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La violence dans les grèves ouvrières en France au XXe siècle

Xavier Vigna

Les violences qui jalonnent les grèves ouvrières constituent un sujet à la fois bien et
mal connu. Car les violences subies par les ouvriers, notamment à l’occasion des opérations
de maintien de l’ordre, ponctuant les grèves et les cortèges qui les accompagnent, sont restées
parfois gravées dans la sombre épopée du mouvement ouvrier, avec quelques toponymes :
Fourmies ou Draveil par exemple. Et si les opérations de maintien de l’ordre se sont
tendanciellement pacifiées au cours du siècle, pour autant, les ouvriers demeurent la classe
sociale qui fait l’objet de la répression la plus brutale. Sur le temps long en effet, ils sont
d’autant plus facilement perçus comme une manière d’ennemi intérieur, qu’ils ont été très
approximativement associés au Parti communiste. Ces identifications stigmatisantes ont
légitimé une violence d’État socialement différenciée : il suffit de comparer la manière dont le
pouvoir gaulliste traita les contestations paysannes et ouvrières dans les années 1960, et de
rappeler qu’en juin 1968 encore, l’intervention des CRS et des gardes mobiles aux usines de
Peugeot Sochaux se solda par la mort de deux ouvriers, et des dizaines de blessés graves dont
certains furent ensuite amputés.
Mon propos entend toutefois renverser la perspective en risquant une analyse des
violences exercées par les ouvriers eux-mêmes, pendant et autour des grèves. Sans entrer dans
des considérations définitionnelles trop précises, j’envisage de repérer, à l’occasion des
cessations concertées du travail menées par les ouvriers dans et autour de leur espace de
travail (c’est-à-dire les ateliers, les usines, les chantiers et les puits de mines), des
manifestations de violences. À cet égard, elles révèlent une coercition en ce que les ouvriers
entendent imposer quelque chose, par là recourent à des coups et/ou à des humiliations
accompagnées d’injures diverses. Par conséquent, ils peuvent blesser plus ou moins
gravement ou meurtrir celles et ceux qui les subissent. Ainsi, les violences ouvrières que
j’analyse imposent ou tentent d’imposer une certaine domination morale et/ou physique à des
tiers (patron, membre de l’encadrement ou des forces de l’ordre, et, bien évidemment,
ouvrier(e)s, etc.). Elles tombent parfois sous le coup de la loi, et peuvent aboutir à des
condamnations, mais je ne superpose pas systématiquement violences ouvrières et
illégalismes. Les sources émanant du mouvement ouvrier ne les évoquent que très
exceptionnellement afin de ne pas s’exposer à la critique et plus encore à la répression, et les
euphémisent. C’est pourquoi, les archives classiques et notamment les rapports de police
et/ou préfectoraux s’avèrent en l’espèce plus utiles, au risque naturellement d’amplifier le
récit des violences ouvrières. On peut parfois les confronter à des textes ouvriers qui les
rapportent plus librement. Par là, j’espère compliquer une histoire ouvrière, parfois seulement
doloriste, mais aussi poursuivre une anthropologie historique du monde ouvrier.
2

Chronologies

• Le déclin de la grève violente…


Les violences qui jalonnent les grèves n’ont que très rarement été envisagées. De fait,
c’est l’article classique de Shorter et Tilly qui en a fixé le paradigme interprétatif 1 . Les
chercheurs américains ont en effet démontré un déclin de la violence dans les conflits du
travail, entre la fin du XIXe et le premier tiers du XXe siècle : ils recensent en effet 88 grèves
violentes entre 1890 et 1935, dont 8 seulement surviennent après la Première Guerre
mondiale. Ce déclin est notamment expliqué par la croissance des organisations syndicales
censées encadrer les conflits et une meilleure intégration de la classe ouvrière dans le champ
politique et social qui rendent inutile la « négociation collective par l’émeute », selon la
formule constamment citée d’Eric Hobsbawm. La thèse a notamment été reprise ensuite par
Stéphane Sirot qui l’inscrit dans une évolution de longue durée, marquée notamment par une
transformation du droit et une institutionnalisation croissante des conflits du travail. Il
rappelle ainsi que l’interdiction de la grève avant 1864 a favorisé les explosions de violence,
qui vont diminuant après 1884 et se raréfient ensuite constamment, notamment dans la
seconde moitié du siècle2. De fait, ce déclin est en partie compensé par des actes beaucoup
plus symboliques3.
On peut au passage apporter d’autres facteurs explicatifs à une thèse aussi robuste
qu’incontestable. Il est ainsi probable que le perfectionnement des techniques de maintien de
l’ordre, et notamment de l’identification d’éventuels fauteurs de trouble avec la banalisation
de la photographie puis des films, a eu un rôle dissuasif pour les ouvriers les plus enclins à se
livrer à des actes violents. Surtout, le déclin de la grève violente s’inscrit parfaitement dans le
vaste schéma éliassien du procès de civilisation marqué par une baisse des seuils de tolérance
à la violence et l’intériorisation des pulsions les plus brutales.

• … qui mérite d’être nuancé


Ce schéma mérite cependant d’être nuancé sur deux aspects au moins. D’une part, Shorter
et Tilly ont minimisé l’ampleur de la violence après la Première Guerre, du fait de leurs
sources (une partie de la presse nationale et la Statistique des grèves publiée par l’Office puis
le ministère du Travail). Ainsi, une étude pour le seul département du Nord dans la période
recense onze cas entre 1919 et 1935, contre 8 comptés pour la France entière par les auteurs
nord-américains 4 . De fait, le dépouillement systématique des rapports de police ou
d’inspecteurs du travail dans les archives départementales ainsi que des monographies sur les
grèves conduiraient à relever sensiblement le nombre d’épisodes violents dans les conflits
pendant tout l’entre-deux-guerres. D’autre part et surtout, la démonstration de Shorter et Tilly
repose sur un traitement très superficiel des grèves de 1919-1920 et l’évacuation des grèves
du Front populaire. Or, la grève de 1919 en région parisienne s’inscrit en contre-tendance de
la thèse de l’apaisement5, tandis que se multiplient les conflits violents chez les cheminots en
région lyonnaise ou chez les métallurgistes du pays de Montbéliard et qu’un conflit aux

1 Edward L. SHORTER et Charles TILLY, « Le déclin de la grève violente en France de 1890 à 1935 », Le
Mouvement social, n° 76, juillet-septembre 1971, p. 95-118.
2 Stéphane SIROT, La grève en France. Une histoire sociale (XIXe-XXe siècle), Paris, Odile Jacob, 2002, p. 163-
174.
3 Voir aussi Patrick FRIDENSON, « Le conflit social » in André BURGUIERE et Jacques REVEL (dir.), Histoire de
la France. Les conflits, Paris, Seuil, coll. « Points Histoire », 2000, p. 418-420.
4 Gérard FUNFFROCK, Les grèves ouvrières dans le Nord (1919-1935). Conjoncture économique, catégories
ouvrières, organisations syndicales et partisanes, Roubaix, Edires, 1988, p. 70-71.
5 Jean-Louis ROBERT, Les Ouvriers, la Patrie et la Révolution. Paris 1914-1919, Besançon, Annales Littéraires
de Besançon, 1995, p. 364.
3

usines Michelin de Clermont-Ferrand aboutit à des affrontements faisant un mort 6 .


Précisément, les vagues de grève (en 1919-1920, 1936-1938, 1947-1948 ou dans les années
1968) marquées par une prolifération des conflits au plan national apparaissent comme les
moments où les antagonismes de classe sont particulièrement exacerbés et où, par conséquent,
les violences sont à la fois les plus fréquentes mais aussi les plus mal comptabilisées, tant
l’appareil d’État doit parer au plus pressé.
Par ailleurs, la thèse du déclin linéaire néglige la manière dont les modalités de maintien
de l’ordre peuvent aviver ou pas l’antagonisme et le passage à la violence. Ainsi, le
déploiement de l’armée pendant les grèves de 1947-1948 a pu apparaître comme une
immense provocation dans les bassins houillers qui s’étaient mobilisés contre l’occupant
allemand quelques années plus tôt. Surtout, il faut aussi compter avec l’importance et
l’activité d’organisations politiques et/ou syndicales qui peuvent légitimer l’antagonisme le
plus vif, comme l’ont fait le syndicalisme d’action directe avant 1914, le conglomérat
communiste de sa fondation jusqu’en 1934 au moins puis après le printemps 1947, les
trotskystes, enfin toutes les organisations d’extrême gauche dans les années 1968. Plus
précisément, par-delà la diversité et l’évolution éventuelle de leurs positionnements, elles ont
entretenu l’idée que toute forme de politique proprement ouvrière supposait de refuser des
relations sociales pacifiées conçues comme un leurre fondamental, et ont ainsi cultivé une
forme de sécessionnisme ouvrier passant aussi par des modes radicaux d’action. Par là, ces
organisations ont à tout le moins facilité les manifestations les plus dures à ces diverses
périodes, et par là freiné le déclin de la violence dans les grèves ouvrières.
C’est pourquoi nous plaidons pour compliquer cette thèse de l’apaisement. Il est en effet
probable qu’il faille la nuancer singulièrement pour toute la première moitié du siècle en
France. La démonstration empirique de Shorter et Tilly est fragile, négligeant les vagues de
grèves ; surtout, les grèves insurrectionnelles de la Libération qui précèdent une épuration
extra-judiciaire accompagnée ici ou là de violences contre des chefs d’entreprise, des cadres
ou des gardes accusés de collaboration, encore très mal connues (six exécutions pour le seul
département du Cher en 1944 7 ), puis les grandes grèves de 1947-1948 nous incitent à
considérer que le déclin de la grève violente s’opère surtout après 1950. D’autre part,
l’apaisement n’est pas linéaire. Nous avons tendance à penser que les explosions de
conflictualité au plan national attisent, fût-ce temporairement, la violence dans les conflits du
travail. Même les grèves du Front populaire sont sensiblement moins iréniques qu’on ne les
considère habituellement. À cet égard, la lecture du témoignage, certes peu nuancé, de
Jacques Verger, patron parisien d’une entreprise du montage électrique, signale la persistance
d’une conflictualité à la fois diffuse et virulente jusqu’en 19378. C’est pourquoi, dans un trend
séculaire d’apaisement, nous proposons de prêter attention aux phases de sursaut, notamment
en 1919-1920, pendant les grandes grèves de 1947-1948 qui peuvent se prolonger localement
jusqu’en 1950 comme aux usines Peugeot-Sochaux9, et pendant les années 68.
Si donc le nombre des épisodes violents connaît des variations considérables, on peut
cependant les ranger à partir des lieux où ils se commettent.


6 Yves COHEN, « Mouvement social et politique d’organisation : Peugeot et le Pays de Montbéliard de 1919 à
1922 », Le Mouvement social, n° 175, avril-juin 1996, p. 113-147 ; André GUESLIN (dir.), Michelin, les hommes
du pneu. Les ouvriers Michelin à Clermont-Ferrand de 1889 à 1940, Paris, Éditions de l’Atelier, 1993, p. 128-
133.
7 Jean-Louis LAUBRY, « Les comités d’épurations dans les entreprises des régions de Limoges et d’Orléans
(1944-1945) », in Marc BERGERE (dir.), L’épuration économique en France à la Libération, Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 2008, p. 194.
8 Jules Verger, ses ouvriers, sa maîtrise… une famille, chez l’auteur, 1938, passim notamment p. 101-105.
9 Nicolas HATZFELD, Les gens d’usine. 50 ans d’histoire à Peugeot-Sochaux, Paris, Éditions de l’Atelier, 2002,
p. 213-217.
4

Topologie et répertoire d’actions

Les manifestations de violence au cours des grèves se déploient essentiellement dans deux
types de lieux : l’usine et l’espace de travail d’une part, la rue d’autre part, qui renvoient à des
répertoires d’actions distincts.

• L’usine et l’espace de travail


Même après sa dépénalisation en 1864, puis sa reconnaissance comme droit
constitutionnel en 1946, la grève, et surtout la grève ouvrière, conserve une dimension
éruptive et menaçante pour le patronat et l’État.
De ce fait, partir en grève n’est jamais un moment irénique, d’autant que le déclenchement
ne fait que très exceptionnellement unanimité parmi les ouvriers, et suppose presque toujours
des tensions avec la maîtrise, voire le patronat : débrayer ne signifie pas uniquement « poser
les outils » et cesser le travail, mais parfois aussi arrêter les machines ou la chaîne. Dans ce
geste nécessairement collectif qu’est la grève, il faut rallier le voisin, par la conviction si l’on
peut, par la contrainte si l’on pense la grève non pas seulement légitime mais impérative.
Ainsi lors des grèves de novembre-décembre 1947 – le cas paroxystique révélant une
dimension latente –, la police a beau jeu de dénoncer le rôle d’ « équipes volantes » de
militants qui étendent la grève, en l’imposant sans vote ou seulement à mains levées, qui
n’hésitent pas à faire pression sur les hésitants et les timides 10 . De fait, les pressions et
intimidations sont d’autant plus efficaces que l’ouvrier qui les subit sait qu’elles peuvent
donner lieu à des violences physiques…
Les grèves, sur le lieu de travail, peuvent également donner lieu à des séquestrations,
tantôt de cadres, mais le plus souvent du « patron » de l’usine. Le phénomène, au vrai, est
assez rare. La première occurrence à notre connaissance se produit à Troyes en novembre
1921 où un patron est séquestré, puis obligé d’éplucher des pommes de terre, en signe
d’humiliation11. Les grèves du printemps 1936 donnent également lieu à des séquestrations,
particulièrement en région parisienne mais aussi dans les mines d’Anzin12. La conflictualité
qui se prolonge ensuite conduit à de nouveaux épisodes, y compris à Billancourt et Simca-
Nanterre en septembre 193713. Ces pratiques, toujours marginales, circulent cependant et se
retrouvent encore à Givors en septembre 1953 ou à Sochaux en novembre 1961 par
exemple14. La rupture introduite dans les années 1968 tient à une double conjonction15 : d’une
part, dans les premiers jours des grèves ouvrières de mai, tout fonctionne comme si, après le
geste inouï des métallos de Sud-Aviation à Nantes qui retiennent le directeur et cinq de ses
collaborateurs, l’entrée en grève conjuguait occupations et séquestration. De ce fait, les
séquestrations se banalisent, d’autant que les femmes y participent à plusieurs reprises et

10 Direction des renseignements généraux, « Genèse et déroulement des grèves de novembre et décembre
1947 », février 1948, 80 p., p. 5-6 et p. 15, AN Papiers Jules Moch 484AP/14.
11 Helen Harden CHENUT, Les ouvrières de la République. Les bonnetières de Troyes sous la Troisième
République, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 269-270.
12 Jacques DANOS et Marcel GIBELIN, Juin 36, Paris, Maspero, 1972, tomes 1, p. 53 et 2, p. 45 ; Odile HARDY-
HEMERY, « Rationalisation technique et rationalisation du travail à la Compagnie des Mines d'Anzin (1927-
1938), Le Mouvement social, n° 72, juillet-septembre 1970, p. 37.
13 Jean-Paul DEPRETTO et Sylvie SCHWEITZER, Le communisme à l’Usine. Vie ouvrière et mouvement ouvrier
chez Renault, 1920-1939, Roubaix, Edires, 1984, p. 255 ; Michael SEIDMAN, Ouvriers contre le travail.
Barcelone et Paris pendant les fronts populaires, Marseille, Senonevero, 2010, p. 270-271.
14 Michel Pigenet, « Les grèves d’août 1953. Le social sans le politique ? », Historiens & Géographes, n° 358,
juillet-août 1997, p. 181 et Nicolas HATZFELD, Les gens d’usine, op. cit., p. 338-340.
15 Xavier VIGNA, L’insubordination ouvrière dans les années 68, Rennes, Presses universitaires de Rennes,
2007, p. 38-40 et 103-107.
5

retournent les contraintes habituellement subies pour humilier le « patron » séquestré :


frugalité des repas, légèreté du sommeil, permission pour aller aux toilettes… De ce fait,
même la CGT, jusqu’alors très fermement opposée à ces pratiques, s’y rallie dans les faits à
partir de 1975. C’est pourquoi, et notamment dans les luttes défensives pour sauver l’emploi,
le recours aux séquestrations est ensuite plus fréquemment survenu16.
La mise à sac des locaux est encore plus exceptionnelle, et traduit une explosion de rage
face à ce qui peut apparaître comme une surdité patronale ou du mépris. Ce sont notamment
les ouvriers de l’estuaire de la Basse-Loire qui s’illustrent dans ce type d’actions, dans une
manière de tradition régionale. Le 21 juin 1955 aux Chantiers navals de Penhoët à Saint-
Nazaire, les métallos en grève pour des augmentations de salaire envahissent le bâtiment de la
direction qu’ils mettent à sac, et vandalisent la cantine des ingénieurs, située au dernier étage,
dont ils vident quelques victuailles et bouteilles17. Aux usines des Batignolles de Nantes, des
incidents similaires se produisent la même année, mais aussi en 1969 et 1971. En janvier de
cette année-là en effet, suite à une série de débrayages infructueux pour demander une
augmentation de salaires, « un groupe d’ouvriers envahit les bureaux des ingénieurs et les
locaux administratifs et les met systématiquement à sac18 ». Cette mise à sac prélude à une
grève très dure. Presque à chaque fois, les ouvriers grévistes s’en prennent, non aux ateliers
– sacrosaint respect de l’outil de travail oblige – mais aux locaux administratifs, aux bureaux
de la direction, bref aux espaces de l’autre, qu’il s’agit aussi par là de terroriser. Mais le sens
des mises à sac depuis une quinzaine d’années s’est quelque peu infléchi dans les entreprises
menacées de liquidation. Elles relèvent parfois d’une logique de la terre brûlée : les ouvriers
licenciés ou menacés de l’être détruisent un espace de travail, voire des machines, pour qu’il
ne reste rien de ce qui les nie19.
Ces actes, à la violence inégale, ne se limitent cependant pas aux espaces de travail et
débordent sur leur environnement immédiat, où se déploient tendanciellement d’autres types
d’actions.

• La rue

Quelque clôturé que soit l’espace de travail, il doit cependant ouvrir sur l’extérieur. En cas
de grève, et même quand les ouvriers occupent l’usine et s’y replient, l’espace de lutte
déborde vers l’extérieur. Très fréquemment l’intervention des forces de l’ordre déclenche une
réaction virulente des travailleurs, mais également de la population locale, qui entendent
défendre leur espace de travail et de vie contre une intervention perçue comme une agression
de forces extérieures et donc peu ou prou étrangères20. Tout naturellement, le développement
des occupations d’usines à partir des années 1930 a multiplié les occasions de tels
affrontements, qui sont particulièrement intenses pendant les grèves des années 1947-1948, et
dantesques en 1955 à Saint-Nazaire et Nantes, avec des morts à la clé : trois en gare de
Valence en décembre 1947, quatre mineurs au moins pendant les grèves de l’automne 1948,
un ouvrier nantais en août 1955, etc.21

16 Nick PARSONS, « Worker Reactions to Crisis : Explaining “Bossnapping” », French Politics, Culture &
Society, vol. 30, n° 1, été 2012, p. 111-130 ; Graeme HAYES, « Bossnapping : situating repertoires of industrial
action in national and global contexts », Modern & Contemporary France, vol. 20, n° 2, mai 2012, p. 185-201.
17 Jean-Yves MARTIN, « “Action directe” et négociations dans la grève nazairienne de 1955 », Agone, « Le
syndicalisme et ses armes », n° 33, avril 2005, p. 74-75.
18 Rapport du Préfet de Loire-Atlantique, 1/4/1971 (AN 850275/2).
19 Christian LAROSE (dir.), Cellatex, quand l’acide a coulé, Paris, Syllepse et VO Editions, 2001.
20 Voir également la contribution de Michel Pigenet dans ce volume.
21 Robert MENCHERINI, Guerre froide, grèves rouges. Parti communiste, stalinisme et luttes sociales en France.
Les grèves « insurrectionnelles » de 1947-1948, Paris, Syllepse, 1998, p. 45 ; Alain CHAFFEL, Les communistes
de la Drôme de la Libération au printemps 1981. De l’euphorie à la désillusion, Paris, L’Harmattan, 1999,
6

La grève ouvrière s’accompagne fréquemment de cortèges de manifestants, qui visent à


faire connaître griefs et revendications, en même temps qu’à occuper l’espace public, et
aboutissent parfois à vouloir chasser ceux qui contestent cette occupation et/ou la grève. De
fait, la longue histoire des grèves est jalonnée de ces manifestations qui basculent dans
l’offensive22. Ainsi, à Brest en avril 1950, dans une ville en pleine reconstruction, et dans un
contexte de grève des ouvriers du bâtiment, la séquestration d’un patron entraîne l’arrestation
de plusieurs cadres communistes, dont deux députés. Une manifestation de protestation
menée par les ouvriers grévistes, la CGT et le Parti communiste conduit à de très graves
affrontements avec les forces de l’ordre qui font un mort et plusieurs blessés très graves chez
les ouvriers. Le rapport des officiers de gendarmerie, qui vise certes à invoquer la légitime
défense, signale que les manifestants, parfois armés de barres de fer, progressent grâce à « un
véritable barrage roulant (pierres, pavés, tessons de bouteilles, boulons, écrous) appliqué sur
le service d’ordre » et qu’ils ont incendié plusieurs véhicules 23 . De fait, la manifestation
ouvrière peut tourner à l’émeute. C’est le cas à Roubaix en juin 1931, dans le cadre d’une
grève pour protester contre la baisse des salaires dans le textile. Les travailleurs se heurtent à
un consortium patronal extrêmement dur et les manifestations menées par la CGTU
aboutissent à des affrontements et à l’érection de barricades dans la rue des Longues Haies, au
cœur d’un quartier ouvrier constitué de courées 24 . De même, à Clermont-Ferrand en juin
1948, suite à une grève chez Bergougnan, les manifestations virent à l’émeute : les ouvriers
grévistes s’en prennent aux forces de l’ordre avec des boules de fonte (de 350 et 1 050 g !),
des matraques en caoutchouc plombées, des lance-pierres projetant des déchets de tôle, et
construisent des barricades. Les 127 gendarmes et CRS hospitalisés signalent la violence des
affrontements 25 . Au début de l’année 1979 encore, dans le cadre des mobilisations des
sidérurgistes contre des milliers de suppressions d’emploi, de graves incidents éclatent à
plusieurs reprises à Longwy, où le commissariat est même attaqué au bulldozer, tandis qu’à
Denain, des manifestants tirent à la carabine sur les CRS26. Dans ce cadre, les manifestants
peuvent d’ailleurs s’en prendre à l’espace patronal.
Au cours de la grève des sardinières de Douarnenez en 1924-25, des briseurs de grève
recrutés par les patrons tirent dans un café et blessent grièvement le maire communiste de la
ville ainsi que quatre autres personnes. Tandis que la rumeur de la mort du maire se répand,
les grévistes et leurs soutiens prennent d’assaut l’Hôtel de France, lieu de retrouvailles de la
bourgeoisie locale, et le mettent à sac27. Mais les grévistes choisissent plus fréquemment de
s’en prendre aux demeures patronales, assimilées peu ou prou à des châteaux – référence anti-
nobiliaire oblige. Le plus souvent, les ouvriers cassent quelques vitres comme à Vienne et
Nîmes en février et avril 1918, éventuellement saccagent les jardins (ce qui est une manière


p. 76-81. Surtout : Maurice BEDOIN, Jean-Claude MONNERET, Corinne PORTE et Jean-Michel STEINER, 1948 :
les mineurs stéphanois en grève. Des photographies de Léon Leponce à l’Histoire, Saint-Étienne, Presses
universitaires de Saint-Étienne, 2011.
22 Danielle TARTAKOWSKY, Les manifestations de rue en France, 1918-1968, Paris, Publications de la
Sorbonne, 1997.
23 AD Finistère 141 W 33.
24 Michel LAUNAY, « Le Syndicalisme chrétien dans un grand conflit du travail : les syndicats libres du Nord
affiliés à la C.F.T.C. et la grève du textile de la région de Roubaix-Tourcoing-Halluin en 1931 », Le Mouvement
social, n° 73, octobre-décembre 1970, p. 60 et Gérard Funffrock, op. cit., p. 140-151.
25 Note confidentielle d’information politique destinée aux préfets n° 8, 30 juin 1948, « Leçons de Clermont-
Ferrand ». AN Papiers Jules Moch 484AP/14.
26 Xavier VIGNA, « Les ouvriers de Denain et Longwy face aux licenciements », Vingtième Siècle. Revue
d’histoire, octobre-décembre n° 84, 2004, p. 132.
27 Anne-Denes MARTIN, Les ouvrières de la mer. Histoire des sardinières du littoral breton, Paris, L’Harmattan,
1994, p. 145-173.
7

d’euphémisation), mais ils vont parfois plus loin : en février 1918, les ouvriers du textile
roannais incendient l’immeuble d’un industriel28, comme dans les Ardennes, en juillet 1982,
où les sidérurgistes de Vireux-Morhain s’affrontent avec les forces de l’ordre puis incendient
le château de la Buchère, propriété du Directeur général d’Usinor, en empêchant les pompiers
d’intervenir.
Enfin, les « jaunes », ou non-grévistes, parce qu’ils peuvent être considérés comme
des briseurs de grève et à ce titre des renégats ou des traîtres, cristallisent l’hostilité. Baptisés
aussi « renards », « kroumirs » (comme en italien) et « rouffions » dans le Nord, les violences
« habituelles » qu’ils subissent vont des insultes jusqu’au bris de vitres, au goudronnage des
portes. Toutefois, les conflits les plus virulents conduisent à une amplification des violences.
Ainsi, à l’automne 1947, la brochure des RG recense parmi

« les faits les plus courants […] les matraquages par les grévistes, d’ouvriers et de mineurs, se rendant à
leur travail ou en revenant. Dans les Houillères du Nord, ces heurts dégénéraient souvent en courtes
bagarres et échauffourées au cours desquelles des pierres étaient jetées voire des coup de tison rouge
donnés (à Ostricourt, 1er décembre). À Bruay, le Commissaire de Police eut peine à protéger un non-
gréviste menacé de lynchage par une foule excitée. À Oignies, le 1er décembre, des coups de couteaux
furent donnés par des Nords-Africains, tandis qu’à Liévin, des militants de « Force ouvrière » furent
déshabillés et douchés à la lance à incendie. Avec les mineurs, les agents de la SNCF – de la traction
surtout – qui désiraient poursuivre leur travail, furent l’objet de violence par les grévistes.29 »

Parmi les phénomènes les plus récurrents, les conduites de Grenoble, qui consistent à
expulser des ateliers ou à raccompagner à son domicile un(e) jaune, en l’agonissant d’injures,
voire en le(la) frappant. Plusieurs grèves de l’entre-deux-guerres donnent lieu à ce type de
comportement dont Maxence Van der Meersch, dans un roman consacré à la grève de 1931 à
Roubaix, a dressé un récit saisissant30. Or le Parti communiste, via son journal L’Humanité,
consacre plusieurs photographies et évocations à ces conduites de Grenoble, ce qui revient à
légitimer ces pratiques, avec toutes les violences qu’induit la transformation d’un collectif
gréviste en meute traquant des adversaires : ainsi lors de la grève des boulonniers dans les
Ardennes en 1926, ou du conflit du textile à Vienne en mars-avril 193231. Le 25 mars 1932, le
quotidien consacre un article à la grève dont le titre « La chasse aux jaunes dans les rues de
Vienne malgré l’état de siège » est une manière d’encouragement avec ce récit de « deux
gardes mobiles encadrant deux malheureuses inconscientes. À trois mètres derrière elles, une
vingtaine d’hommes, de femmes et quelques enfants leur faisaient une belle “conduite de
Grenoble”, tandis que les spectateurs sympathisaient énergiquement avec eux. » De fait, au
cours de cette grève, des femmes non-grévistes sont au moins molestées. Parfois, comme chez
Sud-Aviation à Nantes-Bougenais en 1968, un récit ouvrier évoque le plaisir éprouvé par les
grévistes à terroriser le « jaune », surtout quand la grève permet une inversion des rapports de
forces32 . Ainsi, si la violence « verticale » de l’affrontement avec l’appareil d’État et les
dominants domine et donne lieu aux affrontements les plus durs, sa dimension
« horizontale », entre « pairs », ne saurait être minimisée.


28 Direction de la Sûreté Générale. Contrôle général des Services de Police administrative. Rapports de février et
avril 1918, BDIC Fol ∆ 43 Rés/2 et 4.
29 Direction des renseignements généraux, « Genèse et déroulement des grèves de novembre et décembre
1947 », art. cit., p. 16.
30 Maxence VAN DER MEERSCH, Quand les sirènes se taisent (1933), in Gens du Nord, Paris, Presses de la Cité,
coll. « Omnibus, 1993 », p. 164.
31 Sur ces deux conflits : AN F22/188/A et 219.
32 Cité dans Michelle ZANCARINI-FOURNEL, « Genre et politique. Les années 68 », Vingtième Siècle. Revue
d’histoire, n° 75, juillet-septembre 2002, p. 137.
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Ouvriers en violence

L’intérêt de croiser les déploiements verticaux et horizontaux des violences ouvrières est
qu’il relance le questionnement autour de trois analyseurs : celui des groupes professionnels
ou corporatifs, des communautés locales, et du genre de la violence ouvrière.

• Les groupes professionnels scindés

Plutôt que de repérer la propension de telle ou telle profession à la violence, il nous


paraît plus intéressant d’envisager ce que révèlent les manifestations de violences commises
par un groupe professionnel, à travers l’exemple des mineurs à l’occasion des grèves de
l’automne 194833. Ces grèves commencent dans une relative unité contre les remises en cause
du statut des mineurs par le ministre socialiste Robert Lacoste. Ce schéma conflictuel
classique connaît une acuité particulière en l’espèce, en raison d’un antagonisme accumulé
depuis une dizaine d’années entre les mineurs et les compagnies houillères, nationalisées à la
Libération, et en ce qu’il met localement aux prises les mineurs et souvent les porions et les
ingénieurs, dont le style de commandement demeure d’une grande brutalité. Toutefois, le
conflit présente aussi une dimension nationale ou patriotique : les deux parties se prévalent
d’être les meilleurs défenseurs du pays, contre des traîtres. Les mineurs grévistes ou leurs
soutiens rappellent les grèves patriotiques de l’occupation pour délégitimer les forces de
police. Et dans le même temps, le conflit réactive la vieille et virulente opposition entre
communistes et socialistes, notamment dans les bassins houillers du Nord–Pas-de-Calais, qui
recoupe l’opposition entre syndicats CGT et Force ouvrière.
Dès lors, il est manifeste qu’une grève peut certes agréger des travailleurs, mais tout
autant déchirer des collectifs professionnels, et, par les tensions et les violences sur lesquelles
elle débouche, réactiver des failles et des oppositions anciennes, et ainsi les pérenniser. Ce
faisant, ce sont aussi des communautés locales qui se déchirent.

• Des communautés locales déchirées


Les grèves de grande ampleur, surtout quand elles se répètent, avivent les oppositions.
Ainsi à Fougères, l’industrie de la chaussure, principale activité d’une ville d’un peu plus de
20 000 habitants pendant tout le premier tiers du siècle, connaît des grèves récurrentes et très
vives. Jean Guéhenno, fils d’ouvrier qui y grandit et vécut la grève de 1906-1907, décrit ainsi
les rapports entre patrons et ouvriers : « Ils nous haïssaient et nous les haïssions, et cette haine
est ce qui rendait ce monde si laid, si pénible à supporter, si pénible à regarder aujourd’hui
même. Ils nous haïssaient de cette affreuse haine que peuvent seuls composer la conscience
d’un privilège mal fondé et le sentiment de la puissance menacée.34 » Cette véritable haine de
classe entretient (et est entretenue par) la violence des grèves ouvrières. En 1906, une
provocation patronale conduisant à une baisse des tarifs provoque une grève générale le 6
novembre parmi les 10 000 travailleurs de la chaussure, à laquelle le patronat riposte par un
lock-out. Elle dure jusqu’au 11 février 1907, et est jalonnée de multiples provocations des
« jaunes » s’opposant aux « rouges », et conduit d’ailleurs à la mort d’un gréviste35.


33 Marion FONTAINE et Xavier VIGNA, « La grève des mineurs de l’automne 1948 en France », Vingtième siècle.
Revue d’histoire, n° 121, janvier-mars 2014, p. 21-34.
34 Jean GUEHENNO, Changer la vie. Mon enfance et ma jeunesse, Paris, Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges »,
1990 (1961), p. 64. Lire aussi le récit de la grève p. 156 et sq.
35 Claude GESLIN, « La grève des chaussonniers fougerais de l’hiver 1906-1907 », Cahiers Jaurès n° 199,
janvier-mars 2011, p. 41-51.
9

Après une nouvelle et longue grève en 1914, le conflit ressurgit derechef en 1932 et
porte sur la prétention patronale à baisser la prime de vie chère, et au-delà l’ensemble des
tarifs, mais aussi des clauses sur l’embauchage, le débauchage, et le travail des coupeurs36. La
grève dure 215 jours entre février et septembre ! Sa longueur exceptionnelle attise les tensions
et ravive de vieilles haines. Le 5 avril par exemple, à Ernée (Mayenne), localité voisine où a
été déplacée une fabrique, une conduite de Grenoble est menée contre des jaunes et leur
patron accompagnée de crachats. La cible patronale, un certain Gaboury, est ancien ouvrier
qui fut jaune en 1906 : la mention, dans les archives, de ce passé signale sa prégnance dans la
conscience des grévistes fougerais37. De même, à mesure que la grève s’étire, les incidents se
multiplient. Les 11 et 27 juin par exemple, des cortèges prennent à parti les fabricants
rencontrés sur leur passage, les conspuent ; plusieurs sont molestés et subissent les crachats
des ouvrier(e)s. Ces incidents fournissent d’ailleurs à la Chambre patronale le prétexte pour
interrompre les négociations. Début août, la tension est à son acmé. Un industriel décrit ainsi
le climat dans la ville38

« Fougères est sous la domination de Fournier, secrétaire de la CGT à Fougères, et la chasse aux patrons
est organisée. Ces derniers n’osent plus sortir de chez eux. Madame Collet a eu sa robe déchirée (les
ouvriers voulaient la déshabiller complètement) et Messieurs Lorre, Pottier, Costavel, Gate etc. ont été
molestés. »

À lire ce récit, la haine de classe débouche sur des incidents de plus en plus sérieux. Certes, il
n’y a pas d’atteinte grave à l’intégrité physique des patrons et aucune « watrinade » ne
survient ni à Fougères en 1932, ni ailleurs en France au XXe siècle. Pour autant, ces violences
signalent une population ouvrière littéralement à bout, et cherchant les patrons pour les
contraindre, presque physiquement, à céder, comme en témoigne l’espèce de viol symbolique
qu’une patronne subit. Mais par là, c’est aussi le genre de la violence ouvrière qui mérite
d’être exploré.

• Le genre de la violence gréviste

Presque naturellement, les hommes se réservent les affrontements avec les forces de
l’ordre, confortant ainsi l’équivalence symbolique entre classe ouvrière et virilisme. En
revanche, aux femmes incombe la démoralisation de l’adversaire policier : ainsi à Besançon
en août 1973, les salariées de Lip moquent et humilient les gardes mobiles notamment en
questionnant leur virilité39. De même, on l’a vu, les ouvrières participent aux séquestrations.
En octobre 1948 à Longwy, des femmes vont jusqu’à enlever le Directeur de l’usine de
Senelle-Maubeuge tandis qu’à Saint-Brieuc en 1972, elles utilisent leurs épingles à cheveux
pour mortifier l’épiderme des cadres séquestrés40.
La violence horizontale fonctionne selon une codification similaire. Ainsi en mai
41
1920 , le commissaire de police de Givors présente les


36 Les éléments qui suivent proviennent du volumineux dossier sur la grève AN F22/218.
37 Il fut en réalité le secrétaire du Syndicat jaune pendant la grève.
38 Lettre d’un industriel de Fougères, Bourgey, à Olchanski, industriel parisien, ami du ministre du Travail
Dalimier, 10/8/1932. Ibid. Un rapport du sous-préfet du 9/8 confirme la teneur des incidents.
39 Monique PITON, C’est possible ! Le récit de ce que j’ai éprouvé durant cette lutte de Lip, Paris, Éditions des
femmes, 1975, p. 188 et 193.
40 Gérard NOIRIEL, Longwy. Ouvriers et prolétaires, Paris, PUF, 1984, p. 324. Vincent PORHEL, Ouvriers
bretons. Conflits d’usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968, Rennes, Presses universitaires
de Rennes, 2008, p. 130.
41 Rapport du 14 mai 1920, AD Rhône 10 M 452.
10

« incidents d’une certaine gravité [qui] se sont produits ce soir à la sortie des ateliers de la Cie Fives-
Lille. Douze cents grévistes environ dont une centaine de femmes sont venus avec tambours et clairons
et drapeau rouge manifester devant l’usine et ont conspué les ouvriers, qui en sortaient […]. Enhardis
par le petit nombre de gendarmes qui assuraient l’ordre […] ils ont violenté des femmes leur déchirant
les vêtements et leur arrachant leur chapeau et ont frappé de nombreux ouvriers à coups de poing et à
coups de bâton. Ils chantaient à tue tête l’Internationale et se vantaient que demain tous seraient armés
de matraques et assommeraient les renards. »

Au même moment, les épouses des cheminots d’Oullins participent également aux
affrontements avec les jaunes42. On peut donc supposer que dans ces affrontements pèse sur
les grévistes masculins l’interdiction de toucher aux femmes jaunes, tandis qu’à l’inverse les
ouvrières en grève ou soutenant le conflit peuvent s’en prendre aux renards des deux sexes.

Quels que soient la tendance à l’apaisement des conflits du travail et l’essor


concomitant des négociations paritaires, il nous apparaît au final que les violences dans les
grèves ouvrières persistent au XXe siècle, et que leur manifestation est irréductible aux seules
configurations locales, professionnelles et syndicales. C’est pourquoi, ces analyses
mériteraient à notre sens d’être prolongées dans trois directions, et d’abord le lien entre
violences ouvrières et haine de classe. Telle ou telle composante du monde ouvrier nourrit en
effet une véritable haine du patronat et/ou de ses alliés, à la suite du mépris et/ou de la
domination qu’elle estime subir, des conditions de travail qui lui sont réservées, etc. Dans le
même temps, les collectifs ouvriers travaillent sans cesse à construire leur autonomie, leur
« nous », et à défendre leurs territoires, leurs modes d’organisation, leurs traditions contre les
patrons, les forces de l’ordre mais aussi contre les ouvriers qui prétendent s’y soustraire. De
fait, les violences contre les jaunes se produisent plus fréquemment dans les corporations et
les territoires les plus enfermés, marqués par la mono-industrie. Pour autant, il ne faut pas
penser seulement ces violences comme des pathologies, mais également comme le revers
d’une sociabilité intense, voire d’une solidarité, y compris dans l’espace de travail.
Enfin, ces manifestations de violences ouvrières pourraient être analysées comme
usages du corps. Car le corps ouvrier, construit par le travail, sait peut-être davantage résister
à une charge de police ou manier la barre de fer. Mieux, le travail ouvrier est un exercice
physique qui suppose parfois de se faire violence : c’est une pierre, une pièce de métal, ou un
morceau de bois qu’on frappe, scie, ponce, lime. Et dans le même temps, le travail industriel
construit une coopération pour faire céder la matière. Par là, les continuités éventuelles entre
exercice du travail ouvrier et violences mériteraient d’être interrogées : dans la lignée des
réflexions de Mauss sur les techniques du corps, on pourrait réfléchir sur les analogies entre
les techniques de travail et les techniques de violences. Après tout, pourquoi la violence
ouvrière ne manifesterait-elle pas aussi une virtuosité paradoxale et scandaleuse ?


42Christian CHEVANDIER, Cheminots en usine. Les ouvriers des Ateliers d’Oullins au temps de la vapeur, Lyon,
Presses universitaires de Lyon, 1993, p. 233-234.
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Bibliographie

Agone n° 33, avril 2005, Le syndicalisme et ses armes.


Sophie BEROUD et René MOURIAUX : « Violence et sabotage dans les grèves en France », in
Christian LAROSE (dir.), Cellatex, quand l’acide a coulé, Paris, Syllepse et VO Éditions,
2001, p. 141-167.

Maurice BEDOIN, Jean-Claude MONNERET, Corinne PORTE et Jean-Michel STEINER, 1948 :


les mineurs stéphanois en grève. Des photographies de Léon Leponce à l’Histoire, Saint-
Étienne, Presses universitaires de Saint-Étienne, 2011.
Patrick FRIDENSON, « Le conflit social » in André BURGUIERE et Jacques REVEL (dir.),
Histoire de la France. Les conflits, Paris, Seuil, coll. « Points Histoire », 2000, p. 383-495.
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1988.
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Jean-Louis ROBERT, Les Ouvriers, la Patrie et la Révolution. Paris 1914-1919, Besançon,
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Stéphane SIROT, La grève en France. Une histoire sociale (XIXe-XXe siècle), Paris, Odile Jacob,
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Michael SEIDMAN, Ouvriers contre le travail. Barcelone et Paris pendant les fronts
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Xavier VIGNA, L’insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des
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