu'exercent
les devins, les prophètes ou les Führer. L'idée de «substituabilité» pour
rendre la justice dans un contexte de domination de la violence symbo-
lique incarnée par le droit, est incompatible avec la réalité des sociétés
africaines où, comme c'est le cas au Gabon, J'État est incarné par la
figure de ce que Michel Foucault appelle le «pouvoir de souveraineté»,
le« pouvoir de type souverain», et où domine ce que cet auteur appelle
la« vérité-événement». Qu'est-ce que le pouvoir de souveraineté? Et que
signifie chez Foucault la « vérité-événement » ? S'agissant du « rapport de
souveraineté», nous retiendrons le premier des trois critères dégagés par
Foucault: «( ... )c'est un rapport de pouvoir qui lie souverain et sujet selon
le couple de relations asymétriques: d'un côté, le prélèvement, et de
l'autre la dépense. Dans le rapport de souveraineté, le souverain prélève
des produits, des récoltes, des objets fabriqués, des armes, de la force de
travail, du courage; il prélève aussi du temps, des services, et il va, non
pas rendre ce qu'il a prélevé, car il n'a pas à rendre, mais en opération de
retour symétrique, il va y avoir la dépense du souverain, qui peut prendre
la forme soit du don, qui peut se faire lors des cérémonies rituelles - dons
de joyeux événements, dons au moment d'une naissance-, soit celle d'un
service, mais d'un tout autre type que celui qui a été prélevé: comme par
ex,emple, le service de protection ou le service religieux qui est assuré par
l'Eglise; ça peut être également la dépense payée lorsque, pour des fêtes,
pour l'organisation d'une guerre, le seigneur fait travailler, moyennant
rétributions, ceux qui l'entourent. Vous avez donc là ce système prélève-
m.ent-~épense qui me paraît caractériser le pouvoir de type souverain.
B1en sur, le prélèvement l'emporte toujours très largement sur la dépense,
et la dissymétrie est tellement grande que l'on voit de façon très claire~
profiler, derrière ce rapport de souveraineté et de couplage dissymétrique
prélèvement-dépense, la déprédation, le pillage, la guerre » 110 • De plus. le
pouvoir de type souverain est caractérisé par une situation où Je corps du
roi, qui est l'esquisse de l'individualité du <<côté du souverain"· ne peut
assurer cette représentation qu'au prix d'une ''curieuse. paradoxale et
mythologique multiplication de corps. D'un côté, des corps mais pas
d'individualité; de l'autre côté, une individualité mais une multiplicité de
corps » 111 • Ce corps du roi, parce qu'il est multiple, ne disparaît pas avec
la mort du roi. Avant de revenir dans un instant sur la '' vérité-événe-
ment», soulignons qu'elle désigne chez Foucault toute «vérité" qui "se
provoque par des rituels, qui se capte par des ruses, qui se saisit selon des
occasions ( ... ), c'est un rapport de domination et de victoire. un rapport.
donc, non pas de connaissance, mais de pouvoir ,, 112 •
Ce pouvoir souverain qui prélève et qui dépense. par exemple sous
forme de « dons » (le fameux ethos de la redistribution qui caractérise le
chef africain et qui doit guider 1'action de tout homme prétendant à un
leadership 113 ) que le chef de l'État fait par l'intermédiaire des" ministres
de la République », aux hôpitaux, aux écoles, aux prisons. aux casernes.
etc. et dont le corps se démultiplie dans les billets de banque de 10 fX)O F
CFA, c'est-à-dire les plus «gros» billets disponibles. et qui représente
paradoxalement l'individualité face à des corps qui ne constituent pas
d'individualité, ne peut pas correspondre à une formalisation du droit. et
donc au principe de substituabilité pour rendre la justice. Car, à suivre de
près Foucault, nous nous rendons compte que le pouvoir qui correspond
au principe de substituabilité dont parle Bourdieu est le pouvoir que le
premier appelle pouvoir disciplinaire. Ce dernier «est individualisant
parce qu'il ajuste le fonction-sujet à la singularité somatique par l'inter-
médiaire d'un système de surveillance-écriture ou par un système de
panoptisme pangraphique qui projette derrière la singularité somatique.
comme son prolongement ou comme son commencement. un noyau de
virtualités, une psyché, et qui établit de plus la norme comme principe de
partage et la normalisation comme prescription universelle pour tous ces
individus ainsi constitués » 114• Michel Foucault montre bien dans Sur-
veiller et punir comment le pouvoir disciplinaire se distingue, à partir du
dispositif du Panoptisme de Jeremy Bentham, du pouvoir de souverai-
neté, et comment le pouvoir disciplinaire est un poumir anonyme. à
travers précisément la substitualité dans la surveillance des prisonniers et
118. J'a~ montré comment la guerre de 1997 a commencé à partir d'une prophétie du
Prophète WJiham. VOJr Joseph Tonda, La guérison divine en Afrique centrale 1
chapitre 7. ···• op. Cl··
INTRODUCfiON 47
119. Jean et John Comaroff (cds), Of Revelation mui Rel'O/ution. ('hristianir.-. Colo·
nialism, and Consciousness in South Africa, vol. 1. Chicago. Londres. The üniv~rsil) of
Chicago Press, 1991.
120. André Mary, <<Conversion et conversation: les paradoxes de !"entreprise
missionnaire>>, Cahiers d'études africaines, 160, XL-4. 2000. p. 789.
121. Ibid., p. 789.
122. Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris. Le Seuil. 1980, p. 115.
48 LE SOUVERAIN MODERNE
soi, comme le fait d'être de tel village et d'appartenir à tel lignage, parce
qu'elles définissent les fondements de l'être-ensemble. » 123 Dans la
mesure où le problème de l'alternative de croire ou de ne pas croire ne se
pose pas, où la sorcellerie, comme croyance, c'est-à-dire« état de corps»,
est partagée aussi bien par les dominants que par les dominés, ceux qui
exercent leur domination sont ceux que l'imagination de la croyance fait
voir, fait imaginer ou fait vivre comme des détenteurs d'un surcroît de
puissance indispensable à leur position. Inutile d'insister sur le fait qu'ils
dominent parce qu'ils seraient effectivement détenteurs de ce surcroît de
puissance qu'on appelle l'organe de sorcellerie : Ev us, 1zan ga, Kundu,
etc. Ils sont censés avoir l'organe de sorcellerie parce qu'ils dominent. En
un tel contexte, dire que le concept d'hégémonie, chez Gramsci, «indique
effectivement le fait qu'une classe impose à une formation sa propre
conception du monde, conquiert donc en ce sens la place de l'idéologie
dominante, et ceci avant la conquête du pouvoir politique » 124 , signifie
que la classe qui «impose » sa « propre conception du monde » ne le fait
qu'en exploitant un héritage, un fond& de croyances communes aux domi-
nants et aux dominés «qui fait partie de ces choses qui vont de soi».
L'« idéologie dominante» peut alors se confondre avec l'hégémonie et
rendre la domination «naturelle». Mais ce cas de figure nous paraît
exclusif aux sociétés de la tradition, en particulier les sociétés lignagères,
où la domination ne dépendait pas, aussi bien d'un point de vue anthropo-
logique que sociologique des statuts acquis, mais des statuts hérités. Le
point de vue anthropologique signifie le point de vue des mythes, et donc
des croyances qui «légitiment» la« domination». Le point de vue socio-
logique, dans ce cas de figure précis, signifie le point de vue des possibi-
lités sociales de faire autre chose que ce que font les parents : une
«classe» d'éleveurs qui émergent d'une lignée des ascendants cultiva-
teurs ou cueilleurs habitant des maisons dont les matériaux seraient
fondamentalement différents de ceux des maisons des membres du
lignage ou du village, comme une forte tendance au célibat sans progéni-
ture qui s'instaure dans un contexte où la norme est d'avoir une épouse et
des enfants, etc.
C'est dire que l'hégémonie ne se confond avec l'idéologie que dans
des sociétés où le rapport social est fait de reproduction plutôt que de
production de nouvelles configurations sociales. La conséquence de ce
qui précède est que la «domination» d'une classe dans le contexte des
sociétés africaines contemporaines marquées par des mutations rapides et
cumulées, c'est-à-dire de dérégulations des structures symboliques, sociales,
économiques, conjugue idéologie et hégémonie, foi et croyance, symbo-
125. Yves Barel, Le paradoxe et le système. Essai sur le fantastique soda/, Grenoble.
PUG, 1979, p. 118.
126./bid., p. 119.
50 LE SOUVERAIN MODERNE
131. Michel Fou~ault, Le (JOUI'Oir psychiatrique. Cours uu Coll~.~<' J.. /·:rott<-... /IJ73
1974, Paris, Hautes Etudes, Gallimanl, Le Seuil. 2003, p. 237.
132. Ibid.. p. 237.
54 LE SOUVERAIN MODERNE
les machines, les écritures, les cachets, les signatures, les versets, les
formules magiques des cahiers, des livres, mais également par l'argent
(chapitre 1), les marchandises sont les mêmes qui sont tourmentés par les
fétiches du Ndjembè, de Ndjobi, du Bweté, et par la magie du pentecô-
tisme. Ces corps sont ceux des «clients », des «fils» (les fils des maîtres
initiateurs), des «malades» des spécialistes des magies et des initiations.
Mais ils sont également les corps propres de ces maîtres initiateurs. Parce
que ces maîtres initiateurs sont aussi des pères de famille, des paysans,
des ouvriers, des cadres, des médecins, des professeurs d'université. C'est
la raison pour laquelle ils sont souvent accusés de magie ou de sorcellerie
contre leurs neveux, élèves, étudiants ou encore fonctionnaires.
Difficile, dans cette perspective, de construire un objet schizophré-
nique coupé de toutes ces articulations dialectiques des statuts, des
pouvoirs, des tourments, des objets dans 1' ensemble du système social.
Aucun objet social ou symbolique n'est aujourd'hui exempt des souil-
lures de la modernisation 133 en Afrique centrale. Plutôt que de continuité,
les objets du fétichisme du Souverain moderne, exposés à la violence de
l'imaginaire, comme les corps qu'il fétichise sont des objets et des corps
souillés. L'erreur serait ici de prendre par exemple les usages non ortho-
doxes, non bourgeois des produits manufacturés (les marchandises ou les
machines) pour une absence d'effets de ces produits sur et dans les
sociétés «ethnologiques». Par exemple, cet usage non bourgeois euro-
péen de la télévision qu'on continue à regarder quand un hôte arrive fait
entrer la télévision dans la sphère du fétichisme, car il est le signe d'une
transgression de la règle bourgeoise en la matière. Il traduit de ce point de
vue des «mauvaises manières», des «mauvais goûts» des «indigènes».
Dans le « meilleur des cas » africains cependant, celui des bourgeoisies
africaines, comme au Gabon, cet usage est en réalité l'effet d'un rapport
133. A propos de la recherche d'un objet non souillé par la modernisation, voici ce
qu'écrit Marcel Mauss: «Les faits eux-mêmes qu'il s'agit d'observer disparaissent
chaque jour. On ne peut attendre pour observer des populations encore vivantes, des
langues qui vont bientôt être remplacées par des sabirs, des civilisations qui vont céder à
la contagion de notre uniforme culturel occidental. Il faut se hâter de rentrer la récolte,
dans peu de temps elle sera pourrie sur pied. Le temps chaque jour entame la vie des
races, des choses, des objets, des faits. Et il agit très vite. Tous les voyageurs nous disent
les prodigieux changements que subissent par exemple les sociétés nègres sous l'action de
nos colonisations européennes. Les tribus se décomposent, se croisent, se métissent, se
déplacent, quand elles ne meurent pas. Les arts s'éteignent et les belles pièces de collec-
tions se perdent... Les vieilles générations sont mortes aux îles Marquises ; elles vont
mourir à Tahiti avant qu'on ait recueilli les traditions de leur peuple, leur "folk-lore"
comme on dit. Avec les vieillards tombent les coutumes, la connaissance des mythes, des
fables, des techniques anciennes, de tout ce qui fait saveur et l'originalité d'une civilisa-
tion. Avec eux s'évanouissent ces éléments de la vie sociale elle-même, dont leur autorité
était la seule sauvegarde. C'est maintenant ou jamais qu'il faut enregistrer ces faits>>, cité
par Veronika Gi:irôg-Karadi, Noirs et Blancs. Leur image dans la littérature orale afri-
caine. Étude-Anthologie, Paris, CNRS et Conseil international de la langue française,
1976, p. 18.
INTRODUCTION 55
Méthode
134. Jean-Pierre Warnier, L'esprit d'entreprise au Came mun. op. cit.. p. I!U.
56 LE SOUVERAIN MODERNE
~ ~
EPISTEMOLOGIES DU CORPS
ET DES CHOSES
DU SOUVERAIN MODERNE
1
Tourments, charmes
et troubles du Souverain moderne
Tourments pentecôtistes
1. Allusion à Romain 1, 27: <<Les hommes ... reçoivent en eux-mêmes le salaire que
mérite leur égarement>>.
2. Énergie, étoiles, chances, sont notions qui, dans le français populaire parlé au
Gabon, signifient les charismes, ou les qualités extraordinaires qui expliquent les diffé-
rences entre individus dans les domaines de la beauté, du succès dans tous les domaines.
3. Ceux qui captent les <<énergies >> ou les étoiles ou les chances des autres sont censés
aussi s'en <<nourrir>>, pour se régénérer. Le discours ici emprunte au répertoire de la
sorcellerie où on mange les autres. Mais il s'agit d'un répertoire plus large qui dépasse
celui de la sorcellerie, car on mange aussi les biens dotaux dans les échanges matrimo-
niaux. Nous verrons plus loin comment le schème contemporain du manger est en rupture
avec le schème traditionnel.
TOURMENTS, CHARMES ET TROt.: BLES 63
tion, mais il me demande d'un ton ferme de commandement (qui lui vient
Bref, des hommes dont le statut acquis et non plus hérité est lié à la
maîtrise de l'écriture à l'école.
A deux heures et demi de l'après-midi de ce 8 juin, trois jeunes que
l'universitaire utilise pour ses enquêtes de terrain, venus des quartiers
nord de Brazzaville, «fiefs» du général Denis Sassou Nguesso. lui
annoncent l'attaque imminente de Moukondo par les troupes du général.
Ils lui demandent de quitter les lieux (le non-lieu ethnique), à l'instar de
tous ses voisins qui déménagent précipitamment. Ils lui proposent de
trouver refuge dans les quartiers du« Camp-Nord »8, faisant l'objet d'une
assignation identitaire forcée « mbochi » ou «nordiste». Par conséquent.
«lieu propre » des populations originaires du Nord-Congo. Des «parents
ethniques» de l'universitaire vivant dans Poto-Poto, quartier proche du
centre-ville occupé par les «Cobras», miliciens du général Sassou et
considéré comme composante du «Camp-Nord», cible des attaques des
armées de Lissouba, sont venus depuis deux ou trois jours trouver
« refuge » chez lui. Leur démarche a quelque chose de dramatiquement
dérisoire: de quels moyens dispose l'homme d'écriture pour conjurer les
effets de la violence guerrière? Face à l'imminence de la mort annoncée.
l'universitaire demande à ce petit monde (Il personnes en tout) assemblé
chez lui de chercher refuge ailleurs, notamment à Talangai, grand quartier
nord de Brazzaville et donc «lieu propre» des «Nordistes» où certains
avaient des amis ou des connaissances. Le bombardement annoncé du
quartier Moukondo devait commencer à 19 heures. L'universitaire annonce
au grand désespoir de ses enquêteurs, sa décision : il ne quitterait pas son
domicile. A son grand étonnement, personne des membres de sa famille
ne veut aller se mettre à l'abri dans le lieu propre du «Camp-Nord». Tout
le monde veut rester avec lui. Après d'ultimes insistances, les trois enquê-
teurs quittent désespérés, les larmes aux yeux, le domicile de l'universi-
taire à 16 heures, convaincus du choix suicidaire de celui qu'ils appellent
«Doyen». Un cousin, venu du village pour « affaires » et surpris par la
guerre, a une réponse à l'attitude étrange de l'universitaire et de sa mai-
sonnée: l'homme d'écriture est un homme «composé», «puissant"· il a
des « magies ».
Le bombardement de Moukondo commence effectivement à 19 heures
précises et se poursuit toute la nuit. L'universitaire manifeste durant tout
ce temps un comportement très étrange qui conforte son cousin dans sa
croyance : il ne semble pas du tout effrayé par la fureur des combats dans
son quartier. Il laisse la télévision allumée, regarde les émissions et. entre
deux «zappings», ne cesse de monter à son bureau qui se trouve au
premier étage du duplex qu'il occupe: que va-t-il faire dans son bureau?
Écrire? Qu'écrit-il? A le voir, nous dira son cousin, il donnait l'impres-
sion d'assister, comme un spectateur plutôt «désengagé>>, au spectacle
des obus, des balles traçantes qui zébraient le ciel, de la fumée et des
flammes qui montaient tout autour de sa maison. La peur des membres de
sa famille terrorisés et confinés dans un étroit débarras ne 1' indifférait
semble-t-il pas; elle ne l'empêchait pas de vivre la situation comme une
scène de cinéma, mais dont la caractéristique, ressentit-il, était d'être à la
fois« extérieure et intérieure» à lui 9 .
*
* *
Si la «tâche des sciences de l'homme est de construire et de proposer
des interprétations de la réalité sociale ( ... ) dans le champ d'une théorie,
d'un système d'hypothèses et, à partir d'un ensemble de procédures
d'examen, de méthodes d'analyses( ... )», elles doivent «suivre l'évolution
des faits, déterminer la nature des transformations observées en appréhen-
dant non pas des événements singuliers et dispersés, mais des séries obser-
vées au sein desquelles ceux-ci prennent place et trouvent sens » 10.
Ces deux histoires ne sont pas « des événements singuliers et dis-
persés». Elles s'inscrivent dans des« séries observées» et observables en
Afrique. Retenues pour leur caractère exemplaire, elles nous aident à
introduire aux problèmes complexes que posent les rapports des gens à
eux-mêmes, à leur corps, c'est-à-dire à ses représentations qui débordent
ses conceptions scientifiques, notamment dans l'explication des accidents
qui l'affectent, comme elles débordent aussi celles propres aux répertoires
culturels préchrétiens et précapitalistes. Il s'agit donc d'agents sociaux et
de corps exposés aux puissances de façonnage, de transformation symbo-
liques, imaginaires et réelles 11 du Souverain moderne. Il s'agit également
de gens et de corps exposés aux puissances de protection et de préserva-
tion relevant de l'historicité de la« modernité insécurisée » 12, globalisée,
9. Toute ressemblance avec ce qu'a vécu l'auteur de ce livre au cours de cette nuit
n'est pas que pure coïncidence.
10. Maurice Godelier, Les sciences de l'homme et de la société en France. Analyse et
propositions pour une politique nouvelle. Rapport au ministre de la Recherche et de
l'Industrie, Paris, La Documentation française, 1982, p. 24. Le souligné de la citation est
de moi, J.T.
Il. Toutes les puissances de transformation sont symboliques, parce qu'elles symboli-
sent autre chose qu'elles-mêmes dans le contexte africain. Elles produisent toujours un
surplus d'effets par rapport à l'effet immédiat, physique, psychologique, moral. Comme
l'écrit Emmanuel Terray commentant la notion de violence symbolique chez Bourdieu:
«En termes plus concrets, les coups font mal, et ils inspirent la peur des coups»,
Emmanuel Terray, «Réflexions sur la violence symbolique>>, Actuel Marx, 20, 2e semestre
1996, p. 15.
12. Pierre-Joseph Laurent, Les pentecôtistes du Burkina Faso, Paris, IRD, Karthala,
2003.
13. Emmanuelle Kadya Tall, <<Les nouveaux entrepreneurs en religion : la génération
montante des chefs de cultes de possession à Cotonou (Bénin) et Salvador (Brésil)>>,
Autrepart, 27, 2003, pp. 75-90.
TOURMENTS, CHARMES ET TROUBLF~'> 67
14. René Devisch écrit à ce sujet: << Devenir civilisé équivaut à devenir chrétien.
somme toute à "se blanchir", ainsi qu'à détribaliser la mémoire et l'identité. Ce~a abjurer
l'état de péché et rompre avec la primitivité. C'est rompre avec ses origines ruro~le,; ct
familiales désormais considérées comme impies, primitives, stagnantes. rétrogrdde>.
exploiteuses et se dégénérant. La conversion offre l'accès aux modes de \'ie on:identaux.
elle est considérée comme une ascension sociale et comme l'ouverture à un ordre mondial
des choses>>, René Devisch, <<La violence à Kinshasa, ou l'institution en négatif~. Cahit·rs
d'études africaines, 150-152, XXXV, 2-4, 1998. p. 443.
15. Pierre-Joseph Laurent, Les pelltecôtistes du Brtrkina Fas(l, Paris. lRD. Karthala,
2003.
nrcmhrcH dt~ 1w famille'! (}uel rapport c~xiste 1 .iJ c·nfn'. d'wu~ pari, 111,
'111111-licu "•
1 un (1 cnlrc-dl~IIX » tlhno-r(:gioual. "1111 c:uup 11 et, cl'aultt
pari, l'ima~inairc ~cripturuirc '!Pourquoi le rousiu de l'hommc1 d'éerlturt
l'ilfllll(itw-1-i/ l'0111tnl' un hmnmr• ''puissant"'! l>'oir vient celle irnap,itm.
lion de la puissunce magique de l'hornnu: d'écritun; '! Pourquoi CHI--cc
l'imaginuirc du cinéma ct de la télévision, c'esl-h-dirc 1111 imaginaire
< machinique y, (au sens d'un imaginaire lié 1"1 la maf'hine), qui sou111rait
1
16. On disait à l'époque que les femmes utilisaient des« médicaments,. tradilionncls.
c'est-à-dire les fétiches.
17. La magie du cinéma est particulièrement puissante, elle récapitule dans un mèmc
moment, en un même espace, l'imaginaire du conte. qui fait travailler l'imagination de
ceux qui l'écoutent, sans« voir» avec leurs yeux ce qui est raconté. et l'i~inaire visuel
qui se confond avec le « réel », puisque ce qui est réel est ce qui est vu. dans les repr-tscn-
tations communes. L'imaginaire du réel est celui qui s'actualise en Afrique dans l'acci-
dent, dans l'événement qui appelle tout de suite des interprétations qui sont en gtnéral
magiques ou sorcellaires. Mais il s'actualise également dans la ~-eprion fantasmée. dans
la rêverie que provoque une belle personne que l'on désire. mais é8alement de belles
choses. les marchandises de luxe, notamment.
18. Sur Joli soir, lire l'excellent article de Julienne Ngoundoung Anoko... Joli Soir:
petite histoire d'un fétiche moderne», Ruprurr. 5 (nouvelle série). 2004. pp. 15-26.
70
LE SOUVERAIN MODERNE
•
0
rr-r~:r.:~~'":.~~~~~~~:~;~_·t~';:'~:~:::r.::'t.~:r::
es . eux corps engagés dans la relation amoureuse s'inscrivaient
1
nécess.aJ~m~nt ~ans ~ne ~gique de reproduction lignagère. Du moins tel
en étaJt 1 ObJecttf ultt~e ·. Le second manifestait les incertitudes géné-
~ales. de la reprodu.ctJOn hgnagère dans un non-lieu lignager, la ville
mscnte dans I.es logt~ues ~ontradictoires de valorisation marchande de 1~
force de trava1I. Le~ mce~ttudes qui affectaient la vente et la reproduction
de la fore~ de ~avall étatent (et sont encore) les mêmes qui affectaient la
reproductton hgnagère dans l'amour civilisé ou citadin. Le tourmem
apparaît dans ce contexte comme l'argent, un instrument de conquête du
corps de l'autre féminin devenant de plus en plus rétif aux mécanismes
Jignagers de son contrôle. car les villes sont, comme l'écrit Abel
Kouvouama, des «espaces privilégiés d'expérimentation continuelle de
subjectivités amoureuses autonomes » 20• Mais il s'agit aussi de« subjecti·
virés» infiltrées, channées, troublées ou tourmentées par l'argent. Le bar-
dancing, surtout, est ce lieu où le corps tourmenté. troublé ou charmé de
la femme par l'argent 21 et les tounnellls, troubles ou cltamres s'institue en
puissant fétiche structurant les rapports hommes-femmes, femmes-
femmes, autour de l'argent, de l'alcool. de la politique. Car, en plein
ordre colonial, le bar-dancing s'impose comme non-lieu lignager dans
lequel se fomente et se pratique l'indiscipline contre les hommes, contre
l'ordre colonial. parce qu'il est le lieu de la fête nocturne contre l'ordre
diurne et donc lieu où se rencontrent «l'évolué. J'avenir du colonisateur,
et la ndumba 22• sa hantise. Alors que dans la société diurne, à J'abri des
structures verticales du pouvoir aménagées en sa faveur. J'évolué dénonce
19. Ce qui monlre que contrairement à ce que su~èrenl Gr:orges Bal~ille et Jean Bau-
drillant. dans les sociétés non capitalistes. « la ciiJ'f'nsr ,. (Bat mlle) ou « 1 échange symbo-
lique,. (Baudrillard). ne se réduisent jamais à « une "' ~·onomie sacri licielle " (Bataille) de
dépense gratuite des t'Orps dans la jouis.~ann•. dans Je «jeu sexuel_» considéré co.mme
paradigme prioritaire du ~-omportemcnr sexuel. Les ouvrages de Bataille et de Baudnllard
qui sont concemc!s par ces t'onsidérarions sont respectivement les suivants : Ln pan
mmulitt, Paris. Minuit. 1%7: IL mimir dt ltt production. Paris, Galilée. 1975.
20. Abel Kouvouama. " Les rite..~ populaires de séduction dans la société urbaine bmz-
zavilloise », Rlqltllfl', 5. nouvelle série (Paris. Karthala). 2004.. p. :?8.
21. On peur dire en effet que Je miracle attendu du tounnent est exactement t-elui
produit «réellement» par J'argent. car J'argent est «la puissance aliénée de l'humanité.
Ct qw jt lit PMis til lrllll qu'h<IIM'It, tkmc Cf' qut nt ptlll'tnt toutes mrs forces r.rsemidlrs
tl'iNJMd11 jt lt puis gnkt à /'argtnt. L'argent fait donc dr chacul/t' d,- ces fèm.·c•s rsun-
?,tllts c~ qu.'tllts _nt sCint pc~~~~ tlltNntmf's: c ·,-st-à-dirr.· qu'il t'Il fait so11. ctmtrnirr. Si
J m ~l'ft d "" al~llltnt tiU st )t '_'t'UX f!FPndrr la chaise dt poslt'. puisque je lit' suis peu
~~::.; f't.>l4r/!A'" la routt à ptf'd. 1 argtnt mt pmcurr l'alime111 et la chaist• de postr.
-~-4 ~ qll tl 1~T'Iflt ~t~ts l'œux d'ITTPs dl' Ici rrprisenrario11 qu'ils étairm illrr
''-"'~""ut ltur t..ruttiK't ~IISit ft. ri. 1 . 'Il . · ·
kt l'W. dt l'tt,. ftguri à l'hTP ~~ ~~~ t. VOII "" • ' f'S fau fNlSst'r dr Ici rt!pr!.relltation t}
l'rrJillltlll cl'talrict "· Karl Marx Man~ c~ ~Ir d,- moyen terme. /'orgt'lll esr la fony
~,&litions soriales, 1968. p.'l22. cnu t 844. lconamie politique et phi/os(lpllit,
-··~-dans les deux congos. c'est la"' femme libre».
TOURMENTS, CHARMES ET TROUBLES 71
23. Lire sur ces aspects Charles Didier Gondola. •• "Bist'llgo ya la joie ... Ft'tes. st><:i:J-
hilité et politique dans les .:apitalcs congolaises». in Odile Georg F<'ft•s urhaim•s t'Il
t\fl·iquc. Espaces. idnllités t'f JWIII'oirs. Paris. Karthala. 1999. pp. !!7-111.
24. Julienne Ngounùoung Anoko. "Joli Soir: petite histoirt• d'un fétkhe moderne».
Ruptun•. 5 tnouvclle série). 2004. pp. 20-23.
25. Julienne Ngounùoung Anoko. artkle cit.. p. 20.
26. Ibid .. p. 21.
27. //>id .. p. 22.
72 LE SOUVERAIN MODERNE
Il est banal d'entendre dire de celui qui est « pris » dans le tourment.
dans le «charme », entendu comme fétiche, mais aussi et simultanément
au sens littéraire, qu'« il n'est plus lui-même », qu •« il est transfonné »,
qu'« on ne le reconnaît plus» ou qu'il ne« se reconnaît plus ••. Au Gabon.
on dit de l'homme qui est travaillé par le trouble qu'il est «devenu
maboule». Il y a donc incontestablement un effet de méconnaissance ou
d'aveuglement sur soi-même et sur les autres qui est produit par l'action
du tourment sur celui qui la subit et sur ceux qui sont en relation avec lui.
Cet effet d'aveuglement qu'exercent le tourment, Je charme ou le trouble
est synonyme de travestissement ou de perversion du rapport social à soi-
même, qui s'inscrit simultanément dans le rapport aux autres et aux choses.
En d'autres termes, les sujets sociaux tourmentés, charmés, troublés sont
ceux dont les structures de causalité réfléchissent, tel un étrange miroir, des
images d'eux-mêmes dans lesquelles ils ne se reconnaissent plus et dans
lesquelles ils ne sont pas non plus reconnus par les autres. Ce qui signifie
que le tourment a «pris » leur image spéculaire, l'a effacée ou l'a détruite,
pour laisser à la place une autre, ou l'image d'un autre, dans laquelle ils
sont désormais reconnus. Le «maboule» gabonais, produit du «trouble»,
est celui qui est désormais reconnu ou vu à travers l'image de sa femme
qui l'aurait «troublé» et qui le «domine». Lui-même déclare «avoir
donné l'intégralité de son corps» à sa dulcinée, il ne «s'appartient plus».
Le fantasme collectif et individuel du tourment, du charme ou du trouble
met ainsi en scène la problématique de sujets sociaux «sortis d'eux-
mêmes», qui ne «sont plus reconnus» dans l'image que leur renvoient les
miroirs dans lesquels ils devraient se reconnaître. Que sont ces miroirs ?
C'est à cette question des miroirs qui « tuent » 1'image de soi, dans
laquelle on ne se reconnaît plus, parce que ces miroirs ne la reflètent plus,
que nous allons nous consacrer à présent. L'idée que nous allons explorer
peut se formuler de la manière suivante : ce qui se raconte dans les phan-
tasmes collectifs et individuels de la puissance du tourment, du trouble ou
du charme, c'est l'histoire de la folie des sujets sociaux constitués par la
violence de l'imaginaire, violence du fétichisme du Souverain moderne.
Cette histoire se raconte notamment dans les imaginaires du cliché, du
négatif photographique et du miroir au Congo et au Gabon.
38. Laurent Jean-Pierre, «D'un communisme qui viendrait ... "· Postfa..-e à Slavoj
Zizek, Le spectre rôde toujours. Actualité du Manifeste communiste, Paris. Nautilus,
2002, p. 109.
78
LE SOUVERAIN MODERNE
. 39. Jacques Derrida appelle «effet de visière» le fait de ne pas voir qui nous reg de
cf. Jacques ~?"Ida· Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 26. ar '
40. Sur 1 hJ~toJre des représentations du miroir lire S b. M . .
du miroir, Pari.~. Hachette, Imago, 1994 . ' 3 me elchJOr-Bonnet, Htstoire
TOURMENTS, CHARMF~'i ET TROUBLES
transfigurée ou qu'on ne reconnaît plus et qui tue. image qui vous per'Sé·
cute, vous pousuit, comme un vampire.
Cet effet spectralisant et mortifère du miroir est encore exprimé par
une autre croyance. L'opération magique de fabrication des morts-vivanb
dans la magie du Kong, dans le Nord-Gabon ou au Cameroun 41 • est un
succès si l'image de l'homme destiné à être transformé en cette main-
d'œuvre spectrale apparaît dans le miroir. Voici ce qu'écrit à ce propos
Alexandre Ngoua à la suite de ses enquêtes sur la<< sorcellerie du Kong"
dans le Nord-Gabon : « Le candidat au Kong prélève la ''saleté" de son
parent : vêtements, mèches de cheveux, ongles ou sa photo. A défaut de
photo, il écrit le nom de son parent sur une liste. Puis ces éléments sont
introduits dans la boite dorée ou argentée du Kong. Il se rend ensuite.
avec le groupe qui réalise ce rituel, à un cimetière où ils font des incanta-
tions. Parmi les membres du groupe, il y a des personnes qui prennent la
«marchandise», c'est-à-dire le corps symbolisé par la photo ou le nom
écrit. Lorsque le nom de la personne visée par l'opération du Kong. c ·est-
à-dire la victime, est cité, et que son visage apparaît sur les miroirs entou-
rant la boite du Kong, alors la personne en question est déclarée ven-
due »42 • La personne vendue est destinée à travailler la nuit dans les
plantations de cacaoyers sous forme d'une main-d'œuvre spectrale4 J. Le
plus intéressant pour notre propos ici est que le dispositif magique, qui
produit la main-d'œuvre spectrale, utilise indifféremment la photogmphie
et le nom écrit pour produire l'image recherchée dans les miroirs de la
boite du Kong.
41. Peter Geshiere, Sorcellerie er politique en Afrique. La l'iande de.• autrn. Pari..,
Karthala, 1995; Jean-Pierre Wamier, L'esprit d'entreprise au Camemun. Paris. Kanhala,
1993; Éric de Rosny, Le.• yeux de ma chèvre. Paris. Plon, 1981.
42. Alexandre Ngoua, La sorcellerie du Kong à Bitam: une manifestation .rrmholique
de l'économie capitaliste, Mémoire de maîtrise de sociologie. Libreville. Faculté des
Lettres et Sciences Humaines, Département de Sociologie. septembre 2004. p. 90.
43. Sur cette problématique de la main-d'œuvre spectrale, lire Jean et John Comarolf.
<<Nations étrangères, zombies, imnùgrants et capitalisme millénaire», Bulktin du CODES·
RIA, 3 & 4, 99, pp. 19-32.
80 LE SOUVERAIN MODERNE
Pour aller. plus avant dans cette idée, nous allons nous appuyer sur
Marx et J?emda. En effet, la fonction du miroir résidant dans son pouvoir
de réflexiOn du monde invisible et du monde visible a été élargie par
M~x dans. son analyse du fétich~sme de la marchandise. Une analyse qui
a eté repnse par Jacques Dernda. Analysant le secret du «caractère
mystique» de la marchandise chez Marx, Jacques DeiTida soutient que
celui-ci tient à un «quiproquo», et que ce quiproquo «tient à un jeu
anormal du miroir. II y a miroir, et la forme marchandise est aussi ce
miroir, mais comme tout à coup il ne joue plus son rôle, comme il ne
renvoie pas l'image attendue, ceux qui se cherchent ne s'y retrouvent
plus. Les hommes n'y reconnaissent plus Je caractère "social" de leur
"propre travail". C'est comme s'ils se fantomalisaient à leur tour.. ~e
"propre" des spectres, comme des vampires, c'est qu'ils sont ~nve~
d'image spéculaire, de la vraie, de la bonne image spéculaire (mais qm
n'en est pas privé?). A quoi reconnaît-on un fantôme? A ce qu'il ne se
reconnaît pas dans un miroir. Or cela se passe avec Je commerce des
marchandises entre elles. Ces fantômes que sont les marchandise~ trans-
forment les producteurs humains en fantômes »44 . Pour De~d~, la
marchandise n'est donc pas seulement fétiche, elle est aussi mtrmr et
fantôme. Fétiche, miroir, fantôme qui fantomalise et fétichise l'homme,
c'est-à-dire en fait un autre miroir anormal, car ce miroir anormal ne
permet pas à l'homme de voir son image attendue. La «forme marchan-
dise», qui est un miroir anormal en produisant J'homme comme un autr~
miroir anormal, nous permet de dire que les deux miroirs anorma~~ son
des miroirs-écrans, des miroirs déréalisants, c'est-à-dire des feti~hes.
Derrida retrouve alors, sans Je vouloir, la définition du fétichisme
proposée par Charles de Brosses, une définition qui fait du fétichisme une
absence de discernement, de connaissance, une religion reposant sur
I'aveuglemenr45. Et ce fétichisme, Derrida, à la suite de Marx, le retrou;e
hors des sociétés primitives, au cœur de la société la plus développee,
c'est-à-dire la société moderne, civilisée. . . ,
Mais ce constat ne doit pas nous dispenser de penser la « spéc~fic~te »,
si tant est qu'il en existe une, du fétichisme constitué par le mtro~r du
kong, de la maison d'un mort, du fantôme ou du diable photographtque,
ainsi que par la marchandise qu'est en J'occurrence le miroir (réel ou
normal) en Afrique. La spécificité de l'anormalité de ce miroir-fétiche-
fantôme réside dans ce que nous avons avancé plus haut, à savoir dans la
différence entre violence de l'imaginaire et violence symbolique. S'agis-
44. Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, pp. 247-248.
45. Commentant la conception du fétichisme de Charles de Brosses Camille Tarot écrit:
"L'arbitraire ~ment irrationnel de chaque fétiche vient de ce qu'il 'n'y a rien d'intellec-
tuel dans le fetiche, aucune pen_sée. aucun jugement. Il résulte d'un procès purement
aveugle: impulsif, affectif, Il expnme des passions, des besoins, des craintes, mais jamais
aucun di~mem», cf. Camille Tarot, De Durkhém à Mauss, l'invention dus b ['
Socwlo!(te et menee des religions, Paris, La Découverte/MAUSS, 1999, p. SOI. ym 0 tque.
TOURMENTS, CHARMES ET TROUBLES 81
Se réfléchir, c'est se voir en double, mais c'est aussi réfléchir sur soi-
même. Les miroirs du Souverain moderne sont de ce point de vue des
instruments dans lesquels et par lesquels les sujets africains réfléchissent
sur eux-mêmes. Ces instruments ou objets de réflexion sont donc des
objets dans lesquels les Africains prennent conscience et naissent au
monde du Souverain moderne. Or, comment réfléchir sur soi-même si
J'objet de réflexion (les miroirs réels et sociologiques qui réfléchissent la
cla~se des individus ou des groupes) réfléchit simultanément des fan-
tasmes (les images de ce que désirent être les gens qu'évoque Jean-Pierre
Wamier), c'est-à-dire des fantômes, des esprits, des spectres, le Diable du
Souverain moderne; autrement dit des figures ambivalentes du capita-
lisme, du christianisme, de la technique, de la sorcellerie ? Comment
accéder à une connaissance non fantasmatique de la réalité sociale,
50. Sur ce point, lire _entre autres, Patrice Yengo ,, Survivre en Afrique ou la Jo i u
du 7AJmbJe ». lfl Forum Diderot, Peut-on être vivant en Afrique ?, Paris, Puf 2000 g q e
78, Gwgw Agamben, Homo sacer; le pouvoir souverain et la · p . ' S . ' pp. 68-
Vle nue, ar1s, eu 1J, 1997 _
TOURMENTS, CHARMES ET TROUBLES 85
que représente le statut social d'un médecin; mais, en mê~e temps. cette
surinterprétation est un moyen de protester contre le ractsme de classe
qu'expriment les «observations» désobligeantes du _m~decin. De ~a
même manière, l'imagination scientifique des études afncames. aveuglee
par l'imaginaire raciste du corps noir en colonie 51 et en postcolo~ie.
consistant en un refus de reconnaissance de l'humanité positive des SUJets
constitués par le Souverain moderne, en arrive à tout expliquer par les
simulacres, les parodies, les duplicités des sujets africains. Les deux
imaginations sont complices dans la dénégation ethnocentriste de _la
mutation d'être des sujets collectifs et individuels africains, pour ne fane
valoir que le rôle déterminant des apparences. Ce que je soutiens, c'est
que le travail des apparences n'a pas pour conséquence ou effet de consti-
tuer une résistance à la modernité au service ou au profit de la tradition.
L'esprit et la chose
51. Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire. Culture coloniale. La France conquise par
son Empire, 1871-1931, Paris, Autrement, Collection Mémoires, 2003: Catherine
Coquery-Vidrovitch, « le postulat de la supériorité blanche et de l'infériorité noire "· in
Marc Ferro (éd.), Le livre noir du colonialisme, xvl"-xxt' .•iècles. Paris. Robert l.affont.
2003, pp. 646-691.
52. Il est tout a fait surprenant de constater que le langage ex1.ï'émentiel est ,·onsritutif
de l'histoire du christianisme protestant, notamment dans la bouche de son fondatror.
Martin Luther. On peut lire à ce sujet Martin Luther, Image de la paf'<lUté. Grenoble.
Éditions Jérôme Million,I997.
86 LE SOUVERAIN MODERJ'\t
prendre les études sur les «appropriations » ou les usa cres d ..,.,, ·, d
Di d l'É , "' tuerenctes e
eu, <: tat, de 1 Argent, de la Ville etc. en Afrique. La norme par
rapport a laquelle se font ~es comparaisons, c'est-à-dire les évaluations
d~s autres et de !eurs pra_ttques est toujours le «nous» occidental. En
Dieu comme en Etat, en Economie, en Culture, en Corps et en Sexe, la
no~e est pensée d'Occident. Voilà qui explique par exemple que les
positiOns des évêques africains sur la consommation sexuelle masculine
et eccl,est"ale53 du corps masculin apparaissent spontanément dans bien
des esprits occidentaux comme «rétrogrades » ou «réactionnaires».
Si tout ce qui n'est pas occidental supporte le soupçon de l'impureté
démoniaque et excrémentielle de la chose, il devient clair que le Dieu qui
gouverne le monde non occidental, même globalisé et mis en flux, est un
Autre. II est l'Autre ... démoniaque. Mais d'où vient ce Dieu Autre? Pour
nous, le Dieu dont il est question est celui qui a fait l'objet des traductions
missionnaires et des procès indigènes d'« appropriation» dont les notions
de «rencontre», d'« interaction», de «longue conversation» rendent
compte.
En Afrique centrale, notamment aux Congos et au Gabon, il s'agit de
Nzamhe. Nzamhe, c'est à la fois l'Esprit, la divinité, mais aussi l'église,
c'est-à-dire à la fois le bâtiment et le principe du lien social qui unit et qui
désunit en même temps, à savoir, la religion. Il s'agit donc de ce que
Danièle Hervieu-Léger, dans sa définition « désubstantivé~ » _de 1~. reli-
gion, appelle la« lignée croyante» en tant qu'elle est un« pnnctpe d, Iden-
tification sociale : interne, parce qu'elle incorpore les croyant~ a une
communauté donnée ; externe, parce qu'elle les sépare de ceux qut le sont
~~ '
L'Esprit, c'est par exemple celui auquel les missionnaires ont donne
en Ouganda le nom de l'esprit local de la tuberculose 55 . Aux Congo et au
Gabon, les formes de travail que cet esprit impose, aussi bien sur les
plans spirituel que matériel, ont amené les « indigèn~s » à parler à son
propos d'« affaires de Dieu». Comme J'écrit Jean-Emile Mbot, cette
«expression peut être suppléée par celle de «croyance en Dieu», expres-
sion d'usage récent et connotant parfaitement la « foi chrétienne» par
53. Nous faisons allusion aux remous que produit au sein de J'Église anglicane la
question de l'homosexualité comme l'attestent les deux déclarations respectives des
archevêques Rowan Williams de Canterbury et Peter Akinola : «Toute parole, qui peut
pousser quiconque à s'en prendre à un homosexuel, est une parole dont il peut se repentir»
et« Même les bêtes ne s'abaissent pas à de pareilles pratiques>>, Le Nouvel Observateur,
2-8 décembre 2004.
54. Danièle Hervieu-Léger, «La religion, mode de croire>>, Revue MAUSS semes·
t~ielle, 22. second semestre 2003, p. 151. Cet auteur définit du coup la religion, c'est-à-
?•rc Nzr:mbe, en. ces termes: «Une "religion" est, dans cette perspective, un dispositif
Jd01og•que, pratique et srmbohque par lequel est constitué, entretenu, développé le sens
indJVJduel et. collectif de 1 appartenance à une lignée croyante p art"ICU 1Iere
· • >>, 1"b l"d.
55. He1ke Behrend, La guerre des esprits en Ouganda 1985-1996 Le d
tœ Lak wéna, pans,
· 1:".sprt·t d'Al'·
wmt- · L' Harmattan, 1997. • · · mouvement u
TOURMENTS. CHARMES ET TROUBLES 87
quelque. utilité,
. entendu
. ,au sens productif du mot · Mai·s l',eg1·ISe expnmc
·
un sentiment mtime et s adresse au sentiment intime. Elle est peut-êtr 1
chose q_~' e~t le bâti~ent, ~ais la chose qu'est vraiment la grange ees~
appropn~e a la rentree des recoltes : elle se réduit aux qualités physiques
qu on lm do?na ; mesurant les frais aux avantages escomptés, pour la
subordon?er,a cet ~sage. L'expression de l'intimité dans 1'église répond
au contrmre a la vame consumation du travail: dès l'abord, la destination
de l'édifice le retire à l'utilité physique et ce premier mouvement s'accuse
dans une profusion de vains ornements. C'est que la construction d'une
église n'est pas l'emploi profitable du travail disponible, mais la consu-
mation, la destruction de son utilité. L'intimité n'est exprimée qu'à une
condition par une chose : que cette chose soit au fond le contraire d'une
chose, le contraire d'un produit, d'une marchandise: une consumation et
un sacrifice. Puisque le sentiment intime est une consumation, c'est la
consumation qui l'exprime, non la chose, qui en est la négation »58 . .
Pour Bataille donc, ce n'est pas la chose qui produit l'intimité, ~ats l_a
consumation, et notamment celle de la force de travail. En Afnque, Il
semble que le sentiment d'intimité soit inséparable de la chose, et en
particulier de la marchandise. C'est cette chose étrange, à !a fois, cho~e. et
représentation, réel et imaginaire, qui tend de plus en plus a se dematerza-
lise,.S9, donc à se produire comme esprit, constitutive du ~on?e ou d~ la
religion de l'« homme abstrait», c'est-à-dire le monde capitaliste, qm va
composer une partie fort significative de ce que Achille Mbembe ~ppelle
«la proposition matérielle», accompagnant «la proposition d~ fOI» par
les missionnaires. On sait aussi que cette double proposition farte par~les
missionnaires était destinée à sortir celui qui n'existait pas comme ~~e
humain, de l'animalité et de la sauvagerie des fétiches qui le c~acten
saient, pour le faire entrer dans le corps glorieux et mystique de Dreu. La
conversion est de ce point de vue un phénomène de mutation corporelle,
de sortie d'un corps pour renaître dans un autre. , ..
Or, si comme il se doit nous prenons au sérieux la defimtwn de la
marchandise comme objet sensible suprasensible, c'est-à-dire ~omme
fétiche, nous constatons tout de suite, à propos de cette mutatiOn, ~~
dilemme profond: comment naître à la civilisation et donc à I'humamte
constituée par un fétiche, sans être un fétichiste? Comment s'incorporer
un fétiche sans le devenir ?60 Comment produire dans ces conditions une
intimité non fétichiste avec le corps de Dieu, corps du capital et de
l'État?
La proposition de foi accompagnant la proposition matérielle fait de la
question de l'intimité des sujets sociaux africains, qui ne peut se com-
prendre dans le contexte de la « rencontre >~ que comme i?timi~~ s~iale
avec le corps de Dieu, du Capital et de l'Etat, une question piege_e par
l'élément extérieur qui est ici la chose civilisatrice: la marchandise et
l'argent. Mais cet élément extérieur, c'est aussi l'église, le bâtiment,
pensé comme chose qui n'est pas une chose. Cet élément extérieur qui
doit être possédé, incorporé, fréquenté va servir à signifier sous les termes
d'« affaires de Dieu ou de travail de Dieu» l'intimité avec Dieu, qui doit
remplacer l'intimité avec les fétiches du clan ou du lignage.
Nous pouvons ainsi constater que c'est dans le cadre matériel et
mental défini par cette chose, qui n'est pas une chose, que les mission-
naires firent naître les indigènes au monde des besoins et des désirs qui ne
pouvaient être satisfaits et assouvis que par leur entrée dans l'économie
coloniale. En rendant les indigènes familiers des signes et valeurs du
milieu industriel, les missionnaires les socialisaient au fétichisme de la
chose marchande, monétaire mais aussi « sacrificielle », « consumatoire >>
de l'église. Si Marx, qui définit le caractère mystique de la chose mar-
chande et monétaire, nous demande de voir ce caractère sur la place d'un
non-lieu, le marché, lieu de circulation des choses et des hommes, lieu de
courses et de démarches, les missionnaires ont éduqué les indigènes à la
fois à la perception de cette valeur et à 1' adhésion à celle-ci sur la place
d'un autre non-lieu, le non-lieu lignager par excellence qu'est la mission.
lieu de désubjectivation lignagère, mais en même temps, lieu de subjecti-
vation ethnique, chrétienne, citoyenne, étatique, financière. scripturaire
comme le montrent les histoires des missions.
Il faut donc considérer que l'église en tant que chose, qui n'est pas une
chose, redouble en Afrique son caractère mystique en s'instituant comme
lieu où s'est faite la« proposition de foi>> qui accompagnait la ,, proposi-
tion matérielle>>. Dès lors, en socialisant dans les missions ou comme au
Cameroun, dans les sixa61 , les populations à la mystique, c'est-à-dire au
fétichisme de l'église comme chose, de la marchandise et de l'argent
comme également choses, les missionnaires ont travaillé activeme~t à
faire imaginer la communauté62 des « enfants de Nzambe >> comme corn-
61. Lire Jeanne-Françoise Vincent, Femmes beti entre deux mondes. Entretù·ns dans
la forêt du Cameroun, Paris, Karthala, 2001.
62. Au sens où Anderson parle de la nation comme communaut~ imaginé..~. cf.
Benedict Anderson, L'imaginaire national. Réflexions sur l'origine et l'essor du 1wtiona·
lisme, Paris, La Découverte/Poche, 2002 (première édition 1983).
63. Ailleurs aussi en Afrique, comme, par exemple chez les Yoruba. ainsi qut· le
souligne John D. Y. Peel, Religious Encounter And the Making <!f Yoruba. Bloomington.
Indianapolis, Indiana University Press, 2000, pp. 88-89.
90
LE SOUVERAIN MODERNE
66. Slavoj Zizek, Le spectre rôde toujours. Actualité du Manifeste du Parti commu·
niste, Paris, Nautilus, 2002, p. 28.
67. La prolifération des «non-lieux» correspond à ce que Gilles Deleuze appelle la
« déterritorialisation ». Lire sur ce point une présentation concise de cette problématique
par l'auteur dans« Désir et plaisir», Magazine littéraire. 325, oct. 1994, p. 62.
68. Slavoj Zizek, Le spectre rôde toujours. Actualité du Manifeste du Parti commu·
niste, Paris, Nautilus, 2002, p. 28.
69. Slavoj Zizek, op. cit., p. 30.
70. Ibid.
92 LE SOUVERAIN MODERNE
71. Gramsci, cité par Maria-Antonietta Macciocchi, Pour Gramsci, Paris, Seuil,l974,
pp. 162-163.
72. Jacques Deni da distingue l 'esprit du spectre en ces termes : « Dès qu'on cesse de
distingu:r l'esprit du spectre, il p~end corps, il s'incarne, comme esprit, dans le spectre.
Ou plutot, Marx le pré~1se lUI-meme ... le spectre est une incorporation paradoxale, le
devemr-corps, une c~rtame fo~e ~hénoménale et chamelle de l'esprit. Il devient plutôt
quelque «chose» qu 1! reste d1ffic1le de nommer: ni âme ni corps, et 1'une et J'autre. »
Jacques Dem~a, Spectres de Mar~, Paris .. Galilée, 1993, p. 25. Ou encore, à la pa e 217:
« Le_ s~tre n est pas seulement 1 appantwn charnelle de 1'esprit, son corps phén~ménal
sa VI~ dechue et coupable, c'est aussi l'attente impatiente et nostalgique d'un éd '
hon, a sav01r encore, d'un esprit» ... Le fantôme c . , . . , , e r emp-
le calcul d'un rachat>>. ' e serait 1 espnt differe, la promesse ou
73. Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée 1993 25
' ,p. 0
TOURMENTS, CHARMES ET TROUBLES 93
74. Les femmes sont à l'époque du «tourment» et aujourd'hui, réputées pour leurs
<< fétiches >> à connotation plus traditionaliste que moderniste.
75. Lire aussi Bogumil Jewisicki, Mami Wata. La peinture urbaine au Congo, Paris.
Gallimard, 2003.
76. On voit que le corps est supposé avoir une intelligence. une capacité de percevoir
des choses que la conscience ne perçoit pas, mais dont elle vit les effets. De ce JXlint de
vue, le corps <<est un autre>>, un objet insaisissable, <<chose» et fantasme à la fois.
94 LE SOUVERAIN MODERNE
77. En France, le pentecôtisme était considéré à son arrivée comme magique ; lire
Maixent Mebiame, Pentecôtisme et médias: l'appropriation des moyens de communica·
rion par les Assemblées de Dieu de France et d'Afrique centrale (Gabon), Marseille,
EHESS, Mémoire DEA Sciences sociales, octobre 2003.
2
2. Maurice Godelier, << Monnaies et richesses dans divers types de société ~~ kur
rencontre à la périphérie du capitalisme», Aclllel Marx. 15. Premier semestre 1994. 'li.
3. Georges Charbonnier, Entretiens avec Lel'i-Srrauss. Paris. Union génemle J'l'dl·
ti on, 10/18., 1966, pp. 45-46.
,------
1 Staatsbibliothek
Bayerische
J
Münchan
\.
98 LE SOUVERAIN MODERNE
que les mythes racontent que les Blancs sont des fantômes, des revenants.
Or, dans la tradition fang, le revenant, J'ancêtre est celui qui s'est libéré de
toute dette. La mort l'a affranchi de toute créance6. Dans ce sens, le
Ntang-Blanc est un ancêtre qui, comme un revenant, revient. Cette
posture du Blanc correspond ainsi de façon inattendue à la réalité histo-
rique où les Fangs, suivant le mythe, comme Je montre André Mary. ont
élaboré l'idée selon laquelle leur migration vers l'ouest et la mer, qui
devait les conduire vers les Blancs et leurs marchandises, obéissait à une
promesse de retour à la prospérité des temps primordiaux ethniques 7 . Le
Ntang apparaît donc comme 1'homme ou la femme qui instaure une
économie des gens qui comptent, dans tous les sens de ce mot. Récapi-
tulant ainsi les idées de prix, de dette, de dot, de comptabilité, de créance.
Celui qui a du prix, c'est celui qui a de la valeur, et donc celui qui compte
au sens mathématique, mais aussi au sens social où l'on dit de quelqu'un
qu'il compte sur le plan politique ou culturel. De plus, celui qui compte.
c'est aussi celui qui sait lire et payer (ou faire payer) les dettes, éventuel-
lement la dot 8. Cette relation entre celui qui compte, dans tous les sens, la
créance et celui qui lit ou écrit suggère le lien profond entre le schème de
J'écriture et celui de l'argent. Elle signifie qu'un fétichisme unique, celui
du Souverain moderne, se manifeste dans le domaine de l'écriture. qui
peut englober aussi bien les écritures saintes, les écritures au sens comp-
table du terme que l'écriture scientifique, littéraire ou magique (les livres
et les formules de magies). Du coup, le Souverain moderne apparaît
comme le créancier maître de l'écriture. Il n'est pas étonnant dans ce sens
qu'otangani signifie d'abord l'Européen ou l'Américain avant de signifier
l'« évolué» ou le kalaka noirs. Lui seul a incarné pour et dans J'imagina-
tion des Africains, par le fait de ses fonctions réelles et donc historiques,
toute la violence du créancier scripturaire.
L'otangani kalaka, qui incarne alors sous l'apparence de sa peau noire
la figure du Souverain moderne, est à ce titre un être ambivalent. dont le
lieu propre imaginaire est l'Occident, c'est-à-dire un ailleurs dont la puis-
sance extraordinaire ou extraquotidienne est inséparable de la violence de
l'écriture, et use de la tradition de manière tactique, c'est-à-dire sur un
«calcul qui ne peut pas compter sur un propre, ni donc sur une frontière
qui distingue 1' autre comme totalité visible. La tactique n'a pour lieu que
celui de l'autre » 9 . L'expérience historique que les sujets sociaux du
Souver~n moderne ont faite de son pouvoir scripturaire est une expe'ri
d 1 1 Q , '1 , .
e a VIO ence. u 1 s agisse de la médecine scripturaire ou scientifi
ence
co oma e, qu I s agisse e apprentissage scolmre ou religieux (les dque
1 · 1 ''1 ' · d l' . .
· d , eux
s_e con on druent . ~ns les e~_ole~ d~s missions), qu'il s'agisse de l'appren.
f,
tissage _de la politique, qu Il s agisse du travail, dont une forme célèbre
port~ bien son ?om de travail forcé, bref, tous ces domaines et toutes ces
pratique~ trad_UJsent une violence pensée, organisée, administrée respecti-
vement a partir et en fonction de critères scripturaires.
10. Les des~riptions présentées dans cette section sont tirés d'un article de Marc Mba·
Ndong;, «Le Genéral de Gaulle et les Africains. Note contributive relative à la "danse De
Gaulle au Gabon>>, Les Cahiers gabonais d'anthropologie 5 2004 Cela d't ·
P.rétat'o ' · ' • ·
I nsn eng~gent que mm, et le lecteur intéressé par le texte de Marc Mb Nd
1 • mes mter-
vivement InVIté a consulter son article. a- ong esl
ORDRE SCRIPTURAIRE, ESPACES ET AGENTS 101
Il. Abel Kouvouama, << Les rites populaires de séduction dans la société urbain~ t>raz·
zavilloise »,Rupture, 5, nouvelle série (Paris, Karthala, 2004, p. 35).
12. Marc Mba-Ndong, <<Le Général De Gaulle et les Africains. Note contrit>utive rela·
tive à la "danse De Gaulle" au Gabon>>, art. cit. (dactylographié), p. 2.
13. Marc Mba-Ndong. ibid.
...
102
LE SOUVERAIN MODERNE
.1.4. Sur cet~ notion, lire Achille Mbembe, De la poscolonie. Essai sur l'imagina/ion
po/wque dans 1 Afrtque contemporaine, Paris, Karthala, 2000
15./bid.
ORDRE SCRIPTURAIRE, ESPACES ET AGENTS 103
16. Georges Balandier, Sociologie actuelle de l'Afrique noire Pari" p · PUF 1982
(l" éd. 1955). • ·•• ans, , ,
17. Florence Bernault, Démocraties ambiguëç Afi ·
Gabon: 1940-1965, Paris, Karthala, 1996. · en rtque centrale, Congo-Brazzaville,
ORDRE SCRIPTURAIRE, ESPACES ET AGENTS !05
23. Julienne Ngoundoung Anoko, «Joli Soir: petite histoire d'un fét' ·h d
Rupture. 5, Nouvelle série, Paris, Karthala, 2003 , p. 24. le e mo erne»,
24. M1chel de Certeau, L'invention du uotidie 1 A . .
(collection Folio/essai), 1990, p. 242 q n. · rts de fiure, Pans, Gallimard,
ORDRE SCRIPTURAIRE, ESPACES ET AGENTS lO'J
t~?n d~ l'~ntérêt in~ividuel, tout en n'étant plus des sujets constitués par
1 tmagmatre exclusivement lignager.
L'un des problème~ traités dans ce livre est celui du plus grand
nombre exclu de la satisfaction de l'intérêt individuel et qui croit que la
cause de ses tourments, ainsi que la solution, sont à chercher dans l'éco.
nomie des miracles, alors même que ce plus grand nombre est constitué
de sujets du Souverain moderne, sujets de son espace public. Il s'agit
notamment d'un espace public qui, tout en ne rentrant pas dans le projet
des Lumières, et dans la conception de Jurgen Habermas, incarne la
contradiction caractéristique de son historicité, qui dialectise la chose et
l'esprit dans les mêmes structures de causalité, et qui fait qu'il représente
un danger pour l'ordre public qui le produit et le reproduit.
La prégnance sociale de la sorcellerie, des religions chrétiennes, inti·
mement liée aux « déficits cognitifs » et matériels sont donc la caractéris-
tique de cet espace public du Souverain moderne. Je pense qu'il faut bien
comprendre que l'espace public, dans une société où les sujets ont été
produits par la subjectivation coloniale spécifique de l'État Bula matari et
de Nzambe, ne peut pas être exactement le même que celui d'une société
dont l'historicité est entièrement marquée par des dynamiques endogènes.
De plus les sociétés africaines ne sont pas homogènes ; leurs historicités
coloniales ont produit des subjectivations postcoloniales plus ou moins
différentes. Je prendrai rapidement comme cas d'illustration les sociétés
urbaines de Brazzaville, de Kinshasa et de Libreville.
27. Rémy Bazenguissa-Ganga, <<Le rôle des médias dans la construction des identités
de VIOlence politique à Brazzaville>>, in Patrice Yengo (édit.), Identités et démocra(e
Pans L'Harmattan, 1997, p. 213. 1 '
28. Ibid.
ORDRE SCRIPTURAIRE, ESPACES ET AGENTS Ill
29. Georges Balandier, Sociologie des Brazzavi/les noires, Paris, Presses de la Fonda-
tion des Sciences Politiques, 1985.
30. Ibid., p. 259.
31. Les Kamons sont des pratiques de production et de renforcement «surnaturel , de
la force physique.
112 "
LE SOUVERAIN MODERNE
Donc un camp habité par une population mâle sans enfants et s~ns
femmes. En soulignant que c'est un camp et non un village, Van Wmg
nous amène à dire que la ville noire est un non-lieu lignager. Un auteurs
comme Didier Gondola, sur qui nous nous appuyons ici, parle d'un
«milieu en transition». Un tel lieu est propice à des phénomènes que
d'aucuns classent dans le registre de la marginalité, dont la bande est une
illustration fort significative. A Kinshasa, les premières bandes se consti-
tuent dans les années 1920. Nous sommes alors dans une phase de réces-
sion économique qui crée du chômage parmi la jeunesse citadine. Je cite
ici encore un autre père qui observe la situation en 1922.
«Voilà, les pépinières où se préparent nos vagabonds de Kinshasa.
Ajoutez-y les enfants des Sénégalais et des gens de la côte. Tout ce
monde passe son temps à vagabonder dans les rues de la cité européenne
et de la cité indigène, partout on redoute leur présence, car on connaît
leurs instincts voleurs ... Tous ces précoces voleurs opèrent par petites
bandes, parfaitement connues les unes des autres et, en général, de tous
les indigènes, mais néanmoins indépendantes... Les deux principaux
acteurs d'une de ces bandes sont passés ainsi en six mois de temps de la
prison de Léopoldville à celle de Brazzaville et de celle-ci pour être réex-
pédiés à Léo ... Tous sont sans travail, la plupart sans parents et sans gîte
fixe.. Ils logent tantôt à la belle étoile, tantôt dans un taudis aban-
donné » 33 . Nous avons donc affaire ici à une population assez typique:
elles est marquée par le chômage, elle est composée pour l'essentiel de
jeunes, la situation de chômage la conduit à ce qu'on appelle la délin-
quance. Le pouvoir colonial a donc pour souci de contrôler et encadrer
une telle population. Les projections cinématographiques constituent un
dispositif de cet encadrement. Surtout après la Deuxième Guerre mon-
diale. Mais ce dispositif d'encadrement est appréciée de manière raciste
dans son rapport aux Africains. La pensée coloniale est en effet persuadée
que l'Africain n'était pas assez mûrs pour le cinéma, car, « les conven-
tions cinématographiques le troublent ; les nuances psychologiques lui
échappent; les successions rapides de séquences le submergent »34. Ce
n'est pas tout. On pense aussi que pour cette audience primitive, il faut un
cinéma à la mesure de son cerveau d'enfant. Tout ce qui constitue du
mouvement et manifeste la force lui plaît, dit-on dans les rapports
officiels. C'est la raison pour laquelle, dès les années 1930, les films
comiques de Charlie Chaplin, les aventures de Tarzan et les Westerns sont
en vogue dans les quelques foyers sociaux des centres urbains de la
Non-lieux lignagers
38. Sur cet aspect, lire, en ce qui concerne le Congo, l'excellent article de Rémy
Bazenguissa Nganga, «Le rôle des médias dans la construction des identités de violence
politique à Brazzaville», in Yengo, Patrice (éd), Identités et démocratie, Paris, L'Harmat-
tan et Association Rupture, 1997, pp. 213-242.
118 LE SOUVERAIN MODERNE
d!sent que je leur dois l'héritage mystique de leur grand-père alors que
c est absolument faux, car ce n, était pas pour leur frère c'était destiné '
mon fils et on ne peut pas détourner cela »39. ' d
La parcelle
42. Patrice yengo, << Le rêve comme réalité. Œdipe lignager et muations sociales de
l'entreprise sorcière», Rupture, 5, nouvelle série, Paris Karthala, 2004, pp. 155-180.
43. Sur l'obscénité des potentats de la postcolonisation, lire Achille Mbembe. De la
postcolonie. Essai sur l'imagination politique dans l'Afrique contemporaine. Paris,
Karthala, 2000.
44. Au Zaïre, tout le monde était appelé à agir conformément à l'article 15 « débrouil-
lez-vous>>, et au mot d'ordre du MPR: <<Servir, oui, se servir, non!>>.
45. Rémy Bazenguissa Ganga, << << Belles maisons >> contre Sape : pratiques de valori-
sation symbolique au Congo>>, in Haubert, M. et al., (éds), États et sociétés dans le liers·
monde: de la modernisation à la démocratisation, Paris. Publications de la Sorbonne.
1992, pp. 247-256.
46. Ivan Vangu Nguimbi, Jeunesse, funérailles et contestation socio·politique en
Afrique, Paris, L'Harmattan, 1997.
47. Sur le pillage dans les guerres congolaises, lire entre autres: Patrice Yengo,
<<"Chacun aura sa part" : les fondements historiques de la (re)production de la "guerre" à
Brazzaville>>, Cahiers d'études africaines, 150-152, 1998, pp. 471-503; Rémy Bazcn-
guissa-Ganga, <<Les milices politiques dans les atTrontements », Afrique comemporaint·.
186, 1cr trimestre 1998, pp. 46-57 : Roland Pourtier, 1997, les raisons d'une guerre « inci·
vile>>, Afrique contemporaine, ibid., pp. 7-32, Joseph Tonda, «Esprit de désesp.'ran.:e
sociale et guerre civile permanente>>, Rupturt', 11. 1998, pp. 193-211 : Henri Osséhi. «De
la galère à la guerre : jeunes et << Cobras >> dans les quaniers Nord de Bra77avillc ''·
Politique africaine, 72, décembre 1998, pp. 17-33.
122 LE SOUVERAIN MODERNE
Les aventuriers
51. Bogumil Jewsiewicki, Mami Wata. La peinture urbaine au Congo. Paris, Galli-
mard, 2003.
52. Michel de Certeau, L'invention du quotidien. 1. arts defaire, op. cit.. p. 199.
53. Aljun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globa-
lisation, Paris, Payot, 1996.
124 LE SOUVERAIN MODERNE
54. Remy Bazenguissa et Jannet Mac Gaffey, <<Vivre et briller à Paris: des jeunes
congolais et zaïrois en marge de la légalité économique>>, Politique africaine, 57, mars
1995, p. 128.
55. Ibid., p. 129.
56. Ces noms ne sont pas symboliquement neutres Ils traduisent la manière dont J'ima-
ginaire social rend raison de ces apparitions dans un contexte historique donné.
57. Abel Kouvouama, <<Imaginaires religieux et logiques symboliques dans le champ
politique>>, Rupture-Solidarité: Congo-Brazzaville, dérives politiques, catastrophe huma·
nitaire, désirs de paix, nouvelle série, 1, Paris, Karthala, 1999, pp. 76-92; André Mary,
<<Prophètes pasteurs. La politique de la délivrance en Côte-d'Ivoire>>, Politique africaine,
87, octobre 2002, pp. 69-94.
ORDRE SCRIPTURAIRE, ESPACES ET AGENTS 125
l'autre qui interroge le sens des choses qui ornent l'intérieur de vos
maisons, bref, une telle relation est constitutive d'une interrogation
fondamentale de l'autre sur son humanité marquée par la précarité maté-
rielle qui expose directement son corps dans toutes les interactions avec
la nature et les humains, familiers et étrangers. Cette relation est une
composante du «contentieux matériel». Ce contentieux matériel s'ex-
prime encore dans les souvenirs de Balandier, lorsque le chef lébou, pour
rompre avec la gêne qui semble marquer sa rencontre avec un Blanc
atypique, le questionne sur la France: «me demandant comment s'y font
les pêches et de quelles espèces sont les poissons capturés, comment s'y
comportent les troupeaux. Il révèle les préoccupations quotidiennes du
villageois Iébou, mais il ne croit guère aux indications que je lui apporte
sur une meilleure efficacité. Il réagit par une manifestation d'étonnement
poli. Lorsque je lui explique les raisons techniques qui déterminent cette
relative réussite, il me répond que les outils et les connaissances ne sont
pas suffisants pour assurer le succès ; il faut aussi l'accord de Dieu et des
génies. Nous voici dans une impasse. Un siècle de relations artificielles,
et qui furent telles par la crainte de laisser entamer notre prépondérance,
n'a guère servi au rapprochement des mentalités » 5 . L'idée selon laquelle
Dieu et les génies blancs sont les ressorts véritables de la supériorité tech-
nique blanche s'explique ici non seulement par l' artificialité des relations
qui n'a pas permis le rapprochement des mentalités, mais aussi par la
réalité de la défaite historique du Lébou devant la puissance technique
blanche. Dès lors, les objets, mais aussi nécessairement le corps du Blanc
qui les produits sont marqués par cette origine non humaine. Elle adhère
à ces corps et objets pour en manifester le caractère extraordinaire.
C'est la raison pour laquelle, écrit Balandier, au « moment de partir,
Masamba jette un dernier coup d'œil sur mon installation. Il est intrigué
par mon lit de camp, par la couverture soudanaise qui le cache. Il formule
aussitôt une demande indirecte qui me surprend : - C'est très bien tout
cela. Ce serait bon pour un chef comme moi. La remarque ne voile pas
l'intention qui l'inspire. Déjà le vieil homme avait. à diverses reprises.
sollicité des cadeaux monétaires. Comment concilier son incontestable
dignité avec ses réactions de quémandeur en apparence roué ? Je ne peux
douter, à propos d'un événement aussi banal, que nos perspectives diver-
gent complètement. Masamba n'a pas la passion des richesses maté-
rielles. Son habitation est modeste, plus démunie que nos intérieurs les
plus pauvres. Il a les biens - les têtes de bétail - et les femmes qui sont
indispensables au maintien de son prestige. Il satisfait son goût des vête-
ments qui constituent sa façade sociale. Son exigence de dons corres-
pond-elle, alors, à un caprice de chef habitué à un droit de regard sur les
biens de ses dépendants? Est-il victime de cette illusion qui fait voir en
tout Européen un homme riche, donc tenu à la générosité envers les
5. Ibid.
130
LE SOUVERAIN MODERNE
~ieu en. A!riqu~ australe. Voici comment les expri~e un certain Grand-
Jean, missionnaire de son état: «Nous rendons grace à Dieu, mais cc
n:est pas sans arrière~pensée, c~r no~s vi;ons de 1~ bêtise des gens, qui
n ont pas le nécessaire pour vivre Jusqu à la m01sson et qui viennent
vendre cependant parce qu'ils ne peuvent résister à la tentation de
s'acheter des grains de verroterie et, dans ce but, ils viennent acheter de
l'argent/ c'est leur expression ... quand à ce qui concerne directement
J'œuvre missionnaire, nous n'avons pas trouvé de changement depuis
l'année dernière. Les gens nous voient revenir avec plaisir, mais leurs
pensées sont davantage aux étoffes et aux verroteries qu'à la Parole de
Dieu. Et puis, au milieu de toutes les préoccupations du moment, il est
bien difficile d'obtenir l'attention des hommes ... je mc demande aussi si
les indigènes, mis au courant de la situation, ne me fourniraient pas l~s
matériaux gratuitement, mais j'aurais dO les connaître assez pour ~avmr
que, à leurs yeux, Je blanc, missionnaire ou autre, est une vache à Ja1t, une
proie à saisir et à dévaliser et que, venir gratis à son secours, c'est pour un
indigène une chose absolument inouïe >> 11 .
De ces considérations missionnaires sur les rapports travailleurs de
Dieu indigènes"· nous pouvons retenir cinq notions qui nous se~blcn.t
/1,(
est ressenti en raprv>rt avec son utilité, en fonction des statuts locaux.
1" • 1· · ues
ainés ou cadets, hommes ou femmes et donc des avantages po ltlq '
matériels ou symboliques attendus. De plus, dans J'appréciation de cette
utilité, il y a la force de séduction des offres matérielles qui sont faites par
Je" maître de la conver11ion »,équivalent du maître de J'initiation.
qui ont toute leur pensée dans les étoffes et dans la verroterie, plutôt que
dans la Parole de Dieu. S'ils achètent bien de l'argent, pourquoi Je
Il. Propos rapportés par Nicolas Monnier, « Stratégie missionnaire et tactiques d •ap-
propriation indigènes: la mission Romande au Mozambique, 18!1!!-1896 », Le fait 111; 1._
sionnaire (Lausanne, Switzerland), 2, décembre 1995, p. 57 (version diffusée sur Internet.).
133
MALENTENDU SUR LA VALEUR DU CORPS DE DIEU
---·-;;La polygamie était perçue comme le "plus grand obstacle" à la ço1wef'iion des
. ndigèncs. . . .._ . -' - l!lkt Ent!Tfi~IH doAt la
1 J3. Jeanne-Françoise Vmcent, femme.f """ entrr ueu.t nu• ·-
ê du Cameroun, Paris, Kathala, 2001. p. 28.
for t 4 Souligné par nous, J.T. .- ié é des M' -
1 · F Grébert, Au Gabon (Afriqut tqUf.ltoriale f'rançaü~). Palis. Soc 1 ls·
'.iv~ngéliques, 1928. p. 188.
si ons
JJ4
LE SOUVERAIN MODERNE
,.
Le schème de la valeur et la croyance comme créance
«valeur». Une personne qui a «du ~il~ •. ou ?u _roids »est. ~n~ p~rsonn~
res ectable. La valeur du corps slgmfie amsl la respec~blhte d: la
~onne, son honorabilité. Une personne ou un co':P~ qu1 per.~ ~e sa
~leur, cela s'exprime de la manière suiv~nte: osamww nu:ro: 1. idee e~,t
celle d'une substance ou d'un corps qUI perd de. sa comast~nce. d~. sa
teneur, de son gout, qui devient fade, léger : en 1kota on d1t « k_ad;~ a
/éwidjè gnolo », littéralement: «untel s'est allégé le corps»: 11 _s est
humilié, il s'est déshonoré. La valeur se pense donc comme un gam ou
une perte de «poids», mais aussi en terme de « co~sistance :·· de "te-
neur»: comme du lait qui perd de sa teneur et « dev1ent de 1 eau», ~~e
sauce qui perd de sa teneur et «devient de l'eau>>. Une femme manee
perd son «poids», «devient légère», quand elle s'habille <<comme une
jeune fille», ou quand elle trompe son mari.
La femme libre, la « ndoumba », dont le modèle paradigmatique est
Mami Wata, s'inscrit différemment dans ce registre de la valeur, car son
corps est une marchandise, libérée du poids des obligations afférentes au
corps de la mère de famille. A l'exemple de la prostituée, l'homme poli-
tique paraît moins soumis à l'obligation de ne pas perdre son « poids » :
tout se passe comme si les deux professions relevaient d'un même
registre, hétérogène à la «valeur du corps». Peut-être parce que, par prin-
cipe, leur valeur est compatible avec la << fin de la honte » : la prostituée
comme l'homme politique sont en Afrique des personnages qui se sont
affranchis de la «honte», du fait du rapport étroit entre leurs activités
respectives et l'argent.
Chez la femme comme chez l'homme « ordinaires, cependant. la
corpulence ou l'aspect physique n'expriment la valeur qu'en rapport avec
toutes ~es autres considérations. Par ailleurs, un homme perd de sa valeur
quand Il ~erd son travail, qu'il est au chômage et qu'il est réduit à une vie
de mendiant. La mendicité ou la dépendance dévalorisent la personne.
Ces indications sommaires sur le poids, entendu comme teneur. avec une
idée de concentration, de densité qui s'oppose à la« légèreté», associée à
l'eau, constituent le schème de la valeur, dont les dimensions sont aussi
bien morales, que sociales (matérielle) et symbolique. La valeur est de ce
point de vue dépendante du statut social. Dans cette perspective, la valeur
du corps de Dieu inclut nécessairement et de manière inextricable sa
valeur matérielle et sa valeur spirituelle. acquise en échange d'un sacri-
fice demandé et imposé au Noir.
Nous avons déjà vu à ce propos (chapitre 1) que le schème de Dieu
associait de manière indiscernable la chose et J'esprit. Le schème de la
valeur, qui repose sur l' indiscemabilité de la valeur matériel/~ .e~ de la
valeur spirituelle, fait donc également signe vers _l'indisccmab•l!te de 1~
hose et de l'esprit dans \e commerce entre le N01r et le Blanc a propos
~e la croyance au Dieu de ce dernier. Or. qu'est-ce donc que la
croyance » ? . 1·
« p rt· nt de la définition de Benveniste selon laquelle la croyanc~ et a
, a ,a t fortement partie liée, et donc que la cmyt~ncc consiste à
creance on
136
1
LE SOUVERAIN MODERNE
. l7. Nicole Belmont,« Superstition et. religion ~pulaire dans les sociétés occidentales>>,
m M1chel.'zard et P1etrre Sm1th, Lajimctwn symboltque, Paris, Gallimard, l979, p. 68.
18. N1cole Belmont, art. c1t., p. 69.
19. Jacques Derrida, Gianni Vattimo. La religion, Paris, Seuil, 1996, p. 46.
20. Mineke Schipper-de Leeuw, Le Hlanc vu d'Afrique, Yaounde, CLE 19 7 ,
' ·'·p. 16.
MALENTENDU SUR LA VALEUR DU CORPS DE DIEU
137
·-----·-------~ 'd Kane cité par Mineke Schipper-de Leeuw. "P· ril.,.p. 39.
21. Chek amh~ ou de ~uw Le Blanc 1•u d'Nriqut. Yaoundé. Clé. 197\ p. 16.
22. Mineke S 1pper- •
138 LE SOUVERAIN MODERNE
24. Bogumil Jewsiewicki, Mami Wata. La peinture urbaine au Congo. Pari~. Galli-
mard, 2003, p. 93.
25. Op. cit., p. 222.
26. Olivier Herrenschmidt soutient qu'à« chaque fois que le sacrifiant met en marche
le processus sacrificiel, c'est la satisfaction de son désir en même temps que l'ordre du
monde qui sont en jeu», cf. «Sacrifice symbolique ou sacrifice efficace», in Mk:hd Itard
et Pierre Smith, La fonction symbolique, Paris. Gallimard. 1979, p. 171. Dans le sacnlice
imposé au Noir, le sacrifiant dont le désir et l'ordre du monde sont en. Jeu est le
sacrificateur, c'est-à-dire le Blanc. Le Noir y entre comme nctame dont 1 efJacer~U"~I
permet de passer du domaine ~e l'inculture, de la non-dv_iiisaüon. c'est-~-d~re de la l~t.
du primitivisme, à celui de Daeu. de la culture. de la CIVIhsatl~n. Le_ sacnllce IOlJ")SC ou
d dé . Noir est de ce point de vue une demande qUI lUI .:-sr. talle de mounr pour
em?n dau 1 monde de Dieu monde de la civilisation. c'est-à-d1rc monde de~ wtleun
rena1tre ans e •
qui comptent.
140
LE SOUVERAIN MODERNE
tionnée, dans les Églises, groupes de prières ou dans .d' au.tres lieux
publics et privés où elle est cens~e s~ réaliser, par la contramt~ mcontour~
nable de la confession pouvant s arttculer avec, ce.lle ?u ~omtssement d.es
objets matériels et des chairs humaines. Il s a~tt d ob~ets etfou chmr~
ingérés qui rendent malades, malchanceux, mfortun~s, malheureux .
autrement dit des objets qui tourmentent. La confe~s10n a~comp~gne
d'ailleurs généralement une délivrance et/ou un ~xorctsme. qm ~nse~~ne
sur la présence dans les corps tourmentés des demons de Jalousie, d tm-
pudicité, d'envie, de séduction, d'argent. Un de ces démons est l'esprit de
la marchandise, en même temps esprit du commerce sexuel ou de la
prostitution, Mami Wata. Comment ne pas voir le lien entre d'une part
ces objets matériels incorporés, que la confession et la délivrance extir-
pent des corps tourmentés, et d'autre part la condition clairement
exprimée du miracle de la guérison divine, à savoir que «Dieu ne donne
pas gratuitement, qu'il faut d'abord se donner à lui, faire don de soi à
Jésus, faire le premier pas avant d'être récompensé au centuple »31 . Le
contentieux matériel se signale ainsi comme étant indifféremment un
contentieux autour de la consommation des objets aussi bien matériels
que de la chair et/ou du sexe comme l'attestent tous les discours qui sont
produits et auxquels adhèrent beaucoup de gens sur les détournements
d'épouses et de manière générale sur le commerce sexuel des pasteurs et
autres travailleurs de Dieu dans les Églises nouvelles, sans compter la
~romoti~n de l'éthique de l'enrichissement et les pratiques qui la concré-
ttsent qut sont désormais attestées et étudiées de manière scientifique32 .
Il faut cependant aller plus loin dans l'analyse du contentieux matériel
sur la valeur du corps de Dieu, en montrant comment la chose : marchan-
dise, argent ou église, comme nous l'avons vu, entre en résonance avec la
Chos~ et les choses du corps, relevant de la temporalité autochtone anté-
colomale, pour constituer les structures de causalité des tourments du
Souverain moderne.
.La Chose
Georges Bataille dit que ce n'est pas la chose q~i p~uit le. sentiment
d'intimité, mais la consumation de la force de travrul qm prodmt la chose.
33.
. Sur la fonction
. . de l'euphémisation
,. . : dans J''1magma1re,
· · G'lb 1 ert D uran d , Les struc-
•
ture~ anlhropo1og1que.1 de lunagmmre, Paris Dunod 1992 128 1 (P "
édition, Bordas, 1969). ' • , p. no amment. remtere
34. Ces considérations ont été abordées da , 1 . . .
de Dieu», Politique africaine, 79, octobre 2oo:Is oseph Tonda, « Capttal sorcier et travail
35 · A ndré Mary, « Le Blanc vu d'aille ,. pp. 48-65.
•
Sauva!feS, Grenoble, PUG, 1994, pp. 2-3. urs ou 1 autre des autres», in Barbares et
36. Marc Augé, Théorie des pouvoirs et idé 1 . É
pari,, Hermann, 1975, p. xxii. 0 ogœ. tude de cas en Côte-d'Ivoire,
143
MALENTENDU SUR LA VALEUR DU CORPS DE DIEU
Les choses
«Les choses» (biloko, béla, bemba, Kii, etc.), c'est aussi le terme
générique qui sert à désigner tous les produits naturels et du travail
humain que sont les plantes, les minéraux, les marchandises, l'argent, les
«médicaments». Comme «médicaments», ils servent à conjurer le mal.
l'infortune, la maladie. Il servent aussi à les produire. Il faut prendre acte
de ce que les médicaments sont dans les représentations populaires toutes
les choses pensables, qui servent à soigner le corps, notamment en les
«mangeant», en se «lavant» avec, mais qui servent aussi à le détruire.
Dans ce sens, on dit qu'elles sont des poisons ou des produits « mys-
tiques». Bien des «choses-médicaments» sont gardées dans des valises.
portées comme des parures : bracelets, colliers, ou comme vêtements. Les
choses constituent dans ce sens le « domaine>> ou le «corps» de la per-
sonne, au sens de Jeanne Favret-Saada. Le «domaine» ou le «corps>>,
chez cet auteur, sont l'ensemble constitué par l'homme et ses possessions.
«c'est-à-dire l'ensemble qui est socialement rattaché à son nom propre.
Dans_ un tel ensemble, on ne saurait distinguer corps et biens parce que
les b1ens font corps avec celui dont ils portent la marque du nom. Ce
pourquoi je désigne cet ensemble indifféremment comme domaine ou
comme corps »38 . Les choses sont dans ce sens, en Afrique centrale. les
«choses du corps». Mais la notion de «chose du corps>> sert aussi dans
les langues autochtones d'Afrique centrale à exprimer le malheur, la
maladie, la chance, la santé etc., qui arrivent au corps du fait de l'action
des « choses » et de la Chose globalisée du Souverain moderne.
L'une des idées fondamentales suggérées dans ce livre est que la proli-
fération des choses, dans tous les sens de ce terme. est allée de pair. dans
le régime du Souverain moderne, avec la prolifération de la Chose. et
donc des spectres, des fantômes, des non-lieux et des tourments. Tour-
ments qu'il faut entendre aussi bien au sens de «médicament>>,
«fétiche», philtre, qu'au sens de «supplice, torture». d'« une très grande
douleur physique; une vive souffrance morale>> et enfin de «tourment"
qui « monte à tout jamais » et qui ((jour et nuit >> exclut du rej:~m: tous
eux qui «ceux qui adorent la bête sauvage et son image .. et ~utconque
~eçoit la marque de son nom». Car c'est dans les rapports d engendre-
--------
37 Ibid.
J8·. Jeanne ~avret-Saada, Les mots, Iii mClrt, les sorts, Pari.s. GaIl'tmard . 1977 . <c<'lle<:-
. F lio tEssats) p. 334.
uon o
144
LE SOUVERAIN MODERNE
ment
h t réciproque de tous ces tourments que s'explr·que l'accrorssement
· d
P an asmes de la Chose, des choses et des spectres du s es
mod C' ' al ouvera1n
erne. ~st eg ement dans ces rapports d'engendrement récipro
que se conçorvent les fantasmes du corps. que
dire que la personne a maigri, mais pour dire également qu'elle a « ~rdu
sac hance». La perte de la Chance • c'est-à-dire la« perte du corps>>, mter-
vient quand le «corps est ouvert» ou «sale». Un corps «ouvert» est un
corps qui n'est pas «protégé». Mais la perte du corps ou de la ch~ce
intervient également lorsqu'on «ferme le corps» d'~~e personn.e. Cest
une action qui se réalise en sorcellerie ou avec des fettches et qm permet
de «fermer le corps», c'est-à-dire de «bloquer les chances» de quel-
qu'un. Pour sortir de ces situations de «perte de corps», de «fermeture
de corps», de «blocage de la chance» on recommand~ de.« l~ve: le
corps», de «cacher le corps», de «blinder le corps», c est-a-due a la
fois de le «purifier» et de le «protéger». Le corps individuel déborde
dans tous ces exemples ses propres limites biologiques : il peut dispa-
raître, s'absenter, se cacher, être «fermé de l'extérieur» tout en étant
présent, parfaitement visible.
Le corps, dans cette perspective, n'est jamais une matérialité complè-
tement objectivée et empirique, séparable d'un« esprit», d'une« âme »39
et donc de« ses» choses. Il est irréductiblement symbolique, c'est-à-dire
fétiche. D'autres curiosités langagières ou sémantiques rendent compte de
cette réalité où le corps qui apparaît comme métaphore, métonymie ou
synecdoque de la personne (moto, muntu), domine l'expression des états
psychologiques, physiques. Entre autres : « avoir le mauvais corps» : ce
qui signifie que tout ce que 1' on entreprend finit toujours par échouer ou
par dégénérer en malheur ; « avoir le bon corps » : avoir beaucoup de
chance, « les choses de mon corps » : expression qui sert à exprimer le
constat récurrent de la malchance, des catastrophes qui surviennent ou qui
sanctionnent les actions entreprises par soi-même, ou par les autres en
faveur de soi ; « laissez mon corps tranquille ! » : laissez moi tranquille ! :
«jeter le corps ! » « Buaka nzoto ! » : expression célèbre en lingala qui
est à peu près l'équivalent de s'éclater ! «laver le corps» : se dit lorsque
le constat d'une répétition des malheurs ou des infortunes impose que
l'on entreprenne des rituels thérapeutiques ou conjuratoires consistant
pour l'essentiel en bains à base de plantes et d'autres produits destinés à
débarrasser le corps de «saletés», d'impuretés qui sont censés être à
1' origine de ses malheurs ou de ses infortunes : « cacher le corps » : il
s'agit de le rendre invisible aux regards des sorciers, mangeurs de corps.
qui par cette manducation provoquent l'infortune, la maladie, le malheur :
mais ceux-ci peuvent également(< prendre le corps de leur victime et ren-
fermer dans une malle qui est par la suite déposée au fond du fleuve » : ce
corps que l'on cache au fond du fleuve ou de la mer est censé rendre la
personne« invisible» socialement: c'est ce qui expliqu.e par. exemple que
certaines femmes passent toujours inaperçues, sans att1rer 1 attenuon des
----·-···----.-·--- h..,. d· Des atTaircs du corps aux affaires politiqu<"' ~ . .)t>.-ial C<•rn-
40. Ltre Josep ,on a, << •
pass, art. cil.
lecteurs de ces communiqués parlaient d
") II d' ·
mowez . s Isruent par exemple « Aristide N orna
u «corps du mor~» : (nzoto Ya
mwana ya Suzanne, Ernest Ngatsé lst'd g N ' mobah, noko, yaya
1ngo ba, ak ufi na Poto, nzoto ya mowéi ' ore goma '
ek , ' ma~a Pauline
!obi samedi, na ngonga dzomi na moka nao ~a na pepo ya Air Afrique,
. 'd , aeroport ya Maya Ma
« Anst1 e Ngoma, époux de Suzanne oncle de Ernest Ng t , yda.f...»:
d'I 'd N fil d ' a se, gran rere
SI ore gama, s e maman Pauline Ingoba » est de' 'd, F
1 d . • ce e en rance
e corps u mort arnve par le vol Air Afrique de dema1·n d' ,'
13 h • l' , same 1 a
cures, a a_e~op?rt, de Maya Maya». Cette introduction du mot
«corps », eno?ce t~dtffer.emmen~ en français et dans les langues locales,
est une mutatiOn semantique qm accompagne les mutations sociales et
symboliques dans le traitement urbain de la mort.
Alors que la disparition du mot corps dans l'ancien régime socio-
linguistique signalait le paradoxe par lequel le corps disparaît au moment
même où il est réduit à la massivité de sa réalité empirique, biologique ou
matérielle pour souligner sa réalité irréductiblement symbolique et
sociale (le cadavre est appelé moto, la personne, ou par son nom), son
introduction dans les langues locales pour désigner le cadavre indique, à
notre sens, la mutation à la fois symbolique et sociale par laquelle la
personne se dépouille progressivement, sous l'influence de la christianisa-
tion, de la marchandisation des rapports sociaux, bref, de la « mo~er
nité », de sa dimension symbolique ou sacrale traditionnelle, pour rena1tre
ou entrer dans le symbolisme sommaire de la nouvelle matérialité c_myo-
relle du Souverain moderne. Autrement dit, si dans l'ancien regime
linguistique ou symbolique le corps humain était toujours un ?orp~
vivant, la mutation en cours le présente comme un corps mort.: c est ,a
proprement parler ce qu'est le corps dans une certaine conceptiOn chre-
tienne: le corps c'est la partie déchue, la «part maudite» de l'homme.
Un corps vivant est un corps irrigué par le symbolisme, un corps mort est
d'une certaine manière un corps désymbolisé. On peut dire la même
chose autrement: le corps humain vivant est la symbolisation d'une
absence, moto, la personne qui ne se manifeste ou se matérialise que par
son corps. Moto, ou muntu, c'est cette invisibilité que l'on peut appeler le
moi. Elle ne peut apparaître que par son corps. La disparition du mot
corps, dès l'instant que la mort est déclarée ou constatée, signifie la resti-
tution de la personne dans sa matérialité, dans sa vérité : lorsqu'il est
vivant, le corps est sa symbolisation, et quand il disparaît comme
symbole, c'~st pour faire exister moto, la personne, comme son symbole
(le corps vtvant). La disparition du corps libère la réalité du moi ou
m~ntu, c'~st-à-di~e la réalité irr~ductiblement sociale et idéologiqu~ du
sujet. Dans 1~ ré~t~e du .souveram moderne, ce sujet est son sujet.
Ce caractère méductiblement symbolique du corps fait qu 1'
le décomposer et le séparer de ses parties. Cette décom ositio e o~ peut
maladie, la malchance, l'infortune la mort Des part' pd. n amene la
·
1~ « cœu~ », la« tête», et même un' fœtus peuvent · Ies u cor
être. ainsi P;" comme
Circuler mdépendamment du « propriétaire » du co C detachées et
rps. ette caractéris-
149
MALENTENDU SUR LA VALEUR DU CORPS DE DIEU
41 . ;rj-un Appadurai, « Les choses à venir. Les régimes émerg~"1lts ,Je la matérialllé •.
· J Cocle~ria 3&4 1999, pp. 42-47. .
Bulletm t 11 • ' t' n 'psychanal)·tique lire nos développe~nts dans 1ïntrodu;:non,
4 2. sur la concep 10 '
Imaginations de puissance
. 46· Dans les deux Congo, le tenne de Mossendzi déformation «indigène>> de <<mon
smge >>, en témOigne J. ' · d' · ' orts
· d . usqu auJour hUI. Sur l'inscription de ce terme dans les rapp
SOCiaux e sexe hre Ch Did. G d 1 . . F mes
af · . . . ' · . ter on o a, « Umes pour Je meilleur et pour le pire. em
ncames et vtlles colomale · · h" · . "ét 's
Femmes d'A.r. · s · une Istoue du métissage>> Hi5toire Femmes et Soct e ·
~rtque, 6 , 1997,pp.87-104 ' · '
47. Lire Florence Bemault Dé · .
48 · Henn.- Al exandre Ju od · rrwcrat1es ambiguës op c 1·1
·é . ' · · .
tactiques d'appropriation ind~gè~e~~~ L~ar _Nicola~ Monnier, «Stratégie missionnaire et
De fau missiontUJire (Lausan S ·. · MISSion Romande au Mozambique J 888-1896 >>,
49 . Rendant compte d ne, Wttzerland) . ' •
2 déc b
em re 1995 p JO
·· · e cette réahté A h"ll • · · ·1
n etait pas maître de ses instincts ... Prom 't à c 1 e Mbembe écrit: <<Lourd et bestial, .•
ammale, tl était incapable de résister à 1~ vi retourner aux excès les plus brutaux de la VIC
olence et ne pouvait, de lui-même, réussir la
MALENTENDU SUR LA VALEUR DU CORPS DE DIEU
!53
dément ambivalente car pour l' Ancêtre-Aî!lé, ell_e est. un don ou l'expres-
sion d'un Nzambe actif et immanent qut a pns fatt et c_ause pour ses
Enfants. S'agissant de l'Enfant-Cadet, sa Cho~e est pensee comme une
punition due à ses inattentions coupables, ses tgnorances e~ mala~ess~s
impertinentes. Et toujours, pour penser l'événement traumatique, l tma~l~
naire produit une version idéologique qui fait de l'Enfant-cadet un Ame
destitué, justement pour ces inattentions, désinvoltures etc. Les hommes
de Dieu se saisissent d'ailleurs de ce schème qui trouve un écho dans le
mythe du Livre où Ésaü, fils d'Isaac et de Rébecca, et frère de Jacob,
vend à ce dernier son droit d'aînesse pour un plat de lentilles. S'agit-
il déjà de l'acte inaugural de la gouvemementalité excrémentielle du
ventre ? Les richesses, les marchandises du faux Aîné sont en réalité
celles du faux Cadet. Du coup, la vraie Chose des Noirs est la Chose des
miracles des Blancs. Il faut donc la reconquérir. Dans le travail religieux,
l'unique voie est alors celle du Pillage de Jésus, qui s'accompagne, de
tem~s à autre, du pillage des corps des Blancs, du corps de Dieu et du
Capttal comme à Brazzaville et à Kinshasa au cours de la décennie mil
neuf quatre-vingt-dix50 . Le différend autour de la Chose est alors insépa-
r~blement matériel et spirituel, imaginaire et symbolique, idéologique et
reel _comme la Chose elle-même, ainsi que le corps qui la supporte et dont
les etat~ traduisent son action. Et dans la mesure où il s'agit d'un diffé-
rend qut oppose des collectifs humains autour des choses corporéisées il
est un différend de classesl. '
Le corps des faux Grands, c'est donc le corps volé aux faux petits.
f~ux ~,adets, faux pauvres, faux prolétaires. Ce n'est pas par hasard que,
r~g~h~rement, ce corps doit répéter l'acte inaugural de sa constitution en
regenerant la Chose avec le sang de ceux qui l'avaient avant son vol: au
Gabon,. comme nous allons le voir dans un instant, les organes humains
des petits, exterminés à l'occasion des campagnes électorales. moments
d~ ~onquête des positions et des corps du pouvoir, corps politiques font
smtstrement l'actualité. La Chose volée par celui qui a extorqué de force
1: ~t~tut d'Aîné, a donc besoin de la chair et du sang de son propriétaire
legttlme pour agir. Le sacrifice du corps des faux petits permet ainsi aux
faux grands de se concilier les faveurs de Dieu Bu/a Matari-Christ-
Otangani. Le pillage du corps et des marchandises du faux Aîné est de ce
fait une opération légitime de reconquête désespérée de son droit par le
faux petit. Cet imaginaire reconstruit idéologiquement se conjugue donc
avec le schème de la dette. On peut ici rappeler un fait étrange, constaté
par les ethnologues en Afrique et ailleurs : des « indigènes » soignés et
CONSOMMATION /CONSUMATION:
. Nous avons soutenu plus haut l'hypothèse selon laquelle le << conten-
~teu~ ma~ériel » s'est noué sur la base d'une conception du sacrifice qui
tmp~tq~att que le demandeur exigeât du sacrifiant qui est en même temps
la Ytcttme une transaction sans contrepartie, car le Dieu chrétien comme
contrepartie n'était pas une évidence. Ce sacrifice constitue une derre
contracté~ par le fétiche politique : Commandant blanc, mission~aire. et
par ~a sutte les potentats postcoloniaux, c'est-à-dire Bu/a Matan. Otan-
gam, Kalaka à l'égard de celui qui est ainsi produit comme sauvage'.
Nou f · . · · od · '
du s, at sons valotr que les régill).eS de la Modemtsauon. de la_ M ~rott~~
Developpement, de la Démocratie coloniaux et postcolomaux constl
tuent , dan s l'"tmagmatre
. . qm. gouverne les attttu
. des proton
.. des des << ·sau-
~
vages .>>, « m
du pa tgenes » «évolués» «citoyens >>, une meme h'18toire ·· celle
• d" ,
' ' • n con-
v . tement de cette dette des commencements. Il suffit, pour s e 1
atncre ' de rappeler cette maxime célèbre au Congo et au Gabon : ''fi e
travai[ d •· d tte sans n.
u Blanc ne finit jamais». C'est parce qu tl est une e .
~--
11. Sur l'arrogance comme catégorie d'analyse politique, lire Rémy Bazenguissa-
Ganga, Les voies du politique au Congo, Essai de sociologie historique, Paris, Karthala,
1997. Comme J'écrit dans sa préface au livre de Rémy Bazenguissa-Ganga Claudine
Vidal, <<Dès l'indépendance, les dominants construisirent un style de vie luxueux et
propre à leur milieu, ils se singularisaient par leurs demeures et leurs modes vestimen·
taires. Ils renforcèrent ces signes matériels en manifestant leur pouvoir par une attitude
spécifique: l'arrogance. Par ce concept, Rémy Bazenguissa-Ganga désigne la présentation
corporelle construite comme catégorie politique », p. III.
12. Luc Ngowet, Petites misères et grand silence. Culture et élites au Gabon, Paris,
Éditions Ndzé, Libreville, Éditions Raponda Walkker, 2001, p. 46.
13. Luc Ngowet, op. cit., p. 47.
14. Guy Rossatanga-Rignault, L'État au Gabon. Histoire et Institutions, Libreville,
Éditions Raponda-Walker. 2000, p. 236.
15. Guy Rossatanga-Rignault, op. cit., p. 236.
FANTÔMES ET MACHINES POLITIQUES 163
xv}1~· .J?~1niepl RocLh.e, La cultu;e des apparences. Une histoire du vêtement XVf~<.
Sle< e, ans, 1brame Artheme Fayard 1989 p 473 1
n · o n peut rehre · avec intérêt, sur cet aspect,
· ·la ·sociolo
· ie du · -
pro~1'~ par Frantz Fanon dans Peau noire et masque blanc, P~ris, Se~~:o79Jse
ou du Noir
.. acques Dernda, Spectres de Marx Paris Galilée 1993 l ' 52.
' .' ' -'pp. 247-248.
165
FANTÔMES ET MACHINES POLITIQUES
tient encore de nos jours, est censé leur permettre de conquérir les
nouveaux Otangani de la post-colonie.
Dire du Ndjembè qu'il est un fétiche ou un «médicament», c'est
souligner le fait que toutes les associations comme le Mwiri, le Mongala,
le Ndjobi, etc. où hommes et femmes s'initient sont qualifiées par les
autochtones eux-mêmes de «médicaments». Or, le mot «médicament»
(ou plus précisément les mots des langues l~cales 9u_i sont traduits par _les
autochtones eux-mêmes par le mot françats « medtcament ») veut dtre,
dans les langues gabonaises et congolaises et suivant les circonstances : le
médicament au sens biomédical, mais aussi le poison et le «fétiche »,
c'est-à-dire n'importe quel produit de la nature ou de la société investi
d'un pouvoir extraordinaire. En qualifiant le Ndjembè de « médicament >>
ou de «fétiche», les autochtones désignent ainsi le pouvoir ou la puis-
sance « invisible » qui rend malade, qui tue, ou qui apporte bonheur ou
malchance suivant les cas à ceux qui forment l'association de ses
«enfants». On dit en effet des initiés au Ndjembè ou au Mwiri qu'ils sont
des «enfants » de ces puissances. Dans ce sens, le pouvoir est non seule-
ment un fétiche, mais aussi une «mère». Car c'est surtout sous la figure
de la «mère» que l'imaginaire social autochtone donne à voir le pou-
voir: Mongala, par exemple, est appelé «marna» par ses «enfants». Il
n'y a que « Zambe », le héros mythique, considéré comme « Dieu » par
les missionnaires, qui porte le visage de l'homme, mais sa puissance étant
très abstraite, ce sont les puissances du Mongala, de Bweté, de Mwiri
associées aux ancêtres qui incarnent les puissances effectivement actives
dans les collectifs traditionnels. L'imaginaire du pouvoir comme fétiche
est donc un imaginaire de la parenté maternelle. La parentélisation féti-
chiste (c'est-à-dire les liens de parenté qui naissent entre un initié et le
fétiche ou médicament auquel il est initié, et qui se matérialisent sociale-
ment à travers le fait que le maître de l'initiation ou la maîtresse de l'ini-
tiation sont des pères ou des mères), se décline ainsi au féminin: le fétiche
ou le médicament sont la mère des initiés. La parentélisation fétichiste
africaine serait-elle, toutes proportions gardées, l'équivalente de la fioure
athénienne du pouvoir à laquelle la Révolution française aurait d;nné
lieu? C'est ce que suggère Luc de Heusch quand il écrit: «Charles X fut
le dernier monarque français à être oint à Reims. Quel que soit le respect
qu'inspire la Déclaration des droits de l'Homme qui est son fondement. il
n'est pas certain, du point de vue anthropologique, que la Révolution
française ait complètement aboli la sacralité du Pouvoir, dont elle sécula-
risa le statut. Tout se passe comme si le gouvernement révolutionnaire
avait mis en scène avant la lettre Totem et tabou. Après la mort quasi
sacrificielle du citoyen Capet, bouc émissaire de l'Ancien Régime. le
pouvoir change d'imago: au Père se substitue l'image d'une femme.
symbole de la Patrie, réunion de Frères égaux. La Convention décréta le
21 septembre 1792 que le sceau de l'État représente la France « sous les
traits d'une femme vêtue à l'antique, tenant de la main droite une pique
surmontée du bonnet phrygien ou bonnet de la Liberté, la gauche appuyée
168 LE SOUVERAIN MODERNE
sur un faisceau d'armes» ( ... )La Révolution a tranché la tête du roi, elle
n'a pas aboli pour autant son corps mystique, qui a simplement changé de
sexe. La République française est d'essence féminine comme, toutes
proportions gardées, la démocratie athénienne » 27 .
S'agissant plus précisément des enfants du Ndjèmbè, l'imagination
populaire au Gabon prétend que pour atteindre leurs objectifs, ceux-ci
placent des cadenas dans l'écorce de certains arbres dans la forêt de l'ar-
boretum de Sibang à Libreville, ou dans celle du Cap Esterias, proche de
la capitale. Cette pratique témoigne ainsi de la volonté que les «enfants»
du Ndjembè manifestent de « cadenasser » les « Blancs » ou Otangani
postcoloniaux qu'elles conquièrent. L'association dite des «Veuves
heureuses » à laquelle ces femmes adhèreraient après avoir, dit-on, «tué»
leurs «Blancs» trouve sa réalité dans cet imaginaire. Sur le plan symbo-
lique, la réussite sociale se vit donc comme accès au statut d'Otangani,
par l'appropriation des marchandises, l'acquisition d'une maison, la
production des métis et le meurtre répété de leur pourvoyeur, l'Otangani,
«mari» des futures «Veuves heureuses». Mais la notion d'Otangani
récapitule aussi, dans tout le Gabon, le pouvoir de l'État-civilisateur, Étf
providence tropicalisé, et donc la violence militaire ou milicienne colo-
niale et postcoloniale qui le caractérise. L' Otangani, comme fétiche ou
comme médicament, c'est-à-dire aussi comme« Père» ou« Mari», c'est
donc le Souverain moderne auquel les enfants du Ndjembè font payer sa
dette.
Ces considérations suggèrent que la criminalisation commune de la
« réussite » et du pouvoir social des veuves heureuses, adeptes du Ndjembè,
d'une part, et des hommes et femmes politiques, d'autre part, participe du
même schème de l'affiliation à des fétiches et/ou à des sectes deman-
deuses de sacrifices humains, en échange du pouvoir et/ou de la consom-
mation des marchandises, ainsi que des valorisations qu'elles apportent.
Nous sommes ainsi toujours dans le schème du sacrifice humain demandé
aux autochtones lors de la «rencontre » entre Noirs et Blancs où le
sacrifiant se présente comme un criminel, celui qui demande et impose le
meurtre rituel du Noir. C'est ce phénomène que nous allons examiner de
plus près dans le champ politique.
28. Un sacrifice qui ne serait pas rituel serait-il un sacrifice symbolique, c'est-à-dire
non régi par un efficace magique, c'est-à-dire efficace? C'est du moins la thèse que
soutient Olivier Herrenschmidt dans son article intitulé « Sacrifice symbolique et sacrifice
efficace», in Michel Izard et Pierre Smith, La fonction symbolique, Paris, Gallimard,
1979, pp. 171-191. La caractéristique du sacrifice rituel est d'être efficace en lui-même et
par lui-même, indépendamment de la foi du sacrifiant ou de l'officiant, comme un sacre-
ment, pourrait-on dire en suivant le raisonnement de Herrenschmidt. Le <<redoublement
symbolique» que nous évoquons signifie ici l'idée selon laquelle tout sacrifice rituel est
fondamentalement au Gabon un sacrifice inséparablement efficace et symbolique, et
inversement.
29. Mi.mmu, 239, du 26 novembre 2001, p. 3.
30. La Griffe, 409, du mercredi 06 décembre 2000, p. 3.
31. Le Nganga, 32, du samedi Il mai 2002.
170
LE SOllVER:\IN MODI~RNI~
40. Nous avons séjourné dans Je village Kassièlè 2, proche d' Akiéni du 9 au 23
novembre 2001. Nous avons eu à cette occasion des entretiens avec des habitats, en majo-
rité Pygmées.
41. Par «légitimation», nous voulons traduire ici Je sentiment populaire largement
parta~é selon lequel les hommes politiques ne sont riches que parce qu'ils volent l'argent
de l'Etat, et qu'un homme politique qui ne vole pas n'existe pas.
42. Propos tenus le 22 décembre 2001 à la 2e chaîne de télévision nationale après le
journal de 19heures 30.
43. Lire sur cette thématique Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur 1'imagina·
tion politique dans l'Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000, chapitre 3, notam·
ment.
FANTÔMES ET MACHINES POLITIQUES 173
.-·--5-1 Lire à ce sujet Birgit Meyer. • "Delivered fn>m the power of darlu!C~s"'.
.
fcssion . . Ghana » .....•_tm·a.
of satanic riches in chnsuan . . ,~,
"'~ '
(.). l'""" ,:16- '~~
""·'·pp.~- -· ,.
ConSZ. Sur ces concepts, lire Yves Bard. /.t' .>ptim<" el lo> parl<ki<•.w. Grenot>lc. PU.>,
197 y,pp.ti8-II9.
1 J
178 LE SOUVERAIN MODERNE
L'idéologie de la retraditionnalisation
---;-;~L~-~~the de Mondèlè Ngulu raconte commentl~s Noirs éblouis par les i~x d'une
voiture magique conduite par un Blanc sont transfon11es en <·och<m> dl:\ant ètre tlk<., et
mangés sous forme de boîl<' ·' · ·•>nserve.
182 LE SOUVERAIN MODERNE
ration les, ~ffets d~ _ce genre, ?e croyance qui s'imposent en fin de compte
tant aux ehtes politiques qu a leurs supporters». Les croyances dont il est
questio~ sont les croyances en la sorcellerie dont la prégnance dans
les pratiques électorales en Afrique traduiraient ce que les auteurs de ce
texte appellent la « retraditionnalisation de l'Afrique», entendue comme
« ~pprivoisement de l'in·ationnel » ou «adaptation d'usages et d'imagi-
naires ancestraux que se forge la singulière modernité africaine »59 .
Dans une critique documentée du livre de Chabal et Daloz, René
Otayek fait observer, entre autres choses, que ces auteurs ont construit
« une réfutation qui se veut authentique et solidement argumentée des
approches qui privilégient les dynamiques de la ré-appropriation de l'hy-
bridation, de l'invention » 60 . C'est la raison pour laquelle ils tournent le
dos à des auteurs comme Georges Balandier61 ou plus récemment Alain
Marié!. Ils s'inscrivent dans la perspective d'auteurs comme Axelle
Kabou 63 , Bertrand Badie 64 , entre autres qui soulignent le refus ou l'échec
du «développement» et de l'État en Afrique, pour cause d'hétérogénéité
radicale entre développement et État d'une part et la culture africaine de
l'autre.
L'idéologie de la retraditionnalisation s'inscrit ainsi profondément
dans la perspective dualiste, qui est pour nous une sociodicée ou une
théodicée, dans la mesure où elle exonère le colonialisme, l'impérialisme,
la dépendance, la mondialisation et le Fonds monétaire international de la
causalité des malheurs en Afrique noire. Parce qu'elle est une théodicée,
l'idéologie de la retraditionnalisation relève de l'idéologie charismatique,
aveugle sur la dimension religieuse symétrique du pouvoir politique en
Occident, comme l'atteste le fait que des «publications, radios et télévi-
sions chrétiennes inondent Bush de louanges, tandis que les prédicateurs,
du haut de leurs chaires, voient dans son mandat un signe de la
Providence( ... )» et que Georges Bush lui-même parle de Jésus« comme
de son guide » 65 et que, depuis le Il septembre 2001, il est considéré et se
considère comme le chef de la lutte du Bien contre le Mal. Il y a donc,
dans l'idéologie de la retraditionnalisation de l'Afrique, l'ignorance (que
Otayek dit volontaire) des effets d'un imaginaire qui fonctionne à l'ima-
ginaire, c'est-à-dire d'un imaginaire dérégulé, et en plus, la croyance en
59. Patrick Chabal, Jean-Pascal Dalloz, L'Afrique est partie! Du désordre comme
instrument politique, Paris, Economica, 1999, p. 97.
60. René Otayek, <<Le politique re-visité. A propos d'un livre récent sur l'Afrique
noire», Revue Internationale de Politique Comparée, vol. 6, no 2, p. 584.
61. Georges Balandier, Sociologie actuelle de l'Afrique noire, Paris, PUF, 1982
(1ère édition 1955).
62. Alain Marie, (éd.) L'Afrique des individus, Paris, Karthala, 1999.
63. Axelle Kabou, Et si l'Afrique refusait le développement? Paris, L'Hannattan.
1991.
.64. Bertrand Badie, L'État importé. Essai sur l'occidentalisation de l'ordre politique,
Pans, Fayard, 1992.
65. Courrier International, n° 599, du 25 au 1er mai 2002, p. 48.
FANTÔMES ET MACHINES POLITIQUES 183
Le spectre et la machine
L'État, avons-nous dit, est «un collectif qui doit quelque chose».
Nous venons de voir que ce schème de la dette, lié au « contentieux maté-
riel», qui s'est noué, dès le moment de la« rencontre», sur la base d'une
conception du sacrifice impliquant que le demandeur exigeât du sacrifiant,
78. Camille Tarot appelle <<idéologie Je discours qui définit la violence légitime el
donc le discours du maître, sinon déjà discours du maître, discours institutionnalisé>>,
C~m1lle Tarot, <<Les lyncheurs et le concombre ou de la définition de la religion, quand
meme''· Re~ue du MAUSS, semestrielle, 22, second semestre 2003, p. 279.
. 79. Rene L~neau, qui rapporte plusieurs exemples africains des miracles de ce genre,
Cite plus préetsement celui d'une fille revenue à la vie après 5 années passées dans la mort
dans le .quart1er
. Matongé à Ki ns hasa, cf . Ren é L uneau, Comprendre l';ifnque · • ·
Evangtle
modermte, mangeurs d'âmes p · K h 1 2 ' '
souli ner ue ni Re é ' ans, art ~a, 002, p. 14. li est peut-être nécessaire de
gd ~é , n L.uneau: nt nous-memes ne croyons à la réalité matérielle de ce
genre e p nomenes, meme s'Ils font partie de la é r , .
de croyances, des populations africaines. r a lte soc1ale, en tant que phénomènes
80. Nous appuyons ici sur les dévelo em . .
proposés par Jacques Derrida Spectre• •l Mpp epnts. très suggestifs sur cette thématique
' · ·• "(' arx, ans. Galilée. 1993.
l'unarinam• u1lk~:llf r~flil vlfnJ)tr <Ir. l.o .,..,Jl,o.._, lft<Jifllf~<t .;.Jiiwii<.JA;
,Ju 111;1,. polillf/UP C C' tlr·mKr t:'\1 ~tl df~ '*''-~ <J ~ "1or v;,lott
tntern•dt<lllüle\ •kmarulr.••~~ <Ir. pt"-'.t:" .W..-.~~ ,._..,.~ " « ,..__
tltll'll il ..r. nournt. r~o~~tJf aO.ftHir~ '" fllll~-'- _1'-~ W-'*'-' noh:-. • .- ,.
f'ranl:-nla4,:11nr~trtf' <1
la ~~rv; l ,,,., rr.:in ~'I,;MII';tt"-"' iil'.:'t w.~ , , _
Même lt\ (•.I(IIV-\ r..:rllf'.d.Ct\fl':~ v~Jf VNf/'.1"""''-"' ..,. ""- f t'-;1 :; -~
magic, nntmnmr.nt ;, travr:n l' tmyMIJ(JtJ 1r:~- trtMM ·,W'- ...,...,. ~
gcn~ idiot~ en pompant leur ,, f:rn1)1';" '"' ~-~ ~ ~,.it'!"'l ·' • --~~ • ·
Or, par le M:hème du \a(..rih(.e rt•J 'J"'f>"' -k~ "::fw~ ; 1llllle"iA'......-. Y~
laire in~truit le proch de la dépareméli<;"Jfit'.n u!Mftmti·l-: 1e ~'16<.A'J. -11r,
la violence politique en po<;tcolflrrie. MielJ:(_ ja fi~~ 1n ~~~- -~
schème de l'à-venir (ou du,, re-venir "1 qu'il e-:~:pri-me ~ 't~·~ •<-•
avec le schème de l'avenir qu'évoque la figure de t' O'lfaftt. Le re·~~
en effet, est par définition celui qui ~itue '>011 e:t:~ •pectraie ~ .m
retour et donc dans un temps qui est ~s IDiutÎOfl de continuité emre .c
passé et le futur: il est un symbole du passé qui revient:. aoJoonfhut. ce
soir, demain et qu'on verra. Le télescopage du temvs du revenam a"ec
celui de l'enfant donne comme résultat, sur le plan symboiil:jue. le
meurtre de l'avenir du peuple de demain (les enfanl'l) par l'a-vt?mr du
spectre et de la machine. Pour dire la même chose alliieiJiellt : la mort
devient l'avenir du peuple. L'<< incorporel» du spectre prend la place du
corps des enfants sacrifiés et démembrés. La violence déparentélisante du
~pectr~ de la voiture noire s'impose en définitive comme une vioknce qui
t~terdlt de penser la politique comme lieu de reprOOuction de la defœ
II~nagère, puisqu'elle en interdit toute possibilité de reproduction biolo-
gique. Il ne reste alors que la possibilité de reproduire la mort. par le jeu
~e la dette politique qui attache le <<corps politique ,. au .. corps
ele~tor~ » par l'économie des dons piégés en argent et en marchandises.
Mrus egalement par toute l'économie symbolique des « pièces dêta-
c~ées >~ qui a justifié une marche de protestation des étudiants en 2003 à
Libreville au cours de laquelle on pouvait lire sur une pancarte: "Tuez
les vôtres, laissez nôtres». Le Souverain moderne apparaît ainsi coaune
un Souverain qui travaille à la destruction des corps et à leur remplace-
ment par l'« incorporel>> des spectres, des fantômes et de la machine.
L'irruption d'un spectre dans la vie publique, au cours des années
quatre-vingt, est donc un moment fort du cycle de la terreur de l'imagi-
naire du pouvoir ou de la puissance politiques. Mais la voiture noire
habitée par un spectre a été suivie, dans les années 1997, par d'autres
histoires de spectres associant les figures de la mort, du deuil, de la
violence, dont celle du serpent associée à celles de la femme, à l'argent et
au pouvoir. Plusieurs récits rendent compte de cette réalité. . _
Il ne faut pourtant pas penser cette violen~e spectrale et déparentéh-
sante du Souverain moderne en postcolome _corn~ un phén~mèrn:
, ·fique à cette période historique de la fonnation
spect . • soctale gabonaJse.
é · Nt
mme Un Phe 'nomène dont le sens dott etre retrouv umquement
encore co · & 1 ·ée à
.t. afn'cai·ne ,, Certes la violence .antoma e as.'\OCI
dans la « trad I Ion · •
r
IHR
LE SOUVERAIN MODERNE
1
<< 8 1. Comi Toulabor, << L~ énonciation du pouvoir et de la richesse chez les jeunes
conJ~ncturés » de Lomé>>, m Jean-François Bayart, Achille Mbembe et Comi Toulabor
Le, pobttq~e far le bas en Afrique, Paris, Karthala, 1992, cité par Richard Banégas ra'
Democratte a pas de caméléon Trans'( . . . ,
Karthala, 2003, p. 444. . 1 wn et muzgmatres politiques au Bénin, Paris,
84. L'argent, comme<< objet d'un besoin universel qui s'accompagne de crainte et de
C t de désir et de dégoût... «la maudite soif de l'or>>, disait le poète !atm Vlfgtle dans
respe • · l' ' 1 B'
un vers célèbre que cite. Marx, et l'Apocalypse identifie cla~rement . argent ~ a ete.
'est-à-dire au diable», Etienne Balibar, La phi/osophte de Marx, Pans. La Decouverte.
cOOl (Ière édition 1993), p. 57. . . . . .
2 Al · Marie <<Avatars de la dette communautatre. Cnse des sohdantés, sorcellenc
85 · • d'individualisation
am ' · 1 ·
(itinéraires abidjanais) »,in Mane, A am, e ,( d) L'A' ·
"nque esd
et proces
. . 'dus Paris, Karthala, 1997. .
mdt~l . }~an-Pierre Wamier, L'esprit d'entreprise au Cameroun, Pans, Karthala, 1993.
6
192
T
LE SOUVERAIN MODERNE
Cas brazzavillois
-------~-La «parcelle, est l'unité de résidence qui au Congo est fom•clkment délinutc'c
8
1a ioi en milieu urbain bmzzavilluis notamment: elle a la t<•rmc d'cm <k· ~0 nk:trc'
"'rn;
par •.
de cote.
194
LE SOUVERAIN MODERNE
*
* *
Les spectres, fétiches et machines politiques, liés aux fantasmes
collectifs et individuels de possession, de contrôle ou de destruction des
corps et des choses, caractérisent la puissance du Souverain moderne.
Dans le chapitre qui suit, nous allons examiner comment cette même
puissance assure son hégémonie, en rupture avec l'hégémonie des pou-
voirs lignagers, par la consommationlconsumation du corps-sexe.
90. Sur ce drame, lire Joseph Tonda. "De l'exorcisme comme mode de démocmti,a-
t" on. Églises et mouvements religieux au Congo de 1990 à 1994 •. in Constantin.
;rançois, et Coulon, Christian (éds), Religion t•t rrmuirimr démocr<ITÙJIIe. \'icissirud•··'
africaines. Paris, Karthala, 1997, pp. 259-284.
5
Consommationlconsumation du corps-sexe
et hégémonie du Souverain moderne
peu\'~nt, ~uffire. Dans les années 1970, le grand musicien congolais Tabu
Ley: a 1 epoque connu sous le pseudonyme de Rochereau, chante "Mon
man est capable». Cene chanson signifie alors la fierté des femme
confrontées à la fois à la rude concurrence des autres femmes sur ls
marché amoureux et matrimonial, et aux assauts déstabilisants de~
hommes prompts à évoquer l'incapacité de certains époux à s'occuper
valablement de leurs épouses. Un pagne célèbre est aussitôt mis sur le
marché et dénommé «Mon mari est capable». Ce pagne redouble alors
J'effet performatif de la chanson sur les rapports de genre: porter «mon
mari est capable», devient un enjeu pour la stabilité ou la survie des
couples et pour la conquête des corps féminins. Au cours des années
1980, une autre grande vedette, mais féminine, Mbilia Bel, «fabriquée»
par Rochereau, chante ces paroles qui résonnent très fort dans les bars,
notamment lors des cérémonies de retrait de deuil, dans les maisons, dans
les rues, dans les cerveaux des hommes et des femmes de Brazzaville et
de Kinshasa. Nous résumons: «Tu m'as habillée, tu m'as soignée, tu
m'as amenée partout, tout ceci, pour exhiber ton prestige, ton ~?nneur~>.
Le corps de la femme dans les rapports de genre régentés par 1 eco~onue
de l'honneur est bien indiqué comme exposant du statut soc1al. de
l'homme dans Je cadre d'une économie générale de la consommatiOn/
consumation et non de la production. . .
L'étude que nous avons réalisée sur Je deuil avait ainsi pe~nus de frure
voir comment ce phénomène récapitulait toutes ces log1~ues d; la
dépense: Je deuil implique J'achat des cercueils (dont certams c~utent
plus d'un million de francs CFA), des couronnes de fleurs, des hab1ts du
mort qui constituent Je premier signe de distinction ; ensuite viennen~ des
bijoux, des vêtements, et d'autres objets de luxe des vivants; le deu1l est
aussi un lieu d'expression de la guerre sous la double dimension ~e
guerre des sexes et de guerre des âges (les accusations de sorcellene
proférées contre les aînés sociaux en sont la manifestation ultime); il
manifeste une forte implication des Églises et des groupes de prière; il
appelle les constructions de tombeaux (comme monuments somptuaires);
il est un espace de jeux (les relations à plaisanterie, mais aussi les danses,
dont celles qui manifestent le corps nu des jeunes) et de spectacles,
notamment le jour du retrait de deuil, dans les bars, dans les hôtels ou
dans !cs cours des maisons; il permet l'accomplissement de soi par l'ex-
pres.sum de l'~xcellence corporelle, donne lieu à la consommalion/consu-
matJon des hmssons, de la nourriture ct lihère les pulsions scxu 11 . 1
.
11cux d 1 · . ' · · .. e es- es
u < cull sont. des hcux par excellence de dr·1gue E' f' l'
· . · l'éc · • ' · .n Ill, ces Jeux
"mt c~ux ou ·unon11e de 1 honneur est fnrtemcnl mise • , , ..
apparttc.~nt au_x hununc~ d'offrir la hière dans les hurs cr~ œuvre : JI
proc.:he~ c.k~ l1eux de vc11lées mortuaire~t dOJJIIcr· , 1. plus ou moms
· J' argclit néœMmlrc
IIIJJU!s, · aux c..:otiMtic 1ns
' , · • <lUX " • l)'•lrt!lllCs cl
• ClllllJl'S
· 1 1111 ..on t extuéc•
.
,
IIWillltl c 11111011. ,., ' " .IVltrJI J'inhu~
1.'hypofht~e délt:ndue ici ~~~t que la c 1111 ., 1111 - ·
.,~ . ' " llllltlonk0 '
1111 ,.,.~ 1111 t:•111œpt de.• dépc.~ll'ic, c.!l'il fonclauwrlt· 1 · 11SIIIIIat ion 'ls .·
· •1 l~llll~lll ~· . • • • SI·
'IIISIJitrl j Vl~ du
CONSOMMATION/CONSUMATION DU CORPS-SEXE 201
De la manducation à la consommationlconsumation
6. (.ire, sur cette différence capit<tlc, Patrice Ycngo. • I.e rêve comme réalité. Œdipe
1• rna!(cr et IIIUtations sociales de l'entreprise sorcière"· Ruptul'r', 5, n<~uvellc série. Paris.
:,,hala, 2004, pp. 155-1!!0. Lire aussi notre discussion des maténaux rapportés par
'
f'itlfl'- ,, Il""
· 'l'. Y" ~- •
in Josc11h 'llmda ' "1 .a li.,urc
.. invisihlc du Souvcram moderne"· Rupture. 5,
1""lie série, l'aris, Kart hala, 2004, pp. 1!! 1-21 1>.
1101
7 . St<,phcn S1nith, /lokt~.utl /". 1111 l'lllfll'r<'ur· fronçai<. l'ari,. Calrnann·Lé\'y. 2CXKI
U•"'.,, ( j(-.nlldine "'"'''·
202 LE SOUVERAIN MODERNE
1:
to~te A~rique centr~le), il existe une rupture, une mutation symbolique
artlcu.lee a ?es m~tatwns socioéconomiques dans le registre de la man~
ducatwn. SI certams ~angent beaucoup, si leurs appétits sont gargan-
tuesques ou pantagrueliques, nous soutenons l'idée qu'ils ne mangent
plus comme dans les sociétés où l'humanité positive avait comme limites
c,elles. du cl~n, du village (ou de l'ensemble des villages), de la tribu, de
1 ethme et eventuellement celles des autres collectifs humains connus et
reconnus dans leur humanité. Pour tout dire, manger, dans les sociétés de
la tradition, préoccupées du maintien et de la reproduction du capital
humain lignager, ce n'était pas consommer/consumer. Manger, dans ces
sociétés, c'était paradoxalement conserver, capitaliser, pour rendre, dans
tous les sens de ce mot, le cas échéant. Aujourd'hui, dans le contexte
national, quoi qu'en disent certains sur l'incertitude de l'existence de la
nation en Afrique (s'il y a incertitude, c'est sur une réalité dont on parle et
par laquelle, au nom de laquelle des vies humaines peuvent exister, être
supprimées ; des destins nationaux, comme ceux de président de la Répu-
blique, d'ambassadeur, se définir... ), manger, c'est détruire, c'est consu-
mer. Cette réalité s'explique d'abord par le fait que manger permet, dans
ce cadre, de discriminer ceux qui ne mangent pas, ceux qui n'ont,pas la
possibilité de manger, parce qu'ils sont au chômage, parce qu Ils ~e
gagnent pas assez leur vie, comme on dit. Dans les sociétés d~ la tra~~
tion, on ne gagnait pas sa vie, parce qu'il n'y avait pas de travail ~alane,
on produisait sa vie. Dans les sociétés d'aujourd'hui, manger, c est se
distinguer. Mais manger est aussi discrimination, parce q~e , t?utes, l~s
choses à manger n'ont pas la même valeur. Ce que mangeait 1 evolue, a
manière dont il le mangeait, en faisait un être différent, supérieur, proc~e
du Blanc: il mangeait les «choses du Blanc » : nourriture, culture, ~eh
gion, femme (Mami Wata), etc. Ainsi, ceux qui mangent aujourd'hui; le
font selon le schème de distinction de 1'évolué : ils ne mangent qu en
pensant à eux-mêmes, c'est-à-dire à leur famille, dans une perspective
d'« émancipation >>, de «développement >>1« sous-développement». ou ?e
reproduction individualiste. S'ils ne le faisaient pas, comment ferment-Ils
pour« être des Blancs>>, c'est-à-dire des êtres supérieurs? S'ils ne ~~n
geaient pas tout, comment feraient-ils pour échapper à la chute dans 1 !ll-
signifiance sociale dont ils croient s'émanciper par l'acte de manger?
Nous affirmons qu'aujourd'hui la faim comme la maladie, Je malheur ont
tendance à devenir des réalités individuelles. C'est pourquoi l'on mange
pour soi, et non avec les autres dont le regard admiratif, envieux, jaloux
ou plein de TMCD, le très mauvais cœur du Diable, doit produire J'huma-
nité supérieure, distinctive, du mangeur. D'où, par exemple, à Libreville,
le .c~cl~ des agapes .télévisées qui réunissent les «cadres» et «citoyens>>
o~Igmaires des provmces après les élections législatives autour du député.
~ es.t av,ec le moment de la campagne électorale proprement dite, où sont
~Istnbuees. des marchandises comme des cuisses de dindon, des sacs de
nz, de la viande de bœuf, du sel, de la bière, des pagnes frappés à J'effigie
CONSOMMATION/CONSUMATION DU CORPS-SEXE 203
--
connecte ainsi directement l'acte de manger avec le vol et le 1.:rirne: c'est
8. Nous avons traité cet aspect dans «La guerre dans le Camp-Nord ... •. art. c1t. .. Ltn:
ussi, sur les pillages à Brazzaville, Patrice ~~ngo. ~."Chacun aura sa ~~: l~s .londe·
a nts historiques de la (re)production de la guerre à Brazzavtll~ •. CaJuu.t d ~llilk'
ro~caines, no 150-152, 1998, pp.471-503; Rémy Bazeogws,o;a-~a. ·Les m1lt<.~ poh·
aji ues dans les affrontements», Afrique c~nremporame. l_lj()· 1 tn~'ln: 1998, pp. 46-
uQ R 1 nd Pourtier << 1997: les ratsons dune guerre IDCI'Ile •. Ajnq~H wlltemporutll<'.
57.; 0 a. 7-32, Jo~eph Tonda, «Esprit de dé=pél1lll<-.: sociak et guern: ct,·ile
;!Jtd·' anen
PP t e », Rupture ' 11 ' 1998 • pp. 193-211 ; Henn Os.-.ébt.
- .
• De la galtn: à la guerre:
.. . . T'
perm . et "Cobras" dans les quartiers Nord de Brauavalle... Poltt~w 'fncam<'. .,
J·eunes 1998 17-D Sur la violence .elhmque• etlethnli.'lte au (on.go· Jean·
R · ubl d c
déce.rnbre • PP· et· sociologie
Wagret, Histoiœ · ·· P· · l bra ·
polwqw de la tp tque u cmgo. am. . 1 1ne
JV~ar!e 1 de droit et de jurisprudence. 1963.
" era e . 'Il .
~.,n 9 . Misa mu. journal ltbrevt ots.
204 LE SOUVERAIN MODERNE
------------
11. Georges Balandier, Sociologie des Braz~avilles noires. Pans. . Presses de la
dation nationale des sciences politiques. 1985. p. 289. l"' édition 1955. .
pon l2 Sur les rapports entre ce statut de l'évolué et celui du prophète. hreJoseph londa.
· drome du prophète Médecines africaines et précarités identitatres •. Cahten
Le~n · ·
<< , de 5 africaines, 161, XLI-I, 2001, pp.l39-162.
d'elU 3 ·Heike Behrend, La guerre des esprits en Ouganda, /985-/996. u mouvrmt"nt du
. 1 · rit d'Alice Lakwéna, Paris. L'Harmattan, 1997. . . .
S ornt-Esp d M re Auge' ul construction du monde. Reltgronlreprt•.<t'llla·
14 . Texte paru ans a •
.;·Jéologie, Pans, Maspero,\974. pp. 112-134.
rior1 5 u
106 LE SOUVERAIN MODERNE
par rapport auxquels se d~tinissent les groupe'> l>OCiaux; mai' c'nt ..,.._,
par rapport à elles que s appréhende la Jog1quc ~ppo!iéc IJ)Q'(ulécJ du
M!tordre et du malheur ,n_
~.La mutation qui se produit. dan-. le symboliwne der~
~orcièrc et qui se manifc.,te, chez le pr<1phète Archo. qui 1enat1 a ••dm-
dualiser le mal et la maladie, dan\ une logique congru.c1111e a'Wec 1-dk du
chef de l'Étal ivoirien: le passage ck J'indigcwoo ~ r~ fA dfel.
dans l'ancienne société lignagere on JJ)(JOrait rJO ..-~ IRalli.Jdto PIJ«
qu'on était mangé par J'autre, P'Ment OtJtantmenl. d r~~~
progressif était lié, dans les 'I'JCiétés de ly~ Cf14e d'JvtMC. ~ I'XbrA 4t
l'autre qui huvait le sang de la vîc1ime. l.>aM le Vlllllnle ....-.- 111
Développement ct du prophétisme thérapeulîquc. être malade • ~
plus, chez le prophète, que 1' autre vous mange. mais ptuliA que 1ft ~ ~
attaqué à plus fort que moi, j'ai mangé une chaiT qui ... œ ~ l'M* ~
n~ peux que m'accuser moi-même par ma maladie. ~ que IJ1iœ ~
bhssement est lié, toujours, au fait qu'un autre boit moo ~: ".-\ldlo
tend à substituer l'indigestion à l'anémie ,.23_ Pour guérir. il faur doat.-
co~fession complète: «équivalent du vomissement dans r~ cfor-
dahe : un rejet total est la condition du salut » 24 .
Nous retiendrons donc que dans une structure tbérapeutique CO!IIIa:
cell~ _d~ proJ?hète ~tcho, dont les logiques sont en ccmgrueoœ avec· cd1es
de ltdeologte natiOnale du Développement (qui forcément élargit l'uni-
vers du monde connu familier) l'imaginaire de la maoducatioa. dont
l'anthropophagie sorcière est le ~arangon, parce qu ·elle récapitule dans
une mê~e signification alimenter, copuler, tuer, rendre malade, est objet
de m~tatlons corrélées à des mutations socioéconomiques globales. Cette
~utatlon se manifeste plus précisément dans la substitution de l'indiges-
tion à l'anémie. Dans cette mutation, le rôle que joue le corps de la
femme, quoique non souligné expressément par Marc Augé dans cet
article, est fondamental, notamment au sein des relations matrimoniales.
Nous voudrions à présent discuter cette analyse de Marc Augé en la
mettant en perspective avec la place du corps de la femme dans les rela-
tions matrimoniales dans une société d'Afrique centrale, à cheval entre le
Congo et le Gabon : la société Kota. Puis nous élargirons nos observa-
tions en les articulant avec celles qui sont disponibles dans la littérature
en sociologie de l'anthropophagie sorcière en Afrique centrale. L'objectif
visé est de montrer l'existence d'une mutation dans l'imaginaire du
ventre dans le cadre national (ou postnational, c'est selon) surplombant la
réalité ethnique qui en participe.
22./bid .• p. 126.
23. Ibid., P· 134 ·
24./bid., p. 134·
208
LE SOUVERAIN MODERNE
Consommation/consumation du c orps-sexe
la quantité des habits portés, la manière de les porter, prési~~~ aux c!as-
sements sociaux, c'est-à-dire aux déclassement~. ~ nécesstté de s ha-
biller n'épuise donc pas évidemment son pnnc1pe enco~e dan~ _les
rigueurs du climat ou les contraintes de se protége~ _des mtem~es,
puisque même lorsqu'il est« nu » 26 , le corps-~xe part1ctpe desyroces ~e
structuration de l'ordre social. Notamment a travers des ntuels tres
complexes de la vie quotidienne consistant en évitements des beaux
parents, par exemple, c'est-à-dire, des personnes qui sont exclues du
commerce sexuel du fait de l'alliance réalisée entre deux familles.
Enfreindre ces rituels, c'est se disqualifier socialement.
Dans tous ces cas, le corps-sexe apparaît à la fois comme un objet, un
enjeu et un moyen de pouvoir dans les collectifs humains d'Afrique
centrale, et notamment dans les relations matrimoniales où il a partie liée
avec le schème de la manducation ou de la consommation alimentaire,
comme nous venons de le voir chez Claude Lévi-Strauss et chez Marc
Augé .. Il s'agit en particulier du corps-sexe féminin, objet et enjeu de
pouvotr dans les relations matrimoniales et dont la consommation paraît
~~re compensée par le versement de la dot. Or, dans le langage local, on
11
1 que l'on mange la dot. Il faut alors s'interroger sur la raison pour
t:quelle l'« imaginair~ radical » en, ~f~que centrale parle ~ la dot en
rmes_ de consommatton ou plus prectsement de «manducation». Ce qui
veut ~tre que l'argent, les marchandises et les objets symboliques qui la
constttuent se mangent. Pourquoi cette relation entre la manducation et le
cGorpbs-sexe féminin dans les relations matrimoniales au Congo et au
a on?
1 Pour savoir ce que signifie cette relation, il faut partir du constat selon
1~9uel, manger l'argent de la dot, c'est toujours paradoxalement exclure
eventualité de l'esclavage de la femme. Manger la dot c'est nécessaire-
~ent. envisager la possibilité de son remboursement. Manger. ici, ce n'est
J _mats consommer. Consommer, c'est consumer, détruire des marchan-
~~~es. Manger la dot, c'est toujours envisager la possibilité de la rendre.
Cl, _les re~sources de la langue française permettent d'ailleurs de révéler
la dtmens10n profonde de la manducation de la dot: rendre, c'est à la fois
rembourser et régurgiter, vomir. Il n'est d'ailleurs pas rare que des
~ommes, sous l'effet des colères qui éclatent lors des disputes avec leun;
epouses, crient à ces dernières : «Tu vas vomir Jl}()O argent. tes parents
vont vomir mon argent ! » Soulignons le fait que le vomissement de la dol
sous la violence revendicative et vindicative du mari s'apparente à une
expulsion d'une chair dans le registre ordalique.
26. La notion de <<nudité» étant complexe, dans la mesure par exempl~. où r on peut
d ire au Congo de quelqu'un qu'il est nu devant ses beaux-parents parce qu 1\ se presente
devant eux en short et torse nu. N•oubhons · pas. Jlll!' ID'Ileurs.· ce rappelé
.. ""'
•.·-:- Ch · Did1er
0 ndola selon lequel «La colonisation. fardeau de 1 hommebl?nc· n a pa' seulement eu
, 0 bition de régénérer l'esprit primitif du nègre. am1s aussi d_élever er. de.~mpter "~
l am d'habiller les peuples nus», «La sape des mikilistes: théâtre de 1 art11\ce et reprè·
corps.. on'lrique » Cahiers d'études africuinl's, 153. 1999. p. 47.
sentatwn •
210
LE SOUVERAIN MODERNE
_27. Nous avons traité cette question dans Joseph Tonda, Le mal le dé '
soctal dans les systèmes sociaux lignagers d'Afri u , 1 • , sordre et 1 ordre
3<cycle, Grenoble-Il, 1983. q e centra e, these de doctorat de
CONSOMMATION/CONSUMATION DU CORPS-SEXE 211
1 CONSOMMATION/CONSUMATION DU CORPS-SEXE
.
f
5 . Nous voulons dire que rindigestion ..comme ~lltipe, n·~t pas. dans.lel. sœiét6
· )" teS et antichrétiennes, un pnnc1pe réducbbJe à la patht•/oglt. C est \OU.\ Je
a?t~capita I~ouverain moderne que ce principe tend à se ~ire lia pathologie.
regime du
214 LE SOUVERAIN MODERNE
Consommation/ .
corps-march . consumatwn, plaisir et jouissance du corps-sexe.
Jique de la a~d~se o~t _donc partie liée avec la fin de l'économie symbo-
contractée ~lproctte du don et du schème structurant de la dene
que montr p:. es donateurs des femmes auprès des donataires. C'est ce
question e rJun Appadurai dans un autre contexte social et culturel. La
héritée deq~ se pose Appadurai est celle de savoir si la problématique
les mat' . . ~x et de Mauss du produit-cadeau pennet encore de penser
logi ~Iahtes émergentes qui sont à l'œuvre dans les nouyelles ttX·hno-
esd.' n partant de l'immense marché des cadeaux aux Etats-Unis. lié
au x eveloppe .
rel" . ment des techniques de vente par correspondanœ qua
Iett directement le privé à l'efficacité, et qui a pour objet centr.tl le
~ata ?gu~ et l'expansion du crédit, Atjun Appadurai relève au moins deux
mphcattons majeures : la première, c'est que ~-e man:hé repose sur la
recherche de la singularité du cadeau à offrir ou à rtX-evoir. Or le~ tmces
de ce cadeau sont toujours visibles. Donc il n'y a plus de singularité. La
deuxième, et c'est celle qui nous int6resse est caractérisée par Appadumi
par le terme de « pornographie du capitalisme récent ... Il consiste en ce
que les catalogues sont lus ainsi pour la volupté des objets et des wrps
exposés. Cette pornographie pennet de plus d'imaginer des cadeaux à
offrir et à recevoir, dans une économie que l'auteur appelle « pwsthé,
tique», dans le sens otl «le nom~re de ~ations imaginées ct in,oquées
dans le secret de son salon dépasse de lotn les vrais cadeaux otlcrh pat
216 LE SOUVERAIN MODERNE
]6. A~jun Appadurai, «Des choses à venir. L~s rt'!(imcs émcrg<'llls de la matériulité "·
Hui/t'lin du Corlt•sria, n''~ ct4. 1999. pp. 42-47.
~7. lhid.
·'!!. lhid. p. 46.
CONSOMMATION/CONSUMATION DU CORPS-SEXE 217
W. Ct• mot n'u pus ici le même sc."ns qu\·n l'nlll\'ais dc Fmnù•. !Ô1n-. Na"'.;,,,,·~
être séduit. nmvaint·u de l'impnnunn· t•xtn'mc de l'hal>illt·uwllt.
~0. Dans k· frmwais parlé dans ks milit•u' pnpulain·~ au {i;rll.>l1. ù'll<' ,.,l,...."k'" "'ut
dire ,.,al'temt•nt k l'tllllrait't' dt• l'l' qu'elit• si~nilit• en frnr11,·ais.
LE SOl"\ "ER AIN MODERNE
prendre à 1..-baque fois le voyage dans les cieux. iru."'Onnus. Il faut nécessai-
rement en~ un. c'est le nh·eau à chaque coup. Celui-là, on peut ne
J*S le ID!ODlrel". C'est facultatif. Le chèque: c'est œlui qui "banque" (il
a'est ~ni cbk ni l'hoc). Sa générosité n'a d'égale que la gros-
~~ tsi(· !) de soo pone-lllOOilaÎe. Il assure l'intendaDl--e. paye tout: hôtel,
,-~..~~ tli.ogœs... rest<W et auto. C'est œlui qui couvre d'or. On ne le
s.··
liiODUe' -~ Sauf quand c'est ~--essaire-. Il n'a la côte que lorsqu'il
Je ~ le must œs. musts JX"lW' les jeunes filles. ou femmes .
.:'est ~''"Y Sè Cl'llt~'tii.'IOilef (sic.') cette trilogie adéquate ,._. 1• En
;;r~ ~le ~.-bk·~...-·~ l'ho.mme qui est.fmi's. sm~~mmt, celui avec
.:pù la ~ OOil se tnr.:lDCrer' JX"UU" Sè t'aire vak.,.ir. Le choc c ·est non seule-
!Dimt ...-da q1ll ~ ...-.... twis SUit\."U qui t.-ht~ue le corps dnns r acte
~. Li ~ le ~ Jl'.l!Ur s:Mis.t1ùre un "besoin physiologique»
;:~ Ji.'BI.: ;.",.- ~ ~- lx .:hèqœ c'est l'homme qui "finance»- le
~--ptle.
û 'fUi ~ .."leUe .:x'ftL··eptualis;ation des rapports
sociaux de sexe
·j{t,~ lB ~~ .:-est le fait que dans le chic. choc et chèque, c'est
r~ ~ e5t runique reférence. Celui par rapport à qui la femme se
défœit. Elle n·exisle que pour et surtout par l'homme. C'est lui qui
procure k presrige social par son chic, c'est lui qui lui procure du plaisir
par le cboc qui lui pecmet d'atteindre l'orgasme; c'est lui qui subvient à
ses besoins matériels.
Dans la seconde conceptualisation s'opère une mutation: ce n'est plus
seulement la femme qui se ponce, se cire le corps pour être saignant et
frais, c'est aussi l'homme qui est apprécié par ces qualités. Cette mutation
traduit une situation sociale où les femmes prennent conscience que le
travail mécanique de cirage, de ponçage de la peau, pour devenir frais et
saignant n'est plus l'attribut des seules femmes. Elles mangent les
hommes aussi bien que les hommes les mangent. La monté des phéno-
mènes d'homosexualité féminine et masculine avec des hommes-femmes
et des femmes-hommes traduit également cette mutation. L'« obscénité
pornographique » du corps-sexe touche ainsi tous les sexes, et notamment
les corps-sexes politiques, hommes et femmes qui ne se privent pas de
recourir aux pratiques de ponçage, de cirage pour obtenir un corps-sexe
frais et éventuellement saignant.
Cette pornographie qui consiste en la consommation de la chair
fraîche poncée. cirée, cuite et vendue aux enchères dans la rue ou sur les
scènes commerciales de son exposition, comme nous l'avons vu peut
également prendre une fonne plus « réelle » et plus violente. En particu-
lier à r occasion des violences guenières qui se développent dans bien des
pays d" Afrique centrale, et notamment au Congo. En voici un témoi-
gnage.
.... D'une manière générale. trois types de traitement sont infligés aux
femmes et aux fi~. qui \IOOt de 1· inceste forcé au viol, collectif ou
42. Témoignage rapporté par Marie-Odile Pambou, RII/H""· 11/L:!. juin 1998. p.l45.
ure sur les viols pendant les guerres du Congo-Braua\ille. Manine-R~ G.il~.
"Femmes, conflits et paix au Congo"· Tunwitl's. 13. 1999. pp. 139-159.
43. L'anthropologie du pouvoir en Afrique montre que l'inceste~ au fondrmntt du
pouvoir royal.
220 LE SOUVERAIN MODERNE
44. Georges Balandier, Sociologie des Brazzavilles noires, op. cil., p. 258.
CONSOMMATION/CONSUMATION DU CORPS-SEXE 221
45. Georges Balandier, Sociolo.~it· des Braz:m·i//es noil'l'.l', "l'· <'Ir., p. ::51(.
46. Ferdinand Oyono, Une I'Ït' de hoy, Paris. Julliant/Pod,·t. 1<l)t>. p. 12.•
222 LE SOUVERAIN MODERNE
47. Didier Charles Gondola,« La sape des mikilistes: théâtre de l'artifice et représen-
tation onirique>>, Cahiers d'études africaines, 153. 1999, pp. 13-47.
48. Ibid., p. 14.
49. Ibid., p. 14.
50. Pour ce qui concerne la République démocratique du Congo, lire le livre d'Ivan
Vangu Ngimbi, Jeunesse, funérailles et contes~tion sociopo/itique m Afriqut•. Pari.,.
L'Harmanan, 1997.
CONSOMMATION/CONSUMATION DU CORPS-SEXE 223
est dès lors perçu comme une « chose » ayant la faculté de transformer le
réel des conditions d'existence pour faire accéder l'adepte des pratiques
d'indécence pornographique à une vie qui constitue le réel des autres. De
ce point de vue, ces pratiques relèvent, simultanément, de la violence de
l'imaginaire. Cette dimension de violence de l'imaginaire est attestée par
la notion de« culte de l'élégance» qui sert à caractériser la sape, notam-
ment. Un culte a fortement partie liée avec la mobilisation par des
pratiques symboliques (les rites) de puissances invisibles, donc imagi-
naires.
C'est donc dans le cadre de la violence de l'imaginaire, violence du
fétichisme, principe de la puissance du Souverain moderne, que nous
allons examiner maintenant les pratiques d'indécence pornographique
dans le deuil, indécence pornographique constituant une violence à
l'« économie morale »51 des sociétés en mutation, qui prend pour moyen
d'expression le corps-sexe féminin, telles que nous les avons observées
dans le deuil au Congo-Brazzaville52 , mais aussi les corps des morts tels
que nous les observons à Libreville.
51. Sur cc concept. lire Richard Banégas, 1--<l dëmocratil· ù !"'·' Je caméléon '/hm·
.\ilion et imaginaires fJOlitique.~ au Bénin. Paris. Kanhala. 2003. Lin· notamnk'n! t.: rar-
prochcmcnt qu'il fait entre ce concept et celui de « matri•c· moruh: du pou mir k~otin"' "
de Michael Schatzbcrg tel qu'il le développe dans "1\mw, lcgitimac·y an..! deUh><:tallla·
lion in Africa » , Africa, 63 ( 4 ), pp. 445-461. cf. Richard B<mcga,, "l'· cit., pp. ~ l-22
52. Joseph Tonda, (( Enjeux du deuil et negociation tks rapp<>n' "":i~U\
Congo "• Cahiers d'<'twlt·.,· aji'imint>x. 157, XL-I. 21WJO, pp. 2-57.
* 'C\C au
224 LE SOUVERAIN MODERNE
Par la suite, notamment au cours des années 1980 et 1990, les rues
sont prises de force par les organisateurs des veillées, qui ne prennent
plus la peine d'obtenir de la mairie des autorisations pour barrer la circu-
lation. Au cours de ces mêmes années, les morts sont promenés à
l'Université, portés par des étudiants armés de feuilles d'arbres ou de
palmes, chantant et proférant des paroles obscènes, sous couvert de faire
voir au mort, pour la dernière fois, les lieux de leurs études arrêtées.
Exclus de force de ce nouveau rituel, les parents du défunt attendent,
impuissants et anxieux, que le mort leur soit restitué - dans le meilleur
des cas-, avant de le porter en terre. La ville, espace de prédilection du
Souverain moderne, déparentélise ainsi la mort au même moment où des
fractions des ,classes dirigeantes s'inscrivent dans une logique de « priva-
tisation de l'Etat».
Cette déparentélisation de la mort et la privatisation de l'État qui l'ac-
compagne se réalisent par ailleurs à un moment où la mort se filme, avec
des caméras vidéo et de télévision, se conserve et se montre dans l'image
vidéo et à la télévision. Pendant qu'en Occident, le bio-pouvoit·58 «laisse
tomber la mort »59 , que le «pouvoir est de moins en moins le droit de
faire mourir et de plus en plus le droit d'intervenir pour faire vivre, et sur
la manière de vivre, et sur le "comment" de la vie ( ... ), pour majorer la
vie, pour en contrôler les accidents, les aléas, les déficiences ... »60, en
Afrique centrale, et notamment dans les deux Congas et au Gabon, le
Souverain moderne promeut la mort, la publicise, la « met en boîte»,
pour qu'elle se conserve et puisse se (re)voir en famille, entre amis. Elle
devient un spectacle. Pourquoi le cadavre, qui était généralement mis
hors de la vue des enfants, devient-il un spectacle «indécent» du Sou-
verain moderne? Qu'est-ce que le Souverain moderne expose dans la
mise en spectacle du cadavre dans la vidéo et à la télévision, comme à
Libreville où des chaînes privées, TV+, RTN et Télé Africa se font fort de
mettre la mort en spectacle ?
58. Pour définir le bio-pouvoir, nous pouvons retenir la définition très synthétique de
Giogio Agamben pour qui le bio-pouvoir est chez Michel Foucault, «J'implication crois-
sante de la vie naturelle de l'homme dans les mécanismes et les calculs du pouvoir>>,
Homo .meer, le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Le Seuil, 1997, p. 129.
59. Michel Foucault, <<Il faut défendre la société». Cours au Collège de Fronce.
1976, Paris, Hautes Études, Gallimard, Le Seuil, 1997, p. 221.
60. Ibid.
,
1
1
~:noN/CONSUMATION DU CORPS-SEXE
CONSO MM n.
· h
., un quartierd uppe
Sabi•ere, 1
' de Libreville. Dix-neuf personnes vont mou-
b dauds accourus et aussi devant 1es te'l'especta-
227
cité déjà qu'il devait sacrifier son précieux temps à aller écouter la
symphonie des pleurs au stade lundi » 61 .
De ce texte, nous pouvons retenir:
1. le fait que la mort télévisée est perçue par le pouvoir comme une
menace de sa pérennité, ce qui voudrait dire que la télévision, en offrant
aux Gabonais un « reality show» de la mort de leurs compatriotes, expose
le pouvoir au regard meurtrier des morts, comme dans la fantasmagorie
o[J la rencontre du regard du mort dans le miroir, dans une maison où il y
a un mort menace la vie de celui qui regarde le miroir. La télévision joue
ici la fonction du miroir, qui donc justifie l'ironie du journal: «Toujours
côté sabotage, i 1 y a cu cette vacherie des médias. Ces ennemis de la
Nation. notamment Télé Africa et RTN, sont carrément venus faire une
retransmission en direct. Histoire d'émouvoir les anti-reality show et
ainsi asphyxier le spectacle. Et là, encore un grand fils de ce pays, notre
héros Mehdi Teale, qu'on n'a pas vu à La Sablière, a rapidement mis un
holà à ce banditisme » ;
2. le fait que le chef de 1' État s'est «fait bien fait voir des téléspecta-
teurs», non seulement parce qu'il a présenté ses condoléances, mais aussi
parce qu'il s'était rendu sur le lieu du drame (l'extrait du journal cité ne
le signale pas) au moment où il se déroulait et qu'il avait été acclamé à
son arrivée par la foule qui assistait, impuissante, à la mort d'êtres
humains, et pour certaines personnes présentes, à la mort de leurs proches.
D'autres récits du drame laissent entendre que des parents commu-
niquaient au téléphone avec des naufragés qui étaient à 1'intérieur de l'ap-
pareil pendant qu'il était encore sur l'eau. Les acclamations étaient sans
doute une fason d'exprimer le sentiment d'un soulagement anticipé, car
le chef de l'Etat, au Gabon, occupe la position d'un thaumaturge, et donc
représente un fétiche. En effet, en applaudissant le chef de l'État, on
applaudit le chef de la puissance suprême de la nation, qui n'est pas, de
ce fait, la puissance suprême du lignage. Dans la tradition, les enfants
sont des enfants du lignage, autrement dit, c'est le lignage qui leur donne
la vie. Or, dans le contexte contemporain, le lignage exténué, en décom-
position, cède ses enfants à la nation, et donc à sa puissance suprême qui,
à défaut peut-être de leur donner la vie, leur donne la mort légitime, lors-
qu'ils ne respectent pas la loi, substitut de la norme lignagère. L'univer-
salisme de la loi s'oppose ici au particularisme ethnocentriste de la
norme. La loi, même à 1'époque coloniale ignore le lignage, car sur les
actes d'état civil, 1'État reconnaissait la «tribu » et la «coutume» et non
le lignage. Ainsi, si l'État ne donne pas la vie, qui est de ce point de vue
donnée par la « famille », et hier par la tribu et la coutume, il peut cepen-
dant donner la mort comme le prouve l'accusation que formule le
journal: «C'est après avoir vu toutes ces agressions qu'on a encore le
toupet de réclamer des démissions. Comme si c'est le gouvernement qui
avait demandé aux victimes de prendre l'avion. Et d'aucuns de pousser le
62. Sans doute que la photo n'investit pa' la mort parce qu'flk restait m."tn ~
grande partie dominée par la temporalité lignagère. mèrno: si k lignage était tn>:ull( per
des effets déstructurants des dispositifs du Souverain modern.:. En ~!let. tou' le-. dl'f'"'·
tifs du Souverain moderne n'exercent pas leur emprise de manière égak <=~Cf! rnt111<
temps sur les structures relevant des temporalités de la tradition. Il ~xi>~e lb del.~
des contradictions entre temporalités à l'œuvre dans les structures de cau<alot<'.
230 LE SOUVERAIN MODERNE
---- -~-
-- - ~6. Sur Sakombi lnongo. lire Pati~nl Bagenda. IR c....~, ...~ J,t ....... ~.
Crimes pillage.v et gr1erres, Bntl'.eIles, f:.lflioo
· 1 '
loc Pirt •• l'nu»-k
.
ct~'·
,. a · ·'· ·.
Pius N~andu Nkashama, Les ma)!iciem du Tfpt'nM /.4'; n..,.t,•k"'' u. tr<'..- . ...,....,...
(Sakombi /nongo), Paris, L'Harm~llla~l: 199~' Gahlte.l'iN
67. Jean Baudnllard. De la .m uown. ..
234 LE SOUVERAIN MODERNE
Ainsi, en filmant les cadavres, ceux des pendus, des fusillés, des déca-
pités à la machette, à la hache, ceux des morts « ordinaires >>, exposés
dans les rues, dans les «camps de réfugiés>>, dans les somptueux cercueils
de la bourgeoisie ou des stars, ou encore dans les modestes cercueils des
prolétaires, la télévision et la vidéo exposent le public des téléspectateurs
au regard interdit des morts, c'est-à-dire rompent l'interdit de regarder le
mort dans le miroir. Du point de vue de l'anthropologie du pouvoir ou de
la sociologie de la« souveraineté>> qui est le nôtre, cette rupture d'interdit
exprime la sortie de l'hégémonie des ancêtres sur la vie des vivants. En
rompant en effet cet interdit, la télévision et la vidéo rompent avec cette
hégémonie, caractéristique du «totalitarisme lignager >> (d'après J'ex pres-
chez les Très fâchés, fut affublé d'une queue de singe, résumant ainsi
dans un précipité symbolique les perceptions croisées que les Blancs ont
des Noirs, et réciproquement, celles qu'ont les Noirs des Blancs. Les Très
fâchés instruisaient ainsi le procès de l'obscénité ou de l'indécence du
corps du pouvoir, corps qui proclamait son souci de la fête ou de la
dépense permanente : « Kaka fêti na fêti » ainsi que de la consommation/
consumation : « Lédza, lénua, léyiba » ( « mangeons, buvons, volons» en
langue mbochi 69 ). La sape est de ce point de vue une pratique compensa-
toire sur le plan symbolique, des déficits de valeur sociale créés par la
précarité matérielle des déclassements. Cette dimension étant en relation
inverse de la réalité de la distinction par le corps de la fête permanente, et
donc de la transfiguration permanente des possédants politiques et leurs
alliés. Nous avons montré comment Je moment du retrait de deuil est un
moment où s'exprime à son paroxysme le souci du corps beau, corps
pornographique des dominés et des dominants, corps des Grands 70 , c'est-
à-dire corps indécent, grotesque, comme le montre par ailleurs Achille
Mbembe 71 • Le corps indécent, pornographique, apparaît ainsi comme I.e
corps commun aux dominants et aux dominés, sujets interpellés/consti-
tués, c'est-à-dire fétichisés par les idéologies de la consommationlconsu-
mation du Souverain moderne.
69. Nous avons évoqué ces aspects dans Joseph Tonda, «La guerre dans le le "Camp-
Nord" au Congo-Brazzaville, art. cit.
70. lhül.
71. Lire Achille Mhemhe, /Je la po.,tf'olonie, op. cil.
6
<<Et des têtes, des organes génitaux ou des membres ont été
exhibés allègrement à travers les rues de la capttale par les Cobras
euphoriques et surexcités».
La Semaine africaine, no 2206 du jeudi 20 mai 1999. p. 1.
1O. Charles Didier Gondola, "La contestation politique lb JeUOO. à K11W!N ;i tn'n-
1' exemple du mouvement "kindoubil" ( 1950-19591•. 1ijJJ, hnfl "~'' J.. IH-•.ilmh""
van Sociale BeweRinRt'n & Brood Ro~en, 2. 1999. pp.171-ISJ
244 LE SOUVERAIN MODERNE
12. Les structures de causalité qui les constituent comme population milicienne sont
travaillées par les mêmes dialectiques qui sont au fondement de l'esprit de désespérance
sociale.
FANTÔMES ET MACHINES POLITIQUES
13. Nous retrouvons ici le phantasme des guerriers qui mangeaient r~dkment
certaines parties des corps de leurs ennemis morts au combat pour ,·appn){'flCr h:tn ·pu"-
sance ».
14. F. Magang-Ma-Mbuju. Mbumb-Bwas. Les &lj<l): du Gabon (es,,Ji d'rtu.i.· h"1"
rique et linguistique), Paris. Imprimerie Saint-Michel. 197~. Lire la lTiuque d<: ,·e tr.l\all
faite par N. Meteghe-N'Nah, Lwnière .wr points d'mn/>re. Contrihulion ti la n'""""'IJI" c
248 LE SOUVERAIN MODERNE
biblique des Kongo-Lari sont liés aux idéologies qui justifient leur créa-
tion.
L'idée que nous défendons est cependant que dans le chevauchement
de l'imaginaire et de l'idéologie, l'imaginaire constitutif du mythe ne
joue pas seulement le rôle de légitimation ou de fondement de l'idéo-
logie. Il permet aussi de neutraliser les illusions de l'idéologie et ainsi de
révéler, s'agissant du rapport entre l'ethnie et l'État, l'hétérogénéité irré-
ductible qui les caractérise à 1' origine. Autrement dit, 1' indigestion de
principe du pouvoir incarné dans et par l'État: la Chose politique; Chose
des Blancs. On ne mange pas les Blancs en sorcellerie, on peut les
manger à la rigueur dans le monde visible. Le Blanc, à l'instar de Bula
Matari et de Mami Wata, est immangeable en sorcellerie, parce qu'il est
un fantôme ou un diable. Pour rendre raison de cette réalité, nous allons
examiner l'imaginaire des identité~ ethniques de quelques chefs ou
leaders politiques du Gabon et du Congo.
Au Gabon, Omar Bongo est dit être congolais, et la presse satirique,
en particulier la Griffe, ne s'empêchait pas de lui assigner l'identité
Pygmée. Il tiendrait cette dernière identité des pouvoirs extraordinaires
du culte initiatique Ndjobi. Par ailleurs, 1' état de « pauvreté » des popula-
tions et la « mauvaise gestion » du pays seraient le fait que Bongo, parce
qu'étranger, «n'aime pas ce pays». L'ancien Premier ministre Léon
Mebiame était dit être équato-guinéen, comme le serait également le Père
Mba Abessole. Si l'ancien président Léon Mba échappe à ces assigna-
tions identitaires extranationales, l'imaginaire populaire le décrit comme
un sorcier-anthropophage ayant vendu la chair de sa femme sur un
marché de Libreville. Pierre Mamboundou, ordinairement connu comme
Punu, serait en «réalité » un Congolais. Les pouvoirs extraordinaires qui
seraient les siens sont si puissants que l'ancien ministre de l'Intérieur, le
redoutable Antoine de Padoue Mboumbou Miyakou, en aurait fait à ses
dépens une expérience inoubliable au cours de la campagne électorale
pour l'élection présidentielle de 1998. On raconte qu'un jour de 1998
Mambounou se serait introduit dans le bureau du ministre sans être vu par
la garde de ce dernier. Pierre Maganga Moussavou serait, lui aussi, un
Congolais.
15. Les Téké sont perçus comme étant maîtres de puissants fétiches. lire sur k re~our
par exemple de Youlou aux fétiches des Téké. Florence Bemault. Démocrati(.< mnhi~,,..,
en Afrique centrale. Congo, Ga hon: 1940-/965, Paris, Karthala. 19%. p. 250
16. Sur cet aspect, Florence Bemault, Démocraties ambi~ui'L .. or. cir.
17. Lire, à ce sujet, Marc-Éric Gruénais. Florent Mouai~·Mbamt>i ct Josc.•ph 'li>nJa.
<< Messies, fétiches et luttes de pouvoir entre les "grands hommes" du C\m~o d.'tm~ra
tique >>,Cahiers d'études a.fricai11es, 137, 1995. pp. 163-194.
18. Nous avons effectivement constaté l'existciK'e de ~c studi1> photo à Libr~\llk.
19. Lire, à ce sujet Joseph Tonda. <<La guerre dans le ''Camp-Non!""· art . .-it.. J'P. "'1-V
250 LE SOUVERAIN MODERNE
20. C'est la <<théorie» que nous déclina un homme politique congolais en 1997 à
Brazzaville.
21. Sur les crispations politiques produites par cette légende, lire Joseph Tonda,<< La
guerre dans Je "Camp-Nord" ... >>, art. cit. mais aussi Joseph Mampouya, L'intellectuel, la
rose et l'oiseau pendu, Cergy, Encre Noire, 1997.
22. Un Pygmée-Pithécanthrope qui fait de la politique dans un État moderne est un
<<animal politique>> achevé.
23. Rumeurs très fortes en 1997 avant et pendant la guerre dans le «Camp-Nord».
FANTÔMES ET MACHINES POLffiQlJES 25!
24. Marc Augé, Théorie des pouvoirs er idtolo~it. Éllldt ik "'" "' Cw Jfl,~tt.
Paris, Hermann, 1975, pp. xxi-xxii. Lire aussi sw la relatioo CllllT !-'"•Mu ,, ~~~.
André Mary, <<Le Blanc vu d'ailleurs ou l'autre des autm •. 111 liarl'<lw' rt .\a'""·~t,.
Grenoble, PUG, 1994, pp. 1-10. ..
25. Lire à cc sujet André Mary." Le BIIIOC 1·u d a•lkul' .. •. art ,·u.ll' l·ll1
252 LE SOUVERAIN MODERNE
27. Nous avons aussi Jraité cette question, au cours des année~ _l'JIXI, dan> b Je-u,
articles suivants : Marc-Eric Gruénais, Florent Mouanda·M~mtn et Joseph. T\~
Messies fétiches et luttes de pouvoirs entre "Grands hommes dans le Congo ~,.;ra-
~t tque» c'a h!'er:s
· moded'études a~'ricaines, 137, 1995,pp.I63·194:J(\.<oepi!Tonda..•Dele\<lr·
~· , . ,. · u Clll"" J.>
· ' de démocratisation. Eghses et mouvements re 1g1~u' a ' ~:
ctsme comme . . C t t' et Christian Coulon (é<M. Reli8il"' tf trwmru>n
1990 - 1994 » m Françots ons an m , 84
, ~ . e 'vicissitudes africaines, Paris. Karth~a. 1?97. pp. 259~. .
democratrqu . 1 d' Anthropo-lo<>iques, Pans, Pl!F. 1977. p.•.\6.
28. Georges Ba an Jer. "'
256 LE SOUVERAIN MODERNE
cet ordre et les logiques étatiques. Ces procès de sorcellerie inte~t~s aux
vieux par les jeunes sur les lieux de !a mo~, et ~ette tra~s~sitlon de
l'ordre social des aînés au niveau de l'Etat do~~e~t etr.e expliques dans la
logique des rapports entre l'imaginaire et lideologte que nous avons
évoqués à l'instant. . . ,
La question est alors de savoir pourquoi la sorcellene re~~ese.nte un
péril pour les jeunes et pour les vieux dans un c.on~xte de pohttsatw_n, de
marchandisation, de christianisation, de scolansatton, etc. Pourquoi est-
elle un facteur d'inversion des rapports culturellement établis dans un tel
contexte?
Les rapports culturellement établis, ou «ordre établi», de manière
générale, sont les rapports définissant les configur~tions id~l_ogiques
comme la famille, l'Eglise, l'armée, l'usine, le chantier, la mission, etc.
Ce sont donc des rapports idéologiques, caractérisés par une tendance
bien marquée au conservatisme. Or, la sorcellerie, comme idéo-logique,
au sens de Marc Augé30 (systématique virtuelle des représentations de la
personne et donc de la sorcellerie), ne peut se remettre en cause, en
remettant en cause les « configurations idéologiques » auxquelles elle est
liée, à travers le travail d'inversion de l'ordre établi, que parce qu'elle
partage avec tous les systèmes idéologiques ou symboliques, la caracté-
ristique d'être travaillée par deux composantes contradictoires: l'imllgi-
naire et l'idéologie. Le problème n'est pas ici de dire que l'inversion dont
la sorcellerie est porteuse dans les « configurations idéologiques » est au
principe de la reproduction de l'ordre. Un tel fonctionnalisme étroit.
produit d'une vision idéologique des sociétés africaines, ne peut que
conduire à la reconduction des idéologies charismatiques que nous
déconstruisons. Un tel fonctionnalisme tombe sous le coup de la critique
que Jean Copans31 adresse à la notion d'idéo-logique de Marc Augé.
notion qui fait de l'« inversion-perversion» de la sorcellerie le secret de
la reproduction de l'ordre du monde régi par le Génie du paganisme-3 2 (en
l'occurrence ici, peut-on dire, le sorcier). Le problème est de voir que
l'imaginaire peut être fortement comprimé, réprimé dans certaines
configurations idéologiques, et trouver sa libération, son expression libll!.
débridée, dérégulée dans les moments des commencements et dans les
camps, espaces de déshérence et de déshérités, espaces d'intensification
de la réalité du Développement/sous-développement et donc, d'une cer-
taine manière, de ruptures 33 . On pourrait d'ailleurs. dans cette perspec-
30. Marc Augé, Théorie des pouvoirs et idéolu~:ie .... op. cit. . ..
31. Jean Copans, «De\' idéo-logique au paganisme. ou Le mahn geme et son maitre •.
Cahiers d'études africaines, 92, 1983, pp. 471-4~3. . . . . . . ·. . .
32. C'est le titre de \'ouvrage de Marc Auge. Geme du f'OI/CiniJme. Pam. loalhmanl.
1979. . disons que ces moments sont, d'une certain~ manière. d<.· mptur<'. _l"'ur ~
33. Nou~, réalité de la reconduction. souvent de mani~r.: hyst~n'si!ju~. Je, eknl<·nt-
pas exclure a ,
symb o liques du passe.
258 LE SOUVERAIN MODERNE
34. Gérard Althabc. Oppression et libération dans l'imaginaire, Paris, Maspero, 1969.
259
FANTÔMES ET MACHINES POLITIQUES
1. Les développements que nous faisons ici sur les dialecliques ou dynamiqu("s wn:-ti·
tutives des structures de causalité sont inspirés par un lexie décisif de Georges Balan<.l1er.
<<Sociologie des mutations>>, in Georges Balandier (éd.), Sudolu~ir de., ~ut~'"'"·': PU!~~
Anthropos, 1970, notamment quand cet auleur é~nt: «Les ~nsl~es de la s<~1e~e ~l·nt~
( ... )ne réagissent aux agents de transformation nt dam le meme ~ens m ~u men~<: l)~nl<:
h d'elles a une temporalité particulière cl 11 m1erv1ent dt· lu~ à 1 autre un de.: al~
cd aculne en mat'lère d'innovation d'iJIIériorisalion du <'hangemt•nt ~.p. +1.
ans e temps ·
264 LE SOUVERAIN MODERNE
2. Nous reprenons ici, dans notre langage, l'idée de J. et J. Comaroff, résumée par
H. Berehnd, de «dialogue sans fin» où <<chacun des partenaires objectivise son propre
monde au contraste de celui de l'autre et "invente" une cohérence et une différence non
encore formulée auparavant», Heike Berehnd, La guerre des e~prits en Ouganda, 1985-
/996. Le mouvement du Saint-Esprit d'Alice Lakwéna, Paris, L'Harmattan, 1997, p. 172.
Lire aussi l'excellente présentation de la problématique des Comaroff faite par André
Mary,<< Conversion et conversation: les paradoxes de l'entreprise missionnaire>>, Cahiers
d'études africaines, 160, XL-4, 2000, pp. 779-7~9.
CONCLUSION 265
3. Marc Augé, Le sem des Autres, actualité tle /'amhm[x>logie, l'acis. Fa) ani. 1'194. p. 10.
266 LE SOUVERAIN MODERNE
4. Jean-Louis Cabanès, «La chair et les mots>>, Magazine littéraire, 413, octobre 2002,
~M. .
CONCLUSION 269
5. Nous faisons référence ici au beau titre du livre codirigé par Raymond Massé et
Jean Benoist, Convocations thérapeutiques du sacré, Paris, Karthala, 2002.
6. C'est dans le Camp-Nord, entre juin et août 1997, que nous avons entendu les
jeunes miliciens parler du viol comme d'un« pillage», le mot étant incorporé comme tel
en lingala.
CONCLUSION 271
9. Didier Fassin montre par exemple les « usages magiques des attributs mndernes de
la médecine : le stéthoscope et le tensiomètre qui ont plus pour fonction de manifester k
pouvoir du soignant que de lui permettre un diagnosctic ... Les injt'\:tions de vitamine B
faites pour n'importe quel symptôme associé à une fatigue. l'effet du mot ·'vitamine"',...
conjuguant à l'effet du mode d'administration pour un gain d'efticacit<.' ~ymboliquc "·
Didier Fassin, Pouvoir et maladie, Paris, PUF, 1992. p. 210. Puur une synthèse dt• l'an-
thropologie de la maladie en Afrique et ailleurs. lire Sylvie Faisang: «De l'anthropol,,gic
médicale à l'anthropologie de la maladie», Encyc/opaedia Ullil•er.mlil, Svmt><!Jillm. Jo
Enjeux, 1993, pp. 853-860. Pour une sociologie des rapports entre m<.'dt'\:inc' t'l dnJK'
conception de leur efficacités, on peul lire Anna Maria Loyola. «Cure des corp' t't rure
des âmes. Les rapports entre médecines cl religions d<tns la banlieue de Rio''· .-leu·'"'' la
recherche en science.\· .wciales, 43, pp. 3-45.
274 LE SOUVERAIN MODERNE
comme leurs affinités dont rend compte le partage des mêmes critères
du «paganisme» : «la conscience persécutive du mal, le sens de la force,
l'immanence du monde divin au mon humain » 10, sont des oppositions et
des affinités internes, des contradictions internes aux forces participant de
la même contemporanété et donc aux dialectiques des mêmes structures
de causalité. Les structures de causalité ne font pas que différencier ou
distinguer, elles permettent aussi les redondances et les superpositions. au
sens de Yves Barel. Il faut récuser, comme le démontre Jean Copans,
s'agissant de ces trois critères du paganisme définis par Marc Augé, l'idée
d'un paganisme qui serait opposé au christianisme, parce que relevant de
l'idéo-logique de la sorcellerie 11 • Les procès de reproduction réciproque
de la sorcellerie et de Dieu que nous avons suggérés rendent compte de
l'absence d'extériorité du Génie sorcier et de Dieu en Afrique 12 •
Parce que le fétichisme de la marchandise tel que défini par Marx
trouve sa «réalisation» dans la conception émique du fétichisme (l'ar-
gent est « réellement » pensé comme un esprit qui apporte malheur ou
bonheur par les collectifs d'Afrique centrale à travers la figure de Mami
Wata par exemple), on peut dire que l'imaginaire populaire africain
«dépasse» la définition marxienne du fétichisme en la «réalisant». La
définition du fétichisme politique par Pierre Bourdieu est également
«dépassée » par la conception émique du fétichisme. Cette dernière
«réalise » 1' abstraction théorique de Bourdieu : ici les hommes politiques
sont des incarnations de fétiches, dont l'argent et les marchandises. et ils
sont de ce fait des fétièhes. Nous avons suggéré qu'il n'y a qu'un seul
fétichisme, celui qui a son principe dans la transfiguration de la puissance
du Souverain moderne. Le Commandement du Souverain moderne en
postcolonie est ce fétiche. A condition de ne pas inscrire la conception du
fétichisme dans la perspective weberienne-foucaldienne du charisme
comme singularité, propriété extraordinaire attachée à une entité dont la
genèse se confond à celle d'une volonté ou d'une intelligence mélasociale
ou métahistorique: l'imaginaire instituant et désincarné par exemple. La
genèse du pouvoir du Souverain moderne est celle des rapports aux
choses, de connaissance et du pouvoir/commandement. C'est pourquoi le
caractère fétiche de ce pouvoir participe des transfigurations des forces
productives et constitutives des structures de causalité du malheur en
Afrique: la Science, le Technique, l'Église, l'École. I"État-Bulamatari.
l'Hôpital, la Marchandise, l'Argent, la Sorcellerie, etc.
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BIBLIOGRAPHIE 293
PREMIÈRE PARTIE
ÉPISTÉMOLOGIES DU CORPS
ET DES CHOSES DU SOUVERAIN MODERNE
Tounnents pentecôtistes ... .... ... .. ..... .. .... ... .. .... ... .. ... ....... .. ..... ........ 61
La folie d'un lettré en situation de guerre ................................... 64
Le tounnent : la chose et le phantasme .. .... ... .. .. ... ..... .... ... .. .. ... ... . 68
Le tourment, le charme et le trouble: la puissance du Sou-
verain moderne ..................... ................ ............ ................ 75
Le paradigme du négatif ou du diab1e photographique ........ 76
Le miroir; les morts et les diables .......................................... 78
Dispositifs photographiques t't mirr1irs anomwux ................ 79
Structures de causalité. structures de réflexion et trcn·ail de.~
apparences ........................... ..... ............................. ......... .. 82
L'esprit et la chose ................................................................. 85
Le Souvaain moderne, une puissance qui jout' sur dé's wc-
tiques ................................................................................. 90
Le spectre comme corps de l'esprit. l'idéologie comme corp),
de l' in1aginaire ....................................................................... 92
296 LE SOUVERAIN MODERNE
DEUXIÈME PARTIE
CONSOMMATION /CONSUMATION :
PRINCIPE POLITIQUE DU SOUVERAIN MODERNE
4. Fantômes et machines politiques ..... .. ... ... ... .... .... ........ .. ... .. ...... 157
Spectres du Bord de mer et des veuves heureuses du Ndjembè
au Gabon ................................................................................ 158
CRIMADOR et l'hypertrophie du moi<< mis en objets»........ 161
l.LJ criminalisation du Souverain moderne ............................. 168
TABLE DES MATIÈRES 297
Conclusion ....................................................................................... .
Critique de l'imaginaire instituant ........................................ 263
Le travail idéologique d'institutionnalisation du corps. des
choses et du pouvoir comme fétiches ................................ 2t17
La consommation/consumation : un nouveau régime du manger 270
L'historicité de l'économie des miracles: les rapports de con-
naissance du Souverain moderne ................. ........... .......... .. ... 272
Dépassement des oppositions classiques et internalisation des
contradictions et paradoxes .. .......................... ... ................... .. 274
Collection Méridiens
Imprimé en France
Le Souverain moderne. c'est la puissance qui gouverne, de l'inté-
rieur, les multitudes africaines, les sujets qui les composent autant que
ceux qui les dirigent, ct la violence multiforme qui s'exerce sur les
corps et les imaginaires depuis la colonisation jusqu'à l'ère post-
coloniale. En Afrique centrale, notamment au Gabon et au Congo, le
corps est au cœur du pouvoir politique, religieux, sexuel, économique et
rituel, comme le confirme Je lien fort qui existe entre les affaires du
corps et les affaires politiques, et 1'affichage ostentatoire des corps
« sapés », corps de Blancs ou corps des Grands. Le corps du pouvoir
s'impose à la fois comme matière et esprit et incarne la puissance de
séduction de 1' argent, de la marchandise, du sexe et de la connaissance.
Les territoires d'exercice de cette puissance sont les non-lieux lignagers
de l'État, des Églises et du Marché. Dans ces espaces de trafic et d'im-
position des identités, les armes ethnicisées du capitalisme imposent
leurs marques sur le territoire propre du corps.
La thèse soutenue dans ce livre est que la puissance souveraine de
l'humanité lignagère, dont le corps sert de médium en Afrique centrale,
est un rapport social historiquement constitué et culturellement sédi-
menté par la violence de l'imaginaire et des réalités de l'État, du Mar-
ché et de l'Église. Cette esquisse d'une théorie générale du fétichisme
économique, politique ou religieux fait du corps-sujet l'opérateur sym-
bolique du travail d'une imagination hybride qui exploite les ressources
du corps-sexe, du corps-fétiche, du corps souverain, mais aussi du corps
souffrant. morcelé et sacrifié. La notion de « Souverain moderne »
(sorte d'alliage du Grand Capital de Marx et du Léviathan de Hobbes)
sert à désigner le principe arbitraire et nécessaire de ces choses ou de
ces pouvoirs que sont la sorcellerie du Blanc, la puissance du Christ,
l'Argent, la Science, la Technique, l'État, et le Sexe.
~ 1111
) 782845 866584
Il
ISBN : 2-84586-658-5