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Joseph Tonda

Le Souverain moderne
Le corps du pouvoir en Afrique centrale
(Congo, Gabon)

- - - - - - · KARTHALA - - - - - - -
Collection « Hommes et Sociétés »

Conseil sciemifique: Jean-François BAYART (CERI-CNRS)


Jean-Pierre CHRÉTIEN (CRA-CNRS)
Jean CoPANS (Université Paris V)
Georges COURADE (IRD)
Alain DUBRESSON (Université Paris-X)
Henry TOURNEUX (CNRS)

Directeur: Jean CoPANS

KARTHALA sur Internet : http://www.karthala.com

Couverture : Tableau de Benoît Arenaut, « Vers le sommet des âmes », in


Les peintres de l'estuaire, Karthala et Nicolas Bissek, 1999.

© Éditions Karthala, 2005


ISBN : 2-84586-658-5
Li:""CL6t6~,..-.s -..;.:=dlr-~"--a.'-'2rrt.
.2.2-24, hld A. ra.~oo
7501.3 Par"s
Cet ouwage estpublJeavec Je concours du Centre de recherches
et dëtudes sociologiques (CRES), Libreville.
« L'argument de base de cette étude est qu'en postcolonie, le
commandement entend s'instituer sur le mode d'un fétiche.»
Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai
sur l'imagination politique dans l'Afrique contemporaine.
Paris, Karthala, 2000, p. 141.

«L'imaginaire éclaire (... ) le phénomène politique sans doute


du dedans parce qu'il en est constitutif...»
Georges Balandier, Le pouvoir sur scènes,
Paris, Balland, 1992. p. 14.

« Le miroir, madame ? demanda Poirot.


Elle leva les yeux vers le mur.
-Oui, la glace est brisée, vous voyez. C'est un symbole. Vous
connaissez le poème de Tennyson ? Je le lisais déjà jeune fille sans
en comprendre alors le sens ésotérique : Le miroir s'est fendu de
part en part. La malédiction est sur moi ! s'écria la Dame de
Shalot. La malédiction s'est abattue brusquement sur lui. Je crois
que la plupart des vieilles familles sont frappées d'anathème... Le
miroir s'est brisé, il a su qu'il était condamné. "La malédiction sur
lui !"
- Mais, madame, ce n'est pas une malédiction qui a brisé le
miroir, c'est la balle!
Lady Chevenix-Gore répondit du même ton doux et imprttis.
-C'est la même chose, en vérité ... C'était le destin.»
Agatha Christie. Le miroir du morr,
Paris, Librairie des Champs-Élysées, 1961. p. 44.
INTRODUCTION

Violence de 1'imaginaire,
violence du fétichisme :
principe du Souverain moderne

Une puissance hégémonique unique instruit et administre le rapport


<lU' corps. aux choses et au pouvoir en Afrique centrale: le Souverain
modeme. Elle est constituée à la fois par les fantasmes et les réalités, les
esprits et les choses. les imaginaires et les matérialités constitu!ifs des
puissances contemporaines en interaction du capitalisme, de l'Etat, du
christianisme. du corps, de la science, de la technique, du livre et de la
sorcellerie. Son principe est la violence de l'imaginaire, violence du féti-
chisme. Cette violence qui s'exerce sur les corps et les imaginations au
moyen d'images (icônes, symboles, indices), de gestes corporels, de mots,
doit son efficience aux consentements révoltés et aux connivences para-
do:wles de ces corps et imaginations. Ces consentements sont révoltés
parce qu'ils se font sur la base d'une conscience des inégalités et des
injustices. et ces connivences sont paradoxales parce qu'elles s'effectuent
au moyen d'investissements fascinés dans les valeurs matérielles, notam-
ment l'argent. les marchandises, le corps-sexe, opératrices d'inégalités et
d'injustices, ainsi que dans les figures symboliques de ces valeurs, en
particulier le Christ, le Saint-Esprit. le Diable et le Sorcier. Parce que le
Souverain moderne n'est pas un Sujet, agissant de l'extérieur des indi-
vidus et des groupes et qu'il agit à la fois de l'extérieur et de l'intérieur
des individus. des groupes, des classes confrontés en permanence. de
manière directe ou indirecte, à la logique des espaces de déshérence,
espaces déshérités que sont les «camps>>, sa violence s'exerce par les
sujets sociaux impliqués de manière discriminée ou inégalitaire dans ces
processus contradictoires et paradoxaux de consentement et de conni-
vence. C'est en cela que le Souverain moderne est un rapport social.
Telle peut être énoncée. de manière abrupte, l'idée principale de ce livre.
Cene idée contrarie les théories qui font valoir que les sujets sociaux afri-
cains sont prisonniers de « la culture africaine », une culture qui les enfer-
merait dans un« autisme identitaire >>suicidaire, parce qu'elle serait radi-
calement hétérogène à la mondialisation capitaliste et aux dérégulations
8 LE SOUVERAIN MODERNE

qui 1? caractérisent. Pour nous, « la culture africaine » est armée, dans sa


« réststance » contre « la culture dominante » ou « globale» en armes de
to~tes sortes four~i~s par cette dernière: fusils de tous calibres, religion.s
untverselles, mysttctsmes, valeurs marchandes, argent, corps. Les agents
de la «culture africaine », fascinés par toutes ces armes de la «culture
dominante>) ou «globale», s'investissent dans la «résistance)) avec
toutes les forces de J'activisme et de l'inertie. Voilà pourquoi l'idée
soutenue ici suggère que les sujets sociaux constitués et armés par le
Souverain moderne sont des agents doubles à la fois de «la culture afri-
caine>) et de la mondialisation capitaliste. A ce titre, ils utilisent J'une et
l'autre, de manière pratique, tactique, et non stratégique.

*
* *
Le Souverain moderne est une puissance, avons-nous dit. Une puis-
sance qui instruit et administre la culture du corps et des choses dans la
danse (chapitre 2), en politique (chapitre 4), dans la séduction' (chapitre 1),
dans le mariage (chapitre 5), dans la maladie 2, dans le deuil (chapitre 5),
dans les guerres (chapitre 6). En d'autres termes, la puissance du Souve-
rain moderne régit l'éducation et les mises en œuvre effectives des pra-
tiques d'appropriation, de contrôle, de protection, de transformation, de
transfiguration, d'accumulation, de collection et de cumul, ou, au contraire,
de consommation et de consumation 3 (chapitre 5) des corps et des choses
dans le monde contemporain africain. Par ses effets, la puissance du
Souverain moderne fait des sociétés africaines, des sociétés travaillées
par de puissants et irrésistibles courant<; de folies associant dans une
même contemporanéité, dans les mêmes sociabilités et dans les mêmes
temporalités rires et larmes, haines et amours, violences ct jouissances,
consommations et famines, déparcntélisations ct ethnisations, passions ct
indifférences, liaisons et déliaisons, choses et fantasmes, esprit<; et corps, et
récapitule dans une même matrice de significations et de pratiques tour-
ment~. troubles et charmes (chapitre 1). A cc sujet, nous ferons valoir
que la puissance du Souverain moderne est une puissance qui, comme l'ar-
gent qui en est une composante fondamentale, « tourmente», « charme »
ct trouble., les corps et les imaginations ; mieux, nous essaierons de
(1

montrer que cette puissance s'exerce par les tourments, les charmes ct les
troubles, dans tous les sens de ces mots (chapitre 1). En effet, comme
Shakespeare décrivant l'argent, nous pouvons adresser à l'argent, puis-

l. On peut lire sur ce phénomène Hocial, Ahel Kouvouama, « J.es ri teH populaircK de
~duction dan~ la ~ociété urbaine de Brazzaville "• Rupture, 5, nouvelle collection, PuriK,
Karthalll, 2004, pp. 27-4<l.
2. Jo~eph Tonda, /.a ~uérl.mn div/nt• l'n A.fr/qul• ('('n/rale (Con!(o, Ouhon), PuriK,
Karthnl~. 2002.
1. Sur celle notion, lire Cleorgcs Bataille, 1-lJ part maudite, Paris, Minuit, 1967.
INTRODUCTION 9

sance constitutive de la puissance du Souverain moderne, les mêmes


paroles : « 0 toi, doux régicide, cher agent de divorce entre le fils et le
père, brillant profanateur du lit le plus pur d'Hymen, vaillant Mar~,
séducteur toujours jeune, frais, délicat et aimé, toi dont la splendeur fatt
fondre la neige sacrée qui couvre le giron de Diane, toi dieu visible qui
soudes ensemble les incompatibles et le fais se baiser, toi qui parles par
toutes les bouches (. .. ) et dans tous les sens, pierre de touche des cœurs,
traite en rebelle l'humanité, ton esclave, et par ta vertu jette-la en des
querelles qui la détruisent, afin que les bêtes aient l'empire du monde » 4•
Nous tenterons aussi de montrer que les espaces de prédilection de cette
puissance sont des non-lieux lignagers que sont les camps: "camps poli-
tiques opposés», comme on dit en Afrique centrale, "camps de travail »,
qui sont simultanément des camps de territorialisation et d'intensification
d'ethnicités consumatoires de corps et de choses, de violences sorcei-
Iaires, messianiques, pentecôtistes 5 comme les Brazzavilles noires étu-
diées par Georges Balandier', qui sont aussi des «camps >> militaires, des
villes garnisons 7, des camps d'immigrations et de réfugiés, qui rappellent
les camps de concentration et d'extermination 8 • Bref, nous ferons valoir
qu'il existe une logique des camps, qui remonte à l'époque coloniale où
le camp est synonyme de liberté, comme le prouve le fait que l'adminis-
tration coloniale décorait «du nom pompeux de Liberté les villages où les
esclaves à son service sont astreints à la résidence ,Y, De manière géné-
rale, le camp consiste, dans les sociétés africaines contemporaines, en une
intensification à la fois de la réalité ct du travail de l'imagination 10
(chapitres 2, 6). La réalité qu'intensifie le camp est celle que commande
l'argent, composante fondamentale de la puissance du Souverain moderne,
dont la recherche, par «tous les moyens», fait que l'" esprit mercantile

4. Shakespeare cité par Karl Marx, Manu.w:rit.1· de 1844. f..àmami<' palitiqul' rt phi/a-
sophie, Paris, PAl ilions sociales, 196!!, pp. 120-121.
5. Joseph Tonda, ~La guerre dans le "Camp-Nord" au Cungu-Brau.aville: erhnicité et
cthos de la consommation/consumation »,Politique africaine, 72, décembre 199H, pp. 50-
67; André Mary, ~La violence symbolique de la Pcnteclitc gabonai'l: "· in Conc:n, A. et
Mary, A. (cds), fma!linairt!J politiqut',V et pt'ntel't)ti.l'fflt'. Afrique/Amhiqur, Pari~. Karthllla,
2001, pp. 143-163 ; Pius Ngandu Nka•hama, f.:!ili.wv rwuvelle.1 et mouvementJ reli~ieuJ
Pari.~. Kanhala, 19\10. ·
6. Georges Ralandier, Sol'iolo!IÎI' dt'.\' /Jruzuwillt•.v tJoire.t, Paris, Pres~oe' de: lu fonda··
lion nationale des sciences politiques, 1\1!!5, p. 251! (l"éditinn 1'1~~). Lire aussi sur la
prohlémulique du •camp de truvuil, la postface ù l'édition de 1'1!!5 de: cc livre rédi!!éc
par Jeun Copuns, • llne relecture actuelle "• pp. 21! 1-2\1~.
7, Florence Bcrnuull, • Archuïsrnc coloniul, modernité sorcière cl tcrritnriadi"lllion du
poliliquc illlruzzavillc, 111W·IlJIJ~ •, /'olitiqur ajrimine, 72, d&:cmbr~ 19liH, pp. 14-4'1.
K. Joseph Tondu,« l.u guerre duns le "Curnp-Nord" ..... an. cil.
11. Catherine ( :o<Jllcry-Vidruvilch, 1-r ( 'ot11111 au tm1p.v dt'.\' l(rttntlr.v <'Otnf>tll(nit'.v mm·t·.t

.v/mllutlrt•.v, /HIJH-IIJ.IIi, l'uris, l.es réirnprc~sions dcM (iditinns de I'(:Colc tb lmulc' ~lutk'
en scicnct~s sociultls, 2001, p. 104 ( 1" ~~dit ion 1'J72J, tome 1.
10, Sur l11 purudigrnc du lruvuil de l'imu~inution. Arjun Appatdurui, Apr(.v Ir mlonia
li.mw. ln t'OIIStllfllt'll<'t'.v m/turl'!lt·.v tlt·lo!iloholi.mtion, l'uri•. Puyol. 1</llt..
JO
LE SOUVERAIN MODERNE

règle. a_vec. un~ autorité. dévorante la vie» des «cités africaines »ll. Une
aut?nte qUI devore la vze est une autorité productrice de morts ou ce q ·
revte~t au même,, ~~ m~rts~vivants, c'est-à-dire des zo:nbi~s. d~;
vam~zres, au se.ns ou 1 tmagmatton populaire donne à ce mot au Gabon à
sav01: _les sorczers .. Les « cit~s afrï_c~nes » sont, dans cette perspecti~e,
des Cites de« vampires». Mats la reahté qu'intensifie le camp, c'est aussi
celle que commande une autre composante du Souverain moderne, indis-
solublement liée à la première : 1'« économie des miracles » de la foi des
~royances aux fétiches, magies et sorcelleries nationales et int~ma­
twnales12, et qui consiste en l'administration d'une violence « indivi-
sib1~ » 13 •sur les corps et les imaginations. « Économie des miracles » qui
se .deplOie dans les camps de guérison ou d'évangélisation pentecôtiste et
qUI est en définitive une économie du «capitalisme millénaire», produc-
teur d'une «foi millénaire», c'est-à-dire d'une foi dans le capitalisme
dont la forme extrême est incarnée par des magies de I'argent 14. Ces
magies de la foi millénaire étant en corrélation avec un imaginaire de la
prospérité «qui fonctionne sur les couches les plus pauvres, comme la
passion pour la loterie ou la "borlette" 15 ». Enfin, la réalité, c'est celle
qu'incarnent toutes les figures de la violence débilitante et consumative
des corps que sont les potentats néo-évolués, épigoneJ du Bula Matari, la
figure délétère du commandement 16 dans l'ancien Etat indépendant du
Congo, propriété du roi des Belges. La logique du camp est, par consé-
quent, une logique de déshumanisation ou de zombification, car elle n'in-
tensifie la réalité que parce que le camp est un non-lieu de l'existence
ordinaire anté-camp ou au-delà du camp ; que cette existence soit
mythique ou réelle. Le camp comme espace de production de zombies e~t
à mon avis ce qu'on pourrait retenir de la caractérisation du camp que fait
Giogio Agamben quand il écrit: «Soit à présent l'habitant du camp, dans
sa figure la plus extrême. Primo Levi a décrit celui que, dans le jargon des
camps, on appelait "le musulman": un être chez qui l'humiliation, l'hor-
reur et la peur avaient fini par anéantir toute conscience et toute personna-
lité, jusqu'à l'apathie (d'où sa dénomination ironique) la plus absolu~ » 17•
Un être indifférent à l'humiliation, à l'horreur, à la peur, sans conscience

11. Georges Balandier, Sociologie des Brazzavilles noires, op. cil., p. 87.
12. Joseph Tonda« Économie des miracles et dynamiques de subjectivation/civilisa-
tion en Afrique centrale>>, Politique africaine, octobre 2002, pp. 20-44.
13. Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l'imagination politique dans l'Afrique
contemporaine, Paris, Karthala, 2000, p. 240.
14. Jean et John Comaroff, <<Nations étrangères. Zombies, immigrants et capitalisme
millénaire>>, Bulletin du Codesria, 3 et 4, 1999, pp. 19-32.
15. An~ré .Mary ~t. André Corten, «Introduction>> à André Mary et André Corten
(eds), Imaginaires polttiques et pentecôtismes. Afrique/Amérique latine, op. cil., p. 27.
16. Sur le concept de commandement, lire Achille Mbembe De la poste l ·
cit. • o ome... , op.
17. Giogio Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et/a vie nue Par1·8 L S '1
1995, p. 199. • , e eu1 ,
INTRODUCfiON 11

et sans personnalité est un zombie ou un vampire, autrement dit, des


figures de l'imaginaire.

*
* *
Sans s'y réduire, l'examen que nous faisons des rapports aux corps et
aux choses caractérisant la puissance du Souverain moderne dans le cadre
de cette logique des camps porte prioritairement sur le rapport social de
violence aux corps, et précisément au «corps-sexe». Qu'est-ce qu'un
rapport social ? Que faut-il entendre par «rapport social de violence " ?
Qu'est-ce qu'une «puissance»? Que signifie le terme de corps-sexe'?
Qu'est-ce que la déparentélisation dans le contexte des sociétés d ·Afrique
centrale contemporaine? Pourquoi est-ce la puissance du Souverain
moderne qui régit le rapport social de violence aux corps et aux choses et
non (exclusivement) l'Etat?
Nous retiendrons que tout« rapport social constitue une logique d'or-
ganisation du social qui fait système à travers l'ensemble des champs(. .. ).
En ce sens, le concept de rapport social diffère largement de la notion de
relations sociales, car c'est un construit théorique qui a donc un certain
degré d'abstraction et de généralité et qui met en évidence les grandes
lignes de force que sont les logiques des rapports sociaux qui régissent la
société » 18 . Le Souverain moderne, comme «puissance>> est un «rapport
social» constituant une logique d'organisation du social faisant système
dans l'ensemble des sociétés d'Afrique centrale. et probablement dans
celles d'autres parties du continent. Les «relations sociales» sont. pour
faire image, des «paroles » du système de la '' langue >> du SouverJ.in
moderne. Pour tout dire, le « rapport social >> caractéristique du SouverJ.in
moderne met en présence des mondes sociaux contrastés : des familles.
des classes, des quartiers, des villes, des villages. des métiers. etc., qui se
divisent en sous-groupes de «riches » et de « pauvres >>, de nantis et de
démunis, de chômeurs et de <<ceux qui travaillent», de puissants et de
faibles, de « Mamadou et de Makaya » 19, de dominants et de dominés.
d'intellectuels et de non-intellectuels, de croyants et de non-croyants.
etc. ; par conséquent, appartenant à des temporalités contradictoires. et
donc à des «subjectivités» conflictuelles, mais qui relèvent tous d'une
même contemporanéité.

18. Danièle Combes, Anne-Marie Daune-Richard et Anne-Marie [)e,·reux. • Mai' à


quoi sert une épistémologie des rapports sociaux de seJte ~ "· in Marie-Claude Hurtig.
~ichèle Kail el Hélène Rouch (éds). Sexe et genre. De la hiéran·hie entre ln uxe.•. Pam.
Editions du CNRS. 1991, p. 63.
19. Mamadou et Makaya sont les deux symboles de la structuration sociale en daso,e,.
au Gabon. Mais, tandis que Makaya fait l'objet d'une carrière politil'O·Joumali~tiqU('
continue dans le quotidien gouvernemental L'Union. Mamadou e~t frappé d'o,.traôsmc
dans le même quotidien.
1 F Sl)liVI\RAIN MODERN!~

Tl\lis s~·t'tws. 1.1ui Ill' snnt pas imaginnit\'s 20 , pt•uvcnt nous introduire ù
1nw pt\'lllit't\' appt\lXimati,,n 1.k l'l' qut• nous cnll•mlons par f'Uis.l'tlllt't', pur
rit~IOh'('. par l'<li1'S",I'('.\"(' t't par déf'W~'IItélisatioll: un père de famille,
milkkn. militait\'. lwmnw ''t\linait\' ou "l'lvii''· t'OIIllllt' on dit. qui sc
saisit. furit•ux. 1k• S\lll héhl'. k jL'IIt' dans un mnrtit~r. k pile, sous le
pn.'lt'XIt' l)llt' sa tl.•mtnt'. ln mt'n• dt• son ht'hé, appnrt icnt à unt' ethnie
ctuwmit• dl.lt\1 il tknt ù t'Xtt•nnitwr tous ks mt•mhres perçus commt~ des
ht~tt•s itnnllltllks supposés nwn:H..'t'r d'extt•rmination sa propre ethnie:
l'l\lllllll' 1111 .kunt'. militait\', milil'it'll, ou civil. qui viok sa mère ct la tue
S\1\IS la lllt'IUII.'l' d'tmt' arme pointl't• sur lui par un autrt' jeune. qu'il
l'\ltli\:IÙ pour avoir t'tt' snn l':ltnar:tdc dt• it'll : ou t'tll'orc un homme connu
pnur ~Il\' rklw. nhligé par dt•s milil.'it:ns. dt• viokr sa propre femme
dt'\'alllt'UX. t'l qut• l'l'S vh1ls snit•nt I':K'ontés par ks milit'icns à leurs cama-
mtks ~-,,mnw un t'pisndt• de plus, des nomhrt·ux " pi liages » qu'ils font
dans la ville en gut'n\' tt'hapitrcs 5, ()) snnt tous agis par. ct agissent sous
la puiss:m~·~.· du Souwrain modt•rnc. La f'll;.,-.~mlct• du Souverain moderne
Ill' litit pns st•ukmcnt inl'itcr ù la conception. à la production. à l'organisa-
tion t'l ù l'administration dt•s infantil'ides 21 ct autres meurtres ct à des
vinls~~. Elk inl'ilt' aussi ù fain.· imagim·r. t) jè1in• co/11/aftn•. à faire 1•oir t•t
1'1.\'ll' sous un modt• ù la fois métaplwriqll<' ct mhollymilfllt' le viol comme
un "pillngt· tk ~.:orps"' de femmt•s par temps de guerre, t'C qui donne au
phallus, par un l'll~t d'cx~:t's dt• signitkation, une image d'arme meur-
tri~!\' des liens sol.'iuux plat·és par la norme sociale au-delà du viol, de
lïnl·esh.' et du meurtn:: le lien social de la mère ct du fils, ct celui du mari
t'l de la femme. Celte faculté qu'a la puissance du Souverain moderne de
fail\' imaginer. t'onnaîtrt•, voir et vivre des actions sur le corps humain (le
viol ct 1'inceste) comme des actions sur le «corps des choses » (le

20. Il s ·agit de sc~ncs vécues pendant les guerres congolaises des années 1993 ct 1994
notamment.
21. l.ïnfantiddc réalisé par un père. comme dnns notre exemple, mais également, de
nmnii'n.· g<'no:'mlc reux que réalisent des mères abandonnant leurs enfants dans les
pouhellcs ou décharges publiques des villes. sont inspirés par le Souverain moderne.
22. nans son effort de définition de la violence, Françoise Héritier rappelle que, du
poinl de vue sémantique. le U11ré fait voir les glissements sémantiques qui existent duns
la s<'ric l'io/, l'io/mi<m. l'iolt•nr't'. Avec le viol, c'est l'« idée d' ~~tfmction, intrusion dans un
corps de femme. qui est première,, : cependant, ''à violer, on trouve l'l!(rl'indre, agir
contn.'···": quant à violation. Lill ré écrit: <<Action de violer un engagement, de porter
atteinte à un droit. de profaner une chose sacrée, d'enfreindre un règlement». Violence:
1) Qualité de cc qui agit avec force. 2) Emportement, irascibilité. 3) Force dont on use
contre quelqu'un, contre les lois. contre la liberté publique ... »,« Et enfin, violent: qui agit
avec force. qui épuise les forces: qui sc livre à des violences: ceux qui sont épris d'une
extrême ardeur de dévotion; où l'on emploie la violence (. .. );qui sort de la mesure, qui
ne peut tolérer». Et Françoise Héritier de résumer: «A partir d'effraction imposée
comme un droit au corps de femme réduit à sa matière animale, on est passé insensible-
ment d'une impulsion "naturelle" (l'emportement, J'irascibilité) à la contrainte exercée
sur autrui, à la violation des droits et engagements, enfin, à J'ardeur incessante de la dévo-
tion, c'est-à-dire à ce qui fonde aujourd'hui tous les intégrismes>>, in De la vio/elll't!,
Paris, Odile Jacob, 1996, pp. 17-19.
INTRODUCfiON

pillage). par conséquent les actions sur le corps des chmes comme dn
actions sur le corps humain (autrement dit, faire vivre le piiJage des
choses comme un acte sexuel forcé. qui procure une excitatioo et une
jouissance à celui qui le commet). est l'une des marque.o; spk1fiques
majeures de cette pui.çsance qui manifeste ce que nous avon.'l appelé le
rapport social de violence aux corps. Elle a pour conséquence de rendre
indiscernables la valeur (chapitre 3) d'un corps et celle d'une chose. au
point de faire vivre le corps comme une chose pouvant être "poncée-...
«cirée», «bossée», «cuite"· «saignante» ou «fraîche" (chapitre 5 ).
C'est par cette faculté de faire connaître, voir. vivre et imaginer la valeur
des corps comme équivalente de la valeur des choses que le Souverain
moderne produit le corps féminin comme corps-sex.e. c ·est-à-dire un
corps imaginé, vu et pratiqué comme un sex.e et. par conséquent l'intégra-
lité de la personne dont il est la synecdoque. C'est par cene même f&:uhé
que le Souverain moderne fait voir comme allant de soi l'idée qu'une
personne puisse être mise dans une bouteille 23 • pour r .. envotîter •. et que
l'« envoOtement » puisse être défini, dans une parfaite logique de travail
syncrétique 24 , « comme étant un ensemble de techniques et de m-aJtgie.o;
utilisées par les sorciers pour pénétrer le champ de respiration ou espace
vital de leur victime et y introduire des éléments négatifs dans le but de
perturber et de déstabiliser cette dernière, et donc de créer autour de la
malheureuse un champ magnétique négatif et déprimant (champ sorcier).
grâce auquel les maléfiques vont essayer de voler "chance-énergie de la
victime" »25 • C'est également par cette faculté que le Souverain J:DOdrmc
travaille à la déparentélisation du lien social intime qui lie un pb'e à son
bébé, pervertissant ainsi, simultanément, le lien social intime du père à
lui-même. Je suggère que ce processus constitutif du Souverain moderne
comme «rapport social>> est général à l'ensemble de la soci~é. qu'il
caractérise les liens intimes des individus à eux.-rnêtnes. aux autres et aux
choses. Je suggère également que les violences massives. inter et intra-
communautaires qui sévissent en Afrique ont en partie leur ressort dans
· ce « rapport social de violence » que manifestent ces cas limites.
Nous faisons également valoir dans cette étude l'idée selon laquelle
cette logique constitutive de la violence du Souverain moderne participe
de la production des individus et des communautés agmts dr cene
violence, au sens où ils agissent et qu ·ils sont agis. la violence du
Souverain moderne affecte donc aussi bien les agents sociaux. qui la

23. L'Union (Libreville) du samedi 29 au lundi 31 nw 2004.p. 8.


24. Sur cehe nolion, lire Jean-Pierre Ouzon.: • Le. mouvemmt~ ~rebJieu~.
Syncrétismes, messianisme~. n6o-traditiooali\JIIt'S •. ill Auté Marc. lA .-ooulrU<'titllll JM
monde. ReliRÜHJ, rtptimllation. idJoloKie. Paris. M.pero. 1974. pp. 7~ Ill ; A.w Mlf).
l..e difr du synctitistM. LI travail symboliqw tk ltJ IWiRioJt d'~ IGGboltJ, ~
Édilions de l'f.cole des hautes ~tudes en M:iencell !IOCiales. 1999.
25. Ft'mrne.v d'aujmml'htû. MuRaÜM ch lu f r - ch l'tn'II'Jiir H.t~'"ilki. 1.. JUlft
2CKl4. 3.
14 LE SOL'YERA.IN MODER..'Œ

conçoivent. r organisenr, r administrent que ceux contre lesquels elle


s ·applique directement. Car la destrucùon du bébé par son père est l'effet
de la \iolence du Souverain moderne sur l'imagination et le corps du
père. Pour dire la même chose dans une autre métaphore, nous avançons
que le Souverain moderne est la puissance qui empêche de voir en soi-
même et dans les autres des miroirs dans lesquels individus et groupes se
reconnaîtraient et. ce faisant, s'interdiraient de s'exterminer avec toutes
les armes disponibles : des pilons de mortiers aux orgues de Staline et
machettes en passant par les phallus et fusils nocturnes, mystiques 26 des
sorciers. Mieux. nous soutenons que le Souverain moderne constitue les
corps et les choses en miroirs dans lesquels les agents sociaux voient des
transfigurations d'eux-mêmes et des autres en monstres ou vampires,
comme on appelle au Gabon les sorciers menaçant l'intégrité physique
des gens et devant, pour cette raison, être exterminés.
Il en découle que, parce que le Souverain moderne produit, à notre
sens, une forme de connaissance ou d'imagination de la valeur des corps
et des choses qui travestit les liens sociaux intimes, il est producteur de
rapports de connaissance et de pouvoir constitutifs de rapports sociaux
dont le principe est 1' aveuglement et le travestissement. Par rapport de
connaissance et de pouvoir, j'entends la composante des rapports sociaux
structurés autour de 1' acquisition, de la transmission, de la capitalisation
et de la magification des connaissances, sans préjuger de leur scientificité,
de leur rationalité ou, au contraire, de leur irrationalité. La magification
de la connaissance écrite et technique au sein d'une institution comme
l'hôpital en fait un pouvoir ou, plus précisément, une puissance. Et, en
Afrique centrale, les détenteurs de ce pouvoir-connaissance sont exposés,
dans les familles, à des accusations de vampirisme, parce qu'on les soup-
çonne d'être des rosicruciens, entre autres. De manière générale, la
magification de la connaissance et du pouvoir constitutifs de la structure
des rapports sociaux est liée à 1' émergence des figures de vampires, de
zombies, que sont les dictateurs, les prophètes, les héros libérateurs (révo-
lutionnaires ou messianiques, etc.), les pasteurs, les miliciens 27 ou les
hommes ordinaires exerçant la violence du Souverain moderne. A travers
la magification de la connaissance et du pouvoir, c'est à notre sens la
criminalisation de la connaissance et du pouvoir qui est à l'œuvre dans
l'imaginaire du Souverain moderne (chapitre 4). Le Souverain moderne
est une puissance anti-intellectuelle, parce que sa puissance participe de
la criminalisation du savoir écrit, individualisant et individualiste.

26. Stephen Ellis, « Annes mystiques. Quelques éléments de réflexion à partir de la


guerre du Liberia», Politique africaine, 79, octobre 2000, pp. 66-82.
27. Mariane Fenne, «La figure du chasseur et les chasseurs-miliciens dans le conflit
sierra-léonais »,Politique africaine, 82, juin 2001, p. 132; Filip De Boeck, <<La frontière
diamantifère angolaise et son héros mutant>>, in Jean-François Bayart et Jean-Pierre
Wamier, Matière à politique. Le pouvoir, les corps et les choses, Paris, Karthala, 2004,
pp. 93-128.
INTRODUcnON 15

C'est en raison de tout ce qui précède que nous soutenons ridée selon
laquelle Je Souverain moderne est la puissance qui fait que la modernité
africaine soit ce que Pierre-Joseph Laurent appelle une « modernité insé-
curisée »28 , une modernité associant dans ses fureurs les schèmes de la
destruction, de la consumation ou de la dépense29 avec ceux de raccumu-
Jation, de la collection et du cumul des corps et des choses dans les
domaines politique30, économique, religieux 31 , familial.
Incarné par des groupes ou des agents sociaux, Je Souverain moderne,
comme« rapport social», n'est pas extérieur à ceux-ci. il incite à l'imagi-
nation, à l'organisation et à l'administration de la violence à la fois de
1' extérieur et de 1' intérieur des agents sociaux et des groupes. Son .,·isage
est donc Je visage de ceux qui administrent et qui subissent sa violence 32 .
D'où l'ambivalence irréductible qui Je caractérise. C'est la même puis-
sance qui fait que les schèmes de l'« échec», de la «réussite», du "suc-
cès», de J'« aisance», de la «force», de la «beauté», etc .. sont des enjeux
de disputes, de luttes, de combats dans tous les domaines de la vie
sociale, et notamment dans les familles. En d'autres termes, nous faisons
valoir l'idée selon laquelle la caractéristique de la puissance du Souverain
moderne est de faire de l'échec, de la réussite, du succès, de l'aisance. de
la force, de la beauté, etc., des réalités dont la causalité est imaginée dans
une perspective d'un gain ou d'une perte contre l'autre proche. apparte-
nant à la même structure ou formation familiale, professionnelle. vicinale.
citadine, etc. D'où des jalousies, des haines tenaces et exacerbées. qui
justifient des violences verbales, physiques ou «mystiques"· Nous
essayerons de montrer que ces jalousies et haines qui justifient les
ruptures, les regroupements sélectifs à l'intérieur des familles. des profes-
sions qui se traduisent en «camps» structurés par l'hostilité. et qui
infiltrent les logiques de classe, sont l'expression d'un phénomène plus
profond : un « contentieux matériel » produit par Je Souverain moderne
sur la valeur du corps (chapitre 2) de Dieu et de J'État.
Rendre compte de la puissance du Souverain moderne ainsi décrite
oblige donc de la situer par rapport à celle des agents ou des stru~"tures
connus dans leur exercice « l~gitime » ou non de la violence, au premier
rang desquels on trouve l'Etat, avant d'introduire aux processus par
lesquels Je Souverain moderne produit Je corps humain comme une chose
qui peut être pillée, pour dire violée, et, inversement. celui par lequel la

28. Pierre-Joseph Laurent, Les pentecôtistes du Burkina Faso. Mariagt-. fXJU>·oir n


guérison, Paris. Karthala. 2003.
29. Nous entendons cette notion au sens où lui donne Georges Balaillc dan' Ln parr
maudite, Paris, Minuit, 1967.
30. La corruption étant ici l'exemple du phénomène qui confond politique eta.:çumu-
lation. Voir Politique cifricaine. 83. octobre 2001.
31. Ruth Marshali-Fratani. «Prospérité miraculeuse. Les pa.•teun. pentecôli'lel> ct l'ar-
gent de Dieu>>, Politique africaine, 82. juin 2001. pp. 24-44.
32. Joseph Tonda «La figure invisible du Souverain moderne"· Rwpturt. 5. nou"clle
série. Paris, Karthala, 2004. pp. 181-216.
16 LE SOUVERAIN MODERNE

chose peut être considérée comme un corps humain, avoir la même


valeur qu'un corps humain. La thèse prioritaire que nous défendons à ce
sujet peut être formulée de la manière suivante : les processus et méca-
nismes par lesquels le Souverain moderne produit les agents sociaux,
individus et groupes qui administrent la violence comme forme de
rapport aux corps, aux choses et aux imaginations en Afrique, relèvent de
ce que nous proposons d'appeler indifféremment la violence de l'imagi-
naire ou violence du fétichisme. Il s'agit d'une forme de violence que
nous suggérons de distinguer de la violence symbolique, construite par
Pierre Bourdieu, à la suite de Max Weber et de Lévi-Strauss. Pour intro-
duire à la définition des conditions qui font que la violence de l'imagi-
naire est synonyme de la violence du fétichisme, et pour bien saisir sa
spécificité, il importe d'examiner au préalable la position de la puissance
du Souverain moderne par rapport à l'État.

L'État, la puissance chrétienne du Diable et la culture africaine

Max Weber définit l'État comme un «groupement humain qui reven-


dique avec succès le monopole de la violence physique légitime sur un
territoire déterminé ». Un constat simple et rapide sur l'exercice de la
violence en Afrique ne nous permet pas de dire qu'il y a un monopole de
la violence physique légitime détenu par l'État. Les milices Cobras, les
Cocoyes, les Ninjas du Congo-Brazzaville, les armées des «guerres de
libération » au Congo-Kinshasa, l'Armée de résistance du Seigneur, la
LRA, en Ouganda, les guerres du Liberia, de Sierra Léone, l'impunité
comme tendance lourde sanctionnant les violences exercées par des
hommes en armes, armés par des privés ou par des États, et surtout, la
violence ordinaire33, dont le moteur est la sorcellerie ou le religieux 34 , ne
nous permettent pas de reconnaître la réalité de l'4tat weberien en
Afrique. Car le monopole de la violence légitime de l'Etat s'exerce dans
le cadre de ce qu'on appelle !'«État de droit», c'est-à-dire un État
« moderne» organisé suivant un ordre juridique incarné par la Constitu-
tion, ordre juridique qui se concrétise à travers, par exemple, l'organisa-
tion de procès « équitables » dont les verdicts sont appliqués dans le cadre
de « la loi ». La police, par exemple, est ce corps organisé (cette « force »)
chargée d'exécuter les décisions des tribunaux de l'État de droit ayant le
monopole de la violence physique légitime. Ce qui montre que la légiti-
mité dont il est question ici est inséparable de la légalité juridique de
J'« État de droit» et de la rationalisation. Car ce qui caractérise la moder-

33. Voir Politique africaine, 91, octobre 2003, consacré aux<< violences ordinaires>>.
34. Ibid.
INTRODUCfiON 17

nité, comme Je précise Jean Copans, c'est une« double formalisation ju~­
dico-idéologique d'une part, intellectuelle et scientifique de rautre ,.-' 5.
En Afrique, cette modernité« prend la forme d'une simple modernisation.
c'est-à-dire d'une acquisition imposée, non sui generis. de traits désin-
carnés et désarticulés de cette modernité >> 36. II s'ensuit que. dans bien des
sociétés africaines, la force qui est mobilisée pour rendre et appliquer la
justice n'est pas la force de J'État de droit. La police rançonne les
citoyens, et la justice est encore très loin de constituer un corps « auto-
nome » des gouvernants. De plus, police et justice prennent dans les
familles, dans les villages, dans les quartiers des villes les noms de Diable
ou Mweli3 7 , de Bwiti38 , de «fusil nocturne>>, de fétiches du Bénin. de
vampirisme, de sorcellerie39 , de magie. Ces «forces>> ont. d'après )"ima-
ginaire populaire, rendu justice à Port-Gentil en 1978 après les pillages
des biens des Béninois à la suite de leurs expulsions par le gouvernement
gabonais. Nombre de gens qui s'étaient rendus coupables de pillages
auraient ainsi connu, d'après des témoignages que nous avons recueillis.
des infortunes diverses dont la folie et la mort. Des fétiches des victimes
qui rendent justice à la suite d'une décision« légitime>> d'un État souve-
rain sur un territoire déterminé font des « forces >> de )'État des forces
concurrentes sur le même territoire. De même, des pasteurs pentecôtistes
et des nganga qui accusent des pères, des oncles, des tantes. des frères,
des sœurs, des mères, etc., d'être des responsables des malheurs. notam-
ment des échecs répétés aux examens, du chômage. des stérilités. des
maladies ou des morts de leurs proches, lesquelles accusations entraînent
des divisions de familles, des violences allant jusqu'aux assassinat'>, parti-
cipent, également de cette concurrence faite à la justice et aux « forces ,.
de l'Etat. Exemple limite, parce que doublement dramatique : nous
sommes à Kelle, en 2001, dans la région de la Cuvette-Ouest. dans le
Nord-Congo. Le virus Ebola sème des dizaines de morts dans les villages.
Trois jeunes enseignants du secondaire vont être condamnés à mtlrt et
exterminés par les populations qui les accusent d'être des« rosicruciens,.
ayant introduit cette «pseudo-maladie>> dans la région afin d'opérer des
sacrifices humains à grande échelle, de connivence avec des hommes
poli~iques brazzavillois, d~s le but d'obtenir des « gr.tdes,. ou des pro-
motiOns dans leurs fonctiOns respectives. Une autre version prétend
qu'Ebola serait une «astuce de l'Etat pour tuer les gens dont les âmes
seraient récupérées pour aider les soldats à combattre dans les guerres

35. Jean Copans, La longue mun·he de la modernit~ africaiM. Paris. Karth.ala. 19'!1'1.
p. 227.
36./bid.
37. Claudine-Augée Angoué. "La coutume du diable. Politique é..~ ec in..-nru-
tions initiatiques au Gabon>>, Rupture, 5 (nouvelle série), Pari\, Karthala. :!(1)4, pr. J.U-1~2.
38. Sur le Bwiti, lire André Mary. Le d~fi du syru:rlri:rmt' .. .. op. cit.
39. Sur la sorcellerie en Afrique centrale. lire Peter <kschiere. Snn.·dl~rie ~~poli~
en Afrique. La viande des lW/reJ. Paris. Karthala. 199~.
18 LE SOUVERAIN MODERNE

congolaises». Ces «justices» non formelles, avec leurs prévenus, leurs


accusés, leurs verdicts et sanctions de sang ou de mort réelles et imagi-
naires font partie de l'histoire «réelle~~. celle que retient la mémoire
collective, et que ne consigne pas dans ses livres, l'histoire officielle.
Cette composante de l'histoire, muette dans la mémoire écrite, explique
que, d'aucune manière, ces «forces fétichistes» ou magiques ne sauraient
être considérées ici comme des « décharges » au sens weberien du
terme40 . De plus, ces « forces » ne sont pas seulement circonscrites dans
les appareils de pouvoir ou de justice hors État. Elles exercent également
leur« puissance» à l'intérieur des appareils de l'État. Une représentation
très partagée fait d'ailleurs de l'État l'organisateur et l'administrateur de
ces forces (chapitre 4). Tous les constats anthropologiques insistant sur le
fait que la sorcellerie a gagné les sphères du pouvoir étatique rendent
compte de cette représentation.
Il est donc difficile de dire que la puissance qui a le monopole de la
violence sur les corps et les imaginations en Afrique soit 1'État weberien.
Et pourtant il existe bel et bien l'État en Afrique, et cet État administre la
violence sur les corps et les imaginations par ses armées, ses polices, ses
agents de santé, sages-femmes, infirmières 41 et surveillants de prisons,
milices, etc. Tout le problème est alors de déterminer la nature de cet État
non weberien dans son rapport à la puissance du Souverain moderne,
notamment à cause du lien qu'un auteur comme Nicos Poulantzas établit
entre la définition weberienne de l'État et l'État capitaliste. D'après cet
auteur en effet, la «caractéristique ( ... ) de cet État, c'est qu'il détient le
monopole de la répression physique organisée, et ceci ~l'encontre d'au-
tres formations sociales, où des institutions comme 1'Eglise, le pouvoir
seigneurial, avaient, parallèlement à l'État, le privilège de son exer-
cice »42 • Cet auteur signale explicitement ensuite dans une note en bas de
page qu'« on peut parfaitement souscrire ainsi à la thèse de Weber selon
laquelle l'État est, entre autres, caractérisé par la détention du, monopole
de la force légitime, à condition de lui assigner comme objet l'Etat capita-
liste» 43 .
Prise à la lettre et appliquée au contexte africain, cette thèse signifie
que la forme d'État qui sévit en Afrique n'est P,as capitaliste, d<;>nc
«moderne». Il ne resterait que de considérer cet Etat comme un Etat
sauvage concurrençant dans l'administration de la violence d'autres insti-

40. Lire les observations de Jean-François Bayart sur cette problématique dans Jean-
François Bayart, Le gouvernement du monde. Une critique politique de la globalisation,
Paris, Fayard, 2004.
41. Lire Yannick Jaffré et Jean-Pierre Olivier de Sardan (éds), Une médecine inhospi-
talière. LeJ diffu:iles relations entre saignants et soignés dans cinq capitales d'Afrique de
l'Ouest, Paris, Apad-Karthala, 2003.
42. Nicos Poulantza~. Pouvoir politique et classes sociales Il, Paris, Maspero (Petite
collection), 1971, p. 50.
43. Ibid., p. 50.
INTRODUCTION 19

tutions sauvages, c'est-à-dire propres à la culture africaine44 . Ce schème


de pensée est commun aux imaginations scientifiques et non scientifiques
qui insistent sur la spécificité, afric.aine des défer.lemen~s de ~a vi~lence
étatique et non étatique. Il s expnme dans plusieurs enonces q.m font
valoir que l'Afrique est prisonnière de sa culture; une culture qut est au
fondement de l'autisme identitaire dans lequel s'enfermeraient les
Africains 45 . Ce qui conduit à penser que la puissance de perversion du
rapport des individus et des groupes à eux-mêmes- puissance de perver-
sion des liens sociaux et qui produit des monstres ou des vampires agents
de la violence folle et aveugle sur les corps et les imaginations - est « la
culture africaine». Tous les énoncés constitutifs de ce schème infèrent au
paganisme, c'est-à-dire à la sorcellerie, aux fétiches, mais mis sous la
tutelle de Satan, la violence et les malheurs de l'Afrique. Quelques exem-
ples suffiront à nous convaincre de la prégnance actuelle de ce schème.
Le premier, particulièrement illustratif, nous est donné par un savant
zaïrois pour qui le « Mal zaïrois » est l'œuvre de Lucifer. Il écrit : le
«"Mal zaïrois" est une œuvre entretenue par des individus qui, par eux-
mêmes, ne soient de force à réussir pleinement une telle œuvre. N'y
aurait-il pas, derrière ces individus, quelque chose d'autrement redou-
table, qu'ils ne connaissent peut-être pas, et dont ils ne sont que les
simples instruments? J'ose croire que c'est le cas »46 • Ce« quelque chose
d'autrement redoutable» est pour notre auteur Lucifer. Mobutu et tous les
chefs des guerres congolaises seraient ainsi les incarnations de Lucifer.
L~ deuxième exemple est celui du chef de l'opposition au pouvoir congo-
lats en 1994 qui avait accusé publiquement, au cours d'un meeting poli-
tique, le.« Diable à la longue queue» d'avoir été à l'origine de la guerre
congolatse de 1993-1994. Le troisième exemple est donné par quelques
extraits de la presse écrite gabonaise publiée à l'occasion des élections
législatives de 2001: «La peur s'est désormais installée dans les esprits.
Ainsi Marguerite, avant de se coucher, se met chaque soir à plat ventre
par terre pour chercher sous son lit de très probables assassins. Elle
traduit par ce geste l'invincible crainte de sentir peser sur son corps des
yeux d'affamés. Absurdement anachronique, le cannibalisme est revenu
au galop dans notre société. Il ne se passe pas un seul jour où l'on ne

44. On peut lire, pour une réfutation de ce schème de pensée, Souleymanc Ba..·hir
Diagne et Henri Ossébi, La question culturelle en Afrique: contextes. enje1u et perspt·c·
lives de recherche, Document de travail 1/1996, Dakar. Codesria, 1996.
45. Selon la thèse défendue par le joumaliste Stephen Smith. qui sïn,pirc. cntn·
autres auteurs, de Daniel Etounga Mange lie, L'Afrique a·t·elle besoin cf' un pmgram""'
d'ajustement culturel ?, Paris, Nouvelles du Sud, 1993. ct d'Axelle Ka hou, Ft .•i I',Vnq.,,·
refusait le développement?, Paris, L'Ham1attan, 1991.
46. Bamesa Tshungu, <<Sectes lucifériennes et Afrique contemJK>rdioc: le: prochain
défi>>, Centre d'étude.1· des religions afric"ines. Sl·ctes. cultures el .w~·iété<. Le.< enJt'lll
.1pirituel.1· du temps présem. Acles du quatrième Colloque inlemuticmcû du CFRA. ,.,
collaboration al'ec la Fédération internmionale dei unin•rsités carlwlique' 1FI l'Ci.
(Kinshasa, 14-21 mll'embre 1992). Facultés catholiques de Kinshasa. 19'14.
20 LE SOUVERAIN MODERNE

signale la ,d~couverte de corps d'hommes ou de femmes délestés de leurs


o~~anes gemtaux. Non plus, il ne se passe pas un seul jour où l'on arrête
d ~tranges voyageurs avec des glacières remplies de restes d'humains
soigneusement dépiécés ( ... ). Et jamais peut-être en aucun temps comme
le nôtre, la consommation de la chair humaine n'a été si vive et si ouverte
(... ). N_os ancêtres avaient des méthodes plus discrètes, liées plus à la
protectwn du clan qu'à la promotion individuelle. ( ... )Aujourd'hui, c'est
régulièrement que l'on mange son semblable, et les consommateurs sont
d~ tous âges. La course aux nominations et la régénération des cellules
VItales expliquent la voie sans issue où tous sont engagés. (... ) Toutes ces
personnes n'ont pas le sommeil tranquille, malgré la fortune acquise par
l'effraction et l'éternelle jouvence. Satan, leur maître, sur ce point, ne leur
assure rien. Voilà pourquoi ils vont au culte tous les dimanches, ou à la
mosquée tous les vendredis. »47 Dans ces notations sèches et crues, nous
dirons, comme Nicolas Martin-Grane}, que « tous les mots font mouche.
Toutes les vérités y sont convoquées et entrecroisées : effet de réel, détail
symbolique et l'imaginaire du fantasme primitif »48 . Ainsi, en toute
logique de cette observation, la leçon que la presse invite ses lecteurs à
retenir est que le «multipartisme équatorial gabonais est ( ... ) un subtil
mélange de démocratie et de paganisme». En d'autres termes, le multi-
partisme équatorial est irréductiblement sauvage, païen et diabolique. On
peut aussi compter au nombre des énoncés constitutifs de ce schème les
propos suivants de l'anthropologue René Bureau: «J'ai toujours été
frappé par la croyance des Africains en la sorcellerie. C'était là, à n'en
pas douter, la résistance 49 qu'ils affichaient, contre vents et marées, à
l'économisme de notre civilisation. Aussi bien en Côte d'Ivoire que chez
les Douala, j'observais l'opposition forcenée au projet occidental. La
croyance à la sorcellerie, depuis le temps de mon enquête, n'a fait que
croître et embellir »50 . La croyance à la sorcellerie est cette croyance dont
le principe est la faim, et plus encore, la faim cannibale: le sorcier a
toujours faim, c'est pourquoi son identité est celle de celui qui« mange»
les corps des gens, mais aussi les choses, dont l'argent, les marchandises
ou «choses des Blancs». L'adhésion à l'économisme impliquerait donc
la sortie de la faim cannibale et du souci du ventre.
Les missionnaires ont été les premiers à avoir donné un nom à la puis-
sance précoloniale incarnant ce schème de la faim cannibale et censée
diriger la vie des Africains : le Dieu du ventre : « Si terrestres et si
sensuels sont ces gens que si quelqu'un leur donne à boire et à manger, ils
n'ont cure des malheurs dans lesquels leur pays est entraîné. J'ai faim,

47. Le Nganga, 55, 21 février 2003, p. 2.


48. Nicola Martin-Grane!, «Corps des ténèbres», Rupture, 1, nouvelle série, Paris,
Karthala, 1999, p. 187.
49. Souligné par moi.
50. René Bureau, Le prophète de la lagune. Les Harristes de Côt d'! · p ·
Karthala, 1996, p. 203. e vmre, ans,
INTRODUCTION 21

voilà le cri général des indigènes de ce lieu ... Jamais auparavant je


n'avais rencontré des gens dont on puisse dire aussi littéralement: leur
dieu est le ventre. De là provient une de nos difficultés : le pain de vie est
en grande partie méprisé parce qu'il ne satisfait pas à leur appétit
sensuel5 1 ». Le Dieu du ventre s'inscrit ainsi dans une vision occidentale
des rapports entre le corps et 1' âme dans laquelle pèse lourdement un
héritage historique, « celui des religions dualistes qui ont déferlé sur
l'Occident du IVe au xne siècle, et ont perpétué leurs échos jusqu'à
l'époque moderne par l'intermédiaire de la Réforme, en prêchant la riva-
lité entre un dieu du mal ami du corps et de la matière et un dieu du bien
ami de l'âme »52 . Les Africains seraient, dans cette perspective, les sujets
sociaux du dieu du mal, ami du corps et de la matière. C'est dans cette
même perspective que Charles de Brosses a défini le« fétichisme», c'est-
à-dire la religion de l'humanité primitive, surtout africaine (mais, pour De
Brosses, on peut douter de l'humanité des Africains), caractérisée comme
non intellectuelle, résultant d'un «procès purement aveugle, impulsif,
affectif», n'exprimant que« des passions, des besoins, des craintes. mais
jamais aucun discernement »5 3 .
Au regard de tous ces énoncés, la colonisation et ses dispositifs de
civilisation (au sens actif de civiliser) que sont l'administration. l'armée.
le comptoir de commerce de traite, la station missionnaire, le chantier de
travail forcé, la prison, l'école, l'hôpital, la plantation, l'usine, la mine, la
compagnie concessionnaire auraient échoué à convertir les Africains au
Dieu chrétien et à l'État capitaliste.
Certes, l'idéal-type weberien de l'État (capitaliste) qui implique que la
frontière entre l'illicite et le licite, dans le domaine de l'exercice de la
vi9lence, soit nette est aujourd'hui décrit comme loin de la réalité. car
l'Etat du capitalisme
, globalisé s'impose plutôt comme un «État illéoal- ~

légal» ou un« Etat-voyou »54 . Des réseaux criminels l'infiltrent par !"en-
tremise des économies nationales et les exemples ne sont pas seulement
africains. Mieux, comme l'écrit Roger Botte, les« économies trafiquantes
africaines sont encore loin d'atteindre les "performances" de r Asie du
Sud-Est en matière de drogues, de blanchissement ou de trafics d'êtres
humains »55 . Mais, malgré cet état de choses. on pourrait encore dire quïl
existe un « illicite » de la violence, qui se manifeste dans les économies
trafiquantes africaines, surtout en matière de trafics d'êtres humains. qui

51. Père Dorgère, cité par Bernard Salvaing. Les missionnaires à la rencontre d,·
l'Afrique au xrx" siècle, Paris, L'Harmattan. 1994. p. 231.
52. Jean-Pierre Warnier, «Introduction» à Jean-François Bayan c-t Jcan-Pi<'fT<'
Wamier (éds), Matière à politique. Ll' fJOUmir. les corps et les choses. Pan,, Kanhala.
2004. p. 20.
53. Camille Tarot, De Durkheim à Mau.u. L'im·ention du snnl>olique. Pari~. Lt
Découverte/MAUSS, 1999, p. 500.
54. Jacques Derrida,
55. Rogen Botte, «Vers un État illégal-légal'!"· introducti(>n au thèlllC." 'GI<>Nih'<~
tion et illicite en Afrique», Politique africaine, 93, mars 2004. p.~-
22 LE SOUVERAIN MODERNE

semble être une « singularité» ou une « spécificité» de « la culture» afri-


caine de ces économies: l'« économie des miracles »56. L'« insécurité
psychologique» et les violences physiques qui sont au cœur de cette
économie font qu'à la «connivence» de l'illégal et du légal que nous
pourrions qualifier de « rationnels » ou de « naturels » dans le capitalisme
globalisé, s'ajoute cette autre violence «structurelle» mais irrationnelle.
Certes, on peut argumenter que cette dernière économie de la violence est
constituée par les recyclages de la violence « externe57 » que subissent les
sujets sociaux africains depuis les premiers temps de « la rencontre», et
constitue ce que nous appelons des pratiques d'intensification de la réalité
de la violence de la mission civilisatrice. Mais c'est la question que se
pose Roger Botte, à savoir : « la généralisation structurelle des phéno-
mènes de l'illicite et du délictueux est-elle un indice de l'échec du déve-
loppement et de la marginalisation de l'Afrique dans l'économie
mondiale ou contribue-t-elle, au contraire, à l'insertion du continent dans
l'économie capitaliste globalisée »58 , qui à notre sens ouvre à une appré-
ciation plus profonde du rapport de « la culture africaine » à la rationalité
capitaliste du «Développement». En effet, si la criminalité et l'illicite
sont au principe de la globalisation du capitalisme, on ne peut s'empêcher
de parler, en termes weberiens, d'« affinités électives» entre la «culture
africaine», avec sa «violence structurelle» de l'économie des miracles,
et l'économie capitaliste globale. Dès lors, pour nous, la question de
l'« échec » ou non du « développement » perd de sa pertinence, car le
«développement» se présente comme congruent avec l'illicite ou la
criminalité qu'organise au besoin l'État illégal-légal. En d'autres termes,
si l'illicite et la violence sont fonctionnels dans la globalisation capitaliste
en tant que forme (actuellement) ultime du «développement», force est
de dire que le développement sans l'illicite et les violences est une illu-
sion59. II s'ensuit que la globalisation ne peut que s'appuyer sur un de ses
piliers matriciels, l'État illégal-légal en Afrique (et sans doute aussi
ailleurs). Dans ce sens, «la culture africaine» et son économie des mira-
cles se présentent comme un de ces piliers matriciels de la globalisation
capitaliste, et ne saurait être un dispositif de «résistance » contre le capi-
talisme global et« l'économisme» de la civilisation occidentale, comme
Je prétend René Bureau. Dès lors, l'« opposition forcenée au projet occi-
dental » que croit observer cet auteur participe de manière paradoxale et
très efficace aux logiques globales du capitalisme qui a toujours pour
centre (dans tous les sens de ce mot), quoi qu'on dise, la civilisation occi-

56. Joseph Tonda, <<Économie des miracles et dynamique de subjectivation/civilisa-


tion en Afrique centrale», Politique africaine, octobre 2002, pp. 20-44.
57. Sur cette question, lire Jean-Pierre Dozon, «Violence et sorcellerie en Afrique
contemporaine», texte inédit, dactylographié, 14 pages; Françoise Héritier, «Réflexion
pour nourrir la réflexion», in Françoise Héritier (ed.) De la violence, Paris, Odile Jacob,
1996, pp. 13-53.
58. Rogert Botte, «Vers un État illégal-légal ? », art. cit., p. 8.
L"'TRODUCfiON

dentale, comme le prouve aujourd'hui J'impérialisme américain. Ceux


qui « résistent » en faisant de la consommation et de la consumation des
«choses des Blancs» un critère de leur humanité supérieure (chapitre 5)
ou de leur animalité, et qui expriment cet enjeu de vie et de mon sociale
dans les conflits de sorcellerie qu'exaspèrent les pratiques néo-ordaliques
du pentecôtisme60 propres à 1' économie des miracles sont, de notre point
de vue, des agents doubles de la globalisation capitaliste. Aussi. pour .
sortir d'une vision en termes de« résistance>> de« la culture africaine "· il
faut voir le capitalisme à travers la logique des camps qui lui est consub·
stantielle en Afrique, et qui fait que ce continent est un immense camp
d'extraction des matières premières (des choses mais aussi de la matière
grise des hommes) dont la destination est toujours le centre de la civilisa-
tion occidentale. Que devient alors 1' « échec » de la conversion des
Africains au Dieu chrétien et à l'État capitaliste (ou« échec» du dévelop-
pement) si cet « échec » est un facteur stratégique pour la reproduction de
la logique structurelle des camps en Afrique ?
Cette réalité est exprimée par les énoncés rapportés à l'instant. En
effet, on peut résumer ces énoncés de la manière suivante: Lucifer.
incarné par les fétichistes monstrueux et cannibales, se confond au Dieu
du ventre, Dieu de « la culture africaine » qui dirige les violences du
multipartisme équatorial caractérisé par un mélange de démocratie et de
paganisme, et organise l'insurrection ou la résistance permanentes.· voire
la« revanche» des Africains contre l'économisme. c'est-à-dire la Ratio-
nalité, la Démocratie, la Réalité, l'État capitaliste, État moderne ou État
de droit. Ce schème fait donc de la culture africaine la puissance dirigée
par le Diable chrétien, ou infiltrée par le Diable chrétien, qui incite à la
conception, à l'organisation et à l'administration de la violence comme
forme particulière des rapports aux corps, aux choses et au pouvoir. Dans
cette logique, le Diable chrétien serait la puissance que nous appelons le
Souverain moderne. Pris à la lettre, ce schème signifie que la Mission
civilisatrice aurait opéré une conversion négari\'e de la culture africaine
au christianisme: au lieu d'opérer une conversion en Dieu, elle l'aurait
faite au Diable. Les prophètes africains ne s'y tromperaient finalement
pas quand ils disent que « le diable est un esprit que Dieu aime ,.til en
Afrique.
La thèse fondamentale soutenue dans ce livre consiste à traiter de
mqnière positive ce schème de la com·ersion négatù•e : elle postule que
l'Etat n'est pas le tout de la violence en Afrique, du fait notamment de la
violence ordinaire qu'exerce le religieux sorcellaire, aussi bien dans les

59. Sur un aperçu sur le débat actuel sur le "développement"· lire. entre autre,., Serge
Latouche, << En finir, une fois pour toutes. avec le développemtnt ... u Mma.k diploma·
tique, mai 2001, et Jean-Marie Harribey... Développement ne rime pw; forcfment ave<:
croissance>>, u Monde diplomatique.juillet 2004.
60. Sur ce point, lire Joseph Tonda. La guéristm dù·ine en Afriqw cnurale... , t>p. cit.
61. René Bureau, Le prophète de la lagune, ap. dt .. p. 204.
24 LE SOUVERAIN MODERNE

structures «locales», «régionales», que sont les familles, que dans les
institutions «centrales» de l'État; que le principe de la puissance du
Souverain moderne en Afrique est effectivement la violence du féti-
chisme, que nous appelons aussi violence de l'imaginaire; que cette vio-
lence est le fait d'un rapport négatif au corps (« rapport social de
violence») produit par la conversion au Diable chrétien et capitaliste,
puissance globale et non locale devenue locale et reliant le global au
local ; que ce rapport négatif est en rupture avec 1' ancestralité considérée
comme régime de pouvoir social. Par conséquent, à 1' encontre de la
conception essentialiste et raciste de cette idée par les imaginations afri-
caines et non africaines, nous soutenons que ce principe rompt la ligne
imaginaire qui situe le fétichisme dans la culture exclusive du Dieu
du ventre, c'est-à-dire« la culture africaine». Nous faisons valoir au con-
traire que le fétichisme, comme principe de la violence du Souverain
moderne, est une réalité fondamentalement contemporaine, c'est-à-dire
capitaliste, chrétienne et sorcellaire. Sa puissance est constituée par la
puissance de l'État, mais aussi par celles du Christ, de l'argent, de la
marchandise, du corps-sexe. Par puissance, nous entendons la faculté de
faire imaginer, faire connaître, faire voir et vivre, par exemple sous un
mode à la fois métaphorique et métonymique, le viol comme un «pillage
de corps » et, inversement, faire imaginer, connaître, voir et vivre le
pillage de choses comme un acte sexuel forcé. Nous insisterons sur le fait
que ce fétichisme qui est relié, de manière immédiate, à l'imaginaire et,
de manière médiate, au symbolique, tient sa particularité aux contextes
sociaux et historiques régis par la logique des camps, c'est-à-dire des
espaces d'intensification de la réalité et du travail de l'imagination. Que
faut-il donc entendre alors par fétichisme, par violence du fétichisme ou
violence de l'imaginaire et par symbolique?

Fétichisme et violence de l'imaginaire

Nous partons de l'idée qu'aussi bien l'imagination non scientifique ou


«profane» que l'imagination scientifique prennent le corps comme para-
digme central de la puissance politique, religieuse, sociale et économique
en Afrique centrale. Le concept de cette vision des choses est le féti-
chisme, un concept qui décrit chez son créateur, Charles de Brosses,
l'univers non intellectuel de la «folie», totalement hétérogène avec la
pensée ou le discernement. Il s'agit donc de l'univers des «brutes», des
«naturels», des «primitifs», des «non-civilisés», mus par les «passions »,
les «besoins primaires et violents», autrement dit, les attributs du corps.
En d'autres termes, le fétichisme désigne chez de Brosses l'univers de
ceux-là mêmes qui sont gouvernés par le dieu du ventre, selon la conver-
sion négative réalisée par les missionnaires, un dieu non intellectuel et
INTRODUCTION 25

excrémentiel. C'est dans ce paradigme du corps exprimant l'absence de


pensée abstraite, intellectuelle, spirituelle, que l'imagination non scienti-
fique des Camerounais s'est inscrite, en toute méconnaissance, pour
appréhender la politique, l'économie et la religion sous le concept<< indi-
gène» de «politique du ventre». . . _
Le schème de la politique du ventre renvOie dans cette perspe(:ttve a
l'administration mortifère des corps par des corps «fous>>, sans têté?..
c'est-à-dire sans intelligence. L'imagination scientifique des études afri-
caines s'est ensuite emparée de ce même concept pour penser de manière
positive la politique, la religion et l'économie en Afrique noire. Le féti-
chisme, comme concept du paradigme du corps de la brute sans pensée.
entretenant un rapport immédiat aux choses, s'impose ainsi. malgré tout.
comme le concept plus ou moins avoué, plus ou moins informulé des
deux imaginations.
Nous proposons de (re)prendre très au sérieux ce concept qui hante les
imaginations africaines et africanistes, malgré sa disqualification par
Marcel Mauss, pour qui il est un «immense malentendu ». Nous pensons
au contraire que cet « immense malentendu >> est productif. si le féti-
chisme est (re)construit en intégrant comme dimensions fondamentales
les apports de Marx, Freud et Bourdieu qui ont introduit la représentation
ou l'imaginaire dans le fétichisme du corps des choses (les marchan-
dises), dans le fétichisme des choses du corps (les objets du fétichisme
chez Freud), ainsi que dans le fétichisme du corps politique (le manda-
taire ou le fétiche politique chez Bourdieu) pour penser le rapport des
hommes aux choses, rapport qui est simultanément rapport des hommes
aux corps des autres et à leur corps propre dans le système capitaliste et
chrétien. On peut certes tenir pour un constat important celui fait par
Pierre Bonnafé selon lequel le fétichisme chez les Teke a très peu à voir
avec le fétichisme freudien : le fétiche freudien est un objet et une visée
sexuels, et la perspective de l'action sur autrui est secondaire, alors que
l'objet buti teke que l'on considère localement, dans le français « indi-
gène», comme un fétiche est un objet et une visée non sexuels (sauf
exception), relève Bonnafé, et il a pour fonction de produire des effets
réels sur autrui ; enfin, la substance pfuna, qui relève du même uni vers
des puissances, n'est pas un objet du tout, mais une substance dans le
corps dont la fonction est également de produire des etfets réels sur
autrui, précisément par la dévoration63 . Et pourtant, nous voudrions faire
valoir l'idée selon laquelle dans le monde régi par la violence du féti-
chisme du Souverain moderne, monde contemporain, ces trois féti-
chismes se retrouvent dans les mêmes schèmes composites que nous

62. Sur l'imaginaire de la violence exercée par des corps .;an., tête. lire A.:hillc
Mbembe, <<Politiques de la vie et violence spéculaire dans la fiction d'AllK"' Tutuola ~.
Cahiers d'études africaines, XLIII (4). 172.2003, pp. 791-826.
63. Pierre Bonnatë. <<Objet magique. sorcellerie et fétichisme?"· Nouvelle Re•.,... dt•
psychanalyse, 2, autonome 1970. p. 188.
26 LE SOUVERAIN MODERNE

appelons les structures de causalité. Pour soutenir cette hypothèse, nous


nous appuierons sur Giorgio Agamben64.
Pour Giorgio Agam ben en effet, 1' « histoire de 1' essaimage séman-
tique du mot "fétiche" est riche d'enseignements. Confiné à l'origine dans
l'étrangeté d'une culture "sauvage", comme un phénomène "tellement
absurde qu'il n'offre presque aucune prise au raisonnement qui le
voudrait combattre", le fétiche fait d'abord retour dans la sphère de l'éco-
nomie, comme article de masse, puis dans 1' intimité de la vie sexuelle,
comme choix d'un désir pervers. La prolifération des cas de fétichisme
entre la fin du xrxe siècle et le début du xxe siècle (coupeurs de tresses,
scatophiles, renifleurs, fétichistes de la chaussure, des bonnets de nuit,
des crêpes de deuil, de la lingerie, des taches sur le linge, des fourrures,
des perruques, des articles de cuir, des bagues et même des mots et des
symboles) est contemporaine de la totale transformation des objets en
marchandises; et, après celle des objets dotés d'un pouvoir religieux en
objets d'usage et des objets d'usage en marchandises, elle annonce une
nouvelle métamorphose des facticia produits par le travail humain » 65 .
Les marchandises ne sont pas réductibles en Afrique à des objets sans
danger que sont les verroteries de pacotille, les vêtements, la radio, le
téléphone, l'ordinateur. De même, leur dangerosité n'est pas réductible à
celle des annes dont la sophistication n'a jamais cessé de croître et qui
constituent un chapitre particulièrement douloureux de l'expérience afri-
caine contemporaine du Souverain moderne. Certes, les armes ont plus
que d'autres marchandises partie liée avec l'État, l'économie et Dieu au
nom de qui elles crachent la mort et sèmen~ le malheur. Les autres
marchandises aussi ont ce rapport avec Dieu, l'Etat et l'économie. L'idée
sur laquelle nous insistons, s'agissant du rapport des marchandises à la
violence du Souverain moderne, est la suivante : le fétichisme de toutes
les marchandises fonctionne lors des procès de production de la mort ou
de la violence sous le signe de la violence sexuelle et sorcière, comme le
montre l'épisode récurrent et douloureux des viols de femmes à l'occa-
sion de ces guerres et son association avec les pillages des marchandises,
comme nous l'avons signalé plus haut. Le fusil, arme-marchandise s'il en
est, est simultanément arme-marchandise sexuelle et sorcière, comme le
prouve l'existence du « fusil nocturne » au Gabon, mais il constitue une
arme au même titre que d'autres marchandises dont le pillage est à la fois
métonymiquement et métaphoriquement vécu comme viol, ce qui signifie
que toutes ces armes relèvent du fétichisme, au même titre que le corps
lui-même, imaginé, vécu ou pratiqué comme une marchandise que l'on
peut piller. Cette ambivalence des marchandises et des corps en fait des
objets de puissance. Le fétichisme des marchandises opère dès lors à

64. Giogio Agamben, Stanze. Parole er fantasme dans la culture occidentale, Paris,
Payot & Rivages, Poche, 1998 (1re édition 1981).
65. Ibid., pp. 98-99.
INTRODUCTION

partir de relations métonymiques et métaphoriques entre la puissance des


armes, la puissance sexuelle et la puissance sociale et politique. Ce qui
conduit à vivre les choses comme les corps, et les corps comme des
choses, objets de cette puissance unique dont l'un des principes priori-
taires de fonctionnement repose sur les rapports métonymiques et méta-
phoriques aux choses et aux corps.
Giogio Agamben souligne en effet ce lien entre la métaphore. la méto-
nymie et le fétichisme entendu au sens de Sigmund Freud. La métaphore.
écrit-il,« remplace un objet par un autre moins pour atteindre celui-ci que
pour échapper à celui-là; et s'il est vrai, comme on l'a soutenu, qu'il
s'agit à l'origine d'un nom destiné à remplacer un objet qui ne doit pas
être nommé, l'analogie avec le fétichisme apparaît plus évidente encore
que dans le cas de la métonymie » 66 • L'idée de remplacement renvoie à
celle de substitution et nous pouvons retenir que la violence du fétichisme
se construit sur la métaphore et la métonymie comme signifiants de la
substitution. C'est à notre sens la raison pour laquelle cette violence
s'abat sur des gens produits comme des bêtes immondes, des étrangers à
la conditions humaine, des morts-vivants, des Pygmées, des Albinos. des
jumeaux, etc., qui sont toujours vécus comme des substituts, des sym-
boles, des métaphores menaçant les seules humanités qui comptent, les
humanités autochtones, «originaires ». La production de ces figures de la
mort se fait au moyen d'un travail idéologique rationnellement mené.
politiquement et économiquement déterminé, mais également par la
rumeur. Au Rwanda, les Tutsi ont été rationnellement produits selon ces
modalités comme des cafards67 , justifiant le viol massif de leurs femmes
et leur extermination par les Hutu. Les femmes des hommes ravalés au
niveau animal ou de choses sont chargées, dans l'imaginaire, de qualités
sexuelles rares. Au Congo-Brazzaville, une espèce symbolique a été
produite de la même manière au cours des années 1990 : les << Landa
laï » : «ceux qui suivent le rail», vécus comme une espèce humaine étran-
gère à celle des humanités qui se pensent autochtones du Sud-Congo. Ces
landa laï incarnant des fantasmes collectifs d'invasion et de mort des
autochtones des localités où ils s'installent. De même, le concept d'ivoi-
cité est un exemple de produit du travail rationnel, s'appuyant sur des
dispositifs de raisonnement scientifique de production de la figure de
l'étranger menaçant, malfaisant et usurpateur. La métaphore, la méto-
nymie et le concept indigène s'imposent dans ces cas comme des moyens
du déploiement de la violence du fétichisme, c'est-à-dire une violence qui
s'exerce sur des «mauvais» corps (qui peuvent être les corps des prosti-
tuées), des «mauvais fétiches», c'est-à-dire des <<mauvaises choses,
(chapitre 3).

66. Ibid., p. 68.


67. Jean-Pierre Chrétien (éd.). Rwanda, Les médias du génoâde. Paris. Kanhala. 1995.
LE SOUVERAIN MODERNE

Car ~e. qui ~artieularise l'o~jet considéré comme fétiche c'est le[; ·1
chaque lors qu'li est le« signe d'une transgression de la re' 1, •. . at'
à ·h· ·1 . , . . · · g e qm asstgne
' c .tquc c lllse. un usage part1cuher » 68 . Agamben précise la nature d
cel!~ ~ransgress10n: «pour de Brosses, il s'agit du transfert d'un ob'e~
malene! dans la sphère impalpable du divin; pour Marx, de la violati~
de la va!eur d'us.age; pour Binet et Freud, d'une déviation du désir pa~
~a~~ort a so.n ob}et. prop~e: La carte des migrations du concept de féti-
c?•sme. dessme atnst, en filigrane, le système des règles qui codifient une
repressiOn d'un genre particulier ( ... ), celle qui s'exerce sur les objets, en
fixant les normes de leur utilisation »69.
Transfert, violation, déviation sont donc synonymes de transgression,
et nous pouvons dire également de substitution ou de remplacement: le
Dieu authentique est remplacé dans le fétichisme défini par de Brosses
par un objet matériel ou un animal, la valeur d'échange se substitue à la
valeur d'usage dans le fétichisme de la marchandise, l'objet propre du
désir est remplacé par un autre. Dans tous ces cas, tout se passe comme
s'il y avait une idée d'authenticité violée: Dieu dans le fétichisme, la
valeur d'usage dans la marchandise, le sexe réel dans le fétichisme freu-
dien. Le monde du fétichisme se dessine ainsi comme un monde du
symbolisme, de re-présentation, un monde de corps et de choses qui ne
sont que des substituts, des remplaçants de corps et de choses perdus,
méconnus, introuvables, authentiques.
En construisant le concept de fétichisme politique, Pierre Bourdieu fait
du corps politique le substitut, le représentant du mandant, le peuple au
nom de qui parle le mandataire, c'est-à-dire le fétiche politique. L'alchi-
mie politique de production et de fonctionnement du fétichisme politique
repose sur la représentation du corps. Or, d'après Jean-Louis Siran, Marx
avait déjà bien mis en exergue ce phénomène en France. Il écrit : « C'est
du 10 décembre 1948 qu'il s'agit; où le suffrage universel (et donc, en
l'occurrence, la majorité paysanne) porte à la présidence de la nouvelle
république Louis Napoléon, Badinguet. » Cet auteur cite alors Marx avant
de le commenter: «C'est de ce jour seulement que data le Février des
paysans français. Ce symbole qui exprimait leur entrée dans le mouve-
ment révolutionnaire, maladroit et rusé, gredin et naïf, lourdaud et sublime,
superstition calculée, burlesque, pathétique, anachronisme génial et
stupide (... )-ce symbole marquait sans qu'on puisse s'y méprendre, la
physionomie de la classe qui représente la barbarie au sein de la civilisa-
tion » 70. Voici le commentaire que fait Jean-Louis Siran de ce texte: «A
quoi Badinguet doit-il cette qualité de repriisentaz de la paysannerie, lui
qui appartient en fait au sous-prolétariat, ainsi que son entourage pour
lequel il s'agit, avant tout, de soigner ses intérêts et de tirer du Trésor

68. Giogio Agam ben, Stanze. Parole et fantasme ... , op. cit., p. 99.
69. !hid., p. 99.
70. Karl Marx, Les luttes de classef en France Par,·s ÉdJ"t1·00 · · 1
· • ·• s soc1a es,l974, p. 84.
JNTRODUC"'TION 2<J

Public des billets de loterie californienne? Cest à son allure qu'ille doit.
son image corporelle et son tempérament : maladroit et rusé. lourdaud et
sublime ... c'est toute la physionomie d'une classe qu'il exprime dans son
apparence. - Paysans jubilant devant l'image spéculaire que leur tend
Badinguet, où ils se reconnaissent dans le premier temps de l'accès à un
embryon de conscience de soi?- Simple collection d'éléments sans unité
interne, la "classe paysanne" ne constituait jusque-là une "classe" que
dans sa différence aux autres: son entrée dans l'histoire se fait précisé-
ment quand elle reconnaît son image, dans son identification au ··reflet"
d'elle-même que cet autre-là lui propose » 71 .
Ainsi, chez Marx, Freud et Bourdieu, le fétichisme est un phénomène
affectant une société de la modernité capitaliste et chrétienne. Mais en
réhabilitant la fonction de la représentation et donc de l'imagination dans
le fétichisme, Marx, Freud et Bourdieu donnent à voir le fétiche comme
une réalité irréductiblement ambiguë et ambivalente. Cela veut dire que
les fétiches marxien, freudien et bourdieusien rejoignent le statut du corps
et de la «chose» qui, en Afrique, ne sont jamais « simples >>. Ils sont
dotés de ce que l'anthropologie a fait connaître sous le terme de TTWna.
mais qu'on peut aussi appeler en Afrique Evus, /zanga, lkundu, Ndjambe.
Kuna, etc, et qui en font des éléments constitutifs de la sphère du symbo-
lisme et de l'imaginaire du manque, du déficit, de la faim et de la destruc-
tion autant que de celle de la puissance ou du pouvoir, notamment poli-
tique contemporain.
En effet, Agamben note, s'agissant du «caractère fétiche de la mar-
chandise», qu il existe plus qu'une analogie terminologique entre celle-ci
et les fétiches qui font l'objet de la perversion. Il écrit: «A la superposi-
tion de la valeur d'échange à la valeur d'usage correspond, dans le féti-
chisme, la superposition d'une valeur symbolique particulière à l'usage
normal de 1' objet. Et de même que le fétichiste ne parvient jamais à
posséder intégralement son fétiche, parce qu'il est le signe de deux
réalités contradictoires, de même le possesseur de la marchandise ne
pourra jamais en jouir simultanément comme objet d'usage et comme
valeur; il aura beau manipuler le corps matériel à travers lequel elle se
manifeste, il aura beau l'altérer matériellement jusqu'à le détruire: la
marchandise réaffirmera, par sa disparition même. son çaractère insaisis-
sable». Autrement dit, l'objet-marchandise, objet mystique, est un objet
sensible suprasensible qui, de par son caractère irréductiblement insaisis-
sable, induit un comportement désespérant, consistant à ne pouvoir en
jouir que par l'accumulation ou l'échange. Or, par cette caractéristique, la
marchandise comme fétiche est analogue au fétiche du fétichiste freudien
qui nous «confronte au paradoxe d'un objet insaisissable qui satisfait un
besoin humain par son incessibilité même. En tant que présence, l'objet-

71. Jean-Louis Siran, << Genèse des identités de classe et çonsemement à la domi·
nation», Cahiers internationaux de sociologie, volume LXXIII. 19!12. pp. 3S5-356.
30 LE SOUVERAIN MODERNE

fétiche est quelque chose de concret, voire de tangible ; mais en tant que
présence d'une absence, il est en même temps immatériel et intangible,
puisqu'il renvoie continuellement au-delà de lui-même vers un objet qui
ne peut jamais être réellement possédé » 72 . Et cette «fondamentale ambi-
guïté du statut du fétiche explique parfaitement que le fétichiste, comme
on l'a observé depuis longtemps. tende immanquablement à collectionner
et à multiplier ses fétiches » 73 . Ainsi. 1' on ne peut jouir dans le fétichisme
de la marchandise qu'à travers un comportement d'accumulation, et l'on
ne peut jouir dans le fétichisme freudien, qu'à travers la collection 74 et la
multiplication des fétiches.
Le fétichisme de la marchandise et le fétichisme freudien font donc de
l'objet quelque chose qui signale une absence, un manque, de la faim
insatiable. une réalité insaisissable que l'on ne saurait posséder, atteindre,
maîtriser et qui, de ce point de vue, correspond à un type de temporalité
linéaire: l'objet dans ces deux fétichismes correspond en effet à un temps
derrière lequel on court tout le temps. Il s'agit du temps du « travail du
Blanc qui ne finit jamais )) en Afrique, qui est le temps des camps de
travail ou des non-lieux lignagers et claniques que sont l'école, l'hôpital,
l'usine, le chantier, l'administration, la rue, etc. Ce temps messianique,
linéaire. du fétichisme marchand et freudien. lié au schème de l'accumu-
lation et de la collection se télescope avec le temps propre au fétichisme
lignager ou clanique pour donner lieu à la temporalité africaine. En effet.
les schèmes de l'accumulation et de la collection propres aux fétichismes
marxien et freudien en se télescopant avec les schèmes de 1'addition ou
du cumul des puissances propres au fétichisme lignager ou « indigène))
donnent lieu à des structures composites de schèmes 15 (que nous appelons
les structures de causalité, voir infra, mais aussi notre livre, La guérison
divine 16, notamment l'introduction). L'effet de ces structures composites
de schèmes explique que l'homme de pouvoir moderne en Afrique, c'est-
à-dire l'homme puissant, est un homme qui accumule et qui cumule des
pouvoirs de toutes les magies disponibles, de toutes les forces possibles,
qui peuvent se traduire par un corps du pouvoir marqué par un ventre, un
cou et éventuellement des fesses enveloppés ; il se caractérise aussi par

72. Ibid., p. 68.


73./bid.
74. Dans une note, Giogio Agamben signale que «ce que le collectionneur cherche
dans l'objet est quelque chose d'absolument impalpable pour le non-collectionneur,
utilisât-il ou possédât-il l'objet; de même le fétiche ne coïncide en aucune façon avec
l'objet dans sa matérialité», op. cit., p. 71.
75. En anticipant sur ce que nous allons dire sur les structures de causalité, soulignons
que ces structures composites de schèmes sont constitutives de figures, comme la figure
historique du prophète, du président de la République, du prêtre, de l'intellectuel, du
messie. du rebelle, du sorcier etc. Ce qui signifie qu'aucune figure historique réelle ou
imaginaire, comme celle du sorcier, n'est réductible à un seul schème.
76. Joseph Tonda, La guérison divine en Afrique centrale ... , op. cit.
INTRODUCTION 31

des comportements d'accumulation de richesses, de collection de femmes


et d'enfants.
Nous avons déjà dit que l'imagination scientifique des études afri-
caines, en reprenant un concept indigène, a subsumé ces caractéristiques
sous le schème anthropophagique et non intellectuel de la «politique du
ventre». Nous venons de suggérer à l'instant que le concept informulé de
la « politique du ventre » est le fétichisme, dont le paradigme est le corps.
Notre perspective consiste, à l'encontre des imaginations profanes et
scientifiques du fétichisme s'inscrivant dans le paradigme du corps en
Afrique, à mettre en exergue l'idée selon laquelle la violence de l'imagi-
naire, conceptualisée sous le nom de politique du ventre, est synonyme
de violence du fétichisme constitué, dans la contemporanéité africaine,
par le jeu des relations complexes entre les schèmes de 1' accumulation
capitaliste, de la collection des fétiches freudiens et du cumul des puis-
sances traditionnelles dans les mêmes structures de causalité, c'est-à-dire
des schèmes composites, jamais « simples » ou « « homogènes », relevant
de plusieurs temporalités, mais constituant une même contemporanéité.
Ce faisant, la violence de l'imaginaire, violence du fétichisme, est en
définitive constituée par l'imaginaire chrétien du fétichisme, l'imaginaire
du fétichisme capitaliste, l'imaginaire du fétichisme sorcellaire, l'imagi-
naire politique du fétichisme et l'imaginaire du fétichisme politique,
auxquels il faut ajouter les imaginaires révolutionnaire, machinique,
scripturaire (chapitres 2, 3, 4). C'est en cela qu'elle est le fondement de la
puissance du Souverain moderne.

Violence de l'imaginaire, violence du fétichisme

Ces considérations nous amènent à envisager la violence du féti-


chisme comme synonyme de violence de l'imaginaire suivant cinq moda-
lités essentielles.
1. La violence du fétichisme est violence de l'imaginaire lorsque les
terreurs que produisent les imaginations de la croyance et de Iafoi et qui
se matérialisent en violences physiques faites de punitions, de destruc-
tions morales, psychologiques et corporelles en Afrique, ont pour ordon-
nateurs des entités imaginaires, c'est-à-dire «invisibles», comme les
génies, les ancêtres, les esprits, les spectres, les « diables » qui font corps
avec les «pouvoirs» que l'on accorde aux sorciers, capables, dit-on, de
se transformer en panthères, en serpents, en oiseaux de proie et de fabri-
quer des avions supersoniques77 . Deux exemples suffiront: un Témoin de

77. Lire sur cet aspect Joseph Tonda, <<Économie des miracles ... "· art. cit. <<Capital
sorcier cl travail de Dieu», Politique africaine, 79, octobre 2000, pp. 48-65.: <<Marx et
LE SOUVERAIN MODERNE

Jfhova qui refuse de se faire transfuser du sang qui pourrait le sauver de


la mort. sous la «contrainte psychique» de son Église qui l'amène à voir
dans le sang d'un autre un objet de terreur extrême, et qui meurt, sous la
surveillance de ses « frères » réunis autour de lui : comme un pentecôtiste
qui refuse toutes les médications «traditionnelles)), à base de plantes,
d'éléments minéraux ou animaux, sous prétexte que leur efficacité pré-
sumée est due à l'action des esprits païens. c'est-à-dire des «mauvais
esprits » dirigés par Satan. sont tous les deux des agents de la violence du
.fttichismt• ou riolrnn• de l'imaginaire. Ils sont des agents dans le sens où
ils sont agi~ par lu violence ou la «contrainte psychique " qu •exercent sur
eux leurs Eglises respectives. mais aussi dans le sens où ils agissent. en
administmnt l'Cite violence qui les agit sur leur pmpre corps. Cene
violem.-e est \'iolence du fétichisme dans le sens où les entités imaginaires
qui la justifient sont attachées à des « fétiches » ou à des symboles : le
sang des Témoins de Jehova ou les «fétiches '> que craint le pentecôtiste
dont l'énx·ation. la manipulation ou l'activation sont indispensables à la
mise en mouvement des puissances imaginaires. Elle est violence de
l'imaginaire parce qu'il s'agit d'une violence administrée par. ou orga-
nisée autour de l'imaginaire constitué par des entités invisibles au moyen
de symboles ou de fétiches. De manière générale. les administrateurs de
la \iolence de l'imaginaire ou violence du fétichisme sont les fonction-
naires. les entrepreneurs et les ouvriers de l'économie des miracles que
sont les thérapeutes. religieux. «magiciens''· féticheurs. ou des individus
ordinaires. lorsqu'ils réalisent des «meurtres rituels», à leur profit ou au
profit de leurs clients. Cette activité de production des miracles est mise
en récit par la presse dans les pays africains. et particulièrement au
Gabon, où l'on parle de «pièces détachées>) humaines extorquées par des
gens, sous commande de féticheurs, de nganga. au service des puissants,
les hommes politiques notamment, soucieux de conquérir ou de se main-
tenir au pouvoir au moyen de pratiques magiques ou fétichistes.
L'imaginaire, ici, c'est l'invisible représenté par ces significations ii1Ulgi-
naires sociales78 et les symboles qui le donnent à voir.
2. Ensuite, la violence du fétichisme est violence de l'imaginaire
lorsque la violence sur les corps et les imaginations est le fait des ii1Ulges
de soi et des autres construites, fabriquées ou élaborées au moyen d'un
travail matériel ou physique que les individus et les groupes exercent sur
leur apparence corporelle, à l'aide de cosmétiques, ou d'autres éléments
matériels qui transfigurent leurs corps pour les rendre «beaux», «puis-

l'ombre des fétiches. Pouvoir local contre Ndjobi dans le Nord-Congo>>, Politique afri-
caine, 31, octobre 1988, pp. 73-83; mais, également, Cyprian Fisy et Peter Geschiere,
«Sorcellerie et accumulation, variations régionales», in Peter Geschiere et Piet Konings
(éds), ~tinéraires d'accumulation au Cameroun, Paris, Kanhala, ASC, 1993, pp. 99-129;
Jean-Pterre Wamier, L'esprit d'entreprise au Cameroun, Paris, Kartha1a, 1993, entre
autres.
78. Cornelius Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975.
INTRODUCTION 33

sants », «forts», «attirants»,» irrésistibles», etc., afin qu'ils expriment


ou produisent leur «réussite sociale», leur «succès>>, leur «pouvoir>>,
leur « puissance » ou leur « force » contre leurs adversaires, leurs enne-
mis, leurs rivaux, etc. Ici, l'image du corps ainsi fabriquée est une arme,
un instrument de guerre contre les autres, c'est-à-dire contre leur pouvoir,
leur puissance, leur prestige, leur vie. Mais parce que cette arme est
symbolique, elle acquie1t la nature d'un fétiche. Les sapeurs du Congo
qui transfigurent leur apparence corporelle, et qui défient leurs adversaires
sur les scènes urbaines des bars ou des boîtes de nuit ; comme des femmes
de ménage qui, dans certaines administrations publiques, se donnent une
appm·ence corporelle qui défie celle des secrétaires, à travers tout le tra-
vail de transformation de cette apparence qui passe en partie par le refus
de porter des blouses de travail, font de leur image corporelle et des vête-
ments des fétiches, c'est-à-dire des armes. Les soldats d'Alice Lakwena,
les Ho/y Spirit Mobile Forces, qui agissent conformément aux Holy Spi-
rits Tactics, en s'aspergeant d'eau bénite et en se badigeonnant le corps
avec le beurre de karité 79 , contraints qu'ils étaient de respecter scrupuleu-
sement les Holy Spirit Sa.fety Precautions, assimilées lors de l'initiation
dans le yard, le foyer spirituel du mouvement, administraient non seule-
ment une violence de l'imaginaire ou du fétichisme sur les imaginations
et les corps de leurs ennemis, mais également sur leurs corps propres. Les
miliciens des guerres congolaises qui se peignaient le visage en noir, ou
en d'autres couleurs effrayantes censées les rendre invulnérables tout en
neutralisant leurs ennemis, s'inscrivent également dans la violence du
fétichisme, violence de l'imaginaire. De même, des agents sociaux dont
l'image sociale est simultanément produite et réfléchie (comme dans un
miroir) par les biens matériels ou les choses comme des voitures, des
maisons, des appareils électroménagers, des uniformes et galons mili-
taires et religieux, des titres et parchemins universitaires ou religieux et
qui se servent de cette image comme une arme contre les autres, exercent
contre ceux-ci une violence de l'imaginaire, soutenue par le fétichisme
des choses possédées. L'image du corps produite et réfléchie par ces
miroirs que sont les choses est un fétiche au même titre que le corps lui-
même : ensemble, ils réalisent le miracle de produire une réalité, celle de
la puissance, du pouvoir, du prestige, de la beauté, de la réussite des indi-
vidus ou des groupes qui n'existeraient pas sans eux. Ce miracle est une
violence exercée sur les corps et les imaginations de ceux qui sont mis en
situation de subir la réalité ainsi créée, comme il est l'effet de la puis-
sance du Souverain moderne sur l'imagination et le corps de ceux qui
produisent leur corps comme fétiche.
3. La violence du fétichisme est violence de l'imaginaire à travers les
effets que produisent sur les imaginations et les corps les portraits, les

79. Lire Heike Behrend, La guerre des esprits en Ouganda, 1985-1996. Le moul'e-
ment du sud Saint-Esprit d'Alice Lakwena, Paris, L'Harmattan, 1997.
34 LE SOUVERAIN MODERNE

statues, les effigies frappées à la tête des présidents, des héros révolution-
naires, des figures religieuses, etc. Au Gabon, en 2004, Libertis, une
société de téléphonie mobile, met sur le marché des cartes prépayées de
5 000 francs CFA frappées à l'effigie du président Omar Bongo. Dans les
taxis-bus de Libreville, les gens parlent de la campagne de l'élection
présid~ntielle de 2006 qui serait en jeu dans cette stratégie commerciale
de Libertis: «Le Président vend son image», ont pu nous dire des passa-
gers dans un de ces bus. Cette vente de l'image du président participe à
notre sens de la violence du fétichisme, car l'image du président est une
marchandise qui se vend sur un double marché : le marché économique
de Libertis, mais aussi le marché politique sur lequel cette image-
marchandise est une arme. A l'époque du mobutisme triomphant au Zaïre,
le président Mobotu émergeait tous les soirs au journal de 20 heures des
nuages du ciel. Cette image de Mobutu descendant du ciel, comme celles
de tous les présidents qui sont affichées dans les grands boulevards, sur
les routes des aéroports internationaux, ont pour but de produire une
croyance, car elles réfèrent à un magma de significations imaginaires
sociales, au sens de Castoriadis. Les images des présidents qui sont ainsi
« vendues » sont de ce fait des fétiches, des objets de puissance crédités
de pouvoir transformer la réalité. C'est en cela qu'elles relèvent de la
violence du fétichisme. Et cette croyance qui est au fondement de la
« vente» des images des présidents produites comme fétiches relève de
l'imaginaire. De manière générale cependant, la violence des effigies, des
statues s'atteste concrètement à travers les réactions ou les comportements
de destruction de ces icônes à l'occasion de renversements de rapports de
«domination» ou d'« assujettissement» que symbolise leur existence -
ainsi des statues des présidents africains renversées à l'époque des effer-
vescences de la «démocratisation» des années 1990. Cette violence
contre des choses est l'attestation de la violence qu'exercent, en temps de
«paix », ces icônes sur les corps et les imaginations des dominés. En
d'autres termes, la «paix» n'est pas synonyme d'absence de violence,
elle est même l'expression d'une violence permanente, ordinaire, dont
une forme essentielle est la violence du fétichisme, violence de l'imagi-
naire. A l'époque des partis uniques, le port obligatoire des insignes du
parti faisait 1'objet d'une surveillance, d'un contrôle scrupuleux exercés
par les membres du Parti eux-mêmes et par les services des polices paral-
lèles. Les infractions réelles ou imaginaires à cette règle donnaient lieu à
des punitions qui s'inscrivent dans cette violence du fétichisme.
4. La violence de J'imaginaire est violence du fétichisme, par les effets
que produisent sur les imaginations et les corps les images cinématogra-
phiques, télévisuelles. Il s'agit de la violence produite par le recyclage
des héros ou des personnages des films de karaté, de kung fu, de western,
d'horreur, etc., et incarnés par des personnages historiques réels, comme
les miliciens des guerres congolaises que sont les Ninjas, Cobras, Zoulous,
Requins, etc. Le pouvoir extraordinaire qui permet au cinéma et à la télé-
vision de produire, à partir de leurs images, des êtres réels qui adminis-
INTRODUCTION

trent la violence sur les corps et les imaginations fait de ces images des
fétiches, ou inscrit ces images dans le fétichisme. La violence de l'imagi-
naire cinématographique est ainsi une violence du fétichisme des images.
c'est-à-dire du pouvoir magique des images globalisées. un pouvoir qui
n'a rien à voir avec le« sacré», et qui nous amène à souligner le fait que
la violence de 1' imaginaire, violence du fétichisme. n ·est pas réductible à
la« violence du sacré». La violence de l'imaginaire englobe la« \'iolence
du sacré». Elle est, dans le cas particulier des images télévisuelles et
cinématographiques, violence de l'imaginaire machinique. c'est-à-dire
imaginaire des machines produites par le génie scientifique. génie qui est
rattaché à la puissance civilisatrice de l'Occident. Dans ce sens. la vio-
lence de l'imaginaire est synonyme de la violence des fétiches de I"Occi-
dent, qui ne sont pas réductibles à des objets ~tériels. mais qui sont
aussi des idées, des mots: Civilisation, Progrès, Evolution. Développe-
ment, Politique, Religion, Économie, Santé, etc., qui renvoient à des
domaines, des « champs » particuliers, différenciés. avec leurs « spécia-
listes », leurs «sujets » dont les corps et les imaginations sont les cibles
des actions des spécialistes et de leurs «politiques ». Ces idées et ces
mots sont ainsi des fétiches au sens où Jean Pouillon écrit que le «signe
verbal et le fétiche remplissent des fonctions analogues, puisque grâce au
mot on prétend fixer l'idée et, selon une formule expressive. la saisir: les
mots sont des pièges à idées comme les fétiches des "pièges à dieux"K0 .
Nous soutenons que ce qui fait la «puissance » des fétiches : vêtements,
images, corps, mots, etc., est ce qui est invisible, imaginé, et qu'évoquent
les fétiches. Par exemple, la publicité a pour but. à notre sens. de doter
l'objet d'un univers imaginé, à travers et dans lequel l'objet est vu: l'en-
fance, la forêt, la beauté, la puissance, le bonheur, etc. La force de la
publicité est dans le fait qu'elle rend visibles ces univers imaginés au
moyen d'images qui accompagnent le produit. Avec la publicité, et par
conséquent le cinéma, la télévision, les magazines qui la diffusent, l'invi-
sible ou l'imaginé (l'imaginaire) qui fait la puissance des fétiches devient
visible, même s'il n'est qu'illusion, comme le fait que dans les studios de
photographie dans les villes d'Afrique centrale. au cours des années 1960
et 1970, les gens pouvaient apparaître dans un univers de gratte-<:iels
imaginaire qui symbolisait l'arrachement des photographiés à la "sauva-
gerie». Envoyées aux parents restés dans les villages. ces photos jouaient
le rôle de fétiches transformant la vie misérable du citadin en une vie de
bonheur suscitant d'autres vocations à l'exode rural.
5. Enfin, parce que la puissance du Souverain moderne est historique.
qu'elle constitue une rupture d'avec des configurations anciennes de puis-
sances, la violence de l'imaginaire est synonyme de violence du féti-
chisme dans un contexte de« dérégulation de l'imaginaire». La dérégula·
tion de l'imaginaire se manifeste lorsque celui-ci est «condamné a

80. Jean Pouillon, Fétiches sam fétichisme, Paris. François Ma.,pen.>. 197~. p. li 9.
36 LE SOUVERAIN MODERNE

l'impasse de la répétition du même ct à l'enfcrmcmcnt narcissique, le


salut ne pouvant venir que de la puissance structurante de l'ordre symho.
lique qui instaure la séparation de l'un et de l'autre, qui ganmtit l'ouvcr.
ture à l'autre et le renouvellement du même »111 • D'après Laplanche ct
Pontalis en effet, chez Lacan, le «symbolique désigne l'ordre de phéno-
mènes auxquels la psychanalyse a affaire en tant qu'ils sont structurés
comme langage »82 • Ces deux auteurs avancent que l'originalité de la
conception lacanienne du symbolique par rappmt à Freud, qui entend par
ce mot, sous sa «forme substantive, l'ensemble des symboles à signifi.
cation constante qui peuvent être retrouvés dans diverses productions de
l'inconscient »83, est dans Je fait que «c'est la structure du système
symbolique qui est première ; la liaison avec le symbole (par exemple le
facteur de ressemblance, l'isomorphisme) étant seconde et imprégnée
d'imaginaire »84 • Ce qui veut dire, d'après ces auteurs, que Lacan se
refuse à a~signer à un signifiant une liaison fixe avec un signifié. Mais le
symbolique désigne chez lui « une structure dont les éléments discrets
fonctionnent comme des signifiants (modèle linguistique) ou plus généra-
lement le registre auquel appartiennent de telles structures (1 'ordre
symbolique). Les notions de «de père symbolique, ou de Nom-du-père,
envisagent dans cette perspective, une instance qui n'est pas réductible
aux avatars du père réel ou imaginaire et qui promulgue la loi »85 .
Dans les sciences sociales, l'idée d'un ordre symbolique structurant la
réalité interhumaine a été dégagée par Claude Lévi-Strauss sur le modèle
de la linguistique structurale de Ferdinand de Saussure. La thèse du « Cours
de linguistique générale» ( 1955) est que le signifiant pris isolément n'a pas
de lien interne avec le signifié ; il ne renvoie à une signification que parce
qu'il est intégré à un système signifiant caractérisé par des oppositions
différentielles. Lévis Strauss étend et transpose les conceptions structura-
listes à l'étude de faits culturels où ce n'est pas seulement la transmission
de signes qui est à l'œuvre et il caractérise les structures envisagées par le
terme de système symbolique. C'est ainsi qu'il a pu écrire: «Toute cul-
ture peut être considérée comme un ensemble de systèmes symboliques
au premier rang desquels se placent le langage, les règles matrimoniales,
les rapports économiques, l'art, la science, la religion »86• D'après Alain
Caillé, distinguant le «symbolisme» du « symbolique», Lévi-Strauss est
le «penseur du symbolique, c'est-à-dire des ensembles de symboles,
institués, donnés, hérités, formant système et pour cela susceptibles d'être

81. André Corten et André Mary, «Introduction», art. cit., p. 18.


82: !ean Lap1anche et J.-B. Ponta1is, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF 1990
ore édition 1967), p. 474. '
83./bid., p. 475
84./bid.
85./bid.
86./bid.
1 ~
INTRC H>lJC~I'ION ''

étudiés selon les méthodes de la linguistique structurale ,k?. Tandis que


cet auteur définit le symbolisme non pas ~ulement comme «un ">)'Stème
figé de signes différenciés par leurs oppositions distinctives. mais aussi
l'usage des symboles, ct l'ensemble des activités par lesquelles les
hommes les créent, les choisissent, leur donnent sens. les font vivre ou les
laissent au contraire mourir et tomber en désuétude ,MM_
Pour revenir à Lacan ct Castoriadis, et selon André Corten et André
Mary, ce que Lacan et Castoriadis «s'efforcent de penser. dans des termes
certes différents, c'est la dialectique de l'imaginaire et du symbolique qui
permet à la société d'inventer à chaque instant les signification~ 'iOCÏales
inaugurales qui décident de ce que sont ses "vrais" problèmes. irréducti-
bles aux réalités rationnelles ou fonctionnelles du moment ,.,14'1. Si nous
suivons ces remarques, nous constatons que la notion de symlx>lique est
associée ici à celle de médiations fonctionnelles structurantes de l'ordre
imaginaire. La violence symbolique dans ce sens renvoie à une violence
structurante, une violence qui organise l'ordre de l'imaginaire. En forçant
peut-être les choses, je dirais que l'imaginaire relèverait plus du registre
du désordre, de l'incontrôlé, que le symbolique. Cette idée de l'imagi-
naire comme domaine du «désordre» me semble être exprimée par
Corten et Mary lorsqu'ils soulignent le fait que dans les périodes de crise
«la matrice des significations imaginaires qui fondent la vie d'une société
se met à fonctionner, si l'on peut dire,« à l'imaginaire >> 90 . Le fonctionne-
ment à l'imaginaire des significations imaginaires est un fonctionnement
dérégulé, non structuré par le symbolique ou par les médiations symbo-
liques. Ce que j'essaie de nommer par « violence de l'imaginaire ,. a trait
avec un contexte de fonctionnement dérégulé, à vide, sans la médiation
structurante du symbolique. Un auteur comme Slavoj Zizek évoque cette
problématique lorsqu'il parle, à la suite de Lacan, de« Loi symbolique».
synonyme d'« autorité patriarcale traditionnelle » 91 . La Loi symbolique
ou 1' autorité patriarcale sont évoquées par Zizek quand il parle de
«désintégration de valeurs traditionnelles>> ou «de l'autorité patriar-
cale>>. Cette désintégration serait caractéristique de la tin du millénaire et
de l'entrée de l'humanité «dans une époque nouvelle où nos vies ne
seront plus régulées par un ensemble clair d'interdits symboliques: les
individus sont de plus en plus libres de consacrer leur vie à la poursuite
de plaisirs et de choisir seulement les règles sociales contribuant en
définitive à leur propre réalisation. >> 92 Or. écrit encore Zizek, la .. désinté-

87. Alain Caillé, <<Préface» à Camille Tarot, De DurlcMim à Mau.u. 1ïn1·elllion th


symbolique. Paris, La Découverte !MAUSS. 1999, p. 17.
88. Ibid., p. 17.
89. Ibid., p. 19.
90. Ibid., p. 18.
91. Slavoj Zizek, Le spectre rOde toujours. Actualirt' du Manifene du Puni.-~..
niste, Paris, Nautilus, 2002, p. 28.
92. Ibid.. p. 28.
38 LE SOUVERAIN MODERNE

gration de l'autorité paternelle a( ... ) deux facettes. D'une part, les normes
prohibitives symboliques sont de plus en plus souvent remplacées par des
idéaux imaginaires (de succès social, de forme corporelle) ... D'autre part,
le manque d'interdits symboliques est comblé par la réémergence de
figures surmoïques féroces. Cela produit un sujet extrêmement narcis-
sique, qui perçoit toutes choses comme une menace potentielle pour son
équilibre imaginaire précaire. En témoigne l'universalisation de la
logique victimaire qui fait que tout contact avec un autre être humain a
tendance à être perçu comme une menace potentielle »93 .
Si nous suivons ces considérations, nous sommes amené à suggérer
quelques conséquences par rapport à ce que nous appelons la « violence
de l'imaginaire». En effet, la «violence de l'imaginaire» serait ici la
violence qu'exerceraient des sujets marqués par le «manque d'interdits»
patriarcaux, c'est-à-dire par la fin «des normes prohibitives symbo-
liques» servant la «domination masculine » 94 . Ces individus seraient
ainsi placés sous le commandement, si je puis me permettre ce terme, des
«figures surrnoïques féroces», qui, dans le contexte de l'Afrique cen-
trale. s'incarnent de manière significative dans une figure féminine féroce
et ambivalente telles Mami Wata ou Mademoiselle comme nous l'avons
montré ailleurs 95 .
La violence de l'imaginaire est ainsi précisément la violence qui se
manifeste par la transgression des interdits constitutifs de l'ordre
patriarcal formant l'ordre symbolique, c'est-à-dire l'ordre culturel coutu-
mier des traditions. Le phénomène de déparentélisation est à ce sujet ce
qui manifeste une situation marquée par la violence de l'imaginaire. Par
déparentélisation, j'entends l'ensemble des procès d'exténuation et de
rupture des liens de parenté et surtout de la figure d'autorité patriarcale
(ce qui conduit sur le plan social à 1' émergence des femmes comme
«chefs de famille » précaires ou non) ; de réduction drastique de la
sphère des solidarités claniques, lignagères dans les sociétés urbaines et
rurales d'aujourd'hui96 ; procès dont une des conséquences majeures est
l'exacerbation des logiques d'ethnisations politiques, autrement dit des
logiques de productions de fétiches ethniques. Dans un contexte histo-
rique non caractérisé par la déstructuration de la loi symbolique, la
violence de l'imaginaire se confond avec la violence symbolique. Enfin,
je voudrais souligner le fait que la violence de l'imaginaire se caractérise

93. Ibid., p. 30.


94. Pierre Bourdieu, «La domination masculine», Actes de la recherche en sciences
.wciales, 84, 1990, pp. 2-31.
95. Joseph Tonda, La guérison divine en Afrique centrale ... , op. cit. L'ambivalence de
cette figure "féroce" est manifeste dans le travail de Bogumil Jewsiewicki, Mami Wata.
La peinture urbaine au Congo, Paris, Gallimard, 2003.
96. Proce\sus qui caractériserait la globalisation ou la mondialisation. Voir Jean-Fran-
çois Bayart, Le gouvernement du monde. Une critique politique de la globalisation, Paris,
Fayard, 2004.
INTRODUCTION 39

par une profusion d'utopies, elle consiste à rendre possibles des mondes
apparemment impossibles. Elle est alors un indicateur des mutations qui
travaillent une société97 .
Récapitulons: la violence de l'imaginaire, violence du fétichisme.
s'exerce au moyen des images, des gestes corporels, des moL<;, c'est-à-
dire des fétiches, supports d'idéologies. Cette violence a pour contexte
privilégié celui des camps, espaces de déshérence, espaces déshérités.
instables, mouvants, incertains ; autrement dit, espaces de dérégulation
des ordres symboliques coutumiers. Pour marquer davantage la différence
que nous suggérons entre violence de 1' imaginaire et violence symbo-
lique, examinons, de plus près, ce que la sociologie d'inspiration webe-
rienne et structuraliste entend par violence symbolique.

Violence de l'imaginaire ou violence symbolique ?

Toutes les observations qui précèdent nous amènent en effet à distin-


guer la violence de l'imaginaire de ce que la sociologie d'inspiration
weberienne et structuraliste appelle la violence symbolique. Pour nous. la
violence de l'imaginaire, violence du fétichisme, fonctionne sur la base
de la méconnaissance, au même titre que la violence symbolique. Mais. à
la différence de la violence symbolique, la violence de l'imaginaire a
pour principe la reconnaissance collective de la réalité matérielle ou
tangible des entités imaginaires que sont les diables, les génies, les ancê-
tres, les «énergies », les « étoiles », etc. De même, tandis que la violence
symbolique se fonde sur une définition des mots comme « signes
verbaux » et les distingue des idées, la violence de 1' imaginaire repose sur
le principe que les mots et les idées sont des puissances, des êtres dont
l'action sur les corps est tangible. Que faut-il donc entendre par recon-
naissance de la réalité matérielle des entités imaginaires ? Essentiellement
ceci : si, dans la violence symbolique, les agents méconnaissent ,, les
rapports de force qui sont au fondement de sa force >> 98 , parce que l'agent
«coopère de lui-même à la violence qui le prend pour cible et prend part
de son propre mouvement à son asservissement», ce qui fait la « force
propre de la violence symbolique n'est finalement rien d'autre que la
force propre de l'individu, mobilisée par l'habitus et retournée contre lui-
même »99 ; dans la violence de l'imaginaire, les agents reconnaissent les
rapports de force qui sont au fondement de sa force. On reconnaît que
toute violence exercée par les esprits, les ancêtres, les Diables. les mots.
les signes, les images, est inséparable des rapports de force matériels (les

97. Sur cet aspect, lire Georges Balandier (éd.), Sociologie des mutations, Paris, An-
thropos, 1970.
98./bid.
99. Emmanuel Terray, «Réflexion sur la violence symlx)lique », ACluel Marx. 20.
2c semestre 1996, p. 22.
40 LE SOUVERAIN MODERNE

rapports aux corps et aux choses, qui sont simultanément des usages des
corps et des choses dans les relations sociales) qui la traduisent, puisque
la violenèe de l'imaginaire s'atteste par des coups que peuvent prendre en
plein jour et sur leur corps des gens : coups de poing, coups de machette,
coups de fusil, coups de matraque, qui sont simultanément des mauvais
coups du sort. Autrement dit, tous ces (mauvais) coups, qui sont donnés
lors de conflits autour de la possession des biens matériels, du pouvoir, du
prestige, etc., et qui opposent parents, voisins, amis, alliés, concitoyens,
coreligionnaires, etc., peuvent s'interpréter comme des coups de fusils
nocturnes ou mystiques, c'est-à-dire des coups de la sorcellerie, des coups
des forces invisibles que sont les esprits, dont le Diable, notamment.
Mais cette reconnaissance collective de la matérialité des puissances
imaginaires est rendue obtuse, dans la violence de l'imaginaire, par ce
qu'elle ne donne pas lieu à une connaissance positive de la réalité et donc
de la détermination des facteurs objectifs qui sont au fondement des
malheurs et des souffrances. La reconnaissance de la matérialité des
entités imaginaires fonctionne donc à l'idéologie, en ce sens qu'elle fait
voir les déterminations causales à travers un processus d'illusion/
allusionHlO. On peut également dire que cette reconnaissance est en
permanence inscrite dans 1'imaginaire, au sens où l'imaginaire, selon
Gilles Deleuze, «n'est pas l'irréel, mais l'indiscemabilité du réel et de
l'irréel » 101 . La violence de l'imaginaire, violence du fétichisme, est donc
cette violence exercée par des entités dont il est difficile de dire qu'elles
sont réelles ou irréelles, c'est-à-dire, dans un autre langage, sensibles ou
suprasensibles.
Le corpus conceptuel de Pierre Bourdieu sur le « symbolique » 102 ne
nous permet pas par ailleurs de dire qu'il y a chez lui la prégnance de ce
que nous appelons la violence de l'imaginaire. Les conditions d'exercice,
les modalités et le contexte sociohistorique de la violence symbolique ne
sont pas les mêmes que ceux d'exercice de la violence de l'imaginaire
telle que nous la concevons. «Structures symboliques», «pouvoir sym-
bolique», «force symbolique», «violence symbolique», ~<profit symbo-
lique» n'ont pas pour principe fondamental d'« efficacité» la « recon-
naissance » de la « force )) des puissances imaginaires que sont les génies,
les sorciers, les esprits, Dieu, le diable dans la vie sociale, économique,
culturelle et politique. Par exemple, pour parler des « structures symbo-
liques )>, du «pouvoir symbolique>), Pierre Bourdieu évoque 1' « effet de
théorie)) dans la «constitution )> des structures sociales : « J'en viens de

100. Louis Althusser, <<Idéologie et appareils idéologiques d'État>>, La Pensée, 151,


juin 1970, pp. 3-38.
101. D'après la définition de l'imaginaire de Gilles Deleuze, cité par Jean-François
Bayart, L'illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996, p. 223.
102. Pour une discussion du caractère équivoque du symbole et du symbolique, lire
Camille Tarot, «Les lyncheurs et le concombre ou la définition de la religion quand
même». Revue du MAUSS, 22, 2e semestre 2003, pp. 269-302.
INTRODUCTION 41

plus en plus à me demander si les structures sociales d'aujourd'hui ne


sont pas les structures symboliques d'hier et si par exemple la classe telle
qu'elle se constate n'est pas pour une part le produit de l'effet de théorie
exercée par l'œuvre de Marx. Bien sûr, je ne vais pas jusqu'à dire que ce
sont les structures symboliques qui produisent les structures sociales :
l'effet de théorie s'exerce d'autant plus fortement que préexistent à l'état
potentiel, "en pointillé", dans la réalité, comme des principes de divisions
possibles (qui n'est pas nécessairement le plus évident pour la perception
commune), les divisions que la théorie, en tant que principe de vision et
de division fait accéder à l'existence visible. Ce qui est sûr, c'est que.
dans certaines limites, les structures symboliques ont un pouvoir tout à
fait extraordinaire de constitution (au sens de la philosophie et de la
théorie politique) qu'on a beaucoup sous-estimé » 103 . Ou encore: << L'ef-
fet de théorie est d'autant plus puissant que la théorie est plus adéquate.
Le pouvoir symbolique est un pouvoir de faire des choses avec des mots.
C'est seulement si elle est vraie, c'est-à-dire adéquate aux choses, que la
description fait des choses. En ce sens, le pouvoir symbolique est un
pouvoir de consacrer ou de révéler des choses qui existent déjà. Est-ce à
dire qu'il ne fait rien? En fait, comme une constellation qui, selon Nelson
Goodman, commence à exister seulement lorsqu'elle est sélectionnée et
désignée comme telle, un groupe, classe, sexe (genre), région, nation, ne
commence à exister comme tel, pour ceux qui en font partie et pour les
autres, que lorsqu'il est distingué, selon un principe quelconque, des autres
groupes, c'est-à-dire à travers la connaissance et la reconnaissance » 104 .
Certes, de manière analogique, 1' « effet de théorie » qui évoque chez
Bourdieu les« structures symboliques», productrices de réalité peut s'ap-
pliquer aux « théories indigènes » et on peut parler de 1' « effet de théories
indigènes» des devins guérisseurs ou des prophètes, c'est-à-dire ces
personnages qui ont le «pouvoir symbolique » proprement « extraordi-
naire» de produire des « sorciers » ou des «diables » (1 'exemple paradig-
matique étant celui du prophète Atcho de Côte d'lvoire 105). Mais le
devin-guérisseur ou, plus encore, le prophète n'exercent leur «pouvoir
symbolique» que comme figures incarnant l'<< arbitraire » du « droit
.
cou t unner » 106 ou du «pou vou. h .
c ansmatique.
», sans « formalisation » de
la loi ou du droit : «un droit formel assure la calculabilité et la prévisibi-
lité (au prix d'abstractions et de simplifications qui font que le jugement
le plus conforme formellement aux règles formelles du droit peut être en
contradiction complète avec les évaluations du sens de l'équité ... ). Il
assure surtout la substituabilité parfaite des agents chargés de "'rendre la
justice", comme on dit, c'est-à-dire d'appliquer selon les règles codifiées

103. Pierre Bourdieu, Choses dites, Paris. Minuit, 1987. p. 29.


104./bid.• p. 164.
105. Colette Piault (éd.), Prophétisme et thérapeutique. Albert .-'.tcho et la commu·
nauté de Bregbo, Paris, Hermann, 1975.
106. Pierre Bourdieu, Choses dites, op. cit.. p. 103.
42 LE SOUVERAIN MODERNE

des règles codifiées. N'importe qui peut rendre la justice. On n'a plus
besoin d'un Salomon. Avec le droit coutumier, si on a Salomon, tout va
bien. Sinon le danger d'arbitraire est très grand. On sait que les nazis
professaient une théorie charismatique du nomothète, confiant au Führer,
placé au-dessus des lois, la tâche d'inventer le droit à chaque moment »101.
Ainsi, ce sur quoi insiste Bourdieu, dont la théorie est « adéquate aux
choses >> des sociétés du capitalisme avancé, notamment de la société
française, c'est que le «pouvoir symbolique>>, la «force symbolique»
doivent être compris dans un contexte historique où il existe une formali-
sation de la loi ou du droit qui, dès lors, tire sa « force » ou son « pouvoir
symbolique>> de l'« efficacité proprement symbolique de la forme » 108 .
Car la «violence symbolique, dont la réalisation par excellence est sans
doute le droit, est une violence qui s'exerce dans les formes, en mettant
les formes »109• Il nous semble que la formalisation et la «rationalisa-
tion» qui lui est coextensive dans la conception bourdieusienne de la
«violence symbolique» et qui font que n'« importe qui » peut rendre la
justice, sont antinomiques avec la violence de l'imaginaire qu'exercent
les devins, les prophètes ou les Führer. L'idée de «substituabilité» pour
rendre la justice dans un contexte de domination de la violence symbo-
lique incarnée par le droit, est incompatible avec la réalité des sociétés
africaines où, comme c'est le cas au Gabon, J'État est incarné par la
figure de ce que Michel Foucault appelle le «pouvoir de souveraineté»,
le« pouvoir de type souverain», et où domine ce que cet auteur appelle
la« vérité-événement». Qu'est-ce que le pouvoir de souveraineté? Et que
signifie chez Foucault la « vérité-événement » ? S'agissant du « rapport de
souveraineté», nous retiendrons le premier des trois critères dégagés par
Foucault: «( ... )c'est un rapport de pouvoir qui lie souverain et sujet selon
le couple de relations asymétriques: d'un côté, le prélèvement, et de
l'autre la dépense. Dans le rapport de souveraineté, le souverain prélève
des produits, des récoltes, des objets fabriqués, des armes, de la force de
travail, du courage; il prélève aussi du temps, des services, et il va, non
pas rendre ce qu'il a prélevé, car il n'a pas à rendre, mais en opération de
retour symétrique, il va y avoir la dépense du souverain, qui peut prendre
la forme soit du don, qui peut se faire lors des cérémonies rituelles - dons
de joyeux événements, dons au moment d'une naissance-, soit celle d'un
service, mais d'un tout autre type que celui qui a été prélevé: comme par
ex,emple, le service de protection ou le service religieux qui est assuré par
l'Eglise; ça peut être également la dépense payée lorsque, pour des fêtes,
pour l'organisation d'une guerre, le seigneur fait travailler, moyennant
rétributions, ceux qui l'entourent. Vous avez donc là ce système prélève-
m.ent-~épense qui me paraît caractériser le pouvoir de type souverain.
B1en sur, le prélèvement l'emporte toujours très largement sur la dépense,

107. Ibid., p. 103.


108./bid.
109./bid.
INTRODUCTION

et la dissymétrie est tellement grande que l'on voit de façon très claire~
profiler, derrière ce rapport de souveraineté et de couplage dissymétrique
prélèvement-dépense, la déprédation, le pillage, la guerre » 110 • De plus. le
pouvoir de type souverain est caractérisé par une situation où Je corps du
roi, qui est l'esquisse de l'individualité du <<côté du souverain"· ne peut
assurer cette représentation qu'au prix d'une ''curieuse. paradoxale et
mythologique multiplication de corps. D'un côté, des corps mais pas
d'individualité; de l'autre côté, une individualité mais une multiplicité de
corps » 111 • Ce corps du roi, parce qu'il est multiple, ne disparaît pas avec
la mort du roi. Avant de revenir dans un instant sur la '' vérité-événe-
ment», soulignons qu'elle désigne chez Foucault toute «vérité" qui "se
provoque par des rituels, qui se capte par des ruses, qui se saisit selon des
occasions ( ... ), c'est un rapport de domination et de victoire. un rapport.
donc, non pas de connaissance, mais de pouvoir ,, 112 •
Ce pouvoir souverain qui prélève et qui dépense. par exemple sous
forme de « dons » (le fameux ethos de la redistribution qui caractérise le
chef africain et qui doit guider 1'action de tout homme prétendant à un
leadership 113 ) que le chef de l'État fait par l'intermédiaire des" ministres
de la République », aux hôpitaux, aux écoles, aux prisons. aux casernes.
etc. et dont le corps se démultiplie dans les billets de banque de 10 fX)O F
CFA, c'est-à-dire les plus «gros» billets disponibles. et qui représente
paradoxalement l'individualité face à des corps qui ne constituent pas
d'individualité, ne peut pas correspondre à une formalisation du droit. et
donc au principe de substituabilité pour rendre la justice. Car, à suivre de
près Foucault, nous nous rendons compte que le pouvoir qui correspond
au principe de substituabilité dont parle Bourdieu est le pouvoir que le
premier appelle pouvoir disciplinaire. Ce dernier «est individualisant
parce qu'il ajuste le fonction-sujet à la singularité somatique par l'inter-
médiaire d'un système de surveillance-écriture ou par un système de
panoptisme pangraphique qui projette derrière la singularité somatique.
comme son prolongement ou comme son commencement. un noyau de
virtualités, une psyché, et qui établit de plus la norme comme principe de
partage et la normalisation comme prescription universelle pour tous ces
individus ainsi constitués » 114• Michel Foucault montre bien dans Sur-
veiller et punir comment le pouvoir disciplinaire se distingue, à partir du
dispositif du Panoptisme de Jeremy Bentham, du pouvoir de souverai-
neté, et comment le pouvoir disciplinaire est un poumir anonyme. à
travers précisément la substitualité dans la surveillance des prisonniers et

110. Michel Foucault, Le poui'Oir psychiatrique. Cours au Collt!(t' de Fra,.·e. /97.~-


1974. Paris, Hautes Études, Gallimard, Le Seuil, 2003. p. 44.
Ill. Ibid. p. 48.
112./bid., p. 237.
113. Lire sur cet aspect Émilie Raquin, « La ligure du musicien congolai~. Dissidence.
pouvoir et imaginaire à Kinshasa», Rupture, 4, 2002, nouvelle série. pp. S.\. 75.
114. Michel Foucault, Le pou~·oir psychimrique ... , op. cit .. p. ~7.
44 LE SOUVERAIN MODERNE

comment il participe de la rationalisation par 1' écriture. Ce qui pourrait se


dire, dans le langage de Pierre Bourdieu, par « violence symbolique» est
bien manifeste dans l'effet du panoptisme quand «un assujettissement
réel naît mécaniquement d'une relation fictive » 115 , car celui «qui est
soumis à un champ de visibilité, et qui le sait, reprend à son compte les
contraintes du pouvoir; il les fait jouer spontanément sur lui-même; il
inscrit en soi le rapport de pouvoir dans lequel il joue simultanément les
deux rôles, il devient le principe de son propre assujettissement. Du fait
même, le pouvoir externe, lui, peut s'alléger de ses pesanteurs physiques;
il tend à l'incorporel; et plus il se rapproche de cette limite, plus ses
effets sont constants, profonds, acquis une fois pour toutes, incessamment
reconduits : perpétuelle victoire qui évite tout affrontement physique et
qui est toujours jouée d'avance » 116 • Un assujettissement qui est obtenu
par 1' « incorporel » du pouvoir correspond bien à une « domination »
obtenue par la « violence symbolique » chez Bourdieu.
Avant Foucault et Bourdieu, Max Weber a fait valoir le « désenchante-
ment» comme épuisement du règne de l'invisible dans la société caracté-
risée par la« rationalisation», et quoi qu'on dise aujourd'hui de la réalité
de ce «désenchantement», il est facile de souligner que, dans deux
amphithéâtres situés respectivement en Afrique noire et en Europe, un
enseignant qui ferait successivement son cours de sociologie des religions
fera l'expérience de deux attitudes totalement opposées: en Afrique,
presque aucun de ses étudiants ne considérera les scénarios de la man-
ducation cannibale sorcellaire comme relevant de 1' imaginaire, tandis
qu'en Europe c'est à la consternation de ces étudiants surpris par ces
« croyances incroyables )) des Africains qu'il aura affaire. Tout son
problème sera, s'il n'est pas lui-même partisan de ces «croyances in-
croyables)), de les sortir d'une vison culturaliste ou essentialiste, en les
inscrivant dans l'histoire.
Récapitulons: dans un contexte historique où s'exerce la violence de
l'imaginaire, violence du fétichisme, les gens croient massivement à la
réalité matérielle des entités imaginaires, à la matérialité des entités
imaginaires, mais cette croyance est travestie par l'idéologie. En d'autres
termes, ils reconnaissent sans le savoir, et notamment le savoir scienti-
fique, que la violence de l'imaginaire est une violence des forces sociales.
En revanche, la violence symbolique s'exerce dans un contexte historique
où cette reconnaissance de l'action effective, matérielle, ou tangible des
entités imaginaires est réservée à des cas ou à des situations limites,
exceptionnels ou catastrophiques, parce que la pensée scientifique, la
puissance technique, la pensée sociale et politique sont hégémoniques
dans 1' explication et le traitement de la maladie, de 1' infortune, de la
mort. J'entends par pensée sociale ou politique une pensée qui, pour

115. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p. 236.


116. Ibid., p. 236.
INTRODUCTION 45

expliquer les souffrances, les violences, les «malheurs». la maladie. la


mort, fait par exemple référence à des « extérieurs socialisés •• que sont
l'« air», la «pollution», le «bruit», la «nourriture frelatée». «la ville "·
les « mauvaises politiques » et non à des entités imaginaires comme les
démons, le Saint-Esprit, Jésus, les ancêtres claniques ou ethniques. etc.
En effet, dans les représentations de la maladie et de la santé en Occident.
notamment en France, si nous suivons un auteur comme Claudine Herz-
lich117, l'interprétation du désordre biologique dépasse !"étiologie spéci-
fique pour mettre en cause des« extérieurs socialisés». Même si. dans ce
processus, nous retrouvons le schéma connu dans l'interprétation de la
maladie en Afrique, celui de la maladie exogène, engendrée par une
causalité extérieure, par l'intrusion réelle ou symbolique d'un objet nocif,
qui fait que la notion d'« intoxication», par exemple. désigne dans la
représentation de la santé et de la maladie étudiée par Claudine Herzlich.
cette incorporation lente mais continuelle d'éléments nocifs et à un
niveau plus global, par l'action malfaisante d'un être malsain. la société;
nous ne pouvons parler, s'agissant de la société française, de violence de
l'imaginaire. La notion de société dans la représentation de la maladie
étudiée par Herzlich est complexe: d'abord, la société n'est pas conçue
comme un ensemble de rappons sociaux. Ce ne sont pas les relations ou
les conflits de groupes divers qui la définissent. Elle est objectivée en un
environnement nocif: l'air pollué, le bruit, la nourriture qu'on qualifie de
chimique. La représentation rend la société neutre, Le social dont il est
question n'est pas celui des rapports de force, mais celui des conditions
d'environnement: le social est naturalisé en conditions d'environnement
matériel. Ensuite, l'« intoxication » représente l'inscription de ces élé-
ments matériels nocifs sur le corps d'un individu particulier. sa résistance.
sa santé spécifique. Le paradigme dont rend compte cette représentation
est celui du rapport entre l'individu et la société qui se trouvent dans
une sorte de face-à-face, avec une société envisagée comme un être
global aux manifestations surtout matérielles. et des individus isolés.
quelque peu désinsérés des relations sociales. La représentation envisage
ainsi la maladie d'abord comme maladie d'un individu isolé. Il y a donc
individualisation de la maladie. Elle s'explique par l'histoire. souligne
Herzlich. En Occident le fléau collectif - l'épidémie qui n'atteignait pas.
par définition - un individu isolé mais la collectivité. a disparu. Aujour-
d'hui, on est malade seul. Le fait que l'on soit malade n'implique pas que
d'autres le soient.
En France donc, l'imaginaire de la maladie rend compte des média-
tions matérielles et sociales qui, historiquement, se sont constituées. En

117. Claudine Herzlich. «Médecine moderne et quête de sens : la maladie ~igniliant


social>>, in Marc Augé et Claudine Herzlich (eés). Le sens du mal. Anthropoiogie.lti.<I<>Ù'f'.
sociologie de la maladie, Paris, éd. des Archives contemporaines, 1986 ( 1,.. édition 19841.
pp. 189-215.
46 LE SOUVERAIN MODERNE

Afrique, ces médiations n'existent pas ou plus se sont effondrées du c ·


, , 1 .
des deregu d ,, ' lau
atlons e 1 Etat par les politiques d'ajustement structurel
·1ences mu 1·1
1es vw .,
tJp es et var1ees auxquelles elles ont donné lieu et •Par
dérégul~tion~ é~onomiques et politiques ont renforcé ou aggravé c~llesc~~
la fonct1~n ~1gmfiante, ~·est-à-dire symbolique de l'imaginaire, ce qui fait
que celUI-Cl exerce directement sa violence sur les individus ou les
groupes. Notamment, à l'occasion d'interprétations de la maladie. Le trai-
tement de cette dernière, dans le pentecôtisme, est un exemple particuliè-
re~ent illustratif de la violence de l'imaginaire: en effet, par sa faculté à
fa1re des mots ou des signes des puissances diaboliques, le pentecôtisme
s'impose comme un lieu privilégié d'exercice de la violence de l'imagi-
naire. L'impudicité, l'orgueil, la gourmandise, la médisance, la prostitu-
tion sont, dans l'idéologie pentecôtiste, des démons qu'il importe de
chasser par la délivrance. Le pentecôtisme constitue ainsi les mots en
entités tangibles ayant une action directe, matérielle, sur les corps (de la
même manière que l'imagination populaire au Congo, à l'époque du
régime révolutionnaire, faisait de l'impérialisme, du néo-colonialisme,
des êtres de chair et de sang contre lesquels le pays tout entier était en
guerre) et procède à une réduction ontologique du signifiant au signifié.
Nous voyons ainsi que, dans un contexte historique où s'exerce la
violence symbolique, les « représentions profanes » de la maladie et de la
santé, bien que constituant un système autonome, non réductible au
savoir médical, ne conduisent pas massivement à recourir aux guérisons
miraculeuses de Lourdes ou aux suicides collectifs sous les injonctions
des puissances invisibles sous l'administration desquelles fonctionnent
les sectes. Autrement dit, et de manière générale, dans un contexte social
ou historique d'exercice de la violence symbolique, un corpus de rêves, de
visions, de prophéties, ne détermine pas une décision qui met en péril la
vie d'un parent, d'un allié, d'un adversaire politique 118, ou la paix dans
un territoire dirigé par un État de droit. Cette conception que nous propo-
sons implique de considérer l'efficacité symbolique, telle qu'elle est
décrite par Lévi-Strauss, comme un moyen de la violence de 1' imaginaire.
En d'autres termes, la violence de l'imaginaire use de l'efficacité symbo-
lique, mais la violence symbolique, qui use également de 1'efficacité
symbolique, n'est pas à notre sens, de la violence de l'imaginaire. Les
contextes historiques et politiques dans lesquels 1' une et l'autre se
déploient obligent à les distinguer.

118. J'a~ montré comment la guerre de 1997 a commencé à partir d'une prophétie du
Prophète WJiham. VOJr Joseph Tonda, La guérison divine en Afrique centrale 1
chapitre 7. ···• op. Cl··
INTRODUCfiON 47

Idéologie, hégémonie et violence de l'imaginaire

Toutes les observations que nous venons de formuler peuvent se


résumer de la manière suivante: la violence de l'imaginaire est synonyme
de violence du fétichisme dans un contexte historique où les travestisse-
ments idéologiques du rapport des corps aux choses qui ressortissent aux
rapports de connaissance constitutifs des rapports sociaux sont corrélatifs
d'un contexte de dérégulations et ne sont pas coextensifs à la domination
de la pensée technicienne, scientifique, sociale. Nous voudrions à présent
suggérer que la «domination » dont il est question ici doit s ·entendre
comme hégémonie. Ce qui nous amène à tenter de décrire les rapports
entre idéologie et hégémonie dans un contexte où domine la violence de
l'imaginaire; principe de la puissance du Souverain moderne.
Résumant la problématique gramscienne de 1' hégémonie dans son
rapport à l'idéologie telle qu'elle est reprise par Jean et John Comaroff 119•
André Mary écrit que l'hégémonie désigne « les formes implicites, pré-
discursives, dont la naturalité, l'évidence font qu'elles s'imposent d'elles-
mêmes et constituent le tissu du consensus communautaire ,, 120 et l'idéo-
logie, dans cette même perspective, «renvoie aux contenus articulés d'un
discours argumenté et porté par des agents, et qui suscite engagement et
contestation, domination et résistance » 121 •
L'hypothèse que nous proposons à ce sujet est qu'il y a hégémonie
lorsque l'illusion du caractère universaliste de l'idéologie n'impose à
aucun groupe, à aucune classe ou fraction de classe la nécessité du
mensonge pour partager ou imposer sa «vision» du monde (son hégé-
monie) pour exercer sa domination. En d'autres termes, nous faisons
valoir qu'il y a hégémonie lorsque l'idéologie est consubstantielle à la
croyance, au sens de Pierre Bourdieu, à savoir un <<état de corps>>, dans
la mesure où elle« est inculquée par les apprentissages primaires qui ( ... )
traitent le corps comme un pense-bête, comme un automate qui entraîne
l'esprit sans qu'il y pense en même temps que comme dépôt où sont
conservées les valeurs les plus précieuses » 122 • C'est dans ce sens que
André Mary, parlant de la «croyance » en la sorcellerie dans les sociétés
africaines, souligne que «pour un Africain être membre de sa société
c'est, non pas «croire» à la sorcellerie car ce serait déjà poser le pro-
blème en termes d'alternative (y croire/ne pas y croire) et donc en termes
d'adhésion individuelle ou d'opinion personnelle, mais a-.sumer la pensée
sorcellaire comme un héritage qui fait partie de ces choses qui vont de

119. Jean et John Comaroff (cds), Of Revelation mui Rel'O/ution. ('hristianir.-. Colo·
nialism, and Consciousness in South Africa, vol. 1. Chicago. Londres. The üniv~rsil) of
Chicago Press, 1991.
120. André Mary, <<Conversion et conversation: les paradoxes de !"entreprise
missionnaire>>, Cahiers d'études africaines, 160, XL-4. 2000. p. 789.
121. Ibid., p. 789.
122. Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris. Le Seuil. 1980, p. 115.
48 LE SOUVERAIN MODERNE

soi, comme le fait d'être de tel village et d'appartenir à tel lignage, parce
qu'elles définissent les fondements de l'être-ensemble. » 123 Dans la
mesure où le problème de l'alternative de croire ou de ne pas croire ne se
pose pas, où la sorcellerie, comme croyance, c'est-à-dire« état de corps»,
est partagée aussi bien par les dominants que par les dominés, ceux qui
exercent leur domination sont ceux que l'imagination de la croyance fait
voir, fait imaginer ou fait vivre comme des détenteurs d'un surcroît de
puissance indispensable à leur position. Inutile d'insister sur le fait qu'ils
dominent parce qu'ils seraient effectivement détenteurs de ce surcroît de
puissance qu'on appelle l'organe de sorcellerie : Ev us, 1zan ga, Kundu,
etc. Ils sont censés avoir l'organe de sorcellerie parce qu'ils dominent. En
un tel contexte, dire que le concept d'hégémonie, chez Gramsci, «indique
effectivement le fait qu'une classe impose à une formation sa propre
conception du monde, conquiert donc en ce sens la place de l'idéologie
dominante, et ceci avant la conquête du pouvoir politique » 124 , signifie
que la classe qui «impose » sa « propre conception du monde » ne le fait
qu'en exploitant un héritage, un fond& de croyances communes aux domi-
nants et aux dominés «qui fait partie de ces choses qui vont de soi».
L'« idéologie dominante» peut alors se confondre avec l'hégémonie et
rendre la domination «naturelle». Mais ce cas de figure nous paraît
exclusif aux sociétés de la tradition, en particulier les sociétés lignagères,
où la domination ne dépendait pas, aussi bien d'un point de vue anthropo-
logique que sociologique des statuts acquis, mais des statuts hérités. Le
point de vue anthropologique signifie le point de vue des mythes, et donc
des croyances qui «légitiment» la« domination». Le point de vue socio-
logique, dans ce cas de figure précis, signifie le point de vue des possibi-
lités sociales de faire autre chose que ce que font les parents : une
«classe» d'éleveurs qui émergent d'une lignée des ascendants cultiva-
teurs ou cueilleurs habitant des maisons dont les matériaux seraient
fondamentalement différents de ceux des maisons des membres du
lignage ou du village, comme une forte tendance au célibat sans progéni-
ture qui s'instaure dans un contexte où la norme est d'avoir une épouse et
des enfants, etc.
C'est dire que l'hégémonie ne se confond avec l'idéologie que dans
des sociétés où le rapport social est fait de reproduction plutôt que de
production de nouvelles configurations sociales. La conséquence de ce
qui précède est que la «domination» d'une classe dans le contexte des
sociétés africaines contemporaines marquées par des mutations rapides et
cumulées, c'est-à-dire de dérégulations des structures symboliques, sociales,
économiques, conjugue idéologie et hégémonie, foi et croyance, symbo-

123. André Mary,<< Sorcellerie bocaine, sorcellerie africaine. Le social, le symbolique


et l'imaginaire», Cahiers du LASA, Laboratoire de sociologie anthropologique de l'uni-
versité de Caen, Sorcellerie, bocage et modernité, 1er semestre 1987, p. 133.
124. Nicos Poulantzas, Pouvoir politique classes sociales Il, Paris, Maspero (Petite
collection), 1971, pp. 24-25.
INTRODUCTION 49

li que et imaginaire. La violence de l'imaginaire, violence du fétichisme.


est la caractéristique du rapport aux corps et aux choses propre à ce
contexte de dérégulations, car ces dérégulations décomposent l'hégé-
monie en tant que croyance, c'est-à-dire« état de corps», par conséquent
elles déstructurent des rapports aux corps et aux choses.

Structures de causalité, structures composites de schèmes constitutives de


figures, de catégories et de réalité

Ces considérations nous amènent à définir les structures où se conju-


guent de manière dialectique idéologie et hégémonie, et qui sont pour
nous les «structures de causalité». Nous avons laissé entendre plus haut
que les structures de causalité sont des structures composites de schèmes
constitutives de figures. Elles sont au fondement de la violence de l' ima-
ginaire, violence du fétichisme, du Souverain moderne. Essayons de pré-
ciser davantage cette notion. Pour bien saisir ce que sont les structures de
causalité, il faut partir des concepts de redondance et de superposition
tels qu'ils ont été élaborés par Yves Barel, en nous aidant de longues cita-
tions de cet auteur. D'après lui en effet, c'est« la redondance qui permet
de comprendre la propriété qu'ont des "éléments" d'un système d'être
des "parties totales", c'est-à-dire quelque chose qui, localement, exprime
la totalité et qui, pourtant, n'est pas la totalité: la forme paradoxale de
l'expression "partie totale" traduit ici le paradoxe de la redondance » 125 •
tandis que le paradoxe de la« superposition» qui est, d'après Barel, une
«forme renforcée, de la redondance», est « liée au fait que deux objets
distincts ou distinguables occupent tout ou partie du même espace. espace
réel ou espace métaphorique. Deux objets et deux objets qui ne perdent
pas leur individualité se trouvent en un seul et même lieu! Ce qu'on peut
exprimer autrement : quand il y a superposition, 1' objet. pris dans sa tota-
lité, n'est pas un objet mais un ensemble d'objets différents qui, pourtant,
ne forment qu'un objet. En d'autres termes, l'identité et la différence
fusionnent » 126• Pour expliquer comment précisément les schèmes relè-
vent des paradoxes de la redondance et de la superposition, qui excluent
une démarche « élémentaliste », Yves Barel fait valoir que chez Gilbert
Durand, où « derrière les grouillements des structures visibles. il y a les
structures mères, plus simples, moins nombreuses >> et qui sont « les
schèmes et les archétypes>>, et «peut-être les «régimes>> qui les regrou-
pent», le «passage de l'archétype au symbole, du non-incarné à l'in-
carné, au substantiel (ce qui acquiert substance), est peut-être ce qui lui
permet de penser l'impensable: la polysémie de la structure simple». Et

125. Yves Barel, Le paradoxe et le système. Essai sur le fantastique soda/, Grenoble.
PUG, 1979, p. 118.
126./bid., p. 119.
50 LE SOUVERAIN MODERNE

Yves Barel de s'interroger: «On pourrait se demander, à la suite de


Durand, comment se crée cette polysémie à partir du simple: vient-elle
"seulement" de la substantification, ou bien de la multi-appartenance du
symbole à plusieurs schèmes ou archétypes ? » Et voici sa réponse : « En
fait, les deux choses ne diffèrent peut-être qu'en apparence. Il se peut que
cette multi-appartenance nécessite que plusieurs schèmes ou archétypes
se superposent sur le même territoire, c'est-à-dire ici se substantifient
dans les mêmes "objets". Au fond ce que dit Durand est que, dans les
symboles plus ou moins substantifiés et rendus polysémiques de ce fait,
se profile toujours et se laisse deviner la "pureté" et la "simplicité" de
schèmes ou d'archétypes désincarnés ou, plus exactement, non incarnés.
Mais inversement, ces schèmes et ces archétypes ne s'observent jamais à
l'état "pur", mais toujours compromis dans la symbolisation, c'est-à-dire
dans l'opération de prise de substance de ces schèmes et archétypes (... ).
Tant qu'il s'agit de "réalité", c'est-à-dire de formes concrètes d'existence
des choses, ce que l'on observe c'est toujours la superposition de la
"substance" et des schèmes ou archétypes : une structure ou un système
"réels" ont pour constituants des "éléments" qui sont déjà le siège de
phénomènes de superposition et n'ont donc, en tant qu'ils sont "réels", ni
pureté ni simplicité, parce qu'ils sont eux-mêmes structures ou systèmes,
ne serait-ce que sous la forme de l'indéchiffrable imbrication d'un
schéma ou d'un archétype et de sa "substance" » 127 • Pour nous donc, les
schèmes constitutifs des figures (qui sont ici des « symboles») et que
nous appelons les structures de causalité ne sont pas «purs», ni
«simples», ils appartiennent à plusieurs temporalités, à plusieurs «espaces»
ou «territoires», et inversement, un espace, un territoire, une temporalité
sont constitués par plusieurs schèmes, et donc par plusieurs structures de
causalité. C'est Je principe de la redondance et de la superposition. La
question qui se pose est alors de savoir pourquoi parler de structures de
causalité (au pluriel) au lieu de schèmes. Pour nous les structures de
causalité sont des structures qui expliquent les violences, les souffrances,
les malheurs dans la société. Elles expliquent au sens où elles sont des
moyens d'intellection du monde social, c'est-à-dire que les sujets sociaux
usent de ces schèmes pour appréhender le monde, la causalité des événe-
ments qui leur arrivent. Dans ce sens, elles sont des structures de
réflexion. Mais elles sont aussi désignées ainsi parce que nous croyons
que pour expliquer les irrationalismes, les folies ou au contraire les ratio-
nalités des sujets sociaux et des collectifs africains, il faudrait interroger
les structures de causalité qu'ils mettent en œuvre dans leurs pratiques.
Pour nous, la violence de l'imaginaire, s'explique donc par ces struc-
tures constituées par des schèmes relevant des temporalités de 1' idéologie
et de l'hégémonie; schèmes au moyen desquels les gens, les groupes, les
classes réfléchissent et expliquent leurs malheurs, leurs «chances», leurs

127. Ibid., pp. 139-140.


INTRODUCTION 51

« malchances» et qui commandent leurs actions dans le sens où elles


donnent un sens à ces dernières. Ainsi, par exemple. les agents sociaux et
les groupes réfléchissent leurs malheurs à travers les structures de cau~­
lité constitutives des figures lorsque, par exemple. la figure du prophète.
incarnation de l'imaginaire d'une société. incarne les schèmes idéolo-
giques du succès, de la force, de la réussite, voire de l'échec. et. ce faisant
réfléchit, c'est-à-dire donne à voir, à vivre, à imaginer_ ou à pense~ les
chances, les malchances, les souffrances comme << problemes " ou enJeux
de vie et de mort des individus et des groupes parmi lesquels prend nais-
sance cette figure. La figure du prophète réfléchit donc ces schème~
comme un miroir. Mais, en même temps, les individus et les groupes se
servent de cette figure-miroir comme instrument de réflexion. c'est-à-dire
instrument qui leur permet de réfléchir sur leurs malheurs. souffrances.
etc., car le prophète produit un discours d'ordonnancement ou d'explica-
tion du monde qui est repris par les individus et les groupes pour donner
un sens à leur existence. Parce que les structures de causalité. c ·est-à-dire
les schèmes composites de plusieurs temporalités, de plusieurs schèmes
ou sous-schèmes, sont incarnées par les figures, elles font voir les figures
dans lesquelles elles sont incarnées comme des réalités ambivalentes: à la
fois chose et phantasme, objet et esprit, corps et imagination du corps.
chose et corps, mais aussi et simultanément chose ou corps du phanta<>me.
chose ou corps de l'esprit, chose ou corps de l'imagination. La figure de
Mami Wata, par exemple, «esprit» de la marchandise, d'après les pente-
côtistes, n'incarne pas seulement le schème de la richesse. mais égale-
ment ceux du pouvoir, de la mort, de la fidélité, de la ,, femme libre »
urbaine ou civilisée, etc. Si nous considérons à présent la marchandise
d'après Derrida 128 à la suite de Marx: nous voyons qu'elle a un fantôme.
c'est-à-dire un spectre, et, d'après cet auteur, le spectre est la figure qui
montre le corps de l'esprit, par nature invisible. C'est en cela que la
marchandise est une « chose » mystique. Dans la contemporanéité afri-
caine, il faut télescoper ces interprétations de l'imagination religieuse et
scientifiques si nous voulons saisir sa réalité dans la vie quotidienne des
agents sociaux. Ce télescopage d'imaginations appartenant à des temp<.}-
ralités différentes permet de voir comment la chose marchandise est cons-
tituée de structures de causalité.
De manière générale, des schèmes, comme ceux du pouvoir, de l'échec.
de la richesse, sont incarnés par des figures imaginaires comme le diable.
Mami Wata, les génies, les ancêtres. etc. lis sont également incarnés par
des figures symboliques, comme celles du sorcier, des serpents, des Nin-
jas, des Zoulous, des Cobras, etc. Enfin, ils sont incarnés par des figures
réelles, comme Mobutu, Bokassa, Bongo, Youlou. Kérékou, Biya. Kabila.
La distinction entre figures imaginaires et figures symboliques a pour
principe le fait que les figures imaginaires sont en principe im'isible.,·,

128. Jacques Derrida, Spect!"f's de Marx, Paris, Galilée. 199).


52 LE SOUVERAIN MODERNE

~andis que les figures symboliques sont visibles historiquement. elles


mc~tent par exemple. les figures de l'imaginaire cinématographique ou
télensuelk. Les figures réelles incament généralement à la fois les
sdtèmes. les ligures imaginaires et symboliques. Ainsi Mobutu incarne à
la t~)is les schèmes de la puissance. de la richesse. les tlgurcs imaginaires
du diable. de Mami Wata. ainsi que celles. symboliques. du sor~ier. du
léop:mi. etc. Két~kou. incarne les schèmes de la prudence. de la sagesse.
ainsi que la figure symbolique du caméléon. du com't'l"ti 129• Il en découle
que les figures entretiennent ent1-e elles des re/arions t'n miroir. comme
elles entretiennent les mêmes relations avec les schèmes. Par relation en
miroir. j'entends. à la suite d'Althusser. les relations spéculaires de repro-
duction réciproques ou dialectiques des réalités mises en relation.
Les struct11rr·s de cau.mlité du Souverain moderne sont ainsi inscrites
d:ms la structure des rapports sociaux constituée par les rapports de
classe. les mpports de genre, les rapports de classe d'âge relevant des
temporalités contradictoires de l'hégémonie et de l'idéologie. Tous ces
rapports structurels. qui sont par définition indépendants des intentions ou
de la volonté des individus. sont simultanément des rapports aux choses.
C'est ce que montre le fait que les relations humaines sont aujourd'hui
fortement infiltrées en Afrique par les nécessités de 1' argent 130 , des biens
matériels: nécessités qui posent le problème des conditions d'existence et
donc de valorisations de soi et des autres, ou, mieux, de valorisation du
corps propre contre le corps des autres.

Structures de causalité, rapports de connaissance et de pouvoir

Dans la mesure où les structures de causalité sont des structures de


réflexion et des réfractions, elles ont partie liée avec les rapports de
connaissance et de pouvoir. Je rappelle que les rapport de connaissance
et de pouvoir sont la composante des rapports sociaux structurés autour
de l'acquisition, de la transmission, de la capitalisation et de la magifi-
cation des connaissances, sans préjuger de leur scientificité, de leur ratio-
nalité ou, au contraire, de leur irrationalité. Dans ce sens, la magification
des connaissances scientifiques et techniques prend un double sens, et
permet de comprendre comment et pourquoi les structures de causalité
sont des structures de réflexion, car elles réfléchissent les rapports aux
choses et aux corps dans les sociétés ou dans les groupes où elles sont le
moyen privilégié d'explication de ces rapports.

129. Richard Banégas, La démocratie à pas de caméléon. Transition et imaginaires


politiques au Bénin, Paris, Karthala, 2003.
130. Alain Marie,« La violence faite à l'individu (la communauté au révélateur de la
sorcellerie)», Politique africaine, 91, octobre 2003, pp. 13-32.
INTRODUCTION

Pour bien marquer la particularité des rapports de connaissance consti-


tutifs des structures de causalité de la violence de l'imaginaire dans un
contexte de dérégulations de la fonction symbolique. je propose de distin-
guer les rapports de connaissance et de pouvoir de ce que Michel
Foucault appelle également le «rapport de connaissance». Chez Michel
Foucault. le « rapport de connaissance >> est attaché au type de << vérité »
que cet auteur appelle « la vérité qui se constate. la vérité de démonstrJ-
tion » qu'il oppose à la «vérité-événement». La «vérité-événement
«n'est pas de l'ordre de ce qui est>> mais de l'ordre <<de cc qui arrive"·
une vérité « non pas donnée dans la forme de la découverte mais dans
l'ordre de l'événement, une vérité qui n'est pas constatée mais qui est
suscitée, traquée: production plutôt qu'apophantique: une vérité qui ne
se donne pas par la médiation d'instruments. mais qui se provoque par
des rituels, qui se capte par des ruses, qui se saisit selon des occasions
( ... ). Entre cette vérité-événement et celui qui en est saisi. qui la saisit ou
qui en est frappé, le rapport n'est pas de l'ordre de l'objet au sujet. Ce
n'est donc pas, par conséquent, un rapport de connaissance: c'est plutôt
un rapport de choc; c'est un rapport de l'ordre de la foudre ou de
J'éclair; c'est un rapport, aussi, de l'ordre de la chasse. un rapport en tout
cas risqué, réversible, belliqueux; c'est un rapport de domination et de
victoire, un rapport, donc, non pas de connaissance. mais de pouvoir ,. 131 •
Dans le sens où j'emploie le terme de rapport de connaissance et de
pouvoir, dans Je contexte africain, il s'agit de rendre raison aussi bien du
«rapport de choc», qui passe par la médiation des rituels magiques que
du rapport de connaissance au sens de Foucault. La violence de l'imagi-
naire, violence du fétichisme, s'inscrit en Afrique dans l'entrecroisement
de la« vérité-événement» et de la« vérité découverte ,,tJ2.

Construction ou circoncision de l'objet impur?

D'un point de vue méthodologique, l'approche de la violence de


l'imaginaire et donc du fétichisme du Souverain moderne ne saurait se
réduire au seul fétichisme du Mongala des Kota, du Ndjobi des Teke ct
des Obamba, du Ndjembè des Mpongwè, etc. Tel que nous l'envisageons.
le fétichisme du Souverain moderne renseigne sur le fait que les spécia-
listes de ces sociétés initiatiques, « sociétés de fétiches » ne vi vent pas
dans une société locale sans liens profonds avec le monde global. Le~
corps et les imaginations toum1entés. troublés ou charmés aujourd'hui par

131. Michel Fou~ault, Le (JOUI'Oir psychiatrique. Cours uu Coll~.~<' J.. /·:rott<-... /IJ73
1974, Paris, Hautes Etudes, Gallimanl, Le Seuil. 2003, p. 237.
132. Ibid.. p. 237.
54 LE SOUVERAIN MODERNE

les machines, les écritures, les cachets, les signatures, les versets, les
formules magiques des cahiers, des livres, mais également par l'argent
(chapitre 1), les marchandises sont les mêmes qui sont tourmentés par les
fétiches du Ndjembè, de Ndjobi, du Bweté, et par la magie du pentecô-
tisme. Ces corps sont ceux des «clients », des «fils» (les fils des maîtres
initiateurs), des «malades» des spécialistes des magies et des initiations.
Mais ils sont également les corps propres de ces maîtres initiateurs. Parce
que ces maîtres initiateurs sont aussi des pères de famille, des paysans,
des ouvriers, des cadres, des médecins, des professeurs d'université. C'est
la raison pour laquelle ils sont souvent accusés de magie ou de sorcellerie
contre leurs neveux, élèves, étudiants ou encore fonctionnaires.
Difficile, dans cette perspective, de construire un objet schizophré-
nique coupé de toutes ces articulations dialectiques des statuts, des
pouvoirs, des tourments, des objets dans 1' ensemble du système social.
Aucun objet social ou symbolique n'est aujourd'hui exempt des souil-
lures de la modernisation 133 en Afrique centrale. Plutôt que de continuité,
les objets du fétichisme du Souverain moderne, exposés à la violence de
l'imaginaire, comme les corps qu'il fétichise sont des objets et des corps
souillés. L'erreur serait ici de prendre par exemple les usages non ortho-
doxes, non bourgeois des produits manufacturés (les marchandises ou les
machines) pour une absence d'effets de ces produits sur et dans les
sociétés «ethnologiques». Par exemple, cet usage non bourgeois euro-
péen de la télévision qu'on continue à regarder quand un hôte arrive fait
entrer la télévision dans la sphère du fétichisme, car il est le signe d'une
transgression de la règle bourgeoise en la matière. Il traduit de ce point de
vue des «mauvaises manières», des «mauvais goûts» des «indigènes».
Dans le « meilleur des cas » africains cependant, celui des bourgeoisies
africaines, comme au Gabon, cet usage est en réalité l'effet d'un rapport

133. A propos de la recherche d'un objet non souillé par la modernisation, voici ce
qu'écrit Marcel Mauss: «Les faits eux-mêmes qu'il s'agit d'observer disparaissent
chaque jour. On ne peut attendre pour observer des populations encore vivantes, des
langues qui vont bientôt être remplacées par des sabirs, des civilisations qui vont céder à
la contagion de notre uniforme culturel occidental. Il faut se hâter de rentrer la récolte,
dans peu de temps elle sera pourrie sur pied. Le temps chaque jour entame la vie des
races, des choses, des objets, des faits. Et il agit très vite. Tous les voyageurs nous disent
les prodigieux changements que subissent par exemple les sociétés nègres sous l'action de
nos colonisations européennes. Les tribus se décomposent, se croisent, se métissent, se
déplacent, quand elles ne meurent pas. Les arts s'éteignent et les belles pièces de collec-
tions se perdent... Les vieilles générations sont mortes aux îles Marquises ; elles vont
mourir à Tahiti avant qu'on ait recueilli les traditions de leur peuple, leur "folk-lore"
comme on dit. Avec les vieillards tombent les coutumes, la connaissance des mythes, des
fables, des techniques anciennes, de tout ce qui fait saveur et l'originalité d'une civilisa-
tion. Avec eux s'évanouissent ces éléments de la vie sociale elle-même, dont leur autorité
était la seule sauvegarde. C'est maintenant ou jamais qu'il faut enregistrer ces faits>>, cité
par Veronika Gi:irôg-Karadi, Noirs et Blancs. Leur image dans la littérature orale afri-
caine. Étude-Anthologie, Paris, CNRS et Conseil international de la langue française,
1976, p. 18.
INTRODUCTION 55

fantasmé, imaginaire aux «choses des Blancs », à la culture des Blancs.


Ce rapport social fantasmé pouvant se donner des allures d'un hypercon-
formisme à la norme occidentale qui, on oublie souvent. n'est pas seule-
ment perçue, mais aussi imaginée, c'est-à-dire qu'il y a de la création qui
se conjugue avec le « réel » perçu. Les moments de la perception et de
l'imagination n'étant pas forcément distincts. Inutile de penser par
ailleurs que ces imaginations non conformes au modèle occidental et à
ses propres variations internes sont le fait de la « tradition » : elles sont
généralement le fait d'une trop forte propension à ''coller>> à ce que fait
«le Blanc». Ainsi, à propos de ce «mauvais usage>> de la télévision
évoqué à l'instant, Jean-Pierre Warnier souligne le fait qu'au Cameroun
la «télévision est une force unifiante qui attire voisins et parents. surtout
quand elle retransmet un match de football ( ... ). Étant donné que moins
de 10% des programmes sont produits au Cameroun, il est inévitable que
l'essentiel soit constitué de films et de programmes occidentaux acquis à
peu de frais » 134 • L'ethnologie qui écarte ces mauvaises manières et ces
mauvais goûts sous prétexte de circonscrire, c'est-à-dire de construire son
objet, réalise en réalité un travail de circoncision, dont on sait quïl
consiste à se séparer de la souillure.
C'est contre cette ethnologie de la pureté, c'est-à-dire de la circonci-
sion des hommes et de l'excision des femmes« ethniques» au xxt' siècle.
que ce livre est écrit. Il revendique la présence de la souillure du moder-
nisme et donc de la globalisation dans l'objet sociologique et anthropolo-
gique local à construire et à étudier aujourd'hui en Afrique. Plus précisé-
ment, il essaie de construire une sociologie et une anthropologie des
mutations de ces objets de rupture que sont les corps et les imaginations
fétichisés ou « fétichés » par le Souverain moderne.

Méthode

Pour rendre compte de la puissance du Souverain moderne. puissance


unique constituée dans la contemporanéité africaine à la fois par les
imaginaires et les matérialités, les esprits et les choses. les fantasmes et
les réalités qui font la puissance de l'argent. de l'État, du livre, de la tech-
nique, du christianisme, du corps, de la sorcellerie. nous allons nous
situer au cœur de l'imagination non scientifique de la puissance qui
exerce la violence en Afrique centrale contemporaine. L'une des caracté-
ristiques essentielles de cette imagination est de s ·approprier des concepts
savants ou communs de la langue française et de leur donner des signi-
fications hétérodoxes ou particulières : « pratiques », pour dire magie. « pra-

134. Jean-Pierre Warnier, L'esprit d'entreprise au Came mun. op. cit.. p. I!U.
56 LE SOUVERAIN MODERNE

ticien » pour dire magicien, « manigances » pour dire actes de sorcellerie,


« vampirisme » pour sorcellerie, « bureaux » pour maîtresses, « Diable » pour
sorcier, «tourments», «charmes», «trouble» pour «fétiches modernes»,
etc. Ce trafic des mots accompagne celui des choses : le miroir, la voiture,
le livre, l'argent sont, entre autres choses, affectées d'une puissance surna-
turelle. Tous ces trafics de mots et de choses sont par ailleurs corrélés à
des procès de mutations des structures sociales familiales, religieuses,
économiques et politiques dont ils rendent compte. En fait, les trafics de
mots et de choses rendent compte des mutations sociales, c'est-à-dire, en
l'occurrence, des heurts que suscitent dans les structures familiales, par
exemple, l'émergence et la puissance des statuts sociaux acquis par la
scolarisation, la christianisation (un converti dans une famille est un sujet
social incarnant un rapport social conflictuel avec les autres membres de
la famille), la politisation, 1' économie marchande, face aux statuts
sociaux hérédités que sont le droit d'aînesse, la« domination masculine»,
etc. Les privilèges et les pouvoirs que supportent les nouveaux statuts
sociaux et les nouvelles identités qu'ils traduisent, les ressources qui sont
à leur principe sont tous appréhendés à travers ces trafics de mots et de
choses qui font, par exemple, de celui qui a « réussi » un « rosicrucien »,
et du «rosicrucien » un « praticien » qui réalise des « sacrifices humains »
sur les membres de sa famille. Le Souverain moderne est cette puissance
à la fois constituante de ces trafics et constituée par ceux-ci. Elle se
nourrit des énigmes, des perplexités que produisent les vecteurs de la
civilisation capitaliste et chrétienne globale à travers les mutations
sociales affectant les collectifs traditionnels dans leurs rapports aux corps
et aux choses, qui sont nécessairement des rapports de pouvoir et de
connaissance. «On ne peut être riche sans avoir tué quelqu'un, on ne peut
avoir de la puissance sans avoir bu du sang humain », tel est le verdict
ordinaire du jugement de l'imagination collective qui frappe tous ceux
qui sortent de l'ordinaire en Afrique centrale. Le trafic des mots et des
choses rend compte de cette situation. Il implique que les significations
des mots et des choses relevant de l'historicité autochtone s'enrichissent
des significations de mots et de choses relevant du système global, et,
inversement, les mots et les choses relevant de l'historicité globale sont
infiltrés de significations relevant de l'historicité locale; ce double mou-
vement dialectique traduisant, dès lors, 1' inexorable sortie des structures
locales de leur « localisme », et donc leur entrée dans le système global,
quoique au prix de mésinterprétations, de surinterprétations ou de malen-
tendus sur le sens des choses et des mots.
C'est pourquoi nous avançons que le Souverain moderne n'est pas
l'État weberien, mais il est constitué par le recyclage de la violence histo-
rique de l'État colonial en Afrique, il n'est pas non plus le capitalisme,
mais il est le produit de la violence du capitalisme en colonie et en post-
colonie, il n'est pas non plus le christianisme, mais il est constitué par les
mésinterprétations, surinterprétations du système symbolique chrétien, il
n'est pas non plus la sorcellerie, mais il reproduit la sorcellerie à travers
INTRODUCTION
:57

1es l·maginaires. de lad Rose-Croix,


l'
du capitalisme à travers les ·hè
.
1atton, . sc mes de
1a Consommatton, e d accumu . . etc. La notion de strucures 1 . d
e
ca Us alité rend compte
.é e ces
d, 1mteracttons entre logiques et sche' mes re 1e-
1
vant de tempora tt s en ec~ ~ge, en contradictions, mais s'inscrivant
dans une même conte~poranette. .
Enfin, nous voudnons que le Souveram moderne soit considéré ~
travers ce que dit Pierre Bourdieu de ses concepts: « 11 arrive, surtou~
dans la tradition anglo~saxon~e, que l'on reproche au chercheur d'em-
ployer des c~ncepts qut fon~t10n~ent c~mme d.es « P?teaux .indicateurs ,,
(signposts) stgnalant des p~eno~enes dtgnes d ~ttentton mats qui restent
arfois obscurs et flous, meme s ds sont suggestifs et évocateurs. Je crois
~ue certains _de mes concepts (je pense par ~xeT?ple à la reconnaissance
ou méconnaissance) entrent dans cette categone. Pour ma défense. je
pourrais invoquer ~ous les « pe~seurs », si clairs, si ~an.sparents, si r-clSsu-
rants, qui ont parle du symbolisme, de la commumcatton, de la culture.
des rapports entre culture et idéologie, et tout ce qu'obscurcissait. occul-
tait refoulait, cette « obscure clarté». Mais je pourrais aussi surtout en
appeler à ceux qui, comme Wittgenstein, ont dit la vertu heuristique des
notions trop bien construites, des « définitions préalables » et autres
fausses rigueurs de la méthodologie positiviste » 135 •

135. Pierre Bourdieu. Choses dites, op. cit., P· 54.


PREMIÈRE PARTIE

~ ~

EPISTEMOLOGIES DU CORPS
ET DES CHOSES
DU SOUVERAIN MODERNE
1

Tourments, charmes
et troubles du Souverain moderne

«Les Églises travaillent avec les esprits des gens. sinon


comment les pasteurs savent que celui-là est sorcier? Ils sont des
sorciers >>.
Démarcheuse d'encyclopédies, Libreville. février 2004.

Tourments pentecôtistes

Libreville, avril 2001. Jean-Baptiste, pentecôtiste. 45 ans. marié. père


d'une famille nombreuse (il a dix enfants), est rongé par des tourments
que lui inflige sa foi. Son dossier de recrutement à la Fonction publique
contient un acte de naissance «rectifié>>, ce qui veut dire qu'il a fait
«baisser>> ou «diminuer>> son âge. Sans cette opération de « rectifica-
tion>> de son âge, il n'aurait pas présenté les examens et concours qu'il a
dû affronter au cours de sa scolarisation. L'opération de «rectification"
de l'âge et tout ce qu'elle a pu lui faire obtenir ne posaient jusqu'à ce
mois d'avril 2001 aucun problème de conscience à Jean-Baptiste. Mais
l'enchaînement des malheurs qu'il vit depuis plusieurs années. notam-
ment des problèmes de santé et des décès dans sa famille. attribués à la
malveillance de ses «parents», l'ont amené, dans un même mouvement
de ferveur dans la prière, la louange et dans le paiement régulier de la
dîme, à un examen profond et complet des actes qu'il a posés dans sa vie
et qui ne sont pas en accord avec sa foi. Le TMCD : le ~'Très Mauvais
Cœur du Diable>>, c'est-à-dire la jalousie et la haine de ses sœurs. nièœs
et neveux dressés contre lui se sont traduites. entre autres faits très
significatifs, par la propagation à trois reprises de fausses nouvelles de sa
mort. Ceux qui lui ont rapporté ce fait, et dont certains s'~taient rendus
chez lui à l'annonce de sa mort présumée, pour la veillée «de la mort"·
comme on dit à Libreville, ont tous noté J'espèce dt~ jubilation mal!•aine
LE SOUVERAIN MODERi'.'E

qui se manifestait dans rattitude de ses neveux, annonciateurs de ses faux


décès. Le diabète qu'on lui a diagnostiqué à l'hôpital a été converti par le
TMCD de sa fan1ille en sida. «salaire de ses péchés » 1• Cette mort qu'ils
lui progran1ment ne ferait qu'augurer, d'après eux, une longue liste d'au-
tres malheurs que connaîtraient ses enfants et sa femme, après sa mort.
Car, insistent ses sœurs et ses neveux (dont l'un est un pentecôtiste), le
Dieu des guérisons qu'il prie, qui ne ressemble plus au Dieu des catho-
liques qu ·il diabolise, est en fait le Dieu des rosicruciens et des francs-
maçons, c'est-à-dire, d'après eux, le Dieu des «magiciens» et des
hommes politiques crédités tous d'appartenir à la franc-maçonnerie et à
la Rose-Croix. Il s'agit par conséquent, toujours d'après ses sœurs et
neveux. d'un Dieu qui demande des «sacrifices humains». En effet,
d'après toujours ceux-ci, les délivrances qui se pratiquent par la technique
d'impositions des mains sont des moyens par lesquels les prêtres et les
pasteurs travaillent à la réalisation des sacrifices humains, par la captation
des «énergies», des «chances» ou des «étoiles »2 de ceux sur qui elles
s'exercent. D'ailleurs ne dit-on pas que le maboulisme, cette forme de
déficience mentale et intellectuelle qui serait propre aux Gabonais, est
accentué depuis que ceux-ci offrent leurs crânes aux impositions des
mains des pasteurs nigérians, experts dit-on en captation et en capitalisa-
tion de l'« énergie », des «chances » et des «étoiles » de leurs victimes ?
La preuve que l'imposition des mains est une technique de «pompage»
de l'« énergie » dont se « nourrissent »3 les pasteurs et les prêtres serait
donnée par l'agitation des corps qui se fait lors de celles-ci: cette agita-
tion manifesterait, selon eux, la force de résistance de 1' esprit qui se débat
pour ne pas abandonner le corps des gens.
Ainsi, pour Élise, Catherine et leurs enfants, Maurice, Benoît, Adèle-
Laure et Monique, Jean-Baptiste fait bien partie des gens qui volent par
les techniques prétendument de délivrance ou de guérison les « éner-
gies », les esprits et les «chances >> des autres. Il est à ce titre une menace
pour eux. En retour, et même s'il ne le fait pas lui-même, pour des raisons
chrétiennes, dit-il, sa femme, également pentecôtiste, accuse ouvertement
ses sœurs, nièces et neveux de tuer ses enfants en« vampire», comme on
dit à Libreville, pour parler de la sorcellerie. Mais les jalousies et les
haines du TMCD dont Jean-Baptiste est l'objet dans sa famille, qui lui

1. Allusion à Romain 1, 27: <<Les hommes ... reçoivent en eux-mêmes le salaire que
mérite leur égarement>>.
2. Énergie, étoiles, chances, sont notions qui, dans le français populaire parlé au
Gabon, signifient les charismes, ou les qualités extraordinaires qui expliquent les diffé-
rences entre individus dans les domaines de la beauté, du succès dans tous les domaines.
3. Ceux qui captent les <<énergies >> ou les étoiles ou les chances des autres sont censés
aussi s'en <<nourrir>>, pour se régénérer. Le discours ici emprunte au répertoire de la
sorcellerie où on mange les autres. Mais il s'agit d'un répertoire plus large qui dépasse
celui de la sorcellerie, car on mange aussi les biens dotaux dans les échanges matrimo-
niaux. Nous verrons plus loin comment le schème contemporain du manger est en rupture
avec le schème traditionnel.
TOURMENTS, CHARMES ET TROt.: BLES 63

reproche de ne donner de son argent qu'à ses enfants et à sa femme. n'au-


raient aucun effet sur lui s'il n'avait vis-à-vis de son Dieu des péché<;
graves. Or, d'après Jean-Baptiste, ce péché qui le tourmente est la
rectification de l'âge qu'il avait faite. Au cours d'un de nos entretiens. il
m'annonce alors son intention d'aller tout avouer à la Fonction publique.
afin qu'il puisse retrouver la paix, à la fois avec lui-même. mais aussi et
par conséquent avec son Dieu en posant un acte qui mettrait fin à ses
tourments. Je lui fais remarquer que ce n'est peut-être pa~ seulement
l'acte de naissance qui pose problème, mais également les diplômes
acquis au moyen de celui-ci, l'argent qu'il a gagné à la Fonction publique
depuis qu'il est fonctionnaire, les biens qu'il a acquis. la femme qu'il a
épousée et les enfants qu'il entretient avec cet argent; la maison qu'il a
construite et dans laquelle vit toute sa famille. Que faire de tout ce monde
de personnes et de choses acquises grâce à un faux acte de naissance ?
Surtout s'il allait en prison pour un long séjour...
Mes observations l'irritent visiblement, mais il me répond que tant pis.
ce qui compte pour lui, c'est sa vie au ciel auprès de son Dieu et non les
choses d'ici-bas. Et qu'il ira en prison si telle est la volonté de Dieu.
Quelques jours plus tard, lors d'un entretien au milieu duquel est arrivé
son frère, avec qui il s'est engagé immédiatement dans une discussion qui
visiblement ne faisait que suivre son cours interrompu entre-temps. je
l'entends lui dire avec rage: «Écoute, tu n'es qu'un Nègre. tu te prends
pour un Blanc4 , mais tu n'es qu'un Nègre. Malgré tes diplômes. malgré le
fait que tu sois médecin, tu n'es qu'un nègre qui ne sera jamais un Blanc!
(... )Aucun morceau de bois ne s'est jamais transformé en caïman malgré
sa longue présence dans 1' eau ! » Le frère rappelé à 1'ordre de son identité
de nègre et de bois 5 sourit, très gêné devant moi de cette réaction intem-
pestive, s'excuse de l'incident, se lève et s'en va, promettant à son pente-
côtiste de frère de reprendre leur discussion un autre jour. Le climat
s'étant brusquement tendu, je demande à mon interlocuteur si je peux
partir pour revenir une autre fois. Contre toute attente, il me pose la ques-
tion suivante: «Dites-moi vous, est-ce que je n'ai pas raison? Est-ce que
je n'ai pas raison de dire que quoi que vous fassiez, vous, les gros 6 intel-
lectuels, vous ne serez jamais que des nègres ? Je veux éviter la ques-
)>

tion, mais il me demande d'un ton ferme de commandement (qui lui vient

4. Sur ce « référent>>, on peut lire Gilles Séraphin, ~'ivre à Douala, L ïmagimlinc et


l'action dans une ville africaine en crise. Paris, L'Hanuattan, 2000.
5. Il est intéressant de noter ici ce qu'une autre manière d'exister d'un bois, les
feuilles (une autre partie de l'arbre) sert, dans un autre proverbe. et dans un autre .:ontextt•
de débat sur les << conversions », à dire tout le contraire de ce que prétend œ proveme
probablement bantou. En effet, les Yoruba disent: «If the leaf stays long upon the s(>ap. il
will become the soap >>. Mais le bois, dans un autre proverbe. celui de Marx. sc transfomle
en autre chose, en se peuplant d'esprits, et, se dressant sur sa tête de bois. et<.:. Nou-. ~·
reviendrons plus loin, en particulier dans cette partie introductive. C'est dire que le lx>i.s
peut se transfonner en autre chose, surtout quand il est humain et social.
6. Je ne sais pas pourquoi ces intellectuels sont dits «gros» plucôt que ,, grands"·
64 LE SOUVERAIN MODERNE

de l'habitude qu'il a de donner des ordres aux «mauvais esprits» de


quitter les corps qu'ils possèdent) de rester avec lui, et de poursuivre notre
entretien et surtout de répondre à sa question. Je lui réponds que je ne me
prends personnellement pas pour un Blanc, et je ne sais d'ailleurs pas pour-
quoi il pense que son frère se prend pour un Blanc. Il m'explique alors que
celui-ci lui fait toujours des observations désobligeantes sur sa manière de
se conduire, et que ces observations, il ne les ferait pas s'il n'était pas un
médecin et s'il ne se prenait pas pour un Blanc à cause de ce statut.
Je lui fais remarquer que ce n'est peut-être pas son frère qui se prend
pour un Blanc, mais lui qui le considère comme tel, à cause de ses
«observations». Ensuite, que cette façon de considérer les médecins, ou
d'autres gens instruits, comme des Blancs, est banale dans les milieux
populaires, ouvriers et paysans ; que même lui, le pentecôtiste, de surcroît
fonctionnaire, est pris pour un « Blanc » dans ces milieux ; ce qui justifie
les accusations de magie que ses sœurs portent contre lui ; que les
membres des milieux dirigeants africains, fort de leur richesse matérielle,
et éventuellement de leurs diplômes, se prennent eux-mêmes, et sont pris
pour des Blancs ; qu'au Gabon, précisément, il est ordinaire dans certains
milieux de considérer les Mpongwé comme des Blancs, du fait de leur
long commerce avec les Européens. Enfin, je lui fais également observer
que le christianisme n'est pas une religion de ses ancêtres, que le pentecô-
tisme diabolise ses ancêtres, et que les tourments qui le travaillent sur son
faux acte de naissance ne sont certainement pas la preuve de sa mauvaise
foi de païen et donc de sa fidélité aux normes de ses ancêtres, à moins
qu'il me dise que sa foi n'est pas réelle ...

La folie d'un lettré en situation de guerre

Brazzaville, capitale du Congo. Après-midi du 8 juin 1997. Quatrième


jour de guerre entre les armées de Pascal Lissouba, Président de la Répu-
blique, et Denis Sassou Nguesso, ancien Président battu par Lissouba aux
élections de l'été 1992. Un homme d'écriture (et de lecture), universitaire
de son état, et sa famille habitent le quartier Moukondo, promis cette
après-midi-là à d'intenses bombardements dès la tombée de la nuit pour
son contrôle. Le quartier Moukondo est une sorte de non-lieu ethnico-
régional dans les Brazzavilles noires 7 . Il est habité par les kalaka, ou
nganga mayélé: littéralement spécialistes de l'intelligence. Ils sont ensei-
gnants des établissements du supérieur, des lycées, médecins, journa-
listes, fonctionnaires de la haute administration, officiers de l'armée.

7. Georges Balandier, Sociologie des Brazzavilles noires, Paris, Presses de la Fonda-


tion nationale de sciences politiques, 1985 (1re édition 1955).
TOURMENTS. CHARMES ET TROUBLES b5

Bref, des hommes dont le statut acquis et non plus hérité est lié à la
maîtrise de l'écriture à l'école.
A deux heures et demi de l'après-midi de ce 8 juin, trois jeunes que
l'universitaire utilise pour ses enquêtes de terrain, venus des quartiers
nord de Brazzaville, «fiefs» du général Denis Sassou Nguesso. lui
annoncent l'attaque imminente de Moukondo par les troupes du général.
Ils lui demandent de quitter les lieux (le non-lieu ethnique), à l'instar de
tous ses voisins qui déménagent précipitamment. Ils lui proposent de
trouver refuge dans les quartiers du« Camp-Nord »8, faisant l'objet d'une
assignation identitaire forcée « mbochi » ou «nordiste». Par conséquent.
«lieu propre » des populations originaires du Nord-Congo. Des «parents
ethniques» de l'universitaire vivant dans Poto-Poto, quartier proche du
centre-ville occupé par les «Cobras», miliciens du général Sassou et
considéré comme composante du «Camp-Nord», cible des attaques des
armées de Lissouba, sont venus depuis deux ou trois jours trouver
« refuge » chez lui. Leur démarche a quelque chose de dramatiquement
dérisoire: de quels moyens dispose l'homme d'écriture pour conjurer les
effets de la violence guerrière? Face à l'imminence de la mort annoncée.
l'universitaire demande à ce petit monde (Il personnes en tout) assemblé
chez lui de chercher refuge ailleurs, notamment à Talangai, grand quartier
nord de Brazzaville et donc «lieu propre» des «Nordistes» où certains
avaient des amis ou des connaissances. Le bombardement annoncé du
quartier Moukondo devait commencer à 19 heures. L'universitaire annonce
au grand désespoir de ses enquêteurs, sa décision : il ne quitterait pas son
domicile. A son grand étonnement, personne des membres de sa famille
ne veut aller se mettre à l'abri dans le lieu propre du «Camp-Nord». Tout
le monde veut rester avec lui. Après d'ultimes insistances, les trois enquê-
teurs quittent désespérés, les larmes aux yeux, le domicile de l'universi-
taire à 16 heures, convaincus du choix suicidaire de celui qu'ils appellent
«Doyen». Un cousin, venu du village pour « affaires » et surpris par la
guerre, a une réponse à l'attitude étrange de l'universitaire et de sa mai-
sonnée: l'homme d'écriture est un homme «composé», «puissant"· il a
des « magies ».
Le bombardement de Moukondo commence effectivement à 19 heures
précises et se poursuit toute la nuit. L'universitaire manifeste durant tout
ce temps un comportement très étrange qui conforte son cousin dans sa
croyance : il ne semble pas du tout effrayé par la fureur des combats dans
son quartier. Il laisse la télévision allumée, regarde les émissions et. entre
deux «zappings», ne cesse de monter à son bureau qui se trouve au
premier étage du duplex qu'il occupe: que va-t-il faire dans son bureau?
Écrire? Qu'écrit-il? A le voir, nous dira son cousin, il donnait l'impres-
sion d'assister, comme un spectateur plutôt «désengagé>>, au spectacle

8. Joseph Tonda, « La guerre dans le "Camp-Nord". Ethnicité et ethos de la consom-


mation/consumation >>,Politique africaine, 72, pp. 50-67.
66 LE SOUVERAIN MODERNE

des obus, des balles traçantes qui zébraient le ciel, de la fumée et des
flammes qui montaient tout autour de sa maison. La peur des membres de
sa famille terrorisés et confinés dans un étroit débarras ne 1' indifférait
semble-t-il pas; elle ne l'empêchait pas de vivre la situation comme une
scène de cinéma, mais dont la caractéristique, ressentit-il, était d'être à la
fois« extérieure et intérieure» à lui 9 .

*
* *
Si la «tâche des sciences de l'homme est de construire et de proposer
des interprétations de la réalité sociale ( ... ) dans le champ d'une théorie,
d'un système d'hypothèses et, à partir d'un ensemble de procédures
d'examen, de méthodes d'analyses( ... )», elles doivent «suivre l'évolution
des faits, déterminer la nature des transformations observées en appréhen-
dant non pas des événements singuliers et dispersés, mais des séries obser-
vées au sein desquelles ceux-ci prennent place et trouvent sens » 10.
Ces deux histoires ne sont pas « des événements singuliers et dis-
persés». Elles s'inscrivent dans des« séries observées» et observables en
Afrique. Retenues pour leur caractère exemplaire, elles nous aident à
introduire aux problèmes complexes que posent les rapports des gens à
eux-mêmes, à leur corps, c'est-à-dire à ses représentations qui débordent
ses conceptions scientifiques, notamment dans l'explication des accidents
qui l'affectent, comme elles débordent aussi celles propres aux répertoires
culturels préchrétiens et précapitalistes. Il s'agit donc d'agents sociaux et
de corps exposés aux puissances de façonnage, de transformation symbo-
liques, imaginaires et réelles 11 du Souverain moderne. Il s'agit également
de gens et de corps exposés aux puissances de protection et de préserva-
tion relevant de l'historicité de la« modernité insécurisée » 12, globalisée,

9. Toute ressemblance avec ce qu'a vécu l'auteur de ce livre au cours de cette nuit
n'est pas que pure coïncidence.
10. Maurice Godelier, Les sciences de l'homme et de la société en France. Analyse et
propositions pour une politique nouvelle. Rapport au ministre de la Recherche et de
l'Industrie, Paris, La Documentation française, 1982, p. 24. Le souligné de la citation est
de moi, J.T.
Il. Toutes les puissances de transformation sont symboliques, parce qu'elles symboli-
sent autre chose qu'elles-mêmes dans le contexte africain. Elles produisent toujours un
surplus d'effets par rapport à l'effet immédiat, physique, psychologique, moral. Comme
l'écrit Emmanuel Terray commentant la notion de violence symbolique chez Bourdieu:
«En termes plus concrets, les coups font mal, et ils inspirent la peur des coups»,
Emmanuel Terray, «Réflexions sur la violence symbolique>>, Actuel Marx, 20, 2e semestre
1996, p. 15.
12. Pierre-Joseph Laurent, Les pentecôtistes du Burkina Faso, Paris, IRD, Karthala,
2003.
13. Emmanuelle Kadya Tall, <<Les nouveaux entrepreneurs en religion : la génération
montante des chefs de cultes de possession à Cotonou (Bénin) et Salvador (Brésil)>>,
Autrepart, 27, 2003, pp. 75-90.
TOURMENTS, CHARMES ET TROUBLF~'> 67

christianisante et capitalisante, et surtout à la tradition, véritablement


insécurisée, globalisée, patrimonialisée 13 du Souverain moderne.
Expliquer comment un pentecôtiste, dont le principe de la foi est la
rupture sans concession avec tout ce qui relève de la «tradition ,, ou du
«monde» des «Nègres » 14 , peut en même temps dire que cette rupture
est impossible, c'est inscrire cette explication dans le système des contra-
dictions et des paradoxes du Souverain moderne. Car, s'agissant précisé-
ment de la conversion pentecôtiste, il importe de savoir, comme le
souligne Pierre-Joseph Laurent, que «le fidèle a le devoir d'annoncer la
Bonne Nouvelle, celle qui est essentielle à ses yeux, de ne plus revenir
dans le monde, c'est-à-dire d'être définitivement quitte de l'âpreté de la
condition paysanne, dans la mesure où, à la suite de la conversion. le
royaume de Dieu, duquel on ne revient plus sur terre (cf., a contrario. le
système de pensée lié au culte des ancêtres où, en quelque sorte. il n'y a
jamais d'êtres neufs chez les Mossi), attend les fidèles. Ainsi. du point de
vue d'un paysan mossi, l'adhésion aux Assemblées de Dieu équivaut
d'emblée à un changement radical: c'est la pénibilité de la condition de
vie de la paysannerie qui est désormais désignée comme l'enfer sur terre.
Dès lors, les fidèles des Assemblées de Dieu s'opposent à la fois à
l'« autre » resté trop paysan (qui incarne désormais le poids de r entou-
rage et donc les processus d'endettement qui lient les personnes et favori-
sent le recours dans la société paysanne mossi) et à l'« autre de soi-même.
à savoir la part mésestimée de soi, c'est-à-dire le« vieil homme» inféodé
au monde d'avant «l'homme nouveau » 15 • La part mésestimée de soi. le
«vieil homme», c'est le« Nègre». Dans ce sens, ce que dit Jean-Baptiste
de et à son frère, il le dit en fait de lui-même et à lui-même, puisque le
médecin et le pentecôtiste se retrouvent structuralement sur le même
plan : celui du rejet de la « tradition » dans leurs pratiques de guérison.
L'aveuglement du pentecôtiste trahit la violence du Souverain moderne.
De même, l'« aveuglement» de l'universitaire qui vit la situation de
guerre comme un spectacle de cinéma ou de télévision trahit la même
violence. Pour rendre raison de ces aveuglements et donc de la violence
de l'imaginaire, violence du fétichisme du Souverain moderne, nous
allons tenter de répondre aux questions suivantes que posent ces deux
histoires: pourquoi l'homme d'écriture agit-il comme unfou, inconscient
du danger? D'où vient la croyance irrationnelle. folle, suicidaire des

14. René Devisch écrit à ce sujet: << Devenir civilisé équivaut à devenir chrétien.
somme toute à "se blanchir", ainsi qu'à détribaliser la mémoire et l'identité. Ce~a abjurer
l'état de péché et rompre avec la primitivité. C'est rompre avec ses origines ruro~le,; ct
familiales désormais considérées comme impies, primitives, stagnantes. rétrogrdde>.
exploiteuses et se dégénérant. La conversion offre l'accès aux modes de \'ie on:identaux.
elle est considérée comme une ascension sociale et comme l'ouverture à un ordre mondial
des choses>>, René Devisch, <<La violence à Kinshasa, ou l'institution en négatif~. Cahit·rs
d'études africaines, 150-152, XXXV, 2-4, 1998. p. 443.
15. Pierre-Joseph Laurent, Les pelltecôtistes du Brtrkina Fas(l, Paris. lRD. Karthala,
2003.
nrcmhrcH dt~ 1w famille'! (}uel rapport c~xiste 1 .iJ c·nfn'. d'wu~ pari, 111,
'111111-licu "•
1 un (1 cnlrc-dl~IIX » tlhno-r(:gioual. "1111 c:uup 11 et, cl'aultt
pari, l'ima~inairc ~cripturuirc '!Pourquoi le rousiu de l'hommc1 d'éerlturt
l'ilfllll(itw-1-i/ l'0111tnl' un hmnmr• ''puissant"'! l>'oir vient celle irnap,itm.
lion de la puissunce magique de l'hornnu: d'écritun; '! Pourquoi CHI--cc
l'imaginuirc du cinéma ct de la télévision, c'esl-h-dirc 1111 imaginaire
< machinique y, (au sens d'un imaginaire lié 1"1 la maf'hine), qui sou111rait
1

l'homme d'écriture du réel de la violence pour le faire agir cornrnc un


fou'! En quoi les expériences de la violence vécues par le pentecôtiste ct
l'homme d'écriture peuvent-elles renseigner sur la nature des liens entre
la violence des imaginaires sorccllaire, scipturaire, machinique, étatique,
religieuse en Afrique centrale'! Pourquoi l'irrationalisme ct la folie uppa-
raissent-ils comme un trait commun aux comportements des uns et des
autres?
L'hypothèse que nous proposons en réponse à ces questions est la
suivante: la folie des sujets sociaux que nous venons d'évoquer est
produite par les tourments, les charmes ou les troubles du Souverain
moderne, c'est-à-dire la puissance dont Je principe est la violence de
J'imaginaire, violence du fétichisme. Cette violence est à l'origine de
J'existence en ces sujets sociaux, dans leurs corps, d'une part mésestimée
de soi, un négatif, qui les hante, et qui, comme un mauvais miroir, trouble
leur rapport à eux-mêmes, aux autres et aux choses.

Le tourment : la chose et le phantasme

Au cours de la première décennie de 1' indépendance du Congo-


Brazzaville, le mot « tourment » ne signifiait pas dans le français popu-
laire « supplice, torture » ou « une très grande douleur physique ; une vive
souffrance morale», comme le définit le sens commun du Petit Robert.
Le tourment ne se définissait pas non plus au sens littéraire et religieux de
Isaïe 53 : 11 («A cause du tourment de son âme, il verra, il sera rassasié»),
de Luc 16: 23 («Et dans l'hadès il a levé les yeux, alors qu'il se trouvait
dans les tourments, et il a vu Abraham de loin et Lazare dans son sein) ;
de Révélations 12: 2 («et elle était enceinte. Et elle crie dans les douleurs
et les tourments de l'accouchement); de Révélations 14: Il («Et la fumée
de leur tourment monte à tout jamais, et jour et nuit ils n'ont pas de repos,
ceux qui adorent la bête sauvage et son image, et quiconque reçoit la
marque de son nom ») ; de Révélations 18 : 7, 10 ( « Dans la mesure où
elle s'est glorifiée et a vécu dans un luxe insolent, dans la même mesure
donnez-lui tourment et deuil. Car dans son cœur elle dit sans cesse: "Je
suis assise en reine, et je ne suis pas veuve, et je ne verrai jamais le
deuil"; "tandis qu'ils se tiendront à distance à cause de la peur (qu'ils
auront) de son tourment, et qu'ils diront: "Quel dommage, quel dom-
,,,
mage! grande ville, H<Jhyhmc, ville forte, p-c~rc qu'en une he-mc lon JU~t=­
mcnt est arrivé",,),
Le tourment, au Congo, c'était â cette époque un "r~icamefl'l "·un
fétkhc, c'est-à-dire un philtre, qui servait â ~'attacher le' ~timent' ~
filles. L'expression cons<K;réc était "faire un tuurment a une hile ,.;•,
Certes, cc tourment "fait à la tille"· était ccnlo.é induire un état de • \Uf>·
pliee, de <<torture "• une "grande douleur phy'>ique "· uu une "!louf·
france morale, d'amoureux, etc. Mai" ces état.. de douleur d'amoureux
étaient des effets du tourment, ou de cc qu'au Gabon. à la même: époque.
on appelait le «trouble"· Le tourment congolais. çommc: le trouble gahf>·
nais, c'étaient des objets matériels, des choses apparemment tangible\ qw
fonctionnaient suivant le principe du fétichisme dégagé par Giorgi<J
Agamben, à la fois comme métaphore et comme métonymie. Les for-
mules des tourments, consignées dans des cahiers d'écolier. étaient reco-
piées dans le Petit et le Grand Albert de la magie. Le registre des tour-
ments était donc celui des «magies» présentées dan.<; les catalogUCli qui
circulaient à l'époque et qui venaient de Paris, envoyés entre autres par
Madame Milla, si célèbre pour ses médailles et donc pour la puissanc~ de
ses magies. Paris, c'était alors le monde par excellence de la magie. mais
aussi l'Inde, dont la magie était racontée et vue au cinéma 17 • On ne disait
pas «magie des Blancs». Cette expression était tautologique. car de la
même façon qu'on ne soupçonne pas un prêtre blanc de faire des "féti-
ches» mais de la «magie», le mot magie renvoyait exclusivement au
monde des Blancs et donc à l'étrange et à l'étranger. Le tourment. dans
ce contexte historique de la décennie des indépendances, où le mot se
prononçait en français, et intégré comme tel dans les langues locales.
s'inscrivait dans l'imaginaire magique du romantisme amoureux. propre-
ment urbain, produit par les puissances étrangères scripturaires. machi-
nique et/ou cinématographiques, en particulier la France et l'Inde.
La fabrication des tourments. faisait invariablement intervenir du
parfum, de préférence Joli soir 18 , mais également Takkur, aux résonances
indiennes. Joli Soir et Takkur s'inscrivaient dans une dynamique générale
de production du sentiment amoureux moderne en Afrique cenlrale. Ils

16. On disait à l'époque que les femmes utilisaient des« médicaments,. tradilionncls.
c'est-à-dire les fétiches.
17. La magie du cinéma est particulièrement puissante, elle récapitule dans un mèmc
moment, en un même espace, l'imaginaire du conte. qui fait travailler l'imagination de
ceux qui l'écoutent, sans« voir» avec leurs yeux ce qui est raconté. et l'i~inaire visuel
qui se confond avec le « réel », puisque ce qui est réel est ce qui est vu. dans les repr-tscn-
tations communes. L'imaginaire du réel est celui qui s'actualise en Afrique dans l'acci-
dent, dans l'événement qui appelle tout de suite des interprétations qui sont en gtnéral
magiques ou sorcellaires. Mais il s'actualise également dans la ~-eprion fantasmée. dans
la rêverie que provoque une belle personne que l'on désire. mais é8alement de belles
choses. les marchandises de luxe, notamment.
18. Sur Joli soir, lire l'excellent article de Julienne Ngoundoung Anoko... Joli Soir:
petite histoire d'un fétiche moderne», Ruprurr. 5 (nouvelle série). 2004. pp. 15-26.
70
LE SOUVERAIN MODERNE

0
rr-r~:r.:~~'":.~~~~~~~:~;~_·t~';:'~:~:::r.::'t.~:r::
es . eux corps engagés dans la relation amoureuse s'inscrivaient
1
nécess.aJ~m~nt ~ans ~ne ~gique de reproduction lignagère. Du moins tel
en étaJt 1 ObJecttf ultt~e ·. Le second manifestait les incertitudes géné-
~ales. de la reprodu.ctJOn hgnagère dans un non-lieu lignager, la ville
mscnte dans I.es logt~ues ~ontradictoires de valorisation marchande de 1~
force de trava1I. Le~ mce~ttudes qui affectaient la vente et la reproduction
de la fore~ de ~avall étatent (et sont encore) les mêmes qui affectaient la
reproductton hgnagère dans l'amour civilisé ou citadin. Le tourmem
apparaît dans ce contexte comme l'argent, un instrument de conquête du
corps de l'autre féminin devenant de plus en plus rétif aux mécanismes
Jignagers de son contrôle. car les villes sont, comme l'écrit Abel
Kouvouama, des «espaces privilégiés d'expérimentation continuelle de
subjectivités amoureuses autonomes » 20• Mais il s'agit aussi de« subjecti·
virés» infiltrées, channées, troublées ou tourmentées par l'argent. Le bar-
dancing, surtout, est ce lieu où le corps tourmenté. troublé ou charmé de
la femme par l'argent 21 et les tounnellls, troubles ou cltamres s'institue en
puissant fétiche structurant les rapports hommes-femmes, femmes-
femmes, autour de l'argent, de l'alcool. de la politique. Car, en plein
ordre colonial, le bar-dancing s'impose comme non-lieu lignager dans
lequel se fomente et se pratique l'indiscipline contre les hommes, contre
l'ordre colonial. parce qu'il est le lieu de la fête nocturne contre l'ordre
diurne et donc lieu où se rencontrent «l'évolué. J'avenir du colonisateur,
et la ndumba 22• sa hantise. Alors que dans la société diurne, à J'abri des
structures verticales du pouvoir aménagées en sa faveur. J'évolué dénonce

19. Ce qui monlre que contrairement à ce que su~èrenl Gr:orges Bal~ille et Jean Bau-
drillant. dans les sociétés non capitalistes. « la ciiJ'f'nsr ,. (Bat mlle) ou « 1 échange symbo-
lique,. (Baudrillard). ne se réduisent jamais à « une "' ~·onomie sacri licielle " (Bataille) de
dépense gratuite des t'Orps dans la jouis.~ann•. dans Je «jeu sexuel_» considéré co.mme
paradigme prioritaire du ~-omportemcnr sexuel. Les ouvrages de Bataille et de Baudnllard
qui sont concemc!s par ces t'onsidérarions sont respectivement les suivants : Ln pan
mmulitt, Paris. Minuit. 1%7: IL mimir dt ltt production. Paris, Galilée. 1975.
20. Abel Kouvouama. " Les rite..~ populaires de séduction dans la société urbaine bmz-
zavilloise », Rlqltllfl', 5. nouvelle série (Paris. Karthala). 2004.. p. :?8.
21. On peur dire en effet que Je miracle attendu du tounnent est exactement t-elui
produit «réellement» par J'argent. car J'argent est «la puissance aliénée de l'humanité.
Ct qw jt lit PMis til lrllll qu'h<IIM'It, tkmc Cf' qut nt ptlll'tnt toutes mrs forces r.rsemidlrs
tl'iNJMd11 jt lt puis gnkt à /'argtnt. L'argent fait donc dr chacul/t' d,- ces fèm.·c•s rsun-
?,tllts c~ qu.'tllts _nt sCint pc~~~~ tlltNntmf's: c ·,-st-à-dirr.· qu'il t'Il fait so11. ctmtrnirr. Si
J m ~l'ft d "" al~llltnt tiU st )t '_'t'UX f!FPndrr la chaise dt poslt'. puisque je lit' suis peu
~~::.; f't.>l4r/!A'" la routt à ptf'd. 1 argtnt mt pmcurr l'alime111 et la chaist• de postr.
-~-4 ~ qll tl 1~T'Iflt ~t~ts l'œux d'ITTPs dl' Ici rrprisenrario11 qu'ils étairm illrr
''-"'~""ut ltur t..ruttiK't ~IISit ft. ri. 1 . 'Il . · ·
kt l'W. dt l'tt,. ftguri à l'hTP ~~ ~~~ t. VOII "" • ' f'S fau fNlSst'r dr Ici rt!pr!.relltation t}
l'rrJillltlll cl'talrict "· Karl Marx Man~ c~ ~Ir d,- moyen terme. /'orgt'lll esr la fony
~,&litions soriales, 1968. p.'l22. cnu t 844. lconamie politique et phi/os(lpllit,
-··~-dans les deux congos. c'est la"' femme libre».
TOURMENTS, CHARMES ET TROUBLES 71

la corruption des ndumba, dans la mise en scène nocturne des bars-


dancings c'est elle qui mène le bal, manipule, destitue l'évolué et devient
une sorte de déesse païenne » 23 . La figure exemplaire de cette déesse
païenne étant Mami Wata.
D'un point de vue technique, le plus difficile n'était pas seulement de
se procurer le parfum. Il fallait surtout réaliser le rituel de conquête
magique du corps féminin en triomphant avec habileté des difficultés pra-
tiques qu'il présente. Je vais m'appuyer en grande partie sur la descrip-
tion de ce rituel faite par Julienne Ngoundoung Anoko 24 . D'après cet
auteur en effet, « de produit cosmétique qui "laisse la peau belle et
patfumée du matin au soir", Joli Soir est devenu l'objet doté de pouvoirs
magiques grâce auquel on peut conquérir la jeune fille de ses rêves, ou
toute jeune fille réputée difficile. Il fut tout de suite intégré dans les
pratiques traditionnelles de jet de sort où il remplaça, pour ce faire,
l'objet personnel à la personne qu'on veut envoûten> 25 . L'auteur signale
que c'est à Brazzaville et à Kinshasa que cette magification de Joli Soir
fut le plus manifeste. Le terme qu'elle retient à la place de celui de « tour-
menter» est «charmer», qui fut effectivement synonyme de « tourmen-
ter» ou «troubler». Voici sa description de la technique consistant à
«charmer», c'est-à-dire à «tourmenter» la fille avec Joli Soir: «Après
l'avoir acheté, le soupirant inscrivait alors ses nom et prénom ainsi que
ceux de la fille au verso de 1' étiquette de chacun des flacons. Ensuite il
dessinait à main levée deux cœurs imbriqués l'un dans l'autre et traversés
par une flèche rouge, au-dessus desquels il marquait, toujours en rouge,
TOI et MOI. Puis, il passait à la phase la plus importante qui consistait à
réciter sans buter sur les mots, sept fois les noms de la jeune fille, en
alternance avec les siens et Joli Soir. Une brève prière clôturait le tout.
puis les étiquettes étaient soigneusement recollées sur les flacons »26.
Julienne Ngoundoung Anoko tente ensuite, avant de poursuivre sa
description du rituel magique de capture du corps de la fille. d'interroger
les origines de ce rituel dont 1' efficacité fait intervenir le chiffre 7. II y a
d'abord l'origine africaine où le chiffre 7. dit-elle,« représente le monde.
Il est le résultat de 1' association du mâle. souvent représenté par le chiffre
3. et du sexe femelle, incarné par le chitTre 4. ». Elle évoque également.
comme autre pratique «traditionnelle», le fait que la prédicion de
l'avenir à l'aide des cauris exigeait 7 cauris. comme celle qui se hlisait à
l'aide de petits cailloux en exigeait également 7. Ngoundoung Anoko
signale aussi l'influence des pratiques musulmanes de« charmes» consis-

23. Lire sur ces aspects Charles Didier Gondola. •• "Bist'llgo ya la joie ... Ft'tes. st><:i:J-
hilité et politique dans les .:apitalcs congolaises». in Odile Georg F<'ft•s urhaim•s t'Il
t\fl·iquc. Espaces. idnllités t'f JWIII'oirs. Paris. Karthala. 1999. pp. !!7-111.
24. Julienne Ngounùoung Anoko. "Joli Soir: petite histoirt• d'un fétkhe moderne».
Ruptun•. 5 tnouvclle série). 2004. pp. 20-23.
25. Julienne Ngounùoung Anoko. artkle cit.. p. 20.
26. Ibid .. p. 21.
27. //>id .. p. 22.
72 LE SOUVERAIN MODERNE

tant en «la fabrication de philtres d'amour et de laits de toilette et


parfums arrangés »27 . La deuxième origine que l'auteur indique est celle
du cinéma hindou qui « fit circuler une autre image de 1' amour » 28 . Dans
cette magie indienne, le « protagoniste des amours défendues se faisait
tatouer deux cœurs liés par une flèche sur l'une de ses épaules. La femme,
quant à elle, inscrivait le nom de son amoureux dans la paume de sa
main, à l'écart du regard de ses parents. Tous deux récitaient leurs noms
respectifs dans leurs sommeils et rêves, et priaient pour que survive leur
flamme » 29 .
L'auteur nous introduit aussi dans sa description à un aspect fort inté.
ressant qui est celui du rapport au corps du « charme » (que nous appe-
lons «tourment», le « trouble » ). Il s'agit de l'ingestion ou de la consom.
mation comme condition de son efficacité : « La consommation se
présente sous deux formes: l'ingestion directe et l'ingestion indirecte. La
première consiste à mélanger le charme dans la nourriture du destinataire.
Quant à la seconde, le destinataire du charme s'oint d'une crème conte-
nant le charme » 30 . La consommation du « charme » était indirecte. En
même temps, il existait comme autre condition de 1'efficacité, le «tou.
cher» ou le contact entre le corps de la fille et celui du soupirant. Ainsi le
«toucher devenait pour les jeunes filles aussi redouté que le manger »31 •
De manière générale et selon nos propres enquêtes, le toucher ou la
mise en contact des deux corps se faisait lors du salut, en serrant la main
après s'être « frotté » le tourment sur le visage et surtout sur les mains.
Comme le montre le dessin magique des deux cœurs imbriqués l'un dans
l'autre qui symbolisent le « contact » extrême, celui de la fusion des deux
corps (le cœur étant ici la métonymie du corps), la fabrique du tourment
ou du charme impliquait aussi que 1' on mette dans un flacon de Joli Soir
ou de Takkur les cheveux, un morceau de tissu et les traces des pas de la
fille à tourmenter. Ensuite, il fallait se débrouiller pour la saluer en lui
serrant la main après s'être frotté le tourment ou le charme sur le visage
et surtout sur les mains.
Le tourment, le charme ou le trouble exemplaire est ainsi produit
comme puissance par la combinaison du corps de l'être désiré (ses
cheveux, son vêtement, les traces de ses pas), d'une marchandise venant
de Paris ou de l'Inde, le parfum, et du corps du désirant ou du soupirant
sur lequel est «frotté» le tourment ainsi constitué. Les corps, les
marchandises, Paris et l'Inde imaginés comme univers de puissances
magiques, en relation dialectique dans une même « composition» (le
philtre) devant «tourmenter» ou «charmer» la fille, la faire «tomber
amoureuse», c'est-à-dire la faire entrer dans cet «état naissant d'un

28. Ibid., p. 21.


29. Ibid. p. 22.
30./bid.
31. Ibid.
32. Francesco Alberoni, Le choc amoureux, Paris, Ramsay, Pocket, 1981, p. 9.
TOURMENTS, CHARMES ET TROUBLES 73

mouvement collectif à deux » 32 , tel est Je tourment. réalité dont la perti-


nence n'est possible ou intelligible qu'à partir de ce que nous appelons
les structures de causalité, à savoir les structures composites de schèmes
qui fondent l'imaginaire des corps tourmentés, charmés, troublés, c'est-à-
dire envoûtés par les marchandises-fétiches tirant leur «puissance» de
Paris et de l'Inde magifiés.
D'un point de vue sémantique, il est intéressant de noter le travail de
réinvention réalisé par l'imagination populaire sur les mot'> de la langue
française que sont le tourment, le charme, le trouble qui deviennent exac-
tement synonymes. Au même titre que le viol a été rendu synonyme de
vol et de pillage par le travail de la même imagination par les miliciens
congolais. La particularité de ce travail de l'imagination populaire est
ainsi d'inscrire dans une même structure de signification des mots rele-
vant de registres sémantiques différents, et donc de domaines différents
de l'activité humaine, pour dire, en définitive, que le tourment charme,
dans tous les sens du mot charmer, que le charme tourmente, c'est-à-dire
produit un trouble.
Le tourment, le charme ou le trouble s'impose dès lors comme étant à
la fois une chose et un fantasme, réalité constituée par des éléments qui
ne sont pas «simples», réalités «mystiques», c'est-à-dire relevant du
fétichisme. Cette réalité semble correspondre en effet avec ce que dit
Laurent Jean-Pierre du «terme fantasma en grec qui signifie à la fois
fantôme et vision» et qui est aussi à« l'origine du mot fantasme » 33 . Ces
réalités qui ne sont pas « simples », parce qu'elles sont à la fois des « fan-
tomes», des « visions » et donc des « fantasmes >> et qui fondent. dans
l'imaginaire social, la puissance du tourment, du charme ou du trouble
doivent leur particularité aux structures de causalité qui les font exister
comme tels. Voyons les choses de plus près. De quoi sont composées les
structures de causalité qui expliquent la puissance du tourment, du
charme ou du trouble ?
Nous avons vu avec Ngoundoung Anoko que le «charme, s'inscri-
vait dans plusieurs «traditions » : les traditions africaines, musulmanes et
aussi indiennes, cinématographiques notamment. Nous avons également
vu que le tourment ou le charme utilisait l'écriture et le dessin comme
moyen de sa réalisation. Nous savons aussi qu'entrent dans la composi-
tion du tourment les imaginaires magiques de Paris, de llnde. Mais éga-
lement ceux du village contre lesquels le· tourment se constitue comme
«fétiche moderne», lié à la ville, à la modernité. C'est en fonction de
cette complexité que nous disons que le tourment est à la fois une chose
et un phantasme, car aucun de ces composants n'est un« élément ... mai~
forme toujours une structure de structures. C'est par cette complexité
irréductible que le tourment est fait selon nous de structures de causalité.

33. Laurent Jean-Pierre, «D'un commentaire qui viendrait.."· Postface à Sbvoj


Zizek, Le spectre mde toujours. Actualité du Manifeste du Parti comm1111iste, Paris.
Nautilus, 2002, p. 109.
74 LE SOUVERAIN MODERNE

Structures de causalité parce que ces structures de structures sont la cause


de l'efficacité du tourment, à travers toutes les significations imaginaires
sociales qui les constituent et qui sont des «magmas», au sens de Casto-
riadis. Pour Castoriadis en effet, l'imaginaire est un magma de signi-
fications sociales que véhiculent des images, que 1' auteur définit comme
des symboles», produits par la faculté originaire de se poser ou de se
donner, sous le mode de la représentation, une chose et une relation qui
ne sont pas données dans la perception34 •
Ces structures de causalité sont à l'origine de la réalité du tourment
appréhendé comme puissance (c'est-à-dire du tourment imaginé comme
puissance) fabriquée pour troubler, charmer ou tourmenter la fille (pour
la rendre amoureuse du garçon). Elles sont aussi, et simultanément, la
cause des tourments du garçon, car il faut envisager le garçon comme
agent social tounnenté, c'est-à-dire charmé, troublé par la fille et devenu
un autre de lui-même, transformé ou rendu fou par son désir de la fille.
Or, ce désir qui est inséparable des croyances en la puissance du tourment
en tant que puissance magique, à la fois chose et fantasme produit pour
capter le corps de la fille, est inséparable du contexte social et culturel
dans lequel Je corps des filles tend à se désengager des dispositifs ligna-
gers de son contrôle, pour se produire comme corps à la fois « libéré» et
séducteur. Autrement dit, un corps dont la puissance de séduction ou
d'envoûtement est produite par la magie des cosmétiques, comme Joli
Soir ou Takkur, les vêtements, les bijoux, les «techniques du corps » qui
sont ici les modèles ou les modes de présentation de soi propres à la
modernité urbaine qui s'institue contre la sauvagerie villageoise 35 . C'est
dans ce sens que les structures de causalité de la violence du tourment
«expliquent» pourquoi les tourments de la fille et du garçon ne peuvent
trouver de «solution» que dans la relation à la fois physique et fantasmée
de leurs deux corps aux choses et à eux-mêmes.
La violence de J'imaginaire du tourment s'explique alors par ces struc-
tures de causalité qui intègrent à la fois la réalité et le fantasme des corps
désirants et des corps désirés perçus à travers les imaginaires de Paris et
de l'Inde magifiés qui adhèrent aux parfums Joli Soir ou Takkur. Le corps
tourmenté, charmé, troublé est ici un corps qui n'a plus comme lieu
propre J'univers local, parfaitement délimité, auquel en correspond un
«nous» et un «moi» non affectés par les logiques universalisantes,
modemisantes et insécurisantes du capitalisme, du christianisme et de
leurs fétiches, Joli Soir ou Takkur, choses sensibles suprasensibles, au
sens de Marx, c'est-à-dire à la fois chose et représentation.
Parce qu'aucun élément constitutif des structures de causalité du tour-
ment n'est un élément simple, aussi bien au sens où on dit en français à

34. Cornélius Castoriadis, L'institution imagiruûre de la société, Paris, Seuil, 1975,


p. 177.
35. Je pense à l'une de ces techniques du corps qui à Brazzaville permettait de repérer
un villageois : sa façon de marcher.
TOURMENTS, CHARMES ET TROUBLES

Libreville ou à Brazzaville de quelqu'un ou de quelque chose qu'ils ne


sont pas «simples», pour signifier qu'ils sont « mystiqu~s » ou « com-
posés», au sens d'un élément qui s'inscrirait dans le paradtgme de ce que
Yves Barel appelle 1' élémentalisme36 , la sociologie des tourments ne
saurait s'inscrire dans l'individualisme méthodologique. puisqu ·elle a
pour objet non pas des individus mais des « systèmes » complexes fait<. de
choses sensibles suprasensibles, c'est-à-dire de choses qui sont à la fois
chose et fantasme de la chose.
Il s'ensuit que la violence des tourments, violence de !"imaginaire.
violence du fétichisme, est une violence « systémique >>, parce que les
structures de causalité invisibles qui la soutiennent en font simultanément
sa propre cause et sa propre solution. Il suffit en effet de rappeler que la
passion pour une fille, qui tourmente le corps et trouble l'imagination du
garçon, passion qui prend forme dans le contexte de modernisation du
rapport au corps, n'a de solution que dans l'objet de la passion. c'est-à-
dire l'objet sur lequel s'applique et s'exerce le tourment fabriquéJï: le
corps de la fille et celui du garçon unis par la magie du tourment et de la
passion. Car, l'effet du tourment, du charme ou du trouble fabriqué sur le
corps de la fille ne peut, dans la logique du tourment, être efficace. que si
les deux corps sont mis en contact. Ainsi le premier, le corps désirant,
porteur du tourment fabriqué et corps tourmenté par la passion. peut
transmettre son tourment et donc sa passion au corps désiré et trouver la
solution au trouble qui le travaille. Mais les deux corps pris dans le tour-
ment ne sont pas coupés du monde, puisque la puissance qui explique la
force du tourment est constituée par un complexe comprenant le parfum.
les imaginations de puissances magiques de Paris, de l'Inde et des deux
corps en relation. Le tourment, qui se définit ainsi comme chose et
fantasme à la fois, autrement dit réalité inséparable de l'imagination de la
réalité soutenue par les structures de causalité, nous permet d'appréhen-
der sous un angle assez large ce qu'est la violence de l'imaginaire. prin-
cipe du Souverain moderne.

Le tounnent, le channe et le trouble : la puissance du Souverain moderne

Il est banal d'entendre dire de celui qui est « pris » dans le tourment.
dans le «charme », entendu comme fétiche, mais aussi et simultanément
au sens littéraire, qu'« il n'est plus lui-même », qu •« il est transfonné »,
qu'« on ne le reconnaît plus» ou qu'il ne« se reconnaît plus ••. Au Gabon.
on dit de l'homme qui est travaillé par le trouble qu'il est «devenu
maboule». Il y a donc incontestablement un effet de méconnaissance ou

36. Yves Barel, Le paradoxe et le système, Grenoble, PUG. 1979.


37. Le tourment fabriqué c'est aussi bien l'ensemble des éléments matériels réuni• par
celui qui veut tourmenter une fille, que l'effet que produit sur la fille c<-t ensemble d'élé-
ments.
76 LE SOUVERAIN MODERNE

d'aveuglement sur soi-même et sur les autres qui est produit par l'action
du tourment sur celui qui la subit et sur ceux qui sont en relation avec lui.
Cet effet d'aveuglement qu'exercent le tourment, Je charme ou le trouble
est synonyme de travestissement ou de perversion du rapport social à soi-
même, qui s'inscrit simultanément dans le rapport aux autres et aux choses.
En d'autres termes, les sujets sociaux tourmentés, charmés, troublés sont
ceux dont les structures de causalité réfléchissent, tel un étrange miroir, des
images d'eux-mêmes dans lesquelles ils ne se reconnaissent plus et dans
lesquelles ils ne sont pas non plus reconnus par les autres. Ce qui signifie
que le tourment a «pris » leur image spéculaire, l'a effacée ou l'a détruite,
pour laisser à la place une autre, ou l'image d'un autre, dans laquelle ils
sont désormais reconnus. Le «maboule» gabonais, produit du «trouble»,
est celui qui est désormais reconnu ou vu à travers l'image de sa femme
qui l'aurait «troublé» et qui le «domine». Lui-même déclare «avoir
donné l'intégralité de son corps» à sa dulcinée, il ne «s'appartient plus».
Le fantasme collectif et individuel du tourment, du charme ou du trouble
met ainsi en scène la problématique de sujets sociaux «sortis d'eux-
mêmes», qui ne «sont plus reconnus» dans l'image que leur renvoient les
miroirs dans lesquels ils devraient se reconnaître. Que sont ces miroirs ?
C'est à cette question des miroirs qui « tuent » 1'image de soi, dans
laquelle on ne se reconnaît plus, parce que ces miroirs ne la reflètent plus,
que nous allons nous consacrer à présent. L'idée que nous allons explorer
peut se formuler de la manière suivante : ce qui se raconte dans les phan-
tasmes collectifs et individuels de la puissance du tourment, du trouble ou
du charme, c'est l'histoire de la folie des sujets sociaux constitués par la
violence de l'imaginaire, violence du fétichisme du Souverain moderne.
Cette histoire se raconte notamment dans les imaginaires du cliché, du
négatif photographique et du miroir au Congo et au Gabon.

Le paradigme du négatif ou du diable photographique

Commençons par examiner la manière dont 1'imagination populaire


désigne un cliché photographique au Congo et au Gabon. En effet, c'est
sous le nom de diable (mot intégré comme tel dans les langues locales)
que l'imagination populaire au Congo-Brazzaville et au Gabon désigne
un cliché photographique. Ce «diable» est le produit du travail de l'ima-
gination africaine qui convertit en cette entité chrétienne le fantôme, le
revenant, appelé au Gabon, par exemple, chez les Punu, ditengo ou chez
les Kota, nkuku, mots que nous pouvons traduire également par zombie.
Le diable de l'imagination populaire c'est donc le négatif de la photo.
Pourquoi le négatif est-il appelé diable ou zombie? Parce que l'image
que donne à voir un cliché est spectrale ou fantomatique. C'est en« déve-
loppant» le cliché ou le négatif que le « diable » disparaît, se transforme
en. phot?graphie, donnant ainsi à voir l'image désirée (en principe) par le
SUJet pns en photo et surtout par celui qui prend la photo. Un détail très
TOURMENTS, CHARMES ET TROUBLES 77

important sur lequel nous reviendrons au chapitre 5: dans l'histoire de la


photographie en Afrique centrale, le mort n'apparaît pas d'embl~e co~me
un objet de référence. La photographie ignore les morts. et JUsqu au:~:
débuts des années 1990, les familles ne requièrent pas les photographes
pour «immortaliser» leurs morts. Dans les an~ées de la vi_déo. la !~lévi­
sion et la vidéo seront convoquées par des familles pour« Immortaliser»
leurs morts. Pour le moment, il s'agit de souligner que l'idée importante
pour notre propos ici est celle que suggère le processus de transformation
du diable ou négatif, en image (le positif) photographique désirée par le
photographe et ou par la personne photographiée. Car, ce que nous
montre ce processus, c'est la rencontre de deux fantasmes autour d'une
image : le fantasme du photographe, et celui du photographié. Les deu:~:
fantasmes se conjuguent pour donner lieu à la mutation qui fait naître
l'image ou le positif photographique du négatif ou du diable. Il est tout à
fait significatif de souligner à ce propos que « le terme fanrasma en
grec signifie à la fois fantôme et vision» et qu'il est «aussi J'origine du
mot fantasme » 38 • Les deux fantasmes, c'est-à-dire les deux «visions».
peuvent également diverger, lorsque la photo ne réussit pas, ou lors-
qu' elle est prise sans 1' accord du photographié. Devenu photographie. le
diable ou le négatif disparaît, mais chacun sait aussi qu'un seul négatif
peut donner plusieurs photos, et donc se conserver, être toujours Je double
de la photo aussi longtemps qu'il est conservé.
Ce paradigme du diable, paradigme du négatif, donc du spectre ou du
fantôme me permet de suggérer deux choses. La première est que
derrière chaque chose désirée ou fantasmée, image de soi. notamment.
mais aussi biens matériels ou services sexuels, il existe des structures
constituées par leur opposition avec le double, le négatif, le diable. Ces
structures donnent sens aux choses et aux pratiques. En d'autres termes.
une image, en tant que fétiche, est un positif présentant la forme déve-
loppée d'un négatif, qui devient généralement invisible. un zombie. mais
qui ne fait pas moins partie du positif. Le négatif et le positif qui forment
ainsi une structure étant tous les deux des produits du dispositif photogra-
phique. La deuxième chose est que la colonisation, dans son projet de
civilisation des «indigènes», a été, à travers ses dispositifs de production
de sujets sociaux, à savoir la christianisation, la scolarisation. l'urbanisa-
tion, le travail monétisé, c'est-à-dire producteur du besoin d'argent. la
politisation, etc., un immense dispositif photographique de production des
négatifs, des diables, des monstres ou des fantômes contemporains en
Afrique. Elle a fait diverger et converger les fantasmes du colonisateur et
du colonisé autour de l'image produite. Le développemenr de œs négatifs
ou de ces diables doit être compris comme le Développement dont les
États africains et occidentaux sont censés être des artisans. Il consiste

38. Laurent Jean-Pierre, «D'un communisme qui viendrait ... "· Postfa..-e à Slavoj
Zizek, Le spectre rôde toujours. Actualité du Manifeste communiste, Paris. Nautilus,
2002, p. 109.
78
LE SOUVERAIN MODERNE

concrètement à transfonner les di'ables ., . .


. aŒicams produits p l . d' .
t~ifis de la. mission civilisatrice, en évolués, civilisés ou dé:~oes é:spos:·
tiens et Citoyens. Les développés, comme les civilisés et les di~~les c~e.
tous des phantasmes des développeurs et des civilisés au même' t't
q~·~ne photo est un phantasme à la fois du photograph~ et de celui 1 re
decide de s~ pren?re en ~h?~o., Les indigènes, les sauvages, les primit~~~
comm; les evolues, les CIVIlises ou les développés sont des «éléments ·
des memes structures de ce fétichisme du Souverain moderne. "

Le miroir; les morts et les diables

Parmi les éléments constitutifs d'un appareil photographique, il y a Je


miroir. Or, les représentations populaires du rapport des vivants et des
morts au miroir en Afrique centrale font valoir que, dans une maison où
se trouve un cadavre, il est recommandé de couvrir le miroir d'un pagne
ou encore de le retourner. II est en effet dit que si Je miroir n'est pas
couvert ou retourné, J'on court Je risque de croiser le regard du mort dans
le miroir et ainsi de trouver la mort. De même, un rétroviseur dans une
voiture ou un camion qui transporte un cadavre, doit être recouvert, pour
la même raison. Dans ces deux cas, celui qui voit le fantôme voit celui
qui, d'ordinaire, voit sans être vu. Il rompt ainsi l'« effet de visière »39 qui
caractérise le pouvoir ou la puissance des fantômes et des esprits qui
consiste à ne pas voir qui vous regarde. Du coup, le « mort » tue parce
qu'il est« vu » 40, car le pouvoir ne supporte pas d'être «vu»; même s'il
prétend à la <<parfaite visibilité». Si nous interprétons cette représenta-
tion dans notre perspective de la violence de l'imaginaire, nous voyons
que le miroir comme le rétroviseur produisent le même effet que la
photographie : alors que la photographie transforme dans un premier
temps Je sujet photographié en un diable, un négatif ou un spectre, pour
ensuite produire à partir de celui-ci l'image photographique désirée par le
photographe ou par l'individu photographié, le miroir dans la maison
d'un mort, ou le rétroviseur dans un camion transportant un mort, produi-
sent la mort en transformant le vivant en diable, en fantôme. La photo
fantomalise, spectralise ou diabolise le sujet vivant avant de le produire
en une image dans laquelle il peut se reconnaître, en toute méconnais-
sance, et le miroir dans les deux cas que nous venons de citer fantomalise,
diabolise ou spectralise en donnant au sujet une image dans laquelle il ne
se reconnaît pas et qui Je tue, parce qu'elle est l'image du mort, c'est-à-
dire _l'image de l':'utre.... de lui-même. La violence de l'imaginaire est ici
expnmée de mamère cla1re: elle est la violence de l'image de soi-même

. 39. Jacques Derrida appelle «effet de visière» le fait de ne pas voir qui nous reg de
cf. Jacques ~?"Ida· Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 26. ar '
40. Sur 1 hJ~toJre des représentations du miroir lire S b. M . .
du miroir, Pari.~. Hachette, Imago, 1994 . ' 3 me elchJOr-Bonnet, Htstoire
TOURMENTS, CHARMF~'i ET TROUBLES

transfigurée ou qu'on ne reconnaît plus et qui tue. image qui vous per'Sé·
cute, vous pousuit, comme un vampire.
Cet effet spectralisant et mortifère du miroir est encore exprimé par
une autre croyance. L'opération magique de fabrication des morts-vivanb
dans la magie du Kong, dans le Nord-Gabon ou au Cameroun 41 • est un
succès si l'image de l'homme destiné à être transformé en cette main-
d'œuvre spectrale apparaît dans le miroir. Voici ce qu'écrit à ce propos
Alexandre Ngoua à la suite de ses enquêtes sur la<< sorcellerie du Kong"
dans le Nord-Gabon : « Le candidat au Kong prélève la ''saleté" de son
parent : vêtements, mèches de cheveux, ongles ou sa photo. A défaut de
photo, il écrit le nom de son parent sur une liste. Puis ces éléments sont
introduits dans la boite dorée ou argentée du Kong. Il se rend ensuite.
avec le groupe qui réalise ce rituel, à un cimetière où ils font des incanta-
tions. Parmi les membres du groupe, il y a des personnes qui prennent la
«marchandise», c'est-à-dire le corps symbolisé par la photo ou le nom
écrit. Lorsque le nom de la personne visée par l'opération du Kong. c ·est-
à-dire la victime, est cité, et que son visage apparaît sur les miroirs entou-
rant la boite du Kong, alors la personne en question est déclarée ven-
due »42 • La personne vendue est destinée à travailler la nuit dans les
plantations de cacaoyers sous forme d'une main-d'œuvre spectrale4 J. Le
plus intéressant pour notre propos ici est que le dispositif magique, qui
produit la main-d'œuvre spectrale, utilise indifféremment la photogmphie
et le nom écrit pour produire l'image recherchée dans les miroirs de la
boite du Kong.

Dispositifs photographiques et miroirs anormaux

J'ai suggéré, s'agissant de la christianisation. de la scolarisation. de


l'urbanisation, du travail monétisé, c'est-à-dire producteur du besoin
d'argent, de la politisation, etc, qu'ils étaient des dispositifs de prodlK.-tion
des négatifs, des diables, des monstres, des morts contemporains en
Afrique et appelés à être développés. Autrement dit. je voudrais faire
valoir l'idée selon laquelle les dispositifs «photographiques,. et les
miroirs coloniaux et post-coloniaux de production des monstres. des
vampires sont des dispositifs du Souverain moderne, dispositifs à travers
lesquels il exerce son hégémonie.

41. Peter Geshiere, Sorcellerie er politique en Afrique. La l'iande de.• autrn. Pari..,
Karthala, 1995; Jean-Pierre Wamier, L'esprit d'entreprise au Camemun. Paris. Kanhala,
1993; Éric de Rosny, Le.• yeux de ma chèvre. Paris. Plon, 1981.
42. Alexandre Ngoua, La sorcellerie du Kong à Bitam: une manifestation .rrmholique
de l'économie capitaliste, Mémoire de maîtrise de sociologie. Libreville. Faculté des
Lettres et Sciences Humaines, Département de Sociologie. septembre 2004. p. 90.
43. Sur cette problématique de la main-d'œuvre spectrale, lire Jean et John Comarolf.
<<Nations étrangères, zombies, imnùgrants et capitalisme millénaire», Bulktin du CODES·
RIA, 3 & 4, 99, pp. 19-32.
80 LE SOUVERAIN MODERNE

Pour aller. plus avant dans cette idée, nous allons nous appuyer sur
Marx et J?emda. En effet, la fonction du miroir résidant dans son pouvoir
de réflexiOn du monde invisible et du monde visible a été élargie par
M~x dans. son analyse du fétich~sme de la marchandise. Une analyse qui
a eté repnse par Jacques Dernda. Analysant le secret du «caractère
mystique» de la marchandise chez Marx, Jacques DeiTida soutient que
celui-ci tient à un «quiproquo», et que ce quiproquo «tient à un jeu
anormal du miroir. II y a miroir, et la forme marchandise est aussi ce
miroir, mais comme tout à coup il ne joue plus son rôle, comme il ne
renvoie pas l'image attendue, ceux qui se cherchent ne s'y retrouvent
plus. Les hommes n'y reconnaissent plus Je caractère "social" de leur
"propre travail". C'est comme s'ils se fantomalisaient à leur tour.. ~e
"propre" des spectres, comme des vampires, c'est qu'ils sont ~nve~
d'image spéculaire, de la vraie, de la bonne image spéculaire (mais qm
n'en est pas privé?). A quoi reconnaît-on un fantôme? A ce qu'il ne se
reconnaît pas dans un miroir. Or cela se passe avec Je commerce des
marchandises entre elles. Ces fantômes que sont les marchandise~ trans-
forment les producteurs humains en fantômes »44 . Pour De~d~, la
marchandise n'est donc pas seulement fétiche, elle est aussi mtrmr et
fantôme. Fétiche, miroir, fantôme qui fantomalise et fétichise l'homme,
c'est-à-dire en fait un autre miroir anormal, car ce miroir anormal ne
permet pas à l'homme de voir son image attendue. La «forme marchan-
dise», qui est un miroir anormal en produisant J'homme comme un autr~
miroir anormal, nous permet de dire que les deux miroirs anorma~~ son
des miroirs-écrans, des miroirs déréalisants, c'est-à-dire des feti~hes.
Derrida retrouve alors, sans Je vouloir, la définition du fétichisme
proposée par Charles de Brosses, une définition qui fait du fétichisme une
absence de discernement, de connaissance, une religion reposant sur
I'aveuglemenr45. Et ce fétichisme, Derrida, à la suite de Marx, le retrou;e
hors des sociétés primitives, au cœur de la société la plus développee,
c'est-à-dire la société moderne, civilisée. . . ,
Mais ce constat ne doit pas nous dispenser de penser la « spéc~fic~te »,
si tant est qu'il en existe une, du fétichisme constitué par le mtro~r du
kong, de la maison d'un mort, du fantôme ou du diable photographtque,
ainsi que par la marchandise qu'est en J'occurrence le miroir (réel ou
normal) en Afrique. La spécificité de l'anormalité de ce miroir-fétiche-
fantôme réside dans ce que nous avons avancé plus haut, à savoir dans la
différence entre violence de l'imaginaire et violence symbolique. S'agis-

44. Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, pp. 247-248.
45. Commentant la conception du fétichisme de Charles de Brosses Camille Tarot écrit:
"L'arbitraire ~ment irrationnel de chaque fétiche vient de ce qu'il 'n'y a rien d'intellec-
tuel dans le fetiche, aucune pen_sée. aucun jugement. Il résulte d'un procès purement
aveugle: impulsif, affectif, Il expnme des passions, des besoins, des craintes, mais jamais
aucun di~mem», cf. Camille Tarot, De Durkhém à Mauss, l'invention dus b ['
Socwlo!(te et menee des religions, Paris, La Découverte/MAUSS, 1999, p. SOI. ym 0 tque.
TOURMENTS, CHARMES ET TROUBLES 81

sant par conséquent du fétiche-miroir-fantôme, nous pouvons dire qu'~l


est doublement anormal dans le contexte africain : il est anormal du fait
qu'il ne renvoie pas «l'image attendue», ensuite, parce qu'il fait voir le
diable, le fantôme, les vampires. Telle est la spécificité de la violence du
fétichisme, violence du Souverain moderne en Afrique, spécificité qui
exclut de parler à son sujet de violence symbolique, même si elle inclut
cette dernière, et se renforce de ses effets.
Or, face à ce double processus de fantomalisation ou de diabolisation
et de rupture de l'effet de visière qui permet de visibiliser celui qui voit
sans être vu, l'issue qu'offre le Souverain moderne, dont le principe est la
violence de l'imaginaire ou violence du fétichisme, est celle de l'incorpo-
ration de la marchandise, c'est-à-dire des miroirs-fétiches-fantomes,
comme ·moyen de conquête, de production et d'affirmation identitaire,
dans un contexte de lutte quotidienne pour la reconnaissance et de déré-
gulation de la fonction structurante du symbolique. C'est dans cette
perspective de la marchandise comme dispositif photographique et miroir
sociologique anormal de production et d'affirmation identitaire, que nous
pouvons interpréter la phrase suivante de Jean-Pierre Warnier: <<Au-delà
de leurs fonctions pratiques, les objets donnent corps à l'image de ce que
l'on désire être »46 . L'image de ce que l'on désire être est une image
socialement produite et valorisée par le système du Souverain moderne.
L'homme qui désire être un autre de lui-même, et qui veut réaliser cette
opération de transmutation identitaire et statutaire en faisant incarner
l'image de lui-même comme «autre» dans les objets qu'il va posséder,
accumuler ou consommer, est constitué comme un autre de lui-même par
ces objets. En devenant un autre de lui-même par le pouvoir et le corps
des objets, un sujet social naît dans un nouveau monde, le monde globa-
lisé gouverné par les objets qui détiennent ce pouvoir. C'est en d'autres
termes ce que nous entendons par la violence du fétichisme, une violence
qu'exercent des objets considérés comme des fétiches sur des sujets
sociaux qu'ils possèdent.
Dès lors, tous les objets dans lesquels les sujets sociaux se réfléchis-
sent et qui font apparaître leur image sociale, leur photographie désirée
ou non désirée, vue et jugée par eux-mêmes et par les autres. sont des
«miroirs anormaux», miroirs sociologiques, fonctionnant sur le mode de
la boite du Kong, c'est-à-dire exposant au regard du groupe social qui
l'attend pour la «prendre» et la «vendre>>, l'image sociale ou la photo-
graphie des sujets sociaux dont elles sont <<tirées >>, comme on dit de
manière étrangement significative. La télévision, la voiture, la chaîne
HIFI, les chaussures, les vêtements de luxe, la maison, le corps, l'argent,
les diplômes, sont ces miroirs anormaux au pouvoir de réflexion plus
peiformatif que celui d'un miroir «réel>>. Si ce dernier peut être retourné

46. Jean-Pierre Warnier, L'esprit d'entreprise au Cameroun, Patis, Karthala.1993,


p. 169.
82 LE SOUVERAIN MODERNE

pour conju;er_ son pouvoi_r mortifère de réflexion dans une maison de


mort, ses eqUivalents soc1aux anormaux « tuent » socialement par le
. . , ur
re tournement con tre ce1m qm 1es possede (et qui est possédé par eux) 0
les perd, ou encore contre celui qui n'est pas socialement en mesure du
les posséder. La perte ou l'absence de ces «miroirs» les transforment e~
de dangereux fantômes (diables ou négatifs photographiques) qui hantent
nuit et jour tous ceux dont l'image sociale est produite par leur pouvoir
diabolique ou fantomatique de réflexion. Sous cette forme spectrale
fantomatique et diabolique, ils coalisent avec les fantômes et les espri~
des familles, des villages ou des villes et tourmentent de leurs apparitions
leurs malheureuses victimes, indifféremment des classes sociales. Mais
ils sont aussi dangereux lorsqu'ils sont possédés, car leur fonction de
«miroir anormal » et donc leur pouvoir mortifère de réflexion met en
mouvement le TMCD (le Très Mauvais Cœur du Diable, comme l'imagi-
naire populaire à Libreville désigne la sorcellerie, ainsi que la jalousie et
la haine qui la symbolisent) des sorciers contre ceux dont l'image se
réfléchit en eux. Il est significatif que le premier génocide africain, celui
du Rwanda, se soit réalisé sur la base d'une forte proximité physique et
d'une distance sociale dont Je principe est la « richesse, surtout en ville
où les quartiers luxueux ont été édifiés à J'écart »47 • La« diabolisation »et
l'extermination de l'Autre, si proche et si lointain à la fois, se sont donc
faites à travers le miroir sociologique ou anormal de la richesse. Ces rela-
tions en miroir mortifères sont, nous l'avons dit, des relations caractéris-
tiques des structures de causalité du Souverain moderne, et fondent la
violence de l'imaginaire, violence des miroirs fantomalisants, les fétiches.

Structures de causalité, structures de réflexion et travail des apparences

Se réfléchir, c'est se voir en double, mais c'est aussi réfléchir sur soi-
même. Les miroirs du Souverain moderne sont de ce point de vue des
instruments dans lesquels et par lesquels les sujets africains réfléchissent
sur eux-mêmes. Ces instruments ou objets de réflexion sont donc des
objets dans lesquels les Africains prennent conscience et naissent au
monde du Souverain moderne. Or, comment réfléchir sur soi-même si
J'objet de réflexion (les miroirs réels et sociologiques qui réfléchissent la
cla~se des individus ou des groupes) réfléchit simultanément des fan-
tasmes (les images de ce que désirent être les gens qu'évoque Jean-Pierre
Wamier), c'est-à-dire des fantômes, des esprits, des spectres, le Diable du
Souverain moderne; autrement dit des figures ambivalentes du capita-
lisme, du christianisme, de la technique, de la sorcellerie ? Comment
accéder à une connaissance non fantasmatique de la réalité sociale,

47. Claudine Vidal, u Le génocide des Rwandais tutsi : cruauté délibérée et 1 ·


de h· · · F. . · . Hé · · (éd . • og1ques
aine•, m ranÇCJise ntler . .) De la vwlence, Paris, Editions Odile Jacob 1996
p. J'57. ' '
TOURMENTS, CHARMES ET TROUBLES 8<

économique, politique et culturelle de l'Afrique si la réflexion est piégée.


limitée, brouillée par les moyens de réflexion du Souverain moderne ? Tel
est à notre sens le problème le plus difficile qui est posé à la conscience
critique des sujets sociaux dans tous les domaines en Afrique centrale.
L'erreur d'une partie de l'imagination scientifique des études afri-
caines est de surinterpréter les comportements ambivalents de tous ceux
dont l'image ou l'apparence sociales sont Je produit des limites de
réflexion, c'est-à-dire des aveuglements produits par les moyens de
réflexion en vigueur comme des effets d'un ethos anti ou prémodeme, fait
de «simulacres», de «duplicités» et de «parodies>>, c'est-à-dire d'un
travail des apparences dissimulant une essence plus authentique. plus
«naturelle>>, plus innocente.
Nous savons que, pour Baudrillard, le simulacre est ce qui prend la
place du réeJ 4 8. Comme l'écrit à propos de cette proposition Franck
Hagenbucher-Sacripanti : « Si, dans l'hyperréalisme. la célébration de
l'insignifiant et le culte du banal procurent d'ultimes jouissances (... ).
c'est parce qu'ils investissent le sens du réel en faisant de celui-ci un
tableau en trompe-l'œil. Dernière transgression qui suggère une '"réalité''
définitivement basculée dans un ordre plat sans profondeur ni con-
traire ... »49 • Dans ce sens, simulacres, duplicités et parodies n'ont pas la
même profondeur dans un monde qui n'est pas« plat>>, celui où s'exerce.
comme nous l'avons suggéré, la violence de l'imaginaire, violence du
fétichisme. Le simulacre, la parodie ou la duplicité qui sont du registre de
l'apparence ou du visible, ne prennent donc pas la place du réel, ne se
substituent pas au réel qui, en Afrique, est censé être invisible ou
nocturne. De manière approximative, on pourrait dire que le travail de
l'apparence est en Afrique le masque de la réalité, c'est-à-dire de !'im·i-
sible. A condition d'ajouter que le masque fait partie de la réalité, mais de
manière paradoxale au même titre que l'apparence à laquelle il renvoie.
Car le masque (le simulacre, 1' apparence, la parodie. la duplicité), lors-
qu'il prend la place du visage humain (la réalité), c'est-à-dire lorsqu'il se
présente comme le substitut du visage humain qu'il cache. signifie
toujours la fausse innocence et la terreur réelle de la mort ou de la vie.
Sous sa forme de fausse innocence, le masque est l'apparence que prend
la figure du sorcier qui veut leurrer sa victime sur ses véritables inten-
tions, son véritable visage ou ses actes réels. Sous sa forme de terreur
réelle de la mort, le masque apparaît lors des cérémonies des« fétiches».
Son apparition est alors associée sans détours à la présence parmi les
vivants d'un génie qui met à mort tous ceux qui sont des auteurs de délin-
quances dans la communauté villageoise, ou tous ceux qui, non initiés. le
voient. Sous cette forme extrême, le masque manifeste le pouvoir qu'ont
les sorciers de « manger » les autres, en avançant masqués, en prenant

48. Jean Baudrillard, Simulacres et simulations, Paris, Galilée, 1981.


49. Franck Hagenbucher-Sacripanti, <<Fonction du discours dans la représenrati<m de
l'au-delà>>, Cahiers des sciences humaines, Vol. 29. 1, 1993. p. 56.
......
84
LE SOUVERAIN MODERNE

~:ciee~e~~~bcu~:~ed m~sque le visag?. d'un innocent. Cette tactique du


e a mort rend 1 mnocence suspecte voire dan
reus~. En d'autres ~erT?es, l'innocence comme figure de !:apparence!~;
amhlJia/ente, par pnnctpe. Dans ce sens, le simulacre que représente le
ct:
~asque 1 mnocence ne prend pas la place du réel de la mort au sens ·
JI effaceratt ce réel. Au contraire, ille manifeste de manière hyperréelle.ou
La seule façon pour le masque de ne pas exprimer la terreur réelle d
la mort, c:est d'être Jlide, c'est-à-dire sans porteur humain JIÎJ!ant autoris~
et lorsqu'JI est placé dans un non-lieu rituel ou Jignager, par exemple un
mu~ée en Occtdent. Dans le contexte ordinaire de son usage, il est
tOUJours le symbole de la terreur de la mort réelle. Il ne prend donc pas la
place du réel, mais l'exprime de manière redondante, en Je faisant voir de
manière hyperbolique, c'est-à-dire transfigurée, déguisée. Le simulacre
est de ce point de vue un hyperbole du réel transfiguré, mais pas anéanti.
Il s'ensuit que ceux qui se transfigurent, se déguisent dans Je travail des
apparences, comme les Sapeurs, le font sur le commandement du Sauve.
rain moderne à qui ils tiennent à ressembler, dans la relation en miroir
qu'illeur impose dans les non-lieux Jignagers que sont la ville, l'univer-
sité, le supermarché, la rue, 1'église, le bureau, et au moyen des disposi-
tifs constitués par les machines que sont la télévision, le cinéma; mais
aussi par le livre: romans-photos, bandes dessinées, etc. C'est pour cette
raison que nous suggérons de considérer les simulacres, duplicités et
parodies qui renvoient aux jeux des masques comme correspondant à la
prolifération de ces non-lieux et à la dérégulation de la fonction symbo-
lique de structuration des subjectivités caractérisant la violence de l'ima-
ginaire, principe de la puissance du Souverain moderne.
Ceux qui simulent, qui parodient ou qui sont en double ne sont peut-
être qu'apparence, mais apparence du Souverain moderne qui dès lors
définit leur être profond. Ils n'ont plus de lieux propres fermement
arrimés à des territoires parfaitement délimités et non affectés par les
logiques du Souverain moderne, comme le prouve la prégnance contem-
poraine des «camps » 50 en Afrique. Les sujets sociaux africains ne sont
donc pas apparemment modernes, et réellement traditionnels. Ils ne simu-
lent, parodient le pouvoir et la soumission ou n'adoptent des comporte-
ments de duplicité que sous la violence de l'imaginaire, violence du féti-
chisme du Souverain moderne. Ils sont des sujets produits par le
Souverain moderne et usant de ses temporalités en décalage et contradic-
toires de manière tactique. Ce qui définit leur ambivalence irréductible.
C'est dans ce sens que nous pouvons dire que l'imagination non
sci_entifiqu~ pent~ôtiste o~re, comme nous l'avons vu, une surinterpré-
tatton tradttJOnahste des attitudes du médecin ; ce qui est une façon de
refuser de reconnaître, pour des raisons idéologiques, la mutation d'être

50. Sur ce point, lire _entre autres, Patrice Yengo ,, Survivre en Afrique ou la Jo i u
du 7AJmbJe ». lfl Forum Diderot, Peut-on être vivant en Afrique ?, Paris, Puf 2000 g q e
78, Gwgw Agamben, Homo sacer; le pouvoir souverain et la · p . ' S . ' pp. 68-
Vle nue, ar1s, eu 1J, 1997 _
TOURMENTS, CHARMES ET TROUBLES 85

que représente le statut social d'un médecin; mais, en mê~e temps. cette
surinterprétation est un moyen de protester contre le ractsme de classe
qu'expriment les «observations» désobligeantes du _m~decin. De ~a
même manière, l'imagination scientifique des études afncames. aveuglee
par l'imaginaire raciste du corps noir en colonie 51 et en postcolo~ie.
consistant en un refus de reconnaissance de l'humanité positive des SUJets
constitués par le Souverain moderne, en arrive à tout expliquer par les
simulacres, les parodies, les duplicités des sujets africains. Les deux
imaginations sont complices dans la dénégation ethnocentriste de _la
mutation d'être des sujets collectifs et individuels africains, pour ne fane
valoir que le rôle déterminant des apparences. Ce que je soutiens, c'est
que le travail des apparences n'a pas pour conséquence ou effet de consti-
tuer une résistance à la modernité au service ou au profit de la tradition.

L'esprit et la chose

La question est alors finalement de savoir si le Souverain moderne.


puissance qui déréalise la violence guerrière menaçant la vie de l'univer-
sitaire brazzavillois, et qui le fait imaginer par son cousin et par les
membres de sa famille comme un homme« composé», c'est-à-dire« magi-
cien»; un «homme de puissances»; la même puissance qui conduit les
sœurs et neveux aux accusations de crimes rituels contre le pentecôtiste ;
et qui rend possibles les marches, démarches et courses de quête de
protection, de paix avec soi-même et avec Dieu, l'État et la Fonction
publique ; qui provoque des tourments et rend nécessaires les conversions
identitaires et/ou religieuses, c'est-à-dire des processus de production de
nouveaux sujets en rupture avec leurs histoires (faites) de malheurs et de
souffrances, bref, la question est de savoir si cette puissance est Dieu
ou au contraire le Diable ou Lucifer. Ce dernier incarnant le Corps. la
Matière excrémentielle52 , la Chute, la Chose la Bête immonde du
«monde » terrestre de l'Économie, de la Banq~e, de la Violence, de la
Misère, des faux actes de naissance de notre pentecôtiste.
Mon idée est que c'est à cette question extrême, de nature théolo-
gique, que sont confrontées l'imagination des études africaines sur Dieu.
l'invisible, et les recherches sur la globalisation culturelle ou religieuse.
Elle en est l'impensé. Si ce n'est pas le cas, on aurait du mal à corn-

51. Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire. Culture coloniale. La France conquise par
son Empire, 1871-1931, Paris, Autrement, Collection Mémoires, 2003: Catherine
Coquery-Vidrovitch, « le postulat de la supériorité blanche et de l'infériorité noire "· in
Marc Ferro (éd.), Le livre noir du colonialisme, xvl"-xxt' .•iècles. Paris. Robert l.affont.
2003, pp. 646-691.
52. Il est tout a fait surprenant de constater que le langage ex1.ï'émentiel est ,·onsritutif
de l'histoire du christianisme protestant, notamment dans la bouche de son fondatror.
Martin Luther. On peut lire à ce sujet Martin Luther, Image de la paf'<lUté. Grenoble.
Éditions Jérôme Million,I997.
86 LE SOUVERAIN MODERJ'\t

prendre les études sur les «appropriations » ou les usa cres d ..,.,, ·, d
Di d l'É , "' tuerenctes e
eu, <: tat, de 1 Argent, de la Ville etc. en Afrique. La norme par
rapport a laquelle se font ~es comparaisons, c'est-à-dire les évaluations
d~s autres et de !eurs pra_ttques est toujours le «nous» occidental. En
Dieu comme en Etat, en Economie, en Culture, en Corps et en Sexe, la
no~e est pensée d'Occident. Voilà qui explique par exemple que les
positiOns des évêques africains sur la consommation sexuelle masculine
et eccl,est"ale53 du corps masculin apparaissent spontanément dans bien
des esprits occidentaux comme «rétrogrades » ou «réactionnaires».
Si tout ce qui n'est pas occidental supporte le soupçon de l'impureté
démoniaque et excrémentielle de la chose, il devient clair que le Dieu qui
gouverne le monde non occidental, même globalisé et mis en flux, est un
Autre. II est l'Autre ... démoniaque. Mais d'où vient ce Dieu Autre? Pour
nous, le Dieu dont il est question est celui qui a fait l'objet des traductions
missionnaires et des procès indigènes d'« appropriation» dont les notions
de «rencontre», d'« interaction», de «longue conversation» rendent
compte.
En Afrique centrale, notamment aux Congos et au Gabon, il s'agit de
Nzamhe. Nzamhe, c'est à la fois l'Esprit, la divinité, mais aussi l'église,
c'est-à-dire à la fois le bâtiment et le principe du lien social qui unit et qui
désunit en même temps, à savoir, la religion. Il s'agit donc de ce que
Danièle Hervieu-Léger, dans sa définition « désubstantivé~ » _de 1~. reli-
gion, appelle la« lignée croyante» en tant qu'elle est un« pnnctpe d, Iden-
tification sociale : interne, parce qu'elle incorpore les croyant~ a une
communauté donnée ; externe, parce qu'elle les sépare de ceux qut le sont
~~ '
L'Esprit, c'est par exemple celui auquel les missionnaires ont donne
en Ouganda le nom de l'esprit local de la tuberculose 55 . Aux Congo et au
Gabon, les formes de travail que cet esprit impose, aussi bien sur les
plans spirituel que matériel, ont amené les « indigèn~s » à parler à son
propos d'« affaires de Dieu». Comme J'écrit Jean-Emile Mbot, cette
«expression peut être suppléée par celle de «croyance en Dieu», expres-
sion d'usage récent et connotant parfaitement la « foi chrétienne» par

53. Nous faisons allusion aux remous que produit au sein de J'Église anglicane la
question de l'homosexualité comme l'attestent les deux déclarations respectives des
archevêques Rowan Williams de Canterbury et Peter Akinola : «Toute parole, qui peut
pousser quiconque à s'en prendre à un homosexuel, est une parole dont il peut se repentir»
et« Même les bêtes ne s'abaissent pas à de pareilles pratiques>>, Le Nouvel Observateur,
2-8 décembre 2004.
54. Danièle Hervieu-Léger, «La religion, mode de croire>>, Revue MAUSS semes·
t~ielle, 22. second semestre 2003, p. 151. Cet auteur définit du coup la religion, c'est-à-
?•rc Nzr:mbe, en. ces termes: «Une "religion" est, dans cette perspective, un dispositif
Jd01og•que, pratique et srmbohque par lequel est constitué, entretenu, développé le sens
indJVJduel et. collectif de 1 appartenance à une lignée croyante p art"ICU 1Iere
· • >>, 1"b l"d.
55. He1ke Behrend, La guerre des esprits en Ouganda 1985-1996 Le d
tœ Lak wéna, pans,
· 1:".sprt·t d'Al'·
wmt- · L' Harmattan, 1997. • · · mouvement u
TOURMENTS. CHARMES ET TROUBLES 87

l'évangélisation. «Affaires de Dieu» et «croyance en Dieu» sont caroc-


térisées par les contextes de christianisation dans lesquels les mi!.sion-
naires chrétiens ont repris un vocabulaire issu des langues gabonaises
pour traduire une réalité nouvelle et plus particulièrement le terme judéo-
chrétien «Dieu». Dans cc contexte, les noms d'ancêtres mythiques tels
que Nzame ou Nyambie ont été tirés des récits cosmogoniques P?ur véhi-
culer la réalité du nouveau message chrétien. Quand les Gabonais parlent
des «affaires de Dieu » ou de la «croyance en Dieu », ils ne désignent
nullement des cultes anciens, mais une réalité nouvelle, celle du christia-
nisme importé avec l'importation des missions chrétiennes au Gabon
depuis Je milieu du XIXc siècle »56 . Les «affaires de Dieu», c'est égale-
ment ce qui se dit dans les mêmes langues le «travail de Dieu». Les
«affaires de Dieu>> ou le »travail de Dieu» consistent à la fois à changer
les mentalités et les habitudes «païennes», à participer aux activités de la
station missionnaire : travailler dans les plantations, aller à l'église. scola-
riser les enfants, aider les missionnaires dans leurs tâches ménagères ou
cultuelles ; payer la dîme, donner des offrandes, adopter des conduites
d'hygiène.
En lingala, mossala ya Nzambe (le travail de Dieu) récapitule tous ces
aspects, et makambo ya Nzambe (les choses ou les affaires de Nzambe)
donne une inflexion mystérieuse à ce travail de Dieu. Mak.ambo ya
Nzambe, ce n'est pas seulement les «affaires de Dieu>> au sens où l'on
parlerait des « problèmes » que pose le travail de Dieu. Makambo ya
Nzambe évoque la notion d'énigmes de Dieu, de mystère. Il est suggéré
également dans ces termes que ce qui relève de Nzambe est supérieur à ce
qui relève d'autres puissances tutélaires.
La chose, c'est évidemment le bâtiment, la« Maison de Dieu"· ndako
ya Nzambe, lieu de manifestation de la pompe ecclésiale ; lieu d~stiné à
produire ce que Georges Bataille appelle 1' « intimité''· au sujet de
laquelle cet auteur écrit : « La religion en général répondit au désir que
l'homme eut toujours de se trouver lui-même, de recouvrer une intimité
toujours étrangement égarée. Mais le quiproquo de toute religion est de
ne rendre à l'homme qu'une réponse contradictoire: une fonne extérieure
d'intimité. Ainsi les solutions successives ne font-elles qu'approfondir le
problème: jamais l'intimité n'est vraiment dégagée d'éléments exté-
rieurs, sans lesquels elle ne pourrait être signifiée ,5 7.
Il ajoute: «Une église est peut-être une chose: elle diffère peu d'une
grange qui en est une assurément. La chose est ce que nous connaissons
du dehors, qui nous est donné comme réalité physique (à la limite de la
commodité, disponible sans réserve). Nous ne pouvons pénétrer la chose
et elle n'a de sens que ses qualités matérielles, appropriées ou non à

56. Jean-Émile Mbot, <<Quand l'esprit de la forêt s'appelait "jachère""· in Louis


Perrois (éd.), L'Esprit de la forêt. Terres du Gabon, Paris. Somogy. Éditions d'art.
Bordeaux, Musée d'Aquitaine, 1997, p. 37.
57. Georges Bataille, La part maudite, Paris, Minuit. 1967. p. 165.
88 LE SOUVERAlN MODERNE

quelque. utilité,
. entendu
. ,au sens productif du mot · Mai·s l',eg1·ISe expnmc
·
un sentiment mtime et s adresse au sentiment intime. Elle est peut-êtr 1
chose q_~' e~t le bâti~ent, ~ais la chose qu'est vraiment la grange ees~
appropn~e a la rentree des recoltes : elle se réduit aux qualités physiques
qu on lm do?na ; mesurant les frais aux avantages escomptés, pour la
subordon?er,a cet ~sage. L'expression de l'intimité dans 1'église répond
au contrmre a la vame consumation du travail: dès l'abord, la destination
de l'édifice le retire à l'utilité physique et ce premier mouvement s'accuse
dans une profusion de vains ornements. C'est que la construction d'une
église n'est pas l'emploi profitable du travail disponible, mais la consu-
mation, la destruction de son utilité. L'intimité n'est exprimée qu'à une
condition par une chose : que cette chose soit au fond le contraire d'une
chose, le contraire d'un produit, d'une marchandise: une consumation et
un sacrifice. Puisque le sentiment intime est une consumation, c'est la
consumation qui l'exprime, non la chose, qui en est la négation »58 . .
Pour Bataille donc, ce n'est pas la chose qui produit l'intimité, ~ats l_a
consumation, et notamment celle de la force de travail. En Afnque, Il
semble que le sentiment d'intimité soit inséparable de la chose, et en
particulier de la marchandise. C'est cette chose étrange, à !a fois, cho~e. et
représentation, réel et imaginaire, qui tend de plus en plus a se dematerza-
lise,.S9, donc à se produire comme esprit, constitutive du ~on?e ou d~ la
religion de l'« homme abstrait», c'est-à-dire le monde capitaliste, qm va
composer une partie fort significative de ce que Achille Mbembe ~ppelle
«la proposition matérielle», accompagnant «la proposition d~ fOI» par
les missionnaires. On sait aussi que cette double proposition farte par~les
missionnaires était destinée à sortir celui qui n'existait pas comme ~~e
humain, de l'animalité et de la sauvagerie des fétiches qui le c~acten­
saient, pour le faire entrer dans le corps glorieux et mystique de Dreu. La
conversion est de ce point de vue un phénomène de mutation corporelle,
de sortie d'un corps pour renaître dans un autre. , ..
Or, si comme il se doit nous prenons au sérieux la defimtwn de la
marchandise comme objet sensible suprasensible, c'est-à-dire ~omme
fétiche, nous constatons tout de suite, à propos de cette mutatiOn, ~~
dilemme profond: comment naître à la civilisation et donc à I'humamte
constituée par un fétiche, sans être un fétichiste? Comment s'incorporer

58. Georges Bataille, La part maudite, Paris, Minuit, 1967, p. 168.


59. C'est ce que soutient Slavoj Zizek quand il écrit: <<Cela contraint bien à refor-
muler en profondeur le thème marxiste classique de la "réification" et du "fétichisme de la
marchandise", dans la mesure où il repose encore sur une conception du fétiche défini
comme un objet solide dont la présence stable occulte le rôle de médiation sociale qu'il
remf.h~. Or, ~ar~d~.xalement, le fétichisme atteint son apogée lorsque le fétiche lui-même
est dematénahsé , métamorphos~ en entité fluide, "immatérielle", virtuelle>>. Slavoj
Z1zek, Le ~pectre rode touJOurs, Pans, Nautilus, 2002, p. 76.
60. lei nous avons affaire à toute la. problématique de la «réification» instruite ar
Georges Lukacs dans Htsto~re et conscience de classes E · d d' 1 · .P
Paris, Minuit, 1974 (première édition 1923). · ssm e ta ecttque f1Ulrxtste,
TOURMENTS, CHARMES ET TROUBLES 89

un fétiche sans le devenir ?60 Comment produire dans ces conditions une
intimité non fétichiste avec le corps de Dieu, corps du capital et de
l'État?
La proposition de foi accompagnant la proposition matérielle fait de la
question de l'intimité des sujets sociaux africains, qui ne peut se com-
prendre dans le contexte de la « rencontre >~ que comme i?timi~~ s~iale
avec le corps de Dieu, du Capital et de l'Etat, une question piege_e par
l'élément extérieur qui est ici la chose civilisatrice: la marchandise et
l'argent. Mais cet élément extérieur, c'est aussi l'église, le bâtiment,
pensé comme chose qui n'est pas une chose. Cet élément extérieur qui
doit être possédé, incorporé, fréquenté va servir à signifier sous les termes
d'« affaires de Dieu ou de travail de Dieu» l'intimité avec Dieu, qui doit
remplacer l'intimité avec les fétiches du clan ou du lignage.
Nous pouvons ainsi constater que c'est dans le cadre matériel et
mental défini par cette chose, qui n'est pas une chose, que les mission-
naires firent naître les indigènes au monde des besoins et des désirs qui ne
pouvaient être satisfaits et assouvis que par leur entrée dans l'économie
coloniale. En rendant les indigènes familiers des signes et valeurs du
milieu industriel, les missionnaires les socialisaient au fétichisme de la
chose marchande, monétaire mais aussi « sacrificielle », « consumatoire >>
de l'église. Si Marx, qui définit le caractère mystique de la chose mar-
chande et monétaire, nous demande de voir ce caractère sur la place d'un
non-lieu, le marché, lieu de circulation des choses et des hommes, lieu de
courses et de démarches, les missionnaires ont éduqué les indigènes à la
fois à la perception de cette valeur et à 1' adhésion à celle-ci sur la place
d'un autre non-lieu, le non-lieu lignager par excellence qu'est la mission.
lieu de désubjectivation lignagère, mais en même temps, lieu de subjecti-
vation ethnique, chrétienne, citoyenne, étatique, financière. scripturaire
comme le montrent les histoires des missions.
Il faut donc considérer que l'église en tant que chose, qui n'est pas une
chose, redouble en Afrique son caractère mystique en s'instituant comme
lieu où s'est faite la« proposition de foi>> qui accompagnait la ,, proposi-
tion matérielle>>. Dès lors, en socialisant dans les missions ou comme au
Cameroun, dans les sixa61 , les populations à la mystique, c'est-à-dire au
fétichisme de l'église comme chose, de la marchandise et de l'argent
comme également choses, les missionnaires ont travaillé activeme~t à
faire imaginer la communauté62 des « enfants de Nzambe >> comme corn-

61. Lire Jeanne-Françoise Vincent, Femmes beti entre deux mondes. Entretù·ns dans
la forêt du Cameroun, Paris, Karthala, 2001.
62. Au sens où Anderson parle de la nation comme communaut~ imaginé..~. cf.
Benedict Anderson, L'imaginaire national. Réflexions sur l'origine et l'essor du 1wtiona·
lisme, Paris, La Découverte/Poche, 2002 (première édition 1983).
63. Ailleurs aussi en Afrique, comme, par exemple chez les Yoruba. ainsi qut· le
souligne John D. Y. Peel, Religious Encounter And the Making <!f Yoruba. Bloomington.
Indianapolis, Indiana University Press, 2000, pp. 88-89.
90
LE SOUVERAIN MODERNE

muna.uté. constituée ~ar 1~ puis~anc~ mysti9u.e de l'esprit, de la chose et


du pnnc1pe moral qUI umt et desumt, la rehgwn, un mot qui n'existe
dans les lan~ues ~'Afrique centralé3. En d'autres termes, l'Espr/i
P(zambe est a la ~o1s dans ~a _Chose-fétiche et dans le principe moral d~
hen communa~tmre: la rehgwn ou Nzambe (comme on dit Nzambe ,
protestant, en hngala, pour dire religion ou Dieu des protestants). }a
Nzambe, esprit du christianisme missionnaire, est à la fois esprit de
choses sensibles suprasensibles que sont l'argent, les marchandises et les
vains ornements de l'église. Tout se passe alors comme si l'imaginatio~
théologique des missionnaires, l'imagination scientifique de Marx, ainsi
que l'imagination profane des indigènes s'entendaient pour faire duféti.
chisme de la chose sensible suprasensible, ce qui unit au-delà de leurs
différences, le christianisme, Je capitalisme et la sorcellerie dans les
mêmes structures de causalité des malheurs et des tourments du
Souverain moderne

Le Souverain moderne, une puissance qui joue sur des tactiques

Comme le montre l'histoire de l'universitaire brazza villois confronté à


la violence des armes en 1997, ce fétichisme unique et violent du
Souverain moderne sévit dans un contexte socio-historique caractérisé
par la dérégulation de la fonction structurante propre à la « Loi symbo-
lique». Par conséquent, il s'agit d'un contexte marqué par la multiplica-
tion des «non-lieux » propices au déploiement des « tactiques «, au détri-
ment des «stratégies» au sens de Michel de Certeau. Cet auteur distingue
en effet la «stratégie», constituée par « le calcul des rapports de forces,
qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de
pouvoir est isolable d'un «environnement», et qui «postule un lieu
susceptible d'être circonscrit comme propre et donc de servir de base à
une gestion de ses relations avec une extériorité distincte. La rationalité
politique, économique ou scientifique s'est construite sur ce modèle stra·
tégique »64 • Quant à la «tactique», Michel de Certeau la définit comme
un «calcul qui ne peut pas compter sur un propre, ni donc sur une fron-
tière qui distingue l'autre comme totalité visible. La tactique n'a pour lieu
que celui de l'autre. Elle s'y insinue, fragmentairement, sans le saisir en
son entier, sans pouvoir le tenir à distance. Elle ne dispose pas de base où
capitaliser ses avantages, préparer ses expansions et assurer une indépen·
dance par rapport aux circonstances. Le « propre » est une victoire du lieu
sur le temps. Au contraire, du fait de son non-lieu, la tactique dépend du

64. Michel de Cerleau, L'invention du quotidien. J -Arts de faire, Paris, Gallimard,


collection Folio/Essais, 1990, p. XLVI.
65. Ibid.
TOURMENTS. CHARMES ET TROUBLES 91

temps, vigilante à y «saisir au vol» des possibilités de profit. Ce qu'elle


gagne, elle ne le garde pas. Il lui faut constamment jouer avec les événe-
ments pour en faire des «occasions »65 .
Le Souverain moderne est donc une puissance tactique, exerçant son
hégémonie dans un contexte de mise en péril de «l'autorité "patriarcale··
traditionnelle »66 . Notre idée est que la dérégulation de la fonction struc-
turante de la «Loi symbolique», correspond à une multiplication des
«tactiques» par rapport aux «stratégies», et donc à une multiplication
des «non-lieux » 67 au détriment des «lieux propres», exposant directe-
ment le moi des sujets aux séductions, fascinations et terreurs propres à la
violence ou aux tourments de 1' imaginaire des machines, des marchan-
dises, de l'argent, des livres ou des écritures du marché capitaliste et chré-
tien. Comme l'écrit Slavoj Zizek, «Ceux qui déplorent la désintégration
des valeurs traditionnelles aussi bien que ceux qui s'en réjouissent
semblent s'accorder sur le fait qu'avec la fin du millénaire nous sommes
entrés dans une époque nouvelle où nos vies ne seront plus régulées par
un ensemble clair d'interdits symboliques: les individus sont de plus en
plus libres de consacrer leur vie à la poursuite de plaisirs et de choisir
seulement les règles sociales contribuant en définitive à leur propre réali-
sation » 68 . Or, écrit encore Zizek, la « désintégration de l'autorité pater-
nelle a( .. ) deux facettes. D'une part, les normes prohibitives symboliques
sont de plus en plus souvent remplacées par des idéaux imaginaires (de
succès social, de forme corporelle) ... D'autre part, le manque d'interdits
symboliques est comblé par la réémergence de figures surmoïques
féroces. Cela produit un sujet extrêmement narcissique, qui perçoit toutes
choses comme une menace potentielle pour son équilibre imaginaire
précaire. En témoigne l'universalisation de la logique victimaire qui fait
que tout contact avec un autre être humain a tendance à être perçu comme
une menace potentielle » 69 . Autant de «logiques» qui ressemblent à
celles à l'œuvre dans la sorcellerie.
Les tourments provoqués par le Souverain moderne en un tel contexte
de dérégulation de la Loi symbolique, où la« soi-disant subjectivité ,, pos-
tmodeme implique ( ... ) une sorte de "surmoïsation" directe de l'Idéal
imaginaire due au manque d'interdits symbolique véritable. ,, 7o et à la
multiplication des non-lieux et des tactiques, sont d'autant plus violents
que, jamais auparavant, les choses sexualisées (les arn1es ou d'autres

66. Slavoj Zizek, Le spectre rôde toujours. Actualité du Manifeste du Parti commu·
niste, Paris, Nautilus, 2002, p. 28.
67. La prolifération des «non-lieux» correspond à ce que Gilles Deleuze appelle la
« déterritorialisation ». Lire sur ce point une présentation concise de cette problématique
par l'auteur dans« Désir et plaisir», Magazine littéraire. 325, oct. 1994, p. 62.
68. Slavoj Zizek, Le spectre rôde toujours. Actualité du Manifeste du Parti commu·
niste, Paris, Nautilus, 2002, p. 28.
69. Slavoj Zizek, op. cit., p. 30.
70. Ibid.
92 LE SOUVERAIN MODERNE

mru:chandises; et _les corps objectivés dans les «choses» de l'industrie


occidentale
b. . ,
n avment
. . connu une telle ampleur· Ob•iet
J s sexu al'1ses
' et corps
o ~ec!iv~s sont ams1 d'autres no~s des t~urments et donc des fétiches d~
Souverrun moderne. Autrement d1t, la pmssance qui produit la valeur d
c?rps a'travers l''mcorporat10n
. ou la possession de ses choses : marchan-es
dises, arge~t, actes de. naissance, faux ou vrais, cartes d'identité, passe-
ports, permis de condmre ou de construire; autorisations d'inhumer ou de
déterrer des corps, etc.

Le spectre comme corps de l'esprit, J'idéologie comme corps de


l'imaginaire

Je viens de suggérer avec insistance que la puissance du Souverain


moderne, qui doit être considérée comme un fétiche, participe de l'indis-
cemabilité de l'esprit et de la chose, de la machine ou du corps et du
phantasme. Cela veut dire que les spectres, les esprits, les fantômes, les
fantasmes, les zombies sont aussi des manifestations de la chose. Leur
puissance procède de la puissance de la chose et ils en sont sa manifesta-
tion« idéologique». Comme l'écrit Antonio Gramsci: «Les forces maté-
rielles sont le contenu et les idéologies la forme ; la distinction entre
forme et contenu est ici purement didactique, car les forces matérielles ne
sauraient être conçues historiquement sans forme et les idéologies
seraient de pures fantaisies individuelles sans les forces matérielles »71 .
En d'autres termes, forces matérielles et idéologies relèvent, s'agissant du
régime du Souverain moderne, des mêmes structures de causalité, dans la
mesure précisément où « forces » matérielles, idéologies et tourments
sont eux-mêmes à la fois esprits et choses, imaginaires et réels, fantasmes
et corps. La forme spectrale, fantomatique ou spirituelle72 des figures du
Souverain moderne participe donc de ce que Derrida rappelle à propos de
Marx, à savoir que « le fantôme donne sa forme, c'est-à-dire son corps, à

71. Gramsci, cité par Maria-Antonietta Macciocchi, Pour Gramsci, Paris, Seuil,l974,
pp. 162-163.
72. Jacques Deni da distingue l 'esprit du spectre en ces termes : « Dès qu'on cesse de
distingu:r l'esprit du spectre, il p~end corps, il s'incarne, comme esprit, dans le spectre.
Ou plutot, Marx le pré~1se lUI-meme ... le spectre est une incorporation paradoxale, le
devemr-corps, une c~rtame fo~e ~hénoménale et chamelle de l'esprit. Il devient plutôt
quelque «chose» qu 1! reste d1ffic1le de nommer: ni âme ni corps, et 1'une et J'autre. »
Jacques Dem~a, Spectres de Mar~, Paris .. Galilée, 1993, p. 25. Ou encore, à la pa e 217:
« Le_ s~tre n est pas seulement 1 appantwn charnelle de 1'esprit, son corps phén~ménal
sa VI~ dechue et coupable, c'est aussi l'attente impatiente et nostalgique d'un éd '
hon, a sav01r encore, d'un esprit» ... Le fantôme c . , . . , , e r emp-
le calcul d'un rachat>>. ' e serait 1 espnt differe, la promesse ou
73. Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée 1993 25
' ,p. 0
TOURMENTS, CHARMES ET TROUBLES 93

l'idéologie » 73 . Cela veut dire que l'imaginaire que symbolise ici le


fantôme donne sa forme, c'est-à-dire son corps, à l'idéologie qui elle-
même est la forme des forces matérielles. Le fantôme en tant que figure
de l'imaginaire est ainsi dialectiquement lié à la forme idéologique des
forces matérielles dans les mêmes structures de causalité des tourments
du Souverain moderne.
L'histoire du tourment, à la fois chose et fantasme du corps, est dans
ce sens une composante de l'histoire du fétichisme et donc des imagina-
tions de puissance produites par la puissance hégémonique du Souverain
moderne. Elle raconte les péripéties de la conquête par le fantasme du
corps féminin (et des tentatives réciproques de maîtrise du corps masculin
par le corps féminin 74 ) dans un contexte de globalisation du rapport aux
corps, c'est-à-dire, d'abstraction de ce rapport. De ce point de vue. r his-
toire du tourment est inséparable de 1' histoire d'un phantasme collectif:
Mami Wata, la femme imaginaire moderne qui cède son corps à l'amant
qui la choisit, contre un sacrifice, et qui s'inscrit dans une logique de non-
reproduction lignagère ou farniliale 75 .
En partant des exemples des tourments du pentecôtiste, qui dès lors
renvoient aux conceptions inséparablement bibliques et littéraires des
tourments, du tourment comme philtre ou «magie», du comportement
étrange de l'universitaire qui en définitive ressemble à un homme tour-
menté, c'est-à-dire fétiché, au sens ou ce terme signifie en Afrique cen-
trale une personne «envoûtée», agissant comme sous l'emprise d'une
force «invisible », et en tenant compte des conceptions du corps qui leur
sont associés76 , nous pouvons retenir qu'un corps tourmenté est à la fois
un corps souffrant, c'est-à-dire un corps ensorcelé, «vampirisé», zom-
bifié, « agité » par les « forces magiques« des fétiches. aliéné dans et par
ces «forces». Il s'agit en d'autres termes d'un corps exposé aux effets
des univers magiques de la religion, des marchandises. des machines
cinématographiques et télévisuelles, de l'écriture, de la sorcellerie du
Souverain moderne. Les corps et les imagination tourmentés s'imposent
dès lors comme corps et imaginations souffrant à la fois des séductions.
des fascinations et des aliénations mortifères du fétichisme du Souverain
moderne, qui se décompose analytiquement en fétichisme marchand,
sorcellaire, freudien et politique.
Ce même fétichisme unique qui tourmente le corps du pentecôtiste et
déréalise la violence de la guerre dans l'imagination de l'universitaire est
au principe des tourments de la modernité africaine caractérisée par les

74. Les femmes sont à l'époque du «tourment» et aujourd'hui, réputées pour leurs
<< fétiches >> à connotation plus traditionaliste que moderniste.
75. Lire aussi Bogumil Jewisicki, Mami Wata. La peinture urbaine au Congo, Paris.
Gallimard, 2003.
76. On voit que le corps est supposé avoir une intelligence. une capacité de percevoir
des choses que la conscience ne perçoit pas, mais dont elle vit les effets. De ce JXlint de
vue, le corps <<est un autre>>, un objet insaisissable, <<chose» et fantasme à la fois.
94 LE SOUVERAIN MODERNE

ruptures qu'introduisent dans les expériences de soi, du travail, des lieux


du pouvoir ou de l'autorité, les puissances des machines, de l'argent, d~
l'écriture, du cinéma, de la télévision, des livres de magie et des cahiers
(qui reproduisent leurs formules magiques), de la Bible et de ses versets
« performants » ou magiques 77 dans le pentecôtisme, des cachets et des
signatures des faux et vrais actes de naissance de l'État.

77. En France, le pentecôtisme était considéré à son arrivée comme magique ; lire
Maixent Mebiame, Pentecôtisme et médias: l'appropriation des moyens de communica·
rion par les Assemblées de Dieu de France et d'Afrique centrale (Gabon), Marseille,
EHESS, Mémoire DEA Sciences sociales, octobre 2003.
2

kalaka, otangani, bula matari


ordre scripturaire, espaces
et agents du Souverain moderne

Au chapitre précédent, nous sous sommes interrogé sur les rapports


existant entre d'une part un «non-lieu», un «entre-deux» ethno-régio-
nal, «un camp», et, d'autre part, l'imaginaire scripturaire? Pourquoi est-
ce l'imaginaire du cinéma et de la télévision, c'est-à-dire un imaginaire
« machinique » (au sens d'un imaginaire lié à la machine) et associé à
l'imaginaire scripturaire global, qui soustrait un homme d'écriture du réel
de la violence pour le faire agir comme unfou, c'est-à-dire un aliéné, au
même titre qu'un amoureux peut l'être, comme nous l'avons vu au
chapitre précédent? En effet, nous avons vu que les sujets sociaux tour-
mentés, charmés, troublés sont ceux dont les structures de causalité
réfléchissent, tel un étrange miroir à l'intérieur d'eux-mêmes, des images
d'eux-mêmes dans lesquelles ils ne se reconnaissent plus et dans
lesquelles ils ne reconnaissent pas non plus les autres. Ce qui signifie que
le tourment a «pris » leur image spéculaire, l'a effacée ou l'a détruite,
pour laisser à la place une autre, ou l'image d'un autre, dans laquelle ils
sont désormais reconnus. Nous avons également laissé entendre que le
fantasme collectif et individuel du tourment, du charme ou du trouble
mettait en scène la problématique de sujets sociaux «sortis d'eux-
mêmes», qui ne «sont plus reconnus» dans l'image que leur renvoie les
miroirs auxquels ils devraient se reconnaître, et nous avons fait valoir que
ces miroirs étaient des «choses des blancs». Il s'agit à présent de pour-
suivre cette réflexion, en partant d'autres produits de l'imagination popu-
laire qui posent, entre autres problèmes fondamentaux, ceux de la domi-
nation et de la résistance, de 1' oppression et de la libération dans le
champ de l'imaginaire, c'est-à-dire dans le champ de la culture. En quoi
l'expérience de la violence vécue par l'homme d'écriture peut-elle rensei-
gner sur l'historicité de la violence de manière générale, et de la violence
de l'imaginaire scripturaire et machinique en particulier, en Afrique cen-
trale?
96 LE SOUVERAIN MODERNE

Le valaka, nganga mayèlè et les forces de l'esprit

Nous avons dit plus haut qu'en lingala, un universitaire, un écrivain


un cadre sont désignés par les termes de valaka, nganga mayèlè, c'est-à~
dire« spécialiste de l'intelligence». Le mot kalaka vient du français clerc
qui, dans le contexte de la colonisation, devait désigner l'évolué. C'est
dire qu'il n'existe pas, par définition, de kalaka dans la «tradition». Le
kalaka a donc partie liée avec l'écriture et la « civilisation ». Comme le
prophète ou le pentecôtiste, le kalaka est un « oracle » des esprits et de
l'écriture, c'est-à-dire un oracle des forces de l'esprit de l'écriture. Une
expression que nous pouvons entendre de deux façons au moins : dans le
premier sens, l'esprit de l'écriture serait ce qu'on dit lorsqu'on parle de
l'« esprit scientifique»: c'est-à-dire un esprit de (guidé par la) méthode,
un esprit rationnel. Dans le deuxième sens, l'esprit de l'écriture, c'est la
puissance extraordinaire dont le maître de l'écriture est l'incarnation.
C'est sous ces deux dimensions que l'imagination populaire perçoit le
kalaka. Et c'est aussi dans ce sens que cette imagination l'appelle nganga
mayèlè, «spécialiste de l'intelligence». Le terme nganga déborde donc
son sens local ou africain, celui de « spécialiste » défini comme « per-
sonne qui a des connaissances théoriques ou pratiques dans un domaine
précis; ou médecin qui se consacre à une spécialité officielle (cardio-
logue, rhumatologue, etc.) ou par extension toute autre partie de la méde-
cine». S'il est vrai que le mot nganga désigne en Afrique centrale toute
personne ayant les qualités ainsi décrites par le dictionnaire de la langue
française, toutes ces qualités, dans le contexte contemporain, évoquent
aussi des « forces intelligentes » qui débordent le monde « naturel » ou
«rationnel». L'intelligence dont est spécialiste le kalaka entretient un
commerce avec celle des« forces» magiques. C'est la raison pour laquelle
le kalaka est mis en situation de préposé aux positions de pouvoirs, dans
une société où la réussite sociale requiert plus qu'une intelligence « natu-
relle». En effet, l'intelligence du kalaka, liée à la maîtrise de l'écriture,
s'inscrit dans le schéma général d'explication de la «force» du «Blanc»
qu'il est censé être. Or, cette «force» est imputée par l'imagination non
scientifique africaine aux connaissances que dispense l'école, c'est-à-dire
les connaissances liées à l'écriture. C'est ce que rapporte par exemple
Mineke Shipper-de Leeuw lorsqu'elle écrit: «La force des Blancs ne
réside (... ) donc vraisemblablement pas dans leur religion à laquelle ils
n'adhèrent pas tous. Ce qu'ils ont en commun, ce sont plutôt leurs vastes
connaissances acquises à l'école et l'argent qu'ils possèdent et dont ils
semblent possédés» I. Ces « vastes connaissances » sont celles auxquelles
les kalaka sont sensés accéder par la maîtrise de l'écriture; en consé-
quence, elles mettent à leur disposition la «force» des Blancs, puissance
d~ Souverain mo?~rne. En d'autres termes, cette maîtrise leur permet
d occuper des positions de force dans la société.

1. Mincke Shipper-de Leeuw, !.t'Blanc vu d'Afrique Yaoundé Clé 1973 1(:


. ' ' ' . 'p. ),
ORDRE SCRIPTURAIRE, ESPACES ET AGENTS

Cette réalité de la position de force occupée dans les sociétés contem-


poraines par les Kalaka nous conduit à soutenir que ce n'est pas seule-
ment dans les chefferies, prêtrises, etc., que «certains individus et certains
groupes sont apparus à leurs propres yeux, et à ceux des autres. _comme
plus proches des ancêtres et des dieux, plus aptes à mettre au ~ervtce, _non
seulement d'eux-mêmes, mais de tous les vivants, les pouvmrs de dteux
et d'ancêtres qui ne meurent jamais, que leur pouvoir, dans son essence.
contenait un noyau imaginaire qui pouvait se projeter et s'enfouir dans
des objets certes matériels, mais aussi abstraits, en tant qu'ils étaient
pensés comme des sources ou des substituts de la vie et de la mort » 2.
Dans le contexte africain contemporain, cette position de force est celle
de 1aforce des esprits ou de leurs œuvres depuis la colonisation. Le plus
grand de ces esprits est évidemment le Dieu des Blancs dont la volonté
gouverne celle du Kalaka. Dès lors, le Kalaka apparaît à ses propres yeux
et aux yeux des autres comme celui qui est plus proche de ce Dieu. Dieu
du Souverain moderne. Ses œuvres sont alors des œuvres de l'esprit. au
sens où l'on parle du monde des œuvres de la culture comme monde des
œuvres de l'esprit ou, plus précisément, des œuvres des esprits du
Souverain moderne, c'est-à-dire des esprits des marchandises, de l'argent,
des machines, de la sorcellerie, de l'écriture. Le Kalaka est dans ce sens
celui dont 1' existence est liée à la production de la culture, au sens où
Lévi-Strauss donne à ce mot: «l'ensemble des relations que, dans une
forme de civilisation donnée, les hommes entretiennent avec Je monde , 3.
Le monde dont il est question ici est celui du Souverain moderne, de ses
produits, de ses œuvres de «civilisation». Dans notre perspective, ces
esprits qui ont pour nom, par exemple, Mami Wata, sont la transfiguration
des logiques du capitalisme, du christianisme, du corps. Ces logiques
étant en interaction dialectique dans ce que nous appelons les structures
de causalité constituantes et constitutives des subjectivités. Autrement dit,
ces logiques apparaissent dans l'imagination non scientifique sous des
formes réfractées que sont les fantômes, les esprits, dont Dieu et le
Diable. Par exemple, leslogiques individualistes du capitalisme se dialec-
tisent dans les structures de causalité avec celles du christianisme et de la
sorcellerie et apparaissent dans l'imagination collective sous la forme de
Mami ~ata. De ~ême, les logiques mortifères du capitalisme. de la
sorcellene et de l'Etat apparaissent dans la même imagination sous la
forme de serpents dans lesquels s'incarnent les hommes de pouvoir qui
sont sensés se nourrir de l'« énergie» des filles qu'ils appâtent awc de
l'argent. Les figures de l'imagination que sont Mami Wata et les se~nts
mystiques sont ainsi des transfigurations des logiques du capitalisme. du
christianisme, de la sorcellerie en interaction dialectique dans les struc-

2. Maurice Godelier, << Monnaies et richesses dans divers types de société ~~ kur
rencontre à la périphérie du capitalisme», Aclllel Marx. 15. Premier semestre 1994. 'li.
3. Georges Charbonnier, Entretiens avec Lel'i-Srrauss. Paris. Union génemle J'l'dl·
ti on, 10/18., 1966, pp. 45-46.
,------
1 Staatsbibliothek
Bayerische
J
Münchan
\.
98 LE SOUVERAIN MODERNE

tur:s de causali.té.. Dans le gouvernement du -S_ouverain moderne, les


l~g1ques d~ ca~ltahsme, du christianisme, de l'Etat et de la sorcellerie
~.a~1ssent Jamais seules. c;·.est la raison pour laquelle nous suggérons
l1dee selon laquelle la position de force qu'occupe le kalaka s'explique
par ce fait qu'il est celui dont l'identité sociale est la mieux caractérisée à
1~ fois par la « for~e » que lui confère la possession des marchandises, de
1 argent, des machmes et du corps de prestige, corps habillé, soigné, grâce
à sa maîtrise de l'écriture et des connaissances qu'elle permet d'acquérir.
Le rapport aux choses est ici inséparable du rapport à la connaissance
pour définir la position sociale de « force » du kalaka. Or les choses et les
connaissances sont elles mêmes inséparables, dans le contexte africain,
des esprits.

Le kalaka congolais, l' otangani gabonais et la violence scripturaire

Le kalaka congolais, comme figure de l'imaginaire scripturaire du


Souverain moderne, a son équivalent au Gabon: l'otangani. Otangani,
dans la langue sékiani, signifie le petit piment jaune. Dans la langue
myènè, I'otangani est un arbre dont le tronc est de couleur rosâtre4. C'est
la raison semble-t-il pour laquelle le Blanc a été appelé otangani. D'après
l'historien Nicolas Metegue N'Nah, ce qui frappe à ce sujet au Gabon,
«c'est le fait que dans les langues locales, il n'existe pas de mots pour
désigner l'homme blanc. Les Fang, qui l'assimilent au nwa (revenant)
comme leurs compatriotes, l'appellent « ntana », les Tsogo « motagayi »,
les Aduma, Gisir et Dzèbi « mutangani ». Mais tous ces vocables ne sont
que des déformations du mot « otangani », employé par les Ngwèmyènè,
peuple côtier, et dont l'usage s'est certainement répandu chez les peuples
de l'hinterland à la faveur des échanges commerciaux qui se sont
intensifiés dans le pays après le xve siècle. Il s'agit, en réalité, d'un sobri-
quet dérivant du verbe «tanga» qui veut dire «compter», « Otangani »
signifie donc «celui qui compte» ou, mieux, «comptable » 5 . Ce mot a
donc été repris par les peuples de l'intérieur parmi lesquels il y avait les
Fang, dont la langue a un mot, ntang, qui signifie «dette», «créance»
mais aussi prix, assimilé à dot. Prix, dette, dot signent ainsi leur origine
étymologique commune. Par une sorte à la fois d'alliance fortuite et de
télescopage des mots Ntang et otangani, le «Blanc » finit par signifier
objectivement non pas tant la dette, le prix ou la dot, mais le créancier;
celui qui endette; celui à qui le Noir doit des choses. On sait par ailleurs

4. Je tiens cette inform?tion d'une communication orale de Pierre Ayaminè, anthropo-


logue à LJbrevJIIe, Umvers1té Omar Bongo.
5. Nicolas Metegue N'Nah, « Imaginaire populaire, croyances et établissement de la
dommat10n colomale au Gabon au XJX< siècle. Essai d'analyse de «catalyseurs culturels
d~ la dommat10n col~male >>,Annales, Fac. Leures, Arts et Sciences Humaines Université
d Ahomey-Calavt {Benm), 8, décembre 2002, p. 83. '
ORDRE SCRIPTURAIRE. ESPACES ET AGENTS

que les mythes racontent que les Blancs sont des fantômes, des revenants.
Or, dans la tradition fang, le revenant, J'ancêtre est celui qui s'est libéré de
toute dette. La mort l'a affranchi de toute créance6. Dans ce sens, le
Ntang-Blanc est un ancêtre qui, comme un revenant, revient. Cette
posture du Blanc correspond ainsi de façon inattendue à la réalité histo-
rique où les Fangs, suivant le mythe, comme Je montre André Mary. ont
élaboré l'idée selon laquelle leur migration vers l'ouest et la mer, qui
devait les conduire vers les Blancs et leurs marchandises, obéissait à une
promesse de retour à la prospérité des temps primordiaux ethniques 7 . Le
Ntang apparaît donc comme 1'homme ou la femme qui instaure une
économie des gens qui comptent, dans tous les sens de ce mot. Récapi-
tulant ainsi les idées de prix, de dette, de dot, de comptabilité, de créance.
Celui qui a du prix, c'est celui qui a de la valeur, et donc celui qui compte
au sens mathématique, mais aussi au sens social où l'on dit de quelqu'un
qu'il compte sur le plan politique ou culturel. De plus, celui qui compte.
c'est aussi celui qui sait lire et payer (ou faire payer) les dettes, éventuel-
lement la dot 8. Cette relation entre celui qui compte, dans tous les sens, la
créance et celui qui lit ou écrit suggère le lien profond entre le schème de
J'écriture et celui de l'argent. Elle signifie qu'un fétichisme unique, celui
du Souverain moderne, se manifeste dans le domaine de l'écriture. qui
peut englober aussi bien les écritures saintes, les écritures au sens comp-
table du terme que l'écriture scientifique, littéraire ou magique (les livres
et les formules de magies). Du coup, le Souverain moderne apparaît
comme le créancier maître de l'écriture. Il n'est pas étonnant dans ce sens
qu'otangani signifie d'abord l'Européen ou l'Américain avant de signifier
l'« évolué» ou le kalaka noirs. Lui seul a incarné pour et dans J'imagina-
tion des Africains, par le fait de ses fonctions réelles et donc historiques,
toute la violence du créancier scripturaire.
L'otangani kalaka, qui incarne alors sous l'apparence de sa peau noire
la figure du Souverain moderne, est à ce titre un être ambivalent. dont le
lieu propre imaginaire est l'Occident, c'est-à-dire un ailleurs dont la puis-
sance extraordinaire ou extraquotidienne est inséparable de la violence de
l'écriture, et use de la tradition de manière tactique, c'est-à-dire sur un
«calcul qui ne peut pas compter sur un propre, ni donc sur une frontière
qui distingue 1' autre comme totalité visible. La tactique n'a pour lieu que
celui de l'autre » 9 . L'expérience historique que les sujets sociaux du

6. Je dois ce détail à une communication orale de Fidèle-Pierre Nzeé Nguema que je


remercie infiniment.
7. André Ma_ry, Le défi du sync;rétisme. Le travail symbolique de la religion d'Eboga
(Gabon), Paris, Ecole Des Hautes Etudes en Siences Sociales, 1999.
8. Finalement, le Ntang-Blanc est celui qui a de la valeur. qui a du prix. qui fiw les
prix, qui endette, qui demande la dot ou qui verse la dote pour qu'on épouse son Dieu:
épouser veut dire<< s'adapter exactement à la forme, rallier, partager (épouser les idées de
quelqu'un» (Le Larousse).
9. Michel de Cerleau, L'invention du quotidien. 1-Arts de jaifl'. Paris. Gallimard.
collection Folio/Essais, 1990, p. XLVI.
lOO
LE SOUVERAIN MODERNE

Souver~n moderne ont faite de son pouvoir scripturaire est une expe'ri
d 1 1 Q , '1 , .
e a VIO ence. u 1 s agisse de la médecine scripturaire ou scientifi
ence
co oma e, qu I s agisse e apprentissage scolmre ou religieux (les dque
1 · 1 ''1 ' · d l' . .
· d , eux
s_e con on druent . ~ns les e~_ole~ d~s missions), qu'il s'agisse de l'appren.
f,
tissage _de la politique, qu Il s agisse du travail, dont une forme célèbre
port~ bien son ?om de travail forcé, bref, tous ces domaines et toutes ces
pratique~ trad_UJsent une violence pensée, organisée, administrée respecti-
vement a partir et en fonction de critères scripturaires.

Le corps scripturaire du Général de Gaulle, corps archétypal du


Souverain moderne

Pour expliquer la violence du Souverain moderne, il faut donc partir


de l'expérience faite historiquement par l'imagination populaire de la
violence scripturaire de l' otangani ou du kalaka. Nous partirons de cette
incarnation historique de la puissance du Souverain moderne que fut De
Gaulle. Le Général de Gaulle est pour 1'imagination africaine des années
1940, 1950, et même 1960 voire 1970 la figure exemplaire du héros, de
l'homme de« puissance», ayant triomphé d'une rude adversité en Occi-
dent. Son prénom et son nom ont été portés comme prénoms par certains
enfants nés entre I 945 et I 950 10. De Gaulle est de ce point de vue l'an-
cêtre prestigieux de tous les otangani, de tous les kalaka, surtout dans les
domaines religieux et culturel où son nom fut donné respectivement à un
culte syncrétique, le Ngol, et à une danse, la «danse de Gaulle». Ces
deux phénomènes sont ce que nous pourrions appeler deux mises en
scène différentes d'une même réalité historique: le Ngol constitue une
mise en scène cultuelle de De Gaulle, tandis que la danse De Gaulle est
une mise en scène «culturelle». Les deux mises en scènes manifestent,
sur le plan conceptuel, la difficulté de distinguer 1' imaginaire et le symbo-
lique d'un côté, l'imaginaire et le réel de l'autre. On pourrait cependant
avancer l'idée selon laquelle le culte Ngol traduit ce que nous appelerions
la violence de l'imaginaire scripturaire, tandis que la danse De Gaulle
exprimerait la violence scripturaire dans l'imaginaire.
L'une des idées prioritaires que nous voulons faire valoir ici est que la
violence de l'imaginaire du Souverain moderne implique un rapport
imaginaire à la norme étatique, administrative, policière ou militaire.
C'est ce que nous montre la danse de Gaulle au Gabon.

10. Les des~riptions présentées dans cette section sont tirés d'un article de Marc Mba·
Ndong;, «Le Genéral de Gaulle et les Africains. Note contributive relative à la "danse De
Gaulle au Gabon>>, Les Cahiers gabonais d'anthropologie 5 2004 Cela d't ·
P.rétat'o ' · ' • ·
I nsn eng~gent que mm, et le lecteur intéressé par le texte de Marc Mb Nd
1 • mes mter-
vivement InVIté a consulter son article. a- ong esl
ORDRE SCRIPTURAIRE, ESPACES ET AGENTS 101

Elwda et La danse de Gaulle: la réglementation du corps sur un "camp:.

La danse De Gaulle s'est inscrite au Gabon dans la logique de la


mutation du rapport au corps dans la danse introduite par la colonisation.
Dans la tradition, les corps en danse étaient séparés, ne s'enlaçaient pas.
du moins de manière durable sur le temps de chaque séquence des
mouvements de danse. Le« corps à corps serré» dans la danse s'inaugure
avec la valse, le tango argentin ou « tango lent», le paso-doble locale-
ment appelé« tango-marche», et naturellement la rumba. Comme l'écrit
Abel Kouvouama: «Avec la rumba congolaise dansée des années 1960-
1970 dans les bars-dancing des quartiers de Poto-Poto, l'homme et la
femme en activité de séduction dansent serrés, les bassins serrés l'un
contre l'autre » 11 • Le lieu de mise en scène du « corps à corps >> dans la
danse est un non-lieu lignager, le bar-dancing ou comme au Gabon le
« bal » : « soirées ou matinées organisées à 1' occasion de n'importe quelle
réjouissance, sur un accompagnement d'accordéon et de batterie. guidé
par une chanson. Le «bal », parti de la côte atlantique et atteignant
progressivement l'intérieur du pays, est alors la réjouissance par essence
des« évolués » 12 • C'est dans le cadre du «bal>> que prend forme la danse
De Gaulle, précédée en cela par l' Ekoda venue de Guinée Équatoriale.
dansée au Gabon par les Fang, mais sans l'accordéon comme instrument
de musique. Fait important : l' Ekoda sera la première danse « réglemen-
taire» au Gabon. En effet, souligne Marc Mba-Ndong, la grande affluence
qui caractérise les soirées de l' Ekoda conduit à la réglementation de leur
déroulement. Le règlement se décline dans les termes suivants :
- les « séances sont organisées et dirigées par une autorité ;
- l'entrée en piste des hommes et des femmes ainsi que la formation
des couples sont conduites par l'autorité;
- une tenue vestimentaire et corporelle est exigée ,, 13.
Le « règlement » se présente ainsi non seulement comme une sorte de
mise sous autorité du mouvement de « corps à corps » féminin/masculin
dans l'espace de la danse Ekoda, mais également comme un processus de
civilisation de ces corps, par l'exigence d'une «tenue vestimentaire et
corporelle». Savoir s'habiller, se «mettre en tenue» en colonie. c'est
manifester son entrée et son appartenance à la civilisation. car « la
tenue» est ici le prix d'entrée, la clé qui permet d'accéder aux lieux
produits par la civilisation que sont l'usine, l'école, l'église. la ca-;erne. la
prison, les palais de justice, des gouverneurs. la « ville » elle-même.
opposée à la « cité » (cité des travailleurs ou cité « indigène ») et au
village. La «tenue» c'est donc la marque corporéisée de l'ordre man-
gani. Mais le règlement souligne également l'exigence de la <<tenue

Il. Abel Kouvouama, << Les rites populaires de séduction dans la société urbain~ t>raz·
zavilloise »,Rupture, 5, nouvelle série (Paris, Karthala, 2004, p. 35).
12. Marc Mba-Ndong, <<Le Général De Gaulle et les Africains. Note contrit>utive rela·
tive à la "danse De Gaulle" au Gabon>>, art. cit. (dactylographié), p. 2.
13. Marc Mba-Ndong. ibid.
...
102
LE SOUVERAIN MODERNE

corporelle ».. Elle est att~chée à la présence du «Médecin Colonel de cin


g~lons » (article 5 du Regle~ent d~, la «Danse De Gaulle»), des « Offi~
Ciers de la Santé » et, de~ « mfir.~Ieres qui sont en charge de la bonne
tenu~ corporelle». Ils .~glt donc ICI de l'obligation de savoir vivre, qui se
mamfeste par la « mamere dont on se tient physiquement dont quelqu'
se présente, est habillé. » Le corps en tenue est de ce ~oint de vue ~~
c~rps réglem~ntaire, c'est-à-dire un corps réglementé, portant sur lui Je
r~glement et mcarnant le règlement dans l'espace-temps de la danse. Le
reglement de la danse Ekoda recycle donc les règlements du Comman.
dement 14 de la coloniale. Ce processus de recyclage des règlements du
commandement sera ensuite repris, amplifié et systématisé par la danse
De Gaulle.
Est-ce un hasard si c'est un ancien séminariste et ancien combattant de
la deuxième guerre mondiale qui crée la danse de Gaulle ? En effet,
d'après Marc Mba-Ndong, c'est Jean-Marie Obame Ndong qui, «séduit
par le bel ordonnancement » de la danse Ekoda exécutée à son honneur
par ses hôtes, membres de sa famille à qui il rend visite dans la circons-
cription de Cocobeach à son ·retour de guerre qui, « une fois rentré dans
son village, se propose d'en améliorer l'organisation et, comme il reste
naturellement subjugué par la figure du Général De Gaulle qui vient de
libérer la Métropole et les Colonies Françaises, ( ... ), baptise sa création
danse De Gaulle » 15 • Jean-Marie Obame Ndong signale que de 1947 à la
fin des années 1950, la « danse De Gaulle » est exécutée non seulement
dans l'Estuaire, mais également à Ndjolé, Lambaréné, dans le déJ?arte-
ment du Bas-Ogooué, dans le département du Rio-Muni en Guinée Equa-
toriale, à Mitzic, à Minvoul, dans le département du Woleu-Ntem, à Ovan
dans I'Ogooué-Ivindo. De nos jours, la danse De Gaulle est la danse la
plus populaire à Minvoul.
L'organisation de la danse De Gaulle est « militaro-administrative ».
Sa structure est fortement hiérarchisée : le Général De Gaulle préside
cette organisation, secondée par le Maréchal Pétain qui a fait allégeance
au Chef de la France libre, suivis de personnages suivants: «Le Haut
Commissaire de la République, Gouverneur Général de 1'Afrique Équa-
toriale Française, le Chef du Territoire, Gouverneur de la Colonie du
Gabon, le Commandant de Bataillon territorial, le Juge de Paix à compé-
tence étendue, chef de la justice territoriale ; le médecin colonel, chef de
la Santé territoriale, le Commandant de la gendarmerie, le Commandant
des douanes, le Commandant de la Marine, les marins qui sont en charge
de l'orchestre et da la propreté des lieux, les infirmières qui sont en
charge de la bonne tenue corporelle et vestimentaire des participants à la
danse, ainsi que de l'accueil et des honneurs». Cette structure hiérar-
chique est appelée Équipe (en français dans les langues lc;>cales). La danse

.1.4. Sur cet~ notion, lire Achille Mbembe, De la poscolonie. Essai sur l'imagina/ion
po/wque dans 1 Afrtque contemporaine, Paris, Karthala, 2000
15./bid.
ORDRE SCRIPTURAIRE, ESPACES ET AGENTS 103

De Gaulle s'exécute dans un Bataillon comprenant des bureaux de:;


officiers de la Santé, de la Gendarmerie et des Douanes. ceux du Général
De Gaulle et du Maréchal Pétain ainsi que dans les «tribunes» où pren-
nent place les « ci vils » : l'ensemble des personnes prenant part à la danse
et les spectateurs. L'orchestre est aux mains des «marins» et le bataillon
est décoré aux couleurs de la France, auxquelles se sont ajoutées celles du
Gabon depuis 1' indépendance.
Le déroulement de la «danse De Gaulle>> commence par l'arrivée
successive des « dignitaires >> et des « officiers >>, du Maréchal, du Général
accompagné de son Secrétaire et de son Aide de camp dans le bataillon.
On pose des questions au Général sur le but de son « voyage >> et sur •< ses
intentions ». Ensuite il est « fouillé par le Service des Douanes. et visité
par celui de la Santé, tandis que la foule chante : «Général De Gaulle !
Général de Gaulle! Cherchez-nous moyen pour envoyer-nous au pays!>>.
Un autre chant suit: «De Gaulle, viens prendre possession du pays~ -
Oui, De Gaulle, oui, oui ! De Gaulle est le soutien du peuple ! Oui, de
Gaulle, oui, oui!». La danse proprement dite ne commence qu'après ce
cérémonial, précédée par la « proclamation du règlement général de la
« danse De Gaulle » par un « officier » ou par le « Secrétaire du Général
de Gaulle». En voici le texte intégral:

« Règlement de la danse De Gaulle en Afrique Équatoriale Française,


Territoire du Gabon, en mémoire de la victoire remportée par le Général
De Gaulle à la Guerre de 1939-1945.
Monsieur le Haut-Commissaire, nous avons l'honneur de \"OUS
soumettre les règlements de notre danse. Les Gabonais, pour manifester
leur grande joie, ont inventé la danse dite De Gaulle dont les arrêtés orga-
niques sont ci-après énumérés :
-Arrêté n ° 1 : La maison destinée à la danse De Gaulle sera pavoisée
et proprement balayée selon l'ordre des officiers.
-Arrêté n° 2: La salle de danse sera libre ou interdite suivant l'ordre
des officiers et sous-officiers combattants.
-Arrêté 3 : L'entrée de chaque bureau portera une inscription afin de
le reconnaître et tous les bureaux seront ordonnés.
-Arrêté no 4: Un planton sera affecté dans chacun de ces bureaux et
l'entrée de la maison sera surveillée par une garde suffisamment armée.
-Arrêté no 5: Le classement des bureaux est prévu comme .mit:
-un bureau pour le Général De Gaulle
- un bureau pour le vieux Maréchal
- un bureau pour le haut-Commissaire
-un bureau pour le Chef de Territoire
- un bureau pour le juge de Paix à compétence étendue
-un bureau pour le Médecin Colonel de cinq galons
-un bureau pour le Commandant de la Gendarmerie
- un bureau pour ln.\pecteur des Douanes
-un bureau pour le Commandant de marine
104
LE SOUVERAIN MODERNE

Arrêté no 6: Nous admettons par bonté 1 . . .


sans chiques ni plaies aux pieds. es pel sonnes nus-pteds mats
Arreté no 7: Le_s personnes admises à danser auront les ongles coupé 1·
et .ta bouche smgneusement lavée. Les femmes auront la chevel ·
sotgneusement coiffée et non tressée et elles seront rfu , , l' . ure
· d'h ut·1e de palme et de pommade.
twn pa mees a excep.
~rrêté n~ 8: L'usage des culottes est interdit sauf aux jeunes gens de
moms de qumze ans.
Arrêté no 9: La visite se fera une fois par nuit.
Arrêté no JO: Toutes les personnes qui ne se conformeront pas aux
prescriptions citées ci-dessus seront frappées d'une amande de cinq cent
francs.
Arrêté no 11: La danse De Gaulle pourra se poursuivre sans interrup.
tionjusqu'à l'aube.
- Vive la France !
- Vive le Général de Gaulle!
- Vive le Gabon ! »

Enfin, il est important de citer intégralement la conclusion du texte de


Marc Mba-Ndong, qui se présente lui-même en déclinant les titres et
grades suivants: Licencié ès-Sciences Économiques, Diplômé d'Études
Supérieures en Sciences Économiques, Ancien Ministre de la Culture, des
Arts et de l'Éducation Populaire :
«Nous n'étions - il faut le souligner avec force - qu'à la fin de la
Deuxième Guerre Mondiale, quand apparut la danse De Gaulle. Quelle
était la situation socioculturelle d'alors, dans le Territoire du Gabon? Eh
bien ! la population était partiellement et peu scolarisée, et les sujets les
plus instruits sur le plan général, avaient le certificat d'études primaires
élémentaires indigène ; elle était taxable et corvéable à merci, excepté
quelques rares individus classés «notables évolués». Mais c'est dans ce
contexte que les Gabonais ont su reconnaître un être supérieurement
exceptionnel, Charles De Gaulle, et ont inventé pour lui un hommage qui,
quarante ans après, reste intensément et régulièrement vécu, lors notam-
ment des naissances, des mariages et des retraits de deuil. Comment dès
lors ne pas être fier de ce peuple gabonais qui a donné naissance à un
élève des Pères, qui voulait devenir Abbé, mais que le destin a conduit sur
les champs de bataille ? Comment, pour 1' ébon De Gaulle (la « génération
De Gaulle»), ne pas saluer avec joie le centenaire de la naissance du Chef
de la France Libre ? »
Nous devons à Georges Balandïer16, reprise et approfondie par Flo·
renee Bemault 17, l'interprétation de ce phénomène. Pour Florence Ber-

16. Georges Balandier, Sociologie actuelle de l'Afrique noire Pari" p · PUF 1982
(l" éd. 1955). • ·•• ans, , ,
17. Florence Bernault, Démocraties ambiguëç Afi ·
Gabon: 1940-1965, Paris, Karthala, 1996. · en rtque centrale, Congo-Brazzaville,
ORDRE SCRIPTURAIRE, ESPACES ET AGENTS !05

nault en effet, le «culte du pouvoir» que mettait en scène la danse De


Gaulle «ne signifiait pas l'adoration aveugle des détenteurs de ce pou-
voir, bien au contraire» 18 • Car, ce n'« était pas vers de Gaulle chef de
parti que se tournaient les Africains, mais vers le symbole recréé,
amendé, utilisé pour leurs propres fins, de l'État et du pouvoir blanc » 19 •
II ne s'agit donc pas de «libération dans l'imaginaire » 20 au sens de
Gérard Althabe. Nous dirions, en ce qui nous concerne qu'il s'agirait
plutôt de libération de l'imaginaire, dans la perspective de ce que nous
appelons la violence de l'imaginaire, violence du fétichisme, principe du
Souverain moderne. En effet, pourquoi les populations demandent-elles à
De Gaulle de « venir les prendre » ? Pourquoi hisse-ton le drapeau fran-
çais? S'agit-il d'un acte de «résistance» ou d'« adhésion»? Pourquoi.
par la suite, hisse-t-on aussi le drapeau gabonais? .
Pour tenter une réponse à ces questions, il faut se poser la question
fondamentale de 1' identité du créateur de la danse de Gaulle et du lieu à
partir duquel se ferait la« résistance», si l'hypothèse retenue est celle de
la «résistance», qui reprendrait ainsi l'idée selon laquelle les Africains
résistent par le travail des apparences : simulacres, duplicités, parodies :
ou au contraire celle de la« soumission», si c'est l'hypothèse inverse.
Le personnage qui crée la danse De Gaulle est ancien combattant. A ce
titre, il est comme un prophète. Et d'ailleurs, De Gaulle donna lieu à un
syncrétisme, dont le créateur peut être considéré comme son prophète.
Nous avons proposé de considérer le prophète d'Afrique centrale comme
un personnage travaillé par ce que nous avons appelé le « syndrome du
prophète»: prétention qu'ont des individus confrontés à des précarités
identitaires à fusionner contre les orthodoxies socio-épistémologiques des
connaissances relevant de registres incompatibles. Dans cette logique, ils
produisent des connaissances et des pratiques dont l'originalité, la légiti-
mité et l'efficacité proclamées ou reconnues reposent sur la magie ou le
capital symbolique de la connaissance écrite. Nous savons également que
la magification ou la fétichisation de l'écriture est consubstantielle à
l'imagination de l'Europe, de la France comme lieu de «puissance''·
comme dans le tourment ou le charme que nous avons étudié au chapitre
précédent. Nous avons également fait valoir que ceux qui étaient mus par
le syndrome du prophète étaient confrontés à des précarités identitaires,
c'est-à-dire par l'incertitude, la dépréciation et l'ambiguïté.
S'agissant du lieu, nous avons affaire ici à un non-lieu lignager. préci-
sément un camp militaro-administratif. Ce non-lieu lignager a pour équi-
valent le marché, la rue, la parcelle urbaine, le quartier urbain comme
Moukondo, non-lieu ethnique habité par les kalaka, les otangani congo-
lais de Brazzaville. Souvenons-nous de l'homme d'écriture à qui l'on
demande de quitter ce non-lieu ethno-lignager pour se mettre à l'abri du

18. Florence Bernault, op. cit., p. 195.


19./bid.
20. Gérard Althabe, Oppression et libération dans l'imagin<Iire, Paris. Maspero. 1969.
.
106 LE SOUVERAIN MODERNE

d~nger dans le «camp-nord», pseudo-lieu propre des Nordistes (les Nor-


dtstes conçus comme. une
. ethnie et les quartiers du Nord de Brazzav·ll1e
d
co?1me es quartters-vt 11 ages de cette ethnie). Or ce camp-nord fonction-
n~lt pen~ant_la guerre _exa~tement comme un camp de concentration et
d extermmat10n. Donc tlluswn de retour à l'ordre lignager. Le Souverain
moderne fonctionne sur la logique des camps et dans les camps prolifere
la violence de l'imaginaire: les récits les plus extravagants circulaient
dans le Camp-Nord sur la puissance du «pygmée » Lis sou ba. Le camp en
situation de guerre libère donc l'imagination, intensifie le travail de l'ima-
gination. Le pygmée est un être d'exception et il était censé menacer
d'extermination les «innocentes populations» du camp-nord. Le pro-
blème est que dans un camp, comme le montre Agamben, il ne peut avoir
d'« innocents». La logique du camp est d'enfermer des coupables, des
suspects, des zombies, comme le souligne à la suite d' Agamben Patrice
Yengo 21 . Dans le camp habite un être d'exception, mis entre parenthèse
de 1'humanité normale. Il a la figure de 1' « étranger » et est donc «cou-
pable». De plus, comme nous l'avons suggéré plus haut, le camp inten-
sifie la réalité.
La question est alors de savoir quelle réalité intensifie la Danse de
Gaulle? Il s'agit de la réalité de la culture. Car le Souverain moderne s'in-
sinue par la culture, administre sa violence par la voie de la culture. Pour
réglementer le corps. Ici, la culture, c'est bien sûr la danse. Elle assure,
apparemment la continuité de la circulation des danses entre ethnies. Le
problème est que nous avons affaire à une danse qui recycle le règlement
colonial, et non pas une culture ethnique endogène. Le camp de danse
intensifie donc la réalité de l'ordre réglementaire du Souverain moderne.
Ainsi, l'État n'a peut-être pas le monopole de la contrainte physique
légitime, mais sa puissance agit ici, au sens où nous entendons ce mot:
faire imaginer, voir, vivre les choses autrement qu'elles ne le sont. Le réel
que le camp de danse intensifie est celui de la puissance du Souverain
moderne, car le Souverain moderne est constitué par la puissance de
l'État, comme nous l'avons déjà dit. En effet, le Souverain moderne n'est
puissance que parce qu'il est constitué par les puissances de toutes les
structures existantes dans la société qu'il subsume. C'est en cela qu'il est
un «rapport social», c'est-à-dire «une logique d'organisation du social
qui fait système à travers l'ensemble des champs » 22.
La «culture africaine » affiche ici une réalité qui contredit son image
de bloc de granit compact imperméable à la «culture occidentale», c'est-
à-dire à la culture globale. Souvenons-nous que De Gaulle vient de la

21. Patrice Yengo, <<Survivre en Afrique ou la logique du Zombie,, (collectif) Peut-


on être vivant en Afrique ? Paris, PUF, 2000, pp. 68-78. '
22. Danièl~ Combes, Anne-Marie Daune-Richard et Anne-Marie Devreux, <<Mais à
quOI _sert une epJstémologJe des rapports sociaux de sexe?», in Marie-Claude Hurtig
Michele Ka1l et Hélène Rouch (éds), Sexe et genre. De la hiérarchie entre /eç çexes Paris'
Éd Ilions du CNRS, 1991, p. 63. . . ' '
ORDRE SCRIPTURAIRE, ESPACES ET AGENTS tm

rupture qu'introduit le rapport au corps dans la danse quïnduisent les


danses au «corps à corps». Aujourd'hui, la «rumba congolaise» ou
«gabonaise », le Zouk, font partie de la culture de ces sociétés. et ces
danses sont caractérisées par ce rapport désormais devenu « naturel » de
corps à corps. Aujourd'hui, avec la globalisation qu'opèrent les médias.
les danses venant des États-Unis sont reprises par les jeunes, au même
titre qu'ils reprennent les manières de s'habiller des stars internationales.
C'est par la culture du corps par excellente, la danse, que le Souverain
moderne prend corps dans la culture, exerce son emprise sur les corps.
On pourrait dire que tout ceci n'est que travail des apparences, parodie de
l'ordre colonial, simulacre des disciplines douanières, sanitaires, adminis-
tratives, etc. mais comment s'installer dans cette perspective de« logique
de coupure » et être aveugle au fait que ces parodies, ces simulacres cons-
tituent la «culture africaine », dans les sociétés où ils se manifestent'? Ne
serait-elle qu'une culture propre à un ethnie, à une classe, elle n'est pas
moins « africaine » pour autant.
Le concept de Souverain moderne rend donc raison de la totalité d'un
système unique en tant que rapport social, dont les esprits que sont le
Dieu chrétien, le Diable, mais aussi les génies des fétiches, les ancêtres et
la puissance de tous les fétiches ou de toutes les forces sont les symboli-
sations. Pour dire la même chose autrement, dans les structures de causa-
lité du Souverain moderne, les « forces » qui sont en rapport de force
(Dieu et le Diable, les ancêtres et le Diable, Dieu et la sorcellerie etc.) et
qui justifient les positions de force des Kalaka dans la société ne sont pas
seulement anté-capitalistes et anté-chrétiennes. Les structures de causalité
sont des structures de rapports de « forces » capitalistes, chrétiennes,
sorcellaires. Les logiques du Souverain moderne, qui s'incarnent dans les
schèmes (comme les schème de la réussite, de l'échec, du succès. de la
beauté, etc.) et dans les figures (comme la figure du prophète, du Kalaka,
etc) sont historiquement incarnées dans les groupes ou des classes de la
société dirigée par les kalaka.
Il n'est pas difficile de voir dans le bataillon !a symbolisation de la
ville coloniale, qui était souvent une ville-garnison, et dans l'Équipe la
structure de commandement de la coloniale, reprise par la postcolonie. La
ville-bataillon est de ce point de vue ce non-lieu lignager qui, s'agissant
de sa composante « indigène », a été caractérisée par Georges Balandier
comme un« camp de travail». Autrement dit, comme un espace obéissant
à la logique de la «situation coloniale». Mais la ville-bataillon est surtout
un camp de civilisation qui exclut les indigènes et tous les attributs du
«sale nègre» qui en font une non-civilisation, une non-culture. Sont donc
exclus de la ville-bataillon les « nus-pieds », même si une concession est
faite à ceux des nus-pieds qui n'ont pas de chiques. Sont également
exclus de cette ville-bataillon tous ceux qui n'ont pas coupé leurs ongles,
lavé leur bouche, et s'agissant des femmes, celles qui n'auront pas la
«chevelure soigneusement coiffée». Cette dernière n'est pas à confondre
avec «les tresses». Sont encore exclues les femmes qui ne sont pas
108
LE SOUVERAIN MODERNE

parfumées. Au nombre des parfums sont proscrites I'h '1


pommades. Sans doute que l'huile de palme et 1 UJ de de palme et les
Pas de s d 'b a pomma e ne perrnette01
. e e arrasser de la puanteur attribuée au Nègre Comme l', .
Julienne Ngoundoug Anoko . «Le "nègre" d · . ecnr
tr, . . . , , · , ans ce contexte soc~al est
,es vite assimile a la couleur noire. Celle-ci dissimule tout ce qu'ii ·
d ?bscur, de pua_n~eur ~t d_e crass~ (. .. ). I1 faut donc se débarrasser à t~u~
pnx de la salete Imagmrure, mms aussi des véritables odeurs âcres
rances _d~ la transpiration à l'aide de parfums »23. La ville-batailloet
sy~bohsee par le batai11on s'inscrit ainsi contre la tradition, la sauva~
gene, le village et s'impose comme une «discipline», au sens de Michel
Foucault.
, ~:tte discipline doit produire, par les mesures d'hygiène collective, en
réabte enchevêtrement de pouvoir disciplinaire et de bio-pouvoir, la main.
d'œuvre utile et le citoyen, membre du camp de travail mais également de
«la cité»: en effet, les quartiers indigènes construits par l'ordre colonial
sont appelés «cités», et ces cités s'opposent plus précisément à «la
ville». Habiter à «la cité» à Brazzaville, par exemple, c'est habiter les
«quartiers populaires ». La vi11e-batai11on-discipline se propose donc de
produire une main-d'œuvre utile, docile, saine et civilisée, c'est-à-dire
une force de travail qui «compte», dont la forme ultime et très valorisée
est celle qui maîtrise l'écriture et la lecture: l'évolué.
Mais si la force de travail qui compte est ce11e qui sait lire et écrire,
celle qui ne sait pas lire et écrire n'est pas moins engagée dans un rapport
de «forces » de travail avec la première ; rapport de forces qui peut prendre
plusieurs formes dont la grève violente, la contestation ou 1'émeute poli-
tique pour revendiquer les choses qui comptent, les valeurs d'échange, les
marchandises, dont le corps des femmes. Le non-lieu construit sur la base
d'un plan tracé sur une page blanche est ainsi inséparable des marchan-
dises et donc de l'argent qui sert à les acheter. Grâce à 1' argent et aux
marchandises, des individus, hommes, mais aussi femmes, peuvent s'af-
franchir de la dette communautaire et engager leur corps dans un com-
merce amoureux provisoire, passager ou durable qui n'implique pas
nécessairement les accords préalables des familles. La « force » de travail
sexuelle des femmes peut ainsi se vendre, se négocier en dehors des
contraintes familiales : le non-lieu est un lieu de liberté de vente de la
force de travail qui a produit la figure historique de la «femme libre».
L'acmé archétypal étant la femme kalaka ou inte11ectue11e.
Si l'écriture et l'image imprimées sont au principe de la structuration de
la société bourgeoise occidentale, et que la « société moderne est organisée
par le ~uvoir ~e m~ifier l~s c~oses et de réformer les structures à partir
des modeles scnptura1res (scientifiques, économiques, politiques) »24, dans

23. Julienne Ngoundoung Anoko, «Joli Soir: petite histoire d'un fét' ·h d
Rupture. 5, Nouvelle série, Paris, Karthala, 2003 , p. 24. le e mo erne»,
24. M1chel de Certeau, L'invention du uotidie 1 A . .
(collection Folio/essai), 1990, p. 242 q n. · rts de fiure, Pans, Gallimard,
ORDRE SCRIPTURAIRE, ESPACES ET AGENTS lO'J

Je contexte colonial et postcolonial, inséparablement capitaliste, chrétien et


sorcellaire, le pouvoir de l'écriture, inséparable de la violence constitutive
du. système capitaliste-chrétien en colonie, a eu pour lieu exemplaire la
ville-bataillon que met en scène la danse de Gaulle. Cette ville-bataillon a
été perçue comme un pouvoir structurant par 1'imaginaire non scientifique
populaire et s'est instituée comme schème incarné dans des figures bien
précises chargés de recycler cette violence sous Je mode de la violence de
J'imaginaire du miracle. Difficille donc de parler de résistance à J'ordre
colonial, en suivant toutes les logiques structurant la danse de Gaulle. Dans
cette danse en effet, on ne fait pas que célébrer De Gaulle, on disqualifie
simultanément des formes d'apparence du corps villageois, en valorisant
J'hygiène comme pratique de civilisation, d'humanisation ou d'humanité
supérieure. On reprend les critères du beau, du colonisateur et on les
impose comme seuls critères envisageables. Une «résistance>> à J'ordre
dominant, qui se fait par l'adhésion à des normes du rapport au corps
produites par le« dominant», est une résistance paradoxale. De même, une
«résistance» qui se fait sur un lieu stratégique du dominant, le camp. est
une résistance problématique.

Villes, camps, bandes et violence de 1'imaginaire du cinéma à Braz-


zaville, Kinshasa et Libreville

La ville-bataillon, comme non-lieu lignager, est le lieu d'opposition de


ce que Pierre-Joseph Laurent appelle la «concorde coutumière, à la
«concorde civile». Cet auteur définit la première de la manière suivante:
«Je propose de réserver la notion de «concorde coutumière >> aux formes
de la survie collective ou de la recherche de la meilleure sécurité écono-
mique, sociale et politique pour l'individu, et plus largement pour sa
famille( ... ), lorsque cette sécurité repose sur le recours à l'entourage, soit
un entourage constitué par la parenté (groupe de filiation et d'alliés),
d'abord, et ensuite par les autres lignages »25 . La seconde, ensuite,
désigne «l'instauration des conditions d'une accumulation pour soL soit
une situation où la satisfaction de l'intérêt individuel, généralisé au plus
grand nombre de personnes, implique l'édification d'un espace public ,,~b.
L'espace public est précisément dans cette perspective un espace
«pacifié», gouverné par l'État qui a le monopole de la violence physique
légitime. La question est alors de savoir ce que devient cette notion
lorsque le « plus grand nombre » est marginalisé par rapport à la satisfac-

25. Pierre-Joseph Laurent. Les pentecôrisres du Burkina Faso. Mariages. pou•·oir el


guérison, Paris, IRD-Karthala, 2003, p. 257
26. Ibid., p. 270.
llO LE SOUVERAIN MODERNE

t~?n d~ l'~ntérêt in~ividuel, tout en n'étant plus des sujets constitués par
1 tmagmatre exclusivement lignager.
L'un des problème~ traités dans ce livre est celui du plus grand
nombre exclu de la satisfaction de l'intérêt individuel et qui croit que la
cause de ses tourments, ainsi que la solution, sont à chercher dans l'éco.
nomie des miracles, alors même que ce plus grand nombre est constitué
de sujets du Souverain moderne, sujets de son espace public. Il s'agit
notamment d'un espace public qui, tout en ne rentrant pas dans le projet
des Lumières, et dans la conception de Jurgen Habermas, incarne la
contradiction caractéristique de son historicité, qui dialectise la chose et
l'esprit dans les mêmes structures de causalité, et qui fait qu'il représente
un danger pour l'ordre public qui le produit et le reproduit.
La prégnance sociale de la sorcellerie, des religions chrétiennes, inti·
mement liée aux « déficits cognitifs » et matériels sont donc la caractéris-
tique de cet espace public du Souverain moderne. Je pense qu'il faut bien
comprendre que l'espace public, dans une société où les sujets ont été
produits par la subjectivation coloniale spécifique de l'État Bula matari et
de Nzambe, ne peut pas être exactement le même que celui d'une société
dont l'historicité est entièrement marquée par des dynamiques endogènes.
De plus les sociétés africaines ne sont pas homogènes ; leurs historicités
coloniales ont produit des subjectivations postcoloniales plus ou moins
différentes. Je prendrai rapidement comme cas d'illustration les sociétés
urbaines de Brazzaville, de Kinshasa et de Libreville.

L'espace brazzavillois et la violence de l'imaginaire

Des auteurs ont montré comment le régime du Souverain moderne a


contribué à produire par la magie des images, c'est-à-dire d'une expression
particulièrement significative de la civilisation de l'écriture, la violence au
Congo. C'est ce que révèle Rémy Bazenguissa-Ganga. Cet auteur montre
notamment comment les « références cinématographiques et télévisuelles -
tels que les noms qu'ils revendiquent» interviennent dans la construction
de «certains aspects violents de leur vision du monde »27 . La thèse
défendue par cet auteur est donc que les violences des guerres brazza-
villoises sont produites par des individus qui assument des images. Il
précise par ailleurs que l'« analyse de ces phénomènes permet, entre autres,
de montrer que ces formes de violences sont liées à la production d'une
subjectivité qui éclaire le rapport au corps propre, entendu comme le
produit des expériences sociales, que certaines fractions sociales expriment
dans des pratiques précises » 28 . Bazenguissa-Ganga fait remonter l'inter-

27. Rémy Bazenguissa-Ganga, <<Le rôle des médias dans la construction des identités
de VIOlence politique à Brazzaville>>, in Patrice Yengo (édit.), Identités et démocra(e
Pans L'Harmattan, 1997, p. 213. 1 '
28. Ibid.
ORDRE SCRIPTURAIRE, ESPACES ET AGENTS Ill

vention des images cinématographiques dans la production de corps


violents à la situation coloniale. En d'autres termes, on pourrait dire que les
images cinématographiques constituent un puissant dispositif de pouvoir
fabriquant des corps violents au Congo depuis la période coloniale. Le
corps propre, dit Rémy Bazenguissa-Ganga, est dépositaire d'une certaine
vision du monde social. A ce titre, il est le lieu de par lequel transite la
violence qui l'a produit. Le cinéma est introduit au Congo au cours des
années 1950. La fréquentation du cinéma par les Brazzavillois, notait déjà
Georges Balandier, ne dépendait pas seulement des revenus, mais impli-
quait aussi les distances prises avec l'univers traditionnel. De plus, le
cinéma comme la fréquentation des dancings, des réunions sportives, etc ..
ne concernait que des jeunes mâles qui possédaient des titres scolaires 29 .
Cet auteur écrit : « L'étude manifeste également la différenciation qui se
réalise entre éléments éduqués et éléments non éduqués : notre sondage a
montré que 1' organisation des loisirs, et leur plus grande diversité, est fonc-
tion de l'éducation reçue; les individus qui n'ont pas apporté des réponses
précises à nos questions sont essentiellement les manœuvres, les pêcheurs
et artisans, les commerçants. Enfin, la place tenue par les divertissements à
caractère folklorique très affirmé se réduit à l'avantage de celle que détien-
nent les divertissements modernistes; c'est là un des points où nous saisis-
sons l'effacement des traits culturels les plus spécifiques » 30 .
Bazenguissa souligne que «l'intrusion des effets du champ scolaire
dans celui de la production de la violence influa directement dans les
principes d'acquisition de la force tels qu'ils avaient été mis en forme par
l'état antérieur du champ de la violence dont les modèles étaient tirés de
l'univers cinématographique. Le sport prit la place des kamons 31 dans les
techniques du corps. Les adolescents eurent tendance à s'identifier aux
gladiateurs. Tandis que certains continuaient à s'attribuer le nom d'un
acteur ou d'un personnage comme pseudonyme, d'autres se mirent à
pratiquer le culturalisme. Des centres d'entraînement furent crées dans les
quartiers. Ils représentaient des lieux de socialité différente de la rue. n
convient de noter 1' analogie de structure entre 1' école et ces lieux où des
enseignants devaient aussi transmettre un savoir à leurs élèves. La force
n'était plus renforcée d'une manière surnaturelle, mais à la suite d'un
enseignement de longue haleine. L'action individuelle volontaire était
nécessaire car il s'agissait d'apprendre à devenir fort en maîtrisant son
corps à la suite d'un travail sur soi. Seule la forme du corps. la force
exhibée plutôt qu'en action, intéressait les adolescents qui n'étaient pas
impliqués dans l'urgence de la vie. A la différence des Kamons, les effets
du culturalisme étaient différés».

29. Georges Balandier, Sociologie des Brazzavi/les noires, Paris, Presses de la Fonda-
tion des Sciences Politiques, 1985.
30. Ibid., p. 259.
31. Les Kamons sont des pratiques de production et de renforcement «surnaturel , de
la force physique.
112 "
LE SOUVERAIN MODERNE

Des Yankee aux Ninjas, Cobras et Zoulou des v1·0 1 ·1· ·


.
brazzavi 'JI 01ses.
· . • ences m1 ICiennes
en passant J>ar les Gladiateurs les Ju 1· · 1 s ·
. . , · , .. ~ · . . ·. s Ici ers, es apeurs
~~ autres Ska Punks, c ~st la meme histOire de la construction, constitu-
II.on du champ de .1~ VIOlence du Souverain moderne au Congo par le
cméma ct la télévision. C'est aussi la même histoire de la produc1·0
· 1
d ' une VIO . .
ence par des sujets qui sont gouvernés négativement ou positi·
1n

vemen~ par les sch.èrne de la. réussite ou de l'échec scolaire. On passe


donc dune expressiOn de la VIolence s'appuyant sur un «capital symbo-
lique» d'inflexion traditionaliste, avec les kamons, à une expression repo-
sant sur l'utilisation du capital symbolique de l'écriture et du cinéma:
l'écriture et le cinéma participent d'une même logique symbolique.
Un héros congolais symbolise le mieux cette histoire: Ange Diawara,
ancien asthmatique marqué par son enfance maladive. Celui-ci incarne
l'imaginaire cinématographique du Justicier de la Défense civile qu'il
dirige après avoir quitté ses études de sciences économiques à l'Uni-
versité de Brazzaville. Étudiant. il relève donc du monde de la magie de
l'écriture scientifique, justicier. il relève de l'incorporation de la magie
des héros immortels du cinéma. JI joue le jeu du cinéma, c'est-à-dire qu'il
en fait une réalité sérieuse, qu'il met au service d'une autre scène d'ac-
teurs, celle des hommes politiques. Il organise des combats réels contre
des durs des quartiers et de la Défense civile qu'il bat, :1s'i":Jpose ainsi
comme un leader dont la puissance; le pouvoir relève mextncablemem
des référents du Souverain moderne. Héros du cinéma incarné, il est aussi
héros de la politique dont la dimension violente se dit ainsi sans détour.

La violence de l'imaginaire du cinéma à Kinshasa

Nous venons de voir comment la violence de J'imaginaire des médias


produit la violence milicienne à Brazza~ille. Voyons m~int~~ant comment
la ville, le cinéma et les bandes de Jeunes ont partie liee avec cette
violence dans une autre ville d'Afrique centrale: Kinshasa, avant et après
la colonisation.
La ville coloniale est caractérisée entre autres par deux aspects qui
nous intéressent ici : une forte concentration de la population des jeunes
mâles et son allure de camp de travail. Le père Vang Wing décrit
Kinshasa en 1924 comme « une foule bariolée, criarde, anarchique. J'ai
parcouru, dit-il, l'immense ville noire, où vivent, Dieu sait dans quelle
indiscipli.ne de mœurs, près de 20 000 nègres... c'est un camp, ce n'est
l!
pas un VIllage .. Y a peu de verdure, moins encore d'enfants ... peu de
mères, peu de JOie. Sur tout le parcours, je n'ai vu que deux enfants »32.

32. Cité par Charles Didier Gondola, «La contestation li ti u d · , ·


à travers l'exemple du mouvement "kindoubill" 0950_ 19~) q e ~SJeunes a.Kinsha~a
>>, SoCiale bewegmggen m
ORDRE SCRIPTURAIRE, ESPACES ET AGENTS 113

Donc un camp habité par une population mâle sans enfants et s~ns
femmes. En soulignant que c'est un camp et non un village, Van Wmg
nous amène à dire que la ville noire est un non-lieu lignager. Un auteurs
comme Didier Gondola, sur qui nous nous appuyons ici, parle d'un
«milieu en transition». Un tel lieu est propice à des phénomènes que
d'aucuns classent dans le registre de la marginalité, dont la bande est une
illustration fort significative. A Kinshasa, les premières bandes se consti-
tuent dans les années 1920. Nous sommes alors dans une phase de réces-
sion économique qui crée du chômage parmi la jeunesse citadine. Je cite
ici encore un autre père qui observe la situation en 1922.
«Voilà, les pépinières où se préparent nos vagabonds de Kinshasa.
Ajoutez-y les enfants des Sénégalais et des gens de la côte. Tout ce
monde passe son temps à vagabonder dans les rues de la cité européenne
et de la cité indigène, partout on redoute leur présence, car on connaît
leurs instincts voleurs ... Tous ces précoces voleurs opèrent par petites
bandes, parfaitement connues les unes des autres et, en général, de tous
les indigènes, mais néanmoins indépendantes... Les deux principaux
acteurs d'une de ces bandes sont passés ainsi en six mois de temps de la
prison de Léopoldville à celle de Brazzaville et de celle-ci pour être réex-
pédiés à Léo ... Tous sont sans travail, la plupart sans parents et sans gîte
fixe.. Ils logent tantôt à la belle étoile, tantôt dans un taudis aban-
donné » 33 . Nous avons donc affaire ici à une population assez typique:
elles est marquée par le chômage, elle est composée pour l'essentiel de
jeunes, la situation de chômage la conduit à ce qu'on appelle la délin-
quance. Le pouvoir colonial a donc pour souci de contrôler et encadrer
une telle population. Les projections cinématographiques constituent un
dispositif de cet encadrement. Surtout après la Deuxième Guerre mon-
diale. Mais ce dispositif d'encadrement est appréciée de manière raciste
dans son rapport aux Africains. La pensée coloniale est en effet persuadée
que l'Africain n'était pas assez mûrs pour le cinéma, car, « les conven-
tions cinématographiques le troublent ; les nuances psychologiques lui
échappent; les successions rapides de séquences le submergent »34. Ce
n'est pas tout. On pense aussi que pour cette audience primitive, il faut un
cinéma à la mesure de son cerveau d'enfant. Tout ce qui constitue du
mouvement et manifeste la force lui plaît, dit-on dans les rapports
officiels. C'est la raison pour laquelle, dès les années 1930, les films
comiques de Charlie Chaplin, les aventures de Tarzan et les Westerns sont
en vogue dans les quelques foyers sociaux des centres urbains de la

Belscch-Congo, Brood, Tijdschrift voorde Geschieldenis van Sociale Bewegingen 199912.


Rozen., pp. 177.
33. Cité par Charles Didier Gondola, art. cit., p 177.
34. Charles Didier Gondola, << La contestation politique des jeunes à Kinshasa à
travers l'exemple du mouvement "kindoubill" (1950-1959) », Sociale beweginggen in
Belscch-Congo, Brood, Tijdschrift voorde Geschieldenis van Sociale Bewegingen 1999/2,
Rozen., p. 177.
114
LE SOUVERAIN MODERNE

colonie. Le cinéma colonial diffuse ainsi en grande ma,; 0 'té d


d fil ' . · " n es westerns
et es ms d aventure qUI mobilisent une audience assidue parmi
laquelle .on compte de nombreux jeunes citadins désœuvrés, désenchantés
par la VIlle cruelle, selon le roman célèbre de Mongo Beti. C'est dans ce
contexte que naît le mouvement kindoubil.
Le mouvement kill(foubi/1 apparaît à Kinshasa, mais également dans
des centres comme Elisabethville et Jadotville sous l'influence des
westerns. On signale à l'époque des «groupes de "cow-boys" » qui se
sont formés et qui attaquent les habitants le soir. L'originalité du phén().
mène à Kinshasa va tenir cependant à la popularité du personnage de
Buffalo Bill, héros légendaire du Far West et dont les aventures cinémato-
graphiques captivent les jeunes Kinois. A partir de 1950, signale Didier
Gondola, des bandes de jeunes s'organisent à la périphérie des anciennes
cités et étendent leurs activités à une grande pmtie de l'agglomération
kinoise y compris la cité européenne Ces jeunes donnent à leur mouve-
ment le nom Kindoubil. Ce mot naît de l'agencement de deux vocables
dont le premier, indien, ternie à double sens. se réfère aussi bien aux
adversaires de Billy qu'au chanvre indien, consommé régulièrement
par les jeunes bills.. Ensuite, pour désigner leur langage argotique, ils
emploient le terme indoubill et se désignent eux-mêmes par les termes
bills ou yankee. Les traits essentiels du kindoubill sont ainsi: l'argot, les
vols, une vie sexuelle débridée. notamment des viols et des séquestrations
de «prévenues », la consommation de chanvre. Enfin ce qui est intéres-
sant du point de vue de la thématique de la violence de l'imaginaire qui
nous intéresse, c'est le rôle incitateur souligné par les observateurs des
projections cinématographiques: «De la leçons apprise sur l'écran à l'ap-
plication au carrefour des principales artères, il n'y avait qu'un pas rapi-
dement franchi», écrivent deux auteurs 35 •
Dans Congo magazine. on écrit que les « séances terminées, ils se
réunissent en petits groupes et tentent d'imiter ce qu'ils viennent de
voir » 36•

Non-lieux lignagers

On voit ici, de manière presque clinique, comment la violence du


cinéma se recycle, est téléchargée par une jeunesse déscolarisée, désœu-
vrée, traumatisée par la ville cruelle, ville qui produit les chômeurs, la
précarité des liens familiaux et qui les met aux marges de la société
urbaine, c'est-à-dire dans un non-lieu lignager à l'intérieur du non-lieu

35. Mwissa-Camus et C. Mafema, «La grande plaie de tous les te I ·


fief des « "KK" »,cité par Gondola, earr. cit., p. 179_ mps. ncurs10n au
36./bid.
ORDRE SCRIPTURAIRE, ESPACES ET AGENTS 115

lignager de la ville elle-même, que nous avons caractérisée comme un


camp. Autrement dit, à l'intérieur du camp, il y a d'autres espaces non-
lieux, des espaces de la marge, des espaces marginaux. Ces espaces sont
donc des lieux de concentration de toute la violence recyclée au cinéma.
Ces bandes travaillent entre Kinshasa et Brazzaville. Par exemple,
l'une d'elle, qui s'appelait Far West, importait des filles de Brazzaville
qui étaient désignées par le terme « Bazenle ». Elle les introduisait clan-
destinement à Kinshasa par voie de pirogue. Nous sommes toujours dans
les années 1950. En 1956, une campagne de répression de ces bandes en
vint à bout provisoirement, mais elles se recréent en 1958 autour des
mêmes activités de survie. En 1959, éclatent des émeutes anticoloniales à
Kinshasa, et les jeunes bills sont au front de la révolte et des troubles.
C'est ainsi que la commune de Ngiri-Ngiri, qui sert de fiefs à plusieurs
bandes, s'impose du coup comme un des foyers des émeutiers. Sur les
murs de certains établissements, les bills inscrivent leur principale reven-
dication et signent «Écumeurs du Texas». Plusieurs jeunes bills seront
abattus par les forces coloniales de répression. Cette répression prit aussi
la forme d'expulsion massive de jeunes désœuvrés vers ce que le langage
colonial appelait les «milieux coutumiers». Le nombre de bandes fut
effectivement réduit, les bills restants furent mis sous surveillance, la
seule activité qui survit de manière clandestine fut celle des narcotiques.
Arrêtons-nous pour faire quelques remarques.
1. la ville, décrite comme un camp, c'est-à-dire un centre non lignager,
produit une population de marginaux, population « flottante», qui donne
naissance au phénomène des bandes ;
2. Ces bandes ne sont donc pas le produit de la tradition. Leur imagi-
naire de référence, c'est-à-dire leur culture de référence, est celle du
cinéma. Autrement dit, un imaginaire qui les situe ou les projette dans un
monde mythique, ou mythifié, avec ses héros, dont la présentation corpo-
relle, l'éthique et les pratiques hétérodoxes de violence les fascinent.
C'est pourquoi ils se mettent à les imiter aussitôt les séances terminées.
Avec passage direct à l'acte.
3. Ces passages directs à l'acte sont d'autant plus encouragés que ces
jeunes vivent dans un contexte de dérégulation de la fonction structurante
du système symbolique lignager. En d'autres termes, ces jeunes sont l'in-
carnation d'un imaginaire qui ne relève pas de la tradition. La violence
qu'ils exercent est dès lors la traduction de leur socialisation, leur subjec-
tivation par un imaginaire non traditionnel.
Une leçon sociologique que nous pouvons tirer de ces remarques est la
suivante : la violence qui est faite à l'ordre colonial lors des émeutes
apparaît comme le retournement contre celui-ci de sa propre violence par
des sujets produits par des dispositifs de son système de domination: le
cinéma, la ville, le chômage, la marginalité.
A partir de 1960, lorsque la crise congolaise installe dans la capitale
un climat d'insécurité diffus que les autorités espèrent dissiper comme le
souligne Gondola, en instaurant des couvre-feu, de nouvelles bandes de
116 LE SOUVERAIN MODERNE

jeunes de 1~ à 2! ans se f~rm~nt sous 1'appellation « kibill », Les kibills


reprennent a leUI compte 1 héntage du kindoubill et restaurent Je cl·
d,. bo d" · , tmat
.,msu r matt~n d~s a_nnees 1950. En 1964, les principales bandes héri.
tteres de la subjecttvatwn par la violence de J'imaginaire colonial s
· 1 .. • ont
repnses par es structures otfictelles de la Jeunesse Ouvrière chrétienne
au terme d'une fonnule _de socialisation originale, initiée par un pèr~
belge, le père De Laet, QUI sera surnommé Buffalo ou Jeff Fait particuliè-
rement significatif du recyclage par les jeunes kibills, vivant le contexte
de la toute nouvelle postcolonie marquée par le chômage, l'insécurité et
les inégalités, apparaissent dans leur langue des expressions du vocabu.
laire politique de l'époque: couvre:fèu, milice locale, gouvernement de
quartier, république, prévention des troubles, etc. pour justifier l'organi-
sation de la violence dans les quartiers de la capitale, violence qui prenait
des allures de révolte contre les aînés, mais aussi de résistance cachée
face à détérioration de leur environnement social et à l'incurie des
pouvoirs publics. Ce n'est plus le Far West qui leur fournit les figures
symboliques et imaginaires de la violence, mais le contexte politique de
la guerre froide en s'intitulant ONU, Ambassade des Juifs, Fédérés,
URSS, etc.
Didier Gondola signale que la fin du kibi/1 correspond d'abord avec le
«cessez-le feu» entre les bandes rivales. La majorité des bandes des trois
communes de Ngiri-Ngiri, Bandai et Camp Luka avaient _cessé dès la fin
1964 de se livrer au « billing », c'est-à-dire à des batatlles de bandes
autour des «républiques ». . , , ,
Avec l'avènement du régime de Mobutu, les btlls furent recupe;es et
embrigadés au sein des structures militantes de la jeunesse du Parti-Etat.

Figures librevilloises. La terreur des Capistes et Cool-mondjers

A Libreville, la violence de l'imaginaire cinématographique ou télévi-


suelle postcoloniale est inséparablement une violence de délinquants et
une violence politique. La voie fut ouverte dans cette ville par le spec-
tacle terrifiant des corps fusillés, au cours des années 1989, après leurs
jugement et condamnation par la justice du Parti unique. Cette violence
est aujourd'hui exercée, suivant les termes des journaux librevillois, par
«les sorciers, les mystiques, les initiés, les templiers, les cannibo-politi-
ciens, les chiendent-Croix, le Franc-Tâcheronisme, l'engeance des sata-
niques et la clique des Docteurs Jekyll » 37 . Cette voie fut aussi empruntée
par d'autres monstres historiques, produits du Souverain moderne: les
« C~pistes », so~e de milice de « casseurs » organisés par le Parti démo-
cratique gabonats, PDG, pour « casser» les corps des membres des partis

37. Le Nganga, 10, vendredi 28 septembre 2001 ,p.1.


ORDRE SCRIPTURAIRE, ESPACES ET AGENTS 117

de J'opposition, lors des meetings et des marches des débuts d~ la


«démocratisation». A 1' exemple des miliciens des guerres congo lm ses
des années 1993-1994, 1997 et 1998 38 , les Capistes tiennent leurs déno-
minations des personnages de l'imaginaire des médias. Ils récapitulent
deux personnages célèbres : Zorro, pour la cape, et Fantômas, pour le
masque. Leur apparition date des années 1990-1991.
Le Capiste en chef, qui se surnomme Fantômas, est «le frère cadet»
du secrétaire général adjoint du PDG de l'époque. L'escalade de la
violence qu'il exerçait, et qui fut légitimée par une instance officielle du
pouvoir, l'emmena à s'émanciper de tout contrôle et devint du coup un
danger pour le même pouvoir. Conscient du danger qu'il représentait pour
lui, le pouvoir décida de sa neutralisation et une véritable chasse à
l'homme fut organisée pour l'abattre. Après le meurtre de Fantômas, sa
mère passa à la télévision pour accuser publiquement le secrétaire général
adjoint d'avoir été à 1' origine de 1' assassinat de son fils : la raison de cet
homicide était, selon la mère de Fantômas, le fait que l'homme politique
n'avait pas pu obtenir de celui-ci les objets de puissance magique qui
faisaient sa « puissance » et qui lui furent transmis par son grand-père.
Voici le témoignage de la mère de Fantomas rapporté par le journal Le
Bucheron.
«Je m'appelle Okome-Ngwa Germaine, j'ai 45 ans et je suis la mère
de<< Fantomas ».
-Pourquoi a-t-on tué« Fantomas »?
-Ils veulent son cerveau et son cœur au PDG. On leur a donné 45
millions pour qu'ils prennent le cerveau et le cœur. C'est pour ça qu'ils
insistent pour faire l'autopsie ... Le problème est entre Ndemezo'o René
qui est le fils de mon mari et moi. C'est-à-dire qu'avant sa mort en 1967,
mon beau-père Obiang Beyeme Edzang avait laissé certaines choses dont
les plus importantes étaient une boite et un bâton, un sceptre qui représen-
tait sa puissance dans le clan Essa Ndone. Ces choses là devaient revenir
à mon fils Obiang Beyeme Hervé qui d'ailleurs portait son nom. Quand
René est rentré de France en 1979, lors de sa réception à Bifo'osi, le
défunt Beyeme Ondo Luc lui a dit que son père et moi détenions les
objets laissés par son grand-père et qu'il lui fallait à tout prix les récu-
pérer s'il voulait devenir un très grand de ce monde. Car je risquais de les
donner à un des mes enfants et surtout à << Fantomas » qui était mon fils
aîné et l'homonyme de son grand-père. Depuis ce jour, René a commencé
à avoir de la haine vis-à-vis de moi, de mes enfants et surtout de
<< Fantomas » qui était mon fils aîné et homonyme de son grand-père.
Ainsi, René a parrainé et protégé mon fils pour le mettre en confiance afin
qu'il puisse dire où étaient ces objets et si je les lui avais déjà remis. Ils

38. Sur cet aspect, lire, en ce qui concerne le Congo, l'excellent article de Rémy
Bazenguissa Nganga, «Le rôle des médias dans la construction des identités de violence
politique à Brazzaville», in Yengo, Patrice (éd), Identités et démocratie, Paris, L'Harmat-
tan et Association Rupture, 1997, pp. 213-242.
118 LE SOUVERAIN MODERNE

d!sent que je leur dois l'héritage mystique de leur grand-père alors que
c est absolument faux, car ce n, était pas pour leur frère c'était destiné '
mon fils et on ne peut pas détourner cela »39. ' d

Su~ le .s~llage ~~s C~pi~tes, apparurent les Cools Mondjers, directe.


ment _m~ptres de 1 tma~matre du cinéma américain. Si les premiers sont
org~~tses par_ le pouvotr, les seconds sont des marginaux sans filiation
p~lttt~ue, qut profite~~ d'une situation où la terreur organisée pour
detrutre les corps pohttquement indociles dégénéra en moyen d'obtenir
des biens et de l'argent. Mais dans bien des esprits, même la délinquance
des marginaux fut le fait des autorités qui, disait-on, l'organisaient pour
se maintenir au pouvoir. Depuis, tout se passe comme si l'on assistait à la
dissémination et à 1'extension dans le corps social de cette violence inau.
gurée par l'exécution du délinquant. Aujourd'hui, les vols à main armée,
les viols et les meurtres qui les accompagnent sont le lot quasi quotidien
de la vie urbaine librevilloise.

La parcelle, la rue et la violence de l'imaginaire.

Deux espaces, construits suivant le _même . .r:'~nci~e de la villa:


bataillon, c'est-à-dire Je principe de l'écnture ct_vthsatnce, marquant a
Brazzaville la forte subjectivation à J'espace public sont la parcelle et la
rue. Un citadin se définit à Brazzaville par le fait qu'il habite une parcelle
ou qu'il en possède une. Mais il existe aussi d'~~t;es ci,t~dins dont l'iden-
tité est définie par un lieu infini : la rue, propnete de 1 Etat, donc espace
public. Pour saisir les deux types de subjectivité citadines produites par
ces deux espaces, commençons par définir ce qu'est la parcelle.

La parcelle

A ce sujet, retenons tout simplement la définition que propose Rémy


Bazenguissa Ganga qui entend «par parcelle J'unité de résidence, quels
que soient les liens qui unissent les occupants ». Cet auteur précise : «La
parcelle est délimitée à Brazzaville, sous la forme d'un carré de 20 mètres
de côté. »40 Voilà donc le «terrain», comme on appelle encore la «par-
celle» à Brazzaville, sur lequel est appelé à vivre tout citadin. Un terrain
parfaitement délimité, formant un carré, et qui n'est pas déterminé, dans
son occupation, par les liens de parenté. Autrement dit, la parcelle est

39. Le Bucheron, 95, du 9 au 14 décembre 1992, p. 5.


40. Rémy Baz~ngmssa-Ganga, <<Violence contre les civils au Congo» in Marc Le
Pape et Pterre Sahgnon (éds), Une guerre contre les civils R :n · ' .
humamtmres au Congo Brazzaville (! 998 _2000) p . K · eJ'exron sur les praltques
• ans, arthala, 2001, p. 74.
ORDRE SCRIPTURAIRE, ESPACES ET AGENTS 119

déparentélisante. Car la parcelle est aussi le lieu de vie des locataires.


chaque locataire et sa « famille » formant alors un «ménage>>._~ m~~age
étant une unité statistique qui sert dans les recensements que realise 1 Etat.
D'une manière étrange, le «terrain » ou la «parcelle» se disent en lingala
topango. Ce mot signifie à l'origine la clôture. Que la parcelle, lieu d'habi-
tation, prenne le nom de ce qui l'entoure et la délimite, n'est pas sans
importance. La parcelle est lieu de clôture de l'unité statistique abstraite
que représente le « ménage » contre le lignage. Mais, en même temps. !~ur
organisation coloniale en quartiers, dont les rues portent des noms d ethmes
(rue Bomitaba, rue Batéké, rue Mbochi, rue Bagangoulou, rue Bakota, rue
Bacongo, etc), manifeste la production coloniale et urbaine de l'ethnicité.
L'ordre colonial produit l'ethnicité par l'écriture qui permet de tracer les
rues, ce qui fait que I'ethnicité est une production scipturaire. En d'autres
termes, l'ethnicité est plus congruente avec la subjectivation coloniale par
la Loi écrite de l'État que ne l'est le lignage. Tandis que la rue inscrit l'eth-
nicité sur le plan de la ville, la parcelle inscrit l'individu urbain proprié-
taire sur un numéro de registre de gestion de 1' espace urbain. En effet, les
parcelles sont à Brazzaville l'un des rares lieux où la loi des papiers
s'exerce avec une rigueur inégalée. On peut violer impunément la loi dans
les administration de l'État, mais on ne peut impunément violer la loi de
l'État lorsqu'elle a été effective par la possession des papiers d'une
parcelle. Tous les conflits violents qui portent sur les parcelles à Brazza-
ville traduisent cette réalité. La parcelle est de ce point de vue le véritable
lieu de territorialisation et de manifestation de la puissance de l'État scrip-
turaire. Elle est un territoire individuel appartenant à celui qui l'achète,
quitte éventuellement à la mettre à la disposition de sa <<famille>>. Mais la
famille se «divise» généralement autour de la possession de la parcelle
héritée d'un parent. La solution dans ce genre de conflit de succession est
la vente de la parcelle : la parcelle ne supporte pas la norme Iignagère de
propriété c9llective. Dans tous les cas cependant, la parcelle est un terri-
toire où l'Etat, écrit la force de la loi avec la force d'une signature, d'un
cachet, donc de la chose écrite en échange de l'argent. Cette force ne s'im-
pose comme tell~ qu'avec la complicité active, intéressée, des agents ou
des sujets de l'Etat, c'est-à-dire des agents constitués par la puissance
scripturaire des papiers qui définit leur identité. Une parcelle est donc un
lieu délimité sur un papier par la raison graphique de l'État, une puissance
du Souverain moderne. Mais ce lieu est un non-lieu lignager. Car ce n'est
pas le lignage qui achète la parcelle. Ce non-lieu lignager est précisément
acquis sur la base de la vente d'une «force>> contre l'argent: la<< force»
de travail. Or, vendre la force de travail pour tous les Africains <<enfants
des lignages >>, signifie vendre une partie de la «force» des lignages. La
temporalité du lignage impose de considérer cette notion de « force >> du
lignage comme synonyme de «puissance» du lignage. C'est précisément
la puissance des « choses » et de la chose du lignage qui est ainsi vendue
contre l'argent. Or de l'argent, voici ce qu'en dit Sophocle : « Rien n·a.
comme l'argent, suscité parmi les hommes de mauvaises mœurs; c'est lui
120
LE SOUVERAIN MODERNE

qui met la discussion dans les viiies h .


demeures; c'est lui qui dét 1 ~ et c asse les habitants de leurs
Y a de honteux et de fun~s~~~ ~~~~~ele:t ~~~r b:lles vers, tout c~ qu'il
chaq~e ~hose le mal et l'impiété »4'. pprend a extraire de
Amsi: vendre la force de travail du lignage en échange de l'argent ·
par la suit_e sert à acquérir une parcelle, c'est vendre Ia force de travaiJ~u~
«ventre lignage~», _q~e les Kongo appellent moyo (qui se distingue du
vumu, 1~ v~ntre IndiVIduel) dont la logique s'inscrit dans la temporalité
n?n capitaliste. En vendant la force de travail du moyo (bomoy, la vie en
bmgala et 1~ p;rrenté en mahongwè) contre l'argent, les enfants du lignage
tra?sfèrent a 1 ac~eteur de cette force la force qui définissait leur identité,
et maugurent le regne de Ia force destructrice du vumu, le ventre indivi-
duel que l'imaginaire non scientifique repris par l'imagination scienti-
fique appelle la politique du ventre.
Or, l'acquéreur de la force de travail du lignage, dans les premiers
temps des villes et des chantiers en Afrique, est Moundelé, Otangani, ou
Bula Matari, c'est-à·dire des figures du Souverain moderne.
Moundele, Otangani ou Buia Matari s'impose dès lors comme le
nouveau propriétaire de tous les « moyo », c'est-à-dire de toute la «force»
de travail, toute la force de vie des ventres Iignagers, les ventres holistes
de «la famille». Cette «force» de travail ou de vie qu'« accumule>>
Moundele ou Otangani est par définition la « force » de Ia sorcellerie, le
« kundu », I'evus, l'izanga, etc., puissance normalement ambivalente,
mais qui va, de ce fait, accentuer sa polarité négative. Le «Blanc»
échange donc sur le marché son argent avec le kundu des moyo, encoura-
geant ainsi l'émergence du vumu individuel. En s'appropriant l'argent du
salaire en échange de la « force » de travail du moyo, les enfants des
lignages font occuper à l'argent Ia même piace que le kundu, force du
lignage vendue. La temporalité de l'argent entre dans le lignage et le
conflit est inévitable entre la logique et Ia temporalité qu'introduit l'ar-
gent et d'autre part la logique et la temporalité de Ia «force» du lignage
dans la contemporanéité africaine.
Mais dans le conflit qui est ainsi mis en exergue, la temporalité des
«forces » du lignage livre son combat dans un non-lieu lignager: la
parcelle et la rue, lieux propres du fétichisme de 1'argent et de 1'écriture.
S'jmpose dès lors l'idée que le fétichisme de l'argent, de l'écriture et de
l'Etat est ici plus puissant que le fétichisme sorceUaire du lignage.

La rue et son public

. Il existe un rapport sociologique très particulier entre le public des


Jeunes, la parcelle comme lieu d'inscription de l'autorité familiale et du

41. Cité par Marx, in Maximilien Rubel Pa er d K.


7
socialiste, Paris, Petite Bibliothèque Payot 19 0 g1·7·8 e art Marx. Pour une ethique
. • p. .
ORDRE SCRIPTURAIRE, ESPACES ET AGENTS 121

pouvoir de l'État et la rue. Dans un texte de Patrice Yengo sur le rêve et la


sorcellerie à Brazzaville42 , l'auteur fait voir que l'histoire des sociétés
d'Afrique centrale postcolonisées est marquée par les apparitions de
différentes formes de ce public, liées à la déstructuration de l'institution
familiale. Au cours des années 1980, apparaissent aux deux Congo les
«enfants de la rue», appelés Balados et Shege. Leur apparition coïncide
avec celle des enrichissements ostentatoires et obscènes43 des classes diri-
geantes qui ne s'empêchent pas de clamer « Ledza, lenua, leyiba »:
«mangeons, buvons, volons», en langue mbochi 44 . Rémy Bazenguissa
Ganga a montré comment cet ethos singulier est apparu en même temps
que «les belles maisons» dans le paysage brazzavillois45 . Les «belles
maisons» sont précisément les maisons construites sur les «terrains »,de
J'État que s'approprient les détenteurs et bénéficiaires du pouvoir d'Etat
et loin desquelles vit le public des «enfants de la rue». L'irruption du
sida accroît la massivité et donc la conscience du malheur dans ce public.
Déscolarisé, désœuvré, déclassé, menacé par le sida, ce public « voit »
dans la sorcellerie « des vieux » la cause de ses malheurs et s'organise
pour prendre en charge les enterrements de ses membres tout en exerçant
une violence répressive lors des veillées mortuaires ou des enterrements
contre les «parents sorciers » 46 .
A l'occasion des guerres de la décennie 1990, ce public est enrôlé dans
les troupes miliciennes et passe à l'acte du viol qu'ils nomment eux-
mêmes le pillage des femmes 47 , mais aussi de manger à leur faim et de tuer
sans remords. La montée en puissance des Églises nouvelles de la
configuration pentecôtiste ou de guérison participe par ailleurs puissam-
ment à la propagation, à la même époque, des croyances en la sorcellerie

42. Patrice yengo, << Le rêve comme réalité. Œdipe lignager et muations sociales de
l'entreprise sorcière», Rupture, 5, nouvelle série, Paris Karthala, 2004, pp. 155-180.
43. Sur l'obscénité des potentats de la postcolonisation, lire Achille Mbembe. De la
postcolonie. Essai sur l'imagination politique dans l'Afrique contemporaine. Paris,
Karthala, 2000.
44. Au Zaïre, tout le monde était appelé à agir conformément à l'article 15 « débrouil-
lez-vous>>, et au mot d'ordre du MPR: <<Servir, oui, se servir, non!>>.
45. Rémy Bazenguissa Ganga, << << Belles maisons >> contre Sape : pratiques de valori-
sation symbolique au Congo>>, in Haubert, M. et al., (éds), États et sociétés dans le liers·
monde: de la modernisation à la démocratisation, Paris. Publications de la Sorbonne.
1992, pp. 247-256.
46. Ivan Vangu Nguimbi, Jeunesse, funérailles et contestation socio·politique en
Afrique, Paris, L'Harmattan, 1997.
47. Sur le pillage dans les guerres congolaises, lire entre autres: Patrice Yengo,
<<"Chacun aura sa part" : les fondements historiques de la (re)production de la "guerre" à
Brazzaville>>, Cahiers d'études africaines, 150-152, 1998, pp. 471-503; Rémy Bazcn-
guissa-Ganga, <<Les milices politiques dans les atTrontements », Afrique comemporaint·.
186, 1cr trimestre 1998, pp. 46-57 : Roland Pourtier, 1997, les raisons d'une guerre « inci·
vile>>, Afrique contemporaine, ibid., pp. 7-32, Joseph Tonda, «Esprit de désesp.'ran.:e
sociale et guerre civile permanente>>, Rupturt', 11. 1998, pp. 193-211 : Henri Osséhi. «De
la galère à la guerre : jeunes et << Cobras >> dans les quaniers Nord de Bra77avillc ''·
Politique africaine, 72, décembre 1998, pp. 17-33.
122 LE SOUVERAIN MODERNE

de ce public. II constitue d'ailleurs la grande masse, avec les femmes, du


public de ces églises. Les violences et les malheurs qui scandent l'histoire
du Congo « démocratique » sont alors « vus » comme le produit d'une
sorcellerie particulièrement virulente, massive et politique. Ce ne sont pas
seulement les oncles, les pères, les hommes politiques qui sont mis en
cause dans l'interprétation publique des malheurs, mais aussi les hommes
de Dieu. D'ailleurs, la distinction entre hommes politiques et hommes de
Dieu était devenue au cours de ces années particulièrement précaire : entre
Bernard Kolélas qui se disait «messie», «Chef chruismatique », le pasteur
Miékoutima qui fit «confesser» publiquement au Palais du Parlement des
miliciens et Isidore Malonga, exorciste officiel de l'Église catholique au
Congo, qui déclencha une crunpagne d'évangélisation de la frunille, «une
institution perturbée par les malédictions de toutes sortes qui frappent les
jeunes drogués, conduits à 1'avortement, frappés par le chômage ou enrôlés
dans les bandes armées >> 48 , la différence dans l'occupation politique de
l'« espace public» fut incertaine. C'est ainsi que lorsque la campagne de
«délivrance» des jeunes «maudits» de Brazzaville se te~na dramati-
quement par la mort de 142 personnes le 12 août 1994, à l'Eglise Saint·
Pierre Claver de Bacongo, les journaux financés par les partis politiques
propagent alors l'idée selon laquelle la causalité du malheur est dans une
conspiration politique sorcière dont les principaux protagonistes sont le
pasteur Miékoutima, 1'exorciste Isidore Malonga, le Président Pascal
Lissouba, le« leader charismatique de l'Opposition» Bernard Kolélas49 •
Le plus intéressant ici est le fait qu'à cette période des « malheurs de
la démocratie», le pouvoir politique et les pouvoirs religieux travaillent
de telle sorte que leurs différents lieux matériels de pouvoir deviennent
relativement indiftërenciés, indéterminés, incertains. En d'autres termes,
les «parcelles» de pouvoir des uns et des autres perdent de leurs étan-
chéité. Le pouvoir révèle alors son caractère de pouvoir unique du Sou-
verain moderne, s'exerçant simultanément ou alternativement dans des
«parcelles » qui étaient censés définir leur différence. Or, ce débordement
des pouvoirs en deho!s des «parcelles» (celles respectivement du Palais
du Parlement et des Eglises), propres aux uns et aux autres correspond à
la prégnance sociale d'un public de jeunes dont une partie vit hors des
parcelles ... du po_uvoir de leurs parents. Elle s'impose alors comme une
population de l'Etat: son «terrain», sa «parcelle» illimitée est la rueso.

48. Mweri, n° 729 du 24 août 1994, p. 6.


4~. Lire sur ces aspects Joseph Tonda «De 1, .
tion. Eglises et mouvements religieux a C exorcts~e comm~ mode de démocratisa-
Christian Coulon {éds), Religion et 1 u .~ngod~e 90 ~ 1994 », m François Constantin,
19
1997. pp. 259-284. ransmon emocrattque en Afrique, Paris, Karthala
50. Le caractère illimité de 1•espace d 1 '
r· ·
par rmpasse, qm est une exception qui d"t
e a rue est à mon sens paradoxalement exprimé
connecte à d'autres rues· et à des route t que,
1
· ·normalement' la rue est 1·11·tmttee
· , · ell
biens e~ des personnes, dans les villes ets et ami st permet la circulation ininterrom' edse
une<< regton »,une << sous-rég· · en re es Vtlles, dans un Ét t ~ue es
ton>> ou un continent. a et entre des Etats sur
ORDRE SCRIPTURAIRE, ESPACES ET AGENTS 123

Bogumil Jewsiewicki souligne ce fait selon lequel les Shege, égalef!~ent


appelés «enfants-sorciers», chantent que leur corps appartient à l'Etat-
Sula Matari, tandis que leur âme appartient à Dieu 51 ., Se situant hors
parcelle parentale, vivant sur la parcelle illimitée de l'Etat, la rue, cette
population ne peut qu'entretenir des rapports problématiques avec tous
ceux qui détiennent des parcelles de pouvoir du fait de leur possession de
parcelles. Ce public est un corps de l'État en déshérence sur son territoire
produit par J'« activité concrète qui consiste sur un espace propre, la
page, à construire un texte qui a pouvoir sur J'extériorité dont il a d'abord
été isolé »52 et qui est l'écriture, associée aux armes.
Tous les développements que nous venons d'esquisser sur la parcelle
ne concernent pas Libreville, où s'est opérée une autre subjectivation. Le
mot parcelle n'est pas courant pour désigner le «terrain», et celui-ci ne
délimite pas, dans la majorité des quartiers populaires, un espace de l'in-
dividu, espace privé dont la violation est vécue comme scandaleuse,
autrement dit, comme violation du corps propre du propriétaire de la
parcelle. Au contraire, nous avons personnellement 1' expérience des
espaces où, pour passer d'une maison à une autre, on est obligé de passer
par le salon d'un locataire. Il s'agit certes d'un cas limite, mais il permet
de saisir toute la différence qui existe entre Brazzaville et Libreville, du
moins en ce qui concerne leurs quartiers populaires, sur la subjectivation
de J'espace public et donc de l'espace privé. Ainsi deux expériences de
subjectivation par l'ordre urbain produites par l'État moderne. Sur ce
point, le moi multiple des citadins brazzavillois et librevillois n'est pas
structuré de la même façon. Deux temporalités correspondant à deux
subjectivités différentes sont ici constitutives de la même contempora-
néité.

Les aventuriers

La logique des camps, logiques des non-lieux lignagers, est une


logique des déracinements et des prédispositions aux migrations, aux
«voyages» et notamment à l'« aventure». Car les camps sont des espaces
de transit vers l'exil ou l'émigration, souvent à l'intérieur des sociétés
dont les exilés des camps sont des originaires. Elle est donc une logique
de production de subjectivités nouvelles., des subjectivités fortement façon-
nées par le travail de 1' imagination53 . Prenons cette fois-ci l'exemple des

51. Bogumil Jewsiewicki, Mami Wata. La peinture urbaine au Congo. Paris, Galli-
mard, 2003.
52. Michel de Certeau, L'invention du quotidien. 1. arts defaire, op. cit.. p. 199.
53. Aljun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globa-
lisation, Paris, Payot, 1996.
124 LE SOUVERAIN MODERNE

subjecti~ités, éga~ement postcoloniales, des jeunes congolais d


Brazzavtlle et des Jeunes zaïrois (congolais) de Kinshasa, vivant tous ee
Europe, et se livra~t à des activités économiques en marge de la légalité~
Le Co~go .Brazzavrlle e~ le Congo-Kinshasa, deux histoires coloniales et
deux ~rstorres postcolomales contrastées. D'un côté une ancienne colonie
fran~arse, de .l'autre, une ancienne propriété du roi des Belges, devenue
ensmte colome belge. Un régime à parti unique maxiste léniniste pour le
premier, un régime à parti unique dont l'idéologie officielle est le
«recours à l'authenticité» pour le deuxième. Bref, comme le montrent
Rémy Bazenguissa et Jannet Mac Gaffey, entre autres difficultés se
rapportant au genre, au statut de fonctionnaire 54 , de diplômé ou non dans
ces populations de jeunes, deux schèmes «influencent l'imaginaire des
uns et des autres » et nous paraissent fort significatifs. Pour «les Zaïrois,
c'est un imaginaire de prédation économique qui prime, celui des "creu-
seurs de diamants". Ils partent en exil pour "casser la pierre" et gagner de
l'argent. Cet imaginaire implique plus une dimension de "banditisme" où
tout est permis et justifié par 1' idée qu'il faut se débrouiller là où on se
trouve». Ce n'est pas la même chose pour les Congolais de Brazzaville
dont l'« 'imaginaire est inspiré par l'opposition politique ayant pour cadre
la Sape» et qui «partent pour l'aventure». Les deux auteurs ajoutent
qu'avec le temps, «les deux imaginaires, le creuseur et l'aventurier, s'in-
terpénètrent : le creuseur devient un sapeur et le mouvement de la Sape se
tourne de plus en plus vers les trafics »55 •
Ajoutons que ces différences se manfestent aussi sur le plan de l'entre-
prise religieuse où les Zaïrois sont en Afrique centrale les plus grands
entrepreneurs. Mieux, les schèmes contrastés de l'aventurier et du creu-
seur de pierre s' originent en fait dans deux histoires coloniales diffé-
rentes: l'aventure des Congolais a pour initiateur historique, mais mythifié,
André Grenard Matwsa, tandis que le schème primordial et tout aussi
historique du creuseur de pierres est produit par Bula matari.
Dès lors, les Ba/ados, les Shege 56, et donc le public des jeunes, les
' • 57
enfants-sorciers, les fous, les prophètes ou les pasteurs pentecotrstes
sont parmi les figures réelles constituées par les mêmes effets. Il y en a
d'autres, mais imaginaires: Marni Wata, l'esprit de l'Argent et de la

54. Remy Bazenguissa et Jannet Mac Gaffey, <<Vivre et briller à Paris: des jeunes
congolais et zaïrois en marge de la légalité économique>>, Politique africaine, 57, mars
1995, p. 128.
55. Ibid., p. 129.
56. Ces noms ne sont pas symboliquement neutres Ils traduisent la manière dont J'ima-
ginaire social rend raison de ces apparitions dans un contexte historique donné.
57. Abel Kouvouama, <<Imaginaires religieux et logiques symboliques dans le champ
politique>>, Rupture-Solidarité: Congo-Brazzaville, dérives politiques, catastrophe huma·
nitaire, désirs de paix, nouvelle série, 1, Paris, Karthala, 1999, pp. 76-92; André Mary,
<<Prophètes pasteurs. La politique de la délivrance en Côte-d'Ivoire>>, Politique africaine,
87, octobre 2002, pp. 69-94.
ORDRE SCRIPTURAIRE, ESPACES ET AGENTS 125

Marchandise58 , les Zombies, spectres de la force de travail 59 Mademoi-


selle, la Mère, de Gaulle, Franco60 , ainsi que Wrong Element, Ching Poh,
Alice Lakwéna, Franco61 , esprits du travail de Dieu et de la guerre.
Toutes ces figures, quelle que soit leur réalité sociale, sont nécessaire-
ment des figures symboliques, au sens où elles sont des symbolisations
d'un système unique, capitaliste, chrétien et fétichiste qui les symbolise
en retour, le système du Souverain moderne.
Ce sont cependant les mêmes populations qui courent dans l'imagi-
naire ou dans la réalité, ou qui font courir dans 1' imaginaire et dans la
réalité (les marches de protestations à Libreville) du monde avec leur moi
multiple. Le principe de ces courses et marches et démarches est la
violence du fétichisme qui tourmente les corps et les imaginations des
sujets du Souverain moderne.

, 58. René Devisch, « La violence à Kinshasa, ou l'institution en négatif >•. Cahiers


d'Etudes africaines, 150-152, XXXV, 2-4, 1998, pp. 441-469 .
. ~9 ..Jean et Joh~ Comaroff, «Nations étrangères, zombies. immigrants et capitalisme
nnllena1re >>, Bulletm du CODESRIA, 3 & 4, 99, pp. 19-32 ; Jean-François Bayart. L'État
en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989; Jean-Pierre Wamier. L'esprit
d'entreprise au Cameroun, Paris, Karthala, 1993.
60. Joseph Tonda, << Économie des miracles et dynamiques de subjectivation/civilisa-
tion en Afrique centrale.>>, Politique africaine, octobre 2002. Lire aussi LA Guérison
divine en Afrique centrale (Congo, Gabon), Paris, Karthala, 2002.
61. Heike Behrend, La guerre des esprits en Ouganda, 1985-1996. ù moul·ement du
saint-Esprit d'Alice Lakwéna, Paris, L'Harmattan, 1997. Sur ces travailleurs de Dieu qui
associent à ce travail la guerre, lire la présentation générale de André Mary, « Prophètes
de paix et de guerre. Traditions prophétiques de l'Afrique de l'Est "• Archh·es de sciences
mcia/es des religions, 1998, 104 (octobre-décembre), pp. 5-17.
3

Malentendu sur la valeur


du corps de Dieu

L'épistémologie fondamentale de la conversion du Souverain moderne


repose sur un principe radical qu'expriment la conversion pentecôtiste et
le règlement de la danse de Gaulle : tuer la part mésestimée de soi.
paysan, c'est-à-dire païen, sale nègre, sauvage, primitif notamment. sur la
place des non-lieux lignagers que sont les« camps». Ce qui implique une
nouvelle naissance des Born again, les convertis pentecôtistes. Cette
nouvelle naissance devant «concrètement>> se faire par l'abandon du
«vieux corps>> du paysan, du nègre, du primitif, du sauvage interdit
d'accès par le règlement écrit de la danse De Gaulle, dans le bataillon.
s'il n'a pas les ongles coupés, la bouche lavée, les cheveux soigneuse-
ment coiffés, le corps parfumé avec les vrais parfums à 1" exception de
l'huile de palme et de la pommade. La ville-bataillon, avec ses officiers.
notamment ceux de la santé qui font de la norme de santé une norme
militaire, ses dignitaires, sont des dispositifs photographiques de la civili-
sation dont le travail consiste à produire les négatifs qu'ils devaient déve-
lopper pour produire des positifs de leurs phantasmes.
Le malentendu sur la« valeur du corps>> de Dieu s'est noué à partir de
ce processus que nous proposons d'appeler le paradigme du" contentieux
matériel>>. Celui-ci nous est suggéré par les observations. théories et pro-
positions conceptuelles de plusieurs auteurs ; ainsi que par la prégnance
sociale des discours et sémantiques populaires portant sur le lien entre k
pouvoir, le corps et les choses en Afrique centrale. Par «corps de Dieu "·
il faut entendre deux choses : l. le corps humain considéré comme
propriété de Dieu; 2. le corps de Dieu. au sens où l'on parle du corps
d'une signification imaginaire sociale: un fantôme. un spectre, un esprit.
128
LE SOUVERAIN MODERNE

Puissance matérielle et miracles de Dieu

L'idée de contentieux matériel nous a d'abord été é,


(~e)l~cture ~es1 ouvr~?es de Georges Balandier, Soci~~::i:~c~=~~o~
f Afnque nmre et Afrtque ambiguë2• Notamment lorsque cet auteurétudi
e contenu des attentes messianiques des Kongo. Georges Balandie~
~o,ntre que ces ~ttentes ~ont construites sur l'idée de « force» du Dieu
l~berateur des Nom ; une tdée associée à celle de sa toute puissance maté-
nell~. ~et auteur ~apporte entre autres messages affirmant cette attente,
celut-ct : «Les Nmrs entreront dans les ateliers et les usines de ce nou-
veau, roi pour apprendre à fabriquer tous les objets que nous voyons et
possedons par les yeux, à l'intérieur des magasins »3. Georges Balandier
raconte par ailleurs dans Afrique ambiguë comment un notable ouest-afri-
cain, un vieux chef lébou, Masamba Seck (et quelques autres paysans),
dont il fut l'hôte, dans le village de Grand Mbao, ne peut s'empêcher de
se départir de sa noblesse, d'après Balandier, devant la puissance du désir
qui le brûlait à la vue des biens que possède l'ethnologue. La scène
inspire à Georges Balandier, fin observateur s'il en est de la vie des
collectifs et des individualités en Afrique, des descriptions éclairantes sur
le «contentieux matériel ». Recevant Masamba et ses sujets dans son
bivouac, voici comment Georges Balandier décrit le comportement du
chef lébou et son monde de villageois : « Je revois ces hommes arrivant
en file derrière leur chef, tous parés comme pour un événement solennel,
silencieux et mal à l'aise. Je prends soin de saluer Masamba avec le geste
convenable, pressant sa main droite entre mes mains durant tout le temps
où nous échangeons les formules de politesse. Je reconnais dans ses yeux
une satisfaction à peine contenue : celle de ne plus se trouver dépouillé de
son prestige devant un Blanc. Il se risque à circuler dans la pièce, à
s'étonner de mon équipement en poussant les exclamations répétées qui
rn' étaient devenues familières. o ah, o ah ... Je rn' aperçois soudain que ces
villageois, demeurant à une vingtaine de kilomètres de Dakar, semblent
pour la première fois accéder à ce qu'on pourrait appeler l'intimité de la
vie européenne. Nos maisons n'ont jamais été ouvertes à leurs regards
comme les leurs l'ont été à notre curiosité. Ils n'ont guère eu avec nous
ces contacts désintéressés, libres de toutes exigence professionnelle ou de
tout souci de représentation, qui permettent une rencontre cordiale et une
compréhension réciproque » 4.
Une relation durablement marquée par le mépris de l'autre, le
dépouillement de son prestige, son animalisation que traduit si bien aux
d_eux Congos le terme Mosèndzi, transformation du français «mon
smge » ; une relation caractérisée par le regard chosifiant, réifiant de

1. Georges Baland!er, Socfologie actuelle de l'Afrique noire, Paris PUF.


2. Georges Baland1er, Afnque ambiguë, Paris, Plon, 1957.
3. Georges Baland!er, Soc.iologie actuelle de l'Afrique noire, op. cit. 441
4. Georges Baland!er, Afnque ambiguë, Paris, Plon, 1957, p. 313. , p. .
MALENTENDU SUR LA VALEUR DU CORPS DE DIEU 129

l'autre qui interroge le sens des choses qui ornent l'intérieur de vos
maisons, bref, une telle relation est constitutive d'une interrogation
fondamentale de l'autre sur son humanité marquée par la précarité maté-
rielle qui expose directement son corps dans toutes les interactions avec
la nature et les humains, familiers et étrangers. Cette relation est une
composante du «contentieux matériel». Ce contentieux matériel s'ex-
prime encore dans les souvenirs de Balandier, lorsque le chef lébou, pour
rompre avec la gêne qui semble marquer sa rencontre avec un Blanc
atypique, le questionne sur la France: «me demandant comment s'y font
les pêches et de quelles espèces sont les poissons capturés, comment s'y
comportent les troupeaux. Il révèle les préoccupations quotidiennes du
villageois Iébou, mais il ne croit guère aux indications que je lui apporte
sur une meilleure efficacité. Il réagit par une manifestation d'étonnement
poli. Lorsque je lui explique les raisons techniques qui déterminent cette
relative réussite, il me répond que les outils et les connaissances ne sont
pas suffisants pour assurer le succès ; il faut aussi l'accord de Dieu et des
génies. Nous voici dans une impasse. Un siècle de relations artificielles,
et qui furent telles par la crainte de laisser entamer notre prépondérance,
n'a guère servi au rapprochement des mentalités » 5 . L'idée selon laquelle
Dieu et les génies blancs sont les ressorts véritables de la supériorité tech-
nique blanche s'explique ici non seulement par l' artificialité des relations
qui n'a pas permis le rapprochement des mentalités, mais aussi par la
réalité de la défaite historique du Lébou devant la puissance technique
blanche. Dès lors, les objets, mais aussi nécessairement le corps du Blanc
qui les produits sont marqués par cette origine non humaine. Elle adhère
à ces corps et objets pour en manifester le caractère extraordinaire.
C'est la raison pour laquelle, écrit Balandier, au « moment de partir,
Masamba jette un dernier coup d'œil sur mon installation. Il est intrigué
par mon lit de camp, par la couverture soudanaise qui le cache. Il formule
aussitôt une demande indirecte qui me surprend : - C'est très bien tout
cela. Ce serait bon pour un chef comme moi. La remarque ne voile pas
l'intention qui l'inspire. Déjà le vieil homme avait. à diverses reprises.
sollicité des cadeaux monétaires. Comment concilier son incontestable
dignité avec ses réactions de quémandeur en apparence roué ? Je ne peux
douter, à propos d'un événement aussi banal, que nos perspectives diver-
gent complètement. Masamba n'a pas la passion des richesses maté-
rielles. Son habitation est modeste, plus démunie que nos intérieurs les
plus pauvres. Il a les biens - les têtes de bétail - et les femmes qui sont
indispensables au maintien de son prestige. Il satisfait son goût des vête-
ments qui constituent sa façade sociale. Son exigence de dons corres-
pond-elle, alors, à un caprice de chef habitué à un droit de regard sur les
biens de ses dépendants? Est-il victime de cette illusion qui fait voir en
tout Européen un homme riche, donc tenu à la générosité envers les

5. Ibid.
130
LE SOUVERAIN MODERNE

personnes entrant dans le champ de ses relations? Co 't 1 '0


cadeaux comme le seul garant des rapports ~ordi~~~~ -I 1 ~changede
dépourvus d'intentions malveillantes? Je ne sai·s . ?u sJmplernent
b 1' ' . ' mais Je ne cro·Is Pa1
onne, en occurrence, 1 explication par la cupidité »6.
, Il ne nous semble pas possible de discriminer certaines de ces h
theses de Georges Balandier. Elles rentrent toutes dans l'exp!' f YJlo.
comportement assez ordinaire de ces chefs d'hier et d'aujour~?~ 1.00 du
leur rapport aux Occidentaux. Ceux qui sont devenus des Occi'dUJ dans
. , entaux
par procuratwn, que sont les « evolués » d'hier et d'aujourd'hui
s_avent_ quel_que chose quand, dépu~és, ministres, hauts ou <<petits» f~n:~
twn~atres, tls rentrent dans leurs vtllages en congé ou pour quelque autre
mottf. Leurs rapports avec les villageois sont toujours fortement marqu·
par ce co_ntentieux matériel. Notre première hypothèse par rapport a~~
m~errogattons de Georges Balandier peut se formuler de la manière
sutvante : dans une société qui fonctionne moins sur le déni de I'insépara.
bilité radicale du politique et de l'économique7 , comme c'est le cas pour
la société occidentale, du moins depuis la naissance du capitalisme, Je
problème politique que pose Georges Balandier lorsqu'il évoque la
dignité, le prestige de Masamba, ne peut s'appréhender que dans ses rela-
tions inextricables avec 1'économique, le politique, le culturel, le social,
et le monde des divinités qui les gouverne dans l'imaginaire populaire.
Mais cette première hypothèse qui marque le poids des temporalités de la
tradition dans le comportement des sujets doit être complétée par d'au-
tres, si nous ne voulons pas retomber dans les travers du culturalisme (le
poids indépassable des temporalités de la croyance aux ancêtres et aux
puissances sorcellaires).
Marc Augé exprime cette autre hypothèse à notre avis lorsqu'il écrit:
«Le christianisme débarque avant ou sans la colonisation, parlant de la
vraie force et des vraies miracles ; en un sens, la force matérielle des
conquérants militaires lui sert de preuve, comme s'il en était le secret
chaque jour dévoilé ; 1'évidence de cette force constitue par elle-même un
message et une démonstration, dont l'existence du christianisme à son
tour forme la réalité historique en vérité essentielle » 8.
Cette hypothèse rejoint J'idée suggérée par la première citation de
Georges Balandier et peut se résumer de la manière suivante : 1. la force
matérielle du colonisateur est identifiée à la puissance supérieure de
Messies/rois attendus, et qui ne sont autres en l'espèce que Simon
Kimbangu et André Matsoua. Le dernier était également connu sous le
n~m de Jésus Matsoua et l'Église qui porte le nom du premier s'appelle
l'Eglise du Christ sur terre par le prophète Simon Kimbagu; 2. Cette

6. Georges Balandier, Afrique ambiguë, op. cit., pp. 313-314.


7. Je doJs beaucoup, pour la formulation de cette hypothèse aux critiques de Florence
Bernault. ·
8. Mac Augé (ed.) La comtruction d d R t· · o
Paris. Maspero 1974 ' 7 · u mon e. e tgwn, representations, idéologie.
' 'p. .
MALENTENDU SUR LA VALEUR DU CORPS DE DIEU l3l

force matérielle du nouveau roi est productrice d'objets qui suscitent le


désir, l'envie de les posséder autrement que «par les yeux». II s'agit de
la force du Blanc que doivent s'approprier ces messies pour la mettre à la
disposition des Noirs (et ce d'autant plus que, comme nous allons le voir
plus loin, il existe un imaginaire de cette force comme étant la force du
Noir volée par le Blanc).
Il s'ensuit que la« conversion>> au christianisme est inséparable ici de
la séduction, de la fascination, de l'intérêt qu'exercent sur les protago-
nistes du missionnaire, qui sont devenus par la suite les vaincus, les
dominés et exploités du Capital et de l'État, puissances du Souverain
moderne. Fabien Eboussi Boulaga exprime, à sa manière. cette idée lors-
qu'il écrit: «Le seul christianisme que nous avons rencontré était celui
des missionnaires venus de la société bourgeoise » 9 et qu'en conséquence
« le bourgeois chrétien apparaît sous le double visage du colon et du
missionnaire. La distinction entre le religieux et le profane, la foi et la
politique que ces deux figures symbolisent, apparaîtra comme une contra-
diction vécue ou comme une séparation purement verbale. Le converti
percevra d'emblée l'unité d'une civilisation et d'un mode de vie et se
gardera d'opposer colon et missionnaire( ... ) Pour le néophyte, l'Occident
est ce qu'il est du fait de sa religion: celle-ci fait système avec sa techno-
logie et sa vie sociale » 10.
Ainsi l'hypothèse de l'intrication du politique, de l'économique. du
culturel et de l'« invisible >> dans les sociétés de la tradition s'articule ici
avec celle du religieux et du profane, de la foi et de la politique, de la
chose et de l'esprit. Il y a donc intrication des temporalités de la tradition
avec les temporalités de la mission civilisatrice dans la genèse de ce que
nous appelons le «contentieux matériel>>. Cependant. dans cette configu-
ration constituée par les temporalités de la tradition et de la mission civi-
lisatrice, la puissance matérielle, et par conséquent la puissance des phan-
tasmatisations et des fétichisations appartient à la mission civilisatrice.
temporalité hégémonique au sein des structures de causalité du Souverain
moderne. Notre troisième hypothèse peut dès lors se formuler de la
manière suivante: c'est de la dialectique à l'œuvre entre les schèmes de
pensée, les figures ou les images des temporalités de la tradition et les
temporalités de la mission civilisatrice au sein des structures de causalité
que se noue le contentieux sur ce que nous appelons la valeur d11 corps de
Dieu.
Cette hypothèse peut être fondée au travers d'autres faits historiques.
Par exemple, Nicolas Monnier rapporte comment le problème matériel
était au centre des préoccupations évangélistes de bien des travailleurs de

9. François Eboussi Boulaga, Christianisme sans fétiches. Rél'é/atiorr et dominmion.


Paris, Présence africaine, 198 1, p. 61. On peut lire également dans cette pcrspc,·tiw k
livre de Bernard Salvaing, Les missionnaires à /(r rencontre de l'Afrique tm XIX' . .<iicl<•.
Paris, L'Harmattan, 1994.
lü. François Eboussi Boulaga, op. cit., p. 61.
132 LE SOUVERAIN MODERNE

~ieu en. A!riqu~ australe. Voici comment les expri~e un certain Grand-
Jean, missionnaire de son état: «Nous rendons grace à Dieu, mais cc
n:est pas sans arrière~pensée, c~r no~s vi;ons de 1~ bêtise des gens, qui
n ont pas le nécessaire pour vivre Jusqu à la m01sson et qui viennent
vendre cependant parce qu'ils ne peuvent résister à la tentation de
s'acheter des grains de verroterie et, dans ce but, ils viennent acheter de
l'argent/ c'est leur expression ... quand à ce qui concerne directement
J'œuvre missionnaire, nous n'avons pas trouvé de changement depuis
l'année dernière. Les gens nous voient revenir avec plaisir, mais leurs
pensées sont davantage aux étoffes et aux verroteries qu'à la Parole de
Dieu. Et puis, au milieu de toutes les préoccupations du moment, il est
bien difficile d'obtenir l'attention des hommes ... je mc demande aussi si
les indigènes, mis au courant de la situation, ne me fourniraient pas l~s
matériaux gratuitement, mais j'aurais dO les connaître assez pour ~avmr
que, à leurs yeux, Je blanc, missionnaire ou autre, est une vache à Ja1t, une
proie à saisir et à dévaliser et que, venir gratis à son secours, c'est pour un
indigène une chose absolument inouïe >> 11 .
De ces considérations missionnaires sur les rapports travailleurs de
Dieu indigènes"· nous pouvons retenir cinq notions qui nous se~blcn.t
/1,(

essentielles ~ns la compréhcnsio~ des ré~lexions du ~ission.na~rc. ~:


première notum est celle de précartté maténelle, la deux1ème est celle
demande, la troisième est celle d'utilité, la quatrième est celle de va~eur,
la cinquième enfin est celle de .mc:r(fice. La précarité matérielle exP 11 ju~
le désir de joui11sancc des choses du Blancs; un désir qui est d'autant. Pn~:
fortement ressenti que le décalage rendu insupportable par la prése, _
physique du Blanc et de son monde matériel, fut-il réductible aux
chandiscs de pacotilles, en est un puissant levier. Ce désir est d'auta.nt P ~~
mr,
stimulé que Je Blanc se présente comme demandeur d'une conversiOn .q
n'a jamais été ressentie d'emblée comme une demande, un « bcsolll ;>
primordial de ses partenaires» africains. La preuve en est que ce désir
1,(

est ressenti en raprv>rt avec son utilité, en fonction des statuts locaux.
1" • 1· · ues
ainés ou cadets, hommes ou femmes et donc des avantages po ltlq '
matériels ou symboliques attendus. De plus, dans J'appréciation de cette
utilité, il y a la force de séduction des offres matérielles qui sont faites par
Je" maître de la conver11ion »,équivalent du maître de J'initiation.

Sacrifice et créance missionnaire

Voilà qui explique la bêtise des gens» qui «achètent de 1'argent » et


1,(

qui ont toute leur pensée dans les étoffes et dans la verroterie, plutôt que
dans la Parole de Dieu. S'ils achètent bien de l'argent, pourquoi Je

Il. Propos rapportés par Nicolas Monnier, « Stratégie missionnaire et tactiques d •ap-
propriation indigènes: la mission Romande au Mozambique, 18!1!!-1896 », Le fait 111; 1._
sionnaire (Lausanne, Switzerland), 2, décembre 1995, p. 57 (version diffusée sur Internet.).
133
MALENTENDU SUR LA VALEUR DU CORPS DE DIEU

missionnaire n'achèterait-il pas aussi leur conversion: l'~hat de l'~g~nt,


aleur de Dieu qui accompagne la demande de convers10n est runst le
;épandant structural de l'achat de la conversio.n demandée, nouvel!~
valeur des Noirs christianisés. Telle est la log1que fondamentale qm
gouverne les rapports entre le missionnaire ~t ~es. po~ulations eng~ées
dans un processus d'indigénisation ou de chnstlamsatlon, c'est-à-d1re de
dépossession d'eux-mêmes. C'est dans cette logique que se loge tout le
principe du contentieux matériel. Elle explique pourquoi, même aujour-
d'hui, le Blanc est aux yeux de bien des indigènes une <<vache à lait "•
c'est-à-dire, un pourvoyeur ou un porteur de richesses. Comment en
aurait-il été autrement si le lait (c'est-à-dire les richesses marchandes)
était bien présenté par le Blanc demandeur de la transformation des
autochtones en consommateurs de sa religion, comme une illustration des
merveilles qu'apporte cette transformation identitaire. Toute transforma-
tion d'indenté appelle des sacrifices, dont le plus évident est l'abandon de
la polygamie 12 dans le cas qui nous intéresse. Or, l'on sait que l'institu-
tion de la polygamie avait bien plus une fonction économique, politique,
et sociale utilitaire que culturelle ou morale. Au Cameroun, Jeanne-
Françoise Vincent rapporte que les missionnaires ont été surnommés les
« appauvrisseurs » pour avoir prêché la monogamie et le renvoi des
femmes. En effet, renoncer «à plusieurs femmes, c'était renoncer à la
richesse représentée par les femmes elles-mêmes - considérées alors
comme des biens - et aussi richesse apportée par leur travail, puisque,
comme l'exprime un proverbe beti, «le bien de la femme est le bien du
mari >> 13 • L'indigène avait une conscience très claire de ce sacrifice-là..
c'est-à-dire qu'il avait conscience du prix à payer en abandonnant la
polygamie. Comme 1' écrit F. Grébert sur le conflit que vit le jeune Fang
converti du Gabon : « La conversion est pour cet homme un véritable
bouleversement de toute sa vie sociale, une crise pleine de gravité et
impliquant de grands sacrifices 14 • Un chrétien doit y renoncer et rompre ...
avec toutes les règles de la société païenne. Il faut être héroïque pour se
mettre délibérément au ban de la société » 15 . Celui qui formulait la
demande de l'abandon de la polygamie se devait de dédommngtr d'au-
tant le polygame qu'il était celui-là même qui avait de l'argent et des
marchandises : le sacrifice des anciennes valeurs constitutives des iden-
tités, du pouvoir et du prestige contre l'argent et les marchandises,
valeurs de Dieu, valeurs productrices du nouveau pouvoir et du nouveau
prestige : celui des convertis.

---·-;;La polygamie était perçue comme le "plus grand obstacle" à la ço1wef'iion des
. ndigèncs. . . .._ . -' - l!lkt Ent!Tfi~IH doAt la
1 J3. Jeanne-Françoise Vmcent, femme.f """ entrr ueu.t nu• ·-
ê du Cameroun, Paris, Kathala, 2001. p. 28.
for t 4 Souligné par nous, J.T. .- ié é des M' -
1 · F Grébert, Au Gabon (Afriqut tqUf.ltoriale f'rançaü~). Palis. Soc 1 ls·
'.iv~ngéliques, 1928. p. 188.
si ons
JJ4
LE SOUVERAIN MODERNE
,.
Le schème de la valeur et la croyance comme créance

. Comme l'argent ne se donne pas, en principe dans la lo · .


hs~e, parce qu'il doit nécessairement circuler dand un s~stèm:~~u~e~a~ua.
QUI se veulent économiques et éthiques (il fallait apprendre aux N a.llons
vale . 1 . 'l) . 01rs la
· u1- mvm et non soc1a1es, «acheter l'argent» était la seule condition
de ~e le procurer. Le Blanc, ~emandeur sur ce marché où les valeurs sym-
boliques (la croyance au Dieu des Blancs) sont intimement liées aux
v~leurs matérielles (les marchandises), voudrait tout avoir au nom de son
D1eu, qui n'ajamais été une évidence première pour l'Autre, et en contre-
partie l'autre devait se et/ou tout sacrifier gratuitement. Or, la notion de
sacrifice implique nécessairement une contrepartie, un gain pour celui qui
se résout à faire le sacrifice, parce qu'elle enferme une attente 16• On ne
fait pas de sacrifice pour rien. L'individu en voie d'indigénisation dit en
substance : «Je me sacrifie et je sacrifie tout pour accepter ton Dieu, en
contrepartie tu me donnes une partie de ce que ton Dieu te donne ; si je
donne, c'est pour que tu puisses donner en retour ce que tu ne peux
posséder qu'à foison. Mais comme 1'argent fonctionne en dehors d~ la
logique du don, je l'achète » ! Don contre don, certes, mais marchand1ses
contre marchandises, etc. Voici comment naît le contentieux, exactement
sur la base d'un malentendu sur la valeur. Notamment, parce que les deux
protagonistes ne s'entendent pas et ne peuvent pas s'entendre dès. ce
moment des commencements de leur commerce autour de 1'offre de J?1eu
et de la demande de conversion présentés tout~s ~es deux par le I?e~:
personnage, à savoir le Blanc, sur la valeur subJeCtive pour ce dem1er
son Dieu, et pour l'autre, de tout ce qui définit son ~tre: sa valeur en ~a~:
qu'homme, tout simplement. Ces deux valeurs subJectives ne pouvaJe
s'extérioriser ou s'objectiver que par la médiation de la valeur des choses
engagées par une partie, de surcroît la partie demandeuse, celle du Blanc~
Pour essayer de comprendre tout l'enjeu de ce marché, il nous parait
intéressant de voir de plus près comment l'imagination autochtone con-
temporaine appréhende la valeur comme schème de pensée.
. Dans les deux Congos, le mot valeur, incorporé tel quel dans le
lm?ala, a une fort~ c?nnotation quantitativiste renvoyant précisément au
fl, 01d:s du ~orps. ~m.sJ,, on dit, indifféremment : valeur ya nzoto na moto
ezalt wapt ; tradmt litteralement, cela signifie : « où est la valeur du corps
de 1~ personne~?» ~our signifier des cas d'humiliation; ou alors, pour
exp_nme~ la meme 1dée, on dit pesa nzoto na yo kilo: «donne du kilo
(poids) a ton. corps » : le corps étant la synecdoque de la personne,
«donner du kilo au corps» ' c'est ·se donner d u po1'd s, c ,es t-a-
' d'1re de la

16. Nous allons nous appuyer en partie ur 1, . .. .


ct Marcel Mauss, «Essai sur la nature et /~ .a question d~ sacntice sur Henn Hubert
1899 (2). Réédition in Marcel Mauss Œ a on;t~ du sru;nfice », Année sociologique,
Minuit, 1968, pp. 193-354. · ·' uvres. · .v fonctwns sociales du sacré, Paris,
MALENTENDU SUR LA VALEUR DU CORPS DE DlEü

«valeur». Une personne qui a «du ~il~ •. ou ?u _roids »est. ~n~ p~rsonn~
res ectable. La valeur du corps slgmfie amsl la respec~blhte d: la
~onne, son honorabilité. Une personne ou un co':P~ qu1 per.~ ~e sa
~leur, cela s'exprime de la manière suiv~nte: osamww nu:ro: 1. idee e~,t
celle d'une substance ou d'un corps qUI perd de. sa comast~nce. d~. sa
teneur, de son gout, qui devient fade, léger : en 1kota on d1t « k_ad;~ a
/éwidjè gnolo », littéralement: «untel s'est allégé le corps»: 11 _s est
humilié, il s'est déshonoré. La valeur se pense donc comme un gam ou
une perte de «poids», mais aussi en terme de « co~sistance :·· de "te-
neur»: comme du lait qui perd de sa teneur et « dev1ent de 1 eau», ~~e
sauce qui perd de sa teneur et «devient de l'eau>>. Une femme manee
perd son «poids», «devient légère», quand elle s'habille <<comme une
jeune fille», ou quand elle trompe son mari.
La femme libre, la « ndoumba », dont le modèle paradigmatique est
Mami Wata, s'inscrit différemment dans ce registre de la valeur, car son
corps est une marchandise, libérée du poids des obligations afférentes au
corps de la mère de famille. A l'exemple de la prostituée, l'homme poli-
tique paraît moins soumis à l'obligation de ne pas perdre son « poids » :
tout se passe comme si les deux professions relevaient d'un même
registre, hétérogène à la «valeur du corps». Peut-être parce que, par prin-
cipe, leur valeur est compatible avec la << fin de la honte » : la prostituée
comme l'homme politique sont en Afrique des personnages qui se sont
affranchis de la «honte», du fait du rapport étroit entre leurs activités
respectives et l'argent.
Chez la femme comme chez l'homme « ordinaires, cependant. la
corpulence ou l'aspect physique n'expriment la valeur qu'en rapport avec
toutes ~es autres considérations. Par ailleurs, un homme perd de sa valeur
quand Il ~erd son travail, qu'il est au chômage et qu'il est réduit à une vie
de mendiant. La mendicité ou la dépendance dévalorisent la personne.
Ces indications sommaires sur le poids, entendu comme teneur. avec une
idée de concentration, de densité qui s'oppose à la« légèreté», associée à
l'eau, constituent le schème de la valeur, dont les dimensions sont aussi
bien morales, que sociales (matérielle) et symbolique. La valeur est de ce
point de vue dépendante du statut social. Dans cette perspective, la valeur
du corps de Dieu inclut nécessairement et de manière inextricable sa
valeur matérielle et sa valeur spirituelle. acquise en échange d'un sacri-
fice demandé et imposé au Noir.
Nous avons déjà vu à ce propos (chapitre 1) que le schème de Dieu
associait de manière indiscernable la chose et J'esprit. Le schème de la
valeur, qui repose sur l' indiscemabilité de la valeur matériel/~ .e~ de la
valeur spirituelle, fait donc également signe vers _l'indisccmab•l!te de 1~
hose et de l'esprit dans \e commerce entre le N01r et le Blanc a propos
~e la croyance au Dieu de ce dernier. Or. qu'est-ce donc que la
croyance » ? . 1·
« p rt· nt de la définition de Benveniste selon laquelle la croyanc~ et a
, a ,a t fortement partie liée, et donc que la cmyt~ncc consiste à
creance on
136

1
LE SOUVERAIN MODERNE

:< re'_llettre à un a~tre, sans considération du risque, quel ue c


a_sm, avec la certitude de retrouver la chose confiée »17 ~ hose qui est
msme est le même dans la foi religieuse et po 1 e que ce « méca.
h l' ur a confianc
~mme, que engagement soit de paroles, de promesses d' e en un
Nicole Belmont aboutit logiquement à la conclusion ·ou argent»,
. SUIVante · « l
croyance est b ren ce mouvement vers l'extérieur vers une d' ·. . ··· a
Dteu. h ' . ' , ' lVinité J
c retten en l occurrence ' ou l'un de ses saints , ou 1a y·terge, à 'qu·e
l '_on remet quelque chose - une offrande en argent, un cierge 0 1 1
Simplement des paroles, c'est-à-dire une prière - avec la certitu~e 0~1
retrouver en retour une restitution sous forme d'une faveur »18 e
Jacques Derrida met également en exergue comment «!.'expérience
de la croyance » a fortement partie liée avec « le croire ou le crédit le
fiduciaire ou le fiable dans 1' acte de foi, la fidélité, 1' appel à la confia~ce
aveugle, le testimonial toùjours au-delà de la preuve, de la raison démons-
trative, de l'intuition ... » 19 Au cœur même des notions de croyance et de
foi, il y a ainsi la créance, le crédit, le fiduciaire. Le symbolique (c'est-à-
dire le sens) est ici inextricablement relié au matériel (à l'intérêt matériel,
valeur d'usage et valeur d'échange), le Christ à la Bête, l'esprit à la
chose. Dès lors, les «choses >> remises au Blanc par le Noir, à savoir ses
fétiches, ses prières, les œufs de ses poules, ses femmes, ses enfants à
scolariser, sa force de travail dépensée dans les travaux de Dieu-~l~c,
etc. l'ont ainsi été dans la« certitude de retrouver en retour une restitutwn
sous forme de faveur». Cette «faveur» est précisément la valeur du
corps de Dieu qui s'incarne dans les valeurs matérielles.

Otangani et Bula Matari: deux figures du corps de Dieu

Pour bien saisir comment cette imbrication de la foi et du matériel par


le contenu de la notion de croyance est bien fondée en ce q~i co~ceme
l'Afrique centrale, revenons sur la notion indigène fort sigmficattve de
ntanga, qui se dit également otangani ou ntang dans les langues ?u
Gabon principalement. Ce mot, décliné dans ses différentes pro~on~ta­
tions, sert à désigner Je «Blanc». Mais il signifie aussi à la foiS lue,
compter et payer. Dans le contexte moderne, le schème de la valeur est
tout entier récapitulé par la figure symbolique de 1'otangani qui connote
l'idée de prix, de comptes 20, d'écriture, de lecture, de créance. Au
Congo, le même mot, qui ne désigne pas de manière générale le « Blanc »
(sauf à notre connaissance chez les Congolais d'expression linguistique
kota), signifie également lire et compter, kotanga (en lingala). Le Blanc

. l7. Nicole Belmont,« Superstition et. religion ~pulaire dans les sociétés occidentales>>,
m M1chel.'zard et P1etrre Sm1th, Lajimctwn symboltque, Paris, Gallimard, l979, p. 68.
18. N1cole Belmont, art. c1t., p. 69.
19. Jacques Derrida, Gianni Vattimo. La religion, Paris, Seuil, 1996, p. 46.
20. Mineke Schipper-de Leeuw, Le Hlanc vu d'Afrique, Yaounde, CLE 19 7 ,
' ·'·p. 16.
MALENTENDU SUR LA VALEUR DU CORPS DE DIEU
137

ui a rend aux indigènes à compter, à lire, à payer, est indiffé~~mm~~t


q · ·:naire ou commerçant. Le missionnaire, surtout, parce qu tl a ~te:
~tsst bien des cas le premier à construire des écoles où 1, on a~prenatt a
rans à compter. L' ~ffre matérielle de la mission dans laquelle étatt s?uvent
:O~'struite l'école s'accompagnait ainsi de l'appren?ss.age du paiement
des biens marchands. La croyance du Ntanga, est ams1 dans cette pers-
pective nécessairement une croyance qui se conjug~e avec une créan.ce
matérielle ou monétaire. Otangani correspond, parfrutement, de ce pomt
de vue, au travail réalisé par le Blanc en Afrique à l'endroit de tous les
Noirs: ils sont «recensés, répartis, classés, étiquetés, conscrits, adminis-
trés »21 • Otangani, l'homme qui compte, inaugure une nouvelle dette:
celle que le Blanc contracte par le sacrifice imposé au Noir: c'est le
passage de la dette communautaire à la dette politique.
Le paradigme du contentieux matériel comprend ainsi non seulement
l'expérience historique du sacrifice imposé pour entrer ou naître dans une
croyance, l'exigence morale et économique de la compensation matérielle
et/ou symbolique qu'appelle l'investissement dans cette croyance, c'est-
à-dire dans la créance. Il comprend aussi le principe de domination cons-
t~tutif de la puissance matérielle associée à la puissance spirituelle et poli-
hque d'une civilisation. Car, l'objectif visé par les natifs de la croyance à
laquelle ils veulent faire naître les autres ne doit pas faire illusion : il est
de p~oduire l'hégémonie de la croyance et de la créance comme hégé-
morue culturelle, et ainsi faire aller de soi la violence et la domination
poli~qu~. ~ans ~.e se~s o.tangani est celui qui, fort de son pouvoir scrip-
turaire, JUStifie 1 tmagmation de la force du Blanc comme force de l' écri-
ture:
«La force des Blancs ne réside( ... ) donc vraisemblablement pas dans
leur religion, à laquelle ils n'adhèrent pas tous. Ce qu'ils ont commun. ce
sont plutôt leurs vastes connaissances acquises à l'école et l'argent qu'ils
possèdent et dont ils semblent possédés »22. Être possédé par l'argent
c'e~t considérer l'argent comme un esprit, ce que certaines populations
a;~ent tôt compris à l'arrivée des Espagnols: ils ont vu dans l'argent le
fetlche des Espagnols et l'ont précipité à la mer.
Au Congo-Kinshasa, la figure suprême de la domination et de l'ex-
ploitation est Bula Matari. Le Bula Matari est le produit d'une imagina-
tion constituée par une longue histoire dans laquelle se mêlent des
significations imaginaires chrétiennes, techni9ues. politiques et militai~s.
De nos jours, Bula Matari est le nom de l'Etat colonial et postcolomal.
L'histoire de Bula Matari commence cependant au XVIe siècle, dans le
royaume de Kongo, autour d'un apostat: Dom Francisco Bula Matari.
notable influent de Mbanza Kongo ou Sào Salvador, mort vers 1570. Les
faits se rapportant à Francesco Bula Matari se seraient passés lors du

·-----·-------~ 'd Kane cité par Mineke Schipper-de Leeuw. "P· ril.,.p. 39.
21. Chek amh~ ou de ~uw Le Blanc 1•u d'Nriqut. Yaoundé. Clé. 197\ p. 16.
22. Mineke S 1pper- •
138 LE SOUVERAIN MODERNE

r~gn~ d'Alvar~ 1er (1568-1587). Voici ce qu'écrit à propos de cette


h1~t01re F. ~ontmck : « Le ~om Bula matari s~ rencontre pour la première
f01s dans I ouvrage Relatwne del reame d1 Congo delle circonvicine
contrade, publié à Rome en 1591 et dû à la collaboration du Portugais
Duarte Lopez, ambassadeur du roi de Congo, et de l'humaniste-géo-
graphe italien Filippo Pigafetta. Voici ce passage curieux, racontant des
faits qui seraient survenus au début du règne d'Alvaro 1er (1568-1575) ».
Citons Pigafetta pour apprécier le problème que pose pour notre propos
Bula Matari:

«L'absence du pasteur fit que la foi chrétienne se refroidit quelque peu


dans le cœur du roi, comme dans celui des seigneurs et du peuple. Tous se
laissaient aller à la licence charnelle et principalement le roi, entraîné par
d'autres jeunes gens de son âge qui étaient ses familiers, en particulier P~~
un seigneur de ses parents, nommé dom Francisco Bullamatare ce q.
. p " . d . il menait
signifie « pren ds-p1erre ». arce que c etait un gran setgneur,
librement une vie déréglée et s'était déjà en cela écarté des enseignem,ents
chrétiens. II déclarait publiquement que c'était stupide de n'avoi~ qu u~~
seule femme et po~r cela il valait mi~ux re~e?i~ au~ usages an~Iensdans
démon ouvrait ams1 la porte, par son mtermedtaire, a la destructi?~fi, au
ce royaume, du temple de chrétienté qui avait été jusqu'alors ~dt; la
Prix de tant de 'peines. Cet homme s'écarta tellement du chermn eaie
' h'e, 1'1 aban donna presque enuere.
Vérité que, de peche' en pee ·, ment la vr fut
1
foi. Entre temps, il vint à mourir et, en qualité de noble seigneur, 1 t et
enterré dans l'église Sainte-<?~oix, ~u~ique manifeste~en~ susp~cre à
entaché d'hérésie. II se prodUisit un evenement extraordma1re, pr P uit
confirmer les bons dans la_sainte foi et~ épouv~nter ~~~ ~écha~ts ~!~~oix:
les esprits malins découvnrent une partte du tOit de 1 eglise Sat~t ils Je
où il était inhumé et, dans un grand fracas, entendu de toute la vJile, tro-
tirèrent hors de la tombe et l'emportèrent. Le lendemain matin, on re Ce
uvera les portes fermées, le toit rompu et le sépulcre vide de s~n corps. i et
fut là un avertissement qui fit voir la gravité de la faute commise au ro
à ceux qui le suivaient , 23 .

Bula Matari symbolise dans cet «avertissement» divin le contentie~:X


matériel. Les excès de sensualité dont la polygamie exprime,. dans ~
phantasme chrétien, toute l'horreur, sont ici la cause de cet averttsse~en
relevant de l'extraordinaire. L'enlèvement du corps de Bula Matan par
les démons, entrés sans doute par effraction dans l'église, est l'envers de
l'enlèvement du Corps de Dieu dans le mythe chrétien. Tandis que ce
dernier raconte comment le Corps disparu inaugure l'histoire tourmentée
et hégémonjque du christianisme, le premier inaugure celle de la puis-
sance de l'Etat. Car Bula Matari est définitivement entré dans l'histoire

23. F. Pigafetta, D. Lopes, Description du royaume de Congo et descontére.1· environ-


nantes. cité par F. Bontinck, <<Les deux Bula Ma!ari », Études congolaises, publication
trimestrielle, volume XII, 3, juillet-septembre 1969, p. !!4.
MALENTENDU SUR LA VALEUR DU CORPS DE DIEU 139

ngolaise comme le nom de Henry Morton Stanley, marqué sur le


:onument érigé à Kinshasa à 1, emplacement ?ù, le 1er décembre 1881,
celui-ci, qui dirigeait 1' « Expédition intemat10na1e du. Haut-Congo »:
fonda la station de Léopoldville. Si l'histoire du premter Bula Matan
raconte l'enlèvement par des démons d'un corps souillé, la deuxième
raconte, elle aussi, une histoire de corps déchu, car il est brisé comme les
rochers brisés sous le commandement de Stanley Bula Matari.
Des commentaires très intéressants que fait Bogumil Jewsiewicki sur
Bula Matari, on peut retenir les faits suivants : Bula Matari n'a pas de
« lieu propre » sur les tableaux, il est sans visage, soit parce qu'il porte
des lunettes, soit parce qu'il est dans un autre tableau, peint de dos (pour
le cas de Mobutu). Il apparaît sapé, il ne se salit pas les mains dans la sale
besogne de chicoter les Noirs, ses sujets ; il est seul face à la multitude.
B~la Matari, dans ce sens, incarne le pouvoir souverain tel que l'a défini
Mt_chel Foucault. En tant quel tel, Bula Matari est fait à l'image du Dieu
umque, qui a fait l'homme unique d'Occident. Dans une note en bas de
pa~e, l'auteur signale le rapport entre Bula Matari et le sacrifice des
Norrs. Il écrit que le « fouet, dit chicotte, dont les lanières étaient faites de
peau ~·~ippopotame séchée, comme la mise à la chaîne font partie des
~odahtes coloniales d'introduction de la civilisation au Congo >> 24 • Et il
aJoute: «L'influence chrétienne joue ici aussi un côté non négligeable.
Elle_ suggère que si les Juifs ont dû subir l'esclavage en Égypte avant de
fartlf po~r la Terre promise, le passage par le mode colonial est peut-être
e che~n obligé pour atteindre la modernité » 25 . Le paradigme du
fontenh~ux _matériel comprend donc des sédimentations d'expériences de
a colomsatmn et de la postcolonisation : il comprend les expériences
~oul~ureuses du sacrifice imposé (dans lequel en définitive le Noir n'est
]amats entre' comme sacnfiant
. ou encore moins' comme sacrificateur.
' mais
c_omme victime26 ), de la défaite et des frustrations générées par la séduc-
tlon des objets des Blancs ; ces expériences douloureuses se traduisant par
la pr?d~ction d'une imagination messianique, dont la fonctionnalité est
de_ reahser le «dépassement» (dans l'imaginaire) de la condition de
vamcu et de dominé-exploité par la fabrication et la consommation/

24. Bogumil Jewsiewicki, Mami Wata. La peinture urbaine au Congo. Pari~. Galli-
mard, 2003, p. 93.
25. Op. cit., p. 222.
26. Olivier Herrenschmidt soutient qu'à« chaque fois que le sacrifiant met en marche
le processus sacrificiel, c'est la satisfaction de son désir en même temps que l'ordre du
monde qui sont en jeu», cf. «Sacrifice symbolique ou sacrifice efficace», in Mk:hd Itard
et Pierre Smith, La fonction symbolique, Paris. Gallimard. 1979, p. 171. Dans le sacnlice
imposé au Noir, le sacrifiant dont le désir et l'ordre du monde sont en. Jeu est le
sacrificateur, c'est-à-dire le Blanc. Le Noir y entre comme nctame dont 1 efJacer~U"~I
permet de passer du domaine ~e l'inculture, de la non-dv_iiisaüon. c'est-~-d~re de la l~t.
du primitivisme, à celui de Daeu. de la culture. de la CIVIhsatl~n. Le_ sacnllce IOlJ")SC ou
d dé . Noir est de ce point de vue une demande qUI lUI .:-sr. talle de mounr pour
em?n dau 1 monde de Dieu monde de la civilisation. c'est-à-d1rc monde de~ wtleun
rena1tre ans e •
qui comptent.
140
LE SOUVERAIN MODERNE

possession •des obiets


J
désire's • Depms
. envzron
. une déce · 1 .
du contentieux matériel est mis en nme, e paradigme
nous citerons quelques exemples. Ce~a~~~u~epcaresptlusieurs. travaux dont
ffi' · d . ravaux mterrogent 1
pro 1 eratwn e ce~ « stgnifiants spectraux, flottants» à la fin du 20•sièclea
que sont les zombœs en les mettant en rapport avec l'histoire de la · '
d'œuv · p ·1 · · mam-
. re · « ourqu?t es Immigrants - ces vagabonds à la recherche de
t~avail, don~ la ;rrue place est toujours ailleurs - sont-ils devenus des
Citoyens par~as d u_n ordre mondial dans lequel, paradoxalement, on parle
partout de dzssolutwn des anciennes frontières ? Quel est leur rapport, si
tant est qu'il y en a, avec les morts-vivants» ?27 La réponse des Comaroff
est que les zombies sont la réponse à l'énigme que constituent la richesse
sans production, l'enrichissement sans travail, la consommation comme
force de production. La prolifération des zombies est la réponse à la
contradiction « résultant de 1'expérience qui est au cœur du capitalisme
néo libéral dans sa manifestation globale : le fait qu'il semble offrir des
fortunes énormes, presque instantanées, à ceux qui maîtrisent ses te~h­
niques - et en même temps, être une menace pour les moyens de subsis:
tance même des autres »28 . Le zombi, comme forme, prête son corps qm
n'est pas un corps, aux biens matériels dont le capitalisme cultive I'e~­
prise sur les gens par la séduction, la fascination que la publicité produ~t,
et par l'illusion qui les accompagne de faire croire qu'ils sont à la po~ee
de tous, alors qu'ils sont de fait inaccessibles à la majorité de la po~u a-
tion. C'est dans cette même logique que Peter Geschiere 29 et Jean-Pzerr~
Warnier-3° expliquent la sorcellerie du Kong : les riches sont ceux_ qUI
· 'bl e. L'una-
vendent et exploitent la force de travail des autres dans J'inVISI
ginaire (comme ensemble de figures ou d'images, mais aussi ~o~e
capacité de production des images ou de significations imag~naires
.
sociales) ·
est dans tous ces cas non seulement une productiOn, ma1s sur-
1
tout le produit d'une limite rencontrée par des sujets sociaux ?an.s e~r
appréhension du monde. Ici, la limite est plus précisément const1tu51 ~~l e
la logique même du système capitaliste et des valeurs mat~ne {s
auxquelles il attache la valeur et la vie des individus et des collectifs. e
«contentieux matériel» se définit dans ce cas comme traduction d'enjeux
de vie et de mort constitutifs du système du Souverain moderne en
Afrique. Vie et mort qui s'entendent aussi bien comme biologiques que
sociales et symboliques.
. De nos jours, un site privilégié d'observation du «contentieux maté-
ne!» est celui, précisément, des miracles de la guérison divine, condi-

. 27. Jean et John Comaroff, «Nations étrangères, zombies, migrants et capitalisme


millénaire», Bulletin du CODESRIA 3 & 4 99 p 19
28./bid.,p. 120. • , ' . .
29. Peter Geschiere, Sorcellerie et politique en AFrique La · d d ·
Karthala, 1995. ~· · Vlan e es autres, Pans,
30. Jea.n-Pi~rre Wa;nier, ''L'économie politique de la sorcellerie en Af · .
Revue de 1/ns/J/ut de Socwlogie, Université libre de Bruxelles 1988 3 nque centrale>>,
• , -4, pp, 259-271.
141
MALENTENDU SUR LA VALEUR DU CORPS DE DIEU

tionnée, dans les Églises, groupes de prières ou dans .d' au.tres lieux
publics et privés où elle est cens~e s~ réaliser, par la contramt~ mcontour~
nable de la confession pouvant s arttculer avec, ce.lle ?u ~omtssement d.es
objets matériels et des chairs humaines. Il s a~tt d ob~ets etfou chmr~
ingérés qui rendent malades, malchanceux, mfortun~s, malheureux .
autrement dit des objets qui tourmentent. La confe~s10n a~comp~gne
d'ailleurs généralement une délivrance et/ou un ~xorctsme. qm ~nse~~ne
sur la présence dans les corps tourmentés des demons de Jalousie, d tm-
pudicité, d'envie, de séduction, d'argent. Un de ces démons est l'esprit de
la marchandise, en même temps esprit du commerce sexuel ou de la
prostitution, Mami Wata. Comment ne pas voir le lien entre d'une part
ces objets matériels incorporés, que la confession et la délivrance extir-
pent des corps tourmentés, et d'autre part la condition clairement
exprimée du miracle de la guérison divine, à savoir que «Dieu ne donne
pas gratuitement, qu'il faut d'abord se donner à lui, faire don de soi à
Jésus, faire le premier pas avant d'être récompensé au centuple »31 . Le
contentieux matériel se signale ainsi comme étant indifféremment un
contentieux autour de la consommation des objets aussi bien matériels
que de la chair et/ou du sexe comme l'attestent tous les discours qui sont
produits et auxquels adhèrent beaucoup de gens sur les détournements
d'épouses et de manière générale sur le commerce sexuel des pasteurs et
autres travailleurs de Dieu dans les Églises nouvelles, sans compter la
~romoti~n de l'éthique de l'enrichissement et les pratiques qui la concré-
ttsent qut sont désormais attestées et étudiées de manière scientifique32 .
Il faut cependant aller plus loin dans l'analyse du contentieux matériel
sur la valeur du corps de Dieu, en montrant comment la chose : marchan-
dise, argent ou église, comme nous l'avons vu, entre en résonance avec la
Chos~ et les choses du corps, relevant de la temporalité autochtone anté-
colomale, pour constituer les structures de causalité des tourments du
Souverain moderne.

La chose, les choses du corps et du pouvoir

.La Chose

Georges Bataille dit que ce n'est pas la chose q~i p~uit le. sentiment
d'intimité, mais la consumation de la force de travrul qm prodmt la chose.

- - - - y--D- z Prologue · une « grand-messe» à Nairobi,., in C"nen. André. Mary.


11. van ro , << • • • • • • 1 · p, ·
André léds), Imaginaires politiques et pentecollsmes. A.fnque/Am~nque atm.,. an'.
Karthala, 2000. P· 3h8 · Il F t . Prospérilé miraculeuse. Le~ pas1eurs pt"nle..'iltisles et
Ruth Mars a - ra am. << • • • ~
32 · d D'eu, Politique afrimine, 82. JUtn. 2001, pp. A·44.
l'argent e 1 •
142
LE SOUVERAIN MODERNE

~? ~f~i~ue centrale cependant c ,


1 Intimite, mais la Chose La , e n e_st pas la consumation qui prod .
Ch Q' . consumatwn
ose. u est-ce donc que cette Ch
elle mê 1
f . . - me est e principe de la
uu
La Ch , ose a ncame ?
« ose», (eloko, en linga/a 'l .
métaphorique, l'euphémisation33 c' e a, e~ mahongwè, etc.) c'est le tenne
Gabon et du Congo à dési ne 1 on~acree qui sert, dans les langues du
et incorporée qu'est l'organ: derso:J:~;ss~n~ inséparabl~ment symbolisée
Evus, Ikundu, likundu Ku d 34 , er~e. ~s l~n~ues 1 appellent /zanga,
d, . , .' n u : categones « mdi genes » qui rappellent le
mana. ecnt par Emile Durk~eim., Voici ce qu'écrit à son propos André
Mary · :< L~ _mana, ,comme bien d autres catégories indigènes du même
type, fait r~ference a une Chose radicalement autre, innommable et infor-
m~lable qui transcende toutes les déterminations et les classements ordi-
naires et qui incarne le Pouvoir dans son ubiquité foncière. Telle est en
e_ff~t, la matière première, l'énergie diffuse à partir de laquelle la religio-
Site elabore ces entités plus ou moins individualisées que sont les esprits,
les démons, les génies et les dieux >> 35 . De la Chose dépendent aptitudes,
facultés, capacités des hommes à réaliser l'inhabituel, l'écart différentiel
qui définit 1'extraordinaire, l'exceptionnel, le hors-norme, le fait rare ou,
tout simplement, qui permet le miracle de la vie et de la survie par ces
temps de proliférations de malheurs de tous genres. Ce qu'on appelle
sorcellerie ou vampirisme (notamment au Gabon) récapitule ainsi des
pratiques imaginaires (au sens de ficti1), symboliques (au sens ou elles
peuvent être matériellement observables mais ne correspondent pas à une
causalité scientifique) et idéologiques (qui masquent les significations
tout en les suggérant) commandées par l'imaginaire de la Chose. pe
manière générale donc, la Chose connote J'idée de pouvoir, elle est precJ-
sément le fondement de ce que nous appelons la puissance. Mai~ dan_s le
contexte de «la rencontre>>, ce pouvoir n'est pas seulement reductible
aux «pouvoirs» (au pluriel) définis par Marc Augé comme « vertus effi-
caces attribuées, dans les représentations des lagunaires, aux différentes
instances psychiques de la personne ... >> et qui sont également « ceux des
morts, des génies, des nains de la forêt, de ceux qui savent voir clair et de
ceux qui peuvent guérir>> et dont la théorie «fonctionne comme idéologie
du pouvoir socio-politique >> 36• Le pouvoir de la Chose sera aussi présent
dans les pouvoirs de la Raison occidentale qu'évoque le même auteur,
notamment dans les « nouveaux pouvoirs >> : « des nouvelles techniques,

33.
. Sur la fonction
. . de l'euphémisation
,. . : dans J''1magma1re,
· · G'lb 1 ert D uran d , Les struc-

ture~ anlhropo1og1que.1 de lunagmmre, Paris Dunod 1992 128 1 (P "
édition, Bordas, 1969). ' • , p. no amment. remtere
34. Ces considérations ont été abordées da , 1 . . .
de Dieu», Politique africaine, 79, octobre 2oo:Is oseph Tonda, « Capttal sorcier et travail
35 · A ndré Mary, « Le Blanc vu d'aille ,. pp. 48-65.

Sauva!feS, Grenoble, PUG, 1994, pp. 2-3. urs ou 1 autre des autres», in Barbares et
36. Marc Augé, Théorie des pouvoirs et idé 1 . É
pari,, Hermann, 1975, p. xxii. 0 ogœ. tude de cas en Côte-d'Ivoire,
143
MALENTENDU SUR LA VALEUR DU CORPS DE DIEU

de l'argent, de la compétence intellectuelle, d~ l, administrati?n ... »37 qui


sont dans notre langage, une partie des pouv01rs du Sou~eram modei?e.
Dan~ cette perspective, la Chose désigne également la pmssance de D1eu,
du Saint-Esprit, de Jésus, du Diable.

Les choses
«Les choses» (biloko, béla, bemba, Kii, etc.), c'est aussi le terme
générique qui sert à désigner tous les produits naturels et du travail
humain que sont les plantes, les minéraux, les marchandises, l'argent, les
«médicaments». Comme «médicaments», ils servent à conjurer le mal.
l'infortune, la maladie. Il servent aussi à les produire. Il faut prendre acte
de ce que les médicaments sont dans les représentations populaires toutes
les choses pensables, qui servent à soigner le corps, notamment en les
«mangeant», en se «lavant» avec, mais qui servent aussi à le détruire.
Dans ce sens, on dit qu'elles sont des poisons ou des produits « mys-
tiques». Bien des «choses-médicaments» sont gardées dans des valises.
portées comme des parures : bracelets, colliers, ou comme vêtements. Les
choses constituent dans ce sens le « domaine>> ou le «corps» de la per-
sonne, au sens de Jeanne Favret-Saada. Le «domaine» ou le «corps>>,
chez cet auteur, sont l'ensemble constitué par l'homme et ses possessions.
«c'est-à-dire l'ensemble qui est socialement rattaché à son nom propre.
Dans_ un tel ensemble, on ne saurait distinguer corps et biens parce que
les b1ens font corps avec celui dont ils portent la marque du nom. Ce
pourquoi je désigne cet ensemble indifféremment comme domaine ou
comme corps »38 . Les choses sont dans ce sens, en Afrique centrale. les
«choses du corps». Mais la notion de «chose du corps>> sert aussi dans
les langues autochtones d'Afrique centrale à exprimer le malheur, la
maladie, la chance, la santé etc., qui arrivent au corps du fait de l'action
des « choses » et de la Chose globalisée du Souverain moderne.
L'une des idées fondamentales suggérées dans ce livre est que la proli-
fération des choses, dans tous les sens de ce terme. est allée de pair. dans
le régime du Souverain moderne, avec la prolifération de la Chose. et
donc des spectres, des fantômes, des non-lieux et des tourments. Tour-
ments qu'il faut entendre aussi bien au sens de «médicament>>,
«fétiche», philtre, qu'au sens de «supplice, torture». d'« une très grande
douleur physique; une vive souffrance morale>> et enfin de «tourment"
qui « monte à tout jamais » et qui ((jour et nuit >> exclut du rej:~m: tous
eux qui «ceux qui adorent la bête sauvage et son image .. et ~utconque
~eçoit la marque de son nom». Car c'est dans les rapports d engendre-

--------
37 Ibid.
J8·. Jeanne ~avret-Saada, Les mots, Iii mClrt, les sorts, Pari.s. GaIl'tmard . 1977 . <c<'lle<:-
. F lio tEssats) p. 334.
uon o
144
LE SOUVERAIN MODERNE

ment
h t réciproque de tous ces tourments que s'explr·que l'accrorssement
· d
P an asmes de la Chose, des choses et des spectres du s es
mod C' ' al ouvera1n
erne. ~st eg ement dans ces rapports d'engendrement récipro
que se conçorvent les fantasmes du corps. que

Le corps «des gens sans visage »

Voici comment un ancien ministre africain, ancien universitaire, parle


de ses collègues qu'il observait à l'occasion des Conseils de ministres:
«Il m'ont toujours donné l'impression que c'étaient des gens sans visage,
c'est-à-dire des gens dont la reconnaissance n'est plus évidente ... leur
visage présente des distorsions, des formes bizarres, des boursouflures,
des asymétries, comme sous l'effet d'un miroir déformant: des mentons,
des joues, des yeux déformés et qui donnent une apparence monstru~use.
En les regardant, j'avais vraiment l'impression de voir que leur v1sage
avait disparu. Ils sont sans visage comme les prostituées>>. Il aj~ute « ~~
a aussi l'impression que leurs corps sont comme du bois, sec et vrde, qu Il
manque de sang. Tout ceci se traduit par une sorte de fureur monstrueuse
qu'ils manifestent contre tout ce qui menace le pouvoir, et qu'i.Is veulent
éliminer ou neutraliser. Je suis heureux d'être parti très vrte de ce
milieu ». Les phantasmes de corps du pouvoir « sans visages », corps ~e
« bois », «sec et vide», vécus analogiquement comme corps de prostt~
tuées et associés à la monstruosité menaçant de destruction « tou~ ce qUI
menace le pouvoir» sont ici l'expression, nous semble-t-il, du lien que
rappelle avec insista~ce l'imagination populaire entre le pouvoir, le sexe
et la mort en Afrique subsaharienne. .
En Afrique centrale, les expressions qui portent sur le corps ~isent, SI
on y fait un tant soit peu attention, des choses très étranges. Il n Y a pas
seulement des visages qui «disparaissent » ou qui se « déforment » pour
donner à voir des «monstres»; ou des corps qui ont l'air d'être. ~~
«bois» et de «manquer de sang». On dit aussi, pour exprimer l'hosttltt~
dont on est objet de la part de quelqu'un: « oluka nzoto na ngai »: ce qUI
signifie littéralement: «tu cherches mon corps» (ce serait l'équivalent ~n
français de «tu me cherches ! » sous entendu «tu me provoques », mats
sans la dimension sorcellaire, bien entendu). On ne «cherche» pas un
corps de manière «simple», car «chercher le corps» de quelqu'un, c'est
chercher à lui nuire en sorcellerie. En fang, cette réalité est encore mieux
rendue: « Wa dzen me metchène nyol », signifie littéralemment : « tu me
ch~rches l~s cachettes du corps». Les «cachettes du corps» sont les
« heux »ou le« ~orps >~est« caché», c'est-à-dire« protégé» .
. Se tuer se d1t en lmgala: ~<na ko borna nzoto » : littéralement : «je
vaJs (me) ~uer le corps»; avmr de la malchance se dit « azaJi na nzoto
~abe»: « ~1 ~ le mauvais corps», ou ~ncore: « azali makila mabé » : « il
a 1~ mauvats sang». Le corps peut« disparaître», c'est ce qui arrive lor
qu une personne est méconnaissable : « on ne la reconna~Jt 1 s-
p us», pour
145
MALENTENDU SUR LA VALEUR DU CORPS DE DIEU

dire que la personne a maigri, mais pour dire également qu'elle a « ~rdu
sac hance». La perte de la Chance • c'est-à-dire la« perte du corps>>, mter-
vient quand le «corps est ouvert» ou «sale». Un corps «ouvert» est un
corps qui n'est pas «protégé». Mais la perte du corps ou de la ch~ce
intervient également lorsqu'on «ferme le corps» d'~~e personn.e. Cest
une action qui se réalise en sorcellerie ou avec des fettches et qm permet
de «fermer le corps», c'est-à-dire de «bloquer les chances» de quel-
qu'un. Pour sortir de ces situations de «perte de corps», de «fermeture
de corps», de «blocage de la chance» on recommand~ de.« l~ve: le
corps», de «cacher le corps», de «blinder le corps», c est-a-due a la
fois de le «purifier» et de le «protéger». Le corps individuel déborde
dans tous ces exemples ses propres limites biologiques : il peut dispa-
raître, s'absenter, se cacher, être «fermé de l'extérieur» tout en étant
présent, parfaitement visible.
Le corps, dans cette perspective, n'est jamais une matérialité complè-
tement objectivée et empirique, séparable d'un« esprit», d'une« âme »39
et donc de« ses» choses. Il est irréductiblement symbolique, c'est-à-dire
fétiche. D'autres curiosités langagières ou sémantiques rendent compte de
cette réalité où le corps qui apparaît comme métaphore, métonymie ou
synecdoque de la personne (moto, muntu), domine l'expression des états
psychologiques, physiques. Entre autres : « avoir le mauvais corps» : ce
qui signifie que tout ce que 1' on entreprend finit toujours par échouer ou
par dégénérer en malheur ; « avoir le bon corps » : avoir beaucoup de
chance, « les choses de mon corps » : expression qui sert à exprimer le
constat récurrent de la malchance, des catastrophes qui surviennent ou qui
sanctionnent les actions entreprises par soi-même, ou par les autres en
faveur de soi ; « laissez mon corps tranquille ! » : laissez moi tranquille ! :
«jeter le corps ! » « Buaka nzoto ! » : expression célèbre en lingala qui
est à peu près l'équivalent de s'éclater ! «laver le corps» : se dit lorsque
le constat d'une répétition des malheurs ou des infortunes impose que
l'on entreprenne des rituels thérapeutiques ou conjuratoires consistant
pour l'essentiel en bains à base de plantes et d'autres produits destinés à
débarrasser le corps de «saletés», d'impuretés qui sont censés être à
1' origine de ses malheurs ou de ses infortunes : « cacher le corps » : il
s'agit de le rendre invisible aux regards des sorciers, mangeurs de corps.
qui par cette manducation provoquent l'infortune, la maladie, le malheur :
mais ceux-ci peuvent également(< prendre le corps de leur victime et ren-
fermer dans une malle qui est par la suite déposée au fond du fleuve » : ce
corps que l'on cache au fond du fleuve ou de la mer est censé rendre la
personne« invisible» socialement: c'est ce qui expliqu.e par. exemple que
certaines femmes passent toujours inaperçues, sans att1rer 1 attenuon des

~----------- · bi' ·t' ue Sœur Marie Sidonie Ovemho Vandji.l.J'.> .«rur:<


n peut hre sur cette pro ema 14 -. . .. · G ....
39 · O ,. C · d Castres J ~0 ans de prtstnct' mu.nonn<Im' au a.,.m,
1,1 nmoculee onceptum " ·· : .
de '. CERGEP/Les Éditions UDEGif:NNES. 1999.
Librevtlle,
146
LE SOUVERAIN MODERNE

hommes et restent célibataires malgré leur beauté « ob;ective » Un t


des co nsequences
' poss1·bl es d , un corps qui a été «caché»
J • e au re
ou «enfermé
au fond d'un. ~e~ve ou d'un p~its, par exemple, est de rendre la personn:
ou le « propneta1re du corps » mcapable de « réussite sociale » ou malade
Il faut dans ces cas l'action d'un nganga qui soit en mesure d'aller« cher~
cher» ce corps enfermé pour le restituer à son «propriétaire». L'idée du
cops comme «propriété de la personne » est une idée très forte qui
renseigne sur la relation qui existe entre le corps et moto, muntu. En effet,
l'idée que le corps puisse être enlevé, kidnappé et enfermé à l'insu de la
personne, moto ou muntu, signifie que la personne et le corps constituent
deux entités différentes mais inséparables, car leur séparation entraîne la
mort, la malchance, la maladie, la folie, l'échec, l'infortune etc. Le corps
et la personne sont donc, de ce point de vue, différents, mais il existe
aussi l'idée d'une redondance, au sens de Yves Barel, entre le corps et la
personne : cette redondance soulignant 1' identité de ces deux entités.
C'est ce que montre, entre autres, le fait que la disparition symbolique du
corps enfermé au fond du fleuve entraîne la disparition sociale de la
personne dans la société: la personne disparaît socialement lorsqu:e::e
n'est plus «visible», au sens où elle n'est plus «en vue», parce que e
subit une série de malheurs ou de mésaventures, d'échecs ou d'info~~nes.
Elle «tombe» elle «décline», elle «meurt socialement» ou « pohtJqbue-
rnent». Nous 'suggérons dans cet exemple une relation entre 1e sym Le o-
lique et le social qui recoupe la relation entre le corps et la perso;~e. st
corps est symbolique, tandis que la personne est sociale. Le sy~ ~ ~b~e
ce qui représente une absence ; ce qui présentifie 1'absence, 1 l~VISI ·
. · d present, ce
Dans ce sens, le corps, en tant que symbole, sera1t ce qu.1 r~n. . . , tte
qui manifeste une absence, une invisibilité. Cette mvtsibihte, ced
absence, quelle est-elle? Il s'agit, dans l'exemple que ~ous. ~eno~s 1:
Prendre (celui où la disparition du corps entraîne la dtspantwn e
personne), de la personne, justement. La personne est le szgnz · ifie' du corps
qui en est le signifiant. Cela veut dire que, sur le plan social, la pe~on;~
a pour élément qui permet de l'identifier; de la «signifier», e ~ 1
conférer une identité, son co rys. Le corps est de ce point de vue le ~r?dmt
et l'expression de l'interpellation/constitution du sujet. La « disp~~twn >~
du corps, comme on dit également dans une langue comme 1 tkota ·
«quand je 1' ai vu, je ne 1' ai pas reconnu, son corps a disparu : gnolo Y~
gnongo ango »,perturbe la reconnaissance sociale de la personne. Ce qm
peut s'entendre dans deux sens au moins: au sens où l'on reconnaît les
traits physiques de la personne, parce que l'on a pris l'habitude de la voir
porter ces traits; mais au sens où la personne n'est plus reconnue comme
apte à remplir les fonctions sociales qui étaient les siennes, par exemple
en tant que chef d'entreprise, chef de l'armée ministre vedette de
~inéma, professe~r ~'université, «belle femme». 'La disparition symbo-
lique du co~s s1gmfie alors la disparition sociale de J'identité de la
personne. Ma1s le corps, en tant que symbole, est aussi ce qui redouble
une présence. JI n'y a en effet de personne que par Je corps qui la re-
r 147
MALENTENDU SUR LA VALEUR DU CORPS DE DIEU

, st-à-dire qui redouble sa réalité. Dans ce sens, le corps


, nte ' c ebole est ce qui rend possible la personne comme rea
prese ' 1·tte'
,J1le sym , l. , .l f . .
co•" d ble Le lien entre ces deux rea 1tes qm es a1t percev01r spon-
sOC~·aie touomme · une seule réalité est rendu poss1ble
· par la me'd"mt10n
· de
'""el11en c . d
"':' · aire en tant que capacité de séparer ce qm est un et e reumr , . ce
1' 1I?agtne'paré. En d'autres termes, il s'agit de la capacité de créer l'unité
qu1 est s
t la différence. . . .
e La dimension symbolique du corps en relation av~c ~a, d1m_enst?n
· le de la personne est encore attestée, dans les « cunosttes » hnguts-
socw , .
tiques d'Afrique centrale, par d autres expressions. Par exemple lorsque,
our désigner le sexe de l'homme ou de la femme, on parle du corps de
homme, ou du corps de la femme. Ce corps de l'homme ou de la femme
récapitule le sens de la personne, notamment sa puissance sociale: c'est
nu que le corps acquiert du pouvoir dans plusieurs rites, c'est également
nu que le père ou la mère maudissent leur progéniture : une malédiction
rebelle aux traitements les plus ordinaires de conjuration du malheur.
C'est à partir de ce constat que nous avons proposé la notion de corps-
sexe40 qui nous sert à souligner la redondance symbolique entre le corps
et le sexe. Dans le cas de 1' exemple que nous examinons ici, le corps-
sexe, c'est le corps de la puissance que l'on cherche à acquérir à travers la
mise en pièce(s) (détachées) du corps. La redondance symbolique du
corps-sexe, qui consiste précisément ici dans le redoublement du carac-
tère symbolique du corps et du sexe l'un par l'autre et réciproquement.
fait du corps une réalité irréductiblement symbolique.

La naissance du corps globalisé

Ultime exemple de curiosité linguistique qui achève de fonder le carac-


tè,re ~rréductiblement symbolique du corps : dans plusieurs langues
d Afnque centrale, le corps, nzoto, gnolo, etc., disparaît comme signifiant.
mot, après la mort de la personne. En punu, en fang, en kota, en mboko.
· entre autres, on n'appelle pas un cadavre un corps. Le cadavre. c'est
etchendjé en ikota, ebembe en lingala, en mboko, etc .. C'est le cadavre
que l'on lave, que l'on enterre, que l'on porte, etc., mais pas un corps. Plus
étrange encore : c'est le mot moto, moro, muntu, etc. qui sert à désigner le
cadavre ou le mort. Mieux encore: on parle de l'enterrement de Julien. de
Ngoma, de Mongnandji, désignant ainsi le mort par son nom.
Au début des années 1980 au Congo Brazzaville, nous avions constaté
que le mot corps, en français, était incorporé dans les langues locales.
pour désigner le cadavre, au détriment du mot cadavre. Dans les com~u­
niqués nécrologiques diffusés à la radio et un peu plus tard à la télév•swn
(avec affichage de la photo du défunt). en lingala. par exemple. les

----·-···----.-·--- h..,. d· Des atTaircs du corps aux affaires politiqu<"' ~ . .)t>.-ial C<•rn-
40. Ltre Josep ,on a, << •
pass, art. cil.
lecteurs de ces communiqués parlaient d
") II d' ·
mowez . s Isruent par exemple « Aristide N orna
u «corps du mor~» : (nzoto Ya
mwana ya Suzanne, Ernest Ngatsé lst'd g N ' mobah, noko, yaya
1ngo ba, ak ufi na Poto, nzoto ya mowéi ' ore goma '
ek , ' ma~a Pauline
!obi samedi, na ngonga dzomi na moka nao ~a na pepo ya Air Afrique,
. 'd , aeroport ya Maya Ma
« Anst1 e Ngoma, époux de Suzanne oncle de Ernest Ng t , yda.f...»:
d'I 'd N fil d ' a se, gran rere
SI ore gama, s e maman Pauline Ingoba » est de' 'd, F
1 d . • ce e en rance
e corps u mort arnve par le vol Air Afrique de dema1·n d' ,'
13 h • l' , same 1 a
cures, a a_e~op?rt, de Maya Maya». Cette introduction du mot
«corps », eno?ce t~dtffer.emmen~ en français et dans les langues locales,
est une mutatiOn semantique qm accompagne les mutations sociales et
symboliques dans le traitement urbain de la mort.
Alors que la disparition du mot corps dans l'ancien régime socio-
linguistique signalait le paradoxe par lequel le corps disparaît au moment
même où il est réduit à la massivité de sa réalité empirique, biologique ou
matérielle pour souligner sa réalité irréductiblement symbolique et
sociale (le cadavre est appelé moto, la personne, ou par son nom), son
introduction dans les langues locales pour désigner le cadavre indique, à
notre sens, la mutation à la fois symbolique et sociale par laquelle la
personne se dépouille progressivement, sous l'influence de la christianisa-
tion, de la marchandisation des rapports sociaux, bref, de la « mo~er­
nité », de sa dimension symbolique ou sacrale traditionnelle, pour rena1tre
ou entrer dans le symbolisme sommaire de la nouvelle matérialité c_myo-
relle du Souverain moderne. Autrement dit, si dans l'ancien regime
linguistique ou symbolique le corps humain était toujours un ?orp~
vivant, la mutation en cours le présente comme un corps mort.: c est ,a
proprement parler ce qu'est le corps dans une certaine conceptiOn chre-
tienne: le corps c'est la partie déchue, la «part maudite» de l'homme.
Un corps vivant est un corps irrigué par le symbolisme, un corps mort est
d'une certaine manière un corps désymbolisé. On peut dire la même
chose autrement: le corps humain vivant est la symbolisation d'une
absence, moto, la personne qui ne se manifeste ou se matérialise que par
son corps. Moto, ou muntu, c'est cette invisibilité que l'on peut appeler le
moi. Elle ne peut apparaître que par son corps. La disparition du mot
corps, dès l'instant que la mort est déclarée ou constatée, signifie la resti-
tution de la personne dans sa matérialité, dans sa vérité : lorsqu'il est
vivant, le corps est sa symbolisation, et quand il disparaît comme
symbole, c'~st pour faire exister moto, la personne, comme son symbole
(le corps vtvant). La disparition du corps libère la réalité du moi ou
m~ntu, c'~st-à-di~e la réalité irr~ductiblement sociale et idéologiqu~ du
sujet. Dans 1~ ré~t~e du .souveram moderne, ce sujet est son sujet.
Ce caractère méductiblement symbolique du corps fait qu 1'
le décomposer et le séparer de ses parties. Cette décom ositio e o~ peut
maladie, la malchance, l'infortune la mort Des part' pd. n amene la
·
1~ « cœu~ », la« tête», et même un' fœtus peuvent · Ies u cor
être. ainsi P;" comme
Circuler mdépendamment du « propriétaire » du co C detachées et
rps. ette caractéris-
149
MALENTENDU SUR LA VALEUR DU CORPS DE DIEU

ti ue du corps entre en résonance avec le régim~ de n:at~rialité que l'an-


'!-o lo ie de la consommation découvre auJourd· hut com_me mode
~ex'rste:ce des économies de la globalisati~n41 , La ve~te «reelle» des
parties du corps, comme les clitoris à Librevllle, leur detachement par le
«propriétaire» du corps lui-même ou par une autre ~rson~e, pour
obtenir, en retour, des marchandises, de l'argent, ?u ~ouvmr, ex1ste da~s
l'imaginaire en Afrique centrale avant la ~lobahsatwn, et y est entree
dans les structures de causalité du Souveram moderne. Le corps, synec-
doque de la personne, était déjà « flexible » et semblait ~?t~ciper ~s
J'imaginaire sur le régime des choses émergentes de la soctete du capita-
lisme récent. A ce titre, toutes les choses du corps sont nécessairement
des fétiches, des produits de l'imaginaire.
La qualité de fétiche des choses du corps est à considérer dans le téles-
copage de deux conceptions du monde en interaction dynamique dans un
même monde, le monde du Souverain moderne. Il s'agit donc de la
conception« endogène» et de la conception« exogène». Dans la concep-
tion endogène, ou «indigène», le fétiche est cet objet dépositaire de la
puissance, de l'énergie présente aussi dans la Chose, les choses et qui
justifie la force et l'intelligence des choses, des êtres et des humains,
c'est-à-dire leur existence, leurs différences, leurs inégalités dans tous les
domaines. C'est dans ce sens que certains corps comme ceux des
jumeaux, des Albinos et des Blancs, ainsi que certaines parties du corps,
les parties génitales par exemple, sont créditées d'être dépositaires de la
puissance de la Chose. Ces corps ou parties des corps sont donc des
fétic~es, au même titre que certaines plantes, certains objets fabriquées.
certams étangs, certaines forêts, etc.
Dans la conception savante, anthropologique, sociologique et psycha-
nalytique42, le fétiche se conçoit de deux manières opposées. Dans la pre-
mière, le fétiche n'est pas une chose mais un rapport entre des humains et
entre les humains et la nature, mais rapport méconnu comme tel. Cette
méconnaissance étant le fait de 1' opacité constitutive de ces rapports
sociaux et donc du système qu'ils constituent et qui les constitue récipro-
quement. C'est le point de vue de Marx. Pour Marx, le fétiche est le
produit du système qui s'institue en rendant opaques les relations
humaines et leurs médiations par les rapports aux choses. Ce qui signifie
que, par la limite que le système institue, le cerveau de l'homme prend
négativement pour son équivalent ce qu'il a produit. L'imaginaire, ici,
n'est pas fondé en nature, mais en raison de la limite extérieure au
cerveau. A ce titre, la vision qui fait voir et croire que le soleil Je_lève et
se couche est au système solaire ce qu'est celle de l'arge~t-capttal qut
produit de l'argent au système capitaliste : des illusions qut ont en leurs

41 . ;rj-un Appadurai, « Les choses à venir. Les régimes émerg~"1lts ,Je la matérialllé •.
· J Cocle~ria 3&4 1999, pp. 42-47. .
Bulletm t 11 • ' t' n 'psychanal)·tique lire nos développe~nts dans 1ïntrodu;:non,
4 2. sur la concep 10 '

notamment PP· 25-28.


!50
LE SOUVERAIN MODERNE

centres respectifs Je soleil et le capital. Le mond d , .


to t d 1 - e u systeme sola1re
urne au our us~ et1 et donne l'impression que c'est le soleil qui tourne
aut~ur du monde , le m_onde du système capitaliste tourne autour du
Captt~l, de plus e? plus ~tte avec la mondialisation, et donne l'impression
que c est le Capttal qm tourne autour du monde. Le soleil comme le
~api~! sont des points fixes sans lesquels le monde s'affole ou meurt. Ces
tllu_swns n'ont pas leur principe dans une limite intrinsèque au cerveau,
mats dans le système solaire ou dans le système capitaliste auxquels la
vie de l'homme tel qu'il existe aujourd'hui est consubstantiellement liée.
L'imaginaire chez Marx peut donc se définir comme illusion d'optique
constitutive de la logique immanente du système.
La conception wébérienne du charisme suggère que l'imaginaire, au
sens courant où il signifie écart, dépassement, déplacement, surpassement
de la réalité, serait fondé en nature. En appliquant en effet à Weber _Je
principe de construction du type idéal qui consiste à accentuer des ~raits
du phénomène à étudier, jugés significatifs par le chercheur, nous dtrons
alors que, pour Weber, pourrait effectivement exister une « Ch~se », un~
puissance qui peut exister dans les choses, les êtres, les humams et qm
justifie les écarts. Parlant du charisme, le nom savant de la Chose, Weber
écrit : « L'expression de « charisme » doit être comprise... comme une
qualité extraquotidienne attachée à un homme (peu importe que cet~e
qualité soit réelle, supposée ou prétendue » 43 . La question est de s~votr
pour qui cette qualité est «réelle », puisque du point de vue de la s~I~fce
elle ne peut être que supposée ou prétendue ? Elle ne peut être « r~: _e »
que pour Weber et le «magicien, le prophète, le chef _d'exz.e ~~~~
de chasse ou de rapine, le chef de guerre... le chef de partt. .. » ·, d"
conception permet de justifier des idéologies charismatiques, c'est-a-
des idéologies dont le fondement est la croyance en la nature extraor t-
:r
naire de certaines cultures et de certains hommes.
Rejetant ces idéologies, notre problématique s'inscrit d~ns la ~erspec­
tive du fétichisme et donc des imaginations comme manifestatw'!s des
limites et limitations instituées par un système et qui produtt . d~s
significations imaginaires sociales inaugurales, face à ces limites et limi-
tations. C'est pourquoi nous pensons que l'imaginaire, en même temps
qu'il traduit ces limites et limitations, les transgresse, les déplace, les
surpasse. Ainsi, parce que la Chose, les choses, le corps et le pouvoir sont
toujours discriminants dans les rapports sociaux, c'est-à-dire créent des
limites, limitations, décalages, inégalités dans les interactions de la vie
quotidienne africaine, malgré et surtout à cause de la christianisation de
la, ~ola_ris~tion, de _I'é~o~omie marchande, de la politisation et d~ la
médtcahsatJOn, les dtscnmmations, ainsi que les violences de to d
auxquelles elles donnent lieux, ont partie liée avec le systèm d usl?r .res
du Souverain moderne. e es Imites

43. M~x Weber, Sociologie des religions, Paris, Gallimard 1996


44. lbtd. ' 'p. 370.
MALENTENDU SUR LA VALEUR DU CORPS DE DIEU 151

Ainsi, pour nous, le corps, comme 1~ pouvoir, qui récapitulent et mani-


festent, en tant que fétiches, les pouvmrs de la Cho~e, et des choses sont
en relation dialectique dans les structures de causahte des tou~~nt~ du
Souverain moderne. Ce dernier peut dès lors les contrôler, les dtsctphner,
les dresser, les transformer ou prendre le corps comme objet à traver_s les
médecines, l'État, les Églises, le Marché, le Corps-sexe, le Corps ~thruque.
Par rapport à d'autres approches de l'imaginaire ou des sorcellenes, notre
position est de mettre le fétichisme ou l'imaginaire du corps en rapport
aussi bien avec le fétichisme politique (concept scientifique et réalité
symbolique locale), le fétichisme économique (le fétichisme de la mar-
chandise au sens local et au sens scientifique), le fétichisme médical
(biomédecine et médecines hors secteur biomédical), le fétichisme pente-
côtiste et prophétique du Livre dans les mêmes structures de causalité.
La question qui guide ces recherches est alors la suivante : quelle est
la plus grande limite qui s'est imposée aux autochtones et qui participe de
l'imaginaire inaugural contemporain de la Chose, des choses et du corps?
Quel_est le système qui, en s'instituant par la force oui la ruse, a stimulé
ou rrus en branle un imaginaire discriminant de la force des choses, de la
~hose et des corps autochtones, précapitalistes, pré-chrétiens, prépoli-
ttques.

Imaginations de puissance

, _A cette question, nous avançons l'idée selon laquelle le plus grand


e~eneme~t, ~a plus grande limite qui a perturbé, par la force de sa
vtolenc~ m~eparablement symbolique et matérielle, les mondes autoch-
ton_es d Af~qu_e centrale sont la colonisation reproduite par la postcoloni-
s_ah?n. La hm1te et les limitations coloniales se sont conjugués avec les
hffiltes et limitations d'avant et d'après l'événement colonial pour activer
1~ f!~od~ctivité de l'imaginaire. Les modalités tropicales des procès de
C1V1hsat10n (au sens actif de civiliser), avaient fait et font toujours de la
Chose le principe explicatif des écarts. Ce principe, l'imaginaire indigé-
nisé, devenant dans ce sens l'idéologie, le conçoit comme étant partagé
par les vainqueurs et les vaincus de 1' épreuve coloniale. C'est la raison
pour laquelle cet imaginaire, sollicité pour penser l'inédit, l'impensable,
produit idéologiquement le vainqueur comme un Aîné-Ancêtre, dispos_ant
d'une version de la Chose ayant des caractéristiques supérieures, qualita-
tivement et quantitativement.
Voici selon une tradition orale rapportée par Elikia M'Bokolo45 • com-
ment la :< rencontre » est racontée par les Noirs :

---------:--:-- , 1 Afrique centrale: le temps des massa.:res "· in Man: Fem'


45. Ehkta M Boko 0 • ". [". XVF-XXI' siècle: de l'exterminatif•n à la rrpfntana.
('d) Le livre noir du coloma 15me.
e ·. , Robert Lafont, 2003. p. 435.
Pans,
152 LE SOUVERAIN MODERNE

«Nos pères vivaient confortablement d


avaient des vaches et des cultures. Ils av ~s la Plaine de L
· atent des Ulu
bananters. 10ut a coup 11s VIrent sur la grand
• 'T' , -
marais d aba. 11
· d ·1
bateau avait es at es toutes blanches étincel e mer surgir un bSel et de s
e
. • antes c ate s
Des hommes blancs sortirent de 1'eau et di omrne des au. Ce
. N A rent des cout
comprenatt pas. os ancetres prirent peur ils d" Paroles q , eaux.
· des espnts
Vumbis, · revenants. On les repoussa ' à trent que c,étaieu on ne
1
flèches. Mais les Vumbis crachèrent du feu ave a mer Par des v01 °e. t des
, , c un bru·t esd
Beaucoup d hommes furent tues, nos ancêtres s'enfu" 1 de tonne e
. d. V b. .
1es evms Irent que ces um ts etatent les ancien ·
d . Irent Les notablesrre·
N , ., . s possess et
terre. os peres se rettrerent, craignant Je retour du b eurs de 1
. ateau U! a
bateau revmt. Les hommes blancs demandèrent des poul ungu. Le
donnaient des tissus et des perles. De ce temps-là à nos eJ~ et des œufs. Us
, des guerres et des misèr
ours, les BI_ancs
p 1us nen,
. .
ne nous apporterent smon 1
manioc et la manière de les cultiver» es, e mats, le

Dans ce récit, les Noirs font l'expérience de la Chose des BI


qu '"1
1 s const"d'erent comme 1a pmssance
· des V um b"IS. Cette représentati
ancs
s'exprime encore dans les discours et les pratiques idéologiques ~~
l'Aîné-Ancêtre qui disqualifient systématiquement celui qui apprend à être
réduit à la couleur de sa peau, à une bête46 et au statut d'Enfant-Cadef'7
tel que l'exprime ici, de façon exemplaire, Henri-Alexandre Junod:
« Enfin, ayant acquis une connaissance plus intelligente de cet enfant, de
ce frère cadet, du Noir, nous saurons mieux le prendre par la main, le
guider dans la voie du progrès, où poussent les circonstances nouvelles.
Les malheureux ! Le soleil de la civilisation, qui est si brusquement
apparu dans son ciel, 1' éblouit et le déroute ! Il lui faut des voix sympa-
thiques pour l'instruire et le mettre en garde contre les dangers de cette
civilisation dont il ne cherche trop souvent qu'à s'assimiler les défauts ~t
les vices ( ... ) Frère Noir, qui demeure dans les ténèbres de tes supersti-
tions et de ta perdition nous t'avons compris et nous t'aiderons à t'élever
sur le chemin de la lu~ière, de la vérité et la liberté glorieuse »48 - Ain~i
réduit à un statut d'enfant, de cadet, le «frère Noir» ne peut que mam-
fester infantilismes, enfantillages, méconnaissances et ignorances po~t~­
lées de la valeur des choses de Dieu et des humains 49. La Chose est deci-

. 46· Dans les deux Congo, le tenne de Mossendzi déformation «indigène>> de <<mon
smge >>, en témOigne J. ' · d' · ' orts
· d . usqu auJour hUI. Sur l'inscription de ce terme dans les rapp
SOCiaux e sexe hre Ch Did. G d 1 . . F mes
af · . . . ' · . ter on o a, « Umes pour Je meilleur et pour le pire. em
ncames et vtlles colomale · · h" · . "ét 's
Femmes d'A.r. · s · une Istoue du métissage>> Hi5toire Femmes et Soct e ·
~rtque, 6 , 1997,pp.87-104 ' · '
47. Lire Florence Bemault Dé · .
48 · Henn.- Al exandre Ju od · rrwcrat1es ambiguës op c 1·1
·é . ' · · .
tactiques d'appropriation ind~gè~e~~~ L~ar _Nicola~ Monnier, «Stratégie missionnaire et
De fau missiontUJire (Lausan S ·. · MISSion Romande au Mozambique J 888-1896 >>,
49 . Rendant compte d ne, Wttzerland) . ' •
2 déc b
em re 1995 p JO
·· · e cette réahté A h"ll • · · ·1
n etait pas maître de ses instincts ... Prom 't à c 1 e Mbembe écrit: <<Lourd et bestial, .•
ammale, tl était incapable de résister à 1~ vi retourner aux excès les plus brutaux de la VIC
olence et ne pouvait, de lui-même, réussir la
MALENTENDU SUR LA VALEUR DU CORPS DE DIEU
!53

dément ambivalente car pour l' Ancêtre-Aî!lé, ell_e est. un don ou l'expres-
sion d'un Nzambe actif et immanent qut a pns fatt et c_ause pour ses
Enfants. S'agissant de l'Enfant-Cadet, sa Cho~e est pensee comme une
punition due à ses inattentions coupables, ses tgnorances e~ mala~ess~s
impertinentes. Et toujours, pour penser l'événement traumatique, l tma~l~
naire produit une version idéologique qui fait de l'Enfant-cadet un Ame
destitué, justement pour ces inattentions, désinvoltures etc. Les hommes
de Dieu se saisissent d'ailleurs de ce schème qui trouve un écho dans le
mythe du Livre où Ésaü, fils d'Isaac et de Rébecca, et frère de Jacob,
vend à ce dernier son droit d'aînesse pour un plat de lentilles. S'agit-
il déjà de l'acte inaugural de la gouvemementalité excrémentielle du
ventre ? Les richesses, les marchandises du faux Aîné sont en réalité
celles du faux Cadet. Du coup, la vraie Chose des Noirs est la Chose des
miracles des Blancs. Il faut donc la reconquérir. Dans le travail religieux,
l'unique voie est alors celle du Pillage de Jésus, qui s'accompagne, de
tem~s à autre, du pillage des corps des Blancs, du corps de Dieu et du
Capttal comme à Brazzaville et à Kinshasa au cours de la décennie mil
neuf quatre-vingt-dix50 . Le différend autour de la Chose est alors insépa-
r~blement matériel et spirituel, imaginaire et symbolique, idéologique et
reel _comme la Chose elle-même, ainsi que le corps qui la supporte et dont
les etat~ traduisent son action. Et dans la mesure où il s'agit d'un diffé-
rend qut oppose des collectifs humains autour des choses corporéisées il
est un différend de classesl. '
Le corps des faux Grands, c'est donc le corps volé aux faux petits.
f~ux ~,adets, faux pauvres, faux prolétaires. Ce n'est pas par hasard que,
r~g~h~rement, ce corps doit répéter l'acte inaugural de sa constitution en
regenerant la Chose avec le sang de ceux qui l'avaient avant son vol: au
Gabon,. comme nous allons le voir dans un instant, les organes humains
des petits, exterminés à l'occasion des campagnes électorales. moments
d~ ~onquête des positions et des corps du pouvoir, corps politiques font
smtstrement l'actualité. La Chose volée par celui qui a extorqué de force
1: ~t~tut d'Aîné, a donc besoin de la chair et du sang de son propriétaire
legttlme pour agir. Le sacrifice du corps des faux petits permet ainsi aux
faux grands de se concilier les faveurs de Dieu Bu/a Matari-Christ-
Otangani. Le pillage du corps et des marchandises du faux Aîné est de ce
fait une opération légitime de reconquête désespérée de son droit par le
faux petit. Cet imaginaire reconstruit idéologiquement se conjugue donc
avec le schème de la dette. On peut ici rappeler un fait étrange, constaté
par les ethnologues en Afrique et ailleurs : des « indigènes » soignés et

1ongue e t d 1'fficJ'le ascension


· .
vers le bien et le beau» De la postcolonie. E.mû sur lïmllgi·
· . :. . ~ ~~
tion politique dans l'Afrique contempormne, Pans._K~hala. ~000. p.·,·.·.. r .· , .
na so' Les développements sur ces aspects ont éte fallS dans IAJ gut fi.\ (ln ( 1\lfli 1n
· l (Congo Gabon). Paris. Karthala. 2002. . ..
Ajriqlle centra e , ' . é et astx:ct dans "La guerre dans le Camp-Nord Ethm.:tté ~~
51 · Nous avons examm c . . .. . . - . 7' l''"" ~0-6 7
. t' )n/consumatwn », Pohllque <(fn<mne. ~. "'""·PP·· ·
ethos de la consomma Il .
154
LE SOUVERAIN MODERNE

guéris•·1par des· médecins


dA , occidentaux viennent leur I·e'cla mer«commeun
u qu t CO_?tlnue a leur assurer un soutien moral et matériel et ils
mon~ent decont~n?ncés et irrités qu'on le leur refuse. Ce qui' a Je pl~~
fra~~e et_ scandahs_e les observateurs c'est, bien entendu, que les malades
guens Vt~nn_ent reclamer de 1' argent »53 ; inversant ainsi 1'ordre dans
lequel dOit Circuler 1'argent dans le monde capitaliste. Jean Clavreul, qui
reprend cet exemple, conteste l'interprétation ethnologique selon laquelle
les indigènes réclameraient la protection de la puissance (la chose) du
sorcier blanc face à 1'agressivité des forces qui les ont attaqués et qui,
constatant leur échec, vont redoubler leur effort de destruction. Clavreul
pense que l'enjeu véritable exprimé dans cette attitude est la dette
contractée par le médecin envers ceux-là même qu'il soigne.
Nous avons déjà évoqué ce problème plus haut quand nous avons
examiné la relation centrée autour du contentieux matériel et du malen-
tendu symbolique entre le missionnaire et l'« indigène». Nous avons en
substance dit que ce qui justifiait la demande matérielle de l'indi~~n~_au
missionnaire, c'était la conscience pratique d'un sacrifie~ dema~de ~-li~­
digène par le missionnaire, sacrifice qui de surcroît devait con?mre 1 mdi-
gène à entrer dans la croyance du missionnaire, c'est-à-dire dans_ sa
créance. Le même mécanisme symbolique est à l'œuvre d~ns la r~latwn
rapportée par Clavreul. La dette que contractent ces médecms _aup~es des
malades indigènes est ici la même que tous les agents de la Medecme, de
l'État, de l'Eglise contractent auprès des indigènes par leur demande de
sacrifice et leur souci d'instauration d'un nouveau régime de croyance et
de créance. Il s'agit notamment du régime du Souverain moderne, dont
l'État Bula matari est chargé de gérer la Chose politfque. , A,
De ce point de vue, la dette se comprend parfaitement : l Ame-cad~t
devait payer pour la puissance volée mise à son propre service en ~xplo~­
tant les véritables aînés et propriétaires. S'agissant toujours de cet tmagi~
naire de la dette, on peut ajouter le fait que, 1'Aîné-cadet étant ausst
l'État, à ce titre, rien ne lui est dû. Peut-être avons-nous ici une explica-
tion du fait que «voler l'État», c'est voler personne. Comme nous pou-
vons nous en rendre compte, l'imaginaire africain contemporain a partie
liée avec les limites et limitations, de 1'intelligence humaine face au
nouveau contexte du Souverain moderne. Ces limites et limitations qui
s?~t aus~i ~ien d'ordre cognitif, matériel et éthique, sollicitent les capa-
Cites creat~~es ~u produ~~ives de l'imagination qui ainsi produit des
figur~s _de IIm_agmaire qm mcament les schèmes du Souverain moderne.
~a I_Imtt: est mscrite_ da?s l'opacité constitutive du système qui prend
ams1 naissance · en mstltuant , des significations
' · · ·
Imagmmres ·
sociales
Il
no~ve. es, qm sont autant de fetichismes, c'est-à-d' d c . .
natres Idéologiques. Ire es tormes tmagt-
DEUXIÈME PARTIE

CONSOMMATION /CONSUMATION:

PRINCIPE POLITIQUE DU SOUVERAIN MODERNE


4

Fantômes et machines politiques

« Le fantôme vous salue bien ,


Paul Biya, Président de la République du Cameroun,
Yaoundé, le 9 juin 2004.

<<Un revenant dans la ville. Victor Pierre Essengue, décédé il y


a dix mois, a réapparu. A la joie des siens qui certifient que c'est
bien lui qu'ils avaient porté en terre>>.
Cameroon tribune, mercredi, 30 juillet 2003, p. 12.

. Nous avons soutenu plus haut l'hypothèse selon laquelle le << conten-
~teu~ ma~ériel » s'est noué sur la base d'une conception du sacrifice qui
tmp~tq~att que le demandeur exigeât du sacrifiant qui est en même temps
la Ytcttme une transaction sans contrepartie, car le Dieu chrétien comme
contrepartie n'était pas une évidence. Ce sacrifice constitue une derre
contracté~ par le fétiche politique : Commandant blanc, mission~aire. et
par ~a sutte les potentats postcoloniaux, c'est-à-dire Bu/a Matan. Otan-
gam, Kalaka à l'égard de celui qui est ainsi produit comme sauvage'.
Nou f · . · · od · '
du s, at sons valotr que les régill).eS de la Modemtsauon. de la_ M ~rott~~
Developpement, de la Démocratie coloniaux et postcolomaux constl
tuent , dan s l'"tmagmatre
. . qm. gouverne les attttu
. des proton
.. des des << ·sau-
~
vages .>>, « m
du pa tgenes » «évolués» «citoyens >>, une meme h'18toire ·· celle
• d" ,
' ' • n con-
v . tement de cette dette des commencements. Il suffit, pour s e 1
atncre ' de rappeler cette maxime célèbre au Congo et au Gabon : ''fi e
travai[ d •· d tte sans n.
u Blanc ne finit jamais». C'est parce qu tl est une e .
~--

1. Prod-·:-- f ter à cette idenlitt : il_en


fera 1 . un comme sauvage le colonisé ne peut que se con om . · définit la rinh·
0 UJours p ' · fi 11· nagtmure qut · ·
sation C' · eu, pas assez, trop, par rapport au pomt xe . . étmnc pourtant ceu\
qui l'· ~st l'effet de cette sorte de prophétie auto-réalisamce qut .' à-vis de snn frère
0 nl faite · · d ntecôllsle v•~- ·
lllédecin , , • et qUI se manifeste dans le dtscours u pe ·
(Ct. supra, chapitre 1).
158 LE SOUVERAIN MODERNE

substitut de la dette communautaire, que ce travail ne finit jamais. Par


ailleurs, le fait que l'État-providence, dans sa formalité tropicale, a effec-
tivement existé à travers l'« école gratuite» et 1' «hôpital gratuit», notam.
ment, explique que les sociétés d'Afrique centrale ont sans doute précédé
celles d'Europe, particulièrement celles de France, dans la conception de
leur rapport à l'Etat sous l'imaginaire de la dette. Du moins, si nous en
croyons l'historien Georges Vigarello qui avance qu'en France, «l'on
s'est totalement approprié le système de l'État-providence, qu'on l'a tota-
lement investi >> et surtout que comme 1' « État semble d'emblée débiteur
à l'égard des citoyens, il est perçu comme -un collectif qui doit quelque
chose >> 2 .
C est cette hypothèse qui, dans ses complications historiques, est
examinée ici à partir de constats faciles à faire au Gabon, principalement,
mais aussi au Congo. à travers le phénomène de la crirninalisation des
fétiches politiques par les masses, phénomène qui est articulé à une sorte
de complicité dans une culture politique régie par l' ethos de la consom-
mation/consumation. Ces constats interrogent les rapports entre l'imagi-
naire de la Chose politique, imaginaire des « sacrifices rituels>>, comme
on appelle au Gabon les meurtres censés être commis par les politiciens,
imaginaire inséparable de la chose économique ou marchande. Le cas du
Gabon, en cette matière est exemplaire en ce que ce pays condense de
manière particulièrement forte la puissance politique, identifiée à un
homme, Omar Bongo Ondimba., la puissance des fétiches qu'évoquent les
« sacrifices rituels >> et enfin la puissance économique.

Spectres du Bord de mer et des veuves heureuses du Ndjembè au


Gabon

Le Gabon présente la caractéristique d'une société fortement marquée


par des inégalités sociales dont l'une des manifestations exemplaires est
leur territorialisation et métaphorisation urbaines. Le «Bord de mer>>, où
se trouve le Palais présidentiel, symbolise l'espace d'habitation de toute
la classe sociale s'inscrivant dans la logique historique des «évolués»,
tout en situant son niveau de vie à des sommets jamais atteints par aucun
de ceux-ci à l'époque coloniale. C'est dire que le« Bord de mer>> occupe
en réalité la place structurelle de la ville blanche d'hier, et donc la place
d'Otangani ou de Bula Matari avec tout ce qu'elle peut suggérer à la fois
de fascination et de péril. L'imaginaire du palais présidentiel, «Palais de
marbre», cumule'en effet deux représentations contradictoires: lieu d'en-
richissement de ses occupants et de sel. visiteurs, étrangers ou nationaux ;
lieu du péril aussi pour tous ceux qui, malchanceux, peuvent disparaître,

2. Georges Vigarello, Le Monde des 22 et 23 aoOt 2004, p. 5.


FANTÔMES ET MACHINES POLITIQUES 159

dit-on, dans les sous-sols du pouvoir qui donneraient directement sur la


mer. Ce Palais serait également le haut lieu des rituels magiques du
pouvoir qui, dans une logique syncrétique, capitaliserait les puissances de
)a Franc-maçonnerie, de Ndjobi, de la Rose-Croix et d'autres «sectes»
internationales et nationales.
S'agissant plus particulièrement du maître des lieux. le président
Omar Bongo Ondimba, l'imaginaire populaire le crédite d'être un homme
de puissance par excellence : une des versions de cet imaginaire dit de lui
qu'il aurait des lunettes qui lui permettent« de voir les gens nus>>, et que
la présidence de la république, au« Bord de mer>>, serait dotée de miroirs
produisant le même effet que les lunettes présidentielles. Voir les gens
nus, c'est naturellement les voir dépouillés de leurs vêtements. exposant
leurs parties intimes au regard du « voyeur ». Mais voir les gens nus. c·est
aussi voir leurs projets les plus secrets, y compris ceux qui porteraient
directement atteinte à la puissance du souverain. « Voir les gens nus "· ce
serait donc pour le président occuper une position « panoptique » de
pouvoir. Un panoptisme dont 1'envergure serait d'ailleurs plus grande que
celle du dispositif imaginé par Jeremy Bentham3, puisqu'il associe à la
vue, non seulement la vision, mais aussi l' ouie : en effet, le président est
crédité non seulement d'avoir la faculté de «voir les gens nus"· mais
aussi de tout entendre. Le panoptisme ne tire pas seulement son efficience
des lunettes, mais des ressorts de la puissance de Ndjobi. une puissante
société de connaissance et de pouvoir, qui déclare tout voir et tout
entendre4. A l'instar du panoptisme analysé par Michel Foucault il n'est
peut-être pas exagéré qu'un certain «assujettissement réel » 5 des sujet~
sociaux gabonais soit né de ces imaginaires politiques. A répoque du
Parti unique, les « hommes forts » des provinces, qui étaient dooc ses
représentants, étaient également crédités d'avoir les mêmes facultés de
puissance au niveau provincial : « on ne pouvait pas les atteindre. Ils
étaient frappés d'une certaine invulnérabilité. Les fusils noe~. par
exemple, ne pouvaient pas les atteindre, ils étaient comme des Bla.x:s. on
ne pouvait pas les atteindre avec ces médicaments. car leurs magies
étaient plus puissantes » 6 . C'est ainsi que conscients de la puis_'ialll:e
souveraine du président, ceux dont la prétention de diriger le Gabon est
de parvenir au pouvoir par la voie électorale. ne se sont pas empèchés de
recourir, au cours de l'élection présidentielle de 1998. à des pr.ttiquc:s féti-

3. Sur ce dispositif, Michel Foucault. Sur.-t'illa et punir. P;m,, üalh~ l'i7~.


pp. 228-264.
4. Sur cette société, Georges Dupré. Un Ntlre er s.r d.-Hru.. '~"'· P;m,, ORSn~t
1997; Effraim Anderson, Erhnolo~>:ie rt'ligieusr de.• Ku11.1. t:ppo.ala Alma\1\1 &W•hdl
Tryckeri. 1990; Joseph Tonda, « Marx et l'ombre de\ fétiches_ Poo•oir kJi.•al ,,Jilin: s.J,..t..
dans le Nord-Congo», Politique afrie~.~ine. ~1. octobre 19!UI, PP- 7~!13. l<t ~...-,..,. ..
dil'ine en Afrique centrale (Congo, Ga/xml. Paris. Kllthala. ~12. PP- 1~Il\
5. Michel Foucault, Sun·eil/er et punir, Pari>. Gallimard. 191 5.p 216
6. Propo~ de Christian Edt.ala. originaire de l'Oj:o<.>lk'· h•n<ll•. ~·UC"tlh, Alt~lllot_
le 10 août 2004, par l'auteur.
......c -=>VU VERAIN MODERNE

-11 qui Jes amenèrent à « enterrer des cabns


1chistes . .
VIvants avec la photo d
eur J ustre concurrent présidentiel de J'époque L · A fi >> e
lation » au co d . m-meme t cette «révé
. urs e son passage à 1'émission de la chaîne de télé · · ·
natJOnaJ~ où tous les, ~andi?at~ devaient faire face aux journalistes. VISion
.La VJOlence?e l Jmagm~~r~ q.ui se manifeste ainsi de manière exem.
plaire com~m.e ~IOie~ce ~u fetichis?'le avait, à 1'époque du Parti unique,
c?mme medwtwn e~senttelle, la vwlence symbolique élaborée et admi.
mstrée par le p~uv01r. Elle eut pour dispositifs les billets de banque, les
p~gnes, les cahJers et stylos d'écoliers, les livres de propagande. Les
~~IJ~ts.de banq~u~ furent précisément ceux de 10 000 francs CFA frappés à
1 e~fig1e du prest dent et appelés « billets verts ». Le pagne fut frappé à la
mam « blanche » et à la figure du président ; le stylo était fabriqué sous la
forme d'une clé et portait l'écriteau «Bongo, clé de l'avenir»; le cahier
d'écolier avait sur la couverture la photo du président debout dans son
bureau avec la main droite ( « main blanche») posée sur des ouvrages. Le
«Livre vert» était un équivalent local du Livre Rouge de Mao ZeDong
qui circulait à l'époque au Congo-Brazzaville révolutionnaire. Dans la
période post-monopartisme, le souverain investit encore davantage la
sphère domestique et l'intimité des corps en imprimant son vis~ge sur les
ustensiles de cuisine, les T.shirts, les casquettes, les serviettes, les
montres dont nous avons pu retrouver une sur le bras d'une euro~ée~ne
parisienne en 2003 ! Ainsi, le corps du souverain manifeste son ubiqmlé,
son invasivité des sphères «publiques» et «privées», et il~ustre comm~~~
la violence du fétichisme politique est inséparable de la vw!en~e du feti-
chisme du corps du pouvoir, fétichisme inséparable du fétich~s~e- mar-
chand, fétichisme des «choses des Blancs». Nous assistons ams1 a ~r:e
tentative de politisation de tous les champs de la société. U'_le tentative
qui peut aussi être analysée comme un processus de réductiOn de toul
idéal politique de transformation de la condition du plus grand nom~re au
moyen de l'attachement des corps individuels au corps .du ~ouve~am. Le
«salut» du corps individuel se trouve dès lors lié au sort et a la pmssance
du corps souverain. ·
Mais toute cette puissance, incarnant la violence de l'imaginaire du
Souverain moderne, créditée au président par l'imaginaire populaire, est
confrontée, selon le même imaginaire, à la puissance des gens du terroir,
hommes comme femmes. Ainsi, il se raconte que 1'hélicoptère du prési-
dent aurait été empêché d'atterrir à Minvoul, dans le Nord Gabon, au
cours des années 1980, par la puissance des hommes forts locaux dont il
du.t se concilier les faveurs. Une scène similaire se serait produite à
Mm~ongo, dans le Sud-Gabon. Mais, plus que toute autre puissance le
préstdent redouterait la puissance des femmes Mpongwé de L'b .'Il
adeptes du Nd'' b' . I revJ e,
d _':lem e, u~e puissante société initiatique féminine La puis-
sance u préstdent aurait donc comm . ·
hommes forts provinciaux et des femC:e~~:tr~J~Is~a-nce la puissance des
Il reste que malgré cette limitation s . l]em e.
mer n'a aucun égal sur le territoire n r.mbfltque, ~e pouvoir du Bord de
a IOna du pomt de vue de la puis-
161
FANTÔMES ET MACHINES POLITIQUES

'conomt'que Ainsi suivant le principe du Souverain moderne qui


sance e · ' · ·, 1 ' · ·
est de jouer, sur le plan de l'imaginaire, de mille mameres, a sc~n~ ongt-
e sa genèse chaque fois, par des figures apparemment dtfferentes,
ne11e d , , . B · 1 •
en oblitérant toute idée de genèse, le prestdent ongo reJoua a meme
scène de la dette politique après 1' élection présidentielle très disputée de
1993. En effet, dans la« tournée républicaine» qu'il effectua cette année
là, après son élection, pour« remercier» ses_électe_urs, il d_is~ribua de ~'ar­
gent. Du point de vue du schème du sacnfice ntuel ongmel, celui du
Souverain moderne, l'argent apporté par le Président à ses électeurs
occupe structuralement la place de 1' argent et des marchandises « repré-
sentant» le corps spectral de Dieu et définissant sa position de créancier.
N'oublions pas que les billets de 10 000 francs, «billets verts», étaient
frappés à 1' effigie du président. Pour rendre raison de 1' ambiguïté et de
l'ambivalence dont sont porteurs à la fois le pouvoir du Souverain
moderne et l'argent qui le sert, l'imagination populaire insiste sur le
caractère diabolique de l'« argent du Bord de mer», soulignant le fait que
cet argent ne peut jamais s'économiser ou se thésauriser. Il « file entre les
doigts» et expose ceux qui en bénéficient aux affres d'une vie de
malheurs ou de souffrance. On cite alors volontiers les noms d'anciens
ministres ou dignitaires devenus des « loques humaines » ou qui sont
morts dans une grande misère.

CRIMADOR7 et l'hypertrophie du moi« mis en objets » 8

Cette misère est le lot quotidien de la grande majorité de ceux qui.


hors de l'espace du pouvoir, de la richesse, et donc des périls et des rêves
de bonheur que. symbolisent le « Bord de mer» et les somptueuses rési-
dences du quartter de la Sablière, habitent les quartiers populaires expo-
sant les désordres ou les difformités d'une urbanisation de camps, avec
ses baraquements, ses rues et pistes encombrées d'ordures, sans égouts.
dans une proximité banalisée avec les rats, les cafards. les chiens emmts.
les mouches, les moustiques, voire les serpents. Ce monde, exposé en
permanence aux soucis d'un quotidien «objectivement,, délétère. consti-
tuant un cas exemplaire d'intensification de la réalité du « sous-dévelop-
pement », étonne pourtant par son insouciance apparente que délivrent la
bière, le « mussungu » 9 , le «petit mabwéla » 10 et le tramil de l'imagina-
tion qu'opèrent les cérémonies rituelles ou conjuratoir:s ~u ~wiri. du
Ndjembè, de l' Elombo, du pentecôtisme, entre autres. ams1 qu une ten-

-~~-~ ~ h, è propre à la société urbaill<! de Lil>re•·ille t.'"l ,·on"'.


7. Le Crimador est un p enom ne . ·
tant à << critiquer»,.«. mang~r '' et « dorm_•~:~e t de kan-Pierre Wamier dan' c,.,._,,,.,,.., '"
8. Je reprends ICI très hbre•~enl un_~· .. P,-o,· Joiot.•. Paris. Pllf. l'N'~.
'h u1 penmt/lJ\H ·" "
culture matérielle, L omrdne 9 de c~nnes à sucre.
9 Bière locale à base e JUS
1Cl. Petite bouteille de vin rouge.
162 LE SOUVERAIN MODERNE

da~ ce général~ _à l'arrogance 11 , à la suffisance, à l'agressivité verbale, au


Cnmador (cnttquer, manger et dormir) et au souci du corps beau qui,
chez les hommes comme chez les femmes, s'affiche par le vêtement et 1
parure symbolisant l'Occident. Ce qui rappelle la place centrale qu'oc~
cup_e, 1~ so~c~ de l'apparence et donc du fétichisme de l'image dans cette
societe. Vmct comment un fin observateur, Luc Ngowet, décrit ce monde.
«L'image avant tout. Image à soigner, apparence à faire valoir: tel~
s~nt les «maîtres-mots» qui guident la vie de nombreux Gabonais. Qu'il
d~~~ns_e son argent sans compter ou qu'il appartienne à un cercle de privi-
legies Importe peu. La trop forte propension au «moi», au tape-à-l'œil,
au superficiel constitue, aujourd'hui, l'un des aspects les plus marquants
de la société gabonaise» 12 • II ajoute: «Si la fameuse expression "vous
savez à qui vous avez affaire ?" n'a plus cours, la condescendance légen-
daire du Gabonais, elle, existe toujours ( ... ) Comportements et attitudes
grotesques que l'on retrouve aussi bien dans la rue que dans l'administra-
tion. Le policier, qui n'est peut-être pas le dernier des Gabonais, s'en
rapproche pourtant fort étrangement dans son exercice quotidien.
L'étranger - surtout s'il est conducteur de taxi, commerçant ou «sans
papiers » - est traité avec mépris et perfidie. Quand elle ne prend pas des
voies de la violence physique, la xénophobie trouve sa plus fervente
expression dans le langage. En témoignent ces propos du Consul gabo-
nais en France, après la mort douteuse en 1993 d'un compatriote, dans
une prison française : "Traiter Mabassa, comme un Malien, un vulgaire
Sénégalais" 13 . Guy Rossatanga-Rignault a une hypothèse à cette situa-
tion : le fait que les richesses gabonaises ont « contribué à convaincre les
Gabonais de leur altérité, renforçant par là même l'identité nationale »14.
C'est pourquoi, ajoute cet auteur, « ... il est notoire que le dernier des
Gabonais se considère différent (en terme de supériorité) de tout autre
Africain, du seul fait d'être né au Gabon » 15 . Cette hypothèse matérialiste
qui justifie le sentiment de supériorité des sujets sociaux gabonais par
rapport aux autres Africains est étayée par 1' auteur en ces termes: «II est
d'ailleurs symptomatique que la crise politique et sociale au Gabon se

11. Sur l'arrogance comme catégorie d'analyse politique, lire Rémy Bazenguissa-
Ganga, Les voies du politique au Congo, Essai de sociologie historique, Paris, Karthala,
1997. Comme J'écrit dans sa préface au livre de Rémy Bazenguissa-Ganga Claudine
Vidal, <<Dès l'indépendance, les dominants construisirent un style de vie luxueux et
propre à leur milieu, ils se singularisaient par leurs demeures et leurs modes vestimen·
taires. Ils renforcèrent ces signes matériels en manifestant leur pouvoir par une attitude
spécifique: l'arrogance. Par ce concept, Rémy Bazenguissa-Ganga désigne la présentation
corporelle construite comme catégorie politique », p. III.
12. Luc Ngowet, Petites misères et grand silence. Culture et élites au Gabon, Paris,
Éditions Ndzé, Libreville, Éditions Raponda Walkker, 2001, p. 46.
13. Luc Ngowet, op. cit., p. 47.
14. Guy Rossatanga-Rignault, L'État au Gabon. Histoire et Institutions, Libreville,
Éditions Raponda-Walker. 2000, p. 236.
15. Guy Rossatanga-Rignault, op. cit., p. 236.
FANTÔMES ET MACHINES POLITIQUES 163

réalise véritablement au moment où s'aggrave la crise économique » 16 .


Ce d'autant plus que, pour cet auteur, l'exploitation des ressources du sol
et du sous-sol gabonais a« longtemps permis d'assurer la cohésion natio-
nale par la redistribution plus ou moins égale de la richesse nationale » 17 ,
car, «malgré les excès, les rentes extractives, ont permis une amorce de
développement et la prise en charge par l'Etat d'un grand nombre de
charges revenant ailleurs aux individus » 18 . Il n'empêche que, comme le
rappelle Luc Ngowet, « On ne dira jamais assez combien les richesses de
notre "émirat tropical" demeurent très inégalement réparties », et cet
auteur de citer le Rapport national sur le développement humain qui fait
état du «paradoxe gabonais» : «Un pays doté de richesses abondantes et
un PIB par tête d'habitant suffisamment élevé (7750 dollars), avec cepen-
dant une population qui vit, en majorité, dans une pauvreté relative » 19 •
Le souci de l'apparence, souci de l'image, qui manifeste une hypertro-
phie du moi institué en miroir, en fétiche, ou en dispositif photographique
où l'image des autres se reflète en négatif, et la sienne propre en positif
est manifestement l'envers d'un processus qu'on peut comprendre à
travers l'investissement dans les dispositifs d'intensification du travail de
l'imagination que sont l'alcool, les églises, les cultes et sociétés d'initia-
tion traditionnels : de notre point de vue, ceux-ci constituent des miroirs
ou des dispositifs photographiques permettant aux alcooliques, aux
convertis, aux initiés de se voir à travers les imaginaires qu'ils produisent
autrement qu'ils sont: surhommes surpuissants dans l'alcool, «nouveaux-
nés» (born again) ayant rompu avec un passé dans le monde qui apparaît
dans le miroir pentecôtiste comme diabolique, c'est-à-dire négatif, dans
lequel le converti ne se reconnaît plus ; hommes sortis de la chambre
noire photographique ou des ténèbres de l'ignorance qui sont le lot de
ceux qui ne sont pas initiés. Il reste que ces dispositifs de production
d'images de soi survalorisée sont des dispositifs qui s'inscrivent dans la
logique de la violence de l'imaginaire, violence du fétichisme du
Souverain moderne. Ils jouent donc le même rôle que les vêtements, les
parures symbolisant l'Occident, les voitures de luxe qui répondent à la
fonction des objets que rappelle Jean-Pierre Wamier quand il écrit
qu'« au-delà de leurs fonctions pratiques, les objets donnent corps à
l'image de ce que l'on désire être »20 . Nous avons déjà fait valoir que ce
souci d'avoir une image différente par la possession des objets est dans la
logique de la violence du fétichisme, violence de l'imaginaire du Souve-
rain moderne, le symptôme profond d'un manque, d'un déficit d'image
...
16./bid.
17. Ibid.
18./bid.
19. Luc Ngowet, Petites misères et grand silence. Culture et élites au Gabon. Paris,
Éditions Ndzé, Libreville, Éditions Rponda Wa1kker, 2001, p. 37.
20. Jean-Pierre Warnier, L'esprit d'entreprise au Cameroun, Paris, Karthala.l993.
p. 169.
164
LE SOUVERAIN MODERNE

de soi produit par les dispositifs de civilisatio .


r
pouvons r~tenir la Mode et _la publicité qui font ~ufa:~~r~~~~~e:; :u~
ment ronchonne ~<comme miroir de la personnalité »21. Il faut donc croj~
qu~ 1 hypertro~h1e du moi et le fort souci de l'apparence des su·et~
:::~~~ux g?bo?_rus, que mettent en ~xergue p~us d'u~ observateur, ont fo~.
, p~t~ bee ~~ec une «conscience pratique» particulièrement trouble
d av_Oir e_t~ et d etre en~ore produits comme négatifs par les miroirs
e~ dispositifs ph~tographiques du Souverain moderne (chapitre 1). En
d autres termes, SI nous acceptons qu'une hypertrophie du moi signifie un
«amour fou» de soi, celui-ci constitue, dans la perspective du paradigme
des «tourments », des «charmes» ou des «troubles» que nous avons
développé au chapitre 1, une perte ou un anéantissement de soi dans Je
moi. Or, cette situation est exactement celle qui caractérise un « imagi.
naire qui fonctionne ... à l'imaginaire», c'est-à-dire complètement déré-
gulé, sans la puissance structurante du symbolique. Nous avons suggéré,
dans la partie introductive de cette étude, que la situation de dérégulation
de l'imaginaire ou du symbolique était celle qui définissait, en définitive,
la violence de l'imaginaire, violence du fétichisme, violence du Souve-
rain moderne. Ceci revient à dire qu'un «amour fou» de soi, c'est-à-dire
une hypertrophie du moi 22, consubstantielle à un fétichisme des objets de
valeur occidentaux qui «donnent corps à l'image de ce que l'on désire
être », fait que les objets et Je moi deviennent indiscernables, que les
premiers vampirisent le second, c'est-à-dire le constituent comme vam·
pire, au sens gabonais où ce mot signifie sorcier. Ce qui revient également
à dire que les choses sont des vampires. II s'ensuit qu'un déficit d'objets
comme une accumulation d'objets font de ceux-ci des miroirs ou des
fétiches dans lesquels apparaît 1'image de soi, mais une image de soi
faite objet, c'est-à-dire une image de soi qui est la résultante de ce que le
moi est dans 1'objet, qui parle à sa place, exactement comme 1'objet de
l'« amour fou» parle à la place de celui qui est «fou d'amour»,
«maboule», victime du «tourment», du «charme» ou du «trouble»
(chapitre!), c'est-à-dire du fétiche. Pour tout dire, si l'hypertrophie du
moi en fait un fétiche, elle fait du moi un miroir, mais ce miroir joue un
«jeu anormal». Il «ne renvoie pas l'image attendue, ceux qui se cher-
chent ne s'y retrouvent plus( .. .). C'est comme s'ils se fantomalisaient (... ).
Car le «propre» des spectres, comme des vampires, c'est qu'ils sont
privés d'image spéculaire, de la vraie, de la bonne image spéculaire (mais
qui n'en est pas privé?). A quoi reconnaît-on un fantôme? A ce qu'il ne
se reconnaît pas dans un miroir... » 23 . Dans ce sens, J'hypertrophie du moi
et le souci de l'image, souci de J'apparence ne peuvent que traduire Ja

xv}1~· .J?~1niepl RocLh.e, La cultu;e des apparences. Une histoire du vêtement XVf~<.
Sle< e, ans, 1brame Artheme Fayard 1989 p 473 1
n · o n peut rehre · avec intérêt, sur cet aspect,
· ·la ·sociolo
· ie du · -
pro~1'~ par Frantz Fanon dans Peau noire et masque blanc, P~ris, Se~~:o79Jse
ou du Noir
.. acques Dernda, Spectres de Marx Paris Galilée 1993 l ' 52.
' .' ' -'pp. 247-248.
165
FANTÔMES ET MACHINES POLITIQUES

'. . . . 1 e du fétichisme, non seulement au niveau


~~~:~~~~:~~~~:~~~s::~:~~veau glob.al, ce quà trad~it bi~n ~e fa~s{~:
la puissance du Souverain moderne, pmssance ont ~ pnnctpe1 .
violence de l'imaginaire, est un rapport social, c'est-à-dt":« une b~g1~e
d'organisation du social qui fait système à travers 1 e~sem. e. s
champs ,,24. L'« esquisse de sociologie politique de l' automoblle >> a Ll~­
ville que fait La lettre du continent n° 340 du 11 no~e~~re 1999 ~adutt
bien cette logique, car elle montre comment le pouvmr ~ Etat org~tse les
inégalités d'accès aux «choses de Blancs», et donc sttmule la vtolence
du fétichisme :

«Dans les parkings du ministère de l'Économie et des Finances sont


alignées les Mercedes MIA30 luxury, plus rutilantes les unes que les autres.
à environ 50 millions FCFA l'unité. Ce sont les véhicules des« petits fonc-
tionnaires du Trésor, des impôts et des douanes. Au palais, les conseillés
spéciaux du président ont de leur côté «flashé >> sur des 414 Lexus Toyota.
qui elles aussi cofitent « bonbon >> : pas loin de 50 millions CFA. Les
conseillers des ministres et les directeurs de l'administration roulent en
VX Land Cruiser et Land Cruiser Prado avec toutes les options (cuir partout
et parfum Chanel). Ce sont également les véhicules des enseignants du
supérieur qui «font de la politique>>. Leur coût est de r ordre de 35 mil-
lions. Les sous-directeurs de l'administration et leurs secrétaires généraux
circulent souvent dans des Hyundaï Galloper, ainsi que les enseignants du
secondaire qui «font de la politique». Les jeunes chargés d'études- et les
enseignants qui «ne font pas de la politique ,. doivent se contenter de
4/4 _venture Toyota fabriqués en Afrique du Sud : elles n·ont pas un look
temble. Les autres cadres roulent en berlines d'occasion estampillées
Bruxelles ... Enfin, les dames de compagnie des pontes du bord de mer se
parfument dans les élégantes Toyota Rava. .. Ainsi va la vie à Libreville ».

Ces observations nous amènent à suggérer. s'agissant de r .. insou-


ciance» qu'affichent les sujets sociaux gabonais, que nous aurions affaire
à une ««insouciance «inquiétante, car elle n'est pas bétérogè~ avec le
«contentieux matériel» qu'expose de manière significative r" esquisse
de sociologie politique de la voiture » que nous venons de rapporter. Il
s'agit par conséquent d'une «insouciance» qui se nourrit c:ks res..~ti·
ments, des haines de classes dont l'un des lieux privilégiés de manifesta·
tion est la famille, à travers les accusations de mmpirismr. L'autre lieu
désigné par l'imaginaire est, comme nous allons le voir dans un insWU. t.a
«classe politique ». Nous pouvons par conséquent dire que rKlUS an~
affaire à une pseudo insouciance. manifestée par des sujets sucwu.

-- -:;~~~a~iè~~ Combes. Anne-Marie Daune-~ichard et A~-Mane'~~·=-~


. é · de - - s !K'K."Iatn de .-;~~e •· ta
uoi sert une ép1st mo1og1e . ~ •......-·· p, 141 ltWrorrlw- ,, .., .... ~
~· hèle Kail et Hélène Rouch téd~l. Mn"~""·
~~tions du CNRS. 1991. p. bJ.
166 LE SOUVERAIN MODERNE

«tourmentés», «troublés», «charmés » par les «choses des Blancs»


Elle peut se traduire en violences physiques et faire éclater, comme c~
fut le cas en 1990, les carcans de la routine léthargique et soporifique
qu'entretiennent les propagateurs des idéologies diverses : religieuses
ethniques, mystiques, économiques, etc. Mais elle se manifeste aussi'
comme lors des élections législatives de 2001, par un fort taux d'absten:
tion de plus de 80%.
Pourtant, avec un revenu per capita de 7500 dollars, et une population
qui peine à atteindre un million d'habitants, le pays dirigé depuis trente
quatre ans par Omar Bongo aurait pu éviter de n'être qu'un lieu d'in-
tensification de la réalité des périls du « sous-développement» et des
fantasmes d'enrichissement du fétichisme de la marchandise, de l'État,
des sectes nationales, internationales et de la conscience de classe bana-
lisée des inégalités. Tous ces fétichismes sont malheureusement des
limites à leur propre compréhension locale en termes non fétichistes, et
constituent, à notre sens, une des clés de la « stabilité» du régime gabo-
nais depuis bientôt quatre décennies. Dominants et dominés partagent en
effet la croyance, très prégnante au Gabon, que la « réussite sociale», qui
signifie l'accès à la consommation des marchandises, trouve son principe
dans l'appartenance aux «sectes», «magies» et fraternités qui imprè-
gnent dans l'imaginaire la vie quotidienne diurne et nocturne du «Bord
de mer» et des quartiers populaires. Un imaginaire qui n'est peut-être pas
complètement imaginaire, si l'on peut dire, dans la mesure où existent des
transactions financières occultes entre les sectes internationales et les
cercles des pouvoirs d'État africains 25 .
Mais autant ou sinon plus que l'imaginaire des sectes et magies inter-
nationales, ce sont les imaginations de puissance autochtones qui sont
mises en œuvre dans les quêtes de solutions aux difficultés de «réussir la
vie», notamment par l'acquisition de richesses. Illustration paradigma-
tique de cette réalité : l'histoire des « Veuves heureuses » à Libreville et à
Port-Gentil. En effet, dans la région de l'Estuaire, où se trouve Libreville,
région appelée naguère et aujourd'hui encore «le Gabon» par certaines
population du pays 26 ; mais aussi dans la région de l'Ogooué maritime, à
Port-Gentil, habite une population qualifiée d'Otangani, c'est-à-dire de
«blanche», à savoir les Myéné. Chez ceux-ci les femmes, naguère appe-
lées les «Gabonaises», se distinguent toujours dans les représentations
populaires par une caractéristique bien particulière: leur fort attachement
aux fétiches et aux marchandises. Des représentations qui s'expliquent en
fait par l'histoire du commerce de cette population avec les marins et
autres coloniaux, pourvoyeurs de la grande maison «en dur», de mar-
chandises et de métis, attributs du prestige et de la puissance sociale. Le
Ndjembè, «fétiche» ou «médicament» auquel les femmes myènè s'ini-

25. CF. par exemple, Le Monde du vendredi 24 décembre 1999, p. 8.


26. Dans le Haut-Ogooué, la région de Libreville est toujours appelé, dans le discours
populaire, «Le Gabon>>.
FANTÔMES ET MACHINES POLITIQUES 167

tient encore de nos jours, est censé leur permettre de conquérir les
nouveaux Otangani de la post-colonie.
Dire du Ndjembè qu'il est un fétiche ou un «médicament», c'est
souligner le fait que toutes les associations comme le Mwiri, le Mongala,
le Ndjobi, etc. où hommes et femmes s'initient sont qualifiées par les
autochtones eux-mêmes de «médicaments». Or, le mot «médicament»
(ou plus précisément les mots des langues l~cales 9u_i sont traduits par _les
autochtones eux-mêmes par le mot françats « medtcament ») veut dtre,
dans les langues gabonaises et congolaises et suivant les circonstances : le
médicament au sens biomédical, mais aussi le poison et le «fétiche »,
c'est-à-dire n'importe quel produit de la nature ou de la société investi
d'un pouvoir extraordinaire. En qualifiant le Ndjembè de « médicament >>
ou de «fétiche», les autochtones désignent ainsi le pouvoir ou la puis-
sance « invisible » qui rend malade, qui tue, ou qui apporte bonheur ou
malchance suivant les cas à ceux qui forment l'association de ses
«enfants». On dit en effet des initiés au Ndjembè ou au Mwiri qu'ils sont
des «enfants » de ces puissances. Dans ce sens, le pouvoir est non seule-
ment un fétiche, mais aussi une «mère». Car c'est surtout sous la figure
de la «mère» que l'imaginaire social autochtone donne à voir le pou-
voir: Mongala, par exemple, est appelé «marna» par ses «enfants». Il
n'y a que « Zambe », le héros mythique, considéré comme « Dieu » par
les missionnaires, qui porte le visage de l'homme, mais sa puissance étant
très abstraite, ce sont les puissances du Mongala, de Bweté, de Mwiri
associées aux ancêtres qui incarnent les puissances effectivement actives
dans les collectifs traditionnels. L'imaginaire du pouvoir comme fétiche
est donc un imaginaire de la parenté maternelle. La parentélisation féti-
chiste (c'est-à-dire les liens de parenté qui naissent entre un initié et le
fétiche ou médicament auquel il est initié, et qui se matérialisent sociale-
ment à travers le fait que le maître de l'initiation ou la maîtresse de l'ini-
tiation sont des pères ou des mères), se décline ainsi au féminin: le fétiche
ou le médicament sont la mère des initiés. La parentélisation fétichiste
africaine serait-elle, toutes proportions gardées, l'équivalente de la fioure
athénienne du pouvoir à laquelle la Révolution française aurait d;nné
lieu? C'est ce que suggère Luc de Heusch quand il écrit: «Charles X fut
le dernier monarque français à être oint à Reims. Quel que soit le respect
qu'inspire la Déclaration des droits de l'Homme qui est son fondement. il
n'est pas certain, du point de vue anthropologique, que la Révolution
française ait complètement aboli la sacralité du Pouvoir, dont elle sécula-
risa le statut. Tout se passe comme si le gouvernement révolutionnaire
avait mis en scène avant la lettre Totem et tabou. Après la mort quasi
sacrificielle du citoyen Capet, bouc émissaire de l'Ancien Régime. le
pouvoir change d'imago: au Père se substitue l'image d'une femme.
symbole de la Patrie, réunion de Frères égaux. La Convention décréta le
21 septembre 1792 que le sceau de l'État représente la France « sous les
traits d'une femme vêtue à l'antique, tenant de la main droite une pique
surmontée du bonnet phrygien ou bonnet de la Liberté, la gauche appuyée
168 LE SOUVERAIN MODERNE

sur un faisceau d'armes» ( ... )La Révolution a tranché la tête du roi, elle
n'a pas aboli pour autant son corps mystique, qui a simplement changé de
sexe. La République française est d'essence féminine comme, toutes
proportions gardées, la démocratie athénienne » 27 .
S'agissant plus précisément des enfants du Ndjèmbè, l'imagination
populaire au Gabon prétend que pour atteindre leurs objectifs, ceux-ci
placent des cadenas dans l'écorce de certains arbres dans la forêt de l'ar-
boretum de Sibang à Libreville, ou dans celle du Cap Esterias, proche de
la capitale. Cette pratique témoigne ainsi de la volonté que les «enfants»
du Ndjembè manifestent de « cadenasser » les « Blancs » ou Otangani
postcoloniaux qu'elles conquièrent. L'association dite des «Veuves
heureuses » à laquelle ces femmes adhèreraient après avoir, dit-on, «tué»
leurs «Blancs» trouve sa réalité dans cet imaginaire. Sur le plan symbo-
lique, la réussite sociale se vit donc comme accès au statut d'Otangani,
par l'appropriation des marchandises, l'acquisition d'une maison, la
production des métis et le meurtre répété de leur pourvoyeur, l'Otangani,
«mari» des futures «Veuves heureuses». Mais la notion d'Otangani
récapitule aussi, dans tout le Gabon, le pouvoir de l'État-civilisateur, Étf
providence tropicalisé, et donc la violence militaire ou milicienne colo-
niale et postcoloniale qui le caractérise. L' Otangani, comme fétiche ou
comme médicament, c'est-à-dire aussi comme« Père» ou« Mari», c'est
donc le Souverain moderne auquel les enfants du Ndjembè font payer sa
dette.
Ces considérations suggèrent que la criminalisation commune de la
« réussite » et du pouvoir social des veuves heureuses, adeptes du Ndjembè,
d'une part, et des hommes et femmes politiques, d'autre part, participe du
même schème de l'affiliation à des fétiches et/ou à des sectes deman-
deuses de sacrifices humains, en échange du pouvoir et/ou de la consom-
mation des marchandises, ainsi que des valorisations qu'elles apportent.
Nous sommes ainsi toujours dans le schème du sacrifice humain demandé
aux autochtones lors de la «rencontre » entre Noirs et Blancs où le
sacrifiant se présente comme un criminel, celui qui demande et impose le
meurtre rituel du Noir. C'est ce phénomène que nous allons examiner de
plus près dans le champ politique.

La criminalisation du Souverain moderne

Ainsi, au Gabon, la criminalisation populaire des mandataires ou, de


manière générale, de tout homme politique, toujours soupçonnés ou
accusés d'attenter pour des raisons et par des moyens fétichistes, mais
aussi par la violence physique, à l'intégrité physique des mandants, est un
phénomène ordinaire. Les « meurtres rituels », ou, comme 1'on dit aussi

27. Luc de Heusch, Charisme et royauté, Conférence prononcée le 22 mars 2002


Nanterre, Société d'ethnologie, 2003, p. 22. · '
rJ-U~ 1 VJVlC~ Dl JVlJ-\\.-DU~D~ rVLlll'<~-

et suivant une logique de redoublement symbolique, des « sacrifices


rituels »28 , caractérisent cette criminalité. L'objectif visé par les criminels
étant toujours de prélever des organes humains appelés significativement
«pièces détachées » : langues, mains, oreilles, crânes, cœurs, organes
génitaux. Les plus prisés sont ceux des albinos, des Pygmées, des métis,
des jumeaux et de leurs parents. Les journaux traitent régulièrement de la
question. En voici quelques exemples :

«Ainsi donc, quelques honorables qui siègent actuellement au palais


Léon Mba ne doivent leur salut qu'à la livraison des «pièces détachées»
que leur ont procurées pygmées, nganga, marabouts et autres charcutiers
d'organismes humains. Dans cette affaire-là, les uns et les autres rivali-
sent de cruauté et de sadisme. Certains allant même jusqu'à charcuter des
humains encore en vie. Pas facile donc d'être un citoyen inoffensif dans la
démocratie équatoriale gabonaise. Une démocratie dans laquelle ce n'est
plus le peuple qui est souverain, mais plutôt les nganga, les marabouts et
les charcutiers d'organismes humains. Les exemples des événements
survenus à Mouila, à Tchibanga et bien d'autres cas non encore dévoilés
fond froid au dos. Dans cette affaire-là encore, il ne reste plus au prési-
dent de la commission des Affaires étrangères de 1' Assemblée nationale
gabonaise qu'à voyager avec des glaciers, voire des containers d'organes
humains, frais ou fumés, pour présenter 1' image réelle de la démocratie
gabonaise aux yeux de la communauté internationale ... » 29 .
«Trafic d'organes humains : le réseau altogovéen. Au centre de cette
affaire, un préfet toujours en fonction et une belle-sœur du Bord de Mer.
Et pour couronner le tout, une enquête assassinée, un juge d'instruction
relevé de ses fonctions, muté et remplacé par un véritable "anesthé-
siste" »30 .
« Crime rituel à Mouila. Les sicaires rattrapés à Libreville. Après avoir
accompli leur sale besogne à Mouile-Mangondo, les démarcheurs de
«pièces détachées » pensaient être en sécurité à Libreville et se la couler
douce. Il se sont gourés »3 1.
«Revoilà la démocratie des ténèbres. Sacrifice au Cap Estérias ! La
campagne électorale n'est pas encore lancée ni même programmée ; mais
les sorciers, les mystiques, les initiés, les templiers, les cannibo-politi-

28. Un sacrifice qui ne serait pas rituel serait-il un sacrifice symbolique, c'est-à-dire
non régi par un efficace magique, c'est-à-dire efficace? C'est du moins la thèse que
soutient Olivier Herrenschmidt dans son article intitulé « Sacrifice symbolique et sacrifice
efficace», in Michel Izard et Pierre Smith, La fonction symbolique, Paris, Gallimard,
1979, pp. 171-191. La caractéristique du sacrifice rituel est d'être efficace en lui-même et
par lui-même, indépendamment de la foi du sacrifiant ou de l'officiant, comme un sacre-
ment, pourrait-on dire en suivant le raisonnement de Herrenschmidt. Le <<redoublement
symbolique» que nous évoquons signifie ici l'idée selon laquelle tout sacrifice rituel est
fondamentalement au Gabon un sacrifice inséparablement efficace et symbolique, et
inversement.
29. Mi.mmu, 239, du 26 novembre 2001, p. 3.
30. La Griffe, 409, du mercredi 06 décembre 2000, p. 3.
31. Le Nganga, 32, du samedi Il mai 2002.
170
LE SOllVER:\IN MODI~RNI~

cit·ns. ks dliendenrs-Croi.x. le Franc- T·kheronr·s 111 • l' .•


· " • 1 l' •
llll(llls li a c rque des Docteurs kkvll onl · . l:. engt'arl<.'c
~ 1
ul'S \'il~
· ·• ·
lx·~ w , 1 ~. , .. . • • • LOI11111CillT cu macabre
_ .l ,..nt: : ·' Ill potl\ .111 pas manquer. par ks mauvais lemps pré-électo-
r.nr~ qur t~)lJrt'nl. Le rennuvdkment des posles ~!ecrit:~ (dépurés, séna-
~~·~~~ l'~ _m~url'S) ~~n:"~XJuc _comme ~t~ujours la recrudescence des pratiques
1->.un.tn::--. 1.1111 qut. "- smanrsme polrtrque peul transformer un chien galeux
en'h.opulent
, t'lu
1 d, un peuple méprisé de•1uisr-
trente ans , les plus cupr'd es
n t'sr_tell! P t~s a se souiller les mains, protégés par une «impunité>>
adoptee- volee à l'unanimité ,,-'2_
« Marabouts, nganga et autres charlatans réalisent en ce moment leurs
~neilleurs chiffres d'affaires. Le Ndzimba 33 électoral bat son plein. De
JOUr comme de nuit, les cimetières sont visités. Les ossements humains
foisonnent. Et il semble que, dans cette affaire-là, les parties génitales
sont recherchées et que les « clitos >> sont devenus des barres d'or. Dans
certaines salles de bain, même les poils de pubis ne traînent plus (...).Les
pratiques les plus redoutées,( ... ) sont les enlèvements, et les assassinats
(... ). A la sortie des établissements scolaires, des exécutants de basse
besogne rodent à l'affût d'une proie ( ... ). Le multipartisme équatorial
gabonais est( ... ) un subtil dosage de démocratie et de paganisme >> 34 •
«La peur s'est désormais installée dans les esprits. Ainsi Marguerite,
avant de se coucher, se met chaque soir à plat ventre par terre pour cher-
cher sous son lit de très probables assassins. Elle traduit par ce geste l'in-
vincible crainte de sentir peser sur son corps des yeux d'affamés. Absur-
dement anachronique, Je cannibalisme est revenu au galop dans notre
société. Il ne se passe pas un seul jour où 1'on ne signale la découverte de
corps d'hommes ou de femmes délestés de leurs organes génitaux. Non
plus, il ne se passe pas un seul jour où l'on arrête d'étranges voyageurs
avec des glacières remplies de restes d'humains soigneusement dépiécées.
Curieusement, aucune prison n'a retenu longtemps ces bouchers d'un
genre spécial. Souvent libérés par un simple coup de fil, ils repartent tran-
quillement continuer leur sale besogne. Ce sont les impunis de la Répu-
blique. Comment ne pas établir une parenté profonde entre tueurs et ceux
qui sont chargés d'appliquer les lois? Les juges, quand on les approche,
répondent qu'ils ont les mains attachées, par qui ? pas de réponse, ils se
contentent de fulminer contre ce qui les dépasse. Et jamais peut-être en
aucun temps comme le nôtre, la consommation de la chair humaine n'a
été si vive et si ouverte ( ... ). Nos ancêtres avaient des méthodes plus
discrètes, liées plus à la protection du clan qu'à la promotion individuelle.
Quand un guerrier mangeait le sexe de son ennemi après l'avoir tué à la
guerre, c'était pour s'approprier ses pouvoirs. Il grandissait ainsi en bra-
voure e~, pa~ là: assu~ait encore mieux la défense permanente des siens
(... ). AuJourd hm, ce n est plus le cas. C'est régulièrement que J'on mange
son semblable, et les consommateurs sont de tous aAges L
· · 1 . . a course aux
nommatJOns et a régénératiOn des cellules vitales 1. J .
exp Iquent a vo1e sans
. , . . " é Re. ardcz comment il~ vivent: a c.ent a l'heure
ts~uc ou t~>U~ s~nt c~gt~/'esp~t. Il faut alors vivre longtemp<> p<!Uf long-
L argent a cm rum c . , , illés aussi bien dan~ nos \tile.,
temps en jouir. Tous ces <<chasseur~ " eparp . J<ie Al Jl"
ue dans nos forêts sont à la solde d~ _c~s vampnes mc . rn:;· . ' '·
~omment voulez-vous qu'ils soient inqutetes? Il ext~te un fan d evtdeoce
ui semble tout à fait normal, c'est qu'un homme est_toujours_la prote ru:
fangoisse. Toutes ces personnes n'ont pas le som~etl tranqUtlle, malgre
la fortune acquise par l'effraction et l'éternelle JOUV~~ce. Satan. leur
maître, sur ce point, ne leur assure rien. Voilà pourq~01 ils vo~t au cult~
tous les dimanches, ou à la mosquée tous les vendredts. Ils esperent a1~Sl
sauver quelque chose. Ces malins ou oublié une réalité : une âme qu~ a
fricoté avec Démon et obtenu ses faveurs est liée à jamais. Il faut bten
payer un peu et cela est dans l'ordre. Il faut. bien mo~rir ~n j~ur. E~tre
temps, la République prend de l'eau, les re~eres ont eclate. ~ean~om~.
on continue à faire des enfants. Pour quelle VIe, pour quel avemr? L espnt
éveillé comme le notre s'interroge et ne trouve que contradictions et
déraisonnement. Pauvre Gabon » 35 .

Aussi bien pendant les périodes électorales qu'entre deux élections.


des témoignages de familles, des observations que l'on peut faire ainsi
que des articles de presse à l'exemple de ceux qui viennent d'être cités
permettent de se rendre compte de la prégnance sociale de ces « sacrifices
rituels». L'on cite des noms des commanditaires et des exécutants et l'on
évoque toujours, soit par des allusions, soit ouvertement, des hommes poli-
tiques, dont certains appartiennent aux hauts lieux du pouvoir. Ainsi. par
exemple, en 2001, de l'affaire dite de Lambaréné qui conduit d'abord à
l'arrestation du mari de la sœur d'un très célèbre ministre de l'Intérieur
pour « crime rituel » et ensuite à sa relaxation sur intervention directe du
ministre. L'affaire fit grand bruit, notamment à Lambaréné. avec l'organi-
sation des marches de protestation contre l'impunité des criminels poli-
tiques36. La Griffe, journal particulièrement porté sur la dénonciation de
ces faits, révéla au grand public l'existence d'un «réseau altogovéen,.
(du Haut-Ogooué, région d'origine du président Bongo) de «trafic d'or-
ganes)), et cita· directement le nom d'une darne, très proche de la prési-
dence de la République37 . Même le quotidien gouvernemental. L' Uninn.
traite, dans ses colonnes, ces cas de meurtres rituels «électoraux » 38 .
L'accroissement exponentiel de l' ((insécurité ».N liée à cette crimina-
lité par temps électoraux est donc particulièrement banal au Gabon. Par
exemple, dans la région de Franceville, d'où est originaire le Président~
la République, le sentiment d'insécurité en période électorale fut très vtf.

--:;,--;z;~ga~ga, 55,21 février 2003, p. 2.


}(, Mi samu, no 226 du 2 avril 2001. . . o 6 dé;.~ :!00).
. Gniffie, no 412 du 3 janvier 2001 ; hre aus.~tle n -W9 du •
37. La . . . . ")()0") p 6
38. L. Union, m~~redl, 16 Janv ter, j~· St",.;iak ~~ rernse par le di'"""' polit~

·w. "L'insécunte » ~omme pf'éocçupat


- b n depuis au mmns 2001.
auGa o
com'?e ~ous a;o~s p.u le remarque: en novembre 2001, à quelques jours
des electtons legtslattves. Nous avwns pu y voir une personne couvert
de blessures infligées par la population qui l'accusait de meurtre et d~
prél~v~~ent des orga~es sur une jeune femme4°. Pour attester davantage
la reahte de ce senttment d'insécurité, citons l'éditorial de Misamu
journal proche du clergé catholique, connu pour son sérieux, qui suggèr~
de voir dans la pratique des sacrifices rituels l'expression du mélange
entre «démocratie» et «paganisme».
Cette criminalisation populaire se double par ailleurs de la «légitima-
tion »41 inséparablement populaire et politique de la criminalité écono-
mique des mandataires: les malversations de toutes sortes. C'est ce que
semblerait attester la demande populaire de cuisses de dindons et de
poulets, de sacs de riz, de pagnes, de T.shirts, de casquettes et pendant
l'élection présidentielle, de vaisselle, de montres frappées à l'effigie du
candidat, etc. On peut avoir une idée du coût financier de cette demande
en suivant, par exemple, ce qu'en dit un député. D'après Jean Boniface
Assélé, frère de l'ancienne épouse du Président Bongo, pour espérer
gagner une élection à Libreville, il faudrait dépenser entre 60 et lOO mil-
lions de francs CFA, compte tenu dit-il, de l'« absence de culture poli-
tique » des électeurs qui donnent ainsi leurs voix à ceux qui leur offrent
les marchandises électorales et de l'argent42 .
Cet argument selon lequel les demandes des électeurs attestent du
manque de culture politique est évidemment idéologique, c'est-à-dire
qu'il illusionne son auteur autant qu'il sert à iiiusionner ses destinataires,
dans la mesure où ces demandes montrent l'adhésion et la complicité des
électeurs et des candidats (mandants et mandataires) dans le partage
d'une même culture politique43 . Toute la question, sur laquelle nous
reviendrons dans la dernière partie de cette section, est de savoir quel est
le fondement de cette culture politique centrée sur les marchandises et
1' argent. En attendant, il nous faut souligner que de manière générale,
cette culture est construite sur la croyance entretenue par les députés eux·
mêmes selon laquelle un député est un constructeur d'écoles, de dispen-
saires, de routes, de ponts, etc. Entrepreneur politique, il est aussi par
définition entrepreneur économique. Aux élections législatives de 2001,
un homme, surnommé Petit Léon Mba, connu pour avoir détourné

40. Nous avons séjourné dans Je village Kassièlè 2, proche d' Akiéni du 9 au 23
novembre 2001. Nous avons eu à cette occasion des entretiens avec des habitats, en majo-
rité Pygmées.
41. Par «légitimation», nous voulons traduire ici Je sentiment populaire largement
parta~é selon lequel les hommes politiques ne sont riches que parce qu'ils volent l'argent
de l'Etat, et qu'un homme politique qui ne vole pas n'existe pas.
42. Propos tenus le 22 décembre 2001 à la 2e chaîne de télévision nationale après le
journal de 19heures 30.
43. Lire sur cette thématique Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur 1'imagina·
tion politique dans l'Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000, chapitre 3, notam·
ment.
FANTÔMES ET MACHINES POLITIQUES 173

plusieurs milliards de francs CFA au Trésor public et ayant fait l'objet


d'un mandat d'amener jamais exécuté, a été promu en héros de sa pro-
vince, (la Ngounié), non seulement par la population à laquelle il
distribue des billets de banque, à l'exemple, dit-on de l'ancien président
Léon Mba, mais aussi par une haute autorité politique et homme de droit.
Mais la comparaison de Petit Léon Mba avec l'ancien président repose
sur d'autres éléments. L'on dit en effet de Léon Mba qu'il a tué et vendu
sa femme sur un marché de Libreville avant de devenir plusieurs années
plus tard Président de la République gabonaise. L~ c?me économ~que
commis par Petit Léon Mba, crime impuni par la JUStice postcolomale,
remplacerait ici Je crime de droit commun de Léon Mba, puni par la
justice coloniale. Petit Léon Mba affiche une autre ressemblance avec
Léon Mba : leur attachement commun au fétichisme : le premier était un
chef bwitiste et le second est mêlé à une tentative d'élimination de ses
concurrents électoraux par des moyens fétichistes : il se serait concilié les
services d'un nganga (féticheur) Pygmée à qui il aurait donné la liste de
ces derniers pour les neutraliser. L'affaire fut portée en justice.
Le crime, quelle que soit sa nature, s'impose ainsi comme un détermi-
nant du pouvoir : les « Veuves heureuses » « mangent» leurs maris-Onta-
gani pour obtenir argent, maisons et autres biens marchands ; les hommes
politiques «tuent» pour prélever des pièces détachées humaines qui
servent à fabriquer des fétiches destinés à les maintenir au pouvoir ou à
leur permettre de conquérir des positions de pouvoir qui sont, par
dé_finition, des position de consomrnation!consumation des biens de
l'Etat; les gens du commun demandent alors aux hommes politiques de
l'argent, des marchandises électorales, pour «manger», à «leur tour»
leur« part »44 . Cette croyance populaire implique la justification ou l'ac-
ceptation par les victimes et/ou dominés des actions criminelles des entre-
preneurs politiques qui sont simultanément des entrepreneurs écono-
miques et des «mangeurs», c'est-à-dire des destructeurs. La «chose
politique», dans ce sens, est décidément ambivalente en postcolonie: elle
ass9cie deux syndromes contradictoires : le syndrome de la construction
(l'~tat-développeur ou civilisateur) et le syndrome de la destruction
(l'Etat-producteur et organisateur de l'économie des pièces détachées
humaines en association avec les sectes magiques dans lesquelles il se
dédouble). Or, c'est exactement sous la forme de ces deux syndromes que
s'est produite historiquemen la figure de /'Otangani; figure de la domina-
tion coloniale.
174
LE SOUVERAIN MODERNE

Concepts scientifiques et imaginaires africains

Les o~se~vatio?s q~i précèdent suggèrent plusieurs problèmes concer-


~ant la theone socwlogique du pouvoir en postcolonie africaine, en particu-
lier!~ rap~o~ entr~ concepts scientifiques, d'une part, et figures et schèmes
de 1 Imagmai:e, d_ autre part. L~s deux concepts scientifiques qui interro-
~ent la problematique du pouvOir, et donc de la nature de la violence qui
1 accompagne, des modalités de sa légitimation et donc de l'assujettisse-
ment sont ceux de fétichisme politique et de fétichisme de la marchandise.
La question ici est de savoir quel est le rôle de l'imaginaire, dans sa double
acception chez Castoriadis, au sein de cette problématique générale.
Le concept de fétichisme politique est entré dans le corpus des
concepts sociologiques grâce à Pierre Bourdieu pour qui il désigne des
«choses, des gens, des êtres qui semblent ne devoir qu'à eux-mêmes une
existence que les agents sociaux leur ont donnée ; les mandants adorent
leur propre créature». Cet auteur ajoute : «L'idolâtrie politique réside
précisément dans le fait que la valeur qui est dans le personnage poli-
tique, ce produit de la tête de l'homme, apparaît comme une mystérieuse
propriété objective de la personne, un charme, un charisme ... »45 . Pierre
Bourdieu revendique explicitement la filiation de son concept avec celui
du fétichisme de la marchandise, analysé par Marx : le «rapport social
déterminé des hommes entre eux qui revêt ( ... )pour eux la forme fantas-
matique d'un rapport des choses entre elles » 46. Marx précise que« pour
trouver une analogie à ce phénomène, il faut la chercher dans la région
nuageuse du monde religieux » où, dit-il « les produits du cerveau humain
ont l'aspect d'êtres indépendants doués de corps particuliers, en commu-
nication avec les hommes et entre eux». Ce qu'il «en est de même des
produits de la main de l'homme dans le monde marchand »47 .
Dans le contexte de l'imaginaire africain, ces deux concepts prennent
des contenus qui déconcertent leur prétention à la fois de rupture avec le
sens commun et d'éclairage décisif, parce que défonnateur de la réalité
socio-historique. En effet dans le contexte africain, le fétichisme poli-
tique, entendu comme usage des « pièces détachées » par les hommes
politiques, réduit le concept bourdieusien à un concept purement descrip-
tif. Les usages politico-criminels des «pièces détachées » servent bien ici
à transformer en fétiche les rapports politiques (le Commandement),
comme ils servent aussi à produire comme fétiches les hommes politiques
eux-mêmes. Ce n'est donc pas seulement le concept bourdieusien qui est
réduit à un concept descriptif et dépassé, mais aussi la conception du
Commandement (les rapports politiques) comme fétiche proposée par
Achille Mbembe.

45. Pierre Bourdieu, Choses dites, Paris, Minuit, 1987, p. J 87.


46. Karl Marx, Le caractère fétiche de la marchandise et son secret, Paris, Édition\
Alha, 1999, pp. 12-13.
47./hid., p. 13.
FANTÔMES ET MACHINES POLITIQUES 175

Dans ce même contexte, le concept de fétichisme de la marchandise


est également« dépassé». Au sens local, en effet, ce fétichisme se traduit
à Ja fois par la cristallisation amoureuse sur les marchandises (ce qui
renvoie aussi au sens freudien du fétichisme: passion pour l'être aimé
reporté sur un objet lui appartenant et qui le re-présente) et leur représen-
tation comme objet de puissances, de charismes, possédant des qualités
humaines redoublées. Au sens de Marx, le fétichisme de la marchandise
exprime Je temps de travail social coagulé dans la marchandise et qui
définit leur valeur comme valeur intrinsèque. Les deux sens doivent être
combinés pour saisir ce qu'est le fétichisme indifféremment politique et
marchand en Afrique centrale. En effet, la cristallisation amoureuse est le
résultat de la représentation de la marchandise (importée, celle qui a plus
de valeur aux yeux des «indigènes ») comme «chose des Blancs». Ce
qui doit s'entendre comme chose produite par les Blancs et dont la valeur
est liée à la valeur du corps du Blanc: la marchandise tient donc sa valeur
de !'incorporation en elle de la puissance-valeur de ce corps; une puis-
sance qui justifie l'incorporation dans les fétiches des « pièces déta-
chées» du métis et/ou de l'albinos et du Blanc lui-même. D'où l'assimi-
lation de la puissance de l'homme politique à celle du «Blanc» qu'il est
censé être par ses diplômes éventuels et surtout par la possession des
marchandises et de l'argent.
Même les fétichismes de la production et du consommateur que Arjun
Appadurai considère comme «descendants» du fétichisme de la mar-
chandise «qui s'épaulent mutuellement» sont «dépassés» par les féti-
chismes des mêmes noms en Afrique centrale. En effet, le fétichisme de
la production, selon Appadurai, désigne « une illusion créée par les lieux
contemporains de la production transnationale et qui, par l'idiome et le
spectacle du contrôle local (parfois même du travailleur), de la producti-
vité nationale et de la souveraineté territoriale, masque le capital trans-
local, les flux de gains transnationaux, la gestion globale et, souvent, les
travailleurs à l'étranger... Dans la mesure où différents types de zones de
libre échange sont devenus les modèles de la production en général, et
notamment en matière de haute technologie, la production elle-même est
devenue un fétiche, obscurcissant non pas tant les relations sociales en soi
que les relations de production, qui sont de plus en plus transnationales.
Le_Iocalisme (au sens de sites locaux de production comme au sens large
d'Etat-nation) devient un fétiche déguisant les forces globalement dissé-
minées qui dirigent en fait le processus de production. D'où une aliéna-
tion (au sens de Marx) doublement intensifiée, car son sens social est à
présent constitué par une double dynamique spatiale compliquée, de plus
en plus globalisée »4 8_
Quant au fétichisme du consommateur, Appadurai dit qu'il indique par
cette notion que « le consommateur est transformé, à travers les flux

48. Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globa-


lisatirm, Paris, Payot, 1996, p. 79.
176
LE SOUVERAIN MODERNE

de marchandises (et les_ médiascapes, notamment la publicités, ui .


accompagnent), en un. signe. «Signe» est ici à comprendre non qseu::~
ment au ~ens de Baudnllard- un simulacre qui n'approche que de fa
asymptotique la forme d'un agent social réel- mais encore au sens
masque pou: le siège réel de l'opération, leq~el n'est pas le consomm~~
tn
teur, m~Is bien le producteur et les nombreuses forces qui constituent la
produ,ctw~ »~9 .Tout l_e monde peut produire, mais celui qui produit plus
que d ordma1re le fait parce qu'il a des médicaments, qui mobilisent des
armées de travailleurs invisibles, des morts-vivants comme les zombies.
Toutes ces formes de fétichismes sont ordinaires en Afrique centrale,
~t particulièrement au Gabon. Tout se passe comme si chaque imagina-
hon de chercheur ne voyait qu'un aspect du fétichisme: l'imagination de
Marx, celle de Freud, celle de Bourdieu, etc. Mais l'imaginaire non
scientifique africain, pris dans sa globalité, n'est pas la science, qui cons-
truit des théories, qui les inscrit dans les paradigmes, pour penser la tota-
lité des systèmes ou les individus. Il n'empêche qu'il y a entre l'imagina-
tion scientifique du fétichisme et l'imagination non scientifique africaine,
un rapport étrange: la science, en prenant l'imagination africaine du féti-
chisme comme objet, veut en révéler les secrets, les dimensions ou les
logiques individuelles ou collectives cachées. Mais à y voir de plus près,
ces « secrets » ou ces « logiques » cachées ne le sont pas pour la totalité
du système constitué par l'imagination non scientifique et du fétichisme.
Or, les choses se passent comme si les outils scientifiques servant à
découvrir les logiques cachées, et dont certains ont été construit~ à partir
de l'expérience intellectuelle de l'Afrique par l' imagina_tion occ1~entale,
notamment le concept de fétiche ou de fétichisme, et qm ont servi par la
suite à penser le système capitaliste moderne, comme chez Marx po~r
dire qu'il fonctionnait sur un imaginaire des choses douées d'un pou~Oir
extraordinaire de produire des choses et d'assujettir les hommes, avruent
gardé quelque chose de vrai dans 1'appréhension africaine des rapports
entre les hommes et les choses sous forme de fétichisme. Toute la ques-
tion est de savoir si les Portugais se sont trompés en parlant de fétiches à
propos des rapports des hommes aux choses en Afrique, ou c'est Marx,
Freud, qui se sont trompés en parlant du rapport des hommes aux choses,
qui sont des rapports des hommes aux hommes, dans leur propre société.
Alors que chez Bourdieu l'alchimie sociale de la transfiguration du
rapport politique où les mandants adorent leur propre produit se réalise
par la violence symbolique, en Afrique cette alchimie se réalise par la
v!olence ins~~arab_leTI_Ient symbolique et physique, que nous appelons
vtolence de li_TI_Iagmaire. L'alchimie sociale de la double transfiguration
du rapport politique (le Commandement) 50 et des hommes politiques en

49. lhid., p. 80.


50. Nous repreons ici le concept de commandement tel u'il . . . .
Mbembe dans De la postcolonie En-ai mr l'i . . ~. est constrUit par Achille
poraine, Paris, Karthala, 2000. · · · · magma/ion pobttque dans l'Afrique comem-
FANTÔMES ET MACHINES POLITIQUES 177

fétiches conduit ainsi en Afrique au dépassement de l'o~position e_ntre


violence symbolique et violence physique : la violence dite sym~hque
est constitutive de la violence physique et la justifie; comme la vwlence
physique est constitutive de la violence symboliqu~ et la justifie_ égale-
ment. Cette consubstantialité de la violence symbolique et de la vwlence
physique recoupe celle des marchandises et des fétiches : les marchan-
dises comme l'argent vivent socialement une vie autonome en Afrique:
des avions ou des voitures transportent des âmes au pays des morts et/ou
en Europe et sur des chantiers d'exploitation de richesses, et l'argent sert
à acheter ou à perdre des âmes. Cette autonomie de la marchandise ou de
l'argent, en tant que fétiche, n'est pas une représentation réductible à la
seule « mentalité indigène » : le pentecôtisme et les représentations popu-
laires dotent la marchandise et l'argent d'un esprit, Mami Wata 51 : un
esprit qui redouble l'autonomie de la marchandise, décrite par Marx
comme produit de la main de l'homme, qui fonctionne comme un esprit.
produit du cerveau de l'homme. Mieux, la marchandise et l'argent finis-
sent par entretenir des rapports inversés de sujet à assujetti avec le
producteur et même le «propriétaire», c'est-à-dire le capitaliste, dans la
mesure précisément où ce dernier n'est pour ces imaginaires que l'es-
cl~ve d_e l'esprit de la marchandise, Mami Wata. Cene figure de l'imagi-
nrure, mcarnation du Souverain moderne, tient en effet en esclavage
sexuel l'homme qu'elle enrichit, en échange d'un membre de sa famille.
ou de son membre viril, son «corps des hommes>>, et le punit de mort en
cas d'infidélité.

La culture politique du Souverain moderne: la connivence contradictoire


des dominants et dominés

Le schème de l'esclavage récapitule dès lors de façon extrême à la fois


la consubstantialité de la violence symbolique et de la violence politique.
ainsi que celle des marchandises et des fétiches : l'esclave est la chose sur
laquelle la violence du maître s'exerce sans remords. Qui est le maître et
qui est 1' esclave du pouvoir/commandement comme fétiche en postC(l-
lonie? L'imaginaire africain qui révèle la consubstantialité de la violence
symbolique et de la violence physique, en même temps que celle de5.
marchandises et des fétiches (et donc du pouvoir/commandement comme
fétiche), suggère la rét><>nse suivante: le seul maître est le SouverJin
moderne : le Capital, l'Etat, Dieu, la Science, la Technique. la SoR-ellcne
Ces figures, qui entretiennent des rapports de redondance et de superpo-
sition52, sont précisément des figures du pouvoir/commandement qu1 .

.-·--5-1 Lire à ce sujet Birgit Meyer. • "Delivered fn>m the power of darlu!C~s"'.
.
fcssion . . Ghana » .....•_tm·a.
of satanic riches in chnsuan . . ,~,
"'~ '
(.). l'""" ,:16- '~~
""·'·pp.~- -· ,.
ConSZ. Sur ces concepts, lire Yves Bard. /.t' .>ptim<" el lo> parl<ki<•.w. Grenot>lc. PU.>,
197 y,pp.ti8-II9.

1 J
178 LE SOUVERAIN MODERNE

transformées par l'imagination, donnent lieu à une figure comme Mami


Wata ou à d'autres comme De Gaulle ou Ngol. Ces différentes figures du
Souverain moderne tiennent en esclavage dominants et dominés, sujets
aux mêmes effets de fascination du caractère fétiche de leur pouvoir.
Voilà qui explique le partage par les dominants et les dominés d'un même
espace de croyance et donc de connivence autour de la violence du
pouvoir d'État ou de la criminalité des hommes politiques: ils sont tous
les «enfants», des esclaves du fétiche que constitue le pouvoir/Comman-
dement. Le pouvoir/Commandement c'est le fétiche qui, par définition,
structure les inégalités sociales dont les dominants, comme les dominés,
n'ont pas la maîtrise des mécanismes. C'est en cela qu'ils en sont tous les
sujets, même s'ils n'ont pas le même pouvoir de négociation des
contraintes de l'assujettissement. Les dominants négocient leur assujettis-
sement par la capacité qu'ils ont de posséder de l'argent et de satisfaire
leurs besoins de santé, de nourriture, d'éducation des enfants, de loge-
ment, de transport, de distinction, etc. Mais comme on peut s'en rendre
compte, ce pouvoir de négociation de leur assujettissement est simultané-
ment un pouvoir de leur aliénation et donc de leur esclavage dans le
monde du pouvoir/Commandement. Les dominés et les exploités sont
relativement autonomes dans le monde du pouvoir/Commandement lors-
qu'ils peuvent satisfaire les mêmes besoins avec des produits de substitu-
tion ou de moindre valeur dans un contexte où la distinction (au sens de
Bourdieu) instaure comme valeurs de référence les valeurs du «Blanc».
Mais Je prix que payent les dominés et les exploités pour leur autonomie
relative face au pouvoir d'assujettissement du pouvoir/Commandement
est très élevé. Les dominés et les exploités payent tout simplement de
leur corps leur autonomie relative. Par ce prix dont la maladie et la mort
sont les indicateurs, dominés et exploités manifestent comment le pou-
voir/Commandement, en tant que fétiche, les assujettit en brisant leurs
corps.
Dans un tel contexte socio-historique, la forme politique de la repré-
sentation en régime démocratique qui, chez Bourdieu, fonctionne à la
violence symbolique, est révélée dans sa dimension idéologique : la
violence symbolique est inséparable ici, de la violence physique qui brise
et mutile les corps. La violence symbolique s'impose alors comme de la
violence armée ou physique contenue, différée ou occultée. On sait par
ailleurs que, dans la sorcellerie, la violence symbolique est tout aussi
physique que la violence matérielle: à travers les mécanismes du déploie-
ment de la sorcellerie, celle-ci est meurtrière, non pas sur le plan symbo-
lique, c'est-à-dire sans effet matériel réel observable, mais sur le plan
physique. Elle tue par empoisonnement, par les armes blanches (un
assassin est généralement considéré comme un sorcier) ou par les fusils
de la guerre du pouvoir/Commandement du Souverain moderne. Elle tue
aussi bien entendu par les « fusils nocturnes », mécanismes psychoso-
ciaux de l'efficacité symbolique mis en exergue par Marcel Mauss et par
Claude Lévis-Strauss.
FANTÔMES ET MACHINES POLITIQUES 17Y

Dans cette perspective, la prégnance sociale ~t ~olitique d,e I'i~.agi­


naire des pièces détachées humaines, qui atteste mnst du ~aract~re ~etJche
du pouvoir/Commandement, révèle par conséquent la dm~enswn mco~­
toumable du sacrifice dans le fonctionnement de ce pouvmr. Le pouvmr/
Commandement, comme fétiche, a besoin de sacrifice, par définition.
Tout le problème ici est de savoir pourquoi, en un contexte dit.de m~er­
nité, où justement le sacrifice doit revêtir des formes symbohques d1tes
plus abstraites de la violence «douce», violence <<symbolique>>, au
sens de Bourdieu, c'est au contraire la violence inséparablement symbo-
lique et physique, c'est-à-dire violence du fétichisme des pièces déta-
chées humaines, qui est requise ? Pourquoi la Chose politique du pou-
voir/commandement a-t-elle besoin du « sacrifice rituel » du sang et de la
chair des sujets/esclaves pour exercer sa puissance ?
Commençons par rappeler 1' observation selon laquelle toutes les
figures de l'imaginaire du pouvoir/Commandement, figures du Souverain
moderne, marquent l'historicité des imaginaires en Afrique centrale. Une
historicité de la capacité de l'imaginaire à produire des significations
imaginaires sociales, qui attestent le contentieux matériel qui est au prin-
cipe des investissements politiques. Comme le montre la prégnance des
figures symboliques et ambivalentes comme Mami Wata, Ngol ou De
Gaulle ou celles des « signifiants flottants » comme les zombies mis en
exergue par les Comaroff5 3 et Peter Geschiere54 . S'agissant plus précisé-
ment de Mami Wata, il est évident que rapportée au christianisme, cette
figure de l'imaginaire est une transfiguration de la Vierge Marie, comme
elle l'est également de la marchandise ou du système monétaire5 5 , tandis
que les Zombies symbolisent la force de travail ou la main-d'œuvre. Il
s'agit donc de figures de l'imaginaire radical qui interrogent les rapports
écono~iques institués ou en voie d'institution par le Souverain moderne.
dont l'Etat Bula matari symbolise le pouvoir politique.
Patrick Quantin a montré à ce sujet comment la possession et donc la
consommation des marchandises ont contribué historiquement à la struc-
turation et à 1' élargissement des hiérarchies et donc du pouvoir à 1' époque
coloniale56 . De même, le lien entre marchandises et élections dans la
production des « grands hommes » politiques pendant la colonisation est
mis en évidence par Florence Bernault, lorsqu'elle montre comment les
candidats aux élections coloniales ont enfreint les lois restreignant la

53. Jean et John Comaroff, <<Nations étrangères, zombies, immigrants et capitalisme


millénaire>>, Bulletin du CODESRIA, 3 & 4, 99, pp. 19-32.
54. Peter Geschiere, <<Sorcellerie et modernité : retour sur une étrange complicité»,
Politique africaine, 79, pp. 17-32.
55. Cf. René Devisch, <<La violence à Kinshasa ou l'institution en négatif>>. Cahiers
d'études africaines, 150-152, 1998, p. 462.
56. Patrick Quantin, <<Le leadership des <<grands hommes» de la politique con-
golaise», Communication au Colloque du Centre d~études. ct de recherches sur la .vie
locale, lEP Bordeaux, 18-20 octobre 2000. Leadership pohuque ct pouvo1r tcmtonahsé.
multigr., 22 pages.
180
LE SOUVERAIN MODERNE

consommation de certaines mar h d.


. "b
d tstn . c an Ises aux seuls 1
uer aux « mdi gènes » dans 1 d d co ons, en allant les
Mieux, cet auteur montre commen~ fea c~~one leu~s ~ampa~nes électorales.
corruption des électeurs et comment ces d:~nve ~rg~msa au Gabon la
pratiques?_ Le rapport à 1 1" . ' ers reagirent contre cette
· · , . a po Itlque d essence moderne est ainsi mar ué
htstonquement a la fOis par l'accès aux march d" d d q
f t" d 1 · 1 . an Ises et u sceau e l'in.
rac w_n,_ e. a v!o atwn de la loi, de la COfl1Jption, de la contestation et de
la participatiOn a ces pratiques par les mandants.
Nous constatons ainsi que le fétichisme de la marchandise aussi bien
au _sens loca~ qu'au sens de Marx, est inséparable en Afrique de la politi-
s~twn colomale. Aux yeux des Gabonais, le fétichisme politique (aussi
bien au sens local qu'au sens bourdieusien) permet d'acquérir des
marchandises qui sont aussi des fétiches au sens où elles peuvent servir,
comme l'argent, à capter ou à acheter les âmes (dans tous les sens de
cette expression) des électeurs. Le « cadeau électoral » est à ce titre un
objet problématique, dangereux, masquant et symbolisant à la foi~ ~n
rapport politique de forces antagonistes. C'est ce qui apparaît dans 1 his-
toire d'un candidat à la députation à Mékambo, dans Je Nord:est ~abo:
nais, qui, en 1996, procéda publiquement, après son échec à I'electwn, ~
l'exécution d'une technique de mise à mort fétichiste de tous c~ux ~uJ,
ayant mangé le bœuf qu'il avait offert comme cadeau électora!, n avment
pas voté pour lui. En effet, dès l'annonce officielle de son echec, K.T.
arma son fusil de chasse, et, marchant dans la rue, prononça ces parole_s:
« Que toutes les personnes ayant mangé mon bœuf, et qui, dans leur v~,
ont déjà mangé d'autres animaux tués avec un fusil, entendu un coup de
fusil et qui n'ont pas voté pour moi et qui vont enten?re les coups e
fusils que je tire meurent ! » A chaque fois, il ponctuait ces paroles de
coups de fusils tirés en 1' air ! l'
On peut retenir de ces observations deux idées essentielles : 1. la po l-
tisation coloniale n'a pas permis la construction d'un domaine ou champ
politique clairement séparé d'un champ économique. Cette _absence de
rupture entre politique et économie, qui se manifeste masstve~ent en
période électorale, se traduit sur le plan de l'imaginaire par la pregnance
de figures comme de Gaulle, Marni Wata et d'autres qui ne sont pas. des
figures traditionnelles, mais des productions de la situation colomale,
inextricablement situation économique, sociale, culturelle, religieuse ;
2. Ces figures de l'imaginaire, qui rendent raison aussi bien du fétichisme
politique que du fétichisme de la marchandise, sont consubstantielles au
fétic~isme du fusil et du bœuf, marchandises importées et donc objets de
pres~Ige et de pouvoir qui répètent, dans leur mise en scène fétichiste ou
~ag1qu~, p~r le candidat malheureux, le scénario par lequel la colonisa-
tiOn a pœge les autochtones : tous ceux qui ont pris les fusils des colons et

57. Cf. Florence Bemault, Démocratie b. ..


}965, Paris. Karthala, 1996, p. 103. sam Igues. Congo-Brazzaville, Gabon: /940-
FANTÔMES ET MACHINES POLITIQUES 181

mangé leur bœuf58 ont été transformés en s_ujets o~ en pièces détachées


(la force de travail est une force musculaue .ou mtellectuelle ven~ue.
c'est-à-dire détachée ou aliénée) du Souveram moderne. Ils entrruent
ainsi de force dans la créance coloniale et donc dans le régime sacrificiel
qui les définissait comme victimes et non comme sacrifiants do~t le_ désir
commande l'acte du sacrifice. L'effacement de leur corps, c est-a-dire
leur naissance et leur entrée dans le monde du pouvoir/Commandement.
correspond à leur entrée dans le désir de l'Autre, qui ne peut que les cons-
tituer comme chair et sang indispensables à sa puissance. L'autre, nous le
savons, c'est le Souverain moderne.
Ces deux idées montrent que la criminalisation populaire des manda-
taires par les mandants ne peut conduire au rejet des marchandises
offertes par ces derniers aux premiers, puisque le système du Souverain
moderne, qui se met en place à travers la politisation coloniale ou le
pouvoir/Commandement, fait du fétichisme des marchandises piégées.
parce qu'elles relèvent d'une logique de l'infraction et de la corruption. le
seul _moyen pour les sujets dont les corps sont mis en pièces dans les
proces du travail sacrificiel du Blanc de naître à la civilisation. Inutile
dans ce sens d'évoquer un quelconque ethos païen ou <<traditionnel >>
c~rru:nun aux dirigeants et aux dirigés qui les rendrait complices dans la
cnmmalité et qui trouverait ses fondements dans les croyances aux féti-
c_hes (sous entendu «traditionnels») et à la sorcellerie. La civilité poli-
tique et écon?mique, reposant sur l'exercice d'une violence symbolique
exc~ua~t la VI~l~nce physique et la criminalité, ne relève pas de l' ethos
capitaliste-chretien en colonie.

L'idéologie de la retraditionnalisation

. Dans_ la perspective que nous venons de proposer, l'idée de l'éditoria-


liste du JOUrnal Misamu dénonçant le commerce entre la démocratie et le
paganisme apparaît du coup comme un révélateur du lien profond exis-
tant ~ntre le commerce des marchandises. (dont les pièces détachées
humames sont la forme extrême), le commerce des voix en politique (qui
signifie la « démocratie » ), et 1' économie de la croyance-créance chré-
tienne missionnaire (qui est réfractée idéologiquement ici dans la cons-
cience de l'éditorialiste du journal sous la forme du paganisme). C'est
dans cette même perspective de la réfraction idéologique de la politisa-
tion coloniale que nous inscrivons ce qui suit: <<On aimer.Ut que les
exégètes des élections multipartisanDes en Afrique sortent quelque peu de
leurs schèmes occidentalocentristcs et prennent sérieusement en considt'-

---;-;~L~-~~the de Mondèlè Ngulu raconte commentl~s Noirs éblouis par les i~x d'une
voiture magique conduite par un Blanc sont transfon11es en <·och<m> dl:\ant ètre tlk<., et
mangés sous forme de boîl<' ·' · ·•>nserve.
182 LE SOUVERAIN MODERNE

ration les, ~ffets d~ _ce genre, ?e croyance qui s'imposent en fin de compte
tant aux ehtes politiques qu a leurs supporters». Les croyances dont il est
questio~ sont les croyances en la sorcellerie dont la prégnance dans
les pratiques électorales en Afrique traduiraient ce que les auteurs de ce
texte appellent la « retraditionnalisation de l'Afrique», entendue comme
« ~pprivoisement de l'in·ationnel » ou «adaptation d'usages et d'imagi-
naires ancestraux que se forge la singulière modernité africaine »59 .
Dans une critique documentée du livre de Chabal et Daloz, René
Otayek fait observer, entre autres choses, que ces auteurs ont construit
« une réfutation qui se veut authentique et solidement argumentée des
approches qui privilégient les dynamiques de la ré-appropriation de l'hy-
bridation, de l'invention » 60 . C'est la raison pour laquelle ils tournent le
dos à des auteurs comme Georges Balandier61 ou plus récemment Alain
Marié!. Ils s'inscrivent dans la perspective d'auteurs comme Axelle
Kabou 63 , Bertrand Badie 64 , entre autres qui soulignent le refus ou l'échec
du «développement» et de l'État en Afrique, pour cause d'hétérogénéité
radicale entre développement et État d'une part et la culture africaine de
l'autre.
L'idéologie de la retraditionnalisation s'inscrit ainsi profondément
dans la perspective dualiste, qui est pour nous une sociodicée ou une
théodicée, dans la mesure où elle exonère le colonialisme, l'impérialisme,
la dépendance, la mondialisation et le Fonds monétaire international de la
causalité des malheurs en Afrique noire. Parce qu'elle est une théodicée,
l'idéologie de la retraditionnalisation relève de l'idéologie charismatique,
aveugle sur la dimension religieuse symétrique du pouvoir politique en
Occident, comme l'atteste le fait que des «publications, radios et télévi-
sions chrétiennes inondent Bush de louanges, tandis que les prédicateurs,
du haut de leurs chaires, voient dans son mandat un signe de la
Providence( ... )» et que Georges Bush lui-même parle de Jésus« comme
de son guide » 65 et que, depuis le Il septembre 2001, il est considéré et se
considère comme le chef de la lutte du Bien contre le Mal. Il y a donc,
dans l'idéologie de la retraditionnalisation de l'Afrique, l'ignorance (que
Otayek dit volontaire) des effets d'un imaginaire qui fonctionne à l'ima-
ginaire, c'est-à-dire d'un imaginaire dérégulé, et en plus, la croyance en

59. Patrick Chabal, Jean-Pascal Dalloz, L'Afrique est partie! Du désordre comme
instrument politique, Paris, Economica, 1999, p. 97.
60. René Otayek, <<Le politique re-visité. A propos d'un livre récent sur l'Afrique
noire», Revue Internationale de Politique Comparée, vol. 6, no 2, p. 584.
61. Georges Balandier, Sociologie actuelle de l'Afrique noire, Paris, PUF, 1982
(1ère édition 1955).
62. Alain Marie, (éd.) L'Afrique des individus, Paris, Karthala, 1999.
63. Axelle Kabou, Et si l'Afrique refusait le développement? Paris, L'Hannattan.
1991.
.64. Bertrand Badie, L'État importé. Essai sur l'occidentalisation de l'ordre politique,
Pans, Fayard, 1992.
65. Courrier International, n° 599, du 25 au 1er mai 2002, p. 48.
FANTÔMES ET MACHINES POLITIQUES 183

un clivage des imaginaires faux et vrais, illégitimes et légitimes. En quoi,


par exemple, l'imaginaire pentecôtiste, qui fonctionne exactement suivant
les trois critères du paganisme définis par Marc Augé, serait-il plus vrai et
plus légitime que celui de la sorcellerie ?
Si la modernité africaine est bien singulière, c'est parce qu'elle
correspond dans notre perspective au modèle capitaliste-chrétien mission-
naire qui a présidé entre autres à la structuration coloniale de 1' espace
urbain sur le modèle du fonctionnement de la sorcellerié6 , à la christiani-
sation de l'Afrique en mêlant «proposition matérielle» et «proposition
de foi» face au déficit de légitimité qu'avait aux yeux des Africains la
prétention chrétienne au monopole de gouvernement du champ symbo-
Iiqué7; au fonctionnement du Parti unique suivant une logique du culte
des hommes forts articulé à un éthos de la persécution caractéristique des
régimes de l'Est européen68 ; au fonctionnement des Églises pentecôtistes
d'origine américaine suivant les trois critères du paganisme que sont
l'immanence du divin à l'humain, le sens de la force et la logique persé-
cutive ; aux usages stratégiques de la tradition par les classes possédantes
et dirigeantes ; à l'organisation du leadership politique par les États-
fantômes dans des sociétés politiques valorisant la « parenté ethnique >> à
partir de la ville et sous l'emprise de l'imaginaire sacré69 ; à l'apprentis-
sage colonial de la politique à partir d'un acte inaugural mêlant consom-
mation de marchandises interdites, corruption et contestations électo-
rales70; à la politisation coloniale sous le régime du commandement et
donc de la violence milicienne et militaire ; à l'administration mission-
naire de l'imaginaire sorcellaire. Toutes ces observations rendent raison
du régime de la créance coloniale ou du sacrifice imposé et de ses déve-
loppements historiques en Afrique centrale.

Le spectre et la machine

L'État, avons-nous dit, est «un collectif qui doit quelque chose».
Nous venons de voir que ce schème de la dette, lié au « contentieux maté-
riel», qui s'est noué, dès le moment de la« rencontre», sur la base d'une
conception du sacrifice impliquant que le demandeur exigeât du sacrifiant,

66. Florence Bernault, «Archaïsme colonial, modernité sorcière et territorialisation du


politique à Brazzaville, 1959-1995 »,Politique africaine, 72, décembre 1998, pp. 34-39.
67. Achille Mbembe, «La prolifération du divin en Afrique sub-saharienne >>, in
G. Kepel (ed), Les politiques de Dieu, Paris, Seuil, 1993, pp. 177-201.
68. Joseph Tonda, << Des affaires du corps aux affaires politiques. Le champ de la
guérison divine au Congo», Social Compass, vol. 48, 3, septembre 2001, pp. 403-420.
69. Patrick Quantin, <<Le leadership des "grands hommes" de la politique congo-
laise», art. cit.
70. Florence Bernault, op. cit., lire pour ce qui concerne les aspects fraude. violence
ou corruption comme aspects ordinaires des élections, Patrick Quantin, <<Pour une analyse
comparative des élections africaines», Politique africaine, 69, mars 1998. p. 12-28.
184
LE SOUVERAIN MODERNE

en mê_me temps victime: u~e tran~action sans contrepartie «évidente,, .


condUit, dans ses complicatiOns historiques a' la · · 1· · d ' •
h .. ' cnmma JsatiOn es fér
c es ~ohtiques du Souverain moderne. Parmi les figures de la te l·
pr?d~Its _ra~ 1'imagination populaire, en Afrique centrale, du fait, de ~~~t~
cnmi?ahsati~n.' nous avons celle de l'alliance entre le spectre et la
machme politique. D'autres figures de cette terreur sont celles d
l'argent; l'enfant et la femme sont les victimes de cette terreur. e
. Depuis_ en effet t~ois décennies environ, des peurs collectives, des pra.
tiques sociales de viOlence corporelle, mais également morale, reposant
sur des rumeurs, des rêves, des visions, des révélations des oracles de
tous poils n'ont cessé de constituer l'histoire politique et sociale des
sociétés africaines. Le Gabon 71 , les deux Congo, le Cameroun 72 , l'Ou.
ganda 73 , la Côte-d'Ivoire 74, sont entre autres lieux où des figures histo-
riques de gouvernement et d'administration de la violence de l'imaginaire
sont repérables.
Au Gabon, Il n'y a pas seulement des tibias qui sont dits être des
avions supersoniques ou des hélicoptère qui font régner la violence de
l'imaginaire. Il y a aussi des «fusils nocturnes>>. Ces fusils ne sévissent
pas seulement dans le bas peuple. On dit aussi qu'ils font fureur à l'occa-
sion des campagnes électorales. La dynamique de cette violence de l'ima-
ginaire est indissociable de ses rapports à la matérialité, et inversement, la
matérialité, en Afrique, ne s'actualise que dans la violence de l'imagi-
naire75. La criminalisation actuelle du corps politique a eu pour symbole
inaugural, en postcolonie gabonaise, J'irruption dans le champ. de la
violence de l'imaginaire, autour de l'année 1985, de deux puissants
symboles du pouvoir et de la mort: la voiture noire 76 et un revenant. La

71. André Mary, <<La violence symbolique de la Pentecôte gabonaise>>, in Corten, A.


Mary, A. (eds.) Imaginaires politiques et pentecôtisme. Afrique/Amérique, Paris, Karthala,
2001, pp. 143-163 ; Joseph Tonda ; <<Capital sorcier et travail de Dieu », Politique afri-
caine, 79, octobre 2000, pp. 48-65.
72. Peter Geschiere, Sorcellerie et politique en Afrique. La viande des autres. Paris,
Karthala, 1995, <<Sorcellerie et modernité : retour sur une étrange complicité>>, Politique
africaine, 79, 2000 pp. 17-32. Jean-François Bayart, L'État en Afrique. La politique du
ventre, Paris, Fayard, J989 ; Jean-Pierre Wamier, <<L'économie politique de la sorcellerie
en Afrique centrale>>, Revue de l'Institut de sociologie, Université Libre de Bruxelles,
1988, 3-4, pp. 259-271 ; L'esprit d'entreprise au Cameroun, Paris, Karthala, 1993.
73. Heike Behrend, La guerre des esprits en Ouganda, 1985-1996. Le mouvement du
saint-Esprit d'Alice Lakwéna, Paris, L'Harmattan, 1997.
, 74. André __Mary, <<Prophètes pasteurs. La politique de la délivrance en Côte
d lv01re >>, Polrtrque afrrcaine, 87, octobre 2002, pp. 69-94.
75. On peut hre sur les rapports entre imaginiare et matérialité en Afrique Jean F ·
Baya rt , L'./1 · ·d · ·
t uswn t entllmre, Paris Fayart 1006 Richard Banégas La -''
• · - , ranço1s
'M "' .. . . ' ' ' .' uemocratre apasd
came on. ~rans/lw? et ~magmaires politiques au Bénin, Paris, Karthala, 2003. e
76. V01cr ce qu écnt Patnce Yengo sur la voiture noire · << Ce n'est a
touJou~s dans le Brazzaville des flux pétroliers, il était interdlr aux artic ~- s un hasard si,
une VOiture nOJre; la couleur anthracite étant réservée aux véhicul: d ~-1er~ d~ posséder
corbrllards. », Patnce Yengo <<Survivre en Afr,·q . 8 es tgnrtatres et aux
Dt'derot, p eut-on etrevrvanr
• . '
enA'rique? Paris Puf ue ou 1a 1og1que du zorn b"te» For
~· · ·· , 2000 6
.pp. 9-70. ' um
FANTÔMES ET MACHINES POLITIQUES 185

voiture noire, symbole du deuil, de la mort, mais ~~ssi du pouvoir (c'est


en général la couleur de la voitur~ officiel~e de: ~~m:tres; notamment, au
cours des années soixante et smxante dtx), etait reputee circuler dans
Libreville pour enlever des enfants qui étaient par la ~uite tué_s et dé~em­
brés à des fins sacrificielles. Or, cette terreur de la VOiture nmre fut drrec-
tement attachée à la délinquance d'un revenant: Dominique Mombo,
premier détenu exécuté sous le régime du président Bongo. Il s'agit donc
d'une terreur menée par un spectre ou un fantôme, sur commande des
hommes politiques.
Nous avons ici un exemple, particulièrement dense sur le plan symbo-
lique, de la violence de l'imaginaire. L'un de ses aspects est l'attelage du
spectre et de la machine politique. A titre de comparaison, on peut
rappeler l'attelage du corps mort, du cercueil et de ses porteurs dans la
t~adition. Dans ce cas, il arrive qu'un cercueil contenant un corps se fasse
si lourd qu'une dizaine de personnes ne peuvent le soulever pour le faire
entrer dans une salle où, avant sa mort, l'homme décédé avait dit de ne
pas Y_amener son corps. Le fait qu'un cercueil<< refuse» d'être transporté
au? heu déterminé est certes connu comme ordinaire en Afrique centrale.
mat~ quand il se produit, il viole une loi «naturelle>>, déconcerte et
devient une énigme. La nature de l'énigme est ici ambiguë: elle tient
autant au fait« extraordinaire>> d'un cercueil doté de volonté qu'au sens
de. ce << refus » exprimé par l'attelage de deux corps morts : le corps du
bms et le corps de l'homme. Le caractère «extraordinaire>> de deux
«choses>> qui n'en font qu'une (le bois mort et le cadavre) et qui impo-
sent ~eur lourde volonté aux vivants assujettis, condamnés à chercher la
solutiOn de l'énigme de leur assujettissement à cette croyance «in-
c.r?y~ble >>, constitue la banalité. du miracle en Afrique centrale. Comme
1 ecnt Evans-Pritchard: «Quand un zandé parle de sorcellerie, il n'en
parle pas comme nous parlons nous-mêmes de la sorcellerie dans notre
pr~pre hist?ire. Elle est pour lui un phénomène ordinaire. et il ne se passe
guere une journée sans qu'il la mentionne ( ... )A nos yeux, la sorcellerie
est quelque chose qui a hanté nos crédules ancêtres et provoqué chez eux
de la répulsion. Mais le Zandé s'attend à rencontrer la sorcellerie à n'im-
porte quelle heure du jour ou de la nuit. Il serait autant surpris de ne pa~
entrer quotidiennement en contact avec elle que nous le serions si nous
étions confrontés à son apparition. Pour lui, il n'y a rien de miraculeux là-
dedans >> 77 • Le mot« indigène» pour dire le miracle se traduit par" éton-
nement>> ou «extraordinaire>> : likambo ya kokamwa, en lingala. par
exemple.
La volonté des morts pose ainsi directement le pro?lème de l'assuj~t­
tissement des humains à la volonté d'un corps mort qut relève de ce pomt
de vue de l'imaginaire et du l'idéologie comme mode de connaissance ct

---~;.~. E. Evans-Pritchard, cité par Peter Winch. ~_Comprendre ks société\ pnmitiw~


U ne approc he W 1· ugensteinienne
·
» in Dame! Célat, Recherche.•. Pans. Edllll»>S l.a
·
Découverte/MAUSS. 2003, p. 239.
IS6
L" SOIJVIiRAIN MODLI(NI.

discours du nwîtrt'7X s1111 ., . .


· • t<tppoll 11\'l'l' l' , · ·
le sens où le mi rade de h ,. 1 1' 1 . tlll<l~lllitllt· pc·ut \'t'lllrruht tl.,
. ' ' 1 on t t 11 cadavre t'\1 11 · • . '
IUlllt'. t:.rtraquotidit>n au V'tl•· tlt• •1· . "' 1 . lll't'f'lll'lllflll ~''.''111•1,/,
. ' . ' ·' . 1' <L\ t'V(' 11'1 Âllllt'lt • 1 1 j
prcst•ntc l'llllltne un ëcan ,. . .. . , ... · tt'! ' 11. t' fltlf;u Ir"
tud. M-~ , . 1"' r<lPPtltl ''" 't'tl, Il lu lJIIPIUiit·tuu·h' h 1'1 t
)· _c 1 ~mt· " 1. ~·ç llllf<ll'k t'si un t'n'tWIItt'lll lllh•ndu, 1111 ,rn~ 'oir 111 ~ ~
putt~.· l.ks l\'PI\'s~·ntaltPns llrdin<titvs dt•s ''t'Ils lit Sllt "Il····... "'1
,·h;;~.n"nl •._ • 1 • ) · . . " .. · · u "11 t otumr Ir,
n . ·-·~ \. · l' 11 ~' \ ttstt•s, pm· t'\t'lltplt'. st 1111 d11ns lrs n·prt'st·nltllinlts 1 m~~~
;n'· tlltltll<lllt_S, tJIIl 1ltdtt'HHt'S, Jll\\tlll\'lt'lll~ tks mirm·ks l't'NJW!'Iivrrnrn1
~- .·' ttt.tt\,l:t'l "' 1 ml tl\' :1 d1st~Hlù', tk ,,.,·,·nir ù ht \'Ît' apn's plusirurs nnnrc 1
t'<l,x'l.'~ .l.;l!b LI_ lllt'rt -v t'l 1.k ~uérir dt•s nwbtdit•s sur ksqul'llrs t\·hnuc la
t-!-\'\tt<.."\:-.."\'H~' h'lu~·s l.'l's 1\'~tlitt':' stx'iltks Stll\1 llrtlinairt•s, muis rn même
:;.":'::~~ _.:k-s '''lbtiHI<'lll h'H.i~'lll~ un ù '•lf'f par rapport il la vic 4Uolidicnnc.
,t: m. ,m~ t;..•!k -lll<' ks lllt'lll"l\'!' t'nlinait\' d'une l'OIIt•rlivité la vivent
n.-m:' l--~~}\;t,'\' ,k .'!.'1 ~....-art. s\'lll!t'llll't\' l'idinlltl' de la sorrcllcrie et de\
:-..·1~ÏNl:' .:-hl'.'t1;..'lllk'~. \lieux. il~~~~ m~me dan~ les croyances ordinaires à
];a ~'rcdleri" d"~ t'n'nemt.'tl(S qui sont vt'cus comme plus extraordinaires
qut> d'habitudt'. Nt,t:unment !t)Ufes les nouvelles formes de magie qui
sïntroduisent dans unc socit'tt' et qui. de ce fait. rompent avec J'ordinaire
des phénomènes attribués à l'action des sorciers. C'est cette rupture qui
est à f'ŒU\Te ici dans l'histoire de J'attelage du spectre, dans le fant?me
du condamné à mort exécuté de Libreville qui revient au volant d une
voiture noire pour enlever les enfants. . .
Comme on peut le constater, la terreur de la voiture noire, qm expnme
ici ce que nous appelons la violence de l'imaginaire, repose sur un re~ou­
blement des schèmes de la terreur de la mort par l'imaginàtion collecttv~.
La terreur du corps du pouvoir, corps politique (au sens de «classe poli-
tique » ), hante, comme un spectre, les imaginations des popu~at.tons,
comme le fantôme lui-même qui conduit la voiture-miroir spe~trahsee.du
pouvoir. Disons la même chose autrement: le spectre de la vOiture notre,
c'est-à-dire la voiture noire comme machine de terreur qui hante les
imaginations, voiture du pouvoir, est redoublé ici par le spectre de la
mort, au sens de fantôme du condamné à mort exécuté qui, comme tout
revenanr0 , revient semer la terreur dans la vie des vivants. Par ce récit,

78. Camille Tarot appelle <<idéologie Je discours qui définit la violence légitime el
donc le discours du maître, sinon déjà discours du maître, discours institutionnalisé>>,
C~m1lle Tarot, <<Les lyncheurs et le concombre ou de la définition de la religion, quand
meme''· Re~ue du MAUSS, semestrielle, 22, second semestre 2003, p. 279.
. 79. Rene L~neau, qui rapporte plusieurs exemples africains des miracles de ce genre,
Cite plus préetsement celui d'une fille revenue à la vie après 5 années passées dans la mort
dans le .quart1er
. Matongé à Ki ns hasa, cf . Ren é L uneau, Comprendre l';ifnque · • ·
Evangtle
modermte, mangeurs d'âmes p · K h 1 2 ' '
souli ner ue ni Re é ' ans, art ~a, 002, p. 14. li est peut-être nécessaire de
gd ~é , n L.uneau: nt nous-memes ne croyons à la réalité matérielle de ce
genre e p nomenes, meme s'Ils font partie de la é r , .
de croyances, des populations africaines. r a lte soc1ale, en tant que phénomènes
80. Nous appuyons ici sur les dévelo em . .
proposés par Jacques Derrida Spectre• •l Mpp epnts. très suggestifs sur cette thématique
' · ·• "(' arx, ans. Galilée. 1993.
l'unarinam• u1lk~:llf r~flil vlfnJ)tr <Ir. l.o .,..,Jl,o.._, lft<Jifllf~<t .;.Jiiwii<.JA;
,Ju 111;1,. polillf/UP C C' tlr·mKr t:'\1 ~tl df~ '*''-~ <J ~ "1or v;,lott
tntern•dt<lllüle\ •kmarulr.••~~ <Ir. pt"-'.t:" .W..-.~~ ,._..,.~ " « ,..__
tltll'll il ..r. nournt. r~o~~tJf aO.ftHir~ '" fllll~-'- _1'-~ W-'*'-' noh:-. • .- ,.
f'ranl:-nla4,:11nr~trtf' <1
la ~~rv; l ,,,., rr.:in ~'I,;MII';tt"-"' iil'.:'t w.~ , , _
Même lt\ (•.I(IIV-\ r..:rllf'.d.Ct\fl':~ v~Jf VNf/'.1"""''-"' ..,. ""- f t'-;1 :; -~
magic, nntmnmr.nt ;, travr:n l' tmyMIJ(JtJ 1r:~- trtMM ·,W'- ...,...,. ~­
gcn~ idiot~ en pompant leur ,, f:rn1)1';" '"' ~-~ ~ ~,.it'!"'l ·' • --~~ • ·
Or, par le M:hème du \a(..rih(.e rt•J 'J"'f>"' -k~ "::fw~ ; 1llllle"iA'......-. Y~
laire in~truit le proch de la dépareméli<;"Jfit'.n u!Mftmti·l-: 1e ~'16<.A'J. -11r,
la violence politique en po<;tcolflrrie. MielJ:(_ ja fi~~ 1n ~~~- -~
schème de l'à-venir (ou du,, re-venir "1 qu'il e-:~:pri-me ~ 't~·~ •<-•
avec le schème de l'avenir qu'évoque la figure de t' O'lfaftt. Le re·~~­
en effet, est par définition celui qui ~itue '>011 e:t:~ •pectraie ~ .m
retour et donc dans un temps qui est ~s IDiutÎOfl de continuité emre .c
passé et le futur: il est un symbole du passé qui revient:. aoJoonfhut. ce
soir, demain et qu'on verra. Le télescopage du temvs du revenam a"ec
celui de l'enfant donne comme résultat, sur le plan symboiil:jue. le
meurtre de l'avenir du peuple de demain (les enfanl'l) par l'a-vt?mr du
spectre et de la machine. Pour dire la même chose alliieiJiellt : la mort
devient l'avenir du peuple. L'<< incorporel» du spectre prend la place du
corps des enfants sacrifiés et démembrés. La violence déparentélisante du
~pectr~ de la voiture noire s'impose en définitive comme une vioknce qui
t~terdlt de penser la politique comme lieu de reprOOuction de la defœ
II~nagère, puisqu'elle en interdit toute possibilité de reproduction biolo-
gique. Il ne reste alors que la possibilité de reproduire la mort. par le jeu
~e la dette politique qui attache le <<corps politique ,. au .. corps
ele~tor~ » par l'économie des dons piégés en argent et en marchandises.
Mrus egalement par toute l'économie symbolique des « pièces dêta-
c~ées >~ qui a justifié une marche de protestation des étudiants en 2003 à
Libreville au cours de laquelle on pouvait lire sur une pancarte: "Tuez
les vôtres, laissez nôtres». Le Souverain moderne apparaît ainsi coaune
un Souverain qui travaille à la destruction des corps et à leur remplace-
ment par l'« incorporel>> des spectres, des fantômes et de la machine.
L'irruption d'un spectre dans la vie publique, au cours des années
quatre-vingt, est donc un moment fort du cycle de la terreur de l'imagi-
naire du pouvoir ou de la puissance politiques. Mais la voiture noire
habitée par un spectre a été suivie, dans les années 1997, par d'autres
histoires de spectres associant les figures de la mort, du deuil, de la
violence, dont celle du serpent associée à celles de la femme, à l'argent et
au pouvoir. Plusieurs récits rendent compte de cette réalité. . _
Il ne faut pourtant pas penser cette violen~e spectrale et déparentéh-
sante du Souverain moderne en postcolome _corn~ un phén~mèrn:
, ·fique à cette période historique de la fonnation
spect . • soctale gabonaJse.
é · Nt
mme Un Phe 'nomène dont le sens dott etre retrouv umquement
encore co · & 1 ·ée à
.t. afn'cai·ne ,, Certes la violence .antoma e as.'\OCI
dans la « trad I Ion · •
r
IHR
LE SOUVERAIN MODERNE
1

l:ex.~r~i~e du pouvoi~ est une r~éalité symbolique ordinaire des sociétés de


la tradrtwn, car. la lor des ancetres, dont les punitions à l'infraction r·l'·.
vent de l~ur actron, est un~ loi exécutée par un pouvoir spectral (les ance~.
tres). M~rs entre ce pouvorr spectral des ancêtres et le pouvoir spectral du
Souverarn moderne en postcolonie, une rupture profonde les oppose.
Ce~te ruptur~ ~~t celle que présente toute la différence entre, d'une part, la
« v~olence legrtrme »du pouvoir qui s'exerçait, dans les sociétés antéco.
lonrales, contre les délinquances, en public ou, généralement, dans le
~ceret des sociétés initiatiques, à l'abri du regard des femmes et des
Jeunes, les «cadets sociaux», et, d'autre part, celle de l'État postcolonial
qui s'affiche publiquement comme spectacle destiné, semble-t-il, à
imprimer dans les consciences la terreur du corps détruit par Je feu des
fusils (et éventuellement le nœud de la corde des pendus).
Cette rupture manifeste donc une substitution d'une forme de pouvoir
traditionnel, reposant sur la violence des génies et des ancêtres, présentés
dans l'imaginaire comme les auteurs des mises à mort de délinquants, à
une autre forme, celle de l'État, dont le génie est le «Blanc». L'une
travaille prioritairement dans l'invisibilité sociale que symbolisent la ~uit,
le masque des initiés, la forêt et fut combattue par la puissance colomale.
L'autre travaille dans la visibilité éclatante de la cour des villages, des
villes et des prisons. Voir, faire voir et rendre visible par tous ~e q~i étai~
souvent caché, est le principe général du pouvoir qui se substrtue a celur
des génies et des ancêtres. Du moins, telle est son ambition: Ca!·. e.n
réalité, il semble qu'aucun pouvoir ne s'accommode de la parfarte vr~~bJ­
Iité de ses mécanismes. Même lorsqu'il affiche son obsession de lu~~re,
il ne peut éviter de viser les effets d'éblouissement qu'elle ge? er~.
Surtout, lorsqu'il s'agit d'un acte de violence extrême com~e la. mrse a
mort publique d'un homme. Il arrive même que dans la dralectr~ue .~e
l'éblouissement recherché par la clarté violente de l'acte, l'ombre '.nqure-
tante que provoque la violence de l'éblouissement couvre le pouvmr ~t le
discrédite. C'est, nous semble-t-il, ce qui arriva à la carrière postcol~ruale
du Souverain moderne au Gabon. En effet, les exécutions caprtales
publiques qui eurent lieu à Libreville, à 1'époque du Parti unique, a~a!ent
conduit les femmes Mpongwè, adeptes d'une société initiatique fémmme,
le Ndjembè, et originaires de la région de J'Estuaire, profondément heur-
tées par l'éclat lugubre de ces exécutions, à demander au Président Bongo
de ne plus les faire sur la terre de leurs ancêtres mais de les faire, s'il le
désirait, à Franceville, dans sa région d'origine.

Le spectre du serpent, l'argent, la femme, la mort et le pouvoir

, Depuis 1997, périod~ au cours de laquelle les «pièces détachées»


defraient la chromque, circulent également à Librevr'lle d h' 1 ·
es rs orres met-
FANTÔMES ET MACHINES POLITIQUES 189

è e J'argent, Je serpent et la femme, sur fond de cupidité et de


tant.en sc nrtelle. Au Campus universitaire de Libreville, on dit qu'une
trahison ~~encontré un homme riche, obtient de celui-ci SOO(XX} f. CFA en
~~~:~~·un rendez-vous.ferme pour le lendemain. Avec bien entendu la
'b'J'té d'un gain plus Important aux cours de leurs futures rencontres
possi I 1 · d' bt ·
sexuelles. Excitée par l'argent obtenu et par la pe~s~t1~e en o emr
d vantage J'étudiante se presse de raconter son h1st01re a sa copme de
c~ambre, ~a «Coss», selon le langage consacré dans le milieu du Carn-
pus. La Coss subtilise la c~e de visite donnée pa~ le riche h?mme et
improvise une sortie. Se faisant passer pour sa copme. elle télephone à
J'homme et le convainc de sa disponibilité ce jour-même, au lieu d'at-
tendre encore le lendemain. L'homme accepte mais est surpris de voir
arriver une fille qui ne ressemble plus à celle rencontrée auparavant. La
Coss vient à bout des soupçons de l'homme. A la fin de la rencontre
sexuelle, l'homme qui s'est montré, raconte-t-on, terriblement perfor-
mant, donne à sa compagne une très forte somme d'argent. Rentrée au
campus, elle est en bute à de violentes douleurs du bas ventre. Sa copine
s'en inquiète et la convainc de se rendre à l'hôpital où une écographie
révèle la présence de plusieurs serpents entrelacés dans le bas ventre. Très
vite la mort de la fille est constatée. Dans ses affaires, la famille trouve
une forte somme d'argent et une carte de visite. Le lien est vite établi
entre cette somme d'argent et la carte de visite. La famille appelle alors le
propriétaire de la carte, pour l'informer du décès de leur fille. Au bout du
fil, c'est un agent du service des pompes funèbres qui répond et indique
qu'un cercueil porte effectivement le nom de cette fille et qu'il attend son
corps.
Un autre récit met en scène un fils et son père, engagés dans un
co~erce sexuel dont la victime est une fille. Ici aussi. c'est un serpent
qui sert d'agent du mal qui s'introduit dans le corps pour le vider de sa
«force», au bénéfice de l'« homme fort''· L'histoire dit ainsi qu'une fille
rencontre un garçon qui l'amène dans la maison de ses parent~ quïl
prétend être absents. Dans la chambre rose dans laquelle ils se trouvent.
leurs jeux amoureux sont interrompus brusquement par le gan,'OII qui.
après s'être éclipsé, est remplacé auprès de la fille par son père qui. se
transformant en serpent, « pénètre» la fille et lui " pompe .. toute Sl.lll
«énergie». Signalons ici la récapitulation de tout l'être de l'homme dans
un serpent qui pénètre le corps de la fille.
Un troisième récit: un étudiant est entretenu par une femme très ridlC.
Elle lui demande de la voir chez elle. s'il le désire. tous k-s jours de: la
semaine, sauf le mercredi. L'étudiant observe les termes de l'e "nmtrJt •
amoureux, jusqu'au jour où un soupçon qu'il ne peut vainne l'amène à
chercher à savoir ce qui se passe les mercredi l'hez sa pmtl'l'tril'e !lien·
aimée. Ne recevrait-elle pas tous les mercredi l'homme qui lui donne
autant d'argent qu'elle possède et dont il profite? Il se rend dooc che1 la
femme un mercredi, vers dix-huit heures. Il con~tate que le portail e't
ouvert et la belle voiture de sa dulcinée est gan.'e. Il hésite pendant
l'Xl
LE .SOUVERAIN MODERNE

4~·~-l~u.cs ~cl~lp~ ù cn!rcr dans la maison. Alors qu'il était en roie à


he~It.tllon~. tl apen;ou un e-<>rand serpent no 1·r qm· g 11ssrut
-. · vers pla ma.soses
1
en pass;~nt par lc port;~il grand ouvert. Fallait-il crier au serpent et se f .n.
~é~ou~·n~ p~r s~n atme '? Le tem_ps plis par ces réflexions lui permi~
~o1r le_ sapent entrer dans la mmson par la porte du garage et avant de
f~:mrh1r nmtplètcmcnl le pas de la porte. il le vit vomir ~ne liasse de
b1_l~els de. banque (une autre variante du récit fait savoir que le serpent
~eteque 1 ;~rge~t). Aux hésitations ct réflexions de l'étudiant. s'ajouta une
trayeur qm. lotn de le pousser à s ·en aller. l'amena. fasciné, à suivre le
parrours du serpent dans toute la maison. le voyant vomir (ou déféquer)
de l'argent au salon. dans la cuisine. et dans d'autres endroits avant de
prendre la direction de la chambre où il avait J'habitude de rencontrer son
amie. Il vit celle-ci couchée sur son lit. les jambes grandement écartées. il
vit ensuite. avec horreur. le serpent se glisser sur les draps en satin et
introduire sa tête dans le sexe de la femme. Quelques instants plus tard.
l'étudiant courait. hurlant sa folie. devant la grande indifférence
moqueuse de la rue librevilloise.
Il serait intéressant d'examiner d'un peu plus près J'imaginaire de l'ar-
gent mis en scène par ce serpent qui vomit ou qui défèque l'arg~nt.
Contentons-nous de voir ce qu'il en est en Afrique de l'Ouest, tel qu on
peut l'apprendre dans la littérature anthropologique.
Au Bénin ct au Togo, par exemple. les représentations de l'argent c_hez
les Fons, les Adja. les Ewe, comme chez les Yoruba du Nigeria associent
l'argent à Gu. ou Ogoun (en yoruba), Je dieu du fer des forgerons et de
tous ceux qui utilisent le métal. Comme le souligne Co mi Toulabor,." la
mère en prévient volontiers son enfant: l'argent, c'est Gu, on ne le Jette
pas. Et si d'aventure on jette à autrui une pièce ou un billet, o~ prend
soin de jeter aussitôt une pierre, en murmurant : ce n'est pas tm (sous-
entendu: Gu) que je j'ai jeté, c'est plutôt cette pierre >> 81 • C'est que G~ est
redoutable. Sa patience est mesurée, il entre rapidement dans des coleres
meurtrières. Il est violent et imprévisibles. Il est aussi 1~ dieu d~ la
révolte, de la fureur révolutionnaire 82. Mais les représentatwns de 1 ar-
gent sont également associées au Bénin et au Togo à une autre divinité
beaucoup plus sociable: Dan, le serpent sacré, adoré principalement par
les Mahi. Il est le symbole de la continuité (figurée par un serpent qui se
mord la queue) mais aussi le dieu du commerce et de la richesse qui
répand la fortune par la voie des excréments ,,s3.

<< 8 1. Comi Toulabor, << L~ énonciation du pouvoir et de la richesse chez les jeunes
conJ~ncturés » de Lomé>>, m Jean-François Bayart, Achille Mbembe et Comi Toulabor
Le, pobttq~e far le bas en Afrique, Paris, Karthala, 1992, cité par Richard Banégas ra'
Democratte a pas de caméléon Trans'( . . . ,
Karthala, 2003, p. 444. . 1 wn et muzgmatres politiques au Bénin, Paris,

82. Richerd Banégas, op. cil., p. 444.


83. Rtchard Banégas, ibid.
191
FANTÔMES ET MACHINES POLITIQUES

Peut-être la symbolique du serpent; as~ocié~ à _l'argent et aux e~c.ré­


mcnts que nous trouvons dan:~. le~ réctts ltbrevtllms, a-t-elle .son ongme
dans ces imaginaires ouest-atncams? Cette h~p~thès~ e~t _d autant ~lus
lausible qu'une fm1e communauté ouest-afncame d ?ngme togolatse,
béninoise et nigériane est présente au Gabon et ne fatt que prendre de
rampleur au fil des années. Toujours dans ce sens, on p~ut rei}HII;quer que
cette communauté est également celle par laquelle plusteurs Eghse~ de la
mouvance pentecôtiste-charismatique entrent au Gabon, et que ces Eglises
diffusent une littérature qui met en exergue une imagerie du Diable
symbolisé par le serpent et 1' argent84 •
Cest ce Diable, qui pénètre ainsi le corps des femmes, pour se repro-
duire en tant que Bête-argent-sexe en <<pompant>> la puissance du corps
des femmes et en le détruisant. Ces récits décrivent donc une société
fortement marquée par ses fascinations corrélées à des peurs ; peurs de la
Bête-sexe-serpent-argent. On peut y voir des perplexités provoquées par
les éblouissements et les tentations mortifères d'un contexte où l' éco-
nomie de la dette lignagère8 5 cède Je pas de manière violente à l'éco-
nomie des spectres du Capital, du Christ, de la Science, de l'État, de la
Sorcellerie et de leurs fétichismes respectifs, ce que j'appelle le Souve-
rain moderne.
Ces récits montrent également comment les fétichismes du sexe, de la
marchandise ou de l'argent et de la politique se conjuguent pour se repro-
duire réciproquement. Tous ces fétichismes se présentent comme un féti-
chisme unique contre la production et la reproduction de la vie. Les cris-
tallisations amoureuses que 1' on rencontre partout en Afrique centrale sur
les marchandises de luxe importées86 qui du coup deviennent une puis-
sante source de frustration, de haine de classe, et donc de conflits, à l'in-
térieur des familles, dans la société, établissent directement Je lien entre le
fétichisme freudien du sexe, Je fétichisme marxien de la marchandise et Je
fétichisme bourdieusien de la politique.
En effet, la violence de l'imaginaire des récits mettant en scène le
serpent montre bien comment le serpent, à la fois substitut et symbole du
phallus, vomit ou défèque de l'argent dangereux du pouvoir pour acheter
Je sexe, devenu marchandise, mais aussi pour reconstituer son pouvoir. Je
rappelle que chez Sigmund Freud, <<Je prototype normal du fétiche, c'est
Je pénis de l'homme». Mais en même temps, pour Freud<< le fétiche est
un substitut du pénis», <<il ne s'agit pas du substitut de n'importe quel

84. L'argent, comme<< objet d'un besoin universel qui s'accompagne de crainte et de
C t de désir et de dégoût... «la maudite soif de l'or>>, disait le poète !atm Vlfgtle dans
respe • · l' ' 1 B'
un vers célèbre que cite. Marx, et l'Apocalypse identifie cla~rement . argent ~ a ete.
'est-à-dire au diable», Etienne Balibar, La phi/osophte de Marx, Pans. La Decouverte.
cOOl (Ière édition 1993), p. 57. . . . . .
2 Al · Marie <<Avatars de la dette communautatre. Cnse des sohdantés, sorcellenc
85 · • d'individualisation
am ' · 1 ·
(itinéraires abidjanais) »,in Mane, A am, e ,( d) L'A' ·
"nque esd
et proces
. . 'dus Paris, Karthala, 1997. .
mdt~l . }~an-Pierre Wamier, L'esprit d'entreprise au Cameroun, Pans, Karthala, 1993.
6
192
T
LE SOUVERAIN MODERNE

pénis mais d'un certain , . , .


. "fi . pems tout a fait part. r
SJgm cation pour le début de 1' f . ICU Ier qui a une grand
qu'il aurait dû être normalemente~ an~e et _disparaît ensuite. C'est-à-dir~
ment là pour le o-arantir contre 1a ;.n o~n_e mais q~e _le fétiche est juste.
fétiche est le sub~titut du phallusa del~pantwn. Je dir~J clairement que le
petit enfant et auquel, nous savons pou a fe~-~le (la mere) auquel a cru le
L'" . . , rqum, I ne veut pas renoncer,s1
v Important ICI 11 est peut-être pas de trouver, dans les récits que n~u~
cenon_s de rapport~r, des attestations probables de la théorie freudienn
e qu~ me semble I~po_rt~nt ici c'est de noter le lien qui s'impose entre~~
pouvoir et le sexe femmm en Afrique centrale. Lien dont rendent donc
c?~p~e tous les discours qu! font état de 1' « énergie >> que contient le sexe
femmm, et que le pouvoir-serpent, c'est-à-dire le pouvoir-argent du
phallus, doit «pomper>>. Ces discours disent peut-être à leur manière une
~ythologie semblable à la mythologie freudienne. A leur manière, ils
disent la dépendance primordiale du pouvoir du phallus par rapport au
sexe féminin 88._Car sans l'« énergie» de ce celui-ci, le pouvoir du phallus
serpent et de l'Etat se meurt ou disparaît.
Mais, en même temps, on peut dire que sans ce pouvoir-serpent -
argent que détiennent les hommes, le corps féminin soumis à la lo1 de sa
reproduction ou de son entretien par 1'argent se meurt socialement dans le
système capitaliste. Le fétichisme du pouvoir-serpent-phallus-~gent, QUI
est un fétichisme à la fois politique et économique, se noumt donc d_u
fétichisme du corps féminin et, en retour, celui-ci se reproduit par le fét~­
chisme de l'argent, dans lequel s'aliène le pouvoir des femmes. Mals
l'émergence au cours des années 1990 et 2000 de la figure _du serp_:nt,
concomitamment avec celles de l'argent, de la femme, de la illlSe en piece
détachées des corps, suggère d'autres observations. En effet, nous consta-
tons qu'au cours des années 1980, années du Parti unique, où la fe~me
s'illustre par l'animation des cérémonies du pouvoir, son corps m1s en
scène pour le plaisir des hommes qui gouvernent est la violence spectrale
du pouvoir qui s'impose à travers J'image de la voiture noire. L'argent ne
pose pas de problème particulier puisqu'il est redistribué dans des
réseaux du Parti et de l'État.
La période de la décompression autoritaire ne s'accompagne pas seu-
lement du danger que représente Je sida pour Je «marivaudage des puis-
sants>>, pour reprendre une expression de Jean-François Bayart. C'est
aussi la période où l'argent commence à devenir problématique et où la
femme commence à ne plus compter seulement sur la redistribution : il
:aut se « battre >> po!itiquement, comme on dit, au cours des campagnes
electorales contre d autres candidats, pas seulement des hommes, mais
aussi des .femmes. · · • l'h ·
. . La figure de la "emme
" apparat•1 ams1 a onzon
comme SUJet politique et non plus seulement comme objet. Est-ce un

87. Sigmund Freud, Nouvelle revue de h


88. Lire ici Georges BalandJ.er Le psyc alnalyse, 2, automne 1970 p 20
. . • « sexue et Je ·1 1 ' · ·
Cahiers mlemaltonaux de sociologie, volume LXXVI .;~OCia '. ecture anthropologique
•J30VIef-JUIO 1984 S »,
• PP- -19.
FANTÔMES ET MACHINES POLITIQUES 193

hasard si cette période de la démocratisation est aussi celle où surgit la


menace la plus terrifiante pour la virilité des hommes un_ peu P~?ut _en
Afrique : le spectre du sexe volé ou ratatiné ? Tout consp1re ams1 a fa1re
du phallus menacé par le sida et l'irruption des femmes sur le marché
politique un moment de réactivation des imaginaires les plus archaïques
dont la figure du serpent récapitule la thématique. Le serpent qui lèche les
femmes, qui les pénètre, qui les détruit, dans des chambres d'hôtels. dans
les maisons, tout cela étant assorti d'interdits qui sont nécessairement
violés, rappelle que le monde d'un pouvoir hégémonique du phallus est
fortement contrarié. De nouvelles disciplines, de nouvelles négociations
dans le gouvernement réel des hommes et des femmes s'imposent. De
plus, la symbolique de l'argent associé aux excréments, aux serpents et au
sexe est d'une densité extrême qui nous rappelle que la violence de l'ima-
ginaire est une violence mortifère, qui ne correspond pas à une modernité
politique caractérisée par le biopouvoir foucaldien.

Cas brazzavillois

Au cours des années 1985, à Brazzaville, une rumeur circule, mettant


en scène une femme qui, dit-on, vient du Gabon et qui distribue la mort en
pénétrant dans des «parcelles »89 , où elle demande de J'eau. La consigne
pour conjurer cette mort annoncée était alors de refuser de lui donner l'eau
demandée et surtout de mettre devant toutes les parcelles des palmes. signe
à la fois de deuil et de fêtes, comme chacun sait. Étrange télescopage de la
fête et de la mort pour conjurer la mort. Est-ce pour dire que la tète c'est la
mort et la mort c'est la fête? De plus pourquoi est-ce la figure de la femme
qui, de surcroît, vient de J'étranger, notamment du Gabon. considéré
comme émirat pétrolier tropical, qui représente le danger mortel? Ce n'est
pas tout. Pourquoi l'eau que l'on donne à une femme qu'on ne connait pas
condamne-t-elle le donataire à une mort certaine?
J'ai une hypothèse : en 1985, le spectre du sida fait son apparition
dans la société congolaise de Brazzaville et la figure de la femme étmn-
gère est perçue comme celle par qui le mal arrive. Or. l'eau, dans la
symbolique des langues d'Afrique, c'est aussi le sperme. Donner de l"eau
à une femme qu'on ne connaît pas, c'est copuler avec elle et recevoir en
retour Je mal qu'elle porte. C'est pourquoi. il importe de fcm1er ks
parcelles, c'est-à-dire le corps propre li~ symbolique.men~ au lieu d"habi-
tation, à cette menace de la femme << etrangère ''· c est-a-d1re du corps-
sexe inconnu. L'ambivalence des palmes qui signifient it la fois la fête et

-------~-La «parcelle, est l'unité de résidence qui au Congo est fom•clkment délinutc'c
8
1a ioi en milieu urbain bmzzavilluis notamment: elle a la t<•rmc d'cm <k· ~0 nk:trc'
"'rn;
par •.
de cote.
194
LE SOUVERAIN MODERNE

la mort et qui doivent conjurer I' irru ti on d


tout son sens dans la mesure où elle p .f, u ma~ dans_ la par~elle prend
b_razzavilloi~e dans les bars et ailleu~~n~ue~~u~; ~~t~:~~~~~: 11~ !ea:a/~~~
smue et se repand.
Presque au mêm~ _moment, des rumeurs circulent sur une autre
menace de mort que trut peser sur les jeunes filles un homme connu à
Brazzaville pour être, disait-on, un rosicrucien. On 'le crédite d~ pouvoir
de s~ transfo~er ~n pyt?on, et. de pénétrer les filles qui succombaient à
ces Jeux de seductiOn. L opératiOn se concluait bien évidemment par la
mort de la victime de cette sexualité zoophile. Ce n'est donc pas seule-
ment la figure de la femme qui symbolise la mort, mais également celle
de l'homme. A titre de comparaison avec Je Gabon, je signale que la
figure du serpent émerge dans l'univers du gouvernement de l'invisible
congolais au moment où la manne pétrolière commence à s'épuiser et où
les recrutements à la fonction publique deviennent problématiques.
Comme dans le Gabon des années 1998-2003, la figure maléfique du
serpent émerge en un temps de raréfaction annoncée de J'argent. Tout se
passe donc comme si J'épuisement, annoncé par Je discours politique, des
ressources financières de J'État appelait le règne des formes spectr~les et
meurtrières de l'argent, associé au pouvoir des hommes. La raréfacuon de
l'argent, plus que son abondance, n'est-elle pas un venin mortel pour tous
les déclassés du système capitaliste ?
Toujours à Brazzaville, et en 1985, des enlèvements et la mise ~ mort
à des fins fétichistes d'enfants, par une voiture noire, dans un qu~J~r d~
Brazzaville, Moukondo, qui est une sorte de non-lieu et?no-regw~a
habité par des cadres de l'armée, de l'administration, des mtelle~tue s,
sèment la terreur dans la ville et dans les imaginations. L'affaire pnt ~nle
tournure tellement grave que des personnes furent arrêtées et JUgee· ' sa d a
Cour révolutionnaire de justice. Ici aussi d'étranges télescopages, de
sombres et inquiétants mélanges sont faits entre des signifiants u
malheur et de la vie: la voiture noire, signe de réussite sociale et d'excel-
lence corporelle de ses propriétaires, est aussi voiture de la mort. des
enfants et du deuil des parents. Une fois de plus, le pouvoir en Afnqu~
confinne les énoncés communs à l'imagination non scientifique et a
l'imagination scientifique de la gouvernementalité du ventre. Seulement,
~ans ce~e vision des choses, n'apparaissent pas les ruptures, les muta-
tiOns qUI affectent l'imaginaire du corps dans son rapport aux forces
matérielles qu'il exprime.
Mais la gouvemementalité consumatoire du ventre ne détruit pas
seulement les corps du, peuple. Sa ,violence mortifère s'est attaquée égale-
m~~t au som~et de l'Etat et de l'Eglise. En effet deux chefs d'État et un
m1mstre de Dteu on~ péri en 1977 du fait de cett~ violence. Les forces du
gouvernement de l'mvisible q · t , · · ·
,, . ut on tue ces mcamatwns du pouvoir de
1 Etat et du Chnst, sont a-t-on dit à Brazza ·11 11 ·
, · p , ·d ' VI e, ce es que convoquait
l ancten rest ent Alphonse Mas samba Débat da .,
Elles devaient neutraliser Marien Ngouab· p é ~ds un groupe d~ pneres.
I, r SI ent en exerc 1ce, pour
FANTÔMES ET MACHINES POLITIQUES 195

que Massamba Débat revienne au pouvoir et que Marien Ngouabi s~oc­


cupe uniquement de la direction du Parti, qui, à l'époque, dirigeait l'Etat.
Émile Biayenda, ministre du culte du Christ, fut tué pour avoir, dit-on,
participé à la convocation des mêmes puissances du gouvernement de
l'invisible qui devaient agir pour la réalisation de ce plan de la gouverne-
mentalité du ventre.
Toujours dans ce pays, un autre drame, directement lié au gouverne-
ment de l'invisible et donc à la violence de l'imaginaire eut lieu en 1994.
Au mois d'août de cette année, l'exorciste officiel de l'Église catholique
a~ ~ongo entreprend·une campagne d'évangélisation, d'exorcisme et de
delivrance de la famille, une institution qui, dit-il, est perturbée par des
<< malédictions » de toutes sortes, surtout celles qui frappent les jeunes,
1rogués, conduits à l'avortement, victimes du chômage et enrôlés de
~rce dans les bandes armées. Le 12 août 1994, au sortir d'une messe
cel 'b -
f,' e ree dans le cadre de cette campagne, 142 personnes meurent, étouf-
d~es, à la suite d'une panique générale provoquée par la présence signalée
l'éun_ serpent invisible dans une petite mare d'eau qui se trouvait devant
ghse Saint-Pierre Claver de Bacongo90 .
d La guerre du 5 juin 1997 avait en fait débuté quelques semaines par
Ms P_rophéties et des apparitions de la femme serpent paradigmatique:
d <Uni Wata, spectre cristallisant tous les phantasmes d'enrichissement et
l _epouvoir du corps-sexe dans une société fortement marquée par l'inéga-
Ite et l'_arrogance des possedants.
' E nfi n, Je
· dOIS
· signaler
· que la société
cong?laise est familière du gouvernement de l'invisible incarné par les
~~S~Ia~i~~es, les pro?h~tismes, dont le plus_ récent et 1~ pl~s singuli~r est
u~ ~h~ge par le Reverend pasteur Ntmru. Un messiamsme arme qui
~at~nahse, de manière paradigmatique, le concept de violence de l'ima-
ginaire.

*
* *
Les spectres, fétiches et machines politiques, liés aux fantasmes
collectifs et individuels de possession, de contrôle ou de destruction des
corps et des choses, caractérisent la puissance du Souverain moderne.
Dans le chapitre qui suit, nous allons examiner comment cette même
puissance assure son hégémonie, en rupture avec l'hégémonie des pou-
voirs lignagers, par la consommationlconsumation du corps-sexe.

90. Sur ce drame, lire Joseph Tonda. "De l'exorcisme comme mode de démocmti,a-
t" on. Églises et mouvements religieux au Congo de 1990 à 1994 •. in Constantin.
;rançois, et Coulon, Christian (éds), Religion t•t rrmuirimr démocr<ITÙJIIe. \'icissirud•··'
africaines. Paris, Karthala, 1997, pp. 259-284.
5

Consommationlconsumation du corps-sexe
et hégémonie du Souverain moderne

La notion de consommationlconsumation s'articule à celle de conten-


tieux matériel parce qu'elle a pour vocation de rompre avec l'imaginaire
scientifique et profane de collectifs africains unis depuis toujours autour
du manger, sous le gouvernement du Dieu du ventre, dans une économie
holiste de la dette, de la réciprocité et donc de la solidarité, et non de la
production, depuis la période précoloniale, jusqu'à la postcoloniale en
passant par la coloniale. La consommationlconsumation a pour contexte
celui, non seulement du contentieux matériel, mais aussi et simultané-
ment des camps de travail du Souverain moderne, différents des campe-
ments de pêche, de chasse, de cueillette, de la tradition. II s'agit donc de
camps où s'intensifie la réalité de la Mission civilisatrice, de la Mise en
valeur, de la Modernisation, du Développement ou du Sous-développe-
ment, de l'Indépendance, de la Démocratie, et le travail de l'imagination
du Souverain moderne.
Nous proposons en effet le concept de consommation/consumation
des corps et des choses à partir de notre expérience de la guerre dans le
Camp-Nord au Congo-Brazzaville 1. Il désigne non seulement la consom-
mation et la consumation simultanées des biens marchands pillés. d'habi-
tude hors de portée et qui ne peuvent être conservés en situation de guerre
où le lendemain n'est jamais garanti, mais aussi la destruction pour des
raisons politiques des biens des hommes ayant appartenu aux régimes de
Pascal Lissouba et de Denis Sassou Nguesso, l'actuel président de la
République, à l'époque protagoniste de Pascal Lissouba dans la guerre.
Dans une troisième acception, articulée aux deux précédentes, ce concept
désigne la destruction des corps ethnicisés et sexualisés, corps vécus
comme incarnations du différend de classe qui oppose les démunis. les
dominés aux dominants, mais qui laisse apparaître ce différend sous la
forme fantasmatique de l'ethnicité et de la sexualité, surtout lorsque le

--- -hT d· <<La guerre dans le "Camp-Nord" au Congo-Brazzaville. fthnirilt'


1. Josep on a, . .. ,,.. . ) '"'·"'· ... • Q<JS
mmation-consumallon ''· Po/1t1que a, .. came, 7~. ~em,.rc 1 .
et ethos d e 1a cOnso
pp. 50-67.
Jl)~
LE SOUVERAIN MODERNE

C~>rps _à ?é~.ru_ire est un corps domir~é (jeunes et femmes), exprimant ainsi


par pwcmatron le corps du domrnant ethnique ou ethnicisé. Avec
~oncept, 2~~s voulo~~ instr~ire la logique des guerres congolaises de~:
fm du xx srecle, en larsant eclater le masque culturaliste de l'ethnicité.
Mais s! _l'effort de systématisation de ce concept se fait à partir de
notre expenence de la guerre de Brazzaville et du Nord-Congo, nous
avions déjà ressenti la nécessité de conceptualiser les pratiques culturelles
congolaises avec une notion proche, la notion de dépense, que nous avons
empruntée à Georges Bataille. En effet, chez cet auteur la dépense
désigne les «dépenses improductives: le luxe, les deuils, les guerres, les
cultes, les constructions de monuments somptuaires, les jeux, les specta-
cles, les arts, l'activité sexuelle perverse (c'est-à-dire détournés de la
finalité génitale »2• Nous avions repéré à l'époque, dans l'ense~bl~ de la
société congolaise de Brazzaville, cinq domaines qui caracténsatent c~
que nous avions appelé l'économie improductive de la dépense: le soucr
de l'apparence, qui naît chez l'indigène, depuis la colonisation, .de. la
volonté d'arracher paradoxalement le sens de son existence au pnn~~-~e
de sa dévaluation par l'imposition coloniale, en prenant comme mo d~ e
de l'émancipation ceux que la colonisation expose. Georges Bal~ 1~r
note : « la vie urbaine exaspérait 1'attention accordée à la présentatl~~l e
soi, la modernité exposée par le colonisateur lui en donnait les J!l 0 e es~
L'indépendance a maintenu, puis élargi l'échelle de la distincuon ~~
changer effectivement ses critères; son expression la plus spectacut~:
en fut (et reste encore) la pratique de la "sape", pr~sentation ostenta 0sti-
de vêtements onéreux exhibant les "griffes" des fatseurs .les plu~/~e la
gieux » 3. Dans la Sape, le corps, loin de répondre à l'tmperatl e les
production, fonctionnait tout au contraire à en gommer les ef!et~ ou ce
stigmates, pour apparaître sous le signe de l'hédonisme, de la JOUlssan . '
de la consommationlconsumation. A ce titre, le corps de la Sape drenvOle
u non-
au corps du Commandement, corps du Commandant blanc, corps .
travail : le Commandant blanc faisait travailler, il exposait, par sa ~se
(casque colonial, saharienne, galons, etc.), le corps de l'excellence SOCl e;
politique, culturelle, corps de la Civilisation. C'est le même corps sape
qu'expose l'évêque, ce qui finit par délivrer un message profond du co:I's
du Blanc: son caractère sacré. Le faire travailler, c'est le souiller. A tltre
d'exemple, nous évoquerons la grande surprise empreinte de déception de
ces stagiaires congolais qui débarquant à Roissy en 1975 constatent que
le chauffeur du bus qui les conduit à Paris est un Blanc et que d'autres
Blancs travaillent la c~aussée avec des pelles et marteaux-piqueurs4 !
~n dehors du souct de l'apparence, l'ethos de la consommation/consu-
matJon, ethos de la dépense et donc de la non-production, apparaît égale-

2. Georges Bataille? Ln pan_ maudite, Paris, Minuit, 1967, p. 26.


3.. Georges Baland1er, Socwlogœ des Brazzavilles noires Pa · .
des SCiences politique-;, 1985 (1re édition 1955 ). ' ns, Fondatron nationale
4. r avais pris le même vol que ces stagiaires.
CONSOMMATION/CONSUMATION DU CORPS-SEXE lW

ment dans Je sentiment partagé par plusieurs Brazzavillois selon lequel la


succession ou la multiplication des cérémonies funéraires et la contrainte
de solidarité qu'elles imposaient à chacun étaient pensées comme ayant
une incidence négative sur la productivité ou les rendements des Congo-
Jais. La mort était rendue responsable de la désertion des lieux de produc-
tion par les corps.
Le troisième domaine repéré était celui du discours plus général sur
«la fin du travail » : 1'on disait que «les Congolais ne travaillaient plus».
Le président de la République, en personne, accrédita officiellement cette
représentation en déclarant le 25 mars 1993 à la presse que 70 o/c des
~0 000 fonctionnaires consacraient leur temps à des discussions poli-
tiques. Quelques années seulement auparavant, le sociologue Henri Ossébi
P?s~it le même diagnostic en théorisant sur l'« absentéisme consensuel »,
designant par là «cette forme d'absentéisme quasi légitime en œuvre
dans la plupart des administrations et institutions d'État »5 .
.un autre espace de la dépense et de la non-production était celui des
s~hdarités cultuelles et de la guérison divine des corps souffrants. Le
~0a~p des Églises de la guériso_n ~t des s.olidarités où dominaient et
rnment encore les femmes, ratifiait par rulleurs le constat de fusion-
superposition des territoires publics et privés des corps de l'État et des
corps des femmes. Ces dernières supportent alors tout le poids du senti-
~ent Partagé par plusieurs Congolais d'une société en déréliction. Inscrit
ans une théodicée où il est plus qu'un autre la «maison du Christ». le
~~rps de la femme n'a dès lors d'autre souci imposé par les travailleurs de
rnI~u 9ue de préserver sa pureté, puisque la mort, et naturellement la
~ adie
f ait qui l'annonce constituent le salaire des péchés qui sont de ce
les p , h, d . .
p '1 ec es . e tout le corps social. La lecture compuls1ve de la Bible
a~ es conv~rtles et d'autres chrétiennes dans les administrations ou
li ~urs constituait une nécessité de salut individuel et collectif. De plus.
e ~ amp de la dépense cultuelle n'hésitait pas à prêcher l'absurdité d'une
q~ete anxieuse et désespérée de travail ou d'argent, en faisant valoir le
~ra~le des oiseaux qui vivent sans rien produire. Dieu leur donnant ce
ont Ils ont besoin.
p· Enfin, l'économie de l'honneur. Par ce terme. inspiré des travaux de
Ierre Bourdieu, nous avons voulu rendre raison des transactions de
services qui ont pour but d'accumuler du capital symbolique. c'est-à-dire
de l'h?nneur, du prestige, de la considération, bref, de la valeur ou du
pouvotr dans les relations interindividuelles au sein de la parenté, des
relations extraparentales, dans les rapports sociaux de sexe et des rapports
de clientélisme dans le champ politique. Le problème de l'économie de
l'honneur, saisi dans le cadre des rapports sociaux de sexe est évoqué par
les autochtones eux-mêmes de manière très explicite. Deux exemples

5. Henri Ossébi, <<Le "rapport au travail" des Congolais aujourd'hui: observation' ~t


brèves hypothèses sur l'absentéisme consensuel •. Le Congo aujourd'hui: _figures dll
clzangemem social, Brazzaville, Faculté des lettres et sciences humaines. 1990. P- 90_
.
~JO
LE SOL'VERAL"i MODERNE 1

peu\'~nt, ~uffire. Dans les années 1970, le grand musicien congolais Tabu
Ley: a 1 epoque connu sous le pseudonyme de Rochereau, chante "Mon
man est capable». Cene chanson signifie alors la fierté des femme
confrontées à la fois à la rude concurrence des autres femmes sur ls
marché amoureux et matrimonial, et aux assauts déstabilisants de~
hommes prompts à évoquer l'incapacité de certains époux à s'occuper
valablement de leurs épouses. Un pagne célèbre est aussitôt mis sur le
marché et dénommé «Mon mari est capable». Ce pagne redouble alors
J'effet performatif de la chanson sur les rapports de genre: porter «mon
mari est capable», devient un enjeu pour la stabilité ou la survie des
couples et pour la conquête des corps féminins. Au cours des années
1980, une autre grande vedette, mais féminine, Mbilia Bel, «fabriquée»
par Rochereau, chante ces paroles qui résonnent très fort dans les bars,
notamment lors des cérémonies de retrait de deuil, dans les maisons, dans
les rues, dans les cerveaux des hommes et des femmes de Brazzaville et
de Kinshasa. Nous résumons: «Tu m'as habillée, tu m'as soignée, tu
m'as amenée partout, tout ceci, pour exhiber ton prestige, ton ~?nneur~>.
Le corps de la femme dans les rapports de genre régentés par 1 eco~onue
de l'honneur est bien indiqué comme exposant du statut soc1al. de
l'homme dans Je cadre d'une économie générale de la consommatiOn/
consumation et non de la production. . .
L'étude que nous avons réalisée sur Je deuil avait ainsi pe~nus de frure
voir comment ce phénomène récapitulait toutes ces log1~ues d; la
dépense: Je deuil implique J'achat des cercueils (dont certams c~utent
plus d'un million de francs CFA), des couronnes de fleurs, des hab1ts du
mort qui constituent Je premier signe de distinction ; ensuite viennen~ des
bijoux, des vêtements, et d'autres objets de luxe des vivants; le deu1l est
aussi un lieu d'expression de la guerre sous la double dimension ~e
guerre des sexes et de guerre des âges (les accusations de sorcellene
proférées contre les aînés sociaux en sont la manifestation ultime); il
manifeste une forte implication des Églises et des groupes de prière; il
appelle les constructions de tombeaux (comme monuments somptuaires);
il est un espace de jeux (les relations à plaisanterie, mais aussi les danses,
dont celles qui manifestent le corps nu des jeunes) et de spectacles,
notamment le jour du retrait de deuil, dans les bars, dans les hôtels ou
dans !cs cours des maisons; il permet l'accomplissement de soi par l'ex-
pres.sum de l'~xcellence corporelle, donne lieu à la consommalion/consu-
matJon des hmssons, de la nourriture ct lihère les pulsions scxu 11 . 1
.
11cux d 1 · . ' · · .. e es- es
u < cull sont. des hcux par excellence de dr·1gue E' f' l'
· . · l'éc · • ' · .n Ill, ces Jeux
"mt c~ux ou ·unon11e de 1 honneur est fnrtemcnl mise • , , ..
apparttc.~nt au_x hununc~ d'offrir la hière dans les hurs cr~ œuvre : JI
proc.:he~ c.k~ l1eux de vc11lées mortuaire~t dOJJIIcr· , 1. plus ou moms
· J' argclit néœMmlrc
IIIJJU!s, · aux c..:otiMtic 1ns
' , · • <lUX " • l)'•lrt!lllCs cl
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IIWillltl c 11111011. ,., ' " .IVltrJI J'inhu~
1.'hypofht~e délt:ndue ici ~~~t que la c 1111 ., 1111 - ·
.,~ . ' " llllltlonk0 '
1111 ,.,.~ 1111 t:•111œpt de.• dépc.~ll'ic, c.!l'il fonclauwrlt· 1 · 11SIIIIIat ion 'ls .·
· •1 l~llll~lll ~· . • • • SI·
'IIISIJitrl j Vl~ du
CONSOMMATION/CONSUMATION DU CORPS-SEXE 201

régime du Souverain moderne. Sur ce point pr~is, nous no~s éloi~nons


de Georges Bataille. Pour nous, _la conso~auon/cons~mauon_ qm go_u-
veme la domination contemporame, les v10lences des revoltes, msoumJs-
sions, indocilités des dominés, des exclus, mais également celles de la
prédation des biens de l'État par les dominants est différente de la consu-
mation traditionnelle. La consommation/consumation rompt en effet avec
la logique de l'échange du don et donc avec le principe de réciprocité
qu'elle enferme tout en constituant un espace de solidarités secondaires,
solidarités de classes, de frères ethniques ou tribaux, de villages ou de
quartiers, d'Églises ou en Christ, etc., dépassant la parenté de sang. Elle
paraît à première vue en affinité avec le schème très prégnant de la
manducation ou d'une configuration culturelle et politique ventrifuge, elle
s'en distingue cependant par le seul fait que le ventre de la consomrna-
tion/consumation est le ventre déparentélisant individuel, le vumu, bien
différent, chez les Kongo, du moyo, le ventre lignagefi.

De la manducation à la consommationlconsumation

Nous affirmons que la consommation/consumation marque une


rupture avec le « régime » de la manducation des sociétés précapitalistes.
La consommation/consumation associe autour d'une même table et sans
doute aussi autour des mêmes plats l'empereur français Bokassa rer7 et le
président français Giscard d'Estaing. Ce faisant, cette notion nous permet
de mettre en exergue la mutation qui s'est opérée dans l'imaginaire de la
manducation du fait de l'irruption du Souverain moderne. Les questions
qui nous serviront de fil conducteur ici sont les suivantes: que signifie
manger dans les cultures-sociétés antécapitalistes et antéchrétiennes
d'Afrique centrale, en particulier celles du Gabon et du Congo? Le
régime de la manducation est-il resté le même, inamovible, en tant
qu'imaginaire social de nos jours?
L'idée générale que nous défendons, et qui met en exergue le rôle du
contentieux matériel autour des «choses des Blancs>>, est la suivante:
malgré la prégnance du langage, de l'imaginaire et des pratiques de
manducation dans tous les milieux sociaux en Afrique centrale, et notam-
ment au Congo et au Gabon (mais l'on pourrait généraliser sans peine à

6. (.ire, sur cette différence capit<tlc, Patrice Ycngo. • I.e rêve comme réalité. Œdipe
1• rna!(cr et IIIUtations sociales de l'entreprise sorcière"· Ruptul'r', 5, n<~uvellc série. Paris.
:,,hala, 2004, pp. 155-1!!0. Lire aussi notre discussion des maténaux rapportés par
'
f'itlfl'- ,, Il""
· 'l'. Y" ~- •
in Josc11h 'llmda ' "1 .a li.,urc
.. invisihlc du Souvcram moderne"· Rupture. 5,
1""lie série, l'aris, Kart hala, 2004, pp. 1!! 1-21 1>.
1101
7 . St<,phcn S1nith, /lokt~.utl /". 1111 l'lllfll'r<'ur· fronçai<. l'ari,. Calrnann·Lé\'y. 2CXKI
U•"'.,, ( j(-.nlldine "'"'''·
202 LE SOUVERAIN MODERNE

1:
to~te A~rique centr~le), il existe une rupture, une mutation symbolique
artlcu.lee a ?es m~tatwns socioéconomiques dans le registre de la man~
ducatwn. SI certams ~angent beaucoup, si leurs appétits sont gargan-
tuesques ou pantagrueliques, nous soutenons l'idée qu'ils ne mangent
plus comme dans les sociétés où l'humanité positive avait comme limites
c,elles. du cl~n, du village (ou de l'ensemble des villages), de la tribu, de
1 ethme et eventuellement celles des autres collectifs humains connus et
reconnus dans leur humanité. Pour tout dire, manger, dans les sociétés de
la tradition, préoccupées du maintien et de la reproduction du capital
humain lignager, ce n'était pas consommer/consumer. Manger, dans ces
sociétés, c'était paradoxalement conserver, capitaliser, pour rendre, dans
tous les sens de ce mot, le cas échéant. Aujourd'hui, dans le contexte
national, quoi qu'en disent certains sur l'incertitude de l'existence de la
nation en Afrique (s'il y a incertitude, c'est sur une réalité dont on parle et
par laquelle, au nom de laquelle des vies humaines peuvent exister, être
supprimées ; des destins nationaux, comme ceux de président de la Répu-
blique, d'ambassadeur, se définir... ), manger, c'est détruire, c'est consu-
mer. Cette réalité s'explique d'abord par le fait que manger permet, dans
ce cadre, de discriminer ceux qui ne mangent pas, ceux qui n'ont,pas la
possibilité de manger, parce qu'ils sont au chômage, parce qu Ils ~e
gagnent pas assez leur vie, comme on dit. Dans les sociétés d~ la tra~~­
tion, on ne gagnait pas sa vie, parce qu'il n'y avait pas de travail ~alane,
on produisait sa vie. Dans les sociétés d'aujourd'hui, manger, c est se
distinguer. Mais manger est aussi discrimination, parce q~e , t?utes, l~s
choses à manger n'ont pas la même valeur. Ce que mangeait 1 evolue, a
manière dont il le mangeait, en faisait un être différent, supérieur, proc~e
du Blanc: il mangeait les «choses du Blanc » : nourriture, culture, ~eh­
gion, femme (Mami Wata), etc. Ainsi, ceux qui mangent aujourd'hui; le
font selon le schème de distinction de 1'évolué : ils ne mangent qu en
pensant à eux-mêmes, c'est-à-dire à leur famille, dans une perspective
d'« émancipation >>, de «développement >>1« sous-développement». ou ?e
reproduction individualiste. S'ils ne le faisaient pas, comment ferment-Ils
pour« être des Blancs>>, c'est-à-dire des êtres supérieurs? S'ils ne ~~n­
geaient pas tout, comment feraient-ils pour échapper à la chute dans 1 !ll-
signifiance sociale dont ils croient s'émanciper par l'acte de manger?
Nous affirmons qu'aujourd'hui la faim comme la maladie, Je malheur ont
tendance à devenir des réalités individuelles. C'est pourquoi l'on mange
pour soi, et non avec les autres dont le regard admiratif, envieux, jaloux
ou plein de TMCD, le très mauvais cœur du Diable, doit produire J'huma-
nité supérieure, distinctive, du mangeur. D'où, par exemple, à Libreville,
le .c~cl~ des agapes .télévisées qui réunissent les «cadres» et «citoyens>>
o~Igmaires des provmces après les élections législatives autour du député.
~ es.t av,ec le moment de la campagne électorale proprement dite, où sont
~Istnbuees. des marchandises comme des cuisses de dindon, des sacs de
nz, de la viande de bœuf, du sel, de la bière, des pagnes frappés à J'effigie
CONSOMMATION/CONSUMATION DU CORPS-SEXE 203

du candidat, des casquettes, des T.-shirts, des montres, de la vaisselle.


etc., les deux moments significatifs où, pour mieux se constituer en
mangeur unique, légitime, l'heureux élu à cette fonction donne <<leur
part» aux autres. En dehors de ces moments, c'est par la violence armée
que les «petits » mangent, notamment lors des braquages. des guerres
que l'on dit ethniques ou tribales, par le pillage et le viol8 . L'autre moyen
par lequel mangent les dominés, c'est celui constitué par les «dons» que
les ministres font aux populations, comme c'est le cas au Gabon entre
deux campagnes électorales, dons qui sont toujours faits <<au nom du
Chef de l'État». Nous soutenons que les choses des Blancs, en aiguisant
les appétits, dans un contexte national, ont fait de l'acte de manger, un
acte de guerre : comme l'attestent les guerres pour le contrôle des
richesses en Angola, au Congo-Kinshasa, au Congo-Brazzaville et
ailleurs. Nous avançons que l'acte de manger n'est plus le même que
dans les sociétés qui ne connaissaient pas les choses des Blancs, parce
qu'il n'est plus articulé avec la honte: si l'on entend partout que les gens
s'entretuent pour aller manger au gouvernement ou ailleurs dans la haute
administration de l'État en Afrique, l'on ne fait pas assez attention pour
entendre le commentaire qui accompagne cette parole, très ordinaire et
très quotidienne. Ce commentaire est qu'il n'y plus de home dans la
société. Il y a désormais domination et normalisation, partout, de 1ïnJé-
cence. Dans ses romans, l'écrivain congolais Sony Labou Tansi a beau-
coup insisté sur cette thématique de la honte. Et il est tout a fait
significatif qu'un journal fasse de la .fin de la honte, l'origine des maux
qui affectent la société politique gabonaise: <<Ils sont nés avant la honte.
Quand les limites entre l'honneur et le déshonneur ont disparu, quand la
différence entre l'immoralité et la moralité n'est plus perçue. c'est la
preuve que l'on est rentré dans la société des gens qui sont nés avant la
honte. La honte pour eux est devenue une vertu, un honneur, une gloire.
Du regard des autres, ils s'en moquent. Ils n'ont que faire du qu'en dira-
t-on »9. La fin de la honte qui accompagne la manducation d'aujourd'hui

--
connecte ainsi directement l'acte de manger avec le vol et le 1.:rirne: c'est

8. Nous avons traité cet aspect dans «La guerre dans le Camp-Nord ... •. art. c1t. .. Ltn:
ussi, sur les pillages à Brazzaville, Patrice ~~ngo. ~."Chacun aura sa ~~: l~s .londe·
a nts historiques de la (re)production de la guerre à Brazzavtll~ •. CaJuu.t d ~llilk'
ro~caines, no 150-152, 1998, pp.471-503; Rémy Bazeogws,o;a-~a. ·Les m1lt<.~ poh·
aji ues dans les affrontements», Afrique c~nremporame. l_lj()· 1 tn~'ln: 1998, pp. 46-
uQ R 1 nd Pourtier << 1997: les ratsons dune guerre IDCI'Ile •. Ajnq~H wlltemporutll<'.
57.; 0 a. 7-32, Jo~eph Tonda, «Esprit de dé=pél1lll<-.: sociak et guern: ct,·ile
;!Jtd·' anen
PP t e », Rupture ' 11 ' 1998 • pp. 193-211 ; Henn Os.-.ébt.
- .
• De la galtn: à la guerre:
.. . . T'
perm . et "Cobras" dans les quartiers Nord de Brauavalle... Poltt~w 'fncam<'. .,
J·eunes 1998 17-D Sur la violence .elhmque• etlethnli.'lte au (on.go· Jean·
R · ubl d c
déce.rnbre • PP· et· sociologie
Wagret, Histoiœ · ·· P· · l bra ·
polwqw de la tp tque u cmgo. am. . 1 1ne
JV~ar!e 1 de droit et de jurisprudence. 1963.
" era e . 'Il .
~.,n 9 . Misa mu. journal ltbrevt ots.
204 LE SOUVERAIN MODERNE

en cela aussi que manger devient plus qu'avant un acte d


défi c · • e guerre et de
· eux qUI mangent pour ne pas produire ou reproduire sont tes sujets
du Souveram mo.deme •. sujets du sacrifice sans contrepartie. Ceux qui
« ga~nent » !~ur VIe au heu de « la produire». L'improduction est d'abord
le fmt d~s fétiches politiques, une catégorie bien particulière de sujets du
Souveram moderne, héritiers des missionnaires et des évolués. Régime de
la fin de la honte, régime de l'indécence pornographique des corps pleins
de nourriture, corps qui contrastent avec le corps de la condition des
producteurs, les paysans.
Enfin, nous suggérons également que, malgré sa force dans le champ
de l'imaginaire, le schème de la manducation ne concerne pas toutes« les
choses», en particulier, nous soutenons que l'on ne saurait« réellement»
«manger l'Etat», c'est-à-dire la Chose-pouvoir suprême de la nation.
Cette« vérité» est attestée à travers l'imaginaire du pouvoir, lorsqu'il est
confronté à l'idéologie ethnique. Nous avançons qu'on ne mange, digère
et consume que les biens économiques, mais pas Je principe du pouvoir
national, irréductible à l'idéologie ethnique: les luttes ou $uerres. dites
ethniques n'ont pour finalité ultime que le contrôle de l'Etat natiOnal,
nécessairement hétérogène à l'ethnie, tout en étant l'élément p~ncip~l de
sa structuration, de sa recomposition. Une ethnie qui se const1tuera1t en
nation aujourd'hui aurait à organiser son territoire sous la direction d'un
État national qui du coup divisera l'ethnie en groupes et classes opposés
autour des choses des Blancs. L'armée ethnique, la police ethnique ou les
milices du même nom réprimeront forcément les révoltes des membre~ ~e
l'ethnie opprimés et révoltés. Cette répression traduit à elle seule la diVI-
sion inéluctable de la société dans le cadre national ethnique autour des
choses des Blancs. Bref, on peut tout manger pour acquérir du pouvoir,
mais le pouvoir, notamment le pouvoir d'État, est i~mortel 10• L'une d~s
manifestations, fortes, du caractère immortel de l'Etat, même lorsqu'il
paraît mort, comme au Congo-Kinshasa, c'est de réussir le miracle de
faire travailler des fonctionnaires qui ne sont plus payés que très irrégu-
lièrement. D'où vient-il que des gens continuent à aller au travail, malgré
l'« inexistence» du pouvoir d'État? Ce n'est pas seulement parce qu'ils y
vont ven,dre les services qui sont en général toujours vendus, m~me
quand l'Etat« fonctionne». Il y a aussi la croyance, très forte, que l'Etat
ne meurt jamais, il ressuscitera et paiera toujours ses dettes. C'est du
moins le propos que nous avions toujours entendu lorsque nous étions au
Congo-Brazzaville.. .r:-ros coll~gues de l'Université n',allaient pas vendre
des cou~s et no~s vlVIo,ns de 1 espérapce qu'un jour l'Etat viendrait à bout
d~ s~s difficultes, Ce n est pas tout. Etre fonctionnaire, c'est vivre aujour-
d hUI, par procuration, le prestigieux statut (quoique équivoque, comme

10. Lire sur cette idée de l'immortalité de l'État, Patrick · , .


da~s la guerre: les États-fantômes ne meurent jamais ~~~ntm, « L Afnque centrale
sc1ence, 4 (2), 1999, pp. 106-125. », ~ncan Journal of po/itica/
CONSOMMATION/CONSUMATION DU CORPS-SEXE 205

le rappelle Georges Balandier 11 ) de l'évolué d'hier 12 • E~ dans nos en-


quêtes au Congo-Brazzaville, nous étions toujours ~urpns de con_state~
qu'à la question de savoir s'ils «travaillaient», pl~s1eurs Congolass q~1
étaient dans 1' « informel », disaient ne pas « travmller » : le seul travail
qui comptait était le «travail de l'État». Ainsi, on pe peut « réell~ment »
manger l'État, aucune ethnie ne peut «manger l'Etat». C'est l'Etat qui
donne à manger et fait gagner la vie, comme on dit.
Pour nous, le sentiment que l'État est immortel est le même qui en fait
l'incarnation de la Providence, c'est-à-dire du Père ou de la Mère qui
symbolisent les fétiches, comme nous l'avons évoqué plus haut. A ce
titre, on ne lui doit rien, c'est à lui de donner à ses sujets-citoyens, en
matière de santé, de sécurité, d'emploi, etc. Le sacrifice, en pièces déta-
chées, qu'il exige n'est pas un dû, puisque la condition du citoyen-chré-
tien est de naître à cette condition par sa mort. Cet imaginaire est une
production historique qui s'origine dans la défaite des puissances tuté-
laires précoloniales et préchrétiennes face aux militaires, aux mission-
naires et aux marchands, agents de la créance coloniale. Ce même imagi-
naire qui est au fondement du contentieux matériel autour des choses des
Blancs. Il s'ensuit que, sur le plan épistémologique, le problème de l'ima-
ginaire et/ou du fétichisme est lié aux limites et limitations constitutives
du système du Souverain moderne; que ces limites, en l'occurrence, sont
des limites d'accès aux statuts valorisées et équivoques inaugurées par
l'évolué ou le Reader-chrétien de l'Ouganda 13, par la médiation de la
consommation.

Cannibalisme sorcellaire et corps-sexe : l'indigestion pathologique

Dans un texte publié en 1975, intitulé <<Un essai d'analyse "idéo-


logique". Les métamorphoses du vampire. D'une société de consomma-
tion à l'autre » 14 , Marc Augé fait une analyse de l'imaginaire de J'anthro-
pophagie sorcière qui nous semble encore fort pertinente aujourd'hui.
Nous allons essayer de la résumer en cinq points.
1. L'imaginaire de l'anthropophagie, de manière générale. expression
beaucoup plus de l'horreur de la chose que de son désir avoué ou
inavoué, délimite l'univers familier familial, lignager, villageois. tribal.
ethnique, bref, l'univers connu par rapport à ceux qui sont inconnus.

------------
11. Georges Balandier, Sociologie des Braz~avilles noires. Pans. . Presses de la
dation nationale des sciences politiques. 1985. p. 289. l"' édition 1955. .
pon l2 Sur les rapports entre ce statut de l'évolué et celui du prophète. hreJoseph londa.
· drome du prophète Médecines africaines et précarités identitatres •. Cahten
Le~n · ·
<< , de 5 africaines, 161, XLI-I, 2001, pp.l39-162.
d'elU 3 ·Heike Behrend, La guerre des esprits en Ouganda, /985-/996. u mouvrmt"nt du
. 1 · rit d'Alice Lakwéna, Paris. L'Harmattan, 1997. . . .
S ornt-Esp d M re Auge' ul construction du monde. Reltgronlreprt•.<t'llla·
14 . Texte paru ans a •
.;·Jéologie, Pans, Maspero,\974. pp. 112-134.
rior1 5 u
106 LE SOUVERAIN MODERNE

étrangers et donc forcément étranges. C'est ainsi, par exemple, qu'au


Rwanda et à Madagascar. Claudine Vidal et Gérard Althahe ont rr~pecti.
H:·nk'nt montré \..'Omment Rwandais ct Malgaches. inversant lu fuscin11ti 1111
NarK'he pour l'élrangeté noire. font des Blancs des mangeurs de~ ttUI<>ch·
toues..
.?. L'imaginaire de l'anthn.')pophagie en Busse Cote d'lvoin· ressllnit
a,u ~·;)UStat univeN."I de Claude LéYi-Slrauss. celui de "l'anulogie très
pc\.'•ti.lltôe ~.Jue. partout dans k mondt•. la pt~nséc humuinc semllle com·c-
'l.>ix .;-utrt" Lt..·tc i.k' matlgt'r ~:•t ~'t·lui dt• ~.·,,pukr " 1 ~. Augt.' ruppdlc encore
l'l."\jtÙ\al~'\". ,, p~us pn\.'iSt'mt'l\1, t'nin.· itll't'stc ~:.·t \.'tmnillulismc ,.t~. ct
.~ Le\ i-&r.iU..~ qui ks i.'l.msid(-n• \.'1.\llltnc dt•s ,, li.,rmt•s hyperJl(,Jiqucs de
:·-.'tl: :<.\.:.~!ci le ct .:k' 1.-t ~'1.\0s,~nun:tti,,.n alimt'nlait'l' ,, 17 • Sont encore équi-
'~ -~'1:~'"'-'llllll;.Ui~'ll Ju h.\(t'lll t't inù'stc. D'où. d'après Marc Augé,
.. r~'f'l~'k· s...'ll\.:it""n:- lk' St'r.lit ainsi ~..·on.;ue que comme déviation,
k' &wliil.."'nlt'nt .k l'.a.nthmpophagic nommlc que constitueraient d'une
.~œ manière l;t ù'r'llation et ses suites" ts ou encore «le canniba-
lisme imarin.aiœ.. ..-x'mn..e l'inœ$te et les interdils alimentaires, servirait
en quelq~ Stme à penser la societe " 19•
3. L'imaginaire des pouvoirs sorciers (pouvoirs qui permettent la
manducation à distance. jamais physique) est articulé aux règles de circu-
lation ou de distribution des produits de la chasse et de la pêche à l'inté-
rieur de la société lignagère. En effet « un pouvoir est toujours référé à
telle ou telle configuration sociale, ou au contraire en est explicitement
exclu>>~. La circulation des pouvoirs suit ainsi la circulation du «sang»
qui définit la parenté, et « on peut se demander si le rapport analogique le
plus immédiat ne serait pas entre les structures de distribution écono-
mique et les structures de circulation des pouvoirs, toutes aboutissent le
plus souvent à des formes de consommation évidemment spécifiques et
inégalement réelles. La dépossession économique - 1' exploitation - qui,
selon les sociétés, s'effectue dans des cadres différents, fournit le modèle
de toutes les dépossessions »21 ;
4. L'imaginaire du corps de la femme comme lieu de transition de
passage des pouvoirs ou des forces ; « elles sont des termes de référ~nce

15. P. 127. Gilbert Durand note aussi cette<< analo ie é · . ·


l'on sait explicitement que la gourmandise se trouve ~ée,,à e~ cnva~t: <<DepUis Freud,
l'emblème régressé du sexuel. Nous décelons d l' a ~~xuahte, le buccal étant
de~ imag~s qui renvoient aux symboles de I'~ni=a~ d:~ecdote d ~ve croquant la pomme,
pretons 1 anecdote en tenant compte de la liaiso f d'orant, ma1s également nous inter-
digestif>>, Gilbert Durand, Les structures anth n J:u. lenne entre ventre sexuel et ventre
1992, p. 129. ropo glques de l'imaginaire, Paris D od
16. Ibid. • un ,
17.Ibid.
18. Marc Augé, <<Un essai d'analyse u 1·déo 1 .
19 . Ibid
. ., p.l27. - og1que" ... >>,art. cit., p. 12
4
20. Ibid., p. 132. .
21. Ibid., p. 132.
CONSOMMATION/CONSlJMATION Dt: CORPS-Sf.XI-. 'll17

par rapport auxquels se d~tinissent les groupe'> l>OCiaux; mai' c'nt ..,.._,
par rapport à elles que s appréhende la Jog1quc ~ppo!iéc IJ)Q'(ulécJ du
M!tordre et du malheur ,n_
~.La mutation qui se produit. dan-. le symboliwne der~
~orcièrc et qui se manifc.,te, chez le pr<1phète Archo. qui 1enat1 a ••dm-
dualiser le mal et la maladie, dan\ une logique congru.c1111e a'Wec 1-dk du
chef de l'Étal ivoirien: le passage ck J'indigcwoo ~ r~ fA dfel.
dans l'ancienne société lignagere on JJ)(JOrait rJO ..-~ IRalli.Jdto PIJ«
qu'on était mangé par J'autre, P'Ment OtJtantmenl. d r~~~
progressif était lié, dans les 'I'JCiétés de ly~ Cf14e d'JvtMC. ~ I'XbrA 4t
l'autre qui huvait le sang de la vîc1ime. l.>aM le Vlllllnle ....-.- 111
Développement ct du prophétisme thérapeulîquc. être malade • ~
plus, chez le prophète, que 1' autre vous mange. mais ptuliA que 1ft ~ ~
attaqué à plus fort que moi, j'ai mangé une chaiT qui ... œ ~ l'M* ~
n~ peux que m'accuser moi-même par ma maladie. ~ que IJ1iœ ~
bhssement est lié, toujours, au fait qu'un autre boit moo ~: ".-\ldlo
tend à substituer l'indigestion à l'anémie ,.23_ Pour guérir. il faur doat.-
co~fession complète: «équivalent du vomissement dans r~ cfor-
dahe : un rejet total est la condition du salut » 24 .
Nous retiendrons donc que dans une structure tbérapeutique CO!IIIa:
cell~ _d~ proJ?hète ~tcho, dont les logiques sont en ccmgrueoœ avec· cd1es
de ltdeologte natiOnale du Développement (qui forcément élargit l'uni-
vers du monde connu familier) l'imaginaire de la maoducatioa. dont
l'anthropophagie sorcière est le ~arangon, parce qu ·elle récapitule dans
une mê~e signification alimenter, copuler, tuer, rendre malade, est objet
de m~tatlons corrélées à des mutations socioéconomiques globales. Cette
~utatlon se manifeste plus précisément dans la substitution de l'indiges-
tion à l'anémie. Dans cette mutation, le rôle que joue le corps de la
femme, quoique non souligné expressément par Marc Augé dans cet
article, est fondamental, notamment au sein des relations matrimoniales.
Nous voudrions à présent discuter cette analyse de Marc Augé en la
mettant en perspective avec la place du corps de la femme dans les rela-
tions matrimoniales dans une société d'Afrique centrale, à cheval entre le
Congo et le Gabon : la société Kota. Puis nous élargirons nos observa-
tions en les articulant avec celles qui sont disponibles dans la littérature
en sociologie de l'anthropophagie sorcière en Afrique centrale. L'objectif
visé est de montrer l'existence d'une mutation dans l'imaginaire du
ventre dans le cadre national (ou postnational, c'est selon) surplombant la
réalité ethnique qui en participe.

22./bid .• p. 126.
23. Ibid., P· 134 ·
24./bid., p. 134·
208
LE SOUVERAIN MODERNE

Consommation/consumation du c orps-sexe

La notion de corps-sexe nous sert à dési ner 1 .


des imaginaires du c . d , . . . ~ a fuswn/superposition
, , orp~: u s~xe et du pouvoir. Elle nous a été suggérée
~omme nou.; 1 avons déJa so_uhgné plus haut, par un constat linguistique;
~ sexe ~e 1_homme et celUI de la femme sont nommés, dans certaines
langes d Afnque centrale, yar_ le mot de corps: le corps de J'homme, Je
corp~ d~ 1~ ,femm~. Ce qUI fa1t penser que l'intégralité de la personne-
son mtegnte phys1que, comme on dit - est récapitulée par la notion de
sexe, comme le prouve le fait que l'on dit d'une personne impuissante
sexuellement que «son corps des hommes est mort». La mort du corps
des hommes est une mort de la possibilité et de la capacité de se faire
homme en se reproduisant ou en reproduisant le lignage, Je clan. La mort
du corps de l'homme est la mort sociale de son propriétaire et, au-delà,
cette mort signifie la mort de la famille, ou, du moins, constitue une
menace pour la reproduction de la famille. Le corps-sexe est ainsi
l'homme ou la femme restitués dans ce qui les constitue comme tels: des
corps sexualisés, c'est-à-dire des corps irréductiblement symboliques.
Quelques manifestations contemporaines et immédiates de ce symbolisme
irréductible et structurant du corps sont, par exemple, J' effacemen~25 . du
sexe par le moyen de l'habillement: c'est ce qu'expose l'indifférencJatJOn
des tenues : les hommes portent les pantalons au même titre que les
femmes. Cette pratique vestimentaire, parmi d'autres, ne ~o?'espo_n? pas
seulement à un imaginaire et à des pratiques d'indifférencmtwn J?~hta~te
des sexes. Elle exprime aussi les procès contemporains de pubhc1sat~on
des relations homosexuelles où un homme peut être la « femme » d un
homme; une femme le «mari» d'une femme. Ce n'est pas tout: _ces
pratiques évoquent également des relations de pouvoir dans l'_entrer:nse,
dans J'armée, dans la police, dans 1' aviation, entre autres domames. ou les
rapports entre le sexe et le pouvoir marquaient en général la préémmence
du sexe masculin. Or, J'effacement du sexe par le port des tenues ou des
uniformes indifférenciées, loin de désexualiser le corps, semble ainsi s'ac-
compagner d'un procès de report du symbolisme discriminant du mas-
culin/féminin à l'intérieur respectivement du masculin et du féminin, et
souligne que Je corps du pouvoir est le corps-sexe masculin : les tenues et
les uniformes universalisés du commandement ou des revendications
militantes sont des tenues du corps-sexe masculin.
Le corps-sexe apparaît aussi comme élément de structuration de
J'ordre social dans la nécessité ressentie socialement de s'habiller c'est-
à-dire de rendre 1~ sexe invisible, le cacher, comme Je dit si bien 'le mot
«cache-sexe» qm sert à désigner le vêtement le plus frustre. La qualité et

25 .. Cet effacement postulé est toujours en même temps t .1 . . .


symbolique du sexe, comme le prouvent des c d . un rava1 de VIsualisatiOn
, . on amnatwns que nou é
instant de 1 habillement (post)moderne au Gabon. s voquons dans un
209
CONSOMMATION/CONSUMA'nON DU CORPS-SEXE

la quantité des habits portés, la manière de les porter, prési~~~ aux c!as-
sements sociaux, c'est-à-dire aux déclassement~. ~ nécesstté de s ha-
biller n'épuise donc pas évidemment son pnnc1pe enco~e dan~ _les
rigueurs du climat ou les contraintes de se protége~ _des mtem~es,
puisque même lorsqu'il est« nu » 26 , le corps-~xe part1ctpe desyroces ~e
structuration de l'ordre social. Notamment a travers des ntuels tres
complexes de la vie quotidienne consistant en évitements des beaux
parents, par exemple, c'est-à-dire, des personnes qui sont exclues du
commerce sexuel du fait de l'alliance réalisée entre deux familles.
Enfreindre ces rituels, c'est se disqualifier socialement.
Dans tous ces cas, le corps-sexe apparaît à la fois comme un objet, un
enjeu et un moyen de pouvoir dans les collectifs humains d'Afrique
centrale, et notamment dans les relations matrimoniales où il a partie liée
avec le schème de la manducation ou de la consommation alimentaire,
comme nous venons de le voir chez Claude Lévi-Strauss et chez Marc
Augé .. Il s'agit en particulier du corps-sexe féminin, objet et enjeu de
pouvotr dans les relations matrimoniales et dont la consommation paraît
~~re compensée par le versement de la dot. Or, dans le langage local, on
11
1 que l'on mange la dot. Il faut alors s'interroger sur la raison pour
t:quelle l'« imaginair~ radical » en, ~f~que centrale parle ~ la dot en
rmes_ de consommatton ou plus prectsement de «manducation». Ce qui
veut ~tre que l'argent, les marchandises et les objets symboliques qui la
constttuent se mangent. Pourquoi cette relation entre la manducation et le
cGorpbs-sexe féminin dans les relations matrimoniales au Congo et au
a on?
1 Pour savoir ce que signifie cette relation, il faut partir du constat selon
1~9uel, manger l'argent de la dot, c'est toujours paradoxalement exclure
eventualité de l'esclavage de la femme. Manger la dot c'est nécessaire-
~ent. envisager la possibilité de son remboursement. Manger. ici, ce n'est
J _mats consommer. Consommer, c'est consumer, détruire des marchan-
~~~es. Manger la dot, c'est toujours envisager la possibilité de la rendre.
Cl, _les re~sources de la langue française permettent d'ailleurs de révéler
la dtmens10n profonde de la manducation de la dot: rendre, c'est à la fois
rembourser et régurgiter, vomir. Il n'est d'ailleurs pas rare que des
~ommes, sous l'effet des colères qui éclatent lors des disputes avec leun;
epouses, crient à ces dernières : «Tu vas vomir Jl}()O argent. tes parents
vont vomir mon argent ! » Soulignons le fait que le vomissement de la dol
sous la violence revendicative et vindicative du mari s'apparente à une
expulsion d'une chair dans le registre ordalique.

26. La notion de <<nudité» étant complexe, dans la mesure par exempl~. où r on peut
d ire au Congo de quelqu'un qu'il est nu devant ses beaux-parents parce qu 1\ se presente
devant eux en short et torse nu. N•oubhons · pas. Jlll!' ID'Ileurs.· ce rappelé
.. ""'
•.·-:- Ch · Did1er
0 ndola selon lequel «La colonisation. fardeau de 1 hommebl?nc· n a pa' seulement eu
, 0 bition de régénérer l'esprit primitif du nègre. am1s aussi d_élever er. de.~mpter "~
l am d'habiller les peuples nus», «La sape des mikilistes: théâtre de 1 art11\ce et reprè·
corps.. on'lrique » Cahiers d'études africuinl's, 153. 1999. p. 47.
sentatwn •
210
LE SOUVERAIN MODERNE

Le corps-sexe n'était ainsi pas dans l'an . , . . .


marchandise consumée dans un p~ , d' ,ct~n regtme matnmomal une
dans un échang b. oces . ec ange marchand. II entrait
sym_bolique. II 0
~s;C:UU:,~~s~!~et~~~~~~· :~s ~~~:~ :~~~ i~é~~~~~~e~~nt
~anage_» _(la r~stdence vmlocale), qui n'était pas «son village>! So~
v~Uage etait touJours le village de son père sociologique (oncle frè~e ou
pere)._ Il faut. cependant essayer d'aller plus avant dans l'analyse pour
examt~er le hen entre corps-sexe et biens dotaux mangés ou remboursés
et vomts.
Dans le régime des échanges de biens matrimoniaux antécapitalistes,
chez les ~ota, la fe~me apporte les ?iens que 1'on peut qualifier de mous,
parce qu Ils sont pénssables ; prodmts du travail féminin qui ne sont pas
en principe remboursés à 1'occasion de la rupture de 1'alliance. Ils
s'identifient à la nourriture 27• Ceux qui sont remboursés constituent la
dot: des produits liés au travail de l'homme. Tout se passe comme si le
travail de l'homme avait plus de valeur que celui de la femme. II y aurait
ainsi une dette invisibilisée, ignorée, celle des biens apportés par les
femmes. La dette ne semble concerner que les biens de l'homme puis-
qu'ils sont les seuls à être remboursés. Or, une analyse plus poussée des
logiques structurales des échanges matrimoniaux montre que ce qui
s'échange, ce n'est pas seulement les biens entre eux, mais également les
biens contre les corps-sexes féminins et masculins. En tant que fétiche, ·le
corps-sexe féminin s'échange contre le corps-sexe masculin symbolisé
par les biens de la dot. Le remboursement de ces biens correspond struc-
turalement au retour du corps-sexe féminin dans sa famille ou son départ
ailleurs dans une autre relation d'alliance, et à celui du corps-sexe
masculin dans la sienne. La dette qui s'établit est donc une dette entre
deux famiUes qui mettent en échange deux corps-sexes symbolisés par les
biens, pour ce qui concerne le corps-sexe masculin, et par son corps, pour
ce qui concerne le corps-sexe féminin, puisque ce corps-s~xe se co~~ond
avec les biens qu'il produit ou qui sont produits par sa famtlle et qml ac-
compagnent en mariage.
JI semble s'établir ainsi une relation d'équivalence entre Je corps-sexe
féminin, mangé dans l'acte sexuel (au sens de l'analogie évoquée par
Lévis-Strauss et Augé) et les biens dotaux masculins symbolisant le corps
de l'homme et mangés (au sens de l'analogie locale). En d'autres tennes,
le corps-sexe de la femme et les biens qu'il apporte ou produit sont
mangés (au sens de Lévis-Strauss et Augé). Tandis que la dot apportée
par l'hom~e et sa famille est mangée par la famille de la femme (au sens
local). Ma1s cette dernière manducation est toujours un prélude à un
remboursement ~u à une circulation. La mise en perspective du sens local
de la consommatiOn ou de la manducation avec le sens dégagé par Lévis-

_27. Nous avons traité cette question dans Joseph Tonda, Le mal le dé '
soctal dans les systèmes sociaux lignagers d'Afri u , 1 • , sordre et 1 ordre
3<cycle, Grenoble-Il, 1983. q e centra e, these de doctorat de
CONSOMMATION/CONSUMATION DU CORPS-SEXE 211

Strauss et Augé conduit à dégager le fait suivant : si le ~orps-sexe ~t .la


nourriture participent du même schème de la consommatiOn chez Lévis-
Strauss et Augé, l'argent et les produits «durs» de l'homme participent
du même schème, mais à la grande différence que dans le dernier cas, ce
schème ne renvoie jamais à l'idée de consumation, c'est-à-dire de
destruction, de pulvérisation radicale de la chose mangée dans la relation
matrimoniale. Les produits liés à l' activité de l'homme et qui constituent
la dot sont destinés à être mangés/ rendus. En d'autres termes, ils appa-
raissent comme les produits par lesquels les preneurs de femmes impo-
~e~t aux donateurs une relation basée sur la dette. Ceux qui sont destinés
a etre consommés/consumés sont les produits du travail de la femme. qui
ne sont pas considérés comme de la dot, au même titre que les produits de
chasse et de pêche qu'apporte l'homme à la maison ou à ses beaux-
p~~nts. Les uns et les autres participent du schème de la nourriture, c'est-
a- Ire des biens périssables, destinés à être consommés/ consumés et non
mangés/rendus
A E? télescopant maintenant la perspective (étique) de Lévis-Strauss et
su~ge avec ~a perspective locale (émique), nous aboutissons à l'hypothèse
ceI~a?te : SI l'on ne rembourse pas les biens dotaux féminins qui sont de
m an consommés/consumés, c'est parce que non seulement les biens
c;aus de la femme sont de la nourriture au même titre que les produits de
sex ss~_?U_d~ pêche du travail de l'homme, mais aussi parce que le corps-
cane emmu~ s'offre à la manducation sexuelle dans le mariage (on
iné so1':1~e bien le mariage). Il ne reste alors pour maintenir une relation
meg~ Itaue de dette28 entre donateurs et donataires de la dot; et inverse-
tra~ ~l entre donateurs et donataires des femmes, que les biens durs du
de ~~- d~s hommes. Une relation inégalitaire de dette qui dans le système
défini~at,Ion patrilinéaire, comme chez les Fang et les Kota du Gabon.
L 1 enfant comme «l'enfant de la dot». .
d'" a ~pture que produit le régime du Souveram moderne est donc
tnscnre dans le même schème de la consommation/consumation le
col"J?s-sexe féminin, le corps-sexe masculin et les biens matériels. Le
capltali~me consomme/consume aussi bien les corps-sexes tëminins que
mascuhns, et la consommation/consumation est bel et bien de nos jours le
schème idéologique du capitalisme néolibér<~.l. comme le soulignent les
Comaroff29 . Nous affirmons donc que rancien régime matrimonial
c?:re~pondant à un imaginaire particulier de la domination ~asculine.
n et~It pas régi complètement par le schème de la c~msommatron/t·onsu­
matton. N'étaient consommés/consumés dans ce régune que les produtts

28. Sur la delle comme schème. strucluranl de" l"anlhn•po-l••gi(jue" cnmmunautain·


en Afrique, lire Alain Marie, «Une anthn>po-logique Ct>m~nunaulaire à l"épn.·u,·~ de la
mondialisation. De la relalion de dene à la lutte soc1ale (1 e'emple 1\lliOt•nl "· ( ahu·n
d'études africaines. 166,2002, pp. 207-25~. . . . . .
29. Jean et John Comarroft'. « Nuli•>ns élrangères. z.omb1cs. mumgranl' Cl •:ap11ah'"""
millénaire>>, Bulletin du Cmiesria. J el 4. 1999, pp. 19-J2.
212 LE SOUVERAIN MODERNE

périssables. Les autres, y co~pris donc les corps-sexes, étaient tnanl!,é.!/


rendus. La ,te_ndance lourde a la consommation/consumation de tout t\t
propre au regtme du Souverain moderne. Nous avançons en conséquence
que dans ce nouveau régime, la place du corps-sexe féminin change dan~
les structures du pouvoir ou dans les configurations idéologiques d'inter.
pellation/constitution des sujets que sont, entre autres, la famille ou la
ville. Cependant, parce que, comme nous allons le montrer plus loin, dan~
les rapports entre l'imaginaire et l'idéologie dans les configurations idéo-
logiques, le premier joue un rôle révolutionnaire, tandis que la seconde
joue un rôle conservateur, les schèmes idéologiques du régime antérieur à
celui du Souverain moderne sont encore mis en œuvre dans les configura-
tions idéologiques du nouveau régime, notamment pour occulter la muta-
tion en cours. C'est ce que nous allons voir à travers les observations qui
suivent. ·
En effet, si nous mettons les considérations développées à l'instant en
rapport avec celles faites par Filip de Boek, nous constatons que la
problématique de la manducation de la chair humaine se complète de
celle des «objets de toutes sortes » qui sont mangés et rendus ou évacués
dans les selles dans les églises, en tant que configurations idéologiques du
Souverain moderne à Kinshasa. Cet auteur écrit: «L'administration géné-
reuse de laxatifs et de vomitifs vise à nettoyer les corps des enfants-
sorciers de la viande des victimes qu'ils sont censés avoir mangées. Des
morceaux de viande ou d'os non digérés ainsi que des objets de toutes
sortes, trouvés dans les vomissures et les selles, seront utilisés pour corro-
borer leur confession publique devant l'assemblée des membres de
l'Église » 30 .
Cet auteur articule cette problématique à celle de la figure de la femme
dans les accusations de sorcellerie aujourd'hui, expression d'une crise des
modèles familiaux et de l'économie du don: «Les conflits de générations
traduits en termes de sorcellerie et la déconnexion partielle de la sorcel-
lerie et de la parenté, surtout en contexte urbain (ici, la place du marché,
par exemple, devient le lieu d'une contagion dangereuse où des étran-
gers ... viennent se glisser habilement dans la vie d'autrui), indiquent bien
les profondes transformations qui ont cours dans le champ de la parenté
et des relations de don » 31 . Le trait le plus marquant, souligne De Boek,
est l'absence de la figure du père. Face à cette absence, la femme s'im-
pose comme nouvelle figure de 1'autorité, et dire « que cela s' accom-
pagne d'une érosion de l'autorité masculine relève de l'évidence mais il
s'agit là d'un facteur qui peut aider à expliquer pourquoi des ~nfants­
sorciers semblent dénoncer plus souvent des femmes et des figures mater-
nelles que des hommes et des vieillards »32.

. 30. Filip De Boeck, <<Le "deuxième monde" et les "enfants-sorcier " , .


democratique du Congo>>, Politique africaine 80 déc b 2000 S en Republique
31. Ibid., p. 50. ' ' em re • pp. 4 1-42.
32. Ibid., p. 51.
T

1 CONSOMMATION/CONSUMATION DU CORPS-SEXE

Nous avons conceptualisé ce phénomène sous ~e tenne de déparenlilf-


213

sation33. La culpabilisation des femmes dans le d1scours de la sor~Uerie


des enfants traduit ainsi un procès de déparentélisation coextensif des
mutations socioéconomiques qui affectent la place du père dans la société
kinoise. Cette même culpabilisation est en vigueur dans les discours et
pratiques du deuil, comme nous le verrons plus loin 34 •
Par rapport à la problématique de la manducation, nous nous rendorn,
compte ici que Je fait que les jeunes sorciers de Kinshasa mangent et
vomissent des chairs humaines et d'autres objets peut laisser entendre que
nou~ sommes toujours dans Je régime antérieur au Souverain moderne.
Or, ~I_s'agit ici du paradoxe par lequel les mutations s'appréhendent dam
les _1d10mes de l'ancien régime. Tout se passe comme si l'on mangeait
~0 ~Jours_ aujourd'hui comme hier dans les sociétés précoloniales. Notre
Idee, qui renvoie au constat de la mutation socioéconomique en vigueur
dans les sociétés africaines d'aujourd'hui est que l'on ne mange plus
comme hier.
sel Refrenons à ce sujet pour la discuter la proposition de Marc Augé
tio onà 1~u:n~ le prophétisme d'Albert Atcho «tend à substituer tïndiges-
n anemte ».
sur~~ ~frique centrale, il n'y a pas un changement manifeste de régime
man~~J P an_ du langage, comme nous venons de le voir. Au contraire on
. •
man ~urs, voue plus qu'avant. Manger c'est aussi bien boire que
les Je;.. Et 1 on accuse toujours les autres, aujourd'hui encore, de manger
Ic tmes et de boire leur sang.
étai~~P~n~t, par rapport à Marc Augé, nous dirions que l'ancien régime
nouve e ~~ Ien marqu~ par l'indigestion, puisqu'on rendait, tandis que le
lence ~u est P~ ~a dz?estion. Mais il faut voir, à notre sens, l' ambiva-
i . e cette mdzgestzon qui, pour le cas traité par Augé, est pathol~
g 9ue · ?n _est ~alade d'avoir mal digéré la chair de l'autre. C'est cette
;~~~ tndtgest10n qui caractérise en propre, dans plusieurs sociétés
1 nque centrale l'organe de sorcellerie: l'estomac chez les Kota. chez
1 es_ Mboko (où d'ailleurs le même mot, ikundu, veut dire à la fois sorcel-
ene et estomac). Ce que mange le sorcier n'est pas digéré. En d'autres
tennes, la. _nor:malité du régime anti-capitaliste-chrétien de la sorcellerie
est ~ans 1 tndigestion35 . Ainsi, 1' indigestion, qui se révèle déjà dans son
amb~vale~c~ (la sorcellerie est ambivalente, par principe). caractérise
aussi le regime de la circulation simultanée de la dot et des corps-sexes

33. Joseph Tonda, <<Famille et modernité: la dépare~lisation •. communicatKlll à la


Conférence sur la famille gabonaise, Libreville, Facuhé des lenm et sciences humaines.
département de sociologi~,le 19 mai 1~. dact. 13-~ges. . .
34. Lire notre étude mhtulée «Dewi et négoc1atJoo des apports !iOCIIUX de sell.e au
Con 0 ,, Cahiers d'études africaines,l51, XL-I. 2CXXJ, pp. 5-24. .

.
f
5 . Nous voulons dire que rindigestion ..comme ~lltipe, n·~t pas. dans.lel. sœiét6
· )" teS et antichrétiennes, un pnnc1pe réducbbJe à la patht•/oglt. C est \OU.\ Je
a?t~capita I~ouverain moderne que ce principe tend à se ~ire lia pathologie.
regime du
214 LE SOUVERAIN MODERNE

féminins. dans la société antécapitaliste; un régime auqu 1


progressivement le régime du Souverain moderne. Pour nous ee mf;t filn
' · d s · . n e 1et e
r~gtme u . ouveram moderne bnse le tabou de la manducation symbo-
ltque et fatt du corps-sexe féminin une marchandise à consom 1
consumer dans une relation qui s'émancipe des contraintes famili~~~.
L.e~ deu~ ~~rps entrent alors dans un commerce où s'échangent des liqui-
dtteslftmdttes corporelles (spermes et liquides féminins) correspondant ou
répondant à 1'échange des liquidités/fluidités financières. Et dans la
mesure où historiquement, c'est l'homme qui, le premier, a vendu sa
force de travail contre les liquidités financières urbaines, l'échange
évoqué se résume à la prise en charge financière du corps-sexe féminin
consumé. Tout conspire alors à faire du corps-sexe féminin une marchan-
dise à la consommation des corps-sexes masculins, corps de la force de
travail valorisé par excellence dans le système capitaliste. L'évaluation,
lorsque le mariage a lieu, du montant de la dot à l'aune des diplômes
acquis par la femme signifie aujourd'hui, comme c'est le cas chez les
Fang du Gabon, que ce corps-sexe a fait l'objet d'investissements
financiers considérables et que, de ce point de vue, sa consommation ou
ses usages sexuels sont producteurs d'une plus-value pour l'acquéreur.
A Brazzaville, comme à Libreville, le problème du remboursement de
la dot se pose de manière très inégale selon les groupes. A Brazzaville, la
loi interdit d'ailleurs des dots dépassant 50 000 F CFA. Ce qui encourage
l'idée de non-remboursement de la dot. Mais la tendance est que les gens
ne demandent plus le remboursement de la dot. On tend donc vers une
situation où l'on mange« réellement» l'argent, où on le consume et. donc
où on le digère. Dans ce mouvement, ce ne sont plus les femmes qm sont
gérées parce qu'elles sont épousées, mais les enfants: une _femme peut
alors avoir plusieurs pères de ses enfants qui vienne~t réguhèr~ment: ou
de temps à autre donner de l'argent pour leur entretien. Il ~tmve m~me
que certaines femmes fassent établir plusieurs actes de natssa~ce han~
l'enfant à plusieurs pères. Ce ne sont plus les parents des meres qm
mangent l'argent des filles mariées, mais les mères elles-mêmes. Cette
tendance annonce la fin de l'économie de l'indigestion, consubstantielle à
la dette que symbolise la dot, pour lui substituer l'économie de la diges-
tion, c'est-à-dire l'économie de la consommationlconsumation. Ce phé-
nomène est coextensif à la matriarcalisation de l'éducation des enfants
que l'on peut observer aujourd'hui dans une ville comme Libreville: les
mères divorcées ou célibataires élèvent des enfants qui n'ont ainsi de
leurs pères respectifs qu'une image lointaine. La vraie figure de l'autorité
est alors celle de la mère. Ce phénomène affecte aussi bien les structures
de p~enté matrilinéaires .que. patrilinéaires à Libreville. Ainsi, au lieu que
c~ sment des fem~es qm quittent leu~s familles pour vivre dans Je domi-
cile de leurs mans, ce sont ces derniers qui circulent d'une maiso d
femme à l'autre, renversant ainsi symboliquement la relation m .n el
' 'dence vm
rest · ·1 oca1e de 1a f emme. La matnarcalisation
· apparaAt d'anage
1
comme un phénomène accompagnant la consommation/cons 1 ~s ors
umatJOn du
215
:rvtATION/CONSUMATION DU CORPS-SEXE
coNSOM
. . l'érosion de l'autorité de l'homme~ sur les e.nf~nts.
0 s-sexe féJUIUID e~atriarcalisation peut également etre quah~e. de
~erpphénomène d~ iale dans le sens où, dans plusieurs pays afncams.
bll reaucratie mammon so'nt J·ustement celles qui vivent chez elles et
bureaux» t
Jes <<femmes . . des hommes consommateurs de leur corps-sexe e
·
reÇotven t les vtsJtes
, de leurs enfants, elles les appe ent11 d' 'Il
ai eurs
!lement peres . .
éve~tue . t les pères de mes enfants». La bureaucratte matnmo-
.
51.gm
ficauvemen « . . . · · · 1· '
t dit la matriarcahsat10n, est ams1 mextncablement tee
male, autremen . fi
au p1atst · ·r de la consommation!consumat10n . du corps-sexe
. et au pro. t
5 mbolique de la distinction. Bur~aucratie, consommatiOn/consumatwn
les corps-sexes, distinction constituent dès lors une rupture avec les
logique~ symboliques de la manducation traditionnelle qui engagent la
production des individus comme valeur par la réciprocité du don et la
circulation des femmes et de la dot, jamais consumés, mais mangée/
rendue. Nous assistons ainsi à la montée en puissance du ventre indivi-
duel~ le vumu, contre le maya, le ventre lignager, qui renvoie à bomoy,
en lm~ala, qui signifie la vie, ou à bornay en ikota, qui signifie la
parente.

L'indécence por nograph"1que du corps-sexe

Consommation/ .
corps-march . consumatwn, plaisir et jouissance du corps-sexe.
Jique de la a~d~se o~t _donc partie liée avec la fin de l'économie symbo-
contractée ~lproctte du don et du schème structurant de la dene
que montr p:. es donateurs des femmes auprès des donataires. C'est ce
question e rJun Appadurai dans un autre contexte social et culturel. La
héritée deq~ se pose Appadurai est celle de savoir si la problématique
les mat' . . ~x et de Mauss du produit-cadeau pennet encore de penser
logi ~Iahtes émergentes qui sont à l'œuvre dans les nouyelles ttX·hno-
esd.' n partant de l'immense marché des cadeaux aux Etats-Unis. lié
au x eveloppe .
rel" . ment des techniques de vente par correspondanœ qua
Iett directement le privé à l'efficacité, et qui a pour objet centr.tl le
~ata ?gu~ et l'expansion du crédit, Atjun Appadurai relève au moins deux
mphcattons majeures : la première, c'est que ~-e man:hé repose sur la
recherche de la singularité du cadeau à offrir ou à rtX-evoir. Or le~ tmces
de ce cadeau sont toujours visibles. Donc il n'y a plus de singularité. La
deuxième, et c'est celle qui nous int6resse est caractérisée par Appadumi
par le terme de « pornographie du capitalisme récent ... Il consiste en ce
que les catalogues sont lus ainsi pour la volupté des objets et des wrps
exposés. Cette pornographie pennet de plus d'imaginer des cadeaux à
offrir et à recevoir, dans une économie que l'auteur appelle « pwsthé,
tique», dans le sens otl «le nom~re de ~ations imaginées ct in,oquées
dans le secret de son salon dépasse de lotn les vrais cadeaux otlcrh pat
216 LE SOUVERAIN MODERNE

~es, personnes réelles »~ 6 . Ce ?Iarché libidineux, «prosthétique» renvoie


a d au~r~s,. t~l que c~l~I de~ reseaux de télé-achat à domicile par le biais
d~ la television. Mais. Il existe, au-delà du cadre prosthétique, libidineux,
ou le~ cadeaux sont Imaginés, mais jamais offerts ou reçus un niveau
supé?eur ~~ « toute réciprocité sociale implose en cadeau et' en relation
possibles >; · n. Y a donc une rupture entre le cadeau et la réciprocité.
AppaduraJ souh~ne que le «cadeau est ici l'acquisition qui fournit l'alibi
et la couverture a un monde de choses où les personnes sont essentielle-
ment des "conduits" pour ce que ce que cet auteur appelle « la vie sociale
des choses »38 .

La pornographie du corps-sexe ciré, poncé, saignant bossé frais et


cuit à Libreville ' '

Il faut relier cette économie pornographique des images qui signale la


fin d'un régime de rapports sociaux, avec l'« obscénité» ou l'« indé-
cence » actuelles du corps-sexe en Afrique centrale, du moins, telle
qu'elles apparaissent dans leurs dénonciations publiques dans les médias.
Par exemple, dans un article du journal librevillois Misamu (n° 243, du
21 janvier 2002. p. 13), «Femme et mode. L'art vestimentaire est-il
l'indécence des temps modernes?», voici ce qui est écrit: «Depuis des
décennies. les habitudes vestimentaires n'ont cessé de connaître une
décadence répugnante et révoltante. L'habit a perdu sa vocation initiale
et, aujourd'hui, il d~vient objet d'exhibition et de mise en valeur des
formes physiques, entraînant la dénudation du cops de l'homme et de la
femme en vue d'attirer le sexe opposé. On assiste dans la rue à ce que
l'on peut assimiler à une foire de la vente aux enchères de la chair au plus
offrant et dernier enrichisseur (sic). Cette foire prend plutôt comme
psydonymes (sic) J'exposition ou le défilé de la mode, l'élection de Miss.
C'est également le cas de ces filles transformées en gazelles sauvages,
privées de toute pudeur. qui finissent par se noyer dans des moyens igno-
bles et illicites. la drogue et l'alcool qui les aident à tenir, en public
parfois, dans des tenues qui frisent celle d'Ève». La même réprobation
contre la «dénudation » des corps-sexes tëminins a cu lieu le 29 mars
2002. au journal parlé de TV+. une télévision locale librevilloise.
S'agissant toujours de cette économie pornographi~uc d.u corps/sexe
au Gabon, il faut signaler sa perception originale à Lthr~~tllc, ~he~ .les
femmes notamment. Six adjectifs sont utilisés dans les tmlteux témtnms

]6. A~jun Appadurai, «Des choses à venir. L~s rt'!(imcs émcrg<'llls de la matériulité "·
Hui/t'lin du Corlt•sria, n''~ ct4. 1999. pp. 42-47.
~7. lhid.
·'!!. lhid. p. 46.
CONSOMMATION/CONSUMATION DU CORPS-SEXE 217

pour le caractériser: il est ciré, poncé, saignant,frais, bosssé et cuit. Une


personne, homme ou femme cirée, est une personne bien mise, propre.
sans plus. Celle qui est poncée, se situe à un niveau supérieur: «laper-
sonne poncée porte le dernier cri, la dernière griffe». Le corps-sexe
saignant est celui qui, même habillé « simplement» à la maison, chez lui.
présente beaucoup de classe, car les vêtements qu'ils portent en cette
situation sont de grande qualité». «Elle n'aime pas la pacotille>>. Le
corps-sexe frais« est la fin de tout. Quand on dit qu'une fille est dans ses
fraîcheurs, c'est qu'elle a dépassé le ponçage et le saignant>>, nous dit
Léa Epoumbou, 24 ans, déscolarisée.
Les gens qui s'expriment ainsi, à l'exemple de Léa, vivent les
dépenses exorbitantes qu'elles font pour être ciré, poncé saignant et frais
comme un sacrifice : «on se sacrifie pour être au top, même quand on est
pauvre, il faut tout faire pour être bien habillé. Beaucoup de garçons et de
filles font des sacrifices pour s'habiller au dernier cri, même les filles
qui arrivent des villages, quand elles regardent les autres, elles sont
«blasées >> 39 . Une autre de nos enquêtées a souligné le fait qu'aujour-
d'hui «plus que les études, c'est l'habillement qui intéresse les filles.
Elles sont obligées de sortir avec plusieurs hommes à la fois pour s'ha-
biller. C'est la chose la plus importante ... Pour attirer les hommes et être à
la mode. Mais les hommes ne savent pas toujours qu'une femme qui s'ha-
bille bien a beaucoup d'hommes. Je connais une fille qui s'habille mal~0 .
elle paye un Louis Vuitton de 90 000 frs ... >>
L'économie pornographique du corps-sexe est ainsi liée à un imagi-
naire composé de schèmes mécaniques (cirage, ponçage), alimentaire
(saignant, frais, cuit). Suivant la gradation des valeurs accordées à ces
schèmes, les schèmes mécaniques semblent moins «cotées » que les schèmes
alimentaires. Pour comprendre cette gradation, il faut rappeler l'idée de
Lévis-Strauss, selon laquelle il existe une analogie très profonde partout
dans le monde entre l'acte de manger et celui de copuler. Le corps-sexe
pornographique est donc un corps qui est pensé selon le schème de la
consommation/consumation, schème du pouvoir moderne.
Il est aussi important de souligner que ce discoun; sur le corps-se\e en
remplace un autre ou s'y superpose: celui qui conceptualisait les r.tpports
sociaux de sexe en termes de chic, choc, chèque ou l'oiturt'. l'ilia l't>\'Cig<'.
Le chic« c'est le copain B.C.B.G. Très classe. que l'on montre parce 4ue
bel homme, très avenant. Il est le chouchou. le petit copain dt·s soirt"-'s.
celui qui fait "flasher" les copines. Avec lui la frime est assurée. Il pl'Ut ne
pas être choc ou chic, c'est pas nécessairt'. Le tout. c'est ~trc \'U en sa
compagnie. Le choc: c'est celui qui assure. Vous me din:t quoi·) Eh hten
les performances sexuelles pardi ! Ave(' le l'hl)\.', vous êtt•s stlre d\·ntrt··

W. Ct• mot n'u pus ici le même sc."ns qu\·n l'nlll\'ais dc Fmnù•. !Ô1n-. Na"'.;,,,,·~
être séduit. nmvaint·u de l'impnnunn· t•xtn'mc de l'hal>illt·uwllt.
~0. Dans k· frmwais parlé dans ks milit•u' pnpulain·~ au {i;rll.>l1. ù'll<' ,.,l,...."k'" "'ut
dire ,.,al'temt•nt k l'tllllrait't' dt• l'l' qu'elit• si~nilit• en frnr11,·ais.
LE SOl"\ "ER AIN MODERNE

prendre à 1..-baque fois le voyage dans les cieux. iru."'Onnus. Il faut nécessai-
rement en~ un. c'est le nh·eau à chaque coup. Celui-là, on peut ne
J*S le ID!ODlrel". C'est facultatif. Le chèque: c'est œlui qui "banque" (il
a'est ~ni cbk ni l'hoc). Sa générosité n'a d'égale que la gros-
~~ tsi(· !) de soo pone-lllOOilaÎe. Il assure l'intendaDl--e. paye tout: hôtel,
,-~..~~ tli.ogœs... rest<W et auto. C'est œlui qui couvre d'or. On ne le

s.··
liiODUe' -~ Sauf quand c'est ~--essaire-. Il n'a la côte que lorsqu'il
Je ~ le must œs. musts JX"lW' les jeunes filles. ou femmes .
.:'est ~''"Y Sè Cl'llt~'tii.'IOilef (sic.') cette trilogie adéquate ,._. 1• En
;;r~ ~le ~.-bk·~...-·~ l'ho.mme qui est.fmi's. sm~~mmt, celui avec
.:pù la ~ OOil se tnr.:lDCrer' JX"UU" Sè t'aire vak.,.ir. Le choc c ·est non seule-
!Dimt ...-da q1ll ~ ...-.... twis SUit\."U qui t.-ht~ue le corps dnns r acte
~. Li ~ le ~ Jl'.l!Ur s:Mis.t1ùre un "besoin physiologique»
;:~ Ji.'BI.: ;.",.- ~ ~- lx .:hèqœ c'est l'homme qui "finance»- le
~--ptle.
û 'fUi ~ .."leUe .:x'ftL··eptualis;ation des rapports
sociaux de sexe
·j{t,~ lB ~~ .:-est le fait que dans le chic. choc et chèque, c'est
r~ ~ e5t runique reférence. Celui par rapport à qui la femme se
défœit. Elle n·exisle que pour et surtout par l'homme. C'est lui qui
procure k presrige social par son chic, c'est lui qui lui procure du plaisir
par le cboc qui lui pecmet d'atteindre l'orgasme; c'est lui qui subvient à
ses besoins matériels.
Dans la seconde conceptualisation s'opère une mutation: ce n'est plus
seulement la femme qui se ponce, se cire le corps pour être saignant et
frais, c'est aussi l'homme qui est apprécié par ces qualités. Cette mutation
traduit une situation sociale où les femmes prennent conscience que le
travail mécanique de cirage, de ponçage de la peau, pour devenir frais et
saignant n'est plus l'attribut des seules femmes. Elles mangent les
hommes aussi bien que les hommes les mangent. La monté des phéno-
mènes d'homosexualité féminine et masculine avec des hommes-femmes
et des femmes-hommes traduit également cette mutation. L'« obscénité
pornographique » du corps-sexe touche ainsi tous les sexes, et notamment
les corps-sexes politiques, hommes et femmes qui ne se privent pas de
recourir aux pratiques de ponçage, de cirage pour obtenir un corps-sexe
frais et éventuellement saignant.
Cette pornographie qui consiste en la consommation de la chair
fraîche poncée. cirée, cuite et vendue aux enchères dans la rue ou sur les
scènes commerciales de son exposition, comme nous l'avons vu peut
également prendre une fonne plus « réelle » et plus violente. En particu-
lier à r occasion des violences guenières qui se développent dans bien des
pays d" Afrique centrale, et notamment au Congo. En voici un témoi-
gnage.
.... D'une manière générale. trois types de traitement sont infligés aux
femmes et aux fi~. qui \IOOt de 1· inceste forcé au viol, collectif ou

41. /lfi-.1! 0 :!til. du 30 jam"ier au 12 fémer 2003, p. 10.


CONSOMMATIONICONSUMATION OC Cüftpc\.Sf.XE 1l~

non. souvent suivi de J'exécution sommaire de la victime . ..:ommt ea


attestent les témoignages suivants: «Nous 'ommes en fin de IDibllée
d'un jour de juillet 1997. les armées se sont tues pour ctdef b plaa à
quelques jours de trêve, permettant ainsi aux uns et autres de cin::ulu, a6a
d'aller récupérer ses atTaires dans les zones de combat. Tou• mardlall a
l'Oionnes le long des itinéraires balisés, munis de leurl ~ d'ldeacilt i
présenter aux miliciens à chaque poste de contrôle appelé "bQaddœ~.
pour lu circonstance. Au bouchon du centre ~taJier Blanche Gr-"1
une jeune fille, venue de Ouen:t.é, remet ~carte d'identité à lifi miiW..ICJi
qui ia retient ct lui ordonne de sortir du rang. Cdle-<:i obéir. ~ ' ,,.._
patiente ct au bout d'un certain temps réclame liefl papter<t. La Dix..a""
furieux, la déshabillent et la violent sous les yeux de plucun ~­
impuissantes. Et après avoir commis leur forfait il., l'abaaenl froide-
ment » 42 •

Corps-sexe des phantasmes coUectifs

Le corps-sexe féminin est donc produit connne objet er mjnl de cœ-


sommationlconsumation qui disparaît. digéré, pulvérisé dans le IDlW3&1
régime du Souverain moderne. La mutation qui caractérise ainsi le
passage de la manducation de la dot à la consommation/consumaliœ du
corps-sexe, de 1' argent et de la valorisation marchande du corps-sexe
diplômé dans l'échange matrimonial avait pourtant déjà ses manifesta-
tions dans le registre de l'imaginaire, où deux significations imaginaires
sociales au moins, Mademoiselle et Mami l*zta. occupaient cette scène
des phantasmes collectifs. Nous avons fait valoir, dans La guérison drriM
en Afrique centrale (Congo, Gabon), que Mademoiselle constituait la
dimension « idéologique » du Souverain moderne, et Mami Wata. sa
din;tension «économique». Nous avons suggéré que les deux dimensions
se conjuguaient pour fonder l'ordre politique du Souverain moderne qui
les subsumait. Or, en y regardant de très près, Mademoiselle et Mami
Wata sont des figures qui, dans leur ambivalence, rendent raison de la
menace que constitue pour le régime de la manducation lïrruption du
régime de la consommation/consumation.
Mademoiselle et Marni Wata sont toutes les deux des corps interdits.
Mademoiselle est née d'un inceste dans l'une de ses versions. L'inœsœ
est la rupture du régime de la parenté et il fonde le pouvoir'43 • Et Mami

42. Témoignage rapporté par Marie-Odile Pambou, RII/H""· 11/L:!. juin 1998. p.l45.
ure sur les viols pendant les guerres du Congo-Braua\ille. Manine-R~ G.il~.
"Femmes, conflits et paix au Congo"· Tunwitl's. 13. 1999. pp. 139-159.
43. L'anthropologie du pouvoir en Afrique montre que l'inceste~ au fondrmntt du
pouvoir royal.
220 LE SOUVERAIN MODERNE

Wata dans certaines de ses versions associe son imaginaire à celui de la


sexualité perverse et du commerce du sexe. Plus grave encore, et toujours
dans son ambivalence, la figure de Mami Wata signifie l'interdiction de la
polygamie, c'est-à-dire l'interdiction à la fois chrétienne et bourgeoise
occidentale qui fut au principe du drame des royautés kongo, par
exemple. Nous avons suggéré plus haut que Mami Wata était une transfi-
guration de la Vierge Marie. Nous trouvons dans ce qui vient d'être dit le
principe caché de l'identité de la vierge et de Mami Wata: des signifi-
cations imaginaires sociales du Souverain moderne qui ont en commun
de représenter la contradiction interne à la norme chrétienne/capitaliste de
consommation/consumation du corps-sexe : la virginité de la Sainte Vierge
étant le pendant structural du commerce sexuel de la prostituée Marni
Wata.
En ce qui concerne plus particulièrement Mademoiselle qui lie de
manière moins masquée son identité à celle de la Vierge Marie, son
mythe ne nous apprend pas seulement qu'elle est née de la rupture
violente et spectaculaire de l'interdit de consommer sexuellement le
corps-sexe de la sœur, mais aussi de la volonté qu'elle exprime, claire-
ment, d'interdire le commerce ou le vagabondage sexuel des femmes
pendant la période coloniale.
D'un point de vue historique, l'époque où naît Mademoiselle est celle
de l'économie des chantiers d'extraction des matières premières, dans la
« brousse » et où, dans les villes, des associations de femmes prennent en
charge le souci du corps-sexe, son exploitation économique à travers la
figure de la femme libre qui inscrit sa présence dans le paysage colonial
dans un mouvement de libération du corps-sexe ayant partie liée avec
l'administration, les missions et l'économie marchande 44 • La femme libre
c'est la ndoumba, mais aussi la Marna Mokondzi, qui, dans les Brazza-
villes noires, organise dans sa parcelle et dans sa maison une prostitution
des dépendantes/cadettes, issues du village et de la parenté. La socialisa-
tion urbaine de la femme venant du village prend la forme d'une sociali-
sation marchande de son corps-sexe.
C'est à cette époque que la religion de Mademoiselle et la magie de
Mami Wata disent dans le langage de l'imaginaire la mutation en cours.
Cette mutation, avons-nous suggéré, est celle qui marque l'indécence
dramatique (inceste publique et commerce sexuel) du corps-sexe dans le
régime du Souverain moderne. Le régime du Souverain moderne est un
régime de production et, à coup sûr, d'exaspération de l'indécence crédité
au corps-sexe féminin. Qui dit indécence dit violence exercée à l'ordre
moral, notamment masculin. Le Souverain moderne est d'autant l'artisan
de l'exaspération de l'indécence du corps-sexe féminin qu'il introduit
d'autres formes de rapports au corps, notamment dans les jeux amoureux.
Georges Balandier qui observe ces phénomènes au cours des années

44. Georges Balandier, Sociologie des Brazzavilles noires, op. cil., p. 258.
CONSOMMATION/CONSUMATION DU CORPS-SEXE 221

cinquante les explique de la manière suivante: «Ces transformations


s'expliquent par diverses raisons: en premier lieu, par le nombre limité
de femmes qui favorise les jeux de coquetterie propres à ces dernières, en
même temps que l'éducation que reçoivent certaines d'entre elles auprès
des Blancs qui les "fréquentent" ; en second lieu, par le fait des relations
entre sexes ne sont plus organisées précisément, comme dans le milieu
traditionnel, mais abandonnées pour une grande part au hasard des initia-
tives individuelles ; enfin, par le rôle que joue la compétition pour les
femmes et la place que tient, au sein de la société urbaine Je couple provi-
soire »45 .
L'indécence du corps-sexe qu'instaure l'idéologie du Souverain
moderne est en même temps un processus supplémentaire d'abstraction
du rapport au corps, qui se conjugue avec l'abstraction caractéristique des
sociétés de la tradition. Ferdinand Oyono en rend compte à travers les
paroles de ses personnages confrontés à l'obligation, dans Je cadre du
«travail du Blanc», de laver et donc de toucher les serviettes hygiéniques
des femmes blanches : « Que sommes-nous, nous autres, pour ces
Blanches? demanda le cuisinier. Toutes celles que j'ai servies ont tou-
jours confié ces choses au washman comme s'il n'était pas un homme ...
Ces femmes n'ont pas de honte.
- Tu parles de honte ! Mais ce sont des cadavres ! explosa Baklu.
Depuis quand un cadavre a-t-il eu honte? Comment peut-on parler de
honte pour ces femmes blanches qui se laissent manger la bouche en
plein jour devant tout le monde ! qui voudraient passer leur vie à frotter
leur tête contre la joue de leur mari ... ou de leur amant le plus souvent. en
poussant des soupirs et qui se moquent éperdument de J'endroit où elles
se trouvent pour cela ! » 46
Un homme qui n'est pas considéré comme un homme. c'est-à-dire
aussi bien comme celui dont le sexe ou le genre récapitule le genre humain.
mais aussi celui, tout simplement qui n'est pas une femme: une femme
qui n'a pas honte, non pas tant parce qu'elle donne ses serviettes hygié-
niques à un inférieur, mais parce qu'elle se laisse manger la bouche en
public en poussant des soupirs, bref, tous ces faits traduisent. dans le
discours des personnages du roman de Ferdinand Oyono, la conscience
d'une abstraction du rapport à leur propre corps, sous la contrainte du
«travail des Blancs», ainsi que la conscience qu'ils ont que r Autre
Blanc a un rapport abstrait, non régi par les codes culturels locaux de la
décence, à son propre corps et aux leurs. Ces rapports sont indécents
parce que ceux qui les vivent, les vivent comme une violence à leur corp'
d'homme confronté au corps de femmes «supérieures''· inditférentcs à la
<< honte ». La problématique de 1' indécence pornographique du t'Orps-sexl·
s'impose dès lors comme une problématique de la mise en péril de la

45. Georges Balandier, Sociolo.~it· des Braz:m·i//es noil'l'.l', "l'· <'Ir., p. ::51(.
46. Ferdinand Oyono, Une I'Ït' de hoy, Paris. Julliant/Pod,·t. 1<l)t>. p. 12.•
222 LE SOUVERAIN MODERNE

domination masculine, dans le contexte caractérisé par l'hégémonie du


Souverain moderne.
Mais on peut dire aussi que, de ce fait, ces pratiques réfléchissent des
préoccupations du quotidien. Inscrivant son travail sur la « sape» dans
cette problématique, Didier Gondola47 émet l'hypothèse selon laquelle ce
phénomène de jeunes symbolise un «espace de fuite et de refuge», cons-
titue une «réincarnation onirique du soi et du groupe social »48. II
compare l'ensemble des pratiques qui sont parentes de la sape au rêve
dans son rapport au réel, mais aussi au film dans son rapport au dessin
animé. Il écrit : « De même que le rêve représente, par rapport à l'état de
veille, une réincarnation du vécu, et que le dessin animé s'oppose au film
par une plus grande liberté prise vis-à-vis du réel - les héros ou les vilains
tombent dans le vide et explosent sans jamais mourir -, les jeunes, au
travers des cultures populaires, bâtissent dans l'ordre onirique ce que
l'Afrique économique et politique n'a pas réussi à leur offrir » 49 .
Considérée dans la perspective de la violence de l'imaginaire, vio-
lence du fétichisme, principe de la puissance du Souverain moderne, nous
lisons l'hypothèse de Didier Gondola de la manière suivante: comme
rêve, le film a plus de liberté sur le réel et le dessin animé a plus encore
de liberté sur le réel qu'a le film. De telle sorte que le dessin animé serait,
dans cette optique, plus proche du rêve que ne l'est le film (disons clas-
sique). Rêve, film et dessin animé sont, dans ce sens, des manifestations
de la liberté de l'imagination par rapport au réel, ce que nous désignons,
en reprenant l'expression d' Arjun Appadurai, par «travail de l'imagina-
tion». Un travail qui consiste ici à dilater le réel, à le déconstruire et à le
reconstruire dans des formes inédites, surréalistes. Ce faisant, nous disons,
dans notre langage, que l'imaginaire exerce sa violence sur le réel.
S'agissant plus précisément des pratiques d'« indécence pornographique»,
il apparaît qu'elles sont, dans cette perspective, l'expression de cette
violence de l'imaginaire, qui est, pour nous, violence du fétichisme. Elles
sont violence du fétichisme parce que le corps y est produit comme
fétiche, c'est-à-dire une arme (miraculeuse) de guerre contre l'autre ou la
réalité physique considérés comme des obstacles à la réalisation des aspi-
rations de celui qui se livre à ces pratiques d'indécence pornographique.
C'est ce que nous allons voir à travers certaines pratiques d'indécence
pornographique qui ont cours lors des funérailles dans les deux Congos50 .
Le corps comme fétiche dans les pratiques d'indécence pornographique

47. Didier Charles Gondola,« La sape des mikilistes: théâtre de l'artifice et représen-
tation onirique>>, Cahiers d'études africaines, 153. 1999, pp. 13-47.
48. Ibid., p. 14.
49. Ibid., p. 14.
50. Pour ce qui concerne la République démocratique du Congo, lire le livre d'Ivan
Vangu Ngimbi, Jeunesse, funérailles et contes~tion sociopo/itique m Afriqut•. Pari.,.
L'Harmanan, 1997.
CONSOMMATION/CONSUMATION DU CORPS-SEXE 223

est dès lors perçu comme une « chose » ayant la faculté de transformer le
réel des conditions d'existence pour faire accéder l'adepte des pratiques
d'indécence pornographique à une vie qui constitue le réel des autres. De
ce point de vue, ces pratiques relèvent, simultanément, de la violence de
l'imaginaire. Cette dimension de violence de l'imaginaire est attestée par
la notion de« culte de l'élégance» qui sert à caractériser la sape, notam-
ment. Un culte a fortement partie liée avec la mobilisation par des
pratiques symboliques (les rites) de puissances invisibles, donc imagi-
naires.
C'est donc dans le cadre de la violence de l'imaginaire, violence du
fétichisme, principe de la puissance du Souverain moderne, que nous
allons examiner maintenant les pratiques d'indécence pornographique
dans le deuil, indécence pornographique constituant une violence à
l'« économie morale »51 des sociétés en mutation, qui prend pour moyen
d'expression le corps-sexe féminin, telles que nous les avons observées
dans le deuil au Congo-Brazzaville52 , mais aussi les corps des morts tels
que nous les observons à Libreville.

Deuil, indécence du corps-sexe et mort télévisée

L'interrogation sur le deuil au Congo portait sur l'assignation sociale


du corps-sexe de la femme comme symbole du deuil dans une société
marquée par l'urbanisation, la monétarisation des rapports sociaux. la
scolarisation, la médicalisation, les lois écrites de l'État, la christianisa-
tion et la politisation. Nous avancions comme hypothèse que cette assi-
gnation de la femme et de son corps comme symboles du deuil dans ce
contexte sociohistorique était inséparable des enjeux que celui-ci
définissait et qui sont constitutifs d'un travail de négociation des rapports
sociaux de sexe. C'est dans cette négociation que s'instruit le procès de
l'indécence du cops-sexe féminin. Nous avons dans cet article cité
quelques lignes d'un journaliste accablant le corps-sexe féminin de œtte
indécence. « Dans les lieux de veillées mortuaires où quelques femmes
pleurent, le reste se livre à autre chose: vente d'article. consommation
de boissons alcoolisées, création des liens obscurs emre hommes et
femmes». Les femmes, mais aussi les jeunes sont spontanément dénonds

51. Sur cc concept. lire Richard Banégas, 1--<l dëmocratil· ù !"'·' Je caméléon '/hm·
.\ilion et imaginaires fJOlitique.~ au Bénin. Paris. Kanhala. 2003. Lin· notamnk'n! t.: rar-
prochcmcnt qu'il fait entre ce concept et celui de « matri•c· moruh: du pou mir k~otin"' "
de Michael Schatzbcrg tel qu'il le développe dans "1\mw, lcgitimac·y an..! deUh><:tallla·
lion in Africa » , Africa, 63 ( 4 ), pp. 445-461. cf. Richard B<mcga,, "l'· cit., pp. ~ l-22
52. Joseph Tonda, (( Enjeux du deuil et negociation tks rapp<>n' "":i~U\
Congo "• Cahiers d'<'twlt·.,· aji'imint>x. 157, XL-I. 21WJO, pp. 2-57.
* 'C\C au
224 LE SOUVERAIN MODERNE

pour ne plus « respecter » des lieux de la mort. L'indécence des corps de


ces deux catégories sociales se manifestant par des pratiques attestées.
Au mois de mai 1995, la presse brazzavilloise révèle l'existence de
jeunes filles et garçons qui se présentaient nus aux lieux de veillées
mortuaires. Le phénomène avait des expressions traditionnelles, en ce
sens que dans presque toutes les sociétés, la mort a partie liée avec la
libération des pulsions et répressions sexuelles. Louis-Vincent Thomas l'a
souligné avec force 53 . Ce qui est nouveau, c'est son déploiement urbain,
dans un contexte général où le travail de Dieu a des prétentions de police
des mœurs et des familles 54 ; où les lois de l'État sont censées réprimer
des «outrages aux mœurs». D'ailleurs, ce qui ne passa pas inaperçu,
c'est la corrélation entre trois phénomènes au moins : la monopolisation
des veillées mortuaires par les chorales ou des chants religieux joués dans ·
des radio-cassettes ; l'appropriation de la mort par les jeunes5 5 et l' irrup-
tion du corps-sexe nu.
A l'origine de ce dernier phénomène, un groupe de jeunes désœuvrés
habitant la rue Lami à Bacongo. Il se dénomment Nimbis. Ces désœuvrés
trouvent dans l'animation des veillées une occupation qu'ils instituent en
rituel de violence inséparablement symbolique et physique qu'ils admi-
nistrent sur des corps des aînés sociaux accusés par eux de meurtres
sorciers sur les personnes dont les décès justifient l'organisation des
veillées mortuaires. A quelques centaines de kilomètres de Bacongo, à
Makoua, le phénomène a pour nom Odjouè : une manière de danser et de
défier l'autre corps-sexe dans les veillées mortuaires. Hors des lieux de
mort, le phénomène se manifeste aussi dans les trains entre Pointe-Noire
et Brazzaville et prend le nom indécent de Lufità fiéré: la fierté du
clitoris. S'agit-il de l'ivresse du voyage dans le train qui ressemblerait à
l'ivresse des veillées mortuaires? Dans le quartier Ouenze, à Brazzaville
il se donnait à voir à travers la danse moutakala. Il traduit à souhait, à
travers ces manifestations, le sentiment partagé selon lequel l'indécence
est le fait du corps-sexe féminin et juvénile: la femme n'est-elle pas dans
certaines représentations un être éternellement immature ?
La veillée mortuaire apparaît donc comme un lieu de manifestation de
cette indécence du corps-sexe féminin. Des femmes elles-mêmes recon-
naissent cette réalité et le disent à leur manière : « les femmes sont en
général plus exhibitionnistes que les hommes», et ce serait la raison pour
laquelle, elles portent le deuil plus que les hommes : « Ce n'est pas que la
douleur n'atteint pas le cœur des hommes mais ces derniers la surmon-
tent. Les hommes sont autant ou parfois plus soucieux que les femmes de

53. Louis-Vincent Thomas, La mort africaine, Paris, Payot, 1982.


54. Ces remarques sont développées dans La guérison divine en Afrique centrale,
op. cit. '
55. Lire. entre autres, sur la <<jeunesse>>, Jean et John Comaroff, «Réflexion sur la
jeunesse. Du passé à la postcolonie », Politique africaine, 80, décembre 2000, pp. 90-11 O.
Ainsi que la revue Autrepart, 18, 2001.
CONSOMMATION/CONSUMATION DU CORPS-SEXE 225

la perte d'un membre de la famille. Souvent celui en mémoire de qui le


deuil est porté n'a pas été, avant sa mort, l'objet des soins particuliers de
la part de la personne qui s'est précipitée à porter le deuil. En conclusion.
les femmes ont fait du port du deuil une activité pécuniaire». Et si le
retrait de deuil «se fait toujours, sinon le plus souvent sur la piste d'un
dancing, sous le rythme d'une musique envoûtante, dans la joie donc.
alors que le port s'est fait dans la tristesse, dans la maison, c'est parce que
les femmes organisent pareille cérémonie pour montrer la capacité
qu'elles ont d'effectuer d'énormes dépenses. C'est souvent l'objet d'or-
gueil et d'admiration. Mais cette capacité dont elles se vantent tant...
s'obtient au prix de leur dignité. Vous comprenez ce que je veux dire ...
J'affirme cela parce que pour la cérémonie du retrait de deuil, les invités
sont bien ciblés. Les cartes d'invitation sont, en priorité, destinées aux
connaissances au niveau du pouvoir, à savoir les membres du gouverne-
ment, les responsables politiques, les directeurs généraux ou centraux. les
associations appelées « moziki », des hommes d'affaires, etc. Ensuite et
enfin, par gêne, aux membres de la famille et aux voisins. On espère. des
premiers recevoir des enveloppes três lourdes. C'est pourquoi l'on entend
habituellement certaines gens parler de grands bénéfices ou de perte ... ».
Il n'est pas jusqu'aux vêtements, aux chaussures et à l'apparence phy-
sique des femmes de «grande classe», notamment, qui sont dénoncés
comme indécents et donc comme façon de « se moquer de la personne
décédée». La présence des femmes dans les lieux de réjouissance (hm
dancings), la présence de l'alcool, «la chanson à la bouche, les cheveux
en queue de rat »56 témoignent encore de cette indécence et donc de cette
«moquerie». Le fait que se sont les femmes de «grande classe» qui. de
manière paroxystique, manifestent cette indécence fait signe vers son
fondement sociologique réel : ce sont les femmes les plus acquises au.\
séductions des choses du Souverain moderne, et qui sont les incarnations
de la figure « surmoïque féroce 57 » de Mami Wata. la « femme libre ..
paradigmatique.
Ce n'est .pas tout. L'espace et le temps du deuil à Brazzavill~ marquent
les débordements des affaires du corps sur les affaires de l'Etat. Ainsi.
l'espace et le temps du deuil courent à Brazzaville sans solution de nmti-
nuité des maisons, parcelles, familles, lignages. rues. cours de salles d'ins-
titutions administratives, bars, hôtels, stades. aux églisl'S. Signl' ;mnon·
dateur du processus d'appropriation de l'espace publir par la mort. tlU, ~:e
qui revient au même, moment décisif de publicisation du lWps mort ct
donc moment de rupture postcoloniale de la déccnrc à observer faœ à re
corps : l'exposition en 1972 au Stade de la ré1·o/wion des l·orps de n:m-
lutionnaires : Ange Diawara, son camarade lkoko et quelques-uns de leur'
compagnons, exterminés par les militaires à l'époque de Marien Ngooabi.

56. Le Scoop, Brazzaville, no !Xli. du 24 mai 1997. p. Y.


57. Je reprends ici l'expression de Slavoj Zizek que nou' avon' \Ut' dan' l'ontroJu.:
lion de <.:elle étude.
226 LE SOUVERAIN MODERNE

Par la suite, notamment au cours des années 1980 et 1990, les rues
sont prises de force par les organisateurs des veillées, qui ne prennent
plus la peine d'obtenir de la mairie des autorisations pour barrer la circu-
lation. Au cours de ces mêmes années, les morts sont promenés à
l'Université, portés par des étudiants armés de feuilles d'arbres ou de
palmes, chantant et proférant des paroles obscènes, sous couvert de faire
voir au mort, pour la dernière fois, les lieux de leurs études arrêtées.
Exclus de force de ce nouveau rituel, les parents du défunt attendent,
impuissants et anxieux, que le mort leur soit restitué - dans le meilleur
des cas-, avant de le porter en terre. La ville, espace de prédilection du
Souverain moderne, déparentélise ainsi la mort au même moment où des
fractions des ,classes dirigeantes s'inscrivent dans une logique de « priva-
tisation de l'Etat».
Cette déparentélisation de la mort et la privatisation de l'État qui l'ac-
compagne se réalisent par ailleurs à un moment où la mort se filme, avec
des caméras vidéo et de télévision, se conserve et se montre dans l'image
vidéo et à la télévision. Pendant qu'en Occident, le bio-pouvoit·58 «laisse
tomber la mort »59 , que le «pouvoir est de moins en moins le droit de
faire mourir et de plus en plus le droit d'intervenir pour faire vivre, et sur
la manière de vivre, et sur le "comment" de la vie ( ... ), pour majorer la
vie, pour en contrôler les accidents, les aléas, les déficiences ... »60, en
Afrique centrale, et notamment dans les deux Congas et au Gabon, le
Souverain moderne promeut la mort, la publicise, la « met en boîte»,
pour qu'elle se conserve et puisse se (re)voir en famille, entre amis. Elle
devient un spectacle. Pourquoi le cadavre, qui était généralement mis
hors de la vue des enfants, devient-il un spectacle «indécent» du Sou-
verain moderne? Qu'est-ce que le Souverain moderne expose dans la
mise en spectacle du cadavre dans la vidéo et à la télévision, comme à
Libreville où des chaînes privées, TV+, RTN et Télé Africa se font fort de
mettre la mort en spectacle ?

La mort télévisée, « objet» du Souverain moderne

Le 8 juin 2004 à 9 h 34 minutes, un avion de la compagnie Gabon


Express tombe en mer, à quelques dizaines de mètres de la plage de la

58. Pour définir le bio-pouvoir, nous pouvons retenir la définition très synthétique de
Giogio Agamben pour qui le bio-pouvoir est chez Michel Foucault, «J'implication crois-
sante de la vie naturelle de l'homme dans les mécanismes et les calculs du pouvoir>>,
Homo .meer, le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Le Seuil, 1997, p. 129.
59. Michel Foucault, <<Il faut défendre la société». Cours au Collège de Fronce.
1976, Paris, Hautes Études, Gallimard, Le Seuil, 1997, p. 221.
60. Ibid.
,
1
1
~:noN/CONSUMATION DU CORPS-SEXE
CONSO MM n.

· h
., un quartierd uppe
Sabi•ere, 1
' de Libreville. Dix-neuf personnes vont mou-
b dauds accourus et aussi devant 1es te'l'especta-
227

. devant la fou e es a . d l' . t .


nr, d T '1, Africa Ceux qui ont pu sortiT e aviOn e qm
de RTN+ et e e e · h ~ f·
teurs . , d l' au ont eu la vie sauve grace aux pecheurs ouest-a n-
se_sontd~t~sba:~s qu~ d'ordinaire, font l'objet d'un mépris xénophobe
cams , a Ga b n L~ manière dont un joumallibrevillois rend compte de
accuse au a 0 · , · · ·fi f de la
l'' 'nement sur un ton ironique, est neanmoms s1gm_ ca IVe
ev~, re do~t les suJ· ets sociaux constitués par le Souveram modei?~ au
mame "t t dm m tre
Gabon exposent les logiques par lesquel1es ce1Ul-Cl · · mstrm
· e a 1 s
le rapport aux corps. . . .
«Mardi 8 juin 2004, tout Libreville se révei~le ~o~~ 1' m~ert1tud~ qu?u-
dienne du lendemain. Rien ne laisse présager 1 amve Immment (s1c) dun
deuil national. A 7 heures, l'aéroport Léon M'ba est déjà envahi par de
nombreux voyageurs. Et lorsque les passagers du vol HS 748 immatriculé
TR-LRW de la compagnie Gabon Express, propriété des compatriotes du
Gabon d'en haut (sic) (on ne citera pas leur nom pour leur sécurité), pren-
nent la place à bord du coucou, ils ne s'imaginent pas, pour beaucoup
d'entre eux, qu'ils viennent de se payer un billet vers l'au-delà( ... ). Déci-
dément, les Gabonais sont méchants et mesquins. Alors qu'on leur a
offert - et gratos en plus - le plus palpitant des reality show. Pour la
première fois, on leur a donné l'occasion d'assister, en live, à la mort, par
asphyxie, d'une vingtaine de personnes. Après s'être délecté d'un spec-
tacle aussi sublime, on a encore le culot de venir exiger la démission des
organisateurs directs et indirects. On manque vraiment de reconnaissance
dans ce pays. C'est vrai que les organisateurs ont manqué du talent en
oubliant de prévoir des rafraîchissements, mais cela ne devrait en aucun
occulter (sic) le succès de ce méga show. Lequel - Dieu merci - a failli
même être saboté par des mercenaires Calabas. Vous vous rendez compte
que ces voyous se sont tapé le luxe de porter secours et de sauver
plusieurs rescapés. Heureusement que nos vaillants soldats sont venus
chasser ces dangereux saboteurs. Chanceux ces Calabas. leur acte méritait
qu'on les enferme dans la carlingue! Toujours côté sabotage. il y a eu
cette vacherie des médias. Ces ennemis de la Nation. notamment Télé
Africa et RTN, sont carrément venus faire une retransmission en direct.
Histoire d'émouvoir les anti-reality show et ainsi asphyxier le spt-ctad~.
Et là, encore un grand fils de ce pays, notre héros Mehdi T~ale. qu'on n'a
pas vu à La Sablière, a rapidement mis un holà à ce banditism~. C'est
après avoir vu toutes ces agressions qu'on a encore le toupet de rédamer
des démissions. Comme si c'est le gouvernement qui avait demandé au.x
victimes de prendre l'avion. Et d'aucuns de pousser le bouchon jusqu'à
reprocher au gouvernement de n'avoir pas eu la présenœ d'esprit de
présenter ses coûteuses condoléances aux familles des victimes. Comme
si c'était son problème. Comme s_i c'était du devoir de cette br~ve equ1pe
de suivre 1' exemple du chef de l'Etat qui n·a pas manque de le ta!n: dh Il-
lendemain. Et puis, si Omar l'a fait. c · étai.t sans doute rx~ur se la1n: tiK'n
voir des spectateurs, or le gouvernement n a pas tx•so1n d une telk pul'lh ·
LE SOUVERAIN MODERNE

cité déjà qu'il devait sacrifier son précieux temps à aller écouter la
symphonie des pleurs au stade lundi » 61 .
De ce texte, nous pouvons retenir:
1. le fait que la mort télévisée est perçue par le pouvoir comme une
menace de sa pérennité, ce qui voudrait dire que la télévision, en offrant
aux Gabonais un « reality show» de la mort de leurs compatriotes, expose
le pouvoir au regard meurtrier des morts, comme dans la fantasmagorie
o[J la rencontre du regard du mort dans le miroir, dans une maison où il y
a un mort menace la vie de celui qui regarde le miroir. La télévision joue
ici la fonction du miroir, qui donc justifie l'ironie du journal: «Toujours
côté sabotage, i 1 y a cu cette vacherie des médias. Ces ennemis de la
Nation. notamment Télé Africa et RTN, sont carrément venus faire une
retransmission en direct. Histoire d'émouvoir les anti-reality show et
ainsi asphyxier le spectacle. Et là, encore un grand fils de ce pays, notre
héros Mehdi Teale, qu'on n'a pas vu à La Sablière, a rapidement mis un
holà à ce banditisme » ;
2. le fait que le chef de 1' État s'est «fait bien fait voir des téléspecta-
teurs», non seulement parce qu'il a présenté ses condoléances, mais aussi
parce qu'il s'était rendu sur le lieu du drame (l'extrait du journal cité ne
le signale pas) au moment où il se déroulait et qu'il avait été acclamé à
son arrivée par la foule qui assistait, impuissante, à la mort d'êtres
humains, et pour certaines personnes présentes, à la mort de leurs proches.
D'autres récits du drame laissent entendre que des parents commu-
niquaient au téléphone avec des naufragés qui étaient à 1'intérieur de l'ap-
pareil pendant qu'il était encore sur l'eau. Les acclamations étaient sans
doute une fason d'exprimer le sentiment d'un soulagement anticipé, car
le chef de l'Etat, au Gabon, occupe la position d'un thaumaturge, et donc
représente un fétiche. En effet, en applaudissant le chef de l'État, on
applaudit le chef de la puissance suprême de la nation, qui n'est pas, de
ce fait, la puissance suprême du lignage. Dans la tradition, les enfants
sont des enfants du lignage, autrement dit, c'est le lignage qui leur donne
la vie. Or, dans le contexte contemporain, le lignage exténué, en décom-
position, cède ses enfants à la nation, et donc à sa puissance suprême qui,
à défaut peut-être de leur donner la vie, leur donne la mort légitime, lors-
qu'ils ne respectent pas la loi, substitut de la norme lignagère. L'univer-
salisme de la loi s'oppose ici au particularisme ethnocentriste de la
norme. La loi, même à 1'époque coloniale ignore le lignage, car sur les
actes d'état civil, 1'État reconnaissait la «tribu » et la «coutume» et non
le lignage. Ainsi, si l'État ne donne pas la vie, qui est de ce point de vue
donnée par la « famille », et hier par la tribu et la coutume, il peut cepen-
dant donner la mort comme le prouve l'accusation que formule le
journal: «C'est après avoir vu toutes ces agressions qu'on a encore le
toupet de réclamer des démissions. Comme si c'est le gouvernement qui
avait demandé aux victimes de prendre l'avion. Et d'aucuns de pousser le

6 t. Gabon Show spécial, no 1 du mercredi 16 juin 2004, pp. 1-2.


CONSOMMATION/CONSUMATION DU CORPS-SEXE 229

bouchon jusqu'à reprocher au gouvernement de n'avoir pas eu la


présence d'esprit de présenter ses coûteuses condoléances aux familles
des victimes. Comme si c'était son problème. Comme si s'était ~u de\oir
de cette brave équipe de suivre l'exemple du chef de l'EJat qut n'a pas
manqué de le faire dès le lendemain», le chef de l'Etat, puissance
suprême de la nation, peut sauver la vie, car qui peut le moins, par sous-
traction de la vie, peut le plus, par addition de la vie. Lui seul, espérait-
on, pouvait savoir ce qu'il fallait faire, car, en tant qu'incarnation de la
puissance suprême, il était, de ce fait, incarnation du savoir suprême :
3. le fait que le gouvernement apparaît, face à la position du thauma-
turge qui peut le moins et le plus, comme le responsable de la mort télé-
visée. Autrement dit, le pouvoir exposé à la mort est celui du gouverne-
ment, et non celui du chef de l'État qui est exposé aux «spectateurs».
En définitive, nous avons une structure à deux composantes: d'un
côté, les médias qui offrent le télé reality show de la mort et qui, de ce
fait, sont censés menacer de mort, comme la mort elle-même. le pouvoir,
mais par la révolte éventuelle des vivants ; le chef de l'État qui se «fait
bien voir » par les mêmes médias qui « font bien voir>> la mort en direct:
de l'autre, le gouvernement absent du télé reality show, et donc qui ne se
«fait pas bien voir>> à cette occasion de mise en spectacle de la mort.
Avec cette structure, nous avons une image du fonctionnement du
Souverain moderne. Pour rendre compte de ce fonctionnement, il nous
faut partir de l'histoire de la constitution de la mort comme objet du
regard à travers la télévision et la photo.
Jusqu'aux années 1990 en effet, la photographie n'a pas été en Afrique
centrale un moyen de production et de conservation de positifs ou
d'images de morts dans les familles. Autrement dit, on ne faisait pas venir
des photographes, pour « immortaliser les morts >> en les photographiant
dans leurs cercueils et au moment de leur mise en terre. Peut-être parce
que la photographie avait, à l'époque, une dimension intirniste62 à laquelle
la télévision et la vidéo vont substituer la dimension collective ou
publique: la télévision montre l'image à plusieurs personnes à la tois. des
personnes qui ne sont pas obligées de se retrouver dans un même lieu
mais qui constituent un collectif de ce qu'on appelle les "téléspecta·
teurs >>. En effet, partout en Afrique centrale, la télévision ne se regardait
pas, à ses débuts, uniquement en famille. Les voisins et même des
inconnus de passage se mêlaient aux autres pour suivre un match. un tilm
ou une émission de variétés du samedi soir. dont une. particuli~rernent
célèbre à Télé-Zaïre: Kin kiesse (les réjouissances de Kin fshasa/J.

62. Sans doute que la photo n'investit pa' la mort parce qu'flk restait m."tn ~
grande partie dominée par la temporalité lignagère. mèrno: si k lignage était tn>:ull( per
des effets déstructurants des dispositifs du Souverain modern.:. En ~!let. tou' le-. dl'f'"'·
tifs du Souverain moderne n'exercent pas leur emprise de manière égak <=~Cf! rnt111<
temps sur les structures relevant des temporalités de la tradition. Il ~xi>~e lb del.~
des contradictions entre temporalités à l'œuvre dans les structures de cau<alot<'.
230 LE SOUVERAIN MODERNE

regardée aussi bien à Kinshasa qu'à Brazzaville. De ce point de vue, la


mise en scène télévisuelle de la mort signifie le passage de la mort
«privée», familiale, lignagère à la mort «publique», celle du «public
des téléspectateurs». Ce qui est regardé dans ce sens est sans doute la
« banalisation » de la mort, comme on dit, mais plus encore son « objecti-
vation», sa constitution ou sa production télévisuelle ou médiatique en
«objet». Mais «objet» de quoi ? De qui ?
Pour répondre à cette question, il importe de savoir que la mort fami-
liale, lignagère, était gérée par les chefs de lignage, chefs de famille. Elle
était donc l'objet de leur pouvoir, un pouvoir qu'ils tenaient de leurs
ancêtres auprès de qui les morts se rendaient. Dans cette perspective, la
photo que l'on gardait à la maison était la photo du «mort vivant»,
d'après une expression fort saisissante d'Olivia Anguilet, une de nos
enquêtées. Dès lors, l'objectivation télévisuelle de la mort comme celle
de la vidéo et des photos des «morts morts», selon toujours les expres-
sions de notre enquêtée, rompent avec l'hégémonie des ancêtres dont les
chefs vivants des familles étaient les représentants. Ainsi, l'objet du
pouvoir «public», «pouvoir du public» est le «mort mort», et non plus
le« mort vivant». Car le« mort vivant», c'était l'ancêtre, et aujourd'hui,
le « mort mort » signe la mort de 1' ancêtre. Dans nos entretiens sur cette
problématique à Libreville, il ressort une idée très intéressante qui
conforte la thèse de la mort des ancêtres: «aujourd'hui, les morts ne font
plus peur». Et si les morts ne font plus peur, disent encore nos enquêtés,
« la sorcellerie fait toujours peur, la place des morts est occupée par les
sorciers». Du coup se pose la question du regard auquel s'expose le
gouvernement dans l'affaire de l'avion crashé à la Sablière à Libreville:
en effet, si «les morts ne font plus peur», qu'il ne reste plus que la
sorcellerie, cela veut dire, en d'autres termes, que le regard qui menace de
mort le pouvoir, à travers le miroir de la télévision, ce n'est plus le regard
du mort (ou des morts), qui signale le pouvoir hégémonique des ancêtres,
mais le regard des sorciers. Et ces « sorciers » ne peuvent être que les
«téléspectateurs» qui suivent en direct sur leurs écrans, la mort d'êtres
humains. L'écran de la télévision en tuant les «morts vivants» et en
travaillant à la promotion des « morts morts » signale par cette opération
de magie des médias la réalité d'un face-à-face délétère: d'un côté le
«public des téléspectateurs», dont le regard sorcier menace de mort le
pouvoir, de l'autre, le pouvoir qui « se fait voir» tous les jours à la télévi-
sion, de manière alternée ou simultanée avec les « morts morts » ; les
«morts qui ne font plus peur». Dès lors, la réponse à la question que
nous nous sommes posée à l'instant, à savoir, de quoi ou de qui la mort
objectivée par la télévision est l'objet, trouve la réponse suivante: la mort
objectivée par la télévision, mais aussi par la photo aujourd'hui et par la
vidéo est l'objet du Souverain moderne.
En effet, le «public des téléspectateurs» est aujourd'hui un «public»
constitué par les membres des familles et des associations urbaines
formées sur les bases de l'appartenance ethnique, régionale, profession-
1
231
CONSOMMATION/CONSUMATION DU CORPS-SEXE

; . . de voisinage et de quartter, · e tc ..Ce « public »


nelle, scolaire, rel~gteuse, ou , , . . st à l'origine en Afnque centrale,
est le public de }'Etat, car la te~:vts~o~, econstituée en objet devient, de ~e
la télévision d'Etat. La mort 0 ~e~tv~ttat une composante du Souve~am
point de vue, la mort du pou~o~ :.État ii faut entendre le fait que l'Etat
moderne. Par mort du pouvotr e ' · p · Yi go est fort
s'«empare de la mort» et« laisse tomber la vte ». a~ce en lein boum
ex licite sur ce point en donnant 1' exemple du Congo ou, en « p . ·
pé~olier, dans les années 1980, (...)alors que les in~ras~c~r~s sanitaires
s'effondrent de partout et que les voies d~ com~un~cation etaie?t d~ns u~
délabrement total la mairie de Brazzaville n avrut pas trouve mteux
faire que de se do;er d'une des plus belles morgues d'Afrique »6:. Dès lors,
nous pouvons dire que ce que le Souverain moderne montre a t~a~ers la
mise en spectacle des cadavres à la télévision et dans les videos en
Afrique centrale est son pouvoir mortifère.
Mais, nous dira-t-on, s'agissant des familles pratiquant, comme elles le
disent elles-mêmes, l'« immortalisasion de leurs morts», ce n'est pas le
Souverain moderne, une réalité « abstraite » qui filme les cadavres ou les
photographie, mais des gens de chair armés de caméras vidéo ou d'appa-
reils photographiques. A cette objection, nous opposons l'idée selon
!~quelle le Souverain moderne est un «rapport social » (supra, Introduc-
tlon), ~t ce rapport social constitue des sujets sociaux ou des agents qui, de
ce pomt de vue, sont porteurs de ses structures de causalité à travers
lesquelles ils voient, apprécient, évaluent le monde. Par ces structures de
causalité, les agents sociaux constitués par le Souverain moderne trouvent
«normal», «indispensable», «nécessaire» ou «crucial», le fait de filmer
ou de photographier des morts, de les montrer et de les regarder dans un
film vidéo ou de les revoir en photo. Le Souverain moderne, comme
rapport social, n'est pas «extérieur» aux sujets sociaux, il est à la fois
extérieur et intérieur à ceux-ci et, surtout, est une« logique d'organisation
sociale qui fait système à travers l'ensemble des champs »64 . Dans la mise
en scène télévisuelle ou dans les vidéos de la mort, le Souverain moderne
se met donc en scène: il expose les cadavres en s'exposant.

Les zombies du Souverain moderne

Le Souverain moderne expose les cadavres en s •expos·ani , au


. ·sens. · ,où,..:....il
~A· ou en ecrltuf'l' tma~"""
constitue ceux-ct. en expose,, en d"1scours, en r~··•e
.
i
logi du /Oml>i<' •. p,.,./-1.,. lrrr.
63 _ Patrice Yengo. « Sur~ivre en ~-fnque ~. . 6
. nt en A "rique ?' Forum Doderot. Pans. PUiiR, . hanlp-1 Anne-Man•· Dnn:u\. • Mao• à
vrva ~· A M n·e Daune· oc ~ . • •.. H n·
64. Danièle Combes, . nne-. a s sociaux ck sexe., •. in Mw~-( la"'"' u 'Il·
. épistémologoe des rapport. · CH la hi<'run:hi~ ~nrrr 1~·· '~''"'· """"·
quoo sert u~e l Hélène Rouch (éds). Sexe er flenfl'.
Mic~è\e Kao~~RS. 1991. p.63.
ÉditiOnS du
232 LE SOUVERAIN MODERNE

qu'il faut savoir-voir ou savoir-lire pour en décrypter le sens. La question


qui se pose alors est la suivante : que lisons-nous à travers le discours
imagé des cadavres exposés? A titre d'hypothèse, je dirai que ce qui se
donne à lire dans l'exposé que représentent les cadavres télévisés ou mis
en vidéo est la violence de l'imaginaire, violence du fétichisme, violence
consumative des corps, principe de la puissance du Souverain moderne.
Elle est violence de 1' imaginaire dans le sens où c'est la puissance de
l'imaginaire télévisuel qui, en «banalisant» la mort, «désacralise» le
corps qui, dans la même logique, est surexposé par ailleurs dans la
violence sexuelle ou militaire dans les films ou dans les clips de RNB
dans une télévision comme TRACE, spécialisée dans le spectacle du
corps-sexe « sexy » et qui diffuse ses émissions au Gabon. En produisant
cette «désacralisation» du corps vivant et du corps mort, l'imaginaire
télévisuel contribue à faire de la valeur des corps une valeur équivalente à
la valeur des choses. Elle est violence du fétichisme, dans le sens où cette
«désacralisation » du corps vivant et du corps mort en fait des fétiches,
c'est-à-dire des miroirs anormaux dans lesquels ceux qui se regardent ne
se reconnaissent pas, parce que le corps exposé par les dispositifs du
Souverain moderne a perdu les caractéristiques du corps lignager, mis
sous tutelle des ancêtres. De fétiche des ancêtres, le corps exposé par la
télévision et la vidéo devient un fétiche du Souverain moderne. C'est en
cela qu'il sert à «immortaliser le mort». L'« immortalisation du mort»
par la photographie ou par la vidéo est dès lors différente de son ancestra-
lisation lignagère ou clanique. Elle est au contraire un processus de sa
zombijication, car le zombie est une personne « qui a un air absent,
amorphe», ce qui correspond, d'une certaine manière, à l'idée du «mort
qui ne fait plus peur» et qui, de ce fait, n'est plus un ancêtre. Le mort
exposé sur un papier photo, ou sur une image vidéo ou télévisée manque
de «profondeur», dans la mesure où il signale l'irruption d'une réalité
qui tend à basculer« dans un ordre plat sans profondeur ni contraire ... »65 •
Nous avons avancé plus haut que dans les fétiches considérés comme
miroirs, les gens ne se reconnaissent pas, comme dans le miroir anormal
de Marx et Derrida. La télévision, comme fétiche-miroir devrait confor-
mément à cette hypothèse constituer ce miroir-fétiche anormal qui fait
que les gens, en s'y regardant, ne devraient pas se reconnaître. Le pro-
blème est qu'à la télévision ou sur une vidéo, les gens se reconnaissent et
ils sont reconnus par le «public des téléspectateurs». Comment alors
soutenir l'idée selon laquelle dans ce miroir-fétiche les gens ne se recon-
naissent pas, malgré tout? Voici notre idée : à la télévision, comme dans
la vidéo, l'image qui apparaît, raconte ou expose une séquence de notre
vie plus ou moins récente, plus ou moins immédiate. Elle n'est pas dans
tous les cas simultanée que l'est notre image réfléchie par un miroir réel.
Elle est de ce point de vue une image détachée, séparée de nous, et elle a

65. Franck Hagenbuchcr-Sacripanti, «Fonction du discours dans la représentation de


l'au-delà», Cahiers des sciences humaines, vol. 29, 1, 1993, p. 56.
CONSOMMATlON/CONSUMATION DU CORPS-SEXE

rt à l'image photographique qui est aussi une image. détaChée


~~::Pf~uence ou des séquences de notre vie, d'être une tmage en
mouvement, donc «vivante». Cette image détach~ et en mouvement est
de ce point de vue un spectacle au~u-el_ ~ous asststons quand nous nou~
regardons. La caractéristique de la televtston est ~one de superposer ~u
miroirs-fétiches: 1. le miroir-fétiche de l'apparetl, de la<< mar~handtse •
télévision qui expose notre statut social au TMCD (Trè~ mauvaJs cœur du
Diable) et au CRIMADOR (Critiquer, manger ~t-d~rmtr) des ~~tre~. ams1
perçus comme sorciers, si nous sommes propnetatr_e de la tèlevtslon ou
de la vidéo ; 2. le fétiche-miroir que constttue notre tmage en mouvement
si nous avons été filmés et que montre la télévision ou la vidéo. Il s'en-
suit, suivant notre hypothèse, qu'en nous regardant à la télévision et dan.~
la télévision, ou alors dans la vidéo, nous regardons un autre, l' autrt de
nous, qui peut d'ailleurs nous plaire ou ne pas nous plaire. Il circule en
dehors de nous, indépendamment de nous, il ne nous appartient plu.,.
Exactement comme dans la fantasmagorie du Kong où celui qui est pri.~.
est reconnu par les membres de la magie du Kong par l'apparition de son
image dans le miroir. Or, apparaître dans ce miroir, être vu dans ce miroir.
c'est être mort. Le miroir du Kong «tue» celui dont l'image y est
réfléchie et le produit comme zombie. Nous suggérons que la télévision.
comme miroir-fétiche, «tue» tous ceux dont l'image y est réftéchie et les
constitue en zombies. Deux indicateurs de ce «meurtre» et de cene
zombification nous sont donnés par :
1. le surcroît de « valeur » que donne à celui qui est reconnu ou vu à la
télévision : en Afrique centrale, on se presse de dire à celui qui est
« p~ssé » à la télé : « je t'ai vu à la télé ! >>. Peu importe les propos ou les
actiOns de la personne présentés par l'image, ce qui compte est le fait
qu'on a été« vu>> à la télé. Dès lors, l'autre de soi qui a été vu à la télé. à
savoir son image, fonctionne exactement comme un fétichR. c' est-a-dirt
un «fantasme», un «fantôme» ou «une vison>>, ayant le pouvoir de
donner plus de «valeur», plus de puissance à quelqu'un. Si l'image de
soi exposée à la télé ne remplissait pas cette fonction de fètil:he.
Dominique Sakombi lnongo, le virtuose inégalé de la propagande mobu-
tisté6, n'aurait pas fait de Mobutu un dieu qui, tous les som. au .JOW'IIll
de vingt heures, descendait du ciel, et \es hommes politiques afril:aim ne
s'exposeraient pas tant tous les jours à \a télé pour le muindrt ~
accompli dans l'exercice normal de leurs fonction~. Or. celw qw o.c
produit comme fétiche meurt comme réalité (humaine\, ~'OIMll! d;ut'llil
séduction, chez Baudrillard, où séduire c'est mourir C\lllUll\' réalité ct sc
produire comme leurré7 • Dans cette perspective. la ttlt'i."'-m. ~'\1Clllllt

---- -~-

-- - ~6. Sur Sakombi lnongo. lire Pati~nl Bagenda. IR c....~, ...~ J,t ....... ~.
Crimes pillage.v et gr1erres, Bntl'.eIles, f:.lflioo
· 1 '
loc Pirt •• l'nu»-k
.
ct~'·
,. a · ·'· ·.
Pius N~andu Nkashama, Les ma)!iciem du Tfpt'nM /.4'; n..,.t,•k"'' u. tr<'..- . ...,....,...
(Sakombi /nongo), Paris, L'Harm~llla~l: 199~' Gahlte.l'iN
67. Jean Baudnllard. De la .m uown. ..
234 LE SOUVERAIN MODERNE

dispositif photographique (supra, chapitre 1) ou fétiche-miroir du Souve-


rain moderne dans lequel le peuple ou la masse se regarde et regarde ses
dirigeants les «tuent>>, pour les produire comme sujets sociaux-fantômes-
fantasmes-fétiches du Souverain moderne. La télévision réalise ce
meurtre de constitution des sujets sociaux en fétiches de la même manière
que l'idéologie chez Althusser. Chez ce dernier en effet, la fonction de
l'idéologie est la constitution des individus en sujets, car« la catégorie de
sujet est constitutive de toute idéologie>>, mais « en même temps et
aussitôt nous ajoutons que la catégorie de sujet n'est constitutive de toute
idéologie, qu'en tant que toute idéologie a pour fonction (qui la définit)
de "constituer" des individus concrets en sujets. C'est dans ce jeu de
double constitution qu'existe le fonctionnement de toute idéologie,
l'idéologie n'étant rien que son fonctionnement dans les formes maté-
rielles de l'existence de ce fonctionnement » 68 . Dans ce sens, la télévision
peut être considérée comme un « appareil idéologique >> du Souverain
moderne. Dirigeants et dirigés, dominants et dominés sont ainsi consti-
tués ou interpellés comme sujets sociaux fantasmatiques d'une puissance
unique, le Souverain moderne, par son dispositif de constitution/interpel-
lation des individus en sujets qu'est la télévision;
2. en constituant les dominants et les dominés, les dirigeants et les
dirigés en sujets sociaux-fantômes-fantasmes-fétiches, l'« appareil idéolo-
gique>> du Souverain moderne fait de la contradiction qui opposent les
uns aux autres, une contradiction opposant comme nous l'avons vu, des
<<sorciers>>, c'est-à-dire des sujets sociaux qui sont à la fois des fan-
tasmes et des réalités.

Le regard des cadavres et l'hégémonie du Souverain moderne

Ainsi, en filmant les cadavres, ceux des pendus, des fusillés, des déca-
pités à la machette, à la hache, ceux des morts « ordinaires >>, exposés
dans les rues, dans les «camps de réfugiés>>, dans les somptueux cercueils
de la bourgeoisie ou des stars, ou encore dans les modestes cercueils des
prolétaires, la télévision et la vidéo exposent le public des téléspectateurs
au regard interdit des morts, c'est-à-dire rompent l'interdit de regarder le
mort dans le miroir. Du point de vue de l'anthropologie du pouvoir ou de
la sociologie de la« souveraineté>> qui est le nôtre, cette rupture d'interdit
exprime la sortie de l'hégémonie des ancêtres sur la vie des vivants. En
rompant en effet cet interdit, la télévision et la vidéo rompent avec cette
hégémonie, caractéristique du «totalitarisme lignager >> (d'après J'ex pres-

68. Louis Althusser. <<Idéologie et appareils idéologiques d'État», La pensé<>, 151,


juin 1970, p. 29.
MATlONiCONSUMATlON DU CORPS-SEXE 1_,_,
coNsoM •

j\ug é) Pour faire entrer les « publics » des téléspectat .


. mod erne, l aquelle ne s ' exerce vra· eurs
. de r-Jarc , nze . d u, souveram
1 1.
51oo ['hégemo , ·tude que sur es non- teux tgnagers, \es <<cam
1. tment
Os a plent , , \. t. h b. , ps ".
da 100te s aces de deparente tsa ton a ttes ou occupés par de.
.ns
d... des esp , l 1 ,. · s
dails , g'enes Des ors, penser trrupt10n du regard de
dooc hétero · ces
,publicS, téléspectateurs sur le corps mort, ~~ corps qui n'a plus de
lies de er un renversement de regard . tl faut en effet voir dan
pub •est pens bl. d . s
.ard, c t par lequel le pu tc es sujets sociaux du Souverain
rele" mouvemend possession par son regard de la mort lignagère, un mouve-
eprent fin à la violence d e l''tmagmatre . . exercée par \e regard du
010del11 .
01ent qut mle miroir au profit de l'hégémonie du Souverain moderne
01ort
danse ce par son regard mach .. mtque qu ' est \a télévision. .
qu 'elle exer · d' 'l'
·olence consumattve et eparente tsante qui marque \'hégé-
CetteV 1 d · ., ~
. du Souverain mo erne se vtt ausst a travers \e remplacement
monte if des pleurs et surtout des chants et danses traditionnels. par 1a
Progress d h ~ .
. ue religieuse provenant es c ames mustcales, quand ce n'est pas
f(IUSiq d . , d
des chorales des groupes e pneres ou es « ratermtes ,, appartenant
f .,
par Églises catholique et protestante. Cas extrême de ce processus de
déparentélisation et d e ref ou1e~ent d e l''emot10n
aux · et d7 la ~ouleur, rentrée
en scène sur la place de la matson-parcelle-rue, non-heu hgnager en deuil
de la musique de variétés congolaise (Congo-Brazzaville et ex-Zaïre).
avec exécution par des jeunes de danses à la mode. Le bar dancing ou la
boîte de nuit font ainsi irruption dans le champ de la mort et confinnent la
destitution de la famille et de la parenté de la maîtrise de r événemeut
Interloqués devant ce spectacle indécent de l'inversion et d'extraversion
des codes, des intellectuels et des gens du commun parlent à \'Univmili.
dans la rue ou ailleurs de la «banalisation de la mort>>, c'est-à-dire. etl
fait, de la « dévalorisation » d'une construction culturelle et sociale de la
vie, de la valeur des hommes. En effet, toute expression insistante .de la
douleur par des pleurs tend à être fortement découragée. concurrencee par
c~~te ~ovialité forcée et décalée qui s'impose comme nou,·elle ~
L m?ece~ce qu~ était de ne pas pleurer, de s'amuser sur le heu~\~
se ~tt desormats dans une expression par trop bruyante. ~
« genante )) de la douleur. Cette dernière se déporte alors dan:'.~ l
profonde des sujets où elle se réfugie momentanén'lënt a,ant d ( eml*·
la morg .. . d . ""' a,ant >~.lll
ue, au moment de l'expostt\On ulttme u t,;O•t"' 1 -~i""'"'
quem d . ·è 1)\j de a,_,.....~
ent ans le corbillard en direction du ctmeu re . de p31r avec k
C~tte violence à l'ordre mora\ de la société e~t .an~ ù\Jf'fUIIII. V"
souct de d' · . . t 1·s dlmlt~ · .... .c
1, tstmct\On par les dmmnants e ~:. . . 1 qi)( SIIP!"lllt ..
bexposition d'un corps festif, signe d' ais~ce soct.a c tntJuil à rt;dl'êi!C
.lanche et \'espace urbain dans 1'\mag.inatrc. La ~re'~~ Je.~
ce souci P· è. ·est!lllt'ntal . . .,."'_.-·
\. · ,\f ses outrances. par ses exc s" · . ott'< ,(r- léS r- · -"""'
ton du .10I•!KC ~me . fii<1W'" ~
A \a lU'corps, e\le cachait ma\ une " ~ \US!l'll, . 1 1~) zrt~ •
. f~·,.
... .,...,."\
é . 1 eme époque, un célèbre groupe n.: l·èren~nt k'lll 1 BIJII' • .pli·
ga emet't , t. • n::\ftl\:u t . ......,.. Ju
hraz. . . • en . scene ' sous. . une onlw '•··)ms beJ. u. ~ ,,., · .~,.,
ldVt\lots de lu Sape el donc du"''. ~ "'
236 LE SOUVERAIN MODERNE

chez les Très fâchés, fut affublé d'une queue de singe, résumant ainsi
dans un précipité symbolique les perceptions croisées que les Blancs ont
des Noirs, et réciproquement, celles qu'ont les Noirs des Blancs. Les Très
fâchés instruisaient ainsi le procès de l'obscénité ou de l'indécence du
corps du pouvoir, corps qui proclamait son souci de la fête ou de la
dépense permanente : « Kaka fêti na fêti » ainsi que de la consommation/
consumation : « Lédza, lénua, léyiba » ( « mangeons, buvons, volons» en
langue mbochi 69 ). La sape est de ce point de vue une pratique compensa-
toire sur le plan symbolique, des déficits de valeur sociale créés par la
précarité matérielle des déclassements. Cette dimension étant en relation
inverse de la réalité de la distinction par le corps de la fête permanente, et
donc de la transfiguration permanente des possédants politiques et leurs
alliés. Nous avons montré comment Je moment du retrait de deuil est un
moment où s'exprime à son paroxysme le souci du corps beau, corps
pornographique des dominés et des dominants, corps des Grands 70 , c'est-
à-dire corps indécent, grotesque, comme le montre par ailleurs Achille
Mbembe 71 • Le corps indécent, pornographique, apparaît ainsi comme I.e
corps commun aux dominants et aux dominés, sujets interpellés/consti-
tués, c'est-à-dire fétichisés par les idéologies de la consommationlconsu-
mation du Souverain moderne.

69. Nous avons évoqué ces aspects dans Joseph Tonda, «La guerre dans le le "Camp-
Nord" au Congo-Brazzaville, art. cit.
70. lhül.
71. Lire Achille Mhemhe, /Je la po.,tf'olonie, op. cil.
6

Corps ethniques tourmentés

<<Et des têtes, des organes génitaux ou des membres ont été
exhibés allègrement à travers les rues de la capttale par les Cobras
euphoriques et surexcités».
La Semaine africaine, no 2206 du jeudi 20 mai 1999. p. 1.

Les corps ethniques tourmentés sont des corps fétiches. c'est-à-dire


porteurs de fétiches, mais aussi devenus fous, semant la mort sans discer-
nement. Ce sont des corps «envoûtés» par l'ethos ou la puissance dt
désespérance du Souverain moderne. Mais il s'agit aussi de corps fiti-
chisés. A ce titre, ces corps ont partie liée avec la violence du fétichisme.
entendu aussi bien au sens de Marx que de Freud et Bourdieu ; à ces sens
il faut ajouter le sens local. Cette violence du fétichisme, violence de
l'imaginaire, a été directement administrée sur les corps. au Congo par les
miliciens des armées de Pascal Lissouba et de Denis Sassou Nguesso.
Dans ce chapitre, nous allons examiner le processus historique de produc-
tion de la violence, administrée par les corps tounnentés miliciens. Au
cœur de ce processus, comme nous allons le voir, se trouvent les imagi-
naires du corps dans leur rapport aux idéologies du pouvoir.

Esquisse d'une genèse de la violence milicienne au Congo-Bru::avîilt'


postcolonial

Depuis le début des années quatre-vingt-dix, Brazzaville et le Congo


tout entier ont connu trois éruptions majeures de la violm:e politique.
notamment entre 1993-1994, 1997, 1998. Cette violence. dont le nombre
des victimes humaines, des destructions et pertes de biens matériel\ est
allé croissant, s'est imposée comme une violence milicienne. Ses auteul'\.
connus sous les noms de Ninjas, Cobras, Zou/ou.ç, A~l'illois. Coco;"'-'·'
et Mamba font irruption sur la scène de la violence politique urtlaine a la
238 LE SOUVERAIN MODERNE

faveur des processus générés ou exacerbés par la décompression autori-


taire des années quatre-vingt-dix: luttes partisanes articulées à des riva-
lités personnelles entre leaders politiques ; production et recompositions
politiques des identités ethnorégionales et de la violence urbaine ; dégra-
dation de la situation économique et exaspération de la précarité maté-
rielle, sociale et existentielle de la jeunesse ; activation des dispositions
acquises à travers la scolarisation ; montée en puissance des idéologies
charismatiques et donc des croyances en la sorcellerie, et surtout, déploie-
ment paroxystique de l'eth os de la consommation/consumation des
choses des Blancs, les marchandises.
En juillet 1992, soit un an après la fin de la Conférence nationale
souveraine, Pascal Lissouba est élu président de la République grâce à
une alliance de son parti, l'Union panafricaine pour la démocratie sociale,
UPADS, avec le Parti congolais du travail, PCT, dirigé par Denis Sassou
Nguesso. Mais le PCT conteste le nombre de postes ministériels qu'il
obtient à la formation du premier gouvernement de Lissouba et rallie
l'Opposition dirigée par Bernard Kolélas, président du Mouvement
congolais pour la démocratie et le développement intégral, MCDDI.
L'alliance est qualifiée de « contre-nature » : les distances idéologiques
qui les séparent, les privations de liberté et les violences physiques exer-
cées sur Kolélas par les pouvoirs auxquels avait participé Sassou ou qu'il
avait lui-même dirigés expliquaient cette caractérisation. De l'autre côté,
la rupture de l'alliance entre Lissouba et Sassou réactiva des haines accu-
mulées par les deux hommes l'un à l'endroit de l'autre et réciproquement
depuis l'époque du parti unique marxiste-léniniste. C'est donc sur ce fond
de réactivation d'affects négatifs sédimentés que se déroulent les contes-
tations des résultats des élections législatives anticipées de mai et juin
1993, les dissidences politiques des quartiers sud de Brazzaville acquis
à l'opposition MCDDI et leurs tentatives de répression par les forces
armées ; le déclenchement des premières guérillas urbaines dans les
mêmes quartiers sud et surtout la création, le 7 juillet 1993, de la pre-
mière milice non gouvernementale de la crise de la démocratisation à
Brazzaville: les Ninjas. Les autres s'ensuivront.
Ninjas, Zoulous, Aubevillois, Cocoyes, Mamba sont par ailleurs direc-
tement liés à l'émergence au début des années 1990 de deux nouveaux
ethnonymes dans l'univers humain brazzavillois: Tcheks et Niboleks,
identités du Souverain moderne. Ceux-ci sont en effet le produit de la
décomposition politique des Kongo ou Sudistes. Les Tcheks sont majori-
tairement des Lari. Une population dont la structuration identitaire origi-
naire est historiquement liée à deux phénomènes modernes : le messia-
nisme et l'urbanité 1• C'est dans cette même population que le phénomène
de la violence politiqt,~e des jeunes se manifesta la première fois de

1. Tsamouna Kitongo, <<Ethnies et urbanité dans la lutte politique au Congo après


1959 >>, Africa, revi.l'ta trimestriale di studi e documentazione de/1'/n.l'titwo /ta/mw·
Africanon, anno XLV, 4, décembre 1990. pp. 665-679.
CORPS ETHNIQUES TOURMENTÉS 239

manière décisive dans les dernières années de la colonie et au cours des


premières de la néocolonie : en 1956 et en 1959, les violences exercées
contre les irrédentistes matsouanistes à Bacongo furent le fait des
jeunesses youlistes 2 organisées par Bernard Kolélas. De même que la
première milice officielle rattachée à une organisation de jeunesse du
parti unique au Congo, la Défense civile, comptait parmi ses éléments les
plus violents, des jeunes de Bacongo. C'est à partir de la prise du pouvoir
par les militaires «nordistes » en 1968 et la création de la Milice popu-
laire que la direction et 1'administration de la violence milicienne revint
principalement aux Nordistes.
Les Lari ou Tcheks constituaient la base électorale du MCDDI. parti
créé par Bernard Kolélas. Ils dominent la région du Pool et les quartiers
sud de Brazzaville, en particulier Bacongo et Makélélélé, rebaptisé
Sarajevo3 en 1993-1994 par les miliciens. Les Niboleks, qui tiennent leur
nom d'un acronyme constitué à partir des deux premières lettres des
régions du Niari, de la Bouenza et de la Lékoumou, fiefs de l"UPADS
créé par Pascal Lissouba, alimentaient la totalité des effectifs des mili-
ciens Zoulous, Aubevillois, Cocoyes et Mamba. A Brazzaville, ces mili-
ciens ont eu pour territoire le quartier Mfilou, rebaptisé en 1993-1994
Beyrouth. A la différence du MCDDI où existait une correspondance
entre ethnie du fondateur du parti et dont sont majoritairement membres
les miliciens, à savoir l'ethnie Tchek-Lari, l'UPADS est dominée par
l'ethnie Bembe à laquelle appartiennent ses dirigeants, sauf Pascal
Lissouba, membre de l'ethnie Nzébi. Les miliciens de l'UPADS. particu-
lièrement les Zoulous, ont eu leur triste réputation de guerriers sauvages
et brutaux au caractère habituellement attribué aux Bembe. l'une des
ethnies pourvoyeuses des miliciens coloniaux. Quant aux Cobras. leur
identification aux Mbochi, ethnie de leur chef suprême. Denis Sassou
Nguesso, est liée aux mêmes logiques politiques d'assignations identi-
taires forcées à l'œuvre chez leurs protagonistes. Leur inscription territo-
riale originaire se localise dans les quartiers nord de BrJzzavillc :
Talangaï, Mpila, Poto-Poto, Ouenze, Mikalou. etc.
Brazzaville, théâtre originaire de la violence milicienne dans la pOSt'O-
lonie, est aussi la scène par excellence d'exposition des misères et
opulences liées aux gestions prédatrices de la rente pétrolière par les
groupes et fractions de la classe politique qui se sont succédé au pouvoir.
Par conséquent, Brazzaville est un espace d'exaspération des frustro:~tions.

2. Jean-Marie Wagret, Histoire et sociologi•· [>olitiqu•· d< /<1 Rt'ruh/iqu•· Ju ( ";m~o.


Paris, Librairie générale de droit et de jurisprud.:nw. 1963.
3. Nous avons ici un exempk de la façon dont la •·irntlatll\1\ .Je, im~"' dan' k
monde globalisé induit directement la pwducti<>n de nom dies identitt' dan' k , h·al.
qui, du coup, le déterritorialisc «symboliquement». Sur la pwdoction dt-- l<kntilè- de
violence politittuc par lïmaginairt• des médias. voir Rémy Ba.-l'ngui,-.a-(ôan~a, • 1..· rùk
des médias dans la construction des ideotitob de 'iolcnü· r<•litKJOC ;t Brauanlk- •. '"
Patrice Ye.ngo (éd), /de11tité., et démoautit', Pan\, L"Hannanan !"1 A'"-"Jattoo RUf'(tlf\'.
1997. pp. 213-242.
LE SOUVERAIN MODERNE

des ressentiments. des projets violents ou des réalisations de la violence


pour consommer/consumer. Pour saisir cette logique, il importe de rap-
peler que, sans doute plus qu'ailleurs en Afrique, au Congo, et particuliè-
rement à Brazzaville. 1'économie de 1' excellence dans la vie quotidienne
se fonde sur une forte phantasmatisation des choses des Blancs, les
marchandises.
C'est notamment à cette fin que les voitures, signes de l'excellence
sociale et politique, ont connu des dénominations tropicalisées successi-
vement à 1' époque du premier règne de Sassou ( 1979 à 1991) et à celle de
Lis sou ba ( 1992-1997) : Pèndzoro pour Pajero, Marie Bouanga pour dési-
gner les rutilantes 4 x 4 chromées des années 1990. La première dénomi-
nation signifie littéralement en langue mbochi : « donner le corps », ce qui
peut se traduire par le terme familier de «s'éclater». La deuxième, qui
reprend le nom de la mère de Lissouba, signifie la reconnaissance de la
part des nouveaux possédants dont le statut et la condition de mangeurs
ou « boukouteurs » sont liés à l'arrivée au pouvoir suprême du fils de
Marie Bouanga. Du côté de la jeunesse déscolarisée et disqualifiée sur le
plan matériel, l'une des réactions symboliques à ces processus est le
célèbre mouvement des Sapeurs, dont les inscriptions ethnospatiales les
plus significatives portent respectivement sur le quartier Bacongo et les
Lari. Dans l'impossibilité de posséder et d'exhiber voitures et maisons,
les jeunes Sapeurs constituent le corps en fétiche, moyen d'expression du
différend qui oppose possédants et dépossédés des choses des Blancs.
L'autre réaction à ces processus est évidemment la violence milicienne
des années de la « démocratisation » dont le gros des acteurs a été cons-
titué par des chômeurs «professionnels», anciennement membres des
contingents de la milice populaire du Parti unique, auxquels se sont
ajoutées des masses de déscolarisés et de diplômés sans emploi, d'étu-
diants, de militaires professionnels radiés par le pouvoir de Lissouba (cas
des Cobras), ou solidaires des leaders engagés dans la lutte pour la
conquête ou la conservation du pouvoir. C'est dans cette logique qu'il
faut comprendre pourquoi, quelles que soient ses origines ethniques, ses
affiliations. partisanes et ses adhésions discriminées aux leaders poli-
tiques, la population milicienne a massivement articulé sa violence à un
phénomène que tous les observateurs n'ont pas manqué de souligner : le
pillage et la destruction des maisons des membres des différentes frac-
tions de la classe politique ayant dirigé Je pays, aussi bien dans les quar-
tiers du nord que dans ceux du sud de Brazzaville.
La violence milicienne brazzavilloise a d'autant plus pris cette
signification que, sur le plan culturel, une part importante de la population
milicienne a acquis, à la faveur d'une scolarisation estimée à près de
100%, des dispositions mentales inséparablement politiques et intellec-
tuelles4: pendant une trentaine d'années, chaque enfant scolarisé était

4. Cc paragraphe s'appuie sur l'article de Rémy Bazenguissa-Ganga intitulé, «Le rtîlc


des médias dans la construction des identités dé violence politi<.jue à Brazzaville"· in
CORPS ETHNIQUES TOURMENTÉS 241

également un acteur politique. Il commençait sa scolarité comme << pion-


nier» de la Révolution dans le cycle primaire, avant de devenir militant
de la jeunesse du parti unique au collège et au lycée. Ainsi, du fait de la
dégradation de la situation économique combinée aux politiques d'ajuste-
ment structurel, la croissance de la population déscolarisée a abouti à la
production d'une population juvénile de plus en plus importante de
chômeurs ayant déjà une expérience de mobilisation politique et une
conscience partagée de la rédemption des corps par la consommation/
consumation.
Sur le plan idéologique, la ruine de l'idéologie marxiste-léniniste
fonctionnant massivement à la dénonciation des sorciers, a donné lieu aux
déploiements incontrôlables des croyances religieuses et sorcières. La
ville est alors devenue l'espace de concentration et de circulation de
toutes les magies ethniques ou importées et où le travail des églises
nouvelles fait de la lutte contre la sorcellerie son fonds de commerce. Il
n'est donc pas indifférent que la violence milicienne ait été précédée par
la prise en charge des accusations de sorcellerie et d'exterminations
physiques des victimes par des jeunes citadins étrangers aux familles des
prétendus sorciers. Il n'est pas indifférent non plus que les croyances en
l'invulnérabilité des miliciens aient fortement servi à stimuler les élans
violents des combattants, comme d'ailleurs la divinisation de certains
chefs, comme Bernard Kolélas, à qui ses miliciens adressaient des prières.
L'idéologie du MCDDI étant d'ailleurs très imprégnée de croyances mes-
sianiques.

Le fétichisme du corps ethnique

C'est dans ce contexte général qu'il convient d'envisager le fétichisme


du corps ethnique du Souverain moderne. Tout fétichisme est fondé en
raison, et non en nature. Autrement dit, c'est dans le système des limites
et limitations d'un système qu'il faut aller chercher les raisons de sa
propagation et non dans les limites et limitations internes au cerveau
humain. De même, tout fétichisme est fait d'adhésion~ à un système
d'illusions efficaces dont I'ethnisme est une forme exemplaire. CeÏte illu-
sion se déploie et se démultiplie à l'occasion des violenœs politiques que
l'on dit ethniques. Le corps de l'autre ethniquement marqué joue dans œ
système d'illusionnisme efficace un rôle fondamental: on k détruit. on le
consume, on le consomme sexuellement et selon d'autres fonnc.-s dt·
consommation/consumation.
Dans la guerre telle que nous l'avons observée dans le "Cam~
Nord», nous avons été frappé par les illusions efficaces du l"tlfV" ethm-
quement marqué. L'une des manifestations de œs illusions est constitu<'t~

Patrice Yengo (éd.J.ldentitb et démo.-ratie. op. dt., pp. ~13·2·C.


2-l2 LE SOUVERAIN MODERNE

par les récits d'invulnérabilité des corps miliciens: le caractère d'invulné-


rabilité trahissant le caractère fétiche. c'est-à-dire extraordinaire du
corps.
L'espace du discours dans le Camp Nord était en effet saturé entre juin
et octobre 1997 de récits d'invulnérabilité des corps miliciens Cobras.
Cette invulnérabilité était, disait-on, déterminée par un certain nombre
d'interdits parmi lesquels l'abstinence sexuelle, l'interdit de voler, l'in-
terdit de consommer du piment, de l'oseille, du citron et bien d'autres
fruits et légumes acides. Ceux qui étaient censés avoir observé ces inter-
dits étaient à l'origine de ces récits mettant en scène des guerriers,
marchant calmement sur leurs adversaires qui tiraient sur eux à bout
portant sans les atteindre. Et, pour finir, le guerrier invulnérable (sauf s'il
recevait un obus ! ) au visage bariolé ou maquillé en noir demandait tran-
quillement à son pauvre ennemi de lui remettre son arme.
Pour tirer toute la signification de ces récits, il importe de constater
qu'ils traduisent un scénario ordinaire de l'imaginaire cinématogra-
phique5 et que la croyance en la réalité des faits mis en scène marque le
pouvoir de conviction extraordinaire du scénariste, que nous avons
désigné par une métaphore : l'Esprit de désespérance sociale du Souve-
rain modeme6 .
Pour savoir le rôle que joue cette métaphore dans la violence mili-
cienne au Congo, il faut commencer par rappeler la relation très concrète
entre le corps violent du milicien, 1' imaginaire cinématographique et
notre métaphore. Georges Balandier7 a montré comment l'imaginaire
cinématographique a fortement contribué à structurer le rapport au corps
des citadins dans les Brazzavilles noires 8 , et Rémy Bazenguissa-Ganga9 a
fait une étude documentée de ce rapport en ce qui concerne plus particu-
lièrement la relation au corps violent. De ces travaux, on peut retenir que
l'imaginaire cinématographique a permis la réalisation du dédoublement
pratique, concret du corps des jeunes, par l'absence de solution de conti-
nuité vécue entre la scène imaginaire projetée sur l'écran, et la scène
réelle de la salle de cinéma, de la rue, de la maison, de 1' école et du
champ de bataille. Le monde du cinéma, monde des doubles du réel,
monde qui constitue en un certain sens la métaphore du monde réel, dans
ce sens où il parle du monde réel en principe en se distanciant de lui, est

5. Rémy Bazenguissa-Ganga a montré de manière convaincante comment l'imagi-


naire du cinéma a fortement marqué la structuration des habitus de violence dans la
jeunesse congolaise, et plus précisément pendant la guerre de 1997. Lire Rémy
Bazenguissa-Ganga, <<Le rôle des médias dans la construction des identités de violence
politique à Brazzaville», art. cit., pp. 213-242.
6. La notion d'Esprit de désespérance sociale du Souverain moderne est synonyme ici
de celle d' ethos ou de puissance de désespérance du Souverain moderne.
7. Georges Balandier, Sociologie des Brazzaville.\· noires, op. cit.
8. Ibid.
9. Rémy Bazenguissa-Ganga, <<Le rôle des médias ... », art. cit.
FANT{)MES ET MACHINE~ PI'JLJTJr;u-S

dans la construction de la violence milicienne au Congo. un monde mit(f-


nymique, c'est-à-dire un monde qui ne se di\tancie pa> du mrJOde réel. qu1
prend le monde réel pour contenu, et lui pour contenant. Cette opéraric.111
s'effectue par la médiation des dialectiques complexes entre figurer de
l'imaginaire cinématographique avec les figures du quotidien au 'iein de\
structures de causalité caractéristiques des subjectivités collectives. Des
spectateurs qui jouent réellement après le spectacle, comme au Cong(}-
Léopoldville10, à exercer la violence corporelle vécue au cinéma sur des
corps vivants réels, s'inscrivent dans cette dynamique des structures de
causalité associant imaginaire et réeL C'est donc dans cette perspective
que se justifie l'« action» réelle de la métaphore de J'Esprit de désespé-
rance sociale, esprit des structures de causalité du Souverain moderne.

La guerre dans le Camp-Nord: les imaginations de puissance

La guerre dans le Camp-Nord, en 1997, était un moment d'intensifica-


tion des croyances en la division antagoniste du Congo en deux camps
ethniquement irréductibles. Ce travail idéologique d'ethnisation. caracté-
ristique de l'illusionnisme politique africain, avait partie liée avec des
luttes autour des «choses des Blancs», les marchandises et l'argent ainsi
que des valorisations de soi qu'elles apportent. Or, ces valorisations qui
s'acquièrent par la possession des marchandises et de l'argent font du
travail idéologique d'ethnisation des luttes politiques l'arbre qui cache la
forêt des processus de déparentélisation en cours dans la société. En effeL
les «choses des Blancs» sont, comme nous l'avons déjà vu. des fétiches.
c'est-à-dire des « miroirs anormaux » qui diabolisent et vampirisent leurs
possesseurs et activent le TMCD (le Très mauvais cœur du Diable) de
ceux qui sont exclus des positions d'acquisition et d'accumulation de ces
fétiches. Dans la situation de la guerre dans le <<Camp-Nord"· trois
figures de la violence sous-tendue par ce schéma étaient identifiable; :
l'« auteur» de la tragédie, c'est-à-dire, la puissance qui instruit et admi-
nistre le rapport social de violence aux corps. aux choses et au pouvoir
suivant la logique des camps, le Souverain moderne : les deux autre\
figures sont celles des miliciens et des politiciens répartis sur le\ deux
camps ethnisés: le Camp-Nord et le Camp-Sud. Le Souvemin moderne.
auteur de la tragédie, était en même temps le metteur en scène. Il \e
caractérisait par son invisibilité. On ne voit en eftèt pas un rappon s..x:ial.
Tout le problème que pose alors la violence dans les camps du Sou\cr.lin
moderne est le suivant : comment «gagner» la guerre si le &lU verain
moderne, invisible, n'est manifeste, en tant que r.tppon social. que dan'

1O. Charles Didier Gondola, "La contestation politique lb JeUOO. à K11W!N ;i tn'n-
1' exemple du mouvement "kindoubil" ( 1950-19591•. 1ijJJ, hnfl "~'' J.. IH-•.ilmh""
van Sociale BeweRinRt'n & Brood Ro~en, 2. 1999. pp.171-ISJ
244 LE SOUVERAIN MODERNE

les corps et les imaginations de ceux qui exercent directement la violence


sur des corps et des imaginations ?
Le Souverain moderne est en effet comme la « Chose » à laquelle il
fait penser, une réalité historique. Nous allons essayer de décrire la
manière dont il a instruit historiquement le rapport social de violence dont
la guerre de 1997 n'est qu'un épisode parmi tant d'autres.
C'est comme phénomène social total d'origine urbaine, épars dans ses
manifestations, fluide dans son appréhension, nourri à la sève d'affects
contradictoires et redoutable par ses effets que le Souverain moderne a
instruit le rapport social de violence au Congo. De manière synthétique,
nous pouvons dire qu'il a consisté en l'instauration d'un système de rela-
tions complexes et dynamiques entre plusieurs logiques et schèmes de
pensée articulés à la précarité matérielle, au «travail politique», à l'éco-
nomie du prestige et du pouvoir social dans la vie quotidienne construite
autour de la phantasmatisation hyperbolique de la marchandise et du
corps. Autant de caractéristiques qui justifient son ethos fondamentale-
ment anti-ascétique.
Du fait notamment de l'importance de l'économie de l'excellence du
corps et du pouvoir social constitué autour d'investissements fantasma-
tiques de 1' avoir économique, la précarité matérielle a été affectée tout au
long de l'histoire urbaine postcoloniale, d'un coefficient symbolique dont
la valeur négative était parfois disproportionnée avec les états physiques
réels de misère biologique qui l'exprimaient. Ce décalage étant en gros
attesté par les écarts de perception de la situation de misère matérielle
existant entre les milieux populaires ruraux et urbains et les milieux des
bourgeoisies. Il s'ensuivit une densité exceptionnelle d'affects négatifs
(Le TMCD) chez certains agents, dont l'exemple paradigmatique est le
politicien, l'homme spécialisé dans le «travail politique» (comme d'au-
tres sont spécialisés dans le travail de Dieu) et déclassé. Cette densité
était d'autant plus forte et ses expressions d'autant plus violentes que les
possédants, particulièrement les travailleurs politiques, ne s'encombraient
pas de scrupules pour exhiber ce qu'ils possédaient toujours en sur-
nombre : voitures, femmes, maisons, corps (le corps en surnombre étant
ici constitué des formes pleines ou rondes traduisant, dans l'imaginaire, la
puissance économique ou l'« aisance sociale » ), etc. Pour le~ déclassés:
l'exhibitionnisme des possédants était une façon de les « purur ». Ce qm
redoublait la conscience de leur mort sociale.
Dans la mesure où les grosses accumulations de marchandises, d'ar-
gents et de corps sont indissociable~ .en Afrique~ ce?tr~l~ des ponctions
réalisées par l'Etat, le travailleur politique apparatt amst a la_ f~ts comme
le modèle, le concurrent et l'ennemi par rapport auquel, exphcttement ou
implicitement,. consciem'!lent. ou incon~cie~~ent ~'~laboren~ les _st~até­
gies ou les proJets de conJuratiOn des precantes matenelles et tdentttat~es.
C'est sur lui et sur le travail qui fait son pouvoir et son excellence soctale
que s'investissent les affects des déclassés. La conscience partagée de
cette situation amenant en retour le travailleur politique à percevoir toute
FANTÔMES ET MACHINES POLITIQUES 245

allusion à son déclassement ou encore la réalité de celle-ci comme une


menace de le précipiter dans la chute: espace de la précarité matérielle.
espace de l'indigène qui, de ce fait, est surinvesti subjectivement et
reconstruit comme espace de la désespérance sociale, c'est-à-dire de la
mort sociale, symbolique ou réelle.
Nous pouvons donc dire que la perception fantasmée de l'avoir écono-
mique est au fondement de la production historique d'un ethos de
désespérance sociale propre au Souverain moderne. Nous avons en effet
déjà dit que le fétichisme de la marchandise exerce partout où il s'intro-
duit les mêmes effets de phantasmatisation et de fantomalisation qui sont
constitutifs du système auquel il est lié. Ce système, c'est-à-dire le mode
de production capitaliste, a en Afrique centrale produit ces effets dans le
cadre du système colonial, qui avait des idéologies spécifiques que
rappelle avec beaucoup de profondeur Achille Mbembe.
Nous pouvons donc avancer que l'ethos de désespérance sociale du
Souverain moderne trouve son origine dans ce système, notamment dans
le Commandement qui impliquait pour le Commandant d'apparaître
plutôt comme un consommateur que comme un travailleur. Le système
du Commandement est un système lié dans l'imaginaire à l'ethos de la
consommation/consumation. C'est pourquoi, pour les dominés. exploités.
l'Indépendance a été imaginée ou fantasmée comme un temps de jouis-
sance festive. Plus tard, la Démocratie, elle aussi, a été imaginée de cette
manière, surtout qu'elle semblait mettre fin, dans le cas du Congo. à une
époque marquée par l'ascétisme inégalitaire, révolutionnaire du Parti
unique, où les seuls consommateurs étaient les dignitaires du Parti et
leurs familles, clients et autres alliés. L'eth os de désespérance est donc né
du principe de réalité de la démocratie qui redoublait celui de l'indépen-
dance : indépendance et démocratie qui signifient toutes les deux, dans
l'imaginaire, la fin des souffrances liées aux privations matérielles des
dominés tout entiers attachés à leur peine dans le travail forcé et dans le
travail du «Blanc qui ne finit jamais »11 . Dans une telle perspective. la
chute dans la précarité matérielle se vit, pour le travailleur politique.
comme une mort sociale, symbolique, prélude à une mort réelle : tandis
que la promotion à un poste politique est perçue comme l'accomplisse-
ment du statut du «Blanc» ou du Commandant. dont l'évolué ou le civi-
lisé constituent des métaphores. Toute la force des ressentiments. des
haines, des jalousies qui nourrissent des projets d'extermination du corps
de l'autre ethnique a son origine dans ces imaginaires de la désespérance
sociale du Souverain moderne.
Ces processus sont des processus de constitution du corps ethnique en
fétiche. Autrement dit, ce fétichisme du corps ethnique apparaîtc'Omme un

11. Les <<indigènes» disent, jusqu'aujourd'hui, qu'il ne sert à ~n Je .,·activ~r oulr''


mesure au bureau ou chantier, car le <<travail du Blalll· ne finit Jamais •. ù pllén.m!Cnc a
été étudié ailleurs sous le non de l'absurdité du tmvail à la chaîne.
246 LE SOUVERAIN MODERNE

effet du travail de la puissance de désespérance sociale partagée par tous les


déclassés et, s'agissant de la violence milicienne, par les «jeunes» (tous les
miliciens ne furent évidemment pas des «jeunes», mais ces derniers cons-
tituaient leur majorité). Le corps de l'autre ethniquement marqué apparaît
dans ce sens comme le fétiche (ou le vampire) qu'il faut détruire pour
accéder à la consommationlconsumation salvatrice ou rédemptrice des
marchandises qui font des corps beaux, corps des Blancs, c'est-à-dire des
corps de la marchandise ou corps-fétiche du Commandement.
Ces observations permettent ainsi de comprendre pourquoi l'esprit (ou
l'ethos) de désespérance sociale du Souverain moderne conduit aux récits
du miracle d'invulnérabilité des combattants en situation de guerre. En
fait, ces récits sont des méta-discours inversés sur la désespérance
sociale. Inversés parce que ces discours qui expriment la toute-puissance
des héros disent justement leur impuissance. Il faut en effet voir dans le
regard terrifié de celui qui tire avec rage sur le corps fétichisé (ce corps
porte réellement des fétiches quand il va combattre) d'un ennemi qui
avance à découvert toute la condensation de l'horreur qu'éprouve un
homme désespéré et condamné à une mort certaine par la force des féti-
ches corporéisés par 1' autre. La figure noire (les guerriers miliciens se
peignaient le visage en noir) de l'ennemi qui se rit des balles tirées à bout
portant a la noirceur de la désespérance mortifère du Souverain moderne
qui ronge les deux protagonistes possédés par la même puissance mena-
çant de maintenir ou de précipiter leurs corps tourmentés dans la mort
symbolique et sociale de la disqualification et du déclassement. Comme
elle a la noirceur de la même désespérance qui menace de les enfouir
dans le néant de la mort réelle.
Si nous rappelons que ces récits sont mis dans le Camp-Nord sur le
compte de ceux qui auraient vécu l'invulnérabilité des autres, c'est pour
mieux faire comprendre qu'il s'agit de récits de vaincus, c'est-à-dire, en
un certain sens, des disqualifiés, des déclassés. Aussi, le discours qu'on
leur prête résume-t-il dans ses allusions le paradoxe de la victoire du
vainqueur double monstrueux du vaincu. Pour nous, en effet le Cobra
nordiste est le «double monstrueux» du Cocoye sudiste parce qu'ils
constituent ensemble une même population milicienne habitée par la
même puissance de désespérance sociale 12 du Souverain moderne. Dès
lors, l'impuissance du Cocoye vaincu face au Cobra vainqueur signifie
logiquement la défaite du Cobra face à ce qui justifie son identité guer-
rière et qui est en lui comme dans le Cocoye : la puissance de désespé-
rance. En exterminant le Cocoye, le Cobra extermine 1' ombre ou le
double et laisse ce qui devrait constituer sa proie : la puissance du Souve-
rain moderne. Cette puissance survit en lui, dans les structures de causa-

12. Les structures de causalité qui les constituent comme population milicienne sont
travaillées par les mêmes dialectiques qui sont au fondement de l'esprit de désespérance
sociale.
FANTÔMES ET MACHINES POLITIQUES

lité qui le constituent comme milicien, après l'extennination du Cocoye,


et redouble sa force par la concentration quantitative de sa réalité dans
son corps de Cobra ; tout en dédoublant la haine que ce dernier voue à
cette puissance incarnée dans le corps de l'autre, et dans le sien propre.
Le redoublement de la force de désespérance libérée du corps du Cocoye
et incarnée dans le corps du Cobra dédouble ainsi ce corps en deux corps
en opposition mortelle, puisqu'il faut au Cobra lutter contre cette partie
de lui-même produite par incorporation d'une partie de l'autre 13 • C'est
dire autrement que la victoire du Cobra ne met pas fin à la guerre dite
ethnique ; elle ne met pas fin à l'action de la puissance qui la gouverne et
qui est une puissance constitutive des structures de causalité du malheur
du Souverain moderne en Afrique centrale. La preuve que cette puissance
est pour longtemps invincible est donnée par l'émergence dans les
conflits armés au Congo d'une figure guerrière pentecôtiste. le Révérend
pasteur Ntumi, dont le nom signifie l'Envoyé. La figure de l'Envoyé
archétypal, c'est évidemment Jésus-Christ, qui s'était dit Lui-même. dans
son ambivalence irréductible, Esprit guerrier (Matthieu, JO, 34-36; Luc. 12.
51-53). La puissance de désespérance sociale retrouve ainsi dans le per-
sonnage de Ntumi, l'Envoyé de Dieu, toute sa signification de puissance
violente, incarnée dans les corps tounnentés ethniques ou régionaux des
miliciens et d'autres sujets sociaux.

Idéologie ethnique et imaginaire du pouvoir de l'État

Les observations que nous venons de faire nous conduisent à inter·


roger, plus profondément, les rapports qui existent entre l'idéologie
ethnique et l'imaginaire du pouvoir de l'État en Afrique centrale.
Inscrite en effet dès l'origine dans la notion d'ethnie. l'idéologie
caractérise aussi bien les pratiques paradoxales d'ethnisation de l'État de
principe non ethnique (l'Etat colonial, capitaliste ou «importé») que les
processus inhérents à la contradiction qui se trouve au cœur du mouve-
ment des sociétés africaines, les condamnant à produire l'altérité ethnique
tout en la niant. Cependant, parce que le discours de l'ethnie pose en
permanence la question des origines, il ne peut éviter de faire chevaucher
l'imaginaire et l'idéologie. L'imaginaire de l'origine égyptienne des
Fang, celui de l'origine Jaga des Punu 14 • ou encore celui de l'origine

13. Nous retrouvons ici le phantasme des guerriers qui mangeaient r~dkment
certaines parties des corps de leurs ennemis morts au combat pour ,·appn){'flCr h:tn ·pu"-
sance ».
14. F. Magang-Ma-Mbuju. Mbumb-Bwas. Les &lj<l): du Gabon (es,,Ji d'rtu.i.· h"1"
rique et linguistique), Paris. Imprimerie Saint-Michel. 197~. Lire la lTiuque d<: ,·e tr.l\all
faite par N. Meteghe-N'Nah, Lwnière .wr points d'mn/>re. Contrihulion ti la n'""""'IJI" c
248 LE SOUVERAIN MODERNE

biblique des Kongo-Lari sont liés aux idéologies qui justifient leur créa-
tion.
L'idée que nous défendons est cependant que dans le chevauchement
de l'imaginaire et de l'idéologie, l'imaginaire constitutif du mythe ne
joue pas seulement le rôle de légitimation ou de fondement de l'idéo-
logie. Il permet aussi de neutraliser les illusions de l'idéologie et ainsi de
révéler, s'agissant du rapport entre l'ethnie et l'État, l'hétérogénéité irré-
ductible qui les caractérise à 1' origine. Autrement dit, 1' indigestion de
principe du pouvoir incarné dans et par l'État: la Chose politique; Chose
des Blancs. On ne mange pas les Blancs en sorcellerie, on peut les
manger à la rigueur dans le monde visible. Le Blanc, à l'instar de Bula
Matari et de Mami Wata, est immangeable en sorcellerie, parce qu'il est
un fantôme ou un diable. Pour rendre raison de cette réalité, nous allons
examiner l'imaginaire des identité~ ethniques de quelques chefs ou
leaders politiques du Gabon et du Congo.
Au Gabon, Omar Bongo est dit être congolais, et la presse satirique,
en particulier la Griffe, ne s'empêchait pas de lui assigner l'identité
Pygmée. Il tiendrait cette dernière identité des pouvoirs extraordinaires
du culte initiatique Ndjobi. Par ailleurs, 1' état de « pauvreté » des popula-
tions et la « mauvaise gestion » du pays seraient le fait que Bongo, parce
qu'étranger, «n'aime pas ce pays». L'ancien Premier ministre Léon
Mebiame était dit être équato-guinéen, comme le serait également le Père
Mba Abessole. Si l'ancien président Léon Mba échappe à ces assigna-
tions identitaires extranationales, l'imaginaire populaire le décrit comme
un sorcier-anthropophage ayant vendu la chair de sa femme sur un
marché de Libreville. Pierre Mamboundou, ordinairement connu comme
Punu, serait en «réalité » un Congolais. Les pouvoirs extraordinaires qui
seraient les siens sont si puissants que l'ancien ministre de l'Intérieur, le
redoutable Antoine de Padoue Mboumbou Miyakou, en aurait fait à ses
dépens une expérience inoubliable au cours de la campagne électorale
pour l'élection présidentielle de 1998. On raconte qu'un jour de 1998
Mambounou se serait introduit dans le bureau du ministre sans être vu par
la garde de ce dernier. Pierre Maganga Moussavou serait, lui aussi, un
Congolais.

de la société gabonaise, Langres, Imprimerie Guéniot, 1984. Sur le tribalisme et les


revendications identitaires ethniques au Gabon, lire entre autres : Gustave Mabaza,
L'identité culturelle du groupe hongwè, mémoire de maîtrise, département d'anthropo-
logie, Faculté des lettres et sciences humaines, université Omar-Bongo, 1999; Georges
Moussavou, Pour une approche de l'identité étudiante à travers la vie associative et
culturelle en milieu universitaire, mémoire de maîtrise, département de sociologie, Faculté
des lettres et sciences humaines, université Omar-Bongo, Libreville, 1997 ; Jean-Ferdi-
nand Mbah, Le tribalisme. Survivance et/ou adaptation de l'idéologie dominante au
Gabon, thèse de doctorat 3e cycle en sociologie, Paris, université René-Descartes (Sor-
bonne), 1979; Jean-Ferdinand Mbah, La recherche en sciences sociales au Gabon, Paris,
L'Harmattan, 1987.
FANTÔMES ET MACHINES POLffiQUES

Au Congo, le président Fulbert Youlou, Lari, a été dit Téké au cours


de la première guerre congolaise de la «démocratisation , de 1993. Il
était ainsi rendu étranger à son ethnie et disqualifié de l'humanité positive
qu'elle s'attribue, par exemple en prétendant que le lari serait l'acronyme
de langue africaine de renommé internationale. Ce sont les Niboleks qui.
sur la foi d'un argument anthroponymique l'avaient ainsi désethnisé:
youlou signifie ciel en téké. Mais celui qui est ainsi désethnisé lari fut
aussi crédité de posséder de puissants fétiches, acquis, entre autres, chez
les Téké 15 . Par ailleurs, son irruption dans le champ politique inaugura
l'ère de la violence politique exercée à l'encontre de l'autre« indigène » 16
politiquement et non nécessairement ethniquement marqué., Le président
Alphonse Massamba-Débat qui lui succéda à la tête de l'Etat en 1963.
connu comme Kongo de Boko, dans la région du Pool, obtint lui aussi
une autre identité ethnique au cours de son court règne. II fut << révélé >•
comme un « véritable» Bembe, donc originaire de la région du Niari.
D'autres rumeurs en firent un descendant d'esclave. En 1977. Ma~samba­
Débat fut tué quatre jours après l'assassinat de Marien Ngouabi pour
avoir, disait-on, « travaillé » à la destitution de ce dernier par la puissance
des prières d'un groupe du même nom qu'il dirigeait. Président, Marien
Ngouabi, connu comme Kouyou, fit l'objet d'une multitude d'assigna-
tions identitaires ethniques : Pygmée, Téké, Mboko, Kongo et même
Fang du Gabon, plus précisément de Makokou. La preuve des puissances
qu'il était censé posséder fut donnée notamment par, le fait qu'il échappa
à un terrible accident d'hélicoptère qui coûta la vie aux membres de
l'équipage, quelques mois avant son assassinat. Jean Ndomakissa. célèbre
féticheur du Nord-Congo, nous avait dit à maintes reprises qu'il était le
père véritable de Marien Ngouabi. Yhombi-Opango fut présenté comme
un faux Kouyou, mais un « vrai » Makoua dont le père aurait été chassé
du village Makoua pour des raisons de sorcellerie. Denis Sassou
Nguesso, Mbochi d'Oyo, fut transformé par la rumeur pendant la
Conférence nationale congolaise de 1991 en fils d'un génie de la forêt. Ce
qui signifiait, disait-on, sa sorcellerie particulièrement nuisible et puis-
sante17. Quelques années plus tard, une identité togolaise lui fut assignée.
sous prétexte que son nom aurait des résonances togolaises 1s et qu'un
studio photo du quartier Ozangué, à Libreville, appartenant à un Togolais.
porte son nom. Pascal Lissouba ne fut pas seulement dit Gabonais 1 ~. Il

15. Les Téké sont perçus comme étant maîtres de puissants fétiches. lire sur k re~our­
par exemple de Youlou aux fétiches des Téké. Florence Bemault. Démocrati(.< mnhi~,,..,
en Afrique centrale. Congo, Ga hon: 1940-/965, Paris, Karthala. 19%. p. 250
16. Sur cet aspect, Florence Bemault, Démocraties ambi~ui'L .. or. cir.
17. Lire, à ce sujet, Marc-Éric Gruénais. Florent Mouai~·Mbamt>i ct Josc.•ph 'li>nJa.
<< Messies, fétiches et luttes de pouvoir entre les "grands hommes" du C\m~o d.'tm~ra­
tique >>,Cahiers d'études a.fricai11es, 137, 1995. pp. 163-194.
18. Nous avons effectivement constaté l'existciK'e de ~c studi1> photo à Libr~\llk.
19. Lire, à ce sujet Joseph Tonda. <<La guerre dans le ''Camp-Non!""· art . .-it.. J'P. "'1-V
250 LE SOUVERAIN MODERNE

aurait été en «réalité » un Téké et un Pygmée. Ses puissances extraordi-


naires seraient essentiellement liées à son affiliation à un puissant fétiche
d'origine pygmée: Ndjobi. Par ailleurs, le Pygmée présumé Lissouba
serait un prototype unique au xxe siècle d'une humanité préhistorique: le
Pithécanthrope20 , à en juger disait-on par une forte ressemblance phy-
sique, certainement décalée avec une intelligence supérieure21 de Sapiens
qu'on lui prêtait en même temps et dont lui-même laissait suggérer par
ses comportements avoir le monopole. Ce n'était pas tout. Le Pygmée-
Pithécanthrope22 aurait été un incestueux, sans doute en raison de la force
d'un habitus de ces temps de promiscuités préhistoriques non neutralisé
par son acculturation dans le monde de Sapiens : il aurait en effet couché
avec la femme de son père, c'est-à-dire avec sa mère 23 . Enfin, ce person-
nage décidément très saturé d'un point de vue de l'anormalité serait en
«réalité» un «fou». Bernard Kolélas, fut déclassé comme lari et assigné
aux identités Téké, Nibolek, zaïroise. L'on prétendait aussi qu'il était un
descendant d'esclave et pygmée. Le «Leader charismatique» Kolélas
serait de plus adepte de plusieurs magies, dont le Lemba. D'après des
«confidences» que nous avait livrées un grand leader de la Révolution,
originaire du Pool, Kolélas, à l'époque où il était infirmier, avait été pris
en flagrant délit de vol d'un «cabri» dans un village du Pool. De plus, la
malédiction qui semblait poursuivre ce lea-der lui aurait été infligée par
Fulbert Youlou, mécontent de s'être vu détourner par Kolélas l'argent que
lui auraient envoyé les présidents Tombalbye et Houphouët-Boigny.
Enfin, le terrain occupé par Kolélas à Bacongo aurait été arraché de force
à l'épouse d'un de ses amis tué à Fort-Lamy par François Tombalbaye,
furieux de savoir que l'argent envoyé à Youlou avait été volé par Kolélas.
Ambroise Noumazalaye serait en « réalité » un « vrai » Zaïrois, et Pierre
Nze un «faux» Bakwélé, et un «vrai» Fang du Cameroun.
Les questions qu'il faut se poser ici sont les suivantes: qu'y a-t-il de
commun entre l'étranger ethnique ou national, le Pygmée, le sorcier
anthropophage, l'esclave, l'individu de père inconnu, le fou, le voleur et
le maudit ? Autrement dit, quelle attitude commune suscite dans des
collectifs humains, particulièrement en Afrique centrale, les personnages
que nous venons de citer? Plus fondamentalement encore, il faut ,s'inter-
roger sur la raison pour laquelle toute incarnation du pouvoir d'Etat, ou
toute perspective de son incarnation destitue, surtout en temps de crise,
celui qui en fait l'objet, de l'humanité ethnique dont il se réclame.

20. C'est la <<théorie» que nous déclina un homme politique congolais en 1997 à
Brazzaville.
21. Sur les crispations politiques produites par cette légende, lire Joseph Tonda,<< La
guerre dans Je "Camp-Nord" ... >>, art. cit. mais aussi Joseph Mampouya, L'intellectuel, la
rose et l'oiseau pendu, Cergy, Encre Noire, 1997.
22. Un Pygmée-Pithécanthrope qui fait de la politique dans un État moderne est un
<<animal politique>> achevé.
23. Rumeurs très fortes en 1997 avant et pendant la guerre dans le «Camp-Nord».
FANTÔMES ET MACHINES POLffiQlJES 25!

Pourquoi le schème de l'extranéité ou de l'extériorité humaine qui carac-


térise tous ces personnages semble définir, la relation de ~ collectifs
avec la «Chose» politique, autrement dit l'Etat du Souverain moderne 1
Pour essayer de répondre à ces questions, commençons par rappeler
une idée reconnue : «Il y a toujours un "ailleurs du pouvoir'". Le pouvoir
noir renverra pour longtemps au pouvoir blanc. Mais. déjà. dans la
théorie africaine, le pouvoir renvoyait aux pouvoirs, ceux-là ~ dont
l'idéologie blanche conteste l'efficacité ... »24 . Cet ailleurs est le domaine
de l'imaginaire, c'est-à-dire des dieux, des génies, des esprits et des puis-
sances anonymes invisibles des profanes. Mais il est aussi le domaine des
étrangers les plus étranges, dont l'exemple paradigmatique a é1é 1t
Blanc25 .
Le Pygmée, par exemple, est au Gabon et au Congo au centre de
représentations des pouvoirs. Pour savoir pourquoi il en est ainsi. il
importe de souligner que, dans toutes les communautés nationales. les
« Pygmées » sont « ceux qui ne sont pas des hommes » : le terme bantou
par lequel les membres de ces communautés se désignent et qui signifie
«les hommes» ne s'appliquent pas (ou très rarement) aux Pygnm. Or.
ne pas être un homme, c'est soit être un «étranger» à la condition
humaine ordinaire, ne pas être «comme les autres». soit être considéré
comme «une femme», c'est-à-dire un être «inférieur». ~faible». Mais
celui qui n'est pas un « homme» est aussi un «esprit"· un génie. etc.
Dans tous ces cas de figure, celui qui n'« est pas un homme» a partie
liée avec l'imaginaire du pouvoir. En Afrique centrale. le corps de
certaines épouses d'hommes de pouvoir est censé être le~ lieu* où .:es
derniers se «cachent». Mais il peut s'agir aussi du corps d'une sœur ou
d'une fille. En 1991, à la Conférence nationale, l'on" révéla~ que Sas.'IOO
Nguesso avait fait subir une intervention chirurgicale à la sœur d'un capi-
taine de l'armée nationale en rébellion dans le Nord-Congo. pré\.isément
à Owando, en 1987. Le but de l'opération était de « chen:her la cache •
du capitaine dans le ventre de sa sœur. Ce n'est pas la véraclté du f;ut
décrit qui compte. Ce qui compte, c'est pourquoi en ce lllOIItentllmagi-
nation productive crée une telle articulation de figures. d'images. de
schèmes en un récit qui emporte l'adhésion des collectifs humains congo·
lais, aussi bien à la Conférence nationale et en dehors. Pourq111.)i ('è récit
est-il sensé, malgré son caractère incroyablement e:rtraordinail'l! )
La raison en est que les significations imaginaires sociale-; qu Il arti-
cule prennent en ce moment des commencements et dïnltltsifictllion du
travail de l'imagination une réalité qu'elle n'aurait peut-être pa.~ en temp-.

24. Marc Augé, Théorie des pouvoirs er idtolo~it. Éllldt ik "'" "' Cw Jfl,~tt.
Paris, Hermann, 1975, pp. xxi-xxii. Lire aussi sw la relatioo CllllT !-'"•Mu ,, ~~~.
André Mary, <<Le Blanc vu d'ailleurs ou l'autre des autm •. 111 liarl'<lw' rt .\a'""·~t,.
Grenoble, PUG, 1994, pp. 1-10. ..
25. Lire à cc sujet André Mary." Le BIIIOC 1·u d a•lkul' .. •. art ,·u.ll' l·ll1
252 LE SOUVERAIN MODERNE

ordinaire. Et la figure de la femme joue ici un rôle fondamental que nous


avons retrouvé dans les violences exercées sur les adeptes féminins de
l'Église de la Mission du cèdre, du prophète Yoka Nguendi, en 1997,
quelques semaines avant le déclenchement de la guerre du 5 juin de la
même année.
Le 13 avril 1997, en effet, le prophète William publie un « message
prophétique» interprété par les partisans de Sassou Nguesso comme une
annonce de l'échec de celui-ci à l'élection présidentielle qui devait avoir
lieu au mois de juillet de la même année. Mais ce qui redoubla la furie
des partisans de Sassou fut le moyen de diffusion du message pro-
phétique: les corps «nus» des «femmes de William», c'est-à-dire des
adeptes de la Mission du cèdre. Or, dans plusieurs langues congolaises, le
sexe se désigne aussi par le mot corps. Le corps est ainsi la synecdoque
de la personne. Ainsi, d'un homme devenu impuissant, on dit que son
«corps des hommes est mort». L'on parle aussi du «corps des femmes»
pour évoquer le sexe féminin. C'est fort de ce constat que nous avons
proposé la notion de corps-sexe. Le sexe, conçu de manière générale
comme le siège de la puissance de l'homme, mais aussi de la femme (une
femme qui maudit irrévocablement son fils, lui tourne le dos, se penche
en avant et découvre son sexe aux yeux du malheureux, comme une
femme qui veut maudire une partie de chasse marche sur les filets, etc.),
libère toute cette puissance dangereuse dans toutes les situations de carac-
tère magique ou religieux. Dans la mesure où la nudité évoque, dans son
ambivalence symbolique, la posture de l'individu qui acquiert ou perd le
pouvoir, le corps nu d'une femme chargé de propager un message
d'échec condense deux images: celle de Sassou qui sera bientôt «dé-
pouillé» de son pouvoir, c'est-à-dire «dénudé», celle du corps-sexe
maléfique féminin qui dirige toute sa puissance contre Sassou. Le corps-
sexe féminin apparaît ainsi comme un corps-pouvoir par excellence,
c'est-à-dire unfétiche.
Ce caractère de fétiche tout-puissant crédité au corps-sexe féminin,
nous Je retrouvons dans le corps du Pygmée. Dans les représentations, le
corps-Pygmée est un corps-nu. C'est ensuite un corps de la forêt, lieu de
séjour des génies, des esprits des morts. L'opposition corps-nu/corps-
habillé recoupe ici celle du corps-forêt et du corps-village: le village est
Je lieu de la culture, la forêt, celui de la sauvagerie. Et des « forces » non
apprivoisées. Mais l'espace du village est lui-même discriminé entre les
sexes: les cuisines sont en général à l'arrière-plan des maisons. Elles
symbolisaient l'espace du corps-sexe féminin et de ses mystères. Il s'agit
d'un espace proche de la forêt, et donc proche de l'espace pygmée. La
femme et Je pygmée se dessinent ainsi comme des corps-sexes occupant
le même espace de pouvoirs. Espace qui symbolise 1' espace de l'inconnu,
au même titre que celui de l'étranger. L'esclave, comme le Pygmée et la
femme, est un corps du pouvoir. L'esclave, chez les Pu nu du Gabon, par
exemple, était un homme du pouvoir par excellence. Il était, par une
dialectique bien compréhensible, en «réalité» un homme libre: n'étant
...
253
FANTÔMES ET MACHINES POLITIQUES

,, b du clan où il a atterri par les liens du sang, \'es-


attache a auchun meemlz'rb:, de toute attache sentimentale. Il est un homme
·\ave est un omm •L . d · · d
c 't t d'am~e Quand il est institué comme chef, Il ren JUStice e
sans e a · d' ' rena1t
manière froide. C'est d'ailleurs la rais~n, _n~u_s. ~-t-?n Jt, qu on P
\es esclaves très jeunes. Ils étaient amst tmttes a tous les cultes du
pouvoir. De la sorte, on les «blindait>>. ,
La femme, le Pygmée, l'esclave sont alors des « e~range~s ». Il en est
de même du fou, celui qui «est aliéné», c'~st-à-d~re ~ut est devenu
étranger aux siens et à lui-même. Autrement dtt, celm qu «on ne recon-
naît plus» et qui, en ce sens, n'est plus «sujet», au double ~ns du mo~.
Il n'est plus « interpellable », et l'idéologie n'a plus de« pnse » sur IUJ.
En fait, tout se passe comme si le fait de s'émanciper radicalement de
J'idéologie, en n'étant plus un «sujet», propulsait celui qui était l'objet
d'un tel événement dans l'imaginaire, c'est-à-dire, en un certain sens.
dans l'inconnu ou, mieux, dans l'inconnaissable. L'idéologie, par opposi-
tion étant, dans cette perspective, le familier qui fait voir le monde
comme allant de soi, ((évident», «connu». L'illusion idéologique, cons-
titutive du sujet, se révélant brutalement à ceux qui y sont complètement
aliénés, les hommes normaux, par l'irruption brutale de l'imaginaire dans
la folie qui abolit le sujet idéologique. D'où le caractère de péril que
représente toute irruption de l'imaginaire, à travers notamment les
mouvements messianiques, pour les idéologies en vigueur. De ce point de
vue, l'imaginaire est révolutionnaire face au caractère conservateur de
l'idéologie.
Le schème de l'étranger, donc de celui qui est détenteur de pouvoirs
inquiétants, incôtrolables qui définissent ce que nous appelons la violence
de l'imaginaire, comme le Pygmée, la femme, l'esclave, le fou. travaille
également l'imaginaire de l'individu au père inconnu, qui peut de ce fait
être comparé à un esclave, à un voleur et à celui qui est maudit : la
malédiction consiste à produire l'anormalité dans le groupe. et l'état de
voleur, peut être une conséquence d'une malédiction. Or, toute anormalité
a partie liée dans les imaginaires d'Afrique centrale avec les pou..-oirs
extraordinaires.
Le monde des imaginaires du corps et du pouvoir s'impose donc à
travers ces quelques remarques, comme un monde extraordinaire et étr.UJ·
ger. L'extraordinaire comme l'étranger (qui s'articule avec l'étrange\ sont
inextricablement liés au travail de l'imaginaire. Nous avons ici. à notre
avis, une esquisse de réponse à la question que se pose Cornelius
Castoriadis, à savoir: (<Pourquoi est-ce dans l'imaginail't' qu'une sol'iété
doit chercher le complément nécessaire à son ordre'! »16 La ré(Xlll~ est.
nous semble-t-il, la suivante: parce que sans son renouvellement par

----y,--Cornelius Castoriadis, L'instiwtion imoginail'l' de la.wdh(. ~'-Le ~til. 1'1~~·


179 . L'ordre social est bien entendu inséparable du pouvou qut l<>rgalll'-< el 'lU
~
trouve son principe et sa justi·fication.
0
0
254 LE SOUVERAIN MODERNE

l'imaginaire (qui est révolutionnaire, avons-nous dit), la société mourrait


sous la force de l'entropie croissante représenté par le discours du maître,
l'idéologie. Nous avons ici, nous semble-t-il encore, une réponse à
l'énigme de l'imagination productive, qui produit des figures inaugurales.
Cet imaginaire ne remplit cette fonction que parce qu'il est confronté à la
force entropique qui pousse la société vers sa désintégration, sa mort.
C'est cette limite qui est au principe de l'innovation, de l'invention dont
est porteuse l'imagination productive.
Il ne faudrait cependant pas penser les rapports entre l'idéologie et
l'imaginaire comme des rapports d'extériorité radicale. Une telle concep-
tion aboutirait, sur le plan de l'analyse sociohistorique, en particulier dans
le domaine de l'économie des miracles en Afrique, à opposer l'imaginaire
révolutionnaire des messianismes et prophétismes à l'idéologie coloniale
ou postcoloniale. Tous nos efforts consistent au contraire à montrer que le
moment colonial, en tant que moment des commencements, ne peut
justifier cette caractéristique que parce qu'il est un moment où toute la
configuration sociale qui se constitue en ce « moment se définit comme
configuration idéologique du Souverain moderne. Les structures de
causalité qui se construisent et qui constituent ce Souverain moderne sont
faites par le jeu des dialectisations des figures, des schèmes, des images,
des formes, des imaginaires et des idéologies des historicités précolo-
niales et coloniales associées, combinées, mais aussi en décalage, en
opposition, en contradiction, en conflit.
Ces interactions dialectiques ne doivent cependant pas faire abdiquer
tout effort d'analyse consistant à rechercher la part d'imaginaire qui
travaille toute idéologie, et qui permet de la révéler. C'est cet effort que
nous allons poursuivre dans les considérations qui portent sur le schème
de l'indignité qui travaille toute idéologie ethnique dans son rapport à
l'imaginaire de l'État en Afrique centrale.

Le pouvoir politique et le schème de l'indignité

Quelle est en effet la raison pour laquelle l'hétéronomie constitutive


du pouvoir s'articule avec le schème de l'indignité et de la disquali-
fication dans le contexte de l'Afrique centrale ? Pourquoi les corps du
pouvoir, les fétiches politiques sont-ils vécus comme des corps dange-
reux, représentant un péril ? L'anthropologie et la sociologie classiques de
l'imaginaire apportent une réponse : le «sacré», qui est intimement lié à
l'imaginaire, présente deux dimensions: une dimension terrifiante, et une
dimension fascinante. La seconde dimension expliquerait le côté « posi-
tif» du« sacré,» et l'autre, le côté «négatif». Et dans la mesure où le
pouvoir en Afrique centrale est lié dans l'imaginaire à la puissance de la
Chose, et que cette dernière évoque spontanément l'idée de péril, on peut
penser que le schème de la disqualification de tout travailleur politique est
à comprendre dans cette relation.
255
FANTÔMES ET MACHINES POLITIQUES

A notre sens, ces réponses sont idéologiques, dans la me~u7 où ;.le~


ne disent pas pourquoi le sacré est fondamentalerrn:nt a~~ va e~t. o~
ient-il que l'imaginaire du sacré, le sacré comme tmagmatre ~!l ambt-
:alent? Dans la mesure où l'imaginaire n'est pa~. une_ e~Ute ~u un
nsemble d'entités intelligentes, d'où vient-il que lrmagmmre prese_n~e
fes incarnations du pouvoir, les fétiches politiques _co~e des_ entttes
dangereuses, menaçantes, sorcières ? Quel est le _mecamsme qut est au
fondement de la criminalisation des gens de pouvmr ?
Nous avions, dans notre analyse de ~'imag!nair~ de la gue~ ~ns_l~
Camp-Nord, repéré ce schème de la dtsquahficauon ou de 1 mdtgrute,
dans les discours idéologiques portant sur le personnage de Pascal
Lissouba. Nous avions à ce sujet noté que l'identification de ce dernier à
un Pygmée en faisait un « animal politique » : en tant que Pygmée, il était
destitué du genre humain et si le Pygmée peut s'identifier à un animal.
comme ne se privent pas de le faire les propos des Bantou, les «gens des
villages», Lissouba est un «animal» de pouvoirs27 , c'est-à-dire, prosaï-
quement, un animal politique. Un animal politique ne peut pas, en ce sens
très littéral, ne pas représenter un péril pour les ((hommes». Mais la
notion d'animal politique est une notion du vocabulaire politique courant.
Peut-être que ce qui se dit dans cette expression trouve ici son sens fonda-
mental : les hommes politiques, nous semble-il, sont animaux politiques
parce qu'ils sortent de l'ordinaire humain, et sortir de l'ordinaire humain.
en Afrique centrale, c'est être sorcier ou fou: Lissouba fut traité comme
fou par un avocat congolais. Sortir de l'humanité normale, c'est en d'au-
tres termes être destitué de celle-ci.
Ces représentations sont sans solution de continuité avec la conversion
systématique dans les représentations en Afrique centrale d'aujourd'hui du
capital économique, du capital culturel, du capital religieux et du capital
politique en capital sorcier. Ceux qui en effet font l'objet de soupçons ou
d'accusations de trafics des corps ou d'organes aux fins d'accumulation
économique, d'acquisition ou de conservation de pouvoir ou de statuts
sociaux valorisés, comme ceux qui sont accusés, pour ces mêmes raisons
de commettre des incestes, des actes d'homosexualité, etc .. et donc de
sorcellerie ou de magie sont en effet de nos jours les détenteurs de ces
espèces de capital propres à la modernité capitaliste et chrétienne. Or.
comme l'a laissé entendre Georges Balandier, la son..-ellerie constitue le
«procédé » d'« institution» de relations opérant à l'inverse des rapports
culturellement prescrits »28 . C'est dire en d'autres termes que la son:ellerie,

27. Nous avons aussi Jraité cette question, au cours des année~ _l'JIXI, dan> b Je-u,
articles suivants : Marc-Eric Gruénais, Florent Mouanda·M~mtn et Joseph. T\~
Messies fétiches et luttes de pouvoirs entre "Grands hommes dans le Congo ~,.;ra-
~t tque» c'a h!'er:s
· moded'études a~'ricaines, 137, 1995,pp.I63·194:J(\.<oepi!Tonda..•Dele\<lr·
~· , . ,. · u Clll"" J.>
· ' de démocratisation. Eghses et mouvements re 1g1~u' a ' ~:
ctsme comme . . C t t' et Christian Coulon (é<M. Reli8il"' tf trwmru>n
1990 - 1994 » m Françots ons an m , 84
, ~ . e 'vicissitudes africaines, Paris. Karth~a. 1?97. pp. 259~. .
democratrqu . 1 d' Anthropo-lo<>iques, Pans, Pl!F. 1977. p.•.\6.
28. Georges Ba an Jer. "'
256 LE SOUVERAIN MODERNE

à travers les pratiques d'inversion de rapports culturellement prescrits qui


la définissent, représente, en un certain sens, la modernité de la tradition.
Elle représente le lieu de contestation ou de négation de la tradition.
A notre sens, cette caractéristique de la sorcellerie est insuffisamment
expliquée. La sorcellerie, comme phénomène social, est inintentionnelle.
D'où vient-il qu'elle semble fonctionner comme un phénomène inten-
tionnel, comme un sujet? Cette illusion est-elle le fait de l'imaginaire
constitutif de la sorcellerie ou, au contraire, de l'idéologie, qui en est
également constitutive?
Notre idée est que la criminalisation dans les représentations des
incarnations sociales du pouvoir, comme la dimension de la sorcellerie
qui consiste à inverser les rapports culturellement établis relèvent d'un
même principe. Il s'explique de la manière suivante: dans le rapport de
l'imaginaire à l'idéologie constituant à la fois l'idéologie politique de
l'ethnisme et de la sorcellerie, l'imaginaire exprime dans son fonctionne-
ment la dimension réelle de 1' ethnie ou de la sorcellerie : des construc-
tions mythiques, des inventions, des créations de l'imagination. Or, cette
réalité de l'ethnie, de l'ethnisme et de la sorcellerie heurte les sujets,
c'est-à-dire les produits constitués-interpellés par l'idéologie sorcellaire
ethnique ou clanique du Souverain moderne. Dès lors, la menace que
constitue le sujet ethnique qui condense toute les caractéristiques du sujet,
l'homme politique, n'est à notre sens que la transfiguration de la menace
qui pèse sur tous les sujets des pouvoirs: celle de s'abolir cormne sujet,
donc de se libérer de la prise de 1' idéologie : ce qui conduit à la folie. Car
le fou est celui qui n'appartient plus à des configurations idéologiques
«normales», c'est-à-dire complètement aliénées dans l'idéologie, <<inté-
grées», comme on dit.
Cette vision des choses nous permet de comprendre certains phéno-
mènes que nous avons observés dans la société congolaise des années
1990. Elle nous permet de comprendre par exemple pourquoi les procès
populaires et urbains de sorcellerie étaient, à Brazzaville des années
1990, instruits par des «juges » dont la seule légitimité se définissait en
fonction d'un pouvoir arraché par la force conjuguée de leur jeunesse et
des frustrations, ressentiments, haines accumulés dans leur vie si vieille
d'expériences de l'exclusion, de la déshérence et de la souffrance: les
jeunes déshérités. Ces «juges », qui étaient en même temps des bour-
reaux chargés d'exécuter leur sentence sur la place même du «tribunal»
qu'ils instituaient de force, à savoir les lieux de veillées mortuaires ou les
cimetières, sont ce que sociologues et anthropologues appellent les cadets
sociaux. L'appropriation urbaine de la mort par ces jeunes à Brazzaville
traduit ainsi autant la disqualification de 1'ordre social des aînés qui,
comme le souligne Patrice Yengo, est transposé «au niveau du pouvoir de
l'État colonial et postcolonial »29 , que l'hétérogénéité de principe entre

29. Patrice Yengo «Malédiction, fraternité de sang: antrhopo-logiques de la violence


au Congo», Rupture, 1, Nouvelle série, p. 124.
FANTÔMES ET MACHINES POLITIQUES 257

cet ordre et les logiques étatiques. Ces procès de sorcellerie inte~t~s aux
vieux par les jeunes sur les lieux de !a mo~, et ~ette tra~s~sitlon de
l'ordre social des aînés au niveau de l'Etat do~~e~t etr.e expliques dans la
logique des rapports entre l'imaginaire et lideologte que nous avons
évoqués à l'instant. . . ,
La question est alors de savoir pourquoi la sorcellene re~~ese.nte un
péril pour les jeunes et pour les vieux dans un c.on~xte de pohttsatw_n, de
marchandisation, de christianisation, de scolansatton, etc. Pourquoi est-
elle un facteur d'inversion des rapports culturellement établis dans un tel
contexte?
Les rapports culturellement établis, ou «ordre établi», de manière
générale, sont les rapports définissant les configur~tions id~l_ogiques
comme la famille, l'Eglise, l'armée, l'usine, le chantier, la mission, etc.
Ce sont donc des rapports idéologiques, caractérisés par une tendance
bien marquée au conservatisme. Or, la sorcellerie, comme idéo-logique,
au sens de Marc Augé30 (systématique virtuelle des représentations de la
personne et donc de la sorcellerie), ne peut se remettre en cause, en
remettant en cause les « configurations idéologiques » auxquelles elle est
liée, à travers le travail d'inversion de l'ordre établi, que parce qu'elle
partage avec tous les systèmes idéologiques ou symboliques, la caracté-
ristique d'être travaillée par deux composantes contradictoires: l'imllgi-
naire et l'idéologie. Le problème n'est pas ici de dire que l'inversion dont
la sorcellerie est porteuse dans les « configurations idéologiques » est au
principe de la reproduction de l'ordre. Un tel fonctionnalisme étroit.
produit d'une vision idéologique des sociétés africaines, ne peut que
conduire à la reconduction des idéologies charismatiques que nous
déconstruisons. Un tel fonctionnalisme tombe sous le coup de la critique
que Jean Copans31 adresse à la notion d'idéo-logique de Marc Augé.
notion qui fait de l'« inversion-perversion» de la sorcellerie le secret de
la reproduction de l'ordre du monde régi par le Génie du paganisme-3 2 (en
l'occurrence ici, peut-on dire, le sorcier). Le problème est de voir que
l'imaginaire peut être fortement comprimé, réprimé dans certaines
configurations idéologiques, et trouver sa libération, son expression libll!.
débridée, dérégulée dans les moments des commencements et dans les
camps, espaces de déshérence et de déshérités, espaces d'intensification
de la réalité du Développement/sous-développement et donc, d'une cer-
taine manière, de ruptures 33 . On pourrait d'ailleurs. dans cette perspec-

30. Marc Augé, Théorie des pouvoirs et idéolu~:ie .... op. cit. . ..
31. Jean Copans, «De\' idéo-logique au paganisme. ou Le mahn geme et son maitre •.
Cahiers d'études africaines, 92, 1983, pp. 471-4~3. . . . . . . ·. . .
32. C'est le titre de \'ouvrage de Marc Auge. Geme du f'OI/CiniJme. Pam. loalhmanl.

1979. . disons que ces moments sont, d'une certain~ manière. d<.· mptur<'. _l"'ur ~
33. Nou~, réalité de la reconduction. souvent de mani~r.: hyst~n'si!ju~. Je, eknl<·nt-
pas exclure a ,
symb o liques du passe.
258 LE SOUVERAIN MODERNE

tive, reformuler le titre de l'ouvrage célèbre de Gérard Althabe, Oppres-


sion et libération dans l'imaginaire 34 de la manière suivante : « Oppression
et libération de l'imaginaire». Il n'y a pas, de notre point de vue, de libé-
ration dans l'imaginaire tant que les sujets, c'est-à-dire des produits de
l'interpellation idéologique, gardent des attaches très fortes avec des
configurations idéologiques comme la « situation coloniale » ou la
«situation postcoloniale », situations du Souverain moderne. Il n'y a de
libération dans l'imaginaire qu'on s'émancipant complètement de l'idéo-
logie. Or cette émancipation complète n'est pas possible sans entrée dans
la désubjectivation complète : la folie.
Bref, le moment colonial libère l'imaginaire constitutif de l'idéologie
sorcellaire, parce que ce moment met en péril les configurations idéolo-
giques lignagères, claniques, à travers les mouvements de populations
que produisent le travail dans les chantiers, l'immigration en ville, la
christianisation missionnaire (on devait souvent quitter son village pour
aller très loin vivre dans un camp appelé « mission » ), la scolarisation (les
écoles, les collèges ou les lycées ont constitué pendant la période colo-
niale et postcoloniale un puissant facteur de déplacement des populations
jeunes et donc de déstabilisations des « configurations idéologiques »
familiales et villageoise), etc. Le travail de l'imagination, qui se met en
mouvement dès ce moment, est le même qui se poursuit en s'intensifiant
de nos jours, sous 1'effet de la globalisation.
Mais parce que ceux qui se mettent ainsi en mouvement font travailler
leur imagination libérée, dérégulée, ils ne peuvent pas ne pas reproduire
l'idéologie de la sorcellerie, pour une raison fondamentale, liée à ce que
nous appellerons le «travail idéologique» sur l'imaginaire. Pour rendre
raison de ce travail, rappelons que la sorcellerie, en tant que système
symbolique, est constituée par l'imaginaire et l'idéologie. La fonction de
l'idéologie, dans ce système, est une fonction intellectuelle d'interpréta-
tion du monde. Elle sert à « expliquer » les écarts qui se produisent dans
le rapport à la nature, aux choses, aux marchandises, aux corps fétichisés,
comme le corps du Blanc, le corps de la femme, le corps politique, le
corps du Pygmée, etc. Cette fonction d'interprétation du monde ne peut
que s'intensifier dans un monde globalisé. Elle conduit logiquement la
sorcellerie à inverser, à travestir la réalité, comme toute idéolo$ie.
Dans le cas qui nous intéresse, la réalité est celle de J'Etat qui est
perçu idéologiquement, à travers l'ethnisme, comme lieu de reproduction
de l'ordre social des aînés claniques ou lignagers. Le plus intéressant est
que, ce faisant, l'idéologie ethnique reconduit dans un même mouvement
l'idéologie coloniale et l'idéologie lignagère constituant un même
«magma» à partir du moment colonial. Comme l'ont montré respective-
ment Achille Mbembe et Florence Bernault, la colonisation reposait sur
une idéologie qui faisait du colonisé un animal, un enfant, ou un jeune,

34. Gérard Althabc. Oppression et libération dans l'imaginaire, Paris, Maspero, 1969.
259
FANTÔMES ET MACHINES POLITIQUES

à d're un matériau à dresser, à éduquer, à transformer, à ~iviliser.


c'es;; M~is l'idéologie qui transpose l'ordre .social des. aînés, au m~eau de
e.1\a~ reproduit également l'idéologie clamque ou hgnagere qm _fonc-
1.E ur la bipartition sociale des aînés et des cadets. Transposer l ordre
uonnes ,
. Ilignager dans l'Etat participe donc de sette .ctOnCtlon
• "d' 1 ·
1 eo ogtque
de
sociasti·ssement du réel: les dirigeants de l'Etat ne sont pas des parents,
des aînés claniques, comme se charge d~ 1.e r~pp~1er l' 1'd'eo l?gte,
traYe · eIl e-
·me lorsqu'elle les criminalise. La cnmmahsat10n des preposes au
me yoir ' d'Etat,
, comme celle des détenteurs de ce pouvmr, . est dans notre
poU d ' . .
perspective le résultat de la réalité du processus e leur ~manc1pat10n
relative des configurations idéologiques comme la fam1lle, le clan,
l'ethnie, fonctionnant sur la fiction idéologique des liens de sang. Ce
processus est du point de vue que nous défendons, un processus de désub-
jectivation relative, c'est-à-dire, un processus de sortie de l'interpellation
subjectivante clanique ou lignagère. L'interpellation subjectivante intègre
l'individu, or, nous dit Mary Douglas36 , l'informe, le fou, le marginal,
renvoient à des pouvoirs incontrôlés, tandis que le structuré renvoie au
pouvoir contrôlé : celui du chef. Remarquons que le marginal, le fou
notamment, qui possèdent, comme chez Mauss, la magie (le prêtre qui ne
se marie pas), sont ceux qui sont désubjectivisés, «hors normes», c'est
pourquoi on les criminalise. Parce qu'il marque la déstructuration des
configurations fonctionnant sur la base de la fiction des liens du sang.
tous les sujets de ces configurations en viennent à vivre ce processus
comme une menace sur leur identité de sujets. Cela constitue sans aucun
doute un problème, qui entraîne une intensification du travail de l'imagi-
nation, de la capacité de l'imagination productive à produire des figures
imaginaires et des vocations héroïques dans toute la formation sociale.
Ces figures, comme ces vocations, se manifestent simultanément dans
les différents « champs » de la société que l'on peut repérer : champ poli-
tique, champ religieux, champ culturel, champ de la famille. etc. Il en est
ainsi de la figure exemplaire du prophète etlou du politicien par exemple.
Du point de vue de la logique de l'imagination qui produit ces figures et
ces vocations individuelles et collectives héroïques. il n'y a pas de
«différence» entre ces champs, parce que c'est la totalité sociohistorique
qui est concernée. Cela explique le fait que les premiers chefs d'État sont
perçus comme des Pères de la nation37 , que ces dermers. comme le prési-
dent Houphouët-Boigny, sont perçus comme des prophètes3s. que les
prophètes sont analysés comme des politico-religieux. ou comme de~
nganga ~ que les missionnaires les considèrent comme des propagate~

--~;.~ille Mbembe, De la postcolonie. Paris. Karthala. 2000. A<Jrell<.'e Bemault.


Démocratie ambiguë, op. cit. . .
36. Mary Douglas, De la souil/11re. E~~·ai .mr l•:s 1wtron.~ dr pol/ufU>II ~~ dt· tai><•"·
·. La Découverte et Syros, 200lll"' éditiOn angla1~ 1967.). . .. . . . ..
Pans, s· alons aussi l'existence d'une mère de la nallon. Wmme Madlk.ltet'la Mandela
37.
· 1gn p· rre
· Dozc1n
·· • Pans,
L" ccmse de•· pmflht'tts. · l.c• s
• em·1 . t'l9~. ·
38. Jean- 1e · ~ ·· ·
l
260 LE SOUVERAIN MODERNE

du paganisme ou des sorciers, que l'État colonial et post-colonial les


considère comme des personnages subversifs, des sorciers, que l'admi-
nistration de l'État a son répondant dans les administrations des Églises
«indépendantes », et que les sujets constitués/interpellés dans une telle
configuration idéologique globale considèrent l'État comme un refuge de
sorciers, des aînés sociaux, et que les fétiches politiques soient perçus
comme des sorciers. Au-delà, c'est l'ethnie elle-même, (re)constituée
comme configuration idéologique de la nouv~lle société, qui est idéologi-
quement vécue comme une «famille». L'Etat, dans ce même mouve-
ment, est perçu comme une «propriété familiale», un patrimoine. Les
groupes ou fractions de classe qui aspirent à la direction de l'État et ceux
qui le dirigent effectivement sont alors considérés comme des clans
propriétaires de l'État au sommet duquel ils sont installés, etc. Ces repré~
sentations se font «paradoxalement» à partir de la ville, essentiellement.
D'autres représentations idéologiques qui prennent corps, si l'on peut
dire, à partir du travail de l'imagination qui se fait dès le moment colo-
nial et reproduit par le moment postcolonial sont, entre autres, les lettrés
et citadins considérés comme des Blancs ; des villageois ou des paysans
perçus comme des « singes » (Mossendzi, déformation africaine de «mon
singe» dans les deux Congos) ou des sauvages, etc. Le Blanc lui-même
produit comme un ancêtre, un esprit, un magicien; un diable, des Blancs
historiquement identifiés produits comme des génies de culte : De Gaulle,
Franco par exemple, à la fois danses et cultes39 . Mademoiselle, Mami
Wata Mondèlè Ngulu, La Mère ont des significations idéologiques dans
les champs des rapports sociaux de sexe, des rapports économiques, dans
les rapports religieux.
Ainsi l'imagination rend disponibles des figures (imaginaires et sym-
boliques) qui sont immédiatement constituées comme figures idéologi-
ques. La disqualification ou l'indignité accordée à certaines figures relè-
vent donc de ce que nous proposons d'appeler le «travail idéologique»
de constitution/interpellation des sujets collectifs ou individuels et des
figures de l'imaginaire. , . .
Ces processus s'attestent également a travers. les prat~qu_es urbames
d'appropriation de la mort par les jeunes; pra~1ques, qm s1gn_ale~t ~es
processus de déparentélisation que nous avons evoqu~es, et qm defims-
sent fondamentalement le rapport des collectifs à l'Etat. Elles signent
l'hétérogénéité originaire des logique~ étatiqu~s et des logiques ethn~que_s
ou claniques4o, construites sur la fictiOn des hens de sang. A ce sujet, tl

39. Nous analysons plus loin ces figures cultu~l~es. . ,


40. Soulignons que nous ne remettons pas ICI sur le tap1s, e~ la repr~n.ant, a notre
compte, l'idée d'un État hétérogène à la culture africain~. Ce q~• est ~1t ICI, ~est ~ue
l'État n'est pas dirigé par les ethnies ou les clans, a~ sens ou 11 sera1t ~n ~~~~de c~rculauon
des logiques de la parenté. Ceux qui dirigent l'Etat sont Autres, Ils s. emancipent des
logiques du sang et de la parenté, sont des fétiches politiques ou ~e;~ ammaux po!!t~ques
qui font accroire à eux-mêmes et aux autres, dans une logique Ideologique, qu 1ls tra-
- FANTÔMES ET MACHINES POLITIQUES
261

r que ceux qui s'approprient la mort urbain arra-


u! être bon de ra Ppele + d
pe d + 1 pouvoir de 1·uger et de condamner sans autres 1ormes. e
chent e 1orce e · · ~ 1 s votes
· les accusés qu'ils ont au préalable chotst eux-memes.' par e
~~~;stranse, des révélations ou de la. sim~lat~o~ à des pemes d~ mort;
comme ceux qui ont pillé Brazzavtlle mdt~erem~en~ des hens de
«parenté ethnique » ou « villageoise », et qm ont vto~e l~s , corp~ des
femmes, sont les produits du Souverain moderne, ses sujets tdeolo?tques.
Par leurs actes ils matérialisent la vérité des conséquences explostves de
la transpositio~ du système des soumissions précoloni~les et colo~iales
aux hiérarchies de la postcolonie. Il importe donc de votr dans la dtsqua-
lification des chefs sorciers, préposés au Commandement ou détenteurs
du pouvoir de Commandement, que l'on voudrait réduire à 1' ethnie, ou
qui se croient ethniques, une disqualification par l'irruption brutale de
l'imaginaire sur la scène de l'idéologie ethnique pour en dévoiler les illu-
sions. Mais les jeunes, comme les vieux, ne sont pas en dehors de l'idéo-
logie sorcellaire et ethnique. C'est pourquoi ils mettent à l'œuvre les
procès du travail idéologique et la sorcellerie est du coup (re)constituée
comme péril des uns et des autres. Au nom de la sorcellerie, les jeunes
exterminent les vieux et, au nom de la même sorcellerie, les jeunes se
sentent en péril par l'existence des vieux .
.comme nous l'avons montré dans la << Guerre dans le Camp-Nord». il
amve que le travail idéologique trouve sa limite devant l' ethos de la
c?nsommationlconsumation. La particularité de celui-ci est de relier
drrectement l'idéologie à la vérité du corps dont la survie ne peut se
suffire de. la seule dimension idéologique. C'est par la consommation/
~.~ns?~atton q~e le .corps discrimine d'autres corps, même et surtout à
mteneur de 1 ethme en tant que configuration idéologique. Manger,
consommer/~onsui?~r, c'est acquérir un corps du pouvoir, un corps qui a
donc la parttculante d'exprimer en permanence le différend qui oppose
les nantis et les démunis, ceux qui mangent et vivent et ceux qui ne
ma?gent pas et meurent. L'idéologie ethnique peut masquer ce différend,
mats .elle ne ~e peut tout le temps, en particulier par temps d'irruption
mas~lVe et VIolente de l'imaginaire dans la configuration idéologique
e,t~n_tque .. La guerre constitue ce temps de rupture d'avec les routines de
1 tdeologte, parce qu'il est un temps de libération de l'imaginaire
comprimé dans l'idéologie.

vaillent pour la famille ethnique. Ce faisant, ils structurent ct déstructurent ~n mc'me


temps des collectivités ethniques. N'oublions pas que le fétiche. comme poll\Oir. e~t
nécessairement un puissant facteur de structuration de l'inégalité travt>stie ~>u~ k' terme."
de la parenté : le fétiche est une « mère , » de ceux. qui sont. assœiés o:-n ~ fratem11t"
autour de lui (d'elle). «La Mère, est un fétiche qu1 a etfe.:uvement ~~1ste 'ou~ ,-...ne
Il tl. on au Gabon et au Congo. au même titre que Mademmsellc d a~ lieur\. ;-ur l.a
appe a · . · . 1 . ·- 1 l·nn...ala
Mère, \ire, entre autres, Effraim Anderson, Erhno/og•e ,...1tl(t<'U>f 1 e., nu"· ·'n ·-

Aimqvist &Wiksell Tryckeri, 1990.


262 LE SOUVERAIN MODERNE

Travail idéologique et folie

Ainsi, si Arjun Appadurai parle du travail de l'imagination, André


Mary du travail syncrétique, nous pensons qu'il faudrait aussi envisager
un« travail idéologique» qui s'exerce sur les figures produites par l'ima-
gination dans les moments inauguraux, moments des commencements
coloniaux et postcoloniaux et qui se matérialise dans les camps. En
période postcoloniale, précisément, le travail de l'imagination, repris par
le travail idéologique s'est matérialisé au Congo, au cours des années
1990, années de la Conférence nationale, par la création de nouveaux
camps habités par de nouvelles ethnies, le Niboland habité par les
Nibolek, Je Pool habité par les Tchèks, qui vont avoir une réalité tangible,
dramatique, dans la mesure où c'est par la destruction des corps ethnisés
Tcheks ou Niboleks que ces identités des camps du Souverain moderne
s'attestent: être Nibolek, c'est ne plus être Tchek, l'un ou l'autre, et pas
les deux en même temps. Avant ce moment postcolonial, on pouvait être
Kongo, tout en étant Bembe, Lari, Dondo, etc. Après, il n'est plus
possible d'être à la fois Bembe et ne pas parler bembe mais seulement
lari, etc. Dès lors, effacer avec le feu des armes les corps tcheks et nibo-
lecks, c'est effacer les purs produits de l'interpellation/constitution du
Souverain moderne. En effet, Zoulous, Niboleks, Cobras sont des iden-
tités des médias, c'est-à-dire des produits de l'interpellation/constitution
de leur idéologie qui s'exerce par la violence de l'imaginaire, violence du
fétichisme. Mais pas seulement. Ils le sont aussi de 1' idéologie politique
(et non plus de l'idéologie du politique qui correspondrait à la temporalité
du clan, du lignage, de la tradition). Ils sont aussi des produits de l'inter-
pellation/constitution de la ville et donc de ses idéologies, dont celle de la
sorcellerie et du christianisme coalisées. Toutes ces idéologies et les
violences de l'imaginaire qui les sous-tendent sont coextensives aux
procès de déparentélisation et à la dérégulation des significations imagi-
naires sociales caractéristiques des temporalités du clan et de la parenté.
A ce titre, ces identités sont porteuses de la violence de la déparentélisa-
tion qui est au principe de la criminalisation des hommes politiques, des
lettrés, des rosicruciens, des prêtres, des pasteurs et des magiciens. Les
corps tcheks, niboleks, zoulous et autres sont par conséquent des corps
hétérogènes à l'interpellation/constitution lignagère, clanique. Ils mani-
festent à un degré paroxystique la logique idéologique de l'ethnicité, et
doivent donc être détruits pour ce fait même, parce qu'ils trahissent le
secret des liens sociaux et politiques : la fiction de la parenté de sang
constitutive de l'ethnie et dont la révélation fait surgir la folie collective.
Des bébés tcheks ou niboleks peuvent dès lors être pilés dans les mortiers
sous couvert de haine ethnique. La «haine ethnique » est ci le nom idéo-
logique du désarrois et de la désespérance qui sont au principe de la folie
collective consécutive à la désinterpellation/déconstitution des sujets
vivant jusque-là dans l'idéologie constitutive des structures de causalité
claniques et lignagères. C'est pourquoi elle exprime toutes les violences
de l'imaginaire, du corps, des choses et du pouvoir.
Conclusion

bilan ouvans-nous faire du modèle d'ana~ y se proposé? ~e _bilan


Q~~lnécess~irement être celui des critiques fat tes sur les theones et
devr~pts servant jusqu'ici à l'étude des imaginaires du corps, des c~~ses
~~n~u pouvoir en Afrique centrale, mai~ auss~ celui des prop_osltions
conceptuelles et théoriques faites pour sortir des 1mpasses constatees.

Critique de l'imaginaire instituant

L'une des idées très prégnantes aujourd'hui dans la littérature africa-


niste est celle du caractère instituant de l'imaginaire. L'essentiel de nos
observations critiques à ce sujet peut se formuler à travers nos sugges-
tions sur les dialectiques des structures de causalité du Souverain
moderne. L'idée que nous défendons est que l'imaginaire instituant, pour
ne pas être finalement la Chose, le Mana qui produit miraculeusement le
réel des institutions, sans les hommes, doit être appréhendé à travers l'ac-
tion médiatrice des structures historiques de causalité du Souverain
moderne. Les structures de causalité sont constitutives des « subjecti-
vités» collectives différenciées. Elles sont le fait des dialectisations des
figures (Dieu, Satan, Sorcier, Diable, Ancêtres, Mami Wata, Ndjembè.
etc.), logiques et schèmes (notions ou concepts de réussite, pouvoir.
force, exploitation, justice, solidarité, domination, échec. consommation/
cons~mation, etc.), de pensée et d'action appartenant à des temporalités
en decalage ou contradictoires de la tradition, de la modernisation et de la
globalisation, mais relevant de la même contemporanéité 1• Elles sont au
fondement de la foi, des croyances aux miracles des fétiches et de leur
développement ; elles participent également de la formation des procès
coloniaux de civilisation ou de subjectivation transformant, simplifiant ou
amplifiant les procès précoloniaux, reproduis ensuite par les procès post-
coloniaux de développement et de «démocratisation». Nous avons fait

1. Les développements que nous faisons ici sur les dialecliques ou dynamiqu("s wn:-ti·
tutives des structures de causalité sont inspirés par un lexie décisif de Georges Balan<.l1er.
<<Sociologie des mutations>>, in Georges Balandier (éd.), Sudolu~ir de., ~ut~'"'"·': PU!~~
Anthropos, 1970, notamment quand cet auleur é~nt: «Les ~nsl~es de la s<~1e~e ~l·nt~
( ... )ne réagissent aux agents de transformation nt dam le meme ~ens m ~u men~<: l)~nl<:
h d'elles a une temporalité particulière cl 11 m1erv1ent dt· lu~ à 1 autre un de.: al~
cd aculne en mat'lère d'innovation d'iJIIériorisalion du <'hangemt•nt ~.p. +1.
ans e temps ·
264 LE SOUVERAIN MODERNE

valoir que les décalages et contradictions de temporalités sont articulés à


trois formes de rapports en interaction : les rapports de connaissance et de
pouvoir/commandement; les rapports aux choses de Dieu, de l'État et du
Capital et les rapports aux classes d'âge et de genre. Les premiers sont en
structuration dynamique autour des imaginaires, schèmes, savoirs, idéolo-
gies du passé et du présent (post)coloniaux engagés dans de furieuses et
interminables palabres de discriminations, de disqualifications, de résis-
tances et de transformations réciproques 2 • Dans ces rapports, les déca-
lages de temporalité sont simultanément des décalages d'interprétations
du monde et donc de subjectivités, notamment dans ce que le monde ainsi
décrit comprend comme écarts dans la force physique, dans les perfor-
mances scolaires, économiques, techniques, dans la possession et la
consommation des biens, etc. Les seconds le sont autour des fétichisa-
lions, sorcellerisations et divinisations des marchandises importées, du
travail salarié, de l'hygiène, de la santé, de la médecine, de l'école, de
l'eau, de l'électricité, du livre, du corps, etc. Ils sont le lieu de structura-
tions des rapports de classe proprement dits. Ici, les fétichisations,
magifications, etc., sont l'expression des limites cognitives ou intellec-
tuelles qui nous renvoient aux rapports de connaissance ; et simultané-
ment, aux mécanismes intrinsèques au système des inégalités et de privi-
lèges, c'est-à-dire qui font être le système comme un monde allant de soi.
Les derniers constituent le « matériel de base » des sociétés organisées
autour des unités familiales élargies (lignages, clans) engagées dans les
procès de transformation ou de décompositions/recompositions incer-
taines. Ces rapports constituent le« lieu» où s'opèrent les décalages entre
ruptures dans les organisations familiales ou dans les collectifs humains
«primaires» et les dispositions intellectuelles, mentales d'appréhension
des ruptures. C'est dans ce cadre que se réalisent aussi bien le «travail de
l'imagination » que le « travail syncrétique » des producteurs, interprètes,
consommateurs et/ou victimes des imaginaires des miracles, sur les
figures, logiques et schèmes de pensée en décalage, incompatibles, con-
tradictoires mais contemporains des structures de causalité.
Leur dynamique est donc en relation avec les discriminations, les
oppositions, les contradictions qui existent entre groupes ou collectifs
humains. En d'autres termes se retrouvent «ensemble» des sujets dont
les rapports aux autres, qui sont simultanément des rapports aux choses,
au corps et aux idées, aux imaginaires, aux schèmes de pensée, bref, aux

2. Nous reprenons ici, dans notre langage, l'idée de J. et J. Comaroff, résumée par
H. Berehnd, de «dialogue sans fin» où <<chacun des partenaires objectivise son propre
monde au contraste de celui de l'autre et "invente" une cohérence et une différence non
encore formulée auparavant», Heike Berehnd, La guerre des e~prits en Ouganda, 1985-
/996. Le mouvement du Saint-Esprit d'Alice Lakwéna, Paris, L'Harmattan, 1997, p. 172.
Lire aussi l'excellente présentation de la problématique des Comaroff faite par André
Mary,<< Conversion et conversation: les paradoxes de l'entreprise missionnaire>>, Cahiers
d'études africaines, 160, XL-4, 2000, pp. 779-7~9.
CONCLUSION 265

« subjectvités », sont en relation aveç cette dynamique. Parce que les


structures de causalité sont des structures d'intellection et de réflexion du
monde, c'est-à-dire des manières dont les sujets conçoivent les causes ou
les origines des événements, on peut schématiser en disant qu'elles inter-
viennent dans les procès d'intellection du monde à deux niveaux princi-
paux.
Le premier niveau est celui des explications et/ou interprétations des
collectifs non scientifiques, c'est-à-dire l'écrasante majorité des collectifs
humains africains. A travers les récits mettant en scène des figures de
l'imaginaire et des schèmes symboliques comme Mami Wata, Mademoi-
selle, Jésus-Christ, le Saint-Esprit, Satan, De Gaulle, Franco, le malheur,
la malchance, la maladie, le «mauvais corps», le «mauvais sang», la
sorcellerie ou les fétiches, ces collectifs essaient de donner un sens à leurs
malheurs (qui sont des malheurs produits par l'instauration des nouveaux
rapports de connaissance et de pouvoir/commandement, mais aussi et
simultanément par les nouveaux rapports aux choses, au corps, au pou-
voir).
Le deuxième niveau est celui du chercheur. Celui-ci appréhende les
figures et les schèmes qui constituent l'anthropologie émique des collec-
tifs pour construire ses théories étiques. L'anthropologie est alors l'« anthro-
pologie de l'anthropologie des autres »3, mais à condition de la sociolo-
giser, c'est-à-dire de l'inscrire dans l'histoire pour identifier les collectifs.
les agents mis en cause dans et par la production des figures et des
schèmes de l'imaginaire. Il s'agit donc d'un niveau d'abstraction de la
«fonction d'imaginaire», qui participe ainsi de l'imaginaire scientifique
- ainsi des concepts de corps-sexe, de Souverain moderne, de fétichisme
de la marchandise ou de Chose politique. Ils rendent raison d'une reprise
par le travail scientifique des notions ou des imaginaires (schèmes de
pensée) des collectifs populaires (de la raison populaire).
Dans ces deux niveaux qui mettent en œuvre la médiation des struc-
tures de causalité, il y a le rapport entre l'imaginaire et l'idéologie. La
relation entre l'imaginaire et l'idéologie au sein des structures de causa-
lité doit être e~visagée comme une relation dialectique interne. L'idée qui
va à l'encontre de celle de Castoriadis est que ce n'est pas tant l'imagi-
naire qui institue, mais le travail de l'idéologie réalisé par des sujets
porteurs de structures historiques de causalité. L'imaginaire << désins-
titue » à travers le travail de l'imagination des sujets ce que l'idéologie
constitue/interpelle, par le travail de l'idéologie réalisé par ces mêmes
sujets. L'imaginaire et l'idéologie ne sont pas désincarnés. Ils portent la
marque des subjectivités collectives historiquement produites.
L'exemple des rapports entre imaginaire du cinéma et réalité de la
guerre tel que nous l'avons rdpporté précédemment (chapitre 1) nous
semble très éclairant. Dans la nuit du 8 au 9 juin 1997. nous avons vu

3. Marc Augé, Le sem des Autres, actualité tle /'amhm[x>logie, l'acis. Fa) ani. 1'194. p. 10.
266 LE SOUVERAIN MODERNE

comment l'homme d'écriture assistait à Brazzaville, au quartier Mou-


kondo, en tant que spectateur «désengagé», au spectacle des obus, des
balles traçantes qui zébraient le ciel, de la fumée et des flammes qui
montaient tout autour de sa maison, de la peur des membres de sa famille,
etc., comme une scène à la fois extérieure et intérieure à lui, c'est-à-dire
au sujet constitué/interpellé par la violence de l'imaginaire des médias.
Une violence qui fonctionne comme une idéologie en inversant la réalité,
en faisant voir le monde des images comme monde constitutif du moi de
l'intellectuel, et le monde réel de la guerre comme un monde imaginaire,
«extérieur». L'intellectuel réagissait exactement comme un sujet parfai-
tement intégré à ce monde de l'imaginaire des médias et donc de leur
idéologie. Ainsi, les bombes qui tombaient partout et les balles avaient à
ses yeux de sujet interpellé/constitué par des médias du Souverain
moderne, l'aspect d'une répétition des scènes déjà vues, trop familières
pour être vraies, et qui ont fini par être une partie de lui-même, c'est-à-
dire, des structures de causalité par la médiation desquelles il appréhende
le monde.
Dans cette expérience, la violence de l'imaginaire, violence du féti-
chisme des images travaille à déréaliser la guerre, en maintenant l'intel-
lectuel dans l'illusion constitutive de l'imaginaire cinématographique,
imaginaire instrumentalisé à des fins idéologiques par les médias. Ce
faisant, ce n'est point l'imaginaire instituant qui a déréalisé la réalité à
laquelle était confronté l'intellectuel, mais la violence de l'imaginaire,
violence du fétichisme qui participe du travail idéologique réalisé sur les
imaginations du public des téléspectateurs.
Ici, la relation entre l'imaginaire et l'idéologie n'est pas une relation
externe, elle est interne, et le travail de l'idéologie des médias est simul-
tanément mis à l'épreuve de l'activation du travail de l'imagination, au
sens d' Appaduraf, travail qui consiste à trouver des solutions réelles, et
non seulement imaginaires, à ce moment de rupture des rituels du quoti-
dien ordinaire qu'est la guerre. Ce travail de l'imagination conduit alors à
rompre dialectiquement avec le travail idéologique de reproduction de la
force des institutionnalisations des médias. Grâce à ce travail de J'imagi-
nation, l'intellectuel a fini par« réaliser» qu'il était en guerre et non dans
une salle de cinéma. Il s'ensuit que, dans la part néguentropique de
l'idéologie, son caractère conservateur, répétitif, il y a déjà l'entropie
croissante de l'imaginaire. Entropie croissante, mais non instituante.
C'est le travail néguentropique, conservateur, de l'idéologie, commandé
par les dialectiques internes aux structures de causalité (dialectiques des
figures, des schèmes, des images ou des concepts appartenant à des
temporalités en décalage, en contradiction, mais aussi en affinité symbo-
lique ou idéologique, faites sur la base des mésinterprétations ou sur des
analogies, etc.) qui réalise l'institution des figures, des schèmes produits
par l'imagination des sujets historiquement situés. Il s'agit donc ici de
récuser une dérive substantialiste selon ~aquelle l'imaginaire instituerait
les réalités indépendamment des structures de causalité historiques qui
CONCLUSION 267

sont au principe de la structuration des subjectivités collectives et donc


des identités. Il s'agit alors de détruire le caractère ontologique de l'ima-
ginaire instituant qui hante la conception de l'imaginaire répandue par les
travaux de Castoriadis.

Le travail idéologique d'institutionnalisation du corps, des choses et du


pouvoir comme fétiches

Parce que ce n'est pas l'imaginaire qui institue, mais la violence de


l'imaginaire, violence du fétichisme, incarnée par des sujets idéologiques,
porteurs de structures de causalité du Souverain moderne en ce qui
concerne les postcolonies africaines; le travail idéologique qu'ils réali-
sent sur les produits de l'imagination est un travail d'institution et d'insti-
tutionnalisation des fétiches. C'est dans cette perspective que l'intuition
profonde d'Achille Mbembe de concevoir le pouvoir comme un fétiche
nous paraît particulièrement suggestive, à condition de l'arracher au para-
digme weberien. En effet, parce que ce paradigme est à dominante
descriptive, il participe de l'idéologie charismatique qui constate des sin-
gularités mais ne les déconstruit pas vraiment. Weber, dans sa définition
du charisme, suggère bien que celui-ci peut exister. Si nous inscrivons
l'intuition d'Achille Mbembe dans cette perspective, nous risquons d'en
adopter également le vice. Un risque que cet auteur ne semble pas avoir
évité lorsqu'il affirme que le pouvoir en postcolonie étant un fétiche, le
rapport du peuple à ce pouvoir-fétiche est caractérisé par une pragmatique
du simulacre.
Il est impossible pour les collectifs humains différenciés d'Afrique de
simuler leur rapport au Souverain moderne. S'ils réussissent à simuler
leur assujettissement à l'État-Bulamatari, ils ne le peuvent à la fois
avec la Technique, la Marchandise, le Génie sorcier, le Christ, De Gaulle.
la Mère, Mami Wata, Ndjobi, le Saint-Esprit, la Rose-Croix, la Fmm:-
maçonnerie, la bio-médecine, etc. Toutes ces figures participent des
logiques des structures de causalité du Souverain moderne. S'ils ont des
rapports marqués par le simulacre avec toutes ces puissances et aux féti-
chismes qu'elles développent, ils n'existent tout simplement pas, parce
qu'ils sont eux-mêmes des simulacres, et donc des réalités imaginaires.
De même, s'ils ont un rapport non caractérisé par le simulacre avec une
seule de ces puissances, ils sont du coup piégés par toutes les autres. dans
le sens où aucun collectif humain africain aujourd'hui ne saurait vivre
d'un seul rapport d'assujettissement, et qu'aucune puissance d'assujettis-
sement n'est suffisamment close et hétérogène avec les autres : le Christ a
la puissance de la Technologie, de la Science, de la Chose, de De Gaulle.
de la Rose-Croix, de la Franc-maçonnerie, du Capital. etc. ; Mami Wata a
la puissance de la Vierge Marie, de Mademoiselle. de la Mère. de la Mar-
chandise, du Capital et donc de l'Argent, du génie sorcier. etc. ; Madl'-
moiselle a la puissance de la Mère, de la Vierge Marie, du Génie sorcier.
268 LE SOUVERAIN MODERNE

de Ndjobi, etc. ; la Marchandise a la puissance du Christ, de la Science,


de l'État, du Génie sorcier, de Mami Wata, etc. Et toutes ces puissances
sont constitutives du Souverain moderne.
Ces collectifs ne peuvent même pas prendre leur « propre corps »
comme lieu de refuge pour échapper aux puissances du Souverain
moderne auxquelles ils seraient en rapport de simulacre ou de parodie : le
corps est capturé, mis en pièces, vendu sans leur consentement, ou alors,
il est mis en pièces par les intéressés eux-mêmes et vendu pour recevoir
en échange des marchandises et de l'argent (l'imaginaire des clitoris qui
sont vendus par leur « propriétaire » à Libreville et ailleurs, c'est le trafic
réel des organes humains qui fait l'actualisé). Ce même corps qui est
encore mis en vente dans les pratiques de l'indécence pornographique
moderne dénoncées par les médias à Libreville, ou dans les stratégies du
retrait de deuil à Brazzaville. Le même corps qui est habité par les puis-
sances démoniaques et sorcières et leurs objets vomis ou expulsés dans
les selles comme à Kinshasa, Brazzaville, Libreville, dans les Églises
charismatiques, etc. Ce corps qui se vend comme marchandise, qui con-
tient des corps 'étrangers, dont les marchandises ou des pièces de
monnaie, c'est-à-dire des fétiches, ou qui est vampirisé par les fétiches
politiques, etc., ne saurait être un « corps propre » dans tous les sens de ce
terme, sanctuaire ou bastion inaliénable des sujets, car il appartient autant
que les marchandises et en tant que marchandise, c'est-à-dire fétiche, aux
sujets du Souverain moderne. Comme l'écrit Jean-Louis Cabanès, analy-
sant la conception du corps chez Émile Zola : « La réversibilité virtuelle
de l'artefact et de la chair implique non seulement une marchandisation
du corps féminin mais peut-être encore l'impossibilité pour l'homme
d'appréhender autre chose que des fétiches dans une société où le désir
est indissociable du culte de l'or »4 • L'assujettissement au Souverain
moderne passe dans ce sens par le corps. Or, si le corps, comme fétiche,
est un pouvoir, il est de ce fait même un vecteur de structuration des
rapports inégalitaires du Souverain moderne.
Il n'existe ainsi aucun sanctuaire, aucun repaire, aucune caverne pour
soustraire et protéger de la contamination d'autres puissances les identités
collectives et individuelles du Souverain moderne. L'idée d'un simulacre
opérant dans les rapports à l'État, au Christ, à la Marchandise, etc., ne
peut déboucher que sur un essentialisme de l'irréductibilité et de la
spécificité indivisibles des authenticités ethniques, païennes, culturelles
qui justifient les idéologies charismatiques des intellectuels kota, punu,
fang, kongo, mbochi, «Nordistes», «Sudistes», lari, tcheks, niboleks et,
au-delà, des bantou et autres.
L'analyse descriptive, qui repose sur le constat selon lequel le peuple
est réversible, qu'il adore les fétiches politiques et les brûle le lendemain,
oublie de filer jusqu'au bout la métaphore du pouvoir-fétiche qu'on brûle

4. Jean-Louis Cabanès, «La chair et les mots>>, Magazine littéraire, 413, octobre 2002,
~M. .
CONCLUSION 269

après l'avoir adoré: les plus grands spéci~listes aujourd'hui de la consu-


mation des fétiches par le feu sont des Eglises charismatiques prophé-
tiques, et que leur pouvoir aussi doit être non seulement pris en compte
parmi les pouvoirs-fétiches du Commandement, mais que le fait de brûler
des fétiches par ce pouvoir n'est pas la preuve d'un simulacre de la foi
des travailleurs de Dieu, mais la réalité de celle-ci. Brûler les fétiches
qu'on a adorés, c'est toujours exprimer une quête profonde de fétiches
plus «puissants», ou plus «valorisés», par exemple les marchandises ou
J'argent. On brûle les fétiches, mais pas le fétichisme, parce qu'il est
J'idéologie inséparable de l'interpellation/constitution des sujets poli-
tiques ou sociaux du Souverain moderne. Il n'y a pas, de notre point de
vue, de sujet qui ne soit constitué/interpellé par la violence du fétichisme
comme violence de «l'idéologie en général». Pour ceux qui seraient
tentés de s'offusquer de cette idée, en disant que les sujets occidentaux ne
seraient pas interpellés/constitués par le fétichisme comme idéologie. il
est bon de rappeler la différence suivante entre Je fétichisme dans la
modernité capitaliste occidentale et en Afrique notamment. Ce qui
distingue en effet l'Occident capitaliste-chrétien et l'Afrique. dans Je
rapport au fétichisme, c'est que, d'un côté, il y a un rapport pratique fait
de méconnaissance du caractère fétiche du corps, de l'argent, de r or ou
des «valeurs supérieures» de la nation ou d'autres; de l'autre, il y a un
rapport explicite, fait de reconnaissance du caractère fétiche du corps. de
l'argent, du pouvoir, de l'or, etc. C'est toute la différence entre violence
de l'imaginaire, violence du fétichisme d'un côté, et violence symbolique
de l'autre. ·
Mais il y a plus. Aussi bien au sens de Marx que de Bourdieu, sens
que subsume en les dépassant le sens du fétiche que nous avons construit
en télescopant les premiers avec le sens local des imaginaires d'Afrique
centrale, le fétiche est un élément de structuration des inégalités. et
donc des identités sociales. De Gaulle, Mademoiselle. Ndjobi. La Mère,
Franco, Ndjembè, Mwiri et bien d'autres fétiches du Gabon et du Congo
fonctionnent suivant ce principe. Leurs adeptes, avons-nous dit, sont des
«enfants», et à l'intérieur de la catégorie des «enfants», les « proprié-
taires » du fétiche, ceux qui 1' ont acquis en 1' achetant. sont des ,, aînés , .
des «pères » ou des «mères» du fétiche ou du médicament. ceux qui
commandent, parce qu'ils initient les autres. les «cadets». Cette structu-
ration n'est pas hétérogène avec les avantages matériels ou symboliques
inégalement distribués. Le Commandement dans l'économie des mira-
cles, comme commandement-fétiche, fonctionne ainsi: qu'il s'agisse de
sa modalité chrétienne classique (catholique romaine par exemple, aveç
ses pères, ses mères, ses sœurs, ses frères) ou de sa modalité charisma-
tique/prophétique (avec ses «papa pasteurs»).
Tous ces pouvoirs fétiches sont des figures de l'imagination. Ils en
sont donc des produits. On peut dans ce sens suggérer qu'ils so!ll consti-
tués comme fétiches, indifféremment au sens de Mbembe et au sens de
l'imagination locale, par le travail idéologique que réalisent des sujets
270 LE SOUVERAIN MODERNE

(interpellés/constitués comme tels par l'idéologie constitutive des


rapports sociaux), par la médiation des structures de causalité de leurs
identités collectives et différenciées (parce que le pouvoir des fétiches est
un pouvoir d'institution de l'inégalité sociale).
De plus, tous ces pouvoirs sont, comme fétiches, des pouvoirs d'insti-
tution du corps comme fétiche, notamment à travers les « convocations
thérapeutiques du sacré » 5 qu'ils opèrent. Mais ce travail de constitution
du corps comme fétiche est aussi réalisé par d'autres pouvoirs du
Souverain moderne : la Science, la Technique, notamment, à travers par
exemple le cinéma, la télévision, les journaux, Internet, mais aussi à
travers la Ville, dispositif du Souverain moderne dans l'organisation, la
promotion et la « naturalisàtion » de l'indécence du corps-sexe. La
marchandisation du corps par le capitalisme, à travers le trafic des
organes, ou à travers l'imaginaire très prégnant des «pièces détachées»
au Gabon, par exemple, fait du corps un fétiche, c'est-à-dire un pouvoir
de structuration de l'inégalité. La conscience de l'inégalité corporéisée
justifie le fait que les miliciens des guerres congolaises aient pu parler du
viol en termes de « pillage » : violer c'est « piller » le corps des femmes 6
inaccessibles en tant de paix.
Le pouvoir comme le corps-sexe ne sont donc pas institués comme
fétiches par un imaginaire autonomisé, instituant ou innovant des signi-
fications imaginaires sociales sans les sujets, en « utilisant» les sujets,
mais par le travail de l'idéologie que réalisent des sujets du Souverain
moderne, impliqués dans les rapports sociaux inégalitaires. Rapports
sociaux dont la constitution ne dépend pas (ou pas seulement) de leur
volonté, et dont les temporalités différentes, contradictoires ou en affinité
symbolique constituent les structures de causalité par la médiation des-
quelles ils jugent le monde et se reconnaissent comme semblables ou
comme différents, opposés.

La consommationlconsumation : un nouveau régime du manger

La consommation!consumation, principe du manger du Souverain


moderne, permet de rompre radicalement avec le spectre de l'ethnocen-
trisme et du culturalisme : dans la consommation!consumation, on ne
mange plus dans le cadre d'une économie de la dette, où l'objet mangé,
produit du travail de l'homme, qui scelle l'échange des corps-sexes entre

5. Nous faisons référence ici au beau titre du livre codirigé par Raymond Massé et
Jean Benoist, Convocations thérapeutiques du sacré, Paris, Karthala, 2002.
6. C'est dans le Camp-Nord, entre juin et août 1997, que nous avons entendu les
jeunes miliciens parler du viol comme d'un« pillage», le mot étant incorporé comme tel
en lingala.
CONCLUSION 271

familles et qui reproduit l'inégalité femmes/hommes, n'est pas détruit,


c'est-à-dire consommé/consumé. Il est préservé et comptabilisé en vue
d'être rendu ou vomi. Rendre la dot mangée, vomir les chairs humaines
mangées, c'est restaurer la paix et obtenir la guérison du corps-sexe souf-
frant. C'est relancer 1'économie du don et du contre-don.
Il est vrai que la confession s'accompagne encore du vomis~ment ~es
chaires et des objets mangés dans les Eglises de la configuratiOn chans-
malique pentecôtiste. Il faut cependant souligner des transformations
sociales qui ont lieu dans les rapports sociaux de sexe et de classes d'âge
et qui donnent à la figure de la femme une place qu'elle n'avait jamais eue
auparavant. Les «enfants-sorciers semblent dénoncer plus souvent des
femmes et des figures maternelles que des hommes et des vieillards » 7 . Il
s'agit là de la conséquence d'une crise des modèles familiaux et donc des
conflits de génération qui conduisent à la « déconnexion partielle de la
sorcellerie et de la parenté » 8 dans le contexte urbain. La place du marché
qui acquiert un rôle important dans les imaginaires de la sorcellerie dans
ce nouveau régime est fort significative. Le marché est un lieu d'exposi-
tion et de vente des marchandises, c'est-à-dire des choses qui sont desti-
nées à être consommées/consumées, mais qui ne sont pas accessibles à
tout le monde suivant les mêmes chances. C'est aussi le lieu où la femme
dans la ville africaine occupe une place forte.
La culpabilisation ou l'accusation des femmes dans le discours de la
sorcellerie des enfants-sorciers kinois traduit ainsi un procès de déparen-
télisation coextensif des mutations socioéconorniques qui affectent la
place du père dans la société kinoise. Cette même place qui est en cause
dans la bureaucratie matrimoniale faisant qu'aujourd'hui, à Libreville,
plusieurs femmes « bureaux » sont pour leurs enfants la figure réelle de
l'autorité parentale, les pères étant moins présents et prégnants dans la
structuration des disciplines mentales et éthiques des enfants. La bureau-
cratie matrimoniale signifie du coup la matriarcalisation de la société.
Ces phénomènes qui constituent les procès de déparentélisation ne sont
pas la reproduction des rapports hommes/femmes traditionnels. et par
conséquent ne sauraient confondre le sens de la figure de la femme dans
les procès de sorcellerie précoloniaux avec celle occupée dans les procès
postcoloniaux, Il y a mutation. Cette même mutation est en vigueur dans
les discours et pratiques du deuil, dans les pratiques et imaginaires de
l'indécence pornographique du corps-sexe féminin. corps-sexe IX)litique
produit le premier pour être consommé/consumé. et le sewnd pour
consommer/consumer.
Ceux qui mangent et participent d'une logique de lïmproduction
appartiennent à ce régime de la consommationlconsumation. Ils s'agit
donc de tous ceux qui «gagnent leur vie», comme on dit et qui sont des

7. F. De Boek, «Le 'deuxième monde' ct les "enfants soré·i~l); .. ~n r..'pul>li<JU~ <km..~


cratique du Congo», Politique africaine, KO, dêçcml>re :!()(Xl. p.) 1.
8. Ibid., p. 50.
272 LE SOUVERAIN MODERNE

fétiches politiques. Leur corps-sexe contraste fortement avec le corps-


sexe des producteurs, paysans notamment.
Consommer/consumer les marchandises : corps-sexe, biens importés,
argent, dans l'économie de la dépense du Souverain moderne, économie
des échanges pornographiques, émancipe de l'économie des échanges
symboliques où ce qui est mangé s'inscrit dans la logique de la dette.
Nous avons fortement soupçonné la· nouvelle économie du sacrifice
gratuit instaurée par l'administration missionnaire de l'imaginaire chré-
tien d'être un des hauts lieux d'institution du régime économique de
la consommationlconsumation. Mais nous soupçonnons également la
demande missionnaire du sacrifice gratuit d'être le moment inaugural du
travail idéologique que réalisent aujourd'hui les sujets du Souverain
moderne dans la criminalisation des francs-maçons, rosicruciens, hommes
politiques, à savoir tous les préposés au Commandement ou tous les
détenteurs effectifs du pouvoir/commandement. Ils occupent la position
structurale des missionnaires demandeurs et instaurateurs du sacrifice
gratuit: francs-maçons et rosicruciens sont accusés de faire des sacrifices
humains de leurs parents, mais pas seulement, et les hommes politiques
des «sacrifices rituels». Or, tous ces agents du pouvoir/commandement
sont des consommateurs/consumateurs. Leur criminalisation n'est pas
hétérogène avec cet imaginaire.

L'historicité de l'économie des miracles: les rapports de connais-


sance du Souverain moderne

Le concept de rapports de connaissance a été construit pour rompre


avec une impasse : celle que présente la notion de rapports de sens, inca-
pable de restituer la dimension historique des rapr,orts soci~ux orga~isés
par les vecteurs de la modernité en Afrique: l'Ecole, l'Eglise, l'Etat-
Bulamatari, les Temples des « magies » occidentales comme la Rose-
Croix, la franc-maçonnerie ou les « Maisons » européennes, asiatiques,
spécialisées dans l'économie des miracles.
L'historicité des rapports de connaissance est coextensive de celle du
pouvoir/commandement, tel que nous l'avons défini en nous inspirant du
concept de Commandement proposé par Achille Mbembe. Les rapports
de connaissance sont donc au fondement des rapports de force politiques
et socioéconomiques, dans la mesure où les connaissances opposent poli-
tiquement, socialement et économiquement dirigeants et dirigés, légiti-
ment et délégitiment en même temps l'assujettissement, donnent lieu à
des stratégies caractéristiques du «syndrome du prophète», et participent
des procès historiques de formation des classes sociales. Tous ces phéno-
mènes, toutes ces identités produites par l'acquisition et la maîtrise réelle
ou imaginaire (le syndrome du prophète) de la connaissance scientifique,
CONCLUSION 273

religieuse chrétienne, voire des « magies » comme la Rose-Croix ou la


franc-maçonnerie, mélangées avec les médicaments d'invention locale
comme De Gaulle ou le Bwiti, font simultanément sens. Il s'agit, d'une
certaine façon, du sens du pouvoir de la connaissance, et donc de ses
effets.
Ce sens du pouvoir de la connaissance ne s'imposerait pas comme
phénomène prégnant et structurant s'il ne correspondait pas à un déficit
réel, à des limites et limitations réelles de maîtrise du rapport humain à la
matière, donc aux corps et aux choses, et, simultanément, aux transforma-
tions ou déstructurations des rapports sociaux ; déficit, limites et limita-
tions qui sont de ce fait au principe du travail de l'imagination ou du
travail syncrétique. Inscrit au cœur du concept de rapport de connais-
sance, le travail de l'imagination et/ou le travail syncrétique, produit la
dimension dé fétiche du pouvoir. La rupture qu'introduit la notion de
rapports de connaissance, rapports de pouvoir/commandement, avec les
idéologies charismatiques est donc de montrer non seulement que la
connaissance scientifique, rationnelle, induit des interprétations surnatu-
relles ou imaginaires9 de ses effets dans des populations dont les disposi-
tions mentales ne sont pas suffisamment imprégnées de connaissance
scientifique, mais qu'aussi le système colonial, supposé apporter la ratio-
nalité et la foi, a apporté également les connaissances irrationnelles de ses
magies. Pour tout dire, si la notion de rapports de sens réfère essentielle-
ment au sens des pouvoirs tels que les définit Marc Augé, c'est-à-dire les
pouvoirs constitutifs de l'idéo-logique sorcellaire ou païen, les rapports
de connaissance réfèrent au pouvoir du Souverain moderne, pouvoir
historique fonctionnant exactement comme un fétiche, c'est-à-dire une
puissance structurante de l'inégalité sociale et des identités. Le Souverain
moderne récapitule le pouvoir structurant de l'inégalité en Afrique
contemporaine de l'État-Bulamatari, de la Science, de la Technologie. du
Dieu chrétien, du Génie sorcier, du Diable et donc de De Gaulle. de la
Mère, de Ndjobi, du Saint-Esprit, etc., dans leurs dialectisations. Ces
puissances constitutives du pouvoir du Souverain moderne appartiennent
à des temporalités en ''décalage, contradictoires ou isomorphes. mais for-
mant une même contemporanéité. Ces temporalités correspondent. sur le

9. Didier Fassin montre par exemple les « usages magiques des attributs mndernes de
la médecine : le stéthoscope et le tensiomètre qui ont plus pour fonction de manifester k
pouvoir du soignant que de lui permettre un diagnosctic ... Les injt'\:tions de vitamine B
faites pour n'importe quel symptôme associé à une fatigue. l'effet du mot ·'vitamine"',...
conjuguant à l'effet du mode d'administration pour un gain d'efticacit<.' ~ymboliquc "·
Didier Fassin, Pouvoir et maladie, Paris, PUF, 1992. p. 210. Puur une synthèse dt• l'an-
thropologie de la maladie en Afrique et ailleurs. lire Sylvie Faisang: «De l'anthropol,,gic
médicale à l'anthropologie de la maladie», Encyc/opaedia Ullil•er.mlil, Svmt><!Jillm. Jo
Enjeux, 1993, pp. 853-860. Pour une sociologie des rapports entre m<.'dt'\:inc' t'l dnJK'
conception de leur efficacités, on peul lire Anna Maria Loyola. «Cure des corp' t't rure
des âmes. Les rapports entre médecines cl religions d<tns la banlieue de Rio''· .-leu·'"'' la
recherche en science.\· .wciales, 43, pp. 3-45.
274 LE SOUVERAIN MODERNE

plan de l'imaginaire, à des schèmes de pensée également en décalage,


contradictoires ou isomorphes constituant les structures de causalité des
malheurs des miracles. Les contradictions et les décalages ne sont sépara-
bles les unes des autres que sur le plan de l'analyse. Ce qui les caractérise
en réalité, ce sont les dialectisations. Dialectisations entre les schèmes
sorcellaires du corps et du pouvoir avec les schémas scientifiques et reli-
gieux chrétiens du corps et du pouvoir, en 1' occurrence.
La notion de rapports de sens participe d'une pensée hétérogène à la
dynamique des temporalités définissant les structures de causalités du
Souverain moderne. Elle renvoie au caractère non systématique, virtuel
de 1' « idéologique » chez Augé ou de 1' hégémonie chez Gramsci, opposée
justement à l'« idéologie», d'après ce même auteur. Chez nous, les
rapports de connaissance intègrent aussi bien l'idéologie, sous ses formes
prophétiques, pentecôtistes, ainsi que l'« hégémonie», sous sa forme de
discours informulé, faisant voir le monde comme allant de soi, et qui se
trouve aussi bien dans les idéologies sorcellaires, prophétiques, pentecô-
tistes, politiques, « magiques » sous la forme des fraternités comme la
Rose-Croix, la franc-maçonnerie.

Dépassement des oppositions classiques et internalisation


des contradictions et paradoxes

Il s'agit des oppositions entre fétichisme de la marchandise et féti-


chisme politique telles que les suggère Pierre Bourdieu. Il s'agit aussi de
l'opposition entre foi et sorcellerie dans le régime du Souverain moderne,
opposition entre Église et sorcellerie ou fétichisme et magie. La ligne de
partage entre le normal et le pathologique n'est pas entre tradition de la
sorcellerie et modernité de la religion ou de la foi et de l'État, de la
science, comme celle qui partage l'irrationnel et le rationnel.
Nous avons fait valoir que les rapports de connaissance et les procès
de subjectivation/civilsation de la colonisation et de la postcolonisation
sont coextensifs des procès de civilisation et de production de l'irra-
tionnel à travers toute l'économie des miracles. Les Églises thérapeu-
tiques ou charismatiques ne sont à ce titre ni exclusivement des lieux de
recherche de la fusion avec des forces de la tradition, ni des structures
psychiatriques exclusivement travaillées par la norme thérapeutique et de
la santé, tandis que les familles et la sorcellerie seraient des lieux de la
maladie, du malheur, du mal. Familles et Églises sont commandées par
les mêmes structures de causalité des malheurs et de la souffrance du
Souverain moderne. II n'est certes pas,indifférent que les gens ne fré-
quentent plus à la fois l'Église pentecôtiste et les nganga. Mais, au-delà de
leur opposition de principe, l'Eglise pentecôtiste et le nganga participent
de la même contemporanéité du Souverain moderne. Leurs opposilions.
CONCLUSION 275

comme leurs affinités dont rend compte le partage des mêmes critères
du «paganisme» : «la conscience persécutive du mal, le sens de la force,
l'immanence du monde divin au mon humain » 10, sont des oppositions et
des affinités internes, des contradictions internes aux forces participant de
la même contemporanété et donc aux dialectiques des mêmes structures
de causalité. Les structures de causalité ne font pas que différencier ou
distinguer, elles permettent aussi les redondances et les superpositions. au
sens de Yves Barel. Il faut récuser, comme le démontre Jean Copans,
s'agissant de ces trois critères du paganisme définis par Marc Augé, l'idée
d'un paganisme qui serait opposé au christianisme, parce que relevant de
l'idéo-logique de la sorcellerie 11 • Les procès de reproduction réciproque
de la sorcellerie et de Dieu que nous avons suggérés rendent compte de
l'absence d'extériorité du Génie sorcier et de Dieu en Afrique 12 •
Parce que le fétichisme de la marchandise tel que défini par Marx
trouve sa «réalisation» dans la conception émique du fétichisme (l'ar-
gent est « réellement » pensé comme un esprit qui apporte malheur ou
bonheur par les collectifs d'Afrique centrale à travers la figure de Mami
Wata par exemple), on peut dire que l'imaginaire populaire africain
«dépasse» la définition marxienne du fétichisme en la «réalisant». La
définition du fétichisme politique par Pierre Bourdieu est également
«dépassée » par la conception émique du fétichisme. Cette dernière
«réalise » 1' abstraction théorique de Bourdieu : ici les hommes politiques
sont des incarnations de fétiches, dont l'argent et les marchandises. et ils
sont de ce fait des fétièhes. Nous avons suggéré qu'il n'y a qu'un seul
fétichisme, celui qui a son principe dans la transfiguration de la puissance
du Souverain moderne. Le Commandement du Souverain moderne en
postcolonie est ce fétiche. A condition de ne pas inscrire la conception du
fétichisme dans la perspective weberienne-foucaldienne du charisme
comme singularité, propriété extraordinaire attachée à une entité dont la
genèse se confond à celle d'une volonté ou d'une intelligence mélasociale
ou métahistorique: l'imaginaire instituant et désincarné par exemple. La
genèse du pouvoir du Souverain moderne est celle des rapports aux
choses, de connaissance et du pouvoir/commandement. C'est pourquoi le
caractère fétiche de ce pouvoir participe des transfigurations des forces
productives et constitutives des structures de causalité du malheur en
Afrique: la Science, le Technique, l'Église, l'École. I"État-Bulamatari.
l'Hôpital, la Marchandise, l'Argent, la Sorcellerie, etc.

1O. Marc Augé, Génie du paganisme. Paris, Gallimard, 19K2. p. 72.


11. Jea~ Copans, «De l'idéo-logique au paganisme, ou Le malin g.!nic ct st>rl n1aitr~ •.
Cahiers d'Etudes africaines, 92, XXIII-4, 1983. pp. 471-483.
12. Joseph Tonda, <<Capital sorcier et travail de Dieu», Politique africaine. 79. ,,·tobre
2000, pp. 48-65. Ruth Marshall Fratani a démontre dans le cas du pcntL-côti'mc au Ni~'Cria.
comment le modèle d'analyse que nous avons suggére permet de rom(>re itH'C l'id«
d'une extériorité de Dieu et de la sorcellerie en Afrique. Lire Ruth Marshaii-Fr~tam.
<<Prospérité miraculeuse. Les pasteurs pcnlcci\tish:s t'l l'argent de Dieu", l'oliuqu<' <l(ri-
caine, B2. juin 2001, pp. 24-44.
276 LE SOUVERAIN MODERNE

Dans une telle perspective, difficile de séparer la genèse de la foi de


celle du fétichisme, y compris sa modalité apparemment la plus irréduc-
tible à la foi : la sorcellerie. L'ensemble des phénomènes qui se récapitu-
lent dans ce qu'on appelle désormais en Afrique la sorcellerie ou le
vampirisme sont pour nous des transfigurations des composantes de la
puissance du Souverain moderne citées à l'instant. C'est en cela que ces
phénomènes ne peuvent pas ne pas concerner le Dieu historique venu en
Afrique avec les marchandises : les miroirs de Mami Wata, les robes
immaculées et lumineuses de Mademoiselle, les fusils de la conquête
milicienne, militaire, metaphorisés ou symbolisés dans les fusils nocturnes
du sorcier congolais ou gabonais ; les avions de transport des âmes dans
l'au-delà européen; les voitures de Mondèlè Ngulu dont les feux transfor-
ment les pauvres Congolais de Brazzaville et de Kinshasa en cochons
bons pour être consommés sous forme de conserves en colonie et dans les
premières années de la poscolonisation, etc. Toutes ces figures du dépas-
sement des oppositions ou des dichotomies de la science sociale sont
simultanément des figures du dépassement des collectifs humains con-
frontés aux énigmes du régime du Souverain moderne, aux souffrances
auxquelles ils sont affrontés et confrontés. Elles sont le produit du travail
de leur imagination et constituent leur réalité sociale. A ce titre, elles font
éclater l'autre opposition classique entre invisible et visible. Où se trouve
l'invisible lorsque Mami Wata, l'esprit de la marchandise, est« publique-
ment» vue à Brazzaville quelques jours seulement avant la grande consu-
mation des marchandises et des corps de juin 1997? Où se trouve cette
opposition lorsque le 10 août 2002, sur la route de Mékambo, dans le
Nord-Est gabonais, Mami Wata est «vue», la nuit, couverte d'or sur ses
cheveux, par l'ensemble des passagers d'un véhicule de transport qui,
quelques minutes seulement après, heurte l'arrière d'un grumier et occa-
sionne la mort d'un garçon d'une dizaine d'années. Où se trouve l'oppo-
sition entre le visible et l'invisible quand, dans les Églises de guérison du
Souverain moderne, les démons sont visibles à travers la matérialité des
corps et des voix des possédés et parfaitement audibles ?
Le Souverain moderne est donc le concept qui récapitule l'ensemble
des structures de causalité imaginables et pensables, constitutives de la
même contemporanéité. Sans ce principe unique, les analyses partielles et
partiales succombent à la séduction du démon du dualisme tradition-
modernité et donc de l'essentialisme du culturalisme. Tenir compte de ce
principe unique et des structures de causalité qui en sont constitutifs, c'est
nécessairement dialectiser les temporalités de la tradition et de la moder-
nité qui le composent. C'est aussi prendre acte des contradictions et des
oppositions entre collectifs humains. Ce principe unique du fétichisme du
pouvoir/commandement et des rapports de connaissance est par ailleurs
au fondement des oppositions à l'intérieur des collectifs familiaux, des
conflits qui en résultent, mais également des ententes, des doubles en-
tentes, des convivialités entre collectifs et identités de classes opposées
par les rapports aux choses des Blancs.
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Table des matières

Introduction. Violence de l'imaginaire, violence du fétichisme:


7
principe du Souverain moderne ....... ·.... ················.. ·········· ·············
L'État, la puissance chrétienne du Diable et la culture africaine 16
Fétichisme et violence de l'imaginaire .......................... ···. · ···· ··.. 24
Violence de l'imaginaire, violence du fétichisme .................. . 31
Violence de l'imaginaire ou violence symbolique? ............. .. 39
Idéologie, hégémonie et violence de l'imaginaire ............... .. 47
Structures de causalité, structures composites de schèmes
constitutives de figures, de catégories et de réalité ......... . 49
Structures de causalité, rapports de connaissance et de pou-
voir ................................................................................... . 52
Construction ou circoncision de 1' objet impur ? ........................ . 53
Méthode ..................................................................................... . 55

PREMIÈRE PARTIE

ÉPISTÉMOLOGIES DU CORPS
ET DES CHOSES DU SOUVERAIN MODERNE

1. Tourments, charmes et troubles du Souverain moderne .... .. . 61

Tounnents pentecôtistes ... .... ... .. ..... .. .... ... .. .... ... .. ... ....... .. ..... ........ 61
La folie d'un lettré en situation de guerre ................................... 64
Le tounnent : la chose et le phantasme .. .... ... .. .. ... ..... .... ... .. .. ... ... . 68
Le tourment, le charme et le trouble: la puissance du Sou-
verain moderne ..................... ................ ............ ................ 75
Le paradigme du négatif ou du diab1e photographique ........ 76
Le miroir; les morts et les diables .......................................... 78
Dispositifs photographiques t't mirr1irs anomwux ................ 79
Structures de causalité. structures de réflexion et trcn·ail de.~
apparences ........................... ..... ............................. ......... .. 82
L'esprit et la chose ................................................................. 85
Le Souvaain moderne, une puissance qui jout' sur dé's wc-
tiques ................................................................................. 90
Le spectre comme corps de l'esprit. l'idéologie comme corp),
de l' in1aginaire ....................................................................... 92
296 LE SOUVERAIN MODERNE

2. Kalaka, otangani, bula matari ordre scripturaire, espaces


et agents du Souverain moderne ............................................ .. 95
Le Kalaka, nganga mayèlè et les forces de l'esprit .............. . 96
Le kalaka congolais, l'Otangani gabonais et la violence
scripturaire ...................................................................... . 98
Le corps scripturaire du Général de Gaulle, corps archétypal
du Souverain moderne .......................................................... . 100
Ekoda et La danse de Gaulle : la réglementation du corps
sur un « camp » ................................................................ . 101
Villes, camps, bandes et violence de 1' imaginaire du cinéma à
Brazzaville, Kinshasa et Libreville ....................................... . 109
L'espace brazzavillois et la violence de l'imaginaire ........... . 110
La violence de l'imaginaire du cinéma à Kinshasa ................... . 112
Non-lieux lignagers .................................................................... . 114
Figures librevilloises. La terreur des Capistes et Cool-mondjers 116
La parcelle, la rue et la violence de l'imaginaire. ...................... . 118
La parcelle ............................................................................ . 118
La rue et son public ............................................................. .. 120
Les aventuriers ........................................................................... . 123

3. Malentendu sur la valeur du corps de Dieu ........................... . 127

Puissance matérielle et miracles de Dieu ............................. . 128


Sacrifice et créance missionnaire ........................................ .. 132
Le schème de la valeur et la croyance comme créance ............. . 134
Otangani et Buta Matari: deux .figures du corps de Dieu .... . 136
La chose, les choses du corps et du pouvoir .............................. . 141
La Chose ............................................................................... . 141
Les choses ............................................................................. . 143
Le corps « des gens sans visage » ..................•........... · · ·. ·· · · ·· .. 144
La naissance du corps globalisé .......................................... .. 147
Imaginations de puissance ............................... ·········· .......... .. 151

DEUXIÈME PARTIE

CONSOMMATION /CONSUMATION :
PRINCIPE POLITIQUE DU SOUVERAIN MODERNE

4. Fantômes et machines politiques ..... .. ... ... ... .... .... ........ .. ... .. ...... 157
Spectres du Bord de mer et des veuves heureuses du Ndjembè
au Gabon ................................................................................ 158
CRIMADOR et l'hypertrophie du moi<< mis en objets»........ 161
l.LJ criminalisation du Souverain moderne ............................. 168
TABLE DES MATIÈRES 297

Concepts scientifiques et imaginaires africains..................... 174


La culture politique du Souverain moderne: la connivence
contradictoire des dominants et dominés ......................... 177
L'idéologie de la retraditionnalisation .................................. 181
Le spectre et la machine ...... ... ......... ... ... ... ..... ... .... .......... ... .... 183
Le spectre du serpent, l'argent, la femme, la mort et Je pouvoir 188
Cas brazzavillois .. ... .. ..... .. .. .. .. ...... .. .. ... ... ....... .... ... .... .. .... ... .. ........ 193

5. Consommation/consumation du corps-sexe et hégémonie du


Souverain moderne .. .. .. .... .......... ....... .. ........... .. ... .. .............. .... .. 197
De la manducation à la consommationlconsumation .. ...... .. ... ..... 201
Cannibalisme sorcellaire et corps-sexe: l'indigestion patholo-
gique ....................................................................................... 205
Consommationlconsumation du corps-sexe ...... ..... .. ..... ...... ..... .. 208
L'indécence pornographique du corps-sexe ................... ........ ..... 2 15
La pornographie du corps-sexe ciré, poncé, saignant. bossé.
frais et cuit à Libreville ............. ..... .. ... ..... ..... .. .. ....... ... ..... ...... 216
Corps-sexe des phantasmes collectifs ........ .. .. ....... ....... ...... ..... .. .. 219
Deuil, indécence du corps-sexe et mort télévisée ... ......... ... ..... ... 223
La mort télévisée, « objet » du Souverain moderne ..... .... ... .. ...... 226
Les zombies du Souverain moderne ..... .. .. ....... .. ..... .. ... ...... ...... ... 231
Le regard des cadavres et l'hégémonie du Souverain moderne .. 234

6. Corps ethniques tourmentés .................................................... 237


Esquisse d'une genèse de la violence milicienne au Congo-
Brazzaville postcolonial ................................................... 237
Le fétichisme du corps ethnique ....... ... .. ....... .. .... ... ......... ..... .. . 241
La guerre dans le Camp-Nord: les imaginations de puissance 243
idéologie ethnique et imaginaire du pouvoir de J'État................ 247
Le pouvoir politique et le schème de l'indignité.................... 254
Travail idéologique et folie .................................................... 262

Conclusion ....................................................................................... .
Critique de l'imaginaire instituant ........................................ 263
Le travail idéologique d'institutionnalisation du corps. des
choses et du pouvoir comme fétiches ................................ 2t17
La consommation/consumation : un nouveau régime du manger 270
L'historicité de l'économie des miracles: les rapports de con-
naissance du Souverain moderne ................. ........... .......... .. ... 272
Dépassement des oppositions classiques et internalisation des
contradictions et paradoxes .. .......................... ... ................... .. 274

Ribliographie ..................:.-·-----...:··· .. ·····························


8ayerlsctle
et.alebibllolhek
Mitnchen
ÉDITIONS KARTHALA

Collection Méridiens

Les Açores, Christian Rudel


L'Afrique du Sud, Georges Lory
L'Azerbaïdjan, Antoine Constant
Le Bénin, Philippe David
Le Botswana, Marie Lory
Le Burkina Faso, Frédéric Lejeal
Le Cambodge, Soizick Crochet
La Colombie, Catherine Fougère
Les Comores, Pierre Vérin
Le Congo-Kinshasa, A. Malu-Malu
Le Costa Rica, Christian Rudel
La Côte d'Ivoire, Philippe David
Cuba, Maryse Roux
Djibouti, André Laudouze
Les Émirats arabes unis, Frauke Heard-Bey
L'Équateur, Christian Rudel
L'Estonie, S. Champonnois et F. de Labrio/le
Le Ghana, Patrick Puy-Denis
La Guinée, Muriel Devey
Hawaii, Alain Ricard
L'Indonésie, Robert Aarsse
L'Irak, Pierre Pinta
Le Laos, Carine Hann
La Lettonie, S. Champonnois et F. de Labriolle
La Lituanie, Leonas Teiberis
Madagascar, Pierre Vérin
Malte, Marie Lory
La Mauritanie, Muriel Devey
Mayotte, Guy Fontaine
Le Mexique, Christian Rudel
Le Mozambique, Daniel Jouanneau
Le Nigeria, Marc-Antoine de Monte/os
La Nouvelle-Calédonie, Antonio Ra/luy
Le Portugal, Christian Rudel
La Roumanie, Mihaï E. Serban
Sao Tomé et Principe, Dominique Gallet
Le Sénégal, Muriel Devey
Les Seychelles, Jean-Louis Guébourg
Le Sultanat d'Oman, Bruno Le Cour Grandmaison
La Syrie, Jean Chaudouet
Le Togo, Yvonne François
La Tunisie, Ezzedine Mes tiri
La Turquie, Jane Hervé
Le Vietnam, Joël Luguern
Achevé d'imprimer en juin 2005
sur les presses de la Nouvelle Imprimerie Laballery
58500 Clamecy
Dépôt légal : juin 2005
Numéro d'impression: 506093

Imprimé en France
Le Souverain moderne. c'est la puissance qui gouverne, de l'inté-
rieur, les multitudes africaines, les sujets qui les composent autant que
ceux qui les dirigent, ct la violence multiforme qui s'exerce sur les
corps et les imaginaires depuis la colonisation jusqu'à l'ère post-
coloniale. En Afrique centrale, notamment au Gabon et au Congo, le
corps est au cœur du pouvoir politique, religieux, sexuel, économique et
rituel, comme le confirme Je lien fort qui existe entre les affaires du
corps et les affaires politiques, et 1'affichage ostentatoire des corps
« sapés », corps de Blancs ou corps des Grands. Le corps du pouvoir
s'impose à la fois comme matière et esprit et incarne la puissance de
séduction de 1' argent, de la marchandise, du sexe et de la connaissance.
Les territoires d'exercice de cette puissance sont les non-lieux lignagers
de l'État, des Églises et du Marché. Dans ces espaces de trafic et d'im-
position des identités, les armes ethnicisées du capitalisme imposent
leurs marques sur le territoire propre du corps.
La thèse soutenue dans ce livre est que la puissance souveraine de
l'humanité lignagère, dont le corps sert de médium en Afrique centrale,
est un rapport social historiquement constitué et culturellement sédi-
menté par la violence de l'imaginaire et des réalités de l'État, du Mar-
ché et de l'Église. Cette esquisse d'une théorie générale du fétichisme
économique, politique ou religieux fait du corps-sujet l'opérateur sym-
bolique du travail d'une imagination hybride qui exploite les ressources
du corps-sexe, du corps-fétiche, du corps souverain, mais aussi du corps
souffrant. morcelé et sacrifié. La notion de « Souverain moderne »
(sorte d'alliage du Grand Capital de Marx et du Léviathan de Hobbes)
sert à désigner le principe arbitraire et nécessaire de ces choses ou de
ces pouvoirs que sont la sorcellerie du Blanc, la puissance du Christ,
l'Argent, la Science, la Technique, l'État, et le Sexe.

Joseph Tonda enseigne au département de sociologie de l'université


Omar Bongo de Libreville (Gabon). Il est l'auteur de plusieurs travaux
sur l'économie religieuse du politique, l'imaginaire du corps dans les
violences politiques, les rapports sociaux de sexe et les médecines.

Collection dirigée par Jean Copans

~ 1111
) 782845 866584
Il
ISBN : 2-84586-658-5

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