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Avril 2021, page 27

HISTOIRE

La gauche et la question coloniale


La gauche républicaine a-t-elle toujours été, comme certains l’affirment, colonialiste ? Aucune
réponse simple ne saurait être apportée à cette question. De Jean Jaurès à Georges
Clemenceau, de Jules Guesde à Édouard Vaillant, les dirigeants socialistes français ont pris
des positions très variées, qui ont évolué au fil des décennies.

par Jean-Numa Ducange

Albert Éloy-Vincent. – « Les Différentes Expressions de Jean Jaurès », 1910


© Tallandier - Bridgeman Images
«Races supérieures ? Races inférieures, c’est bientôt dit ! Pour ma part, j’en rabats singulièrement
depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être
vaincue dans la guerre franco-allemande parce que le Français est d’une race inférieure à
l’Allemand. Depuis ce temps, je l’avoue, j’y regarde à deux fois avant de me retourner vers un
homme et vers une civilisation, et de prononcer : homme ou civilisation inférieurs. » Cette citation
de Georges Clemenceau est reproduite dans de nombreux manuels de l’enseignement secondaire en
France, et il est rare qu’une histoire de la colonisation oublie de la citer. Le républicain radical
Clemenceau s’exprimait en juillet 1885 à la Chambre des députés pour s’opposer à un certain Jules
Ferry, qui n’hésitait pas alors à hiérarchiser les « races » pour mieux justifier les expéditions
coloniales.
Ce simple rappel pourrait théoriquement suffire à contredire ceux qui affirment que la gauche
républicaine — en y incluant ceux qui se réclament de la République sociale — a toujours été, avec
de vagues nuances, ardemment colonialiste. Mais il donne une image bien partielle de Clemenceau.
Car, lorsqu’il devient président du conseil — alors le chef du gouvernement —, en 1906, il a mis en
sourdine ses audaces antérieures pour se muer en défenseur de l’ordre colonial. Celui qui réprime
sans ménagement les ouvriers en grève, n’hésitant pas à poursuivre et à mettre derrière les barreaux
des dirigeants de la Confédération générale du travail (CGT), n’a nullement l’intention
d’abandonner la « très grande France ».
Clemenceau n’est pas l’unique représentant de la gauche républicaine. Les socialistes se réclament
aussi, pour une large part, de la République. En 1885, ils étaient encore divisés et très faiblement
implantés. En 1906, quelques mois après la création de la Section française de l’Internationale
ouvrière (SFIO), ancêtre du Parti socialiste, ils représentent une véritable force à l’Assemblée. Jean
Jaurès et Jules Guesde, les deux figures les plus célèbres, sont alors députés. Ils refusent d’investir
Clemenceau et s’abstiennent. Mais ils ne votent pas contre : ils accordent le bénéfice du doute à ce
nouveau gouvernement de gauche. Jusqu’où peuvent aller leurs convergences ? Sur la question
sociale, la fracture est rapide et nette. Il en ira de même sur la question coloniale. C’est un fait
largement négligé. Ce qui permet parfois de tirer un trait d’égalité entre républicanisme, socialisme
et racisme, au nom d’un passé mal connu. Les plus hardis vont jusqu’à y englober Karl Marx, qui
inspire, quoique de manière différente, Jaurès comme Guesde. Edward Saïd avait pointé en son
temps l’orientalisme de Marx, à partir d’une lecture sélective de quelques textes, sans mention de
ses évolutions incontestables, que l’on connaît beaucoup mieux maintenant, qui lui permirent de
s’ouvrir aux perspectives extra-européennes dès les années 1850, et plus nettement encore à la fin
de sa vie (1).
Or une même évolution, mutatis mutandis, s’observe chez une partie des socialistes français. Il est
certes aisé de trouver des citations de Jaurès vantant les mérites des conquêtes coloniales. Jeune
député, il était « ferryste » et se montrait ardent défenseur de la « mission civilisatrice » de la
France. Dans ces années 1880, il faut aller du côté des premiers marxistes français, comme Paul
Lafargue (le gendre de Marx) et Jules Guesde, pour trouver une critique socialiste de l’ordre
colonial. Tous deux dénoncent par exemple, lors de la conquête de la Tunisie, « la responsabilité du
sang versé en Afrique et des infamies commises, [qui] retombe sur la tête de la bourgeoisie »
(L’Égalité, 25 décembre 1881). La naissance et le développement des courants socialistes sous la
forme d’organisations structurées sont en effet contemporains du développement de l’empire
colonial. Et si les réalités extra-européennes ne sont assurément pas le sujet qui le préoccupe le plus,
le Parti ouvrier français (POF) choisit clairement, en 1895, de s’élever « de toutes ses forces contre
les flibusteries coloniales pour lesquelles aucun socialiste conscient ne votera jamais ni un homme
ni un sou » (Le Socialiste, 15 septembre 1895).
Entre-temps, Jaurès s’est rapproché du socialisme, mais sans pour autant remettre en question la
politique coloniale. Battu aux élections législatives en 1898, il se plonge dans les archives afin
d’écrire une histoire de la Révolution française, qui paraît en plusieurs livraisons de 1900 à 1904.
Au même moment, il s’affirme dreyfusard et plus que jamais attaché à la défense de la République.
Parallèlement, avec l’expédition de Pékin, qui voit en 1900 les Français participer à une intervention
militaire internationale pour contrer la révolte des Boxers en Chine, il réalise que la « civilisation »
n’est pas nécessairement du côté européen. C’est sur ce fond intellectuel et politique qu’il opère un
tournant majeur : il comprend, lui, le défenseur des valeurs de la Révolution, que, comme l’a
souligné l’historien Yves Benot, « le problème colonial n’est plus un à-côté secondaire de la
Révolution, mais un révélateur de ses contradictions, ou de ses hésitations (2) ». Jusqu’alors, les
très nombreuses histoires de la Révolution publiées au XIXe siècle ne traitaient en effet que très
marginalement de la question. Et même cinquante ans après Jaurès, de grands historiens de la
Révolution (pourtant sensibles à la décolonisation sur un plan politique), comme Albert Soboul ou
Daniel Guérin, n’évoqueront guère dans leurs premiers ouvrages la révolte de Saint-Domingue et de
Toussaint Louverture. Jaurès, lui, l’intègre à sa réflexion. Et va se montrer de plus en plus critique à
l’égard de la politique coloniale.
Le colonialisme, voilà l’enjeu grandissant au début du XXe siècle, alors que l’un des deux derniers
pays indépendants (avec l’Éthiopie) du continent africain, le Maroc, fait l’objet de convoitises en
France et en Allemagne. L’année 1905 marque un tournant : la crise marocaine bat son plein et la
première révolution russe bouscule le puissant empire des tsars. Cette même année, Paul Louis, un
militant socialiste, emploie et définit pour la première fois les mots « colonialisme » et
« anticolonialisme » dans leur sens moderne (3). Pour lui, l’autorité de la classe ouvrière est « assez
grande pour qu’elle marque sa solidarité effective avec les indigènes annexés, en revendiquant
pour eux des droits essentiels de sauvegarde, d’existence et de subsistance(4) ». Louis est un proche
d’Édouard Vaillant, le « troisième homme » du socialisme français avec Guesde et Jaurès, qui
contribua de manière décisive à fonder l’identité de la gauche française alliant socialisme, marxisme
et républicanisme(5). Vaillant est l’un des dirigeants les plus en pointe sur la critique du
colonialisme. Sa préoccupation sur le long terme est incontestable : il dénoncera avec force la
répression coloniale en Tunisie et au Maroc (6).
En 1904, au congrès du Parti socialiste de France (une des branches du futur parti unifié) à Lille,
Vaillant insiste sur le devoir de tout élu de s’opposer aux entreprises coloniales. Quelques années
plus tard, il montrera sa détermination sur le sujet au Parlement. Signe de la complexité de l’affaire,
ceux qui se revendiquent parmi les plus marxistes ne sont pas systématiquement anticolonialistes…
tandis que les plus républicains ne sont pas nécessairement des admirateurs de l’œuvre coloniale.
Un exemple le montre avec éclat : celui du socialiste Lucien Deslinières, qui envisageait pour le
Maroc un plan de « colonisation socialiste » en 1912. Ce projet de loi est soutenu jusqu’au bout par
Guesde, qui auparavant n’avait pas hésité à dénoncer les « flibusteries » coloniales. Il s’agissait de
traiter le Maroc sans remettre en question le cadre de l’empire français : « Le Maroc est à
nous (…). Nous devons donner à la colonisation une organisation régulière(7). » Le projet fut
finalement abandonné. Ce qui a permis de retourner plusieurs députés socialistes et de ne pas faire
passer le texte, c’est le poids de l’alliance entre Vaillant et Jaurès. Tous deux, fortement ancrés dans
des convictions républicaines, sont outrés par le projet. Quand d’autres supposés « marxistes »
revendiqués le trouvent judicieux.
Faut-il considérer semblablement Jaurès et Vaillant, les voir tous deux comme des anticolonialistes
intransigeants, précurseurs de la lutte pour l’indépendance des peuples colonisés ? En fait, ils n’ont
pas la même approche, malgré une démarche souvent commune. Le grand admirateur de la
Révolution savait qu’il fallait parfois en passer par des ruptures audacieuses. Mais Jaurès est plutôt
désireux d’une refonte du système, de son aménagement en profondeur, là où Vaillant et les
vaillantistes misent déjà sur son effondrement, intervenant par exemple plus vigoureusement contre
toute « pénétration pacifique » du Maroc. Jaurès reste avant tout préoccupé par les luttes sociales et
politiques en France, comme bien d’autres. L’historien Abdelkrim Mejri relève que, lors des neuf
congrès socialistes, entre 1905 et 1912, « la question coloniale ne figura qu’une seule fois à l’ordre
du jour (…), au congrès de Nancy de 1907. Quand elle fut soulevée, elle ne suscita aucune
discussion(8) ».
Jaurès prend conscience progressivement des questions posées par la colonisation française, et si,
ici ou là, on pourra le trouver encore « orientaliste », il sut faire et penser un revirement
spectaculaire, passant d’un mépris et d’un paternalisme sans ambiguïté à une attention sincère aux
cultures non européennes, doublée d’une condamnation vive des massacres coloniaux. Propos à la
marge ou de façade ? « Tuez Jaurès », clamait sans détour l’extrême droite nationaliste. Beaucoup
de ceux qui souhaitaient sa mort lui reprochaient aussi d’avoir osé critiquer ce qui se passait dans
l’empire colonial français. Jaurès préparait pour août 1914 un rapport sur l’impérialisme à
destination de l’Internationale socialiste, qui ne vit jamais le jour. Il fut assassiné et la guerre
ajourna le congrès. Mais ses interventions parlementaires et ses articles de presse montrent le
chemin qu’il souhaitait emprunter, notamment son impressionnante série d’articles sur la crise
marocaine(9).
Ce que Jaurès affirma ainsi, ce qu’affirmaient les socialistes républicains qui menèrent la critique
de plus en plus systématique de la politique coloniale, c’est que cette dernière était incompatible
avec leurs valeurs.

JEAN-NUMA DUCANGE
Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Rouen.
Auteur de Quand la gauche pensait la nation. Nationalités et socialismes à la Belle Époque, Fayard,
Paris, 2021.

(1) Gilbert Achcar, Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme, Actes Sud, coll. « Sindbad », Arles, 2015.
(2) Yves Benot, La Révolution française et la fin des colonies, 1789-1794, La Découverte, Paris, 1988.
(3) Paul Louis, Le Colonialisme, Bibliothèque sociale, Paris, 1905.
(4) Ibid.
(5) Gilles Candar, Édouard Vaillant. L’invention de la gauche, Armand Colin, Paris, 2018.
(6) Mahmoud Faroua, La Gauche en France et la colonisation de la Tunisie, 1881-1914, L’Harmattan,
coll. « Creac Histoire », Paris, 2003.
(7) Lucien Deslinières, Le Maroc socialiste, Giard et Brière, Paris, 1912.
(8) Abdelkrim Mejri, Les Socialistes français et la question marocaine, 1903-1912, L’Harmattan, coll.
« Creac Histoire », 2004.
(9) Jean Jaurès, Le Pluralisme culturel. Œuvres, tome 17, Fayard - Centre national du livre, Paris,
2014 ; Vers l’anticolonialisme. Du colonialisme à l’universalisme, Les Petits Matins, Paris, 2015.

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