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Xavier Vigna
Les violences qui jalonnent les grèves ouvrières constituent un sujet à la fois bien et
mal connu. Car les violences subies par les ouvriers, notamment à l’occasion des opérations
de maintien de l’ordre, ponctuant les grèves et les cortèges qui les accompagnent, sont restées
parfois gravées dans la sombre épopée du mouvement ouvrier, avec quelques toponymes :
Fourmies ou Draveil par exemple. Et si les opérations de maintien de l’ordre se sont
tendanciellement pacifiées au cours du siècle, pour autant, les ouvriers demeurent la classe
sociale qui fait l’objet de la répression la plus brutale. Sur le temps long en effet, ils sont
d’autant plus facilement perçus comme une manière d’ennemi intérieur, qu’ils ont été très
approximativement associés au Parti communiste. Ces identifications stigmatisantes ont
légitimé une violence d’État socialement différenciée : il suffit de comparer la manière dont le
pouvoir gaulliste traita les contestations paysannes et ouvrières dans les années 1960, et de
rappeler qu’en juin 1968 encore, l’intervention des CRS et des gardes mobiles aux usines de
Peugeot Sochaux se solda par la mort de deux ouvriers, et des dizaines de blessés graves dont
certains furent ensuite amputés.
Mon propos entend toutefois renverser la perspective en risquant une analyse des
violences exercées par les ouvriers eux-mêmes, pendant et autour des grèves. Sans entrer dans
des considérations définitionnelles trop précises, j’envisage de repérer, à l’occasion des
cessations concertées du travail menées par les ouvriers dans et autour de leur espace de
travail (c’est-à-dire les ateliers, les usines, les chantiers et les puits de mines), des
manifestations de violences. À cet égard, elles révèlent une coercition en ce que les ouvriers
entendent imposer quelque chose, par là recourent à des coups et/ou à des humiliations
accompagnées d’injures diverses. Par conséquent, ils peuvent blesser plus ou moins
gravement ou meurtrir celles et ceux qui les subissent. Ainsi, les violences ouvrières que
j’analyse imposent ou tentent d’imposer une certaine domination morale et/ou physique à des
tiers (patron, membre de l’encadrement ou des forces de l’ordre, et, bien évidemment,
ouvrier(e)s, etc.). Elles tombent parfois sous le coup de la loi, et peuvent aboutir à des
condamnations, mais je ne superpose pas systématiquement violences ouvrières et
illégalismes. Les sources émanant du mouvement ouvrier ne les évoquent que très
exceptionnellement afin de ne pas s’exposer à la critique et plus encore à la répression, et les
euphémisent. C’est pourquoi, les archives classiques et notamment les rapports de police
et/ou préfectoraux s’avèrent en l’espèce plus utiles, au risque naturellement d’amplifier le
récit des violences ouvrières. On peut parfois les confronter à des textes ouvriers qui les
rapportent plus librement. Par là, j’espère compliquer une histoire ouvrière, parfois seulement
doloriste, mais aussi poursuivre une anthropologie historique du monde ouvrier.
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Chronologies
6 Yves COHEN, « Mouvement social et politique d’organisation : Peugeot et le Pays de Montbéliard de 1919 à
1922 », Le Mouvement social, n° 175, avril-juin 1996, p. 113-147 ; André GUESLIN (dir.), Michelin, les hommes
du pneu. Les ouvriers Michelin à Clermont-Ferrand de 1889 à 1940, Paris, Éditions de l’Atelier, 1993, p. 128-
133.
7 Jean-Louis LAUBRY, « Les comités d’épurations dans les entreprises des régions de Limoges et d’Orléans
(1944-1945) », in Marc BERGERE (dir.), L’épuration économique en France à la Libération, Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 2008, p. 194.
8 Jules Verger, ses ouvriers, sa maîtrise… une famille, chez l’auteur, 1938, passim notamment p. 101-105.
9 Nicolas HATZFELD, Les gens d’usine. 50 ans d’histoire à Peugeot-Sochaux, Paris, Éditions de l’Atelier, 2002,
p. 213-217.
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Les manifestations de violence au cours des grèves se déploient essentiellement dans deux
types de lieux : l’usine et l’espace de travail d’une part, la rue d’autre part, qui renvoient à des
répertoires d’actions distincts.
• La rue
Quelque clôturé que soit l’espace de travail, il doit cependant ouvrir sur l’extérieur. En cas
de grève, et même quand les ouvriers occupent l’usine et s’y replient, l’espace de lutte
déborde vers l’extérieur. Très fréquemment l’intervention des forces de l’ordre déclenche une
réaction virulente des travailleurs, mais également de la population locale, qui entendent
défendre leur espace de travail et de vie contre une intervention perçue comme une agression
de forces extérieures et donc peu ou prou étrangères20. Tout naturellement, le développement
des occupations d’usines à partir des années 1930 a multiplié les occasions de tels
affrontements, qui sont particulièrement intenses pendant les grèves des années 1947-1948, et
dantesques en 1955 à Saint-Nazaire et Nantes, avec des morts à la clé : trois en gare de
Valence en décembre 1947, quatre mineurs au moins pendant les grèves de l’automne 1948,
un ouvrier nantais en août 1955, etc.21
16 Nick PARSONS, « Worker Reactions to Crisis : Explaining “Bossnapping” », French Politics, Culture &
Society, vol. 30, n° 1, été 2012, p. 111-130 ; Graeme HAYES, « Bossnapping : situating repertoires of industrial
action in national and global contexts », Modern & Contemporary France, vol. 20, n° 2, mai 2012, p. 185-201.
17 Jean-Yves MARTIN, « “Action directe” et négociations dans la grève nazairienne de 1955 », Agone, « Le
syndicalisme et ses armes », n° 33, avril 2005, p. 74-75.
18 Rapport du Préfet de Loire-Atlantique, 1/4/1971 (AN 850275/2).
19 Christian LAROSE (dir.), Cellatex, quand l’acide a coulé, Paris, Syllepse et VO Editions, 2001.
20 Voir également la contribution de Michel Pigenet dans ce volume.
21 Robert MENCHERINI, Guerre froide, grèves rouges. Parti communiste, stalinisme et luttes sociales en France.
Les grèves « insurrectionnelles » de 1947-1948, Paris, Syllepse, 1998, p. 45 ; Alain CHAFFEL, Les communistes
de la Drôme de la Libération au printemps 1981. De l’euphorie à la désillusion, Paris, L’Harmattan, 1999,
6
p. 76-81. Surtout : Maurice BEDOIN, Jean-Claude MONNERET, Corinne PORTE et Jean-Michel STEINER, 1948 :
les mineurs stéphanois en grève. Des photographies de Léon Leponce à l’Histoire, Saint-Étienne, Presses
universitaires de Saint-Étienne, 2011.
22 Danielle TARTAKOWSKY, Les manifestations de rue en France, 1918-1968, Paris, Publications de la
Sorbonne, 1997.
23 AD Finistère 141 W 33.
24 Michel LAUNAY, « Le Syndicalisme chrétien dans un grand conflit du travail : les syndicats libres du Nord
affiliés à la C.F.T.C. et la grève du textile de la région de Roubaix-Tourcoing-Halluin en 1931 », Le Mouvement
social, n° 73, octobre-décembre 1970, p. 60 et Gérard Funffrock, op. cit., p. 140-151.
25 Note confidentielle d’information politique destinée aux préfets n° 8, 30 juin 1948, « Leçons de Clermont-
Ferrand ». AN Papiers Jules Moch 484AP/14.
26 Xavier VIGNA, « Les ouvriers de Denain et Longwy face aux licenciements », Vingtième Siècle. Revue
d’histoire, octobre-décembre n° 84, 2004, p. 132.
27 Anne-Denes MARTIN, Les ouvrières de la mer. Histoire des sardinières du littoral breton, Paris, L’Harmattan,
1994, p. 145-173.
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d’euphémisation), mais ils vont parfois plus loin : en février 1918, les ouvriers du textile
roannais incendient l’immeuble d’un industriel28, comme dans les Ardennes, en juillet 1982,
où les sidérurgistes de Vireux-Morhain s’affrontent avec les forces de l’ordre puis incendient
le château de la Buchère, propriété du Directeur général d’Usinor, en empêchant les pompiers
d’intervenir.
Enfin, les « jaunes », ou non-grévistes, parce qu’ils peuvent être considérés comme
des briseurs de grève et à ce titre des renégats ou des traîtres, cristallisent l’hostilité. Baptisés
aussi « renards », « kroumirs » (comme en italien) et « rouffions » dans le Nord, les violences
« habituelles » qu’ils subissent vont des insultes jusqu’au bris de vitres, au goudronnage des
portes. Toutefois, les conflits les plus virulents conduisent à une amplification des violences.
Ainsi, à l’automne 1947, la brochure des RG recense parmi
« les faits les plus courants […] les matraquages par les grévistes, d’ouvriers et de mineurs, se rendant à
leur travail ou en revenant. Dans les Houillères du Nord, ces heurts dégénéraient souvent en courtes
bagarres et échauffourées au cours desquelles des pierres étaient jetées voire des coup de tison rouge
donnés (à Ostricourt, 1er décembre). À Bruay, le Commissaire de Police eut peine à protéger un non-
gréviste menacé de lynchage par une foule excitée. À Oignies, le 1er décembre, des coups de couteaux
furent donnés par des Nords-Africains, tandis qu’à Liévin, des militants de « Force ouvrière » furent
déshabillés et douchés à la lance à incendie. Avec les mineurs, les agents de la SNCF – de la traction
surtout – qui désiraient poursuivre leur travail, furent l’objet de violence par les grévistes.29 »
Parmi les phénomènes les plus récurrents, les conduites de Grenoble, qui consistent à
expulser des ateliers ou à raccompagner à son domicile un(e) jaune, en l’agonissant d’injures,
voire en le(la) frappant. Plusieurs grèves de l’entre-deux-guerres donnent lieu à ce type de
comportement dont Maxence Van der Meersch, dans un roman consacré à la grève de 1931 à
Roubaix, a dressé un récit saisissant30. Or le Parti communiste, via son journal L’Humanité,
consacre plusieurs photographies et évocations à ces conduites de Grenoble, ce qui revient à
légitimer ces pratiques, avec toutes les violences qu’induit la transformation d’un collectif
gréviste en meute traquant des adversaires : ainsi lors de la grève des boulonniers dans les
Ardennes en 1926, ou du conflit du textile à Vienne en mars-avril 193231. Le 25 mars 1932, le
quotidien consacre un article à la grève dont le titre « La chasse aux jaunes dans les rues de
Vienne malgré l’état de siège » est une manière d’encouragement avec ce récit de « deux
gardes mobiles encadrant deux malheureuses inconscientes. À trois mètres derrière elles, une
vingtaine d’hommes, de femmes et quelques enfants leur faisaient une belle “conduite de
Grenoble”, tandis que les spectateurs sympathisaient énergiquement avec eux. » De fait, au
cours de cette grève, des femmes non-grévistes sont au moins molestées. Parfois, comme chez
Sud-Aviation à Nantes-Bougenais en 1968, un récit ouvrier évoque le plaisir éprouvé par les
grévistes à terroriser le « jaune », surtout quand la grève permet une inversion des rapports de
forces32 . Ainsi, si la violence « verticale » de l’affrontement avec l’appareil d’État et les
dominants domine et donne lieu aux affrontements les plus durs, sa dimension
« horizontale », entre « pairs », ne saurait être minimisée.
28 Direction de la Sûreté Générale. Contrôle général des Services de Police administrative. Rapports de février et
avril 1918, BDIC Fol ∆ 43 Rés/2 et 4.
29 Direction des renseignements généraux, « Genèse et déroulement des grèves de novembre et décembre
1947 », art. cit., p. 16.
30 Maxence VAN DER MEERSCH, Quand les sirènes se taisent (1933), in Gens du Nord, Paris, Presses de la Cité,
coll. « Omnibus, 1993 », p. 164.
31 Sur ces deux conflits : AN F22/188/A et 219.
32 Cité dans Michelle ZANCARINI-FOURNEL, « Genre et politique. Les années 68 », Vingtième Siècle. Revue
d’histoire, n° 75, juillet-septembre 2002, p. 137.
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Ouvriers en violence
L’intérêt de croiser les déploiements verticaux et horizontaux des violences ouvrières est
qu’il relance le questionnement autour de trois analyseurs : celui des groupes professionnels
ou corporatifs, des communautés locales, et du genre de la violence ouvrière.
33 Marion FONTAINE et Xavier VIGNA, « La grève des mineurs de l’automne 1948 en France », Vingtième siècle.
Revue d’histoire, n° 121, janvier-mars 2014, p. 21-34.
34 Jean GUEHENNO, Changer la vie. Mon enfance et ma jeunesse, Paris, Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges »,
1990 (1961), p. 64. Lire aussi le récit de la grève p. 156 et sq.
35 Claude GESLIN, « La grève des chaussonniers fougerais de l’hiver 1906-1907 », Cahiers Jaurès n° 199,
janvier-mars 2011, p. 41-51.
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Après une nouvelle et longue grève en 1914, le conflit ressurgit derechef en 1932 et
porte sur la prétention patronale à baisser la prime de vie chère, et au-delà l’ensemble des
tarifs, mais aussi des clauses sur l’embauchage, le débauchage, et le travail des coupeurs36. La
grève dure 215 jours entre février et septembre ! Sa longueur exceptionnelle attise les tensions
et ravive de vieilles haines. Le 5 avril par exemple, à Ernée (Mayenne), localité voisine où a
été déplacée une fabrique, une conduite de Grenoble est menée contre des jaunes et leur
patron accompagnée de crachats. La cible patronale, un certain Gaboury, est ancien ouvrier
qui fut jaune en 1906 : la mention, dans les archives, de ce passé signale sa prégnance dans la
conscience des grévistes fougerais37. De même, à mesure que la grève s’étire, les incidents se
multiplient. Les 11 et 27 juin par exemple, des cortèges prennent à parti les fabricants
rencontrés sur leur passage, les conspuent ; plusieurs sont molestés et subissent les crachats
des ouvrier(e)s. Ces incidents fournissent d’ailleurs à la Chambre patronale le prétexte pour
interrompre les négociations. Début août, la tension est à son acmé. Un industriel décrit ainsi
le climat dans la ville38
« Fougères est sous la domination de Fournier, secrétaire de la CGT à Fougères, et la chasse aux patrons
est organisée. Ces derniers n’osent plus sortir de chez eux. Madame Collet a eu sa robe déchirée (les
ouvriers voulaient la déshabiller complètement) et Messieurs Lorre, Pottier, Costavel, Gate etc. ont été
molestés. »
À lire ce récit, la haine de classe débouche sur des incidents de plus en plus sérieux. Certes, il
n’y a pas d’atteinte grave à l’intégrité physique des patrons et aucune « watrinade » ne
survient ni à Fougères en 1932, ni ailleurs en France au XXe siècle. Pour autant, ces violences
signalent une population ouvrière littéralement à bout, et cherchant les patrons pour les
contraindre, presque physiquement, à céder, comme en témoigne l’espèce de viol symbolique
qu’une patronne subit. Mais par là, c’est aussi le genre de la violence ouvrière qui mérite
d’être exploré.
Presque naturellement, les hommes se réservent les affrontements avec les forces de
l’ordre, confortant ainsi l’équivalence symbolique entre classe ouvrière et virilisme. En
revanche, aux femmes incombe la démoralisation de l’adversaire policier : ainsi à Besançon
en août 1973, les salariées de Lip moquent et humilient les gardes mobiles notamment en
questionnant leur virilité39. De même, on l’a vu, les ouvrières participent aux séquestrations.
En octobre 1948 à Longwy, des femmes vont jusqu’à enlever le Directeur de l’usine de
Senelle-Maubeuge tandis qu’à Saint-Brieuc en 1972, elles utilisent leurs épingles à cheveux
pour mortifier l’épiderme des cadres séquestrés40.
La violence horizontale fonctionne selon une codification similaire. Ainsi en mai
41
1920 , le commissaire de police de Givors présente les
36 Les éléments qui suivent proviennent du volumineux dossier sur la grève AN F22/218.
37 Il fut en réalité le secrétaire du Syndicat jaune pendant la grève.
38 Lettre d’un industriel de Fougères, Bourgey, à Olchanski, industriel parisien, ami du ministre du Travail
Dalimier, 10/8/1932. Ibid. Un rapport du sous-préfet du 9/8 confirme la teneur des incidents.
39 Monique PITON, C’est possible ! Le récit de ce que j’ai éprouvé durant cette lutte de Lip, Paris, Éditions des
femmes, 1975, p. 188 et 193.
40 Gérard NOIRIEL, Longwy. Ouvriers et prolétaires, Paris, PUF, 1984, p. 324. Vincent PORHEL, Ouvriers
bretons. Conflits d’usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968, Rennes, Presses universitaires
de Rennes, 2008, p. 130.
41 Rapport du 14 mai 1920, AD Rhône 10 M 452.
10
« incidents d’une certaine gravité [qui] se sont produits ce soir à la sortie des ateliers de la Cie Fives-
Lille. Douze cents grévistes environ dont une centaine de femmes sont venus avec tambours et clairons
et drapeau rouge manifester devant l’usine et ont conspué les ouvriers, qui en sortaient […]. Enhardis
par le petit nombre de gendarmes qui assuraient l’ordre […] ils ont violenté des femmes leur déchirant
les vêtements et leur arrachant leur chapeau et ont frappé de nombreux ouvriers à coups de poing et à
coups de bâton. Ils chantaient à tue tête l’Internationale et se vantaient que demain tous seraient armés
de matraques et assommeraient les renards. »
Au même moment, les épouses des cheminots d’Oullins participent également aux
affrontements avec les jaunes42. On peut donc supposer que dans ces affrontements pèse sur
les grévistes masculins l’interdiction de toucher aux femmes jaunes, tandis qu’à l’inverse les
ouvrières en grève ou soutenant le conflit peuvent s’en prendre aux renards des deux sexes.
42Christian CHEVANDIER, Cheminots en usine. Les ouvriers des Ateliers d’Oullins au temps de la vapeur, Lyon,
Presses universitaires de Lyon, 1993, p. 233-234.
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Bibliographie