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THEME 1:
Année 2022-2023
PLAN DU DEVOIR :
INTRODUCTION
CONCLUSION
INTRODUCTION
Si l’on suit François Dubet dans Les inégalités multipliées (2000), « l’analyse des inégalités est
indissociablement un problème de sociologie et de philosophie politique ». En effet, la plupart
des sociétés se caractérise par l’existence de hiérarchies sociales basées sur l’inégale valorisation
et distribution des ressources et des positions sociales. Chaque société affirme la valeur d’un
principe d’égalité (Egalité des droits, égalité des conditions, égalité des chances, égalité des
possibles) qui va permettre de définir les situations considérées comme inégales.
La sociologie met en évidence le caractère socialement construit des inégalités considérées
comme des différenciations sociales avec effets de domination intériorisés. La philosophie
politique s’intéresse à la perception des inégalités qui dépend de la conception de la justice
sociale retenue (Définir ce qui est juste et ce qui est injuste). Ces inégalités peuvent être
considérées comme légitimes voire naturelles si l’ordre social dans lequel elles existent produit
des justifications acceptées, intériorisées par tous. Dans ce cas, les inégalités sont perçues et
vécues comme de simples différences d’origine soit naturelles soit voulues par Dieu.
Lorsqu’elles sont contestées par des membres de la société, ces différences deviennent injustes
et une bataille s’engage entre les défenseurs de l’ordre social établi (Les dominants et les
dominés inconscients et aliénés) et ceux qui se sentent lésés par cet ordre (Les dominés
conscients et révoltés). Les inégalités sont alors perçues comme insupportables par ceux qui les
subissent. Ces derniers se révoltent, résistent ou fuient alors que ceux qui occupent les positions
dominantes défendent l’ordre établi comme l’indique Albert Hirschman dans Exit, Voice and
Loyalty (1970).
Il ne faut donc pas confondre différences et inégalités. Dans toutes les sociétés des différences
existent entre les individus (Taille, poids, couleur de cheveux, de peau, des yeux, sexe…) sans
forcément induire une inégalité c’est-à-dire une hiérarchie de pouvoir ou de prestige
accompagnée d’avantages et de désavantages pour les uns ou les autres. La différence devient
inégalité lorsqu’on lui attribue une valeur sociale qui conditionne l’accès à des ressources jugées
importantes dans la société.
Pour qu’il y ait inégalité il faut donc qu’existent des ressources socialement valorisées, rares et
désirables, et inégalement réparties entre les individus ou les groupes. Il peut s’agir de ressources
économiques (Revenu, patrimoine), culturelles (Religion, appartenance ethnique, qualification
ou diplôme), de type démographique (Sexe, âge), symboliques (Prestige lié à un statut, honneur).
Chaque critère détermine une échelle le long de laquelle sont classés les individus ou les groupes,
de la position inférieure à la position supérieure. Ces différenciations sociales deviennent des
hiérarchies inégalitaires lorsque le déplacement le long de ces échelles est impossible ou difficile
soit par les individus soit par leurs descendants.
Par opposition, une société dans laquelle les positions sociales sont ouvertes et accessibles en
fonction des choix et du mérite de chacun, produisent des différenciations perçues comme justes
(Inégalités justes) dans les sociétés démocratiques modernes (Par exemple en France, le choix de
la religion n’induit aucune hiérarchie particulière). La notion d’inégalité perd alors de sa
pertinence. Les différences de trajectoires ne sont que le résultat de choix différents réalisés par
des individus autonomes qui partent tous avec les mêmes chances au départ.
Comment les inégalités sont-elles apparues entre les êtres humains ?
Pour Pierre Clastres dans La société contre l'État (1974), l’agriculture et la sédentarisation
bouleversent l’ordre égalitaire des sociétés nomades de chasseurs-cueilleurs. Une partie de la
production des agriculteurs sédentaires s’échange contre d’autres biens sur un marché. « Dans la
société primitive, société par essence égalitaire, les hommes sont maîtres de leur activité, maîtres
de la circulation des produits de cette activité, ils n’agissent que pour eux-mêmes. Tout est
bouleversé, par conséquent, lorsque l’activité de production est détournée de son but initial,
lorsque, au lieu de produire seulement pour lui-même, l’homme primitif produit aussi pour les
autres ».
Christophe Dar mangeât dans Conversation sur la naissance des inégalités (2013), conteste en
partie cette thèse. Selon lui, c’est le stockage d’une ressource valorisée qui explique l’apparition
des inégalités. Certains peuples pratiquaient une agriculture sans stockage (Tubercules de manioc
en Amazonie ramassés selon les besoins du jour). De même il existait des chasseurs cueilleurs
qui stockaient une ressource saisonnière pour les mauvais jours. Les agriculteurs non-stockeurs
sont restés égalitaires alors que les chasseurs cueilleurs stockeurs développent des inégalités très
marquées.
Le stockage est une innovation qui a permis aux êtres humains de devenir moins dépend des
aléas de la nature pour son approvisionnement. Le stockage explique également la
sédentarisation avec la construction d’habitations et de voies de communication durables pour
traiter et stocker la nourriture. L’apparition des inégalités est une conséquence du stockage. En
effet, des différences de capacité de stockage apparaissent entre les individus, ce qui bouleverse
les rapports sociaux. Il est dorénavant possible de faire face à ses obligations sociales (Dote du
mariage, compensation d’un meurtre…) en cédant des biens matériels (A la place de son travail
ou son sang). Le stockage rend possible une compensation matérielle.
Des inégalités apparaissent car les stocks varient d’un individu et d’un groupe à l’autre. La
richesse matérielle commence à se concentrer entre quelques mains et à se transmettre d’une
génération à l’autre. En jetant ainsi un pont entre le présent, la richesse matérielle accroît la
préférence pour l’avenir au détriment de la richesse en temps qui caractérise davantage les
sociétés primitives comme l’indique Marshall Salhins dans Age de pierre, âge d’abondance
(1974). La possession de richesse matérielle devient une source de prestige et de pouvoir sur
autrui (Aujourd’hui les milliardaires américains qui financent massivement les campagnes
électorales).
Les plus riches se livrent alors à une compétition sans frein pour accumuler toujours plus, pour
se différencier de la masse des gens ordinaires et acquérir sur elle une puissance sociale jusqu’à
s’approprier le travail d’autrui ouvrant la porte à une exploitation de l’homme par l’homme
(Esclavage). La vie de chacun ne vaut plus la même richesse : le prix de la fiancée varie en
fonction de la richesse de sa famille si bien que tous les mariages ne sont plus possibles. De
même, la richesse rend possible la polygamie.
Cependant, les premières sociétés inégalitaires restent très différentes des sociétés de classes car
la terre restait accessible à tous, permettant à chacun de pouvoir à ses besoins quotidiens. La terre
est un bien commun partagé par un groupe, un clan, une lignée qui l’utilise mais ne la possède
pas (Un droit d’usage existe mais la terre ne peut être vendue ou louée). Des paysans sans terre
ou des chasseurs sans territoire étaient des choses inconnues. La notion de propriété privée n’a
pas de sens. C’est pourquoi l’esclavage reste marginal dans les premières formes de sociétés
inégalitaires avant l’Antiquité.
Comment une différence peut-elle devenir une inégalité ?
Dans les sociétés primitives, des différences biologiques visibles (Sexe, âge) sont transformées
en critères de hiérarchisation sociale qui déterminent des inégalités statutaires conditionnant
l’accès différenciée aux ressources rares (Le respect dû aux aînés, la domination des hommes sur
les femmes, le social donne une valeur aux faits biologiques). Le sociologue Erving Goffman,
dans L’arrangement des sexes (1977), établit le constat que « dans toutes les sociétés, le
classement initial selon le sexe est au commencement d’un processus durable de triage, par
lequel les membres des deux classes sexuelles sont soumis à une socialisation différentielle ».
C’est par cette socialisation différenciée que les individus acquièrent la conviction du caractère
naturel du féminin et du masculin : « nous avons le sentiment que l’opposition mâle-femelle
correspond à une division sociale fonctionnant en pleine harmonie et en accord réaliste avec
notre “héritage biologique” ». Pourtant, la socialisation différenciée superpose à la grille
biologique « une manière spécifique d’apparaître, d’agir, de sentir liée à la classe sexuelle ».
Goffman propose plusieurs exemples pour illustrer son propos (La division sexuelle du travail au
sein de la famille peut trouver un fondement biologique temporaire autour de la période
d’accouchement et éventuellement d’allaitement. Mais, ces contraintes biologiques sont très
temporaires : leur un prolongement culturel consiste à définir toute une série de tâches
domestiques comme ne convenant pas à l’homme et toute un ensemble d’occupations à
l’extérieur comme ne convenant pas à la femme. Ces définitions sociales, vécues sur le mode du
naturel ou de l’inévitable, conduisent les hommes et les femmes à endosser des rôles
complémentaires qui leurs permettent d’agir selon leur « nature ». Ils sont dépendants l’un de
l’autre. Alors qu’aucune différence biologique significative ne justifie cette distinction des
tâches).
Dans la plupart des sociétés les femmes subissent la domination masculine que l’anthropologue
Françoise Héritier dans Masculin/féminin (1996) désigne sous le terme de valence différentielle
des sexes. Paradoxalement, elle attribue cette domination masculine à la supériorité des femmes
qui disposent du pouvoir de reproduction. En exerçant une domination sur les femmes, les
hommes cherchent à contrôler ce pouvoir de donner la vie et de perpétuer la société. Dans les
sociétés modernes elles sont une catégorie défavorisée particulière. A la différence d’autres
groupes d’adultes défavorisés, les femmes font l’objet d’une considération particulière
(Exemptées de travaux certains pénibles et de la guerre, bénéficiaires de formes de courtoisie…).
Ambivalentes, les relations entre hommes et femmes ne peuvent donc se réduire à une
dénonciation de l’oppression ou de la domination. Mais cette haute valeur attribuée à la féminité
est un panthéon de valeurs de moindre valeur (Innocence, gentillesse, sensibilité, maternage…)
dressé en l’honneur des femmes. Il s’agit d’un cadeau ambigu qui masque la répartition
inégalitaire des tâches domestiques et leur effacement de la sphère publique (La loi sur la parité
n’est votée qu’en 2001 et oblige les partis politiques à présenter autant d’hommes que de
femmes sous peine d’amende).
A partir des années 1970 – 1980, la question de la discrimination devient prédominante
(Notamment en ce qui concerne les inégalités salariales entre hommes et femmes), au point d’en
faire oublier la question sociale (Rapport de force entre ouvriers et patronat). On multiplie les
lois pour assurer l’égalité entre hommes et femmes pour les salaires. Différents domaines de la
vie privés font aussi l’objet de lois pour promouvoir l’égalité (Loi sur les violences conjugales).
Ce qui apparaissait avant comme des différences sont désormais perçues comme de vraies
inégalités et donc de vraies injustices.
Dans les années 1980 – 1990, la question sociale est invisibilisée par la moyennisation et les
nouvelles inégalités. Les discours en vogue expliquaient aux Français que le pays n’était plus
composé que d’une vaste classe moyenne et que les inégalités ne passaient plus vraiment entre
catégories sociales mais entre individus, au sein de chaque groupe. Les nouvelles inégalités (De
genre, de couleur de peau, entre générations) ont servi à occulter l’ampleur persistante des
inégalités sociales. Les nouveaux mouvements militants, issus de milieux cultivés et urbains, se
passionnent pour les causes comme inégalités dont sont victimes les femmes et les homosexuels
ou pour la diversité ethnoculturelle.
En face, les « invisibles » (La France peu qualifiée, salariée du privé ou au chômage) sont
inaudibles. Les quelques mouvements de soutiens aux plus précaires (Pauvreté, sans-papiers,
mal-logement…) disposent de très maigres moyens.
La mesure des inégalités
Lorsque l’on cherche à mesurer les inégalités, on distingue les inégalités de revenu et les
inégalités de patrimoine.
Michael Norton et Dan Ariely dans Building a Better America (2011) organisent un sondage sur
plus de 5 500 américains et pose la question : Quelle nation, parmi les 3 suivantes, préférez-vous
rejoindre ?
• Egalité des chances : A tout le monde les mêmes chances au départ, cela débouche sur
l’équité (Si on part tous avec les mêmes ressources, les inégalités sont dues à des
différences de choix, elles sont donc justes).
On constate une dynamique inégalitaire dans nos sociétés mais qui sembler s’atténuer dans la
seconde moitié du XXème siècle avec la moyennisation de la société. Cela illustre la courbe de
Kuznets formulée par Simon Kuznets en 1955.
Pour Kuznets, il suffit de laisser faire les mécanismes de marché pour que les inégalités se
réduisent dans le temps. C’est une évolution naturelle qui accompagne la mutation de l’économie.
Quand le PIB augmente au départ, c’est la phase de take off, seules quelques personnes profitent
de l’industrialisation (La majorité restant dans des activités rurales). Puis, le monde ancien se
réduit, tout le monde s’introduit dans le monde moderne et les inégalités se réduisent (C’est un
des objectifs de la PAC mise en place par l’Union Européenne dans les années 1960).
Piketty indique lui que c’est l’avènement de l’Etat-providence qui a fait baisser les inégalités et
pas la courbe de Kuznets.
Quelles sont les causes de l’inégalité ?
Anthony Atkinson montre dans Inégalités (2016) que les économistes s’intéressent aux facteurs
décisifs des inégalités : le changement technologique (Avec l’idée du progrès technique biaisé),
la mondialisation, le développement des services financier (Qui a fait augmenter les salaires du
secteur dans des proportions phénoménales), le changement des normes salariales et le déclin du
rôle des syndicats, la révision à la baisse de la politique redistributive d’impôts-transfert depuis
les années 1980.
Le progrès technique : Le progrès technique est biaisé en faveur du travail qualifié, il fait
augmenter le salaire des travailleurs qualifiés (L’informatique accroissant leur productivité et
donc leurs rémunérations). A l’inverse, le progrès technique peut aussi conduire à supprimer des
emplois non qualifiés (A travers la mécanisation accrue ou une nouvelle forme d’organisation du
travail). Mais l’informatisation supprime aussi des emplois intermédiaires (Comme ceux de
secrétaires ou de dessinateurs industriels).
En tendance, le rôle du progrès technique accroît donc la demande de travail qualifié par rapport
à celle de travail peu qualifié. Un mouvement amplifié par le déplacement de la demande de
biens vers des secteurs qui utilisent beaucoup de travail qualifié (Comme les services financiers,
l’éducation, la santé ou l’informatique) alors que les secteurs en déclin (Tels que l’habillement,
la métallurgie ou le bâtiment) utilisent une main-d’œuvre relativement moins qualifiée.
Cependant, les études empiriques montrent que les inégalités augmentent aussi au momentoù le
progrès technique ralentit, ce qui incite à penser que soit l’impact des mécanismes reliant les
deux variables est ambigüe et limité, soit qu’il s’exerce avec un certain retard. Certaines études
comme celle de David Rosnik et Dean Baker ne trouvent pas du tout de lien entre progrès
technique et inégalités.
La thèse du progrès technique biaisé n’est pas évidente car le progrès technique augmente la
productivité des travailleurs qualifiés. Pour que la demande d’emplois qualifiés augmente, il fait
que la croissance de la production soit plus importante que les gains de productivité permis par le
progrès technique. Atkinson indique que tout dépend de l’élasticité entre le travail qualifié et le
travail non qualifié. Si elle est supérieure à 1, on substitue facilement les deux donc hausse du
salaire des emplois qualifiés. Si elle est inférieure à 1, on augmente la demande de travail non
qualifié donc l’écart de salaire entre les deux baissent.
La mondialisation : La mondialisation participe à la hausse des inégalités car elle favorise et
diffuse le progrès technique et donc le processus de destruction créatrice. De plus, elle limite de
manière relative le pouvoir des Etats nations qui se font concurrence et pratiquent un dumping
fiscal sur les revenus du capital mais pas ceux du travail comme le montre Thomas Piketty dans
Le capital au XXIème siècle (2013). Par la concurrence fiscale, l’Etat creuse ses déficits et se
prive de ressources nécessaires pour redistribuer les richesses.
Elhanan Helpman indique que dans les PED, tous les agents qui ont une activité commerciale
avec le reste du monde voient leur revenu augmenter plus vite que ceux qui restent dans des
activités locales.
Les politiques publiques : Il y a depuis les années 1990 un recul de la fiscalité des entreprises et
des hauts revenus (La part de la fiscalité des hauts revenus a fortement diminué depuis 20 ans
avec la hausse des paradis fiscaux et des niches fiscales). De plus, la flexibilisation du marché du
travail accentue les écarts de rémunération.
A l’inverse, les politiques de redistribution permettent de baisser sensiblement les inégalités, de
même que les politiques de production de biens publics (Ecole, santé…).
Synthèse des causes
Les causes de la montée des inégalités depuis les années 1980 sont données par Dabla-Norris et
alii dans Causes and consequences of income inequality: A global perspective.
A partir d’un échantillon de quasiment 100 pays avancés et en développement sur la période
1980-2012, Dabla-Norris et ses coauteurs réalisent alors une analyse empirique pour déterminer
quels facteurs ont été à l’origine du creusement des inégalités à travers le monde. Ces facteurs ne
sont pas les mêmes ou n’ont pas la même importance d’un pays à l’autre, mais certains sont
communs à l’ensemble des pays :
• En outre, la plus grande flexibilité des marchés du travail a pu nuire aux travailleurs les
moins qualifiés. En l’occurrence, le déclin de la syndicalisation a pu exacerber les
inégalités de salaires en réduisant le pouvoir de négociation des travailleurs à faible
revenu. La dérégulation du marché du travail bénéficie aux plus riches qualifiés si bien
qu’elle contribue à accroître la part du revenu allant aux 10 % des plus aisés (Dans les
économies avancées, le décrochage du salaire minimum par rapport au salaire médian va
de pair avec une hausse des inégalités et que la diminution du taux de syndicalisation est
fortement corrélée à la hausse des revenus des plus riches).
• Enfin, les systèmes de redistribution dans les pays avancés sont peut-être devenus de
moins en moins progressifs au cours des dernières décennies, si bien qu’ils auraient eu de
plus en plus de mal à contenir la hausse des inégalités.
Dabla-Norris et alii achèvent leur étude en appelant notamment à accroître la progressivité de
l'impôt et à réprimer plus sévèrement les niches fiscales et l’évasion fiscale.
De la passion pour l’égalité à la préférence pour l’inégalité : la crise de la société des égaux
Le titre du paragraphe renvoie à trois références : Alexis de Tocqueville dans De la démocratie
en Amérique (1835), François Dubet dans La préférence pour l’inégalité : Comprendre la crise
des solidarités (2014) et Pierre Rosanvallon dans La Société des égaux (2011).
Comment serait-on passé d’une société démocratique dont le projet, d’essence égalitaire, conduit
à combattre (ou à réduire) les inégalités, à une démocratie éclatée, une société d’individus et de
groupes disjoints, dans laquelle les solidarités sont en crise ? C’est l’histoire que raconte Pierre
Rosanvallon dans La société des égaux (2011). Après avoir dénoncé les pathologies de l’égalité
puis la crise actuelle de l’idée d’égalité, l’historien Pierre Rosanvallon plaide pour l'élaboration
d'une nouvelle philosophie de l'égalité et du vivre ensemble, « il est temps de repenser la
participation au bien-être collectif ». La démocratie est en crise.
L'idée démocratique
Elle se caractérise par trois dimensions :
• Elle s'incarne aussi dans une culture publique, autrement dit dans la façon dont les
citoyens se sentent responsables de leur liberté, s'informent et interpellent les pouvoirs,
toute une « activité civique » aujourd'hui bien vivante : jamais les citoyens ne se sont
autant exprimés (Notamment sur des blogs), jamais ils n'ont autant questionné les
autorités. C’est la question de la participation des citoyens au débat démocratique : la
démocratie directe et ses limites (Notamment ses limites sociales car la parole dans la
sphère publique n’est pas également distribuée selon l’origine sociale comme l’indique
Bourdieu).
• La démocratie est aussi une forme de société, le projet de créer un monde de semblables.
Ce projet de moyennisation de la société est aujourd’hui en panne, la citoyenneté sociale
régresse.
Les révolutions fondatrices, en France et aux Etats-Unis voulaient créer une société des égaux.
Dans la conception révolutionnaire de l’égalité, les individus étaient considérés comme des
semblables. Chacun avait la même valeur, tout le monde participait de la même humanité. Cette
égalité-similarité s'est matérialisée dans le suffrage universel, où toutes les voix se valent. Les
individus égaux sont perçus comme autonomes, indépendants et en même temps tous acteurs
d'une vie commune, construite ensemble (Ecole, lois sociales…). Mais il faut tout de suite
rappeler que cette conception se déployait dans un contexte précapitaliste : on était optimiste, la
révolution industrielle n'était pas encore passée par là. On pensait, avec Condorcet par exemple,
que les inégalités économiques allaient se résorber peu à peu, naturellement. L’économie de
marché est perçue comme un instrument de destruction des privilèges et comme un espoir de
mobilité sociale. Sieyès parle d’égalité d’espérance : liberté et égalité vont ensemble.
A partir de 1830, la vision des révolutionnaires français et américains est invalidée et
détruite par le capitalisme.
Que veut dire en effet une société des égaux quand surgit le prolétariat ? On est en fait dans une
société de classes, où les individus appartiennent à des univers distincts. Et le capitalisme
organise le séparatisme social. Le salariat est perçu comme une relation de dépendance (Livret
ouvrier, salaire de subsistance, exploitation) qui réduit l’autonomie, la liberté de familles
ouvrières. Deux nations coexistent, celle des riches et celle des pauvres. L'idée d'égalité entre de
cette façon dans une crise profonde, qui va durer jusqu'à la fin du XIXe siècle.
Face à la remise en cause radicale de la conception de l'égalité version 1789, on voit d'abord
apparaître une vaste entreprise de justification des inégalités. C'est la construction de l'idéologie
bourgeoise. Elle rationalise le retour en arrière en se référant à de fumeuses théories de l'inégalité
naturelle, racistes et autres ou bien elle considère les inégalités comme résultant des seuls
comportements individuels, simple affaire de vertu ou de talent. C'est nier que les inégalités
peuvent avoir une dimension sociale. Les pauvres sont responsables de leur pauvreté. Dans la
vision bourgeoise, vouloir instaurer plus d’égalité serait liberticide.
Des réactions critiques à cette vision bourgeoise s’expriment dès le XIX
Trois d’entre elles prennent la forme de pathologies de l’égalité :
• Le socialisme utopique définit l'égalité comme intégration dans un collectif, dans les
fameuses communautés utopiques des années 1840 (Phalanstères imaginés par Charles
Fourier), qui fleurissent jusqu'aux Etats-Unis, il n'y a plus d'inégalités, plus de distinction
entre les hommes puisqu'il n'y a plus d'individus. C'est le retour à une société de corps.
• La critique marxiste et l’appel au soulèvement pour mettre fin au capitalisme et pour
faciliter l’avènement de la société communiste égalitaire, mais utopique car fondée sur la
vision d’un homme purement altruiste, non égoïste et qui ne tire pas au flanc.
• Une autre conception de l'égalité voit le jour en Europe, c'est l'égalité conçue comme
homogénéité, qui se fonde sur des idées nationalistes et xénophobes, et trouve en Maurice
Barrès son héraut français avec Contre les étrangers (1893) son premier livre. L’étranger
devient le bouc émissaire des maux de la société. L’exaltation de l’identité nationale et le
rejet de l’étranger camouflent les tensions internes (Exploitation, destructions d’emploi
liées aux mutations technologiques et à la mondialisation…). Aujourd’hui, les enquêtes
montrent la progression de l’association étranger-délinquance, étranger-terrorisme,
étranger-chômage, étranger-profiteur du système social. A la fin du XIX, le racisme
pervertit l’idée d’égalité aux USA, en Europe c’est le colonialisme et l’antisémitisme
(Avec l’exemple de la célèbre affaire Dreyfus).
C’est finalement la conception de l’égalité des républicains sociaux et des sociaux-démocrates
qui va s’imposer à la fin du XIX. L’égalité est un moyen de faire société. Pour y parvenir, disent-
ils, il faut réduire les inégalités économiques, protéger l'individu contre les aléas de l'existence,
en bref créer l'Etat-providence. On assiste ainsi, au même moment et partout en Europe et aux
Etats-Unis, à la naissance de l'impôt progressif sur le revenu, aux lois sociales protectrices du
travail et aux assurances sur les accidents du travail : en moins de trente ans, on est passé du
capitalisme libéral triomphant à un taux d'impôt sur le revenu de 50 %, voire plus. C'est une
véritable révolution des mentalités qui deviendra la norme pendant les trente glorieuses.
La peur des révolutions socialistes d’une part, et les horreurs de la première guerre qui touchent
toutes les classes sociales d’autre part, invitent à réécrire le contrat social sans ces deux facteurs,
jamais l'Etat-providence n'aurait pas été instauré partout et simultanément (Au début du siècle,
un taux d'imposition de 6 % était considéré comme le communisme en action. Pourtant vingt ans
plus tard ce taux atteint 50 %. La Seconde Guerre mondiale aura le même effet avec des Etats
devenant plus ouvertement interventionnistes et redistributeurs des richesses après 1945, avec
des taux marginaux d’imposition jusqu’à 90% aux Etats-Unis).
La résurgence des inégalités dans la plupart des pays développés depuis les années 1980
Elle est à la fois l'indice et le moteur d’un déchirement du projet démocratique et l’arrêt du
processus de moyennisation. L'idée fondatrice d'égalité est en passe de devenir une coquille vide
et se réduit à une invocation à réduire les inégalités tout en réduisant les moyens pour le faire
avec des politiques d’inspiration libérale. La chute du mur de Berlin et la transformation du
capitalisme ont provoqué la deuxième grande crise de l'idée d'égalité, après celle des années
1830-1890 :
• D'abord, le garde-fou du réformisme par peur de la révolution est tombé avec l'Union
soviétique à la fin des années 1980.
• Le désir d’entre-soi renvoie à une logique de protection vis-à-vis de ceux qui nous font
peur, ceux qui sont juste en dessous de nous (Travailleurs pauvres, immigrés…). Elle
conduit à une ghettoïsation spatiale et sociale.
• La moindre confiance dans les institutions démocratiques, ce que décrivent Yves Algan
et Pierre Cahuc lorsqu’ils parlent de la France comme de La société de défiance (2010).
Cela fait augmenter l’abstentionnisme ou les votes de défiance et non d’adhésion (D’où
l’émergence de partis populistes et extrémistes).
• Le refus de l’égalité sociale pour ceux qui ne sont pas comme nous car ils sont considérés
comme une menace (On refuse la singularité dans des sociétés pourtant très
polyculturelles).
Comment rétablir la solidarité et la fraternité, redynamiser la société et rétablir du lien social ?
Dubet écrit que « Pour que le principe d’égalité devienne une volonté d’égalité sociale, il doit
être associé à un sentiment de solidarité et de fraternité ».
Pourquoi tolérons-nous l’inégalité ?
Plusieurs raisons permettent de comprendre la tolérance relative à la montée des inégalités.
• L’inégalité est justifiée par la croyance dans la théorie libérale du ruissellement selon
laquelle les plus riches contribuent grandement au dynamisme de l’économie :
investisseurs et business angels, créateurs d’emplois, innovateurs, contribuables, mécènes.
La richesse des riches est perçue comme la juste récompense de leur contribution. Il ne
faut donc pas vouloir réduire ces inégalités sous peine de réduire la croissance
économique. Un mélange de mensonge délibéré et d’aveuglement moral selon Zygmunt
Bauman dans Les riches font-ils le bonheur de tous ? (2013). Dans The cost of
inequality (2012), Stewart Lansley rappelle que depuis les années 1980, l’économie de
plus en plus polarisée est aussi de plus en plus encline aux crises qui dégradent le bien-
être d’une grande partie de la population tout en épargnant les plus riches. Guillaume
Allègre indique que les super-riches détournent la force de travail : travail domestique
pour satisfaire leurs besoins au détriment de production permettant de satisfaire un plus
grand nombre.
• Les super-riches utilisent une partie de leur richesse pour maintenir la démocratie sous
leur contrôle (Financement des campagnes électorales aux EU, lobbying en tout genre,
contrôle des médias) : ploutocratie (Le gouvernement par l’argent) et capitalisme et
connivence se complètent. Les super-riches ont donc accaparé les rouages de la machine
politique. « Ce sont eux qui fixent les règles du jeu politique qu’ils mettent au service de
leurs intérêts » indique Joseph Stiglitz dans Le prix de l’inégalité (2012) (La moitié des
élus du Congrès sont ainsi millionnaires, a rappelé l'an passé une analyse du Center for
responsive politics). L’appareil politique et gouvernemental est asservi à leurs intérêts,
comme l’analyse la critique du public choice . La vague de dérégulation et de baisse des
impôts leur a servi (En trente ans, les salaires de 90% des Américains n’ont augmenté que
de 15%, tandis que les salaires du 1% supérieur ont bondi de 150%. Et ceux du 0,1%
supérieur de plus de 300% selon Stiglitz).
• D’après Daniel Dorling dans Injustice: why social inequality persists (2011) trois
croyances démenties par les faits expliquent notre tolérance aux inégalités :
➢ L’élitisme est efficace et bénéfique pour le plus grand nombre.
➢ L’exclusion est à la fois normale et nécessaire pour le bon fonctionnement de la société.
➢ Le désespoir qui peut en résulter est inévitable et ne peut être évité.
Les inégalités apparaissent alors inéluctables. Dorling écrit : « il pourrait être traumatisant pour
certaines personnes de réaliser qu’il y a peut-être quelque chose de faux dans le tissu idéologique
de la société dans laquelle nous vivons. Comme ceux dont les familles possédaient jadis des
plantations d’esclaves trouvaient cela naturel à l’époque de l’esclavage, et comme il a semblé
longtemps naturel de ne pas accorder le droit de vote aux femmes, les grandes injustices de notre
temps font seulement partie, pour beaucoup, du paysage de la normalité ». Les paysans du
Moyen-Age ne contestaient les inégalités flagrantes de leurs conditions de vie par rapport à
celles des seigneurs auxquels ils étaient soumis (Corvée et impôts).
• Discours de la servitude volontaire (1547) par Etienne de la Boétie, « La première raison
de la servitude volontaire, c'est l'habitude », « la première raison pour laquelle les
hommes servent volontairement, c'est qu'ils naissent serfs et qu'ils sont élevés dans la
servitude ». Dans de telles conditions les hommes asservis ont oublié la liberté et ses
vertus :ils se soumettent alors volontairement au pouvoir du tyran, qui lui-même utilise
des stratagèmes pour engourdir le peuple (Théâtre, jeux, religion…). Habile, le tyran
impose sa domination sur les plus instruits en distribuant des honneurs, des largesses qui
flattent leurs égos et les rendent complices du tyran. Marcel Conche en 2007 résume cette
pyramide des intérêts en une formule : « le tyran tyrannise grâce à une cascade de
tyranneaux, tyrannisés sans doute, mais tyrannisant à leur tour ». Le concept de violence
symbolique proposé par Pierre Bourdieu développe une idée semblable : la violence
symbolique est celle qu’exercent les dominants et qui est reconnue comme légitime par
les dominés parce qu’intériorisée au point d’être devenue une seconde nature.
• Claudia Senik dans L’économie du bonheur (2014) suggère que l’attitude vis-à-vis des
inégalités est fortement influencée par l’idéologie dans laquelle les habitants d’un pays
sont éduqués. Les enquêtes mettent ainsi en évidence des différences importantes
d’idéologie entre les USA et l’UE. « Les gens qui attribuent la richesse ou la pauvreté à
l’effort plutôt qu’au hasard sont moins favorables à l’égalisation des revenus par l’Etat
(donc souffrent moins des inégalités) » (Dans les pays d’Europe de l’est en transition
durant les années 1990, la promesse de prospérité partagée explique la tolérance à la
montée des inégalités). Mais si la promesse n’est pas tenue et que les difficultés
s’accumulent et se pérennisent pour une fraction de la population, la tolérance pour les
inégalités se mue en rejet, et induit un retour des préférences égalitaires sous la forme
d’un pouvoir fort qui est sensé s’opposer aux inégalités issues des mécanismes de marché
(Une telle rupture s’opère dans de nombreux pays d’Europe de l’est à la fin des années
1990 (Eltsine, Poutine…)).
• Le mythe de l’individu moderne libre et autonome entretient l’idée que les inégalités ne
sont que le fruit de différences de préférences et de choix individuels. Bernard Lahire
explore ce mythe dans son œuvre Dans les plis singuliers du social (2013).
La construction du mythe de l’individu moderne libre et autonome
Cette première étape commence avec Alexis de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique
(1835). L’individualisme est une des caractéristiques de la société démocratique. Il y a le risque
d’un repli des individus sur la sphère privée et d’un abandon des affaires de la cité aux hommes
politiques, ce qui peut mener au despotisme.
Chez Durkheim, l’individualisme est le produit de la division du travail social. Les consciences
individuelles se développent à défaut des consciences collectives, il y a donc un risque d’anomie.
Georg Simmel explique au début du XXème siècle que la croissance démographique augmente
le nombre des groupes d’appartenance à des cercles sociaux. Les individus passent de plus en
plus souvent d’un cercle à un autre donc leur liberté augmente, c’est-à-dire que la capacité de
s’émanciper d’un groupe d’origine (Famille, religion, tradition) augmente. La dignité des
individus commence à devenir une entité supérieure aux institutions à partir du début du XXème
siècle (La ligue des droits de l’homme est fondée en 1898 à la suite de l’affaire Dreyfus).
Dans Philosophie de l’argent (1900), Simmel explique que l’argent facilite la transformation des
relations de dépendance personnelle en relations de dépendance purement matérielle donc
l’argent accroit la liberté individuelle et donne le pouvoir de faire des choix. Cependant en
devenant une fin en soi l’argent participe à la tragédie de la culture moderne. Cette tragédie, c’est
celle qui voit la dynamique des choses prendre le pas sur celle des personnes. Cela commence au
XXème siècle et inquiète les sociologues à partir de la fin du XXème siècle avec la montée de
l’individualisme.
Gilles Lipovetsky dans L'Ère du vide : essais sur l'individualisme contemporain (1983) indique
que l’on assisterait à « l’effacement progressif des grandes entités et des identités sociales au
profit non pas de l’homogénéité des êtres mais d’une diversification atomistique incomparable ».
Cette tendance déstabilise les individus et leur trajectoire, provoque une fragmentation du moi.
Les individus forment des « myriades d’êtres hybrides dans appartenance forte de groupe ». La
société se délité donc et disparait.
Une crainte que renforce Zygmunt Bauman qui décrit dans L'amour liquide : de la fragilité des
liens entre les hommes (2004) les sociétés modernes comme des sociétés liquides. L’homme
contemporain tisse des liens liquides, c’est-à-dire facile à défaire. Il considère que l’individu
moderne craint l’attachement liberticide et les liens forts. Les liens sociaux prennent la forme de
contrats temporaires soumis au jugement et à l’émotion. C’est la raison pour laquelle les couples
se composent, se décomposent et se recomposent. Le risque c’est que l’individu moderne a peur
d’être rejeté (Web bashing), et a peur de la solitude. De plus, on constate l’incapacité à choisir et
à agir.
Certains sont moins pessimistes. Pour François Dubet c’est Le déclin de l'institution (2002) qui
a pour résultat une montée de l’individualisme. Les institutions ce sont les cadres moraux qui
contiennent et restreignent les individus et leur disent que faire et que penser (La famille,
l’école…). Ces institutions cadrent de moins en moins bien le comportement et les pensées
individuelles, « alors que l’homme de la tradition serait uniquement déterminé par le contrôle
social de la communauté, l’individu de la modernité serait conduit à se placer sous sa propre
conscience ».
Henri Mendras en 2002 fait aussi le constat d’une dévalorisation des institutions symboliques et
d’une montée des volontés individuelles de souhaiter construire sa propre culture et sa propre vie.
Olivier Galland considère que ce processus d’individualisation est particulièrement marqué chez
les jeunes avec la volonté de vouloir décider par soi-même. Des pratiques culturelles considérées
comme le résultat de choix librement consentis en harmonie avec un moi intérieur. Il constate
également chez les jeunes générations une plus grande tolérance vis-à-vis de l’homosexualité, de
l’euthanasie, du divorce.
François de Singly écrit L’individualisme est un humanisme (2005) dans lequel il décrit un
individu émancipé mais pas détaché de tout lien social. Il est inséré dans des liens qui ne
dépendent pas tous de sa volonté personnelle. Il a cependant le pouvoir de décider de sa vie et de
définir son appartenance sociale, c’est-à-dire de résister aux évidences d’une identité que d’autre
lui imposeraient. De Singly décrit une société dans lequel le « je » est possible car les « nous »
(Les cadres sociaux) ne l’enferment pas mais le soutiennent, l’aident à être ce qu’il veut être. En
retour le « je » épanoui enrichi les « nous ». L’individualisme est ici créateur, reconnaissant, et
refuse tout enfermement identitaire involontaire.
De plus en plus l’individu est perçu comme un acteur autonome, maître de soi, qui ne subit pas
l’influence sociale ou est capable de la repousser. Mais une liberté qui s’accompagne d’une
nouvelle contrainte : l’obligation d’être libre, d’être soi-même, d’être authentique, de se
construire soi-même. Les individus sont donc plus centrés sur eux-mêmes et sur leurs émotions
car ils sont sommés de se construire eux-mêmes. Il s’agit de faire son auto-analyse(Réflexivité)
et de se construire soi-même (Créativité) en s’écoutant soi-même et ses émotions (Expressivité).
La déconstruction du mythe
Dans une deuxième étape, Lahire déconstruit ce mythe de l’individu moderne en indiquant que
l’individu est socialement déterminé. Toutes les approches précédemment étudiées invisibilisent
les récurrences de choix de pensée et de pratiques culturelles similaires en fonction du milieu
social, du sexe, du diplôme.
Le point de vue subjectif des individus est confondu avec la réalité objective. Il existe un fossé
entre ce que l’on croit (L’individu moderne libre et autonome) et ce que l’on voit (Statistiques de
récurrence).
Selon Lahire, les cadres de la socialisation n’ont jamais été aussi nombreux. Loin de disparaître,
ils se transforment et se multiplient dès le plus jeune âge, « il n’y a pas moins d’institutions
aujourd’hui qu’autrefois, pas moins de socialisation, pas moins de contraintes objectives avec
lesquelles les individus ont à composer ».
Il ne faut pas confondre la transformation des cadres socialisateurs et leur effacement. Les
processus de socialisation qui transforment les êtres humains en êtres sociaux n’ont pas disparu
et déterminent ou influent les choix individuels. C’est donc une sociologie déterministe qui
recherche les forces sociales à l’œuvre qui expliquent la formation des individus sociaux.
Les choix individuels ne sont pas niés mais expliqués socialement. Il faut remettre en cause le
découpage individu / société. C’est un tour de passe-passe théorique qui ne correspond pas à
l’individu, « la société n’est pas extérieur à l’individu, elle est aussi en lui et l’individu fait partie
de ce qui est censé être extérieur à lui ». Donc l’individu n’est pas un réceptacle passif de forces
sociales qui le dépassent mais il n’est pas non plus un être autonome émancipé, il subit
l’influence de relation d’interdépendance qui prennent la forme de réseau, de ce que Norbert
Elias appelle les configurations relationnelles dans Qu’est-ce que la sociologie ? (1981).
L’individu n’existe que parce qu’il est inséré dans un réseau et que ce réseau fait système, « son
comportement n’est ni le produit d’une pure intériorité, ni l’effet d’un contexte extérieur à lui
mais le fruit des relations d’interdépendance passées et présentes qui se sont exercées et
continuent à s’exercer sur lui » écrit Bernard Lahire.
Dans L’homme pluriel (1998), Lahire montre que les individus parce qu’ils évoluent et
traversent différents mondes sociaux sont porteurs de différents habitus (A chaque monde son
habitus). Ces habitus ne se superposent pas forcément, on peut intérioriser plusieurs habitus
différents et en activer un selon le monde dans lequel on se trouve (Les autres étant mis en veille
selon les circonstances).
Cette multiplication peut être source de frustration ou de mal-être social car l’individu peut avoir
le sentiment d’étouffer son moi authentique, de trahir son moi intérieur, de ne pas devenir ce
qu’il aurait pu devenir. Ce mal-être n’est que le reflet d’habitus mis en veille à l’issue de choix
de vie. D’où l’importance de cultiver un jardin secret dans nos sociétés, la chambre à soi.
Synthèse sociologique
Dans une dernière étape, Lahire indique que la société des individus est une construction sociale.
Le fait de se différencier d’une manière ou d’une autre, d’être différent, devient dans ces sociétés
un véritable idéal personnel. C’est un nouveau fait social qui s’impose aux individus sans qu’ils
en soient conscients. Une injonction à se différencier qui attise les luttes de rivalité entre les
individus sous la forme d’une multiplication des lieux de concours(Ecole, art, sport…). Nos
sociétés modernes sont soumises à un démon du classement avec la multiplication des sous-
univers de compétition dans lequel on peut créer la différence. Cela permet de limiter le
sentiment de frustration qui provient de la compétition permanente.
L’individualisme n’est pas une invention de la modernité. Avant la modernité les individus les
moins originaux trouvaient leur place en suivant le chef et la tradition mais aujourd’hui c’est plus
difficile car chacun est tenu d’être original, « les individus qui promeuvent certaines formes
d’individualisme sont collectivement déterminés à se prendre pour des individus libres et
autonomes qu’en réalité ils ne sont pas ».
Inégalité et croissance
La croissance génère des inégalités économiques et sociales mais elle donne aussi les
moyens à l’Etat de les limiter
Les mécanismes de la croissance produisent des inégalités
• Les inégalités salariales s’accentuent également lorsque certains secteurs sont plus
dynamiques que d’autres. Ainsi, la financiarisation des économies de marché depuis les
années 1980 provoque l’envol des rémunérations des traders (Salaires et bonus) ainsi que
la formation de bulles spéculatives qui accélèrent l’enrichissement des plus riches et
provoque l’explosion de l’endettement des plus pauvres.
• Les processus de mondialisation tirent vers le bas la rémunération des travailleurs les
moins qualifiés des pays riches et vers le haut celle des plus qualifiés. La rémunération
des nomades, notamment celle des dirigeants, progressent bien plus vite que celle des
sédentaires comme le montre Pierre-Noël Giraud. La mondialisation creuse également les
inégalités territoriales, Pierre Veltz parle d’économie d’archipels. Les plus riches,
entreprises ou particuliers, tirent profit des disparités fiscales (Optimisation fiscale).
Laurent Davezies dénonce Le nouvel égoïsme territorial (2015) des régions riches qui
réclament l’autonomie, voire l’indépendance car elles ne veulent plus payer pour les
régions pauvres. Les NITC et la DIPP désolidarisent les régions riches et pauvres d’une
même nation: les régions riches (Ecosse, Catalogne, Flandre…) n’ont plus besoin des
plus pauvres (Par exemple Davezies montre que l’Île de France des années 1980 achetait
l’essentiel de ses consommations intermédiaires dans le reste du pays, ce qui est
beaucoup moins le cas aujourd’hui). Il y a alors un risque croissant de fragmentation des
nations – Le grand malaise des nations, sous-titre de l’ouvrage – et « dans ce petit jeu
égoïste, chacun risque d’être perdant, sauf peut-être les micro-Etats les plus riches ».
• Lorsque la croissance se traduit par une hausse des revenus de la population, les
prélèvements obligatoires augmentent mécaniquement. L’Etat peut même mettre en
place de nouveaux prélèvements (Impôt sur le revenu au début du XXème siècle,
TVA et cotisations sociales après la WW2) de manière indolore. Devenus plus riches,
les citoyens aspirent à une protection plus ambitieuse. Thomas Marshall en 1950 fait
de la promotion d’une citoyenneté sociale, complément nécessaire à la citoyenneté
politique acquise au XIXème siècle. L’extension des droits sociaux après 1945
atténue fortement la distinction établie par Marx entre l’égalité formelle (Idéal
démocratique) et l’égalité réelle (Impossible dans une société capitaliste). Le rapport
Beveridge (1942), impulse une conception universaliste de la protection sociale
financée par l’impôt.
• Dans les pays émergents, la croissance facilite la mise en œuvre de politique pour
faire reculer la pauvreté (Par exemple, le Brésil de Lula dans les années 2000,
consacre 0,5% de son PIB à la distribution d’une aide sociale (Bolsa familia) aux
familles pauvres conditionnée par une obligation de scolarisation et de soins réguliers.
Les résultats sont spectaculaires : la mortalité infantile et la malnutrition reculent. 40
millions de brésilien sortent de la pauvreté. L’indice de Gini diminue car entre 2001
et 2012, le revenu des plus pauvres augmente de 120%, celui des plus riches de 36%).
• A l’échelle mondiale, la croissance permet une réduction des inégalités entre les
nations. C’est le cas depuis 1989 selon les statistiques proposées par François
Bourguignon dans La mondialisation de l’inégalité (2012). Il semblerait que les
prédictions optimistes du modèle de Solow en 1956 (Convergence des pays en termes
de PIB/hab) se réalisent pour un nombre de plus en plus important de PED qui
rattrapent leur retard tout en faisant reculer de manière spectaculaire la pauvreté (Par
exemple la Banque Mondiale estime le taux de pauvreté de la Chine à 64% en 1981 et
seulement à 10% en 2005). La croissance liée à la mondialisation induit également
une convergence des rémunérations des facteurs de productions conformément au
théorème de Stolper-Samuelson de 1941 (Convergence de la rémunération des
facteurs de production pour les pays participants au commerce international) (Encore
une fois, l’exemple chinois est particulièrement représentatif de la convergence des
salaires des ouvriers dans l’industrie).
• Efficace pour réduire les inégalités et promouvoir l’égalité des chances, cette logique
redistributive solidariste est remise question à partir des années 1980. Les idées
libérales progressent : elles considèrent que la redistribution coûte de plus en plus
cher à la collectivité et déresponsabilise les individus. La protection des statuts
rigidifie la société, accentue la peur du déclassement et freinent les mutations
nécessaires à la pérennité de la croissance.
Les inégalités contribuent à la croissance, l’Etat ne doit donc pas les combattre
Les inégalités renforcent la croissance
• Philippe Aghion considère que les inégalités induites par le progrès technique sont
favorables à la croissance puisque les innovateurs sont imités et les plus riches d’entre
eux sont incités à innover à nouveau pour maintenir leur avance. Imitation et distinction
sont les deux moteurs de la croissance. C’est pour cette raison que Gregory Mankiw
prend la défense des 1% dans Defending the 1% (2013).
• A contrario, les politiques d’égalité découragent les initiatives individuelles comme
l’indiquent Laffer et sa courbe ou Gilder et sa critique des aides sociales. De plus, elles
étouffent la croissance en restreignant les libertés selon Hayek et sa contestation du
concept de justice sociale ou Nozick et sa défense des droits de propriété : la
redistribution est assimilée à un viol de la propriété de soi, c’est-à-dire du principe selon
lequel tout individu dispose d'un droit absolu sur sa personne, sur ses talents et les fruits
de son travail, l’impôt est une spoliation, une forme de travail forcé.
• Alain Minc dénonce La machine égalitaire (1987). Les procédures mises en œuvre par
l’Etat-providence depuis la seconde guerre mondiale ont tendance à réduire la mobilité, à
étouffer la prise de risque et l’innovation, à rigidifier la structure sociale et l’économie, et
infinie à condamner de plus en plus de monde au chômage, à la pauvreté et l’exclusion. Il
faut selon lui au contraire plus de concurrence, plus de sélection, plus de fluidité, pour
faciliter les mutations et tendre vers une égalité qui diffère de l’égalitarisme qui grippe les
moteurs de la croissance.
Sous condition de valorisation de l’égalité des chances
• Chez John Rawls, la hausse des inégalités est admise d’une part si elle permet
d’améliorer le sort de tous, notamment celui des plus défavorisés et d’autre part si elle ne
débouche pas sur des situations fermées, immuables mais au contraire sur des positions
ouvertes et sans cesse renouvelées en fonction du mérite de chacun (Principe de
différence). Les inégalités, écarts de situation, sont acceptées si elles reflètent des
différences d’effort, d’engagement, de performance d’un individu à l’autre.
• Dans cette optique, une politique de redistribution des revenus ne suffit pas à établir
l’égalité des chances. La possibilité de faire des choix, d’élaborer une stratégie, de
construire sa trajectoire sociale, d’être acteur de sa vie, les capabilités de Sen, passent par
des politiques publiques permettant aux personnes de se constituer un capital physique,
culturel, social, linguistique de base qu’elles pourront mobiliser ou non selon leurs
préférences. L’éducation, la santé, la sécurité physique et économique doivent être
garantie par l’Etat. Dans des sociétés où la différence devient une valeur sociale, se
différencier c’est exprimer son individualité, affirmer sa liberté, c’est-à-dire exister.
• Cependant, l’égalité des chances conduit à une inégalité des situations qui elle-même
compromet l’égalité des chances (Notamment pour les enfants). C’est pourquoi, Atkinson
considère que l’Etat doit redistribuer les richesses pour limiter les inégalités de condition
(Notamment en imposant massivement l’héritage afin de distribuer du capital aux plus
pauvres : un héritage pour tous sur des bases égalitaires et non plus seulement familiales,
par exemple sous la forme d’un revenu inconditionnel d’existence).
Les inégalités peuvent freiner la croissance quand elles deviennent trop importantes
Quand la montée des inégalités prépare la crise
• Le rapport 2014 du Forum de Davos sur les risques mondiaux indique que « Le fossé
persistant entre les revenus des citoyens les plus riches et ceux des plus pauvres est
considéré comme le risque susceptible de provoquer les dégâts les plus graves dans le
monde au cours de la prochaine décennie ». De plus en plus riches, les multinationales
sont de plus en plus féroces dans leurs rapports de forces avec les Etats. Le lobbying dans
les deux plus grosses puissances mondiales (Europe et Etats-Unis) a dépassé le milliard
de dollars, avec pour objectif, selon Oxfam, d’« établir un environnement réglementaire
qui protège et renforce leurs intérêts » (C’est ainsi que, sans la vigilance d’ONG
écologiste, le principe du pollueur-payeur a failli être supprimé de la législation
française).
• Selon les statistiques établies par Piketty et Saez, la montée des inégalités précède les
crises de 1929 et de 2008. La stagnation ou moindre progression du revenu des classes
populaires et moyennes alors même que les profits s’envolent, crée un décalage croissant
entre l’offre et la demande sur les marchés. Ainsi, la théorie de la régulation considère
que la crise de 1929 est avant tout liée à l’insuffisance structurelle de la demande,
confortant l’analyse marxiste des crises. Artus en 2010 propose à son tour une
interprétation marxiste de la crise contemporaine en montrant que durant les années 2000
les salaires dans le monde ont progressé bien moins vite que la productivité du travail.
Cette faiblesse des débouchés a été compensée par le recours croissant à l’endettement
des ménages. De nombreux économistes (Minsky, Reich, Stiglitz, Krugman, Rajan)
établissent un lien direct entre cet endettement massif et la formation de bulles
spéculatives qui préparent la crise. Pendant les années 2000, la politique de crédit bon
marché amplifie le cycle financier (Rajan) et se substitue en partie aux politiques de
redistribution, d’autant plus que les impôts sur les entreprises et sur les plus riches
diminuent (En Europe, l’impôt sur les bénéfices des sociétés passe d’environ 30% à la fin
des années 1990 à environ 20% aujourd’hui ; de même, le taux marginal d’imposition
aux Etats-Unis passe d’environ 70% à la fin des années 1970 à environ 35% aujourd’hui).
• Depuis la crise de 2008, les inégalités se creusent également par le bas (L’INSEE mesure
qu’entre 2008 et 2011 70% des français aux revenus les plus bas ont connu une baisse de
ces derniers). Et pour les 30% les plus riches, plus on monte dans l’échelle des revenus et
plus les hausses sont importantes. Les conséquences néfastes sont multiples : montées de
la pauvreté, de l’exclusion, de la ségrégation spatiale et des pathologies sociales comme
le montrent Richard Wilkinson et Kate Pickett dans The spirit level (2009) traduit sous le
titrePourquoi l’égalité est meilleure pour tous (2013). Ces deux auteurs mettent en
évidence, à partir de données produites notamment par l’OMS, l’OCDE, l’UNICEF
concernant les pays les plus riches, la corrélation entre le niveau élevé des inégalités de
revenu et le nombre croissant de pathologies sociales : la hausse du coût d’accès aux
études et au logement, l’intensification du travail et du stress, la stagnation des salaires,
l’aggravation des tensions sociales, le climat de suspicion entre les agents et la logique de
l’entre soi qui en découle, le sentiment d’insécurité, la difficulté de construire des amitiés
solides, sont autant d’éléments qui participent à la dégradation de la qualité de vie ainsi
que des performances économiques. Les inégalités ont donc des effets négatifs concrets
sur la santé des personnes (On vit 5 à 15 ans de plus quand on est riche que quand on est
pauvre. L’espérance de vie est plus élevée dans les pays les plus égalitaires). Dans les
pays les plus inégalitaires, la mobilité sociale est réduite et le taux d’incarcération est plus
élevé. Dans les sociétés inégalitaires la compétition est plus féroce, les moqueries plus
blessantes, il faut se blinder, cacher ses vulnérabilités et apprendre à se vendre. Le couple
humiliation-violence prospère davantage dans les sociétés les plus inégalitaires.
L’inégalité agit comme un « polluant social général » qui affecte même le quintile
supérieur. Les auteurs constatent que chez les singes, le cerveau se développe d’autant
plus que la taille du groupe est grande, que les interactions sociales sont nombreuses. Par
ailleurs, plus une personne dispose d’un large champ lexical, moins le recours à la
violence est élevé. Enfin, les sociétés les moins inégalitaires (Pays scandinaves) sont non
seulement moins malades mais elles sont aussi plus innovantes, plus créatives.
• Depuis les années 1980, les classes populaires et moyennes sont insécurisées par les
mutations économiques et sociales majeures induites par le progrès technique et la
mondialisation. Dans ces classes sociales, la montée des inégalités fait grandir un
sentiment d’injustice, alimenté par l’ostentation des uns et le déclassement des autres.
Confiance, entraide, sentiment de sécurité régressent. La défiance vis-à-vis des
institutions s’accroit. Et ce d’autant que les plus riches ont la capacité de promouvoir des
politiques qui favorisent leur intérêt, tout en faisant croire qu’il s’agit de l’intérêt général.
Les réactions, variées, mettent à mal la cohésion sociale : révoltes, votes extrémistes
(Trump, Le Pen), logique du chacun pour soi au détriment de la coopération et de ses
externalités positives. Les plus riches se barricadent (Quartiers, écoles, soins) : deux
mondes se disjoignent de plus en plus avec un point de contact qui se réduit à l’interface
informelle et déformante des médias. Cette polarisation des sociétés modernes accroit les
distances sociales et aliment les peurs de l’autre. Ce climat sociétal de défiance que
décrivent Cahuc et Algan n’est pas favorable à l’investissement, à l’initiative et à l’effort
(Productivité). Un vent de fronde, de New York à Londres, en passant par Madrid,
pousse-les Indignés dans la rue : « Nous sommes les 99% ».De leur côté les riches se
barricadent dans des quartiers résidentiels sécurisés, envoient leurs enfants dans les
écoles coûteuses et bénéficient des meilleurs soins médicaux. Les fondements de la
démocratie sont d’autant plus ébranlés que le climat de guerre contre les terroristes
pousse les citoyens à accepter la réduction de leurs libertés.
Quand les inégalités étouffent et rendent insoutenable la croissance
• L’OCDE publie un rapport, Tous concernés : pourquoi moins d’inégalité bénéficie à tous
(2015), montrant que les inégalités dans les pays de l’OCDE n’ont jamais été aussi
élevées et qu’un point critique semble désormais atteint. Les inégalités nuisent désormais
à la croissance car elles entament la cohésion sociale (Leur augmentation entre 1985 et
2005 a coûté en moyenne près de 4,7 points de croissance cumulée dans les pays avancés,
affirme l’institution). C’est moins l’envolée des revenus et de la richesse des 1 % les plus
fortunés qu’importe que le sort réservé aux quatre premiers déciles de revenu, les 40 %
les plus défavorisés, dont la mobilité sociale et professionnelle se trouve réduite.
• Ostry et Berg en 2014 considèrent que la montée des inégalités nuit à la croissance car
elles obligent les Etats à redistribuer davantage, ce qui, selon eux, désincite les agents
productifs. Ils montrent que les sociétés plus inégales redistribuent davantage (Effet
Meltzer-Richard), si bien qu’il n’y a pas de corrélation entre inégalités de marché
(Revenus primaires) et inégalités nettes (Revenu disponible brut). Ils constatent
également qu’à niveau de redistribution identique des inégalités nettes moins fortes
coïncident avec une croissance plus forte, alors que plus d’inégalités est associé à une
croissance plus lente et moins durable.
• Dans une étude plus récente du FMI, Causes and consequences of income inequality: A
global perspective (2015), Era Dabla-Norris, Kalpana Kochhar, Nujin Suphaphiphat,
Frantisek Ricka et Evridiki Tsounta, constatent en outre que l’accroissement de la part du
revenu allant aux pauvres et aux classes moyennes contribue à stimuler la croissance
économique, tandis que l’accroissement de la part du revenu rémunérant les 20 % les plus
aisés se traduit par une plus faible croissance économique à moyen terme (Si la part du
revenu rémunérant les 20 % les plus aisés augmente d’un point de pourcentage, la
croissance du PIB diminue de 0,08 point de pourcentage au cours des cinq années
suivantes, ce qui suggère que lorsque les plus riches s’enrichissent, il n’y a pas de «
ruissellement » (Trickle-down) des riches vers les pauvres. Par contre, si la part du
revenu allant aux 20 % des plus pauvres augmente d’un point de pourcentage, la
croissance économique augmente de 0,38 point de pourcentage).
Par quels mécanismes les inégalités nuisent-elles à la croissance ?
➢ Le creusement des inégalités empêche les plus pauvres de rester en bonne santé et
d’accumuler aussi bien du capital physique que du capital humain, ce qui freine la
productivité du travail et l’innovation.
➢ Selon l’analyse keynésienne, la concentration des revenus peut aussi freiner la
croissance en réduisant la demande agrégée, car les plus riches ont une plus faible
propension à consommer que les plus pauvres.
➢ L’essor des inégalités peut également nuire à la croissance en favorisant les crises
financières. Par exemple, une période prolongée d’accroissement des inégalités
dans les économies développées accroît le risque d’instabilité financière en
incitant les ménages les plus pauvres à s’endetter et en permettant à certains
groupes de pression d’appeler à une poursuite de la dérégulation financière.
➢ Enfin, de fortes inégalités nuisent à l’investissement et aux relations marchandes
en sapant la confiance et à la cohésion sociale, voire en favorisant l’émergence de
conflits sociaux.
• Federico Cingano montre quant à lui en 2014 que la redistribution ne nuit pas à la
croissance sauf si elle est mal ciblée et conduit à des gaspillages. Selon lui,
l’enrichissement des plus riches ne pose pas de problèmes mais l’appauvrissement des
plus pauvres à un impact négatif sur la croissance potentielle car il freine l’accumulation
du capital humain et la mobilité sociale. Lorsque les inégalités deviennent importantes et
cumulatives, elles créent des rigidités sous la forme de barrière à l’entrée qui amplifient
les écarts et empêchent la mobilité sociale. Ce que montre Pierre Bourdieu dans les
années 1970 reste valable aujourd’hui : capital économique, capital culturel, capital social,
capital linguistique sont accaparés par les classes dominantes. Ces ressources sont
substituables : la possession de l’une facilite l’accès aux autres. La reproduction des
inégalités par l’héritage économique et/ou culturel entraine des désillusions et des
tensions. Or la tendance à la reproduction sociale est significative y compris dans les
démocraties les plus avancées. Joseph Stiglitz, dans Le prix de l’inégalité (2012), rappelle
que lorsque l’égalité des chances est parfaite, 20% du cinquième inférieur reste dans cette
catégorie d’une génération à l’autre (Or ce taux atteint 25% au Danemark, 30% au UK et
58% aux USA).
• Les économistes écologistes, comme Tim Jackson, montrent que les inégalités menacent
la planète car elles accélèrent le mécanisme veblenien de la distinction-imitation. Richard
Layard, Le prix du bonheur (2007), montre que le bonheur dépend du revenu relatif,
c’est-à-dire de la comparaison de sa situation avec celle d’un groupe de référence,
généralement un peu au-dessus. Limiter l’écart réduit la frustration relative et l’envie,
d’autant plus que l’utilité marginale du revenu est décroissante. Hervé Kempf explique
Comment les riches détruisent la planète (2007) avec leur mode de vie destructeur et leur
capacité d’échapper aux méfaits de la dégradation de l’environnement en appliquant le
principe NIMBY (not in my back yard) (C’est ainsi que Rex Tillerson, le patron d’Exxon
Mobil, la première compagnie pétrolière privée, a milité avec ses voisins contre
l’installation d’un puits de gaz de schistes près de son ranch par crainte des nuisances et
de la dévalorisation de son bien). Pendant que les plus riches tirent profit de l’exploitation
des ressources naturelles et dégradent l’environnement, les plus pauvres, dans les PED et
les pays avancés, subissent les nuisances écologiques (Pollution, inondations,
sécheresses…). La protection du climat et de l’environnement pose un problème de
justice distributive globale : comment répartir les coûts de cette lutte ? Tous les habitants
comptent-ils à égalité ? Marie Duru-Bellat, Pour une planète équitable (2014), considère
qu’une justice globale (Et pas seulement nationale)reste à inventer sous peine
d’insoutenabilité sociale, politique et écologique de la croissance, avec l’explosion des
flux migratoires, des guerres climatiques, des frustrations induisant des conflits et des
mouvements terroristes : en bref, une planète invivable !
• A l’échelle du monde, la globalisation facilite les comparaisons entre les pays : avec la
montée des inégalités, les habitants des pays pauvres risquent de se sentir de plus en plus
pauvre, d’autant plus que les riches de ces pays pauvres tentent de rattraper les riches des
pays riches. D’où la tentation de l’émigration vers les pays riches. Les inégalités
internationales induisent aussi le développement du commerce illicite (Drogue, armes,
organes, voire êtres humains) et la montée d’intégrismes religieux. Enfin, les inégalités
entre les pays suggèrent qu’un modèle de développement par croissance extravertie est
efficace (Chine) même s’il devient caduc au fur et à mesure du rattrapage. C’est pourquoi,
Eloi Laurent vante les vertus d’une société plus égalitaire dans Le bel avenir de l’Etat-
providence (2014). Mieux protégés les individus sont plus productifs et plus créatifs. Plus
égaux, ils sont moins planétivores !
CONCLUSION
Le lien entre croissance et inégalités est complexe. Si certaines inégalités peuvent stimuler la
croissance, un niveau trop élevé d’inégalité des chances et des conditions peut constituer une
entrave à la croissance. La croissance génère elle-même des inégalités mais qui peuvent être
limitées avec succès par des actions correctrices pilotées par l’Etat sans forcément étouffer la
croissance (Cas des pays scandinaves). Réduire le fossé entre riches et pauvres et offrir à tous
des possibilités de développement est possible selon l’OCDE (2015) mais cela suppose que les
responsables politiques agissent dans quatre directions :
• Mettre en place une politique de redistribution efficace visant notamment à ce que «les
personnes plus riches et les firmes multinationales assument leur part du fardeau fiscal ».
Enfin, la réduction des inégalités, en atténuant les pathologies sociales, permet l’épanouissement
d’une société plus solidaire aux relations apaisées et mieux apte à prendre rapidement et
efficacement le virage de l’indispensable transition écologique.