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Journal International de Victimologie

JIDV

Les cahiers du JIDV, Tome II*

Les violences conjugales


*recueil thématique numérique d’articles parus dans le Journal International de Victimologie

126 pages

Sous la direction de
Christophe Herbert,
Directeur de publication, Journal International de Victimologie

Copyright Le Journal International de Victimologie (JIDV) - jidv.com


Les cahiers du JIDV, 2016

Journal International de Victimologie / e-Psy.education


1394, avenue du Mont-Royal Est (suite 107)
Montréal (Québec) Canada H2J 1Y7
contact@jidv.com
Journal International de Victimologie
JIDV
Les cahiers du JIDV, Tome II* :
Les violences conjugales (126 pages)

*recueil thématique numérique d’articles parus dans le Journal International de Victimologie


Les cahiers du JIDV, 2016

1/ Violences conjugales envers les femmes immigrantes parrainées au Québec


: un parcours complexe multifactoriel
Smedslund, K. [Québec, Canada]
Centre de recherche interdisciplinaire sur la violence familiale et la violence
faite aux femmes (Cri-Viff), Université de Montréal

2/ Caractéristiques des femmes victimes de violences graves dans un


échantillon clinique
Burquier, R., Hofner, M.-CL., Romain, N., & Mangin, P. [Suisse]
Unité de Médecine des Violences, Institut Universitaire de Médecine Légale, Centre
Hospitalier Universitaire, Lausanne

3/ Examen des profils de violence dans les relations amoureuses des


adolescents : victimisation et perpétration
Alison Paradis1, Martine Hébert1, Francine Lavoie2, Martin Blais1, l’équipe du
projet PAJ [Québec, Canada]
1 Département sexologie, UQÀM, Montréal, Québec, Canada
2 École de psychologie, Université Laval, Québec, Québec, Canada

4/ Représentations et prise en charge médico-légale des violences conjugales


par les médecins généralistes français: une étude qualitative
Bourquardez, S.1, & de Fréminville, H. 1,2 [France]
1 Université Claude Bernard Lyon 1, Lyon
2 Laboratoire EAM 4128, Faculté de Médecine de Lyon

5/ La sororité n’est pas suffisante : L’invisibilité de la maternité dans la


pratique adoptée en maisons d’aide et d’hébergement pour femmes victimes
de violence
Krane, J. & Davies, L. [Canada, Québec]
Université McGill, École de service social

6/ Les agirs violents au sein du couple : Perspectives cliniques et


psychocriminologiques
Escard, E. 1, Lancia, L. 2, Faict, T. 1 [Canada & France]
1 Service régional de médecine légale, victimologie et criminologie, CHU de
Clermont-Ferrand (France)

2 Interne en psychologie, Institut Philippe Pinel, Montréal, Québec (Canada)
7/ Partir ou rester? Facteurs liés à la prise de décision de quitter ou non une
relation violente
Dugal, N. [Canada, Québec]
École de Criminologie – Université de Montréal

8/ Un décalage entre théorie et pratique? Violence conjugale et femmes issues


des minorités ethniques
Oxman-Martinez, J., Krane, J. [Canada, Québec]
Ph.D., Université McGill

9/ Les violences conjugales : pour une clinique du Réel


Girard, J.1, Rinaldi Baud, I.2, Rey Hanson, H.3, Poujouly, M.-C.4 [Suisse]
1Psychologue, thérapeute de famille ASTHEFIS, Consultation interdisciplinaire de

médecine et de prévention de la violence, Département de médecine


communautaire, Hôpitaux Universitaires de Genêve,

2Assistante sociale, Ibid.

3Psychologue FSP, Ibid.

4Infirmière en Santé mentale, Ibid.

10/ Réflexion sur l’utilisation du cadre conceptuel « Processus de production


du handicap » dans l’analyse des facteurs de vulnérabilité et de protection à la
violence conjugale
Gauthier, S., Boisvert, R. & Cardinal, V. [Québec, Canada]
Université de Montréal

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International Journal Of Victimology
Année 11, Numéro 1 - 2013

Violences conjugales envers les femmes immigrantes


parrainées au Québec : un parcours complexe multifactoriel

Smedslund, K.1 [Québec, Canada]

(1) Centre de recherche interdisciplinaire sur la violence familiale et la violence faite aux femmes
(Cri-Viff), Université de Montréal

Résumé

Dans le cadre de cette recherche qualitative, 18 personnes et 13 organismes ont été interrogés.
L’objectif de l’étude vise à faire le point sur le parcours des femmes immigrantes, victimes de violences
conjugales, parrainées et en attente de parrainage à Québec. Les données sont étudiées sous l’angle
des réponses sociétales, politiques et législatives qui lui sont fournies. La complexité de ce parcours a
été mise en évidence sur trois niveaux d’analyse. Aux difficultés d’ordre personnelles dues au statut
d’immigrante (barrière de la langue, méconnaissance des droits…) s’ajoutent les limites des marges de
manœuvre des intervenantes et des professionnel.le.s (manque de formation de certains d’entre eux,
limites budgétaires etc.). Enfin, la loi sur le parrainage cautionne légalement la dépendance de la
conjointe vis-à-vis de son partenaire, ce qui, en contexte de violence conjugale, peut créer un danger
supplémentaire. Concernant les femmes en attente de parrainage, ces dernières risquent une
expulsion à tout moment si le conjoint décide de retirer la demande de parrainage ce qui peut les inciter
à ne pas porter plainte pour violences conjugales. Les trois niveaux étudiés mettent clairement en
lumière les obstacles et les difficultés à chacune des étapes.

Mots-clés: Parrainage, violence conjugale, femmes, obstacles, complexité, parcours

Abstract

In this qualitative research, 18 persons and 13 organizations were interviewed. The purpose of the
study aims to take stock of the course of immigrant women, victims of domestic violence, sponsored
and awaiting sponsorship in Montreal. The data are discussed in terms of societal responses, policies
and laws provided to it. The complexity of this course was demonstrated on three levels of analysis. To
the personal difficulties due to immigration status (language barriers, ignorance of rights) can be added
the limits for maneuver of the interveners and professionals (lack of training, budget limitations etc.).
Finally, the law on sponsorship legally endorses the dependence of the wife toward her partner, which
in the context of intimate partnership violence can create an additional danger. Concerning women
waiting for sponsorship this one can be withdrawn at any time and women risk expulsion, which may
encourage them to not file a complaint for intimate partnership violence. The three levels studied clearly
highlight the obstacles and difficulties at every step.

Key-Words: Sponsorship, Intimate partnership violence, women, obstacles, complexity, a course

Une prise de conscience des violences progressivement instaurées. La mondialisation


conjugales envers les femmes s’est opérée au a accru les possibilités de mariage et de vie
niveau international à partir de la fin du 20ème familiale en permettant de former et d'unir les
siècle et de nouvelles législations ont été familles à travers les frontières internationales
6
Violences conjugales envers les femmes immigrantes parrainées au Québec
(Raj et Silverman, 2002). En 2010, le Canada découle, peut à elle seule créer des tensions
a accueilli 60220 personnes par regroupement et du stress supplémentaire, qui peut rendre
familial dont 40764 conjoint.e.s ou partenaires l’adaptation encore plus difficile et exacerber
(CIC, 2010). Au recensement de 2006, des situations de violences conjugales
l’immigration se répartissait selon les (Macleod & Shin, 1993; Ahmad, Riaz, Barata
continents d’origine à savoir 36,8 % d’Afrique & Stewart, 2004).
(dont le Maghreb, 20,7 %), 25,4 % d’Asie, 21,1
% d’Amérique et 16,6 d’Europe (MICC, 2010). La perte du réseau familial et communautaire
du pays d’origine et la difficulté de trouver des
Par le passé, les femmes étaient dans cette contacts dans un nouvel environnement
position de parrainage pendant une période de produisent souvent une « situation d’isolement
dix ans et sans aucune aide extérieure. En social ». (Gherghel & Gurau, 2005; Menjivar &
1993, la Commission de l’immigration et du Salcido, 2002). Cet isolement accroît la
statut de réfugié adopte de nouvelles vulnérabilité des femmes aux abus et les
directives quant à l’application de la loi femmes immigrées s’exposent à des
canadienne sur l’immigration. La période de problèmes personnels et systémiques, qui
parrainage durant laquelle une personne se augmentent leur risque de victimisation
porte financièrement garante d’une autre (Ingram, et al., 2010). Elles manquent souvent
personne qu’elle a faite immigrer est réduite de connaissances concernant l’existence
de 10 à 3 ans (Merali, 2009 ; Ferland, Lavoie, même des services juridiques, financiers ou
Lemoine, Whitford, & Ramsey, 2010). sociaux les plus élémentaires (Dutton, Orloff &
Hass, 2000 ; Krishnan, Hilbert, Van Leeuwen
Théories & Kolia, 1997; Perilla, 1999). Les conjoints
peuvent exploiter la vulnérabilité juridique des
La violence conjugale a été largement étudiée victimes en détruisant des documents
au cours des trois dernières décennies dans d'immigration et en menaçant de retirer leur
les sociétés occidentales. Cependant, il y a demande de parrainage (Orloff & Kaguyutan,
une pénurie de la littérature traitant de cette 2002 ; Salcido & Adelman, 2004 ; Swati,
question parmi les groupes minoritaires et la 2004 ; Côté, Kerisit & Côté, 2001). À
recherche portant sur les différences l’isolement et à la crainte de la déportation
ethniques dans le cadre de la violence s’ajoutent aussi la barrière de la langue et la
conjugale a produit des résultats mitigés dépendance financière due au processus
(Menjivar & Salcido, 2002; Ramirez, 2007; engendré par le parrainage, l’époux étant le
Sumter, 2006). pourvoyeur des besoins financiers de sa
femme durant les trois années (Raj &
Depuis quelques temps déjà, des groupes Silverman, 2002 ; Bui & Morash 1999 ;
féministes ont mis en lumière les problèmes Sokoloff, 2008).
auxquels se trouvent confrontés les femmes
au sein d’une relation de parrainage. De Tous ces facteurs expliquent, que les femmes
nombreuses études et recherches soulignent immigrantes peuvent être réticentes et
les difficultés spécifiques des femmes craindre de dénoncer les violences subies à la
immigrantes qui subissent des violences police et aux services juridiques (Acevedo,
conjugales. En tout premier lieu, elles doivent 2000 ; Aldarondo, Kantor, & Jasinski, 2002;
faire face à des difficultés et à des facteurs de Bui, 2003; Sharma, 2001). Si une femme
vulnérabilité relevant d’éléments inhérents à battue comparaît devant un juge ou un avocat
leur statut. Dans certaines cultures, des qui n'a pas de connaissance ou n’a pas été
définitions traditionnelles des rôles des sexes sensibilisé aux aspects culturels, certains
légitiment la domination masculine (Yick & indices peuvent être facilement mal interprétés
Agbayani-Siewert, 1997). Le confinement des et utilisés contre la victime (Dasgupta, 2007).
femmes dans l’espace domestique et Dans des cas où la femme a déposé une
l’acceptation de l’idée de la violence conjugale, plainte pour des violences subies, il n’est pas
comme faisant partie de la sphère privée, impossible, qu’elle puisse être accusée de
peuvent apparaître comme « naturels » mariage frauduleux par son conjoint visant à
(Menjivar & Salcido, 2002 ; Bui et Morash, échapper aux poursuites judiciaires (Raj &
1999). L’immigration dans un nouveau Silverman, 2002).
contexte avec des valeurs et des rôles sexués
différents et le changement de pouvoir qui en

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Smedslund, K.

D’un point de vue purement législatif, il est formateur des autres quartiers de police de
difficile, voire impossible, pour les femmes Montréal), d’un conseiller de la Table de
immigrantes en attente de parrainage et sans concertation des organismes au service des
statut légal de porter plainte contre un personnes réfugiées, de deux agent.e.s de
partenaire violent, sans risque d'expulsion. Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) et
(Dasgupta, 2000 ; Kurien, 2001 ; Gherghel & de deux conseillères du Ministère de
Gurau, 2005 ; Ammar & Orloff, 2006). Pendant l’Immigration et des Communautés culturelles
cette et période d’attente, plusieurs n’ont droit (MICC).
ni au travail, ni à l’assurance-maladie.
(Beaulieu Nicole, 2005). Le parrainage Les professionnels des organismes interrogés
apparaît comme une reconnaissance "légale" ont été sélectionnés selon leurs compétences
de la dépendance de la femme (Sathoud et leurs connaissances sur la question des
Ghislaine, 2004, Sheppard, 2001 ; Côté, violences envers les femmes immigrantes.
Kerisit & Côté, 2001). Néanmoins, en cas de Pour le choix des personnes à interviewer, j’ai
retrait de parrainage, il est possible de faire fait usage partiellement de la technique de
une demande fondée sur des motifs boule de neige et de la méthode de
humanitaires. Les recherches menées sur l’échantillon théorique. La technique de boule
cette thématique soulignent clairement les de neige consiste en une stratégie
difficultés et craintes des femmes parrainées d'échantillonnage non probabiliste avec
battues, les lacunes en matière de services laquelle des personnes déjà interviewées sont
spécifiques ainsi que le risque de double invitées à fournir les noms des autres
victimisation, en cas de retrait de parrainage. personnes intéressantes pour la recherche,
Tous ces éléments ont été analysés qui sont ensuite approchées et interviewées.
séparément, mais n’ont pas fait l’objet d’une L'échantillon théorique consiste à mener des
étude traitant de la complexité de la question entretiens avec des personnes avec une
dans son ensemble. Il s’agira, en effet, grande connaissance de la thématique
d’analyser le parcours complexe de la femme (Denzin & Lincoln, 2003).
immigrée du point de vue des réponses
sociétales, politiques et législatives qui lui sont Les structures d’accueil et d'hébergement des
fournies. Son parcours ne sera pas mis en femmes ont été choisies selon des critères
évidence sous un seul aspect ce qui ne très précis à partir des connaissances des
suffirait à expliquer les obstacles qu’elle subit, intervenantes sur la problématique des
mais concernera trois niveaux d’analyse, qui violences envers les femmes immigrantes. Les
interagissent et rendent compte du avocat.e.s interrogé.e.s étaient spécialisé.e.s
phénomène dans son ensemble. dans la défense de ces femmes. L’agent de
police est Sergent-Conseiller en violence
Méthodologie conjugale et violence intra-familiale au SPVM
(Service de police de la ville de Montréal).
Les données qui sont présentées dans cet L’ensemble des personnes rencontré au sein
article proviennent d’une enquête de terrain des services forme un panel complet et
que j’ai réalisée. Dans le cadre de cette étude, diversifié permettant d’appréhender la
j’ai privilégié une approche qualitative à travers question sous divers angles et mettant en
des entretiens semi-structurés afin de favoriser évidence les avancées et les obstacles en la
l’expérience humaine. Au total, dix-huit matière selon leurs perceptions en tant que
personnes de treize organismes ont participé à professionnel(le)s avisé(e)s.
cette recherche. Ces entretiens ont été menés
de septembre 2010 à août 2011. Cette L’analyse des entretiens menée auprès de ces
approche permet de laisser une place à la différents services permet d’avoir une
spontanéité étant donné l’importance des approche globale du parcours administratif,
expériences diverses des professionnel(le)s et juridique, social et personnel de la femme
des intervenant(e)s. Ils ont été réalisés auprès immigrante. L'analyse a été conduite en
de cinq intervenantes au sein de trois maisons suivant l’approche de la théorie ancrée
d’hébergement et de quatre intervenantes (grounded theory) (Glaser & Strauss, 1967)
dans les services d’accueil et d’aide juridique, permettant la mise en place de la
de trois avocat.e.s spécialisé.e.s, d’un agent problématique. Elle a été enrichie par la
de police du Service de Police de la Ville de méthode du sociologue Jean-Claude
Montréal (expert en violences conjugales, Kauffman (2004). Si dans la grounded theory,

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Violences conjugales envers les femmes immigrantes parrainées au Québec
la théorie n’est pas nécessaire avant le depuis des années » (intervenante, Escale
recueillement des données mais c’est pour elles). Dans le cadre du processus
seulement le produit de l’analyse qualitative, d’immigration, certaines valeurs et habitudes
selon Kauffman, il faut analyser les cadres sont importées dans le pays d’accueil :
théoriques avant et après les données. Les « quelques-unes partent mais restent encore
questionnaires ont été établis de manière légalement mariées. Et elles veulent le rester.
spécifique selon les institutions et Elles sont d’accord avec cette idée. En plus,
professionnel(le)s interrogé(e)s, mais ont tous elles sont dépendantes de leurs maris. Cette
respecté la problématique de départ dépendance existait déjà dans leur pays
annoncée. En premier lieu, les enjeux relatifs à d’origine, dépendamment d’où elle vient à
la situation spécifique des femmes immigrées cause des valeurs traditionnelles et culturelles
parrainées ou en attente de parrainage ont été ou l’homme est le pourvoyeur familial. Elle
questionnés du point de vue des arrive dans un pays où l’on exporte ce
professionnel(le)s et des intervenant.e.s système de dépendance, mais en plus il est
travaillant avec ces femmes en pointant sur les cautionné légalement. (intervenante, Bouclier
difficultés d’ordre personnelles, qu’elles d’Athéna) ». Cette dépendance légale peut
peuvent subir. Puis, les professionnels ont été perturber certaines femmes ; toutefois,
interrogés sur leurs difficultés dans la gestion l’existence des droits représente une réelle
des dossiers. avancée pour ces femmes : « malgré le fait
qu’elles viennent de pays avec des valeurs
Enfin, la structuration des entretiens s’est plus patriarcales, les femmes souvent plus
articulée autour des obstacles structurels jeunes sont heureuses d’entendre, qu’elles ont
d’ordre législatifs et politiques. Ces trois points des droits. Quand on informe ces femmes,
forment la trame de la recherche au sein des elles voient ces droits plutôt comme quelque
questionnaires. Les prises de contact se sont chose de positif » (intervenante, Auberge de
faites par téléphone et courriel. Quatorze transition).
hommes et quatre femmes faisaient partie de
ce panel avec une moyenne d’âge de Cependant, les pressions exercées par la
quarante ans. Ils travaillaient sur la famille proche et la communauté ont tendance
problématique des femmes immigrantes, à isoler ces femmes et les convaincre à
victimes de violences conjugales depuis une accepter et à ne pas révéler l’existence des
dizaine d’années. violences : « elles s’isolent parfois elles-
mêmes car elles ne veulent pas en parler.
Résultats Elles ne veulent pas l’avouer à leurs
communautés. Dans beaucoup de
Difficultés et obstacles d’ordre personnels communautés, les affaires se règlent entre
des femmes parrainées ou en attente de eux » (agent de police au SPVM). Dans
parrainage, victimes de violences certaines cultures, certaines valeurs comme
conjugales celles du mariage peuvent être suffisamment
importantes pour que ces femmes décident de
Tous les professionnel(le)s et intervenant(e)s rester dans une situation de violence : «
se sont accordés sur l’existence de difficultés souvent, retourner dans son pays d’origine
spécifiques et particulières, que doivent après deux ou trois mois de mariage, c’est
affronter les femmes immigrantes victimes de impossible car dans beaucoup de cas, c’est la
violences conjugales. honte, une femme qui divorce quelques mois
après le mariage, Elle s’entend souvent dire
Ces difficultés sont diverses et interagissent. par son mari qu’elle n’a aucun droit, qu’il est le
La violence conjugale envers les femmes seul qui contrôle et qu’à la moindre
immigrantes préexistait souvent dans leurs désobéissance, elle devra retourner chez elle.
pays d’origine et suite au processus J’ai vu beaucoup de ces femmes qui sont
d’immigration, cette violence continue à vraiment démunies » (intervenante,
s’exercer à leur encontre : « souvent, le Concertation femme). Cette vulnérabilité est
parcours d’immigration est un parcours où la souvent exacerbée par le manque de réseau
femme est un peu comme une simple social des femmes. L’intégration n’est pas
accompagnatrice. Elle n’a pas vraiment toujours facilitée par les époux et la mainmise,
participé à la décision. Elles ont souvent déjà qu’ils ont sur le processus de parrainage peut
vécu de la violence dans leur pays d’origine au contraire leur conférer un pouvoir

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Smedslund, K.

supplémentaire. Tous les professionnel.le.s et la perçoivent, auprès de la famille ». A ces


intervenant.e.s s’accordent sur le fait que les facteurs s’ajoutent parfois la discrimination
conjoints qui parrainent peuvent parfaitement dans le milieu du travail ce qui constitue une
bloquer les informations car ces-derniers sont double discrimination à leur égard : « la
en possession des papiers et/ou de tous les discrimination dans le milieu du travail est très
éléments nécessaires afin de mener à bien le forte et pourtant les femmes immigrantes sont
processus de parrainage : « dans les cas de souvent beaucoup plus diplômées que les
violence, ce n’est pas dans l’intérêt de femmes qui sont nées au Canada » (avocate
l’homme que la femme devienne résidente, et directrice des affaires juridiques à
qu’elle obtienne tous les droits que les femmes l'Association nationale de la femme et du droit
d’ici ont. C’est comme une épée sur le cou de à Ottawa).
ces dames. J’ai été témoin de situations où
l’homme ne veut pas que ça avance car il veut Réponses des différents intervenant(e)s et
toujours la garder comme un otage » professionnel(le)s
(intervenante, Concertation femmes). De plus,
tous les professionnel.le.s et toutes les Les professionnel(le)s ont apporté des
intervenantes interrogées pointent sur la réponses quant aux difficultés d’ordre
barrière que représente la méconnaissance de professionnel pour venir en aide aux femmes.
la langue : « les femmes qui ne maîtrisent pas Toutes les intervenantes des services
le français et peuvent être facilement victimes d’hébergement et d’accueil sont unanimes sur
de pressions de la part de leurs conjoints » le rapport à la confidentialité, qu’elles
(conseillères au MICC). appliquent et sur le libre choix de la femme
quant à ses décisions finales : « elle peut
Tous ces facteurs de vulnérabilité, s’ajoutant décider elle-même pourquoi elle vient, jusqu’à
au fait que l’auteur des violences est son quel point elle souhaite s’ouvrir. On les rassure
propre conjoint, démotivent souvent la femme directement sur le fait que tout ce qui se passe
à porter plainte : « c’est rare les femmes qui ici est organisé selon un rapport de
quittent leur époux d’un coup. Je pense que la confidentialité » (intervenante, Femmes du
loi ne les protège pas nécessairement comme Monde). Une adaptation de ces services aux
on pourrait s’y attendre. Ce qu’il faut savoir dangers éventuels et aux spécificités
c’est que la femme parrainée va rarement culturelles concernant les femmes
dénoncer et porter plainte. Quand tu pars en immigrantes est un élément fondamental au
maison d’hébergement et que tu reviens, il y a bon déroulement de leur séjour en maison
encore plus de violences au retour » d’hébergement : « Là, on voit que
(intervenante, Escale pour elles). Le fait de ne culturellement parlant, on n’est pas au même
pas toujours avoir accès au monde du travail niveau. Pour une travailleuse sociale, il faut
les fragilise davantage. Par contre, le travail accepter l’idée que ces femmes, pour se sentir
peut représenter un réel moyen bien, pour se sentir confiantes et pour pouvoir
d’autonomisation de ces femmes : « le mari lui avancer dans la vie, doivent avoir la garantie
rappelle, qu’elle ne parle pas français, qu’elle qu’elles vont rester mariées » (travailleuse
a deux enfants. Elle est venue nous voir, elle a sociale, Bouclier d’Athéna). Le bon
appris le français, maintenant elle a un travail, fonctionnement des services pour répondre
elle l’a quitté. Elle a procédé par étapes, elle aux besoins spécifiques dépend
dit que ça a été très dur, mais elle a réussi. La nécessairement du budget, que l’État leur
vie ne change pas, mais elles n’ont plus peur octroie : « l’État se décharge en ce moment de
quand elles rentrent à la maison » son travail sur les organismes
(intervenante, Femmes du Monde). communautaires. Les priorités changent tous
les ans. Quand on a commencé à répondre à
Cependant, comme le signale d’autres un besoin, il faut continuer à répondre à un
intervenantes et professionnel.le.s, certains besoin, le besoin ne disparaît pas au bout des
facteurs comme la barrière de la langue, les 12 mois » (Intervenante, Bouclier d’Athéna). Si
enfants ou les valeurs qu’elles portent peuvent les demandes sont trop revendicatives ou
décourager les femmes à chercher du travail : militantes les fonds étatiques risquent d’être
« ces femmes ont souvent la responsabilité coupés, il s’agit donc d’un réel cercle vicieux :
des enfants alors même quand elles peuvent « s’ils vont trop loin dans leurs revendications,
travailler, elles le font pas ou ça va être au ils risquent de perdre leurs fonds qui viennent
détriment de leur responsabilité, telle qu’elles

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Violences conjugales envers les femmes immigrantes parrainées au Québec
du gouvernement » (avocat, Legault et des organismes au service des personnes
Boisclair, Montréal). réfugiées).
Les agents police font également état de Les avocat.e.s spécialisé.e.s pointent tou.te.s
certaines limites dans leur marge de sur certains enjeux, qui les concernent
manœuvre. Les réponses concernant le travail directement dans le cadre du traitement des
des services de police est assez aléatoire, ce dossiers. Ce traitement est très arbitraire selon
qui témoigne de l’existence de réelles les avocat.e.s : « certains de mes
avancées dans le domaine, mais également confrères/consœurs ne font pas toujours le
d’une certaine subjectivité et d’un manque de travail de manière adéquate non plus. C’est
lignes directrices : « il n’y a pas de ligne très aléatoire » (avocate, Legault et Boisclair).
directrice en traitement des violences Tous les intervenant.e.s et professionnel.le.s
conjugales. Certains services de police seront pointent sur les salaires trop bas des avocats :
moins sensibilisés que d’autres (agent de « ils ne sont pas beaucoup payés pour le
police, SPVM). Selon une intervenante, la temps, qu’ils passent sur les dossiers alors
formation des agents de police est assurée : c’est sûr, cela n’aide pas. Ils sont payés le
« maintenant, ils sont formés, et ils ont des même montant peu importe le temps qu’ils y
services spécialisés en violence conjugale » passent » (Intervenante, Shalom). Le recours
Auberge de transition). Cependant, cet avis à la justice est très difficile : « ce sont des
n’est pas toujours partagé : « J’ai été en agents d’immigration qui traitent la demande et
contact avec beaucoup de femmes, qui ont eu qui enregistrent les dossiers. Si la réponse est
des expériences négatives avec les services négative, le seul recours que l’on a, est de
de police remettant en question la réalité faire une demande d’autorisation et de
vécue par ces femmes (intervenante, Bouclier contrôle judiciaire, on n’a pas de section
d’Athéna). Un des problèmes essentiels qui se d’appel, on n’a rien, ce ne sont pas des
pose aux services de police, c’est le manque dossiers qui vont à la cour fédérale » (avocate,
de preuve des violences : « elle subissait de la Legault et Boisclair). Selon la directrice des
violence. Il souhaitait annuler le parrainage. affaires juridiques à l'Association nationale de
Elle s’est trouvée sans rien. Elle aurait aimé la femme et du droit, les dossiers nécessitant
rester ici, sa green card n’est plus valable et l’intervention de la justice peuvent être très
elle ne voulait plus retourner au Brésil. Elle n’a complexes et mener à des recours de justice
jamais porté plainte car y’a eu surtout des auprès de divers services de justice : « s’il y a
violences psychologiques. Comment on le retrait de parrainage, il peut y avoir des
prouve ? Elle a fait une demande pour cause procédures devant la Commission
humanitaire, mais, il faudrait une raison qui d’immigration et du statut de réfugié. S’il y a
prouve que ce soit cruel de la renvoyer dans des menaces envers les enfants, ça peut aller
son pays et ce n’est pas vraiment le cas » devant la protection de la jeunesse. Il n’y a pas
(intervenante, Shalom). malheureusement de Tribunal unifié où tout
Certaines femmes risquent donc véritablement cela pourrait être fait en même temps »
une expulsion lorsque la demande de (avocate et directrice des affaires juridiques,
parrainage a été retirée et qu’elles se Association nationale de la femme et du droit à
retrouvent en situation illégale. Ce sont les Ottawa). La médiatisation des dossiers est
agents d’immigration qui traitent les demandes pointée comme un argument pouvant jouer en
pour causes humanitaires. Ils n’ont pas de faveur des femmes, qui se trouvent dans ces
directives claires et ne sont pas formés sur ces situations particulièrement délicates : « j’ai
cas spécifiques : « Ils ont reçu une formation menacé de médiatiser l’affaire et d’alerter la
sur la violence conjugale, mais je ne pense Fédération des femmes du Québec, c’est ce
pas sur ces cas un peu plus compliqués » type d’argument qui marche » (avocat, Legault
(avocate, Legault et Boiclair). Leurs décisions et Boisclair). Les avocats sont unanimes sut le
relèvent de variables aléatoires et sont traitées fait que ce sont souvent les cas les plus
au cas par cas : « il y a toujours la possibilité graves qui sont mis en avant « ces dossiers
de faire une demande pour motifs dont on entend parler, ce sont ceux où les
humanitaires, ce qui sera traité comme choses vont très loin » (avocate Legault et
prioritaire, s’il y a des preuves suffisantes. Boisclair).
Aucune acceptation n’est garantie et cela Les conseillères du MICC soulignent pourtant
dépend essentiellement de l’agent qui traitera que « les dossiers de parrainage sont souvent
la demande et représente donc un facteur très traités de façon prioritaire, l’objectif global du
subjectif » (conseiller, Table de concertation gouvernement étant de consolider les acquis »

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(conseillère, MICC). Cependant, toutes les conseillères du MIC rappellent les risques et
intervenantes s’accordent sur le fait, que cette les conséquences suite à un défaut de
question n’est pas considérée comme parrainage économique : « si le garant est
suffisamment prioritaire et regrettent le défaillant dans une autre affaire de parrainage,
manque de communication à ce sujet : « je ne il ne pourra plus parrainer et est déclaré
sais pas jusqu’à quel point le gouvernement coupable d’infraction contre la personne »
est sensibilisé, c’est quoi le parrainage, c’est (conseillère, MICC). Cependant, toutes les
quoi les impacts, les effets sur les enfants. intervenantes et avocat.e.s dénoncent le
Pour mieux sensibiliser le gouvernement, ils manque de suivi de l’obligation de paiement :
devraient venir discuter et échanger avec les « Certains hommes ne vont pas payer le
intervenants des maisons d’hébergement» parrainage, qu’ils doivent. Personne ne vérifie
(intervenante, Auberge de transition). Les trois que le conjoint paye bien pour sa femme »
avocat.e.s soulignent les choix orientés (intervenante, Bouclier d’Athéna). Ce
qu’effectuent le gouvernement quant aux cautionnement légal de la dépendance tend à
questions touchant les problèmes de rendre encore plus vulnérables ces femmes :
l’immigration et ayant des impacts néfastes sur « les femmes ont le droit de travailler. Le
ces cas particuliers : « c’est un choix, toute problème est que quand tu es dépendante
notre politique d’immigration est fondée sur psychologiquement de ton conjoint du fait des
une rationalité économique. Il faudrait vraiment valeurs culturelles et traditionnelles de ton
qu’on ait un gouvernement, qui gouverne en pays d’origine et que tu arrives ici et que
fonction d’un cadre normatif basé sur les droits légalement cette dépendance est cautionnée,
de la personne plutôt qu’un cadre normatif on a beau dire que le Canada est un pays
basé sur la compétitivité et le profit » (avocate pour les femmes. Les femmes que l’on a
et directrice des affaires juridiques, rencontrées n’ont pas cette perception »
Association nationale de la femme et du droit à (intervenante, Bouclier d’Athéna). La directrice
Ottawa). Les conseillères du MICC regrettent des affaires juridiques à l’Association nationale
pour leur part une marge de manœuvre trop de la femme et du droit va plus loin et dénonce
étroite pour une meilleure prise en compte des également les effets pervers du
besoins spécifiques : « il n’y a pas de budget remboursement par le conjoint de l’aide
spécifique pour les femmes immigrantes. Tous sociale perçue par les femmes en cas de
les services vont être maintenus en place et séparation : « il va avoir énormément de
c’est un défi. Notre marge de manœuvre est pressions pour ne pas qu’elle le quitte ; faire
limitée, le fédéral détient le pouvoir. Ici on est des menaces, exercer un contrôle, car il ne
au milieu » (conseillère, MICC). voudrait pas devoir rembourser. Ce sont les
effets pervers. C’est pour ça que l’on est
Les questions de parrainage contre le parrainage, car la privatisation de
« Il n’y a pas de politique nationale pour les l’obligation renforce forcément le pouvoir du
femmes victimes de violences conjugales et parrain, étant donné que c’est lui va devoir
notamment pour les femmes immigrées. payer » (avocate et directrice des affaires
L’article 25 est utilisé comme une loi fourre- juridiques, Association nationale de la femme
tout et les agents utilisent cet article de loi et du droit à Ottawa).
fédérale. Le guide IP5 est utilisé dans les cas Les affaires les plus complexes, où les
de violences envers les femmes immigrées femmes risquent réellement une expulsion,
notamment dans le cadre des demandes sont celles où la demande de parrainage est
d’aide humanitaire. L’article 25 crée des en cours, ce qui représente une période allant
règlements d’exception » (agent d’immigration, de 9 à 12 mois à partir du moment où la
CIC). requête a été déposée. Le conjoint est en droit
Toutes les intervenantes et les deux avocates de retirer le parrainage à tout moment. Le
sont en accord sur la question du temps de manque de données statistiques est souligné :
parrainage, qu’elles estiment encore trop « il n’y a pas de protocole d’échange
long : « selon moi, la situation de parrainage, d’information et c’est difficile d’obtenir des
qui a été abrégée de 10 ans à 3 ans, est une statistiques. » (conseillère, MICC) L’aspect
bonne chose ; certainement que cette complètement subjectif du risque de
disposition a aidé, mais personnellement je ne l’expulsion, suite au retrait du parrainage, est
suis pas convaincue d’un réel progrès, trois pointé par toutes les personnes interrogées :
ans d’abus demeure encore très long » « lorsqu’une femme est victime de violences
(avocate, Legault et Boisclair, Montréal). Les conjugales et risque en plus la déportation,

Journal International De Victimologie 12


Violences conjugales envers les femmes immigrantes parrainées au Québec
cela représente une double victimisation. C’est pays : « dans les cas de violences conjugales
très aléatoire, certaines seront renvoyées dans envers les femmes parrainées, il est très
leur pays et pas d’autres » (conseiller, Table difficile de prouver, que les femmes sont bien
de concertation des organismes au service intégrées, ce qui est un critère pour que la
des personnes réfugiées). Le fait que le demande humanitaire passe. L’isolement fait
parrainage puisse être retiré pendant la partie de la dynamique installée par une
période sensible et sans aucune justification situation de violence conjugale, alors il est très
vulnérabilise encore davantage ces femmes : difficile de prouver l’intégration » (intervenante,
« je n’ai jamais entendu parler de parrainage Shalom). L’avocate travaillant à l'Association
retiré avec des raisons bien spécifiques ou nationale de la femme et du droit, insiste sur la
une exigence quelconque. La femme peut dangerosité de la loi sur le parrainage
juste se retrouver devant le fait accompli et affirmant que : « la loi créé le déséquilibre de
c’est tout. Il y a les motifs humanitaires mais pouvoir et cela crée des conditions plus
quand on sait combien de motifs humanitaires propices au développement de la violence
sont acceptés, c’est dérisoire. De plus, c’est conjugale » (avocate et directrice des affaires
une démarche couteuse pour les femmes. » juridiques, Association nationale de la femme
(intervenante, Escale pour elles). Tous et du droit à Ottawa). De nombreuses
s’accordent sur le fait que le retrait du améliorations ont été souhaitées par les
parrainage devrait être plus difficile. Toutefois, différent.e.s intervenantes et
dans les cas où la femme est confrontée au professionnel.le.s. Certain.e.s espèrent une
retrait, elle a toujours la possibilité de faire une information explicite concernant les modalités
demande humanitaire en priorité, cependant le du parrainage et les droits et recours possibles
critère de violence conjugale ne représente en cas de conflit, dès l’arrivée des femmes
pas systématiquement une donnée suffisante : dans le pays : « un document pourrait être
« une demande pour cause humanitaire est soumis aux femmes parrainées, qui arrivent
envoyé au centre de traitement, ce type de avec tous les détails relatifs au parrainage »
demande court-circuite les autres demandes (intervenante, Shalom). D’autres ont souligné
et passe en priorité. Le dossier est centralisé la nécessité de formation des agents de
par le Comité consultatif. La violence l’immigration à ces problématiques spécifiques
conjugale ne constitue pas un facteur « Il faudrait au moins, que les agents aient des
déterminant pour que la demande humanitaire directives claires » (avocat, Legault et
soit acceptée. Il est précisé que cette Boisclair). Enfin, la plupart des personnes
demande peut être accordée si la personne interrogées se prononcent pour un retrait du
rencontre des difficultés inhabituelles, système du parrainage, permettant ainsi aux
injustifiées et excessives. Plusieurs critères et conjointes de devenir directement résidentes
facteurs sont pris en compte comme l’âge, le permanentes et avoir accès à l’aide financière
risque de renvoi dans un pays non octroyée par l’État : « si une femme vient
démocratique, la situation personnelle, le lien rejoindre son conjoint, on devrait la reconnaitre
établi avec le pays » (agent d’immigration, comme résidente permanente sans
CIC). Le degré de preuve est parfois considéré parrainage » (avocate et directrice des affaires
comme excessif selon des intervenantes : « on juridiques, Association nationale de la femme
lui avait demandé des preuves hors du tout et du droit à Ottawa).
doute raisonnable. Les preuves demandées Discussion
vont souvent jusqu’à devoir prouver une Les résultats de cette étude permettent de
fracture et un séjour à l’hôpital » (intervenante, mettre en lumière la complexité des enjeux du
Auberge de transition). L’agent de parcours de la femme immigrée, victime de
l’immigration qui traitera le dossier aura tout le violences conjugales à Québec. Il apparaît
pouvoir entre ses mains : « dans les cas, où la clairement que son parcours est rendu difficile
femme démontre l’existence de violences de par son statut d’immigrante et des
conjugales, elle peut faire une demande nombreux obstacles et contradictions sociales,
auprès d’agents ayant un pouvoir « politiques et juridiques, qui peuvent entraver
discrétionnaire », ce qui suppose bien à leur ses démarches et la placer en position de
propre discrétion » (Avocate, Legault et double, voire de triple victimisation. Ce qui
Boisclair). De plus, un certain nombre émerge des réponses données par les
d’arguments et de critères sont nécessaires personnes interrogées, ce sont les
pour justifier l’acceptation d’une demande complications et les barrières aux trois niveaux
humanitaire, dont le critère de l’intégration au étudiés. Les problèmes des femmes

Journal International De Victimologie 13


Smedslund, K.

immigrantes, victimes de violences conjugales, Lors du dépôt de plainte de la femme pour


sont en premier lieu associés au statut violences conjugales, il arrive souvent que
d’immigration et aux difficultés qui s’en suivent l’époux retire la demande de parrainage,
du fait de ce statut parfois très précaire lorsque cette dernière n’a pas encore été
(Kurien, 2001 ; Gherghel & Gurau, 2005 ; Raj acceptée. Les femmes risquant une véritable
& Silverman, 2002). Tous ces éléments expulsion peuvent faire une demande
interagissent et leur accumulation peut rendre humanitaire prise en charge par les agents de
encore plus difficile la dénonciation des l’immigration. Ces derniers n’ont cependant
violences subies. L’autonomisation des pas reçu de formation sur ce point spécifique
femmes, présentée comme pouvant être une et leurs décisions relèvent de variables
solution, n’est pas toujours un idéal facile à totalement aléatoires. La femme peut donc se
atteindre. Malgré l’autorisation officielle des trouver en situation de double victimisation et
femmes à travailler, les obstacles risquer une expulsion. Dans ces cas, les
précédemment citées ne créent pas les meilleures chances pour les femmes d’éviter
conditions favorables à l’obtention d’un emploi. ce drame consistent à faire appel à des
Pourtant, répondre aux besoins économiques avocat.e.s expert.e.s dans le domaine. Les
des femmes constituerait une bonne méthode avocat.e.s sont inégalement formés à cette
de prévention de la violence (Coker, 2004). thématique, ce qui ajoute encore un facteur
Lorsque ces difficultés sont dépassées et que d’imprévisibilité dans le parcours. Dasgupta
la femme décide de demander de l’aide ou de note à cet égard, que le manque de sensibilité
déposer plainte, elle se trouve face aux et de connaissances culturelles des
intervenant.e.s et professionnel.le.s travaillant professionnels juridiques peut mener à des
dans ce secteur. Toutes les intervenantes des décisions allant à l’encontre des besoins des
maisons d’hébergement interrogées apportent femmes (Dasgupta, 2007). Le peu d’intérêt de
toute l’information et l’aide nécessaire, mais certains avocat.e.s découle des salaires trop
comme elles le soulignent, la décision finale peu élevés. De plus, ceux interrogés estiment
de rester ou quitter la relation appartient à la qu’on entend essentiellement parler des
femme. Les femmes sans statut sont affaires les plus graves, qui bénéficient d’une
acceptées et les seules raisons de refus médiatisation. La question de l’intérêt
peuvent être, la plupart du temps, expliquées gouvernemental est donc soulevée. Les
par les dangers, que leur intégration risquerait divergences entre les conseillères du MIC,
de faire courir aux autres femmes et estimant la prise en charge des femmes
professionnel.le.s des services. immigrées comme un enjeu prioritaire, et les
Toutes les intervenantes soulignent le intervenantes et avocat.e.s expliquant le peu
problème du budget limité de l’État, signalé d’intérêt du gouvernement, du fait de choix de
également par des auteur.e.s (Rojas-Viger, rationalité économique, révèlent clairement un
2008) et l’absence de moyens de pression sur manque de consensus sur ce point. Même
le gouvernement, de peur de voir les avec de nombreuses politiques et
financements coupés, ce qui limiterait les programmes, le gouvernement actuel doit faire
marges de manœuvre des services pour face à des critiques (Swati, 2004). Les acteurs
répondre aux besoins des femmes. du provincial rappellent par ailleurs leur marge
Les agents de police sont mieux formés aux de manœuvre réduite face au pouvoir fédéral.
questions de violence conjugale et certains Toutes ces contradictions pointées et limites
d’entre eux aux violences conjugales touchant dans les actions et prises de décisions tendent
les femmes immigrées. Les échos quant à leur vers l’impasse.
efficacité divergent, ce qui s’explique Le parcours de la femme immigrante,
certainement par l’inégalité en termes de parrainée ou en attente de parrainage, dépend
formation et l’absence de lignes directrices des caractéristiques inhérentes à son statut,
claires. La difficulté de la preuve des violences des réponses apportées par les intervenantes
subies peut créer une entrave supplémentaire et les professionnel.le.s et de la législation
au dépôt de plainte. La peur des relative aux questions de parrainage. Plusieurs
discriminations ou les mauvaises expériences complications et contradictions sont
dans le passé, notamment dans le pays soulevées. En premier lieu, le temps du
d’origine, constituent un facteur pouvant parrainage est estimé trop long, créant des
également inciter les femmes à renoncer à la situations dangereuses dans les cas de
plainte (Acevedo, 2000 ; Aldarondo, Kantor & violences conjugales. Des mesures punitives
Jasinski, 2002; Bui, 2003; Sharma, 2001). sont prévues en cas de défaut de paiement du

Journal International De Victimologie 14


Violences conjugales envers les femmes immigrantes parrainées au Québec
parrain, mais un réel manque de suivi est information plus complète et systématique des
reproché par les intervenantes, rendant ainsi femmes.
les mesures punitives quasi-inexistantes. Par Conclusion
ailleurs, l’obligation de remboursement de Lorsqu’une femme immigrante parrainée ou en
l’aide sociale par le conjoint en cas de attente de parrainage subit des violences
séparation peut créer des effets au contraire conjugales, son parcours rencontrera trois
néfastes, ce-dernier pouvant exercer des niveaux de résistance , comprenant les
pressions importantes pour éviter la rupture. obstacles et défis « personnels » dus à son
« Le parrainage pose aussi la question de la statut de femme immigrante, les réponses et
responsabilité de la famille à assurer le bien- les marges de manœuvre réduites des
être et la sécurité socio-économique de ses professionnel.le.s travaillant dans le secteur et
membres, par rapport à celle de l’État ». (Côté, enfin la législation et les politiques en vigueur.
Kerisit & Côté, 2001). Pour ce qui concerne les L’identification des obstacles et des difficultés
demandes humanitaires, de nombreuses à chaque étape rend bien compte de la
contradictions se posent également. Ainsi, la complexité de la question et montre ainsi le
facilité avec laquelle le parrain peut retirer le parcours semé d’embûches, auquel ces
parrainage à tout moment, lors de la demande femmes sont confrontées.
en cours, contraste fortement avec les critères
très exigeants et parfois impossibles d’une
demande humanitaire. La décision
relativement arbitraire de l’agent traitant la
demande et le degré de preuve de violence
conjugale témoignent de la difficulté des
parcours, la violence conjugale n’étant pas
considérée comme un critère suffisant. De Bibliographie
plus, l’intégration de la femme au pays doit
Acevedo, M. J. (2000). Battered immigrant Mexican
être démontrée, ce qui en soit peut mener à women's perspectives regarding abuse and helpseeking,
une impasse, la violence conjugale ayant Journal of Multicultural Social Work, 8(3/4), 243-282.
tendance à isoler les femmes, notamment
chez les femmes immigrantes. Le processus Ahmad, F., Riaz S., Barata P. and Stewart D. (2004).
de parrainage constitue de par la dépendance Patriarchal Beliefs and Perceptions of Abuse among
South Asian Immigrant Women, Violence Against
qu’il crée un facteur d’isolement de la femme Women, 10, 262.
ce qui ne facilite pas par ailleurs l’intégration
des femmes (Sheppard, 2001). Cette Aldarondo, E.,Kaufman- Kantor, G. K. & Jasinski, J.L.
contradiction se manifeste également lorsque (2002). A risk marker analysis of wife assault in Latino
families. Violence Against Women, 8(4), 429-454.
ces femmes sont amenées à présenter une
demande humanitaire durant la première Ammar, N. & Orloff, L.E. (2006). Battered immigrant
année, lorsque la demande de parrainage women’s domestic violence dynamics and legal
vient d’être retirée par le conjoint, alors même protections. In Muraskin, R.(Ed). It’s a crime: Women and
qu’elles ne maîtrisent pas encore la langue du justice. (pp. 430-443) New Jersey: Prentice Hall.
pays. Les situations les plus dangereuses de Beaulieu, N. & Saint Hilaire, M. (2005). Sexistes, les lois
vulnérabilité sont souvent celles où la femme d’immigration, Gazette des femmes Vol. 26(5), 25-28.
pensait à tort être parrainée ou encore lorsque
d’autres facteurs de pression s’ajoutent, telles Bui, H. (2003). Help-seeking behavior among abused
immigrant women, Violence Against Women 9, 207-239.
la présence d’enfants. Le parrainage est
dénoncé comme créant un déséquilibre de Bui, H. N. & Morash, M. (1999). Domestic violence in the
pouvoir et induisant ainsi un risque de violence Vietnamese immigrant community: An exploratory study.
plus important. Bien que la loi ne soit pas Violence Against Women 7, 768-795.
intentionnellement sexiste, la dépendance
Coker, D. (2004). Race, Poverty, and the Crime-
juridique crée une fragilité en marginalisant Centered Response to Domestic Violence: A Comment
ces femmes et en les rendant encore plus on Linda Mills's Insult to Injury: Rethinking Our
vulnérables aux enjeux de pouvoir et aux Responses to Intimate Abuse, Violence Against Women,
violences conjugales (Eres, 2000 ; Menjivar & 10, 1331.
Salcido 2002). Les recommandations visent Côté, A., Kérisit M.& Côté M-L. (2001). Qui prend pays :
une révision ou une suppression du l'impact du parrainage sur les droits à l'égalité des
parrainage, une formation des agents et une femmes immigrantes, Ottawa, Condition féminine.

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CARACTÉRISTIQUES DES FEMMES VICTIMES DE VIOLENCES GRAVES DANS UN ÉCHANTILLON CLINIQUE

Journal International De Victimologie


International Journal Of Victimology
Tome(8,(numéro(1((Octobre(2009)!
!

Caractéristiques des femmes victimes de


violences graves dans un échantillon clinique
!
BURQUIER, R, HOFNER, M.CL., ROMAIN, N., MANGIN, P. (1)
!

Auteurs
(1) Unité de Médecine des Violences, Institut universitaire de Médecine Légale, Centre
Hospitalier Universitaire de Lausanne (Suisse).

Résumé

Bien que la violence contre les femmes en général soit actuellement reconnue comme un problème de
santé publique, la sévérité des violences subies par les femmes est une problématique encore peu étudiée.
Cette recherche vise à identifier le profil des femmes victimes des violences les plus graves parmi les
patientes ayant consulté auprès d’une Unité de Médecine des Violences d’un hôpital Universitaire Suisse.
Les données ont été récoltées à partir des dossiers complétés par l’infirmière pour chaque patiente ayant
consulté à l’Unité durant l’année 2006. Une quinzaine de caractéristiques relatives à la victime elle-même
ainsi qu’à l’évènement violent ont été systématiquement documentées par le consultant. Les résultats
montrent que parmi les 183 cas de femmes analysés, 28% ont subi des violences graves et 72% des
violences modérées. Si aucune différence significative entre les deux groupes de femmes n’a été relevée
concernant l’âge, la nationalité, les expériences de violence dans l’enfance et la religion, les femmes
victimes de leur partenaire (actuel ou ex) étaient plus à risque de subir des violences graves que celles
victimes d’un autre agresseur. Les programmes de prévention devraient se centrer sur la gravité potentielle
des actes de violence dans la sphère conjugale.

Mots-clés

Victimisation, domestique, violences graves, facteurs de risque, profil, couple.

Key-Words

Victimization, domestic, serious violence, risk factors, profile, couple.

JOURNAL(INTERNATIONAL(DE(V ICTIMOLOGIE(!2009;!8(1)! 1!
BURQUIER, HOFNER, ROMAIN & MANGIN

« L’homme est si bête qu’une violence répétée graves à l’âge adulte est 1,5 fois supérieur pour
finit par lui paraître un droit » Helvétius. les femmes ayant subi des abus physiques dans
l’enfance que pour celles n’ayant pas subi de
Bien qu’une littérature de plus en plus
telles violences. Par blessures graves, il faut
volumineuse traite du thème de la violence à
entendre toute blessure touchant la moelle
l’égard des femmes, thème reconnu actuellement
épinière, le cou ou la tête qui interfère avec les
comme un problème de santé publique (Hofner
activités quotidiennes de la victime (Thompson,
& Mihoubi-Culand, 2008), la problématique des
Arias, Basile, & Desai, 2002). Les auteurs
différents degrés de violence subie par les
soulignent toutefois le lien faible à modéré qui
femmes est encore peu étudiée. Il semblerait
semblent exister entre ces variables (Neumann,
opportun de distinguer, parmi l’ensemble des
Houskamp, Pollock, & Briere, 1996; Roodman
actes d’agression, deux niveaux de violence : les
& Clum, 2001; Stith et al., 2000). La relation
violences considérées comme les plus graves,
entre la violence subie dans l’enfance et celle
notamment celles entraînant une mise en danger
subie une fois adulte pourrait s’expliquer par le
de la vie, et les violences plus modérées. La
fait que les femmes ayant subi ou ayant été
question qui se pose est de savoir s’il existe des
témoin de ces violences dans leur jeune âge
caractéristiques spécifiques des victimes de
considèrent la violence comme faisant partie
violence grave de manière à orienter les
intégrante des relations intimes et familiales.
programmes de prévention destinés à lutter
Elles sont donc excessivement tolérantes face
contre la violence faite aux femmes.
aux mauvais traitements exercés par leur
Les recherches sur le lien qui pourrait exister agresseur. La prise de conscience du caractère
entre les caractéristiques sociodémographiques anormal de la situation serait ainsi plus difficile
des victimes et le fait de subir des violences pour ces femmes qui ne chercheraient pas à se
graves montrent notamment qu’il existerait une séparer de leur agresseur (Bensley, Van Eenwyk,
& Simmons, 2003).
plus grande gravité des violences commises au
sein du couple (par un partenaire ou un ex-
Le statut d’immigrante, ou plus précisément la
partenaire) que celles infligées en dehors du
nationalité étrangère de la victime pourrait
cadre conjugal (Sorenson, UPchurch, & Shen,
également jouer un rôle dans l’apparition de la
1996; Mouzos & Makkai, 2004; Feld & Straus,
violence grave en raison des possibilités
1989). En Suisse notamment, une étude (Office
restreintes qui lui permettraient de quitter la
Fédéral de la Statistique, 2006) portant sur les
relation violente. Barrière du langage, emploi
affaires d’homicide et de tentative d’homicide
précaire, statut légal sont autant de facteurs
rapportées à la police, a mis en évidence que
limitant les possibilités de rupture avec le
c’est dans le cadre familial (relation de couple
partenaire violent (Menjivar & Salcido, 2002).
entre victimes et suspects ou autres liens
Or, la violence commise dans le cadre
familiaux au sens large) que l’homicide ou la
domestique est susceptible de s’aggraver avec le
tentative d’homicide ont les conséquences les
temps (Johnson, 1995). Selon une étude
plus graves. En outre, il apparaît que sur les cinq
américaine (Zachary, Mulvihill, Burton, &
ans considérés par l’étude (entre 2000 et 2004),
Goldfrank, 2001) menée auprès d’un échantillon
28 femmes par an en moyenne sont mortes des
de 611 femmes ayant consulté un service
suites de violence domestique.
d’urgence, les femmes nouvellement immigrées
Outre le contexte conjugal, des violences subies déclarent au cours de la vie moins de violence
dans l’enfance pourraient également être que les femmes nées aux Etats-Unis, mais il
impliquées dans le risque d’une victimisation apparaît que le risque pour ces femmes de subir
sévère à l’âge adulte. Ainsi, une étude des violences augmente avec le temps de
américaine menée en 1996 auprès de 8000 résidence dans ce pays ( > 5 ans). Ces auteurs
femmes de 18 ans et plus, met en évidence que le constatent que « sur les 48 femmes récemment et
risque pour une femme de subir des blessures gravement agressées dans cette étude, 21

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CARACTÉRISTIQUES DES FEMMES VICTIMES DE VIOLENCES GRAVES DANS UN ÉCHANTILLON CLINIQUE

(43,8%) n’auraient pas été détectées sur la base des Violences d’un hôpital Universitaire suisse
des facteurs de risque définis dans cette étude afin d’éventuellement prévoir des actions
comme critères à appliquer dans les cas de spécifiques les concernant dans un souci de
violence domestique ». Les auteurs concluent que prévention et de santé communautaire. Un projet
les caractéristiques sociodémographiques interdisciplinaire intégré de dépistage et
étudiées (âge, origine ethnique, niveau d’orientation des adultes victimes de violence
d’éducation, statut professionnel, type de « C’est assez » (Hofner & ViensPython, 2004)
domicile et statut d’immigrante) ne permettent développé de 2001 à 2005 et visant à développer
pas, au sein d’un service d’urgence, une un meilleur dépistage et une amélioration de la
identification précise des femmes subissant des prise en charge des victimes de violences en
violences domestiques graves (menace avec ou milieu hospitalier, a aboutit, en septembre 2005,
utilisation d’un couteau, agression sexuelle, à la création d’une Unité de Médecine des
fractures…). Violences (UMV) au sein de l’Institut de
Médecine Légale (IML) intégré à l’hôpital
Concernant la foi, les violences pourraient Universitaire de Lausanne.
parfois être justifiées par l’appartenance à une
religion. On peut en effet faire l’hypothèse que L’UMV combine des compétences médico-
l’engagement de la victime dans une croyance légales et communautaires en accord avec les
religieuse rend plus difficile une éventuelle recommandations de l’Organisation Mondiale de
rupture avec le partenaire violent. En effet, la la Santé (OMS) visant à améliorer l’accès aux
pratique d’une religion peut favoriser chez les services médicaux-légaux proposant une
victimes une attitude fataliste et une plus grande orientation vers des institutions communautaires
tolérance face à l’injustice et aux comportements de prise en charge. La consultation de l’UMV est
violents de l’homme avec lequel elles vivent ouverte tous les matins, 365 jours par an, aux
(Killias, Simonin, & De Puy, 2005). Or, c’est en hommes et aux femmes de 16 ans et plus ayant
particulier dans le cadre du couple qu’une été victimes de violence interpersonnelle
escalade de la violence est possible et que les physique et/ou psychologique. La violence
conséquences de la violence pourraient être les sexuelle en revanche, n’est pas prise en charge
plus graves. En effet, une étude rétrospective par l’Unité mais orientée vers le département
(Johnson, 1999), sur une base de données des gynécologique de l’hôpital.
années 1970, met en évidence des différences
intéressantes entre deux type d’usage de la Sont pris en compte les événements violents,
violence dans le couple. D’une part, les couples quelque soit le type d’incident (domestique,
où il existe un comportement violent et communautaire, institutionnel), qu’ils soient
dominateur systématique de la part d’un isolées ou partie d’un processus chronique de
partenaire sur l’autre, dans le cadre d’une violence. Les violences communautaires
tactique générale de contrôle, (« patriarchal s’entendent comme un type de « violence entre
terrorism ») et ceux où la violence est exercée des personnes qui ne sont pas apparentés et qui
en tant que comportement spontané face aux peuvent ne pas se connaître. Ce type de violence
conflits entre partenaires, qui peut survenir survient généralement à l’extérieur du foyer ».
occasionnellement en cas de stress ou de dispute Elle comprennent « la violence des jeunes, les
(« common couple violence »). Les premiers actes de violence commis au hasard, les viols et
connaissent une escalade de la violence dans 75 les agressions sexuels commis par des étrangers,
% des cas contre 28 % dans les seconds. et la violence qui se produit en milieu
institutionnel, par exemple, dans les écoles, en
Le but de l’étude présentée dans cet article est de milieu de travail, les prisons et les maisons de
dresser le profil des femmes victimes des retraite » (OMS, 2002, p.6).
violences les plus sévères parmi les patientes
ayant consulté auprès d’une Unité de Médecine

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BURQUIER, HOFNER, ROMAIN & MANGIN

Les patients sont en général orientés à l’UMV La base de données a été crée à partir du logiciel
par les urgences de l’hôpital et Epidata (version 3.1). L’analyse statistique a été
occasionnellement par la police, les médecins de menée à partir du logiciel SPSS (version 15.0).
premiers recours et les autres institutions locales. Le test du X2, test statistique d’hypothèse, ici
avec un seuil alpha à 5%, a été utilisé afin
Dans un premier temps, l’UMV permet aux d’observer une éventuelle différence significative
patients de parler librement de leur propre entre le groupe de femmes victimes de violences
histoire de violence dans un lieu calme et graves et le groupe de celles victimes de
sécurisé. Cela est important parce que la violences modérées.
clarification contextuelle de l’événement violent
est un facteur important dans la prévention Définitions
d’éventuelles conséquences psychologiques.
Dans un second temps, les propos du patient sont Il apparaît que la recherche et la littérature ne
documentés, un examen médico-légal est sont pas unanimes concernant la définition de la
effectué et les plaintes subjectives et lésions du notion de la gravité des violences. En effet, alors
patient sont documentées. Enfin, les besoins que certaines font référence au type d’acte
prioritaires et les ressources disponibles du violent grave tel que défini par les Conflict
patient sont évalués. L’objectif est de fournir le Tactics Scales (Strauss, 1979) d’autres se
meilleur soutien et suivi possible en dehors de réfèrent plutôt aux conséquences des actes de
l’Unité. violence, comme la présence de blessures ou la
gravité de telles blessures chez la victime ou
Les données sont systématiquement consignées encore l’hospitalisation de cette dernière
dans un fichier informatique. L’ensemble de ces (Forjuoh, Coben, & Gondolf, 1998). Dans la
activités est assuré par une équipe d’infirmières présente étude, la notion de violence grave est
supervisée par un médecin spécialisé en définie de la manière suivante :
médecine légale.
a) violences graves
Méthode
Dans la présente étude, sont considérés comme
Le protocole de recherché de l’étude graves les actes suivants :
rétrospective a été accepté par la Commission
d’éthique locale en mars 2007. Les données ont - le fait d’étrangler la victime
été récoltées à partir des dossiers complétés par
- le fait de menacer la victime avec une arme à
les infirmières pour tous les patients ayant
feu ou tout objet (coupant, tranchant, contendant)
consulté à l’UMV entre le 3 janvier et le 31
décembre 2006. Les critères d’éligibilité pour - le fait de tirer un coup de feu ou de frapper la
l’étude incluaient le sexe féminin du consultant, victime avec un objet (coupant, tranchant,
un dossier complet et une consultation relative à contendant).
un événement actuel de violence
interpersonnelle. Les blessures graves pouvant entraîner la mort de
la victime sont également inclues dans cette
L’analyse était limitée aux données disponibles définition ainsi que la présence de menaces de
dans la base et relatives aux caractéristiques de la mort.
victime (âge, nationalité, religion, statut
professionnel et marital, abus dans l’enfance) b) violences modérées
ainsi qu’à celles de l’événement violent (violence
conjugale, communautaire ou institutionnelle, Dans cette étude sont considérées comme
degré de connaissance entre l’auteur et la victime modérées l’ensemble des violences ne répondant
et lieu). pas à la définition des violences graves. A titre

4! JOURNAL(INTERNATIONAL(DE(V ICTIMOLOGIE(!2009;!8(1)!
CARACTÉRISTIQUES DES FEMMES VICTIMES DE VIOLENCES GRAVES DANS UN ÉCHANTILLON CLINIQUE

d’exemple, sont considérés comme modérés les Tableau 1 : profil des patientes de l’Unité de
actes de violence suivants : Médecine des Violences pour l’année 2006 en
pourcentage
- Pousser, tordre le bras, tirer les cheveux,
empoigner, traîner

- Gifler, donner des coups de pieds, des coups de


poings

Résultats

Selon les données du service administratif de


l’hôpital, 435 patients ont consulté à l’UMV
entre le 03 janvier et le 31 décembre 2006.
Certains fichiers n’étant pas exploitables
(absence de dossiers patient par exemple) seuls
428 dossiers ont été finalement saisis. Parmi eux,
6 n’étaient pas éligibles selon les critères de la
recherche tels que définis dans la partie
méthodologie dont : un cas de violence
collective, un refus d’entretien de la part du
patient, un cas d’accident, une demande de
constat afin d’établir l’absence de violence, un
constat de blessures subies sans que leur origine
ait pu être établie (amnésie du patient) et enfin
un cas de violences conjugales subies depuis de
nombreuses années sans faire référence à un Il est intéressant de constater une sur-
événement violent précis. Ainsi, notre représentation des jeunes femmes dans notre
échantillon final est composé de 422 patients, échantillon. En effet, 61,7% des patientes ont
hommes et femmes, pour lesquels un dossier entre 16 et 34 ans (pour l’année 2006, et selon
patient exploitable existe répondant aux critères les données du service d’information statistique
d’éligibilité tels que définis plus haut. local, 31,2 % des femmes résidant à Lausanne
ont entre 15 à 34 ans). Relevons dans notre
Notre échantillon final comprend donc 183
population la nette sur-représentation des non-
femmes d’un âge médian de 32 ans, d’un
suisses lesquels représentent 63,9% de notre
minimum de 16 ans et d’un maximum de 72 ans.
population de patientes (la population
Le tableau 1 présente la description de notre lausannoise comptait 38,47% d’étrangers fin
échantillon en fonction des caractéristiques 2006 (pour l’année 2006, 31,2 % des femmes
sociodémographiques de la victime. résidant à Lausanne 35,1% sont de nationalité
étrangère). A noter que ces chiffres tiennent
compte de l’ensemble des étrangers, soit
également ceux qui sont en séjour (pour études
par exemple), les saisonniers, les courts séjours,
les requérants d’asile et les demandes de permis
en attente. Cette sur-représentation des personnes
de nationalité étrangère au sein de notre
population de patientes, pourrait s’expliquer par
leur plus grande difficulté à accéder aux soins de
premiers recours. En effet, on peut faire

JOURNAL(INTERNATIONAL(DE(V ICTIMOLOGIE(!2009;!8(1)! 5!
BURQUIER, HOFNER, ROMAIN & MANGIN

l’hypothèse que ces personnes n’ont pas de Tableau 2 : pourcentage des patientes par
médecin de famille stable (barrière du langage type de violence et caractéristiques de la
pour prendre rendez-vous et expliquer les victime
symptômes).

Les variables et les modalités qui caractérisent


l’événement violent ont été sélectionnées en
conformité avec les recommandations de l’OMS
(OMS, 2004). Ainsi, les violences
institutionnelles (dans un contexte professionnel)
ont été incluses dans les violences
communautaires (aucun lien de parenté entre
l'auteur et la victime) et les violences conjugales
dans les violences familiales. Pour les besoins de
la discussion, nous avons considérés la violence
conjugale comme un type de violence à part.
Parmi les patientes, les cas de violence familiale
sont environ deux fois plus fréquents que les cas
de violence communautaire. Quelque 70% des
femmes rapportent avoir subi une violence
familiale dont 63% une violence conjugale. Le Discussion
lieu de l'événement violent reflète partiellement
ces données avec 56% des patientes agressés au Notre étude montre qu’aucune caractéristique
sein du domicile. En revanche, seulement 11,5% sociodémographique de la victime ou les
des femmes ont été agressés dans un bar, un pub, caractéristiques de l’évènement violent, ne sont
une discothèque ou au sein des transports des facteurs prédictifs d’une victimisation sévère,
publics. En outre, 90% des patientes à l’exception du type de relation entre la victime
connaissaient leur agresseur. Sur l’ensemble de et l’agresseur. Nos résultats montrent en effet
notre population, 28,4 % des patients ont subi qu’il existe une plus grande proportion de
des violences graves, telles que définies dans victimisation grave parmi les patientes victimes
notre étude. de leur (ex) partenaire que parmi les femmes
victimes d’un autre type d’agresseur (Tableau 2).
Analyse bivariée
Si nous acceptons la théorie du cycle de la
Le chapitre qui suit est destiné à mettre en violence (Walker ,1984), nos résultats
évidence les éventuels liens entre les variables confirment que la sphère domestique peut être
sociodémographiques étudiées plus haut et la plus dangereuse pour une femme que d’autres
violence grave. sphères, comme la sphère communautaire. Cela
peut être le fait en partie du fait de la réitération
des actes de violence au sein du couple et d’une
augmentation de la gravité et du danger. Nos
résultats sont actuellement largement consacrés
dans la littérature spécialisée (Office Fédéral de
la Statistique, 2006, p. 33; Haywood & Haile-
Mariam, 1999), qui met en évidence que le
risque pour les femmes d’être victime
d’homicide est plus élevé dans la sphère
domestique que dans un autre contexte
(Statistique Canada, 2007 ; OMS, 2002, p. 103 ;

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CARACTÉRISTIQUES DES FEMMES VICTIMES DE VIOLENCES GRAVES DANS UN ÉCHANTILLON CLINIQUE

Délégation aux victims, 2009). En Suisse, une d’une consultation médico-légale spécialisée
étude menée en 2003 auprès de 1975 femmes dans la prise en charge des victimes de
résidents en Suisse aboutit aux mêmes violences.
conclusions : « dans le domaine de la violence
physique, les agressions les plus graves sont Nos résultats démontre toutefois, que le fait
celles qui, le plus souvent, impliquent un d’être victime de son partenaire (actuel ou ex)
partenaire, actuel ou ex, alors que les agresseurs plutôt que de tout autre agresseur, augmente
inconnus de la victime jouent un rôle plus significativement le risque pour une femme
important dans des actes d’agression moins d’être victime des violences les plus graves. Ceci
dramatiques » (Killias et al., p. 44). Les auteurs corrobore la thèse du cycle de la violence dont la
soulignent que les actes de violence les plus gravité semble s’amplifier avec le temps. En
graves sont presque toujours commis par des ex- conséquence, les programmes de prévention
partenaires et rarement par des partenaires devraient mettre l'accent sur l'information des
actuels. Ils notent toutefois que leurs résultats ne professionnels de la santé et des patients sur la
permettent pas de répondre à la question de gravité potentielle de la violence dans la sphère
savoir si les violences graves existaient déjà au domestique.
sein du couple, cause de la séparation, ou si elles
Suite à ce constat, il s’agit de prévoir des
sont intervenues dans le contexte de- ou après la
programmes de dépistage et de prévention
séparation.
secondaire de la violence grave, s’adressant en
Implications pratiques priorité aux victimes de violences conjugales, les
informant de l’aggravation potentielle des
Nos résultats pourraient avoir des implications violences.
pratiques dans le cadre de la prévention
secondaire de la violence. La prévention Limites
secondaire est celle qui permet de détecter
Cette recherche présente plusieurs limites. Ainsi,
précocement le problème afin d’en stopper
l'absence d’une unité semblable à l’UMV dans
l’évolution. Il s’agit dans le cadre de l’action
d'autres hôpitaux empêche toute comparaison.
médico-sociale de l’ensemble des pratiques de
Une définition de la gravité ne tenant pas compte
détection et d’orientation des personnes vivant
de l’impact des violences sur la victime
dans un contexte de violence. Ces pratiques
(notamment psychologique) empêche également
permettent de faciliter l’accès à l’information et
la comparaison avec d’autres études et restreint
le recours aux ressources possibles pour la
la portée des résultats. En outre, l’absence de
victime.
données sur les violences sexuelles, principal
Ainsi, les professionnels de santé pourraient, indicateur de la gravité, constitue un biais de
dans le cadre de leur consultation, rendre leurs sélection de la population étudiée.
patientes victimes attentives au fait que les
Bibliographie
violences commises dans le cadre du couple sont
susceptibles de s’aggraver avec le temps. La Bensley, L., Van Eenwyk, J., & Simmons, K. W.
prise de conscience de la dangerosité potentielle (2003). Childhood family violence history and
des violences pourrait ainsi favoriser un début de women's risk for intimate partner violence and
démarche chez les victimes hésitantes. poor health. American journal of preventive
medicine, 25, 38-44.
Conclusion
Feld, S. L., & Straus, M. A. (1989). Escalation
Notre étude met en évidence qu’aucune
and desistance of wife assault in marriage.
caractéristique sociodémographique de la victime
Criminology, 27, 141-161.
ne permet la détection des femmes subissant des
violences graves, tout au moins dans le cadre

JOURNAL(INTERNATIONAL(DE(V ICTIMOLOGIE(!2009;!8(1)! 7!
BURQUIER, HOFNER, ROMAIN & MANGIN

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Profils de violence dans les relations amoureuses

Journal International De Victimologie


International Journal Of Victimology
Année 11, Numéro 2 - Décembre 2013

Examen des profils de violence dans les relations amoureuses


des adolescents : victimisation et perpétration

Alison Paradis1, Martine Hébert1, Francine Lavoie2, Martin Blais1, l’équipe du projet PAJ
[Quebec, Canada]

1
Département sexologie, UQAM, Montréal, Québec, Canada
2
École de psychologie, Université Laval, Québec, Québec, Canada

Cette recherche a été rendue possible grâce à une subvention des Instituts de recherche en santé
du Canada (IRSC #103944). Nous tenons à remercier les adolescents qui ont participé à cette étude, le
personnel des écoles ainsi que Félix Lacerte-Joyal. Veuillez adresser toute correspondance à : Martine
Hébert, Département de sexologie, Université du Québec à Montréal, Montréal (Québec), Canada, Tél.:
(514) 987-3000 x5697, Fax: (514) 987-6787, H3C 3P8, courriel: hebert.m@uqam.ca.

Résumé

La présente étude explore la cooccurrence des différentes formes de violence dans les fréquentations
amoureuses (psychologique, physique et sexuelle) dans lesquels les adolescents sont impliqués à la fois
comme victimes et agresseurs. Un échantillon composé de 135 adolescents ayant eu une relation
amoureuse au cours de la dernière année (14-18 ans, M=15,87) a été utilisé pour déterminer si différents
profils de violence pouvaient être identifiés. Les résultats d’une analyse de classification révèlent quatre
profils distincts de violence dans les fréquentations : peu de violence (n = 39), violence psychologique
mutuelle (n = 39), violence infligée (n = 20) et violence mutuelle (n = 37). En comparaison au groupe peu de
violence, les adolescents dans le groupe de violence mutuelle rapportent avoir subi plus de blessures suite à
une dispute avec leur partenaire. Ils présentent également un taux de détresse psychologique plus élevé et
des attitudes plus favorables à l’égard de la violence dans les fréquentations. Les proportions de garçons et
de filles sont similaires dans les quatre profils. Les implications des résultats sont discutées en termes de
retombées pour les recherches futures portant sur la violence dans les fréquentations des adolescents.

Mots-clés: adolescents, relations amoureuses, violence dans les fréquentations, violence mutuelle,
attitudes, profils.

Abstract

This study examines the co-occurrence of multiple types of dating violence (psychological, physical and
sexual) in which adolescents are involved as both perpetrators and victims. A sample composed of 135 high
school students who reported being in a romantic relationship during the past year (aged 14-18, M=15.87)
was used to explore whether different profiles of dating violence could be identified. Results of a cluster
analysis revealed four distinctive dating violence profiles: low violence (n=39), mutual psychological violence
(n=39), perpetration of violence (n=20), and mutual violence (n=37). Compared to the low violence group,
the mutually violent adolescents report having suffered more injuries following a conflict with their partner.
They also present higher rates of psychological distress and more favourable attitudes towards couple
violence. The proportion of boys and girls are similar across the four profiles. The implications of the results
for future research on violence in adolescent dating relationships are discussed.

Key-Words: adolescents, dating violence, romantic relationships, mutuality, acceptability of violence,


typologies.

Journal International De Victimologie 11(2)


Paradis et al.

La violence dans les relations amoureuses augmenterait le risque que ces comportements se
des jeunes est fréquente et les répercussions sur la répètent dans les relations intimes futures. Les
santé physique et mentale qui en découlent font de résultats des travaux de Gomez (2011) ont
ce phénomène un problème de santé publique d’ailleurs mis en évidence le fait que les
important (Banyard & Cross, 2008; Foshee & expériences de maltraitance dans l’enfance et
Reyes, 2011). Les estimations les plus celles de violence dans les relations amoureuses à
conservatrices suggèrent qu’à l’adolescence, au l’adolescence sont des prédicteurs de la violence
moins un jeune sur trois rapporte avoir été victime dans les relations entre partenaires amoureux à
de violence psychologique alors qu’un sur dix l’âge adulte. Plusieurs autres facteurs de risque ont
vivrait de la violence physique au sein de leurs été identifiés (Vézina & Hébert, 2007) dont la
fréquentations amoureuses (Foshee & Reyes, consommation d’alcool et de drogues. Par
2011). La prévalence de la victimisation sexuelle exemple, les résultats d’une méta-analyse récente
varie quant à elle de 1% à 59% selon la définition suggèrent que la consommation d’alcool augmente
considérée (p.ex., viol, coercition, contact sexuel significativement le risque de perpétrer de la
non désiré) (Foshee & Reyes, 2011). Les violence dans les relations amoureuses de jeunes
conséquences de la victimisation dans les relations âgés de 11 à 21 ans (Rothman, Reyes, Johnson &
amoureuses sur la santé mentale, physique et LaValley, 2012).
sexuelle sont nombreuses. En plus des blessures
physiques, les adolescents victimes de violence Les différentes formes de violence (c.-à-d.,
rapportent souvent de la détresse psychologique, psychologique, physique et sexuelle) sont peu
de la dépression, des symptômes de stress post- susceptibles de survenir de manière isolée. De fait,
traumatique, des idées suicidaires et des difficultés plus de la moitié des adolescents qui rapportent
scolaires (Ackard, Eisenberg, & Neumark-Sztainer, avoir infligé de la violence dans leur relation
2007; Banyard & Cross, 2008; Chiodo et al., 2011; amoureuse disent avoir eu recours à plus d’une
Wolitzky-Taylor et al., 2008). forme d’agression (Sears, Byers, & Price, 2007).
Par ailleurs, pour une proportion importante
Contrairement à la violence subie, les d’adolescents, la violence dans les relations
données disponibles concernant la violence infligée amoureuses est marquée par des épisodes de
dans les relations amoureuses des adolescents violence mutuelle où les deux membres du couple
sont moins nombreuses et plus variables. Selon seraient, tour à tour, victimes et agresseurs, et ce,
une recension de Foshee et Reyes (2007) les tant chez les filles que chez les garçons (Gray &
estimations de prévalence concernant la violence Foshee, 1997; Langhinrichsen-Rohling, Selwyn, &
infligée varient entre 14% et 82% dans le cas de la Rohling, 2012; Swahn, Alemdar, & Whitaker,
violence psychologique et entre 11% et 41% pour 2010). En effet, plusieurs études démontrent que
la violence physique. La prévalence de la violence les filles sont tout aussi susceptibles d’infliger de la
sexuelle infligée est généralement plus faible, se violence à leur partenaire amoureux que les
situant entre 3% et 10% (Foshee & Reyes, 2011). garçons. Toutefois, la controverse subsiste toujours
Les données révèlent que les adolescents qui quant à savoir si l’expérience de violence dans les
utilisent des comportements violents dans leur relations amoureuses des jeunes est la même pour
relation amoureuse présentent un haut risque de les filles et les garçons (Hamby, 2009). Certains
récidive (Chase, Treboux, O'Leary, & Strassberg, auteurs suggèrent qu’il est important de faire des
1998; O’Leary & Slep, 2003; Williams, Connolly, distinctions en fonction du contexte des gestes de
Pepler, Craig, & Laporte, 2008). Par exemple, les violence. Par exemple, Hamby et Turner (2012)
résultats de O’Leary et Slep (2003) démontrent que concluent que si les garçons rapportent être
50% des garçons et 75% des filles qui rapportent davantage victimes de violence physique, les filles
utiliser des conduites agressives contre leur sont pour leur part plus nombreuses à déclarer des
partenaire amoureux risquent d’en utiliser à blessures et à manifester des sentiments de peur
nouveau au cours des trois mois suivants suite à un incident de violence. Les filles sont
l’évaluation initiale. Certains auteurs suggèrent également plus susceptibles de recourir à la
également que les habitudes agressives adoptées violence comme moyen d'autodéfense, alors que
dans les fréquentations à l’adolescence peuvent se les garçons auraient principalement recours à des
cristalliser et se manifester ultérieurement dans les gestes de violence dans l’objectif de contrôler leur
relations amoureuses à l’âge adulte (Arriaga & partenaire (Barter, 2009).
Foshee, 2004). La violence infligée dans les
fréquentations amoureuses soulève la possibilité La violence dans les relations amoureuses
que certains adolescents entretiennent ou des adolescents est donc un phénomène qui se
développent des attitudes et des croyances au manifeste sous de multiples formes et contextes.
sujet de la violence dans les relations amoureuses Alors que, jusqu’à récemment, les recherches ont
comme étant normale (Mueller, Jouriles, principalement tenté d’identifier des similarités
McDonald, & Rosenfiled, 2013), ce qui entre les individus qui vivent de la violence dans
Journal International De Victimologie 11(1)
Profils de violence dans les relations amoureuses

leur relation amoureuse, il demeure nécessaire de spécifiques de violence et de contribuer à une


tenir compte de l’hétérogénéité des expériences de meilleure compréhension de ce problème.
violence afin d’accroître notre compréhension du
phénomène (Lewis & Fremouw, 2001). Une façon Méthode
de clarifier la complexité et l’hétérogénéité des
profils de victimisation et de perpétration de Participants
violence dans les fréquentations amoureuses
consiste à élaborer des typologies qui permettent Au total, 264 participants ont été recrutés
de rassembler, en sous-groupes distincts un de dans 11 classes de secondaire III, IV, et V d’une
l’autre, des individus présentant des école de la région de Québec. Cinq participants ont
caractéristiques similaires. En plus d'acquérir une dû être éliminés en raison d’incohérences dans
meilleure compréhension de la violence dans les leurs réponses ou d'un nombre trop important de
relations amoureuses, cette approche peut données manquantes. Dans le cadre de cette
permettre de mieux cibler les adolescents plus à étude, seuls les 135 participants qui ont rapporté
risque de vivre des relations marquées par la avoir eu un petit ami ou une petite amie au cours
violence. Une telle analyse fournit en outre des des 12 derniers mois précédant l’enquête ont été
informations pertinentes afin de prévenir, dépister retenus. L’échantillon final se compose de 75 filles
et contrer la violence dans les fréquentations (55,6%) et 60 garçons (44,4%) âgés de 14 à 18
(Lewis & Fremouw, 2001; Shorey, Cornelius, & ans (M = 15,87; ÉT = 1,06). La majorité des
Bell, 2008). En effet, plus nous avons adolescents ont décrit leur origine ethnoculturelle
d’informations précises et récentes sur lesquelles comme québécoise ou canadienne (80,7%),
s’appuyer, plus les intervenants du réseau de la parlent généralement français à la maison (88,9%)
santé et des services sociaux seront en mesure et vivent sous le même toit que leurs deux parents
d’élaborer des stratégies de prévention mieux (51,1%).
adaptées aux besoins spécifiques des différents
groupes de jeunes. Mesures

Jusqu’à maintenant, la majorité des Violence physique et psychologique dans


typologies existantes ont été développées afin de les fréquentations intimes: La violence physique et
décrire l’hétérogénéité des profils d’hommes psychologique vécue dans les fréquentations des
violents adultes (p.ex., hommes suivis en thérapie adolescents a été évaluée à l'aide de 6 items
pour la violence conjugale; Holtzworth-Munroe, adaptés du Conflict in Adolescent Dating
Meehan, Herron, Rehman, & Stuart, 2000; Relationships Inventory (CADRI; Wolfe et al., 2001;
Holtzworth-Munroe & Stuart, 1994; Tweed & CADRI version brève, Wekerle et al., 2009). Les
Dutton, 1998) et la plupart se limitent à la violence participants ont été invités à répondre aux énoncés
physique unidirectionnelle (Capaldi & Kim, 2007; en lien avec leur partenaire actuel ou plus récent.
Carlson & Jones, 2010). Toutefois, les études Ils devaient indiquer, sur une échelle de type Likert
récentes suggèrent que la violence mutuelle est en quatre points variant de « jamais » à « 6 fois et
très fréquente dans les relations amoureuses et, plus », à quelle fréquence chaque comportement
pour cette raison, même si l’objectif est d’identifier est arrivé durant un conflit ou une chicane avec
les individus à risque de faire usage de leur partenaire amoureux au cours des 12 derniers
comportements violents dans leur couple, il est mois. Les trois items retenus pour mesurer la
difficile de considérer la perpétration de violence violence psychologique font référence à ‘dire des
sans examiner également la victimisation. Outre la choses pour mettre l’autre en colère’, ‘ridiculiser le
violence physique, il semble également nécessaire partenaire devant les autres’ et ‘suivre le partenaire
d’inclure la violence psychologique et sexuelle pour savoir où et avec qui il est’. Les trois items de
dans une analyse typologique afin d’examiner si on violence physique ont, pour leur part, permis
retrouve des différences entre les formes de d’évaluer des comportements tels que frapper,
violence subie et infligée. donner un coup de poing ou de pied, donner une
gifle, tirer les cheveux, pousser, bousculer, secouer
Dans ce contexte, l’objectif principal de ou retenir de force. Chaque item a été complété
cette étude exploratoire est d’examiner deux fois, d’abord en fonction des comportements
l’hétérogénéité des profils d’adolescents en lien du répondant envers son partenaire (c.-à-d.,
avec la cooccurrence des différentes formes de violence infligée), et ensuite en fonction des
violence subie et infligée dans les fréquentations comportements du partenaire envers le répondant
amoureuses (c.-à-d., psychologique, physique et (c.-à-d., violence subie).
sexuelle). Ensuite, cette étude vise à vérifier dans
quelle mesure les profils se distinguent selon les Violence sexuelle dans les fréquentations
blessures rapportées, la détresse psychologique, la intimes: La violence sexuelle dans les relations
consommation d’alcool et de drogue, les attitudes à amoureuses a été évaluée à partir de trois items
l'égard de l'acceptation de la violence et certaines tirés du Sexual Experiences Survey (SES; Koss &
caractéristiques sociodémographiques. Cette Oros, 1982; Adaptation en français par Poitras &
approche est susceptible d’identifier des profils Lavoie, 1995). Les participants ont indiqué, sur une
Journal International De Victimologie 11(2)
Paradis et al.
échelle de type Likert en quatre points variant de été informés du caractère volontaire et confidentiel
« jamais » à « 6 fois et plus », à quelle fréquence de leur participation. Une fois le formulaire de
leur partenaire les a embrassés, caressés, fait des consentement signé, le questionnaire autorapporté
attouchements, ou les a obligés, ou a tenté de les a été complété en classe et les élèves ont bénéficié
obliger, à avoir une relation sexuelle impliquant une d’une assistance au besoin. Le temps de passation
pénétration contre leur gré en utilisant des du questionnaire était de maximum 1 heure. Suite
arguments, la force physique ou en leur donnant de à leur participation, les jeunes ont reçu une liste de
la drogue ou de l’alcool. Les participants ont ressources psychosociales disponibles dans leur
ensuite été invités à indiquer s’ils ont fait ces région. Comme prix de participation, un lecteur de
gestes envers leur partenaire au cours des 12 musique numérique et quatre chèques-cadeaux ont
derniers mois. été attribués par tirage au sort. Ce projet de
recherche a reçu l’approbation du Comité
Acceptation de la violence dans les institutionnel d’éthique de la recherche avec des
fréquentations intimes: Huit items tirés de la sous- êtres humains (CIER) de l’UQAM.
échelle Acceptance of Prescribed Norms (Foshee,
Linder, MacDougall, & Bangdiwala, 2001) ont été Analyses
utilisés pour évaluer les attitudes à l’égard de
l’acceptation de la violence dans les relations La présente recherche tente de décrire les
amoureuses. L’adolescent doit répondre aux items profils de victimisation et de perpétration de la
en indiquant sur une échelle de type Likert en 4 violence dans les fréquentations d’un groupe
points s’il est 0 Totalement en désaccord à 3 d’adolescents au cours des 12 mois précédant
Totalement en accord avec chacun des énoncés l’enquête. Dans un objectif exploratoire, une
présentés, dont six sont formulés en fonction de la analyse de classification en deux étapes (TwoStep
violence perpétrée par des garçons (p.ex., « C’est cluster analysis) a été effectuée. Ce type d’analyse
correct qu’un gars frappe sa blonde si elle a fait permet de rassembler, en sous-groupes distincts
quelque chose pour le mettre très en colère ») et un de l’autre, des individus relativement
deux de celle des filles (p.ex., « Les gars méritent homogènes selon un ensemble de caractéristiques
parfois de se faire frapper par les filles qu’ils sélectionnées. L’intérêt étant d'obtenir des sous-
fréquentent »). La somme des scores aux items groupes bien différenciés. Dans le cadre de cette
mène à un score variant entre 0 et 24. Plus étude, six variables associées à la présence ou à
l’adolescent obtient un score élevé et plus ses l’absence de comportements violents (variables
attitudes à l’égard de la violence dans les relations dichotomiques) ont été utilisées pour procéder au
amoureuses sont favorables. L’indice de cohérence regroupement: (a) violence psychologique subie et
interne de l’échelle pour cette étude est acceptable (b) infligée, (c) violence physique subie et (d)
(α = 0,76) et se compare avantageusement à celui infligée, et (e) violence sexuelle subie et (f) infligée.
de la version américaine (α = 0,69; Foshee et al.,
2001). Une analyse de variance multivariée
(MANOVA) a ensuite été effectuée afin de
Détresse psychologique: La détresse comparer les profils retenus selon des facteurs
psychologique a été mesurée à l’aide du Kessler susceptibles de les distinguer. Plus spécifiquement,
Psychological Distress Scale (K10; Kessler et al., l’analyse visait à déterminer si les profils diffèrent
2002; traduit en français par Statistique Canada, significativement en fonction de la détresse
2006). Cet instrument évalue la fréquence des psychologique rapportée et des attitudes à l'égard
symptômes de détresse psychologique au cours du de l'acceptation de la violence. Enfin, des analyses
dernier mois. Pour chacun des 10 items, de khi-carré ont été utilisées pour les comparaisons
l’adolescent était invité à indiquer sur une échelle impliquant des variables catégorielles telles que les
de type Likert en 5 points (1=Jamais; 5=Tout le caractéristiques sociodémographiques et la
temps) à quelle fréquence, il s’est senti déprimé, présence de blessures ou de douleurs physiques
nerveux, fatigué sans raison, agité, ou bon à rien. suite à un conflit.
Le score global varie de 10 à 50. Plus le score est
élevé, plus la détresse est prononcée. L’indice de Résultats
cohérence interne pour cette étude est de 0,88 ce
qui est comparable au résultat obtenu pour la Une analyse de classification en deux
version originale de l’instrument (α = 0,93; Kessler étapes a été effectuée. Le Tableau 1 présente les
et al., 2002). critères d’information Bayésien (BIC; Schwarz,
1978) pour les 8 premiers profils. Les données
Procédure révèlent un faible ratio de changement à partir du
La participation des élèves d’une école huitième profil (le ratio BICk/BIC1 est inférieur à
secondaire publique de la région de Québec a été 0.04; SPSS, 2010). Quatre solutions, comprenant
sollicitée lors d’une période de cours. Une de trois à six groupes, ont été évaluées afin de
assistante de recherche est allée en classe déterminer celle qui reproduisait le mieux les
présenter les objectifs, le contenu et les retombées données observées. À la lumière des critères
potentielles de l’enquête. Tous les participants ont statistiques disponibles, de la pertinence théorique
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Profils de violence dans les relations amoureuses

et de l’interprétation des regroupements, la solution résultats est présentée à la Figure 1. Une ANOVA
à quatre groupes a été jugée la plus pertinente. associée à des comparaisons post hoc de type
Tukey a permis de constater une différence
Le Tableau 2 présente la fréquence en significative entre les profils Peu de violence et
pourcentage des différentes formes de violence Violence mutuelle pour le score de détresse
pour les quatre profils. Le premier profil comprend psychologique (F(3,130) = 4,055; p < 0,01). En
les adolescents qui rapportent très peu de violence effet, les adolescents du profil de Violence mutuelle
dans leur relation amoureuse. Puisqu’aucun présentent des taux de détresse psychologique
membre de ce groupe ne rapporte vivre de la plus élevée que les adolescents du groupe Peu de
violence psychologique ou physique et que seuls violence. Les profils se distinguent aussi sur le plan
quelques adolescents rapportent des incidents de des attitudes à l'égard de l'acceptation de la
violence sexuelle, ce groupe est nommé « Peu de violence (F(3,130) = 3,13; p < 0,05). Les
violence » (28,9% de l’échantillon). Le deuxième adolescents du profil Violence mutuelle
profil regroupe les adolescents qui ne rapportent entretiennent des attitudes et des croyances plus
pas de violence physique ou sexuelle dans leur favorables au sujet de la violence que les
relation amoureuse, alors qu’ils mentionnent avoir adolescents du profil Peu de violence.
subi et infligée de la violence psychologique. Ce
groupe est nommé « Violence psychologique Discussion
mutuelle » (28,9% de l’échantillon). Le troisième
groupe est composé d’adolescents ayant infligé de L’objectif principal de cette étude était
la violence. En effet, alors que seuls 35% des d’explorer l’hétérogénéité des profils de violence
adolescents de ce groupe rapportent avoir subi de dans les relations amoureuses à l’adolescence en
la violence psychologique, 100% disent avoir infligé fonction de la cooccurrence des différentes formes
de la violence psychologique, physique ou de violence à la fois subie et infligée. Cette étude
sexuelle. Ce groupe est nommé « Violence inclut un large éventail d’expériences de violence
infligée » (14,8% de l’échantillon). Enfin, le (psychologique, physique et sexuelle), dont
quatrième profil est caractérisé par de la violence certains, tels que la violence sexuelle infligée,
mutuelle. Tous les adolescents de ce groupe n'avaient encore jamais été explorés dans une
rapportent au moins une forme de violence subie et analyse typologique. De plus, en s’intéressant à la
une forme de violence infligée. Par exemple, 48,6% violence dans les fréquentations des adolescents,
disent avoir subi et infligé de la violence physique cette étude visait à combler une lacune des travaux
dans leur relation amoureuse. Ce dernier groupe de recherche existants qui se sont intéressés
est nommé « Violence mutuelle » (27,4% de davantage à décrire les profils d’hommes adultes
l’échantillon). très violents.

Les résultats des analyses de khi-carré Les analyses ont ainsi permis de révéler
(Tableau 3) ne révèlent aucune différence quatre profils de violence dans les relations
2
significative entre les profils selon le sexe (χ = amoureuses qui diffèrent en fonction du type de
0,46, p =,927) ou selon le statut de la relation violence rapporté et de la cooccurrence de
amoureuse, c’est-à-dire étant ou non toujours en victimisation et de perpétration. Un premier profil
2
couple (χ = 3,23, p =,358). Toutefois, une comprend les adolescents qui rapportent vivre peu
différence marginalement significative est retrouvée ou pas de violence (29% de l’échantillon); un
2
quant au niveau scolaire (χ = 15,64, p =,075), une deuxième regroupe les adolescents qui rapportent
proportion plus grande d’adolescents en uniquement de la violence psychologique subie et
secondaire III faisant partie du groupe Violence infligée (29% de l’échantillon); le troisième est
infligée alors que les adolescents en secondaire V composé d’adolescents ayant principalement infligé
se retrouvent davantage dans le profil Peu de de la violence (15% de l’échantillon); et enfin, le
violence ou Violence psychologique mutuelle. En quatrième est caractérisé par de la violence
ce qui concerne la consommation d’alcool et de mutuelle (27% de l’échantillon). Ainsi, les données
drogues, seule la consommation d’autres drogues indiquent que la réciprocité de la violence dans les
que le cannabis (c.-à-d., ecstasy, amphétamines, fréquentations intimes des adolescents caractérise
etc.) permet de distinguer marginalement les profils un peu plus de la moitié (56%) de l’échantillon.
2
(χ = 6,78, p =,079). Enfin, les résultats révèlent Toutefois, nos résultats permettent d’approfondir
que les adolescents du groupe de Violence notre compréhension de la violence mutuelle dans
mutuelle rapportent avoir subi significativement les relations amoureuses à l’adolescence et de
plus de blessures physiques suite à une chicane faire une distinction entre la violence mutuelle
(27,0%) de couple que ceux du groupe Peu de uniquement psychologique et la violence mutuelle
2
violence (0,0%) (χ = 18,20, p =,000). qui comprend également les formes de violence
Les résultats de la MANOVA indiquent une physique et sexuelle. En effet, contrairement aux
différence significative entre les profils quant à la autres études sur le sujet qui ont seulement
détresse psychologique et les attitudes à l'égard de examiné la cooccurrence de la violence physique
l'acceptation de la violence (Wilks λ = 0,868, subie et infligée (Gray & Foshee, 1997; Swahn et
F(6,258) = 3,15; p < 0,01). Une synthèse des al., 2010; Whitaker, Haileyesus, Swahn, &
Journal International De Victimologie 11(2)
Paradis et al.
Saltzman, 2007), la réciprocité est ici établie en entretiennent des attitudes et des croyances plus
tenant compte des autres formes de violence. favorables au sujet de la violence que les
adolescents peu violents. Ce résultat est conforme
Les adolescents du groupe de Violence à la théorie sociale cognitive (Bandura, 1986) et
mutuelle sont ceux qui se distinguent le plus des réitère les conclusions de plusieurs chercheurs à
adolescents peu violents. En effet, les adolescents l’effet que la tolérance à la violence augmente la
du profil de violence mutuelle présentent des taux probabilité d’utiliser des comportements violents
de détresse psychologique plus élevée et dans le contexte des relations intimes (p.ex., Sears
rapportent davantage de blessures ou de douleurs et al., 2007). Les résultats de la présente étude
physiques suite à un conflit avec leur partenaire. confirment donc l’importance pour les programmes
Ces résultats sont cohérents avec les études qui de prévention de cibler les attitudes à l’égard de la
ont montré que les conséquences sont plus graves, violence dans les fréquentations (p.ex., Kervin &
et plus fréquentes, chez les adolescents qui vivent Obinna, 2010; Wekerle & Wolfe, 1999). En plus
de la violence mutuelle (Gray & Foshee, 1997; des attitudes, les résultats font également ressortir
Swahn et al., 2010; Whitaker et al., 2007). La la pertinence d’évaluer plus en détail la
violence mutuelle aurait ainsi plus de chance d’être consommation de drogues chez les jeunes. En
qualifiée de « sévère » en raison de l’implication effet, bien que la différence entre les groupes soit
des deux membres du couple dans l’escalade des marginale, les adolescents du profil Violence
conflits, ce qui, en retour, augmenterait la mutuelle semblent rapporter une plus grande
probabilité d’être blessés lors d'incidents de consommation de drogues illicites autres que le
violence (Whitaker et al., 2007). Il est important de cannabis.
noter que presque la totalité des adolescents de
notre échantillon victimes de violence physique ou Cette étude comporte plusieurs forces.
sexuelle se retrouvent dans le profil Violence Notamment, elle confirme l’importance de
mutuelle. Il est possible qu’une part de la violence poursuivre les recherches sur la violence dans les
infligée de ce groupe soit en fait un moyen de relations amoureuses des adolescents, une
représailles ou d’autodéfense face à un épisode de population trop longtemps négligée dans les
violence ou une menace d’agression. Afin de analyses typologiques. Certaines limites de l'étude
clarifier les enjeux impliqués dans les patrons doivent toutefois être mentionnées. D’abord, étant
d’interactions des jeunes couples qui vivent de la donné la structure du questionnaire et la taille de
violence mutuelle, les recherches futures devraient l’échantillon, les variables de chronicité et de
examiner les circonstances, les motifs ou raisons fréquence des actes de violence n’ont pas été
qu’ont les adolescents de recourir à la violence prises en compte dans les analyses. Tel que
dans leurs fréquentations amoureuses. démontré par les typologies existantes permettant
de décrire les profils d’hommes violents (p.ex.,
En termes de caractéristiques individuelles Johnson, 1995; Holtzworth-Munroe & Stuart, 1994),
des adolescents, nous avons examiné les il est possible que de considérer la sévérité des
différences entre les profils en fonction du genre, gestes de violence permettrait de distinguer
du niveau scolaire et des attitudes face à la davantage les profils. Il serait également
violence dans les relations amoureuses. Les intéressant d’explorer les différentes motivations
résultats révèlent qu’il n’y a pas de différence liée liées à la violence en contexte amoureux et de
au sexe. Ce résultat concorde avec les données répliquer cette analyse typologique en tenant
antérieures et suggère que dans le contexte des compte de ces motivations à infliger la violence
premières relations amoureuses, tant les filles que (p.ex., colère, vengeance, autodéfense, etc.). En
les garçons peuvent perpétrer des actes de effet, les variables contextuelles entourant les
violence (Gray & Foshee, 1997; Langhinrichsen- incidents de violence, tels que les motivations,
Rohling et al., 2012; Swahn et al., 2010). Il est seraient d’importants facteurs à considérer afin de
possible qu’une analyse typologique effectuée bien comprendre les manifestations de violence
séparément pour les deux sexes et incluant dans les relations amoureuses (Capaldi & Kim,
d’autres variables, telles que le contexte des 2007).
gestes de violence, ait mené à des résultats
différents. Les résultats de cette étude annoncent Ensuite, une autre limite concerne
également l’importance de prendre en l'utilisation de questionnaires autorapportés. Bien
considération le niveau scolaire dans les que ce type d’instruments soit couramment utilisé
recherches futures. En effet, les différences dans la recherche, il est important de souligner qu’il
marginales observées entre les groupes suggèrent est sujet à certains biais, tels que les biais de
qu’un échantillon plus vaste aurait permis rappel ou de désirabilité sociale, qui peuvent
d’identifier des différences significatives. influencer les réponses des adolescents et la
Les attitudes à l’égard de l’acceptation de validité des résultats. Pour cette raison, et afin de
la violence dans les relations amoureuses favoriser une fiabilité des informations, tous les
contribuent également à distinguer les profils Peu questionnaires de cette étude étaient composés de
de violence et Violence mutuelle. De fait, les questions spécifiques et complétés de manière
adolescents du profil Violence mutuelle anonyme. En outre, les recherches futures
Journal International De Victimologie 11(2)
Profils de violence dans les relations amoureuses

devraient tenter d’évaluer les perspectives des


deux membres du couple. En plus d’aider à réduire
les biais inhérents aux données autorapportées
(Szinovacz & Egley, 1995), la collecte de données
dyadiques a aussi l’avantage de prendre en
considération les expériences des deux partenaires
permettant ainsi de comprendre comment les
expériences de chaque membre du couple
s’influencent mutuellement (Kenny, 1996). Les
modèles dyadiques de violence auraient le
potentiel de faciliter la compréhension des
trajectoires amoureuses des jeunes et d’ainsi
permettre de tracer l’évolution de la violence
mutuelle (Langhinrichsen-Rohling, 2010).

Enfin, le devis transversal ne permet pas


de faire des liens de cause à effet ou de porter des
conclusions quant à la direction de la relation entre
les variables examinées. Par exemple, il est
possible qu’une attitude d’acceptation de la
violence augmente la probabilité de vivre de la
violence dans son couple. Cependant, il est
également possible que le profil de violence que
présente l’adolescent dans sa relation amoureuse
contribue à favoriser le développement d’attitudes
d’acceptation et de promotion de la violence. Par
conséquent, il serait pertinent de recueillir des
données longitudinales afin de documenter
l’évolution des profils dans le temps. Ces
informations pourraient clarifier notre
compréhension des mécanismes impliqués et
fournir des pistes d’intervention plus spécifiques
tenant compte des profils distincts des adolescents
qui vivent de la violence.

Malgré ces limites, la présente analyse


exploratoire permet de générer des pistes de
réflexion pertinentes et un regard différent sur la
violence dans les relations amoureuses à
l’adolescence. La présence de violence
psychologique est importante chez les adolescents
et ne doit pas être négligée au sein des
programmes de prévention. En plus, bien qu’il soit
encore prématuré d'utiliser les profils identifiés
dans la présente étude pour recommander des
approches thérapeutiques ou préventives
spécifiques, nos résultats viennent, entre autres,
appuyer ceux d’autres recherches (Langhinrichsen-
Rohling et al., 2012) et confirment l’importance de
prendre en considération la dimension mutuelle de
la violence. En effet, il est nécessaire de poursuivre
les efforts destinés à améliorer notre
compréhension du contexte relationnel hostile dans
lequel évoluent certaines relations intimes à
l’adolescence.

Journal International De Victimologie 11(2)


Paradis et al.
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Journal International De Victimologie 11(2)
Paradis et al.

Tableau 1
Résultats de la classification automatique de SPSS

Critère Proportion des Proportion des


Nombre Modification
bayésien de a modifications mesures de
de profils BIC b c
Schwartz (BIC) BIC distance

1 883,080

2 652,064 -231,016 1,000 1,689

3 527,286 -124,778 ,540 2,166

4 485,514 -41,772 ,181 1,090

5 449,633 -35,881 ,155 1,594

6 438,078 -11,555 ,050 1,052

7 428,547 -9,530 ,041 1,163

8 424,492 -4,056 ,018 1,230

a. Les changements correspondent au nombre précédent de classes dans le tableau.


b. Les proportions des modifications sont relatives à la modification de la solution à deux
classes.
c. Les taux de mesure de distance sont basés sur le nombre actuel de classes,
comparé au nombre précédent de classes.

Journal International De Victimologie 11(2)


Profils de violence dans les relations amoureuses

Tableau 2
Fréquence de violence dans les fréquentations par profils
Profil 2
Profil 1 Profil 3 Profil 4
Violence
Peu de psychologique Violence Violence
Tous violence mutuelle infligée mutuelle

(n = 135) (n = 39) (n = 39) (n = 20) (n = 37)

n (%) n (%) n (%) n (%) n (%)

Violence
psychologique

Subie 80(59,3) 0(0,0) 39(100,0) 7(35,0) 34(91,9)

infligée 86(63,7) 0(0,0) 33(84,6) 17(85,0) 36(97,3)

Violence physique

subie 30(22,2) 0(0,0) 0(0,0) 0(0,0) 30(81,1)

infligée 30(22,2) 0(0,0) 0(0,0) 12(60,0) 18(48,6)

Violence sexuelle

subie 18(13,3) 3(7,7) 0(0,0) 0(0,0) 15(40,5)

infligée 17(12,6) 1(2,6) 0(0,0) 1(5,0) 15(40,5)

Journal International De Victimologie 11(2)


Paradis et al.

Tableau 3
Statistiques descriptives des quatre profils de violence
Violence
psychologi
Peu de que Violence Violence
violence mutuelle infligée mutuelle 2
Χ /F dl p
n (%) n (%) n (%) n (%)

Sexe

Filles 23 (59,0) 22 (56,4) 11 (55,0) 19 (51,4) ,464 3 ,927

Garçons 16 (41,0) 17 (43,6) 9 (45,0) 18 (48,6)

Niveau scolaire

Secondaire III 16 (41,0) 9 (23,1) 11 (57,9) 11 (29,7) 15,635 9 ,075

Secondaire IV 7 (17,9) 12 (30,8) 5 (26,3) 14 (37,8)

Secondaire V 16 (41,0) 16 (41,0) 3 (15,8) 12 (32,4)

Autre 2 (5,1)

Toujours en couple

Oui 14 (41,2) 15 (44,1) 6 (31,6) 18 (56,2) 3,227 3 ,358

Non 20 (58,8) 19 (55,9) 13 (68,4) 14 (43,8)

Consommation
d’alcool

Faible 24 (70,6) 20 (55,6) 9 (47,4) 20 (57,1) 3,173 3 ,366

modérée à 10 (29,4) 16 (44,4) 10 (52,6) 15 (42,9)


élevée

Consommation de
cannabis

Non 13 (39,4) 16 (44,4) 7 (36,8) 9 (25,7) 2,854 3 ,415

Oui 20 (60,6) 20 (55,6) 12 (63,2) 26 (74,3)

Consommation
d’autres drogues

Non 26 (76,5) 32 (88,9) 15 (78,9) 22 (62,9) 6,782 3 ,079

Oui 8 (23,5) 4 (11,1) 4 (21,1) 13 (37,1)

Blessures suite à
une chicane

Oui 0 (0,0)a 2 (5,1)a 1 (5,0)a 10 (27,0)b 18,197 3 ,000

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Profils de violence dans les relations amoureuses

Non 38 (100,0)a 37 (94,9)a 19 (95,0)a 27 (73,0)b

Chaque lettre en indice indique un sous-ensemble de profils dont les proportions ne diffèrent pas de
manière significative les unes des autres au niveau ,05.

Journal International De Victimologie 11(2)


*
Paradis et al.

Figure 1. Niveau de détresse psychologique et d’acceptation de la violence en fonction des quatre profils de
violence dans les fréquentations.
*p < .05
Médecins généralistes et violences conjugales en France

Journal International De Victimologie


International Journal Of Victimology
Année 12, Numéro 1 - 2014

Représentations et prise en charge médico-légale des violences


conjugales par les médecins généralistes français: une étude
qualitative

Bourquardez, S.1, & de Fréminville, H. 1,2 [France]

1
Université Claude Bernard Lyon 1, Lyon
2
Laboratoire EAM 4128, Faculté de Médecine de Lyon

Résumé

Cette étude explore les représentations des médecins généralistes concernant les violences conjugales
et leur prise en charge médico-légale. Nous cherchons à savoir si le contexte conjugal des violences est
considéré comme aggravant par les médecins. Une étude qualitative avec entretiens individuels auprès de
médecins généralistes a été menée. Il en ressort que ces violences sont toujours représentées comme un
dysfonctionnement dans le couple. Le fait que le contexte conjugal soit caractère aggravant dans la loi française
n’est pas connue des médecins de l’étude et seule la moitié d’entre eux l’estime aggravant. Une meilleure
connaissance du mécanisme des violences, de la loi, de la détermination de l’Incapacité Totale de Travail et de
la nécessité de prendre en compte les répercussions psychologiques dans cette détermination permettrait une
meilleure prise en charge de ces violences.

Mots-clés : Données qualitatives, Médecins généralistes, Médecine légale, Vécu subjectif, Victimes, Violences
conjugales

Abstract

This study explores the perceptions of family physicians regarding domestic violence and the medico-legal
care provided. The aim of this article is determine whether the marital context of violence is considered more
negatively than other types of violence by doctors. A qualitative study with individual interviews with family
physicians was conducted. It appears that such violence is always perceived as a malfunction in the couple.
Generally, physicians appear to be unaware that French law considers the marital context of violence to be an
aggravating factor, and only half of them perceive it as such. Better understanding of the mechanisms of
violence, the law, the determination of total incapacity for work and the need to take into account the
psychological aspect in this determination would lead to more efficient treatment of cases of domestic violence.

Key-Words: Qualitative Data; General practitioners; Forensic Medicine; Subjective feeling; Victims; Spouse
abuse.

Journal International De Victimologie 12(1) 40


Médecins généralistes et violences conjugales en France

Les violences conjugales sont largement répandues dans le monde et constituent un enjeu majeur de
santé publique. L’Organisation Mondiale de la Santé parle de « violences entre partenaires intimes » et les
définit comme « tout comportement au sein d’une relation intime qui cause un préjudice ou des souffrances
physiques, psychologiques ou sexuelles aux personnes qui sont parties à cette relation »(« OMS | Rapport
mondial sur la violence et la santé », s. d.).

Le triste constat d’une femme française sur 10 victime de violences conjugales est maintenant bien
connu (Jaspard, s. d.). Ces violences peuvent également toucher les hommes, mais alors que la plupart des
agressions subies par ces derniers ont lieu en dehors du contexte familial, le domicile est le lieu où se produit la
majorité des agressions sur les femmes (Daligand & Gonin, 1993; Garcia-Moreno, Heise, Jansen, Ellsberg, &
Watts, 2005; Organisation mondiale de la santé & Département Genre et santé de la femme, 2005). Au fil du
temps, les lois françaises ont évolué afin de mieux protéger ces dernières, notamment à l’intérieur même de leur
maison.

Depuis 1997, le contexte conjugal est une circonstance aggravante des violences dans le Code Pénal
Français. Néanmoins, certaines études (Cador, 2005) ont montré que les violences conjugales ont tendance à
être sanctionnées moins sévèrement que les violences de droit commun. Les représentations des magistrats
semblaient être en cause, ces violences leur paraissaient comme résultant d’un dysfonctionnement du couple
comportant une part de responsabilité des deux partenaires.

Au niveau mondial, les victimes de violences conjugales consultent leur médecin plus fréquemment que
la population générale (« OMS | Rapport mondial sur la violence et la santé », s. d.). On sait que ces violences
sont malgré tout insuffisamment dépistées par les médecins (François, Moutel, Plu, Fauriel, & Hervé, 2004). En
France, 24% des victimes se confient en premier lieu à un médecin contre 13% à la police ou à la gendarmerie
(Jaspard, s. d.). Des études auprès des professionnels de santé ont pu montrer leurs réticences à poser des
questions intrusives (François et al., 2004; Henrion, s. d.) alors que celles chez les victimes démontraient leur
acceptation voire leur attente de ces questions (Nicolaidis, 2002).

Les médecins sont confrontés à ces violences notamment dans le cadre de la rédaction de Certificats de
Coups et Blessures (CCB). En France, il leur est demandé de déterminer une durée d’Incapacité Totale de
Travail (ITT) exprimée en nombre de jours, critère juridique permettant d’évaluer la gravité des violences
(Manaouil, Pereira, Gigon, & Jardé, 2011). Elle correspond à la durée pendant laquelle une victime de violences
ne peut réaliser normalement les actes de la vie courante (manger, dormir, se laver, s’habiller, faire ses courses,
se déplacer, se rendre au travail) (« Certificat médical initial concernant une personne victime de violences -
Argumentaire.pdf », s. d.; Manaouil et al., 2011). Elle peut être déterminée par tout médecin et permet au
magistrat d’évaluer la gravité des violences exercées sur la victime (Chariot et al., 2013; Doriat, Peton,
Coudane, Py, & Fourment, 2004). Elle est un élément majeur qui est pris en compte lors de leur décision de
sanctions des agresseurs (Cador, 2005). Cette quantification numérique des conséquences des violences
semble être une particularité française. Les autres pays d’Europe notamment ne se servent pas d’un indicateur
équivalent (Gignon, Paupière, Jardè, & Manaouil, 2010).

Quelles sont les représentations des médecins concernant ces violences ? Le contexte conjugal leur
semble-il en être un facteur aggravant ou au contraire minimisant ? Ce contexte peut-il influer sur la rédaction
des Certificats de Coups et Blessures et la détermination de l’ITT ?

C’est pour répondre à ces questions que nous avons décidé de réaliser une étude qualitative auprès de
médecins généralistes. Notre hypothèse est que les violences conjugales sont parfois minimisées par les
médecins du fait de notion de dysfonctionnement du couple et de responsabilité partagée. Nous pensons que
ces représentations peuvent induire la détermination d’une ITT moins sévère que dans des cas de violences de
droit commun.

Journal International De Victimologie 12(2) 41


Bourquardez, S., & de Fréminville, H.

Méthodologie

Participants

Nous avons interrogé 20 médecins généralistes exerçant en cabinet libéral. Leurs caractéristiques sont
décrites dans le Tableau 1 : Caractéristiques des médecins interrogés. Notre population comportait 10 hommes
et 10 femmes, d’âge (32 à 66 ans), de milieux d’exercice et d’expériences professionnelles de violences
conjugales variés.
Le critère d’inclusion était le fait d’exercer la médecine générale. Les critères d’exclusions étaient les médecins
généralistes ayant une pratique hospitalière seule et les médecins non installés.
Le hasard n’étant pas utile dans les études qualitatives (Olivier de Sardan, 2008), nous avons contacté par
téléphone des médecins sur recommandations de confrères. Ceci a facilité l’acceptation de l’entretien même
lorsqu’ils avaient peu d’expérience dans le domaine étudié. 15 médecins ont refusé de répondre aux entretiens
par manque de temps ou par absence de cas de violences conjugales dans leurs expériences professionnelles.

Recueil des données

Nous avons choisi la méthode qualitative selon la théorie ancrée car elle nous semblait la plus adaptée
à l’étude des représentations des médecins.
Les entretiens individuels semi-dirigés ont été réalisés par une enquêtrice, interne en médecine générale et
novice dans la réalisation des entretiens. Ceux-ci ont eu lieu de juillet à décembre 2013 et ont été enregistrés
sur un dictaphone. Des éléments de langage non verbal étaient notés par l’enquêtrice pendant l’entretien. Les
entretiens duraient en moyenne 30 minutes et ont été retranscrits intégralement.

Le canevas d’entretien a été réalisé lors d’une formation portant sur la méthode qualitative et a été testé
sur un médecin. L’entretien commençait par une question très ouverte : « Pouvez-vous me raconter une
situation de violences conjugales que vous avez rencontré au cabinet de médecine générale ? ». Cette question
permettait souvent d’aborder de nombreux thèmes.
Par la suite, les grands thèmes évoqués étaient les représentations des médecins, la prise en charge
médico-légale de ces violences avec la rédaction des CCB et la détermination de l’ITT et la gravité ressentie et
légale des violences conjugales.

Procédure d’analyse

Les retranscriptions sont analysées selon une procédure de plusieurs lectures. Les données complexes
sont réduites en codes empiriques. Leur analyse permet l’émergence d’« unités de significations » ou de
« thèmes » qu’on pourra ensuite diviser ou fusionner et hiérarchiser. La construction d’arbres thématiques
permet le regroupement et une meilleure vision d’ensemble des thèmes abordés (Paillé & Mucchielli, 2012). Le
codage de l’ensemble des entretiens a été réalisé par l’enquêtrice avec un double codage pour la moitié des
entretiens.

Comité d’Ethique

Les avis du Comité d’éthique de Lyon (décision du 3 Septembre 2013) et de la Commission National
Informatique et Liberté (CNIL, déclaration 1675291 du 10 Octobre 2013) ont été favorables. Les participants ont
été informés à l’écrit et à l’oral de l’enregistrement et de l’anonymisation des entretiens. Ils ont signé un
formulaire de consentement de participation à cette étude spécifiant la possibilité de retirer ce consentement à
tout moment.

L’étude est en accord avec les articles L 1121-1 et suivants du Code de la Santé Publique, ainsi que les
articles R 4127-1 et suivants du même code.

Journal International De Victimologie 12(1) 42


Médecins généralistes et violences conjugales en France

Résultats

Représentations concernant les violences conjugales

Connaissance des types de violences

Les violences physiques ont été évoquées par tous les médecins. Les médecins estimaient avoir affaire
aux cas de violences physiques « peu graves », les cas graves étant en général vus aux urgences.
Les violences psychologiques été évoquées par tous les médecins. Certains d’entre eux ont estimé ces
violences plus difficiles à supporter par les victimes que les violences physiques.
Les violences sexuelles sont peu abordées en consultation à la fois par les patientes et par les praticiens. La
barrière entre la normalité et l’anormalité est parfois difficile pour les victimes comme pour les médecins. La
notion de viol dans le couple est parfois nouvelle ou peu intégrée dans l’esprit du médecin. Dr K : je pense que
les violences morales c’est plus…plus traumatisant que les violences physiques (…) ça fait beaucoup plus de
mal parce que ça reste… Dr S : on a l'impression que la patiente elle-même ne met pas bien les limites entre ce
qui est normal et ce qui est anormal (…) Et puis, même en tant que médecin, c'est difficile de mettre une limite.

Les mécanismes d’emprise

Il est décrit une violence insidieuse, dont la victime ne se rend pas compte initialement. Elle est
permanente avec des moments d’accalmie qui permettent à l’agresseur de garder un lien avec sa victime. Les
médecins évoquent des mécanismes d’isolement, de manipulation ainsi que le pouvoir et la tyrannie de la part
du conjoint violent. La culpabilisation de la victime est un élément qui ressort fréquemment. Dr R : elle ne se
reconnaissait plus, elle n’avait plus aucune liberté, elle ne pouvait plus penser, elle… enfin y’avait un truc très
violent, de jalousie, d’aliénation.
Dr Q : beaucoup s’auto-culpabilisent (…)c’est elles qui sont responsables, c’est elles qui ont provoqué, c’est
parce qu’elles sont pas assez efficaces, parce qu’elle donnent pas assez de plaisir …

Confusion entre conflit et violence

Certains termes employés dans les discours des médecins pour parler de ces violences semblent plutôt
correspondre à des conflits entre conjoints. La notion de dysfonctionnement dans le couple a été évoquée
plusieurs fois. Dr C : Des disputes, des mauvaises ententes disons…

Représentations concernant la victime

Pour les médecins interviewés, la victime est en général une femme. Ils évoquent des violences
universelles non spécifiques de populations particulières. Néanmoins, ils sont surpris lorsqu’il s’agit de victimes
bien insérées socialement ou d’un bon niveau socio-économique. Ils décrivent une vulnérabilité de certaines
femmes, pouvant favoriser ces violences : soit lors d’antécédents de violences dans l’enfance, soit du fait d’une
« faiblesse » de caractère. Dr R : un profil de victime, des femmes qui savent pas dire non (…) je sens des
fragilités chez elles qui peuvent favoriser ça (…)

Des situations sont évoqués par certains et décriés par d’autres : le faible niveau d’éducation des
femmes, les problèmes psychiatriques. Les femmes immigrées sont considérées plus à risque surtout du fait
d’une vision de la femme machiste dans ces populations. L’isolement, l’éducation des femmes et la vision de la
femme dans la société en général ont aussi été évoquées comme favorisant ces violences.

Représentations concernant le conjoint violent

Les conjoints violents étaient représentés selon plusieurs profils : les hommes autoritaires, les machos,
les pervers narcissiques. Le ressenti négatif du médecin face à ces conjoints était exprimé par ces adjectifs :
sale type, pervers, terrible, horrible, méchant. Les médecins évoquent fréquemment leur surprise d’apprendre le
caractère violent de certains conjoints leur paraissant sympathique ou inoffensif. Les facteurs favorisants ces
violences qui ont été évoqués sont l’alcool, l’éducation des garçons et les hommes connus pour leur violence.

Journal International De Victimologie 12(1) 43


Bourquardez, S., & de Fréminville, H.

La prise en charge médico-légale

La rédaction du certificat de coups et blessures

Pour la plupart des médecins, le certificat est rédigé de façon systématique devant des lésions
physiques. Ils n’ont pas de difficulté à le rédiger sauf lorsque les lésions visibles sont discrètes. Les violences
psychologiques et leurs séquelles sont difficiles à décrire sans se montrer subjectifs. Certains évoquent le fait de
« grossir les symptômes » afin de leur donner plus de poids.

Des certificats parfois utiles mais aussi dangereux

Malgré le peu de plaintes déposées à la suite de la rédaction de leurs certificats, les médecins
interrogés ont néanmoins admis leur utilité comme reconnaissance des violences subies. Dr D : l’utilité
essentielle elle est vis-à-vis des femmes(…) : « oui vous êtes reconnue en tant que femme victime ».

Des dangers liés aux certificats sont souvent mentionnés : le risque de manipulation du médecin avec
une utilisation à des fins malhonnêtes et le risque de mettre en danger la victime si l’agresseur trouve le
certificat.

L’ITT : une définition mal connue et des confusions

La majorité des médecins interrogés évoquent des difficultés importantes dans la détermination de l’ITT
qui est décrite comme « nébuleuse », « floue », « subjective »… Plusieurs définitions de cette notion sont
données : une incapacité à réaliser les actes de la vie courante, une incapacité totale à réaliser n’importe quelle
activité personnelle ou travail professionnel, une incapacité à aller travailler professionnellement. Certains
déterminaient l’ITT en fonction des retombées judiciaires attendues.

Une durée d’ITT courte

Les durées déterminées par les médecins interrogés sont assez courtes. Peu de certificats atteignent
les 8 jours d’ITT. Les ITT de plus de 8 jours sont associées à des violences graves dans l’esprit des praticiens
interrogés (Tableau 2).
Les implications de cette durée sont mal connues. Seuls deux médecins savent que les violences conjugales
constituent un délit quel que soit l’ITT retenue. Dr I : zéro c’est rare, on essaie toujours de mettre un jour et 5-6
dans le pire des cas… Dr R : je sais qu’à partir de 8 jours… je sais pas exactement ce qu’il se passe enfin…

ITT et violences psychologiques

Pour les médecins de notre étude, une des difficultés essentielles de la détermination de l’ITT est
d’objectiver les séquelles psychologiques de ces violences. La prise en compte des signes physiques seuls
donnera parfois des durées d’ITT très courtes. Pour certains la prise en compte de l’aspect psychologique des
violences est systématique. Pour d’autres, l’aspect psychologique ne fait pas partie de la définition de l’ITT. Dr
J : Ce qui est difficile c’est tout ce qui est psycho, choc psychologique, syndrome de stress etc… ça je sais pas
fixer l’ITT.

Le contexte conjugal des violences

Caractère aggravant des violences conjugales

Pour certains médecins, leur ressenti est le même quelque soit les violences, qui leurs semblent toutes
intolérables. Pour d’autres, le ressenti est différent avec notamment plus de compassion face aux victimes de
violences conjugales. La permanence de ces violences et la proximité de l’agresseur sont des caractéristiques
qui semblent être des facteurs aggravants de ces violences aux yeux des médecins. Dr J : c’est plus difficile
parce que… y’a toujours cette peur du danger imminent (…) parce qu’on sait qu’ils vivent avec leur agresseur.

Journal International De Victimologie 12(1) 44


Médecins généralistes et violences conjugales en France

Pour d’autres, le fait que la victime « accepte ces violences » est un facteur diminuant leur gravité. Dr
O : la violence conjugale elle existe mais souvent les protagonistes acceptent ce système, il faut le reconnaître
ils l’acceptent !

Connaissance du cadre légal

Deux médecins ont évoqués une modification du cadre légal lors du contexte conjugal des violences.
Les autres ne connaissaient pas la loi. Certains estimaient que le contexte conjugal devrait être un facteur
aggravant, pour d’autres l’auteur de l’agression ne joue pas dans la prise en charge judiciaire. Dr S : je sais
quand même que les violences entre conjoints, c'est quand même une circonstance aggravante pour (…)
l'auteur des violences hein. Dr A : j’en sais rien, dans mon idée ça devrait être plus grave pour les violences
conjugales.

Des violences peu sanctionnées

Les violences conjugales leur semblent moins faciles à prouver et à faire prendre en charge
juridiquement du fait de leur caractère privé, de la difficulté de porter plainte contre un proche et de faibles
retombées judiciaires. Pour les médecins, il est indispensable que des sanctions soient appliquées, au minimum
une convocation auprès des services de police.

Impact des représentations des violences conjugales dans la prise en charge médico-légale

Le fait d’exprimer un ressenti intense face aux violences conjugales ou de considérer le contexte
conjugal comme aggravant n’était pas forcément lié à une durée importante d’ITT. Ceci est décrit dans le
tableau 2 : durées d’ITT moyennes déclarées par les médecins et avis concernant le caractère aggravant du
contexte conjugal des violences. En général, même les médecins estimant que ces violences étaient
intolérables déterminaient une ITT inférieure à ce qu’ils pensaient être la limite déterminée par la loi pour être
déféré devant le tribunal correctionnel.

Discussion

Les biais de l’étude

Il existe, comme dans toute étude qualitative, un biais de désirabilité. L’interviewé est tenté de montrer
une certaine image de lui-même à l’enquêteur.
On peut également craindre un biais d’intervention lié à l’enquêteur qui peut faire modifier les réponses
en fonction de ses réactions. Un biais de sélection ou d’échantillonnage peut être retrouvé car les médecins
ayant accepté de répondre peuvent être particulièrement intéressés par le sujet des violences conjugales. Il
existe un biais de non-réponse car les personnes ayant refusé de répondre à l’enquête auraient pu apporter des
réponses différentes de ceux ayant accepté.
Les biais d’évaluation ont pu être limités grâce à un double codage de la moitié des entretiens.

Médecin, violence et victime

Même si les médecins interrogés sont conscients de l’universalité des violences conjugales, il leur est
difficile de les rechercher chez les femmes bien insérées socialement. Les études montrent que les médecins
libéraux s’identifient souvent aux patients ayant un statut social ou un mode de vie équivalent au leur (Henrion,
s. d.; Jaffee, 2005). Ils peuvent alors se protéger de ces violences en pensant qu’elles ne peuvent toucher des
patients auxquels ils s’identifient. Si certaines études montrent que les femmes issues de l’immigration sont
particulièrement touchées par ces violences (Jaspard, 2011), il a été prouvé que les diplômes des femmes ne
sont pas protecteurs (2). L’enquête « VIolence et RApports de GEnre (VIRAGE) » est en préparation en France
et devrait être réalisée en 2015. Elle étudiera le contexte et les conséquences des violences subies par les
femmes mais aussi par les hommes. Elle devrait apporter un complément d’information et une actualisation des
statistiques par rapport à l’étude ENVEFF (« La lettre de l’Observatoire des violences faites aux femmes - n°1 -
nov 2013 », s. d.).

Journal International De Victimologie 12(1) 45


Bourquardez, S., & de Fréminville, H.

Les médecins interrogés expriment une grande compassion face à ces victimes mais des notions de
vulnérabilité voire de complaisance dans la violence apparaissent dans certains discours. Cette image
vulnérable est expliquée par le Docteur Hirigoyen comme une résultante du statut de la femme dans la société
qui, malgré les évolutions sociales importantes, continue à donner une image de l’homme « actif et dominant »
et de la femme « passive et soumise » (Hirigoyen, 2006). L’évocation de l’acceptation de ces violences introduit
l’idée de « masochisme » de la femme victime. Des auteurs mettent en garde contre leur culpabilisation et
dénoncent la suspicion qui les entoure (Audet & Katz, 2006). De plus, des études montrent que les victimes ne
sont pas passives mais au contraire mettent en place des stratégies actives d’évitement des conflits et de
protection, notamment de leurs enfants (« OMS | Rapport mondial sur la violence et la santé », s. d.).

Notre étude retrouve, à l’instar de la littérature, le profil des conjoints violents qui présentent un
machisme important (Jaspard, 2011) ou un caractère autoritaire (Henrion, s. d.). La jalousie a également été
évoquée dans les entretiens comme favorisant ces violences. Cet élément de personnalité est décrit comme
constant chez l’homme violent (Daligand, 2006).

Le mécanisme d’emprise est connu par certains médecins de notre étude. Sans cette notion, il est
impossible de comprendre la longueur du processus psychologique permettant de s’y soustraire. Dans la
littérature, il est décrit une séduction très active avec des évènements se déroulant très rapidement (vie
commune, mariage), la jalousie de l’agresseur se fait de plus en plus intense avec un isolement et un contrôle
total de la victime (Daligand, 2006). Celle-ci se retrouve emprisonnée psychologiquement par la peur et la honte.

Plusieurs médecins ont décrit les violences psychologiques comme plus difficiles à vivre et à supporter
que les violences physiques. Ils l’expliquent par le caractère permanent de ces violences, leur capacité à rester
gravées et à exercer une destruction profonde de la victime. Ces constatations ont été retrouvées dans les
déclarations des victimes et dans la littérature (Daligand & Gonin, 1993; Hirigoyen, 2006; « OMS | Rapport
mondial sur la violence et la santé », s. d.). Les blessures prises en charge au cabinet sont souvent légères et
les violences physiques peuvent donc être sous-estimées. C’est leur contexte et leur répétition qui en font la
gravité (François et al., 2004).

Les violences sexuelles sont peu recherchées par les médecins de notre étude. La notion de devoir
conjugal reste souvent présente dans les esprits, tant chez les médecins que chez les patientes (« OMS |
Rapport mondial sur la violence et la santé », s. d.), et il leur est difficile de placer la limite du normal et de
l’anormal dans la sexualité du couple. Dans les études mondiales, le fait de refuser d’avoir des rapports sexuels
avec son mari est une des raisons que les femmes avancent le plus souvent comme une des conséquences de
violences de celui-ci (« OMS | Rapport mondial sur la violence et la santé », s. d.; Organisation mondiale de la
santé & Département Genre et santé de la femme, 2005).

Il est difficile pour les médecins interrogés d’aborder ce sujet avec leurs patients. Les freins qu’ils
expriment sont ceux retrouvés dans les études antérieures (François et al., 2004; Tower, 2006) : le sentiment
d’incompétence et d’être démuni face à ces violences, la peur d’être intrusif, le manque de temps. En France,
60% des médecins généralistes se considèrent insuffisamment formés (« Quatrième plan interministériel de
prévention et de lutte contre les Violences Faites aux Femmes », s. d.). Des études montrent que le fait d’avoir
reçu une formation spécifique sur ces violences permet leur meilleur dépistage par les médecins (François et al.,
2004; Jaffee, 2005; Lo Fo Wong, Wester, Mol, & Lagro-Janssen, 2006; Ramsay et al., 2012).

Si les praticiens interrogés déplorent le peu de plaintes déposées après la rédaction des certificats de
coups et blessures, ils leur semblent utiles pour permettre la reconnaissance de l’anormalité de la situation de la
victime. Effectivement, ils permettent de reconnaître une réalité à ces violences et de rompre le silence
(François et al., 2004).

La détermination de l’ITT est difficile pour les médecins qui ne connaissent pas bien sa signification.
Ceci confirme les résultats d’études antérieures qui montrent que seuls 37% des médecins généralistes
connaissent la signification exacte de ce sigle (Barrios et al., 2014).
Le terme « Totale » du sigle est source de confusion. Il n’est pas nécessaire que la victime ne puisse plus
réaliser aucune activité physique pour déterminer une ITT. C’est une « gêne notable » dans la réalisation des
actes de la vie courante et non pas une incapacité absolue (Manaouil et al., 2011). De même, le terme
« Travail » du sigle ne fait pas référence au sens professionnel du terme mais aux activités de la vie courante.
La conférence de consensus de la Haute Autorité de Santé précise bien que cette durée ne doit pas tenir
Journal International De Victimologie 12(1) 46
Médecins généralistes et violences conjugales en France

compte « de la situation sociale, de la profession ou du courage de la victime » (« Certificat médical initial


concernant une personne victime de violences - Argumentaire.pdf », s. d.).

Cette détermination est d’autant plus difficile devant des violences avec peu de lésions physiques. Peu
de médecins interrogés prenaient en compte les conséquences psychologiques des violences dans cette durée.
Dans les différents services de médecine légale, leur prise en compte est encore inhomogène (Chariot et al.,
2013). Celles-ci, ainsi que les violences psychologiques qui sont maintenant reconnues comme étant un délit
(Art.L.222-33-2-1 du Code Pénal) , doivent être prises en compte dans la détermination de l’ITT (Abondo,
Bouvet, & Le Gueut, 2012; Chariot et al., 2013).

Dans le cadre des violences conjugales, la durée de l’ITT pourrait avoir moins d’importance du fait du
contexte aggravant de ces violences au niveau juridique. En effet, quelle que soit l’ITT, le dossier est jugé
systématiquement devant le Tribunal Correctionnel et constitue un délit selon les articles 222.7 à 222.13 du
Code Pénal (« Code pénal | Legifrance », s. d.). Seuls deux médecins de notre étude connaissent cette
particularité. Cependant l’ITT continue de jouer un rôle important au niveau juridique et les peines encourues
sont différentes selon les durées déterminées, aussi bien pour les violences physiques que pour le harcèlement
moral au sein du couple (Manaouil et al., 2011) . Dans les études auprès de magistrats, ceux-ci évoquent l’ITT
comme critère entrant systématiquement en compte dans leurs décisions judiciaires face à des violences
conjugales (Cador, 2005).

Dans notre étude, le fait de considérer le contexte conjugal comme aggravant n’est pas forcément lié à
une augmentation de la durée de l’ITT par les médecins. Il ressort de leurs discours qu’ils déterminent une ITT
de moins de 8 jours pour les violences qu’ils estiment peu sévères et de plus de 8 jours pour les violences
estimées « graves ». Or la majorité d’entre eux déclarent déterminer des ITT de moins de 8 jours dans le cadre
des violences conjugales sans connaître le facteur aggravant aux yeux de la loi.

On peut trouver plusieurs explications à cette inadéquation entre le discours des médecins et leurs
actions :
• soit le discours des médecins est faussé par un biais de désirabilité et le contexte conjugal des violences ne
leur semble pas aggravant contrairement à ce qu’ils déclarent. Ainsi, le conjoint violent ne « mérite pas » d’être
sanctionné comme pour un délit si les violences physiques ne sont pas sévères.
• soit les médecins craignent une absence de prise en compte de leurs certificats si les forces de l’ordre
estiment que l’ITT déterminée est trop importante au regard du peu de lésions physiques visibles,
• soit l’absence de prise en compte de l’aspect psychologique des violences limite les médecins dans la durée
d’ITT déterminée.

Conclusion

La particularité de notre étude est de s’intéresser à l’évaluation médico-légale de ces violences par les
médecins. Comme dans la littérature, on observait une méconnaissance de la définition de l’ITT, de ses
retombées pénales (Barrios et al., 2014) et de la nécessité d’inclure les conséquences psychologiques des
violences dans sa détermination (François et al., 2004). On notait une contradiction entre des violences jugées
sévères et des déterminations d’ITT de faible durée. Des études récentes montraient que l’évaluation de ce
critère restait subjective et hétérogène entre les différents praticiens, experts ou non (Chariot et al., 2013).
Une meilleure connaissance du mécanisme des violences, de la loi, de la détermination de l’Incapacité
Totale de Travail et de la nécessité de prendre en compte les séquelles psychologiques dans cette
détermination permettrait une meilleure prise en charge de ces violences.

Journal International De Victimologie 12(1) 47


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doi: 10.1016/j.avb.2010.07.0

Journal International De Victimologie 12(1) 50


Journal International De Victimologie
International Journal Of Victimology
Tome 5, numéro 1 (Octobre 2006)

La sororité n’est pas suffisante :


L’invisibilité de la maternité dans la pratique
adoptée en maisons d’aide et d’hébergement pour
femmes victimes de violence1
Krane, J. & Davies, L.

Auteures

Université McGill, École de service social

Introduction Comment pouvons-nous arriver à


comprendre cet incident? Dans cet article,
Il est 17 h dans une maison d’aide nous nous intéressons aux femmes qui
et d’hébergement pour femmes victimes de viennent chercher refuge dans les maisons
violence. La maison est pleine; 15 femmes d’aide et d’hébergement, parmi lesquelles
et enfants y sont hébergés. Conformément on compte un bon nombre de mères avec
au règlement de la maison selon lequel leurs enfants. Nous soutenons que la
toutes les femmes hébergées doivent théorie et la pratique utilisées dans ces
s’occuper des repas, Lucie prépare le dîner maisons n’abordent pas adéquatement la
de ce soir. Lucie et ses quatre enfants, tous question de la maternité et que, par
âgés de moins de cinq ans, résident à la conséquent, les services offerts dans ces
maison d’hébergement. Pendant que Lucie maisons ne répondent pas convenablement
est à la cuisine avec ses deux plus vieux, aux besoins des mères. L’article est divisé
ses deux plus jeunes s’amusent dans en quatre sections. Dans un premier temps,
l’escalier adjacent avec d’autres enfants de nous aborderons la théorie féministe
la maison. Troublée de les voir dans dominante en matière de violence qui
l’escalier sans surveillance, l’intervenante influence la pratique dans les maisons
attrape les enfants et les renvoie rapidement d’aide et d’hébergement. Dans la deuxième
à leur mère respective. En retournant les partie, nous présenterons un aperçu de la
enfants à Lucie, l’intervenante rappelle à pensée féministe en ce qui a trait à la
cette dernière une autre règle de la maison : maternité, en mettant l’accent sur l’invisibilité
les enfants doivent être surveillés en tout du travail de mère. Dans la partie suivante,
temps par leur mère. à l’aide d’observations de participantes ainsi
que d’entrevues avec le personnel et les
Que nous révèle cet incident à femmes hébergées d’une maison d’aide et
propos de la pratique féministe dans les d’hébergement locale pour femmes
maisons d’aide et d’hébergement? violentées, nous démontrerons que la

JOURNAL INTERNATIONAL DE VICTIMOLOGIE 2006; 5(1) : 15


KRANE, J. ET AL

pratique dans ce secteur demeure fermée d’hébergement offrent aux femmes une
aux analyses féministes relatives à la protection contre la violence, l’intimidation et
maternité. La dernière partie de l’article l’utilisation de la force ou de la menace pour
présentera certaines des conséquences de les obliger à retourner auprès de leur
l’invisibilité des femmes dans leur rôle de conjoint violent. La dimension de soutien par
mères lorsqu’elles séjournent en maisons les pairs au sein des maisons d’aide et
d’aide et d’hébergement. d’hébergement – où les femmes hébergées
(et certains membres du personnel) ont subi
Pratique féministe pour contrer la des traitements semblables – est perçue
violence : Intervention dans les maisons comme un moyen de briser le silence et le
d’aide et d’hébergement secret qui caractérisent souvent les
expériences de violence, de témoigner de
Depuis 30 ans, l’attention de la l’approbation aux femmes et de les
population et des spécialistes envers le encourager à situer leur expérience
problème complexe de la violence des personnelle dans un contexte sociopolitique
hommes envers les femmes et les enfants a plus vaste. Comme l’indique Gilman (1988),
connu une augmentation sans précédent. les maisons d’aide et d’hébergement ne
Grâce aux efforts de militantes féministes, transforment pas les femmes, mais elles
ce problème autrefois privé est devenu un planifient pour elles le voyage qui
problème d’intérêt public. Reconnaissant transformera leur vie :
l’omniprésence du problème de la
vulnérabilité des femmes par rapport à la Il s’agit peut-être de la première fois
violence employée par les hommes, les dans la vie conjugale de la femme
militantes ont décidé d’agir. Leurs efforts victime de violence qu’elle est
visaient à sensibiliser la population à ce séparée de son conjoint. Elle est
problème, à mettre en place des maisons protégée contre les influences
d’aide et d’hébergement, à faire valoir le extérieures et elle a droit à un
caractère inacceptable et criminel du moment précieux pendant lequel
problème, à élaborer du matériel elle se sent en sécurité. La distance
d’enseignement et de formation, à concevoir physique et psychologique entre elle
des programmes pour les enfants exposés à et son agresseur est assez grande
la violence, les victimes et les hommes pour lui permettre de réfléchir à sa
ayant des comportements violents, à situation et à son avenir, et de jouir
améliorer la réceptivité des services d’une perspective plus équilibrée
sociaux, des services médicaux et de la (Gilman, 1988).
justice pénale, et à favoriser l’application de
la loi (Dobash & Dobash, 1987; MacLeod, L’apport d’une maison d’aide et
1987). À l’avant-plan de ce réseau d’hébergement, selon une perspective
d’intervention se situent les maisons d’aide féministe, est nécessaire pour affronter et
et d’hébergement pour femmes victimes de régler le cycle de la violence, et en atténuer
violence et leurs enfants. À la fin des ses effets sur les femmes. La
années 80, il y avait plus de 265 maisons conceptualisation de la violence en tant que
d’aide et d’hébergement au Canada et plus cycle est courante dans la pratique féministe
de 1500 aux États-Unis (Gilman, 1988; car elle explique de quelle façon la violence
Johnson, Crowley & Sigler, 1992). est vécue et subie. En bref, le cycle
comprend une phase de montée de la
En tant que principales ressources tension, l’épisode de violence au cours
pour les femmes, les maisons d’aide et duquel l’homme ayant des comportements
d’hébergement procurent aux femmes violents nie ou justifie ses actions, suivi de la
victimes de violence une sécurité immédiate période de lune de miel, caractérisée par
et temporaire, un service d’orientation ainsi l’expression de remords de la part de
qu’un environnement propice au l’agresseur, l’imploration du pardon ou la
développement d’un sens de l’autonomie et promesse de réprimer tout comportement
de l’indépendance. Selon Margolin et violent dans l’avenir (Walker, 1979). Au
Burman (1993), comme leur emplacement cours de ces phases du cycle, la femme
n’est pas révélé, les maisons d’aide et peut se sentir craintive, fâchée, triste,

JOURNAL INTERNATIONAL DE VICTIMOLOGIE 2006; 5(1) : 16


LA SORORITÉ N’EST PAS SUFFISANTE

honteuse, impuissante. Elle accepte la niveau d’estime de soi de la femme, à briser


responsabilité et peut même espérer être l’isolement dans lequel elle a vécu, et à lui
mieux traitée par son partenaire dans apprendre à se défendre et à prendre soin
l’avenir. À mesure que le cycle se répète, d’elle. Il existe en fait différentes façons
elle prend de plus en plus la responsabilité d’amener une femme victime de violence à
des actions de son partenaire, son estime prendre du pouvoir sur sa vie. Worrel et
de soi s’effrite et elle se sent sans grand Remer (1992) mentionnent les
intérêt. Comme elle s’est « conditionnée à connaissances, les compétences et l’attitude
vivre sous une tension constante » requises pour conseiller une femme victime
(Regroupement, 1990), elle considère la de violence selon une perspective féministe.
violence comme allant de soi et elle va Les attitudes notables que l’on reconnaît
même jusqu’à la justifier. Elle finit par se chez un conseiller compétent sont entre
percevoir seulement comme une « victime autres : écouter de façon empathique les
impuissante ». Worell et Remer (1992) incidents de violences relatés par la femme,
décrivent la femme victime de violence dévoiler des expériences personnelles de
comme une personne piégée par la société violence si le contexte s’y prête, confirmer à
et par son agresseur. En tant qu’otage de la la femme qu’elle n’a ni causé ni provoqué
société, elle n’est pas capable de quitter son ces incidents de violence, permettre à « la
conjoint car des « circonstances extérieures cliente de travailler sur les problèmes qui la
l’empêchent d’avoir accès à des ressources préoccupent sans la pousser à prendre les
qui lui permettraient d’échapper à la décisions [que le conseiller croit] qu’elle
violence et de vivre de façon devrait prendre », ainsi que respecter et
indépendante ». En tant qu’otage de son attester le « pouvoir qu’elle détient pour
conjoint, les auteurs mentionnent que la prendre les décisions appropriées dans sa
femme victime de violence est : vie à ce moment précis ». On s’attend
également à ce que les conseillers
tour à tour intimidée, terrorisée, compétents connaissant les politiques et
isolée, bafouée et blessée. De façon procédures relative aux services policiers et
intermittente, son conjoint à la justice pénale, soient familiers avec les
l’encourage à rester auprès de lui ressources de la collectivité en matière
en se montrant affectueux, d’aide à l’enfance, d’assistance financière et
attentionné, et en lui promettant de d’aide à la subsistance, et « avec toutes les
changer... [Sa réaction] (a) assure ressources nécessaires pour l’aider [la
sa sécurité et sa survie, et (b) femme violentée] à vivre séparée de son
augmente son engagement envers agresseur si elle choisit de le faire ».
son agresseur (liens affectifs
traumatisants). En tant qu’otage de La base de l’intervention féministe,
son conjoint, elle ne se sent pas telle que présentée dans cet article, reflète
capable de le quitter car elle craint un discours bien établi portant sur
pour sa vie et pour celle de ses l’autodétermination de la cliente. « Toutes
enfants. Elle croit également qu’elle les femmes ont droit à leur intégrité et
l’« aime » (Worrel & Remer, 1992). peuvent décider de la façon dont elles
désirent vivre leur propre vie »
Par conséquent, elle devient (Regroupement, 1990). Les maisons d’aide
pratiquement imperméable aux stratégies de et d’hébergement ont pour but d’offrir « un
résistance habituelles. Il n’est pas étonnant environnement stimulant où les femmes
qu’elle commence à douter de sa capacité à peuvent déterminer de quelle façon elles
contrôler sa propre destinée et de sa désirent gérer leur vie » (Davis et
capacité à « retrouver son indépendance et Srinivasan, 1994). « Les femmes
sa dignité » (Regroupement, 1990). [hébergées] doivent reconnaître leur place
au sein du cycle de violence et... le pouvoir
L’appréciation du cycle et de ses qu’elles ont de mettre fin à ce cycle si elles
ramifications est essentielle à l’intervention décident de le faire » (Murray, 1988).
féministe dans les maisons d’aide et
d’hébergement. Dans ces maisons, Selon Amidst, l’autodétermination et
l’intervention se concentre à améliorer le le choix d’acquérir son autonomie et son

JOURNAL INTERNATIONAL DE VICTIMOLOGIE 2006; 5(1) : 17


KRANE, J. ET AL

indépendance par rapport à un conjoint femmes qu’elles ne sont ni seules, ni


ayant un comportement violent, sont des fautives, et qu’elles peuvent vivre sans
pratiques et procédures qui visent à violence. La consultation des documents de
maximiser les probabilités que les femmes la maison d’aide et d’hébergement à l’étude
victimes de violence se libèrent de ces a permis de relever bon nombre de ces
relations. Baker (1997) va jusqu’à suggérer éléments. Le rapport annuel le plus récent
qu’une orientation culturelle dominante est (1998/99) mentionnait qu’« à l’intérieur de la
apparue pour les femmes victimes de maison d’aide et d’hébergement, une femme
violence, et cette orientation exige peut commencer à croire qu’elle n’était pas
notamment de « décider de quitter son responsable de la violence qu’elle subissait,
agresseur, de maintenir l’ordonnance elle peut partager son histoire avec d’autres
restrictive, ainsi que de communiquer et de femmes qui ont vécu des situations de
collaborer avec la police » En s’attendant à violence. Dans une maison d’aide et
ce que la femme victime de violence se d’hébergement, une femme peut
conforme à l’orientation culturelle, on refuse commencer à croire en sa capacité de
d’admettre la diversité parmi les femmes quitter le cycle de violence ». Les
victimes de violence et les problèmes règlements, tels que la préparation des
complexes propres à la vie de chaque repas, sont courants dans les maisons
personne. Selon Baker, l’orientation est d’aide et d’hébergement d’aujourd’hui (Davis
problématique car elle est « fondée sur la & Srinivasan, 1994; Srinivasan & Davis,
supposition que le fait de quitter un conjoint 1991), et favorisent le partage d’expériences
ayant un comportement violent et de et de stratégies personnelles. Ces
demeurer loin de lui représente toujours le règlements ont également pour but de
meilleur choix;... [l’orientation] est renforcer la confiance que la femme a en
exclusivement dirigée vers la victime; elle elle-même par l’éloge de sa cuisine. Cette
doit le quitter et rester loin de lui » (en reconnaissance fait contraste avec les
italique à l’origine); de plus, l’orientation critiques et les remarques désobligeantes
écarte les considérations relatives aux auxquelles les femmes ont droit
enfants et aux finances dans le choix fait par habituellement chez elles. Comme
les femmes lorsqu’il y a situation de l’indiquent Jory et Anderson (1999), les
violence. conjoints ayant un comportement violent
blâment, ridiculisent et critiquent comme s’ils
Dans son analyse des pratiques étaient dans leur droit (ex. : il se tue à
utilisées dans les maisons d’aide et l’ouvrage sept jours sur sept et elle n’est
d’hébergement, Wharton (1988) révèle que même pas capable de lui cuisiner un repas
l’orientation culturelle dictant de quitter le décent). Les heures de coucher fixes pour
conjoint violent prévaut : « la vie à la maison les enfants, un autre règlement des maisons
d’aide et d’hébergement se déroule comme d’aide et d’hébergement, visent à
si toutes les femmes hébergées avaient encourager les femmes à se réunir en
décidé de ne pas retourner chez elles. groupe, sans être accaparées par les
Beaucoup de travail est effectué en ce demandes des enfants, afin de « travailler
sens : demande d’aide sociale/demande sur la violence » dans leur vie. La notion
d’emploi, recherche d’un appartement ou romantique de sororité comme moyen
d’une maison et de meubles, d’autonomisation et de libération forme la
accompagnement dans les démarches structure de l’intervention dans les maisons
concrètes, et même demande de divorce. » d’aide et d’hébergement.
Les révélations que les intervenantes font
sur elles-mêmes et le modèle qu’elles Au cours de la dernière décennie,
incarnent en présentant la force que les féministes ont commencé à poser un
possède chaque personne pour survivre regard critique sur les pratiques utilisées
(Gilman, 1988; Rodriguez, 1988), les dans les maisons d’aide et d’hébergement
groupes de discussion augmentant le niveau (Ahrens, 1993; Davis & Srinivasan, 1994;
de conscientisation, la cohabitation Goldner, 1992; Mullender, 1997; Murray,
comprenant la préparation des repas ainsi 1988; Srinivasan & Davis, 1991; Wharton,
que les discussions informelles dans la 1987; 1989). Leurs préoccupations touchent
cuisine ont tous pour objectif de montrer aux entre autres l’augmentation de la

JOURNAL INTERNATIONAL DE VICTIMOLOGIE 2006; 5(1) : 18


LA SORORITÉ N’EST PAS SUFFISANTE

professionnalisation et de la 1999; Firestone, 1970; Price Knowles &


bureaucratisation des maisons d’aide et Cole, 1990). Ce rejet initial de la maternité
d’hébergement, les effets contradictoires du s’est tempéré à mesure que les féministes
développement de l’autonomie qui semble ont cherché à comprendre la complexité de
être plus avantageux pour le personnel que la maternité, sa construction sociale en tant
pour les femmes hébergées, la vision qu’institution et qu’elles ont pris en
parfois divergente des membres du considération tant les aspects oppressifs
personnel par rapport à celle des femmes que réjouissants liés à la maternité
hébergées en ce qui a trait aux besoins de (Braverman, 1991; Chodorow & Contratto,
ces dernières et les effets parfois négatifs 1982; McMahon, 1995; Rich, 1976; Rossiter,
que peuvent avoir les règlements de la 1988). L’approche féministe à la fin des
maison sur l’autodétermination des femmes. années soixante-dix et dans les années
Certaines différences ont également été quatre-vingts « semblait romancer la
remarquées entre les membres du maternité et la percevoir comme l’exemple
personnel et les femmes hébergées en ce de la supériorité morale des femmes par
qui a trait à l’âge, au niveau d’instruction, au rapport aux hommes. Cette approche
statut socioéconomique, à la « race », etc. coïncidait avec la vision polarisée des
De plus, force est de constater que les hommes et des femmes selon laquelle les
femmes victimes de violence elles-mêmes hommes étaient des êtres
ne forment en aucun cas un groupe fondamentalement violents et les femmes,
homogène avec un trait caractéristique des êtres pacifiques et aimants. La
dominant. Il n’est donc pas étonnant qu’au maternité était perçue comme étant au cœur
cours des vingt dernières années la de cette » dichotomie (Featherstone &
compréhension de l’oppression des femmes Trinder, 1997). Les féministes
ait subit des changements substantiels. On contemporaines continuent de repenser la
reconnaît désormais que les notions maternité en mettant l’accent sur les
essentialistes d’oppression et de libération expériences spécifiques et divergentes
des femmes éclipsent les différences vécues par les femmes dans des contextes
complexes qui existent entre les femmes et différents. Elles insistent sur le fait que la
entre leurs diverses identités, celles-ci construction de l’identité maternelle peut
pouvant être variées, fragmentées et même être modifiée légèrement par les
conflictuelles. Comme Charles (1996) le expériences vécues liées à la « race », à la
mentionne, « les femmes ne sont pas classe sociale, à l’ethnicité, à la sexualité, à
seulement différentes entre elles, leur l’âge et aux capacités (Collins, 1994;
identité elle-même est fragmentée. Les Cossman, 1997; Luxton, 1997; McMahon,
femmes sont amantes tout en étant mères, 1995). Parmi les riches développements de
lesbiennes tout en étant travailleuses, noires la théorisation féministe sur la maternité, un
tout en étant féministes, et ces différentes bon nombre de thèmes clés sont très
identités peuvent entrer en conflit ». Un importants pour la compréhension de la
autre aspect de l’expérience des femmes situation des mères dans les maisons d’aide
qui peut rendre la catégorie « femme » et d’hébergement. Parmi ces thèmes on
problématique est la question de la retrouve la remise en question de la
maternité, que les féministes ont décidé perception idéalisée et romancée du rôle de
d’aborder. mère, la reconnaissance du travail de mère
et l’exploration des opinions subjectives
Théorisation féministe portant sur la divergentes concernant la maternité.
maternité : Aperçu
En gros, les féministes sont en
La question de la maternité a fait désaccord avec le portrait romancé qui
l’objet d’une analyse féministe approfondie définit les bonnes mères de famille comme
au cours des deux dernières décennies des mères nourricières, instinctivement
(Chodorow, 1978; Nakano, 1994; Rich, compétentes et prêtes volontiers à
1976; Ruddick 1989, Snitow, 1992). Selon s’occuper de leurs enfants (Contratto, 1986).
les premières théorisations des féministes, Pour correspondre à ce portrait, les mères
maternité signifiait frustration, oppression et doivent prévoir tous les besoins et désirs de
exclusion de la vie publique (Featherstone, leurs enfants et y répondre (Hays, 1996).

JOURNAL INTERNATIONAL DE VICTIMOLOGIE 2006; 5(1) : 19


KRANE, J. ET AL

Les féministes ont remis en question d’emploi, d’ententes collectives ou


l’affirmation selon laquelle la responsabilité de la protection d’un syndicat. La
maternelle individuelle de s’occuper des formation n’est pas considérée
enfants représente l’arrangement parental comme nécessaire et il est évident
idéal et qu’il s’agit de la meilleure option que la productivité est de rigueur
pour répondre aux besoins psychosociaux (Levine, 1985).
des enfants. Elles ont fait ressortir les
conséquences négatives pour les mères de Au début des années 90, une autre
tenter de vivre selon cet idéal impossible. question préoccupante pour les féministes a
Elles se sont par exemple attardées à la surgit; l’analyse de la maternité était en
construction sociale de la culpabilité grande partie tirée d’expériences vécues par
maternelle dans le portrait des femmes en des femmes de race blanche de classe
tant que mères nourricières dévouées d’une moyenne. Comme Nakano Glenn (1994)
générosité exemplaire. Ces attentes l’indique, le modèle idéalisé de la maternité
irréalistes envers les mères sont le est « tiré de la situation d’une femme
fondement de la persistance du blâme américaine de race blanche et de classe
envers les mères et de son intériorisation moyenne » et il est projeté comme étant
par les femmes lorsque leurs enfants vivent « naturel, universel et immuable ». Des
des difficultés. Les féministes soutiennent recherches ethnographiques mentionnent
également que la tendance à dénigrer les que l’importance contemporaine accordée à
mères ou à les idéaliser, tendance la prédominance des soins maternels dans
caractéristique d’un discours extrêmement cette société n’est pas partagée partout
populaire, provient d’une incapacité à (Braverman, 1991). La conception
« reconnaître l’ambivalence, que ce soit universaliste des mères en tant que mères
l’ambivalence de la mère envers son enfant, nourricières idéalisées a également été
l’ambivalence de l’enfant envers sa mère ou contestée. Bonnie Thorton Dill, par exemple,
l’ambivalence de la société envers la soutient qu’« historiquement, les femmes
maternité en général » (Henry, 1999). afro-américaines, latino-américaines ou
asiatiques-américaines ne partageaient pas
En outre, les féministes allèguent ce... culte de la vie de famille » (Nakano,
que lorsque la maternité est perçue 1994). Comme le proposent Patricia Hill
seulement comme une expression Collins (1992) et Evelyn Nakano Glenn
d’affection et d’amour, le travail réel exigé et (1994), si l’expérience des femmes de
les ressources nécessaires pour prendre couleur et les problèmes relatifs à la race et
soin d’un ou de plusieurs enfants ne sont à la classe sociale étaient déplacés au cœur
définitivement pas suffisamment reconnus. de la théorisation féministe plutôt qu’en
Les analystes ont inventé le terme « travail périphérie, différentes questions et différents
de mère » pour compenser l’invisibilité du problèmes en ressortiraient.
travail qu’exige la maternité (Griffith & Smith,
1987; Levine, 1985; Rosenberg, 1988). Le L’importance accordée à la
concept de travail de mère situe la maternité solidarité de genre, qui était à l’origine
comme une occupation, un emploi avec des associée aux premières théorisations du
quarts de travail perpétuels, comme si la mouvement féministe (et peut-être encore
mère était toujours « sur appel ». Malgré très présente dans l’idéologie féministe
l’opinion fantaisiste selon laquelle les mères véhiculée dans les maisons d’aide et
« normales » s’en sortent (Graham, 1982), d’hébergement), est maintenant discréditée.
les féministes ont exprimé clairement les Il semblerait que la sororité ne soit pas
nombreux dangers liés à ce travail non assez puissante. Le paradigme a changé et
rémunéré : le débat théorique et politique est désormais
dirigé vers la question de la « différence ».
Les mères qui travaillent à la Les féministes contemporaines, influencées
maison s’engagent pour une par ces critiques et par le postmodernisme,
période indéfinie. Elles ne ont commencé à repenser la maternité en
bénéficient pas d’un horaire fixe, de mettant l’accent sur les expériences
congés de maladie, de vacances, divergentes et spécifiques des femmes qui
de fonds de pension, d’une sécurité vivent dans des contextes distincts.

JOURNAL INTERNATIONAL DE VICTIMOLOGIE 2006; 5(1) : 20


LA SORORITÉ N’EST PAS SUFFISANTE

entrevues ont été menées auprès de 12


Plutôt que de voir les femmes femmes anciennement et actuellement
comme étant unies contre le pouvoir hébergées et de 5 membres du personnel,
patriarcal, la vision postmoderne ce qui nous a permis de recueillir plus de 80
reconceptualise le pouvoir lui-même comme heures de données d’entrevue sur une
un ensemble de relations dans lesquelles période s’échelonnant entre 1995 et 1998.
nous sommes tous impliqués Pendant les entrevues, la discussion portait
individuellement et institutionnellement. Les sur la conception et l’expérience des
théoriciens postmodernes tels que Flax ont femmes par rapport à la violence, aux
conseillé aux féministes d’abandonner leurs moyens et aux obstacles rencontrés au
rêves d’une connaissance innocente et leur moment de chercher de l’aide ainsi qu’à
recherche d’une certaine forme de vérité qui l’aide et aux services qu’elles ont reçus,
pourrait nous dicter comment agir dans le particulièrement l’intervention dans les
monde de façon à ce que chacun y trouve maisons d’aide et d’hébergement pour la
son compte (Flax 1992, cité par Fawcett & clientèle d’origine ethnoraciale différente.
Featherstone 1995). Plutôt que d’adopter Bien que la recherche visât à mieux
cette position innocente et inoffensive, les comprendre les pratiques relatives à la
postmodernistes affirment que le féminisme culture et à la « race » dans un contexte de
lui-même est embourbé dans ses maison d’aide et d’hébergement pour
connaissances/relations de pouvoir et que, femmes victimes de violence, à mesure que
par conséquent, il comporte ses propres nous avons analysé les données, les
lacunes et omissions. Ces mêmes problèmes relatifs à la maternité sont
postmodernistes ont signalé la propension devenus évidents. Nous avons joint aux
des féministes à voir des différences fixes et données d’entrevues des notes recueillies
à faire par la suite des analyses sur le terrain à partir d’observations faites à
dichotomiques qui décrivent les hommes la maison d’aide et d’hébergement et
comme des êtres puissants et les femmes compilées entre 1995 et 1999.
comme des êtres impuissants (Featherstone
& Fawcett, 1995). Les perspectives qui Pour donner une vue d’ensemble,
reconnaissent que les femmes ont un cette maison d’aide et d’hébergement existe
rapport complexe avec le pouvoir sont plutôt depuis le milieu des années 70. Elle peut
un antidote au paradigme de victimisation héberger jusqu’à quinze femmes et enfants,
(Featherstone & Trinder, 1997) et à la et accueillir trois enfants au berceau. Gérée
perception que les intérêts et les besoins par une directrice exécutive, la maison
des femmes et des enfants sont d’aide et d’hébergement compte quatre
inévitablement les mêmes. employées à temps plein et quatre
employés à temps partiel, en plus d’avoir
Comment ces développements recours à une dizaine de bénévoles
théoriques ont-ils affecté les efforts des réguliers. La clientèle provient de différentes
féministes visant à améliorer le niveau sources, dont d’une ligne d’écoute
d’indépendance et d’autonomie des téléphonique centrale ainsi que de
femmes? Nous nous sommes demandées l’orientation faite par les employés des
jusqu’à quel point et de quelle façon les services de polices ou des hôpitaux. Il peut
analyses féministes portant sur la maternité également s’agir de femmes qui ont déjà été
ont influencé l’intervention auprès des hébergées dans cette maison par le passé.
femmes victimes de violence dans les Les services sont offerts aux femmes
maisons d’aide et d’hébergement. adultes de 18 ans et plus et à leurs enfants
de 0 à 16 ans. Les critères d’admission ne
Méthodologie et contexte sont pas restrictifs, à part quelques
exceptions justifiant qu’une femme soit
Notre analyse se base sur des refusée. Au cours de la dernière année, 111
observations et des entrevues menées femmes et 105 enfants ont été hébergés
auprès de femmes hébergées et de d’urgence (rapport annuel).
membres du personnel d’une maison d’aide
et d’hébergement pour femmes victimes de La maison d’aide et d’hébergement
violence d’une ville canadienne. Au total, 38 est gérée selon une perspective féministe

JOURNAL INTERNATIONAL DE VICTIMOLOGIE 2006; 5(1) : 21


KRANE, J. ET AL

comme cela est explicitement mentionné quatrième phase ». La cinquième phase


dans son énoncé de mission, son manuel à consiste à aider la femme à s’adapter à sa
l’intention des bénévoles et son modèle nouvelle vie indépendante : organiser son
d’intervention. Les services comprennent un appartement, rester en contact avec son
refuge sécuritaire pour une période allant intervenante pour obtenir les services dont
jusqu’à deux mois, de l’information et des elle pourrait avoir besoin et s’engager dans
références, des services de consultation et le programme de suivi. La dernière phase
de suivi ainsi qu’une thérapie par l’art pour est le suivi, un programme pour les femmes
les enfants des femmes hébergées. Le qui ont se sont séparées avec succès de
personnel de la maison est également leur conjoint. Pendant cette phase, les
engagé dans la sensibilisation de la femmes ont accès à une vaste gamme de
population et dans des actions sociales et programmes donnés par la maison d’aide et
politiques. d’hébergement (ex. : musicothérapie,
ateliers sur la sexualité, l’auto-défense, l’art
Un plan de service typique est et l’artisanat, l’estime de soi) et elles
constitué de six phases. Tout d’abord, reçoivent un sac d’épicerie pour avoir
l’accueil téléphonique, moment au cours participé au programme.
duquel le travailleur vérifie le niveau de
sécurité de la femme, son admissibilité ou La toile de fond mise en place, nous
ses références. Une fois qu’une femme est pouvons maintenant examiner l’intervention
acceptée et qu’elle arrive à la maison d’aide féministe dans la maison d’aide et
et d’hébergement, elle est accueillie à d’hébergement, en nous concentrant
l’interne. Ses données particulièrement sur l’importance des
sociodémographiques sont recueillies, les problèmes relatifs à la maternité et sur la
formulaires sont signés, les règlements de la façon dont ils apparaissent.
maison sont expliqués, les attentes sont
détaillées et on l’aide à se familiariser avec Violence : Toutes les femmes pourraient
la maison. Parmi les formulaires à signer, on en être victime, vous n’êtes pas à blâmer
retrouve ceux qui libèrent la maison de toute
responsabilité relative aux enfants ainsi En se conformant à la conception
qu’un contrat pour « travailler sur la féministe selon laquelle toutes les femmes
violence ». La troisième phase est la période sont vulnérables, les intervenantes
pendant laquelle il est souhaité que la expriment l’opinion généralement répandue
femme apprivoise la maison et les routines selon laquelle toute femme, peu importe son
que l’on y retrouve (groupes de discussion, statut social, est susceptible d’être victime
tâches ménagères, cuisine, repas collectifs). de violence. Comme plusieurs intervenantes
Au cours de cette première semaine, elle l’indiquent, « toutes les femmes sont à
commence également les séances de risque » (Jolene); « Je crois que toutes les
consultation avec son intervenante. Comme femmes peuvent être victimes de violence.
elle habite dans la maison, la quatrième Je dis aux femmes que je pourrais moi aussi
phase est mise de l’avant : accès à de l’aide être dans leur situation… » (Rachael). En
sociale, exploration du monde de travail, adoptant cette position, les intervenantes
demande de séparation de corps, recherche renforcissent la croyance selon laquelle les
d’un appartement, compte-rendu du dernier femmes ne sont pas à blâmer. Marie décrit
incident à la police, visionnement de vidéos de quelle façon certaines femmes entrent à
sur la violence, participation au groupe et la maison d’aide et d’hébergement « en ne
explication du processus de suivi. Selon sachant pas encore qu’elles sont victimes
Marie, directrice exécutive, « c’est le de violence ». Elles croient généralement
moment de créer des liens avec les autres « qu’elles ont d’une certaine façon fait
femmes de la maison... [certaines de ces quelque chose…, dit quelque chose… ou
femmes] ont eu à traverser ce qu’elle vit encore qu’elles l’ont provoqué [agresseur].
actuellement. Ce partage fait partie du Certaines femmes se tiennent encore pour
processus de guérison ». « La plupart des responsables. Si vous ne travaillez pas sur
femmes qui finissent par mettre en place un cet aspect, vous ne pouvez vous percevoir
foyer où règne la non-violence sont celles comme une femme victime de violence ».
qui ont réussi à passer à travers cette Se percevoir comme une « victime » est la

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LA SORORITÉ N’EST PAS SUFFISANTE

clé du processus visant à devenir une a été validée, elle est arrivée à comprendre
« survivante » qui a réussi à mettre un terme le cycle de la violence et elle a développé
à la violence dans sa vie. son indépendance et son autonomie. « Je
suis mieux sans lui » et « J’aurais dû le
La femme hébergée reçoit le laisser beaucoup plus tôt ». Selon Earline,
message haut et fort qu’elle n’est pas seule les membres du personnel de la maison
dans cette expérience, qu’elle n’en est pas d’aide et d’hébergement :
responsable et qu’elle a le potentiel pour
briser le cycle de la violence : N’essaient pas de nous dénigrer
parce que nous croyons que c’est
Je crois qu’elles [les intervenantes notre faute, elles nous aident à
de la maison d’aide et améliorer notre estime de soi... [Les
d’hébergement] m’ont aidé à arrêter membres du personnel de la maison
de me blâmer, à mettre le problème d’aide et d’hébergement] m’ont
dans un contexte de société en encouragée, m’ont donné le soutien
général... C’était comme si j’étais dont j’avais besoin. J’essayais de
aux soins intensifs (Hilda); mettre de l’ordre dans ma vie... et
elles m’ont appuyée, m’ont aidée à
La violence est la violence, peu me trouver un avocat, un
importe la forme qu’elle prend. Je appartement et à obtenir de l’aide
ne méritais pas cette violence. Je lui sociale. Elles m’ont même donné
ai toujours trouvé des excuses. quelques chaudrons, des rideaux,
J’avais l’habitude de me blâmer, car quelques vêtements [pour ma fille]
je croyais que je lui donnais des et elles m’ont aidée à commencer
raisons d’être violent avec moi ma nouvelle vie.
(Eunice).
Pendant le mois qu’elle a passé à la
Les principes de base de maison d’aide et d’hébergement, Earline est
l’intervention féministe visant à régler les arrivée à comprendre qu’elle n’était pas à
problèmes de violence contre les femmes blâmer et qu’avec du soutien tant sur le plan
sont détaillés dans l’histoire d’Earline. matériel qu’émotionnel, elle pourrait vivre
Ancienne résidente de la maison d’aide et séparée de son conjoint. Comme le
d’hébergement, Earline a subi de la violence mentionne Earline, les intervenantes de la
verbale, physique et financière, a dû endurer maison d’aide et d’hébergement « sont très
des infidélités, ainsi que la destruction de bonnes avec nous et sont d’un grand
ses effets personnels par son conjoint. L’état soutien. Elles nous aident, nous donnent
de la situation s’est détérioré pendant sa des conseils, ce qui est très appréciable car
grossesse. Au départ, elle attribuait ses nous pouvons retomber dans nos vieilles
agissements à l’alcool. Elle était réticente à habitudes. En tant que parent sans conjoint,
dévoiler son comportement pour de vivant seul, vous pouvez facilement sentir
nombreuses raisons : elle avait peur que que vous avez besoin d’un homme et que
personne ne croit ce qu’elle raconterait sur vous devez retourner auprès de votre
leur relation car celle-ci semblait conjoint. Les intervenantes vous donnent
« charmante » vue de l’extérieur, elle se des conseils à ce sujet ». Cette affirmation
disait « c’est ma faute s’il agit ainsi »; et elle présente la notion que toutes les femmes
avait peur qu’il essaie de la tuer si elle le peuvent, et devraient, vivre sans homme
dénonçait à la police. Bien qu’elle ait tenté (violent) dans leur vie, peu importe leur
de le quitter à dix reprises, elle se disait contexte social, y compris leur rôle de mère.
qu’elle « se retrouverait seule » et qu’il
« sera gentil pendant une mois ». Ce n’est Quitter : La meilleure, si ce n’est la seule,
qu’après avoir parlé de la situation à sa solution
travailleuse sociale pendant sa grossesse
qu’elle a commencé à reconnaître qu’elle Au fil des entrevues pour cette
était victime de violence. Lorsqu’elle est recherche, il s’est avéré évident que
arrivée à la maison d’aide et d’hébergement « travailler sur la violence » signifiait
avec son nouveau-né, l’expérience d’Earline travailler à remettre en question la relation,

JOURNAL INTERNATIONAL DE VICTIMOLOGIE 2006; 5(1) : 23


KRANE, J. ET AL

et ultimement, à quitter le conjoint violent... Grande victoire! Elle voyage


présentant un comportement violent. Les maintenant, elle a le monde à ses pieds!
intervenantes encouragent vivement les Cependant, toute sa famille l’a reniée pour
femmes à se libérer de situations de avoir quitté son conjoint ». Lorsqu’on lui
violence. Marie disait souhaiter pour une parle des répercussions d’une séparation,
des femmes violentée qu’elle « se trouve », Jolene reconnaît que cela entraîne de
« s’apprécie » et qu’elle « arrive à nourrir « grandes pertes... le soutien de la famille et
son âme ». « Ici [à la maison d’aide et de l’église... mais également un gain
d’hébergement], je veux aider... les femmes énorme! Elle peut être heureuse, définir ses
à retrouver leur liberté ». Bertha est plus propres objectifs et aspirations. Elle se rend
tranchante sur le sujet : « Vous avez un compte des droits et de l’estime de soi
problème, vous quittez votre partenaire, et qu’elle peut avoir en tant qu’individu... En fin
c’est ce que vous avez à faire. Les femmes de compte, nous l’aidons à redécouvrir
peuvent vivre sans homme ». Elle suggère qu’elle peut faire des choix, pouvoir qu’elle
que le message qui transpire de la pratique avait perdue ». Selon la perspective des
est que « les femmes n’ont pas à tout intervenantes, il semblerait que le potentiel
supporter, qu’elles ne méritent pas d’être des femmes de s’émanciper par rapport à
violentées, qu’elles n’ont pas besoin d’un leur conjoint violent arrive à éclipser, et
homme pour avoir une vie épanouie et même à effacer, les répercussions et
qu’elles peuvent satisfaire à leurs propres conséquences que pourrait entraîner cet
besoins avant de satisfaire à ceux des objectif. L’importance accordée par les
autres. J’apprends qu’il peut être très intervenantes aux avantages que les
frustrant d’essayer de convaincre des femmes obtiennent en quittant un conjoint
femmes qu’elles peuvent réussir seules, ayant un comportement violent provient de
sans homme, et obtenir tout ce qu’il leur leur désir de sauver les femmes de
faut ». Jolene explique la décision de la situations souvent horribles.
femme de quitter un conjoint ayant un
comportement violent comme une « prise de Les messages incitant les femmes à
conscience qu’elle a le pouvoir de faire des réexaminer de façon critique leur relation
choix » : avec leur conjoint violent et à « choisir » de
le quitter se font sentir dans le récit que font
Je les aide à voir le cycle de la les femmes hébergées de l’intervention à la
violence... Je les aide à prendre maison d’aide et d’hébergement. Kalianna,
conscience du pouvoir qu’elles ont mère de deux enfants, a cherché refuge à la
loin du contrôle qu’exerce leur suite d’un incident au cours duquel son
conjoint violent et à... prendre le second mari a menacé une de ses filles
contrôle sur leur propre vie. Il s’agit avec un couteau, ce qui a entraîné
d’un gros mandat... Lorsque je me l’intervention de la police et une orientation à
lève le matin, je me passe la main la maison d’aide et d’hébergement. Il était
dans les cheveux et… je suis prête violent physiquement envers elle et ses
à combattre les forces du mal! Je enfants et ils vivaient sous une menace
crois que je suis une super héroïne constante. Kalianna n’a obtenu aucun
(rires). Cependant, au fond, je suis soutien de la part de sa famille lorsqu’elle a
seulement là pour aider. Leur tenté de dénoncer cette situation de
mission à elles consiste à mettre un violence, et elle avait la croyance selon
terme à leur relation. Ce sont donc laquelle « une femme doit rester avec son
elles les super héroïnes. mari à jamais, peu importe ce qui arrive ».
Kalianna a parlé favorablement de
Jolene a parlé de l’une de ces super l’intervenante qu’elle a rencontrée à la
héroïnes, un ex-résidente du Bangladesh maison d’aide et d’hébergement. Au
qui « n’aurait jamais pu quitter son conjoint moment de l’entrevue, elle faisait une
en raison de l’importance des stigmates demande d’assurance-emploi, préparait sa
sociales ». Jolene l’a perçue comme une nouvelle demeure loin de son mari, et
personne incroyablement libre d’esprit, et savourait le fait qu’elle aurait « sa propre
c’est ce sur quoi elles ont travaillé. Elle a vie, sa propre liberté et que ses enfants ne
trouvé la force de quitter son conjoint seraient plus ennuyés par lui ». Lorsqu’on lui

JOURNAL INTERNATIONAL DE VICTIMOLOGIE 2006; 5(1) : 24


LA SORORITÉ N’EST PAS SUFFISANTE

demande de quelle façon son intervenante suprême :


l’a aidée au cours de ce processus,
Kalianna affirme : « lorsque je lui parle, je [Je veux] que quelqu’un confronte
vois une montagne de problèmes, mon mon mari, peut-être l’église, peut-
mariage, l’avenir, ce qu’il a fait à mes être pas, juste pour lui dire « écoute,
enfants... je reçois des conseils et elle il y a un problème et je peux
[l’intervenante] me dit de laisser derrière t’aider »... Une fois qu’il aura été
tous ces problèmes, de me soigner et d’être confronté, s’il ne change pas,
forte ». Bien que les changements opérés j’espère qu’on [me] dira que « Dieu
dans la vie de Kalianna soient louables, n’aime pas que les hommes traitent
l’idée qu’elle puisse fragmenter des aspects leur femme de cette façon et que si
d’elle-même (ex. : « laisser derrière elle tous je sens que c’est dans mon intérêt
ces problèmes ») pendant le processus de divorcer, je ne serai pas
semble plutôt curieuse. Dans ce cas précis, condamnée ». Je crois que ce serait
la notion de « femme » semble être perçue la meilleure réponse que je pourrais
comme une entité séparée et séparable des obtenir.
notions de « conjointe » ou de « mère ».
Les messages l’encourageant à
Hilda, mère de quatre enfants, devenir forte, indépendante et à quitter son
mariée depuis plus de 25 ans, a trouvé la conjoint ont été présents tout au long de son
force de dire : « Je n’y retournerai jamais ». séjour de deux semaines et demi à la
La maison d’aide et d’hébergement était sa maison d’aide et d’hébergement :
« bouée de sauvetage » car celle-ci lui a
procuré soutien matériel et émotionnel [L’intervenante] voulait que je
pendant la période pendant laquelle elle dresse une liste de mes points forts
mettait fin à son mariage. Hilda a parlé des et de mes points faibles. Elle voulait
pratiques utilisées en maisons d’aide et que je sois fière de moi-même;
d’hébergement qui permettent de réévaluer
plus facilement les relations, en mettant Mon intervenante m’a fourni des
l’accent sur la séparation. Dans les extraits renseignements à propos du cycle
suivants, elle fait référence à une femme de la violence... Les méthodes
hébergée, Maya, qui a été kidnappée, qu’elle utilisait pour m’aider étaient
torturée et violée par son mari, en plus agressives. Je sentais qu’à chaque
d’avoir été victime d’autres actes de fois que je ne répondais pas de la
violence. Ayant perdu sa virginité avec cet façon dont elle aurait aimé, je la
homme et croyant à la doctrine « jusqu’à ce décevais. Je me suis isolée d’elle...
que la mort nous sépare », Maya n’a pas Je ne pouvais lui faire plaisir... Je
voulu quitter son mari. Hilda a mentionné : me disais : « Oh non, je dois leur
[les intervenantes de la maison
Ce qui est difficile dans le groupe de d’hébergement] faire plaisir ».
soutien, c’est lorsqu’une femme est C’était de ce cercle vicieux dont je
encore ambivalente, qu’elle pense à devais m’éloigner;
retourner auprès de son conjoint et
que tout le monde essaie de l’en Les messages que je recevais à la
empêcher en lui disant « s’il te plaît, maison d’aide et d’hébergement
ne fais pas ça ». Par exemple cette étaient : « écoute ma chérie, Dieu
femme, Maya, élevée selon les ne veut pas que tu souffres ». Je
grands principes chrétiens, est très sais que Dieu ne veut pas que je
ambivalente. Nous l’incitions toutes souffre, mais je ne sais pas si Dieu
à mettre fin [à la relation]. pense que mon conjoint a un certain
potentiel. Si je demande le divorce
Maya a parlé en long et en large de et qu’ensuite il change, j’aurai peut-
son désir de sauver son mariage d’abord et être fait une erreur;
avant tout, et si elle en venait à devoir
quitter son mari, elle a précisé qu’elle voulait Je désirais rester avec mon conjoint
demander d’abord la permission à l’autorité tandis qu’elles [les autres femmes

JOURNAL INTERNATIONAL DE VICTIMOLOGIE 2006; 5(1) : 25


KRANE, J. ET AL

hébergées] étaient plus libérées. néanmoins la meilleure, si ce n’est la seule,


Bien qu’elles aient vécu une qui peut les mener au bien-être. Jumelé à
expérience semblable à la mienne, l’hypothèse que les hommes ne sont pas
elles étaient capables de quitter leur aptes à changer, le modèle d’intervention
conjoint; qui a permis à certaines femmes de
retrouver leur liberté et leur tranquillité
Parfois je me dis que j’aurais dû d’esprit, n’est pas adéquat pour toutes :
rester plus longtemps, j’aurais peut-
être pu être suffisamment [L’intervenante] voulait que j’aille
endoctrinée pour réussir à le quitter. dans cette voie. Je sentais qu’on
employait la même méthode pour
Kalianna et Hilda percevaient tout le monde et qu’il n’y avait
comme de l’autonomisation le fait de quitter aucune flexibilité. Je me sentais
leur conjoint. Maya, pour sa part, avait du coincée (Maya);
mal avec l’idée de quitter le sien. Holly et
Camille craignaient les conséquences Certaines intervenantes ont la ferme
qu’elles pourraient subir si elles quittaient conviction que vous devez quitter
leur conjoint violent. Victime de violence votre conjoint sur-le-champ,
pendant sa grossesse, Holly savait qu’elle demeurer à la maison d’aide et
aurait pu appeler la police, mais elle avait d’hébergement quelques semaines,
peur et se disait « ma vie sera finie. chercher à faire valoir vos droits
Comment ferai-je pour subvenir aux besoins immédiatement, chercher un avocat
de mon enfant? Comment pourrai-je payer sans délai...Il y a une marche à
le loyer, la nourriture? ». Holly se qualifiait suivre ou une certain modèle que
de « faible » parce qu’elle était restée avec vous êtes supposée respecter
son conjoint. Maintenant qu’elle est à la (Hilda);
maison d’aide et d’hébergement, qu’elle a
été mise en lien avec un avocat et qu’elle a Il peut parfois être amusant de
entamé des procédures de divorce, elle parler aux autres femmes. Il arrive
« commence à se retrouver ». En tant qu’on fasse la mauvaise langue,
qu’ancienne femme hébergée, Camille a vous savez, qu’on étale au grand
mentionné : « Je sais que la plupart des jour comment il est ou comment il
femmes viennent à la maison d’aide et était et qu’on découvre qu’ils sont
d’hébergement pour mettre fin à leur tous les mêmes (Hilda);
relation. Je pensais donc à tout cela et je me
disais que je n’avais personne d’autre à part Je crois que leur idée est faite, il
mon mari. Il subvenait à mes besoins et à n’existe qu’une seule façon de faire.
ceux des enfants ». Le soutien financier et la Elles me parlaient d’avocats, d’aller
compagnie de quelqu’un étaient les pertes chercher de l’aide sociale, blablabla.
anticipées associées au fait de quitter son Selon leur philosophie, une fois qu’il
conjoint. Eunice a également mentionné les y a de la violence, il y aura toujours
répercussions qu’entraînent le fait de quitter de la violence. Pour ma part, je
son conjoint, bien qu’elle considère que ce cherchais de l’aide pour essayer de
processus s’est avéré une réussite dans son garder ma famille unie. Elles ne
cas : « Si j’ai pu le faire, elles le peuvent voyaient pas cela de cette façon...
également ». En tant que femme de race Elles disaient que les hommes ne
noire, elle avait peur que sa décision soit pouvaient pas être aidés. Je n’en
perçue comme si elle « renonçait » à son suis pas convaincue (Yvette);
partenaire en tant qu’homme de race noire.
« Lorsque vous laissez tomber un homme Certaines femmes piétinent, ne
noir, c’est comme si vous les laissiez tous progressent pas, et les
tomber ». intervenantes de la maison d’aide et
d’hébergement continuent à leur
Peu importe l’interprétation que font dire « les hommes sont comme ci,
les femmes du message les incitant à quitter les homme sont comme ça »! Il
leur conjoint, cette solution demeure existe des hommes qui sont

JOURNAL INTERNATIONAL DE VICTIMOLOGIE 2006; 5(1) : 26


LA SORORITÉ N’EST PAS SUFFISANTE

merveilleux et, à vrai dire, je crois conjoint violent, Bertha a expliqué :


que mon conjoint est un sacré bon
mari (Yvette). Je projette l’image d’une personne
qui a confiance en elle. Je ne suis
Le compte-rendu des intervenantes pas mariée, je n’ai pas de petit ami
reflète la tension qu’elles ont à vivre. D’un et je n’ai pas d’enfant, je montre
côté, elles souhaitent respecter le choix des donc que c’est possible de vivre de
femmes, et de l’autre, elles ont le désir de cette façon. Je sers en quelque
mettre fin au cycle de violence en incitant sorte de modèle! Si je peux le faire,
les femmes violentées à quitter leur conjoint. vous pouvez le faire aussi!
Marie a été très éloquente à ce sujet : Évidemment, une femme ne se
transforme pas du jour au
Elles peuvent choisir de retourner lendemain, mais puisqu’elle est là,
auprès de leur conjoint. Nous elle peut profiter de cette
devons respecter leur choix. Il s’agit expérience.
de leur vie. Souvent, une femme va
revenir deux ou trois fois avant Quoique bien intentionné, le
d’être vraiment prête à mettre fin à commentaire de l’intervenante est un
la relation. Elle sait toutefois qu’elle exemple frappant d’inattention à la diversité
n’est pas seule, qu’il y a beaucoup qui existe entre les femmes victimes de
d’autres femmes qui ont vécu une violence, y compris les différents besoins et
situation semblable à la sienne et intérêts relatifs à la maternité.
qu’il existe un endroit où elle peut
aller si elle le désire. Elle doit Femmes violentées, mères violentées :
prendre sa vie en main et faire les Quelle est la différence?
choix nécessaires pour y arriver;
L’intervention féministe à la maison
Certaines femmes vont dans la d’aide et d’hébergement se base
direction opposée et ce n’est pas apparemment sur le partage d’expériences
mon travail de les convertir. d’oppression. Missy, une intervenante, a
[signification?] Ce sont des reconnu que, bien que les femmes
femmes qui choisissent de ne pas constituent un groupe hétérogène, « il existe
remettre en question le patriarcat, une expérience commune entre elles…
qui choisissent une vie traditionnelle leurs histoires sont très semblables et la
sans examiner les autres options, base de leur expérience est la même ».
des femmes qui sentent qu’elles Comme vous pouvez le constater, les
n’ont pas d’autre choix, et qui font le différences entre les femmes hébergées
même choix que celui que leur mère sont minimisées, si elles ne sont pas
a fait avant elles, sans se poser plus carrément mises de côté, particulièrement
de questions. en ce qui concerne les différences entre les
femmes avec ou sans enfant. L’opinion
Bien qu’on fasse référence aux d’une intervenante sur le règlement de la
différents choix et options, il n’y a aucun maison concernant la cuisine, règlement
doute que le succès ultime est obtenu visant à permettre le développement de
lorsque la femme quitte son conjoint violent. l’autonomie des femmes, nous a donné un
En plus d’offrir un endroit sécuritaire où être aperçu du problème :
hébergée, de l’information sur les
ressources, de l’aide tangible pour Elle arrive à la maison d’aide et
bénéficier de services de santé et d’un d’hébergement et le fait d’être
logement ainsi que de services sociaux, encouragée et félicitée pour sa
juridiques et financiers, l’intervention sous cuisine est merveilleux pour elle.
forme de discussions formelles ou [Cependant] il y a beaucoup de
informelles en groupe ou individuellement tension à l’heure des repas et les
fait partie du processus. Lorsque nous lui enfants sont dérangeants pendant
avons demandé comment elle s’y prenait cette période, c’est très facile à voir
pour aider une femme à se libérer d’un (Bertha).

JOURNAL INTERNATIONAL DE VICTIMOLOGIE 2006; 5(1) : 27


KRANE, J. ET AL

C’était un gros problème à la


Comme le montre la dernière partie maison d’aide et d’hébergement
de l’extrait, l’expérience du développement (Yvette).
de l’autonomie peut être restreinte pour les
femmes qui doivent s’occuper à la fois de la Le règlement des heures de
préparation du repas et des enfants. Même coucher fixes pour les enfants, visant à
dans les meilleures circonstances, les permettre aux femmes de participer à des
enfants sont indisciplinés lorsqu’ils sont discussions de groupe significatives, écarte
dans un environnement étranger. Étant également le rôle maternel qui consiste à
donné la récente perturbation dans leur vie, préparer les enfants pour la nuit et à les
il est normal de s’attendre à ce qu’ils mettre au lit. Encore une fois, dans des
présentent un comportement difficile à circonstances normales, les enfants de tous
l’heure du repas et du coucher. Comme âges peuvent éprouver de la difficulté à
l’illustre cet extrait, ces deux tâches liées de dormir dans un environnement qui ne leur
la maternité sont prises pour acquis et non est pas familier. Il est facile d’imaginer le
reconnues. stress qui est ajouté à l’enfant et à la mère
par les heures de coucher imposées dans
Les règlements et le modèle un environnement étranger.
d’intervention en vigueur dans la maison
d’aide et d’hébergement s’appliquent à En raison des règlements – comme
toutes les femmes. Lorsqu’il est question celui selon lequel les enfants
des soins à apporter aux enfants et de leur doivent être au lit au plus tard à 20 h
supervision, il n’y a aucune concession. Une – j’ai senti que je n’étais pas chez
intervenante a raconté un incident au cours moi. [Mon fils] est un garçon qui
duquel une femme hébergée est allée au déplace beaucoup d’air. J’étais dans
parc avec l’aîné de ses deux enfants afin de un endroit où je ne savais pas
passer un peu de temps seule avec lui. comment le faire dormir. De plus, si
Lorsqu’elle a découvert que le cadet avec vous avez un enfant et que vous
été laissé à la maison d’aide et sortez, vous devez rentrer avant
d’hébergement, l’intervenante a demandé à 20 h 30. Si vous arrivez en retard,
l’enfant où se trouvait sa mère et elle s’est vous recevez un avertissement.
empressée d’aller la retrouver au parc. Après deux avertissements, vous
L’intervenante a répété les règlements à la êtes expulsée. J’ai tout de suite
mère et lui a expliqué que les senti que je n’étais pas vraiment
« intervenantes en maisons d’hébergement chez moi. Si mon fils apportait
n’étaient pas des gardiennes d’enfants ». Le certains jouets en haut, je devais les
manque de soutien par rapport à leur rôle de redescendre. Je devais toujours me
mère a de graves répercussions pour les préoccuper de ces détails (Maya).
mères pendant le processus au cours
duquel elles doivent « travailler sur la Le stress supplémentaire auquel
violence », « nourrir leur âme » et « se sont exposées les mères qui doivent
libérer ». L’écart entre le besoin de ces s’assurer qu’elles et leurs enfants respectent
femmes et ce qui est offert par la maison les règlements de la maison est évident.
d’aide et d’hébergement est évident, et Alors que Maya devait se battre avec les
pourtant le même objectif est visé, soit de demandes de son jeune enfant, Hilda, pour
survivre à une relation où règne la violence : sa part, a parlé des difficultés liées à la vie à
la maison d’aide et d’hébergement avec des
Il n’y avait personne pour prendre adolescents. Elle n’est demeurée à la
soin des enfants afin que l’on puisse maison d’hébergement « que quelques jours
s’occuper de nos problèmes. Quand car c’était vraiment difficile de savoir que
ça va mal et que l’on a besoin de mes deux plus vieux étaient à la maison et
changer d’air pendant un moment, d’avoir seulement mes deux plus jeunes
on doit demander à une autre avec moi à la maison d’hébergement. Ma
femme hébergée, qu’on ne connaît fille de 14 ans se rebellait contre le couvre-
pas, de nous aider, tout en sachant feu en vigueur à la maison d’hébergement.
qu’elle en a plein les bras elle aussi. Elle voulait voir ses amies et aller aux

JOURNAL INTERNATIONAL DE VICTIMOLOGIE 2006; 5(1) : 28


LA SORORITÉ N’EST PAS SUFFISANTE

soirées qui avaient lieu à l’école ». Bien était apparent lorsque des problèmes relatifs
qu’Hilda se sentait « la bienvenue et en et à la maternité et à la culture étaient
sécurité » à la maison d’aide et combinés, mais l’écart était attribué
d’hébergement et qu’elle « aurait voulu seulement à la culture, et non aux tâches
rester plus longtemps », elle est partie « à maternelles. Comme Missy l’a mentionné :
cause des enfants ». Elle a demandé un
mandat de paix, a changé les serrures des Il y avait des problèmes pour le soin
portes et elle est retournée chez elle avec des enfants car ils devaient se
ses quatre enfants. coucher à 20 h 30 pour laisser du
temps pour le groupe de discussion.
Le modèle d’intervention, bien que Cette façon de faire entrait en conflit
ce soit peut-être de façon non intentionnelle, avec leur culture car pour elles, il
semble mieux répondre aux besoins et aux aurait été normal que les enfants
intérêts des femmes sans enfant. L’histoire soient restés avec leur mère sur le
d’Yvette illustre le besoin désespéré d’une divan, même si celles-ci parlaient de
femme d’obtenir de l’assistance pour les problèmes graves. Malgré cela,
tâches relatives à la maternité dans un l’heure de coucher à 20 h 30
contexte où elle a dû échapper à une demeurait imposée. Elles
relation où régnait la violence. Yvette a n’arrivaient pas à comprendre cette
cherché refuge à la maison d’aide et règle. Je crois qu’elles se disaient :
d’hébergement avec un nouveau-né et un « Je vais me conformer mais je ne
bambin. Elle cherchait « quelqu’un pour comprend pas vraiment cette façon
l’aider avec les enfants… Elle avait besoin de faire et pourquoi celle-ci est
d’une pause ». Aux prises avec ses imposée ».
problèmes, elle savait qu’elle devait « rester
forte pour les enfants ». Bien qu’Yvette n’ait Tout au long de leurs réflexions sur
pas fait directement référence aux l’intervention à la maison d’aide et
règlements et attentes de la maison d’aide d’hébergement, les intervenantes ont très
et d’hébergement, il est facile d’imaginer à peu parlé de la maternité comme d’un
quel point ses responsabilités en tant que facteur influençant la façon de répondre à la
mère et leurs conséquences gênaient sa violence. Nous avons relevé une exception
capacité à se conformer aux règlements et à lorsqu’une intervenante a présenté le désir
bénéficier de son séjour. « Vous ne pouvez d’une femme de préserver la relation père-
pas arriver à 13 h parce que les enfants se enfant comme un exemple de pression
couchent à cette heure-là. C’est à ce culturelle :
moment que vous pouvez décrocher et
reprendre la tâche à 16 h ». En tant que Si un biais culturel les poussent à
mère de jeunes enfants, la routine préserver la famille unie, elles diront
quotidienne d’Yvette était dictée par l’horaire souvent : « Si je n’avais pas
de ses enfants. Le seul moment qu’elle avait d’enfant, ce serait beaucoup plus
pour « nourrir son âme » ou « se libérer », facile, mais j’en ai, et il a le droit de
s’il lui restait assez d’énergie pour le faire, les voir. Je ne veux pas que mes
était lorsque les enfants dormaient. Yvette enfants vivent sans leur père, ce
est demeurée quelques jours à la maison n’est pas normal » [elle lève les
d’aide et d’hébergement puis elle est yeux au ciel en signe
retournée chez elle. À l’insu du personnel de d’exaspération] (Bertha).
la maison d’hébergement, elle est
également retournée avec son conjoint. « Si Toutefois, pour certaines mères, les
je n’avais pas eu d’enfants, j’aurais sans besoins des enfants ont influencé leurs
aucun doute fait d’autres choix. J’aurais réflexions et leurs réactions par rapport à
vendu la maison et je crois honnêtement leur situation :
que nous aurions divorcé ».
... particulièrement une femme qui
Le manque de cohésion entre est dépendante financièrement de
l’intervention à la maison d’aide et son conjoint et qui a de jeunes
d’hébergement et les besoins des mères enfants. Ou encore s’ils vivent dans

JOURNAL INTERNATIONAL DE VICTIMOLOGIE 2006; 5(1) : 29


KRANE, J. ET AL

une maison confortable, elle peut différentes facettes de chaque femme ne


croire que si elle prend la décision sont pas nécessairement compatibles, tout
de quitter son conjoint, ses enfants comme leurs besoins et leurs intérêts ne
et elle perdront tout cela, ils devront correspondent pas nécessairement avec
vivre dans un environnement ceux de leurs enfants. Même lorsque les
différent. C’est terrible. C’est très femmes savent qu’elles peuvent échapper à
difficile si vous avez des enfants et la violence à la maison d’aide et
qu’ils vivent dans une certaine d’hébergement, elles trouvent difficile de
sécurité et stabilité, et que vous faire passer leurs propres besoins avant
devez tout bouleverser. C’est injuste ceux de leurs enfants. Bien qu’il soit difficile
que vous ayez à faire cela. Je d’imaginer de quelle façon une maison
pourrais très bien vivre dans un petit d’aide et d’hébergement pourrait répondre
appartement… mais les enfants adéquatement à un cas aussi complexe,
eux? (Hilda). celui-ci illustre néanmoins la pensée
maternelle qui guide les décisions de cette
L’histoire de Zohreen illustre femme hébergée.
comment les besoins de son fils ont pris le
pas sur son désir de bannir la violence de sa Conclusion
vie. Femme immigrante au statut incertain,
non autorisée à réclamer de l’aide sociale L’intervention telle que nous venons
et, par conséquent, incapable de payer un de la décrire semble être conçue pour les
logement seule, Zohreen est mariée à un femmes qui sont en mesure de répondre à
homme violent depuis plus de 25 ans. Ils ont leurs besoins individuels, de guérir, de
quatre enfants. Le plus jeune fils souffre développer leur autonomie, d’obtenir leur
d’une maladie chronique qui nécessite des droit à l’indépendance et finalement, de
soins constants ainsi qu’un suivi continu à choisir de vivre sans violence et séparée de
l’hôpital. Suivant les conseils de membres leur conjoint (violent). Cette conception de la
du personnel médical (jumelés à la menace pratique est en harmonie avec le discours
qu’une enquête soit menée par la protection féministe dominant en matière de violence
de la jeunesse), Zohreen a trouvé refuge à conjugale. Elle comporte cependant un
la maison d’aide et d’hébergement. Après problème majeur : la catégorie sociale que
deux semaines d’hébergement, qu’elle a l’on appelle « femme » continue d’être
décrites comme étant « sécuritaires, sans traitée comme si elle était fixe, homogène et
violence » et « paisibles », Zohreen est unidimensionnelle. Dans le contexte de la
retournée chez elle pour prendre soin de théorie et de la pratique en matière de
son fils. En raison de sa maladie, il ne violence envers les femmes, elle est adulte,
pouvait pas habiter avec elle à la maison hétérosexuelle et sans enfant, entre autres
d’aide et d’hébergement. Selon Zohreen, choses. Une notion aussi restrictive de la
elle n’avait « d’autre choix » que de « femme » n’est plus adéquate. Comme
retourner chez elle. En son absence, Trina Grillo (1995) l’indique :
« personne n’a lavé ses cheveux, ne l’a
nourri ou lui a donné ses médicaments. En Chacune d’entre nous se situe à
deux semaines, il avait déjà perdu 2 kg ». l’intersection de nombreuses
Ses plus jeunes enfants lui manquaient et ils catégories : latine, femme, petite,
voulaient être avec elle. Bien que Zohreen mère, lesbienne, fille, yeux bruns,
ait été reléguée au sous-sol de la maison cheveux longs, esprit vif, impulsive,
tandis que son mari violent et ses enfants travailleuse, têtue. À tout moment
vivent à l’étage, elle a déclaré : « maintenant dans l’espace-temps, certaines de
que nous vivons ensemble, ils sont ces catégories s’appliquent à une
heureux… je me sens bien. Lorsque je femme et à sa capacité d’agir dans
demeurais à la maison d’aide et le monde. Les autres catégories ne
d’hébergement, j’étais seule et je s’appliquent pas du tout.
m’inquiétais tout le temps à propos des
enfants. Maintenant, je vis avec mes enfants La citation ci-dessus décrit une
et c’est mieux comme ça ». L’histoire de seule et même femme. Généralement, une
Zohreen est un exemple poignant que les telle femme n’est perçue que partiellement

JOURNAL INTERNATIONAL DE VICTIMOLOGIE 2006; 5(1) : 30


LA SORORITÉ N’EST PAS SUFFISANTE

comme une femme ou une mère, une permettre aux femmes de moins s’inquiéter
victime ou une survivante, mais jamais tous à propos de leurs enfants et ainsi favoriser
ces qualificatifs à la fois. On prend pour les résultats positifs obtenus par les
acquis que ses caractéristiques existent discussions informelles (c.-à-d. sororité dans
séparément et que son identité est la cuisine). De la même façon, un soutien
fragmentée. Cette fragmentation est, bien concret et continu apporté à la routine des
sûr, entièrement contraire à la réalité de la enfants à l’heure du coucher pourrait
vie de toute femme (Grillo, 1995). Les diminuer le stress pour les enfants et leur
notions de femmes qui se guérissent, qui se mère pendant cette période. On pense par
libèrent et qui deviennent des survivantes exemple au bain, au brossage des dents et
apparaissent comme essentialistes et à l’histoire pour s’endormir. Un tel soutien
semblent nier différents aspects complexes, respecterait le principe féministe de
et même parfois concurrents, de la vie des guérison collective dans un environnement
femmes, particulièrement en ce qui a trait à communautaire mais diffèrerait
la maternité. Un modèle d’intervention qui manifestement de la pratique courante.
traite la « femme » comme une catégorie Contrairement à la conception selon laquelle
unique et incontestée est un modèle la maternité est une responsabilité
d’intervention qui, involontairement, oblige la individuelle et privée, innée à toutes les
femme à choisir un aspect particulier de son femmes, le partage des tâches relatives aux
identité, soit la femme victime de violence. Il soins des enfants dans les maisons d’aide
semble plutôt ridicule de s’attendre à ce et d’hébergement pourrait améliorer la
qu’une femme sépare les différents aspects participation générale des femmes au
de son être, pour devenir une femme victime processus de survie, et permettre de
de violence, une mère, une travailleuse, etc. s’attaquer à la question de l’ethnocentricité
Les mots d’Hilda montrent la résistance à la de la maternité individualisée. Si un tel
fragmentation : « Je pourrais très bien vivre soutien n’est pas possible, il faudrait
dans un petit appartement… mais les envisager d’assouplir les règlements de la
enfants eux? » maison d’aide et d’hébergement pour
s’ajuster aux besoins des mères plutôt que
Dans cette étude, l’intervention de demander aux mères et aux enfants de
féministe à la maison d’aide et se conformer à la structure de la maison
d’hébergement est centrée sur d’aide et d’hébergement.
l’émancipation des femmes par rapport à
des situations d’oppression et de violence. Le soutien apporté aux femmes
Bien que cet objectif soit compréhensible et dans leur rôle de mère ne doit pas être
admirable, ne pas modeler l’intervention afin interprété par celles-ci comme une solution
qu’elle réponde aux besoins des femmes mise en place parce que leur conduite
dans leur rôle de mères risque de les maternelle est problématique ou inadéquate
empêcher de mettre un terme à la violence ou comme un moyen pour elles de se
dans leur vie. Cela nous amène à nous dérober de leurs responsabilités
demander quelle place devrait occuper la maternelles. Le blâme envers les mère
maternité si l’intervention féministe était possède une bien trop longue et
repensée à ce sujet. D’un autre point de douloureuse histoire qu’il est difficile de
vue, si la pratique dans les maisons d’aide remettre en question tant dans la théorie
et d’hébergement exigeait de prendre le rôle que la pratique en relation d’aide (Caplan &
de mère au sérieux, quels changements McCorquodale, 1985; Davies & Krane,
devraient être apportés à cette pratique? 1996). Comme la plupart des mères le
Par exemple, si toutes les femmes constatent, s’il y a un problème avec leurs
continuaient à être responsable de la enfants, elles en seront tenues
préparation des repas collectifs, la responsables. « Cela soumet les femmes à
responsabilité de s’occuper des enfants une pression intolérable… Les mères
pourrait être assumée par la maison d’aide agissent donc toujours sous une tension
et d’hébergement et intégrée à sa routine, intense, ce qui peut les rendre anxieuses et
selon la disponibilité du personnel ou des craintives. Les tâches relatives à la
bénévoles. La mise en place d’une aire de maternité deviennent même plus difficiles
jeu supervisée à proximité pourrait qu’elles ne le sont en réalité » (Caplan &

JOURNAL INTERNATIONAL DE VICTIMOLOGIE 2006; 5(1) : 31


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parler de l’invisibilité de leur rôle). Le soutien Practicing feminism: Identity,
à temps plein pour les mères vise plutôt à difference, power (pp. 1-37). New
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pleinement à l’intervention et à en tirer le Chodorow, N. (1978). The reproduction of
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relever ce défi. Nous devons reconnaître Rethinking the family.
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leur recherche d’aide et leur expérience à la Race, class and feminist theorizing
maison d’aide et d’hébergement sont about motherhood. Dans E. Nakano
façonnées par de nombreux facteurs, dont Glenn, G. Chang & L. Rennie
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Journal International De Victimologie
International Journal Of Victimology
Tome 6, numéro 2 (Janvier 2008)

Les agirs violents au sein du couple : Perspectives


cliniques et psychocriminologiques
ESCARD, E.(1), LANCIA, L.(2), FAICT, T.(1) [CANADA & FRANCE]

Auteurs
1 Service régional de médecine légale, victimologie et criminologie, CHU de Clermont-Ferrand
(France)
2 Interne en psychologie, Institut Philippe Pinel, Montréal, Québec (Canada)

Résumé

Après rappel des modalités d’une communication violente, nous préciserons les spécificités
relationnelles qui peuvent favoriser ou perpétuer les violences conjugales. En effet, il apparaît
important dans ces cas de préciser non seulement les deux personnalités en jeu, mais aussi les
interactions au sein du couple et avec l’extérieur, y compris les professionnels du réseau
victimologique. La fonction de la violence doit être approfondie, de même que les effets
psychotraumatiques des violences qui peuvent être à l’origine d’une modification des
représentations psychoaffectives et des compétences relationnelles et sociales, faisant obstacle
à la prise en charge proposée. A partir d’exemples, comme la passion amoureuse ou la relation
d’emprise, nous évoquerons comment une analyse systémique des difficultés est à même de
resituer les violences conjugales dans un contexte plus respectueux d’une éthique de la
souffrance.

Mots-clés

Violence, Couple, Personnalité, Système, Jalousie

Nous allons essayer de rechercher communicationnelle (y-a-t-il un message


un sens au passage à l’acte au sein du destiné à autrui ?) et enfin dynamique
couple, ce qui suppose beaucoup de travail (quelle est la structure de personnalité sous-
pour les cliniciens puisque le passage à jacente et les éventuels conflits inconscients
l’acte implique d’ordinaire une évacuation qui peuvent servir de moteur au passage à
totale ou quasi totale de la mentalisation, de l’acte ?). Nous préciserons de quelle
la mise en sens par le patient de son acte. manière le système conjugal peut favoriser,
Nous tenterons de qualifier le passage à gérer ou prévenir les conflits à risque.
l’acte de façon précise, de par sa nature
comportementale (homicides, menaces, Nous savons qu’il n’est pas toujours
violences, tentatives de suicide…), pertinent de vouloir assimiler linéairement

JOURNAL INTERNATIONAL DE VICTIMOLOGIE 2008; 6(2) : 109


ESCARD, E. ET AL

un acte, un type d’agir théorique et une décrit ce processus : il y aurait des moments
structure psychopathologique. Qui dit d’agressivité contre l’objet qui feraient
humain, dit complexité et exceptions. Le émerger une culpabilité précoce et
travail clinique nous montre à quel point il envahissante de la peur d’avoir détruit
est difficile de classer typologiquement et l’objet. Cette culpabilité entraîne une
linéairement un sujet selon ses actes et sa réparation. La réparation ne peut s’effectuer
structure, sujet qui répond peu souvent à que dans la reprise de la destruction de
l’hypothèse de l’homme rationnel (Escard, l’autre (Klein, 1952).
2007). Nous proposons simplement
quelques modalités de compréhension des Pour ce qui est de la dimension de
motivations conscientes et inconscientes la rupture, ce qui essentiel c’est le rapport à
des violences intra-conjugales. l’autre. Dans le passage à l’acte, il n’y a plus
d’altérité, il y a un état d’indifférenciation
La communication violente face à autrui. Les souvenirs sont confus,
incomplets ; en effet, il y a un
Nous constatons que des sujets évanouissement dans l’instant, une éclipse
adoptent plus un mode de communication du sujet.
verbale, d’autres optent plus pour un mode
d’expression comportemental ou somatique. L’acting-out, au contraire, par sa
volonté de démonstration, ne suppose pas
Le comportemental et le somatisé sont la disparition de l’autre mais plutôt que
souvent considérés comme des l’autre change de regard sur lui. L’acting-out
fonctionnements régressifs, et normalement, est un appel à l’autre. En effet, la dimension
ils se contentent de prolonger les pensées. du transfert est fondamentale.
Mais à l’état pathologique, ils les remplacent
par la mise en action du comportement et du « Si cette dimension de recherche
corps, et c’est ainsi que nous débouchons relationnelle n’existe pas, nous nous situons
sur le passage à l’acte. Il apparaît alors dans le registre de la solitude, du
cependant important de dépasser une désespoir, de l’évacuation de l’autre et
conception évolutionniste ou aussi, souvent, de la tentative désespérée
psychogénétique du passage à l’acte qui fait de contrôler l’autre à tout prix et qui
de ce dernier une expression de qualité s’accompagne d’un sentiment
mentale « inférieure » aux élaborations d’omnipotence. C’est ce que nous
passant par le discours, l’acte pouvant aussi appellerons à proprement parler le passage
être créateur d’un changement (Douville, à l’acte» (Millaud, 1998).
1999).
La distinction théorique est tout à fait
L’acte criminel est à concevoir à fondamentale, même si la confusion entre
l’intérieur de deux réalités : celle extérieure les deux termes existe depuis longtemps.
déterminée par les interprétations juridiques L’auteur présente le passage à l’acte
et sociales et une réalité intérieure, comme étant le témoin de la rupture de la
intersubjective, intrapsychique et morale. chaîne logique entre la parole et l’action. Il
Ces deux réalités sont en interaction et existe un défaut de mentalisation.
sous-tendent un carrefour entre plusieurs
champs disciplinaires, tel que la justice, la Ceci dit, l’irruption d’un agir ne peut
psychopathologie et la criminologie. être considérée uniquement comme négatif,
il vient nous renseigner avant tout sur une
Être proche du sujet engendre la faille dans le système parole-action. La
peur de celui-ci d’être l’objet d’une intrusion différence en termes de pronostic se fera à
de la part de l’autre. Il y a donc une crainte travers la fréquence d’utilisation de ce
de l’attaque de l’autre. D’autre part, il existe mécanisme, les conséquences de celui-ci
chez ces patients un rapport apparent à dans le réel, et la capacité du sujet à
l’exclusion et à l’abandon. Cela se traduit identifier ce fonctionnement.
par le fait que toute autonomie du tiers sera
perçue comme de l’abandon ou du rejet. Rappelons-nous que la
Face à ces sentiments, le sujet tentera de mentalisation ne se traduit pas
s’approprier celui qui s’en va. Mélanie Klein nécessairement par la manifestation

JOURNAL INTERNATIONAL DE VICTIMOLOGIE 2008; 6(2) :110


LES AGIRS VIOLENTS AU SEIN DU COUPLE

extérieure de paroles, de même qu’un continue, le sujet est au bord de l’éclatement


acting-out n’est pas forcément une action et l’agir reflète celui-ci.
motrice.
Spécificités relationnelles dans les
Nous assistons donc à une victoire violences conjugales
du principe de plaisir sur le principe de
réalité, une victoire de l’action sur la parole. En février 2001, le rapport Henrion
« Celle de la décharge pulsionnelle passant retient pour définition des violences
par l’acte moteur comme solution conjugales « les violences qui ont pour
économique à un état de tension facteur commun un processus évolutif au
psychique» (Casoni, 2003). cours duquel un partenaire exerce, dans le
cadre d’une relation privilégiée, une
Le recours à l’acte permet en plus domination qui s’exprime par des agressions
de réguler l’angoisse que l’intensité des physiques, psychique ou sexuelle. Elles se
affects est susceptible d’éveiller. Ce mode distinguent des conflits de couple en
de réaction, bien qu’il soit potentiellement particulier ». Dans cette définition, il n’est
applicable par tout le monde, est le mode plus fait état du terme « époux », ni de « vie
typique de réaction de certains individus. commune », mais de « relation privilégiée ».

Pour les délinquants habituels, le La violence conjugale se distingue


recours à l’acte constitue un mode privilégié des autres formes de violence, partiellement
de gestion des tensions internes. La en raison de sa dynamique de répétition :
décharge agit, peut être bien souvent « le cycle de la violence tend à se raccourcir
déclenchée par des angoisses ou des et l’intensité de la violence à s’accentuer»
affects spécifiques. Ainsi comme nous (Weltzer-Lang, 2005). En même temps que
verrons par la suite, il est possible de voir l’un encourage l’autre, les deux partenaires
chez certains conjoints violents, une changent.
décharge pulsionnelle de rage suscitée par
de puissantes angoisses d’abandon et de Selon R. Coutanceau (2006), « la
perte de l’objet d’attachement. Le but de violence apparaît et se déroule
cette décharge est avant tout d’éviter de généralement selon une chronologie
ressentir des affects ou des angoisses standardisée qui s’inscrit dans un cycle en
douloureux, comme la culpabilité ou l’affect trois temps : la tension, l’acte violent puis la
dépressif. Tout ceci ne s’effectue pas sans réparation». Les conflits au sein du couple
conséquences puisque l’individu qui agit à la violent, contrairement au couple « normal »,
place de mentaliser sera systématiquement ont pour objet de manifester la supériorité
en situation de conflit avec son entourage. du conjoint violent. Ce qui est souligné à
travers ces hypothèses, c’est le manque de
L.Villerbu (2003) parle d’une confiance en soi, qui entraîne une
« économie psychique pulsionnelle » pour inquiétude du conjoint violent et par
faire référence à l’équilibration des tensions. conséquent une tentative de domination par
La tension qui fait pression peut être soit la violence.
interne soit externe. En effet, pour maintenir
un quantum d’excitation psychique, Le second temps est celui de
L.Villerbu émet deux hypothèses. Soit l’irruption de la violence physique. Elle surgit
l’individu sera à la recherche de basses en général, quand la domination du conjoint
pulsions, « un écoulement hémorragique violent est devenue incontestable.
continu ». Le sujet est soumis à des
pressions externes, il y a une perte de sa vie Après l’épisode violent, survient
fantasmatique. Là, nous sommes dans le souvent la troisième phase, qui est celle de
cas de pressions externes, la pression sera la réparation.
tellement intense que le sujet agira pour
s’apaiser. Par exemple, Francis Holmes Celle-ci, qui ne perçoit pas que le
était apaisé par la vue du sang. Soit sursis amoureux est éphémère, a encore
l’individu sera à la recherche d’une haute plus vite fait d’accepter les excuses
tension. L’auto-excitation interne est prononcées et d’effacer ce qu’elle vient de
vivre : elle se trouve à nouveau dans une

JOURNAL INTERNATIONAL DE VICTIMOLOGIE 2008; 6(2) : 111


ESCARD, E. ET AL

relation qui correspond à ses aspirations et L’impuissance peut ressortir comme


s’imagine qu’elle a les moyens de la faire une explication prédominante de la violence
durer (Coutanceau, 2006). chez des individus qui présentent les formes
les plus sévères de violence conjugale. Ils
Dans les relations amoureuses sans peuvent en effet ressentir des sentiments
violence, cette fusion ne dure qu’un temps, insupportables de passivité dépressive dans
progressivement chaque partenaire requiert l’interaction avec le partenaire, qui semblent
une indépendance afin de pouvoir liés à des expériences du passé. Certains
poursuivre la relation à deux. Dans les agresseurs expriment très clairement ce
couples violents, l’étape d’individualisation sentiment d’être tellement envahis par des
de chacun semble ne pas se faire. Les émotions confuses qu’ils ne peuvent plus
scènes de ménages « normales » qui penser.
peuvent faire avancer un couple en temps
habituel deviennent de plus en plus Certains individus recherchent les
violentes. D. Anzieu (1996) ira même déclencheurs de leur violence dans des
jusqu'à dire que « les scènes de ménage éléments internes et d’autres externes. La
peuvent devenir une passion au sens où forme la plus évidente de la banalisation
elles humilient, avilissent et font souffrir. consiste à dénier le caractère violent des
Elles font monter le potentiel du couple vers actes.
un paroxysme ».
Dans le climat brûlant de la passion,
Cela pourrait s’expliquer par un non la rupture est l’équivalent d’une mise à mort
(ou mal) établissement du processus de psychique. Chez les hommes les plus
séparation-individuation (Malher, 1990). violents, le sentiment d’amour alternera
avec un sentiment de haine, et non de
Il semblerait donc que dans les colère. La passion reste principalement le
couples violents, l’agresseur n’ait pas acquis symptôme d’un désir inconscient et
lors du processus de séparation- archaïque de symbiose. C’est donc dans la
individuation, le sentiment d’être séparé et passion que le fantasme de l’amour éternel
en relation. prend sa pleine puissance. Et pourtant,
l’enjeu de la passion est de souffrir, le sujet
Chez les individus violents dans un saisi par la passion apparaît aux yeux des
contexte amoureux, la peur de la perte autres comme dépossédé de lui-même,
constitue une angoisse très importante. Elle n’ayant plus la maîtrise ni de ses pensées ni
se manifeste soit comme une angoisse de ses actes.
d’abandon, comme une vulnérabilité au
sentiment d’être rejeté ou encore par le Selon R. Gori (1999), le sujet
besoin permanent d’être rassuré. Celle-ci humain a été dupé et trompé par les paroles
peut également donner naissance à une maternelles telles que : « tu es tout pour
série de manifestations défensives moi », ce message est reçu par l’enfant de
psychologiques et comportementales manière inverse : « je veux être tout pour
comme le contrôle, l’emprise ou la toi ». La passion est en lien avec la mort et
domination afin d’éviter l’angoisse.Pour les la destruction pour tous ceux qui s’en
individus fortement propices à l’angoisse laissent envahir. La frontière entre la
d’abandon, toute distance affective ou jalousie normale et pathologique reste
physique de la part de l’être aimé est perçue néanmoins extrêmement floue. La jalousie
comme menaçante. Tout état de non est morbide quand elle devient une attitude
disponibilité du conjoint constitue une stabilisée, une disposition permanente de la
menace de perte. Le besoin compulsif d’être personne, une manière constante et
rassuré traduit soit la peur du rejet, et dans habituelle de vivre la relation amoureuse et
ce cas, le sujet peut devenir harcelant et sexuelle. Le caractère morbide de la jalousie
exiger sans cesse que l’autre le rassure en est associée à l’incapacité de l’individu à
lui prouvant son amour malgré la violence sortir de la spécificité de son mode de
exercée, soit une intolérance de la relation afin de poursuivre son évolution
culpabilité ressentie. personnelle (Lagache, 1997). Elle amène
avec elle l’impuissance à maintenir

JOURNAL INTERNATIONAL DE VICTIMOLOGIE 2008; 6(2) :112


LES AGIRS VIOLENTS AU SEIN DU COUPLE

l’investissement amoureux puisqu’elle Le récit sera particulièrement long et


bouillonne en sentiment haineux ou éclate circonstancié. L’évolution du couple est
en paroles et gestes d’agression. Elle décrite par phases nettes et distinctes. Il
n’accorde au partenaire que la soumission s’agit, inévitablement d’une reconstruction
et non la liberté et la spontanéité dans dans l’après coup, où le sujet se place
l’adhésion. Elle enferme le jaloux dans constamment comme une victime. Le déni
l’irréversibilité de ses investissements de l’éloignement de l’autre est également
amoureux et sexuels. Morbide ou non, la très présent chez ces criminels. .« Cet écart
jalousie se présente souvent sous la forme entre la façon de se présenter et la
du sentiment d’injustice subie. description de l’entourage, dont il méconnaît
invariablement les besoins propres, est la
Dans le processus criminogène caractéristique majeure de ces
passionnel, la notion psychanalytique de personnalités, tantôt proche des névroses
perte de l’objet a une place importante. La de caractère, tantôt mal structurées, au
relation objectale avec la victime est narcissisme défaillant… Le déni d’altérité est
habituellement de type prégénital solidaire du déni de la haine de l’objet,
narcissique, et la menace de rupture de investissement de la libido narcissique du
cette relation d’objet constitue une situation sujet. La haine de l’autre est aussi
dangereuse qui peut déboucher sur le inassumable que la haine de soi» (Zagury,
meurtre suivi fréquemment du suicide du 1997). Le meurtre de l’autre équivaut en
meurtrier. Cela se manifeste par une grande quelque sorte au propre suicide du criminel
dépendance du sujet à l’objet. Dans des cas parce qu’il n’a pas élaboré la différentiation
excessifs, la perte du lien sujet/objet, peut entre lui et son objet d’amour.
entraîner de graves désordres du Moi du
sujet. L’attachement prégénital à l’objet, est La dévalorisation ou revalorisation
très puissant, mais est surtout très de la future victime par le criminel potentiel
ambivalent, ainsi le sujet pourra passer de est nécessaire (De Greef, 1973). La
l’amour à la haine avec une très grande revalorisation de la femme amenée par la
facilité (Benezech, 1987). jalousie est souvent suivie d’une
dépréciation progressive, dépréciation qui
Le futur criminel est donc plongé prend le caractère d’une véritable
dans une souffrance existentielle, construction mentale, systématique,
s’adonnant à des comportements de implacable, la réduisant peu à peu à l’état
revendication et de désespoir, afin de se d’un être démoniaque, porteur de tous les
réapproprier l’objet perdu. Etant donné que défauts, de tous les vices, dépourvu de
chez ces sujets, le travail intrapsychique du qualités et de charmes.
deuil normal est impossible, l’introjection de
l’objet perdu échoue. Pour le sujet, la mort Il dévalorise, réduit la victime et c’est
de l’objet équivaut à sa propre mort, c’est comme cela qu’il rend possible l’homicide, le
pour cette raison qu’il demeure dans une suicide, voire les deux. C’est par ce
ambivalence pulsionnelle auto et hétéro- processus de revendication que le sujet
agressive. Le sujet ne pouvant se séparer projette tous les blâmes sur sa future victime
de son objet, et par ailleurs ne pouvant pour se sentir autorisé à se venger. Ainsi, il
également se contraindre à accepter peut se persuader que celle-ci mérite la
l’offense narcissique subie, peut mort.
éventuellement décider d’allier meurtre et
suicide afin de réaliser son fantasme de Le désengagement du criminel
fusion avec l’objet dans la mort. représente le désintérêt du criminel pour ce
qui l’entoure. En effet, il n’a pas conscience
Alors que les jaloux pathologiques et de la morale de la société dans laquelle il se
paranoïaques vivent leur crime comme un trouve, il n’a plus la perception du bien et du
acte de légitime défense, ceux qui mal, tel que nous l’entendons
présentent un trouble de l’amour-propre, du communément, donc son intervention
narcissisme, cas le plus complexe et le plus meurtrière est légitime. Cette impossibilité
fréquent, ont en général un besoin de parler de se projeter dans l’avenir permet
assez frappant après un crime passionnel. totalement au futur criminel de tuer, de se

JOURNAL INTERNATIONAL DE VICTIMOLOGIE 2008; 6(2) : 113


ESCARD, E. ET AL

suicider ou encore les deux. C’est le Nous ne pouvons pas parler des
développement de l’idée criminelle. En effet, violences conjugales, sans souligner la
que se soit dans le cas d’un « crime fréquence de la manipulation mentale
utilitaire » où le criminel prend toutes ses qu’elle soit positive, égocentrique ou
précautions pour ne pas être découvert, ou destructrice. De nombreuses personnes
bien d’un « crime passionnel vrai » où vivent à l’intérieur du couple une relation
l’impulsion instinctive domine, il y a une d’emprise ou de harcèlement sans même le
résistance intérieure à vaincre et l’idée ne se savoir, qui les « vide » de leur énergie
développe que progressivement. progressivement (Petitcollin, 2007). Après
une première phase de séduction, le
L’assentiment « inefficace » au « prédateur » déstabilise petit à petit son
départ est ensuite formulé avec des partenaire par des microviolences morales,
menaces puis la crise survient. Le sujet est l’isole de différentes manières (dépendance
en état de souffrance immérité, et pour lui le financière, intrusions répétées, dénigrement
coupable de cet état ? c’est sa future en public…), jusqu’à un véritable
victime. Mauvais sommeil, mauvaise conditionnement, tel qu’il a été décrit dans
nutrition, relâchement moral, indifférence, les mécanismes sectaires, où la victime
abandon aux circonstances, le sujet réagit soumise arrive à être en manque de son
au moindre choc. C’est au paroxysme de ce bourreau quand il est parti (Hirigoyen,
climat émotionnel intense qu’intervient 2004). La contre-manipulation proposée par
l’acte. « Mais ce processus peut être certains est très difficile d’application par la
rompu, le futur criminel peut opérer un victime qui a souvent une mauvaise image
redressement à tout moment, pourvu qu’il d’elle–même, une forte perte de confiance,
soit aidé, soutenu, compris. Les caractères une dépendance affective la rendant
qui ne communiquent pas avec autrui, les vulnérable dans le sens médical et juridique
tempéraments schizoïdes, les paranoïaques du terme.
qui ruminent seuls leurs malheurs sont
infiniment plus exposés que les autres à Une approche élargie de la prise en charge
subir le phénomène jusqu’au bout. » (De des violences conjugales
Greef, 1973). Ainsi il n’est pas impossible
d’imaginer avoir une action préventive dans Dans les situations de violences
le domaine des homicides conjugaux. conjugales, la crise peut émerger au niveau
de l’intervention de tiers, proches ou
Il existe un lien étroit entre les professionnels, dont les résonances vont
violences conjugales et les homicides influencer les conséquences de leur
conjugaux. En effet, ces deux agirs intra- intervention. La référence à la Loi va
conjugaux violents sont souvent abordés constituer une référence commune
dans les mêmes ouvrages de façon incontournable, pouvant agir comme un
parallèle de par la ressemblance des levier et une garantie, mais en même temps
processus psychiques impliqués chez ces faire flamber la violence et le risque de
sujets agresseurs. Certains auteurs iront représailles. De plus, les traumatismes
même jusqu’à dire que l’homicide conjugal répétés subis par la victime vont compliquer
serait la dernière étape de l’engrenage la prise en charge, par atteinte de son
cyclique de la violence conjugale, si celle-ci intégrité et de son identité, qui se traduit
n’est pas traitée à temps. Cette remarque souvent par une ambivalence, une
nous interroge et pourrait donner l’essor à incapacité à se défendre seule, une
de nouvelles recherches. Par contre, une confusion des ressentis et pensées amenant
étude récente a repris l’idée que les auteurs la victime à se culpabiliser, se résigner.
d’un homicide conjugal suivi d’un suicide ne L’étude de la responsabilité de l’auteur
représentaient pas la même population quant à ses actes et de la victime quant à sa
d’auteurs de violences conjugales, l’acte protection (et celle de ses enfants) implique
étant dans ces cas beaucoup plus impulsif de bien cerner le type d’attachement et de
et en réaction à une séparation réelle ou relation de couple et la fonction de la
annoncée. La possibilité de prévention est violence dans le couple (Girard, 2004). Les
alors très limitée (Saleva, 2007). violences conjugales en effet se distinguent
des conflits de couple en particulier, pouvant

JOURNAL INTERNATIONAL DE VICTIMOLOGIE 2008; 6(2) :114


LES AGIRS VIOLENTS AU SEIN DU COUPLE

suivre un cycle et ayant pour objet de s’interpréter comme un modèle de


manifester la supériorité du conjoint violent communication paradoxale et une
(Coutanceau, 2006; Weltzer-Lang, 2005). manifestation symptomatique ayant pour but
le maintien d’une homéostasie, quel que soit
Les violences ont plus de probabilité le contexte socio-culturel. La réalité tant de
de survenir lorsque des liens narcissiques l’auteur que de la victime devienne
ou objectaux dans la structuration du couple dangereuse et attaque leur capacité
existent, notamment pour les couples à relationnelle et de nouer un lien soutenant y
dépendance anaclitique, narcissiques ou compris au niveau d’une alliance
pervers, liens qu’il va falloir dépister et thérapeutique (Ansermet, 2002).
approfondir.
Conclusion
Ainsi, dans la passion amoureuse
partagée, il y a un refus du principe de L’atteinte dans leur intégrité et leur
réalité qui s’actualise dans une identité aussi bien des auteurs que des
transgression des règles très coûteuses en victimes dans le cadre des violences
énergie où la violence et la mort sont parfois conjugales doit être repérée et nous devons
envisagées comme une preuve d’amour. en tenir compte dans leur prise en charge.
Chez certains, l’attachement peut se Leurs représentations psychoaffectives et
transformer en une toxicomanie de la leurs compétences relationnelles et sociales
passion s’exprimant dans l’exaltation et la étant modifiées, une intervention différente
souffrance. La passion peut dériver vers dans l’approche et le temps est nécessaire
différentes formes de violence quand l’échec pour les aider. Une évaluation du couple et
de l’inflation de l’illusion et de l’idéalisation de la famille, voire la prise en charge des
est à l’origine d’un désenchantement deux quand elle est possible sont capitales,
dévastateur, surtout dans une période de avec repérage du type d’attachement et de
stress surajouté (déménagement, deuil, relation de couple, de la fonction de la
grossesse, changement de travail, maladie violence.
...). La haine prend alors place, le double
négatif étant projeté vers l’autre. Les violences conjugales sont
sources de conséquences importantes sur
Il paraît important de bien préciser à la santé au sens large, des individus,
quel stade du couple en crise apparaissent couples, familles, avec un impact et un coût
les violences, l’apparition précoce de social. Quand elles sont mieux comprises,
passages à l’acte physiques étant un facteur elles nous imposent un positionnement
d’évolution défavorable. D’autre part, les éthique, allant bien au-delà d’une approche
effets psychotraumatiques des violences, thérapeutique individuelle des protagonistes.
leur impact sur la santé globale des Ceci implique de s’engager dans la non-
victimes, l’aggravation de la neutralité, la singularité et la globalité pour
déresponsabilisation de l’auteur quant à la chaque situation
protection et à l’engagement du couple
peuvent amplifier la gravité des faits. Références
L’insatisfaction sexuelle est également une
cause fréquente de souffrance des couples, Ansermet, F. (2002). Définition et sources
à l’origine de tensions de frustration de la violence. Infamies d’enfance.
ingérables et à l’origine de passages à l’acte In O. Halfon, F. Ansermet, J. Laget
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JOURNAL INTERNATIONAL DE VICTIMOLOGIE 2008; 6(2) : 115


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JOURNAL INTERNATIONAL DE VICTIMOLOGIE 2008; 6(2) :116


DUGAL, N.

Journal International De Victimologie


International Journal Of Victimology
(Tome(9,(numéro(3((Hiver(2011)(

Partir ou rester?
Facteurs liés à la prise de décision de quitter ou non
une relation violente
DUGAL, N.1 [CANADA]

Auteur
1
École de Criminologie – Université de Montréal

Résumé

Les femmes subissant de la violence au sein de leur couple font face à de nombreuses
incompréhensions quant à leur décision de rester avec leur conjoint ou encore à retourner avec celui-ci
après un séjour en maison d’hébergement. Ces incompréhensions auront d’importantes répercussions
sur leur soutien social et l’aide qui leur sera offerte. Entre le moment où la femme se rend compte qu’elle
est victime de violence conjugale et celui où elle prend la décision de quitter définitivement, il y toute une
prise de conscience et un processus d’une grande complexité qui doit s’opérer et plusieurs facteurs
entrent en ligne de compte. Cet article présente une introduction quant aux différentes théories tentant
d’expliquer ce processus de prise de décision, et des différents facteurs, personnels et situationnels, qui
entrent en jeu. Les limites et implications de ces modèles et facteurs seront ensuite discutés.

Mots-clés: Violence conjugale; décision de partir

Stay or leave? Factors related to decision making or not to leave an abusive relationship

Abstract

Women victims of partner violence face many misunderstandings about their decision to remain with their
spouse or to return with them after a stay in a shelter. These misunderstandings have a significant impact
on their social support and assistance that will be offered. Between the time a woman realizes she is a
victim of partner violence and when she decides to leave permanently there any awareness and a highly
complex process which must take place and several factors come into play. This article is an introduction
about the various theories attempting to explain this process of decision making, and various factors,
personal and situational factors that come into play. The limitations and implications of these models and
factors are then discussed.

Key$words:!Partner!violence;!decision!to!leave.!

388 Journal(International(De(Victimologie(!2011;!9(3)!!
DUGAL, N.

plusieurs facteurs entrent en ligne de


Pour les femmes, vivre de la compte. Cet article fera état des différentes
violence au sein de son couple est l’une des théories tentant d’expliquer ce processus de
raisons les plus importantes entrainant la prise de décision, et des différents facteurs,
dissolution d’une relation amoureuse (Kurz, personnels et situationnels, qui entrent en
1995). Malgré tout, un nombre substantiel jeu.
de femmes violentées par leur conjoint
continueront de vivre avec leur assaillant, et Modèles théoriques
ce, même après avoir franchi l’étape d’aller
demander de l’aide et après avoir dit Les premiers modèles
qu’elles n’avaient pas l’intention de
retourner (Strube, 1988). Les chiffres vont Les premiers modèles à avoir vu le
différer d’une étude à l’autre et s’il est jour pour tenter d’expliquer la prise de
difficile de savoir combien de femmes sont décision d’une femme à quitter ou non un
victimes de violence conjugale, il est encore conjoint violent ont été recensé vers la fin
plus difficile de savoir combien quittent, des années 80’ (Strube, 1988). Trois
celles-ci ne passant pas toutes par des modèles se démarquent soit celui du piège
ressources spécialisées. Il est toutefois psychologique, celui de l’impuissance
possible de constater que les femmes qui acquise, et celui de l’analyse des coûts et
s’en sortent auront souvent quitté plusieurs bénéfices. Dans le premier modèle, celui du
fois avant de quitter définitivement piège psychologique, la victime de violence
(Campbell, Miller, Cardwell, & Belknap, conjugale en vient à avoir investit trop de
1994). temps, d’effort et d’argent, pour se résoudre
à quitter la situation. Le parallèle peut être
Les femmes subissant de la violence fait avec quelqu’un qui s’installe devant une
au sein de leur couple font face à de machine à sous. Plus cela fait de temps qu’il
nombreuses incompréhensions quant à leur joue, plus il lui sera difficile de laisser la
décision de rester avec leur conjoint ou machine, alors que celle-ci est peut-être
encore à retourner avec celui-ci après un juste sous le point de payer. De la même
séjour en maison d’hébergement. Ces façon, une personne dans une relation
incompréhensions sont perceptibles dans la violente aura peut-être passé 10 ans de sa
population en générale, de la part de leur vie à investir dans son couple, à déployer
famille, amis, mais aussi de la part des quantité d’efforts, de temps et même
policiers et autres intervenants dans le possiblement d’argent afin de parvenir à
milieu. Ainsi, il n’est pas rare de voir les changer l’homme qu’elle aime. L’échec est
aidants se décourager suite à de nombreux trop dur à prendre et quitter reviendrait à
retours avec le conjoint ou encore abandonner maintenant alors que le conjoint
d’entendre des remarques dans la violent est peut-être juste sous le point de
population du genre : «si elle y retourne, changer… Cette forme de piège
c’est qu’elle aime ça». Il est vrai que la psychologique sera d’autant plus persistante
position de revictimisation constante dans s’il y a présence du cycle de la violence qui
laquelle elles se placent est dérangeante et stipule qu’après chaque épisode de violence
tend à éloigner ces femmes du stéréotype suivra une phase de justification et une
de la parfaite victime. phase de lune de miel (Institut National de
Santé Publique, 2006). Il s’agit d’un patron
Entre le moment où la femme se de forme cyclique qui aura comme
rend compte qu’elle est victime de violence conséquences de toujours redonner espoir
conjugale et celui où elle prend la décision à l’effet que l’agresseur finira par changer et
de quitter définitivement, il y toute une prise que la violence va cesser.
de conscience et un processus d’une
grande complexité qui doit s’opérer et
DUGAL, N.

La deuxième théorie annoncée par satisfaction sexuelle, au partage des


Strube (1988) est celle de l’impuissance corvées ménagères et aux moments de
acquise qui résulte en une non-contingence bonheur. La réponse dépendra également
entre les réponses émises par la femme et des investissements qu’elle aura mis dans
les résultats. En d’autres mots, la femme la relation, de la qualité des alternatives
finit par comprendre que peu importe ce donc de ce qui s’offre à elle si elle décide de
qu’elle fait et comment elle réagit dans une quitter, ainsi qu’aux normes subjectives,
telle situation, le résultat en sera c’est-à-dire à l’importance qu’elle et son
indépendant. Elle se découragera donc et entourage accordent au rôle d’épouse et
ne posera plus d’actions concrètes pour l’idée qu’ils se font du divorce. Si
tenter de mettre un terme à la violence. effectivement, la femme en conclut qu’elle
Cette impuissance acquise pourrait par serait mieux à l’extérieur de cette relation,
ailleurs conduire à une baisse de motivation elle passera alors à la question suivante qui
et à des facteurs dépressifs. est : « Suis-je capable de le faire? » Cette
réponse sera influencée par ses ressources
La troisième théorie est celle de et barrières personnelles, comme son
l’analyse des coûts et bénéfices. Selon cette estime de soi, ses habiletés de résolution de
compréhension, la personne qui vit de la problème, sa peur, et par ses ressources et
violence conjugale va analyser, plus ou barrières structurelles, soit ses sources de
moins consciemment, le contexte de la revenus et les ressources disponibles dans
violence et de la relation, en termes de la communauté.
coûts ou de bénéfices. Bien sûr, la violence
subie fera certainement faire partie des L’approche motivationnelle
coûts, mais ce ne sera pas le seul aspect
qui aura de l’importance et d’autres aspects Une autre théorie est celle de
plus positifs de la relation (par exemple la l’approche motivationnelle (Shurman &
présence de bons moments ensembles, des Rodriguez, 2006). Il s’agit d’une théorie
loisirs communs) seront également pris en provenant de la psychologie des
compte. De plus, l’analyse des coûts et dépendances qui fut d’abord conçue pour
bénéfices ne prend pas uniquement en mettre fin à la dépendance au tabac. Ce
considération la relation présente mais modèle comporte 5 phases que la personne
également les alternatives possibles. Si doit franchir dans l’ordre pour mettre fin à
quitter la relation engendre plus de coûts une dépendance, soit à celle qu’elle a
que de bénéfices, par exemple en envers son conjoint. Dans la première
impliquant un déménagement, un divorce ou phase, celle de la pré-contemplation, la
encore si la personne ne sait même pas où femme victime ne voit pas qu’il y a un
aller, les coûts de quitter la relation problème et elle perçoit l’abus comme étant
deviendront possiblement plus élevés que un signe d’amour ou d’affection. Dans la
ceux de rester. phase de contemplation, la femme constate
un problème et évalue ses options pour
Le modèle décisionnel à deux étapes mettre fin à la violence. Dans la phase de la
préparation, certaines actions sont prises
Quelques années plus tard, deux comme le fait de trouver un emploi, se
auteurs créeront un modèle décisionnel à chercher une gardienne ou un appartement.
deux étapes, s’inspirant des théories Dans la phase de l’action, la femme va dans
existantes (Choice & Lamke, 1997). Selon une maison d’hébergement, appelle la
leur approche, la femme se demandera en police, ou encore déménage chez de la
premier lieu si elle serait plus heureuse en famille ou des amis. Et finalement dans celle
dehors de sa relation présente. Sa réponse du maintien, la femme continue à travailler
dépendra de son degré de satisfaction dans sur sa séparation, en entamant des actions
sa relation, par rapport à la confiance légales par exemple.
mutuelle qu’il y a, à l’amour, au respect, à la

390 Journal(International(De(Victimologie(!2011;!9(3)!!
VIOLENCES CONJUGALES : PARTIR OU RESTER ?

Les facteurs de risque et de protection interpréter sa souffrance comme étant


méritée ou rédemptrice, la soumission de la
Les facteurs démographiques et femme comme étant un pré requis au
situationnels mariage, le divorce comme état découragé,
et le pardon comme étant quelque chose de
Indépendamment des théories citées très important dans une relation de couple.
précédemment, certains facteurs de risque Les trois femmes de cette étude vont
et de protection auront également leur fortement s’identifier elles-mêmes et leur
influence dans la prise de décision de la oppression à travers des textes bibliques et
femme de quitter son conjoint violent. Il y a vont percevoir l’abus comme une
tout d’abords une relation positive entre opportunité de montrer leur loyauté et leurs
l’âge et la prise de décision de quitter, tout fortes croyances en Dieu. Elles pourront
comme avec le niveau d’éducation. Ainsi, tenter d’agir de la façon la plus pieuse et
plus la femme est âgée et plus son niveau soumise qu’elles peuvent, dans l’espoir de
d’éducation est élevé, plus elle a de risque montrer le bon exemple à leur mari ou
de mettre fin à une relation violente encore pour que Dieu vienne sanctifier leur
(Alexander, Tracy, Radek, & Koverola, époux par leur propre intermédiaire. Celles
2009). Cette relation positive entre la qui vont finir par quitter ressentiront de la
probabilité de quitter et l’âge doit être culpabilité ainsi qu’un sentiment d’échec
nuancé par le fait qu’à partir d’un certain personnel face à la mission qu’elles
âge, ces femmes forment un groupe s’étaient donnée. Les auteurs mettent par
particulièrement à risque de vivre de la contre en garde contre la pensée que ces
violence conjugale (Gravel, Beaulieu, & femmes-là adoptent plus de comportements
Lithwick, 1997). Pour plusieurs femmes passifs face à la violence. En fait, elles
victimes de violence conjugale, ce sont les seront plutôt actives dans leur démarche,
contraintes financières qui se révèlent être mais en utilisant des moyens comme la
la raison majeure pour rester dans la prière, qui nous semblent passifs (Nash &
relation (Campbell, Rose, Kub, & Nedd, Hesterberg, 2009).
1998). La présence d’enfants sera un
facteur qui, quant à lui, motivera le départ Il faut bien sûr spécifier qu’il s’agit de
de la femme, celle-ci tolérant habituellement cas extrême, que plusieurs femmes
moins une situation de violence qui implique perçoivent la religion d’une façon beaucoup
aussi ses enfants. Selon une étude, chaque plus large (Knickmeyer, Levitt, Horne, &
enfant en bas de 9 ans fera augmenter de Bayer, 2003) et s’en servent même pour
23 % la probabilité de dissolution de la justifier leur départ. Il existe également
relation violente (Anderson, 2007). certaines communautés de femmes
La religion évangéliques qui ont créé des refuges pour
femmes en crises et leurs enfants (Nason-
Certaines femmes peuvent se servir Clark, 1997), ce qui prouve qu’être très
de la religion pour tenter de comprendre la religieux n’équivaut pas pour autant à l’idée
situation de violence qu’elles vivent, et pour que l’on doive rester et se soumettre à une
essayer de la gérer. Des études révèlent situation de violence.
que les femmes victimes de violence
conjugale qui sont très religieuses resteront Le soutien social et les ressources
mariées plus longtemps à leur assaillant que communautaires
leurs consœurs (Horton, Wilkins, & Wright,
1988). C’est le cas de trois femmes victimes Le fait d’avoir un soutien social
de violence conjugale que Nash et adéquat peut fortement aider les femmes
Hesterberg ont interviewées dans une étude dans leur prise de décision de quitter un
récente de 2009. Les auteurs expliquent conjoint violent, entre autres, en facilitant
qu’une femme très religieuse et abusée peut l’attribution de la violence au partenaire

Journal(International(De(Victimologie(!2011;!9(3)!! 391
DUGAL, N.

(Taylor, 2003). Étrangement, Alexander et 1981). Plus la femme est engagée dans la
coll. (2009) trouvent que les femmes étant relation, plus difficilement elle se justifiera
dans un stade de changement moins psychologiquement que quitter est la
avancé reporteront plus de satisfaction meilleure décision (Strube & Barbour, 1983).
quant à leur soutien social, quoi que la taille
du soutien social ne diffère pas, par rapport Les différents styles d’attachement
aux femmes étant dans un stade de peuvent avoir une influence sur la décision
changement plus avancé. Ils expliquent ces de partir. Selon le modèle d’attachement de
résultats par le fait qu’elles auraient peut- l’adulte de Bartholomew, Henderson et
être plus de réticences à exprimer Dutton (2001), les styles d'attachement
l’insatisfaction face à leurs relations sécurisé et évitant seraient sous-
interpersonnelles en général. Cela suggère représentés dans les couples violents, alors
qu’il est primordial de mieux explorer la que les styles apeuré et préoccupé auraient
nature du soutien social qui peut soit faciliter plus de risques de se retrouver dans une
le départ, soit l’interférer. relation abusive. Les femmes étant moins
Les ressources disponibles dans la avancées dans leurs stades de changement
communauté peuvent également venir en auront un style d’attachement plus
aide à une femme qui ne saurait pas où aller préoccupé et moins sécurisé (Alexander, et
après avoir quitté et donc motiver cette al., 2009). L’auteur explique ses résultats
décision. Une étude trouve que les maisons par le fait que les individus avec un style
d’hébergement pour femmes victimes de d’attachement préoccupé seraient plus
violence conjugale n’aideraient pas portés à associer les conflits et l’expression
seulement à partir, mais auraient aussi une de la colère avec l’augmentation de l’intimité
influence à long terme sur le temps qu’une (Fishtein, Pietromonaco, & Fieldman Barrett,
femme passera dans une relation abusive. 1999).
En effet, les femmes qui sont sévèrement
abusées sans être passées par une maison L’expression des émotions
d'hébergement auront plus de probabilités Un stade de départ plus avancé est
de rester dans une telle relation. Les caractérisé par une grande expression des
femmes ayant reçu des services de maisons émotions en général. Les découvertes d’une
d'hébergement vont endurer de plus courtes étude de 2006 suggèrent que les émotions
périodes de violence, même si celles-ci sont jouent un rôle important dans la décision de
plus souvent sans ressources, plus pauvres la femme de mettre fin à une relation
et sans emploi (Panchanadeswaran & abusive. L’expression des émotions pourrait
McCloskey, 2007). donc être considérée comme un motivateur
L’attachement au partenaire essentiel plus qu'un obstacle à la séparation
et étiqueter les émotions dans cette
Un autre important facteur population comme étant pathologiques
influençant la prise de décision de quitter un serait contreproductif. Aussi, des
conjoint violent est l’attachement que la interventions thérapeutiques ou
femme porte à son partenaire. Certaines pharmacologiques qui tenteraient de faire
études disent que la plus importante raison diminuer l’expression des émotions
de retourner avec le partenaire est pourraient avoir l'effet inattendu de faire
l’attachement émotionnel qu’elles ont avec diminuer la motivation de la victime à mettre
lui (Griffing et al., 2002). Aussi, les femmes fin à la relation. D'un autre côté, faire
qui retournent avec le conjoint violent vont reconnaitre et explorer les émotions comme
être plus souvent mariées à leur assaillant, la dépression, l'anxiété et la colère en
dans une relation de plus longue durée et thérapie pourraient être particulièrement
auront vécu un moins grand nombre de avantageux au renforcement de la décision
séparations antérieures (Snyder & Scheer, de partir de la femme (Shurman &
Rodriguez, 2006).

392 Journal(International(De(Victimologie(!2011;!9(3)!!
VIOLENCES CONJUGALES : PARTIR OU RESTER ?

La consommation d’alcool les femmes dans un stade de changement


peu avancé vont s’être plus souvent
De façon surprenante, les femmes engagées elles-mêmes dans de la violence
qui ont un problème d’abus ou de physique mineure et majeure au cours des 6
dépendance à l’alcool et celles qui ont un derniers mois (Alexander, et al., 2009). Le
partenaire dans une pareille situation auront propre usage de violence de la femme est
plus de risques de mettre fin à la relation associé à moins de soutien social, moins de
plus tôt (Panchanadeswaran & McCloskey, probabilité d’appeler la police et plus de
2007). Une hypothèse réside dans le fait blâme de soi (Barnett, Martinez, & Keyson,
que la violence peut être plus sévère et plus 1996). Finalement, l’usage de violence chez
grave lorsque la consommation d’alcool est la femme peut encourager celle-ci à excuser
impliquée. En effet, des périodes de forte ou à rationaliser le comportement de son
consommation d’alcool et la consommation partenaire (Alexander, et al., 2009). Tout
de drogues illicites sont davantage liées à la ceci suggère qu’il serait dangereux d’ignorer
sévérité de la violence subie qu’à la simple la violence faite par la femme, évidemment
présence de violence (Kantor & Straus, pas dans le but de blâmer celle-ci, mais bien
1989; Magdol, Moffitt, Caspi, Newman, & parce qu’il pourrait très bien s’agir d’un
Fagan, 1997). Ainsi, il sera plus fréquent important obstacle à l’habilité d’échapper à
que les services policiers ou hospitaliers la violence et de minimiser celle-ci.
soient informés de la situation et mis à
contribution. Il y aura alors plus de gens La violence à la séparation
mobilisés, la violence sera révélée au grand
jour et la victime aura plus de chances S’il est pertinent de se demander
d’être prise en charge ou référée à des pourquoi la femme ne quitte pas une
ressources d’aide, tout comme l’agresseur relation violente, il s’avère toutefois aussi
de se retrouver aux prises avec une plainte, important de réfléchir à « qu’est-ce qu’il
etc. arrive lorsqu’elle quitte? ». Est-ce que le fait
de quitter met vraiment fin à la violence?
Les facteurs reliés à la violence Des recherches indiquent que pour
certaines femmes, partir est potentiellement
D’autres facteurs reliés à la violence plus dangereux que de rester (Wuest &
elle-même, comme la sévérité et la Merritt-Gray, 1999). Dans une étude tirée de
fréquence de la violence, peuvent aussi l’Enquête sociale générale, 39% des 437
avoir une influence sur la décision de 000 femmes ayant eu une relation abusive
quitter. Les taux de dissolution seront plus ont dit que la violence avait continué après
élevés chez les couples dans lesquels il y a la séparation, 22% ont reporté de la
présence de violence sévère que dans ceux violence plus sévère après la séparation, et
où il n’y a que de la violence mineure près de 15% des femmes qui ont reporté
(Anderson, 2007). Il pourrait aussi exister que la première agression physique avait eu
dans certaines situations extrêmes des lieu après la séparation (Hotton, 2001). Le
barrières physiques empêchant la femme risque d'abus post-séparation arriverait à un
victime de quitter son domicile. Selon une pic deux mois après la séparation et ensuite
étude d’Avni (1991) qui a interviewé 35 lorsque la femme franchit des étapes pour
femmes victimes de violence conjugale atteindre la séparation permanente, comme
israéliennes, la raison majeure pour laquelle entamer des procédures légales, acheter
ces femmes n'ont pas quitté leur partenaire une maison, ou se trouver un emploi stable
est qu'elles étaient littéralement prisonnières (Ellis & Stuckless, 1992).
de leur demeure!
Parfois la violence à la séparation
La propre commission de violence de escalade jusqu'à un niveau létal, le risque
la femme jouera aussi un rôle dans cette de féminicide par le partenaire augmentant
prise de décision. Les études rapportent que de six fois lors de la séparation (Wilson &

Journal(International(De(Victimologie(!2011;!9(3)!! 393
DUGAL, N.

Daly, 1994). Les amis, membres de la domination de l’un des partenaires sur
famille, ceux qui tentent de l’aider, ainsi que l’autre ou non, et présentant un vaste
le nouveau conjoint de la femme sont aussi éventail d’actes ou de degrés de sévérité
à risque lorsque la femme quitte son (Johnson, 1995). Il est alors possible que si
partenaire violent (Block & Christakos, 1995; la séparation puisse sembler inévitable dans
Hotton, 2001). Ce serait par ailleurs par le certains cas, elle ne le soit pas dans
biais des enfants que la violence post- d’autres. Campbell et coll. (1998) mettent
séparation serait la plus présente (Hardesty, par ailleurs en garde contre la perception
2002). dichotomisée du statut de la femme dans la
relation, allant de « à l’intérieur » à « à
Conclusion l’extérieur » de la relation. En effet, les
femmes qu’ils ont étudiées voient leur
Il est important de faire ressortir de relation et leur attachement à leur partenaire
cette introduction au processus décisionnel en des termes beaucoup plus fluides,
de quitter un conjoint violent que cette prise pouvant par exemple toujours se considérer
de décision n’est pas celle d’une journée. Il en couple sans cohabiter avec le partenaire
s’agit plutôt du fruit d’une longue réflexion, ou vice-versa. Des modèles théoriques
d’un long processus et aussi d’une certaine comportant un plus grand éventail de
préparation. Plusieurs théories tentent finalités telles que le départ mais aussi la
d’expliquer cette prise de décision, certaines consultation par exemple pourrait permettre
en la conceptualisant comme la suite une plus grande généralité.
logique à plusieurs questions que se posera
la femme victime, d’autres en la voyant Finalement, il importe que les
comme une dépendance au conjoint dont la différents intervenants et personnes
femme doit se défaire. Plusieurs facteurs de côtoyant des femmes dans une telle
risque et de protection vont également situation de victimisation comprennent le
influencer cette prise de décision, certains processus qui sous-tend leur prise de
touchant les traits de personnalité de la décision de quitter le conjoint violent afin
femme, d’autres se rapportant davantage à d’être plus en mesure de leur apporter une
sa situation financière ou encore à son aide adéquate et de qualité, et de prévenir
mode de vie. Il importe également de garder un découragement dû à l’incompréhension
en mémoire que lorsque des victimes de du phénomène. Des recherches sont en
violence conjugale font le portrait de leur outre nécessaires afin de rassembler ces
relation, elles rapportent certainement la différents facteurs et théories en une vision
violence et l’abus comme faisant partie de plus globale de la situation des victimes, et
celle-ci, mais la violence ne sera pas le seul de prendre en considération les différentes
aspect qu’elle aborderont, ni souvent le plus catégories de victimes, masculines ou
important (Campbell, et al., 1998). féminines, et selon le type de violence vécu.
Les modèles théoriques présentés Références
dans cet article comportent certaines limites
dont le fait de se baser sur l’assomption que Alexander, P. C., Tracy, A., Radek, M., &
partir de la relation est le seul choix Koverola, C. (2009). Predicting stages of
rationnel qu’elles peuvent faire. D’aucun change in battered women. Journal of
pourraient défendre que la rupture n’est pas Interpersonal Violence 24(10), 1652-
1672.
obligatoire, qu’il s’agit d’un problème qui
Anderson, K. L. (2007). Who gets out? Gender
pourrait se régler en thérapie de couple, par as structure and the dissolution of violent
exemple, ou en référant le partenaire à des heterosexual relationships. Gender &
groupes pour hommes ayant des Society 21(2), 173-201.
comportements d’agressivité. La violence Avni, N. (1991). Battered wives: The home as a
conjugale peut se présenter sous différentes total institution. Violence and Victims, 6,
formes, dans divers contextes de 137-149.

394 Journal(International(De(Victimologie(!2011;!9(3)!!
VIOLENCES CONJUGALES : PARTIR OU RESTER ?

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396 Journal(International(De(Victimologie(!2011;!9(3)!!
Journal International De Victimologie
International Journal Of Victimology
Tome 3, numéro 3 (Avril 2005)


Un décalage entre théorie et pratique? Violence

conjugale et femmes issues des minorités
ethniques*
OXMAN-MARTINEZ, J. (1), KRANE, J.(2) [CANADA, QC]
*
Les données de cet article se basent sur la recherche Competing Conceptions of Conjugal
Violence. Insights from an Intersectional Framework de Jacqueline Oxman-Martinez, Julia
Krane et Nicole Corbin, avec la collaboration de Margot Loiselle-Léonard, Montréal, 2002.

Auteures
(1) Ph.D., Université McGill
(2)Ph.D., Université McGill

Résumé

À travers le prisme de la théorie de l’intersectionnalité, cette communication explore les


construits concurrentiels du phénomène de la violence conjugale tels qu’articulés par des
intervenants des services policiers, des services sociaux et de santé et par des intervenants
du système judiciaire oeuvrant dans le domaine à Montréal. Cette analyse est complétée par
le discours des résidentes d’une maison d’hébergement à Montréal à ce sujet.

Mots-clés

Violence conjugale, ethnicité, intersectionnalité, point de vue des femmes victimes, point de
vue des intervenants.

Introduction L’hypothèse avancée est que


les multiples intersections de
L’objet de cet article est de plusieurs variables, notamment le
susciter une réflexion critique dans genre, l’ethnie, la « race », la
un domaine qui est, malgré religion, la langue, la classe, la
l’abondance de la littérature position sociale et les inégalités,
scientifique sur la violence conjugale, entraînent des discordances entre la
peu exploré : le domaine des pratique sociale, juridique et policière
construits sur la violence conjugale en vigueur au Québec et les besoins
ou familiale exercée à l’endroit des des femmes issues de minorités
femmes issues de minorités ethnoculturelles non occidentales.
ethnoculturelles.

Journal International De Victimologie 2005; 3(3) : 243


OXMAN-MARTINEZ & KRANE, J.

Nous sommes conscientes que repose sur une conceptualisation du


ces femmes ne constituent pas un patriarcat, c’est-à-dire l’angle de la
ensemble homogène et que leur domination masculine.
réalité comporte une multiplicité de
strates. En mettant l’accent sur la S’il est, d’une part, difficile
position sociale que l’individu occupe d’appréhender et d’intégrer dans la
au sein des rapports de pouvoir et pratique la complexité et le contexte
des inégalités sociales qui socioculturel dans lequel survient la
s’entrecroisent et se renforcent violence conjugale/familiale vécue
mutuellement, la perspective par les femmes issues des minorités
intersectionnelle cherche à expliquer ethniques, on ne peut d’autre part
comment ces intersections ignorer que la lourdeur de la tâche et
conduisent à des configurations la rareté des ressources dont
précises de distribution du pouvoir, disposent les intervenants œuvrant
de privilèges et de désavantages en auprès de ces clientèles constituent
fonction de contextes distincts (Lee, pour le moment un important
2000). Non seulement cette obstacle à l’adoption d’une pratique
approche est-elle moins connue mieux adaptée à la réalité des
dans la littérature francophone que femmes immigrantes (McLeod &
dans la littérature anglophone, elle Shinn, 1993).
est aussi moins appliquée dans les La contradiction latente entre
milieux de pratique francophones. systèmes sociaux non occidentaux
On peut attribuer cette de type hiérarchique et classiciste –
méconnaissance à une certaine malgré leur communautarisme – et
complexité du langage utilisé par une approche féministe
l’intersectionalité, ainsi qu’à une « monolithique » dépassée par les
difficulté à mettre en œuvre courants féministes contemporains
l’approche au niveau de la pratique à et toujours adoptée par une partie
cause de sa nature, de sa des intervenants en Amérique du
multidimensionalité, de son Nord, au Canada et, en particulier,
hétérogénéité, de sa nécessité d’une au Québec, peut écarter des
interaction dynamique et d’un services une partie des femmes non
ajustement mutuel qui tient compte occidentales susceptibles de les
des perceptions des femmes et de utiliser dans d’autres conditions et
celles de l’ensemble des créer ainsi un écart entre le type de
intervenants (procureurs, travailleurs services offerts et le type de services
de la santé et des services sociaux, demandés.
intervenantes en maison
d’hébergement et policiers œuvrant Cet article est basé sur une
en milieu multiethnique). D’autre analyse du discours réalisée à partir
part, au Québec, les discours de « groupes témoins » (procureurs,
scientifique et social traditionnels sur travailleurs de la santé et des
la violence à l’endroit des femmes services sociaux, ainsi que policiers
sont en grande partie – quoique non œuvrant en milieu multiethnique) et
globalement – empreints d’une sur l’analyse du contenu d’entrevues
idéologie féministe dont l’analyse individuelles menées auprès

Journal International De Victimologie 2005; 3(3) : 244


UN DECALAGE ENTRE THEORIE ET PRATIQUE

d’intervenantes et de résidantes en châtiment. Il s’agit donc d’une


maison d’hébergement. analyse beaucoup plus complexe et
plus exhaustive que celle qui
Pourquoi choisir une analyse n’examinerait qu’un seul axe
intersectionnelle? (Oxman-Martinez, Krane & Corbin,
L’application d’un cadre d’analyse 2002), par exemple celui du
intersectionnel et multidimensionnel patriarcat.
permet de tenir compte de La métaphore du kaléidoscope
l’ensemble des variables qui se prête bien à l’illustration de cette
articulent les liens entre les différents logique changeante : à chaque tour
aspects de notre identité et leur de lentille (contexte), les couleurs et
interaction avec différents systèmes les formes obtenues (pouvoir,
perçus comme opprimants, par privilèges, domination) se
exemple le capitalisme, le transforment (Okasawa-Rey, 2002).
colonialisme, le patriarcat et la La mobilité contextuelle, qui suggère
suprématie blanche (Krane, Oxman- que les statuts de dominant et de
Martinez & Ducey, 2005). Cette dominé ne sont pas immuables et se
analyse permet de cerner la nature négocient à l’intérieur de nos
et la signification de la violence en interactions quotidiennes (Razacl,
proposant un examen de la manière 1998), doit tenir compte de l’impact
dont la personne vit l’expérience et des inégalités structurelles,
du style de réponse des autres; elle inégalités moins flexibles et fluides
permet aussi la conceptualisation de qui expliquent en partie pourquoi
ses conséquences sur les plans certaines catégories de femmes
personnel et social et de la sont, dans certains contextes, plus
possibilité – réelle ou perçue – de vulnérables que d’autres à la
s’en sortir et de se mettre à l’abri violence.
(Bograd, 1999).
Méthodologie
D’où vient cette approche
intersectionelle? Tel qu’indiqué dans
l’introduction, ce texte découle des
L’approche intersectionnelle a résultats d’une recherche qualitative
son origine dans les écrits de exploratoire menée au Québec
femmes dites « de couleur » qui se (Oxman-Martinez et al., 2002). Les
sont identifiées comme étant données proviennent de groupes
marginalisées et subordonnées par témoins (procureurs de la couronne,
les discours féministes et antiracistes travailleurs de la santé et des
des années soixante-dix (Bannerji, services sociaux et policiers œuvrant
1999; Dei & James, 1998). En effet, en milieux multiethniques) auxquels
l’analyse intersectionnelle examine s’ajoutent trente-sept entrevues
l’expérience des personnes qui ont individuelles menées auprès
subi un ensemble de manifestations d’intervenantes et de résidantes
de violence et d’oppression et la d’une maison d’hébergement de
façon dont elles se représentent les Montréal qui reçoit des femmes
concepts d’inégalité, d’iniquité, de d’origines diverses.
pouvoir, de droits, de privilèges et de

Journal International De Victimologie 2005; 3(3) : 245


OXMAN-MARTINEZ & KRANE, J.

L’avantage de recourir à des Les critères de transférabilité ont été


groupes témoins dans la recherche atteints dans la mesure où la taille de
est qu’ils génèrent un corpus l’échantillon correspond à ce qui est
d’information riche et détaillée optimal pour un groupe témoin, au
(Morgan, 1996) qui correspond à contexte où il est expliqué et à
l’objectif d’optimiser la participation l’endroit où la recherche a eu lieu. La
des procureurs de la couronne, des fiabilité est établie grâce à
travailleurs de la santé et des l’enregistrement de cassettes, la
services sociaux, ainsi que des transcription des discussions, ainsi
policiers. Étant donné la nature et que leur suivi pour démontrer
l’aspect sensible des discussions comment l’analyse a été menée à
des groupes témoins axées sur des terme. La confirmabilité
problématiques tels la culture, la (corroboration) peut être jugée dans
« race » et le « racisme » dans un l’analyse des résultats, afin de
contexte de violence familiale, le vérifier dans quelle mesure les
format choisi facilite l’échange témoignages ou citations se reflètent
d’idées, de perceptions et de visions, dans les thèmes.
échange plus difficile à obtenir dans
des entrevues individuelles. Le Deux sources documentaires
chercheur principal francophone a complètent les données recueillies
été chargé de l’animation des sur le terrain : les actes du séminaire
groupes. Étant donné les différents intitulé Statut précaire d’immigration,
types d’intervenants requis, on a eu dépendance et vulnérabilité des
recours à un échantillon non femmes à la violence : les impacts
probabiliste intentionnel. Le sur leur santé qui a eu lieu en 2002 à
chercheur principal anglophone a Montréal, et un dépliant intitulé Côté
pris la charge des entrevues avec les cour publié par le CLSC Plateau
intervenantes en maison Mont-Royal.
d’hébergement et de celles avec des Qu’est ce que la violence
femmes ayant subi de la violence. conjugale?
La fiabilité des données est La violence conjugale englobe
évaluée selon la crédibilité, la les abus de toutes sortes infligés à
transférabilité, la sécurité et la une femme, les privations lui causant
confirmabilité de la procédure des dommages et portant atteinte à
d’analyse des données (Lincoln, sa liberté, sa santé et sa vie, ainsi
1995). On a établi la crédibilité par que les actes coercitifs qui la
l’observation persistante (durée de maintiennent en état de
chaque groupe témoin), la subordination (Krane, 1996).
triangulation (l’utilisation de la
littérature existante, ainsi que Les taux de prévalence de la
d’autres sources documentaires et la violence conjugale varient selon les
codification confirmée par un définitions utilisées pour la mesurer
deuxième lecteur), les comptes (Agnew, 1998) et, au Canada, ces
rendus des deux chercheurs et une taux sont plus bas qu’aux Etats-Unis
analyse des cas négatifs (Strauss, Gelles & Smith, 1990). On
(comparaison entre les groupes). estime qu’une Canadienne sur dix

Journal International De Victimologie 2005; 3(3) : 246


UN DECALAGE ENTRE THEORIE ET PRATIQUE

est victime de violence conjugale communautaires (CLSC) de


physique (Thorn-Finch, 1992) et on Montréal et offre aux victimes du
estime à près d’un milliard de dollars soutien psychosocial et de l’aide.
par année les coûts économiques de
la violence conjugale (Centre Cependant, une série
national d’information sur la violence d’obstacles maintiennent une
dans la famille, 1995). proportion importante de femmes
des minorités ethnoculturelles
En ce qui concerne le éloignées des maisons
Québec, plus particulièrement d’hébergement et des autres
Montréal, en l’an 2000, sur une services (Agnew, 1998).
population de plus de 3 500 000
habitants, dont 18 p. 100 sont des Les groupes témoins
immigrants (Citoyenneté et La violence conjugale et les
immigration Canada, 2000), les minorités ethniques
services de police ont reçu 9000
appels et effectué des arrestations Les personnes consultées dans
dans 10 p. 100 des cas (Courville, les groupes témoins (procureurs de
2002). La cour municipale et la cour la couronne, travailleurs de la santé
du Québec entendent conjointement et des services sociaux, ainsi que
environ 3500 à 4000 causes chaque policiers, que l’on appellera
année dont plus du tiers proviendrait, dorénavant les « intervenants »)
selon les estimations, de personnes définissent la violence conjugale
issues des communautés comme une forme de contrôle social
ethnoculturelles, la plupart ou économique et de pouvoir
d’immigration récente (Zorbas, qu’exerce un homme sur une
2002). femme, en d’autres mots, un rapport
de pouvoir.
Depuis 1995, le Québec s’est
doté d’une Politique en matière de On constate que la violence
violence conjugale qui a neuf conjugale se retrouve indistinctement
principes directeurs en vue de dans tous les segments de la
prévenir et de contrer la violence société, sans égard à la diversité,
conjugale. qu’il s’agisse de culture, de « race »,
de classe sociale, de statut dans la
En outre, le Québec compte 80 famille ou de religion.
maisons d’hébergement qui offrent
de l’information, du soutien, de l’aide Ces intervenants axent leur
concrète, des séances de thérapie et intervention sur la problématique du
un abri sécuritaire aux victimes et à contrôle des femmes par les
leurs enfants (Gouvernement du hommes et soulignent que, parmi les
Québec, 1995). difficultés qu’ils doivent confronter
dans leur pratique quotidienne, se
Depuis 1986, le service Côté trouvent la barrière linguistique, la
cour du CLSC du Plateau Mont- nécessité de recourir à des
Royal intervient à la cour dans les interprètes masculins – ce qui fait
dossiers des territoires de tous les obstacle à la communication et à la
Centres locaux de services libre expression des femmes

Journal International De Victimologie 2005; 3(3) : 247


OXMAN-MARTINEZ & KRANE, J.

victimes – et l’isolement social dans Les obstacles à la poursuite


lequel vivent les femmes issues des
minorités ethnoculturelles. Selon les Selon l’ensemble des
intervenants, la structure familiale – intervenants participant aux groupes
la polygamie dans certains cas –, la témoins, l’abandon des poursuites
pauvreté, les changements de rôles s’explique d’ailleurs souvent par des
dans la famille lors du processus pressions directes ou indirectes,
migratoire et la précarité du statut d’origine sociale ou individuelle. Ces
d’immigrant sont tous des facteurs pressions émanent de la
qui accentuent la dépendance des communauté, de la famille, d’un
femmes victimes. sentiment de culpabilité, de la peur
de représailles et de la crainte que
La plupart des intervenants qui les procédures judiciaires aient des
ont participé à ces groupes témoins effets négatifs sur la vie du couple.
expriment que les femmes issues
des minorités ethniques ont une Les intervenants ayant participé
conception différente de la violence, aux groupes témoins observent
une conception plus indulgente que aussi la peur du chantage affectif de
celle des femmes d’origine la part des conjoints, la crainte de la
québécoise, qui leur permet de déportation – d’elles-mêmes ou de
mieux accepter cette violence. Ils leurs conjoints – et un manque
ajoutent que les femmes issues des d’information dans la langue
minorités étudiées sont méfiantes à d’origine sur tout le processus
l’égard de l’intervention, qu’elle soit judiciaire et ses conséquences.
d’ordre juridique, policière, sociale ou Selon la plupart des
de santé. Les intervenants expriment intervenants du corps policier, ces
ainsi que certaines de ces femmes femmes se dévoilent moins que les
perçoivent l’intervention de l’État Québécoises de souche et
dans les « affaires de famille » l’observation des lieux et des enfants
comme une ingérence. Toujours devient un instrument important pour
selon les intervenants, les femmes orienter l’évaluation de la gravité de
victimes se sentent responsables de la situation. Les intervenants
sauvegarder l’honneur familial qui constatent que les conjoints des
est du ressort de la vie privée, plutôt victimes ont une réaction négative à
que publique. Sans s’appuyer sur l’égard des femmes policières, alors
des éléments factuels, les que les femmes victimes réagissent
intervenants estiment que la négativement à la présence d’un
perception des femmes victimes à homme policier sur les lieux.
l’égard d’un État interventionniste est
de nature religieuse. Enfin, ils L’ensemble des groupes
constatent qu’un obstacle réel au d’intervenants fait remarquer que
dévoilement de la violence est le fait parfois, la longueur, la lenteur et la
que les femmes issues des minorités complexité des procédures du
ethnoculturelles sont accompagnées système judiciaire entraînent
d’un homme lors des procédures. l’abandon des poursuites.

Journal International De Victimologie 2005; 3(3) : 248


UN DECALAGE ENTRE THEORIE ET PRATIQUE

Enfin, les intervenants enseigne aux femmes à prendre soin


soulignent que, dans certains cas où des autres avant de prendre soin
l’abuseur est en mesure de payer les d’elles-mêmes… et à croire que
frais de son avocat, il y a une leurs besoins viennent en second.
absence d’équité au niveau de la Cela s’applique aux femmes de
procédure légale malgré une sur- cultures différentes. » (Oxman-
représentation à la cour de certains Martinez et al., 2002). Le patriarcat,
groupes de femmes issues des le pouvoir et le contrôle exercé par
minorités ethnoculturelles. les hommes sont des thèmes
récurrents dans l’analyse du contenu
Les intervenants considèrent de ces entrevues. Il y a une
que les femmes issues des minorités conception universelle de
ethniques, mais nées au Canada, l’inadmissibilité de l’abus – « abuse
semblent expérimenter la violence is abuse », ainsi que de l’oppression,
conjugale et le vécu du système qui selon les intervenantes est
judiciaire différemment des femmes commune à toutes les femmes.
récemment arrivées. Les nouvelles
arrivantes méconnaissent les lois, Les intervenantes ont tendance
les mécanismes d’aide en place et, à percevoir les femmes issues des
en général, le rôle de l’État et de la minorités ethnoculturelles comme
société civile du pays d’accueil. Elles acceptant l’abus – « putting up » –
ignorent surtout leurs droits et ou ayant des difficultés à
comprennent mal les conséquences abandonner une relation abusive
d’un appel au service d’urgence 911, surtout, selon elles, en fonction de
celui-ci pouvant susciter des facteurs culturels et religieux. Par
procédures judiciaires contre leur contre, la perspective
conjoint. intersectionnelle prend en
considération les différentes facettes
Les entrevues de la position sociale, du racisme, de
Les intervenantes en maison la discrimination, de l’éducation ou
d’hébergement du statut économique des femmes,
en leur laissant le pouvoir de décider
Du point de vue si elles veulent ou non quitter une
psychologique, le travail des relation abusive.
intervenantes vise
« l’empowerment » des victimes et Sur le plan matériel, les
l’amélioration de leur estime de soi intervenantes aident concrètement
basé sur des construits occidentaux ces femmes à obtenir de l’aide
des rapports sociaux. Ces objectifs juridique, de l’assurance-emploi, de
coïncident avec des notions d’abus, la sécurité du revenu et un logement.
de contrôle et de pouvoir des En dépit du fort accent mis sur
hommes sur les femmes : « Nous les relations de pouvoir dans le
reconnaissons que les femmes font couple, ces intervenantes notent que
partie d’une société patriarcale qui certaines femmes issues des
permet aux hommes de faire preuve minorités ethniques ignorent tout en
de violence à leur endroit… Il y a ce qui a trait à leurs droits et à la
certaines vérités universelles… on protection que l’État leur accorde.

Journal International De Victimologie 2005; 3(3) : 249


OXMAN-MARTINEZ & KRANE, J.

Tout comme les autres participants, L’analyse du discours de ces


les intervenantes constatent que ces femmes révèle parfois des
femmes font aussi face à des contradictions et des incertitudes en
barrières linguistiques, culturelles et ce qui a trait au pouvoir.
économiques particulières et qu’elles L’information telle qu’exprimée ne
ont peur d’être déportées. Certaines semble pas avoir été intériorisée,
des intervenantes soulèvent le fait mais semble plutôt avoir été apprise
que le racisme constitue une source par cœur dans le but de répondre
additionnelle d’oppression, sans aux attentes des intervenantes. Ces
approfondir le sujet. Il ne s’agit que femmes reprennent le discours des
d’une affirmation qui n’est pas reliée intervenantes et elles re-
à leur pratique. contextualisent leur expérience dans
un cadre normatif québécois.
En somme, le contenu des Toutefois, certaines femmes issues
entrevues révèle une ambivalence des minorités ethniques indiquaient
entre une orientation qui affirme qu’il que, bien qu’elles ne savaient pas
est nécessaire que les femmes exactement les raisons qui les
issues de minorités ethniques amenaient à vivre dans une maison
contrôlent leur propre destinée et d’hébergement, elles arrivaient à
une reconnaissance que ces identifier leurs expériences d’abus.
femmes proviennent souvent de En d’autres mots, quelques femmes
sociétés régies par des normes et étaient en mesure de comprendre
des valeurs très différentes où la que leurs relations étaient abusives
position et le rôle de la femme ont un dans un sens féministe occidental.
autre sens.
Selon la perception des
(c’Le groupe des résidantes et résidantes et d’ex-résidantes en
d’ex-résidantes de maison maison d’hébergement, les aspects
d’hébergement est-à-dire, des identitaires qui les préoccupent sont
femmes vivant ou ayant subi la absents de l’intervention. Les propos
violence) reprend essentiellement un de ces femmes sont inscrits dans
discours axé sur l’affirmation de soi leurs récits. Ils nous montrent que
et l’acquisition d’un pouvoir et d’un des concepts tels leur propre
contrôle qui leur ont été niés. Ces position sociale et l’appartenance
femmes se plaignent que leur mari ethnique, culturelle, religieuse et de
contrôle les possessions familiales, classe sont souvent inextricablement
les finances, l’accès à la maison ou à liés au genre.
la voiture. On signale des éléments
récurrents qui font référence à des Enfin, certaines de ces femmes
manifestations de violence physique semblent ne pas partager la
ou verbale tels des assauts perception de leur situation qu’ont la
physiques contre elles-mêmes et plupart des intervenants et elles
leurs enfants, des insultes, des constatent un manque d’adéquation
menaces, du harcèlement, des entre leurs besoins et les services : il
avortements et des relations s’agirait selon leurs termes d’un
sexuelles forcées. « package deal », uniforme et sans
souplesse. Ceci constitue une

Journal International De Victimologie 2005; 3(3) : 250


UN DECALAGE ENTRE THEORIE ET PRATIQUE

critique d’une pratique yeux des intervenants et leur


unidimensionnelle et uniforme qui pratique quotidienne ne tient pas
exclut la diversité. compte en réalité de la diversité qui
caractérise une société multiethnique
Résultats globaux telle celle du Québec et du Canada.
En résumé, les divers groupes Il y a donc un écart entre cette
de répondants, y compris les reconnaissance rationnelle de la
intervenantes en maison diversité et l’application d’une
d’hébergement, reconnaissent le pratique capable de distinguer
pouvoir et le contrôle des hommes clairement les axes d’oppression et
comme éléments clés de la violence les inégalités vécues par les femmes
conjugale. Cette reconnaissance immigrantes. Si, d’une part, le
coïncide donc avec une construction discours théorique féministe
féministe occidentale quelque peu contemporain est difficile à
dépassée de la problématique. appréhender, il est aussi clair,
Toutefois, malgré la prépondérance d’autre part, qu’il est difficile à
de cette perspective, on constate opérationnaliser dans la pratique.
une légère rationalisation de la Que devons-nous faire pour rendre
différence engendrée par la ce discours accessible, pour le
migration, mais cette ouverture n’est traduire dans les tâches de tous les
pas intégrée dans l’intervention à jours? Comment intégrer dans la
l’intersection de l’ethnicité, de la pratique la multiplicité et la
culture, de la religion, des positions complexité des axes d’oppression?
sociales et des inégalités dans la Le défi est certes important.
dynamique de la violence. L’analyse Recommandations
du discours des différents
intervenants montre un écart entre le Une meilleure compréhension
féminisme contemporain et la des enjeux de l’intersectionalité et
pratique au Québec. des construits acceptés socialement
par des sociétés non occidentales
Quelques critiques sur la violence permettrait aux
Bien que l’on constate une intervenants de mieux comprendre,
tendance des intervenants à saisir et analyser la réalité des
accepter que les expériences de la femmes immigrantes victimes de
violence sont hétérogènes, il ressort violence. Cette compréhension les
de l’analyse que la reconnaissance aiderait aussi à adapter leurs
de cette hétérogénéité, qui est basée pratiques. Une connaissance
implicitement sur une multiplicité approfondie des construits sur la
d’axes d’oppression et d’inégalités, violence telle que perçue par les
dont le genre, l’origine ethnique, la femmes issues des minorités
situation sociale, la classe, la culture, ethniques permettrait aux
la religion, ne conduit pas intervenants d’obtenir de meilleurs
concrètement à une pratique résultats dans leur pratique
renouvelée. La complexité de quotidienne.
l’oppression vécue par les femmes Les intervenants de première
immigrantes demeure ambiguë aux ligne, dont les policiers, les

Journal International De Victimologie 2005; 3(3) : 251


OXMAN-MARTINEZ & KRANE, J.

intervenantes en maison suivre dans la recherche d’aide et de


d’hébergement et les travailleurs des la perception qu’elles ont de leur
CLSC, pourraient profiter de cette propre position sociale à un moment
occasion pour habiliter les femmes à donné.
exprimer leurs propres conceptions
de la violence conjugale. Références

La compréhension de la Agnew, V. (1998). In Search of a


construction de la problématique par Safe Place: Abused Women
les femmes de minorités and Culturally Sensitive
ethnoculturelles pour évaluer le Services. Toronto: University
potentiel de violence dans leur vie of Toronto Press.
pourrait en effet donner lieu à des Bannerji, H. (1999). A question of
incohérences entre leur propre récit silence: Reflections on
et celui de la culture dominante. violence against women in
L’articulation de telles discordances, communities of colour. In E.
si elles se produisent, peut être Dua & A. Robertson (Éds.),
inconfortable pour les travailleurs de Scratching the surface:
première ligne qui cherchent à Canadian anti-racist feminist
protéger du danger ces femmes et thought (pp.261-277).
leurs enfants. Toronto: Women’s Press.
Parallèlement, une Bograd, M. (1999). Strengthening
compréhension des expériences et Domestic Violence Theories:
de la perspective des femmes issues Intersections of race, class,
des minorités ethnoculturelles sexual orientation, and
faciliterait cependant une relation gender. Journal of Marital and
d’aide basée sur la confiance Family Therapy, 25(3), 275-
mutuelle avec les professionnels 289.
concernés.
Centre national d’information sur la
Pendant que nous préconisons violence dans la famille.
que les femmes doivent avoir le droit (1995). La violence conjugale.
d’exprimer leur voix, nous sommes Ottawa: Santé Canada.
conscients du dilemme posé par le
fait que certaines de ces femmes Citoyenneté et immigration Canada
peuvent construire la notion de (CIC). (2000). Profil
risque d’une façon qui diffère de comparatif des nouveaux
celle des professionnels engagés immigrants de la région
dans la relation d’aide. métropolitaine de Montréal
d’après le recensement de
La création d’une passerelle 1999. Ottawa: Ministère des
entre ces différentes conceptions Travaux publics et Services
constitue un défi qui ne peut être gouvernementaux Canada.
surmonté sans une compréhension
profonde du récit des femmes, de ce Courville, V. (2002). La police en
que signifie la violence pour elles, de milieux ethnoculturels. In J.
leur vision quant aux chemins à Oxman-Martinez & N.

Journal International De Victimologie 2005; 3(3) : 252


UN DECALAGE ENTRE THEORIE ET PRATIQUE

Lapierre Vincent (Éds.), Statut Lincoln, Y.S. (1995). Emerging


précaire d’immigration, criteria for quality in qualitative
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Vol. 4. Les impacts sur leur 289.
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69-72). Montréal: Centre McLeod, L. & Shinn, M. (1993). Like
d’études appliquées sur la wingless bird: A tribute to the
famille. survival and courage of
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Dei, G.S. & James, I.M. (1998). who speak neither English nor
Becoming Black: African- French. Ottawa: National
Canadian Youth and the Clearinghouse on Family
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Journal International De Victimologie 2005; 3(3) : 253


OXMAN-MARTINEZ & KRANE, J.

Violence in 8,145 Families.


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University of Toronto Press.
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Martinez & N. Lapierre
Vincent (Éds.), Statut précaire
d’immigration, dépendance et
vulnérabilité des femmes à la
violence: Vol. 4. Les impacts
sur leur santé, Actes du
séminaire (pp. 73-75).
Montréal: Centre d’études
appliquées sur la famille.

Journal International De Victimologie 2005; 3(3) : 254


Journal International De Victimologie
International Journal Of Victimology
Tome 4, numéro 1 (Janvier 2006)

Les violences conjugales : pour une clinique du Réel


GIRARD, J. (1), RINALDI BAUD, I. (2), REY HANSON, H. (3), POUJOULY, M.-C. (4)
[SUISSE]

Auteurs
(1)
Psychologue, thérapeute de famille ASTHEFIS, Consultation interdisciplinaire de médecine
et de prévention de la violence, Département de médecine communautaire, Hôpitaux
Universitaires de Genêve,
(2)
Assistante sociale, Ibid.
(3)
Psychologue FSP, Ibid.
(4)
Infirmière en Santé mentale, Ibid.

Résumé

Les violences conjugales: pour une clinique du réel.- Les problématiques de violences conjugales
nous ont confrontés à une mise en question de différents modèles thérapeutiques et à la
nécessité d’en intégrer certains éléments, en tenant compte des niveaux de complexité, dans une
approche clinique adaptée aux phénomènes de violence : la clinique du réel. Celle-ci associe et
prend en compte les caractéristiques présentes dans ces situations: la dimension
psychotraumatique, l’impact des violences sur la santé globale à court, moyen et long terme, la
responsabilité des actes, la responsabilisation quant à la protection et l’engagement relationnel
du couple. Du fait des particularités des problématiques de violence, les auteurs proposent de
traiter ces caractéristiques de façon différenciée dans le temps et les settings.

Abstract

Domestic violence: towards a « clinic of reality ». - Working in the field of domestic violence
confronted us to the necessity of evaluating the levels of complexity of each situation, questioning
different therapeutic models, and integrating specific elements of these models in a clinical
approach adapted to the phenomenon of violence:”clinic of reality”. It associates and takes into
account specific characteristics of each situation: the psychotraumatic dimension, the short,
medium or long term impact of violence on global health, the responsibility of the acts, the
responsabilisation as for protection and relational commitment of the couple. Considering the
peculiarities of violence issues, we propose to address these specific characteristics differently
according to the time and to the settings.

Resumen

Las violecias conjugales: hacia una “clinica del real ». – Las cuestiones de las violencias
conjugales nos han enfrentado a interrogar los differentes modelos terapeuticos y a plantearnos
la necesidad de integrar algunos de sus elementos, considerando los niveles de complejidad, en
una optica clinica adaptada a los fenomenos de la violencia : la clinica del real. Esta vision asocia

Journal International De Victimologie 2006; 4(1) : 26


LES VIOLENCES CONJUGALES

y tiene en cuenta las caracteristicas que se dan en estas situaciones : la dimension


sicotraumatica, el impacto de las violencias sobre la salud global en el corto, medio y largo
termino, la toma de responsabilidad de los actos, la toma de responsabilizacion de la proteccion,
y el compromiso de la relacion en la pareja. A causa las particularides de la problematica de
violencia, los autores se proponen tratar estas caracteristicas de manera diferente en el tiempo y
los « settings »

Mots-clés

Violences conjugales – Clinique du réel – Santé globale – Complexité – Flexibilité des settings.

Keywords

Domestic violence – « Clinic of reality » - Global health - Complexity - Flexibilty of settings.

Palabras claves

Violencias conjugales – “Clinical del real” – Salud global – Complejidad – Flexibilitad de los «
settings ».

Implantée au sein du Toutefois, nous ne considérons dans


département de médecine cet article que les violences
communautaire des Hôpitaux conjugales, qui représentent 59.2% (N
Universitaires de Genève, la = 1243) des situations traitées à la
Consultation Interdisciplinaire de CIMPV de janvier 1998 à décembre
Médecine et de Prévention de la 2003.
Violence (CIMPV) s’adresse à toute
personne – victime, auteur-e, témoin Au cours de ces dernières
direct ou indirect - confrontée à la décennies, la prise en charge des
violence (physique, psychique, situations de violences conjugales
sexuelle, négligence, etc.). Dans le s’est fondée sur différentes approches
cadre de son mandat clinique de théoriques: les théories systémiques,
prévention de la violence, son objectif psychodynamiques, sociales militantes
est de diminuer l’impact de la violence comme le féminisme et plus
sur la santé globale et d’en prévenir la récemment victimologiques et
survenue ou la répétition. La CIMPV psychotraumatologiques. Mises en
développe une approche clinique oeuvre indépendamment, ces théories
interdisciplinaire fondée sur privilégient certains aspects de la
l’intégration de connaissances issues problématique au risque de prendre la
de différentes disciplines, telles que la partie pour le tout.
victimologie clinique, la
Le traitement systémique
psychotraumatologie, la médecine
individuel des protagonistes de la
préventive, la médecine interne, les
violence conjugale, ainsi que
soins infirmiers, la traumatologie, la
l’évaluation précise de l’impact des
psychiatrie, la médecine légale, les
violences sur leur santé, nous ont
sciences humaines et sociales, en
permis de développer une pratique
particulier la psychologie clinique, la
clinique adaptée aux phénomènes de
psychologie de la santé et le travail
violence : la clinique du réel
social. La CIMPV prend en compte les
(Raimbault, 1982 ; Ansermet, 2002).
violences interpersonnelles,
Cette pratique nous a amenés à
institutionnelles et organisées.
résister, dans un premier temps, au

Journal International De Victimologie 2006; 4(1) : 27


GIRARD, J. ET AL.

traitement du couple « désigné comme ou du pouvoir contre soi-même, une


patient », sans prise en compte autre personne, un groupe ou une
préalable de l’individu, en tant que communauté, et entraînant ou risquant
personne victime et/ou auteur-e de fortement d’entraîner des
violences et surtout potentiellement conséquences négatives sur la santé
atteinte dans sa santé physique, physique, mentale ou sociale de celui
psychologique et sociale. ou de celle qui en est victime ”.
Du point de vue de
l’épistémologie systémique, plusieurs
Perspective de la complexité auteurs se sont intéressés aux
violences dans le couple et la famille.
Dans la prise en charge des Perrone et Nannini (1995) décrivent
situations de violences conjugales, la deux formes de violence : la
complexité se situe à plusieurs violenceagression dans les relations
niveaux; nous retenons celui des symétriques de type égalitaire et la
définitions de la personne humaine, violencepunition dans les relations
des violences, de la crise, du contexte complémentaires de type inégalitaire.
et de l’intervention. Selon une pensée Barudy (1997) insiste sur les
écosystémique (Duss-Von Werdt, interrelations entre les différents types
1990), l’individu est considéré dans de maltraitance au niveau horizontal et
ses dimensions physique, sociale, vertical (transgénérationnel) où se
spirituelle et autopoïétique. manifestent la défaillance ou l’échec «
de deux caractéristiques au moins de
Il est une personne à part
la condition humaine : la possibilité
entière, un être bio-psycho-social, sujet
d’attachement et la parole ».
de droit, qui est appréhendé dans son
contexte de vie, son environnement et Selon l’Ecole de Palo Alto, toute
son histoire, (attachements, communication (Watzlawick et al.,
développements, dimensions 1972) est effectivement caractérisée
transgénérationnelles), quels que par le contexte relationnel qui engage
soient son comportement et sa individuellement les interlocuteurs,
demande. Cela implique le respect de leurs représentations, leurs rôles et
son autonomie et de ses choix de vie leurs liens, leurs interactions et leurs
en tant que processus (ressources et ponctuations, les dimensions du temps
vulnérabilités) (Rinaldi Baud, 2000), et du contexte culturel. La violence en
tout en le confrontant à ses actes a valeur de communication; ce
responsabilités. langage comportemental est un
message imprécis pouvant donner lieu
La violence est un phénomène
à de multiples interprétations et
complexe qui recouvre des aspects
projections. Il est indispensable pour le
multicontextuels, multidimensionnels et
décoder de le contextualiser.
polysémiques, ce qui nous conduit à
parler « des violences » et à nous Kuenzli-Monard (2001), dresse
référer à différents cadres un panorama des théories de la
épistémologiques. violence et développe, d’un point de
vue socio-constructiviste, une
L’Organisation Mondiale de la
alternative à l’explication causale de la
Santé (1996) en donne une définition
violence, inspirée de la théorie des
descriptive : “ Par violence, il est
limites.
entendu l’usage intentionnel ou la
menace d’usage de la force physique
Journal International De Victimologie 2006; 4(1) : 28
LES VIOLENCES CONJUGALES

Christen et al. (2004) reprennent un tiers indiscutable et une référence


ces différents courants et insistent sur commune incontournable, permettant
les « deux niveaux d’analyse différents de rétablir l’altérité au-delà de toute
et complémentaires : les individus et la auto-référence. Au sein de l’espace
relation » en rapport avec la théorie thérapeutique, elle opère comme levier
des types logiques et sur le rôle du et garantie éthique. La violence est
contexte sociétal de la loi. inacceptable et sanctionnée par les
lois et le cadre thérapeutique ne peut
Les violences agies (actes, être un espace de non-droit.
paroles, attitudes) définissent et
imposent un contexte relationnel plus Comme le décrit si bien
fort que toute parole (des intervenants Ansermet (1999, pp.12-14) « ce qu’on
ou de l'auteur) qui chercherait rencontre dans la clinique, c’est
notamment à rassurer, à atténuer, l’évidence d’un réel impossible à
voire à nier les faits. Les 2 niveaux de supporter. (…) Réalité physique et
types logiques différents (Bateson, réalité psychique (…qui) se double
1977) - les actes, les faits, leurs pour le (clinicien) d’une rencontre
conséquences et la dimension imprévue avec lui-même ». Au plan
relationnelle du processus - ne doivent clinique, les violences ne peuvent être
être ni confondus ni abordés traitées qu’à partir de la rencontre
simultanément au risque de clivage ou (Ansermet, 2002) au cas par cas. Au-
de disqualification de l’un par l’autre. delà de la mise en danger de l’intégrité
(physique, psychologique, sexuelle) de
Il est nécessaire de faire des la personne, la violence attaque sa
hypothèses sur la fonction et les capacité relationnelle et ses
finalités du recours à la violence en compétences ontologiques à faire du
tant que communication paradoxale et lien. La relation thérapeutique est
manifestation symptomatique qui vise également menacée et les résonances
à l’homéostasie (Watzlawick et al., suscitées par les problématiques de
1979) du système familial élargi et violence – effroi, peur, fascination,
environnemental. identification, etc. – peuvent empêcher
le thérapeute de créer les conditions
Dans les situations de violences
d’une alliance permettant à la
conjugales, la crise émerge à différents
personne de se sentir à nouveau dans
niveaux : celui de la survenue de la
le monde des humains.
violence et celui de l’intervention de
tiers, tant pour le patient et son Dans les situations de violences,
environnement que pour l’intervenant sur un plan systémique du moins, la
et le réseau des professionnels. A ce victime et l'auteur sont les porteurs du
stade, les résonances des intervenants symptôme, mais de manière différente.
(ressources, attitudes défensives, Ceci implique dans un premier temps
traumatisation vicariante, etc..) un abord de chaque personne
influencent particulièrement la qualité individuellement et dans un deuxième
de l’intervention (Rey & Rinaldi Baud, temps et à certaines conditions, un
2000). abord du processus relationnel.
Néanmoins, cet aspect relationnel doit
Il est nécessaire de
rapidement être nommé via l'effet de la
contextualiser les violences, en
violence sur le lien. Si l'on fait
particulier dans leurs dimensions
référence à la notion de symptôme
socio-culturelles (Sylvestre et al.,
pour les situations des violences
1999). La référence à la Loi constitue
conjugales, on peut considérer aussi

Journal International De Victimologie 2006; 4(1) : 29


GIRARD, J. ET AL.

bien chacun des partenaires, que leur d’autres comportements à risques »


relation, comme symptomatique et/ou (WHO/OMS, 2003). Les effets de la
dysfonctionnelle. Au-delà des violence sur la santé globale des
personnes, de la responsabilité de personnes qui en sont victimes
l’auteur et de la prise en compte de la peuvent perdurer à moyen et long
personne victime, l’entité couple peut terme, même après la fin des
être considérée comme « auteur- violences. « Plus la violence est grave,
victime en souffrance ». Celle-ci plus l’impact sur la santé physique et
nécessite un traitement dans le sens mentale de la femme est profond. Les
de poursuivre ou de mettre fin à la répercussions dans le temps de
relation en faisant appel aux notions différents types et de multiples
d’autonomie/dépendance – épisodes de violence semblent être
individuation/séparation (perte). Par cumulatives » (ibidem). Les
rapport à d'autres problématiques (par symptômes – psychiques et
exemple anorexie, phobie scolaire, neurophysiologiques - de stress aigu
etc.) où l'on vise à comprendre la ou chronique, les symptômes de
fonction du symptôme avant de viser à dépression, le développement ou
le supprimer, le symptôme « violence » l’aggravation de troubles de la
nécessite une approche préventive et dépendances (alcool, toxicomanies,
pro-active visant en premier lieu à sa troubles alimentaires), le
suppression dans son expression en développement ou l’aggravation de
acte. troubles de l’organisation de la
personnalité doivent être évalués,
contextualisés et mis en lien avec une
éventuelle exposition actuelle ou
Violences et santé passée à des violences (Campbell,
2002).
La prise en charge des situations
de violences conjugales nécessite une Les violences conjugales
évaluation précise de l’impact répétées et chroniques, dont l’impact
différencié des violences sur la santé associe des troubles multiples
globale des personnes qui y sont nécessiteraient le développement de la
exposées. Dans cette évaluation il notion d’état de stress post-
s’agit de prendre en compte les traumatique complexe (Herman, 1992).
données de la victimologie clinique, de Elles peuvent avoir un effet puissant,
la clinique des traumatismes déstructurant, désorganisateur et
psychiques, les données des traumatisant pour les personnes
recherches sur les femmes victimes de impliquées et leur entourage. Celles-ci
violences conjugales et leurs enfants, peuvent être atteintes dans leur
menées le plus souvent dans une intégrité et leur identité : au niveau de
perspective de genre et les données leur territoire bio-corporel, au niveau
sur l’impact au sens large et à long de leurs représentations psycho-
terme des maltraitances infantiles. affectives et au niveau de leurs
compétences relationnelles et sociales.
« Les études montrent que des
Outre l’isolement, la peur et la perte de
femmes qui ont été victimes de
l’estime de soi, la confusion des
violence physique ou sexuelle pendant
ressentis et des pensées peut amener
l’enfance ou à l’âge adulte, sont plus
la personne victime à se demander si
souvent malades que les autres, en ce
ce qu’elle vit est réel et si elle en est
qui concerne les fonctions physiques,
coupable. La personne auteur des
le bien-être psychologique et l’adoption
violences peut présenter, au niveau
Journal International De Victimologie 2006; 4(1) : 30
LES VIOLENCES CONJUGALES

émotionnel et cognitif, tous les degrés dans un climat de confusion importante


possibles entre la reconnaissance des au regard des besoins fondamentaux,
faits et des ressentis, la conscience de notamment les nourritures affectives,
l’impact des violences sur l’autre et le la sécurité émotionnelle, la capacité
fait de les minimiser, voire de les nier. d’attachement. Ainsi les relations
parent-enfant nécessaires au
Les violences surviennent à un développement de l’enfant sont
moment donné – de manière unique souvent distordues : les enfants
ou répétitive, dans un contexte de vie doivent aussi faire face au fait de
et dans l’histoire d’une personne. Aux considérer leurs parents comme
aspects objectifs de la violence (les victime et comme auteur des
faits, les circonstances, les lésions, les violences. Le sens de ces relations
symptômes, etc.) sont associés les fondamentales est forcément aussi
aspects subjectifs (le vécu, la empreint du sens des violences
souffrance, l’expression des émotions conjugales. De plus, dans nombre de
et des sentiments). L’intrication situations, les enfants sont eux-mêmes
complexe de ces deux aspects s’inscrit victimes de mauvais traitements de la
dans un contexte donné, un système part de l’un ou l’autre des parents.
de croyance et constitue la « réalité »
(Watzlawick, 1988 ; Elkaïm, 1989) de Sur le plan interactionnel, l’effet
la personne confrontée à la violence. de la violence en actes, souvent
Cette réalité deviendra - ou non - une relayée par des violences
expérience traumatique pour la psychologiques plus ou moins
personne concernée et/ou pour son sournoises et répétées, est celui d’une
entourage. L’interprétation du profonde remise en question du lien
traumatisme et sa fonction varient relationnel et affectif. Ce type de
d’une école de pensée à l’autre violences engendre des distorsions
(Garland, 2001; De Clercq & Lebigot, cognitives et des manifestations
2001). Cependant, il nous paraît symptomatiques (peur, doute,
nécessaire de prendre en compte non tristesse, ambivalence, douleur). La
seulement l’inscription du traumatisme violence en termes d’atteinte directe ou
comme effraction psychique, mais de menace d’atteinte à l’intégrité de la
également son caractère évolutif personne a, comme effet pragmatique,
comme un processus ouvert, d’attaquer le lien relationnel, se
imprévisible et non comme un état traduisant parfois et dans un premier
surdéterminé. temps par une séparation physique
momentanée des personnes.
Les enfants des couples dans
lesquels s’exercent des violences
conjugales subissent les
conséquences directes et indirectes Clinique du réel et violences
que ces violences ont sur la santé conjugales
globale de leurs parents, en particulier
sur leurs compétences à exercer la Les différents aspects de réalité
fonction parentale. La évoqués précédemment (contexte
multidimensionnalité et la diversité des sociétal, impact des violences à court,
situations de violences conjugales ne moyen et long terme, capacité
permettent pas d’affirmer que les d’autonomie, de pensée et de choix)
compétences parentales sont nécessitent, de par leur prégnance,
forcément détériorées. Néanmoins, une adaptation du contexte
ces enfants vivent et se développent thérapeutique et de la position du

Journal International De Victimologie 2006; 4(1) : 31


GIRARD, J. ET AL.

thérapeute. En effet, les violences ne approche clinique


peuvent être abordées du point de vue victimologique. La prise en
de la neutralité bienveillante du compte prématurée du
thérapeute, mais impliquent un parti processus interactionnel
pris inscrit dans le contexte sociétal. comporte le risque d’une
victimisation secondaire et
Les violences interpersonnelles d’une disqualification de la
dans les situations relationnelles dimension thérapeutique de
privilégiées et fortes nécessitent une l’intervention, qui nécessite
lecture, une compréhension et donc une liberté d’expression de
une intervention à plusieurs niveaux chaque protagoniste.
logiques:
• Concernant l’auteur des
• celui des actes qui désignent comportements violents,
une personne auteur et une l’expérience démontre que le
personne victime ; laisser seul avec lui-même
peut être un facteur important
• celui de la responsabilité de la
de danger auto-agressif et de
personne auteur quant à ses
récidive. Le levier
actes et de la responsabilité
thérapeutique que constitue
de la personne victime quant à
l’accès à la souffrance en lien
sa protection ;
avec les violences agies doit
• celui de l’impact traumatique s’accompagner d’un travail sur
des violences sur les enfants la responsabilisation quant à
et de la responsabilité de ces violences. Le déni peut
chacun des parents à les constituer un facteur
protéger ; aggravant de traumatisation
de la personne victime,
• celui du mode d’autant plus s’il est exprimé
communicationnel et du dans un setting thérapeutique
processus relationnel où c’est de couple, mettant également
l’entité couple qui est en jeu, le thérapeute dans une
et qui engage mutuellement et situation de juge et partie.
individuellement les
partenaires; • Les deux membres du couple
doivent être responsabilisés
• celui de l’histoire quant à l’impact des violences
transgénérationnelle de sur les enfants concernés et à
chacun ; leur devoir de protection.

Ces niveaux doivent être Le travail en entretiens


présents à l’esprit et nécessitent une individuels avec chacun des membres
intervention différenciée dans du couple vise également à
l’approche et dans le temps, ainsi contextualiser la violence dans la
qu’une flexibilité des settings. Au relation conjugale :
moment de la révélation des violences,
il est souhaitable de voir chacun des • déterminer s'il s’agit de
partenaires seuls. violences unilatérales,
réciproques et/ou réactives.
• La personne victime doit être
prise en compte selon une

Journal International De Victimologie 2006; 4(1) : 32


LES VIOLENCES CONJUGALES

• déterminer s'il s'agit de • Pensent-ils que c’est possible


violences ponctuelles ou de se sortir du cycle des
répétées, voire chroniques. violences ? Ont-ils entrepris
des démarches ou sont-ils
• se représenter le type disposés à le faire?
d’attachements et de relation Lesquelles (thérapies,
du couple (histoire, mythes, procédures, protection) ?
attentes,...) en fonction de la
personnalité et de l’histoire de • Que ressent l’intervenant dans
chacun (vulnérabilités cette situation ?
individuelles et/ou
contextuelles – sociales, L’abord individuel systématique
déterminer la fonction de la et circonstancié de la question du
violence dans le couple: la processus relationnel permet
violence est-elle destinée à d’envisager et d’organiser
ramener l’autre dans le giron adéquatement la suite de la prise en
du couple (maintenir le couple) charge. Il s’agit de faire co-exister les
ou à exclure un partenaire deux niveaux, celui de la violence
déjà marqué par une subie en tant que victime et agie en
altérisation (Neuburger, tant qu’auteur et celui de la co-
2002)? responsabilité du processus
relationnel, dans lequel survient la
Simultanément, l’intervenant doit violence. A cette étape, la position de
penser – en termes d’hypothèses – à la personne victime concernant l’abord
des questions essentielles sur le du processus relationnel en présence
processus relationnel, le contexte de des deux protagonistes est
vie et l’histoire du couple, la définition déterminante et doit être respectée.
des liens affectifs, l’attachement, Elle peut évoluer avec le temps, en
l’autonomie/dépendance et la façon fonction des rétroactions du partenaire
dont les personnes concernées vivent et/ou du fait des actions entreprises ou
et voient leur situation: non.

• Comment chacun vit-il ce qui


est arrivé, ce qui se passe ?
Réaliser un entretien de couple amène
• Quelle conscience chacun a-t- à se demander:
il de la situation, de la relation
? En souffre-t-il ? Qui d’autre 1. Quel message est transmis par
en souffre ? Est-il en mesure ce type de setting ? Au niveau
d’en parler, seul, avec son/sa analogique, le fait qu’un professionnel
partenaire ? réunisse l’auteur et la victime a valeur
de communication et peut prêter à
• Comment ces personnes se confusion : maintenir le couple à tout
considèrent chacune et prix, sermoner l’un, défendre l’autre,
mutuellement pour en arriver à arbitrer, convaincre, etc. Le message
agir de la sorte ? « couple réuni en chair et en os »
risque de l’emporter sur toute autre
• Qui sont-ils l’un pour l’autre ? considération verbale, d’autant plus si :
au regard des tiers ? (enfants,
famille élargie). • l'auteur cherche à ne pas
perdre sa partenaire, et/ou à
maintenir son emprise;

Journal International De Victimologie 2006; 4(1) : 33


GIRARD, J. ET AL.

• la personne victime est sous • les entretiens en couple ne


emprise et ne peut penser, constituent pas un facteur de
agir, s’exprimer librement et ré-activation de la violence;
faire valoir ses droits les plus
élémentaires. • chaque protagoniste s’engage
à ne plus avoir recours à la
2. Que peut ressentir la personne violence et à se protéger (et
victime si son intention est de se protéger les enfants) en cas
séparer immédiatement, même de danger;
momentanément, sans pouvoir le dire
librement du fait même de la présence • le contenu des entretiens en
de l’auteur ? Comment peut-elle se couple ne doit pas être utilisé
sentir entendue et respectée ? Que contre l’autre dans le cadre
risque-t-il de se passer au retour à d'une procédure juridique
domicile ? Estimer qu’en tant qu’adulte (actuelle ou future).
responsable, elle n’a qu’à faire valoir
son point de vue, ne revient-il pas à Les hypothèses de travail et
l’intervention doivent également tenir
faire abstraction de l’impact des
compte de la notion de temporalité. Il
violences répétées à court, moyen et
est essentiel de respecter le rythme de
long terme ? En cas de récidive, la
chacun des membres du couple.
personne victime aura-t-elle la force de
Souvent, le plus lent impose son temps
faire à nouveau une démarche qu’elle
à l'autre.
pense vouée à l’échec ?
L’entretien en couple vise à
La suite de l’intervention dépend
aborder les multiples formes des
d’un certain nombre de variables qui
violences, leur caractère inacceptable,
peuvent constituer des indications
le contexte légal, les impacts sur la
d’entretiens en couple: la poursuite de
santé globale, les responsabilités de
la relation, la cohabitation, la
chacun. Ceci doit aboutir à
grossesse, la présence d'enfants, la
l’engagement de chacun à ne plus
réciprocité des violences, le contexte
avoir recours aux violences, à élaborer
social (situation des réfugiés, précarité,
concrètement des stratégies de
etc.), la demande des patients, etc.
protection et de non violence, ainsi que
Ces facteurs peuvent également
des alternatives aux comportements
précipiter une telle indication. Dans
violents. Il vise également à élaborer le
tous les cas, il convient de vérifier que
les conditions préalables définies ci- sens de la crise, à dégager les autres
dessous pour un entretien en couple aspects conflictuels de la vie en couple
et favorise la prise de décisions
sont réunies :
concernant l’organisation, le
• chaque personne peut fonctionnement et l’avenir du couple et
s’exprimer librement lors de de la famille. Les rôles et fonctions
l’entretien; parentales ainsi que les conséquences
des violences sur les enfants sont
• les procédures en cours sont abordées.
connues de l’intervenant ;
En cas de récidive de la violence
• la responsabilité des violences physique ou sexuelle, le retour à un
est reconnue par l’auteur à un setting individuel s’impose, comme une
degré suffisant; amplification de la violence dans sa
fonction d’attaque du lien. Ces

Journal International De Victimologie 2006; 4(1) : 34


LES VIOLENCES CONJUGALES

précautions garantissent un cadre de intègre la ponctuation linéaire comme


travail minimal et traduisent notre segment d’une problématique
conceptualisation du traitement des circulaire plus large, celle des
violences conjugales. interactions multiples (couple,
intervenant, corps social) à
contextualiser au niveau
intergénérationnel, environnemental et
Conclusion
sociétal.
Les conséquences des violences
Jacques Girard
conjugales sur la santé physique,
CIMPV
psychologique et sociale des
Dépt de médecine communautaire
personnes qui y sont confrontées
Hôpitaux Universitaires de Genève
restent largement sous-estimées.
24, rue Micheli-du-Crest
Elles nécessitent une attention
1211 Genève
particulière et une prise en compte de
jacques.girard@hcuge.ch
la réalité de leurs impacts, non
seulement dans une approche
thérapeutique individuelle des
protagonistes, mais également dans Références
l’approche thérapeutique du couple
et/ou de la famille. Ansermet, F. (1999). Clinique de
l’origine. L’enfant entre la
Dans les violences conjugales et médecine et la psychanalyse.
familiales, le thérapeute est confronté Lausanne : Payot,
à l’attaque aux liens relationnels
privilégiés qui caractérisent les couples Ansermet, F. (2002). Définition et
et les familles. En tant que personne sources de la violence. Infamies
exposée à la réalité et au récit des d’enfance. In O. Halfon, F
violences, l’intervenant est susceptible Ansermet, J. Laget & B.
de développer des symptômes Pierrehumbert (Eds.), Sens et
évocateurs du stress traumatique et en non-sens de la violence(pp.15-
tant que thérapeute, il est susceptible 55). Paris : PUF.
de développer des attitudes Barudy, J. (1997). La douleur invisible
défensives. Pratiquer la thérapie de de l’enfant. Approche
couple/famille sans tenir compte des écosystémique de la maltraitance.
préalables explicités plus haut, Ramonville Saint-Agne : Erès.
constitue un évitement du réel et une Bateson, G. (1977). Vers une écologie
atteinte à l’éthique du cadre de l’esprit 1. Paris : Seuil.
thérapeutique. Campbell, J.C. (2002). Health
consequences of intimate partner
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positionnement éthique rigoureux, à Christen, M., Heim, C., Silvestre, M. &
l’intégration de ressources Vasselier-Novelli, C. (2004). Vivre
interdisciplinaires, à la mise en lien sans violences ? Ramonville
avec un réseau « réel », connu et Saint-Agne : Erès.
accessible. A partir du positionnement
De Clercq, M. & Lebigot, F. (2001). Les
de non-neutralité, elle nécessite de
traumatismes psychiques. Paris :
resituer la pensée systémique dans
Masson.
toute sa complexité, au-delà des
notions de déterminisme et de De Clercq, M. (1996). Urgences
causalité, dans une pratique qui psychiatriques et interventions de

Journal International De Victimologie 2006; 4(1) : 35


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violence conjugale. Thérapie
Familiale, 20(4), 403-424.

Journal International De Victimologie 2006; 4(1) : 36


Journal International De Victimologie
International Journal Of Victimology
Tome 3, numéro 3 (Avril 2005)

Réflexion sur l’utilisation du cadre conceptuel «


Processus de production du handicap » dans
l’analyse des facteurs de vulnérabilité et de
protection à la violence conjugale
GAUTHIER, S., BOISVERT, R. ET CARDINAL, V. [CANADA, QC]

Auteures
Université de Montréal

Résumé

Cet article porte sur l’utilisation du cadre conceptuel Processus de production du handicap (PPH)
pour identifier les facteurs de vulnérabilité et de protection à la violence conjugale vécue par les
femmes qui ont des limitations fonctionnelles. Le PPH a été conçu, entre autres, afin de
permettre d’évaluer l’état physique d’une personne et ses aptitudes, d’identifier les divers
paramètres de son environnement qui peuvent l’aider ou lui nuire dans son fonctionnement ainsi
qu’apprécier son fonctionnement lui-même. Or, il s’avère que le PPH est un outil précieux pour
analyser certaines questions relatives à la violence conjugale. Nous avons rencontré en entrevue
des femmes ayant des limitations fonctionnelles qui ont subi de la violence conjugale. À l’aide du
PPH, nous avons classifié les éléments qu’elles ont identifiés comme facteurs de vulnérabilité et
de protection à la violence conjugale, et ce tant au plan personnel qu’environnemental. Cet
exercice met en évidence certaines avenues de prévention et d’intervention. Il permet également
de confirmer que le PPH peut s’avérer très pertinent pour comprendre certains aspects de la
violence conjugale vécue par les femmes qui ont des limitations fonctionnelles, et aussi de celle
subie par les femmes qui n’ont pas de limitations majeures au plan de leur fonctionnement.

Mots-clés

violence conjugale, femmes, limitations fonctionnelles, vulnérabilité, processus de production du


handicap

Introduction facteurs de vulnérabilité et de


protection à la violence conjugale.
Plusieurs modèles théoriques ont Cette réflexion, présentée
été à ce jour utilisés pour tenter de publiquement pour la première fois lors
comprendre le phénomène complexe d’une conférence prononcée au
qu’est la violence conjugale. Le congrès de l’Association francophone
présent texte se veut une réflexion sur pour le savoir (Acfas) en 2004, en est
l’utilisation du cadre à ses débuts et est appelée à se
conceptuel Processus de production développer au fil des ans.
du handicap (PPH) dans l’analyse des

Journal International De Victimologie 2005; 3(3) :


Gauthier, S. et Al.

Le PPH est un « modèle explicatif Au préalable, une remarque


des causes et conséquences des s’impose. Nous parlons de « limitations
maladies, traumatismes et autres fonctionnelles » plutôt que de handicap
atteintes à l’intégrité ou au parce qu’une fois le cadre conceptuel
développement de la personne » PPH bien intégré, cette dernière
(Fougeyrollas et al. 1998, p. 8). Ce désignation ne fait plus de sens,
cadre conceptuel consiste en une comme on le verra plus loin. Cela dit,
classification[1] très développée des les femmes elles-mêmes se désignent
multiples variables composant l’être sous différents vocables et pour
humain, ce qui peut lui porter atteinte, plusieurs d’entre elles, le terme
son environnement et son « handicap » ne leur cause aucun
fonctionnement social. problème et semble également celui
qui a le plus de sens pour elles[2].
À notre connaissance, le PPH n’a Nous utilisons la notion de « limitation
jamais été appliqué à la violence fonctionnelle » au sens d’une limitation
conjugale. Or, sa contribution à la dans le fonctionnement social d’une
compréhension du phénomène nous personne, limitation due en partie à
apparaît pourtant être très importante, une atteinte au plan physique,
entre autres parce que intellectuel ou au plan de la santé
l’opérationnalisation remarquable de mentale.
chacune des dimensions du modèle
aide à identifier des éléments qui Le cadre conceptuel processus de
peuvent jouer le rôle de facteur de production du handicap (PPH)
vulnérabilité ou de protection à la
violence conjugale. À l’intérieur du L’élaboration du PPH par Patrick
modèle, ces facteurs peuvent se situer Fougeyrollas et son équipe a été
aussi bien dans la dimension des amorcée à la fin des années 1980. Le
facteurs personnels que dans celle des PPH est en évolution depuis le début
facteurs environnementaux. des travaux sur ce modèle
(Fougeyrollas et al. 1998). La version
Ce texte commencera par la qui sera présentée ici date de 1996, et
présentation du cadre conceptuel PPH, à notre connaissance, il n’en existe
que nous adapterons ensuite très pas de plus récente. Toutefois,
légèrement de manière à nous plusieurs personnes travaillent à son
permettre de l’utiliser pour identifier les développement, notamment les
facteurs de vulnérabilité et de membres du Réseau international sur
protection à la violence conjugale. le Processus de production du
Suivra une brève description de l’étude handicap (RIPPH)[3].
d’où sont issues les données qui
seront présentées dans cet article. Le concept à la base du modèle
Nous verrons ensuite ce que les est celui de « production du
victimes désignent comme facteurs de handicap » ; le handicap n’est pas une
vulnérabilité et de protection et ce, tant caractéristique personnelle intrinsèque,
au plan environnemental qu’au plan mais résulte plutôt de l’interaction entre
personnel. Nous discuterons les facteurs personnels et les facteurs
finalement de la pertinence de environnementaux. Le handicap ne
l’utilisation du PPH pour mieux désigne donc pas l’individu, mais bien
comprendre la violence vécue par les une situation dans laquelle il se trouve,
femmes qui ont des limitations dans un ou plusieurs aspects de son
fonctionnelles ainsi que par celles qui fonctionnement social.
n’en ont pas.

Journal International De Victimologie 2005; 3(3) :192


Réflexion sure le cadre conceptuel « processus de production du handicap »

Ce cadre conceptuel n’est pas aux adultes 2002), etc. Ses champs
appliqué seulement aux personnes qui d’application ne cessent de s’étendre.
ont des difficultés motrices ou des
problèmes majeurs de vision ou Le PPH est appelé à connaître une
d’audition, par exemple. Autrement dit, large diffusion et plusieurs milieux
il ne se limite pas au « handicap » tel québécois d’intervention (en
qu’on le conçoit de manière réadaptation ou en santé mentale, par
spontanée. Il fut entre autres utilisé exemple) l’utilisent comme cadre
pour analyser la situation d’individus général guidant les pratiques. Cette
qui ont des problèmes de classification québécoise est d’ailleurs
communication dans leur milieu de reconnue internationalement. Nous
travail (Laroche et al. 1999), celle de sommes profondément convaincues
personnes âgées en perte d’autonomie que le PPH est un outil susceptible
(Robichaud 1999), celle de personnes d’être très utile pour toute personne
qui ont un problème de santé mentale (intervenant ou chercheur) qui cherche
(Binet, Guérette et Simard à penser l’individu (qu’il ait ou non
1999 ; Comité régional de soutien à la d’importantes déficiences ou
transformation et à la consolidation des incapacités) en interaction avec son
services de santé mentale - Services environnement.

Figure 1

Journal International De Victimologie 2005; 3(3) : 193


Gauthier, S. et Al.

Le cadre conceptuel PPH appartenant à l’individu ou provenant


comporte plusieurs dimensions : les de l’environnement susceptible de
facteurs de risque ; les facteurs provoquer une maladie, un
personnels ; les facteurs traumatisme ou toute autre atteinte à
environnementaux ; les habitudes de l’intégrité ou au développement de la
vie. Chaque dimension comporte sa personne » (Fougeyrollas et al. 1998,
propre nomenclature. L’évaluation de p. 41). Si ce facteur de risque a
chacun des multiples éléments qui effectivement entraîné une atteinte, cet
composent ces dimensions[4] (sauf élément devient une cause. Cette
dans le cas des facteurs de risque) dimension se subdivise en quatre
s’effectue à l’aide d’une échelle qui sous-dimensions : les risques
consiste en un continuum comportant biologiques ; ceux liés à
un pôle positif et un pôle négatif. l’environnement physique ; ceux liés à
l’organisation sociale ; et finalement,
Les facteurs de risque. Les ceux liés aux comportements
facteurs de risque constituent une individuels et sociaux. La violence
première dimension du PPH. Un conjugale entre dans cette dernière
facteur de risque est : « [...] un élément

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Réflexion sure le cadre conceptuel « processus de production du handicap »

dimension. Il s’agit, dans le modèle, de (Fougeyrollas et al. 1998, p. 111).


l’un des risques liés aux conflits[5]. Chaque élément relevant des facteurs
environnementaux s’évalue à l’aide
Les facteurs personnels. Les d’un continuum allant des facilitateurs
facteurs personnels, quant à eux, sont aux obstacles.
des caractéristiques qui appartiennent
à la personne elle-même. Cette Les habitudes de vie. La quatrième
dimension se subdivise en deux sous- dimension du PPH consiste en les
dimensions[6]. La première comprend habitudes de vie[7], décomposées
les divers systèmes organiques, dans le modèle en 12 grandes
chacun d’entre eux étant défini comme catégories. Ce concept renvoie à la
« [...] un ensemble de composantes performance de la personne dans ses
corporelles visant une fonction activités de la vie quotidienne (au plan
commune » (Fougeyrollas et al. 1998, de la nutrition, des soins personnels,
p. 55). Nous retrouvons 14 systèmes de la communication, des
dans cette catégorie de facteurs, dont déplacements, des relations inter-
les systèmes nerveux, auriculaire, personnelles, etc.) ainsi qu’aux rôles
oculaire, etc. Dans le PPH, l’évaluation socialement valorisés. Chaque
de l’état des systèmes organiques de élément des habitudes de vie s’évalue
la personne est réalisée à partir d’une sur une échelle allant de la situation de
échelle qui comporte deux pôles : participation sociale à la situation de
intégrité et déficience. C’est un handicap. Dans le premier cas, il s’agit
continuum, comme toutes les échelles de : « [...] la pleine réalisation des
de mesure de ce cadre conceptuel. La habitudes de vie, résultant de
seconde sous-dimension des facteurs l’interaction entre les facteurs
personnels est constituée personnels (les déficiences, les
des aptitudes. Une aptitude renvoie à : incapacités et les autres
« [...] la possibilité pour une personne caractéristiques personnelles) et les
d’accomplir une activité physique ou facteurs environnementaux (les
mentale » (Fougeyrollas et al. 1998, p. facilitateurs et les obstacles) »
69). Le modèle comprend 10 (Fougeyrollas et al. 1998, p. 36). Une
catégories d’aptitudes (celles reliées situation de handicap, résultat elle
aux activités intellectuelles, au aussi de cette même interaction,
langage, aux comportements, aux consiste quant à elle en la « [...]
activités motrices, etc.), et chaque réduction de la réalisation des
élément se mesure par une échelle habitudes de vie » (Fougeyrollas et
dont les pôles sont la capacité et al. 1998, p. 36).
l’incapacité.
L’exemple suivant aidera le lecteur
Les facteurs environnementaux. La non-initié à mieux saisir le concept à la
dimension des facteurs base du PPH, ainsi qu’à illustrer les
environnementaux regroupe les dimensions qui composent ce modèle
composantes situées à l’extérieur de la et leur interaction. Monsieur
personne (par exemple, les facteurs Lespérance a subi une fracture de la
politico-économiques et les facteurs colonne vertébrale qui a entraîné une
socioculturels). Un facteur lésion à la moelle épinière
environnemental se définit comme (son système organique, plus
étant : « [...] une dimension sociale ou spécifiquement son système nerveux,
physique qui détermine l’organisation comporte une déficience), ce qui lui a
et le contexte d’une société » causé une paraplégie. Monsieur

Journal International De Victimologie 2005; 3(3) : 195


Gauthier, S. et Al.

présente plusieurs incapacités au plan propriétaire de l’immeuble afin qu’il


des aptitudes reliées entre autres à devienne accessible pour les
ses activités motrices. Par exemple, il personnes se déplaçant en fauteuil
est incapable d’effectuer des roulant (et se transforme donc en
mouvements avec les membres facteur environnemental facilitateur).
inférieurs. Cela dit, il a relativement
peu de difficultés à se déplacer d’un Le PPH et la violence conjugale
lieu à l’autre (habitude de vie) puisqu’il
Tel que mentionné plus tôt, le PPH
possède une mini-fourgonnette
peut être utilisé pour analyser toutes
adaptée (facteur environnemental
sortes de situations et ne se limite pas
facilitateur).
à celles qui impliquent des personnes
C’est lors d’un accident de voiture qui ont des déficiences graves au plan
que Monsieur Lespérance s’est blessé organique ou des incapacités
(facteur de risque). Il doit dorénavant importantes au plan des aptitudes.
se déplacer en fauteuil roulant. Après Nous considérons que le PPH est très
sa réadaptation (facteur utile pour identifier les effets de la
environnemental), qu’il a réussie avec violence conjugale sur les systèmes
succès, Monsieur a souhaité retourner organiques et sur les aptitudes de la
au travail. Or, c’est impossible parce personne qui en est victime, ainsi que
que le lieu où il travaillait avant pour identifier les répercussions de ces
l’accident n’est pas aménagé pour les atteintes sur les habitudes de vie, en
personnes qui doivent utiliser un tenant compte des facteurs
fauteuil roulant (facteur environnementaux.
environnemental qui cause obstacle).
Nous l’avons vu, la violence
Cette interaction entre les facteurs
conjugale[8] est considérée dans le
personnels et les facteurs
modèle comme un facteur de risque
environnementaux fait en sorte que
pour le système organique et pour
Monsieur se retrouve dans une
les aptitudes d’une personne. La
situation de handicap au plan de ses
violence conjugale risque en effet
habitudes de vie, plus spécifiquement
d’entraîner des blessures physiques de
dans la sphère reliée au travail.
toutes sortes chez la personne qui la
Le cadre conceptuel PPH nous subit et donc, de causer des
permet de comprendre que ce n’est déficiences plus ou moins prononcées
pas seulement parce que Monsieur dans l’un ou l’autre des
Lespérance a eu la colonne fracturée différents systèmes organiques. Les
(déficience) et qu’il lui est impossible conséquences possibles de la violence
de se tenir sur ses jambes (incapacité), au plan des aptitudes s’avèrent
qu’il est dans une situation de également nombreuses. Par exemple,
handicap au plan du travail, mais c’est on connaît à quel point la violence peut
aussi — et surtout — parce que son affecter l’estime de soi et l’affirmation
milieu de travail n’est pas adapté de soi.
(facteur environnemental qui cause
Ces atteintes à l’intégrité physique
obstacle). Pour accroître la
et aux capacités des victimes se
participation sociale de Monsieur
répercutent au plan de leurs activités
Lespérance au plan du travail
de la vie quotidienne ou, dit autrement,
(habitude de vie), il devient évident que
au plan de leurs habitudes de vie.
les dirigeants syndicaux et patronaux
Pensons seulement aux conséquences
de son milieu de travail doivent s’allier
sur les activités reliées aux relations
et faire des pressions auprès du

Journal International De Victimologie 2005; 3(3) :196


Réflexion sure le cadre conceptuel « processus de production du handicap »

interpersonnelles (le conjoint violent recueillies à l’aide d’entrevues semi-


empêche sa partenaire d’entretenir des dirigées réalisées auprès de femmes
relations avec son entourage) ou sur qui ont des limitations fonctionnelles et
les activités reliées au travail qui sont actuellement victimes de
(blessures qui entraînent un violence conjugale ou qui l’ont déjà
absentéisme ; difficultés de été. Nous visons à réaliser une
concentration qui se répercutent sur la soixantaine d’entretiens.
qualité du travail effectué ; etc.). Pour
les femmes en général, ces Les limitations fonctionnelles
conséquences sont relativement bien doivent être comprises ici comme des
documentées dans la littérature. Nous difficultés dans l’accomplissement des
recueillons actuellement des données habitudes de vie. Elles sont le résultat
à ce sujet auprès d’un échantillon de de l’interaction entre des atteintes chez
femmes qui ont des limitations la personne (au plan moteur, visuel ou
fonctionnelles et qui sont victimes de auditif, d’une déficience intellectuelle
violence conjugale. légère ou d’un problème de santé
mentale) et des facteurs
Dans le cadre du présent article, environnementaux défavorables.
nous cherchons à comprendre les
éléments qui agissent sur le risque Les données présentées dans le
d’être victime d’un « conflit familial ». présent article proviennent d’entrevues
Plus précisément, nous voulons effectuées auprès de 11 femmes[10],
connaître les facteurs personnels et les toutes ex-victimes de violence
facteurs environnementaux qui, d’une conjugale. Parmi elles, sept avaient
part, peuvent rendre une personne à une déficience au plan moteur, trois
risque de devenir victime de violence vivaient des problèmes de santé
conjugale ou d’être victimisée mentale et une dernière avait une
davantage ou d’autre part, peuvent la déficience au plan visuel. Ces
protéger de la violence. Il faut donc problèmes sont tous apparus avant
ajouter dans le modèle des flèches qui que la violence commence.
vont de ces deux grandes dimensions
Les facteurs de vulnérabilité et de
vers les facteurs de risque (flèches
protection à la violence conjugale,
pointillées dans la figure 1), ces
selon des femmes ayant des
derniers étant évidemment sujets à
limitations fonctionnelles qui ont été
des influences de sources diverses.
victimes
Brève présentation de notre étude
Les incapacités ou les déficiences
Les données qui servent d’appui à avec lesquelles certaines femmes sont
la présente réflexion proviennent d’une aux prises les rendent plus à risque
étude[9] qualitative que nous menons que les autres femmes d’être victimes
à l’échelle du Québec, en partenariat de violence (Curry et al. 2001). Si
avec la COPHAN (Confédération des certains auteurs refusent d’utiliser le
organismes de personnes terme « vulnérabilité », puisqu’il
handicapées du Québec). L’objectif implique que des facteurs liés à la
principal de cette recherche est victime (autrement dit, des facteurs
d’approfondir les connaissances personnels) sont associés à la violence
relatives à la violence conjugale subie subie (Sceriha 1996), d’autres
par les femmes ayant des limitations affirment que ces facteurs ne peuvent
fonctionnelles. Les données sont être ignorés ou rejetés (Sobsey 1994).

Journal International De Victimologie 2005; 3(3) : 197


Gauthier, S. et Al.

De fait, plusieurs facteurs individuels Nous avons tenté de retracer ces


de vulnérabilité à la violence éléments dans la nomenclature du
(conjugale ou autre) ont été relevés PPH, selon les définitions que nous
dans la littérature, dont les suivants : la avions de chaque composante du
pauvreté (Ticoll 1993) ; la dépendance cadre conceptuel. Nous les présentons
aux autres pour les soins (Curry et ici selon leur emplacement dans l’une
al. 2001) ou la dépendance ou l’autre des deux grandes
économique (Nosek et al. 2001) ; le dimensions qui nous intéressent[12].
manque de confiance en soi (Nosek
1996) ; le manque d’estime de soi Nous en sommes à notre première
(Sobsey 1994) ; le surconformisme tentative de classification. Il est
(Sobsey 1994) ; et les incapacités ou possible qu’un élément que nous
déficiences elles-mêmes (Carlson avons inséré dans une catégorie soit
1997). Les facteurs environnementaux ultérieurement placé ailleurs. De plus,
jouent aussi un rôle important dans la les explications sur la manière dont
vulnérabilité. Parmi ceux-ci, chacun joue le rôle de vulnérabilité ou
mentionnons : la discrimination sociale de protection restent à élaborer, tout
subie par les femmes ayant des comme l’effet des facteurs
incapacités (WWDA 2001) ; les environnementaux sur les facteurs
stéréotypes sociaux à leur égard personnels. Finalement, les pages qui
(Chenoweth 1997 ; Curry et al. 2001) ; suivent s’appuient sur un nombre
leur surprotection par l’entourage restreint d’entrevues. L’information
(Sobsey 1994) ; le manque d’accès présentée est donc loin d’être
aux services d’aide (Curry et al. 2001 ; complète, mais elle est suffisante pour
NCADV 1996). illustrer la pertinence du modèle. Le
lecteur se voit prié de considérer le
Des auteurs ont identifié certains présent essai comme le début d’une
facteurs pouvant contribuer à protéger tentative d’articulation de l’explication
de la violence une personne ayant des que nous tentons d’ébaucher à l’aide
incapacités ou des déficiences. Les du PPH quant aux facteurs de
facteurs de protection individuels sont, vulnérabilité et de protection à la
notamment : une estime de soi élevée violence.
(Nosek 1996) et une bonne capacité
d’affirmation de soi (Sobsey 1994) ; de Les facteurs environnementaux de
bonnes habiletés sociales, vulnérabilité à la violence
d’autoprotection et de communication
Les facteurs environnementaux
(Sobsey 1994). Au plan
sont regroupés dans le PPH sous deux
environnemental, ces facteurs
grandes dimensions : les facteurs
consistent, entre autres, en un bon
sociaux et les facteurs physiques. Les
support familial et social et en la
victimes interviewées n’ont parlé que
qualité des formations visant le
des facteurs sociaux. Les éléments
développement de leurs diverses
qu’elles ont identifiés se retrouvent
habiletés et leur protection, incluant les
dans les deux sous-catégories de cette
programmes d’éducation sexuelle
dimension : les facteurs politico-
(Sobsey 1994).
économiques et les facteurs socio-
Les prochaines pages exposent culturels.
les éléments que ces femmes ont 1.1.4.1 Facteurs sociaux/ Facteurs
identifiés comme étant des facteurs de politico-économiques/ Système socio-
risque ou de protection, d’ordre sanitaire/ Santé publique et
personnel ou environnemental[11].

Journal International De Victimologie 2005; 3(3) :198


Réflexion sure le cadre conceptuel « processus de production du handicap »

prévention. Un élément nommé Les facteurs environnementaux de


relevant de la catégorie « santé protection
publique et prévention » est le fait que
les intervenants ne cherchent pas à Suivant la philosophie du PPH,
connaître la cause réelle des blessures nous ne voulions pas uniquement
ou encore que certains intervenants savoir ce qui rendait les femmes
(tant des médecins que des vulnérables ; nous souhaitions
intervenants de centre de également connaître quels facteurs
réadaptation) ne décèlent pas que le environnementaux, selon elles, les
conjoint est violent (puisque le conjoint protègent ou auraient pu les protéger
agit différemment quand il est en de la violence.
public). 1.1.2.1 Facteurs sociaux/ Facteurs
1.2.1.1 Facteurs sociaux/ Facteurs politico-économiques/ Système
socioculturels/ Réseau social/ juridique/ Appareil juridictionnel. Deux
Structure familiale. En ce qui concerne victimes ont parlé de l’implication
les facteurs socioculturels, le réseau d’intervenants pénaux. L’une a
social est fréquemment évoqué, mentionné celle d’un enquêteur,
notamment la structure familiale (i.e. la expliquant que les conseils qu’il lui a
composition de l’unité familiale et son donnés lui ont permis de menacer son
mode de fonctionnement). Une des conjoint, i.e. qu’elle a déclaré à son
victimes raconte comment sa belle- conjoint que le bail était à son nom à
famille participait au contrôle et à la elle et que s’il ne quittait pas le
victimisation (la victime se sentait tout domicile, ce sont les policiers qui
le temps surveillée, par son conjoint et viendraient l’expulser. L’autre nous
par les membres de sa belle-famille). rapporte qu’elle a consulté un avocat,
Par ailleurs, la faiblesse du lien avec la qui a fait émettre une ordonnance de
mère ou les membres de la famille est protection.
également ciblée comme étant un 1.1.3.4.1 Facteurs sociaux/
facteur de vulnérabilité à la violence. Facteurs politico-économiques/
L’une d’entre elles rapporte d’ailleurs Système économique/ Sécurité
que son conjoint se servait de cela financière/ Sécurité du revenu. Pour
pour la rabaisser, en lui disant : « On
une des femmes interviewées, recevoir
sait ben, même ta mère elle t’aime
de plus hautes « prestations
pas. » (entrevue 9) d’invalidité » aurait pu la mettre à l’abri
1.2.1.2 Facteurs sociaux/ Facteurs de la violence. Elle devait rester dans
socioculturels/ Réseau social/ Autres la situation de violence, n’ayant pas les
structures du réseau social. Une moyens financiers de quitter son
seconde composante du réseau social conjoint.
est la présence ou l’absence d’autres
1.1.4.1 Facteurs sociaux/ Facteurs
structures du réseau social. Dans ce
politico-économiques/ Système socio-
cas-ci, une des victimes mentionne
sanitaire/ Santé publique et
que pour elle, le fait d’être isolée et de
prévention. Selon une des victimes, un
ne pas avoir de vie sociale est une
moyen de protéger les femmes de la
source de vulnérabilité.
violence réside dans l’éducation :
« C’est sûr que le gouvernement, il faut
qu’il améliore l’éducation. Il faut qu’il
sensibilise les gens ou les femmes à

Journal International De Victimologie 2005; 3(3) : 199


Gauthier, S. et Al.

pas accepter la violence dans le Les facteurs personnels de


quotidien dans le couple. » (entrevue vulnérabilité
12)
Nous venons de voir quels étaient,
1.1.4.4 Facteurs sociaux/ Facteurs selon les femmes interviewées, les
politico-économiques/ Système socio- facteurs environnementaux qui les
sanitaire/ Soutien social. D’autres rendaient ou les avaient rendues
facteurs environnementaux de vulnérables à la violence ou alors, qui
protection identifiés par les victimes les avaient protégées ou auraient pu le
relèvent des services, qui font partie du faire. Nous leur avons posé les mêmes
soutien social, i.e. : « L’organisation et questions, cette fois-ci en rapport avec
les services liés aux activités les facteurs personnels[13].
susceptibles de procurer aux
personnes et à leurs proches diverses La majorité des facteurs de
formes de ressources pour faire face vulnérabilité personnels mentionnés
aux difficultés de la vie, tels que le répit par les femmes interviewées se
et le dépannage, [...] le soutien rapportent aux aptitudes. Une des
psychosocial, [...] » (Fougeyrollas et al. femmes interviewées ciblera
1998, p. 115). Des victimes nomment cependant une de ses caractéristiques
la présence des préposés aux soins à personnelles (son genre), en disant :
domicile, en expliquant qu’au moins, « Je suis femme et handicapée »
dans les moments où ces (entrevue 7). Pour elle, c’est la
professionnels étaient là, elles étaient combinaison de son genre et de sa
protégées. Une autre victime condition physique qui l’a rendue
mentionne que si ces préposés lui vulnérable.
avaient donné des soins, cela aurait 3.2.1 Aptitudes reliées aux
constitué un facteur de protection : comportements/ Affectivité/
« J’aurais pu être protégée d’une
Émotion. Une des composantes des
certaine violence physique ou un
aptitudes reliées aux comportements
certain contrôle s’il y avait eu des gens
concerne l’affectivité, i.e. : « L’aptitude
de l’extérieur qui viennent me donner
à éprouver des émotions et d’autres
les soins, mais comme il [le conjoint]
sentiments personnels »
voulait pas, je ne pouvais rien faire, je
(Fougeyrollas et al. 1998, p. 81). Pour
ne pouvais pas le forcer. » (entrevue 5)
certaines victimes, leur émotivité les a
1.2.1.2 Facteurs sociaux/ Facteurs rendues vulnérables à la violence. Une
socioculturels/ Réseau social/ Autres d’entre elles explique qu’elle a un
structures du réseau social. grand coeur, qu’elle est sensible, et
L’entourage est vu comme un facteur que son conjoint en profitait pour la
de protection : des victimes soulignent manipuler en se servant de cela. Ceci
l’écoute et l’aide des amis ; une autre faisait en sorte qu’elle lui pardonnait
identifie la conscientisation de la part tout. Une autre explique qu’elle aime
d’amis, expliquant qu’ils l’ont aidée à beaucoup aider les autres ; son
voir clair et qu’ils l’ont conseillée ; une conjoint lui faisait pitié parce qu’il était
autre parlera de la solidarité isolé, alors elle continuait de le
manifestée par des membres de la fréquenter malgré la violence.
coopérative d’habitation, un « endroit
3.2.4 Aptitudes reliées aux
propice à la protection. » (entrevue 12) comportements/ Affectivité/
Indépendance. Une des victimes dira
qu’elle s’est rendue vulnérable à la

Journal International De Victimologie 2005; 3(3) :200


Réflexion sure le cadre conceptuel « processus de production du handicap »

violence en voulant avoir un conjoint à manque d’affirmation de soi comme


n’importe quel prix. De plus, pour le facteur personnel de vulnérabilité. Elle
garder, elle sera portée à endurer ce explique qu’à cause de sa maladie,
qu’elle subit et ce, davantage qu’une elle était tellement fatiguée qu’il était
personne qui n’a pas de limitations beaucoup plus facile pour elle d’être
fonctionnelles : obéissante et docile que de se rebeller.
Je veux pas dire qu’on est 5.4.2 Aptitudes reliées aux
différents à 100 %, mais la femme activités motrices/ Mobilité/
handicapée qui se fait battre, [...] elle Locomotion. Si les aptitudes reliées
va peut-être plus endurer parce qu’elle aux comportements ont été le plus
sait très bien que si elle se retire, c’est souvent mentionnées, d’autres
pas demain matin qu’elle va trouver un catégories d’aptitudes ont été ciblées
autre chum. Puis elle veut avoir par les répondantes comme étant des
un chum dans sa vie, elle veut avoir facteurs de vulnérabilité. L’une d’entre
quelqu’un dans sa vie, elle veut avoir elles concerne l’incapacité de se
un conjoint, une femme ou un homme, mouvoir. Une ex-victime, atteinte de la
mais elle veut quelqu’un. Puis elle sait dystrophie musculaire et devant se
très bien que si [...] l’homme, il s’en va, déplacer en fauteuil roulant, explique
quand est-ce qu’elle va en trouver un que son conjoint ne serait pas resté
autre? Elle va y penser. Parce qu’une longtemps dans sa vie si elle avait pu
personne handicapée, on sait très bien se tenir sur ses deux jambes, mais elle
que c’est plus difficile de se trouver un n’est pas capable de se mouvoir[15].
conjoint qu’une personne normale.
(entrevue 13) Les facteurs personnels de
protection
3.3.4 Aptitudes reliées aux
comportements/ Conduites/ Sécurité Nous venons de voir des facteurs
personnelle. Une autre sous-catégorie de vulnérabilité à la violence liés à
d’aptitudes reliée aux comportements l’état physiologique ou aux aptitudes.
concerne les conduites, i.e. « [...] Nous constatons, sans surprise, que
l’aptitude à se diriger soi-même, à se ce sont surtout les incapacités qui
comporter dans une circonstance rendent vulnérable à la violence, bien
déterminée » (Fougeyrollas et al. 1998, que parfois, l’expression positive d’une
p. 82). La capacité d’assurer sa aptitude (par exemple, l’adaptation,
sécurité personnelle compte parmi les comme on le verra plus bas) peut
éléments appartenant à cette entraîner une victimisation. Il reste
catégorie. Des victimes nous ont qu’en général, les capacités
mentionné leur incapacité à se constituent davantage des facteurs de
défendre, notamment en raison de la protection. Le lecteur restera peut-être
nature de leur limitation. Par exemple, étonné de constater que certains
une femme qui se déplace en fauteuil éléments sont ciblés comme étant un
roulant, aux prises avec la dystrophie facteur de protection, alors qu’ils
musculaire, explique qu’elle n’est pas pourront lui apparaître au contraire
capable de se défendre comme un facteur de vulnérabilité.
physiquement[14]. Nous rappelons que ce sont les
femmes interviewées qui les ont
3.3.8 Aptitudes reliées aux désignés comme tels. Certaines de
comportements/ Conduites/ Affirmation ces réponses montrent l’importance de
de soi. Une ex-victime identifie le sensibiliser la population à la violence

Journal International De Victimologie 2005; 3(3) : 201


Gauthier, S. et Al.

conjugale, au cycle de la violence et rapportant à l’affirmation de soi ont été


aux moyens de s’en sortir. mentionnés par les femmes
interviewées : être une « fille rebelle » ;
1.3.10 Aptitudes reliées aux avoir une forte personnalité. Par
activités intellectuelles/ Pensée/ ailleurs, pour une des femmes, son
Jugement. Mentionnons d’abord la conformisme et sa soumission (donc
capacité de jugement, dont parle une sa non-affirmation de soi) l’ont
des répondantes. Elle explique que protégée de la violence. Cette situation
dorénavant, elle aura des critères ressemble à celle racontée dans
spécifiques pour choisir son prochain l’entrevue 5, citée plus haut.
conjoint et qu’il y a des situations
qu’elle n’endurera plus. 3.3.13 Aptitudes reliées aux
comportements/ Conduites/ Contrôle
3.3.5 Aptitudes reliées aux des émotions. Mentionnons pour
comportements/ Conduites/ Adaptation terminer une autre aptitude concernant
aux situations. L’adaptation aux les conduites, soit le contrôle des
situations, soit « l’aptitude à avoir une émotions, qui a agi pour une des
flexibilité comportementale, à s’ajuster victimes comme un facteur lui ayant
en fonction de diverses situations » évité de subir de la violence physique.
(Fougeyrollas et al. 1998, p. 82) a Il s’agissait, dans ce cas-ci, de ne pas
également été ciblée comme facteur réagir à la violence psychologique :
de protection. Une des femmes
interrogées raconte comment, face à la […] je suis une fille assez patiente,
menace de se faire tuer, sa réaction a ça fait que je pense que ça m’aidait
été de rester calme, de dire à son beaucoup, parce qu’il avait beau me
conjoint qu’elle ne partirait pas et dire plein de méchancetés, je
qu’elle l’aimait. Dès que cela a été l’écoutais puis je disais rien. Quelqu’un
possible, elle a quitté les lieux. Elle qui n’aurait pas été patient, je pense
estime que fuir au moment où son qu’il [le conjoint] aurait sauté au
conjoint la menaçait aurait été plafond tout de suite puis ça aurait été
extrêmement dangereux pour elle. Une peut-être pire. Ça fait que ça, je pense
autre ex-victime parle quant à elle de que ça m’a sauvé une couple de
l’adoption de comportements visant à claques peut-être, puis une couple de
prévenir la montée des tensions : coups de poing, d’être patiente puis
« J’essayais le plus possible de faire d’écouter ce qu’il dit […]. (entrevue 4)
plaisir à mon mari, c’est sûr, pour qu’il
soit bien, pour qu’il soit heureux, pour Selon nous, certaines de ces
pas qu’il se fâche. » (entrevue 5)[16]. conduites peuvent peut-être éviter à
Une autre des femmes interviewées court terme une re-victimisation, mais
soutient qu’elle a un caractère fort, ce exposent tout de même la personne
qui lui procure une grande capacité qui se trouve dans cette situation à un
d’adaptation aux situations, incluant le certain type de violence (dans
fait d’être dans une situation de l’exemple que nous venons de voir) ou
violence. Autrement dit, elle reste dans alors, la maintiennent dans une
la situation de violence parce qu’elle situation où la violence éclate parfois.
s’y est adaptée grâce à son fort Nous pouvons donc davantage
caractère. considérer ces conduites comme étant
des stratégies de survie que de
3.3.8 Aptitudes reliées aux véritables facteurs de protection.
comportements/ Conduites/ Affirmation
de soi. Plusieurs éléments se

Journal International De Victimologie 2005; 3(3) :202


Réflexion sure le cadre conceptuel « processus de production du handicap »

bien aux deux plans et que ces


grandes dimensions interagissent, la
Ce que l’utilisation du PPH nous aide à dimension environnementale
comprendre quant à la violence vécue participant à l’accroissement des
par les femmes ayant des limitation facteurs de vulnérabilité personnels. Le
fonctionnelles PPH contribue à mettre en évidence le
fait qu’il est nécessaire d’intervenir sur
Nous sommes convaincues que le
tous les plans (donc sur les individus et
PPH constitue un cadre conceptuel
sur les facteurs environnementaux qui
très intéressant à employer pour
participent à la victimisation).
comprendre certains aspects du
phénomène de la violence conjugale D’autre part, le modèle nous
vécue par les femmes qui ont des permet d’identifier les effets de la
limitations fonctionnelles. Outre la violence non seulement au plan des
nomenclature bien développée du systèmes organiques et à celui des
modèle, qui permet, comme nous aptitudes, mais également au plan du
l’avons vu, d’identifier les facteurs de fonctionnement social de la victime (ce
vulnérabilité et de protection dont nous n’avons toutefois pas parlé
personnels et environnementaux à la dans le cadre du présent article). Nous
violence, d’autres raisons militent en pouvons ainsi avoir une meilleure
faveur de son utilisation. perception des conséquences d’avoir
subi des préjudices au plan physique,
Une véritable analyse bio-psycho-
psychique ou cognitif.
sociale de la situation
Un portrait nuancé des différentes
Premièrement, une très grande
situations
qualité du PPH est qu’il est global et
intégrateur, permettant ainsi une Deuxièmement, s’il est évident que
véritable analyse bio-psycho-sociale beaucoup de situations de violence
de la situation. Le modèle permet conjugale ont des points communs,
d’envisager des facteurs de chaque cas est unique et doit être
vulnérabilité à la violence qui sont de évalué en tenant compte de sa
tous ordres (personnels et complexité inhérente. Or, l’utilisation
environnementaux), tout comme en ce d’un outil d’analyse tel que le PPH
qui a trait aux effets de la violence. La laisse toute la place requise pour
représentation graphique du modèle, différencier les situations et ce, pour
laquelle distingue les dimensions les deux raisons. D’abord, tel qu’on l’a vu,
unes des autres et représente en il contient en soi la possibilité de faire
même temps leur interaction toutes les combinaisons de facteurs
potentielle, fait qu’on ne peut oublier possibles, que ceux-ci soient dans une
aucune dimension dans l’analyse de la dimension ou dans une autre. Ensuite,
situation et ce, autant au plan de la il ne met pas au départ plus de poids
compréhension des facteurs de dans une dimension plutôt que dans
vulnérabilité à la violence qu’à celui de une autre, ce qui permet de voir ce qui
l’identification des effets. a plus d’importance dans une situation
donnée comparativement à une autre
D’une part, le modèle permet de
situation. Ainsi, le principe
voir que les facteurs de vulnérabilité à
d’interactions entre les diverses
la violence conjugale ne se retrouvent
dimensions permet de rendre compte
pas uniquement au plan
de la complexité de la problématique
environnemental ou personnel, mais

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Gauthier, S. et Al.

de la violence conjugale et des d’une ouverture de la part de


multiples « visages » que ces l’agresseur à ce type de
situations peuvent prendre. Ces comportement. Autrement, celui-ci
nuances n’ont guère de place dans la risque d’utiliser la violence pour
plupart des modèles théoriques dissuader la victime de s’affirmer de
existants, qui se centrent nouveau.
habituellement sur les seuls facteurs
personnels ou les seuls facteurs
environnementaux. Ce que l’utilisation du PPH peut nous
Des pôles positifs aider à comprendre quant à la violence
vécue par les femmes qui n’ont pas de
Finalement, le modèle comprend limitations fonctionnelles
des dimensions positives (intégrité des
systèmes organiques, capacités dans Nous utilisons le PPH pour nous
les aptitudes, facilitateurs dans les aider à comprendre la violence
facteurs environnementaux, conjugale vécue par les femmes qui
participation sociale dans les habitudes ont des limitations fonctionnelles. Nous
de vie), ce qui permet de mettre sommes persuadées que ce cadre
également l’emphase sur les divers conceptuel peut jouer le même rôle en
éléments pouvant jouer le rôle de ce qui a trait à la violence vécue par
facteurs de protection à la violence, et les femmes qui n’ont pas de limitations
pas seulement sur ce qui rend majeures concernant leur
vulnérable ou qui participe à la fonctionnement. En plus des
victimisation. arguments que nous avons
mentionnés plus haut, qui s’appliquent
Il est toutefois essentiel de noter entièrement à cette dernière
que ces facteurs que nous qualifions population, d’autres s’ajoutent pour
de « protection » ne le sont pas mettre en évidence le fait qu’en
nécessairement de façon intrinsèque ; utilisant le PPH dans l’analyse des
il ne faut pas les concevoir en dehors situations de violence conjugale, nous
de la dimension situationnelle, de la pouvons participer au développement
dimension temporelle ou en vase clos. de la compréhension globale du
En effet, pour une même personne, ce phénomène.
qui peut être un facteur de protection
dans une situation donnée ne le sera Premièrement, le PPH oblige à
pas nécessairement dans une autre prendre en considération, dans
(par exemple, ne pas réagir). De plus, l’analyse de la situation d’un individu,
certains facteurs de protection ne le non seulement les facteurs
sont que temporairement, comme la environnementaux, mais aussi les
présence d’un préposé au bénéficiaire, facteurs personnels. Or, ces derniers
qui constitue un facteur de protection (particulièrement les facteurs
momentané, la victime étant de personnels de vulnérabilité), n’ont pas
nouveau à risque de subir de la beaucoup été traités dans les écrits
violence dès que l’aidant repart du concernant la violence conjugale
domicile. Finalement, il est important produits à ce jour. Cet état des choses
de considérer chaque facteur en est principalement attribuable à des
interaction avec les autres. raisons théoriques et idéologiques.
L’affirmation de soi, par exemple, peut
D’un côté, les analyses les plus
être un facteur de protection, mais le
répandues pour comprendre la
fait de s’affirmer doit s’accompagner
violence conjugale sont les analyses
Journal International De Victimologie 2005; 3(3) :204
Réflexion sure le cadre conceptuel « processus de production du handicap »

féministes. Or, en général, celles-ci ne psychologie). Vu cet enrichissement


prennent pas en compte les facteurs mutuel potentiel, la porte est ainsi
personnels de vulnérabilité. Elles mieux ouverte à la production d’une
s’attardent plutôt sur les facteurs analyse globale de la violence
environnementaux de vulnérabilisation conjugale, dans laquelle l’ensemble
(les facteurs politico-économiques et des dimensions sont prises en compte,
les facteurs socioculturels). Les et d’une analyse fine des situations
éléments qui relèvent de la personne particulières, où il est possible qu’un
sont davantage considérés comme des élément doive davantage être ciblé
effets de la violence. qu’un autre comme étant à la source
du problème et favorisant son
D’un autre côté, nous comprenons maintien. Cela dit, il reste évident que
fort bien la crainte de certains face au l’intervention doit également porter sur
risque que l’identification de facteurs les agresseurs. Le PPH sera, là aussi,
personnels de vulnérabilité entraîne un très pertinent à utiliser.
glissement vers une responsabilisation
de l’individu concernant la violence Références
dont il est victime (ce qu’il faut bien
entendu éviter). Or, à notre avis, le fait Binet, M., Guérette, F. & Simard, C.
de ne pas reconnaître que certains (1999). L’application du
facteurs d’ordre individuel peuvent Processus de Production du
rendre à risque de subir de la violence Handicap (PPH) en santé
ou d’être maintenu dans une situation mentale: un défi réaliste.
de vulnérabilité risque de contribuer en Réseau International CIDIH Et
soi à participer à cette victimisation. Il Facteurs Environnementaux.
est essentiel d’identifier tous les Les Applications Du Processus
facteurs qui nuisent à une personne De Production Du Handicap,
afin de mieux intervenir, non 10(1-2), 39-49.
seulement au plan des dommages que
Carlson, B.E. (1997). Mental
la violence aura entraînés, mais
Retardation and Domestic
également pour accroître les éléments
Violence: An Ecological
d’ordre personnel qui permettent à un Approach to Intervention. Social
individu d’optimiser ses chances de se
Work, 42(1), 79-89.
mettre à l’abri de la violence.
Chenoweth, L. (1997). Violence and
Deuxièmement, l’utilisation du PPH
Women with Disabilities: Silence
permet la prise en compte simultanée
and Paradox. In S. Cook & J.
des théories déjà existantes pour
Bessant. (Eds.), Women’s
comprendre le phénomène. En effet,
Encounters with Violence:
celles-ci n’apparaissent plus comme
Australia Experiences (pp. 21-
étant contradictoires, mais bien
39). Thousand Oaks: Sage
complémentaires, puisqu’elles ne
Series on Violence Against
portent pas nécessairement sur les
Women.
mêmes dimensions. Ainsi, les théories
féministes, qui s’attardent aux facteurs Comité régional de soutien à la
environnementaux, n’apparaissent plus transformation et à la
en contradiction avec les théories de consolidation des services de
nature interactionnelle (comme santé mentale - Services aux
l’analyse systémique) ou individuelle adultes. (2002). Des
(les diverses théories produites en partenaires... un réseau!

Journal International De Victimologie 2005; 3(3) : 205


Gauthier, S. et Al.

Québec: Régie régionale de la Sexuality and Disability, 19(3),


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Journal International De Victimologie 2005; 3(3) :206


Réflexion sure le cadre conceptuel « processus de production du handicap »

[9] Cette étude est subventionnée par le Fonds


québécois de recherche sur la société et la
culture (FQRSC) et le Conseil de recherches
en sciences humaines du Canada (CRSH).
[1] Les concepteurs du PPH ne le désignent [10] Nous avions réalisé 11 entrevues au
pas comme étant une théorie. Il ne contient moment d’analyser le matériel en vue de la
pas en lui-même d’explications élaborées préparation à la conférence de l’Acfas.
concernant un problème de fonctionnement
spécifique, par exemple. Le PPH soutient [11] Les femmes interviewées nous ont fait
globalement que les difficultés sont le résultat part de plusieurs éléments personnels et
de l’interaction entre l’individu et son environnementaux qui pourraient être
environnement, comme nous le verrons plus classifiés comme facteur de risque de subir de
loin. Il n’explique pas de manière approfondie la violence ou comme facteur de protection,
en quoi les divers éléments interagissent, ni mais elles ne les ont pas explicitement
comment. Nous tenons cependant à souligner identifiés comme tels. Ces éléments ne sont
que selon nous, plusieurs des théories donc pas compris dans la présente analyse.
existantes dans le domaine des sciences
humaines, pour ne nommer que celui-là, [12] Nous avons indiqué en italique
s’intègrent sans problèmes dans ce modèle, l’« adresse » de l’élément. Notez que chaque
puisqu’elles contribuent à expliquer certaines segment de l’adresse est une sous-catégorie
interactions spécifiques. Nous concevons donc du segment précédent.
le PPH comme une manière plus large
d’analyser un objet, et qui se juxtapose aux [13] Il importe de garder à l’esprit ici que ces
théories déjà existantes portant généralement facteurs personnels ne sont pas des attributs
sur un aspect plus ciblé. nécessairement immuables, ni intrinsèques.
En effet, ils peuvent varier dans le temps et
[2] Peut-être est-ce parce qu’elles n’ont pas sont potentiellement fortement influencés par
été mises en contact avec des désignations les facteurs environnementaux et les autres
qui stigmatisent moins. facteurs personnels.
[3] Voir le site Internet du RIPPH pour plus [14] Elle racontera toutefois que, sentant une
d’informations sur ce agression imminente, elle a menacé son
Réseau : http://www.ripph.qc.ca/ conjoint de lui foncer dedans avec son fauteuil
roulant électrique, ce qui a fait peur au
[4] Il est très important de garder à l’esprit que conjoint. Elle est donc capable de se défendre
toutes ces évaluations peuvent varier dans le jusqu’à un certain point.
temps.
[15] Nous pouvons comprendre que le fait de
[5] Emplacement dans la nomenclature des ne pas être capable de se mouvoir de manière
facteurs de risque : 4.2 Risques liés aux autonome se répercute sur d’autres
comportements individuels et sociaux/ risques dimensions, notamment sur les habitudes de
liés aux conflits. vie (par exemple les soins personnels, les
déplacements, le travail), et que le fait de se
[6] Les caractéristiques personnelles telles que retrouver dans une situation de handicap dans
l’âge, le sexe et l’identité socioculturelle font ces activités de la vie quotidienne risque
partie des facteurs personnels, mais ne sont fortement d’accroître la dépendance au
pas inclues dans l’une ou l’autre des deux conjoint. En l’absence de facteurs
sous-dimensions composant les facteurs environnementaux facilitateurs, la personne
personnels. victime est donc susceptible de rester confinée
à la situation de violence.
[7] Nous utiliserons les termes « activités
sociales » ou « fonctionnement social » pour [16] Cette femme fait part de comportements
désigner les habitudes de vie, conscientes qui sont par ailleurs connus comme constituant
toutefois que ces dernières sont plus vastes la première phase du cycle de la violence
que ce à quoi renvoient les deux notions que conjugale. Dans cette phase, la victime tente
nous utiliserons comme synonymes. par tous les moyens d’éviter une agression,
sentant que la tension s’accroît chez son
[8] Dans le modèle, il est question plus
conjoint ; elle a peur qu’il passe à l’acte
largement de « conflits familiaux ».
(Regroupement provincial des maisons

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Gauthier, S. et Al.

d’hébergement et de transition pour femmes


victimes de violence conjugale). La femme
interviewée ne semblait pas se rendre compte
que les comportements qu’elle décrivait
faisaient partie de ce cycle, puisqu’elle les a
clairement identifiés comme l’ayant protégée et
ce, même si elle avait été victime de violence
de la part de ce conjoint. Aussi pouvons-nous
penser que ces comportements ont pu parfois
lui éviter d’être victime de violence, mais que
cette protection ne fut que temporaire...

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