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ACTION POLITIQUE.
ACTION ÉCONOMIQUE.
ACTION SOCIALE.
PARIS
LIBRAIRIE BLOUD ET Cie
1908
Reproduction et troduction interdites.
GEORGES DEHERME
PARIS
LIBRAIRIE BLOUD ET Cie
1908
Reproduction et traduction interdites
L'AFRIQUE OCCIDENTALE
FRANÇAISE
INTRODUCTION
Action politique
[texte manquant]
La domination des Sonhrays (VIIe au XIIIe siècle), des
Malinké (XIIIe au XVe siècle) n'a pas laissé de trace.
Quant à une civilisation originale des noirs, dans le
moyen Niger, qu'on devrait attribuer aux Habé, il
convient de la tenir pour une manifestation nouvelle
de la vive imagination des explorateurs et des chargés
de mission. Il suffit de connaître l'âme noire pour se
garder de ce merveilleux.
Au surplus, les Maures, les Touareg et les Foulbé
n'ont pas formé d'état social plus avancé. Ils ont sou-
vent dominé les noirs, mais ce n'a été, aussi, que pour
piller et asservir.
Les Touareg ne sont que des pirates. Tant qu'ils ont
été les plus forts, leurs vols et leurs vexations n'avaient
pas de bornes. A Timbouctou, ils percevaient la dîme
deux fois par an. Ils ont ruiné ce centre commercial.
Les gens de Timbouctou, parce qu'ils étaient des
commerçants, disaient : « Nous sommes des femmes, les
Touareg sont des hommes. »
Dans la région de Gao, dans tous les villages du
fleuve, Aramas et Sonrhays leur devaient un tribut,
fixé par les Touareg Oulminden à trois bérets de riz
par deux personnes. Les Aramas, d'ailleurs, obligeaient
les Sonrhays à payer pour eux, et au besoin vendaient
les enfants et les femmes de ceux-ci.
Au surplus, individuellement, les Touareg prenaient
ce qui leur plaisait. Un Targui n'avait qu'à désigner
de sa lance ce qui lui convenait dans la boutique d'un
mercanti de Timbouctou ou dans la case d'un cultiva-
teur noir.
«
C'est individuellement que chaque Touareg est le
maître et seigneur de tous les noirs qu'il rencontre. A
Zinder, où il y a un roi, un conseil des notables, des
cantonniers, des gardes de quartier, des gardes de
nuit, en un mot toute: une organisation urbaine, un
Touareg, un Touareg tout seul, entre dans la maison
qui lui plaît, avise dedans une femme qui pile du mil,
prend à sa convenance le mil, le pilon, le mortier, le
pagne de la femme, et la femme par-dessus le marché,
sans que le noir, propriétaire de ces différents biens,
d'inégale valeur, ait même l'air de s'en apercevoir (1). »
Voilà qui montre mieux que tout ce qu'on pourrait
dire la supériorité de nature du blanc, même dans l'état
barbare, sur le noir. Voilà aussi ce qui peut ajouter à
notre méfiance sur les prétendus « Etats » du Niger.
Les Touareg, malgré toute leur supériorité de race,
n'ont jamais eu que l'organisation rudimentaire que
nous allons examiner brièvement ; comment des noirs
auraient-ils pu, dans des conditions identiques, consti-
tuer des États politiques ? C'est non seulement le milieu
géographique, mais surtout le contact ethnique qui a
maintenu les Touareg dans leur barbarie primitive :
cette race avait d'autres dispositions.
Il s'est passé pour les Touareg ce qui se passe pour
certains Éuropéens en Afrique: le noir déteint. On se
«
bougnoulise ». C'est-à-dire que le passivisme du
noir, la facilité avec laquelle on peut l'asservir, font
qu'on néglige à son contact toute autre industrie que
celle de l'exploiter. On en fait des esclaves qu'on vend
ou des tributaires qu'on pressure intensément. Alors
à quoi bon travailler ? N'est-on pas, ainsi, dispensé des
pénibles tâches sociales? Mais c'est seulement pour
s'assurer le fruit de son propre travail, pour le rendre
plus fécond par sa division et sa spécialisation, pour
l'accomplissement des tâches sociales qu'on s'organise
fortement. Une association de brigands, comme nous
allons le voir, parce qu'elle est simple, est toujours
précaire.
Il faut une civilisation qui a pleinement conscience
d'elle-même et de sa fonction dans l'humanité pour ré-
sister au contact trop prolongé de l'extrême barbarie et
faire vraiment oeuvre colonisatrice.
La race noire n'a donc pu jamais, d'elle-même, fonder
un « État » véritable, parce qu'elle n'a jamais pu
éprouver encore des besoins politiques. Et même, elle
dissout la civilisation qui la pénètre quand celle-ci n'est
pas très assurée.
(1) Dahomé, Niger, Touareg, par le Commandant TOUTÉE,
p. 285.
Les Touareg, pour eux-mêmes, n'acceptent la
discipline indispensable aux bandes pillardes. que
Les campements forment des fractions qui forment
des tribus, nobles et vassales, et les tribus des Confé-
dérations. Mais « Confédération », c'est beaucoup dire.
La tribu elle-même manque de consistance.
Une fraction comprend en moyenne quatre campe-
ments de douze tentes. Une tribu se compose généra-
lement de vingt fractions, soit 5.000 individus environ
;
2.000 captifs, 1.000 femmes libres, 1.000 enfants,
500 marabouts ou vieillards, 500 guerriers. Le campe-
ment, la fraction, la tribu ont chacun leur chef.
Le chef de tribu, l'amenokal, est choisi par une
seule famille et parmi elle-même. Mais son autorité est
faible. Les chefs de tente ne lui obéissent que s'il est
plus fort qu'eux. Ce n'est que s'il est redouté pour lui-
même, par sa richesse, sa famille, ses captifs, qu'il a
quelque pouvoir. Son titre ne lui sert de rien.
Un février 1905, le chef des KelGossi, ayant à verser
au cercle de Bamba l'impôt de sa tribu (90 boeufs) et
n'ayant pu obtenir la contribution des siens, dut verser
a lui seul la moitié de cet impôt.
Les tribus se battent souvent entre elles, à propos
des empiétements de territoire, des bêtes et des captifs.
Les familles elles-mêmes sont divisées.
On voit par là ce que peut être ce qui a été appelé
pompeusement une « Confédération ».
Il y en a cinq : 1° les Hoggars, entre In-Salah et
Assiou ; 2° les Azdjer, entre Timassinin, Radamès et
Rat ; 3° lesTaïtok, entre les Hoggars et les Oulminden;
4° les Oulminden, entre la rive droite du moyen Niger
et le Tchad ; 5° les Kel-Oui, entre le nord du Tchad et
Air.
Les rivalités, les querelles ont de tout temps, fort
heureusement, affaibli ces écumeurs du désert. Quand
ils décident un rezzou, ils ne parviennent pas à coor-
donner leurs forces et à reconnaître un chef unique,
non plus qu'à s'entendre sur le partage du butin.
Les Maures sont rassemblés par tribus princières,
guerrières, maraboutiques, tributaires et captives.
Les Trarza, les Brackna, les Dowich, l'Adrar sont
une juxtaposition de tribus bien plutôt que des États.
D'ailleurs, il y a aussi des tribus tout à fait indépen-
dantes, subissant plus ou moins l'ascendant d'un chef
religieux.
Les Zenaga, autochtones, ont été subjugués par une
tribu himiérite de Makil, les Beni Hassane. Les Zenaga
sont donc tributaires des Hassanes, qui constituent la
caste des guerriers et des princes. Les tribus marabou-
tiques (tolba) sont formées aussi des descendants des
Berbères ; mais elles sont plus indépendantes que les
Zenaga, qui sont de véritables serfs. Les Tolba s'occu-
pent d'élevage, de commerce, du culte, de l'instruction,
ils sont plus libres que les Zenaga et ne doivent que
des cadeaux aux Hassanes. Mais cela ne les préserve
pas des razzias.
En effet, les grandes tribus guerrières se tiennent
sur les routes de parcours des caravanes, les points
d'eau, et assaillent les petites tribus commerçantes
qui vont trafiquer du sel ou de la gomme.
Dans toute la Mauritanie, il n'y a aucune sécurité,
parce qu'il n'y a, réellement, aucune autorité poli-
tique. Les princes ne sont que des chefs de bandes.
En juin 1904, une grande caravane formée des
tribus Mechdouf, Lakhlal et Kounta, rapportaient du
sel des sebkha de l'Adrar. Cette caravane était composée
de 2.000 chameaux escortés de 800 guerriers. Elle se
dirigeait vers Ticchitt. Déjà, « l'émir de l'Adrar avait fait
payer à la caravane, comme droit de passage, 700
pièces de guinée, puis les caravaniers avaient chargé
leurs chameaux à Idjil en payant aux Akhazzir —
tributaires des Kounta qui taillent les barres de sel
— une pièce de guinée pour vingt barres. L'escorte
marchait ainsi, d'après un prix convenu, débattu à
l'avance » (1). Un peu avant d'arriver à Tichitt, où
elle devait se disloquer pour se répandre dans tout le
Soudan, la caravane fut arrêtée par un groupe de 600
guerriers. Après de longs pourparlers, la caravane con-
(1) « Les Maures », par Georges POULET (Revue coloniale).
sentit à payer un droit de 100 pièces de guinée pour
ne pas combattre. Mais quand, après Tichitt, la cara-
vane se dispersa, les mêmes pillards l'attaquèrent en
détail, enlevèrent 80 chameaux chargés et tuèrent plu-
sieurs hommes.
De tels faits se reproduisent constamment en Maurita-
nie. Peut-on dire qu'il y a une organisation politique?
Les Foulbé, répandus dans tout l'ouest africain, sont
en général des pasteurs nomades, et ils en restent au
patriarchat propre aux nomades pasteurs.
Où ils sont fixés, où ils dominent, au Fouta-Djallon
(Guinée) ou au Fouta-Toro (Sénégal), ils n'ont pas plus
d'Etat politique, au sens qu'il faut donner à ces mots,
que les noirs.
Bien que la plupart soient convertis à l'islamisme et
dévots, ils n'ont pas d'autres visées que la rapine et
l'exploitation commode des captifs.
Au Fouta-Toro, au-dessous de l'almamy, chaque dis-
tricta un chefmilitaire, ardo, et un chef religieux, tamsir.
Au Fouta-Djallon, les villages ou foulassos, forment
des cantons, ou missidis ; les missidis des provinces ou
diwals. Chaque circonscription a un chef. Au-dessus
il y a l'almamy, chef de guerre et religieux, ou le lamdo,
chef de guerre seulement.
Le pouvoir suprême est héréditaire et se partage
entre deux familles : Alfaya et Soria. Tous les deux
ans, le pouvoir doit passer de l'une à l'autre. En fait,
celui qui est le plus fort se maintient jusqu'à ce que
l'autre le renverse.
Almamys et lamdos ont une nombreuse clientèle
rapace et tyrannique, à laquelle ils confèrent, moyen-
nant cadeaux, des droits absolus sur tels ou tels diwals
ou missidis. Le plus important dignitaire est le Diam-
brou-diou-mahoudou-Poul-Poulor (grand porte-parole
des Peulhs). Il n'a pas moins de 5.000 captifs.
Le résultat inéluctable d'une telle gestion, c'est
l'appauvrissement, le dépeuplement. Cela ne se peut
soutenir quelque temps que par les expéditions au
dehors qui ramènent des troupeaux, du riz, du mil,
et surtout des captifs.
«
L'habitant du Fouta-Djallon, dit de Sanderval (1),
ne cultive que tout juste autant qu'il est nécessaire
pour se nourrir, il lui serait inutile de travailler davan-
tage, de produire une récolte surabondante pour s'enri-
chir et acheter des objets de luxe relatif ; ces objets lui
seraient enlevés par le chef dont il dépend et de là ils
iraient à l'almamy. C'est l'usage et c'est la loi ; aussi
le propriétaire ne prend-il pas la peine de faire tra-
vailler ses captifs au delà du nécessaire. Quand l'al-
mamy apprend qu'un habitant possède un beau cheval,
il fait savoir au propriétaire le plaisir qu'il aurait de
recevoir de lui un cadeau : c'est un ordre. Le proprié-
taire s'exécute sans hésiter, sans colère, presque avec
empressement, tellement la servitude est naturelle à
ces âmes sans caractère ; puis il se garde d'acheter, de
nouveau, de belles choses rares. »
Les agglomérations du Mossi, du Gambakha et du
Gourma sont constituées d'une manière assez curieuse.
Il y a là moins de brigandage, peut-être, que dans
les autres groupements ; mais la tyrannie superstitieuse
est pire.
C'est un despotisme sans objet politique, inutilement
compliqué d'une étiquette minutieuse et de rites cruels.
Il n'a aucune force de résistance, malgré une popula-
tion de plusieurs millions d'habitants, puisque le pays
fut toujours le grand réservoir de l'esclavage où les
trafiquants d'hommes venaient puiser.
Le moro naba réside à Ouagadougou. Il est choisi
parmi les membres de la famille par le chef des cava-
liers. Les compétiteurs prennent alors la fuite. Ils sont
pourchassés par les cavaliers, ramenés à Ouagadougou,
couverts d'avanies, puis chassés de la capitale dans la-
quelle ils ne peuvent plus rentrer. Ils sont dès lors
«
kourita » ; mais tous les habitants doivent se plier à
leurs caprices.
Quant au moro naba, dès son avènement, il change
de nom. C'est un autre personnage, d'homme il est
devenu fétiche et sacré. Tous ceux qui portaient égale-
(1) Conquête du Foula Djallon, p. 113.
ment ce nom doivent en prendre un autre. Celui qui
rappellerait l'ancien homme en prononçant son nom
originaire, hormis sa mère, serait immédiatement déca-
pité.
Le moro naba a un harem de femmes et de mignons
(soronés). Le chef des fétiches est chargé, tous les
ans,
par des incantations, de s'assurer de leur fidélité. La
sanction est la mort.
Les principaux dignitaires sont : Le Ouidi naba, chef
des cavaliers ; le Gunga naba, chef de guerre et d'infante-
rie ; le Sarallé naba, chef des sépultures des moro naba ;
le Balum naba, chef des intendants le Kamissoronaba,
;
chef des eunuques ; le Tensaba naba, chef de guerre ;
le Jussuba naba, deuxième chef des eunuques, chargé
spécialement de corriger les femmes du moro naba ;
le Mendo naba, chef des bouchers le Ouidianga naba,
;
chef des ouvriers et des palefreniers ; le Samandena
naba, chef des gardes; le Samandé naba, deuxième chef
des gardes ; le Dapouy naba, chef des esclaves ; le
Pouye naba, chef des fétiches ; le Bingué naba, chef du
culte ; le Kambo naba, chef des jeunes gens; le Dara
naba, chef des marchands, etc. Beaucoup de « chefs »
aux titres ronflants pour la vanité ; pas un administra-
teur pour un service public.
Ces charges sont héréditaires comme celles des chefs
de provinces. Au contraire, les chefs de cantons sont
nommés par le moro naba. Les candidats lui font des
cadeaux. Ils ne sont jamais révoqués; mais, s'ils ont
cessé de convenir, ils sont convoqués et assommés par
les soronés.
Les revenus ne sont pas réglés. Les nabas prélèvent
à leur fantaisie, le moro naba désigne les » cadeaux »
qu'il désire, les plus appréciés étant les per-
sonnes.
Il est convenu cependant que la première fille de
chaque famille lui revient, ainsi que les veuves sans
famille, en déshérence pourrait-on dire.
Un Mossibé serrant la main à un naba, et réciproque-
ment, doit lui donner une femme dans les trois mois.
Au Yatenga, tous les ans, au moment de la fête des
grands nabas, les chefs de case remettent au naba chef
de village un petit tribut en nature de Ofr. 50 à 5 francs.
Les chefs de villages font de même auprès des chefs de
cantons, et ainsi de suite. Mais quand les nabas ont
besoin de bétail, ils razzient les troupeaux des
Foulbé.
En somme, les habitants du Mossi et du Gourma ne sont
pas exploités excessivement par leurs maîtres. Mais les
nabas n'en sont pas plus des fonctionnaires et le moro na-
ba un chef d'Etat, — c'est une hiérarchie de féticheurs.
L'étiquette minutieuse qui les entoure, agrémentée
des sacrifices, n'est que la manifestation d'une supersti-
tion grossière.
Relever quelques-unes de ces pratiques puériles ou
cruelles suffira à bien marquer le caractère de ces pré-
tendus « États » où l'on a voulu voir une sorte d'orga-
nisation féodale. Trop souvent les explorateurs, voire
les sociologues universitaires qui les compilent, prennent
de vagues analogies, parfois purement imaginaires, pour
des realités. Il suffit pourtant, en l'occurrence, de com-
parer les causes profondément sociales des moeurs de
l'ancienne France avec les motifs insaisissables des
pratiques du Mossi, — et surtout leurs résultats.
On ne parle au moro naba que prosterné, les coudes
à terre. Le moindre manquement à l'étiquette est puni
de mort aussitôt.
Le moro naba ne peut jamais être seul. Il est toujours
suivi de ses pages et de ses griots.
S'il pleut, il doit rester dehors. Certains jours, aucune
femme ne doit l'approcher. De là, sans doute, l'institu-
tion des soronés, unique peut-être chez les nègres.
Certains nabas possèdent des bracelets très anciens.
Celui qui touche un de ces bracelets meurt dans l'année.
Après deux ans de commandement, le grand naba du
Yatenga doit sacrifier la plus vieille fille de naba non
mariée, sinon il mourra dans l'année. Chez les Samos,
le caractère fétichiste de cette hiérarchie des nabas est
nettement marqué, puisque chaque village a un chef ef-
fectif à côté du naba. Celui-ci n'est qu'un fétiche. Si
deux récoltes successives sont mauvaises, il est rem¬
placé. S'il meurt, ce n'est pas son fils qui lui succède
nécessairement. On consulte les sorciers. Il n'en est pas
de même pour le chef de village, qui est toujours le
plus riche.
Chez les Habé, l'autorité du hogron est de même na-
ture. Mais le chef de village, « lebe », n'a d'autre fonc-
tion que de prier sur le mil des semailles.
Le roi du Gourma ne se découvre jamais. « Il porte
dans les cheveux un fétiche qui vient du fondateur de
la dynastie et qu'une femme, la « matanou », est spé-
cialement chargée de couper à la mort du roi (1). »
Dans tout le haut Dahomey, nous retrouvons les
mêmes caractères de tyrannie brutale, pillarde et supers-
titieuse ou d'anarchie.
Cependant, le Dahomey même, c'est-à-dire les trois
royaumes d'Abomey, Allada et Porto-Novo, qui ont la
même origine, vaut qu'on s'y arrête. Il est certainement
le type le plus complet de « l'État » nègre.
La royauté était héréditaire, mais non directement.
A Porto-Xovo, toutes les branches de la famille étaient
représentées successivement au trône, et le choix se
faisait par les princes et les dignitaires. Ceux-ci étaient
sacrifiés à la mort de leur élu. C'était là un motif de
stabilité. A Abomey, le roi désignait lui-même son suc-
cesseur. Il le choisissait en général parmi ceux des fils
que lui donnaient ses captives. Les rois du Dahomey
étaient donc le plus souvent des fils de captives. Quand
ils mouraient, leurs femmes, leurs ministres, leurs sol-
dats, leurs captifs devaient les suivre.
Ils avaient droit de vie et de mort sur tous leurs su-
jets, hormis les féticheurs qui avaient le même droit sur
eux. Ghezo fut empoisonné pour avoir tenté de res-
treindre un peu les épouvantables sacrifices des « cou-
tumes », qui étaient, comme on le sait, l'institution la
plus respectée du Dahomey. Ces fêtes duraient deux
mois. Deux à trois mille victimes,— c'est-à-dire le cen-
tième de la population totale, — y étaient sacrifiées an-
nuellement dans la cour du palais de Simbodji. Dans
(1) G. FRANÇOIS, Notre colonie du Dahomey, p. 125.
sa résidence d'été, de Zagnado, Behanzin faisait en ou-
tre de copieuses hécatombes de jeunes vierges pour les
expédier à ses frères défunts. On ne tuait pas seule-
ment, on torturait. Le supplice le plus corse était celui
de la croix renversée. Les crucifiés noirs mettaient or-
dinairement trois jours à trépasser.
Le roi était maître des choses comme des hommes.
Voler était un crime de lèse-majesté, car le roi se ré-
servait le monopole de cette industrie aussi facile que
lucrative. Il y avait les voleurs du roi. Il y avait les oni-
bodés, espèce de collecteurs d'impôts, qui rançonnaient
sur les routes et dont la personne était inviolable. De
même, les cabécères (chefs) pouvaient s'emparer de
ce qui leur agréait.
On razziait à l'intérieur comme à l'extérieur : « le
roi veut manger » était la raison suffisante et sans ré-
plique.
La fortune était un danger pour celui qui la détenait.
Tant de prétextes pouvaient être invoqués pour le dé-
pouiller.
On a dit du Dahomey que c'était une monarchie mi-
litaire. C'est bien trop dire. Certes, la résistance que les
soflimatas et les amazones opposèrent à nos troupes
indiquent une discipline courageuse et certaines con-
naissances stratégiques. Mais il ne faut pas oublier que,
à l'ordinaire, ces troupes n'avaient d'autre occupation
que de capturer des esclaves et des femmes. Ces corps
étaient recrutés parmi ce qu'il y avait de pire en femmes
et en hommes dans tout le Dahomey. C'étaient des ban-
dits parfaitement organisés, sans plus. Et le roi n'était
qu'un chef de bandes.
«
Les rois partent en guerre régulièrement chaque
année comme un propriétaire va faire ses vendanges
ou sa moisson, et offrent à leur retour leur singulière
récolte sur des foires qui se tiennent presque à époque
fixée (1). »
Les chefs militaires avaient des titres qui indiquaient
II. —
LE GOUVERNEMENT GÉNÉRAL
Si on la considère
comme l'extension naturelle de
notre vieux Sénégal, l'Afrique occidentale française
est la plus ancienne de nos colonies. Dès le XIVe siècle,
nos Dieppois et nos Rouennais avaient déjà installé des
comptoirs au Cap Vert, à Rufisque et même au delà de
Sierra-Leone.
Elle est contraire la plus jeune de nos colonies, si
au
en la date du décret du Il juin 1895 qui a institué le
Gouvernement général.
Du XVIIe au XIXe siècle, les Hollandais, les Portugais et
les Anglais s'emparent tour à tour des divers points de
la côte que nous reprenons soit par les armes, soit par
la diplomatie.
La première Compagnie normande s'était établie au
Sénégal
en 1626.
Ce n'est qu'au traité de Paris, du 30 mai 1814, que
notre Sénégal nous est définitivement reconnu. Mais
nous n'en reprenons possession que le 25 janvier 1817.
Les Anglais n'avaient évacué Saint-Louis que le 1er jan-
vier précédent.
Jusque-là, bien qu'il y ait eu un timide essai d'admi-
nistration de la Couronne, un peu avant la Révolution,
après le traité de Versailles du 3 septembre 1783, la
colonie n'avait été administrée que par les compagnies
privilégiées, de Colbert sans autre objet que le commerce,
et surtout l'odieux commerce de l'homme.
Mais une autre conception de la colonisation s'est
élaborée. De toutes parts, la lutte contre le trafic des
esclaves commence. On va s'efforcer d'administrer
vraiment, de coloniser, c'est-à-dire de fertiliser le sol
et d'élever l'indigène.
Pour cette oeuvre, on l'entend bien, des points d'oc-
cupation disséminés sur la côte ne suffisent plus. La
conquête va commencer, et, au fur et à mesure, l'orga-
nisation politique.
Des plantations de coton vont être encouragées en
1822. L'Etat participera à ces essais agricoles. Des
traités sont passés avec les chefs du Oualo pour des
concessions de terre.
Des postes sont élevés, d'abord à Bakel et à Dagana.
(1820-1821). La justice est organisée (7 janvier 1822).
La Casanance est occupée en 1828.
Puis, durant quelques années, nous avons assez à
faire de nous maintenir contre les Maures Trarza alliés
au Oualo.
En fait, c'est seulement l'ordonnance du 7 septembre
1840 qui donne au Sénégal une base politique.
En 1842, nous édifions nos postes de la Côte d'Ivoire,
à Grand Bassam et Assinie, que nos marins avaient
déjà visités au XIVe siècle et dont des traités passés
avec les chefs du pays, au XVIIe siècle, nous avaient
assuré la possession. En 1845, le Sénoudébou nous est
cédé.
Avec Faidherbe (1854-1864), notre influence va
s'étendre, notre action politique s'organiser.
En 1854, Podor est pris. L'année suivante, le Oualo
est annexé et divisé en cinq cercles : Khouma, N'Guian-
gui, N'Der, Foss et Ross. Des blockhauss sont édifiés à
Matam, à Saldé, à Médine. Les coutumes que le gou-
vernement français payait au Fouta sont supprimées.
Au lieu de verser un tribut, bientôt nous percevrons
l'impôt. Grand Popo (1857), Porto-Novo(1863), Cotonou
(1864) sont occupés. Depuis le XVIIIe siècle, nous avions
un établissement à Wydah.
Après quatre ans de guerre, Faidherbe rejette les
Maures Trarza, Brackna, Dowich sur l'autre rive du
Sénégal, où désormais ils seront contenus. Il lui faut
résister en même temps à El-Hadj-Omar, délivrer
Médine investie par l'armée du Prophète.
Il serait fastidieux de refaire l'histoire de la conquête.
Disons seulement que Faidherbe, durant toute cette
période, où les difficultés semblent s'accumuler
pour
l arrêter dans ses projets, déploie une activité, tant mi-
litaire qu'administrative, prodigieuse. Il fait signer
autant de traités qu'il donne de coups de fusils. Et il
ne donne ceux-ci que lorsque la mauvaise foi des signa-
taires l'y oblige. Il est partout à la fois, et il trouve le
temps de fonder des écoles et un journal officiel. Le
Dimar, leToro, le Damga, le Saloum, la Casamance sont
placés sous le protectorat de la France. Les territoires
des villages de Dagana, Bakel, Senoudébou, N'Diago,
Gaé, Réfo, Bokol, la banlieue de Saint-Louis sont
annexés.
Il a pris le Sénégal avec quelques comptoirs mal dé-
fendus, il laissera une colonie de 600.000 kilomètres
carrés et la route ouverte au Soudan immense et mysté-
rieux.
Après Faidherbe, c'est l'arrêt, sinon le recul. L'acti-
vité ne reprendra qu'en 1881. Mais cette fois elle ne
s arrêtera plus. En 27 ans, notre empire va s'accroître
de 2.500.000 kilomètres carrés, et notre influence
s'étendre sur un territoire qui n'a pas une superficie de
moins de 5 millions de kilomètres carrés, soit le
sixième de l'Afrique entière et dix fois la superficie
de la France.
Il suffit d'examiner la situation politique des colonies
étrangères de la Côte, enclavées dans les nôtres, pour
se rendre compte aussitôt combien notre action coloni-
satrice, contrecarrée cependant par l'incohérence par-
lementaire, fut prudente, persévérante et prévoyante à
la fois..Et s'il fut commis des fautes très graves, aux
deux côtés du Dahomey comme à Fachoda, ce n'est pas
aux coloniaux qu'il les faut imputer.
Telle qu'elle est, notre Afrique occidentale n'est pas
la prise de hasard de quelques soldats désireux de lau-
riers à bon marché, de croix et de galons faciles, ou
d'aventuriers à la recherche d'émotions violentes elle
:
est le résultat d'un plan mûrement réfléchi et dont la
réalisation fut froidement poursuivie.
Hors le Sénégal, nous n'avons eu jusqu'en ces
vingt dernières années que des postes sur la côte. En
Casamance, notre pénétration n'est pas encore achevée
en 1900. En Guinée, nous n'avons encore, en 1887,
que quatre postes à l'embouchure des rivières : Boké,
Boffa, Dubréka, Benty. Nous n'avons réoccupé la Côte
d'Ivoire, après l'avoir abandonnée en 1870, qu'en 1884,
et il n'y a eu une ombre d'administration qu'en 1889,
la conquête ne fut commencée qu'en 1901. Celle du
Dahomey date de 1894. Celle du Soudan, commencée
en 1881, ne fut achevée qu'en 1902 ; la première orga-
nisation date de 1890. Le territoire civil de la Mauri-
tanie n'a été institué que par décret du 15 octobre 1904,
après la campagne de Coppolani (1902-1905).
Ces morceaux de colonies eussent été sans avenir
s'ils étaient restés séparés. Il fallait les relier par leur
hinterland. C'est là la pensée féconde de nos explora-
teurs, de nos administrateurs et de nos soldats.
En même temps que nous poursuivions notre péné-
tration, nous faisions reconnaître nos droits par les
puissances voisines, non sans leur accorder parfois des
compensations excessives.
En 1885, nous laissons Petit-Popo à l'Allemagne en
reconnaissance de nos droits sur les territoires situés
entre le Bio-Nunez et la Mellacorée. En 1897, nous lui
cédons Sansanné-Mango et la rive droite du Mono,
mais nous nous réservons le Niger.
En 1886, nous reconnaissons la Guinée portugaise
actuelle, mais nous prenons le Fouta-Djallon.
Toute une série de traités avec l'Angleterre délimite
les frontières des colonies anglaises, et nous laisse Je
champ libre vers l'intérieur : en 1889, pour la Gambie ;
en 1890 et 1904, pour la Nigeria ; en 1895, pour Sier-
ra-Leone ; en 1898, pour la Gold-Coast. En 1900, nous
reconnaissons également la colonie espagnole Rio-de-
Oro, mais nous en fixons définitivement les frontières.
Nous délimitons enfin les frontières du Libéria en 1892.
Grâce à ces conventions, notre expansion vers l'inté¬
rieur a été libre, et nous avons pu faire de l'Afrique
occidentale française un bloc qui rejoint notre Congo
au Tchad par Zinder, l'Algérie par Timbouctou, et toutes
nos colonies côtières du Gouvernement général par
leur hinterland.
On a pu tracer, en 1905, la ligne idéale qui sépare
les territoires des deux gouvernements généraux
français de l'Afrique occidentale et de l'Algérie. Cette
ligne va du cap Noun, frontière sud-ouest du Maroc, à
la limite extrême sud de la Tripolitaine. Ce n'est plus
qu'un voyage ordinaire d'aller d'Oran à Timbouctou
ou au Congo par le Sénégal, le Niger et le Tchad.
Ainsi, la période de conquête est terminée, celle d'ex-
ploration s'achève. Rien ne peut plus nous distraire de
notre tâche d'administration et de police.
Le décret du Il juin 1895 a institué le Gouvernement
général en comprenant, avec le Sénégal, la Guinée
française, le Soudan et la Côte d'Ivoire, mal délimités
encore. «
Les décrets du 17 octobre 1899 et du 1er oc-
tobre 1902 consolidèrent l'organisme central ; mais
c'est seulement par le décret du 18 octobre 1904 que
le Gouvernement général de l'Afrique occidentale fran-
çaise, grâce à l'énergie patiente, à la haute intelligence
politique et administrative de M. Roume, fut définiti-
vement constitué, avec des moyens suffisants, un cré-
dit possible et des pouvoirs efficaces. Il englobe dès
lors le Sénégal, la Guinée, le Haut Sénégal et Niger
(ancien Soudan français), la Côte d'Ivoire, le Dahomey
et la Mauritanie, avec une superficie de près de 3 mil-
lions de kilomètres carrés cinq fois celle de la
France et une population de— 12 millions d'habitants.
—
Le Gouvernement général est devenu « un organe de
haute direction et de contrôle permanent ». Comme l'a
dit M. Roume, son action coordonne et dirige vers un
«
but commun celle des gouvernements locaux, à la-
quelle elle n'a pas pour objet de se substituer ; aussi,
comme le décret de 1902, celui de 1904 affirme-t-il
l'autonomie des colonies qui composent le Gouverne-
ment général de l'Afrique occidentale française, réali¬
saut ainsi, dans des conditions analogues à celles qui
ont présidé à la constitution de l'union indo-chinoise,
une conception assurément nouvelle, du moins dans
l'organisation coloniale française, celle d'une véritable
fédération de colonies, vivant chacune d'une vie pro-
pre, mais groupées sous une direction commune, qui
gère leurs intérêts généraux. »
Autant qu'il a été possible, on a conservé les vagues
divisions territoriales qui existaient au moment même
où notre administration s'est imposée. Chacune des
colonies est subdivisée en circonscriptions ou cercles.
Il y en a près de 100 pour tout le Gouvernement gé-
néral (1).
Les cantons et les villages furent conservés ou créés.
On s'est gardé de heurter les susceptibilités, les
moeurs ; on a respecté autant qu'il se pouvait les cou-
tumes, les croyances, voire les superstitions.
A vrai dire, il n'y avait pas d'institutions politiques à
maintenir, tout était à créer. Mais il y avait des chefs.
Tant qu'ils ne se sont pas rebellés ou qu'ils n'ont pas
dépassé les bornes des exactions et des brutalités per-
mises à un chef noir, on les a maintenus. Au besoin,
on les a intronisés.
Presque partout, ce sont nos collecteurs d'impôts.
Avec le recensement qui est nécessaire à l'établissement
du rôle, c'est à peu près tout ce qu'on leur demande.
Malheureusement, nous n'en demandons guère plus
à l'administrateur du cercle.
C'est la perception de l'impôt, le rendement, qui note
V. LA JUSTICE FÉTICHISTE
3° Tribunaux de cercle.
X. L'ENSEIGNEMENT PROFESSIONNEL
L'action économique
I. — L'OUTILLAGE ÉCONOMIQUE
II. — LE COMMERCE
......
10.400.000 10 400.000
. . . .
Total 21.590.000 202.053.000 223.643.000
VII. — LE CAOUTCHOUC
IX. — L'ARACHIDE
X. — LE COTON
Dollars Dollars
Coton brut 233.412.777 413.137.936
Coton manufacturé 19.840.609 42.961.048
Huile de graines de. coton 5,735.912 13.993.431
. .
..
.
Tourteaux de coton 4.873.905 14.165.268
Graines de coton 205.032 245.920
Résidus d'huile de coton.
Totaux. ......
. .
.
.
.
.
.
» 4.801.078;
264.068.235 489:304.681,
225.236.446 dollars.
XII..—- L'INDUSTRIE
d
Sans main-d'oeuvre utilisable, pas d'industrie ; sans
industrie, pas de culture riche, — c'est-à-dire pas de
progrès notable à réaliser pour la société indigène et
pas de développement économique possible pour la co-
lonie.
Représentez-vous une réunion de dames causant du \
domestique, et vous saurez ce qui se peut dire, entre
colons plus expérimentés que compréhensifs, des tra-
vailleurs indigènes de toutes nos colonies.
Ainsi, il est entendu que le noir
— pour ne parler
que de celui-ci — est incurablement paresseux, mal-
veillant parfois, ivrogne et lascif assez souvent, chapar-
deur toujours.
Satisfait d'une poignée de mil, imprévoyant, inca-
pable d'un effort continu et d'esprit de suite, on né le
peut décider au labeur ; à tout le moins, quand on a pu
vaincre son indolence, compter sur le respect de ses /
engagements. Un plantureux couscous de noces, un tam-
tam les lui feront oublier. Les captifs seuls pouvaient
être employés avec sûreté, les maîtres avec qui nous
traitions ayant le secret — que nous devions nous gar-
der de pénétrer — des stimulants efficaces. Enfin, à
part quelques Ouolofs, triés sur le volet et grassement
payés, le noir est inapte à faire un ouvrier de métier.
Chaque fois qu'on eut besoin d'une main-d'oeuvre
nombreuse, exercée et sûre, on fit donc appel à l'im-
migration.
En 1881, pour le haut fleuve, on fit venir 183 Chi-
nois, maçons, charpentiers, riveurs, chauffeurs, etc. /
On chercha même à généraliser, à organiser le sys-
tème. En 1883, M. Pallu de la Barrière essaya de con-
stituer une société d'immigration asiatique, la Corpora-
tion franco-chinoise. Pour la construction du chemin de
fer de Dakar-Saint-Louis, plus pratiquement, on eut
recours aux Piémontais. Mais, en 1899, la Société des
automobiles du Soudan revient aux Chinois.
Si ces diverses tentatives d'immigration asiatique
avaient réussi, il ne restait plus qu'à envoyer nos Séné-
galais en Indo-Chine, où la question de la main-d'oeuvre
se pose à peu près dans les mêmes termes.
Certes, ce n'est pas pour le vain plaisir de nourrir un
préjugé et de soutenir un sophisme que certains entre-
preneurs du chemin de fer du Yun-Nam ont fait venir à
grands frais des Italiens au Tonkin et que des industriels
ont transporté des Chinois au Soudan.
Il y a ceci d'abord, que les immigrants, étant plus
isolés, sont toujours plus dociles, moins exigeants, plus
surs, plus laborieux que les autochtones ; mais ces
petits avantages ne sauraient contrebalancer les graves
inconvénients des transports coûteux, du non-acclima-
tement, du mécontentement des aborigènes, etc.
On en est resté sur le souvenir des difficultés qu'on
eut à surmonter, au début de l'occupation, parmi des
populations, plus ou moins ouvertement hostiles ou crain-
tives, pour recruter des porteurs ou des manoeuvres.
Or, en parcourant une partie de notre Soudan, j'ai pu
voir, à peu près partout, une main-d'oeuvre disponible.
A Kayes, à Bamako, à Ségou, à Djenné, même pendant
l'hivernage, il se présente plus de manoeuvres, de por-
teurs et de laptots qu'on n'en peut occuper. Il n'est pas
certain que tous les captifs libérés trouvent à s'em-
ployer. Et c'est là l'ombre de notre intervention éman-
cipatrice : il ne suffit pas de proclamer la liberté, encore
faut-il donner aux affranchis les moyens de la vivre di-
gnement.
L'homme a été forcé au travail par le fouet ou la
faim. Dans notre civilisation, cette contrainte est si an-
cienne, elle se manifeste d'une manière si continue,
sous des aspects si complexes et si subtils, que nous ne
la sentons plus. Chez le noir, elle subsiste sous sa forme
brutale, par à-coups de disette. Tant qu'il n'entrevoit
pas la menace de la faim ou ne sent pas sur ses épaules
Je cinglement de la chicotte, le noir trouve plus agréa¬
ble de dormir, de palabrer ou de gesticuler dans une
joyeuse sarabande que d'appliquer ses gestes à une Un
utile. C'est pourquoi des esprits superficiels jugent
qu'il est paresseux.
A l'ordinaire, ses lougans, ses troupeaux, ses captifs,
ses femmes lui fournissent tout ce qui est nécessaire à
son existence. Il n'a pas d'ambition. Ses sensations
sont simples. La valeur d'un plaisir, pour lui, c'est la
durée ; celle d'un repas, c'est la quantité. Mais les li-
mites sont vile atteintes. Ce qui est nécessaire, c'est un
kilo de mil ; le luxe, ce sera deux kilos ; la folie su-
prême, trois kilos, — et ça représente 15 centimes ! Il
n'a donc pas d'ambition et n'en saurait avoir. S'il souhai-
tait d'être riche, ce serait pour l'ostentation, car il est
assez vaniteux ; mais il n'y a pas assez longtemps qu'il
était dangereux d'être envié pour qu'il ne s'en tienne
pas à sa philosophique médiocrité.
Nous le demandons, pourquoi cet homme heureux
travaillerait-il ? Que ferait-il de son salaire?...
Mais à côté de ce privilégié, il y a le noir qui s'est
frotté à notre civilisation et dont les besoins sont plus
compliqués, l'ancien tirailleur ou spahi, le captif libéré,
celui qui, pour une raison ou une autre, n'a à compter
que sur soi, et ceux-là, dont le nombre s'accroît con-
stamment, ce sont de courageux travailleurs. Une vague
inquiétude, celle qu'on n'apaise plus, les pousse à l'ac-
tion. Ils sont désormais frappés d'humanité.
Le sot orgueil de l'oisiveté aristocratique ou dévote
lui-même tend à disparaître. Les Toucouleurs, musul-
mans fanatiques, les Soninké libres, voire les Peulhs
vagabonds n'ont plus honte de s'embaucher sur nos /
chantiers.
Toutes les races fournissent des travailleurs, suivant
leurs aptitudes.
De tout temps, les Kroumens, ces auvergnats noirs,
se sont engagés sur les côtes occidentales, comme lap-
tots ou manoeuvres. Ils fournissent actuellement une
main-d'oeuvre précieuse à l'exploitation des riches forêts
d'acajou de la Côte d'Ivoire. « De même que tous les
nègres, dit M. l'administrateur Delafosse, le Kroumen
est, au repos, passif et mou ; mais, une fois lancé, la
somme de travail musculaire qu'il peut fournir sous
l'impulsion du coup de fouet nerveux, est étonnante.
On le voit prolonger son effort presque indéfiniment,
jusqu'à l'épuisement de son être. »
Les Ouolofs ont bénéficié d'un long contact avec nous ;
quelques-uns ont appris notre langue et, plus au moins
bien, nos métiers du bâtiment. Ils font des ouvriers
passables qui se répandent volontiers dans les princi-
paux centres de nos colonies.
Les Bambaras, les Sousous, les Malinké font de bons
terrassiers ; les Toucouleurs, des maçons. Les maçons
djennenké, baris, sont renommés dans tout le Soudan.
Les Somonos, les Bozos, pêcheurs, sont les maîtres du
fleuve, et leur corporation est puissante. Le courage,
l'endurance des porteurs, et surtout des laptots, est ad-
mirable.
J'ai mis trois jours pour descendre le Niger, de
Koulikoro à Ségou (180 kilomètres), sur une pirogue
indigène, et autant pour revenir. Faire 60 kilomètres,
soit contre le vent d'est, soit contre le courant, en pous-
sant à la perche une lourde embarcation qui s'échoue
souvent sur les bancs de sable, puis, à la nuit, avaler
.
en hâte quelques poignées de mil ou de riz, s'affaler
sur le sable humide, et recommencer à l'aube, avec la
même bonne humeur, voilà ce dont sont capables les
noirs qui travaillent !...
C'est là, il est vrai, une situation toute récente.
Quand on fit venir des Piémontais, en 1885, pour
les terrassements de la voie ferrée du Cayor, c'est évi-
demment qu'on ne trouvait point d'ouvriers noirs. Pa-
resse? Non pas : hostilité du damel, alors chef du pays.
Quand on reprit les travaux du chemin de fer Kayes-
Niger, il fallut user de la réquisition. Mais avec quelles
peines amenait-on les manoeuvres, craintifs, méfiants,
hostiles, et les gardait-on!...
Trop souvent, d'ailleurs, le traitant, chercheur de
fortune, disposait de l'indigène comme d'un taillable et
corvéable à merci, et celui-ci, naturellement, fuyait
plutôt l'approche des blancs. Des aventuriers sans
scrupule nous avaient fait une mauvaise réputation.
Jusqu'en ces derniers temps, ce n'est que par la
corvée imposée, la réquisition — avec leurs inévitables
abus — qu'on put faire exécuter les travaux indispen-
sables et assurer les transports et les ravitaillements.
Mais le Gouvernement général a pu supprimer la réqui-
sition et le portage obligatoire sans que les services en
souffrent.
Avec l'extension des voies ferrées, l'organisation des
flottilles, le portage a perdu de son importance. D'autre
part, comme on tend à n'employer plus que des por-
teurs volontaires, les noirs ne désertent pas les villages
d'étapes. La question du portage, si délicate, n'existera
bientôt plus pour l'Afrique occidentale française. Elle
sera résolue par la liberté. Le portage sera devenu une
profession comme les autres. L'exercera qui voudra.
En parcourant ces régions tranquilles, naguère dé-
vastées, en traversant ces populations confiantes et
calmes, naguère épouvantées ou menaçantes, je me
suis persuadé que notre action coloniale n'est pas
vaine.
Peu à peu, la société noire se transforme, la division
du travail social s'accentue. Et cette évolution s'opère
lentement, par l'introduction des marchandises euro-
péennes, les premiers salaires distribués, la monnaie
qui circule, l'obligation de payer l'impôt qui servira à
entretenir, à accroître l'outillage économique de la co-
lonie. Elle se manifeste dès maintenant par ce fait con-
sidérable d'une main-d'oeuvre libre et disponible.
Mais le noir, qui fait sans rechigner 25 kilomètres
par jour en portant sur sa tête une balle de 25 kilo-
grammes, est-il capable d'être un ouvrier d'usine? En
d'autres termes, puisqu'il y a une main-d'oeuvre dispo-
nible, ici, que vaut-elle économiquement ? Quels se-
raient son rendement, son prix de revient ?
La meilleure preuve de la valeur decette main-d'oeuvre,
c'est le trafic qui s'en est fait durant des siècles, et le \
haut prix que l'esclave atteignait aux Antilles. Mais, il.
le faut dire, c'est une main-d'oeuvre non formée, en-
tendons non formée pour le travail libre.
Elle est donc médiocre. Ses défauts sont nombreux,
quelques-uns sont graves.
Irrégulière d'abord, d'une irrégularité qui tient au-
tant au mode d'existence des noirs qu'à leur insou-
ciance native.
De juillet à novembre, les lougans (champs de cul-
ture vivrière, mil, maïs, riz, etc.) emploient à peu près
tout le monde, hommes, femmes et enfants, maîtres et
captifs, et c'est à cette époque aussi, celle des hautes
eaux, que le commerce a le plus besoin de porteurs.
Néanmoins, depuis quelque temps, môme pendant
cette période d'hivernage, on trouve assez facilement les
hommes qu'il faut. Ce qu'il y aurait plutôt à craindre
alors pour une industrie, c'est le renouvellement fré-
quent de son personnel, qui nécessiterait chaque fois,
derechef, un onéreux dressage.
Le noir, en général, ne loue ses bras que pour obte-
nir un superflu. L'indispensable lui est fourni par ses
lougans. La famille produit tout ce dont elle a besoin, et
il ne cesse point d'en faire partie. Serait-il, à l'aventure,
dépourvu, qu'aucun noir n'oserait refuser de partager
son repas avec celui qui passe, fût-il inconnu. Ce n'est
là ni l'hospitalité sémitique, ni la charité chrétienne, ni
la solidarité moderne. C'est un sentiment plus grossier,
si l'on veut, plus instinctif, mais conséquemment plus
fort, — comme le rapprochement craintif de deux
pauvres êtres pour résister à l'ennemi, impitoyable pour
tous, toujours présente à l'esprit du primitif : la faim.
Le noir s'embauche donc sur nos chantiers, le plus
souvent pour faire un cadeau à un griot, ou pour s'ache-
ter un boubou, un cheval, des armes de parade, des
gris-gris prestigieux, voire une femme. Dès qu'il a gagné
ce qu'il désire, il retourne au village.
On ne peut donc l'employer encore qu'à une besogne
d'un apprentissage rapide.
Le rendement de celte main-d'oeuvre mal exercée est
inférieur. Deux noirs, dans le même temps, ne font pas
la tâche d'un seul blanc.
Le noir est lent, distrait, négligent, il ne coordonne
pas ses mouvements dont il ne cherche pas à s'expli¬
quer le pourquoi ; de là une grande perte de temps,
des malfaçons. Il se lasse vite.
C'est une main-d'oeuvre qui revient assez cher. Les
salaires sont parfois des plus modiques, il est vrai.
de 0 fr. 25 et 0 fr. 50 par jour au Soudan à 1 franc —
1 fr. 50 à la Côte d'Ivoire et au Sénégal, pour les
et
por-
teurs et manoeuvres ; — mais dès qu'il s'agit d'ouvriers
de métiers, charpentiers, maçons formés à l'euro-
péenne, les salaires atteignent des taux élevés, de
—
2 fr. 50 par jour à 10 francs. Ce sont surtout nos Ouo-
lofs qui s'y tiennent et refusent de travailler à moins.
Si l'on tient compte qu'il faut deux nègres pour faire
l'ouvrage d'un blanc, on voit à quel prix revient le tra-
vail médiocre qu'on obtient d'eux. Ce serait là un ob-
stacle insurmontable à toute industrie qui emploierait
beaucoup d'ouvriers d'art. Mais les filatures, les tis-
sages, les usines d'apprêts et de teinturerie demandent
surtout des manoeuvres.
Il n'importe pas moins de réduire dès maintenant les
salaires des ouvriers d'art indigènes, et autant pour
ceux-ci que pour la colonie.
Le besoin pressant qu'on eut de construire en hâte
pour se loger, pour abriter le matériel et les marchan-
dises, les gros profits qui inclinent trop au gaspillage
fastueux, à la « vie large », aussi la nécessité de sti-
muler l'activité des rares ouvriers qu'on avait formés,
ont déterminé ces salaires exagérés.
Mais ces salaires ne correspondent point aux services \
rendus, ils dépassent de beaucoup les besoins réels des
indigènes. Il y a une disproportion vraiment démora-
lisante, dans une même région, entre le gain ordinaire
d'un tisserand ou d'un laptot, de 0 fr. 50 par jour, et
celui d'un menuisier ouolof, de 8 francs.
L'ouvrier noir qui gagne 5 et 6 francs par jour n'en .
L'Action sociale
1. — RACES ET CASTES
(1) RENAN.
— Les Apôtres, p. 199.
deurs, des dioulas, des koulé (menuisiers, fabricants
de pirogues). Notons que les Bambaras et les Bobos
ont aussi leurs koulé ; mais ceux-ci sont de caste. Les
femmes de cette caste ont pour spécialité de recoudre
les calebasses fêlées, dites « koulé », qui sont un des
tanas de certains Coulibali.
Les pêcheurs somonos du Niger et du Sénégal, au
contraire, descendraient d'une famille de forgerons. Us
seraient donc plutôt une caste.
Ces questions d'origine — qui n'ont d'ailleurs aucune
utilité — sont incertaines et ne sauraient être élucidées.
Les vieillards n'ont que des souvenirs nébuleux ou con-
tradictoires ; d'ailleurs, ils ne font qu'accepter sans
critique ce qui leur fut transmis. Là-dessus, les griots
brodent, intarissablement.
Ce ne sont point les classifications totëmiques qui
nous éclaireront. Certains Somonos ont pour tana le
serpent, d'autres l'éléphant, le singe vert, le chien,
d'autres enfin n'en reconnaissent aucun. Or ils sont
évidemment d'une même famille. La légende leur
attribue une même souche soninké.
Les castes africaines, heureusement, ne sont pas
irréductibles. Nous savons que les Somonos provien-
nent d'une famille de forgerons. A Djenné, sous l'im-
pulsion de la colonisation marocaine sans doute, ou
d'autres blancs, les casles se sont dissoutes.
Djenné est vraiment u ne ville. Elle une architec-
ture. Les Djennenké ont une vie municipale. Ils sont
a
un fils, hé hi yé ! »
Pour la mort :
1° — « La souffrance de l'homme qui meurt est une
bonne souffrance. »
2° — « Buama a ri avec nous ; — Buama tu n'es plus
semblable à un autre homme. Buama rit. Dépê-
chons-nous d'aller au tam-tam. —Le tam-tam est loin. » —
Pour d'autres tam-tams : —
1° «Le jour où le grand caïlcédrat est tombé, que
—
suis-je devenu ? — Que suis-je devenu devant Ségou
Koro ? — Qu'on apporte un cola blanc pour offrir au
caïlcédrat. — Le jour où le grand caïlcédrat est tombé,
que suis-je devenu? »
2° Homme jaloux, fais rentrer ta femme.
— « —
Petit homme jaloux, dès que tu entends le tam-tam, tu
cours pour voir si ta femme n'est pas au tam-tam. —
Ta femme sera fatiguée quand la nuit viendra, et tu la
frapperas. »
Ces ouvertures sur l'âme noire suffisent sans doute
pour nous garder de tout propos d'assimilation et d'au-
tonomie.
«
Il n'y a pas d'exemple dans l'histoire ancienne ou
moderne qu'une peuplade nègre se soit élevée à un cer¬
tain niveau de civilisation ; et toutes les fois que, par
un de ces accidents qui, dans l'antiquité, se sont pro-
duits en Éthiopie, de nos jours à Haïti, une civilisation
élevée est tombée entre les mains de la race nègre,
cette civilisation a été ramenée à des formes misérable-
ment inférieures » (1).
A Haïti, à la Guadeloupe, malgré un décor de civili-
sation, on retrouve la même mentalité fétichiste avec
toutes les aberrations que provoque un mélange
d'idées inadaptables à cette mentalité.
A la Guadeloupe, les nègres sont électeurs et natu-
rellement socialistes. Leur député serait, paraît-il, un fé-
ticheur, un papa-loi du Vaudoux. Occupé à ses incan-
tations, on le voit, d'ailleurs, très peu à la Chambre, où
il ne se manifeste que par ses votes. La tribune fran-
çaise n'y perd rien.
A Haïti, on est moins avancé. C'est la libre-pensée et
là franc-maçonnerie qui florissent, — de concert avec
le Vaudoux.
Qu'est le Vaudoux? C'est le serpent fétiche. Libres
penseurs comme catholiques lui rendent leurs devoirs.
Dans beaucoup de cases, nous rapporte M. Jules Ca-
plain (2), la couleuvre et la chandelle piquée d'épingles
se cachent près du crucifix. Ce ne sont pas, comme on
le pourrait croire, des superstitions insignifiantes, pâles
survivances de l'immémorial fétichisme. Il y a encore
des sacrifices, et peut-être même des sacrifices humains.
On immole le cabri noir (l'enfant) ou le chevreau sans
corne (l'adulte) dans les baguis (réunions dans la
brousse) d'ivrognerie et de priapées. Les chapiteurs,
papa-loi, maman-loi, président à ces scènes de dé-
auche et consacrent les gris-gris haïtiens : oraisons,
maldiocs et gardes.
La polygamie de fait est générale. Les fonctionnaires
eux-mêmes ont des concubines dans chacune des loca-
lités de leur ressort.
V. — L'ESCLAVAGE social
PREFACE
INTRODUCTION 1
PREMIÈRE PARTIE
Action politique. 17
DEUXIÈME PARTIE
Action économique. 143
.... . 211
VII. — Le caoutchouc 219
VIII. — Les cultures vivrières 228
IX. — L'arachide 235
X. — Le coton 241
XI. — Deux méthodes 249
XII. — L'industrie.
XIII. — La main-d'oeuvre. 259
265
TROISIÈME PARTIE
Action sociale. 275
I. Races et castes
— 277
II. La mentalité fétichiste
— 300
m. — La femme dans la famille .
324
IV. — L'esclave et l'esclavage d'exploitation. 343
V. — . . .
359
VI.— Les esclaves dans la société 371