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Sortir de la violence : La Commission de

vérité et de réconciliation du Canada


sur les pensionnats indiens
Brieg Capitaine*

Résumé
La mobilisation pour les femmes autochtones disparues ou assassinées ainsi que
la Commission de vérité et réconciliation (CVR) du Canada sur les pensionnats
indiens nous rappellent que la violence au Canada n’appartient pas au passé.
Le travail individuel et collectif des victimes pour exprimer cette violence et le
déploiement de cette parole dans l’espace public fait partie du processus de sortie
de la violence que cet article se propose d’analyser. Empruntant une approche
symbolique du pouvoir, cette recherche analyse la manière dont les dispositifs ins-
titutionnels de justice tels que la CVR abordent la sortie de la violence des points
de vue individuel, communautaire et sociétal.

Mots clés : trauma culturel, violence, Commission de vérité et réconciliation,


pensionnats indiens, postcolonialisme

Abstract
The search for missing or murdered Aboriginal women as well as the enquiry of
the Truth and Reconciliation Commission (TRC) into residential schools both
serve as a reminder that violence in Canada does not belong to the past. The indi-
vidual and collective efforts of victims to express that violence and the deployment
of the word “violence” in the public sphere are both part of what this article will
analyze: the process of making that violence visible. Using a symbolic approach to
power, this article analyzes the ways in which institutional means of justice, such
as the TRC, address the making visible of violence from individual, community
and societal perspectives.

Keywords: cultural trauma, violence, Truth and Reconciliation Commission,


residential schools, Postcolonialism

Au Canada, la violence n’appartient pas à l’histoire. La déshumanisation dont ont


souffert les enfants autochtones dans les pensionnats, la volonté de détruire leur
identité collective et l’exclusion sociale dont ils ont fait l’objet ont des effets sociaux
multiples qui constituent aujourd’hui des enjeux démocratiques considérables
pour le Canada. L’altération des solidarités intergénérationnelles et les conduites

* Cette recherche a bénéficié d’une bourse postdoctorale du CRSH du Canada.


Canadian Journal of Law and Society / Revue Canadienne Droit et Société, 2017,
Volume 32, no. 3, pp. 349–369. doi:10.1017/cls.2017.22

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autodestructrices, la surreprésentation des Autochtones en milieu carcéral ou placés
dans les familles d’accueil sont des phénomènes bien connus des sciences sociales.
Toutefois, l’autonomisation des disciplines et des champs consécutive à leur
institutionnalisation a souvent pour effet de segmenter cette violence en une
somme de problématiques spécifiques. Or, la mobilisation pour les filles et les
femmes autochtones disparues ou assassinées ainsi que la Commission de vérité et
réconciliation du Canada (CVR) nous rappellent l’interdépendance dans le temps
et l’espace de la violence à laquelle sont confrontés les peuples autochtones. Ce
travail individuel et collectif des victimes pour dire cette violence et le déploie-
ment de cette parole dans l’espace public interpellent les sciences sociales et leur
capacité à penser les processus de sortie de la violence dans leur globalité.
La sortie de la violence en tant que domaine de recherche relève tradition-
nellement du champ de la justice transitionnelle composé d’experts et d’ONG
(Hayner 2002). Ces approches classiquement normatives privilégient le niveau,
institutionnel et cherchent le plus souvent à mesurer avec un succès inégal
l’efficacité des politiques éducatives, sociales ou économiques mises en place
(Mendeloff 2004). Selon le sociologue Michel Wieviorka, sortir de la violence,
« c’est tenter, ou non, réussir ou non, dans les efforts pour opérer les transfor-
mations qui permettent à une personne, un groupe, une société d’entrer dans
une période historique où la violence, sans disparaître des mémoires, devient
non plus ce qu’il convient d’affronter, mais ce dont les effets appellent un tra-
vail, des efforts, des modifications considérables » (Wieviorka 2015, 224).
Dans une perspective sociologique, sortir de la violence implique d’agir à trois
niveaux. Au niveau de l’individu, l’enjeu est de recouvrer la capacité de pro-
duire du sens, après avoir été déshumanisé et réduit à un objet. Ce processus
que nous définissons comme subjectivation n’est pas une substance, un exis-
tentialisme hors du monde, mais plutôt ce que Touraine définit comme « ce
travail sans fin, mais heureux de construction d’une vie, comme une œuvre
d’art faite de matériaux disparates » (1992, 284). Au niveau de la communauté,
il s’agit de reconstruire la culture entendue non pas comme une somme d’es-
sences, mais comme des « webs of significants » (Geertz 1973) sur lesquels
reposent les solidarités familiales et collectives. Enfin, au niveau de la société,
sortir de la violence renvoie, dans le cas du Canada qui nous intéresse ici, à la
transformation des institutions coloniales qui légitiment toujours les injustices
entre la majorité canadienne et les peuples autochtones. Comment, concrètement,
des dispositifs institutionnels tels que les commissions de vérité et réconcilia-
tion, qui enquêtent sur des crimes commis dans le passé agissent-ils ou non à ces
trois niveaux? Notre analyse s’appuiera sur les travaux de la récente Commission
de vérité et de réconciliation du Canada créée en 2008 pour enquêter sur la violence
dont ont été victimes les enfants autochtones dans les pensionnats indiens. Si, par
raison de commodité, cet article distingue ces trois niveaux analytiques, ceux-ci,
comme le rappelle Michel Wieviorka (2015), s’entremêlent dans les discours des
anciens pensionnaires et les procédés mis en place par la Commission.
La CVR du Canada, à l’instar de nombreuses commissions de vérité mises en
place depuis les années 1980 (Lefranc, Mathieu et Siméant 2008), est centrée sur
les victimes et leurs témoignages (James 2012; Niezen 2013). Ces témoignages

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racontent la souffrance vécue par ces enfants arrachés à leurs parents et à leur
communauté, la solitude, le traitement inhumain infligé par le personnel des
pensionnats, les insultes, les sévices physiques, la malnutrition ou les abus
sexuels subis par ces enfants plongés dans ce que l’un d’eux a qualifié de « trou
d’enfer privé d’humanité ». Les anciens pensionnaires racontent aussi les consé-
quences de cette expérience, leur incapacité à aimer leurs enfants, leur dépen-
dance à l’alcool, aux drogues, leur colère et comment ils sont parvenus ou non à
surmonter ce traumatisme. Si l’inscription de ces événements singuliers dans
une mémoire traumatique collectivement partagée pose un certain nombre de
problèmes comme la pathologisation des victimes (Alfred 2009) ou l’uniformi-
sation du récit historique et l’exclusion des narrations alternatives (Niezen et
Gadoua 2014), cet article montre que ces discours victimaires ont aussi des effets
constructifs.
Au fil des événements organisés par la Commission, les pensionnats indiens
prennent la forme d’un « trauma culturel » défini comme « an invasive and
overwhelming event that is believed to undermine or overwhelm one or several essen-
tial ingredients of a culture or the culture as a whole » (Smelser 2004, 38). Les obser-
vateurs de la CVR (Niezen 2013; Niezen et Gadoua 2014) n’ont pas manqué de
mettre en évidence cette trame narrative du pensionnat. Cette mémoire trauma-
tique n’est toutefois pas indépendante du processus de subjectivation. Chaque
témoignage apparaît à la fois comme un acte singulier, comme l’expression d’un
monde à soi et comme une partie de ce tout subjectif auquel chacun, de manière
singulière, s’identifie. Si les témoignages peuvent ainsi être appréhendés comme
un processus d’unification des expériences singulières à l’intérieur d’un ensemble
de représentations auxquelles chacun s’identifie, la capacité de la narration à trans-
former les institutions coloniales canadiennes ne va toutefois pas de soi. Les réac-
tions qu’a pu susciter, dans les sphères médiatiques, intellectuelles et politiques,
la qualification par la Commission des pensionnats comme génocide culturel
en constituent un excellent exemple.

1. Approche théorique
Les travaux sur les mécanismes de transition démocratique privilégient classi-
quement une approche de la justice en termes institutionnels et légaux
(Ensalaco 1994; Lemarchand 1994). Ceux concernant la Commission de vérité
et réconciliation sur les pensionnats indiens n’échappent pas à ce constat. Ils
ont principalement porté sur les conditions sociopolitiques qui ont entouré sa
mise en place (Stanton 2011; Kelly 2008), l’étendue de son mandat (Jung 2011;
Nagy and Sehdev 2012), ses limites (Alfred 2009; James 2012; Kershaw and
Harkey 2011; Flisfeder 2010) ou ses potentialités (Regan 2010; Stanton 2012).
De manière générale, ces travaux présentent deux lacunes. D’une part, ils ne
prennent pas pour point de départ les victimes et la violence dont elles ont fait
l’objet, mais plutôt l’institution en tant que telle. D’autre part, ils abordent la
CVR à partir d’une approche weberienne ou marxiste du pouvoir qui, selon
Alexander (2011), minimise la dimension symbolique des rapports sociaux de
pouvoir et les réduit à la position institutionnelle et structurelle des agents dans
l’espace social.

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1.1 La violence comme perte de sens


Cet article adopte une perspective différente en mettant au centre de la compré-
hension de ce dispositif de justice transitionnelle les Survivants1 et la violence
qu’ils ont subie. L’approche de la violence que nous adoptons dans cet article se
distingue des approches fonctionnalistes (Coser 1982) et instrumentales (Tilly 1978)
de la violence selon lesquelles la violence renvoie respectivement à une conduite de
crise et à un répertoire d’action. Cet article s’appuie plutôt sur les travaux de Michel
Wieviorka (2005; 2008), qui appréhende la violence à partir de l’idée de sujet.
La violence renvoie ainsi « ou bien à la capacité, réduite, interdite, introuvable, de se
constituer en sujet, ou de fonctionner comme tel, ou bien à des mécanismes de
désubjectivation – tous points qui […] avant tout, procèdent de dynamiques, de pro-
cessus où s’entremêlent toutes sortes de logiques, les unes personnelles, les autres
générales, sociales, historiques, politiques » (Wieviorka 2005, 288).
L’intérêt d’une telle approche réside dans le fait non seulement qu’elle est centrée
sur l’acteur, mais qu’elle offre la possibilité d’analyser aussi les conduites violentes des
points de vue de l’agresseur et de la victime. Cela permet de mieux comprendre les
violences dont sont victimes les Autochtones (la désubjectivation), mais aussi la
reproduction de cette violence par les victimes. La définition de la violence comme
privation de sens ou incapacité à produire le sens de sa propre expérience est propice
également pour penser les processus de sortie de la violence.

1.2 La CVR comme action symbolique


Si la violence est privation de la capacité à produire du sens, sortir de la violence
ne peut pas relever strictement de l’action politique, mais passe par l’affirmation
des victimes comme sujets individuels et collectifs capables de produire leur vie
propre. Or, les principales critiques de la Commission (Alfred 2009; James 2012)
s’appuient sur le fait que, sans réel pouvoir politique et légal, celle-ci ne pourrait
mettre en cause les structures coloniales qui, pour être détruites, exigent de nou-
veaux rapports politiques (reconnaissance de la souveraineté autochtone et resti-
tution des terres). Si ces approches du pouvoir en termes de ressource et de capacité
sont incontournables, le sociologue Jeffrey Alexander note que celles-ci « leave out
the independent shaping power of background symbols and forms, the figures
and forms of script, the contengency of mise-en-scène and actor interpretation »
(Alexander 2011, 88). Alexander, dans son ouvrage The Civil Sphere (2006), montre
comment les injustices sociales envers les minorités ethniques ou les femmes sont
légitimées dans les régimes démocratiques par les représentations, les « codes non
civils » associés à ces groupes. Dans cette perspective, les dimensions communica-
tives et symboliques sont centrales dans la contestation du pouvoir par les victimes
d’injustices (Eyerman 2001; Alexander 2006; Lamont et Bail 2005). La sociologue

1
Par exemple, Survivant est le terme utilisé par les acteurs pour se définir. Nous employons ici une
majuscule afin de rendre compte du caractère vernaculaire du terme, mais n’utilisons pas de guil-
lemets, car leur emploi renvoie à une position surplombante du chercheur vis-à-vis des acteurs
tout en entretenant l’illusion de neutralité. L’emploi de la majuscule marque plutôt la saine dis-
tance de ce dernier qui, de manière réflexive, prend part à la marche de la société sans toutefois se
confondre avec les acteurs.

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Tanya Goodman adopte une perspective similaire pour l’analyse de la Commission
de vérité sud-africaine. Définissant les témoignages des acteurs devant la commis-
sion comme des « public acts of storytelling from a ritual and performative point
of view » (Goodman 2009, 26), Goodman analyse les fondements culturels des
processus de transition démocratique et le rôle des témoins et des acteurs inter-
médiaires (médias, personnalités politiques) dans la production d’une nouvelle
culture nationale au coeur d’une société plus juste et solidaire.
Penser les processus de sortie de la violence impose de faire un grand écart, de
l’individu à la société, en passant par la communauté. Saisir l’ensemble des registres
de la violence et des niveaux auxquels agissent les dispositifs de justice transition-
nelle impose de mobiliser des approches théoriques qui peuvent paraître antino-
miques à première vue. Le fait de croiser des approches sociologiques actionnalistes
(Wieviorka 2005) et culturelles (Alexander 2011; 2012) permet de passer d’une
perspective centrée sur la subjectivité de l’acteur – dont le témoignage est au centre
de la construction de la vérité – aux effets de ces témoignages sur la production des
solidarités et de la justice sociale.

2. Méthode
Cette approche symbolique et critique est communément employée dans le champ
des études autochtones (Million 2011; Corntassel, Chaw-win-is et T’lakwadzi
2009). Non seulement elle possède un intérêt heuristique, mais elle respecte la
tradition de l’histoire orale et l’éthique de la recherche en faisant de l’individu non
pas un simple objet de connaissance, mais un sujet agissant au centre de la produc-
tion du savoir (Martin 2013). Cet article s’appuie principalement sur des observa-
tions directes effectuées lors de deux événements nationaux qui ont eu lieu à
Montréal, au Québec, en avril 2013, et à Edmonton, en Alberta, en mars 2014.
Ainsi, j’ai pu mesurer la différence entre l’Ouest canadien, où le système des pen-
sionnats a été mis en place dès la fin du XIXe siècle, et le Québec, où les premiers
pensionnats n’ont vu le jour que dans les années 1960. Par exemple, l’identification
à la catégorie de Survivant intergénérationnel est inégalement distribuée en fonc-
tion des événements auxquels j’ai pu assister. Aux événements d’Edmonton ou de
Winnipeg, de nombreux jeunes et proches sont venus partager sur la grande scène
la dimension intergénérationnelle du traumatisme des pensionnats. En revanche,
ce sont surtout les anciens pensionnaires âgés de cinquante à soixante ans qui ont
témoigné à l’événement national de Montréal. J’ai également assisté à l’événement
de clôture qui a eu lieu à Ottawa en juin 2015. Pendant ces événements, j’ai écouté,
observé et pris en note, dans un journal d’enquête, une centaine de témoignages de
Survivants, mais aussi les réactions du public ou encore les commentaires faits par
les commissaires et les témoins honoraires invités dans le cadre de ces événements.
J’ai aussi assisté à plusieurs ateliers et activités organisés par la CVR (marches,
cérémonies du feu sacré, projections de films…). Pour compléter ces données de
terrain, j’ai visionné plusieurs heures de témoignages partagés par les Survivants
devant la commission et mis en ligne sur différents portails (Youtube, Livestream
et Vimeo) jusqu’à récurrence des discours. J’ai écouté d’anciens pensionnaires
autant de sexe féminin que masculin. Enfin, l’analyse s’appuie sur les documents
produits par la CVR, en particulier les rapports intermédiaires (2012a; 2012b)

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et finaux (2015a; 2015b). Ces rapports permettent de mieux comprendre com-
ment les Commissaires se positionnent vis-à-vis des témoignages et comment ils
les interprètent.
L’analyse qui suit s’appuie principalement sur deux témoignages de femmes.
J’ai choisi de présenter l’analyse de cette manière, car ces deux témoignages ras-
semblent l’ensemble des éléments qui apparaissent souvent de manière ponctuelle
dans les autres témoignages. Aussi, cette façon de présenter une histoire de vie
plutôt qu’un ensemble de discours possède une forte dimension éthique dans le
contexte de recherche en milieu autochtone (Guay et Martin 2012). Cette métho-
dologie révèle comment la narration du trauma, dans le contexte de la Commission,
s’inscrit dans un processus de subjectivation indissociable de l’identification aux
autres victimes et à leur histoire.

3. Reconstruire le sens
3.1 Témoignage et subjectivation
Cette recherche montre que recouvrir le sens de son expérience constitue un des
premiers effets constructifs de la Commission. Si l’individu est au centre de cette
subjectivation, celle-ci n’est pas indépendante d’un ensemble de symboles auxquels
se réfère l’individu et qu’il relie de manière singulière à son expérience person-
nelle. Les témoignages publics des Survivants devant la Commission reposent sur
une césure entre un avant l’événement et un après. Le pensionnat représente une
rupture avec la solidarité de la famille et de la communauté. Il renvoie au senti-
ment d’être seul, plongé dans « l’inconnu », le « noir »2. Si les quatre-vingt-quatorze
recommandations de la CVR ne font aucunement mention de la terre comme le
souligne à juste titre Betasamosake Simpson (2016), les témoignages relient
implicitement la violence, la perte brutale de sens à l’arrachement au territoire et
à la collectivité. Allan Cooper raconte ainsi : « Je me souviens de cette journée.
On travaillait dans le bois. Je me souviens de cette journée. On avait tous du
plaisir à travailler ensemble. On détruisait pas la nature. On en tirait notre nour-
riture. On revenait juste du bois et il y avait un bus de l’autre côté de la route.
“Toi aussi, tu dois partir” me dit mon père avec une voix très triste. Il n’a rien
dit de plus […] Il y avait un grand silence dans le camp. Ils pleuraient en
silence »3. Lorsque les Survivants témoignent, ils décrivent une violence qui «
désubjective » (Wieviorka 2005), c’est-à-dire qui détruit la capacité de l’indi-
vidu à produire du sens et ce, doublement, à la fois en le traitant comme objet
et en le privant des structures de sens collectives, de « ses matériaux disparates »
dont parle Touraine (1992, 284) et qui constituent les nourritures du processus
de subjectivation. Un homme a ainsi déclaré à Edmonton : « Quand je parlais
cri, je me suis fait fouetter la tête et le dos »4. La désubjectivation personnelle
apparaît simultanément séparée et inextricablement liée à la destruction de la
culture et de la communauté.

2
Élisabeth, Sharing Circle, Montreal national event, 27/04/2013.
3
Allan Cooper, Cercle de partage, Événement national de Montréal, 26/04/2013.
4
Myrtle Calahan, Commissioners Sharing Panel, Edmonton national event, 27/03/2014.

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Mais les témoignages ne se limitent pas à cette dimension négative de l’expé-
rience. Ils révèlent aussi l’activité des individus qui font leur histoire, d’une part en
liant leur expérience singulière à d’autres traumatismes culturels (Holocauste,
génocide rwandais), et d’autre part en opposant cette créativité collective à la
lecture uniformisante de l’histoire. Nous retranscrivons ici le témoignage d’Ann
Shouting Apoyakii5 devant la Commission tenue à Edmonton afin d’illustrer les
liens entre témoignage et subjectivation :
Quand j’avais sept ans, je savais que mon nom était Apoyakii (Many Bears).
Quand je m’avançais, on me demandait mon nom. J’ai connu tous les abus
sexuels, mentaux, physiques et spirituels. Et je ne savais pas que c’était…
jusqu’à ce que mon mari et moi… on regardait la liste de Schindler. On les
emmenait dans les chambres à gaz… et tout à coup, je pouvais plus respirer,
j’ai dû sortir, je comprenais pas pourquoi j’étais comme ça. J’ai demandé
à une amie : “Est-ce que c’est vraiment arrivé? Étions-nous enfermées
dans cette petite cabine, avec cette toute petite fenêtre comme quand les
Allemands enfermaient les Juifs dans les chambres à gaz?” – “Oui, elle m’a
dit. On était enfermés là. Il faisait chaud et on ne pouvait pas respirer dans
la vapeur et ensuite on frappait sur la petite fenêtre et on ouvrait la porte et
les sœurs nous repoussaient.”
Ann Shouting « ne savait pas ». Le refoulement des abus dont elle a été victime
semble moins résulter d’une « stratégie collective ou individuelle pour se faire
oublier, se porter ailleurs […] pour redémarrer et faire “comme si de rien n’était” »
(Robin 2007, 395-396), que de la conséquence d’une violence qui détruit les struc-
tures culturelles de sens (Wieviorka 2008). Sortir de la violence renvoie dans le cas
d’Ann Shouting à un processus d’articulation entre son expérience personnelle
et l’Holocauste. La déshumanisation associée aux camps de la mort (Levi 1989)
devient pour cette Survivante la référence traumatique à partir de laquelle elle
représente son expérience singulière au pensionnat. La décolonisation, écrit Fanon
(2002), « transforme des spectateurs écrasés d’inessentialité en acteurs privilégiés
[…] La “chose” colonisée devient homme dans le processus même par lequel elle
se libère » (Fanon 2002, 40). Ann Shouting Apoyakii poursuit :
La première fois que j’ai témoigné, raconté, c’est comme si j’avais des mor-
ceaux de squelette et au fur et à mesure que je parlais, j’ouvrais les portes de
la honte, de la colère, de l’estime de soi. J’ai commencé à pardonner. Je n’ai
plus de rancœur, c’est eux qui ont le fardeau maintenant. Mes enfants souffrent
de dépendance, je ne peux qu’essayer d’être un exemple. Aujourd’hui, j’aime
ma famille, mes enfants, mes petits-enfants.
À travers le témoignage, les individus non seulement renouent avec le sens, mais
manifestent concrètement, en discours et en acte, leur présence passée et présente.
Ils reconstruisent la dimension subjective de leur individualité. Jacques Derrida
(2005, 31) écrit qu’il y a dans le témoignage une dimension sensible qui le dis-
tingue de la parole assermentée. « Que veut dire : “Je témoigne?” […] Je veux dire
non pas “je prouve”, mais “je jure que j’ai vu, j’ai entendu, j’ai touché, j’ai senti, j’ai
été présent”. Telle est la dimension irréductiblement sensible de la présence et de la

5
Ann Shouting Apoyakii, Commissioners Sharing Panel, Edmonton national event, 28/03/2014.

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présence passée, de ce que peut vouloir dire “être présent” et surtout “avoir été
présent”, et de ce que cela veut dire dans le témoignage » (Derrida 2005, 31).
Témoigner renvoie au processus sans fin visant à se débarrasser des entraves
érigées par l’histoire dans laquelle la subjectivité personnelle n’a pas sa place. Les
témoignages des Survivants, contrairement aux récits historiques (Miller 1996;
Milloy 1999; CVR 2015c), ne sont pas linéaires. Ils avancent à tâtons, reculent,
anticipent, analysent ou hésitent. En prenant part aux activités de la CVR, les
Survivants sortent de l’invisibilité, s’affichent dans l’espace public sous l’œil des
caméras omniprésentes dans les moments les plus intimes. Ils sont ici, vivants,
pleurants, filmés ou photographiés par les médias ou les chercheurs. La trame nar-
rative proposée par la Commission à chaque témoin avant sa déposition6 ne
gomme pas ces imprécisions, ces errements de la parole, les bégaiements ou les
silences. Ce flottement dans la parole qui se manifeste au fil du discours reflète le
caractère dynamique de la reconstruction de soi à l’œuvre dans l’acte de témoi-
gnage. Le fait de mettre aimai au centre du dispositif le témoignage des victimes
permet à celles-ci de dire leur mémoire singulière de l’événement qu’il figure l’Holo-
causte, le manque d’amour, l’abus sexuel par un parent ou encore l’humiliation.
À travers son témoignage, chaque Survivant affirme publiquement sa sensibilité et sa
créativité contre la logique coloniale qui tend à l’enfermer dans une identité essentia-
lisée, fixée dans le passé (Eigenbrod 2013; Emberley 2013). D’ailleurs, les Survivants
ne se définissent pas comme des victimes, mais comme des Survivants. « Je suis un
Survivant » ou « je suis un Survivant intergénérationnel », traduit cette articulation
entre l’individu singulier et une nouvelle communauté qui tend à dépasser les
identités sociales, le genre, les générations ou les différences culturelles.

3.2 Trauma culturel et identité collective


Si le « je » est omniprésent, comme nous l’avons vu dans le discours d’Ann Shouting,
l’emploi du « nous » rappelle d’une part la présence de l’auditoire et d’autre part le
lien tissé entre expérience singulière et identification au collectif. « On nous disait
qu’on était des pouilleux. On nous a détruits »7. Ainsi, la victime n’est plus seule-
ment l’individu en tant que tel, mais sa langue, son identité et la communauté tout
entière. Les anciens pensionnaires dans de nombreux témoignages relient par
exemple leur langue, leur identité à la violence.
Ce que rappellent les Survivants, c’est que la violence non seulement désubjec-
tive individuellement, mais qu’elle vise aussi à anéantir un groupe. Elle détruit sa
langue, sa culture et le réseau de significations qui assurent la solidarité entre ses
membres (Wieviorka 2005). Or, l’identité collective d’Autochtone sur laquelle reposent
les politiques de reconnaissance relève en effet plus de l’assignation que de la
création (Coulthard 2007). La sortie de la violence et la reconstruction des

6
Un atelier intitulé “Comment partager votre vérité” est organisé chaque jour lors des événements
nationaux organisés par la Commission. Dans cet atelier, des intervenants du Comité des survi-
vants fournissent des indications et des consignes aux Survivants qui veulent témoigner publique-
ment ou en privé. Un timeline leur est fourni pour qu’ils structurent leur témoignage. Le temps
octroyé à chacun est de quinze minutes, mais est rarement respecté.
7
Marie Moreau, Commissioners Sharing Panel, Montreal national event, 28/04/2013.

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solidarités familiales et communautaires impliquent plutôt une reconnexion
des corps (Betasamosake Simpson 2015), une résurgence culturelle (Alfred 2005;
2009) ou des actions préfiguratives enracinées dans le territoire et les systèmes de
pouvoir traditionnel (Coulthard 2007).
L’observation de la Commission montre que, si elle s’appuie sur des témoi-
gnages individuels, le fait d’ouvrir le microphone aux Survivants et à leurs proches,
y compris à ceux qui ne sont pas reconnus dans la convention de règlement, parti-
cipe à la construction d’une mémoire collective du trauma qui n’a pas une portée
strictement individuelle, mais qui, au moyen de la multitude des témoignages
individuels, relève, à travers la blessure de soi, d’une atteinte à la collectivité tout
entière. Dian Million note que « each Canadian residential school survivor’s testi-
mony is now a part of something bigger than its own witness » (Million 2014, 32).
Nous proposons ici d’examiner, en mobilisant la théorie sociale du trauma
(Alexander et al. 2004), ce processus d’extension, de production de solidarités et de
sortie de la violence.
Le trauma est construit socialement (Young 1995; Fassin et Rechtman 2007) et
constitue en quelque sorte un opérateur analytique, une interface permettant de
saisir les liens entre un événement passé, la construction de représentations collec-
tives et les formes d’action présentes (Alexander 2012). Si cette dimension
constructiviste du trauma fait consensus (Kirmayer, Lemelson et Barad 2007), son
lien avec l’émancipation et la capacité d’action demeure l’objet de controverses
(Nagy 2015). En effet, lorsque les victimes représentent leurs expériences en
termes de trauma, elles courent le risque d’être pathologisées et la réponse institu-
tionnelle, au lieu d’être politique et centrée sur les injustices, ne consiste qu’à
déployer des moyens dans le secteur de la santé mentale. Cet effet pervers, comme
le note Million (2013), est particulièrement présent dans le cas des Premières
Nations. Si ce débat agite principalement le champ de la justice transitionnelle,
il se focalise sur les réponses institutionnelles et moins sur le processus de narra-
tion du trauma utilisé par les principaux intéressés qui ne s’identifient pas à des
victimes individuelles, mais à une communauté globale de Survivants.
Pour Alexander (2012, 13), « les événements ne sont pas intrinsèquement
traumatisants. Le trauma est une attribution médiée socialement. » La théorie
du trauma culturel (Alexander et al. 2004; Alexander 2012; Eyerman 2001)
considère ainsi que le trauma émerge à travers un processus social porté par
des acteurs concrets qui consiste à représenter l’événement comme une atteinte
à l’identité collective du groupe. Ce « nouveau récit étalon » (new master narrative)
(Alexander 2012, 15) se diffuse dans les différentes sphères médiatiques, bureau-
cratiques, juridiques, scientifiques ou esthétiques avec plus ou moins de succès
dépendamment de la position sociale des acteurs. La caractérisation de la dou-
leur, l’identité des victimes et des responsables sont les principaux enjeux de la
narration qui, si elle parvient à se diffuser et susciter l’adhésion des acteurs
sociaux, porte la potentialité de formation d’une nouvelle identité collective et,
plus largement, de redéfinition des rapports sociaux et des frontières entre les
groupes. Cette approche non normative permet en outre de sortir de l’impasse
opposant victimes et action puisque la victimisation ne peut s’opérer sans acteurs,
sans représentation.

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358   Brieg Capitaine
Ce processus d’extension de l’expérience personnelle des anciens pension-
naires au niveau du trauma culturel se manifeste de manière exemplaire à travers
les témoignages des jeunes ou des proches des Survivants qui n’ont pas directe-
ment vécu le pensionnat, mais qui s’identifient comme « Survivants intergénéra-
tionnels ». Nous retranscrivons ici une partie du témoignage de Kim Quinney
devant les commissaires à Edmonton :
Je suis une Survivante intergénérationnelle. Ma mère est à côté de moi. J’ai
vécu tous les abus émotionnels, mentaux, physiques et sexuels. Je vais vous
parler des étapes de mon esprit de victime à survivante. Je le fais pour moi
et ma famille. Ces quatre journées avant la TRC, je n’ai pas pu manger.
Je pensais aux réactions… En discutant avec une amie, elle m’a dit que c’est
pour guérir [Applaudissement de la salle]. Je le fais pour les autres qui ne
peuvent pas le faire. J’ai été victime de sévices sexuels de la part d’un membre
de ma famille. Je ne comprenais pas. Je ne savais pas ce que cette personne
avait vécu. Il était allé au pensionnat […] Je ne savais pas, je vivais donc avec
de la colère, de la honte et de la douleur.
La dimension thérapeutique associée au témoignage est un élément commun aux
Survivants et aux Suvivantes intergénérationnels. Kim, comme Ann Shouting, ne
« savait pas » ce qui lui était arrivé. C’est en accédant à l’histoire de son agresseur
qu’elle donne un sens à sa propre expérience. Ce processus lui permet de passer
d’une identité de victime privée de sens à celle de Survivante connaissante. Le fait
que sa mère soit présente à ses côtés donne aussi forme à l’idée de ce que sont la
guérison et la réconciliation du point de vue des Survivants c’est-à-dire la recons-
truction des solidarités intergénérationnelles, la connexion des corps et des esprits
et la construction d’un espace et d’un discours communs. Elle poursuit :
J’ai rencontré un aîné et je suis allée dans un centre de guérison en 2003.
Ma mère m’a dit : “Mais tu n’es pas allée au pensionnat. Pourquoi tu vas
dans un centre de guérison des pensionnats?” […] Maintenant, je travaille
avec les Survivants pour recueillir leurs histoires. Un jeune homme raconte
un jour qu’il avait de la peine, mais il disait que c’était que pour les sur-
vivants. Je lui ai dit que moi, j’avais été touchée [abusée] sans y être allée.
Que ces abus étaient présents dans ma famille et que cela avait des impacts
sur moi.
Marianne Hirsch (2008), à partir de ses travaux sur la mémoire de la Shoah, parle
de « postmémoire » pour qualifier ce phénomène créateur et subjectif à partir
duquel les jeunes générations construisent le sens de leur propre expérience à par-
tir de l’événement traumatique perçu comme tel par leurs parents ou grands-parents.
Cette reconstruction s’opère à travers l’identification individuelle aux représenta-
tions collectives de l’événement dont l’un des effets est de déplacer la responsabilité
de la violence comme l’explique Kim Quinney:
Je ne suis pas ici pour blâmer, mais pour dire que je comprends que cette
expérience ait façonné la façon d’être des parents. Je suis retournée voir mon
grand-père qui était dans le coma à Edmonton. Je lui ai dit : “J’ai pardonné.
Je te respecte.” Quand il est allé à son audience, il a touché 200 000 dollars
ce qui veut dire qu’il a été touché beaucoup. Il a pleuré alors qu’il était
dans le coma. J’ai dit à ma mère de garder les kleenex comme signe de

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Sortir de la violence   359
réconciliation et je les ai ici. […] Si j’ai quelque chose à dire aux Survivants
intergénérationnels c’est apprenez votre histoire. Quand? Comment? Qui?
Pourquoi? Comment savoir où aller si vous ne savez pas d’où vous venez.
Si, à travers le témoignage, l’individu représente son expérience singulière en
mobilisant un ensemble de symboles diffusés dans le cadre des événements de la
Commission, cette identification élève dans un même mouvement sa subjectivité.
Elle lui permet de pardonner l’impardonnable et de sortir de son carcan de vic-
time. En reconnaissant son agresseur comme victime et non plus comme bour-
reau, Kim partage avec elle une identité commune. La responsabilité, dès lors, se
déplace. Elle n’est plus celle d’un individu, mais d’un projet colonial qui continue à
produire ses effets. Cette translation de la qualification d’agresseur à celle de vic-
time des pensionnats est fréquente dans les témoignages des Survivants intergéné-
rationnels. Elle participe non seulement au pardon, comme nous le voyons dans le
cas de Kim et de son grand-père que l’on pense être l’agresseur, mais aussi à la recons-
truction de liens familiaux souvent détruits ou distendus par la violence intrafami-
liale. Cette « anthropologisation du passé » (Robin 2007) se caractérise donc par
une fluidité de la qualification des responsables et des victimes, par une définition
flottante de la violence qui prend ses libertés avec les contextes sociaux et culturels
propres aux différentes générations. Toutefois, il n’y a pas de risques de nivellement des
responsabilités comme l’avance Robin (2007), mais la production d’une identité collec-
tive orientée contre un nouvel adversaire politique communément partagé.
Les observations faites au cours des deux événements montrent que les familles
des Survivants, victimes de multiples abus, ont largement investi l’espace offert par
la Commission. Leur présence est centrale dans la mesure où elles traduisent au
présent la violence passée. Par leurs témoignages, elles viennent étendre non seu-
lement l’espace du trauma, mais aussi le temps en l’actualisant et en refusant le fait
que les pensionnats et la violence soient réduits à l’histoire et à son contexte. À la
fin de son témoignage, Kim Quinney déclare : « Il faut mettre fin à ce cycle. Les
pensionnats n’existent plus, mais ces cycles intergénérationnels continuent. Les
enfants voient l’alcoolisme, la toxicomanie, l’abandon ». Cette inscription de la vio-
lence quotidienne et des conduites d’auto-destruction dans un événement passé et
son expression concrète pendant les événements publics matérialisent et légiti-
ment aussi le concept de trauma historique (Bombay, Matheson et Anisma 2013).
Contrairement au trauma qui relève d’une approche psychanalytique de l’expé-
rience vécue par des individus, le trauma historique « calls attention to the com-
plex, collective, cumulative, and intergenerational psychosocial impacts that resulted
from the depredations of past colonial subjugation » (Gone 2013, 683). Les pension-
nats ne constituent ici qu’une partie du trauma historique, lequel est associé plus
largement au génocide, aux déplacements subis par les Autochtones et à la confis-
cation des terres. « On nous a détruits » résume le processus d’extension qui fait en
sorte que les questions de la douleur, de la victime et des responsables du trauma
transcendent la stricte expérience des pensionnats.
Il est intéressant de noter que la formalisation du concept de trauma historique
s’effectue au moment des poursuites mises en place par les anciens pensionnaires
à l’encontre du gouvernement (Yellow Horse Brave Heart 1993) et que son usage
s’est multiplié ces dernières années parrallèment aux travaux de la Commission

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360   Brieg Capitaine
(Kirmayer, Gone et Moses 2014). Si les acteurs ne mentionnent pas directement
la restitution des terres dans leurs témoignages, l’auditoire ne peut s’empêcher
d’opérer des liens de cause à effet. De plus, comme le mentionne Nagy (2013) et
comme nous l’avons également observé, les discours plus politiques sur la resti-
tution des terres sont certes moins nombreux que ceux sur la guérison, mais ils
sont chaudement accueillis par la salle.
Les Survivants reconnaissent explicitement cette dimension collective du récit.
Ainsi un aîné innu chargé du soutien à la santé des participants me confiait à
Montréal : « On vient des quatre coins du pays, on ne s’est jamais vus et on raconte
tous la même histoire. C’est que c’est la vérité ». À Edmonton, un membre du
comité des Survivants responsable d’un des ateliers « Comment partager votre
vérité » a introduit la séance avec cette remarque visant à rassurer les participants :
« Feel at ease to tell your story. Wherever we have travelled, people are different, but
the stories are basically the same ». Si ce processus d’identification a bien été mis
en évidence par Niezen et Gadoua (2014), nous avons vu qu’il n’est rendu possible
que parce qu’il s’articule avec une distance de l’acteur vis-à-vis de ce même dis-
cours qui rend le témoignage authentique pour l’auditoire. Ainsi, les Survivants
ne respectent pas le temps qui leur est imparti ou la structure temporelle du récit
qui leur est demandée. Marguerite Simpson, après le rappel du temps par les com-
missaires à Edmonton, acheva rapidement son témoignage et ajouta : « J’ai telle-
ment à dire, mais là je n’ai que quinze minutes, je me sens bousculée alors je vais
vous lire ce que j’ai écrit »8. Marguerite, sans interruptions, à part celles des applau-
dissements, racontera alors les épreuves et le racisme systémique auxquels elle fait
face quotidiennement à Edmonton. Si l’imposition des normes est rejetée, l’identi-
fication au trauma culturel et la subjectivisation ne sont pas contradictoires, mais
cohabitent dans le témoignage. C’est ce même mouvement d’ancrage et de distan-
ciation qui semble d’ailleurs être au cœur de la performativité des témoignages.

3.3 Génocide culturel et décolonisation


L’observation et l’analyse des témoignages révèlent comment les témoins et l’audi-
toire interagissent, passant incessamment du « je » au « nous » et inversement.
Ils recouvrent leur subjectivité en créant un ensemble de significations communes
et en s’y identifiant. La transgression des frontières temporelles entre les générations,
et spatiales entre les identités, autorise du même coup un déplacement des respon-
sabilités du trauma qui n’est plus directement lié à tel ou tel acte déviant commis
par des employés, mais à un système colonial et son idéologie impérialiste.
La Commission et en particulier les commissaires en tant qu’acteurs inter-
médiaires, car situés entre les Survivants et l’auditoire, participent activement
à cette montée en généralité non seulement dans leurs rapports9, mais aussi
concrètement par les ateliers qu’ils organisent lors des événements ou les réactions
qu’ils expriment à la suite des témoignages. Les commissions de vérité possèdent,

8
Marguerite Simpson, 73 ans, Commissioners Sharing Panel, Edmonton National Event, 28/03/2014.
9
Il est intéressant de noter par exemple que le premier volume du rapport final consacré à l’histoire
des pensionnats débute non pas avec l’instauration de la politique des pensionnats, mais par une
genèse de l’idéologie impérialiste en Europe (CVR 2015c).

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Sortir de la violence   361
que ce soit en Afrique du Sud (Goodman 2009) ou au Canada (Niezen 2013), une
forte dimension performative. Elles donnent chair et sang aux discours en les
retransmettant publiquement, en les codant, en les pondérant et en qualifiant les
éléments constitutifs du récit des Survivants.
La Commission et ses acteurs intermédiaires multiplient par exemple les
analogies avec l’Holocauste sans toutefois y faire explicitement référence, contrai-
rement à certains témoins comme Ann Shouting dont nous avons retranscrit le
discours plus haut. L’histoire élaborée par la CVR dans son rapport intérimaire
(CVR 2012a) illustre parfaitement ces analogies. Recourant aux vocables « les gens »,
« les parents », « les enfants », l’histoire est dépouillée de toute connotation ethnique.
Elle raconte de manière chronologique le voyage en autobus, le tri selon le sexe et
l’âge, les effets personnels enlevés, dérobés, mis aux ordures, les cheveux coupés,
épouillés, l’attribution d’un numéro, les uniformes, la marche en file indienne, le
traitement inhumain et le travail forcé. La mise en scène à travers les vidéos où
l’on voit en gros plan le visage des témoins pleurer, se moucher, s’effondrer parti-
cipe aussi de ce processus d’universalisation du trauma. À ces analogies s’ajoutent
à chaque événement national des rencontres sous la forme d’ateliers organisés
pendant les événements nationaux. À Vancouver, l’un d’eux intitulé Be the
Change: Young People Healing the Past and Bulding the Future rassemblait quatre
jeunes « who are facing the intergenerational impacts of human rights violations
such as residential schools, Holocaust, Japanese internment and Chinese head tax »
(CVR 2013).
Les témoins honoraires qui prononcent des discours pendant les évènements
nationaux jouent aussi un rôle dans ce processus d’extension. L’un des témoins
honoraires de la Commission, Survivant tutsi du génocide rwandais, fit un dis-
cours lors des événements nationaux de Montréal et d’Edmonton. Après avoir
raconté ses souvenirs du génocide, alors qu’il n’était qu’un enfant, Eloge Butera
replaça son expérience personnelle en tant que produit de la colonisation qui
a « détruit l’unité de notre pays » en distinguant Hutu et Tutsi sur de simples obser-
vations physiques. À la fin de son discours, il déclara : « Je veux vous dire que vous
n’êtes pas seul et que nous nous assurerons que votre parole soit prise au sérieux
pour changer nous-mêmes et changer ce pays ». Lors de la période d’échanges
suivant son discours, plusieurs Survivants prirent la parole pour déclarer : « Vous
partagez la même histoire que nous » ou « Je comprends très bien votre histoire ».
Afin de réaliser son mandat, qui consiste à faire du Canada une société plus inclusive
et respectueuse, la Commission s’appuie sur la dimension universelle de la violation
des droits humains – d’autant plus grave que la violence touche des enfants – dans le
but de susciter une identification de la société canadienne tout entière.
Cette performance ne va pas de soi, que ce soit au niveau des peuples autoch-
tones ou de la société canadienne. Gadoua (2010) montre ainsi que les Inuits à
l’intérieur de la Commission, ont, dès la mise en place de celle-ci, activement tra-
vaillé à créer une sous-commission inuite. À l’événement de Winnipeg, Gadoua
observe que « the Inuit cultural activities at this event were very different and were
held separately from other First Nations ceremonies. Their main purpose was to
demonstrate that the Inuit culture had survived the residential school system:
Inuktitut is still spoken, and sewing, throat singing, drum dancing, and various games

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362   Brieg Capitaine
are still practised » (Gadoua 2010, 178). À priori signe d’une divergence dans
le récit commun, la volonté des Inuits de marquer leurs différences culturelles
confirme plutôt le fait que l’identification à la trame narrative est conditionnelle à
l’existence d’espaces à l’intérieur desquels peut s’exprimer la subjectivité indivi-
duelle ou collective.
L’identification de la société canadienne au trauma des pensionnats n’est pas
non plus évidente. En effet, au lieu de générer une nouvelle identité canadienne
plus inclusive, ces opérations de codification et de pondération menées par la
Commission génèrent des conflits. La qualification des pensionnats indiens
comme génocide culturel illustre de manière exemplaire les limites du pouvoir
symbolique de la Commission et le niveau auquel se place le conflit entre la
Commission et la majorité canadienne.
Lors du passage de la Commission à Montréal, l’ancien premier ministre Paul
Martin, témoin honoraire, qualifia les pensionnats de « génocide culturel ». Sa décla-
ration fut largement reprise dans les médias. Ceux-ci ne firent pourtant pas mention
de la réaction de la Mohawk Ellen Gabriel, qui, dans son discours, s’opposa à l’expres-
sion de l’ancien Premier ministre. Elle déclara : « Génocide culturel disait Paul
Martin. Je suis en désaccord… C’est un génocide tout court! […] Sans notre langue,
nos ancêtres ne peuvent plus nous reconnaître. Sans nos langues nous sommes
morts. Sans notre langue, nous ne pouvons plus raconter les histoires ».
Alexander (2012, 15) écrit que « in actual social practice, speech acts never
unfold in an unmediated way. Linguistic action is powerfully mediated by the
nature of the institutional arenas and stratification hierarchies within which it
occurs ». La qualification des pensionnats comme génocide, en entrant dans
les sphères médiatiques, politiques, juridiques et intellectuelles, fit l’objet de
conflits.
Quelques jours avant la tenue de l’événement de clôture à Ottawa et la présen-
tation par les commissaires du rapport final de la CVR, les médias ont largement
repris la déclaration de la juge en chef de la Cour Suprême Beverley McLachlin :
« Dans le mot à la mode de l’époque, c’était de l’assimilation; dans le langage
du XXIe siècle, un génocide culturel ». La position sociale occupée par cette
personne donna d’autant plus de force au rapport final de la CVR qui débute
par ce constat : « The establishment and operation of residential schools were a
central element of this policy, which can best be described “cultural genocide” »
(CVR 2015a, 4).
Cette qualification de la blessure vient ainsi concurrencer la qualification des
pensionnats comme « triste chapitre » de l’histoire du Canada employée par le
Premier ministre lors de ses excuses en 2008. Le leader du nouveau parti démocra-
tique, Thomas Mulcair, présent au moment du dépôt du rapport, reprit l’expression,
suivi par le chef du parti libéral, Justin Trudeau. Le ministre des Affaires autoch-
tones, Bernard Valcourt, employa sur la scène la formule de Stephen Harper lors
des excuses prononcées en 2008, parlant de « sombre chapitre ». Son discours ne
fut d’ailleurs pas applaudit par l’auditoire. Le Premier ministre Stephen Harper
préféra le mot à la mode de l’époque et parla « d’assimilation forcée ».
Les médias se nourrirent largement de ce clivage politique, et les télévisions de
l’hôtel Delta à Ottawa, en face desquels étaient assis de nombreux Survivants

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Sortir de la violence   363
silencieux, reprenaient en boucle les déclarations des politiciens, occultant les
quatre-vingt-quatorze recommandations de la Commission. Mais cette cou-
verture médiatique ne doit pas masquer le mouvement de retrait qu’ont opéré
les médias qui, pour la plupart, étaient empathiques vis-à-vis des témoignages
des Survivants mais qui se montrèrent soudainement neutres vis-à-vis de la
qualification du pensionnat comme génocide. L’expression fut toujours employée
entre guillemets ou suivie de « selon un rapport… » ou « selon M. Sinclair… »
marquant ainsi la distance qui sépare le sujet de l’objet.
Dans la sphère intellectuelle, les controverses ne sont pas nouvelles. Depuis la
fin des années 1960, dans le sillage du Red Power aux États-Unis, l’ethnohistoire
s’est imposée comme nouvelle épistémologie (Havard 2009). L’histoire de la
conquête se construit non plus à partir des faits historiques jugés ethnocentriques,
mais sur l’histoire orale et la parole des acteurs (Davis and Zannis 1973; Haig-
Brown 1988). Cette révision et l’enracinement de cette autohistoire à travers les
protocoles d’éthique de la recherche en contexte autochtone au Canada (Martin
2013) ne s’opèrent pas sans conflits (Gagné 2008). Adopter le terme génocide
(Woolford 2009; Thielen-Wilson 2014), celui de génocide culturel (MacDonald
and Hudson 2012) ou préférer celui d’ethnocide jugé par certains plus objectif
(Trudel 2014), c’est s’appuyer sur des positions épistémologiques différentes
et montrer que la culture est non seulement, au sens qu’en donne Geertz (1973),
un réseau de signifiants, mais que ces signifiants sont l’enjeu d’une lutte qui oppose
les peuples autochtones à la majorité canadienne. Affirmer la dimension génocidaire
des pensionnats n’est pas un « abus de mémoire » (Trudel, 2014) – analyse qui
découle d’un universalisme abstrait et d’une position ethnocentrée. Au contraire,
le fait de définir les pensionnats indiens non simplement comme une entreprise
d’assimilation d’un groupe particulier, mais comme une violation des droits
humains et fondamentaux révèle la volonté des Survivants de rompre avec les poli-
tiques de reconnaissance et d’affirmer par là leur capacité à produire leur histoire
et à être de véritables acteurs à l’intérieur du Canada.
La reconnaissance à la fois comme politique (Taylor 2009) et comme axiome
de lutte (Fraser 2011) constitue en effet la voie dominante au Canada pour penser
la sortie de la violence. Suffit-il de reconnaître la contribution des Autochtones à
l’édification de la nation canadienne, les droits autochtones ou la participation des
Autochtones à la gouvernance territoriale pour sortir de la violence et du colonia-
lisme? Malgré les gains politiques ou juridiques obtenus par les peuples autoch-
tones, la violence touche aujourd’hui toutes les communautés autochtones, certes
à des degrés plus ou moins grands, mais sans distinction eu regard à leurs diversi-
tés culturelles, politiques ou juridiques. Les politiques et les luttes de reconnais-
sance soulèvent en effet d’importants problèmes identifiés de longue date (Fanon
1952) et rappelés aujourd’hui par certains intellectuels autochtones influents
(Alfred 2005; Coulthard 2007; Betasamosake Simpson 2016), tels que la réifica-
tion de l’identité et l’éviction de la redistribution10 (Fraser 2011) ou la reproduction

10
Selon la philosophe politique Nancy Fraser (2011), l’enjeu central des luttes de reconnaissance
réside dans l’altération du Soi et le mépris ou la honte qui en découlent. Ces luttes masquent ainsi
les inégalités socio-économiques et le problème de la redistribution.

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364   Brieg Capitaine
des rapports objectifs et subjectifs de pouvoir entre colons et colonisés (Fanon
1952).
Il apparaît tout aussi illusoire d’espérer sortir de la violence par la réconcilia-
tion dans la mesure où cela n’est qu’un avatar des politiques libérales de reconnais-
sance (Henderson et Wakeham 2013). Celles-ci n’ont pas pour fin la décolonisation,
mais visent plutôt « à réconcilier les revendications de souveraineté autochtone
avec la souveraineté de la Couronne » (Coulthard 2007, 438). Le paradigme de la
réconciliation qui semble émerger au terme de la Commission royale sur les
peuples autochtones s’appuie sur l’idée d’un Canada originellement métis, idée
avancée par John Saul (2008) et reprise comme principe de justice, que ce soit dans
les arrêts de la Cour suprême (McLachlin 2013) ou le fameux « discours sur la
réconciliation » de 1998 (Stewart 1998). Il s’agirait donc de rétablir l’état concilia-
toire qui existait entre les Européens et les Autochtones au moment de la colo-
nisation. Orientée vers l’inclusion à l’État-nation (Alfred 2009), la politique de
réconciliation est liée au multiculturalisme (Bashir and Kymlicka 2008, 5) et appa-
raît, pour le dire en un mot, comme la poursuite de l’assimilation par d’autres
moyens. Sortir de la violence implique une lutte ou la potentialité d’une action
conflictuelle que les processus de reconnaissance juridique ou de négociation poli-
tique des droits tendent plutôt à étouffer (Betasamosake Simpson 2015) et à
laquelle les politiques de réconciliation cherchent à mettre fin.
La dimension conflictuelle de la Commission s’inscrit à un niveau symbolique,
dans ce que Mignolo appelle une « désobéissance épistémique » (Mignolo 2015).
Comme le souligne Dian Million : « for many residential school survivors and their
representatives in Aboriginal organizations, healing is a counter-narrative to victimi-
zation and is seen as a pathway to sovereignty in an emancipation narrative »
(2013, 161). Il n’en demeure pas moins que la décolonisation portée au niveau
épistémique a des limites. La reconnaissance ou la prise de distance des médias et
de certains intellectuels (Trudel 2014; Goulet 2016) vis-à-vis de la qualification
des pensionnats comme génocide culturel nous rappelle que la capacité d’une
contre-histoire à se matérialiser dans les rapports sociaux et les institutions
dépend grandement du pouvoir des acteurs.

Conclusion
Insidieusement, les politiques de reconnaissance et de réconciliation entretiennent
la colonisation, quoique de manière différente. Si les politiques de reconnaissance,
au nom d’un relativisme extrême, instituent une altérité irréductible irréconci-
liable avec la singularité des acteurs, la réconciliation renoue avec l’assimilation,
à travers la réification d’anciennes solidarités faisant fi des rapports coloniaux qui
président aux rapports actuels entre les Autochtones et la majorité canadienne.
La décolonisation ne s’opère pas par la mise en place de politiques ou de mesures
institutionnelles émanant du bon vouloir du pouvoir fédéral, mais par une action
conflictuelle, une lutte menée par les acteurs eux-mêmes. Ainsi, nous avons pu
observer que la lutte entreprise par les Survivants ne se situe pas à un niveau insti-
tutionnel à l’intérieur duquel les Autochtones ne peuvent lutter sans employer le
langage et le cadre normatif dominant, et donc sans renforcer insidieusement les
structures coloniales (Turner 2006). Leur action se déploie à un niveau métasocial.

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Sortir de la violence   365
Les Survivantes et les Survivants intergénérationnels agissent en effet au niveau
de la culture, des symboles et des structures de sens qui la composent. Ainsi,en
témoignant de la violence, ils renversent les figures classiques des institutions
sociales : l’école censée originellement sortir les masses de l’obscurantisme les y
plonge; le gouvernement œuvrant pour le bien commun devient l’instrument de
l’intérêt des puissants; les adultes censés protéger les enfants figurent les bour-
reaux, etc. On pourrait multiplier les inversions symboliques présentes de manière
récurrente dans les représentations fictionnelles accompagnant le travail de la
Commission11. Par ailleurs, le fait que, dans le rapport final de la Commission,
l’histoire des pensionnats débute non pas au moment des premières législations,
mais avec la genèse en Europe de l’impérialisme témoigne du niveau auquel la
Commission situe les racines du problème qui légitiment le racisme et la violence.
La trame narrative qui s’est dessinée au fil des travaux de la Commission agit
à plusieurs niveaux dans le processus de sortie de la violence. Au niveau indivi-
duel, le témoignage répond à la violence déshumanisante des pensionnats.
L’individu, à travers son témoignage, recouvre le sens de l’événement et passe du
statut d’objet à celui de sujet connaissant construisant et déconstruisant inces-
samment des ponts entre sa subjectivité et les représentations qui l’entourent.
Toutefois, les Survivants, lorsqu’ils témoignent devant la Commission, ne disent
pas seulement « je », mais aussi « nous »; ils ne parlent pas seulement de leur
blessure ou de leur angoisse personnelles, mais de la perte de leur identité collec-
tive, de la destruction de la cohésion sociale et des atteintes à leur culture. Au
niveau collectif, l’universalité des émotions qui accompagnent les témoignages
des Survivants contribue à la production de nouvelles solidarités non seulement
intergénérationnelles, mais également interethniques, soudées par une commune
expérience du trauma et du génocide.
La théorie sociale du trauma culturel apporte ici un éclairage original à la com-
préhension des processus de sortie de la violence et de formation des identités
individuelles et collectives. Nos observations montrent ainsi que le trauma ne
conduit pas nécessairement à un enfermement des individus dans une identité
victimaire et pathologique. En privilégiant une grille de lecture symbolique, nous
rendons compte du pouvoir des victimes à mettre en cause, de manière subjective,
les rapports sociaux là où une approche structuraliste réduit la victime à la place
qu’elle occupe dans l’espace social. La controverse autour de la qualification des
pensionnats comme génocide révèle l’importance des dimensions communica-
tionnelles dans la reproduction du système colonial, la difficulté de rompre avec ce
système ainsi que les stratégies de distanciation et de rationalisation à l’oeuvre.
D’aucuns pourront certes objecter que représenter l’expérience des pension-
nats en termes de trauma et de génocide constitue une dilution des luttes natio-
nales dans le mainstream des droits humains. Nous montrons qu’il peut s’agir aussi
de nouvelles voies de décolonisation empruntées par les Autochtones qui affir-
ment leur liberté par rapport aux politiques de réconciliation et aux règlements
des conflits jusqu’ici privilégiés par le gouvernement fédéral et les provinces.

11
Le film Nous n’étions que des enfants de Tim Wolochatiuk, présenté à l’événement de Montréal,
connut par exemple un grand succès auprès du public.

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366   Brieg Capitaine
À travers leur lutte pour représenter les pensionnats en termes de trauma et de
génocide, les Survivants rappellent que l’universalisme ne doit pas rester l’apanage
des puissants.

Références
Alexander, J. C. 2006. The Civil Sphere. Oxford: Oxford University Press.
———. 2011. Performance and Power. Cambridge: Polity Press.
———. 2012. Trauma: A Social Theory. Cambridge: Polity Press.
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Brieg Capitaine
École d’études sociologiques et anthropologiques
Université d’Ottawa
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