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Revue d'histoire du XIXe siècle

Alain Corbin, Les cloches de la terre. Paysage sonore et culture


sensible dans les campagnes du XIXe siècle, 1994
Odile Krakovitch

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Krakovitch Odile. Alain Corbin, Les cloches de la terre. Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes du XIXe
siècle, 1994. In: Revue d'histoire du XIXe siècle, Tome 11, 1995/1. L'exil. pp. 148-150;

https://www.persee.fr/doc/r1848_1265-1354_1995_num_11_1_2225_t1_0148_0000_2

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ment inconnu en France. Publié dans une revue bulgare en 1922, il a dû être
retraduit de cette langue en français puisqu'on n'en connaît pas le manuscrit
original. Pierre Michel suggère qu'il pourrait s'agir de la reprise, en bulgare,
d'une publication russe, antérieure de dix ou quinze ans. Quel qu'en ait été l'iti¬
néraire, ce texte méritait exhumation. Mirbeau avait été très tôt sensible au
thème et à la réalité de l'amour vénal, et le parallèle qu'il dressait entre la prosti¬
tution littéraire (la négritude) et l'activité mercantile des péripatéticiennes lui était
particulièrement cher. La vie personnelle, le mariage avec une ancienne actrice
entretenue, son œuvre, le Journal d'une femme de chambre par exemple, lui
fournissaient mille raisons supplémentaires d'intervenir à propos d'un sujet sur
lequel il exprime sa vision anarchiste et pessimiste à la fois des rapports
humains. Dénonçant le règne de l'argent roi - Les Affaires sont les affaires, sa
pièce publiée en 1903 vient d'être rééditée chez Archimbaud - il en profite pour
fustiger la morale bourgeoise et crier sa haine de la société de son temps.
A la fois prisonnier de la gynécophobie du siècle, comme l'écrit Alain Cor-
bin, et très original, Mirbeau propose de réhabiliter la prostituée en lui confiant
un rôle social. Persuadé qu'elle peut intervenir activement dans les révolutions à
venir, il suggère que la guerre des sexes - thème éminemment fin de siècle -
cédera la place à un contrat entre hommes et femmes lorsque l'humanité aura
liquidé la société pourrissante. Très sévère dans son examen des maux qui
détruisent les rapports humains à son époque, Mirbeau apparaît là, avec ses
contradictions et son pessimisme radical, comme le libertaire que tant de textes
nous révèlent. Sa Correspondance avec Jean Grave vient d'être éditée (Au
Fourneau, coll. « Noire », 1994, 93 p.). Elle date des années 1890-1900 pour
l'essentiel et illustre la rencontre entre celui qui publie La Société mourante et
l'anarchie en 1893 et l'écrivain qui avait publié dans Le Figaro du 28 novembre
1 888 un article intitulé « La Grève des électeurs ».
Organe de la Société Octave Mirbeau, le n° 1, 1994, des Cahiers Octave
Mirbeau (Société Octave Mirbeau, 16, square des Anciennes-Provinces, 49000
Angers) est paru cette année. Traduisant la vitalité des études mirbelliennes
réveillées par Pierre Michel, ce gros volume apporte son lot d'analyses et de
documents. La critique d'art, l'imaginaire de l'écrivain occupent la première
section. Dans la seconde, articles retrouvés, manuscrits dénichés et textes
rares permettent de se livrer à une approche génétique de l'œuvre. La troisième
partie, bibliographique, informe sur les éditions de textes, les études concernant
Mirbeau et celles qui éclairent le parcours de ses contemporains. La moisson
est donc riche qui noue en gerbe les épis mûris un peu partout. L'historien sera
sensible à ce regain d'intérêt pour un homme qui, dominant de sa stature la
presse nationale, joua un rôle éminent dans la société française de 1870 à 1914.
Jean-Yves MOLLER

Alain Corbin
LES CLOCHES DE LA TERRE.
PAYSAGESONORE ET CULTURE SENSIBLE
DANS LES CAMPAGNES DU XIXe SIÈCLE.
Paris, Albin Michel, 1994.

Alain Corbin prouve par ce nouvel ouvrage sur le bruit dans les cam¬
pagnes qu'il est décidément l'historien des sens. Après l'odorat (le Miasme et la

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Jonquille), c'est donc au paysage sonore qu'il s'attache en dressant l'évolution
du son le plus fréquent, le plus évident dans nos campagnes, celui des cloches.
C'est avec la même méthode en s'appuyant sur des faits divers toujours
significatifs, avec cet étonnant mélange entre une érudition, un souci du détail,
et un sens de la synthèse remarquable, qu'il s'attaque à ce nouveau pan de
notre « culture sensible », de notre « émotion collective ». Il montre, comme
dans le Miasme et la Jonquille, comme dans le Village des cannibales, que le
fait divers, « l'insignifiance », est riche d'enseignement sur l'histoire la plus
large, sur le politique comme sur les relations entre individus, entre les vivants
et les morts, sur la joie, la tristesse, le pouvoir, le symbolique.
Alain Corbin énonce une nouvelle fois le double objectif qui préside à tous
ses travaux : tout d'abord « s'interroger sur les racines de la vérité de l'histoire,
de ces masses dormantes, de ces continents obscurs enfouis dans les dépôts
d'archives ». Pourquoi en effet y-a-t-il une telle abondance de documentation
sur l'histoire campanaire? C'est que les cloches ont représenté tout au long
des siècles, et particulièrement au XIXe, un énorme enjeu par rapport à la vie
locale, à la vie quotidiennne, au pouvoir, à la politique, à la religion et aux pas¬
sages
et demeurent.
de la vie. Le livre montre également quel formidable symbole elles furent

Second objectif d'Alain Corbin qui est en même temps un des principes
fondamentaux de sa méthode : « faire preuve de l'humilité qui consiste à se
tenir à l'écoute des hommes du passé en vue de détecter et non de décréter les
passions qui les animaient ». Au fil des pages et d'un plan (volontairement?)
confus, des idées fixes se font jour : d'abord le conflit permanent symbolisé par
la possession des cloches et des clés du clocher, qui s'établit à partir de la
révolution, entre le maire et le curé, entre le pouvoir religieux et le pouvoir civil.
Ces querelles de clocher sont décrites, minutieusement, « le projet du livre
étant... le décryptage de la portée d'événements que l'ignorance ou l'outrecui¬
dance conduisent à juger dérisoires ». Le plaisir est grand de lire les démêlés et
les querelles dignes de Don Camillo à Lonlay-l'Abbaye, à Mirmande, à Saint-
Jacques-de-Danètal, à Rhettier, ou encore à Saint-Aubin-du-Pourail. A travers
ces anectodes, ces histoires de clochers, la grande histoire se profile, tout
comme le Village des cannibales présentait, à partir d'un fait divers, un remar¬
quable tableau des forces sociales et politiques en présence, à l'aube de la
Troisième République. Première idée qui transparaît : les deux ruptures, au
XIXe siècle, se situent non pas exactement aux révolutions, mais au lendemain
des Trois Glorieuses d'une part, avec la prise de pouvoir momentanée par les
maires et les préfets, et durant les années 1850-1860, d'autre part, qui témoi¬
gnèrent dans tous les domaines, à la ville comme à la campagne, du boulever¬
sement des cadres sociaux, des mentalités et des sensibilités. Autre idée : l'ha¬
bile politique de récupération de la « territorialité rassurante du village » opérée
par Napoléon III tout d'abord, puis par la Troisième République ensuite. A la
première moitié du siècle où l'on voit l'apogée de la cloche, ses grands
moments, sa reconstruction après les destructions révolutionnaires, s'opposent
les dix dernières années avec l'affaissement des usages de la cloche, à cause
de « la lente densification du courrier, la diffusion de la presse, ... la multiplica¬
tion des horloges... ». Les cloches, cependant, face à la déchristianisation et à
la laïcisation, demeurent des enjeux symboliques, sources d'émotion et de nos¬
talgie. Alain Corbin n'est jamais aussi convaincant que lorsqu'il évoque l'articu¬
lation du local et du national. En un court résumé, il montre que la Restauration
est le règne où jamais le bronze n'a tant vibré; la monarchie de Juillet, au
contraire, est l'époque des conflits, avec l'apogée du banquet politique durant

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les premières années, et par la suite la reprise du pouvoir local par l'autorité reli¬
gieuse qui s'appuie sur le caractère immémorial des usages. Le Second Empire,
très habilement, se sert de ces usages pour faire admettre la fête nationale du
15 août qui s'intègre parfaitement dans le calendrier religieux. Le siècle se ter¬
mine avec des conflits répétés, révélateurs de la laïcisation, de la désacralisa¬
tion des cloches, et, avec la Première guerre mondiale, de la fin d'un message
communautaire.

Chemin faisant, Alain Corbin évoque, effleure, aborde tous les sujets : tra¬
vaux quotidiens, deuils, fêtes, immobilisme du temps, romantisme, symbolisme;
il suggère toutes sortes de développements : études de l'affichage, de la propa¬
gation de la conscience historique par l'église, de la rumeur, ou bien encore du
simple usage de la clé. Il s'appuie sur des études déjà faites (la fête, la convivia¬
lité) ou en partie faites (les bancs dans les églises) pour, dans leurs rapports
avec la sensibilité sonore, en faire une étonnante synthèse.
Face à ce foisonnement d'informations, de faits et d'idées, cette richesse
de sources, de perspectives, de points de vue (par exemple l'étude de la sensi¬
bilité « campanaire » à partir des poèmes romantiques, ou des enquêtes éru-
dites de la seconde moitié du siècle, ou du symbolisme nationaliste), je me per¬
mettrais deux remarques, témoignages de très légères frustrations : tout
d'abord, pourquoi ce plan confus qui procède par ondes, plus que par idées,
plan qui convient peut-être à l'étude d'une sensibilité, et à l'utilisation d'une
surabondante documentation, mais qui oblige à beaucoup de redites? On trou¬
ve par exemple les conflits maires-curés aussi bien dans la première partie, plus
historique, que dans la seconde sur des utilisations diverses de la cloche, que
dans la troisième, sur les enjeux de pouvoir autour des clochers; pourquoi
ensuite cette volonté de tout dire, mais trop rapidement, ce qui laisse le lecteur
sur sa faim? Par exemple, l'intolérance au bruit de la cloche, admirablement
traitée, mais en conclusion, en fin de livre, et en six pages. Mais quelles pages!
Et quelle concision dans la conclusion qu'il faudrait citer en son entier sur l'af¬
faissement du sens de notre sensibilité, sur l'abaissement de notre écoute et la
prédominance donnée au visuel.
A quand une histoire sur le silence ? En tout cas, avec les Cloches de la
terre, Alain Corbin donne une première étude magistrale de l'histoire du bruit
dans les campagnes, de la sensibilité sonore qui laisse le lecteur émerveillé
devant tant d'érudition, alliée à une si grande sensibilité. Un grand livre d'histoi¬
re, exemplaire.
Odile KRAKOVITCH

Mireille Bossis (dir.)


LA LETTRE A LA CROISÉE DE L'INDIVIDUEL ET DU SOCIAL
Paris, Éditions Kimé, 1994, 256 p.

Résultat du colloque tenu à l'Institut national de la recherche pédago¬


gique, en décembre 1992, et aboutissement de dix années de recherches
actives dans le domaine de l'épistolaire, l'ouvrage suscite des sentiments
contradictoires. Agacement devant la médiocrité de l'édition, de la présentation,
le nombre de fautes d'impression, la pauvreté de quelques interventions,
devant l'arbitraire et la sécheresse de la bibliographie; admiration cependant

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