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de Rome
Résumé
La guerre a été au cœur du destin de la IIe Internationale. Empêcher la guerre considérée comme la conséquence des rivalités
impérialistes a été une de ses importantes préoccupations dans la période qui a précédé la Première Guerre mondiale.
Néanmoins elle n'avait pas réussi à établir un programme d'action en cas de menace de guerre, et lorsque la crise de juillet
1914 éclata, la rapidité de l'enchaînement des événements l'empêcha d'intervenir de façon efficace et elle fut réduite à
l'impuissance. Dans presque tous les pays belligérants, les socialistes se rallièrent à la défense nationale. Pendant la guerre les
manifestations d'opposition à la guerre eurent lieu en fait contre la volonté de l'Internationale. Toutefois, la guerre terminée, la
IIe Internationale devait assez rapi dement renaître sous une forme à peine différente, et avec un discours sur la guerre très
semblable à celui employé avant 1914. Elle n'eut cependant pas à affronter la Deuxième Guerre mondiale, car le fascisme
d'abord, le nazisme ensuite, provoquèrent sa désagrégation. Le rêve de la IIe Internationale, empêcher la guerre, s'était écroulé
au contact des faits. Il n'en représente pas moins une étape importante dans l'histoire de l'humanité.
Becker Jean-Jacques. La IIe Internationale et la guerre. In: Les Internationales et le problème de la guerre au XXe siècle.
Actes du colloque de Rome (22-24 novembre 1984) Rome : École Française de Rome, 1987. pp. 9-25. (Publications de l'École
française de Rome, 95);
https://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1987_act_95_1_2885
1 Voir Annie Kriegel, La IIe Internationale (1889-1914), dans Jacques Droz (sous la
direction de), Histoire générale du socialisme. II. De 1875 à 1918, Paris, 1974, p. 579.
2 Histoire de la IIe Internationale. 19. Congrès socialiste international (Copenhague, 28
août - 3 septembre 1910), Genève, 1981, 916 p., cf. p. 558.
LA IIe INTERNATIONALE ET LA GUERRE 11
lement sûrs. Il faut dire que sur ce point la pensée des principaux
théoriciens n'était pas d'une grande clarté. Si on suit Georges Haupt3,
jusque vers 1891 Engels avait effectivement vu dans les événements
militaires des «leviers d'action révolutionnaire»4, mais il avait par la suite
progressivement modifié son point de vue et il avait alors estimé que le
conflit armé pouvait au contraire être un obstacle redoutable à la
progression du socialisme, qu'en favorisant la croissance du militarisme, il
permettrait le développement d'un puissant agent de contre-révolution.
Avec le tournant du siècle, avec la guerre russo-japonaise et la crise
révolutionnaire en Russie, il apparut de nouveau que la guerre pouvait
être à la source de la Révolution. Certains théoriciens se demandèrent
s'il ne fallait pas repenser la question, en particulier le socialiste
autrichien Otto Bauer : «Aujourd'hui, bien sûr, il faut dans la critique du
militarisme rendre compte d'autres considérations que de celles qu'a
formulées Friedrich Engels. . . Si, dans des conditions totalement
modifiées, la lutte pour la paix est l'une des tâches importantes, cette lutte
ne peut être menée que comme une partie de notre lutte contre
l'impérialisme et non pas dans le style larmoyant à la Suttner ou à la Tolstoï
qui convient mal au parti de la lutte implacable, et dans la pleine
conscience du fait que la guerre, qui n'est aujourd'hui qu'un moyen
d'oppression impérialiste, peut redevenir un moyen de libération
prolétarienne»5.
Mais comme l'a souligné Georges Haupt ces analyses n'affectèrent
pas les débats de l'Internationale6. Pour elle son action devait être
préventive : elle devait s'efforcer d'empêcher la guerre. On conçoit dans
ses conditions qu'un rôle de premier plan fut réservé au socialiste
français Edouard Vaillant pour qui l'ennemi principal du socialisme était le
militarisme. Au congrès constitutif de la nouvelle Internationale en
1889, c'est lui qui avait présenté le rapport et la résolution sur la
question du militarisme et des armées permanentes, et lors des congrès
suivants, ce fut lui encore qui continua d'alerter les socialistes sur le
danger du militarisme et sur les nécessités de la défense de la paix7. Com-
3 Georges Haupt, Guerre et révolution chez Lénine, dans Revue française de science
politique, n° 2, avril 1971, p. 264 et sq.
4 Préface de Trotsky aux Notes sur la guerre de 1870-1871 de Friedrich Engels, cité
par G. Haupt, op. cit., p. 262, note 18.
5 Cité par G. Haupt, ibid., p. 264.
6 Ibid.
7 Voir Georges Haupt et Jolyon Howorth, Edouard Vaillant, délégué au Bureau socia-
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une aile gauche pour qui l'objectif final était moins la paix que la
révolution. Elle s'exprima lors du congrès de Stuttgart en faisant passer un
amendement présenté en sous-commission par Rosa Luxembourg,
Lénine et Martov. Ce texte disait: «Au cas où la guerre éclaterait
néanmoins, ils (les socialistes) ont le devoir de s'entremettre pour la faire
cesser promptement et d'utiliser de toutes leurs forces la crise
économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches
populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination
capitaliste». Il se plaçait dans une perspective différente. Son objectif n'était
plus d'empêcher la guerre, mais de définir l'action à mener une fois
une guerre commencée. Il semble bien d'ailleurs, si on suit Georges
Haupt20, que le centre et la droite de l'Internationale n'aient pas été
conscients de la portée de cet amendement, ou tout au moins que cela
leur ait paru de peu d'importance, tant c'était du domaine de
l'hypothèse. Par la suite, pour prendre l'exemple de Lénine, il assista
régulièrement aux réunions du BSI entre 1907 et 1911. La correspondance
très suivie qu'il entretint avec Huysmans montre qu'il avait une très
grande confiance dans l'avenir de l'Internationale et qu'il la considérait
comme «l'autorité morale suprême du socialisme mondial»21. Mais il
ne porta qu'assez peu d'intérêt aux discussions sur les moyens
préventifs à opposer à une guerre éventuelle. Il estimait qu'on ne pouvait en
prévoir les conditions et donc établir à l'avance un programme
d'action. Aussi intervint-il rarement. En revanche, dans ses
communications aux membres de son parti, il manifestait son aversion aussi bien
pour les propositions de Vaillant, naïves, que pour celles d'Hervé,
relevant de l'«imbécilité héroïque»22.
Finalement il n'est pas facile de savoir si chez Lénine la guerre
était vue comme une éventualité à utiliser le cas échéant ou comme une
nécessité. . .
L'Internationale et les partis qui la composaient sont donc arrivés
à la guerre sans avoir de programme d'action précis. Au fond il fallait
tout l'esprit «rationnel» des Français pour croire qu'on pouvait en
quelque sorte programmer face à la mobilisation des armées la contre-
mobilisation des prolétariats; ce n'était pas - pour des raisons diverses
20 Georges Haupt, Le congrès manqué, Paris, 1965, 299 p., cf. p. 26.
21 Georges Haupt, Correspondance entre Lénine et Camille Huysmans (1905-1914),
Paris-La Haye, 1963, 165 p., cf. p. 38.
22 Ibid., p. 264-265.
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liste. Mais une fois de plus l'historien est obligé de considérer que, si
connaître la fin de l'histoire semble rendre facile d'en expliquer le
déroulement, l'analyse des agissements des acteurs ne peut être faite
sérieusement si on perd de vue que, eux, ne la connaissaient pas.
Or, point essentiel, tous les participants de ces événements - et pas
seulement les socialistes - ont été surpris par la rapidité des
enchaînements. Ils croyaient être entrés dans une crise qui durerait un certain
temps avec de nombreux épisodes et ils se sont trouvés en guerre en
quelques jours. «L'Internationale mise sur la durée de la crise», a écrit
Madeleine Rébérioux28, il est un fait que les dispositions prises ou
proposées par les socialistes des différents pays, au premier chef par les
socialistes français, par Jaurès comme par les autres, montrent qu'ils
n'ont pas eu conscience que le temps pressait et que la crise pouvait se
dénouer brutalement29.
À Bruxelles la plupart des chefs socialistes avaient fait preuve
d'optimisme. Le développement des manifestations pour la paix dans les
différents pays avec comme point d'orgue le grand congrès de
l'Internationale à Paris devait suffisamment inquiéter les fauteurs de guerre
pour les faire reculer. La situation était grave certes, mais il n'y avait
pas de raison particulière de désespérer. Quand Jaurès quitta Bruxelles
le 30 juillet, il était plutôt confiant, il dit au dirigeant socialiste belge
Vandervelde : « Ce sera comme pour Agadir. Il y aura des hauts et des
bas. Mais les choses ne peuvent pas ne pas s'arranger», et il alla revoir
les primitifs flamands au musée des Beaux-Arts avant de reprendre le
train de Paris30.
Deuxième reproche formulé habituellement contre cette réunion
de Bruxelles, c'est de ne pas avoir prévu ce qu'il faudrait faire si la
guerre éclatait avant la réunion du congrès de l'Internationale. Ce
reproche s'appuie entre autres sur une remarque de Karl Kautsky
énoncée quelques années plus tard: «II est étonnant qu'aucun d'entre
nous, qui étions là-bas, n'ait eu l'idée de poser la question : que faire si
la guerre éclate avant (avant le congrès)? Quelle attitude les partis
ment identique pour tous les pays. Elle se trouve dans les réels
mouvements populaires pour la défense du pays qui se sont manifestés
partout, même en Russie, où pourtant le mouvement socialiste prit ses
distances, même dans la monarchie austro-hongroise où - cela peut
paraître surprenant -, de vifs sentiments nationaux se révélèrent. C'était au
fond la traduction logique du mouvement des nationalités, un des faits
dominants de l'histoire du XIXe siècle, de la création ou du
renforcement des États-nations. Ce serait une vue de l'esprit de penser que les
responsables socialistes pouvaient échapper à ce contexte, à moins
d'être complètement séparés du monde ouvrier qu'ils prétendaient
représenter. Il faut aller plus loin, les responsables socialistes n'ont pas
été seulement influencés par l'opinion publique de leurs pays
respectifs, ils étaient imprégnés des mêmes sentiments. Au-delà des
différences régionales, la conscience nationale a submergé la conscience de
classe. Madeleine Rébérioux35 conteste cette proposition ou tout au
moins souhaite la nuancer. Pour elle il y a eu plutôt «perversion» de la
conscience de classe que submersion parce que les militants n'ont pas
eu conscience de renoncer à leur conscience de classe. On peut lui en
donner acte : il n'y a pas eu chez la plupart le sentiment d'une
contradiction dans leur attitude. Le vieux Vaillant - il a alors 74 ans - s'écria
lors des obsèques de Jaurès : «Jurons de faire tout notre devoir
jusqu'au bout, pour la Patrie, pour la République, pour la Révolution»36.
D'ailleurs Vaillant n'employa pas l'expression «union sacrée» lui
préférant celle de «trêve des partis». Mais pourquoi parler de perversion du
sens de classe, existerait-il un tribunal dont les historiens seraient les
magistrats et qui pourrait décider chez qui le sens de classe est pur et
chez qui il est perverti? Le seul fait certain est que chez Vaillant - bon
exemple parce que personne n'a jamais mis en doute sa sincérité -,
comme chez beaucoup d'autres, la contradiction entre les propos
d'avant-guerre et les propos de guerre n'est pas niable37, mais la patrie
leur a paru dans l'immédiat la valeur qu'il fallait d'abord défendre.
À partir du moment où les partis nationaux s'engageaient derrière
leurs gouvernements dans la défense nationale, avec des intensités
41 Vladimir I. Lénine, Œuvres, Paris-Moscou, tome 23, p. 277, cité par Georges Haupt,
Guerre et Révolution chez Lénine, op. cit., p. 276.
42 V. I. Lénine, Œuvres, op. cit., tome 21, p. 217-219, dans G. Haupt, op. cit., p. 279.
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51 II y a une certaine simplification dans ce que nous disons ici dans la mesure où
tous les dirigeants de l'Internationale socialiste et ouvrière n'avaient pas eu une attitude
identique pendant la guerre et ne partageaient pas les mêmes points de vue après, mais
nous insistons ici sur les traits majoritaires de l'organisation socialiste.
52 C. Grunberg. H. Grossman, Die drei Internationalen, léna, 1931, p. VI- 142, cité par
M. Sokolova, op. cit., p. 101.
53 Friedrich Adler, Au cas où la guerre éclaterait néanmoins. . ., Paris, 1931, p. 10.
LA IIe INTERNATIONALE ET LA GUERRE 25
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54 James Joll, The second International (1889-1914), Londres, 1955, 213 p., cf. p. 195.
55 Annie Kriegel, Histoire générale du socialisme, op. cit., p. 583.