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dossier
RICHARD WOLIN

Ce qui rattache les fascismes


et le communisme à la modernité

J HABERMAS a judicieusement décrit l’expé-


ÜRGEN
rience du 20e siècle comme « un processus d’ap-
prentissage par le désastre » 1. Durant deux millé-
naires, nous avons cru que les Grecs avaient énoncé avec justesse,
sous forme de catégories, toutes les espèces connues de gouverne-
ment politique : la monarchie, l’aristocratie, la démocratie et la
tyrannie. Mais l’âge du totalitarisme a démenti la prétention à
l’exhaustivité de cette classification. Comment les philosophes poli-
tiques pouvaient-ils rendre compte de ce phénomène sans précé-
dent ? Ils le firent, au début, avec la plus grande difficulté.
Le terme « totalitarisme » est dû à Giovanni Amendola, l’un des
critiques libéraux de Mussolini, qui l’utilisa en 1923 dans une accep-
tion dépréciative (il fut assassiné un peu plus tard par le régime). Mus-
solini, cas classique de détournement, adopta le terme avec fierté :
« Nous voulons que les Italiens fassent leur choix… Nous avons mené
la lutte de manière tellement ouverte que l’on ne peut aujourd’hui
qu’être Pour ou Contre nous. Et plus encore : nous poursuivrons ce
que d’aucuns ont appelé notre volonté totalitaire résolue. Nous vou-
lons faire de cette nation une nation fasciste, de telle façon que demain
les termes Italien et fasciste signifient une seule et même chose » 2. Si

1. Jürgen Habermas, « Learning by Disaster ? A Diagnostic Look Back on the Short 20th
Century » Constellations, 5(3), 1998.
2. Abbot Gleason, Totalitarianism : the Inner History of the Cold War, New York, Oxford
University Press, 1995, p. 16.

Raisons politiques, n° 5, février 2002, p. 95-107.


© 2002 Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.
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l’ère bourgeoise était bien caractérisée par le dissensus et les divisions


de classe, l’ère de l’État totalitaire devait être placée sous le signe de
l’ordre et de l’unité. Rétrospectivement, on peut prendre la mesure
de la rapidité avec laquelle de telles idées ont été applaudies par cer-
tains écrivains et intellectuels européens, d’Ezra Pound et Wyndham
Lewis à Ernst Jünger et Martin Heidegger, en passant par Drieu
La Rochelle et Céline 3.
Malgré ces débuts « encourageants », le stato fascisto de Musso-
lini ne réalisa pas l’idéal totalitaire. Pour assurer la viabilité politique
du fascisme, le Duce dut composer avec la monarchie, l’Église et les
grands industriels. Et bien que nul doute ne fût permis sur la nature
proprement répressive de l’Italie fasciste, celle-ci demeura, en com-
paraison avec l’Allemagne nazie (au moins jusqu’à l’adoption différée
de mesures antisémites en 1938), le lieu d’une expérience bien moins
sinistre. À la différence de l’Allemagne nazie, l’Italie fasciste ne fut
pas saisie en permanence de convulsions provoquées par un ethos de
« mobilisation totale ». Lorsque Mussolini dut quitter le pouvoir en
1943, il n’y avait guère plus de quelques centaines de prisonniers
politiques croupissant dans les prisons italiennes. C’est précisément
sur ce point que les comparaisons achoppent sur le nazisme, qui fut
toujours guidé par un impérialisme génocidaire.
Les philosophes politiques conservateurs tenaient le fascisme
pour le produit de la « société moderne ». Ils croyaient curieusement
que le phénomène avait plus en commun avec le type de politique
démocratique sécrété par la Révolution française qu’avec l’ethos de la
« contre-révolution », élaboré par des penseurs (Maistre, Bonald,
Gobineau) que les idéologues fascistes, eux-mêmes, invoquaient au
titre de précurseurs. Ces philosophes conservateurs accordaient en
fait peu de crédit au terrifiant propos que Goebbels tint dans les mois
qui suivirent l’accession au pouvoir de Hitler, en 1933 : « L’année
1789 a désormais disparu de l’Histoire » 4. À leurs yeux, les mots pru-
dents de Platon dans La République, à propos de la relation congéni-
tale entre la démocratie et la tyrannie, restaient d’actualité, tout

3. Alastair Hamilton, The Appeal of Fascism : a Study of Intellectuals and Fascim (1919-
1945), New York, MacMillan, 1971, trad. de l’angl. par Magdeleine Paz, L’illusion
fasciste : les intellectuels et le fascisme (1919-1945), Paris, Gallimard, 1973.
4. Karl Dietrich Bracher, The German Dictatorship : the Origins, Structure and Effects of
National Socialism, New York, Washington, Praeger, 1971, p. 10, trad. de l’all. par Jean
Steinberg, La dictature allemande : naissance, structure et conséquences du national-socia-
lisme, Toulouse, Privat, 1986 (rééd. Hitler et la dictature allemande : naissance, structure et
conséquences du national-socialisme, Bruxelles, Complexe, 1995).
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comme le sentiment d’horreur éprouvé par Burke face aux brusques


changements politiques. Sur ce point, Leo Strauss, Hannah Arendt,
Eric Voegelin et Ortega y Gasset tombaient d’accord. Tous étaient
persuadés du rôle que jouait une société d’« ordres » et d’« états »
pour tenir les masses à distance du pouvoir. Ils exagéraient le carac-
tère moderne et « démocratisateur » du fascisme aux dépens de son
objectif idéologique contre-révolutionnaire affiché : mettre un terme
aux infirmités consubstantielles du libéralisme politique. Seule une
perversion de la théorie démocratique, telle que celle qui découle de
la redéfinition de la démocratie comme « identité entre gouvernants
et gouvernés » par Carl Schmitt, permet de qualifier le fascisme de
« démocratique » 5. Ses origines remontent en réalité aux apôtres de
la contre-révolution plutôt qu’à Rousseau.
Les analystes de gauche du fascisme ne valurent guère mieux.
Les interprétations marxistes insinuèrent que le fascisme pouvait se
comprendre uniquement en termes de rapports de classe, comme le
dernier soubresaut de la bourgeoisie européenne mue par la volonté
de préserver son hégémonie politique. Nous savons pourtant que
bien des traits distinctifs du fascisme défient sa réduction aux
logiques économiques et aux dynamiques de classe. Le fascisme glo-
rifiait ouvertement la notion de dictature et cherchait de la sorte à
restaurer une dimension de l’autorité politique qui faisait défaut
dans le libéralisme 6. Dès le début, donc, les marxistes prirent le
risque d’établir un mauvais diagnostic des traits singuliers de la
domination fasciste, dont on ne pouvait rendre compte dans une
optique exclusivement économique. Bien que les facteurs de tension
d’ordre économique identifiés par les commentateurs marxistes exis-
tassent bel et bien, toute approche explicative dévaluant l’impor-
tance de la « culture politique » et des « traditions nationales » était
vouée à l’échec. Les analystes marxistes ne parvinrent jamais à expli-
quer pourquoi le fascisme avait pris racine dans certaines nations
capitalistes et échoué à se développer dans d’autres. Après tout, le
krach de 1929 avait affecté l’ensemble des économies imbriquées des

5. La position de Carl Schmitt est mise en avant dans The Crisis of Parliamentary Demo-
cracy, Cambridge, Mass., MIT Press, 1985, trad. de l’angl. par Jean-Louis Schlegel, Par-
lementarisme et démocratie, suivi de La notion de politique de Carl Schmitt par Leo
Strauss, Paris, Le Seuil, 1988.
6. Cf. l’ouvrage prémonitoire de Carl Schmitt, Die Diktatur : von den Anfängen des
modernen Souveränitätsgedankens bis zum proletarischen Klassenkampf (1921), Berlin,
Duncker & Humblot, 1994, trad. de l’all. par Mira Köller et Dominique Séglard, La
dictature, Paris, Le Seuil, 2000.
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nations d’Europe occidentale, mais la tentation fasciste n’exerça pas


le même effet d’attraction dans chacune d’elles. De manière schéma-
tique, on peut dire que le fascisme connut le succès dans les nations
dotées de sociétés civiles faibles ou sous-développées (Allemagne,
Italie, pays alliés au nazisme dans les Balkans). Inversement, il ne
parvint pas à s’enraciner dans les États d’Europe occidentale où les
traditions de libéralisme politique restaient puissantes.
De surcroît, d’un point de vue marxiste, les différences essen-
tielles entre le fascisme italien et le nazisme – entre un fascisme
« normal » et un fascisme « radical », pour reprendre les termes uti-
lisés par certains – demeurèrent imperceptibles. Aussi la carence la
plus grave du marxisme fut-elle de ne pas prendre en compte de
façon sérieuse l’antisémitisme nazi. Bien que nous prenions pleine-
ment conscience, aujourd’hui, de l’importance cruciale de la menta-
lité raciste et génocidaire dans la genèse du projet nazi, dont Aus-
chwitz fut le point culminant 7, cette dimension singulière de la
domination nazie reste étrangement invisible dans la plupart des
récits marxistes (par exemple, dans l’étude classique de Franz Neu-
mann, Behemoth, publiée en 1944). Par conséquent, seuls les rené-
gats, les « marxistes culturels », comme Gramsci et les tenants de
l’École de Francfort, furent capables de ruser avec la terminologie
orthodoxe afin d’accéder à la « dimension idéologique » de la domi-
nation fasciste qui, rétrospectivement, explique tant de choses.
Pour des raisons évidentes, le passé socialiste de Mussolini
demeurait hors du champ des interprétations marxistes du fascisme.
Il est vrai que, dans sa tardive incarnation en tant que Duce, Musso-
lini n’avait plus grand-chose à voir avec ce passé « de gauche », en
particulier, lors de la phase de consolidation de son pouvoir
entre 1922 et 1925. Ce n’est qu’au moment de l’éphémère Répu-
blique de Salo (1943-1945) qu’il fit retour (du moins le prétendit-il
alors) à ses racines socialistes. Jusqu’à la crise interventionniste de
1914-1915, Mussolini avait pourtant été le Wunderkind du socia-
lisme italien. En 1912, à l’âge précoce de 29 ans, il devint rédacteur
en chef du quotidien socialiste Avanti !. Les historiens et les penseurs
politiques de gauche ont été pressés de toutes parts d’expliquer la
brusque transition de Mussolini du socialisme au fascisme. Mais la
seule idée que les deux mouvements de pensée puissent avoir

7. Sur ce point, cf. l’importante contribution de Michael Burleigh et Wolfgang Wip-


perman, The Racial State : Germany (1933-1945), Cambridge, Cambridge University
Press, 1991.
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quelque chose en commun était, au plan idéologique, un anathème


pour l’un comme pour l’autre. C’est bien ici que germe la question
tortueuse des similarités politiques entre fascisme et communisme.
Des similarités entre nazisme et stalinisme étaient déjà perçues
au début des années 1930. En 1933, le philosophe politique Roberto
Michels, qui ne cachait pas son enthousiasme pour Mussolini, écri-
vait prophétiquement : « On ne peut étudier de manière compré-
hensive le fascisme que si l’on comprend bien le marxisme. Ceci est
vrai non seulement parce que des phénomènes contemporains ne
sauraient s’expliquer de façon adéquate sans la connaissance des faits
qui les ont précédés dans le temps, mais aussi parce que les points de
jonction [entre les deux mouvements de pensée] continuent à exister
envers et contre tout » 8. Non seulement Mussolini avait été un socia-
liste, mais une aile dominante du parti nazi – l’aile « nationale-
bolcheviste », dirigée par Otto et Gregor Strasser – était tout entière
dédiée à la dimension « socialiste » du national-socialisme. Otto
Strasser quitta le parti en 1931 et Gregor fut assassiné au cours de la
Nuit des longs couteaux (30 juin 1934). Bien sûr, Hitler avait, pour
sa part, bien peu de sympathie pour la « gauche » du parti national-
socialiste. Dans son esprit, l’impératif de la « domination raciale »
prenait le pas sur la « question sociale ».
En 1926, l’ancien syndicaliste français Georges Valois créa Le
Faisceau, une organisation ouvertement nationale-socialiste. Bien
que l’initiative de Valois connut peu de succès, la tentative de
fusionner le « nationalisme » et le « socialisme » fut réactivée en
France dans les années 1930 par des « néosocialistes » comme Marcel
Déat et par des apostats communistes comme Jacques Doriot.
Nombre de ces « non-conformistes » politiques des années 1930, qui
effectuèrent un saut de géant de la « gauche » vers la « droite » (pour
des raisons que les historiens se doivent encore d’élucider, rares
furent ceux qui bondirent en sens inverse – de la « droite » vers la
« gauche »), s’inspiraient des doctrines du dirigeant socialiste belge
Henri de Man, exposées dans Au-delà du marxisme (1927) 9. Au plan

8. Roberto Michels, « Lineamenti di storia operaia nell’Italia degli ultimi venti’anni », Edu-
cazione Fascista, 1933, p. 356.
9. Parmi les études classiques de ces « non-conformistes » politiques, cf. Jean-Louis Loubet
Del Bayle, Les non-conformistes des années 1930 : une tentative de renouvellement de la
pensée politique francaise, Paris, Le Seuil, 2001 (coll. « Points. Histoire ») ; Zeev Stern-
hell, Ni droite ni gauche : l’idéologie fasciste en France, Paris, Le Seuil, 1983 ; Philippe
Burrin, La dérive fasciste : Doriot, Déat, Bergery (1933-1945), Paris, Le Seuil, 1986 (coll.
« L’Univers historique »).
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politico-idéologique, le socialisme et le fascisme, loin d’être des anti-


thèses, fonctionnèrent souvent comme des vases communicants.
Sous le Front populaire, l’« antifascisme » réduisit au silence les
critiques qui étaient tentés de faire de l’Union Soviétique une sorte
de « fascisme rouge ». Durant la guerre froide, qui dura près de qua-
rante ans, le concept de « totalitarisme », développé au début des
années 1950 par Hannah Arendt aussi bien que par C. Friedrich et
Z. Brzezinski, apparaissait inévitablement connoté : son usage res-
sortait à une tactique employée par les comparses de l’OTAN pour
discréditer l’idée et la réalité du communisme, en l’associant aux
atrocités du nazisme. Ce n’est que depuis l’effondrement du commu-
nisme, en 1989, que nous avons acquis la distance historique néces-
saire à un verdict équitable en ce qui concerne les similarités histo-
riques entre ces Behemoth jumeaux que furent le nazisme et le
communisme.
Le concept de totalitarisme possède-t-il un sens ? Dans les cas
de l’Allemagne nazie et du stalinisme, la réponse est sans conteste
positive. Lorsqu’on considère l’hégémonie idéologique exercée par le
parti nazi – l’élimination des opposants politiques, le démembre-
ment de la société civile (syndicats, partis politiques, État de droit,
libertés civiles), la subordination de l’ensemble des objectifs sociaux
aux fins brutales de la conquête raciale -, on doute peu que l’épithète
« totalitaire » possède une vertu descriptive intrinsèque. En même
temps, des recherches récentes nous ont offert une vision plus réaliste
de l’ampleur et des limites de la domination totalitaire. Dans The
Dual State (1941), Ernst Frankel avait déjà mis en lumière ces
conflits juridictionnels entre l’État et le parti nazi qui constituaient
l’un des traits discriminants de la domination nationale-socialiste.
S’appuyant sur Frankel, Martin Broszat affirmait, dans L’État hitlé-
rien 10, que ces conflits bureaucratiques étaient d’une intensité telle
que le nazisme, loin d’être totalitaire, était plutôt polycratique.
Cependant, l’argumentaire de Broszat minimisait le fait que les
batailles politiques nazies masquaient un accord de fond sur les
objectifs idéologiques et géopolitiques. Hans Mommsen a, lui aussi,
porté à de nouvelles extrémités la critique de l’application du
concept de totalitarisme à la domination nazie 11. Deux de ses

10. L’État hitlérien : l’origine et l’évolution des structures du Troisième Reich, trad. de l’all. par
Patrick Moreau, Paris, Fayard, 1998, rééd. (coll. « L’espace du politique »).
11. Hans Mommsen, « From Weimar to Auschwitz », trad. par Philipp O’Connor, Prin-
ceton, N. J., Princeton University Press, 1991.
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conclusions les plus provocantes méritent particulièrement de


retenir l’attention : les conflits politiques intestins se combinaient
pour faire de Hitler un « dictateur faible » (weak dictator) et la Shoah,
plutôt que d’avoir été consciencieusement planifiée et mise à exécu-
tion par les dirigeants nazis de premier plan, était le résultat impré-
visible d’un processus de « radicalisation cumulative » du régime et
de ses politiques publiques, passé l’invasion barbare de l’Union
Soviétique en 1941.
La tenue de la Conférence de Wannsee, en 1942, au cours de
laquelle les nazis mirent au point leur plan pour réaliser la « Solution
finale », met cependant en lumière l’exagération contenue dans la
thèse de la « radicalisation cumulative ». Il apparaît, en effet, de plus
en plus clairement qu’en dépit de sérieux conflits bureaucratiques,
les diverses agences étatiques (c’est-à-dire l’armée et la fonction
publique) ont, en réalité, massivement succombé à la « nazification »
et adopté sans difficulté les nouveaux objectifs idéologiques du
régime. Pour ne prendre ici qu’un exemple, on rappellera qu’il a
longtemps été affirmé que la Wehrmacht était parvenue à préserver
un ethos de strict professionnalisme, résistant par là même aux tenta-
tions idéologiques émanant du régime. Après tout, l’insurrection du
20 juillet 1940 trouva sa source au cœur même du commandement
militaire allemand. Et, cependant, nous sommes désormais cons-
cients que des années d’éducation et de socialisation nazies avaient
en fait poussé la Wehrmacht à intérioriser la vision du monde raciste
du Troisième Reich : les simples soldats rencontraient avec enthou-
siasme le régime à mi-chemin de ses objectifs idéologiques 12. La
récente controverse autour de l’exposition sur la Wehrmacht, spon-
sorisée par l’Institut de recherche sociale d’Hambourg, qui décrivait
avec force détails la participation de l’armée allemande aux atrocités
nazies, laisse peu de doute à ce sujet.
Un débat analogue a traversé les tentatives d’interprétation du
stalinisme. Pendant très longtemps, l’histoire soviétique a été
dominée par des approches qui mettaient l’accent sur les échecs per-
sonnels et psychologiques (pour cause de paranoïa) de Staline, pro-
duisant au final un portrait de la tyrannie individuelle qui n’était pas
sans rappeler la théorie de La Révolution trahie avancée par Trotski.
Il est, en effet, bien difficile, même avec la plus forte des détermina-

12. Omer Bartov, Hitler’s Army : Soldiers, Nazis and War in the Third Reich, New York,
Oxford University Press, 1991, trad. de l’angl. par Jean-Pierre Ricard, La Wehrmacht,
les nazis et la guerre, Paris, Hachette Littératures, 1999.
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tions, de discerner une once de logique ou de rationalité à l’œuvre


dans les purges de la fin des années 1930, au cours desquelles environ
700 000 membres du parti furent assassinés. Dans Stalinisme et
nazisme, Ian Kershaw et Moshe Lewin décrivaient tout simplement
le stalinisme comme « la pathologie du despotisme ». « Durant les
années 1930, et également après la guerre, Staline, aidé par le souhait
ardent de milliers de « petits Staline » d’exploiter les conditions
ambiantes pour leurs propres visées carriéristes, alla très loin dans la
voie de la destruction de son propre système… Le caractère autodes-
tructeur du stalinisme portait la marque visible de la personnalité et
des actions déséquilibrées du dictateur. » 13
Or cette approche « intentionnaliste » néglige les composantes
« structurelles » de la terreur stalinienne tout autant que ses origines
idéologiques léninistes 14. S’inspirant de courants d’analyse similaires
dans l’historiographie du nazisme (c’est-à-dire du projet méthodolo-
gique énoncé par Broszat et Mommsen), des chercheurs ont insisté
sur le fait que les purges de 1937-1938 avaient le plein soutien des
apparatchiks du parti. Bien souvent, les fonctionnaires du parti, sou-
cieux avant tout de leur avancement professionnel et désireux pour
cela de prouver leur loyauté à l’égard du régime, faisaient montre
d’un zèle idéologique supérieur à celui de Staline lui-même. À partir
d’un certain point, donc, le dictateur aurait « perdu le contrôle » des
événements qu’il avait déclenchés.
L’« acceptation critique » du paradigme du totalitarisme n’im-
plique donc pas que les similitudes entre régimes éclipsent leurs dif-
férences. En réalité, il est probable que ces différences l’emportent
largement sur les points communs. Le nazisme et le stalinisme appa-
rurent au cœur de nations situées à deux étapes immensément dis-
semblables de développement historique. Tandis que l’Allemagne
des années 1930 était une entité entièrement moderne au plan éco-
nomique et politique, l’Union Soviétique était alors, par bien des
aspects, une société agraire et paysanne qui ne s’était pas encore com-
plètement remise des dévastations de la guerre mondiale et de la
guerre civile. De surcroît, le communisme entra, après la mort de
Staline, dans une phase de « normalisation ». Bien qu’il restât sous

13. Ian Kershaw, Moshe Lewin, Stalinism and Nazism : Dictatorships in Comparison, New
York, Cambridge University Press, 1997, p. 357.
14. Pour une bonne discussion des continuités entre léninisme et stalinisme, cf. Richard
Pipes, Russia under the Bolshevik Regime (1919-1924), New York, Vintage Books,
1995.
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Krouchtchev et Brejnev répressif et despotique, il fit l’économie des


méthodes de terreur arbitraire qui étaient la marque de fabrique de
Staline.
Dans le cas du nazisme, une telle métamorphose eut été incon-
cevable. Si l’Allemagne avait remporté la guerre, il est probable que
d’autres groupes encore (les Tsiganes, les Polonais, les homosexuels)
auraient été voués à l’extermination. La conquête raciale et la subju-
gation brutale des vaincus étaient les traits distinctifs du nazisme. Les
dynamiques de l’impérialisme génocidaire et de la « mobilisation
totale » interdisaient toute tentative de « normalisation ». On peut
certes « comparer » les deux régimes, mais seulement pour autant
que cette comparaison n’empêche pas de mettre en lumière leurs dif-
férences. Ainsi cette comparaison doit-elle être menée à des fins légi-
times de connaissance historique, et non dans la seule intention de
relativiser les crimes de l’un vis-à-vis de ceux de l’autre. Durant la
« querelle des historiens » allemande, Ernst Nolte s’engagea dans la
voie de la comparaison afin de relativiser les atrocités du Troisième
Reich. Les exactions du bolchevisme étaient, selon lui, « plus ori-
ginales » que celles de Hitler. Nolte plaçait aussi le « génocide de
classe » (koulaks et bourgeoisie) sur un pied d’égalité avec le « génocide
racial » du nazisme. Du fait des menaces que l’Union Soviétique faisait
alors peser sur la stabilité internationale, les crimes du nazisme repré-
sentaient, pour Nolte, un cas de « légitime défense » 15. Or faire un
usage instrumental du passé à des fins de légitimation nationale équi-
vaut à un recours abusif à la compréhension historique.
Dans son introduction au Livre noir du communisme, Stéphane
Courtois déplorait le fait que, dans les années 1990, les péchés du
communisme fussent encore perçus comme étant d’une magnitude
moindre que ceux du nazisme. Il souhaitait fournir une explication
circonstancielle de ce biais analytique en soulignant le fait que la
domination politique et professionnelle de la gauche prescrivait un
traitement plus circonspect des excès sanguinaires du communisme.
À en juger par les seuls chiffres, les victimes du communisme (plus
de 50 millions de morts) excédaient de loin celles du nazisme. Les
objections de Courtois peuvent peut-être aider à déceler l’existence
de tels biais interprétatifs dans des nations qui, comme la France,

15. Ernst Nolte, « The Past that will not Pass Away », dans Forever in the Shadow of Hitler,
Atlantic Heights, N. J., Humanities Press, 1993. Cf. aussi E. Nolte, François Furet,
Fascism and Communism, Lincoln, University of Nebraska Press, 2001, trad. de l’angl.
par Marc de Launay, Fascisme et communisme, Paris, Hachette, 2000 (coll. « Pluriel »).
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sont marquées par une forte culture de gauche. Mais elles sont bien
moins convaincantes lorsqu’il s’agit d’examiner d’autres traditions
nationales censées en être dépourvues (c’est-à-dire les États-Unis et
la Grande-Bretagne, où les horreurs du nazisme ont, au contraire,
laissé une empreinte indélébile sur la psyché nationale). Assurément,
dès qu’il est question d’évaluer la nature d’un fléau historique, le
jugement par les chiffres ne suffit pas.
Peut-on légitimement prétendre que tous les crimes répertoriés
dans le Livre noir furent commis par une entité monolithique bap-
tisée « communisme » ? Comment pourrait-on alors rendre compte
du fait qu’en Europe occidentale, l’idéologie marxiste, responsable
du communisme, donna aussi naissance à la social-démocratie, dont
l’attachement à l’État de droit et à la justice sociale ne fait pas
l’ombre d’un doute ? Comment pourrait-on expliquer que, dans un
grand nombre de cas, les régimes communistes se révélèrent capables
d’entamer une transition vers diverses formes de domination post-
stalinienne et post-totalitaire ? L’une des particularités des régimes
communistes que Courtois prend, à bon droit, en compte (l’Union
Soviétique, la Chine, Cuba) réside dans le fait qu’ils se présentaient
comme des « dictatures développementalistes », préoccupées, au pre-
mier chef, par la nécessité de passer d’une forme de société agraire
traditionnelle à une forme de société industrielle moderne. Ils se ser-
virent, avec brutalité, de l’idéologie communiste pour réaliser leurs
objectifs d’unification nationale et de développement économique 16.
Mais, si c’est bien le cas, alors le « communisme » ne possède pas le
poids explicatif que lui assigne Courtois. Dans bien des cas, les excès
politiques des régimes communistes ont autant à voir avec une poli-
tique autoritaire de « développement par le haut » qu’avec le com-
munisme en tant que doctrine idéologique.
On ne peut, en effet, discuter ni du communisme ni du fas-
cisme sans faire référence aux problèmes de la modernité politique.
Dans les pays sous-développés, le communisme incarnait une voie
brutale, répressive et statiste, de « modernisation ». Après la première
guerre mondiale, le fascisme naquit sous les traits d’un remède auto-
ritaire aux carences supposées du libéralisme politique et du laisser-
faire économique. Pourtant, il faut se rappeler que même si de nom-

16. Theda Skocpol, States and Social Revolutions : a Comparative Analysis of France, Russia
and China, New York, Cambridge University Press, 1979, trad. de l’angl. par Noëlle
Burgi, États et révolutions sociales : la révolution en France, en Russie et en Chine, Paris,
Fayard, 1985.
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breux États d’Europe centrale abritaient des partis fascistes, ces


derniers ne triomphèrent que dans deux d’entre eux (l’Allemagne et
l’Italie). Ce n’est que du fait de la conquête de l’Europe continentale
par l’Allemagne nazie que le fascisme parvint à gagner du terrain en
d’autres lieux.
Dans les années 1950, la « théorie de la modernisation » acquit
une prépondérance certaine parmi les sociologues, pour une large
part en réaction aux ondes de choc politiques émises par le fascisme.
Cette théorie posait l’existence d’un seul chemin normatif vers la
modernité : celui qu’avaient emprunté les États d’Europe occiden-
tale et d’Amérique du Nord en faisant l’expérience de révolutions
« par le bas », démocratiques et bourgeoises. Mais en octroyant un
statut normatif à ces nations, les théoriciens de la modernisation pas-
saient sous silence les injustices de la société de classe. Bien qu’il y ait
peu de doute sur le caractère « moderne » de la tyrannie commu-
niste, les fascismes se présentent, à cet égard, comme un phénomène
plus complexe. Le nazisme se plaisait à évoquer des précédents his-
toriques prémodernes et à invoquer la Volksgemeinschaft (la Commu-
nauté nationale) en tant que remède aux discordances et aux infir-
mités du libéralisme politique. Il entendait passer outre les divisions
et les lacérations de la « société » moderne. Le fascisme italien évo-
quait lui aussi, fréquemment, le précédent de la Rome antique et les
Chemises noires considéraient l’État fasciste comme la « Troisième
Rome », mais la révolution fasciste était, par ailleurs, dépourvue
d’éléments archaïsants et, comme l’a bien montré Emilio Gentile, la
plupart des réformes institutionnelles qu’elle mena à bien étaient
parfaitement congruentes avec le programme d’unification nationale
entamé durant le Risorgimento 17.
Si le nazisme a sans conteste été un phénomène éminemment
moderne, il importe de spécifier de quelle façon il le fut. On peut
employer, pour le décrire au mieux, l’expression de « modernisation
sélective ». Les nazis acceptaient pleinement les traits économiques,
militaires et bureaucratiques de la modernité, mais rejetaient avec
force ses dimensions politiques et culturelles. Ils méprisaient le
modernisme artistique, qualifié de « bolchevisme culturel », et rail-
laient le libéralisme politique pour son côté « efféminé » et indécis.
Ils tiraient de la première guerre mondiale la conclusion (apparem-
ment logique) qu’à l’âge de la « mobilisation totale », la domination

17. Emilio Gentile, The Sacralization of Politics in Fascist Italy, Cambridge, Harvard Uni-
versity Press, 1995.
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106 – Richard Wolin

de l’Europe était réservée à l’État autoritaire. Il est pour le moins ter-


rifiant de constater que s’ils ne s’étaient pas épuisés militairement en
ouvrant un second front à l’Est en 1941 (l’Opération Barbarossa), la
politique européenne aurait pu parler en leur faveur 18. 

(Traduit de l’anglais par Romain Bertrand)

Richard Wolin est Distinguished Professor d’histoire et de littérature


comparée au Centre d’enseignement supérieur de l’Université de la Ville
de New York. Il a récemment publié La politique de l’être : la pensée poli-
tique de Martin Heidegger (trad. de l’angl. par Catherine Goulard, Paris,
Kimé, 1992) ; Walter Benjamin : an Aesthetic of Redemption (University of
California Press, 1994) et Heidegger’s Children : Hannah Arendt, Karl
Löwith, Hans Jonas and Herbert Marcuse (Princeton University Press,
2001). Il travaille actuellement sur les intellectuels français et le maoïsme.

RÉSUMÉ

Ce qui rattache les fascismes et le communisme à la modernité


Un tabou historiographique de gauche a longtemps proscrit toute comparaison
entre communisme et fascisme. Bien que ce tabou ait été levé avec la chute du
communisme, de nombreuses questions relatives à cette comparaison demeurent
sans réponse. Doit-on mettre l’accent sur les similitudes entre les régimes totali-
taires (l’Union Soviétique de Staline et le Troisième Reich de Hitler) ou insister
sur leurs différences ? En mettant au premier plan la thèse de l’« inimitié fra-
ternelle » et les traits politiques communs aux deux régimes, ce qu’a fait Ernst
Nolte dans son dialogue avec François Furet, on court le risque de tomber dans
l’apologie du nazisme. Le fait que le nazisme ait touché l’une des sociétés les plus
industrialisées d’Occident et que le stalinisme se soit enraciné dans une société
économiquement sous-développée suggère que les différences entre ces formations
totalitaires l’emportent sur leurs similitudes.

What links fascisms and communism to Modernity


For years there has been a left-wing historiographical taboo against comparing Com-
munism and Fascism. But despite the fact that, with the collapse of Communism, this
taboo has been lifted, many questions of comparison remain unsettled. Should one

18. Cf. la discussion dans Mark Mazower, Dark Continent : Europe’s Twentieth Century,
New York, Knopf, 1998.
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Fascismes, communisme et modernité – 107

emphasize the similarities between totalitarian political regimes (Stalin’s Soviet Union
and Hitler’s Third Reich) or their differences ? By highlighting the thesis of "fraternal
enmity," and the political features these regimes shared, as Ernst Nolte has done in his
exchange with François Furet, one risks, in the case of Nazism, of lapsing into apolo-
getics. That Nazism took hold in one of the West’s most advanced industrial societies
and that Stalinism, conversely, took root in a context of underdevelopment, suggests
that, in the last analysis, the differences between these two totalitarian formations
outweigh their similarities.

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