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INSURRECTION POPULAIRE ET CHANGEMENT SOCIAL EN

TUNISIE, A PROPOS DE LA « RÉVOLUTION DU JASMIN »


Hind BELAMAR*

Introduction

Au cours du mois de décembre 2010, le monde arabe a été fortement secoué par des
événements inattendus qui se sont d’abord déroulés en Tunisie, avant des se propager dans d’autres
contrées, particulièrement dans des pays arabes voisins (Egypte, Libye, Yémen) ; ce que des médias
occidentaux avaient vite qualifié de « printemps arabe » en commençant par la révolution du jasmin
en Tunisie, par analogie à la révolution orange en Ukraine, la révolution des roses en Géorgie,
indifféremment du fait si ces révolutions sont spontanées ou provoquées 1. Certes la Tunisie a été le
premier pays à se révolter contre un régime autoritaire qui a ruiné les espoirs de toute une
génération, mais était-ce une raison suffisante pour provoquer des soulèvements en cascade dans
d’autres pays du voisinage ?

"Ce n’est pas un effet domino dont la Tunisie aurait été la première pièce à basculer 2". C’est
surtout pour ce dernier "un effet de démonstration, presque d’exemplarité", qui a éveillé d’autres
peuples vivant des conditions similaires, en dépit des différences dans la nature des sociétés et des
Etat marquant l’ensemble des pays arabes. « En brisant le mur de la peur, la Tunisie a démontré la
fragilité intrinsèque des systèmes autoritaires»3.

Depuis, la roue de l’histoire s’est accélérée pour faire tomber des têtes et faire émerger
d’autres, jusque-là tapies dans l’ombre. Des courants politiques se sont constitués chemin faisant, des
militants ont glané leurs lettres de noblesse et une certaine culture contestataire a bouleversé la

1
() Voir à cet effet, OTPOR, les professionnels de la révolution tarifée in https://voixnouvelle.wordpress.com/2012/08/15/ptpor-les-
professionnels-de-la-revolutiontarifee/ et qui estime que ce derrière ce mouvement, Otpor, se cache une mouvance serbe financée par
des organisations occidentales.

2
() Voir l’article de Bichara Khader, "Le printemps arabe : un premier bilan" CETRI (http://www.cetri.be/spip.php?article2644). Le
CETRI est le centre tricontinental (CETRI), organisation non gouvernementale basé à Louvain-la-Neuve (Belgique).

3
( ) Idem. Pour lui, ce « cas d’exemplarité » est important à souligner, car "si les Tunisiens ont pu le faire, les autres arabes le peuvent
aussi, reprenant ainsi le slogan électoral de Barack Obama (« Yes, we can »), scandé à la place Al Tahrir. »

1
manière de voire le monde. Les contestations de rue incontrôlées 1 et souvent spontanées, ont été
durement réprimées par les troupes de tous corps de police, et on comptait les morts quotidiennement
par dizaines en Tunisie, avant que le phénomène ne migre fatalement en Egypte, puis au Yémen, en
Syrie et en Libye, principalement.

Partout, le même phénomène a été observé ; des milliers de manifestants rarement organisés
ou encadrés, sortaient dans les rues pour protester contre leurs conditions de vie, le manque de
liberté, l’absence de démocratie véritable et contre la répression dure qui a fait des dizaines de morts
les premiers jours de la contestation. Il y avait comme un air de changement profond qui soufflait
subitement sur la région arabe, ce qui pouvait s’expliquer par la conjonction de plusieurs facteurs
ayant contribué ou devant contribuer à une prise de conscience collective chez ces peuples, en dehors
des relais traditionnels, comme les partis, les associations ou les syndicats2.

Des manifestations de populations - plus au moins violentes - ont peu à peu fusé de partout
revendiquant leurs droits à la liberté, à la dignité, à la vie décente dans le strict respect de l’égalité de
tous devant la loi et devant les richesses du pays. Ces manifestations pacifiques pour la plupart,
foncièrement revendicatives dès le départ, se sont vite transformées en des soulèvements populaires
ayant entraîné, dans la majorité des cas, la chute du chef de l’Etat, sans pour autant ébranler la
structure de l’Etat lui-même. Premier président à tomber comme une feuille morte d’un automne
tardif, Zine El Abidine Benali. Il prit la voie de l’exil en Arabie Saoudite, dans des circonstances peu
élucidées. D’autres le suivront avec plus ou moins de bonheur ; Moubarak d’Egypte récupéré par
l’armée et mis au chaud en attendant des jours meilleurs, le Yéménite Abdellah Saleh, violemment
blessé dans un attentat mais qui a eu la vie sauve, et enfin, Mouammar Kaddafi qui a connu le triste
sort d’un duce lynché par une foule déchaînée ou manipulée.

Dans ces conditions, peut-on considérer ces événements de "révolutions" au sens des
insurrections populaires ayant secoué l’Europe du 18 ème siècle, ou d’actions de "dissidence" ou de

1
- Même si des groupes épars ici et là convenaient au départ des lieux de la rencontre, se partagent nombre d’informations
sur les réseaux sociaux et parfois se racontent les mésaventures de la journée. Et de ce fait, sans amoindrir le rôle des
réseaux sociaux, il faudrait se garder ce rôle des réseaux sociaux, allant jusqu’à parler de ‘’révolution Twitter’’ ou de
‘’révolution Facebook’’. Voir Morozov, Evgeny, The Net Delusion: The Dark Side of Internet Freedom, New York, Public
Affairs, 2011.
2
-Là encore, certains n’ont pas hésité à porter le chapeau de la « révolution » à quelques bloggeurs, twitteriens ou
facebookiens… un phénomène déjà observé en 2009 en Iran, lors des vagues de protestations ayant accompagné la
réélection de Mahmoud Ahmadinejad. Faris, David, La révolte en réseau : le « printemps arabe » et les médias sociaux, in
Politique étrangère n°1, 2012. Faris, David, «Dissent and Revolution in a Digital Age: Social Media, Blogging and
Activism in Egypt (Library of Modern Middle East Studies), Hardcover, 2013. Voir aussi : Castells, Manuel, Networks of
Outrage and Hope: Social Movements in the Internet Age Paperback, 2012.

2
simples mouvements de contestations, violentes et massives, mais qui demeurent des manifestations
sociales qui expriment le ras le bol et demeurent éphémères ?

Selon Le Petit Robert, "la révolution" est comme l’achèvement "d’un cycle et l’écoulement
d’une période de temps, un changement soudain", une transformation de "l’ordre social, moral",
voire un "bouleversement, renversement". La révolution serait "un ensemble d’évènements
historiques qui ont lieu dans une communauté importante (nationale en général), lorsqu’une partie du
groupe en insurrection réussit à prendre le pouvoir et que des changements profonds (politiques,
économiques et sociaux) se produisent dans la société".

Dans d’autres dictionnaires on trouve le sens d’un changement radical : "une révolution est la
suppression de manière brutale et parfois sanglante de l’ordre établi et du régime politique en place
ainsi que son remplacement par une autre forme de gouvernement". Il s’agit donc de "l’instauration de
manière irréversible d’un ordre nouveau".

Penseurs et philosophes ne sont pas du reste, et la Théorie marxiste estime que le monde serait
en révolution permanente jusqu’à l’aboutissement final du communisme, considéré comme le début
de l’histoire consciente de l’humanité1. Anticipant la Révolution Française de 1789, Jean Jacques
Rousseau2 avait écrit dans l’Emile : " Nous approchons de l’Etat de crise et du siècle des
révolutions", ce que Montesquieu3 considérait comme devant entraîner un double changement, celui
des gouvernements et celui des lois.

Mais dans la multitude des notions voisines à révolution, le risque est grand de confondre les
genres, et on a tenté à juste titre d’établir la distinction entre sédition, guerre civile, et révolution des
mœurs4. Pour sa part, Paul Nizan5 s’est attelé à délimiter le terme révolution à deux domaines ; l’un
géométrique, l’autre politique. Pour le domaine politique, il s’agit du "renversement violent d’un
ordre social par un autre, la rupture d’une économie et d’une culture", ainsi la seule révolution qui
mériterait ce nom serait, selon lui, serait " la révolution prolétarienne, le renversement du régime
capitaliste, l’établissement d’un Etat par le prolétariat".

La révolution devrait-elle inéluctablement entraîner un changement, un renversement, le


passage d’un état à un autre, d’un régime vers un autre, et de manière brusque et violente 6… Pour
1
Lénine, L'État et la Révolution : la doctrine marxiste de l'État et les tâches du prolétariat dans la révolution, 1917.
2
- Jean-Jacques Rousseau, L’Emile : Livre III, Cité par Jean Rey, p. 69.
3
- Montesquieu, De l'Esprit des lois, Condillac, Essai sur l'origine des connaissances humaines (1749).
4
- Idem.
5
- Paul Nizan, Pour une nouvelle culture, Editions Grasset, 1971.
6
- Il est surprenant que le poète Adonis écarte la violence, mais regrette : qu’ "on insiste sur le changement de régime...
(alors que) si on ne change pas la société, on ne change rien (...) On remplace un tyran par un autre". Voir la Une de

3
mieux encore cerner le sens du terme révolution, nous citerons des exemples qui ont marqué
l’histoire de l’humanité, dont la révolution française de 1789 qui a entraîné un chamboulement
intégral de l’ordre public établi ; la monarchie absolue a pris fin, l’Eglise à renoncé à son hégémonie
sur le peuple et les privilèges de la noblesse et de l’aristocratie se sont estompées au profit de
l’Egalité de tous et de l’émergence d’une nouvelle classe triomphante ; la bourgeoisie1. Le régime
féodal avait fini par céder la place à un régime capitaliste, plus démocratique se basant sur la
répartition juste et équitable des richesses.

La Révolution bolchévique en 1917 a profondément déstructuré la Russie impériale qui passa


du régime Tsariste à un régime socialiste où tout devait être étatisé ; et de la monarchie absolue du
Tsar Nicolas II, la Russie a basculé dans la dictature du prolétariat qui devait renverser le mode
capitaliste responsable de l’exploitation de l’homme et de l’avènement de l’impérialisme comme son
propre stade ultime2.

Plus récemment, et en se basant sur un autre registre, la révolution islamique d’Iran a


transformé totalement le pays. On a relevé à ce effet que « Bien que très différente par son
inspiration et ses objectifs, la Révolution islamique de 1979 en Iran présente nombre d'analogies
avec la Révolution française de 1789. Comme celle-ci, elle a été préparée par une série de crises
opposant le roi à d'importantes couches de la population et a ensuite provoqué un immense
soulèvement de société3.» Non seulement elle a facilité le passage d’un régime monarchiste,
autocratique et répressif, à un régime de rite chiite qui applique la Chariâ, et « la Wilaya du fqih
(tutelle des doctes de l’islam chiite) » mais elle a entraîné une transformation radicale de toutes les
valeurs sociales et culturelles au sein de la société iranienne.

En quoi donc les événements de Tunis et d’autres villes de Tunisie, sont-ils des éléments
constitutifs d’une révolution ? Qui mieux que l’histoire peut nous renseigner sur la nature de ce pays,
sa population et ses trajectoires politiques d’hier et d’aujourd’hui. Géographiquement, la Tunisie se
situe au Nord du continent africain, à mi chemin entre le canal de Suez et Gibraltar. Le pays est limité
au Sud et à l’est par la Libye, et à l’Ouest par l’Algérie. Il s’étale sur une superficie de 163.610 km²,
dont 40% est constitué de désert, et seule la partie côtière reste arable. Contrairement à l’image de sa
superficie, limitée par rapport à ses deux géants de voisins, que sont la Libye et l’Algérie, l’histoire
L’Orient Le Jour, dans son édition du 6 janvier 2015.
1
- La bourgeoisie moderne, nous le voyons, est elle-même le produit d’un long développement, d’une série de révolutions
dans les modes de production et d’échange. Voir Karl Marx et Friedrich Engels, La bourgeoisie a joué dans l’histoire un
rôle éminemment révolutionnaire, in Le Manifeste du Parti communiste (1848).
2
- Lénine, N., L'impérialisme, stade suprême du capitalisme, 6 juillet 1920. Pour lui, « l'impérialisme est le prélude de la
révolution sociale du prolétariat. Cela s'est confirmé, depuis 1917, à l'échelle mondiale. »
3
- Voir notamment Balta, Paul, la révolution islamique d’Iran, Revue Tiers monde, volume 23, n° 93, 1982, pp. 901-910

4
de la Tunisie n’a rien à envier à celle des autres pays qui lui sont limitrophes. En effet, son histoire
remonte à quatre mille ans av. J-C., puisque des indices décelés dans les couches paléolithiques,
révèlent l’existence de l’homme dans cette région pendant cette ère lointaine 1. A l’époque
phénicienne et sous l’empire romain, elle a connu une prospérité extraordinaire. Depuis 533, elle fut
occupée par les byzantins jusqu’à l’arrivée de l’Islam au VIIème siècle, et fut baptisée ‘’Tunisie’’.

Avec l’avènement de l’Islam, l’histoire de la Tunisie a connu des rebondissements multiples,


quand des luttes sanglantes éclatèrent entre berbères romains et arabes musulmans, qui voulaient
chacun étendre sa domination sur le pays. Les arabes eurent enfin le dessus grâce à Hassan Ibnou
Nouamane qui élimina la Kahina2 et imposa son autorité définitive sur la Tunisie. C’est grâce à ce
dernier que revient le mérite de l’unification du pays et le grand brassage entre arabes et berbères,
avant son éviction3.

Deux dynasties ; à savoir les Aghlabides et les Oubaidiyines se succédèrent, imposant leur
autorité sur la Tunisie. Il fallut attendre le XIIIème siècle, pour voir le pays directement exposé à la
8ème croisade menée par Louis IX. De plus, des luttes intestines pour le pouvoir éclatèrent provoquant
parfois des guerres fratricides qui entraînèrent inéluctablement l’intervention des puissances
étrangères en terre islamique. En effet, le sultan Abou Abd Allah Mohammed fit appel aux espagnols
pour contrer les Ottomans venus à la rescousse de son frère cadet Rachid. La guerre prit fin en 1574
par une victoire écrasante des Ottomans.

Avec l’annexion de la Tunisie à l’empire Ottoman débuta l’histoire moderne du pays, qui
permît aux tunisiens d’évoluer des siècles durant sous la coupe de la porte sublime. Cette période va
durer jusqu’à 1881, lorsque le colonialisme français s’imposa à la Tunisie en instaurant un
"Protectorat".

Dans la première moitié du XVIIème siècle, le pouvoir en Tunisie était devenu héréditaire,
avec qui fut qualifié comme l’époque des Bey. Deux grandes familles se succédèrent au pouvoir. La
famille des Mourad a gouverné jusqu’en 1702, puis ce fût la famille Hossein qui se chargea du
gouvernement et resta au pouvoir (y compris sous protectorat français) jusqu’au 25 juillet 1957, date
de la proclamation de la république indépendante de Tunisie.

1
-Ragheb SERJANI, Histoire de la Tunisie, du début à la révolution 2011, Editions Dar Aqlam, 2011 (en arabe).
2
- Sur la Kahina, Voir notamment Gisèle HALIMI, La Kahina, Paris, Plon, 2006, réédition Pocket 2009.
3
- Le calife El Walid Ibnou Abd El Malek procéda au limogeage d’Ibnou Nouamane et à son remplacement par Moussa
Ibnou Noussair. Carthage perdit alors de son éclat au profit de Kairouan qui devint la capitale administrative de la Tunisie.
Voir Ragheb SERJANI, op.,cit., Histoire de Tunisie du début à la révolution 2011- Editions Aqlam, Tunis, 2011. ‫راغب‬
٢٠١١ ‫ دار أقالم الطبعة‬.‫م‬٢٠١١ ‫السرجاني قصة تونس من البداية إلى ثورة‬

5
La colonisation de la Tunisie (en 1881), pourrait-on dire, était programmée dès l’invasion
française d’Algérie en 18301. Prétextant l’incursion de tribus tunisiennes à l’intérieur des frontières
algériennes, la France intervint militairement, assiégea le palais du Bey et lui proposa le texte du
pacte de Bardo, un protectorat sur la Tunisie.

Le changement politique en France dans les années trente amena au pouvoir Léon Blum et
les socialistes du front populaire, qui ont laissé entendre qu’ils ne pouvaient négocier qu’avec des
« socialistes tunisiens », favorisant la montée du P.S.T (le Parti Socialiste Tunisien). Une élite
moderniste est née avec Chadli Khair-Allah, Habib Bourguiba, et Mohammed Matri. Ils occupèrent
les devants de la scène politique pour plus d’une décennie, et la France elle-même a contribué à les
valoriser en les incarcérant, les exilant ou en les attaquant dans la presse. L’étoile filante de cette
jeunesse socialiste ne cessait alors de briller à mesure que s’éclipsaient les vieux courants islamiques.

La Tunisie indépendante a donc commencé par l’élan patriotique de Habib Bourguiba arrivé
au sommet du pouvoir, et qui s’y éternisa jusqu’à sa maladie et son éviction par son Premier ministre
et ministre de l’Intérieur, Zine El Abidine Benali, qui excipa de sa sénilité pour écarter « le père de la
nation » en 1987. Il a fallu attendre 23 ans, pour que le peuple tunisien perde tout espoir en un
changement normal des équipes dirigeantes par les voies démocratiques….. D’où, il est légitime de
s’interroger sur les motivations ayant entraîné l’insurrection populaire contre le pouvoir en place et
sur les tenants et aboutissants de cette insurrection. Quelles sont les forces politiques et/ou sociales
qui ont dirigé ou orienté ce mouvement de masse ? Dans quels objectifs ce soulèvement populaire a
eu lieu, et à l’appui de quelles revendications ? Et, enfin, s’agit-il réellement d’une révolution sociale
et politique qui a balayé un régime et imposé un autre, ou d’une insurrection pour le changement de
la nomenclature politique qui a usé et abusé de la patience du peuple tunisien ?

I - LES REMINISCENCES DE LA POLITIQUE TUNISIENNE ; DU NEO-DESTOUR


BOURGUIBIEN AU NEPOTISME DE BEN ALI
La fin du protectorat a ouvert la voie aux élites tunisiennes de finir avec une période sombre
marquée par le régime du protectorat et le système politique beylical, en optant résolument pour la
république. Le Bey est destitué et Bourguiba, comme prévu, est nommé président. Une nouvelle ère
commença et il fallait reconstruire le pays avec de nouvelles institutions, un projet de société.
Bourguiba s’en chargea.

I. 1.a : Grandeur et déclin du système d’Habib Bourguiba


 Au lendemain de la protection française :
1
- Cela concernait le Maroc également, même si l’instauration du protectorat en 1912, avait pris plus de temps qu’ailleurs.

6
Bourguiba se distingua très tôt par un parcours scolaire et universitaire sans faute 1. Il fonda en
Mars 1934, le nouveau Parti Constitutionnel Libre et six mois plus tard, il fut incarcéré pour son
activité politique, puis une deuxième fois en 1938, suite à une manifestation rapidement réprimée par
les autorités coloniales2.

La même année, éclata la révolte armée en Tunisie. On l’emprisonna à nouveau et son séjour
en prison dura presque 3 ans, pendant lesquels la France avait entamé des négociations avec lui. Il
revint le 1er Juin 1955 en Tunisie où il fut acclamé et reçu en héro. Deux jours après, le pacte
accordant l’autonomie à la Tunisie était signé par la France. Habib Bourguiba se chargea de former
le premier gouvernement tunisien après l’indépendance3. Il fut choisi comme premier président de la
Tunisie après l’abolition de la monarchie et la proclamation de la république. La Tunisie sous
Bourguiba a connu une nouvelle orientation. En effet, le nouveau président, imbu de culture
occidentale, adorateur de la France, émerveillé par les principes de la Révolution Française de 1789,
admirateur de Charles de GAULLE et de Mustapha Kamal ATATURK-père spirituel de la laïcité
turque-, n’avait d’autre choix que d’engager le pays dans la voie qu’il pensait la meilleure, celle
empruntée avant lui par son idole ATATURK.

La prise de pouvoir par Habib Bourguiba ne s’est pas déroulée sans embûches. La
concurrence que lui opposait Saleh Ben Youssef, autre leader de la résistance tunisienne, était
farouche mais vaine. Elle a débuté pendant les années de lutte sous le colonialisme, bien qu’ils
fussent compagnons d’armes, et a continué après la libération. Mais ni Salah Ben Youssef, ni aucun
autre ne pouvait tenir tête à Habib Bourguiba à cette époque.

En effet, ce dernier n’était pas seulement le préféré de la puissance coloniale dirigée alors par
Pierre Mendès-France Il prônait une libération par étapes contrairement à son principal rival- mais il
était également aimé et adulé par le peuple tunisien qui voyait en lui le sauveur, le libérateur qui a
délivré le pays du joug du colonialisme. Son passé glorieux le faisait jouir d’un charisme absolu
comme en témoignait l’accueil triomphal que lui réservaient les foules à son retour en Tunisie le 01
Juin 1955.

1
- C’est dans la ville côtière de Monastère que vît le jour Habib Bourguiba le 3 août 1903. Après des études secondaires, à
Monastère et à Tunis, il rallia Paris à l’âge de 21 ans, pour y poursuivre des études juridiques à la faculté de droit. Il rentre
de Paris en 1927 pour ouvrir un cabinet d’avocat à Tunis.
2
- Il fut transféré d’abord à Marseille, ensuite à Lyon, puis à Fort Saint Nicolas, là où le trouvèrent les nazis qui le mutèrent
à Nice, puis à Rome avant de le rendre à Tunis où il demeura du 08 Avril 1943 jusqu’à Mars 1945, date où il décida
volontairement de s’exiler au Caire. Il revient en Tunisie 3 ans plus tard. En 1950, il voyagea en pour présenter son projet
de réformes au gouvernement français. Il en revint bredouille au début de 1952, avec la ferme conviction que la France
n’était pas digne de confiance.
3
- Habib Bourguiba fut réélu à la tête de l’Etat, et quand il a épuisé ses mandats réglementaires, il a été nommé président à
vie.

7
A l’aube de l’indépendance, il fut nommé président du Conseil par l’Assemblée Nationale et
ne tarda pas à entamer des réformes qui visaient à moderniser la société et à instaurer un Etat
moderne en Tunisie. Les mesures qu’il prit notamment dans le domaine social étaient de nature à
réduire considérablement le pouvoir des chefs religieux et à les reléguer au second plan. Elles
touchaient notamment le statut personnel et les droits civiques de la femme (mariage, polygamie,
divorce, avortement…), et allaient franchement à l’encontre des préceptes, et même des rites sacrés
de la religion musulmane (prière, jeûne, voile…).

En Juillet 1957, la monarchie est abolie et la république fut proclamée. L’élection d’Habib
Bourguiba à la présidence de l’Etat n’avait rien d’une surprise. Il mena le pays avec beaucoup de
doigté, d’à propos et de succès vers le développement social et économique. Le rayonnement de la
Tunisie dépassait de loin les frontières du pays jusqu’au milieu des années 80 ; une époque où la
Tunisie connut une crise politique, économique et sociale sans précédent. Victime d'un infarctus qui
l'éloigne définitivement du pouvoir le 26 février 1980, Hedi Nouira remplacé par Mohamed Mzali,
ministre de l'Éducation, qui assure l'intérim, avant de devenir Premier ministre le 8 novembre 1981.
Le court passage de ce dernier a marqué les esprits, puisqu’il a entamé une libéralisation politique qui
s’est manifestée par la légalisation des principaux partis d'opposition : le parti communiste, le
Mouvement des démocrates socialistes (MDS) et le Mouvement d'unité populaire (MUP).

Tunisie connaissait une belle éclaircie, mais c’était sans compter avec la situation économique
qui se dégrada et l'augmentation du prix des produits céréaliers qui entraîna de violentes émeutes en
19841. Durant l’année d’après, il y eut des épisodes de pillages et de destructions qui frappèrent les
grandes villes du pays. L’armée devait intervenir à Tunis même, et Bourguiba se devait de renvoyer
Mzali et de le remplacer en juillet 1986 par Rachid Sfar. Quinze mois plus tard, face à une situation
économique dégradée, la Tunisie se trouvait minée par la corruption et le clientélisme, menacée par
la vague intégriste qui fît parler d’elle en 1986, quand des attentats ont frappé de plein fouet le pays ;
un autocar de touristes à Tunis, puis plusieurs hôtels du pays. Rachid Sfar qui fut contraint
d’appliquer une politique de rigueur, essuya le courroux de la population et du président et
Bourguiba qui finit par l’évincer le 2 octobre 19872.

Plusieurs facteurs ont contribué à plonger le pays dans la crise sur plus d’une décennie, parmi
lesquels on cite le clientélisme et la corruption qui battaient leur plein, en plus de la détérioration de
1
- Chaker, Samira, « Impacts sociaux de l’ajustement structurel : cas de la Tunisie », Nouvelles pratiques sociales, vol. 10,
n° 1, 1997, p. 151-162, également URI: http://id.erudit.org/iderudit/301393ar, BEDOUI, Abeljelil, L'ajustement structurel
et ses effets sur l'économie tunisienne, http://ismea.org/INESDEV/SUMMARY.html.
2
- On rapporte que Bourguiba était entré dans une colère telle qu’il a écarté son fils et son épouse Wassila qui se distingua
par sa défense des intérêts de la famille. Voir entre autres, Mzali, Mohamed, Un premier ministre de Bourguiba témoigne,
Editeur : Picollec, 2004.

8
la santé du président charismatique que fût pendant très longtemps, Habib Bourguiba. Cette situation
favorisait la montée de l’islamisme qui fut auparavant durement réprimé. Les conditions étaient
réunies par le dauphin favori, le général Ben Ali qui dit avoir intervenu pour sauver le régime 1 ! La
page Bourguiba était définitivement tournée2. Son successeur, à défaut d’impulser un nouveau souffle
au pays, a emprunté les mêmes voies qu’il a lui-même constamment arpentées et s’est appliqué à
créer une image de despote éclairé ; un chef d’Etat tourmenté par le développement de son pays, une
réputation dont les manifestations populaires de fin 2010 ont simplement battue en brèche.

 Ben Ali - Bourguiba deux faces d’une même pièce

Deuxième président de Tunisie, le Général Zine El Abidine Ben Ali a fait l’essentiel de sa
carrière dans l’armée3 et le ministère de l’Intérieur, avant de connaître une ascension fulgurante qui le
mît à la tête de l’intérieur et de la primature. Le 7 Novembre 1987 il fomenta « un coup d’Etat »
pacifique en s’appuyant sur un rapport médical certifiant l’inaptitude du Président à gérer les affaires
de l’Etat pour le déposer et le remplacer conformément à la constitution tunisienne. La suite était un
long fleuve tranquille dans lequel il a constamment été « élu » par le peuple à des proportions frôlant
les 90%.

Le changement est donc survenu du haut de la pyramide politique et militaire du régime. Zine
El Abidine Ben Ali, ex-ministre de l’intérieur, était donc responsable des vagues de répression du
temps de Bourguiba. Pourtant, ses promesses de réforme étaient prises au sérieux par la majorité du
peuple qui fondait de grands espoirs sur le nouveau résident du Palais de Carthage. Ce dernier
annonçait dans sa première allocution adressée à la nation que « le peuple tunisien méritait une vie
politique développée, basée sur le multipartisme, la pluralité et la multiplicité des organisations
populaires », et que « l’époque que nous vivons ne supportait plus la présidence à vie, ni la
succession mécanique qui écartait le peuple ».

Il s’engagea à instaurer l’état de droit, à combattre la corruption, à assurer les libertés


publiques et à effectuer les réformes démocratiques nécessaires pour permettre l’alternance de des

1
- Le 7 novembre 1987, Bourguiba fut déposé et remplacé par son premier ministre et ex-ministre de l’intérieur le Général
Zine Al Abidine Ben Ali, élu démocratiquement à la tête du pays.
2
- Atteint de sénilité et devenu incapable de gérer les affaires de l’Etat, il fut évincé par son Premier ministre, Zine El
Abidine Ben Ali qui lui succéda à la présidence de l’Etat. Bourguiba s’éteignit en 2000 à Monastère.
3
- Né le 3 septembre 1936 à Soussa, il rejoint l’armée en 1958 et obtint le diplôme de l’Ecole spéciale militaire de Saint
Cyr, puis celui de l’Ecole des canonniers de Chalon sur Marne en France. Officier dans l’armée en 1964, puis directeur
général de la sûreté nationale en 1977, il fut ambassadeur en Pologne en 1980 et en 1985, il fut nommé ministre de la sûreté
nationale et membre du cabinet politique du Parti Socialiste Constitutionnel (PSC). Très vite il devint Secrétaire Général-
adjoint puis Secrétaire Général. Ministre de l’Intérieur et Premier ministre. En tant que chef de gouvernement en 1978, il
réprime durement les affrontements sanglants contre l’opposition syndicale, déjà à composition islamiste.

9
forces politiques au pouvoir. Pour prouver ses bonnes intentions, il prit des mesures immédiates dans
le sens d’une plus grande détente politique ; en libérant les détenus politiques et en modifiant la
constitution pour supprimer la présidence à vie établie en 1975 par l’ex-président 1. Il a également
créée le Conseil Constitutionnel, mis fin au tribunal de sécurité de l’Etat et modifié la loi de la
détention préventive. Comble de tout, il a ratifié la loi ouvrant la voie au multipartisme et à la liberté
de la presse. Même les islamistes ont eu leur part du gâteau, puisque les prisonniers du courant
islamique, ont été libérés en vue de leur permettre une possible intégration dans la vie politique. Ces
initiatives et ces différentes mesures ont pu convaincre les plus réticents des tunisiens, qui ont cru que
leur pays avait entamé sa marche vers la vraie démocratie et de rompre avec l’héritage autoritaire et
patrimonial de Bourguiba.

I. 1.b – Une réalité amère et un rêve désenchanté

Les tunisiens qui fondaient de grands espoirs sur le nouvel homme fort du pays, se sont vite
désillusionnés au lendemain des premières élections parlementaires et présidentielles (avril 1989), au
mépris des promesses du président qui s’était engagé à en faire une grande fête de démocratie 2. En
réalité, les libertés publiques ont enregistré un recul inquiétant et la répression est devenue une
politique officielle de l’Etat3, et ce furent les islamistes les premiers qui en payèrent les frais. « En
Tunisie, écrivent Vincent Geisser et Éric Gobe, la ‘’question religieuse’’ a toujours constitué un
problème épineux, en raison de l’enchevêtrement complexe des différentes scènes musulmanes
(officielle, semi-officielle, clandestine, etc.) et de la volonté de l’État de jouer à la fois sur la « fibre
islamique » de la société, tout en réprimant ses éléments les plus paroxystiques4.»

Les islamistes ayant occupé le second rang lors de ces élections, ont offert une légitimité au
pouvoir, mais ils furent qualifiés de « danger radicaliste» qui menaçait la stabilité de l’Etat et de la
société ! Cette accusation suffisait à faire d’eux un ennemi des services de sécurité qui avaient toute
latitude de les éradiquer. La réaction musclée du pouvoir était même applaudie par les

1
- Beaucoup y ont vu le signe d’une bonne volonté qualifiant cette période de « débourguibisation ».
2
- Le parti au gouvernement a obtenu 80,7% des voix (soit 141 sièges au parlement sur 189) et le président qui s’est
présenté sans concurrence a été élu pour un mandat de cinq ans. L’opposition a crié à falsification de la volonté du peuple,
qui dut comprendre que la dictature qu’ils pensaient avoir ensevelie à tout jamais était en phase de résurrection.
3
- Un militant tunisien pouvait ainsi déclarer en 2003 que « Tous les pays ont évolué, sauf la Tunisie. La liberté
d'expression, la liberté d'organisation, l'indépendance de la justice… tout est enfermé chez Ben Ali, qui ne nous donne qu'à
crédit et conserve le reste enfermé à double tour. » Voir Salut à la dictature, in
http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20031203.OBS0684/un-salut-a-la-dictature.html
4
- Geisser, Vincent et Gobe, Éric, Un si long règne… Le régime de Ben Ali vingt ans après, in Revue Année du Maghreb,
IV, Dossier : La fabrique de la mémoire, 2008, pp. 347-381.

10
gouvernements occidentaux qui nourrissaient des craintes vis-à-vis de la montée des islamistes
(notamment après la décennie noire en Algérie).

Le régime de Ben Ali ne s’était pas limité seulement à combattre l’islamisme radical en tant
qu’idéologie, il s’est attaqué même à la pratique de l’islam ostentatoire. A ce titre, il y eut
l’interdiction de l’appel à la prière dans les médias, la surveillance étroite des gens qui fréquentaient
les mosquées, la persécution des femmes voilées, l’interdiction des livres religieux, la permissivité du
jeûne de Ramadan et d’autres mesures révélant que le pouvoir n’avait pas l’intention de restituer à la
Tunisie son identité arabo-musulmane déjà farouchement combattu par Bourguiba. Sur ce registre au
moins, Ben Ali apparaissait comme la copie conforme de son prédécesseur.

Sur le plan social, la Tunisie, traversait dans les années 80 et 90, une crise économique
étouffante et fut appelée à adopter des mesures drastiques dictées par le FMI et la BM
(respectivement le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale). Ces mesures tendaient
officiellement à stabiliser l’économie et la réalisation d’un développement durable, elle visait
également à atténuer l’hégémonie de l’Etat sur l’économie par l’encouragement de la libéralisation
et la privatisation. Le désengagement de l’Etat devait avoir aussi un impact sur la vie publique,
puisqu’il favoriserait selon les techniciens de la Banque Mondiale, le multipartisme politique et donc
la démocratie1. Dans la plupart des cas, dont la Tunisie, cette politique prônée par les instances
financières internationales n’a fait que conforter davantage les régimes monocratiques au lieu de les
affaiblir.

Le coût de cette politique biaisé par le clan Ben Ali, était élevé sur le plan social puisqu’elle a
appauvri davantage les démunis, a augmenté le taux de chômage et entraîné des conséquences
fâcheuses sur les services sociaux, notamment les secteurs de la santé et de l’enseignement qui ont vu
les budgets qui leur étaient réservés, s’amenuiser dangereusement.

Il faut également noter que la réussite des programmes proposés par les organismes
internationaux suppose l’existence d’un terrain propice à son application. Or, dans le cas de la
Tunisie de Ben Ali où corruption et clientélisme battaient leur plein, le pouvoir et la fortune étaient
indissociables. Ainsi, se sont formées des mafias composées d’opérateurs économiques qui tenaient
la fortune et de politiciens qui tenaient le pouvoir. Les deux parties étaient liées par des rapports
d’échange d’intérêts et de profits et nul n’ignorait les huit familles qui tenaient et le pouvoir et la

1
- Selon la Banque mondiale, le clan de l'ex-président tunisien Ben Ali captait près d'un quart des bénéfices du secteur privé
du pays au moyen d'un cadre réglementaire qui protégeait ses intérêts de la concurrence. Voir Jeune Afrique dans son
édition du 27 mars 2014, qui cite un rapport de la Banque Mondiale.

11
richesse du pays et qui étaient toutes des proches de Zine El Abidine Ben Ali 2. Il s’agissait de la
famille du président lui-même, de celle de sa seconde femme Leila Trabelsi, de ses beaux-frères (les
familles Salim Chiboub, Salim Zarrouk, Marouane Ben Merzouk, Sakhr El Matri) la famille Kamal
Latif, l’ami personnel du président et enfin la famille Mahiri, Cousins du président.

L’on peut décrire la scène politique tunisienne du temps de Ben Ali comme suit : un régime
autoritaire policier où l’existence de l’Etat se confond totalement avec la personne du gouvernant qui
ne dispose effectivement d’aucune légitimité ni juridique ni politique. Il n’obéit à aucune censure
législative élue ni à aucune autorité juridique indépendante. Il ne s’appuie pas sur une véritable
légalité populaire mais sur un appareil sécuritaire aux moyens répressifs illimités dont l’objectif est
d’assurer le maintien de la personne du président à la tête de l’Etat même au prix fort de la liberté, de
la démocratie et des droits de l’homme. Le citoyen ordinaire n’a aucun droit d’intervenir dans ce qui
se trame autour de lui et qui ait rapport avec l’autorité. Son rôle ne doit pas dépasser le cadre de
l’approbation des choix et des politiques de l’Etat quand cela lui est demandé sans ambitionner
participer dans les décisions, prérogatives (chasse gardée) du président et de son entourage. Les
partis, les mouvements politiques et les organisations n’ont aucun rôle à jouer et ne constituent pas un
élément essentiel dans l’action politique car ils sont trop faibles pour présenter un défi au régime en
place. Des objets décoratifs inutiles sauf quand il s’agit de meubler quelque vitrine de fausse
démocratie afin de faciliter l’obtention de crédits et d’aides économiques des établissements de
financement internationaux et des pays occidentaux. Les moyens d’information sont assiégés par un
arsenal juridique et administratif rigoureux qui l’empêche de jouer son rôle dans la société. Le
parlement n’a pas de vraies prérogatives et obéit totalement à l’autorité exécutive. Ainsi, le régime
tunisien a vidé l’action politique de son contenu en supprimant toute possibilité d’accéder au pouvoir
à travers les voies politiques naturelles. Cela a crée un clivage entre la société et l’Etat,- ce qui a
poussé le citoyen à se détourner de la politique-, a exposé la légitimité du régime et de l’Etat à l’usure
et a semé les sentiments de déception et de dépit parmi les citoyens réduits au silence dans l’attente
du moment où ils auraient la possibilité de se soulever contre le régime et renverser son autorité
politique – sécuritaire.

II - UNE REVOLUTION AU GOUT DU JASMIN !


La chute du régime politique tunisien a crée un état de stupéfaction dans les milieux des
observateurs et des centres de décision, que ce soit dans les pays du voisinage arabe, aux U.S.A ou
dans l’Union Européenne. Personne, semble-t-il, ne s’attendait à voir un régime qu’ils avaient

2
- Fabrice Amedo, Ben Ali- Trabelsi : les pillages d’une famille en or. Le Figaro, 22/01/2011.

12
soutenu de longues années durant, chuter de façon subite et humiliante. L’on se rappelle que
l’étincelle qui avait provoqué la tempête de colère ne fut que le suicide d’un Mohamed Bouazizi 1 le
17 décembre 2010.

Jeune marchand ambulant, il a été harcelé et malmené par les autorités locales. Il s’en vint à
se plaindre aux responsables en vain, mais lorsqu’il fut humilié par une policière qui le gifla en
public, il se dirigea vers la préfecture et s’immola de feu dans un geste de protestation ultime, sans
deviner un instant que son acte de désespoir allait changer la face du monde arabe, du Golf arabo-
persique à l’Océan atlantique !

La scène insoutenable du corps enflammé a été reliée symboliquement à l’humiliation d’une


classe de démunis, un geste qui eut l’effet de miroir et scandalisa les tunisiens qui sortirent
spontanément dans des manifestations furieuses, clamant des slogans condamnant la tyrannie et la
corruption. La transformation d’un acte désespéré en acte de bravoure a trouvé réunis tous les
ingrédients d’un soulèvement populaire pour des revendications politiques. La riposte des services
sécuritaires fut sans commune mesure, et entraîna la mort de dizaines de personnes les premiers
jours, puis de centaines de manifestants dans les semaines qui suivirent. Les images du carnage furent
diffusées instantanément sur les sites électroniques, les réseaux sociaux et sur certaines chaînes de
télévision dont Al Jazira.

Les mouvements de protestation se propagèrent à d’autres régions pour arriver jusqu’à la


capitale Tunis avant de gagner tous les coins du pays2. Les tentatives du général Ben Ali de contenir
la situation furent sans effet, et le mal semble avoir été fait de manière irrémédiable. Après avoir
qualifié les protestations d’actes terroristes perpétrés par des gangs en cagoules, accusant des milieux
politiques et médiatiques d’exploiter ces évènements pour nuire à l’image de la Tunisie, il a menacé
d’appliquer la loi avec rigueur contre ceux qu’il a qualifiés de « mercenaires et d’extrémistes » qui
œuvrent contre l’intérêt du pays. Mais, voyant que le durcissement de ton n’a servi à rien, il fit des
concessions et distribua des promesses qui n’apaisèrent guère la colère du peuple. Enfin, et après un
dernier discours de supplication presque, il s’enfuit inopinément, cherchant asile en Arabie Saoudite.
Ce fut la fin d’une époque.
1
- Mohammed Bouazizi, un jeune homme de 26 ans, licencié en physique, sans emploi et sans ressources, travaillait
comme marchand ambulant de fruits et légumes, poussant une charrette manuelle et rudimentaire. Il mourut le 4 novembre
2011, quelques jours après avoir reçu la visite du président en personne et obtenu des promesses d’aide matérielle. Mais,
l’acte désespéré de Bouazizi n’est pas le premier du genre. Il a été précédé au moins par un autre qui lui était étonnement
semblable. Abdessalam Trimech s’était immolé par le feu devant le siège de la commune suite à une humiliation qu’il a
subie d’un fonctionnaire. C’était en mars 2010. Les suites de cet incident n’eurent pas la même ampleur que son suivant,
mais il aura servi de signal que les autorités tunisiennes ont eu du mal à déchiffrer !
2
- Fethi BENSLAMA, Soudain la révolution ! De la Tunisie au monde Arabe : la signification d’un soulèvement. Paris,
Ed. Denoël, 2011.

13
Nul doute que Bouazizi ignorait que par son acte, il allait réveiller les consciences de tout un
peuple, de toute une nation. Par son acte de désespoir mais aussi de contestation, il a transmis un
message fort que sa voix émoussée, à l’instar de la majorité des tunisiens, ne parvenait pas à éveiller
la conscience des responsables ; un message qui traduisait tout le malaise social qui s’emparait du
peuple.

II. 1. Spontanéité virtuelle de l’insurrection et confiscation réelle de l’élan émeutier

Sur plus de 60 ans, le tunisien a grandi dans un climat politique miséreux marqué par
l’humiliation et le mépris d’un régime qui réduit toutes les forces d’opposition au silence. Pourtant,
Ben Ali a réussi à vendre l’image d’une Tunisie démocratique où les droits de l’homme étaient
rigoureusement respectés, où régnaient la justice et l’égalité et où les richesses étaient distribuées de
manière équitable. Même les puissances occidentales et les organisations internationales mordaient à
l’hameçon ou faisaient semblant. Ils comptaient la Tunisie parmi les pays arabes les plus
démocratiques et partout on vantait les mérites du régime tunisien et ses réalisations en matière des
droits de l’Homme. Ils se réjouissaient des décisions et des initiatives prises par le pouvoir qui se
rapprochaient de plus en plus des valeurs et des principes occidentaux1.

Il n’était donc pas surprenant que pareille situation puisse favoriser l’émergence de courants
islamistes en dépit du fait que sa force idéologique ne pouvait rien contre son incapacité face aux
structures sécuritaires du pays. Les islamistes, qualifiés par Rachid Ghannouchi 2 « d’armée des
vaincus », ne pouvaient rien contre un régime tentaculaire qui avortait dans l’œuf toute tentative de
protestation ou de manifestation de contestation. On ne pouvait que subir et se résigner sous peine
d’être taxé d’extrémisme et jeté en prison ou contraint à l’exil comme ce fut le cas du temps de
Bourguiba.

D’ailleurs, à y voir plus clair, le « règne »de Zine El Abidine Ben Ali s’inscrit dans la
continuité de celui de son prédécesseur avec en plus un népotisme excédent qui ne faisait profiter des
richesses du pays qu’à une minorité composée des proches du chef de l’Etat et de son épouse Leila
Trabelsi3. Bref, tout, absolument tout, était concentré entre les mains du président dont les décisions
étaient irréversibles ou même, indiscutables. C’était une dictature absolue maquillée en démocratie.
Tout le monde le savait mais personne n’osait bouger le petit doigt sinon il aurait affaire à la justice.
Une justice plus proche des tribunaux d’inquisition romaine ou européenne du moyen âge qu’à une
1
- Longin, Emile, Deux ans après la révolution, comment va la Tunisie ?, Article publié in Ouest-France,
Actualité/monde, en date du mercredi 19 décembre 2012.
2
- Rachid Ghannouchi, chef du parti Ennahda.
3
- Fabrice Amedo, Ben Ali- Trabelsi : les pillages d’une famille en or. Le Figaro, 22/01/2011.

14
justice telle que prônée dans la charte des droits de l’Homme. Le sort des protestataires ou des
réfractaires était scellé d’avance. On avait intérêt à suivre le courant et le chemin tracé par le chef
d’Etat.

Dans ce contexte où les libertés publiques étaient quasi-inexistantes, il était impossible de


s’organiser pour constituer un front d’opposition légale qui ferait face aux abus et aux dépassements
du régime car n’avaient le droit et la raison d’être que les formations politiques qui supportaient le
régime. Seule une action inopinée et spontanée pouvait ébranler le pouvoir et éveiller la conscience
collective. Cette action, BOUAZIZI l’a réalisée. Il a sacrifié sa vie de la manière la plus atroce qui
soit. Il ne s’est pas suicidé dans sa chambre au moyen d’une corde ou en se tranchant les veines. Il ne
s’est pas jeté sous les roues d’un train ou dans la mer. Il a choisi un lieu public des plus fréquentés
pour incinérer son corps vivant de jeune homme à la fleur de l’âge -26ans- devant les yeux ahuris de
ses concitoyens et sous rampes curieuses des caméras. Le feu qui brûlait son corps fut l’étincelle- pas
la première- qui a ravivé la colère qui germait dans les consciences et qui était longtemps refoulée
plus par peur que par conviction ou par adhésion aux agissements unilatéraux du régime. Les
habitants de Sidi Bouzid furent les premiers à comprendre le message. Ils laissèrent libre cour à leur
indignation et sortirent manifester dans les rues.

II. 1.a - Une insurrection populaire pour la démocratie

La réaction populaire au suicide protestataire de Bouazizi a pris la forme d’émeutes


spontanées. Le système sécuritaire déploya ses moyens et recourut à ses méthodes habituelles pour
mâter la contestation. Mais cette fois-ci, les gourdins, les matraques, et autres bombes lacrymogènes,
ni même les balles réelles ne purent venir à bout de la volonté des manifestants. A mesure que
grandissait le nombre de victimes, la colère augmentait et personne ne pouvait l’arrêter. D’autres
villes et villages compatirent avec les manifestants de Sidi Bouzid et s’élevèrent pour revendiquer le
départ du président. Ils ne rentrèrent chez eux qu’après la réalisation de leur revendication
principale1. Le président Ben Ali prit la fuite à bord d’un avion laissant derrière lui un pays en
ébullition.

Les tunisiens ont réussi dans leur entreprise. Leur objectif primordial se résumait en un
mot : « Dégage ». Ils ne rentrèrent chez eux qu’une fois Zine Alabidine Ben Ali parti. D’autres pays
ont suivi leur exemple et ils peuvent se targuer d’être le porte flambeau de ce que l’on est convenu
d’appeler « le printemps arabe »2. La réussite du peuple tunisien a incité d’autres peuples à se

1
- Cherni, Amor, La révolution tunisienne : s’emparer de l’histoire, Paris, Albouraq, 2011.
2
- Gresh, Alain, La fin d’un ordre régional : ce que change le réveil arabe, Le Monde Diplomatique. Mars 2011

15
débarrasser de la tyrannie de leurs chefs d’Etat mais l’on peut se poser des questions sur la nature des
mouvements qu’a connus cette partie du globe. S’agit-il de « Révolutions » telle que définie plus
haut ? Ces mouvements étaient-ils spontanés ou manipulés ? Qu’est ce qui les a motivés ? L’islam ou
l’islamisme ont-ils joué quelque rôle dans l’explosion de la situation en Tunisie et ailleurs ?

Nombreuses sont questions qui se posent et exigent réponse. Dans le cas de la Tunisie, les
choses paraissent moins vagues que dans d’autres pays. Bouazizi a agi de lui-même. Il n’avait aucune
appartenance politique. Face à un destin incertain, il a été touché dans sa dignité, dans son amour
propre. Sans doute n’avait-il demandé l’avis de personne quand il a pris la décision sacrifier sa vie. Il
ne cherchait pas non plus à ameuter le peuple contre le président qui paraissait intouchable à ce
moment là. Il se sentait victime d’une injustice intolérable et a décidé de mettre fin à ses jours sans se
soucier le moins du monde de ce qui passerait ensuite. Son acte n’était peut être pas réfléchi mais il
était prémédité.

Les islamistes auraient été les premiers à l’en dissuader, s’il avait demandé avis autour de lui,
vu que le suicide est interdit en religion. Il n’a pu supporter sa situation d’impuissance face à
l’autorité imposée, ce sentiment d’inutilité qui l’envahissait, ce désespoir qui le rongeait et avisa de
mettre fin à sa vie. Ceux qui ont manifesté après lui n’étaient pas non manipulés par quelque force
politique. Ils manifestèrent par compassion et surtout pour eux-mêmes car le désespoir ne les
épargnait pas non plus. Partant de là, on peut convenir qu’aucune force politique ne guidait les
manifestants ni ne les organisait. C’est peut-être là, l’une des clefs de la réussite de leur mouvement,
car les autorités sécuritaires et politiques n’avaient pas d’interlocuteur avec qui négocier, hormis des
foules déchaînées qu’ils n’arrivaient plus à maîtriser. Le chef de l’Etat se voyant dans une impasse
sans issue prit la fuite en compagnie de sa famille1.

C’est finalement l’armée qui entra en scène pour apaiser les manifestants et tranquilliser le
pays, en promettant d’ouvrir libre cours à une transition démocratique 2. Les émeutes se sont calmées
aussi subitement qu’elles avaient débutées. Ont-elles atteint leur objectif ? Bien sûr que oui puisque
leur unique revendication était le départ du tyran. D’ailleurs, c’est le chef du gouvernement
Mohammed El Ghannouchi qui annonça son départ et prit provisoirement les rênes du pouvoir à la
tête d’un gouvernement provisoire conformément à l’article 56 de la Constitution tunisienne. C’est

1-
Il se réfugia en Arabie Saoudite, emportant avec lui des informations non confirmées, une tonne et demi en or massif et
une grande quantité de liasses billets de dollars qui se chiffraient en milliards de dollars.
2-
Contrairement à l’Egypte où l’armée est partie prenante dans la répression des manifestations, au moins depuis
l’aggravation de la situation et la chute de Moubarak, en Tunisie, la présence de l’armée est très discrète, vu que le
Général Ben Ali favorisait les services de renseignement et de police.

16
dans ce tumulte social et politique que les forces politiques se sont vite organisées, dont la mouvance
islamiste de Rachid Ghannouchi, considérée comme principale force d’opposition au régime Ben Ali.

II.1.b - La montée des islamistes : une lame de fond qui remonte à la surface

Dès la chute de Ben Ali, il était facile de constater que le mouvement islamiste Ennahda s’est
rapidement positionné comme principal acteur politique du changement, en cherchant à minorer le
rôle des autres formations politiques et des centrales syndicales. il est indispensable de se demander
quel rôle il a joué dans le soulèvement populaire tunisien !

Contrairement aux pays d’Orient où l'arabité a précédé l'Islam, en Tunisie comme dans le
reste du Maghreb, l'histoire de l'Islam et de l'arabité se confondent. L'islamisme comme pratique
politique active du religieux, remonte au moins à l'époque coloniale lorsque la religion avait été
utilisée comme bouclier contre la politique française visant à effacer l’identité des Tunisiens à travers
une large campagne d’octroi de la nationalité, en encourageant le mode de vie occidentale. Ce sursaut
identitaire mené par les islamistes de l’époque avait suscité le courroux de l’Etat français au plus haut
niveau1.

Cette marginalisation subie sous le protectorat, allait se poursuivre pendant toute l’ère
Bourguibienne qui penchait ostensiblement vers la culture de l’occident pour deux raisons
principales. La première, est qu’il a été imbu de culture française dès son jeune âge, et fut admirateur
de la laïcité assumée par Kemal Atatürk. La seconde, s’explique par la répulsion qu’il ressentait vis-
à-vis du panarabisme à cause du soutien de Jamal Abdel Nasser à son rival, Salah Ben Youssef. Du
reste, à aucun moment de sa longévité présidentielle, Bourguiba ne cachait pas son hostilité aux
islamistes; consignant parfois même des lois allant à l'encontre des préceptes religieux. La même
politique a été reprise in extenso par Ben Ali, malgré la lueur d'espoir qu'il leur avait donnée au début
de son premier mandat. L'islamisme, qui n'a toutefois jamais cessé d'exister ; supportant parfois la
clandestinité, parfois l'exil, constituait la principale opposition au pouvoir en place, et jouissait à ce
titre de la compassion populaire et de l’adhésion d’une large partie de la société, surtout celle agacée
par le comportement antireligieux de Bourguiba, puis de Ben Ali. L’emprisonnement de certains de
leurs dirigeants, la torture et l'exil qu’ils ont subis à différentes étapes, leur ont fait gagner la
sympathie de beaucoup de leurs concitoyens.

1
- Ce fut une des raisons qui a amené le gouvernement socialiste de Pierre-Mendès France à marginaliser les islamistes au
profit des socialistes Tunisiens. Une politique qui ne s’est pas démentie depuis. Pierre-Mendès France, fut ministre en 1938
dans le gouvernement de Léon Blum. Chef de gouvernement sous la présidence de René Coty, en juin 1954, il cumule cette
fonction avec celle de ministre des Affaires étrangères. Il parvint à conclure la paix en Indochine, et il a bien préparé
l'indépendance de la Tunisie, juste avant sa démission.

17
La chute de ce dernier a enfin permis aux islamistes de refaire surface et de se présenter avec
fracas, aux élections organisées dans le sillage du soulèvement populaire. Sans disposer d'une
majorité absolue, ils ont réussi à former le gouvernement en coalition avec deux autres partis
politiques, vu que leur rôle dans le changement était minime, sinon inexistant. D’ailleurs, ils refusent
à ce jour, ou du moins une grande partie d’entre eux, à qualifier Bouazizi de martyr 2.

Le peuple a surtout voté pour un mouvement religieux, pour réhabiliter l'image de l’Islam
dans le pays et reconstituer ses valeurs bafouées durant plus d'un demi-siècle. En fait, leur
programme électoral n’avait rien de particulier et ne différait d'ailleurs pas beaucoup des programmes
proposés par les autres partis. Des élections, un grand débat sur l’aménagement des institutions et une
recomposition de la scène politique en général, ont marqué le pays depuis le départ de Zine El
Abidine Ben Ali.

 Au cœur du changement social, l’enjeu constitutionnel

Après la fuite inopinée de Zine Alabidine Ben Ali et le repli des émeutiers chez eux, le retour
au calme était non seulement inéluctable, mais très attendu. Il fallait songer à reconstruire le pays
rongé par la corruption, les passe-droits et les abus, et politiquement décapité de surcroît. Pour les
tunisiens, la voie de Bourguiba tracée en 1956, a laissé de profonds sillons qu’une partie de la classe
politique a éprouvé une joie à l’emprunter de nouveau. Pour l’élaboration d’une nouvelle
constitution, qui mieux qu’une assemblée Constituante le ferait, à l’instar de celle ayant destitué le
Dey et installé Bourguiba comme 1er président de la République tunisienne. Le 23 octobre 2011, une
assemblée constituante a été établie par vote démocratique. Elle se composait de 217 membres issus
de diverses formations politiques (Ennahda, 89 élus ; Hors groupe, 53 ; Groupement Démocratique,
18 ; Congrès pour la République, 16 ; Transition Démocratique, 13 ; Ettakatol, 13 ; Alliance
Démocratique ; Wafa, 10). Outre ses missions principales à la fois législatives et administratives,
l’assemblée constituante avait aussi comme attributions d’élire son propre président - en l’occurrence
Mustapha Ben Jaafar - élu le 22 novembre 2011, et celle du Président de la République : Moncef
Marzouki.

Sans entrer dans une analyse des attributions et prérogatives de l’assemblée constituante, (elle
devait entre autres rédiger le texte de la Constitution, contrôler l’activité de l’exécutif…) force est de
constater qu’elle jouait un rôle médian entre les aspirations d’un peuple avide de démocratie,
d’égalité et de justice et la mise à jour, l’application et la concrétisation des espoirs, des rêves que
2
- L’acte qu'il a commis (le suicide), est banni par la religion musulmane, qui interdit formellement le suicide. Pour eux,
Bouazizi n'était ni un héros ni un martyr, même si c'est grâce à lui qu'ils ont pu enfin respirer l’air de la liberté et d’exercer
une activité politique en plein jour.

18
toute la société tunisienne avait mis entre les mains de cette assemblée et qui en attendait beaucoup,
avec impatience.

Lundi 11 février, cinq partis politiques du centre et de la gauche modérée ont officialisé un
front politique et électoral : le mouvement Nida Tounès, le Parti Républicain (Al-Joumhouri), la voie
démocratique et sociale (Al-Massar), le Parti socialiste dirigé par Mohamed Kilani et le Parti du
travail patriotique et démocratique (PTPD) dirigé par Abderrazek Hammami.

Ce front de forces progressistes et laïques appelle à un dialogue national sur la situation


économique et sociale difficile, à l'élaboration d'une Constitution démocratique, à la protection des
ressources et des institutions de l'Etat contre l'instrumentalisation partisane, à la préservation des
libertés publiques et individuelles et à la garantie du droit syndical.

 La recherche d’un président consensuel ou la recomposition du champ politique tunisien

Depuis la chute du régime de l'ancien président, Zine El-Abidine Ben Ali, le 14 janvier 2011,
le Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD), parti au pouvoir a été dissous, tandis que de
nombreux partis d'opposition, de la gauche ou de coloration islamiste, ont été légalisés ou autorisés à
la création. En prévision de la reconstitution de l’Etat, la scène politique tunisienne a connu de
nombreuses recompositions politiques.

Lors de l’élection pour l'Assemblée nationale constituante (ANC), en octobre 2011, le parti
islamiste Ennahda est arrivé largement en tête, ouvrant la voie à de nouvelles recompositions,
notamment à travers des coalitions ayant pour objectifs de se positionner pour les prochaines
élections législatives. Parmi les nouveaux partis ayant de fortes chances, (L’Appel de Tunisie), fondé
par Béji Caid Essebsi, premier ministre du deuxième gouvernement de transition (février-décembre
2011), en juin 2012. L’avènement en décembre 2011 de Moncef Marzouki 1 au palais de Carthage,
est une revanche d’un militant de gauche qui a connu les affres de la gestion autoritaire sous Ben Ali
(interdiction, incarcération et exil de son président), mais qui a su pactiser avec la force du
mouvement islamiste ENNAHDA, détenteur d’une majorité relative avec 89 voix sur les 217 votants.
Elu président de la république à une majorité écrasante, Moncef Marzouki 2 aura défié la chronique,
1
- De son vrai nom Mohammed Moncef Ben Ahmed Bedoui Marzouki. Ecrivain, médecin et militant des droits de
l'homme tunisien, Moncef Marzouki est né le 7 juillet 1945 à Grombalia. Longtemps installé en France, Marzouki a fondé
le Congrès pour la République (CPR) le 25 juillet 2001. Le 12 décembre 2011, il a été élu par les membres de l'Assemblée
constituante, au poste de président de la République tunisienne, à titre provisoire. Au second tour de l'élection présidentielle
de 2014, il a été battu par Béji Caïd Essebsi.
2
- Moncef Marzouki naquit en 1945. Après des études secondaires, il voyagea au Maroc où il obtint une bourse pour
poursuivre ses études de médecine en France. Fait docteur en médecine à Strasbourg, il exerça en tant que chef de clinique
avant de continuer sa carrière en Tunisie jusqu’en 2000, en qualité de professeur en médecine communautaire. La carrière

19
puisque son propre parti politique, le Congrès Pour la République (CPR), n’avait même pas obtenu le
1/10ème des voix.

Il n’est cependant pas difficile de s’expliquer ce paradoxe ; Le personnage avait plus de


notoriété et d’estime que ne l’inspirait sa propre formation politique aux yeux des tunisiens. En cela,
il s’apparentait à Bourguiba des années 50, à la différence que le combat contre la France de ce
dernier a pris la forme chez Marzouki d’un combat acharné contre la domination sans partage de
l’ordre implacable de Zine Al-Abidine Ben Ali.

En 2001, Moncef Marzouki fonda le CPR (le Congrès Pour la République) dont il devint
président mais qui ne sera jamais reconnu en tant que parti politique qu’après la « révolution
tunisienne » en mars 2011. Le parti de Marzouki prônait l’Etat de Droit, les libertés fondamentales et
l’égalité des sexes, mais plus que tout, il se voulait proche du peuple en dénonçant la misère et les
disparités régionales et sociales. En 2003, il esquissa un premier rapprochement avec Ennahda
couronné par la signature de la « déclaration de Tunis ». Le 18 janvier 2011, il rentra de son exil
après avoir annoncé la veille sa candidature à la présidence de la république. Trois mois plus tard, son
parti le CPR fut légalisé et le 12 décembre, il est élu nouveau président de la République par
l’Assemblée Constituante après un accord tripartite entre Ennahda, le CPR et ATTAKATOL (153
voix pour, deux abstentions et 44 votes blancs).

L’élection de Marzouki reflète bien la coalition qu’il a créée avec Ghannouchi 1. Bien sûr, l’on
ne peut parler de l’après-révolution tunisienne sans évoquer Ennahda portant le label de parti
politique islamiste. Au départ, Rachid Ghannouchi, professeur de philosophie et prêcheur dans les
mosquées, fonda avec Abdelfettah Mouzon, « l’Association de la Sauvegarde du Coran »,
transformée en 1981 en parti politique, sous le nom de « Mouvement de la Tendance Islamique». Sa
demande de légalisation a été rejetée et nombre de ses dirigeants jugés et incarcérés, et Rachid
Ghannouchi écopa de 12 ans de prison avant d’être amnistiés en 1984.

Les législatives de 1985 marquèrent l’hégémonie du RCD (Rassemblement Constitutionnel


Démocratique), et surtout le retour des persécutions et de la répression. Il en résulta d’abord l’exil de
Rachid Ghannouchi (en Algérie puis à Londres), puis l’éclipse du parti dans les années 90, en partie
concomitamment aux troubles gravissimes de la décennie sanglante en Algérie. La reprise des

politique à proprement dite de Moncef Marzouki - n’a débuté qu’en 1980- quand il adhéra à l’action politique pour
défendre les Droits de l’Homme en tant que membre de la LTDH (Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme) organisme
dont il devint président en 1989. Dissoute en 1992, puis légalisée en 1993, Moncef Marzouki refusa d’y adhérer à nouveau
l’accusant de compromission avec le régime.
1
- Les deux hommes se connaissent et se respectent mutuellement. Ils ont scellé leur entente en 2003 par un accord entre les
deux formations politiques.

20
activités du parti dans les années 2000 ont été très timides et visaient simplement à assurer la
pérennité du parti, qui parvint néanmoins à décrocher la première place des partis politiques aux
élections de 2011. Sa gestion des affaires de l’Etat n’a pas été de tout repos, d’autant que la situation
économique s’est gravement détériorée depuis un an, faisant passer tous les clignotants au rouge.
C’est dans ce cadre d’ailleurs que l’on a pu relever la détérioration également de la situation
sécuritaire dans le pays, avec l’apparition d’assassinats politiques qui ciblent les démocrates et les
militants de gauche1.

CONCLUSION :

Peut-on pour autant qualifier de "révolution" le renversement de Ben Ali que les changements
intervenus en Tunisie de puis 2011 ! Il est facile de conclure que les évènements de Tunisie ne
s’apparentaient aucunement à un des épisodes révolutionnaires 2 historiquement datés. En effet, si une
révolution impliquait par définition le changement d’un régime par un autre à l’instar des révolutions
française, bolchévique ou iranienne, il serait erroné de vouloir considérer ce qui s’est passé en
Tunisie de révolution dans toute sa plénitude sémantique. Le peuple, certes, s’est soulevé d’abord
contre la tyrannie, les abus et l’injustice abjecte dont se plaignait l’homme qui s’est immolé de feu et
embrasé pour le peuple qui s’est dressé vaillamment contre la tyrannie, mais ne signifie pas pour
autant un changement de régime, de système ! Les tunisiens ont gagné en confiance lorsqu’ils ont
éprouvé la force de leur union, mais toute la force de la dissidence observée dans les rues des grandes
villes n’était pas canalisée autour d’un projet de société, et manquait terriblement d’un mouvement
leader qui puisse exprimer les attentes, et tracer des objectifs évidents à atteindre.

Néanmoins, nous trouvons face à une révolution dans le parcours historique de la Tunisie,
même sans répondre aux critères d’une définition académique. Il y a un avant, et un après chute de
Ben Ali. Si ce n’est pas une révolution, c’est en tous cas le début d’un long processus de changement
tous azimuts qui prendrait à n’en point douter, des formes différentes et s’étalerait dans le temps.
Force est de constater que le changement jusqu’alors n’est survenu qu’au niveau des hommes, ce qui
n’altère en rien le système de prévarication ancré dans la société. Pour ces raisons, il paraît inadéquat
de parler de révolution dans le cas de l’Egypte. Dans les trois types de changements sociaux en cours,

1
- Ce fut d’abord l'assassinat de l'opposant Chokri Belaïd, homme politique et avocat, tué à El Menzeh le 6 février 2013.
Six mois après, le député de l'opposition, Mohammed Brahmi, a été tué le 25 juillet 2013, alors qu'il sortait de son domicile
(Ariana), banlieue de Tunis. Il avait rejoint le Front populaire le 10 février 2013, soit quatre jours après l'assassinat de
Chokri Belaïd, leader de cette formation de gauche.
2-
Dans toutes les révolutions, souvent un homme incarnait le mouvement du peuple, un homme qui cristallisait de
nouvelles idées, de nouvelles valeurs, de nouveaux projets de société (Lénine en Russie, Mao Tse Toung en Chine,
Khomeiny en Iran).

21
nous nous trouvons face à une sorte de soulèvement social ou d’insurrection généralisée, voire de
désobéissance civile. En Tunisie comme dans les autres pays de la région, ce changement social a
néanmoins ouvert la voie à l’émergence des courants islamistes jusque-là interdits, marginalisés ou
simplement confinés dans un rôle de figuration.

Non loin de la scène tunisienne, on peut poser des facteurs externes n’étaient pas étrangers à
la chute du parti islamiste égyptien après une année au pouvoir 1, et ce d’autant que les partis
islamistes soient généralement perçus avec suspicion dans le monde occidental. Ennahda a donc très
vite su s’adapter à la situation en prenant ses distances d’avec les Salafistes actifs au sein de la
société, mais également en renonçant officiellement à l’application de la charia, vœu pieux de tous
les islamistes. Il par ailleurs, dénoncé toute forme d’application de l’islam dans la perspective des
frères musulmans, et condamné l’islamisme radical sous toutes ses formes.

Les allures modérées que prenait le mouvement dans les médias (il n’en est pas de même dans
les mosquées), et les actions politiques entamées par ses hommes au pouvoir, ont fini par rassurer –à
l’intérieur comme à l’extérieur- sur les options du parti. Il n’empêche que de nouvelles coalitions
entre partis libéraux et démocrates se sont tissées entre des leaders de l’ancienne garde qui ont
beaucoup pesé sur la balance eux dernières échéances. En trois années de gestion chaotique, les
tunisiens étaient devenus adeptes de l’efficience économique et de la bonne gouvernance, souhaitant
pour la plupart un exécutif qui soit capable de relancer l’économie, de rassurer les investisseurs et de
garantir de nouvelles opportunités pour l’emploi des jeunes, en réduisant l’écart de chômage. Il
n’empêche que tous ces facteurs n’ont pas favorisé la reconduction d’Ennahda. En plus de la
conjoncture régionale avec la décomposition de l’Etat en Libye, le retournement de situation en
Egypte ; l’éclatement du système au Yémen et la guerre civile en Syrie, ont joué négativement pour
Ennahda qui a finalement perdu les élections et par voie de conséquence, son poids au sein de la
société tunisienne. Faisant preuve de sagesse et de perspicacité, de patriotisme certainement, Ennahda
a assurément placé l’intérêt national au dessus de ses propres intérêts, et à défaut de reconduire
Marzouki, le mouvement a favorisé directement ou indirectement la montée d’un homme qui
représente plutôt la continuité du régime bourguibien, un homme octogénaire certes, mais qui rassure
sans avoir l’obligation de convaincre ; M. Beji Caid Essebsi2.

1-
On n’a pas hésité à parler de coup d’Etat du général Al Sissi et donc de l’armée qui reprend ses quartiers et entend
reprendre le pouvoir, un moment consenti au profit des frères musulmans gagnant les élections générales et portant leur
président, Mohamed Morsi, à la tête de l’Etat Egyptien. Voir article de Claire Talon, "Egypte : un coup d’Etat planifié par
les militaires ?", Le Monde, journal français en date de 6 juillet 2013.
2
- Ce dernier a conduit une coalition sous la bannière de l’Appel de Tunisie (Nidaa Tounès) arrivé en tête des législatives
d’octobre 2014. Il a remporté 86 sièges en devançant cette fois-ci les islamistes d’Ennahda (69 sièges).

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Bibliographie :

- Lénine, L'État et la Révolution : la doctrine marxiste de l'État et les tâches du prolétariat dans
la révolution, 1917 ;

- Jean-Jacques Rousseau, L’Emile : Livre III, Cité par Jean Rey (p. 69) ;

- Montesquieu, De l'Esprit des lois, (1748). Condillac, Essai sur l'origine des connaissances
humaines (1749) ;

- Condillac, Essai sur l'origine des connaissances humaines (1749) ;

- Paul Nizan, Pour une nouvelle culturelle, 1971 ;

- ٢٠١١ ‫ الطبعة‬.‫م‬٢٠١١ ‫; راغب السرجاني قصة تونس من البداية إلى ثورة‬


- Fethi BENSLAMA, Soudain la révolution ! De la Tunisie au monde Arabe : la signification
d’un soulèvement. Paris, Ed. Denoël, 2011 ;
- Emile Login « Deux ans après la révolution, comment va la Tunisie ? ». Article publié le
lundi 14 janvier 2013 ;
- Fabrice Amedo, Ben Ali- Trabelsi : les pillages d’une famille en or. Le Figaro, 22/01/2011 ;
- Amor Cherni, La révolution tunisienne : s’emparer de l’histoire. Paris, Albouraq, 2011 ;
- Alain Gresh, La fin d’un ordre régional : ce que change le réveil arabe, in Le monde
Diplomatique, Mars 2011.

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