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c a h i eç r s

Cahiers français 376

t Faut-il réformer les classes préparatoires ?

fran ais
t L’industrie française
t La loi sur les banques

LA SOCIÉTÉ
ET SES VIOLENCES
Septembre-octobre 2013

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La
documentation
Française
Sommaire
DO SSIER DÉBAT
CAHIERS FRANÇAIS 1 ÉDITORIAL 73 Faut-il réformer les classes
par Philippe Tronquoy
préparatoires ?
Équipe de rédaction
73 1. Une dualité
Philippe Tronquoy 2 Pour une culture du conflit difficile à défendre
(rédacteur en chef)
Michaël Fœssel Marie Duru-Bellat
Olivia Montel-Dumont,
Céline Persini 78 2. Les classes préparatoires,
(rédactrices)
7 Le sentiment d’insécurité,
une construction ? un modèle pour les licences
Jean-Claude Bocquet de l’enseignement supérieur
(secrétaire de rédaction) Philippe Robert
Frédéric Munier
12 Logiques de l’émeute,
Conception graphique politique des quartiers LE POINT S UR…
Bernard Vaneville
Michel Kokoreff
Illustration 83 L’industrie française
Manuel Gracia 19 Quelles réponses Sarah Guillou
Infographie
Annie Borderie
à la délinquance ?
Édition Christian Mouhanna POLITIQUES PUBLIQU ES
Carine Sabbagh
Promotion
27 La violence au travail 89 La loi sur les banques
Anne-Sophie Château Marc Loriol Yamina Tadjeddine

Avertissement au lecteur
32 De la grève au flashmob :
Les opinions exprimées des conflits sociaux BIBLIOTHÈQUE
dans les articles n’engagent moins violents ?
que leurs auteurs. 93 Bernard Lahire,
Ces articles ne peuvent être Jérôme Pélisse
Dans les plis singuliers
reproduits sans autorisation.
Celle-ci doit être demandée à 42 La violence à l’école : du social – Individus,
La Documentation française vers une révolution culturelle ? institutions, socialisations
29, quai Voltaire
75344 Paris Cedex 07 Éric Debarbieux La Découverte, 2013.
ou présenté par Antoine Saint-Denis
droits-autorisation@ladocumentationfrancaise.fr
49 Les violences sexuelles
en France : une reconnaissance
inachevée ?
Alice Debauche
© Direction de l’information
légale et administrative, Paris 2013
55 Violence et maltraitance
Claire Scodellaro
En application de la loi du 11 mars 1957 (art.41)
et du code de la propriété intellectuelle
du 1er juillet 1992, toute reproduction
60 La mise à distance
partielle ou totale à usage collectif des pauvres dans l’espace public.
de la présente publication
est strictement interdite Cinq dimensions explicatives
sans autorisation expresse Serge Paugam
de l’éditeur. Il est rappelé
à cet égard que l’usage abusif
et collectif de la photocopie 66 Tous victimes,
met en danger l’équilibre économique vers le tout judiciaire ?
des circuits du livre.
Laurence Dumoulin
ÉD ITORIAL

QUELLES VIOLENCES ?
La France de 2013 – comme d’une manière générale les pays occidentaux – est un pays où la sûreté des
citoyens apparaît bien assurée et le niveau de violence faible. Si les siècles passés en donnent à lire une
histoire fort tumultueuse, elle n’a, depuis 1945, plus connu de guerre à l’intérieur de ses frontières et le nombre
de morts par homicide y apparaît peu élevé. La création d’un puissant État-providence après la Seconde Guerre
mondiale et l’expansion des Trente Glorieuses ont permis quant à elles une très forte élévation du niveau et
de l’espérance de vie et ont fait reculer la pauvreté et diminué ses manifestations.
Cependant, on constate le renforcement des préoccupations sécuritaires, beaucoup de Français, d’après
les enquêtes, regrettant les «  heureuses  » années 1960. Certes, le regard rétrospectif porte souvent
à l’embellissement, il n’en reste pas moins que la progression de la délinquance au cours des dernières
décennies est réelle, tandis que l’approfondissement de la crise économique nourrit aussi l’inquiétude et la
détresse sociale. Par ailleurs, dans les sociétés marquées par le « processus de civilisation » cher à Norbert
Elias, la sensibilité aux violences s’accroît, telle ou telle atteinte aux individus, longtemps tolérée ou occultée,
pouvant progressivement devenir inacceptable.
Réfléchir à ce qui permet à une société de fonctionner de manière raisonnablement policée conduit d’abord à
s’interroger sur le lien capable de réunir ses membres. Sera-ce le partage de valeurs semblables ou sera-ce
plutôt l’acceptation de normes juridiques à même d’assurer le traitement des inévitables conflits ? Une autre
question fréquemment débattue tient à l’évaluation des situations objectives d’insécurité et à la compréhension
des diverses causes susceptibles d’exagérer la perception des dangers.
Depuis les années 1980, des émeutes récurrentes affectent de nombreuses banlieues. Ces embrasements,
jusqu’alors inconnus, ont suscité des modes d’intervention publique inédits, mais il importe également de
mieux saisir quels principes, quels ressorts dominent chez les habitants des « quartiers ». L’augmentation de
la délinquance a, pour sa part, conduit à une plus grande sévérité des réponses pénales et à un accroissement
sensible de la population carcérale. Toutefois, des collectivités locales s’emploient désormais à tester d’autres
approches.
Le degré de conflictualité politique ou sociale occupe évidemment une place éminente pour saisir la « température »
d’un pays. À cet égard, et au-delà des discussions sur une reviviscence ou non de la violence dans les conflits
sociaux, on peut observer un certain renouvellement des « répertoires d’action » qui leur sont liés.
La prise en compte renforcée de plusieurs formes de violences participe des changements à l’œuvre dans
les fonctionnements de la société et accompagne l’évolution des sensibilités. Ainsi, l’actualité du thème de
la violence au travail n’est pas sans lien avec les agressions auxquelles des salariés sont en butte de la part
d’usagers, dans les transports, les hôpitaux ou l’enseignement notamment, et avec l’importance conférée aux
violences « symboliques ». À l’école, ce sont les victimations dites mineures – mais destructrices pour les
élèves si elles prennent un caractère répétitif –, qui mobilisent présentement la vigilance de la communauté
éducative. À partir de la décennie 1970, l’attention portée aux violences sexuelles n’a cessé de se renforcer,
tout comme celle concernant les comportements de maltraitance envers les enfants, les personnes âgées et
les handicapés. En revanche, la présence des « SDF » dans l’espace urbain suscite une solidarité très limitée.
Un examen des violences dans la société ne saurait enfin oublier la considération accrue accordée aux victimes,
qu’il s’agisse de les indemniser ou d’élargir leur place dans le déroulement des procès.
Philippe Tronquoy

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 1


POUR UNE CULTURE
DU CONFLIT
Michaël Fœssel
Professeur de philosophie à l’École Polytechnique, membre de l’Institut universitaire de France.
Dernier ouvrage : Après la fin du monde, Critique de la raison apocalyptique, Paris, Éditions du Seuil,
2013.

Les violences sociales auxquelles sont en butte les sociétés contemporaines sont souvent
associées à des processus de déculturation. Cette lecture oublie que des guerres atroces
ont opposé des nations éminemment cultivées, occultant les dimensions d’intolérance et
de rejet que peut nourrir l’adossement d’une civilisation à ses valeurs. Aujourd’hui, des
responsables politiques en appellent précisément à des valeurs partagées pour renforcer
l’unification de la société. Mais, si pour vivre ensemble les individus doivent épouser cer-
taines croyances, il appartient toutefois aux démocraties contemporaines où les populations
viennent d’horizons très divers, d’instaurer une culture du conflit capable de soumettre à
la discussion l’ensemble des héritages plutôt que de s’inventer un « testament » commun.
Michaël Fœssel invite à distinguer les normes juridiques – formelles et universelles – et
les valeurs – culturelles et particulières. À la revendication « absolutiste » de celles-ci
répond la dédramatisation de la vie sociale par celles-là.
C. F.

Lorsqu’une société est remise en cause par des archaïques dans les banlieues : autant de phénomènes
évolutions historiques qui fragilisent son ordre, elle que l’on amalgame souvent sous le titre générique de
a tendance à se croire « assiégée » (1). C’est le cas, « crise de la culture ».
aujourd’hui, où la mondialisation confronte les sociétés
Ce texte, ne prétend pas minimiser la gravité de ces
occidentales à un dehors menaçant fait de dérégula-
phénomènes. Notre propos est plutôt de remettre en
tion économique, de bouleversements culturels et de
cause la pertinence du diagnostic aujourd’hui largement
migrations de populations. Mais le sentiment d’être
répandu selon lequel les violences sociales contempo-
assiégé est d’autant plus angoissant qu’il porte sur des
raines seraient essentiellement dues à un effondrement
menaces « intérieures ». Dès lors, le danger n’est plus
culturel. Ce diagnostic repose sur un thème en vogue,
simplement perçu comme externe, il apparaît contenu
celui du « vivre ensemble », selon lequel il faudrait,
dans certaines transformations du présent. Les peurs
pour faire société, partager un certain nombre de valeurs
liées à l’effondrement culturel relèvent de ce registre
communes. La thèse est séduisante parce qu’elle repose
de discours qui installe la « barbarie » parmi nous, à
sur l’idée d’une éducation à la démocratie qui tranche
la marge de la société et non au-delà de ses frontières.
avec les conceptions qui réduisent cette dernière à un
L’affaiblissement des humanités, l’impact des nouvelles
système électif. Que serait une société démocratique
technologies sur les modes de vie, le retour de violences
sans l’apport de convictions partagées ? Les ennemis
de la liberté ne sont-ils pas toujours hostiles à la culture
(1) Bauman Z. (2007), La société assiégée, Paris, Hachette parce que cette dernière fournit aux citoyens des armes
Littératures, coll. « Pluriel Sociologie ». pour résister à la tyrannie ?

2 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


DOSSIER - POUR UNE CULTURE DU CONFLIT

Il y a d’excellentes raisons de penser que seule la Le caractère ambigu de la culture


culture prémunit la société de la violence. À commencer
La culture en proie au soupçon
par le fait que, depuis Hobbes, nombre de philosophes après la guerre de 14-18
modernes opposent à l’état civilisé un « état de nature »
où règne l’anarchie des désirs. Or, la nature est préci- Contre la croyance selon laquelle il existe une
sément l’autre de la culture, ce qui, par conséquent, la opposition tranchée entre culture et violence, il faut
menace en permanence. Horizon négatif de la société, rappeler que les hommes se sont souvent entre-tués
la guerre civile serait une retombée dans la violence au nom de la civilisation. On peut dater de la fin de
sans frein de l’état de nature. De ce constat à la stigma- la Première Guerre mondiale le moment où les réfé-
tisation des « sauvageons » qui minent l’ordre social de rences politiques et morales à « la » culture deviennent
l’intérieur, il n’y a qu’un pas. La barbarisation de l’autre équivoques. En effet, ce conflit a opposé les nations
est un procédé bien connu qui consiste à exclure de la les plus cultivées du début du XXe siècle ce qui, non
légitimité sociale ceux qui ne partagent pas les valeurs seulement, n’a pas amoindri sa cruauté, mais a très
culturelles dominantes. Mais rien n’est plus ambigu que certainement contribué à la violence inouïe dont
le discours des valeurs. Lorsque la République prétend l’Europe a été le terrain. Tous les hommes publics
se fonder exclusivement sur la culture, elle parle le lan- et les intellectuels de l’époque ont été frappés par le
gage du communautarisme qu’elle est pourtant censée fait que la défense de la culture, ici dans sa dimension
combattre. Dans ce registre, les causes économiques nationale, a servi de prétexte à une brutalité inédite.
et sociales de la violence passent inévitablement au Les moyens techniques les plus avancés et les discours
second plan. On leur substitue la dénonciation des littéraires les plus engageants ont été mis au service
incivilités dont se rendraient coupables des populations d’une tuerie jusque-là inconnue dans l’histoire. On
privées de culture. connaît la parole célèbre de Paul Valéry au lendemain
du conflit : « Nous autres, civilisations, nous savons
Dans les discours sur la déculturation, il y a donc
maintenant que nous sommes mortelles » (2). Peut-être
plus qu’une simple valorisation, en elle-même parfai-
pourrait-on ajouter que cette mortalité provient de la
tement légitime, de l’école. Ces discours procèdent d’un
civilisation devenue folle.
transfert de l’ethos démocratique à la sphère culturelle
des croyances. L’affaiblissement de la civilisation est C’est encore dans le souvenir de la Première
presque toujours interprété comme un risque qui pèse sur Guerre mondiale que Freud publie, en 1929, Malaise
l’identité communautaire d’une nation et l’expose à des dans la culture (Unbehagen in der Kultur). Le mot
déferlements de violences. Mais le « vivre ensemble », « malaise » dit autre chose que celui de « crise »
si l’on tient à conserver la formule, se nourrit d’autres puisque, contrairement à ce dernier, il ne fait pas signe
choses que de valeurs communes. Pour qu’une société vers un dénouement qui est celui de la guérison ou
choisisse la voie de la délibération plutôt que celle de de la mort. Tout se passe comme si le malaise était
l’affrontement, il faut qu’elle aménage une place à la permanent parce qu’il est lié à l’essence même de la
justice et permette au citoyen de se reconnaître dans culture. Sans entrer ici dans les détails, il suffit de
les procédures qui décident du partage des richesses rappeler que, selon Freud, la civilisation (3) est faite
et des titres. Il est moins question ici de valeurs et de de renoncements pulsionnels qui, tout en étant abso-
culture que de normes et d’égalité. lument nécessaires à la vie sociale, ne manquent pas
de produire des frustrations chez l’individu. Le surmoi
Surtout, les diagnostics qui font de l’effondrement
de la culture a des exigences extrêmement fortes dont
culturel la cause principale de la montée des violences
on peut saisir le caractère contraignant dans certains
ignorent que la défense de la culture est souvent un
phénomènes religieux. Avoir le sentiment de ne pas
prétexte à l’emploi de la force. Récemment encore,
être à la hauteur de la culture dominante installe l’indi-
c’est au nom du « choc des civilisations » que l’on
vidu dans une culpabilité qui peut, indifféremment,
a légitimé des guerres de conquête. Dans un monde
produire sa soumission ou provoquer sa révolte. Le
de plus en plus traversé par la concurrence entre les
cultures, ces dernières deviennent un enjeu de pouvoir
et non un simple vecteur de pacification. Il faut donc (2) Paul Valéry (1957), « La crise de l’esprit », Essais quasi
politiques publiés dans Variété, Œuvres, Pléiade, tome 1, p. 988.
commencer par comprendre cette ambiguïté du rapport
(3) Freud refuse d’entrer dans l’opposition entre culture et civi-
entre culture et violences sociales. lisation.

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 3


DOSSIER - POUR UNE CULTURE DU CONFLIT

« malaise » découle donc de la précarité de l’ordre l’enseignement, il n’est plus possible de compter
culturel : ce dernier n’est pas autonome (il n’est pas sur le respect spontané de l’autorité et du savoir.
fait d’idées et de valeurs pures) puisqu’il emprunte à Dès lors, il devient nécessaire d’entrer dans des
l’ordre des pulsions inconscientes. justifications souvent interminables pour pouvoir
seulement exercer sa profession.
De cette analyse, il serait évidemment illégitime
de retenir une critique univoque de la culture. Freud Mais, d’un autre côté, il est tout aussi illusoire de
nous prémunit surtout d’une image pacifiée des valeurs croire que la culture se déploie exclusivement dans
d’ordre et de civilisation. Certes la culture constitue l’univers pacifié des idées et des références littéraires
un moyen pour l’humanité de s’élever, mais « les ou scientifiques. Pour un individu, se cultiver implique
hommes d’aujourd’hui ont poussé si loin la maîtrise nécessairement de renoncer à des convictions anciennes
des forces de la nature qu’avec leur aide il leur est ou à des désirs devenus illégitimes parce qu’ils ne
devenu facile de s’exterminer les uns les autres » (4). La peuvent pas être satisfaits sans porter atteinte à ceux
barbarie ne désigne pas d’abord l’autre de la culture, des autres. Cet apprentissage par la Bildung (« culture »
mais une tendance à la destruction qui peut tout à fait en allemand) ne va pas sans violence, surtout lorsqu’il
s’accommoder du respect des grandes valeurs au nom est pratiqué sans égard pour les croyances initiales des
desquelles il devient légitime de soumettre des peuples individus. Pour nos démocraties, toute la difficulté est
entiers à une autorité de fer. Il n’y a donc pas moins de se tenir à égale distance de deux formes de violence :
de violence dans ce genre de soumission que dans celle liée au rejet de la culture, celle qui se sert de la
les dérèglements causés par des foules « incultes ». civilisation pour exclure.
Aujourd’hui plus que jamais, il faut se méfier de
ce qui, dans la culture d’une société, fait masse et Un héritage sans testament
prétend faire tenir ensemble des individus disper-
Sur la base de ce rappel des ambiguïtés de la culture,
sés. Lorsqu’il s’énonce sur un mode autoritaire, le
il est possible d’avancer une hypothèse sur les sociétés
rappel aux valeurs communes contribue à exclure de
contemporaines. Moins qu’à un manque de culture,
l’ordre social des franges entières de la population.
celles-ci sont confrontées à la pluralisation des appar-
Toute la rhétorique des « inassimilables » sort de
tenances culturelles.
cette conviction que la société ne peut être qu’une
et indivisible, un peu à la manière d’une religion On a longtemps cru que le triomphe de la culture
qui se fonde sur la communion autour de croyances de masse était un masque à l’oubli des traditions et
partagées. Dans cette logique, la contre-violence de la à un processus généralisé de déculturation. De fait,
société répond à la violence supposée des « autres » les défenseurs d’une culture aristocratique se sont
(immigrés, représentants d’une religion minoritaire, souvent opposés à la démocratie parce que cette der-
individus aux comportements suspects, etc.) sans nière repose sur une équivalence généralisée qui place
qu’il n’y ait aucune garantie que l’on puisse sortir un slogan publicitaire au même rang qu’un poème
de ce cycle infernal. classique. Mais la culture, on vient de le voir, n’est
pas faite seulement de grandes œuvres, elle est aussi
La part tragique de la culture constituée par des « valeurs » que les individus et les
Il y a en définitive quelque chose de tragique communautés élèvent au rang de règles de vie. À cet
dans la culture. D’un côté, il est vain de penser que égard, les sociétés contemporaines se caractérisent
des individus puissent vivre ensemble sans parta- moins par le relativisme que par le retour d’enjeux
ger un certain nombre de croyances communes. La culturels au sein du débat public. Toute une série
confiance constitue une condition de la vie sociale d’affrontements politiques récents attestent de cette
parce qu’il serait impossible de se mouvoir dans référence à la culture : à propos de la laïcité, du mariage
un monde où chaque action, voire chaque attente des homosexuels ou de l’immigration, on se réfère
sociale, devrait se justifier. Lorsque l’on se plaint de moins aujourd’hui à des règles juridiques qu’à des
l’affaiblissement de la culture générale, on le fait à valeurs censées régir l’ordre social. Les politiciens,
partir d’expériences douloureuses où, comme dans peut-être parce qu’ils constatent leur impuissance,
n’hésitent plus à évoquer les valeurs civilisatrices
(4) Malaise dans la culture, Paris, PUF, 1971, p. 107. pour justifier la loi. C’est là un signe de la défaite

4 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


DOSSIER - POUR UNE CULTURE DU CONFLIT

du libéralisme politique selon lequel la plupart des


conflits démocratiques devraient pouvoir être réglés
par des procédures empruntées au droit.

Les deux acceptions du mot « culture »


Il est donc nécessaire de distinguer entre deux sens
du mot « culture » : celui qui renvoie à la détention,
par un individu, d’un ensemble de savoirs généraux
liés à la science ou aux humanités et celui qui désigne
un corpus de valeurs et de croyances sur lesquelles se
fondent ses jugements sur le monde. En plus de ce qui
les rend ambigus, les diagnostics sur la déculturation
ne prennent en compte que le premier sens du terme.
On constate pourtant qu’il est tout à fait possible de se
désintéresser des œuvres classiques tout en épousant
les règles contraignantes d’une culture déterminée.
Ce que l’on appelle le « retour du religieux » dans
les sociétés occidentales sécularisées constitue, par
exemple, une affirmation culturelle qui ne passe pas
nécessairement par le goût pour l’étude du passé et
des livres de la tradition. Il prend même souvent le
visage hypermoderne du « présentisme » et du culte
de la technique.
Pour rendre compte de cette situation où la rhéto-
rique des valeurs se combine avec l’oubli de l’histoire,
il faut admettre que la culture, loin de toujours réunir
les membres d’une société, contribue parfois à les
à l’héritage de la laïcité, à la tradition, au progrès ou à
opposer. En ouverture de son livre La crise de la culture,
un mixte de toutes ces références hétéroclites. Dans tous
Hannah Arendt cite cette parole de René Char : « Notre
les cas, il s’agit de refaire de l’« un » dans des sociétés
héritage n’est précédé d’aucun testament » (5). On ne
qui sont pourtant traversées par des forces antagonistes.
saurait mieux exprimer le statut inédit du partage des
valeurs dans le monde moderne. Il n’existe plus, ni Accepter d’interroger tous les héritages
dans le domaine de la religion ni dans celui de la poli-
S’il n’est pas question de remettre en cause notre
tique, de grand récit capable de fédérer l’ensemble des
condition d’« héritiers », il faut pourtant admettre que
groupes sociaux dans un même corpus de convictions.
la démocratie repose sur la discussion de ces héritages
L’absence de « testament » désigne cette précarité de
pluriels dont aucun ne peut être élevé au rang de prin-
la condition de l’homme moderne pour qui la société
cipe ultime. Il existe donc bien un sens du mot culture
juste n’est pas le reflet d’un savoir ou d’une croyance
adapté à la démocratie contemporaine, c’est la culture du
établie dans le passé.
conflit qui accepte de révoquer en doute et de soumettre
C’est précisément cette précarité que tentent de à la critique l’ensemble des héritages. À vouloir définir
combler les appels aux valeurs destinés à produire une trop vite les « valeurs de la République », on risque non
société unifiée. Dans le champ politique, ces références seulement d’exclure une partie de la population qui ne
à la culture sont censées limiter la violence, mais on se les adopterait pas sans discussion, mais on donne une
rend compte qu’ils visent surtout à remettre en cause la image trompeuse de l’arène démocratique. Celle-ci
légitimité du conflit. Pour ne pas faire droit au dissensus, n’est pas bornée par des croyances culturelles, mais
on s’invente un « testament » commun qui emprunte par des normes juridiques. Pour éviter que la mise en
alternativement aux « racines chrétiennes de l’Europe », suspens des différences culturelles ne sombre dans le
relativisme, il faut en effet s’interroger sur l’articulation
(5) Arendt H. (1972), La crise de la culture, Paris, Gallimard, p. 11. entre normes et valeurs dans la démocratie.

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 5


DOSSIER - POUR UNE CULTURE DU CONFLIT

Les normes ne sont pas des valeurs Habermas est le premier à reconnaître la fragi-
lité de cette subordination des valeurs aux normes
Lorsque l’on invoque les valeurs pour pacifier les en regard de certaines évolutions contemporaines (7).
sociétés modernes, on oublie que la démocratie s’est Deux phénomènes jouent ici un rôle important : la
construite sur la remise en cause des évidences cultu- radicalisation des revendications religieuses dans un
relles. L’égalité des citoyens devant la loi implique la monde globalisé et l’érosion de la confiance politique
neutralisation des appartenances religieuses ou commu- dans les institutions politiques en raison du poids du
nautaires. Est-ce à dire que la démocratie marque le néolibéralisme. Ces deux tendances sont d’ailleurs liées
règne du relativisme ? Nullement, si toutefois l’on admet puisque c’est souvent du fait d’une déception à l’égard
de distinguer les valeurs et les normes. des promesses non tenues de l’État-providence que les
individus s’en remettent à des formes contraignantes
Des procédures juridiques au fondement de religiosité. L’appel de plus en plus pressant aux
de l’État de droit
« valeurs » doit justement être interprété comme un
Le philosophe Jürgen Habermas a montré que l’État signe de la politisation des enjeux culturels à partir d’un
de droit ne repose pas tant sur des croyances partagées abandon des exigences de justice sociale. La défense
que sur des procédures juridiques qui visent à établir les de la culture s’impose de plus en plus souvent comme
conditions d’une délibération équilibrée et égalitaire (6). un « supplément d’âme » : ce qui reste lorsque l’on ne
L’État de droit moderne ne repose pas sur des valeurs croit plus dans le pouvoir d’émancipation du politique.
puisque ces dernières visent le « bien » et que la défi-
nition du bien dépend de croyances particulières qu’il Face aux revendications « absolutistes »,
la dédramatisation du droit
est illégitime de vouloir universaliser. Il existe même
une violence dans les projets qui consistent à imposer Le rappel au pluralisme des normes constitution-
à la société entière des conceptions de ce qu’est une nelles n’est certainement pas en mesure de répliquer,
vie bonne. En revanche, le droit se fonde sur un certain à lui tout seul, à ces nouvelles formes de radicalité
nombre de normes qui n’empruntent pas à la tradition ou culturelles. Ce fait traduit seulement la fragilité de l’État
à la foi, mais aux procédures de la raison. Le « principe de droit par rapport aux revendications « absolutistes »
de discussion » fait partie de ces normes, lui qui pose qui se fondent sur des valeurs acceptées comme des
qu’une mesure politique devient légitime seulement si dogmes. Même s’il y a des traditions juridiques, le
elle a fait l’objet d’une délibération publique. Il ne s’agit droit politique ne peut se réclamer d’une autre culture
pas, ici, d’une valeur culturelle, mais d’une exigence que celle du conflit entre des visions du monde concur-
juridique dont on peut précisément attendre qu’elle rentes. Comparé aux certitudes religieuses ou aux
arbitre entre des convictions culturelles opposées. conceptions substantielles de l’homme, il est obligé
d’avouer son caractère formel et, pour cela, décevant.
Il faut donc penser une dialectique entre des normes
Mais à un moment où, faute d’objectifs sociaux clairs,
formelles et universelles et des valeurs culturelles et par-
les nations occidentales sont tentées d’idéaliser leurs
ticulières. Par principe, un État de droit met en suspens
propres cultures en les politisant, le droit est encore
la hiérarchie entre les valeurs (dont l’origine est le plus
le meilleur instrument de dédramatisation de la vie
souvent religieuse) : il repose moins sur des convictions
sociale. En s’opposant à l’identification des citoyens
que sur des procédures. Les différences culturelles ne
à leurs cultures d’origine, il permet de contenir ce que
disparaissent pas pour autant : elles deviennent l’objet de
les appels à la civilisation peuvent receler de violences.
la discussion, et non plus son principe. Si le droit établit
la forme de la délibération, les différentes valeurs au nom
desquelles les individus agissent sont discutées au sein
de l’arène démocratique. Cela suppose évidemment que
les individus acceptent de soumettre leurs convictions
morales et religieuses à la critique. Elles devront être
écartées à chaque fois que leur incompatibilité avec les
présupposés égalitaires du droit sera démontrée.
(7) Voir Entre naturalisme et religion, Les défis de la démocra-
tie, Paris, Gallimard, 2005. Je me permets aussi de renvoyer à mon
(6) Voir, en particulier, Droit et démocratie, Entre faits et article « Les croyances de l’homme démocratique, Habermas et la
normes, Paris, Gallimard, 1997. question religieuse », Esprit, janvier 2013.

6 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


LE SENTIMENT
D’INSÉCURITÉ,
UNE CONSTRUCTION ?
Philippe Robert
Directeur de recherche émérite au CNRS
Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales – CESDIP

À partir de l’exemple de l’Île-de-France – Paris intra muros, proche banlieue Nord, banlieue
lointaine –, Philippe Robert explique que la perception de l’insécurité n’est pas réductible
au risque de victimation, un même risque ne nourrissant pas toujours le même ressenti.
Pour appréhender l’excès du sentiment d’insécurité au regard des situations objectives,
une partie des chercheurs mettent en avant la pression médiatique, les incivilités, la vul-
nérabilité de certaines personnes. Au-delà de ces explications partielles, d’autres travaux
distinguent dans les réactions à la délinquance celles qui sont nourries par une expérience
personnelle de cette dernière ou tout du moins par une exposition plus prononcée à ses
dangers, et celles pour qui la crispation sécuritaire fonctionne d’abord comme le symptôme
d’un déclassement social redouté.
C. F.

Comment comprendre que le sentiment d’insécurité de la capitale constitue la meilleure protection : ceux qui
ne soit pas le simple reflet du risque auquel on se trouve résident en grande banlieue y sont moins exposés. Ceci
exposé ou de l’expérience que l’on a de la victimation ? dit, il n’est pas toujours nécessaire d’aller bien loin pour
Cette énigme se retrouve à la base de toutes les interro- gagner une relative tranquillité : il suffit de choisir les
gations sur la manière dont l’insécurité est construite. zones résidentielles de la proche banlieue Sud-Ouest. Les
Parisiens, au contraire, sont plus exposés que la moyenne
Un exemple va d’abord montrer les paradoxes de
des Franciliens ; mais le risque est plus accentué encore
l’insécurité ; il sera ensuite plus facile d’en expliquer
pour ceux qui habitent les arrondissements Nord et Est
les différentes facettes.
que pour les résidents des arrondissements plus cossus du
Centre, du Sud et du Sud-Ouest de la capitale. Comme
Les paradoxes de l’insécurité on s’y attendait, la proche banlieue populaire Nord à
forte densité de zones de relégation subit, elle, une forte
Prenons l’exemple de l’Île-de-France où l’insécurité
pression délinquante, quoique finalement le risque soit
vient d’être étudiée en détail (1).
au moins aussi élevé dans les arrondissements Nord de
Le risque de victimation lié à la localisation Paris. En fin de compte, l’exposition au risque de victi-
mation dépend beaucoup de l’implantation : il atteint son
Globalement le risque de victimation y est plus élevé
zénith si l’on habite Paris et sa proche banlieue Nord, il
que dans le reste du territoire métropolitain. Il varie
est moins élevé dans le reste de la région. De surcroît,
toutefois d’un endroit de la région à un autre. S’éloigner
dans le premier cas, on est plus que proportionnellement
exposé à un risque de proximité lié au quartier où l’on
(1) À partir d’enquêtes sur la victimation et l’insécurité réalisées
tous les deux ans depuis 2001 par l’Institut d’aménagement et vit ; dans l’autre, s’il arrive d’être victime, c’est plutôt
d’urbanisme d’Île-de-France (IAU-IdF). V. Zauberman et al., loin de sa résidence, au travail ou dans les déplacements.
2013.

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 7


DOSSIER - LE SENTIMENT D’INSÉCURITÉ, UNE CONSTRUCTION ?

Le sentiment d’insécurité se distribue proche banlieue même populaire ; plus exactement,


selon le rang social on dispose seulement sur place de « l’atmosphère
villageoise » (Charmes, 2011, p. 238), l’accès à toutes
Le sentiment d’insécurité ne se distribue pas de la
les autres aménités suppose un déplacement. Le gros
même manière. Qu’il ne concerne guère les résidents
investissement c’est la propriété de la maison indi-
de la proche banlieue résidentielle Sud-Ouest où la
viduelle à laquelle on s’accroche comme au témoin
pression délinquante est limitée, voilà qui n’étonne pas.
d’une appartenance de moins en moins facile aux
Mais les Parisiens – qui sont pourtant les plus exposés
classes moyennes. La concentration de la peur sur
à la victimation – paraissent eux aussi peu sensibles
les transports en commun signifie que c’est vraiment
à l’insécurité, comme si le prestige et les avantages
la seule situation où l’on s’estime exposé, d’autant
de la résidence dans la capitale empêchaient le risque
plus exposé que, malgré un usage intense des moyens
délinquant de se traduire en insécurité. Toutefois les
de transports personnels, le recours aux transports
habitants des arrondissements Nord et Est manifestent,
en commun s’opère sur des fins de ligne plus mal
de manière réaliste, qu’ils sont conscients des risques
contrôlées que les sections centrales. Mais elle signifie
encourus dans leur voisinage immédiat et que leur
aussi que le problème ne se situe pas dans le voisinage
vigilance est en éveil. Pour autant, l’enjeu n’est pas
immédiat auquel on reproche peu de chose, mais dans
tel au regard des avantages de la vie parisienne qu’il
son implantation : pour être tranquille, pour pouvoir
les fasse verser dans une crispation sécuritaire. Non
être propriétaire, il a fallu aller loin, faire le deuil des
plus que dans la punitivité à laquelle ils ne croient
centres villes et des villes centres. On est au calme
pas, ils ne versent dans la xénophobie malgré la forte
certes, mais on l’est au prix fort : repoussé en péri-
composante migratoire de leur zone de résidence. Le
phérie, contraint à de longs déplacements. Ni parisien,
risque de victimation représente seulement pour eux
ni banlieusard, ce mode de vie périurbain développe
un « résidu » qu’il faut accepter et gérer si l’on préfère
peut-être un séparatisme spatial, mais il se paie par
rester dans Paris.
un éloignement et donc une forte dépendance envers
Chez leurs voisins de la proche banlieue Nord, au les transports. En Île-de-France, ces contraintes ont
contraire, les peurs concrètes sont à leur acmé et le été durcies par l’accroissement considérable du coût
risque élevé de victimation est vécu comme l’insup- du logement et des déplacements.
portable conséquence d’une assignation à résidence
Au total, nous trouvons un sentiment d’insécu-
à laquelle on ne peut échapper faute de moyens. Du
rité lié à une forte exposition à la délinquance, tant
coup, elles s’accompagnent de très fortes crispa-
dans les arrondissements Nord de Paris que dans la
tions sécuritaires : certes, ces enquêtés savent bien
proche banlieue Nord, mais il flambe dans celle-ci
que l’accès à l’emploi et aux revenus constituent des
alors qu’il demeure limité à une sorte de vigilance
enjeux de plus grande ampleur, mais l’insécurité vient
« rationnelle » dans ceux-là. Et nous rencontrons
redoubler les difficultés économiques dans lesquelles
aussi un fort sentiment d’insécurité dans des zones
ils se débattent.
périurbaines pourtant moins exposées au risque délin-
On s’étonne davantage de rencontrer de fortes quant. Finalement, le sentiment d’insécurité apparaît
crispations sécuritaires en lointaine banlieue : para- surtout lié au rang social. Ceux qui bénéficient de
doxalement, l’exposition à la victimation y est plus multiples ressources – éducatives, professionnelles,
faible qu’ailleurs en Île-de-France. Si les crispations financières – ne présentent guère de crispations sécu-
sécuritaires abstraites, la punitivité et la xénophobie ritaires : la délinquance ne constitue jamais à leurs
sont au plus haut dans cette zone, les peurs concrètes, yeux qu’un enjeu mineur, qu’ils y soient exposés ou
elles, n’y flambent que s’il est question de transports non ; ils adhèrent globalement à une vision du monde
en commun, notamment ferrés. On ne se plaint pas où l’accès au travail et aux revenus constitue un défi
de l’environnement immédiat que l’on estime plutôt bien plus important, même si l’encadrement privé
agréable, que l’on ne souhaite pas quitter, où l’on se distingue par une consonance plus « moraliste ».
n’éprouve pas de crainte particulière. À son voisi- Le sentiment de l’insécurité fleurit plutôt parmi les
nage, on reproche seulement un sous-équipement classes populaires et les petites classes moyennes,
typique de zones excentrées : les aménités y sont mais il n’est pas éprouvé toujours, on l’a constaté,
plus rares qu’à Paris bien sûr, mais aussi que dans la de la même manière.

8 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


DOSSIER - LE SENTIMENT D’INSÉCURITÉ, UNE CONSTRUCTION ?

Les dimensions du sentiment repaissent le plus volontiers et avec le plus d’assiduité


d’insécurité de messages alarmants. Peut alors se créer une sorte de
cercle vicieux : ceux qui présentent une sensibilité aux
Deux pistes ont été explorées : l’une consiste à cher- problèmes d’insécurité accueilleront avec empressement
cher les raisons pour lesquelles le sentiment d’insécurité la confirmation que leur apporte l’autorité médiatique.
excède le risque encouru, l’autre à montrer qu’il ne se L’influence médiatique sur l’insécurité tient surtout dans
réduit pas à la crainte d’être victime ou à l’expérience la capacité des moyens de communication de masse
de l’avoir été. à fournir des schémas cognitifs, à opérer une mise
en forme du sentiment d’insécurité, de ses causes (la
Pourquoi l’appréhension excède le risque démission des parents ou le laxisme de la justice) et
On peut d’abord soutenir que l’insécurité n’est des remèdes qu’il convient d’y appliquer (la tolérance
pas tellement suscitée par l’intensité de la menace zéro), à fournir des grilles de lecture toutes faites. Mais,
criminelle à laquelle on est exposé ou de l’expérience au total, le sentiment d’insécurité ne peut être tenu pour
de victimation qu’on a subie, mais qu’elle découle une simple création médiatique.
plutôt d’un message médiatique qui grossit de manière
L’insécurité se nourrit plus des désordres que des délits
indue la criminalité. On peut aussi se demander si
l’insécurité ne se nourrit pas de désordres, plutôt que Une deuxième direction impute l’insécurité aux
de la délinquance à proprement parler. Enfin, on peut incivilités plutôt qu’à la délinquance : quand on laisse
chercher à corriger l’importance de l’appréhension en s’accumuler dans un quartier les signes de désordre
tenant compte des différences d’exposition au risque social (ivresse, bandes de jeunes, harcèlement dans la
ou de la plus grande vulnérabilité de certains individus. rue, trafic de drogue…) et ceux de désordre physique
(vandalisme, bâtiments laissés à l’abandon, accumu-
Une création médiatique ?
lation durable d’ordures et de déchets…), on sape
Certes, les médias font une place globalement les mécanismes de contrôle informel, le marché du
importante à la délinquance et surtout ils parlent logement s’effondre, les familles qui le peuvent démé-
essentiellement des crimes les plus spectaculaires et nagent pour échapper à la stigmatisation d’une zone qui
les plus effrayants, notamment des violences. Par ail- s’engouffre dans une spirale de désordre, le sentiment
leurs, d’autres acteurs ont tout intérêt à les alimenter d’insécurité prospère. Reste cependant que les mêmes
en informations dramatiques et insécurisantes sur la incivilités peuvent insécuriser l’un et laisser l’autre de
criminalité : des politiques cherchent un argument glace en sorte qu’elles ne suffisent pas pour expliquer
électoral dans les réactions de peur ou pensent détour- l’insécurité.
ner l’attention publique de problèmes sociaux plus
Tenir compte de l’exposition au risque
compliqués tel le chômage ; des policiers y puisent des
arguments pour demander de nouveaux moyens, faire Une autre piste de recherche a essayé de corriger
valoir l’importance de leur rôle, voire réduire au silence la mauvaise concordance entre l’importance de la cri-
des critiques sur leurs rapports avec la population ; enfin minalité et la peur qu’elle peut susciter (Balkin, 1979).
des entrepreneurs moraux y trouvent des arguments à Le retraité ou la femme au foyer qui exprime une très
l’appui de leurs demandes répressives, des groupes de forte appréhension est moins illogique qu’il ne pourrait
pression cherchent à discréditer certaines minorités en sembler ; son risque de victimation doit être rapporté
leur imputant une criminalité menaçante. L’insécurité à une exposition beaucoup moins intense que celle,
constitue un argument de vente mobilisable au service disons, du jeune homme qui sort chaque soir ; il est donc
de plusieurs causes. plus important qu’il y paraît. D’autres considérations
agissent dans le même sens, ainsi de la différence de
Pour autant, un message médiatique alarmant pour
vulnérabilité : la perspective d’être bousculé est bien
la sécurité est reçu comme tel seulement s’il corro-
plus grave pour un vieillard que pour un garçon de vingt
bore une expérience personnelle ou s’il rencontre une
ans ; quand celui-ci risque une fracture vite consolidée,
préoccupation sécuritaire préexistante. Sur ce terrain
le premier est menacé d’une invalidité permanente.
favorable, il peut nourrir l’insécurité surtout en cas
Ainsi encore de ce que Ferraro (1995) appelle le shadow
de matraquage médiatique durable, d’autant que les
effect de la peur du viol sur la peur du crime chez les
plus sensibles à l’insécurité sont aussi ceux qui se

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 9


DOSSIER - LE SENTIMENT D’INSÉCURITÉ, UNE CONSTRUCTION ?

femmes : derrière toute situation menaçante se profile le


risque, bien plus effrayant encore, d’agression sexuelle.
Aucune de ces trois explications n’est parvenue à
réduire entièrement l’énigme de l’insécurité, il a donc
bien fallu aller plus loin : le sentiment d’insécurité
constitue-t-il une réalité homogène ou bien le terme
recouvre-t-il plusieurs aspects différents ?

Peurs et préoccupation
L’exemple francilien permet de comprendre
comment fonctionne l’insécurité. Au lieu de prendre
toujours la même forme invariable, elle s’inscrit sur
une sorte de continuum ou de gamme.

Réaction au risque et crispation sécuritaire…


L’une des extrémités est très liée à l’exposition
concrète (de soi ou des siens) à la délinquance. Elle
constitue une sorte de réaction – on parle toujours de hantise du déclassement s’accompagne d’une obsession
peur, mais il peut s’agir de colère, voire tout simple- pour les règles, d’une diminution de la tolérance à la
ment de vigilance – à cette exposition. Le risque que déviance, d’une réponse disproportionnée aux viola-
l’on redoute ou dont on a fait l’expérience est rarement tions des normes. Elle produit un ressentiment envers
constitué de grands crimes spectaculaires (de toute un monde populaire, notamment immigré, qui paraît
manière rares), il suffit souvent de vols, de tentatives séparé de la société « décente », dont il gaspillerait
de cambriolages, de petites agressions, voire de ces les impôts sans faire aucun effort. Si l’on suit Maurin
manquements aux codes de bonnes relations que l’on (2009), cette obsession occupe une place particulière
nomme incivilités. Si se sentir solide et plein de res- dans la société française : tout risque de chute y prend
sources atténue la vivacité de la réaction, au contraire, un tour gravissime dans les couches moyennes d’une
s’éprouver vulnérable la dramatise. Il peut s’agir d’une formation sociale particulièrement hiérarchisée selon
vulnérabilité physique – une personne âgée fragile les rangs et les statuts.
craint plus qu’un jeune homme d’être impliquée dans
une bagarre – ou encore sociale : le sentiment d’insé- … une distinction désormais solidement
établie
curité est plus intense parmi les résidents des quartiers
de relégation de la proche banlieue Nord que chez L’insécurité est donc quelque chose de complexe :
ceux des arrondissements Nord de Paris en voie de sur une face réaction à un risque, sur une autre
gentrification ; et il est pratiquement absent chez les expression d’une préoccupation qui dépasse la seule
habitants des arrondissements de Paris les plus cossus. délinquance. Toute manifestation particulière d’insécu-
rité peut pencher plutôt d’un côté ou plutôt de l’autre.
L’autre extrémité de l’insécurité est moins liée à l’ex-
Dans le premier cas, on relèvera une forte consonance
périence ou à l’exposition au risque délinquant. Moins
entre l’insécurité et l’exposition personnelle à la délin-
expérientielle, elle est plus expressive : les crispations
quance ou l’expérience que l’on en a (ainsi en va-t-il
sécuritaires sont alors plutôt une manière d’exprimer
pour les résidents de la proche banlieue Nord) ; dans
une préoccupation qui se cristallise sur la criminalité
le second, au contraire, le risque personnel joue peu
mais qui la dépasse largement. Bien qu’ils soient de
et l’on observe des situations contre-intuitives comme
tous les Franciliens les moins exposés à la délinquance,
c’est le cas chez les périurbains de grande banlieue.
les périurbains de grande banlieue sont ainsi ceux qui
Ainsi comprend-on les résultats contradictoires obtenus
y réagissent le plus fortement. Retrouve-t-on dans ces
par ceux qui ont cherché à mesurer la corrélation entre
banlieues éloignées, le vertige de la modernité tar-
délinquance et insécurité.
dive que pointe Jock Young (2007) ? Une portion des
classes moyennes est conduite, d’après lui, à éprouver Cette distinction constitue le résultat le plus solide
un ressentiment, une sorte de revanchisme moral. La des recherches sur l’insécurité. Elle est redécouverte

10 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


DOSSIER - LE SENTIMENT D’INSÉCURITÉ, UNE CONSTRUCTION ?

périodiquement par des scientifiques, même s’ils BIBLIOGRAPHIE


emploient pour l’énoncer un vocabulaire qui n’est
● Balkin S. ( 1 9 7 9 ) , ● Maurin É. (2009), La peur du
pas toujours le même. Dès 1971, un court article de « Victimization rates, safety and déclassement, une sociologie des
Frank F. Furstenberg Jr. proposait de distinguer fear fear of crime », Social Problems, récessions, Paris, Seuil, coll. « La
26-3, p. 343-357. République des Idées ».
et concern. En 1980, le rapport Figgie reprenait une
distinction comparable en parlant de concrete fear et ● Bon D., Castelbajac M. de, ● Névanen S., Robert Ph.,
Robert Ph., Zauberman R., Zauberman R. (2010), Cadre
de formless fear. Tout récemment, Farrall, Jackson & Névanen S. (2011), Victimations de vie et sécurité. Analyse des
Gray (2009) distinguent worried et anxious. En France, et insécurité en Île-de-France, 2006- enquêtes pour 2005-2006 et 2006-
07-08, Guyancourt, CESDIP, www. 2007, Guyancourt, CESDIP, www.
c’est un article de 1997 (Robert, Pottier) qui a montré cesdip.fr/ cesdip.fr/
le premier que les volets de peur et de préoccupation
● Charmes É. (2011), La ville ● Robert Ph., Pottier M.-L.
de l’insécurité correspondent à des cheminements émiettée ; essai sur la clubbisation (1997), « On ne se sent plus en
différents : le premier dépend de l’exposition à la cri- de la vie urbaine, Paris, PUF. sécurité ; délinquance et insécu-
minalité combinée avec la vulnérabilité physique ou rité ; une enquête sur deux décen-
● Farrall S., Jackson J., Gray E. nies », Revue française de science
sociale que l’on ressent ; le second prolifère dans des (2009), Social Order and the Fear politique, XXXXVII, 6, p. 707-740.
of Crime in Contemporary Times,
populations qui craignent de n’avoir pas les ressources Oxford, Oxford University Press. ● Robert Ph., Zauberman R.
pour faire face au changement, qui l’appréhendent donc (2011), Mesurer la délinquance,
● Ferraro K.F. (1995), Fear of Paris, Presses de Sciences Po.
et haïssent toute forme de désordre. crime : Interpreting victimization
risk, Albany, State U. of New York ● Young J. (2007), The Vertigo of
Les peurs concrètes varient – souvent dans des Press. Late Modernity, Londres, Sage.
proportions importantes – selon les situations, les cir-
● Figgie H.E. (1980), The Figgie ● Zauberman R., Robert Ph.,
constances, les personnes en cause, les localisations ; on Report on Fear of Crime : America Névanen S., Bon D. (2013),
ne peut pas les résumer par un chiffre simple. Pour une Afraid, Willoughby, Ohio, Research Victimation et insécurité en Île-
and Forecasts Inc. de-France : une analyse géoso-
même personne, les scores de peur peuvent varier du ciale, Revue française de sociologie,
tout au tout selon qu’elle parle de chez soi, de son quar- ● Furstenberg F. (1971), « Public 54, 1, p. 111-153.
reaction to Crime in the Streets »,
tier, des différents modes de transport, ou encore de la American Scholar, 40, p. 601-610.
peur pour ses proches, notamment pour ses enfants (2)…
Ainsi, les peurs des périurbains de grande banlieue
ne dépassent les moyennes franciliennes que pour les
transports en commun par voie ferrée. La difficulté est
moins grande pour la préoccupation sécuritaire qui est
plus abstraite, moins dépendante des circonstances ;
ainsi, très souvent, enquêtes et sondages prétendent
mesurer la peur de la délinquance, mais ils ne saisissent
en fait que la préoccupation sécuritaire. Disons, pour
donner un ordre de grandeur, que de manière assez
stable depuis la fin des années 1970, un sixième environ
de la population métropolitaine place l’insécurité au
premier rang des problèmes de société (3).

(2) Ainsi la plus récente enquête sur la victimation et l’insécurité


en Île-de-France donnait les scores de peur suivants : chez soi :
8,71 % ; le soir dans son quartier : 14,37 % ; dans le bus : 20,80 % ;
dans le train : 28,79 % ; dans le RER : 37,54 % ; dans le métro :
32,29 % ; pour ses enfants à l’école : 16,78 % ; pour les enfants
dans les transports : 21,35 % ; pour les enfants dans les loisirs :
14,20 % ; pour les enfants ailleurs : 22,65 %.
(3) On a d’abord utilisé notamment les données d’une enquête
(Agoramétrie) et d’un sondage (Figaro-Sofres) (Robert, Pottier,
1997, 2004) ; pour les années récentes, les enquêtes nationale et
francilienne de victimation ont repris, sous des formes parfois un
peu modifiées, les questions figurant dans ces instruments anciens
(Névanen et al., 2010 ; Bon et al., 2011).

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 11


LOGIQUES DE L’ÉMEUTE,
POLITIQUE DES QUARTIERS
Michel Kokoreff
Professeur de sociologie à l’université Paris 8 Vincennes Saint-Denis,
chercheur au GTM- CRESPPA (UMR CNRS)

Depuis le début des années 1980, des émeutes – que Victor Hugo distinguait des insurrec-
tions elles seules porteuses d’avenir – affectent de manière récurrente de nombreuses
banlieues populaires françaises. Mais Michel Kokoreff, par-delà les permanences, y dis-
tingue une ampleur croissante à travers trois âges, celles de l’automne 2005 ayant atteint
une dimension toute particulière par leur étendue et leur degré d’intensité. Contrairement
aux lectures associant les émeutes à des phénomènes de pure violence, il montre qu’elles
interpellent l’État et la société sur la situation des banlieues et de leurs populations, qu’elles
suscitent aussi des formes nouvelles d’intervention publique. Pour autant, les habitants des
quartiers manifestent de manière générale indifférence et hostilité à l’égard du politique.
Combattre cette attitude suppose de comprendre les sentiments moraux qui dominent dans
ces quartiers et d’identifier les acteurs par qui s’expriment les résistances.
C. F.

« De quoi se compose l’émeute ? De rien et de peut-être pourquoi l’écrivain semble rejeter « ce mot
tout, écrit Victor Hugo dans Les Misérables. D’une large et par conséquent trop commode : les émeutes ».
électricité dégagée peu à peu, d’une flamme subitement Au fond, il y a deux colères : l’émeute et l’insurrection.
jaillie, d’une force qui erre, d’un souffle qui passe. « Les bris de machine, les pillages d’entrepôts, les
(…) L’émeute est une sorte de trombe de l’atmosphère ruptures de rails, les démolitions de docks, les fausses
sociale qui se forme brusquement dans de certaines routes des multitudes, les dénis de justice du peuple au
conditions de température, et qui, dans son tournoie- progrès, (…), c’est l’émeute ; Paris contre la Bastille,
ment, monte, court, tonne, arrache, rase, écrase, démolit, c’est l’insurrection » (3).
déracine (…) Elle communique à ceux qu’elle saisit
Tout y est : la logique propre de l’émeute, son carac-
on ne sait quelle puissance extraordinaire. Elle emplit
tère grandiose et pathétique, la colère qu’elle transporte
le premier venu de la force des événements » (1). Cette
et rend visible, l’atmosphère sociale qu’elle cristallise,
force irrépressible n’en est pas moins dénuée de signi-
ses dimensions politiques. Ce sont les événements du
fications politiques : « (…) au point de vue du pouvoir,
début des années 1830 qui servent de cadre historique.
un peu d’émeute est souhaitable. Système : l’émeute
Mais la transposition à d’autres événements et périodes
raffermit les gouvernements qu’elle ne renverse pas.
est aisée. Ainsi, par exemple, cet habitant de 29 ans de
Elle éprouve l’armée ; elle concentre la bourgeoisie ; elle
Villiers-le-Bel, lui qui a suivi de près les émeutes de
étire les muscles de la police ; elle constate la force de
novembre 2007, ne dit pas fondamentalement autre
l’ossature sociale. C’est une gymnastique ; c’est presque
chose : « Tous les jeunes attendaient une excuse pour
de l’hygiène. Le pouvoir se porte mieux après une
pouvoir faire une émeute. Et là avec la bavure, c’est la
émeute comme l’homme après une friction. » (2) C’est
grosse goutte d’eau qui a fait déborder… comme un
grand barrage. C’était un ras-le-bol, je dirais que la
(1) Hugo V., Les Misérables, Livre dixième - Le 5 juin 1832, I,
p. 399, Paris, La Bibliothèque, Éditions Garnier, 2009.
(2) Ibid., p. 400. (3) Ibid., p. 403-404.

12 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


DOSSIER - LOGIQUES DE L’ÉMEUTE, POLITIQUE DES QUARTIERS

jeunesse a profité de cette occasion pour exprimer son d’un côté, ils contribuent à la prise de conscience de
mécontentement envers beaucoup de choses. On n’a pas ce que l’on appelle le « malaise des banlieues » et
respecté la mémoire des personnes, donc voilà. Il y a la à l’émergence d’une nouvelle génération de jeunes
police en face, aujourd’hui, on va en découdre » (4). Le issus de milieux populaires : les « beurs » ; de l’autre,
degré de violence de cette émeute, la gestion du maintien leur inscription dans l’espace public favorise la nais-
de l’ordre, la réponse pénale, les bénéfices insépara- sance de nouvelles formes d’intervention publiques de
blement politiques et médiatiques des événements de l’État dans les cités et grands ensembles construits à la
Villiers-le-Bel, viendront « raffermir » le gouvernement, hâte dans les années 1950 et 1960 pour faire face à la
« étirer les muscles de la police », « concentrer » sinon « crise du logement ». Il y aurait donc un avant et un
la bourgeoisie, du moins les « classes moyennes », et après 1981 ; et depuis, rien n’aurait vraiment changé,
par là, le pouvoir de l’État (5). comme pourraient l’indiquer tout à la fois la chronique
des émeutes jusqu’à nos jours, la litanie des mêmes
Par là, c’est la question de l’historicité de l’émeute
causes sociales, urbaines et sécuritaires produisant
qui se pose, celle de ses continuités et discontinuités.
les mêmes effets, l’annonce d’innombrables plans des
Des « révoltes civiques » (6) sous l’Ancien Régime aux
gouvernements successifs en matière de « politique de
rébellions des ouvriers au XIXe siècle (7) et au début du
la ville » et les multiples tentatives de structuration d’un
XXe siècle (8), des « classes dangereuses » d’hier à celles
mouvement associatif et politique des « banlieues »
d’aujourd’hui, quelles filiations, quelles ruptures ?
depuis la marche pour l’égalité et contre le racisme
Depuis une trentaine d’années, les quartiers de banlieues
de 1983. Or cette chronologie est trompeuse pour deux
ont connu des violences émeutières très régulières,
raisons. D’une part, elle masque l’historicité de ces
avec des intensités et des extensions variables, des
formes de révolte ou de rébellion populaire. Ainsi, par
« rodéos » des Minguettes en 1981, qui n’étaient pas
exemple, les premières d’entre elles portent « le poids
de véritables émeutes, aux grandes émeutes de 2005
des traces de la guerre d’Algérie, revivifiées par la crise
qui ont touché pratiquement tout le territoire natio-
pétrolière de 1973 » (9). En effet, ce qui est désigné
nal, jusqu’à celles survenues à Amiens-Nord en 2012.
par les observateurs et les acteurs de l’époque comme
Comment s’inscrivent-elles dans cette histoire sociale
des « ratonnades contre les Arabes » et des « crimes
longue ? Traduisent-elles la résurgence de formes de
racistes » (10) suscite des émeutes dès la seconde partie
révolte populaire prenant sens face à l’épuisement des
des années 1970, dans la région lyonnaise en particulier,
formes d’action syndicale et politique qui ont structuré
à Vaulx-en-Velin, Vénissieux et Villeurbanne. D’autre
la société industrielle ?
part, cette chronologie mythique tend à méconnaître les
métamorphoses (11) des quartiers populaires, l’inscrip-
Les trois âges de l’émeute urbaine tion des problématiques (ségrégation sociale et raciale,
en France délinquances et trafics illicites, tensions avec la police)
dans des configurations changeantes (12).
On a l’habitude de dater du début des années 1980
l’émergence des émeutes urbaines en France. Les évé- Des tensions des années 1976-1979
à « l’été chaud » de 1981
nements des Minguettes de l’été 1981, faisant suite
aux rodéos de voitures volées de jeunes des cités HLM Dans ce sens, on pourrait distinguer trois âges
s’opposant aux forces de l’ordre de façon violente, des émeutes de banlieues. La première période est la
constituent à cet égard un double événement fondateur : moins connue. Elle se situe entre les années 1976-1979

(4) Entretien réalisé à Villiers-le-Bel en mars 2008. (9) Zancarini-Fournel M. (2004), « Généalogie des rébellions
(5) Voir, notamment, Kokoreff M. (2010), « Villiers-le-Bel : eth- urbaines en temps de crise (1971-1981) », Vingtième siècle. Revue
nographie d’un procès politique », Esprit, août-septembre. d’histoire, 84 ; octobre-décembre, p. 126.
(6) Voir, par exemple, Aubert G. (2011), « La prise d’armes ren- (10) Voir la chronique qu’en propose Abdallah Mogniss H.
naise de juin 1675 : une révolte civique ? », Annales de la Bretagne (2012), Rengainez, on arrive !, Paris, Éditions Libertalia.
et des Pays de l’Ouest, t. 118, n° 4. (11) Nous utilisons ce terme de « métamorphoses » dans la
(7) Voir l’ouvrage classique de Rude F. (2007), Les révoltes des lignée des travaux de Robert Castel sur la psychiatrie et le salariat,
canuts (1831-1834), Paris, La Découverte, (1re édition 1982). qui a souligné, sur la longue durée, la « dialectique des change-
(8) Steiner A. (2012), Le goût de l’émeute. Manifestations et ments et des continuités ».
violences de rue dans Paris et sa banlieue à la « Belle Époque », (12) Kokoreff M., Lapeyronnie D. (2013), Refaire la cité. L’ave-
Montreuil, L’échappée. nir des banlieues, Paris, La République des idées/Seuil.

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 13


DOSSIER - LOGIQUES DE L’ÉMEUTE, POLITIQUE DES QUARTIERS

Il n’était que déplacé (16). L’émeute de Vaulx-en-Velin


éclate en 1990, suite à la mort suspecte de Thomas
Claudio lors d’un accident de moto, alors qu’il est pour-
suivi par la police. Des incidents de moindre ampleur
éclatent à Sartrouville en 1991, puis à Mantes-la-Jolie
en 1991 et 1992, Dammaries-les-Lys en 1997, à Laval,
Vigneux-sur-Seine et Évry en 1995. Les émeutes de
Toulouse marquent un nouveau tournant en 1998 : après
que le jeune Habib a été tué par balle par un policier lors
d’un flagrant délit de vol de voiture, les cités de l’ouest
toulousain connaissent trois nuits d’émeutes. C’est
alors que l’on voit se banaliser la catégorie policière et
médiatique de « violence urbaine » (17). À chaque fois, les
marquées par une recrudescence des tensions entre
émeutes ont pour point de départ des abus policiers dans
« jeunes immigrés » et forces de police et « l’été chaud »
un contexte où la tension entre la police et les jeunes est
de 1981 (13). Les « rodéos des Minguettes » n’étaient
vive. De même, les victimes sont des jeunes hommes
pas de véritables émeutes. C’est toute la différence
dits « issus de l’immigration ». Il suffirait d’évoquer
avec la vague de violences collectives qui secouent
leurs noms lors de ces vingt dernières années pour s’en
la banlieue sud de Londres, à Brixton et à Liverpool,
convaincre. La colère des émeutiers est plus ou moins
du 3 au 11 juillet 1981 (14). En France, il est question
canalisée par des marches silencieuses, des appels au
d’« échauffourées » relevant d’un « jeu rituel » entre
calme, la constitution d’associations, les promesses du
bandes de jeunes et forces de police (15). Dans un contexte
gouvernement en place, des « plans banlieues », etc.
de montée des effets sociaux de la désindustrialisation
Ces événements donnent à voir les effets des processus
et de la délinquance juvénile, la police rencontre des
de ségrégation urbaine et raciale des classes défavori-
difficultés croissantes à opérer dans certains quartiers
sées. Mais ils interrogent aussi la fonctionnalité de la
selon ses modes traditionnels.
police. Il n’y a pas seulement un dysfonctionnement
Années 1990 : des émeutes en augmentation local, il y a crise du système (18). Le rythme des émeutes
s’accroît : Vauvert dans le Gard en 1999, la Grande
La deuxième période correspond aux années 1990.
Borne à Grigny, les Tarterêts à Évry, Lille-Sud, et de
Elle fait suite aux nouvelles formes d’intervention
la ZUP de la Petite Hollande à Montbéliard en 2000
publique et de rapports entre l’État et les communes
aux Mureaux en 2001 et à Nîmes en 2003.
(réhabilitation des cités HLM, développement social
des quartiers, zone d’éducation prioritaire, prévention Les émeutes de l’automne 2005 :
communale de la délinquance, etc.). une ampleur nationale
On croyait le problème réglé avec le passage de la Le troisième âge survient avec les émeutes de l’au-
violence physique illégitime à l’organisation politique tomne 2005 : entre le 27 octobre et le 18 novembre,
légitime, la mobilisation des cités et sa récupération par 300 villes sont touchées sur l’ensemble du territoire
des associations nationales (SOS Racisme, France Plus) pour constituer – fait sans précédent en Europe – un
fortement médiatisées et pilotées par le Parti socialiste. phénomène national ayant un impact international.
Dans l’imaginaire social et politique, les émeutes de
l’automne 2005 prennent la place des émeutes de Los
Angeles de 1992 ; elles constituent un spectre pour les
(13) On s’appuie ici sur un dépouillement systématique du jour-
nal Libération entre 1973 et 1981.
(14) Joly D. (2007), L’émeute. Ce que la France peut apprendre (16) Voir Battegay A. et Boubeker A. (1992), « Des Minguettes
du Royaume-Uni, Paris, Denoël ; Waddington D., Jobard F. et King à Vaulx-en-Velin. Fractures sociales et discours publics », Les
M. (eds) (2009), Rioting in the UK and France. A comparative ana- Temps modernes, décembre-janvier.
lysis, Cullompton, Willan Publishing. (17) Peralva A., Macé É. (2002), Médias et violences ur-
(15) Duroy L. (1981), « Une nuit d’escarmouches aux baines. Débats politiques et construction journalistique, Paris, La
Minguettes, dans la banlieue lyonnaise », Libération, 23 juillet. Documentation française.
Dans l’édition du lendemain, on peut lire : « Le spectre de Brix- (18) Voir les travaux pionniers de Monjardet D. (1996), Ce
ton ne hante pas la France. Mais des ghettos aux foyers-taudis, la que fait la police : sociologie de la force publique, Paris, La
société multiraciale est mal partie ». Découverte.

14 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


DOSSIER - LOGIQUES DE L’ÉMEUTE, POLITIQUE DES QUARTIERS

observateurs, une référence pour les acteurs, comme pauvreté, la ségrégation, le racisme et les discrimina-
on l’a observé par exemple lors des incidents survenus tions, la stigmatisation. La médiatisation leur confère
à Athènes en 2008 (19). Les émeutes de Villiers-le-Bel un caractère télégénique, en déforme les significations
marquent un autre effet de seuil : selon les chiffres offi- sociales à travers la ritournelle de « l’embrasement des
ciels, plus d’une centaine de fonctionnaires sont blessés, banlieues », favorise l’exubérance du discours de ceux
dont 54 par des armes de type fusils de chasse et fusils qui ne connaissent pas les phénomènes en jeu ni n’ont
à pompe, et parmi eux, quatre sont grièvement blessés. jamais mis les pieds dans ces zones périphériques. Mais
Ces émeutes conduisent la police à modifier ses tech- force est de constater qu’elle constitue une ressource
niques d’intervention et son équipement. Sur le fond, le essentielle des acteurs qu’elle rend visibles. Ainsi,
traitement essentiellement sécuritaire, l’accusation des la violence des émeutes permet, paradoxalement, de
émeutiers et des familles, les interprétations négatives, renégocier l’entrée des jeunes dans l’espace public,
l’absence de commissions officielles, les non-lieux dont c’est-à-dire l’espace politique.
bénéficient les policiers, ne règlent rien. Les émeutes
se multiplient non seulement dans les périphéries des … génératrice de nouvelles formes
d’intervention publique
grandes villes (Grenoble, Lyon, Paris, Strasbourg), mais
dans de nombreuses villes moyennes et petites : Saint- C’est là où intervient la dimension instrumentale,
Dizier en 2007, Vitry-le-François et Romans-sur-Isère car les émeutes constituent un événement déclencheur.
en 2008, Pau et Saint-Étienne en 2009, Metz en 2010. Elles ont contribué à favoriser l’émergence de nouvelles
formes d’intervention de l’État, d’un État non plus seu-
Les dimensions politiques lement planificateur mais animateur (20). N’est-ce pas en
des émeutes raison de l’émeute de Vaulx-en-Velin qu’un ministère
de la Ville a été créé par François Mitterrand ? Les
émeutes de 2005 n’ont-elles pas contribué à accélérer
La dépolitisation du regard sur les émeutes des
les opérations de rénovation urbaine, en particulier
quartiers populaires est une constante de cette his-
dans le Grand ensemble de Clichy-sous-Bois où plus
toire immédiate. Décrites par les uns comme de pures
de 500 millions d’euros ont été engagés ? On pourrait
violences urbaines, par les autres comme le produit
multiplier les exemples. La répétition des émeutes a
de processus structurels faisant des émeutiers non
contribué à amorcer un nouveau mode de rapports
plus des simples délinquants mais des victimes, les
entre les jeunes des quartiers, le monde politique et la
émeutes ont pourtant une dimension politique évidente,
société civile. En provoquant des réactions immédiates,
même si leur message est peu clair. Dans tous les cas,
l’urgence de l’action publique, les conditions ont été
elles apparaissent comme le moyen d’action de ceux
créées d’une « reproduction de ce type de violence »,
qui sont privés d’accès au système politique et à la
d’une « culture de l’émeute », une sorte de préalable à
représentation. Elles possèdent une double dimension,
la négociation, faisant peser sur le quartier une atmos-
expressive et instrumentale.
phère lourde ressentie par tous (21). Un jeune habitant
Une interpellation de l’État et de la société… des quartiers Nord d’Amiens ne disait pas autre chose,
suite aux événements de l’été 2012 : « Normalement le
Les propos des émeutiers, les symboles qu’ils visent,
dialogue est impossible mais, là, tous les médias sont
la régularité de leurs comportements et l’enchaînement
venus. On est obligé de cramer des voitures pour se
des actions montrent qu’il y a là une forme d’expres-
faire entendre » (22).
sion politique ou infra politique. La colère ou la rage
qui s’expriment, suite au décès de copains, « morts Néanmoins, l’irruption récurrente d’émeutes lar-
pour rien », est aussi une manière de réagir à la vio- gement « ritualisées » (il s’agit presque toujours des
lence de l’environnement urbain comme à celle des mêmes enchaînements et des mêmes issues) signe
institutions que la police symbolise plus que toutes.
Il s’agit d’interpeller l’État régalien et l’État social, et
(20) Donzelot J. (1982), « L’appréhension du temps », Critique
par écrans interposés l’ensemble de la société, sur la n° 417.
(21) Linhart V. (1992), « Des Minguettes à Vaulx-en-Velin. Les
(19) L’abondance des ouvrages, numéros spéciaux de revue réponses des pouvoirs publics aux violences urbaines », Cultures
et articles académiques publiés après les événements de 2005 et conflits, n° 6, été.
contraste avec leur rareté dans la période antérieure. (22) Le Parisien, 15 août 2012.

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 15


DOSSIER - LOGIQUES DE L’ÉMEUTE, POLITIQUE DES QUARTIERS

la nécessité ressentie d’une expression politique ou politiques. Si de manière générale, la participation est
revendicative tout en renvoyant à une forme d’impuis- corrélée au niveau de vie, l’effet « quartier » ou la ghet-
sance ou d’inexistence de l’action politique ou civique toïsation semblent amplifier le phénomène. Il reste que
ordinaire. En d’autres termes, les émeutes peuvent aussi les dernières élections présidentielles ont montré que
être interprétées comme la manifestation de l’absence les banlieues qui avaient voté fortement pour la Gauche
d’acteurs politiques ou plus généralement comme la en 2007 ont encore amplifié ce mouvement en 2012.
manifestation de la faiblesse de ces acteurs. Ils n’ont
pas de capacité représentative et ne sont pas reconnus. Appréhender l’« économie morale »
des quartiers
La force des émeutes montre à la fois le mauvais fonc-
tionnement de la démocratie, l’existence de la nécessité De façon générale, la question posée est celle de
d’une expression politique et l’incapacité des acteurs l’« économie morale » des quartiers sur laquelle s’enra-
politiques et des militants à la porter ou à la formuler. cinent les orientations de l’action politique et le potentiel
de mobilisation (24). En 2005, les émeutiers mettaient
Indifférence et hostilité au politique en avant le nécessaire respect, la rupture du contrat de
confiance avec la République, la non-existence au plan
Une faible participation à la démocratie politique et l’abandon dont ils s’estimaient victimes. Les
locale et aux consultations électorales
habitants des quartiers, tout en condamnant la violence,
Les politiques menées tout au long de la même leur apportaient soutien et compréhension, en soulignant
période reposent sur un a priori et un objectif qui aussi la rupture existante entre eux et la République,
sont celui de la participation des habitants. Ceux-ci rupture incarnée par les comportements policiers et
sont non seulement consultés régulièrement lors du les déclarations politiques (25). Pour comprendre les
développement de projets urbains mais, plus encore, ils émeutes, il fallait donc faire intervenir un ensemble
sont tout aussi régulièrement invités à se mobiliser pour de sentiments moraux au-delà de la simple situation
participer à des comités, à la vie civile du quartier via vécue et de l’événement. En d’autres termes, l’idée de
les associations, à la gestion parfois des établissements l’économie morale des quartiers revient à se demander
sociaux. Or, force est de constater le faible engagement quels sont les principes et les sentiments moraux qui
des populations dans ces divers canaux de participation, fondent et légitiment l’existence de formes de résis-
quand ce n’est pas une franche prise de distance voire tances et d’action, et par quels acteurs ils sont portés ?
une hostilité marquée. Les habitants participent peu, Elle doit nous permettre aussi de comprendre pourquoi
comme c’est le cas en général dans la vie sociale, sauf la politique conventionnelle, l’action civique ordinaire et
si des intérêts immédiats sont touchés, et quand ils la participation ne sont pas ici les véhicules de l’action.
participent, ils expriment le plus souvent une profonde
déception. Cet éloignement du politique et plus généra-
lement de la vie civile accompagne une opinion hostile
aux politiques et aux militants, un mélange de désintérêt
et d’agressivité vis-à-vis du politique. Dans les enquêtes,
les habitants des quartiers populaires expriment le plus
souvent l’idée de ne pas « exister » pour le monde
politique, un sentiment ambivalent d’abandon et de
mépris, sentiment qui se généralise à l’ensemble de
l’univers institutionnel (23). Ils se plaignent de ne pas être
considérés tout en affichant leur hostilité au politique
et surtout au personnel politique qu’ils sont prompts à
considérer comme corrompu ou incapable. Cette logique
trouve sa traduction pratique dans les faibles taux de
(24) Voir Thompson E. P. (1971), « The Moral Economy of
participation électorale notamment, l’expression de the English Crowd in the Eighteenth Century », Past & Present,
jugements très négatifs sur le système et les hommes n° 50, février, p. 76-136. Scott James C. (1976), The Moral
Economy of the Peasant Rebellion and Subsistence in Southeast
Asia, New Haven, Yale University Press.
(23) Lapeyronnie D. (2008), Ghetto urbain, Paris, Robert Laf- (25) Voir notamment le numéro spécial de Déviance et Société,
font. vol. 30, n° 4, 2006.

16 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


DOSSIER - LOGIQUES DE L’ÉMEUTE, POLITIQUE DES QUARTIERS

MARSEILLE ET LA VIOLENCE : ACTUALITÉ ET HISTOIRE ENTRE FAITS


ET REPRÉSENTATIONS
La violence à Marseille évoque aujourd’hui, spontanément, les règlements de comptes, qui s’y sont accrus entre 2009
et 2012 (4 morts en 2009, 24 en 2012 ; 4 dans la première quinzaine de mars 2013 après plusieurs mois d’accalmie) et que
relayent les médias nationaux et étrangers. Ces règlements de comptes se déploient sur fond de trafic de stupéfiants
(pour l’essentiel, de cannabis) dans des grands ensembles périphériques, et sur fond de trafic d’armes (de kalach-
nikovs) en provenance d’Europe de l’Est. Rapprochant Marseille du cas corse, ces meurtres singularisent plus encore
une ville par ailleurs peu touchée par le phénomène des émeutes urbaines – une spécificité souvent rapportée à une
intégration supposée réussie des classes populaires, autour d’une identité collective facteur de cohésion sociale (« fier
d’être marseillais »). Ils ne résument pourtant pas la pluralité des violences à Marseille. De cette diversité, le quoti-
dien régional La Provence, plus proche du terrain et très réactif en matière de sécurité publique, rend mieux compte,
y ajoutant braquages et vols à l’arraché, et les violences familiales ou sexuelles les plus graves. Mais les médias pri-
vilégient les crimes et les délits les plus révoltants pour l’opinion publique, et non pas les plus communs. Les enquêtes
de victimation montrent ainsi que les Marseillais(e) s sont plus souvent touchés par des atteintes faites à leurs biens
(automobile, domicile) qu’à leur personne.

Une violence enracinée dans une histoire sociale longue


Il faut réinscrire les règlements de comptes dans une logique sociale. Tireurs et victimes ont certes, en général,
un casier judiciaire. Mais ce sont aussi pour la plupart de jeunes hommes issus des milieux sociaux les moins pri-
vilégiés, n’ayant pas craint les risques d’une carrière criminelle, devant la difficulté de s’insérer légalement dans
la société, voire devant l’absence de tout autre perspective de réussite. L’économie parallèle dont relève le trafic
de stupéfiants est une économie de survie pour la plupart de ses agents. Elle est d’autant plus florissante que les
contrastes sociaux sont importants, et d’autant plus attractive qu’une conjoncture économique défavorable limite
l’offre d’emplois. À Marseille, le rapport interdécile est de 15,3 alors qu’il est en moyenne de 5,6 en France métropo-
litaine (1), tandis que le taux de chômage, proche de 17 %, surpasse largement les 11,2 % nationaux (chiffres INSEE
2009). Le taux de pauvreté (2), enfin, égale 26 %, contre 15 % dans l’Hexagone. La crise économique actuelle exa-
cerbe la concurrence pour le contrôle des trafics, augmentant le niveau de violence, mais ce mouvement s’inscrit
dans une tendance plus générale, qui touche notamment la criminalité crapuleuse dans son ensemble (multiplica-
tion des agressions, des braquages).
La sensibilité de la société marseillaise à la violence s’enracine dans une histoire qui commence au XIXe siècle avec
son industrialisation et sa croissance démographique nourrie par l’immigration. Céline Regnard (3) a bien montré le
lien entre la montée des violences et une croissance économique extensive, fondée sur l’exploitation abusive d’une
main-d’œuvre nombreuse et sans qualification, et le maintien de rémunérations inférieures à la moyenne nationale.
Dans les années 1900, la récession fait augmenter le chômage et l’emploi intermittent, et le quotidien des classes
populaires devient si dur que la violence s’exacerbe, dans les rapports sociaux et aussi, déjà, dans les milieux crimi-
nels, pour le contrôle des zones de prostitution les plus rémunératrices. Dans les années 1930, ce sont des braquages
audacieux qui valent à Marseille le titre de « Chicago français », abondamment exploité par la presse. Chaque fois,
dans la pluralité des violences, celle des milieux criminels a été mise en avant. Il faut dire que la ville s’est impo-
sée, depuis les années 1880, comme un pôle majeur, en France, de la nouvelle économie parallèle organisée, dans
le contexte de la mondialisation consécutive à la révolution industrielle, autour des consommations de drogue et de
sexe tarifé – cela grâce aux relations de son port entre autres avec l’Orient et l’Afrique du Nord.

Des médias préférant les mythes et les clichés à l’analyse socioéconomique


Un mécanisme comparable est à l’œuvre aujourd’hui : les violences s’exacerbent dans un contexte de crise éco-
nomique et les médias se focalisent sur celle des milieux criminels. Ce faisant, ils tendent à occulter ses facteurs
socioéconomiques. Le récit d’un règlement de comptes énonce systématiquement le mode opératoire mis en œuvre
et le casier judiciaire des victimes, renvoyant ces dernières dans un monde doté de ses propres codes (la fameuse
« loi du Milieu ») et d’une justice sans pitié, un monde auquel elles appartiendraient en vertu d’un choix volontaire,
ayant en quelque sorte renouvelé leur consentement en dépit des avertissements judiciaires. La juste expiation du
bandit par son exécution sur l’échafaud, au terme d’une traque policière, ou encore d’un affrontement avec un rival,

(1) Rapport entre le revenu minimum des 10 % les plus riches et le revenu maximum des 10 % les plus modestes. Revenus fiscaux des
ménages par unité de consommation. INSEE, Chiffres-clés France métropolitaine et commune de Marseille pour 2009.
(2) Pourcentage de ménages percevant moins de 60 % du revenu médian national, d’après le COMPAS, http://www.observationsociete.fr/
pauvret%C3%A9-et-in%C3%A9galit%C3%A9s-des-contrastes-marqu%C3%A9s-entre-territoires.
(3) Regnard C. (2009), Marseille la violente. Criminalisation, industrialisation et société (1851-1914), Rennes, PUR.

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 17


DOSSIER - LOGIQUES DE L’ÉMEUTE, POLITIQUE DES QUARTIERS

est une représentation qui court de Mandrin à Jacques Mesrine et qui s’enracine dans les origines chrétiennes de
la culture occidentale. Que la scène soit marseillaise renforce le processus d’éviction du social, du fait que la ville
continue d’endosser le statut de « capitale du crime » et « de la violence » – plus que de la culture – parce que cette
représentation, qui s’est développée et fixée entre les années 1880 et les années 1930, repose sur une interpréta-
tion de type culturaliste. Ses racines les plus anciennes plongent dans la théorie des climats qui explique le sang
chaud des Marseillais par leur longue familiarité avec l’aridité et le mistral. Fin XIXe, le cosmopolitisme et le métis-
sage de la population, identifiés comme des facteurs d’explosion sociale, ont renforcé cette image. Si depuis les
années 1980, la municipalité marseillaise s’est employée à valoriser le melting pot phocéen, la représentation d’un
Marseille interlope et violent comme par nature persiste, dans la littérature, au cinéma, et dans les contre-cultures
locales, et se substitue au social. La médiatisation des règlements de comptes est propre à susciter l’indignation et
à interpeller les pouvoirs publics. La réponse politique qui consiste à renforcer l’appareil policier doit s’accompa-
gner d’un renforcement des politiques sociales, seules susceptibles d’agir sur les causes sociales de la violence.

Laurence Montel,
Maîtresse de conférences, Université de Caen-Basse Normandie,
CRHQ, CNRS UMR 6583

18 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


QUELLES RÉPONSES
À LA DÉLINQUANCE ?
Christian Mouhanna
Chercheur au Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales

La lutte contre la délinquance n’a cessé, au cours des dernières décennies, de nourrir
des politiques publiques qui, explique Christian Mouhanna, ont tendu de plus en plus à se
caractériser par la répression plutôt que par la prévention : multiplication des lois pénales,
aggravation des peines, création de nouvelles incriminations… Cette évolution se retrouve
dans le fonctionnement de la police et de la justice pénale, une logique de « production »
venant mettre un terme à la police de proximité et l’augmentation des condamnations
prononcées par les tribunaux venant accroître la surpopulation carcérale. On observe
cependant une remise en cause de cette orientation avec la dénonciation, notamment par
des élus, des conditions d’incarcération et d’un recours excessif à celle-ci, avec aussi la
prise de conscience de plusieurs collectivités locales soucieuses de marquer leur distance
vis-à-vis de politiques peu efficaces et problématiques en termes de liberté.
C. F.

Le traitement de la délinquance est un sujet par que s’ébauchent de nouvelles orientations en matière
essence complexe, mais également prompt à susciter les notamment de lutte contre la récidive et de gestion des
polémiques car les réponses avancées renvoient souvent peines de prison ferme, même s’il n’est pas certain
plus à des sentiments ou à des idéologies qu’à une ana- que celles-ci parviennent à modifier en profondeur
lyse « à froid » des situations. L’exaltation médiatique, des politiques nationales qui restent pour l’instant
lorsque survient un crime particulièrement atroce, prend focalisées sur la judiciarisation des comportements et
le pas sur la réflexion et débouche sur des amalgames sur la sanction.
rapides avec la petite et moyenne délinquance, rendant
Afin de mieux cerner les conceptions qui président
difficile tout débat de fond sur les meilleurs moyens
à l’élaboration des diverses politiques mises en œuvre,
pour lutter contre un mouvement qui paraît à la fois
il convient de passer en revue les différentes modalités
croissant et incontrôlable. L’utilisation, à des fins de
de traitement de la délinquance, souvent présentées
stratégie politique, des homicides ou des violences les
comme antagonistes. Il est en effet courant d’opposer
plus tragiques nuit à toutes les tentatives d’évaluation des
politiques de gauche et politiques de droite, prévention et
politiques menées et empêche de penser les innovations
répression, traitement social et traitement policier, prison
propres à lutter contre les phénomènes délictuels les
et peines alternatives, dans des débats qui manquent
plus courants. La mobilisation de septembre 2012 à
de pragmatisme mais qui conditionnent les choix poli-
février 2013 d’une conférence de consensus autour de
tiques. Faute d’accepter la complexité des situations et
la récidive ou les rapports parlementaires sur l’incar-
la nécessaire variété des réponses à mobiliser, ceux-ci
cération et ses effets sont toutefois venus élargir les
conduisent à des impasses. En refusant de s’engager
contours d’un débat public qui ignore trop souvent les
dans une démarche compréhensive et pédagogique,
résultats des travaux de recherche ou ceux de politiques
les élus se condamnent eux-mêmes à l’impuissance.
locales innovantes en ce domaine. Après plusieurs
Néanmoins, sur le terrain, des mobilisations d’acteurs
années où la priorité était donnée à la répression et aux
plus soucieux d’efficacité cherchent à inventer des
politiques de tolérance zéro contre les délits, il semble
solutions adaptées aux contextes locaux.

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 19


DOSSIER - QUELLES RÉPONSES À LA DÉLINQUANCE ?

Comment lutter tique de la Ville à partir de la fin des années 1970 puis
contre la délinquance ? son institutionnalisation ont légitimé ces actions. La
création en 1983 des Conseils communaux et dépar-
Cette question divise profondément les acteurs tementaux de prévention de la délinquance (CCPD et
politiques et sociaux, y compris au sein des groupes CDPD) les a inscrites dans des politiques locales en
professionnels mobilisés dans cette lutte : les interve- partenariat avec les élus locaux, les autorités judiciaires
nants sociaux s’opposent entre eux sur la coopération et policières. De multiples expériences sont nées autour
avec la police, ou sur la dénonciation de comportements de ces dispositifs de prévention, mobilisant également
jugés déviants ; les policiers engagés dans des actions des organisations telles que des sociétés de transport
de proximité ont du mal à se faire apprécier par leurs faisant appel à des « grands frères » ou la police, à
collègues. Le clivage droite-gauche ne permet pas non travers la création de l’îlotage, service composé de
plus de dissocier deux types de politiques clairement policiers chargés de faire de la prévention et non plus
distinctes, en matière de prévention ou de répression uniquement de la répression.
par exemple. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas des
De nombreuses critiques ont dénoncé ces montages
pratiques variées, bien au contraire. Malgré les effets
complexes et leurs coûts. À côté du classique reproche
de mode en matière de traitement de la délinquance,
sur l’incapacité à mesurer l’efficacité de ces opérations,
fréquemment importés du monde anglo-saxon, il sub-
d’autres discours ont dénoncé une bureaucratisation
siste de multiples déclinaisons d’actions mêlant dans des
de la prévention et une paralysie née d’une centrali-
proportions diverses prévention et stratégies répressives.
sation excessive des priorités. On observe également
Afin de faciliter la compréhension, cette présentation
un glissement : peu à l’aise face à des structures de
partira néanmoins de la distinction entre ces grandes
prévention dont ils comprennent mal la philosophie et
tendances, qui renvoient à des appréciations divergentes
les modes d’action, soumis au diktat de l’événement
des causes du passage à l’acte.
isolé – crime ou délit médiatisé – qui remet en cause
Si, en matière de crime, l’ensemble de la société l’ensemble des dispositifs, les acteurs institutionnels
s’accorde à peu près pour punir l’auteur et l’écarter de optent petit à petit pour des orientations de plus en
façon à empêcher la récidive, l’interdit en matière de plus répressives. Les CCPD et CDPD deviennent des
délit s’avère moins aisé à caractériser. La définition grands-messes où sont exposées les statistiques de la
de ce qui relève de la délinquance ou de ce qui est a délinquance, ou des lieux d’échange d’informations
contrario considéré comme un incident dans le parcours sur des délinquants ciblés.
d’un individu varie au cours du temps, dépend de l’envi-
La popularité croissante des solutions répressives
ronnement de l’auteur d’un acte et de sa personnalité.
depuis le milieu des années 1990 et la dénonciation,
En fonction de la manière dont est compris, et jugé,
sous le vocable d’angélisme, de la prévention sous
cet acte, les réponses apportées différeront fortement.
ses formes traditionnelles, a laissé le champ libre à de
Réponses préventives ou répressives nouvelles interprétations de ce terme. Dans le vocabu-
laire sécuritaire, prévention tend à se confondre avec
Les divergences les plus marquées opposent les
dissuasion. Par exemple, un renforcement de la présence
adeptes de la répression et les partisans de la préven-
policière ou le développement de la vidéosurveillance
tion. Pour les premiers, c’est avant tout la crainte de la
entrent désormais dans ce domaine, comme l’illustre
sanction qui permet de refréner les velléités délictuelles.
l’utilisation majoritaire, dans les dernières années, du
À défaut, il s’agit de protéger la société en mettant le
budget du Fonds interministériel de prévention de la
délinquant en prison. Pour les seconds, la lutte contre la
délinquance (FIPD) pour équiper les villes en caméras
délinquance suppose d’agir en amont, sur les carences
alors qu’auparavant il finançait essentiellement des
éducatives, sociales ou économiques qui ont amené les
associations. Plus largement, depuis une trentaine
auteurs de délits à les commettre. Les politiques sociales,
d’années se développe la prévention situationnelle dont
le développement de l’éducation en général participent
l’objectif est d’agir sur l’environnement urbain pour le
de ce mouvement, de même que, à une échelle plus
rendre moins criminogène. Les cachettes potentielles
localisée, l’engagement des éducateurs ou des structures
pour les trafics sont éliminées, les lieux propices à
associatives qui se concentrent sur les populations a
l’installation de mendiants équipés de dispositifs dits
priori les plus fragiles. Le développement de la poli-

20 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


DOSSIER - QUELLES RÉPONSES À LA DÉLINQUANCE ?

repoussoirs. La loi LOPS de 1995(1) a consacré ces de 16 ans(4), par le renforcement des possibilités de
orientations en imposant une étude préalable d’impact castration chimique(5).
en termes de sécurité pour tout projet urbain d’ampleur.
Si les délinquants sexuels sont les principaux
Le policier doit être associé en amont aux aménagements
condamnés touchés par ces textes, l’inflation législa-
afin d’y inscrire ses préoccupations de lutte contre la
tive en matière pénale tend à étendre progressivement
délinquance et de facilitation de la surveillance.
les dispositifs à d’autres crimes et délits. Ainsi, les
De la prévention à la gestion préventive fichiers n’enregistrent plus seulement les auteurs de
du risque crimes sexuels, mais bien d’autres incriminations. De
même, les peines planchers ne concernent désormais que
L’élargissement sémantique du terme de prévention
minoritairement des délinquants sexuels et participent
ne s’arrête pas à la gestion des espaces collectifs.
à l’inflation carcérale pour des délits moins graves. Le
Le passage au second plan des idées éducatives et
système de répression pénal expérimente pour les délits
l’émergence de la logique de réduction des risques
sexuels des dispositions qui ensuite sont généralisées
ont conduit à développer la notion de dangerosité des
à des faits de plus en plus nombreux.
individus. L’accent n’est alors plus porté sur les condi-
tions externes amenant l’individu à commettre un délit, Toujours dans une perspective de réduction des
mais davantage sur les caractéristiques personnelles qui risques, mais cette fois sans association avec l’idée de
expliqueraient le comportement délinquant. Dénoncé récidive, les lois en matière pénale vont également être
par certains comme une résurgence des théories de mobilisées dans une visée préventive, il s’agit d’éviter
l’homme criminel de Cesare Lombroso (1835-1909), les délits avant qu’ils ne se commettent. Sur ce plan
le thème de la dangerosité invite les institutions à se également, on assiste à un glissement, voire à une
focaliser sur les risques potentiels, notamment de rupture avec le droit traditionnel, car c’est l’intention
récidive, que porteraient en eux les individus. Tout de participer à un mouvement collectif, même spon-
au long de la première décennie 2000, divers textes tané, dont des membres ont l’intention de commettre
de lois vont dans cette perspective chercher à carac- un délit, et non plus la commission de l’acte, qui est
tériser ces personnes, d’abord en se focalisant sur les sanctionnée. En effet, est désormais incriminé « le
crimes graves en instaurant la rétention de sûreté(2). fait pour une personne de participer sciemment à un
Celle-ci représente une rupture avec la logique clas- groupement, même formé de façon temporaire, en vue
sique de la condamnation déterminée par un tribunal de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits
puisque, à l’issue de sa peine de prison ferme, un matériels, de violences volontaires contre les personnes
condamné examiné par une commission concluant à ou de destructions ou dégradations de biens »(6). Cette
sa dangerosité n’est pas remis en liberté mais orienté loi est vivement critiquée par de nombreuses organi-
vers un centre spécialisé. Il reste détenu pour éviter sations et de nombreux professionnels du droit, parce
la réitération du type de crime qu’il a commis. Mais qu’elle amène à condamner des personnes sur des
ce texte ne reste pas un phénomène isolé, il s’inscrit suppositions, des appréciations, et non sur des actes.
dans un mouvement général et continu. À la suite
Car ces réglementations s’inscrivent dans un mou-
de plusieurs homicides à caractère sexuel auxquels
vement général de recherches d’outils de détection des
le gouvernement réagit à chaque fois par un projet
personnes potentiellement dangereuses qui permet-
de loi, les récidivistes sont particulièrement visés :
traient d’éviter les crimes ou les délits avant qu’ils ne
par la multiplication de fichiers(3), par l’instauration
soient commis, ce que certains ont appelé la tendance
de peines minimales – dites peines planchers – et
« Minority Report »(7). Un des moments phares de
l’exclusion de l’excuse de minorité pour les moins

(4) Loi du 10 août 2007 renforçant la lutte contre la récidive des


(1) Loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité. majeurs et des mineurs, ou loi Dati.
Il faut attendre toutefois un décret de 2007 pour que cette disposi- (5) Loi du 10 mars 2010 tendant à amoindrir le risque de réci-
tion entre réellement en application. dive criminelle.
(2) La loi du 25 février 2008 relative à la rétention de sûreté (6) Loi du 2 mars 2010 renforçant la lutte contre les violences
et à la déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble de groupes et la protection des personnes chargées d’une mission
mental. de service public ».
(3) Loi du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive (7) Du nom de la nouvelle de Philip K. Dick et du film de Steven
des infractions pénales. Spielberg.

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 21


DOSSIER - QUELLES RÉPONSES À LA DÉLINQUANCE ?

ce mouvement fut la publication en 2004 du rapport temps. Ce type de politique crée donc en amont sa future
dit Bénisti sur la prévention de la délinquance(8) qui « clientèle », parce que des actes considérés comme non
souligne l’échec des politiques de prévention et veut acceptables même s’ils ne sont pas illégaux – ce qui
fonder les politiques de sécurité sur la détection pré- a longtemps été qualifié d’incivilités – sont peu à peu
coce des mineurs à risques. Le comportement déviant, intégrés dans la législation en tant que nouveaux délits,
c’est-à-dire selon les termes du rapport l’indiscipline générant ainsi de nouvelles catégories de délinquants.
et l’incapacité à parler le français, au plus jeune âge, Depuis la loi sur la sécurité quotidienne du 15 novembre
doit être détecté pour éviter le « parcours déviant ». 2001(9), adoptée après les attentats du 11 Septembre, des
Les causes sociales ou économiques sont laissées de incriminations supplémentaires ont sans cesse alourdi
côté, c’est la personnalité du futur délinquant qui est notre code pénal, jouant sur la confusion entre menaces
recherchée. terroristes, grande criminalité et simples nuisances,
assimilées dans un même texte de loi.
Pénalisation des comportements
et remise en cause de l’éducatif Le second paradoxe est que l’émergence de la détec-
comme réponse à la délinquance tion précoce s’affirme à un moment où le recours aux
mesures éducatives dans la lutte contre la délinquance
Le problème principal résultant d’une telle orienta-
est fortement remis en cause, rendant les individus
tion est son caractère largement contradictoire puisque
détectés peu susceptibles de rentrer dans le rang si l’on
ce cadre suppose que les cibles des politiques soient
suit cette logique de la faiblesse de l’éducatif. À cet
désignées à l’avance, dans un contexte où de plus en
égard, les transformations qui ont touché la justice des
plus de comportements sont pénalisés au cours du
mineurs illustrent bien le rejet que peuvent susciter des

(8) Rapport préliminaire de la commission prévention du


Groupe d’études parlementaire sur la sécurité intérieure présidé (9) Celle-ci visait à la fois les trafics, le terrorisme, les rave par-
par Jacques Alain Bénisti sur la prévention de la délinquance, ties, l’occupation des halls d’immeubles, l’insécurité routière, et le
octobre 2004. fait de voyager dans les transports en commun sans billet.

22 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


DOSSIER - QUELLES RÉPONSES À LA DÉLINQUANCE ?

stratégies fondées sur l’éducation et non seulement sur encouragés à travailler en matière pénale et à identifier
la menace de la sanction. Alors que les juges des enfants des auteurs de délits. La rupture entre police exclusi-
se fondent sur un modèle considéré autrefois comme vement tournée vers la répression et police ayant une
à la pointe du progrès social, ceux-ci sont aujourd’hui activité de prévention, voire d’éducation, ne date donc
devenus les symboles d’une justice qualifiée d’obsolète pas de 2002. Elle prend place plus tôt, au milieu des
et de laxiste. Les reproches s’articulent tous autour années 1990 quand l’îlotage, vieille pratique incitant
d’une même idée : privilégier l’éducation à la sanction le policier à régler, dans son secteur, les problèmes par
ne serait pas efficace, voire serait contre-productif. tous les moyens, aussi bien préventifs que répressifs, est
En laissant croire aux mineurs qu’ils échappent à la abandonné au profit d’un « îlotage opérationnel » fondé
sanction, les juges les encourageraient à progresser sur des résultats d’activité en termes d’interpellations.
dans une carrière délinquante.
Certes, la mise en scène de la fin de la police
de proximité en 2003 n’est pas anodine puisqu’elle
Quelle traduction condamne officiellement des pratiques antérieures
dans les institutions pénales ? qui s’étaient prolongées jusque-là. En effet, malgré
l’accent mis par les autorités sur les résultats en termes
d’interpellation, certains policiers, de manière iso-
Soumises à toutes ces injonctions légales conduisant
lée, continuaient à pratiquer des remontrances, de la
à davantage de pénalisation et de sévérité, les institu-
médiation, de la régulation officieuse. Par ailleurs, des
tions de police et la justice pénale ont vu leurs modes
structures telles que les Centres de Loisirs Jeunes (CLJ)
de fonctionnement se modifier considérablement ces
tenus par des policiers offraient toujours des activités
dernières années. Alors qu’elles avaient été intégrées
extrascolaires dans les quartiers les plus défavorisés
dans un partenariat construit autour de la prévention à
avec une perspective socio-éducative. Mais le système
partir du début des années 1980, elles ont plus ou moins
politico-administratif français de gestion de la police
rapidement dévié vers un modèle plus résolument tourné
s’est toujours heurté à la difficulté de quantifier la
vers la sanction. Outre la multiplication des lois élargis-
prévention. Car pour évaluer l’efficacité de ses per-
sant leur spectre d’intervention, d’autres facteurs vont
sonnels, l’appareil policier a besoin de chiffres. Or, la
peser sur ces organisations, et toucher particulièrement
prévention n’est par essence pas mesurable. Ce han-
la justice pénale. L’accélération de l’agenda politique et
dicap bureaucratique explique en partie les difficultés
de la réactivité des élus va déteindre sur leur façon de
qu’elle rencontre à s’imposer dans une organisation
travailler. Désormais, il leur faut intégrer l’exigence de
hiérarchique si centralisée.
rapidité, avec un rythme imposé par des médias férus
de crimes et de délits, et prompts à critiquer les institu- La décennie 2002-2012 se caractérise donc à la fois
tions trop lentes. Un autre facteur essentiel réside dans par un renforcement de cette logique gestionnaire chif-
le développement de logiques managériales au sein de frée et par l’accent mis par les gouvernements successifs
ces mêmes organisations. L’enjeu essentiel n’est plus sur la répression. Dès lors, abandonnant leur savoir-faire
pour elle de produire une « bonne » décision, mais de en matière de régulation, police et gendarmerie vont
produire beaucoup de décisions, car elles sont évaluées s’engager dans une logique de production d’interpel-
sur leur productivité. lations dont les grandes masses seront constituées par
des délits du type délits routiers, consommation de
Police et gendarmerie : stupéfiants, étrangers en situation irrégulière et délits de
du gardien de la paix à la course aux chiffres
voie publique. La pénalisation et le développement des
Toutes les problématiques évoquées précédemment politiques de tolérance zéro amènent à une inflation du
se retrouvent lorsqu’est examiné le fonctionnement nombre de personnes mises en garde à vue et confiées
policier. Jusqu’en 2002, l’accent est mis sur le dévelop- à l’autorité judiciaire, avec deux conséquences. La
pement d’une police de proximité, avec l’affectation de première est une focalisation sur les petits délits au
personnels en permanence sur un territoire. Toutefois, détriment des affaires plus complexes. La seconde est
cela ne signifie pas que la police verse alors dans une une dégradation des relations avec la population, qui
stratégie fondée sur la prévention. D’une part, la proxi- supporte de plus en plus mal cette pression qui pèse
mité ne concerne qu’une infime minorité de policiers. Et indistinctement sur tous les citoyens. De fait, une police
d’autre part les policiers de proximité sont résolument uniquement axée sur la répression n’apporte pas de

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 23


DOSSIER - QUELLES RÉPONSES À LA DÉLINQUANCE ?

sécurité supplémentaire aux citoyens, pas plus qu’elle cet article. L’interrogation porte dans ce cadre non plus
ne dissuade de passer à l’acte. Bien au contraire, une sur la personnalité délinquante, mais sur les conditions
police considérée comme trop intrusive, qui génère de favorisant le retour à la vie normale. Elle débouche sur
la crainte semble plutôt encourager les comportements une remise en cause assez virulente de l’incarcération
agressifs envers elle. Au lieu d’être reconnue comme comme solution au problème de la délinquance. Ainsi,
l’instrument principal de lutte contre la délinquance, en pleine période de lois répressives, la loi pénitentiaire
elle devient source de tensions. du 24 novembre 2009 octroie certains droits aux pri-
sonniers mais surtout privilégie les aménagements de
La justice : une remise en cause par l’aval peine pour les peines de prison inférieures à deux ans.
L’appareil judiciaire a été contraint de suivre le Aujourd’hui, à travers la conférence de consensus sur la
mouvement initié par les services de police, sous la triple prévention de la récidive organisée par la Chancellerie(11)
pression de ces services, des médias et de gouverne- ou à travers de nouveaux travaux parlementaires(12), le
ments soucieux de maintenir une pression afin que les modèle dominant de la prison comme sanction phare du
juges soient eux aussi plus répressifs. Les polémiques système judiciaire français est clairement questionné.
ont redoublé, dénonçant le laxisme des juges, leur
faiblesse, alors que dans le même temps les condam- Les collectivités locales :
de la démagogie sécuritaire à l’innovation ?
nations prononcées par les tribunaux se multipliaient
et que les prisons recevaient un nombre croissant de Mais l’éventuel renouveau de la pensée sur la
détenus. Pour répondre à cette hausse du rythme des réponse à la délinquance vient aussi d’une réflexion
affaires traitées, les tribunaux ont dû mettre en place menée dans plusieurs collectivités locales. Face à des
une nouvelle organisation, fondée sur le traitement stratégies policières de moins en moins bien acceptées
rapide des procédures. Alors que l’idée même de Justice par la population, face à un certain désengagement de
se fonde sur une prise de distance géographique et l’État et face à des situations concrètes de paupérisation
temporelle avec l’événement, les gestionnaires de la de leurs administrés, des élus locaux ont refusé le dis-
Chancellerie ont favorisé une gestion des flux qui a cours démagogique sur l’insécurité qui avait rencontré
privilégié la rapidité de décision et la réponse à toute un large succès dans les années 1990-2010. S’il est
sollicitation au détriment d’une qualité de la décision difficile de mesurer l’étendue d’un mouvement éma-
exigeant a contrario du temps et de la sérénité. Si cer- nant du terrain, il apparaît que se dessine une relance
tains magistrats ont tenté de résister à ces pressions en de politiques publiques qui visent à lutter contre la
contradiction avec l’ethos de leur métier, la majorité délinquance autrement que par la répression. Des expé-
d’entre eux s’est laissée entraîner dans ce mouvement. rimentations sur la médiation, sur l’aide à la parentalité,
sur la gestion des situations difficiles émergent çà et
C’est finalement de l’appareil pénitentiaire, et plus
là, sans que l’on puisse pour l’instant en conclure à
généralement de l’exécution des peines, que sont venues
un véritable renversement de tendance. En effet, les
les principales critiques contre cette pénalisation crois-
discours simplistes sur le délinquant subsistent. Néan-
sante et le recours trop aisé à l’incarcération. Malgré la
moins, ils sont contrebalancés par d’autres analyses
construction de nouveaux établissements pénitentiaires,
qui acceptent d’étudier la complexité des situations
malgré les progrès faits en matière de gestion des déte-
pour proposer des solutions ad hoc, mêlant aspects
nus – progrès en partie annihilés par la surpopulation
répressifs mais aussi cheminement éducatif ou priorité
carcérale –, malgré le développement de nouveaux
à la réinsertion sociale.
outils de gestion de la peine hors prison – bracelets
électroniques –, les interrogations se sont multipliées
sur ce que produisait finalement la prison. Après avoir
dénoncé les conditions de détention et de vie en milieu
carcéral(10), les parlementaires se sont mobilisés sur la
réinsertion des détenus et sur la question de la récidive
dans des termes différents de ceux évoqués au début de
(11) conference-consensus. justice. gouv. fr/
(10) Voir par exemple, Hyest J.-J., Cabanel G.-P. (2000), (12) Rapport d’information de Dominique Raimbourg en
Prisons : une humiliation pour la République, rapport du Sénat – conclusion des travaux d’une mission d’information sur les moyens
Commission d’enquête sur les prisons. de lutte contre la surpopulation carcérale, 23 janvier 2013.

24 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


DOSSIER - QUELLES RÉPONSES À LA DÉLINQUANCE ?

LA VIOLENCE CARCÉRALE EN QUESTION

La prison est une institution dont la fonction est d’assurer la garde des personnes incarcérées et dont l’organisation sécu-
ritaire s’impose aux détenus. Prendre en compte le fait que la privation de liberté soit une violence, c’est comprendre
l’éventuelle rationalité des violences contre soi ou interpersonnelles, en tant que mode d’expression individuel ou col-
lectif. La prison est d’emblée considérée comme un lieu de violences. Déconstruire cette évidence du lien entre vio-
lences commises initialement et violences entre détenus, c’est envisager l’hypothèse selon laquelle la violence en prison
puisse être une réaction normale à une situation anormale.

Suicides, automutilations et violences entre détenus


Le moyen le plus violent de prendre sur soi, au sens propre, consiste à retourner contre soi la violence de l’enfermement et
de la condamnation en s’automutilant ou en tentant d’accomplir le sacrifice de soi(1). Selon l’étude d’Alain Poirier (2003)(2),
les suicides concernent surtout les détenus inculpés de crimes de sang et de délits sexuels qui se retrouvent en pri-
son pour la première fois et qui sont en attente de jugement, et la moitié des suicides effectifs ont lieu dans les six pre-
miers mois de l’incarcération. Les motifs invoqués sont multiples et se cumulent, correspondant à tout ce qui angoisse,
énerve et rend dépressif : la longueur de la peine, l’enfermement, l’impuissance face aux proches, le sentiment d’injus-
tice et d’abandon, la honte de soi et la culpabilité, parfois l’innocence.
Si les violences contre soi et les violences sur les personnels sont mieux connues ou reportées par les constats ou
plaintes des seconds, les violences entre détenus sont peu connues car faiblement reportées du fait de la loi du silence
et de la peur des représailles de la part des victimes, particulièrement les violences sexuelles. La prison demeure un
lieu opaque même pour les professionnels de l’observation que sont les surveillants. Et ceux qui commettent des vio-
lences le font à l’abri des regards, en cellule ou dans des recoins sans caméra.
Selon les résultats d’une recherche sociologique sur les violences carcérales(3), la perception de la violence en prison
est variable. Si certains détenus ressentent la prison comme un milieu très violent (un quart des détenus dans l’ensemble
des établissements dit avoir peur ou très peur des autres détenus), quelques-uns vivant même dans la peur permanente,
d’autres disent n’avoir jamais peur (39 % des détenus), considérant la prison comme un espace bien moins violent que
leur quartier (« ici au moins, il n’y a pas d’armes à feu ! ») et d’autres encore (un dernier tiers) disent qu’il leur arrive quel-
quefois d’éprouver de la crainte.
Car l’organisation condamne les détenus à une relégation partielle entre eux, en cellule, en cours de promenade,
en activités. La violence est présentée avant tout comme une nécessité à titre défensif. Les personnes incarcérées
mettent ainsi en place des stratégies pour se défendre (s’armer, créer des réseaux) ou se protéger (ne pas fréquen-
ter certains lieux, éviter certains détenus). Les douches sont réputées pour être des lieux de règlements de compte
et certains n’y vont jamais ou bien demandent à y être envoyés les premiers, le matin de bonne heure, pour éviter de
fâcheuses rencontres.

La cellule : le lieu le plus dangereux


Mais le premier lieu des violences et notamment des violences les plus graves, c’est la cellule. Ce qui peut s’y passer
est redoutable et redouté. C’est le lieu des homicides (entre 2 et 5 homicides chaque année)(4), des violences sexuelles
ou des bagarres entre codétenus quand en maison d’arrêt, des personnes qui n’ont rien en commun sont condamnées
à cohabiter à plusieurs, souvent près de vingt-deux heures sur vingt-quatre, dans des espaces très exigus. En mai-
son centrale, les détenus, considérant ou croyant que les autres sont armés s’arment pour le cas où. La riposte est
une manière, souvent violente, de répondre aux attaques verbales ou physiques, aux pressions ou au racket. Elle est
souvent disproportionnée par rapport à la gravité de l’attaque du fait de la peur ou de la conviction en prison qu’on ne
peut être tranquille que si on se montre le plus fort.

(1) La France se distingue par un taux de suicide en prison très élevé. Malgré la mise en place d’un programme de prévention du suicide qui a pour effet
d’en diminuer le nombre, le maintien du taux de suicide élevé s’explique par l’inflation carcérale, la proportion de plus en plus importante de détenus
présentant des troubles psychiatriques et par les difficultés de la vie en détention, cf. Garde et réinsertion - La gestion des prisons, Rapport de la Cour des
Comptes, Paris, La Documentation française, coll. « Bibliothèque des rapports publics », janvier 2006.
(2) Poirier A. (2003), « Le suicide en prison : statistiques, commentaires, questions », L’information psychiatrique, vol. 79, n° 4.
(3) Chauvenet A., Rostaing C., Orlic F. (2008), La violence carcérale en question, Paris, PUF, coll. « Le lien social ». Cette recherche sociologique, de longue
durée, sur l’ensemble des violences carcérales, a été menée dans cinq établissements (deux maisons centrales pour des condamnés à de longues peines,
deux maisons d’arrêt pour des prévenus et condamnés à de courtes peines et un centre de détention pour les condamnés en fin de peine, dans une visée
de réinsertion) à partir d’observations, de plus de cinq cents entretiens (pour moitié avec des détenus et pour moitié avec les personnels) et de question-
naires auprès des différentes catégories de personnel et des détenus.
(4) Selon les comptes de l’administration pénitentiaire, soit 19 entre 2005 et 2010.

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 25


DOSSIER - QUELLES RÉPONSES À LA DÉLINQUANCE ?

Les espaces sportifs représentent un lieu de rendez-vous privilégié pour régler des différends, notamment pour les
affaires. L’accès aux biens est une source de violences diverses (vols, racket, règlements de compte). Dans la mesure
où le duel a l’apparence du sport avec ses normes (des règles, l’égalité des combattants, la technique, les gants), il
permet non seulement de mettre un terme au différend mais aussi d’évacuer la tension et d’éviter les sanctions : « La
boxe, ils y vont juste pour régler des comptes. C’est très bien. Personne ne va au mitard et ça se fait en règle ».
Certaines violences semblent sans motif. De nombreux détenus, lorsqu’ils évoquent ces moments où ils « craquent »
ou « explosent », regroupent sous ces vocables aussi bien leur agressivité, les injures ou les coups donnés, que le fait
de casser sa cellule ou de s’automutiler. L’explosion vient rompre cette énorme routine qui évide le temps carcéral.
Elle ne vise pas une victime particulière, juste « un regard » suffit parfois.
Chacun en prison peut ainsi être « la tête de turc » ou le bouc-émissaire de l’autre mais certains, plus vulnérables,
paraissent prédisposés pour endosser ce rôle. Les codétenus sont des cibles plus faciles que les surveillants, et parmi
les détenus, certains sont plus faibles ou moins respectés que d’autres. Les auteurs d’infraction à caractère sexuel
ont ce rôle de bouc émissaire dans la mesure où ils servent d’exutoire à la haine et à la colère. Leur présence renvoie
aux autres une image du prisonnier inverse de celle construite autour du délinquant « noble », le braqueur, et affaiblit
le mythe et donc une représentation collective de soi digne et supportable.

Corinne Rostaing,
Sociologue, enseignante-chercheure à l’Université Lyon 2,
membre de l’équipe DVPI du Centre Max Weber

26 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


LA VIOLENCE AU TRAVAIL
Marc Loriol
IDHE Paris 1

Au-delà des formes diverses auxquelles renvoie le thème des violences au travail et de
leur caractère « interne » ou « externe » par rapport à l’entreprise, ces violences peuvent
être appréhendées selon une approche psychologisante ou bien dans leurs dimensions
sociales. Marc Loriol privilégie la seconde lecture et explique combien la perception de ces
manifestations violentes dépend des structures sociales et des contextes professionnels.
Avec le processus de civilisation des mœurs, les violences dites symboliques ont gagné en
importance et leurs déclinaisons multiples expliquent le mal-être de nombreux salariés.
Les agressions verbales ou physiques ont néanmoins augmenté depuis les années 1990 et
les réponses à leur apporter ne doivent pas être uniquement centrées sur l’attitude la mieux
appropriée à adopter par les personnes qui y sont exposées, mais doivent bien davantage
mobiliser les entreprises quant à leur organisation, leur communication, la définition de
leurs objectifs.
C. F.

Depuis les esclaves de l’antiquité que l’on punis- être sanctionnés. Certains observateurs ont déploré le
sait du fouet ou du tripalium (instrument à trois pieux fait que cet accord ait été détaché de celui sur le stress
utilisé pour entraver les animaux afin de les ferrer, à (qui lui-même proposait une approche individualisante
l’origine du mot travail) jusqu’aux plaintes actuelles et psychologisante du problème) et que l’accent soit
de harcèlement moral, la violence au travail a pris de mis d’abord sur les éventuels coupables ou fauteurs de
nombreux visages. Il est ainsi courant de distinguer troubles plutôt que sur l’organisation du travail.
la violence interne (exercée par des supérieurs ou des
Le thème des violences au travail semble en effet,
collègues) de la violence externe (agression par un
en lui-même, dédouaner les entreprises et les directions.
client, un usager ou dans le cadre de mouvements
S’il s’agit de violences externes, on peut en chercher
sociaux). De même, certaines recherches se cantonnent
l’origine dans des désordres sociaux (précarité, vio-
aux formes effectives de violence (agression physique
lences urbaines, déclin des formes de contrôle et de
ou verbale pouvant produire un traumatisme corporel
régulation sociale, etc.) sur lesquelles l’entreprise n’a
ou psychologique), tandis que d’autres élargissent leurs
pas prise et qu’elle ne peut que subir à l’instar de ses
investigations aux violences plus symboliques (quand
employés. En ce qui concerne les violences internes,
les formes d’organisation de prescription et d’évaluation
elles ne seraient le résultat que de l’action de quelques
du travail vont à l’encontre des « besoins » de dignité, de
brebis galeuses, comme les « pervers narcissiques »,
reconnaissance, d’épanouissement ou d’estime de soi).
qu’il suffirait de détecter et de neutraliser en les plaçant
En 2007, les partenaires sociaux européens ont signé dans des postes sans autorité hiérarchique ou en les
un accord-cadre – après ceux sur le télétravail en 2002, renvoyant. Une autre façon de dédouaner l’entreprise
le stress en 2004 – sur « le harcèlement et la violence consiste à « blâmer la victime ». Ainsi, tel salarié agressé
au travail », aussi bien physiques que psychologiques par un usager est suspecté de ne pas bien savoir gérer
ou sexuelles, « entre collègues, dans le cadre d’un lien les conflits et l’agressivité ; un autre choqué par des
hiérarchique ou du fait de tiers étrangers à l’entreprise ». remarques désobligeantes est renvoyé à son enfance
Les entreprises s’engagent à spécifier que ces agisse- censée expliquer une supposée fragilité psychique
ments ne sont pas tolérables et que leurs auteurs peuvent ou une faible tolérance aux remontrances. Cet article

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 27


DOSSIER - LA VIOLENCE AU TRAVAIL

s’attache au contraire à mettre en avant les dimensions permanents et intérimaires, français « de souche » et
sociales des phénomènes regroupés aujourd’hui sous issus de l’immigration, agents de fabrication et techni-
l’étiquette « violence au travail ». ciens, etc.) ; la peur du chômage qui altère les formes de
solidarité et l’augmentation du turn over qui fragilise
Des perceptions socialement la constitution des collectifs, ces repères communs
conditionnées permettant la compréhension et la régulation d’une
pareille violence ritualisée se trouvent affaiblis.
Si les phénomènes de violences comportent des Dans les années 1970, nombre de conflits au travail
aspects objectifs (sévices, insultes, conditions de travail avaient pris la forme de grèves ou de protestations col-
nocives, etc.), leur perception possède également une lectives pour la défense de la dignité des travailleurs et
dimension subjective qui ne se limite pas, loin de là, contre l’exploitation, y compris dans le cas de plaintes
à de simples questions de personnalité ou d’histoire contre un petit chef autoritaire et méprisant. Aujourd’hui,
individuelle. Ainsi, si dans tout métier, avoir affaire à le déclin des conflits collectifs et l’individualisation des
un usager agressif ou violent peut être pénible, cette statuts de travail favorisent une lecture des mêmes
pénibilité est susceptible d’être plus ou moins durement conflits en termes de harcèlement moral, défini comme
ressentie. Par exemple, les infirmières perçoivent tou- un jeu pathologique entre deux personnalités limites
jours l’agressivité ou le manque de respect des malades (une victime perfectionniste, prenant trop à cœur les
comme une atteinte forte à leur idéal professionnel critiques qui lui sont adressées, et un bourreau à ten-
d’aide et de soin. Par contre, pour les policiers, l’arresta- dances perverses). C’est parce que la victime se sent
tion d’un délinquant dangereux et violent peut être une isolée et que ses collègues ont peur de la soutenir ou ne
source de fierté professionnelle, de valorisation de soi. se sentent pas concernés, qu’elle ne sait plus comment
nommer et comprendre ses problèmes. Elle va alors se
Transformations du monde ouvrier reconnaître dans l’étiquette psychologisante de « har-
et lectures nouvelles des violences subies
cèlement moral » qui contribue, en retour, à accroître
Tout dépend du sens, socialement construit, attribué encore cette lecture individualisée du problème.
aux événements ou aux actes violents. Le monde ouvrier,
jusqu’aux années 1970, était marqué par une violence Incriminer des personnes
ou des choix organisationnels ?
interne presque traditionnelle dont les jeunes apprentis
étaient les principales cibles : sévices, moqueries bru- Voir les difficultés relationnelles comme l’effet
tales, mauvais traitements étaient perçus comme une de traits de personnalité négatifs plutôt que comme
sorte de droit d’entrée, une marque de soumission des la conséquence de choix organisationnels se fait plus
jeunes sans expérience à l’égard des anciens chargés spontanément dans certains milieux professionnels que
de les former tant aux techniques du métier qu’à la dans d’autres. Lors d’une grande enquête quantitative
culture et aux normes du groupe (1). Tant que ces bri- sur les conditions de travail à l’hôpital (2), un peu plus
mades restaient dans certaines limites (pas d’excès de 11 % des soignants hospitaliers se sont dits victimes
de cruauté, d’abus de pouvoir de la part d’un aîné qui de « harcèlement moral », « régulièrement » ou « très
n’aurait pas de légitimité professionnelle), elles étaient régulièrement ». La lecture des libres réponses de cette
tolérées et perçues comme normales par le groupe. Les enquête et une recherche ultérieure par entretien ont
victimes, si elles en souffraient, pouvaient se dire que montré qu’une partie de ce « harcèlement » corres-
cela n’aurait qu’un temps, que d’autres dans la même pondait à une situation particulière : celle où la cadre,
situation connaissaient un sort identique et qu’à leur pour faire face à des congés maladie ou maternité non
tour, plus tard, quand elles seraient reconnues comme remplacés, téléphonait à des infirmières ou aides soi-
de bons ouvriers, elles se retrouveraient du côté des gnantes en repos ou en congé pour les presser d’assurer
tourmenteurs. les services non pourvus. Certaines infirmières vivaient
ces appels comme des « agressions » et les deux parties
Avec le déclin de la culture ouvrière comme du
usaient d’un registre moral pour définir la situation.
sentiment d’appartenance à une même classe ; la division
croissante du groupe ouvrier (entre jeunes et anciens, (2) L’étude européenne PRESST-NEXT (Promouvoir en Europe
santé et satisfaction des soignants au travail), réalisée entre 2004
(1) Pour différentes illustrations, voir Pillon T. (2012), Le corps et 2006 sous la direction du docteur Madeleine Estryn-Béhar, à
à l’ouvrage, Paris, Stock, coll. « Un ordre d’idées ». laquelle l’auteur de cet article a participé.

28 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


DOSSIER - LA VIOLENCE AU TRAVAIL

Pour les soignantes, les cadres étaient des « vieilles


filles » sans cœur et sans vie de famille qui étaient
incapables de comprendre le besoin de repos de leurs
subordonnées. Pour les cadres, notamment les plus
âgées, les jeunes soignantes étaient dépourvues de sens
du devoir et d’éthique du travail si elles renâclaient à
revenir à l’hôpital pour assumer les remplacements. Or
une lecture différente de la situation aurait tout aussi
bien pu mettre l’accent sur la politique de gestion de la
main-d’œuvre dans les hôpitaux : recrutements insuf-
fisants, manque de personnel pour remplacer toutes
les absences, etc.

Une attention croissante portée


à la violence symbolique

Le recul, sur longue durée, des formes les plus


extrêmes de violence avec le processus de civilisation
de mœurs conduit à développer une sensibilité accrue
à des formes de violences plus « légères » ou symbo-
liques. À cela s’ajoute l’affaiblissement des collectifs
de métier et des repères stables dans le monde du tra-
vail qui font que la reconnaissance du travail bien
fait, la régulation des comportements déviants et des malade ou de bien lui expliquer son traitement, ouvrier
injonctions excessives ne se font plus spontanément, à la chaîne qui doit laisser passer de petits défauts,
par l’application de règles professionnelles partagées médecin du travail qui a trop de visites pour détailler
par les salariés et un encadrement de proximité issu chaque situation convenablement, etc. L’intensité du
des mêmes métiers. Enfin, plus récemment, la crise travail a augmenté ces dernières années : l’enquête
économique et la montée du chômage ont favorisé, de SUMER a montré que la part des salariés du privé qui
la part des entreprises, des politiques de gestion des ont à subir au moins trois contraintes de rythme de
ressources humaines plus agressives tournées vers travail (cadence automatique, dépendance immédiate
l’intensification du travail et la profitabilité à court vis-à-vis du travail d’un ou plusieurs collègues, normes
terme. Ces évolutions ont conduit un certain nombre de production ou délais à respecter en une journée
de salariés à se sentir maltraités, non respectés et mal au plus, demande extérieure obligeant à une réponse
reconnus dans leur travail. D’après l’enquête SUMER immédiate, contrôles permanents exercés par la hié-
(Surveillance médicale des expositions aux risques rarchie ou informatisés) est passée de 28,3 % en 1994
professionnels) du ministère du Travail et de l’Emploi, à 35,5 % en 2010.
15,4 % des salariés du secteur privé se plaignaient
en 2010 de comportements méprisants contre 10,6 % Être obligé d’agir à l’encontre de ses valeurs
professionnelles ou personnelles
en 2003. De même, 13,2 % se disent victimes d’un
« déni de reconnaissance du travail » en 2010 contre Un autre aspect de ces difficultés est l’obligation
10,2 % en 2003. faite aux salariés d’agir à l’encontre de leurs valeurs
professionnelles ou personnelles : guichetier de la Poste
Manque de temps et de moyens que l’on pousse à vendre des produits dont leurs clients
Cette atteinte à la dignité des travailleurs dans leur n’ont pas besoin, DRH à qui l’on demande de mettre en
activité professionnelle peut prendre plusieurs formes. œuvre des licenciements boursiers ou encore comptable
C’est tout d’abord le sentiment de ne pas avoir le temps qui doit maquiller des opérations douteuses. D’après
ou les moyens de bien faire son travail : infirmière obli- l’enquête SAMOTRACE (Santé mentale observatoire
gée de se dépêcher sans avoir le temps de réconforter le travail Rhône-Alpes Centre) menée auprès de 6 000

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 29


DOSSIER - LA VIOLENCE AU TRAVAIL

salariés entre 2006 et 2008, 13 % d’entre eux disent relation de confiance avec la marque pour laquelle ils
devoir « travailler d’une façon qui heurte leur conscience travaillent ; mais dans le même temps, ils peuvent se
professionnelle » ; ils ont alors 50 % de risque en plus de voir reprocher par le directeur du magasin (et parfois
développer des troubles psychiques par rapport à ceux leurs collègues) de faire baisser les chiffres de vente
qui déclarent ne pas avoir eu à travailler à l’encontre et d’être de « mauvais vendeurs ».
de leurs valeurs.
La peur du chômage
Des formes d’évaluation Une forme de violence symbolique de plus en plus
du travail déshumanisantes
présente dans le travail est représentée par la menace,
Les nouvelles formes d’évaluation quantitatives du explicite ou non, de perdre son travail. La part des actifs
travail et de l’activité qui tendent à s’imposer dans le bénéficiant d’un CDI ne cesse de décroître et plus de
secteur privé, puis, avec le nouveau management public, 80 % des nouvelles embauches se font maintenant en
dans l’administration, constituent également une forme CDD ou par l’intérim. Pour ces salariés précaires, le
de violence symbolique, c’est-à-dire, d’après la défini- chantage à l’embauche ou la simple peur de ne pas
tion de Pierre Bourdieu (3), d’imposition de significations voir leur contrat renouvelé constituent de puissants
qui masquent les rapports de force et de domination. freins à tout comportement de résistance aux différentes
En effet, les indicateurs d’activité et de performance formes de violence des employeurs. D’après Mélanie
ne mesurent que ce qui est facilement quantifiable et Guyonvarch, la banalisation des licenciements et leur
entre dans les objectifs, souvent à court terme, des légitimation par le discours sur la « guerre économique »
directions. Par exemple, à l’hôpital la focalisation des et l’usage de « plans sociaux » ont des effets destruc-
directions sur la « durée moyenne de séjour » (DMS teurs sur les salariés qui sont conduits à intérioriser
dont dépendent les ressources de l’établissement avec leur indignité sociale (4).
la tarification à l’activité) imprègne le travail soignant :
il faut vider les lits, faire circuler les malades pour Répondre et résister collectivement
augmenter la productivité, quitte à renvoyer chez lui aux différentes formes de violence
quelqu’un d’insuffisamment soigné ou qui n’a personne
pour bien le prendre en charge, au risque d’avoir des
La question des agressions externes est devenue,
complications à terme ; promouvoir les malades « ren-
depuis une trentaine d’années, une préoccupation
tables » (pathologies simples, personnes sans problèmes
des salariés et des entreprises. D’après les enquêtes
sociaux) à travers les hôpitaux de jour ou de semaine,
Conditions de travail réalisées tous les sept ans
en espérant que les autres iront se faire soigner ailleurs.
depuis 1978 par la DARES, la proportion de salariés
Les soignants doivent alors parfois passer des heures
qui déclarent vivre des situations de tension dans leurs
au téléphone pour caser les « mauvais » malades.
rapports avec le public est passée de 34,8 % en 1991 à
En ignorant tout le travail « invisible » (car non 47,7 % en 1998, elle est ensuite redescendue à 41,9 %
mesuré) ou non rentable réalisé par les salariés pour en 2005, tout en restant à un niveau élevé.
que le travail se fasse quand même ou pour maintenir
un certain niveau de qualité, les systèmes d’évalua- D’une réponse centrée sur la personne…
tion participent du déni de reconnaissance ressenti À la fin des années 1980, différentes compagnies
par un nombre croissant de salariés. Par exemple, les de transport public ont constaté une augmentation des
vendeurs de boutiques de téléphonie mobile se voient agressions (physiques ou verbales) dont étaient victimes
imposer des objectifs quantitatifs de vente de tel ou les machinistes et une montée des inaptitudes et congés
tel produit suivant les périodes. Ceux qui prennent de longue durée pour motif psychiatrique (troubles
sur eux de « perdre leur temps » en aidant des clients dépressifs, post-traumatiques). D’après un journal
non « rentables » (car non demandeurs des produits interne de la RATP, « les meilleures solutions face au
les plus chers) à régler leurs problèmes techniques stress et face aux agressions sont à trouver auprès de
ou à trouver la solution la plus adaptée à leur besoin, ces machinistes qui savent le mieux s’intégrer à leur
participent à la construction d’une bonne image et d’une
(4) Guyonvarch M. (2011), « Violences euphémisées, violences
démultipliées ? Gestionnaires des ressources humaines et banali-
(3) Bourdieu P. (1972), Esquisse d’une théorie de la pratique, sation du licenciement », in Violences et travail, Durand J.-P. et
Genève, Droz. Dressen M. (dir.), Toulouse, Octarès, p. 253-263.

30 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


DOSSIER - LA VIOLENCE AU TRAVAIL

environnement et y développer une qualité relationnelle interventions passées (7), etc. L’importance de ce travail
qui emporte l’adhésion des passagers. En définitive, le d’équipe se révèle bien lorsque des dissensions dans le
machiniste force le respect d’abord et surtout grâce aux groupe réduisent la coopération et que les tensions avec
qualités personnelles et humaines dont il fait preuve » (5). le public augmentent. La possibilité pour les brigades
Mieux sélectionnés, mieux formés, les machinistes de police-secours d’être intégrées et unies dépend aussi
sauraient gérer l’agressivité des passagers et les conflits. largement de l’organisation du travail. Or, dans les
Des cabinets-conseils en gestion du stress sont mandatés commissariats difficiles sont affectés en priorité des
et de nouveaux outils psychotechniques (par exemple jeunes inexpérimentés, soucieux de se faire muter le
des échelles de mesure de l’alexithymie (6)) sont testés plus rapidement vers des villes plus calmes. Le manque
lors de l’embauche. de policiers expérimentés réduit alors la transmission
des valeurs et des savoirs professionnels qui permettent
… à une réponse mobilisant l’entreprise de gérer ensemble la violence et les problèmes. Plus
Devant le mécontentement des syndicats et le constat généralement, les salariés qui se sentent soutenus par
en interne de la faible efficacité de ces mesures, les les collègues et leur hiérarchie, poursuivent des buts
compagnies de transport public passent alors à une clairs et partagés par tous, sont moins affectés par la
autre conception : toute agression doit être considérée violence éventuelle des usagers ou clients.
comme une attaque contre l’entreprise et non contre
un individu (d’où la mise en place d’un service chargé Éviter une communication institutionnelle
trompeuse et des injonctions contradictoires
d’accompagner et de suivre les dépôts de plainte), face
à laquelle la direction doit réagir par des changements Les directions d’entreprise peuvent avoir une
d’organisation. Par exemple, dans une compagnie de part de responsabilité dans les problèmes posés par
province, l’affichage des horaires des bus avait entraîné la « violence externe ». La politique du « client roi »
l’augmentation des conflits avec les passagers mécon- ou les promesses intenables peuvent encourager les
tents de voir arriver les bus en retard. La discussion usagers irascibles. À la SNCF, combien de guichetiers
avec les machinistes avait conduit, dans un premier se sont vus renvoyer dans la figure le slogan qu’avait
temps à aménager la voirie (couloirs de bus, feux rouges imprudemment diffusé leur employeur (« SNCF, c’est
dédiés…) afin de limiter les causes de retard, puis, dans possible ») ! Les injonctions contradictoires peuvent
un deuxième temps à mettre en place un système GPS également mettre les salariés en difficulté. Ainsi, les
embarqué pour donner des prévisions en temps réel conducteurs de bus se voient demander d’être aimables
des horaires de passage des bus. Plus généralement, et accueillants envers leurs passagers, fermes et sus-
différentes actions comme la modification des lignes, picieux envers les fraudeurs potentiels, et avant tout
la présence dans certains endroits de médiateurs ou concentrés sur la conduite et la route pour éviter les
d’agents de sécurité, des politiques tarifaires pour éviter accidents. Nombre d’agressions ont pour origine une
que les plus pauvres ne fraudent, etc., permettent de suspicion de fraude faite sans tact faute de temps. De
réduire les risques de conflits et d’agression. même, des objectifs difficiles à atteindre, une évalua-
tion de l’activité purement quantitative, les pressions
L’importance de l’organisation du travail hiérarchiques peuvent conduire les salariés à négliger,
L’observation de brigades de police montre que la dans leurs interactions avec les clients ou les usagers,
capacité à calmer un individu provocateur et agressif les règles de « préservation de la face » de l’autre, des
peut varier fortement d’un collectif à l’autre. Des tech- « échanges réparateurs », selon les termes d’Erving
niques existent, comme la « triangulation » (entourer à Goffman (8), qui permettent de gérer les différents inci-
trois la personne menaçante pour imposer son autorité dents du quotidien. Violences externes et violences
sans violence), la division interne du travail (mettre internes sont donc en partie liées.
en avant celui qui sait parler à telle catégorie d’usager
difficile), le front commun et la coordination du tra-
vail, le partage des connaissances et le retour sur les
(7) Loriol M. (2011), « Répertoires d’action et travail collectif
dans l’activité des brigades de police-secours », Les mondes du
(5) Henrion A. et La Sala A. (1994), « Le stress, enquête sur un travail, n° 11, p. 15-26.
mal moderne », Savoir faire RATP, n° 9, p. 2-10. (8) Goffman E. (1974), Les Rites d’interaction, Paris, Éditions
(6) Difficulté à exprimer verbalement ses émotions. de Minuit, coll. « Le Sens Commun ».

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 31


DE LA GRÈVE
AU FLASHMOB :
DES CONFLITS SOCIAUX
MOINS VIOLENTS ?
Jérôme Pélisse
Maître de conférences en sociologie
Université Versailles-Saint Quentin en Yvelines, directeur du laboratoire PRINTEMPS (UMR CNRS)

Saisir la place de la violence aujourd’hui dans les conflits sociaux nécessite de prendre
du recul en observant les statistiques relatives aux grèves depuis leur légalisation sous le
Second Empire et d’étudier en même temps les formes qu’elles peuvent revêtir, les réper-
toires d’action susceptibles de les accompagner. Si certains travaux mettent l’accent sur
une reviviscence de la conflictualité dans la seconde moitié de la décennie 1990, qui ferait
écho à la forte contestation des années post-soixante-huitardes, pour Jérôme Pélisse il
n’est pas du tout avéré que ce nouveau cycle de contestation s’accompagne d’une violence
plus grande. Il explique par ailleurs combien l’emploi du mot « violence » peut être instru-
mentalisé et qu’il importe de l’interroger dans chaque situation donnée. L’interrogation doit
s’appliquer aussi aux significations diverses qu’exprime le recours à des modes d’action
violents. Et il s’agit de bien comprendre par ailleurs qu’une certaine violence est consubs-
tantielle à la conflictualité sociale.
C. F.

Des séquestrations et menaces d’explosions de La question est en réalité minée, pleine de présuppo-
bonbonnes de gaz dans plusieurs usines en 2009 aux sés et d’implicites. Il faut par exemple immédiatement
blessés relevés en 2013 à Notre-Dame-des-Landes, récuser l’idée que, de la grève au rassemblement éclair,
devant le siège de Goodyear, ou en marge des mani- on serait passé de formes violentes de conflit portant
festations contre le mariage pour tous, sans oublier les atteinte à l’ordre du travail à des formes ludiques de
émeutes urbaines en 2005, la violence constitue une protestation dans l’espace public. La grève, certes
dimension, fortement médiatisée, des conflits qu’a issue d’une histoire tumultueuse avant sa légalisation
connus récemment la France. Dans une société marquée en 1864, constitue en fait une forme pacifiée d’expres-
par une profonde crise économique depuis 2008, les sion de revendications, très codifiée juridiquement et
tensions et les conflits s’aiguisent-ils au point vérita- très institutionnalisée au sein du système de relations
blement de s’accompagner du retour d’une violence professionnelles français. À l’inverse, la mobilisation
que l’on croyait oubliée ? Ou cèdent-ils, au contraire, le éclair – que l’on peut définir comme le rassemblement
pas à de nouvelles formes plus pacifiées d’expression, d’un groupe de personnes, qui ne se connaissent pas
tel le flashmob ? en général auparavant, dans un lieu public pour y

32 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


DOSSIER - DE LA GRÈVE AU FLASHMOB : DES CONFLITS SOCIAUX MOINS VIOLENTS ?

effectuer des actions convenues d’avance, avant de se


disperser rapidement –, ne comporte souvent aucune DE LA DÉFINITION JURIDIQUE
revendication. Et, dans le domaine du travail, on trouve DE LA GRÈVE À SA MESURE
même des exemples de flashmobs organisés par les
directions du personnel visant à renforcer la cohésion « Cessation collective et concertée du travail en vue
d’appuyer des revendications professionnelles dont
des salariés ! Il reste qu’une campagne vidéo diffusée l’employeur a connaissance », telle est la définition
sur internet touchant l’image d’une multinationale se de la grève selon le Larousse. Ses conditions d’exer-
voulant exemplaire en termes de responsabilité sociale cice sont définies juridiquement (titre premier du
peut être dévastatrice(1). livre V du Code du travail) et font toujours l’objet de
précisions, jurisprudences, et même de lois nouvelles
La question pourrait donc être celle-ci : contrai- comme celle instaurant le service minimum dans
rement aux années 1970 où se sont multipliées les les transports votée en 2007. Assimilée à l’expres-
occupations d’usines et les manifestations violentes, sion de la conflictualité tout entière, la grève a été
jusque dans les années 1990 la seule forme de mobi-
dans un contexte de forte contestation et d’un « âge
lisation collective mesurée par les statistiques d’État,
d’or des luttes »(2) qu’aurait initié et symbolisé mai 68, qui agrégeaient les journées individuelles non tra-
aurait-on assisté depuis à une pacification des conflits, vaillées pour fait de grève (JINT). Leur déclin depuis
une diminution des grèves et au développement de les années 1970 apparaît impressionnant, nourrissant
formes moins violentes de conflictualité (boycotts, la thèse d’un fort recul de cette conflictualité. Un tel
constat, qui se fonde sur une source administrative
manifestations pacifiques, etc.) ? Mais la période
(les JINT étaient calculées à partir des remontées
ne serait-elle pas plutôt à un retour des formes vio- d’information de l’inspection du travail jusqu’en 2005),
lentes de contestation, dans les entreprises et/ou dans est toutefois discuté depuis les années 1990 qui ont
l’espace public, par des formes de protestation qui vu se développer d’autres enquêtes, notamment l’en-
mettent en jeu les corps (grèves de la faim, suicides, quête REPONSE – l’enquête Relations profession-
séquestrations, affrontements physiques) mais aussi nelles et négociations d’entreprise, réalisée par la
DARES (Direction de l’animation de la recherche,
les réputations (judiciarisation, dénigrements publics, des études et des statistiques) a lieu tous les six ans
cyber-attaques, etc.) ? depuis 1993 –, montrant une diffusion de la conflictua-
lité, non réduite à la seule grève, à davantage d’éta-
blissements qu’auparavant.
Transformation du répertoire
d’action et cycles de protestation :
quelle place pour la violence ?
en France(3). Dans la mesure où les grèves s’accom-
La place de la violence dans les mouvements pagnent souvent d’autres modalités de protestation
sociaux, et en particulier dans ceux qui se déroulent dans l’espace public (des manifestations notamment),
dans le cadre du travail, a contribué historiquement la surveillance policière reste aujourd’hui d’actualité.
à nourrir la construction de statistiques et d’une C’est que la grève contient toujours potentiellement
mesure de la conflictualité. Il faut rappeler en effet une forme de violence, elle peut s’accompagner de
que c’est d’abord la police qui, parce qu’il s’agissait formes de coercition (contre la « liberté du travail »
d’infractions, a commencé à compter les « coali- des non grévistes) ou d’atteintes aux biens ou au droit
tions poursuivies » – c’est-à-dire les grèves ayant de propriété des employeurs.
donné lieu à des poursuites judiciaires. Lorsque la
grève s’est institutionnalisée et est devenue un phé- La grève et ses formes de protestation
associées
nomène social, c’est le ministère du Commerce puis
du Travail qui a élaboré ces statistiques, qui sont Près de 150 ans de jurisprudence et l’inscription
parmi les rares données mobilisables pour étudier du droit de grève comme un droit constitutionnel
scientifiquement les cycles de conflictualité sociale en 1946 ont codifié, encadré, institutionnalisé la grève,
sans empêcher l’invention de formes de protestation
(1)5D\-(  ©1RXYHDX[FRQÀLWVFROOHFWLIVGDQVQRWUH
société de réputation : de la grève internet à l’action collective
externalisée », Sociologie du travail, vol. 53, n° 2.
(3)3HQLVVDWe  ©0HVXUHGHVFRQÀLWVFRQÀLWVGHPHVXUH
(2) Mathieu L. (2009), Les années 70, un âge d’or des luttes ? 5HWRXU VXU O¶KLVWRLUH GHV RXWLOV GH TXDQWL¿FDWLRQ GHV JUqYHVª
Paris, Textuel. Politix n° 86.

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 33


DOSSIER - DE LA GRÈVE AU FLASHMOB : DES CONFLITS SOCIAUX MOINS VIOLENTS ?

Graphique 1. Nombre de journées individuelles non travaillées (JINT) pour fait de grève dans les entreprises
(1975-2005)
4500

4000
Y compris les transports Hors transports
3500
Nombre de JINT (milliers)

3000

2500

2000

1500

1000

500

a)
75
76
77
78
79
80
81
82
83
84
85
86
87
88
89
90
91
92
93
94

19 5

97
98
99
00
01
02
03
04
05
9
96 (
19
19
19
19
19
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19
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19
19
19
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19
19
19
19
19
19
19

19
19
19
20
20
20
20
20
20
Source : DARES, ministère du Travail. (a) conflits localisés, hors transports à partir de 1996.

associées, comme les « occupations » étudiées par veau(5). De l’occupation d’usine comme modalité de
Étienne Pénissat. L’emploi de ce terme pour qualifier la grève visant à la protéger (et à faire de l’usine une
la forme que prirent de nombreuses grèves en 1936 forteresse) à l’occupation comme alternative à la grève
traduit cependant une victoire symbolique de la partie (comme dans le conflit LIP qui se déroule pendant
patronale, qui visait par là à disqualifier les violences plusieurs années à partir de 1973) ou à l’occupation
qui accompagneraient « les grèves les bras croisés » ou symbolique de locaux du patronat et de l’État (par
les « grèves sur le tas » que décrivent les organes de exemple lors des conflits de la sidérurgie en 1979,
presse du mouvement ouvrier de l’époque(4). C’est que de chômeurs dans les années 1990 ou des salariés de
les mots ont une histoire et leurs usages comme leur PSA début 2013), les occupations n’ont toutefois pas
diffusion traduisent des luttes symboliques de nomi- le même sens ni les mêmes modalités pratiques ; il
nation qui ne sont pas sans effet sur les interprétations, convient donc d’analyser finement les répertoires de
les réactions et la légitimité des modes d’action et des l’action protestataire pour en comprendre les éven-
acteurs. La violence est ainsi une étiquette qui appelle tuelles dimensions « violentes ».
immanquablement la condamnation aujourd’hui, au
contraire d’une époque où, théorisée par certains, elle Les répertoires d’action disponibles
était au fondement de l’action révolutionnaire. Et c’est La notion de répertoire d’action développée par
pourquoi les catégorisations adoptées par les uns et les Charles Tilly à propos, justement, de l’histoire longue
autres (y compris les chercheurs) – conflits violents, des grèves en France est ici incontournable(6). Car
radicaux, illégaux, occupations, séquestrations, etc. – c’est dès son étude du « déclin de la grève violente
ne sont jamais neutres et qu’il convient d’être attentif en France, 1890-1935 » – titre de son premier article
aux acteurs qui emploient ces qualificatifs et aux en 1971 – que Tilly forgea cette notion qui désigne
conséquences et positionnements qu’ils impliquent. le stock limité de moyens d’action à la disposition
des groupes contestataires. L’action violente est l’un
En matière d’occupations, c’est ainsi un proces-
de ces moyens d’action, et Tilly a démontré le recul
sus de « réinvention » qui se déroule dans les années
de son usage, en écho à la thèse plus générale de
1960-1970 lorsque ces dernières se multiplient à nou-
Norbert Elias sur la civilisation des mœurs ou de Max

(5) Pénissat É. (2005), « Les occupations de locaux dans les


années 1960-1970 : processus sociohistoriques de ‘‘réinvention’’
d’un mode d’action », Genèses, n° 59.
(4) Pénissat É. (2005), « Occuper les lieux de travail » en 1936. (6) Tilly C., Shorter E. (1974), Strikes in France, 1830-1968,
Usages et enjeux sociaux et politiques », Mots. Les langages du Cambridge, Cambridge University Press ; Tilly C (1986), La
politique, n° 79. France conteste de 1600 à nos jours, Paris, Fayard.

34 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


DOSSIER - DE LA GRÈVE AU FLASHMOB : DES CONFLITS SOCIAUX MOINS VIOLENTS ?

Weber sur la monopolisation progressive de la violence « émeutes de 2005 » en France – ou dans les entre-
légitime par l’État. prises dans lesquelles la conflictualité, après presque
deux décennies de baisse, a connu un certain renouveau
Il n’en reste pas moins que les répertoires d’action
dans les années 2000(10).
varient dans le temps et dans l’espace tout comme
les représentations de ce qui ressortit à la violence – La violence : une qualification à interroger
les violences des mouvements paysans apparaissant au cas par cas
toujours plus « tolérées » par les pouvoirs publics
Il n’est rien moins que sûr, cependant, que l’affir-
que les violences ouvrières ou les émeutes urbaines.
mation d’une « violence » croissante ait accompagné
Alain Touraine et son équipe ont ainsi tenté de montrer
ce nouveau cycle de contestation. Si la radicalité et
l’existence, dans les années 1970 et 1980, de nouveaux
la violence politiques sont associées à un certain
mouvements sociaux détournés de la centralité du
nombre de causes (d’extrême gauche et d’extrême
conflit de classe et développant des formes innovantes
droite, d’intégrisme religieux, voire de défense des
de protestation, avant de proposer l’idée qu’émer-
animaux) – et la dimension « infra politique » des
gerait dans les années 1990 un nouveau paradigme
émeutes de 2005 a fait l’objet de débats dans les
de la violence(7). Décrivant la diversité et la dyna-
interprétations que se sont employés à en faire les
mique des engagements politiques ou les mutations
acteurs politiques et les chercheurs –, n’assisterait-
du capitalisme et de son esprit(8), d’autres travaux
on pas à la fabrication d’une nouvelle « norme »
soulignent, après une décennie de luttes prononcées
politique en la matière ?(11) Conjuguant processus de
dans les années 1970 suivies d’une quinzaine d’années
radicalisation et de dé-radicalisation des carrières
de déclin d’un esprit contestataire, le retour, depuis
militantes, instrumentalisation et effets de nomi-
le milieu des années 1990, d’un nouveau cycle de
nation impliqués par cette qualification, l’analyse
protestation sociale. Multiforme, celui-ci se déploie
de la part de violence dans les modalités d’action
aussi bien à l’échelle internationale avec l’altermon-
adoptées par les mouvements sociaux ne peut qu’in-
dialisme(9), qu’au niveau des quartiers – ainsi des
sister sur la saisie nécessairement relationnelle du

(7) Wieviorka M. (1998), « Le nouveau paradigme de la vio- (10) Béroud S., Denis J.-M., Desage G., Giraud B., Pélisse J.
lence », Cultures et conflits, p. 29-30. (2008), La lutte continue ? Les conflits dans la France contempo-
(8) Boltanski L., Chiapello É. (1999), Le nouvel esprit du capi- raine, Bellecombe en Bauges, Éditions du Croquant.
talisme, Paris, Gallimard. (11) Voir le dossier « Radicalités et radicalisation », sous la di-
(9) Sommier I. (2003), Le renouveau des mouvements contesta- rection de Dufour P., Hayes G. et Ollitrault S. (2012), Lien social
taires, à l’heure de la mondialisation, Paris, Flammarion. et politiques, n° 68.

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 35


DOSSIER - DE LA GRÈVE AU FLASHMOB : DES CONFLITS SOCIAUX MOINS VIOLENTS ?

de la propriété privée ou de la liberté de circulation,


QUELQUES CONFLITS
d’un membre du gouvernement souhaitant disquali-
 VIOLENTS  RÉCENTS fier certains protagonistes du mouvement en cours
ou d’un dirigeant syndical inscrit dans des rapports
Depuis le début des années 2000, plusieurs conflits
« violents » ont émaillé l’actualité sociale et médiatique
de concurrence avec d’autres organisations. Ce sont
en France. Dans quasiment tous les cas il s’agissait ces prises de position qui contribuent à faire entrer
de situations de restructurations et de licencie- le conflit dans une catégorie donnée et elles ne sont
ments, et souvent de fermetures de sites. On peut pas saisissables en dehors d’une analyse fine des
citer les conflits qui se sont déroulés chez Cellatex rapports de force dans lesquels les différents acteurs
en 2000 (versement de fûts d’acide dans la Meuse),
sont insérés ».
chez Daewoo en 2003 (incendie criminel), puis chez
New Fabris et Nortel ou chez Sony, 3M, Caterpillar,
Scapa en 2009 (séquestrations de cadres de direc- Quelles violences dans les conflits
tion), et chez Sodimatex en 2010 (menace d’explo-
sion de l’usine). Plusieurs de ces conflits ont nourri
du travail ?
des productions littéraires, théâtrales ou cinémato-
graphiques lors des dernières années. La conscience des enjeux médiatiques qui entourent
la violence attribuée à certaines formes de conflits, tout
qualificatif. Dans le domaine du travail, cette pers- comme le recul historique ou la variété des manières
pective conduit alors, selon Sophie Béroud(12), « à dont le droit et les juges sanctionnent des comporte-
restituer la logique d’acteurs situés dans des champs ments violents (atteinte aux personnes ou aux choses,
différents, qu’il s’agisse du juge sanctionnant le entrave à la liberté du travail) permettent de souligner
recours à telle modalité d’action au nom de la défense la pluralité des significations et des usages sociaux des
formes « violentes » du répertoire d’action disponible
pour les acteurs. Sociologiquement, il apparaît néces-
(12) Béroud S. (2010), « Violence et radicalité dans les conflits saire de lier ces modes d’action violents (occupations,
du travail : quelques pistes d’analyse » in Ndiaye A., Ferrand-
Bechman D. (dir.), Violences et société. Regards sociologiques, dégradations, altercations, menaces, etc.) avec leur
Paris, Desclée de Brouwer. contexte et les expériences des salariés, soumis à un

Graphique 2. L’évolution des formes de conflits

12
10,6 1998 2004 2010 10,6
10,1 10,3
10 9,6
8,8
8,5 8,3
8 7,5 7,5
7,1 7,2
6,7

6
4,9

4
3,0 3,2 3,0
2,5 2,7
1,9 1,9
2

0
Débrayage Grève de moins Grève de plus Refus heures Grève du zèle, Manifestation Pétition
de 2 jours de 2 jours supplémentaires perlée

Champ : échantillon représentatif des établissements du secteur marchand de plus de 20 salariés.


Source : enquête REPONSE (selon les directions d’établissements) entre 1996-1998, 2002-2004 et 2008-2010, DARES, ministère du Travail.
Lecture : 10,3 % des représentants des directions déclarent qu’entre 2008 et 2010 leur établissement a connu au moins du débrayage.

36 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


DOSSIER - DE LA GRÈVE AU FLASHMOB : DES CONFLITS SOCIAUX MOINS VIOLENTS ?

rapport de subordination qui peut impliquer l’expres- tion de biens ou de dommages à l’environnement »
sion parfois aiguë de formes d’arbitraire et d’inégalité ne représentent qu’une part très marginale (moins
par ailleurs consubstantielles aux rapports de travail. de 1 %) des conflits les plus marquants signalés
Dans une perspective relationnelle, et même lorsque par les représentants du personnel dans l’enquête
la confrontation physique directe n’existe pas entre REPONSE(14).
cadres, grévistes et non grévistes (celle-ci n’a cependant
À l’inverse, l’enquête REPONSE souligne la préé-
pas disparu comme le montre la grève d’Aulnay en
minence des modes d’action traditionnels – grèves et
février 2013), la violence sociale, visible et ressentie
débrayages –, et la diffusion accrue des formes d’action
quotidiennement au travail ou dans certains quartiers,
sans arrêt de travail comme les pétitions, manifestations
est évidemment en lien avec l’adoption de formes de
ou refus d’heures supplémentaires. Non sans laisser
protestation violentes, particulièrement dans les cas de
transparaître, dans les réponses aux questions ouvertes
restructurations et de fermeture d’usines, ou de quartiers
soumises aux représentants du personnel, l’existence
abandonnés par l’action publique.
de toute une palette de pratiques contestataires, du
Pour les salariés en lutte, cette violence est une res- boycott de réunions à l’empêchement de se tenir de
source dans un rapport de force qui permet d’attirer les celles-ci, du port de brassards aux barbecues devant
médias, d’obliger les pouvoirs publics à s’intéresser au l’entreprise(15)… qui peuvent, en contexte, être vécues
problème, de se constituer une monnaie d’échange (les violemment par les acteurs de l’entreprise.
machines ou les produits, parfois coûteux, qui peuvent
La notion de violence est ainsi à pluraliser. L’une des
être « retenus »), éventuellement de rappeler qu’il y a
nouveautés, ces dernières années, réside peut-être dans
des personnes derrière des décisions présentées comme
l’individualisation de cette violence du et au travail, subie
inéluctables et imposées par la situation économique(13).
autant qu’exercée, qu’elle se traduise par les troubles
Encadrés syndicalement au niveau local – même si
qu’implique son absence, par l’expression de formes
les dirigeants confédéraux ont rarement soutenu ces
de souffrance qui vont parfois jusqu’au suicide ou par
actions –, les salariés mettent aussi en scène par des
une montée des risques psychosociaux. Le collectif est
menaces d’actions violentes la désespérance et la vio-
toujours présent cependant, y compris dans la typologie
lence sociales qu’ils subissent lors de la fermeture de
des formes de violence au travail que propose Marnix
leur usine dans un bassin d’emploi sinistré. Minoritaires
Dressen, évoquant la violence physique et la violence
même s’ils sont surmédiatisés, ces conflits « violents »
symbolique, la violence psychologique et la violence
ne sont pas entièrement des épiphénomènes. Ils tra-
morale ou la violence de discordance (qui résulte des
duisent, dans le registre de la mobilisation collective,
situations ou on accepte de se mettre en contradiction
l’aiguisement des tensions d’un monde salarial qui ne
avec soi-même ou de se livrer à ce que son éthique
parvient que très difficilement à faire valoir un rapport
personnelle réprouve)(16). Et même si l’on en reste à la
de force dans les entreprises ou dans la rue. L’échec du
violence comme mode d’action collective, ses signi-
mouvement syndical pourtant uni lors du conflit sur les
fications et ses usages sont toujours à contextualiser.
retraites à l’automne 2010 a ainsi autant constitué un
La judiciarisation d’un conflit ne signale-t-elle pas une
symbole que ces conflits « radicaux » et désespérés,
escalade dans celui-ci qui peut être perçue comme très
où les salariés revendiquaient des primes extra-légales
violente ? Quoique la judiciarisation accrue des conflits
élevées plutôt qu’un emploi ou un reclassement, ceux-ci
que dénoncent de nombreux acteurs constitue l’une des
leur apparaissant comme des promesses trop illusoires.
idées fausses les plus répandues(17), sa médiatisation
Il faut néanmoins se garder du prisme médiatique : qui va souvent de pair – tout comme les boycotts ou les
la sur-médiatisation de ces conflits « de survie »
tend à occulter la réalité quotidienne des conflits (14) Béroud S. et alii (2008), op. cit.
sociaux, dans le secteur industriel comme dans les (15) Béroud S. (2010), « Violence et radicalité… », op. cit.
services. Sur la période 2002-2004, les « occupations (16) Dressen M. (2011), « Violences dans le travail, esquisse
d’une typologie » in Durand J.-P., Dressen M. (dir.), La violence
avec séquestration » ou les « menaces de destruc- au travail, Toulouse, Octarès.
(17) Le nombre de procédures prud’homales décroît de plus de
(13) Les séquestrations de cadres peuvent ainsi s’interpréter 12 % depuis 1993, tandis que le taux de contestation judiciaire de
comme une manière de redonner un « corps » aux responsables, plans sociaux ne s’élève pas à plus de 2 ou 3 % ; voir Pélisse J.
sinon aux décisionnaires, souvent lointains et avec qui aucun dia- (2009), « Judiciarisation ou juridicisation ? Usages et réappropria-
logue n’a été possible dans la plupart des cas. tions du droit dans les conflits du travail », Politix n° 86.

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 37


DOSSIER - DE LA GRÈVE AU FLASHMOB : DES CONFLITS SOCIAUX MOINS VIOLENTS ?

campagnes vidéos s’appuyant sur des flashmobs – peut certains conflits sociaux, en marge de manifestations,
tout autant atteindre l’image des entreprises, nerfs de la lors d’émeutes urbaines ou lors de grèves avec ou sans
« guerre économique », sans doute plus essentielle mais occupations, ne serait-elle que réactive, pathologique,
aussi plus fragile qu’auparavant(18). excessive ? Ne peut-elle plus même se comprendre, à
défaut de se justifier ? « Décrire la violence c’est sou-
Au final, la violence est consubstantielle à la conflic-
vent décrire des formes de répression, mais c’est aussi
tualité sociale : dans la mesure où celle-ci consiste à
décrire des luttes, des résistances, des forces d’éman-
rompre avec l’ordre établi, à refuser, contester, reven-
cipation »(19). C’est en ce sens que penser et décrire la
diquer, elle tend à prendre une signification violente
violence et l’usage de la force, y compris symbolique,
pour ceux à qui elle s’adresse – directions d’entreprise,
qui se loge au cœur même des mécanismes et procédures
institutions, pouvoirs publics. Subjective, située et
institutionnels censés la prévenir et l’encadrer (comme
relationnelle, subie autant qu’exercée, la violence est
la négociation collective dans le domaine du travail),
susceptible d’être instrumentalisée par les uns et par les
constitue une nécessité encore d’actualité aujourd’hui.
autres. La violence physique, à l’égard des personnes ou
des biens, a certes reculé continûment au XXe siècle, la
fin des espérances révolutionnaires délégitimant défini-
tivement la théorisation d’une telle forme de violence.
Cette violence physique, qui existe pourtant toujours dans

(19) Lavergne C., Perdoncin A. (2010), « Éditorial. La violence


(18) Voir Ray J.-É. (2011), op. cit. à l’épreuve de la description », Tracés, n° 19.

38 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


LA VIOLENCE À L’ÉCOLE :
VERS UNE RÉVOLUTION
CULTURELLE ?
Éric Debarbieux
Professeur à l’Université Paris-Est Créteil
Délégué ministériel chargé de la prévention et de la lutte contre les violences en milieu scolaire

Longtemps appréhendée à travers ses manifestations les plus spectaculaires et souvent


attribuée à des personnes étrangères aux établissements scolaires, la violence à l’école
renvoie aujourd’hui à l’ensemble des comportements créateurs de souffrances physiques
ou psychiques commis par des auteurs extérieurs ou non à la communauté éducative. À
partir des enquêtes de victimation, Éric Debarbieux souligne combien la violence en milieu
scolaire est en fait beaucoup plus une violence endogène que résultant de l’intrusion
d’éléments étrangers et qu’elle se caractérise par des victimations mineures. Mais leur
récurrence a des conséquences en termes de santé mentale et de réussite scolaire. Les
causes des violences font intervenir des facteurs personnels, familiaux, socioéconomiques,
elles dépendent aussi de l’influence des pairs et de l’organisation de la vie éducative. Désor-
mais, les politiques publiques enjoignent aux établissements de définir des programmes
d’actions à même de combattre les formes de harcèlement.
C. F.

La violence en milieu scolaire a longtemps été types de faits liés au harcèlement entre pairs. Du coup la
perçue en France par le seul biais des violences d’intru- violence est perçue également comme un problème de
sion et des violences paroxystiques. L’attrait médiatique santé publique – lié aux conséquences du harcèlement
pour le spectaculaire privilégie, il est vrai, ce type de sur le plan de la santé mentale – et pédagogique, par
violence. C’est aussi comme une délinquance venue ses conséquences au niveau du décrochage scolaire,
de l’extérieur que cette violence a été analysée et par mais aussi par sa corrélation avec la qualité du climat
conséquent les solutions préconisées ont majoritai- scolaire. Cette évolution a très clairement été impulsée
rement été des solutions en termes de lien avec la Police par un lien entre les recherches scientifiques, l’opinion
et la Justice, ou de soutien d’équipes spécialisées aux publique et les décisions politiques.
établissements en difficulté. L’investissement des col-
lectivités territoriales a également été massif dans des La violence à l’école :
matériels permettant en principe de prendre en charge définition et fréquence
ces intrusions, comme la vidéoprotection. Pendant
vingt ans, au moins, le problème a été surtout abordé
Au-delà des faits divers célèbres qui ont fait craindre
comme un problème de sécurité publique, ce que bien
la montée d’une violence terrifiante dans les écoles, la
entendu il est parfois.
violence en milieu scolaire est surtout une violence de
Cependant des évolutions récentes témoignent d’un victimations mineures, mais répétitives, dont il convient
changement de paradigme, avec la prise en compte de de ne pas minorer les conséquences.

42 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


DOSSIER - LA VIOLENCE À L’ÉCOLE : VERS UNE RÉVOLUTION CULTURELLE ?

Définir la violence à l’école pressions douloureuses sur des individus de leur âge.
Toutefois l’intrusion de la cyberviolence prolonge et
Un débat maintenant ancien en France a suggéré
intensifie ce harcèlement(5).
de maintenir la définition de la violence en milieu sco-
laire dans le cadre strict de la violence la plus dure, et Toute violence à l’école n’est pas du harcèlement.
d’abord de la violence physique(1). Cependant ce débat Il existe d’autres situations elles aussi spécifiques à
est désormais tranché. Ainsi, la communauté scientifique l’espace scolaire, et surtout la violence entre adultes et
a opté pour une définition large de la violence : « Les élèves, que cette violence soit celle des élèves contre
enquêtes récentes sur la violence à l’école utilisent [une] les personnels ou des personnels contre les élèves.
interprétation élargie. La violence à l’école recouvre Mais très souvent, par le biais d’agressions mineures le
la totalité du spectre des activités et des actions qui plus souvent verbales, les violences en milieu scolaire
entraînent la souffrance ou des dommages physiques ou prennent sens dans la répétition : celle du harcèlement,
psychiques chez des personnes qui sont actives dans ou des incivilités, de ce que nous nommons les microvio-
autour de l’école, ou qui visent à endommager des objets lences répétées.
à l’école »(2). L’expérience personnelle de victimation
est, autant pour les élèves que pour les enseignants, liée Prévalence de la violence en milieu scolaire
à des incidents mineurs, les victimations sérieuses sont La mesure de la prévalence de la violence à l’école
très rares(3). Il existe un consensus international pour est très lacunaire dans la plupart des pays. Il faut d’abord
une extension de la définition de la violence en milieu savoir que seules 9 % des agressions violentes contre
scolaire à un large spectre de faits, plutôt que dans sa les adolescents sont signalées à la police lorsqu’elles
restriction aux violences physiques et criminelles, et sont commises dans les écoles contre 37 % lorsqu’elles
pour une prise en compte des incidents mineurs : vio- sont commises dans les rues(6).
lences verbales, bousculades, bagarres, etc.
Pour pallier les insuffisances du relevé administratif
C’est la prise de conscience de l’importance de la se sont développées des enquêtes de victimation spéci-
répétition de violences de faible intensité qui a été à fiques à la violence en milieu scolaire. Le principe en
l’origine de ce choix définitionnel. Si on les examine est très simple : il s’agit de demander à un échantillon
isolément, les incidents mineurs ne sont pas drama- de population donnée ce qu’elle a subi comme actes de
tiques. Mais tout change lorsqu’il y a répétition de ces violence (les victimations). De nombreuses enquêtes
petites agressions, lorsque ce sont toujours les mêmes scientifiques permettent de se faire une idée de la pré-
personnes qui en sont victimes ou qui les perpétuent. À valence du phénomène. C’est le cas des enquêtes ayant
ce niveau le grand standard international est la notion porté sur le bullying. Le succès du questionnaire du
de « school bullying ». Ce concept appelle à la prise en chercheur scandinave Dan Olweus a conduit de nom-
compte de faits aussi ténus en apparence que les moque- breux pays à interroger des échantillons considérables
ries, les mises à l’écart ou les brutalités du quotidien. d’élèves. Les recherches ont permis de montrer que la
Il s’agit d’une violence répétée, verbale, physique ou prévalence du bullying, variable entre les pays, oscillait
psychologique, perpétrée par un ou plusieurs élèves à dans une fourchette comprise généralement entre 4 %
l’encontre d’une victime qui ne peut pas se défendre, et 6 % de bullies et entre 6 % et 15 % de bullied. Les
en position de faiblesse, l’agresseur agissant dans enquêtes de victimation en France ont longtemps été
l’intention de nuire à sa victime(4). Le school bullying portées par le seul Observatoire international de la
est lié à la réunion dans un espace spécifique, l’école, violence à l’école, ou par quelques autres équipes(7).
de groupes de pairs qui peuvent parfois exercer des Désormais, et c’est un changement considérable de
point de vue, la DEPP (Direction de l’évaluation, de
la prospective et de la performance) au ministère de
(1) Debarbieux É. (2006), Violences à l’école : un défi mondial ? l’Éducation interroge tous les deux ans un échan-
Paris, Armand Colin.
(2) Vettenburg N. (1998), Violences à l’école : sensibilisation,
prévention, répression, Rapport du Symposium tenu à Bruxelles (5) Blaya C. (2013), Les ados dans le cyberespace. Prises de
(Belgique), 26-28 novembre 1998, Éditions du Conseil de l’Europe. risque et cyberviolence, Bruxelles, De Boeck.
(3) Gottfredson D.C. (2001), Schools and delinquency, (6) Gottfredson D.C., op. cit.
Cambridge, Cambridge University Press. (7) Carra C. (2006), Violences à l’école élémentaire, ce que
(4) Sharp S. et Smith P.K. (1994), School Bullying : insights and dévoilent les déclarations des enseignants et de leurs élèves, Paris,
perspectives, Londres, Routledge. PUF, coll. Éducation et Société.

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 43


DOSSIER - LA VIOLENCE À L’ÉCOLE : VERS UNE RÉVOLUTION CULTURELLE ?

tillon aléatoire de 18 000 collégiens. Nous pouvons Les victimations avec usage d’armes sont très rares :
nous baser sur quatre enquêtes récentes : la première 0,80 % menacés par une arme, 0,30 % blessés par
concernant un échantillon de 12 326 élèves du cycle 3 une arme. Dans le primaire si les taux de victimation
(âgés de 8 à 11 ans) dans 162 écoles élémentaires(8), sont plus faibles (35,8 % des personnels insultés par
la seconde renseignée par une population de 18 000 exemple), la participation des parents d’élèves à la
collégiens(9) et deux enquêtes auprès des personnels violence est plus forte : 20,1 % des répondants – et
en école élémentaire(10) et dans le second degré(11). surtout les directeurs d’école – déclarent avoir été
insultés par des parents.
Les élèves des écoles élémentaires sont par exemple
68 % à s’être fait insulter durant l’année (20 % souvent La variabilité sociale des agressions contre les
ou très souvent), et 58 % à s’être fait frapper par un ou enseignants est importante(14), pouvant passer de 17 %
des élèves (dont 17,1 % souvent ou très souvent). Dans d’enseignants agressés physiquement dans des districts
l’enquête DEPP auprès des collégiens, 29,6 % déclarent urbains difficiles à moins de 2 % dans les districts
avoir subi une violence physique dont 3,8 % trois fois ou ruraux.
plus dans l’année. Ils sont 47 % à déclarer une violence
psychologique (rumeurs, surnom, mise à l’écart…). Ce Conséquences…
qui est remarquable est le cumul de victimations sur un
nombre réduit d’élèves : 6,3 % des collégiens et 5,1 % Il est souvent dit que la violence « ordinaire » à
des enfants du cycle 3 peuvent être considérés victimes l’école n’est que de peu de gravité, qu’il s’agit d’une
d’un harcèlement sévère ou très sévère. 10 % des élèves sorte « d’éternel enfantin » et que l’on s’est toujours
environ cumulent tant au primaire qu’au secondaire la battu dans les cours de récréation. Bien sûr. Mais tout
majorité des victimations déclarées. change quand il s’agit de violences répétées, même
si ces violences peuvent sembler mineures. C’est
La victimation des enseignants est une autre partie
sans doute un des principaux apports de la recherche
importante de la violence à l’école. Elle est moins
internationale. La mise à jour de l’importance de ces
répandue que celle des élèves ; elle est surtout verbale
victimations mineures s’accompagne d’une profonde
et beaucoup plus rarement physique. Toutefois, d’après
remise en question de l’étiologie du phénomène : loin
une enquête québécoise(12), 39 % des enseignants du
d’être une violence exogène, la violence à l’école est
secondaire ont été insultés au moins une fois dans
massivement endogène, sans qu’il s’agisse pour autant
l’année, 61 % ne l’ayant jamais été. 5 % ont été agressés
de minimiser l’importance de facteurs extérieurs, dont
physiquement. Les enquêtes françaises(13) montrent des
les variables sont liées à l’exclusion sociale en parti-
chiffres assez semblables : 42,50 % des personnels du
culier. La violence en milieu scolaire est rarement une
secondaire disent avoir été insultés au moins une fois
violence d’intrusion. Dans toutes les enquêtes, moins
dans l’année, 6 % avoir été agressés physiquement
de 10 % des faits de violence sont perpétrés par des
(bousculades essentiellement, pour 0,90 % des coups).
personnes extérieures à l’établissement.
(8) Debarbieux É. (2011), ¬O¶pFROHGHVHQIDQWVKHXUHX[«HQ¿Q La répétition des microviolences a des conséquences
presque, Rapport de l’Observatoire international de la violence à en termes de santé mentale, favorisant par exemple
l’école pour l’Unicef, France.
la dépression et les tentatives de suicide. De plus, les
(9) DEPP/MEN (2012), « Les actes de violences recensés dans
les établissements publics du second degré en 2011-2012 », Note enfants victimes ont une opinion plus négative de l’école
d’information DEPP. et sont plus souvent absents ; ils ont des résultats sco-
(10) Debarbieux É. et Fotinos G. (2012), L’école entre bon- laires inférieurs à la moyenne(15).
heur et ras-le-bol. Enquête de victimation auprès des personnels
de l’école maternelle et élémentaire, Paris, FAS et Observatoire Une recherche récente a montré que des effets
International de la Violence à l’École.
de long terme touchent aussi les agresseurs(16). Cette
(11) Debarbieux É. (2013), Enquête de victimation et climat
scolaire auprès des personnels du second degré, Paris, MEN/FAS. recherche menée sur une population suivie de l’âge de
(12) Janosz M., Pascal S. et Bouthillier C. (2009), La violence
perçue et subie dans les écoles secondaires publiques québécoises :
portrait de multiples échantillons d’écoles entre 1999 et 2005, mi- (14) Gottfredson D.C., op. cit.
nistère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, Groupe de recherche (15) Sharp S. et Smith P. K., op. cit.
sur les environnements scolaires, Montréal, Université de Montréal. (16) Farrington D. P. et Ttoffi M. M. (2011), « Bullying as a pre-
(13) Debarbieux É. et Fotinos G., op. cit., Debarbieux É. (2013), dictor of offending, violence and later life outcomes », Criminal
op. cit. Behaviour and Mental Health 21.

44 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


DOSSIER - LA VIOLENCE À L’ÉCOLE : VERS UNE RÉVOLUTION CULTURELLE ?

8 ans à l’âge de 48 ans a prouvé que le harcèlement groupes d’enfants témoins de harcèlement ont une
était relié chez les agresseurs à une vie marquée par vision négative de l’école et se méfient des enseignants
la violence, la délinquance et l’échec personnel. Plus incapables de protéger les élèves.
souvent au chômage, ou dans des emplois mal payés
et peu gratifiants, les maltraitants chroniques semblent … et causes de la violence à l’école
avoir plus de difficultés à développer des relations
humaines positives une fois adultes. Si les principaux modèles causals montrent l’impor-
tance de facteurs extérieurs à l’école, ces facteurs ne
En ce qui concerne les violences les plus lourdes,
doivent pas masquer l’importance des facteurs endo-
le harcèlement subi à l’école joue un rôle important
gènes, liés à l’organisation des établissements et au
dans les school shootings, comme le montre une
climat scolaire. Plus que des « causes », la littérature
recherche du FBI (17). Cette recherche prouve que
scientifique identifie plutôt des facteurs, qui ne ren-
75 % de tous les school shooters ont été victimes de
voient évidemment pas à une lecture déterministe mais
maltraitance entre élèves. La peur développée par
dont l’association rend plus probable les problèmes de
l’élève agressé est une des raisons qui l’incite à se
violence qui pourraient surgir.
rendre armé à l’école.
La maltraitance entre élèves a des conséquences sur Les facteurs personnels
l’ensemble du climat d’une classe ou d’un établissement. Les caractéristiques de l’élève peuvent avoir
Il est démontré par une enquête finlandaise(18) que les une influence sur le fait d’être victime ou agresseur.
Certaines caractéristiques sont admises par tous. La
première est liée au genre : les garçons sont beaucoup
(17) Vossekuil B., Fein, R., Reddy M., Borum R. et Modzeles-
ki W. (2002), The Final Report and Findings of the Safe School plus exposés au risque – tant comme victimes que
Initiative : Implications for the Prevention of School Attacks in the comme agresseurs(19). Il ne s’agit pas d’une fatalité
United States, U.S. Department of Education, Office of Elementary
and Secondary Education, Safe and Drug-Free Schools Program
« biologique » et cela ne signifie pas que les filles ne
and U.S. Secret Service, National Threat Assessment Center, peuvent pas être également agresseurs.
Washington, D.C.
(18) Salmivalli C., Voeten M. (2004), « Connections between
attitudes, group norms, and behaviors associated with bullying in (19) Royer É. (2010), Leçons d’éléphants. Pour la réussite des
schools », International Journal of Behavioral Development, 28. garçons à l’école, Québec, École et comportement.

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 45


DOSSIER - LA VIOLENCE À L’ÉCOLE : VERS UNE RÉVOLUTION CULTURELLE ?

Un deuxième consensus existe pour noter une forte ce qui concerne le harcèlement à l’école, les facteurs
relation entre intelligence faible des sujets et violence socio-économiques ne sont jamais totalement explica-
à l’école. Les difficultés à analyser correctement les tifs, voire ne jouent que de manière très périphérique(26).
rapports sociaux et le manque d’empathie sont bien On pourra donc affirmer que les facteurs économiques
observés(20). sont des facteurs aggravants, mais qu’ils ne sont pas
une explication unique.
Les enfants plus petits, plus faibles, timides, dépres-
sifs sont plus souvent victimes(21). Les recherches ont Facteurs associés à l’influence des pairs
montré un net lien entre les adolescents et adolescentes
Nous avons démontré à partir d’une enquête de
homosexuels ou considérés comme tels par leurs pairs
délinquance auto-reportée en France(27) que la plu-
et la victimation brutale ou verbale(22). Les mêmes
part des groupes de pairs sont des groupes amicaux
travaux comme des travaux français(23) mettent en évi-
protégeant contre la violence. Mais 8 % des élèves
dence que la victimation peut être liée à des enfants
reconnaissent faire partie d’une bande délinquante ;
intellectuellement précoces, ou simplement au fait
et une fois la bande intégrée, la violence individuelle
d’être un élève studieux.
augmente considérablement. On observe alors un
Les facteurs familiaux absentéisme scolaire, des problèmes disciplinaires, la
suspension et, enfin, l’abandon des études. L’identifi-
Les pratiques éducatives inadéquates des parents se
cation à des groupes de pairs délinquants est depuis
caractérisent par le peu d’engagement de ceux-ci dans
longtemps renseignée comme un des facteurs les plus
les activités de leurs enfants, par la méconnaissance de
corrélés à la délinquance des mineurs en général.
leurs activités, par l’instabilité de la discipline ou par
des pratiques disciplinaires punitives et coercitives(24). Facteurs associés à l’école
Certes la permissivité excessive est corrélée au Le climat de l’école peut contribuer à augmenter
risque de développer des troubles du comportement. les troubles oppositionnels et les troubles de compor-
Mais la corrélation est beaucoup plus forte avec un style tement des élèves. Certains milieux scolaires résistent
parental excessivement autoritaire et particulièrement mieux que d’autres à la propagation des actes violents
avec un usage du châtiment corporel. Le style incon- et il en est de même au niveau de la classe (28). Des
sistant, par manque de règles claires ou par alternance facteurs de protection liés au travail de collaboration
de phases de rigidité et d’indifférence, est aussi un entre adultes, à la présence d’un système disciplinaire
facteur de risque. clair et cohérent, à la stabilité des équipes d’ensei-
gnants(29), à des activités communautaires pratiquées
Facteurs socioéconomiques avec l’école et à la collaboration des parents sont
Le faible niveau socioéconomique des familles est souvent cités comme favorisant le maintien d’un cli-
fortement associé aux conduites agressives. La pauvreté mat scolaire sûr(30).
est un des meilleurs facteurs explicatifs des problèmes
précoces rencontrés par les enfants de 6 à 11 ans(25). En

(20) Vitaro F. et Gagnon C. (2000), Prévention des problèmes


d’adaptation chez les enfants et les adolescents, tome 2, Problèmes (26) Olweus D., (1993), Bullying at school : what we know and
externalisés, Québec, Presses de l’Université du Québec. what we can do, Oxford, Blackwell.
(21) Voss L.D. et Mulligan J. (2000), « Bullying in schools : (27) Debarbieux É. et Blaya, C. (2009), « Des “bandes de
are short pupils at risk ? Questionnaire study in a cohort », British jeunes” en France. Une enquête de délinquance auto-reportée au-
Medical Journal, 320. près de jeunes collègiens », in Bauer (A.) (dir.), La criminalité en
(22) Benbenisthy R. et Astor R.A. (2005), School Violence in France, rapport 2009 de l’Observatoire national de la délinquance,
Context : Culture, Neighborhood, Family, School and Gender. Paris, CNRS éditions. Les enquêtes de délinquance auto-reportées
New York, Oxford University Press. sont des études où on demande aux enquêtés de fournir des infor-
(23) Blaya C. (2010), Décrochages scolaires : l’école en mations à propos de leurs comportements délinquants.
GLI¿FXOWpBruxelles, De Boeck. (28) Salmivalli C., Voeten M. (2004), « Connections between
(24) Kazdin A.E. (1995), Conduct Disorders in Childhood and attitudes, group norms, and behaviors associated with bullying in
Adolescence, Thousand Oaks, Canada, Sage publications. schools », International Journal of Behavioral Development, 28,
p. 246-258.
(25) Hawkins J.D., Herrenkohl T.I., Farrington D.P., Brewer D.,
Catalano R.F., Harachi T.W., et Cothern L. (2000), Predictors of (29) Gottfredson D.C., op. cit.
School Violence, Washington D.C., OJJDP. (30) Benbenisthy R. et Astor R.A., op. cit.

46 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


DOSSIER - LA VIOLENCE À L’ÉCOLE : VERS UNE RÉVOLUTION CULTURELLE ?

Parmi les facteurs scolaires, la recherche met en élèves qui s’estiment injustement soupçonnés, surtout
évidence un effet lié à un effectif trop important dans lorsqu’on ajoute la fouille des cartables(34).
l’école et dans la salle de classe(31). Cependant, il n’est
On peut aussi relativiser les effets des caméras
pas évident que la taille de la classe soit un critère
de surveillance(35). Elles sont très efficaces pour faire
suffisant. En effet, la tendance à grouper ensemble les
diminuer la délinquance dans les parkings (- 51 %
élèves en difficulté dans des classes moins nombreuses
en moyenne) mais sans efficacité significative pour
est fréquente dans les établissements scolaires. Or, le
les autres lieux et surtout en ce qui concerne… la
regroupement d’élèves en classes de niveau est très
violence sur les personnes. En effet leur caractère
corrélé à une augmentation de la victimation(32).
dissuasif suppose un acteur rationnel, pleinement
Le climat scolaire est prédicteur du succès de conscient des risques encourus, ce qui n’est pas le cas
la mise en place des programmes d’intervention. dans les crises de violence paroxystique et pour les
Statistiquement, les facteurs les plus explicatifs de violences impulsives. C’est même un encouragement
l’augmentation de la victimation sont l’instabilité de dans le cas des « crises de communication », où être
l’équipe enseignante, puis le manque de clarté et l’injus- vu est essentiel. De très sûres recherches montrent
tice dans l’application des règles(33). Bref, l’importance que dans le cas des fameux « school shootings », la
d’une vision partagée entre adultes des règles de vie vengeance « spectaculaire » est la principale moti-
dans un établissement ne saurait être minimisée. Elle vation des tireurs.
est une des conditions à l’intervention et à la prévention
S’appuyant sur les résultats de la recherche, les
efficace contre la violence à l’école.
politiques publiques ont largement évolué ces trois
dernières années.
Conclusion : un changement
de paradigme politique Certes, des plans de gestion de crise, des structures
d’appui aux établissements, qui sécurisent, rassurent,
participent à la prévention (les Équipes mobiles de
La violence à l’école n’est donc pas es sentiel-
sécurité) sont importants. Il n’y pas à les rejeter en
lement une violence d’intrusion ; elle est dépendante
inversant simplement l’idéologie sous-jacente aux
des relations entre tous les acteurs de l’école : ensei-
politiques publiques antérieures. Mais ces appuis exté-
gnants, hiérarchie, élèves, parents, personnels divers.
rieurs doivent se doubler de changements à l’intérieur
Elle ne peut et ne pourra se traiter par le seul apport
même des établissements. Le choix récent de nommer
de personnels extérieurs, même si ceux-ci peuvent
des assistants de prévention et de sécurité dans les
être des aides précieuses. Dans la perspective d’une
établissements les plus exposés va dans ce sens : ces
violence essentiellement exogène, des moyens tech-
personnels ne sont pas des « forces de l’ordre » mais
niques de protection des établissements ont souvent
bien un appui à la sécurité par la prévention au long
été préconisés et mis en place, et en particulier la
cours. De même la loi de « Refondation de l’école »
vidéosurveillance. Parfois même des solutions plus
a acté la nécessité de lutter contre le harcèlement à
extrêmes ont été recommandées, comme les détecteurs
l’école. Elle indique que « la lutte contre toutes les
de métaux ou la fouille des cartables en 2010 par
formes de harcèlement sera une priorité pour chaque
Xavier Darcos, alors ministre de l’Éducation natio-
établissement d’enseignement scolaire ». « Elle fera
nale. Or la recherche évaluative internationale est à
l’objet d’un programme d’actions élaboré avec l’en-
cet égard très claire. En ce qui concerne les détecteurs
semble de la communauté éducative, adopté par le
de métaux, non seulement c’est inefficace, mais cela
conseil d’école pour le premier degré et par le conseil
augmente la violence en raison du ressentiment des
d’administration dans les établissements publics locaux
d’enseignement (EPLE). Ce programme d’actions sera
(31) Walker H. M. et Gresham F. M. (1997), « Making Schools
safer and violence free », Intervention in School and Clinic, n° 32. (34) Beger R. (2003), « The “Worst of Both Worlds” : School
(32) Eith C.A. (2005), Delinquency, Schools and the Social Security and the Disappearing Fourth Amendment Rights of Stu-
Bond, LFB Scholarly Publishing. dents », Criminal Justice Review, 28.
(33) Payne A., Gottfredson D. et Gottfredson G. (2006), (35) Farrington D. P., Gill, M., Waples S. J. et Argomaniz J.
« School Predictors of the Intensity of Implementation of Scho- (2007), « The Effects of Closed-circuit Television on Crime : Me-
ol-Based Prevention Programs : Results from a National Study », ta-analysis of an English National Quasi-experimental Multi-site
Prevention Science, vol. 7, 2. Evaluation », Journal of Experimental Criminology, 3.

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 47


DOSSIER - LA VIOLENCE À L’ÉCOLE : VERS UNE RÉVOLUTION CULTURELLE ?

régulièrement évalué pour être amendé si nécessaire ». l’Éducation nationale une structure pérenne, recon-
« La lutte contre le harcèlement doit être une priorité naissant de fait que si la violence à l’école doit être
pour l’ensemble de la communauté éducative », a réglée de manière partenariale, elle doit aussi l’être en
déclaré le ministre de l’Éducation nationale, Vincent interne et qu’elle n’est pas qu’intrusion spectaculaire.
Peillon, à l’occasion de la discussion sur ce thème.
La lutte contre la violence à l’école se mène en
Il a précisé qu’il a amplifié l’action engagée dans ce
profondeur par des actions de formation et de sen-
domaine par son prédécesseur et qu’un « programme
sibilisation, d’amélioration du climat scolaire et du
doit être mis en œuvre et évalué dans chaque établis-
sentiment d’appartenance à son école, son collège ou
sement ». En nommant une « délégation ministérielle
son lycée. Cela implique plus qu’une simple sécurisa-
chargée de la prévention et des luttes contre les vio-
tion technique ou des actions spectaculaires.
lences en milieu scolaire », il a installé au cœur de

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48 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


LES VIOLENCES
SEXUELLES EN FRANCE :
UNE RECONNAISSANCE
INACHEVÉE ?
Alice Debauche
Maître de conférence en sociologie – SAGE (UMR 7363, Université de Strasbourg - CNRS) Chercheure
associée à l’INED

À partir des années 1970, sous la pression du mouvement féministe, les violences sexuelles ont
fait l’objet d’une prise en compte de plus en plus grande par la justice. La loi du 23 décembre
1980 a donné une nouvelle définition du viol, plus extensive, et accru l’échelle des peines
qui lui sont liées. Si le nombre des condamnations paraît stabilisé, les déclarations enre-
gistrées par divers canaux concernant les violences sexuelles ont fortement augmenté
et leur nombre, comparé à celui des plaintes déposées, atteste la sous-estimation de ces
violences par les statistiques policières et judiciaires. Alice Debauche analyse aussi la
diversité des violences sexuelles, qu’il s’agisse des actes commis ou du profil des victimes.
Au-delà des progrès accomplis, elle souligne l’impunité encore trop souvent attachée à ces
violences, notamment au sein du couple, au travail ou envers les hommes.
C. F.

Longtemps synonyme de mort sociale pour les Du mouvement féministe


victimes, les violences sexuelles constituent désor- des années 1970…
mais une forme de crime absolu qui semble condamné
unanimement par la société française. Le mouvement Les victimes de viol et plus généralement de vio-
féministe des années 1970 a largement contribué à la lences sexuelles ont longtemps été condamnées au
reconnaissance des différentes formes de violences et à silence. Le viol était en effet plutôt envisagé comme
leur traitement par l’institution judiciaire, en particulier une atteinte aux mœurs ou à l’honneur des familles que
par le biais de la loi sur le viol de 1980. La consécration comme un crime contre des personnes. Afin d’éviter
des violences sexuelles comme problème social que leur stigmatisation et celle de leur famille, les victimes
représentent cette loi et ses différents aménagements étaient sommées de taire les violences subies, sauf dans
ultérieurs a permis un meilleur accès des victimes à la certains cas particuliers. Quand les violences faisaient
parole, par le biais des plaintes et des associations de l’objet d’une plainte, les arrangements financiers étaient
victimes. Toutefois, il existe encore un certain nombre fréquents pour éviter les procès, et les condamnations
de freins à la prise en compte pleine et entière des très rares. La reconnaissance croissante des droits de
violences sexuelles, en particulier par le maintien de l’enfant au cours du XIXe siècle a modifié fortement
stéréotypes importants sur les agresseurs et les victimes. la façon dont les viols sur enfants étaient traités par

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 49


DOSSIER - LES VIOLENCES SEXUELLES EN FRANCE : UNE RECONNAISSANCE INACHEVÉE ?

l’institution judiciaire, même s’ils restent assez peu la reconnaissance des viols subis par les hommes ; elle
dénoncés. Les viols de femmes adultes sont demeurés définit les circonstances du non-consentement (violence,
pour leur part suspects jusque dans la seconde moitié du surprise, contrainte et menace) ; elle autorise la recon-
XXe siècle, quand ils n’étaient pas considérés comme naissance du viol conjugal (la mention illicite excluait
impossibles (Vigarello, 1998). en effet tous les actes commis au sein du mariage) (2).
Le mouvement féministe des années 1970 a profon- La loi de 1980 élargit et précise la définition du
dément modifié cet état de fait, à la fois en transformant viol, elle accroît aussi les peines encourues : celles-ci
l’image et la place des femmes dans la société française, sont de 15 ans dans le cas d’un viol « simple » et de
et en faisant du traitement social du viol et des violences 20 ans dans le cas d’un viol aggravé. Les circonstances
sexuelles un objet spécifique de revendications. Centré aggravantes ont régulièrement été augmentées, elles
sur les questions de l’intime, le mouvement des femmes a sont désormais au nombre de douze. Elles concernent
permis de mettre sur la place publique des problèmes tels aussi bien la situation ou les caractéristiques de la vic-
que l’avortement, la sexualité, la maternité, mais aussi les time, celles du ou des agresseurs, et les circonstances
violences subies par les femmes, du harcèlement banal et des faits eux-mêmes (3). La consécration de la prise en
quotidien dans l’espace public aux formes les plus extrêmes compte des violences sexuelles dans une perspective
que constituent le viol et les violences conjugales. moderne est perceptible dans l’adoption du nouveau
Code pénal de 1992, dans lequel les articles sur les vio-
Concernant le viol, le mouvement féministe conteste
lences sexuelles sont passés du chapitre sur les atteintes
la façon dont les victimes sont alors régulièrement mises
aux mœurs au chapitre sur les atteintes aux personnes.
en cause – accusées d’avoir provoqué les violences
ou de ne pas avoir assez résisté –, ce qui conduit à un L’arsenal législatif français sur les violences sexuelles
faible nombre de plaintes et à un nombre encore plus se distingue notamment du droit anglo-saxon (4) dans la
faible de condamnations. De nombreuses manifestations mesure où la qualification de viol désigne aussi bien les
sont organisées pour dénoncer le traitement du viol, et actes commis sur des mineurs que des majeurs, la mino-
l’avocate Gisèle Halimi s’investit dans un procès qu’elle rité de la victime constituant toutefois une circonstance
décide de médiatiser afin d’en faire « le procès du viol ». aggravante. En plus du viol, plusieurs autres qualifica-
Les revendications du mouvement des femmes sont
relayées par le législateur dès 1978, avec le dépôt de (2) Bien que la reconnaissance de principe du viol conjugal corres-
ponde à l’adoption de la loi de 1980, la première condamnation pour
plusieurs projets de loi visant à réformer les articles du le viol d’une femme par son conjoint n’a été prononcée qu’en 1994.
Code pénal traitant du viol et des violences sexuelles. (3) Les circonstances aggravantes sont les suivantes :
- lorsqu’il a entraîné une mutilation ou une infirmité permanente
(1992) ;
… à la loi de 1980 : - lorsqu’il est commis sur un mineur de quinze ans (1980) ;
la consécration légale - lorsqu’il est commis sur une personne dont la particulière
vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une
d’un problème social déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est
apparente ou connue de l’auteur (1980) ;
- lorsqu’il est commis par un ascendant légitime, naturel ou adop-
Le viol est jusque-là défini par le biais d’une juris- tif, ou par toute autre personne ayant autorité sur la victime (1980) ;
prudence du XIXe siècle comme « un coït illicite avec - lorsqu’il est commis par une personne qui abuse de l’autorité
que lui confèrent ses fonctions (1980) ;
une femme qu’on sait ne point consentir ». Cette défi- - lorsqu’il est commis par plusieurs personnes agissant en qua-
nition en elle-même pose plusieurs problèmes que va lité d’auteurs ou de complices (1980) ;
résoudre en grande partie la définition adoptée dans la - lorsqu’il est commis avec usage ou menace d’une arme (1980) ;
- lorsque la victime a été mise en contact avec l’auteur des faits
loi du 23 décembre 1980 : « tout acte de pénétration grâce à l’utilisation, pour la diffusion de messages à destination d’un
de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne public non déterminé, d’un réseau de télécommunications (1998) ;
d’autrui par violence, surprise ou contrainte constitue - lorsqu’il a été commis à raison de l’orientation sexuelle de la
victime (2003) ;
un viol (1) » (article 222 du Code pénal). Ainsi, la loi - lorsqu’il est commis en concours avec un ou plusieurs autres
de 1980 élargit les actes considérés comme des viols viols commis sur d’autres victimes (2005) ;
- lorsqu’il est commis par le conjoint ou le concubin de la victime
(les autres actes sexuels étant qualifiés d’agressions ou le partenaire lié à la victime par un pacte civil de solidarité (2006) ;
sexuelles) en abolissant la référence au coït ; elle permet - lorsqu’il est commis par une personne agissant en état d’ivresse
manifeste ou sous l’emprise manifeste de produits stupéfiants (2006).
(1) La menace a été ajoutée comme circonstance constitutive (4) Le droit anglo-saxon distingue entre rape (viol) sur majeur
par la suite. et abuse (abus) sur mineur.

50 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


DOSSIER - LES VIOLENCES SEXUELLES EN FRANCE : UNE RECONNAISSANCE INACHEVÉE ?

tions complètent le droit sur les violences sexuelles. leur éventuelle expérience des violences sexuelles. Du
Les agressions sexuelles correspondent aux actes de côté des associations, qui jouent un rôle central dans
violence sexuelle sans pénétration et sont punies de 5 l’assistance et l’accompagnement des victimes, on note
ans d’emprisonnement. Elles sont considérées comme également une augmentation du nombre de recours de
des délits et sont jugées au tribunal correctionnel, alors victimes, notamment auprès du numéro anonyme et
que le viol est un crime jugé en cour d’assises. Enfin, gratuit SOS Viols Informations (5).
l’exhibition sexuelle et le harcèlement sexuel constituent
Les plaintes pour violences sexuelles se sont forte-
d’autres formes de violences sexuelles.
ment accrues dès la fin des années 1970. Les plaintes
pour viol par exemple, sont passées d’environ un millier
L’évolution des violences sexuelles : par an au début des années 1980 à environ 10 000 par
augmentation des déclarations, an depuis le début des années 2000 (voir le graphique
stabilité de la prise en charge pénale 1). Dans le même temps, le nombre annuel de plaintes
pour agressions sexuelles a été multiplié par près de
Depuis les mobilisations collectives et les revendica- trois, passant de 5 000 à la fin des années 1970 à 15
tions publiques autour du viol et des violences sexuelles, 000 en 2001, avant de baisser légèrement au cours des
que traduit l’adoption de la loi de 1980, les différentes années 2000.
sources où sont enregistrées ces violences montrent une
L’Observatoire national de l’enfance en danger
augmentation des déclarations. On différencie classique-
rapporte une augmentation des signalements pour
ment deux principales sources de données publiques : les
maltraitance ou violences sexuelles, détectés (ou soup-
données administratives et les données d’enquêtes. Les
çonnés) par les services sociaux de l’État, en particulier
données administratives sur les violences sexuelles sont
l’aide sociale à l’enfance. Depuis les années 1990, toute
constituées des données de police et de gendarmerie – les
personne ayant connaissance de faits de violences, réels
plaintes –, des données de l’aide sociale à l’enfance – les
ou supposés, sur un mineur est tenue d’en faire part
signalements –, et des données de la justice – les condam-
au procureur de la République. Ce sont donc des faits
nations. Du côté des données d’enquêtes se trouvent les
qui parviennent à la connaissance de la justice par un
différentes enquêtes quantitatives sociodémographiques
menées par des chercheurs de sciences sociales et qui (5) Le financement du numéro (0800 05 95 95), accessible de
interrogent des individus sélectionnés aléatoirement sur 10 heures à 19 heures du lundi au vendredi, est assuré par l’État.

Graphique 1 : Nombre annuel de plaintes pour viol et agressions sexuelles auprès de la police
et de la gendarmerie entre 1974 et 2009
30000
Viols Agressions sexuelles Total des faits constatés
25000

20000

15000

10000

5000

0
09
19 4
19 5
76

19 7
19 8
19 9
19 0
19 1
19 2
19 3
19 4
85

19 6
19 7
19 8
19 9
19 0
19 1
19 2
19 3
19 4
19 5
19 6
19 7
19 8
20 9
20 0
20 1
02

20 3
20 4
20 5
20 6
07

20 8
7
7

7
7
7
8
8
8
8
8

8
8
8
8
9
9
9
9
9
9
9
9
9
9
0
0

0
0
0
0

0
20

20
19

19

19

Sources : ministère de l’Intérieur et Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales.

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 51


DOSSIER - LES VIOLENCES SEXUELLES EN FRANCE : UNE RECONNAISSANCE INACHEVÉE ?

autre biais que la plainte à la police ou la gendarmerie. rapports forcés concernent 6,8 % des femmes et 1,6 %
Ils représentent maintenant une part importante, 17 %, des hommes, soit des taux nettement plus élevés que
des viols jugés aux assises (Le Goaziou, 2011). dans la première enquête (Bajos, Bozon et l’équipe
CSF, 2008). Il semble donc qu’au fil des enquêtes, la
Enfin, les condamnations ont elles aussi augmenté
proportion d’hommes et de femmes qui déclarent avoir
depuis les années 1970, bien que dans des proportions
subi des violences sexuelles augmente.
plus faibles. Par exemple, le nombre annuel de condamna-
tions pour viol est passé d’un peu moins de 600 en 1984 L’augmentation des déclarations de victimes dans les
à 1 600 puis 1 800 entre 1999 et 2008, avant de baisser à différentes sources s’explique par une forme de libération
1 400 en 2009. Une analyse détaillée des condamnations de la parole, qui reste toutefois relative et inachevée. Les
pour viol en fonction des circonstances aggravantes débats publics autour de cette question ont en effet permis
montre que la plus grande part de cette augmentation à un nombre croissant de victimes de se faire connaître
est portée par l’augmentation des viols sur mineurs de et d’oser dire les violences subies. Bien que tous les
15 ans et des viols par ascendant ou personne ayant problèmes n’aient pas été résolus, loin de là, on constate
autorité. Les violences sexuelles sur mineurs et inces- la mise en place au cours des trente dernières années de
tueuses sont en effet celles qui font l’objet de la plus formations pour les professionnels et de campagnes de
forte réprobation sociale. sensibilisation à destination des victimes.
Les enquêtes quantitatives constituent une autre source
précieuse d’information sur les violences sexuelles. Car
La diversité des violences sexuelles :
seule une faible part des victimes porte plainte. Des hétérogénéité des actes et des victimes
enquêtes interrogent sur le nombre de personnes ayant
Les violences sexuelles diffèrent par la nature des
vécu de telles violences au cours de l’année écoulée et
actes exercés : viol, agression sexuelle, exhibition, har-
permettent de mettre en évidence l’écart existant avec les
cèlement, mais aussi par de nombreux autres aspects.
plaintes. Ainsi, les enquêtes « Cadre de vie et sécurité »
Ainsi, les violences diffèrent par l’âge auquel elles sont
menées tous les ans par l’Observatoire national de la
subies ; par leur caractère répété ou non ; par le « lien »
délinquance et des réponses pénales ont permis d’estimer
qui existe entre la victime et l’agresseur ; par le sexe de
le nombre annuel de viols à plus de 75 000. Si on compare
la victime et de l’agresseur ; par le nombre d’agresseurs ;
aux 10 000 plaintes annuelles, on constate la très grande
par le type d’acte et le type de contrainte exercée, etc.
proportion de victimes qui ne portent pas plainte.
Ces différences conduisent à des qualifications juridiques
Il faut donc se référer aux informations apportées par ou des circonstances aggravantes spécifiques mais les
les enquêtes sociodémographiques pour dresser un por- violences sexuelles se distinguent aussi les unes des
trait fiable des victimes de violences sexuelles en France. autres par la capacité plus ou moins grande qu’auront les
La première enquête comportant des questions sur ce type victimes à en parler autour d’elles, que ce soit pour porter
de violences date de 1992 et portait principalement sur plainte ou non, et par le degré de traumatisme susceptible
les comportements sexuels (6). Elle a permis de montrer d’en découler. Il est ainsi réducteur de considérer de la
que 4,4 % des femmes et 0,5 % des hommes interrogés même façon des violences sexuelles répétées subies par
déclaraient avoir subi au cours de leur vie un rapport une fille de moins de 12 ans et commises par son père et
sexuel forcé. Depuis, de nombreuses enquêtes portant une agression sexuelle sur une femme majeure, commise
sur la sexualité, la santé ou la sécurité ont répliqué ces dans la rue par un inconnu.
questions. La plus récente, le Contexte de la Sexualité
Les enquêtes sur les violences sexuelles ont toutefois
en France (CSF) (enquête menée en 2006), a montré
permis de montrer que celles-ci surviennent dans tous les
que 20,4 % des femmes et 6,8 % des hommes âgés de
milieux sociaux et sont déclarées dans des proportions à
18 à 69 déclaraient avoir subi au cours de leur vie une
peu près identiques quel que soit le niveau de diplôme
forme de violence sexuelle (attouchements, tentatives
ou la catégorie sociale des femmes et des hommes qui
de rapports forcés et rapports sexuels forcés) et que les
en sont victimes (Jaspard, 2011). Il faut toutefois noter
que les condamnations sont bien plus fréquentes parmi
(6) Les comportements sexuels en France, Paris, La les hommes des couches populaires que pour les hommes
Documentation française, 1993. Cette enquête, dirigée par Alfred
Spira et Nathalie Bajos, a été menée auprès d’un échantillon des classes favorisées (Le Goaziou, 2011).
représentatif d’hommes et de femmes âgés de 18 à 69 ans.

52 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


DOSSIER - LES VIOLENCES SEXUELLES EN FRANCE : UNE RECONNAISSANCE INACHEVÉE ?

Différentes typologies peuvent être établies


concernant les violences sexuelles en fonction des
caractéristiques des victimes et des violences, nous en
retiendrons une qui différencie les violences selon le
contexte de vie dans lequel elles se produisent et selon
le lien entre la victime et l’agresseur.

Les violences sexuelles incestueuses


ou intrafamiliales
Ce type de violence est longtemps demeuré le plus
tabou d’entre tous. Ce n’est qu’au milieu des années 1980
que des témoignages ont été rendus publics, par exemple
celui de Viviane Clarac, fille de diplomate, victime
d’agressions sexuelles et de viols par son père pendant
plusieurs années (Clarac et Bonnin, 1985). La décou-
verte de ces violences commises au cœur de la famille
a permis de relativiser la croyance selon laquelle les
violences sexuelles étaient principalement commises par
des inconnus, dans la rue la nuit. Parmi les femmes ayant
déclaré des rapports forcés avant 18 ans dans l’enquête
CSF, 20 % des 18-39 ans et 27 % des 40-69 ans ont
déclaré que l’auteur des rapports était le père ou le beau-
père (7) ou un autre membre de la famille. Les violences
Les violences sexuelles par des personnes
sexuelles au sein de la famille sont très fréquemment connues n’appartenant pas à la famille
des violences répétées, si rien ne vient mettre fin aux
agissements de l’agresseur, et dans la mesure où il est Cette catégorie regroupe des violences assez diverses
très difficile pour les très jeunes victimes d’en parler. mais qui ont en commun d’être commises par des per-
Les violences sexuelles « conjugales » sonnes connues, parfois proches, mais hors du cercle
conjugal ou familial. Selon l’âge à l’époque des vio-
Les viols commis au sein du couple sont reconnus lences et lors de l’enquête, elles représentent de 13 à
en droit depuis 1980, et en pratique depuis 1994. Bien 36 % des rapports forcés déclarés par les femmes dans
que la situation de conjoint constitue une circonstance l’enquête CSF. On peut distinguer trois sous-catégories,
aggravante, ils sont assez rarement condamnés, les pas forcément exclusives les unes des autres :
représentations du devoir conjugal tendant à mettre en
- les violences au travail
cause la possibilité même de ces violences. Cependant,
22,6 % des femmes âgées de 18 à 39 ans et 34,9 % des Le harcèlement sexuel est la forme emblématique
femmes de 40 à 69 ans déclarant des rapports forcés de ce type de violences sexuelles. Pénalisé depuis les
disent que l’agresseur était un conjoint ou un petit années 1990, le harcèlement au travail reste encore
ami. Cette proportion est plus faible pour celles qui rarement dénoncé et condamné, au pénal comme au
déclarent des rapports forcés avant 18 ans (de 5 à 7 % civil. Il n’est pas le seul type de violences subies au
selon les tranches d’âges) mais les viols commis par travail, les agressions sexuelles et les viols commis par
des petits amis restent fréquents, de 2 à 5 % des femmes des collègues, des supérieurs hiérarchiques ou des clients
déclarent par exemple avoir été forcées lors de leur pre- représentent de 2 à 8 % de ces violences sexuelles.
mier rapport sexuel. Les viols commis par un conjoint
- les violences « parafamiliales »
touchent majoritairement des femmes adultes, souvent
âgées de plus de trente ans, et ils sont souvent répétés Cette catégorie désigne les violences subies par
et accompagnés de violences physiques importantes. des enfants ou des adolescents et commises par des
personnes de l’entourage proche, ayant souvent un rôle
(7) Les rapports forcés par le père ou le beau-père représentent
6,8 % des rapports forcés avant 18 ans déclarés par les femmes de éducatif. Par exemple les violences commises par des
18 à 69 ans et 12 % de ceux déclarés par les femmes de 40 à 69 ans. éducateurs, des entraîneurs sportifs, des moniteurs de

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 53


DOSSIER - LES VIOLENCES SEXUELLES EN FRANCE : UNE RECONNAISSANCE INACHEVÉE ?

colonies de vacances, des amis de la famille, des voisins, lll


voire des enseignants ou des prêtres. Souvent carac-
La reconnaissance des violences sexuelles en
térisées de « pédophiles », elles ont fait l’objet d’une
France a très fortement progressé depuis le mouvement
grande attention médiatique depuis les années 1990.
féministe des années 1970. Les réformes législatives
Elles touchent des victimes parfois très jeunes, et, selon
successives ont permis une meilleure prise en compte
le degré de proximité entre l’agresseur et la victime,
des victimes, comme l’atteste le passage des articles
sont susceptibles de se reproduire sur de très longues
concernant les violences sexuelles du chapitre relatif
périodes, parfois plusieurs années. En cela, elles se
aux atteintes aux mœurs au chapitre des atteintes aux
rapprochent très fortement des violences au sein de
personnes. Depuis, différentes sources enregistrent la
la famille et font l’objet de la circonstance aggravante
part croissante de victimes qui osent parler des violences
de violences commises par personne ayant autorité.
subies, que ce soit au travers d’une plainte à la police
- les violences par des amis ou connaissances ou la gendarmerie, auprès d’associations d’aide aux
victimes, ou dans des enquêtes sociodémographiques.
Les violences par des personnes connues peuvent
Cependant, les violences sexuelles sont très hétérogènes
enfin être commises par des amis ou des connaissances,
et si certaines violences font désormais l’objet d’une
notamment pour les victimes adolescentes ou adultes.
réprobation sociale unanime, d’autres formes de vio-
Elles peuvent parfois être commises collectivement
lences sont encore difficiles à faire prendre en compte,
par un groupe connu dans le cadre scolaire, au cours
notamment celles au sein du couple, celles au travail et
d’une fête ou dans le quartier.
les violences sexuelles dont sont victimes les hommes.
Les violences sexuelles par des inconnus
Souvent considérées comme la forme stéréoty-
pique du viol et de l’agression sexuelle, les violences
commises par des inconnus représentent en réalité une
part relativement faible des violences sexuelles. Dans
l’enquête CSF, entre 15 et 20 % des femmes déclarent
que les rapports forcés ont été le fait d’un ou plusieurs
inconnus. Ces violences sont d’autant plus fréquentes
que les femmes sont âgées. Elles font plus souvent
l’objet d’une plainte que les violences commises par
des personnes connues, malgré le risque que les auteurs
ne soient pas retrouvés.
Les violences sexuelles subies par les hommes
appartiennent à ces différentes catégories, à ceci près
que les violences relevant de la vie conjugale sont très
rarement déclarées par des hommes hétérosexuels. Par
ailleurs, l’extrême majorité (8) des violences sexuelles
sont commises par des hommes, que les victimes soient BIBLIOGRAPHIE
des hommes ou des femmes. Les hommes sont moins ● Autain C. (2013), Elles se ● Debauche A. et Hamel C. (2013),
manifestent : viol, 100 femmes « Violences contre les femmes »,
fréquemment victimes de violences sexuelles que les témoignent, Paris, Don Quichotte Nouvelles Questions Féministes,
femmes mais les représentations de la masculinité éditions. vol. 32, n° 1.
rendent probablement la déclaration des violences subies ● Bajos N., Bozon M. et l’équipe ● Jaspard M. (2011), Les vio-
encore plus difficile pour eux que pour les femmes. CSF (2008), « Les violences sexuelles lences contre les femmes, Paris, La
Dans l’enquête CSF, 46 % des femmes déclarant des en France : quand la parole se Découverte.
libère », Population et sociétés,
violences sexuelles en parlaient pour la première fois, n° 445. ● Le Goaziou V. (2011), Le viol,
aspects sociologiques d’un crime,
alors que c’était le cas de 62 % des hommes. ● Clarac V. et Bonnin N. (1985), De Paris, La Documentation française.
la honte à la colère, Poitiers, Les édi-
tions anonymes. ● Vigarello G. (1998), Histoire du
(8) Selon les sources, de 95 à 98 %. viol. XVIe-XXe siècle, Paris, Seuil.

54 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


VIOLENCE
ET MALTRAITANCE
Claire Scodellaro
maîtresse de conférences en sociologie, Université de Lorraine, chercheuse associée à l’INED

À partir des années 1970 et 1980, le mot « maltraitrance » a servi à synthétiser des actes de
nature diverse dont peuvent avoir à souffrir les enfants, les personnes âgées et les adultes
handicapés. Si les médecins ont été les premiers à mettre en évidence ces comportements,
la lutte contre ceux-ci a fait ensuite l’objet de politiques conjuguant les efforts des asso-
ciations et des pouvoirs publics. Des définitions institutionnelles s’emploient à cerner les
phénomènes de violence et de maltraitance, les situations auxquelles s’applique le second
terme se caractérisant par la vulnérabilité des victimes et aussi parfois, en dehors de toute
intentionnalité, par les négligences dont se rendent coupables à leur endroit les personnes
chargées de les assister. Outre les actions publiques de prévention et de sanction des actes
de maltraitance, Claire Scodellaro insiste sur cet autre enjeu que constitue une meilleure
mise au jour de telles attitudes tant au sein des familles que des institutions.
C. F.

Mauvais traitements, abus sexuels, violences phy- La maltraitance : un nouvel objet


siques, traitements indignes : telles sont quelques-unes de politiques publiques
des expressions qui étaient employées jusqu’à ce que
le terme de « maltraitance » s’impose pour désigner Si le verbe « maltraiter » est ancien, le néologisme
l’ensemble de ces phénomènes et devienne un objet de « maltraitance » ne s’est diffusé en France que dans
de politiques publiques. Ainsi, en 2002, le secrétaire les années 1970 et 1980, d’abord pour qualifier les
d’État aux Personnes âgées installait le Comité national situations dont pouvaient être victimes les enfants,
de vigilance contre la maltraitance des personnes âgées puis, au cours des années 1990, les personnes âgées
et faisait de la lutte contre la maltraitance, comme de et les adultes handicapés. Le terme de maltraitance
sa prévention, une « cause nationale ». Les actions permet de rassembler sous un seul vocable des actes
contre les maltraitances envers les enfants étaient alors et même des absences d’actes qui peuvent être pensés
déjà en place et continuaient à se développer. Au-delà comme de natures différentes. Pour prendre quelques
du cercle des spécialistes, les « maltraitances » sont exemples, les insultes, les atteintes sexuelles, les gifles,
aujourd’hui un terme évocateur pour le grand public qui les privations de nourriture, les manques d’aide pour
est régulièrement informé par les médias de situations la toilette sont alors unifiés en un phénomène unique,
scandaleuses et intolérables dans des maisons de retraite bien qu’il puisse être multiforme (les maltraitances). Le
ou des familles. Mais pourquoi ne parle-t-on pas plutôt succès du terme tient sans doute à son pouvoir évoca-
de violences ? Comment cette notion a-t-elle émergé, teur d’actes qui, bien que d’une grande diversité, sont
que signifie-t-elle pour les acteurs de ce champ et que considérés comme intolérables, d’autant qu’ils touchent
savons-nous de ce phénomène ? des victimes « sans défense ». Il est rassembleur aussi

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 55


DOSSIER - VIOLENCE ET MALTRAITANCE

bien du point de vue de la condamnation morale que En rupture avec une médecine hyper spécialisée,
de l’action publique. techniciste, traitant des corps plutôt que soignant des
personnes, il s’agit de promouvoir une « approche
Du champ médical… globale » de la personne, c’est-à-dire de prendre en
Les médecins ont joué un rôle de premier plan dans compte les dimensions sociales et psychologiques de
l’émergence de l’attention aux maltraitances envers la vie, de manière à garantir la dignité dans les soins.
les enfants, les adultes handicapés ou les personnes Le saisissement de la catégorie de maltraitance par
âgées. Les travaux du pédiatre américain Henry Kempe certains gériatres au cours des années 1980 s’inscrit
et de son équipe (1) sont considérés comme fondateurs dans cette logique.
dans l’identification et la reconnaissance des mal-
traitances envers les enfants. La prise de conscience … au champ politique
que les enfants pouvaient être victimes d’abus sexuels La politisation de la question des maltraitances
tient beaucoup à la description pédo-psychiatrique s’est opérée via des associations s’étant constituées
des syndromes caractéristiques des personnes ayant autour de la lutte contre ce phénomène (telles Alma ou
subi de tels abus dans leur enfance. Elle doit aussi Enfance et partage) et qui aujourd’hui cogèrent, avec
à la politisation des questions sexuelles depuis les les pouvoirs publics, la lutte contre les maltraitances.
années 1970, c’est-à-dire au fait de considérer que Ainsi la Fondation pour l’enfance prend en charge le
la sexualité relève de rapports de pouvoir et doit à ce dispositif SOS Disparition d’enfant, Alma et Habeo le
titre faire l’objet d’actions collectives. Du côté des numéro national contre la maltraitance des personnes
personnes âgées, ce sont également des médecins âgées et adultes handicapés. Les institutions et orga-
spécialistes de cet âge de la vie (gériatres) qui se nismes internationaux (OMS, Conseil de l’Europe,
sont investis dans la dénonciation du phénomène de Commission européenne) constituent également des
maltraitances. Dans les pays anglo-saxons, en écho vecteurs d’impulsion des actions publiques. La mise
au « child-battering », le « nanny-battering » a été à l’agenda politique, conduisant au vote de lois contre
décrit pour la première fois dans des revues médicales les maltraitances envers les enfants, apparaît néan-
en 1975 (2). En France, le gériatre Robert Hugonot fut moins étroitement liée à des « faits divers » fortement
chargé par le Conseil de l’Europe en 1987 de présider médiatisés (par exemple, affaire Dutroux en 1996
une enquête sur les violences envers les personnes et vote en 1998 de la loi relative à la répression des
âgées, et fonda, en 1994, le réseau Alma (Allô Mal- infractions sexuelles et à la protection des mineurs).
traitance des personnes âgées, aujourd’hui étendu aux « L’émotion collective suscitée à ces occasions permet
personnes handicapées). d’ouvrir une fenêtre d’opportunité aux entrepreneurs
tant associatifs, que scientifiques ou administratifs de
Au-delà des enjeux moraux de signalement des
la cause de l’enfance maltraitée » (3).
maltraitances qu’ils observent dans leur exercice, l’en-
jeu pour les médecins est aussi d’investir de nouvelles Quant aux premières actions de contrôle des
missions et, tout particulièrement pour les gériatres, maltraitances en établissements d’hébergement de
de gagner en légitimité. En effet, la gériatrie se situe personnes âgées ou handicapées, elles furent mises
en bas de la hiérarchie symbolique hospitalière, en en place par le ministère des Affaires sociales à la
raison notamment de la dévalorisation sociale des fin des années 1990, à la suite d’actions similaires
patients âgés, de leur réputation d’incurabilité, de la dans les établissements sociaux et médico-sociaux
faible technicité des actes par rapport aux spécialités accueillant des enfants et qui visaient avant tout les
les plus prestigieuses comme la chirurgie cardiaque. La abus sexuels. Depuis, deux programmes pluriannuels
dénonciation des traitements indignes des personnes de contrôle des établissements ont été lancés et un plan
âgées, entreprise dès les années 1960-1970, a ainsi national de « développement de la bientraitance et de
rencontré l’un des axes de légitimation de la gériatrie. lutte contre la maltraitance » annoncé en 2007. Les
piliers en sont classiques : prévenir (en promouvant
(1) Kempe C.H., Silvermann F.N. et al. (1962), « The Battered- la « bientraitance » et en repérant les situations « à
child Syndrome », Journal of the American Medical Association,
181, p. 17-24. risque de maltraitance »), détecter les maltraitances
(2) Baker A.A. (1975), « Granny-battering », Modern
Geriatrics, 5, p. 20-24 ; Burston G.R. (1975), « Granny battering », (3) Vabre F. (2005), « Le traitement politique de la maltraitance
British Medical Journal, 3, p. 592. infantile », Recherches et Prévisions, n° 82, p. 5-16.

56 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


DOSSIER -VIOLENCE ET MALTRAITANCE

(via des dispositifs de signalements et les inspections volonté d’« intégrer » les personnes âgées en logement
dans les établissements), les traiter ou les sanctionner. ordinaire et d’éviter la ségrégation dans les hospices.
La transformation de ces établissements, qui n’avaient
Si l’intervention des pouvoirs publics dans les
rien à envier aux « institutions totales » décrites par le
familles, au sein de la « sphère privée », s’est développée
sociologue américain Erving Goffman (4), en maisons de
dès la fin du XIXe siècle pour protéger les enfants des
retraite fut programmée par la loi hospitalière de 1970.
abus de l’autorité paternelle, elle paraît aujourd’hui
À la dépersonnalisation et l’infantilisation des reclus
avant tout dirigée vers les institutions lorsqu’il s’agit
dans les hospices, à leur traitement comme des corps, les
des personnes âgées ou handicapées. Pourtant, comme
maisons de retraite devaient substituer un hébergement
les violences envers les enfants ou les femmes, il est
individualisé et un accueil personnalisé, conforme aux
très probable qu’elles surviennent tout autant, voire
attentes des classes moyennes montantes.
davantage, dans les espaces privés que dans les espaces
publics ou les institutions. La sensibilisation en cours
des professionnels de santé et de l’action sociale, ainsi Définir et délimiter la maltraitance
que du grand public, à la question des maltraitances
Maltraitance et violence font l’objet de définitions
envers ces populations devrait néanmoins conduire à
par des organismes tels que l’ONU, l’OMS ou le Conseil
davantage d’intervention publique dans les domiciles.
de l’Europe. Les plus utilisées aujourd’hui par les
L’attention actuelle des pouvoirs publics au (mau- associations et autorités sociosanitaires font apparaître
vais) sort réservé aux personnes âgées est liée au différences et points communs entre les deux phéno-
vieillissement démographique (accroissement de la mènes. La principale similitude réside dans l’approche
part des « personnes âgées ») et aux préoccupations à partir des atteintes subies par la victime, autrement dit
afférentes concernant le soutien à celles qui ont besoin par les conséquences dommageables pour la victime.
d’aides importantes dans la vie quotidienne. Elle est Ainsi de la définition de la maltraitance par le Conseil
cependant bien antérieure aux politiques de lutte contre de l’Europe en 1987 : « tout acte ou omission commis
les maltraitances, comme le souligne la dénonciation par une personne, s’il porte atteinte à la vie, à l’intégrité
des traitements indignes des vieillards dès les années corporelle ou psychique ou à la liberté d’une autre
1960-1970. Le rapport Laroque (1962), fondateur des
politiques de la vieillesse, justifiait ainsi la politique de (4) Goffman E. (1968), Asiles. Études sur la condition sociale
maintien à domicile, outre par son moindre coût, par la des malades mentaux, Paris, Éditions de Minuit, (1961).

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 57


DOSSIER - VIOLENCE ET MALTRAITANCE

personne ou compromet gravement le développement sur la santé et à les traiter comme des questions de santé
de sa personnalité et/ou nuit à sa sécurité financière ». publique. Ceci peut avoir pour effet de négliger les
Cette approche laisse une large place à la subjectivité problèmes qui n’ont pas d’effets nuisibles sur la santé
des individus, celle-ci étant travaillée par les normes ou qui relèvent d’injustices ou d’inégalités sociales.
sociales et les histoires de vie. En fonction de la manière
Si les définitions institutionnelles de la maltraitance
dont ils ont été socialisés, éduqués, en fonction donc du
sont récentes, la tendance à l’élargissement des fron-
contexte historique et social dans lequel ils vivent, les
tières est ancienne et même antérieure à la notion. Elle
individus considéreront ou non que tel acte nuit à leur
correspond à la reconnaissance progressive des droits
liberté, seront ou non atteints psychologiquement par tel
des personnes (droit à l’intégrité, à la dignité, etc.)
autre acte. Les frontières de la maltraitance comme de la
et à la constitution de savoirs, notamment médicaux,
violence sont « par définition » mouvantes et dépendent
sur les conséquences dommageables des violences/
de sensibilités socialement et historiquement situées.
maltraitances. Concernant les enfants, ce sont d’abord
Au début des années 2000, les professionnels les violences physiques qui ont attiré l’attention, puis
débattaient du caractère maltraitant du tutoiement des les sévices sexuels, les violences psychologiques et à
résidents de maison de retraite par le personnel. Les présent également les risques (6). La catégorie d’« enfant
différences de sensibilité entre individus ayant été mises en danger » rassemble ainsi des enfants ayant effecti-
en évidence, le tutoiement a finalement été considéré vement subi des maltraitances et des enfants dont les
comme une atteinte à la dignité dès lors qu’il n’était conditions d’existence sont considérées comme mettant
pas souhaité par le résident. La question du consen- en danger leur santé, leur sécurité, leur développement.
tement est donc placée au cœur des relations entre Ces enfants peuvent faire l’objet de mesures de protec-
professionnels et usagers. De la même manière, aux tion au même titre que les enfants maltraités.
situations imposées à des personnes « pour leur bien »
(qu’il s’agisse d’une entrée en maison de retraite que La vulnérabilité des victimes
la personne refuse ou de la prise d’un médicament), Les approches de la violence et de la maltraitance
est opposé le respect du libre arbitre de chacun. Une se distinguent sur deux points dont nous allons montrer
plus grande attention est portée aux maltraitances pre- qu’ils sont liés : la population victime et l’intentionnalité
nant la forme d’atteintes aux libertés individuelles. La des actes. Si les violences atteignent préférentiellement,
recherche du consentement éclairé de la personne ou, mais pas exclusivement, des populations dominées,
à défaut, de son représentant légal, est ainsi inscrite les maltraitances sont considérées comme touchant
dans la loi du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale exclusivement des populations dites vulnérables. À
et médico-sociale. Les établissements concernés doivent l’instar du droit pénal, qui aggrave les peines de certains
également assurer aux usagers respect de la dignité, de crimes et délits contre la personne si la vulnérabilité de
l’intégrité, de la vie privée et de la sécurité. Il s’agit la victime est apparente ou connue de l’auteur, les poli-
donc de constituer les usagers en « sujets de soin » tiques publiques appréhendent la vulnérabilité à partir
qui ne soient pas entièrement soumis à l’autorité des de l’état de santé, des situations de handicap et des âges
professionnels. aux deux extrêmes de la vie (par opposition à l’âge de
référence que constitue l’âge adulte dans nos sociétés).
Bien que la maltraitance soit composée d’atteintes à
À ce titre, les patients hospitalisés constituent également
ces différents droits civils, ce sont actuellement les situa-
une population vulnérable, susceptible d’être victime
tions portant atteintes à la santé (physique ou mentale)
de maltraitances – un rapport de la Haute Autorité de
qui sont le plus aisément considérées comme violentes
Santé de 2009 porte ainsi sur les « maltraitances dans les
ou maltraitantes (5). L’implication des médecins dans
établissements de santé ». Ces populations vulnérables
la lutte contre les maltraitances n’y est sans doute pas
ont en commun d’être souvent très dépendantes d’autrui
étrangère. Il faut cependant y voir, plus largement, un
pour les soins essentiels à la vie (les « actes de la vie
symptôme de la sanitarisation des politiques publiques,
quotidienne », comme l’alimentation ou la toilette,
à savoir la tendance des politiques à prendre en consi-
dans la terminologie des politiques de la vieillesse).
dération les problèmes à partir de leurs conséquences

(5) Scodellaro C. (2006), « La lutte contre la maltraitance des (6) Noiriel G. (2005), « De l’enfance maltraitée à la mal-
personnes âgées : politique de la souffrance et sanitarisation du traitance. Un nouvel enjeu pour la recherche historique », Genèses,
social », Lien social et politiques, n° 55, p. 77-88. n° 60, p. 154-167.

58 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


DOSSIER -VIOLENCE ET MALTRAITANCE

Pour cette raison, les maltraitances peuvent prendre L’un des enjeux de la définition et de la délimitation
la forme de « négligences » dans les soins, être le fruit des frontières de la maltraitance se situe au niveau des
d’omissions, de manques, volontaires ou involontaires. actions publiques de prévention et de sanction. Qualifier
La question de l’intentionnalité n’est donc pas néces- une situation de maltraitance peut ainsi être une stratégie
sairement posée dans le cas des maltraitances alors pour choquer et mobiliser (parler par exemple de la « mal-
qu’elle est souvent centrale dans le cas des violences. traitance audiovisuelle » pour désigner l’exposition des
La typologie des maltraitances utilisée par les autorités enfants à des images violentes), au risque de dissolution
sanitaires inclut ainsi, outre les violences physiques, de la notion, tant les frontières en seraient élargies. Le
psychologiques et sexuelles, les négligences. versant prévention est cependant abordé d’une manière
particulière par les pouvoirs publics, via la notion de
Il peut être tentant de considérer la vulnérabilité
« bientraitance ». Introduite au tournant du XXe siècle,
comme une caractéristique intrinsèque de certaines per-
elle vise à indiquer ce qu’il faut faire, les bonnes conduites
sonnes, dont les autres seraient prémunies. Cependant,
en matière de soins aux populations vulnérables. Moins
le cas de l’hospitalisation montre que la vulnérabilité
stigmatisante pour les professionnels et les familles,
peut être accrue pour n’importe qui dans certaines
incités à bien faire plutôt que suspectés de mal faire, la
situations. La vulnérabilité doit d’une part être consi-
promotion de la bientraitance peut aussi s’interpréter
dérée comme un continuum (on se trouve plus ou
comme une volonté de gouverner les comportements
moins vulnérable), d’autre part comme le produit de
jusqu’au sentiment et aux actes de bienveillance.
rapports de dépendance, de pouvoir et de domination
dans lesquels les individus peuvent être pris de manière Les chiffres (manquants) de la maltraitance
transitoire ou de manière plus durable. Elle ne résulte
donc pas seulement de conditions objectives (besoins L’évaluation chiffrée des maltraitances constitue un
de soins par exemple) mais aussi d’un ordre social et autre enjeu de la délimitation des frontières, puisqu’elle
symbolique qui facilite pour certains et entrave pour dépend des actes et omissions qui sont pris en compte.
d’autres la satisfaction des besoins et la capacité à se Cependant, les chiffres disponibles en France ne reposent
défendre. L’infériorisation des personnes âgées et/ que sur des signalements : il faut que la victime, un
ou handicapées (perçues comme diminuées, comme proche ou un professionnel ait fait la démarche de porter
des fardeaux pour la société, etc.) les place dans une à la connaissance d’une instance (association, police,
position dominée dans les rapports sociaux et favo- gendarmerie, etc.) un cas de maltraitance pour qu’il
rise les maltraitances, notamment en freinant leur soit comptabilisé. On ne dispose pas d’enquête dite
dénonciation. On observe ainsi des phénomènes de « en population générale » où un échantillon d’indivi-
légitimation des maltraitances (« c’est normal d’être dus représentatif de la population ciblée est interrogé
traité comme ça quand on est vieux »), de banalisation sur les maltraitances ou violences qu’ils ont vécues au
(« c’est partout comme ça », « ils ne peuvent pas faire cours d’une période donnée. Or les signalements ne
autrement »), de renonciation (« je ne dis plus rien constituent que la partie émergée des maltraitances et
puisqu’on ne m’écoute pas ») ou de crainte d’abandon sous-estiment donc leur fréquence. Le biais est en fait
(« je ne dis rien car il n’y a personne d’autre pour susceptible de porter sur toutes les caractéristiques des
s’occuper de moi ») (7). Néanmoins, les rapports de maltraitances (types d’acte ou d’omission, lieu, etc.),
domination ne s’organisent pas seulement autour de des victimes et des auteurs. On peut ainsi supposer que
l’âge et de la situation de handicap mais aussi du sexe, les familles dénoncent plus facilement les maltraitances
de la classe sociale et de la catégorisation ethnique. dont est victime un proche âgé en institution qu’au sein
On peut donc se demander si toutes les personnes même de la famille ; que les violences physiques, plus
âgées et/ou handicapées sont également susceptibles visibles, sont davantage signalées, etc.
d’être victimes de maltraitances ou si leurs autres
Alors que les politiques de lutte contre les mal-
caractéristiques sociales ne viennent pas modérer ou
traitances se sont fortement développées au cours des
au contraire amplifier les risques.
vingt dernières années, les connaissances quantitatives
de ces phénomènes sont encore très limitées en France.
Elles permettraient pourtant de mieux connaître leurs
(7) Thomas H., Scodellaro C., Dupré-Lévêque D. (2005), « Per- conséquences sanitaires et sociales et les situations qui
ceptions et réactions des personnes âgées aux comportements mal-
traitants », Études et Résultats, n° 370. majorent les risques de maltraitance.

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 59


LA MISE À DISTANCE
DES PAUVRES
DANS L’ESPACE PUBLIC
CINQ DIMENSIONS
EXPLICATIVES
Serge Paugam
Directeur d’études à l’EHESS

Dans l’espace public la population des sans domicile est traitée avec rudesse et, d’une
manière générale, la présence des plus pauvres fait l’objet d’une mise à distance. Pour
Serge Paugam, cette attitude hostile renvoie à cinq dimensions explicatives. Il évoque
d’abord une attitude de crainte face à ces « nouvelles classes dangereuses » et aussi une
attitude de recul hygiéniste. Le regard sur les pauvres peut s’accompagner en outre d’une
naturalisation de la différence censée rendre légitime leur éloignement. À l’opposé de la
doctrine solidariste, la stigmatisation de la figure de l’assisté participe de ce processus de
constitution d’un entre-soi, lequel, pour d’aucuns, permet la préservation d’un certain ordre
moral. Mais à ces attitudes et aux politiques qui les traduisent s’opposent des politiques de
solidarité envers les pauvres et les exclus, ceux-ci continuant de susciter l’immémoriale
tension mise en évidence par les historiens entre la « potence » et la « pitié ».
C. F.

Participer à la vie publique implique d’être visible vécues de ce processus sont aujourd’hui connues.
socialement. Or, non seulement les pauvres ne comptent L’individu socialement disqualifié est confronté à la
pas, tant ils sont victimes d’un processus de disqua- fois à un déficit de protection et un déni de recon-
lification sociale, mais ils sont aussi le plus souvent naissance : il est vulnérable face à l’avenir et accablé
repoussés le plus loin possible des lieux où s’exerce par le poids du regard négatif qu’autrui porte sur lui
le pouvoir, où se prennent les décisions collectives, (2). Nous ne reviendrons pas ici sur les phases de ce

où se développent les relations sociales et la culture, processus, mais nous proposons de nous interroger
où l’on accède à la consommation (dans les galeries sur les facteurs qui conduisent les sociétés modernes
commerciales et les shoppings raffinés des centres à adopter une attitude hostile à l’égard des hommes
villes par exemple). Tout se passe comme si l’espace et des femmes qui en font l’expérience.
urbain refoulait d’emblée les populations indésirables
en s’efforçant, par un processus efficace de mise à
distance, de les rendre invisibles (1). Les expériences
(2) Paugam S. (1991), La disqualification sociale. Essai sur la
nouvelle pauvreté, Paris, PUF, huitième édition avec une préface
(1) Le Blanc G. (2009), L’invisibilité sociale, Paris, PUF, inédite « La disqualification sociale, vingt ans après », coll.
« Pratiques théoriques ». « Quadrige », 2009.

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DOSSIER - LA MISE À DISTANCE DES PAUVRES DANS L’ESPACE PUBLIC. CINQ DIMENSIONS EXPLICATIVES

Dans la monographie qu’il a consacrée à la vie une tension normative que l’on peut appréhender à
des clochards à Paris, Patrick Declerck a montré que partir de cinq dimensions explicatives (5).
cette catégorie sans attaches et sans obligations ne
peut que susciter un mouvement de rejet social (3). L’insécurité face aux « nouvelles
Il y a vu une fonction sociale déterminée : celle de classes dangereuses »
condamner sévèrement les marginaux qui osent trans-
gresser l’ordre social. Tout comme les criminels, les Cette mise à distance des plus pauvres peut s’expli-
toxicomanes et les prostitués, les clochards sont tout quer tout d’abord par la peur que cette population,
à la fois séducteurs et dangereux, bouffons à leurs aux contours mal définis, suscite dans l’espace social.
heures, mais aussi menaçants. Leur vie ne saurait Peur d’être victime de vol, peur d’être agressé phy-
être trop harmonieuse sans risquer de choquer celles siquement ou verbalement, peur d’être manipulé par
et ceux qui, par leur labeur quotidien et au prix de les experts en escroquerie, les raisons de se protéger
sacrifices, s’emploient à respecter les normes et les ne manquent pas. Jamais autant qu’au cours des der-
convenances. Autrement dit, si le clochard souffre, nières années, la sécurité des magasins, mais aussi des
s’il est stigmatisé, mal traité, ce n’est que le prix immeubles privés n’a été aussi renforcée. Les vigiles
qu’il lui faut payer pour avoir accepté d’être en se multiplient et la recherche de protection dans un
quelque sorte l’envers de la normalité. Peu importe, entre-soi affinitaire et entièrement sécurisé ne cesse de
sur le fond, qu’il soit responsable ou victime, l’ordre s’imposer comme une norme, non seulement dans les
social ne peut se maintenir sans l’application d’une franges de l’élite, mais parmi les classes moyennes.
sanction ferme à son égard. Cette interprétation Se protéger des catégories que l’on appelle désormais
comporte une part de justesse. Pourquoi les condi- couramment les « nouvelles classes laborieuses » est
tions d’hébergement d’urgence sont-elles si souvent devenu si banal que s’en émouvoir et y résister paraît
décriées par les usagers eux-mêmes ? Pourquoi de relever de la plus totale témérité. Poser la question de
nombreuses personnes à la rue refusent d’y recourir ? l’insécurité sociale peut paraître toutefois paradoxal
Pourquoi le mobilier urbain est-il si hostile aux sans tant nous vivons dans des sociétés parmi les plus
domicile, si ce n’est pour les décourager de l’uti- sûres qui aient jamais existé. Les protections sont
liser de façon excessive et s’installer dans l’espace civiles au sens où elles garantissent plus ou moins
public en risquant de nuire aux autres couches de la les libertés fondamentales et la sécurité des biens et
population ? Mais cette interprétation mérite d’être des personnes dans le cadre d’un État de droit. Elles
nuancée. S’il est nécessaire à l’ordre social que la vie sont aussi sociales au sens où elles couvrent contre
des clochards soit difficile, il importe aussi qu’elle les principaux risques susceptibles d’entraîner une
puisse conduire à la compassion et susciter des actes dégradation de la situation des individus, notamment
de solidarité. En matière de lutte contre la pauvreté la maladie, l’accident, la vieillesse, le chômage…
et la marginalité, l’ordre social s’impose dans une Selon Robert Castel, « l’insécurité moderne ne serait
dualité historique : il comporte en effet, comme le pas l’absence de protections, mais plutôt leur envers,
soulignait Bronislaw Geremek, une dimension répres- leur ombre portée dans un univers social qui s’est
sive et une dimension protectrice (4). Les clochards organisé autour d’une quête sans fin de protections ou
marginalisés, comme les pauvres d’une façon plus d’une recherche éperdue de sécurité »(6) : la recherche
générale, sont à la fois socialement rejetés et tenus de protections est infinie et suscite inévitablement de
à distance et, en même temps, sources d’attention perpétuelles frustrations. Si les sociétés modernes sont
et de bienveillance. La mise à distance des pauvres ainsi construites sur le terreau de l’insécurité, c’est
dans l’espace public correspond par conséquent à parce que les individus qui les habitent ne trouvent,

(3) Declerck P. (2001), Les naufragés. Avec les clochards de (5) Ces cinq dimensions explicatives ont également été rete-
Paris, Paris, Plon/Terre humaine. nues comme hypothèses de travail dans une enquête internationale
(4) Geremek B. (1978), La potence ou la pitié. L’Europe et les en cours, menée par l’auteur de cet article en collaboration avec
pauvres du Moyen Âge à nos jours, 1ère édition en polonais, Paris, Bruno Cousin, Camila Giorgetti et Jules Naudet, sur la recherche
Gallimard, 1987. Sur les attitudes contemporaines à l’égard des de l’entre-soi et les représentations de la pauvreté dans les quartiers
sans domicile et leurs variations saisonnières, on pourra lire notam- de catégories sociales supérieures de trois grandes métropoles :
ment : Bunis W. K., Yancik A., Snow D. A. (1996), « The cultural Paris, São Paulo et Delhi.
patterning of sympathy toward the homeless and other victims of (6) Castel R. (2003), L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être
misfortune », Social Problems, 43, p. 387-402. protégé ? Paris, Seuil, coll. « La République des idées », p. 6.

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DOSSIER - LA MISE À DISTANCE DES PAUVRES DANS L’ESPACE PUBLIC. CINQ DIMENSIONS EXPLICATIVES

ni en eux-mêmes, ni dans leur entourage immédiat, très mal logés ou sans domicile. Cette question inté-
la capacité d’assurer leur protection. On pourrait resse bien entendu les grandes métropoles des pays
alors comprendre la recherche de l’entre-soi comme en voie de développement où les problèmes sanitaires
l’angoisse – sans doute en partie disproportionnée, révèlent de profondes inégalités et où la mise à distance
notamment en France – que suscite l’image médiatique des sans domicile relève d’une attitude hygiéniste
de ces nouvelles classes dangereuses au sein et à la tenace(7). Mais on retrouve aussi cette préoccupation
périphérie des villes. Les violences urbaines de la dans les villes françaises. Marie Loison-Leruste a réa-
fin 2005 ont sans aucun doute contribué à amplifier lisé une enquête ethnographique et statistique auprès
ce mouvement. Elles ont eu pour effet d’accélérer le de personnes vivant à proximité de centres d’accueil et
processus de rénovation urbaine dont l’objectif est d’hébergement d’urgence en Île-de-France(8). Sa thèse
de faire éclater les poches urbaines de la pauvreté. interroge les représentations sociales « ordinaires »
et les attitudes à l’égard des « SDF ». Sources tout
La hantise de la souillure à la fois de fascination, de dégoût, de peur, de senti-
ment de compassion ou de pitié, les personnes sans
Les historiens ont montré, aussi bien en France que domicile se trouvent parfois confrontées à l’hostilité
dans d’autres pays, que l’élite bourgeoise a souvent des habitants d’un quartier quand elles deviennent
cherché à s’affranchir de la présence des pauvres en une menace pour leur tranquillité. Elles sont alors
se réservant des espaces privilégiés dans la ville. Les stigmatisées et font l’objet de discriminations, dont les
quartiers où s’entassent les pauvres ont été décrits fondements reposent sur des représentations sociales
comme des espaces sales, puants et mal tenus, sus- partagées, définissant ces individus comme « indé-
ceptibles de transmettre des infections et des maladies
contre lesquelles il faut se prémunir. Se préserver est (7) Giorgetti C. (2007), Moradores de rua : uma questão social ?
une attitude moins fréquente qu’au XIXe siècle, au São Paulo, Educ/Fapesp, 2006 et Poder e Contrapoder : Imprensa
e moradores de rua em São Paulo e Paris, Educ/FAPESP.
moment où se posait dans les pays industrialisés la
(8) Loison-Leruste M. (2009), Habiter à côté des SDF. Repré-
question du paupérisme. Néanmoins, l’espace public sentations sociales et attitudes à l’égard des personnes sans domi-
des métropoles reste toujours traversé par des pauvres cile, thèse de doctorat de sociologie, EHESS.

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DOSSIER - LA MISE À DISTANCE DES PAUVRES DANS L’ESPACE PUBLIC. CINQ DIMENSIONS EXPLICATIVES

sirables ». Le regard porté sur cette population, les population comme distincte du corps social par ses
comportements éventuels de rejet et les stratégies caractéristiques propres. Il s’agit d’une croyance
de distinction sociale trouvent une légitimité dans diffuse selon laquelle les pauvres ne seraient pas
des formes de « compassion sélective » : tous les aptes à occuper certaines fonctions sociales en raison
sans domicile ne « méritent » pas d’être aidés et une notamment de leurs faibles capacités intellectuelles.
hiérarchie des stigmates s’établit pour distinguer le Autrement dit, ils ne seraient que le produit d’« inéga-
« bon » SDF du « mauvais »(9). lités biologiques » dont il n’y aurait aucune raison de
Tous les lieux publics n’adoptent pas forcément le s’émouvoir. Dans son expression la plus radicale, la
même règlement et sont plus ou moins accueillants aux naturalisation de la pauvreté conduit à l’ostracisme à
populations pauvres. Les parcs publics, par exemple, l’égard de catégories jugées naturellement inférieures
se méfient toujours des sans-abri et des vagabonds et dont la fréquentation est peu recommandable, voire
qui seraient tentés de s’y installer longuement, voire nuisible. La représentation des pauvres comme des
d’y passer la nuit, mais ceux qui sont situés dans les paresseux ou des perpétuels assistés pourrait être
quartiers bourgeois pratiquent un contrôle plus strict et aussi l’expression de cette tendance à rechercher la
manifestent une attitude significativement plus hostile cause de la pauvreté dans la nature des êtres. Ainsi
à l’égard de cette population. Tout se passe comme si cette perception de la pauvreté s’oppose à l’idée selon
les intérêts des habitants de ces quartiers riches étaient laquelle les pauvres seraient les victimes d’un système
menacés par la seule présence de ces gens indésirables, injuste (11). La naturalisation de la différence n’est
par le risque de contamination et de souillure qu’ils pas seulement une représentation des plus riches à
seraient susceptibles de transmettre à l’ensemble des l’égard des plus pauvres. Elle peut s’exprimer dans
résidents. À l’opposé de ces parcs hyper-contrôlés, ceux toutes les couches de la société et d’ailleurs peut-
qui sont situés dans des lieux jugés moins nobles, comme être de façon encore plus directe parmi les milieux
par exemple ceux qui, à Paris, jouxtent le périphérique, culturellement proches des pauvres jugés indésirables.
peuvent plus facilement devenir des lieux-ressources Dans son enquête ethnographique, Claudia Girola
pour des sans-abri dont certains parviennent même, a examiné avec attention comment la Maison de
comme nous avons pu le vérifier, à y dormir la nuit Nanterre, structure d’accueil et d’hébergement des
avec le consentement implicite des gardiens. Il en va SDF, a été considérée comme un obstacle à la réha-
de même pour les bibliothèques publiques. Certaines bilitation du quartier populaire « Le Petit Nanterre »
d’entre elles sont plus sélectives que d’autres. Les où elle est située (12). Les habitants de ce quartier
étudiants savent la différence qui existe entre la BNF fortement stigmatisé à partir des années 1980 ont
ou la Bibliothèque Sainte-Geneviève, lieux exprimant cherché à se distinguer de cette population hébergée
une conception relativement élitiste de la culture et de en soulignant en termes parfois violents son altérité
la recherche, et la Bibliothèque du Centre Pompidou qui irréductible, ce que les responsables du projet de ville
incarne, au contraire, depuis sa création, une politique et les élus en charge de la réhabilitation du quartier
d’ouverture sans condition (10). ont abondamment relayé dans l’espace public.

La naturalisation de la pauvreté L’hyper-valorisation du mérite


Une autre façon de justifier la mise à distance des Au-delà de la naturalisation de la pauvreté, on peut
pauvres dans l’espace public est de considérer cette penser que la place des populations précaires dans
l’espace public dépend de la conscience non seulement
des inégalités, mais de l’urgence de les atténuer au
(9) La frontière entre le pur et l’impur dans les représentations nom de la solidarité. En France, à la suite de Léon
des personnes précaires peut sans doute être interprétée à la lu- Bourgeois, la doctrine du solidarisme repose sur l’idée
mière des analyses de Mary Douglas. Voir sur ce point Douglas
M. (2005), De la souillure. Essais sur les notions de pollution
et de tabou, [1ère édition en anglais 1966 sous le titre Purity and (11) Paugam S. et Selz M. (2005), « La perception de la pauvreté
Danger : An Analysis of Concepts of Pollution and Taboo], Paris, en Europe depuis le milieu des années 1970. Analyse des variations
Éd. de la Découverte. structurelles et conjoncturelles », Économie et Statistique, n° 383-
(10) On pourra lire sur ce point : Paugam S. et Giorgetti C. avec 384-385, p. 283-305.
la collaboration de B. Roullin, I. Bejarano, J. Ferreyrolles et L. (12) Girola C.-M. (2007), De l’homme liminaire à la personne
Paugam (2013), Des pauvres à la bibliothèque. Enquête au Centre sociale : la lutte quotidienne des sans-abri, Paris, Thèse en anthro-
Pompidou, Paris, PUF, coll. « Le lien social ». pologie sociale et ethnologie, EHESS, sous la direction de Weber F.

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DOSSIER - LA MISE À DISTANCE DES PAUVRES DANS L’ESPACE PUBLIC. CINQ DIMENSIONS EXPLICATIVES

que la justice ne peut exister entre les hommes que Elles sont attachées à un esprit de discipline, au sens
s’ils deviennent des associés solidaires en neutralisant d’une éducation morale, qu’elles ne peuvent imagi-
entre eux les risques auxquels ils sont confrontés(13). ner trouver qu’au sein de leur territoire protégé et en
Cette socialisation du risque a pris ainsi le pas sur la partie retranché des autres zones de la ville. Selon
notion de responsabilité individuelle. Pour les soli- Durkheim, deux éléments apparaissent dans le main-
daristes de la fin du XIXe siècle, la responsabilité tien d’un ordre moral : « D’abord, puisque la morale
est donc avant tout collective ou sociale. Elle passe détermine, fixe, régularise les actions des hommes,
à la fois par la reconnaissance de l’ensemble des elle suppose chez l’individu une certaine disposition
facteurs sociaux des inégalités et la recherche de à vivre, une existence régulière, un certain goût de
moyens pour les réduire. Le progrès social est jugé la régularité (…).  En second lieu, puisque les règles
à ce prix. Cette doctrine du solidarisme rencontre morales ne sont pas simplement un autre nom donné
aujourd’hui de nombreuses oppositions. La mise en à des habitudes intérieures, puisqu’elles déterminent
avant de la notion de mérite et la stigmatisation des la conduite du dehors, et impérativement, il faut pour
assistés contribuent progressivement à en saper les leur obéir, et, par conséquent, pour être en état d’agir
fondements. La banalisation du discours sur les « pro- moralement, avoir le sens de cette autorité sui generis
fiteurs » de l’assistance conduit à créer un climat de qui leur est immanente. Il faut, en d’autres termes,
suspicion à l’égard des populations qui sollicitent que l’individu soit constitué de manière à sentir la
les services d’action sociale, lesquels sont appelés supériorité des forces morales dont la valeur est plus
à renforcer les contrôles et à responsabiliser, voire à forte que la sienne, et à s’incliner devant elles »(15). En
moraliser, ces « clientèles » jugées peu légitimes (14). suivant cette analyse, on pourrait dire que les catégories
Ce discours, entretenu par certains médias, est organisé sociales supérieures, mais aussi les classes moyennes,
pour délégitimer la redistribution en faveur des plus loin de pouvoir imposer aux catégories populaires et
défavorisés. Il monte en épingle quelques cas et les a fortiori aux pauvres l’ordre moral auquel elles sont
extrapole à l’ensemble des allocataires des minima attachées, chercheraient alors à le préserver de toutes
sociaux, en tendant à passer sous silence l’hétérogé- les forces subversives susceptibles de se répandre à
néité des situations et des expériences vécues. Pendant proximité de leur quartier ou dans les espaces urbains
sa campagne de 2007, Nicolas Sarkozy a contribué à qu’elles fréquentent. Au chaos de la ville, aux violences
opposer cette image d’une France assistée à la France qui la traversent et au délitement normatif des quar-
qu’il voulait promouvoir, celle qui se lève tôt et qui tiers pauvres s’opposerait ainsi le sens de l’ordre, de
doit être récompensée pour son mérite. « Donner plus l’autorité et de la régularité. La barrière sociale aurait
à ceux qui travaillent plus », tel a été le slogan que alors comme fonction de préserver, non seulement le
les Français ont le plus retenu durant cette période. statut social, mais aussi l’ordre moral. Les « Gated
Ce thème a été ensuite régulièrement entretenu par communities » ou ce qu’on appelle en France les
la droite. Il était encore très présent dans le débat au « résidences collectives sécurisées » offrent ainsi la
moment de l’élection présidentielle de 2012. Cette garantie d’une protection non seulement physique,
hyper-valorisation du mérite a pour effet de renforcer mais aussi morale face à la pauvreté.
la stigmatisation des chômeurs et des assistés. lll
Ces cinq dimensions se conjuguent pour rendre la
La préservation de l’ordre moral place des pauvres dans l’espace public sinon illégi-
time, du moins inopportune. Ce processus de mise à
Enfin, les représentations de la pauvreté qui condi-
distance sociale ne peut que renforcer la précarité de
tionnent la place des pauvres dans l’espace public sont
celles et ceux qui en sont déjà profondément affectés
aussi en partie déterminées par la volonté de certaines
en les soumettant à une épreuve d’une réelle violence
couches sociales de s’accorder sur les fondements
symbolique. Mais les dimensions explicatives que
d’un ordre moral conforme à l’idée qu’elles ont de la
nous avons abordées doivent être comprises comme
cohésion sociale au sein de leur quartier de résidence.
l’expression de tensions normatives. Elles ne sont
valables que partiellement tant elles expriment une
(13) Bourgeois L. (1998), Solidarité, 1ère édition, 1896, Ville-
neuve-d’Ascq, Presses du Septentrion.
(14) Paugam S. et Duvoux N. (2008), La régulation des pauvres, (15) Durkheim É. (1963), L’éducation morale, Paris, PUF,
Paris, PUF, coll. « Quadrige ». nouvelle édition « Quadrige/grands textes », 2012, p. 30.

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DOSSIER - LA MISE À DISTANCE DES PAUVRES DANS L’ESPACE PUBLIC. CINQ DIMENSIONS EXPLICATIVES

tendance qui n’est pas univoque. Le sentiment d’insé- et la reconnaissance (16). C’est ainsi que l’ordre social
curité face aux « nouvelles classes dangereuses », la actuel à l’égard des plus pauvres ne fait que reproduire
hantise de la souillure, la naturalisation de la pauvreté, la tension historique entre la « potence » et la « pitié ».
l’hyper-valorisation du mérite, la préservation de La violence à l’égard des pauvres et des exclus est
l’ordre moral n’interdisent pas le développement de l’expression du pôle répressif de la régulation de la
politiques de solidarité à l’égard des pauvres et des pauvreté, lequel se maintient à travers les âges et que
exclus. En même temps que s’excercent des formes l’on ne peut réellement combattre qu’en lui opposant
de mise à distance des pauvres dans l’espace public, le pôle de la compassion et de la justice sociale.
des militants, des organismes humanitaires, mais aussi
des institutions d’action sociale, de nature étatique
ou associative, défendent la cause de la solidarité
et cherchent à favoriser, au contraire, l’intégration
sociale des pauvres. Mais ces politiques doivent pour
s’imposer se fonder sur des arguments qui rendent
invalides les explications que nous avons avancées.
Autrement dit, elles doivent s’appuyer sur un socle
normatif différent, fondé notamment sur les dimensions (16) Paugam S. (2013), Le lien social, Paris, PUF, coll. « Que
anthropologiques du lien social, à savoir la protection sais-je ? », 3e édition.

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 65


TOUS VICTIMES,
VERS LE TOUT JUDICIAIRE ?
Laurence Dumoulin
Chargée de recherche CNRS
Institut des sciences sociales du politique (ISP), ENS de Cachan

À partir des années 1980, la figure de la victime a acquis en France une visibilité de plus en
plus manifeste. Au-delà de ses significations culturelles, cette reconnaissance participe
de plusieurs évolutions : nouvelle évaluation psychiatrique ou psychologique des trauma-
tismes, mobilisation des intéressés, politiques publiques soucieuses de mieux indemniser
les victimes et de mieux les aider, place accrue pour ces dernières dans le déroulement du
procès pénal. Laurence Dumoulin récuse cependant l’idée selon laquelle la « promotion »
de cet acteur induirait un mouvement global de judiciarisation, ce dernier terme étant au
demeurant équivoque et devant être évidemment distingué de la montée en puissance du
droit dans la régulation des sociétés contemporaines. Si le contentieux croît dans certains
domaines, il diminue dans d’autres, et lorsque le mouvement est ascendant, on trouve alors
bien d’autres acteurs – judiciaires, sociaux, politiques – que les seules victimes pour le
nourrir.
C. F.

Mises en examen, comptes rendus d’audience, la scène sociale et médiatique et revendiquent d’être
décisions de justice… Au-delà des classiques faits prises en compte. De fait, on ne peut que constater que
divers qui, depuis le XIXe siècle au moins, alimentent leur place est désormais reconnue, non seulement au
la chronique judiciaire et fascinent les esprits(1), la scène sein du procès pénal mais aussi plus largement dans les
judiciaire emplit bien souvent l’actualité sociale et différents processus de réparation inspirés de la justice
politique. Les tribunaux seraient-ils devenus un espace restauratrice. Elles ne sont toutefois qu’un des acteurs
dominant de traitement des conflits ? Pourrait-on voir de la montée en puissance de la justice. En réalité, les
dans la montée en puissance du discours victimaire et phénomènes désignés par le terme de « judiciarisation »
des victimes, une explication, voire une cause de cette sont le résultat de la mobilisation d’acteurs pluriels qui
« judiciarisation » de la société ? jouent le registre juridique et la scène judiciaire comme
espaces de poursuite de leurs stratégies : les victimes
Dans le contexte d’une justice professionnalisée et
certes, mais aussi les médias, les professionnels du droit,
monopolisée par les instances étatiques, le procès pénal
les acteurs sociaux et politiques participent à ces proces-
est mené au nom de la société, de ses intérêts et valeurs
sus et concourent à alimenter le recours au judiciaire et,
bafoués : la victime est alors une partie parmi d’autres
plus largement, au droit.
dont la place n’est pas centrale. Dans cette logique, les
victimes ont longtemps été tenues à distance du processus
pénal. Mais cette posture semble de plus en plus difficile Les victimes sur le devant de la scène
à observer. Les victimes réapparaissent sur le devant de
Nos sociétés contemporaines sont décrites comme des
« sociétés de victimes »(2), des sociétés où cette condition
(1) Kalifa D. (1995), L’encre et le sang. Récits de crimes et
société à la Belle Époque, Paris, Fayard ; Chauvaud F. (2010), La est reconnue – sans être questionnée – et fournit un sta-
chair des prétoires. Histoire sensible de la cour d’assises, 1881-
1932, Rennes, PUR. (2) Erner G. (2006), La société des victimes, Paris, La Découverte.

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DOSSIER - TOUS VICTIMES, VERS LE TOUT JUDICIAIRE ?

tut social presque incontesté. Au plan anthropologique, Les mobilisations de victimes d’attentats, en particu-
cette omniprésence du discours victimaire procède d’une lier Françoise Rudetzki dans le cadre de SOS Attentats,
reconfiguration de l’économie morale contemporaine, ont joué un rôle important dans la dénonciation d’une
d’une évolution des sensibilités et des valeurs. Mais forme d’indifférence sociale à leur égard et dans la reven-
historiquement elle repose sur l’apparition, depuis une dication d’un meilleur traitement par la communauté
trentaine d’années d’un nouveau régime de véridiction politique à laquelle elles appartenaient (reconnaissance
fondé sur le traumatisme (Fassin et Rechtman, 2011). d’un statut de victime de guerre, indemnisation…).
Au plan médical et scientifique, la notion de névrose Elles ont été confortées et relayées par les mobilisations
traumatique a été abandonnée au profit de celle d’état de d’autres types de victimes également constituées en
stress post-traumatique (ESPT) qui décrit une nouvelle associations, les parents d’enfants victimes d’agressions,
vérité : celle des effets directs du traumatisme sur les vic- les victimes de maltraitance, les victimes d’accidents
times, sans que leur état psychiatrique ou psychologique de la route… qui, à côté d’une activité de soutien et de
antérieur ne soit plus pris en compte. Parce qu’elle touche solidarité pour le groupe, ont également développé une
des cercles spécialisés de la psychiatrie et de la psycho- intense activité de lobbying auprès des pouvoirs publics.
logie, cette évolution dans l’évaluation du traumatisme a Après la loi Badinter de 1982 ouvrant un dispositif
concerné de façon transversale l’ensemble des catégories d’indemnisation pour les victimes d’accidents de la
de victimes (d’infractions pénales, de guerres, d’attentats, route, en 1986, la création de l’Institut national d’aide
de catastrophes et accidents collectifs…), permettant une aux victimes et de médiation (INAVEM) et en 1990 celle
montée en généralité autour de la condition de victime. du Fonds de garantie des victimes d’actes de terrorisme
La souffrance des victimes est ainsi objectivée, rendue et d’autres infractions consacrent « l’émergence d’une
moins contestable, moins soumise aux doutes et arrière- nouvelle catégorie agissante de l’espace social (les vic-
pensées sur de possibles stratégies victimaires. Elle est times), laquelle peut dès lors se légitimer à travers son
aussi largement médiatisée, ce qui lui confère une ample militantisme, ses structures propres, ses relais institu-
résonance dans la société et suscite du côté de ceux qui tionnels, son lobbying politique, sa surface médiatique et
assistent à ce spectacle de la souffrance, une empathie, une ses droits nouvellement reconnus » (Fassin et Rechtman,
compassion qui s’ancre historiquement dans la conception op. cit., p. 169).
moderne du rapport à autrui et qui peut parfois déboucher
La nécessité de mener une politique publique d’aide
sur certains engagements politiques(3).
aux victimes a été réaffirmée à la fin des années 1990,
La mise à l’agenda de la question avec le rapport Lienemann(5). Un organe interministériel
des victimes de pilotage de cette politique – le Conseil national de
l’aide aux victimes (CNAV) – a été créé en 1999, qui
Mais si la référence à la condition des victimes
stimule et prépare l’adoption de mesures en faveur des
est devenue une « caractéristique anthropologique
victimes. La loi du 15 juin 2000 sur le renforcement
majeure » des sociétés contemporaines (ibid.), c’est
de la protection de la présomption d’innocence et les
aussi par un travail de défense et de promotion mené
droits des victimes a accru les droits des victimes et
par des entrepreneurs de causes. S’inscrivant dans les
leur place dans le procès pénal : elle a donné à l’autorité
registres et contraintes de la vie politique ordinaire
judiciaire le devoir de veiller à leur information au fil
(Lefranc et al., 2008), ils ont contribué à mettre cette
des procédures ; elle a renforcé la place de l’INAVEM
question à l’agenda politique et à faire émerger, à partir
comme interlocuteur et partenaire officiel de la mise
des années 1980 en France, un droit des victimes. Là
en œuvre de cette politique ; enfin, elle a apporté de
encore le registre scientifique a été pleinement investi,
nouvelles mesures, comme la création d’un numéro vert
notamment avec l’élaboration de la « victimologie »,
destiné à l’information et à l’écoute des victimes. Depuis,
discours positionné sur le plan scientifique, à mi-chemin
un « Service de l’accès au droit et à la justice et de la
entre le droit et la criminologie(4). Dans ce processus
politique de la ville » a été créé au sein du ministère de
de mobilisation et d’action collective, les victimes
la Justice, auquel a été rattaché le bureau de l’aide aux
elles-mêmes ont été actives.
victimes et de la politique associative (créé en 1982, ce
(3) Boltanski L. (1993), La souffrance à distance. Morale huma- (5) Lienemann M.-N., Magliano H., Calmette J. (1999), Pour
nitaire, médias et politique, Paris, Métailié. une nouvelle politique publique d’aide aux victimes, rapport au
(4) Cario R. (2001), Œuvre de justice et victimes, vol. 1, Paris, Premier ministre, Paris, La Documentation française, coll. des rap-
Éd. L’Harmattan, coll. « Sciences criminelles ». ports officiels.

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 67


DOSSIER - TOUS VICTIMES, VERS LE TOUT JUDICIAIRE ?

bureau a pour objectif de rechercher les conditions d’une directement, sans délai et sans intermédiaire, les paroles
meilleure indemnisation des victimes et de soutenir le et ressentiments des victimes ou de l’opinion publique
développement des associations leur venant en aide). (réagissant en tant que somme de victimes potentielles).
Une Charte des droits et devoirs des victimes d’infrac- Ainsi des nombreuses mesures législatives adoptées
tions pénales a été publiée par le CNAV. Différentes immédiatement après que de dramatiques faits divers
structures d’indemnisation ont été créées suite à certains sont intervenus, comme la loi instaurant la rétention
scandales de santé publique, comme pour les victimes de de sûreté pour les auteurs des crimes les plus graves,
la contamination au Sida par transfusion sanguine ou de loi de 2008 qui fait directement écho à l’affaire Francis
l’amiante. La question des victimes, jusqu’alors plutôt Evrard (viol d’un enfant par un homme multirécidiviste).
secondaire dans le traitement pénal, est donc parvenue
À la faveur de ces évolutions, il peut être dit que
à faire problème et à devenir une question légitime de
comparativement à d’autres pays les victimes ont une
l’action publique et judiciaire.
position « enviable » dans le procès pénal français, au
La comparaison des mobilisations et revendica- sens où elles participent à la procédure et où des droits
tions des victimes de deux catastrophes intervenues accrus leur ont été accordés (Fortis, 2006). Sur le plan
respectivement en 1947 et 1991 – celle relative aux strictement juridique, la notion de victime a gagné en
sinistrés de l’incendie d’un cinéma et celle des thermes surface avec la multiplication des possibilités ouvertes de
de Barbotan – met ainsi en évidence « une transfor- se constituer partie civile, pour des personnes de plus en
mation structurelle dans la disponibilité globale des plus éloignées de la victime directe des faits et pour des
ressources, qui concerne tout à la fois les dispositions acteurs collectifs, comme des associations ou des syndi-
juridiques, la possibilité de mobiliser les médias et les cats, qui deviennent acteurs de la procédure. Cette place
chemins d’accès à l’État. » (Vilain et Lemieux, 1998, demeure toutefois ambiguë puisque c’est l’accusation
p. 137). Les changements intervenus en ces domaines qui reste largement maîtresse de la procédure. Quant à
« rendent possible et même encouragent en France l’orientation des victimes, elle est généralement double,
l’émergence d’un nouveau registre de l’action collective, associant une demande indemnitaire à une logique pénale
celui de groupes […] circonstanciels » (ibid. p. 137). pour que la norme sociale et pénale soit respectée par
tous et que les faits advenus ne se reproduisent plus
Le procès, un espace de visibilité (Zauberman, 2005).
pour les victimes
À cet égard, le procès pénal(6) ouvre un espace de
Cette montée en puissance des victimes est parfois
visibilité pour les victimes, une scène sur laquelle
analysée comme participant d’une forme de « populisme
elles peuvent se faire entendre, non seulement par les
pénal » (Salas, 2005), défini comme une tendance à une
répression accrue des infractions pénales et une tenta- (6) Il est toujours plus médiatisé que le procès sur intérêts civils,
tion pour les acteurs politiques de prendre en compte qui ne concerne plus que les questions d’indemnisation.

68 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


DOSSIER - TOUS VICTIMES, VERS LE TOUT JUDICIAIRE ?

acteurs de justice devant lesquels l’affaire est jugée grande fortune à partir des années 1990 en France
mais, au-delà, par un public élargi, ce que permet une pour désigner le processus par lequel « un traite-
médiatisation souvent intense. Cette orientation peut ment juridique ou judiciaire se substitue à un autre
être accentuée par les avocats qui investissent la scène mode de régulation sociale » (Jean, 1997, p. 21).
judiciaire et les abords de cette scène (via la forme Des hommes politiques, des élus, des fonctionnaires
établie de la plaidoirie mais aussi via la forme de l’inter- locaux, des chefs d’entreprise, des médecins etc.,
view dans la salle des pas perdus ou sur les marches dont la responsabilité pénale a été mise en jeu dans
extérieures du palais de justice) comme un espace le cadre d’affaires fortement médiatisées, recourent
public où en appeler à une autre forme de jugement et alors à cette terminologie pour pointer ce qu’ils jugent
de légitimité, ou bien où promouvoir plus largement être une dérive des modes de régulation sociale et
la cause des victimes. politique dont ils seraient les premières victimes.
« Judiciarisation » rime ici le plus souvent avec
Les victimes, « pénalisation », servant à mettre en scène l’illé-
des acteurs parmi d’autres gitimité de l’intervention, tenue pour nouvelle et
intrusive, des juridictions pénales dans le traitement
d’un phénomène protéiforme d’un problème (Dumoulin et Roussel, 2010). En réa-
lité, la notion est une traduction de « judicialization ».
Est-ce à dire pour autant que les victimes seraient
Or, si le mot anglais est surtout utilisé pour désigner
les principaux acteurs d’une forme de judiciarisation
la montée en puissance des juridictions suprêmes
des rapports sociaux ? Les victimes sont certes un
(et en particulier de la Cour suprême américaine)
des acteurs qui pèsent sur le contentieux pénal. Elles
dans le contexte de la common law, l’importation
sont certes définies de façon élargie et donc plus
du mot dans le contexte français s’est accompagnée
nombreuses pour un même fait commis (au-delà de
d’un déplacement de sens renvoyant à une actualité
la victime directe, ses parents, ses grands-parents, ses
portant surtout sur des scandales politico-financiers,
frères et sœurs, ses enfants… peuvent se constituer
des procès en responsabilité intervenus à l’occasion
partie civile), avec des droits étendus. Le discours
de catastrophes, d’accidents collectifs ou de procès
victimaire a certes acquis une telle force dans les
de santé publique à grande échelle. La circulation
sociétés contemporaines que l’on pourrait être tenté
transnationale de la notion de judiciarisation, la diver-
de penser à la fois que les victimes sont devenues
sité de ses emplois savants et profanes et sa reprise
l’acteur majeur du procès pénal et qu’elles sont les
dans une série de publications universitaires ont
causes de ce qui serait un règne du tout judiciaire.
ensuite contribué à nourrir la dynamique. Sous l’effet
Mais il convient de prendre un peu de recul par rap-
d’emplois croisés renforçant dans le même temps le
port à ces différents éléments en les réintégrant dans
flou et la polysémie du terme, celui-ci s’est répandu,
un ensemble plus large. Cette mise en perspective
amalgamant des phénomènes analytiquement distincts
contribuera ainsi à relativiser leur rôle. D’abord parce
(Commaille et Dumoulin, 2009) qui touchent aux
que ce qui serait le tout judiciaire s’inscrit dans le
transformations de la place du droit et des juridictions
cadre plus large d’une montée en puissance du droit
supranationales, tout particulièrement européennes
dans la régulation des rapports sociaux et politiques.
(CEDH, CJCE), à l’installation et à la consolidation
Ensuite, parce qu’au-delà des seules victimes, bien
de cours constitutionnelles, au travail de juridictions
d’autres acteurs – judiciaires, sociaux et politiques –
administratives, aux changements de la place et
déploient des stratégies juridiques et judiciaires qui
du statut social des juges, à l’usage d’arènes judi-
alimentent ce phénomène.
ciaires et pénales pour faire avancer certaines causes
La judiciarisation, citoyennes ou militantes, entre autres. L’emploi de
une notion floue et peu utile cette notion conduit à user de manière floue et inter-
changeable de concepts qui ne sont pas équivalents :
L’expression du « tout judiciaire » fait écho à la le juridique, le légal, le judiciaire, le juridictionnel.
notion de judiciarisation et, dès lors qu’il est ques- Il tend de plus à escamoter le fait que se déploient
tion de victimes, c’est surtout de pénalisation dont concomitamment des processus de transfert partiel
il est question. Ces termes méritent toutefois d’être de l’activité judiciaire vers des acteurs et modes de
spécifiés. Le terme de judiciarisation a connu une traitement non juridictionnel des conflits, comme

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 69


DOSSIER - TOUS VICTIMES, VERS LE TOUT JUDICIAIRE ?

la médiation, la conciliation, constitutifs de ce que Comme le montrent les enquêtes de victimation(8),


l’on appelle la troisième voie en matière pénale(7)… les plaintes auprès de la police et de la gendarmerie
sont le premier recours dans le cas des crimes les plus
De la judiciarisation à la question du recours graves ainsi que pour les infractions aux biens, parce
aux institutions pénales
que les compagnies d’assurances exigent un dépôt de
En réalité, si un mouvement global et indistinct plainte. Mais s’agissant d’autres types d’infractions,
de montée en puissance des juridictions est bien loin et en particulier lorsque l’auteur de l’infraction est
d’être avéré, si l’avènement du tout judiciaire ne connu (car membre de la famille, voisin…), le taux de
semble pas non plus être pour demain, il convient recours auprès d’institutions pénales est très faible, les
de s’intéresser aux usages du droit par une pluralité tentatives de règlement direct étant privilégiées. Quant
d’acteurs engagés dans des relations sociales diversi- à la prise de conscience qu’une expérience offensante
fiées. Ainsi reconfigurée, la question permet d’aborder peut faire l’objet d’une plainte, elle n’a, elle non plus,
les stratégies juridiques et judiciaires déployées au fil rien d’automatique.
des interactions sociales (et pas seulement de leurs
moments de crispation). Le cas des conflits en matière Un phénomène alimenté par des logiques
plurielles
de droit du travail le montre bien (Pelisse, 2009).
Les relations professionnelles sont de plus en plus Il convient donc de s’intéresser aux usages pluriels
juridicisées – elles sont imprégnées au quotidien par du droit, tels qu’ils sont effectivement déployés en
le droit –, tant au plan individuel via le renouveau du contexte, pour mieux saisir dans quelles circonstances
contrat de travail qu’au plan collectif via les négocia- le recours à une juridiction est actionné. À cet égard,
tions autour des accords de branches et d’entreprises. si montée de l’activité de certaines juridictions il y a,
Toutefois, cette juridicisation ne se prolonge pas par il ne faut pas aller en chercher la cause seulement du
une augmentation du contentieux porté devant la côté des victimes et des acteurs individuels.
juridiction compétente, en l’occurrence le conseil des
Une étude empirique a comparé plusieurs domaines
prud’hommes. Au contraire, le nombre de recours a
traités par la justice administrative (Contamin, Saada,
chuté de plus de 10 % sur la période 1993-2003. Est
Spire et Weidenfeld, 2008). Le constat de départ est
ainsi illustré l’intérêt de distinguer entre deux phéno-
celui d’une augmentation considérable du contentieux
mènes qui ne sont ni équivalents ni mécaniquement
administratif porté devant le Conseil d’État : 20 000
liés. Pour qu’une conflictualité puisse prendre la forme
affaires enregistrées au début des années 1970, 160 000
d’un recours effectif en justice, encore faut-il qu’un
en 2004, 170 000 en 2007. Or, les auteurs établissent le
travail de mobilisation du droit soit effectué.
caractère ni univoque, ni linéaire de cette augmentation.
En matière d’infractions pénales, si les processus D’abord, elle n’est pas uniforme. Le contentieux croît
de prise en charge des infractions se sont diversifiés, dans certains domaines (contentieux des étrangers),
ils ne répondent toutefois qu’à une portion congrue décline dans d’autres (contentieux fiscal) et se révèle
des victimations. En effet, toute infraction commise parfois fluctuant (contentieux autour des dispositifs
aux dépens d’une victime ne fait pas forcément l’ob- d’aide au logement). Ensuite, un même contentieux
jet d’un signalement auprès des institutions pénales. peut varier d’un territoire à l’autre. Enfin, la corréla-
tion avec les variables touchant aux caractéristiques
sociales des requérants ne permet pas de faire ressortir
des constantes significatives. Les auteurs mettent en
lumière les mécanismes complexes et chaînés par les-
quels les institutions débordent les unes sur les autres

(8) Ces enquêtes sont réalisées par entretiens auprès d’une popu-
(7) Cette troisième voie est à comprendre comme s’intercalant lation représentative de la population totale et interrogent sur les
quelque part entre le choix de poursuivre et de renvoyer un cas si- expériences de victimation. Elles permettent d’en savoir davantage
gnalé devant une juridiction et celui de le classer purement et sim- sur les infractions non signalées et d’avoir un autre regard sur la
plement sans suite. Cette alternative traditionnelle que gèrent les criminalité que celui construit à partir des statistiques d’activité
services du Parquet est complexifiée par toute une gamme de sanc- des services de police. Voir notamment Lévy R. et Zauberman R.
tions non juridictionnelles (rappel à la loi, médiation pénale…) qui (1991), « Connaître la criminalité ou connaître les victimes. Quelle
sont bien traitées par le Parquet, ses délégués ou d’autres acteurs place pour les enquêtes de victimation ? », Les cahiers de la sécu-
(médiateurs) mais qui échappent au juge du siège et aux tribunaux. rité intérieure, n° 4, p. 115-139.

70 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


DOSSIER - TOUS VICTIMES, VERS LE TOUT JUDICIAIRE ?

ou au contraire se contiennent : si un type de conflits est BIBLIOGRAPHIE


judiciarisé c’est parce qu’en amont, les administrations
● Contamin J.-G., Saada É., ● Jean J.-P. (1997), « La judiciari-
et institutions compétentes tendent à externaliser des Spire A., Weidenfeld K. (2008) sation des questions de société »,
contraintes en aiguillant à dessein des conflits vers les (dir.), Le recours à la justice admi- Après-demain, n° 398.
nistrative. Pratiques des usagers
tribunaux administratifs, devenant elles-mêmes pour- et usages des institutions, Paris, La ● Lefranc S., Mathieu L., Simeant
voyeuses de contentieux. C’est ce qui se passe dans le Documentation française. J. (2008), « Les victimes écrivent leur
Histoire. Introduction », Raisons poli-
domaine du droit des étrangers. À l’inverse, certaines ● Commaille J. et Dumoulin L. tiques, 30 (2), p. 5-19.
administrations, comme l’administration fiscale, en (2009), « Heurs et malheurs de la
légalité dans les sociétés contempo- ● Le Goaziou V. (2011), Le viol,
privilégiant le recours à la conciliation, enrayent la raines. Une sociologie politique de aspects sociologique d’un crime,
formation des litiges. En ce sens, on peut dire que le la ‘judiciarisation’», L’Année sociolo- Paris, La Documentation française.
recours à la justice est fortement conditionné par des gique, vol. 59, n° 1, p. 63-107.
● Pelisse J. (2009), « Judiciarisa-
filières de gestion des différends. Il convient ainsi de ● Dumoulin L. et Roussel V. tion ou juridicisation ? Usages et
(2010), « La judiciarisation de réappropriations du droit dans les
documenter les processus sociaux et politiques de conflits du travail », Politix, 86 (2),
l’action publique », in Borraz O.
construction des trajectoires contentieuses et de les et Guiraudon V. (dir.), Politiques p. 73-96.
resituer dans un ensemble de mobilisations et d’actions publiques. Changer la société ● Salas D. (2005), La volonté de
(tome 2), Paris, Presses de Sciences punir. Essai sur le populisme pénal,
possibles. Po, p. 243-263. Paris, Hachette.
● Erner G. (2006), La société des ● Vilain J.-P. et Lemieux C. (1998),
victimes, Paris, La Découverte. « La mobilisation des victimes d’ac-
● Fassin D. et Rechtman R. (2011) cidents collectifs. Vers la notion de
(1re éd. 2007), L’empire du trauma- ‘groupe circonstanciel’», Politix, 11
tisme. Enquête sur la condition de (44), p. 135-160.
victime, Paris, Flammarion. ● Zauberman R. (2005), « Punir
● Fortis É. (2006), « Ambiguïtés le délinquant ? La réponse des
de la place de la victime dans la victimes », Informations sociales
procédure pénale », Archives de 7 (127), p. 54-57.
politique criminelle, 1/n° 28, p. 41-
48.

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 71


DOSSIER - TOUS VICTIMES, VERS LE TOUT JUDICIAIRE ?

problèmes économiques TOUS LES QUINZE JOURS,

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La
documentation
Française

72 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


DÉBAT

FAUT-IL RÉFORMER
LES CLASSES
PRÉPARATOIRES ?
Spécificité française, le système des classes préparatoires est au cœur des polémiques
sur l’enseignement supérieur : coûteux, inégalitaire, trop sélectif, trop exigeant, il serait
également pour ses détracteurs de moins en moins adapté au monde contemporain, que ce
soit du point de vue de l’internationalisation de l’enseignement que de celui de la formation
d’élites créatives, autonomes et mobiles. Ceux qui le défendent mettent quant à eux en avant
son excellence et son aspect méritocratique. Pour Marie Duru-Bellat, s’il est incontestable
que les cursus prépas-grandes écoles sont payants pour les élèves qui en sont issus, les
gains sont beaucoup plus discutables du point de vue de l’ensemble de l’enseignement
supérieur et de la société. Frédéric Munier plaide pour sa part en faveur d’un système qu’il
considère comme très efficace pour former des élites de façon républicaine et qui pourrait
servir de modèle à l’enseignement de premier cycle universitaire.
C. F.

1. Une dualité difficile à défendre


Marie Duru-Bellat
Sciences Po et Observatoire sociologique du changement

Notre système d’enseignement excessivement sélectif et coûteux, Une sélectivité sociale


supérieur a pour spécificité, par leur forme désuète et inadaptée pour indirecte
rapport aux pays comparables, former des élites capables d’autono-
qui produit une élite
non pas tant de faire coexister mie et de créativité, ou encore leur
université et grandes écoles, mais visibilité quasi inexistante dans les
fermée
d’organiser le recrutement des plus classements internationaux (1).
prestigieuses de ces dernières par Une sélectivité qui découle
des classes implantées dans les de l’ensemble du cursus
lycées. Au-delà du respect affiché
scolaire
pour ces filières emblématiques La sélectivité sociale des classes
de la méritocratie, tant les grandes préparatoires ne fait aucun doute :
écoles que les classes préparatoires (1) Pour un panorama de ces débats, cf. en 2011, les élèves appartenant aux
aux grandes écoles – CPGE – sont Cytermann J.-R. (2007) (dir.), Universités catégories supérieures (cadres et
et grandes écoles, Problèmes politiques et
l’objet de polémiques récurrentes. sociaux, n° 936, Paris, La Documentation
enseignants) sont presque trois fois
On dénonce à la fois leur caractère française, mai. plus nombreux en proportion dans les

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 73


DÉBAT – FAUT-IL RÉFORMER LES CLASSES PRÉPARATOIRES ?

CPGE (50 %) que dans les classes de et social ; et parmi leurs homologues pourquoi pas moi ? ») prend la forme
sixième. Mais ces chiffres reflètent enfants d’ouvriers, cette orientation de tutorat ou de classes préparatoires
avant tout la sélectivité scolaire de concerne 29 % des garçons et 15 % aux études supérieures spécifiques
cette filière, à laquelle n’accèdent des filles (NI 01.31). (initiées en 2006 par le lycée
qu’environ 5 % des élèves entrés au D’autre part, l’orientation post Henri IV) pour préparer des élèves
collège, soit les vainqueurs d’une bac accentue la sélectivité sociale des excellents, de milieu défavorisé, à
compétition de fait marquée par l’ori- CPGE parce que, à nouveau, comme poursuivre ensuite en CPGE.
gine sociale : 84,2 % des enfants de lors des autres choix de filières, l’offre Mais les effets – autres que sym-
cadres (et même 86,6 % des enfants locale introduit des biais : les lycéens boliques, ce qui n’est pas rien – de ces
d’enseignants) obtiennent un bac ont plus de chances de s’orienter en dispositifs ne peuvent être que limi-
général ou technologique, contre classe préparatoire quand il en existe tés, dès lors qu’on entend préserver le
27,7 % des enfants d’ouvriers non une dans leur lycée d’origine, et cela caractère académiquement exigeant
qualifiés (et 26,6 % des enfants d’em- est plus souvent le cas pour les plus de la filière. En 2012, plus de 300
ployés de services) (2). Concernant le favorisés d’entre eux (3). À cet égard, projets de type tutorat étaient recen-
seul bac S (scientifique), dont sont il faut souligner la très forte concen- sés, touchant 2 000 établissements
dotés 71 % des élèves de classe tration des CPGE, notamment des et potentiellement 47 000 lycéens
préparatoire, l’écart est encore plus plus prestigieuses, dans la capitale : impliqués, sur un total de 1,5 mil-
grand puisqu’en sont titulaires plus les capacités d’accueil varient de lion d’élèves du second cycle(4). À
de 40 % des premiers et moins de 1 à 24, entre l’académie de Limoges l’arrivée, le « stock » d’étudiants
5 % des seconds. et l’académie de Paris… ayant intégré une classe préparatoire
La sélectivité sociale des CPGE évolue donc peu. À Sciences Po, qui
découle donc en grande partie de Des stratégies d’ouverture ne fonctionne pas selon le système
circonscrites par les
tout le cursus antérieur. Cependant, réticences des grandes écoles des CPGE et a élargi ses critères de
elle est accentuée par l’orientation à augmenter leurs effectifs sélection, le pourcentage de catégo-
post bac elle-même. D’une part parce ries défavorisées est passé de 11 %
Les classes préparatoires ne
qu’on observe, comme lors de tous en 2005 à 12,5 % en 2009. Ceci dans
s’avèrent donc socialement (très)
les choix, une auto-sélection socia- un contexte de fort accroissement des
sélectives que de manière indi-
lement et sexuellement différenciée : effectifs. L’ouverture sociale va être
recte, sauf à démontrer, ce qui n’a
à niveau scolaire comparable, les bien moindre partout où non seule-
jamais été fait, que la sélection à
orientations qui apparaissent comme ment les effectifs sont plus stables
l’entrée serait socialement biaisée.
les plus exigeantes (qui sont aussi les mais où de plus, les conditions
Au contraire même, puisqu’un cer-
plus prestigieuses et les plus rentables d’accès restent inchangées, ce qui
tain nombre d’entre elles ont engagé
sur le marché du travail) sont le fait est le cas notamment dans les écoles
depuis les années 2000 des réformes
des élèves les plus favorisés socia- d’ingénieurs. Si les responsables de
pour diversifier leur recrutement.
lement, que ceci s’explique par un ces écoles ont manifesté le souci de se
Avec deux philosophies différentes :
niveau d’information plus élevé, ou montrer ouverts à la démocratisation,
soit on adapte les processus d’ad-
une confiance en soi ou une tolérance sans doute conscients du risque de
mission eux-mêmes à l’instar de
au risque plus fortes. La polarisation sélectionner sur une base de talents
Sciences Po, soit on organise une
sur la filière CPGE s’avère particuliè- trop étroite, ils ont été bien plus réti-
aide spécifique à la sélection telle
rement marquée chez les garçons fils cents à toucher à leurs critères de
qu’elle est. Cette seconde voie, lan-
de cadres : 57 % d’entre eux qui ont sélection, pour ne pas décrédibiliser
cée dès 2001 par l’ESSEC (avec
obtenu un bac général avec mention des concours qui font leur renommée
son programme « une grande école,
s’orientent en CPGE, contre 37 % et aussi parce qu’ils estimaient que
des filles de même niveau scolaire ce que les écoles comme Sciences Po
(3) Voir la note n° 271 du CEREQ appellent la diversité a peu à voir avec
(février 2010), téléchargeable sur le site la réussite en maths ou en physique…
(2) Notes d’information 12.02 et 10.13. du CEREQ. Pour limiter ce rôle de l’offre
Les « Notes d’information » – notées NI – locale, un amendement à la loi « Fioraso »
sont des publications synthétiques régu- du 27 mai 2013 prévoit de garantir un accès
lières du ministère de l’Éducation nationale en classes préparatoires à un certain pour- (4) www.enseignementsup-recherche.
consultables sur le site www.education. centage (de l’ordre de 5 %) des meilleurs gouv.fr/cid20182/classes-preparatoires-
gouv.fr/stateval/ni/ni.htm élèves de tous les lycées. aux-grandes-ecoles-c.p.g.e.html.

74 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


DÉBAT – FAUT-IL RÉFORMER LES CLASSES PRÉPARATOIRES ?

De nouveau, la responsabilité gage de leur excellence, avec à la clé dotés scolairement. Pour autant, on
des CPGE quant à leur sélectivité une (future) élite bien peu représen- pourrait décider de consacrer une
sociale est en quelque sorte indirecte. tative de l’ensemble de la population. part importante des fonds publics à
Elles sont obligées de s’adapter aux la formation des élites, s’il était avéré
grandes écoles qui leur font suite, Une efficacité interne que les CPGE font preuve d’efficacité
notamment à leur réticence à aug- et externe incertaines interne et externe. Ce n’est pas si net !
menter leur taille. C’est d’ailleurs
là un autre reproche fait à la filière
… pour des gains
Pour autant, les CPGE appa- discutables
CPGE-écoles : plusieurs études (5) raissent à nombre d’observateurs
montrent que la démocratisation de comme une oasis d’efficacité dans En termes d’efficacité interne,
l’ensemble du supérieur, modérée un enseignement supérieur de masse la question est de déterminer ce
mais réelle et favorisée par la crois- décrié. Qu’en est-il ? Il convient en que « produit » chez les étudiants
sance des effectifs, n’a pas touché la matière de confronter coûts et une scolarité en CPGE : quelle
les grandes écoles du fait de leur bénéfices. personnalité, quels savoirs, quelles
malthusianisme. Plus précisément, compétences… Mais en la matière,
si une certaine démocratisation a Un coût plus élevé… les données sont très lacunaires. Les
concerné de manière parallèle les Sans nul doute, les CPGE bénéfi- classes préparatoires sont souvent
troisièmes cycles universitaires et cient de financements qui apparaissent décriées pour le stress énorme
les grandes écoles des années 1940 privilégiés quand on les compare à qu’elles font peser chez les étu-
aux années 1970, à partir des ceux de l’université. La dépense diants, ou encore l’obsession de
années 1980, ce mouvement s’est moyenne par élève est de 15 240 euros la compétition ou du classement
interrompu dans les grandes écoles, par an en CPGE, contre 10 180 pour qu’elles inculquent. Elles main-
où l’on a assisté à une remontée l’ensemble universités-IUT (6). Mais tiendraient également dans un état
des inégalités, particulièrement les moyennes sont trompeuses et d’« élève » celui à qui on demande
forte pour les plus prestigieuses. s’il est clair que l’étudiant de CPGE de faire plus de la même chose, dans
Dans un contexte où la concurrence coûte trois fois plus cher que l’étu- un cadre hyperscolaire, qui dispense
entre diplômés est de plus en plus diant de l’université, quand on prend largement de toute initiative ou de
rude, les étudiants les mieux infor- en compte la filière CPGE-grandes tout projet professionnel. On en veut
més – les enfants d’enseignants et écoles, l’éventail est bien plus ouvert – pour preuve que les motivations des
de cadres – s’y replient de plus en de l’ordre de 1 à 15 – entre l’étudiant élèves entrant en CPGE, si on les
plus. Alors que la probabilité d’être le moins coûteux (celui de 1er cycle compare à celles des bacheliers
diplômé d’une grande école était et de droit) et le plus coûteux (certaines avec mention entrés à l’université
reste aujourd’hui faible – dans les grandes écoles, dont les étudiants sont se réfèrent davantage au souci de
générations les plus récentes, cette de plus rémunérés) (7)… se garder le plus possible de portes
probabilité varie de 0,43 % pour les ouvertes ou à l’encadrement plutôt
Le budget alloué à l’éducation
fils d’ouvriers agricoles à 21,5 % qu’au projet professionnel et à l’inté-
étant de toute évidence limité, des
pour les fils d’enseignants –, on voit rêt pour le contenu des études (8).
arbitrages sont faits, dont les CPGE
mal comment on pourrait parvenir à sont bénéficiaires alors même qu’elles Qu’importe dira-t-on, ces élèves
démocratiser ce sommet de la pyra- accueillent des jeunes issus très majo- vont acquérir une formation acadé-
mide, entre un cursus scolaire qui ritairement des milieux les plus aisés. mique dont personne ne conteste
creuse les inégalités depuis l’école S’opère ainsi une certaine « redistribu- l’excellence, ainsi que des savoirs
primaire et des écoles qui veulent tion à l’envers » : on donne plus aux relativement généralistes (essentiels
préserver leur rareté, perçue comme plus aisés, qui sont aussi les mieux pour réussir les concours) par rapport
aux étudiants des universités, dont la
(5) Cf. Albouy V. et Wanecq T. (2003), (6) Ministère de l’Éducation nationale, contrepartie d’une plus grande ouver-
« Les inégalités sociales d’accès aux ©%XGJHW FR€WV HW ¿QDQFHPHQWª Repères ture à la recherche est souvent des
grandes écoles », Économie et Statistique, et références statistiques, édition 2012, enseignements plus pointus. Mais s’ils
n° 361, INSEE ; Albouy V. et Tavan C. p. 347.
(2008), « Accès à l’enseignement supé- (7) Zuber S. (2004), « Évolution de apprennent à travailler beaucoup et
rieur en France : une démocratisation réelle la concentration de la dépense publique
mais de faible ampleur », Économie et en France : 1900-2000 », Éducation &
Statistique, n° 410, INSEE. Formation, n° 70. (8) Cf. NI, 01.31, juin 2001.

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 75


DÉBAT – FAUT-IL RÉFORMER LES CLASSES PRÉPARATOIRES ?

dans l’urgence, ces étudiants-lycéens pourquoi ? Il est difficile de spé- (et leurs parents) : on comprend
le font de manière très dirigée et on cifier ce que rémunèrent ainsi les aisément que les élèves les mieux
peut craindre que leurs « acquis » en employeurs : un niveau global, des informés et aussi ceux qui doivent
termes de créativité ou d’autonomie compétences ? Sans doute, mais impérativement, pour s’assurer une
soient de fait bien plus modestes. aussi le fait d’avoir franchi une position sociale comparable à celle
Mais l’essentiel est après : réus- sélection, la capacité à travailler et de leurs parents, obtenir les diplômes
sir, c’est avant tout entrer dans une la confiance en soi formées dans les plus « rentables », s’efforcent de
grande école. Et ils y accèdent quasi- des filières sélectives, et qu’on se réserver les dits diplômes. Pour
ment tous. Trois ans après leur entrée pourrait peut-être développer à un rester en tête, les stratégies les plus
en CPGE, huit élèves des classes coût moindre. On ne peut considérer subtiles vont alors être mises en
scientifiques et commerciales sur 10 sans autre forme de procès que la œuvre, des choix d’options aux choix
ont intégré une grande école (9). Les sévérité de la sélection est en soi d’établissement, comme l’atteste
CPGE conduisent donc efficacement un gage de qualité, et le spectacle toute la sociologie de l’éducation
les étudiants vers les écoles. Mais récent de nos polytechniciens jouant empirique. Certes, la compétition
cela n’autorise pas à conclure à une avec la finance mondiale interroge pour les meilleures places ne dispa-
efficacité interne exceptionnelle : sur le fond, quant à ces élites que raîtrait pas si d’aventure les CPGE
c’est le contraire qui serait anor- nous formons et quant à celles dont venaient à être supprimées, mais la
mal, dès lors qu’on a les moyens nous aurions besoin… En tout cas, situation actuelle est problématique
d’offrir aux meilleurs étudiants les l’argument selon lequel il ne faut pas en ce qu’elle polarise les élèves sur
meilleures conditions de travail… toucher à ce qui fonctionne apparaît une filière, une forme d’excellence
bien fallacieux : les CPGE parti- hyperscolaire, un style de travail qui
L’efficacité externe est-elle plus
cipent à un classement général des ne nourrissent pas la créativité, ni
univoque ? Apparemment oui : pour
diplômés qu’il est économique pour d’ailleurs le goût véritable (autre
les jeunes sortis du supérieur en 2007,
les employeurs d’entériner ; au-delà, que stratégique) des sciences et de
les chiffres du chômage, en 2010,
l’efficacité, notamment le « rende- la technique.
s’échelonnent de 13 % pour les
ment social » de cette filière – non En amont toujours, mais avec de
jeunes dotés d’une licence générale
pas ce qu’elle apporte comme béné- graves conséquences en aval, ce sys-
à 5 % pour les sortants d’une école
fice aux individus mais à la société tème de coexistence entre les CPGE
d’ingénieurs (7 % pour les docteurs
elle-même –, reste à démontrer. qui ont la liberté de sélectionner
universitaires). En ce qui concerne
l’emploi obtenu, la part des emplois les étudiants et les universités qui
de cadres varie depuis 18 % dans le Les vrais enjeux : sont contraintes d’accueillir tous
premier cas à 85 % dans le second. des effets collatéraux les autres (dont c’est souvent le
L’univers des diplômes du supérieur second choix), écarte les meilleurs
en amont et en aval étudiants des doctorats et de la
apparaît donc très contrasté, et on
assiste sans aucun doute à un fossé recherche, qui constitue la vocation
Un questionnement en termes
grandissant entre les jeunes sortants même de l’université (en contribuant
d’efficacité ne doit pas se contenter
des grandes écoles et les autres, en accessoirement à démotiver ses
de chercher seulement sous le réver-
particulier en ce qui concerne la qua- enseignants-chercheurs…).
bère – les effets chez les étudiants
lification de l’emploi obtenu (ainsi concernés –, mais doit porter aussi De manière symétrique, ce sys-
que sa stabilité et sa rémunération)(10). sur les effets collatéraux, sur l’en- tème tend à détourner les futurs
Que suivre une filière CPGE- semble du système d’enseignement managers et de l’université (qu’ils
école « paie » est donc avéré ; mais et de l’économie, dès lors qu’est en connaissent peu) et de la recherche,
jeu un investissement public impor- même appliquée. Nombre d’entre
tant. L’interrogation doit alors porter eux feront d’ailleurs carrière, après
(9) Le devenir des étudiants des classes sur l’amont et sur l’aval. des études d’ingénieurs, dans des
littéraires est très différent : la moitié n’y domaines très variés fort éloignés du
passe qu’un an, et seulement 4 % intègrent En amont, dès l’enseignement
domaine scientifique. Quand on pense
une grande école et 12,4 % un IEP. secondaire et même avant, l’existence
(10) Voir la note Bref du Céreq, au niveau scientifique exigé dans la
n° 294-2 (2011), téléchargeable sur le site
des classes préparatoires nourrit une
filière CPGE-écoles, il y a là un gas-
du Céreq. compétition féroce entre les élèves

76 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


DÉBAT – FAUT-IL RÉFORMER LES CLASSES PRÉPARATOIRES ?

pillage de talents et d’énergie patent. des leçons à tirer du fonctionnement auto-sélections et des dévoiements
La coupure maintes fois dénoncée en des grandes écoles, notamment la stratégiques de certaines filières
France, entre recherche et industrie, la manière dont elles tissent des liens serait cassé par ce « sas » commun.
faiblesse des fonds privés alloués à la avec le monde professionnel et aussi De plus, l’introduction de stages ou
recherche et de la recherche-dévelop- leur capacité à se doter d’une identité d’une dose d’alternance permettrait
pement elle-même, et aussi la priorité d’école et de réseaux, l’évaluation des que l’orientation s’y fasse davantage
donnée lors des recrutements aux sor- enseignements et l’« approche qua- selon les goûts et les compétences
tants des écoles sur les universitaires lité » que certaines mettent en œuvre. manifestés, testés au contact des pre-
peuvent être considérés comme des Plus que l’existence des écoles, c’est mières expériences professionnelles.
effets pervers de cette dichotomie celle des classes préparatoires qui Certains s’orienteraient ensuite vers
entre un secteur ouvert et un secteur apparaît problématique. des études d’ingénieurs, d’autres vers
fermé sélectif. Comme l’ont souligné nombre de des études plus abstraites menant
On peut de plus expliquer rapports, il est certain que regrouper à la recherche, d’autres vers des
ainsi le manque de visibilité de la toutes les filières post bac à l’uni- filières techniques plus courtes, mais
recherche française et également le versité faciliterait à la fois la prime tous auraient partagé une première
classement médiocre des établis- orientation et les réorientations, et expérience commune. Surtout, ce
sements d’enseignement supérieur rendrait ces processus plus justes et ne serait pas celui dont les parents
français dans les classements inter- plus efficaces. Il s’agirait, tout en ont su très tôt faire les choix les plus
nationaux, qui se fondent avant tout donnant une possibilité d’études stratégiques, ni celui qui a su mettre
sur le potentiel de recherche et la supérieures à tous les bacheliers, un « coup de collier » à 19 ans, qui
taille des institutions (11), et donnent de faire comprendre aux jeunes que accéderait aux filières les plus presti-
régulièrement (à l’instar de celui tout n’est pas possible au vu de leur gieuses ce qui pourrait rebattre un peu
publié par l’université de Shanghai) bagage scolaire, ce qui exigerait d’or- les cartes de la reproduction sociale.
les grandes écoles très loin derrière ganiser un appariement optimal des Il y a bien sûr d’autres scénarii
la plupart des universités. filières existantes, et des jeunes tels possibles, notamment, la diversi-
qu’ils sont au sortir du secondaire. fication des recrutements dans les
On pourrait imaginer (12) d’accueillir écoles existantes, que l’on observe
Comment réformer tous les bacheliers dans de grands actuellement, de même que l’ex-
cette dualité ? ensembles de formations regroupant pansion des écoles qui se passent
l’actuelle filière des classes prépa- complètement des classes prépa-
Alors, que faire ? Il existe dans
ratoires et les diverses formations ratoires (en 2005, seuls 48 % des
notre pays un consensus mou pour ne
universitaires, menant à de grandes jeunes entrés en école d’ingénieur
pas toucher à ce système dual d’en-
familles d’emplois et conjuguant for- en sortent) ; on peut aussi – ce
seignement supérieur, ne serait-ce
mation scolaire et premiers contacts vers quoi s’oriente la loi « Fio-
que parce que la majorité des élites
professionnels. On aurait ainsi des raso » du 27 mai 2013 – imaginer
est passée par là… Mais dans un
structures menant aux emplois de diverses mesures pour rapprocher
contexte de vigilance extrême quant à
l’administration, du social, de l’in- premières années d’université et
l’allocation des financements publics,
dustrie… À l’issue de cette première classes préparatoires et atténuer
il est important de peser les coûts et
année, une sélection académique, progressivement le caractère
les avantages d’un tel système, et
inévitable à ce stade où il est néces- d’exception de ces dernières (ne
d’examiner si on ne ferait pas aussi
saire d’acquérir des savoirs pointus serait-ce qu’en faisant payer des
bien à moindre coût en réorganisant
et cumulatifs et où les exigences aca- droits d’inscription identiques)…
à la fois les filières et les processus
démiques des différents itinéraires Une chose est sûre, il faut ouvrir le
d’orientation/sélection. Il y a certes
sont inégales, prendrait place. Elle débat et s’interroger sérieusement
serait plus juste qu’aujourd’hui et sur ce qu’on perdrait à supprimer
aussi plus efficace, puisque le jeu des les classes préparatoires, et sur ce
(11) Pour une analyse critique, voir
Orivel F. (2004), « Pourquoi les univer- qu’on pourrait y gagner, pas seu-
sités françaises sont-elles si mal classées lement financièrement mais aussi
dans les palmarès internationaux ? », Les (12)&HVFKpPD¿FWLIHVWGpYHORSSpjOD
notes de l’IREDU, CNRS-Université de ¿QGH'XUX%HOODW0  /¶LQÀDWLRQ
en termes d’efficacité globale et
Bourgogne, mai. scolaire, Paris, Seuil. de démocratisation de nos élites.

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 77


DÉBAT – FAUT-IL RÉFORMER LES CLASSES PRÉPARATOIRES ?

2. Les classes préparatoires,


un modèle pour les licences
de l’enseignement supérieur
Frédéric Munier
Agrégé d’histoire
Professeur d’histoire-géographie-géopolitique en classes préparatoires ECS au lycée Saint-Louis,
Paris
Membre du bureau national de l’APHEC (Association des professeurs des classes préparatoires
économiques et commerciales)

Les Assises de l’enseignement vaise conscience de notre société qui classes préparatoires « coûte »
supérieur se sont penchées en 2012 voudrait produire des élites sans environ 15 240 euros par an contre
sur l’état du système français qui élitisme, former sans évaluer, pro- 10 180 (1) pour son homologue de
semble aujourd’hui à la peine ; relé- gresser sans travailler. Quand elles l’université (au passage, Sciences
gué dans le classement de Shanghai, ne soulèvent pas tout bonnement Po Paris, école privée, touche une
producteur ou reproducteur d’inéga- de la jalousie ! On y trouve en effet dotation de l’État telle que « le coût
lités, peu attractif pour les étudiants des élèves motivés, travailleurs, des moyen d’un étudiant est supérieur
et enseignants étrangers, il concentre professeurs heureux d’exercer leur de plus de 3 000 euros à celui
des critiques venant de tous les métier, bref, de quoi alimenter des d’un étudiant à l’université Paris-
camps. Régulièrement, certains com- torrents de ressentiment ou d’exagé- Dauphine » notait la Cour des
mentateurs interprètent ainsi dans les ration. Il est urgent de dépassionner comptes dans son rapport de 2012).
médias l’amère performance de la ces questions en les abordant de front Encore faut-il savoir à quoi corres-
France : si nos universités sont mal et le plus pragmatiquement possible. pondent ces chiffres. Ils sont calculés
classées, c’est qu’elles pâtissent de Nous aimerions soutenir ici que, non sur la base d’une division entre le
la concurrence éhontée des classes seulement, la majorité des critiques budget alloué et le nombre d’élèves
préparatoires et des grandes écoles. À faites aux classes préparatoires sont déclaré. Or, autant les déperditions
cette critique s’en adosse une autre, injustes mais, qu’en outre, ces classes sont marginales en prépa, autant
plus redoutable encore : celle de pourraient être un modèle possible elles sont fortes à l’université, sur-
l’élitisme auquel seraient sourdes les pour l’enseignement supérieur, en tout dans le premier cycle où les
grandes écoles. Dans le même temps, tout cas pour le cycle de licence. taux d’échec avoisinent les 40 %.
le projet d’un rapprochement des
classes préparatoires et de l’université Un coût élevé… mais un (1) Chiffres 2010, émanant du minis-
s’est concrétisé avec la « loi Fioraso » rendement exceptionnel tère de l’Éducation nationale. http://cache.
media.education.gouv.fr/file/2012/37/8/
adoptée par l’Assemblée nationale DEPP-RERS-2012-budgets-couts-finan-
le 28 mai dernier. Le raisonnement Examinons en premier lieu cements_223378.pdf. Les données se
a sa logique et le débat qu’il soulève les critiques le plus couramment trouvent à la page 11 du rapport. Le même
rapport établit à 11 600 euros le coût annuel
est trop important pour être traité adressées aux « prépas ». Leur d’un élève d’un lycée général et technique.
comme il l’est jusqu’à présent. En FR€WG¶DERUG/HVVWDWLVWLTXHVRI¿- D’emblée, il apparaît que c’est bien l’uni-
versité qui, en France, est victime d’un
effet, les prépas cristallisent la mau- cielles indiquent qu’un élève des VRXV¿QDQFHPHQW

78 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


DÉBAT – FAUT-IL RÉFORMER LES CLASSES PRÉPARATOIRES ?

Si l’on recalculait ces chiffres sur les colles par groupe de trois, ce une sélection importante, d’autre
la base du nombre réel d’étudiants, qui crée une émulation mais aussi part il était d’une grande exigence
présents au mois de janvier par une solidarité et une attention à à l’endroit des élèves. Évitons
exemple, il faudrait notablement l’autre remarquables. Les résultats d’emblée toute ambiguïté sur ce
relever le coût unitaire de l’ensei- de cette pédagogie démontrent son propos : la massification de l’ensei-
gnement universitaire. Ajoutons efficacité : pourquoi faudrait-il en gnement secondaire est un acquis et
à cela que les étudiants de prépa priver les étudiants des universi- un progrès social que personne, fort
suivent pendant 55 semaines (étalées tés ? Là encore, les prépas, loin heureusement, ne songe à remettre
sur deux ans) le double d’heures d’être conservatrices, ouvrent des en cause. Mais la diversité des élèves
de cours que leurs homologues de pistes. Au fond, le système est non s’impose plus que jamais comme
l’université. Le coût horaire de la seulement vertueux – densité des une réalité. Or, force est de consta-
FODVVHSUpSDUDWRLUHHVW¿QDOHPHQW enseignements, évaluation fréquente ter que les différentes réformes de
inférieur à celui de l’université (2) ! et intellectuellement exigeante – l’enseignement secondaire qui se
Première nuance, de taille. mais aussi bon marché. Faudrait-il sont succédé depuis trente ans ont
Ajoutons, c’est là l’un des élé- réformer ce qui marche ou plutôt échoué à combiner les objectifs
ments de leur coût trop souvent mal s’en inspirer ? quantitatifs – augmenter la masse
compris, qu’aux cours s’ajoutent les de bacheliers – et démocratiques
fameuses « colles », ces interroga- L’élitisme des prépas : une – offrir au plus grand nombre des
tions orales dont le rythme est très redistribution à l’envers chances équitables de réussir.
fréquent. Ce puissant outil pédago- ou un correcteur social Cela étant posé, les enseigne-
gique – que ses critiques caricaturent par l’excellence ? ments à tirer des dernières décennies
en bachotage tant ils ont oublié sont intéressants. On peut les for-
combien la formation supérieure L’autre reproche le plus courant maliser comme suit : plus les
avait besoin de solides piliers pour relatif aux classes préparatoires et, exigences baissent comme elles
s’enraciner – a un prix mais il per- a fortiori, aux grandes écoles est l’ont fait ces dernières années –
met d’étonnants résultats en deux leur élitisme social. La preuve en non pas le niveau des professeurs,
ans ; synthèse et approfondissement serait que les enfants des classes durement sélectionnés, non plus
des connaissances, apprentissage de populaires y sont de moins en moins que le potentiel intellectuel des
l’autonomie intellectuelle, meilleure représentés. Le raisonnement tient élèves qui demeure évidemment
maîtrise de la parole, etc. Et tan- à peu près en ces termes : la faible le même – plus les enfants des
dis qu’en moyenne, un étudiant de représentativité des classes défavo- classes populaires en pâtissent ; leur
fac réalise un exposé par an et par risées dans les filières d’excellence milieu familial ne peut en effet pas
matière, son homologue des classes est inacceptable, il faut la combattre compenser la perte des savoirs et
préparatoires passe une dizaine de en imposant, contre tous conser- des savoir-faire enseignés à l’école
colles par discipline avec, à chaque vatismes, des quotas ou, à tout le par le passé, notamment dans le
fois, une reprise individualisée par moins, des procédures parallèles domaine de la culture et de la maî-
le professeur. qui permettraient d’intégrer ceux trise de la langue. C’est dès l’école
Certains soulignent qu’il s’agit que le système s’emploie à exclure. primaire que se forgent les distinc-
là d’un cours particulier payé par le Ce raisonnement est contestable. tions et que s’élargit le fossé entre
contribuable et destiné aux meilleurs Peut-être faudrait-il commencer par classes sociales. Voilà pourquoi on
élèves. Et ce n’est pas faux si l’on se demander pourquoi les classes retrouve en classes préparatoires
ajoute que les étudiants passent préparatoires et les grandes écoles rigoureusement la même propor-
admettaient proportionnellement tion des catégories sociales qu’à la
plus d’enfants issus de milieux fin du secondaire dans les sections
(2) Pour la quasi-totalité des statistiques, populaires durant les années 1950, générales. Les meilleurs élèves de
je renvoie à un très utile rapport rédigé par alors que le lycée n’admettait que 5 terminale, ceux qui obtiennent en
la Conférence des grandes écoles en 2013
et intitulé : « Classes préparatoires aux à 10 % d’une classe d’âge – contre juin leur bac avec une mention bien
JUDQGHVpFROHV3RXUHQ¿QLUDYHFOHVLGpHV 60 % aujourd’hui. Or, la réponse ou très bien, et qui composent la
reçues ». On pourra le trouver en ligne à
l’adresse suivante : www.cge.asso.fr/docu-
fait doublement frémir : d’une part majorité des élèves de prépa sont
PHQWYUDLIDX[SGI˪ le système secondaire reposait sur déjà discriminés socialement.

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 79


DÉBAT – FAUT-IL RÉFORMER LES CLASSES PRÉPARATOIRES ?

Graphique 1. Répartition des différentes catégories sociales durant la en est qu’au niveau du bac, il existe
scolarité (en %) une différence d’une mention entre
boursiers et non-boursiers (bourses
100% du supérieur), soit deux points de
90% moyenne. Au niveau des concours,
après deux ans de prépa, cette dif-
80%
Cadres, férence est réduite de deux tiers à
70% professions
libérales trois quarts pour l’ensemble des
60% Professions matières ! Elle est même nulle pour
intermédiaires
50% Agriculteurs, les matières nouvelles et infinité-
artisans,
40% commerçants simale quand les étudiants cubent.
30% Employés En d’autres termes : l’apprentissage
Ouvriers, de contenus, l’instruction au sens
20%
inactifs
de Condorcet, le suivi par un corps
10%
professoral très présent et engagé
0% paient. C’est probablement une
Élèves Ensemble Bacheliers Bacheliers Bacheliers Inscrits
de 6e des bacheliers généraux généraux généraux en CPGE réalité difficile à lire et à entendre
avec mention mention TB/B
Source : MEN - DEPP, 2008.
à une époque où prévaut « l’affir-
mation de l’élève », mais l’école
Les prépas, par un effet méca- Bref, il ne faut pas se trom- reste le dernier lieu capable de
nique, ne font qu’accueillir les per de réforme : ce n’est pas en donner à chacun les savoirs à la
meilleurs élèves des classes sociales amenuisant les exigences dans le fois nécessaires à son émancipa-
que 16 ans d’école ont préalable- secondaire, en faisant disparaître tion individuelle et à son ascension
ment triés et discriminés. Mais alors, dans le supérieur la culture générale sociale.
pourquoi sont-elles attaquées avec et les savoirs humanistes en général Prenons l’exemple du lycée
tant de vigueur quand il faudrait que l’on rétablira la justice sociale. Saint-Louis : prototype de l’éta-
sans doute repenser l’école pri- Ce n’est pas en s’attaquant aux blissement « élitiste », situé sur la
maire (notons d’ailleurs que Vincent classes préparatoires que l’on fera Montagne Sainte-Geneviève, au cœur
Peillon a fait de la réforme de l’école disparaître les logiques d’exclusion, du quartier latin et abritant des classes
primaire l’une de ses priorités) ? tout au contraire. C’est en réfor- préparatoires parmi les meilleures de
C’est que les prépas offrent la mani- mant le secondaire, en remontant le France, il fait pourtant la part belle
festation enfin visible d’inégalités niveau des exigences (les élèves de aux boursiers (cf. tableau).
insupportables dans nos sociétés terminale S de 2013 ont un niveau Pour ce qui est de la réussite,
de l’égalité proclamée. Nos grands de compétence en mathématiques 95 % des élèves d’ECS ont intégré
hebdomadaires se font fréquemment bien inférieur à celui de leurs aïeux l’une des six premières écoles de
l’écho de ces inégalités intolérables de terminale C) que l’on pourra for- management françaises en 2010.
qui sévissent dans le supérieur. Mais mer ceux qui en ont le plus besoin. Ajoutons que l’école HEC qui
qui s’offusque du classement des Pour devenir adulte, la jeunesse a accueille les candidats issus des
lycées que ces mêmes hebdoma- besoin d’être nourrie et non écon- classes préparatoires commerciales
daires publient chaque année ? Il duite sur les voies faciles mais accueille également en son sein 25 %
fait pourtant apparaître clairement démagogiques de « l’éveil » et de de boursiers, dispensés de payer les
que derrière l’universalité du bac- « l’épanouissement ». Les classes frais d’inscription, chiffre impen-
calauréat se cache déjà un système préparatoires, par leur fort contenu sable il y a encore dix ans. Au niveau
de (re) production des élites qui pluridisciplinaire, contribuent national, les prépas comptent 27 %
démarre parfois à l’école primaire. aujourd’hui de plus en plus à de boursiers. Bref, excellence et
Car, les inégalités que l’on décrie combler les lacunes culturelles et ouverture sociale sont compatibles
dans le supérieur ne sont au fond que linguistiques que les différentes au plus haut niveau. Et, à moins de
le résultat de stratégies parentales, réformes du secondaire ont contri- courber les chiffres, seules les classes
du choix d’options, des langues, etc. bué à produire. La meilleure preuve préparatoires offrent aujourd’hui la

80 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


DÉBAT – FAUT-IL RÉFORMER LES CLASSES PRÉPARATOIRES ?

Tableau 1. Proportion de boursiers admis en CPGE ressante encore. À l’heure où les


au lycée Saint-Louis (en %) systèmes universitaires entrent
% de boursiers dans l’ère du comparatisme, attisé
Type de classe Nombre % de boursiers
admis chaque année par le classement
préparatoire de dossiers déclarés
en 1er appel
de Shanghai, et où la produc-
ECS (commerciale) 1 452 30,14 42,0
BCPST (agro & véto) 1 282 30,0 29,37
tion des élites se mondialise, les
MPSI (mathématique) 3 655 30,7 36,7 classes préparatoires françaises
PCSI (mathématique) 3 190 30,0 38,0 essaiment à l’étranger. Des classes
Total 9 579 30,28 36,0 préparatoires économiques vont
Statistiques du lycée Saint-Louis, 2011. ouvrir à la rentrée 2013 au lycée
d’Echternach au Luxembourg. On
possibilité d’une véritable « rupture comme une aberration propre à objectera qu’il s’agit d’un seul éta-
de destin » (Ch. Coutel) (3) telle que la France, essaime désormais à blissement, qui plus est, dans un
l’école de la République devrait pou- l’étranger. pays petit. Mais il est intéressant
voir l’offrir au plus grand nombre. Faisons d’abord un cas à cette de savoir que le gouvernement
Alors, faudrait-il dévitaliser ce qui idée selon laquelle les prépas luxembourgeois, désireux de
contribue, pour une minorité certes, seraient une particularité bien créer une section d’excellence au
à remédier à une crise – qu’on n’ose française, incompréhensible voire Grand-Duché, a audité les diffé-
dire de civilisation – ou s’en inspirer grotesque vu de l’étranger. Sans rents systèmes européens avant de
pour la majorité ? entrer dans le détail, on pourra se retenir le nôtre. Autre exemple : en
Un dernier mot sur l’élitisme référer à la passionnante description Algérie, des écoles préparatoires
prétendu des prépas. Alors qu’elles du système américain de la côte ont été mises en place après une
sont réputées sélectives, elles Ouest réalisée par Bernard Belloc demande d’expertise auprès de
accueillaient en 2011 40 000 étu- et Pierre-François Mourrier (4). Les l’APHEC ; gratuites, elles doivent
diants pour 80 000 demandeurs. deux universitaires soulignent que permettre de former sur place une
Très logiquement, 30 % des ins- la distinction entre le premier et partie de l’élite future du pays. Le
crits en première année sont des le second cycle universitaire est troisième exemple est plus ambi-
bacheliers ayant obtenu une men- très nette et que les enseignements tieux encore. L’APHEC et l’école
tion « assez bien » ou « passable » : dispensés dans les premières années de management Skema ont proposé
la prépa est ouverte à la plupart visent avant tout la transmission et au ministère de l’Enseignement
des élèves motivés qui souhaitent l’enracinement de savoirs généraux supérieur en novembre 2011
y entrer. Du point de vue social, tandis que le second et, a fortiori, la création en partenariat avec
alors qu’elles accueillent 11 % le troisième cycles sont orientés l’Université d’État de Caroline du
d’étudiants issus de milieu ouvrier, vers la recherche. On retrouve Nord (NCSU) la création de classes
les facs de médecines émargent à cette même idée qui fait la richesse préparatoires à la française permet-
5,2 % ! Peut-on encore sérieuse- de l’articulation prépa-grandes tant à des étudiants américains ou
ment parler d’élitisme forcené à écoles : aux premières années les enfants d’expatriés de préparer les
l’entrée de ces filières ? savoirs humanistes capables ensuite concours des écoles de commerce
G¶pOHYHUODUpÀH[LRQHWO¶DXWRQR- françaises avec l’assurance pour
Un modèle pour mie des étudiants. Dans un autre les lauréats d’obtenir un double
registre, les grandes public schools diplôme (Master in Management
l’enseignement supérieur
britanniques comme les prep’school français et américain). Le projet
en France et à l’étranger ? américaines jouent le rôle d’écoles est aujourd’hui en bonne voie. Aux
La défense et l’illustration des préparatoires, bien plus élitistes et yeux des étrangers, notre système
classes préparatoires ne sauraient discriminantes que notre modèle est non seulement efficace mais
suffire, d’autant plus que notre républicain. aussi bon marché : le coût d’une
système, que d’aucuns considèrent Mais il est une chose plus inté- année universitaire à Harvard peut
se monter à 50 000 dollars, pendant
cinq à six ans, contre 12 000 euros
(3) Coutel Ch. (1999), Que vive l’école (4) Belloc B. et Mourrier P.-F. (2010),
républicaine, Paris, Textuel. L’académie au pays du capital, Paris, PUF.
à HEC (pour comparer ce qui est

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 81


DÉBAT – FAUT-IL RÉFORMER LES CLASSES PRÉPARATOIRES ?

comparable puisque HEC est régu- étrangers (qui représentent 40 % veaux publics. C’est aussi, nous
lièrement classée meilleure école du total des étudiants). Dévelop- espérons l’avoir montré, un solide
de management d’Europe) pendant per nos classes préparatoires à maillon dans la chaîne scolaire : il
trois ans si l’on est passé par deux l’étranger pour faire venir dans rétablit de l’égalité sociale, assure
ans de prépas publique et gratuite. nos grandes écoles de jeunes une formation de qualité et permet
Il est à la fois le moyen d’élever étrangers serait pour notre pays à au plus grand nombre de réussir
rapidement le niveau des étudiants la fois un gain financier substantiel pour un coût très raisonnable.
et de leur donner le solide bagage et représenterait, pour l’avenir, une Visible à l’étranger, attractif, il est
sans lequel l’accès au monde de la source considérable de soft power. indéniablement une chance pour
recherche est impossible. Finalement, ne pas être prophète une France en quête de compéti-
Nul doute que notre avenir dans son pays pourrait, et ce n’est tivité et constitue un modèle pour
se joue aujourd’hui à l’étranger. pas le moindre des paradoxes, nous les licences de l’enseignement
Le marché de l’enseignement mener demain à développer nos supérieur.
supérieur est désormais l’un des prépas sous d’autres cieux.
premiers du monde (le budget lll
annuel des universités américaines Pour finir, il ne s’agit pas de
est de 150 milliards de dollars). dire qu’il n’y a pas d’avenir en
La France gagnerait à dévelop- dehors des classes préparatoires
per une attractivité universitaire, ni qu’elles sont parées de toutes
un brain drain comme le font les les vertus. Mais enfin, c’est le
États-Unis qui perçoivent chaque système qui s’est le plus transformé
année 60 milliards de dollars de ces dernières années, notamment
droits d’inscription des étudiants vis-à-vis des boursiers et de nou-

82 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


LE POINT SUR…
LE POINT SUR... - L’INDUSTRIE FRANÇAISE

L’INDUSTRIE FRANÇAISE
Sarah Guillou
Économiste
OFCE-Sciences Po

La question du déclin de l’industrie française est récurrente depuis plusieurs années et


notamment depuis la crise, qui a sensiblement accéléré le mouvement. Cette dynamique
est-elle particulièrement inquiétante dans l’Hexagone ou sommes-nous plutôt face à un
phénomène commun à l’ensemble des économies avancées ? Sarah Guillou commence par
rappeler les causes de la chute drastique de l’emploi industriel dans les pays développés
avant de faire le point sur les singularités du cas français : insuffisamment spécialisée sur
les segments de moyenne et haute technologie, l’industrie française pâtit d’un investisse-
ment en recherche et développement qui n’est pas à la hauteur. Depuis 2007, elle souffre
également d’une évolution problématique de la productivité des facteurs.
C. F.

Des communications de la France ou est-ce une caractéristique sur quatre relevait de l’industrie ma-
Commission européenne (CE, commune à toutes les économies nufacturière au début des années 1990
2010(1) ; Agenda 2020) au rapport européennes ? alors qu’il s’agit aujourd’hui d’un em-
Gallois pour le Premier ministre ploi sur dix.
français (Gallois, 2012), un consen- L’accentuation Comme le montre le graphique 1,
sus se dégage selon lequel aucun des tendances baissières la part de la valeur ajoutée manufac-
avenir économique positif n’est en-
visageable sans une industrie vigou-
de long terme turière a décliné pour la plupart des
vieux pays industrialisés. Le Japon
reuse, condition tant de la reprise
que d’une croissance pérenne.
Les tendances longues et surtout l’Allemagne se distinguent
toutefois par une stabilisation de cette
L’industrie manufacturière
Or, l’industrie française semble part entre 2000 et 2007. Depuis 2007,
regroupant l’ensemble des activités de
avoir particulièrement souffert au la chute est nette pour l’ensemble des
production de marchandises connaît
cours des cinq dernières années. À pays observés mais sensiblement
depuis les années 1980 un recul struc-
l’accentuation des tendances bais- moins abrupte pour les États-Unis.
turel de sa contribution à l’emploi
sières de long terme s’est ajouté un
total. Depuis une quinzaine d’années, Les causes de ce recul relèvent
cycle particulièrement dépressif qui
tous les vieux pays industrialisés en de trois facteurs d’ordres différents
perdure encore en 2013. Que l’indus-
font l’expérience. En France, l’em- qui peuvent néanmoins se renforcer
trie française ait été fortement affec-
ploi manufacturier a chuté de 20 % (Guillou, 2012).
tée est une évidence. On peut toutefois
entre 1992 et 2007 et, bien que la va-
se demander si cette dynamique défa- - Tout d’abord, ce recul reflète
leur ajoutée manufacturière réelle ait
vorable est particulière au secteur in- la croissance de la productivité du
continué à croître, la part du manu-
dustriel ou si elle concerne l’ensemble travail, elle-même corrélée avec le
facturier dans la valeur ajoutée totale
de l’économie française. Par ailleurs, progrès technique. Une même unité
est passée de 17 % en 1995 (23 %
le déclin industriel est-il propre à la produite nécessite de moins en moins
en 1975) à 10 % en 2011 (Eudeline et
de travail.
(1) Communautés européennes (2010), al. 2012)(2). Autrement dit, un emploi
« An Integrated Industrial Policy for the - Ensuite, les évolutions de la divi-
Globalisation Era Putting Competitiveness (2) Avant la crise, la part était de 13 %
and Sustainability at Centre Stage », COM en 2007. Données OCDE, STAN Indica- sion internationale du travail et l’appa-
(2010) 614. tors. rition de nouveaux pôles de production

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 83


LE POINT SUR... - L’INDUSTRIE FRANÇAISE

Graphique 1. Part de l’industrie manufacturière dans le PIB (en %) supposées donc se poursuivre – s’est
ajouté depuis 2008 un cycle dépres-
25 sif qui a accentué la dynamique né-
Allemagne gative (Demmou, 2011).
20 Japon
Italie
Royaume-Uni Le cycle dépressif récent
15
France a accentué ces tendances
États-Unis
10
Bien que la sortie du cycle ne soit
pas encore avérée et qu’il ne soit
5
donc pas possible de juger du carac-
1995

1996
1997
1998
1999
2000
2001
2002
2003
2004

2005
2006
2007
2008
2009
tère temporaire du choc ou de sa ré-
Source : OCDE, 2011. silience, les observateurs s’accordent
pour juger inquiétante l’évolution ré-
cente. De 2008 à 2012, c’est un point
manufacturière dans les économies des pays émergents, notamment de la de pourcentage supplémentaire de
émergentes ont redistribué la loca- Chine. La baisse annuelle de la part l’emploi total qui disparaît du péri-
lisation des emplois manufacturiers. du secteur manufacturier en valeur mètre de l’industrie manufacturière
ajoutée s’élève à 3,5 % sur la période (-1,3 %, 345 000 emplois) et près de 2
- Enfin, l’évolution qualitative de
2001-2007 contre 1,4 % dans les an- points de pourcentage en termes de va-
la production manufacturière – aug-
nées 1990. leur ajoutée (source INSEE, Eudeline
mentation de la valeur ajoutée en ser-
et al., 2012).
vices – mais aussi de l’organisation Le calcul de la contribution res-
de la production – recentrage sur le pective des trois causes identifiées Les pertes d’emplois ont été éga-
cœur de métier ou externalisation – a n’est pas aisé car elles peuvent in- lement marquées dans l’ensemble des
conduit à un transfert vers les services teragir entre elles ; mais les analyses vieux pays industrialisés. Le tableau 1
d’une partie des emplois et de la va- s’accordent à minorer l’importance montre que les pays européens se dis-
leur ajoutée manufacturiers. de la dernière et à reconnaître que la tinguent par une création nette to-
première – la productivité – a été la tale d’emplois de 2000 à 2011 sur la
Ces tendances se sont accentuées
plus importante jusqu’à la fin des an- période, alors que l’ajustement à la
au cours des dix dernières années
nées 1990 alors que la globalisation baisse de l’emploi a été très fort aux
en raison de l’intensification de la
de la production est certainement le États-Unis et au Japon. Cependant,
fragmentation de la production et de
phénomène majeur de la dernière pé- l’emploi manufacturier a diminué dans
l’exceptionnelle vitalité productive
riode. À ces tendances structurelles – l’ensemble des pays observés.

Tableau 1. Structure et évolution des économies occidentales (2000-2011)


Allemagne États-Unis France Japon Italie
Emploi manufacturier (PET (a), 2011) % 17 8 11 16 18
Emploi dans les services total/entreprises (PET, 2011) % 74/43 84/47 78/44 71/- 69/41
Variation emploi manufacturier (2000-2011) en milliers -566 -5 596 -752 -1 420 -366
Variation emploi dans les services aux entreprises (2000-
1 860 -2 913 1 223 1 540 1 319
2011) en milliers
Variation emploi total (2000-2011) en milliers 1 782 -5 317 1 304 -910 1 813
Part de la R & D effectuée par l’industrie manufacturière 90,9 63,3 86,3 88,9 82
Intensité de R & D manufacturière (2008) 2,4 3,35 2,3 3,9 0,9
Part des TIC dans le manufacturier 6,2 10,1 5,5 - 4,5
Productivité du travail en 2008 (100 en 2000) 119 154 121 113 85
(a) : PET : Part dans l’emploi total.
Source : OCDE STAN2011, calculs de l’auteure.

84 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


LE POINT SUR... - L’INDUSTRIE FRANÇAISE

Ce recul a été fortement médiati- nologies. Il faut noter également que le sentiment de déclin de l’industrie
sé en France par les prises de position la métallurgie et les caoutchoucs et française.
politiques au sujet de telle ou telle fer- plastiques sont deux industries qui
Le graphique 2 montre l’évo-
meture d’usine. À cet égard, la créa- ont rencontré un très fort ralentis-
lution de la part des industries
tion d’un ministère du Redressement sement depuis 2007 alors que leur va-
de haute et moyenne technologie
productif est le reflet des inquiétudes leur ajoutée progressait encore dans
dans l’industrie manufacturière.
de la majorité des électeurs à l’égard les années 2000. Les industries bois,
Le complément de cette part est
de l’accentuation du recul de l’em- papier, automobile, textile et coké-
constitué des industries de faible
ploi manufacturier. Cette inquiétude faction et raffinage ont toutes connu
et moyenne-faible technologie. De
est renforcée par celles des experts une accélération de leur recul de-
nouveau, l’Allemagne se distingue
qui observent que l’évolution quali- puis 2007, recul déjà amorcé dans les
des autres pays, à la fois par une part
tative des performances de l’industrie années 2000. Enfin, ce sont les indus-
des industries « haute et moyenne
crée de réels handicaps pour son futur. tries pour lesquelles la France détient
technologie » qui est plus élevée
un avantage comparatif – agroali-
que ses partenaires – supérieure à
Une dynamique mentaire, pharmacie et autres maté-
50 % – et par une croissance nette
de spécialisation riels de transport – qui ont le mieux
et continue sur la période. Pour les
à améliorer résisté à la crise récente.
autres pays observés, la part est plu-
Globalement, l’industrie française tôt restée constante sur la période.
Une spécialisation
handicapée a dramatiquement démontré son ina- Cela signifie que depuis 2000, on
par une trop faible intensité daptation à la demande mondiale et n’observe pas de changement im-
technologique à la globalisation de la concurrence. portant des spécialisations en termes
Tournée vers la demande domestique, de contenu technologique. Certes, de
En 2010, l’industrie agroalimen-
elle n’a pu bénéficier des moteurs de nombreux changements se sont pro-
taire est le plus gros contributeur à
la croissance mondiale qui se situent duits au sein des deux grandes caté-
l’emploi et à la valeur ajoutée ma-
pour le moment dans les pays émer- gories. La France, les États-Unis et
nufacturiers (20,8 % et 16,8 %) sui-
gents. Spécialisée majoritairement le Royaume-Uni – grands pays de
vie par la métallurgie (14,8 % et
sur le milieu de gamme, elle n’a pu services – sont assez proches.
15,2 %) puis l’industrie des caout-
s’abstraire d’une concurrence des
choucs et plastiques (9,5 % et 9,8 %). Pour asseoir ce constat et en éva-
pays à bas salaires qui bénéficient
Cet ordre des contributions des indus- luer les causes, il convient de s’intéres-
d’un avantage de coût indisputable.
tries n’a pas été modifié depuis 2000 ser à la dynamique de la productivité
Les quelques industries qui échappent
(OFCE, 2010). Finalement, la spécia- globale des facteurs dans l’industrie
à cette logique vicieuse ne repré-
lisation française au regard du conte- française et à l’investissement dans la
sentent pas une part suffisante de la
nu en recherche et développement recherche et développement (R & D).
valeur ajoutée totale pour contrarier
– dit contenu technologique – se
répartit assez équitablement entre
une production « basse et moyenne
Graphique 2. Part des industries haute et moyenne technologie
technologie » d’environ 55 % du dans l’industrie manufacturière (en %)
total et une production « moyenne
et haute technologie » de 45 %.
70
Cette dernière part a augmenté de-
puis le milieu des années 1990, 60 Allemagne
illustrant le déplacement de la spécia- Japon
50 États-Unis
lisation vers les secteurs à plus fort Royaume-Uni
40 France
contenu technologique, conformé-
Italie
ment à la dynamique des avantages 30

comparatifs. Néanmoins, l’indus-


20
trie française conserve une part non
1995

1996

1997

1998
1999

2000

2001
2002

2003
2004

2005
2006

2007
2008

2009

négligeable et toujours dominante


Source : OCDE, 2011.
dans les basses et moyennes tech-

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 85


LE POINT SUR... - L’INDUSTRIE FRANÇAISE

Une dynamique de la la production sur la dernière période. empêche la reconstitution des marges,
productivité problématique En effet, si le niveau de production un préalable nécessaire à l’investis-
baisse alors que les facteurs utilisés sement. Le taux de marge a commen-
La productivité globale des fac-
sont quantitativement les mêmes, la cé à diminuer nettement au début des
teurs (PGF) mesure l’efficacité de la
productivité baisse mécaniquement. années 2000. Cette baisse résulte en
combinaison des facteurs de produc-
La productivité a également chuté partie de l’effet pro-compétitif de
tion. Ainsi, si la production mobilise
en Allemagne, en Italie et au Japon l’introduction de l’euro (voir Guillou
du travail et du capital, la quantité
depuis 2008, probablement suivant et Nesta, 2013) qui se double d’une
produite découle non seulement de la
le même mécanisme. Le tableau 1 absence de montée en gamme de la
quantité de facteurs mais également
montre par ailleurs que la France, production française (Gallois, 2012).
de l’efficacité de leur combinaison
l’Allemagne et le Japon ont connu La dynamique des taux de marge est
que l’on nomme PGF. L’efficacité de
une évolution assez semblable de à la fois la conséquence et la cause
la combinaison découle de la quali-
leur productivité du travail depuis d’un sous-investissement dans la R
té des facteurs eux-mêmes (donc par
les années 2000. Les États-Unis se & D et dans l’innovation. Elle re-
exemple des qualifications) mais aus-
distinguent par une augmentation flète aussi, par définition, la rela-
si de l’innovation technologique et
continue depuis 2000 – l’ajustement tion entre le coût de production et
organisationnelle (donc des investis-
des facteurs y étant plus immédiat le prix. À prix des facteurs de pro-
sements en R & D).
comme l’illustrent les pertes d’em- duction inchangé (salaires, énergie,
Il est clairement établi dans la lit- plois – alors que l’Italie n’a pas en- taux d’intérêt), la baisse de la pro-
térature étudiant les performances grangé de gains de productivité nets ductivité augmente le coût de produc-
des entreprises dans le commerce in- avant la crise et a donc vu sa produc- tion unitaire. Si l’entreprise ne peut
ternational que la productivité est le tivité diminuer au total depuis 2000. augmenter ses prix, elle devra réduire
moteur de la compétitivité(3). La ca- ses marges. Or, il semble que cette
Jusqu’en 2007, la France était plu-
pacité d’une entreprise à exercer une logique a été dominante au sein des
tôt dans le peloton de tête des pays
activité hors de ses frontières, qu’il entreprises de l’industrie française
les plus productifs. La comparai-
s’agisse d’exportation, d’externali- dont les marges sont en moyenne les
son de vingt-quatre pays européens
sation internationale ou d’investis- plus faibles de la zone euro.
par Darvas (2012) montre qu’elle
sement à l’étranger (IDE), dépend de
l’est toujours sur la dernière période.
son niveau de productivité. Seul un Un investissement
La productivité mesurée pour l’en-
niveau suffisamment élevé permet à en recherche
semble de l’économie dans cette
l’entreprise de supporter le coût as-
socié à cette activité internationale.
étude (hors construction, immobi- et développement
Donc indépendamment de la spécia-
lier et agriculture) a chuté en 2008 insuffisant
et se situe en 2011 un peu au-dessus
lisation, les piètres performances in-
de son niveau de 2007 mais stagne L’industrie manufacturière
ternationales des industries françaises
depuis 2010 jusqu’en 2012. La baisse reçoit l’essentiel de la dépense en
sont la conséquence d’une insuffi-
des taux de croissance de la produc- recherche et développement. Pourtant,
sante productivité des entreprises.
tivité est générale pour la zone euro relativement aux États-Unis et au
La productivité a augmenté dans en 2012. Pour la France comme pour Japon, mais aussi à d’autres pays
l’industrie française de 2000 à 2007 l’Allemagne, les gains de producti- comme les pays d’Europe du
à un rythme annuel d’environ 2,2 %, vité sont nuls en 2012(4). Nord, la performance française en
mais ce rythme est devenu quasiment R & D n’est pas encourageante pour
Si la baisse constatée depuis 2007
nul depuis 2008. Cela peut principa- le futur. Cela tient en partie à la spé-
a un fondement pour le moment mé-
lement s’expliquer par une absence cialisation moins forte de la France
canique, elle révèle l’absence de pro-
d’ajustement des facteurs – en raison sur les industries haute technologie,
grès technologique incorporé. Cette
de rigidités – parallèle à la baisse de qui sont celles qui investissent le plus
évolution peut par ailleurs apparaître
dans la R & D. Cependant, la part de
inquiétante dans la mesure où elle
(3) Cf. Altomonte C., Aquilante T. ces industries est assez semblable à
et Ottaviano G. (2012), « The Triggers celle des États-Unis, qui bénéficient
of Competitiveness : The EFIGE Cross- (4) Cf. The Conference Board (2013),
Country Report », Bruegel Blueprint n° 17. 2013 Productivity Brief – Key Findings. pourtant d’une intensité de R & D

86 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


LE POINT SUR... - L’INDUSTRIE FRANÇAISE

sur l’ensemble de la production bien tur des vieux pays industrialisés la montée des exportations chinoises
supérieure. En dépit de leur spécialisa- porte sur des activités productives à et autres pays émergents. Mais la
tion, les États-Unis réalisent en 2008 fort contenu technologique et donc France semble avoir plus souffert
la plus grosse dépense mondiale en à rendements d’échelle croissants. que les autres pays de cette redistri-
R & D. La Chine réalise un tiers de Or, l’exploitation des rendements bution des cartes. Ainsi, comme le
la dépense américaine, alors que d’échelle est d’autant plus rentable remarque Kierzenkowski (2009), le
l’Europe à 27 ne totalise qu’un quart que la quantité produite (donc de- recul des parts de marché françaises
de la dépense américaine. En Europe, mandée) est importante, ce qui exige en volume fut l’un des plus aigus des
la France se singularise par une insuf- l’accès aux marchés internationaux. pays de l’OCDE entre 2000 et 2007.
fisance de R & D privée en pourcen- En d’autres termes, la spécialisation Le tableau 2 donne les parts de mar-
tage de la dépense totale comparée sur les segments de haute technologie ché en 2009 et le taux de croissance
aux États-Unis, à l’Allemagne, au enclenche une logique vertueuse. La annuel moyen de 2000 à 2009 par
Japon et aux pays scandinaves. concurrence des pays à bas salaires type d’industrie. L’Allemagne et la
condamne toute spécialisation qui Chine se singularisent des autres pays
Une présence ne s’appuierait que sur la compétiti- par le dynamisme de leurs exporta-
sur les marchés vité-prix. Qualité et innovation sont tions. La France se distingue par un
incontournables. De fait, les trois déclin prononcé dans les industries
étrangers à développer plus grandes industries en termes de moyenne et basse technologie. Le
contribution aux exportations sont maintien de sa part de marché haute
L’insuffisance des efforts d’inno-
bien celles dont la qualité – agroali- technologie est à attribuer à l’indus-
vation est fortement corrélée avec la
mentaire – ou le contenu technolo- trie aéronautique.
perte de compétitivité. C’est en ef-
gique – aéronautique et pharmacie
fet par ces efforts que le niveau de Une note récente du département
– se distinguent.
productivité augmentera et que la statistique de la Direction générale
qualité des produits s’améliorera, fa- En 2010, la France est bien le cin- des Douanes montre que la France
cilitant ainsi l’entrée des entreprises quième exportateur et le cinquième n’a pas la même stratégie d’interna-
françaises sur les marchés internatio- importateur mondiaux. Mais l’in- tionalisation que l’Allemagne. De
naux. La compétitivité de l’industrie dustrie a perdu des parts de marché. nombreux groupes français qui sont
manufacturière est un enjeu majeur Cette évolution précède la crise. Le exportateurs sont aussi de gros inves-
pour deux raisons. Tout d’abord, tableau 2 met en évidence des taux tisseurs à l’étranger, où ils disposent
l’essentiel de la balance commer- de croissance annuels négatifs sur la de nombreuses et importantes filiales.
ciale repose sur les marchandises et période 2000-2009 quelle que soit la Les groupes français s’internationa-
donc sur le manufacturier. Ensuite, catégorie des industries. Bien évidem- lisent bel et bien mais relativement
l’avantage comparatif présent et fu- ment, cette décroissance résulte de moins à travers les exportations et

Tableau 2. Parts de marché dans le commerce mondial (2009) et évolution (2000-2009), par type d’industrie
Industrie Allemagne États-Unis France Italie Japon Chine
Part de marché en % en 2009
Haute technologie 7,6 11,7 4,7 1,8 5,2 18,5
Moyenne haute technologie 14,7 10,1 4,8 4,5 9,3 9,3
Moyenne basse technologie 7,6 7,0 3,3 3,9 5,7 8,5
Basse technologie 7,1 5,8 4,3 4,8 1,2 18,7
Taux de croissance annuel moyen des parts 2000-2009 en %
Haute technologie 2,18 -5,00 0,31 -0,05 -7,88 13,60
Moyenne haute technologie 0,43 -3,79 -1,88 -0,32 -3,45 11,84
Moyenne basse technologie -0,82 -3,10 -3,26 -1,41 -0,80 8,18
Basse technologie 2,17 -4,34 -0,54 -1,83 -4,95 5,14

Source : BACI-CEPII (2000-2009), Calculs de l’auteure.

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 87


LE POINT SUR... - L’INDUSTRIE FRANÇAISE

relativement plus à travers les inves- toute marginale. Il conviendrait de nir de l’industrie reste dépendant du
tissements directs que l’Allemagne. libérer les énergies dans les entre- dynamisme de ses PME.
Cette divergence tient à la spécialisa- prises de second rang. L’avenir de
L’oligarchie des entreprises fran-
tion française qui exige plus de proxi- l’industrie manufacturière française
çaises doit laisser la place à une
mité avec le client ou les ressources repose sur ses petites et moyennes
démocratie de PME qui doivent aug-
(par exemple, agroalimentaire, ex- entreprises (PME).
menter et leur taille et leur produc-
traction-raffinage). Elle révèle néan-
Des groupes puissants dans l’in- tivité pour se porter sur les marchés
moins le succès des grands groupes
dustrie de l’agroalimentaire, du luxe, internationaux. Traditionnellement
français dans l’économie-monde.
de l’aéronautique, de la chimie-phar- concentrées sur un marché domes-
macie demeurent les fleurons de l’in- tique dynamique et suffisant, ces
Les atouts dustrie française. À l’exclusion des PME sont depuis la crise insuffi-
et les singularités industries automobiles soumises à samment préparées à se porter vers
de l’industrie française des problèmes particuliers de sur- des horizons plus incertains et plus
capacités de production au niveau hostiles. Pour conquérir les marchés
La performance internationale européen, les grandes entreprises étrangers étant donné les coûts de
est encore « glorieuse » – cinquième françaises supportent la crise « aus- production français, elles doivent
rang – mais l’évolution récente est in- si bien » que ne le font les autres parier sur la différenciation et l’in-
quiétante : dans la nouvelle géogra- grandes entreprises internationales. novation.
phie des échanges, la spécialisation L’« image » de l’industrie française
française prend une place somme est bel et bien assurée. Mais l’ave-

BIBLIOGRAPHIE
● Eudeline J.-F., Sklénard G. et Zakhart- ● Guillou S. (2012), « Désindustrialisation ● Le Floch P. et Sonnac N. (2013), Économie
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88 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


POLITI QUES PUB LIQUES
POLITIQUES PUBLIQUES - LA LOI SUR LES BANQUES

LA LOI SUR LES BANQUES


Yamina Tadjeddine
EconomiX, Université Paris Ouest Nanterre La Défense (a)

Alors que l’essor des marchés financiers avait salué les atouts du modèle de la « banque
universelle », la séparation des activités bancaires et financières – dont le Glass-Steagall
Act américain de 1933, abrogé en 1999, demeure le symbole – connaît un regain d’intérêt
depuis la crise. La récente loi sur les banques, qui fait un pas dans cette direction, s’ins-
crit dans la lignée de la règle Volcker, du récent rapport Liikaanen ou encore du rapport
Vickers britannique. Yamina Tadjeddine fait le point sur la loi française après un rappel
des avantages et des effets pervers de la séparation bancaire.
C. F.

La loi de séparation et de régu- des dispositifs de résolution des crises posant clairement la question de la
lation des activités bancaires (1) votée bancaires et l’obligation donnée aux légitimité d’un soutien public.
par l’Assemblée nationale en première banques de publier un « testament » Cette perméabilité du monde
lecture le 19 février 2013 ambitionne mobilisé en cas de faillite. Des mesures bancaire aux chocs financiers a été
de dresser un nouveau cadre régle- plus accessoires concernent le renfor- favorisée par la fin du modèle struc-
mentaire destiné à réduire l’impact cement des droits des consommateurs turel de séparation stricte des banques
de l’instabilité financière sur l’activité de services bancaires. de dépôts et des banques d’investis-
bancaire traditionnelle. L’enjeu essen- La France n’est pas la seule à sement. Ce modèle avait été initié
tiel de cette loi réside dans la séparation engager ce type de réforme : les aux États-Unis par la mise en place
des activités bancaires jugées « utiles » États-Unis avec la règle Volcker, le en 1933 du Glass-Steagall Act, abrogé
à l’économie de celles dédiées à la Royaume-Uni avec le rapport Vickers, en 1999. La France mit un terme à
spéculation. Cette séparation ne suit l’Europe avec le rapport Liikanen ou cette séparation dès 1984 avec la loi
pas la traditionnelle opposition banque/ encore l’Allemagne ont entrepris des de réforme bancaire. On assista alors
marché. Elle introduit une distinction projets similaires. Par ces politiques, à l’émergence d’acteurs mondiaux
en termes de finalité : les financements les autorités publiques visent à tirer du secteur banque/assurance/finance
destinés à l’investissement seraient les enseignements de la crise des sub- avec les groupes BNP-Paribas, Crédit
conservés dans le périmètre bancaire primes qui a révélé la dangerosité d’une Agricole SA, Banques Populaires et
tandis que ceux liés à la spéculation hypertrophie financière. Les banques, Caisses d’épargne, Société Générale,
seraient délégués à une filiale. Le parce qu’elles gèrent le système de AXA. Ce modèle de conglomérats
deuxième fait marquant concerne la paiements en fournissant crédit et universels est relativement spécifique
question de la surveillance des banques monnaie, sont source d’externalités à l’Europe continentale – France,
avec l’affirmation de la nécessité d’une positives quand tout va bien et néga- Allemagne, Pays-Bas, Belgique. Il
politique macroprudentielle – fondée tives en cas de crise (2). C’est la raison fut d’ailleurs le fer de lance de la
sur une approche globale et non pas pour laquelle elles font l’objet d’un financiarisation de l’économie euro-
individuelle des risques –, préventive contrôle et d’un soutien spécifiques péenne. Bien que l’activité bancaire et
et curative. La loi propose en particulier de l’État. Mais cette garantie publique financière au Royaume-Uni soit moins
ne devrait pas concerner les activités concentrée qu’en Europe continen-
(a) L’auteur tient à remercier Laurence
purement financières. Or, au cours de tale, de tels « mastodontes » existent
Scialom. Elle reste seule responsable des la crise, ce type d’activités a mis des également avec les groupes Barclays,
propos tenus et des éventuelles erreurs. banques universelles en difficulté, Royal Bank of Scotland et Lloyds. Ces
(1) http://www.legifrance.gouv. conglomérats sont porteurs de risque
fr/affichLoiPreparation.do ; jsessionid systémique : leur taille est telle qu’une
= 958694DAFC9034DD63CBBDC4791 (2) Scialom L (1995), « Les modèles de
570A9.tpdjo04v_2 ? idDocument = JOR- paiements concurrentiels : éléments d’analyse faillite aurait des conséquences drama-
FDOLE000026795365 & type = general. critique », Revue Économique, vol. 46, n° 1. tiques sur l’économie nationale mais

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 89


POLITIQUES PUBLIQUES - LA LOI SUR LES BANQUES

aussi internationale. Les États-Unis séparation soulignent néanmoins que d’un accès unique à une gamme élar-
n’ont pas connu de développements les récentes faillites ont concerné des gie de produits bancaires et financiers
similaires. Les compagnies finan- établissements qui proposaient exclu- proposés par une société reconnue. Il
cières ont été les acteurs principaux sivement des activités traditionnelles : ne supporte plus ainsi les coûts d’in-
des marchés financiers jusqu’à la crise c’est le cas des Caisses d’épargne espa- formation ex ante liés à la recherche
des subprimes. Et paradoxalement, gnoles ou encore de Northern Rock d’interlocuteurs crédibles et de produits
c’est la crise et non la fin de la sépa- au Royaume-Uni. La nécessité d’une compétitifs, ni au contrôle ex post.
ration légale des activités bancaires et séparation fait donc l’objet de débats.
financières qui signa la disparition des Les arguments théoriques en faveur du Les asymétires
principales banques d’investissement rapprochement des activités financières d’information
américaines. L’enjeu des réformes et bancaires l’emportaient ces dernières Une deuxième explication provient
actuelles est donc très sensible en années sur ceux dénonçant les effets de la spécificité informationnelle de
Europe et particulièrement en France pervers. Depuis la crise, la balance est l’intermédiation bancaire et financière.
ou en Allemagne, où la séparation sensiblement rééquilibrée. Il existe une asymétrie d’information
stricte des activités bancaires et finan- entre celui qui finance le projet et celui
cières induirait une profonde refonte qui reçoit le financement, ce dernier
structurelle du secteur.
Les arguments
étant le seul à connaître ses possibilités
en faveur de la fusion réelles d’usage et de remboursement
Pour comprendre les tenants et
aboutissements de cette loi, il importe Laurence Scialom (2012, de l’argent reçu. Face à ce problème,
d’établir les avantages d’une sépa- chapitre 2) rappelle les justifications les banques apparaissent mieux affû-
ration des activités bancaires et théoriques à la constitution de conglo- tées pour opérer une analyse fine des
financières puis d’en préciser les mérats bancaires et financiers. qualités de l’emprunteur. En effet, la
modalités concrètes. relation de crédit stipule la révéla-
Les économies d’échelle tion régulière d’informations privées
de l’emprunteur à son banquier. La
Fusionner ou séparer Une première série d’explications,
banque pourra utiliser cet avantage
les activités bancaires non spécifiques au secteur bancaire,
informationnel privé lors de la sélec-
provient de la possibilité d’économies
et financières d’échelle (ou d’envergure) lors de la
tion de titres financiers – en compte
propre ou pour le compte de tiers.
Les travaux historiques de fusion au sein d’un même groupe d’ac-
Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff tivités différentes. Cette synergie est La diversification
(2009) (3) sur les crises bancaires et permise par l’existence de coûts fixes des risques
financières depuis 1800 montrent la supportés originellement par chacune
des sociétés, qui seront désormais par- La dernière explication provient
récurrence des faillites bancaires. La de l’environnement risqué, voire incer-
période récente s’inscrit donc dans la tagés au sein du groupe. Cet argument
est classiquement mobilisé en écono- tain de l’activité de financement. La
continuité de cette longue histoire. Ils diversification des activités réduirait
soulignent toutefois l’exemplarité de mie industrielle pour comprendre la
diversification. Il s’applique fort bien les risques pris. Si l’on pense que les
la période post-guerre (1945-1984, produits bancaires et financiers sont
date de la faillite de la Continental à la situation bancaire. Les coûts fixes
concernés sont : assimilables dans une échelle risque/
Illinois aux États-Unis), au cours de rendement, il est possible de définir
laquelle aucune grande banque n’a fait - certains coûts généraux liés un portefeuille optimal réduisant le
faillite dans les pays développés. Or, aux fonctions supports (gestion du risque diversifiable en mélangeant
cette période est précisément celle de personnel, gestion informatique, com- les actifs bancaires.
la séparation stricte entre banques de munication…) ;
Tous ces arguments ont légitimé
dépôts et banques d’investissement. - les coûts liés à la relation clien- l’avènement de la banque univer-
Ce résultat conforte les tenants de la tèle (prospection, expertise et suivi du selle mêlant intermédiation bancaire
séparation : l’interdiction d’activités client, perpétuation d’une réputation) ; et financière. Ce rapprochement
financières préserve les banques de - les coûts liés à la production et à la paraissait d’autant plus naturel que les
l’instabilité inhérente aux marchés distribution d’un produit (recherche et banques ont dû s’adapter à la financia-
financiers. Certains détracteurs de la développement, encadrement juridique, risation de l’économie en redéployant
diffusion via les guichets de l’enseigne). leurs activités vers les marchés et en se
(3) Reinhart C. et Rogoff K. (2009), Le consommateur peut lui aussi finançant elles-mêmes sur les marchés.
This Time is Different : Eight Centuries of La séparation semblait donc totale-
Financial Folly, Princeton NJ., Princeton
bénéficier de cette fusion. Ses coûts
University Press, de transaction sont réduits et il dispose ment anachronique. Ce n’est qu’avec

90 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


POLITIQUES PUBLIQUES - LA LOI SUR LES BANQUES

la crise actuelle que cette question a bancaires et financières attiserait la Exclure les activités
été remise au goût du jour. diffusion du crédit et la hausse des prix d’investissement
des titres en période de forte crois- des garanties publiques
sance ; inversement, en période de
Les effets pernicieux crise, elle accroîtrait le rationnement
Le dernier facteur découle de la
de la coexistence spécificité des banques qui, fournis-
du crédit et la chute des cours (5). La
sant un bien collectif à la société,
d’activités bancaires banque universelle pourrait être l’une
bénéficie d’une garantie publique
et financières des explications à l’explosion ces vingt
(Scialom, 1995). Les sources
dernières années du crédit alloué aux
On peut ici encore distinguer trois d’externalités obligent l’État à tout
établissements bancaires et financiers.
types de justification. entreprendre pour éviter la mise en
Les crédits opérés intra-groupes entre
faillite de l’organisation, surtout si
filiales, par exemple à des filiales hedge
Le problème celle-ci est de grande taille (principe
funds, sont estimés moins risqués que
de management du « too big to fail »). Cette garantie
ceux octroyés à des tiers. L’incitation
des grandes structures incite les organisations à maximi-
est d’autant plus forte que les rende-
ser leurs rendements en prenant des
Le premier argument traditionnel en ments attendus des hedge funds sont
positions financières plus risquées.
économie industrielle décrie les méfaits élevés. Ainsi, le modèle de conglo-
En séparant les activités bancaires et
managériaux inhérents aux grandes mérat a vraisemblablement contribué
financières, la garantie publique serait
structures conglomérales (Shleifer, au développement du crédit bancaire
circonscrite aux premières.
Vishny, 1997) (4). La complexité des et financier et par là à l’instabilité
groupes bancaires permet aux dirigeants financière. Est-il toutefois réellement pos-
d’être les seuls à pouvoir maîtriser les sible, dans un monde de marchés
Un rapprochement préjudiciable
choix de la société. Assujettis à une financiers, de revenir à un modèle de
aux activités bancaires
information imparfaite, les actionnaires séparation stricte comme celle qui
Boot et Ratnovski (2012) (6) pro- prévalait avec le Glass-Steagall Act ?
et plus généralement l’ensemble des
posent une autre explication. Le
parties prenantes, y compris le régu-
rapprochement banque/finance serait
lateur, les déposants et les clients ne Séparer les activités
un non-sens économique car les deux
peuvent pas exercer de contrôle ni
de contre-pouvoir. Ainsi, les clients
périmètres comporteraient deux dimen- financières et bancaires
bancaires peuvent apparaître comme
sions antagoniques : l’échelle de temps dans un monde
et le rapport au risque. Le rendement de marchés financiers ?
captifs de leur conseiller bancaire en
sur les marchés est lié à la quête de
acceptant n’importe quel produit maison
plus-value à court terme et à la prise Revenir à une séparation stricte
qui leur est proposé. Le retour sur un
de risque sur un échantillon limité et comme celle qui fut instaurée par le
métier réduirait la complexité et l’opa-
judicieux de placements. A contrario, Glass Steagall Act est une illusion.
cité organisationnelle, améliorerait la
la logique bancaire implique une rela- Avec la mutation financière, le contexte
concurrence et in fine permettrait une
tion de long terme avec un portefeuille institutionnel a considérablement
meilleure efficience allocative.
le plus large possible de crédits. La changé. Les activités bancaires sont
Un rapprochement source réunion de ces deux activités s’avère immergées dans l’espace financier :
d’externalités négatives préjudiciable à la logique bancaire, les crédits sont transformés en titres
dont les rendements sont plus faibles puis revendus (titrisation), une part
De nombreux autres travaux, prin-
et les gains inscrits dans un temps importante du financement des banques
cipalement publiés depuis la crise,
plus long. La rationalité économique se réalise via l’émission de titres, le
pointent les externalités négatives
conduit par conséquent un conglomérat produit net bancaire comporte une
liées au rapprochement des activités
à privilégier les activités financières. part croissante de commissions liées
bancaires et financières.
à la fourniture de services financiers
Renforcement de la procyclicité (distribution d’OPCVM, courtage…).
du crédit (5) Cf. Shleifer A. et Vishny R. W
(2010), « Unstable banking », Journal of La présence de filiales financières est
Un premier effet pervers est lié au Financial Economics, vol. 97, n° 3, Fang L., inhérente à l’activité bancaire moderne.
renforcement de la « procyclicité » Ivashina V. et Lerner J. (2012), « “An Unfair Toutefois, cela n’exclut pas de chercher
du crédit : la coexistence de filiales Advantage” ? Combining Banking with
Private Equity Investing », Working Paper
à limiter les risques financiers pris par
Harvard Business School. les groupes bancaires en leur interdi-
(4) Shleifer A. et Vishny R. W (1997), (6) Boot A.W.A. et Ratnovski L. (2012), sant les pratiques les plus risquées et/
« A Survey of Corporate Governance », « Banking and Trading », FMI Working ou à cantonner la garantie publique
Journal of Finance, vol. 52, n° 2. Paper, WP/12/38. aux filiales bancaires. Étudions les

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 91


POLITIQUES PUBLIQUES - LA LOI SUR LES BANQUES

différentes modalités retenues dans nement original non pas des activités Toutefois, les réformes engagées
les réformes proposées à ce sujet. risquées mais des activités bancaires sont-elles suffisantes eu égard à la
Le projet de loi français a choisi traditionnelles. Seule cette filiale pour- taille et à la complexité des conglo-
de cantonner dans une filiale dédiée rait faire l’objet d’un sauvetage public. mérats bancaires européens ? On peut
les activités jugées risquées : les tran- Le gouvernement britannique ne semble en douter, si l’on suit le point de vue
sactions pour compte propre et les toutefois pas particulièrement pressé de de Jézabel Couppey-Soubeyran et
opérations conclues avec les hedge faire appliquer cette proposition. Laurence Scialom (9).
funds. De nombreuses transactions La règle Volcker est la réforme la Le problème crucial en Europe
financières opérées par les banques plus contraignante actuellement votée. et particulièrement en France est la
restent dans le périmètre bénéficiant de Mais son impact sera assez modeste présence de conglomérats de grande
la garantie publique : celles réalisées puisque peu de banques américaines taille interconnectés : la faillite de
pour le compte de clients, les activités ont des activités financières. l’un engendrerait inexorablement
de tenue de marché, les interventions celle des autres. Or, les montants à
liées à la couverture des risques, mais débourser pour sauver ces masto-
aussi les prêts sécurisés (y compris Le contrôle des acteurs dontes dépassent les possibilités des
s’ils sont destinés à des hedge funds). systémiques États voire de l’Europe. La filialisation
In fine, un nombre minime d’opérations d’une partie des activités financières
financières sont effectivement visées Le conseil de stabilité financière ne modifie rien ; seul un démantèle-
par la loi. Les banques françaises pour- publie dorénavant chaque automne ment permettrait la réduction effective
ront continuer à opérer sur les marchés la liste des 28 banques systémiques. du risque systémique, mais cette éven-
financiers tout en bénéficiant d’une Cinq critères sont retenus : la taille du tualité n’est aucunement à l’ordre du
protection publique. Cette loi qui se bilan, l’interconnexion avec d’autres jour. Il est même peu probable qu’elle
voulait ambitieuse risque en fait de banques, la capacité à remplacer un le soit un jour eu égard à la possible
n’avoir qu’un impact relativement concurrent défaillant, le caractère capture des politiques face aux puis-
modeste (7). international ou national et la com- sants lobbies bancaires.
Le projet Liikanen paru en plexité de leurs activités. Parmi ces
octobre 2012 (8) est plus ambitieux 28 banques, quatre sont françaises :
puisqu’il envisage un cloisonnement BNP-Paribas et Crédit Agricole SA
des activités de trading sur titres et dont les actifs avoisinent le PIB natio-
dérivés, de tenue de marché, des cré- nal, Société Générale et BPCE.
dits aux hedge funds, des véhicules Le second enjeu de la loi fran-
de titrisation et des placements dans çaise vise à protéger l’économie contre (9) Cf. leurs interviews publiées dans
le private equity. Il propose de plus les conséquences d’une faillite sys- L’Économie politique, n° 57, 2013.
la mise en place d’une responsabilité témique à travers le renforcement
de la politique macroprudentielle et
pénale à l’encontre des dirigeants de
banque (Scialom et Giraud, 2013). la mise en place de dispositifs pour BIBLIOGRAPHIE
Le Dodd-Frank Wall Street Reform anticiper et prévenir les difficultés et
and Consumer Protection Act adopté les faillites de banques. Parmi ces dis- ● Antonin C. et Touzé V. (2013), « Loi de
aux États-Unis en 2010 a repris la positifs, le testament bancaire impose séparation bancaire : symbole politique ou
règle Volcker qui interdit aux banques aux banques de décrire ex ante les nouveau paradigme économique ? », Banque,
modalités qu’elles mettraient en place Europe, OFCE-le Blog, 22 février.
de placer les dépôts et d’investir dans
des hedge funds ou des fonds de pri- dans le cas de difficultés ou de faillites. ● De Boissieu Ch. et Couppey-Soubeyran J.
vate equity. Cette mesure réduit la De plus, l’Autorité de contrôle pru- (dir.) (2013), Les systèmes financiers. Mutations,
dentiel voit ses pouvoirs renforcés, crises et régulations, Paris, Economica, 4e éd.
possibilité pour les banques d’opérer
des activités financières à haut risque. notamment par la possibilité d’action ● Engle R., Jondeau É. et Rockinger M.
en amont de la faillite, dès qu’une (2012), « Systemic Risk in Europe », Swiss Fi-
Enfin, le rapport Vickers publié en fragilité est observée. nance Institute Research Paper Series n° 12-45.
septembre 2011 proposait un canton-
Ces dispositions nationales ● Scialom L. et Giraud G. (2013), « Pour une
s’ajoutent à celles déjà mises en réforme bancaire plus ambitieuse : vous avez
(7) Voir le numéro spécial de L’Économie dit Liikanen ? Chiche ! », Note Terra Nova.
place par Bâle III (avec l’établisse-
politique n° 57 et aussi Scialom et Giraud
ment d’un coussin supplémentaire de ● Scialom L. (2012), L’économie bancaire,
(2013).
fonds propres pour les établissements Paris, La Découverte, coll. « Repères ».
(8) http://ec.europa.eu/internal_mar-
ket/bank/docs/high-level_expert_group/ systémiques) et dans l’Union bancaire ● L’Économie politique n° 57, Alternatives
report_en.pdf européenne. économiques, 2012.

92 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


BIBLIOTHÈ QUE

BERNARD LAHIRE
« Dans les plis singuliers du social – Individus,
institutions, socialisations »
(La Découverte, coll. « Laboratoire des sciences
sociales », 2013)
Présenté par Antoine Saint-Denis

« Le singulier pluriel » de vie sociale différentes fabriquent des et bien partie de ce qui est censé être
hommes différents. extérieur à lui », il faut penser l’in-
La montée de l’individualisme et,
terdépendance entre l’un et l’autre.
plus largement, l’affranchissement des Les comportements humains sont
individus à l’égard des institutions et donc le produit à la fois du contexte Compte tenu de ce que l’indivi-
autres collectifs tient aujourd’hui du de l’action – de ses opportunités et de dualisation est un phénomène histo-
lieu commun. Promoteur d’une socio- ses contraintes –, mais aussi de l’en- rique de longue durée et qu’il n’y a
logie « à l’échelle individuelle », semble des expériences passées des pas moins d’institutions aujourd’hui
Bernard Lahire remet pourtant en individus, en fonction desquelles ces qu’autrefois, l’auteur appelle à dépla-
cause cette fausse évidence. Ce fai- derniers réagissent. cer les recherches pour les centrer sur
sant, il revisite certains des postulats Les sciences cognitives tendent, avec les questions suivantes : comment les
sur lesquels la sociologie s’est bâtie leurs outils propres, à corroborer la individus en viennent-ils à être consi-
depuis un siècle. validité de ces thèses sociologiques. dérés comme séparés des autres indi-
Puisque les hommes sont vidus et non pas comme membres
Ce rassemblement de textes, pour chronologiquement construits par les
d’un groupe ? Comment en viennent-
la plupart déjà publiés séparément institutions qui les façonnent, avant de
ils à revendiquer des choix person-
mais mis à jour, représente assurément les influencer à leur tour, c’est œuvrer
en faveur de la liberté et du progrès nels plutôt que de s’inscrire dans des
une mise au point salutaire. Sans s’at-
que de prendre en compte « le rôle rituels collectifs ou des groupes ?
tarder sur ses recherches portant sur
central des cadres collectifs ». D’où vient ce sentiment de devoir être
l’éducation ou la culture, Bernard
une personne originale, différente ?
Lahire s’attache ici aux différents élé-
Car la singularisation ne va pas de soi.
ments théoriques sur lesquels ses dif-
férents travaux sont construits.
Le mythe Non seulement elle ne constitue pas
de l’individualisme un phénomène universel, mais, bien
Les thèses de l’auteur peuvent se souvent, elle s’avère pour les indi-
On ne compte plus les travaux
résumer ainsi. Tout s’articule autour vidus davantage un mirage qu’une
sociologiques qui constatent une
de la conviction que « le social ne se réalité tangible.
montée de l’individualisme, quand
réduit pas au collectif en général, mais
ils ne vont pas jusqu’à le célébrer. Or,
gît dans les plis les plus singuliers de
chaque individu ». À cette aune, la
dans une critique de nombre de ses L’individu, véritable
figure de l’individu libre et autonome
condisciples, Bernard Lahire ne voit objet sociologique
là que manque de rigueur scientifique
constitue l’un des plus grands mythes Comment en est-on arrivé là ? Le
et hypothèse qui devrait être validée
contemporains. À rebours de sa ten- problème, pour Lahire, remonte en
par des recherches empiriques.
dance à ne se définir que face au col- fait aux origines mêmes de la socio-
lectif, la sociologie se doit donc de En arrière-plan, c’est la distinction logie : « c’est en faisant le deuil des
faire de l’individu un véritable objet même entre individu et société qui lui réalités individuelles que la sociolo-
d’étude. Il devient alors possible d’ex- apparaît viciée. « La société n’est pas gie durkheimienne s’est constituée. »
pliquer les mécanismes de socialisa- extérieure à l’individu, elle est aussi Il en résulte une représentation erronée
tion, c’est-à-dire comment des formes en lui ». Puisque « l’individu fait bel selon laquelle le social commence là

CAHIERS FRANÇAIS N° 376 93


BIBLIOTHÈQUE - DANS LES PLIS SINGULIERS DU SOCIAL – INDIVIDUS, INSTITUTIONS, SOCIALISATIONS

où l’individu s’arrête (« le social, c’est sociale, largement construit par la par apprentissage systématique. »
le collectif »). Logiquement, « les faits socialisation primaire – celle de l’en- Toute expérience amène la fabrica-
qui intéressent le sociologue sont des fance – et qui leur permet d’agir tion de nouvelles connexions entre
faits extérieurs à l’individu ». dans le monde social compte tenu les neurones. Ces connexions seront
des représentations qu’ils s’en font. mobilisables en fonction de ce que
Il faut au contraire faire des varia-
les situations requièrent. Ainsi, le
tions inter-personnelles ou intra-per- Or, en premier lieu, la réalité est
contexte ne fait pas tout, il faut comp-
sonnelles un véritable objet d’étude que « les influences socialisatrices
ter avec les dispositions, ces « capa-
sociologique. Ceci implique d’ad- qui façonnent les individus sont loin
cités mobilisables, disponibles ».
mettre que le rapport individu/société d’être parfaitement cohérentes. »
n’est pas assimilable au rapport entre Quant au travail de socialisation, il Par ailleurs, les travaux de psycho-
une partie et son tout. En effet, « tout est loin d’être l’apanage des premières logie cognitive soulignent l’existence,
est, plus ou moins complètement, dans années de la vie. C’est « un proces- chez les individus, d’une dialectique
chacune de ses parties et les parties sus continu tout au long de la vie », routine/réflexivité dans la mobilisation
n’ont aucune existence autonome. » d’où résulte une « structure feuille- face à une situation donnée, c’est-à-
L’individu est toujours socialisé, si tée de patrimoines de dispositions ». dire d’une complémentarité cognitive
bien qu’on doit réfuter la représenta- entre des habitudes mentales rapi-
Si les variations inter-individuelles
tion d’une intériorité existant indépen- dement et efficacement mobilisables
sont si marquantes, c’est notamment
damment de la vie sociale. (une sorte d’« heuristique » située
parce que les classes sociales n’ex-
dans les régions sous-corticales) et
Pour sa démonstration, Bernard pliquent pas tout. Pour comprendre
de processus de réflexion plus lents
Lahire s’appuie sur une belle et forte les raisons de l’action d’un individu,
et fastidieux, sur lesquels s’appuie la
image, celle du social « à l’état plié » il faut en effet prendre en compte
capacité de raisonnement de la per-
et « à l’état déplié ». « Les sciences l’ensemble des « espaces de façon-
sonne (des « algorithmes » situés dans
sociales, écrit-il, se sont longtemps nement sociaux (familial, scolaire,
le cortex pré-frontal).
préoccupées exclusivement de l’étude professionnel, culturel, politique,
du social à l’état déplié, désindividua- religieux, sportif, etc.). »
lisé, désingularisé, en étudiant struc-
Quant aux variations intra-indivi-
Quelles implications
tures sociales, groupes, institutions,
duelles dans les comportements, elles
politiques ?
organisations ou systèmes d’action. »
trouvent notamment leur origine dans La conclusion de Dans les plis
Or, puisqu’« il n’y a pour les indivi-
le fait que « chaque contexte implique singuliers du social s’intéresse à
dus aucune existence possible hors du
souvent autant de dispositions inhi- la portée pratique, politique, de la
tissu social », « le social est autant à
bées, contrariées, inassouvies, que sociologie dispositionnaliste. Bernard
l’intérieur des acteurs qu’à l’extérieur
de dispositions épanouies. » Lahire montre de manière convain-
de ceux-ci. Il existe aussi à l’état plié,
cante combien une sociologie à
c’est-à-dire sous forme de disposi-
l’échelle individuelle n’est pas une
tions et de compétences incorporées ». Une convergence sociologie qui se désintéresse du col-
de résultats avec les lectif. Certes, « dans l’ordre chro-
La fabrication sociale sciences cognitives nologique des expériences, chaque
des individus Même s’il revendique l’autono- individu est d’abord fait par les insti-
mie conceptuelle de la sociologie, tutions et les groupes que le hasard de
Examinés à la lumière d’une
Bernard Lahire se plaît à souligner sa naissance l’amène à fréquenter. »
telle représentation des individus,
combien les concepts fondateurs de Mais puisque « ce sont les hommes
les mécanismes de socialisation
la sociologie dispositionnaliste sont qui font les institutions », « ce n’est
apparaissent bien plus complexes
corroborés par les progrès récents qu’en réformant les institutions que
qu’appréhendés à travers la notion
des sciences cognitives. l’on révolutionnera les individus qui
d’habitus. Dans la sociologie de
feront la société de demain ».
Pierre Bourdieu, l’habitus se défi- Tout d’abord, les neurosciences
nit comme un système de disposi- ont établi que « le fonctionnement du
tions réglées, commun aux individus cerveau est très sensible aux compé-
ressortissant de la même catégorie tences acquises par expérience ou

94 CAHIERS FRANÇAIS N° 376


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Prochains numéros trente ans de décentralisation 2. Questions et débats contemporains
361 Comprendre les marchés financiers 346 La réforme de l’État
377 La justice : quelles politiques ?
360 État et sécurité 345 Découverte de l’économie
359 Les politiques économiques 1. Concepts, mécanismes
Derniers numéros parus à l’épreuve de la crise et théories économiques
375 La finance mise au pas ? 358 La protection sociale : 344 Le système éducatif et ses enjeux
374 L’environnement sacrifié ? quels débats ? Quelles réformes ? 343 Fiscalité et revenus
373 Fiscalité : à l’aube d’une révolution ? 357 L’économie mondiale : 342 L’identité nationale
372 La société numérique trente ans de turbulences 341 Mondialisation et commerce international
371 Comment va la famille ? 356 Les démocraties ingouvernables ? 340 Les religions dans la société
370 Quelle Ve République demain ? 355 L’économie verte 339 Les services publics
369 La santé, quel bilan ? 354 Liberté, libertés 338 Information, médias et Internet
368 L’école en crise ? 353 Travail, emploi, chômage 337 Développement et environnement
367 La France mondialisée 352 La France au pluriel 336 Les valeurs de la République
366 Pays riches, États pauvres 351 Inégalités économiques, inégalités sociales 335 Les politiques économiques
365 Les entreprises dans la mondialisation 350 La science politique 334 La justice, réformes et enjeux
364 La pensée politique, quels renouvellements ? 349 Le capitalisme : mutations et diversité 333 La gestion des ressources humaines
363 La pensée économique contemporaine 348 Les politiques culturelles
362 Les collectivités locales : 347 Découverte de l’économie

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La France
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N° 61-62 Mai-août 2013

SPÉCIAL
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Acteurs et réseaux d’influence (n°63)
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N° 376
LA SOCIETE ET SES VIOLENCES
DO SSIE R
Q Éditorial par Philippe Tronquoy

Q Pour une culture du conflit Michaël Fœssel

Q Le sentiment d’insécurité, une construction ? Philippe Robert

Q Logiques de l’émeute, politique des quartiers Michel Kokoreff

Q Quelles réponses à la délinquance ? Christian Mouhanna

Q La violence au travail Marc Loriol

Q De la grève au flashmob : des conflits sociaux moins violents ? Jérôme Pélisse

Q La violence à l’école : vers une révolution culturelle ? Éric Debarbieux

Q Les violences sexuelles en France : une reconnaissance inachevée ? Alice Debauche

Q Violence et maltraitance Claire Scodellaro

Q La mise à distance des pauvres dans l’espace public. Cinq dimensions explicatives
Serge Paugam

Q Tous victimes, vers le tout judiciaire ? Laurence Dumoulin

Diffusion
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légale et administrative DÉ B AT
La documentation Française
Téléphone : 01 40 15 70 10
Q Faut-il réformer les classes préparatoires ?
www.ladocumentationfrancaise.fr  1. Une dualité difficile à défendre Marie Duru-Bellat
 2. Les classes préparatoires,
Directeur de la publication un modèle pour les licences de l’enseignement supérieur Frédéric Munier
Xavier Patier

LE P O INT SUR…
Cahiers français Q L’industrie française Sarah Guillou
N° 376
Septembre-octobre 2013
P O LITIQUES P U BLIQUES
Impression : DILA
Dépôt légal : 3e trimestre 2013 Q La loi sur les banques Yamina Tadjeddine
DF 2CF03760
ISSN : 0008-0217
B IB LIOTHÈQUE
9,80 €
Q Bernard Lahire,
Dans les plis singuliers du social – Individus, institutions, socialisations
La Découverte, 2013.

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présenté par Antoine Saint-Denis

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