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Publications de l'École française

de Rome

La IIe Internationale et la guerre


Jean-Jacques Becker

Résumé
La guerre a été au cœur du destin de la IIe Internationale. Empêcher la guerre considérée comme la conséquence des rivalités
impérialistes a été une de ses importantes préoccupations dans la période qui a précédé la Première Guerre mondiale.
Néanmoins elle n'avait pas réussi à établir un programme d'action en cas de menace de guerre, et lorsque la crise de juillet
1914 éclata, la rapidité de l'enchaînement des événements l'empêcha d'intervenir de façon efficace et elle fut réduite à
l'impuissance. Dans presque tous les pays belligérants, les socialistes se rallièrent à la défense nationale. Pendant la guerre les
manifestations d'opposition à la guerre eurent lieu en fait contre la volonté de l'Internationale. Toutefois, la guerre terminée, la
IIe Internationale devait assez rapi dement renaître sous une forme à peine différente, et avec un discours sur la guerre très
semblable à celui employé avant 1914. Elle n'eut cependant pas à affronter la Deuxième Guerre mondiale, car le fascisme
d'abord, le nazisme ensuite, provoquèrent sa désagrégation. Le rêve de la IIe Internationale, empêcher la guerre, s'était écroulé
au contact des faits. Il n'en représente pas moins une étape importante dans l'histoire de l'humanité.

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Becker Jean-Jacques. La IIe Internationale et la guerre. In: Les Internationales et le problème de la guerre au XXe siècle.
Actes du colloque de Rome (22-24 novembre 1984) Rome : École Française de Rome, 1987. pp. 9-25. (Publications de l'École
française de Rome, 95);

https://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1987_act_95_1_2885

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JEAN-JACQUES BECKER

LA IIe INTERNATIONALE ET LA GUERRE

La guerre a vraiment été au cœur du destin de la IIe Internationale.


L'expression si souvent employée - d'ailleurs de façon abusive -, «la
faillite de l'Internationale» a voulu exprimer l'incapacité qui fut la
sienne de s'opposer à l'éclatement de la guerre en 1914 et au ralliement de
la plupart des partis socialistes qui la composaient à la défense
nationale dans leurs pays respectifs. Faillite ou pas d'ailleurs, on peut dire que
la IIe Internationale ne s'est jamais vraiment relevée des dramatiques
journées de la fin du mois de juillet et du début du mois d'août 1914.
La réflexion sur la guerre avait été - il faut le souligner - au centre
de la vie de l'Internationale. Pas tout de suite d'ailleurs. Lorsque la IIe
Internationale s'est constituée en 1889, la guerre entre grandes
puissances européennes n'était plus - momentanément - à l'ordre du jour. Ce
n'est qu'avec le développement de la tension que la question de la
guerre devint un sujet de préoccupation constant pour la IIe Internationale.
Préoccupation plus ambiguë qu'on ne l'a peut-être senti par la suite.
Il faut toujours repartir de la célèbre apostrophe du vieux
dirigeant social-démocrate allemand, August Bebel, en 1911 au Reichstag -
il avait alors 71 ans et mourra en 1913 - : «Je suis convaincu que cette
grande guerre mondiale (éventuelle) sera suivie d'une révolution
mondiale. Vous récolterez ce que vous avez semé. Le crépuscule des Dieux
approche pour le régime bourgeois». Ce n'était pas une idée en l'air
puisque les Bolcheviks quand ils s'emparèrent du pouvoir en Russie,
n'y voyaient qu'une étape sur le chemin de la Révolution mondiale,
même s'ils durent assez vite se résigner à n'avoir fait pour le moment
qu'une Révolution régionale.
Mais on voit immédiatement la conséquence de cette vision. Si la
guerre devait conduire à la Révolution socialiste, les socialistes
devaient-ils s'opposer à la guerre?
On a en général l'impression que cette problématique a été
étrangère à l'Internationale, que son seul souci a été la défense de la paix.
10 JEAN-JACQUES BECKER

Cette impression est liée à ce que de l'histoire de la IIe Internationale


on connaissait surtout jusqu'à une période relativement récente
l'histoire de ses congrès, et il est un fait que dans ces congrès, les controverses
qui opposèrent particulièrement socialistes français et socialistes
allemands ne reposaient pas sur cette problématique.
La problématique de l'Internationale dépendait d'abord de sa
doctrine sur l'origine des guerres. Dans les débuts du XXe siècle, le concept
d'impérialisme n'était pas encore bien éclairci même si les travaux de
l'économiste anglais Hobson qui avait publié un ouvrage intitulé
L'impérialisme en 1902, du marxiste autrichien Hilferding (Le capital
financier paru en 1910) ou de Rosa Luxemburg (L'accumulation du capital -
1913) avaient commencé à l'élucider1, - soulignons que l'ouvrage de
Lénine L'impérialisme, stade suprême du capitalisme n'a été publié pour
la première fois qu'en 1917 -. En revanche, et depuis déjà assez
longtemps, les socialistes croyaient que le capitalisme était bien le
responsable des guerres et ils se retrouvaient autour de la célèbre formule de
Jaurès : « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte
l'orage». D'une façon moins poétique et plus élaborée, une résolution
discutée au congrès de Copenhague en 1910 disait ceci: «(...) le
Congrès (. . .) rappelle :
Que les travailleurs de tous les pays n'ont entre eux ni démêlé ni
désaccord de nature à provoquer une guerre; que les guerres ne sont
actuellement causées que par le capitalisme et particulièrement par la
concurrence économique internationale des États capitalistes sur le
marché du monde, et par le militarisme, qui est un des instruments les
plus puissants de la domination bourgeoise à l'intérieur pour
l'asservissement économique et politique du prolétariat.
Les guerres ne cesseront complètement qu'avec la disparition de la
société capitaliste»2.
Les socialistes tiraient donc bien la conclusion que la guerre
disparaîtrait en même temps que le capitalisme, mais - même s'ils mettaient
en garde la bourgeoisie qu'en déclenchant la guerre, elle signerait son
arrêt de mort et même s'ils utilisaient cet argument pour l'arrêter sur
cette voie dangereuse -, tout se passait comme s'ils n'en étaient pas tel-

1 Voir Annie Kriegel, La IIe Internationale (1889-1914), dans Jacques Droz (sous la
direction de), Histoire générale du socialisme. II. De 1875 à 1918, Paris, 1974, p. 579.
2 Histoire de la IIe Internationale. 19. Congrès socialiste international (Copenhague, 28
août - 3 septembre 1910), Genève, 1981, 916 p., cf. p. 558.
LA IIe INTERNATIONALE ET LA GUERRE 11

lement sûrs. Il faut dire que sur ce point la pensée des principaux
théoriciens n'était pas d'une grande clarté. Si on suit Georges Haupt3,
jusque vers 1891 Engels avait effectivement vu dans les événements
militaires des «leviers d'action révolutionnaire»4, mais il avait par la suite
progressivement modifié son point de vue et il avait alors estimé que le
conflit armé pouvait au contraire être un obstacle redoutable à la
progression du socialisme, qu'en favorisant la croissance du militarisme, il
permettrait le développement d'un puissant agent de contre-révolution.
Avec le tournant du siècle, avec la guerre russo-japonaise et la crise
révolutionnaire en Russie, il apparut de nouveau que la guerre pouvait
être à la source de la Révolution. Certains théoriciens se demandèrent
s'il ne fallait pas repenser la question, en particulier le socialiste
autrichien Otto Bauer : «Aujourd'hui, bien sûr, il faut dans la critique du
militarisme rendre compte d'autres considérations que de celles qu'a
formulées Friedrich Engels. . . Si, dans des conditions totalement
modifiées, la lutte pour la paix est l'une des tâches importantes, cette lutte
ne peut être menée que comme une partie de notre lutte contre
l'impérialisme et non pas dans le style larmoyant à la Suttner ou à la Tolstoï
qui convient mal au parti de la lutte implacable, et dans la pleine
conscience du fait que la guerre, qui n'est aujourd'hui qu'un moyen
d'oppression impérialiste, peut redevenir un moyen de libération
prolétarienne»5.
Mais comme l'a souligné Georges Haupt ces analyses n'affectèrent
pas les débats de l'Internationale6. Pour elle son action devait être
préventive : elle devait s'efforcer d'empêcher la guerre. On conçoit dans
ses conditions qu'un rôle de premier plan fut réservé au socialiste
français Edouard Vaillant pour qui l'ennemi principal du socialisme était le
militarisme. Au congrès constitutif de la nouvelle Internationale en
1889, c'est lui qui avait présenté le rapport et la résolution sur la
question du militarisme et des armées permanentes, et lors des congrès
suivants, ce fut lui encore qui continua d'alerter les socialistes sur le
danger du militarisme et sur les nécessités de la défense de la paix7. Com-

3 Georges Haupt, Guerre et révolution chez Lénine, dans Revue française de science
politique, n° 2, avril 1971, p. 264 et sq.
4 Préface de Trotsky aux Notes sur la guerre de 1870-1871 de Friedrich Engels, cité
par G. Haupt, op. cit., p. 262, note 18.
5 Cité par G. Haupt, ibid., p. 264.
6 Ibid.
7 Voir Georges Haupt et Jolyon Howorth, Edouard Vaillant, délégué au Bureau socia-
12 JEAN- JACQUES BECKER

me il l'écrivait en 1 897 à Liebknecht «... chez vous comme chez nous,


le militarisme est la forme la plus odieuse et la plus dangereuse de la
réaction»8, ce qu'il ne dissociait pas de sa lutte pour la paix. À un autre
correspondant, il avait écrit déjà en 1888 : «Pour moi je vous le dirai
sans que je m'en sois ouvert encore à personne, de toutes les questions
celle qui me préoccupe le plus, celle pour laquelle je voudrais voir
toutes les forces du socialisme intervenir, c'est celle de la paix
européenne»9.
Toutefois, comment pouvait se faire l'intervention de
l'Internationale? Ce n'est qu'à partir du début du siècle que l'organisation
socialiste cessa progressivement d'être un lieu de contact épisodique quand fut
créé un secrétariat permanent connu sous le sigle de BSI (Bureau
socialiste international) qui fonctionna vraiment à partir de 1904 et
surtout en 1905 avec l'arrivée au secrétariat du belge Camille Huysmans. Il
n'était pourtant pas question de faire du BSI un organisme de direction
qui se substituerait à l'autorité des partis nationaux. Très attaché à
cette nouvelle institution, Edouard Vaillant, comme Jaurès, considérait
que «s'il y avait une règle d'action internationale (...) à faire respecter,
c'était celle de l'autonomie nationale»10, et quand, par exemple, au
congrès de Limoges de la SFIO, Gustave Hervé voulut imposer à
l'Internationale la grève militaire comme tactique obligatoire, Vaillant s'y
opposa avec force considérant avec un certain bon sens : « Les règles et
mesures communes doivent être librement délibérées et décidées par
tous, c'est le seul moyen pour qu'elles soient par tous exécutées»11.
Néanmoins au fur et à mesure des années Vaillant se fit de plus en plus
insistant pour que l'Internationale prenne des décisions d'action. On le
sait, l'attitude à observer en cas de menace de guerre fut un des thèmes
qui domina les congrès de Stuttgart en 1907 et de Copenhague en
1910.
On peut mettre à part la position défendue essentiellement par le
Français Gustave Hervé, et qui trouvait d'ailleurs un assez large écho
dans les milieux syndicaux français. Elle reposait sur la négation de
l'idée de patrie : en cas de déclaration de guerre, il fallait répondre par

liste international: correspondances avec le Secrétariat international (1900-1915) [Extrait


des Annali della Fondazione Giangiacomo FeltrinellQ, 1976, p. 226 et sq.
8 Ibid., p. 227, note 29.
9 Ibid., p. 221, note 10.
10 Ibid., p. 228.
11 Ibid., p. 228, note 34.
LA IIe INTERNATIONALE ET LA GUERRE 13

la grève générale et l'insurrection, ce qui permettrait de renverser le


capitalisme, d'établir le socialisme et du même coup d'éliminer la
guerre provoquée par le capitalisme12. «Quand l'armée sera occupée aux
frontières, nous nous soulèverons et ce sera l'insurrection13. Position
simple, trop simple, pensait Jaurès. Il estimait que l'erreur d'Hervé
n'était pas tant de s'attaquer à la patrie que de méconnaître la «valeur
et la force de l'État-nation»14. Tous les autres grands leaders socialistes
français, qu'il s'agisse de Jaurès, de Guesde ou de Vaillant étaient
convaincus de la force de l'idée de nation. Pour Vaillant en particulier,
l'internationalisme supposait l'existence de nations autonomes. «La
nation est un fait. C'est le milieu où évolue la classe ouvrière d'un pays et
c'est dans ce cadre que chaque classe ouvrière a pris sa conscience de
classe et a senti qu'elle était solidaire avec les classes ouvrières des
autres pays»15.
Au congrès de Stuttgart un vif duel opposa Bebel à Hervé qui
laissait tomber: «Si la social-démocratie allemande n'a rien d'autre que
Bebel, je crains que notre internationalisme ne soit qu'une duperie
pour le prolétariat » 16, mais derrière ce débat la véritable opposition se
développa entre la majorité des socialistes français derrière Jaurès et
Vaillant et la majorité de la social-démocratie allemande derrière
Bebel. La différence entre eux ne portait pas sur les principes, mais sur la
façon de les appliquer. «Le réalisme national» des Allemands
s'opposait aux «équivoques jauressistes » du socialisme français17. Pour être
précis, à Jaurès qui souhaitait qu'on évoque la grève générale comme
moyen possible d'action, les Allemands rétorquaient qu'il était inutile
de mettre en avant un moyen d'action que, eux Allemands, étaient
certains de ne pouvoir employer et dont ils pensaient d'ailleurs que les
Français en seraient tout aussi incapables! Ce dont Jaurès ne disconve-

12 Voir Jean- Jacques Fiechter, Le socialisme français de l'Affaire Dreyfus à la Grande


Guerre, Genève, 1965, 291 p., cf. p. 156.
13 Compte rendu analytique du Congrès de Limoges du parti socialiste unifié, 1-4
novembre 1906, p. 215.
14 Harvey Goldberg, Jean Jaurès, Paris, 1970. 634 p., cf. p. 400.
15 Georges Haupt et Jolyon Howorth, op. cit., p. 232.
16 Compte rendu du Congrès de Stuttgart, p. 120-124, cité par Milorad M. Drachko-
vitch, Les socialismes français et allemand et le problème de la guerre (1870-1914), Genève,
1953, 385 p., cf. p. 325-326.
17 Ibid., p. 323.
14 JEAN- JACQUES BECKER

naît pas à la vérité, mais il croyait à l'effet pédagogique de formuler


des propositions même si, pour le moment, elles restaient
inapplicables18.
À Stuttgart les congressistes se mirent finalement d'accord sur une
formule suivant laquelle les classes ouvrières des pays concernés par la
menace d'une guerre étaient appelées à «faire tous leurs efforts pour
l'empêcher», mais où les moyens à employer n'étaient pas précisés. Ils
devaient seulement être les mieux appropriés et variés en fonction de
l'acuité de la lutte des classes et de la situation politique générale.
La question rebondit sans plus de résultats au congrès suivant,
celui de Copenhague, se polarisant autour d'un amendement à la
résolution de Stuttgart, présenté par le Français Vaillant et le Britannique
Keir Hardie, et visant à préciser quel type de grève générale devrait
être réalisé, celle des industries fournissant à la guerre ses instruments.
Une fois de plus les Allemands, ici par la voix de Ledebour, s'y
opposèrent : « (. . .) déclarer la grève générale dans les pays de quelque façon
que ce soit (. . .) nous ne pouvons le comprendre. Le développement
économique dans les différents pays, la force de la social-démocratie
et, principalement, les différentes forces organisées du mouvement
ouvrier rendent impossible des prescriptions générales pour la grève
générale»19.
Comme la plupart des participants étaient convaincus qu'obtenir
une majorité dans un congrès de l'Internationale sur une telle question
n'avait aucun sens, que seul le consensus pouvait conduire à une
certaine efficacité, un ralliement général s'opéra autour d'une motion
présentée par le Belge Vandervelde renvoyant l'amendement au prochain
congrès, prochain congrès dont on sait que, reporté de 1913 à 1914, il
n'eut pas lieu . . .
Mais, outre cette problématique - le principal souci de
l'Internationale devant être d'empêcher une guerre voulue par et au profit des
capitalistes -, a-t-il existé une autre problématique, une autre logique
dans les milieux de l'Internationale, même si elle apparut peu dans les
discussions de congrès?
Effectivement, en dehors de G. Hervé qui avec plus de violence
s'inscrivait en fait dans la même logique, il existait une aile gauche
dont les différents ne portaient pas sur l'action, mais sur l'idéologie,

18 H. Goldberg, op. cit., p. 435-436.


19 Histoire de la IIe Internationale. Congrès de Copenhague, op. cit., p. 553.
LA IIe INTERNATIONALE ET LA GUERRE 15

une aile gauche pour qui l'objectif final était moins la paix que la
révolution. Elle s'exprima lors du congrès de Stuttgart en faisant passer un
amendement présenté en sous-commission par Rosa Luxembourg,
Lénine et Martov. Ce texte disait: «Au cas où la guerre éclaterait
néanmoins, ils (les socialistes) ont le devoir de s'entremettre pour la faire
cesser promptement et d'utiliser de toutes leurs forces la crise
économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches
populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination
capitaliste». Il se plaçait dans une perspective différente. Son objectif n'était
plus d'empêcher la guerre, mais de définir l'action à mener une fois
une guerre commencée. Il semble bien d'ailleurs, si on suit Georges
Haupt20, que le centre et la droite de l'Internationale n'aient pas été
conscients de la portée de cet amendement, ou tout au moins que cela
leur ait paru de peu d'importance, tant c'était du domaine de
l'hypothèse. Par la suite, pour prendre l'exemple de Lénine, il assista
régulièrement aux réunions du BSI entre 1907 et 1911. La correspondance
très suivie qu'il entretint avec Huysmans montre qu'il avait une très
grande confiance dans l'avenir de l'Internationale et qu'il la considérait
comme «l'autorité morale suprême du socialisme mondial»21. Mais il
ne porta qu'assez peu d'intérêt aux discussions sur les moyens
préventifs à opposer à une guerre éventuelle. Il estimait qu'on ne pouvait en
prévoir les conditions et donc établir à l'avance un programme
d'action. Aussi intervint-il rarement. En revanche, dans ses
communications aux membres de son parti, il manifestait son aversion aussi bien
pour les propositions de Vaillant, naïves, que pour celles d'Hervé,
relevant de l'«imbécilité héroïque»22.
Finalement il n'est pas facile de savoir si chez Lénine la guerre
était vue comme une éventualité à utiliser le cas échéant ou comme une
nécessité. . .
L'Internationale et les partis qui la composaient sont donc arrivés
à la guerre sans avoir de programme d'action précis. Au fond il fallait
tout l'esprit «rationnel» des Français pour croire qu'on pouvait en
quelque sorte programmer face à la mobilisation des armées la contre-
mobilisation des prolétariats; ce n'était pas - pour des raisons diverses

20 Georges Haupt, Le congrès manqué, Paris, 1965, 299 p., cf. p. 26.
21 Georges Haupt, Correspondance entre Lénine et Camille Huysmans (1905-1914),
Paris-La Haye, 1963, 165 p., cf. p. 38.
22 Ibid., p. 264-265.
16 JEAN- JACQUES BECKER

- l'avis de la majorité de l'Internationale. Il n'y a pas de doute en


revanche que l'Internationale apparaissait comme «le plus énergique et
le plus décisif facteur de la paix universelle»23. Elle fut d'ailleurs
proposée pour le Prix Nobel de la Paix en 1913 et il est vraisemblable que
sa candidature aurait été retenue en 191424. En outre, sa puissance ou
l'apparence de sa puissance impressionnait. Elle fédérait un grand
nombre de partis socialistes au premier rang desquels le parti social-
démocrate allemand, plus d'un million d'adhérents, premier parti
d'Allemagne en 1912 avec 4.250.000 électeurs (34,8%), premier groupe
parlementaire avec 110 députés, un énorme appareil de fonctionnement,
30.000 permanents, 1.500.000 abonnés à ses journaux ou revues. . ,25.

«D'autant plus haute sera la chute», a écrit Madeleine Rébérioux,


l'Internationale dut avouer en août 1914 «sa totale impuissance»26.
Que s'était-il passé?
Il avait été décidé au congrès de Copenhague qu'en cas de menace
de conflit, «à la demande d'au moins un des prolétariats intéressés», le
BSI devrait aussitôt se réunir27. Effectivement le Bureau socialiste
international convoqué d'urgence se réunissait le 29 juillet 1914 à
Bruxelles. La plupart des grands noms du socialisme européen étaient
là. Parmi les absents toutefois Lénine qui, depuis peu, avait confié son
mandat de délégué à Litvinov. La principale décision prise fut
d'avancer du 23 au 9 août le congrès prévu et d'en déplacer le lieu de Vienne
à Paris.
Avec le recul historique cette décision est apparue comme
particulièrement dérisoire et comme le reflet de l'incapacité de
l'Internationale à agir de façon concrète. Elle a été à la source des moqueries ou des
condamnations sans appel formulées à l'égard de l'organisation socia-

23 Jean LoNGUET-Georges Haupt, Le congrès manqué, op. cit., p. 9, note 3.


24 Georges Haupt, Le congrès manqué, op. cit., p. 9.
25 Pierre Guillen, L'Empire allemand {1871-1918), Paris, 1970, 222 p., cf. p. 130.
26 Madeleine Rébérioux, Le socialisme et la première guerre mondiale (1914-1918),
dans Jacques Droz (sous la direction de), Histoire générale du socialisme, op. cit., 2,
p. 586.
27 Histoire de la IIe Internationale. Le Congrès de Copenhague, op. cit., p. 716-717.
LA IIe INTERNATIONALE ET LA GUERRE 17

liste. Mais une fois de plus l'historien est obligé de considérer que, si
connaître la fin de l'histoire semble rendre facile d'en expliquer le
déroulement, l'analyse des agissements des acteurs ne peut être faite
sérieusement si on perd de vue que, eux, ne la connaissaient pas.
Or, point essentiel, tous les participants de ces événements - et pas
seulement les socialistes - ont été surpris par la rapidité des
enchaînements. Ils croyaient être entrés dans une crise qui durerait un certain
temps avec de nombreux épisodes et ils se sont trouvés en guerre en
quelques jours. «L'Internationale mise sur la durée de la crise», a écrit
Madeleine Rébérioux28, il est un fait que les dispositions prises ou
proposées par les socialistes des différents pays, au premier chef par les
socialistes français, par Jaurès comme par les autres, montrent qu'ils
n'ont pas eu conscience que le temps pressait et que la crise pouvait se
dénouer brutalement29.
À Bruxelles la plupart des chefs socialistes avaient fait preuve
d'optimisme. Le développement des manifestations pour la paix dans les
différents pays avec comme point d'orgue le grand congrès de
l'Internationale à Paris devait suffisamment inquiéter les fauteurs de guerre
pour les faire reculer. La situation était grave certes, mais il n'y avait
pas de raison particulière de désespérer. Quand Jaurès quitta Bruxelles
le 30 juillet, il était plutôt confiant, il dit au dirigeant socialiste belge
Vandervelde : « Ce sera comme pour Agadir. Il y aura des hauts et des
bas. Mais les choses ne peuvent pas ne pas s'arranger», et il alla revoir
les primitifs flamands au musée des Beaux-Arts avant de reprendre le
train de Paris30.
Deuxième reproche formulé habituellement contre cette réunion
de Bruxelles, c'est de ne pas avoir prévu ce qu'il faudrait faire si la
guerre éclatait avant la réunion du congrès de l'Internationale. Ce
reproche s'appuie entre autres sur une remarque de Karl Kautsky
énoncée quelques années plus tard: «II est étonnant qu'aucun d'entre
nous, qui étions là-bas, n'ait eu l'idée de poser la question : que faire si
la guerre éclate avant (avant le congrès)? Quelle attitude les partis

28 Histoire générale du socialisme, op. cit., 2, p. 590.


29 Jean- Jacques Becker, 1914. Comment les Français sont entrés dans la guerre, Paris,
1977, 668 p., cf. p. 221 et en particulier note 169.
30 Jean Rabaut, Jaurès assassiné, Bruxelles, 1984, 182 p., p. 65, d'après Emile
Vandervelde, Souvenirs d'un militant socialiste, Paris, 1939, 294 p., cf. p. 171, et Jean-Jacques
Becker, op. cit., p. 225, note 194.
18 JEAN- JACQUES BECKER

socialistes ont-ils à prendre dans cette guerre?»31. En fait l'éminent


théoricien socialiste allemand réécrivait l'histoire. La question ne fut
pas posée parce qu'elle ne se posait pas vraiment. Non pas parce que
beaucoup de socialistes croyaient la guerre impossible, comme l'a
pensé Georges Haupt32 - pourquoi dans ce cas auraient-ils éprouvé le
besoin d'organiser un vaste mouvement d'agitation? -, mais parce que
l'opinion très largement partagée dans tous les milieux était que cette
guerre serait courte, quelques semaines, quelques mois au plus. Dans
cette perspective, dans cette période brève totalement utilisée par les
combats, comment prétendre intervenir? Jean Jaurès l'avait d'ailleurs
dit quinze jours plus tôt, le 1 5 juillet, au congrès socialiste de Paris :
«Ce n'est pas après la déclaration de guerre que nous agirons. Quand la
guerre aura éclaté, notre action sera devenue impossible»33.
Évidemment après quatre ans de guerre, on n'était plus dans les mêmes
dispositions mentales qu'au mois de juillet 1914!
En revanche, on peut s'interroger sur le fait qu'une fois la guerre
déclarée ou en voie de l'être, les partis socialistes ne se sont pas
contentés de constater leur impuissance à s'opposer à la guerre, mais qu'ils
ont collaboré à la défense nationale dans leurs pays respectifs, à
l'exception toutefois de deux, le mouvement socialiste serbe, - mais il ne
représentait pas grand chose -, et le mouvement socialiste russe, les 14
sociaux-démocrates de la Douma, 5 bolcheviks et 9 mencheviks votant
contre les crédits de guerre et les 11 socialistes-révolutionnaires
quittant la séance avant le vote. En France très rapidement, en Angleterre
plus tard, des socialistes entraient dans les gouvernements, à l'inverse
des socialistes allemands ou autrichiens - mais on ne leur a pas
demandé! Ce qu'on a appelé l'union sacrée en France, la paix civile
(Burgfrieden) en Allemagne était instauré. Sans schématiser outre-mesure, on
peut dire qu'au dilemme, Patrie ou Révolution ?, l'immense majorité des
socialistes, dans l'immédiat, répondirent Patrie34. Comment peut-on
interpréter ce phénomène? Dans la mesure où il n'a pas été le fait d'un
pays, mais de l'ensemble des belligérants, la réponse est vraisemblable-

31 Voir Jean- Jacques Becker, op. cit., p. 225, note 194.


32 Ibid.
33 Cité par Annie Kriegel, Jaurès en juillet 1914, dans Le mouvement social, octobre-
décembre 1964, p. 75.
34 Voir Annie Kriegel, Nationalisme et internationalisme ouvriers, dans Preuves, mars
1967 et Les Internationales ouvrières (1864-1943), Paris, 1966, 124 p., cf. p. 63.
LA II· INTERNATIONALE ET LA GUERRE 19

ment identique pour tous les pays. Elle se trouve dans les réels
mouvements populaires pour la défense du pays qui se sont manifestés
partout, même en Russie, où pourtant le mouvement socialiste prit ses
distances, même dans la monarchie austro-hongroise où - cela peut
paraître surprenant -, de vifs sentiments nationaux se révélèrent. C'était au
fond la traduction logique du mouvement des nationalités, un des faits
dominants de l'histoire du XIXe siècle, de la création ou du
renforcement des États-nations. Ce serait une vue de l'esprit de penser que les
responsables socialistes pouvaient échapper à ce contexte, à moins
d'être complètement séparés du monde ouvrier qu'ils prétendaient
représenter. Il faut aller plus loin, les responsables socialistes n'ont pas
été seulement influencés par l'opinion publique de leurs pays
respectifs, ils étaient imprégnés des mêmes sentiments. Au-delà des
différences régionales, la conscience nationale a submergé la conscience de
classe. Madeleine Rébérioux35 conteste cette proposition ou tout au
moins souhaite la nuancer. Pour elle il y a eu plutôt «perversion» de la
conscience de classe que submersion parce que les militants n'ont pas
eu conscience de renoncer à leur conscience de classe. On peut lui en
donner acte : il n'y a pas eu chez la plupart le sentiment d'une
contradiction dans leur attitude. Le vieux Vaillant - il a alors 74 ans - s'écria
lors des obsèques de Jaurès : «Jurons de faire tout notre devoir
jusqu'au bout, pour la Patrie, pour la République, pour la Révolution»36.
D'ailleurs Vaillant n'employa pas l'expression «union sacrée» lui
préférant celle de «trêve des partis». Mais pourquoi parler de perversion du
sens de classe, existerait-il un tribunal dont les historiens seraient les
magistrats et qui pourrait décider chez qui le sens de classe est pur et
chez qui il est perverti? Le seul fait certain est que chez Vaillant - bon
exemple parce que personne n'a jamais mis en doute sa sincérité -,
comme chez beaucoup d'autres, la contradiction entre les propos
d'avant-guerre et les propos de guerre n'est pas niable37, mais la patrie
leur a paru dans l'immédiat la valeur qu'il fallait d'abord défendre.
À partir du moment où les partis nationaux s'engageaient derrière
leurs gouvernements dans la défense nationale, avec des intensités

35 Madeleine Rébérioux, op. cit., p. 598-599.


36 L'Humanité, 8 août 1914.
37 Jean-Jacques Becker, Edouard Vaillant en 1914, communication au colloque Blan-
qui et les Blanquistes, octobre 1981, Paris (Société d'histoire de la révolution de 1848 et
des révolutions du 19e siècle).
20 JEAN-JACQUES BECKER

d'ailleurs diverses - de ce point de vue les socialistes français sont ceux


qui allèrent le plus loin, et cela s'explique à la fois par la force de la
solidarité nationale en France, par le sentiment d'être le pays des
valeurs démocratiques et aussi par la conviction sans failles de
l'agression subie -, quel pouvait être le rôle de l'Internationale? Parlant du
«bouillant et entreprenant secrétaire» du BSI, Camille Huysmans, M.
Rébérioux note : « On le vit déployer de grands efforts pour refuser
d'agir»38. Comment aurait-il pu en être autrement, à moins que se
substituant aux partis nationaux - ce qui était contraire aux règles de
l'organisation -, il ait décidé quels étaient les bons socialistes et les
mauvais. On connaît le mot célèbre de Kautsky, que l'Internationale n'était
pas faite pour les temps de guerre - humour noir, pirouette? ou tout
simplement vérité profonde? -. Comment une organisation
internationale aurait-elle pu agir pendant une guerre alors que ses composantes
estimaient que chacune d'entre elles devait chosir sa nation et qu'il ne
pouvait en être autrement?
Appelons-en une nouvelle fois à Vaillant. Il croit que
l'Internationale «survivra à la guerre. Elle renaîtra dans un monde libéré du
militarisme»39, mais dans l'immédiat il ne veut pas qu'elle puisse servir à
mettre tous les belligérants sur le même plan. Il rejette avec
indignation toute idée d'une réunion internationale où on pourrait par exemple
essayer de déterminer les responsabilités de la guerre. Il stigmatise une
telle attitude en parlant de doctrinarisme inepte. Il n'y a pas d'effort à
faire pour amener à nous les socialistes sincères et intelligents, «il sont
avec nous»40, affirme-t-il.
Néanmoins l'Internationale pouvait-elle, dans la mesure où la
guerre se prolongeait bien plus que prévu, rester l'arme au pied et, attendre
pour reprendre ses activités que la paix soit revenue?
Les socialistes - tout au moins la majorité d'entre eux - des pays
alliés s'opposèrent autant qu'ils le purent à la reprise de relations
internationales où ils voyaient toujours des intrigues germaniques, mais en
1917, suite à la première révolution russe, conséquence aussi de la
fermentation qui se manifestait chez à peu près tous les belligérants, les
socialistes français, puis anglais, se rallièrent à l'idée d'une conférence
internationale à Stockholm. À vrai dire, leurs intentions n'étaient pas

38 Op. cit., p. 606.


39 L'Humanité, 28 septembre 1914.
40 L'Humanité, 29 septembre 1914.
LA IIe INTERNATIONALE ET LA GUERRE 21

toujours très pures. La droite du parti socialiste français, Albert


Thomas, Guesde, Renaudel, y voyaient surtout l'occasion de démasquer la
mauvaise foi allemande et d'amener ainsi les Russes à reprendre la
guerre avec plus de vigueur. De leur côté, les socialistes belges
continuèrent jusqu'au bout à refuser de s'asseoir à côté des socialistes
allemands. Syndicalistes et socialistes anglais n'étaient pas très convaincus
non plus, puisque le syndicat des gens de mer avait annoncé qu'il
refusait de transporter les éventuels délégués. Finalement la conférence de
Stockholm n'eut pas lieu, les gouvernements britanniques et français
ayant refusé les passeports aux délégués, et ceux-ci n'ayant fait aucun
effort pour passer outre. Même si cette conférence de Stockholm avait
suscité des espoirs dans certains milieux ouvriers, elle n'avait pas fait
naître un mouvement suffisamment important pour qu'il triomphe des
réticences ou des oppositions des uns et des autres. Aussi bien de la
part des autorités gouvernementales ou militaires françaises qui ne
voyaient pas ce qui pourrait sortir de bon de cela, que d'ailleurs de
l'aile gauche du mouvement socialiste.
Lénine, dès le mois de septembre 1914, avait dénoncé le caractère
impérialiste de la guerre et il croyait que la Révolution pourrait en
sortir. Mais il était très prudent dans les faits sur le moment où cela
pourrait se produire. En janvier 1917, s'adressant aux jeunesses socialistes
suisses, il déclarait : « Nous ne verrons peut-être pas nous autres les
vieux, les combats décisifs de cette future révolution»41. En juin 1915, il
estimait que si la situation était révolutionnaire, cela ne signifiait pas
que la révolution aurait lieu «Nous l'ignorons, dit-il, et nul ne peut le
savoir»42. En revanche, il était persuadé qu'il n'y avait rien à tirer de
l'Internationale, qu'elle était morte et qu'il ne fallait pas la ressusciter.
Aussi quand dans les différents pays des oppositions à la guerre
commencèrent à se développer et qu'elles aboutirent - contre la volonté de
la IIe Internationale - à la réunion d'une conférence à Zimmerwald qui
se tint du 5 au 8 septembre 1915, il lança pour la première fois devant
une assemblée socialiste internationale, l'idée de la formation d'une
nouvelle Internationale. «Tous les auteurs et témoins bolcheviks, note
Annie Kriegel, Lénine, Zinoviev Boukharine, Trotski», ont d'ailleurs

41 Vladimir I. Lénine, Œuvres, Paris-Moscou, tome 23, p. 277, cité par Georges Haupt,
Guerre et Révolution chez Lénine, op. cit., p. 276.
42 V. I. Lénine, Œuvres, op. cit., tome 21, p. 217-219, dans G. Haupt, op. cit., p. 279.
22 JEAN-JACQUES BECKER

considéré Zimmerwald comme «l'embryon de la future internationale


communiste», même si en fait la filiation n'a pas été directe43.
Lorsque la guerre se termina, quel était le bilan pour la IIe
Internationale?
La sentence de Rosa Luxembourg fut la suivante : «... le vieux cri
orgueilleux : « Travailleurs de tous les pays unissez-vous ! » avait été
remplacé sur les champs de bataille par celui de : « Travailleurs de tous
les pays, égorgez-vous!». Jamais dans l'histoire du monde un parti
politique n'avait connu une aussi misérable banqueroute, jamais un fier
idéal n'avait été trahi de façon aussi scandaleuse»44.
Il est vrai en tout cas que l'Internationale n'avait jamais pu
pendant la guerre reprendre l'initiative, que finalement les seules réunions
qui avaient eu lieu l'avaient été contre sa volonté comme les
conférences de Zimmerwald ou de Kinethal, ou bien qu'elles n'avaient été que
des conférences réunissant les socialistes de chaque camp, celle de
février 1915 à Londres ou d'avril la même année à Vienne. La
démonstration avait été faire que la guerre, temps de l'exaltation nationale,
était incompatible avec le concept d'internationalisme. En outre, alors
que la IIe Internationale avait tiré sa puissance de représenter
l'ensemble du mouvement ouvrier, une nouvelle Internationale la troisième,
était en train de naître.

* * *

Notre étude aurait pu s'arrêter là.


Néanmoins une fois la guerre terminée, la IIe Internationale essaya
de reprendre vie. Une conférence se réunit à Berne en février 1919,
mais elle fut surtout l'occasion de polémiques très violentes sur les
responsabilités de la guerre. Au véritable réquisitoire prononcé par Albert
Thomas contre les sociaux-démocrates allemands45, ceux-ci
rétorquèrent que l'impérialisme de leur pays n'avait pas plus de responsabilités

43 Annie Kriegel, Aux origines du communisme français (1914-1920), I, Paris-La Haye,


1964, 995 p., cf. p. 110.
44 Leopold Labdez (sous la direction de), Revisionism. Essays on the history of Marxist
ideas, Londres, 1962, 404 p., cf. p. 58.
45 André Donneur, Histoire de l'Union des partis socialistes pour l'action internationale,
Sudbury (Ontario), 1967, 434 p., cf. p. 29.
LA IIe INTERNATIONALE ET LA GUERRE 23

que les impérialismes alliés46. Dans l'impossibilité de s'entendre, on


préféra s'en remettre à un congrès ordinaire de l'Internationale pour
trancher47.
Dans l'immédiat d'ailleurs le problème le plus urgent était de
savoir si l'Internationale allait continuer. Outre la IIIe Internationale
que Lénine créait à Moscou en mars 1919, une autre organisation
internationale essayait de se constituer : elle fut connue sous la
dénomination ironique d'« Internationale II 1/2» parce qu'elle hésitait à rejoindre
l'Internationale communiste tout en rejetant le social-patriotisme qui
avait marqué la IIe Internationale. Comme le disait le socialiste
autrichien Friedrich Adler, le péché de l'Internationale n'était pas de n'avoir
pas pu empêcher la guerre, mais que les partis la constituant aient
collaboré avec leur impérialisme48. Toutefois l'Internationale II 1/2 49 se
révélait plus proche de la IIe que de la IIIe Internationale et elle
fusionnait avec elle au congrès de Hambourg en 1923, sous le nom
d'Internationale socialiste et ouvrière.
Après la tourmente, tout naturellement parmi d'autres problèmes,
un des plus préoccupants pour cette dernière fut de reconstituer un
corps de doctrine sur la guerre. On peut dire que l'expérience la
conduisit alors à une attitude presque schizophrénique.
D'un côté, guère d'effort nouveau d'analyse quant à la nature des
guerres. La guerre mondiale restait définie comme «la guerre de
l'impérialisme menée pour la domination sur les richesses du monde»,
même s'il peut paraître surprenant de n'avoir rien vu d'autre dans la
Grande Guerre! Attitude d'autant plus surprenante que beaucoup de
ceux qui condamnaient ainsi avec fermeté ce qui venait de se dérouler,
avaient vigoureusement soutenu la défense nationale dans leurs
pays 50.
De même les socialistes se replaçaient dans la problématique
ambiguë de Γ avant-guerre, sauf peut-être qu'ils avaient davantage
conscience de son ambiguïté. Il revint au socialiste hollandais Albarda
d'expliquer dans un congrès à Bruxelles en 1928 qu'au plan doctrinal la guer-

46 Annie Kriegel, Les Internationales ouvrières, op. cit., p. 72.


47 G. D. H. Cole, A history of socialist thought, IV, Londres, 1958, p. 293-294.
48 André Donneur, op. cit., p. 68.
49 La dénomination réelle de l'Internationale II 1/2 était Union des partis socialistes.
50 André Donneur, op. cit., p. 367.
24 JEAN-JACQUES BECKER

re était inévitable en système capitaliste, mais qu'au plan de la réalité


on n'avait pas à accepter cette fatalité51.
De même encore les propos d'avant 1914 sur la dialectique guerre-
révolution refleurirent chez ceux justement qui avaient rejeté avec
horreur la révolution que la guerre faisait surgir. C'est Pierre Renaudel,
qui lançait à Bruxelles en 1928 : «... Nous avons affirmé en face de
notre gouvernement et de notre bourgeoisie que dans le cas où, en
France, un gouvernement voudrait nous entraîner à la guerre sans
avoir épuisé tous les moyens d'arbitrage, sans avoir essayé tout pour la
paix, contre ce gouvernement là l'insurrection nous apparaîtrait
comme le plus sacré des droits»52. Encore y-a-t-il chez Renaudel une
certaine prudence, - l'insurrection projetée était conditionnelle -, prudence
dont ne s'embarrassait pas l'Autrichien Friedrich Adler en 1931 : «... il
faut que les classes dominantes le sachent, si une fois encore elles
faisaient le jeu sacrilège d'une guerre mondiale impérialiste, la classe
ouvrière internationale n'aurait que son propre avenir à défendre et
que l'ordre social socialiste à conquérir»53.
En revanche, au niveau pratique l'Internationale socialiste adopta
une seconde attitude : si dans un premier temps elle a combattu le
traité de Versailles et la SDN, elle lia de plus en plus son activité
internationale à cette dernière, soutenant ses efforts pour l'arbitrage, la sécurité
collective et surtout le désarmement.
Une fois de plus il y avait - par nécessité - divorce entre la théorie
et la pratique.
La dernière réunion de l'Internationale socialiste avant la seconde
guerre mondiale eut lieu à Paris en 1933. Au moment où de nouveau les
événements devenaient pressants, l'Internationale cessait pratiquement
d'exister.
En 1914 la IIe Internationale s'était brisée sur la guerre, en 1933
l'Internationale socialiste qui lui avait succédé se brisait sur le
fascisme. Elle n'eut même pas besoin que la seconde guerre mondiale soit là
pour être mise hors jeu.

51 II y a une certaine simplification dans ce que nous disons ici dans la mesure où
tous les dirigeants de l'Internationale socialiste et ouvrière n'avaient pas eu une attitude
identique pendant la guerre et ne partageaient pas les mêmes points de vue après, mais
nous insistons ici sur les traits majoritaires de l'organisation socialiste.
52 C. Grunberg. H. Grossman, Die drei Internationalen, léna, 1931, p. VI- 142, cité par
M. Sokolova, op. cit., p. 101.
53 Friedrich Adler, Au cas où la guerre éclaterait néanmoins. . ., Paris, 1931, p. 10.
LA IIe INTERNATIONALE ET LA GUERRE 25

*
* *

En achevant son ouvrage sur la seconde Internationale, l'historien


britannique James Joli écrivait : «On peut douter qu'une théorie
générale embrassant l'ensemble de l'histoire et de la nature humaine puisse
jamais être un fondement correct pour l'action politique dans une
société qui croit au gouvernement parlementaire et à la liberté
individuelle»54. Pour lui l'échec de la IIe Internationale était lié à la volonté
d'appliquer une théorie rigide à des situations variées et complexes.
Effectivement elle avait essayé en permanence de faire coïncider une
démarche par nécessité pragmatique et un discours par nature
dogmatique, donnant finalement l'impression d'un divorce constant entre la
pratique et la théorie, entre le fait et le dit.
La IIe Internationale n'a pas eu pour seul objectif la lutte pour la
paix, mais c'est probablement autour de ce combat que s'est scellé son
destin.
Faiblesse théorique, incertitude pratique, la IIe Internationale n'a
pas pu empêcher la guerre, le XXe siècle étant au contraire un des
siècles les plus guerriers de l'histoire de l'humanité. Mais est-ce que
finalement la cause fondamentale de son échec ne fut-elle pas dans la
présomption de son objectif? Était-il à la portée d'une organisation même
internationale de le réaliser? En revanche, cette recherche de
l'impossible, ce manque d'humilité n'ont-ils pas été un signe de la grandeur de
l'Internationale?
Comme l'a déjà souligné Annie Kriegel «la IIe Internationale ne fut
pas une tentative stérile»55. Elle avait - au moins momentanément -
réussi à abaisser la pression belliqueuse en Europe - rappelons-nous le
retentissement du discours inspiré de Jaurès à Bâle en 1912 -, elle a
essayé d'organiser pour la première fois l'intervention des masses
populaires dans un combat pacifique. Elle a développé une série de
thèmes nouveaux, arbitrage, juridiction internationale, désarmement . . .
Dans ses rapports avec les problèmes de la paix et de la guerre, la
IIe Internationale a-t-elle failli ou doit-elle apparaître comme un
moment important et original dans l'histoire de l'humanité?
Jean- Jacques Becker

54 James Joll, The second International (1889-1914), Londres, 1955, 213 p., cf. p. 195.
55 Annie Kriegel, Histoire générale du socialisme, op. cit., p. 583.

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