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Fachosphère

Nicolas Lebourg
Chercheur au Centre d’études politiques de l’Europe latine (UMR 5112, CNRS et université
de Montpellier) et research fellow du programme « Transnational History of the Far Right »
de l’Institute for European, Russian and Eurasian Studies (George Washington University),
Nicolas Lebourg travaille sur les extrêmes droites des XXe et XXIe siècles.
LEBOURG Nicolas, 2019, Les nazis ont-ils survécu ? Enquête sur les Internationales fascistes et
les croisés de la race blanche, Paris, Seuil.
LEBOURG Nicolas et SOMMIER Isabelle éd., 2017, La violence des marges politiques en France
des années 1980 à nos jours, Paris, Riveneuve.
CAMUS Jean-Yves et LEBOURG Nicolas, 2015, Les droites extrêmes en Europe, Paris, Seuil.
Fachosphère, n. f. La construction de ce néologisme repose sur l’association de « facho », contraction
argotique et péjorative de « fasciste », qui s’est popularisée dans les années 1960, et de
« blogosphère », terme qui désigne un ensemble de blogs. Entré dans l’édition 2019 du Larousse, le
terme y est défini comme l’« ensemble des partis politiques de la mouvance fasciste et, plus largement,
d’extrême droite », définition qui opère une réduction au milieu partisan et un amalgame entre un
champ politique (l'extrême droite) et l’un de ses courants (le fascisme). Si le succès du mot rend vaine
la volonté d’en inventer un autre, on ne peut que regretter que celui-ci assimile au fascisme des objets
qui, pour l’essentiel, n’en relèvent pas. Mais si, en tenant compte du fait que le langage est une pratique
sociale, on s’incline face à l’usage, cela implique de bien circonscrire le sujet. Ne relèvent ainsi de cette
catégorie que les sites et comptes Internet développant une représentation du monde d’extrême
droite, et dont les réseaux d’hyperliens sont hégémoniquement relatifs à d’autres sites et comptes de
même nature idéologique.

La fachosphère dans l’espace public


La consultation de la base de données Europresse, qui numérise une grande part des périodiques
français, permet de constater que seuls 4 articles parlaient de la « fachosphère » en 2009, contre 1142
en 2017. Dès 2011, Le Monde publiait ainsi une étude soulignant que sur l’ensemble des blogs politiques
français les plus courus, la proportion de ceux de la « fachosphère » était passée de 5,2 % à 12,5 % en
deux ans1. Le récit développé à leur propos est souvent conforme à celui relatif aux partis de ce bord
politique : il s’agirait d’une « irrésistible ascension ». Ainsi, en 2019, devant la commission d’enquête
parlementaire sur « l’ultra-droite », le délégué interministériel à la lutte contre le racisme,
l’antisémitisme et la haine anti-LGBT évoque l’importance du trafic sur le site d’Alain Soral, « Égalité et

1
Abel Mestre et Caroline Monnot, « L’extrême droite de blog en blog », Le Monde, 4 juillet 2011.
Réconciliation », estimé à 8 millions de vues par mois (Assemblée nationale 2019, p. 73). Ce niveau avait
effectivement été atteint en 2016 mais, au moment de cette audition, il a été divisé par deux2. Alain
Soral a perdu de son aura : dans Google, le nombre de requêtes quotidiennes sur son nom a baissé de
86 % entre l’automne 2014 et l’hiver 2019. Pourtant, il est quasiment impossible de trouver des
commentaires sur cette réalité factuelle : Alain Soral semble assigné au rôle de la « menace en
expansion ».

Face au caractère négatif du mot fachosphère, Jean-Yves Le Gallou, ancien cadre du Club de l’Horloge3
et concepteur de la « préférence nationale » en 1985, puis chargé des argumentaires du Front national
(FN), a proposé le terme mélioratif de réinfosphère. Il s’agit pour lui de faire en sorte qu’un maximum
de citoyens et de citoyennes refusent de s’informer à travers les médias dits « traditionnels » : les blogs
d’extrême droite n’auraient pas vocation à les compléter, mais à les remplacer auprès de leur lectorat4.
En somme, il s’agit d’adapter une stratégie développée par son courant depuis la guerre d’Algérie : la
faiblesse politique du camp nationaliste doit être compensée par une bataille culturelle d’imposition de
son vocabulaire et de subversion des signifiés des mots du politique. La « bulle de filtres », dans laquelle
l’internaute tend à se construire des sources d’informations et un univers social confirmant ses biais
initiaux, n’est donc pas envisagée comme un effet secondaire ici, mais comme un objectif recherché. En
s’adressant aux masses plutôt qu’aux élites, contrairement à ce qu’ont longtemps préconisé les
intellectuels radicaux, la propagande culturelle de la « fachosphère » change ainsi de cible5. Il ne s’agit
plus seulement de détenir des médias pour cibler des segments sociaux définis, mais de façonner les
fondamentaux culturels sur lesquels reposent les institutions de la démocratie libérale.

Communiquer dans un cadre contraint


L’adaptabilité de l’extrême droite aux nouveaux moyens de communication s’est construite sous une
double contrainte : la difficulté légale de diffusion et la difficile gestion médiatique de son succès
électoral post-1984. Le mot « race » apparaît dans la législation française avec le décret-loi du
21 avril 1939 modifiant la loi du 29 juillet 1881 sur la presse pour permettre la poursuite des

2
Similarweb évalue à quatre millions cinquante mille les connexions sur le site pour le mois d’avril 2019 (toutes
les données de trafic qui suivent proviennent de cet outil).
3
Cercle de réflexion néodroitier fondé en 1974, le Club de l’Horloge a joué un rôle important dans les
redéploiements lexicaux et idéologiques des extrêmes droites durant les années 1980.
4
Entretien avec Jean-Yves Le Gallou, 8 février 2016.
5
Si cette question a souvent été traitée à propos des structures de la Nouvelle Droite après 1968, cette stratégie
trouve son origine dans un document interne de la Fédération des étudiants nationalistes intitulé « Méthode et
organisation » (1963).
diffamations envers « un groupe de personnes appartenant par leur origine à une race ou à une religion
déterminée » (Lochak 1992). En 1944, le rétablissement de la légalité républicaine entraîne l’interdiction
provisoire d’environ neuf cents périodiques et le dispositif judiciaire de l’indignité nationale inclut la
privation du droit de diriger ou de collaborer à une entreprise médiatique. Quoiqu’elle fût d’abord votée
pour contrer l’influence jugée pernicieuse des comics américains, la loi de 1949 sur les publications
destinées à la jeunesse permet d’interdire l’exposition et la vente d’une publication aux personnes non
majeures, mesures renforcées en 1958 et en 1987 afin d’inclure dans les motifs de censure « la
discrimination ou l’incitation à la haine raciale ». Les organes de certains groupements ont été touchés,
l’interdiction frappant, en 1990, Le Soleil de l’Œuvre française (OF, fondée en 1969 et dissoute par l’État
en 2013), ou, l’année suivante, la Tribune nationaliste du groupuscule néonazi qu’était le Parti
nationaliste français et européen (PNFE). La loi du premier juillet 1972, dite « loi Pleven », a
particulièrement bouleversé le paysage propagandiste en visant les incitations à la haine, à la violence
et à la discrimination.

C’est cette contrainte qui a conduit François Duprat, numéro deux du FN, à proscrire toute
communication raciste et à imposer le slogan liant immigration et chômage. La modernisation politique
est ainsi née du rétrécissement des possibilités discursives (Lebourg et Beauregard 2012). Cependant,
en rendant l’expression des sentiments hostiles à la société multi-ethnique plus respectable au sein de
la société, la normalisation du discours de l’extrême droite a eu pour effet d’engendrer une
dégringolade des ventes de la presse nationaliste : en une décennie, justement marquée par le succès
du FN, le tirage de Minute, jadis fleuron de cette presse, a ainsi chuté de 82 %. La situation médiatique
de l’extrême droite est donc particulière, puisque, d’une part, ses propres médias sont pénalisés par
l’accès de ses leaders aux mass médias mais que, d'autre part, ses porte-paroles sont, dans ces mass a supprimé: c

médias, contraints à une euphémisation de leurs propos. Le développement de la fachosphère a eu des a supprimé: -

effets analogues : la renommée du site « Égalité et Réconciliation » n’a pas relancé l’hebdomadaire
antisémite Rivarol, dont le tirage est aujourd’hui dix fois moins important qu’il ne l’était au sortir de la
guerre d’Algérie. Il n’y a donc pas d’effet d’entraînement, où chaque avancée d’un élément du champ
profiterait mécaniquement aux autres. En somme, le ressentiment altérophobe fonctionne comme les
courbes d’indifférence de la théorie économique néoclassique : c’est un marché où le consommateur
ou la consommatrice ne saurait multiplier ses actions mais optimise ses paniers (du bulletin de vote à
l’achat d’un journal) afin de satisfaire son besoin.

Le développement de médias alternatifs est une conséquence de cette situation. Dès 1980, le FN lançait
« Radio Le Pen », un serveur téléphonique commentant l’actualité. Les années 1980 voient les
mouvements s’engouffrer dans l’innovation du minitel. Ainsi, après l’interdiction des Protocoles des
sages de Sion, en 1990, le PNFE entreprend d’en poster le texte dans les « boîtes aux lettres » minitel.
En janvier 1990 est enregistrée, pour la première fois, une diffusion de tracts racistes à travers les fax,
les militant.es parvenant à masquer le numéro d’expéditeur.rice. Les nouveautés technologiques sont
ainsi envisagées comme un moyen de contourner les législations antiracistes (Direction centrale des
renseignements généraux 1990, p. 3) et comme une façon de s’adresser directement au grand public.
Le succès et les limites de la fachosphère découlent de ces tensions : alors que le succès de Marine
Le Pen repose sur une stratégie d’euphémisation (prônée de longue date par les radicaux et les
radicales), celui de la « fachosphère » se construit, de façon complémentaire, sur l’affichage revendiqué
d’une lecture ethniciste du monde qui affirme sa normalité par sa massification.

Les mouvements politiques et le web


Internet constitue un médium de première importance pour les radicaux et radicales. Après la
dissolution de l’OF en 2013, celle-ci a conservé son site « Jeune Nation », reprenant le nom du journal
créé par le mouvement Jeune Nation après sa dissolution en 1958. Alors que l’OF ne comptait qu’une
grosse centaine de membres, le site bénéficie d’une plus large audience avec un contenu centré sur la
dénonciation du « judaïsme politique » (environ 50 000 connexions mensuelles au premier
semestre 2019, la version française du média russe Sputnik étant l’un des principaux sites y menant par
ses hyperliens).

Fondé en 1972 aux États-Unis, le Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei. Auslands-Organisation


(NSDAP-AO, c’est-à-dire le parti nazi « en exil ») s’est mué en une sorte d’« Amazon du néonazisme »,
devenant de facto une entreprise de diffusion internationale d’ouvrages et de produits néonazis. Cette
agit-prop commerciale et culturelle n’a pas été sans effet sur le Vieux Continent. Gilio Damiani, militant
nationaliste-révolutionnaire depuis les années 1970, a ainsi été le webmestre du site « Vox NR » lors de
sa fondation en 2003, estimant qu’il s’agissait de répondre à la déliquescence idéologique engendrée
par le développement d’Internet. Celui-ci aurait engendré une américanisation politique des jeunesses
nationalistes, les faisant basculer vers une conception occidentaliste et un racisme déclaré6. Cette
critique vise la mouvance identitaire, dont le développement est profondément lié à Internet.

Le président des Identitaires, Fabrice Robert, s’est toujours intéressé à la question d’un « métapolitique
populaire », à travers la production musicale notamment. Il a ainsi animé un label éditant des
productions bon marché, alors qu’il participait au mouvement Unité radicale, qui était marqué par
l’expérience américaine politico-musicale du label « Resistance records ». Étudiant, il avait noté dans
son mémoire de sciences politiques soutenu en 1996, année où le FN devient le premier parti français

6
Gilio Damiani, courriel du 2 mai 2003.
à bénéficier d’un site web, qu’« internet se présente, à ce titre [pour la diffusion de l’idéal identitaire],
comme le vecteur idéal pour la création d’un vaste réseau relationnel dans lequel la musique est partie
prenante » (Robert 1996, p. 128). Symptomatiquement, le webmestre d’Unité radicale prend la tête de
l’organisation dans la journée du 21 avril 2002. La dissolution de ce mouvement, quelques semaines
après, donne naissance à la mouvance des Identitaires. Après quelques mois d’hésitations, on décide
de supprimer le forum de discussion du site de l’organisation, afin d’en finir avec la gestion des
débordements – d’autant qu’après le 11 septembre s’étaient entremêlées sur le forum des références
au nazisme et au site sioniste d’extrême droite SOS Racailles, dans un chaos idéologique qui devait
mener à la dissolution de l’organisation.

Les Identitaires deviennent vite spécialistes des coups nécessitant de faibles moyens, mais dont l’effet
est amplifié grâce à l’usage des vidéos en ligne. En 2010, les Identitaires filment l’intrusion de militants
portant un masque de cochon dans un fast-food hallal, provoquant un scandale national avec des
moyens d’une simplicité technique extrême et d’une lecture idéologique immédiate pour le public. Le
succès de leurs opérations ne dépend pas que des médias en ligne : y contribuent aussi l’émergence
des chaînes de télévision d’information continue, structurellement demandeuses de polémiques, puis
l’extension de leur modèle discursif. On a ainsi calculé que si 12 % des communiqués du Bloc identitaire
portaient sur ses actions protestataires, 33 % des articles du Monde et du Figaro traitant des Identitaires
étaient relatifs à celles-ci. De même, l’intervention publique des Identitaires est plus souvent prise en
compte par ces quotidiens lorsqu’il s’agit d’une contre-mobilisation ou lorsque le vote FN progresse
(Castelli Gattinara et Froio 2018). Le succès de cet espace militant, dont la naissance et la croissance
sont corrélées à sa stratégie web, est donc aussi lié aux autres supports médiatiques.

Si les Identitaires excellent dans la communication, c’est parce qu’ils et elles savent allier un matraquage
sur le web à des actions à forte valeur symbolique dans le réel (ce qui fait toute la différence avec les
myriades de militants et militantes en ligne), dans le cadre d’opérations aux slogans immédiatement
intelligibles (« non au racisme anti-blanc », « contre l’islamisation de l’Europe »), désormais condensés
en un hashtag relevant aussi bien de l’action que du slogan (« #DefendEurope »). Aussi, « [l]’artificielle
frontière que la pensée sociopolitique a longtemps tracée entre virtuel et réel ne semble plus résister à
l’analyse » (Cahuzac et François 2013, p. 291). À rebours, le FN n’a pas tenu tous les engagements que
laissait augurer la précocité de son intérêt pour le web ou l’importance de sa présence sur les réseaux
sociaux (Marine Le Pen comptabilise ainsi à cette heure 2 500 000 followers sur Twitter, contre 217 000
pour l’actuelle Première ministre Élisabeth Borne). Plusieurs fois, le parti s’est retrouvé empêtré dans
des affaires de publications racistes sur la toile, lequelles ont entraîné la rédaction d’une circulaire
exigeant des secrétaires départementaux du FN qu’ils surveillent l’usage d’Internet fait par les
candidat.es potentiel.les7. Le résultat n’est toujours pas probant. Alors que le FN n’a cessé d’expliquer
que le web était pour lui essentiel, sa lettre d’information ne fournit aucun matériel de formation, se
contentant d’aligner des tweets de leaders et des vidéos de leurs passages télévisés : Internet apparaît
ici comme un prolongement des médias traditionnels, et non comme un instrument en soi.

Fachosphère : vers un changement de régime ?


Si la fachosphère a contribué à la normalisation de l’extrême droite, c’est grâce au foisonnement
d’initiatives individuelles, et non aux stratégies des états-majors. Le blog Fdesouche demeure le navire
amiral : si on le compare à la plateforme de blogs Boulevard Voltaire, on constate qu’il compte deux foix
plus de visites mensuelles (4 millions) et qu’il présente un taux d’accès direct de 71 %, contre 58 % pour
Boulevard Voltaire, ce qui témoigne de la fidélisation de son public. L’impact de Fdesouche est tel que
Marine Le Pen a rencontré son principal animateur, Pierre Sautarel (créateur d’un site nationaliste dès
1995), pour s’assurer qu’il ne prendrait pas partie lors du congrès de succession de 2011. Pierre Sautarel
refuse d’être satellisé par les lepénistes : il préfère exercer une fonction de lobbying, afin que la ligne
du parti ne s’écarte pas des thématiques identitaires, et travailler ainsi à la diffusion de ces dernières,
bien au-delà du Rassemblement national (Albertini et Doucet 2016). La pratique du compromis
nationaliste, qui est à la base du rassemblement de toutes les tendances d’extrême droite dans le FN,
ne se redéploie pas en ligne, où les clivages antisémites/islamophobes, etc. s’avèrent plus structurants.
Cela aboutit au développement d’entreprises communicationnelles étendues, semi-professionnalisées,
où des quantités d’hyperliens renvoient en fait à des pages produites par des équipes restreintes. Ainsi,
le nationalisme blanc n’est plus tant porté par des groupuscules (comme le PNFE dans les années 1990),
mais par des cyber-polémistes, tels Daniel Conversano ou Boris Le Lay qui, au-delà de leurs productions,
sont l’un comme l’autre liés à une multitude de pages Facebook leur permettant de cumuler plusieurs
centaines de milliers d’abonnements (Boulle 2018). La pertinence de cette architecture est toutefois
conjoncturelle, comme l’ont démontré, depuis 2018, les changements d’algorithme et de politique anti-
« hate speeches » des réseaux occidentaux, qui ont engendré une migration vers les plateformes russes,
nettement plus confidentielles.

Plus généralement, la fachosphère vit une mutation qui signe peut-être la fin de son « âge d’or ».
L’incapacité d’Alain Soral à créer le parti qu’il s’était proposé d’édifier sur la base de son succès sur
Internet, ainsi que les provocations qui l’ont opposé à un jeune youtubeur, le « Raptor dissident », sont
symptomatiques de l’affaissement d’une ancienne génération face à des digital natives qui n’émanent

7
« Steeve Briois rappelle ses troupes à l’ordre », Minute, 23 octobre 2013.
pas de structures militantes et qui n’éprouvent nul besoin d’en construire autour d’elles et eux. Les
élections européennes de 2019 ont quant à elles enregistré le succès d’un parti lepéniste s’en tenant
aux thèmes correspondant à sa sociologie électorale (23 % des suffrages), mais elles ont aussi vu, dans
le match opposant les petits groupes radicaux, la liste néofasciste de Dissidence française écraser (par
4569 voix contre 1578) celle de la Ligne claire, lancée par Renaud Camus contre le « Grand
Remplacement ». Le succès de diffusion d’un syntagme et de son hashtag ne présage donc pas une
capacité à reconfigurer le champ partisan. La fachosphère influe sur les polémiques, mais son influence
ne produit que peu d’objets politiques neufs. On note cependant une exception notable : Daniel
Conversano est parvenu à constituer une vraie formation, Les Braves, sur la base de son web-activisme.
Il consacre aujourd’hui l’essentiel de son énergie à maintenir ses lecteurs et lectrices dans sa bulle de
filtres.

Limites de la fachosphère
Dans une récente étude, la politiste Caterina Froio analysait 77 des principaux sites de la fachosphère
française en 2016. Par-delà tous les clivages idéologiques, elle observait que la dénonciation d’une
invasion musulmane, présente dans 77 % des sites, constituait le premier élément commun (Froio
2017). Or, la même année, un sondage de l’Ifop pour Le Figaro enregistrait un bond de l’islamophobie,
nourrie par sa dynamique à gauche (alors qu’en 2010, 39 % des sondés se disant électeurs du Parti
socialiste pensaient que la place de l’islam était « trop importante » dans la société française, ils étaient
désormais 52 % en ce cas)8. Les dynamiques à l’œuvre au sein de l’Internet des extrêmes droites ne
peuvent ainsi nullement être disjointes de celles de l’ensemble de la société. Le support web n’est pas
qu’un outil de diffusion des idéologies antérieures mais produit de nouveaux « bricolages » qui
associent la culture politique d’un milieu aux débats contemporains.

On ne saurait se satisfaire de l’équivalence courante faite entre fachosphère et diffusion des discours
de haine. La fachosphère serait peut-être plus à l’avant-garde qu’elle ne représenterait un cas
spécifique : le harcèlement en meute des journalistes sur les réseaux sociaux est devenu une activité
transpartisane, l’organisation du trolling au sein de La République en marche reprenant d’ailleurs le
concept de réinformation9. Dans un fil de discussion sur Twitter, le journaliste du Monde Samuel Laurent

8
Jean-Marie Guénois, « Islam : une image dégradée en France et en Allemagne », Le Figaro, 28 avril 2016. En
ligne : [https://www.lefigaro.fr/actualite-france/2016/04/28/01016-20160428ARTFIG00357-islam-une-image-
degradee-en-france-et-en-allemagne.php].
9
Samuel Laurent, « Anonymat, représailles ciblées et faux comptes : comment des macronistes se sont
radicalisés en ligne », Le Monde, 6 juillet 2019. En ligne : [https://www.lemonde.fr/les-
a montré que le hashtag « #padamalgame », qui existait dans la fachosphère en 2012-2013, s’était
popularisé dans les cercles cybermilitants de droite en 2014 (il est vrai que La Manif pour tous avait pu
permettre des rencontres entre les deux espaces), puis généralisé après les attentats du
13 novembre 2015 pour devenir un gimmick islamophobe traversant les camps politiques. En 2018, la
polémique sur la jeune chanteuse de télé-réalité Mennel Ibtissem est, quant à elle, partie de l’espace
social-démocrate et n’a prospéré que parce que l’islamophobie, là encore, a ensuite permis de
construire une nébuleuse temporaire d’agitateurs et d’agitatrices allant de la gauche jusqu’à l’extrême
droite10. Le lien entre « haine » et « fachosphère » est donc à considérer avec mesure : cet espace
militant n’est pas suffisant pour réussir pleinement sans l’appoint d’autres segments, avec lesquels il
fait temporairement réseau sur un principe affinitaire.

Synthèse
En général, on ne se revendique pas de la haine, on s’en plaint. La chose est manifeste dans les
entretiens avec des militant.es de base du FN : en tant que Français.es, elles et ils se considèrent comme
des victimes de la haine des immigré.es et des élites. Mais, dans le même temps, le confort de l’entre-
soi que leur offre le groupe politique leur permet une expression abrupte de préjugés qui seraient
stigmatisés comme haineux dans l’espace social ordinaire (Crépon 2006). De la réunion de cellule à
l’agitation en ligne, la dynamique organiciste associe à la discrimination négative d’agents sociaux
l’apologie de l’unité du groupe ainsi purgé. Le racisme participe de l’enthousiasme du projet de
renaissance collective qu’est l’utopie portée par l’extrême droite. Or, en ne traitant guère de la
fachosphère que pour questionner la diffusion des discours haineux, l’espace public laisse hors de son
champ d’observations cette part autophile de l’extrémisme, et s’interdit ainsi de la déconstruire. À
rebours, l’importation en 2021 sur les boucles Telegram de l’imagerie accélerationniste issue du groupe
américain AtomWaffen Division a contribué à la radicalisation violente de divers internautes, arrêtés
dans le cadre d’enquêtes pour des projets terroristes. La « fachosphère » présente donc bien
aujourd’hui deux volets : celui, mainstream, de la radicalisation cognitive, et celui, underground, de la
radicalisation violente.

decodeurs/article/2019/07/06/anonymat-represailles-ciblees-et-faux-comptes-voyage-dans-la-macronie-
numerique_5486029_4355770.html].
10
« L’avenir d’une candidate de The Voice en suspens après des messages polémiques », Midi Libre,
7 février 2018. En ligne : [https://www.midilibre.fr/2018/02/07/l-avenir-d-une-candidate-de-the-voice-en-
suspens-apres-des-messages-polemiques,1624996.php].
Références
ALBERTINI Dominique et DOUCET David, 2016, La fachosphère. Comment l’extrême droite remporte
la bataille d’Internet, Paris, Flammarion.
Assemblée nationale, 2019, Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur la lutte contre
les groupuscules d’extrême droite en France. En ligne : [https://www.assemblee-
nationale.fr/dyn/15/rapports/celgroued/l15b2006_rapport-enquete].
BOULLE Delphine-Marion, 2018, La présidentielle vue de l’extrême droite 2.0, mémoire de master,
Institut de journalisme Bordeaux Aquitaine, université Bordeaux-Montaigne.
CAHUZAC Yannick et FRANÇOIS Stéphane, 2013, « Les stratégies de communication de la mouvance
identitaire », Questions de communication, no 23, p. 275-292.
CASTELLI GATTINARA Pietro et FROIO Caterina, 2018, « Quand les Identitaires font la une. Stratégies
de mobilisation et visibilité médiatique du bloc identitaire », Revue française de science
politique, vol. 68, no 1, p. 103-119.
CRÉPON Sylvain, 2006, La nouvelle extrême droite. Enquête sur les jeunes militants du Front
national, Paris, L’Harmattan.
Direction centrale des renseignements généraux, 1990, « Bilan des actions racistes et
antisémites – mois de janvier 1990. Cellule interministérielle de concertation »,
7 février 1990.
FROIO Caterina, 2017, « Nous et les autres. L’altérité sur les sites web des extrêmes droites en
France », Réseaux, no 202-203, p. 39-78.
LEBOURG Nicolas et BEAUREGARD Joseph, 2012, François Duprat, l’homme qui inventa le Front
national, Paris, Denoël.
LOCHAK Danièle, 1992, « La race : une catégorie juridique ? », Mots. Les langages du politique,
no 33, p. 291-303.
ROBERT Fabrice, 1996, La diffusion de l’idéal identitaire européen à travers la musique
contemporaine, mémoire de maîtrise, université de Nice-Sophia-Antipolis.

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