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Lénine, lecteur de Hegel 17/07/2022 07'47

Lénine, lecteur de Hegel


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Stathis Kouvélakis

Le désastre

Irruption du massacre de masse


au cœur des pays impérialistes
après un siècle de relative
« paix » interne, le moment de la
première guerre mondiale est
simultanément celui de
l’effondrement de son opposant
historique, le mouvement ouvrier
européen, essentiellement
organisé dans la IIe
Internationale. Lui convient en ce
sens le nom de « désastre »,
prononcé par Alain Badiou pour
penser l’épuisement de la vérité
d’une forme de la politique
émancipatrice attestée par un
autre effondrement, plus récent,
celui des régimes dits
« communistes » d’Europe de
l’Est1. Si l’on considère que ce second désastre frappe cette vérité politique
même qui est née en réponse au premier, et qui s’est nommée « Octobre
17 », et tout autant : « Lénine », c’est alors la boucle du « court vingtième
siècle » qui s’est refermée sur cette désastreuse répétition. Paradoxalement
donc, le moment n’est peut-être pas si mal choisi pour reprendre les choses
par le début, à l’instant où, dans la boue et le sang qui submerge l’Europe
en cet été 1914, le siècle surgit.

Happées par le tourbillon du conflit, les sociétés européennes et extra-


européennes2 s’engagent dans la première expérience de la « guerre
totale ». L’ensemble de la société, combattants et non-combattants,
économie et politique, État et « société civile » (syndicats, églises, médias)
participent intégralement à cette mobilisation générale absolument inouïe
dans l’histoire mondiale. La dimension traumatique de l’événement est sans
commune mesure avec tout affrontement armé antérieur. C’est le sentiment
généralisé de la fin de toute une « civilisation » qui se dégage de la

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boucherie monstrueuse des tranchées, véritable industrie du massacre,


hautement technologisée, qui se met en place dans le champ de bataille, et
au-delà même de celui-ci (bombardements de civils, déplacements de
populations, destructions ciblées de zones situées hors front). L’industrie du
meurtre de masse s’enchevêtre elle-même étroitement aux dispositifs de
contrôle de la vie sociale et des populations, directement ou indirectement
exposées au combat. Cette atmosphère apocalyptique, dont l’écho retentira
avec force dans toute la culture de l’immédiat après-guerre (qui naît dans la
guerre même : Dada, puis le surréalisme et les autres avant-gardes des
années 1920 et 1930), imprègne l’ensemble des contemporains. On peut,
aujourd’hui encore, s’en faire une idée à la lecture de la brochure de Junius
de Rosa Luxembourg3, l’une des plus extraordinaires de toute la littérature
socialiste, dont chacune des pages porte témoignage du caractère inouï de
la barbarie en cours.

La dimension de brutalisation de l’ensemble des rapports sociaux, pour


terrifiante qu’elle soit et paraît encore, ne doit pourtant pas occulter les
innovations de grande portée dont ce conflit fut porteur. Certes, le fait est
bien connu, toute guerre est un véritable laboratoire pour la
« modernisation » des rapports sociaux4, mais le caractère « total », et
« totalitaire », de celle-ci confère à ce processus une ampleur sans
précédent. Depuis la mise en place à large échelle de camps de
concentration et de politiques de déportations de populations et de
nettoyage de territoires (jusque là réservés à la colonisation : le conflit
mondial permet justement d’importer dans les métropoles le type de
violence qu’elles avaient jusque là expérimentées dans leur périphérie
impériale), jusqu’aux formes de planification et de contrôle étatique de
l’économie – incluant l’intégration des syndicats dans l’économie de guerre
(qui prend des allures de rationalisation capitaliste intégrale, théorisée
comme telle par un Rathenau) ; du recours à la main d’œuvre féminine
dans l’industrie, (avec toutes les conséquences de ce fait, combiné à
l’absence des hommes au front, au niveau de la structure familiale et de la
domination masculine dans la vie sociale) jusqu’aux formes de
conditionnement à grande échelle exercée sur les combattants et sur
l’opinion publique à travers un impressionnant dispositif de contrôle de
l’information et le développement de nouveaux moyens de diffusion (radio,
cinéma), et sans oublier bien sûr les gouvernements de ladite « union
sacrée », qui assurent l’intégration des partis ouvriers aux sommets de
l’État et qui viennent s’articuler aux formes de planification/consensus au
niveau de l’économie, pas un seul aspect de la vie collective et individuelle
ne sort indemne de cette expérience proprement radicale.

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Rien ne sera donc plus comme avant, en tout premier lieu pour le
mouvement ouvrier. L’effondrement de la IIe Internationale, sa totale
impuissance face à la déferlante du conflit impérialiste, ne fait en réalité que
révéler des tendances profondes, et bien antérieures au conflit mondial,
vers l’« intégration » des organisations de ce mouvement (et d’une large
partie de leur base sociale) dans les compromis qui soutiennent l’ordre
social et politique (plus particulièrement dans sa dimension impérialiste) des
pays du centre. La « faillite », selon la formule de Lénine, est donc bien
celle de l’ensemble de la pratique politique ouvrière et socialiste, désormais
contrainte à des reconsidérations radicales : « la guerre mondiale a changé
les conditions de notre lutte et nous a changés nous-mêmes radicalement »
écrit Rosa, avant d’appeler à l’« autocritique impitoyable », « droit vital » et
« devoir suprême » de la classe ouvrière5.

Lénine, s’il n’est pas le moins bien armé (mais cela, d’une certaine façon, il
ne le sait pas encore), compte néanmoins parmi ceux que le désastre
foudroie de la manière la plus immédiate. Son incrédulité face au vote
unanime du crédits de guerre par la social-démocratie allemande, et plus
généralement face à l’effondrement de l’Internationale et du centre
orthodoxe « kautskyen », la lenteur et la rareté de ses premières
interventions postérieures à août 1914, en disent long. Non pas tant sur un
(supposé) manque de lucidité (même s’il est vrai que sa volonté antérieure
d’« orthodoxie », à l’opposé de Rosa, a pesé dans l’illusion
rétrospectivement révélée par le désastre) mais bien davantage sur le
caractère véritablement sans précédent de ce qui est en train de se passer.

Ce contre-temps de l’intervention politique, l’évolution de sa position quant à


l’attitude des socialistes révolutionnaires face à la guerre impérialiste le
signale plus nettement encore. Au moment où éclate la guerre, et où
l’« horreur » de la faillite de l’Internationale s’avère comme la plus pénible à
(sup)porter, la plus pénible de toutes, le dirigeant bolchevik lance « à
chaud » un mot d’ordre qui se situe encore dans la lignée de la « culture
anti-guerre » de la défunte Internationale. C’est le mot d’ordre démocratique
(et jacobin-kantien) de « transformation de tous les États européens en
États-Unis républicains d’Europe », transformation qui implique le
renversement des dynasties allemande, tsariste, austro-hongroise, etc6.
Peu après (en 1915), cette position sera abandonnée du fait de son
problématique contenu économique (susceptible d’être interprété comme un
soutien à un possible impérialisme européen unifié), et du rejet catégorique
de toute conception européocentrique de la révolution. Un rejet qui traduit
sans doute à une appréciation très pessimiste de l’état du mouvement
ouvrier européen : « les temps sont à jamais révolus où la cause de la

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démocratie et du socialisme étaient liés uniquement à l’Europe7 ».


L’affirmation concomitante du « défaitisme révolutionnaire », ligne qui
représente une innovation radicale pour la culture du mouvement ouvrier
international, apparaît ainsi indissociable de la réflexion sur les
conséquences dévastatrices de l’implosion politique d’août 1914. Plus
précisément : des occupations insolites auxquelles Lénine se livre au cours
des mois qui suivent les dits événements.

Solitude de Lénine
C’est en effet dans ce contexte d’apocalypse généralisée que, tout en
parant au plus pressé (comme il est de règle, cela se traduira dans un
premier temps par le recours aux vieilles recettes, la véritable innovation
est, justement, encore à venir), Lénine se retire dans le calme d’une
bibliothèque suisse pour se plonger dans la lecture de Hegel. Bien entendu
ce moment est aussi, très concrètement, celui où l’isolement politique de
Lénine, en fait l’isolement de la minorité du mouvement ouvrier qui se
dresse contre la guerre impérialiste, est le plus grand. Cette prise de
distance, cette solitude, que l’on constate souvent dans les moments de
basculement non seulement parmi des penseurs purs mais parmi les
hommes d’action, est un moment absolument nécessaire du processus
événementiel lui-même : la césure de l’événement premier (la guerre) se
redouble dans le vide dans la distance prise, vide à partir duquel surgira,
peut-être, l’initiative, l’ouverture vers le nouveau. Ce n’est qu’à la lumière de
ce novum que le processus pourra, rétroactivement, apparaître comme
nécessaire, l’autocritique de la pensée se croisant avec l’autocritique des
choses mêmes, qu’elle reconnaît comme siennes, sans que rien ne puisse
réduire la part de contingence de cette rencontre, son entière absence de
garantie préalable.

La fréquence de ces moments de solitude dans la vie de Lénine8, une vie


faite de longs exils et de luttes à contre-courant presque permanentes, sont
en ce sens des indicateurs de sa haute teneur événementielle. Voilà
pourquoi, loin de s’effacer, ils resurgissent et s’installent au cœur même de
la période la plus décisive, celle qui s’étend du début de la guerre mondiale
à Octobre 1917. Qu’on en juge : presque un an de lectures dites
« philosophiques », principalement consacrées à Hegel, consécutives à
août 1914, une énorme documentation sur l’impérialisme (800 pages de
notes et la célèbre brochure), un travail théorique acharné sur la question
de l’État, qui culminera avec le l’épisode du Cahier bleu9 et la rédaction de
L’État et la révolution, dans la retraite forcée de la Finlande toute proche,
qui « s’inachève », comme dans le rêve de tout écrivain, sur la rencontre du
discours et du réel, par la révolution d’Octobre elle-même. Tout se passe

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donc comme si, dans son obstination, Lénine parvenait à immobiliser, ou


plutôt à capturer en le retournant d’une certaine façon sur lui-même, en
faisant le vide autour de lui, un temps historique qui ne cesse,
vertigineusement, de s’accélérer.

Les plus compétents des biographes de Lénine l’ont suffisamment


souligné : « perhaps the most puzzling and inexplicable period of Lenin’s
life, from the standpoint of those […] who would have us believe that he was
preeminently an instinctive practical politician, are his activities during the
turbulent months following the downfall of the autocracy in February 1917
[…] instead of devoting his time to political wheeler-dealing to achieve
immediate tactical advantage to his party in Russia, he concentrated his
energies on an almost academic, exhaustive study of Marx and Engels on
the question of the state with a view to outlining the long-term strategic
objectives of the global socialist revolution10 ». Se trouve ainsi désignée
l’autre facette de cette solitude : ni retraite contemplative, ni même halte
provisoire pour reprendre des forces avant de repasser à l’action, mais
distance, arrachement nécessaire à l’immédiateté pour repenser
radicalement (à la racine) les conditions de l’action. Pour le dire autrement :
si pour saisir, s’emparer de la conjoncture, pour y tracer la ligne de
l’intervention, il faut rejouer, reconstituer les repères théoriques (le
marxisme non comme dogme mais comme « guide pour l’action » selon
l’adage préféré de Lénine), alors, face au désastre, il se saurait être
question de moins que d’un retour au fondement même, d’une refondation
théorique du marxisme.

Voilà qui explique sans doute non seulement l’intensité exceptionnelle de


l’intervention théorique de Lénine au cours de la période ouverte par la
première guerre mondiale, mais sa portée proprement re-fondatrice et, nous
y reviendrons, autocritique : le retour systématique aux textes de Marx et
d’Engels se combine d’emblée à un énorme effort de mise à jour théorique
et d’analyse des conditions nouvelles posées par la guerre totale
impérialiste. L’impressionnante accumulation de documentation empirique
va de pair avec le réexamen du statut même du marxisme face à une
orthodoxie qui a irrémédiablement volé en éclats. La rupture portée par la
situation se prolonge en rupture théorique : la crise, le désastre même
peuvent dès lors, dans leur imprévisibilité même, se poser comme re-
commencement, devenir absolument constructifs. C’est dans tout cela aussi
que Lénine se retrouve seul, une comparaison avec les meilleures têtes du
mouvement révolutionnaire, Rosa, Trotski et Boukharine inclus, le confirme
assez aisément. Nul hasard si aucune de ces figures, par ailleurs éminents

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penseurs et dirigeants du mouvement ouvrier international, ne s’est,


pendant cette période cruciale, penchée sur Hegel et plus généralement sur
les aspects dits « philosophiques » et théoriques du marxisme.

La percée
Lénine aborde donc la nouvelle période par une lecture de Hegel pour
penser jusqu’à son terme la rupture avec la IIe Internationale dont la guerre
a sonné la « faillite ». Les auteurs qui peupleront sa solitude, Hegel en
premier lieu, feront donc l’objet d’une lecture de type particulier,
indissociable des enjeux politiques de la philosophie.

Si, comme il l’avoue lui-même dans sa première réaction « à chaud » (un


texte qui ne sera publié qu’à titre posthume), « le plus pénible pour un
socialiste, ce ne sont pas les horreurs de la guerre — nous sommes
toujours pour la guerre sainte de tous les opprimés pour la conquête de
leurs patries — mais les horreurs et la trahison des chefs socialistes, les
horreurs de la faillite de l’Internationale actuelle » (O, XXI, 14), c’est que
cette « pénibilité » confessée sert de moteur à un processus de critique
interne, d’autocritique, déjà en cours. Le choix, solitaire et, en apparence du
moins, hautement improbable, de Hegel, et plus précisément de la Science
de la logique, comme terrain privilégié, et même quasi-exclusif pour la
période décisive d’août à décembre 191411, de cette rupture doit lui-même
se comprendre comme une rencontre entre plusieurs séries de
déterminations relativement hétérogènes auxquelles seul l’effet rétrospectif
de la rencontre confère un aspect unitaire et convergent. Même si,
concernant cet itinéraire, la tâche naguère évoquée par M. Löwy, dans un
texte qui fît date, reste à faire (« il faudrait un jour reconstituer précisément
l’itinéraire qui mena Lénine du traumatisme d’août 1914 à la Logique de
Hegel12 », nous avancerons quelques hypothèses (quatre plus
précisément) pour tenter d’en reconstituer quelques aspects. Plus
particulièrement ceux qui dérivent de la double intuition formulée par Löwy
dans ce même texte : le recours à Hegel est-t-il « simple volonté de
retourner au sources de la pensée marxiste ou intuition lucide que le talon
d’Achille méthodologique du marxisme de la IIe Internationale était
l’incompréhension de la dialectique13 ? ». Sans doute l’un et l’autre, en
précisant aussitôt que la démarche de « retour aux sources » n’a en elle-
même rien de « simple », qu’elle fournit même l’indice le plus sûr de la
radicale portée du geste de Lénine.

1. Ce geste se comprend tout d’abord comme une réaction quasi-instinctive


à la dévalorisation, ou plutôt au refoulement de Hegel et de la dialectique
qui étaient le signe distinctif du marxisme de la IIe Internationale en général

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et de son représentant russe (et pas seulement : son prestige était


considérable dans toute l’Internationale) en matière de philosophie en
particulier, à savoir G. Plekhanov (à la nuance près dont il sera question ci-
dessous). Rappelons simplement sur ce point, que, se fondant
principalement sur les écrits du dernier Engels, eux-mêmes passablement
simplifiés, la doctrine officielle de la IIe Internationale, de Mehring à Kautsky
en passant par Plekhanov lui-même, consistait en une variante
d’évolutionnisme scientiste et de déterminisme à prétention matérialiste,
combiné à un quiétisme politique, que seuls (à l’exception de Labriola) les
« révisionnistes » (de droite ou de gauche, de Bernstein à Sorel et Karl
Liebknecht) de l’Internationale contestait, presque toujours à partir de
positions néo-kantiennes. En réalité, cette matrice participait pleinement au
climat intellectuel typique de l’époque, à ce xixe siècle positiviste, imbu de
croyance au progrès, à la mission de la science et à celle de la civilisation
européenne à l’apogée de son expansion coloniale. Il ne semble pas
exagéré de dire que, dans sa variante russe, venant d’un pays à
modernisation très « tardive » et toujours dominé par des forces
obscurantistes d’ancien régime, ces traits se sont considérablement durcis.
Plekhanov inscrit ouvertement Marx dans la lignée du matérialisme du
baron D’Holbach et d’Helvetius14 et, dans la continuité d’une tradition
feuerbachienne russe, plus particulièrement de Tchernichevski, il proclame
Feuerbach — que Marx ne fait pour l’essentiel que prolonger —, grand
vainqueur de l’idéalisme hégélien.

Certes, dira-t-on, mais cette dimension réactive a toujours été celle qui a
déporté Lénine vers le terrain de la philosophie : voir Matérialisme et
empiriocriticisme, contrecoup de la révolution manquée de 1905 dans le
Kampfplatz de la philosophie15. Mais, justement, la comparaison entre les
deux gestes est éloquente : d’un bout à l’autre de l’ouvrage de 1908 dans
l’affrontement entre le « matérialisme » qu’il professe et l’empiriocriticisme
qu’il attaque, Lénine ne cesse de mobiliser Plékhanov, l’autorité
philosophique incontestée jusqu’alors (jusqu’à la « crise » ouverte par la
défaite de 1905 précisément) de l’ensemble des sociaux-démocrates
russes. Plekhanov, qui, quels que soient ses différents avec Kautsky, en
était l’homologue structurel en Russie, la source non-questionnée de
l’armature spéculative, métaphysique même, de cette orthodoxie qui a
irrémédiablement volé en éclat depuis août 1914.

Six ans après, c’est vers la bête noire de tout ce « matérialisme » que
Lénine se tourne : Hegel. Et, surtout, vers sa dialectique si encombrante,
puisque c’est d’elle, donc du comble de l’idéalisme hégélien, dont Marx se
réclame selon les modalités bien connues du « renversement » et de la

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« remise sur les pieds ». Dialectique à laquelle Plekhanov (qui est loin d’être
une exception répétons-le ; il se trouve cependant qu’il est considéré
comme le spécialiste es philosophie de la IIe Internationale), parmi ces
milliers de pages d’histoire et de polémiques philosophiques ne consacre
quasiment rien, comme le dirigeant bolchevik le constatera quelques mois
après son propre travail sur la Logique16. Le peu qu’il écrivit montre du
reste à quel point son univers intellectuel, celui de toute une époque ou
presque en réalité, était devenu étranger à la tradition de l’idéalisme
allemand. Dans son article « Pour le soixantième anniversaire de la mort de
Hegel17 », le seul que la Neue Zeit ait publié à cette occasion (ce qui en dit
long sur l’état de la discussion philosophique à l’intérieur de la social-
démocratie allemande), Plekhanov traite, à la manière d’une compilation
encyclopédique, les vues de Hegel sur l’histoire universelle, la philosophie
du droit, la religion etc. Le « fondement géographique de l’histoire
universelle18 » trouve quelque grâce à ses yeux — il y détecte sans doute
un « germe de matérialisme » — tandis que la question de la dialectique est
littéralement expédiée en moins d’une page19, laquelle sert à introduire les
deux ou trois citations de Marx lui-même toujours évoquées à ce sujet. Ce
qui fait l’objet du refoulement ce n’est donc pas exactement Hegel en tant
que tel (d’une certaine façon Hegel a beaucoup moins été refoulé dans
l’intelligentsia russe, Plekhanov compris, qu’ailleurs en Europe), mais la
question de la dialectique dans Hegel, le « fond de l’affaire » comme dira
Lénine, réglant ses comptes philosophiques avec Plekhanov, peu après sa
lecture de la Logique20.

2. La seconde hypothèse sur le recours à Hegel dans cette conjoncture


extrême renvoie à la conception proprement léninienne de l’intervention en
philosophie. Il faut en effet voir également l’autre côté de cette image quasi-
inversée entre l’intervention publique dans la mêlée philosophique ouverte
la crise de 1908 et la quête privée, quasi-secrète même, dans les sentiers
les plus ardus de la métaphysique impulsée par le désastre de 1914. S’il
semble bien qu’un « abîme », pour reprendre le mot d’Henri Lefebvre, les
sépare, et que les arguments « continuistes » qui ont marqué un certain
« léninisme21 » ne résistent ni à la lecture des textes ni à une perception
minimale des conjonctures, il n’en reste pas moins que Lénine a
effectivement retenu quelque chose de sa précédente descente dans
l’arène de la philosophie. A savoir que dans des conjonctures de « crise »,
dont la spécificité réside dans les formes prises par le redoublement de la
crise dans le sujet révolutionnaire lui-même (« une terrible débâcle frappe
l’organisation social-démocrate »), la bataille philosophique peut se placer
au premier rang de la lutte car ses enjeux théoriques touchent directement
au statut de la pratique politique.
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Dans la conjoncture du « désastre » de l’été 1914, ce syllogisme pivote en


quelque sorte sur lui-même : l’implosion de toute la politique social-
démocrate change tout dans le domaine de la théorie. L’orthodoxie, dans la
figure emblématique du doublet kautsko-plekhanovien, a elle aussi sombré
dans le vote des crédits de guerre et le ralliement à l’union sacrée. Pour
penser cette faillite, et détruire théoriquement la matrice de la IIe
Internationale, il faut commencer par détruire la métaphysique de ce dont
l’organisation ouvrière fut la technique22. Et le « maillon faible » de la
métaphysique social-démocrate c’est Hegel. Pas n’importe quel Hegel,
justement pas celui qui a pu intéresser, au passage, un Plekhanov : pas le
Hegel des écrits les plus immédiatement, extérieurement, politiques, mais
bien le cœur spéculatif du système, la méthode dialectique consignée dans
la Science de la Logique.

Lénine comprend parfaitement, en d’autres termes, que le véritable enjeu


du « système » de Hegel est à rechercher non dans les textes les plus
directement politiques ou historiques, mais dans les plus « abstraits », les
plus « métaphysiques », les plus « idéalistes ». Il rompt ainsi de manière
irrévocable avec la manière de traiter les questions philosophiques héritée
du vieil Engels et consacrée par toute la IIe Internationale, y compris par sa
propre « conscience philosophique antérieure » : la division de la
philosophie en deux camps opposés et fondamentalement extérieurs l’un à
l’autre, le matérialisme et l’idéalisme, qui expriment terme à terme les
intérêts des classes antagonistes. Toutefois, et nous verrons que cela ne va
pas sans soulever quelques questions, disons-même que c’est précisément
ici que se trouve le punctum dolens des Cahiers, si la distinction
matérialisme/idéalisme est ressaisie dialectiquement, et par là, en une
certain sens, relativisée, elle n’est pas pour autant rejetée, mais (nous y
reviendrons) reformulée, réouverte, ou, plus exactement : radicalisée dans
le sens d’un matérialisme nouveau. Pour le dire autrement : en quittant le
rivage de l’orthodoxie, Lénine ne « change » pas de « camp »
philosophique, il ne devient pas idéaliste, pas plus qu’il n’adhère à l’un des
« révisionnismes » philosophiques disponibles, quitte à inventer sa propre
variante. Ce qu’il a toujours le plus catégoriquement refusé, c’est
précisément cela, une « troisième voie », médiane ou conciliatrice, « entre »
le matérialisme et l’idéalisme, ou « au-delà » de leur opposition23. Une telle
posture reviendrait du reste à conserver les termes même du dispositif
théorique qu’il s’agit de récuser en tant que tel. Lénine tente
« simplement », mais c’est là bien entendu toute la difficulté, de lire Hegel
en matérialiste et d’ouvrir ainsi la voie à un recommencement, une véritable
refondation, du marxisme lui-même.

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3. Face au désastre, Lénine cherche ainsi à remonter au moment constitutif,


au texte même de Marx. Fût-il de commande, le texte destiné à
l’encyclopédie Granat (O, XXI, 39-87) joue à cet égard un rôle de
révélateur : chevauchant le moment du désastre, il reste fidèle, pour
l’essentiel de l’exposé, à l’orthodoxie engelso-kautskienne (notamment dans
la reprise des définitions canoniques du « matérialisme »). Il s’en distingue
pourtant tant par la place accordée aux questions « philosophiques »,
placées au début de l’exposé, chose inhabituelle en soi (tout
particulièrement dans le cadre d’un écrit à caractère pédagogique), que par
l’existence d’un sous-chapitre séparé intitulé « la dialectique ». Même si, là
aussi, le texte reprend les formules-type de l’orthodoxie, tout
particulièrement le primat de l’« évolution « et du « développement » dans
la nature et la société, à l’appui duquel sont évoquées (dans le plus pur
style plekhanovien) le « développement moderne de la chimie, de la
biologie », et même de « la théorie électrique de matière », il se caractérise
néanmoins par une volonté de se démarquer du « matérialisme
« vulgaire » ». Formulation fort suspecte, faut-il le rappeler, aux yeux de
l’orthodoxie de la IIe Internationale, pour laquelle tout matérialisme était bon
à prendre. Lénine n’hésite pas de le qualifier « métaphysique dans le sens
d’antidialectique », accusation à peu près inconcevable pour un Plekhanov,
pour qui l’ancien matérialiste n’est tout au plus qu’« inconséquent »,
insuffisamment matérialiste ou fidèle au monisme de la « matière » et au
déterminisme par le « milieu » socio-naturel, ou encore, à l’extrême limite,
« unilatéral24 ».

Dans ce même texte, Lénine tient également à distinguer avec une


insistance peu ordinaire l’« évolution » selon Marx de l’« idée courante
d’évolution » en ce qu’elle est une évolution « par bonds, catastrophes, par
révolutions » [le mot-clé ici est bien sûr « catastrophe »25] ; il insiste sur la
« dialectique » comme « aspect révolutionnaire de la philosophie de
Hegel », et évite de reprendre la distinction consacrée entre la méthode et
le système. Sa référence aux « thèses sur Feuerbach », pour partielle et
déformée qu’elle soit, rend de ce fait un autre son que les commentaires
orthodoxes, tout particulièrement plekhanoviens. De manière significative,
elle permet de clore le sous-chapitre consacré au « matérialisme
philosophique » par une référence à la notion, rigoureusement écartée par
l’évolutionnisme déterministe de l’orthodoxie26, d’« activité pratique
révolutionnaire » .

Lénine devient donc conscient de la nécessité de remonter au nœud


théorique Feuerbach-Hegel pour reprendre la question du marxisme par ses
fondements, pour se débarrasser radicalement de l’orthodoxie et de sa

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vulgate, ce que Marx appellerait le « point de vue du matérialisme ancien »


(thèse 10 sur Feuerbach). Il ne faut donc guère s’étonner de le voir
demander en cours d’édition, et alors qu’il a commencé la lecture de la
Science de la logique, la possibilité de modifier des parties de l’article, tout
particulièrement celles qui concernent la dialectique.

4. Un autre élément intervient cependant dans la configuration de ce


moment refondateur : dans la radicalité théorique que lui autorise sa
solitude, Lénine se voit inévitablement confronté à la nécessité d’une
reconstruction du rapport à la tradition révolutionnaire nationale, le fameux
« héritage », selon le terme consacré au sein de l’intelligentsia
oppositionnelle, des figures fondatrices de l’Aufklärung russe et de la
démocratie révolutionnaire. Un héritage dont il s’est toujours fièrement
réclamé en même temps qu’il en refusait la confiscation par le courant
populiste de son époque et affirmait la légitimité, et la nécessité, d’une
reconsidération critique. Pour le dire autrement, c’est précisément la
solitude du cabinet de lecture bernois qui permet à Lénine de dialoguer
librement, par Hegel interposé d’une certaine façon, avec les grands
ancêtres, et plus particulièrement avec la figure fondatrice de Herzen.

Ce renvoi d’un geste fondateur à un autre, réactivé par ce rapport


reconstruit au présent, et pleinement assumé comme tel, doit s’entendre
dans un double sens : Herzen est tout d’abord le maillon qui relie l’héritage
révolutionnaire russe au grand courant des révolutions européennes de
1848. Nourri d’hégélianisme, plus exactement de jeune-hégélianisme27
(phénomène de « contre-temps » caractéristique d’un pays « tardif » :
quand Hegel arrive à Russie, c’est à la fois précocement et tardivement,
c’est déjà le Hegel du mouvement jeune-hégélien), marqué plus
particulièrement par la lecture révolutionnaire impulsée par Bakounine et
par Heine, qu’il rencontra lors de son exil parisien, Herzen est
incontestablement le premier à poser les termes de ce que l’on désignera
plus tard comme la « non-contemporanéité russe »28. Reformulant, non
plus dans le contexte euphorique d’avant 1848 mais dans celui de la défaite
et du désespoir ; la thématique « allemande » du renversement du
« retard » — extrême — (de la Russie) en possible « avance » (sur les
autres pays européens), il trace les contours d’une « voie russe » comme
voie singulière d’accès à l’universel. Protégée, du fait même de son retard,
des effets conjoints de l’écrasement de la révolution démocratique et du
développement capitaliste, la Russie, aux formes sociales communautaires
encore vivaces dans son immensité rurale et pourrait ainsi ouvrir la voie à
une émancipation plus avancée encore que celle initiée par la Révolution
française de 1789, entrevue concrètement en 1793-1794, et dont la défaite

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