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Résumé
La mobilisation pour les femmes autochtones disparues ou assassinées ainsi que
la Commission de vérité et réconciliation (CVR) du Canada sur les pensionnats
indiens nous rappellent que la violence au Canada n’appartient pas au passé.
Le travail individuel et collectif des victimes pour exprimer cette violence et le
déploiement de cette parole dans l’espace public fait partie du processus de sortie
de la violence que cet article se propose d’analyser. Empruntant une approche
symbolique du pouvoir, cette recherche analyse la manière dont les dispositifs ins-
titutionnels de justice tels que la CVR abordent la sortie de la violence des points
de vue individuel, communautaire et sociétal.
Abstract
The search for missing or murdered Aboriginal women as well as the enquiry of
the Truth and Reconciliation Commission (TRC) into residential schools both
serve as a reminder that violence in Canada does not belong to the past. The indi-
vidual and collective efforts of victims to express that violence and the deployment
of the word “violence” in the public sphere are both part of what this article will
analyze: the process of making that violence visible. Using a symbolic approach to
power, this article analyzes the ways in which institutional means of justice, such
as the TRC, address the making visible of violence from individual, community
and societal perspectives.
1. Approche théorique
Les travaux sur les mécanismes de transition démocratique privilégient classi-
quement une approche de la justice en termes institutionnels et légaux
(Ensalaco 1994; Lemarchand 1994). Ceux concernant la Commission de vérité
et réconciliation sur les pensionnats indiens n’échappent pas à ce constat. Ils
ont principalement porté sur les conditions sociopolitiques qui ont entouré sa
mise en place (Stanton 2011; Kelly 2008), l’étendue de son mandat (Jung 2011;
Nagy and Sehdev 2012), ses limites (Alfred 2009; James 2012; Kershaw and
Harkey 2011; Flisfeder 2010) ou ses potentialités (Regan 2010; Stanton 2012).
De manière générale, ces travaux présentent deux lacunes. D’une part, ils ne
prennent pas pour point de départ les victimes et la violence dont elles ont fait
l’objet, mais plutôt l’institution en tant que telle. D’autre part, ils abordent la
CVR à partir d’une approche weberienne ou marxiste du pouvoir qui, selon
Alexander (2011), minimise la dimension symbolique des rapports sociaux de
pouvoir et les réduit à la position institutionnelle et structurelle des agents dans
l’espace social.
1
Par exemple, Survivant est le terme utilisé par les acteurs pour se définir. Nous employons ici une
majuscule afin de rendre compte du caractère vernaculaire du terme, mais n’utilisons pas de guil-
lemets, car leur emploi renvoie à une position surplombante du chercheur vis-à-vis des acteurs
tout en entretenant l’illusion de neutralité. L’emploi de la majuscule marque plutôt la saine dis-
tance de ce dernier qui, de manière réflexive, prend part à la marche de la société sans toutefois se
confondre avec les acteurs.
2. Méthode
Cette approche symbolique et critique est communément employée dans le champ
des études autochtones (Million 2011; Corntassel, Chaw-win-is et T’lakwadzi
2009). Non seulement elle possède un intérêt heuristique, mais elle respecte la
tradition de l’histoire orale et l’éthique de la recherche en faisant de l’individu non
pas un simple objet de connaissance, mais un sujet agissant au centre de la produc-
tion du savoir (Martin 2013). Cet article s’appuie principalement sur des observa-
tions directes effectuées lors de deux événements nationaux qui ont eu lieu à
Montréal, au Québec, en avril 2013, et à Edmonton, en Alberta, en mars 2014.
Ainsi, j’ai pu mesurer la différence entre l’Ouest canadien, où le système des pen-
sionnats a été mis en place dès la fin du XIXe siècle, et le Québec, où les premiers
pensionnats n’ont vu le jour que dans les années 1960. Par exemple, l’identification
à la catégorie de Survivant intergénérationnel est inégalement distribuée en fonc-
tion des événements auxquels j’ai pu assister. Aux événements d’Edmonton ou de
Winnipeg, de nombreux jeunes et proches sont venus partager sur la grande scène
la dimension intergénérationnelle du traumatisme des pensionnats. En revanche,
ce sont surtout les anciens pensionnaires âgés de cinquante à soixante ans qui ont
témoigné à l’événement national de Montréal. J’ai également assisté à l’événement
de clôture qui a eu lieu à Ottawa en juin 2015. Pendant ces événements, j’ai écouté,
observé et pris en note, dans un journal d’enquête, une centaine de témoignages de
Survivants, mais aussi les réactions du public ou encore les commentaires faits par
les commissaires et les témoins honoraires invités dans le cadre de ces événements.
J’ai aussi assisté à plusieurs ateliers et activités organisés par la CVR (marches,
cérémonies du feu sacré, projections de films…). Pour compléter ces données de
terrain, j’ai visionné plusieurs heures de témoignages partagés par les Survivants
devant la commission et mis en ligne sur différents portails (Youtube, Livestream
et Vimeo) jusqu’à récurrence des discours. J’ai écouté d’anciens pensionnaires
autant de sexe féminin que masculin. Enfin, l’analyse s’appuie sur les documents
produits par la CVR, en particulier les rapports intermédiaires (2012a; 2012b)
3. Reconstruire le sens
3.1 Témoignage et subjectivation
Cette recherche montre que recouvrir le sens de son expérience constitue un des
premiers effets constructifs de la Commission. Si l’individu est au centre de cette
subjectivation, celle-ci n’est pas indépendante d’un ensemble de symboles auxquels
se réfère l’individu et qu’il relie de manière singulière à son expérience person-
nelle. Les témoignages publics des Survivants devant la Commission reposent sur
une césure entre un avant l’événement et un après. Le pensionnat représente une
rupture avec la solidarité de la famille et de la communauté. Il renvoie au senti-
ment d’être seul, plongé dans « l’inconnu », le « noir »2. Si les quatre-vingt-quatorze
recommandations de la CVR ne font aucunement mention de la terre comme le
souligne à juste titre Betasamosake Simpson (2016), les témoignages relient
implicitement la violence, la perte brutale de sens à l’arrachement au territoire et
à la collectivité. Allan Cooper raconte ainsi : « Je me souviens de cette journée.
On travaillait dans le bois. Je me souviens de cette journée. On avait tous du
plaisir à travailler ensemble. On détruisait pas la nature. On en tirait notre nour-
riture. On revenait juste du bois et il y avait un bus de l’autre côté de la route.
“Toi aussi, tu dois partir” me dit mon père avec une voix très triste. Il n’a rien
dit de plus […] Il y avait un grand silence dans le camp. Ils pleuraient en
silence »3. Lorsque les Survivants témoignent, ils décrivent une violence qui «
désubjective » (Wieviorka 2005), c’est-à-dire qui détruit la capacité de l’indi-
vidu à produire du sens et ce, doublement, à la fois en le traitant comme objet
et en le privant des structures de sens collectives, de « ses matériaux disparates »
dont parle Touraine (1992, 284) et qui constituent les nourritures du processus
de subjectivation. Un homme a ainsi déclaré à Edmonton : « Quand je parlais
cri, je me suis fait fouetter la tête et le dos »4. La désubjectivation personnelle
apparaît simultanément séparée et inextricablement liée à la destruction de la
culture et de la communauté.
2
Élisabeth, Sharing Circle, Montreal national event, 27/04/2013.
3
Allan Cooper, Cercle de partage, Événement national de Montréal, 26/04/2013.
4
Myrtle Calahan, Commissioners Sharing Panel, Edmonton national event, 27/03/2014.
5
Ann Shouting Apoyakii, Commissioners Sharing Panel, Edmonton national event, 28/03/2014.
6
Un atelier intitulé “Comment partager votre vérité” est organisé chaque jour lors des événements
nationaux organisés par la Commission. Dans cet atelier, des intervenants du Comité des survi-
vants fournissent des indications et des consignes aux Survivants qui veulent témoigner publique-
ment ou en privé. Un timeline leur est fourni pour qu’ils structurent leur témoignage. Le temps
octroyé à chacun est de quinze minutes, mais est rarement respecté.
7
Marie Moreau, Commissioners Sharing Panel, Montreal national event, 28/04/2013.
8
Marguerite Simpson, 73 ans, Commissioners Sharing Panel, Edmonton National Event, 28/03/2014.
9
Il est intéressant de noter par exemple que le premier volume du rapport final consacré à l’histoire
des pensionnats débute non pas avec l’instauration de la politique des pensionnats, mais par une
genèse de l’idéologie impérialiste en Europe (CVR 2015c).
10
Selon la philosophe politique Nancy Fraser (2011), l’enjeu central des luttes de reconnaissance
réside dans l’altération du Soi et le mépris ou la honte qui en découlent. Ces luttes masquent ainsi
les inégalités socio-économiques et le problème de la redistribution.
Conclusion
Insidieusement, les politiques de reconnaissance et de réconciliation entretiennent
la colonisation, quoique de manière différente. Si les politiques de reconnaissance,
au nom d’un relativisme extrême, instituent une altérité irréductible irréconci-
liable avec la singularité des acteurs, la réconciliation renoue avec l’assimilation,
à travers la réification d’anciennes solidarités faisant fi des rapports coloniaux qui
président aux rapports actuels entre les Autochtones et la majorité canadienne.
La décolonisation ne s’opère pas par la mise en place de politiques ou de mesures
institutionnelles émanant du bon vouloir du pouvoir fédéral, mais par une action
conflictuelle, une lutte menée par les acteurs eux-mêmes. Ainsi, nous avons pu
observer que la lutte entreprise par les Survivants ne se situe pas à un niveau insti-
tutionnel à l’intérieur duquel les Autochtones ne peuvent lutter sans employer le
langage et le cadre normatif dominant, et donc sans renforcer insidieusement les
structures coloniales (Turner 2006). Leur action se déploie à un niveau métasocial.
11
Le film Nous n’étions que des enfants de Tim Wolochatiuk, présenté à l’événement de Montréal,
connut par exemple un grand succès auprès du public.
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Brieg Capitaine
École d’études sociologiques et anthropologiques
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brieg.capitaine@uottawa.ca