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Stathis Kouvélakis
Le désastre
Rien ne sera donc plus comme avant, en tout premier lieu pour le
mouvement ouvrier. L’effondrement de la IIe Internationale, sa totale
impuissance face à la déferlante du conflit impérialiste, ne fait en réalité que
révéler des tendances profondes, et bien antérieures au conflit mondial,
vers l’« intégration » des organisations de ce mouvement (et d’une large
partie de leur base sociale) dans les compromis qui soutiennent l’ordre
social et politique (plus particulièrement dans sa dimension impérialiste) des
pays du centre. La « faillite », selon la formule de Lénine, est donc bien
celle de l’ensemble de la pratique politique ouvrière et socialiste, désormais
contrainte à des reconsidérations radicales : « la guerre mondiale a changé
les conditions de notre lutte et nous a changés nous-mêmes radicalement »
écrit Rosa, avant d’appeler à l’« autocritique impitoyable », « droit vital » et
« devoir suprême » de la classe ouvrière5.
Lénine, s’il n’est pas le moins bien armé (mais cela, d’une certaine façon, il
ne le sait pas encore), compte néanmoins parmi ceux que le désastre
foudroie de la manière la plus immédiate. Son incrédulité face au vote
unanime du crédits de guerre par la social-démocratie allemande, et plus
généralement face à l’effondrement de l’Internationale et du centre
orthodoxe « kautskyen », la lenteur et la rareté de ses premières
interventions postérieures à août 1914, en disent long. Non pas tant sur un
(supposé) manque de lucidité (même s’il est vrai que sa volonté antérieure
d’« orthodoxie », à l’opposé de Rosa, a pesé dans l’illusion
rétrospectivement révélée par le désastre) mais bien davantage sur le
caractère véritablement sans précédent de ce qui est en train de se passer.
Solitude de Lénine
C’est en effet dans ce contexte d’apocalypse généralisée que, tout en
parant au plus pressé (comme il est de règle, cela se traduira dans un
premier temps par le recours aux vieilles recettes, la véritable innovation
est, justement, encore à venir), Lénine se retire dans le calme d’une
bibliothèque suisse pour se plonger dans la lecture de Hegel. Bien entendu
ce moment est aussi, très concrètement, celui où l’isolement politique de
Lénine, en fait l’isolement de la minorité du mouvement ouvrier qui se
dresse contre la guerre impérialiste, est le plus grand. Cette prise de
distance, cette solitude, que l’on constate souvent dans les moments de
basculement non seulement parmi des penseurs purs mais parmi les
hommes d’action, est un moment absolument nécessaire du processus
événementiel lui-même : la césure de l’événement premier (la guerre) se
redouble dans le vide dans la distance prise, vide à partir duquel surgira,
peut-être, l’initiative, l’ouverture vers le nouveau. Ce n’est qu’à la lumière de
ce novum que le processus pourra, rétroactivement, apparaître comme
nécessaire, l’autocritique de la pensée se croisant avec l’autocritique des
choses mêmes, qu’elle reconnaît comme siennes, sans que rien ne puisse
réduire la part de contingence de cette rencontre, son entière absence de
garantie préalable.
La percée
Lénine aborde donc la nouvelle période par une lecture de Hegel pour
penser jusqu’à son terme la rupture avec la IIe Internationale dont la guerre
a sonné la « faillite ». Les auteurs qui peupleront sa solitude, Hegel en
premier lieu, feront donc l’objet d’une lecture de type particulier,
indissociable des enjeux politiques de la philosophie.
Certes, dira-t-on, mais cette dimension réactive a toujours été celle qui a
déporté Lénine vers le terrain de la philosophie : voir Matérialisme et
empiriocriticisme, contrecoup de la révolution manquée de 1905 dans le
Kampfplatz de la philosophie15. Mais, justement, la comparaison entre les
deux gestes est éloquente : d’un bout à l’autre de l’ouvrage de 1908 dans
l’affrontement entre le « matérialisme » qu’il professe et l’empiriocriticisme
qu’il attaque, Lénine ne cesse de mobiliser Plékhanov, l’autorité
philosophique incontestée jusqu’alors (jusqu’à la « crise » ouverte par la
défaite de 1905 précisément) de l’ensemble des sociaux-démocrates
russes. Plekhanov, qui, quels que soient ses différents avec Kautsky, en
était l’homologue structurel en Russie, la source non-questionnée de
l’armature spéculative, métaphysique même, de cette orthodoxie qui a
irrémédiablement volé en éclat depuis août 1914.
Six ans après, c’est vers la bête noire de tout ce « matérialisme » que
Lénine se tourne : Hegel. Et, surtout, vers sa dialectique si encombrante,
puisque c’est d’elle, donc du comble de l’idéalisme hégélien, dont Marx se
réclame selon les modalités bien connues du « renversement » et de la
« remise sur les pieds ». Dialectique à laquelle Plekhanov (qui est loin d’être
une exception répétons-le ; il se trouve cependant qu’il est considéré
comme le spécialiste es philosophie de la IIe Internationale), parmi ces
milliers de pages d’histoire et de polémiques philosophiques ne consacre
quasiment rien, comme le dirigeant bolchevik le constatera quelques mois
après son propre travail sur la Logique16. Le peu qu’il écrivit montre du
reste à quel point son univers intellectuel, celui de toute une époque ou
presque en réalité, était devenu étranger à la tradition de l’idéalisme
allemand. Dans son article « Pour le soixantième anniversaire de la mort de
Hegel17 », le seul que la Neue Zeit ait publié à cette occasion (ce qui en dit
long sur l’état de la discussion philosophique à l’intérieur de la social-
démocratie allemande), Plekhanov traite, à la manière d’une compilation
encyclopédique, les vues de Hegel sur l’histoire universelle, la philosophie
du droit, la religion etc. Le « fondement géographique de l’histoire
universelle18 » trouve quelque grâce à ses yeux — il y détecte sans doute
un « germe de matérialisme » — tandis que la question de la dialectique est
littéralement expédiée en moins d’une page19, laquelle sert à introduire les
deux ou trois citations de Marx lui-même toujours évoquées à ce sujet. Ce
qui fait l’objet du refoulement ce n’est donc pas exactement Hegel en tant
que tel (d’une certaine façon Hegel a beaucoup moins été refoulé dans
l’intelligentsia russe, Plekhanov compris, qu’ailleurs en Europe), mais la
question de la dialectique dans Hegel, le « fond de l’affaire » comme dira
Lénine, réglant ses comptes philosophiques avec Plekhanov, peu après sa
lecture de la Logique20.