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E. Cassirer, Le Mythe de l’Etat, 1945, Paris, Gallimard, 1993, p. 381.
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Laura Fournier-Finocchio, « Le mythe de la troisième Rome de Mazzini à Mussolini », in Le Mythe de Rome
en Europe, Université de Caen, 2012. p. 213-230.
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Hugues Rabault, « Carl Schmitt et l’influence fasciste », Revue française de droit constitutionnel, 2011/4, n°88.
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Voir l’analyse de Jean-Luc Pouthier, « L. Sturzo et l’Etat totalitaire », Vingtième siècle, n° 21, janvier-mars
1989, p. 83-90. Mussolini affirme « notre féroce volonté totalitaire », devant les députés le 22 juin 1925.
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Nous estimons que la formule « religion politique » est impropre et surtout captieuse, comme nous le
montrerons dans un livre à paraître.
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O. Jouanjan, Justifier l’injustifiable. L’ordre du discours juridique nazi, Paris, PUF, 2017. Voir notamment p.
115 et note 1.
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Parmi les excellentes études de Simon Levis Sullam, L’Apostolo a brandelli. L’eredita di Mazzini tra
Risorgimento e fascismo, Roma, Latera, 2010.
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qu’évoque Cassirer : le Führer active le mythe qui, à son tour, façonne le peuple allemand.
Comme dit de son côté Giovanni Gentile : « Ce n’est pas au peuple de faire le fascisme, c’est
le fascisme qui fait le peuple ».
A ceux qui confondraient le sens courant du mot mythe (c’est-à-dire un héritage des temps
anciens) avec le sens nazi du « mythe du sang », un idéologue comme Alfred Bäumler
propose le livre de Rosenberg, en 1930, sur Le Mythe du vingtième siècle. Certes, le mythe du
sang, ou de la race, est « vieux comme le monde », puisque l’Histoire est l’histoire de la lutte
des races, mais « il est le mythe de notre époque parce qu’il fut réservé à notre époque de le
connaître » (ibid., p. 158). Cela grâce à Hitler, qui le déclare (dé-clarer c’est découvrir à la
lumière), le propulse (Mein Kampf), et l’impose pour les besoins de la guidance en tant que
« conducteur » (la Führung).
En cela, comme l’ont bien relevé deux philosophes dans Le Mythe nazi8, le mythe est
pourvoyeur d’identité. Il apporte, précisément, ce miroir nécessaire à deux nations qui
souffrent d’un manque de conscience nationale : l’Italie et l’Allemagne, chacune pour des
raisons propres. Le point commun est que dans ces deux pays bouleversés par la Grande
Guerre, les soldats rapportent des combats le sentiment d’une « fraternité des tranchées » et
veulent prolonger cette dernière dans la création d’une « communauté » à bâtir sur les ruines
d’un système parlementaire déconsidéré et même délégitimé. Rompre avec les partis
politiques des vieilles élites, avec l’individualisme libéral, avec la stagnation culturelle et
politique est le même désir qui se montre dans la jeunesse. Comme l’ont montré les historiens
des deux systèmes totalitaires, le mythe de la Nation ou celui de la race est produit par des
mouvements voulant faire écho aux aspirations de la jeunesse.
Le livre de Gunther Gründel aussitôt traduit en français, La Mission de la jeune génération
(1934), reflète toutes les ambivalences de ces courants : critique du nazisme en partie, mais
attrait pour une révolte anticapitaliste, anti-bourgeoise, anti-individualiste. Espérance
apparentée au socialisme, comme le signale Gründel. Olivier Jouanjan montre que cette
« mission » générationnelle découle de l’envie de renverser la vieille société que protège la
République de Weimar (ibid., p. 128 sq.), d’où l’acceptation de la « mise au pas »
(Gleichschaltung) impulsée en six mois par Hitler.
La force agissante ou la magie du mythe totalitaire réside dans le sentiment du destin qu’il
inocule. Proches en cela du mythe de la tragédie grecque, de ce que Jean Cocteau avait appelé
en termes modernes « la machine infernale », le mythe fasciste et le mythe nazi créent un
destin pour la conscience des jeunes avides de nouveauté (architectes, juristes, philosophes,
universitaires, etc.), un destin qu’il leur inculque. Le terme « destin » est chez Spengler, mais
il est omniprésent dans la littérature allemande, et dans le mouvement de la « révolution
conservatrice » dont Olivier Jouanjan énumère les conditions d’apparition chez les
combattants nés en 1900 et chez la génération qui suit.
Les textes italiens préfèrent parler de la « religion fasciste », mais il est frappant de voir
combien l’idée d’une loi objective qui s’impose à l’individu et lui dicte la voie est également
récurrente. Selon Mussolini et G. Gentile, « le fascisme est une conception religieuse qui
considère l’homme dans son rapport sublime avec une loi supérieure, avec une volonté
objective qui dépasse l’individu comme tel et l’élève à la dignité de membre conscient d’une
société spirituelle »9. Quelle est cette loi supérieure ? La suite explique que c’est l’Etat, entité
spirituelle, « Etat éthique » (lecture fallacieuse de Hegel) qui crée la liberté de l’individu, en
vertu de ce que Gentile appelle dans d’autres textes le « vrai libéralisme » (autre sophisme).
Enfin, « la nation est créée par l’Etat, qui donne au peuple (…) une volonté et, par conséquent
une existence effective » (ibid., §10).
8
P. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, Le Mythe nazi, Editions de l’Aube, 5ème éd., 2022.
9
Dottrina del fascismo, Florence, Vallecchi, 3ème éd. en langue française, 1938, §5, p. 6.
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Le mythe fasciste de l’Etat et le mythe de la nation sont donc jumeaux, un peu comme dans le
film de Leni Riefenstahl, Le Triomphe de la volonté, où il est dit de façon tautologique que
« Hitler est l’Allemagne et l’Allemagne est Hitler ». Le philtre du mythe totalitaire est
d’inoculer un destin, c’est-à-dire l’assentiment à l’obéissance en tout : « Croire, obéir,
combattre », selon la version mussolinienne, ou encore, un peuple, un Reich et un Führer,
selon l’injonction nazie envers la totalité, qui est là, mais qu’il faut produire constamment en
s’y intégrant, en se faisant rouage fonctionnel.
Ce que fait briller le mythe de l’Etat ou celui de la race est une refonte de l’homme. La
Doctrine du fascisme affirme que « contre le libéralisme classique », il s’agit de comprendre
« que l’Etat est devenu la conscience même et la volonté du peuple ». D’ailleurs, « le
libéralisme niait l’Etat dans l’intérêt de l’individu ; le fascisme réaffirme l’Etat comme la
véritable réalité de l’individu » (§ 7). Cette réalité, encore une fois, est à faire, à endosser sous
la férule du Parti National Fasciste. Il serait aisé de montrer que nous sommes loin des
authentiques religions (monothéistes), mais en face de leur caricature, leur mauvaise
imitation, Sturzo évoquait un « panthéisme d’Etat ».
La concrétisation efficace et simple de ce mythe de « mobilisation des esprits », c’est la
militarisation. Nous n’insisterons pas sur la riche ambivalence du terme « mobilisation » en
français et en italien, l’allemand ayant lui une distinction de vocables entre sens figuré et sens
militaire ; dans le mythe totalitaire les deux sens fusionnent.
Le monde autistique du mythe
Un point remarquable est, selon Sorel lui-même, la distance vis-à-vis de la vérité dont
bénéficie le mythe comme moteur des volontés, si bien que, « quand on se place sur le terrain
des mythes, on est à l’abri de toute réfutation »10. Les mythes révolutionnaires ont leur place
dans « la région de la conscience profonde » (prétendument enseignée par Bergson). Cette
puissance intérieure ne peut être contredite par aucun argument rationnel : « Le mythe de la
grève générale domine tout le mouvement vraiment ouvrier. Un insuccès ne peut rien prouver
contre le socialisme (…). Si l’on échoue, c’est la preuve que l’apprentissage a été insuffisant »
(p. 27). Il ne faut donc pas confondre mythe et utopie comme beaucoup le font : le mythe est
autonome, l’utopie se compare au réel, peut être fragmentée entre ses aspects féconds et ses
erreurs ; le mythe est un tout, non soumis à contestation.
Voilà le modèle, plutôt sommaire, dont Sorel est très fier. Il est clair que le caractère non
réfutable du mythe a un aspect commode pour les idéologies totalitaires, dont la visée, du
coup, ne peut être la vérité « par discussion » (comme Schmitt qualifie le libéralisme
parlementaire), mais la persuasion pure et simple, la rhétorique, ou, comme répond Mussolini
au pape, « l’éducation totalitaire du citoyen ». En cela, le fascisme met en oeuvre des
techniques rhétoriques éprouvées, qui ne peuvent être analysées ici. Le mythe doit donc vivre
dans son royaume esthético-passionnel et se moquer des professeurs de réalité - ce qui n’est
pas sans évoquer une certaine tendance politique américaine aujourd’hui, la « post-vérité »,
etc.
Le fascisme, écrit Mussolini, « rapporte le style dans la vie du peuple (…) ; c’est-à-dire la
couleur, la force, le pittoresque, l’inattendu, le mystique : en somme, tout ce qui compte dans
l’âme des multitudes »11. Même son de cloche chez Schmitt, qui écrit au moins deux textes
sur « la théorie du mythe ». Selon lui, « dans la force pour le mythe se trouve le critère
décidant si un peuple, ou un autre groupe social, a une mission historique, et si son moment
10
G. Sorel, Réflexions sur la violence, Paris, Marcel Rivière, 1908, réimp. 1972, p. 26.
11
Cité par J.-B. Le Bohec, « Les sources intellectuelles de l’idéologie fasciste », Annuaire de l’Institut M. Villey,
vol. 7, 2015, p. 217. On signalera la thèse récente de Sara Minelli, Politique du mythe au XXe siècle, entre
fascisme et critique, 2022, EHESS.
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historique est venu »12. Dès 1923, il affirme que le mythe naît des profondeurs de la psyché
des peuples et délivre ainsi la puissance de l’irrationnel, ce dont il crédite à la fois Sorel et
Mussolini.
En conclusion, la prégnance du mythe dans l’orbite totalitaire ne paraît pas mystérieuse.
Miroir d’identité pour une société déchirée par le doute et les conflits, voix prétendue du
destin qui s’impose à la nation, esthétique de la force écrasant le vieux monde (libéral,
chrétien ou juif), voire le monde nouveau du communisme, le mythe totalitaire est en fin de
compte une esthétisation de la violence, de la guerre et de l’Etat militaire et impérialiste.
Hitler imite Mussolini et ce dernier imite en retour le Führer en 1938 par l’antisémitisme
idéologique et les massacres, et d’abord par la conquête en Ethiopie. Telle est la
« fabrication » (Cassirer) d’une nouvelle tête de Méduse, à portée criminogène. C’était, on
s’en souvient, un mythe grec ; mais Persée a vaincu la Méduse, pour le profit de l’intelligence,
c’est-à-dire Athéna.
12
C. Schmitt, « Théorie du mythe » dans Carl Schmitt ou le mythe du politique, sous dir. Y. Zarka, Paris, PUF,
2009, p. 187.