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L'Afrique occidentale

française : action politique,


action économique, action
sociale / Georges Deherme

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Deherme, Georges (1870-1937). Auteur du texte. L'Afrique
occidentale française : action politique, action économique,
action sociale / Georges Deherme. 1908.

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Georges DEHERME

ACTION POLITIQUE.
ACTION ÉCONOMIQUE.
ACTION SOCIALE.

PARIS
LIBRAIRIE BLOUD ET Cie
1908
Reproduction et troduction interdites.
GEORGES DEHERME

ACTION ÉCONOMIQUE - ACTION SOCIALE

PARIS
LIBRAIRIE BLOUD ET Cie

1908
Reproduction et traduction interdites
L'AFRIQUE OCCIDENTALE
FRANÇAISE

INTRODUCTION

Chez un peuple de rentiers, de fonctionnaires et


d'utopistes, dont le suffrage universel et le parlemen-
tarisme aggravent les erreurs et nourrissent les vices,
la colonisation 110 saurait être en faveur. Pour l'indi-
;

vidu, elle n'accorde rien qu'à l'énergie et à l'audace ;


pour la collectivité, elle est un effort en vue d'un ré-
sultat qu'on n'aperçoit pas immédiatement, elle impose
des sacrifices, elle implique des devoirs. C'est plus
qu'il n'en faut pour qu'elle soit impopulaire.
Mais les politiciens qui, à l'état de candidat, ou dans
l'opposition, —qui est l'état de candidat prolongé, —
n'ont pas assez de sarcasmes contre la « folie coloniale »
deviennent, quand ils arrivent au pouvoir, d'ardents
colonisateurs. C'est qu'alors ils n'entendent plus seu-
lement les clameurs de la foule qui n'est qu'un ras-
semblement provisoire d'instincts confus ; mais l'âme
française, qui est une capitalisation des forces du passé
coopérant avec les forces organiques du présent.
Les économistes, voire les électeurs, n'y peuvent
rien. Si les sociétés n'évoluaient pas sous l'impulsion
des volontés profondes et continues, d'après des lois
qui échappent aux caprices des foules, aux intérêts
particuliers, aux ambitions des avocats, aux rêvasse-
ries des prolétaires et aux nuées des intellectuels, elles
ne résisteraient pas longtemps à tant de ferments de dé-
composition.
Ainsi, c'est sous notre troisième République que
....
s'est constitué notre magnifique empire colonial, par
lequel la France se place aux deuxième rang des puis-
sances coloniales.
Il y a trente ans, toutes nos colonies réunies ne re-
présentaient pas une superficie d'un million de kilo-
mètres carrés avec 5 millions d'habitants ; aujourd'hui,
elles englobent plus de douze millions de kilomètres
carrés avec 50 millions d'habitants.
Il y a trente ans, le mouvement commercial de nos
colonies n'était pas de 700 millions de francs, dont un
tiers avec la France ; aujourd'hui, il dépasse 1.500 mil-
lions, dont plus d'un milliard avec la France, — soit le
dixième du commerce national.
Le réseau de voies ferrées en exploitation ou en
cours de construction dans nos colonies mesure envi-
ron 10.000 kilomètres.
«
Les marchandises embarquées dans nos colonies,
SOUS pavillon français, en 1904, représentent un ton-
nage de 799.035 tonnes, auquel il faut ajouter
1.491.449 tonnes pour l'Algérie et la Tunisie. Les
marchandises débarquées de navires français représen-
tent 893.726 tonnes pour les colonies, plus 886.157
tonnes pour nos possessions méditerranéennes, ce qui
forme un total de 4.070.367 tonnes transportées par
notre marine marchande. Où en serait-elle si elle était
privée de cet aliment (1) ? »
Il pourrait être beaucoup plus considérable encore,
puisque le mouvement général de la navigation, dans
les ports des colonies, est de 18 millions de tonnes.
Les capitaux qui trouvent un placement rémunérateur
dans les entreprises commerciales, industrielles et les
emprunts coloniaux, d'après une enquête récente, peu-
vent être évalués à 3 milliards, dont les sept huitièmes
sont des capitaux français. L'ensemble des budgets co-

(1) Discours prononcé par M. Charles Roux, en 1906, à l'Ex-


position coloniale de Marseille.
loniaux atteint 500 millions de francs. Le budget mé-
tropolitain du ministère des colonies est de 110 mil-
lions. Les sommes engagées pour les travaux publics,
aux colonies, s'élèvent à 600 millions, environ 30 mil-
lions par an pour les dépenses permanentes et plus de
550 millions—provenant des emprunts — pour les
dépenses extraordinaires.
La colonisation est donc bien dans notre destin,
et c'est la meilleure preuve que notre race reste vigou-
reuse et que la France est encore une grande na-
tion.
La colonisation fut de tous les temps en progrès et
de toutes les races en développement. On n'enclôt pas
son génie. Tous les peuples qui ont laissé quelque trace
dans l'histoire furent colonisateurs. De nos jours encore,
de grandes sociétés ont été fondées par la colonisa-
tion.
A ceux qui demandent : à quoi servent les colonies ,
M. Charles Gide répond : « A quoi sert-il d'avoir des
enfants, toute question de sentiment mise de côté ?
— A rien. — Dans l'ordre des choses, en effet, ce sont
les enfants qui sont à la charge de leurs parents et non
les parents qui sont à la charge de leurs enfants. Les
enfants sont comme les colonies, ils coûtent gros et ne
rapportent rien, et quand ils sont devenus grands, ce
n'est pas la coutume qu'ils remboursent à leurs parents
ce qu'ils leur ont coûté.
«
Dès lors, pourquoi ne pas dire aussi que la nature en
nous mettant dans le sang l'instinct de la reproduction
et dans le coeur les affections de la famille, a fait de nous
ses dupes ? El on dirait bien, en effet, si l'on veut ap-
peler duperie tout acte qui n'a pas pour lin l'intérêt par-
ticulier de l'individu, mais seulement l'intérêt général
de l'espèce, et on sait que nombre de gens s'arrangent,
en effet, pour ne pas se laisser duper, mais pour duper
au contraire la nature. Les économistes, qui recom-
mandent de ne pas fonder des colonies pour n'avoir pas
à les entretenir et prêchent ce qu'on pourrait appeler
l'abstinence coloniale, me rappellent un peu, je leur
en demande pardon, ces bourgeois malthusiens qui
s'abstiennent d'avoir des enfants pour n'avoir pas a les
doter (1). »
La colonisation est le mode de reproduction des so-
ciétés. Toute espèce tend à se développer, à se perpé-
tuer. Quand cet instinct s'atrophie, ou quand des forces
supérieures le compriment, c'est la dégénérescence ra-
pide. Et alors cette espèce disparaît devant d'autres
plus vivantes.
Mais l'homme ne peut-il se soustraire à cette fatalité
de l'évolution ? Ne peut-il limiter la vie, refréner l'action,
se confiner désormais dans un tranquille bonheur?
L'humanité passée n'a-t-elle pas assez souffert, assez
peiné pour nous ? Le moment n'est-il pas venu de jouir
en paix de tout cet acquis et de refuser la gloire dou-
loureuse de s'élever ?
Ces voix plaintives, emplies de lassitude, ne sau-
raient étouffer les grondements de la multitude asia-
tique affamée qui va se ruer sur les portes d'or de nos
greniers d'abondance.
Et voici l'enseignement d'hier.
Un souverain, en Europe, rêve de pacification uni-
verselle. Il convoque un Congrès mémorable où des
hommes d'Etat de toutes nations élaborent un contrat
d'arbitrage international qui va mettre fin aux entre-
tueries humaines. Magnifique propos On applaudit.
!

Mais quelques mois après, ce même souverain est amené


à faire la guerre la plus meurtrière, la plus sauvage
qu'ait éclairée Je soleil.
L'ordre dans la nature comme dans la société est
un équilibre de forces, la vie est un jeu des forces, la
vie est action. On ne renonce à se développer, à agir,
qu'en acceptant de disparaître. Toujours, la nature con-
damne à mort l'inertie et la lâcheté (2).

(1) A quoi servent tes colonies,par CHARLES GIDE.


(2) Spencer prétend que la guerre, désormais, n'opère plus
qu'une sélection à rebours, puisque ce sont les plus jeunes,
les plus vigoureux, les plus sains qui sont choisis comme
soldats et que l'artillerie lue dans le tas. au hasard.
G est méconnaître le caractère social de la moderne.
guerre
La sélection ne s'opère plus directement sur les individus,
La paresse épuise plus vite une race que l'excès de
travail, une trop longue paix anéantit plus sûrement un
peuple que la guerre constante.
C'est la loi universelle. Se révolter contre celle loi
de la vie est fou, la contester est puéril, s'y soumettre,
en tirer pour soi, pour sa race, pour l'humanité tout ce
qu'elle peut donner est sage.
Donc, le destin des nations d'Europe se joue en Asie,
et à la manière vraiment humaine; entendons avec des
forces militaires et économiques. Il y faut réfléchir,

et se ceindre les reins.
C'est par d'autres moyens que les tribunaux d'arbi-
trage, les congrès de la paix, et aussi pour d'autres fins
que se constitueront les Etats-Unis d'Europe, — et peut-
être d'Amérique. Au XXe siècle comme au XVe, c'est la
nécessité éternelle de la guerre qui nous impose l'ordre.
La France, à moins de renoncer délibérément à être
une nation, ne se peut désintéresser de la lutte écono-
mique qui se continue en Extrême-Orient et de l'action
militaire qui commence. La guerre russo-japonaise ne
fut qu'un combat d'avant-garde. Les douanes ne sau-
raient nous protéger suffisamment contre la concurrence
mondiale. Les nations débordent. Tous les Européens
ne peuvent plus vivre sur la vieille Europe. L'Asie est
immense et riche. Elle est aux audacieux.
Mais elle-même est surpeuplée. Il y a le Japonais,
agité, s'assimilant tous nos procédés techniques et s'ap-
prêtant à nous inonder de ses produits, en les appuyant
de ses canons Krupp, et après avoir organisé, armé
toute la Chine contre nous. Il y a le Chinois, fidèle à ses
traditions, cultivateur pacifique, qui, peu à peu, nous
envahit de ses coolies, — à Singapour, où ils sont
125.000, en Australie, aux Etats-Unis, jusqu'au Canada,
au Transvaal. La population chinoise double en trente
ans. C'est là le plus pressant péril.
Dans celte masse, polygame, prolifique à la manière

comme au temps des cavernes, mais sur les nations. Et ce


n'est plus la vigueur des muscles, mais les vertus sociales qui
comptent.
des lapins, jusqu'ici la lamine, périodiquement, réta-
blissait l'équilibre de la population. Mais avec la facilité
des moyens de communication, le jaune ne se résigne
plus à mourir de faim, et il s'infiltre de toutes parts (1).
Si l'Europe recule, dans un siècle le monde sera chi-
nois. Nulle barrière ne résistera
A notre contact, par l'exemple du Japon et leur pro-
pre expérience, les Chinois apprennent à ne plus mé-
priser la guerre. On s'arme maintenant dans l'empire
du Milieu, on enseigne les vertus militaires et la loi hu-
maine de tuer.
En 1902, le prince Tchei-tchen présentait un mémoire
à l'Empereur dont il résumait les idées principales en
ces sept articles : « 1° Les jeunes princes et leurs fils
doivent être envoyés dans les provinces pour y appren-
dre le métier des armes : 2° les grands mandarins et
leurs enfants doivent être envoyés à l'étranger pour y
apprendre les sciences ; 3° les gens du peuple doivent
aussi s'exercer dans le métier des armes lorsqu'ils n'ont
rien à faire ; 4° il faut fonder des arsenaux et des bureaux
d'armes ; 5° il faut fonder de nouvelles écoles dans les
temples de Confucius ; 6° tous les enfants, dès l'âge de
huit ans, doivent être envoyés à l'école ; 7° il faut
mettre de la police dans toutes les provinces. Le prince
prie l'Empereur d'ordonner aux mandarins de s'occuper
de ces réformes en toute hâte. »
Dès 1901, un édit impérial organisait l'armée active et
de réserve ; en 1903, un Conseil supérieur de la guerre
(Liou-ping-tchou) était institué à Pékin. Trente-cinq
écoles militaires forment des officiers. Des écoles s'ou-
vrent un peu partout. Pour les fils de princes et de
(1) Le comte Okuma, dans l'Economiste de Tokio, conseillait
dernièrement aux émigrants le Pérou ou le Chili, plutôt que
le Brésil, « parce que ces deux Républiques de l'Amérique du
Sud sont plus aptes à être englobées plus tard dans la sphère
d'influence du Japon ». A la suite de cet article, le New-York-
Hérald s'écriait : « Serait-il possible que la première attaque
contre la doctrine de Monroë vînt d'Asie? » — Mais oui,
braves Yankees, qui avaient cru être de profonds politiques
en prenant parti contre la Russie et en engageant dans votre
marine des mercenaires japonais !
grands mandarins, une école de guerre est créée. Les
premières grandes manoeuvres ont eu lieu en 1905.
Celles de 1906 et de 1907 manifestent un progrès con-
tinu dans les armements et la discipline.
Deux corps de 100.000 hommes, bien armés et
équipés, manoeuvrent à l'allemande dans la vallée de
Yang-tse, et dans les plaines d'Ho-Kien.
Dernièrement, en 1907, la Chine faisait l'acquisition
de trois croiseurs, Haï, Chero et Yung, construits en
Allemagne. Les officiers qui les commandent ont fait
leurs études en France. C'est quelque argent pour l'Al-
lemagne, c'est beaucoup d'honneur pour nous ; mais
dans cinquante ans ?... La Chine sera contenue par
l'Europe ou l'Europe sera submergée par les Chi-
nois.
La Chine agricole ne peut nourrir ses 300 millions
d'habitants ; mais la Chine industrialisée et dominée
par l'Europe pourrait en faire vivre le double. Cela
nous donnerait, à tout le moins, un répit d'un quart de
siècle.
Sans doute, cela nous oblige à rester forts ; mais la
force aura toujours un rôle dans le monde.
Quoi, dira-t-on, la force, toujours la force? Eh oui
!

Ce que nous pouvons, et nous le pourrons seulement


dans la mesure où nous serons forts, c'est en modifier
les manifestations, les régler, les humaniser. Qu'elle
ne soit plus exclusivement brutale, en se bornant à
supprimer ce qui est faible, inutile, inférieur ; qu'elle
laisse au temps le soin d'emporter les déchets de la
vie, qu'elle s'emploie à fortifier, à utiliser, à élever,
qu'elle devienne intelligente, — n'est-ce pas là, doré-
navant, l'idéal de la civilisation occidentale ? Accepte-
rons-nous, par veulerie ou imbécillité métaphysique, de
recommencerl'histoire, ou même de régresser de laisser
aux Chinois, qui n'ont jamais pu sortir du fétichisme,
l'hégémonie, — en attendant qu'eux aussi s'énervent,
se pourrissent et laissent la direction du monde aux
noirs anthropophages.
Ainsi, il ne s'agit plus de satisfaire quelques fonc-
tionnaires ou d'enrichir quelques marchands, mais d'as¬
surer définitivement la suprématie universelle de l'Eu-
rope, c'est-à-dire de la civilisation occidentale, — et la
place de la France dans l'Europe organisée.
S'il importe, pour l'ensemble de la civilisation occi-
dentale, de se propager et de prendre la direction de
l'humanité, il n'importe pas moins, en particulier, pour
chacune des nations qui expriment le mieux cette haute
civilisation, de participer le plus activement qu'elle
peut à ce grand oeuvre.
Là-dessus, nous pouvons nous fier à l'égoïsme étroit
de l'Angleterre. Son attitude dans la guerre russe-japo-
naise montre assez qu'elle ne se paye pas de raisons gé-
nérales et qu'elle n'entend pas se sacrifier à une cause
qui la dépasse elle-même. Or elle est la plus acharnée
colonisatrice, et elle entend le rester.
Peut-être même espère-t-elle devenir l'unique colo-
nisatrise : Lord Salisbury n'a-t-il pas déclaré que l'An-
gleterre devait hériter du domaine colonial des peuples
affaiblis ?
C'est que les Iles Britanniques ont eu de bonne heure
leurs frontières naturellement fixées. Dès que l'Etat fut
solidement constitué, ne pouvant coloniser la Bretagne
et la Normandie, il lui fallut bien, pour se développer,
chercher au loin des terres de fortune.
A la suite de grandes guerres continentales, quand des
traités ont borné pour un long temps les frontières des
nations, il y a souvent comme une poussée colonisatrice.
Après les traités de 1815, nous nous rappelons
que nous avons des colonies et nous cherchons à les
mettre en valeur. De même, après la guerre de 1870-71,
dès que la situation politique intérieure nous le permet,
nous entreprenons les grandes conquêtes coloniales.
C'est donc, d'une part, que la guerre, loin d'affaiblir
les peuples, même vaincus, surexcite leur énergie de
vivre, et, d'autre part, que l'expansion coloniale dé-
tourne les nations européennes de l'expansion conti-
nentale, parlant des conflits sanglants, de la dispari-
tion des nations non uniquement militaires comme la
France, et prépare peut-être la constitution des Etats-
Unis d'Europe.
Si l'Asie impose à l'Europe de se fédérer pour se
défendre, l'Afrique lui ouvre un champ immense d'ac-
tivité positive.
Certes, la nécessité de nous défendre contre l'invasion
jaune ne saurait être contestée ; mais le profit de parti-
ciper à l'action coloniale est sans doute moins évident.
Presque tous les économistes, on le sait, — hormis
MM. Paul Leroy-Beaulieu et Charles Gide — font chorus
avec Franklin qui disait : « Si la France et l'Angleterre
jouaient leurs colonies sur un coup de dé, le gain serait
pour le perdant. » On a appuyé celle boutade de co-
pieuses statistiques. Outre qu'on peut leur opposer
d'autres statistiques non moins convaincantes, il con-
vient de ne pas oublier qu'une nation est surtout un or-
ganisme moral, qui a de la souplesse, de la vie et
une volonté d'idéal, et dont l'intérêt profond ne s'ex-
prime pas seulement par des chiffres.
Ni la » surproduction » ni la « surabondance » des
capitaux et de la main-d'oeuvre, ni la « surpopulation »
ne sont maintenant les vraies raisons de la colonisation,
et elles le seront de moins en moins.
Les colonies ouvrent des débouchés fructueux, pri-
vilégiés, et par là elles stimulent le commerce et l'in-
dustrie. Soit. Mais il n'est pas vrai de dire qu'il y a
surproduction. Ce débouché, nous pourrions le trouver
sur le continent. Il n'y a jamais surproduction, et
d'abord parce que les besoins sont illimités. La pré-
tendue surproduction n'est qu'une manifestation mor-
bide de la spécialisation industrielle déréglée. Mais si
l'on fabrique en excès d'un article, c'est évidemment
pour l'échanger contre autre chose, Si on ne trouve pas
à l'échanger, s'il reste dans les magasins, c'est que
l'objet d'échange fait défaut. S'il y a trouble, c'est donc
qu'il y a sous et non sur-productiom.
En somme, si nous regorgeons de certains produits
industriels, nous manquons de produits agricoles et de
matières premières, et nous voulons des colonies bien
plus pour nous approvisionner de ceux-ci que pour
écouler ceux-là.
Il est aussi peu exact de dire que nous allons aux
colonies pour chercher à désencombrer le marché du
travail, puisque nous y allons surtout pour y susciter
une main-d'oeuvre que nous ne trouvons plus dans la
métropole. Le chômage qui sévit dans toutes les vieilles
nations civilisées ne provient pas du manque de travail,
mais du déséquilibre entre la rémunération possible
du travail qui reste disponible et les besoins de plus
en plus complexes de nos travailleurs. La main-d'oeuvre
ne suffit plus à la production nécessaire, parce que nos
travailleurs se refusent aux besognes peu rémunérées
et inférieures.
Les capitaux trouvent à s'employer avantageusement
aux colonies. «
On ne doit pas hésiter à affirmer, dit
Stuart Mill, que la fondation des colonies est le meilleur
genre d'affaires dans lequel puissent s'engager des ca-
pitaux d'un pays vieux et riche. » C'est à voir. Un pays
n'a jamais trop de capitaux, ce semble. En France, on
se plaint plutôt de n'en pas trouver pour les entreprises
hardies. La timidité de nos capitalistes est légendaire,
Mais l'intérêt baisse, dit-on. Où est le mal ? Plus les
capitaux sont à bon marché, plus on les, emploie. Et
plus on les emploie, plus on les accroît. Et si, malgré
tout, il y a moins de rentiers, tant mieux !
Nous envoyons nos capitaux aux colonies, nous
pourrions les faire fructifier tout aussi bien chez nous.
Car le temps est passé des gros rapports, des coups de
fortune aux colonies. Ils sont incompatibles avec l'action
coloniale que nous avons entreprise. L'indo-Chine,
l'Afrique occidentale française empruntent à 3 1/2 pour
cent ; les grandes maisons de commerce coloniales ne
servent pas à leurs commanditaires des dividendes su-
périeurs à ceux que distribuent en France les compa-
gnies industrielles. En définitive, on va aux colonies
bien plus pour se constituer des capitaux que pour y
porter ceux qu'on a en surcroît.
A tout le moins, la colonisation sert-elle d'exutoire
à la surpopulation ? Pour les nations supérieures, il n'y
a jamais surpopulation. Avec ses 75 habitants par
kilomètre carré, la France est loin d'être surpeuplée ;
et quand une tribu nègre de chasseurs ou de pasteurs
atteint une densité de 10 habitants par kilomètre carré,
il faut qu'elle s'entre-tue ou émigre. Malgré l'augmenta-
tion de la population, l'Européen émigre de moins en
moins. Actuellement, d'après des calculs récents,
1/400e seulement, soit un million, se « déracinent ».
La. colonisation, encore une fois, n'est pas la migra-
tion primitive. Celle-ci n'était qu'une impuissance de
s'adapter à des conditions nouvelles suscitées par des
modifications climatériques, l'appauvrissement des
territoires habités, et l'accroissement de la population.
Elle n'avait pour objet, somme toute, que de maintenir
l'indivision primitive du travail des chasseurs, pê-
cheurs, cueilleurs, pasteurs. La colonisation, au con-
traire, est un effort d'adaptation plus étendu et plus
complexe et a pour fin une division plus complète du
travail social.
A proprement parler, il n'y a plus de colonie de
peuplement. La surpopulation n'est pas un mobile de
colonisation. La France, qui a une faible natalité, est
colonisatrice ; l'Allemagne, qui a une grosse natalité,
n'est pas colonisatrice.
Les colonies, au contraire, favorisent l'accroissement
indéfini de la population, — et la population est le plus
important facteur de la prospérité et de la puissance
d'une nation. Si, actuellement, chez nous, la natalité
compense à peine les pertes dues à la mortalité, ce
n'est là qu'un accident. Nous savons que, placée dans
certaines conditions qui lui referaient une âme, la
France peut redevenir prolifique.
Partout où la France a colonisé, elle a laissé sa trace,
son esprit, sa langue et son sang. Au Canada seule-
ment, les 60.000 colons du XVIII° siècle ont engendré
3 millions de Français. De même, en Algérie et en
Tunisie, la natalité de nos nationaux est de 40 à 12 %
plus élevée que dans la métropole.
Nous voulons donc des colonies pour nous augmenter,
non pour nous diminuer.
Un des plus sûrs profits de la colonisation, si nous
en voulons chercher, c'est que les grandes entreprises
coloniales élargissent l'horizon économique. Elles con¬
cilient l'ordre et le progrès : l'ordre à l'intérieur, le
mouvement à l'extérieur. Par là, elles rapprochent les
concitoyens, elles les apaisent, elles les distraient des
disputes intestines, des discordes civiles, qui ne sont,
en somme, que des perversions du besoin d'agir. Elles
ouvrent un vaste champ aux activités aventureuses,
aux initiatives qui ne s'exerceraient pas sans danger
dans nos cités trop policées. Mauvaises ici, ces éner-
gies deviennent excellentes et fécondes en Asie ou au
centre de l'Afrique. Comme elle tire parti d'un sol et
d'un sous-sol non exploités par des indigènes paresseux,
superstitieux ou ignorants, la colonisation utilise cer-
taines facultés de l'homme qui n'ont plus leur emploi
en Europe.
Mais le résultat le plus important de la colonisation,
c'est d'accroître la productivité mondiale, — et c'est
cela seul qui peut contribuer efficacement à l'extinction
du paupérisme. Les prolétaires ont tort de se désinté-
resser de la colonisation. Une plus équitable répartition,
une organisation économique plus rationnelle ne sont
que des expédients provisoires, des palliatifs ; une pro-
duction plus considérable par une exploitation systé-
matique de la planète peut seule augmenter indéfiniment
le bien-être de tous.
On a dit — et c'est là, à mon sens, une des plus
graves objections qu'on ait pu lui faire — que la co-
lonisation démoralisait non seulement les peuples
conquis, mais encore les conquérants. Sans doute, si
c'était exact, cela ne prévaudrait pas encore contre la
nécessité de vivre et la loi d'expansion ; mais ce n'est
qu'une observation superficielle de faits individuels in-
dûment généralisés. La colonisation purifie.
Sous l'Ancien Régime, la société se purgeait en
expédiant aux Indes ses déchets. » Dans beaucoup de
familles, dit Taine, parmi les nombreux enfants, il se
trouvait une tête chaude et imaginative, un naturel in-
dépendant et révolté d'avance, bref un réfractaire ;
celui-là ne voulait pas ou ne pouvait pas se ranger ; la
régularité, la médiocrité, la certitude même de l'avan-
cement lui déplaisaient ; il abandonnait à son frère
aîné, au gendre ou au neveu docile, le domaine hérédi-
taire ou la charge acquise ; par suite, le domaine ou la
charge restait dans la famille : pour lui, il en sortait :
les perspectives illimitées le tentaient et il s'en allait
hors de France (1). »
Ce sont des convicts, on le sait, qui ont colonisé
l'Australie, — État socialiste. Ce sont les Paulistas,
descendants de déportés et de femmes indiennes, qui
ont colonisé les serras arides de l'intérieur du Brésil, —
Etat positiviste, —et M. Garofalo nous dit dans sa Cri-
minologie : « L'émigration forcée des vagabonds an-
glais aux colonies n'a pas été pour rien sans doute
dans l'épuration de celte race, qui a, aujourd'hui du
moins, dans la haute criminalité, des chiffres infiniment
plus petits que ceux de l'Europe centrale et méridio-
nale. »
Quoi de plus passionnément moral et moralisateur que
les grands mouvements religieux ? Ne se sont-ils pas
propagés ou défendus par des exodes, des croisades,
des invasions, des guerres saintes, — des poussées
colonisatrices lentes ou brusques, insidieuses ou vio-
lentes ?
Comme toutes les grandes manifestations sociales
organiques, la colonisation discipline et élève. Par
l'exemple des hardis pionniers, elle enseigne à tous
les vertus de l'énergie.
Si nos prolétaires, au lieu de négliger les réalités vi-
vantes pour suivre leurs décevantes chimères, exi-
geaient leur participation effective à l'action coloniale,
ils s'instruiraient comme il convient au contact des
peuplades sauvages. Ceux qui reviendraient du Mossi
ou du Baoulé pourraient dire à leurs camarades ce
qu'est une société anarchiste ou collectiviste et ce que
vaut, malgré ses misères et ses abus, la société fran-
çaise qu'ils veulent détruire.
Coloniser, c'est, proprement, cultiver ; mais il faut
l'entendre au sens le plus étendu : cultiver le sol,
cultiver l'homme.

(1) Le Régime moderne, I, 154-155.


La colonisation, quand elle n'est pas de peuplement—
qui est la forme primitive, instinctive, périmée désor-
mais, la migration, c'est donc une entreprise d'édu-
cation. —
Et toute éducation vivante est mutuelle. Un peuple
s'agrandit de ce qu'il répand de son âme ; il se for-
tifie de ce qu'il dépense de son énergie ; il s'enrichit
de ce qu'il donne de ses richesses. Coloniser, c'est
élargir l'association, la faire plus complexe, c'est so-
cialiser. Par là, toutes les possibilités concevables se
peuvent réaliser. La colonisation est avant tout une
grande force sociale de progrès.
Les individus comme les nations qui colonisent
peuvent être mus, en apparence, par d'autres mobiles
plus grossiers ; mais c'est bien à la tin que nous venons
de dire qu'ils concourent vraiment. Sinon, ils n'au-
raient rien fondé ; les peuples colonisateurs, au lieu de
grandir, dégénéreraient.
On reproche à ce progrès de semer le désordre, no-
tamment d'avoir désorganisé « une société admirable,
qui préside aux destinées de la moitié de l'espèce
humaine qu'elle fait vivre convenablement, sous un
régime pacifique, et dans une situation à beaucoup
d'égards préférable à celle d'une grande partie du
prolétariat occidental (1)».
L'Annam et le Yun-Nam savent à quoi s'en tenir sur le
«
régime pacifique » de la Chine, qui est elle-même
une colonie de la Mandchourie. Quant à sa situation
économique, elle n'est pas si enviable qu'on l'imagine
de loin. Si, en effet, le paupérisme n'y sévit pas comme
dans notre occident industrialisé, et cela tient en ma-
jeure partie à la réduction extrême des besoins, il y a
des famines effroyables, comme dans toutes les sociétés
exclusivement agricoles, à monoculture, sans voies de
communication rapide, famines qui déciment périodi-
quement la population et la dégorge de son trop-plein.
S'il n'y a pas une classe de pauvres, c'est que les

(1) Considérations générales sur la Civilisation chinoise, par


Pierre LAFFITE, p. 142.
pauvres sont inexorablement évincés ou supprimés.
La constitution de la famille, le terrianisme, la phi-
losophie morale de Confucius sont, il est vrai, les
bases admirables de la civilisation chinoise, — et cela,
certes, nous pouvons l'envier, nous en inspirer même
dans une certaine mesure. Mais, en somme, cette
civilisation, toute concrète, reste immuablement fixée
dans ses formes antiques, qui ne répondent plus aux
nécessités primordiales d'une population de plus en
plus dense. Malgré les avertissements répétés des fa-
mines, le Chinois ne veut connaître que la culture du
riz, comme ses ancêtres. Il fait ce qu'ils ont fait, et il
ne veut faire que ce qu'ils ont fait. Le sous-sol de la
Chine renferme des trésors inutilisés, la partie du so!
qui n'est pas aménageable en rizières est le plus souvent
laissée en friche. Et cependant, les coolies faméliques se
déversent sur le monde.
La Chine est une civilisation en arrêt de développe-
ment. Son fétichisme fondamental, qui a exprimé toutes
ses conséquences sociales, est devenu stérile et stérili-
sant, et il ne peut s'extirper soi-même.
Sans doute s'il y avait eu une politique européenne,
on ne serait pas intervenu sans quelques précautions,
autant par prudence que par respect pour un ordre de
choses respectable.
On avait à faire ailleurs, avec moins de risques. Avant
de s'en prendre à l'Asie, il y avait l'Afrique.
Malheureusement, nous avons imprudemment dé-
chaîné une révolution sociale dont les conséquences
sont incalculables. Pour s'en faire une idée, il suffit
d'envisager un Japon décuplé en quantité et en qua-
lité (1).
(1)Un journaliste japonais, le lieutenant Kiniya Bumpei,
écrivait naguère au Kyoïkukai : « En Orient, on est convaincu
que l'existence personnelle ne fait qu'un avec l'existence de
la patrie... Ce n'est pas Togo seul qui est un Nelson, ni Oyama
seul qui est un Napoléon. Les petits Japonais sont tous des
Togo et des Oyama. » Cela n'a pas empêché nos profonds po-
litiques de l'incohérence de signer un traité d'alliance avec
le Japon, sceller
— qui a besoin de reprendre son élan. Pour
cette amitié diplomatique on instruira ses officiers dans nos
Au surplus, ce n'est qu'une question d'opportunité.
Dans l'un ou l'autre cas, tôt ou lard, l'Europe devait in-
tervenir : Si la Chine persiste dans son immuable rou-
tine, on ne peut admettre que toutes ses richesses
soient perdues pour l'humanité; si elle se transforme en
une civilisation abstraite, scientifique, alors elle de-
vient une menace redoutable pour l'Europe, et il faut
nous en garer.
Et le droit ?
C'est la société qui le constitue.
La justice ne sort pas de la société qui l'a conçue, et
elle ne vaut, dans sa forme provisoire, que pour les
membres de cette société. Le droit n'est pas encore une
catégorie planétaire, — il ne le deviendra précisément
que par l'oeuvre coloniale parfaite. En attendant, les
peuples qui ne peuvent ou ne veulent pas participer à
la civilisation la plus haute qu'ait réalisée l'humanité
n'ont aucun droit contre elle. Le droit des Anglais à in-
tervenir au Transvaal, qui avait pu nous paraître dou-
teux jusqu'ici, s'avère par les statistiques. Les Boers
eux-mêmes, Botha en tète, le reconnaissent et s'incli-
nent. Le droit des Yankees, d'avoir édifié Chicago et
New-York sur le territoire de chasse des Peaux-Rouges,
est évident, — et il s'est prouvé congrûment.
Ce droit est celui de vivre pour ceux qui méritent
de vivre. La terre est à l'humanité. Elle est à ceux qui
savent le mieux la féconder, augmenter ses biens, —
et par là agrandir, embellir, élever l'humanité. Et ce
droit devient un devoir puisqu'il exige de la vertu et de
l'abnégation.
La colonisation, c'est la propagation de la civilisation
la plus haute qu'on ait conçue et réalisée, la perpétuation
de l'espèce la mieux douée, l'organisation progressive
de l'humanité, la mise en valeur scientifique de la pla-
nète. Elle se justifie par sa définition même. Elle se
prouve par ses résultats.
écoles, on les initiera à notre tactique dans nos régiments, et
on lui prêtera de l'argent pour parfaire ses armements !...
PREMIÈRE PARTIE

Action politique

S'il ne s'agit pas de « lâcher l'Asie » qui, elle, ne


nous lâcherait pas, une des grandes manifestations de
l'énergie civilisatrice va être, non pas de « prendre
l'Afrique », qui est prise et partagée entre les grandes

nations ; mais de l'organiser et de la féconder.
Les polémiques n'ont jamais résolu un problème. En
France, elles font beaucoup de mal, car elles s'en pren-
nent toujours à quelque grande force sociale. C'est la
lourde rançon de la liberté. Les colonies n'y ont pas
échappé.
Il est singulier, à tout le moins, qu'on dénigre en
France ce que des étrangers, très nationalistes, ad-
mirent sans réserve. Ainsi, par exemple, M. Edmund
D. Morel, auteur des Problèmes de l'Ouest africain,
un des promoteurs de la campagne anticongolaise, qui
n'a pas que des motifs philanthropiques. Mais on pré-
fère l'ignorer.
Il est plus commode, en effet, d'écouter les intérêts,
les ambitions pressées, toutes les rancunes, qu'on par-
vient aisément à coaliser, dans une démocratie hési-
tante encore, contre tout homme supérieur qui agit
positivement, organiquement, ou toute oeuvre qui est
féconde. Et là-dessus, de Montmartre, transcendanta-
lement, on décide des institutions sociales du Lobi ou
du Kanem.
Au fond, rien de plus niais, rien de plus injuste que
ce qui se dit ou s'écrit sur nos colonies et surtout sur
nos coloniaux.
Il y a des criminels, il y a des fous partout ; mais
partout aussi, il y a un travail silencieux qui s'effectue,
un effort qui persiste.
On ne ressasse que des « scandales coloniaux » ;
mais la presse se tait avec ensemble sur Coppolani,
tombé à Tidjikja, au Tagant, le 12 mai 1905, dans
l'accomplissement de son pacifique devoir, — et, on
l'entend bien, parce que trop scrupuleusement pacifi-
que: sur le commis des affaires indigènes, Le coeur, vic-
time des anthropophages dé la Côte d'Ivoire, etc.
Et le bon public, qu'on accable de détails truculents
sur la manière de fêter le 14 juillet à Fort-Crampel ou
d'exercer la justice civilisée à Kouaug-Tchéou-Ouan,
ne sait pas que c'est à Coppolani que nous devons en
partie la Mauritanie. On se gardera bien de lui appren-
dre que la Mauritanie colonisée, c'est la sécurité des
rives du Sénégal assurée, la tranquillité pour des mil-
liers d'indigènes, nos protégés, jusqu'ici razziés, pour-
chassés, molestés, emmenés en captivité par les bandes
pillardes des Maures et vendus comme du bétail,
de la « viande », disent les Maures — sur les marchés —
d'esclaves de l'intérieur, voire du Maroc.
Il était donc utile de mettre le grand public au cou-
rant de notre activité coloniale, de ce qui a été fait et,
aussi, impartialement, de ce qui reste à faire dans nos
colonies de l'Afrique occidentale.
Peut-être cela heurtera-t-il quelques préjugés.
Il est entendu, par exemple, que le Français n'est
pas colonisateur. Or rien n'est plus faux. S'il fait
moins « d'affaires » dans ses colonies que les Anglais,
s'il en tire moins, c'est qu'il les exploite moins. Mais
il est certain qu'il les pénètre plus.
La France a répandu son esprit dans le monde entier.
N'est-ce pas coloniser ?
Dans son Régime moderne (1), Taine écrit : « Au
(1) 1er vol., p. 155-156.
XVIIIe siècle, dit Voltaire (1), on trouvait des Français
partout », en Allemagne, en Russie, aux Indes, dans
l'Amérique du Sud, au Canada, à la Louisiane, chirur-
giens, maîtres d'escrime ou d'équitation, officiers, in-
génieurs, aventuriers surtout et même flibustiers, trap-
peurs et coureurs de bois, les plus souples, les plus
sympathiques, les plus téméraires des colons et des ci-
vilisateurs, seuls capables de s'assimiler les indigènes
en s assimilant à eux, en adoptant leurs moeurs et en
épousant leurs femmes, de mêler les sangs, de faire des
races intermédiaires et neuves, comme ce Dumas de la
Pailleterie, dont la descendance fournit, depuis trois
générations, des hommes originaux et supérieurs,
comme ces métis du Canada par lesquels la race abo-
rigène parvient à se transformer et à se survivre. Les
premiers, ils avaient exploré les grands lacs, descendu
le Mississipi jusqu'à l'embouchure, fondé un empire co-
lonial avec Champlain et Lassalle dans l'Amérique du
nord, avec Dupleix et La Bourdonnais dans l'Indoustan.
Tel était le débouché des esprits immodérés et hasar-
deux, des tempéraments rétifs à la contrainte et à la
routine d'une vieille civilisation, des âmes déclassées
et dévoyées dès leur naissance, en qui repoussaient les
instincts primitifs du nomade et du barbare, en qui l'in-
subordination était innée, en qui l'énergie et l'initiative
restaient intactes. »
Un Africain expérimenté, le Dr Blyden, disait en 1901
à une séance de la Chambre de commerce de Liverpool :
« Il semble que les méthodes françaises s'harmonisent
mieux avec les sentiments indigènes que les procédés
plus rudes, plus positifs des Anglo-Saxons. Tout ce
qu'elle trouve parmi les indigènes d'original, de spécial
à la race, de pittoresque, l'administration française le
laisse subsister.
«
Et d'abord le Français n'est pas, ainsi que l'Anglais
qu'il est convenu de citer comme un colonisateur mo-
dèle, d'une race exterminatrice : the only extirpating
race, a dit sir Charles Dilke.
(1) Candide (Récit de la vieille).
Il y a un demi-siècle, on tenta, il est vrai, en Algérie,
alors qu'on en était encore à la vieille conception des
colonies de peuplement, la politique de cantonnement
ou de refoulement, pour faire place aux futurs planteurs.
Elle fut vite abandonnée. Une tentative pour la repren-
dre, en 1883, échoua. Elle n'est pas dans le génie natio-
nal, si compréhensif.
Nous savons bien que l'homme est une richesse, à
tout le moins aussi précieuse que celle du sol, et nous
ne voulons pas supprimer ou écarter celle-là pour nous
emparer de celle-ci. Nous voulons les deux, et multi-
plier l'une par l'autre.
Il reste donc deux méthodes : l'assimilation par l'ad-
ministration directe, l'éducation lente par le protectorat.
Nous avons passé de l'une à l'autre, et récipro-
quement. Nous avons tâtonné ; nous nous sommes
trompés souvent ; mais le principe de nos erreurs a
toujours été noble. Et si nous avons péché, c'est par
excès de générosité.
Notre colonisation n'est pas toujours ce qu'elle de-
vrait être. Nous pouvons le dire, et ce sera dit souvent
au cours de cet ouvrage. Mais ces critiques sont toutes
théoriques. Nous voyons qu'on pourrait faire mieux,
agir plus énergiquement, plus positivement ; mais nous
savons que ce qui est fait est encore bien supérieur à
ce qui existait avant notre intervention, voire à ce qui
pourrait être tenté par d'autres.
Il n'y a pas de méthode une, absolue. Dans la poli-
tique assimilatrice la plus niaise, on tient quelque
compte de la différence d'espèce, et dans la politique de
protectorat la plus indifférente, on se soucie néanmoins
de l'évolution mentale des protégés. Il y a aussi ceux
qui sont chargés d'appliquer l'une ou l'autre de ces
méthodes, et qui peuvent être des sots ou des intel-
ligents, des flasques ou des caractères. Il y a enfin ceux
à qui on les applique. L'effet ne sera pas le même sur
un jaune que sur un noir.
Mais il n'en reste pas moins que le plus grand risque
d'erreurs et de maladresses, toutes choses égales, re-
vient à la politique d'assimilation. Toutefois, elle est
moins dangereuse en Afrique, où il n'y a rien, qu'en
Asie où elle se heurte à une société fortement hiérar-
chisée et réglée ; elle est moins démoralisante pour le
noir qui ne s'est pas encore formé une âme que pour
le jaune qui a un tempérament psychologique très
caractérisé.
Au surplus, on ne voit pas à quelle assimilation nous
procéderions. Nos sciences, notre législation, nos
« Droits de l'homme », c'est quelque chose. Ce n'est pas
tout. Il leur faut nécessairement une base morale. Cela
peut aller pour nous, tant bien que mal, parce que nous
vivons sur un capital moral accumulé au cours des
siècles, dans notre subconscient ; mais cela n'aurait
qu'un effet démoralisateur chez des indigènes qui n'ont
pas subi la même évolution. En somme, nous n'avons
que notre anarchie morale et intellectuelle et notre agi-
tation révolutionnaire à leur inculquer.
Ainsi, au Soudan, il y a les Pères blancs et il y a les
instituteurs francs-maçons : une foi qui s'en va peut-
être, une autre qui choit dans la démence sénile, l'imbé-
cillité tyrannique de l'impuissance avant d'avoir été. Il
Il y a rien là qui puisse relever notre prestige et forti-
fier notre autorité.
ha politique du protectorat est infiniment plus sage,
dans tous les cas ; mais son écueil est peut-être l'inertie.
Or il faut agir, surtout en Afrique. Là, nous n'avons
rien à conserver, puisqu'il n'y a rien : nous avons tout
à créer, à organiser. Sans doute, il y faut du tact ; mais
n'est pas incompatible avec l'énergie.
Somme toute, le plus vrai est entre les deux dogma-
tismes du progrès décrété et de la fixité fatale. Notre
intervention n'est pas inutile, notre raison n'est, pas
inefficace. S'il est exact qu'on ne pétrit pas la matière
humaine comme de la cire, si le monde ne va suivant
notre logique, ni la volonté, ni la prévision, ni l'action
ne sont tout à fait vaincs.
Des noirs, nous ne ferons jamais des hommes sem-
blables aux blancs, — et cela serait, d'ailleurs, contre
notre intérêt, conséquemment contre l'intérêt de l'hu-
manité ; mais nous pouvons pousser les noirs dans le
sens de leur propre évolution, les aider à réaliser toutes
leurs possibilités, en faire des coopérateurs utiles, à
leur place, dans leur fonction, avec leurs facultés, au
grand oeuvre humain. Nous n'y tâcherons pas par une
prédication morale, par un appel métaphysique à la
raison en soi : Non ; nous développerons la société noire,
nous meublerons la mentalité noire, non par des mots
et par des livres qu'ils n entendraient pas, mais par des
faits, des conditions nouvelles d'existence, une modifi-
cation du milieu.
Même ceux qui le contestent en sont intimement per-
suadés : Notre civilisation a une valeur intrinsèque,
elle est la plus haute que l'homme ail jamais atteinte ;
mais cela ne veut pas dire qu'elle est accessible à tout
ce qui vil et applicable à tout ce qui agit. Il faut la
mériter par son propre effort, il faut être capable de la
supporter. Même parmi nous, elle n'est pas pour tous.
La peine de mort n'est que de la barbarie récurrente,
et nous en frappons justement les barbares qui réappa-
raissent encore dans nos villes.
La civilisation occidentale est un sommet : Il faut lui
rapporter tout, lui subordonner tous ; mais cela ne
signifie nullement que tous les peuples peuvent être
à cette cime.
Ce que nous apporterons aux noirs, c'est d'abord la
sécurité, la paix, la justice, l'activité, économique, des
routes faciles et rapides, le bien-être, — un commen-
cement d'organisation sociale.
Ainsi nous ferons du noir, non un électeur, mais un
être de plus en plus différent de nous, par cela même
de mieux en mieux adapté, d'après sa nature, à son
milieu, — une spécialisation humaine utile.
C'est en spécialisant les fonctions qu'on rend de plus
en plus nécessaire — et féconde — l'association. Notre
politique coloniale sera donc, proprement, une politique
d'association.
L'unité du genre humain n'est pas un départ : elle est
un but. Ce but, on ne l'atteindra peut-être jamais : on
y tendra toujours. Non par l'égalisation, mais par la dif-
férenciation organisée. Ce sera l'objet d'une politique
mondiale scientifique de faire concourir les spécia-
lisations d'individus, de races, en hiérarchisant les
individus dans les races, comme les races dans l'huma-
nité, et en réglant leur activité pour les faire
con-
verger.

I. ETAT POLITIQUE DES NOIRS

Quand il n'y a pas anarchie, le gouvernement, chez


les Nègres, a toujours
un caractère tyrannique et quasi-
religieux. Il est souvent sanguinaire.
Mais peut-on dire que ces groupements provisoires
de hasard, par la
peur, la superstition fétichiste la plus
grossière, les instinctspillards, sont des États politiques ?
Y-a-t-il État quand il n'y
a pas Nation ? Y-a-t-il Nation
quand il n'y a intérêts, besoins, solidarité, entreprises,
traditions, ni idéal nationaux.
Dans son ensemble, la population noire n'est qu'une
masse amorphe, sans cohésion, parce que chaque mo-
lécule, c'est-à-dire chaque famille, est socialement in-
dépendante. La langue et la race sont parfois un lien ;
mais si lâche qu'il ne relient rien, et si faible d'ailleurs,
qu il ne résiste point à la moindre tension du caprice in-
dividuel. Même dans la famille, il est sans force. Le cap-
tif de case d'une race étrangère, mais qui ne peut être
vendu, est mieux incorporé au groupe familial que le
fils qui peut être mis en gage ou la fille libre de la
maison qui, sous prétexte de mariage, est vendue à
une autre famille, parfois d'une autre race.
Le noir n'est discipliné par son propre ressort inté-
rieur ni par les nécessités collectives. En dehors de la
famille, il n'obéit qu'à la brutalité ; il ne subit que l'in¬
fluence occulte du féticheur ou du marabout, — sinon
du griot.
Chez le noir, le seul groupe organique constitué vrai-
ment est la famille. Mais c'est un groupe social. Il con-
tient toute la vie sociale. Nous aurons à y revenir dans
la dernière partie de cet ouvrage. Le noir n'a pas de
besoins politiques.
Un village, ce n'est pas un groupe politique plus étendu
et plus complexe, c'est une juxtaposition, une fédé-
ration momentanée de familles. Et au delà de cette
association extrêmement simple, il n'y a plus rien.
L'union des villages ne s'effectue que lorsque le tam-
tam de guerre résonne, et elle se dissout aussitôt après.
Ce n'est qu'un accident.
Mais on se bat aussi bien de village à village, par-
fois même de soukhala à soukhala (1).
Entendons que le noir ne fait pas de guerre politique.
Il ignore les frontières. Là où il est bien, là est sa patrie.
Et il est bien surtout où il peut « faire fara », c'est-à-
dire se gaver de couscous, en paressant. S'il guerroie,
c'est uniment pour piller et faire des captifs qu'il re-
vendra ou qui travailleront pour lui. Il n'a qu'un besoin
commun, qu'il ne peut satisfaire isolément : faire des
captifs pour cultiver ses lougans. C'est le seul motif de
cohésion. Nous le verrons bien quand nous examinerons
cette question capitale de l'esclavage.
Il y a eu des Prophètes, des fanatiques de l'Islam,
qui soulevaient les populations pour la guerre sainte.
Mais les sofas (soldats) étaient beaucoup plus préoc-
cupés, ce semble, de razzier, de faire des captifs que
des prosélytes. La différence est bien légère entre El
Hadj Omar, lam-dioulbé (chef des croyants), et Samory,
le marchand d'esclaves. Si Voulet et Chanoine, livrés
à eux-mêmes, avaient pu poursuivre leur équipée, ils
n'eussent pas procédé autrement. Au reste, nos pre-
mière colonnes avaient créé des précédents. On récom-

(1) La soukhala est l'enceinte fortifiée des cases d'une fa-


mille.
pensait nos soldats indigènes en leur distribuant des
captifs, et les officiers eux-mêmes participaient quel-
quefois à ce honteux partage (1).
Si l'envahisseur reste dans le pays, ce n'est pas pour
l'organiser, mais pour le pressurer le plus longtemps
possible. On ne peut emmener tous les captifs ; on les
laisse donc, dans leurs villages, travailler aux lougans ;
mais ils paieront un tribut. Ce ne sont pas des adminis-
trés, mais des captifs de la couronne, « beit-el-mal ».
A ceux qu'il ne pouvait emmener ou tuer, Samory
assignait un lougan à cultiver dont la récolte lui devait
revenir.
Il en est de même quand la caste dominatrice s'est
imposée, non par invasion brusque, mais par infiltration
lente.
En Casamance, dans le Rio-Pongo, le Rio-Nunez,la
Haute-Guinée, le Lobi, le Gourounsi et dans toute la
Côte d'Ivoire, c'est encore l'anarchie complète. Même
l'autorité du chef de famille n'est pas toujours reconnue.
En Casamance, chez les Balantes, les Baniounks, les
villages, qui sont le plus souvent constitués d'une seule
famille, sont indépendants. Pas de caste, pas de captifs.
S ils se reconnaissent parfois un chef, comme certains
Biolas, les Féloups par exemple, ce n'est qu'un instru-
ment des féticheurs. Il ne peut sortir d'un cercle qui
est fixé, il lui est interdit de voir la mer. Durant l'hiver-
nage, il ne peut même aller aux rizières. S'il y contre-
venait, celles-ci seraient aussitôt délaissées, et les féti-
cheurs sauraient bien se débarrasser d'un fétiche aussi

(1) Ainsi, dans la campagne du Mossi, en 1894, après la


prise de Bossé, les 1.200 prisonniers furent partagés. « Les
officiers eurent droit à un certain nombre, six, je crois, dont
les deux tiers pour leurs boys, les soldats de la légion étran-
gère eurent aussi leur part, et enfin ou paya les tirailleurs,
les porteurs, les palefreniers avec cette marchandise hu-
maine. Quelques jours après, on était forcé d'enlever les cap-
tifs aux légionnaires qui en faisaient ouvertement le com-
merce pour 25 et 30 francs l'un sur le marché de Djenné, ce
qu'on tolérait aux tirailleurs qui sont même venus, au retour,
m'offrir leurs captifs sur le marché de Ségou » (La vérité sur
Tombouctou, par EDOUARD GUILLAUMET, p. 155-136).
maladroit. Par contre, le chef peut choisir parmi toutes
les femmes.
Les Balantes ont, dans chaque village, deux chefs :
l'un est le plus vieux, l'autre est le plus adroit voleur
parmi les jeunes.
Les Bagas du Rio-Nunès se donnent des chefs, mais
ils ne leur obéissent pas. Chez les Coniaguis, chacun a
le butin qu'il se fait à la guerre.
Les Malinké et les Sousous de la Guinée, quand ils
ne sont pas les captifs des Foulahs, ne constituent en
général que des villages indépendants les uns des
autres. Chaque chef de famille a son tata (enceinte
fortifiée). Pour résister aux agresseurs, on coalise les
tatas, et c'est le village. Le danger passé, on reprend
son indépendance, et l'autorité du chef de village
s'évanouit. Ce sont les chefs de tatas qui décident, et
il n'a qu'à exécuter.
A la Côte d'Ivoire, anarchie partout, avec ses consé-
quences chez des populations sauvages, meurtres, sacri-
fices humains, voire anthropophagie.
Le Baoulé fut occupé il y a quelque deux cents ans
par les Achantis. Une femme, Aoura Pokou, les
commandait. Sa mère lui succéda. Ce sont les deux
seuls chefs, paraît-il, que reconnurent jamais les
Baoulés. Aujourd'hui, le descendant d'Aoura Pokou n'a
d'autorité que sur le village des Sakassous où il réside.
Les villages baoulés portent le nom de celui qui les
fonde, et ce nom change avec chaque successeur. Ce
chef n'est d'ailleurs qu'un arbitre dans les contestations,
et un arbitre qui n'est écouté que s'il donne raison au
plus fort. Pour les motifs les plus futiles, les villages
se dispersent. Seul le danger les maintient.
Dans tout le Lobi, le Gourounsi, il en est de
même.
S'il y a un pouvoir, encore une fois, il n'a rien de
politique.
Dans l'ancien Sénégal, le damel du Cayor, le brack
du Oualo, lebour Djolof, le teigne du Baol, avec leurs
tiédos, pressuraient leurs sujets comme Ahmadou Chei-
kou, avec ses sofas, les beit-el-mal.
Ces «
Etats » se décomposaient et se reconstituaient
aisément. Un rezzou fructueux agrégeait
un empire ;
une mutinerie de tiédos ivres l'émiettait.
Ainsi le Djolof englobait d'abord le Djolof, le Oualo,
le Cayor, le Baol et s'étendait même au delà du Toro.
On n'approchait le bour qu'en rampant et en se
cou-
vrant la tête de poussière. Les chefs des provinces qui
en dépendaient lui devaient un tribut.
Plus tard, bracks, damels et teignes s'affranchirent de
cette tutelle avec autant de facilité qu'ils s'y étaient
soumis.
C'est que les marques excessives de servilité, voire
d adoration, que prodiguent les noirs à leurs chefs ne
signifient nullement qu'ils respectent et reconnaissent
leur autorité. Il y a là, non de la dicipline, mais de la
vanité et de la superstition : D'une part, exigences d'une
énorme vanité chez les chefs, imposées par la force et
maintenues par la crainte, puis repercussion de vanité
chez les sujets. D'autre part, attribution de vertus
propitiatoires au chef, qui descend d'un homme élevé
par une chance extraordinaire ou un coup d'audace
surnaturelle. Ce chef n'est, au demeurant, qu'un fé-
tiche, un gris-gris, un talisman vivant. Ce n'est pas son
prestige de chef, ni sa capacité administrative qui
le font roi ; mais la faculté qu'on lui attribue de cou-
jurer les calamités et d'attirer la prospérité. Ainsi, le
brack du Oualo devait entrer dans le fleuve et saisir
un poisson à la main en le montrant à ses gens. C'était
la promesse de pêches miraculeuses. Le damel du
Cayor recevait le jour de son avènement une calebasse
emplie de graines des plantes comestibles du pays.
C'était manifester que, de lui, dépendaient les récoltes
abondantes.
Les roitelets sénégalais s'entouraient d'une clientèle
rapace. Ces dignitaires n'avaient d'autre rôle que de
recevoir des cadeaux, de les provoquer et de prélever
des contributions. Il y avait une armée, mais les
soldats (tiédos) n'étaient là que pour contenir les récal-
citrants et faire la chasse à l'homme, pour leur compte
ou celui du damel. Ivres de sangara (1), ils pillaient les
villages, violaient les femmes, capturaient les jeunes
gens.
Le damel du Cayor, qui régnait sur un territoire de
16 kilomètres carrés, avait plus de cent fonctionnaires,
lesquels avaient eux-mêmes des gens, et plus de mille
tiédos. Il n'y avait, d'ailleurs, aucun service public qui
justifiât ce personnel.
Les revenus ordinaires consistaient en des droits de
sortie de 3 %, de justice (ladia), de succession
(diermel), sur les troupeaux (tinke), sur les palmiers
(gobes), en cadeaux faits par les chefs et fonctionnaires
pour être nommés (diègue), coutumes diverses (backh),
amendes (moyal).
Au surplus, quand le damel, après de copieuses
libations de sangara, avait fait de trop généreuses dis-
tributions à ses femmes et à ses griots, et que ses reve-
nus ordinaires étaient épuisés, il envoyait ses tiédos
piller un village.
Les chefs, de leur côté, percevaient la dîme (assaka),
le moyal, etc.
Voici quels étaient les revenus ordinaires des qua-
tre faras (chefs) de la seule province de Diander.
1°Le fara dieguedj, qui commandait supérieurement,
prélevait deux boeufs par troupeau : 8.000 francs ; deux
boeufs par groupe de cases : 30.000 francs ; 7 francs par
cuisine de famille : 7.000 francs ; 4 paires de pagnes par
propriétaire de terre : 24.000 francs ; redevance des
Niayes (palmiers) 10.000 francs redevance des
: ; sa-
lines de Cagnac : 3.000 francs ; amendes, héritage des
femmes stériles : 20.000 francs. Soit: 102.000 francs.
2° Le fara Sagnofil prélevait sur les Sérères 10 francs,
par chaque groupe de cases, deux boeufs par troupeau ;
plus des amendes et des corvées. Soit : 20.000 francs.
3° Le fara Niakhib, petit chel, se faisait 6.000 francs,
de revenus.
4° Enfin, un quatrième chef, l'alcaty de Rufisque

(1) Eau-de-vie de grain dans laquelle on faisait infuser du


tabac.
prélevait 30.000 francs sur les magasins de Rufisque,
les lougans, les palmiers, les cases, les troupeaux, les
cuisines, les amendes.
En fait, aucune Constitution, aucune loi, aucune ga-
rantie. Et non plus, aucune autorité politique. Les
chefs peuvent rançonner, se faire craindre, ils ne sau-
raient se faire respecter ni obéir.
Dans le Haut Sénégal et Niger, il en était de même.
Les famas n'avaient pas d'autres procédés de gouver-
nement que le sabre et le gris-gris, ni d'autres fins que
la rapine.
En général, régulièrement, les revenus se compo-
saient de la dîme (mondou, ou achour, ou diaka), des
frais de justice, du prélèvement sur les troupeaux, sur
les caravanes (oussourou). Mais comme la dîme se
percevait plusieurs fois au cours de l'année, ce n'est pas
un dixième, mais un tiers ou la moitié de sa récolte
dont le noir était dépouillé. L'oussourou était d'un
dixième des marchandises et d'une pièce de guinée par
captif. Les beil-el-mal devaient le diamgal soit
10.000 cauris par tête pour les hommes, 8.000 pour
les femmes (10 et 8 francs).
Parfois, l'indigène avait plusieurs maîtres. Dans le
Djilgodi, région de Dori, par exemple, il devait un
tribut au naba du Yatenga, un autre au roi du Macina,
puis un autre encore aux Touareg de l'Oudalan (1).
Tant de maîtres exigeants ne lui assuraient pas la
sécurité. D'autres envahisseurs survenaient souvent
qui s'emparaient de ce qui pouvait rester. Le mieux
vraiment était de vivre au jour le jour.
Mais quand il n'y avait plus ni mil ni moutons, il y
avait encore les enfants et les femmes, qui étaient la
part des sofas. Sous prétexte de prosélytisme, on
« cassait » le village, on tuait les
vieillards, et le reste
allait approvisionner les marchés d'esclaves.
(1) Actuellement encore, dans le Borkou, où nous péné-
trons seulement, 15.000 indigènes sédentaires sont pressurés,
d'abord par leurs dominateurs reconnus, les Senoussistes
(confrérie musulmane), puis par les Tédas, enfin par les
Ouled Sliman.
Il fallait aussi des recrues pour les grandes razzias.
Chaque village devait fournir en moyenne le cinquième
de sa population masculine. Les sofas n'avaient pas de
soldes, mais ils se partageaient les deux tiers du butin.
L'autre tiers revenait au fama.
Vraiment, il est impossible de voir là autre chose que
des entreprises de brigandage.
Bien qu'ils aient duré des siècles, rien n'est resté de
ces groupements de hasard, — pas même des ruines,
car ils ne laissaient rien édifier.
Les vestiges d'institutions communales de Timbouctou
et de Djenné, d'une industrie assez habile et d'un
commerce prospère, proviennent peut-être de l'ancien
royaume de Ghanata, fondé par des blancs (1), vers le
IIIe siècle et qui dura jusqu'au xe, mais plus sûrement de
la dure domination marocaine (1590-1816) — et elle a
subsisté surtout par les descendants de ces Marocains
colonisateurs, les Aramas, qui ont, dans l'anarchie
nègre, leur propre organisation, corporative et poli-
tique.
La colonisation marocaine n'en fut pas moins des
plus médiocres. C'est une haute tâche que celle de co-
loniser, et il n'y faut pas moins qu'une civilisation sûre
d'elle-même pour l'entreprendre.
Les gouverneurs marocains se « bougnoulisèrent » (2)
vite et ne tardèrent point à s'affranchir du Sultan, et à
régner pour leur propre compte. Si bien qu'en 1736,
les Djennenké refusèrent de reconnaître le fils même
du Sultan.
De 1590 à 1750, il y eut 97 pachas, et ceux-ci étaient
nommés à la fin par leurs soldats. C'était le plus géné-
reux, donc le plus pillard, qui était élu. Tout ce qui
tenait au gouvernement pillait. Les « legha », esclaves
noirs du pacha, détroussaient les passants.

(1) Tarikh-Es-Soudan, par Es-Sadi, traduit par HOUDAS.


(2) « Bougnouliser » se dit, parmi les coloniaux africains,
de ceux qui, durant leur séjour, tournent moralement au
nègre. Il y en a. Ils sont nombreux ceux chez qui la couche
de civilisation est toute superficielle.

[texte manquant]
La domination des Sonhrays (VIIe au XIIIe siècle), des
Malinké (XIIIe au XVe siècle) n'a pas laissé de trace.
Quant à une civilisation originale des noirs, dans le
moyen Niger, qu'on devrait attribuer aux Habé, il
convient de la tenir pour une manifestation nouvelle
de la vive imagination des explorateurs et des chargés
de mission. Il suffit de connaître l'âme noire pour se
garder de ce merveilleux.
Au surplus, les Maures, les Touareg et les Foulbé
n'ont pas formé d'état social plus avancé. Ils ont sou-
vent dominé les noirs, mais ce n'a été, aussi, que pour
piller et asservir.
Les Touareg ne sont que des pirates. Tant qu'ils ont
été les plus forts, leurs vols et leurs vexations n'avaient
pas de bornes. A Timbouctou, ils percevaient la dîme
deux fois par an. Ils ont ruiné ce centre commercial.
Les gens de Timbouctou, parce qu'ils étaient des
commerçants, disaient : « Nous sommes des femmes, les
Touareg sont des hommes. »
Dans la région de Gao, dans tous les villages du
fleuve, Aramas et Sonrhays leur devaient un tribut,
fixé par les Touareg Oulminden à trois bérets de riz
par deux personnes. Les Aramas, d'ailleurs, obligeaient
les Sonrhays à payer pour eux, et au besoin vendaient
les enfants et les femmes de ceux-ci.
Au surplus, individuellement, les Touareg prenaient
ce qui leur plaisait. Un Targui n'avait qu'à désigner
de sa lance ce qui lui convenait dans la boutique d'un
mercanti de Timbouctou ou dans la case d'un cultiva-
teur noir.
«
C'est individuellement que chaque Touareg est le
maître et seigneur de tous les noirs qu'il rencontre. A
Zinder, où il y a un roi, un conseil des notables, des
cantonniers, des gardes de quartier, des gardes de
nuit, en un mot toute: une organisation urbaine, un
Touareg, un Touareg tout seul, entre dans la maison
qui lui plaît, avise dedans une femme qui pile du mil,
prend à sa convenance le mil, le pilon, le mortier, le
pagne de la femme, et la femme par-dessus le marché,
sans que le noir, propriétaire de ces différents biens,
d'inégale valeur, ait même l'air de s'en apercevoir (1). »
Voilà qui montre mieux que tout ce qu'on pourrait
dire la supériorité de nature du blanc, même dans l'état
barbare, sur le noir. Voilà aussi ce qui peut ajouter à
notre méfiance sur les prétendus « Etats » du Niger.
Les Touareg, malgré toute leur supériorité de race,
n'ont jamais eu que l'organisation rudimentaire que
nous allons examiner brièvement ; comment des noirs
auraient-ils pu, dans des conditions identiques, consti-
tuer des États politiques ? C'est non seulement le milieu
géographique, mais surtout le contact ethnique qui a
maintenu les Touareg dans leur barbarie primitive :
cette race avait d'autres dispositions.
Il s'est passé pour les Touareg ce qui se passe pour
certains Éuropéens en Afrique: le noir déteint. On se
«
bougnoulise ». C'est-à-dire que le passivisme du
noir, la facilité avec laquelle on peut l'asservir, font
qu'on néglige à son contact toute autre industrie que
celle de l'exploiter. On en fait des esclaves qu'on vend
ou des tributaires qu'on pressure intensément. Alors
à quoi bon travailler ? N'est-on pas, ainsi, dispensé des
pénibles tâches sociales? Mais c'est seulement pour
s'assurer le fruit de son propre travail, pour le rendre
plus fécond par sa division et sa spécialisation, pour
l'accomplissement des tâches sociales qu'on s'organise
fortement. Une association de brigands, comme nous
allons le voir, parce qu'elle est simple, est toujours
précaire.
Il faut une civilisation qui a pleinement conscience
d'elle-même et de sa fonction dans l'humanité pour ré-
sister au contact trop prolongé de l'extrême barbarie et
faire vraiment oeuvre colonisatrice.
La race noire n'a donc pu jamais, d'elle-même, fonder
un « État » véritable, parce qu'elle n'a jamais pu
éprouver encore des besoins politiques. Et même, elle
dissout la civilisation qui la pénètre quand celle-ci n'est
pas très assurée.
(1) Dahomé, Niger, Touareg, par le Commandant TOUTÉE,
p. 285.
Les Touareg, pour eux-mêmes, n'acceptent la
discipline indispensable aux bandes pillardes. que
Les campements forment des fractions qui forment
des tribus, nobles et vassales, et les tribus des Confé-
dérations. Mais « Confédération », c'est beaucoup dire.
La tribu elle-même manque de consistance.
Une fraction comprend en moyenne quatre campe-
ments de douze tentes. Une tribu se compose généra-
lement de vingt fractions, soit 5.000 individus environ
;
2.000 captifs, 1.000 femmes libres, 1.000 enfants,
500 marabouts ou vieillards, 500 guerriers. Le campe-
ment, la fraction, la tribu ont chacun leur chef.
Le chef de tribu, l'amenokal, est choisi par une
seule famille et parmi elle-même. Mais son autorité est
faible. Les chefs de tente ne lui obéissent que s'il est
plus fort qu'eux. Ce n'est que s'il est redouté pour lui-
même, par sa richesse, sa famille, ses captifs, qu'il a
quelque pouvoir. Son titre ne lui sert de rien.
Un février 1905, le chef des KelGossi, ayant à verser
au cercle de Bamba l'impôt de sa tribu (90 boeufs) et
n'ayant pu obtenir la contribution des siens, dut verser
a lui seul la moitié de cet impôt.
Les tribus se battent souvent entre elles, à propos
des empiétements de territoire, des bêtes et des captifs.
Les familles elles-mêmes sont divisées.
On voit par là ce que peut être ce qui a été appelé
pompeusement une « Confédération ».
Il y en a cinq : 1° les Hoggars, entre In-Salah et
Assiou ; 2° les Azdjer, entre Timassinin, Radamès et
Rat ; 3° lesTaïtok, entre les Hoggars et les Oulminden;
4° les Oulminden, entre la rive droite du moyen Niger
et le Tchad ; 5° les Kel-Oui, entre le nord du Tchad et
Air.
Les rivalités, les querelles ont de tout temps, fort
heureusement, affaibli ces écumeurs du désert. Quand
ils décident un rezzou, ils ne parviennent pas à coor-
donner leurs forces et à reconnaître un chef unique,
non plus qu'à s'entendre sur le partage du butin.
Les Maures sont rassemblés par tribus princières,
guerrières, maraboutiques, tributaires et captives.
Les Trarza, les Brackna, les Dowich, l'Adrar sont
une juxtaposition de tribus bien plutôt que des États.
D'ailleurs, il y a aussi des tribus tout à fait indépen-
dantes, subissant plus ou moins l'ascendant d'un chef
religieux.
Les Zenaga, autochtones, ont été subjugués par une
tribu himiérite de Makil, les Beni Hassane. Les Zenaga
sont donc tributaires des Hassanes, qui constituent la
caste des guerriers et des princes. Les tribus marabou-
tiques (tolba) sont formées aussi des descendants des
Berbères ; mais elles sont plus indépendantes que les
Zenaga, qui sont de véritables serfs. Les Tolba s'occu-
pent d'élevage, de commerce, du culte, de l'instruction,
ils sont plus libres que les Zenaga et ne doivent que
des cadeaux aux Hassanes. Mais cela ne les préserve
pas des razzias.
En effet, les grandes tribus guerrières se tiennent
sur les routes de parcours des caravanes, les points
d'eau, et assaillent les petites tribus commerçantes
qui vont trafiquer du sel ou de la gomme.
Dans toute la Mauritanie, il n'y a aucune sécurité,
parce qu'il n'y a, réellement, aucune autorité poli-
tique. Les princes ne sont que des chefs de bandes.
En juin 1904, une grande caravane formée des
tribus Mechdouf, Lakhlal et Kounta, rapportaient du
sel des sebkha de l'Adrar. Cette caravane était composée
de 2.000 chameaux escortés de 800 guerriers. Elle se
dirigeait vers Ticchitt. Déjà, « l'émir de l'Adrar avait fait
payer à la caravane, comme droit de passage, 700
pièces de guinée, puis les caravaniers avaient chargé
leurs chameaux à Idjil en payant aux Akhazzir —
tributaires des Kounta qui taillent les barres de sel
— une pièce de guinée pour vingt barres. L'escorte
marchait ainsi, d'après un prix convenu, débattu à
l'avance » (1). Un peu avant d'arriver à Tichitt, où
elle devait se disloquer pour se répandre dans tout le
Soudan, la caravane fut arrêtée par un groupe de 600
guerriers. Après de longs pourparlers, la caravane con-
(1) « Les Maures », par Georges POULET (Revue coloniale).
sentit à payer un droit de 100 pièces de guinée pour
ne pas combattre. Mais quand, après Tichitt, la cara-
vane se dispersa, les mêmes pillards l'attaquèrent en
détail, enlevèrent 80 chameaux chargés et tuèrent plu-
sieurs hommes.
De tels faits se reproduisent constamment en Maurita-
nie. Peut-on dire qu'il y a une organisation politique?
Les Foulbé, répandus dans tout l'ouest africain, sont
en général des pasteurs nomades, et ils en restent au
patriarchat propre aux nomades pasteurs.
Où ils sont fixés, où ils dominent, au Fouta-Djallon
(Guinée) ou au Fouta-Toro (Sénégal), ils n'ont pas plus
d'Etat politique, au sens qu'il faut donner à ces mots,
que les noirs.
Bien que la plupart soient convertis à l'islamisme et
dévots, ils n'ont pas d'autres visées que la rapine et
l'exploitation commode des captifs.
Au Fouta-Toro, au-dessous de l'almamy, chaque dis-
tricta un chefmilitaire, ardo, et un chef religieux, tamsir.
Au Fouta-Djallon, les villages ou foulassos, forment
des cantons, ou missidis ; les missidis des provinces ou
diwals. Chaque circonscription a un chef. Au-dessus
il y a l'almamy, chef de guerre et religieux, ou le lamdo,
chef de guerre seulement.
Le pouvoir suprême est héréditaire et se partage
entre deux familles : Alfaya et Soria. Tous les deux
ans, le pouvoir doit passer de l'une à l'autre. En fait,
celui qui est le plus fort se maintient jusqu'à ce que
l'autre le renverse.
Almamys et lamdos ont une nombreuse clientèle
rapace et tyrannique, à laquelle ils confèrent, moyen-
nant cadeaux, des droits absolus sur tels ou tels diwals
ou missidis. Le plus important dignitaire est le Diam-
brou-diou-mahoudou-Poul-Poulor (grand porte-parole
des Peulhs). Il n'a pas moins de 5.000 captifs.
Le résultat inéluctable d'une telle gestion, c'est
l'appauvrissement, le dépeuplement. Cela ne se peut
soutenir quelque temps que par les expéditions au
dehors qui ramènent des troupeaux, du riz, du mil,
et surtout des captifs.
«
L'habitant du Fouta-Djallon, dit de Sanderval (1),
ne cultive que tout juste autant qu'il est nécessaire
pour se nourrir, il lui serait inutile de travailler davan-
tage, de produire une récolte surabondante pour s'enri-
chir et acheter des objets de luxe relatif ; ces objets lui
seraient enlevés par le chef dont il dépend et de là ils
iraient à l'almamy. C'est l'usage et c'est la loi ; aussi
le propriétaire ne prend-il pas la peine de faire tra-
vailler ses captifs au delà du nécessaire. Quand l'al-
mamy apprend qu'un habitant possède un beau cheval,
il fait savoir au propriétaire le plaisir qu'il aurait de
recevoir de lui un cadeau : c'est un ordre. Le proprié-
taire s'exécute sans hésiter, sans colère, presque avec
empressement, tellement la servitude est naturelle à
ces âmes sans caractère ; puis il se garde d'acheter, de
nouveau, de belles choses rares. »
Les agglomérations du Mossi, du Gambakha et du
Gourma sont constituées d'une manière assez curieuse.
Il y a là moins de brigandage, peut-être, que dans
les autres groupements ; mais la tyrannie superstitieuse
est pire.
C'est un despotisme sans objet politique, inutilement
compliqué d'une étiquette minutieuse et de rites cruels.
Il n'a aucune force de résistance, malgré une popula-
tion de plusieurs millions d'habitants, puisque le pays
fut toujours le grand réservoir de l'esclavage où les
trafiquants d'hommes venaient puiser.
Le moro naba réside à Ouagadougou. Il est choisi
parmi les membres de la famille par le chef des cava-
liers. Les compétiteurs prennent alors la fuite. Ils sont
pourchassés par les cavaliers, ramenés à Ouagadougou,
couverts d'avanies, puis chassés de la capitale dans la-
quelle ils ne peuvent plus rentrer. Ils sont dès lors
«
kourita » ; mais tous les habitants doivent se plier à
leurs caprices.
Quant au moro naba, dès son avènement, il change
de nom. C'est un autre personnage, d'homme il est
devenu fétiche et sacré. Tous ceux qui portaient égale-
(1) Conquête du Foula Djallon, p. 113.
ment ce nom doivent en prendre un autre. Celui qui
rappellerait l'ancien homme en prononçant son nom
originaire, hormis sa mère, serait immédiatement déca-
pité.
Le moro naba a un harem de femmes et de mignons
(soronés). Le chef des fétiches est chargé, tous les
ans,
par des incantations, de s'assurer de leur fidélité. La
sanction est la mort.
Les principaux dignitaires sont : Le Ouidi naba, chef
des cavaliers ; le Gunga naba, chef de guerre et d'infante-
rie ; le Sarallé naba, chef des sépultures des moro naba ;
le Balum naba, chef des intendants le Kamissoronaba,
;
chef des eunuques ; le Tensaba naba, chef de guerre ;
le Jussuba naba, deuxième chef des eunuques, chargé
spécialement de corriger les femmes du moro naba ;
le Mendo naba, chef des bouchers le Ouidianga naba,
;
chef des ouvriers et des palefreniers ; le Samandena
naba, chef des gardes; le Samandé naba, deuxième chef
des gardes ; le Dapouy naba, chef des esclaves ; le
Pouye naba, chef des fétiches ; le Bingué naba, chef du
culte ; le Kambo naba, chef des jeunes gens; le Dara
naba, chef des marchands, etc. Beaucoup de « chefs »
aux titres ronflants pour la vanité ; pas un administra-
teur pour un service public.
Ces charges sont héréditaires comme celles des chefs
de provinces. Au contraire, les chefs de cantons sont
nommés par le moro naba. Les candidats lui font des
cadeaux. Ils ne sont jamais révoqués; mais, s'ils ont
cessé de convenir, ils sont convoqués et assommés par
les soronés.
Les revenus ne sont pas réglés. Les nabas prélèvent
à leur fantaisie, le moro naba désigne les » cadeaux »
qu'il désire, les plus appréciés étant les per-
sonnes.
Il est convenu cependant que la première fille de
chaque famille lui revient, ainsi que les veuves sans
famille, en déshérence pourrait-on dire.
Un Mossibé serrant la main à un naba, et réciproque-
ment, doit lui donner une femme dans les trois mois.
Au Yatenga, tous les ans, au moment de la fête des
grands nabas, les chefs de case remettent au naba chef
de village un petit tribut en nature de Ofr. 50 à 5 francs.
Les chefs de villages font de même auprès des chefs de
cantons, et ainsi de suite. Mais quand les nabas ont
besoin de bétail, ils razzient les troupeaux des
Foulbé.
En somme, les habitants du Mossi et du Gourma ne sont
pas exploités excessivement par leurs maîtres. Mais les
nabas n'en sont pas plus des fonctionnaires et le moro na-
ba un chef d'Etat, — c'est une hiérarchie de féticheurs.
L'étiquette minutieuse qui les entoure, agrémentée
des sacrifices, n'est que la manifestation d'une supersti-
tion grossière.
Relever quelques-unes de ces pratiques puériles ou
cruelles suffira à bien marquer le caractère de ces pré-
tendus « États » où l'on a voulu voir une sorte d'orga-
nisation féodale. Trop souvent les explorateurs, voire
les sociologues universitaires qui les compilent, prennent
de vagues analogies, parfois purement imaginaires, pour
des realités. Il suffit pourtant, en l'occurrence, de com-
parer les causes profondément sociales des moeurs de
l'ancienne France avec les motifs insaisissables des
pratiques du Mossi, — et surtout leurs résultats.
On ne parle au moro naba que prosterné, les coudes
à terre. Le moindre manquement à l'étiquette est puni
de mort aussitôt.
Le moro naba ne peut jamais être seul. Il est toujours
suivi de ses pages et de ses griots.
S'il pleut, il doit rester dehors. Certains jours, aucune
femme ne doit l'approcher. De là, sans doute, l'institu-
tion des soronés, unique peut-être chez les nègres.
Certains nabas possèdent des bracelets très anciens.
Celui qui touche un de ces bracelets meurt dans l'année.
Après deux ans de commandement, le grand naba du
Yatenga doit sacrifier la plus vieille fille de naba non
mariée, sinon il mourra dans l'année. Chez les Samos,
le caractère fétichiste de cette hiérarchie des nabas est
nettement marqué, puisque chaque village a un chef ef-
fectif à côté du naba. Celui-ci n'est qu'un fétiche. Si
deux récoltes successives sont mauvaises, il est rem¬
placé. S'il meurt, ce n'est pas son fils qui lui succède
nécessairement. On consulte les sorciers. Il n'en est pas
de même pour le chef de village, qui est toujours le
plus riche.
Chez les Habé, l'autorité du hogron est de même na-
ture. Mais le chef de village, « lebe », n'a d'autre fonc-
tion que de prier sur le mil des semailles.
Le roi du Gourma ne se découvre jamais. « Il porte
dans les cheveux un fétiche qui vient du fondateur de
la dynastie et qu'une femme, la « matanou », est spé-
cialement chargée de couper à la mort du roi (1). »
Dans tout le haut Dahomey, nous retrouvons les
mêmes caractères de tyrannie brutale, pillarde et supers-
titieuse ou d'anarchie.
Cependant, le Dahomey même, c'est-à-dire les trois
royaumes d'Abomey, Allada et Porto-Novo, qui ont la
même origine, vaut qu'on s'y arrête. Il est certainement
le type le plus complet de « l'État » nègre.
La royauté était héréditaire, mais non directement.
A Porto-Xovo, toutes les branches de la famille étaient
représentées successivement au trône, et le choix se
faisait par les princes et les dignitaires. Ceux-ci étaient
sacrifiés à la mort de leur élu. C'était là un motif de
stabilité. A Abomey, le roi désignait lui-même son suc-
cesseur. Il le choisissait en général parmi ceux des fils
que lui donnaient ses captives. Les rois du Dahomey
étaient donc le plus souvent des fils de captives. Quand
ils mouraient, leurs femmes, leurs ministres, leurs sol-
dats, leurs captifs devaient les suivre.
Ils avaient droit de vie et de mort sur tous leurs su-
jets, hormis les féticheurs qui avaient le même droit sur
eux. Ghezo fut empoisonné pour avoir tenté de res-
treindre un peu les épouvantables sacrifices des « cou-
tumes », qui étaient, comme on le sait, l'institution la
plus respectée du Dahomey. Ces fêtes duraient deux
mois. Deux à trois mille victimes,— c'est-à-dire le cen-
tième de la population totale, — y étaient sacrifiées an-
nuellement dans la cour du palais de Simbodji. Dans
(1) G. FRANÇOIS, Notre colonie du Dahomey, p. 125.
sa résidence d'été, de Zagnado, Behanzin faisait en ou-
tre de copieuses hécatombes de jeunes vierges pour les
expédier à ses frères défunts. On ne tuait pas seule-
ment, on torturait. Le supplice le plus corse était celui
de la croix renversée. Les crucifiés noirs mettaient or-
dinairement trois jours à trépasser.
Le roi était maître des choses comme des hommes.
Voler était un crime de lèse-majesté, car le roi se ré-
servait le monopole de cette industrie aussi facile que
lucrative. Il y avait les voleurs du roi. Il y avait les oni-
bodés, espèce de collecteurs d'impôts, qui rançonnaient
sur les routes et dont la personne était inviolable. De
même, les cabécères (chefs) pouvaient s'emparer de
ce qui leur agréait.
On razziait à l'intérieur comme à l'extérieur : « le
roi veut manger » était la raison suffisante et sans ré-
plique.
La fortune était un danger pour celui qui la détenait.
Tant de prétextes pouvaient être invoqués pour le dé-
pouiller.
On a dit du Dahomey que c'était une monarchie mi-
litaire. C'est bien trop dire. Certes, la résistance que les
soflimatas et les amazones opposèrent à nos troupes
indiquent une discipline courageuse et certaines con-
naissances stratégiques. Mais il ne faut pas oublier que,
à l'ordinaire, ces troupes n'avaient d'autre occupation
que de capturer des esclaves et des femmes. Ces corps
étaient recrutés parmi ce qu'il y avait de pire en femmes
et en hommes dans tout le Dahomey. C'étaient des ban-
dits parfaitement organisés, sans plus. Et le roi n'était
qu'un chef de bandes.
«
Les rois partent en guerre régulièrement chaque
année comme un propriétaire va faire ses vendanges
ou sa moisson, et offrent à leur retour leur singulière
récolte sur des foires qui se tiennent presque à époque
fixée (1). »
Les chefs militaires avaient des titres qui indiquaient

(1) Dahomé, Niger, Touareg, par le Commandant TOUTÉE,


p. 163.
leur spécialité. Les uns devaient s'emparer des vases,
les autres des femmes, ceux-ci des enfants, ceux-là des
chevaux, etc...
Le Dahomey est moins un État militaire puissant
«
qu'un peuple de pillards bien organisé et protégé dans
son repaire par la nature elle-même (1). »
Les soldats n'eussent pas suffi, d'ailleurs, à imposer
cette féroce tyrannie sans la superstition entretenue par
les féticheurs, tout-puissants, et leurs sociétés secrètes.
Les rois du Dahomey étaient des fétiches, et c'est pour
cela, non pour leur prestige naturel, qu'ils se pouvaient
tout permettre. Les malheureux qu'on sacrifiait étaient
résignés à leur sort ; avant de les expédier, on les char-
geait de missions auprès des chefs défunts, et ils étaient
suffisamment persuadés qu'ils jouaient un rôle néces-
saire.
En parlant de Behanzin (Koundo), mort récemment,
les félicheurs disaient encore : « Koundo a été battu par
les blancs, c'est vrai, mais il n'en était pas moins l'in-
vulnérable, celui qui dans les combats avait la puissance
de renvoyer droit au coeur de son adversaire la balle
qui lui était destinée. Koundo est enfermé dans une île
par ses ennemis, et cela malgré l'antique loi qui défendait
aux rois d'Abomey de voir la mer ; mais qu'importe,
Koundo se changera en petit oiseau et reviendra dans sa
capitale (2) ».
Ainsi donc, il n'y a, dans toute l'Afrique occidentale,
qu'un groupe organique, la famille. Mais la famille seule,
qui se suffit à elle-même, n'a pas de besoins politiques.
Les groupes plus étendus, môme le village, s'il n'est
pas seulement la famille agrandie, sont contingents, pré-
caires, sans unité, sans fin politique.
Ils se ramènent, comme nous venons de le voir, à
deux types essentiels : 1° militaire, — pour razzier
choses et gens ; 2° superstitieux, — pour se rendre les
fétiches favorables. Là-dessus, la vanité nègre se donne

(1) La Côte des Esclaves et le Dahomey, par l'abbé P. BOUCHE,


p. 359.
(2) Notre Colonie du Dahomey, par G. FRANÇOIS, p. 76.
du jeu et diversifie les apparences de ce qui est pa-
reil.
Il n'y a pas autre chose. Ici, les grands conquérants
musulmans, — fussent-ils métissés, rouges ou blancs,
— n'ont pas d'autres ressorts que les trafiquants d'es-
claves et les féticheurs.
Les « Étals » de l'ouest africain ne sont que des ras-
semblements accidentels de troupeaux, par la force du
sabre ou la crainte du fétiche.
Sans doute, il en fut ainsi à l'origine de tous les
peuples ; mais le noir ne saurait, de lui-même, aller plus
loin. Il ne conçoit pas une oeuvre qui dépasse la fa-
mille, l'espace et le temps, où il se meut, un culte
commun, une joie sociale. Si, après l'avoir amené à un
état plus humain, on le livre à lui-même, comme à
Libéria, à Haïti, il revient peu à peu à sa primitive bes-
tialité, cependant que sa vanité simiesque lui fait con-
server les formes accessoires et l'habit de la civilisation
dont il ne peut soutenir le fonds.
Il faut que le blanc reste auprès de lui et le guide, et
encore faut-il que ce blanc soit d'une civilisation supé-
rieure et très enracinée pour ne pas se laisser impré-
gner, au contraire, par la sauvagerie du noir.
Dans l'immense territoire de l'ouest africain, il n'y
avait donc, avant la pénétration française, aucune sécu-
rité. C'était le chaos pré-social, presque pré-humain.
La famine, le meurtre, le rapt décimaient les populations.
Un ferment de dissolution, toujours en activité, em-
pêchait toute amélioration économique, et conséquem-
ment tout développement politique.
Même au Sénégal, notre plus vieille colonie, notre
seul contact n'avait pu atténuer le désordre général.
C'est que le seul contact, non plus que de simples
relations commerciales ne suffisent point. A une force
de destruction qui se reproduit elle-même, il faut op-
poser une force vivante de reconstruction et d'organi-
sation.
Nous comprendrons maintenant ce qu'avait à se pro-
poser notre action politique, ce qu'elle a réalisé depuis
quelques années et ce qui lui reste à faire.
Elie Reclus nous dit dans son livre Les Primitifs
:
« La civilisation moderne, irrésistible quand elle
détraque et désorganise les sociétés barbares, montre
d'une singulière maladresse à les améliorer. se
»
C'est ce que nous allons examiner.

II. —
LE GOUVERNEMENT GÉNÉRAL

Si on la considère
comme l'extension naturelle de
notre vieux Sénégal, l'Afrique occidentale française
est la plus ancienne de nos colonies. Dès le XIVe siècle,
nos Dieppois et nos Rouennais avaient déjà installé des
comptoirs au Cap Vert, à Rufisque et même au delà de
Sierra-Leone.
Elle est contraire la plus jeune de nos colonies, si
au
en la date du décret du Il juin 1895 qui a institué le
Gouvernement général.
Du XVIIe au XIXe siècle, les Hollandais, les Portugais et
les Anglais s'emparent tour à tour des divers points de
la côte que nous reprenons soit par les armes, soit par
la diplomatie.
La première Compagnie normande s'était établie au
Sénégal
en 1626.
Ce n'est qu'au traité de Paris, du 30 mai 1814, que
notre Sénégal nous est définitivement reconnu. Mais
nous n'en reprenons possession que le 25 janvier 1817.
Les Anglais n'avaient évacué Saint-Louis que le 1er jan-
vier précédent.
Jusque-là, bien qu'il y ait eu un timide essai d'admi-
nistration de la Couronne, un peu avant la Révolution,
après le traité de Versailles du 3 septembre 1783, la
colonie n'avait été administrée que par les compagnies
privilégiées, de Colbert sans autre objet que le commerce,
et surtout l'odieux commerce de l'homme.
Mais une autre conception de la colonisation s'est
élaborée. De toutes parts, la lutte contre le trafic des
esclaves commence. On va s'efforcer d'administrer
vraiment, de coloniser, c'est-à-dire de fertiliser le sol
et d'élever l'indigène.
Pour cette oeuvre, on l'entend bien, des points d'oc-
cupation disséminés sur la côte ne suffisent plus. La
conquête va commencer, et, au fur et à mesure, l'orga-
nisation politique.
Des plantations de coton vont être encouragées en
1822. L'Etat participera à ces essais agricoles. Des
traités sont passés avec les chefs du Oualo pour des
concessions de terre.
Des postes sont élevés, d'abord à Bakel et à Dagana.
(1820-1821). La justice est organisée (7 janvier 1822).
La Casanance est occupée en 1828.
Puis, durant quelques années, nous avons assez à
faire de nous maintenir contre les Maures Trarza alliés
au Oualo.
En fait, c'est seulement l'ordonnance du 7 septembre
1840 qui donne au Sénégal une base politique.
En 1842, nous édifions nos postes de la Côte d'Ivoire,
à Grand Bassam et Assinie, que nos marins avaient
déjà visités au XIVe siècle et dont des traités passés
avec les chefs du pays, au XVIIe siècle, nous avaient
assuré la possession. En 1845, le Sénoudébou nous est
cédé.
Avec Faidherbe (1854-1864), notre influence va
s'étendre, notre action politique s'organiser.
En 1854, Podor est pris. L'année suivante, le Oualo
est annexé et divisé en cinq cercles : Khouma, N'Guian-
gui, N'Der, Foss et Ross. Des blockhauss sont édifiés à
Matam, à Saldé, à Médine. Les coutumes que le gou-
vernement français payait au Fouta sont supprimées.
Au lieu de verser un tribut, bientôt nous percevrons
l'impôt. Grand Popo (1857), Porto-Novo(1863), Cotonou
(1864) sont occupés. Depuis le XVIIIe siècle, nous avions
un établissement à Wydah.
Après quatre ans de guerre, Faidherbe rejette les
Maures Trarza, Brackna, Dowich sur l'autre rive du
Sénégal, où désormais ils seront contenus. Il lui faut
résister en même temps à El-Hadj-Omar, délivrer
Médine investie par l'armée du Prophète.
Il serait fastidieux de refaire l'histoire de la conquête.
Disons seulement que Faidherbe, durant toute cette
période, où les difficultés semblent s'accumuler
pour
l arrêter dans ses projets, déploie une activité, tant mi-
litaire qu'administrative, prodigieuse. Il fait signer
autant de traités qu'il donne de coups de fusils. Et il
ne donne ceux-ci que lorsque la mauvaise foi des signa-
taires l'y oblige. Il est partout à la fois, et il trouve le
temps de fonder des écoles et un journal officiel. Le
Dimar, leToro, le Damga, le Saloum, la Casamance sont
placés sous le protectorat de la France. Les territoires
des villages de Dagana, Bakel, Senoudébou, N'Diago,
Gaé, Réfo, Bokol, la banlieue de Saint-Louis sont
annexés.
Il a pris le Sénégal avec quelques comptoirs mal dé-
fendus, il laissera une colonie de 600.000 kilomètres
carrés et la route ouverte au Soudan immense et mysté-
rieux.
Après Faidherbe, c'est l'arrêt, sinon le recul. L'acti-
vité ne reprendra qu'en 1881. Mais cette fois elle ne
s arrêtera plus. En 27 ans, notre empire va s'accroître
de 2.500.000 kilomètres carrés, et notre influence
s'étendre sur un territoire qui n'a pas une superficie de
moins de 5 millions de kilomètres carrés, soit le
sixième de l'Afrique entière et dix fois la superficie
de la France.
Il suffit d'examiner la situation politique des colonies
étrangères de la Côte, enclavées dans les nôtres, pour
se rendre compte aussitôt combien notre action coloni-
satrice, contrecarrée cependant par l'incohérence par-
lementaire, fut prudente, persévérante et prévoyante à
la fois..Et s'il fut commis des fautes très graves, aux
deux côtés du Dahomey comme à Fachoda, ce n'est pas
aux coloniaux qu'il les faut imputer.
Telle qu'elle est, notre Afrique occidentale n'est pas
la prise de hasard de quelques soldats désireux de lau-
riers à bon marché, de croix et de galons faciles, ou
d'aventuriers à la recherche d'émotions violentes elle
:
est le résultat d'un plan mûrement réfléchi et dont la
réalisation fut froidement poursuivie.
Hors le Sénégal, nous n'avons eu jusqu'en ces
vingt dernières années que des postes sur la côte. En
Casamance, notre pénétration n'est pas encore achevée
en 1900. En Guinée, nous n'avons encore, en 1887,
que quatre postes à l'embouchure des rivières : Boké,
Boffa, Dubréka, Benty. Nous n'avons réoccupé la Côte
d'Ivoire, après l'avoir abandonnée en 1870, qu'en 1884,
et il n'y a eu une ombre d'administration qu'en 1889,
la conquête ne fut commencée qu'en 1901. Celle du
Dahomey date de 1894. Celle du Soudan, commencée
en 1881, ne fut achevée qu'en 1902 ; la première orga-
nisation date de 1890. Le territoire civil de la Mauri-
tanie n'a été institué que par décret du 15 octobre 1904,
après la campagne de Coppolani (1902-1905).
Ces morceaux de colonies eussent été sans avenir
s'ils étaient restés séparés. Il fallait les relier par leur
hinterland. C'est là la pensée féconde de nos explora-
teurs, de nos administrateurs et de nos soldats.
En même temps que nous poursuivions notre péné-
tration, nous faisions reconnaître nos droits par les
puissances voisines, non sans leur accorder parfois des
compensations excessives.
En 1885, nous laissons Petit-Popo à l'Allemagne en
reconnaissance de nos droits sur les territoires situés
entre le Bio-Nunez et la Mellacorée. En 1897, nous lui
cédons Sansanné-Mango et la rive droite du Mono,
mais nous nous réservons le Niger.
En 1886, nous reconnaissons la Guinée portugaise
actuelle, mais nous prenons le Fouta-Djallon.
Toute une série de traités avec l'Angleterre délimite
les frontières des colonies anglaises, et nous laisse Je
champ libre vers l'intérieur : en 1889, pour la Gambie ;
en 1890 et 1904, pour la Nigeria ; en 1895, pour Sier-
ra-Leone ; en 1898, pour la Gold-Coast. En 1900, nous
reconnaissons également la colonie espagnole Rio-de-
Oro, mais nous en fixons définitivement les frontières.
Nous délimitons enfin les frontières du Libéria en 1892.
Grâce à ces conventions, notre expansion vers l'inté¬
rieur a été libre, et nous avons pu faire de l'Afrique
occidentale française un bloc qui rejoint notre Congo
au Tchad par Zinder, l'Algérie par Timbouctou, et toutes
nos colonies côtières du Gouvernement général par
leur hinterland.
On a pu tracer, en 1905, la ligne idéale qui sépare
les territoires des deux gouvernements généraux
français de l'Afrique occidentale et de l'Algérie. Cette
ligne va du cap Noun, frontière sud-ouest du Maroc, à
la limite extrême sud de la Tripolitaine. Ce n'est plus
qu'un voyage ordinaire d'aller d'Oran à Timbouctou
ou au Congo par le Sénégal, le Niger et le Tchad.
Ainsi, la période de conquête est terminée, celle d'ex-
ploration s'achève. Rien ne peut plus nous distraire de
notre tâche d'administration et de police.
Le décret du Il juin 1895 a institué le Gouvernement
général en comprenant, avec le Sénégal, la Guinée
française, le Soudan et la Côte d'Ivoire, mal délimités
encore. «
Les décrets du 17 octobre 1899 et du 1er oc-
tobre 1902 consolidèrent l'organisme central ; mais
c'est seulement par le décret du 18 octobre 1904 que
le Gouvernement général de l'Afrique occidentale fran-
çaise, grâce à l'énergie patiente, à la haute intelligence
politique et administrative de M. Roume, fut définiti-
vement constitué, avec des moyens suffisants, un cré-
dit possible et des pouvoirs efficaces. Il englobe dès
lors le Sénégal, la Guinée, le Haut Sénégal et Niger
(ancien Soudan français), la Côte d'Ivoire, le Dahomey
et la Mauritanie, avec une superficie de près de 3 mil-
lions de kilomètres carrés cinq fois celle de la
France et une population de— 12 millions d'habitants.

Le Gouvernement général est devenu « un organe de
haute direction et de contrôle permanent ». Comme l'a
dit M. Roume, son action coordonne et dirige vers un
«
but commun celle des gouvernements locaux, à la-
quelle elle n'a pas pour objet de se substituer ; aussi,
comme le décret de 1902, celui de 1904 affirme-t-il
l'autonomie des colonies qui composent le Gouverne-
ment général de l'Afrique occidentale française, réali¬
saut ainsi, dans des conditions analogues à celles qui
ont présidé à la constitution de l'union indo-chinoise,
une conception assurément nouvelle, du moins dans
l'organisation coloniale française, celle d'une véritable
fédération de colonies, vivant chacune d'une vie pro-
pre, mais groupées sous une direction commune, qui
gère leurs intérêts généraux. »
Autant qu'il a été possible, on a conservé les vagues
divisions territoriales qui existaient au moment même
où notre administration s'est imposée. Chacune des
colonies est subdivisée en circonscriptions ou cercles.
Il y en a près de 100 pour tout le Gouvernement gé-
néral (1).
Les cantons et les villages furent conservés ou créés.
On s'est gardé de heurter les susceptibilités, les
moeurs ; on a respecté autant qu'il se pouvait les cou-
tumes, les croyances, voire les superstitions.
A vrai dire, il n'y avait pas d'institutions politiques à
maintenir, tout était à créer. Mais il y avait des chefs.
Tant qu'ils ne se sont pas rebellés ou qu'ils n'ont pas
dépassé les bornes des exactions et des brutalités per-
mises à un chef noir, on les a maintenus. Au besoin,
on les a intronisés.
Presque partout, ce sont nos collecteurs d'impôts.
Avec le recensement qui est nécessaire à l'établissement
du rôle, c'est à peu près tout ce qu'on leur demande.
Malheureusement, nous n'en demandons guère plus
à l'administrateur du cercle.
C'est la perception de l'impôt, le rendement, qui note

(1) En tout cas, il n'y en a pas, à l'heure présente, moins


de 95. On a dù renoncer à donner le chiffre exact, car ces
circonscriptions sont constamment remaniées. Les divisions
premières étaient tout arbitraires Ce n'est qu'à l'user qu'on
se rend compte des nécessités administratives. D'autre part,
nous faisons surgir des conditions nouvelles, nous ne cessons
d'étendre sur nos territoires d'influence l'action politique et
administrative. Ainsi, la Mauritanie est partagée en quatre
cercles. Il est évident que nous devrons augmenter ces cir-
conscriptions administratives au fur et à mesure que nous
« pénétrerons » les populations Maures.
le mieux le fonctionnaire. Ce n'est pas sans entraîner
certains abus sur lesquels nous aurons à revenir.
Les hauts fonctionnaires, gouverneurs et secrétaires
généraux n'ont en somme qu'un rôle de comptabilité,
de répartition et de contrôle, aussi de centralisation et
de représentation. Le véritable homme d'action coloniale,
c'est l'administrateur, commandant de cercle. Sa fonc-
tion est « une des plus belles cl des plus attachantes
qui soient », a dit M. Roume.
Si la constitution du Gouvernement général, avec des.
pouvoirs définis, a mis nos colonies à l'abri des déci-
sions contradictoires ou dangereuses des ministères
fugaces de la Métropole, dont les missions Voulet,
Chanoine et Klobb sont—un des plus dramatiques
exemples, — il serait bon, également, que les gouver-
neurs laissassent quelque initiative aux administrateurs.
Le Gouvernement général est l'inspirateur de la mé-
thode d'ensemble, le propulseur, il maintient la conver-
gence des efforts. Les gouvernements locaux transmet-
tent. Mais celui qui agit moléculairement, qui pénètre
le plus profondément, dont l'influence est la plus im-
portante, c'est l'administrateur. Et l'on ne peut pas tou-
jours déterminer des chefs-lieux des colonies son action
politique, qui a souvent besoin de souplesse et de spon-
tanéité.
« Telle méthode, bonne à employer en telle région,
a dit le général Galliéni, est déplorable en telle autre ;
tels procédés administratifs, excellents aujourd'hui, en
raison de l'état de choses existant, seront à rejeter
quelques mois après, si des événements quelconques
modifient la situation des contrées où ils sont appliqués.
Rien ne doit être plus souple, plus élastique que l'or-
ganisation d'un pays dont l'évolution s'opère sous l'im-
pulsion des agents énergiques que la civilisation et la
colonisation européennes mettent en oeuvre. C'est au
bon sens et à l'initiative des commandants territoriaux,
en contact direct avec ces populations, que l'adminis-
tration supérieure doit faire appel pour l'éclairer sur
les symptômes révélateurs des changements dans l'état
moral et politique des provinces dont ils ont la garde
et la surveillance. A toute évolution politique et écono-
mique doit correspondre une évolution administrative.
Les commandants territoriaux devront comprendre
leur rôle administratif de la façon la moins formaliste.
Les règlements, surtout aux colonies, ne posent jamais
que des formules générales, prévues par un ensemble
de cas, mais inapplicables parfois en cas particulier. Nos
administrateurs et officiers doivent défendre, au nom
du bon sens, les intérêts qui leur sont confiés, et non
les combattre au nom du règlement. L'organisation ad-
ministrative laissera toujours la plus complète initiative
aux délégués de l'autorité supérieure. Ils ont toute li-
berté dans le choix des moyens à employer, mais gar-
dent aussi toute la responsabilité des résultats obtenus.
En centralisant dans leurs mains les pouvoirs civil,
militaire et judiciaire, on met à leur portée les éléments
d'action indispensables à tout administrateur énergique
et intelligent. »
C'est peut-être le plus grave reproche qu'on puisse
faire à l'administration coloniale en général de ne pas
s'inspirer assez de ces principes essentiels de toute
action vivante. Unité de direction, oui, pour l'action
d'ensemble ; mais aussi liberté d'action, d'initiative,
dans les limites du programme général et avec le con-
trepoids d'une responsabilité certaine, pour chaque
cellule de ce grand organisme. Moins de paperasserie
centralisatrice, plus d'activité intelligente partout. Et
si c'est contraire aux routines administratives, à l'ata-
raxie fonctionnariste, substituons-leur autre chose. Nos
colonies valent bien qu'on leur sacrifie quelques préjugés,
quelques paresses, voire quelques intérêts. Nous exa-
minerons cette question. Revenons à l'Afrique occiden-
tale.
Bien que ce soit surtout la politique de protectorat
qui ait été appliquée ici, il y a cependant des territoires
d'administration directe, surtout au Dahomey et au
Sénégal. Mais, loin de chercher à les étendre, on les
restreint de plus en plus. A la suite d'exodes inquié-
tantes de la population indigène, on a désannexé des
régions importantes de la banlieue de Saint-Louis.
Au Dahomey, les territoires annexés comprennent
nos établissements de Cotonou, Wydah, Grand-Popo,
Abomey-Calavi et le royaume d'Abomey.
Néanmoins, dans les grands centres européens comme
Saint-Louis, Gorée, Dakar, Conakry, etc., des munici-
palités ont été instituées. De même, les escales comme
Louga, Tivaouane, Thiès, Kaolack, Ziguinchor, qui
comptent un assez grand nombre d'Européens, ont été
constituées en communes mixtes.
Le Conseil général du Sénégal, créé le 4 février 1879,
ainsi que la représentation législative rétablie par la loi
du 12 avril de la même année, après avoir été judicieu-
sement supprimée le 3 février 1852, sont une des plus
absurdes manifestations de la doctrine d'assimilation.
Le résultat, c'est que l'agitation électorale à Saint-
Louis et à Dakar se signale fréquemment par des cla-
meurs hostiles aux Français.
S'il ne faut pas compter, avec les préjugés courants,
qu'on allège la colonie de son député, il se pourrait
néanmoins que le Conseil général fût prochainement
supprimé.
Le Conseil général du Sénégal ne fut jamais qu'un
obstacle à l'action coloniale. Il s'est opposé toujours,
ouvertement ou sournoisement, à tout progrès : aboli-
tion de l'esclavage, construction des voies ferrées, con-
stitution du Gouvernement général, réorganisation
douanière, pénétration en Mauritanie, etc. Au service
d'intérêts particuliers de trafiquants, il n'a su que nuire
aux intérêts supérieurs de la colonisation.

III. ORGANISATION FINANCIÈRE

Pour faire de bonne politique, il faut de bonnes finances;


et il n'y a pas de bonnes finances aux colonies sans
crédit.
Nous le savons ; s'il y a eu un gouverneur général
depuis le 16 juin 1895, il n'y a réellement un Gouver-
nement général que depuis le 10 octobre 1902. De là
date vraiment le crédit de notre grande colonie, et
conséquemment l'ère des grands travaux, l'essor éco-
nomique.
Ainsi a pu être contracté, en 1903, au taux avanta-
geux de 3 1/2 °/0, le premier emprunt de 65 millions
de francs. Jusque-là deux de nos colonies seulement, le
Sénégal et la Guinée, avaient pu emprunter 14 millions
à un taux élevé.
Mais cela ne suffisait pas encore, la cohésion n'était
pas parfaite, le Gouvernement général n'était pas en-
core en possession de tous ses moyens et d'un système
financier qui lui constituât une personnalité civile
complète.
En somme, il n'y avait pas encore de budget géné-
ral avec, pour l'alimenter, des ressources qui lui fussent
propres.
C'est cette lacune qu'a comblée le décret du 18 oc-
tobre 1904, et particulièrement l'article 7 qui règle la
forme, la nature des dépenses et des ressources du
budget général. En voici les parties essentielles.
«
ART. 7.
— Les dépenses d'intérêt commun à
l'Afrique occidentale française sont inscrites à un bud-
get général arrêté en Conseil de Gouvernement par le
Gouverneur général et approuvé par décret rendu sur
la proposition des Ministres des Colonies.
«
Ce budget pourvoit aux dépenses :
«
1° Du Gouvernement général et des services géné-
raux ;
«
2° Du service de la dette ;
«
3° De l'inspection mobile des colonies ;
«
4° Des contributions à verser à la métropole ;
« 5° Du service de la justice française ;
«
6° Des travaux publics d'intérêt général dont la
nomenclature est arrêtée chaque année par le Gouver-
neur général en Conseil de Gouvernement et approuvée
par le Ministre des Colonies ;
«
Et 7° aux frais de perception des recettes attribuées
au budget général.
«
Il est alimenté : 1° par les recettes propres aux
services mis à sa charge ; 2° par le produit des droits
de toute nature, à l'exception des droits d'octroi
com-
munaux, perçus à l'entrée et à la sortie dans toute
l'étendue de l'Afrique occidentale française sur les mar-
chandises et sur les navires. Le mode d'assiette, la quo-
tité et les règles de perception de ces droits seront à
l'avenir établis par le Gouverneur général en Conseil de
Gouvernement et approuvés par décret en Conseil
d'Etat.
«
Le budget général peut, en outre, recevoir des
contributions des budgets des diverses Colonies de
l'Afrique occidentale française ou leur attribuer des
subventions. Le montant de ces contributions et
subventions est annuellement fixé par le Gouverneur
général en Conseil de Gouvernement et arrêté par l'acte
portant approbation des budgets.
«
Le Gouverneur général est ordonnateur de ce bud-
get. Il a la faculté de déléguer cet ordonnancement au
Secrétaire général. Il peut également faire toute déléga-
tion de crédit aux Lieutenants-Gouverneurs.
«
Les budgets locaux sont alimentés « par les re-
cettes perçues sur les territoires de ces colonies, à l'ex-
ception de celles attribuées au budget général ou aux
communes ». Ils sont établis suivant la législation en vi-
gueur dans chaque colonie, arrêtés, comme précédem-
ment, par le Gouverneur général en Conseil de gou-
vernement et approuvés par décret rendu sur la pro-
position du Ministre des Colonies. »
On voit quelle importance a la disposition qui attri-
bue au budget général le produit des droits de douane
qui jusque-là revenait aux budgets locaux.
Dès lors, toutes les colonies concourent à une action
d'ensemble, par une méthode commune, et tous leurs
efforts sont coordonnés. C'est la grande fédération éco-
nomique de l'Afrique occidentale française qui se con-
stitue. Le Gouvernemement général n'est plus subor-
donné aux groupements locaux dont il reçoit les sub¬
sides, il a ses ressources financières propres qui ne
peuvent que se développer.
Il jouira donc d'un crédit considérable en représen-
tant sur le marché financier la personnalité civile de
l'Afrique occidentale française. Il pourra emprunter au
taux le plus avantageux. Il pourra poursuivre un plan
de mise en valeur par l'acquisition d'un riche outillage
économique, en exécutant les travaux publics dans les
meilleures conditions d'unité, de rapidité et d'écono-
mie.
Mais les colonies n'en conserveront pas moins une
certaine autonomie compatible avec l'action conver-
gente.
A leur égard, rappelons-le, le Gouvernement géné-
ral n'est qu'un « organe de haute direction et de con-
trôle permanent ».
Le budget général est alimenté par les impôts indi-
rects ; les budgets locaux par les impôts directs. A ceux-
ci reviennent les dépenses locales d'administration, de
police, de travaux d'intérêt régional, car il faut que le
produit de l'impôt de capitation soit dépensé sous les
yeux de l'indigène dans son intérêt immédiat. Au
budget général incombent les dépenses d'administra-
tion commune, celles du Gouvernement général et de
la justice notamment et des grands travaux publics.
On avait à craindre, d'une part, que les colonies,
privées désormais de recettes indirectes et douanières,
n'augmentassent imprudemment l'impôt de capitation
et, d'autre part, que le Gouvernement général, ayant
trop de facilité pour accroître ses dépenses, n'abusât
de ses nouveaux pouvoirs pour multiplier les charges
douanières.
A l'user, ces craintes ne se sont pas justifiées.
En général, l'impôt de capitation n'a pas été aug-
menté. Son produit est resté à 12 millions de francs
pour l'ensemble des colonies. Soit, pour 12 millions
d'indigènes, 1 franc par tête, ce qui n'est pas ex-
cessif. —
Quant au nouveau régime douanier, loin de s'alour-
dir, il supprime tous les droits de sortie, hormis celui
du caoutchouc, produit riche qui le peut supporter et
dont la qualité a besoin d'ailleurs d'être contrôlée, droit
qui est fixé à 7 %. Le décret du 14 avril 1905 n'im-
pose que des droits à l'entrée ad valorem.
Le rendement des douanes, de 10 millions de francs
en 1895, s'est élevé à 13 millions en 1904, à 13.300.000
en 1905 et à 15.600.000 francs en 1900.
Même pour gager le nouvel emprunt de 100 millions,
— dont les charges doivent être de 3.300.000 francs,
— il ne fut pas besoin de relever les taxes. Le supplé-
ment de recette nécessaire fut demandé à l'alcool, aux
armes et au tabac.
L'ensemble des budgets de l'Afrique occidentale, qui
était de 25 millions de francs en 1902, a passé à
28 millions en 1903, à 32 millions en 1904, à 39 mil-
lions en 1905, à 43 millions en 1906, à 44 millions 1/2
en 1907 et à 45 millions 1/2 en 1908. Il convient
d'ajouter que ces chiffres doivent être réduits, à par-
tir de 1905, d'environ 6 millions de francs, montant
moyeu des subventions payées par le Gouvernement
général aux territoires d'administration directe du Sé-
négal, au Dahomey et à la Côte d'Ivoire. Retenons
qu'en quatre ans (1903-1907), les budgets se sont ac-
crus de 15 millions de francs.
Le seul budget général, qui était de 12.800.000 en
1904, s'est élevé à 15 millions en 1905, à 16.700.000 en
1906 et à 17.150.000 en 1908.
Le budget de la Mauritanie est de 1.200.000 francs ;
celui du Sénégal (administration directe), 1.700.000;
celui du Sénégal (protectorat), 4.600.000; celui de
la Guinée, 6.200.000 ; celui de la Côte d'Ivoire,
3.800.000 ; celui du Dahomey, 3.100.000 ; celui du
Haut Sénégal et Niger, 6.350.000 ; celui du Territoire
militaire du Niger, 1.300.000.
Les caisses de réserves détiennent 13 millions de
francs environ.
Ainsi, l'Afrique occidentale française est en plein
développement. Sa situation financière est des plus
prospères. Elle se suffit à elle-même. La métropole n'a
à sa charge que les dépenses militaires qui sont envi¬
ron de 15 millions de francs par an, et auxquelles la
colonie participera de plus en plus.
Les transactions commerciales plus nombreuses,
grâce à un outillage économique de plus en plus per-
fectionné, l'unification du service douanier, l'emprunt
de 100 millions de francs autorisé par la loi du 22 jan-
vier 1907, une sage politique, une activité méthodique
et persévérante ne peuvent que donner une impulsion
vigoureuse à la colonie dont les destinées et la pros-
périté sont désormais assurées.
Nous voyons bien que l'impôt annuel payé par chaque
indigène, directement par la capitation et indirectement
par la consommation, ne dépasse guère 4 francs.
C'est peu, c'est une faible charge, et les avantages
qu'il relire de notre administration sont considé-
rables.
Mais cette charge n'est peut-être pas équitablement
répartie entre nos 12 millions de protégés.
De l'impôt de consommation, peu de chose à dire. Il
ne frappe que le superflu pour l'indigène. En s'élevant,
le rendement atteste le bien-être. Toutefois, il ne faut
pas oublier que nos colonies sont entourées de colonies
étrangères qui ne demandent qu'à attirer chez elles
nos protégés et leurs produits. En Casamance, par
exemple, on signale que depuis la mise en vigueur du
nouveau régime douanier, les indigènes vont échanger
dans les comptoirs portugais.
Mais les difficultés sont bien plus grandes pour
l'impôt personnel, qui représente la presque totalité des
perceptions directes.
C'est pourtant un moyen très efficace de civilisation,
qui remplace avantageusement les recettes qu'on peut
tirer de l'alcool nocif. Il est perçu en numéraire. Les
collecteurs n'acceptent le payement en nature que dans
les régions éloignées où la monnaie n'a pas encore pé-
nétré. Dès qu'il est possible, on exige le numéraire, et par
là l'usage de la monnaie se répand. Pour se procurer
l'argent de l'impôt, l'indigène est tenu à un surcroît de
travail, et surtout à diviser son travail. Il ne s'en tient
pas là, on l'entend bien, et, peu à peu, le travail libre
s'organise. Grand progrès si l'on y pousse sagement,
si le moyen ne devient pas une obsession qui détourne
de la fin et si l'on ne se préoccupe pas plus d'un gros
rendement facile que d'une perception équitable.
La passivité du noir facilite beaucoup trop les abus
à des agents qui ne cherchent que le moindre effort
pour qu'en effet il ne s'en produise pas.
Si l'on répartissait entre tous nos protégés la somme
totale que nous percevons comme impôt de capitation,
l'indigène n'aurait à payer qu'un franc par tête et par
an. Mais il y a des régions plus ou moins riches, plus
ou moins soumises, où notre administration se fait plus
ou moins sentir. Il y a les sédentaires et les nomades.
Il est donc juste qu'on ne demande pas autant au Mos-
sibé qu'au Ouolof du Sénégal. En fait, il atteint 4 francs
pour celui-ci et il descend à 0,25 par tête pour celui-

.
de mieux en somme. L'abus qu'il faut signaler
Rien
n'est pas là. Le voici.
Souvent, dans une région donnée, l'impôt est surtout
perçu autour du chef-lieu du cercle. Et comme l'ad-
ministrateur sait que cela seul compte pour son avan-
cement, — sinon le « piston » électoral, — il sur-
charge les indigènes qu'il a auprès de lui.
Ailleurs, pour témoigner de son habile administration,
le recensement accuse une population supérieure à celle
qui existe réellement, et le rôle de l'impôt est établi sur
ce chiffre surfait.
Mais l'indigène ainsi traité, ne sachant pas jusqu'où
iront les exigences réitérées du « commandant «, s'éloigne.
Parfois, quand il habile une région frontière où l'on
prend, d'ailleurs, plus de précautions, il passe dans
une colonie étrangère. Des villages entiers émigrent
ainsi. Dispersion ou dépeuplement, ce n'est pas civi-
liser.
Le plus souvent, il se soumet et paye. D'ailleurs,
l'administrateur a des procédés de contrainte auxquels
le noir a été familiarisé par ses anciens dominateurs.
Dans un cercle que j'ai traversé, on avait accoutumé,
quand un village ne pouvait ou ne voulait donner toute
la somme dont on le taxait, d'enlever un enfant qu'on
plaçait au village, dit de liberté, jusqu'à ce que l'impôt
lût rentré. Voilà un emploi du village de liberté auquel
le gouverneur général n'a pas pensé. Mais qu'importe,
pourvu que le fonctionnaire soit bien noté et
« avance ».
Ces pratiques sont encore aggravées par les exac-
tions des collecteurs, chefs de villages, de cantons, de
provinces, etc., sur lesquelles on ferme les yeux si le
»
rendement » en bénéficie.
Ainsi perçu, au hasard des facilités provisoires et
des expédients qui ne visent qu'au rendement actuel,
l'impôt de capitation n'est pas compris des indigènes.
Il ne se distingue pas assez du tribut que doivent les
vaincus ou des amendes que versent les coupables. Ce
n'est pas à dire qu'il est excessif. Au contraire. En
répartissant les charges équitablement, en étendant
l'impôt de capitation même aux régions où la per-
ception n'est pas aisée, on pourrait le doubler sans in-
convénient, — heureusement même, non seulement
pour les ressources qu'il fournirait à l'administration,
mais encore, surtout, pour son action civilisatrice.
Mais il faut de grands ménagements.
Il est encore récent, sauf au Sénégal, où il a été éta-
bli en 1860 ; dès 1892, le coubeul (droit de circulation
des marchandises) et le durom foukel (droit sur les
troupeaux) furent remplacés par le galak qui, actuelle-
ment, varie de 2 francs par tête dans le Niani-Ouli, à
4 francs dans le cercle de Dagana.
En Guinée, il n'a été perçu pour la première fois
qu'en 1898, dans le cercle de Faranah, où il produisit
15.000 francs. Aujourd'hui il donne près de 4 millions.
Il est de 2 à 3 francs par tête ou de 10 francs par case
comprenant cinq personnes.
A la Côte d'Ivoire, il date de 1901, année où il pro-
duisit 34.000 francs. Aujourd'hui, il dépasse 1 million
de francs. Il est fixé à 2 fr. 50 par tête, hormis les en-
fants au-dessous de 10 ans. Mais de vastes régions y
échappent.
Au Dahomey, il est tout aussi récent (1899) et ne
donne encore que 600.000 francs. Il est fixé à 2 fr. 25
par tête dans les villes de la Côte et 1 fr. 25 dans les
autres localités, hormis les enfants au-dessous de 10
ans.
Dans le Haut Sénégal et Niger, il atteint près de
4 millions de francs. Il varie de 0 fr. 25 par tête dans
le Mossi, Ofr. 50 dans le Yatenga, à 4 francs à Ségou,
4 fr. 50 à Kayes.
En Mauritanie, l'impôt de capitation (djezzia) n'est
encore payé que par les nègres sédentaires et pour
90.000 francs seulement. Mais les Maures nous versent
la zekkat, impôt arabe, représentant le quarantième
de la valeur du bétail et le dixième de la valeur des
cultures, — soit 400.000 francs.
Le produit des autres impositions directes est insi-
gnifiant. Notons seulement celui des patentes, l'ous-
sourou (1 /10e) et le droit de pacage (4/40e) que doivent
les Touareg et les Maures à nos postes frontières quand
ils viennent en saison sèche, avec leurs troupeaux, sur
les rives du Niger.
L'impôt discipline ces nomades et les oblige au tra-
vail, — moins pour la nécessité où ils sont de le payer
que pour la police qu'il permet d'entretenir et qui
s'oppose à leurs entreprises pillardes.

IV. — LA POLICE MILITAIRE

La faible contribution qui est demandée aux noirs se


justifie d'abord par la protection dont nous les as-
surons, — contre les nomades pillards et contre eux-
mêmes.
Cette police est faite au plus juste prix, avec seule-
ment 10.000 soldats et 3.000 agents, dont 2.500 Euro-
péens, — plus 1.200 fonctionnaires civils.
En outre, 10.000 réservistes sont inscrits sur les
contrôles des cercles et affectés aux corps de troupes.
En 1905, des compagnies de méharistes ont été or-
ganisées (1). Leur but est de faire la police du désert,
de traquer les derniers nomades pillards.
Ainsi, les rezzous se font de plus en plus rares. Ils
seront bientôt impossibles.
En 1902, Coppolani citait, dans un rapport, ces faits
significatifs, qui se reproduisaient alors périodiquement :
« De même que les
années précédentes, nos sujets ri-
verains du Sénégal (entre Podor et Bakel) ont été vic-
times de nombreux pillages de la part des Brakna et
des Dowich. A Thieul, à Cascas, à Boghé, à M'Bagne,
de nombreux troupeaux, des femmes, des enfants ont
été enlevés par des bandes venues du Tagant, des pays
Brakna, de Mal et de Mouil. Des troupeaux ont été pris
dans le poste même de Kaédi, sous les yeux du capitaine
commandant le cercle du même nom ; deux gardes ont
été tués. A Maghama (cercle de Matam), dans le Gui-
dimaka, aux environs de Bakel, un peu partout, les
mêmes meurtres, les mêmes enlèvements, les mêmes
déprédations ont été commis sur les malheureux qui
parfois osent repousser les demandes de tribut annuel,
qu'ils sont censés devoir aux Maures Dowich. On a
évalué à plus de 60.000 francs la valeur des troupeaux
enlevés ; on compte plus de 500 femmes et enfants
ravis à leurs familles, près de 30 hommes tués, et
on considère que c'est une année exceptionnelle de
tranquillité dans le pays par rapport aux années précé-
dentes. Depuis des siècles, c'est la coutume, contre
laquelle nos administrateurs de Podor, de Kaédi,
de Matam et de Bakel se trouvent impuissants à réagir.
De ces moeurs, de celle tradition résultait une véritable
spéculation sur les animaux volés, les femmes et les
enfants enlevés. »
Maintenant, la sécurité est assurée sur ces rives, le

(1) Les méharistes sont des tirailleurs sénégalais montés


sur des chameaux coureurs obtenus par sélection (méhara)
qui peuvent fournir des étapes de 70 à 80 kilomètres par jour.
C'est la marine du désert qui pourchasse les pirates.
noir peut cultiver tranquillement ses lougans, et nous
portons plus au nord, au centre môme de la Mauritanie,
notre effort de police. Deux compagnies d'infanterie,
400 gardes, quelques détachements méharistes sur-
veillent les routes de parcours des caravanes et mettent
un peu d'ordre parmi les tribus.
Sur le Niger même, il a suffi d'interdire aux Maures,
Touareg et à leurs troupeaux l'accès du fleuve qui leur
est indispensable pendant la saison sèche et d'en sur-
/ veiller les abords pour les tenir en respect et les
amener à se soumettre, à ne plus piller et à payer
l'impôt.
Dès 1903, la principale Confédération, les Oulmin-
den, faisait sa soumission à Bamba. Les autres sui-
virent. Celle des Hoggar, à qui on doit l'assassinat de
Flatters, se soumit également le 20 janvier 1904.
Les Maures sédentaires du Sahel nous aident eux-
mêmes à repousser les traditionnels rozzous maro-
cains.
Les compagnies méharistes, parcourant le désert de
Timbouctou au point où elles rencontrent les méharistes
algériens et du Niger au Borkou, feront le reste.
« Les Touareg comprennent si bien que l'ère des vols
est passée, disait dans un rapport le commandant du
cercle de Dounzou, qu'ils semblent vouloir faire cul-
tiver eux-mêmes des lougans pour subvenir à leurs
besoins. »
Ils ne sont pas refoulés dans le désert, ils sont invi-
tés, ou contraire, à s'associer ; mais il faut qu'ils se
plient aux conditions nécessaires de toute association :
le devoir de contribuer aux frais communs et la disci-
pline. Notre politique ne saurait présentement deman-
der davantage ; mais cela, il faut qu'elle l'impose éner-
giquement.
La pénétration lente chez les anthropophages de la
Côte d'Ivoire, les peuplades turbulentes, ombrageuses
de la Haute Guinée, du Lobi, du Gourounsi, du Kanem,
s'effectuera pro tempore. Il n'y faut que de l'esprit de
suite, du coeur et de la fermeté.
Il y faudrait aussi d'autres hommes que nos « apaches
d'exportation ». Sauf pour les officiers, souvent remar-
quables, le mode de recrutement de l'armée coloniale,
depuis l'application de la loi de 1900, est des plus dé-
fectueux. Encore une fois, ce ne sont pas les plus
mauvais qu'on doit envoyer aux colonies. Le soldat a un
grand rôle colonisateur à remplir. Les officiers ont sou-
vent montré qu'ils étaient meilleurs administrateurs colo-
niaux que les ronds-de-cuir civils. De simples soldats
sont d'excellents instituteurs ou maîtres d'apprentis-
sage, des chefs de travaux qui savent se faire obéir.
Mais les mauvais soldats, les épaves des égouts de
nos villes ne peuvent enseigner aux populations indi-
gènes que leurs vices. Ils nous font mépriser par leur
cynisme et haïr par leurs méfaits impunis.
Peut-être ne fait-on pas assez pour eux.
Yeuillot écrivait : « On a ramassé la populace des
villes, tout ce qu'il y a au monde de plus railleur, de
plus insoumis, de plus turbulent, et l'on a pu en tirer
une bonne troupe. A peine ont-ils le sabre au flanc et
l'uniforme sur les épaules, ces gamins, ces rebelles de-
viennent autres. Les voilà aussi orgueilleux de leur
joug de fer qu'ils l'étaient de leur sauvage liberté. Dès
lors, ils sont accessibles à des idées qui n'avaient aupa-
ravant aucun chemin pour saisir leur intelligence. On
peut leur parler de devoir, d'obéissance, de respect ; ou
peut leur parler de Dieu. Ils reviennent à l'instinct na-
tional, qui est l'accord de la force et de la foi. »
Pourquoi n'obtenons-nous plus les mêmes résultats ?
Les officiers ne sont pas inférieurs à ce qu'ils étaient,
et leur prestige pourrait être le même. Serait-ce qu'ils
sont médiocres chefs, c'est-à-dire éducateurs insuffi-
sants, à cause qu'ils ne sont plus si certains de ce qu'est
«
l'instinct national », qu'ils hésitent en raison sur ce
qui est le devoir ? Si non, serait-ce que leur tâche est
devenue impossible parce que la corruption est trop
profonde désormais, et irrémédiable?...
Le Congrès colonial de 1907, après avoir entendu
un exposé de MM. le colonel Péroz et le capitaine Roche,
a émis le voeu suivant :
«
Le Congrès, considérant le recrutement actuel dé¬
plorable de l'infanterie coloniale ; considérant les dé-
penses improductives occassionnées par l'entretien
d'une relève en France ; considérant que dans l'état ac-
tuel de nos colonies une armée spéciale n'est nullement
indispensable à leur garde; émet le voeu que les
troupes dites armée coloniale soient supprimées et que
la relève de garnison aux colonies soit assurée par
toute l'armée française. »
On peut toujours essayer.

V. LA JUSTICE FÉTICHISTE

La justice suit la police. La paix obtenue, il faut


maintenir l'ordre et le régler.
Y avait-il une justice avant nous ? Il y en avait peut-
être une dans la famille et dans le village, extension de
la famille, il n'y en avait pas dans « l'État », parce que,
à proprement parler, il n'y avait pas d'État organique.
Sans doute, il y avait des juges, il y avait des ju-
gements, mais non pas de justice, ou plutôt ce que nous
entendons par là.
Il est vrai que ce qui passait pour la justice ne fai-
sait que refléter la constitution sociale grossière dont
elle était un organe défectueux.
Puisque nous stimulions l'évolution sociale, l'obli-
gation n'en était que plus pressante d'organiser la jus-
tice.
On dira que c'était là un rudiment qui se fût dé-
veloppé, spontanément, par la suite. Eh bien non! Ce
n'était pas un commencement, mais un étal définitif.
Sans notre intervention, il n'y avait aucune raison pour
que ces pratiques se modifiassent.
Avant d'être une idée, la justice est un besoin pour
les sociétés policées. Le noir n'avait ni besoin poli-
tique, ni besoin judiciaire, parce que sa société ne dé¬
passait pas la famille et que la famille est un groupe
trop réduit et partant trop concentré pour qu'il soit
nécessaire de spécialiser ces fonctions. Le chef de
famille est tout et il suffit à tout.
C'est donc en suscitant ce besoin nouveau que nous
rendrons efficace notre action judiciaire.
Voyons donc.
Les musulmans ont un droit (cheria) qui n'est que
l'expression de la loi du Prophète. Mais cette loi est
interprétée. De là, quatre écoles de jurisconsultes, ou
plutôt quatre rites : malékite, hanéfite, chaléite, han-
balite. En Afrique occidentale, c'est surtout le premier
qui est suivi par les cadis éclairés.
Cela impliquerait un état juridique assez avancé.
Malheureusement, il en faut rabattre. Il y a l'application.
C'est le principe même de la puissance expansive de
l'Islam de s'y prêter congrûment.
Quand on les livre à eux-mêmes, les nègres « assi-
milés » ne retiennent de la civilisation que le faux-col.
Ils n'en usent pas autrement avec le Coran. S'ils parais-
sent s'en inspirer davantage, c'est que, dans l'islamisme,
l'attitude est importante, sinon le tout.
Disons le, en fait, le fétichisme de fonds et d'esprit
l'emporte sur le mahométisme de forme et de lettre.
Ne l'oublions pas, tous les noirs, sans exception,
sont fétichistes.
Ce n'est pas dire que l'islamisme ne soit pas un pro-
grès. Il a de grands avantages. Au point de vue juri-
dique, entre autres, il a celui de préciser, généraliser,
fixer la coutume et de contenir l'arbitraire des maîtres
dans de certaines limites. Et parce qu'il fixe ce qui est
une fois acquis, il rend possible l'évolution. La tradi-
tion orale des vieillards est un recommencement éternel,
le texte est un jalon.
Il n'y a réellement qu'une justice familiale, avons-
nous dit. El rien ne le démontre mieux que la coutume,
qui varie avec les familles, avec les castes, dans une
même race. D'où l'absence de toute règle pour les con-
testations civiles.
Le mariage est un marché conclu elle divorce un mar.
ché rompu qui se traitent entre deux familles et n'intéres-
sent qu'elles. La propriété du sol ne vaut que par la
culture familiale. De même, tous les autres biens sont
indivis, les bestiaux, les femmes, les enfants et les
captifs. Quand le chef de famille meurt, un autre chef
lui succède, qui est le plus souvent son frère aîné ;
mais il lui succède moins dans la propriété qui reste
commune que dans sa fonction de chef. C'est probable-
ment pour que ce chef soit d'un âge mur et pour qu'il
puisse prendre possession des femmes du chef précé-
dent et les commander que l'héritage est en général
collatéral et non direct.
Hors du statut familial, il n'y a plus que la force ou
la ruse. Les questions de succession, par exemple, se
compliquent, elles deviennent extrêmement litigieuses.
Et c'est tout profit pour les marabouts et les chefs. Le
marabout prélève des droits, parfois d'un dixième.
Tout ce qui ne peut être partagé également entre les
parties lui revient. Les déshérences sont déclarées mal-
gré des héritiers certains, — et les biens en déshérence
reviennent aux chefs. En résumé, la justice civile est
une confiscation partielle ou totale.
Il y a dos cadis comme il y a des chefs : pour pres-
surer, non pour juger ou administrer.
Sous Behanzin, à Wydah, un missionnaire conseillait
au yevoggan (chef des blancs) de formuler une fois
pour toutes un Code des coutumes. « Ainsi, ajoutait-il,
les blancs connaissant vos usages s'y conformeront. —
Cette mesure serait tout à fait impolitique, répondit le
yevoggan, nous n'aurions plus occasion de vous infli-
ger des amendes. »
Certains indigènes ne comprennent pas pourquoi
nous les laissons juger eux-mêmes. Il leur semble par
là que nous abandonnons stupidement le profit de
notre domination. Et d'autant plus qu'au début, sous
le régime du décret du 30 septembre 1887, les admi-
nistrateurs ont abusé des amendes qu'ils pouvaient
infliger et ont vu là un moyen de constituer des res-
sources administratives. Les noirs ne sauraient avoir
d'autre conception de la justice et de l'État, à moins
qu'ils n'en fassent le jeu des nombreux fétiches dont
ils peuplent La nature.
Tous les délits, réels ou imaginaires, étaient des pré-
textes à amendes. Les chefs y trouvaient une grosse
part de leurs revenus.
Au Cayor, le principal chef du Diander, sur
100.000 francs de revenus, recevait 20.000 francs
d'amendes. Tout individu soupçonné de sorcellerie
était frappé d'une amende de trois paires de pagnes,
environ 60 francs, et c'était là un revenu très exten-
sible.
Les rois se réservaient donc, généralement, le mo-
nopole d'une « justice » aussi fructueuse. Chez les
Bambaras du Kaarta, si un prince usurpait ce droit, il
était frappé d'une amende de Il captifs.
Dans l'ancien empire foutanké d'Ahmadou, celui-ci
se réservait les crimes de meurtres et de pillage à main
armée, qui rapportaient gros. Aux marabouts reve-
naient les autres délits, dont le produit était en partie
pour eux. Le plaignant qui avait obtenu des dommages-
intérêts était tenu de faire une remise à celui qui avait
prononcé en sa faveur.
Chez les Maures Trarza, le criminel ou sa famille doit
au roi, avant tout jugement, 400 pièces de guinée. Pour
les petits délits, c'est le roi lui-même qui fixe les
amendes, lesquelles vont de 100 pièces de guinée au
moins à 300 pièces (1.800 francs environ).
Chez les Brackna, pour un vol, le roi se fait donner
d'abord 20 pièces de guinée, et condamne le délinquant
à la restitution. Inutile d'ajouter qu'il n'y a vol qu'entre
égaux, et surtout d'inférieur à supérieur.
On imagine ce que peut être une justice ainsi en-
tendue. Les litiges ne sont pas des contestations qu'on
s'efforce de trancher ; mais des occasions, en prenant
parti contre le plus riche, s'il n'est le plus fort, de
confisquer ses biens. Les délits sont moins un désordre
qu'on cherche à réprimer, une faute qu'on se propose
de châtier, qu'un prétexte à amendes.
Même le barbare talion sémite qui est tout de

môme de la vindicte publique — est assez rare. Et il
est bien plutôt une menace pour faire rendre au pré-
venu tout ce qu'il peut donner qu'une peine exécutée
réellement.
En réalité, toute peine se rachète. Même la peine ca-
pitale. Le prix du sang, la dia, est partout reconnu.
Chez les Maures Brackna, la dia est payée aux pa-
rents de la victime ; mais le chef de tribu s'en attribue
le tiers, et le roi a perçu d'abord l'erkios.
Dans le Fouladougou, le rachat pour meurtre ou
adultère était de 14 captifs, au Macina il était de 7.
La moitié revenait aux victimes ou à leurs familles,
l'autre aux chefs. Si le coupable n'avait aucun bien, lui
et les siens étaient vendus et partagés ainsi. Quand
florissait la traite, cet expédient était employé volon-
tiers.
Il y a donc toujours une certaine responsabilité fa-
miliale.
Chez les Malinké du Bambouck, la dia était de
100 boeufs pour le meurtre d'un homme libre et de
2 captifs pour un captif.
Dans la haute Guinée, l'assassinat d'un homme
libre se payait 3 captifs ; la mutilation, un captif par
membre.
Sous ce jour, un crime ne scandalise plus. C'est une
bonne affaire dont tout le monde profite.
La prévarication, au surplus, est l'ordinaire des
juges, cadis ou autres. Les cadeaux sont les meilleurs
arguments de toute cause. C'est un métier lucratif que
celui de cadi.
Et le noir est processif. Des chicanes durent plusieurs
années. A chaque nouveau juge qui survient, les parties
reprennent la cause, de plus en plus obscure, sur de
nouveaux frais, c'est-à-dire avec de nouveaux cadeaux.
«
La vérité pour le nègre, dit le Dr Cureau (1), n'est
pas un être unique, objectif, indépendant de l'interpré-
tation du sujet ; elle est éminemment multiple et sub-

(1) Revue générale des Sciences


pures et appliquées, « Essai
sur la psychologie des races nègres de l'Afrique tropicale »
(30 juillet 1904, p. 679).
jective. Son esprit mobile et tout à l'impression du
moment la transforme inconsciemmment suivant les
besoins ; il a vite fait d'accepter la nouvelle version et
de croire à la réalité de ses propres fictions... Le té-
moignage du nègre en justice n'offre absolument au-
cune garantie. Ce fait rend illusoire l'application de
notre système de procédure dans nos colonies de
l'Afrique tropicale. » Le plaisir de palabrer est aussi
vif que le désir vaniteux de gagner perfas et nefas.
Plus la cause est mauvaise, plus il y a de mérite à
triompher. Cela n'atteste-t-il pas, aux yeux de tous,
qu'on a su être généreux ?
Ailleurs, les cadis étaient de la race dominatrice ou
de sa clientèle, et il est inutile d'indiquer ce que pou-
vait être la justice pour les tributaires.
Les Habé avaient un « hogron » et un « lagam »,
assisté d'un « kediou », qui prononçaient surtout sur
les cas de sorcellerie. Il va sans dire que les biens des
sorciers étaient confisqués et partagés aussitôt entre
leurs juges. Les armes, objets divers ou animaux qui
avaient servi à blesser quelqu'un leur revenaient éga-
lement. Le hogron interdisait un homme avec sa fa-
mille et sa maison en plaçant simplement une canne à
sa porte.
Au Mossi, le moro naba jugeait sans appel et selon
son bon plaisir. En tout cas, il commençait par faire
mettre aux fers le prévenu et par confisquer ses biens.
Pour adultère, l'homme était assommé par le mari et
les parents, et la femme revenait au moro naba.
Au Yatenga, les Foulbé, riches eu troupeaux,
n'étaient jamais jugés. Quelle que fût l'accusation, le
grand naba les faisait exécuter aussitôt pour confisquer
leurs troupeaux.
Au Fouta-Djallon, le plus offrant l'emportait toujours.
Les almamys étaient grands juges, et c'était là leur prin-
cipale ressource régulière.
La vénalité des juges, et aussi des justiciables, at-
ténuait la férocité des pénalités.
Les peines les plus communes et les plus générales,
outre les amendes, étaient la marque, la mise aux fers,
la fustigation, l'amputation d'une main, d'une oreille,
du nez, d'un oeil et la mort.
Elles étaient surtout appliquées, en particulier l'am-
putation et la marque, pour le vol dépassant une
valeur de 15 fr. (roubandinar), qui apparaît comme
l'infraction la moins rémissible.
Chez les Ouangarbé du Mossi, le rachat n'était pas
admis,
Chez les Maures, pour assassinat, les parents de la
victime le refusent parfois. Dans ce cas, ils chargent
eux-mêmes un de leurs captifs d'égorger le condamné.
Au Kaarta, chaque province avait son bourreau. Il
était payé par la remise d'un homme sur dix qu'il avait
à expédier. Pour vivre honnêtement de sa profession,
il fallait donc qu'il fût assuré d'une cinquantaine d'exé-
cutions capitales par an.
Au Yatenga, la femme adultère était punie de mort ;
mais avant de la confier à l'opérateur, on s'assurait
qu'elle n'était pas enceinte. Si elle l'était, l'exécution ne
pouvait avoir lieu qu'après le sevrage de l'enfant, c'est-
à-dire trois ans environ après le jugement. Cet enfant
avait une valeur marchande.
En définitive, il était assez rare que les individus de
caste libre ne pussent se racheter, quel que fût leur
crime. Seuls les femmes et les esclaves subissaient les
peines encourues. Encore hésitait-on à les condamner
à mort. Ils représentaient une valeur qu'on ne voulait
pas perdre. La mise aux fers les inutilisait. C'est
pourquoi on leur appliquait plus volontiers la peine de
la flagellation pour les femmes jeunes, de la marque et
de l'amputation de l'oreille ou du nez pour les hommes,
qui ne diminuait pas leur aptitude à la reproduction et
au travail.
Il y avait des lieux d'asile et des gestes de grâce :
Au Mossi, toutes les mosquées ; à Koulikoro, une mon-
tagne ; à Djenné, la maison d'un pèlerin de la Mecque.
C'était aussi une coutume respectée chez tous les noirs
que le condamné à mort, criminel ou prisonnier de
guerre, qui parvenait à cracher sur un chef ou sur le
bourreau, avait la vie sauve.
Il n'y a cruauté que dans les tribus non esclavagistes,
donc anthropophages, et par superstition.
L'anthropophagie judiciaire n'existe plus que par
exception dans l'intérieur de la Côte d'Ivoire, dans la
haute Guinée et dans les forêts de la Casamance.
Mais les sacrifices fétichistes sont encore très ré-
pandus, beaucoup plus qu'on ne le croit ou qu'on ne le
dit, et même parmi les prétendus musulmans. Les
marabouts eux-mêmes y participent et en tirent profit.
Ils sont ignorants et ne savent ou ne croient savoir du
Coran que ce qui est conforme à leurs coutumes, à
leurs intérêts ou à leur vanité.
L'épreuve judiciaire est de pratique courante. Elle
revêt toutes les formes. Elle est afflictive ou révélatrice,
inoffensive ou léthifère, suivant les cas, les régions, les
féticheurs, et suivant aussi que le patient a su se rendre
ceux-ci favorables par des cadeaux opportuns.
L'épreuve de la cola serait la moins nocive, si la noix
n'était parfois empoisonnée. Elle se pratique dans toutes
nos colonies avec à peu près le même cérémonial
puéril.
Une noix rouge est fixée par une épingle sur une page
du Coran, ou bien elle est placée entre quelques grains
de mil et piquée légèrement par un forgeron. Le chef,
le marabout ou le féticheur, fait prêter un serment à
l'accusateur ou à l'accusé, à peu près en ces termes :
«
Si je mens, que cette cola me fasse périr dans l'année. »
Il est des marabouts et des féticheurs qui tiennent
boutique d'antidote ou de gris-gris conjurateurs pour
ceux dont la conscience n'est pas tout à fait tranquille.
Les Peulhs de la haute Guinée ont un fétiche, Donza,
qui est une queue de boeuf ornée de cauris. Le chef
place Donza à la place oit sont ensevelis les ancêtres,
puis le doyen des forgerons l'adjure de faire connaître
la vérité. Des colas rouges sont coupées en deux. Le
forgeron en prend trois, les jette par trois fois en l'air.
La face qu'elle présentera le plus fréquemment indi-
quera le coupable.
L'épreuve du poulet n'est pas moins en laveur. Le
poulet sacrifié devant un fétiche, Bouri pour les Bam¬
baras, Nama pour les Malinké, etc., désigne le coupable
suivant que le poulet meurt sur le ventre ou sur le dos.
Les incantations sont nombreuses et infiniment
variées. Les Ouolofs ont le Weckal. Pour s'éclairer
dans une cause difficile, le marabout trace des signes
cabalistiques sur le sable et fait cracher là-dessus
l'homme dont il veut savoir la vérité.
Chez les Sérères, le servant de Takhar, fétiche de la
justice, voue aux vengeances de Takhar un voleur pré-
sumé, ou bien prend de la terre que celui-ci a foulée, la
dépose sous l'arbre sacré. Si l'accusé est coupable, il
mourra dans l'année.
Une pratique moins innocente est celle du fer rougi,
que celui qui soutient une cause doit lécher lentement,
à trois reprises, sans se brûler. C'est un tour que font
sans inconvénient les « sauvages » de nos fêles foraines.
Les Malinké et les Sérères apprécient fort ce mode d'in-
struction.
Les formes d'épreuves sont innombrables. Il serait
impossible, et inutile au surplus, de les énumérer
toutes. Leur caractère est identique. Il exprime l'âme
fétichiste du noir. En chaque fait, il y a une volonté
particulière spontanée. Au fétiche qui fait mentir l'ac-
cusé, il n'y a qu'à opposer un fétiche qui fera dire la
vérité. Et l'accusé lui-même est dans ces vues. S'il a
commis un vol, un meurtre, il a senti en lui une volonté
qui l'a poussé et qui n'est pas la sienne. C'est le fétiche
qui s'est emparé de lui qui a volé ou assassiné, et c'est
ce môme fétiche qui nie. S'il a lieu de redouter le fétiche
qui tue le menteur, le noir ne se soumettra donc pas a
l'ordalie, et par là il se dénonce ; s'il affronte quand
même l'épreuve, par entêtement et orgueil, l'auto-sug-
gestion qui suivra ne laissera pas que de manifester en
lui précisément ce qu'il craint. En tout cas, la fourberie
des féticheurs y aidera.
L'épreuve est donc un procédé d'instruction des
plus efficaces, et adapté à la mentalité nègre. On peut
la tolérer quand elle est inoffensive. Mais elle ne l'est
pas toujours. Celle du poison, entre autres. Le toxique
employé est souvent mortel. C'est ordinairement le bois
rouge ou tali ouolof, l'érithrophleine, poison du coeur,
tiré de l'erythrophlaeum guineense.
Il en est, comme les Balantes et les Baniounks de la
Casamance, les Brignans du Lahou (Côte d'Ivoire), qui
abusent de cette épreuve.
Elle n'est pas réservée seulement aux criminels, mais
aux sorciers. Et les féticheurs soupçonnent toujours de
sorcellerie ceux qui les gênent ou ceux dont ils convoi-
tent les biens.
Le fétichiste ne conçoit aucun fait général, pas même
la mort. Donc la mort est due a une volonté particulière.
Et qui peut vouloir la mort d'un autre, sinon les sor-
ciers.
Dans le cercle de Koury, en 1903, à la suite du
décès d'un jeune homme, son père, Bélékan Karé, et
Bérécini Laké, son captif, assassinèrent Pério, sa femme
Kalo et leur fille Lakardo qu'ils soupçonnaient de sorcel-
lerie et d'avoir causé la mort du jeune homme par
maléfices. Le chef du canton de Oury, faisant fonctions
de juge, déclara que les assassins avaient bien fait de
délivrer le pays de trois sorciers.
Les parents des victimes, au lieu de réclamer la dia,
furent du même avis. Finalement, le commandant du
cercle dut insister pour obtenir une légère condamna-
tion à trois mois de prison, et seulement pour le motif
de pure courtoisie que nul n'a plus le droit de se faire
justice soi-même et que le cas devait être soumis au
commandant.
Le poison est le procédé le plus ordinaire pour dé-
couvrir les sorciers.
Chez les Baniounks, les sectateurs d'Iran et de Baking
désignent eux-mêmes les sorciers qui sont aussitôt brû-
lés vifs. Sinon, celui qui est suspect doit boire le man-
cône ou manbalo (tali).
Au décès d'un notable, si le féticheur déclare qu'un
sorcier a mangé l'âme du mort, c'est le cadavre même,
promené dans le village, qui désignera le sorcier à
rôtir, — incontinent.
Ces autodafés sont fréquents dans les forêts de la
Casamance, et ceux qui en sont victimes sont naturel¬
lement ceux qui espèrent les plus belles récoltes ou qui
ont les plus riches troupeaux. Le résultat, c'est que
chacun préféré végéter misérablement, en cultivant
seulement le strict nécessaire et en cachant les provi-
sions dans les fourrés les plus épais.
Chez les Balantes, il s'y mêle de l'anthropophagie.
Le tali est mélangé de chair humaine provenant des
victimes précédentes et de verre pilé.
Chez les Sérères, celui qui est dangereusement ma-
lade désigne le sorcier qui lui a mangé le foie ou arra-
ché le coeur. Le tali confirme ou infirme ses présomp-
tions.
A la Côte d'Ivoire, l'épreuve du bois rouge est géné-
rale. Cependant, chez les Attiés, il suffit que l'accusé
se reconnaisse coupable — même s'il ne l'est pas —
et paye l'amende qui lui est infligée aussitôt pour qu'on
le dispense d'une formalité qu'il sait meurtrière.
Dans le haut Dahomey, moeurs analogues.
Au Dahomey même, on devait ingurgiter l'« oricha »
en toute occasion. L'un des Lander y fut contraint,
et il ne s'en tira qu'avec une forte dose d'émétique et
d'eau chaude.
Le breuvage de l'oricha n'était pas nécessairement
un poison. Cela dépendait des humeurs ou des in-
térêts du préparateur.
A Togbo (Porto-Novo), le patient était immergé. Il
s'en tirait rarement.
Au Dahomey également, la « question » n'était pas
ignorée. Si un maître avait été volé, il pouvait faire
fouetter ses gens avec le kapchan (lanière de cuir) jus-
qu'à ce que le coupable avouât.

VI. — ORGANISATION DE LA JUSTICE INDIGÈNE

On le voit, tout était à faire. Ni les coutumes, ni la


législation musulmane n'avaient commencé quoi que ce
fût. Il n'y avait que des simulacres. Il en fallait pourtant
tenir compte en conservant ce qui n'était contraire ni
à la justice vraiment, ni à la police générale de la colonie.
Mais d'abord en le réglant, en établissant une respon-
sabilité pénale, égale pour tous, une proportion accep-
table entre les délits et les peines, en supprimant toute
prévarication et le jeu, souvent truqué, des épreuves.
La tâche était ardue et délicate.
Notre Code de commerce avait été mis en vigueur,
au Sénégal, le 1er juillet 1819 ; le Code de procédure
civile, le 5 juin 1823 ; le Code pénal, le 11 mai 1824;
le Code civil, le 5 novembre 1830; le Code d'instruction
criminelle, le 14 février 1833.
Le premier décret organisant la justice au Sénégal
date du 7 janvier 1822, et la création de la Cour d'ap-
pel du 19 novembre 1840.
Un décret du 6 mars 1877 étendit l'application du
Code pénal à toutes les colonies de la Côte occidentale
d'Afrique.
Mais, tout en assurant à nos nationaux et assimilés
le bénéfice des juridictions et de la législation françaises,
il était nécessaire de « garantir aux indigènes, sous notre
contrôle et notre direction, en tout ce qui n'est pas con-
traire à nos principes essentiels d'humanité et de civi-
lisation, le maintien de leurs coutumes, fondement d'un
droit privé approprié à leur mentalité et à leur état so-
cial »
C'est dans cet esprit positif que la justice indigène a
été unifiée et réorganisée par les décrets du 10 novem-
bre 1903. Jusque-là, comme le disait le ministre des
Colonies dans le rapport qui précède ces décrets : » Le
Sénégal et les territoires considérés de tout temps
comme des dépendances étaient régis par les décrets
des 15 mai 1889 et Il août 1899 et par divers autres
actes plus anciens demeurés en vigueur. La Guinée fran-
çaise, la Côte d'Ivoire et le Dahomey, après avoir tour
à tour fait partie du ressort de la Cour d'appel de Saint-
Louis et joui d'une autonomie judiciaire correspondant
à leur autonomie administrative, avaient, en dernier lieu,
été réunis par les décrets des 6 août 1901 et 16 avril 1902
pour former un ressort nouveau ayant une organisation
et une législation particulières différant sensiblement de
l'organisation et de la législation propres au Sénégal. »
L'article premier du décret principal porte que :
«
Dans les colonies formant le Gouvernement géné-
ral de l'Afrique occidentale française, la justice est ren-
due par une Cour d'appel, des Cours d'assises, des tri-
bunaux de première instance, des justices de paix à com-
pétence étendue et des tribunaux indigènes. »
La Cour d'appel, dont la juridiction s'étend sur toutes
les colonies, y compris, depuis un décret spécial du
5 juin 1906, le territoire civil de la Mauritanie, a son
siège à Dakar.
«
ART. 6.
— La Cour connaît, tant en matière civile cl
commerciale qu'en matière correctionnelle et de simple
police, de l'appel des jugements rendus en premier res-
sort par les tribunaux de première instance et les justices
de paix à compétence étendue.
« ART. 7. — Les
décisions rendues en premier et en
dernier ressort et en toute matière par les tribunaux de
première instance et les justices de paix à compétence
étendue, peuvent être attaquées par la voie de l'annula-
tion devant la Cour d'appel, mais seulement pour excès
de pouvoir, incompétence ou violation de la loi.
«
Lorsque la Cour d'appel prononcera l'annulation,
elle ordonnera le renvoi de l'affaire devant le même
tribunal qui devra se conformer, pour le point de droit,
à la doctrine adoptée par la Cour.»
Les tribunaux de première instance siègent à Dakar,
Saint-Louis (Sénégal), Conakry (Guinée), Bingerville
(Côte d'Ivoire) et Cotonou (Dahomey).
A Kayes (Haut Sénégal et Niger), la justice de paix
à compétence étendue a été maintenue avec la même
compétence que les tribunaux de première instance.
ART. 11. Ils connaissent de toutes les actions ci-
« —
viles et commerciales en premier et dernier ressort jus-
qu'à la valeur de 1.500 francs en principal ou de
100 francs de revenus, soit en renies, soit par prix de
bail ; en premier ressort seulement, et à charge d'appel
devant la Cour, de toutes les actions s'élevant au-dessus
de ces sommes.
ART. 12. En matière correctionnelle et de simple
« —
police, ils connaissent de tous les délits et de toutes les
contraventions.
«
Les jugements de simple police ne peuvent être
attaqués par la voie de l'appel que s'ils prononcent
cinq jours d'emprisonnement, ou si les amendes, resti-
tutions et autres réparations civiles excèdent la somme
de 100 francs, outre les dépens. »
«
ART. 29. — En matière civile et commerciale, les
tribunaux de première instance et le juge de paix de
Kayes connaissent de toutes les affaires dans lesquelles
sont intéressées des personnes demeurant dans le res-
sort. La loi française sera seule appliquée ».
«
Toutefois, dans les affaires concernant les individus
qui ont conservé le statut indigène et relatives aux
questions qui intéressent l'état civil, le mariage, les
successions, les donations et les testaments, les tribu-
naux où la cour s'adjoignent un assesseur musulman
ou non musulman, suivant la qualité des parties. Ils
procèdent et jugent dans ces cas, soit suivant la loi co-
ranique, soit suivant les coutumes locales.
«
S'il s'agit de musulmans, cet assesseur est, pour
les tribunaux de première instance, le cadi du lieu et,
pour la Cour, le cadi-tamsir ; à défaut de l'un ou de
l'autre, un notable musulman, désigné chaque année par
le gouverneur général, sur la proposition du procu-
reur général.
« S'il
s'agit de non-musulmans, l'assesseur est dési-
gné par les mêmes autorités, tant pour la Cour que pour
les tribunaux.
«
Si les parties n'ont pas le même statut, il peut être
adjoint au tribunal un assesseur du statut de chacune
des parties.
« Dans tous les cas, les assesseurs ont voix consul-
tative. »
Dans tous les territoires non compris dans les ressorts
de ces tribunaux, des justices de paix à compétence
étendue peuvent être instituées par arrêté du gouver¬
neur général. Les fonctions de juge de, paix sont rem-
plies par l'administrateur du cercle. En toute matière,
la compétence de ces justices de paix est celle des tri-
bunaux de première instance.
«
ART. 30. — En matière civile et commerciale, les
juges de paix à compétence étendue connaissent dans
l'étendue de leur ressort de toutes les affaires dans les-
quelles sont intéressés des Français, Européens ou as-
similés aux Européens.
«
La loi française sera toujours appliquée, dans ce
cas, alors même qu'il y aurait des indigènes en cause.
« Aux.
31. —En toute matière, les indigènes peuvent
réclamer le bénéfice de la juridiction française.
«
Lorsque les parties seront d'accord pour saisir de
leurs différends les tribunaux français, il leur sera fait
application des usages et coutumes du lieu, à moins
qu'elles n'aient déclaré, dans un acte, qu'elles entendent
contracter sous l'empire de la loi française.
«
ART. 32.
— En matière correctionnelle et de simple
police, les tribunaux de première instance et le juge de
paix de Kayes connaissent de tous les délits et contra-
ventions commis dans l'étendue de leur ressort.
«
Les autres juges de paix à compétence étendue
connaissent des mêmes infractions, mais seulement
lorsqu'elles sont commises par des Français, Européens
ou assimilés Européens. »
Actuellement, il y en a trois en Guinée : A Boké,
Timbo et Kouroussa ; deux à la Côte d'Ivoire : à Grand
Lahou et à Diabakala ; une au Dahomey : à Grand Popo ;
cinq au Haut Sénégal et Niger : à Kaves, Bamako, Tim-
bouctou, Niamey et Sikasso.
Les Cours d'assises siègent à Dakar, Conakry, Bin-
gerville et Cotonou. Le collège des assesseurs est
composé de 24 membres pour le Sénégal et de 12 dans
les autres colonies.
ART. 33. En matière criminelle, les Cours d'as-
« —
sises connaissent :
«
1° Dans l'étendue du ressort des tribunaux de pre-
mière instance et de la justice de paix do Kayes, de
tous les crimes et de toutes les autres infractions dé¬
férés en France aux Cours d'assises, quels qu'en soient
les auteurs ;
«
2° Dans l'étendue de chaque colonie, de ces mêmes
crimes et infractions, lorsque les accusés sont des
Français, Européens ou assimilés aux Européens.
«
ART. 34.
— Les tribunaux français sont seuls compé-
tents, lorsque l'infraction a été commise par des indi-
gènes, de complicité avec des Français, Européens ou
assimilés, ou que la victime de ces infractions est l'une
ou l'autre de ces personnes. »
Dans les territoires non compris dans le ressort des
tribunaux de première instance et de la justice à com-
pétence étendue de Kayes, la justice est rendue, pour
les indigènes qui ne relèvent point des tribunaux
français, par des tribunaux de village, des tribunaux
de province et des tribunaux de cercle.
1° Tribunaux de village.
«
ART.47. — En matière civile et commerciale, le
chef de chaque village est investi de pouvoirs de con-
ciliation pour le règlement de tous les litiges dont il est
saisi par les parties.
«
Les sentences rendues à cette occasion ne lient
pas les parties qui peuvent toujours porter leurs diffé-
rends devant les tribunaux de province.
«
ART. 48.
— En matière de simple police, le chef de
village statue on premier et dernier ressort sur toutes
les contraventions prévues par l'autorité administrative
ou les coutumes locales et susceptibles d'entraîner de
1 à 15 francs d'amende et de un à cinq jours d'empri-
sonnement. »
Pour les tribus de la Mauritanie, les attributions du
chef de village sont données au cadi ordinaire de tribu
nommé par Je commissaire général.
2° Tribunaux de province.
« 49. — Au chef-lieu de chaque province, il est
ART.
institué un tribunal composé du chef de province ou de
canton, assisté de deux notables, désignés par le chef
de la colonie sur la proposition du procureur général.
«
Dans les pays de statut musulman, l'un des deux
notables est un cadi s'il en existe un.
« ART. 50. — En matière civile et commerciale, le
tribunal de province connaît en premier ressort, et à la
charge d'appel devant le tribunal de cercle, de tous les
litiges dont il est saisi par les parties.
« ART.
51. — En matière correctionnelle, il connaît
également, à charge d'appel, de tous les délits.
«
Il est saisi par les chefs de village ou de province
et à leur défaut par le résident ou l'administrateur.
« ART. 52. — En matière civile, le délai pour inter-
jeter appel est de deux mois à compter du jour du pro-
noncé du jugement. »

3° Tribunaux de cercle.

«ART. 56. — Au chef-lieu de chaque cercle, il est


institué un tribunal composé de l'administrateur du
cercle, président, et de deux notables nommés au com-
mencement de chaque année par le chef de la colonie,
sur la proposition du procureur général.
«
Quand des musulmans sont en cause, l'un des no-
tables est remplacé par le cadi du lieu ou, à son défaut,
par un notable musulman.
« ART.
57. — En matière civile, commerciale et correc-
tionnelle, le tribunal de cercle connaît de l'appel de tous
les jugements des tribunaux de province,
« ART. 58. — Ce tribunal connaît en outre de tous les
crimes.
« Les
décisions de ce tribunal prononçant une peine
supérieure à cinq ans d'emprisonnementsont soumises
à l'homologation de la Chambre spéciale.
ART. 59. En matière criminelle, le tribunal de
« — l'administration, après instruction
cercle est saisi par
préalable. Tous les représentants de l'autorité dans le
cercle sont tenus de lui donner avis des crimes dont ils
ont connaissance.
«
ART. 60.
— Les membres indigènes entrant dans la
composition du tribunal de cercle auront voix consul-
tative. Mention sera faite dans le jugement qu'ils ont
été consultés. »
En Mauritanie, les tribunaux de province et les
tribunaux de cercle sont remplacés par des tribunaux
institués au chef-lieu de chaque résidence et composés
du commandant de cercle, ou résident, assisté d'un
cadi ordinaire, d'un notable d'une tribu maraboutique
et d'un chef de tribu guerrière.
L'application des décrets du 10 novembre 1903, en
ce qui concerne la justice indigène, a été réservée pour
le royaume de Porto-Novo, par arrêté du 29 décembre
1904.
Nous venons de voir, par l'article 58, qu'il a été
institué une Chambre spéciale appelée a statuer sur
l'homologation des jugements des tribunaux de cercle
prononçant des peines supérieures à cinq ans d'empri-
sonnement.
Cette Chambre, qui se tient au chef-lieu de la Cour
d'appel, est composée du vice-président de la Cour
d'appel et de deux conseillers ; de deux fonctionnaires
et de deux assesseurs indigènes parlant français, qui
n'ont que voix consultative.
Le procureur général, ou l'un des membres de son
parquet, exerce les fonctions du ministère public.
«
ART. 63. —La Chambre d'homologation est saisie
par le procureur général dans la quinzaine de la récep-
tion du dossier qui aura été transmis à ce magistrat par
l'administration.
«
Ce dossier devra comprendre une copie du juge-
ment et les déclarations faites par l'inculpé et les té-
moins tant à l'instruction qu'à l'audience. Le tout sera
accompagné d'un rapport dans lequel l'administrateur
relatera les faits du procès, les incidents qui ont pu
surgir à l'audience et toutes les circonstances propres
à éclairer la religion de la Chambre.
« ART. 64. — Lorsqu'il aura
été rendu par un tri-
bunal indigène un jugement devenu définitif et contre
lequel aucune partie n'aura réclamé dans les délais dé¬
terminés, le procureur général pourra d'office et no-
nobstant l'expiration des délais en demander, s'il y a
lieu, l'annulation à la Chambre d'homologation.
«
Le jugement sera annulé sans que les parties
puissent s'en prévaloir pour s'opposer à son exécu-
tion.
«
ART. 67. — Lorsque la Chambre annule, elle ren-
voie l'affaire devant le tribunal qui en aura connu, en
indiquant par arrêt motivé les points insuffisamment
établis ou reconnus erronés, sur lesquels devra porter
le nouvel examen des juges.
«
ART. 68.
— Lorsque le tribunal de cercle, après
nouveaux débats, a rendu son jugement, le dossier sera
renvoyé à la Chambre, qui peut, soit homologuer, soit
annuler à nouveau, et, dans ce dernier cas, évoquer
l'affaire et statuer au fond.
« Dans ce cas, le prévenu pourra se faire représenter.
« ART.
69. — Dans le cas où le tribunal de cercle a
manifestement excédé sa compétence, en connaissant
d'une affaire relevant des tribunaux français, la Chambre
peut annuler dès le premier examen des pièces et
renvoyer l'affaire au parquet qui saisit la juridiction
compétente. »
Notons encore ces derniers articles :
« ART.
70. — En toute matière, les jugements indi-
gènes sont motivés et doivent contenir l'énoncé som-
maire des faits, les conclusions et déclarations des
parties, les dépositions des témoins et les noms des
juges qui ont participé à la décision.
«
ART. 75. —La justice indigène appliquera en toute
matière les coutumes locales, en tout ce qu'elles n'ont
pas de contraire aux principes de la civilisation fran-
çaise.
«
Dans le cas où des châtiments corporels seraient
prévus, il leur sera substitué l'emprisonnement.
«
ART. 76 —L'exécution des jugements des tribunaux
indigènes sera suspendue pendant toute la durée de la
procédure d'homologation.
«
Toutefois, la peine courra du jour où a commencé la
détention préventive.
«
77.
ART. L'emprisonnement, en matière indigène,
est subi soit dans un pénitencier indigène, soit dans

des locaux disciplinaires, soit sur des chantiers de tra-


vaux d'utilité publique. »
Ces dispositions n'abrogent point le décret du 30
septembre 1887, relatif à la répression par voie disci-
plinaire des infractions spéciales commises par les in-
digènes non citoyens français. Les attributions des
administrateurs, en matière d'indigénat, ne sont nul-
lement diminuées; mais elles sont nettement limitées.
Les peines d'amendes et de prison — 100 fr et 15 jours
au maximun — prévues par le décret de 1887 ne
peuvent être appliquées aux indigènes que pour les
infractions énoncées expressément par les arrêtés
locaux relatifs à l'indigénat.
L'indigénat est en outre réglé par le décret du 21
novembre 1904, et surtout par ces quatre premiers
articles :
« ARTICLE PREMIER. —
L'internement des indigènes
non justiciables des tribunaux français, dans les colo-
nies dépendant du Gouvernement général de l'Afrique
occidentale française, ainsi que le séquestre de leurs
biens, ne pourront, en aucun cas, être prononcés pour
une durée supérieure à dix ans.
« ART. 2. — L'internement et le séquestre ne pour-
ront être ordonnés que pour faits d'insurrection contre
l'autorité de la France, de troubles politiques graves
ou de manoeuvres susceptibles de compromettre la
sécurité publique et ne tombant pas sous l'application
des lois pénales ordinaires.
«
ART. 5. Dans les cas spécifiés
— troubles politiques à l'article précédent,
insurrection, graves, manoeuvres
susceptibles de compromettre la sécurité publique), il
pourra être imposé aux villages sur les territoires
desquels les faits se seront produits, cl aux collectivités
dont les membres y auront participé, une contribution
spéciale destinée à assurera l'administration les moyens
de réprimer les désordres et d'en prévenir le retour.
«
ART. 4. — Les mesures relatives à l'application
des trois articles qui précèdent, ou à la réduction de la
durée de l'internement et du séquestre, devront, à
peine de nullité, faire l'objet d'arrêtés du gouverneur
général pris en Conseil de Gouvernement, sur la pro-
position du lieutenant-gouverneur compétent et l'avis
du procureur général, chef du service judiciaire, de
l'Afrique occidentale française.
«
Ces arrêtés sont portés immédiatement à la con-
naissance du ministre des Colonies, accompagnés d'un
rapport sur chaque affaire et d'une expédition de la
délibération de la Commission permanente du Conseil
de Gouvernement. »
On a eu le souci constant de tenir compte des pre-
scriptions, plus ou moins dénaturées par l'usage, de la
loi coranique pour les musulmans et des coutumes
pour les fétichistes. C'est surtout en matière civile,
propriété, obligations, contrats, mariage, filiation, tu-
telle, succession, que les juges ont été instamment
invités à s'y conformer dans la mesure du possible.
Dans ses Instructions aux administrateurs sur l'ap-
plication du décret du 10 novembre 1003, M. lloume
disait :
«
Dans les matières civiles, les coutumes ne sont pas
les mêmes dans toute l'étendue de notre territoire. Va-
riables suivant les régions, il arrive même qu'au sein
de groupements indigènes, unis cependant par une
communauté d'origine ou de langage, les coutumes
changent de village à village. Il y aura donc lieu de
veiller à ce que, à l'abri de cette trop grande diversité,
quelquefois difficile à contrôler, les tribunaux indigènes
ne se livrent point à l'arbitraire.
«
Notre ferme intention de respecter les coutumes ne
saurait nous créer l'obligation de les soustraire à l'action
du progrès, d'empêcher leur régularisation ou leur
amélioration. Avec le concours des tribunaux indigènes
eux-mêmes, il sera possible d'amener peu à peu une
classification rationnelle, une généralisation desusages
compatibles avec la condition sociale des habitants et
de rendre ces usages do plus en plus conformes, non
point à nos doctrines juridiques métropolitaines qui
peuvent être opposées, mais aux principes fondamen¬
taux du droit naturel, source première de toutes les
législations.
«
Vous devrez donc, dans l'exercice de vos attribu-
tions judiciaires, étudier avec la plus grande attention
les cas d'application des coutumes indigènes.
«
Dans ce but, vous comparerez entre eux les usages
divers qui, pour varier au premier coup d'oeil dans
leurs détails, n'en doivent pas moins présenter, à l'exa-
men réfléchi, des points communs permettant de dé-
terminer un caractère général.
«
En matière pénale, notre action civilisatrice peut
s'exercer d'une façon plus étendue et plus active.
«
Les cas punissables, en droit musulman, sont gé-
néralement indiqués dans les divers codes ou traités en
usage dans la Colonie. Les peines qu'ils entraînent sont
déterminées dans certains cas ; elles ne sont fixées dans
d'autres que par le pouvoir propre du magistrat.
«
Dans le droit coutumier, qui est tout de tradition
orale, les peines dépendaient surtout de la volonté
plus ou moins arbitraire des chefs ou juges. Aucune
échelle de pénalités ne peut être considérée comme
établie par la coutume.
«
Il n'a pas paru possible, ni même prudent, d'établir
encore, à l'usage des tribunaux indigènes, une nomen-
clature des infractions punissables et une échelle des
peines qu'elles comportent.
«
Un travail de cette nature, si soigneusement étudié
qu'il fût, laisserait forcément des lacunes en omettant
l'inscription de faits répréhensibles d'après les moeurs
du pays, auxquels le texte arrêté assurerait, jusqu'à la
publication d'une disposition nouvelle, l'impunité légale.
Elle entraverait aussi la liberté relative d'apprécia-
tion, qu'en raison de l'état social indigène il est indis-
pensable de laisser aux tribunaux.
«
Il conviendra donc qu'en se pénétrant le plus pos-
sible des principes généraux exposés plus haut, les tri-
bunaux indigènes se dégagent peu à peu de la concep-
tion spéciale de la criminalité, telle qu'elle était établie
jusqu'à ce jour. Certains faits, punis par la loi corani-
que ou par la coutume de peines excessives, devront
être réprimés de façon moins sévère, sinon excusés,
dans certains cas.
«
La peine de mort, si fréquemment et, quelquefois,
si légèrement prononcée par la plupart des tribunaux
indigènes, ne devra l'être que dans les cas d'exception-
nelle gravité.
«
Vous veillerez d'une façon toute particulière à la
stricte application du paragraphe 2 de l'article 75, qui
prescrit de substituer l'emprisonnement aux châtiments
corporels, dans tous les cas où ils sont prévus dans la
législation ou les usages indigènes. »
Nos protégés ont ainsi, on ne saurait le contester,
toutes les garanties désirables.
Cette remarquable organisation de la justice indi-
gène n'a peut-être que ce défaut, par sa préoccupation
excessive de prémunir nos sujets contre tout arbitraire,
d'énerver la police et de rendre hésitante la répression.
Ce n'est pas là proclamer les vertus colonisatrices de
la cruauté et de l'arbitraire, c'est dire uniment qu'il ne
faut pas appliquer aux noirs — non plus qu'aux suaves
apaches métropolitains d'ailleurs — le mètre de notre
propre sensibilité ni la logique affinée de la raison cul-
tivée.
Disons-le. Ce n'est pas au moment où l'on songe en
France à revenir aux punitions corporelles que nous
devions les supprimer chez les jaunes et les noirs qui
ne sentent que celles-là.
D'autre part, les précautions exagérées qui sont
prises — à tout le moins sur le papier — pour préve-
nir les abus de pouvoirs des administrateurs ne peu-
vent qu'intimider ceux-ci et retarder les pénalités néces-
saires.
Le nègre n'est ému que par ce qui frappe fort et vite.
La prison le démoralise et l'aigrit sans le toucher, et si
la peine — quelle qu'elle soit — vient trop tard, il a déjà
oublié ce qui l'a motivée. Il y a prescription. Dès lors,
il ne reconnaît plus, entre la faute et le châtiment, une
relation de cause à effet, et il n'est pas éloigné de
penser qu'elle est inique, précisément ce qu'on veut
écarter à tout prix.
A cet égard, l'institution d'une Chambre d'homologa-
tion présente plus d'inconvénients que d'avantages.
Et d'abord, elle introduit trop de magistrats dans la
colonie. Elle leur donne trop de pouvoirs.
La magistrature ne peut que faire de médiocre jus-
tice coloniale et par là entraver l'action civilisatrice.
Elle a l'esprit de corps. La routine professionnelle,
la déformation mentale et morale du métier la rendent
impropre à ce qu'on doit attendre d'elle aux colonies.
Elle s'en tient aux textes, là où il faut de l'intelligence.
Le criminel noir ne se manifeste pas par les mêmes
actes que le criminel blanc. Les mêmes méfaits n'ont
pas les mêmes conséquences au Soudan qu'en France.
En fait, nous sommes amenés à accepter certaines
nécessités sociales, comme la polygamie, par exemple,
— pourquoi s'arrêter là ?
Tout notre formalisme judiciaire est de trop, le plus
souvent. Et l'on sait bien que, pour des magistrats,
c'est là l'essentiel de la justice.
Des administrateurs, pour ne pas avoir « d'affaires »,
sont capables de quelque souplesse, jamais des magis-
trats ne comprendront une justice à un autre point que
celui du droit enseigné à l'Ecole.
Qu'on leur sacrifie les Européens si l'on veut, mais
non les indigènes.
Sans doute, il convenait de mettre fin à certains abus.
Les administrateurs ne sont pas parfaits. Ce sont des
fonctionnaires. Or des bureaucrates transplantés dans
la brousse, échappant ainsi à la surveillance habituelle,
ne sont que trop portés à confondre les fantaisies de
leurs caprices débridés avec les devoirs d'une ferme
autorité. Mais il est possible, ce semble, d'y obvier
sans leur enlever toute initiative et tout moyen d'ac-
tion : il n'y a qu'à leur inspirer, en toute occurrence,
par des procédés idoines, le sentiment de leur entière
responsabilité.
Éviter les fautes en supprimant toute liberté de dé-
cider et d'agir, rien de plus facile ; mais ce n'est pas
ce qui vaut le mieux. La pire des fautes aux colonies,
c'est l'inertie et l'indécision. C'est, malheureusement, la
tendance la plus marquée et la plus constante de notre
administration, — humaine, certes ; honnête, c'est in-
contestable ; mais sans énergie et sans initiative.
En Indo-Chine, de telles erreurs ont suscité une for-
midable criminalité qu'on est impuissant à réprimer.
En Afrique occidentale, fort heureusement, les
moeurs sont douces et, les rapports sociaux étant très
réduits, et simples, les infractions sont assez rares. Les
fautes sont le plus souvent familiales, et elles trouvent
leur sanction pénale au sein même de la famille.
Mais il faut s'attendre à ce que notre entreprise civi-
lisatrice trouble quelque peu ce statut primitif, avant
même qu'un autre, plus social, soit solidement fondé.
Les captifs libérés, les ouvriers des chantiers et des
usines s'affranchiront de plus en plus de la contrainte
familiale, les tentations de faillir deviendront plus fré-
quentes cl plus vives, la criminalité augmentera.
Serait-il donc vrai que la pénétration coloniale cor-
rompt les indigènes ? Non pas. Il n'y a pas de délit là
où il n'y a pas de société organisée ; il n'y a que le jeu
des forces. Pas d'animaux criminels. Le crime est un
phénomène qui apparaît avec la société organisée. L'ac-
tion coloniale développera donc la criminalité, non
parce qu'elle corrompt, mais parce qu'elle organise ;
non parce qu'elle détraque, mais parce qu'elle mul-
tiplie les frottements, les rapports sociaux. Elle fait de
l'humanité, et l'on ne fait rien sans déchet. Le délin-
quant, c'est le déchet social.
Il sera donc nécessaire d'armer l'administrateur de
pouvoirs judiciaires plus étendus et plus fermes. Et
pour qu'il n'en mésuse pas, il suffira de le rendre res-
ponsable pleinement.

VIL — L'AMÉLIORATION SANITAIRE

L'action administrative n'a pas qu'à s'exercer sur


les sujets. Dans les pays incultes, sous un climat tor¬
ride, les choses aussi sont hostiles. Nous l'avons dit, la
colonisation est un effort d'adaptation. Elle se propose
de perfectionner l'ordre universel en appropriant toute
la planète à l'activité humaine la plus haute.
Et d'abord, il faut rendre ces contrées habitables
pour les blancs qui y ont à faire.
L'acclimatement passif ne suffit point. On ne s'accli-
mate pas aux marais, aux miasmes, ni aux moustiques.
Les noirs eux-mêmes n'y sont pas acclimatés. Si le pa-
ludisme se manifeste autrement chez ceux-ci, il n'en
fait pas moins ses ravages.
C'est donc une erreur de penser qu'une race inter-
médiaire pourrait se créer et prospérer ici.
Le métissage, au surplus, n'est jamais que provi-
soire. Au Sénégal, où les blancs fréquentent depuis
des siècles, il y a bien un groupe de mulâtres, mais
ce groupe ne s'accroît pas de lui-même. Il reste en
équilibre avec la population blanche. Au Sénégal, par
exemple, il y a 2.000 mulâtres pour 3.000 blancs.
Si ceux-ci s'en allaient, ceux-là disparaîtraient après
quelques générations. Les mulâtres Souza, du Dahomey,
qui ne s'unissent qu'entre eux, retournent au type nègre.
En définitive, on n'y perd rien.
Le croisement entre des races d'une mentalité ana-
logue produit des variétés, sinon supérieures, du moins
égales, en tout cas vigoureuses : les Pourognes (métis
de noirs et de Maures), les Toucouleurs (métis de noirs
et de Peulhs), etc... Il n'en est pas de môme pour le
rejeton de deux types aussi éloignés l'un de l'autre que
le noir et le Français.
Les mulâtres ne suppléeront donc pas les blancs dans
leur tâche civilisatrise.
Ainsi, il faut que ceux-ci puissent résister quelque
temps aux endémies,qu'ils aientles plus grandes chances
d'échapper aux épidémies, et surtout qu'ils conservent
durant leur séjour toute leur énergie physique, toute
leur intelligence et toute leur volonté morale.
Il est superflu de signaler les avantages nombreux et
certains qu'il y a, pour la Métropole comme pour la
Colonie, à n'employer que des agents sains de corps et
d'esprit. Avant tout, il faut les choisir tels, il faut les
conserver tels. On ne devrait pas faire plus d'un seul
séjour de cinq années au plus. L'action coloniale est
rude. C'est un service provisoire : ce ne peut être une
carrière. Elle exige des hommes vigoureux, de sang
riche et de cerveau clair.
Aux colonies, un malade coûte cher, un énervé est
dangereux. C'est de la bonne administration et de la
politique habile que de ne pas s'embarrasser de ces
impedimenta et d'en susciter de moins en moins.
Parmi les influences dépressives et les causes mor-
bides, il en est qui tiennent à l'individu, qui ne dépen-
dent que de lui-même, il en est aussi qui proviennent
du climat contre lequel on peut prendre des précautions
sûres ; il en est d'autres enfin qui surgissent du sol
qu'on peut aménager, de l'atmosphère, de l'eau qu'on
peut purifier, des moustiques et de tous les agents
transmetteurs de bacilles qu'on peut combattre.
Dans les premières nous trouvons l'alcoolisme. Il
fait plus de ravage — avec le jeu et la débauche— que
la fièvre jaune et le paludisme réunis.
Étant donnée l'incapacité de notre système d'auto-
rité parlementaire de choisir les hommes qui convien-
nent pour chaque fonction, ce serait là, après tout, un
procédé de sélection fort utile, s'il n'était onéreux et si
on ne devait pas lui imputer les turpitudes qui nous
aliènent ceux que nous nous sommes proposé de pro-
téger, à qui nous devons l'exemple et envers qui nous
avons des devoirs d'initiateurs.
La prétendue soudanite, le cancrelat facétieux qui,
paraît-il, hante les crânes d'Européens sous le soleil des
tropiques, ce n'est que de l'ivrognerie hypocrite.
Or l'alcoolisme est général dans l'armée coloniale.
Aussi la mortalité y est-elle grande et la moralité au
dessous de tout. Les soldats alcooliques, souvent syphi-
litiques par surcroît, sont complètement débilités.
Combien seraient capables de faire campagne ? Même
en temps de paix, ils encombrent les hôpitaux et, à
grands frais, il faut les renvoyer en convalescence.
Le civil n'est pas plus sage. Et, dans l'ivresse, il commet
toutes les folies criminelles et toutes les imprudences
meurtrières. C'est ce qu'il est convenu d'appeler la vie
large des colonies, qui fait rêver nos futurs Gaud et
Toqué.
Pas de sports. De la sieste lourde on va au rond-de-
cuir professionnel, et de la on se traîne jusqu'à la chaise
du café, du cercle ou de la popote. C'est la torpeur
tropicale, si favorable à la parturition du fameux can-
crelat, toujours de plus en plus assoiffé et agité.
A ce régime, l'appétit s'en va, l'anémie vient, la neu-
rasthénie s'installe, — avec toutes les misères physio-
logiques et psychologiques qui préparent le terrain à
la maladie dernière.
Certes, le climat est par lui-même débilitant, les
rayons actiniques sont sournois, mais on résiste heu-
,
reusement avec de l'hygiène, la sobriété, une nourri-
ture rafraîchissante — si l'on a su conserver son appé-
tit, — un logement confortable. Tout se tient. Celui qui
a gardé son énergie prend les précautions qu'il faut.
Tout en offrant moins de prise aux influences morbides,
il en atténue les effets. Ainsi, la nourriture végétale
fraîche est très importante : il est des postes qui ont des
jardins bien entretenus et qui suffisent à tous les besoins
des Européens, il en est qui ne donnent que quelques
salades. On peut être assuré qu'on fait une plus grande
consommation d'absinthe ici que là.
La défense individuelle contre ses propres faiblesses
et contre le climat est beaucoup. Ce n'est pas tout.
Contre l'endémie et l'épidémie, il faut une action d'en-
semble, à laquelle chacun participe pour son propre
compte et l'Administration pour tous.
C'est l'oeuvre sanitaire. Depuis 1903, on paraît avoir
compris que rien ne pourrait être fait de solide ni de
durable si l'on ne rendait la colonie plus habitable pour
des Français, à tout le moins dans les principaux cen-
tres et les chefs-lieux.
C'est le 28 janvier 1822, à l'origine même de la colo-
nisation systématique du Sénégal,quequelques grammes
de sulfate de quinine y furent envoyés de la Métropole
pour un premier essai. Sans ce précieux spécifique,
jamais nous n'aurions pu pénétrer cette terre des fièvres
et nous y établir.
La mortalité des premières colonnes du Soudan, en
1884, n'en était pas moins de 30 %, alors qu'elle n'est
plus pour nos troupes, ce qui est encore considérable,
que de 5 %.
Maintenant, des budgets sanitaires ont été créés, non
seulement pour la police internationale maritime et les
lazarets, mais encore, plus spécialement, pour les ser-
vices médicaux et les services municipaux d'hygiène.
Un arrêté du 16 janvier 1903 a d'abord organisé
l'inspection des services sanitaires civils et une direc-
tion des services météorologiques.
Le décret du 14 avril 1904, qui a institué un Comité
supérieur d'hygiène et de salubrité publique, applique
à nos colonies les principes fondamentaux de la grande
loi du 15 février 1902 sur la protection de la santé
publique en France.
Avec ce décret, l'autorité a été investie des pouvoirs
nécessaires pour subordonner, comme il convient, les
intérêts privés à l'intérêt général. Rien n'en montre
mieux l'opportunité que ce fait rapporté par M. Ker-
morgant (1) : En 1900, durant la terrible épidémie de
fièvre jaune qui présenta 416 cas dont 225 décès, « il
s'est trouvé un plaignant qui, n'osant attaquer le ser-
vice sanitaire qui avait fait prendre un arrêté l'autori-
sant à faire évacuer les locaux où se produisaient des
cas de typhus amaril, afin de procéder à leur désinfec-
tion, a traduit le maire devant les tribunaux, et il s'est
trouvé un tribunal, intérimaire il est vrai, pour con-
damner le maire ».
En 1905, le Conseil général du Sénégal refusa de
voter quelque crédit insignifiant pour des travaux de
.

voirie indispensables. Il est bon qu'on ait pu passer


outre.
Le despotisme sanitaire est le premier des despo-
tismes nécessaires, surtout aux colonies africaines d'ad-
ministration directe.
(t) « Épidémie de fièvre jaune au Sénégal » (Annales d'hy-
giène et de médecine coloniales-, 1901, p. 380).
Grâce aux études récentes, on sait maintenant que
le moustique est le principal véhicule, sinon l'unique,
des plus redoutables maladies tropicales. C'est le culex
fatigans qui transmet les filarioses, c'est le stegomya
fasciata qui transmet la fièvre jaune, c'est l'anophèles
qui transmet le paludisme.
Ce n'est qu'en 1902, à Grand Bassam, qu'on a com-
battu pour la première fois l'épidémie de typhus ama-
ril par la destruction des moustiques.
Depuis, le service général de santé a enrôlé des
«
brigades de moustiques » qui sont chargées d'anéan-
tir les larves en desséchant les flaques d'eau ou en les
recouvrant de pétrole.
Le résultat s'est fait sentir aussitôt. Dès 1905, à Da-
kar, le nombre des entrées à l'hôpital a diminué de 250
par rapport à 1904 et la mortalité s'est abaissée de 12
à 10 %
Rufisque a une population d'un peu plus de 13.000
habitants, dont 300 Européens. C'était naguère une
ville humide et malsaine. Le chiffre des naissances a
été de 245 en 1899, 407 en 1903, 425 en 1905, ce qui
donne un pourcentage croissant de 2,45, 3,30, 3,40.
La mortalité a été de 464, en 1903, pour 12.000 ha-
bitants ; 365, en 1904, pour 12.500 ; 281, en 1905, pour
13,000. Soit une proportion décroissante de 3,86 %
2,93, 2,16. Il y a eu 58 mort-nés en 1904, et seulement
33 en 1905.
Cette même aimée il n'y a eu, pour la première fois,
aucun cas de fièvre pernicieuse, bilieuse, hématurique,
et les cas de paludisme ont diminué de 60 °/0.
Ces résultats sont dus, on n'en peut douter, aux
deux services municipaux d'hygiène et d'assistance mé-
dicale ainsi qu'aux travaux qui ont été exécutés aux frais
de la ville : macadamisation des rues, construction de
trottoirs, nivellement des cours des maisons, comble-
ment do 41 puits, balayage ou pétrolage des flaques
d'eau.
Partout, comme à Rufisque, de grands travaux d'as-
sainissement sont entrepris. En 1907, il y a été consa-
cré 1.620.000 francs sur les fonds d'emprunts.
Ainsi, sur les 65 millions du premier emprunt,
5.450.000 francs auront été employés à ces travaux.
Sur les 100 milions du dernier emprunt, on a prévu que
3.500.000 francs y seront affectés.
Ce n'est pas là du gaspillage. Le plus urgent devoir
de l'Administration est d'assurer la santé publique :
devoir envers ses collaborateurs et devoir envers nos
sujets.
Et c'est, en effet, une action éminemment politique.
Le rapport entre la densité de la population et l'état
social est certain.
La barbarie ne permet qu'une faible densité, la civi-
lisation n'est possible qu'à partir d'une densité assez
élevée.
Or, en Afrique occidentale, nous n'avons pas plus
de 4 habitants par kilomètre carré, en moyenne, avec,
il est vrai, de vastes régions désertiques comme le Ferlo
à côté du surpeuplement de la colonie du Sénégal
proprement dite qui donne 95 habitants — 20 de plus
que la France — pour la même superficie. Toutefois,
sauf cette exception, l'amplitude des variations démo-
graphiques n'est pas très grande, en général, puisqu'elle
ne va que de 1 au minimum à 10 au maximum.
Ainsi, la Guinée, dans son ensemble, n'a guère plus
d'un habitant par kilomètre carré; mais si l'on ne tient
compte que des régions fertiles, on atteint 6 habitants.
C'est peu. Ce n'est pas assez. Si pauvre que soit cette
terre d'Afrique, elle peut nourrir plus d'êtres. Il y a
trop de brousse, pas assez de lougans, — et cela lient
au manque de bras. Qu'elle se peuple, et les gerbes
nourricières lèveront sous les pluies fécondantes de
l'hivernage !
On sait comment ces territoires d'épouvante ont pu
se dépeupler ainsi. Nous autres blancs, nous avons hé-
rité d'une lourde responsabilité. On rappellera plus
loin les atrocités de la traite des noirs qui a fonctionné
quatre siècles. Or l'on peut évaluer à 60 millions le nom-
bre des noirs tués ou enlevés par siècle. Quels chiffres
atteindrait-on si l'on évaluait ceux qui ne sont pas
nés de ce fait ?
Ce n'est pas tout. Un si bel exemple ne pouvait être
qu'imité. Après la traite par les blancs, il y a eu la
traite par les noirs, non moins féroce, plus gaspilleuse
encore de vies humaines.
Les Glé-Glé, Samory, Bademba, Tiéba, Rabah, etc.
firent grand. Ce fut l'époque si récente où l'on
— !

vendait un captif 2 francs, qui représentait peut-être cinq
existences, trois individus tués en se défendant et deux
autres tombés en route, de fatigue, de faim et de coups.
Grâce à une énergique intervention, la sécurité pour
tous est définitivement garantie, les villages « cassés »
se reconstituent peu à peu, les lougans se cultivent en
paix, le cultivateur s'habitue à compter sur sa récolte.
Mais la plaie est profonde et sera longue à guérir. Ce
n'est pas sans que la race soit atteinte jusqu'en ses sour-
ces vives qu'on extermine, enlève, exporte pendant des
siècles l'élément le plus jeune, le plus vigoureux, le
plus sain.
La repopulation, qui paraîtrait devoir s'effectuer rapi-
dement aujourd'hui, dans la tranquillité assurée et la
prospérité croissante, est, en fait, lente, très lente,
Et c'est inquiétant. Il semble que l'espèce soit incu-
rablement anémiée par tout ce qu'on lui a soutiré de
sang jeune et rouge au cours de son martyrologe plu-
sieurs lois séculaire.
Les recensements, faute d'état civil, ne donnent que
des renseignements approximatifs, les noirs cherchant
à cacher leurs enfants et les filles, les administrateurs
grossissant les chiffres ; mais en prenant des villages au
hasard, on se peut convaincre que la population mas-
culine, féminine et infantile se divise également par
tiers, ce qui indique une faible natalité. Or la mortalité
est forte.
Pour féconder les terres d'Afrique et aussi, peut-être,
pour les assainir, il faut que la population s'accroisse.
Et ce n'est qu'en assurant la sécurité, en développant
la prospérité, en favorisant la vie qu'on repeuplera
cette immense contrée, dévastée par les guerres de ra-
pines et de rapts, la pénurie de subsistance, l'igno-
rance. On ne naît pas assez et l'on meurt trop.
La polygamie épuise l'homme, propage les maladies
vénériennes. Elle maintient l'usage restrictif du long
allaitement de trois, quatre ans, — le Coran pres-
crit deux ans seulement, — durant lequel la femme,
vil séparée de l'époux. Ainsi, la vieillesse de la né-
gresse étant précoce, elle ne peut avoir plus de quatre
ou cinq enfants. En accordant une légère indemnité pé-
cuniaire à toute femme qui aurait deux enfants dans
l'espace de moins de deux années, peut-être stimule-
rait-on les grossesses.
L'avortement volontaire est assez rare, il est souvent
considéré comme meurtre, hormis chez les Foulbé du
Mossi dont les femmes prennent volontiers un breuvage
abortif d'un effet immédiat quand elles ne savent à
qui attribuer la paternité.
Les avortements sont beaucoup plus nombreux. A
Djenné, on croit qu'ils sont dus à l'influence malévole
des oiseaux de nuit, et les femmes, pour s'en préser-
ver, portent des gris-gris confectionnnés avec les plu-
mes de ces oiseaux, — ce qui n'a d'autre effet, sans
doute, que de leur faire négliger les précautions les
plus élémentaires. La morti-natalité, la mortalité infan-
tile, comme chez tous les indigènes, noirs ou jaunes,
de nos colonies, et pour les mêmes causes, est consi-
dérable. L'accouchement noir ne vaut pas mieux que
l'accouchement jaune, beaucoup y restent : mais il
faut que ces femmes aient la vie chevillée au corps
pour qu'il en réchappe quelqu'une. Presque tous les \
enfants ne s'en tirent qu'avec une hernie ombilicale. /
On combattrait victorieusement la morti-natalité en
créant des maternités dans les principaux centres. On y
formerait, pour les accouchements, une matrone par
village.
Le résident-mairede Cholon (près Saigon), M. Drouel,
un fonctionnaire d'initiative, ce qui n'est
— de bien, pas incom-
patible, on le voit, —un homme me lit visiter,
en 1903, la maternité qu'il a créée avec des fonds pri-
vés, par souscriptions volontaires. On n'a pas déplacé
ni révoqué ce fonctionnaire « remuant », ce qui est bien
extraordinaire, et les congaies annamites et chinoises
viennent à la maternité faire leurs couches dans des
conditions d'hygiène et de repos convenables. Des
sages-femmes indigènes suivent là des cours pratiques
et théoriques, et elles se répartissent ensuite dans
toute la Cochinchine.
Auparavant, la morti-natalité était de 65 °/0, dont
40 % des suites du tétanos, elle n'est plus que de 3 %
à la maternité de Cholon, elle diminue en Cochinchine.
M. Drouet a fondé aussi un orphelinat.
Ce sont des oeuvres semblables — bien plus que les
paperasses administratives — qui peuvent le mieux
faire comprendre ce qu'est au fond la colonisation —
non pas d'exploitation, mais d'association, comme on
a dit. Et c'est notre meilleure politique.
Les indigènes sont sujets aux diverses filarioses du
sang et de la lymphe, des tissus cellulaires sous-cutanés
et de l'oeil (craw-craw, maladie du sommeil, vers de Gui-
née, etc.) La variole, la lèpre, la tuberculose, la syphi-
lis, les ophtalmies sont les affections les plus ordinaires.
Aucune hygiène ni prophylaxie; mais des supersti-
tions grossières décident une thérapeutique insuffisante,
sinon dangereuse. Là-dessus, une misère physiologi-
que inouïe, corollaire de la misère sociale, prépare le
terrain à tous les germes morbides.
La tuberculose est fréquente, surtout parmi les peu-
plades alcoolisées.
Un ancien gouverneur du Lagos, sir William Mac
Gregor, a dit que les bouteilles d'alcool de traite sont un
grand danger pour l'Afrique, mais seulement parce
qu'une fois vides elles reçoivent les larves des mous-
tiques.
Ce n'est qu'une boutade que les mercantis seuls
peuvent applaudir.
L'alcoolisme provoque la tuberculose. Le docteur
Garnier a signalé dans les Annales d'hygiène coloniale,
en 1903, le développement parallèle, au Congo, de la
tuberculose et de la consommation de « l'alougou »,
alcool de traite. De même, le docteur Blin a signalé la
fréquence de la tuberculose, au Dahomey, là où l'alcool
pénètre facilement.
Le noir n'est que trop porté à cette intoxication.
Au Sénégal, les Sérères savent faire le « sebeukh »,
avec du miel, du mil pilé et de l'eau qu'on laisse fer-
menter plusieurs jours, Ils ont toujours eu de l'eau-de-
vie. Les plus ivrognes se faisaient tiédos. Et pour cul-
tiver de telles aptitudes, les tiédos faisaient boire à
leurs enfants autant d'alcool que de lait.
Les Diolas de la Casamance ne consentent à échanger
leur cire, leur huile de palme et leur caoutchouc que
contre du gin ou pour s'en procurer.
Si les Sérères et les Diolas sont de grands ivrognes,
on ne saurait accuser les Européens de leur avoir in-
culqué ce vice. Tout au plus l'ont-ils cultivé pour l'ex-
ploiter. Les Sérères ne travaillent en plus de ce qui
est strictement nécessaire à leurs besoins que pour se
procurer de l'eau-de-vie. Il est des lougans qui sont
bornés avec des bouteilles fichées dans le sol. Tous les
vendredis, la soûlerie est générale, après la pro-
cession autour de l'arbre fétiche qu'on arrose avec une
bouteille de genièvre.
Les Diolas, comme les indigènes de la Guinée et de
la Côte d'Ivoire, abusent du vin de palme.
Les indigènes du Dahomey, en outre, font une liqueur
fermentée, le « tchapalo », avec une espèce de mil blanc
qu'ils cultivent spécialement pour cela. Les Minas de
Popo et d'Agoué font le » pilou » avec du maïs fer-
menté. Les Mahis s'enivrent tant qu'ils peuvent avec
le « bani » (vin de palme), le « tchapalo », le « pitou »
ou l'eau-de-vie de traite que leur procurent les colpor-
teurs nagos.
Les Mossibé sont des ivrognes. Les Foulbé du Yatenga
obtiennent une boisson assez alcoolisée en faisant
fermenter un fruit qu'ils nomment « heyde» et les Mos-
sibé « noboga ».
Dans tout le Haut Sénégal et Niger, avec le « dolo »,
l'usage du « dhiaou » (ouolof) ou » counangui » (bam-
bara) est très répandu, même parmi les musulmans.
Cette boisson est fabriquée avec le fruit du parinarium
excelsum.
Toutes ces boissons ne titrent qu'un assez faible
degré d'alcool. Quelque abus qu'on en fasse, elles ne
sauraient donc être aussi nocives que nos alcools de
traite.
Il faut le dire hautement, malgré de solennelles dé-
clarations, malgré les articles 90 à 95 de l'Acte géné-
ral de la Conférence de Bruxelles du 2 juillet 1890,
les Puissances européennes ont méconnu leur devoir.
Et celles qui font le plus étalage de leurs sentiments
philanthropiques, qui ont demandé les mesures les
plus énergiques ne sont pas celles qui l'ont méconnu
le moins.
D'après l'Acte, l'introduction et la fabrication des
boissons distillées devaient être interdites pour les ré-
gions où, « soit à raison des croyances religieuses,
soit pour d'autres motifs », l'usage de ces boissons
n'existe pas ou ne s'est pas développé. Ailleurs, les
spiritueux devaient être frappés d'un droit de 15 francs
par hectolitre à 50° centigrades, qui s'est élevé à
25 francs trois ans après, puis qui fut successive-
ment porté à 70 francs en 1890 et à 100 francs en
1906:.
Cependant l'alcool enrichit les traitants et tue les noirs.
Ceux-ci aiment le gin. On leur en donne. Dans la
Nigéria, très habilement, nous dit-on avec admiration
pour ce haut fait commercial, la « Niger Company » a
su habituer les indigènes à une certaine marque de
Hambourg dont elle s'est ensuite assuré le monopole.
On paye les ouvriers en nature. La main-d'oeuvre
est chère dans le bas Niger. A Asseh, le salaire d'une
journée de travail atteint parfois trois bouteilles de
gin (3 francs).
Dans toutes les colonies étrangères de la côte occiden-
tale, l'alcool est l'objet d'un commerce important et
constitue une ressource budgétaire, surtout pour les
colonies anglaises où il compte pour plus de la moitié
des recettes, soit au Lagos, en 1905, près de 9 mil-

lions sur 14 millions de francs.
Dans les colonies françaises, on a mis plus de sincé-
rité à appliquer l'esprit des conventions internationales.
On l'a devancé d'ailleurs.
Bien avant la dernière Conférence (Bruxelles, 3 no-
vembre 1906, qui a élevé les droits à 100 francs pour l'al-
cool à 50°, le décret du 14 avril 1905 avait fixé les taxes
applicables en Afrique occidentale française à 60 francs
pour les liqueurs de traite de 25° et au-dessous, à
112 fr. 50 pour les autres liqueurs et à 160 francs pour
l'alcool pur.
Si bien que l'alcool ne représente plus que le trois-cen-
tième de l'importation totale, qu'il y a une diminution
constante dans ce rendement depuis dix ans et que la
moins-value a été, en 1905, de plus d'un million de
francs.
Dans deux colonies seulement, la Côte d'Ivoire et le
Dahomey, où l'impôt direct n'a pu encore être généra-
lisé, les droits d'entrée sur l'alcool constituent une
part importante des recettes.
Mais il n'y a pas à en tenir compte. Nous faisons de
grosses dépenses pour améliorer l'état sanitaire des
noirs, il est absurde que nous cherchions des res-
sources pour y suffire par l'alcool assassin.
Notre commerce, au reste, n'a qu'à y gagner. S'ils
n'achètent plus de genièvre allemand, les noirs achète-
ront des articles français, du sucre, par exemple, dont
ils sont naturellement friands.
On sait que c'est surtout la maison Woermann, de
Hambourg, avec ses 28 vapeurs, qui approvisionne nos
comptoirs. M. Woermann est député au Reichstag. Au
collègue qui lui reprochait de fabriquer dans ses
usines d'abominables poisons, il répondit tranquille-
ment : « Mais ce n'est que pour les colonies fran-
çaises... »
Tenons-le pour dit.
On nous objectera que beaucoup de noirs ne tra-
vaillent que pour avoir de l'alcool. En est-on bien sûr ?
En tout cas est-il certain qu'on n'y a pas poussé ? Quoi
qu'il en soit, notre action coloniale n'est pas d'un jour.
Il faut réserver l'avenir. Si le noir ne travaille pas
maintenant, faute d'alcool, il y viendra plus tard, avec
l'extension de l'impôt de capitation remplaçant l'impôt
de consommation d'alcool, quand des conditions écono¬
miques nouvelles surgiront avec l'accroissement de
population et les résultats de notre politique éducatrice
et organisatrice. Au contraire, si, pour obtenir actuel-
lement une main-d'oeuvre combien médiocre avec

un tel stimulant ! — nous tuons la race, bientôt la
main-d'oeuvre manquera, faute de bras, et pour tou-
jours.
Prohibons donc l'alcool colonial. On a proposé d'em-
pêcher le transport par voie ferrée ou fluviale et de
circonscrire ainsi le mal dans la zone côtière. Il n'y a
pas de raison de sacrifier ceux qui sont plus directe-
ment en contact avec nous. La tuberculose est aussi
meurtrière à la côte que dans l'intérieur, l'ivrognerie est
aussi abrutissante. Il n'y a qu'une solution digne de
nous, d'accord avec l'ensemble de notre action civilisa-
trice, c'est la prohibition totale immédiate, — ou tout
au moins progressive, par des droits non hypocritement
budgétaires, mais réellement restrictifs.
Grâce à l'islamisme, l'alcoolisme n'est pas encore
généralisé. Mais les fétichistes sont vigoureux et tra-
vailleurs. Protégeons-les. Il est expédient d'enrayer
leur alcoolisation. Ce qu'elle peut rapporter d'or aux
commerçants et au budget ne saurait être mis en ba-
lance avec ce qu'elle fait perdre en hommes.
La lèpre est très répandue chez les noirs. Les pires
négligences propagent cette terrible maladie. Les lé-
preux continuent à vivre dans les cases familiales, à
plonger leurs mains infectées dans la calebasse com-
mune ; ils se marient. Or il est certain, surtout sous
les tropiques et pour les noirs, que la lèpre est conta-
gieuse. Elle n'est pas héréditaire. Il n'y a aucune rai-
son de penser que le bacille de Hansen puisse être
transmis par un moustique. C'est le lépreux seul qui
contamine. Il importe donc de l'isoler, dès que son cas
est reconnu, dans des léproseries.
La maladie du sommeil sévit en ce moment, dans le
Congo, mais elle a fait son apparition dans quelques
villages des rives des deux Volta et du Bourgouri-bâ.
Elle n'est ni contagieuse ni héréditaire, mais transmis-
sible par une mouche piquante tsé-tsé, la glossma
palpalis, qui, au moyen de sa trompe, introduit dans le
sang un protozoaire ilagellé, le trypanosome.
La syphilis est d'autant plus dangereuse chez les in-
digènes qu'elle est peu ressentie dans la période primaire
et secondaire et que l'insouciance, l'ignorance, aussi
la promiscuité et la lasciveté, propagent l'infection.
Les moeurs ne s'amélioreront pas de longtemps, ni
directement. Il n'y a donc qu'à soigner les vénériens, à
vulgariser les spécifiques, mercure et iodure de potas-
sium.
Les maladies d'yeux sont nombreuses, et partout
on rencontre beaucoup d'aveugles. Il y a à enseigner
des soins de propreté, l'usage des lotions boriquées.
Contre la variole si répandue, certains indigènes pra-
tiquent préventivement la dangereuse variolisation.
Chez les Touareg, par exemple, une vieille femme ou
un forgeron gratte avec un couteau la pustule d'un
malade et introduit le pus dans une petite plaie qu'il a
faite au poignet du patient.
Nous vaccinons et revaccinons le plus que nous
pouvons. Ce n'est pas assez. Il faudrait se multiplier.
Point n'est besoin de docteurs certifiés par la Faculté
pour cela, — il n'y en aurait pas assez, et c'est au ré-
sultat qu'il faut viser. Rappelons-nous que la Cochin-
chine doit à la vaccination, c'est-à-dire à la diminu-
tion de la variole, l'augmentation d'un quart de sa po-
pulation en onze années.
Mais il faut de la vaccine fraîche. Les provisions en-
voyées de la métropole ne sont efficaces que très peu
de temps et ne peuvent être expédiées dans l'hinter-
land.
Des centres vaccinogènes ont donc été créés à Saint-
Louis, Kayes, Conakry et Porto-Novo.
Sans doute, les indigènes ne sont pas sans avoir
leurs guérisseurs, griots, forgerons, sorciers, féticheurs
ou marabouts. Ils connaissent peu ou prou la vertu thé-
rapeutique de certaines plantes. Tout nègre qui voyage
emporte toujours avec lui, soigneusement, dans une
corne de biche, une panacée consacrée.
Mais les pires superstitions s'y mêlent. Pour ces fé¬
fichistes, telle plante a la puissance de guérir moins
par sa substance que par la volonté qui est en elle comme
en tout ce qui se meut et agit. Et l'essentiel, c'est de dé-
terminer cette volonté par des incantations ou des pra-
tiques propitiatoires.
Il y a des plantes taenifuges, caustiques, astringentes,
laxatives, expectorantes, dépuratives, purgatives, su-
dorifiques, fébrifuges, etc., dont on fait des remèdes
contre la migraine, la syphilis, l'anémie, la bronchite,
l'uréthrite, les plaies, les maux d'estomac, les maux de
dents,la dysentrie, les dartres, la lèpre, les palpitations,
le scorbut, les hémorroïdes, etc.
Le kousse des Bambaras (ekebergia senegalens)
guérit l'épilepsie ; mais il faut que l'écorne qu'on prend
en infusion soit détachée avec un instrument en bois.
Les marabouts apaisent les crises de dents au moyen
d'une corde confectionnée avec les libres du khare
des Saracolais (parinarium senegalcm). Ils |font trois
noeuds à égale distance, récitent quelques versets du
Coran, crachent et appliquent la corde. Le même arbre
sert aux Kassonké pour faire un tissu que revêt le mama-
diambo, devin et guérisseur, et sans quoi il ne pourrait
prononcer ses oracles et établir ses diagnostics.
Les feuilles du sounsou (diospyros nespiliformis)
sont fébrifuges, mais seulement si elles sont remises à
une petite fille de 7 à 8 ans, qui les pile. Les racines
appliquées aux poignets préservent d'être mangé du
fétiche ; à la cheville, des piqûres de serpents. Une
canne est un merveilleux gris-gris. Les racines placées
autour de la taille ou bues en infusion font cesser la
stérilité, si cela est fait les lundi et jeudi, de grand ma-
tin, en prononçant les adjurations prescrites.
Le boure (gardenia thumbergia) arrête les palpita-
tions de coeur avec trois petites branches de deux cen-
timètres,attachées autour du cou. Cet arbrisseau sert
aussi de paratonnerre.
Le balansa (acacia albida) est employé pour la syphi-
lis, les gastralgies. Mélangé avec de l'huile de palme, il
facilite les couches. Le sahafara des Ouolofs et le nasi-
gui des Bambaras, qui préservent de toute maladie et du
malheur, sont obtenus par la macération d'écorce de ba-
lansa dans l'eau qui a servi à laver une planchette sur
laquelle un marabout a, au préalable, inscrit un verset
du Coran.
Les parties de l'écorce de karité (bassia parkii) ex-
posées au nord et détachées de grand matin peuvent amé-
liorer la lèpre amputante. L'opérateur dit une prière et
crache sur chaque morceau d'écorce.
Le diala (khaya senegalens) est bon pour le taenia, la
syphilis, la fièvre. La femme stérile dépose au pied de
l'arbre une calebasse de maïs et de coton, tourne autour
de l'arbre en agitant une daba et en prenant l'engagement
de donner le nom de l'arbre à l'enfant qu'elle obtiendra
ensuite.
Les gris-gris médicaux sont innombrables. Ils consti-
tuent le fond de la thérapeutique. En tout cas, les médi-
caments sont toujours accompagnés d'incantations pen-
dant la cueillette, la préparation, l'absorptionon l'appli-
cation.
Ce n'est pas là, on s'en doute, que nous trouverons
un concours pour notre oeuvre sanitaire. Ce serait plu-
tôt un obstacle.
L'assainissement public, la chasse aux moustiques,
l'hygiène préventive individuelle ne sont pourtant pas
tout ce qu'il y a à faire. Il y a le mal pressant à combat
tre au jour le jour, pied à pied, il y a la souffrance qui
n'attend pas, il y a de nouveaux dangers, comme la
maladie du sommeil, qui surgissent à chaque instant
et menacent d'arrêter notre action colonisatrice.
C'est surtout pour cela qu'a été créée l'assistance mé-
dicale indigène le 8 février 1905.
Ce nouveau service est confié à des médecins de
troupes coloniales et à des médecins civils. Ces derniers
doivent être docteurs, français et pourvus d'un brevet
spécial délivré par les instituts de médecine coloniale.
Il y eut d'abord 18 médecins civils. L'année suivante,
ce nombre fut porté à 29, et le total des crédits afférents
aux dépenses sanitaires fut élevé de 1 million de francs
à 1.200.000.
Sur les fonds de l'emprunt de 1907, 3 millions seront
affectés à cette oeuvre. 500.000 francs, entre autres, ser-
viront à créer à Dakar un hôpital de 150 lits pour les in-
digènes ; 1 million sera affecté à l'établissement de
postes sanitaires disséminés ; une vingtaine d'ambulances
dispensaires dépendront de ces postes et circuleront
dans les régions avoisinantes.
A Rufisque, l'assistance médicale dispose d'un dis-
pensaire où chaque mois 1.800 indigènes environ vien-
nent se faire soigner. Il y a moins de variole, presque
plus de cécité, de tétanos, la mortalité infantile a consi-
dérablement diminué. Les dépenses s'élèvent en maté-
riel et personnel, pour cette commune, à 17.000 francs.
En essayant d'organiser pour l'Afrique occidentale
française un service médical indigène, M. Roume a inau-
guré la grande conquête morale qu'il nous reste à pour-
suivre.
Certes, nous sommes acceptés, nous sommes respec-
tés : il reste à nous faire comprendre. Le médecin civil
pourra dissiper bien des préventions, en guérissant, en
apprenant aux noirs la propreté individuelle ou collective
qui prévient, en dénonçant les routines superstitieuses
qui tuent.
On eût pu demander aux médecins militaires un sur-
croît de dévouement, et, d'ailleurs, ils n'ont pas attendu
qu'on le leur proposât et ils ne refusent pas leurs soins
aux indigènes qui les viennent trouver. Mais ce n'est pas
là tout ce qu'on veut. Le médecin militaire remplit une
carrière coloniale. Il a vu des Malgaches, des Annamites
des anthropophages, un long séjour l'a endurci sur
toutes les misères de la bestialité primitive, il est un peu
énervé ; souvent l'indigène l'irrite ou le dégoûte, et il
est là pour soigner des soldats.
Le jeune docteur civil n'est là que pour deux séjours
de deux années au plus, durant lesquels sa sensibilité
n'aura pas le temps de s'emousser. Pour lui, les indi-
gènes seront toujours des hommes. Il est bien payé,
c'est un bon début pour lui. Parfois, il sera suivi de sa
jeune femme, qui le seconde. Bonne affaire pour dji-
guènes et moussos Que de soins, que de conseils à
!

donner à ces mamans ignorantes ! S'ils sont ce qu'ils


doivent être, si l'on a choisi des hommes de coeur, et
non pas accepté, subi, des ratés trop recommandés,
ces jeunes missionnaires scientifiques de la civilisation
vivifiante seront pleins d'enthousiasme, ils feront tout le
bien qu'ils peuvent autour d'eux, et ils peuvent beau-
coup.
Les noirs viennent se faire soigner avec empres-
sement. Ils sont soumis, pleins de respect pour les
mystères de la drogue. Ils ne craignent pas les opé-
rations douloureuses, et les médicaments agissent sur
leur économie bien mieux que sur nous.
C'est là, en somme, une belle oeuvre d'action coloniale
qu'on n'a plus qu'à développer et qui fait honneur à
M. Roume qui l'a conçue et commencée.
Elle contribuera au repeuplement africain.
Malheureusement, le personnel médical civil n'a pas
répondu aux espérances qu'on pouvait fonder.
C'est donc que le mode de recrutement en est dé-
fectueux.
Sans doute, une des heureuses dispositions de
l'arrêté du 8 février 1905 — et qu'on voudrait voir
étendre à tous les services coloniaux est que les

médecins civils ne sont engagés que pour une période
de cinq années seulement, coupée par un congé de
six mois. Mais, vraiment, pourquoi des docteurs? On
est obligé de leur attribuer une solde annuelle de
12.000 francs. Avec cette somme, on aurait trois infirmiers
ou infirmières français capables d'accoucher avec des pré-
cautions aseptiques une femme indigène, de vacciner,
de panser, de faire même quelques opérations simples
et de donner des soins suffisants. Pris dans le peuple,
instruits en peu de temps, ils seraient satisfaits d'un
emploi qu'ils jugeraient lucratifs, de la confiance qu'on
leur témoignerait, de la tâche bellement humaine qu'ils
auraient à remplir. Tandis que nos médecins civils,
docteurs frais émoulus, à l'user, se sont montres pré-
tentieux, comme tous les jeunes diplômés, indisciplinés,
âpres au lucre. Ils se considèrent comme en exil et esti-
ment qu'une besogne utile est bien au-dessous de leur im-
mense savoir. Ils ont déjà suscité des difficultés et ne
semblent pas avoir compris ce qu'on attendait d'eux. On
a dû prendre quelques mesures de précautions. Un
nouvel arrêté stipule qu'ils peuvent être licenciés avant
l'expiration de leur engagement.
Des arrêtés locaux, en 1907, ont institué, dans les
cinq colonies, un corps d'aides-médecins indigènes.
Ces auxiliaires seront recrutés dans les colonies
parmi les infirmiers ayant servi au moins trois ans
dans les hôpitaux de la colonie, les infirmiers militaires
libérés après trois ans de service à la section des infir-
miers indigènes, les militaires libérés, ayant fait le stage
hospitalier nécessaire et possédant le certificat hospi-
talier régimentaire et enfin les jeunes gens sortant des
écoles de la colonie et âgés de 16 ans au moins.
«
Les candidats, reçus à l'examen, seront attachés à
un médecin de l'assistance indigène de la colonie, qu'ils
assisteront nu dispensaire, aux consultations et aux
divers services hospitaliers indigènes, et sous la di-
rection duquel ils donneront des soins aux malades.
« Ils seront ainsi initiés progressivement aux pan-
sements et aux précautions antiseptiques qu'ils exigent,
à la réduction des luxations et des fractures ; aux di-
verses pratiques de la petite chirurgie ; aux soins cou-
rants à donner aux maladies les plus fréquentes dans le
pays et à la pratique de la vaccine.
«
Après deux années de service dans les conditions
que nous venons d'indiquer, les élèves, qui n'auront
pas de service antérieur dans les hôpitaux, compléte-
ront leur instruction professionnelle par un stage de
six mois dans l'hôpital principal de la colonie, puis,
après un examen subi avec succès, seront nommés
aides-médecins indigènes. »
Ce personnel vaudra ce que vaudront, non ses cer-
tificats, mais ses qualités de caractère. Or il est dou-
teux que, dans la colonie même, parmi les nègres et les
mulâtres, on puisse trouver les hommes qui convien-
nent. Pour faire plaisir au Conseil général du Sénégal,
si c'est nécessaire, on pourait affecter ses protégés à
une fonction tout aussi rémunératrice mais moins sé-
rieuse.
VIII. — ORGANISATION DE L'ENSEIGNEMENT

Le nègre n'a pas d'écriture. Il n'a donc pas d'ensei-


ment propre. Hormis quelques légendes sans significa-
tion et les généalogies plus ou moins exactes qui sont
transmises par les griots, témoins suspects, ses con-
naissances ne dépassent point les expériences et les
observations individuelles. C'est une des raisons qui
ralentissent l'évolution de la société noire : le même
effort est à recommencer pour chaque génération (1).
L'arabe a pénétré, il est vrai. Dans tous les centres
musulmans, il est enseigné ; mais comme un simple
devoir religieux, par des marabouts plus ou moins
lettrés, à des talibé plus ou moins dociles.
Toutefois, des conditions économiques nouvelles vont
susciter d'autres besoins. Le noir va ressentir les in-
quiétudes humaines du désir et de la recherche du
mieux. On peut l'aider à se former une âme.
Au Sénégal, ce sont les Missions qui fondèrent les
premières écoles, en 1819.
Faidherbe ouvrit une école laïque, et jusqu'en
1903, ce fut la seule. Elle réunissait une centaine
d'élèves.
Au Soudan, les écoles de Bakel, Kayes, Médine, Ba-
foulabé, Kita et Bamako furent créées par le colonel
Galliéni, qui a marqué ainsi dans toutes les colonies où
il a passé.
Jusqu'en 1903, à la Côte d'Ivoire, en Guinée fran-
çaise, il n'y a pas d'autre enseignement que celui des

(1) Certains Mandingues du nord de Libéria, les Vaï et les


Minianka, auraient imaginé depuis peu, paraît-il, un alpha-
bet et une écriture. Ils auraient même fondé une école en
1900. Comme ce fait est en contradiction avec tout ce que
mous savons de la mentalité nègre, il est bon de n'accepter
cette histoire d'explorateurs que sous bénéfice d'inventaire.
Missions ; au Soudan, il est mixte ; au Dahomey, il n'y
a encore qu'une école publique à Porto-Novo ; enfin, au
Sénégal, les écoles congréganistes ont 2.000 élèves.
C'est le 24 novembre 1903 seulement, par un arrêté
du gouverneur général, que l'enseignement public et
laïque a été définitivement organisé en Afrique occi-
dentale.
Dans son article premier, l'arrêté indique nettement
l'oeuvre à accomplir: « L'enseignement donné dans les
écoles créées ou à créer dans l'Afrique occidentale fran-
çaise comprend : 1° un enseignement primaire élémen-
taire ; 2° un enseignement professionnel ; 3° un ensei-
gnement primaire supérieur et commercial ; 4° une
école normale commune à toute l'Afrique occidentale
française qui assure le recrutement des instituteurs in-
digènes. »
On a prévu des écoles de villages, des écoles région-
nales, des écoles urbaines.
Les écoles devillages peuvent être dirigées par un insti-
tuteur indigène sortant de l'école normale de Saint-Louis.
Programme essentiel : langue française parlée ; acces-
soirement: lecture, écriture, calcul et système métrique,
leçon de choses portant de préférence sur l'agriculture,
arabe pour les musulmans.
Les écoles régionales, établies dans les chefs-lieux
des cercles et dans certains centres importants, sont diri-
gées par un instituteur français du cadre métropolitain.
Leur programme comporte : langue française, arabe
pour les musulmans, lecture, écriture, calcul et sys-
tème métrique, éléments de géométrie, dessin, notions
sommaires sur l'histoire moderne et contemporaine de
la France, étudiée dans ses rapports avec les divers
pays de la colonie, notions de sciences physiques et na-
turelles appliquées à l'hygiène, à l'agriculture et aux
industries locales. A chaque école régionale sont
annexées une section d'agriculture, et, parfois, une sec-
tion de travail manuel. La durée des études est de trois
années.
Le programme des écoles urbaines, instituées là où
il y a un élément européen ou assimilé suffisant, est le
même que celui des écoles primaires de la métropole.
Pour l'enseignement des filles on s'efforce de créer
un peu partout, à côté des écoles ordinaires où elles
apprennent la langue française, comme les garçons, des
écoles ménagères. On leur apprend le chant, la couture,
le blanchissage, le repassage, la coupe et l'assemblage,
la cuisine. Il importe de relever la condition de la
femme noire ; bête de somme chez les fétichistes, serve
encore chez les musulmans, habituée au travail, obligée
à la ruse défensive, très souvent elle est d'une intelli-
gence plus aiguisée que son indolent seigneur et maître.
L'école primaire supérieure commerciale de Saint-
Louis comprend trois sections : 1° commerciale ; 2° ad-
ministrative, préparant aux emplois coloniaux des tra-
vaux publics, douanes, postes et secrétaires généraux ;
3° études secondaires dont l'objet est de mettre les
élèves en mesure de suivre les classes supérieures des
lycées et collèges de la métropole. La durée des études
est de trois années.
L'école normale répond à une nécessité plus pres-
sante. Elle comprend deux divisions : la première pré-
pare aux fonctions d'instituteurs ; la deuxième, subdi-
visée en trois sections, assure le recrutement des
interprètes, cadis et chefs indigènes.
Le progamme est assez étendu : instruction morale
et civique, lecture, écriture, langue française et élé-
ments de littérature, langue arabe, grands faits de
l'histoire de France et relations de la France avec les
divers pays de la colonie, géographie de la France et
de ses colonies, particulièrement de l'Afrique occiden-
tale ; arithmétique et système métrique, géométrie élé-
mentaire, éléments de sciences physiques et naturelles,
étudiées au point de vue de leur application à l'hygiène
et à l'industrie, agriculture pratique, dessin, gymnas-
tique. Les sections reçoivent, en outre, un enseignement
spécial. Pour les interprètes, les principaux dialectes
parlés dans l'Afrique occidentale ; pour les cadis, le
droit musulman (rite malékite) et des notions de droit
français ; pour les fils de chefs, droit constitutionnel
français et notions sur l'organisation administrative de
la colonie ; pour les instituteurs, notions de pédagogie
élémentaire. La durée des études est de trois années.
Le budget général de l'instruction publique se mon-
tait, en 1906, à 1.252.000 francs.
Le Sénégal a 25 écoles de garçons, 5 écoles de filles,
avec 3.000 élèves et 96 instituteurs et institutrices ; la
Guinée, 15 écoles de garçons, une mixte, une école de
filles, avec 1.000 élèves, 20 instituteurs et institu-
trices ; la Côte d'Ivoire, 18 écoles de garçons avec
700 élèves et 20 instituteurs ; le Dahomey, 9 écoles de
garçons, 2 écoles mixtes avec 500 élèves, 15 institu-
teurs et institutrices ; le Haut Sénégal et Niger, 45 écoles
de garçons, une école mixte, 3 écoles de filles, avec
1.500 élèves, 50 instituteurs et institutrices ; enfin, la
Mauritanie, 3 écoles avec 100 élèves et 5 instituteurs.
Pour toute l'Afrique occidentale, il y a donc actuelle-
ment 128 écoles, groupant près de 8.000 élèves autour
de 210 instituteurs, dont 140 européens.
Avant la suppression des subventions: aux écoles pri-
vées, il y avait une cinquantaine de ces écoles, protes-
tantes et congréganistes. Il en subsiste encore 51, avec
2.800 élèves environ.
Quand on pénètre dans une de nos écoles, on est
frappé de l'attention, de la bonne tenue, de la docilité
des élèves. La plupart apprennent à parler et à lire en
quelques mois, à écrire assez bien en deux ans.
Là où il n'y a pas encore d'école, dans les terri-
toires militaires, c'est dans une case en banco indigène
que des sous-officiers font la classe.
C'est un bel effort, comme on voit ; mais il est per-
mis de penser que, sans plus de dépenses, il pourrait
être plus efficace. On sacrifie trop à l'enseignement de
luxe, aux résultats de parade. On paraît vouloir trop
faire pour quelques-uns, qu'on dévoie, on ne fait pas
assez pour tous. S'il y a 8.000 enfants qu'on instruit
avec soin, il y en a 800.000 qu'on néglige nécessaire-
ment. On pousse trop les uns, on ne s'occupe pas assez
des autres. Or c'est le niveau intellectuel général qu'il
y a à élever. Avec le système actuel, chaque élève re-
vient à 150 francs par an. C'est beaucoup trop.
Certes, on n'en est plus à ce dressage intensif, à cet
entraînement exclusif de la mémoire qui produisait des
sujets extraordinaires, paraissant savoir lire et écrire,
mais en réalité n'entendant rien aux signes qu'ils tra-
çaient, non plus qu'aux sons qu'ils émettaient, Nos in-
stituteurs, quand ils ne s'imaginent pas avoir d'autre
rôle que celui d'enseigner, s'appliquent à éveiller l'in-
telligence de leurs élèves.
Mais leur formation intellectuelle ne les prépare
nullement à une tâche aussi vivante que l'éducation
indigène. S'ils savent à peu près l'orthographe, cela ne
sert de rien ici. Par contre, ils ne peuvent concevoir
l'âme fétichiste. Disons-le, ce sont pour la plupart des
esprits absolus à qui manquent le sens critique et l'in-
telligence compréhensive. Ils manifestent trop de con-
fiance en ce qu'ils croient savoir, ils ne se doutent
point assez de la valeur de ce qu'ils ignorent. Ils ont
une propension fâcheuse à déduire l'universalité incon-
testable de quelques réalités provisoireset contingentes.
Ils ont une méconnaissance inquiétante de la vie et des
hommes, surtout à un autre point d'évolution que celui
où ils ont accoutumé de les envisager. Les idées qu'ils
se font des choses, encore que livresques, sont le plus
souvent fausses, violemment.
Avec cela, ils sont tenus à un programme déterminé
qui doit donner des résultats qu'on puisse exhiber
et noter dans les rapports d'inspection.
D'ailleurs, nous le savons, on réussit, assez bien à
inculquer des formules aux négrillons. On y réussit
même mieux qu'avec l'enfant blanc. On y réussit trop.
Mais c'est à l'emploi que la différence s'accuse, —
en
l'autre sens.
Le travail cérébral ne s'effectue que par les morts
qui sont en nous, le germe ne lève que dans l'humus
accumulé par les ancêtres, siècle à siècle.
L'enfant blanc, produit complexe d'une évolution
mentale séculaire, acquiert peu à peu la faculté d'uti-
liser les matériaux que lui a fournis l'instruction, il sait
les ordonner à ses fins, les adapter à sa logique de civi-
lisé.
Le noir ensevelit ces formules dans sa mémoire,
comme dans un sépulcre. Elles s'y dessèchent, tombent
en poussière et disparaissent sans laisser de trace. Par-
fois, un dressage intensif constant les conserve plus
longtemps, mais comme des momies, sans donner au
cerveau nègre la vertu de les combiner, de les animer,
de telle sorte qu'elles sont reflétées par la mémoire à
tout propos et hors de propos, sans ordre, ni raison,
ni logique.
Ce qui distingue le blanc du noir, ce n'est pas le
point de départ, presque identique, môme physique-
ment, c'est la puissance de développement.
Un moniteur noir exposait les mouvements de la terre
et du soleil. Il récitait une leçon, et très correctement.
Un inspecteur l'eût félicité. Mais on s'avisa de lui de-
mander s'il était bien sûr de ce qu'il disait. Il eut un
sourire : « Je sais que je dois enseigner cela ; mais,
quant à moi, je suis persuadé que c'est le soleil qui
court après la lune pour la manger. » Voilà l'assimilé.
Le noir ne peut que répéter. Tout ce qu'on lui en-
seigne est « affaire de blancs ». Si on lui dit comment se
produit la foudre, cela ne l'empêchera nullement de por-
ter des gris-gris pour s'en préserver. Les gris-gris sont
«
bons pour noirs » .Il garde son fétichisme, malgré notre
science, comme il l'a gardé, malgré le monothéisme
mahométan. On ne change pas une âme avec des mots.
La langue même ne s'enseigne pas comme nos assi-
milateurs imaginent qu'on l'enseigne. Elle exprime une
mentalité. La langue n'est pas un mécanisme vocal qui
se construit arbitrairement, c'est un organisme qui ne
vit que dans des conditions déterminées. Il y a trois
grandes espèces : monosyllabiques pour les jaunes,
agglutinantes pour les noirs, à flexion pour les blancs.
Cette série ne correspond pas exactement à la série men-
tale, puisque les jaunes sont incontestablement supé-
rieurs aux noirs ; elle comporte des exceptions, puisque
les Magyars, les Basques (eskuara) et les Finlandais
(suomi) ont des langues agglutinantes et que les Peulhs
ont une langue à flexion. Elle n'en caractérise pas moins
trois grands courants humains.
Nous pouvons enseigner aux noirs les mots concrets,
qui représentent les besoins ordinaires, les objets
usuels ; mais c'est là tout. Plus tard, au fur et à mesure
que les rapports se resserreront et se multiplieront, les
mots français se répandront ; mais la langue même, avec
sa syntaxe subtile, son génie, échappera toujours à
l'esprits des noirs. Les mots ne sont pas la langue.
Aux Antilles, avec les noirs, le pur français du
XVIIe siècle est devenu
un parler nègre, alors qu'au Ca-
nada, avec les blancs, il s'est à peine altéré.
Voici ce qu'écrivait à son directeur, simplement pour
solliciter un cadeau, un des meilleurs instituteurs-ad-
joints indigènes.

« Médine, le 3 février 1904.


»
Mon directeur,
«
Un homme qui, jusqu'à une époque bien fatale
pour lui, avait toujours marché dans le sentier de l'hon-
neur, s'est laissé égarer par les sophismes revêtus des
couleurs spécieuses de patriotisme et de bien public.
«
Circonvenu par des hommes qui l'ont mis en avant,
il s'est trouvé posé de manière à ne pouvoir reculer
qu'en rompant brusquement avec eux.
«
Par faiblesse, il n'a osé prendre ce parti qui l'eût
sauvé, et il s'est compromis d'une manière si grave, que
sa femme lui a écrit une lettre hier au soir au sujet de
sa nourriture.
«
Mon directeur et protection, je trouve qu'en me prê-
tant de l'argent ne fera pas encore mon affaire, car je
suis en train de construire une case et une cuisine
pour faire venir ma femme et mes deux enfants. Ce qui
fera plus mon affaire, c'est de me donner 4 pièces de
filature noire qui ne coûtent pas si cher comme vous le
croyez, et avec ces 4 pièces je trouverai le moyen d'avoir
la nourriture en question et arranger ma maison.
ALV BOYE, instituteur. »

Certes, l'intelligence du noir s'éclairera ; mais lente-


ment, par elle-même et dans son destin. Il en fut ainsi
pour toutes les races. L'instruction, l'éducation ne font
pas de miracle et ne créent rien de rien. Elles organisent
seulement, elles manifestent des possibilités.
Actuellement, l'âme noire est fétichiste : c'est dans
le fétichisme qu'il nous faut construire.
Nos écoles doivent donc être de pénétration, sans
plus. Elles n'ont qu'à propager des mots français, —
qui, tant bien que mal, établissent un contact. Mais il
faut que tous les enfants, sans exception, passent par
nos écoles, pour qu'ils puissent employer entre eux, par
esprit d'imitation, les mots appris, qui leur serviront
ensuite dans leurs rapports de plus en plus fréquents
avec nous.
Au contraire, si nous voulons pousser plus loin l'in-
struction — ne serait-ce que pour la langue — en la
réservant nécessairement pour quelques-uns, ceux-ci,
en retournant dans leurs villages, seront isolés et oublie-
ront vite. Un enfant européen n'apprend pas qu'à
l'école. Au dehors, tout ce qu'il voit, tout ce qu'il en-
tend lui répète ses leçons. Des expériences constantes
les confirment. Dans un village noir, rien de cela. L'en-
fant instruit n'éprouvera pas ses notions. Il n'aura
jamais l'occasion de les appliquer, ni la langue de s'en
servir.
Gardons-nous dé fabriquer quelques phénomènes
d'Exposition, qui seront des monstres pour leurs congé-
nères et des inutilités prétentieuses et onéreuses pour
nous. Il n'est pas besoin de beaucoup de mots pour
penser juste dans le cours ordinaire de l'existence, et il
n'est que trop certain — même en France que des no-

tions mal assimilées faussent irrémédiablement l'es-


prit.
Non seulement l'instruction ne doit pas outre-passer
les possibilités psychologiques d'une race, mais il lui
faut aussi s'en tenir à ce que sollicitent des besoins so-
ciaux nettement ressentis. Un enseignement de luxe
est un enseignement mort.
Dans beaucoup de cercles, le recrutement des élèves
se fait un peu comme une perception d'impôts : C'est
une obligation pour les villages d'envoyer un certain
nombre d'enfants à l'école. Contrainte bien inutile. On
oublie vite ce qu'on apprend dans ces conditions, mal-
gré soi et sans nécessité pressante. Dix ans après les
examens, que reste-t-il à nos forts en thème de tout leur
latin et leur grec ?
Ailleurs, il est vrai, la place manque aux écoles, et
il faut refuser des inscriptions. Il en est ainsi à Thiès,
paraît-il. Mais là nous sommes en territoire d'adminis-
tration directe, on a créé des besoins artificiels, et l'in-
stituteur de cette localité note ingénument que le désir
de savoir n'y est pour rien. Les parents disent: « Je
voudrais que mon garçon sût parler comme les mes-
sieurs pour qu'il pût gagner beaucoup d'argent après. »
Un seul a dit : « C'est bon d'ouvrir sa tête (1). »
Et notre instituteur ajoute ce commentaire : « Ils ne
comprennent pas le vrai rôle de l'école!... Il est à
craindre qu'ils ne se découragent après une déception.
L'école ne sera plus fréquentée que par ceux qui se
destinent à l'administration. Ceux qui n'obtiendront
pas de places seront des déclassés. »
C'est ce qu'il ne faut pas. Dans toutes les sociétés,
les déclassés sont dangereux, ce sont des ferments de
désordre. Il convient d'adapter l'école, d'une part à
la mentalité des élèves, d'autre part aux besoins so-
ciaux.
A des fétichistes, et les musulmans noirs sont féti-
chistes comme les autres, n'enseignons que ce qui peut
pénétrer des fétichistes. N'apprenons pas à être scribes
des jeunes garçons qui doivent être cultivateurs ou ou-
vriers.
En simplifiant la lâche, nous pourrons l'accomplir
mieux et faire passer dans nos écoles, sans beaucoup
plus de frais, la presque totalité des enfants, — ce qui
importe. Ainsi, nous n'en ferons pas des êtres pareils
à nous, ce qui est impossible ; mais nous établirons,
un contact moral qui les modifiera dans le sens de leur

(1) Cette honorable exception, on ne la rencontrerait peut-


être pas, sous notre régime de monopole universitaire, dans
un groupe équivalent de pères de familles français.
destinée ethnique, autant qu'ils peuvent l'être dès
maintenant. Nous n'avons rien de mieux à faire, comme
éducateurs, qu'à préparer la voie au Confucius nègre
qui doit venir.

IX. — L'ENSEIGNEMENT CORANIQUE

Pour 4 millions de musulmans plus ou moins fer-


vents, l'enseignement coranique libre est donné, dans
2.500 écoles, par 3.000 professeurs, serignes et mara-
bouts, à 35.000 élèves, non compris la Mauritanie.
Le Sénégal a 300 écoles, la Guinée 1.200, le Soudan
800, le Dahomey 160 et la Côte d'Ivoire 40.
Les chiffres seuls sont imposants : la réalité est plus
modeste.
J'ai visité une de ces écoles à Ségou, la plus impor-
tante de l'endroit. Dans une case obscure, d'une pro-
preté douteuse, une trentaine d'enfants, dont quelques
petites filles, étaient assis, sur le sol nu, autour du ma-
rabout. Celui-ci lisait une phrase, toujours la même.
Les enfants, tenant à la main la planchette (alloual), qui
leur sert de livre de lecture et de cahier d'écriture,
où était transcrite la phrase à l'étude, répétaient en
choeur. Quand la leçon est sue, on lave les planchettes,
et la leçon suivante est tracée au moyen d'un roseau
taillé et trempé dans une encre de suie délayée dans de
l'eau gommée. Voilà la méthode générale.
Dans ces écoles locales, où fréquentent presque tous
les petits musulmans, on n'apprend que des sons et
des signes. Ainsi, les sourates du Coran se récitent,
se lisent, se transcrivent parfois en arabe littéraire,
mais ne se traduisent ni ne s'expliquent. C'est un pur
exercice de mémoire et qui dure de cinq à dix années.
Les élèves sont externes. Suivant leur rang social,
les parents payent au marabout 30.000 à 130.000 cau¬
ris (25 à 125 francs), plus des cadeaux. Quelquefois,
tous les habitants du village travaillent un jour par
semaine sur ses lougans. Les enfants trop pauvres
mendient pour lui. Cheikou Ahmadou avait fixé la ré-
tribution scolaire à 300 cauris par izba, soit 30.000
cauris pour tout le Coran.
En Mauritanie, les élèves se groupent parfois autour
du maître et le suivent dans ses déplacements. Les
talibé restent toute leur vie dans une certaine dépen-
dance, à la fois spirituelle et temporelle, et doivent
l' « hadia » annuel.
L'enseignement complet du Coran est fixé uniformé-
ment à 300 francs, somme qui est versée par à-compte

au fur et à mesure que l'enfant avance dans l'instruction


du Livre. A la fin des études, des moqqadem font
passer des examens à la suite desquels un certificat
est délivré par le cheik qui a instruit les jeunes gens.
Certains cheiks ont jusqu'à 400 élèves et jouissent
d'une grande influence. Ils sont secondés par des moq-
qadem.
Dans un rapport récent, M. Mairot, inspecteur de
l'enseignement en Afrique occidentale, disait que,
d'après une statistique précise, dressée par l'adminis-
tration d'un cercle important de la vallée du Niger, il
résulte que, sur 1.000 élèves sortant des écoles, 700 ne
savent presque rien, 250 récitent une ou deux sou-
rates, savent lire et écrire l'arabe littéraire, mais ne le
comprennent pas, 40 récitent tout le Coran dans les
mêmes conditions, 10 seulement commencent à le tra-
duire en langue courante.D'ailleurs, sur cent marabouts,
à peine cinq en sont là
Au-dessus, il y a quelques écoles supérieures, sortes
de séminaires maraboutiques où l'on enseigne, avec le
Coran, la Sounna des Hadits du Prophète, la jurispru-
dence, la grammaire (Mahou), l'histoire ou la légende.
Les professeurs sont des talebs renommés, des ma-
rabouts influents, voire des chérifs (descendants de
Mahomet). Les élèves sont internes ; ils travaillent et
mendient pour leurs maîtres. De l'ancienne université
de Timbouctou, il subsiste trois écoles supérieures.
A côté de cet enseignement privé, réglementé
d'ailleurs par un arrêté du 15 juillet 1903, l'arabe est
enseigné à l'école normale de Saint-Louis. En outre, le
droit musulman est étudié à la section des cadis.
On veut faire plus. Déjà, le regretté Coppolani se
proposait de créer en Mauritanie une université arabe.
Cette médersa vient d'être édifiée à Saint-Louis.
À Djenné, qui lut jadis un centre de haute culture
musulmane, on vient de reconstruire l'ancienne mosquée
et de fonder une médersa. Elle compte déjà 30 élèves.
Des lettrés, choisis avec soin, y exposent toute la
science. Ils ont pour collaborateur un arabisant français
qui complète leurs leçons. Les marabouts éclairés qu'on
y formera propageront le Coran avec intelligence et la
langue française avec sympathie.
Mais n'y a-t-il point quelque danger à favoriser le
prosélytisme musulman? D'aucuns le penseront. C'est
méconnaître le large esprit de tolérance de l'islamisme,
et même sa volonté du progrès qui n'est pas qu'un vain
changement. N'est-ce pas un ministre ottoman, Fuad
Pacha, qui disait : « L'Islam est l'expression universelle
de toutes les vérités et de toutes les lumières, et, seul,
libre de toutes les entraves des mystères et des règles
infaillibles, il fait à ses adeptes un devoir sacre de
marcher avec le monde, de développer à l'infini toutes
leurs facultés intellectuelles, de chercher la lumière et
la science, non pas en Arabie, non pas seulement chez
les peuples musulmans, mais à l'étranger et jusqu'aux
extrémités de la terre. » Le Coran prescrit : « Dis :
Seigneur ! augmente ma science « (XX, 113).
Le fanatisme, parce qu'il est essentiellement un
monoïdéisme, est toujours dans l'ignorance, avec de la
bassesse d'âme souvent, du doute qui s'exaspère parfois
contre les raisons qui l'éveillent, ou simplement de
l'hypocrisie. Il s'exalte surtout par les vexations.
Au contraire, ce sont les marabouts éclairés, les con-
fréries pieuses qui sont favorables ou indifférents à notre
oeuvre en Afrique. C'est à eux que beaucoup de nos
explorateurs ont dû la vie et, ce qui avait encore plus de
prix pour eux, d'atteindre le but qu'ils s'étaient proposé.
Dans une remarquable étude sur l'Islam publiée,
en 1905, par la Revue politique et parlementaire,
M. Ernest Fallot va jusqu'à laisser entendre que la
farouche secte des Senoussis n'est peut-être pas d'un
fanatisme aussi irréductible qu'on l'a supposé jus-
qu'ici.
Et puis, nous ne disposons point des âmes. Nous
sommes en face d'une situation très nette. Les quatre
millions de musulmans qui sont nos protégés ne se
peuvent escamoter. Il faut compter avec eux. L'islamisme
se peut canaliser, — par exemple en favorisant les
Kadrya au détriment des Tidjania, il se peut purifier,

— non se biffer par un arrêté.
En Algérie, pour n'avoir pas toujours eu l'intelligence
de la situation, pour avoir tenté, plus ou moins fran-
chement, de comprimer les croyances qui n'étaient pas
les nôtres, pour nous être entêtés, en dépit de tous les
avertissements des faits, dans de chimériques propos
d'assimilation, nous ne sommes parvenus qu'à nourrir
le fanatisme, à susciter les rêves malsains du désespoir,
l'attente énervante, menaçante du Mahdi qui sera le
Maître de l'heure.
L'Islam n'est pas qu'une métaphysique, c'est une
religion complète, qui suffit à tout, en comprenant le
temporel et le spirituel. Le Coran règle toutes les dé-
marches de la vie individuelle et de la vie sociale.
«
L'islamisme, déclare Sarvas Pacha, a proclamé,
dès son début, avoir mission de fonder un système
législatif nouveau destiné à régir une. société nouvelle
et universelle. Il a promis, au nom de Dieu, de diriger
l'humanité par ses institutions de manière à lui procurer
le bonheur en ce monde et la félicité dans la vie future. »
Si c'était possible, on ne pourrait donc extirper com-
plètement l'islamisme chez les noirs que par une révo-
lution sociale.
La seule constitution sociale en Afrique occidentale
est celle des musulmans. Chez les fétichistes, il n'y a
encore que l'anarchie de la force individuelle, à peine
contenue par le chaos des coutumes transmises plus ou
moins exactement. Et c'est par là que se distinguent les
musulmans des fétichistes, bien plus que par l'intellec-
tualité et les croyances plus lentes à évoluer.
Insistons sur ceci, que le noir, quelle que soit l'atti-
tude qu'il affecte, reste de mentalité fétichiste. Il ne
saurait s'élever au monothéisme supérieur du Sémite.
Pour lui, tout est dans la formule, la fathia, les dikr, le
chapelet, le talisman, Le salam public est le tout de la
foi. C'est une manière de se distinguer, de marquer son
rang. Il se dit lui-même « sali tigui » (faiseur de salam)
et ce n'est, en effet, qu'un faiseur de salam. Il est peu
probable qu'il éprouve jamais une véritable émotion
religieuse.
La fortune prodigieuse de l'Islam est faite de ce qu'il
s'adapte aisément aux milieux divers et à toutes les races
moyennes et inférieures. Ainsi, il amène à Allah les
jaunes du Yun-Nam comme les noirs du Soudan. Et
qu'importe, après tout, si, par l'illusion de quelques
formules, les uns et les autres deviennent meilleurs.
Par le fait même qu'il s'imagine et se proclame supé-
rieur au fétichiste, le noir musulman s'astreint à quel-
que effort pour le manifester.
En tout cas, s'il n'est pas toujours exempt d'ivro-
gnerie, — il y a des accommodements même avec le
Livre, — il échappe le plus souvent à l'abrutissement
mortel de l'alcool.
Et, d'abord, il a une écriture, l'arabe ; il a un Code
écrit, auquel doivent se rapporter ses coutumes et se
vérifier les interprétations fantaisistes qu'en peuvent
faire les vieillards, par défaillance de mémoire, caprice,
passion ou intérêt. Sans doute, en fait, la femme noire
musulmane, assujettie au régime avilissant de la poly-
gamie aggravée de la captivité et du concubinat illimité,
n'est guère mieux traitée que la femme fétichiste ; mais
la loi lui reconnaît des droits, une ombre de person-
nalité ; elle peut divorcer en cas de mauvais traitements ;
elle n'est pas un bien meuble qui se transmet à la mort
du maître ; elle a une part d'héritage.
Ainsi pour le captif. Si le musulman lui fait sentir
plus durement son autorité et sa morgue, le captif doit
être affranchi dans de nombreux cas et il ne laisse point
d'avoir quelques droits définis ; il peut en appeler au
cadi.
C'est bien là quelque chose, la possibilité d'un pro-
grès plus considérable. Et c'est pour cela que nous
pouvons, sans arrière-pensée, favoriserl'Islam en Afrique
occidentale, — dans la mesure où il ne s'oppose point
à l'action plus profonde que nous avons commencée,
où il y concourt à sa manière.
Quand il s'y opposera, quand il aura épuisé toutes
ses conséquences en Afrique et qu'il deviendra un ob-
stacle, alors l'islamisme sera brisé. Il suffira pour cela,
comme l'a dit Renan « de le réduire à l'état de religion
libre et individuelle (1) ».

X. L'ENSEIGNEMENT PROFESSIONNEL

Dès qu'il s'est agi d'organiser notre empire africain,


on s'est occupé de l'enseignement professionnel. C'est
bien là, en effet, ce qui importe surtout.
L'école d'apprentissage manuel de Kayes fut créée le
4 août 1896, celle de Koulikoro le 1er janvier 1897. Mais
c'est encore l'arrêté du 24 novembre 1903, réorganisant
le service de l'enseignement, qui a donné l'impulsion
décisive.
«
Des écoles élémentaires professionnelles, dit cet
arrêté, sont constituées par les soins des différentes co-
lonies, dans les centres où existent des ateliers de l'in-
dustrie privée, de la colonie ou de l'État. Ces écoles ne
sont pas toutefois organisées en établissements distincts
dans ces centres ; elles constituent simplement une sec-
tion spéciale de l'école régionale. »
En outre, une école supérieure professionnelle com-

(1) De la part des peuples scymtiqucs dans l'histoire de la ci-


vilisation, p. 27.
mune à toutes les colonies est constituée à Dakar. Cette
école a pour but de former les maîtres ouvriers des dif-
férents corps de métiers. Elle est divisée en trois sec-
tions correspondant au travail du bois, du fer et de la
pierre.
L'enseignement « supérieur » qu'on y doit donner
comporte : 1° Une instruction primaire et une instruc-
tion technique ; 2° Une instruction pratique ou appren-
tissage fait dans un des ateliers de l'industrie privée ou
de l'Etat à Dakar. Les élèves sont boursiers, internes et
externes, pour trois ans. Il y en a une vingtaine.
Jusqu'ici, les résultats ne paraissent pas répondre
aux sacrifices consentis. N'est-ce pas une erreur d'avoir
ouvert un établissement « supérieur » d'enseignement
professionnel avant que les sections élémentaires aient
donné leurs résultats ?
Et l'on se demande aussi s'il est vraiment utile de
former des maîtres ouvriers noirs.
Qu'on utilise les militaires, comme le propose avec
d'excellentes raisons le général Liautey, ou qu'on fasse
venir des ouvriers civils de la métropole : mais il faut
que le noir soit dirigé, encadré par le blanc.
Ne forçons point les possibilités. N'allons point trop
vite. Nous nous réserverions des déceptions.
La production des artistes, entendons d'ouvriers ha-
biles et de goût, coûte énormément plus cher en Afrique
qu'en France.
Ce que nous avons à apprendre au noir, d'abord, ce
n'est pas à être un artiste en son métier, un maître ou-
vrier ; mais le maniement de nos outils, le travail or-
donné, assidu, la discipline qu'impose sa division,
la valeur du temps de l'homme. Et notre commerce,
notre industrie ont surtout besoin d'une nombreuse
main-d'oeuvre, un peu dégrossie, à bon marché, et
souple.
C'est donc l'enseignement professionnel « primaire »
qui nous intéresse.
Toutes les écoles régionales n'ont pas encore leur
section d'apprentissage. Et pour cause. On demande
beaucoup à l'instituteur. Ce Maître Jacques du jour ne
peut évidemment tout faire ni tout connaître. D'autant
que sa préparation est toute spéciale, et sans doute
trop spéciale. Au surplus, la spécialité où nous devons
penser qu'il excelle n'a pas son emploi aux colonies
africaines.
Il faudrait donc un personnel autre. C'est là un point
délicat. Nous heurtons une des plus solides supersti-
tions de la démocratie française, — qui en est plus que
riche.
Disons-le, néanmoins, un ouvrier de métier seul est
apte à montrer aux négrillons à manier des outils, et il
n'est pas incapable, en outre, de leur apprendre à parler
et, si besoin était, à lire et à écrire.
Les élèves des écoles régionales sont d'ailleurs trop
jeunes pour un apprentissage pratique.
Au Sénégal, presque toutes les grandes écoles ont
un atelier où s'exercent les élèves, comme ils peuvent,
sous l'oeil d'un instituteur dûment breveté, mais incom-
pétent.
Il a été créé à Dakar en octobre 1907, une école de
pupilles mécaniciens dans les ateliers de la marine. Il
y a 30 élèves. Les cours sont établis pour deux années.
L'enseignement professionnel comprend : la conduite,
l'entretien et la réparation des machines ; l'enseigne-
ment général comprend : les éléments de l'arithmétique
et de la géométrie pratiques.
L'école des fils de chefs de Kayes, où j'ai pu voir les
fils et les petits-fils de Samory, Moktar et Tiéba, a une
section professionnelle. Cette section était composée
alors, en 1906, de 8 apprentis maçons, 12 apprentis
mécaniciens, 8 apprentis menuisiers et 8 élèves télégra-
phistes. Cet enseignement est sérieux, car les profes-
seurs sont des soldats du génie. Les élèves travaillent
réellement, et l'on en lait des ouvriers utilisables. Mal-
heureusement, pas assez. Deux fils de Tiéba étaient
maçons, un fils de Moktar, télégraphiste. C'est là de la
bonne éducation coloniale. Il faut honorer le travail,
dans ces pays, l'anoblir.
C'est ce type d'école qu'il conviendrait de reproduire
dans tous les grands centres.
A Timbouctou fonctionne aussi une section profes-
sionnelle.
En Guinée, il y avait, à Conakry, l'école profes-
sionnelle, fondée en février 1904, à laquelle s'est sub-
stituée l'école d'apprentissage, fondée en 1907, pour
former des ouvriers et des moniteurs destinés aux sec-
tions professionnelles des écoles régionales ; celle de 1

Timbo, et les sections d'apprentissage des écoles de


Kindia, Kouroussa, Boké.
L'école de Timbo, dirigée par un ouvrier, compte
12 apprentis menuisiers, 8 apprentis forgerons. Ces
jeunes gens ont constitué un petit village, à proximité
de l'école, sous la surveillance d'un des leurs.
Les résultats sont bons, comme à Kayes. Il en sera
de même chaque fois que l'on ne visera pas trop haut
et que les professeurs seront des ouvriers de métier.
Mais on a eu le tort, à Timbo, de recruter les ap-
prentis dans la caste méprisée des baïlos (forgerons et
bijoutiers indigènes). C'est une faute grave, puisque
nous renforçons ainsi le préjugé esclavagiste, si en-
raciné dans ces régions, que le travail est servile,
ignoble. Certes, si nous nous adressons aux baïlos,
nous aurons un résultat apparent immédiat, une main-
d'oeuvre ; mais nous n'aurons fait que de la contre-édu-
cation. Nous tirons ainsi tout ce que nous pouvons de
l'état de choses présent, mais nous ne l'améliorons
pas ; nous fortifions au contraire les obstacles qui s'op-
posent au progrès social.
.
Certains instituteurs, qui ne doutent point de l'uni-
verselle compétence que leur confèrent leurs brevets,
ont tenté de donner un enseignement agricole.
A Thiès, par exemple, on a fait cultiver à une tren-
taine d'élèves un petit carré de jardin. Pour quelles fins
pratiques ? Les noirs sont d'assez bons cultivateurs. Ils
connaissent empiriquement les conditions de leur sol
et de leur climat. Ils n'ont pu que se moquer de la gau-
cherie et de la présomption de leur professeur, et cela
n'ajoute rien à notre prestige. Ainsi, on a dû aban-
donner la ferme-école qu'on avait installée à Bambey,
dans le Baol.
Le seul enseignement agricole pratique est celui que
donnent les agents de culture dans les écoles d'agricul-
ture spéciale de Koulikoro, Banlora et Bobo-Dioulasso.
L'école de Koulikoro a 50 élèves. A Banfora et à
Bobo-Dioulasso, on montre aux indigènes à recueillir
d'une manière rationnelle et prévoyante le latex des
lianes à caoutchouc et les procédés de repeuplement.
Un arrêté local du 26 mars 1907 institue des écoles
semblables dans les régions d'exploitation du caout-
chouc en Guinée.
C'est d'une utilité directe incontestable, le caout-
chouc étant une des richesses de nos colonies.
Mais l'enseignement professionnel n'est pas stric-
tement utilitaire.
Il ne se propose pas seulement de former une main-
d'oeuvre à bon compte, immédiatement utilisable : il
participe efficacement à l'oeuvre éducatrice qui est le
meilleur motif de l'action coloniale.
En effet, l'apprentissage d'un métier ne va pas sans
des leçons de choses qui instruisent des rapports les
plus simples. L'activité manuelle, surtout quand les
mouvements sont inaccoutumés, stimule te travail
mental de l'observation, la réflexion et l'attention. Sans
qu'il y paraisse, ainsi, l'horizon intellectuel s'élargit.
Et cette éducation par les faits est la plus efficace pour
des noirs fétichistes.
Ce n'est pas tout. La discipline du travail n'est-elle
pas le meilleur tonique de la volonté? Ses produits ne
sont-ils pas le meilleur argument contre les préjugés
esclavagistes ? Somme toute, le travail n'est méprisé, il
n'est servile que lorsqu'il est grossier et peu productif.
Manifestons ici les miracles de la machine, la puissance,
les bénéfices du travail organisé, et nous dissiperons
les préjugés, nous élèverons d'un degré l'humanité
noire.
Et c'est sans doute de cette éducation primaire que
nous verrons sourdre les grands développements ul-
térieurs de l'homme et de la société en Afrique, de
la société par l'homme plus laborieux et de l'homme par
la société mieux policée.
XI. — LES AGENTS

Pour l'action politique positive, on a préparé admi-


rablement le terrain, on a élaboré avec une sage mé-
thode un vaste programme de culture, on a constitué
un outillage administratif perfectionné ; mais il semble
que les laboureurs manquent à la tâche.
Quels ?
En Afrique occidentale, il n'y a pas place pour le
colon proprement dit. Notre rôle n'est que d'initiative,
d'impulsion, d'administration. Économiquement, c'est
celui qui incombe aux industriels et commerçants ; po-
litiquement, c'est celui qui revient aux fonctionnaires.
Le fonctionnarisme est le mal : nous le savons du
reste. Mais il l'est par la somme de ses abus, par ses dé-
viations ; il l'est lorsqu'il subordonne la fin aux moyens,
la fonction à l'agent : il serait absurde de dire que l'or-
ganisation des services publics est un mal et que les
agents de ces services sont des parasites.
Le nombre croissant de nos fonctionnaires, l'ob-
session du fonctionnarisme sont une des plaies vives de
notre société républicaine, il est vrai, mais c'est seu-
lement parce que le fonctionnarisme a perdu son ca-
ractère social, qu'il est devenu un privilège recherché
et un corps fermé, jaloux de ses prérogatives.
Ce n'est pas le nombre des fonctionnaires qui est un
mal, c'est le mauvais emploi de ceux-ci, l'inutilité
de la plupart d'entre eux. Les fonctions publiques, si
elles n'usurpent pas sur les activités privées par un
monopole abusif, comme celui de l'enseignement par
exemple, sont en rapport direct avec la complexité
sociale d'un État, c'est-à-dire avec sa civilisation. Plus
il y a de fonctionnaires occupés vraiment à un service
social, plus la prospérité d'un pays est grande, et sa
civilisation.
D'ailleurs, tout travail social est proprement une
fonction sociale. Et donc, dans une société ordonnée,
tout travailleur devient un fonctionnaire, — ce qui lui
confère, non pas des droits personnels, mais des devoirs
envers la société.
Le symptôme le plus grave de la maladie du fonc-
tionnarisme actuel, c'est précisément la méconnaissance
de ces devoirs impérieux, laquelle n'entraîne rien
moins qu'à la dissolution même du fonctionnarisme.
Le fonctionnaire est un travailleur administratif incor-
poré vraiment à la société et dont l'intérêt professionnel
ne peut jamais s'opposer à l'intérêt général : le progrès
n'est pas de le ramener à l'individualisme anarchique
des travailleurs d'industrie ; mais d'élever ceux-ci à la
discipline sociale des activités convergentes.
Le nombre des fonctionnaires ne signifie rien de
mauvais par lui-même, c'est le nombre des sinécuristes
qui est grave, et plus encore peut-être l'emploi à
contre-sens, inutile, nuisible même.
Si le nombre de nos fonctionnaires coloniaux s'est
considérablement accru depuis vingt ans, il est juste
de tenir compte de l'extension de notre empire colonial
et de la complication de la besogne administrative des
colonies.
Il n'en existe pas moins un gaspillage de forces et
d'argent. Ainsi, cependant que les cadres du personnel
comportent 24 gouverneurs et 12 secrétaires généraux,
il y avait dernièrement 37 gouverneurs et 22 secrétaires
généraux. A cela, aucune raison solide. Au contraire,
on pourrait doubler, tripler, voire décupler le nombre
de nos administrateurs coloniaux — si on prenait
ceux qui conviennent et si on leur permettait d'agir —
pour le plus grand bien de notre oeuvre coloniale.
Nos colonies manquent plutôt de personnel utile, si
on les accable de personnel d'apparat.
En Afrique occidentale, la pénurie est certaine.
Pour administrer cet immense empire, il y a en tout
1.200 fonctionnaires, soit un pour 10.000, et un pour
trois Européens, alors que l'Indo-Chine, qui ne compte
qu'un quart de plus d'habitants, sur une superficie bien
moindre, en a 3.200, sans compter de nombreux man-
darins. Rappelons qu'en France il y en a 15 pour 1.000
et 300 pour 1.000 contribuables patentés.
Le Mossi, avec une superficie de 70.000 kilomètres
carrés équivalent à dix départements français, avec 6.000
villages, près de deux millions d'habitants, est admi-
nistré par dix Européens.
Dans un des cercles de la Guinée, un jour on dut re-
mettre l'administration à un sous-brigadier des douanes,
par suite de la maladie du commis qui commandait.
A la Côte d'Ivoire, la gestion de vastes régions est
confiée à de jeunes commis des affaires indigènes.
Le personnel n'est pas suffisant par la quantité, l'est-
il par la qualité?
En 1687, dans un rapport au marquis de Seignelay,
il était dit : Il faudrait avoir des directeurs de bonne
foi et entendus dans le commerce, avec de bons commis
pour aller en traite, auxquels il faut donner de bons
appointements afin de les obliger à servir fidèlement
la Compagnie ; et nous voulons y envoyer des coupeurs
de bourses et gueux que l'on prend à Bicêtre et à la
Salpêtrière, sous prétexte qu'ils ne coûtent rien et qui
coûtent plus à la lin que de bons commis. Ils sont si
remplis de pous et de gale qu'ils crèvent au bout de
trois ou quatre mois faute d'habits et de linge, meurent
le plus souvent dans la traversée et donnent, par leurs
maladies et infections, dans les bateaux, des maladies
aux matelots et soldats, ce qui rebute fort ceux-ci de
s'embarquer, à moins d'avoir de grands salaires ».
Il n'en est plus de même, hâtons-nous de le dire.
Dans son ensemble, le personnel colonial est probe,
instruit, intelligent. A cet égard, il s'est beaucoup amé-
lioré depuis quelques années, au fur et à mesure qu'on
assurait la sécurité et l'assainissement, et aussi que
les carrières métropolitaines s'encombraient.
Nos administrateurs coloniaux sont des fonctionnaires
qui valent les rédacteurs et chefs de bureaux des mi-
nistères.
Mais ce qui peut être bon dans un ministère, où
tout est réglé, prévu, spécialisé, paperassé, ne l'est pas
dans la brousse où tout est à créer, où l'imprévu est de
tous les jours.
Ici, il faut de l'initiative, de l'humanité compréhen-
sive, de la vie, de la foi en ce qu'on fait, — de l'éner-
gie, du caractère. Or nos fonctionnaires n'ont que de
la ponctualité, une discipline faite de pusillanimité,
avec une inclination par trop prononcée au moindre
effort, l'horreur de toute responsabilité, l'obsession de
l'avancement.
On a pu dire : « Le rôle d'un fonctionnaire : 1° Ne
rien faire ; 2° Empêcher de faire ; 3° Inventer des rai-
sons pour ne rien faire et pour empêcher de faire. Ce
travail demande une certaine intelligence et beaucoup
d'ingéniosité. Le vrai fonctionnaire pousse jusqu'au
génie l'art de tout enrayer. »
Et cela nous donne parfois le « désoeuvrementagité »,
pire encore que la torpeur indifférente. Le souci de
l'avancement ne peut qu'y pousser.
En agissant, on risque de se faire réprimander ; en ne
bougeant pas, on ne risque rien. On montera régulière-
ment chaque degré hiérarchique, à des dates prévues
d'avance. Et toutes les réformes qu'on a conçues,
toutes celles que réclament les associations de fonction-
naires, consistent à rendre plus rigoureuses ces règles
et plus automatiques ces mouvements.
Ceux qui vont aux colonies ne sont pas ceux qui
croient y faire oeuvre utile — nulle part il n'y a peut-
être autant d'anticoloniaux, — ce ne sont même pas
ceux qui comptent sur leur énergie pour se faire leur
place; mais seulement les gratte-papier qui ont trouvé
tous les ronds-de-cuir de la métropole occupés. Ce ne
sont que des fonctionnaires, — ni pires, ni meilleurs.
Et quand nous disons « fonctionnaires », nous pensons
aux défauts qui les distinguent présentement, non aux
qualités que devraient avoir les travailleurs adminis-
tratifs. Ce qui n'est malheureusement que trop exact
aujourd'hui n'est pas inhérent à la fonction et doit
même cesser promptement d'être, si nous voulons
que l'État républicain subsiste ; car on ne vit que dans
l'ordre et par l'action.
Ce sont des hommes qu'il faut aux colonies.
Y répéter nos manies administratives, la complication
de nos rouages, gratifier les noirs, voire les jaunes,
de nos scribes, de nos magistrats et de nos instituteurs,
c'est le plus absurde des non-sens.
Un bachelier est nommé commis de 2° classe;
un licencié, adjoint de 2° classe : on ne voit pas en quoi
ces diplômes confèrent les vertus d'un pionnier de la
civilisation dans la brousse africaine. Des diplômes :
A Lilliput, il fallait danser sur la corde, — et ce n'était
pas plus ridicule.
C'est notre mandarinat universitaire qui le veut
ainsi, — un mandarinat qui n'a pas le contrepoids de
la responsabilité, comme en Chine, qui n'est que pour
le mandarin.
L'Université veut se donner l'illusion de la vie
dans le sépulcre du monopole ; et pour attirer les étu-
diants, elle leur dispense généreusement des titres à
être budgétivores à perpétuité.
Un jeune bachelier est promu commis de 2° classe des
affaires indigènes, il ignore tout de la vie et de l'action,
— ce ne sont pas ses manuels qui ont pu l'instruire des
réalités : ils ne servent qu'à préparer aux examens, et —

le voilà qui va exercer une magistrature quasi absolue


dans un coin reculé de la Côte d'Ivoire. Qu'il perçoive
les impôts !
Si c'est là diminuer l'action coloniale, ce pourrait
être tout de même une manière de policer des hordes
d'anthropophages ; mais ce n'est pas à un écolier qu'on
peut confier une telle mission. A cet âge, surtout dans
la bourgeoisie, le caractère n'est pas formé. S'il a
quelque tempérament, notre commis devient une fa-
çon de Saint-Just ou de Toqué ; s'il est déjà amolli
par son éducation, ce qui est le plus souvent, il achève
de s'abrutir dans la paresse ou la débauche.
Ce n'est pas là un cas exceptionnel. La fonction étant
faite pour le fonctionnaire, c'est dans les postes les plus
périlleux, les plus isolés, les plus difficiles qu'on met
les débutants. C'est aux administrateurs vieillis sous
le harnais, qui, somme toute, ne sont pas sans avoir
acquis quelque expérience, que sont réservés les cer-
cles importants mais faciles, avec un nombreux per-
sonnel, où la surveillance s'exerce naturellement.
Le contraire conviendrait. Ce ne sont pas les « titres
acquis » qui importent, il n'y a pas de titres acquis
contre l'intérêt supérieur de la fonction.
M. X..., qui avait donné des preuves publiques de
son énergie, de son intelligence et de sa conscience,
résolut un jour d'employer à l'action coloniale des qua-
lités qui paraissent, en ces temps d'incohérence, démo-
nétisées dans la métropole. Il ne tenait nullement a être
fonctionnaire. Il voulait être utile à une oeuvre qu'il
jugeait belle. Avec l'appui d'hommespolitiques influents,
il obtint d'être admis au litre de charge de mission
dans un de nos Gouvernements généraux.
Il partit plein d'ardeur, heureux de servir le pays, de
coopérer à une oeuvre organique.
Dès son arrivée, il lui fallut déchanter. Ce n'était pas
pour sa personnalité et la force qu'il pouvait être, ni
pour l'employer, qu'on l'avait accepté, mais uniment
pour complaire aux probables ministres qui l'avaient
«
pistonne ».
Il eut de la patience. Il attendit plusieurs mois, en
étudiant toutes les questions spéciales à cette colonie,
espérant encore qu'il aurait l'occasion de les utiliser.
A la fin, las de se voir oublier dans un bureau, un peu
honteux de toucher les appointements élevés qu'il ne
gagnait pas par un travail effectif, il offrit sa démission.
Contre son attente, au lieu d'accepter cette démission,
dûment motivée, on fit mine de vouloir utiliser sa
bonne volonté en lui confiant une mission. Il devait
préparer ainsi une étude générale des moeurs et cou-
tumes des indigènes. Ce n'était pas là tout ce qui eût
pu satisfaire son besoin d'agir ; mais c'était quelque
chose. Sa pensée était formée de longue date pour de
telles recherches. Après une pénible exploration de
quelques mois, il revint avec des notes et documents
qui devaient être soumis à l'un de nos sociologues les
plus normaliens et servir à dresser de concert le plan
d'une vaste enquête qu'ensuite M. X. eût poursuiviesur
place. Mais un sociologue de Sorbonne n'accepte de
sociologie que celle qui est paraphée par la Faculté,
d'autant plus qu'un normalien a des camarades, un
maître qui vise à être chef d'école, des disciples, — et
ce sont là, on l'entend bien, des considérations qui ont
plus de poids que l'action coloniale. Bref, l'éminent
sociologue — sans avoir accepté d'entrevue, ni examiné
le travail commencé — substitua à M. X... quelqu'un de
son goût. Et comme les agrégés ont une santé précieuse,
celui-ci ne quittera pas les boulevards et mènera son
enquête à la Bibliothèque nationale.
M. X... vit là surtout un moyen d'obtenir ce qu'il
désirait vraiment : agir directement, avoir une région à
administrer, toute une population à élever humaine-
ment. Il s'y fût donné corps et âme.
Mais cela n'était pas possible, et c'est à croire que,
sous notre régime, il n'y a de possible que ce qui est
nuisible. Il faut être fonctionnaire, avoir suivi la filière,
et non nécessairement coloniale, mais bureaucratique.
Un rédacteur du Ministère des Beaux-Arts peut permu-
ter avec un administrateur, — ce qui est une garantie
pour les villages nègres comme pour les musées, pa-
raît-il ; mais un homme d'action qui a étudié à fond les
questions coloniales, qui a des idées générales et du bon
sens, qui sait le maniement des hommes, celui-là ne
peut avoir sa place aux colonies. Il léserait des « droits
acquis ».
Néanmoins, il y a, comme par hasard, dans le texte
si serré de l'organisation de l'administration coloniale,
une petite porte facile qui permet de faire passer les
attachés de cabinet, parents, fils d'électeurs influents
ou de commanditaires électoraux : le Secrétariat géné-
ral. Bar cette porte, on vit glisser, ces derniers temps,
des princes républicains de moins de trente ans, sans
autre titre que ceux qui viennent d'être dits. M. X...
crut qu'elle pouvait s'entr'ouvrir pour lui. Mais comme
les politiciens qui se disaient ses amis n'y avaient au-
cun intérêt, ils se refusèrent vertueusement à ce favo-
ritisme scandaleux, et M. X... en fut pour sa démarche
intempestive. Il ne lui restait que la sinécure dont les
appointements n'étaient guère inférieurs à ceux de la
fonction active qu'il avait sollicitée. Il donna sa démission.
Taine avait raison de dire que l'impuissance organi-
que de notre système à placer l'homme qui convient
dans la place qui convient et l'irresponsabilité érigée
en loi générale feront toujours échec aux entreprises
positives qu'on tentera dans notre pays.
Nous n'ignorons point qu'il ne dépend pas de nos
gouverneurs des colonies de changer le système. Ils
sont pris entre les sollicitations pressantes, sinon les
ordres, des hommes d'influence, financiers, politiques
ou journalistes, et les plaintes de leurs subordonnés,
qui n'ont pas attendu les anarchiques syndicats de
fonctionnaires pour user des associations occultes.
Et ils se défendent comme ils peuvent avec les textes
qui définissent les conditions d'admission aux emplois
coloniaux.
Le fonctionnaire est par nature un « persécuté ».
Comme il s'est concédé tous les droits, hormis celui de
faire son devoir, — le seul que puisse revendiquer
raisonnablement un serviteur social, — il se trouve
qu'il en a toujours quelqu'un de lésé.
Le gouverneur est contraint de donner satisfaction à
ces plaintes, si elles sont transmises sur un papier à
en-tête de la Chambre, du Sénat ou d'un Ministère, si
elles ont fait l'objet d'une note comminatoire parue
dans un journal, ou si elles ont été mises à l'ordre du
jour d'une « tenue » de loge, etc. Ainsi, il doit subir,
parfois, auprès de lui, un subordonné hostile, et l'on a
pu voir des petits commis tenir tête à leurs gouverneurs
et s'imposer à eux, après les avoir indignement diffamés
dans quelque feuille démagogique. On ne peut s'en
débarrasser qu'en les faisant « avancer », et c'est ce
qu'on s'empresse de faire. Mais c'est une prime à
l'insubordination.
Les syndicats de fonctionnaires pousseront encore à
cette anarchie de lâchetés. Qu'on y réfléchisse.
Le prétexte de ces associations, nous le connaissons :
népotisme et favoritisme. Il n'est pas illusoire sans
doute. Mais le remède est pire que le mal.
Il importe peu à la société française qu'un gratte-
papier croupisse dans les emplois inférieurs ; il importe
beaucoup, au contraire, qu'un homme de valeur puisse
donner sa mesure sans passer par l'avachissante filière.
Le favoritisme, après tout, n'a pas de parti pris là-
dessus, il n'exclue pas nécessairement les intelligences.
Tout au plus peut-on lui reprocher de s'exercer trop
fréquemment en faveur des fruits secs, mais il ne fait
alors que ce qu'aurait fait certainement l'avancement
automatique. Un seul homme d'énergie peut galvaniser
des nullités, secouer des inerties ; et c'est cette chance
que nous enlèvent les syndicats de fonctionnaires.
Et au nom de quoi ? Les « droits acquis » ? Quels
droits ? Pourquoi celui qui nous fait la grâce d'émarger
au budget national aurait-il des droits spéciaux que n'ont
pas l'ouvrier, le commerçant, l'industriel, l'artiste, etc. ?
Dans toutes les professions on n'obtient que par ce
qu'on donne, et même pas toujours : seul le fonction-
naire serait dispensé du devoir, de la responsabilité,
de la concurrence des mérites et des activités ! C'est
trop manifester que les fonctions de l'État se peuvent
passer de la force, de l'activité, de la compétence et de
l'intelligence. Et ce n'est pas un argument en faveur
du majorat des bacheliers.
Nous découvronslà un état d'esprit des plus dangereux,
contre lequel on peut réagir en maintenant que ceux
qui assument la charge lourde de diriger les grands
services sociaux, en ayant toute la responsabilité, ont
le pouvoir, et le devoir, de révoquer les agents insuf-
fisants, de placer chacun où il peut être le plus utile, à
l'emploi où il est le plus apte, de rétrograder au besoin
ceux qui ne donnent pas ce qu'on attend d'eux, de
stimuler chacun de leurs subordonnés par l'émulation
et la vie, — car le fonctionnaire est fait pour la fonction.
La responsabilité veut l'initiative et la liberté (1).
(1)Dans le Mercure de France, M. Henri Mazel a préconisé
de séparer, pour l'armée, la solde du grade. La solde aug-
menterait automatiquement, le grade serait sélecté. Cette
vue est ingénieuse. Elle sauvegarde la fonction et donne
quelque satisfaction aux prétentions du fonctionnaire. Nous
Nous savons bien qu'en l'état actuel des choses ce
système ne serait pas sans donner lieu à quelques abus.
Il n'y faudra rien moins qu'une révolution d'ordre.
En Chine, toutes les carrières sont ouvertes au talent,
si l'on veut bien admettre que le concours classe les
aptitudes. Mais les titres ne sont pas définitifs. Les
fonctionnaires sont responsables. Ce sentiment de la
responsabilité est même poussé si loin qu'un préfet
peut être, non seulement révoqué, mais frappé de
quelque peine en cas d'épidémie, de sécheresse, de
famine, etc... Et ce n'est pas si absurde. Le degré de
responsabilité encouru dans ces circonstances est,
somme toute, déterminé par l'opinion publique des
administrés, et cela fait de vrais serviteurs de la

chose publique, obligeants, modestes, polis et vigilants.
Nous réclamons le mandarinat si l'on y tient
— —
comme en Chine.
Sans doute, par l'exigence des diplômes, on cherche
bien moins à déterminer les capacités qu'à défendre
l'accès des emplois publics, à réduire autant que faire
se peut le nombre des candidats. Mais, encore une
fois, c'est que ces emplois, par les droits perpétuels
qu'ils attribuent à leurs bénéficiaires, constituent un
vrai privilège. Eh bien ! qu'on supprime ces majorats
de classe, que les fonctions d'État soient un métier
comme les fonctions sociales, soumis aux risques et
aux responsabilités communs ; qu'on déchaîne la con-
ne voyons aucun inconvénient à ce que des supérieurs aient
des traitements plus faibles que leurs subordonnés ; mais
nous ne voyons pas non plus l'avantage social de cet excès
de précaution pour soustraire quand même les employés
d'État à la loi commune. C'est troubler la répartition natu-
relle des fonctions, conséquemment, sous notre régime élec-
toral, c'est inciter l'État à multiplier sans raison les places
pour satisfaire un plus grand nombre d'électeurs, qui le har-
cèleront d'autant plus que les avantages du fonctionnarisme
sont mieux assurés; surtout, c'est attirer parmi cette multi-
tude, toujours grossissante, de quémandeurs tous ceux qui
comptent bien plus sur le temps pour « avancer »,ne serait-
ce qu'en émoluments, que sur leur valeur propre et leur
énergie, — et donc abaisser de plus en plus le niveau moral
et intellectuel des serviteurs de l'État.
currence des activités, — et l'on n'aura plus besoin
d'avoir recours à ces expédients, l'équilibre des
«
vocations » se rétablira.
Au fond, ce n'est là, pour la bourgeoisie détentrice
du pouvoir, qu'un moyen de réserver les prébendes à
ses fils. Mais il est bien surprenant que le peuple — si
facile à duper qu'il soit — n'ait pas encore réclamé sa
juste part à la curée. Ce serait dans la logique du temps.
Nous signalons aux politiciens ce nouvel article pour les
futurs programmes électoraux : Le fonctionnarisme pour
tous les électeurs, les sportules pour tous les clients.
«
Plus d'intrus », disent nos fonctionnaires syndiqués,
trop pressés de défendre leurs majorats. Plus de privi-
lège de classe, leur répondra-t-on judicieusement.
Si tout le monde passait par les fonctions, à tout le
moins subalternes, d'administration, dont l'usage des
«
permutations » et de l'avancement automatique nous
apprend qu'aucune connaissance spéciale n'est indis-
pensable, chacun se rendrait compte du jeu du grand
mécanisme politique, de la complexité de ses rouages,
de l'harmonie de son ensemble. Moins d'électeurs se-
raient enclins aux utopies simplistes. Ne serait-ce pas
la meilleure éducation civique? Après deux années de
service militaire, comme compensation, le jeune Français
aurait « droit » — nous n'en sommes plus à un « droit »
près — de participer au travail administratif à la place
que ses aptitudes désigneraient. D'ailleurs, dans tous
ces emplois, le travail devrait être effectif et les appoin-
tements égaux.
Qu'on nous pardonne tant de digressions. A la ré-
flexion, elles ne sont pas si fantaisistes qu'il y paraît. Il
convient de dénoncer la maladie fonctionnariste, sur-
tout dans un ouvrage consacré à nos colonies, où il n'y
a pas de rouages préétablis, où il n'y a pas de tradi-
tions régulatrices, où rien ne se peut faire que par les
hommes.
L'action coloniale ne vaudra, quels que soient les
principes auxquels on s'en réfère et les forces brutes
mises en jeu, que par les hommes.
Que M. Badin reste en France, s'il y est décoratif et
si l'étranger nous l'envie. Un employé de ministère
n'a pas à penser et à agir, puisque tel est notre méca-
nisme administratif : son directeur décide. Il est
auprès.
Mais M. Badin n'est pas un article d'exportation. Un
administrateur colonial peut se trouver très loin de
son chef hiérarchique, sans ligne télégraphique, ou
avec une ligne souvent interrompue. Ici, il faut faire
de soi-même, en toutes occurrences, sans craindre les
«
affaires » —
affres de M. Badin. Et cela est pos-
sible, si l'administrateur est actif, imbu de sa mission,
s'il n'est pas là comme en exil, pour des appointements
ou l'avancement, mais pour sa joie de participer à un
grand effort d'humanité.
Certes, la carrière coloniale est rude. A la longue,
elle est débilitante, monotone.
Mais est-il bien nécessaire — sauf exceptions — qu'il
y ait une carrière coloniale ? Nous ne le croyons pas.
On peut étendre aux autres services ce qu'on a insti-
tué pour le service médical indigène, l'engagement
pour cinq ans seulement.
Pourquoi pas ? Bien de plus démocratique. C'est
l'accession de tous aux fonctions, si nous n'exigeons
plus des hommes que l'oeuvre coloniale sollicite vrai-
ment des brevets qui n'ont aucun rapport avec ce qu'ils
ont à faire. Si ces peaux d'âne signifient quelque chose,
comme celles de magistrats, médecins, instituteurs, nous
avons vu que, pour les colonies, elles sont inutiles et
attestent plutôt des dispositions morales contraires à
l'action coloniale.
Aux colonies, il faut des aptitudes générales bien
plus que des compétences spéciales.
Trois infirmiers feraient plus qu'un seul médecin, et
ils seraient suffisants pour la besogne la plus pressante
de défense sanitaire et de soins urgents.
Un ouvrier ingénieux, d'un bon sens éprouvé par
la vie, instruirait mieux les noirs de ce qu'ils peuvent
assimiler de nos connaissances pratiques qu'un norma-
lien primaire, pédant et rétréci, incompréhensif et ma-
ladroit, — sectaire par surcroît.
Enfin, un homme du peuple, d'énergie, de bonne
volonté et d'intelligence vive, serait plus apte, sans
doute, à comprendre l'âme fétichiste et à s'en faire en-
tendre qu'un licencié ès-lettres ou un docteur en droit.
Aux colonies, administrer, c'est d'abord sympathiser.
Ce personnel nouveau pourra d'ailleurs être préparé
à sa tâche, tout aussi bien que les élèves de notre
École coloniale, sinon mieux, dans des cours du soir
coloniaux. Une université populaire coloniale serait à
créer. Elle aiderait d'abord à former une opinion pu-
blique éclairée et sympathique. Elle susciterait en peu
de temps une élite de colonisateurs.
On ne tient pas assez de compte du besoin d'activité
sociale désintéressée qu'il y a dans le peuple. C'est là
une force qu'on n'utilise pas assez et qui par là dévie
et devient nocive.
L'homme du peuple, surtout l'ouvrier des villes, a
des défauts intellectuels graves. Par excès d'idéalisme,
il va volontiers aux chimères. Mais la chimère n'est
possible que dans le rêve, dans la passivité sociale.
Qu'on charge le plus exalté de nos anarchistes des fau-
bourgs d'une direction quelconque, et son bon sens na-
tif reprendra immédiatement le dessus. Il « phrasera »
peut-être encore en énergumène, mais il agira en homme
social. Toutes les expériences déjà faites se grouperont,
disciplineront sa pensée et ordonneront ses actes. Il n'y a
pas plus empirique ni traditionnel que l'homme du
peuple qui assume une responsabilité.
Les révolutionnaires lettrés sont autrement dange-
reux. Leur chimère n'a aucun contrepoids, elle ne fait
que se nourrir par les livres et l'abus d'une logique
abstraite. Par là, elle est définitive. Le peuple, lui, ne
refuse pas de se redresser par l'expérience. Son exis-
tence difficile, mais vraie, aux prises avec des obstacles
concrets, l'y a accoutumé. Aux colonies, un bachelier
peut rester anarchiste ; un ouvrier ou un paysan,
non. Et c'est une raison de plus de faire une place à
ceux-ci dans l'action coloniale. Bien entendu, on main-
tiendrait encore quelques fonctionnaires de carrière
pour les besognes bureaucratiques du Gouvernement
et du Secrétariat général, comptabilité, contrôle, etc. ;
mais il conviendrait de réduire considérablement cette
paperasserie. Quant à la haute direction, elle revient
à la haute capacité, au caractère, qui ne sont pas des
carrières.
On nous objectera peut-être qu'en un séjour de cinq
années, même après une préparation aux cours du soir
coloniaux, il ne sera pas possible d'acquérir une com-
pétence administrative sérieuse et de bien connaître
les êtres et les choses qu'au terme du séjour.
Il est vrai. Et c'est là un inconvénient assez grave.
Mais il est compensé par bien des avantages, dont celui
d'avoir des administrateurs vigoureux, non énervés par
des séjours prolongés, sans soudanite, ayant conservé
un lien moral avec la civilisation.
Et d'abord, le système actuel ne donne guère plus à
cet égard. Combien de nos fonctionnaires restent cinq
années dans la même région, — peut-être en est-il
même qui, dans toute leur carrière, n'ont pas, au total,
cinq années de séjour colonial.
Au surplus, les diplômes exigés et le jeu des « per-
mutations » montrent assez, ce semble, que cette car-
rière, en général, n'exige pas des compétences si pré-
cises.
La publication de recueils spéciaux et généraux se-
rait précieuse à cet égard. Dès leur arrivée, les admi-
nistrateurs y trouveraient des clartés de tout, tant sur
l'ensemble des questions coloniales qu'en ce qui con-
cernerait particulièrement la région et les indigènes
qu'ils auraient à organiser et discipliner. Aujourd'hui,
il semble plutôt qu'on se défie de les éclairer là-dessus.
Chaque administrateur serait un collaborateur de ces
recueils. Il y consignerait ses observations et ses expé-
riences, qui s'ajouteraient à celles de ses prédéces-
seurs.
On ne saurait trop y insister : Le pire des dangers
pour nos colonies et nos coloniaux, c'est l'alcoolisme ;
et la principale cause de l'alcoolisme colonial, c'est
l'ennui, le désoeuvrement.Le travail, c'est le salut. Donc,
plus de sinécures. Que tout le monde travaille et s'in¬
téresse à sa lâche. Et pour s'y intéresser, il la faut
comprendre, savoir comment elle se relie à l'oeuvre gé-
nérale, connaître son importance, constater son effica-
cité.
On va prétendre que notre personnel populaire sera
inapte à collaborer à de telles enquêtes. C'est une
erreur. Pour comprendre la vie des pleuplades infé-
rieures de l'Afrique, par exemple, il faut se dégager
avant tout de l'érudition universitaire. Un homme vrai,
avec son fonds naturel et son coeur, pénétrera mieux
l'âme simple d'un sauvage qu'un pédant avec ses livres.
Dans toutes les colonies que j'ai parcourues, je n'ai
rencontré qu'une personne qui se fût faite des idées
générales sur la colonie qu'elle habitait et la colonisation :
c'est un ouvrier mécanicien de Lang-Son ; et qu'une
seule aussi qui occupât ses loisirs à des recherches
scientifiques désintéressées (archéologie préhistorique
de Dakar) : c'est un ouvrier typographe de l'imprimerie
de Gorée. « Une meilleure appréciation de notre société
apprendra au peuple que, malgré l'orgueil de nos lettrés
et même de nos savants, c'est hors de leur sein que se
trouvent aujourd'hui la plupart des esprits vraiment
puissants, parmi ces praticiens si dédaignés, et quelque-
fois chez les plus illettrés prolétaires. On jugeait mieux,
au Moyen Age, où l'éducation l'emportant sur l'instruc-
tion, on savait admirer et utiliser la profonde sagesse
réelle de chevaliers fort ignorants. La rectitude, la sa-
gacité et même la cohérence, sont, en général, des
qualités très indépendantes de toute instruction, et
leur culture résulte jusqu'ici beaucoup plus de la vie
pratique que de l'apprentissage théorique. Quant à l'es-
prit d'ensemble, principale base de toute aptitude poli-
tique, on peut garantir aujourd'hui qu'il manque sur-
tout aux classes lettrées » (1).
Évidemment, à ce personnel actif, plein d'ardeur, il
faudra donner de l'air, ne pas le contenir dans le carcan
bureaucratique, ne pas l'astreindre aux paperasseries,
au protocole niais, aux silences pusillanimes ou aux
(T) A. COMTE. — Système de politique positive, I, p. 186-187.
rapports mensongers, aux inerties lâches. Cela rendra
peut-être moins facile la haute direction ; mais il n'y
aura qu'à désigner pour cette direction ceux qui ne re-
doutent point les tâches difficiles quand elles sont fé-
condes.
Les « rapports » sont la pire des choses.
Le Ministère des Colonies, disons-le, n'est que le
centre du mystère des colonies, où tous les chuchote-
ments de la brousse viennent mourir. Il n'est commu-
niqué à la presse que des extraits choisis des rapports
officiels, qui annoncent toujours que « tout va bien ».
Jusqu'au dernier moment, par de puérils procédés,
on cherche à dissimuler ou à déguiser les catastrophes,
l'épidémie, l'état de guerre, les mécomptes financiers.
Par là, souvent, on les aggrave.
Cette discrétion excessive est, en outre, parfois, cri-
minelle. En faisant un tableau inexact de la situation
économique, politique, climatérique ou sanitaire —

d'une colonie, des malheureux, mal préparés, —


on engage
mal outillés, à y tenter fortune, — et c'est la ruine,
sinon la mort pour eux. S'ils essayent de se rattraper
en exploitant l'indigène, par la ruse ou la terreur, ce
qui est le plus ordinaire, c'est le mépris et la haine des
populations que nous nous attirons, c'est-à-dire l'échec
certain, pour un long temps, de tout propos de coloni-
sation.
Ainsi, tant qu'il est possible de le faire accroire, une
épidémie de fièvre jaune n'est qu'une suite d'accidents
de fièvre bilieuse hématurique. En 1906, encore, tout
en signalant quelques cas de fièvre jaune dans le Haut
Sénégal et Niger, on annonçait en même temps que
l'épidémie était définitivement conjurée.
Malheureusement, on dut l'annoncer plusieurs fois, à
quelques semaines d'intervalle, car, à chaque arrivée
de paquebot, à Bordeaux ou à Marseille, les soldats qui
revenaient de là-bas disaient qu'en dépit des dépêches
officielles on continuait d'y mourir.
Il en est de même pour les rébellions qui ne laissent
point d'être assez fréquentes. Coppolani est tué en 1905.
Cela, on ne le peut celer. Mais il ne faut pas que ce soit
une rébellion qui indiquerait une situation politique in-
quiétante. Ce sera simplement l'acte d'un fanatique
isolé. Les Maures sont très satisfaits de notre domina-
tion. Inutile donc d'envoyer des troupes. Le calme est
parfait... Et, comme on a endormi la vigilance, il y a de
nouvelles victimes.
Il n'y a pas seulement le mystère officiel, il y a aussi
celui des coteries, plus opaque encore, et peut-être plus
sinistre... Passons...
Une seule fois, on a rompu avec ces errements déplo-
rables. En 1905, un cas de fièvre jaune se produisit à
Dakar. Le gouverneur général Roume n'hésita pas à
déclarer publiquement que c'était bien là un cas de ty-
phus amaril parfaitement caractérisé. Il prit des me-
sures en conséquence, — que chacun, sentant le danger
commun, facilita. L'épidémie fut rapidement conjurée
ainsi.
Il faut que cette exception heureuse devienne la
règle en tout. L'administration coloniale doit vivre au
grand jour. L'action coloniale n'est pas une mauvaise
action. Elle peut s'avouer. Elle s'anime de nobles senti-
ments et provoque des héroïsmes magnifiques.
Nous exigeons des études, des statistiques, des do-
cuments qui nous renseignent exactement sur nos filiales
exotiques et sur nos protégés, et non des rapports de
fonctionnaires peureux qui nous abusent.
Au trompeur « tout va bien » qui proclame niaise-
ment l'inutilité des efforts nouveaux, au bluff trop fré-
quent qui les égare, nous voulons qu'on substitue le
franc « rien ne va bien », — c'est-à-dire rien ne va
comme nous avons l'ambition que ça aille, ce n'est pas
encore l'heure du repos, il faut encore d'autres labeurs
et d'autres sacrifices.
Ce n'est pas, d'ailleurs, des somnolents fonction-
naires dont nous persistons à faire des « pionniers » que
nous pouvons attendre ce claironnant appel à l'action
continue, inlassable, pour toujours plus de force fran-
çaise et de gloire humaine. Il y faut des hommes.
DEUXIÈME PARTIE

L'action économique

Les colonies s'établissent en trois temps: La conquête


militaire, la police militaire, l'administration civile.
Hormis les régions les plus éloignées, où nous
sommes encore obligés d'exercer le despotisme de la
civilisation humaine pour des sauvages qui revendiquent
le droit à l'anthropophagie, au massacre et au trafic
d'esclaves, l'Afrique en est à l'administration civile, et
définitivement.
Maintenant seulement l'oeuvre positive de la colonisa-
tion peut commencer.
Pour des Français, la conquête militaire est aisée : il
n'y faut que de l'héroïsme ; l'organisation administra-
tive est facile : il n'y faut que de la probité et de l'intelli-
gence ; la colonisation positive l'est moins : il y faut, en
outre, de la vertu.
Certes, pour tirer parti de ce pays, on n'a pas attendu
qu'il eût des ressources financières régulières, un cré-
dit, un outillage économique puissant, une administra-
tion bienveillante, une direction politique convergente,
continue et stable.
Dès 1626, la Compagnie normande créait la ville de
Saint-Louis, à l'embouchure du Sénégal,et des comptoirs
s'installaient sur les côtes.
Mais des comptoirs ne sont pas des colonies. Com-
mercer avec des indigènes n'est pas coloniser. C'est par-
fois le contraire.
En effet, jusqu'en 1820, le principal trafic de ces
comptoirs est celui des personnes.
De 1820 à 1830, il y a bien un essai de colonisation
agricole, encouragé par la métropole, pour le coton
d'abord, l'indigo ensuite, mais cette tentative préma-
turée échoue.
On revient à la traite, non plus des noirs, — ouver-
tement du moins, — mais de la gomme. Or celle-ci ne
suffit pas, celle-là devient de plus en plus dange-
reuse: en 1845, l'arachidefaitsonapparition. L'arachide,
qui a enrichi le Cayor et le Baol, est encore le principal
commerce du Sénégal.
Au fur et à mesure que nous étendions notre influence,
de nouveaux produits s'ajoutaient à l'arachide : le caout-
chouc pour la Guinée, les essences forestières pour la
Côte d'Ivoire, les amandes et l'huile de palme pour le
Dahomey.
Ce n'est pas là encore coloniser.
Si l'exploitation de ces richesses a contribué aux pre-
miers frais de la colonisation, ce n'est qu'un expédient
provisoire, ce n'est pas la fin, ni même le moyen de la
colonisation. Nous sommes plus exigeants.
La seule cueillette, la monoculture facile sont incom-
patibles avec l'état de civilisation que nous instituons,
l'ambition que nous suscitons et les procédés d'exploi-
tation que nous révélons.
Ce n'est pas sans troubler profondément la société
noire que nous lui avons découvert ces richesses et que
nous avons créé de nouveaux besoins aux indigènes.
Et c'est là une grave responsabilité que nous avons
assumée.
Dans un rapport d'inspection du service de l'agricul-
ture, nous lisions récemment : « Lorsqu'on parle aux
Sousous de toutes les bonnes terres qu'ils pourraient
cultiver sans peine, lorsqu'on leur fait entrevoir le plus
grand bien-être dont ils pourraient s'entourer avec peu
de travail, ils nous répondent qu'ils vont chercher du
caoutchouc dans le haut de la Guinée pour le revendre à
Conakry, qu'ils n'ont plus le temps de s'occuper de cul-
ture ; ils ont ainsi, disent-ils, un rapport immédiat qui
se traduit par de l'argent comptant, ce qui leur permet
de faire des achats plus ou moins nécessaires dans les
comptoirs. »
Nous avons tenu à citer ce document officiel. Il
en est ainsi partout. Et cela date de loin. Jusqu'ici,
l'action des blancs en Afrique a été contre-colonisa-
trice.
Car la colonisation est une tâche de civilisation. Elle
ne vaut vraiment, pour la métropole même, qu'autant
qu'elle élève l'indigène et fertilise le sol conquis. Mais
tout progrès réel n'est possible que dans l'ordre. En
mettant en jeu de puissantes forces économiques, il
nous les faut, tout d'abord, discipliner.

I. — L'OUTILLAGE ÉCONOMIQUE

Notre civilisation profite d'un puissant outillage pu-


blic qui s'est constitué lentement, au cours des siècles.
Ce que chaque génération ajoute est peu de chose à
côté de ce qu'elle a reçu du passé. S'il fallait tout créer
d'un coup, on peut se demander si nous y suffirions,
dans l'incohérence présente des esprits et des volontés
et la lassitude générale.
C'est pourtant la première des tâches colonisatrices.
Dans l'ouest africain, tout est à créer. Il n'y avait pas
d'État, donc il n'y avait pas de travaux publics,
quelques puits, qui étaient —
sinon une question de vie et
de mort à laquelle chacun devait répondre pour son
propre compte. Ainsi dans la région désertique du
Ferlo, le nom des villages commence presque toujours
par « Ouïndou » (puits) et se termine par le nom de
celui qui a fait creuser le puits à la fondation du
village.
Le service des travaux publics a été institué au
Sénégal par les arrêtés des 3 juillet 1841 et 22 sep¬
tembre 1849. Saluons ! De là date, avec la suppres-

sion de la traite des nègres, l'organisation administra-
tive, le développement du commerce d'un produit de
culture : l'arachide, la conception positive de la

colonisation que nous essayons de préciser.
Néanmoins, les grands travaux civilisateurs sont tout
récents,
La loi du 5 juillet 1903 avait autorisé le Gouverne-
ment général à emprunter 65 millions de francs, dont
5.450.000 francs devaient être consacrés aux travaux
d'assainissement, 12.600.000 francs à l'aménagement
des ports, 32.500.000 francs, aux voies de pénétra-
tion, chemins de fer, routes, navigabilité du Sénégal et
du Niger, etc...
Ces travaux furent activement poussés. Notre empire
africain prit un essor considérable. Dakar devint en
peu de temps une grande ville coloniale et le principal
port de l'Afrique occidentale. C'est l'escale obligée des
paquebots sud-africains et américains.
En 1907, les fonds d'emprunt allaient s'épuiser ;
mais l'oeuvre restait inachevée. La loi du 22 janvier 1907
autorisa le Gouvernement général à contracter un nou-
vel emprunt de 100 millions, dont 2 millions doivent
être affectés à la construction de la ligne télégraphique
Timbouctou-Bourem-Niamey-Zinder, 5 millions aux lo-
caux militaires, 3 millions à l'assistance médicale (hô-
pitaux, dispensaires, ambulances, etc.), Il millions à
l'aménagement des ports et voies navigables, 78.300.000
aux chemins de fer de pénétration. On voit que la pres-
que totalité des fonds d'emprunt sont destinés à enrichir
l'outillage économique de la colonie.
La première ligne télégraphique fut posée au Sé-
négal en 1862. En 1900 il y avait 8.000 kilomètres de li-
gnes. Aujourd'hui, toutes nos colonies sontreliées entre
elles par 17.000 kilomètres de lignes, 2.500 au Sénégal,
2.300 en Guinée, 2.200 à la Côte d'Ivoire, 2.500 au Da-
homey, 7.500 au Haut Sénégal et Niger. Il y a près de
200 bureaux, avec 400 agents, en comprenant le service
postal, et l'entretien des lignes, est assuré par 500
surveillants.
Il reste à nous mettre en communication, d'une part,
avec le Tchad, d'autre part, avec l'Algérie. La ligne
Timbouctou-Bourem-Niamey-Zinder est en construction.
Elle coûtera 2 millions de francs. La ligne transsaha-
rienne, d'In-Salah à Timbouctou, qui a été étudiée
par les deux Gouvernements généraux, ne saurait tarder
à être entreprise. Le coût n'en sera que de 1.200 francs
par kilomètre, soit, en tout, un peu plus de 2 millions.
Le câble sous-marin, entre Brest, et Dakar, a été
inauguré en 1905. Il a coûté 17 millions et il est déjà
inutilisable. Pourra-t-on remédier à l'impéritie tout ad-
ministrative de la Direction du Matériel et de la Con-
struction ? En tout cas, la ligne transsaharienne,avec son
prolongementjusqu'à Zinder, outre son utilité première
pour faciliter le ravitaillement et assurer la sécurité,
nous permettra, à l'occasion, de nous passer du câble
sous-marin Cadix-Ténériffe-Saint-Louis pour communi-
quer avec la métropole.
En 1903, l'administration métropolitaine a acquis de
la « Weast African » les câbles sous-marins Dakar-
Bathurst-Conakry et Grand-Bassam-Acra-Cotonou, au
moyen desquels elle a constitué, en les reliant deux eu
deux, en pleine mer, les communications directes de
Dakar à Conakry et de Grand-Bassam à Cotonou. Il
reste à faire disparaître la solution de continuité de
Conakry-Grand-Bassam qui nous oblige encore à em-
ployer la série des lignes anglaises sous-marines :
Conakry-Sierra- Leone-Acra-Lagos-Cotonou.
Le téléphone rend aussi des services.
Au Sénégal plus de cent postes téléphoniques se ré-
partissent entre les réseaux établis à Saint-Louis, Dakar,
Gorée et Rufisque. A Conakry, il compte plus de 50
abonnés. A la Côte d'Ivoire et au Dahomey, le télé-
phone a même remplacé dans certains postes l'appa-
reil télégraphique dont le maniement exige un appren-
tissage spécial.
On n'a pas encore établi de station de télégraphie
sans fil. Mais, prochainement, la baie du Lévrier en sera
pourvue.
Les estuaires sont des emplacements tout désignés pour
les ports. Malheureusement, les estuaires africains sont
rendus impraticables, le plus souvent, par des barres de
sable. C'est ce qui a arrêté le développement de Saint-
Louis et qui a fait choisir Dakar pour siège du Gouver-
nement général. Cependant, M. Bouquet de la Grye a
démontré qu'on pouvait y obvier et, sur les fonds
d'emprunt, il a été réservé un chapitre pour les travaux .
préparatoires à la fixation de la barre du Sénégal.
Le littoral africain est aussi défendu par la barre
marine. A Grand-Bassam et Cotonou, des warfs étaient
indispensable.
En tout cas, Saint-Louis, Conakry, Grand-Bassam et
Cotonou, quoiqu'on fasse, ne seront jamais accessibles
qu'aux navires moyens. Ce ne seront que les entrepôts
des colonies. Abidjean, tête de ligne du chemin de fer
de la Côte d'Ivoire, deviendra un port intérieur abor-
dable en tout temps quand les travaux de dragage des
lagunes et d'aménagement du port, auxquels seront
consacrés 3 millions de francs, seront achevés.
Rufisque est aussi un petit port commercial qui prend
de l'extension. C'est l'entrepôt des escales du chemin de
fer, de la Côte sud et du Sine et Saloum. De vastes ma-
gasins ont été édifiés pour entreposer les arachides au
moment de la traite. Ils sont desservis par des Decauville.
Trois warfs étaient devenus insuffisants. On en a con-
struit un quatrième et une jetée-abri.
Kaolack fera peut-être concurrence à Rufisque quand
la ligne Thiès-Kaye y touchera.
Mais notre grand port commercial et militaire natu-
rel, c'est Dakar, — un des points d'appui de notre flotte.
Les principaux efforts devaient se porter là.
Les travaux du port de guerre ont commencé en 1899,
ceux du port de commerce en 1903. Ils s'achèvent en ce
moment. Ils auront coûté plus de 12 millions de francs.
Les gros navires peuvent accoster à quai, de spacieux
magasins abritent les marchandises transitées, des grues
puissantes les transbordent, de vastes terre-pleins reçoi-
vent provisoirement les marchandises débarquées ou à
embarquer, etc.
Les fleuves sont les grandes voies naturelles de la ci¬
vilisation. Malheureusement, en Afrique Occidentale, il
en est peu qui soient navigables sur un long parcours,
et ce n'est seulement que pour une partie de l'an-
née.
Les deux principaux sont le Sénégal et le Niger.
Le Sénégal a un parcours de 2.800 kilomètres. Il peut
être remonté en tout temps par les grands vapeurs de
commerce jusqu'à 150 kilomètres de Saint-Louis et par
les bateaux ne calant pas plus de 2 mètres 50 jusqu'à
300 kilomètres. Durant deux mois de l'année, tous les ba-
teaux peuvent remonter jusqu'à Kayes (930 kilomètres),
sauf en cas de sécheresse exceptionnelle.
Le balisage, l'éclairage, l'établissement d'une carte
hydrographique complète du cours, le dragage des seuils
de Todd et Kermour ont permis de prolonger un peu
la durée de la navigabilité pour les bâtiments de haute
mer. La construction d'un barrage dans le cours supé-
rieur pourra augmenter quelque peu le débit du fleuve
pendant une partie de la saison sèche. La fixation de
son embouchure et la suppression de la barre vont, aussi
être entreprises.
Le Niger a un parcours de 4.200 kilomètres, avec un
bief navigable dans sa partie moyenne de 2.000 kilo-
mètres pendant la moitié de l'année. La partie qui tra-
verse la colonie comprend le haut Niger, non navigable
jusqu'à Kouroussa ; de Kouroussa à Bamako (400 kilo-
mètres), navigable pour les chalands ; le moyen Niger,
de Koulikoro à Ansongo, navigable pour les vapeurs
une partie de l'année (1600 kilomètres). Depuis 1907,
un steamer, le Mage, pouvant transporter 400 tonnes
et 40 passagers, fait le service jusqu'à Timbouctou, qui
se trouve ainsi, durant deux mois de l'année, à trois
semaines de Paris. Après des rapides d'un parcours
aventureux, le bas Niger traverse la colonie anglaise ;
mais, d'après les conventions internationales, la navi-
gation est libre, et l'on a cherché à l'employer pour le
ravitaillement du haut Congo.
On a dépensé déjà 6 millions de francs pour amélio-
rer le réseau navigable des bassins du Sénégal et du
Niger. Sur les fonds du nouvel emprunt, 2 millions de
francs y seront encore affectés. On aura obtenu ainsi
tout ce qu'il est possible de ces voies fluviales.
Les autres sont encore moins utilisables. Le Saloum
est un bras de mer que les navires peuvent parcourir
jusqu'à Kaolack (100 kilomètres). La Casamance est na-
vigable jusqu'à Sédhiou (150 kilomètres). Le Saloum
et la Casamance viennent d'être balisés. Les rivières
du sud de la Guinée ne sont pas navigables au delà de
70 kilomètres. Elles sont, au surplus, hormis le Rio-Nu-
nez et la Mellacorée, obstruées à l'entrée par des
barres.
Les fleuves de la Côte d'Ivoire sont trop accidentés.
La Bandama et le Cavally sont les plus praticables.
Sans doute, les lagunes sont presque entièrement na-
vigables, mais il faudrait les mettre en communication.
Les quatre lagunes de Fresco, de Lahou, de Binger-
ville (lagune Ebrié) et d'Assinie (lagune Aby) ont une
longueur de 300 kilomètres et une superficie d'environ
2.400 kilomètres carrés. Dès 1901, on rechercha s'il était
possible de creuser des canaux. « Dernièrement enfin,
on a reconnu la possibilité de passer de la lagune de
Lahou dans celle de l'Ébrié par un bras de la Bandama,
qui vient déboucher au fond de la baie de Tiakba. Cette
question de la jonction des lagunes est de la plus haute
importance. Les travaux à exécuter ne paraissent, au
premier abord, devoir être ni très difficiles ni très coû-
teux. Quand ils seront terminés et que les passes seront
draguées et balisées, nous aurons une véritable mer
intérieure, où la navigation sera facile et sûre, et qui
permettra d'amener et de concentrer en un point le pro-
duit et les richesses de ces parages » (1).
On procède en ce moment au dragage et au balisage
des passes. Un canal maritime fera bientôt communiquer
la mer avec la lagune Ébrié, la plus importante.
Au Dahomey, les lagunes peuvent être utilisées ;
mais les rivières, le Zou, le Couffo et le Mono ne sont
navigables que sur un faible parcours.

(1) Roger VILLAMUR et Léon la


— Notre colonie de
MICHAUD.
Côle d'Ivoire, p. 325.
Les routes sont aussi des instruments de civilisation
puissants. Mais en Afrique, avec les tornades, le climat,
le sol, la pénurie de matériaux, l'insuffisance du per-
sonnel de surveillance, l'entretien est difficile. Les plus
belles routes, tracées, à grands frais deviennent en peu
de temps des sentiers ravinés, à peine praticables pour
des porteurs. J'ai parcouru dans toute sa longueur l'une
des plus belles routes de nos colonies, celle de Conakry
au Niger. Elle a coûté 2 millions de francs, soit 4.000 fr.
par kilomètre. Or elle n'est pas accessible jusqu'au
bout aux voitures, ni même aux animaux de bât. Elle
nécessite donc le portage à tête d'homme dont les in-
convénients sont manifestes.
Au Sénégal, au Soudan, il y a de belles routes pour
les caravanes. A la Côte d'Ivoire et au Dahomey, il n'y a
que des sentiers, suffisants, puisque les bêtes de somme
ne s'acclimatent point dans ces régions.
La voie ferrée est indispensable à notre action colo-
niale en Afrique occidentale.
La ligne de Dakar à Saint-Louis (265 kilomètres)
a été construite de 1882 à 1885 et a coûté 78.000 francs
le kilomètre.
Celle de Kayes à Koulikoro, qui relie le Sénégal au
Niger, a 555 kilomètres. Les. travaux, commencés en
1882, délaissés, puis repris avec vigueur, ont été ter-
minés en 1905. La ligne a coûté 50 millions, et revient
donc, en moyenne, à 90.000 francs par kilomètre.
En Guinée, la ligne de Conakry au Niger (Kouroussa)
aura 595 kilomètres et coûtera 80.000 francs le ki-
lomètre ; elle atteint maintenant le col de Kouni
(310 kilomètres) et tout sera terminé en 1910.
A la Côte d'Ivoire, la ligne d'Abidjean à Kong aura
500 kilomètres, et la 1re section, jusqu'à Éry-Makou-
gnié (82 kilomètres) a été livrée à l'exploitation en
1907. Elle n'atteindra Kong qu'en 1912. C'est la moins
avancée. Elle revient à 100.000 francs le kilomètre.
Au Dahomey, la ligne de Cotonou au Niger (frontière
anglaise) aura 700 kilomètres. On en est à Paouignan
(208 kilomètres.) Le coût en sera de 95.000 francs
par kilomètre. En outre, un tramway reliant Porto-
Novo à Saketé (frontière allemande) a été inauguré le
1er avril 1907 (35 kilomètres.)
En 1900, il n'y avait que deux lignes avec 480 kilo-
mètres ; en 1902, il n'y avait encore que 550 kilo-
mètres. A la lin de 1907, le réseau exploité compre-
nait 1.455 kilomètres. Soit :
Saint-Louis.
Lignes de Dakar
»
»
»
Kayes au Niger ....
Conakry an col de Kouni.
Abidjean à Éry Makougnié.
265 kilom.
555 »
310
82 »
»

» Cotonou à Paouignan . . 208


» Porto-Novo à Saketé . . 35 »
Total 1.455 »

Il reste à achever la ligne de la Guinée jusqu'à Kou-


roussa, peut-être jusqu'à Kankan, de la Côte d'Ivoire,
du Dahomey, à pousser activement celle de thiès à
Kayes qui vient d'être commencée par les deux extré-
mités à la lois, de Thiès à N'Gahaye (140 kilomètres)
d'une part, et de Kayes à Ambidédi (40 kilomètres)
d'autre part.
La dépense prévue pour la ligne Thiès-Kayes (700 ki-
lomètres) dépassera 50 millions.
Sur les fonds du dernier emprunt de 100 millions,
30 millions seront affectés à terminer le chemin de
fer de la Guinée, 22 millions à continuer celui de la
Côte d'Ivoire, 13 millions seront employés au chemin
de fer du Dahomey, 10 millions pour le tronçon Thiès-
N'Gahaye, 3.500.000 francs pour celui de Kayes-Ambi-
dédi.
Quand ce programme minimun aura été réalisé, en
1912, notre réseau s'étendra sur une longueur de
3.500 kilomètres.
Alors, il restera à entreprendre un transsoudanien,
soit de Say, soit de Niamey à Bamako, par Sikasso,
Bobo-Dioulasso, Ouagadougou et Dori (1.500 kilo-
mètres) environ, soit encore de Kouroussa à Kankan
et de Kankan à Bobo-Dioulasso. Diverses missions ont
déjà étudié ces projets. Le transsaharien viendra en-
suite. D'Oran à Timbouctou, 600 kilomètres sont faits
déjà. Il resterait moins de 2.000 kilomètres de rails à
poser. Il n'y faudrait que huit ans, et au maximun,
d'après les calculs de M. Paul Leroy-Beaulieu, 100
millions de francs.
Ce ne sont pas là des millions enfouis dans les sables
stériles du désert. Les résultats financiers de ces en-
treprises ont toujours démenti les mauvais présages des
sceptiques.
La ligne Dakar-Saint-Louis fut construite pour des
motifs politiques et militaires surtout. On n'espérait
même point que les recettes couvriraient les frais d'ex-
ploitation. L'État avait garanti à la Compagnie une re-
cette kilométrique nette de 1.154 francs. Or cette recette
était de 2.385 francs en 1905. La recette kilométrique
brute est de 9.000 francs en moyenne. La recette to-
tale annuelle est de 3 millions de francs. Cela donne un
revenu de 670.000 francs qui représente plus de 3 % du
capital. Les avances faites par l'Etat commencent à être
remboursées.
Pour la ligne Kayes-Niger, les recettes du trafic ont
atteint 2.600.000 francs en 1905, soit 4.775 francs par
kilomètre. Les dépenses d'exploitation se sont éle-
vées seulement à 1.350.000 francs, soit 2.425 francs
par kilomètre. Disons que l'annuité à verser au Tré-
sor est de 1.500.000 francs. Pour la ligne de Conakry
à Kindia (154 kilomètres), la recette totale a été de
près d'un million de francs en 1906, soit une recette
kilométrique de 6.172 francs, dont, il est vrai, 1.356 fr.
pour transport de matériel. La ligne du Dahomey n'a
qu'une recette de 3.500 francs par kilomètre; mais
elle n'atteint pas encore les régions de trafics impor-
tants.
La recette kilométrique présumée de la ligne Thiès-
Kayes sera de 5.000 francs ; elle laissera donc un nota-
ble excédent.
Mais le profit indirect du rail est autrement considé-
rable.
Il multiplie la puissance des facteurs économiques,
et par là modifie très rapidement, profondément, les
conditions d'existence d'un peuple en retard.
Et surtout en Afrique Occidentale. Ici, hormis les
zones côtières, rien n'est possible sans voies fer-
rées.
Dans le discours qu'il prononçait, le 7 mai 1906, à la
session d'ouverture du Conseil du gouvernement à Da-
kar, M. Roume le faisait judicieusement remarquer :
«
Ce qui caractérise la situation de l'Afrique occidentale
à ce point de vue, c'est que, tandis que dans la plu-
part des autres pays un état de civilisation, souvent
même des plus avancés, a pu s'établir indépendamment
de la création des chemins de fer, chez nous, à raison
de conditions toutes spéciales, aucun progrès notable,
dans une direction quelconque, ne peut être obtenu
sans cette création. »
Il suffit d'avoir une carte sous les yeux pour s'en
rendre compte aussitôt. Nos colonies ont un hinterland
commun, mais elles sont séparées par des colonies
étrangères sans aucune voie de communication natu-
relle.
D'ailleurs, le fleuve, même quand il est praticable
une partie de l'année, comme le Sénégal et le Niger,
ne suffit point pour d'aussi grandes distances. Le bon
marché des transports fluviaux ne se soutient pas avec
les transbordements qu'ils nécessitent, les lenteurs qui
immobilisent les capitaux, les avaries, le magasinage.
En attendant les hautes eaux, les entrepôts regorgent
de marchandises. Puis, après une fièvre de quelques
semaines, c'est la torpeur pour toute l'année. Il faut de
grands approvisionnements dont une partie se dété-
riore.
Quant à la route, si elle est plus sûre, si les trans-
ports peuvent s'y effectuer continûment, elle a des in-
convénients graves en Afrique.
Elle coûte, il est vrai, dix à douze fois moins à éta-
blir qu'une voie ferrée ; mais ses frais d'entretien,
1.000 francs par kilomètre et par an, ne sont guère
inférieurs à ceux du rail. De plus, elle ne peut, en au-
cun cas, fournir d'autre recette que celle de l'impôt ac-
cru.
Ces routes ne peuvent être parcourues, dans toute
leur longueur, quand elles traversent des pays acci-
dentés comme la Guinée, par des voitures ou même
des bêtes de bât. Ailleurs, comme à la Côte d'Ivoire ou
au Dahomey, la mouche tsé-tsé ou le climat ne per-
mettent point l'utilisation des animaux porteurs.
Le seul moyen général de transport par route est
donc le portage à tête d'homme. Le moins qu'on en
puisse dire, c'est qu'il coûte très cher, qu'il n'est pos-
sible que pour une distance assez faible, pour des pro-
duits riches et pour de petites quantités.
Le portage revient en moyenne de 1 fr. 50 à 2 fr. 50
par tonne kilométrique. Sur la ligne Dakar-Saint-Louis
la tonne kilométrique revient à 0,08 centimes et sur la
ligne Kayes-Niger à 0,42 centimes.
Contrairement au transport par voie ferrée, le portage
a une tendance à renchérir.
Le portage nécessite de plus en plus d'hommes, qui
sont de moins en moins disposés à répondre aux de-
mandes, et l'on est obligé d'avoir recours aux réquisi-
tions, qui ne font que rendre les porteurs plus réfrac-
taires encore. La seule mission Marchand nécessita
14.000 porteurs.
Pour les besoins du trafic actuel et du ravitaillement,
c'est par milliers, pour chacune de nos colonies afri-
caines, qu'il faudrait des hommes exclusivementoccupés
au portage. C'est autant de travailleurs en moins, alors
que la main-d'oeuvre manque déjà. Et ce sont les lougans
laissés en friche, c'est-à-dire la disette, la misère et la
barbarie.
Une ligne de 500 kilomètres rend 50.000- tra-
vailleurs au moins à la production sociale.
Somme toute, le portage n'est qu'un expédient gros-
sier et insuffisant, un obstacle à tout développement
commercial, administratif et civilisateur. AL Roume l'a
parfaitementcaractérisé en disant : « Une route d'étapes
par terre fait le vide autour d'elle, une ligne de chemin
de fer ou de navigation ramène la population et avec
elle une féconde et joyeuse activité. » On ne saurait
contester l'importance du groupement et de la densité
de la population dans une contrée où tout est à faire.
Le portage disperse les villages, dépeuple même, et
cela le condamne. Le chemin de fer rassemble sur son
parcours fécond, fonde des villes comme Abidjean, Kin-
dia, Kayes, Bamako, etc. C'est ce qui le recommande.
Cela s'explique. Là où il passe, c'est le tranquille la-
beur, la moisson assurée à celui qui a semé, la récolte
bien vendue, le superflu à bon compte, et partant l'in-
vitation à se spécialiser, à diviser le travail social.
La culture de l'arachide au Sénégal n'a pris toute son
extension, le Cayor et le Baol n'ont été pacifiés, malgré
trente années d'occupation militaire et de colonnes
meurtrières, qu'après la circulation régulière des trains
de la ligne Dakar-Saint-Louis. Un kilomètre de rails,
pour la police, vaut une compagnie de soldats et rap-
porte au lieu de coûter.
Parce qu'il réduit considérablementles frais de trans-
ports qui s'effectuent plus rapidement, le rail facilite
les transactions, propage nos produits, suscitant ainsi
des besoins nouveaux qui stimuleront les énergies et
les humaniseront. Il donne aussi aux fonctionnaires des
postes éloignés un réconfort physique et moral indis-
pensable en les mettant en communications fréquentes
avec ceux qui leur sont chers et en leur procurant le
bien-être européen.
Mais ce qui impose surtout le chemin de fer et en fait
le meilleur instrument d'une action coloniale efficace,
c'est qu'il ouvre des débouchés et provoque la produc-
tion. Que de richesses se perdent, au centre de l'Afrique,
parce qu'on ne les recueille point, — le prix du trans-
port à tête d'homme dépassant la valeur du produit !
On peut donc dire avec le colonel Cornille : « La con-
viction est faite actuellement dans tous les esprits,
qu'aucun progrès matériel et moral n'est possible sans
les voies ferrées dans nos colonies d'Afrique : pacifica-
tion assurée, accélération des échanges commerciaux,
développement des productions agricoles, diminution
progressive du portage à tête d'homme, modification
profonde de l'état social actuel des indigènes par la
facilité qu'aura de plus en plus l'homme libéré d'aller
louer son travail dans les centres actifs de la colonie,
tels sont les bienfaits de la voie ferrée dont on peut dire
qu'elle est, en ces pays, non seulement un instrument
d'administration et de progrès matériel, mais encore un
outil de progrès social et véritablement une oeuvre
d'humanité. »

II. — LE COMMERCE

Le commerce peut être de l'action colonisatrice. L


peut être aussi le contraire.
C'est d'abord toute la colonisation ; mais ce n'est pas,
on l'entend bien, qu'il ait une valeur sociale plus con-
sidérable : c'est que la colonisation se réduit alors à
très peu de chose, même pour un Colbert.
Alors, le commerce colonial n'a pas d'autre objet
que lui-même : c'est le mercantilisme débridé. Et si Col-
bert lui impose des obligations, ce n'est qu'envers le
roi de France. On sait ce que cela peut donner.
Ce n'est ni pour de la force française, ni pour de
l'ordre humain qu'on colonise, c'est pour le lucre im-
médiat. Les oeuvres les plus grandes ont de ces débuts mé-
diocres avec des mobiles assez vils. La conscience sociale
se constitue avec les instincts individuels qu'elle cor-
rige et dirige. L'activité constante n'est jamais que pour
une lin sociale : Qu'importent ses mobiles et qu'elle
s'ignore !
Le Sénégal, comme colonie française, date de la for-
mation, en 1626, d'une association de marchands de
Dieppe et de Rouen, approuvée par Richelieu, qui s'in-
titule « Compagnie Normande ».
Puis ce sont les Compagnies privilégiées de Colbert.
En 1664, les établissements de la Compagnie nor-
mande sont achetés, 150.000 livres tournois, par la
Compagnie des Indes occidentales, au capital de
7 millions de livres, qui vient d'obtenir le privilège ex¬
clusif de faire le commerce sur toutes les côtes de
l'Atlantique.
Huit ans après, les mêmes établissements sont re-
passés, pour moitié prix, à la Compagnie du Sénégal,
qui obtient à son tour, en 1675, le privilège exclusif de
la traite du Cap Blanc au Cap de Bonne Espérance.
Mais, l'année suivante, les terres et comptoirs de la
côte sont annexés au domaine de la Couronne.
La Compagnie du Sénégal, cap nord et côte d'Afrique,
vient ensuite (1694), puis la Compagnie des Indes de
Law (1718).
Le Sénégal pris par les Anglais (1758), il y a une
compagnie royale anglaise. Mais il nous reste Gorée et
le Cap Vert. En 1776, la Compagnie royale de la Guyane
obtient le monopole de la traite des nègres.
Le duc de Lauzun ayant repris Saint-Louis aux An-
glais (1779), la Compagnie de la Guyane est autorisée
à transférer ses droits à une nouvelle Compagnie du
Sénégal, qui devient durant deux années (1785-1787),
une Compagnie de la gomme.
Avec M. de Lauzun, l'action politique commence. Dès
lors, la colonie n'est plus conduite par des directeurs
de Compagnies, mais par des gouverneurs.
En 1789, les habitants de Saint-Louis demandent la
liberté du commerce. Ce fut la fin des Compagnies.
Elles avaient rendu des services, — et quelques-unes s'y
ruinèrent, — mais elles s'opposaient à une action colo-
nisatrice plus large. En 1791, par décret, le commerce
du Sénégal est déclaré libre « pour tous les Français ».
Simple déclaration de principes. En réalité, jusqu'au
décret du 22 mars 1880, le commerce du Sénégal ne
laissa pas d'être soumis à de minutieuses réglementa-
tions.
La traite de la gomme surtout, qui n'était pas sans
danger, était entourée de précautions.
Il y avait un corps de traitants dont la liste était
dressée par le gouverneur (Ordonnance royale du 15 no-
vembre 1842).
A chaque escale, il y avait des coutumes à payer,
— non seulement aux Maures, mais encore à l'almamy
du Fouta. Le gouverneur seul donnait 3.000 francs.
Plusieurs arrêtés de 1854-1855 suppriment ces cou-
tumes.
Celles aux Maures, néanmoins, subsisteront jusqu'en
1904. C'était là une faiblesse ridicule de notre part.
Les Maures n'en pillaient pas moins, on peut même
dire qu'ils n'en pillaient que plus. En dernier lieu, le
total des cadeaux ainsi faits aux différents chefs maures
de la rive droite s'élevait à 7.000 pièces de guinée, soit
près de 40.000 francs.
Il est vrai que nous faisions payer l'impôt (oussou-
rou, pacage, etc.) aux Maures du Sahel ; mais l'inco-
hérence — qui n'était pas encore un système de gou-
vernement — n'en était que plus flagrante.
Le « bois d'ébène » était le principal trafic des Com-
pagnies, et nous aurons à en parler; mais celles-ci
traitaient aussi bien de la gomme, des cuirs, de l'ivoire,
de l'ambre gris, des plumes, des peaux et de la poudre
d'or. Un contemporain, Lemaire dit: « Les nègres ap-
portent leurs cuirs, ivoires, captifs et quelquefois de
l'ambre gris. On leur donne en échange de la toile de
coton, du cuivre, de l'étain, du fer, de l'eau-de-vie et
quelques bagatelles de verres » (Voyage au Sénégal).
En 1680, l'once de poudre d'or valait à la côte
84 livres et se vendait en France 175 livres. Elle était
échangée au Sénégal contre 50 livres de marchandises
qui revenaient à 37 livres en France. Quant aux captifs,
ils étaient offerts pour 10 livres et se revendaient 300 aux
Iles. C'est le « déchet » — d'un tiers au moins.— et le
transport qui étaient le plus onéreux.
Ces gros profits n'empêchèrent point les Compagnies,
avec tous leurs privilèges, d'essuyer des pertes con-
sidérables et, parfois, de se ruiner.
En 1684, la Compagnie du Sénégal avait 15 vais-
seaux en mer qui transportaient 2.000 captifs aux Iles
avec, dans leurs cales, pour 250.000 livres tournois de
marchandises diverses.
A cette époque, « les importations s'élevaient à
500.000 livres, assurant un bénéfice de 374.000 livres ;
le chiffre des exportations dépassait un million. C'était
donc un mouvement annuel de 1.500.000 livres. A
l'exportation, les produits indigènes divers figuraient
pour 150.000 livres, l'or pour 250.000 livres et la
traite des noirs pour 600.000 livres. L'achat des
nègres pour cette dernière coûtait 150.000 livres dont
60.000 représentées en produits européens » (1).
En 1720, il était acheté, dans la colonie, pour
500.000 livres de marchandises, dont la moitié de
poudre d'or, et 4.500 esclaves, pour 200.000 livres. Les
marchandises étaient revendues en France 6 millions
de livres, et les esclaves, aux Iles, rapportaient plus
d'un million de bénéfices.
En 1789, les exportations du Sénégal en France s'éle-
vaient à la somme de 2.700.000 livres tournois, dont la
presque totalité (2.250.000 livres) pour la gomme, et
les importations atteignaient 21 millions. La différence
représente la traite des noirs.
On voit l'extension considérable qu'a prise le com-
merce du Sénégal.
Mais il restera longtemps stationnaire, fléchissant
avec la suppression de la traite des noirs, se relevant avec
l'arachide qui apparaît sur les marchés métropolitains
vers 1850. Dès lors, une politique avisée et énergique
va lui donner une impulsion nouvelle. Toutefois, ce ne
sera qu'avec la constitution des premiers éléments de
notre outillage économique, principalement le chemin
de fer Dakar-Saint-Louis, que le commerce sénégalais
prendra tout son essor, et continûment.
En 1883, le mouvement commercial ne se chiffre
encore que par 23 millions de francs, dont 16 1/2 pour
l'exportation.
Quatre ans plus tard, en 1887, il s'élèvera à près de
10 millions, dont 14 pour l'exportation. Déjà, l'ara-
chide, pour 4.800.000 francs, dépasse la gomme de
200.000 francs.
En 1897, il sera de 50 millions ; en 1902, de 61 mil-
lions 1/2 ; en 1903, de 92 millions ; en 1901, de 80 mil-

(1) M. Paul CUEMIN-DUPONTÈS, dans la Revue coloniale.


lions ; en 1905, de 78 millions ; enfin, en 1906, de
90 millions.
Mais, entre temps, notre domaine colonial s'est
agrandi.
Le mouvement commercial du Haut Sénégal et Niger,
qui est compris dans celui du Sénégal, s'élève à 25 mil-
lions de francs environ.
Pour la Guinée française, il était de 10 millions en
1895, de 24 en 1902, de 35 en 1905 et de 33 millions
en 1906, dont 17 pour l'exportation.
Pour la Côte d'Ivoire, de 9 millions en 1897, de 14
en 1901, il s'élève à 29 millions en 1905 pour revenir à
24 millions en 1906, dont 10 à l'exportation.
Pour le Dahomey, de 13 millions en 1897, il s'élève
à 25 millions en 1901 et redescend à 19 millions en
1906, dont 8 1/2 à l'exportation.
Le commerce de la Mauritanie peut, d'ores et déjà,
être évalué à près de 20 millions de francs.
Ainsi donc, pour toutes nos colonies fédérées de
l'Afrique occidentale, le mouvement commercial total,
qui n'avait été que de 79 millions en 1895,117 en 1899,
s'élève à 131 millions en 1902, dont 57 1/2 pour
l'exportation ; en 1905, il atteint 153 millions, dont 57
à l'exportation ; en 1906, il monte à 163 millions 1/2,
dont 71 millions pour l'exportation. La part du com-
merce français y a été de 77 millions 1/2, soit 48 %,
dont 39 1/2 à l'import, soit 43 %, et 37 1/2 à l'export,
soit 53 °/0. Le commerce avec les autres colonies
françaises a été de 4 millions 1/2, soit 2 1/2 °/0. Les
échanges avec les pays étrangers se sont élevés à
81 millions 1/2 dont 33 à l'export, soit 49 1/2 °/0.
Les tissus entrent pour 33 millions de francs dans
les importations, soit 33 %. L'alcool ne figure plus que
pour 3 % et les armes et munitions pour 2 1/2 °/0.
Quatre produits constituent la presque totalité de
l'exportation :
Les arachides 25 millions, soit 36,5 °/0 ;
Le caoutchouc 22 millions, soit 31 °/0 ;
Les amandes et l'huile de palme 14 millions, soit
20 %;
La gomme 1 million 1/2, soit 2 °/0.
En dix ans, nos échanges ont plus que doublé. Ils
représentent 20 % du commerce de l'ensemble des co-
lonies françaises, et cette proportion n'est dépassée que
par l'Indo-Chine, qui représente 43 %.
Le mouvement du commerce général des colonies et
pays de protectorats, hormis l'Algérie et la Tunisie,
s'élève actuellement à 900 millions de francs, dont
400 millions pour l'exportation (1).
La France y participe dans la proportion de 45 % —
soit 400 millions, 220 à l'import, 180 à l'exportation.
Notons encore que le commerce colonial va croissant.
Sa moyenne quinquennale 1894-1898 n'étant que de
500 millions, il a presque doublé en dix ans.
Poux effectuer ces 900 millions de transactions,
l'ensemble des capitaux engagés dans nos colonies
n'atteint pas 2 milliards, un peu moins de ce que
s'accroît chaque année la fortune française.
Si donc le rapport entre le capital et le commerce
était le même dans la métropole que dans ses colonies,
son mouvement commercial devrait être de 50 milliards
au moins. Or il a été seulement, en 1907, de 11 mil-
liards (2).
L'activité commerciale des colonies est donc, toutes
choses égales, cinq fois plus intense que celle de la mé-
tropole.
Si l'on n'envisage que l'Afrique occidentale, on con-
state qu'elle l'est beaucoup plus encore. Ici, les transac-
tions, nous l'avons vu, représentent le cinquième du
mouvement commercial des colonies alors qu'elle ne
détient qu'un huitième des capitaux coloniaux, soit
223 millions 1/2 de francs.
Ces capitaux se répartissent ainsi :

Si l'on tenait compte de l'Algérie et de la Tunisie, qui


(1 )
ne relèvent pas du ministère des colonies, il y aurait à dou-
bler ces chiffres. De même pour les capitaux engagés aux
colonies.
(2) Ce qui place la France, naguère au deuxième rang,
après l'Angleterre (22 milliards 1 /2), l'Allemagne (17 milliards
1/2), les Etats-Unis (16 milliards).
Capitaux Capitaux
Désignation étrangers français Totaux

Entreprises commerciales. 19.715.000 70.500.000 90.215.000


Entreprises financières. . 6.000.000 6,000,000
Entreprises industrielles . . 405.000 405.000
Entreprises de navigation. et.
de transport 625.000 32.990.000 33.615.000
Entreprises agricoles 1.000.000 1.368.000 2.368.000
Entreprises minières . . . 250.000 2.935.000 3.185.000
Emprunts publics . . . 77.455.000 77.455.000
Biens immobiliers . . . .

......
10.400.000 10 400.000
. . . .
Total 21.590.000 202.053.000 223.643.000

C'est donc avec un fonds commercial de 100 millions


environ que l'Afrique occidentale a pu effectuer, en
1906, pour 163 millions 1/2 d'affaires.
C'est beaucoup. Ce n'est peut-être pas encore tout ce
qui pourrait être.
Et d'abord, la part de l'étranger dans notre mouve-
ment commercial colonial, qui est de moitié, pourrait
être moindre. Avec 21 millions engagés, il fait autant
d'affaires que nous, dans nos propres colonies, avec
80 millions, et il bénéficie d'un établissement qui nous
a coûté 100 millions.
Certes, il ne saurait être question de revenir à l'ancien
pacte colonial qui comportait le monopole pour les pro-
duits coloniaux sur le marché français, le monopole
sur le marché colonial pour les produits français et
l'exclusion du pavillon étranger pour les transports. Le
pacte colonial a été aboli le 24 décembre 1864, et pour
toujours.
Mais on peut prendre des précautions et favoriser
nos intérêts politiques et économiques.
Le nouveau régime douanier de l'Afrique occidentale,
institué par le décret du 14 avril 1905, y a manqué peut-
être.
Tous les droits de sortie, sauf pour le caoutchouc
(7 °/0), ont été supprimés, ce qui est fort bien ; mais le
souci d'unifier a fait méconnaître les conditions spé-
ciales de chaque pays. La Casamance et la Côte d'Ivoire
devaient être, semble-t-il, traitées d'autre manière que
le Sénégal. Et nos « guinées » ne pouvaient être sacri-
fiées légèrement au principe de l'unité. Hâtons-nous
d'ajouter que des mesures subséquentes ont atténué
ces fautes et calmé les véhémentes protestations des
négociants. Le décret du 14 avril 1905 substitue donc
aux droits de sortie des droits spécifiques et surtout
des droits ad valorem à l'entrée. Quelques surtaxes
sur les articles étrangers et d'importation directe favo-
risent les produits français. Elles sont très modérées,
7 °/0 pour la plupart. D'ailleurs, ces tarifs différen-

tiels n'ont pu être étendus à la Côte d'Ivoire et au Da-
homey à cause des conventions franco-allemandes et
anglaises de 1897 et 1898.
Le nouveau régime douanier est, somme toute, une
.
réforme importante, c'est une organisation économique
à conserver, en la perfectionnant comme on l'a fait
déjà, en l'adaptant, de mieux en mieux, aux conditions
nouvelles du commerce, ou à celles qu'on a négligées.
Il y a d'autres causes à notre infériorité commerciale
aux colonies.
Cherchons-les.
Et d'abord en voici une qui a été signalée maintes
fois, que j'ai rencontrée aussi bien en Indo-Chine qu'en
Afrique, et qui tient à notre manie nationale d'assimi-
lation. Nous voulons que notre goût soit le goût de tous,
comme notre vérité la vérité universelle.
C'est ainsi que beaucoup d'industriels français s'ob-
stinent à ne pas se conformer aux besoins et aux désirs
des indigènes, pour la qualité comme pour les dimen-
sions, les teintes, la façon dont ils aiment à ce que ce
soit présenté dans des emballages déterminés, etc.
Les industriels anglais envoient chaque année, à la
Chambre de commerce de Saint-Louis, des échantillons
de cotonnade qui sont soumis aux noirs, et c'est sur
ces indications qu'ils fabriquent à coup sûr les articles
qui se vendront la saison suivante. C'est un exemple à
suivre.
Les capitaux engagés, tant pour la constitution d'un
outillage économique puissant que pour les entreprises
commerciales et industrielles de grand développement,
sont insuffisants. Ce n'est pas que nos capitaux soient
aussi timides qu'on le dit ; mais nous avons la défiance
de nous-mêmes. Nous plaçons 25 milliards à l'étranger
et 4 milliards dans nos colonies, y compris la Tunisie
et l'Algérie. Nous prêtons 19 milliards aux États étran-
gers et 600 millions à nos colonies.
Et cependant nos colonies n'ont pas assez de capi-
taux.
Nous négligeons nos marchés. Tout va à Liverpool,
Anvers, Hambourg, en Amérique. Naturellement, l'im-
portation s'approvisionne au lieu d'exportation. Avant
de parvenir à nos fabricants, notre ivoire passe à An-
vers, et il arrive que nos ébénistes achètent en Angle-
terre notre acajou et notre palissandre de la Côte d'Ivoire.
Il nous faut créer des marchés comme Bordeaux, Mar-
seille, etc., non seulement pour l'arachide, les palmistes
et les caoutchoucs, mais pour tous nos produits.
De plus, il
nous faudrait une marine marchande, des
ports... Du deuxième, notre marine est tombée, en
quelques années, au septième rang. Il y a un demi-
siècle, la marine française transportait le quart du fret
du commerce mondial, aujourd'hui elle ne transporte
même pas le quart de ses propres marchandises. Et
c'est, de ce fait, plus de 350 à 400 millions de francs,
soit un million par jour, que notre commerce paye à
l'Angleterre, l'Allemagne, la Norvège, etc.
Nos ports ne sont pas outillés. Et ce n'est pas qu'on
ait lésiné. On y a mis, d'un coup, un milliard. Voici ce
qu'en dit un ancien ministre de la Marine : « Ce milliard
eût pu produire d'excellents effets, il eût pu sauver
peut-être notre marine marchande, si nous avions su, à
ce moment, concentrer notre effort sur quelques points
du littoral de l'Atlantique ou sur un point de la Médi-
terranée. Mais une fois qu'on eut annoncé qu'on allait
donner un milliard pour les ports de commerce, aussi-
tôt tous les petits ports de la Côte, tous les petits
villages situés sur le littoral de l'Océan ou de la Médi¬
terranée ont réclamé leur part de cette aubaine. S'il
n'y avait eu que les habitants de ces villages ou de ces
ports, cela n'aurait rien été ! Mais il y avait les députés
et les sénateurs de ces ports et de ces villages, qui ont
réclamé avec toute la passion que donne la défense des
intérêts qu'on représente. Et alors, au lieu de concen-
trer notre effort financier sur deux ou trois ports, nous
l'avons éparpillé sur toute la côte. Nous avons eu alors
des petits ports qui ne servent pas à grand'chose, dont
quelques-uns ne servent à rien, et, vous me pardonne-
rez cette expression un peu audacieuse, au lieu d'avoir
des ports maritimes, nous n'avons eu que des ports élec-
toraux » (1).
D'ailleurs, ce sont nos colonies qui arrêtent un peu
notre déchéance, puisque le mouvement de navigation
dés ports coloniaux porte sur 17 millions de tonnes,
dont 8 millions, presque la moitié, pour les navires
français.
Que faire ? Réveiller les vieilles énergies, faire appel
aux capitaux français pour les entreprises françaises.
Nos Compagnies de navigation sont évidemment in-
férieures. Peut-être comptent-elles un peu trop sur les
primes et subventions. Pour transporter une tonne de
vin de Hambourg à Yokohama, les Compagnies alle-
mandes prennent 37 francs, et, de Marseille au Japon,
les Compagnies françaises demandent 70 francs. En
Afrique occidentale, il en est de même. Dans son rapport
de mission, le capitaine Fourneau note que le comman-
dant du Luis Horn demandait 17 schellings (23 fr. 25)
par tonne, de Burutou à Hambourg ou à Liverpool,
tandis que la Compagnie Fraissinet exigeait de l'admi-
nistration française 55 francs et les « Chargeurs réunis »
42 fr. 50.
Nos traitants, au surplus, ne sont pas sans préjugés.
Ils en restent volontiers au troc primitif qui leur fait
faire deux opérations d'un coup.
Mais le troc ne saurait déterminer un grand dévelop-

(1) Conférence faite par M. Lockroy, le 21 janvier 1907, à


« l'Action maritime.».
pement commercial. Il appauvrit le pays. Seule, la di-
vision du travail peut accroître la puissance d'achat
des indigènes, et le troc n'y pousse point.
La diffusion d'un numéraire est indispensable à
une
action commerciale vraiment civilisatrice. Or elle est
encore très restreinte. Et les traitants s'efforcent de la
contenir.
Même au Sénégal, il y a peu d'argent en circulation,
et seulement au moment de la traite. Au Soudan, les
cauris (coquillages) sont assez répandus. Ailleurs, il
n'y a même pas de cauris.
En réprimant le trafic des esclaves, nous avons sup-
primé la monnaie la plus stable et la plus universelle
de l'Afrique, l'étalon : le captif. On se sert bien encore
du sel, des guinées, des bandes de, coton, de la poudre
d'or, des barres de fer, des pagnes, etc., mais ce sont
là des monnaies défectueuses, sujettes à trop de fluc-
tuations et de supercheries.
On ne peut songer à rétablir la traite des noirs. L'ar-
gent n'est peut-être pas sans inconvénient. L'indigène
n'y attache pas la même valeur que nous. Cinq francs
ne signifient rien pour lui, en dehors de l'impôt. Il ne
considère que la quantité de métal, et il a bien rai-

son puisque notre monnaie d'argent n'est plus, somme
toute, qu'une monnaie fiduciaire. Il s'en tient aux ap-
parences, et parfois il se trompe. Ainsi, il préfère deux
pièces d'un franc qu'une de 2 francs. A la Côte
d'Ivoire, deux pièces de 0 fr. 20 en argent sont mieux
reçues qu'une de 0 fr. 50.
L'impôt payé, il préfère des marchandises, des paco-
filles qui lui sont souvent inutiles, comme les perles de
verre ou les parfums, voire nocives comme l'alcool. Si,
néanmoins, il lui reste encore quelques « gourdes », il
s'en fait des bijoux.
Sans doute, il y aurait là une occasion de se débar-
rasser de nos pièces de cent sous qui ne valent plus que
3 francs ; mais il faut compter avec les répercussions
économiques.
La mauvaise monnaie nuit plus au commerce natio-
nal qu'elle ne profite aux finances des gouvernements
qui l'émettent. Dans une partie de la Côte d'Ivoire
et du Dahomey, la monnaie anglaise fait prime. Ce n'est
pas sans favoriser les traitants de la Gold Coast et de
la Nigeria. Aux colonies surtout, où la concurrence in-
ternationale est des plus vives, il importe que nous dis-
posions d'une monnaie réelle, appropriée aux besoins
des indigènes et facilitant les transactions.
Pour les indigènes, il conviendrait de créer une
monnaie aussi divisible que le cauris (1000 =1 franc),
pour ne pas augmenter le prix des subsistances, et par-
tant celui de la main-d'oeuvre. La sapèque de zinc ré-
pondrait peut-être aux conditions.
Pour les transactions commerciales, il n'y a que la
piastre, stabilisée, qui puisse régler notre commerce
et lui donner, avec son plein développement, toute sa
force colonisatrice.
L'or et le papier s'y ajouteront. Ici l'influence de la
banque de l'Afrique occidentale peut être bienfaisante,
elle peut rendre d'éminents services.
Cette banque a été autorisée par décret du 29
juin 1901. Elle a des succursales à Saint-Louis, Dakar,
Rufisque, Conakry, Grand-Bassam et Porto-Novo. Les
opérations qui se chiffrent annuellement à 30 millions
de francs, avec un bénéfice de 200.000 francs, sont
soumises au contrôle d'un commissaire du Gouverne-
ment, nommé par le ministre des Colonies. Elle dispose
d'un capital de 6 millions de francs. Ce n'est pas assez.
Les Chambres de commerce sont aussi des organes
fort utiles. Elles sont constituées définitivement, en
Afrique occidentale, depuis le 29 décembre 1869. Mais
il y avait un Comité de commerce à Saint-Louis de-
puis 1825.
Ces Chambres vaudront surtout par leurs représen-
tants.
Comme il n'y a pas de planteurs en Afrique occiden-
tale et qu'il n'y en aura jamais que par exception,
comme il n'y a pas encore d'industrie, l'initiative indi-
viduelle ne se manifeste que dans le commerce.
Hormis les fonctionnaires et les militaires, ce sont les
seuls blancs qui habitent nos colonies. Les mulâtres
eux-mêmes sont presque tous des traitants ou des des-
cendants de traitants.
En Indo-Chine, sur 110 millions de capitaux enga-
gés dans les affaires commerciales, 40 seulement sont
français. En Afrique occidentale, nos commerçants n'ont
pas à redouter une telle concurrence, puisque sur un
capital équivalent, plus de 80 millions sont français.
Il y a, il est vrai, les Marocains et les Syriens.
Le premier traitant marocain s'installa à Saint-Louis
vers 1880. En 1895, il y en avait déjà une centaine.De-
puis, il se sont répandus à Dakar, Rufisque, Thiès, etc.
Ils ont des comptoirs jusqu'à Kayes et Timbouctou.
Parmi ces Marocains il y a quelques juifs. Plusieurs se
sont fait naturaliser français.
Au commerce licite, il en est qui sont soupçonnés
de joindre l'usure, voire le recel. Peut-être même tra-
fiquent-ils, à l'occasion, des captifs. Il en est qui se sont
retirés presque millionnaires. Un Marocain de Saint-
Louis fait 250.000 francs d'affaires par an.
Les Syriens sont plus nombreux, plus tenaces, plus
âpres au gain.
On sait que chaque année, pour échapper à l'oppres-
sion des Turcs et des Druses, 20.000 Syriens maro-
nites émigrent. En 1890, quelques-uns débarquèrent à
Dakar. Depuis, leur nombre s'accroît tous les ans, et
sur toute la côte.
Leurs débuts sont rudes. Ils ont peu d'argent ; mais
ils savent réduire leurs besoins, vivre à l'indigène, de
rien, dans de misérables cases en banco.
Ils sont ainsi tout à fait en contact avec le noir, et
leur connaissance de la langue arabeleur donne un cer-
tain prestige.
En Guinée, ils suivent la ligne de chemin de fer en
construction, et ils s'installent, parfois en plein vent,
dès qu'une petite agglomération se forme.
Ils savent se contenter d'un petit bénéfice. Achetant
tout bien plus cher que les maisons de commerce, puis-
que c'est chez celles-ci qu'ils s'approvisionnent, en
demi-gros, ils revendent au détail meilleur marché
qu'elles. Quand on les a boycottés, ils ont pris l'habi¬
tude avantageuse de s'adresser directement en Eu-
rope.
En Guinée, ils se sont mis aussi à acheter le caout-
chouc. N'ayant qu'un minime fonds de roulement, ils
revendent aussitôt, mais au plus offrant, et ils font mon-
ter les cours.
Les commerçants réclament des mesures spéciales
contre ces intrus. Il sera bien difficile de leur donner
satisfaction. Les Syriens ont leurs patentes et partici-
pent ainsi aux frais de la colonisation. On ne peut exiger
plus. Si leurs pratiques à l'égard des indigènes étaient
illicites, on pourrait intervenir ; mais, jusqu'ici, quand il
y a eu des plaintes à ce sujet, ce ne sont pas eux
qu'elles ont désignés.
Quant aux noirs, ils ne sont propres qu'au tout pe-
tit commerce de détail. Ils n'ont pas le sens de la va-
leur des choses, par rapport aux quantités ou aux qua-
lités. Sur un marché, par exemple, on fera le prix d'un
panier de coton de 4 kilogrammes 2 fr. 50. Si l'on en
demande pour 0 fr. 05, le même marchand en donne
une poignée d'une livre.
Le noir a besoin immédiatement de telle chose ou de
telle somme, et cela a pour lui, sur le moment, une
valeur assez précise. Mais au delà, après, quand il n'y
a pas nécessité immédiate, il ne compté plus. Toute va-
leur, surtout monétaire, reste vague. Par exemple,
pour telle besogne, un noir travaillera pour un gain de
0 fr. 50 par jour, pour telle autre, il n'y consentira pas
à moins de 10 francs.
A Djenné, je dis à mon boy :
«
Voici un sabre que
j'ai acheté 20 francs ». Il me répond : « Ce n'est pas cher,
un noir l'eût payé 15 francs. » Insistant pour savoir ses
raisons, il ajoute : « Parce que le toubab est riche. »
Le commerce primitif n'est qu'un échange de « ca-
deaux ». Le plus grand donne le plus. Par sa générosité,
il marque son rang. Et comme sa vanité dépasse tout, il
se ruine volontiers à ce faste.
Ces transactions, si l'on peut dire, ne portent encore
que sur le superflu, car chaque famille pourvoit elle-
même à sa subsistance.
Il y a tout de même un commerce indigène et des
commerçants, parce qu'il y a trois choses qui sont né-
cessaires à tous, dont deux sont même indispensables, et
qu'il faut acheter : des captifs avant tout, du sel ensuite,
des colas enfin.
Il y a donc des commerçants noirs.
Les « maîtres de langues » ont toujours secondé les
négociants de Saint-Louis, et quelquefois pour un trafic
moins innocent que celui de la gomme. Actuellement,
ils gèrent des comptoirs. Ils sont peu scrupu-
leux.
Les Markas et les Somonos sont des commerçants
et des banquiers. Ils prêtent sur gage et font le change.
Ils contractent sur un verset du Goran, et cela vaut pour
eux le papier timbré. Pour le Bambara fétichiste, une
poignée de main y supplée.
Les Djennenké ont l'humeur mercantile. Quand leurs
enfants qui viennent d'être circoncis sont guéris, ils les
revêtent de leurs plus beaux boubous blancs, les cou-
ronnent et les ceinturent de cauris. Ces cauris con-
stitueront le premier fonds commercial des petits
Djennenké. Les captives vont commercer jusqu'à Tim-
bouctou.
Les Maures échangent leur sel et leurs troupeaux
contre des cotonnades, du mil ou du riz, et peut-être des
esclaves.
Mais le commerçant, de race, spécialisé, c'est le
Dioula, originaire du Mossi. Au reste, tous les colpor-
teurs ne sont pas de véritables Dioulas, mais on les
désigne par cette appellation qui s'applique maintenant
au commun des marchands ambulants.
Le Dioula parcourt d'énormes distances. Ainsi, un
Dioula achète des colas à Kabara, 200 à 350 pour
5 francs. Il va jusqu'à Kouroussa où il obtient, avec
120 noix,un kilogramme de caoutchouc. Il revient ensuite
à Conakry où il échange son caoutchouc contre de la
pacotille.
Naguère, les Dioulas furent de terribles négriers.
A la Côte d'Ivoire, les Appolloniens de la colonie an-
glaise trafiquent ainsi de l'acajou, du caoutchouc et de
la poudre d'or. Ils sont de mauvaise foi. En période
d'effervescence, les Baoulés s'en prennent d'abord à
eux et les décapitent.
Depuis la conquête, c'est-à-dire la pacification de ces
contrées, les Nagos de Porto-Novo vont trafiquer jusque
dans le haut Dahomey.
On peut estimer à 3.000 environ le nombre des com-
merçants européens.
Ce sont, pour la plupart, des agents des grandes mai-
sons de Bordeaux et de Marseille, Devès et Chaumet,
Compagnie française, Compagnie Niger-Soudan, Maurel
et Prom, Maurel frères, etc... La seule Compagnie fran-
çaise a fait, en 1906, dans ses divers comptoirs de
l'Afrique occidentale, pour 34 millions 1/2 d'affaires,
avec un bénéfice net de près de 3 millions de francs.
Dans son rapport financier, le Conseil d'administra-
tion de cette Société attribue ces brillants résultats à
l'organisation administrative, aux grands travaux de
pénétration, en un mot à l'action colonisatrice. C'est
exact. Mais c'est une raison pour que les commerçants
aident à ce grand effort au lieu de le contrecarrer
comme ils l'ont fait trop souvent.
On sait ce qu'est le « coxage ». On envoie des dioulas,
des interprètes, parfois avec des chevaux, au-devant de
caravanes. Avant toutes affaires, on comble de cadeaux
de pacotille les vendeurs, on les héberge, on les grise,
et par là on s'assure l'achat du caoutchouc, de l'ara-
chide ou de la gomme.
Mais on arrive ainsi à payer plus cher qu'on ne peut
vendre dans la métropole. Et pour se rattraper, on
fraude sur les poids, sur les payements, cependant que
le vendeur falsifie les produits. Cela ne saurait durer.
Les produits sont vite dépréciés, et c'est la catastrophe.
Voilà l'une des causes, non la moindre, de la crise du
caoutchouc dont la Guinée a souffert en 1900-1901 et
dont elle ne s'est relevée que lentement. Dernièrement,
on signalait encore, dans la Dépêche coloniale, que les
agents des factoreries de la Côte d'Ivoire, particulière-
ment dans le district d'Abaisso, « se portent au-devant
des indigènes, leur disputant les charges de caoutchouc
sans même s'enquérir de la qualité, les attirant et les
hébergeant dans leurs caravansérails jusqu'à ce que le
marché ait été conclu. C'est là une méthode des plus
vicieuses ; alors qu'on lui achète n'importe quoi, et à tout
prix, l'indigène ne prend pas soin de récolter et de pré-
parer des boules de caoutchouc, il fraude en y introdui-
sant des cailloux, de la terre glaise, des morceaux de
bois ; des acheteurs peu scrupuleux, traitants indigènes
venus de la côte, pèsent son caoutchouc sur des ba-
lances faussées, de sorte que ce trafic se résume en
une mutuelle duperie. Des maisons européennes, faute
de vouloir employer ces procédés, ne trouvent déjà plus
de bénéfice à l'achat du caoutchouc, mais seulement
dans la vente aux caravaniers de denrées d'importa-
tion. Il faut que ces abus soient réprimés sans retard,
si l'on veut prévenir une crise imminente. »
Au Sénégal, on « couillonne à la bascule » ; pour
mesurer un mètre d'étoffe, on se sert du yard (91 cent.).
On trompe même les Européens en leur vendant pour
un kilogramme un paquet de sucre, fabriqué exprès par
une maison de Bordeaux, qui ne pèse pas 900 grammes.
Ce sont là de tristes expédients. Ce ne sont pas les
pires.
En Casamance, on a accoutumé de dire : « Bonne
année de riz, mauvaise année de palmistes. » Cela si-
gnifie que l'indigène, au moment des récoltes, cède au
traitant une grande partie de son riz ou de son mil. Ses
provisions épuisées, — ce qui ne tarde pas, si la récolte
n'a été qu'ordinaire, — il retourne à la boutique où on lui
rend une mesure de son riz pour une mesure d'amandes
de palme. En 1903, la famine étant pressante, les affaires
n'en furent que meilleures, et les Diolas durent fournir
deux boisseaux d'amandes pour un de riz.
Parfois, la spéculation est plus cynique encore. Dans
l'intérieur, certains traitants, au moment des récoltes,
achètent tout ce qu'ils peuvent de mil ou de riz. Soit
pour payer l'impôt, soit plutôt pour se procurer d'insi-
gnifiantes bagatelles, les noirs se démunissent alors
avec entrain. Ces provisions sont soigneusement em-
magasinées, et on attend que la faim fasse revenir l'im¬
prévoyant indigène. On lui revend alors ses grains, au
double ou au triple, contre tout ce qu'il peut posséder.
S'il n'a rien, c'est la lamine.
L'opération paraît excellente au mercanti. Nous sa-
vons qu'elle est néfaste.
Le commerce honnête et sérieux n'a pas d'intérêt
distinct de celui de la colonie. S'il a pu, jadis, manifes-
ter son hostilité contre les réformes qu'on s'efforçait de
réaliser, voire contre la construction de voies ferrées,
c'est qu'il n'était pas alors, il faut bien le dire, un com-
merce sérieux et honnête.
L'antagonisme qui, au fond de la brousse, s'élève
fréquemment entre commerçants et fonctionnaires s'ex-
plique par là.
Le fonctionnaire prend la défense du noir, grugé et
malmené, et il fait bien. C'est quand il ferme les yeux
par camaraderie ou crainte des « affaires » qu'il fait
mal. Trop souvent il ne peut rien. C'est fâcheux.
Ce n'est pas avec des vagabonds affamés, abrutis par
l'alcool, qu'on peut, effectuer des échanges fructueux,
mais avec des populations prospères, saines, tra-
vailleuses.
Le vrai commerce, qui vit et se développe, doit ren-
dre plus riche celui qui achète comme celui qui vend.
S'il n'augmente pas la valeur intrinsèque des choses
par la circulation, s'il ne prévient pas les disettes, s'il ne
stimule pas la division du travail, il n'est qu'un para-
sitisme nocif.
Autre chose est la colonisation.
Le commerce colonial doit être un facteur de civili-
sation. Qu'il s'organise pour stimuler les énergies et
consolider les vertus de nos protégés. Au lieu d'exploi-
ter leurs vices, qu'il tâche à les réformer ; au lieu de
flatter leurs préjugés et leurs ignorances, qu'il les
redresse et les éclaire. Pour cela, il peut beaucoup plus
que l'instituteur hébété qu'on y délègue.
Puisqu'une dizaine de grandes maisons font la loi
commerciale dans l'Ouest africain, rien n'est plus fa-
cile. Qu'elles se concurrencent pour le bien, nous le
voulons ; mais nous les sollicitons aussi de se coaliser
contre le mal.

III. — MINES, CARRIÈRES ET GISEMENTS

Pour audacieux que fussent les premiers explorateurs


de l'Afrique occidentale, ils ne s'y aventurèrent que
dans l'espoir des gains fabuleux. C'est le mirage de l'or
qui les attira. Si l'expérience déçut cruellement les pre-
miers, elle instruisit les seconds. On connut par eux que
le sol africain recèle des richesses plus certaines et des
possibilités plus vastes.
Au XIIe siècle, El Edrisi, géographe arabe, signale la
Sénégambie comme un pays d'or. Le Sénégal est le
« fleuve de l'or ».
Tout d'abord, les Compagnies se bornèrent presque
exclusivement à la traite de l'or. Mais elles s'aperçurent
tôt que celle de la gomme, du morfil (ivoire) et de
l'homme serait plus lucrative.
Néanmoins, on ne cessera de rechercher toujours, et
jusqu'au temps présent, le filon prestigieux. L'or est
Je premier stimulant de l'activité coloniale. C'est pour le
trouver qu'on poussera jusqu'à la Falémé, qu'on ex-
plorera les régions aurifères et qu'on pénétrera, de
toutes parts, le continent mystérieux.
André Bruë, directeur de la Compagnie du Sénégal
(1697 à 1702 et 1714 à 1725), écrivait : « Les mines
d'or du Bambouck sont en si grand nombre et si aisées
à travailler, qu'ayant envoyé le sieur Compagnon pour
les reconnaître, en 1716, il a vu, en beaucoup d'en-
droits, gratter la superficie de la terre en plein champ,
la laver et en tirer l'or, très pur, tel que la Compagnie
le fait acheter. L'idée du sieur Compagnon est que, si
les mines étaient travaillées, elles rapporteraient beau-
coup plus que celles du Pérou. »
Plusieurs établissements fortifiés furent construits
pour l'exploitation des gisements : à Dramané, dans
le Kaméra, en 1700, à Machana (Kéniéba), sur la rive
droite de la Falémé, en 1703, à Zaïnoura (Sénoudébou),
en 1715, à Kélimani, Natacou, etc. (1741-1756).
A cette époque, la Compagnie du Sénégal exporte
annuellement 500 marcs (135 kilogrammes) d'or de
Galam environ, pour 250.000 livres. Elle en tire 700.000
livres dans la métropole. C'est assez loin du 800 °/0 que
lui rapportent les autres négoces.
Quand nous reprenons possession du Sénégal, en
1817, nous nous proposons d'organiser une exploita-
tion régulière. Plusieurs tentatives de ce genre, notam-
ment en 1824 et en 1828, n'ont pas grand succès.
Des traités et des guerres, de 1845 à 1855, nous
assurent la possession des mines d'or du Bambouck. Si
de tels efforts n'avaient eu d'autres résultats, on aurait
pu le regretter : les produits de l'exploitation des mines
de Kénieba furent insignifiants.
Cependant, pour l'or, nous allons toujours plus avant,
vers le Niger. En 1879, le poste de Bafoulabé est établi
au confluent du Bafing et du Sénégal, parce que c'est
un des débouchés du Bambouck et du Bouré. Une So-
ciété se fonde pour reprendre l'exploitation des mines de
Kéniéba. Elle est obligée de liquider en 1881.
De 1830 à 1840, la colonie du Sénégal exportait une
moyenne annuelle de 300.000 francs d'or, de 1860 à
1870, ce n'est plus que 45.000 francs; de 1870 à 1880,
50.000 francs.
En 1889, cette exportation s'élève à 105.000 francs,
atteint 358.000 fr. en 1891, pour retomber à 36.000 fr.
en 1893.
Dès lors, les chiffres s'élèveront graduellement pour
atteindre 600.000 francs en 1905, auxquels il faut en-
core ajouter ceux de la Côte d'Ivoire et de la Guinée
d'une moyenne de 100.000 francs. Soit 700.000 francs
en tout sur une exportation totale de 160 millions.
Il est évident que l'or se trouve en assez grande
quantité dans le Boundou, le Bélédougou, le Bafé et
Sirimana, dans tout le Bouré, le Bambouck et le Dial-
lonkala, c'est-à-dire dans une grande partie du haut
Sénégal et de la haute Guinée.
Ce sont surtout les Malinké qui exercent cette indu-
strie.
Dans certains placers, il y a des centaines de puits,
souvent très anciens, qui atteignent jusqu'à 20 mètres
de profondeur.
La terre extraite est placée dans une calebasse pleine
d'eau. Dans certaines régions, les morceaux de quartz
sont rejetés ; ailleurs, ils sont pilés et lavés. Après plu-
sieurs lavages, dans une série de calebasses de plus en
plus petites, finalement dans une valve de coquille, il
ne reste plus qu'un résidu noir dans lequel brillent les
paillettes. Ce résidu est séché. En soufflant légèrement,
on obtient l'or, — non sans une perte qui peut être
d'un quart ou d'un tiers. La poudre est fondue, puis
façonnée, par les forgerons, en anneaux à torsades. Une
bonne laveuse peut gagner 0 fr. 75 par jour. A Siéké,
on a évalué à 20 francs environ le gain journalier d'une
équipe composée de deux hommes et de quatre femmes,
en estimant la poudre d'or achetée 1 fr. 50 le gramme
et les anneaux 2 fr. 50 le gramme. Avec cela, les Ma-
linké sont misérables, car ils délaissent leurs lougans.
Cet or vaut, en France, de 3 francs à 3 fr. 25 le
gramme.
Mais les pépites sont extrêmement rares, et les plus
grosses parcelles ne dépassent guère 0 gr. 1.
Dans tous les centres d'extraction, de multiples su-
perstitions s'attachent à l'industrie des chercheurs et
laveurs d'or. C'est un obstacle — peut-être heureux
à une exploitation plus intense. —
L'indigène du Bambouck n'aime pas à parler de l'or,
ni à en voir beaucoup à la fois. Cela brûle les yeux.
Quand il en a obtenu une certaine quantité, il s'arrête,
pour éviter des calamités. Si, par hasard, il trouve une
pépite, il s'empresse de faire de nombreux cadeaux aux
griots. On conçoit aisément que ceux-ci, ses directeurs
spirituels, s'appliquent à entretenir une opinion qui
leur est si avantageuse.
Le Malinké ne travaille pas l'or le lundi et le jeudi,
ni quand il y a un décès au village. S'il survient un
accident, le placer, si riche soit-il, est abandonné aussi-
tôt. Le choix d'un autre se fait avec un cérémonial com-
pliqué et long.
En toute conjoncture, il est fait des sacrifices au Nama,
gardien du trésor, qui fait glisser l'or sous terre pour
le cacher. L'animal sacrifié est mangé sur place.
Le commerce est peu réglé. L'or est pesé avec des
grains de tamarin ou de lingue. Mais il y en a pour la
vente qui ne pèsent que 0 gr. 8, ce qui met le gros de
4 grains à 3 gr. 5, et il y en a pour l'achat qui pèsent un
gramme exactement.
Chaque année, on traite à Kayes 200 kilogrammes en-
viron d'or du Bambouck. Une grande partie de cet or
reste dans la colonie. Les femmes noires raffolent de
bijoux et les artisans de Galam, sont habiles. Leurs
bagues, leurs bracelets, leurs colliers, leurs pendants
en filigrane attestent du goût. Ils demandent 1 fr. 50 à
3 fr. 50 pour travailler un gros d'or; pour l'argent, 1/10e
de la matière employée.
Dans tout le haut Soudan, on trouve des sables et
quartz aurifères ; mais en trop petite quantité ou trop
épars.
Néanmoins, dans la région de Sikasso, en pays
Bobo, dans le Lobi, il y a beaucoup d'or. L'indigène
s'en soucie peu. Quelques Lobis se bornent à laver le
sable des cours d'eau. C'est au marché de Gaoua que
se fait le commerce le plus notable de cette poudre.
Quant à une exploitation européenne, il n'y faut pas
compter de longtemps : l'insuffisance des moyens de
communication pour le transport du matériel, l'hostilité
des indigènes, l'absence de main-d'oeuvre, sont des
impedimenta assez sérieux pour faire reculer les plus
audacieux.
La Côte d'Ivoire a paru être un jour la terre promise
de l'or. Un journaliste-député qui eut des malheurs ; en
sortant de Mazas, s'en fit le Moïse. De nombreux pro-
specteurs s'abattirent sur le pays, et des Sociétés an-
glaises émirent des actions. El si les spéculateurs de
Londres et de Jersey ne trouvèrent point des pépites.
en Assinie, du moins ramassèrent-ils des gros sous en
France. Et c'est là une réponse péremptoire à ceux qui
demandent à quoi servent nos colonies.
Ce qui est certain, c'est que les indigènes de la Côte
d'Ivoire portent sur eux et détiennent beaucoup d'or.
Les principaux chefs sont très riches. Il en est qui
ont des chaises en or massif et qui portent des sandales
avec des semelles en or. Certains chefs du Baoulé ont
été enterrés avec une cuirasse d'or. Les jours de fêtes,
les individus des deux sexes se parent d'une profusion
de bijoux massifs.
«
Dans les conversations, écrit Binger, on entend
parler de sommes prêtées s'élevant à 10, 15, 20 onces;
des amendes infligées pour adultère s'élevant à 3 ou
4 onces, ce qui prouve que parler de 300 ou 500 francs
d'or ici n'a rien d'excessif. »
Dans les colonies voisines de la Gold Coast et du
territoire des Achanlis, 4.000 personnes sont employées
à l'extraction de l'or pour le compte des grandes Com-
pagnies anglaises. En 1906, on a obtenu ainsi 8.000 ki-
logrammes d'or représentant 22 millions et demi de
francs.
A la Côte d'Ivoire même, l'or sert à toutes les tran-
sactions. La poudre est la monnaie courante. Beaucoup
d'indigènes ont une balance à or avec ses poids (birita),
parfois en or. Un « tas » au Baoulé est de 52 grammes.
Les « akés » sont de 2 grammes, qui se subdivisent en
douzièmes (takan).
On voit la trace de centaines de puits abandonnés
au Sanwi. Sur la route de Konakrou à Afiénou, par
exemple, l'administrateur Cartron assure avoir ren-
contré plus de 3 à 4.000 puits. Binger a surnommé
l'Assikasso « pays de l'or ». Au Baoulé, notamment
dans le district de Kokumbo, l'exploitation indigène est
des plus actives. Plus au nord, chez les Yaousés, on
trouve parfois d'assez grosses pépites. Le mode d'ex-
traction et de lavage n'est guère moins rudimentaire
qu'au Bambouck ou au Bouré. Il y a beaucoup de pertes,
soit dans le lavage des alluvions à la battée, soit dans
le lavage des terres extraites des puits.
Par arrêté du 15 février 1901, le gouverneur de la
Côte d'Ivoire ouvrit à l'exploitation la région comprise
entre la rive gauche de la Comoé, la frontière anglaise
et le 9e parallèle nord.
Quatre mois après, cent demandes de permis de re-
cherches avaient été faites.
Mais, jusqu'ici, la mine d'Akrizi est la seule qui ail
été sérieusement exploitée.
En janvier 1906, 42 tonnes furent broyées par un
moulin Huntington et ont produit 2 kil. 457 d'or, soit
une moyenne de 58 gr. 1/2 par tonnes.. La mine dispose
de deux machines à vapeur, deux pompes à vapeur,
un moulin broyeur et une scierie.
Ce sont là des résultats assez encourageants pour la
Société concessionnaire.
Il est bon, toutefois, de faire attention aux conclu-
sions du rapport de l'ingénieur Jordan, chargé de
mission, en 1903, par le ministre des Colonies.
M. Jordan n'a étudié, il est vrai, que les régions de la
Comoé, d'Assinie et du Sanwi ; mais ce sont les plus
riches.
Les conclusions de M. Jordan sont nettes. Il affirme
que les conglomérats aurifères, qui seuls permettent de
grandes exploitations industrielles comme à la Gold
Coast, n'existent pas à la Côte d'Ivoire.
«
L'or, dit-il, ne se rencontre à la Côte d'Ivoire que
dans des alluvions ou en filons. Les conglomérats au-
rifères, signalés çà et là par des prospecteurs, ne sont
que des poudingues récents mal cimentés, ne présen-
tant aucune analogie avec les conglomérats du Trans-
vaal à ciment siliceux et pyriteux. Notons, entre autres
différences, que, tandis que dans ces derniers, les galets
quartzeux sont stériles, à la Côte d'Ivoire, au contraire,
l'or se trouve aussi bien dans les galets que dans l'argile
qui les lie. Le fait que des formations de tous points
comparables à celles du Rand se trouvent à la Gold-
Coast, dans le district de Takwa, était insuffisant pour
conclure à leur existence à la Côte d'Ivoire, outre que
ces formations de conglomérats, qui sont des formations
de rivage, n'ont jamais une grande extension géogra¬
phique, il est à remarquer que les couches étant à
Takwa dirigées nord 120° est, leur prolongement, au
cas où il existerait, viendrait rencontrer le rivage actuel
avant de sortir du territoire anglais. »
L'industrie minière n'est donc pas appelée à un grand
développement à la Côte d'Ivoire, non plus que dans le
haut Sénégal et la haute Guinée. Néanmoins, il était
expédient de la réglementer, pour qu'elle ne fût pas un
prétexte à des opérations louches dans la métropole ou
à des pratiques dangereuses dans la colonie.
Les conditions d'exploration et de concession ont été
fixées par un décret du 6 juillet 1899, complété par
une circulaire ministérielle du Ier avril 1902. Le sous-
sol est déclaré propriété d'État; mais les droits de
l'indigène, premier occupant, sont reconnus pour les
exploitations ultérieurement entreprises. Ce décret pré-
voit trois sortes de concessions : 1° permis d'exploration
dans toutes les régions non ouvertes à l'exploitation,
avec cette restriction que le Gouvernement local de-
meure seul le juge de l'opportunité de la délivrance de
ces permis ; 2° permis de recherches ; 3° permis d'ex-
ploration dans les régions ouvertes.
Les redevances par hectare ont été fixées à 0,05 cent,
pour les permis d'exploration, dont la durée est de
deux ans, à 0,25 cent. pour les permis de recherches de
même durée ; enfin à 1 franc par an pour les permis
d'exploitation d'une durée de 25 ans, en limitant à
5 °/0 de la valeur du minerai extrait la redevance au
profit de la colonie.
On ne saurait prendre trop de précautions. L'or est
un péril colonial. L'industrie minière, aux colonies
d'Afrique, est à « protéger », — nous voulons dire à
enrayer.
Nous savons qu'elle stérilise le sol, qu'elle appauvrit
à tout le moins moralement — les indigènes. Les

régions aurifères sont désolées.
L'or n'est presque pas utilisé par l'industrie métro-
politaine. Il n'est pas de la richesse sociale. Il ne vaut
que pour enrichir, scandaleusement, des spéculateurs
heureux, sinon pour ruiner des gogos trop naïfs. On
lui doit peut-être le malaise économique dont souffre
l'Europe, et qui se marque surtout par le renchérisse-
ment général de ces dernières années. D'après Charles
Gide, en. effet, ni les trusts, ni les grèves, ni les droits
protecteurs, ni la spéculation, qui ne sont que des acci-
dents locaux, sporadiques, n'ont une ampleur suffisante
pour l'expliquer. Il faut l'attribuer donc à la surproduc-
tion des mines d'or. En vingt ans, la production de l'or
a plus que quadruplé, passant de 160.000 kilogrammes
valant 510 millions de francs, en 1886, à 700.000 kilo-
grammes valant 2 milliards aujourd'hui.
Le fer est plus précieuxqui ne vaut que par le travail.
En Afrique occidentale, il est partout, à profusion. La
latérite en contient beaucoup. Or, la latérisation étant
une maladie tropicale des roches, la latérité surabonde.
Ce sont les roches ferrugineuses, pisolithiques, ainsi
que les concrétions à formes irrégulières de la latérique
et les hydrates ferrugineux des conglomérats recou-
vrant les grès qui constituent les minerais de fer exploi-
tés par les indigènes.
Ces minerais sont traités dans des sortes de fours
catalans, et on on tire un fer de bonne qualité se for-
geant bien. Mais ce procédé rudimentaire laisse encore,
dans les scories, 55 °/0 de fer métallique. Au Yatenga, on
compte 1.500 de ces hauts fourneaux produisant 500
tonnes de fer, qui servent à fabriquer des dabas, des
haches, des couteaux, des briquets, etc.
A Sumpi, le fer des forgerons est vendu 1 fr. 50 le
kilogramme. Les forgerons emploient de plus en plus,
d'ailleurs, le fer importé en barre « cébré ».
Les forgerons sont assez habiles. Un forgeron peut
faire 3 dabas par jour, de 1 à 2 francs chacune. Cela
représente un gain élevé ; mais la daba dure trois ans,
et les forgerons n'ont que peu de demandes. D'ailleurs,
les outils d'importation se substituent de plus en plus
aux articles façonnés par les indigènes. Les forgerons
sont aussi bijoutiers, armuriers ; ce sont eux qui fa-
briquent la poudre, qui opèrent les circoncisions.
Leurs femmes font les poteries. Ils sont quelque peu
médecins et sorciers.
Malgré l'abondance du fer en Afrique occidentale,
l'absence de houillères rend impossible une industrie
métallurgique européenne. Les bancs de lignite signa-
lés dans la haute Gambie, aux pieds du Fouta Djallon,
n'y sauraient suppléer.
Les autres métaux sont rares. Dans l'or, il y a de
l'argent. Le sous-sol du Fouta-Toro recèle, avec le fer,
l'or et l'argent, du cuivre, du plomb, de l'étain. Il y a
des gisements de cuivre, sous forme de lames et de ro-
gnons, dans les terrains de sédiment du Boundou et du
Bambouck. Barth a signalé les anciennes mines de
cuivre, d'Imgal, en Mauritanie. Les femmes Foulbé et
Habé du Macina et du Mossi portent de lourds bracelets
de. cuivre, pesant plus d'un kilogramme parfois.
L'argile est répandue, surtout dans les pullulantes
termitières.
Le kaolin est bien plus rare. Il y en a au Soudan et
en Guinée.
La poterie et la briqueterie sont des industries indi-
gènes importantes. La poterie surtout. La vaisselle est
pétrie à la main, séchée au soleil et cuite en tas, sur le
sol. Les femmes des forgerons de Koury savent enduire
l'argile d'un vernis rouge.
Dans l'île de Bob-N'quior, les indigènes se sont spé-
cialisés depuis longtemps dans la fabrication des briques,
qui ont servi à construire la plupart des maisons de
Saint-Louis. Pendant la saison sèche, ils prennent l'ar-
gile au bord du fleuve, la malaxe, la moule et la font sé-
cher au soleil. Ces briques grossières sont ensuite
cuites au tas. Chaque briquetier n'en fait qu'une four-
née par saison, soit 300.000 briques, dont 1/10e sont
inutilisables. Depuis 1898, il s'est établi une briqueterie
à vapeur. La brique est meilleure, mais le prix de re-
vient est plus élevé.
La presque totalité des cases indigènes sont con-
struites en banco ou pisé, c'est-à-dire en boue argileuse
ou en briques de boue simplement séchées au soleil
(tofa).
Elles ressemblent plutôt à de grossières termitières
qu'à des habitations humaines. Groupés en soukhalas,
elles constituent des tatas (forteresses) inexpugnables
sans artillerie. Et ainsi, elles remplissent leur princi-
pal objet.
Rondes ou carrées, recouvertes d'un toit conique en
paille ou d'une argamasse (terrasse), elles sont basses,
sans fenêtre. Souvent, l'entrée est à peine large et
haute de 50 à 60 centimètres, et un petit mur en terre
barre encore l'ouverture à 50 centimètres dans l'inté-
rieur.
Les cases de Coniaguis ont 2 mètres de diamètre
seulement. Elles sont individuelles.
Il y a pourtant des maisons à étages, dans certains
villages du secteur de Cabolé (Dahomey), chez les Habé,
à Ségou, Djenné, Timbouctou, etc. Les meilleurs ma-
çons et architectes indigènes sont les baris de Djenné.
Ce sont les Marocains, d'ailleurs, qui leur ont enseigné
l'art de construire.
Les baris n'ont pour tout instrument de travail qu'une
espèce de palette fixée au bout d'un vieux canon de
fusil. Elle leur sert à tailler les briquettes ou la maçon-
nerie. Ils placent le mortier et l'égalisent avec leurs
mains. Pas de niveau ni de fil à plomb. Leur salaire
est de 500 cauris par jour, soit 50 centimes. Hors
de Djenné, ils exigent 35 à 45 francs par mois et la ration.
Ce métier, comme les autres, ne va pas sans des
pratiques superstitieuses. La forme des cases, les ma-
tériaux à employer, les ouvriers qui y travaillent, le
lieu, l'exposition des portes, les jours ouvrables, tout
cela est déterminé par des prescriptions minutieuses
qui varient suivant les races, ou plutôt suivant les ré-
gions, et qu'on enfreint d'autant moins qu'elles sont
sans raison précise.
Il faut dire aussi que cette architecture rudimentaire
des noirs était en rapport avec leur état social et l'in-
digence de l'outillage et des matériaux dont ils dispo-
saient.
Leur état social implique nécessairement une cer-
taine mobilité. S'ils n'étaient tous des nomades, les
noirs étaient peu enracinés. Leur mode de culture en
jachère, l'insécurité de la brousse, la cueillette, la
chasse les obligeaient à des déplacements fréquents. Il
leur fallait abandonner leur case et qu'ils pussent en
reconstruire une aussi facilement. Ces habitations ne
pouvaient être très compliquées ni très confortables. Ils
s'en contentaient dans l'au-jour-le-jour de leur précaire
existence.
D'ailleurs, avec quoi eussent-ils édifié des villes, et
comment? Si les calcaires ne sont pas très rares, la
chaux manque presque partout.
A Rufisque, sur la plage de Popenguine, on trouve
des calcaires blancs, dont on peut même faire de la
pierre à chaux. Il y a des bancs de calcaires coquilliers à
Yang-Yang. Des carrières sont exploitées à Fouti, près
de Kayes ; à Kourbala, à Bandiagara.
Les grès, les calcaires silicieux, la latérite peuvent
servir aux constructions.
Mais la chaux manque. Jusqu'ici, on a utilisé les co-
.

quillages. C'est insuffisant.


Il y a pourtant des petites carrières de chaux exploi-
tées à Kita, à Koulikoro et au Yatenga. Les indigènes
du Yatenga blanchissent leur case avec une espèce de
plâtre. La chaux de Kita revient à 75 francs la tonne
sur place. Le traitement des coquillages du Sénégal,
du Niger, de la Volta, etc., est d'un faible et oné-
reux rendement.
Dans la circonscription de Bandiagara, au nord de
Hombori, près Bélia, il y a une carrière de marbre
exploitée par les indigènes. Ils en font surtout des bi-
joux. Les bracelets de Hombori sont un article de
commerce courant sur tous les marchés du Macina. Au
Yatenga, on trouve du mica noir.
En résumé, le sous-sol de nos colonies est pauvre.
Ses produits ne sont pas d'utilisation industrielle. Ils ne
peuvent donner lieu, qu'à un trafic restreint. Même
l'emploi qui en est fait, sur place, pour les besoins im-
médiats, tend à disparaître avec le développement des
voies de transport.
Cependant, le sel est une des principales industries
de la Mauritanie. Avec la cueillette de la gomme et l'éle-
vage, depuis qu'ils ne peuvent plus que se piller eux-
mêmes, c'est à peu près la seule ressource des Maures.
Ils en exportent, dans notre Soudan, pour 2.500.000 fr.
environ par an.
Il y a aussi les salines de la côte. Celles du Gandio-
lais ont été exploitées de tout temps, et affermées.
La plaine de Bargny-Rufisque serait, paraît-il, propre
à une telle exploitation. Déjà les indigènes y construi-
sent des cuvettes en argile qu'ils remplissent d'eau de
mer et laissent évaporer, et cela suffit pour leurs be-
soins. On pourrait, en endiguant le marigot et en éta-
blissant des bassins d'évaporation, obtenir un rende-
ment beaucoup plus considérable.
En Guinée française, la quantité de sel annuellement
récoltée dans les salines ne dépasse pas 100 tonnes.
Avec ces procédés rudimentaires, les pluies ne per-
mettent pas de faire mieux. Néanmoins, dans l'île de
Kakossa (Mellacorée), on pourrait tenter une exploita-
tion plus fructueuse.
A la Côte d'Ivoire, la barre empêche d'alimenter les
marais salants.
Au Dahomey, les indigènes des villages du littoral
extraient le sel de l'eau des lagunes.
La production, nous le voyons, est presque nulle.
Elle sera toujours médiocre.
Les importations de sel européen, qui atteignaient,
en 1901, 8.000 tonnes, se sont élevées, en 1905, à près
de 20.000 tonnes. Les importations de Mauritanie n'ont
pas diminué d'autant. Elles peuvent s'évaluer à 3.500
tonnes représentant une valeur de près de 3 millions
de francs, soit 130.000 barres au prix moyen de
20 francs.
Notre importation ne saurait donc avoir pour résul-
tat de ruiner l'industrie mauritanienne, mais de régler
les cours et d'accroître la consommation indigène.
Quelque prix qu'ils en tirent désormais, les Maures
refuseront d'autant moins d'apporter leurs barres sur
les marchés du Soudan que la gomme est de plus en
plus dépréciée.
Ils n'y perdent rien, d'ailleurs.Peut-être y gagnent-ils.
La sécurité dont leurs caravanes bénéficient dimi¬
nue leurs risques, et donc leur prix de revient.
D'autre part, ils apportent leur sel, non pour en tirer
des espèces, mais des produits. Quand nous disons
qu'une barre de sel vaut tant, cela signifie que les
Maures l'échangent contre deux ou trois pièces de gui-
née que nous évaluons à tant. Or, si le sel européen ar-
rive de plus en plus facilement sur les rives du Niger,
il en est de même des guinées.
Ils n'éprouveront des pertes que pour les achats de
vivres, mil ou riz, dont les prix se maintiendront ; mais
cela ne peut que les engager à étendre leurs propres
cultures. Ils en subiront aussi, et ce seront les plus
graves, dans leurs achats d'esclaves, dont les prix ne
peuvent que s'élever ; mais cela les incitera peut-être à
n'en plus trafiquer, à s'en tenir à ce qui leur est stricte-
ment nécessaire, — et la conséquence est qu'ils traite-
ront mieux ceux qu'ils emploient dans leurs mines, à la
cueillette de la gomme ou à la garde des troupeaux,
pour qu'ils ne se sauvent point et pour qu'ils se repro-
duisent.
La baisse du prix du sel aura surtout ce grand avan-
tage — car l'intérêt général du consommateur est tou-
jours supérieur socialement à l'intérêt particulier du
producteur — de mettre un aliment de première néces-
sité à la disposition des populations misérables qui en
sont dépourvues, et qui sont réduites à mêler à leur
pauvre nourriture les cendres des végétaux à potasse,
notamment de l'arbre à sel, nommé « baboul » en
haoussa et « katiatlii » en peulh.
Le sel importé par les Maures provient de la Sebkha-
el-Khadera, à vingt jours de marche au nord de Chin-
guetti qui produit 4.000 tonnes par an, et des mines
de Taraze, à 3 kilomètres de Taodeni, à 600 kilomètres
au nord de Timbouctou, qui produisent 1.000 tonnes
par an.
La Sebkha-el-Khadera (endroit salé bleu) est une dé-
pression profonde dans une vaste région désertique
dont le centre est marqué par une mare de 50 kilo-
mètres environ. Cette mare est vite séchée, et dès le
mois d'octobre on peut recueillir le sel. Elle appartient
aux Kountas ; mais elle est exploitée par des captils
qui payent une redevance.
Pour extraire le sel de la mare, il faut d'abord enle-
ver, sur une profondeur de 0 m. 50, le sable qui recouvre
le sel, dont les dalles, sous la coruscation du soleil, pa-
raissent bleues. Puis, on taille le sel et on le débite.
Auparavant, on a mesuré la longueur, qui est la même
pour toutes les barres, avec un morceau de bois dressé
de deux coudées (1 mètre) de longueur, et nommé
«
lassar ». La largeur à la partie supérieure s'obtient
en mesurant deux fois avec la main, grande ouverte,
de l'extrémité de l'auriculaire à l'extrémité du pouce ; à
la partie inférieure, la barre n'a qu'une fois et une
demie la largeur de la main.
La barre de sel, ainsi mesurée et dessinée sur la cou-
che, est taillée avec un instrument en fer à dents
de scie très espacées, » sebodri », que l'on frotte hori-
zontalement sur les dalles, puis, avec les mains ou un
pic, on soulève la barre qui vient d'être sciée. L'épais-
seur est celle de la couche, elle varie de 5 à 8 centi-
mètres.
Au-dessous de cette couche, on en trouve une autre,
et ainsi de suite jusqu'à un mètre. Lorsque le sel com-
mence à changer de couleur, qu'il devient plus blanc
et plus transparent, on s'arrête : l'eau est proche. On
est au « tenormal », à la dernière couche qui annonce
l'épuisement.
Un point de la mare épuisé, on passe à un autre, et
l'eau des pluies d'hivernage ou l'eau des infiltrations
remplit les trous, et le sel se reforme. En deux ou trois
ans, les puits sont de nouveau comblés.
160.000 barres de 25 kilogrammes environ sont ex-
traites ainsi tous les ans. La plupart sont portées à
Chinguetti, où elles se vendent par 4 ou 5 pour une
seule pièce de guinée. De là, les barres sont transpor-
tées à dos de chameau, en 12 jours, à Tichitt, capitale.
du Tagant. Enfin, elles sont dirigées vers les marchés de
Nioro, Banamba, Goumbou, Ségou, Sokolo, Sansan-
ding et Djenné.
A Taodeni, les carrières sont exploitées de la même.
façon, les barres sont seulement un peu plus longues,
un peu plus larges, et leur poids peut aller de 30 à
35 kilogrammes. Quatre barres seulement font la charge
d'un chameau. Le sel est entièrement blanc, les barres
sont lisses et parfois veinées de rouge. Il est de qualité
inférieure à celui de la Sebkha.
Ces salines appartiennent à des gens de Timbouctou
et de Tamgrout, dans l'oued Dra, qui est le centre des
confréries religieuses.
Chaque année, on extrait 30 à 35.000 barres de 30 ki-
logrammes environ. Sur place, elles sont échangées
chacune pour un franc de marchandises prises à Tim-
bouctou, tandis qu'à Timbouctou elles se vendent déjà
40 à 12 francs chacune.
Ce sel approvisionne tout l'ouest du Soudan ; Tim-
bouctou en est le principal marché.
Les caravanes apportent une troisième espèce de sel,
dit sel en vrac, qui est extraite de toutes les mares du
Sahel, mais surtout du Tagant. Les principales mares
se trouvent à Tichitt, Tabourert, Idjill.
Dans toutes les dépressions de terrain, il se forme,
durant l'hivernage, des petites mares qui se dessèchent
rapidement. On balaye le sable que le vent a amené, et
l'on retire le sel avec une espèce de râteau en bois,
«
khekhotia ». Ce sel est de très mauvaise qualité et
mélangé de terre, de carbonate et de sulfate de soude.
Il est mis dans des peaux de bouc, et, sur les marchés
du Soudan, il vaut de 40 à 20 centimes le kilogramme.
Pendant la saison sèche, la barre de la Sebkha est ven-
due à Nioro (à 10 jours de Tichitt) de 14 à 16 francs ;
de 45 à 18 francs, à Goumbou ; 20 à 25 francs à So-
kolo. Pendant l'hivernage, elle se vend de 25 à 30 francs
à Nioro, de 30 à 35 francs à Goumbou et Sokolo.
A Goumbou, tout le commerce se fait par le sel. Sur
200.000 francs d'importation annuelle, les deux tiers
sont pour le sel, l'autre tiers pour les animaux. Le sel
en vrac vaut à Goumbou de 40 à 0 fr. 25 le kilogramme.
Plus on s'éloigne, plus le prix augmente. A Koury, à
Dounzou, dans le Gourma, il atteint 80, 90 et même
400 francs la barre. C'est un article de haut luxe.
Pour l'ordinaire, les cendres de végétaux y suppléent.
Il y a d'autres gisements que ceux de la Mauritanie.
Quelques-uns sont exploités aux environs de Say, dans
l'oasis de Bilma (région de Zinder). Les indigènes de
Bilma creusent des mares artificielles de 0,50 à 1 mètre
de profondeur, où l'eau des sources salées s'accumule.
Le sel se précipite par une rapide évaporation. Il est re-
cueilli et tassé dans des façons de moules. Le chef de
bataillon Gadel, qui commande la région de Zinder,
estime à plus d'un million de francs le sel extrait de
cette manière et exporté chaque année vers le sud.

IV. — CHASSE, PÊCHE, ÉLEVAGE

Les produits de la chasse sont nécessairement assez


limités, et la colonisation tend à les réduire encore. Il
convient pourtant de les noter dans une revue générale
des richesses de nos colonies.
L'ivoire a été, comme l'or, une des principales ex-
portations.
Au XVIIIe siècle, le morfil constituait à lui seul le
dixième de l'exportation du Sénégal. En 1789, on en
exportait 68.000 livres d'une valeur de 400.000 livres
tournois. Il vaut alors 3 francs le kilogramme seule-
ment.
De 1825 à 1837, la moyenne annuelle n'a plus été
que de 11.000 kilos, et de 2.000 kilos de 1880 à 1890.
Et le prix a monté peu à peu à jusqu'à 10 francs et
12 francs le kilogramme.
Le Soudan, la haute Côte d'Ivoire ont encore des
territoires de grande chasse, et l'exportation d'ivoire
a pu s'élever ces dernières années à près de 100.000 fr.,
soit à 10 tonnes environ, dont le quart pour la Côte
d'Ivoire.
Les troupeaux d'éléphants s'éloignentde plus en plus.
La chasse acharnée qui leur est faite en précipitera
rapidement la disparition. Les fameux cimetières où
l'on recueillait en partie le morfil du Sénégal sont épuisés
depuis longtemps, on ne saurait songer à l'élevage de
l'éléphant : l'exportation de l'ivoire est donc appelée à
se réduire de plus en plus.
Il en sera de même des plumes, tant recherchées
maintenant, si l'on ne prend quelques précautions pour
arrêter l'extermination complète des aigrettes, mara-
bouts, macreuses, foliotocoles, autruches, etc.
Il s'en exporte pour plus de 300.000 francs par an,
sans compter ce que chacun emporte avec soi et les en-
vois que n'enregistre pas la douane. En 1903, la seule
Casamance a exporté 10 kilogrammes de plumes d'ai-
grettes et 75.000 oiseaux divers.
L'aigrette surtout, dont la plume revient de 200 à
500 francs le kilo sur place, alors qu'elle s'est vendue à
Liverpool jusqu'à 2.000 francs le kilogramme pour la
plume droite et 6.000 francs pour la crosse de choix
(plumes recourbées), est poursuivie avec une frénésie
dévastatrice inouïe, non seulement en Casamance, mais
dans la boucle du Niger. De septembre à février, des
centaines de chasseurs, à Djenné, Bandiagara, dans
l'Issa-Ber, sont engagés par les commerçants. Les
chasses sont achetées à l'avance, aux indigènes, 300 et
500 francs, et le traitant fournit au chasseur l'entretien
et l'équipement. Parfois, celui-ci ne rapporte pas de
quoi rembourser les avances, ou bien, malgré ses con-
ventions, s'empresse de vendre à un concurrent une
partie, sinon la totalité de sa chasse.
Il faut environ 500 oiseaux pour un kilo de plume.
Or il s'exporte de la boucle du Niger, chaque année, au
moins 200 kilos, ce qui représente 100.000 oiseaux dé-
truits. Une telle extermination répétée tous les ans ne
tarderait pas à faire disparaître complètement la gra-
cieuse aigrette des rives du Bani, du lac Débo et du
Niger. Pour enrayer cette destruction barbare, il n'y
avait qu'une mesure à prendre : l'interdiction de la
chasse aux aigrettes et du commerce de leurs plumes
dans toute l'étendue de la colonie du Haut Sénégal et,
Niger. Elle est appliquée, pour deux ans, depuis le
1er janvier 1908.
Peut-être pourrait-on élever l'aigrette pour recueillir
les plumes après la mue. Des essais encourageants ont
été faits en Tunisie. Il serait à souhaiter que l'arrêté
prohibitif qui vient d'être pris décidât les commerçants
à tenter cette industrie.
Le marabout ne vaut que 500 à 600 francs le kilo, et
ainsi il est moins pourchassé. Mais une guerre sans
merci est faite à l'autruche. D'autant plus que les Maures
mangent sa viande.
Les oeufs sont recherchés comme articles de curio-
sité et vendus, à Nioro et à Médine, de 1 à 2 francs.
Les jeunes autruches sont vendues à Nioro et à
Goumbou une pièce de guinée, deux ou trois pièces
lorsque les autruches ont plus de cinq mois. Une au-
truche adulte de deux à trois ans vaut de 6 à 8 pièces.
Pour en arrêter la destruction, on pourrait interdire
le commerce des plumes et des oeufs surtout pendant
plusieurs années.
Mais le mieux serait encore d'encourager l'élevage.
On sait ce qu'est devenue cette industrie dans l'Afrique
Australe, ou plus de 400.000 autruches ont été domes-
tiquées.
Une seule autruche produit chaque année pour 175 fr.
de plumes, et une ferme d'un hectare peut nourrir 700
autruches.
Or la plume de notre autruche de Barbarie est supé-
rieure à celle de l'autruche du Cap. De plus, elle donne,
comme poids spécifique, un rendement supérieur de
33 %.
Est-elle moins domesticable ?
Il est vrai que de nombreux essais ont été tentés sans
succès, soit par des particuliers, soit par l'administra-
tion, notamment à Bandiagara, à Timbouctou, à Goum-
bou. C'est que l'élève de l'autruche demande des soins.
L'autruche redoute beaucoup l'humidité. Mais jadis le
noirs avaient des autruches parmi leurs troupeaux, et
elles vivaient bien.
En attendant, il convient de respecter la convention
de Londres du 19 mai 1900 signée par la France, l'Es-
pagne, l'Allemagne, l'Angleterre, l'Italie, le Portugal et
l'État indépendant du Congo. Elle a pour but de préve-
nir la destruction des animaux utiles, et elle spécifie,
entre autres, que les autruches, marabouts ou aigrettes
ne doivent être tués qu'en nombre restreint. Elle pré-
voit, à cet effet, la constitution de réserves où il serait
interdit de chasser, capturer ou tuer les animaux dé-
signés sans un permis délivré par le gouverneur. L'ar-
ticle 2 de la convention prescrit l'adoption de mesures
propres à assurer la protection des oeufs d'autruche, et
l'article 4 préconise la domestication.
Les abeilles sont très nombreuses, et au point, dans
certaines régions, d'être assez gênantes. Dans le Boun-
dou, de février à juin, elles recouvrent complètement
les bords humides des puits, et les habitants ne se peu-
vent procurer de l'eau que la nuit.
Les Diolas de la Casamance, les Sérères du Baol, les
Malinké et les Bambaras du Soudan ont de nombreuses
ruches. Ce sont, le plus souvent, de grands paniers
suspendus aux arbres.
Il y a là une exploitation commerciale du miel et de
la cire possible.
Aussi fut-elle déjà tentée en Casamance. En 1845, la
cire était le principal produit du pays. Il y avait autre-
fois des presses à cire à Sédhiou. Le Rio-Nunez et le
Rio-Pongo exportèrent même du miel.
Au commencement du XVIIIe siècle, il sortait du Sé-
négal pour 50.000 livres tournois de cire ; à la fin, l'ex-
portation était de 30 tonnes, pour 40.000 livres envi-
ron.
De 1818 à 1837, la moyenne est de 45 tonnes; de
1840 à 1850, 100 tonnes ; de 1880 à 1900, elle n'est
plus que de dix tonnes. En 1905, elle est de 34 tonnes.
La cire a perdu de son importance industrielle, il
est vrai ; de 3 fr. 50 le kilo, en 1850, la cire nette est
descendue à 2 fr. 50, 1 fr. 50 (mi-nette,), 0 fr. 50
(brute) ;mais il pourrait s'en faire encore un trafic avan-
tageux, surtout en perfectionnant l'apiculture indi-
gène.
Au Soudan, la cire vaut, sur les marchés indigènes,
de 0 fr. 50 à 1 franc le kilogramme.
Le miel est un bon aliment pour les indigènes. Il
peut s'écouler sur place. Au Yatenga, il vaut 0 fr. 25
le kilo, 0 fr. 50 à Ségou, 0 fr. 75 en Guinée. A Djenné,
une touque de 25 kilos se vend 10 francs. Elle est esti-
mée 15 à 18 francs à Timbouctou.
La pêche est une industrie assez développée sur les
grands fleuves africains. Elle est la spécialité, sur le Sé-
négal et le Niger, des Lebous, Tioubalos, Somonos et
Bozos,
Les Somonos ne fréquentent le Sénégal, où ils sont
venus concurrencer les Tioubalos, que depuis quelques
années. Us emploient de grands filets qu'ils fabriquent
eux-mêmes. Les Tioubalos n'ont que la ligne ou dé tout
petits filets.
Les Somonos et les Bozos constituent une caste or-
ganisée corporativement.
Chaque groupe a sa région de pêche déterminée.
Dans la boucle du Niger, chaque mare poissonneuse est
même appropriée par une famille de Bozos.
Le poisson est ouvert et séché au soleil. Il s'en fait
un grand commerce sur tous les marchés du Sou-
dan.
Les Somonos et les Bozos sont, en outre, les laptots
du fleuve, pour les transports par chalands à la perche
ou à la cordelle. Un Somonos s'engage pour 15 francs
par mois, un chef d'équipe pour 30 francs, plus la ra-
tion.
Le bas Dahomey, dans ses lagunes et ses lacs, est
excessivement poissonneux. La pêche est si fructueuse
qu'elle dépasse de beaucoup les besoins des habitants
et qu'il s'exporte, au Togo et au Lagos, une quantité
considérable de poissons secs. Pour 1905, il y en a eu
pour 500.000 francs d'exportation rien que pour le
Lagos. Elle est au moins égale pour le Togo.
Cette exportation, d'ailleurs, n'est pas à encourager.
D'abord, parce qu'elle amènera le dépeuplement des
lacs ; ensuite, parce qu'il faut garder ce qui peut servir
à l'alimentation de nos protégés.
Sans doute, la pèche peut être une industrie d'ex-
portation, mais sur mer, avec les moyens des grandes
pêcheries.
On n'a pas idée de la vie qui grouille dans cette par-
tie de l'Atlantique qui, par le soleil d'hivernage, a des
reflets métalliques. Que de fois j'ai suivi des yeux, au
large, l'évolution des masses noires, pailletées d'éclairs
miroitants, qui sont des bancs de poissons poursuivis par
les requins !... Puisque notre politique d'impuissance et
d'impéritie parlementaire nous a mis au régime diété-
tique des compensations, il y a là, peut-être, de quoi
rattraper un peu de ce que nos Normands et nos Bre-
tons ont perdu du côté de l'Islande et de Terre-Neuve.
Le banc d'Arguin est tout désigné pour une telle en-
treprise. Les Portugais, les Hollandais y ont pêché, et
peut-être, avant eux, les Carthaginois. De tous temps,
les islenos des Canaries y sont venus jeter leurs
filets. Une goélette de 40 tonnes avec 16 islenos cap-
ture et prépare journellement 3.000 kilos de poissons.
Il n'y a pas d'eau plus peuplée. Les mugres, une
espèce de morue, la sole, les langoustes, les rougets,
les grondins, les sardines, etc., surabondent et sont
d'excellente qualité.
La difficulté, qui avait paru insurmontable jusqu'ici,
était celle du séchage ou de la conservation dans l'huile
sous un climat où la chair de poisson se décompose ra-
pidement. Deux savants, MM. Gruvel et Bouyat furent
chargés de « rechercher, par toutes expériences utiles,
les moyens d'assurer pratiquement la conservation du
poisson pêché dans les parages du banc d'Arguin, de
façon à en permettre le transport et la vente pour la
consommation aux Canaries, sur la Côte d'Afrique et
dans les ports de France ». Et, aujourd'hui, c'est chose
faite et problème résolu.. Une sécherie avait été établie
par les soins de la mission, et ses produits, expédiés en
France, ont été fort appréciés.
Le sel ne manque pas sur la côte mauritanienne. C'est
toute une industrie qui va se créer : conserve, séchage,
boette à morue, rogue, guano, huile et colle de pois-
son, etc.
Sur les fonds du nouvel emprunt, 500.000 francs ont
été prévus pour l'installation, à la presqu'île du Cap
Blanc, d'un sémaphore, d'une bouée lumineuse, de
deux warfs, de voies Decauville, d'un dépôt de char-
bon. Déjà un poste de défense, deux citernes avaient été
établis. Un service régulier de navigation est assuré
depuis le 1er février 1907.
Une Compagnie coloniale de pêche et commerce s'est
constituée en 1907, au capital d'un million de francs.
Des sécheries ont été construites. Les premières pêches
ont commencé aussitôt. D'autres Sociétés ont sollicité
des concessions pour la mise en valeur des établisse-
ments ichtyologiques de la Baie du Lévrier.
Dans ce désert désolé surgit une ville. Les Maures
viennent proposer leur bétail. Des employés, des com-
merçants, qui n'attendent rien que de leur activité fé-
conde, peuplent peu à peu ces solitudes brûlantes. Un
hôtel va se construire. Une partie notable du poisson
séché trouvera un débouché dans nos colonies d'Afri-
que, et c'est bien dans le propos d'une colonisation po-
sitive d'accroître ainsi les moyens de subsistance des
indigènes. Pour favoriser cette importation et stimuler
en même temps l'industrie française des pêcheries de
la Baie du Lévrier, il a été décidé que : 1° Tout le pois-
son pêché sur les côtes de Mauritanie et préparé à la
Baie du Lévrier ou en un point quelconque du territoire
de l'Afrique occidentale française entrera en franchise
complète dans tout le Gouvernement général ; 2° Le sel
français ou étranger qui aura servi à la préparation de
ce poisson sera considéré comme naturalisé en passant
par la Baie du Lévrier ou un autre point de l'Afrique
occidentale française et entrera également en franchise
sur tout le territoire.
Les troupeaux sont, avec les captifs, les vraies ri-
chesses des indigènes.
Il y a deux grandes races de pasteurs : Les Maures
et les Peulhs. Ceux-ci sont répandus dans toute l'Afri-
que occidentale. Peut-être sont-ils des descendants de
Fellahs. L'attachement qu'ils montrent pour le bétail
avec lequel ils vivent n'est pas sans évoquer le culte
que les anciens Égyptiens rendaient au boeuf Hapi.
Quant aux Maures, ils vont très loin avec leurs trou-
peaux. J'en ai rencontrés jusque dans la basse Guinée.
Les Touareg, eux, ne s'éloignent pas du désert, et les
noirs élèvent peu et mal.
Nulle part, il n'y a de prairies artificielles, et les
pasteurs sont nécessairement nomades.
Au Sénégal, il y a plusieurs races de boeufs : le boeuf
porteur, à bosse, le grand boeuf sans bosse, le petit
boeuf. Le boeuf porteur peut faire 18 à 25 kilomètres
par jour avec une charge de 100 à 150 kilos. Les deux
autres sont pour la boucherie, et la race petite donne
la meilleure laitière du Sénégal, — 5 litres de lait par
jour. Mais l'industrie laitière est presque nulle. A Saint-
Louis, les Européens payent le lait 0 fr. 50 le litre. A
Matam, les Peulhs vendent le beurre 1 franc le litre.
Les chèvres fournissent un litre de lait par jour. Les
moutons, très nombreux, sont sans laine. Ils ne servent
qu'à la boucherie. Le porc est naturellement rare en
pays musulman ; mais il est très répandu, et apprécié,
en Casamance. Les chevaux et les ânes sont petits, mais
résistants. Ceux-ci sont utilisés surtout par les Sérères
et les Laobé et portent jusqu'à 100 kilos. Les chevaux
ne peuvent être utilisés que pour la monte.
En 1892, il y eut une grande épizootie qui décima
les troupeaux sénégalais ; mais ils furent promptement
reconstitués par des achats effectués avec les fonds ré-
gionaux.
Les dromadaires s'acclimatent difficilement au Séné-
gal. Mais ils ne séjournent pas pendant l'hivernage. Ils
appartiennent aux Maures qui viennent les louer au com-
merçants et aux indigènes, durant la saison sèche, pour
les transports, à raison de 3 francs par jour. Ils portent
200 à 300 kilos en faisant une trentaine de kilomètres.
Il y aurait des croisements à diriger, des sélections
rationnelles à opérer pour améliorer le bétail, l'adapter
mieux aux besoins locaux.
Le mulet rendrait des services, mais les musulmans
s'en défendent l'élevage. Même chez les fétichistes, il
est extrêmement rare.
Le long du fleuve, les Maures font le commerce du
bétail. Les Peulhs sans troupeaux sont bergers ou bou-
viers, au compte des Toucouleurs ou des Ouolofs.
Au Sénégal, les boeufs valent de 80 à 120 francs ; les
vaches,de 150 à 250 francs; les moutons, de 5 à 15 francs,
les chameaux, de 150 à 600 francs; les ânes, de 50 à
100 francs; les chèvres, de 5 à 10 francs; les chevaux, de
150 à 600 francs. L'étalon maure atteint 1.000 francs.
La Mauritanie se livre tout entière à l'élevage, sur-
tout les tribus zenaga et les marabouts. Certains pro-
priétaires ont jusqu'à six troupeaux de chamelles de
cent têtes chacun. Ils se défont rarement des femelles.
Un seul mâle reproducteur suffit par troupeau. Les
moutons, les ânes, les boeufs et les chevaux sont aussi
très nombreux.
Dans le Haut Sénégal et Niger, les principaux centres
d'élevage sont le Kaarta, le Macina, le Sahel, le Mossi
et le Gourma.
En outre, les Maures, les Touareg et leurs bellas
(captifs) viennent chaque année, en saison sèche, faire
paître leurs troupeaux sur les rives du Niger, ce qui
donne lieu à des échanges importants. Une tribu tar-
guie de 5.000 individus possède en moyenne 300 che-
vaux, 300 chameaux, 300 boeufs porteurs, 300 ânes,
100.000 moutons. Les Touareg élèvent le chameau
avec soin. Ils ont su créer par sélection une bête de
vitesse, le méhara, dont ils tirent grand parti pour
leurs incursions. Les Maures, comme monture, pré-
fèrent le cheval et laissent le chameau aux femmes.
Le Lobi dirige vers la Côte d'Ivoire d'importants,
troupeaux qui y triplent de valeur, mais la moitié seu-
lement arrive à Bondoukou. Le pays est riche en bétail,
et l'impôt est perçu en boeufs. C'est contribuer au dé-
peuplement et appauvrir. Dans une contrée aurifère, on
pourrait exiger de l'or. Dans le Mossi, les fauves sont
nombreux qui dévastent les troupeaux, surtout le
lion, naba, roi de la brousse, cousin du moro naba,
qu'on ne peut tuer et qui, en conséquence, se multi-
plie. On dit que les Peulhs, vigilants, parviennent à
l'éloigner avec un bâton.
Partout, ce sont les Peulhs qui ont les troupeaux les
plus riches et les mieux venus. Ceux qui sont dépourvus
s'engagent comme bouviers. Chaque village mandé a sa
famille de Peulhs à laquelle est confié le bétail commun.
Encore qu'ils soient quelque peu voleurs, on ne sau-
rait mieux choisir. Les Peulhs vivent avec les bêtes, et
il. semble qu'ils les entendent. Ils leur donnent des
soins affectueux et qui seraient répugnants parfois s'ils
n'étaient touchants.
Dans la circonscription de Bamako, le berger reçoit
4 kilogrammes de mil par tête de bétail, plus 1 franc
par vache et par an. Le lundi ou le vendredi, le lait re-
cueilli est pour lui. Un troupeau a en moyenne 100 têtes
dont 80 vaches. Le pâtre en est responsable. Les en-
fants ont la charge des moulons et des chèvres pour
lesquels ils reçoivent, en tout, 8 kilogrammes de mil
par tête et par an. Au Raz-el-Ma, le bouvier reçoit 4
moutons, ou 10 francs par mois. Celui qui est convaincu
d'avoir abattu ou vendu indûment un animal est con-
damné à rembourser le prix de tous ceux qui ont dis-
paru depuis son engagement.
Suivant les régions, dans le Soudan, les moutons
valent de 1 à 10 francs ; les chèvres, de 1 à 6 francs ; les
ânes, de 15 à 50 francs ; les boeufs, de 10 à 100 francs;
les vaches, de 70 à 200 francs ; les chevaux, de 50 a
1.000 francs. Les chevaux du Mossi et du Gourma sont
petits, mais robustes.
Dans le haut Dahomey, les Peulhs ont de grands
troupeaux de boeufs et de moutons. Les vaches sont
excellentes laitières, et les femmes fillanis (peulhes)
font un fromage et un beurre exquis. Elles sont très
propres et ne négligent point les précautions antisep-
tiques les plus minutieuses.
Dans le bas Dahomey, comme à la Côte d'Ivoire, le
bétail ne s'acclimate pas.
En Guinée, la région du Fouta-Djallon est d'élevage par
excellence. On y compte près de 200.000 bêtes bovines.
Comme tous les autres Peulhs, le Foulah, malgré ses
procédés routiniers et une alimentation mal conduite, a
de belles bêtes.
Les boeufs du Fouta alimentent la haute et la basse
Guinée, Sierra-Leone, Libéria, la Guinée portugaise,
voire le Sénégal.
Les vaches donnent peu de lait, et seulement pen-
dant les trois ou quatre mois qui suivent le vélage.
On pourrait cultiver cette aptitude en soumettant les
vaches à une gymnastique fonctionnelle et à une ali-
mentation idoine. Ce sont les femmes qui traient.
Il y a pénurie de fourrages en saison sèche. Ce n'est
pas sans remède. La sélection peut améliorer une race
déjà belle et résistante.
Le Foulah conserve les vaches jusqu'à un âge avancé
et elles finissent par ne donner plus que des veaux
malingres. D'autre part, les taureaux étant plus jeunes,
il y a plus de naissances mâles que de femelles. Le
Foulah en devrait être instruit.
Le Foulah ne se défaisant de ses bêtes que lorsqu'il
est pressé par le besoin, le commerce du bétail est en-
core assez restreint.
En Guinée, un boeuf vaut de 50 à 100 francs, une
vache
.
avec son veau de 10 à 200 francs, les moutons
sans laine de 5 à 25 francs.
Enfin, dans toutes les colonies, les volailles et les
oeufs sont en abondance. C'est un aliment de choix pour
l'indigène, et il est inutile d'ajouter qu'il ne peut faire
que l'objet d'un commerce local. Un poulet vaut de
0 fr. 15 dans le Mossi à 1 franc au Sénégal.
L'élevage en Afrique occidentale peut-il se dévelop-
per, devenir vraiment un des facteurs économique de la
colonisation positive ? Et comment ?
L'exportation des bêtes sur pied a été tentée plusieurs
fois, entre autres par le général de Trentinian, mais sans
succès.
Le commerce des peaux et des laines a plus de
chance.
Le Sénégal a toujours exporté des peaux. En 1720,
c'étaient 80.000 livres de cuirs verts pour 12.000 li-
vres tournois. En 1905, il fut expédié du Sénégal
pour 50.000 francs de peaux de boeufs et de mou-
tons, et de la Guinée, pour 350.000 francs. Ce com¬
merce tend à être monopolisé par l'Amérique du Sud.
Les moulons peulhs du Macina sont à peu près les
seuls qui aient une toison laineuse utilisable.
L'indigène en fait des « kasas », couvertures assez
grossières, mais chaudes, qui valent, à Bandiagara, de
2 à 8 francs. A Saraféré et dans le Diaptodi, on fait
aussi la couverture de Douentza, qui entre dans la dot
de toute fille aisée. Ces tapisseries décoratives valent,
suivant les teintes, de 15 à 30 francs, ou de 40 à
70 francs.
Les bergers traitent mal la laine, ils ne savent pas la
blanchir, ils l'écrasent. Ils tondent trop souvent, inéga-
lement, jusqu'à quatre fois par an, et la laine atteint
à peine 5 et 6 centimètres. Elle se vend, à Sokolo, de
0 fr. 25 à 0 fr. 30 le kilogramme.
Le moyen Niger élève 3 millions de moutons envi-
ron, contre 20 millions en France. Avec deux tontes
par an, produisant chacune 500 grammes par bêles,
c'est donc 3.000 tonnes de laine qu'on pourrait traiter.
Les commerçants commencent à l'acheter brute,— il en
a été exporté, en 1907, 500 tonnes environ, et elle leur
revient de 200 à 400 francs la tonne à Mopti. Ce qui la
met à 850 francs rendue au Havre, tout compris, alors
que la tonne de laine d'Amérique du Sud est cotée ac-
tuellement 2.600 francs. Si donc l'on estime seulement
à 2.000 francs la tonne de laine du Niger, c'est à
6 millions de francs que peut s'élever d'ores et déjà ce
négoce.
Il se développerait au fur et à mesure qu'on amélio-
rerait les races, soit par de sévères sélections, soit par
l'introduction des béliers mérinos d'Algérie. Ainsi l'Ad-
ministration a installé à Niafunké une bergerie modèle
avec un millier de reproducteurs de choix.
Il y aura aussi à perfectionner la tonte, le nettoyage
de la laine et à répandre l'emploi de la tondeuse.
On pourrait enfin propager au Sénégal et en Guinée
ce mouton à laine. Des essais en ce sens sont faits sur
divers points de la colonie, notamment à Richard Toll.
Les peaux ne sont pas sans avoir quelque valeur.
Elles se vendent 0 fr. 35 sur le marché de Gatié (Fari¬
makié). A Kankan, les peaux de boeufs pesant 4 à
5 kilogrammes valent 3 fr. 50, les peaux de moutons
sans laine 2 fr. 50. A Bandiagara, les peaux de boeufs
valent de 1 fr. 50 à 3 francs, celles de moutons de
0 fr. 15 à 0 fr. 50.
Presque partout les indigènes savent tanner. Ils ont,
d'ailleurs, à leur disposition tout ce qu'il y faut. Quan-
tité de végétaux contiennent du tanin, d'autres des tein-
tures. Ils sont corroyeurs, cordonniers, maroquiniers.
Les cordonniers de Ségou sont renommés, les Aramas
de Djenné font de jolis ouvrages en cuir. Dans l'Ou-
dalou, les femmes bellas tannent très bien. Avec les
peaux de boeufs, elles savent faire des tentes, des
pagnes ; avec les peaux de moutons, des enveloppes
de gris-gris, des porte-monnaie, des reliures de Coran,
des sacoches, des fourreaux de sabre, des souliers, des
harnachements décorés.
Les Mauresques font des « tiogons » (couvertures)
avec des peaux d'agneaux noirs mort-nés, qui se ven-
dent à Nioro 50 ou 60 francs ; des nattes avec des or-
nements en cuir (30 à 40 francs) ; toutes sortes d'ou-
vrages en cuir, peaux de boucs travaillées au couteau et
teintes, qui servent à enfermer le linge, les effets pré-
cieux, les gris-gris, etc. (8 à 12 francs), des coussins
oreillers (2 à 3 francs), des fourreaux, des étuis, des
harnachements, etc.
Il y a donc, dans l'élevage, un commerce possible
pour la laine et les peaux; mais il serait préférable,
pour l'oeuvre colonisatrice, que cette matière première
précieuse fût traitée sur place avec des procédés indu-
striels perfectionnés. Il faut toujours y revenir. Tirer du
pays toutes les richesses qu'il peut donner ne suffit
pas, il faut encore que l'activité de ses habitants, par
un meilleur emploi et une organisation scientifique du
travail, multiplie ces richesses et les recrée sans cesse.
Y. — LES FORÊTS : L'ACAJOU, LA GOMME

L'Afrique serait-elle, comme on a pu le dire, la terre


qui meurt ? C'est, à tout le moins, la terre que tuent
l'ignorance et l'imprévoyance de ses habitants.
Or l'action coloniale n'est pas de profiter hâtivement
de cette sauvagerie, mais d'organiser et d'instruire.
Partout on signale le déboisement insouciant, qui
élargit le désert. Ce sont les troupeaux des Maures,
des Touareg ou des Foulbé qui rongent les feuilles, les
écorces et les racines, ce sont les feux de brousse, c'est
l'abatage inconsidéré, pour la cuisine, les cases, le
commerce. On coupe les arbres pour avoir quelques
fruits, pour nourrir le bétail avec les feuilles, on in-
cendie par incurie ou pour préparer sans peine un pré-
caire pâturage.
Et le lit des rivières recule, se rétrécit, l'eau des puits
descend, les pluies se font plus rares, le sable gagne...
Au Sénégal, la quantité d'eau tombant annuellement
est passée de 60 à 45 centimètres. Le Cap Vert n'est
plus vert. Les Niayes, qui comprennent encore le
N'Diander, une partie du Cayor et se prolongent le
long des dunes jusqu'à Gandiole, sont les vestiges de
l'ancienne fertilité de la Sénégambie.
Voici la conclusion pessimiste d'une intéressante
étude sur le « régime hydrographique du Soudan » (1):
Le Sahara doit logiquement continuer à gagner
...les terres fertiles
«
sur par suite de la disparition pro-
gressive des eaux courantes et de leur tendance à se
reporter sans cesse plus au sud. Cette transformation
sera-t-elle rapide ou caractérisée au contraire par la
lenteur grandiose des modifications géologiques? J'in-

(1) Par le capitaine MEYNIER, Revue coloniale, N° 26, mai


1905, p. 263-264.
cline à penser, et ma conviction repose sur ce que
rapportent des traditions récentes, qu'elle sera relati-
vement rapide. Les transformations de régime hydro-
graphique, comme celles du climat qui en résultent,
apparaissent pour ainsi dire incessantes et visibles à
l'oeil nu. Il n'est même pas besoin de sortir des temps
modernes pour trouver, dans l'histoire de notre Soudan,
par exemple, des modifications notables dans le climat,
dans le régime des eaux. C'est un fait connu de tous les
Africains que les noirs accusent une diminution notable
de la hauteur des crues annuelles du Niger. Les tradi-
tions soudaniennes assignent d'ailleurs aux terres ha-
bitables, arrosées par les eaux venues du Sud ainsi
que par les pluies régulières, une limite septentrionale
beaucoup plus élevée que celle que nous observons
aujourd'hui. C'est ainsi que le grand empire sonrhay
semble avoir compris quelques-unes de ces provinces,
et non les moins riches, entre le Niger et Agadès, ré-
gion aujourd'hui déserte, et que l'antique et prospère
capitale des Touareg, Es-Souck, se trouve aujourd'hui
dans un désert inhabitable et sans eau... Je ne doute
pas qu'une recherche tant soit peu approfondie dans
les annales écrites ou transmises oralement des
royaumes de Kano, de Sokoto et de Zinder amènerait
de même à reporter bien au nord de ce qu'elle est
actuellement la limite des terres habitables de ces em-
pires, il y a à peine quelques siècles. De même il serait
facile à établir que le Kanem et la vallée du Bahr-el-
Ghazal, que tous les travaux récents signalent comme
un effluent du Tchad, et non un affluent, ont constitué
dans des temps relativement récents des pays arrosés
et fertiles. »
Est-ce à dire qu'il n'y a rien à faire ? Non pas. Il y a
des mesures à prendre pour préserver nos forêts, arrê-
ter le désert. On peut même reboiser et fertiliser peu
à peu le Sahara. Mais c'est là une tâche de long temps
et dont les résultats sont lointains. Le plus pressé est
de sauvegarder les forêts que nous avons encore et de
modérer l'exploitation souvent abusive qui en est faite.
Ce ne sera pas diminuer l'activité économique de nosi
colonies, mais l'ordonner pour qu'elle soit plus fé-
conde.
Les principales richesses forestières de nos colonies
sont les bois d'ébénisterie, la gomme, les huiles et
amandes de palmes, le coprah, les fibres textiles, le
karité, les colas, le caoutchouc. Nous verrons comment
nous en pourrons tirer, raisonnablement, tout ce qu'elles
peuvent donner sans ruiner le pays.
Le colonel Houdaille a calculé qu'on pourrait char-
ger chaque jour, pendant dix siècles, un bateau de
800 tonnes de bois de construction, d'ébénisterie et de
pavage provenant des épaisses forêts de la Côte
d'Ivoire.
Jusqu'ici, ce sont les bois riches seulement, les billes
d'acajou qui sont exportées, pour les 9/10e, en Angle-
terre, en Allemagne et, pour un dixième, en France.
En 1896, il y en eut pour près d'un million sur une
exportation totale de la colonie de 4 millions et demi ;
en 1900, 1.200.000 francs; en 1906, 600.000 francs
sur une exportation totale de 10 millions. On expédie
ainsi, chaque année, une moyenne de 10.000 tonnes
d'acajou. La France en reçoit, pour son ébénisterie,
20.000 tonnes environ. Elle pourrait donc acheter toute
la production de la Côte d'Ivoire. Pourquoi celle-ci va-
t-elle d'abord à Liverpool, où les Français doivent s'ap-
provisionner ?
L'acajou est exporté sous forme de billes équarries à
la hache dont le poids varie entre 1.500 et 5.000 kilos.
Le transport en est des plus difficiles. Et l'exploitation
n'est possible qu'à proximité des cours d'eau. Le che-
min de fer, en traversant la forêt dense, étendra l'aire
d'exploitation.
Une équipe de seize Kroumens peut abattre cinq
arbres par jour. L'équarissage d'une bille, avec six
ouvriers, prend deux journées.
Le prix d'une bille rendue sous palan est de 40 à
50 francs le mètre cube. Elle revient à 70 francs à
Liverpool où elle est cotée 100 francs. Certaines billes
veinées sont d'un prix bien plus considérable. On en
cite une qui s'est vendue 18.000 francs à Liverpool.
A Bassam et dans l'ouest, des commerçants ont des
équipes forestières constituées. Mais, en général, on
préfère acheter le bois aux indigènes.
Dans le Sanwi, ce sont les traitants indigènes d'As-
sinie qui servent d'agents aux négociants de Liver-
pool.
Les indigènes du Sanwi refusent de travailler pour le
compte des commerçants, Ils se groupent par villages
et se partagent la forêt. Chaque chef a sa zone d'ex-
ploitation.
Quand quelqu'un a trouvé un bel arbre, il en relève
le chemin, le marque avec un gris-gris. Dès lors, l'ar-
bre est à lui, personne n'y touchera. Puis, avec le con-
cours de sa famille et des amis, l'arbre est abattu et
transporté. Hommes, femmes et enfants se mettent par-
fois à 200 pour traîner une bille pendant quelques kilo-
mètres. L'administrateur Cartron a, vu toute la popula-
tion d'un village s'atteler ainsi et mettre deux jours
pour faire cinq kilomètres. « Elle a rapporté, dit-il, à
celui qui l'a trouvée, 210 livres qu'on lui a envoyées de
Liverpool, tous frais déduits. Le chef avait payé 5 francs
par homme et 2 fr. 50 par femme ou enfant pour le
traîner à la rivière, soit 100 hommes et 50 femmes,
575 francs. Le transport avait coûté 350 francs envi-
ron ; bénéfice net, 4.325 francs, partagés entre le chef
et l'heureux chercheur. Celui-ci s'est empressé d'en-
fouir ses livres sterling au coin le plus reculé de sa
vieille case en ruine, et jamais plus on ne les a revues.
Devant deux ou trois résultats semblables, tous se
sont mis à ce travail. Si bien que les plantations sont
abandonnées et que les noirs de cette région ne se
nourrissent maintenant que de riz acheté aux factore-
ries. »
Il y aurait quelque avantage, sans doute, et non pas
seulement immédiat, à installer des scieries mécaniques
permettant de débiter les billes sur place. C'est par le
travail qu'on colonise.
Les planches seraient plus faciles à transporter que
des billes, et de plus loin. Ce serait donc étendre encore
la région des coupes, diminuer les frais de transport.
Ce serait, surtout, engager les indigènes au travail et
les y discipliner. L'industrie ne retire pas tous les indi-
gènes de leurs lougans, comme la trouvaille d'or, de
bille ou de caoutchouc, elle les spécialise dans des
fonctions diverses, — ce qui accroît pour chacun sa
puissance de production, et donc la richesse sociale de
l'ensemble.
Au surplus, l'exploitation forestière des essences
n'aura qu'un temps. Même si les calculs du colonel
Houdaille sont exacts, ils ne tiennent compte que de
l'abatage utile, non de la dévastation par l'accident, par
le gaspillage.
En tout cas, elle doit être strictement limitée à la
Côte d'Ivoire. Partout ailleurs, il faut reboiser.
C'est de trop déjà, pour le Sénégal, le Soudan, la
haute Guinée et le haut Dahomey, d'avoir à fournir aux
besoins immédiats de la population. Il faut réprimer
sévèrement toute destruction qui ne se justifie pas ri-
goureusement, même des palétuviers. Les essences
sont très nombreuses. Presque toutes ont leur utilité,
pour l'alimentation et les condiments, la graisse, la
boisson, les parfums, les aphrodisiaques, la pharma-
copée, les poisons d'armes ou d'épreuves, la teinture,
les cordages, les textiles, les nattes, les pirogues, les
charpentes, les outils, les pilons, mortiers, et usten-
siles divers, les meubles.
L'industrie indigène du bois est réduite aux besoins
sommaires des nègres.
Il y a une caste de menuisiers assez habiles, les
Laobé. Ils font les pirogues, les mortiers, les navettes
de tisserands, etc. Mais ils n'ont que des outils gros-
siers. A Djenné, il y a des Aramas charpentiers. Ils se
font payer à la pièce pour les petits travaux, et à la
journée pour les gros. Il y a aussi une caste d'ouvriers
en pirogues, les « koulé ». Ceux-ci travaillent à forfait
pour les gros travaux et à la journée pour les petits.
Une pirogue vaut de 150 à 200 francs, dont 70 à 80 francs
pour la façon. Les bûcherons bobos vendent sur les
marchés les planches préparées pour la fabrication des
pirogues.
Faute d'outils, le déchet du bois est considérable.
Peu d'indigènes connaissent la scie. Avec le « céraré »
qui y supplée, il leur faut parfois un arbre entier pour
obtenir une planche.
Les Habé aiment les statuettes de bois. Les serrures
indigènes sont sculptées parfois. A la Côte d'Ivoire, les
artistes se plaisent à représenter ainsi des images indé-
centes. Les fétiches de bois ont des traits grotesques et
des attitudes basses. Tout cet art est grossier, dans
l'exécution comme dans l'inspiration, et bien inférieur
à ce que nous a laissé l'homme des cavernes d'il y a
quelque cent mille ans. C'est d'une pauvre âme ob-
scure.
Malgré leurs longues flâneries, il y a, heureusement,
peu « d'artistes » parmi les noirs.
La gomme a beaucoup perdu de son importance. Ce
fut jadis un produit riche qu'on vendait en France jus-
qu'à 3 et 4 francs le kilogramme. Il n'y a pas bien
longtemps, en 1894, elle valait encore 2 francs le kilo-
gramme. Aujourd'hui, elle est achetée aux Maures
0 fr. 30 et 0 fr. 40, payable en marchandises, et vaut,
sur le marché français, de 0 fr. 40 à 0 fr. 60. En 1903,
à Marseille et à Bordeaux, les gommes blanches furent
cotées 40 francs les 100 kilogrammes et les gommes
brunes 35 francs.
Ce sont le succédané extrait de l'amidon, la dextrine,
et surtout les gommes égyptiennes et abyssiniennes qui
ont supplanté notre gomme du Sénégal et avili les
cours. En 1789, le Sénégal exportait 1.200.000 livres de
gomme pour une valeur de 2.300.000 livres tournois.
En 1830, c'est 2.000 tonnes ; en 1840, 3.000 ; en 1845,
3.600. Le monopole du commerce de la gomme avait
été supprimé le 4 novembre 1842. En 1850, le négoce
n'est plus que de 1.300 tonnes ; il remonte à 3.700 en
1853.
En 1890, l'exportation de la gomme représente
3.300.000 francs, pour 3.000 tonnes. De 1895 à 1899,
elle s'élève encore de 3 à 4 millions 1/2 de francs, avec
une moyenne quinquennale de 3 millions 1/2, soit le
quart du commerce d'exportation du Sénégal. En 1902,
pour 3.000 tonnes encore, elle ne représente plus que
1.600.000 francs ou le dixième seulement de l'exporta-
tion totale. En 1903, elle baisse encore (2.300 tonnes).
En 1904 et 1905, a cause de la mauvaise saison des ara-
chides, elle se relève un peu, avec 2.400 et 2.600 tonnes ;
mais la valeur n'est plus que de 1 million 1/2.
Ce sont les Maures qui recueillent la gomme et
viennent l'échanger aux escales, principalement contre
des guinées. Le prix des guinées et des articles euro-
péens ayant diminué, ils s'aperçoivent moins de la dé-
préciation de la gomme.
Seulement, ils ne laissent pas d'être surpris que nous
ayons changé nos habitudes de traite, et notamment
celle qu'ils goûtaient, comme il sied, de leur distri-
buer des « coutumes ».
La grande traite s'ouvrait alors, par un coup de ca-
non, en janvier, et se fermait, de même, en août. Une
commission choisie par les traitants eux-mêmes sur-
veillait les opérations.
Un navire de guerre sillonnait le fleuve, s'arrêtait aux
escales. Les différends étaient jugés par le comman-
dant du navire, assisté de la commission de traitants.
Mais, en outre, il était expédient de s'armer. Parfois, à
la suite de risques et de pillages, l'escale était déclarée
fermée.
Chaque tribu maure avait son escale. Les traitants
fixaient eux-mêmes la redevance (coutume) à payer aux
chefs ; mais il leur était interdit, sauf pour le maître de
langues, sans arme, de se porter au-devant des cara-
vanes. En 1854, un arrêté du gouverneur régularisa
les redevances en les fixant à deux pièces de guinée
par tonne traitée. Plus tard, Faidherbe y substitua des
revenus par escales proportionnels aux chiffres d'af-
faires.
Dès 1861, les escales devinrent des chefs-lieux admi-
nistratifs, et les comptoirs permanents s'établissent.
La Mauritanie a de grandes forêts de gommiers, dites
«
kraba ». Celle d'Ignédi, en pays Trarza, n'a pas
moins de 200 kilomètres de profondeur. Les « kraba »
sont des lieux sacrés où, sous peine de mort, il est dé¬
fendu de briser une branche. Elles sont souvent l'occa-
sion de disputes ou de guerre entre tribus.
Sans cette protection un peu brutale, il n'y aurait
peut-être plus d'oasis en Mauritanie, et il est à craindre
qu'avec notre administration trop civile et l'avilisse-
ment du prix de la gomme, les forêts soient moins res-
pectées.
Les gommes que sécrètent les diverses espèces d'aca-
cias, les arabica et le verech,etc. , sont la grosse blanche
(blanche ou jaune clair) de la première récolte ; la pe-
tite blanche (même couleur et môme provenance) ; la
grosse blonde (jaune ou jaune rougeâtre), la petite
blonde (même couleur), ramassée en pleine récolte ; enfin
la blonde larmeuse provenant de la dernière récolte.
Le verech, en outre, produit en dernier lieu une gomme
brune dont les Maures se nourrissent.
Les gommes blanches sont employées en pharmacie,
pour la confiserie, la distillerie, dans l'apprêt de la lin-
gerie fine et des dentelles. Les gommes blondes et les
grabeaux (résidus) sont utilisés pour les apprêts ordi-
naires, les impressions d'étoffe, la colle, etc...
La gomme est une maladie de l'acacia qui se peut
communiquer en pratiquant une incision dans l'écorce
et en y insérant une parcelle de gomme. L'arbre gom-
mier sécrète un liquide visqueux qui se coagule au con-
tact de l'air. La sécrétion peut être provoquée ou
facilitée par une plante parasite, le loranthus sénéga-
lensis.
Au mois d'octobre, à la fin de l'hivernage, lorsque le
vent sec du désert (l'harmattan) commence à souffler,
les gommiers perdent leurs feuilles, leur écorce se fen-
dille, la gomme suinte. C'est le moment de la première
récolte, pour les variétés de gomme blanche. Elle dure
jusqu'en décembre. L'opération recommence en février,
mars, avril et mai. C'est durant l'interruption de dé-
cembre et janvier que la gomme se reforme pour les
sortes blondes, résine, vertes. L'opération doit cesser
quand la gomme présente la forme larmeuse. Un bon
acacia peut fournir annuellement de 500 à 800 grammes
de gomme.
La récolte est faite par des caravanes, composées gé-
néralement d'une cinquantaine d'animaux porteurs,
d'autant de captifs, sous la direction de quelques
hommes libres. L'emplacement choisi, le travail
com-
mence. Comme les épines empêchent de monter à
l'arbre, chacun se munit d'une espèce de faucille em-
manchée à une longue perche pour trancher les protu-
bérances de gommes. Celles-ci sont ramassées, mises
en tas, placées dans des peaux de bouc et amenées sûr
les marchés.
Le gommier copal, copeira copallina, se trouve
surtout en Guinée et à la Côte d'Ivoire. On le ren-
contre au Rio-Nunez, au Rio-Pongo, surtout en Mella-
corée. Il existe dans toutes les forets de la Côte
d'Ivoire, mais surtout dans le cercle de Cavally et
dans certaines parties du Sanwi.
Le copal est utilisé pour le vernis.
La récolte de cette gomme a lieu, généralement, en
juillet et août. Les indigènes la détachent du tronc ou
des branches, quelquefois du pied de l'arbre. Ils s'en
occupent peu, car on ne la leur paye que 0 fr, 35 et
0fr. 40 le kilogramme, et en marchandises, particu-
lièrement du tabac. —
Le copal blanc est cependant vendu en Europe 1 franc
le kilogramme, et le rouge, 2 francs. Celui-ci est payé
0 fr. 75
par les factoreries de la Côte.
La valeur de ce produit s'est réduite d'un tiers de-
puis cinquante ans.
L'exportation qu'en font nos colonies de l'Afrique
occidentale, presque entièrement pour l'Angleterre, n'at-
teint pas 500.000 francs.

VI. — LES PALMIERS, LE KARITÉ, LE COLATIER

Le palmier à huile, eloeis guineensis, est commun


sur la côte-occidentale d'Afrique, depuis le Saloum jus¬
qu'à l'Angola. Il en est fait un trafic qui atteint certai-
nement 70 millions de francs par an.
Parmi les colonies françaises, c'est le Dahomey qui
y prend la plus grande part. Sa forêt de palmiers n'a
pas moins de 120 kilomètres de l'est à l'ouest et 100 ki-
lomètres du nord au sud.
L'arbre précieux qui donne le vin de palme, dont le
bois peut servir aux charpentes et les feuilles à couvrir
les cases, produit deux fois par an, en mars et en
août, des fruits de la grosseur d'une prune, dont la
pulpe aussi bien que le noyau fournit une huile et une
graisse recherchées pour la parfumerie et la fabrica-
tion des bougies et des savons. Les indigènes con-
somment l'huile et s'en enduisent avec volupté.
On estime à 25 francs la valeur d'un palmier, et il
peut y avoir 100 palmiers à l'hectare. A Porto-Novo,
les noirs se louent un palmier 3 francs par an. Un bon
arbre fournit en moyenne 6 kilogrammes d'huile et
3 kilogrammes d'amande.
Le fruit donne l'huile qui est extraite, sur place, par
les indigènes ; le noyau donne la graisse. Le plus sou-
vent, il est cassé et l'amande seule est transportée en
Europe où l'on en tire, pour la parfumerie, 50 °/0 de
graisse.
Les procédés indigènes d'extraction de l'huile sont
défectueux. Des résidus, on peut encore tirer 35 °/0
d'huile.
Les fruits cueillis, l'indigène les laisse fermenter
quelques jours, puis il les égrène. Jetés dans de grands
canaris, il les fait cuire à feu doux. Durant sept ou
huit heures, ayant ajouté de l'eau, il brasse énergique-
ment. Les fruits amollis sont ensuite jetés dans des
troncs d'arbre, dans des cuves en pierre ou en terre
cuite, voire dans des pirogues, et les femmes les pié-
tinent ou les battent pendant trois ou quatre jours.
Le péricarpe séparé ainsi du noyau, celui-ci est mis
de côté, et le reste est de nouveau mis au feu, dans une
marmite, avec un peu d'eau. Au fur et à mesure que
l'huile se sépare et paraît à la surface, elle est recueilli
avec des calebasses et versée dans des récipients où,
en se refroidissant, elle prend presque la consistance
de la cire.
Quant aux noyaux, ils sont concassés par les femmes
entre deux pierres.
L'huile, les palmistes et les amandes sont expédiés à
Marseille, La Rochelle, Liverpool, Hambourg, etc.
Hambourg, la Hollande ont de grandes fabriques de
savon. L'huile s'y vend jusqu'à 780 francs la tonne,
encore qu'elle soit impure et souvent fraudée, et les
amandes 400 francs. Aux factoreries du Dahomey,
l'huile est achetée 375 francs et les amandes 200 francs
la tonne.
L'Angleterre est la principale importatrice. L'intro-
duction des palmistes sur le marché français ne date
que de 1832.
Le Dahomey a exporté, en 1890, 5.000 tonnes
d'huile et 15.000 tonnes d'amandes ; en 1900, 9.000 t.
d'huile et 22.000 tonnes d'amandes ; en 1904, 8.300 t.
d'huile et 20.000 tonnes d'amandes ; en 1905, 6.000 t.
d'huile et 18.000 t. d'amandes, pour 7 millions de
francs, la presque totalité de son exportation.
De la Côte d'Ivoire sort annuellement 4.000 tonnes
d'huile pour 2 millions de francs et 3.500 tonnes
d'amandes pour 600.000 francs. C'est le tiers de l'ex-
portation d'ensemble. En 1096, c'était la moitié :
2.200.000 francs pour l'huile et les amandes sur
4.700.000 francs.
De la Guinée, il fut expédié, en 1905, pour 600.OOOfr.
d'amandes et 10.000 francs d'huile. Ainsi qu'en Casa-
mance, ce commerce fut jadis plus considérable. Le
caoutchouc, plus rémunérateur, l'a supplanté en partie.
La Casamance n'a traité que 1.000 tonnes de palmistes
en 1905, et l'exportation du Sénégal ne s'est élevée
qu'à 160.000 francs pour ce produit. En 1892, elle
atteignit 300.000 francs.
Pour toute l'Afrique occidentale française, dans les
bonnes années, la production peut être évaluée à
45.000 tonnes d'amandes et à 15.000 tonnes d'huile.
Ce qui représente une somme de 14 millions, — le cin-
quième de l'ensemble du commerce d'exportation.
La production devrait être plus considérable. Rien
qu'au Dahomey, on la pourrait doubler. Les débouchés
ne manquent point. En 1903, par exemple, la France a
eu besoin de près de 6.000 tonnes de palmistes, dont
la moitié seulement provenait de nos colonies. C'est le
chemin de fer encore qui donnera cette impulsion.
L'huile et l'amande de palme ne peuvent supporter les
frais de portage à tête d'homme. L'exploitation est donc
circonscrite dans les parties de la forêt qui avoisinent
la ligne ou les lieux d'embarquement.
Toutefois, il ne faut pas s'illusionner, ce commerce
atteindra vite la limite qu'il ne pourra dépasser. Ce
n'est encore qu'une activité économique accessoire et
d'attente.
Là où la population s'intensifie, et naturellement
c'est là où il y a un mouvement commercial, où passe
le chemin de fer, les causes de déforestation se multi-
plient.
L'indigène ne se nourrit pas d'huile, non plus que
de verroteries. Il lui faut des vivres, mil, riz ou maïs,
et cultiver. Or, pour débrousser, il ne connaît qu'un
moyen, facile mais dangereux : l'incendie. On signale
déjà que les feux de brousse détruisent des palmeraies,
et le mal ne pourra que s'aggraver. A mesure que la
population s'accroît, la forêt doit faire place aux champs
dé maïs et d'ignames. On ne peut guère espérer d'être
secondé par les indigènes pour le repeuplement. Un
arbre ne commence à produire qu'à cinq ans et n'atteint
son rendement normal qu'à vingt ans, et le noir ne tra-
vaille que pour le présent.
La civilisation est incompatible avec la forêt, car elle
suscite une population plus dense, qui ne peut sub-
sister de la cueillette ou de la chasse. C'est là son
péril, en Afrique, mais qu'une administration énergique
peut conjurer.
Comme l'action coloniale se propose de civiliser, il
est contradictoire, ce semble, de fonder la prospérité
de nos colonies sur des produits de cueillette, de chasse
ou d'extraction.
Les palmiers ont pourtant un avantage. La fabrica¬
tion de l'huile, le concassage des noyaux sont un com-
mencement d'industrie. Et c'est dans cette voie qu'il
faut s'engager résolument. Depuis longtemps, les An-
glais ont envoyé à Burutu des concasseurs mécaniques
et des presses hydrauliques pour l'extraction de l'huile.
Il y a moins de perte, et l'huile est plus pure:
Peut-être pourrait-on faire plus encore traiter les
amandes sur place, installer une grande fabrique de
savons, etc. Il faut agir.
Le cocotier, cocos nucifera, donne le coprah, et la
France en importe 140.000 tonnes à 600 francs la
tonne;. Là-dessus, 60;000 tonnes lui sont envoyées par
les Philippines, 25.000 par les Indes anglaises, 13.000
par les Indes hollandaises, 11.000 par l'Afrique orien-
tale anglaise, 4.000 par notre Indo-Chine et 6.000 par
les autres colonies françaises. Le Dahomey n'en envoie
que 300 tonnes pour 70.000 francs. Le cocotier y vient
bien, pourtant, jusqu'à Zagnado, et la production pour-
rait être bien plus considérable. Les essais de culture
ont donné des résultats satisfaisants, et la préparation
du coprah est des plus faciles.
Au delà de Zagnado, c'est la région du karité qui
commence.
Elle s'étend dans tout le Soudan, et jusqu'au Nil. On
le trouve, d'ailleurs, plus ou moins, dans les autres
colonies françaises.
Lei karité, butyrospeemum. parkii-, bassiai par.kih,
appartient à la famille des sapotacées. Du latex, on
avait pu tirer une espèce de gutta, mais il a fallu recon-
naître que cette pseudo-gulta était inutilisable.Par contre,
la proportion de matière grasse, shea ou, schi, que les
fruits de karité peuvent fournir, atteint 30 %.
Cette graisse est comestible, elle remplace le beurre
et se conserve bien. Les indigènes l'utilisent pour la
cuisine, l'éclairage par quinquets, la fabrication de
savon, et, en y ajoutant du sel, pour le massage. Ce
beurre, vendu sur les marchés indigènes, contient
43 % d'acide stéarique et 57 % d'acide margarique avec
un point de fusion de 34°.
Ce sont les femmes et les enfants qui ramassent les
fruits après les avoir fait tomber avec une gaule. Pour
l'extraction du beurre, on ne se sert que de l'amande
ou de la graine. La pulpe est mangée. Un seul individu
peut ramasser ainsi 30 kilogrammes de graines par
jour.
La préparation du beurre est assez compliquée.
Après avoir été parfaitement séchée au soleil ou au
feu, la noix est concassée dans un mortier ou avec des
pierres. En pilant l'amande, on obtient une farine hu-
mide, qui est séchée au feu, puis pilée de nouveau. En
la faisant bouillir, le beurre apparaît à la surface et les
tourteaux restent au fond. Transvasé dans des canaris,
il est pétri en pains coniques de 3 à 4 kilogrammes, on
l'enveloppe dans des feuilles de « n'taba », espèce de
mauve, et on l'envoie aux marchés.
Le rendement des noix fraîches en noix sèches est
de 48 %, le rendement de celles-ci en amandes de
60 le rendement de celles-ci en beurre de 18 /°0 ,
le rendement des noix sèches en beurre de 10 °/0. A
Sikasso, 50 kilogrammes de fruits donneraient 25 kilo-
grammes de noyaux, et ceux-ci 1 kilogramme de
beurre.
Avec leurs procédés simplistes, les indigènes mettent
une journée à faire 4 kilogrammes de beurre de goût
et d'odeur désagréables. Le prix reste donc assez élevé.
Il varie de 0 fr. 20 le kilogramme dans le Lobi, à
0 fr. 30 à Ségou, 0 fr. 50 dans le haut Dahomey à
0 fr. 90 à Bandiagara. A Djenné, il vaut 0 fr. 40. Il est
expédié à Timbouctou dans des touques de 25 kilo-
grammes qui sont revendus 15 à 18 francs.
Il reviendrait à bien meilleur compte s'il était confec-
tionné mécaniquement, et l'on en pourrait faire un
commerce fructueux. Le rendement mécanique des
graines serait de 40 % au lieu de 11 %. Le shea est
estimé, sur la place de Liverpool, de 650 à 800 francs
la tonne. Il vaut au Soudan 300 francs en moyenne.
Les frais de transport de Sikasso à Bamako sont évalués
à 250 francs et de Bamako à Koulikoro 140 francs.
Evidemment, il faut que les frais de transport ou que le
prix de revient diminuent.
Le karité peut être cultivé comme le cocotier ; mais,
d'ores et déjà, la quantité exportable du bassin du Niger,
par le Niger, le chemin de fer Koulikoro-Kayes et le
Sénégal, pourrait être de 10.000 tonnes au moins, quan-
tité qui doublera quand le chemin de fer du Dahomey
atteindra le Niger.C'est donc d'une quinzaine de millions
au moins que s'accroîtrait notre mouvement commercial.
La consommation indigène est peu de chose, et les noirs
ne récoltent que ce qu'ils peuvent consommer. C'est une
richesse qui se perd. Le Togo a commencédepuis quel-
ques années, et son exportation de beurre de karité se
développe rapidement. En 1902, elle fut de 40 tonnes.
Il est vrai qu'elles étaient destinées à la Gold-Coast, et
pour la consommation indigène, — ce qui a permis d'en
tirer le prix exorbitant de 1.400 francs la tonne.
L'habitat du colatier, steculia acuminata, comprend:
la basse Guinée française, Sierra-Leone, Libéria, la
Côte d'Ivoire, la Gold-Coast, le Togo et le Daho-
mey.
Les noix les plus recherchées, par les pharmaciens
comme par les indigènes, sont celles de la Guinée, de
Sierra-Leone et de Libéria.
Les noirs en font une consommation considérable.
La noix, blanche ou rouge, contient de la caféine, et
elle a des propriétés nutritives, toniques, antidysenté-
riques et excitantes. C'est une panacée. C'est le cadeau
par excellence. On offre des noix blanches aux fiancées.
Les colas servent aux épreuves judiciaires. Le colatier
est le premier arbre que le Génie du monde fit pousser.
Il s'y rattache nombre de superstitions.
Naguère, il s'en fit un grand emploi dans la pharma-
copée européenne. Depuis, la mode a un peu passé.
D'autres remèdes, non moins merveilleux, lui ont suc-
cédé pour consoler les malades de ne pas guérir. Toute-
fois, il en est fait encore quelque usage pour les neu-
rasthéniques qui ne sont pas dans le train.
Mais le grand commerce des colas est celui des indi-
gènes. Rien qu'à Siguiri, il est passé, en 1903,200.000 ki-
los de noix, provenant de la frontière libérienne et à des-
tination du moyen Niger, de Kayes et au delà. L'exporta¬
tion du Dahomey est de 50.000 kilos. Au Sénégal, il
entre plus de 200.000 kilos. On peut évaluer ainsi à 5
millions de francs le chiffre des transactions, pour les
colas, dans l'intérieur de nos colonies.
Le plus souvent, les colas servent de moyens
d'échange. Par exemple, en Mellacorée, pour 5 francs
un a 200 noix en hivernage et 400 en saison sèche, au
moment de la récolte. Les caravanes viennent s'appro-
visionner et, dans la haute Guinée, elles échangent les
colas contre du caoutchouc. Dans le Soudan, les noix
valent 0 fr. 10 pièce, voire 0 fr. 15 et plus. Mais il faut
beaucoup de soins pour les conserver fraîches. Les
dioulas y emploient des femmes, qui leur servent de
porteuses, et dont ils trafiquent à l'occasion. Ainsi, une
marchandise transportant l'autre, ils vont jusqu'aux
confins du Sénégal et du Soudan.
La production de la Guinée est insuffisante. Il y a des
forêts de colatiers dans la région de Kankan; le cerclé
de Beyla compte 45.000 colatiers et le Rio-Pongo 90.000.
Dans le Kabatofini, le colalier pousse en forêt. Chaque
Mekkiforé a ses colatiers, et il en replante constamment.
C'est l'arbre fétiche.
Mais, en général, le colatier n'est pas cultivé. Le
Bambara qui plante un colatier doit mourir quand l'arbre
commence à fleurir.
Cependant, chez les Tomas, quand un chef donne un
nom à son enfant, il plante un colatier qui appartiendra
à l'enfant. Sur les sépultures des chefs, à la tête, on
plante un colatier qui est la propriété du fils aîné du
défunt. Les indigènes croient que cet arbre aura une
croissance plus rapide.
De même, chez les Bagas, les Sousous, l'arbre n'est
planté qu'à l'occasion de cérémonies publiques.
Ailleurs, dès la naissance de l'enfant, on prend une
partie du cordon ombilical pour envelopper une noix.
On enterre le tout, sous un canari percé de trous, et on
l'arrose tous les jours. Si le nouveau-né est une fille,
quand elle sera grosse, l'arbre sera en plein rapport.
Cela montre, sinon la précocité du colatier, du moins
celle des négresses.
En effet, cet arbre ne donne pas de fruits avant la
neuvième année. C'est ce qui explique, du reste, pour-
quoi il est si peu cultivé par les noirs.
Un pied rapporte sans peine de 5 à 15 francs par an,
et la production, jusqu'ici, n'a pas dépassé la consom-
mation
De grandes plantations de colatiers paraissent donc
.

devoir être d'un bon rapport. Pourtant, jusqu'ici, les


essais tentés par quelques Européens n'ont pas réussi.

VII. — LE CAOUTCHOUC

On trouve la liane à caoutchouc (landolphia heu-


delotii ), dans toutes nos colonies de l'Afrique occiden-
tale, hormis la Mauritanie : en Casamance (Sénégal.) ;
dans les territoires de Sikasso, Bobo Dioulasso, Bou-
gouni (Haut Sénégal et Niger) ; dans toute la Guinée ;
dans les régions de Kong, du Baoulé et de la Comoé,
depuis la côte jusqu'à Bouna (Côte d'Ivoire) ; enfin, au
Dahomey. L'ensemble de la production pour toutes ces
colonies est actuellement de 3.650 tonnes par an. Elle
n'atteignait pas 2.000 tonnes en 1901. En 1888, la Gui-
née exporta, pour la première fois, 300 tonnes, et le
Sénégal, en 1889, 180 tonnes.
La production mondiale du caoutchouc est de
70.000 tonnes environ, — 40.000 pour l'Amérique,
20.000 pour l'Afrique, 10.000 pour l'Asie et l'Océanie.
Elle est égale à sa consommation.
Mais si la production semble avoir atteint son maxi-
mum, et ne peut que régresser par suite de la destruc-
tion générale des arbres à caoutchouc, il n'en saurait
être de même des besoins.
Ils s'accroissent constamment. Il y a quinze ans, la
consommation atteignait à peine 25.000 tonnes et
40.000 il y a dix ans. A cette époque, les États-Unis
n'achetaient encore que 17.000 tonnes : ils en deman-
dent 20.000 aujourd'hui, presque la moitié de la
production mondiale. La — Russie, l'Angleterre, l'Alle-
magne viennent ensuite, puis la France, en cinquième
rang seulement, malgré le développement de son in-
dustrie d'automobiles, avec 6.000 tonnes, exacte-

ment la récolte de ses colonies africaines.
De là des tentatives d'accaparement qui font hausser
les cours. Ceux-ci, malgré des périodes de baisse
(1900-1902 et 1907-1908) ont doublé depuis 1893.
Comme pour le coton, les Yankees nous menacent de
leurs trusts. Mais, ici, leurs positions sont moins favo-
rables. Ils ne récoltent pas eux-mêmes, ils doivent
acheter. Et les nations européennes qui ont des colo-
nies peuvent se mieux défendre. Le sauront-elles ?
En Europe, les principaux marchés sont Liverpool,
Hambourg, Anvers. Mais Bordeaux et Le Havre vont les
concurrencer sérieusement.
A Bordeaux il ne se traitait, en 1899, que 175 tonnes.
En 1906, on a atteint 1.716 tonnes, dont 1337 tonnes
provenant de notre Afrique occidentale. Cela représente
un chiffre d'affaires de 15 millions de francs.
Le transit, au Havre, est considérable (7 à 8.000
tonnes) ; mais ce n'est qu'au profit des places étran-
gères. Néanmoins, depuis le 1er septembre 1906, on y
a établi le système de la vente par inscriptions qui a
fait la rapide fortune caoutchoutière du marché d'An-
vers (200 tonnes en 1894, 6.000 en 1906). Et déjà, il se
fait un trafic moyen de 1.200 tonnes par an. Et, comme
le fait remarquer M. Aspe-Fleurimont, les principaux
vendeurs du Havre sont français, les principaux ache-
teurs, anglais, russes, américains.
Mais nous aurions plus d'intérêt encore à stimuler
notre industrie caoutchoutière, qui tient de si près à
l'industrie éminemment française de l'automobile, qu'à
vendre la matière première provenant de nos colonies.
Sur 1.600 tonnes exportées du Congo français, le mar-
ché de Bordeaux n'en a acheté que 63 seulement. Le
reste est allé à Anvers.
Toutes les colonies françaises réunies récoltent
7.000 tonnes environ, et nos 35 usines de caoutchouc,
qui occupent 15 à 20.000 ouvriers et fabriquent pour
150 ou 200 millions de francs d'articles divers, n'en
absorbent que 6.000 tonnes, car elles emploient beau-
coup de déchets, de vieux pneus, etc.
Le caoutchouc étant un produit riche supporte les
frais de transport, sa préparation première est des plus
simples et n'exige aucun outillage spécial ; il nécessite,
pour être approprié à ses multiples usages, peu de main-
d'oeuvre. On n'est donc pas amené à le manufacturer
sur place. En fait, aucun pays producteur n'usine son
caoutchouc. On ne verra donc pas de longtemps une
industrie caoutchoutière coloniale.
Ce n'est pourtant pas un produit colonial négligea-
ble.
La valeur des 3.650 tonnes provenant annuellement
de nos colonies de l'Afrique occidentale représente
22 millions de francs sur place soit presque le tiers
de l'ensemble du commerce—d'exploitation et

33 millions de francs en Europe. Or ces 22 millions, en
argent ou marchandises, passent par les mains des in-
digènes et circulent dans le pays. Ce n'est pas sans mo-
difier quelque peu les conditions économiques.
Depuis dix ans, la récolte, en Afrique occidentale
française, a plus que triplé ; depuis cinq ans, elle a
presque doublé. Mais elle ne saurait s'accroître ainsi
indéfiniment. La prospérité présente est au détriment
de l'avenir. Déjà, on s'inquiète, comme en Asie et en
Amérique d'ailleurs, de la destruction irréparable des
lianes saignées à blanc.
Peut-être serait-il sage de mettre moins de fièvre à
recueillir le précieux latex, qui deviendra d'autant plus
précieux que les sources de la production concurrente
commenceront à s'épuiser.
Mais nous pouvons améliorer la qualité de nos caout-
choucs par le perfectionnement des procédés de récolte
et par là augmenter encore la valeur de nos exporta-
tions.
Depuis 1901, et particulièrement par l'arrêté du
1er février 1905, l'Administration a pris diverses
me¬
sures pour réprimer l'adultération due à la négligence
ou à la fraude.
L'exportation des caoutchoucs mouillés, avec plus
de 15 °/0 d'eau, fabriqués avec des racines, des caout-
choucs gluants, dits sticky, et ceux contenant plus
de 10 % d'impuretés furent interdits. Les caoutchoucs
ne furent plus autorisés à circuler qu'en boules, gâteaux
ou lumps, coupés en deux parties. Le caoutchouc de
première qualité « niggers Conakry », après vérifica-
tion de la douane, fut expédié dans des sacs plom-
bés.
Depuis le 1er janvier 1907, les caoutchoucs préparés
avec l'urine sont également interdits.
Ces mesures, bien que le service des douanes n'ait
pas toujours été aussi vigilant qu'on l'eût désiré, en
Guinée surtout, eurent une action immédiate, en arrê-
tant la fraude et la falsification qui menaçaient de faire
déprécier notre caoutchouc africain, comme l'avait été,
par d'analogues pratiques, celui du Laos.
Les procédés de récolte sont souvent défectueux.
Parfois l'indigène incise la liane et recueille le latex
à terre, ou sur des feuilles mal jointes, ou encore dans
une petite calebasse crasseuse. Le liquide est ensuite
transvasé dans une calebasse plus grande mais non
moins sale, qui contient un liquide acidulé (jus de ci-
tron, suc d'oseille ou eau salée). Le latex est battu avec
ce mélange et se coagule en formant un gâteau com-
pact, qui est alors découpé en minces lanières, lesquelles
sont lavées à grande eau, bien plus pour leur donner
du poids que pour les dégager de leurs impuretés, et
enroulées en boules ou twists.
A la Côte d'Ivoire, certains indigènes se bornent à cou-
per la liane en divers morceaux, à en extraire le latex
qu'ils agglutinent en gâteaux ou qu'ils aplatissent en
galettes, dites lumps. Outre la destruction barbare qui
en résulte, ce procédé ne donne qu'un produit inférieur,
infect et insalubre.
Le procédé indigène le meilleur, qu'on a propagé par
tous les moyens, consiste à asperger la liane de jus de
citron, au moment même de l'incision. La coagulation
du latex se fait ainsi immédiatement, et d'elle-même.
Généralement, le produit recueilli ainsi est pur et donne
la sorte niggers, la mieux cotée sur le marché. Pour
empêcher ensuite le stickage du caoutchouc, il suffirait,
dès que le latex vient d'être coagulé, de le malaxer
sous l'eau pendant quelques minutes. Ce procédé ne
laisserait plus rien à désirer.
Remarquons que c'est la sorte niggers qui se sub-
stitue de plus en plus aux twists et aux lumps de
Bassam.
Alors que Bordeaux enregistrait 22 tonnes de lumps,
en 1904, ce marché n'en recevait plus que 2 tonnes 1/2
en 1906 ; par contre, pour les mêmes années, le Bassam
niggers passait de 6 tonnes 1/2 à 34 tonnes. De même
pour les twists Soudan : 368 tonnes en 1904, 53 tonnes
en 1906 ; et, parallèlement, de 239 tonnes de niggers
Soudan on monte à 610 tonnes.
On voit bien, par là, que les noirs ne sont nullement
réfractaires à toute amélioration et qu'ils modifient vo-
lontiers leur routine quand ils y trouvent quelque in-
térêt immédiat.
Si nous ne pouvons accroître notre production, à
tout le moins pouvons-nous prévenir la destruction
complète des lianes en protégeant ces plantes contre
une exploitation abusive et en provoquant le repeuple-
ment. Les lianes sont encore saignées jusqu'à la der-
nière goutte de latex, et elles se cicatrisent mal. Les in-
sectes et les feux de brousse les achèvent.
A cette fin, l'Administration a pris quelques disposi-
tions.
Désormais, il est interdit de saigner les lianes du-
rant l'hivernage, de pratiquer des incisions sur les ar-
bres et plantes à caoutchouc au-dessous d'un mètre du.
sol, de pratiquer des incisions annulaires, des incisions
de moins de 15 centimètres les unes des autres et d'une
profondeur telle qu'elles entament l'aubier. Les indi-
gènes sont tenus de recéper les lianes épuisées.
On comprendra, sans qu'il soit besoin d'insister,
combien la surveillance, dans ces immenses forêts, est
difficile, pour ne pas dire plus.
C'est donc plutôt par la persuasion que par la coer-
cition qu'il est possible d'agir en ce sens. Mais comment
persuader à des noirs de prendre des précautions en
vue d'un avenir lointain et incertain, eux qui abattent
un oranger pour atteindre plus aisément quelques
fruits ?
On a fondé, dans les principaux centres caoutchou-
tiers, des écoles pratiques dont les bons effets se sont déjà
manifestés, au moins pour les procédés de récolte. Ces
écoles fonctionnent à Banfora, Bobo-Dioulasso, Sikasso,
Bougouni et Kouliala, à Korobo (Côte d'Ivoire) ; à Pe-
nesoulou, Pogodomé, Porlo-Novo (Dahomey). Elles
sont très suivies, par de nombreux élèves, qui parfois
viennent de loin.
D'autres écoles s'ouvriront prochainement en Casa-
mance, en Guinée.
Cette action défensive n'a qu'une portée limitée. Ce
n'est pas, d'ailleurs, le seul but que se proposent les
écoles pratiques. Le repeuplement forestier, la culture
des arbres à caoutchouc est d'autre importance.
Le gouverneur général y avait affecté, dans son bud-
get de 1907, une somme de 100.000 francs. Au Daho-
mey, dans le cercle d'Allada, les sous-bois de Torricada,
ainsi que dans la vallée de l'Ava, on planta des hevea.
A Mono, Abomey, Zagnanado, avec l'aide des chefs

indigènes qui préparèrent le terrain, ce furent des
plants de funtumia elastica.
A Porto-Novo, on produisit des graines avec 35.000
plants de funtumia, 2.000 hevea et un carré de 200
castilloa. On put mettre sur place, cette année-là, près
de 200.000 caoutchoutiers.
En Guinée, il fut planté, à Boké, 75.000 arbres (hevea,
caslilloa, funtumia) et 30.000 landolphias ; à Foré-
caria, 5.000 plants des mêmes espèces ; à Kindia,
6.770, y compris quelques céaras et 150 hectares de
gohine (environ 150.000 pieds). Au jardin d'essai de
Camayenne, près Conakry, des éludes expérimentales
se poursuivent avec méthode et esprit de suite. De
même en Casamance, à Sédhiou et à Sindou ; dans le
Haut Sénégal et Niger, à Koulikoro.
D'autre part, une association caoutchoutière colo-
niale, similaire à l'Association cotonnière qui rend de
signalés services, s'est constituée récemment pour se-
conder et stimuler l'Administration dans cette voie.
On ne saurait douter que ces efforts intelligents et
tenaces n'aboutissent. Mais peut-être ne donneront-ils
pas ce qu'on en paraît attendre.
Si dans l'Indo-Malaisie anglaise la culture des caout-
choutiers a donné de l'espoir, jusqu'ici, en Afrique
occidentale, toutes les tentatives de culture savante ont
échoué lamentablement.
M. Lemoigne a rappelé que M. Thiry, inspecteur des
forêts, a établi la prévision des recettes et des dépenses
pour l'exploitation rationnelle de plantes à caoutchouc,
en prenant comme exemple une surface de 400 hec-
tares, le colon plantant 40 hectares chaque année, « de
façon à se créer une plantation régulièrement aménagée
et à révolution de dix années ». Le capital placé dans
cette entreprise se trouverait remboursé dès la cin-
quième année, le planteur pouvant compter sur un re-
venu net de 60 à 65.000 francs par an à partir de cette
époque.
Outre les raisons graves que nous avons d'écarter la
colonisation ainsi entendue, par le planteur accaparant
de vastes territoires pour exploiter sans frein l'abori-
gène et les richesses naturelles, nous savons qu'à l'user
il faut déchanter et quels mécomptes réservent ces
beaux calculs. C'est comme les merveilleuses martin-
gales qui réussissent toujours avec des chiffres, sur le
papier, et qui se trouvent finalement en défaut quand le
jeu devient sérieux. On a toujours omis un facteur de
perte ou de coulage. Et, en Afrique, sans compter les
termites, les sauterelles, la sécheresse et les tornades,
les facteurs accidentels sont nombreux.
L'afforestation, avec l'aide des indigènes, et a leur
profit, me semblerait plus sûre. Il est vrai que le déve-
loppement de la landolphia est lent, qu'il faut dix à
quinze ans pour qu'elle atteigne un diamètre qui per-
mette l'incision et qu'alors elle ne donne encore que
50 grammes de caoutchouc par an. Mais si le repeuple¬
ment était entrepris avec assez de méthode, on pourrait
substituer au mode d'incision celui de la coupe tous les
cinq ans par exemple, qui par le broyage donne un
rendement plus considérable, toutes choses égales
d'ailleurs. C'est encore une industrie mécanique à in-
troduire ; mais, nous ne nous lasserons pas de le répé-
ter, c'est surtout par la machine que notre action colo-
niale s'exercera avec fruit.
Au Congo, le cahier des charges impose aux conces-
sionnaires « qu'ils seront tenus de planter et de maintenir
jusqu'à la lin de la concession, en remplaçant ceux qui
viendraient à disparaître pour une cause quelconque,
au moins 150 nouveaux pieds de plantes à caoutchouc
par tonne de caoutchouc produite par la concession ».
Certes, il ne saurait être question de rétablir le sys-
tème des grandes concessions. On sait trop les abus
qu'elles entraînent. Ce système est jugé et condamné.
Mais pourquoi ne pas considérer les noirs comme des
concessionnaires? Ce n'est pas contraire à leur concep-
tion de la propriété terrienne.
Pourquoi ne pas considérer chaque village comme
une association coopérative concessionnaire, les chefs
de village, seuls, ayant qualité pour vendre le caout-
chouc recueilli par les gens du village, pouvant être te-
nus pour responsables, conséquemment, de l'adultéra-
tion des boules, des saccages de forêts, et enfin pouvant
être chargés de replanter dans le rayon de leur admi-
nistration communale tant de lianes par tant de kilo-
grammes de caoutchouc vendu ?
Nous le répétons, il n'y a rien là qui choque les cou-
tumes et soit contraire aux moeurs indigènes, — cela
heurterait plutôt les habitudes administratives. Nous
n'y voyons que des avantages, pour les noirs, pour les
commerçants comme pour la colonie.
Il faut être prévoyants pour les noirs, ils ne le seront
jamais d'eux-mêmes. D'ailleurs, leur humeur passive se
prête aisément à une bienveillante tutelle. Leur miso-
néisme ne résiste pas à une douce pression, non plus
qu'à un courant d'imitations. En leur laissant prendre
des habitudes d'association aussi simple, on les prépare
insensiblement à des disciplines plus complexes, et

c'est renforcer la cellule politique de la société noire,
le village. Au surplus, si l'association coopérative de
village les met à l'abri des tromperies de trafiquants
sans scrupules, elle est, pour le commerçant loyal, une
garantie contre la falsification. Enfin, c'est le moyen le
plus sûr de préserver les lianes d'une destruction com-
plète et de préparer le repeuplement.
Et si, d'abord, cela ralentit quelque peu la produc-
tion, pour les mêmes raisons, il faudra s'en féliciter.
Toute action administrative sera faible à côté de
celle-là qui entraîne la participation de tous nos proté-
gés à l'enrichissement de nos colonies caoutchou-
tières.
Mais il ne faut pas se laisser hypnotiser par le mi-
rage du caoutchouc. Môme les régions les plus fournies
en lianes peuvent donner des produits d'un rendement,
sinon aussi riche, du moins plus sûr, et susceptible
d'un infini développement.
Certes, la constitution de notre réseau de voies fer-
rées permet, dans une certaine mesure, la spécialisa-
tion culturale, et il n'y a plus tant à craindre les dan-
gers de la monoculture, mais il n'en subsiste pas moins
que la cueillette facile et trop rémunératrice pour des
noirs aux besoins restreints trouble profondément leur
état social et énerve les relations économiques.
Les mines d'or ont le même effet démoralisateur. On
a dit, il est vrai, que les chercheurs de caoutchouc ne
sont point concentrés sur un point comme les cher-
cheurs d'or, qu'ils peuvent rester autour de leur
village, auprès de leur famille, que la cueillette ne se
fait que durant une partie de l'année. Ce dernier argu-
ment vaudrait surtout, — mais pour d'autres que les
noirs.
Ce qu'il y a de plus certain, c'est que là où il y a du
caoutchouc, les lougans sont délaissés, la population
ne s'accroît point, la main-d'oeuvre se refuse et la di-
sette est fréquente. Je parle de ce que j'ai vu en tra-
versant la Guinée dans toute sa longueur. Au con-
traire, là où il n'y a pas de lianes, ou peu, comme en
Mellacorée, le pays est bien cultivé et prospère. Un rap-
port du servicede l'agriculture le signale: « La production
du riz augmente dans la basse Guinée, principalement
en Mellacorée. Le caoutchouc n'y fut jamais bien abon-
dant, et l'indigène est resté cultivateur. » Il lui faut deux
à trois jours pour récolter un kilogramme de caout-
chouc qu'il vendra 5 à 6 francs, et ce travail, qui est une
espèce de jeu, qui lui permet d'errer à sa fantaisie dans
la forêt, est mieux dans son goût que le labeur pénible,
concentré, continu des champs. Il s'est vite déshabitué
de l'agriculture. On dissout plus facilement qu'on n'or-
ganise. Mais qu'arrivera-t-il si nous ne parvenons pas
à enrayer la dévastation des lianes, ou encore si la
science découvre un succédané du caoutchouc?
La vraie richesse des colonies, celle qui ne se dérobe
jamais, ce n'est pas tel ou tel produit de hasard, c'est
celle que l'homme crée par son travail. Ne sacrifions
jamais l'homme, avec ses possibilités infinies, aux
choses, — si précieuses soient-elles. A ceux qui in-
sistaient pour connaître les trésors merveilleux qui
justifiaient tant d'efforts et de sacrifices, Faidherbe
avait accoutumé de répondre : « L'Afrique produit des
hommes. »
Tirons parti des ressources caoutchoutières de nos
forêts africaines, soit ; mais veillons à ce que cela n'ap-
pauvrisse point, en réalité, les pays que nous voulons
féconder et n'abrutisse les hommes que nous avons le
devoir d'élever.

VIII. — LES CULTURES VIVRIÈRES

Bien que les produits des cultures vivrières ne puis-


sent faire l'objet d'une exportation régulière, elles sont
à développer par tous les moyens dont nous disposons
Et d'abord, il convient de se garder de toute exploita¬
tion si lucrative qu'elle paraisse
— — qui détourne en
masse les indigènes des travaux agricoles. Primum vi-
vere.
Les vraies richesses de nos colonies africaines, on ne
ne le dira jamais assez, sont bien plus chez l'homme
que dans le sol. Le sol africain est pauvre, il ne rendra
que ce que le travail y mettra. Et pour qu'il y ait des
travailleurs, pour que la population croisse, il faut
qu'elle trouve à se nourrir.
Pour la colonisation positive, il importe bien plus de
remplir les calebasses de couscous que de collectionner
les boules de caoutchouc.
Les ressources des cultures vivrières de l'Afrique sont
variées. Les principales sont le mil, le fonio, le riz,
l igname, le manioc, la patate, etc.
L'agriculture est, partout, la principale occupation
du noir. Il n'y a pas encore de spécialité culturale.
Chaque famille laboure afin de pourvoir à sa propre
subsistance, en s'en tenant uniquement à ce qui rend le
mieux avec le moindre effort. Mais les terres sont plus
ou moins bonnes, et les années plus ou moins heu-
reuses, et c'est la disette à côté de la profusion et du
gaspillage. Les voies de communication régleront ce
hasard, les à-coups de la dangereuse monoculture, et
mettront de l'ordre dans l'économie.
Une région immense semble devoir être bientôt
le grenier de nos colonies, c'est la boucle du Niger.
Toute la vallée du Niger peut être comparée à celle du
Nil pour ses inondations fécondantes. Dans Fécon-
dité, Zola l'avait indiquée comme le futur centre d'ap-
provisionnement du monde. Il était peu averti et il
voyait gros. Que les rizières nigériennes nourrissent,
préservent à jamais de la famine la population, décuplée,
de notre Afrique française, et ce sera beaucoup, tout
ce qu'on en peut attendre.
On avait fondé aussi de grandes espérances sur le
Fouta-Djallon. Il a fallu en rabattre.
La Côte d'Ivoire sera moins décevante peut-être. La
végétation y est puissante.
Mais les ennemis sont nombreux partout : c'est la sé¬
cheresse, les tornades intempestives, les sauterelles, les
termites, etc., c'est aussi les préjugés, l'apathie fata-
liste des noirs.
Les indigènes du Sahel sont persuadés qu'ils ne
peuvent rien contre les sauterelles, qui sont les
soldats du grand sorcier noir du Bélédougou. Quand:
il n'est pas satisfait des offrandes qui lui sont faites,
il ouvre la grande caverne où résident habituelle-
ment les sauterelles. On sait les ravages que font celles-
ci.
Le mil est la base de l'alimentation de la plupart de
nos sujets.
Malgré les soinsqu'elle demande, sa culture
est donc très répandue. Le mil vient dans les ter-
rains les plus divers. Il rend bien. A l'ancienne ferme
d'expériences de Bambey, dans le Baol, on avait pu lui
faire rendre, à la charrue, plus de 4 tonnes à l'hec-
tare.
En Casamance, il donne 70 pour un ; à Djenné, il.
fournit presque une tonne par hectare ; dans le Lobi,
une demi-tonne. Or une tonne de mil suffit pour la sub-
sistance de trois personnes pendant un an.
Le Sénégal récolte environ 150.000 tonnes; le Haut
Sénégal et Niger, où il ne constitue pas l'unique ali-
ment végétal, 200.000 tonnes.
Avec les pastèques, c'est à peu près la seule cul-
ture des Maures.
Elle est assez peu pratiquée dans la basse Guinée, à
la Côte d'Ivoire et dans tout le Dahomey, hormis chez,
les Baribas du nord de Kandi.
La consommationmoyenne peut être d'un kilogramme
par jour. Le petit mil est plus estimé que le gros qui
ne se conserve qu'une année et qui est attaqué par les
charançons.
Le mil est pilé dans des mortiers par les femmes qui
passent des journées entières à ce travail pénible. Il
fournit 61 % de farine. C'est celte farine, cuite à la va-
peur avec différents condiments, parfois avec un mor-
ceau de viande, qui fait le couscous. Les Vatel nègres
en confectionnent aussi d'autres mets: le « lah », le
« fondé », etc. Le broyage mécanique du mil fut tenté
à Saint-Louis en 1857. Cette couscousserie ne fonc-
tionna que deux ans.
Le mil rend 40 °/0 d'alcool à 70° et même, d'après
de Lanessan, 41 °/0 d'alcool à 95°. On en tire aussi
de l'amidon.
Pour les besoins d'une industrie locale, on pourrait
distiller sur place. Les Bambaras font une bière de mil,
le dolo, avec quoi ils s'enivrent copieusement. On
y
ajoute parfois du miel pour augmenter la teneur en al-
cool.
Le mil sert à l'alimentation des bestiaux, la paille est
un bon fourrage.
Les noirs font du savon avec les cendres des tiges, de
la teinture avec l'écorce, des chapeaux, des nattes avec
la paille.
Le mil est l'objet d'un commerce indigène assez im-
portant. Les dioulas et les traitants ouolofs et saraco-
lais l'échangent contre le sel, la
gomme et les bestiaux
que leurs offrent les Maures. Dans le Djoloff, c'est une
marchandise d'échange.
On en exporte très peu à Bordeaux. Mais des com-
merçants européens n'ont pas vergogne d'en spéculer.
Dans toutes les colonies, le mil vaut de 0 fr. 05 à
0 fr. 15 centimes le kilogramme, sans plus. Seule-
ment, dans une même région, suivant les saisons, les
prix varient beaucoup. Ainsi dans le Lobi, le mil vaut
0 fr. 03 le kilogramme au moment de la récolte, et
0 fr. 15 en juin et juillet. On voit combien le noir est
facile à duper, par son imprévoyance (1), qui va par-
fois jusqu'à se démunir de semences ou à ne réser-
ver pour les semences que des grains avariés. Ce n'est
pas une raison pour en abuser. C'en est une de le pro-
téger contre les commerçants, contre lui-même, en
obligeant les chefs de village à installer des greniers de
réserve.

(1) Elle rappelle celle des sauvages de l'Orénoque qui, pa-


raît-il, cèdent leurs hamacs plus volontiers, et à meilleur
compte, le matin que le soir.
Le fonio supplée le mil. Il est cultivé dans le Macina,
la région de Sikasso, la haute Casamance, mais sur-
tout au Fouta-Djallon. Il vient sur des sols appauvris
où le mil et le riz rendent mal. De plus, sa végétation
rapide permet la récolte au moment môme où toutes
les autres provisions sont épuisées. C'est une considé-
ration qui vaut pour nos puérils protégés.
Le riz est le premier des aliments, qui nourrit le plus
d'hommes dans le monde. Sa valeur nutritive est bien
supérieure à celle du mil et de l'igname.
Il vient surtout au Soudan et en Guinée. A la Côte
d'Ivoire, il y a peu de rizières, et seulement dans la
zone des lagunes. Encore moins au Dahomey. Au Séné-
gal enfin, bien qu'il pousse spontanément sur certains
points, il est négligé pour le mil et l'arachide qui con-
viennent mieux au terrain. Dans le Cayor, quelques
Sérères en récoltent un peu, auprès des Niayes. En Ca-
samance, il est cultivé en grand. La fièvre du caout-
chouc l'a fait délaisser, et les récoltes sont sou-
vent inférieures aux besoins des Diolas. De 1874 à 1881,
on exporta de la Casamance une moyenne annuelle de
220 tonnes de riz. Et aujourd'hui, il serait plutôt né-
cessaire d'en importer. Au contraire, la production du
riz paraît augmenter en basse Guinée, surtout en Mel-
lacorée. Il faudrait y pousser encore et faire quelques
travaux d'irrigation. Car l'indigène n'irrigue pas ; il ne
sème que les fonds inondés tous les ans. En pays
baga, le riz américain est semé en pépinière, puis re-
piqué.
Mais la terre rizière par excellence, c'est la vallée de
la boucle du Niger. Inondée périodiquement par le
Bani et le Niger, irriguée naturellement par les ri-
vières, les mares intarissables, les marigots d'hiver-
nage, elle est d'une fertilité prodigieuse. En faisant des
repiquages dans les terrains inondés à partir de juillet,
on pourrait aisément obtenir deux récoltes par an.
Les territoires de Djenné, Dounzou, Sumpi, Bamba
sont submergés de septembre à janvier. Les villages ne
sont plus alors que des îlots. A la saison sèche, les
marais subsistent.
A Gao, il faut 10 hectares pour obtenir une tonne
de riz, alors qu'à Djenné, on récolte couramment près
de deux tonnes par hectare, — soit, pour 1.500 hec-
tares de rizières, 2.500 tonnes.
Quand cette culture sera mieux conduite, le riz
pourra faire l'objet d'un commerce, non d'exportation
métropolitaine, mais de circulation dans nos colonies.
A tout le moins, le service colonial pourrait se dispen-
ser d'envoyer à Djenné, oh combien administrative-
ment ! des approvisionnements de riz d'Indo-Chine.
C'est d'une sollicitude excessive. Mais peut-être en-
voie-t-il -à Hanoï des approvisionnements de riz djen-
nenké !
Le riz vaut, à Djenné, de 0 fr. 04 le kilo à 0 fr. 15,
décortiqué. Il en est fait un échange important avec
Timbouctou, contre des barres de sel. Il vaut 0 fr. 25 à
0 fr. 50 dans le haut Dahomey, 0 fr. 40 dans le Lobi,
0 fr. 20 à 0 fr.30 à Sokolo. Ce riz est d'apparence sale,
rougeâtre, parce qu'il est mal décortiqué. S'il était
traité convenablement, il serait aussi beau que le riz
d'Indo-Chine. Il est meilleur et n'a pas l'inconvénient
de se charançonner facilement.
Un commerçant de Djenné a fait venir une décorti-
queuse mécanique. C'est là une initiative à encourager,
par exemple en exonérant de droits les machines in-
troduites dans la colonie et en réduisant au minimum
les frais de transport.
Le riz est propre à divers usages industriels, et
peut-être pourrait-on le manipuler, le distiller ou le
moudre sur place. En tout cas, quelques rizeries mé-
caniques auraient à faire ici. On utiliserait la houille
blanche.
Le maïs se cultive partout, particulièrement au Lobi,
au Yalenga, dans le bas et le moyen Dahomey. Le prix
varie de 0 fr: 05 au Dahomey et au Yatenga à 0 fr. 15
au Sénégal.
Au Dahomey, il constitue, avec l'igname, le princi-
pal aliment de l'indigène. Il est consommé en épis
grillés ou en farine cuite (akassa). Sa culture s'y est si
bien développée qu'on commence à l'exporter pour
l'amidonnerie : en 1904, 200 tonnes ; en 1905, 2.000 ;
en 1906, 7.300.
Pour favoriser ce mouvement, le Gouvernement gé-
néral a abaissé, pour le maïs, les tarifs de transport.
Nous ne croyons pas qu'il faille favoriser l'exportation
des produits d'alimentation indigène.
A Bamba, à Tahou, dans la région de Timbouctou,
le Kissou et le Kelli, les indigènes ont quelques champs
d'orge et de blé.
Afin d'utiliser pour les Européens le fameux blé de
Timbouctou, on installa un jour, à Koulikoro, des mou-
lins on ne peut plus administratifs. Malheureusement,
les soins et le temps qu'on prit aux écritures que né-
cessitait cette révolutionnaire entreprise firent qu'on
n'en eut plus assez pour s'occuper des moulins. Le mi-
notier qu'on y délégua était sans doute fort diplômé, et
licencié pour le moins; mais il faut reconnaître, nonob-
stant, qu'il n'y entendaitrien. Bref, le blé était dur, les
moulins ne fonctionnèrent point. Et des fonctionnaires
se découragent vite quand il ne s'agit que d'être
utiles.
L'igname est cultivée surtout au Dahomey et à la Côte
d'Ivoire.
Au Dahomey, dans les cercles de Savalou, Parakou,
Dgougou, chez les Baribas du Borgou. Les indigènes
disent que l'igname a été la nourriture des premiers
hommes.
A la Côte d'Ivoire, les Baoulés se nourrissent presque
exclusivement de ce tubercule avec des bananes, un,
peu de riz, de manioc et de maïs.
Cette culture exige pourtant quelque travail. Mais les
captifs sont nombreux qui y sont employés. Le sol sa-
blonneux est pauvre. Les plantations se font à l'inté-
rieur des forêts, parfois à plusieurs kilomètres des vil-
lages. Le même terrain n'y étant pas propre deux fois
de suite, la jachère s'impose, et, chaque année, un
nouveau défrichement, par l'incendie, bien entendu.
D'ailleurs, la culture est strictement limitée aux be-
soins.
La récolte a lieu en septembre et octobre. Les racines
sont alors arrachées, puis suspendues aux arbres ou
exposées sur des claies. En temps de guerre, les appro-
visionnements sont cachés dans les forêts. L'igname
étant peu transportable ne peut donner lieu à aucun
trafic.
Au Soudan et en Guinée, en Casamance, l'igname est
cultivée, parfois, autour des habitations.
Le manioc est assez répandu, surtout au Lahou (Côte
d'Ivoire), dans le secteur de Savé (Dahomey), à Kou-
tiala. De même les patates.
Les noirs cultivent encore les niébés (haricots), l'am-
brevade (pois d'angole), les tomates cerise, les pastèques,
l'oseille de Guinée, l'oignon, l'ail, le piment, le ta-
bac, etc...
En outre, ils trouvent dans la brousse, quand ils sont
affamés, des végétaux, des fruits, des graines et des
racines, etc. Mais ce n'est plus de notre plan. La cul-
ture seule intéresse la colonisation, car il n'y a d'humain
que le travail qui associe, police, humanise. Un misé-
rable qui erre dans la savane, en se nourrissantd'herbes
de bourgou ou de cram-cram, n'est pas en société. Ce
n'est qu'un anthropoïde qu'on ne saurait disci-
pliner.
On ne civilise que des hommes déjà fixés au sol par
leurs intérêts, leurs habitudes, leur bien-être, le contact
et la solidarité des leurs.

IX. — L'ARACHIDE

L'arachide est la richesse du Sénégal, qui n'a fait que


s'accroître depuis l'année 1840, où, pour la première
fois, il en fut expédié à Marseille 1.200 kilos. L'essai
qui en fut fait ayant été satisfaisant, l'année suivante, les
industriels en achetèrent 70 tonnes. En 1850, il s'en ex-
portait déjà 2.600 tonnes ; en 1854, 5.000.
Jusqu'en 1882, ce développement est continu. L'ara-
chide est cultivée alors sur toute la côte, du Sénégal à
Sierra-Leone.
Mais l'Inde méridionale, dès lors, envoie sur le mar-
ché européen d'énormes quantités d'arachides et de sé-
sames. Les cours fléchissent. En même temps, un nou-
veau produit, le caoutchouc, sollicite les indigènes pour
une occupation plus rémunératrice et mieux dans leur
goût. Les champs d'arachides sont abandonnés. La Sé-
négambie seule persévère. Elle n'a pas de caoutchouc,
et la qualité des arachides Rufisque est assez connue et
appréciée pour soutenir quelque temps la fermeté des
cours et la redoutable concurrence de l'Inde.
Mais, jusqu'en 1886, la situation économique du Sé-
négal restera stationnaire. L'arachide ne peut suppor-
ter des frais de transport élevés. La zone de culture
ne comporte donc encore que 150 kilomètres autour des
ports d'embarquement.
C'est donc la mise en exploitation du chemin de fer
Dakar-Saint-Louis qui a donné toute son extension au
commerce sénégalais et a fertilisé le pays. On a évalué
l'accroissement de production possible à 300 tonnes par
kilomètre de voie ferrée.
Ainsi, les exportations d'arachides sont progressive-
ment de 25.000 tonnes en 1886, 50.000 en 1891,
96.000 en 1898, 141.000 en 1900, 149.000 en 1903,
134.500 en 1904, 91.500 en 1905, et 100.000 en 1906.
La valeur de cette exportation a atteint 30 millions
de francs. Toutefois, cette progression n'a pas été aussi
rapide que celle des quantités.
Les cours ont notablement fléchi. Ils sont, au surplus,
assez irréguliers. Après avoir atteint 40 francs, ils sont
descendus à 15 francs, pour remonter à 25 francs, et
même, en 1906, à 35 francs.
Cela n'a pas laissé d'avoir quelque retentissement sur
la production, surtout dans la qualité. Les noirs

n'ont guère profité des hausses d'agiotage, et ils ont
manifesté quelque découragement quand on leur a of-
fert 5 francs de ce qu'ils vendaient naguère jusqu'à
20 francs. Au Sénégal, le prix des marchandises euro¬
péennes ne s'est pas sensiblement modifié, et la perle
qu'ont subie les indigènes est sans compensation.
Sans le chemin de fer qui multiplie les escales et crée
des marchés, les traitants eussent si bien exploité les
cultivateurs noirs que ceux-ci, depuis longtemps, ne
se seraient bornés à semer la pistache que pour leur
propre consommation.
L'administrateur du cercle de Louga signalait,
en 1903, qu'un quintal d'arachides vendu 12 fr. 50 à
Louga n'était payé que 4 francs dans les cantons pro-
ducteurs du Djolof et que les noirs se refusaient à tra-
vailler pour si peu.
Quoi qu'il en soit, ce n'en est pas moins 8 à
12 millions de francs que nos protégés obtiennent ainsi,
annuellement, de leurs récoltes et qui circulent dans la
colonie. Les commerçants en tirent 25 à 30 millions. Et
sur place, en Europe, fret et assurances acquittés,
cela représente 35 à 45 millions ; ou, après les manipu-
lations industrielles, 60 à 65 millions.
On sait à quoi sert l'arachide, qui donne 40 % d'huile.
On l'emploie dans la savonnerie. Nos usines de Bor-
deaux, Marseille et Dunkerque en font de l'huile...
d'olive, excellente d'ailleurs, pour la consommation
française et étrangère. On en fait du beurre. C'est
l'huile de Cayor-Rufisque que les fabricants de marga-
rine de Belgique, de Hollande et du Danemark mé-
langent avec 50 % de lait. Les sous-produits, tourteaux
et débris de cosses sont aussi utilisés. La paille fait
un bon fourrage. Celle-ci se vend 3 à 5 francs les
100 kilos dans les escales. Les tourteaux valent de 5 à
10 francs.
En 1905, le Sénégal exporta 70.000 tonnes en France
et 26.000 à l'étranger, dont 430 en Angleterre, 4.600 en
Allemagne, 2.676 en Belgique, 18.066 en Hollande et
851 dans les autres pays.
Or notre industrie utilise près 200.000 tonnes d'ara-
chides en coques et plus de 100.000 tonnes d'arachides
décortiquées. De celles-là, 35.000 tonnes environ pro-
viennent des colonies anglaises de l'Afrique occiden-
tale ; et, de celles-ci, 55.000 tonnes des Indes fran¬
çaises, 45.000 tonnes des Indes anglaises. En outre,
la France reçoit 140.000 tonnes de sésames, provenant
en majeure partie des Indes anglaises.
La production de nos colonies ne suffit donc pas, de
beaucoup, aux besoins de notre industrie. Elle peut
être accrue.
Et d'abord, en engageant les indigènes à perfection-
ner leur mode de culture, à fumer, à sélectionner les
semis, à irriguer, à se servir de la charrue au lieu du
«
diassi », de l' «
hilaire », de la «
daba »
,du «
doukoto »
et du « soksok ». A Louga, les expériences ont démontré
que la culture à l'hilaire ne donnait qu'une moyenne
e 1.400 kilos à l'hectare, tandis qu'avec la charrue, on
obtenait 5.000 kilos.
Mais surtout en créant de nouvelles voies de com-
munication. On peut espérer beaucoup de la ligne de
Thiès-Kayes dont on vient de commencer les travaux.
Elle drainera la production du Niani-Ouli qui, actuelle-
ment, passe en grande partie, comme celle de la Casa-
mance, par la Gambie anglaise. S'il est vrai que chaque
kilomètre de rails suscite une production d'exportation
de 300 tonnes d'arachides, un premier tronçon de
100 kilomètres donnera 30.000 tonnes. En tenant
compte des régions désertiques que traversera la nou-
velle voie sur un parcours de 700 kilomètres, on peut
espérer le triple et plus, soit 100.000 tonnes.
Il convient d'y ajouter la production du haut Séné-
gal qu'a stimulée l'achèvement de la ligne Kayes-Kou-
likoro, et peut-être celle du Niger. L'arachide est cul-
tivée un peu partout, pour la consommation familiale.
Au Yatenga, la femme du chef de case doit récolter au
moins un sac d'arachides de 60 kilos.
La gomme n'allant plus, Médine va essayer d'échap-
per à son marasme en se rabattant sur l'arachide, qui
vient facilement, sans grands soins — point essentiel
pour le nègre — et qui rapporte presque immédiate-
ment, — point non moins essentiel. Pour la première
fois, en 1906, 6.000 tonnes ont été traitées.
La culture est simple, comme il convient. Le noir
gratte légèrement la terre avec un vieux sabre,
l'hilaire ou la daba, à la lin de la saison sèche il
;
ensemence après les premières pluies, puis il laisse
aux femmes les travaux de sarclage et de récolte, qui
commencent en novembre. Il n'y a plus qu'à porter les
sacs aux comptoirs pour avoir les cadeaux des trai-
tants, les verroteries, le fusil, l'alcool, la poudre, les
« gourdes » qui serviront à payer l'impôt, à acheter un
cheval, une femme, à rétribuer les louanges des
griots, etc.
Dans de bonnes terres, le grain rend 30 pour 1, ou
une tonne 1/2 à l'hectare.
Le noir n'a même pas à se préoccuper de garder ses
semis pour la campagne prochaine. Le traitant y pour-
voit. Il connaît fort bien l'insouciance de son client et,
pour cause, n'entreprend pas de le réformer là-dessus.
Par cette avance, la récolte prochaine est déjà engagée.
Au surplus, si elle ne se vend pas, l'arachide se peut
consommer. Le cacaouet de nos boulevards est une
denrée dont les noirs sont assez friands. En outre, ils
en font de l'huile pour assaisonner leurs couscous, du
savon, et les feuilles, la paille nourrissent leurs bes-
tiaux.
Ce n'est pas une monoculture. A côté de l'arachide
pour son superflu, le noir récolte le mil pour son né-
cessaire. Mais c'est une monoculture d'exploitation,
dont les inconvénients pour notre commerce, voire pour
notre politique coloniale, ne sauraient être atténués par
une industrialisation possible. La manipulation indu-
strielle n'augmente sa valeur que d'un tiers à peine, et,
au lieu de simplifier son transport, elle le compliquerait.
On ne pourrait installer que des huileries pour la con-
sommation locale. L'entreprise a été tentée plusieurs
fois au Sénégal, et elle a toujours échoué. L'huile d'ara-
chide ne supporte pas la concurrence de l'huile de co-
ton importée, moins chère, et, quoique bien inférieure,
mieux du goût indigène. L'huile d'arachide est pourtant
facile à obtenir, par simple pression, et, au Soudan,
les huileries de Mahina, Toukoto et Bamako fonctionnent
bien. Mais elles ne fournissent qu'au service du che-
min de fer et à l'infime consommation européenne.
L'année 1905 a été un sévère avertissement.
Déjà, en 1904, après une longue période de prospé-
rité ascendante, il y avait eu un recul notable. Notre
mouvement commercial sénégalais s'était réduit d'un
dixième, portant presque entièrement sur l'exportation
qui passait de 43 millions en 1903 à 34 millions en 1904.
Non seulement la récolte avait été inférieure de 14.500
tonnes à la précédente, mais les cours subirent un affais-
sement considérable. Tandis qu'en 1903 la mercuriale de
la colonie cotait à 25 francs les sortes de Rufisque Cayor
et à 15 francs les petites Côtes, ces taux furent, en 1904,
de 15 francs pour la première qualité et de 12 francs
pour la seconde. La diminution, qui n'aurait été que de
deux millions si elle n'avait suivi que la quantité, dé-
passa 13 millions de francs, soit le tiers de l'exportation
totale de la colonie.
En 1905, la crise commerciale fut plus grave encore,
la récolte ayant été désastreuse comme quantité et qua-
lité. En 1903, on avait eu 149.000 tonnes ; en 1904,
134.500 ; en 1905, on n'en eut que 91.500. La dimi-
nution de valeur fut environ de 6.600.000 francs soit
près de 20 millions sur 1903.
Les pluies anormales dont la colonie eut à souffrir
alors ne sont pas seules en cause. La fraude et l'adul-
tération provoquées en partie par l'avilissement des
prix accentuèrent cette chute des cours. Malgré les me-
sures, — d'ailleurs anodines, — qui furent prises par
l'Administration, la proportion des corps étrangers,
pierres, paille, sable, etc., constatée en 1905 dans les
arachides, fut bien supérieure à celle des années pré-
cédentes (4 à 5 % de sable). Ce n'est pas pour relever
les cours. Il est juste de rappeler les fraudes des trai-
tants dont, à leur tour, sont victimes les cultivateurs.
Ceci amène cela.
D'autre part, le sol de certaines régions, le N'Diander
et le N'Diambour, par exemple, s'épuisent à produire
sans relâche l'arachide. Le mil est encore plus épuisant.
Le rendement diminue et la graine dégénère.
Il faudrait des assolements reconstituants, sinon des
jachères ; il faudrait surtout que notre commerce sé¬
négalais eût à traiter d'autres produits pour pouvoir ré-
sister aux mauvaises années du Cayor, aux trop bonnes
des Indes, ou à la concurrence des succédanés,
sésames, — bref, régler les à-coups qui peuvent avoir aux
sur la situation économique de notre colonie les plus
dangereux retentissements.
La colonisation est une oeuvre lente, persistante : les
fièvres de prospérité qui alternent avec les disettes et
les krachs lui sont funestes. Malheureusement, la mo-
noculture d'exploitation, sans industrie locale, ne peut
éviter ces sursauts dissolvants.

X. — LE COTON

Nous venons de passer en revue les principales pro-


ductions actuelles de nos colonies de d'Afrique occi-
dentale. Si importantes qu'elles soient, elles ne suffisent
point. On a exploité, d'abord, ce qui était le plus facile,
et hâtivement. Il reste à fonder, à organiser pour l'ave-
nir.
La colonisation ne se justifie qu'autant qu'elle fait
surgir du sol et du sous-sol, de l'activité et de l'intelli-
gence de l'indigène, — par les forces naturelles dirigées
et les forces mécaniques appliquées, par le capital ris-
qué et le travail organisé, par l'éducation aussi, — de
nouvelles richesses.
Én Afrique occidentale, on devait penser d'abord
au coton. Aussi un grand effort est-il tenté par le cou-
vernement général et les industriels avisés de la puis-
sante — pas assez puissante cependant — Association
cotonnière coloniale pour en propager la culture.
Il n'est pas de produit plus nécessaire, non seulement
pour les indigènes, mais encore pour la métropole.
La question cotonnière, on le sait, n'est pas qu'une
question coloniale. C'est une question mondiale qui se
pose depuis quelques années à toutes les nations indu-
strielles.
Rappelons-en les termes essentiels.
La production globale du coton est de 20 millions de
balles, de 500 livres anglaises, A eux seul, les Etats-
Unis produisent 13 millions de balles. Les récoltes de
1904 et de 1907 ont même atteint 14 millions. Les
Indes et l'Égypte produisent ensemble 5 millions de
balles.
La consommation s'accroît chaque année de 500.000
balles, c'est-à-dire plus rapidement que la production.
Les États-Unis absorbent pour leurs filaturesplus du
tiers de leur coton (4 millions et demi de balles en
1906). Bientôt, ils en absorberont la moitié. Notons
qu'en France un ouvrier tisseur conduit 4 métiers au
maximum et qu'aux État-Unis un bon ouvrier conduit
20 métiers Northrop et un apprenti 12. De plus en plus,
au lieu de se dessaisir de leur matière première, ils
nous enverront leurs filés et leurs tissés. Ils en exportent
déjà pour 250 millions de francs. C'est dans la logique
redoutable de leur évolution économique. En ces der-
nières années, le développement de leur industrie
cotonnière a été formidable. Néanmoins, cela n'a pas
arrêté autant qu'on eût pu le croire le mouvement
des autres nations.
Actuellement, le nombre total des broches est estimé
à 116 millions. Il n'y en avait que 91 millions en 1998.
La Grande Bretagne en a 48 millions 1/2, le continent
européen 34 millions 1/2 (dont 6 millions 1/2 pour
la France) les États-Unis 24 millions, les Indes
5 millions 1/4, le Japon 1 million 1/2, la Chine, le Ca-
nada, le Mexique et le Brésil, ensemble 2 millions 1/4.
Le bureau du Census de Washington a publié, en
1907, ce tableau comparatif pour les années 1896 et
1906, qui montre qu'en dix ans les exportations de coton
et de ses dérivés aux États-Unis ont presque doublé :
1896 1906

Dollars Dollars
Coton brut 233.412.777 413.137.936
Coton manufacturé 19.840.609 42.961.048
Huile de graines de. coton 5,735.912 13.993.431
. .
..

.
Tourteaux de coton 4.873.905 14.165.268
Graines de coton 205.032 245.920
Résidus d'huile de coton.
Totaux. ......
. .

Différence en. faveur de 1906.


.

.
.

.
.

.
» 4.801.078;
264.068.235 489:304.681,
225.236.446 dollars.

Le bureau des statistiques appelle l'attention surle fait


que la quantité des exportations de coton brut en 1906
a été moins importante qu'en 1905,3.850.229.030.livres
anglaises de 454 grammes en 1906 contre 4.137.154.935
livres en 1905. Malgré cette diminution, en 1906, dans le
poids du coton brut exporté, il y a plus-value de 20.537.292
dollars dans la valeur en raison de la surélévation des
prix de vente. La valeur du coton brut exportée n'avait
jamais atteint 400 millions de dollars avant 1906.
Les États-Unis tiennent donc le marché, et de plus
en plus. C'est une menace terrible pour l'industrie
cotonnière européenne et les 1.500.000 ouvriers que
celte industrie fait vivre.
Avec ses 48 millions de broches et ses, 650.000 mé-
tiers. qui produisent chaque année 2 milliards 250.
millions de marchandises, dont 1 milliard. 750. millions
pour l'exportation, l'Angleterre souffre beaucoup; plus
que nous d'une crise qui, malgré les champs de coton
des Indes et de l'Égypte, ne peut que s'aggraver pour
elle. Déjà, en 1903, un, Américain ayant tenté d'acca-
parer toute la récolte — il y faut un peu moins, de
2 milliards, — le Lancashire faillit être ruiné du coup
et les ouvriers ne durent qu'à l'institution philanthro-
pique des soupes populaires de ne point mourir de
faim. La prompte déconfiture de l'audacieux accapa-
;

reur sauva la situation pour cette fois 4 mais on peut


prévoir, mathématiquement, qu'une autre tentative,
mieux conduite, réussira.
Certes, en France, la situation est moins grave. Elle
ne laisse pas, néanmoins, d'être inquiétante.
Qu'on y réfléchisse : Il s'agit de l'exportation de
90 millions de francs de marchandises, de 1.000 indu-
striels qui ont en gagé un capital d'un milliard dans 300
filatures avec 6 millions et demi de broches, 650 tissages
avec 110.000 métiers, des usines de teinturerie, d'ap-
prêts, et de 300.000 ouvriers qui vivent de celte in-
dustrie.
Ces usines utilisent annuellement 220.000 tonnes de
coton dont 180.000 proviennent des États-Unis, 23.000
d'Égypte et 17.000 des Indes.
Nous sommes donc comme l'Angleterre, dans ces li-
mites, soumis aux caprices ou aux fatalités de l'impé-
rialisme économique des Yankees. C'est tout de même
200 à 300 millions que nous leurs versons annuelle-
ment.
Trop souvent, la spéculation et les trusts s'en mêlent,
et le sort d'une industrie considérable, d'une nombreuse
population ouvrière est à la merci d'un coup de bourse
à New-York, à la Nouvelle-Orléans, voire à Liverpool,
où les agioteurs américains opèrent également. C'est
ainsi qu'on a pu voir les cours s'élever jusqu'à 2 fr. 50
le kilogramme, alors qu'ils oscillent ordinairement entre
Ofr. 75 et 1 fr. 30. Par contre, au début de 1905, ils
sont retombés à 85 centimes pour monter à 1 fr. 40 à la
fin. On comprend, sans qu'il soit utile d'insister davan-
tage, le malaise que peut éprouver une industrie dont
la matière première est monopolisée par quelques finan-
ciers qui commandent les prix, — et qui en profi-
tent.
C'est pourquoi les nations industrielles cherchent à
conjurer le péril en propageant la culture du coton dans
tous leurs territoires tropicaux et subtropicaux.
Après la guerre de Sécession, qui a découvert le pé-
ril cotonnier, l'Angleterre a commencé aux Indes, elle
continue en Afrique ; l'Australie ensemence les terres
fécondes du sud et de l'ouest ; l'Espagne, l'Italie font
quelques tentatives fructueuses ; l'Amérique du Sud a
déjà de vastes champs ; les Allemands essayent en Asie
Mineure, en Syrie, en Afrique orientale, en Nouvelle
Guinée, au Cameroun et auTogoland ; l'Egypte,le Soudan
oriental produisent déjà un million et demi de balles,

les 3/5e du territoire mis en valeur sont plantés de co-
tonniers ; les Russes se sont mis aussi à « imposer » la
culture du coton au Turkestan (600.000 hectares), — et
ils obtiennent déjà près de la moitié de leur consom-
mation, soit 500.000 balles.
Cette activité ne peut qu'engager plus encore les
États-Unis dans la voie où ils sont entrés de manufac-
turer sur place leur colossal stock.
L'énorme récolte de 1904 avait causé une panique
sur les marchés. On commençait à redouter la mé-
vente. Pour enrayer la chute des cours on a été, en
Géorgie, jusqu'à proposer de brûler une partie de la
récolte. Une convention fédérale de l'industrie coton-
nière se borna à décider de réduire de 25 % la
superficie plantée en coton pour l'année suivante, ce
qui n'empêcha pas, d'ailleurs, une maison américaine
d'acquérir un territoire dans le Sahara pour la culture
du coton (1). Quoi qu'il en soit, les prix furent main-
tenus. Par là, on voit assez qu'il s'agit, pour les États-
Unis, non plus seulement de réaliser des bénéfices hon-
nêtes sur l'exportation de la matière première, mais de
s'assurer le quasi monopole mondial de la fabrication
des cotonnades.
Mais les industriels européens ne paraissent point
disposés à se laisser ruiner. Une organisation interna-
tionale de l'industrie cotonnière a été élaborée en
avril 1905, à Bruxelles, et en juin suivant à Manchester.
Un congrès a eu lieu en 1906 à Brême, en 1907 à
Vienne. Il a été décidé, entre autres, de créer un Insti-
tut agricole international qui, se mettant en relations
avec le bureau du Census de Washington, aurait pour
principale mission d'établir des statistiques précises. On

(1) BulL'lin de l'Association cotonnière coloniale (mai 1905).


espère ainsi contrecarrer les manoeuvres de la COU-
lisse.
On ne prendra ainsi que des mesures défensives, ur-
gentes sans doute, mais provisoires.
Que les efforts des industriels.anglais, français, alle-
mands, belges, autrichiens, suisses, italiens, russes et
américains réussissent à enrayer un peu l'anarchie pré-
sente, — et encore on ne conçoit pas pourquoi les Amé-
ricains, qui restent les maîtres de la place, s'y prête-
raient franchement, — il est mieux de ne dépendre que
de soi, en s'assurant sur son propre sol une abondante
production de matière première. La spéculation est à
craindre, — la spéculation, non la surproduction. Dans
des conditions normales, le coton conservera toujours
une valeur à peu près fixe. Sa consommation est es-
sentiellement extensible. Au fur et à mesure que la
production s'accroît, des manufactures s'élèvent, — et
l'on trouve toujours des débouchés. Rien qu'aux
Indes, le nombre des broches a triplé en vingt ans.
Dans notre Indo-Chine, nous avons déjà trois fila-
tures avec 50.000 broches pour utiliser notre coton du
Cambodge, et ce ne sont pas les débouchés qui man-
quent.
Nos colonies ne pouvaient rester étrangères au mou-
vement général. De même qu'en Indo-Chine, l'Algérie,
la Guadeloupe, Madagascar, Tahiti commencent à cul-
tiver le coton. Mais c'est surtout sur l'Afrique occiden-
tale qu'il y a à compter.
L'Allemagne et l'Angleterre ont donné l'exemple dans
leurs colonies voisines. Le Lagos seulement a exporté
1.000 tonnes de coton en 1906, 2.000 en 1907. De
riches associations cotonnières se sont fondées ; la
British Cotton Growing Association, le IVirtscJia/ili-
cites Komitee, etc. Elles ont de grosses ressources. Les
ouvriers eux-mêmes y contribuent. L'initiative privée
est stimulée de toutes manières. Des compagnies de
navigation de Hambourg et de Liverpool ont été jus-
qu'à assurer le fret gratuit du coton indigène pen-
ant deux années. Aujourd'hui, le courant est créé,
et il n'est pas de steamer, faisant le service de la côte
à Liverpool, qui n'ait son chargement de balles.
Nous pouvons mieux.
Les État-Unis ont 10 millions, les Indes 7 millions et
l'Égypte 2 millions d'hectares cultivés en coton, et ils
produisent les neuf dixièmes du coton récolté du monde
entier.
Les terres françaises arrosées par le Niger, émi-
nemment propres à celte culture, ont une superficie de
4 millions d'hectares. Il y a, en outre, toute la vallée
du Sénégal qui, il y a cinquante ans, était grande (pro-
ductrice, la Guinée, la Côte d'Ivoire et surtout le Da-
homey.
Il n'est donc pas chimérique d'espérer que nos co-
lonies de l'Afrique occidentale française fourniront à la
mère-patrie, quand nous le voudrons bien, tout le colon
dont ses usines ont besoin. Il n'y faut que de l'esprit de
suite.
Il n'est pas de contrée plus propice à cette culture,
puisque le coton y vient spontanément. Déjà, pendant
et un peu après la guerre de Sécession, qui suspendit
les importations d'Amérique, il en fut exporté d'assez
grandes quantités provenant du Sénégal, de la Côte
d'Ivoire, Fernando-Po, du Lagos, de la Gambie et de
l'Angola.
Le coton indigène du Dahomey est d'assez belle qua-
lité. Il peut prendre place entre le coton américain et
le coton indien et être utilisé avantageusement par les
filatures qui emploient ce dernier.
Mais on peut, on doit l'améliorer. Le noir ne connaît
.

que la culture familiale qui ne vise qu'à satisfaire aux


besoins stricts de sa famille. Il ne donne aucun soin à
ses plants de cotonniers, il n'a que des instruments
aratoires rudimentaires, et il n'est pas sans préjugés.
Pour ces raisons, le coton indigène devait être
écarté.
Dès l'arrivée du gouverneur général Roume, on
s'employa à distribuer aux indigènes des graines d'un
coton supérieur, l'américain et l'égyptien, à leur en-
seigner des modes de culture moins primitifs, les soins
de la sélection, de la fumure, de la recolle propre, op¬
portune, à installer des égreneuses et des peigneuses
mécaniques.
Quatre régions furent désignées aussitôt pour des
essais méthodiques, sous la direction d'agents chargés
de surveiller les cultures indigènes.
Les espèces américaines réussirent parfaitement, dès
1903-1904, dans toute la région du Niger-Bani, irri-
guée périodiquement par les crues fertilisantes du « Nil
français ».
En 1904-1905, tout en continuant de respecter les
habitudes des noirs, on étendit les champs d'essais.
Malheureusement, l'expérience fut contrariée par une
sécheresse exceptionnelle; mais on put constater, néan-
moins, que les graines de la première récolte — point
important — avaient fructifié sans donner aucun signe
de dégénérescence. De plus, le coton obtenu, éprouvé
industriellement, fut reconnu égal aux premières mar-
ques américaines.
Bien qu'on n'ait pu se procurer les 20 tonnes de
graines à distribuer aux indigènes qu'assez tard, au
commencement d'août, la campagne 1905-1906 eut un
demi-succès.
Les graines furent réparties par le gouvernement du
Haut Sénégal et Niger dans les circonscriptions de Sé-
gou, Sansanding, Djenné, Bandiagara, SanetKoulikoro.
Les administrateurs de ces cercles furent chargés de la
direction et de la surveillance. Peut-être n'acceptèrent-
ils pas ce surcroît de besogne avec tout l'entrain dési-
rable ; mais ils firent l'indispensable. Pour empêcher
l'hybridation, toutes les vieilles plantations situées à
proximité des nouvelles avaient été arrachées.
Les indigènes suivirent docilement les instructions
qui leur furent données.
D'autre part, les essais du bassin du Sénégal, à Ri-
chard-Toll, de la basse Guinée, du moyen Dahomey
surtout, qui commence à exporter, et de la Côte d'Ivoire
réussirent suffisamment.
Au Soudan, le rendement général promet d'être de
600 kilogrammes non égrené à l'hectare, quoique, jus-
qu'ici, des accidents, la sécheressepersistante, le coup de
chaleur, « frenching », l'ont considérablementréduit. Mais
il ne faut pas se lasser. Les principaux obstacles à vaincre
sont l'insouciance des noirs, et aussi, disons-le, la non-
chalance sceptique des fonctionnaires qui s'imaginent
qu'ils ont fait tout leur devoir quand ils ont perçu l'im-
pôt.
Après quatre générations, les plants n'ont pas dégé-
néré. L'acclimatement est désormais un fait acquis. Le
rendement ne pourra que s'accroître.
L'Association cotonière coloniale a provoqué un con-
sortium spécialement destiné à l'achat du coton aux in-
digènes. L'initiative privée se manifeste ainsi efficace-
ment.
En 1905, il a été exporté 35 tonnes du Soudan et 45
du Dahomey.

XI. — DEUX MÉTHODES

L'Afrique occidentale française étant propre à la cul-


ture cotonnière, et d'ailleurs à d'autres, aussi riches,
mais d'une nécessité moins pressante, une question va
se poser.
Nous entrons enfin dans la phase de la véritable colo-
nisation, comment allons-nous coloniser ?
Autrement dit, les cultures que nous propageons se-
ront-elles entreprises par des Européens, sous leur di-
rection, à leur seul profit, ou bien nous bornerons-
nous à continuer ce qui a été commencé : Instruire les
indigènes, les encourager au travail social en leur dis-
tribuant des graines sélectionnées, des instruments ara-
toires, en leur achetant leurs récoltes ?
Ce sont deux méthodes de colonisation en présence.
Elles ont leur parallèle dans l'ordre politique : assimila-
tion par l'administration directe ou protectorat.
Elles s'opposent si nettement, avec une telle préci¬
sion, qu'on est porté à se prononcer pour l'une ou pour
d'autre, a priori, suivant ses humeurs, sans attendre
les raisons qui les soutiennent.
.
Ces raisons valent pourtant d'être examinées sérieu-
sement.
L'Afrique occidentale ne sera jamais une colonie de
peuplement. C'est l'objection qu'on peut faire, dès l'a-
bord, à la culture européenne.
Certes, sous ce climat torride, l'Européen ne saurait
songer à remuer la terre lui-même. Il devra donc faire
travailler l'indigène. Or celui-ci ne saurait oublier que
.
le sol qu'il fertilise pour le compte-d'un étranger est le
sien, où ses ancêtres ont vécu. Voilà l'origine des ma-
lentendus et des conflits.
Même quand l'espace ne manque pas, comme en
Afrique, cette iniquité primordiale ne laisse point d'être
ressentie vivement. Au surplus, le blanc ne sera-t-il pas
amené à rechercher les lougans les plus fertiles, ceux
qui sont à proximité des ports, des escales ou des
gares, donc à déposséder brutalement le noir qui les a
défrichés, ne serait-ce que pour contraindre celui-ci à
Jouer ses bras, et refouler les réfractaires dans la steppe
aride ?
Et qu'on ne s'y trompe pas, il ne s'agit nullement
d'une association basée sur un contrat synallagmatique.
L'Européen, qui s'astreint à s'exiler dans la brousse
morne et accablante veut gagner vite et beaucoup, en
vivant largement, et revenir. « La vie large des colo-
nies » est l'article premier du programme d'un colon
français, — entre parenthèse celui qui explique bien
des échecs. Si féconde que soit la nature tropicale, elle
ne permet ces prélèvements léonins qu'au détriment
des indigènes.
On sait ce que ce système déplorable, qu'on a dû,
d'ailleurs, atténuer par une sorte de métayage, a donné
nu Tonkin. La féodalité des planteurs du delta tonki-
nois, insupportable pour les Annamites, sans grands
avantages pour les colons eux-mêmes, a suscité, dans
la colonie la plus riche et la plus facile à administrer
qui soit au monde, une situation qui restera inextricable
tant qu'on ne restituera point à leurs légitimes proprié-
taires les rizières imprudemment concédées au moment
de la conquête.
Cette expérience ne sera pas vaine. Bans l'ouest afri-
cain, nous ne suivrons pas les mêmes errements,
encore que nous nous trouvions en présence d'un état
social fort différent, pour ne pas dire une table rase, où
la propriété du sol est le plus souvent chose nulle, et
toujours mal déterminée, sans titre ni garantie.
Il est donc vrai qu'on pourrait accorder de larges con-
cessions sans paraître léser personne. Mais, il convient
de le rappeler, la colonisation française n'est pas seule-
ment l'exploitation du sol conquis, c'est aussi, plus
encore, la mise en valeur de l'humanité associée vrai-
ment.
Nous savons combien cela complique les devoirs de
nos fonctionnaires, rend plus ardue une tâche délicate ;
mais nous aimons à penser, malgré les apparences,
qu'ils ne seront pas inférieurs à ce que les circonstances
vont exiger d'eux.
Au surplus, si la terre est commune dans un groupe
.
d'indigènes et pour ce groupe, elle cesse de l'être pour
l'étranger. En invoquant les décrets de 1900 et 1901 sur
Je domaine de l'État, d'aucuns avaient cru pouvoir se
faire concéder des terres vagues et sans maître, c'est-à-
dire cultivables et non cultivées. Mais, souvent, ces terres
non cultivées ne sont qu'en jachère, et les villages ne les
ont pas abandonnées. Ils y tiennent, au contraire. Le chef
lui-même n'a pas le droit de les aliéner. La forêt même
est appropriée. En Guinée, à Koïn, un étranger ayant
récolté du caoutchouc fut roué de coups par les habi-
tants. Aux Timbés, dans un cas analogue, des coups de
fusils furent échangés. Souvent des marques indiquent
à qui appartient telle liane.
En posant des rails, en nivelant et traçant des routes,
en balisant et en draguant les fleuves et les marigots, en
faisant des ports, en stimulant l'agriculture, le repeuple-
ment des forêts, en organisant le travail, en réprimant
l'esclavage, en assurant la sécurité et la paix, nous
donnons une valeur aux biens fonciers, et celte valeur,
pour réaliser pleinement notre oeuvre, nous devons ap-
prendre aux noirs à l'apprécier.
Des arrêtés ont déjà réglé le régime des concessions
rurales. Ils fixent des réserves en faveur des indigènes
et la reconnaissance de leurs droits sur le sol, chasse,
pêche, cueillette, pâturage, etc.
Le nouveau régime foncier institué par décret du
24 juillet 1906, qui s'inspire de l'Act Torrens, dépasse
peut-être l'état présent de la propriété indigène ; mais,
par là, il en précipite heureusement l'évolution.
Pour les empereurs romains, coloniser était le con-
traire d'une émigration au dehors. « Fonder une colo-
nie, dit Fustel de Coulanges (1), c'était transformer des
terres du domaine public en propriété privée... La colo-
nisation consistait toujours à fonder le droit complet
de propriété privée sur le sol. »
Non seulement il est juste que nos protégés s'appro-
prient, conservent la terre de leurs morts ; mais il est
plus politique encore de les y inciter par tous les
moyens.
Nous avons parlé du Tonkin. Là, dans un pays sur-
peuplé, le moindre lopin étant cultivé et conséquem-
ment approprié, il fallait que ceux qu'on avait dépos-
sédés travaillassent pour les planteurs aux conditions
que ceux-ci voulaient* bien leur imposer (en général,
prélèvement du tiers de la récolte) ; mais, en Afrique,
il en va autrement.
A moins d'en revenir au système des grandes com-
pagnies que le Congo n'a pas réhabilité, on ne pourra
distribuer toutes les terres aux colons. Les indigènes
préféreront cultiver, pour eux-mêmes, leurs pauvres
lougans de mil ou d'ignames, que de s'engager sur une
concession pour un salaire dont ils n'ont pas l'emploi.
Et le planteur, dépourvu de main-d'oeuvre, acculé
à la ruine devant ses vastes domaines incultes, sera
conduit fatalement à attirer les travailleurs chez lui
par des promesses fallacieuses, flatter des vices
(1) Histoire des Institutions politiques de l'ancienne France, I,
219-220.
(jeu, alcool, débauche), et aussi à menacer et à frap-
per.
Mais, enfin, l'indigène est-il perfectible? Peut-il de lui-
même. d'après nos seuls conseils, améliorer ses procé-
dés ? En un mot, pour en rester au coton, est-il capable
de donner à cette culture tous les soins qu'elle exige ?
La culture européenne, nous en connaissons les ré-
sultats en Sénégal.
En reprenant possession de nos colonies, la Restau-
ration avait voulu fonder des établissements agricoles.
Le baron de Mackau fut chargé d'étudier sur place, en
1819, la culture qui convenait le mieux. Il se prononça
pour le coton. L'hostilité des naturels du Oualo retarda
jusqu'en 1822 l'exécution de ce projet. En 1825, il y
avait 34 établissements agricoles ; on y employait des
esclaves, ce qui simplifiait singulièrement le problème
de la main-d'oeuvre. On compte alors 4.600.000 pieds
de cotonniers. La métropole accorde des primes con-
sidérables.
Malgré de tels éléments de succès, l'échec est com-
plet. On délaisse le coton, et dès 1826, on essaye de
l'indigo. Les résultats ne sont pas meilleurs. Le prix
du kilo d'indigo, évalué alors à 20 francs, sur les mar-
chés français, revenait ici à 93 francs. Les primes ayant
été supprimées au budget de 1831, les plantations furent
délaissées.
De tout temps, l'idéal du planteur fut donc, comme
on l'a dit, « la terre par concession gratuite, la main-
d'oeuvre par corvée et la rémunération par les primes ».
Quand l'une de ces conditions manque, il renonce.
Après la guerre de Sécession, d'autres tentatives,
encouragées par Faidherbe, sont faites pour le coton.
En 1864, on peut en exporter 50 tonnes. A Dakar-
Bango, dans le Baol, à Richard Toll, les tornades ou les
sauterelles détruisent les plants. En 1875, il se consti-
tue encore une éphémère « Société d'agriculture du Sé-
négal ».
Depuis lors, il y eut un peu partout des entreprises
agricoles européennes. Elles ont été abandonnées pour
la plupart.
Dans le Haut Sénégal et Niger, en plein centre co-
tonnier, il en subsiste deux, à Bamako et à Mopti, mais
sans importance. Ceux qui les dirigent font surtout le
commerce. Près de Kouroussa, j'en ai visité une assez
intéressante par ses essais de culture caoutchouquifère ;
mais la encore l'avenir semble être du côté commercial
et industriel de l'achat du caoutchouc, du broyage des
écorces de lianes pour l'extraction complète du la-
tex.
Les tentatives faites en Mellacorée (colatiers, ricins,
bananiers), au Rio-Pongo (colatiers), au Bramaya (céa-
ras, caféiers), au Kabitaya (heveas, caféiers), à Du-
bréka (caféiers), celles de la banlieue de Conakry (ba-
naniers, ananas) n'ont donné que des déboires, alors
que les indigènes réussissent parfaitement quand ils
veulent bien s'en occuper.
Au Dahomey, les concessions de Zagnanado, dé
Grand Popo et de Paouignan ont été à peine exploitées.
Là encore, ce sont les indigènes seulement qui réussis-
sent.
La Côte d'Ivoire serait plus propice peut-être aux
concessions européennes, à cause de sa fertilité et de
l'étendue des terres vierges ; mais la main-d'oeuvre
manque et un séjour de quelque durée est mortel pour
les blancs.
Il y a, près de la lagune Aby, la plantation de café
d'Élima, la plus ancienne et la plus prospère ; d'autres
de moindre importance le long du Cavally ; enfin, celle
de l'Impérié, près de Bonoua, avec 150 hectares en ca-
féiers et en cacaoyers. Mais, faute d'outillage, le calé est
perdu en partie, car la main-d'oeuvre est rare, peu
souple, et les manipulations de décortiquage sont assez
compliquées. Commercialement, le cacao réussit mieux.
Le climat chaud et humide du pays convient parfaite-
ment au cacaoyer. Les frais d'exploitation sont moin-
dres, la main-d'oeuvre est moins importante.
La majeure partie du café exporté de la Côte d'Ivoire;
30.000 kilogrammes environ, provient d'Élima.
Hormis cette colonie, et provisoirement, sans doute,
pour de petites entreprises, les plantations européennes
n'ont aucune chance de succès. Elles n'ont d'utilité que
par, les expériences qu'elles constituent et les démons-
trations.
Les étrangers ne réussissent pas mieux avec leurs
colons. Naguère, l'Allemagne envoyait au Cameroun
des techniciens très diplômés pour organiser les cul-
tures du coton, et, là même où. le coton pousse spon-
tanément, les récoltes furent lamentables.
On a dit que les échecs répétés dont nous faisons
état sont dus surtout à l'ignorance du pays, à la pré-
somption de théoriciens, à l'impatience et à la timidité
des commanditaires, au manque d'esprit de suite, à la
paresse des travailleurs indigènes. Certes, il y a de
cela, mais il y a autre chose. Et d'abord le sol. Une
culture européenne, avec ses frais, ses aléas, ne peut
donner quelque profit que si elle est intensive. Or la
nature des terres tropicales ne s'y prête point. Certes,
leur végétation est luxuriante, et c'est ce qui trompe.
Mais nous savons qu'elle est due uniquement aux con-
ditions favorables de température et: d'humidité. Au
demeurant, ces terres sont pauvres en matières fertili-
santes, et elles s'épuisent vite.
Les procédés de culture des indigènes que nous ju-
geons barbares sont assez bien adaptés aux conditions
de l'agriculture tropicale. Leur empirisme séculaire
n est pas si absurde qu'il apparaît à nos diplômés des
écoles d'agriculture.
Leurs pauvres « daba » et « hilaire » sont peut-être
tout; ce qu'il faut pour remuer une terre peu profonde.
Où a même été jusqu'à justifier leurs façons de jachère
et de défrichement par les feux de brousse. M. Émile
Baillaud, qui a l'expérience accumulée d un explora-
teur,, d'un: planteur et d'un*fonctionnaire, dit: « L'opi-
nion générale est assez contraire aux feux de brousse,
mais je pense que c'est à tort. Au Soudan, la séche-
resse est telle qu'il serait impossible de les empêcher:
Ils ont le grandi avantage de détruire une grande quan-
tité d'insectes, qui, sans cela, rendraient ces pays
inexploitables. En outre, il serait tout à fait dangereux
d'enfouir dans le sol des matières-sèches, car les champs
seraient très rapidement infestés de termites attirés
par ces détritus et les semences seraient vite dévo-
rées (1). »
Les planteurs veulent des réalisations immédiates,
parce qu'ils ne peuvent faire qu'un court séjour, parce
qu'ils doivent payer les intérêts des capitaux qu'on
leur a confiés, parce qu'ils redoutent la dépréciation
des cours, la surproduction ou les succédanés pour les
produits riches qui ne doivent donner que dans un
long temps. Ils sont donc portés à épuiser les richesses
faciles, surtout à s'en tenir uniquement à celle qui
rapporte le plus présentement. Cependant d'autres se
perdent; l'avenir est compromis. C'est là un danger
pour la colonisation. C'en est même un, certain, pour
le colon. Survienne une crise commerciale pour ce
produit unique, un désastre climatérique, trop fréquent
sous les tropiques, et du coup le voici ruiné. C'est
l'histoire de toutes les entreprises agricoles euro-
péennes.
Sans doute, les indigènes sont tout aussi impré-
voyants, mais ils sont moins âpres au lucre, et leur
passivité permet de les diriger.
S'il ne faut demander au pays que ce qu'il peut
donner, il importe de lui faire rendre tout ce qu'il peut,
et non seulement au moment où cela rapporte le plus à
quelques spéculateurs, mais dans le temps, et aussi
pour ce qui est utile socialement à la colonie et à la
mère-patrie. Il y a des produits qui paraissent d'un
profit infime, pour ceux qui les créent et les traitent,
et qui, par répercussion, participent à la prospérité de
tous et à l'ordre. Ce sont ces produits pauvres qui, en
définitive, sont les plus riches. Mais on conçoit qu'ils
n'intéressent point des planteurs qui ne vont pas aux
colonies pour végéter.
Que ferons-nous donc pour obtenir le coton en Afrique
occidentale ?
Nous avons un précédent. Lorsqu'on pensa à l'ara-

(1) « L'exploitation agricole en Guinée française » (Revue


générale des Sciences).
chide, c'est à l'agriculture indigène qu'on fit appel ; et
l'on sait comment il y fut répondu.
On a dît, et c'est vrai en partie, que l'arachide est
une culture simple qui demande peu de soins, qui fut
immédiatement très rémunératrice et dont la récolte,
si elle n'est écoulée, peut être consommée par l'indi-
gène.
Le coton, à part l'huile qu'on peut extraire des
graines et les tourteaux pour l'alimentation du bétail,
ne se consomme point. Sa culture sollicite des soins
particuliers que les indigènes ne voudront pas prendre,
et qu'ils ne comprendraient pas, les jugeant « affaires
de blancs, bonnes pour blancs ».
Les faits répondent.
Dès les premiers essais de 1903, les indigènes ont
adopté les nouvelles graines que l'Association coton-
nière coloniale et l'Administration leur ont distribuées.
Ils ont reconnu aussitôt la supériorité du colon égyp-
tien ou américain, plus vite que ne l'eussent fait peut-
être certains de nos paysans.
Les chefs noirs ont montré de l'intelligence à com-
prendre les instructions qui leur étaient données et un
zèle surprenant à les faire exécuter. Le meilleur de nos
fonctionnaires coloniaux de l'Afrique occidentale, le
fama de Sansanding, Mademba Seye, a déployé en
cette circonstance une activité dont les résultats témoi-
gnent.
Le coton a toujours été cultivé en Afrique. Il n'est
négligé que depuis l'introduction des cotonnades
européennes à bon marché. Il y a 50 ans, la vallée du
Sénégal, jusqu'à Bakel, en produisait de grandes quan-
tités. Encore aujourd'hui, il est peu de familles qui
n'aient quelques pieds de cotonniers. Dans toute la
haute Guinée, on cultive le coton. Les Malinké en con-
naissent quatre espèces. « Autrefois, disait récemment,
dans une conférence, M. l'administrateur Pobéguin, le
coton était cultivé sur une vaste échelle par quelques
villages qui avaient de nombreux tisserands; mais cette
culture tend à diminuer de jour en jour par suite de
l'arrivée des maisons de commerce et de l'importation
de plus en plus grande des étoffes et cotonnades amé-
ricaines qui, quoique moins solides, sont préférées par
les indigènes à cause de leur finesse et surtout de leur
bon marché. » Les Samos du Yatenga cultivent en
quantité un excellent coton, avec lequel ils confection-
nent des bandes solides, de teintures variées. A la Côte
d'Ivoire, dans la région de Bondoukou, le coton est
abondant, et les tisserands sont nombreux. Dans le
moyen et haut Dahomey, le colon pousse partout, et sa
culture est particulièrement soignée. Là, les tissus eu-
ropéens pénètrent encore difficilement, et il y a de
vastes champs de cotonniers à Parakou, Siarou, Ta-
marou, Ouessou, Bori, Soutou, Pcréré, N'Daly, etc.
Ce coton a été analysé et travaillé dans les filatures des
Vosges. « Le coton du Dahomey, ont conclu les prati-
ciens, est éminemment propre à servir à la confection
des tissus courants dans les Vosges, et, sauf sous le
rapport de la couleur, il peut, en composition dans un
tissu, soutenir la comparaison avec le coton d'Amé-
rique. » Sa valeur marchande serait de 140 francs les
100 kilogrammes sur le marché français. Au Dahomey,
il est vendu, non égrené, 0 fr. 25 à 0 fr. 30 le kilo-
gramme.
Sous ces climats, la nécessité de se vêtir ne s'impose
pas absolument pour des noirs. C'est là un luxe dont
on se passe volontiers.
Le coton fut donc toujours un superflu, et sa culture
un supplément d'agrément. C'est pourquoi elle a été
parfois négligée. Elle l'a été plus encore quand l'indi-
gène a pu se procurer nos cotonnades, plus attrayantes
pour lui, à meilleur compte. Mais, on le voit, ce n'est
pas une incapacité de nature.
Les préjugés peuvent être redressés, par exemple
celui de laisser vieillir les plants ; les bonnes habitudes
de fumure, de cueillette, de pressage, etc., peuvent être
enseignées ; nous pouvons mettre, dans de bonnes con-
ditions, des charrues légères à la disposition des indi-
gènes ; nous devons assurer l'écoulement de leurs pro-
duits à des prix honnêtes. Ici, notre rôle n'est que
d'acheteurs, d'initiateurs, de protecteurs.
Notre intervention ne se justifie que parce
nous suppléons l'indigène où il est insuffisant
que
; nous
n'avons pas à nous substituer à lui où il fait sa tâche
d'homme. Or, en général, le noir est bon agriculteur.
D'instinct, formé par une longue suite d'expériences
cruelles, il connaît son ciel et sa terre, les menaces cer-
taines de celui-là, les promesses douteuses de celle-ci.
Sa routine séculaire et son empirisme fétichiste se sont
fréquemment prouvés supérieurs en fait aux théories
pseudo-scientifiques qu'on a voulu appliquer ici. Ne
soyons donc pas trop entichés de celles-ci et ne mépri-
sons pas trop ceux-là.
Laissons sa terre à l'indigène.

XII..—- L'INDUSTRIE

La force est toujours accoucheuse d'humanité.


L'action militaire
— qui n'est pas nécessairement
sanglante — commence l'oeuvre coloniale et impose les
durables pacifications. L'organisation civile suit et
achève la pénétration civilisatrice. Plus de disettes dues
à l'imprévoyance et à l'insécurité, plus d'exactions des
almamys et de leurs sofas, plus de razzias avec leurs
meurtres, viols et rapts, plus de sacrifices humains fé-
tichistes ; grâce à notre intervention armée d'abord, à
notre administration ensuite, l'indigène peut vivre sa
vie ; il est assuré de conserver sa case, de rester dans
son village avec les siens, tant qu'il s'y trouvera bien,
et d'avoir, chaque jour qu'Allah bénit, l'indispensable
couscous.
C'est là, ce semble, un premier résultat.
Il ne nous suffit point. Le fonctionnaire comme le
soldat vivent sur le pays ; nous ne pouvons admettre
que ce soit au détriment de la ration de mil et de
riz.
Il nous reste donc à développer les ressources écono-
miques.
Sera-ce par le commerce ? Le commerce avant la pro-
duction ne peut être que ce qu'on a appelé la traite,

un troc sans contrôle, exploiteur et corrupteur. Il enri-
chit parfois le traitant sans scrupule, il appauvrit et
démoralise les indigènes, car c'est les appauvrir et les
démoraliser à la fois que de les détourner des cultures
vivrières pour les pousser aux cueillettes faciles en
flattant leur puérile vanité avec des verroteries de pa-
cotille et, ce qui est pire, en aggravant leur insouciante
ivrognerie avec les épouvantables alcools de traite.
Sera-ce par l'agriculture? Sans doute ; mais en
Afrique occidentale, nous venons de le voir, l'Européen
n'y a pas sa place, et il faut que nos colonies, si elles
élèvent et enrichissent l'indigène, soient aussi pour
nous de larges champs d'activité, des écoles d'énergie,
une force politique, économique et morale pour la mé-
tropole.
Ce sera donc surtout par l'industrie mécanique. Là
nous n'avons à craindre aucun antagonisme d'intérêts,
aucun heurt. Nos usines n'accapareront pas les
meilleures terres arables, elles ne ruineront pas les
contrées où elles s'établiront, elles ne propageront pas
l'alcoolisme, elles n'affameront pas. Au contraire, elles
donneront une valeur aux terres dont bénéficieront les
propriétaires légitimes, elles appelleront les capitaux
féconds, elles encourageront les cultures riches, elles
stimuleront l'effort, elles enseigneront la prévoyance.
Parce qu'il lui faut élever la valeur de l'homme
qu'elle emploie comme celle du sol qu'elle fait labou-
rer, la colonisation industrielle est éminemment éduca-
trice.
Cela ne signifie point qu'elle « assimile », car l'assi-
milation n'est qu'un chimérique lit de Procuste. Sans
ingérence administrative vexatoire ni coercition d'au-
cune sorte, elle amènera progressivement l'indigène à
réaliser toutes ses virtualités, à être tout ce qu'il peut
être, dans le sens qui lui est propre. Elle le discipli-
nera au travail régulier, exercera son attention, sa vo¬
lonté, ses nerfs et ses muscles ; elle lui donnera d'autres
besoins, d'autres ambitions, plus humaines ; elle
éveillera chez lui des aspirations nouvelles, plus hautes ;
elle lui donnera le sentiment de ce que vaut le temps
employé à un effort utile, et donc ce que vaut la vie.
Enfin, elle précipitera l'évolution de la société noire,
dans son destin, par la seule impulsion d'une organisa-
tion du travail plus complexe, d'une circulation plus
active des produits et de la prospérité économique qui
en découle. En Afrique comme en Europe, la question
sociale est avant tout une question de production.
La machine, les procédés techniques, les capitaux,
c'est notre apport dans l'association coloniale que nous
avons à fonder.
Le rendement brut du coton indigène est de 200 ki-
logrammes à l'hectare, au prix moyen de 0 fr. 30 le
kilogramme, et net, après égrenage, de 50 kilogrammes.
Le noir ne tire pas parti des graines et des déchets.
Le rendement brut du coton américain sélectionné,
acclimaté ici, d'après nos instructions, sera au minimum
de 600 kilogrammes à l'hectare, et net, après égrenage,
de 200 kilogrammes, au prix minimum de 1 franc le
kilogramme. C'est exactement le rendement américain,
la moitié du rendement égyptien.
On voit par là, immédiatement, ce que le noir peut
gagner à notre concours. Nous avons montré déjà ce
que nous avions à espérer de sa collaboration.
Mais ce n'est pas tout. Livrés à eux-mêmes, les indi-
gènes ne pourraient égrener, peigner, presser tout le
coton qu'ils peuvent récolter. Ce sont les femmes qui
égrènent, et leurs procédés sont tels qu'une ouvrière
habile ne peut fournir plus de 300 grammes de coton
par jour.
Le coton des essais a été égrené par les machines de
l'Administration et de l'Association cotonnière. A me-
sure que la production augmentera, il faudra multiplier
les stations de manipulation.
Dans cette voie, on ne s'arrête plus.
La machine est introduite. C'est une ère nouvelle
qui s'ouvre pour l'action civilisatrice en Afrique.
Le tissage est l'industrie indigène la plus répandue.
Filé par les femmes, le coton est tissé grossièrement
au moyen d'un métier rudimentaire qui ne peut faire
que des bandes de 10 à 20 centimètres de large et de
2 à 4 mètres de long. Ces bandes dites « sor » servaient
autrefois de monnaie et valaient de 0 fr. 50 à 1 franc.
Beaucoup de tisserands, d'ailleurs, préfèrent employer
les filés européens.
Les bandes, « sor », sont cousues entre elles et
font ainsi les boubous, les pagnes, les couvertures, etc.
Certains noirs préfèrent encore ces tissus solides aux
camelotes d'importation.
Le tisserand, quand ce n'est pas un captif, est payé
à la tâche. A Matam, par exemple, pour des pagnes à
dessin uniforme, il a pour lui le tiers de son ouvrage ;
pour des pagnes à dessins variés, une pièce de guinée
pour deux pagnes. En outre, il reçoit comme « cadeau »
5 moules de riz ou 1 franc.
Quelques-uns de ces artisans sont assez habiles. A
Mourdiah, dans la circonscription de Goumbou, les
Maures fabriquent des sortes de turbans ou d'écharpes,
«
tamba simbé », qui sont très recherchées des in-
digènes, et jusqu'à Saint-Louis. Cet article est confec-
tionné en bandes excessivement étroites. Il en est qui
ont jusqu'à 150 bandes de 1 centimètre et qui sont esti-
més sur place de 80 à 100 francs. A Nioro, les traitants
ouolofs les payent jusqu'à 200 fr. De même, les boubous
brodés de Djenné atteignent des prix élevés, 50 francs
à Djenné, 80 francs à Bamako, 100 francs à Kayes,
Ces broderies sont en soie crème sur fond blanc ou en
soie rouge sur fond bleu. Les brodeurs règlent leur
salaire sur le prix de la soie employée. Pour 10 francs
de soie, ils demandent 10 francs pour leur travail.
Cependant, ces artisans soutiennent difficilement la
concurrence des « guinées », des cotonnades anglaises,
moins solides, il est vrai, mais à plus bas prix, aux
teintures plus vives, aux dessins plus variés. Le pro-
duit indigène vaut le triple du produit d'importation
européenne, soit, pour un pagne, 12 francs au lieu de
4 francs.
Ainsi les plants de cotonniers sont délaissés peu à
peu, et les métiers tendent à disparaître.
Il ne faut pas le regretter. Les industries indigènes
n'ont qu'un pittoresque d'Exposition. La-dessus, des
dilettantes peuvent enfiler des phrases sur la banali-
sante machine ; mais ceux qui ne se payent pas de mots,
qui savent de quoi est fait ce pittoresque, ceux qui ont
conscience de l'oeuvre sérieuse et humaine de la colo-
nisation n'hésiteront point à substituer la machine a
l'esclave et à la femme, bête de somme ; l'organisation
du travail spécialisé et divisé, libérateur, au travail
familial et servile.
En facilitant la navigabilité du Niger et du Sénégal, en
reliant le Niger au Sénégal par la voie ferrée de
Koulikoro à Kayes et le Sénégal au port de Dakar, par
la ligne Saint-Louis-Dakar, on a rendu possible la grande
culture de coton au Soudan.
Mais tous les pays producteurs, nous l'avons vu,
sont amenés à manufacturer sur place leurs matières
premières. Que ce soit pour suivre la méthode coloni-
satrice que nous venons d'indiquer ou par simple sug-
gestion économique, il en sera de même en Afrique
occidentale.
Avant que la grande culture soit installée partout où
elle est possible, nous verrons s'élever des filatures,
teintureries, tissages, etc. Cette industrie est beaucoup
plus facile à établir ici qu'au Tonkin, par exemple, où
j'ai vu, en 1903, fonctionner 50.000 broches à Haï-
phong, Hanoï et Nam-Dinh, bien qu'on soit obligé de
faire venir du Cambodge et des Indes un coton qui est
loin de valoir celui qu'on commence à récolter en
Afrique occidentale.
En outre, ici, les produits d'apprêts (gommes) et de
teintures abondent. C'est une condition des plus favo-
rables. L'indigotier, entre autres, vient spontanément
Les femmes saracolaises le cultivent. Dans le haut Da-
homey, il y a des cultures plus importantes et de
grandes teintureries.
Les plantes tinctoriales sont nombreuses et variées et
donnent des teintures bien supérieures aux produits
synthétiques de Bade et de Francfort qu'on emploie
en France à cause de la chèreté des teintures naturelles.
L'indigo, par exemple, est coté 9 francs le kilo ; mais il
ne vaut que 2 à 3 francs dans le haut Dahomey. Néan-
moins, il ne saurait soutenir la concurrence des tein-
tures dérivées du goudron dont l'Allemagne inonde
les marchés européens. Et ce sera encore un produit
perdu, si nous ne l'utilisons pas sur place, pour notre
industrie coloniale.
Nos colonies reçoivent annuellement 13 millions de
.
francs de cotonnades anglaises. L'Afrique occidentale
française a 12 millions de consommateurs qui en
absorbent une bonne part, C'est là, dès l'abord, un
débouché facile, privilégié, qui peut amorcer une indu-
strie commençante,
La houille blanche ne manque pas sur les rives du
Sénégal, du Niger, du Bani, du Tinkisso, de la Volta, etc.
qui irrigueront les champs de cotonniers. Les capi-
taux ne se refuseront pas.
Reste la main-d'oeuvre.
Nous avons su faire des boys, des soldats, des inter-
prètes, saurons-nous former des ouvriers ?
C'est la grosse questionqui se pose. Elle nous oblige
à nous intéresser aux hommes que sont nos protégés
et à les comprendre. Et, loin de nous retenir, c'est ce
qui doit surtout nous décider à entrer dans la voie de
la colonisation industrielle, car c'est la plus haute
raison que nous puissions avoir de persister, malgré
les conseils insidieux de l'égoïsme et les menaces de la
lâcheté démagogique, dans le grand effort colonisateur
qui sera l'honneur de notre temps.
Parce qu'on ne voit pas les noirs — ni les jaunes —
sentir, penser, vouloir et agir comme les blancs, on dé-
crète volontiers qu'ils ne sont pas perfectibles. C'est
confondre assimilation et éducation. Il est possible d'en
faire des ouvriers utilisables dans les usines.
XIII. — LA MAIN-D'OEUVRE

d
Sans main-d'oeuvre utilisable, pas d'industrie ; sans
industrie, pas de culture riche, — c'est-à-dire pas de
progrès notable à réaliser pour la société indigène et
pas de développement économique possible pour la co-
lonie.
Représentez-vous une réunion de dames causant du \
domestique, et vous saurez ce qui se peut dire, entre
colons plus expérimentés que compréhensifs, des tra-
vailleurs indigènes de toutes nos colonies.
Ainsi, il est entendu que le noir
— pour ne parler
que de celui-ci — est incurablement paresseux, mal-
veillant parfois, ivrogne et lascif assez souvent, chapar-
deur toujours.
Satisfait d'une poignée de mil, imprévoyant, inca-
pable d'un effort continu et d'esprit de suite, on né le
peut décider au labeur ; à tout le moins, quand on a pu
vaincre son indolence, compter sur le respect de ses /
engagements. Un plantureux couscous de noces, un tam-
tam les lui feront oublier. Les captifs seuls pouvaient
être employés avec sûreté, les maîtres avec qui nous
traitions ayant le secret — que nous devions nous gar-
der de pénétrer — des stimulants efficaces. Enfin, à
part quelques Ouolofs, triés sur le volet et grassement
payés, le noir est inapte à faire un ouvrier de métier.
Chaque fois qu'on eut besoin d'une main-d'oeuvre
nombreuse, exercée et sûre, on fit donc appel à l'im-
migration.
En 1881, pour le haut fleuve, on fit venir 183 Chi-
nois, maçons, charpentiers, riveurs, chauffeurs, etc. /
On chercha même à généraliser, à organiser le sys-
tème. En 1883, M. Pallu de la Barrière essaya de con-
stituer une société d'immigration asiatique, la Corpora-
tion franco-chinoise. Pour la construction du chemin de
fer de Dakar-Saint-Louis, plus pratiquement, on eut
recours aux Piémontais. Mais, en 1899, la Société des
automobiles du Soudan revient aux Chinois.
Si ces diverses tentatives d'immigration asiatique
avaient réussi, il ne restait plus qu'à envoyer nos Séné-
galais en Indo-Chine, où la question de la main-d'oeuvre
se pose à peu près dans les mêmes termes.
Certes, ce n'est pas pour le vain plaisir de nourrir un
préjugé et de soutenir un sophisme que certains entre-
preneurs du chemin de fer du Yun-Nam ont fait venir à
grands frais des Italiens au Tonkin et que des industriels
ont transporté des Chinois au Soudan.
Il y a ceci d'abord, que les immigrants, étant plus
isolés, sont toujours plus dociles, moins exigeants, plus
surs, plus laborieux que les autochtones ; mais ces
petits avantages ne sauraient contrebalancer les graves
inconvénients des transports coûteux, du non-acclima-
tement, du mécontentement des aborigènes, etc.
On en est resté sur le souvenir des difficultés qu'on
eut à surmonter, au début de l'occupation, parmi des
populations, plus ou moins ouvertement hostiles ou crain-
tives, pour recruter des porteurs ou des manoeuvres.
Or, en parcourant une partie de notre Soudan, j'ai pu
voir, à peu près partout, une main-d'oeuvre disponible.
A Kayes, à Bamako, à Ségou, à Djenné, même pendant
l'hivernage, il se présente plus de manoeuvres, de por-
teurs et de laptots qu'on n'en peut occuper. Il n'est pas
certain que tous les captifs libérés trouvent à s'em-
ployer. Et c'est là l'ombre de notre intervention éman-
cipatrice : il ne suffit pas de proclamer la liberté, encore
faut-il donner aux affranchis les moyens de la vivre di-
gnement.
L'homme a été forcé au travail par le fouet ou la
faim. Dans notre civilisation, cette contrainte est si an-
cienne, elle se manifeste d'une manière si continue,
sous des aspects si complexes et si subtils, que nous ne
la sentons plus. Chez le noir, elle subsiste sous sa forme
brutale, par à-coups de disette. Tant qu'il n'entrevoit
pas la menace de la faim ou ne sent pas sur ses épaules
Je cinglement de la chicotte, le noir trouve plus agréa¬
ble de dormir, de palabrer ou de gesticuler dans une
joyeuse sarabande que d'appliquer ses gestes à une Un
utile. C'est pourquoi des esprits superficiels jugent
qu'il est paresseux.
A l'ordinaire, ses lougans, ses troupeaux, ses captifs,
ses femmes lui fournissent tout ce qui est nécessaire à
son existence. Il n'a pas d'ambition. Ses sensations
sont simples. La valeur d'un plaisir, pour lui, c'est la
durée ; celle d'un repas, c'est la quantité. Mais les li-
mites sont vile atteintes. Ce qui est nécessaire, c'est un
kilo de mil ; le luxe, ce sera deux kilos ; la folie su-
prême, trois kilos, — et ça représente 15 centimes ! Il
n'a donc pas d'ambition et n'en saurait avoir. S'il souhai-
tait d'être riche, ce serait pour l'ostentation, car il est
assez vaniteux ; mais il n'y a pas assez longtemps qu'il
était dangereux d'être envié pour qu'il ne s'en tienne
pas à sa philosophique médiocrité.
Nous le demandons, pourquoi cet homme heureux
travaillerait-il ? Que ferait-il de son salaire?...
Mais à côté de ce privilégié, il y a le noir qui s'est
frotté à notre civilisation et dont les besoins sont plus
compliqués, l'ancien tirailleur ou spahi, le captif libéré,
celui qui, pour une raison ou une autre, n'a à compter
que sur soi, et ceux-là, dont le nombre s'accroît con-
stamment, ce sont de courageux travailleurs. Une vague
inquiétude, celle qu'on n'apaise plus, les pousse à l'ac-
tion. Ils sont désormais frappés d'humanité.
Le sot orgueil de l'oisiveté aristocratique ou dévote
lui-même tend à disparaître. Les Toucouleurs, musul-
mans fanatiques, les Soninké libres, voire les Peulhs
vagabonds n'ont plus honte de s'embaucher sur nos /
chantiers.
Toutes les races fournissent des travailleurs, suivant
leurs aptitudes.
De tout temps, les Kroumens, ces auvergnats noirs,
se sont engagés sur les côtes occidentales, comme lap-
tots ou manoeuvres. Ils fournissent actuellement une
main-d'oeuvre précieuse à l'exploitation des riches forêts
d'acajou de la Côte d'Ivoire. « De même que tous les
nègres, dit M. l'administrateur Delafosse, le Kroumen
est, au repos, passif et mou ; mais, une fois lancé, la
somme de travail musculaire qu'il peut fournir sous
l'impulsion du coup de fouet nerveux, est étonnante.
On le voit prolonger son effort presque indéfiniment,
jusqu'à l'épuisement de son être. »
Les Ouolofs ont bénéficié d'un long contact avec nous ;
quelques-uns ont appris notre langue et, plus au moins
bien, nos métiers du bâtiment. Ils font des ouvriers
passables qui se répandent volontiers dans les princi-
paux centres de nos colonies.
Les Bambaras, les Sousous, les Malinké font de bons
terrassiers ; les Toucouleurs, des maçons. Les maçons
djennenké, baris, sont renommés dans tout le Soudan.
Les Somonos, les Bozos, pêcheurs, sont les maîtres du
fleuve, et leur corporation est puissante. Le courage,
l'endurance des porteurs, et surtout des laptots, est ad-
mirable.
J'ai mis trois jours pour descendre le Niger, de
Koulikoro à Ségou (180 kilomètres), sur une pirogue
indigène, et autant pour revenir. Faire 60 kilomètres,
soit contre le vent d'est, soit contre le courant, en pous-
sant à la perche une lourde embarcation qui s'échoue
souvent sur les bancs de sable, puis, à la nuit, avaler
.
en hâte quelques poignées de mil ou de riz, s'affaler
sur le sable humide, et recommencer à l'aube, avec la
même bonne humeur, voilà ce dont sont capables les
noirs qui travaillent !...
C'est là, il est vrai, une situation toute récente.
Quand on fit venir des Piémontais, en 1885, pour
les terrassements de la voie ferrée du Cayor, c'est évi-
demment qu'on ne trouvait point d'ouvriers noirs. Pa-
resse? Non pas : hostilité du damel, alors chef du pays.
Quand on reprit les travaux du chemin de fer Kayes-
Niger, il fallut user de la réquisition. Mais avec quelles
peines amenait-on les manoeuvres, craintifs, méfiants,
hostiles, et les gardait-on!...
Trop souvent, d'ailleurs, le traitant, chercheur de
fortune, disposait de l'indigène comme d'un taillable et
corvéable à merci, et celui-ci, naturellement, fuyait
plutôt l'approche des blancs. Des aventuriers sans
scrupule nous avaient fait une mauvaise réputation.
Jusqu'en ces derniers temps, ce n'est que par la
corvée imposée, la réquisition — avec leurs inévitables
abus — qu'on put faire exécuter les travaux indispen-
sables et assurer les transports et les ravitaillements.
Mais le Gouvernement général a pu supprimer la réqui-
sition et le portage obligatoire sans que les services en
souffrent.
Avec l'extension des voies ferrées, l'organisation des
flottilles, le portage a perdu de son importance. D'autre
part, comme on tend à n'employer plus que des por-
teurs volontaires, les noirs ne désertent pas les villages
d'étapes. La question du portage, si délicate, n'existera
bientôt plus pour l'Afrique occidentale française. Elle
sera résolue par la liberté. Le portage sera devenu une
profession comme les autres. L'exercera qui voudra.
En parcourant ces régions tranquilles, naguère dé-
vastées, en traversant ces populations confiantes et
calmes, naguère épouvantées ou menaçantes, je me
suis persuadé que notre action coloniale n'est pas
vaine.
Peu à peu, la société noire se transforme, la division
du travail social s'accentue. Et cette évolution s'opère
lentement, par l'introduction des marchandises euro-
péennes, les premiers salaires distribués, la monnaie
qui circule, l'obligation de payer l'impôt qui servira à
entretenir, à accroître l'outillage économique de la co-
lonie. Elle se manifeste dès maintenant par ce fait con-
sidérable d'une main-d'oeuvre libre et disponible.
Mais le noir, qui fait sans rechigner 25 kilomètres
par jour en portant sur sa tête une balle de 25 kilo-
grammes, est-il capable d'être un ouvrier d'usine? En
d'autres termes, puisqu'il y a une main-d'oeuvre dispo-
nible, ici, que vaut-elle économiquement ? Quels se-
raient son rendement, son prix de revient ?
La meilleure preuve de la valeur decette main-d'oeuvre,
c'est le trafic qui s'en est fait durant des siècles, et le \
haut prix que l'esclave atteignait aux Antilles. Mais, il.
le faut dire, c'est une main-d'oeuvre non formée, en-
tendons non formée pour le travail libre.
Elle est donc médiocre. Ses défauts sont nombreux,
quelques-uns sont graves.
Irrégulière d'abord, d'une irrégularité qui tient au-
tant au mode d'existence des noirs qu'à leur insou-
ciance native.
De juillet à novembre, les lougans (champs de cul-
ture vivrière, mil, maïs, riz, etc.) emploient à peu près
tout le monde, hommes, femmes et enfants, maîtres et
captifs, et c'est à cette époque aussi, celle des hautes
eaux, que le commerce a le plus besoin de porteurs.
Néanmoins, depuis quelque temps, môme pendant
cette période d'hivernage, on trouve assez facilement les
hommes qu'il faut. Ce qu'il y aurait plutôt à craindre
alors pour une industrie, c'est le renouvellement fré-
quent de son personnel, qui nécessiterait chaque fois,
derechef, un onéreux dressage.
Le noir, en général, ne loue ses bras que pour obte-
nir un superflu. L'indispensable lui est fourni par ses
lougans. La famille produit tout ce dont elle a besoin, et
il ne cesse point d'en faire partie. Serait-il, à l'aventure,
dépourvu, qu'aucun noir n'oserait refuser de partager
son repas avec celui qui passe, fût-il inconnu. Ce n'est
là ni l'hospitalité sémitique, ni la charité chrétienne, ni
la solidarité moderne. C'est un sentiment plus grossier,
si l'on veut, plus instinctif, mais conséquemment plus
fort, — comme le rapprochement craintif de deux
pauvres êtres pour résister à l'ennemi, impitoyable pour
tous, toujours présente à l'esprit du primitif : la faim.
Le noir s'embauche donc sur nos chantiers, le plus
souvent pour faire un cadeau à un griot, ou pour s'ache-
ter un boubou, un cheval, des armes de parade, des
gris-gris prestigieux, voire une femme. Dès qu'il a gagné
ce qu'il désire, il retourne au village.
On ne peut donc l'employer encore qu'à une besogne
d'un apprentissage rapide.
Le rendement de celte main-d'oeuvre mal exercée est
inférieur. Deux noirs, dans le même temps, ne font pas
la tâche d'un seul blanc.
Le noir est lent, distrait, négligent, il ne coordonne
pas ses mouvements dont il ne cherche pas à s'expli¬
quer le pourquoi ; de là une grande perte de temps,
des malfaçons. Il se lasse vite.
C'est une main-d'oeuvre qui revient assez cher. Les
salaires sont parfois des plus modiques, il est vrai.
de 0 fr. 25 et 0 fr. 50 par jour au Soudan à 1 franc —
1 fr. 50 à la Côte d'Ivoire et au Sénégal, pour les
et
por-
teurs et manoeuvres ; — mais dès qu'il s'agit d'ouvriers
de métiers, charpentiers, maçons formés à l'euro-
péenne, les salaires atteignent des taux élevés, de

2 fr. 50 par jour à 10 francs. Ce sont surtout nos Ouo-
lofs qui s'y tiennent et refusent de travailler à moins.
Si l'on tient compte qu'il faut deux nègres pour faire
l'ouvrage d'un blanc, on voit à quel prix revient le tra-
vail médiocre qu'on obtient d'eux. Ce serait là un ob-
stacle insurmontable à toute industrie qui emploierait
beaucoup d'ouvriers d'art. Mais les filatures, les tis-
sages, les usines d'apprêts et de teinturerie demandent
surtout des manoeuvres.
Il n'importe pas moins de réduire dès maintenant les
salaires des ouvriers d'art indigènes, et autant pour
ceux-ci que pour la colonie.
Le besoin pressant qu'on eut de construire en hâte
pour se loger, pour abriter le matériel et les marchan-
dises, les gros profits qui inclinent trop au gaspillage
fastueux, à la « vie large », aussi la nécessité de sti-
muler l'activité des rares ouvriers qu'on avait formés,
ont déterminé ces salaires exagérés.
Mais ces salaires ne correspondent point aux services \
rendus, ils dépassent de beaucoup les besoins réels des
indigènes. Il y a une disproportion vraiment démora-
lisante, dans une même région, entre le gain ordinaire
d'un tisserand ou d'un laptot, de 0 fr. 50 par jour, et
celui d'un menuisier ouolof, de 8 francs.
L'ouvrier noir qui gagne 5 et 6 francs par jour n'en .

profite donc pas. Il ne saurait avoir l'idée d'épargner.


Il s'en tient à son couscous, à sa case en banco, à sa
natte et à ses boubous. Un ménage noir ayant deux ou
trois enfants vit parfaitement avec 2 ou 3 francs par
semaine. Le surplus, s'il ne peut avoir cheval, bestiaux,
ni captifs, le noir ne sait qu'en faire. Aussi le distri¬
bue-t-il aux griots, qui affluent dans les centres, aux
parasites qu'il entretient dans la paresse, — ce qui va
contre notre action éducatrice ; ou bien il achète des
femmes, — ce qui propage la polygamie ; ou encore il
prend des vices, dont l'ivrognerie n'est pas des pires,
qui l'abrutissent et en font un indiscipliné. C'est ainsi
que les « citoyens » ouolofs, en toute conjoncture, nous
manifestent bien moins de sympathie et de respect que
nos protégés » bambaras, malinké, sousous, etc.
«

Nous voulons que les noirs vivent bien, le mieux


possible, qu'ils ressentent, de plus en plus, des besoins
d'hommes, qu'on ne peut satisfaire que par le travail
régulier, organisé, et pour cela il convient de leur
donner des salaires suffisants. Si l'on est trop généreux
envers quelques-uns, peut-être ne l'est-on pas assez
envers les autres. Les porteurs et les laptots ne sont
pas assez payés, quand on ne leur alloue, pour une
pénible journée, que 0 fr. 50 ou 0 fr. 75, voire 0 fr. 25.
Mais nous estimons que 30 à 35 francs par mois, 40 fr.
au plus, sont suffisants. Le travail du nègre ne vaut
guère plus, d'ailleurs. S'il valait plus, vraiment, il y
aurait, en se tenant toujours au-dessus de ses besoins,
pour les stimuler, à être prévoyant pour lui, en lui
constituant un capital social : voies de communication,
irrigation, puits, assainissement, machines, greniers de
réserve, etc.
La main-d'oeuvre peut être améliorée. En fait, elle
s'améliore déjà. Il se constitue, pour les grands tra-
vaux en cours, une véritable classe d'ouvriers vivant
de leurs salaires, et sur lesquels on peut compter en
tout temps.
Le noir conduit des locomotives, sans accident, et il
a soin de ses machines ; aux ateliers de Kayes, Mahina,
Toukoto, Bamako et Koulikoro, aux forges, fonderies,
tours, scieries, etc., je l'ai vu travailler avec attention.
Sans doute, il y faut, il y faudra, de longtemps en-
core, la surveillance étroite et toujours la direction des
blancs. Le noir ne saurait être livré à lui-même. Loin
de se perfectionner spontanément par l'exercice, il
oublie vile ce qu'il a appris. Un noir qui connaîtrait
bien le métier de mécanicien, par exemple, à qui on
remettrait tous les outils nécessaires pour exercer con-
venablement sa profession, fabriquer et réparer des
instruments aratoires ne mettrait pas dix années à re-
venir aux procédés rudimentaires des forgerons indi-
gènes.
Il faut au noir une impulsion constante et un guide.
C'est un passif. On en peut faire un excellent auxiliaire,
pour toutes sortes de travaux, mais on n'en fera jamais
qu'un auxiliaire. Au surplus, notre industrie coloniale
naissante n'en demande pas tant. Tenons compte du
milieu et de l'homme, et ne sollicitons de l'un comme
de l'autre que ce qu'ils peuvent donner.
C'est donc la grande industrie qui peut le mieux tirer
un parti immédiat de cette main-d'oeuvre défectueuse
et la dresser.
Le travail à la machine convient à la passivité du noir
pour de multiples raisons.
Le noir est apathique. Excepté quand il joue, danse
ou mange, il dort ou paraît être dans une sorte de tor-
peur physique et mentale. Il faut qu'il soit secoué par
du bruit. Toute cadence le grise.
En 1901, pour les travaux du chemin de fer, le cercle
de Bafoulabé eut à fournir un millier de travailleurs.
Naturellement, il fallut les réquisitionner ; mais, pour
éviter les désertions, et l'expédient eut les résultats
qu'on en espérait, on engagea des griots (1 franc par
jour et la ration). D'ailleurs, ces chanteurs, musiciens et
histrions suivent toujours les équipes de travailleurs.
Les pileuses de mil s'excitent en frappant des mains
entre chaque coup de pilon. Les tisserands des villages
saracolais de Galam donnent de leur navette sur une
petite calebasse suspendue à la droite de leur métier.
Les laptots règlent leurs mouvements fatigués en chan-
tant en choeur. Tous les travaux se font ainsi. Par le
chant, également, on ranime les porteurs épuisés...
Le nègre a besoin d'être contraint ou conduit et en-
traîné par son propre travail. S'il doit vouloir l'effort
continûment, comme l'artisan, il n'ira pas loin ; mais
— nous n'acceptons pas l'esclavage — s'il n'a qu'à
suivre le mouvement de la machine, si chaque coup de
volant rappelle son attention, il fera tout ce qu'il faut.
Le travail mécanique est réellement moins fatigant.
«
Les mouvements où d'élément intéllectuel augmente
amènent plus rapidement la fatigue. Un ouvrier dont
l'intelligence est mise en oeuvre ne peut supporter une
tâche aussi longue que celui qui ne fournit qu'un tra-
vail mécanique monotone (1). »
N'est-ce point la machine qui a permis, qui a provo-
qué, pendant la première partie du siècle dernier, ce
crime social : l'exploitation du travail de l'enfant ? Au
Japon encore, on emploie des enfants de G à 8 ans.
Pourquoi ne l'utiliserait-on point, aujourd'hui, dans les
mêmes conditions, pour grandir l'humanité retardée
de l'ouest africain et fortifier la mère-patrie ? On pour-
rait, d'ailleurs, avec de légères modifications, rendre
les machines destinées à la colonie plus propres à être
maniées par les noirs, suivant leur capacité d'attention,
d'énergie, d'intélligenee et d'application.
Et pourquoi donc ?...
Parce que nous ne voulons plus de la servitude pour
nos protégés, parce que nous voulons leur enseigner la
dignité humaine de l'effort libre, les joies viriles du la-
beur accepté pour une fin consciente. Et parce que ce
ne sont point des mots, des abstractions qui feront cette
éducation sociale primaire, mais des conditions écono-
miques nouvelles déterminées par une industrie méca-
nique utilisant une production agricole locale.

(1)Ch. FÉRÉ.— Travail et plaisir, p. 336.


TROISIÈME PARTIE

L'Action sociale

Explorateurs, missionnaires et militaires se sont at-


tachés surtout au pittoresque des us indigènes.
leur copieuse littérature s'étend bien plus sur ce qui
peut nous étonner que sur ce qui peut mous instruire
et éclairer notre action colonisatrice. Ce me serait
qu'amusant si, de tout cela, des pédants n'avaient tiré
de gros livres inutiles qui ont embrumé à plaisir les
faits essentiels.
«
les hommes sont fâchés que la vérité soit si sim-
ple », disait Goethe. Reconnaissons, d'ailleurs, que
des observateurs peu avertis et les « savants » trop
candides qui les compilent s'y peuvent tromper.
Dans les sociétés de civilisation européenne, les faits
sociaux paraissent assez simples d'abord, parce qu'ils
se déroulent d'après une logique qui nous est familière
et suivant un procès régulier que nous pouvons prévoir,,
mais leur extrême complexité ne laisse pas de se déce-
ler à l'examen, et surtout quand nous voulons en modi-
fier l'ordre.
Dans la société noire, .au .contraire, .si l'on s'arrête
aux formalismes, tout paraît infiniment compliqué,
parce que rien n'est réglé. An fond, cela se ramène à
quelques éléments peu diversifiés.
Nous ne nous perdrons pas dans les détails des ta-
touages, des titres, des pratiques-bizarres, des« tanas »
ou « ténés » qui varient suivant les familles, les régions,
les circonstances, les époques et surtout les fantaisies
individuelles ou collectives. « Des hommes grossiers,
dit Turgot, ne font rien de simple... Il faut des
hommes perfectionnés pour y arriver. » Le noir aime
à se distinguer par des signes extérieurs, une hiérar-
chie tout artificielle ; mais cela ne correspond point
à des fonctions sociales différentes, ni même à des
origines, à des institutions, à des croyances dissem-
blables.
Sans doute, il y eut des motifs d'abord, — rien ne
se produit sans cause ; — mais ce furent des raisons
de caprice débridé, impulsives, et donc provisoires.
Elles ont passé, elles sont ensevelies dans l'oubli à ja-
mais que le noir répète encore les gestes qu'elles pro-
voquèrent.
Nous ne retiendrons donc que les faits nécessaires
du déterminisme sociologique et les réalités profondes
de la nature psychologique, ce qui peut être compris,
dirigé, ordonné, — et ainsi aider notre action coloni-
satrice.
Or la mentalité noire s'exprime par le fétichisme
fondamental et sa socialité s'explique par l'esclavagisme
spontané.
Et de la tout s'éclaire.
Nous savons que le monde noir a une préhistoire,
bien connue, mais pas d'histoire : le fétichisme est la
première démarche de l'esprit humain ; au delà, il n'y
a que l'instinct, il n'y a plus de psychologie sociale ; —
l'organisation patriarcale du travail par l'esclavage est
bien l'assise au premier groupement social durable ;
au delà, il n'y a plus de sociologie.
Notre champ d'action sociale se défriche. Nous allons
pouvoir le labourer.
Mais prenons garde; s'il est plus facile de modifier une
société barbare qu'une société civilisée, c'est aussi
plus dangereux. Dans nos États policés, les rouages
sont si nombreux et si complexes, entraînés depuis si
longtemps, qu'ils se maintiennent les uns par les
autres, se suppléent à l'occasion, et savent se défendre
contre les innovations malencontreuses. Dans une so-
ciété peu différenciée, il n'en est pas de même. L'action
est directe et profonde. Si elle est maladroite, elle
blesse ; si elle est malveillante, elle tue. Le contact seul
peut exercer une influence considérable.
Malheureusement l'Europe a colonisé les autres
continents avant d'avoir acquis la conscience politique
qu'exige l'activité colonisatrice.
C'est ainsi qu'elle a lait disparaître les Aztèques qui
étaient une force d'humanité, en les traitant comme des
Sioux, qui étaient vraiment des sauvages irréductibles.
De même, elle a suscité et développé le péril asiatique,
qu'elle ne saura peut-être pas conjurer.
En Afrique occidentale, la traite des noirs par les
blancs a certainement contribué à maintenir ceux-là
dans l'état d'abrutissement que nous déplorons.
Si plus tard, et jusques à maintenant, comme nous
le verrons, nous avons mené une lutte honorable contre
la traite et l'esclavage, ce fut bien plus pour donner sa-
tisfaction à l'opinion métropolitaine,et par préjugé d'as-
similation, que pour les noirs eux-mêmes et le progrès
humain de leur société.
Ainsi, très souvent, les mesures abolitionnistes ma-
nifestaient bien, au sentiment des civilisés, l'horreur,
que nous avions de l'esclavage et dégageaient suffisam-
ment notre responsabilité ; mais leur moindre défaut
était d'aggraver chez les noirs, par eux-mêmes, le sta-
tut esclavagiste, les conditions économiques qui impo-
sent l'esclavage.

1. — RACES ET CASTES

La population de l'ouest africain a été tellement bras-


sée par les invasions, les rezzous, les exodes, le no-
madisme périodique ou le vagabondage capricieux,
l'exogamie, la polygamie, l'esclavage, et surtout celui
de la femme qui permet le concubinat illimité, qu'il
n'y a plus de races naturelles.
Que des métis, comme les Toucouleurs, puissent se
perpétuer et prospérer sans revenir au type de l'une
des races mères, cela montre combien les entrecroise-
ments sont nombreux. Notons, en passant, que ce sont ces
métis qui forment les. groupes ethniques les plus carac-
térisés.
Cependant les Touareg nobles, monogames de fait et
irréductibles à l'esclavage, sont de race assez pure ;
mais les Zenaga, maures berbères autochtones, tribu-
tairesdes Maures arabes envahisseurs, se laissent péné-
trer par le sang nègre.
Sans doute, un type prédomine souvent, et, çà et là,
on reconnaît un Mandé, un Ouolof ou un Peulh bien:
caractérisés.. Mais le Peulh peut fort bien apparaître
dans une famille mandé, et vice versa. C'est un cas
d' atavisme individuel, qui ne se reproduit que par saut
et exceptionnellement. Ce n'est intéressant que pour
l'anthropologiste.
Il n'y a même: pas de races historiques bien définies,
— et pour la raison péremploire qu'il n'y a pas encore
eu d'histoire, c'est-à-dire volonté collective continue et
destinée commune.
Si, en prenant toutes les prétendues races, hormis les
blanches, on établissait un type humain moyen, chaque
individu s'en écarterait fort peu. Les plus grandes varia-
tions seraient encore moins accentuées que les varia-
tions ordinaires qui se produisent entre les individus
d'une même race européenne, et même dans une même
province.
Nous n'essayerons donc pas — centième ! — une
classification ethnographique. Elle serait tout aussi
arbitraire que les 99 autres, et inutile.
La plus sérieuse tentative de ce genre que nous con-
naissions est celle de Binger. Elle ne nous satisfait
point, nonobstant l'appareil scientifique de sa méthode
totémique.
Mais est-il bien certain que le tana africain soit l'é-
quivalent du totem américain ou australien ?
Sans doute, par ses tanas, le noir confesse,implicite-
ment sa parente initiale avec les animaux, et il semble
que ce soit bien là du totémisme, mais. il. ne série
point, et son obscur syncrétisme va si loin qu'il étend
cette parenté à l'inanimé même.
On sait que le. totem ou tana est l'animal protecteur
chez les moins,. c'est aussi bien, un. objet, quelconque
— qui donne
son nom à la race, au clan, à la famille..

Or le nègre épouse indifféremment la femme de tel


ou tel diamou (nom de famille), c'est-à-dire, relevant de
tel, ou tel tana.. Deux familles de même origine, du
même: diamou, chez, les- noumous (forgerons) par
exemple, qui sont les moins métissés des noirs, ont des
tanas différents. Par contre, deux familles étrangères
ont le même tana éponyme. Il y a des Coulibali, famille
bambara dont le tana est l'irax, chez les Foulbé. Et
voici: comme. : Une femme peulhe, du diamou Diallo,
perdait tous ses, enfants en, bas-âge. Elle même décéda
en mettant au monde un garçon. Une femme Coulibali
adopta l'orphelin et pour conjurer les maléfices lui donna
le nom de Coulibali..
Que d'exemples semblables ne pourrait-on citer
Le noir, à l'occasion, change de tana.
Il en est qui n'en ont pas, comme les Bobos ; il en est
qui en ont plusieurs, Il en est qui ont oublié le. leur.
J'ai vu des Malinké, chasser l'hippopotame, et. des. Bam-
baras chasser et manger le caïman.
Mandé viendrait, de ma (lamantin) Mali-nké, de.
mali (hippopotame) ; Bambara ouBammana, de bamma,
(caïman), etc. Chaque fractionnement a, en outre, son,
tana particulier.
Mais, encore une fois, il en est qui n'ent ont pas
La classification totémique peut être, exacte pour
quelques cas, elle ne l'est certainementpas pour, le plus
grand nombre.. Telle famille qui a conservé, le. même
diamou a pu se renouveler complètement par les
unions exogamiques. Elle a un autre type, anthropolo-
gique, et. d'autres usages, une autre langue qu'à l'ori-
gine ; est-ce que nous devons négliger tout cela ? En
vérité, le: totémisme ne sert qu'à nous égarer. Même
quand, par exception, une famille s'est gardée des mé-
tissages, en se transmettant son diamou avec ses
propres tanas, il n'y faut voir que l'esprit routinier du
noir, l'incapacité d'inventer. Il a les mêmes fantai-
sies que ses ancêtres ; il les continue ; mais sans y at-
tacher plus d'importance. Le tana, c'est une forme ca-
pricieuse d'une des manifestations contingentes du féti-
chisme. » Habitués à chercher en tout quelque chose de
raisonnable, dit Renan, nous nous obstinons à trou-
ver de profondes combinaisons où il n'y eut qu'instinct
et fantaisie ; sérieux et positifs, nous épuisons notre
philosophie à suivre la trame des songes d'un enfant » (1).
Il n'y a donc qu'à tenir compte des grands traits, et
relativement.
Ainsi, nous avons : 1° les blancs ; 2° les rouges ;
3° les métis ; 4° les noirs.
Les premiers sont les Maures et les Touareg, àrabes
et berbères. Les Marocains n'ont laissé que des métis, les
Aramas, qui se fondent de plus en plus dans les noirs.
L'histoire des Maures est assez connue. Elle se ré-
sume dans la lutte des Berbères et des Arabes pour la
domination. Celle des Touareg l'est moins. Peut-être
sont-ils les descendants des anciens cavaliers de Jugur-
tha, ou des guerriers de l'Europe septentrionale qui tra-
versèrent la Gaule et l'Espagne il y a quelque 3000 ans.
Eux-mêmes prétendent venir de l'Yémen (Arabie heu-
reuse) et en avoir été chassés par les infidèles. Ils se
seraient d'abord installés dans le Maghreb-el-A'Ksa et
auraient été ensuite refoulés dans le désert par les Len-
touma, fondateurs de l'empire marocain. Certains
détails de toilette, entre autres la poignée de leur sabre
où la croix est figurée nettement, ont même autorisé
des imaginations hardies à en faire des croisés prison-
niers ou renégats égarés dans le désert...
Les rouges sont les Peulhs (Foulbé, Foulahs, Fellahs,
Fillanis, Pouls, etc...). Ils ont joué, en Afrique, un rôle
considérable. Et d'abord par leur expansion. Alors que
les Touareg, quoique nomades, semblent redouter de

(t) Études religieuses (Les religions de l'antiquité), p. 15.


s'aventurer loin du désert, leur refuge naturel, et de
s'installer dans des contrées nouvelles, les Peulhs
se
sont répandus partout. Sur leurs origines, toutes les
suppositions ont été émises. On en a fait, au choix, des
Malais, des Hindous, des Mongols, des Numides, des
Sémites, des Éthiopiens blancs (les Leucoethiopes de
Ptolémée et de Pline), des Fellahs d'Égypte, etc.
«
La langue nettement parasémitique, dit le docteur
Dargaut (1), où les noms propres sémites abondent
(Adama, Myriam, Yousouf, etc.), les moeurs pastorales
et nomades, la légende en cours parmi leurs anciens,
d'après laquelle ils descendent d'un fils du compagnon
du prophète Sidi Okba qui vint prêcher en pays mandé
et que Dieu récompensa en lui annonçant qu'il serait le
père d'une grande race, tout concourt à affirmer l'ori-
gine sémitique des Foulbé. » Les Peulhs ont quelque
ressemblance avec les antiques Fellahs, ne serait-ce,
en dehors de la physionomie, que la boôlâtrie, qui per-
siste même dans l'islamisme des convertis.
Le métissage a produit les Aramas (de Marocains et
de Mandé), les Kassonké (de Peulhs et de Mandé), les
Pourognes (de Maures et de noirs) les Toucouleurs ou
Foutanké (de Peulhs et de Ouolofs).
Nous omettons à dessein les mulâtres, particulière-
ment du Sénégal et du Dahomey, la plupart aux noms
aristocratiques, qui sont des « Européens », bien qu'ils
se soient souvent comportés comme des barbares, no-
tamment dans le trafic des esclaves. Les mulâtres du
Dahomey participèrent avec délectation aux fêtes atroces
des Coutumes en fournissant même des victimes pour
les sacrifices. Ils inspiraient les rois dans leur « politi-
que », si l'on peut dire, et contre nous.
Les noirs qu'on peut considérer comme les abori-
gènes, encore qu'on ait prétendu qu'ils étaient des Mon-
goloïdes mélangés aux Éthiopiens, sont naturellement
la race la plus importante par le nombre,
— ce qui ne
l'a pas empêchée d'être souvent subjuguée par les au-

(1) Le Siècle, « Dans la boucle du Niger ».


très,, Maures, Touareg,, Arabes» Foutanké ou, Toucou-
leurs, etc.
TOUS les noirs du Soudan français sont peut-être, d'une
seule race, — mandé. En tout cas, les Malinké ou Man-
dingues, Bambaras, Sousous, Soninké (Saracolais ou
Markas) et Dioulas appartiennent, à cette, famille, peut-
être les Habé, les Bozos, les Mossis, les Bobos, les
Sénoufos,, les Haoussas, Les Ouolofs. ne paraissent pas
s'y rattacher ni les Sérères, Diolas et Balantes, ni, les
indigènes de la Côte d'Ivoire, Apolloniens., Kroumens,
Agnis, Attiés, Baoulés, etc., ni les Dahoméens,. Djèges,
Nagos, Minas, Mahis, Baribas,. etc.,
Il convient de souligner ici que parmi: les Quolofs,
qui, se, distinguent le plus des Mandé, quelques far
milles, celle des Guédy, par exemple, la. plus impor-
tante, prétendent avoir pour ancêtre un roi socé (mandé).
Une des meilleures: raisons que nous,ayons,de ne.pas
nous attarder aux catégories, ethniques,, c'est, qu.'elles
ne paraissent avoir qu'une influence secondaire sur la
vie, sociale, qui est à peu près la même pour toutes les
races.. Quand ses conditionsvarient un peut, c'est, aussi,
bien chez, les blancs que chez les rouges et noirs,, sui-
vant qu'ils sont musulmans ou fétichistes, nomades ou;
sédentaires, libres, captifs ou artisans.
Le facteur mésologique et sociologique l'emporte de,
presque tout, sur le l'acteur ethnologique.
Il n'y a que les Maures qui soient tous musulmans,
et réellement musulmans, ce qui ne veut pas dire, au.
surplus, que le fétichisme ne soit pas encore leur mode
principal, de concevoir.
En mêlant leur sang, les indigènes confondent leurs,
institutions originelles et leurs moeurs. Avec leur passi-
visme ordinaire, ils s'assimilent rapidement le langage,
les croyances et les laçons de ceux avec qui ils se trou-
vent en contact, bien entendu quand il n'y a pas un,
trop grand écart de développement. Leur passivisme. ne
va pas jusqu'à outrepasser leurs, possibilités psycholo-
giques. C'est ainsi qu'ils restent, en général, réfractaires
à la propagation du christianisme.
Certains noirs ont oublié leur langue ancestrale et
n'entendent plus que celle de leurs maîtres. On voit
même des envahisseurs qui adoptent celle des vaincus.
Les Markas, de Ségou, ne parlent que le bambara..
Des Malinké, convertis un moment à l'Islam, retour-
nent lentement fétichisme, non sans:persister à faire
au
salam.
Rien n'est fixé,, hormis l'instinct.
Les coutumes ne sont que des modes, au sens du
féminin, qui varient suivant les régions plutôt que sui-
vant les races dont se disent les indigènes, qui ne sont
toujours les auxquelles on les peut attribuer.
pas races
Ainsi, les Peulhs sont fétichistes ici, musulmans
tièdes là, fanatiques ailleurs.
L'islamisme ne constitue donc pas un courant psy-
chologique actif, mais une espèce sociale.
Encore convient-il de ne pas trop trancher.
L'aisance avec laquelle l'indigène: adopte les attitudes
du milieu dans lequel il se trouve, jusqu'au langage, a
la coiffure, au tatouage, voire au lana, s'explique non
seulement par soupassivisme, mais: encore par le peu
de profondeur de ses, pratiques les plus solennelles.
Au fond, pour l'essentiel,, les, groupes sociaux,noirs
sont quasi uniformes, et leurs parties peu différenciées,
si peu que chacune remplit indistinctement toutes les,
fonctions de l'ensemble. Une famille est toute la société,
tout y est entassé et indistinct.
Nous y insistons. Jusqu'ici, les modifications qu'a
Subies le noir, quand elles n'ont pas changé ses condi-
tions d'existence, forent tout extérieures. Dans l'isla-
misme, il gardé âme fétichiste. Au Sénégal comme
a son
au Soudan, il est resté esclavagiste.
S'il est sédentaire ou nomade, c'est qu il est pasteur
ou agriculteur, l'un à l'exclusion de l'autre :, il
non pas
n'y a pas ici de ces spécialisations nettes ; mais: l'un
plus que l'autre, et nonobstant les apparences, cela
dépend bien plus du sol que des tendances particulières
à la race, même: chez les Peulhs.
A vrai dire, tous les indigènes sont nomades, les
pasteurs parce qu'ils n'ont pas de prairies et qu'il leur
faut, suivant les saisons, conduire fours troupeaux aux
pauvres pacages des steppes ; les agriculteurs, parce
qu'ils ne fument pas leurs lougans et qu'il leur faut
toujours de nouvelles terres qu'ils défrichent et
nourrissent par les feux de brousse.
Le noir est d'humeur vagabonde. Il se déplace avec
facilité et pour des distances énormes. Le boy avec
qui j'ai traversé le Sénégal, le Soudan et la Guinée
était bambara. Il n'est pas d'étape, où il y avait une
agglomération de quelque importance, qui ne lui donnât
.
l'occasion d'être reçu par un « frère » — tous les en-
fants d'une même famille, y compris les captifs, se
disent « frères » — ou un camarade.
Comme le déracinement est funeste au fétichiste, qui
le redoute d'ailleurs, nous devons admettre que, dans
toute l'Afrique occidentale, le nègre est chez lui parce
qu'il retrouve partout les mêmes conditions de vie,
les mêmes paysages familiers, les mêmes hommes avec
les mêmes façons de sentir et d'exprimer, chez le
Bambara comme chez le Ouolof, chez le psalmodieur
de dikr comme chez le vénérant du Simo, chez le
nomade pasteur comme chez le sédentaire cultivateur.
Dans cet entassement chaotique qu'est le monde
noir, il y a pourtant un commencement d'organisation
qui est l'esclavage. Et donc, deux classes : les libres
et les non-libres. C'est la distinction capitale. Nous
aurons à y revenir. C'est ici le noeud de la question
sociale.
Il nous faut d'abord parler des castes d'artisans et
de griots qui, si elles n'ont pas l'importance sociale
des classes captives, n'en ont pas moins un grand in-
térêt psychologique et même ethnologique.
En effet, les caractères de castes sont plus distinc-
tifs, plus profonds, plus persistants dans le temps de
l'espace, que les caractères ethniques.
Dans toutes les régions, hormis de rares exceptions,
les griots, forgerons, charpentiers, cordonniers, etc.
ont un traitement et une place à part dans la famille ou
le village, et partout, chez tous, à quelque race qu'ils
se rattachent, ils ont des pratiques, une tradition, une
condition communes.
Si nous avions le goût des savantes classifications qui
ne signifient rien et des thèses doctorales, dont l'indi-
geste érudition dissimule mal le vide, combien le fait
de jouer du chora ou du balafon, de manipuler le cuir
ou le fer nous paraîtrait plus décisif que le fait de
s'appeler Diara, Fissanka et d'avoir pour tanas le lion
et le chien.
S'il y a encore une race pure, c'est dans les castes
qu'il la faut chercher.
Un captif peut devenir libre, un homme libre peut
être réduit en captivité, ils peuvent s'unir indifférem-
ment avec une captive ou une femme libre, et par là
leurs enfants ne sont pas de la même condition qu'eux,
De même pour les familles de diamous différents et
pour les races.
Mais les castes sont immuables. Un artisan ne peut
épouser qu'une femme de sa caste, et le plus souvent
que de sa profession.
Les artisans et griots restent toujours ce qu'ils sont,
et méprisés. Ni les fonctions, parfois assez délicates et
hautes, qui leur sont confiées, ni leur richesse et leur
autorité ne les relèvent.
Il en est qui possèdent des captifs, mais ils ne
peuvent eux-mêmes être réduits en captivité, même
comme prisonniers de guerre, — et ce n'est pas un
privilège d'honneur, mais le dernier mépris. Ils sont
sans valeur et malfaisants, ils portent malheur.
Ce mépris, ils l'ont d'eux-mêmes.
J'ai campé dans un village de griots renommés, Ki-
riné, près de Bamako, où le chef était un captif. Les
griots n'avaient trouvé parmi eux personne qui fût digne
d'exercer cette magistrature et à qui on eût accepté
d'obéir.
On entend bien que ces castes ne sauraient avoir la
rigueur de celles de l'Inde embrumée de métaphysique,
les artisans et les griots ne sont pas des pariahs impurs.
Ils sont méprisés, avons-nous dit : ce n'est pas abso-
lument exact. Nos mots expriment mal les sentiments
obscurs des primitifs. Le nègre est-il susceptible de
mépris ? Disons plutôt qu'il tient à l'écart ce qu'iil.craint,
ce qu'il a toujours vu craindre.
Sans doute, les castes sont au-dessous de tout, même
des captifs, et en Europe cela dénoterait une abjection
profonde ; mais en Afrique, où personne ne s'élève bien
haut, cela n'établit encore qu'un très faible degré.
On devrait dire la Caste, encore qu'il y ail, là aussi,
une échelle dont, le plus souvent, les griots sont au
bas. La fantaisie y a trop de pari. Parfois, ce sont les
cordonniers qui sont au dernier échelon.
Ce régime des castes d'artisans n'est pas particulier
à la prospérité maudite de Cham, il florissait chez les
fils de Sem : « L'industrie du cuir était un métier
presque impur ; on ne devait pas fréquenter ceux gui
l'exerçaient, si bien que les corroyeurs étaient réduits
à demeurer dans les quartiers à part;(1:).»
Cela donnerait une raison de plus aux partisans de
l'origine sémitique des peuplades nigritiques, si
c'étaient bien,les métiers eux-mêmes qui fussent infâmes
et non les castes qui les ont monopolisés, — on dirait
pour rattraper par ce moyen détourné un peu de
l'influence sociale qu'on leur eût autrement toujours
déniée. Par la suite, l'ignominie des ouvriers se sera
étendue à la profession.
Généralement, le griot ne travaille pas. Les tisserands
ne sont pas toujours de caste, à l'occasion, des captifs,
voire des libres, manoeuvrent la navette. Des ouvriers
que nous formons, mécaniciens, menuisiers, maçons,
qui sont pour la plupart d'anciens captifs, ne sont pas
mésestimés comme leurs confrères indigènes. De même,
les Aramas qui se livrent à toutes les industries.
Les pêcheurs bozos, les maçons (baris) sont des
corporations organisées ou des races spécialisées, non
des castes.
Les Bozos du moyen Niger et du Bani, surtout pê-
cheurs, sont probablement une race. Ils Ont beaucoup
de captifs. Eux-mêmes furent beit-el-mal (captifs de la
couronne). Parmi eux, il y a aussi des baris, des bro-

(1) RENAN.
— Les Apôtres, p. 199.
deurs, des dioulas, des koulé (menuisiers, fabricants
de pirogues). Notons que les Bambaras et les Bobos
ont aussi leurs koulé ; mais ceux-ci sont de caste. Les
femmes de cette caste ont pour spécialité de recoudre
les calebasses fêlées, dites « koulé », qui sont un des
tanas de certains Coulibali.
Les pêcheurs somonos du Niger et du Sénégal, au
contraire, descendraient d'une famille de forgerons. Us
seraient donc plutôt une caste.
Ces questions d'origine — qui n'ont d'ailleurs aucune
utilité — sont incertaines et ne sauraient être élucidées.
Les vieillards n'ont que des souvenirs nébuleux ou con-
tradictoires ; d'ailleurs, ils ne font qu'accepter sans
critique ce qui leur fut transmis. Là-dessus, les griots
brodent, intarissablement.
Ce ne sont point les classifications totëmiques qui
nous éclaireront. Certains Somonos ont pour tana le
serpent, d'autres l'éléphant, le singe vert, le chien,
d'autres enfin n'en reconnaissent aucun. Or ils sont
évidemment d'une même famille. La légende leur
attribue une même souche soninké.
Les castes africaines, heureusement, ne sont pas
irréductibles. Nous savons que les Somonos provien-
nent d'une famille de forgerons. A Djenné, sous l'im-
pulsion de la colonisation marocaine sans doute, ou
d'autres blancs, les casles se sont dissoutes.
Djenné est vraiment u ne ville. Elle une architec-
ture. Les Djennenké ont une vie municipale. Ils sont
a

djennenké surtout. El en vérité, quels qu'ils soient,


Aramas, Sonrhays, BOZOS, OU Markas, ils ont bien une
allure qui leur est propre, des usages qui sont bien de
Djenné.
Chez eux, pas de caste, des corporations, comme
celles que la Révolution a dissoutes inconsidérément et
que l'évolution reconstitue.
Ainsi les baris. L'apprenti est reçu apprenti quand il
a fait la façade décoratived'une maison et escalier, de
chef-d'oeuvre.
Le travail manuel des artisans n'est donc pas vili¬
pendé. Quand il y a plusieurs garçons dans une famille,
on donne à chacun une profession différente.
Peu de tam-tam, pas de griots, sinon ceux de pas-
sage qui ne font pas leurs frais. Le nombre de griots,
la fréquence des tam-tam sont un mètre du progrès so-
cial chez les noirs.
De même, les Aramas. Ils sont forgerons, charpen-
tiers, cordonniers, couturiers ou commerçants, mais
indistinctement. Ce ne sont pas des castes. Les femmes
des forgerons aramas ne font pas spécialement la po-
terie, comme les femmes des noumous. Ils se marient
entre eux ou avec des noirs. Une seule famille peut
exercer toutes les professions à la fois.
Tous les pêcheurs sont organisés corporativement,
qu'ils soient lebous, tioubalos, somonos et bozos.
Mais ceux-ci, du Niger, le sont plus fortement.
Les Bozos ont un chef héréditaire qui réside à
Djenné. Celui des Somonos réside à Ségou.
Les marigots poissonneux et certaines parties du
fleuve sont appropriées, autant qu'on puisse dire que
des nègres aient une propriété.
En tout cas, les mares peuvent être mises en gage,
et chaque groupe de Bozos ou de Somonos a son aire
d'exploitation fluviale.
Chez les Bozos, qui sont meilleurs pêcheurs, le tiers
du produit de la pêche est remis d'abord au proprié-
taire du filet. Le reste est partagé entre tous. C'est que
les filets dont chacun coûte 60.000 cauris (60 francs),
sont une fortune pour eux.
Chacun, individuellement, peut pêcher, même dans
les marigots appropriés. Il suffit de demander la per-
mission au propriétaire qui ne saurait la refuser quand
il ne s'agit que de pêcher pour son alimentation per-
sonnelle seulement, non pour en faire commerce. Mais
à certaines époques, au moment du frai, la pêche est
interdite pour tous.
Ils sont aussi laptots (bateliers) et se louent aux
commerçants, — 6.000 cauris de Djenné à Ségou,
10.000 de Djenné à Timbouctou, ou 0 fr. 50 par jour
avec la ration.
Remarquons que les Bozos qui sont parmi les Bam-
baras sont fétichistes et ceux qui sont parmi les Peulhs se
disent musulmans.
Les Bozos sont-ils une race, la race primitive du
Niger, comme on l'a prétendu ? La légende les fait des-
cendre, comme les Somonos, d'une famille soninké.
Mais les Somonos proviennent des forgerons, et un
Soninké et un Bambara ne donnent point leur fille à un
Somono. A Ségou, qui paraît être leur résidence ca-
pitale, ils se disent soninké ; à Dembela, ils s'avouent
bambara.
Mais partout ils sont somonos, c'est-à-dire pêcheurs,
laptots, maîtres du fleuve.
Le chef somono, nommé par l'almamy de Ségou,
parmi les Cherollas, a le droit de punir les siens, non
d'exclure ni d'interdire la pêche. La famille des chefs
a le privilège des premiers coups de filets.
Chaque groupe a sa part de rivière. Par exemple,
celui de Dembela jette ses filets de Koulikoro à Ségou ;
celui de Ségou dispose du fleuve jusqu'à Mopti.
Ils n'ont pas un monopole absolu de droit, mais ils
l ont, relatif, de fait. Ils font la police du fleuve. Pour
rassembler les poissons en un endroit, ils interdisent
la pêche aux étrangers mais
; en temps ordinaire, cette
industrie est libre.
Les Somonos étaient autrefois strictement spécia-
lisés dans cette profession. Aujourd'hui, ils cultivent,
trafiquent, sont banquiers, tisserands. Ils ont des cap-
tifs qui travaillent pour eux.
Les Bozos ne sont plus une caste, ils ne l'ont peut-
être jamais été. Les Somonos sont une caste en voie de
dissolution.
Ils n'épousent point les femmes garanké (cordon-
niers).
La plupart des baris sont bozos ; mais il en est
d'autres races. Beaucoup sont sonrhays. Leur chef hé-
réditaire est marka (soninké) et musulman. C'est donc,
nettement, une corporation. Chaque famille djennenké
a son bari captif. Il y a donc des baris libres et captifs.
Les libres ont eux-mêmes des captifs ; mais peu.Tous les
baris ont des lougans qu'ils cultivent, hormis la famille
du chef continuellement occupée au travail de maçon-
nerie.
Le chef peut interdire le travail de maçonnerie à
celui qui n'a pas été reçu bari. C'est le chef qui dirige
les travaux et désigne les ouvriers qui y participeront.
Aux fondations, il fait un trou, y place une brique
(tofa), crache dessus, et avant de la recouvrir de terre
marmotte quelques mots — que lui seul connaît — qui
conjurent le mauvais sort.
L'apprentissage est gratuit. Le patron nourrit l'ap-
prenti. Quand celui-ci est capable de faire une façade
décorative et l'escalier, on le reçoit bari. Le maître
donne au jeune ouvrier l'outil du métier, et la famille
pourvoit au festin et au tam-tam qui suivent.
Les maisons à étages de Djenné sont des plus cu-
rieuses, par leurs fenêtres, leurs ingénieuses char-
pentes croisées, leur décoration extérieure ; mais c'est
un blanc, un Marocain, dont la légende a conservé le
nom : Malouma Idriss, qui a enseigné aux indigènes
cette architecture. C'est Malouma Idriss qui contruisit
la grande mosquée de Djenné, « cassée » par Archinard
et qu'on vient de réédifier. La légende est moins cer-
taine des dates, puisqu'elle place la construction de la
mosquée au XIVe siècle, et la mort d'Idriss au XVIIIe. Ne
pressons jamais trop les légendes.
La décoration extérieure des maisons est toujours
marquée d'une série de dessins représentant vaguement
des champignons extrêmement allongés. Ces « acharaf »
sont-ils vraiment des phallus, comme on l'a supposé?
Les indigènes m'ont assuré que non. S'ils font ces des-
sins, c'est qu'ils les ont toujours vu faire, cela lient à
la maison tout entière, et il ne leur vient pas à l'idée de
les changer. A moins qu'on ne leur montre autre chose,
ils ne sauraient, d'ailleurs, trouver d'eux-mêmes. Un
administrateur de San avait eu l'idée de faire un con-
cours de façades. J'ai vu les principales décorations,
C'était pitoyable. Cela ne dépassait pas ce que pourrait
imaginer chez nous un enfant de cinq ans, d'intelli-
gence moyenne.
Quant aux phallus des maisons de Djenné, ce n'est
encore que du merveilleux d'explorateur. Nous n'en
voulons qu'une preuve, péremptoire, c'est que les noirs,
ceux d'aujourd'hui comme ceux de jadis, s'ils avaient
eu l'intention de reproduire cette image, l'auraient fait
d'une manière bien plus précise. On n'aurait pu s'y trom-
per. Tout eût été grossier, fort peu décoratif d'ailleurs,
mais rien n'y eût manqué.
Il suffit pour s'en convaincre d'examiner les petits
bronzes du Mossi ou les statuettes de bois de la Côte
d'Ivoire.
Le tissage est un travail plus familial que celui de la
maçonnerie de Djenné. Mais les tisserands, ne consti-
tuent pas encore une caste spéciale. Ce sont des griots,
des captifs ou des libres. Ceux des Foulbé du Macina
(maboubé) sont une catégorie de griots.
Le mabo (tisserand) épouse une noumou (forgeron),
non une garanké (cordonnier) ; le noumou se marie avec
une griote, non avec une garanké. Ainsi nous établis-
sons le rang respectif que s'assignent ces castes. Un
autre mètre est aussi celui des cadeaux. Un supérieur
ne saurait refuser ce que l'inférieur lui demande. Ici,
le griot ne peut refuser son boubou au cordonnier qui le
lui quémande.
Ce rang n'est pas partout exactement le même. Ainsi,
en Sénégambie et en Guinée, le griot est au-dessous
du cordonnier. Les distinctions entre les castes sont
moins accentuées, plus capricieuses que celles de l'en-
semble des castes avec l'ensemble de la population, et
l'on peut supposer que forgerons, charpentiers, cor-
donniers et griots ne faisaient, à l'origine, qu'une seule
et même caste qui s'est divisée et spécialisée ensuite.
Partout, les artisans sont un peu sorciers et griots, et
ceux-ci, nous venons de le voir, sont parfois maboubé,
artisans.
Baladin, sorcier, thuriféraire, le griot est le parasite
de la société noire.
Il est partout, il envahit les centres prospères et actifs
comme Kayes, Bafoulabé, Bamako, etc. Il y constitue
Je dixième de la population. Dans le Kaarta, le
quart. Il
y a des villages entiers de griots. En Guinée, on cite
des villages qui ont été désertés pour échapper à leurs
bandes obsédantes.
Les Ouolofs, vaniteux, lascifs et avides des plaisirs
bruyants du tam-tam, ont beaucoup de griots.
Chez les Peulhs, les bambados (griots) paraissent
être de même origine que les Laobé, maboubé, Diawan-
dos.
Les Maures ont leurs meddah. Les chefs en sont en-
tourés.
Les Touareg eux-mêmes ont des énat ou gargassas,
à la fois griots, forgerons, menuisiers et cordonniers.
Ils vivent à la façon targuie et sont chargés de battre le
tam-tam de guerre. Les femmes énat sont coiffeuses,
accoucheuses, confidentes, etc. Quoique noirs, les énat
sont libres et riches souvent. Ils sont puissants et
prennent part aux délibérations de la tribu. Leur situa-
tion est supérieure à celle des marabouts ordinaires.
Les fiers Touareg ont pour ces bas flatteurs une crain-
tive admiration, dont ceux-ci abusent pour les inciter
aux rezzous et aux pillages.
Chez les Habé, le griot (diesséré, gogokossodis ou
galabos) est aussi moins méprisé que chez les autres
noirs. On voit parfois des mariages entre libres et
griots. Serait-ce parce que ceux-ci, chez les Habé,
s'astreignent parfois à cultiverleurs lougans ?
Au Dahomey, il y a deux catégories de griots :
l'ologbo, qui se charge de transmettre, et au besoin
de parfaire et d'agrémenter au goût du jour, les
légendes concernant les ancêtres du roi, et l'akpalo
kpatita, qui est le rapsode ordinaire.
Il y a même des classes. Chez les Bambaras, par
exemple, outre le diéli, griot ordinaire, il y a le
finanké, griot inférieur, et celui-ci exploite celui-là
comme il est juste, Les finanké ne se peuvent marier
qu'avec les koulé ou entre eux. Les diélis sont souvent
cordonniers, et les finanké, dioulas. On trouve ces
deux catégories dans tout le Macina et le Sahel.
Il y a les succédanés, les contrefaçons... Dans la
région de Sikasso, le konan prédit l'avenir, flatte on
menace, comme legriot. Les Malinké ont le mama-djambo,
le kankouran. Partout, il y a les ouaoulobé, mendiants ;
les ouanlaïbé, musiciens et chanteurs ; les yellimanis,
bouffons ; les fadoubé, qui devinent la pensée ; les
tollets, aux danses d'une bestiale obscénité, les lions
épileptiques ou simulateurs, dangereux, etc. Nous n'en
finirions pas à énumérer toutes les espèces bizarres et
les avatars de ces exploiteurs éhontés de la candeur
indigène. Ils sont, d'ailleurs, distincts des féticheurs
sur lesquels nous aurons à revenir.
D'où viennent les griots ? Ils prétendent des poètes
qui suivaient Mahomet en chantant ses victoires et sa
gloire. Il est évident pourtant qu'ils sont bien antérieurs
à l'hégire. Nous ne pouvons que rapporter une des
nombreuses légendes au sujet de leur mystérieuse
origine, à titre de curiosité.
Deux frères s'étaient égarés dans le désert. Le plus
jeune étant tombé épuisé, l'autre s'écarta, s'enleva un
morceau de la cuisse qu'il fit griller, et par là ranima
son frère. Ayant pu se remettre en marche, celui-ci
s'aperçut que l'autre était blessé. Il le pressa de
questions et apprit ainsi que son aîné l'avait nourri de
sa propre chair. Il fit alors le serment de lui être soumis,
lui et sa postérité, et par ses chansons de réjouir à
jamais le coeur de tous ceux qui naîtraient de lui.
Cette fonction, certes, aurait son utilité. Mais ce n'est
pas ce à quoi se bornent les griots. S'ils chantent parfois,
ils font surtout chanter.
Par leurs intrigues, certains griots sont parvenus à
jouer un rôle politique important. Partout, leur in-
fluence est grande, — ce qui n'exclut un cordial
mépris.
On ne se marie pas avec un griot ni une griote, on ne
les enterre même pas avec les siens. En certains
endroits, on leur refuse toute sépulture. Leurs restes
infâmes attireraient la malédiction sur la terre qui les
recueillerait, et les récoltes seraient dévastées : on se
borne à les déposer dans les troncs creux des baobabs,
et les vautours y trouvent leur compte.
Nous l'avons dit, le griot est essentiellement un pa¬
rasite. Il vit surtout de libéralités ou d'extorsions.
Mendiant auprès d'un marché, le plus souvent, il installe
une peau de mouton sur laquelle il fait ses contorsions
grotesques, ses grimaces, en agitant ses gris-gris. Sale,
vêtu de guenilles, portant un vieux parapluie déchiré,
le regard rusé, il psalmodie interminablement les noms
d'Allah et Mahomet, attendant qu'on lui jette quelques
cauris, colas ou feuilles de tabac.
D'autres fois, il est bouffon ou ménestrel. S'accom-
pagnant du khalam, du chora, du balafon, ou simplement
au tam-tam, il chante ou palabre. Imaginatif, il im-
provise des contes drolatiques, merveilleux ou terri-
fiants.
Il est aussi sorcier à ses heures. Il prédit l'avenir,
sait conjurer les mauvais esprits, invoquer les bons, il
jette des sorts, il envoûte. Faisant concurrence au ma-
rabout, il a le secret des gris-gris efficaces qui préser-
vent des maladies, des blessures, des sauterelles, de la.
sécheresse, etc.
Rapsode et myste, le griot a d'autres ressources en-
core. Le public n'est pas toujours généreux comme il
convient, si c'est par lui qu'on acquiert la renommée.
Quand il a obtenu quelque renommée, le griot, au lieu
de se disperser, s'attache à un individu riche et puis-
sant. Il n'est pas de chef, de marabout, ou de notable
qui ne traîne à sa suite plusieurs griots. Les chefs, à la
guerre, font exciter leurs troupes par les griots qui
jouent du tabala. Inutile d'ajouter que ceux-ci se reti-
rent au moment du danger : c'est dans la psychologie
de tous les griots du monde.
Les griots sont parfois attachés à des familles ; mais
ce ne sont pas des captifs. Ce sont eux qui s'attachent.
Ils ne peuvent être ni vendus, ni transmis en héri-
tage.
Au besoin, lorsqu'il est dépourvu, le griot suit le pre-
mier venu, en chantant les exploits de celui-ci, souvent
imaginaires, en disant à tous son ascendance toujours
royale, sa bravoure, ses richesses, et surtout ses libé-
ralités. Un noir ne résiste pas aux flatteries, si grosses
soient-elles. On le proclame riche, noble et généreux
devant tous, il se prouvera tel. Grisé par le bruit

du tam-tam, les louanges hyperboliques qu'on lui dé-
cerne, l'admiration, voire l'envie de son entourage, il
se dépouille et donne tout ce qu'il a sur lui au griot,
jusqu'à ses vêtements.
« J'en ai vu passer un, entre autres,
dit Marche (1),
qui emboîtait le pas d'un noir ; celui-ci se redressait
dans ses boubous du dimanche, fier comme Artaban,
pendant que le griot lui chantait, ou plutôt lui criait
dans les oreilles de toute la force de ses poumons
« Tu es le
fils d'un tel, qui était le descendant d'un
grand chef, quia tué beaucoup d'ennemis. ! « Puis,quand
le griot eut fini, il termina par une phrase qui est tou-
jours la même : « Ton aïeul m'aurait donné un cheval
ou un captif; toi qui n'es pas si riche, fais-moi du
moins un beau cadeau, car je chante toi et les tiens, et
je dirai à tout le monde que, comme tes aïeux, tu as le
coeur grand et généreux. » Souvent, on voit un de ces
industriels dépouiller ainsi peu à peu un nègre, qui
n'ose rien lui refuser pour ne pas dégénérer de ses an-
cêtres. »
En effet, ce grand enfant, naïf et foncièrement bon
qu'est le noir, n'ose rien refuser au griot. Il ne le pour-
rait, d'ailleurs, sans s'exposer aux sarcasmes de cet
écornifleur ou aux pires calomnies. Et puis, le griot est
prodigue de promesses, et au besoin de menaces sur-
naturelles. Ce chanteur connaît bien son métier. Voici
qui montre à quel point.
Quand le noir n'a rien à donner qui vaille, pour évi-
ter les maléfices ou les injures, la honte, il se mutile et
jette :au griot qui l'obsède une de ses oreilles ou la pha-
lange sanglante d'un doigt.
Cette caste abjecte ne peut qu'être hostile à notre
expansion. Elle ne le manifeste pas ouvertement, parce
qu'elle est lâche, elle agit sourdement. C'est là un des
nombreux obstacles que nous trouvons sur notre route
en Afrique ; ce n'est pas le moindre. Le griot est un
corrupteur et un provocateur. Où une mauvaise action
(1) Cité par Abel HOVELACQUE. — Les Nègres.
est commise, où une rébellion éclate, où se produit un
de ces retours brusques à l'ancestrale bestialité, à
l'amoralité préhumaine, qui nous frappent de stupeur
et découragent les plus vaillants, on est assuré de re-
trouver, à l'origine, l'action sournoise et néfaste du
griot. Qui sait quel rôle il a pu jouer dans la malheu-
reuse affaire Voulet-Chanoine ? Ce qu'il y a de certain,
c'est qu'après le meurtre du lieutenant-colonel Klobb,
on put voir les griots entourer Voulet et louer la gloire
de l'éphémère sultan. Qui sait si ces apologistes em-
presses n'ont pas été les instigateurs ?
Le griot, en somme, vit de l'ignorance, des préju-
gés, de la fainéantise des noirs. Il s'emploie habile-
ment à les entretenir. Il est le berceur, le conseiller in-
téressé de tous les renoncements. Si le noir travaillait,
il n'aurait pas les loisirs d'écouter les sornettes du griot,
de s'énerver dans les sempiternels, bruyants et lascifs
tam-tam ; s'il était persuadé qu'en remuant la terre fé-
conde de ses lougans le mil pousserait mieux qu'en se
bornant à invoquer de mystérieuses forces, le rôle du
griot s'effacerait de plus en plus. La vanité elle-même
offrirait moins de prise. L'habitude du travail donne le
souci des réalités. La vanité est le vice des oisifs, de
ceux qui, ne pouvant être par l'effort et ses résultats,
croient y suppléer par des artifices, et réussissent sur-
tout à se leurrer eux-mêmes.
Ce qui arrête la société noire dans son évolution,
malgré toutes nos sollicitations et notre sollicitude, c'est
le dédain qu'on y a du travail, que le nègre persiste à
considérer, sauf de rares exceptions, comme servile,
indigne d'un homme libre. Aussi le nègre reste-t-il le
plus souvent dans un désoeuvrement complet — in-
tellectuel par son ignorance, physique par sa noncha-
lance. Et le griot vient alors qui le distrait, le console,
l'épouvante, le flatte, — et le gruge. On peut donc
dire que le griot naît de la paresse noire. Au surplus,
l'effet, à son tour, entretient la cause.
Le griot est un produit social. C'est un névrosé avant
tout, qui supporte une lourde hérédité d'épileptiques et
de simulateurs. Celui qui simule la folie ou l'incohé¬
rence est déjà un vésanique, celui qui vit dans et par
le mensonge s'y laisse prendre lui-même à la longue.
Quand on assiste aux contorsions grotesques du griot,
on voit bien qu'elles sont plus impulsives que volon-
taires ; et, comme les hystériques, il est probable qu'il
arrive à se persuader, dans une certaine mesure, de
ses imaginations, maladives et canailles à la fois. Et
c'est précisément ce fantôme de sincérité qui le rend
dangereux.
On comprend donc pourquoi les griots sont méprisés.
Mais les artisans?...
Dans toutes les régions que j'ai traversées, j'ai ques-
tionné là-dessus des noirs de toutes conditions, et ils
m'ont fait la réponse habituelle pour tout ce qui n'est
plus dans leur mémoire : « Cela est, parce que cela est »,
«
c'est la coutume », » c'est la loi qu'ils n'iront pas au
ciel », — ce qui est faux, car l'islamisme ne condamne
aucun métier honnête ; au surplus, cela ne serait pas
une explication pour les fétichistes.
Les musulmans hasardent cette légende : Mahomet,
poursuivi par ses ennemis, s'était réfugié sous un ro-
cher. Ceux-ci survinrent. Un forgeron qui avait aperçu
le Prophète pénétrer dans sa cachette allait le dénoncer
quand Allah le rendit muet (il eût fallu le paralyser
aussi). Le danger écarté, Mahomet maudit à jamais
l'ouvrier et le métier.
Et chez les fétichistes ?... C'est évidemment une lé-
gende faite après coup, et assez récente. On peut être
assuré que, chez les noirs, les souvenirs se déforment
très vite. Voici une autre légende qui ne fait que con-
stater : De deux frères peulhs, l'un possédait des trou-
peaux, l'autre n'avait que ses bras. Celui-ci fit le serment
de travailler pour son frère riche et de ne jamais con-
voiter ses femmes.
On essaya de me satisfaire mieux en me faisant re-
marquer que les artisans ressemblent aux griots, et
qu'ils sont mendiants, paresseux et voleurs. Ils sont
peut-être tout cela et autre chose encore. Mais qui ne
voit que c'est là un effet de leur condition abjecte plu-
tôt qu'une cause?...
Les Laobé ou Sakebé travaillent le bois. Ce sont des
noirs, mais non sans affinités avec les Peulhs, dont ils
ont la langue et les moeurs. Ils paraissent être de même
origine que les griots peulhs (bambados) et les tisse-
rands (maboubé). La légende, ici encore, ne fait que
constater la division des castes sans rien expliquer des
causes.
Les Laobé sont musulmans ou fétichistes, suivant
les régions. Pour exercer leur industrie, ils doivent se
disperser; mais ils ont néanmoins, par groupe, un chef
héréditaire, malo, auquel ils donnent chaque année un
jour de travail. Ils sont pauvres, n'ont point de culture
ni de troupeaux, et peu de captifs. Ils ne travaillent
que ce qu'il faut pour subvenir au strict nécessaire.
Leurs outils sont des plus simples : hache droite (diem-
béré), herminette (saoteu), ciseau à froid (dioudougal).
Ils ignorent la scie.
Les Sakebé ou Settas du Mossi font surtout des pi-
rogues. Il leur faut deux caïlcédrats pour confectionner
une pirogue qu'ils vendent de 150 à 500 francs. Sé-
parés des Peulhs, ils ont pris d'autres moeurs. On en
voit même qui portent le litham des Touareg. Ils sont,
en tout cas, devenus relativement sédentaires. Ils ne
s'unissent qu'entre eux. Ils ont des chefs pris dans une
même famille, mais collatéralement et par rang d'an-
cienneté.
Les koulé sont, parmi les Bambaras, au dernier de-
gré, au-dessous du griot diéli, au même rang que le
sous-griot finanké. Ils font les planches et les devants
de pirogues, et leurs femmes recousent les calebasses
fêlées.
Les cordonniers, gargassabé, garangui ou garanké,
ne jouissent guère, au Soudan, de beaucoup plus de
considération. Ils sont parfois de la caste des diélis.
Parmi les artisans, ce sont les forgerons (noumous)
qui ont le plus d'importance sociale. Ils ont toujours
quelque rôle dans les actes principaux de la vie fami-
liale : Ils vaticinent (kama) ; ils sont guérisseurs, chi-
rurgiens (pour la circoncision), entremetteurs, ce sont
eux qui font les demandes en mariages licites et pour¬
voient de même aux unions qui ne le sont pas, ils ser-
vent d'intermédiairespour les divorces, ils savent em-
baumer et enfouir les cadavres.
Le plus souvent, ce sont leurs femmes qui font les
accouchements.
Ils sont redoutés comme les griots, méprisés pres-
que autant qu'eux, et non plus qu'eux, ils ne peuvent
être réduits en captivité.
Ils ne peuvent s'unir qu'entre eux. Leurs femmes
font, en général, la poterie.
Chez les Maures, les forgerons sont aussi bûcherons
et menuisiers, et leurs femmes travaillent le cuir.
Chez les Peulhs, il y a deux catégories : 1° les bijou-
tiers, d'origine peulhe, abharbé, qui réparent aussi les
fusils et dont les femmes travaillent le cuir ; 2° les vrais
forgerons, d'origine nigritienne, baïlos balédios, et dont
les femmes font la poterie. En Guinée, ceux-ci vaga-
bondent, et ils ont la réputation d'être de grands
pillards, cependant qu'ils assurent, au contraire,

être odieusement pillés par les Foulahs et réduits par
là à errer dans la brousse. L'un et l'autre sont vrais
sans doute. Avant notre arrivée, c'était l'état général,
qui subsiste partout, où, comme en Guinée, notre au-
torité est encore mal exercée.
Dans le Yatenga, le fer est une grande industrie et
les hauts fourneaux sont en quantité. La caste des for-
gerons, saba ou ouahibé, y est donc fortement repré-
sentée. A Kalsaka seulement, sur 7.600 habitants, il y
en a 4.000 au moins. Ils ont un chef dans chaque vil-
lage et un chef suprême qui réside à Ouahigouya. Ils
sont très habiles. Ils sont aussi menuisiers, et leurs
femmes font la poterie.
Ailleurs, il n'y a qu'une famille de forgerons ou deux
par village. Il est rare qu'un village n'en ait pas.
Au point de vue économique, on s'en doute, le ré-
gime du travail des castes est des plus défectueux. C'est
une séparation, non une spécialisation solidarisée du
travail. Ainsi, si l'on veut une selle, il faut d'abord
s'adresser au charpentier qui fera la monture en bois,
puis au forgeron qui fera la garniture en fer et les
étriers, enfin au cordonnier qui se chargera du cuir.
Pour un outil, il faut s'adresser d'abord au forgeron
pour le fer et ensuite au menuisier pour le manche. Il
ne leur viendra pas à l'idée de s'associer l'un et l'autre
pour faire le tout. Ils sont des castes différentes, ils ne
sauraient avoir de rapports entre eux pour le travail.
Nous ne ferons disparaître ces préjugés qu'avec le
temps. Même en supprimant leurs fonctions, par la
concurrence de notre industrie, les castes se main-
tiendront. Ce n'est pas le métier qui les constitue.
Mais ce n'est pas là un obstacle à notre action sociale.
En somme, nous avons peu de chose à tirer de ces
artisans, qui trop souvent justifient la déconsidéra-
tion dans laquelle ils sont tenus. Quelques-uns com-
mencent déjà à se faire boys ou soldats. C'est peut-
être là tout leur avenir. A la longue, ils oublieront
leurs origines, redresseront leurs mauvaises habitudes
de mendicité, de mensonges, de calomnies et de lar-
cins, se feront oublier et se fondront avec les autres
noirs. Déjà on constate des unions entre artisans et
captifs, voire entre artisans et libres. D'ailleurs, la
rigueur ne fut jamais extrême, car les castes elles-
mêmes ne présentent pas un type ethnique bien pur. On
y trouve un peu de toutes les races, — s'il est permis
encore d'employer ce mot, dans le sens exact, pour
l'humanité africaine, incessamment triturée, composée,
décomposée et recomposée, dans le creuset toujours
en fusion, de la polygamie, du nomadisme, du concu-
binat esclavagiste, des exodes et des invasions.

II. — LA MENTALITÉ FÉTICHISTE

Si les espèces anatomiques ont pu se mélanger aussi


bien, c'est que les espèces psychologiques ne s'oppo-
saient pas.
L'âme des indigènes africains est uniforme.
Sans doute, il y a des virtualités chez les blancs qui
ne sont pas chez les noirs ; mais elles ne paraissent
pas avoir eu à se manifester jamais dans le milieu
soudanien.
Le Maure est peut-être plus religieux ; mais son is-
lamisne reste encore submergé de fétichisme.
Chez le Targui nous soupçonnons un obscur senti-
ment métaphysique par son horreur de la mort ; mais
si obscur qu'il ne s'est exprimé jusqu'ici que par cet
instinct craintif.
Le Peulh a parfois quelque tendance religieuse. Il
a su instituer d'incertaines théocraties ; mais qui se
distinguent peu des groupements ordinaires de hordes
pillardes.
Ces réserves faites, on peut ne tenir compte, — en
négligeant complètement l'Islam qui n'agit pas direc-
tement sur l'âme, — que du fétichisme.
C'est le fétichisme qui nous découvre le fonds de la
mentalité nègre.
S'il est bien vrai que c'est le caractère qui fait la
destinée des peuples, nous ne pouvons rien comprendre
au monde africain si nous ne partons point de là. Notre
action restera empirique, et donc hasardeuse, si elle
ne s'inspire pas de cette constatation, si elle omet le
rôle capital qu'a joué le fétichisme dans l'histoire de
l'humanité.
Le fétichisme est le premier état de l'esprit humain.
Personne, aucun peuple n'y a échappé. L'enfant est
aussi fétichiste que le Mandé; la femme l'est beaucoup ;
l'homme fait, et môme d'une culture raffinée, ne laisse
pas de l'être quelque peu, en pratique, — et il est
bon, d'ailleurs, qu'il sente encore vibrer en lui l'âme
ingénue des ancêtres. Le meilleur de sa vie sentimen-
tale, et même l'ordinaire de sa vie pratique s'alimentent
de fétichisme. Le sens commun, qui est assez souvent
le bon sens, s'en inspire. S'élever, ce n'est pas se sépa-
rer, se rétrécir, rejeter, c'est embrasser et comprendre.
«
Quelle est la loi fondamentale d'après laquelle agit
notre intelligence ? C'est d'assimiler les phénomènes les
moins connus à ceux que nous connaissons le mieux ;
ce qui revient à dire que la tendance essentielle de notre
esprit est de faire l'hypothèse la plus simple en rapport
avec l'ensemble des renseignements obtenus. Cette loi
capitale de la philosophie première n'est que la consta-
tation systématique d'un grand fait général de notre in-
telligence. Or, ce que nous connaissons le plus et le
mieux au début, c'est l'homme. Nous nous sentons,
nous sentons que nos actes se produisent en vertu d'un
ensemble de passions particulières, d'impulsions dis-
tinctes. Par conséquent, en voyant les corps extérieurs
agir avec une intensité bien autrement grande que les
corps vivants eux-mêmes ; en voyant les mouvements
des fleuves, les perturbations des tempêtes, tous ces
grands phénomènes météorologiques qui prouvent dans
la matière une activité si caractéristique et si puis-
sante, il est tout à fait inévitable de supposer que les
corps qui manifestent une telle activité veulent cette
activité et la produisent en vertu de passions et de pen-
chants analogues à ceux qui déterminent les actes de
l'homme ; le fétichisme est donc un état tout à fait iné-
vitable de l'intelligence humaine, et résulte nécessai-
rement d'une tendance fondamentale de notre esprit et
des notions ou renseignements que nous possédons au
début » (1).
Le fétichisme, systématisé, a pu produire des civili-
sations avancées. Mais celui des noirs est encore in-
cohérent. Ils n'en sont pas encore à ériger des temples
aux grandes manifestations naturelles, au vent, à la
pluie, aux fleuves, aux montagnes, au soleil, au ciel,
aux étoiles, etc... Le fétichisme nègre est inférieur. Il
ne va guère au delà de la zoolâtrie, si l'on peut dire
que les réflexes désordonnés de cette émotion sont du
culte.
Quand les astres sont l'objet de quelque attention,
c'est, le plus souvent, qu'ils sont considérés comme des
animaux.

(1) P. Laffite.-— Considérations générales sur Vensemble de


.la civilisation chinoise et sur les relations de l'Occident avec la
Chine (p. 13-14).
Pour le Mandé, l'éclipse de lune, c'est un chat (dja-
kouma) qui veut manger la lune (kolo). Aussi, pour
effrayer le chat, jusqu'à ce que la lune reparaisse, les
noirs font-ils le plus de bruit possible avec leurs tam-
tams en criant : « Djakouma yé kolo mené ». Les
éclipses de soleil sont présages de guerre ou de mort. Au
Dahomey, la foudre est redoutée sous les espèces du fé-
tiche Chango qui a pour esclaves les tenèbres (Biri).Chez
les Mossis, le soleil est révéré, la lune est considérée
comme la résidence des nabas décédés. Les Bobos, —
qui n'ont pas de tana, fêtent l'apparition des pluies,
— sacrés.
et certains cours d'eau sont
Les Bozos tiennent boutique de gris-gris contre les
•accidents des voyages fluviaux. Certains chefs ou féti-
cheurs, le hogron chez les Habé, ont pour mission essen-
tielle de provoquer la pluie au moment propice pour
les lougans.
Le naturisme nègre ne va pas au delà.
Auprès des villages, il y a presque toujours une es-
pèce de bois sacré. C'est là où se fabriquent les fétiches
de bois ou de pierre, les gris-gris. C'est là qu'à cer-
tains jours on s'enivre à mort, après quelques sacri-
fices de poulets, de chiens ou de moutons. Les quelques
arbres du « bois sacré » sont surchargés de gris-gris.
Ces pratiques sont grossières. La profusion des fé-
tiches et des gris-gris, la multiplication infinie des
gestes propitiatoires ou conjurateurs a pu faire penser
à une complexité infinie ; mais, si l'on ne se perd pas
dans des détails indifférents, rien n'est plus simple.
Pour le noir, aliéné de lui-même, tout est fétiche, tout
est gris-gris, pour le village, le foyer, le lougan,

l'individu, la saison, le jour et toute conjoncture. Tout
étant semblablement animé dans la nature, chaque
objet peut être malévole ou bénévole également, et fé-
tiche. Et chacun, marabout, sorcier, féticheur, griot,
fibre ou captif, s'ingénie à en découvrir de plus puis-
sants, de plus efficaces.
A l'entrée de chaque village, accrochés à un arbre
isolé, ou disposés d'une certaine manière en bordure
des sentiers, on voit des objets étranges : sandales
(samaras) usées, haillons, filets contenant des scories,
bouquets de feuilles et de racines, morceaux de bois ou
tas de pierres : autant de gris-gris ou d'ex-voto. Le
crâne d'un chien sacrifié, un morceau de bois grossiè-
rement équarri, une pierre : voilà des fétiches suffi-
sants.
Ce sont encore des pierres quelconques auxquelles
on attribue un sexe, qu'on marie, qu'on nourrit, qu'on
invoque. Ces fétiches sont placés dans une forêt, sous
un arbre, d'autres fois dans une espèce de minuscule
mosquée en banco ou dans une case.
Certes, si la volonté plus mystérieuse de ce qui paraît
inerte peut les émouvoir tout autant, les indigènes ne
sont pas sans établir quelque valeur. Ils ne sauraient
se refuser à voir, en général, que les animaux sont plus
mobiles que les végétaux et ceux-ci plus animés que
les minéraux.
Un des fétiches des Malinké de Bakel, Berro, n'est
autre qu'un tas de pierres amoncelées auprès de la case
d'un féticheur du village de Dialacoto. Il paraît que le
fondateur du village avait aperçu un serpent à cet en-
droit et avait mis sa famille sous la protection du reptile
en marquant ce point mémorable d'autant de cailloux
qu'il avait de parents. Depuis, à chaque naissance, une
pierre est ajoutée, et l'on offre au serpent du riz pilé
dans du lait, et on lui fait des sacrifices. Chaque village,
on l'entend bien, a quelque fétiche de ce genre.
Au Mossi, les lions sont les cousins du moro naba, et
on ne les peut tuer.
Marche rapporte qu'on rencontre dans les hautes
régions du Gabon des caïmans fétiches qui dévorentles
esclaves fugitifs.
Dans le nord du Bakounou (Sahel), aux villages de
Bassaka et de Sinka, les indigènes nourrissent et
vénèrent des caïmans qui vivent dans des mares qui ne
communiquent plus avec aucun cours d'eau.
Au Dahomey, le serpent Danbé et le principal féti-
che. On le marie, on lui donne des femmes, qu'il fécon-
de, — par procuration. Le caïman est aussi très redouté.
Tous les féticheurs sont couverts de tatouages figurant
surtout des serpents, caïmans, tortues, lézards, et qui
sont tabous.
Pour Lang, le totémisme est « la parenté de l'homme
avec les objets naturels ». Il eût pu dire: le totémisme
est la manifestation première du fétichisme non systé-
matisé. On le trouve chez tous les primitifs. Nous avons
vu que les noirs ont leurs tanas éponymes ou protec-
teurs. Si ces tanas ne peuvent nous guider dans nos re-
cherches des origines ethniques, — ces origines, pré-
sociales, n'ayant d'ailleurs qu'un intérêt de curiosité,—
à tout le moins, ils nous aident à pénétrer l'âme fétichiste
sur laquelle nous avons à agir dans nos colonies.
On ne doit ni regarder, ni toucher, ni manger son tana.
De même que l'indigène dit que telle chose est « bonne
pour blanc, mauvaise pour noir », chez les Bagas, par
exemple, il dira que le caïman est mauvais pour les
Souma, et, chez les Sousous, le lion, pour les Camara.
Si un Souma mange du caïman, il aura la lèpre.
Si un homme a pour tana l'antilope et la femme le
serpent, la femme peut manger de l'antilope, mais hors
la vue de son mari. De même, l'homme ne peut toucher
au serpent devant sa femme. Sinon, celle-ci quitterait
la maison aussitôt.
L'homme ne peut plus avoir de commerce avec sa
femme si elle a mangé son tana en sa présence. Les
Mossis du Yatenga mangent du cheval et non du chien,
alors que leurs concitoyens, les Kouloumenkobé,
mangent du chien et non du cheval. Les Minas s'ab-
stiennent d'un certain poisson.
Les femmes bambaras et markas ne doivent pas tou-
cher à une petite biche à houppe, qui provoque l'avor-
tement et la stérilité.
Les Ouolofs du diamou Diop ne peuvent toucher à
l'oiseau trompette sans que leur corps se couvre de
plaies.
Les idiélis (cordonniers et griots) de San ont, entre
autres tanas, le singe. L'un d'eux m'en a conté la lé-
gende. Elle est brève : Une femme enceinte avait les
seins gonflés. On les lui frotta avec la main d'un singe
qu'on venait de couper. Les seins reprirent leur volume
normal ; mais l'enfant mourut. Et ainsi, le singe fut con-
sidéré par la suite comme tana éponyme.
A Mopti, des chasseurs ayant amené sur la rive un
caïman qu'ils venaient de tuer, une femme se mit à
pousser des cris en entourant le cadavre de cauris. On
eût pu croire à une vive douleur, ou à un grand effroi :
Une heure après, elle n'y pensait plus, et le caïman dé-
laissé pourrissait au soleil.
Les Foulahs soutiennent des conversations avec leurs
bêtes et les traitent en semblables. Tous nos animaux
domestiques nous viennent du fétichisme ancestral.
Depuis, nous ne faisons plus d'acquisition de ce genre.
Nous avons perdu ce sens de nous associer les bêtes, et
c'est fâcheux.
Des indigènes se croient parfois transformés en hyène,
en lion, en panthère. En poussant des hurlements,
ils se jettent sur les passants pour les mordre. On ne
les apaise qu'en se réunissant en nombre pour battre
des mains et leur jeter des cauris. Ils se mettent alors à
danser, et la crise est terminée. Chez les Habé, à la
suite de danses trop ardentes, il en est qui se jettent
sur les autres pour les mordre.
Au Gabon, l'oma-ndyégo, homme tigre, véritable
cannibale, est plus dangereux.
C'est peut-être là une des formes les plus fréquentes
de l'anthropophagie. En tout cas, c'est celle qui sub-
siste en Afrique occidentale.
Il arrive assez souvent encore que des indigènes sont
attaqués dans la brousse par des individus revêtus de
peaux de tigres bu de lions et dévorés incontinent.
Dans le Kaback (Mellacorée), en 1903, on jugea quatre
noirs qui, déguisés ainsi, avaient égorgé un passant
en le labourant de coups de griffes. Ils avaient en-
suite dévoré le cadavre encore chaud et palpitant, y
compris les cheveux, les intestins et leur contenu. Us
ne laissèrent sur place qu'une main et une partie de la
mâchoire. Ce n'était pas leur première victime. Ils fu-
rent condamnés à mort et exécutés.
L'anthropophagie est encore très pratiquée aux con-
fins de la Côte d'Ivoire et de Libéria.
Elle est la conséquence des sacrifices qu'on fait aux
fétiches.
S'il y a culte, on peut dire que le sacrifice est l'es-
sentiel du culte nègre.
Les sacrifices humains sont devenus rares, — sauf à
la Côte d'Ivoire. Au Savalou (haut Dahomey), on sa-
crifie pourtant encore les jumeaux mâles. Le plus sou-
vent, ce sont donc des animaux qui sont immolés,
surtout des poulets. En Casamance, on immole les
sorciers.
Ne concluons pas à de la cruauté. La sensibilité du
noir n'est pas la nôtre, et il n'a pas notre répugnance
métaphysique de la mort. Tout est animé, tout-vit. Rien
ne peut cesser de vivre. La mort, pour lui, n'est pas la
mort, ce n'est qu'un avatar.
Le nègre ne se sépare pas du monde, il se sent
comme la partie d'une masse. Il n'est qu'un écho. Toutes
ses impressions lui paraissent des réalités. « L'homme,
a dit Maine de Biran, ne se sépare pas de prime abord
des objets de ses représentations ; il existe tout entier
hors de lui ; la nature est lui, lui est la nature ».
Les femmes et les captifs suivent volontiers leurs
maîtres dans la tombe. Ils ne peuvent concevoir qu'ils
cesseront d'être. D'ailleurs, ils vivent si peu d'une vie
individuelle consciente qu'ils se sentent comme fondus
dans le tout. Chez les Chinois, la famille est un être qui
se continue, les individus ne sont rien que par la famille.
Chez les noirs, la famille n'est qu'un groupe social, le
mieux formé sans doute pour eux, mais qui ne se dis-
tingue à peine encore du chaos inorganisé des volontés
innombrables qui agitent l'univers.
Les traditions sont obscures, et les souvenirs des an-
cêtres ne remontent pas haut. Les cendres sont des
fétiches qui n'ont pas plus d'importance que les autres,
et provisoires.
Et il en est de même pour le musulman. Celui-ci n'a
pas une idée de la mort plus religieuse que le fétichiste,
car il n'a pas une autre mentalité.
Bien que le fétichisme systématisé doive conduire au
culte des mânes, comme en Chine, chez le noir, fidèle
ou non, la sépulture n'est encore qu'un simple enfouis-
sement.
Chez les Touareg, le marabout lave le cadavre, le
coud dans un suaire, pour le déposer ensuite dans une
fosse, couché sur le côté droit, la face vers l'est. Sou-
vent, les témoins de pierre, placés aux extrémités, sont
des objets néolithiques, haches, massues, meules, etc...
Après l'enterrement, il y a un plantureux repas en
commun. Le marabout reçoit une vache et les vête-
ments du mort. Ensuite, les Touareg lèvent le camp.
Ils ne peuvent rester à l'endroit où l'un d'eux a tré-
passé, non plus que prononcer le nom de celui-ci, ni
dire qu'il n'est plus.
C'est que les Touareg craignent les revenants. Ils ont
des songes où les morts leur apparaissent.
En Guinée, un an après le décès, il y a un sacrifice,
— c'est-à-dire qu'on tue un boeuf et un mouton et qu'on
le mange en commun.
L'enterrement donne lieu à un repas commun où
l'on chante : « Notre grand-père est mort, — remplis-
sons-nous, remplissons-nous ; — notrê grand-père est
mort, — remplissons-nous complètement ».
Le tam-tam est aussi le complément indispensable
de toute cérémonie funéraire.
Ils prennent peu de soin des sépultures. Les fosses
sont peu profondes, à peine recouvertes de branchages
et de terre, et protègent mal les restes humains contre
la voracité des hyènes et des chacals.
Les femmes portent le deuil un an, marqué par un
pagne et un mouchoir blanc et, trois mois après, par
des ablutions spéciales. Elles peuvent se remarier en-
suite. Les hommes ne portent jamais le deuil. Ils peu-
vent prendre femme le jour même du trépas d'une
épouse.
Les gens du Mossi creusent des trous où le cadavre
est placé verticalement avec tous ses effets, du mil, des
cauris, etc... Quelquefois on y ajoute un objet quel-
conque qu'il est chargé de transmettre à un autre défunt.
Chez les Bobos, les morts sont enterrés dans la cour
de la soukhala. Pour pouvoir replier les corps, on leur
brise les os des jambes. Parfois on procède à l'abla-
tion des parties sexuelles. On s'afflige si le disparu est
jeune, on se réjouit s'il est vieux.
Chez les Habé, pas de commémoration. Les tombes
sont laissées à l'abandon, et bientôt, les hyènes aidant,
il n'en reste plus trace. Les femmes seules doivent
pleurer.
Chez les Foulbé, la femme porte le deuil de son mari
en enlevant ses bijoux et en portant un voile blanc con-
fectionné avec l'un des derniers boubous du défunt.
Chez les Mandé, fétichistes ou musulmans, les libres
sont souvent enfouis dans une case.
Dès que quelqu'un meurt, des coups de fusil sont
tirés, les pleureuses poussent des gémissements aussi
perçants que peu sincères. Le corps est lavé, puis en-
seveli. Personne n'assiste à cette dernière opération
que celui qui en est chargé : on redoute d'être emmené
par le mort. A certains jours, on apporte à celui-ci des
calebasses de couscous. C'est la seule commémoration.
Au Dahomey, la cérémonie est peu différente. D'abord
les cris et les sanglots des femmes, puis des libations,
le repas, des fusillades, des chants et des danses. Le
plus souvent, le mort est enfoui dans sa propre case. On
place à cote du corps des vivres, des cauris, une arme.
Tous les ans, la fête se renouvelle en famille. Cette com-
mémoration n'est pas seulement un prétexte à festoyer :
il y a là, peut-être, un culte des morts qui s'organise.
Après plusieurs années, les crânes sont déterrés et pla-
cés dans l'habitation des vivants.
Ces honneurs funéraires sont refusés aux criminels,
aux suicidés, aux débiteurs insolvables, aux esclaves
et aux étrangers. La femme seule porte le deuil pendant
douze lunes. Elle reste enfermée dix jours dans sa case
et quitte ses bijoux.
A la Côte d'Ivoire, les morts sont enterrés loin des
habitations. Sur leur tombe, on dépose des poteries et
des objets divers. Les funérailles se font en grande
pompe, et le tam-tam dure plusieurs jours. Quand le
décédé est un chef, il y a de répugnants sacrifices de
femmes et de captifs.
Au Sénégal, notamment chez les Sérères, les lamen-
tations durent jusqu'à l'ensevelissement. « Le corps du
mort, dit Pinet-Laprade, est déposé dans une enceinte
circulaire piquetée et surmontée de la toiture de la case
qu'il habitait de son vivant. Un fossé creusé autour de
ce tombeau donne la terre qui sert à le recouvrir. Au
sommet, on place, pour une femme, les ustensiles de
son ménage; pour un homme, ses armes et ses outils
de culture. Quelques bois épineux entourent et recou-
vrent cette dernière demeure des Sérères... A peine le
corps est-il inhumé que la joie la plus vive succède aux
lamentations. La population accourue de tous les
villages voisins se livre aux danses les plus animées,
chante les louanges du défunt, immole la moitié de ses
boeufs, et arrose ces festins homériques par de co-
pieuses libations d'eau-de-vie, de vin de palme ou de
rônier. Le bruit d'une mousqueterie retentissante
s'ajoute à l'animation de la fête dont la durée est pro-
portionnée à la richesse du défunt. »
En Casamance, les femmes se barbouillent de boue,
elles hululent, se roulent à terre, se laissent tomber du
haut de la case du défunt. Après, il y a une grandefête
qui dure plusieurs jours. Le corps est exposé deux
jours, et, tout en s'empiffrant avec les provisions qu'il
a laissées, non sans lui faire sa part d'ailleurs, on con-
verse avec le défunt, on le louange, on le blâme. Pen-
dant un an, il y aura des aliments sur sa tombe.
Ces pratiques sont à peu près semblables dans toutes
les régions et chez toutes les races.
Le noir n'a qu'une idée fétichiste de la mort, et c'est
assez dire qu'il n'a pas une idée de la mort.
Les honneurs rendus aux êtres disparus ne sont
d'abord qu'une invocation des fétiches. Tout étant fé-
tiche, les restes macabres deviennent fétiches, au
même titre qu'un lézard singulier, un arbre d'une
forme bizarre ou une boîte de conserve inopinée.
De là, l'institution humaine de la tombe.
Mais ce ne sont pas des esprits qu'on évoque, ce sont
les volontés ordinaires qui subsistent toujours dans
tout ce qui est. Le noir ne fait pas le départ de ce qui
est animé de ce qui ne l'est pas, non plus de son moi
que de son non-moi.
En parlant des Bobos, dont mon boy, un Bambara,
disait qu'ils sont des sauvages, on a écrit : « Dans bien
des circonstances, surtout dans les conjonctures graves
(guerres, épidémies, sécheresses, famines, etc.), le
village invoque les esprits des morts et fait offrir des
sacrifices par ses prêtres. » Erreur d explication, Sub-
jectivisme. Les noirs ne peuvent concevoir un esprit,
et ils n'ont pas de prêtres. On oublie que les noirs sont
des fétichistes.
La joie et les festins n'indiquent point un manque de
coeur, mais seulement que l'on ne peut s imaginer
l'anéantissement de la mort.
Le plus souvent, celle-ci est considérée comme un
accident et surtout comme un mauvais tour joue par
quelqu'un qui en voulait au défunt. Celui-là, qui est
un sorcier (soubaha), il le faut découvrir, et c'est
l'office du féticheur. Il s'ensuit des scènes grotesques
ou atroces. Trop souvent le prétendu sorcier est soumis
au poison d'épreuve, ou immolé sans procès.
Même les Touareg croient aux akirikos. Ils reconnais-
sent ces buveurs de sang à leur habitude de se lécher
les lèvres. S'il y a doute, l'inculpé est amené auprès
d'un feu où l'on a jeté du soufre ou des plantes déga-
geant une fumée épaisse et une odeur nauséabonde. Le
mouvement de répulsion qu'il ne manque pas de faire
le dénonce, et, après qu'on lui a confisqué ses biens, il
est expulsé de la tribu.
Les coiffures, les marques, les tatouages, les fards,
la circoncision n'ont pas de signification mystique, ni
d'autre bien précise. Peut-être est-ce une forme d état-
civil....
Cela manifeste surtout l'analgésie du noir.
Dans toutes ces opérations, presque toujours inu-
tiles, dont beaucoup nous paraissent douloureuses,
c'est un point d'honneur, pour l'homme comme pour
la femme, de ne laisser entendre aucun gémissement et
de ne verser aucune larme. J'ai vu des femmes dont le
corps entier était sculpté par des cicatrices saillantes or¬
nementales. Elles en étaient fières,elles étaient admirées.
Il y a des tatouages de races, de familles, de classes,
de tanas ou de fétiches. Il y en a qui sont des flétris-
sures pénales, d'autres de coquetterie. Les femmes
peulhes se veulent la lèvre inférieure énorme et vio-
ette. La femme bobo s'insère dans la lèvre inférieure
un lourd cylindre de silex qui a pour objet de retourner
complètement cette lèvre en la tuméfiant. La salive
n'est plus retenue, et la bave s'écoule. C'est hideux.
Les autres noirs eux-mêmes ont de la répugnance pour
ces femmes. Les Bobos prétendent que c'est ce qu'ils
veulent précisément, pour qu'on ne leur enlève pas
leurs femmes qui sont d'excellentes travailleuses.
Ce fut aussi un procédé pour les vainqueurs de
marquer les vaincus et par là de les asservir. Il arrive
que des Foulbé refusent de se faire vacciner, parce qu'ils
croient que nous voulons les marquer ainsi.
Chez les Courtibé musulmans, comme chez les sec-
tateurs de Simo, les jeunes garçons et les néophytes
sont soumis à l'épreuve de la bastonnade. Après s'être
excité par la danse et le bruit, le patient lève les bras,
et chacun des assistants le cingle de plusieurs coups
de baguette flexible sur les épaules et la poitrine. Il en
est qui y succombent. En tout cas, les cicatrices res-
teront. Elles sont glorieuses.
Il est probable que certains tatouages out dû imiter
des blessures de guerre et proclament le courage de
celui qui les porte.
La circoncision est plus générale. Elle s'accompagne
presque toujours de quelque solennité.
Elle fut pratiquée de tout temps chez les noirs, et
paraît avoir été imaginée pour remédier au développe-
ment exagéré du prépuce. Les gestes fétichistes, même
chez les musulmans, ont accompagné l'opération, comme
pour tous les actes importants. Et la circoncision devint
une consécration de la virilité.
Les exceptions sont donc rares. Nous ne connaissons
que les Baoulés et les Bobos, qui ne sont pas sans en
être gênés. Chez les Diolas du Fogny, il n'y a qu'un
simulacre d'opération. On se borne à piquer la cuisse
pour qu'une goutte de sang apparaisse. Les réjouis-
sances suivent.
La circoncision des filles (excision clitoridienne) est
plus difficilement explicable. Elle n'est sans doute
qu'une imitation de celle des garçons. Aussi est-elle
moins générale et plus capricieuse.
Chez les Maures, elle a lieu le septième jour après
la naissance, au baptême ; chez les Peulhs et Toucou-
leurs, de deux mois à quatre ans ; chez les Mandé,
de trois à quatorze ans ; dans certaines familles man-
dingues et bobos, après avoir eu au moins un enfant.
Chez les Ouolofs, les Sérères, les Diolas, les Touareg,
au Dahomey, à la Côte d'Ivoire, les femmes ne sont pas
circoncises.
Les raisons de cette coutume aussi barbare qu'ab-
surde sont bien hésitantes. Pour les uns, c'est afin
d'éviter l'infidélité des femmes en atténuant chez elles
le plaisir génésique ; pour les Bambaras, c'est un
motif plus futile que nous ne pourrions rapporter
qu'en latin. À Djenné, on m'a dit cette légende : Ismaël
(?...) avait une femme libre et une captive. La première
ayant eu à se plaindre de celle-ci lui imposa sept
marques pour la distinguer des libres :
cicatrices du
visage, tatouage des lèvres, ongles rognés, anneaux au
nez, tagoro (cicatrices aux hanches), anneaux aux
lèvres, excision du clitoris. Mais suivant les régions, et
même à Djenné, les femmes de toutes conditions sont
tenues de se faire circoncire.
Partout la circoncision est collective, car on n'opère
que tous les trois, quatre ou cinq ans. C'est par cette opé-
ration, qui est subie entre 6 et 14 ans, que le jeune gar-
çon fait son entrée dans la vie sociale. Plus on l'a retar-
dée, plus la fête est complète.
Presque toujours, c'est un forgeron qui opère. Le
morceau enlevé sert de gris-gris. On l'enterre dans le
plus grand secret ou on le porte avec soi dans un sa-
chet ; quelquefois on le mange. Un féticheur, le Soma,
protège les nouveaux circoncis.
Pendant la période de cicatrisation, d'un mois envi-
ron, les jeunes circoncis sont réunis ensemble dans une
case, les filles à part. Ils portent un costume spécial,
par exemple une robe jaune et noire (bila) avec un
bonnet. Le jour, les garçons s'éloignent du village et
aucune femme ne les doit approcher. Ils agitent un jeu
de calebasses pour avertir de leur approche. Ils ont le
droit de voler des victuailles et de mendier.
Des pratiques nécessaires auxquelles on donne des
formes capricieuses, des pratiques absurdes qu'on en-
toure de mystère et de manières méticuleuses : Est-ce
là une religion, avec ses rites, ses prêtres et son Dieu?
Il n'y a que des gestes superstitieux, de crainte et non
d'amour, des féticheurs et des fétiches. On ne saurait
s'y méprendre.
Les sacrifices, les invocations, nous les connaissons,
et même les salam. Ce n'est ni la prière, ni l'adoration
d'un être supérieur. Quand les Diolas sortent le Békine
(fétiche) de sa cachette, c'est pour l'insulter et le battre.
Un incendie, une maladie, la sécheresse, etc., a pro-
voqué leur ire.
Les féticheurs ne sont pas des prêtres. Ils ne dirigent
point les consciences, ils ne célèbrent aucun Dieu. Ce
sont des jongleurs, des thaumaturges professionnels,
spécialisés dans la conjuration ou la propitiation des
volontés de toutes choses, imposteurs ou sincères, et
dupes eux-mêmes. Parfois, ils se recrutent parmi les
•castes méprisées. Ainsi, le kama, qui est toujours un
forgeron. Les féticheurs d'Iran, de Baking, de Nama,
de Simo ou de l'Oricha forment de redoutables sociétés
secrètes, par quoi ils maintiennent leur puissance. On
est initié par le mélange du sang et des épreuves plus
ou moins sérieuses. Ils ont des façons occultes, des
marques, un langage à eux. Les féticheuses minas
(danwé) ne doivent pas parler l'idiome vulgaire et elles
ont une salutation particulière: elles se détournent et
se mettent à genou en battant des mains.
Chez les Habé, dont on a décrit la prodigieuse mais
imaginaire théocratie, les fameux grands prêtres, ho-
gron, lagam, etc., ne sont que des féticheurs ordinaires
auxquels il convient de n'attacher pas plus d'impor-
tance que les Habé eux-mêmes.
Un de ces voyageurs qui ont la manie d'amplifier en
merveilleux écrivait : « Les Bagas adorent le Simo, di
vinité qui s'entoure d'idoles mâles et femelles et dont
les rites extraordinaires sont gardés secrètement. Tou-
tefois, j'ai pu photographier leur « Dansondip » que per-
sonne ne peut voir s'il n'est initié, en payant un litre de
rhum et en promettant de n'en rien dire aux femmes ».
Ce n'est pas cher. Nous aimons à croire qu'il en coûtait
plus aux profanes pour pénétrer les mystères d'Eleu-
sis.
Un dicton dahoméen proclame : « Le ventre est le
premier des fétiches ». Et ce bon sens fétichiste met tout
en place.
Le noir est a-religieux. Et il est a-religieux parce
qu'il est profondément fétichiste. Son grand homme,
celui qui vivifiera la race, ce ne sera pas un Mahomet,
mais certainement un Confucius.
«
La religion, dit Littré, est l'ensemble de doctrines
et de pratiques qui constitue le rapport de l'homme
avec la puissance divine. » — Rien de cela chez le féti-
chiste noir. Tout est sur le même plan.
«
Une religion, dit B. Kidd, est une forme de
croyance fournissant une sanction super-rationnelle à
tous les actes de l'individu là où les intérêts individuels
et les intérêts de l'organisme social sont en opposition,
et subordonnant les premiers aux derniers dans l'inté-
rêt de la grande évolution qu'accomplit la race. » —
Rien de cela encore, et pour cause. Les fétiches ne sont
ni moraux, ni sociaux. Ce sont les volontés arbitraires
des choses adéquates aux volontés arbitraires des
hommes. Le meilleur moyen de se les concilier est ce-
lui qui réussit, par la ruse, les cadeaux ou la force.
La moralité est proportionnelle à la socialité. La fonc-
tion essentielle de la religion est, par dénomination, de
relier, d'associer. Le fétichisme non systématisé dis-
perse. Le fétiche de l'un n'est pas celui de l'autre.
Qu'importe que le Simo soit méchant de nature, si l'on
obtient pour soi ses faveurs.
La spontanéité du fétichisme n'est pas sans avantage.
Elle fait du noir un affectif. Mais elle ne laisse point
d'être capricieuse et turbulente. La religion, étant un
rapport, est une règle ; dans le fétichisme il n'y a pas de
règle, il n'y a de soumission à aucun décret, il n'y a
que le fatalisme d'une volonté qui se sent impuissante
à dominer l'incohérence de l'arbitraire universel.
Mais si tout est arbitraire, il n'y a pas de despotisme
divin, l'arbitraire se limite, tout devient relatif. D'où
le bon sens pratique, qui est l'avantage du féti-
chisme.
Mais l'Islam ?
Eh bien ! l'Islam ne change rien à ce caratère fon-
damental, parce que, en tant que religion monothéiste
et morale théologique, il est inassimilable pour le
noir.
Le Chatelier, dans Islamisme-fétichisme,le démontre
suffisamment. « La fête du Mouloud en Nebi s'est, dans
tout le bas du fleuve, et partout où vont les traitants de
Saint-Louis, confondue, sous le nom deTabaski (la fête
du Mouloub en Nebi se nommerait en ouolof Gamou et
non pas Tabaski), avec une ancienne fête des Ouolofs
fétichistes. La plupart des Mali-nké musulmans, dont la
conversion s'est effectuée au siècle actuel, conservent
la pratique de l'excision pour les femmes. Ainsi, dans
le Manding et les régions voisines, ce sont les mara-
bouts soni-nké qui font la circoncision et l'excision chez
les fétichistes. Les marabouts font indistinctement des
gris-gris pour leurs coreligionnaires ou pour les idolâ-
tres. Enfin, ils ne s'en tiennent pas aux. amulettes pro-
prement dites mais font commerce d'objets bénis en
quelque sorte. Chez les Sérères par exemple, et cet usage
se rattache aux habitudes d'ivrognerie de la race, beau-
coup de tiédos portent des bouteilles d'eau, à laquelle le
lavage des versets du Coran, d'amulettes, a donné une
vertu particulière, et ils s'en servent soit pour leurs ablu-
tions, soit comme boisson. » Au cours de cet ouvrage
on a pu en remarquer d'autres preuves. Nous pour-
rions les accumuler.
Ce n'est pas à dire, on l'entend bien, que l'Islam soit
indifférent.
Notre politique ne saurait le négliger.
«
Qu'on le veuille ou non, a pu dire M. Gentil (1), il
y a actuellement un péril musulman. »
Chez les Maures, ce sont peut-être les Tolba, tribus
maraboutiques se livrant à l'élevage, au commerce et
au culte, pressurées, molestées par les tribus, guer-
rières, qui acceptent le mieux notre protection. Et le
Coran conseille : « Point de contrainte en religion. La
vraie route se distingue assez de l'erreur » (XI, 257).
«
Avertis les hommes, car tu n'es qu'un avertisseur,
tu n'as pas le pouvoir absolu sur eux ». (LXXXVIII,
21-22).
Mais il y a aussi les ignorants fanatiques qui éclosent
de la fermentation marocaine. Et ceux-ci sont toujours
prêts à proclamer la Djchad (guerre sainte) contre le
nazarane (infidèle chrétien).
Or, s'ils ne peuvent être vraiment des monothéistes,
les noirs sont des instruments d'autant plus formidables
pour les Mahdi de circonstance.
Socialement, nous verrons que l'Islamisme a une ac-
tion non négligeable.
Psychologiquement, nous le répétons, le noir, con-
verti ou non à l'Islam, reste fétichiste foncièrement.
Allah n'y peut rien.
Le noir ne conçoit que le concret dans un syn-
crétisme amorphe qui embrasse tout et lui-même. Cha-
que phénomène se produit par une volonté ; mais cette
volonté est limitée et aucune n'est définitivement pré-
dominante. Il incline donc au fatalisme et à l'impré-
voyance, parce qu'il sent qu'il ne peut contenir toutes
les volontés des fétiches ; mais il est indiscipliné parce
qu'il imagine que chaque phénomène se peut repro-
uire d'autre manière que la précédente. Pour lui tout
est chaos. L'ordre abstrait lui échappe, et donc la
science. La loi est abstraite, et la science n'a d'autre
fin que de la formuler. Découvrir les faits antécédents,
établir des rapports, généraliser les effets, sérier les
causes, — c'est exactement la négation même du féti-
chisme nègre, qui serait une erreur absolue, si la

(1) La Chute de l'empire de Rabah, p. 269.


science contenait toute l'intelligence, et si l'on pouvait
vivre dans l'erreur absolue.
Ayant projeté son anthropomorphisme sur toute
chose, le noir ne peut plus qu'énumérer. Il n'évolue
pas, car il ne compare qu'exceptionnellement, et mal.
Toutes ses impressions sont des réalités, et c'est la
dernière qui l'emporte. Rien n'est causé. Tout est
spontané, indépendant, mobile, capricieux, tout est
jeu.
De là, plusieurs aspects de son caractère : il est illo-
gique, méfiant, joueur, imprévoyant, inconstant, vani-
teux, paresseux, menteur, lâche. Ce sont là des défauts
de mentalité. Pris sous un autre biais, d'un point de vue
plus large, spontanément et par le coeur, on peut aussi
bien dire : il a du bon sens, il est patient, fidèle, mo-
deste, courageux, franc et brave. Par la tête, il ne sau-
rait avoir que des ridicules et des vices ; par le coeur,
il possède de grandes qualités.
Ceux qui sont appelés à le diriger ont deux ressorts à
susciter : la crainte et l'affection. Le premier, nous ne
pouvons l'employer qu'exceptionnellement. D'ailleurs,
il contient seulement, sans stimuler ; il est dangereux,
parce qu'il est facile et qu'on est trop porté à en abuser.
Le second est plus sûr, plus vivant. Nous le recomman-
dons aux hommes de coeur et d'intelligence que doivent
être les coloniaux.
Le noir est essentiellement affectif. Si la dureté de
son existence a trop refoulé son instinct naturel, en lui
dispensant plus de bien-être, nous l'exalterons. Ce n'est
pas son cerveau quasi-simiesque, c'est son coeur que
nous avons à cultiver. Par la sympathie, il y a une so-
ciété originale à propulser, dont les éléments existent
déjà, et par laquelle le noir peut avoir, lui aussi, sa
mission d'humanité à accomplir. Il y aurait beaucoup à
dire là-dessus. Nos civilisations trop cérébrales ont be-
soin, de plus en plus, d'un contre-poids de sentiment.
Pourquoi les fils de Cham ne nous le fourniraient-ils
pas ? Ils sont tout désignés pour cela. Cette civilisation
sentimentale ne pourra pas, bien entendu, se passer
des civilisations rationnelles de l'Europe et devra lui
rester subordonnée ; mais n'est-ce pas ce qui convient
le mieux à l'affection de s'attacher en se soumettant ?
Or « la soumission, dit A. Comte, est la base du per-
fectionnement ». Il n'y a pas à craindre que l'envie
vienne gâter, comme dans notre démocratie, les élans
du coeur. Le noir ignore l'envie, qui est une sorte
d'imagination. Il ne désire que ce qui lui convient..
L'imitation serait plus à redouter ; mais ce sera à nous
de la canaliser, c'est-à-dire de l'éveiller quand elle sera
utile et de la réprimer quand elle ne le sera pas. Évi-
tons surtout la maladresse de faire de nos protégés des
électeurs, des « primaires », des » messieurs ».
Nous n'avons à développer que la faculté la plus ca-
ractéristique du noir : l'affection. Par là, nous pouvons
élever le noir et l'organiser.
On peut donc agir sans assimiler.
Le noir ne peut abstraire, sérier, faire un choix parmi
les réalités qui l'impressionnent, c'est-à-dire idéaliser.
Son art, restera donc pauvre, hormis les arts purement
physiques de la danse et de la musique.
Pas de dessin, pas d'architecture. Celle de Djenné
et de Timbouctou est d'origine marocaine.
Peu de sculpture, et seulement quelques reproduc-
tions gauches, en bois, en terre cuite, en bronze, de
formes animales ou humaines, dans les fonctions, jour-
nalières les plus basses. La musique et la, danse
sont mieux dans le tempérament du nègre, qui en
raffole.
Cependant, bien que les griots virtuoses pullulent,
les compositeurs sont rares. Leur musique est d'une
monotonie lamentable, ce sont toujours les mêmes notes
qui reviennent. Il n'y a que du rythme. C'est qu'ils sont
des danseurs émérites. Ici, ils excellent. Dans un
village de. griots, à Kiriné, il me fut donné une nuit,
par un splendide clair de lune, d'assister à un tam-tam
exécuté par tous les gens du village, depuis les bam-
bins de trois à quatre ans, jusqu'aux vieillards. C'était
d'une sauvage beauté. Même la musique n'était pas
sans charme, comme tout ce qui est à sa place et à son
moment. Ce soir-là, les principaux aèdes de Kiriné me
chantèrent les louanges des blancs qui chassèrent Sa-
mory ; mais je doute qu'ils y mirent le môme talent
que pour la danse.
Pourtant la langue est suffisamment riche, puisque
agglutinante, supérieure au chinois monosyllabique.
Et même, d'après Frédéric Muller, la langue peulhe,
qui est à flexion, appartiendrait au groupe Haïnite-Sé-
mite. Or cette langue est très répandue en Afrique oc-
cidentale. La majorité des noirs l'entendent. Elle tend,
d'ailleurs, à se corrompre.
Les dialectes sont nombreux. En général, les noirs
connaissent celui de leur famille et celui qui est le plus
usité dans la région qu'ils habitent. Il n'est pas rare de
rencontrer un indigène parlant quatre ou cinq dialectes
différents. Le fétichisme n'est pas sans compliquer
l'usage. Ainsi, les Ouolofs ont des mots qui ne se pro-
noncent que le jour et d'autres la nuit, il en est qui ne
se disent que dans certaines circonstances ou à de cer-
taines personne. Pourquoi ? Qui le dira ? A coup sûr, ce
ne sont pas les noirs. Les fétiches naissent du caprice
d'une heure, c'est-à-dire d'un motif contingent, et sur-
vivent des siècles, sans histoire.
Malgré la variété et la souplesse relative de la lan-
gue, la littérature nègre est pauvre. Les chants et les
contes des griots ont surtout pour but de flatter ceux
qui les payent ou de calomnier les autres.
Mais ils amusent aussi. Et ce sont des fables puériles,
où le fétichisme zoomorphique se retrouve. Le lièvre y
joue souvent le principal rôle. C'est lui le plus rusé,
qui berne les autres. Pour le noir, tout est réel égale-
ment. Il ne saurait rire de la déformation du réel, de
ce qui est proprement le burlesque. L'ironie, le ridicule
lui échappent. Son rire ne vient que de la satisfaction
d'un besoin ou de la représentation de cette satisfaction.
Voici ce qui peut le faire rire : Le lièvre et la hyène
convoitent une môme calebasse de couscous. Le lièvre
dit à la hyène : « regarde ce beau poulet là-bas ». Et
cependant que l'autre tourne la tête, il avale le cous-
cous.
Pour toutes les cérémonies importantes, il y a des
chants, et c'est bien ce qui nous découvre le mieux la
misère de l'imagination fétichiste.
Nous en avons relevé quelques-uns, et nous les don-
nons, textuellement.
Pour la circoncision :
1° — « Marche doucement, commerçant, la pau-
vreté n'est pas bonne. — Six bandes d'étoffe sont mises
autour des reins du captif. — Il est nu. La pauvreté
n'est pas bonne. »
2° Le vent souffle dans les branches du grand
— «
fromager. — Les branches s'inclinent à terre quand
l'homme appelle sa femme aimée. — Celle qui n'est
pas aimée accourt auprès de son mari, — qui lui dit :
ce n'est pas toi que j'appelle. »
Pour le mariage :
Une telle est enceinte, hé hi yé ! Une telle et ses
« —
compagnes sont enceintes, hé hi yé — Rien ne vaut
!

un fils, hé hi yé ! »
Pour la mort :
1° — « La souffrance de l'homme qui meurt est une
bonne souffrance. »
2° — « Buama a ri avec nous ; — Buama tu n'es plus
semblable à un autre homme. Buama rit. Dépê-
chons-nous d'aller au tam-tam. —Le tam-tam est loin. » —
Pour d'autres tam-tams : —
1° «Le jour où le grand caïlcédrat est tombé, que

suis-je devenu ? — Que suis-je devenu devant Ségou
Koro ? — Qu'on apporte un cola blanc pour offrir au
caïlcédrat. — Le jour où le grand caïlcédrat est tombé,
que suis-je devenu? »
2° Homme jaloux, fais rentrer ta femme.
— « —
Petit homme jaloux, dès que tu entends le tam-tam, tu
cours pour voir si ta femme n'est pas au tam-tam. —
Ta femme sera fatiguée quand la nuit viendra, et tu la
frapperas. »
Ces ouvertures sur l'âme noire suffisent sans doute
pour nous garder de tout propos d'assimilation et d'au-
tonomie.
«
Il n'y a pas d'exemple dans l'histoire ancienne ou
moderne qu'une peuplade nègre se soit élevée à un cer¬
tain niveau de civilisation ; et toutes les fois que, par
un de ces accidents qui, dans l'antiquité, se sont pro-
duits en Éthiopie, de nos jours à Haïti, une civilisation
élevée est tombée entre les mains de la race nègre,
cette civilisation a été ramenée à des formes misérable-
ment inférieures » (1).
A Haïti, à la Guadeloupe, malgré un décor de civili-
sation, on retrouve la même mentalité fétichiste avec
toutes les aberrations que provoque un mélange
d'idées inadaptables à cette mentalité.
A la Guadeloupe, les nègres sont électeurs et natu-
rellement socialistes. Leur député serait, paraît-il, un fé-
ticheur, un papa-loi du Vaudoux. Occupé à ses incan-
tations, on le voit, d'ailleurs, très peu à la Chambre, où
il ne se manifeste que par ses votes. La tribune fran-
çaise n'y perd rien.
A Haïti, on est moins avancé. C'est la libre-pensée et
là franc-maçonnerie qui florissent, — de concert avec
le Vaudoux.
Qu'est le Vaudoux? C'est le serpent fétiche. Libres
penseurs comme catholiques lui rendent leurs devoirs.
Dans beaucoup de cases, nous rapporte M. Jules Ca-
plain (2), la couleuvre et la chandelle piquée d'épingles
se cachent près du crucifix. Ce ne sont pas, comme on
le pourrait croire, des superstitions insignifiantes, pâles
survivances de l'immémorial fétichisme. Il y a encore
des sacrifices, et peut-être même des sacrifices humains.
On immole le cabri noir (l'enfant) ou le chevreau sans
corne (l'adulte) dans les baguis (réunions dans la
brousse) d'ivrognerie et de priapées. Les chapiteurs,
papa-loi, maman-loi, président à ces scènes de dé-
auche et consacrent les gris-gris haïtiens : oraisons,
maldiocs et gardes.
La polygamie de fait est générale. Les fonctionnaires
eux-mêmes ont des concubines dans chacune des loca-
lités de leur ressort.

(T) G. Le Bon. psychologiques de l'évolution des


— Les Lois
peuples, p. 101.
(2) La France en Haïti,
La même régression s'est produite à Libéria, dès
les nègres, mis pourtant dans la voie de la civilisationque
avec une impulsion vigoureuse par les Ashmun, Bu-
chanan et Harper, ont été livrés à eux-mêmes.
Bien que chrétiens, les Libériens sont revenus à l'es-
clavage, la polygamie, la promiscuité, l'inceste. Ils crou-
pissent dans la paresse, la misère et la saleté. Us
laissent leurs monuments dans le délabrement et leurs
rues sans entretien. Ils ne sont pas, nonobstant leur
affectation de christianisme, sans s'adonner au plus /
bas fétichisme.
On a prétendu que les noirs avaient pu, spontané-
ment, parvenir à une certaine civilisation. On a relevé
des traces de grandes villes, dans la boucle du Niger,
au Lobi, au Baoulé, et qui ont fait l'objet de commu-
nications à l'Institut. Il y a là, sans doute, beaucoup
d'exagération. Au Soudan, sous le surchauffant soleil,
une termitière renversée prend la proportion des
ruines d'Angkor. Nous avons déjà dit ce qu'il fallait
penser des fameux États nègres.
A moins qu'il ne soit, non un primitif, comme tout
témoigne, mais un décadent, ce que rien ne montre, le
noir n'a pu, avec sa mentalité fétichiste, constituer un
groupe social plus étendu que la famille, une organi-
sation économique plus perfectionnée que, l'esclavage,
•et donc, au delà, d'autres agglomérations politiques
que le troupeau rassemblé par la peur ou la bande coa-
lisée provisoirement pour le pillage.
Quand il y a réellement quelque chose qui prend
ligure d'institution, d'industrie ou de coordination in-
tellectuelle, on peut être assuré qu'il y a là influence,
autorité, initiative du blanc, marocain ou arabe.
Encore une fois, mous ne condamnons pas le noir à
la sauvagerie ; mais nous soutenons qu'il ne peut que
rester dans la logique de son tempérament fétichiste.
C'est dans le développement naturel de ce fétichisme
se systématisant, dans l'expansion de sa vie affective
s'ordonnant peu à peu qu'est le progrès pour le noir. Il
n'est pas d'autre progrès pour un peuple que celui que
lui commande son caractère.
Toute autre tentative de modification est corruptrice,
dissolvante, — et c'est précisément le contraire du
vrai progrès qui ne saurait être que le développement
de l'ordre.
Si le noir ne se peut pénétrer de notre civilisation,
celle-ci n'est pas la seule civilisation possible. La dis-
tance est grande entre le noir et le jaune : L'un et
l'autre sont pourtant fétichistes.
A tout le moins, nous pouvons donc amener le noir
au point de la civilisation chinoise. Nous croyons même
qu'il la peut dépasser, — non par la tête, certes, mais
par le coeur.
Confucius est le plus grand des fétichistes et peut-
être de tous les hommes, — si Jésus est Dieu. Il vien-
dra aussi le Confucius nègre qui formulera les principes
d'une civilisation effective et les préceptes dont elle
se vivifiera. Préparons-lui la voie.

III. — LA FEMME DANS LA FAMILLE

Nous savons que la famille, chez le noir, est un tout


politique, économique et social, — où les éléments
psychologiques natifs se combinent pour former une
âme. Il n'y a pas de groupe social mieux intégré. C'est
là-dessus qu'il faut agir. Cette constitution suppose, à
un certain développement, la polygamie et l'esclavage,
donc le patriarcat.
La famille noire se compose alors des hommes libres,
des femmes et des captifs. Les artisans et griots n'y sont
pas incorporés vraiment.
Plus la famille est nombreuse, c'est-à-dire polygame
et esclavagiste, plus elle est prospère, car plus son
travail se peut diviser, ses risques se répartir. Il en est
qui se composent de cent personnes, et même plus. Ré-
duite au couple monogamique, sans esclave, elle ne
peut que végéter misérablement. C'est le cas de quel¬
ques populations sauvages, où l'on remarque encore des
vestiges du matriarcat primitif et même de polyandrie.
Chez les Baoulés, pas de dot. L'homme et la femme
échangent seulement quelques cadeaux, qu'on se res-
titue quand on se sépare. La famille est précaire,
l'union est des plus relâchées, et les adultères sont fré-
quents. Le complice, homme ou femme, doit un cadeau
au plaignant. En cas de séparation, les enfants re-
viennent à la mère. Il y a peu de veuves, car à la mort
d'un homme libre ses femmes sont souvent sacrifiées
avec quelques vieux captifs. La différence est que ceux-
ci sont quelque peu torturés et que celles-là sont, par ga-
lanterie, uniment étranglées.
Chez certains Bobos (Tagouas, M'boens, Turcas, etc.)
les enfants appartiennent au frère de la mère ou à l'un
de ses fils, ou plutôt à la famille de la femme. En tout
cas, les femmes bobos, qui ne se marient qu'après leurs
premières couches, quand elles quittent un mari pour
un autre, emmènent leurs enfants.
Les Touareg paraissent avoir passé, presque sans
transition, du matriarcat à la monogamie patriarcale.
Cela tient en partie à leur condition de nomades pas-
teurs et guerriers, en partie à l'autorité de la femme
targuie, qui n'admet pas de rivale, pas même de con-
cubines captives. Quand un Targui a des enfants avec
une de ses captives, il ne les rachète pas, et ceux-ci
restent captifs. Dans quelques tribus, les Beni-Oumnia,
l'héritage revient au fils aîné de la soeur aînée.
Chez les Sérères, le père a moins d'autorité sur les
enfants que l'oncle maternel.
La polyandrie instituée est rare.
Chez les Sérères, le plus jeune frère peut user de la
femmede son aîné ; mais la réciproque n'est pas admise.
Chez les Baniounks de la Casamance, la femme se peut
marier simultanément avec plusieurs hommes, tant
qu'il n'y a pas de dot versée. Mais dès que l'homme a
payé les frais de la circoncision de la femme ou ceux
des funérailles des parents de celle-ci, qui sont des
frais de ripailles, la femme lui appartient. Seul, il peut
désormais l'autoriser à prendre des amants.
D'après Hecquard, dans le Fouta-Djallon, les femmes
ont presque toutes, tolérés par leurs maris, des sigisbés.
Chez les Mossis, les Samos, au Dahomey, la femme
vit souvent séparée de son mari, trop vieux, avec un
coadjuteur de celui-ci. Mais les produits du travail et de
l'amour reviennent au mari.
La transmission collatérale, qui est générale chez les
noirs, est peut-être une survivance, sinon de la polyan-
drie du moins de la promiscuité grégaire. Ainsi, dans
la famille, on appelle l'oncle, père ; le cousin, frère ; le
neveu, fils. Les captifs eux-mêmes, suivant l'âge, sont
pères ou frères. Et on n'appelle pas « mères » toutes
les femmes du père. Hormis la mère réelle, elles sont
les « femmes du maître ».
L'enfant, comme la femme, comme le captif, est une
propriété pour le chef de case. Ce qui ne veut pas dire
qu'il est maltraité. A Rome, la loi des Douze Tables per-
mettait au père de manciper trois fois son fils, une fois
sa fille. En Afrique, on les met en gage, ou on les vend
en mariage.
Quand la famille est organisée fortement, les enfants
sont soumis et respectueux. Dans un groupe social aussi
concentré, aucune faute n'échappe à la sanction. Et il
en est une qui est redoutée par-dessus toutes, c'est l'ex-
clusion de la famille.
Les préceptes du Coran ne peuvent que consolider
cette discipline familiale : « Tenez une belle conduite
envers vos pères et mères » (II, 77). — « Respectez les
entrailles qui vous ont portés » (IV, 1). — « Témoignez
de la bonté à vos pères et mères » (IV, 40). — « Traitez
vos pères et mères avec générosité » (VI, 152). —
«
Garde-toi de leur montrer du mépris, de leur faire des
reproches. Parle-leur avec respect » (XIII, 24). — « Sois
humble envers eux et plein de tendresse » (XVII, 25).
— « Le paradis est aux pieds des mères » (Mahomet).
La première vertu sociale que donne le fétichisme,
c'est la vénération des ascendants.
Pour la famille noire, il importe d'avoir de nombreux
enfants. Aussi, la stérilité déshonore la femme. Elle est
souvent une cause de répudiation.
En général, l'accouchement est fait par une vieille
matrone de la caste des forgerons. La mère s'accroupit ;
parfois, elle pile du mil pour faciliter l'expulsion,
l'accoucheuse la masse vigoureusement. Un morceau ou
du cordon ombilical est précieusement conservé comme
gris-gris. Dans les cas difficiles on a recours soit au
féticheur, soit au marabout. Celui-ci écrit un verset du
Coran sur l'alloual (planchette), pour la laver ensuite et
faire ingurgiter l'eau sale à la patiente. Chez les Foulahs,
on lui entoure l'abdomen d'une grande peau de poisson
(nurimuri). Les féticheurs ont de nombreux gris-gris
à cet effet. Chez les Balantes, en outre, pour aider les
fétiches, on administre une copieuse raclée à la partu-
riante, — et c'est peut-être le plus efficace.
En général, il n'y a de réjouissances que pour la
naissance des garçons. Les Habé ne fêtent que la nais-
sance des jumeaux. Au Dahomey, au contraire, il ar-
rive que les jumeaux sont sacrifiés.
Les premiers jours, l'enfant ne doit pas téter sa
mère dont le lait serait impur. Chez certains Peulhs,
le premier-né est toujours tenu à l'écart.
Chez les musulmans et chez beaucoup de fétichistes,
l'enfant est baptisé le septième jour, en même temps que
le forgeron fait les marques, s'il y a lieu, de famille, de
caste ou de race. Jusque-là, chez les musulmans, la
femme reste armée d'un poignard pour chasser les
djinn qui viendraient s'emparer de l'enfant.
Pour ne pas nous attarder, il nous faut nous tenir
à ce qui est l'essentiel de la famille nègre constituée,
c'est-à-dire la polygamie et l'esclavage. On peut même
dire que l'esclavage explique tout, car la femme, dans
la famille, est une esclave. Les exceptions que nous
avons dû signaler brièvement ne sont pas au delà de
cette phase, mais en deçà. Or notre action sociale est
dans l'avenir.
Les Sérères évitent de prendre femme hors le village,
et de préférence ils choisissent dans leur propre fa-
mille. Dans le Kissi, on se marie entre frères et soeurs,
c'est-à-dire entre cousins. Nous avons vu que les griots
et les artisans ne se peuvent marier que dans leur
caste. Sauf ces exceptions, l'exogamie est générale.
El cela, tout d'abord, semble fixer le rang que la
femme occupera : une famille s'accroît — donc prospère
— par le mariage des garçons et diminue — donc s'ap-
pauvrit — par celui des filles. Une compensation est
donc nécessaire. C'est la dot. Conséquemment, on
vendra les filles comme on vend les captifs de traite, et
on ne les considérera pas mieux. Il va de soi que, dans la
famille où elle entre par son mariage, qui l'a achetée,
on voudra être dédommagé du payement de la dot, —
et la femme sera accablée de travail.
Comme le captif de traite, la femme représente une
valeur marchande. Elle est donc achetée, plus souvent
même par la famille de son mari que par celui-ci. Elle
a son cours, suivant l'âge, son aptitude à la repro-
duction et sa force de travail.
Les Maures engraissent leurs filles pour les vendre
à plus haut prix, » comme des porcs au marché », dit
Mage. La fille targuie est soumise au gavage dès la
huitième année, en vue du mariage.
Nos administrateurs ne peuvent pas toujours dis-
cerner un mariage d'un trafic d'esclave. De là, quelques
difficultés. Le décret du 12 décembre 1905, sur la ré-
pression du trafic d'esclave, réserva celui de la femme.
En effet, l'article 4 déclare que les dispositions répres-
sives ne « préjudicient point aux droits résultant de la
puissance paternelle, tutélaire ou maritale sur les mi-
neures ou les femmes mariées, en tant que les actes
accomplis ne constituent point mise en servitude tem-
poraire ou définitive, au profit de tiers, de ces mineurs
ou de ces femmes ».
Comme le divorce et la répudiation sont admis, on
peut donc dire que le trafic des femmes reste libre.
Nous reconnaissons, d'ailleurs, que ce n'est pas par un
décret qu'il est possible de modifier des moeurs néces-
saires.
D'après Marche, chez les Mandingues, la femme se
payait 65 francs.
Chez les Ouolofs, la dot est très élevée pour une
vierge (jusqu'à 1.000 francs à Saint-Louis), elle est peu
de chose pour une veuve ou divorcée. La femme
ouolof sait se faire combler de cadeaux ; mais il en
est de même des griots.
Chez tous les Mandé, la dot varie, suivant la richesse
des parties, entre un et trois captifs (150 à 500 francs),
plus les cadeaux. Pour payer, il leur est souvent

accordé un délai de quatre ou cinq ans. Si le mari ne
s'est pas acquitté au terme fixé, la femme retourne chez
son père.
Chez les Bambaras de Ségou, la dot est de
35.000 cauris, plus les lada, ou cadeaux de fiançailles,
pour une fille vierge; 20.000 pour une veuve sans
enfant; 5 à 10.000 pour une femme âgée. Si le mari
reconnaît que la jeune fille donnée comme vierge a été
déflorée, il se peut faire rembourser 5.000 cauris. Pour
les Markas, le prix d'une fille vierge ou d'une veuve
sans enfant est de 200.000 cauris et une vache ou deux
boeufs ; une veuve avec enfants 20 à 30.000,
une femme
âgée 10 à 20.000.
Chez les Habé, la dot est d'un captif et deux vaches,
et il est loisible à l'acheteur de remplacer le captif par
cinq vaches. Pour les veuves et divorcées, il n'est fait
aucune diminution. Seulement, alors que les riches
s acquittent en une seule fois, le lendemain du mariage,
les pauvres, à qui reviennent sans doute les veuves et
divorcées, obtiennent des délais.
Au Fouta-Djallon, le premier mariage d'une vierge
seul comporte la dot de 5 à 600 francs.
Chez les Foulbé de Djenné, la dot est d'une vache.
Chez les Bozos,Sonrhays, Markas de cette région, un cap-
tif, plus 15.000 cauris distribués aux membres de la fa-
mille en faisant la demande et 40.000 le jour du mariage.
Chez les Touareg, la dot est variable, suivant les
familles, mais toujours la même pour chaque famille.
Celle des nobles se paye en chameaux, les autres en
boeufs et moulons.
Chez les Sénoufos de Bobo Dioulasso, la femme n'est
achetée qu'après ses premières couches, et 25 francs
mais l'enfant premier-né appartient à la famille de là
femme. Chez les Mossis, elle est achetée
avant sa nais¬
sance comme certains de nos paysans font pour les
portées. Si l'enfant qui doit naître est un garçon, rien
n'est perdu comme on pourrait croire : on attendra la
grossesse suivante. La même fillette, au surplus, sera
vendue ensuite plusieurs fois par des parents peu
scrupuleux. Chez les Samos du Yatenga, à la naissance
d'une tille, on lui désigne un conjoint. Dès qu'elle est
nubile, son mari se présente aux parents avec quatre
moutons, trois poulets blancs et des canaris de dolo. On
festoie, et le mariage est accompli.
La loi musulmane autorise le mariage des impubères.
Dans la région de Dounzou, chez les Kourmeïké et les
Tamobé, la dot est d'une génisse et d'un boeuf, la vache
est pour la mère, le boeuf pour le père ; pour une di-
vorcée ou veuve, un boeuf suffit ; chez les Courtibé, un
captif et deux vaches ; chez les Dirmouké, trois vaches ;
chez les Sakebé, un captif et 20.000 cauris payés le
lendemain ; chez les Mossibé, un captif ; pour les pau-
vres, un boeuf porteur seulement.
Chez les Bobos, la dot se paye en travail. Le jeune
homme travaille un temps déterminé sur les lougans du
père de la jeune fille. De même, chez les Mossis du Yatenga.
Chez les Sérères, chez les Diolas, les Balantes et les
Baniounks de la Casamance, pas de dot ; mais l'homme
subvient aux besoins et à l'entretien de la petite fille
qu'il convoite. Il devient une sorte de client des pa-
rents de celle-ci. Il doit les aider aux labours et à la
guerre. En outre, chez les Balantes, il doit prouver son
habileté au vol et la femme continue à vivre dans sa
famille jusqu'à ce qu'elle ait un enfant.
Les Landoumans achètent leurs femmes 100 à 200 fr.
pièce, et ils en achètent, pour les faire travailler, autant
qu'ils en peuvent nourrir. Chez les Kroumens, le prix est
ordinairement de trois vaches et un captif. En Assinie, la
femme vaut couramment 100 francs. Chez les Tomas, la
dot est de deux captifs et trois boeufs pour les riches,
un captif et deux boeufs pour les autres. On fait crédit.
Mais quand le premier ne s'est pas acquitté dans les
délais, il doit rendre la marchandise. Il paraît même que,
dans ce cas, les vendeurs restituent ce qu'ils ont reçu.
Parfois, comme le captif de guerre, la femme, au lieu
d'être achetée, est prise, — à tout le moins, il y a si-
mulacre de rapt, voire de bataille, survivances du rapt
réel et de la violence qui l'accompagnait.
Chez les Bobos, où le fiancé n'offre que quelques ca-
deaux et son travail, il y a enlèvement de la femme.
Chez les Mossis du Yalenga, si, après avoir travaillé trois
ans pour le père, celui-ci refuse sa fille, le fiancé la
prend de force, la donne au naba, si les parents persis-
tent dans leur refus, et détruit la case de la jeune fille.
Chez les Habé, le rapt réel se produit encore pour
éviter le payement de la dot ; et la première nuit des
noces, il y a toujours viol avec l'aide des amis du mari.
Chez les Saracolais de Galam, quand le père diffère trop
le mariage parce qu'il y a eu mauvaise récolte, ou pour
tout autre motif, le fiancé s'entend avec le frère ou un
parent de la jeune fille et l'enlève. Le mariage a lieu
dans un village voisin, puis la fille est ramenée chez
son père avec des cadeaux. Chez les Baniounks de la
Casamance, c'est l'enlèvement brutal, de force, sans
cadeaux. Seulement, la jeune femme retourne chez ses
parents dès qu'elle le peut, quitte à se faire enlever de
nouveau jusqu'au jour où le ravisseur sera de son goût.
Il y a simulacre de rapt chez les Sérères, les Saracolais
de Nioro, les Galibis, les Bambaras de Sumpi, les
Foulbé du Yatenga, etc.
Il y a souvent des fêtes de fiançailles, mais pas de
relations entre fiancés. Généralement, la jeune fille
se cache quand elle aperçoit son promis.
Pour toute l'Afrique occidentale française, on peut
évaluer à un million et demi le nombre des femmes
dites libres, représentant un capital d'environ 500 mil-
lions de francs.
La jeune fille ne choisit donc pas son mari comme
le peuvent faire la captive de case qui a déjà un maître
ou la divorcée qui s'est rachetée par la restitution de la
dot: elle est vendue. Même à Djenné, où la femme jouit
d'une certaine considération, quand la jeune fille est
récalcitrante, son père la bat et la met aux fers. Le noir
musulman use largement du droit de djebr ou de
con¬
trainte matrimoniale, qui permet au père de marier son
fils, sans son consentement et même contre son gré,
jusqu'à la puberté, et sa fille vierge, quel que soit
l'âge de celle-ci. Quant aux fétichistes, ils n'ont pas
besoin d'un droit formel.
Vendue une première fois, la femme est parfois re-
vendue ou mise en gage. Elle est échangée, elle est prê-
tée. Les Bambaras mettent leurs femmes en gage et,
avec le prix touché, en achètent d'autres. J'ai vu des
femmes mises en gage pour 75 francs, pour 18 francs.
Quand j'étais à Ségou, une femme vint me proposer
elle-même de l'acheter pour 200 francs. C'était une
Dioula originaire de Sikasso. Elle me dit avoir été
achetée à sa mère, c'est-à-dire sa maîtresse, par son
mari, un Bambara. Elle avait déjà été mise en gage,
par celui-ci, pour 75 francs à Timbouctou. L'Adminis-
tration étant intervenue, le mari dut la reprendre. Elle
se plaignait de mauvais traitements. Deux autres
femmes de son mari s'étaient sauvées pour ce motif.
Elle avait, en effet, des marques de fers et de coups de
cordes. Son mari était parti à Bamako en lui disant qu'au
retour il exigerait les 200 francs de sa dot.
Sur le Sénégal, lorsque nos pirogues s'arrêtaient
devant les villages saracolais, des enfants, garçons ou
fillettes, de six à huit ans, venaient s'offrir, puis les
femmes. De loin, les hommes, pères ou maris, sur-
veillaient, Mais cela est autre chose, que notre civili-
sation n'ignore point, — et au surplus dénonce aussi
bien l'immoralité des Européens que l'inconscience
bestiale des noirs.
Chez les Malinké de Siguiri, à Kayes, à Bamako, à
Kita, on peut épouser temporairement, pour deux ou
trois mois, un an, une veuve ou divorcée. Dans le
Rio-Nunez, chez les Bagas, la femme est échangée
contre la soeur du futur mari. De même au Dahomey.
Un homme qui n'a pas de soeur ne se peut marier.
Partout, en cas de divorce, pour ne pas rendre la dot,
les parents remplacent volontiers la femme répudiée ou
stérile par une autre jeune femme de la famille. Deux
familles font l'échange de leurs filles.
Chez les Achantis, les filles du roi avaient le privilège de
choisir leurs maris, et ces derniers étaient à leur merci.
Comme les esclaves, à la mort de leurs femmes, ils
devaient s'immoler. Ce fait n'est contradictoire qu'en
apparence ; en réalité, il confirme bien que le mariage
n'est, chez les noirs, qu'un achat ou un rapt. Excep-
tionnellement, dans ce cas, l'esclave était l'homme.
Il y a le mariage pénal. Dans la région de Kita, le prix
du sang était de 14 captifs. Quand le meurtrier était
sans fortune, il remplaçait les captifs par ses soeurs ou
ses filles qu'il devait donner aux frères et enfants de la
victime.
L'adultère ou la défloration antérieure de la jeune
épousée ne sont considérés, quand il y est fait attention,
que comme un préjudice matériel qui se répare avec
une amende, le plus souvent fixée en captifs.
A Bamako, l'indemnité est de 40 francs ; chez les
Tomas 150 francs en guinzées (monnaie en fer du
pays); chez les Abrous, 3 tas (450 francs), si le complice
est un étranger, 10 à 50 francs, si c'est quelqu'un du
village ; au Fouta-Djallon, cent coups de corde ou 100
à 300 francs. Si la femme épousée n'est pas vierge,
il lui faut, sous les coups, dénoncer celui qui l'a déflo-
rée et qui doit rembourser au mari les 5 ou 600 francs
de la dot.
Quelquefois, l'amant est lui-même réduit en captivité
parle mari. Bonne affaire pour celui-ci ! Aussi pro-
voque-t-il lui-même cet accident, à l'occasion, — ne
serait-ce que pour avoir des enfants.
L'adultère est aussi indifférent. Ainsi, chez les
Balantes, les jeunes circoncis choisissent la femme
mariée qui a mission de les initier, et les maris sont
très flattes du choix.
Quand il y avait inceste du père et de la fille, le père
avait à payer à son gendre un captif et un boeuf. Pour
l'inceste du frère, celui-ci devait donner un captif. Pour
un viol, l'homme donnait une génisse. Cela au Soudan.
Plus particulièrement, dans la région de Djenné, celui
qui avait des relations avec une jeune fille fiancée
payait la dot sans l'épouser ; celui qui violait une
vierge payait la même amende, et s'il voulait l'épouser
ensuite, il devait fournir une seconde dot qui était fixée
à 45.000 cauris.
Presque partout, la femme est considérée comme bien
indivis de la famille qui l'a achetée.
Avec les captifs et le bétail, elle fait partie de la suc-
cession. C'est là peut-être une des raisons de l'héritage
collatéral qui est presque général chez les noirs. On
aura voulu éviter que les femmes du père revinssent au
fils. Comme on ne pouvait admettre, néanmoins, que
les femmes achetées avec des biens de la communauté
ne restassent point dans la communauté en n'étant pas
transmissibles, on aura imaginé l'héritage collatéral, si
compliqué, si bizarre, qui donne lieu à tant de contes-
tations.
Dans la région de Kita, les femmes du décédé de-
viennent celles du frère aîné. Il en donne d'ailleurs à
ses frères cadets, et ce partage est fait parfois après con-
sultation des femmes. Quand il n'y a pas de frère, c'est
le fils aîné qui hérite. Les femmes du père sont gar-
dées dans la maison et travaillent désormais pour le fils,
mais ne deviennent pas ses épouses, à moins qu'elles
ne soient très jeunes. Lorsqu'une de ces femmes a, par
la suite, un enfant d'un étranger, cet enfant est consi-
déré comme captif de l'héritier.
Chez les Sérères, les femmes du défunt deviennent
celles du frère, et ce dernier administre les biens des
enfants mâles jusqu'à leur majorité. Chez les Kagoras
du Kaarta, tout revient au frère aîné. Dans le Birgo, le
frère aîné n'a que les femmes, les fils partagent les au-
tres biens. A défaut de frères, les femmes sont rendues
à leurs parents, qui les revendront encore ; mais ce
qu'elles ont gagné reste acquis à leurs enfants. Chez les
Foulbé du Mossi, les femmes reviennent au nouveau
chef de case, mais elles ne doivent que leur travail.
Chez les Landoumans et les Nalous, le fils hérite des
biens, le frère des femmes. Chez les Mossis du Yatenga,
la maison revient aux frères, les autres biens aux fils,
les femmes mères aux frères, les autres femmes aux
fils.
En général, chez les fétichistes, la femme est toujours
transmissible ; elle ne l'est jamais, en principe, chez
les musulmans ; mais très souvent, pour rester avec
leurs enfants ou garder leur situation, les veuves épou-
sent les frères. Et ainsi le même résultat est atteint.
Quand les biens de la famille sont indivis et inalié-
nables, comme chez les Mandé, les femmes, ainsi que
les captifs, sont la propriété du chef de famille, et à la
mort de celui-ci, elles passent au nouveau chef, même
quand, à défaut de frère, ce chef est le fils aîné, et cette
prise de possession vaut un mariage régulier. En par-
lant des femmes de son frère, un Bambara dit toujours :
« nos femmes ».
Même du vivant de son mari, quand elle est aban-
donnée par celui-ci, chez les Malinké fétichistes, la
femme, si elle ne se rachète, passe au frère aîné.
Mais l'héritage direct existe aussi. Même dans ce cas,
les femmes font partie de la succession. Dans certaines
régions, chez les Malinké, le fils hérite des femmes de
son père, sauf de sa propre mère et de celle du défunt,
mais durant une année il doit s'abstenir d'avoir des
rapports avec elles.
Au Ouassoulou, aucun partage. Toute la succession
va au fils aîné, femmes comprises. Chez les Tomas, il
en est de même ; mais par largesses il arrive que l'hé-
ritier partage les femmes avec ses frères cadets. Chez
les Mahis de Cabolé (Dahomey), le frère aîné hérite de
la plus grande partie des biens ; mais le fils hérite du
reste et des femmes. En général, au Dahomey, les
femmes sont partagées entre tous les fils, en évitant de
leur attribuer leurs propres mères. Bosman dit qu'à
Acra « le fils aîné hérite du père, et aussi de ses femmes
qu'il prend toutes pour lui, excepté celle qui l'a mis au
monde, à laquelle il donne une maison à part et tout ce
qui lui est nécessaire. Il est obligé de donner un esclave
au roi qui le confirme héritier. Il prend pour lui les
femmes de son père, du moins celles qui lui plaisent et
qui n'ont pas eu d'enfants ! Pour celles qui ne lui plai-
sent pas, il les prend aussi chez lui, avec leurs enfants,
pour travailler ».
Comme le captif, la femme reste toujours une mi-
neure. Elle ne peut ester en justice que chez les mu-
sulmans. Chez les fétichistes, elle peut être entendue
pour fournir un renseignement utile; mais pour infir-
mer le témoignage d'un homme, il faut celui de deux
femmes, — ce qui est d'une pauvre psychologie.
Elle n'hérite pas. Elle ne peut hériter, étant donnée
la constitution même de la famille noire, qui est un tout
social survivant aux individus.
C'est pourquoi, même chez les musulmans, les règles
de succession coraniques n'ont pu être suivies ou ont
dû être tournées. La législation musulmane attribue
une part d'héritage aux femmes. Comme épouses, filles
et mères, elles sont héritières légitimaires (fardh), ré-
servatrices ou universelles (acebs). Mais le plus souvent,
par le hobous ou ouaqof, ce droit devient illusoire.
D'après la définition de Ben Arfa, « le hobous est la
donation de l'usufruit d'une chose pour une durée égale
à celle de la chose. La nue-propriété reste au donateur,
réellement pendant sa vie, fictivement après sa mort ».
On peut constituer hobous au profit de toute personne
capable de posséder, et le fondateur de hobous peut
établir, dans l'acte de fondation, un ordre d'hérédité
autre que celui qui est fixé par la loi. C'est ainsi, sans
doute, chez les musulmans éclairés qui suivent fidèle-
ment la loi, qu'on a pu empêcher la dispersion des
biens familiaux et tous les désordres qui en eussent dé-
coulé. Chez la plupart, la loi de succession paraît ignorée,
et ce sont les anciennes coutumes qui prévalent.
Néanmoins, dans la région de Ségou, les femmes se-
raient comprises parmi les héritiers pour une demi-part
légitimaire. A Djenné, les filles héritent de la moitié et
les femmes du huitième. Ailleurs, la femme ne reçoit que
sa dot. Cela veut dire qu'elle hérite du droit d'adminis-
trer une part définie des biens familiaux; mais ces biens,
elle n'en peut disposer. Et si elle a des biens, c'est que,
chez les musulmans, elle reçoit sa dot ou une part
qu'elle rapporte à sa famille à la mort de son mari.
Il est donc des femmes, comme des captifs, qui ont
un certain droit de possession ; mais usufructuaire seu¬
lement. Leurs enfants sont propriétaires éventuels de
leurs biens, et au-dessus est le chef de case, proprié-
taire éminent de tous les biens de la communauté qui
restent inaliénables.
Ces biens, elle les peut acquérir par son travail per-
sonnel, par des cadeaux. Chez les musulmans, la femme
reçoit tout ou partie de la dot. C'est le don nuptial.
Il en est donc qui ont des terres, des troupeaux et
des captifs à elles. On en voit aussi qui, dans ce cas,
n'habitent pas avec leurs maris et ont des intérêts dis-
tincts. Le Coran dit (II, 228) : « Les femmes à l'égard
de leurs maris, et ceux-ci à l'égard de leurs femmes
doivent se conduire honnêtement. »
Evidemment, la situation des femmes, grâce à l'isla-
misme, paraît envoie de transformation ; mais ce n'est
que pour une infime minorité. Pour la grande masse
des femmes noires, elles sont menées comme des bêles
au labour, et pire que des esclaves, car elles n'ont pas
de répit.
Chez les Habé, on cite quelques femmes riches qui
exercent certaines fonctions publiques, et au Mossi une
vieille femme qui commande un gros village. Le pre-
mier chef des Baoulés, fut une femme, Aoura Pakou,
qui eut comme successeur sa mère, Akoua Boni. Ces
deux femmes ont été les seuls chefs qui aient eu vrai-
ment de l'autorité. Les Diolas (qui sont peut-être aussi
des Achantis comme les Baoulés) auraient également
été conduits en Casamance par une femme, Aguène.
Bosman a cité le cas d'une reine à Acra. Il y a eu la
reine du Oualo, la linguère et la dié saguer du Cayor.
On sait que les Touareg portent le voile (litham) alors
que leurs femmes, au contraire des Arabes et des
Berbères, vont à visage découvert. Il y a sans doute
cette raison que la femme targuie vit dans sa tente et
que l'homme a besoin de se préserver du sable aveu-
glant et brûlant du désert. Mais la légende dit que les
Touareg portent le litham, comme des femmes, depuis
le jour où, ayant fui devant des infidèles, leurs femmes
leur firent honte de leur lâcheté, s'emparèrent de leurs
armes, combattirent à leur place et repoussèrent
l'ennemi. Une autre légende, il est vrai, dit que c'est
pour échapper aux infidèles qu'ils durent se déguiser
en femmes.
«
Chez les Bambaras du Kaarla, dit le lieutenant
Sagols, la femme préférée du roi, la favorite, pouvait
avoir un commandement de province; mais, en aucun
cas, elle ne pouvait rendre la justice ; au Dahomey, on
trouve également des femmes chefs de village ; mais
elles ont un caractère pour ainsi dire sacré ; en tant
que femmes fétiches, elles peuvent rendre certains
arrêts de justice. »
N'avons-nous pas vu, au reste, des captifs tenir de
grands rôles politiques ?
Partout, le chef de famille exerce une despotique ma-
gistrature domestique. Il n'a jamais eu, même au Daho-
mey, le droit de vie et de mort sur ses captifs. Il l'a eu
parfois sur ses femmes.
Pour les sacrifices funéraires ou autres, pour l'épreuve
du bois rouge, par exemple, on prenait surtout des
femmes et des captifs. Au Cavally, à la mort du maître,
les femmes libres sont soumises, comme les captifs, à
l'épreuve du bois rouge. Kango, le premier des grands
nabas ayant commandé à Ouahigouya, pour ne pas
laisser, suivant la coutume, ses femmes à son succes-
seur, les fit toutes brûler vives, sauf trois, un peu avant
sa mort. Les corsigués conduisaient ces femmes par di
zaine au bûcher. Jusqu'en 1904, le grand naba sacri-
fiait, après deux ans de commandement, la plus vieille
fille de naba non mariée.
«Au Bénin, dit l'abbé P. Bouche (1), on a conservé
jusqu'à présent un usage qui régnait jadis à Lagos et
ailleurs : celui d'empaler une jeune fille, au commen-
cement de la saison des pluies, afin de rendre les ori-
chas propices aux récoltes. » A la fondation de Djenné,
on ensevelit une jeune fille vivante sous le banco des
murailles. Du moins, c'est ce que rapporte la légende
de la vierge bozo, du « premier cadavre de Djenné
Le prix du sang est la moitié pour une femme.

(1) la Côte des esclaves et le Dahomey, p. 132.


Chez les Malinké du Bambouck, par exemple, le
prix du sang est de 100 boeufs pour un homme libre,
50 boeufs pour une femme et deux captifs pour un
captif.
Un musulman épousera une fétichiste, il ne donnera
pas sa fille à un fétichiste ; un homme libre épousera
une esclave, il est extrêment rare qu'un père donne
sa fille à un captif. Cela ne marque-t-il point assez que
la femme, pour les noirs, est à peu près égale dans
toutes les conditions, c'est-à-dire nulle ? S'il y a dis-
tinction entre la femme captive et la femme libre, épouse
d'un même homme, cela ne vaut que pour elles, entre
elles, à l'intérieur du gynécée, pour l'ordre du
ménage et la paix du maître. Il se peut même que
la captive soit quelque temps la favorite. Socialement,
la distinction n'existe que pour les enfants, puisque
le ventre tient la peau ».
Comme certains caplifs peuvent avoir des captifs, nous
savons que, chez les musulmans, les femmes ont des
captifs à elles. Il y a mieux, parmi les fétichistes. Chez
les Sérères du N'Diankin et du Dioba, d'après Pinet
Laprade, qui les a étudiés de près, une femme stérile
peut acheter une jeune femme remplaçante. « Elle
l'épouse moyennant une dot qu'elle paye à ses parents.
Cette jeune femme devient sa plus fidèle compagne,
elle lui donne un mari, et tous les enfants issus de
cette union portent le nom de la femme stérile, con-
stituent sa famille, héritent de tous ses biens. »
Le deuil, nous l'avons vu, est porté par les femmes
pour le mari, et sans réciprocité.
Les femmes doivent les mêmes manifestations de
respect que les captifs. Hecquard dit des Mandingues
(Voyage -sur la'Côte et dans d'intérieur de l'Afrique
occidentale) : « Les femmes et les captifs saluent leur
mari ou leur maître en mettant un genou à terre et en
portant la main sur la tête. »
L'abbé P.Bouche constate aussi que « le noir n'admet
pas la femme à vivre avec lui. Il la parque dans une
case séparée, et, lorsqu'il demande ses services, elle se
présente dans une humble posture, à genoux ou pros¬
ternée, avec les démonstrations d'une soumission ser-
vile » (La Côte des esclaves et le Dahomey). En gé-
néral, la femme ne prend pas ses repas avec l'homme
et elle doit lui présenter l'étrier quant il monte à cheval.
Elle vit à part, dans des cases distinctes, avec ses en-
fants. Chaque case a sa cuisine. Et c'est celle qui reçoit
les hommages conjugaux de son mari qui est chargée
de le nourrir. Sinon, les hommes, libres ou captifs,
mangent ensemble, trempent les mains dans la même
calebasse, et les femmes, libres ou captives, à part.
Les captifs de case sont consultés dans les affaires de
famille, — non les femmes, sauf quelques exceptions
(Touareg, Foulbé). A l'occasion, en l'absence du maître,
un captif prend la direction de la maison, — jamais la
femme.
Les noces sont toujours accompagnées de festins et
de tam-tam. Le lendemain, il y a exhibition du pagne
maculé pour manifester la virginité de l'épouse.
Hecquard rapporte encore qu'en certaines régions la
femme est battue, le jour de son mariage, en signe de
sujétion, par le père d'abord et par le mari ensuite.
Dans quelques tribus, chez les Ouangarbé du Mossi,
par exemple, le jour du mariage, les matrones condui-
sent la jeune épousée à la case nuptiale. Sur le seuil,
afin qu'elle n'en ignore, un forgeron lui présente des
fers et un fouet en lui disant : « Femme, ces fers te seront
attachés aux pieds si tu es volage, ce fouet te cinglera
si tu n'obéis pas. »
Sans doute, comme le captif peut être libéré s'il est
maltraité, la femme qui se plaint de son mari a la res-
source de divorcer. Mais, dans ce cas, le captif n'a rien
à donner au maître inhumain, et la femme, elle, est te-
nue de restituer la dot au mari brutal. Et il est des noirs,
surtout les Bambaras, qui en abusent. Dès que la
femme ne leur convient plus, ils la maltraitent pour
l'obliger à divorcer et rentrer par là dans leurs débours.
C'était le cas de la malheureuse qui était venue me trou-
ver à Ségou.
La femme n'a donc, et pas toujours, que le droit
de se racheter. Or, le plus souvent, les parents ne
peuvent ou ne veulent pas effectuer ce rachat. La
femme qui veut divorcer est alors vendue par le mari.
Chez les Krous, la femme qui veut se libérer doit rendre
le double de ce que ses parents ont reçu.
La femme est donc livrée à l'arbitraire du mari. Il
peut toujours la répudier, sans avoir à fournir d'indem-
nité, et le divorce pour celle-ci est toujours difficile.
Quand elle quitte son mari, après divorce, hormis
les exceptions que nous avons citées, ses enfants
restent dans la famille de celui-ci dont ils font partie,
même quand ils sont adultérins. Leur mère leur devient
étrangère. Elle ne peut emmener que l'enfant qui est à
la mamelle, et pour le temps de l'allaitement seulement.
La femme divorcée, même à son profit, ne peut ja-
mais rien réclamer à son mari pour le travail qu'elle
lui a donné.
Ce qui achève bien d'identifier la situation du captif
et celle de la femme mariée, c'est l'obligation commune
du travail.
Les Kroumens, qui sont les noirs les plus actifs que
nous connaissions, dès qu'ils ont amassé, comme lap-
tots ou charpentiers, de quoi acheter une ou deux
femmes, se hâtent de retourner chez eux pour vivre,
dans l'oisiveté, du travail des malheureuses qu'ils ont
«
épousées ».
Comme le captif, en effet, plus que le captif, la
femme travaille. A elle incombent les multiples besognes
de la case et même du lougan: elle va chercher l'eau,
bat et vanne le grain, pile le mil, prépare les aliments,
lave le linge, récure les calebasses, fait le beurre de.
karité, l'huile, le savon, les divers condiments, la cui-
sine, la cueillette de l'indigo, du coton, l'égrenage, le
cardage, le filage, parfois le tissage, etc... Elle fait
aussi la poterie, la teinturerie. Et, entre temps, elle fait
des enfants qu'elle doit nourrir, porter, et ne pas sevrer
avant deux ou même trois ans.
Par exemple, la femme baga, qui jouit pourtant d'une
certaine considération, en dehors des soins du ménage,
doit semer et repiquer le riz, le garder contre les oi-
seaux, le récolter, le dépiquer et l'emmagasiner dans
les grands vases de terre qu'elle a dû également prépar-
rer, le piler et le faire cuire, ramasser les palmistes
au pied de l'arbre où son, mari les a laissés, les trans-
porter au village, les cuire, en extraire l'huile, casser
les noyaux: et en tirer la graine pour la traite. Elle fait
la poterie, tresse les objets de vannerie, extrait le
sel, etc... Elle est chargée de tout le portage, car. le
Baga se croirait déshonoré s'il mettait un paquet sur sa
tête...
Le captif a ses jours et ses heures à lui, la femme
n'en, a pas.. Sa tâche n'est jamais achevée, elle dépasse
ses forces. Ce n'est qu'une bête de somme exténuée, que
la faim talonne et que la crainte stimule.
Et il en sera ainsi, nécessairement, tant que la famille
noire restera ce qu'elle est, un tout économique, se suf-
fisant à lui-même, — c'est-à-dire tant qu'une organi-
sation du travail moins simpliste n'aura pas déterminé
une. spécialisation plus complète des fonctions sociales.
En somme, c'est la formation esclavagiste de la société,
noire qui fait l'avilissement actuel de la femme. Dans
une société à esclaves, les plus faibles sont esclaves, la
femme est esclave. La polygamie n'est pas en cause : ici,
elle n'a fait que s'adapter à la nature des institutions. La
femme s'achète, parce qu'elle a une: valeur marchande.
Ce n'est pas comme personne morale qu'elle, vaut,
c'est comme reproductrice et travailleuse. Chez-les Sé-
rères, la. dot se paye par enfant, une vache par fille,
un, taureau par garçon. Et si, après trois ans de cohabi-
tation, la femme n'a pas d'enfant, son frère ou son père
peuvent, la reprendre pour la donner à un autre.
Une famille est d'autant plus riche qu'elle est plus
nombreuse en reproducteurs et en travailleurs. D'autre
part, la femme a intérêt à ce que sa besogne soit par-
tagée. entre le plus grand nombre de co-épouses.. Elle y
pousse donc ; mais, on l'entend bien, cela n'est pas fait
pour la relever en dignité.
Certes, l'islamisme fait ce qu'il peut pour réagir. Il
élargit le divorce ; il le facilite à la femme ; loin de pré-
coniser la pluralité des femmes, comme on croit, il ne
fait que la tolérer ; en tout cas, il la limite rigoureu¬
sement à quatre femmes légitimes., Les fétichistes en
ont souvent plus, autant qu'ils en peuvent nourrir. Au
Mossi, on voit des nabas avoir jusqu'à 60 femmes, les
chefs du, Gourma en compter 80. Le Coran (IV, 3) dit :
« Si, vous craignez: de n'être pas équitable envers elles,
n'en épousez que deux, trois ou quatre ; si vous crai-
gnez encore d'être injuste, n'en épousez qu'une seule.
Cette conduite vous aidera à ne pas être injuste ». Et
encore (XXX,,III, 4) : « Dieu n'a pas donné deux coeurs à
l'homme. » — (v, 7) : « Vivez chastement avec elles, en
vous gardant de la débauche et sans prendre de concu-
bines. »
Mais les prescriptions du Coran, sa législation, sont
restées, trop souvent lettre morte ici. Les fatalités éco-
nomiques emportent les idées. Elles ont maintenu, à
peine atténués par cette considérable révolution mo-
rale, les antiques, usages.
Les mesures administratives que nous pourrions dé-
cider pour améliorer le sort de la femme, émanciper
l'esclave, n'auront pas plus-d'efficace, si nous, ne chan-
geons point l'organisation du travail dans la société noire.
La femme noire est bien une esclave. Sa, sujétion, est
de même sorte que celle du captif, et elle est due aux
mêmes causes économiques. La même évolution réali-
sera le même progrès de l'affranchissement définitif et
général du captif et de la femme noire..

IV. — L'ESCLAVE ET L'ESCLAVAGE D'EXPLOITATION

IL n'y plus de serfs chez les nations civilisées.


a,
L'opinion publique, surtout en France, ne supporterait
pas, même en cas de nécessité absolue, qu'on rétablît
l'esclavage. Plutôt que de renoncer, même provisoire-
ment, au fondamental principe du respect de la per-
sonnalité humaine, elle exigerait qu'on abandonnât, nos
plus belles colonies.
La question ne se pose donc plus, et il n'y a plus à
la discuter.
Mais pour bien comprendre ce qu'est l'esclavage qui
subsiste encore chez les noirs, il n'est pas inutile de
rappeler ce qu'était l'esclavage industriel et quelle était
la situation de l'esclave chez les blancs civilisés.
Ce qui caractérisait l'esclave d'exploitation, c'était la
traite maritime. Elle fut inventée par les Portugais au
XVe siècle. En 1444, une compagnie à Lagos et un
comptoir portugais à l'île d'Arguin entreprennent avec
succès l'exportation des noirs.
Ces Portugais firent école.
Les colonies espagnoles ayant besoin de main-
d'oeuvre, Charles-Quint traita d'abord avec des Fla-
mands (1517), puis avec des Génois, enfin avec des
Anglais pour y subvenir. Les Anglais s'engagèrent
dans l'assiento conclu à livrer 4.800 nègres par an.
La prospérité de Liverpool et de Bristol s'est établie
par la traite. En 1790, plus de la moitié du trafic gé-
néral était exercée par l'Angleterre. Elle exportait en-
viron 40.000 têtes par an. Le transport était si défec-
tueux que 50 °/0 seulement étaient utilisables à l'arrivée.
Nous savons que les Compagnies françaises faisaient
surtout le commerce des esclaves. Ceux-ci, achetés
de 10 à 45 livres, étaient revendus 400 livres. Lemaire
dit que pour quatre ou cinq fûts d'eau-de-vie on pouvait
avoir un assez bon esclave. Sans doute, il y avait du
déchet : sur 4.000 embarqués, il n'en arrivait pas
3.000 aux Iles; mais, la prime royale de dix livres
aidant, l'opération ne laissait pas d'être fructueuse.
Quand le Sénégal fut repris sur les Anglais et son
administration confiée à des gouverneurs, la traite,
dont le privilège fut accordé à une nouvelle Compagnie
du Sénégal, loin de disparaître, prit une extension con-
sidérable. En 1784, il fut importé, à l'île Saint-Do-
mingue seulement, plus de 25.000 individus, vendus
en moyenne 1.660 livres.
Ces chiffres ne donnent encore qu'une faible idée de
l'importance de ce trafic.
De 1713 à 1743, les Anglais fournirent les colonies
espagnoles de 144.000 esclaves. A Haïti, en 1789, il
n'y avait pas moins de 500.000 esclaves sur 600.000 ha-
bitants.
En 1822, la population du Brésil, qui s'élevait à
3.500.000 habitants, avait 2 millions d'esclaves. Aux
États-Unis, en 1855, dans les seuls États du sud, on en
comptait 4 millions. En 1788, de la Côte, entre la
Gambie et Benguela, il fut exporté 38.000 noirs par les
Anglais, 20.000 par les Français, 4.000 par les Hollan-
dais, 10.000 par les Portugais, 2.000 par les Danois,
en tout 74.000. De 1811 à 1820, Cuba en reçut plus de
16.000, Rio-de-Janeiro 20.000, le Brésil 50.000 par an.
Au Brésil, les jeunes esclaves arrivant d'Afrique se
vendent alors de 1.200 à 1.500 francs. Ils ont été échan-
gés chacun contre un « paquet » de 140 à 150 francs,
c'est-à-dire un lot de marchandises qui comprend en
général : un fusil, un sabre, un baril de poudre de
12 livres, 16 bouteilles de rhum ou d'eau-de-vie, 15 ou
16 pièces d'étoffes communes, quelques bagatelles,
vases, assiettes, bonnets de coton, etc. D'après Bouet-
Willaumez, vers 1840, c'était là le « paquet » d'un
jeune et vigoureux africain de 4 1/2 à 5 pieds. « Au-
dessous de cette taille, on diminue le paquet progressi-
vement, mais la diminution porte toujours sur les
étoffes. Les hommes un peu âgés sont refusés par les trai-
tants, même lorsqu'ils sont très vigoureux, tant les
planteurs des colonies trouvent alors de difficultés à les
dresser au pénible travail de la terre. Les femmes et
jeunes filles adultes sont payées au même prix que les
hommes. »
De 1840 à 1848, la traite maritime de la Côte occi-
dentale opère sur 60.000 individus par an.
Après la coalition des principales nations civilisées
pour la répression de la. traite et l'abolition définitive
de l'esclavage dans leurs colonies, le trafic ne disparaît
pas complètement, il se déplace. En 1860, Zanzibar
vend 40.000 esclaves par an. En 1863, dans la région
de Nyassa où s'alimente le marché de Zanzibar, pour
deux ou trois brasses de calicot, d'après Livingstone,
la valeur de 1 à 2 francs, on achète un jeune esclave..
qui se revends 20 à 40 francs à Zanzibar, 250 à
400 francs en Arabie.
C'est l'Asie qui est alors le grand débouché, car
l'esclavage caucasique est devenu plus difficile. Elle
reçoit annuellement 12.000 esclaves par le Sahara,
30.000 par le Nil, 40.000 par les Côtes orientales. La
mer rouge est devenu le grand marché des noirs. « La
vente des esclaves, dit Berlioux (La Traite orientale),
qui devait diminuer, sinon disparaître, depuis que nos
colonies n'en demandent plus, depuis que la Turquie a
prohibé la traite, augmente au contraire d'importance.
Un vieil habitant de Konka raconte que, dans les vingt
dernières années, il est sorti plus d'esclaves du Bor-
nou qu'il n'en sortait auparavant dans un siècle. »
Cantua calculé qu'il a: été exporté 15 millions de
nègres dans le cours d'un siècle et qu'il a dû en périr
autant durant le trajet. Il omet ceux qui ont été tués en
se défendant contre les chasseurs d'hommes, ce qui
doubleraitencore ce nombre de 30 millions. La respon-
sabilité des blancs est lourde.
Elle l'est encore d'autre manière.
L'abbé Bouche, missionnaire au Dahomey, écrit
{La Côte des esclaves et le Dahomey) : « Qu'il nous-soit
permis de déplorer l'influence pernicieuse des blancs
au Dahomey. En s'adonnant à la traite, ils ont rendu
nécessaire la chasse à l'homme. N'est-ce. pas la traite des
nègres qui a fait du monarque dahoméen un roi bri-
gand et de ses sujets une bande de pillards ? »
Le bénéfice réalisé sur la vente de chaque esclave
étant considérable, les rois indigènes étaient excités,
par tous les moyens, à faire la; chasse aux esclaves.
André Bruë, directeur de la Compagnie du Sénégal, au
début du XVIIIe siècle, pour activer ses approvisionne-
ments, alla jusqu'à offrir au damel de joindre les forces
dont il disposait aux bandes de tiédos. qui faisaient la
chasse.
Les chefs en vinrent à enlever et vendre leurs propres
sujets.
Toutes les pénalités se ramenaient à une mise en
captivité, soit des prétendus délinquants, soit de toute
la famille, soit de tout le village. « Depuis que le com-
merce des esclaves s'est étendu, écrivait Moore en
1730, tous les châtiments ont été convertis: en escla-
vage. » Les pays ouolots nous fournissaient tous, les
condamnés vendus par ordre des chefs, du pays
D'après Loyer (Relations du Royaume d'Issyqny,
1714), le brack du Oualo « fait la guerre à ses propres
sujets et les fait esclaves sur le: moindre prétexte, pour
les vendre aux blancs en échange de marchandises ou
d'eau-de vie, dont il est si éperdûment amateur qu'il lui
en faut, pour sa boisson, six pots par jour, à ce qu'on
dit, ce qui surpasse l'imagination. Il rend, responsable
un village tout entier des fautes des particuliers ; et si,
par malheur, quelqu'un est. rebelle à ses ordres, il va
avec: ses gens en armes, suivi d'une grande quantité de
fers, surprendre la nuit tout le village, et autant qu'il
eu peut prendre, il les met tous dans les chaînes, les
emmène chez lui et les vend aussitôt qu'il peut ».
Le père Labal (Nouvelles relations de L'Afrique oc-
cidentale, 1728), dit des Bissagos : « Ils ont une pas-
sion extrême pour, l'eau-de vie ; dès que quelque barque
se présente pour en vendre, c'est à qui en aurai ; le plus
faible devient alors la proie du plus fort ; on ne respecte
plus la voix de la nature, le père vend ses enfants, et,
si l'enfant peut amarrer son père ou sa mère, il les con-
duit. aux Européens, les vend ou les troque, pour de
l'eau-de-vie et fait débauche, tant que dure le prix de
son père et de sa mère, » Lemaire, dans, son Voyage
aux Canaries, au Cap Vert (1695), rapporte qu'un
vieux nègre « ayant résolu de vendre son fils et l'ayant
conduit au comptoir, le jeune tira, un facteur à l'écart et
se mit en devoir de vendre son père ». Plus récemment,.
Vallon cite le cas d'un père moribond qui trouve; à
vendre son fils pour une houteille de tafia et meurt
ivre. « Il y a plusieurs années, écrit Bouet-Willaumez,
(Commerce et traite des noirs aux Côtes occidentales
d'Afrique, 1848). A l'équipage d'un navire négrier
que j'avais rencontré en mer, mais qu'à cette époque je
n'avais pas le droit de capturer, parmi les jeunes filles
ou femmes, il s'en trouvait qui avaient été vendues,
celle-ci par son frère en échange d'un fusil; celle-là par
son mari, en échange d'un boeuf ; une troisième par un
ami de son père ; deux autres par leur oncle ; une
enfin, je n'ose le redire, avait été vendue par sa
propre mère... »
Le bétail humain était réuni et parqué dans des ba-
racons. Les baraconniers étaient le plus souvent des
Kroumens ou, dans le sud, des Kabindes. On en affec-
tait quatre par trente esclaves. Ils étaient armés.
Leurs patrons étaient des Espagnols, des Brésiliens ou
des Portugais. Les captifs étaient liés par une corde
ou une chaîne, parfois on les réunissait par trois ou
quatre à l'aide d'une poutre attachée au cou. Les
femmes et les enfants marchaient librement.
Quelquefois, les vivres manquaient. C'était la fa-
mine pour tous, et le massacre des moins valides.
Pour combattre la nostalgie, dit Bouet-Willaumez,on
les fait sortir deux fois par jour des baracons et on les
oblige à chanter, sous peine du fouet. Un baraconnier
se barbouille de blanc ou de jaune et lâche d'exciter
les rires par ses danses et contorsions.
Quand ils sont en nombre suffisant, et le moment
venu, on les embarque. Mais parfois la place manque.
En 1846, près de Lagos, 1.500 esclaves qu'on ne pouvait
embarquer furent mis à mort.
Les navires négriers étaient d'excellents voiliers,
plusieurs eurent des canons, à la fin quelques-uns
étaient à vapeur ; il fallait échapper aux croiseurs de
police. « L'entrepont était vaste et toujours trop plein,
dit encore Bouet-Willaumez ; leur outillage spécial
comprenait des ponts volants pour l'embarquement des
esclaves, des fers et des manilles pour les lier, des
chaudières et grandes caisses, avec provision de riz, et
de carne secca ». Ils étaient couverts du pavillon de
la nation qu'ils pourvoyaient; en majorité des Bré-
siliens et des Portugais, puis des Espagnols à destination,
de Cuba, des Montevidéens et même des Génois ».
En avril 1822, l'amiral Robert de Mengs, commandant
la division navale britannique chargée de réprimer la
traite des noirs, après un combat acharné, captura six.
navires négriers à la hauteur de Bouny. C'étaient deux
goélettes espagnoles de 306 et 180 tonneaux, avant
380 et 325 esclaves, et quatre bricks français; la Petite
Betzy de Nantes, 184 tonneaux, avec 218 esclaves;
l'Ursule, de Saint-Pierre, 100 tonneaux, avec 347 es-
claves ; le Théodose, de la Rochelle, 180 tonneaux,
vide, et le Vigilant, de Nantes, 240 tonneaux, avec
397 esclaves.
Ces malheureux étaient entasses, enchaînés dans
d'étroits réduits d'une saleté repoussante. Abrutis par
la souffrance, affaiblis par les privations, presque tous
étaient malades. Malgré les soins qui leur lurent
prodigués, il en mourut un grand nombre peu après.
Ces atrocités n'ont aucun nom ; les misérables qui les
commettaient de sang-froid, aucune excuse.
Il fallait trouver une main-d'oeuvre pour des terres
fertiles : l'Amérique doit à cette importation de tra-
vailleurs forcés l'essor qu'elle a pris. On sait que des
colonies qui furent riches ont été ruinées en partie par
la libération générale. L'ancienne société coloniale
reposait sur l'esclavage. C'est pour avoir des esclaves
ou les faire travailler qu'on avait alors des colonies. On
n'avait pas, on'ne pouvait avoir d'idée plus haute de la
colonisation, et la colonisation est nécessaire aux peuples
forts. Mais la cruauté ne se justifie point, pour quelque
fin que ce soit.
L'esclavage proprement dit a pu donner lieu à des
abus, comme toutes les institutions humaines ; mais,
surtout au Sénégal, ils ne sont pas à comparer avec
de la traite. Et cela s'explique.
ceux
Si le noir coûtait peu au négrier, il était néanmoins
vendu très cher au planteur. Pour utiliser son travail, il
fallait bien le déchaîner ; et si on le maltraitait, il pou-
vait s'évader, — et l'on conçoit que cela lui était beau-
coup plus facile au Sénégal que dans nos colonies
d'Amérique. Si on l'exténuait dans les privations et par
travail excessif, il tombait malade et il fallait le soi-
un
gner, il mourait et on le perdait.
De plus, il y avait des règles prescrites par le Code
noir et des coutumes. S'il avait des droits très éten¬
dus, le maître avait aussi quelques devoirs très précis.
Juridiquement, chez les blancs, l'esclave n'a jamais
été beaucoup plus qu'une bête de somme. Il est hors
la loi et la cité. Dans l'antiquité, on définit l'esclave :
Non tam villis quam nullus. Sur cet être moins vil
que nul, jusqu'à Constantin, le maître a droit de vie
et de mort.
D'après l'art. 44 du Code noir de 1685, l'esclave est
meuble : « Déclarons l'esclave être meuble, et comme
tel entré dans la communauté ; n'avoir point dé suite
par hypothèque, se partager également entre les co-hé-
ritiers sans principut et droit d'aînesse, n'être soumis
au douaire coutumier, au retrait féodal et lignages, aux
droits seigneuriaux et féodaux, aux formalités des dé-
crets, ni aux retranchements des quatre quints en cas
de déposition à cause de mort et testamentaire. »
En pratique, par destination, les domestiques étaient
considérés comme meubles et les travailleurs ruraux
comme immeubles. En un mot, ils étaient des choses,
res mancipi.
Le 27 mai 1771, le ministre de la marine écrit au
gouverneur de Saint-Domingue : « Il importe au bon
ordre de ne pas affaiblir l'état d'humiliation attaché à
l'espèce noire dans quelque degré que ce soit, préjugé
d'autant plus utile qu'il est dans Je coeur même des
esclaves et qu'il contribue au repos des colonies. »
Mais le sort de l'esclave ne sera pas sans s'améliorer
avec le temps. De plus en plus, on le considérera en
être humain, il aura des droits et presque une person-
nalité civile.
Au surplus, le traitement de l'esclave dépend bien
plus du milieu social dans lequel il se trouve placé, des
humeurs de son maître, et de sa propre capacité de
réagir, que des ordonnancesqui le concernent.
Ce qui distingue l'esclave de l'homme libre, ce n'est
pas qu'il ne peut disposer de son « libre arbitre », comme
on disait en 1848, c'est de dépendre d'un individu au
lieu de dépendre de l'État, c'est d'être soumis à l'arbi-
traire d'une personne au lieu d'être soumis à la loi, en
principe égale pour tous ; mais il se peut faire que ce
maître soit plus doux que l'État et plus juste que la loi.
Chaque fois que la loi intervient pour limiter l'arbi-
traire du maître, quelle qu'en soit la conséquence
immédiate, nulle, bonne ou mauvaise pour l'esclave,
on peut dire qu'il y a diminution d'esclavage.
Si, aux Antilles, l'esclavage fut un système de tra-
vail maintenu par le fouet des planteurs et tem-
péré par l'incendie et le poison des noirs, au Sénégal,
nous le verrons, ce système fut toujours plus hu-
main.
D'après le Code noir de 1685, les maîtres pouvaient
faire enchaîner, battre de verges et de cordes; mais
ils ne pouvaient torturer ni mutiler, sous peine de con-
fiscation des esclaves.
A partir de 1736, ils ne pouvaient non plus les af-
franchir sans permission du gouverneur.
Mais l'esclave qui avait frappé son maître ou quelqu'un
de sa famille, avec contusion ou effusion de sang, était
puni de mort. L'esclave en fuite qui ne revenait pas ou
n'était repris qu'après un mois avait les oreilles coupées
et était marqué au fer rouge d'une fleur de lys la pre-
mière fois, il avait les jarrets coupés la seconde et il
•était puni de mort la troisième fois.
Les affranchis qui recélaient un esclave étaient frappés
d'une forte amende ou, à défaut, de retour à la condi-
tion servile (1726).
Les esclaves ne peuvent être témoins, ni parties, ni
ester. Ils ne peuvent posséder ni hériter.
«
ART. 28. — Déclarons les esclaves ne pouvoir rien
avoir qui ne soit à leur maître, et tout ce qui leur vient
par industrie ou par libéralité d'autres personnes ou
autrement, à quelque titre que ce soit, être acquis en
toute propriété à leur maître, sans que les enfants des
esclaves, leur père et mère, leurs parents et tous autres
libres ou esclaves puissent rien prétendre par succes-
sions, dispositions, entre vifs ou à cause de mort ; les-
quelles dispositions nous déclarons nulles, ensemble
toutes les promesses et obligations qu'ils auraient faites
comme étant faites par gens incapables de disposer et
contracter de leur chef. »
Mais l'usage a établi la possession d'un pécule, et cet
usage est respecté par les maîtres les plus cupides.
L'esclave a joui presque toujours du repos du di-
manche. Il disposait, en outre, d'un jour de travail pour
lui-même, en général le samedi, dont le produit servait
à constituer son pécule. On lui concédait aussi, assez
volontiers, un lopin de terre dont il faisait son jardin.
Les curés ne doivent point procéder aux mariages
entre noirs. L'enfant naissant de l'union de deux esclaves
est esclave. Dans l'union d'un esclave et d'un affranchi,
c'est la condition de la femme qui détermine celle de
l'enfant.
De 1832 à 1845, sur 250.000 esclaves que contenaient
nos colonies, il n'y eut que 130 mariages.
La moyenne annuelle était de 7.000 naissances pour
8.000 décès. Il fallait donc réparer constamment ces
pertes par l'importation. Et quand la traite fut interdite
et impossible, l'esclavage était déjà condamné à dispa-
raître par extinction graduelle des esclaves.
Après la Révolution, les dispositions du Code noir de
1685, à peine modifiées par l'édit de mars 1724 et
l'ordonnance du 15 octobre 1786, sont rétablies par le
Règlement général du 2 floréal an XI (22 avril 1803),
avec quelques compléments et corrections.
L'article Ier dit : « Les propriétaires auront la police
de leurs ateliers comme avant 1789. »
Ce ne sera pas pour longtemps.
La loi du 24 avril 1833, qui a organisé les grands
pouvoirs des colonies, autorisait, par l'art. 3, le gouver-
nement de la Métropole à « statuer par ordonnance, les
conseils coloniaux ou leurs délégués préalablement en-
tendus, sur les améliorations à introduire dans la con-
dition des personnes non-libres, qui seraient compatibles
avec les droits acquis ».
Aussi, l'ordonnance du 5 janvier 1840 sur la mora-
lisation et le patronage des esclaves, prescrit de donner
l'instruction religieuse et élémentaire aux esclaves et
institue un patronage, composé du procureur du roi et
des procureurs généraux, qui est chargé de surveiller
la nourriture et l'entretien des esclaves, le régime dis¬
ciplinaire, le travail et le repos, l'instruction religieuse
et le mariage, l'exécution des ordonnances relatives aux
recensements et affranchissements.
C'est la visite des ateliers et plantations que nécessita
cette surveillance qui fournit les éléments de la vaste
enquête sur l'esclavage dont les résultats provoquèrent
les améliorations qui furent ordonnées presque aussitôt
et ne furent pas étrangers au mouvement d'opinion
publique qui aboutit à l'abolition générale.
L'ordonnance du 16 septembre 1841, relative à l'em-
prisonnement des esclaves dans les colonies françaises,
restreint les pouvoirs coercitifs du maître.
ART. 1er A dater de la présente ordonnance dans
« —
nos colonies, le maître ne pourra infliger à l'esclave la
peine de l'emprisonnement que pendant 15 jours con-
sécutifs dans la salle de police de son habitation. »
La nourriture, l'entretien, le régime disciplinaire,
l'instruction religieuse et élémentaire, le droit de pos-
séder, d'hériter, le droit de rachat, etc., sont fixés par
la loi du 18 juillet 1845 qui marque une évolution con-
sidérable vers plus d'humanité, sinon vers plus de li-
berté. Mais elle ne s'applique qu'aux colonies de la
Guadeloupe, la Martinique, la Guyane, Bourbon et dé-
pendances. Le besoin s'en faisait moins sentir au Séné-
gal.
Citons, encore, pour finir, l'ordonnance du roi con-
cernant l'instruction religieuse et élémentaire des escla-
ves du 18 mai 1846; l'ordonnance concernant le ré-
gime disciplinaire des esclaves du 4 juin 1846 et l'or-
donnance concernant la nourriture et l'entretien des
esclaves du 5 juin 1846.
Dès lors, ces réglementations importent peu. Il
s'agit plus d'améliorer l'esclavage, mais de l'exclure ne
totalement, à tout jamais, de toutes les possessions
françaises.
Arrêtons-nous donc aux derniers temps de l'esclavage
légal au Sénégal, examinons ce que l'usage, à défaut
de règles écrites, avait fait de l'esclave des citoyens
français. »
Avant la Révolution, il n'y a pas de culture, le
com¬
merce n'est à peu près que la traite de l'homme. Ce n'est
qu'à partir de 1820 qu'il y eut, au Sénégal, une exploi-
tation directe du travail des captifs par des planteurs.
En 1825, pour Saint-Louis et Gorée, sur 16.130 habi-
tants, il y a 12.297 esclaves. Ceux qui ne sont pas des-
itinés à être exportés sont affectés soit au service do-
mestique, soit au travail des champs, de coton d'abord
et d'indigo ensuite, dont les cultures seront encouragées
par la Métropole jusqu'en 1830.
En 1826, un « engagé à temps », fort et apte au tra-
vail de culture, de 18 à 20 ans, valait de 350 à 400 francs ;
un captif à vie, 500 francs environ ; les ouvriers d'arts
et métiers, les gourmets (conducteurs d'ouvriers), les
laptots exercés se payaient de 500 à 1.000 francs.
La différence de prix d'un engagé à temps et d'un
captif n'est pas grande, leur différence de situation l'est
moins encore.
Au fond, l'engagé à temps est bien plus dans la con-
dition de l'esclave, comme on l'imagine, que le captif à
vie. La promesse qui lui a été faite d'être libéré après
quatorze années de service même quand elle est sin-
cère, ne vaut pas grand'chose.
Si l'engagé à temps s'achète moins cher que le captif,
c'est que la vente de celui-ci est désormais prohibée,
c'est surtout parce que l'engagé à temps déserte plus
souvent.
S'il déserte plus souvent, c'est que sa situation est
plus misérable et qu'il en souffre davantage.
Le captif, en général, est né dans la famille; il est
considéré comme faisant partie de la famille, et il est
ainsi mieux traité. Ses enfants restent dans la famille.
De préférence, on le garde pour le service domestique.
S'il s'évadait, il ne saurait où aller et tomberait dans
une captivité pire.
Les engagés à temps, au contraire, étaient capturés
dans l'intérieur, et ils gardaient la nostalgie de leur
village et de leur liberté. Comme on devait les libérer
dans quatorze ans, on ne prenait aucune précaution à
leur égard et on les astreignait aux plus malsaines et aux
plus rudes besognes.
En 1826, on constate que les planteurs perdaient par
Sa désertion un sixième de leurs engagés placés dans les
habitations. Or l'usage permettait au propriétaire de
réclamer son esclave évadé en payant une indemnité à
celui qui s'en était emparé. Cette indemnité était fixée à
deux pièces de guinée d'une valeur de 35 francs chacune..
Ainsi, quatre désertions équivalaient à la perte d'un captif.
Au surplus, les propriétaires eux-mêmes reconnais-
saient qu'il ne fallait pas compter sur plus de dix années
de services effectifs d'un homme de 18 à 20 ans, acheté
de 300 à 400 francs. Que valait donc la promesse faite à
cet « engagé » malgré lui de le libérer dans quatorze
ans ? Promesse fallacieuse s'il en fût, qui n'était guère à
son avantage !... Certes, il devait envier le sort du captif
à vie, mieux traité et assuré d'une tranquille vieillesse.
Le franc esclavage avait au moins cela pour lui que le
maître était tenu de conserver son esclave vieux et in-
firme et de l'entretenir jusqu'à sa mort. C'est pourquoi
Caton, économiste orthodoxe, conseille de vendre les
esclaves avant qu'ils soient trop vieux. L'obligation du
maître de nourrir, habiller, loger les esclaves fut toujours
imposée. L'article 24 du Code noir de Colbert défend
même « aux maîtres de se décharger de ces obligations
en permettant aux esclaves de travailler certain jour de
la semaine pour leur compte particulier. Les esclaves
infirmes par vieillesse, maladie ou autrement, doivent
être entretenus et soignés par leurs maîtres. S'ils sont
abandonnés, ils sont adjugés à l'hôpital et leurs maîtres
seront obligés de payer six sous par jour pour entre-
tien et nourriture ».
L'ordonnateur sur l'affranchissement des captifs dit
dans une Note du 29 janvier 1836 : « Le Sénégal ne
compte pas moins de 9 à 10.000 captifs environ. Or
ces captifs forment la richesse principale des habi-
tants aisés et l'unique ressource des classes pauvres.
Leur nombre s'accroît par l'introduction permise des
engagés et par l'introduction illicite de nouveaux cap-
tifs à vie... D'abord il est un grand nombre de captifs
âgés ou infirmes, incapables d'aucun travail et
con-
servés chez leurs maîtres à la faveur des usages. Sou¬
vent même par pure ostentation. Le principe de liberté
consacré modifiera ces usages : de nouveaux intérêts
seront créés ; alors, à défaut de bienfaisance, qui sou-
tiendra ces infirmes et ces vieillards ?... » C'étaient là
de louables préoccupations.
Dans le système des engagés à temps, le procédé est
bien simple pour se décharger de toute obligation : on
libère l'homme quand il est fourbu.
Il est certain que ce régime, si séduisant en principe,
si déplorable à l'user, se fût substitué complètement à
l'ancien esclavage s'il n'avait été supprimé par deux
fois, en 1844 et en 1848. — Il était, en vérité, fort
commode. En fait, il laissait les mêmes droits au maître
d'user et d'abuser, en le dispensant de ses devoirs les
plus onéreux.
Quelle existence mènent nos captifs, en 1826, au Sé-
négal ?
Sur les établissements de culture du Oualo, l'appel
des ouvriers a lieu à l'aurore, entre 5 et 6 heures du
matin. Après l'appel, aussitôt, les ouvriers vont au tra-
vail. A midi, ils mangent et se reposent deux heures. A
2 heures, ils reprennent leur travail jusqu'au soleil cou-
chant, c'est-à-dire entre 6 et 7 heures du soir. Le di-
manche, ils se reposent, l'après-midi au moins. Quand
on sait avec quelle nonchalance travaillent les nègres,
cela ne paraît pas excessif. La plupart de nos pay-
sans et de nos ouvriers travaillent autant.
Quant à la nourriture, elle est suffisante pour des
noirs. Elle se compose principalement de mil. On y
ajoute de la viande, du poisson, des haricots niébés
ou du tamarin, suivant la saison.
Le Gouvernement, car le Gouvernement, alors, a ses
plantations, et conséquemment ses esclaves, en 1826 et
1827, avait fixé la ration journalière ainsi :
Mil 1/60 de barrique à25 fr. 75 la barrique. 0,148
. .
Viande fraîche 0 kg, 250 à 0,38 cent, le kilog. 0,095
Alvo 1/25 de moule à 0,25 le moule. . . 0,010
Sel 0 kg, 021 à 0,02 le kilog »

Total de la ration 0,253


Soit 92 fr. 34 cent, par an.
La ration de l'esclave des particuliers était un peu
plus faible. Elle ne dépassait pas 0 fr. 18 par jour, ou
65 fr. 70 par an.
Les esclaves ne mangeaient pas avant d'aller au tra-
vail et ne faisaient que deux repas, l'un à midi, l'autre à
7 heures 1/2 du soir. Une pileuse par équipe de dix ou
douze était spécialement chargée de préparer leur
nourriture. Ils ne recevaient jamais d'argent. On leur
donnait parfois du tabac, du savon et quelques menus
objets de première nécessité. L'entretien d'un esclave
revenait en moyenne, tout compris, à 0 fr. 50 par jour
ou 180 francs par an.
Cependant, dès cette époque (statistique de 1826),
on signale que la main-d'oeuvre libre, dans les plan-
tations, à rendement égal, est plus économique.
Plus tard, une règle fut admise : le captif travaillant
pour un patron autre que son maître avait droit à la
moitié de ses salaires.
Cette règle s'établit quand, le Sénégal ayant aban-
donné ses essais agricoles, les captifs de Gorée et de
Saint-Louis ne furent plus employés qu'au commerce
du fleuve et du cabotage. Au moment de la traite, plus
de 2.000 remontaient le fleuve.
Ces captifs arrivaient ainsi à posséder, quelques-uns
avaient des maisons, voire des captifs, et jouissaient
d'une grande liberté. Ils faisaient même directement
la traite pour leur propre compte, et les engagements
qu'ils prenaient personnellement avec le commerce
local, pour l'achat des marchandises d'échange, étaient
reconnus valables par les tribunaux.
Quant à ceux qui restaient au service intérieur des
familles, si moins libres, ils étaient bien nourris et vê-
tus.
Mais l'esclave n'a pas droit à la famille. Les enfants
suivent la condition de la mère. Si le père appartient à
un autre maître que la mère, la famille reste divisée, et
le maître peut même séparer l'enfant de la mère. A tout
le moins, l'union restera précaire, soumise aux
ca-
prices des maîtres.
L'enfant de la femme « engagée » doit travailler
pour
le maître jusqu'à 21 ans. Plus tard, la mère, libérée de
l'engagement, peut racheter son enfant, moyennant
une indemnité fixée par les tribunaux. Le Code noir
de 1685 était plus libéral qui décidait que l'affranchis-
sement d'une mère esclave entraîne de droit l'affran-
chissement de ses enfants impubères. Mais les « en-
gagés » n'étaient pas des esclaves !
Il arriva fréquemment, même quand l'esclavage fut
devenu illicite, tout récemment encore, les captives
étant dites des « apprenties » ou des « pupilles », et
leurs maîtres des « patrons » ou des « tuteurs », que
ceux-ci spéculèrent sur les charmes de celles-là, soit en.
les vendant en mariage, soit même en les livrant cy-
niquement à la prostitution.
En 1830, encore que quelques-uns fussent chrétiens,
aucun esclave, au Sénégal, n'est marié. On compte
alors une naissance et sept décès sur cent.
Les affranchissements sont rares.
On voyait assez souvent les captifs, évadés ou affran-
chis par les tribunaux, retourner chez leurs maîtres,
après une courte épreuve des responsabilités de la li-
berté. L'esclavage avilit tellement l'homme qu'il lui
enlève même le goût de la liberté.
Il n'en est pas moins vrai que l'esclavage fut toujours
très adouci au Sénégal. Nous en avons donné déjà
quelques raisons. Il y en a d'autres à citer.
Au Sénégal, les maîtres étaient en contact avec la so-
ciété noire, qui a ses coutumes et où, l'esclavage étant
une institution sociale fondamentale, l'esclave n'est pas
sans droits. Les groupes sociaux en contact agissent
toujours les uns sur les autres et s'influencent récipro-
quement. Si nous retrouvons trop souvent la trace de
l'influence nocive qu'a exercée la traite sur les moeurs
et les institutions des indigènes, l'organisation particu-
lière de l'esclavage naturel n'a pas été sans péné-
trer d'une certaine manière dans nos établissements de
la Côte. Il y avait aussi, peut-être, une espèce d'amour-
propre de notre civilisation à ne pas se montrer trop
inhumaine, et inférieure à la sauvagerie noire.
D'autre part, les propriétaires d'esclaves, pour la
plupart des mulâtres, n'étaient pas sans liens d'intérêts,
de sang, de mentalité avec les noirs, et conséquemment
sans sympathie atavique pour les traditions profondes
de leurs captifs. Ils avaient les mêmes morts qu'eux, et,.
par là, ils étaient gouvernés psychologiquement comme
eux. Ils se comprenaient. Aujourd'hui encore, à Saint-
Louis, à Gorée et à Dakar, où il ne reste plus rien de
l'esclavage, on voit des descendants de captifs rester
chez des descendants de propriétaires, et ceux-là ne

désirant pas quitter la maison où ils sont nés, où ils ont
grandi, et ceux-ci, qui n'ont plus que la charge d'entre-
tien sans aucun bénéfice, sinon le service domestique
qui pourrait être fait à meilleur compte par un person+
nel considérablement réduit, accepter le routinier de-
voir de les entretenir dans une quasi-oisiveté, jusqu'à
leur mort. Maîtres et serviteurs ont bien conservé la
même âme d'esclavagistes : ceux-là dans le plaisir de
commander, l'ostentation d'un nombreux domestique,
les satisfactions d'une vanité puérile ; ceux-ci dans
l'indolence de vivre sans souci de soi, sans responsa-
bilité.
Voilà un curieuxexemple de la persistance de certaines
habitudes sociales, même quand elles ont cessé de: ré-
pondre à un besoin quelconque et même quand elles- ne:
sont plus reconnues par les lois.

V. — L'ESCLAVAGE social

L'esclavage est inhérent à la société noire. On ne sau-


rait concevoir une telle formation sociale sans-esclaves
La prospérité, l'activité, l'ordre d'une tribu sont,
proportion du nombre de ses captifs, — hormis en
les nomades, pour
mais la condition primordiale d'un déve-
loppement social illimité est l'état sédentaire.
Et c'est là le premier service, rendu au progrès hu-
main par l'esclavage. Les nomades ont peu de captifs
mais ceux-ci sont nécessairement fixés quelque part.
Peu à peu, ils amènent leurs maîtres à se fixer aussi
auprès d'eux, et par là ils contribuent à déterminer une
évolution dont la portée est grande.
Chez les noirs, l'esclavage est donc dans son milieu
naturel. Il n'a pas été inventé par la cupidité et la
cruauté des plus forts, il est né des nécessités impé-
rieuses de la vie économique, politique et sociale des
noirs, il s'est formé dans la logique de leurs sentiments
et de leurs idées.
Sans doute,certains noirs,les Balantes, les Baniounks,
les Kroumens, les Sérères, les Diolas, etc., n'ont pas
d'esclaves. Mais les Sérères, comme les Kroumens, ont
l'habitude du travail régulier. D'autres vivent dans une
sauvagerie farouche, isolés dans leurs forêts de la Ca-
samance, comme les Diolas, les Balantes, les Ba-
niounks... Peu à peu les Sérères du Sine et du Saloum,
en contact avec les Ouolofs, ont admis l'esclavage chez
eux. Seuls les Sérères Nones, restés plus sauvages, y
sont demeurés réfractaires.
En somme, on peut dire que l'esclavage est une in-
stitution générale chez toutes les peuplades nigritiennes,
sauf chez les plus arriérées dont quelques-unes se
livrent encore, plus ou moins ouvertement, à l'anthro-
pophagie.
Pour Binger, les grands générateurs de l'esclavage
sont : 1° Le défaut de budget et le prestige que donne
au nègre la possession d'un ou de plusieurs esclaves ;
2° la main-d'oeuvre ; 3° les femmes ; 4° le manque de
moyens de transport ; 5° la pénurie du sel.
Quelques-unes de ces « causes » ne sont que des
effets ; les autres sont secondaires.
La cause première de l'esclavage, nous le verrons
bien, c'est le besoin social de production, d'organisa-
tion, d'ordre. C'est à cette cause que se ramènent le
prestige, la main-d'oeuvre, les femmes, le manque de
moyens de transport.
Si les chefs n'avaient pas de budget pour rémunérer
leurs fonctionnaires et leurs sofas, s'ils devaient captu-
rer des esclaves pour y suppléer, ne voit-on pas, pré¬
cisément, qu'il n'y a de chefs, de sofas que dans les
groupes esclavagistes, et pour faire des esclaves ?... De
même pour le sel. Si l'on achetait du sel avec des cap-
tifs, c'est que l'esclavage existait. Dans un milieu non-
esclavagiste, l'esclave est sans valeur.
On a dit aussi que l'esclavage est une importation
musulmane. Rien de moins exact. Des fétichistes sont
esclavagistes depuis des temps immémoriaux. Si les
musulmans sont plus esclavagistes que les fétichistes,
c'est qu'ils ont, en général, atteint un plus grand déve-
loppement social. Binger fait justement remarquer que
l'esclavage en Afrique est antérieur à l'hégire.
Mungo Park nous affirme que « la guerre est la plus
générale comme la plus féconde des causes de l'escla-
vage ; les conséquences qu'elle entraîne produisent
souvent la seconde cause de la servitude, qui est la fa-
mine, pendant laquelle un homme libre embrasse l'es-
clavage pour ne pas mourir de faim ». Ce n'est pas là
aussi, tant s'en faut, toute l'étiologie de l'esclavage. Il
serait aussi juste de dire que l'esclavage est la cause de
la guerre.
La guerre fait l'esclave souvent : elle n'a pas institué
l'esclavage. Elle alimente les marchés, comme la fa-
mine peut le faire, et ainsi aide à la répartition des es-
claves, fait baisser les cours, met la marchandise hu-
maine à la portée de tous : elle n'a pu créer le besoin
social de cette marchandise, ni en organiser l'exploita-
tion, ni en régler l'usage. Trop souvent même, c'est la
demande, c'est le pressant besoin d'esclaves, et donc
les gros bénéfices que rapportaient ces opérations qui
ont provoqué les grandes chasses à l'homme des Sa-
mory et des Rabah.
Ce qui est plus certain, c'est que l'esclavage a
diminué la férocité de la guerre : On ne tue plus pour
tuer ; on ne tue plus pour manger, — l'esclavage semble
bien exclure l'anthropophagie, — on garde les pri-
sonniers, soit pour les vendre, soit pour les faire
travailler; on va même jusqu'à recueillir les orphelins,
pour les exploiter plus tard, et les femmes, là
pour
reproduction. « On ne croirait jamais, dit Montesquieu,
que c'eût été la pitié qui eût établi l'esclavage et que le;
droit des gens a voulu que les prisonniers fussent
esclaves pour qu'on ne les tuât pas. »
Si l'on fait des expéditions pour se procurer des-
captifs, quand on en a suffisamment, on désire la paix.
Ceux qui ont des captifs sont sédentaires, puisqu'ils
ont des lougans pour les faire travailler. Ainsi, on en
arrive même, par une sorte de convention tacite, néces-
sairement respectée de tous, sous peine de disette, à
suspendre toutes les hostilités durant la période des
travaux. La guerre s'est réglée par l'esclavage.
L'esclavage est la première grande division du travail
social, c'est-à-dire qu'il est le fondement de la civi-
lisation.
A mesure que nous pénétrions dans l'immensecontrée
africaine, nous coupions leurs routes aux caravanes de
traite, nous dispersions les. marchés d'esclaves, nous
abattions les fusils des chasseurs d'hommes, nous
prenions sous notre protection le faible et l'isolé dé-
signés d'avance aux rapts. Avec des fortunes diverses
et une volonté plus ou moins claire et persévérante du
but, on peut affirmer, nous le verrons, que tout notre
effort d'un siècle, dans nos colonies africaines, n'a été
qu'une opiniâtre campagne abolitionniste, — et c'est là,
certes, pour la France, un de ses plus purs titres de
gloire. Eh bien ! toutes les objections, toutes les plaintes,
toutes les protestations que notre action émancipatrice
a soulevées de la part des indigènes, notables et chefs —
on peut négliger celles des trafiquants, — se peuvent
résumer ainsi : 1° Si l'on nous enlève nos captifs, nos
lougans ne seront plus cultivés, et nous mourrons de
misère ; 2° Nos captifs affranchis reviendront dans nos
villages narguer leurs anciens maîtres, débaucher nos
serviteurs, enlever nos femmes, et nous ne les pour-
rons contenir, ni châtier.
Ainsi, pour le noir, l'idée d'esclavage se confond avec
celle de travail et de hiérarchie. Or le travail, c'est le dé-
veloppement continu ; la hiérarchie, c'est l'ordre.
Et cette idée, assurément, est aussi fortementancrée
chez le captif que chez son maître. Pour celui-là comme
pour celui-ci, être captif, c'est travailler, obéir, n'avoir
aucune responsabilité ; être libre, au contraire, c'est
être responsable, commander sans travailler. On
n'accepte, en conséquence, de travailler que si l'on est
captif. On n'accepte de responsabilité que si l'on est
libre. Actuellement, au stade où nous sommes parvenus,
cette division du travail social nous paraît très simple,
trop simple ; combien a-t-il fallu de siècles d'évolution
pour y amener l'homme primitif ?...
On ne fera admettre qu'avec peine à un noir, s'il est
libre, qu'il faut travailler. « L'homme libre ne doit pas
travailler », disent couramment les Sousous et les
Foulahs de notre Guinée.
De nombreux faits témoignent de cet état d'esprit.
Dans certains villages du cercle de Kankan d'où les
captifs sont partis, le maître musulman ne travaillant
pas lui-même, il n'y a plus aucune espèce de culture,
et les habitants ne vivent que de la récolte et de la vente
du caoutchouc.
Les habitants du village de liberté de Belli, interrogés
par le gouverneur général en tournée, se déclarèrent
satisfaits de leur sort et ne se plaignirent que d'une
chose— le manque le captifs pour travailler les terrés
qu'on leur avait concédées.
Souvent, la première démarche d'un captif libéré par
nos soins est de se procurer des captifs par tous les
moyens. Tant qu'il ne possède pas à son tour des
captifs, il n'est pas vraiment libre, puisqu'il lui faut
travailler,
On doit le reconnaître, ce n'est pas que paresse et
préjugé, c'est pour eux une nécessité économique im-
périeuse.
Dans les régions pauvres comme le Mossi, le Lobi
et le Gourounsi, c'est trop souvent la vente de l'un ou de
plusieurs des siens qui a empêché la famille entière de
mourir de faim. Combien d'affamés, errants, se sont
offerts eux-mêmes !.. L'esclavage devient ainsi une sorte
de contrat,
«
Dans toutes les anciennes sociétés, nous dit Fustel
de Coulanges (1), la moitié environ des esclaves étaient
des hommes qui avaient spontanément aliéné leur
liberté, les uns pour obtenir leur nourriture et satisfaire
aux besoins matériels de l'existence, les autrès pour payer
une dette, quelques uns pour se soustraire à l'obliga-
tion du service militaire qui pesait si fort sur les hommes
libres. »
On a fait remarquer (E. Baillaud,
— Sur les routes
du Soudan), « qu'on ne voit pas très bien, actuelle-
ment, comment les cultivateurs payeraient les tra-
vailleurs qu'ils emploient, s'ils étaient tenus de le
faire ». Et, dans l'actuelle organisation du travail des
noirs, où chaque famille se suffît à elle-même en pro-
duisant elle-même tout ce dont elle a besoin, et rien
que ce qu'elle a besoin, M. Baillaud a raison de con-
clure : « On doit donc laisseraux indigènes leurs captifs,
si l'on veut qu'ils aient de la main-d'oeuvre.»
La famille étant un tout social, la division du travail
est d'autant plus poussée, c'est-à-dire, on l'entend
bien, la productivité, la prospérité plus grandes, que les
captifs sont plus nombreux.
Dans le cercle de Sikasso, pendant la saison sèche,
de novembre à avril, il y a de la main-d'oeuvre en
abondance. Ce n'est pas, dit le commandant de ce
cercle (1904), » que l'indigène soit ici plus laborieux
que dans les autres parties du Soudan ; mais cela tient
au grand nombre de captifs existant dans le cercle. Les
maîtres se font alors entrepreneurs de transports,
exploitants de lianes à caoutchouc, dioulas ou colpor-
teurs. Le travailleur payé individuellement s'empresse
de partager avec son maître »,
Dans le cercle de Bamako, même situation particu-
lière résultant de la même cause. La surproduction
suscite chez les Saracolais un mouvement commercial
assez actif, et cette surproduction est due aux captifs
qui cultivent les céréales.
On rapporte pourtant qu'en Guinée, les fétichistes

(1) Histoire des Institutions politiques de l'ancienne l'rance.


I, 225-226.
qui n'ont que peu de captifs, mais qui sont laborieux,
sont dans une situation plus prospère que les musul-
mans qui ont beaucoup de captifs mais pour qui le
travail est ignoble. Les Badiaranké du Labé n'ont
môme pas de captifs ; mais ils professent un véritable
culte du travail. Chaque matin, tous les hommes valides
se réunissent dans le village au son du tama et, après
quelques danses, vont aux champs. Cette cérémonie se
renouvelle à midi, au retour, puis à 2 heures et au
coucher du soleil. Ici, d'autres causes interviennent
sans doute. La politique pillarde et anarchique des
almamys peut-être. Et puis, est-ce que ces musulmans
ne seraient pas plus riches s'ils avaient plus de cap-
tifs ?
Il est certain que l'esclavage fait mal vivre, le maître
comme l'esclave, et nous ne le défendons pas. Nous
nous bornons à constater qu'il est un commencement
d'organisation du travail et qu'ainsi il vaut mieux que
l'absence de toute organisation des hordes nomades.
La question de l'esclavage, comme celle du salariat,
est un problème non de classification de personnes ni
même de répartition de richesses, mais de productivité
sociale.
Chez les primitifs, le travail est toujours servile,.
parce que, seul, le métier des armes est noble.
L'homme, alors, ne se résout au travail que forcé.
Celui qu'on forcera, c'est le vaincu, le faible, le lâche.
Les hommes libres seront donc des guerriers ; les non-
libres, des travailleurs. Ceux-ci produiront, ceux-là
défendront, conquerront. C'est déjà une organisation,
puisque c'est une complexité. L'esclave travaillera donc
plus que pour ses besoins personnels immédiats,
— et cela est d'une conséquence incalculable, qui ne
s'épuisera jamais. Voilà comment s'est constitué le
premier fonds du capital social de l'humanité.
L'esclave, en outre, est un régulateur. C'est l'agent
passif, qui obéit, qui doit obéir et qui enseigne la disci-
pline en la fondant. Il marque les degrés de la hiérarchie
sociale, qui n'aurait pu s'établir sans lui ; dans le village,
à l'origine, nul n'a le droit d'être plus que les autres. Il est
le signe de la grandeur. Et par là il supplée l'épreuve trop
fréquente et anarchique des forces. Cent captifs indi-
queront qu'on a un tel rang, et dix qu'on sera à tels de-
grés au-dessous. Ce n'est pas qu'un artifice politique.
Comme cent captifs sont réellement une force plus con-
sidérable que dix, cette force saurait se manifester s'il
arrivait que la coutume ou le prestige ne fussent pas
suffisamment efficaces pour imposer la subordination
qui convient. Polybe dit des Gaulois (II, 17) : « Celui-là
est le plus grand parmi eux, qui compte le plus de ser-
viteurs et de guerriers à sa suite. »
L'esclavage fait le départ de ceux qui ont droit de
commander et de ceux qui doivent obéir, et il déter-
mine subséquemment dans quelle mesure.
Les plaintes des chefs nous l'ont indiqué : L'esclave
libéré est un dissolvant, un ferment de trouble dans le
village quand il y retourne. En général, les villages
n'aiment pas à recevoir des captifs libérés. Voici un lait
entre mille: En 1900, Mousso-Dié, de Kani (cercle de
Koutiala), captived'un Somono, s'était sauvée à Kani,
son village natal. Les gens du village ne voulurent pas
la recevoir et la rendirent à son maître.
En Guinée, notamment dans la région du Labé, la
population est nettement hostile à tout captif qui de-
mande sa libération, même s'il se rachete. Il est menacé,
voire enlevé et revendu ailleurs. En tout cas, il reste
un déclassé, un outlaw.
Dans presque toutes nos colonies, les habitants des
villages de liberté sont considérés comme des « captifs
de blancs ». C'est avec un certain mépris qu'on les
appelle des « libertés ».
C'est pourquoi certains captifs sont fiers de leur état
de servitude qu'ils prisent plus que celui des griots,
des forgerons, des cordonniers, qui est libre. En
Guinée, les n'dima dounka (captifs) se jugent bien
supérieurs aux poulo-bourouré et hésiteraient même à
leur vendre leurs filles en mariage.
Les noirs n'ont pu contracter certaines habitudes de
subordination à la collectivité, de sensibilité aux ju-
gements de l'opinion publique que dans l'exercice des
devoirs imposés à l'esclave et des droits, avec leur res-
ponsabilité, dévolus au maître.
L'esclavage est vraiment l'âme de la société noire. Il
anime toutes ses parties, il forme tous ses organes, il
préside à toutes ses fonctions.
Mieux que la terre, c'est l'esclave qui fonde la pro-
priété, meublé et immeuble.
En effet, la terre est à tous, ou au roi, ou plutôt a ce-
lui qui la défriche et la cultive, avec ou sans l'autorisation
tacite du roi. Mais elle est et reste toujours une pro-
priété non définie, aucun titre ne la reconnaît. Elle n'est
qu'un usufruit précaire, grevé de l'assaka ou de l'aschr,
— tout au plus arek (vaguement collective), jamais melk
(familiale, individuelle). Elle ne vaut, au surplus, et n'est,
si peu qu'elle soit, que par le travail du captif. Si ce
travail cesse, c'est-à-dire si la terre n'est plus cultivée,
elle redevient meouât, — res nullius. Et le premier
venu s'en peut emparer. L'esclave n'est jamais meouât.
Il a toujours son propriétaire.
Dans le Rio-Nunez, à Boké, le vol d'un captif était
puni de mort. Cette sévérité rappelle celle des coutumes
annamites concernant les vols d'instruments agricoles
ou de bestiaux. La propriété de l'homme, en Afrique, est
donc de même importance sociale que la propriété agri-
cole en Indo-Chine.
Il s'explique que la propriété du captif soit plus pré-
cise, reconnue de tous et quasi sacrée, car elle ne marque
pas seulement le rang, mais la vraie richesse. On ne dit
pas d'un notable qu'il est riche ou de haute condition
parce qu'il a tant d'hectares de lougans. mais parce
qu'il a tant de captifs et tant de femmes. Seuls, les no-
mades, qui ont peu de captifs et sont souvent mono-
games de fait, comptent leur avoir par tête de bétail.
Le captif assure un certain crédit, il peut être engagé,
il peut s'hypothéquer, — non la terre qui est immobi-
lisée et nulle.
A Djenné, certains captifs n'ont plus que deux obli-
gations envers leurs maîtres : ne pas renier leur auto-
rité nominale et ne pas gaspiller leurs biens. Ainsi
s'enseigne l'épargne et se forment les capitaux.
Le captif est la valeur la moins sujette aux fluctua-
tions dans un pays donné. Elle sert d'étalon. Le captif
est le titre au porteur de l'Afrique, c'est la marchandise
de change idéale. C'est un billet qui s'endosse indéfi-
niment. Naguère, tout le commerce de sel du Soudan se
faisait par échange de captifs.
Un administrateur du Gourma reconnaît que « l'esclave
était une des principales marchandises d'échange, une
véritable monnaie, plus facile à se procurer et à. renou-
veler que les têtes de bétail ou les cauris, possédant une
valeur sensiblement uniforme. Sa disparition ou sa ra-
réfaction a entraîné une crise qui ne peut s'atténuer que
par l'extension des troupeaux et un accroissement d'ac-
tivité industrielle et agricole ». Ajoutons : et par le nu-
méraire.
Cette monnaie incomparable qu'est le captif se trans-
porte elle-même, s'entretient, amortit son usure, et
porte intérêt, par la reproduction, le prêt ou le travail
direct. Au Soudan, l'intérêt du capital d'un captif en
pleine activité serait d'un franc par jour.
Cette monnaie est même divisible à l'infini. Chaque
jour du travail du captif en est une parcelle. Ainsi, pour
une dot, on convient volontiers de donner 1/2 captif, ce
qui veut dire que le captif travaillera pour les deux fa-
milles également.
Dans l'organisation de la famille, le rôle de l'esclavage
ne saurait être négligé. Sans doute, la famille, cellule
sociale originelle, est antérieure à l'esclavage; mais elle
a déterminé, dans une certaine mesure, la transformation
de la promiscuité grégaire des sexes, avec son matriar-
cat essentiel, en mariage plus ou moins régularisé.
C'est que l'esclavage établit toujours une distinction,
une hiérarchie, un ordre. Il n'était pas admissible que
le maître traitât la femme libre qu'il avait admise dans
sa case comme la captive qu'il daignait honorer de ses
caresses, et, partant, les enfants de celle-ci comme les
enfants de celle-là. Il fallait aussi que l'union des gens
libres se différenciât, par quelque cérémonie impo-
sante, de l'accouplement des esclaves, — et ce fut peut-
être l'origine du mariage.
En tout cas, ce qui certifie, aux yeux de tous, le
mariage, ce ne sont pas les réjouissances ni la cohabi-
tation, qui ont souvent lieu avant ou après, suivant les
tribus : c'est le payement de la dot ou d'une partie, qui
se fait presque toujours en captifs ou en objets repré-
sentant la valeur de ces captifs.
Et c'est aussi la dot qui lie : l'homme tient à la femme
pour ce qu'elle lui a coûté,et la femme est liée à l'homme
par l'impossibilité où elle est de rembourser le prix de
sa personne.
Les cérémonies qui consacrent l'union des sexes, les
usages qui en fixent les droits et les devoirs n'ont pu
être institués qu'après et en partie par l'esclavage. On
ne les trouve jamais avant, sauf chez les peuplades en
contact avec les esclavagistes, où la propagation s'est
faite par imitation.
Nous avons constaté que le mariage noir ne se res-
sent que trop de ses origines.
Parla propriété, par le mariage, l'état politique, l'état
juridique s'établissent nécessairement. La société dé-
sormais dépasse la famille. Il faut une autorité exté-
rieure qui règle les activités divergentes et qui juge les
actes exorbitants.
Quand le crime, la rupture du pacte social, ne se peut
produire que par la violence, la réaction de la violence
peut suffire. C'est le régime de la vendetta, du talion
juif: « oeil pour oeil ». Quand le crime se complique et
qu'il y a des litiges, des différends possibles, une juri-
diction dominant les parties, qui ne peuvent être juges
elles-mêmes, devient indispensable. La propriété fonde
le droit. Le sauvage talion s'adoucit.
On voit alors l'universelle peine de mort se transfor-
mer fréquemment en captivité, — ce qui a l'avantage
d'indemniser le juge, le chef et la victime, ou en
fiscation de captifs. Il y a, dès lors, le prix—du con-
sang, le
prix de l'honneur (componere), le prix de l'homme (le
wergeld des Francs).
Au Cayor, tout meurtre était puni de la captivité
meurtrier et de toute sa famille. Le damel du
y trouvait
son compte. Souvent, le meurtrier devient captif de la fa
mille de la victime. L'amant d'une femme mariée de-
vient le captif du mari outragé. D'autres fois, c'est la
femme qui est vendue...
Ainsi l'esclave est incorporé à la société noire. On
conçoit que sa situation soit toute différente de ce qu'elle
pouvait être chez nos planteurs des Antilles et dans toute
l'Amérique.
L'esclavage qui n'est qu'une exploitation effrénée
de l'homme par l'homme, qui est importé pour le
lucre de quelques particuliers, dans un milieu social
qui ne le comporte pas, qui ne le supporte qu'à l'aide
de procédés odieux de coercition, — cet esclavage-là
est, à proprement parler, une monstruosité sociale. Ce
serait, nous l'avons vu, commettre une grave er-
reur que de considérer ainsi l'esclavage chez les
noirs.
Malheureusement, les mots, défigurés par la littéra-
ture sentimentale des romans ou la véhémence des po-
lémiques, exerceront toujours une singulière sugges-
tion sur le public qui, non averti, au lieu de la réalité,
imaginera toujours les émouvantes péripéties de La
Case de l'oncle Tom.
Il fallait dire, il fallait montrer, sans parti-pris, ce
qu'est réellement l'esclavage, ce qu'il vaut, ce qu'il re-
présente dans le milieu social qui l'a produit spontané-
ment et dont toutes les institutions essentielles le sup-
posent ou le nécessitent.
S'il n'est pas toute équité — et notre Salariat civilisé,
certes, ne l'est pas non plus, — il signifie une justice
en devenir, puisqu'il est déjà un état juridique, une ten-
tative de fixation des droits et des devoirs, selon leurs
places, de tous les membres de la communauté.
Quand on envisage la question dans toute son am-
pleur, sous toutes ses faces, en l'approfondissant, il
nous semble qu'on l'entend mieux.
Ainsi, on saisit dans toute leur diversité les formes
de l'esclavage, pour les ramener à une unité compré-
hensive, on s'explique les coutumes souvent bizarres
qui le régissent et l'on reconnaît enfin pourquoi il ré-
siste si bien à nos efforts abolitionnistes.
C'est mieux voir aussi, nous l'espérons, la solution
qui ne peut être, pour des Français du XXe siècle,
que
l'abolition générale et définitive, quelles qu'en soient
les conséquences immédiates, nous voulons dire les
sacrifices qu'elle exigera.

VI. — LES ESCLAVES DANS LA SOCIÉTÉ

Pour la commodité de l'exposition, nous pouvons


nous borner à reconnaître quatre catégories de captifs :
1° de traite ; 2° ordinaires ; 3° de la couronne ; 4° de
case.
En réalité, il y en a d'autres ; mais ce sont des dis-
tinctions imprécises qui n'ont été établies que par la
vanité puérile et l'esprit flottant du nègre.
Au Fouta-Djallon, par exemple, la classe des diyado
(captifs), se compose des : 1° ar-bé (singulier aro
arowo), « celui qu'on amène «, ou
captifs de traite;
2° maltioubé, captifs —
ordinaires; —
— 3° n'dimabé,
captifs de case ou nés dans le pays; 4° soufabé, cap-
tifs guerriers ; 5° n'dima dounka, —
captifs de cases,

6° mangabé, — chefs de roundés ; 7° rindinabé,
quasi libérés. —
A Timbouctou, nous trouvons, sans compter les cap-
tifs de traite, les : 1° bania (féminin kongo), ordi-

naires, vendables ; 2° horso, fils de bania, — vendables
en cas de nécessité ; 3° soulé, fils de horso ; 4° soulé-
houlé, fils de soulé, — non vendables ; 5° galibis, fils
de soulé-houlé.
Le sandiou en bambara, tiodado (plur. sodabé)
en
peulh, le captif de traite, c'est la monnaie d'échange,
le bétail qu'on traîne de marché en marché. Il n'a
aucun droit. Son maître provisoire ne se reconnaît
aucun devoir. Tant qu'il n'aura pas trouvé acquéreur
son sort sera aussi misérable.
Mais entendons que cette situation n'est que
momen¬
tanée. Si ce captif est à vendre, c'est qu'il sera acheté.
Ce trafic n'a rien de commun avec l'odieuse traite
maritime des trafiquants blancs. D'abord il n'y a pas
ces atrocités inutiles — les pires — que l'antipathie
instinctive de races pouvait inspirer à des brutes im-
pulsives.
«
Tous ces négriers, dit de Sanderval (De l'Atlan-
tique au Niger), braves négociants du pays, donnent
le frisson avec leur fouet court à plusieurs lanières, et
le bruit de ferraille qui révèle dans quelque coin de
leurs nippes la présence d'entraves toujours prêtes.
Ils ne sont pas plus sauvages que d'autres ; ils ont
pour les esclaves dont ils trafiquent les sentiments
d'indifférence ou d'intérêt qu'ont les toucheurs de boeufs
pour leurs troupeaux. Ici, les captifs conduits ne sont
pas enchaînés ; ils sont trop loin de leur pays pour
songer à fuir. Il arrive parfois qu'un négrier conduisant
sa triste marchandise est assassiné au coin d'un bois ;
l'assassin, le fouet à la main, s'empare des captifs et
leur impose des marches forcées pour gagner au plus
tôt un lieu éloigné du crime. »
Soleillet a vu de nombreuses caravanes d'esclaves,
en remontant et descendant le Sénégal, de 1878 à
1879. Voici comment il décrit celle qu'il rencontra au
petit village de Guellé, pays de Galam : « En tête marche
une vieille femme toute décrépite. Derrière elle suivent,
à la file indienne, quatorze autres femmes, dont plusieurs
portent des enfants. Viennent ensuite, en troupeau,
21 enfants. Ils sont suivis de 15 hommes de 20 à 30 ans,
attachés par le cou avec des colliers et des longes en
peau. Chacun porte sur sa tête un lourd paquet cousu
dans une peau de chèvre ou de mouton. Les femmes et
les enfants sont également chargés. Tous ces malheureux
appartiennent à quatre Soninké qui, montés sur des
ânes et le fusil sur l'épaule, se tiennent sur les flancs de
la caravane. Ils arrivent du Boundou et du Bambouck ;
c'est là, au coeur de la Sénégambie, dans des contrées
qui sont sous la main des autorités anglaises et fran-
çaises qu'ils ont acheté ces captifs. »
Jusqu'en 1895, de Bakel au Kaarta, ce n'était qu'un
vaste marché d'esclaves. On estimait à 60.000 par an les
esclaves qui traversaient ces pays ou sortaient de leurs
marchés
Un administrateur de cercle du territoire militaire
écrivait en 1897 : « Les indigènes ne quittent pas leur
village sans avoir le fusil sur l'epaule, a la recherche de
quelques habitants des villages voisins dont ils essayent
immédiatement de s'emparer pour aller les vendre
comme esclaves. « La brousse appartient au plus fort »,
me disait le guide qui me conduisait. » On se vendait
soi-même. En temps de famine, certains noirs, après
avoir vendu femmes et enfants pour quelques mesures
de mil, s'offraient eux-mêmes.
Les populations mandé-malinké du Mahou (Cote
d'Ivoire) s'étant emparé de 30.000 captifs de Samory,
ceux-ci furent immédiatement libérés par nous. Peu de
temps à près, sans ressources et sans initiative, ces
hommes s'offraient pour une poignée de riz.
Les Diolas, comme toutes les peuplades extrêmement
sauvages, n'avaient pas ou presque pas d'esclaves chez
eux ; mais lorsqu'ils ne pouvaient rendre leurs pri-
sonniers par voie d'échange ou de rachat, ils les vendaient
en Gambie ou en Guinée portugaise. Aujourd'hui encore,
ils échangent assez volontiers leurs enfants contre des
marchandises.
Autour du Tchad, au Kanem, au Ouadaï, au Darfour,
les razzias d'hommes se faisaient en grand. C'est là,
qu'on recrutait les eunuques pour les sérails de Tripoli,
de Turquie et d'Égypte.
La castration était opérée sur des enfants de dix ans,
et dans de telles conditions que les quatre cinquième
mouraient de l'opération.
C'était le « setasy », l'eunuque de 10 ans, mesurant
six empans du lobe de l'oreille à la cheville, qui était
l'étalon de valeur. Ces pratiques n'ont pas encore tout
à fait disparu. Les Senoussis se livrent à la traite et s'y
livreront tant que la force française ne les aura pas
soumis. En mai 1907, le capitaine Burdeaux, comman-
dant du Kanem, a arrêté à Onbi une caravane de cap-
tifs qu'on dirigeait vers Tripoli.
Au Dahomey, chaque année, le roi organisait une
grande chasse. Il en fallait beaucoup pour les nom-
breux sacrifices humains des fêtes des Coutumes qui
réjouissaient le peuple, sinon pour la traite maritime.
Il en fallait aussi pour distribuer, en récompense des
services rendus, aux membres de la famille royale et
aux cabécères. Les bénéficiaires, d'ailleurs, s'empres-
saient d'en faire vendre sur les marchés la majeure
partie, et le roi avait sa remise. Les femmes, elles,
n'étaient pas exportées. Le roi s'en réservait de choix
le plus grand nombre, et les autres étaient réparties
entre les fonctionnaires.
Malgré tout ce que nous avons fait pour réprimer la
traite, elle subsiste encore, clandestinement,. surtout
dans certaines régions de nos territoires militaires, où
nous ne pouvons exercer une surveillance suffisante
avec les faibles effectifs dont nous disposons.
Il n'y a plus de chasse organisée, il n'y a plus de
marchés ouverts, il n'y a plus de caravanes d'es-
claves ; mais, un peu partout, on n'en persiste pas
moins à vendre ou acheter individuellement des per-
sonnes.
Au Sénégal même, on n'a commencé à réprimer sé-
rieusement la traite qu'à partir de 1901, et l'on sait
combien la législation était défectueuse à cet égard jus-
qu'en 1906. Jusqu'ici, les escales du fleuve ont donc été
des marchés plus ou moins dissimulés, alimentés sur-
tout par les Maures. Mais la traite se fait plus aisément
la nuit, sur la rive droite, loin des centres habités. Et
le fleuve franchi, les captifs achetés sont emmenés et
parfois revendus dans le Cayor, le Baol, le Djolof et la
banlieue de Saint-Louis. Tout dernièrement encore, on
citait un individu établi à N'Diago (cercle de Louga) qui
se livrait presque ouvertement à ce commerce anachro-
nique. Des gens de Saint-Louis doivent aussi être forte-
ment soupçonnés. Des dioulas se débarrassent ainsi,
lucrativement, tout le long des routes de la Sénégam-
bie, de leurs porteuses de colas. Mais les vrais pour-
voyeurs sont les Maures qui vont jusqu'au coeur du Sou-
dan chercher des captifs.
De Kaolack, on signale enfin que des parents, en
temps de disette, cèdent leurs enfants ; et de Kaédi, que
les captifs de case vont parfois dans le Sahel acheter
des captifs pour leurs maîtres.
Au Soudan, ce commerce se fait encore sous diffé-
rentes formes, suivant les régions ; mais il se cache et
tend à disparaître.
La plus commune est la vente des filles qu'on ne sau-
rait distinguer nettement du mariage qui est toujours,
chez les noirs, un trafic de personne.
Les Toucouleurs du Fouta et les Saracolais de Bakel
partent avec quelques guinées qu'ils échangent d'abord
contre du sel, puis ils vont jusqu'aux territoires mili-
taires troquer leur marchandise pour des captifs. Au
risque d'être pillés par les Maures, ils ramènent leurs
caravanes en dehors de nos lignes de poste, et les cap-
tifs sont revendus dans le Fouta.
Des marchés existaient naguère à Gambakha
(Gourma), Scienso (c. Koutiala), Safara ou Kaka (c. Ban-
diagara), Baramandougou et Tougué (c. Djenné), Ba-
roueli (c. Ségou), et il n'est pas absolument sûr qu'il
ne s'y fasse encore quelques opérations clandestines.
Aux marchés des cercles de Bandiagara, Djenné et
Koutiala, les Bobos vendaient des captifs 60 à 120 fr.
Ils cèdent encore leurs enfants aux Maures contre du sel.
Des chefs organisaient spécialement certaines soukhalas
bobos pour la chasse à l'homme. En 1904, quatre in-
dividus furent arrêtés à Kaka pour avoir volé et vendu
des enfants. Les Maures emmènent les captifs achetés
comme porteurs.
Depuis l'occupation effective du Mossi, la source est
tarie, car c'était le Mossi, avec le Gourounsi et le Lobi,
qui fournissaient le plus d'esclaves. Mais l'odieux trafic
m'a pas disparu complètement. Seulement, les cara-
vanes sont dirigées vers les territoires anglais, et par-
ticulièrement pour Bakou (Gold Coast) important
marché d'esclaves. Dans le Lobi, le marché principal
est le village de Filegné. Les caravanes passent par
Ouahahou et Boromo. Les Pougoulis assassinent par-
fois les dioulas pour leur reprendre les captifs vendus.
Dans le Léré, des parents vendent leurs enfants pour
le marché de Bakou. Naguère, les captifs achetés
aux Dagaris et Pougoulis par les dioulas de passage
étaient surtout destinés aux Maures. Le 29 octobre 1903,
une caravane de 8 captifs fut encore arrêtée à Timbouc-
tou. Les captifs furent libérés immédiatement, les mar-
chandises confisquées et le traitant mis en prison.
Bamako était aussi un lieu de transit. Les Saracolais
avaient monopolisé ce commerce spécial entre les pays
producteurs (sud de la boucle) et les pays consomma-
teurs (Sahel et zone subsaharienne) ; mais, depuis 1902,
aucune caravane n'a été signalée.
Dans le cercle de Sokolo, de novembre 1902 à jan-
vier 1903, trois caravanes de 81 captifs ont pu être ar-
rêtées. Les traitants étaient toucouleurs et ouolofs.
On ne put que leur infliger quinze jours de prison, con-
fisquer leurs marchandises et libérer leurs victimes.
Mais, nous le répétons, la traite en grand, par cara-
vanes, n'est plus possible, grâce à la surveillance
exercée et à la pacification. Il n'y a plus que des vols,
ventes et achats individuels, plus ou moins nombreux,
suivant la région.
En 1903, dix ventes ont été signalées au Yatenga et
leurs auteurs punis. A Sikasso, en dix mois, douze
ventes clandestines purent être constatées et réprimées.
Dans la région de Goumbou, des captifs sont vendus
et achetés entre gens du même village au moment de
la perception de l'impôt.
Au Sénégal comme au Soudan, les tribunaux indi-
gènes ne laissent pas d'être assez sévères pour les
crimes de ce genre, sans trop de pression de notre part.
Le 15 décembre 1903, le Conseil des notables de Kao-
lack a condamné le nommé Ahmadou Touré, du N'Diam-
bour, à 1 an de prison et à la confiscation de ses biens
pour avoir acheté, 300 francs, la nommée Madiana. Il
voulait la revendre dans le Rip. Cette captive avait dé-
claré qu'Ahmadou avait acheté à Dagana cinq femmes
et un enfant dont trois avaient été revendues. Elle-
même avait été marchandée deux fois pour le prix d'une
vache.
Le tribunal indigène de Médine, en janvier 1904, a
condamné à six mois de prison un indigène qui avait
vendu une « liberté » (femme d'un village de liberté),
à son ancien maître, et à un mois et demi de prison un
maître qui avait tenté de reprendre par la force une
« liberté ».
A Bandiagara, le tribunal eut à juger, en 1903. 15 af-
faires de ventes de captifs, pour lesquelles il infligea des
peines variant de 6 mois à un an de prison avec une
amende égale au prix du captif confisqué et libéré.
Relevons encore, au hasard, ces jugements significa-
tifs, pour 1902: Poste de Tenkedogo (Résidence du
Mossi).
A) Saga, cultivateur, accusé de : 1° Rapt de la
femme Pondé et de deux enfants de cette femme ;
2° vente de cette femme et de ses enfants ; 3° rapt et
vente de la femme Noaga ; 4° mise aux fers, durant trois
mois, de la femme Noaga ; 5° vente de sa propre femme.
L'accusé reconnaît les faits. Il ajoute : « J'ai telle-
ment vendu d'hommes et de femmes pendant ces der-
nières années qu'il m'est impossible de les dénombrer. »
— Condamné àetdix ans de prison.
B) Bourama Zounago ont été pris en flagrant délit
de vente de la femme Arongo et de ses deux enfants sur
le marché de Ponitenza. — Condamnés chacun à 2 ans
de prison.
C) Saman et Nais sont allés, à l'aide de faux papiers,
réclamer quatre femmes, au nom des blancs, à Liguidi-
Matran naba, pour en faire commerce. — Condamnés
chacun à quatre ans de prison.
Cercle de Koutiala :
A) Nafongo Sogoba, de Diaramanu, a, dans la soirée
du Il décembre 1903 : 1° assassiné le nommé Tétié-Sa-
nago, de Sikasso ; 2° volé l'argent de la victime ; 3° ravi
la femme de la victime et l'a vendue avec son enfant en
bas-âge. — Condamné à la peine de mort.
B) Nianamba Dao, de Képana, complice, mêmes mo-
tifs, même peine.
C) Séry Counaré, de Kérango, complice : 1° a été
l'instigateur de l'assassinat ; 2° a acheté la femme à vil
prix et l'a revendue le lendemain. — Condamné aux
travaux forcés à perpétuité.
D) Baba Coulibali, de Bafo, complicité dans la vente
de cette femme. Condamné à un an de prison.

La femme fut vendue d'abord à Séry Counari pour
85.000 cauris. Celui-ci la céda le lendemain à un parent
de la femme qui désirait la racheter pour 330.000cauris.
En 1903, nous relevons encore, pour le cercle de
Koury:
A) Sadio Dougouma, s'est rendu coupable à Kougny,
à deux reprises différentes et en moins d'un an, du vol
de deux femmes mariées et de les avoir revendues. —
Condamné à 3 ans de prison,
B) Laminé Diani et Kolo Tinguina, tous deux de race
Bobo, se sont emparés d'une petite captive et sont
allés la mettre en gage à Kofela, chez le nommé Ali,
contre une vache, sa génisse et 40 francs d'or. — Con-
damnés chacun à 2 ans de prison. La petite captive fut,
rendue à son propriétaire, et le nommé Ali reçut en
dédommagement un pagne et 23 fr. 50, seules choses
trouvées en la possession de Laminé Diani.
Au Dahomey, il n'y a plus de marché d'esclaves ;
mais la traite se fait encore dans le haut et aux frontières
allemandes et anglaises. Au Bourgou, des grambaris
(caravaniers) et ouasangaris (vagabonds) volent des en-
fants pour les vendre en pays anglais. A Porto-Novo,
les mahométans yoroubas sont soupçonnés de ce trafic.
Dans toute la Côte d'Ivoire, l'usage généralisé de
la mise en garantie n'est qu'un trafic dissimulé.
Il est vrai qu'on n'introduit plus de captifs dans les
pays sénoufos depuis la prise de Samory et l'interdic-
tion de la vente de la poudre dans le Baoulé ; mais la
traite n'en subsiste pas moins sur la frontière de Guinée,
de Libéria et de la Côte de l'or. Les villages de Odo-
massi et Ouantchi sont les marchés de la colonie an-
glaise. On y échange, avec les Achantis, des esclaves
contre des colas.
Dans le sud de la région de Touba qui avoisine le
pays insoumis de Bafinko, en continue à échanger des
captifs contre des armes et de la poudre.
Dans la circonscription du Lahou, les tribus diolas,
et dans la région de Sassandra, les tribus bétés se font
la guerre pour se capturer. Les enfants sont gardés, les
adultes sont vendus. Les Pantis et les Achanlis sont
d'actifs trafiquants, et les autorités anglaises ferment
volontiers les yeux. Les Apolloniens de Grand Bassam
vont acheterdans le haut de la Côte d'Ivoire des esclaves
qu'ils payent de 250 à 500 francs. Les villages des fo-
rets, qui échappent trop facilement à toute surveillance,
sont aussi des marchés intermittents.
La Guinée est parcourue dans tous les sens par les
dioulas trafiquants. C'est dans cette colonie que la
traite se fait encore le plus activement. Cela tient à sa
situation géographique et politique.Aussi, sans doute, au
manque de voies de communication.
Les chefs foulahs trafiquenteux-mêmes. Alpha-Yaya,
destitué en 1905, trafiquait ouvertement. En 1902,
9 captifs étaient vendus publiquement au marché de
Labé.
A Timbo, il arrive
que des captifs volent un captif,
parfois de connivence, le vendent et partagent le béné-
fice quand le captif s'est enfui. Mais ce n'est là qu'une
escroquerie. A Friguiabé, des dioulas prennent des
captifs comme porteurs, et plus loin, au lieu de les ré-
munérer, les vendent.
Mais la source jamais tarie est Sierra-Leone.
Sur la frontière, des populations se font une guerre
incessante pour se capturer. Dans le pays anglais qui
avoisine le cercle de Mellacorée, devient captif tout in-
dividu qui n'est pas assez fort pour empêcher un autre
de l'amarrer, et celui-ci est aussitôt vendu au Kaback,
à Matakong ou au Morchaga. En Sierra-Leone, il y a de
véritables marchés d'esclaves. Les Foulahs le savent,
et ils vont échanger leur bétail contre des captifs. Le
25 mars 1904, l'administrateur de Mellacorée écrivait
:
« Toute notre ligne frontière est occupée par des voleurs
d'esclaves vendant aux Anglais des captifs pris sur
notre territoire et apportant chez nous ceux dont ils
se sont emparés chez nos voisins. »
Les Coniaguis, à peine soumis, et tout récemment,
sont batailleurs. Comme les Bassaris, ils ne vont ja-
mais sans leurs sabres et leurs fusils qu'ils couvrent
de gris-gris. Naguère, ils faisaient beaucoup de cap-
tifs que les dioulas allaient vendre à la Côte et contre
lesquels ils rapportaient aux Coniaguis, par tête ven-
due, un fusil à pierre et deux barils de poudre. Une
énergique tournée de police a soumis à peu près les
farouches populations de la rive droite du Kouri-
gnaki.
Certains villages placés à la frontière échappent à la
surveillance des commandants de cercle. Ainsi, les ha-
bitants de Fita et Houré des cercles de Timbo et Fa-
ranah sont connus pour ne vivre que de vols et de tra-
fics de captifs en territoire anglais.
Nous relevons pour le cercle Ditinn, en février 1904,
deux jugements du tribunal indigène du diwall de Fou-
koumba, condamnant les nommés Alpha Silly et Roy à
deux ans de prison, pour vol et vente de captifs, et les
nommés Baba et Sanoury à trois mois de prison, pour
tentative de vente.
En mars de la même année, le tribunal indigène du
diwal de Koukalabé condamne le captif Saténin à quatre
ans de prison pour vol de captif.
En somme, dans toute l'Afrique occidentale, il se
fait de moins en moins de captifs. Ceux qui en ont les.
gardent donc. De leur côté, les captifs ne sont pas sans
savoir que nous les protégeons, et ils ne se laissent plus
vendre. Cet abominable commerce, avec tous les abus
qu'il entraîne, et les désordres, se restreint donc de plus
en plus. On ne vend et on n'achète plus que par extrême
nécessité, pour se procurer une main-d'oeuvre urgente,
ou pour se débarrasser, en temps de disette, de bouches
inutiles.
Que vaut un captif?
Au XVIIIe siècle, en Afrique, un esclave valait en
moyenne 45 livres. Au commencement du XIXe, il valait
500 francs.
René Caillé nous rapporte qu'à Sambatilika, dans le
Torong, le prix courant d'un esclave est de 30 briques
de sel de 0 m. 275 sur 0 m. 082 et de 0 m. 05.
Un baril de poudre et 8 brasses de verroterie de cou-
leur marron clair, un fusil et 2 brasses de taffetas rose
sont aussi le prix d'un esclave.
Soleillet a noté qu'au Boundou et au Bambouck, on a
un jeune homme pour deux pièces de guinée, une femme
pour le même prix, un enfant pour 2 pièces 1/2 et 3
pièces. Dans le Goumel, il en vaut déjà 15 ; dans le Cavor,
il en vaudra 30 ou 40. A Saint-Louis, la pièce de guinée,
filature de l'Inde, est cotée de Il à 12 francs ; sur le
fleuve, de 15 à 20 francs.
Il y a 10 ans, un enfant de 8 ans s'offrait pour 80 fr. ;
de 12 ans, pour 100 francs ; de 15 ans, pour 150 francs.
Une jeune fille de 18 à 20 ans ne se cédait pas à moins
de 300 francs.
Dans le Rio-Nunez, d'après Corre, un esclave vaut
200 francs en moyenne, ou un collier d'ambre de 25 à
30 boules.
Selon Hourst (Mission hydrographique du Niger,
1896), une jeune fille en bonne santé, vierge, de 15 à
18 ans, s'obtient pour 200.000 cauris (200 francs) ; un
jeune homme ou une fillette de bonne santé pour
150.000 cauris. Puis les captifs diminuent de valeur
suivant les chances de durée de la vie, la somme de
travail dont ils sont capables, l'assimilation au pays. On
en a encore à 100.000 cauris. « La valeur du captif,
ajoute Hourst, diminue en descendant le fleuve. Les
captifs viennent de Sokoto, pays de protectorat anglais.
Les captifs de l'Amadoua sont peu appréciés. Ils ont la
nostalgie et en meurent. On nous a dit, à Say et à Ho,
que les sofas de Samory, affamés, vendaient sur les
marchés de la boucle le captif pour 10 ou 20.000 cauris
(10 ou 20 francs), pour deux moutons, pour quelques
moudds de riz. Comme c'est leur seul moyen d'exis-
tence, on pourrait à peu près établir ce qu'il faudrait de
captifs vendus à 10 francs et même à 50 francs pour
faire vivre les 10.000 sofas de Samory. On a calculé
que la vente d'un captif représente un dépeuplement
total de 10 indigènes : défenseurs tués à l'attaque des
villages, femmes ou enfants morts de famine, vieillards,
enfants ou malades qui n'ont pu suivre les vainqueurs
ou qu'on a tués en route parce qu'un ennemi plus nom-
breux prenait chasse, ou morts de misère ou du mal du
pays, en route pour les marchés lointains. Une dépo-
pulation de 100.000 âmes sera un minimum annuel pour
le Soudan d'influence française. »
Le général Toutée a constaté de même que, pour Il
esclaves livrés au marché, 89 étaient tués ou mouraient
en route. « Le prix de l'esclave a baissé, je l'ai vu
vendre 60 francs, on dit qu'il y en a à 5 francs, tandis
que le Brésil les payait autrefois 2.000 francs. — Mais
cette diminution de la valeur de la marchandise n'a pas
entravé le commerce, car la récolte initiale ne coûte
presque rien, et tout vient en bénéfice en fin de marché »
(Dahomè, Niger, Touareg).
Aujourd'hui, bien que la traite soit obligée de se ca-
cher, les captifs n'en conservent pas moins une valeur
reconnue, au moins pour la dot.
Au Sénégal, dans la circonscription de Thiès, un
homme passe pour valoir 250 francs ; une femme
500 francs; un enfant 200 francs ; dans celle de Podor,
un homme 250 francs ; dans celle de Niani-Ouli, un
homme 350 francs.
En Guinée, dans la région de Faranah, l'homme vaut
comme la femme 150 francs ; à Dinguiray, 200 francs,
Au Soudan, dans les cercles de Kayes, Satadougou.
San, Bamba, Yatenga, l'homme s'évalue à 200 francs ;
dans le cercle de Dounzou, chez les Habé, un captif est
échangé contre 3 ou 4 vaches, ou 3 à 400 francs ; dans
le cercle de Bougouni, l'homme vaut 150 francs et l'en-
fant 30 francs ; dans celui de Tenkodogo, l'homme
100 francs et la femme 150 francs; dans celui de Sumpi,
l'homme 250 francs et la femme 300 francs ; dans celui
de Yatenga, la femme 150 francs. La tendance est à la
baisse : à Koury, le captif qui valait 125.000 cauris n'en
vaut plus que 30.000. A Bamako, les prix extrêmes qui
ont pu être constatés sont 7 francs et 240 francs, avec
une moyenne de 110 francs. Une vieille captive mourante
a été vendue 7 francs. Qu'on ne se récrie pas. Diodore
nous apprend (v, 26) que chez nos ancêtres Gaulois on.
échangeait parfois un esclave contre une mesure de vin..
A la Côte d'Ivoire, dans la région de Grand Bassam,
le prix d'un captif varie de 200 à 500 francs ; dans la
région du Lahou, l'homme est à 160 francs et la femme
à 240 francs.
Au Dahomey enfin, dans la principauté de Porto-
Novo, l'homme s'évalue de 100 à 200 francs et la femme,
suivant l'âge, de 50 à 200 francs ; dans le territoire du
moyen Niger, l'homme est estimé à 200 francs, la
femme à 150 francs et l'enfant à 175 francs.
Sur 8 millions d'habitants que compte approximati-
vement la partie administrée civilement de l'Afrique
occidentale française, Je quart est non-libre. C'est donc
2 millions de captifs: 200.000 pour le Sénégal, 600.000;
pour le Haut Sénégal et Niger, 250.000 pour le Da-
homey, 500.000 pour la Côte d'Ivoire, 450.000 pour
la Guinée.
Ces chiffres sont plutôt au-dessous de la vérité. Dans
les contrées esclavagistes, le nombre d'esclaves est
toujours supérieur à celui des libres. D'après Lander,
le 4/5e de la population, dans la région du Borgou,
était captive. C'est notre proportion renversée. D'après
Raffenel, les hommes libres ne forment pas le ving-
tième de la population.
Dans la province de Kano, suivant Barth, le nombre
des esclaves est égal à celui des libres. Dans le Din-
guiray, d'après un rapport du lieutenant Boucher, il y
aurait 14.000 esclaves pour 18.000 libres. Dans la ré-
gion de Dori, sur 100.000 habitants, il y aurait
50.000 captifs; dans le seul cercle de Kong, pour
400.000 habitants, il y aurait 180.000 captifs.
Dans la circonscription de Say, 3/4 de captifs ; à
Bakel, au Rio-Pongo, 2/3 ; dans les circonscriptions de
Djougou Kouande (Dahomey), Grand Bassam, Assinie
(Côte d'Ivoire), Beyla, Dubréka, Friguiabé, Koïn,
Labè, Touba (Guinée), Dagana (Sénégal), Kayes, Kita,
Goumbou, Sikasso, Nioro, Timbouctou, Bamba (Haut
Sénégal et Niger), il y a autant de captifs que de
libres.
Certains cantons du nord du cercle de Kong, chez
les Monas et Nouas, n'ont pas de captifs ; dans d'autres
cantons, dans le Mahou, ils sont dans une proportion
de 12 pour 1 libre. De même au Dahomey, au Soudan.
Chez les Malinké de Bafoulabé, les chefs ont de 80 à
100 captifs.
A Ségou, en 1894, la proportion des captifs était
de 53 %, elle n'est plus que de 15,6 %.
Chez les Bambaras, il y a peu de captifs. Il y en a en-
core moins dans les circonscriptions d'Alladah au Da-
homey, de Tabou à la Côte d'Ivoire, chez les Sérères,
les Diolas, etc... Dans le Cavally (Côte d'Ivoire), cer-
tains villages n'ont pas de captifs. Ceux qui en ont n'en
possèdent que deux ou trois.
Il est assez difficile de faire un recensement exact.
Les maîtres ont intérêt à dissimuler. A Touba, par
exemple, ville sainte des Saracolais et gros centre de
culture, alors que les maîtres n'accusent que 500 captifs,
ceux-ci assurent être au nombre de 6 à 7.000.
Mais on peut s'en tenir au chiffre de deux millions,
représentant un capital de 500 millions de francs. Si
nous reconnaissons qu'un captif rapporte 50 centimes
par jour de travail, en comptant qu'il ne travaille seule-
ment que 200 jours par an, ce capital rapporte un inté-
rêt de 200 millions de francs. C'est dire qu'il serait lar-
gement amorti en trois années. Notons qu'à Kayes,
certains captifs, ouvriers du chemin de fer ou de
l'artillerie, rapportent 100 francs par mois à leurs
maîtres.
Achetés ou pris, le captif de traite devient captif or-
dinaire ou de lougan, le diam sayer pour le Ouolof,
le dion pour le Bambara, le bania ou la kongo à Tim-
bouctou, le thaum à Bamba, le sadoré pour le Toucou-
leur, le maltioubé pour le Foulah.
Parfois, il a été pris tout jeune et élevé avec les en-
fants du carré familial.
Il reste assujetti aux travaux les plus durs, si l'on

peut dire que chez les noirs il y ait des travaux durs,
— à ceux des champs, au portage. Il est plus tenu, il a
moins de droits que les captifs de case. Mais ses enfants
auront ces droits.
Si le captif de traite est dans une situation transi¬
toire, qui doit nécessairement se modifier, la captivité
ordinaire n'est qu'un degré, qui est toujours franchi
par les enfants du captif, qui est parfois franchi au cours
de sa propre existence. Ainsi, dans certaines régions
un captif qui a donné des témoignages de dévouement à
son maître peut être autorisé à se marier et par là de-
venir captif de case. Une captive ordinaire, par le seul
fait de la maternité, devient captive de case et son en-
fant aussi.
Les captifs sont pris parmi les faibles, c'est-à-dire, le
plus souvent, parmi les isolés, les indisciplinés, les
sauvages. L'esclavage constitue pour eux un mode
d'éducation sociale. Ainsi, on peut considérer que les
captifs de traite et ordinaires subissent un dressage,
sont astreints à un stage, avant d'être incorporés à la
famille organisée.
Chez les Bambaras en guerre, le roi avait droit à la
moitié des captifs. Quand on ne pouvait réduire les pri-
sonniers en captivité, — les Maures par exemple, — on
les massacrait sur-le-champ. Devant les guerriers, on
mettait le rebut des captifs ordinaires et on poussait ces
barricades vivantes en les frappant. Le captif ordinaire
pouvait être vendu, il peut encore, il est souvent mis en
gage. Mais, avec ces moeurs esclavagistes, un homme
libre s'hypothèque lui-même, ou met en gage l'un des
siens, enfant, femme ou parent. Et si les engagements
ne sont pas remplis au terme fixé, le captif pour dette
est acquis ou vendu. Cet usage est général dans le haut
Sénégal, en Guinée, au Dahomey, et surtout à la Côte
d'Ivoire. Notons cependant que le musulman ne peut
mettre en gage que ses captifs. Dans le Kissi, un chef
qui avait des dettes mettait ses sujets en garantie.
Dans la circonscription de Diébougou, il n'y a pas bien
longtemps, on citait trois jeunes filles retenues depuis
8 ans en captivité pour une dette de 12 fr. 50 contrac-
tée par leur mère.
On se met aussi en gage pour libérer ses parents. Au
Kissi, un fils qui ne rachète pas sa mère réduite en cap-
tivité, dût-il se vendre lui-même, est méprisé.
Des Malinké de Satadougou venus pour acheter des
boeufs dans le Kaladi, mais n'ayant pas la somme suffi-
sante, laissèrent deux des leurs chez les vendeurs. Ces
deux individus furent libérés un an après quand leurs
associés eurent apportés le complément.
La mise en garantie prend des formes bien diffé-
rentes, suivant les régions. Elle est provisoire ou défi —

mitive. Ici, le travail du captif sert à amortir la dette ;


là, chez les Bambaras par exemple, le travail de capti-
vité ne compte point. Ici, la dette reste fixe; là, elle
s'augmente chaque année d'intérêts fantaisistes. Sou-
vent le prêteur, voulant conserver un captif, s'arrange
pour n'être jamais remboursé ou pour rendre tout rem-
boursement impossible. En général, le travail accompli
par l'engagé n'amortit pas la dette, qui ne peut être
éteinte que par le produit du travail lait aux jours de
liberté dont tous les captifs disposent.
Le Bambara se met en gage, ou l'un des siens, avec
la plus grande facilité.
En Mellacorée, les indigènes mettent en gage leurs
femmes et enfants. A Dinguiray, on a vu un captif li-
béré se mettre en gage pour 35 francs et travailler
cinq ans pour éteindre sa dette et recouvrer sa liberté.
A Kouroussa, pour une dette de 200 francs, un
homme libre proposa sa femme légitime pour un an,
en convenant de la laisser en toute propriété à son
créancier s'il ne pouvait s'acquitter, le délai expiré.
A la Côte d'Ivoire surtout, la mise en garantie est
courante. Elle n'est souvent qu'une vente déguisée...
Au Baoulé, le créancier grossit à sa fantaisie la dette
primitive, qui triple ou décuple. Le débiteur ne peut
jamais se libérer.
Dans la région de Kong, l'homme libre ne se peut
placer lui-même en gage, ni placer ses captifs de case
mariés. C'est la femme qu'il met en garantie, parfois
son fils ou sa fille. Mais le gage n'est jamais placé auprès
du créancier. Il faut qu'un deuxième prêteur intervienne
qui accepte l'arrangement, toujours avantageuxpour
lui, d'ailleurs. Le tonamasigué est l'individu mis en
garantie, le tonamastigny est l'endosseur qui s'en est
rendu maître, Celui-ci peut disposer de tout le temps
du tonamasigué ; mais en pratique il n'exige que quatre
jours de travail par semaine, et s'il le laisse commercer
au dehors, pour son compte, il lui abandonne 1/3 des
bénéfices. Le débiteur est toujours responsable du gage.
En tout cas, on ne se quitte qu'après s'être fait des
cadeaux. Au Cavally, pas de mise en garantie sous
cette forme ; mais une captive peut être donnée en
mariage pour une dette.
Chez les Bétés, le créancier vend le débiteur sans
plus attendre.
Dans le Lahou, la dette est éteinte par la mort de
l'engagé, et souvent le cadavre doit être renvoyé au
•village d'origine. Un homme est aliéné pour une dette
de 160 francs, et une femme pour 240 francs.
La femme mise en gage est dans une situation meil-
leure que les autres femmes, puisqu'elle ne doit plus
que quatre jours de travail et ne peut-être frappée.
D'autre part, le maître serait déconsidéré s'il avait des
rapports avec elle, et les enfants ne lui appartiendraient
pas.
Chez les Abrous, les Koulangos et les Diolas, l'en-
gagé est dans la même situation que le captif ; mais il
ne peut être vendu, frappé ou envoyé à la guerre.
Il est vrai qu'il peut être mis de nouveau en garantie
par son créancier, et ainsi indéfiniment. Sa libération
est toujours difficile, car les intérêts ne sont jamais
inférieurs à 25 %
Des chefs infligent des amendes pour un motif
quelconque, souvent futile. Si le délinquant ne peut
payer, ce qui est le cas prévu, un autre offre de payer
à sa place, à condition qu'il lui laisse un des siens en
garantie. C'est de la traite organisée.
Au Dahomey, un débiteur remet à son créancier un
jeune captif, voire son propre enfant, et si la dette est
élevée il se garde bien de le dégager. La mise en gage
des enfants est courante. A Wydah, une mère mit ainsi
sa fille en gage en abandonnant au créancier tous ses
droits maternels, entre autres celui de la marier et de
toucher la dot, qui est le plus précieux.
Dans le Gourma, des misérables se donnent aux rois,
aux notables pour avoir l'existence assurée, mais ils ne
peuvent être vendus.
A Porto-Novo, lorsqu'il s'agit d'une somme au-des-
sous de 200 francs, l'engagé travaille pour son créancier
trois jours par semaine, sinon celui-ci compte à son
profit 1 fr. 25 par jour d'absence. Les quatre autres
jours, l'engagé est libre ; mais il n'est nourri que les
jours de travail. Pour une somme supérieure à 200 francs,
il doit tout son temps.
Dans les régions de Saketé Takan, une dette de
200 francs exige un maximum de deux jours de travail,
une dette de plus de 400 francs ne laisse que deux jours
de liberté.
On a vu, à Porto-Novo, passer de tels engagements
devant notaire.
Dans le Haut Sénégal et Niger, à Médine, quelqu'un
qui épouse une captive sans l'acheter devient le captif
du même maître ; mais il est nourri par celui-ci, et son
divorce ou la mort de sa femme l'affranchit.
Nous avons déjà signalé la captivité pénale. Notons
encore qu'au Rio-Pongo, l'homme libre, pris en flagrant
délit d'adultère et ne pouvant payer l'amende infligée,
devenait le captif du mari outragé ou était vendu par
lui. Dans certaines régions reculées de la Côte d'Ivoire,
on ne connaît pas d'autre sanction pénale que la vente
du délinquant.
Il y a aussi la captivité religieuse. Au Kissi, toute ma-
ladie, tout décès étant l'oeuvre mauvaise d'un sorcier,
ce sorcier, qui est vite découvert, parmi les plus
pauvres ou les moins généreux, est vendu.
Avant l'intervention des blancs, à la Côte d'Ivoire et
à la Côte des esclaves, c'étaient toujours des captifs ordi-
naires qu'on sacrifiait aux fétiches. Les récits des voya-
geurs et des missionnaires nous ont fait connaître les
atroces tortures qu'on inventait.
Chez les Baoulés, où il n'y a que des captifs ordi-
naires, bambaras pour la plupart, à la mort du maître
on désigne quatre ou cinq captifs invalides pour un
chef, un seul pour les notables, et, sur la tombe même,
on les immole. Dans l'Indénié, au Cavally, les sacri¬
fices ont à peu près disparu tant par notre intervention
que par la rareté et la cherté croissantes des esclaves ;
mais les épreuves judiciaires du bois rouge auxquelles
sont soumis captifs et femmes libres quand le maître
meurt subsistent, et elles sont fréquemment suivies
d'empoisonnement.
Une tribu tomas, les Bérés, fait des sacrifices de
5, 10 captifs à toute occasion, et les chefs s'enivrent de
sang.
Chez les Assiniens, comme au Congo, au Dahomey,
à l'enterrement d'un roi ou d'un grand chef, on assom-
mait une partie de ses esclaves.
Au Lahou, les sacrifices ont lieu : 1° Après tout
décès, quand le cadavre promené a désigné le sorcier ;
2° mais quand c'est un fétiche comme le Mado ou le
Seké qui est désigné, on les apaise en leur sacrifiant
plusieurs captifs ; 3° en cas d'épidémie ; 4° par épreuve
du bois rouge ; 5° mort des chefs ou notables.
Les Coniaguis ont, comme fétiche Houté, qui veut
dire madrier de porte, symbole de la solidité pour
ces simples. C'est donc tout simplement un morceau de
bois grossièrement taillé et planté en terre sur la tombe
d'un chef. Le vendredi 25 juillet 1902, à Ythiou, on
lui sacrifia encore trois poulets, trois boeufs et trois
jeunes captifs.
Chez les Yoroubas, en temps de sécheresse, on pre-
nait un esclave, on le parait comme pour une fête, et
on le précipitait dans le fleuve pour se concilier le génie
de la pluie.
Et partout où il y a de ces sacrifices humains, ce
sont naturellement les captifs qui sont les victimes dé-
signées.
Mais on comprend que ces pratiques fétichistes n'ont
rien à voir avec le traitement habituel des captifs. Ce
n'est pas l'esclavage qui cause la superstition. Et au
point de vue social du développement des affections
sympathiques, il était préférable que les victimes
fussent des captifs, c'est-à-dire des étrangers, que des
congénères, des proches.
Au surplus, il y a loin de ces sacrifices collectifs, si
odieux qu'ils nous paraissent, au droit de vie et de
mort, d'user et d'abuser qu'avait le maître romain sur
son esclave. Même chez les sanguinaires dahoméens,
le maître n'avait pas ce droit draconien. Il ne pouvait
qu'offrir l'esclave qu'il voulait sacrifier à l'oricha ou au
roi. D'ailleurs, au Sénégal comme au Soudan, il n'y
eut jamais de ces hécatombes.
Ainsi, au Dahomey, la terre classique des sacrifices,
où il n'y avait pas de réjouissances publiques sans
d'épouvantables massacres, les captifs ont presque tous
les droits des libres : ils peuvent acquérir, hériter, tes-
ter, se marier à leur gré.
A Petit-Popo, écrivait l'abbé Pierre Bouche en 1885,
«
un des personnages les plus riches et les plus puissants
est esclave. Son maître est moins riche que lui, mais il
ne lui permet pas de se racheter. Il y a un très grand
avantage à ne pas l'affranchir. Malgré toute la bonté
dont le maître entoure son esclave, quoiqu'il le comble
d'égards et de soins, il est rare qu'il en obtienne la con-
fiance. L'esclave se cache du maître dont il se défie ;
s'il a quelques économies, il les porte dans une maison
étrangère. Il a en ville ce qu'il appelle sa « mère » ;
c'est chez sa « mère » qu'il porte tout ce qu'il possède,
ne laissant dans la maison de « l'olouwa » que des
objets sans valeur. »
A l'ordinaire, l'existence du captif de lougan est sup-
portable, car il a pour suprême recours la fuite ou la
rébellion.
Les usages se sont réglés sur l'intérêt des parties.
Quand la situation géographique rend beaucoup plus
difficile la fuite, les maîtres montrent moins d'égards.
C'est le cas pour les captifs de l'île Matakong (Mella-
corée).
Mais la révolte reste.
En 1899, l'alkaly Soury, chef du village de Bokaria,
en Mellacorée, ayant surpris un de ses captifs en con-
versation criminelle avec sa femme, le fil mettre à la
barre. Trois mois après, cet esclave était encore à la
barre et fréquemment battu. Les autres captifs du
village intervinrent et l'alkaly promit de relâcher le pri¬
sonnier le vendredi suivant. Mais le mercredi suivant
celui-ci mourut empoisonné. La femme de l'alkaly
dénonça son mari qui l'avait obligée à donner une
poire de mil empoisonné à son amant.
Tous les: captifs s'étant coalisés pour obtenir une
réparation, le tribunalindigène dut condamner l'alkaly
Soury à cent coups de corde, un an de prison et à
donner 100 boisseaux de riz aux captifs de Bokaria.
En 1904, dans la même circonscription de la Mella-
corée, il y eut une révolte plus grave et plus signi-
ficative encore.
L'alkaly Kemoko avait mis en gage une femme cap-
tive nommée Aouâ chez Kamilou, son beau-frère. Celui-
ci en fil d'abord sa concubine, puis la maria à un captif
qui mourut ; il la remaria alors avec un autre captif et
manifesta l'intention de renouer des relations intimes.
La femme refusa. « Je suis ta captive: dit-elle, je travaille
tout le jour pour toi, aux champs et pour ta cuisine ; je
ne veux pas encore être ta femme la nuit. Si j'ai accepté
autrefois, c'est que j'étais jeune et que je n'avais pas
de tête. »
Kamilou l'enferma alors dans un magasin sans air ;
mais l'alkaly Kemoko intervint, cassa la porte et dé-
livra la prisonnière qui se réfugia chez son frère.
Les femmes de son maître, vinrent la chercher. Elle,
refusa de les suivre. Le maître, à la tête: d'une petite
troupe armée, vint la reprendre. Le soir même, elle
s'enfuit de nouveau et s'empoisonna.
Ses parents allèrent trouver l'alkaly : « C'est ta faute,
lui dirent-ils. Si tu n'avais pas mis notre soeur en gage
chez un mauvais maître, rien de cela ne serait arrivé.
Nous demandons, un terrain pour l'enterrer; mais;
nous ne l'enterrerons que lorsque Kamilou aura été
puni.»
Là-dessus, le Conseil des vieillards se réunit ; mais
loin de condamner Kamilou, il fit des difficultés pour
les obsèques, sous prétexte que la défunte avait refusé,
obéissance à son maître.
Tous les captifs du village de Suragala, après avoir
enterré la femme, se soulevèrent. Les notables effrayés
leur offrirent des cadeaux de victuailles qui furent re-
fusés. Les mutins en appelèrent à l'almamy Sokhoua
Modou, qui, pour les apaiser, leur envoya du riz, de la
viande et des tissus. Ils acceptèrent les cadeaux; mais
comme, en définitive, ils n'obtenaient aucune satisfaction,
au nombre de 60 ils pillèrent les colatiers de Suragata
et s'enfuirent en territoire anglais où on les libéra.
A l'occasion, les captifs savent donc fort bien se dé-
fendre.
Ils peuvent, d'ailleurs, changer de maître comme le
peut faire un ouvrier de patron et sans avoir à redouter
le chômage.
Dans toute l'Afrique occidentale, on retrouve, plus
ou moins altérée, une très vieille coutume :
«
En Sénégambie, l'esclave, mécontent de son sort,
se choisit un nouveau maître, et s'il peut arriver chez
lui et avoir le temps de lui couper un morceau de
l'oreille ou même de celle de son cheval, il est re-
connu comme l'esclave de la maison. Grâce à ce bi-
zarre usage, il est tel homme qui, par le sacrifice de
ses oreilles, a gagné un grand nombre d'esclaves. Aussi,
l'un de ces maîtres, qui, par expérience, connaissait
toute la valeur de ses deux oreilles, disait-il à un nou-
vel esclave qui lui avait enlevé toute une oreille d'un
coup : « Ah mon enfant, alors môme que tu ne m'en
!

aurais coupé qu'un morceau, tu n'en serais pas moins


mon captif !... »
D'après René Caillé, chez les Maures Brakna, l'es-
clave qui manquait son coup était fouetté, rejeté de
tous, et mourait de misère. Le mobile de ces captifs
était d'appartenir à des chefs puissants, et ceux-ci étaient
très fiers de n'avoir plus d'oreille.
En Guinée, il suffit de blesser légèrement un Foulah,
son enfant, ou de couper quelques crins de la queue
de son cheval.
Au Soudan, on donne pour raison à cette curieuse
coutume que le maître du captif, étant responsable et
devant payer une amende d'un captif, préfère donner
celui-là même qui a commis le délit pour qu'il ne le re-
nouvelle pas à son détriment, puisqu'il a exprimé son
ferme propos de changer de maître. Pourtant, certains
administrateurs ayant essayé de faire indemniser
l'homme ou le père de l'enfant essorillé, ou le proprié-
taire du cheval, l'indemnité était toujours secrètement
restituée, et, en fin de compte, le captif obtenait satis-
faction.
Le captif ordinaire peut être vendu ou mis en gage ;
mais le plus souvent il n'accepte pas et il s'enfuit. Au
contraire, il admet volontiers d'être compris, avec les
boeuf, dans la dot du fils de son maître et de passer
ainsi dans la famille de la jeune femme. Une psycho-
logie de l'esclavé noir ne serait pas sans intérêt.
Il est rarement libéré. Quand un notable meurt sans
héritier, au Soudan, ses captifs de case sont libérés,
mais ses captifs de lougan reviennent au chef de village.
S'il se perd, s'enfuit et se cache, le délai de prescription
est d'un an environ ; mais il n'est pas libre pour cela :
il devient la propriété de celui qui l'a trouvé, « amarré »
ou recueilli.
En général, il ne se peut marier sans la permission
du maître. En Guinée, il obtient difficilement cette per-
mission.
Dans le Baoulé, bien qu'il soit assez maltraité, sur-
tout quand il est soupçonné de vouloir s'enfuir, il peut
fonder une famille qui sera considérée comme une
branche de celle du maître. Les enfants parleront la
langue des autochtones. Les maîtres préfèrent même
les enfants qu'ils ont eus avec leurs captives. Le captif
qui s'unit avec une femme libre risque sa vie, mais ses
enfants seront libres.
Dans l'Indénié, ses fils ne peuvent être vendus et ses
petits-fils sont libres.
Chez les Abrous et les Koulangos de Bondoukou,
il. n'est qu'accouplé pour la reproduction. C'est dire
qu'il peut être séparé des siens. Il ne peut ni se ra-
cheter, ni s'affranchir. A sa mort, la moitié de ses biens
revient à son maître, l'autre moitié à ses descendants.
A Bougouni, quand le dion a reçu des femmes pour
qu'il fasse des enfants, on lui donne des terres. Il a
alors trois jours pour travailler pour lui, trois pour son
maître, un pour se reposer ; mais il doit se nourrir. Les
enfants seront ouloussos. Le dion pourrait être racheté,
mais le maître en exigerait un haut prix.
Au Mossi, dès qu'il est marié, le captif vit à part. Il
ne doit plus que son travail.
Chez les Foulbé du Yatenga, il travaille pour son maître
jusqu'à 4 heures du soir. Dès qu'il est marié, il est en-
voyé aux villages de rimaïbé.
A Dori, il ne doit que sa demi-journée, jusqu'à
deux heures.
En Sénégambie, à Podor, Kaédi, Kaolack, le captif
ordinaire est bien nourri ; mais mal vêtu pour pouvoir
être reconnu en cas de désertion. Il peut être mis aux
fers, et les Toucouleurs usent volontiers du fouet. En
hivernage, il travaille jusqu'à 2 heures du soir et a deux
jours à lui, le jeudi et le lundi. En saison sèche, il lui faut
pourvoir à sa subsistance en vendant du bois-, réparant
des cases, fabriquant des « seccos » (nattes). Le 1/4 de
ses salaires revient au maître. Les Saracolais sont plus
durs pour lui. Il peut appartenir à deux maîtres à la
fois. Chaque captif, homme, femme, enfant, a son lou-
gan dont la récolte lui appartient sans partage. Chez les
Saracolais, si la femme a un autre maître que son mari,
elle travaille pour son maître, et son mari ne lui doit rien.
Chez les Toucouleurs, au contraire, elle travaille pour
son mari qui doit une redevance en guinées au maître
de sa femme.
Au Dahomey, les captifs ont toujours été bien traités.
Les rois d'Abomey y veillaient. Ils étaient d'ailleurs, eux-
mêmes, fils de captives, car ils se méfiaient de leurs
femmes libres et désignaient: toujours, pour leur suc-
céder, les enfants de leurs captives.
Les captifs étaient la richesse et la force du pays.
Seul le roi pouvait punir. Le meurtre, les mauvais
traitements infligés à un captifétaient punis sévèrement.
Même les peines légères ne pouvaient" être prononcées
que par les chefs de village.
Le captif était astreint à une résidence. Il ne pouvait
s'enfuir, les routes était gardées par les décimaires
royaux qui avaient un mol de passe. Le maître mariait
lui-même ses captifs, quelquefois avec ses filles. Tous
les enfants, libres ou captifs, étaient traités de même.
L'esclave avait son gléta (champ) dont les produits lui
appartenaient. Il pouvait aussi avoir des esclaves. Mais
à sa mort tout cela revenait au maître.
Actuellement, l'esclave doit quatre jours de travail
à son maître sur sept, et les filles vont commercer dans
les villages au compte de celui-ci.
Dans presque toute notre Afrique occidentale, quand
un maître a de nombreux captifs, il les établit dans des
villages de culture. Ces captifs travaillent alors à leur
compte et font l'apprentissage de la liberté. Ils ne doi-
vent, dans ce cas, qu'une part de leurs récoltes, 1/5e au
plus, à leurs maîtres. Leurs femmes sont dispensées de
toute servitude moyennant une redevance annuelle qui,
à la Côte d'Ivoire et en Guinée, ne dépasse pas 15 francs.
En général, les captifs des fétichistes sont mieux
traités que ceux des musulmans. En Guinée, les captifs
n'ont pour se nourrir que le produit de leur travail pen-
dant les deux jours de liberté que l'usage leur accorde.
Les captifs des Foulbé et Dioulas sont les plus mal-
traités.
Les captifs du cercle de Bamako, qui appartiennent
presque tous à des Saracolais, se plaignent d'être « mal
nourris, mal traités, mal vêtus ». Les maîtres leur ac-
cordent rarement les deux jours auxquels ils ont droit.
Ils préfèrent les mal nourrir et s'assurer de tout le pro-
duit de leur travail. Un captif de Touba dit que son
maître ne consacre que trois moules de mil (6 kilo-
grammes), à la nourriture de 25 captifs, la ration de-
vant être de 1 kilogramme par homme. Ces captifs sont
encore obligés de travailler après leur journée pour se
vêtir. Un autre affirme que les vingt captifs de son maître
ne reçoivent que 4 kilogrammes de mil. Ces témoignages
sont nombreux. Ils ne valent heureusement que pour
les Saracolais de Bamako. Chez les Bambaras, par
exemple, les captifs font partie de la famille.
Si, au Sénégal, le captif ordinaire est dans une situa-
tion tellement inférieure au captif de case qu'il ne peut
épouser une femme de cette catégorie, alors que dans
bien des contrées un captif de case peut épouser une
femme libre, à Koury, le captif ordinaire est par excep-
tion l'objet de meilleurs traitements que le captif de
case, car on ne redoute plus la fuite de celui-ci qui n'a
pas conservé ses racines, ou plutôt qui en a repris
d'autres dans le pays de ses maîtres.
Somme toute, la condition du captif est infiniment
diverse suivant les lieux, les temps, les races, les
croyances, l'état politique et économique ; mais, en gé-
néral, cette condition est très supportable pour ceux qui
ont à la supporter.
Le captif ordinaire travaille, voilà tout, un peu plus
•que les autres, et il est un peu moins libre, mais il est
rare qu'il soit maltraité.
Les captifs des Maures et Touareg n'entrent pas nette-
ment dans l'une ou l'autre des catégories que nous
avons reconnues. On leur doit une mention spéciale.
Ils tiennent à la fois du captif de guerre et du captif de
case. Ce sont plutôt des vassaux que des captifs.
Les Maures passent pour être durs. Les Touareg sont,
au contraire, paraît-il, de bons maîtres.
Le lieutenant-colonel Klobb, dans un rapport daté
du 22 mars 1899, de Koulikoro, disait : « Les captifs
que nous avons enlevés aux chefs noirs auxquels nous
avons fait la guerre au Soudan ont généralement été
enchantés de leur nouveau sort. Ceux que nous prenons
aux Touareg, sauf de très rares exceptions, se sauvent
et vont rejoindre leurs maîtres. »
Les Touareg ont comme captifs les bellas et les im-
ghad.
La dénomination de bellas est d origine peulhe ;
elle correspond en tamacheq à celles d' « ekilan » et
désigne tous les non-libres d'origine nigritienne. Parmi
le captif de case serait le « habouan » et le captif ordi-
naire ou de traite — celui-ci rare — le « hamon-
gas».
Les Touareg n'ont jamais eu qu'un petit nombre d'es-
claves, ceux qui leur étaient strictement nécessaires
pour la garde de leurs troupeaux, leurs services et leurs
ravitaillements. Trop nombreux, ces captifs eussent été
un embarras pour leur existence nomade et combative..
Quand ils en avaient un certain nombre, ils préféraient
donc réunir ces captifs dans des villages de culture et
percevoir l'impôt.
Le Targui tient peu à ses captifs : ses vraies richesses
sont ses troupeaux. Il est donc assez disposé à les li-
bérer. Affranchis, les bellas forment ainsi des tribus
plus ou moins importantes, ayant un certain droit de
propriété et une liberté relative ; ces tribus nomadisent
à leur gré, et la redevance à laquelle elles sont astreintes
est peu élevée. Ces bellas se peuvent marier ou divorcer
librement, acheter et vendre des captifs. Ils ne peuvent
être vendus, ni séparés de leurs familles, ni dépossédés.
Le bellas non-affranchi, captif de tente, ne peut être
vendu ni séparé de sa famille ; mais il ne peut posséder
et travaille exclusivement pour le maître qui le nourrit.
Il obtient d'ailleurs, assez facilement, son affranchisse-
ment en se mariant.
Les imghad sont mieux incorporés à la société tar-
guie. Ceux-ci, pasteurs ou même guerriers, sont plutôt
des clients ou des vassaux. Ils doivent suivre la tribu
à laquelle ils appartiennent pour la guerre, ils ne sont
pas tenus de la suivre en temps de paix. Ils prennent
part aux rezzous. Ils sont toujours armés de deux ou
trois lances et du sabre court, fixé par un bracelet de
cuir au poignet gauche. Ils campent souvent très loin de
la tribu noble.
Chaque année, lorsque les pâturages sont abondants,
ils fournissent un certain nombre de brebis ou de chèvres
à l'amenoukal, le chef de la confédération targuie, qui
les leur rend dès qu'elles ne fournissent plus de lait.
Ils lui donnent en outre, annuellement, des objets
divers, ordinairement des vêtements ou une belle
monture. De son côté, l'amenoukal confie presque tous
ses troupeaux aux tribus vassales.
On voit pourquoi les nobles ont intérêt à ce que leurs
vassaux soient riches. Ce sont des intendants d'autant
plus zélés.
Chaque noble targui est maître d'un ou de plusieurs
imghad qui l'entretiennent et lui fournissent tout ce dont
il a besoin. Ces imghad sont souvent offerts comme ca
deaux de noces à une fiancée, au moment d'un ma-
riage.
Les Maures, on le sait, ont toujours été de grands
pourvoyeurs. Leur détestable réputation de méchants
maîtres provient sans doute des mauvais procédés dont
ils usaient comme négriers. Mais c'est là une des exi-
gences de ce métier abominable.
Pour leur propre compte, chez eux, ils ont plusieurs
classes de captifs, et l'on ne voit pas que ceux-ci soient
plus misérables que les bellas ou les captifs ordinaires.
Ils ont des baratine, affranchis ou enfants d'affran-
chis ; des Zenaga, tributaires ; des abio, captifs pro-
prement dits. Tous sont sédentaires, alors que leurs
maîtres sont le plus souvent nomades. L'esclavage dé-
termine l'état sédentaire.
L'hartani (plur haratine), quoique affranchi, ne jouit
pas d'une liberté complète. Il continue à obéir et doit
s'établir au lieu qui lui est fixé. Il doit une dîme. Mais
il peut devenir tout à fait libre par extinction de la
famille de son maître. Quelques haratine deviennent
riches et influents.
Dans une étude documentée sur les Maures, MG. Pou-
let dit des Zenaga et des abio :
«
Les Zenaga sont les débris des vieilles tribus ber-
bères, aveulies par les croisements et la servitude et
qui sont devenues les tributaires des guerriers et des
marabouts. Le sont les serfs du désert. Ils sont à l'en-
tière disposition du prince qui commande leur tribu. Il
en peut disposer, les vendre soit à un autre prince, soit
même à des marabouts. Ces tributaires payent annuel-
lement une redevance à leur chef qui peut, en outre,
exiger d'eux de nouvelles contributions, soit en argent,
eu bétail ou en étoffe, tout ce que possède le tributaire
étant la propriété de son maître. Les Zenaga travaillent
pour leur compte personnel ; ils font surtout du com-
merce et de l'élevage. Il en est qui possèdent jusqu'à
200 chamelles, 150 vaches et plusieurs troupeaux de
moutons. Ces tributaires, vendus par leurs maîtres, de-
viennent avec leurs biens la propriété de l'acheteur, à
moins que leur premier propriétaire ne leur ait retiré
leurs biens et les ait vendus seuls. Ce qui différencie la
condition du tributaire de celle du captif ordinaire, c'est
qu'on ne peut l'obliger à quitter sa famille ni à se dé-
placer. Le tributaire vit où il veut. Vendu, il peut rester
avec les siens dans la tribu où il se trouvait avant la
vente, mais en payant à son nouveau maître la même
redevance qu'à l'ancien... Le Zenaga ne peut jamais se
libérer : Ce n'est pas un esclave, c'est un homme
libre !...
«
Les abio sont des serviteurs nourris et entretenus
par le maître ; c'est lui encore qui verse la dot de la
femme que désire épouser le captif. Lorsque le chef de
famille disparaît, les captifs passent aux héritiers.
Ils vont rarement à la guerre, ou seulement pour y
servir de palefrenier. Chaque semaine, ils ont deux
jours de liberté, le mardi et le vendredi, pendant les-
quels ils peuvent travailler pour eux. Le captif peut
toujours se racheter. C'est du moins une faculté qui lui
est accordée par la loi coranique et dont il lui est loi-
sible de profiter lorsqu'il n'est pas captif d'un prince,
car le rachat ne se fait que par entente entre le maître
et l'esclave. Or les princes n'y consentent jamais. Le
rachat est toujours rare. »
Les captifs de couronne sont appelé « tiédo », « diam
bour » ou « gallo » en Sénégambie ; « ,beit-el-mal »
(trésor public) dans le Macina ; « mangabé », « soufabé »,
«
n'dima dounka » en Guinée ; « abroua » chez les
Abrous de la Côte d'Ivoire ; « larys », au Dahomey.
Ce sont ceux qui font partie des biens de la couronne,
qui appartiennent au roi et passent à son successeur,
non à ses héritiers.
Ce sont les gardes du corps du prince, ses fonction-
naires. Ils occupent des situations diverses. Les uns me
sont que des serviteurs inférieurs, ou des soldats, les
autres sont parvenus aux plus hauts postes.
Les rois noirs ont toujours montré plus de confiance
en ces captifs qu'aux membres de leur famille qui
peuvent acquérir une puissance égale à la leur et les
renverser. Avec des captifs qui leur sont tout dévoués,
parce qu'ils leur doivent tout, rien à craindre. Ils peuvent
leur confier des vice-royautés, des gouvernements de
province, des commandements d'armée, etc.
Raffenel écrivait en 1844 (Revue coloniale) : « Les
captifs du roi des Bambaras ressemblent parfaitement
aux leudes et fidèles de nos rois de la première et de
la seconde race ; ils commandent les armées et possèdent
eux-mêmes des captifs, lesquels en possèdent aussi.
Les hommes libres du pays, comme à cette époque de
notre histoire, manquent de protection et de patronage,
et ils regrettent souvent cette liberté qui les livre sans
appui à la discrétion d'un captif puissant. »
En Sénégambie, les captifs de couronne pouvaient
être chargés des plus hautes dignités. Chefs de pro-
vinces (djarafs, diavenrignes), ils commandaient à des
hommes libres et étaient jaloux de leur qualité. Dans
le cercle de Dagana, il y en avait trois, en 1904, qui
étaient chefs de canton.
Les bour et demi-bour (roi et fils de roi) du Sine et
Saloum prennent volontiers des taras (concubines)
parmi leurs tiédos ; mais cependant ils n'admettent pas
les enfants dans leur famille. Quand une tara est en-
ceinte, on la donne à un des suivants qui endosse la pa-
ternité.
Dans le Haut Sénégal et Niger, les captifs de couronne,
presque partout, ont été libérés par le fait même de
notre occupation. Mais les uns continuent à payer un
tribut, les autres se sont donné d'autres maîtres. Tandis
qu'à Bafoulabé, hormis les pauvres, ils remettent encore
à leurs anciens maîtres le tiers de leurs récoltes, à
Djenné, les anciens beit-el-mal que nous avons libérés
après la chute de la domination des Foulanké, sont
retournés dans leurs villages d'origine, auprès de
leurs premiers maîtres peulhs et djennenké, aux-
quels ils versent le diamgal. Ils ne s'en proclament pas
moins libres.
Dans la région de Bandiagara, les captifs de couronne
de Loro avaient jadis refusé l'affranchissement qui leur
avait été offert par le fama de Hamdallahi. Ils ne payaient
qu'un cheval pour toute redevance. Grâce au nombre,
ils pouvaient imposer leur autorité à leurs voisins habé.
Ils sont libres maintenant.
Libres aussi les Sonrhays de Gao que la conquête
marocaine avait faits captifs des Aramas.
Sous les chefs foulbé et foutanké du Macina, des
hommes libres s'engageaient comme sofas et étaient
considérés par là comme captifs de chefs. Le fam a
Aguibou avait gardé tous ses beit-el-mal. Il ne leur
demandait rien et leur faisait plutôt quelques menus
cadeaux ; mais ils étaient chargés de ses constructions.
Les captifs de maîtres décédés sans héritiers deve-
naient aussi beit-el-mal, comme l'étaient également les
Bozos.
Les tondjinns, qui ont une origine tout à fait diffé-
rente des autres captifs, peuvent leur être assimilés. Ce
sont des descendants de Bambaras libres, capturés
par Biltou Coulibali, chef de Ségou, et dressés pour la
guerre. Ils ont gardé leurs noms de famille distinctifs.
Ils constituent encore la garde particulière des chefs
bambaras.
En Guinée, les soufabé, entretenus par les chefs,
pillaient pour les chefs. Aujourd'hui, ils commercent
pour le compte de ceux-ci. Les mangabé sont chefs de
roundés. Les n'dima dounka sont des hommes de con-
fiance, des conseils écoutés.
A la Côte d'Ivoire, dans la région de Kong, les captifs
de couronne doivent au fama le 1/10e de leurs récoltes.
A Bondoukou, chez les Abrous, au décès du chef,
c'est un abroua qui remplit l'intérim jusqu'à l'avène-
ment du successeur.
Au Dahomey, les captifs comme les hommes libres
appartenaient au roi.
Au moment de la conquête, la majorité des esclaves
du bas. Dahomey appartenaient aux cabécères, aux
membres de la famille royale et aux commandants ter-
ritoriaux. Notre occupation les libéra. Les rois étaient
toujours des fils de captives, leurs ministres étaient
souvent des captifs.
Actuellement, à Porto-Novo, les larys sont mêlés à
toutes les grandes affaires du royaume et ils ne se dis-
tinguent des ministres que par leur coiffure.
Au Gourma, les larys sont les confidents et con-
seillers des chefs. Respectés, redoutes, ils reçoivent
les honneurs dus à leurs maîtres. Ainsi, devant un
lary du roi, un chef de province se découvre et. se pro-
sterne en répandant du sable sur sa tête, comme il le
ferait pour le roi lui-même.
Par le lait même de notre pénétration, les captifs de
couronne sont appelés à disparaître complètement dans,
un avenir prochain.
C'est en examinant la condition du captif de case que
nous pouvons le mieux nous faire une idée positive de
ce qu'est l'esclavage en Afrique, à quel degré d'évolu-
tion il correspond, à quels: besoins il répond et comment
il se pourra transformer.
On l'appelle diam diodon ou gallos en Sénégam-
bie, oulousso en bambara, dimadio (plur. rimaïbé) en
poulo, horso chez les Sonrhays, n'dima en Gui-
née, etc.
Le captif de case fait partie de la maison, et en
quelque sorte de la famille. Il est essentiellement domes-
tique. Sans lui, la famille noire est tronquée. S'il s'en
sépare, comme nous le constatons en plusieurs régions,
c'est que l'esclavagisme est en voie de dissolution.
Le captif de case est né dans la maison, il n'a pas
été acheté, débattu au marché comme du bétail, et, en
principe, il ne peut être vendu. A Kissidigou, c'est un
déshonneur que de vendre un de ses captifs de case.
Mais ceux-ci connaissent leurs droits. Ils ne se laissent
pas faire. Parfois, ils n'acceptent même pas d'être
compris dans la dot. En 1903, dans le Baol oriental,
le marabout Moumar Diora ayant voulu faire à sa soeur
qui se mariait un don de captifs de case, ceux-ci refu-
sèrent de changer de maître.
Le captif de case est toujours traité avec certains
égards.
En Guinée, le maître est appelé « père ». Dans la
conversation, le mol « marigui » désigne indistinctement
le maître ou l'esclave. Jamais ces deux derniers mots.
ne sont prononcés. Dans la région de Ségou, le maître
prend les mêmes précautions. Il appelle son captif
n'kama », ma personne.
«

De même, au Dahomey, à la Côte d'Ivoire. Au Baoulé,
pas de mots pour désigner spécialement l'esclave. Un
chef de case dit mes fils » ou mes « jeunes gens
« »,
« mes hommes », et ceux-ci répondent « mon père ».
Le captif de case, en général, jouit de plus de consi-
dération que les individus des castes inférieures, griots,
poulo-bourouré, baïlos, diélis, etc.
Dans: la région de Djenné, « les captifs de case d'un
même maître forment une sorte de famille à part dans
la famille du maître et ont pour chef le plus ancien d'entre
eux qui est leur intermédiaire auprès du maître ; il leur
transmet ses ordres et; lui fait connaître leurs désirs.
Mais souvent les ordres du maître ne sont que des dé-
sirs exprimés, et les désirs des captifs parfois des me-
naces Monteil).
« (Ch.
Le captif de case a des droits parfaitement définis; Le
plus souvent, il accepte ses devoirs d'obéissance et; de
respect.
S'il a des droits, on entend bien qu'il a dès libertés. Il
n'appartient à un maître que dans une certaine mesure:
Ainsi, il s'appartient à lui-même certaines heures de la
journée; certains jours de la semaine: Au fond, là où
l'ancienne société esclavagiste est restée fortement con-
stituée, il appartient, — comme les autres membres de
la famille d'ailleurs, beaucoup plus au groupe fami-

lial, puisqu'il est inaliénable, puisque lui et ses descen-
dants resteront dans la case où ils sont nés, où; ils
mourront.
Le signe de la liberté sociale, c'est là propriété.
Presque partout le captif a ses biens propres. En fait,
il'arrive-que-fo'mBÎtre'S-'emparede'ces biens- mais'e'èst
1,

par la force, non. par le droit d'usage, — et nous; es-


sayons de définir un droit en formation.
L'homme libre aussi; quand il est faible, est parfois
lesé. El il'y a d'autres exemples de ces abus qu'en
Afrique.
Le captifa généralement deux jours par semaine dont
il peut disposer à son goût, et dont le produit, s'il
travaille, lui revient. Les jours et heures sont variables.
Pendant les jours de liberté, la nourriture que lui doit
le maître est facultative.
Il y en a qui vivent à part, qui travaillent à leur
compte. Ceux-là ne doivent qu'un faible tribut.
Au Sénégal, dans le Baol, le Sine et Saloum, le
Cayor, le Oualo, le Fouta Toro, le captif a deux jours
à lui et ne travaille pour son maître que jusqu'au salam
de 2 heures.
Les gallos accompagnaient leurs maîtres à la guerre.
Maintenant ils cultivent très souvent pour leur compte.
Pour une dot, une circoncision, les gallos se cotisent
pour faire un cadeau à leurs maîtres. Ceux-ci choi-
sissent, parmi leurs gallos, quelques enfants et les élè-
vent comme les leurs.
Le maître hérite de ses gallos, mais il réserve tou-
jours une part aux enfants et aux femmes, — sinon
tout.
Dans le Baol, le captif de case peut s'établir à son
compte en payant au maître riche 10 à 20 francs par
an et au maître pauvre un grenier de mil ; mais il doit
lui abandonner ses enfants.
En somme, au Sénégal, le captif de case travaille
aux champs pendant l'hivernage, avec les captifs ordi-
naires, jusqu'à 2 heures, avec deux jours pour lui.
Mais pendant la saison sèche, il va travailler et com-
mercer au dehors et ne doit qu'une faible partie de ses
gains.
Il possède donc, mais ne peut tester ni hériter. Tou-
tefois, dans le Baol, le Sine, le Saloum, le maître laisse
toujours la plus grande partie des biens au fils
aîné.
Dans le Haut Sénégal et Niger, à Kayes, le captif
ne doit que la moitié de son temps. Les villages
de culture ne doivent que la moitié de leurs récoltes.
Si le captif est libéré, ses biens reviennent à ses
femme et enfants qui restent non-libres, ou à son
maître.
A Médine, il travaille les matinées du dimanche,
mardi et mercredi ; les lundi et jeudi sont jours de re-
pos ; les vendredi et samedi, il travaille pour lui. Le
captif marié qui vit à part ne doit qu'une redevance an-
nuelle do 300 kilogrammes de mil, s'il s'est racheté du
travail par le don d'une pièce de guinée, don qui est à re-
nouveler chaque fois que le maître change. Celui qui tra-
vaille au dehors, sans s'être racheté, doit dix pièces de
guinée par an s'il est captif ordinaire, quatre seule-
ment s'il est captif de case. Cette dernière catégorie
n'existe que chez les Kassonké et Malinké.
Chez les Kassonké, on rencontre des villages de cul-
ture ayant pour chefs des captifs qui ont toutes les attri-
butions ordinaires de chefs de village, sauf celle de
rendre la justice.
A Bafoulabé, les captifs de case ont à eux les lundi
et vendredi pendant l'hivernage. Durant la saison
sèche, ils n'ont qu'à réparer et entretenir les cases.
Dans le cercle de Nioro, ils ont le jeudi et le vendredi.
S'ils subviennent à leurs propres besoins, ils ont, en
outre, l'après-midi des autres jours. Ils ont alors des
lougans à eux, et ce sont naturellement les mieux cul-
tivés, le travail libre étant toujours le plus fécond. Les
maîtres leur achètent leurs récoltes.
A Bamako, le captif a deux jours sur sept ; mais il doit
s'entretenir avec ses enfants. Il possède, mais son
maître a un droit éminent sur ses biens. Cependant,
certains cadis pensent que le maître ne peut user de
ce droit qu'à la mort du captif.
Dans la région de Ségou, certains captifs ont un jour
de repos et trois jours pour eux-mêmes. Ils ne doivent
donc que trois jours de travail par semaine.
Au Kaarta, le captif de case a pour lui deux jours, un
autre jour il a droit au lait des troupeaux dont la garde
lui est confiée. Chez les Djennenké, sauf quelques jours
de travail aux champs, les captifs restent inoccupés. Les
femmes sent tout à fait libres moyennant une contri-
bution de 80 cauris par jour (0 fr. 08). Elles portent de
l'eau, travaillent aux champs, récoltent du coton, font
du commerce, principalement de sel, avec Timbouctou.
Elles acceptent toutes les besognes rétribuées. Elles
portent le dloki comme les hommes, ce qui est, dit
C. Monteil, un sujet de moquerie pour les noirs de
l'ouest. Elles se reconnaissent à un ou plusieurs an-
neaux passés dans l'une des narines. Par mois, la cap-
tive paye 2.400 cauris (2 fr. 40). Or le prix moyen du
moudd de mil est de 160 cauris. Elle paye donc, exac-
tement, 15 moudds de mil, et c'est sa consommation
mensuelle. On ne voit pas bien l'avantage que peut
avoir le maître à posséder des captifs à Djenné. Les
hommes sont onéreux plutôt, Les femmes ne rapportent
presque rien.
Ces captifs pourraient facilement obtenir leur libéra-
tion complète. Il leur suffirait de se faire musulmans
ils préfèrent rester « galibis ».
Ils possèdent comme des libres, mais ne doivent
pas gaspiller. A leur mort, les biens devraient revenir
au maître; mais celui-ci n'use presque jamais de ce
droit et laisse ces biens aux fils ou aux frères du défunt,
eu encore les remet à d'autres captifs. Il sait bien que
c'est la meilleure manière de les faire fructifier.
Les rimaïbé sont les serfs cultivateurs des Peulhs. Ils
ne sont tenus qu'au versement d'un tribut annuel. A
Médine, ce tribut est de 300 kilos de mil par an. Dans
le Kounari, les hommes payent en cauris ou en mil
7 fr. 50 à 8 francs, les femmes 4 fr. 25 à 5 francs.
Dans la région de Djenné, le dimadio réside ou non
avec son maître. Dans le premier cas, il reçoit de quoi
se vêtir, n'a qu'un jour libre s'il est célibataire, deux
s'il est marié ou ne reçoit pas de vêtement. Si le di-
madio est à son compte, c'est qu'il est père de famille.
Il doit seulement réparer les cases de son maître, of-
frir un bélier pour la fêle du mouton et payer le diam-
gal (redevance annuelle). Le diamgal est dû par tous
ceux qui sont en âge de jeûner, à partir de 16 ou
18 ans. A Djenné, le diamgal est ordinairement fixé à
100 moudds de mil par homme ; dans le Sébara, il varie
entre 400 et 160 ; dans le Macina, il est de 160. Il est
partout de 90 moudds par femme.
Dans le Samoridougou, où sont établis trois villages
de rimaïbé, il n'y a même pas de redevance. Les Foulbé
Bandy reviennent vers leurs captifs à l'époque des ré-
coltes et se font abreuver de dolo. Parfois, si la récolte
a été mauvaise, ils donnent le lait de leurs troupeaux.
De races diverses, les rimaïbé sont plus ou moins
mélangés aux familles libres. Ils ont adopté les moeurs
et le langage des Foulbé. Le dimadio a oublié sa nationa-
lité et a perdu son nom. Il s'appelle invariablementTam-
moura. Les chefs de villages s'appellent presque tou-
jours Bessema.
En somme, chez les Djennenké et les Peulhs du
moyen Niger, les captifs sont quasiment libres.
Ils le sont moins chez les Bambaras. Ce qui ne veut
pas dire qu'ils soient maltraités. Ils doivent quatre jours
de travail, mais le maître pourvoit à leur entretien. Ils
peuvent posséder, sauf les objets de luxe qui reviennent
au maître. Pendant la saison sèche, ils croupissent dans
l'oisiveté. Les captives des famas doivent rapporter
100 cauris par jour aux femmes au service desquelles
elles sont affectées.
Dans le Sahel, au Sumpi, à Ras-el-Ma, les captifs
travaillent comme ils l'entendent, vont s'engager au
loin et ne sont tenus qu'à rapporter à leurs martres
150 kilos de mil par an. S'il ont laissé leurs enfants, ils
peuvent les reprendre au moment des travaux agri-
coles.
Chez les Arabes de Ras-el-Ma, ils doivent trois
charges de bourriquot si la récolte a été bonne ou suf-
fisante. Sinon, ils ne doivent rien. Dans le Marina,
Béloudougou, Sahel, Kaarta, Bakhounos, Guidimaka,
Boundou, les captifs ont deux jours à eux. Dans le cercle
de Goumbou, le maître n'exige même que la matinée
des autres jours. Au Kaarta, le captif a droit, un jour
par semaine, au lait des troupeaux qui lui sont con-
fiés.
A Saladougou, ils peuvent avoir trois jours.
A Bamba, Timbouctou, le captif vivant à part dispose
de la moitié de ses récoltes. A Dori, l'homme paye
2.000 cauris, la femme 1.000, — plus quelques ca-
deaux. Au Yatenga, le captif ne doit que le 1 /8e de son
travail.
A San, ils doivent cinq jours de travail ; à Sokolo,
quatre.
A Bougouni, les ouloussos ne doivent que trois jours
aux maîtres. S'ils peuvent fournir eux-mêmes la dot de
leurs fils, les enfants de ceux-ci sont exemptés de tout
travail, mais ils restent attachés à la case et de caste
non-libre.
Dans le Mossi, dès son mariage, le captif ne doit plus
que le respect à son maître. Comme au Lobi, il hérite
de son père. — Au Lobi, il arrive même qu'il hérite de
son maître. Chez les Habé, les captifs sont autorisés
parfois à fonder un village à proximité de celui des
hommes libres. Ils ne doivent plus alors qu'un tribut.
Ils peuvent donc acquérir des biens ; mais leurs maîtres
les en peuvent déposséder, sous un prétexte ou sous un
autre et même sans prétexte.
En Guinée française, les captifs ont à eux, suivant
les prescriptions du Coran, le jeudi et le vendredi, au
Fouta-Djallon, au Labé, au Bouri, au Rio-Pongo, au
Rio-Nunez, à Siguiri, Kouroussa, Beyla, Ivissidigou,
Médina, Kouta, Dinguiray, Kankan, Timbo, en Mella-
corée, et ils ne travaillent, les autres jours, que jusqu'au
salam de 2 heures. Mais presque partout les maîtres
exigent que les captifs s'entretiennent eux-mêmes, ce
qui rend illusoires leurs deux jours de liberté.
Cependant, à Kouroussa, les fétichistes nourrissent
leurs captifs et les habillent. A Beyla, ceux qui s'entre-
tiennent eux-mêmes ne doivent qu'un tribut. Des maîtres
empruntent à leurs captifs, et ceux-ci réclament le rem-
boursement.
Chez les Foulahs, la plupart des captifs, tous ceux
qui sont mariés, vivent dans des villages de culture, les
roundés, sous l'autorité d'un autre captif, manga ou.
satigué. C'est celui-ci qui est chargé d'organiser le tra-
vail et de recevoir les ordres du maître. Il prélève la moi-
tié des produits. Les mangabé deviennent ainsi de gros
propriétaires; mais, à leur mort, tout revient aux maîtres.
Les Foulahs ne gardent dans les margas, villages
des libres, que les jeunes gens, célibataires, attachés
au service domestique. La captive mariée est dispensée
de tout travail moyennant une redevance annuelle de
15 francs, à Dinguiray, au Labé, etc.
Chez les fétichistes, au contraire, les captifs vivent
dans la famille du maître. Ils sont bien moins nombreux,
d'ailleurs, car ils ne sont pas indispensables aux féti-
chistes qui travaillent eux-mêmes. Ils ne peuvent ni
posséder, ni hériter. Ils sont bien traités et vivent comme
leurs maîtres. Les musulmans les tiennent à l'écart et
sont plus durs pour eux, mais leur laissent leurs biens,
à tout le moins en usufruit.
A la Côte d'Ivoire, chez les Sénoufos de Kong, ils
sont astreints à fournir trois ou quatre jours à l'époque
des cultures ; en saison sèche, ils ne sont chargés que
des travaux de réparations, cases, routes, ponts, etc.
S'ils vont commercer, ils n'ont à remettre que le cin-
quième de leurs bénéfices. Ils mangent les mets préparés
pour leurs maîtres, endossent leurs effets, expriment
leurs opinions. Dans les pays de Séguéba et de Mankono,
ils ont la moitié des récoltes pour eux.
Dans la région de Bondoukou, chez les Abrous, Sé-
noufos, le maître travaille et vit avec ses captifs. L'enfant
de deux captifs de case est libre, « effebia », à la
deuxième génération et hérite en cette qualité de la
moitié des biens de son père. Chez les Diolas, aucun
contact entre maîtres et captifs, qui ne sont jamais li-
bérés. Les Diolas trafiquent de leurs esclaves.
A Grand Bassam, le maître laisse volontiers ses cap-
tifs travailler et commercer à leur compte.
S'ils sont actifs et intelligents, ceux-ci se peuvent
racheter. Ils ne peuvent lester ni hériter.
En Assinie, dès que le captif est marié, il peut habiter
un autre village, avoir ses bananeraies, commercer à
son compte, contre redevance convenue. Pour l'exploi-
tation et le tirage des billes d'acajou, le produit de la
vente est partagé. Si le captif a des fils, ceux-ci sont
libres et héritent en partie,
Au Sassandra, les captifs des Neyau préfèrent leur
situation à celle des libres dont ils partagent les travaux
et la nourriture. Au Cavally, le captif peut posséder,
mais en usufruit seulement. Il ne se peut racheter,
mais ses enfants sont libres à la deuxième génération.
Aux Lagunes, on rencontre des esclaves qui sont
riches. Leurs maîtres considèrent ces biens comme une
.
réserve pour eux, et cela les lie à leurs captifs.
En général, à la Côte d'Ivoire, tous les biens mobiliers
reviennent au fils aîné, et le maître ne se les attribue
que s'il n'y a pas d'enfant mâle. Les captifs peuvent
même tester, en faveur d'un indigène, captif ou libre,
mais dépendant de leurs maîtres. Chez les Abrous, la
moitié revient au maître. Chez les Diolas et les Ma-
linté, c'est le maître qui hérite, mais il laisse souvent
le fils en possession des biens de son père.
Au Dahomey, chez les Baribas, les Gourmantohé,
dans la région de Say, le captif a deux jours à lui. Les
autres jours, il ne travaille que jusqu'à deux heures.
Son maître lui doit un repas. Il en est qui ne doivent
qu'une redevance annuelle de 10 francs.
Chez les Peulhs, il vil à part et n'est pas si bien
traité.
A Wydah, il ne doit que quatre jours. Les filles vont
commercer dans les villages.
A Abomey, quand des palmiers sont plantés sur
l'ordre du chef de case, la moitié de la récolte d'huile
•et toutes les amandes sont pour les travailleurs, fils ou
esclaves.
Au Bourgou, les gandos forment des Ga, villages de
captifs, commandés par un chef désigné par le roi.
De même à Djougou Kouande.
Dans le haut Dahomey, les tisserands partagent leurs
produits avec leurs maîtres dans la proportion de sept
contre dix.
Dans tout le Dahomey, les captifs peuvent acquérir
et posséder, non succéder ni tester.
A Abomey et Allada ils peuvent hériter. A Porto-
Novo, on a vu des maîtres, sans héritier mâle, laisser
leurs biens à leurs esclaves, hormis les femmes. S'ils
étaient musulmans, un marabout avait, au préalable, à
•délivrer à chaque captif une sorte de certificat de li-
berté mentionnant les choses qui lui avaient été attri-
buées par le défunt.
Lorsqu'un libre meurt sans héritier majeur, la tu-
telle est confiée au chef des captifs qui administre la
maison, élève les mineurs jusqu'à leur majorité.
Si Je commentateur du Coran a fixé que Je captif ne
pouvait hériter ni tester, si le maître se reconnaît tou-
jours un droit éminent sur les biens de ses captifs, un
intérêt bien entendu, enseigné par l'expérience sans
doute, a fait établir des usages plus larges qui ont, dans
beaucoup de pays, force de loi.
Le captif de case se marie à son gré et exerce ses
prérogatives paternelles. A ce point de vue, la captive
de case paraît avoir plus d'indépendance réelle que la
jeune fille dite libre, puisque celle-ci est toujours ma-
riée sans être consultée et que celle-là ne se marie qu'à
sa convenance.
En général, un homme libre épouse assez volon-
tiers une captive ; mais il est rare qu'une femme libre
épouse un captif. Dans ce cas, les enfants sont toujours
libres.
Un musulman qui épouse une captive l'affranchit,
elle et les enfants qu'elle aura, non ceux qu'elle a pu
avoir déjà. Toutefois, elle ne peut divorcer n'ayant pas
de dot à restituer.
Quand l'homme est déjà marié à une femme libre, il
ne peut épouser une captive que si sa première femme
y consent et si la captive n'appartient pas à celle-ci. On
se doute que le traitement des deux femmes ne sera pas
de même, sauf exception. La première aura tous les ser-
viteurs à sa disposition, l'autre devra se servir elle-
même, et cela ne se réglera pas évidemment sans
quelques disputes.
Quand la captive appartient à la communauté, le
mari doit en rendre la valeur à sa famille. S'il meurt
avant de s'être acquitté, la femme, considérée comme
concubine, et les enfants retombent en captivité.
Chez les fétichistes, la femme reste toujours captive,
mais les enfants sont libres. « Toutefois, fait remarquer
M. C. Monteil, dans sa Monographie du cercle de
Djenné, la tache originelle reste indélébile, et l'on
ne
manque pas de citer des exemples où, après la mort du
maître, l'ancienne et vieille esclave a été chassée, par-
fois vendue, toujours méprisée. Ses enfants ne sont pas
considérés par leurs consanguins comme des frères, on
les exclut de la succession ; on les chasse parfois, et,
toujours, leur présence est une cause de perpétuelle
discussion, une source inépuisable de querelles. »
Les Touareg disent : « Le ventre tient la peau », ce
qui signifie que l'enfant suit la condition de la mère.
Il y a des exceptions.
Le formariage présente plus de difficultés quand il
s'agit de deux captifs appartenant à deux maîtres diffé-
rents. Il faut que la femme soit achetée ou échangée
par le maître de l'homme. Sinon, il faut payer une re-
devance pour qu'elle puisse rester auprès du mari, et
ses enfants reviennent à son maître. Il est vrai que ce-
lui-ci ne les réclame que lorsqu'ils sont en âge de tra-
vailler.
La famille du captif est toujours précaire. Parfois le
caprice des maîtres peut séparer les époux, éloigner
les enfants, trop souvent elle est dissoute par le décès
de l'un des maîtres et le partage de ses biens entre les
héritiers, surtout en Guinée.
Au Sénégal, les maîtres donnent toujours leur con-
sentement au mariage des captifs de case ; mais pour
que les enfants leur restent, ils font en sorte que leurs
captifs se marient entre eux.
Les captifs de case ne s'unissent point avec les
captifs ordinaires. A Kaolack, un captif de case ayant
pris la virginité d'une fille libre, même si celle-ci a con-
senti, devient son captif. A Podor, la captive prise par
le maître n'est jamais qu'une tara, ou concubine ; mais
ses enfants sont libres.
A Bafoulabé, si le maître ne marie pas son captif,
celui-ci peut s'enfuir. Comme pour les mauvais traite-
ments, cette fuite sera approuvée par les autres chefs
de case. Cependant, il en est qui reprennent les femmes
et les enfants pour donner les femmes à d'autres. A Sé-
gou, le maître présente la femme lui-même, car c'est
lui qui paye la dot de 5 à 50 francs.
Le choix n'a d'ailleurs pas, pour des noirs, l'impor¬
tance que nous y pouvons attacher. Le maître a inté-
rêt à la reproduction, et il marie mieux ses captifs que
ses enfants. De son côté, en général, le captif n'a pas
d'inclinations particulières, et la personne lui importe
peu.
A Djenné, la captive qui a des enfants de son maître
devient libre à la mort de celui-ci.
A Bandiagara, le captif qui se marie doit donner
8,000 cauris. Si, à la suite de son mariage, il va
s'établir dans un village de culture, son père devra le
remplacer par un autre enfant. Dans le Hombori, le
maître emporte souvent, par surprise, l'enfant de son
captif. Celui-ci se résigne, et plus tard, quand il veut
reprendre son enfant en le remplaçant auprès du maître
par un autre, il arrive que le jeune captif préfère rester
auprès de son ravisseur. Chez les rimaïbé, au contraire,
l'enfant cherche toujours à s'enfuir et à retourner chez
ses parents.
A Timbouctou, les captives sont souvent épousées
par leurs maîtres. A Goumbou, ceux-ci n'ont pas de dot
à fournir, mais les pères peuvent refuser.
Au Ras-el-Ma, un galibi se peut marier avec une
femme arabe ou targuie. Dès lors, rien ne le distingue
plus des libres. De même, à Bamba, un captif de case
se peut marier avec une femme libre. De même chez
les Bobos.
A Sikasso, le maître ne peut marier un de ses captifs,
homme ou femme, sans l'assentiment du chef captif.
En Guinée, les libres épousent souvent leurs captives.
Les djirariadio, femmes captives, sont réputées plus
fidèles épouses que les poulo debo, femmes d'origine
libre. Beaucoup d'almamys ont pour mères ces captives.
Les enfants qu'ont pu avoir antérieurement ces
femmes restent esclaves. Quelquefois, les maîtres les
libèrent ; mais les héritiers n'acceptent point ces libé-
rations et replacent les enfants en captivité.
Au Labé, la captive épousée par un libre devient
libre ; mais si elle n'a pas d'enfants, souvent le maître
la replace en captivité et reprend ses cadeaux. Les
dis blâment ces procédés. ca-
Si un maître n'a pas de femme à donner à son captif,
il en choisit une au dehors ; mais alors les enfants et le
travail de la femme dont celle-ci se peut racheter

moyennant une redevance annuelle de 15. francs — re-
viennent au maître de la femme.
Au Fouta-Djallon, les captifs préfèrent ainsi se marier
avec des femmes d'un autre roundé, et les maîtres s'en-
tendent pour y satisfaire.
Un Malinké libre, en Guinée, n'épousera jamais une
oulousso de sa famille ; cela est peut-être considéré, un
peu comme un inceste, puisque les captifs font partie
de la famille.
A. Beyla, les mariages des libres avec des captives
sont nombreux, car cela coûte moins cher.
A Friguiabé, un captif de case peut, épouser une
femme libre..A Konronssa,. lncaptif.malinké épouse par-
fois: la fille de: son maître.
A Kadé, la captive mariée au maître devient libre à la
mort de celui-ci,
Au Rio-Nunez, les enfants mineurs suivent toujours
la condition de leur mère libérée, pour quelque motif
que ce soit.
A la Côte d'Ivoire, à Grand Bassam, au Lahou, à Sas-
sandra, au Cavally, chez les Tomas, les captifs épousent
fréquemment des libres, hommes ou femmes.
A Bondoukou, les maîtres préfèrent les enfants qu'ils
ont eus avec leurs captives. Ils disent que ce sont leurs
véritables enfants.
L'enfant appartient au maître: de la, mère, mais ré-
side: chez celui du père, tant que l'union subsiste. Dès
qu'elle est dissoute par l'un des maîtres, L'enfant, suit la
mère.
Au Cavally, les enfants, suivent la condition, du
père.
Chez les, Ibos, le captif peut avoir, plusieurs femmes.
Au Dahomey, chez les Baribas, en payant une re-
devance aux maîtres, les captifs se peuvent marier à
leur gré.
A Abomey, le maître marie: ses captifs à ses fils et
filles.
Les captives, comme les femmes libres, d'ailleurs.
ne se marient jamais librement. Les enfants sont de la
condition de l'époux libre.
Les rois du Dahomey avaient quelque méfiance dé
leurs femmes nobles. C'est toujours les enfants qu'ils
avaient de leurs captives qui leur succédaient.
Le captif de case joue un rôle, souvent important,
dans tous les grands actes de la vie familiale : mariage,
décès, naissance, circoncision, etc. C'est l'homme de con-
fiance, le confident du patriarche. Il donne son avis
dans les conseils de famille ou remplace son maître dans
les circonstances délicates.
Dans le cercle de Ségou, il est d'usage qu'à la mort du
maître un captif de case prenne la direction de la maison
jusqu'à la majorité des fils du défunt.
A Sîkasso, un captif de case capturé à la guerre en
même temps que le fils de son. maître pouvait exiger
d'être racheté avant.
Dans la région de Kong, on cite l'exemple de captifs
devenus chefs de famille de leurs maîtres et des autorités,
écoulées, dans le pays.
Chez les Malinké, le captif de case fait partie de la fa-
mille, avec voix consultative.
Chez tous les Bobos, les captifs sont bien traités et
ont des droits presque égaux à ceux des ingénus.
Nous avons vu que des captifs de couronne parve-
naient aux plus hautes fonctions. Il en est de, même des
captifs de case.
Dans le Baol, la plupart des fonctionnaires du teigne
étaient des captifs. Actuellement, plusieurs chefs de pro-
vince sont d'anciens captifs. Us ont été maintenus sous
le titre de farba ou de sarhssarhs.
Dans le Mossi, des captifs sont nabas.
A Sikasso, l'un des captifs de Tiéba était grand chef
des sofas parmi lesquels il y avait des libres.
Dans la haute Guinée, dans les villages où il n'y a
pas de marabouts, ce sont les captifs qui ont le secret
des médicaments. C'est un captif de case de Soulo-
baly, Alpha Molo, qui affranchit son pays de la ty¬
rannie des Diankervali et des Mandingues. L'almamy
Oumar, qu'il avait été trouver au Fouta Djallon, lui
ayant confié le commandement d'une armée, Alpha
Molo souleva le Firdou et le Guimara et chassa les Ma-
dingues. Devenu chef du pays Firdou, il l'organisa ha-
bilement. Quand il mourut, sa puissance s'étendait
jusqu'à la rive gauche de la Gambie. Son fils Moussa Molo
hérita de son autorité. Il en abusa d'ailleurs et il en
profita pour commettre des exactions, des crimes, faire
la chasse aux esclaves et le trafic en grand. Le plus
curieux, c'est que l'un et l'autre se reconnurent toujours
paraît-il, comme les captifs de case de la famille à la-
quelle ils appartenaient.
Au Lahou, le chef choisi par tous les chefs brignons,
le seul chef du Lahou est un captif affranchi par l'ex-
tinction de la famille de son maître, et les descendants
légitimes de la famille royale lui obéissent.
Le chef du Niéné, dans le district de Tombougou, est
également un captif de case nommé Moussa à qui son
maître, l'ancien chef du pays, légua le soin d'élever
ses enfants.
Nous avons vu qu'au Dahomey les rois étaient tou-
jours fils de captives. Il en est qui sont chefs de village
de région.
Dans l'Indénié, si le maître n'a pas d'héritier, son
captif lui peut succéder. A Porto-Novo, certains cap-
tifs tiennent le grand commerce. Un d'eux est de-
venu membre du Conseil d'administration de la co-
lonie.
Le captif de case n'est nullement livré à l'arbitraire
d'une autorité absolue qui dispose de sa personne. Si
ses droits sont assez réduits, ils n'en existent pas
moins, et ses relations avec son maître sont toujours
réglées par les prescriptions coraniques et encore mieux
par les usages séculaires. Dans certaines limites, sa
personnalité est garantie.
Son maître le peut punir, mais pour des fautes ca-
ractérisées et d'après des pénalités établies par la tra-
dition.
Mais la plus forte peine qu'on pût lui infliger, c'était
d'être vendu, car il retombait alors dans la condition
inférieure de captif de guerre. Ainsi, un captif qui
tuait un autre captif de son maître était vendu s'il
;
volait des colas, il était donné à l'individu lésé s'il
;
s'évadait, il était rendu à son maître ou au chef de
village.
En Assinie, les conseils de notables infligent des
peines de correction aux captifs récalcitrants et de fers
et amendes aux mauvais maîtres.
A Sikasso, dans chaque famille, les captifs ont un
chef, le plus ancien d'entre eux. Le maître ne les peut
punir sans l'assentiment du chef, et la correction ne
peut être infligée que par ce chef.
A Bamako, un libre qui tue un captif est puni
d'amende. Si le coupable est un captif, il est puni de
mort, quand la famille ou le propriétaire de la victime
ne le réclame pas. Le maître du meurtrier est tenu, en
outre, de payer l'amende d'un captif.
Le plus souvent, c'est le maître qui est responsable
des délits commis par son captif, voire de ses dettes.
Le captif bénéficie ainsi de sa situation de mineur, et
non sans en abuser parfois.
De même, le captif est solidaire de son maître au
Ras-el-Ma. Quand celui-ci est puni d'une amende, tous
ses gens participent au payement de la compensa-
tion.
Le témoignage d'un captif n'a de valeur qu'à l'égard
d'un autre captif. Il peut toujours être révoqué par un
homme libre.
Le maître représente son captif et le défend en jus-
tice. Le captif ne peut ni paraître ni être entendu sans
son maître.
Au Dahomey, les maîtres qui maltraitaient leurs es-
claves étaient sévèrement punis.
A Kouroussa, le maître qui tuait son esclave était
condamné à un an de prison. Enfermé dans une case, par
deux trous percés dans la cloison, on lui faisait passer
les pieds à l'extérieur, séparément, et on lui mettait les
fers. On les lui retirait deux fois par jour seulement
pendant quelques minutes.
Chez tous les musulmans qui suivent la loi, l'esclave
malmené doit être libéré, car les livres prescrivent
(Ibos ou. El Hagim) : « Un captif est déclaré libre s'il
est établi que son maître l'a martyrisé, soit en lui: cou-
pant un membre, soit en lui donnant des coups qui ont
occasionné une perte de sang. Tout individu qui tue
volontairement un captif commet par ce fait un péché
qui doit être puni afin que d'autres personnes ne sui-
vent pas cet exemple, car Dieu dit : « Qu'un homme ne
peut: être: tué qu'autant qu'il a commis un crime qui le
condamne à cette peine. »
Une personne d'origine libre qui tue volontaire-
«
ment un esclave qui ne lui appartient pas est tenue d'in-
demniser le propriétaire en lui donnant un esclave pa-
reilià celui qu'elle a tué. Mais si le meurtre est commis
par imprudence, elle doit payer la moitié du prix du
sang d'un homme libre:. On ne peut appliquer la peine
capitale à un homme libre pour meurtre commis sur la
personne d'un esclave. »
Il y paraît. En mars 1903, le tribunal indigène du
cercle de Nioro condamnait le:nommé Noïmbo Tiramaka
à six mois de prison seulement pour vol et assassinat
d'un captif. Il est vrai que le malfaiteur s'était empressé,
après son coup, de payer au maître le prix de l'esclave,
soit 35 pièces de guinée.
D'après les Hadits du Prophète, on doit pourvoir con-
venablement à l'entretien et à la nourriture de l'esclave
et ne pas lui imposer une tâche au-dessus de ses forces.
Le maître qui maltraite son esclave, lui coupe un doigt,
lui casse un. ongle, lui fend les oreilles, lui arrache les
dents ou lui brûle une partie du corps lui donne par ce
fait droit à la liberté. Une captive pubère dont le maître
fait raser la tête pour un autre motif que la maladie a
droit à sa libération.
Il n'est pas besoin d'ajouter que nos administrateurs
civils et militaires ont usé largement de ces prescriptions,
chaque fois que les circonstances le permettaient, pour
affranchir les captifs qui se plaignaient de leurs maîtres.
Les motifs d'affranchissements sont très nombreux,
même chez les fétichistes.
D'après Raffenel, les albinos sont affranchis.
On ne pouvait refuser le rachat d'un libre devenu
captif de guerre s'il offrait de payer deux captifs.
Parfois, un captif se peut racheter par son travail,
avec le consentement de son maître; mais celui-ci
commence par lui enlever tous ses biens en convenant
d'un prix et d'un terme. En cas de non-exécution de
l'engagement, l'homme retombe en captivité, et tout
ce qu'il a donné reste acquis au maître. En cas de ra-
chat, s'il est marié, sa femme et ses enfants restent
captifs. Le prix de rachat pour chacun est de deux; cap-
tifs. Les enfants à la mamelle, c'est-à-dire de moins de
3 ans ne comptent pas. L'affranchissement se fait par
la volonté du maître — si les captifs ne sont pas. pro-
priété indivise de la famille qui en fait la déclaration

à sa famille et aux notabilités.
A Bandiagara, le délai accordé aux captifs pour se
racheter est généralement de deux ans.
Au Sénégal, presque partout, les;coutumes locales
permettaient le rachat. A Podor, il était fixé à 60 pièces
de guinée ou deux captifs, plus 10 pièces qui devaient
être remises immédiatement pour être dispensé de tout
travail. Le captif acheté 250 francs rapportait 50 francs
par an.
Là où le rachat est dans les moeurs, il est en général
équivalent au prix de deux captifs.
En prescrivant que tout captil, en versant 200 francs
a son maître au Soudan, 150 francs en Guinée, pouvait
exiger sa libération immédiate, nous avons simplifié
toutes ces dispositions ; mais, il faut le reconnaître, les
rachats n'ont pas été plus nombreux.
A Bafoulabé, le maître mourant libère souvent une
partie de ses captifs; et ses intentions sont respectées.
A Ségou; Markas et Toucouleurs libèrent volontiers. A
Goumbou; les-Peulhs affranchissent parfois les femmes
qui élèvent leurs enfants.
Au Labé, quand une de ces femmes libres n'a
d'enfant, le Foulah, pour qu'elle ne soit pas jalouse pas
des
autres femmes, adopte un petit captif qui devient l'enfant
de cette femme, et par là libre.
On voit aussi des femmes veuves ou divorcées sans
enfants adopter de petits captifs.
Au Lahou, à la mort d'un maître sans héritier, les
captifs deviennent libres. Toutefois, ils restent dans la
caste non-libre. A la Côte-D'I voire, les enfants de deux
captifs de case deviennent libres à la deuxième ou
troisième génération.
L'islamisme a multiplié les cas où le captif doit être
affranchi.
Il a créé d'abord celte solidarité de la foi, au-dessus
des haines de races et de l'orgueil despotique des vic-
torieux, qui impose de considérer tout musulman comme
libre, sinon comme frère en Dieu. Faire salam, c'est être
libre, et beaucoup de noirs ne font salam que pour
marquer qu'ils ne sont pas serfs. Certes, ce n'est pas
là une des moindres raisons de la prodigieuse propa-
gation de l'Islam en Afrique.
«
Affirmer que du jour où l'Afrique entière sera
musulmane l'esclavage sera supprimé ressemble à un
paradoxe assez téméraire ; cependant le fait est vrai et
nous avons de puissantes raisons pour nous exprimer
ainsi. Le musulman, au Soudan, ne fait pas esclave un
autre croyant. En cela il respecte le paragraphe 5 du
chapitre XLVII du Coran. « Ensuite, dit ce paragraphe,
vous mettrez les prisonniers en liberté, vous les rendrez,
moyennant une rançon, lorsque la guerre aura cessé... »
Du jour où il n'y aurait plus que des croyants, ils ne
pourraient plus se réduire en esclavage les uns les
autres, et forcément l'esclavage s'éteindrait faute de
fétichistes » (Binger, Esclavage, Islamisme, Christia-
nisme).
Il y a là quelque optimisme, car l'esclavage est une
nécessité sociale que l'Islam renforce au lieu d'affai-
blir. En fait, les musulmans ont cinq fois plus de captifs
que les fétichistes. C'est grâce au nombre de ses cap-
tifs que le croyant peut s'abandonner au mysticisme et
à l'orgueil de l'oisiveté. Il y aura toujours des infidèles,
au besoin des hérétiques, pour fournir. Le Coran dit :
«
O croyants, combattez les infidèles qui vous avoi-
sinent (IX, 124). Lorsque vous rencontrerez des infi¬
dèles, tuez-les au point d'en faire un grand carnage, et
serrez fort les entraves des captifs (XLVII, 4). Dites aux
captifs qui sont entre vos mains: « Si Dieu voit la
droiture de vos coeurs, il vous donnera des richesses
plus précieuses que celles qu'il vous a enlevées
»,
(VIII, 71). Mais si les captifs veulent être perfides... tu
sais que Dieu te les a livrés (VIII, 72). »
Mais il est vrai que l'islamisme prescrit l'affranchis-
sement dans de nombreux cas.
Le vrai croyant ne doit jamais refuser à ses captifs
de se racheter. Tout captif maltraité ou mal soigné est
à libérer d'office. Celui qui répudie sa femme avec la
formule de séparation définitive et qui ensuite revient
sur sa parole, avant de la reprendre, doit affranchir un
captif. Le captif qui a appris à lire le Coran est affranchi
de droit. Au Fouta-Toro, au Labé, on a accoutumé d'in-
struire de jeunes captifs et de les libérer à la lin de leurs
études. Il est ordonné de libérer les convertis, et il est
commandé de faire le plus de conversions possibles. A
Siguiri, durant le mois du grand jeûne, des maîtres li-
bèrent des captifs, ou marient leurs filles sans dot.
Ne semble-t-il pas que toute libération soit une prière
agréable à Allah ? Si on l'acceptait sous ces apparences,
évidemment, l'islamisme nous apparaîtrait comme la
plus grande force d'émancipation que nous puissions
utiliser en Afrique. Mais les idées, même religieuses,
n'imposent pas toujours leur logique aux tempéraments
et aux nécessités sociales, et l'hypocrisie ou le so-
phisme aident volontiers les hommes, et non pas seu-
lement les mahométans, à sortir de cette antinomie. En
réalité, l'islamisme fait très bon ménage avec l'escla-
vage, voire avec la traite.
Et pourtant, il nous faut reconnaître que le Coran a
atteint la vérité éternelle et infinie des plus belles pa-
roles évangéliques en disant : « Si quelqu'un de vos
esclaves vous demande son affranchissement par
écrit, donnez-le lui si vous l'en jugez digne. Donnez-
lui quelque peu de ces biens que Dieu vous a accor-
dés » (XXIV, 33).
Pour notre part, nous n'en savons pas d'une psycho¬
logie plus pénétrante et d'un amour plus clairvoyant de
la grandeur humaine. Oui, en vérité, la liberté de l'es-
clave, — toutes les libertés d'ailleurs, — dépend bien
moins de l'arbitraire d'un maître ou de l'ingénieuse li-
béralité d'une loi que de la volonté consciente de l'op-
primé lui-même. Présente ta requête par écrit, c'est-à-
dire : apprends à écrire, fais un effort pour t'élever à
la dignité d'homme libre, aux responsabilités graves de
la liberté, à ses devoirs, et nul ne pourra te reprendre
une liberté décrétée par ton vouloir.
Somme toute, les captifs mécontents de leur sort ont
toujours eu de nombreux moyens d'en changer, ne se-
rait-ce que par la fuite. Mais la plupart sont satisfaits.
«
La servitude, dit Vauvenargues, abaisse les hommes
jusqu'à s'en faire aimer. »
On a pu voir un de ces captifs, chez les Malinké,
hériter de son frère de (plusieurs boeufs, chevaux,
femmes, etc., pouvant donc facilement se racheter. Il
préféra rester avec son maître sachant qu'à sa mort
tous ses biens reviendraient à celui-ci.
Dans une note du 27 décembre 1839, sur l'esclavage
dans la banlieue de Saint-Louis, on peut relever ceci :
«
On voit souvent l'esclave plus riche que son maître,
boire et manger avec lui. Les captifs ont des captifs.
Les captifs de ces captifs ont eux-mêmes des captifs, ce
que les nègres appellent « diam diamate » .et « dia-
margni » Si riches qu'ils soient, ils ne se rachètent
.
pas »,
En 1900, le capitaine Hauet offrit la liberté à plusieurs
captifs du Badiar et du Pokési qui la refusèrent éner-
giquement.
A bord d'un aviso, deux noirs servaient comme lap-
tots. L'un, quartier-maître, avait été l'esclave de
l'autre, son matelot. Chaque mois, le quartiers-maître
remettait sa solde à son matelot. L'officier ayant voulu
modifier ces singuliers rapports, par la persuasion
d'abord, des remontrances et des punitions ensuite,
les deux laptots refusèrent de renouveler leurs engage-
ments.
En 1889, les gens de Soubré firent prisonniers
Sekela et Toulé, neveu de Lia, chef important du baut
Sassandra. lis furent vendus, l'un à Sassandra, l'autre à
Drewin. Leur oncle fit tout ce qu'il put pour les
voir ; mais les deux captifs ne consentirent jamais à ra-
quitter leurs maîtres. On dut les obliger à aller voir
leur famille. A Péhou, ils furent reçus avec joie ; Lia
leur promit deux femmes à chacun, coupa des défenses
d'éléphant pour leur faire des bracelets. « Nous vous
aimons bien, répondirent les captifs, mais nous avons
le mal du pays ».
On voit des hommes se laisser voler par d'autres
moins robustes qu'eux et une fois pris rester docilement,
stupidement, là, où on les place, même s'ils y sont
mal. »

« L'esclave qui n'est pas très maltraité, dit Sander-


val, oublie vite son état de misère. Il n'a pas de souci,
il ne peut ou ne sait pas penser... Il est heureux dans
le repos de son esprit endormi, et attend tout de son
seigneur et maître. »
En général, on peut dire que les captifs ne sont pas
malheureux. Ils ne se plaignent pas. Leur genre de vie,
surtout chez les fétichistes, diffère peu de celui de;leurs
maîtres. Ils partagent le même couscous, s'abritent
sous une case aussi simple, endossent les mêmes gue-
nilles, participent aux mêmes plaisirs. Seulement,
travaillent un peu plus,— ce qui n'est pas encore beau-
coup, — et ils cèdent pas.
le

Ils acceptent donc, franchement, leur condition, et


autant que leurs maîtres, ils s'opposent à notre action
civilisatrice de toute leur force dinertie.
Ce n'est pas, on l'entend bien, qu'ils ne préférassent
être de la classe libre. Il y aurait là des satisfactions de
vanité auxquelles ils sont très sensibles. Mais l'affran-
chissement m'en fait pas des ingénus. A Rome, c'était
un crime pour le libertus de se dire ingénuus. Ainsi
la tare originelle subsisterait dont, déclassés, ils souf-
friraient. Remarquons, en passant, qu'il est des libres
plus méprisés que les captifs : les griots, forgerons,
cordonniers, etc. Libérés, ils assumeraient tous les
devoirs et les soucis de l'homme libre, sans en avoir
les dignités et la considération — pour eux, ce qui
importe le plus.
La société noire ne les admet pas. Quoi qu'ils lissent,
ils resteraient en marge, des paria s. Ils ne peuvent s'élever
que dans la ligne que leur a tracée la destinée. Il faut
être maître ou esclave dans une société esclavagiste.
Sinon, on n'est qu'un outlaw.
Le maître, par notre intervention, n'a plus aucune
prise sur son captif, celui-ci n'aurait qu'à exiger sa li-
berté entière ; mais il y a des forces subtiles et puis-
santes, sur, lesquelles nos administrateurs ni les arrêtés
ne peuvent rien, qui contiennent aisément ces velléités.
Au fond, la captivité est pour eux une assurance
contre les risques de la maladie et des accidents, contre
leur imprévoyance native, et une retraite pour l'inva-
lidité et la vieillesse. Quoi qu'il advienne, ils savent que
leurs maîtres pourvoiront à leur subsistance jusqu'à la
mort.
La liberté uniment, avec ses aventures et ses aléas,
dépasse leur mentalité.
C'est que l'esclavage est non seulement adapté aux
conditions sociales qui l'ont suscité, mais encore à
l'âme des peuplades qui l'acceptent et le maintiennent.
Après tout, on est captif seulement quand on se ré-
signe à la captivité. Il en est qui ne s'y résignent jamais,
il en est qui la subissent avec peine. Les Saracolais sont
rachetés par leurs familles quand ils ne peuvent le faire
eux-mêmes. Dans la région de Sansanding, ce devoir est
toujours rempli par la communauté.
En 1901, à Nyamina, 27 captifs de case, maltraités,
s'enfuirent. Les habitants libres se mirent à leur pour-
suite, mais les fugitifs engagèrent un furieux combat
où 21 d'entre eux furent tués. En 1905, il y eut une
grave révolte à Banamba. Jadis, ces actes d'énergie
étaient inconnus. Celui-là est un signe des temps. Spar-
tacus est un précurseur. Aujourd'hui, beaucoup de
captifs quittent leurs maîtres.
Mais ce qu'il convient de retenir, qui montre bien
que l'esclavage est aussi une question de psychologie
ethnique, c'est qu'il est des races irréductibles. Les
Arabes, les Maures, les Touareg, assassineraient leurs
maîtres, s'ils ne pouvaient s'enfuir ; les Kroumens les
Toucouleurs préfèrent se faire tuer que d'être asservis
les Peulhs s'échappent dès qu'ils sont adultes. Quant
«
aux femmes peulhes, dit Faidherbe, il y a un proverbe
à Saint-Louis qui dit que si l'on introduit une jeune fille
peulhe dans une famille, fût-ce comme servante, comme
captive, elle devient toujours maîtresse de la maison
».
Or toutes ces races sont supérieures, blanches,
d'ailleurs, Maures, Arabes, Touareg, ou rouge,
Peulhs ; — ou métisse, Toucouleurs ; —
— ou, si noire,
active, Kroumens...
Chez les noirs eux-mêmes, il y a, parmi les peuplades,
des degrés divers d'aptitude à l'état servile. Les né-
griers l'avaient reconnu. Ils prisaient fort les Bambaras.
Ils savaient aussi ceux qui mouraient de nostalgie ou ne
songeaient qu'à l'évasion. Les Habé, par exemple, se
donnent souvent la mort. Les Bozos, qui sont peut-
être de même race, n'achèteraient jamais un captif ni
une femme cado (singulier de habé). Ils disent que le
premier Ahmadou, ayant voulu forcer un Bozo et une
Cado à se marier en les enfermant dans une même case,
tous les deux moururent. Les indigènes de l'Amadoua
succombent à la nostalgie. Les Foin du Dahomey n'ac-
ceptent l'esclavage que difficilement. Ils s'étouffent en
se renversant la langue dans la trachée artère, où ils
mangent de la terre, ou ils meurent de langueur. Mais
ceux-là sont rares...
«
Ce qui manque aux noirs, dit Faidherbe (Gram-
maire et vocabulaire de la langue poulo), c'est la
prévoyance, la suite dans les idées, la force active de
volonté leur fait défaut, ils n'ont que celle d'inertie,
c'est à cause de cela qu'on peut en faire des esclaves.
Des auteurs latins des premiers siècles avaient énoncé»
pareillement : « Les esclaves les plus intelligents sont
les plus mauvais » (Columèle). « Une nature prompte
chez eux est toujours près du mal. La paresse, du
moins, a les apparences de la douceur. Plus ils incli-
nent à l'indolence, et moins ils sont portés au crime
(Palladius). »
On voit par là les vertus que nous avons à leur en-
seigner.pour les libérer-effectivement, c'est-à-dire pour
leur donner la volonté de la liberté sans laquelle au-
cune proclamation ne vaut.

VII. -— CONTRE LA TRAITE

Avant la révolution, l'esclavage est universellement


accepté. A la fin du XVe siècle, on vendait encore des
esclaves barbaresques à Toulon et à Marseille. il n'y a
encore eu que de rares protestations individuelles.
Seule, l'Église est intervenue parfois.
.
Le 29 mai 1537, le pape Paul II écrivait à l'arche-
vêque de Tolède : « Nous-déclarons que les Indiens et
tous les autres peuples, même ceux qui ne sontopas
baptisés, doivent jouir de leur liberté naturelle et de la
propriété de leurs biens ; que personne n'a le droitde
les Troubler ni de les inquiéter dans ce qu'ils tiennent
de la main libérale de Dieu, Seigneur et père de tous
les hommes. Tout ce qui serait fait en sens contraire
serait injuste et condamné par la loi divine et natu-
relle. »
Le pape Urbain VIII défend également (22 avril 1689)
de «priver «les. noirs deleur liberté,-de ries .-arracher à;
leurs femmes, à leur patrie »...
Mais, comme le fait remarquer M. l'abbé Pierre
Bouche, missionnaire au Dahomey, « l'Église ne con-
damnait pas absolument l'achat d'esclaves, elle voulait
seulement qu'on n'achetât point ceux qui avaient été
asservis injustement, par fraude, par violence ». Le
sympathique Bobinson de Daniel de :Foé se livrait
consciencieusement à la traite. C'est Montesquieu qui,
en-1748, dans L'Esprits DES lois, èlèvera la première
protestation théorique que contresignèrent tous les
philosophes de la lin du XVIIIe siècle.
La grande affaire des Compagnies qui exploitèrent la
côté occidentale fut toujours la traite des noirs. Ce trafic
n'était pas seulement toléré, il était encouragé. Le roi
accordait une gratification de 10 livres par tête de nègre
importé dans les colonies françaises, et les Compagnies
s'étaient engagées ainsi à transporter 2.000 noirs par
an aux Antilles.
Le roi est plein de sollicitude pour les négriers. Dans
son « Mémoire qui doit servir d'instruction ou sieur
chevalier de Boufflers, maréchal du camp, gouverneur
du Sénégal et dépendances » (novembre 1785), il
dit : « L'île de Gorée n'est susceptible d'aucune culture
et elle-n'a d'autre destination que de protéger la traite
des noirs, de servir d'entrepôt pour cette traite, d'offrir
un lieu de relâche aux navigateurs français qui vont
commercer sur les côtes d'Afrique, et de leur vendre
les esclaves appartenant aux habitants de cette île. »
Et voici la Révolution.
Elle abolit la prime pour l'exportation desnoirs par
décret du 19 septembre 1793. Et c'est tout.
Il ne paraît pas qu'elle ait fait réellement quelque
autre chose pour les esclaves, sinon de proclamer solen-
nellement leur affranchissement.
Ce fut Billaud-Varenne, nom du Comité de salut
au
public, qui s'en chargea le 4 février 1794. C'est le même,
au surplus, qui, plus tard, exilé en Guyane, posséda
des esclaves dont l'un avait été payé mille huit cent
«
quarante et une livres dix sols «.Quandil voulut quitter
ce « maudit pays et l'effroyable perspective d'être ex-
posé sur ses vieux jours la noirceur des nègres », il
à
vendit ses cinq esclaves 5.000 francs les uns dans les
autres », Au demeurant, il manifeste avoir été peu
sensible « à l'égard de ses frères de couleur. » Entre
autres, il écrit d'eux à son ami Siéger : « Je n'ai que
trop appris que ces gens là, nés avec beaucoup de vices,
manquent à la fois de raison et de sentiment et n'ont que
le ressort contractif de. la crainte qui soit capable de les
contenir... »
Mais l'idée libératrice dépassa ceux qui l'avaientaccla-
mée en une heure de généreux enthousiasme. Elle leur
survécut. Rien ne l'arrêtera plus, — ni les obstacles
matériels, ni les intérêts établis, ni les préjugés de
races, ni les choses, ni les hommes.
C'est donc tout un siècle de lutte contre la traite et
l'esclavage que nous allons avoir à parcourir, aussi
rapidement que possible, pour en noter les phases
successives, les défaites provisoires et les conquêtes
définitives.
En Amérique, un mouvement s'était déjà dessiné
chez les Quakers dès l'an 1751. Il parvint à faire pro-
hiber la traite en Virginie (1778), en Pensylvanie (1780),
au Massachussets (1787), au Connecticut (1788).
En 1787, il se fonde à Londres une Société anti-
esclavagiste.
En 1792, le Danemark abolit la traite dans ses colo-
nies pour 1803.
Pressé par l'énergique apostolat de Wilberforce, le
Parlement d'Angleterre abolit la traite le 25 mars 1807,
les États-Unis suivent, et, en 1814, la France passe un
traité avec l'Angleterre pour une répression commune
à partir de 1819. Jusque-là, le Gouvernement de la Res-
tauration estime que l'esclavage, la traite des nègres
peuvent être immédiatement rétablis avec les privilèges
résultant des anciennes dispositions remises en vigueur
par le premier Consul les 20 mai 1802 et 22 avril
1803.
Neuf jours après sa rentrée à Paris, le 29 mars 1815,
Bonaparte, qui veut se montrer plus libéral que la Res-
tauration, supprime la traite sans restriction.
Mais ce n'est qu'après avoir repris possession de ses
colonies que la France put tenter sérieusement d'en-
rayer l'abominable trafic. Louis XVIII avait, d'accord
avec l'Angleterre, aboli la traite, sans réserve celte
fois, le 20 mars 1815. Une ordonnance du 8 jan-
vier 1817, confirmée par la loi du 15 avril 1818, sera
réellement la première démarche de l'abolitionnisme
en France, car l'article 1er de la loi énonce : « Toute
part quelconque, qui sera prise par des sujets et des
navires français, en quelque lieu, sous quelque pré-
texte que ce soit, au trafic connu sous le nom de traite
des noirs, sera punie par la confiscation du navire et de
la cargaison et par l'interdiction du capitaine s'il est
français. »
Au moment même où cette loi est promulguée, le
brick le Postillon, capitaine C..., venu à Saint-Louis
pour faire la traite de la gomme, est reconnu pour
faire, en réalité, celle des noirs. Des perquisitions
opérées chez un négociant, dépositaire du négrier,
amena la découverte de 81 noirs prêts à être embar-
qués. Le Postillon fut confisqué et son capitaine
interdit.
Est-ce à dire que la loi nouvelle fut toujours ap-
pliquée avec la même vigilance ? Elle ne pouvait l'être.
Elle touchait à trop d'intérêts anciens et considérables
dans toutes les colonies. En outre, la sanction était in-
suffisante. La confiscation du navire et de sa cargaison,
l'interdiction du capitaine quand il était français, c'était
un léger risque au regard des bénéfices énormes qu'on
réalisait dans ce commerce illicite. Après tout, il était
assez facile à ceux qui s'y livraient de faire payer, soit
par les vendeurs, soit par les acheteurs, les aléas
nouveaux du métier.
La loi tomba donc presque aussitôt, et nécessaire-
ment, en désuétude.
Si bien qu'en juillet 1818, on voyait à Saint-Louis et
Gorée de nombreuses captiveries remplies de noirs,
attendant leur embarquement. C'étaient celles de
M. M. P..., négociant; D..., maire ; C..., aide de camp
du gouverneur ; T... et C..., commis de marine ; A...,
remplissant les fonctions de capitaine de port ; F...,
P..., L..., B.., F..., négociants, etc... L'exemple ve-
nait d'assez haut : des administrateurs, des magistrats,
du gouverneur lui-même. On n'avait donc pas à se
cacher. Les expéditions, les ventes se faisaient publi-
quement. Il y avait un cours officiel pour la marchan-
dise humaine. Et quand des contestations s'élevaient
le Conseil de la ville arbitrait.
On fait la chasse jusque dans les rues de Saint-Louis
Tout noir inconnu est arrêté, vendu, embarqué. Une
femme vient à Saint-Louis pour racheter son fils âgé
de dix ans, captif de M. F..., négociant. Celui-ci exige
70 gros d'or (700 fr.), et la pauvre mère n'en a que 50.
Elle les donne et s'en va chercher le complément. Mais
dans la rue elle est arrêtée par M. A..., capitaine de
port, qui en veut faire son esclave: La malheureuse se
brise la tête contre un mur. Peu après, le père vient à
son tour réclamer son fils, sa femme ou son or. Il est
réduit en captivité. Les atrocités sont innombrables.
Elles sont impunies. Le sieur S.., capitaine de la
Jeune Estelle, attache des noirs par deux dans des
barriques qu'il jette à la'mer ; le sieur B..., capitaine du
Rôdeur, jette à la mer 39 esclaves devenus aveugles...
Les navires français qui font ouvertement la traite
ne se comptent pas. L'un d'eux, la! goélette la Marie,
est saisi par la corvette anglaise le Myrmidon. Le
négrier a l'audace dé se prévaloir de sa qualité de
français pour réclamer aux autorités anglaises la res-
titution des 106 noirs qu'on lui avait saisis.
Des prospectus sont imprimés et adressés à des né-
gociants de Paris. On les sollicite-de s'intéresser dans
des armements de navires négriers de différents ports,
principalement, Nantes. Le bénéfice annoncé est; al-
léchant : Le noir, acheté 550 francs, est revendu aux
Antilles 2.500 francs.
En 1820, on estime à 10.000 au moins le nombre
de noirs transportés de Gorée et Saint-Louis en Amé-
rique.
Sir G: Collier, commandant à la croisière anglaise
sur la côte occidentale d'Afrique, déclara avoir ren-
contré, dans les six premiers mois de cette année 1820,
plus de 25 navires français faisant la traite.
Dans-le seul port de la Havane, il en avait vu 30. Il
assura qu'en 14 mois, plus de 4.000 nègres avaient été
exportés sur navires français.
Une Société américaine anti-esclavagiste, l' « Ame-
rican Colonization Society », acheta, en 1821, à un chef
indigène, la petite île Persévérance, située en face de
Monrovia, pour y installer une colonie d'esclaves. En
janvier 1822, le Dr Ayres y amena une quarantaine de
noirs libérés, hommes, femmes et enfants. La tentative
était intéressante. Elle devait réussir. Malgré des débuts
assez durs, en effet, elle réussit pleinement, puisque
c'est de ce petit groupe initial qu'est sortie la Répu-
blique de Libéria; En 1831, il y avait déjà 2. 500 colons.
Le 26 juillet 1847, l'indépendance du pays fut pro-
clamée et reconnue d'abord par la France et l'Angle.
terre en 1848, puis successivement par les autres puis-
sauces. Malheureusement, dès lors, les Libériens
étaient livrés à eux-mêmes, et la prospérité de l'État,
la moralité publique et privée en ont quelque peu souf-
fert. Il serait cruel d'insister. Notons seulement que ces
affranchis pratiquent l'esclavagisme et en ont les
moeurs. A ce point de vue, Libéria est une; expérience
dont nous avons à tenir compte.
Contre la traite qui ne se dissimulait plus, le baron
Roger, gouverneur du Sénégal, essaya de réagir en
consacrant le principe de la loi du 15 avril, 1818 que
de nouveaux captifs ne peuvent être introduits dans la
colonie. Il institua le régime des engagés à temps par
arrêté local du 28-septembre 1823. L'intention était des
meilleures, le système était ingénieux, il paraissait
politique : nous verrons que les résultats furent plutôt
mauvais, — nous voulons dire contraires aux fins que
s'était proposées assurément le baron Roger.
Les gens de Saint-Louis, vivant tous plus ou moins
de la traite, furent tout d'abord hostiles au gouverneur,
et un événement se produisit,à point, trop point qui
à

semblait leur donner raison. Nous aurons; à y reve-


nir (1). Mais il convient de le rappeler ici même, car il
eut quelque retentissement à l'époque.
En 1823, les Saracolais Bakeris étaient en guerre
avec les Peulhs du Boundou et les N'Diais de Bakel.
Les Saracolais vainqueurs firent 800 prisonniers. Ils
proposèrent de les vendre à M. H.., gérant de la Com-
pagnie de Galam, qui se trouvait alors à Bakel. « Pour
ne pas contrevenir au récent arrêté du gouverneur »,
M. Il..., refusa ce marché. C'est alors que les 800 cap-
tifs, attachés, bâillonnés, furent, rangés eu ligue et

(I) Voir p. 438.


égorgés les uns après les autres. Ainsi se démontra à
Saint-Louis la cruauté de l'abolitionnisme.
En 1824, pour une population de 5.260 habitants,
Gorée comprend 691 mulâtres, 493 noirs libres,
37 européens et 4.039 captifs. En 1825, pour 16.130
habitants, Saint-Louis et Gorée comprennent ensemble
260 blancs, 1.355 mulâtres, 2.218 noirs libres et
12.297 captifs. On le voit, la proportion des captifs est
énorme. Saint-Louis et Gorée sont bien encore des en-
trepôts de « bois d'ébène ».
Le 13 mars 1827, le baron Roger complète son ar-
rêté du 28 septembre 1823 sur le régime des engagés à
temps. On a la faculté d'introduire dans la colonie des
captifs achetés dans l'intérieur, sous la condition de
les déclarer libres et engagés seulement pour 14 an-
nées. Les enfants que pouvaient avoir les femmes « en-
gagées », durant leurs quatorze années de services,
devaient travailler pour l'engagiste jusqu'à l'âge de
21 ans, à moins que, libérée, la mère ne rachetât son
enfant en payant une indemnité fixée par les tribu-
naux. Somme toute, les « engagés à temps » restent des
esclaves.
La loi du 15 avril 1818 s'est prouvée insuffisante,
elle a été rarement appliquée. La loi du 25 avril 1827,
qui l'abroge, considère la traite non plus comme un
simple délit, mais comme un crime. Désormais, les ar-
mateurs, les subrécargues, les capitaines des négriers
seront punis du bannissement, d'une forte amende, et
leur navire sera confisqué ; tous les hommes de l'équi-
page seront frappés d'une peine de 3 mois à 5 ans
d'emprisonnement, hormis les dénonciateurs.
En 1830, nouvel arrêt local interdisant formellement
l'achat des captifs provenant de pillages faits dans les
environs de Saint-Louis.
La traite des noirs n'en persiste pas moins. Le mé-
tier est devenu quelque peu aventureux, mais il reste
lucratif. On sent la nécessité de lui porter un coup dé-
cisif. La loi du 25 avril 1827 est abrogée à son tour par
celle du 4 mars 1831. Les commanditaires, les assu-
reurs, les armateurs, les commandants, les hommes
d'équipage des négriers sont frappés de peines qui
vont, suivant les cas et les fonctions, de deux ans de
prison à vingt ans de travaux forcés.
Des conventions internationnales vont rendre cette
loi plus efficace encore. Ce sont celles des 30 no-
vembre 1831 et 22 mars 1833 avec l'Angleterre, du
26 juillet 1836 avec le Danemark ; puis, successive-
ment, avec les principales nations civilisées. Les na-
vires de guerre des nations contractantes ont un droit de
visite réciproque sur les bateaux marchands. Si ceux-
ci sont reconnus pour faire la traite, ils sont confisqués,
et les esclaves qu'ils transportent sont conduits, pour
y être libérés, dans les établissements européens les
plus proches.
L'Angleterre se livra à cette chasse humanitaire avec
un zèle peut-être excessif. Elle avait, sur la côte, des
colonies à peupler. C'est ainsi que fut fondée Free-
Town.
A la fin, la police anglaise parut vexatoire. Le droit
de visite et de capture ne fut plus reconnu à l'Angle-
terre par la convention du 29 mai 1845, et 25 avisos
français légers furent chargés de la police du pavillon
national sur 1.200 lieues de côtes.
Mais l'Angleterre ne fut pas abolitionniste seulement
quand elle y eut un intérêt immédiat. Elle sut, par-
fois, consentir les sacrifices nécessaires. C'est le
28 août 1833 que l'Acte d'abolition de l'esclavage est
sanctionné par la Couronne. Il prévoit, pour l'indem-
nité des 800.000 esclaves des colonies britanniques,
20 millions de livres sterling (500 millions de francs),
sans compter la crise économique que devait provo-
quer cette libération en masse.
Pour les colonies françaises, il ne s'agit plus que
d'appliquer avec fermeté une loi juste.
Mais d'autres questions surgissent.
Celle des affranchis, d'abord, dont le nombre s'ac-
croît constamment.
Une ordonnance royale du 12 juillet 1832, promul-
guée au Sénégal par arrêté du 2 février 1833, simplifie
les formes des affranchissements. Une loi du 24 avril
1833 règle les conditions des affranchis sur les bases
les plus larges en leur accordant la plénitude des
droits civils et politiques.
L'affranchissementest imposé de plus en plus, dans
un plus grand nombre de cas. Les ordonnances royales
du 29 avril 1836, 24 juin 1837 et 11 juin 1839 règlent
cette matière dans un sens de plus en plus libéral.
L'arrêté du 3 juillet 1838 prescrit les formes à suivre
dans les demandes d'affranchissement.
L'Angleterre a donné l'exemple.
Ses colonies, non sans quelque malaise, n'ont pas été
ruinées après la libération générale du 1er août 1838.
Il semble que l'heure soit venue de tenter le grand
effort libérateur.
Une circulaire ministérielle du 18 juillet 1840, adres-
sée aux colonies, annonce qu'une décision royale du
26 mai a chargé une commission spéciale, sous la pré-
sidence de M. le duc de Broglie, pair de France, d'étu-
dier les questions qui se rapportent à l'esclavage.
«
La commission a reconnu que le moment est venu
de faire cesser l'état d'incertitude qui pèse sur nos co-
lonies en ce qui concerne l'époque de l'émancipation et
le mode de cette émancipation. La Commission ne se
prononce pas encore entre les principaux systèmes qui
se présentent, elle établit seulement, quant à présent,
la nécessitéd'allouer aux colons une indemnité suffisante
et loyalement appréciée ; elle déclare en même temps
qu'il sera nécessaire, dans toute hypothèse, d'instituer
un régime intermédiaire entre l'esclavage et la liberté.
Enfin, elle signale trois modes principaux d'émancipa-
tion, qui lui paraissent, au premier aspect, épuiser
toutes les combinaisons compatibles avec la justice et
la prudence. »
Le premier de ces modes est « l'émancipation par-
tielle et progressive au moyen du rachat des enfants à.
naître et de l'établissement du pécule et du rachat
forcé pour la génération actuelle ». — C'est le système
propose par M. de Tracy : on affranchit d'avance les
enfants à naître, moyennant une faible indemnité, on.
les laisse aux soins de leurs parents dans la condition,
d'apprentis, leur travail étant acquis au maître jusqu'à
un âge déterminé; on attribue en même temps, à
chaque esclave déjà né, à titre de propriété, le pécule;
dont les usages coloniaux lui assurent la jouissance
;
avec ses économies, on l'autorise enfin à racheter, à
prix débattu, sa liberté.
Le deuxième est « l'émancipation simultanée, par ra-
chat des esclaves pour le compte de l'État, qui tiendrait
ensuite les noirs sous sa tutelle et se chargerait de des
maintenir au travail ». — C'est le système proposé par
une commission de la Chambre des députés ; les co-
lons sont dépossédés au nom de l'État, mais à charge
d'indemnité par voie d'expropriation forcée ; l'État se
substitue pendant un certain temps aux lieu et place
des anciens maîtres ; les conditions et la durée de cette
situation intermédiaire sont réglées légalement ; l'État
loue aux anciens maîtres le travail des esclaves et pré-
lève sur leurs salaires une somme suffisante pour le cou-
vrir peu à peu de ses avances, en constituant un amor-
tissement.
Enfin, le troisième est « le rachat général des es-
claves, suivi d'un temps intermédiaire d'apprentissage
pendant lequel les noirs seraient laissés au travail,
sous l'autorité directe de leurs anciens maîtres » —-
C'est le système anglais : les esclaves sont déclarés
libres immédiatement et tous ensemble ; une indemnité
est assurée aux colons ; les esclaves demeurent sous
l'autorité de leurs anciens maîtres ; mais sous la protec-
tion de l'État, durant une période de temps déterminée,
en qualité d'apprentis ; leur travail est concédé au
maître ; il en est tenu compte, en déduction, dans le
règlement de l'indemnité.
Pour les colonies, la question de l'esclavage est avant,
tout une question économique.
Un événement d'une portée incalculable alors va en
hâter la solution pour notre Sénégal.
En 1840, on avait expédié à Marseille quelques sacsi
d'arachides, à titre d'essai. Le mouvement abolition-
niste a fait du progrès, il ne cesse d'en faire chaque
année, les traitants s'inquiètent. Le 24 août 1842,
quelques-uns d'entre eux adressent une requête au
gouverneur. Il convient d'en souligner certains pas-
sages : « La colonie du Sénégal a perdu par la sup-
pression de la traite des noirs son principal élément
de prospérité. Depuis que la prohibition de cette traite
a été proclamée, le pays s'est traîné péniblement et
avec des succès divers dans une seule voie commer-
ciale, la traite de la gomme, dont la décadence depuis
quelques années a amené des résultats profondément
déplorables. » Les signataires de la requête terminent
en signalant judicieusement la culture de l'arachide
comme susceptible de remplacer la première traite et
de compléter la deuxième.
Ainsi, puisque les blancs n'achètent plus d'esclaves,
les indigènes, au lieu de se faire une guerre incessante
pour se capturer les uns les autres, après avoir solli-
cité notre protection, vont prendre la daba, l'hilaire, se
faire cultivateurs et fertiliser la brousse... C'est vrai-
ment à l'arachide que le Sénégal doit son actuelle pro-
spérité et d'avoir pu étendre l'influence française de toute
la côté occidentale jusqu'au centre africain impénétra-
ble, et l'arachide, sans doute, n'eût jamais été cultivée
pour l'exportation, si le trafic de l'homme n'avait pas
été rendu impossible de toutes manières.
Nous l'avons vu, c'est pour et par un autre dévelop-
pement économique, plus considérable encore, plus fé-
cond peut-être, que nous provoquerons l'extinction de
l'esclavage, définitivement, chez tous les indigènes que
nous administrons et protégeons.
Un arrêté local, du 18 janvier 1844, abolit enfin le
régime des engagés à temps à partir du 1er mars sui-
vant. L'article 3 de cet arrêté porte que : « Tout indi-
vidu qui aura introduit un captif dans la colonie sera
traduit devant la juridiction compétente et condamné,
conformément aux articles 464, 465, 466, et 467 du
Code pénal : 1° à 5 jours d'emprisonnement et à 15 fr.
d'amende ; 2° à perdre le captif qui deviendra libre à
partir du jour de son entrée au Sénégal, et aux dom-
mages et intérêts auxquels pourra donner lieu le préju-
dice souffert par le captif à raison de son déplacement.»
En réalité, nous l'avons montré, les prétendus « en-
gagés » n'étaient que des esclaves. Traités comme tels,
on avait recours aux mêmes fraudes ou violences pour
se les procurer. Souvent, ils n'étaient pas déclarés en
arrivant à Saint-Louis ou à Gorée, c'est-à-dire « affran-
chis », comme le prescrivaient les arrêtés; ou bien
leurs quatorze années de services achevées, si encore
valides, ils étaient maintenus en servage.
En 1846, le chef du service judiciaire signala qu'à
Saint-Louis plus de 8.000 individus sur 6.000 étaient
encore « injustement et frauduleusement retenus en
état de captivité, quoique ayant acquis depuis long-
temps les droits les plus légitimes à la liberté ». Les
fraudes étaient faciles ; les décès, les désertions,
n'étaient pas déclarés, et l'on remplaçait les disparus
par des captifs à vie ou des « engagés » transformés en
captifs à vie. D'ailleurs, acheter des noirs aux Maures
ou autres pourvoyeurs, même pour les « affranchir »,
c'était encourager la traite, c'est-à-dire le pillage, les
razzias, la guerre. Saint-Louis en achetait alors 400 par
an.
La mesure radicale prise par le gouverneur Bouet-
Willaumez se justifiait donc. Mais ce ne fut pas l'avis
du Conseil général du Sénégal qui nomma une com-
mission pour rédiger un rapport de protestation.
Ce rapport conteste la légalité de l'arrêté de suppres-
sion, qui n'est pas admis par les tribunaux : « Ainsi,
pendant que l'administration prohibe l'entrée des en-
gagés à temps, les habitants qui, malgré la défense, en
introduisent à Saint-Louis sont acquittés, et l'officier
de l'état-civil est condamné à inscrire les engage-
ments. »
Le rapporteur, M. B... de P..., n'a du reste pas peur
des mots. Il déclare l'arrêté de M. Bouet-Willaumez :
»
1° contraire au droit civil ; 2° contraire à l'humanité ;
3° contraire aux intérêts dé la colonie ».
Et, naturellement, il invoque la Déclaration des
Droits de l'homme (du 5 fructidor, an III.) : « ART. 15.
— Tout homme peut engager son temps et son service,
mais il ne peut se vendre ; sa personne n'est pas une
propriété aliénable. » Il rappelle aussi l'article 1780
du Code civil, et il en déduit spécieusement : « Ainsi
tout homme peut se louer pour un temps plus ou moins
long, pourvu que ce temps n'embrasse pas la durée
probable de la vie. »
Le Conseil général n'oubliait que ceci : Le noir ne
s'engageait pas lui-même, on l'engageait, et il avait été
surpris par ruse ou capturé par force en vue de cet
« engagement » lucratif — pour son ravisseur. Pour
attester que l'abolitionnisme est « contraire » à l'huma-
nité, le rapport cite un fait émouvant. — Peu de temps
après la publication de l'arrêté, des Maures Dowich,
venus pour vendre des esclaves aux navires du fleuve,
ne peuvent s'en débarrasser à cause de la récente pro-
hibition. Avant de se remettre en route pour aller cher-
cher des acheteurs plus loin, ils massacrent les sujets
les moins valides de leurs lamentables troupeaux hu-
mains, vieillards, malades et enfants...
Un fait analogue s'était produit au moment de l'ap-
plication de l'arrêté du 28 septembre 1823, qui insti-
tuait précisément le régime des engagés à temps, et là
encore, des traitants, — les mêmes, — par hasard sans
doute; s'y étaient trouvés mêlés, à tout le moins comme
spectateurs indifférents (1).
De cette coïncidence singulière, il n'y a lieu de tirer
aucune conclusion : il suffit de la constater. On peut
supposer, et c'est l'hypothèse la plus simple et la plus
sympathique, que ces massacres étaient fréquents et
que nos traitants du fleuve ne s'émouvaient que de ceux
dont ils pouvaient tirer argument pour défendre leurs
intérêts esclavagistes.
A la suite de ce rapport, le Conseil général, dans sa
séance du 22 janvier 1846, émit ce voeu fantaisiste:
: « Le gouverneurest prié de révoquer les ordres donnés
aux commandants des postes de la rivière et des bâti-
ments en station, en ce qu'ils ont de contraire aux droits
constatés et reconnus par le Code civil aux citoyens
français de stipuler des contrats de louage ; l'abroga-
(1) v. p. 431.
tion de l'arrêté de 1844 devra être sollicitée, en intro-
duisant néanmoins quelques modifications dans le ré-
gime des engagés à temps, modifications qui adouciront
considérablement leur sort et que le Conseil indiquera
si son voeu est pris en considération. »
L'arrêté fut maintenu, — il devait l'être. Il sera ra-
tifié en 1848.
En 1844, dans la colonie du Sénégal et dépendances,
pour une population de 18.753 individus, on compte
encore 10.196 captifs et 801 engagés à temps.
D'après Bouet-Willaumez, il fut exporté encore cette
année-là 16.218 noirs pour le Brésil et 10.000 pour
Cuba ; mais de toute la côte.
M. Laffont-Ladebat, lieutenant de vaisseau, dans un
traité qu'il lait signer à Mové Ladyr, roi de Maligina, le
17 avril 1845, insère cette clause : « Le roi empêchera
qu'il soit vendu des esclaves aux navires français. »
C'est le premier traité de ce genre, à notre connais-
sance. Ils furent nombreux par la suite, et utiles.
Signalons encore la loi du 19 juillet 1845 qui ouvre
un crédit de 400.000 francs, « pour concourir au ra-
chat des esclaves, lorsque l'administration le jugera né-
cessaire et suivant les formes déterminées par ordon-
nance royale à intervenir » ; puis l'ordonnance
royale du 23 octobre 1845, qui « détermine la forme
des actes relatifs au rachat des esclaves » ; et celle
du 26 octobre 1845, qui « fixe les formes à suivre
pour faire concourir les fonds de l'État au rachat des
esclaves ».
D'autre part, peu à peu, s'élabore une nouvelle con-
ception de la colonisation. Une autre loi du 19 juillet
1845 ouvre un crédit de 930.000 francs « pour sub-
venir à l'introduction des cultivateurs européens dans
les colonies et à la formation d'établissements agri-
coles ».
Nous sommes enfin à la veille du grand Acte d'abo-
lition. Pour toutes nos colonies, hormis nos colonies
d'Afrique, et nous en avons dit les raisons, ce sera bien
la fin de la traite et de l'esclavage. Pour le Sénégal,
maritime, ce
ne sera, à peu près, que la fin de la traite et
le commencement de la lutte opiniâtre contre l'escla-
vage.
Nous avons dit que ce ne sera qu'à peu près la fin de
la traite maritime à laquelle la loi de 1831 a porté un
coup décisif. En effet, si depuis 1845, époque à la-
quelle la France a assumé seule la police du pavillon
national, aucun négrier n'a arboré les couleurs fran-
çaises, la traite n'en subsistera pas moins encore
quelque temps, tant qu'elle trouvera des débouchés
lucratifs à l'étranger. Un curieux rapport de M. Ch. de
Kerhallet, capitaine de frégate, nous montre qu'elle est
encore parfaitement organisée en 1850.
«
Les maisons de commerce du Brésil ou de Cuba
(nous choisissons ces deux pays comme étant ceux
où il se fait le plus activement), qui se livrent au
trafic des esclaves ont presque toutes des maisons
correspondantes en France en Angleterre, aux États-
Unis. De plus, elles ont toutes, à la côte occidentale
d'Afrique, des agents qui habitent auprès des villages
où se trouvent les marchés d'esclaves. Ces agents
possèdent, sous le nom de baracons, des établisse-
ments où ils en placent 500, 600, et jusqu'à 1.000.
Souvent les baracons, pour mieux tromper la sur-
veillance, sont cachés dans les bois, mais en gé-
néral à petite distance de la côte, ou bien sur les
bords des rivières. Ils ont en môme temps de grands
établissements et des magasins où se trouvent réunies
des marchandises de tout genre, en quantité souvent
considérable. Celles-ci sont apportées à la côte par des
navires anglais, français, américains principalement,
et dès lors sont considérées comme étant destinées au
trafic légal. Il est au reste impossible d'établir aucune
différence à cet égard entre le commerce licite et illi-
cite. Le paiement reçu par ces bâtiments sur la côte, en
échange des marchandises transportées par eux, n'est
presque toujours qu'une valeur nominale. Le plus
grand nombre sont nantis, par les agents ou les mar-
chands d'esclaves, d'une simple traite négociable que
solderont en produits du sol les maisons correspon-
dantes du Brésil ou de Cuba, ou qu'acquittera simple¬
ment un banquier de France, d'Angleterre ou des États-
Unis qui a reçu les fonds d'avance.
«
C'est ainsi qu'avec la plus grande facilité, les trafi-
quants d'esclaves sont toujours approvisionnés de mar-
chandises de traite qui leur sont nécessaires. Avec ces
marchandises, ils achètent les noirs, et, à l'époque
convenue, la maison du Brésil ou de Cuba expédie un
navire disposé ad hoc pour les transports. En général,
ces derniers bâtiments sont bien armés, fins voiliers et
presque tous construits aux États-Unis. Mais si la mai-
son de commerce croit encore se trop compromettre en
agissant ainsi, ou si elle n'a pas de navire qui lui semble
convenir pour son opération, elle dépose à l'avance des
fonds chez un banquier. Elle tirera ensuite sur lui pour
solder un navire construit exprès pour la traite et qui
ira se vendre à quelque point de la côte d'Afrique.
L'équipage qui a conduit le bâtiment est parfois congé-
dié, et, après la vente, on y embarque un équipage de
négriers qui ramènera les esclaves. On voit que, grâce
à ces moyens, l'agent de la côte est le seul aceusable
de traite, ainsi que le capitaine de l'équipage du négrier.
Les transactions entre les maisons de commerce ou
entre elles et les banquiers sont inattaquables, ne pa-
raissant rouler que sur des échanges de marchandises
ou des remboursements. »
Ajoutons que, depuis longtemps, les négriers, géné-
ralement des Espagnols, Brésiliens et Portugais, re-
cherchaient principalement les enfants de 9 à 15 ans.
Malgré toute l'ingéniosité criminelle des trafiquants
de chair humaine, la traite maritime, dès lors, va dis-
paraître peu à peu : les risques sont trop graves et les.
gains trop précaires.
Les débouchés, d'ailleurs, vont se restreindre de plus,
en plus. .

VIII. — CONTRE L'ESCLAVAGE

La République est proclamée. Quatre jours après est


nommée une Commission composée de Victor Schoel¬
cher, président ; Mestre, directeur des colonies ; Perri-
non, chef de bataillon ; Gatine, avocat ; Gaumont, ou-
vrier horloger ; Valton et Percin, secrétaires. Cette
Commission est chargée de « préparer l'acte d'émanci-
pation immédiate dans toutes les colonies de la Répu-
blique. »
On voit assez, par là, l'importance que l'opinion pu-
blique, en France, attache à cette réforme.
Elle n'est pas différée. Le 27 avril 1848, le Gouver-
nement provisoire abolit l'esclavage en ces termes :
«
Considérant que l'esclavage est un attentat contre
la dignité humaine, qu'en détruisant le libre arbitre de
l'homme il supprime le principe naturel du droit et du
devoir ; qu'il est une violation flagrante du dogme répu-
blicain : « Liberté, Egalité, Fraternité»...
« ART.
1°'—L'esclavage sera entièrement aboli dans
toutes les colonies et possessions françaises, deux mois
après la promulgation du présent décret. Dans les co-
lonies, tout châtiment corporel, toute vente de per-
sonnes non-libres seront absolument interdits.
«
ART. 2.
— Le système d'engagement à temps établi
au Sénégal est supprimé...
« ART.
7. — Le principe « que le sol de la France
affranchit l'esclave qui le touche » est appliqué aux co-
lonies et possessions de la République. »
Ce texte traduit les qualités et les défauts de l'époque.
Ainsi, on n'a pas prévu d'autre sanction que celle
•qui est spécifiée par l'art. 8 : « A l'avenir, même en
pays étranger, il est interdit à tout Français déposséder,
d'acheter ou de vendre des esclaves, et de participer,
soit directement, soit indirectement, à tout trafic ou ex-
ploitation de ce genre. Toute infraction à ces disposi-
tions entraînera la perte de la qualité de citoyen fran-
çais. » Il est à présumer que les négriers se souciaient
peu de leur qualité de français, et si la loi de 1831
n'avait pas fixé des pénalités plus efficaces, il est pro-
bable que la traite eût continué à s'exercer sur la côte
africaine tant qu'elle aurait eu des débouchés. Il est
vrai qu'aux termes de l'art. 35 du Code pénal, quand
la dégradation civique est prononcée comme peine prin¬
cipale, elle peut être accompagnée d'un emprisonne-
ment dont la durée n'excède pas cinq ans, et si le cou-
pable est étranger ou français ayant perdu sa qualité de
citoyen, cette peine est obligatoire.
Néanmoins, jusqu'au décret du 12 décembre 1905,
•quand le parquet avait à poursuivre des pratiques es-
clavagistes, il était obligé d'invoquer la loi de 1831.
Quant aux faits de vente et d'achats d'enfants, ils
pouvaient être poursuivis comme détournements de
mineurs (art. 357. C. P.) — mais encore fallait-il qu'ils
fussent bien établis.
De 1831 à 1906, 11 arrêts pour faits de traite on tété
rendus par la Cour d'appel du Sénégal, dont 5 acquitte-
ments.
Le décret d'émancipation, pour généreux qu'il fût,
avait encore le grave inconvénient de ne pas tenir assez
de compte des circonstances ni des milieux. Il était le
même pour le Sénégal, où l'esclavage était surtout, en
dehors de Saint-Louis et de Gorée, une institution so-
ciale, que pour la Martinique, la Guadeloupe, la Réu-
nion, la Guyane, Mayotte, où il était une simple ex-
ploitation organisée.
Par là, il aurait donc été un obstacle à notre exten-
sion en Afrique occidentale, partant à l'abolition com-
plète de l'esclavage sous toutes ses formes, sans la vi-
sion claire, le sens politique, l'énergie méthodique de
Faid herbe.
Déjà, le 25 avril, avant même que le décret fût pro-
mulgué, le gouverneur Baudin avait écrit au directeur
des affaires extérieures, en rivière :
« Je viens d'être informé que des habitants de Saint-
Louis semblent disposés à envoyer aux escales beau-
coup de captifs avec l'intention de les vendre aux
étrangers dans le cas où ils trouveraient que l'indem-
nité que le Gouvernement de la Métropole croira juste
d'accorder ne serait pas suffisante. »
A cette époque, il y a à Saint-Louis, pour 12.000 ha-
bitants, 4.200 esclaves, et à Gorée 2.494 pour 3.000 ha-
bitants.
Un délai de deux mois était accordé pour la libéra¬
tion générale des captifs. Mais avant qu'il soit écoulé,
le besoin se fait sentir d'adapter, par des dispositions
particulières, le nouveau régime aux exigences politi-
ques du Sénégal. C'est l'objet d'une dépêche ministé-
rielle du 7 mai 1848, signée, comme le décret d'éman-
cipation — ce qui est caractéristique — de F. Arago et
V. Schoelcher. Elle est adressée au « Citoyen com-
missaire de la République au Sénégal et dépendances ».
En voici un extrait essentiel: «...D'après l'art. 7, les
établissements de la côte occidentale d'Afrique devien-
nent comme toute terre française un pays de franchise
dont il suffira à tout esclave d'avoir franchi le sol
pour être libre de droit. La situation de ces établisse-
ments, à proximité de tant de pays où l'esclavage
existe, donne sans doute à cette mesure, en ce qui re-
garde la colonie, une importance particulière et peut
en faire naître quelques difficultés politiques. Mais il
n'y avait pas là motif suffisant pour placer le Sénégal
en dehors d'un principe essentiellement national, au-
quel la République ne peut faire d'exception. Je sais
d'ailleurs que, dans les possessions anglaises de ce
littoral, le même régime existe, et que les populations
indigènes qui les avoisinent s'y sont facilement habi-
tuées. Il en sera de même à Saint-Louis, à Gorée et
dans nos autres comptoirs, pourvu qu'on s'abstienne
de provoquer en quelque sorte la désertion des noirs
captifs de l'intérieur, en y propageant l'opinion que le
Sénégal est un refuge où l'autorité française est dési-
reuse de les attirer. Vous restez d'ailleurs investi des
attributions de police nécessaires pour surveiller les
noirs qui viendraient ainsi dans nos villes chercher
leur affranchissement, et même pour les expulser de
notre territoire si leur présence y devenait dangereuse
pour le bon ordre...»
On reviendra souvent sur le texte du décret pour
l'assouplir.
En réalité, les difficultés surgissent de toutes parts.
De nombreux captifs indigènes s'évadent et viennent
se réfugier à Saint-Louis. Par leur nombre, l'impossi-
bilité où l'on est de les employer tous et de les nourrir,
ils sont un danger public. Leurs maîtres les réclament.
Les villages s'agitent. Que taire ?... Faut-il garder ces
fugitifs, malgré tout ?... Faut-il, au contraire, au mo-
ment même où la France vient de proclamer l'émanci-
pation générale, se faire pourvoyeurs, gardiens d'es-
claves, et expulser, rendre à leurs maîtres les malheu-
reux qui sont venus implorer notre protection ?
D'autre part, les Maures Trarza excitent les chefs
indigènes du Oualo contre nous. Les rébellions, les
pillages se multiplient, le commerce s'inquiète, le
fleuve n'offre plus aucune sécurité...
C'est alors que le gouverneur Baudin, qui pourtant
avait accepté le nouveau régime avec enthousiasme et
qui avait pris, immédiatement, des mesures énergiques
pour son application loyale, écrit au Gouvernement de
la Métropole, le 12 janvier 1849, une lettre des plus
pessimistes, dont nous détachons ce passage : « Il
résulte donc de l'exécution de l'article 7 du décret par
la justice que les Maures Trarza ont déclaré qu'on
n'ouvrirait pas les escales pour la traite de la gomme
si justice ne leur est pas rendue; ils refusent même
toute indemnité pour maintenir leurs droits ; ils veulent
les captifs. Le Cayor avait déjà saisi un habitant de
Saint-Louis qui est heureusementparvenu à s'échapper ;
mais il est à craindre que beaucoup d'autres ne soient
arrêtés dans l'intérieur du pays ; les chefs du damel
retiennent dans leurs villages pour près de 200.000 fr.
d'arachides, qui ont déjà été payées par les négociants
et traitants qui n'attendent que le moment de les
charger. Sans vouloir donc abandonner le principe
consacré par l'article 7 du décret d'émancipation..., je
crois cependant qu'il est indispensable d apporter la
plus grande mesure dans son application immédiate
au Sénégal. L'Assemblée nationale sera saisie d'une
pétition (ayant pour but la non-application de l'article 7
au Sénégal) que lui adresse la population tout entière
par l'organe de son représentant.
«
Je considère la colonie comme perdue si on ne
modifie pas pendant quelques années le décret du
27 avril sans en abandonner entièrement l'esprit... Je
crois au-dessus de mes forces, dans les conditions ac-
tuelles, de sauver la colonie d'une ruine complète et
d'une famine inévitable... »
Il est évident que les traitants conseillent, excitent
certains indigènes, et provoquent ainsi la plupart des
difficultés, ou les aggravent, les enveniment et les com-
pliquent. Ce sont eux qui, malgré la défense formelle
qui en avait été faite, ont vendu, frauduleusement, aux
Trarza, les anciens captifs qui étaient libérés et sur
lesquels ils n'avaient plus aucun droit, et ce sont eux,
probablement, qui soulèvent ces populations...
La loi du 30 avril 1849 avait fixé à 126 millions de
francs, pour toutes nos colonies, l'indemnité à allouer
aux propriétaires d'esclaves dépossédés. La part reve-
nant au Sénégal était de 2.215.575 francs pour 9.800
captifs et 550 « engagés », — soit 220 francs environ par
captif. Les « engagés » comptaient pour moitié, — soit
110 francs.
La répartition amena, naturellement, de vives récla-
mations. Tous les captifs introduits depuis 1823, tous
les « engagés » transformés en captifs l'ont été subrep-
ticement, et ils sont nombreux, et les propriétaires en-
tendent être indemnisés...
On se préoccupe aussi de la situation qui va être
faite aux affranchis mineurs, orphelins ou abandonnés.
L'arrêté du 13 avril 1849 intervient : « Considérant que
si, dans les premiers moments de l'émancipation, le
plus grand nombre des affranchis mineurs, sans père
ni mère, sont restés entre les mains de leurs anciens
maîtres, ce patronage n'a eu qu'une bien courte durée ;
que l'on n'a pas tardé à voir ces pauvres affranchis,
rompant le lien qui les attachait moralement encore, à
l'autorité dominicale, fuir le toit sous lequel ils avaient
été élevés, déserter les ateliers de travail et repousser
les espérances d'avenir que leur offrait l'apprentissage
pour se jeter dans les désordres d'une vie d'oisiveté et
de vagabondage. » Cet arrêté institue donc un Conseil
de tutelle à Saint-Louis et à Gorée dont la mission de-
vait être : 1° d'exercer l'autorité paternelle sur la per-
sonne des affranchis mineurs ; 2° de consulter leurs
goûts, leurs aptitudes et de les placer en apprentissage
chez des personnes d'une moralité connue, chargées
de leur apprendre gratuitement un métier ; 3° de
veiller leur conduite, suivre leurs progrès et jugersur-du
moment où ils offriraient des garanties appréciables de
moralité, de travail et de maturité et pourraient être
livrés à eux-mêmes. Les deux Conseils devaient rendre
compte au gouverneur, au moins annuellement, des.
résultats de leur administration. En même temps, deux
Comités de patronage avaient été créés par les jeunes,
affranchies orphelines ; mais ils étaient supprimés
presque aussitôt, et un arrêté du 1er mai 1849 confiait
ce patronage aux deux Conseils de tutelle.
D'après le décret, les citoyens français qui, trois ans
après sa promulgation, auraient encore des esclaves en
pays étranger, devaient perdre leur qualité de français.
Ce délai expirait en 1851. Le 11 février 1851, il est
porté à dix ans. Il n'expirera donc qu'en 1858.
Au sujet de l'application étendue aux faits de traite
par terre de la loi du 4 mars 1831, le ministre
A. Vaillant écrit au gouverneur, le 27 mars 1851, pour
approuver le procureur général qui « a fait prévaloir le
principe de la répression de ce que la loi peut atteindre
dans les circonstances dénoncées ». Il ajoute : « La
plus grande surveillance devra, à l'avenir, être exercée
sur un genre de crimes qui peut plus ou moins se re-
nouveler au Sénégal, et pour la punition duquel les
deux arrêts obtenus forment un précédent qui suffira
pour prévenir, sans doute, désormais, toute hésitation
de la part des tribunaux. »
D'autre part, la Cour suprême, toutes Chambres réu-
nies, juge, par un arrêt du 3 mai 1852, que l'article 7,
du décret d'abolition, qui proclame que le sol de France
affranchit l'esclave qui le touche, « s'applique même
aux esclaves qui, embarqués sur un navire à défaut de
matelots libres, auraient seulement mis le pied sur le
sol de France sans y séjourner, sauf à ces esclaves à
achever le voyage en vertu de leur engagement, non
plus comme esclaves, mais comme libres ».
Si l'on affranchit, l'un des plus pressants devoirs est.
d'organiser le travail libre. C'est l'objet d'un décret du
13 février 1852 sur les engagements de travail aux co-
lonies.
Le Sénatus-Consulte du 3 mai 1851, dans son premier
article, déclare : « L'esclavage ne peut jamais être ré-
tabli dans les colonies françaises. » La Cour suprême,
dans un arrêt du 1er décembre 1854, prononce que le
fait de vendre comme esclave un indigène qui a « tou-
ché le sol français » constitue le crime prévu par les
art. 341 et suivants du Code pénal.
C'est en cette année 1854 que le chef de bataillon
Faidherbe succède à Protet comme gouverneur du Sé-
négal. On lui donne quelques comptoirs commerciaux à
surveiller et protéger : après avoir ouvert les routes du
Soudan, il laissera une véritable colonie, un vaste em-
pire à conquérir, toutes les possibilités d'une action glo-
rieuse, féconde, — celles qui se sont réalisées depuis et
celles, plus importantes encore, qui restent à réaliser...
Et d'abord, il se propose de déclarer villages fran-
çais tous les villages qui sont construits sur le bord du
fleuve, à portée de canon de nos ports. Mais il ne sau-
rait se dissimuler que le décret du 27 avril 1848, dans
son intégralité, s'il est appliqué sur nos nouveaux ter-
ritoires, même avec les tempéraments qu'on a dû y ap-
porter depuis, contrecarre ses projets d'annexion.
L'esclavage est l'assise fondamentale de la société
noire. Y porter atteinte brusquement, c'est perturber
la société dans ses profondeurs, c'est nous attirer, au
lieu de la confiance, la haine des peuplades que nous
voulons nous attacher. Comme tous les primitifs, les
noirs sont des misonéistes, ils tiennent à certaines cou-
tumes, et par nécessité de vivre, parce que ces cou-
tumes font partie d'un ensemble organique dont rien
ne peut être détaché tant que les conditions détermi-
nantes subsistent.
Faidherbe soumet donc la question devant le Conseil
d'administration de la colonie, le 10 avril 1855.
M. Carrère, chef du service judiciaire, lut à la séance
un remarquable rapport, évidemment inspiré par le
gouverneur.
« ...Rendre libre tout captif qui vivra sur un sol ad-
joint au nôtre, ce serait ne tenir aucun compte de l'es-
prit des peuples de la Sénégambie et des nécessités po-
litiques de nos établissements... Sans doute, plus tard,
lorsque, ayant pris racine dans notre sol et goût à nos
moeurs, ils ne pourront plus se passer de notre assis-
tance, il sera possible de modifier leurs idées et leurs
règles touchant l'organisation de la famille, mais leur
imposer de prime abord nos principes, faire de leur
réalisation immédiate la condition préliminaire et rigou-
reuse de leur établissement sur notre sol, c'est leur
offrir d'une main des avantages que nous semblerons
vouloir leur arracher de l'autre. Comme en venant à
nous ils n'obéissent qu'à des espérances incomplète-
ment définies, qu'en se soumettant au bouleversement
de leurs familles ils perdraient des habitudes qui leur
sont chères, et des droits certains, ils reculeront devant
cette extrémité, et si, de gré ou de force, ils se jettent
dans les bras du roi des Trarza, d'amis qu'ils auraient
pu devenir, nous en aurons fait des ennemis... Il serait
donc éminemment politique de ne pas appliquer le dé-
cret du 27 avril 1848 aux établissements qui se forme-
raient. »
Faidherbe fit remarquer lui-même que la mesure
exceptionnelle qu'il proposait ne rétablissait pas l'es-
clavage dans des localités où il n'existe pas : « C'est
permettre, ajouta-t-il, à des populations ayant des es-
claves de venir avec eux se mettre sous notre dépen-
dance. L'esclavage est profondément enraciné dans les
moeurs des peuples noirs de la Sénégambie et du Sou-
dan, et c'est là la cause du peu de progrès que font ces
peuples depuis qu'ils sont en contact avec les blancs.
Après avoir supprimé la traite des noirs, le but doit
être naturellement d'abolir l'esclavage dans les régions
mêmes qui fournissaient les esclaves à la traite. Mais
cette abolition ne pourra s'obtenir qu'à la longue, par
une action prolongée et puissante, exercée par les na-
tions civilisées... C'est donc pour que, grâce à notre
influence sur le pays, nous puissions arriver à la lon-
gue à détruire l'esclavage que nous demandons que
des familles ayant des esclaves puissent venir s'établir
à côté de nos postes, sous notre domination ».
Le Conseil d'administration, à l'unanimité, approuva
la mesure proposée.
Dans toutes les autres colonies, l'abolition de l'es-
clavage avait été accomplie facilement et rapidement :
ce n'était qu'une question d'argent. Au Sénégal, c'était
une question politique pour nous, et sociale pour les
noirs, question très complexe qui ne se pouvait ré-
soudre à coups d'arrêtés et de décrets. Même pour do-
rée et Saint-Louis, elle ne laissait pas d'être extrême-
ment délicate. Ces centres de liberté, entourés de
populations esclavagistes avec lesquelles ils étaient en
rapports d'intérêts constants, ne pouvaient échapper à
certaines influences régressives.
Il était du devoir des chefs de la colonie, et Fai-
dherbe l'avait admirablement compris entre tous, de
ne pas sacrifier à la lettre du décret d'abolition son es-
prit généreux d'universel affranchissement.
Saint-Louis et Gorée étaient, somme toute, de peu
d'importance. C'est toute l'Afrique que nous avions à
civiliser et à libérer, et ce vaste propos valait bien
qu'on y subordonnât quelques contingentes sentimen-
talités.
Le 30 novembre 1854, une dépêche ministérielle en-
gage le gouverneur à racheter des esclaves en vue du
recrutement militaire : « Racheter des noirs de l'es-
clavage pour en faire des soldats ou des travailleurs
émigrants, sans susciter parmi les peuplades où se fe-
ront ces rachats l'emploi des moyens violents pour se
procurer des captifs. » Sur ces entrefaites, l'amiral
Hamelin, alors ministre, approuva les idées de Fai-
dherbe et ses projets, en insistant sur ceci, « qu'il ne
peut plus y avoir de captifs, ni à Saint-Louis, ni à
Gorée, ni dans l'enceinte proprement dite d'aucun de
nos divers postes et établissements » (Dépêche minis-
térielle du 21 juin 1855).
Là-dessus, Faidherbe prépare aussitôt et publie son
arrêté du 18 octobre 1855.
* ART. 1er. — Les populations qui viendront
s'établir
sur nos postes, autres que Sainte-Louis, auront le droit
de conserver leurs captifs, et le décret ne leur est ap-
plicable dans aucune de ses dispositions.
«
ART. 2. — Les Européens et les gens de Saint-
Louis restent soumis aux dispositions du décret. Seu-
lement, ceux d'entre eux qui s'établissent autour de
nos postes du fleuve auront le droit de louer des cap-
tifs à leurs propriétaires pour les employer soit dans
leur maison de commerce, soit à la culture. Ils n'au-
ront sur ces captifs que les droits qu'un maître a sur
des travailleurs libres et à ses gages. »
Faidherbe va pouvoir agir. Et l'on peut dire que
c'est cet arrêté qui a permis la conquête du Soudan.
A-t-il marqué une renonciation au principe sacré, un
recul de la civilisation ?... Non certes, car c'est un
champ d'activité de 600.000 kilomètres carrés que
Faidherbe va ouvrir à l'abolitionnisme.
Il faut se rappeler, d'ailleurs, les difficultés énormes
devant lesquelles nous nous trouvions alors.
C'est la guerre partout. Le Oualo, allié aux Trarza,
est soulevé. Le fleuve devient de plus en plus dange-
reux, et le commerce est interdit jusqu'à Podor. C'est
l'heure d'El-Hadj-Omar. Et cette situation critique dure
deux ans.
Dans une circulaire confidentielle du 14 novembre
1857, Faidherbe revient sur son arrêté pour préciser sa
volonté, éclairer sa tactique. Il est entendu que le dé-
cret du 27 avril 1848 ne s'applique pas aux villages et
territoires annexés à la colonie postérieurement à l'épo-
que de sa promulgation, mais seulement à Saint-Louis,
à ses faubourgs, à Gorée et à l'enceinte militaire de nos
postes du fleuve. Partout ailleurs, les indigènes devenus
sujets, mais non citoyens français, conservent le droit
d'avoir des esclaves, de les vendre et d'en acheter.
L'article 8 reste naturellement applicable aux Français
habitant le Sénégal.
Ces dispositions sont approuvées par le ministre le
5 février 1858.
Un arrêté du 5 décembre 1857 fixe les formalités à
remplir pour le rachat des captifs et confie aux Conseils
de tutelle le soin de libérer les mineurs, de les placer
en apprentissage et de les surveiller jusqu'à leur dix-
huitième année. Cette mesure était devenue nécessaire.
Certains habitants de Saint-Louis achetaient dans
l'intérieur des captifs, en déclarant aussitôt, il est vrai,
qu'ils leur donnaient la liberté. Mais cette déclaration
ne les empêchait nullement de les revendre ensuite ou
de les garder à leur service gratuit, soi-disant en tu-
telle.
Le Moniteur officieldu Sénégal, en publiant l'arrêté,
le fait suivre de ces commentaires : « Il y avait à choi-
sir entre deux systèmes : laisser les enfants libérés
entre les mains de celui qui les avait rachetés, ou bien
les retirer, pour les confier à des personnes de choix.
Si l'on eût adopté la première mesure, beaucoup de
maisons de Saint-Louis eussent été bientôt pleines d'en-
fants prétendus libres ; mais un enfant est fait pour
obéir, on en fait ce qu'on veut. Comme les faits le
prouvent, certains individus eussent surtout acheté,,
dans le fleuve, des petites filles de 7 à 10 ans, pour
leur faire faire les plus sales ouvrages de la maison
d'abord, et deux ou trois ans après abuser de leur jeu-
nesse ou les revendre en mariage.
« La traite des enfants se fût faite
régulièrement dans
le fleuve. Les villages riverains eussent eu en magasin
des enfants à offrir aux traitants, en même temps que
leur mil et leurs peaux de boeufs, les Maures eussent
très volontiers fourni cette marchandise qui ne leur
eût pas coûté cher, la peine d'aller la voler sur la rive
en face, et enfin, pour les avoir à meilleur marché, les
eussent volés eux-mêmes sur les rives du fleuve. Pour
éviter tous ces désordres, on a préféré prendre cette
mesure. Les enfants rachetés leur seront retirés le
jour même de L'arrivée à Saint-Louis et donnés par le
président du Conseil de tutelle en apprentissage ou
en tutelle dans des familles respectables, jusqu'au jour
où leurs parents les réclameraient, ou jusqu'à celui où
ils auront atteint l'âge de 18 ans. »
En fait, ces enfants furent presque toujours confiés à
ceux qui les avaient rachetés ; et cela ressort de l'arrêté,
du 21 juin 1858, qui règle les conditions dans lesquelles
les jeunes captifs devaient être mis en apprentissage
chez ceux-là mêmes qui les avaient rachetés, et fixe les
obligations des maîtres ouvriers européens ou indi-
gènes et les devoirs de l'apprenti. Le directeur des
Ponts-et-Chaussées, le capitaine de port et l'entrepre-
neur des travaux du gouvernement pouvaient, soit
d'office, soit sur la demande du maître, nommer l'ap-
prenti ouvrier de 3° classe. Dès lors, l'indigène louchait
le quart des salaires qui lui étaient attribués et ne de-
vait plus que trente mois de service à son patron. Si,
parvenu à l'âge de 18 ans, l'apprenti voulait quitter
celui-ci avant d'avoir fourni ses trente mois de service
comme ouvrier, il était tenu de payer un dédit de
500 francs.
Cependant, nos officiers en mission saisissent toutes
les occasions qui leur sont offertes par les événements
pour enrayer, réprimer la traite ou libérer des captifs.
Le 21 avril 1859, le lieutenant de vaisseau Gaude
passe un traité avec le roi du Rio-Pongo, Catty, où il
stipule : « Le roi s'engage à empêcher l'embarquement
des esclaves dans le Rio-Pongo. »
La même année est établie la Constitution du Oualo,
dont l'article 5 porte que : « aucun homme libre du
Oualo ne pourra dorénavant être réduit en servitude. »
El-Hadj-Omar, par son représentant Tierno Moussa,
reconnaît (août 1860) un traité où il est dit : « Chaque
pays gardera ses sujets et ses captifs comme il l'enten-
dra. On ne rendra ni sujets ni captifs qui se sauveraient
d'un pays dans l'autre. Cette condition est nécessaire
parce que, sans cela, on aurait continuellement des
difficultés au sujet des fugitifs. »
Le 1er décembre 1860, c'est le sous-lieutenant Perrot
qui, dans un traité avec Abanjoye et Diepaveine, prin-
cipaux chefs délégués des peuples habitant la rive droite
de la Casamance, leur impose cet article : « A leur
arrivée dans le pays, ils feront rechercher les prison-
niers faits sur les peuples soumis à la France ; ils les
conduiront dans leurs villages respectifs et les mettront
immédiatement et sans condition en liberté.
»
Certes, ce sont la de tout petits faits ; mais ce sont
ces petits faits répétés qui font pénétrer peu à peu nos
idées libératrices dans la plus lointaine barbarie afri-
caine. Rien n'est à négliger.
Les gouverneurs qui succèdent à Faidherbe ne peu-
vent que continuer sa politique ferme et avisée, suivre
l'impulsion qu'il a donnée.
Malheureusement, ils ne comprennent pas toujours
leur rôle. Ce qui devait être élargi avec le temps, ils le
restreignent ; ce qui devait être provisoire, ils l'éterni-
sent ; ils cèdent au lieu de résister ; ils répètent au lieu
de continuer. Ils manifestent vraiment trop d'inclination
pour les tâches toutes faites et trop de répulsion pour
les initiatives et les responsabilités.
Le 15 novembre 1862, le gouverneur Jauréguiberry
renouvelle dans les mômes termes, en étendant ses
effets aux comptoirs de Sédhiou et de Carabane, la cir-
culaire-décision du 14 novembre 1857.
La situation politique a subitement empiré. De 1862
à 1864, nous avons à guerroyer de tous les côtés à la
fois. Mais cela ne justifie peut-être pas absolument la
circulaire du 6 mars 1863 qui contient ceci: « Désor-
mais, lorsqu'un habitant d'un des villages placés sous
notre autorité aura perdu un captif, il devra, dans un
délai de huit jours, en faire la déclaration au comman-
dant de son arrondissement ou au chef de poste le plus
rapproché, en donnant tous les détails pouvant servir
à faire constater l'identité de l'homme évadé. Lorsque
ce délai n'aura pas été rempli, toutes les réclamations
ayant pour but de recouvrer le captif ne seront pas ad-
mises. »
Par arrêté du 11 octobre 1862, le chef du service
judiciaire est substitué au Conseil de tutelle ; mais les
abus auxquels donnent lieu les soi-disant rachats de
captifs mineurs n'en persisteront pas moins.
Après la pacification du Toro, dans son traité du 20
mars 1863 avec les chefs de cette région, Jauréguiberry
insère cet article : « Aucun homme libre du Toro ne
pourra, dorénavant, être réduit en servitude. »
Le 23 mai 1863, le gouverneur Pinet-Laprade, par
circulaire, invite ses subordonnés à respecter l'état de
choses, parce que, dans toute la Sénégambie, le captif
«
n'est point un esclave dans le sens strict du mot, mais
un serviteur de case vivant dans la famille, relié à ses
membres par des sentiments qui exercent un empire
efficace sur leurs relations réciproques ».
C'est en février 1863 que le servage est aboli en
Russie, la loi d'émancipation ayant été promulguée
en 1861.
Une dépêche ministérielle du 18 janvier 1864,
appuyant celle du 27 mars 1851, spécifie qu'il ne
saurait être fait de distinction entre la traite par mer et
la traite parterre et que la loi du 4 mars 1831 s'applique
à celle-ci comme à celle-là: « Quiconque, au Sénégal,
sur notre territoire, recèle, achète ou vend des esclaves,
commet un acte prévu par la loi de 1831. »
Revenu au Sénégal, Faidherbe écrit au ministre le
15 décembre 1864: « Je regarderais comme peu ho-
norable pour moi qui gouverne la colonie depuis dix
ans que la question de l'abolition de l'esclavage n'y eût
pas fait un pas pendant mon administration. Il est bien
vrai que notre politique générale, notre protection
donnée à la rive gauche contre les nomades de la rive
droite ont bien travaillé depuis dix ans à tarir les
sources mêmes de l'esclavage, mais aucun territoire
nouveau n'a été radicalement affranchi de cette
souillure. »
Il s'agit d'affranchir Dakar, dont Faidherbe prévoit
le développement futur, et les cinq villages du Cap-
Vert.
Le ministre de Chasseloup-Laubat approuve ce projet
le 30 avril 1865.
En 1865 se termine la guerre de Sécession, et l'es-
clavage est définitivement aboli aux États-Unis.
Le 2 juin 1868, le ministre Rigault de Genouilly
demande au gouverneur" Pinet-Laprade s'il ne serait
pas possible de faire participer d'autres points que
Gorée, Saint-Louis et Dakar « au privilège de libé-
ration attaché au sol français » et si le moment ne lui
paraît pas venu de modifier les mesures exceptionnelles
concernant « l'expulsion et la restitution à leurs maîtres
des esclaves qui cherchent un refuge même dans les
parties de notre territoire sur lesquelles s'étend l'effet
du décret d'émancipation ».
Il ajoute : « Nous avons d'ailleurs à compter avec
l'opinion publique ; et il ne faut pas se le dissimuler,
elle pourrait nous créer des embarras si son attention
était éveillée sur l'état actuel des choses. Vous exami-
nerez aussi s'il ne serait pas opportun d'écarter le chef
du service de la justice du maniement de ces affaires
qui, par un certain côté, peuvent soulever les scrupules
des hommes accoutumés aux formules rigoureuses du
droit. Les questions de cette nature sont essentielle-
ment politiques... »
L'esclavage est un cauchemar pour la conscience des
nations civilisées. Il faut qu'il disparaisse partout où
nous sommes les maîtres, et il faut que nous devenions
les maîtres partout où il y a des esclaves.
Hélas ! l'oeuvre d'humanité est lente à s'accom-
plir. « Toutes choses, sont difficiles », disait Mon-
taigne.
Malgré tant d'efforts vaillants, tant de bonne volonté
persévérante, il y a des arrêts brusques, sinon des re-
grès. Et alors, il faut des années pour revenir seule-
ment au point qui déjà avait été atteint.
Nos désastres de 1870-71 nous ont affaiblis, et il faut
être fort pour agir. Nous avons naturellement d'autres
préoccupations. Le Sénégal est loin.
Les pratiques esclavagistes vont donc s'exercer de
nouveau, là même où nous les avions fait cesser.
En voici un triste exemple : En 1871, une esclave
de Gandiole s'enfuit avec son enfant âgé de 2 ans et
se réfugie à Gorée. Son maître la réclame. Le procu-
reur de la République défend au commissaire de Po-
lice de la livrer. Le commandant supérieur du 2e ar-
rondissement donne l'ordre contraire. La femme est
conduite à Dakar, où son maître la reprend. A peine
hors la ville, celui-ci la tue d'un coup de fusil et em-
porte l'enfant. Il n'est même pas inquiété.
Ce régime dure longtemps. Aucun effort n'est tenté
pour le modifier. Malgré la décision de Faidherbe, il y a
toujours des captifs à Dakar.
Le commandant du 2° arrondissement écrit au gou-
verneur le 1er décembre 1877 : « Le 27 juillet 1875,
j'ai prévenu les chefs et notables de Dakar qu'à partir
du 27 juillet 1877 il n'y aurait plus de captifs dans
cette localité... Aujourd'hui, il n'y a plus de captifs à
Dakar, ou du moins nous n'en reconnaissons plus. »
Cette année 1877, il y a, à Saint-Louis, 229 déclara-
tions de liberté, il y en aura 219 en 1878. Néanmoins,
on a encore à réprimer des faits de traite.
Le 16 décembre 1876, il y eut un jugement remar-
quable de la Cour d'appel du Sénégal, s'appuyant sur
la dépêche ministérielle du 18 janvier 1864. En faisant
application intelligente de la loi de 1831, cet arrêt con-
damne un trafiquant d'esclaves à trois ans de prison. Le
mot « traite », comme il est expliqué dans les considé-
rants, signifie simplement, « trafic », « commerce », et
le législateur de 1831 à eu surtout en vue d'empêcher
tout trafic de chair humaine, quel que soit le moyen.
C'est la traite en général qui est visée. La situation peut
avoir changé, la traite par mer est devenue impossible ;
mais le crime de trafiquer de personnes humaines, sur
terre ou sur mer, est le même.
L'explorateur Soleillet, passant à Bakel, le 29 mai 1878,
croise une caravane d'esclaves : « Une caravane d'es-
claves sur un territoire français Une caravane d'es-
!

claves séjournant à l'ombre de notre drapeau sous la


protection de nos officiers »
!

La même année, plusieurs noirs sont poursuivis pour


avoir vendu et acheté des captifs à Saint-Louis même.
Le gouverneur donne l'ordre de les remettre en liberté,
d'arrêter les poursuites. Le chef du service judiciaire
s'y refuse. Le gouverneur en réfère au ministre.
Finalement, le parquet maintint les poursuites ; mais
les accusés, qui appartenaient à des familles influentes
de Saint-Louis, ne furent condamnés qu'à des peines
légères de 3 à 6 mois d'emprisonnement.
Le 1er juillet 1879, notification est faite aux chefs et
notables de Rufisque qu'il n'est plus permis d'avoir
des captifs. Elle est reçue sans surprise et sans récla-
mation.
Cependant, les pratiques esclavagistes du Sénégal
recommencent à émouvoir l'opinion publique en
France.
Le 1er mars 1880, V. Sckoelcher révèle au Sénat des
faits précis, « des faits arrivés sur des points de notre
colonie déclarés territoires français ».
«
On oblige l'esclave fugitif, dit-il, à se faire inscrire
à un bureau spécial, parce qu'autrement, lui dit-on, on
ne pourrait contrôler le temps de son séjour sur la terre
française, compter les trois mois au bout desquels, s'il
n'est pas réclamé, on consentira à le déclarer libre. Mais
cette inscription devient une espèce de piège involon-
tairement tendu au fugitif. En effet, un maître vient, il
demander à Saint-Louis si son captif n'y a pas cherché
asile, il n'a qu'à se présenter au dit bureau ; on com-
pulse le registre des réfugiés, et lorsqu'on y trouve le
nom du captif, on conduit celui-ci aux portes de notre
ville où le maître est libre de le reprendre... Ainsi, l'es-
clavage est, dans notre colonie du Sénégal, une insti-
tution pratiquée ostensiblement, et pratiquée par les
représentants de la République... Mais l'autorité séné-
galienne ne se borne pas là : elle protège l'infâme traite
des noirs. Une lettre de M. Villeger, missionnaire pro-
testant, affirme « qu'à l'exception de Saint-Louis, Gorée
et Dakar, des caravanes d'esclaves traversent librement
des territoires français. Une seule fois, un capitaine
commandant la ville et le canton de Dagana prit sur lui
d'arrêter un convoi : par ordre supérieur, il dut les
rendre aux négriers. Dagana est incontestablement
territoire français. »
Sckoelcher montra à la haute Assemblée ce titre de
liberté délivré sur papier timbré :
«
Dakar, l'an 1877, le 7 septembre, moi, Yakoti, dé-
clare que Marianne Gueyre s'est présentée devant
moi pour se délivrer de l'esclavage. Je soussigné, en
outre, déclare avoir reçu de Kourbaly, son mari, la
somme de 250 francs pour la rançon de la dite Marianne
Gueyre. Toutefois, il demeure entendu que Marianne
Gueyre,pendant son esclavage, a eu quatre enfants, et que
l'aîné, Madianga, ayant obtenu de moi la liberté pleine
et entière, les trois autres restent esclaves. Néanmoins,
ils pourront être délivrés d'un jour à l'autre s'il était de
la convenance du père ou de la mère. En foi de quoi,
j'ai signé la présente convention, dont copie est délivée
à N'Kourlaby. »
« Il est ainsi avéré, ajouta
Schoelcher, qu'à Dakar,
où toute créature humaine est libre de droit, les enfants
d'une femme émancipée ne bénéficient pas même de
l'article 47 du Code noir de 1685. Après deux années de
débats devant diverses juridictions, un arrêt de la Cour
suprême, toutes Chambres réunies, prononça qu'en
vertu de cet article 47 du Code noir, « l'affranchisse-
ment d'une mère esclave entraîne de droit la liberté
de ses enfants impubères » (arrêt-loi du 22 novembre
1844) »...
En concluant, Schoelcher se borna à demander : « que,
dans les petits territoires que nous avons en face du
fleuve, à Saint-Louis, Gorée, Dakar, Rulisque, Cara-
bane, Sédhiou et Dagana, nous ne laissions pas péri-
mer le droit d'asile qui est leur plus bel héritage ».
Ailleurs, il admettait qu'on tolérât l'esclavage, même
sur nos chantiers du chemin de fer, à Médine, Bafou-
labé, etc... L'ordre du jour en ce sens qu'il présenta
n'en fut pas moins combattu par le ministre Jaurégui-
berry et repoussé par le Sénat.
Le ministre écrivit aussitôt, le 4 mars 1880, au gou-
verneur Brière de l'Isle : « Ainsi que vous le verrez, la
haute Assemblée a consacré par son vote la doctrine
que j'ai affirmée... J'ai tout lieu d'espérer que cette dé-
claration solennelle rassurera complètement les popu-
lations qui vous entourent et qu'aurait pu alarmer une
attitude différente de notre part. Nous ne pouvons, en
effet, faire de nos comptoirs des lieux de refuge pour
les captifs fugitifs et porter ainsi une atteinte funeste
aux relations que ces peuplades entretiennent avec
nous sur la foi des traités. »
Néanmoins, ce n'est pas en vain que Schoelcher aura
nais en lumière des faits qu'on ne pouvait contester.
L'attention publique s'éveille. Après un long arrêt, le
mouvement anti-esclavagiste va se remettre en marche.
Cette fois, il ne s'arrêtera plus. Au Soudan, dont la con-
quête est commencée, en Guinée, plus tard au Dahomey
et à la Côte d'Ivoire, un champ immense s'ouvre de-
vant lui. Il ne s'agit plus, dès lors, d'interdire à quelques,
Français d'origine, d'option ou d'adoption, installés au
Sénégal, d'avoir des esclaves, non plus qu'aux habi-
tants des villes que nous avons édifiées d'en trafiquer,
mais d'amener la société noire tout entière à rejeter
l'esclavage sous toutes ses formes, et à entrer enfin
dans une phase d'évolution supérieure, par le respect
de la personne humaine et l'acceptation du travail
libre.
Le moyen le plus puissant peut-être sera les grands
travaux d'intérêt général qu'on projette déjà, et surtout
l'établissement des voies ferrées. Mais nous ne pouvons
avoir la main-d'oeuvre indispensable qu'avec le con-
cours des chefs.
Pour la construction de la ligne Dakar-Saint-Louis, en
1879, nous passons deux traités avec le damel du Cayor.
Par là, le damel accepte de fournir des travailleurs
pour 1 fr. 25 par jour. Les chefs qui en enverront plus
de 60 sur les chantiers recevront des cadeaux.
La loi du 29 juillet 1882 autorise la construction de
la voie, le tronçon Dakar-Rufisque est achevé ; en 1883,
nous traitons encore avec les chefs du N'Diambour,
Cayor, Baol : « Le chef s'engage à donner toutes les fa-
cilités possibles pour la construction du chemin de fer
sur son territoire et à fournir au besoin des travailleurs
qui recevront un salaire et une ration. »
En même temps, les premiers travaux du chemin de
fer de Kayes au Niger sont mis en train, et le 12 dé-
cembre 1888, un traité passé avec le roi du Bafing
spécifie dans son article 4 : « La France aura le droit de
construire dans le Bafing les établissements militaires
et d'exécuter les grandes voies de communication
qu'elle jugerait utiles. Dans ce cas, les habitants de la
région fourniraient des manoeuvres qui seraient payés
comme dans la région voisine du Gargaran. »
Mais les chefs qui tiennent surtout à leurs vieux
usages, parce qu'ils assurent leur domination sur les
naïves populations qu'ils pressurent et tyrannisent, ne
devaient pas tarder à s'apercevoir de l'effet libérateur
du travail salarié. Ils redoutèrent également l'installa-
tion de voies de communication commodes à travers
leurs pays.
Malgré tous les traités, ils refusèrent donc bientôt les
travailleurs et manifestèrent même leur hostilité.
Le 11 août 1880, le gouverneur Brière de l'Isle écrit
au commandant du 2° arrondissement : « Le maître a
huit jours pour prévenir l'autorité de la localité où il
suppose que le captif s'est retiré ; mais ce n'est qu'après
trois mois de résidence que le droit de libération est
acquis. Dans tous les cas, le service judiciaire doit
rester étranger à ces dispositions préalables nées
d'obligations d'ordre politique... Que toutes les sym-
pathies de l'administration soient pour les captifs, rien
de mieux, c'est conforme à nos sentiments d'humanité
et de civilisation ; aussi point n'est besoin de dire que
l'on doit se contenter de recevoir la déclaration du
maître et l'engager à s'éloigner le plus tôt possible de
la localité ; tandis que tous les renseignements pouvant
servir au captif doivent lui être donnés, et notamment
le conseil de bien soigneusement se cacher pendant ces
trois mois. En outre, vous devez saisir toute occasion
ou tout prétexte de prononcer la déchéance des droits
du maître. C'est ainsi que si un fugitif vient montrer
les traces de mauvais traitements de la part de son
maître, vous devez le faire immédiatement libérer. De
même, tout captif appréhendé par son maître, sur le
territoire de la commune, doit devenir, de ce fait, un
homme libre. »
La traite se fait toujours. Le 31 janvier 1882, le mi-
nistre Rouvier écrit au gouverneur Canard : « J'ai été
avisé que de nouveaux faits de ventes ou achats de cap-
tifs seraient actuellement l'objet de poursuites au Séné-
gal, et ces délits auraient été consommés en pleine ville
de Saint-Louis... Je désire que vous fassiez disparaître
tout ce qui pourrait faire croire de la part de l'adminis¬
tration locale à une tolérance pour le honteux trafic
des esclaves et que vous vous inspiriez des instructions
contenues dans la dépêche du 7 mai 1848 pour la mise
à exécution du décret du 27 avril précédent portant
abolition de l'esclavage. »
Le gouverneur répond le 20 mars suivant : « Il est
facile de dire à la tribune de la Chambre : nous ne vou-
lons plus de captifs ; mais il est très difficile au gouver-
neur du Sénégal d'exécuter les instructions qu'il reçoit
à ce sujet. »
Mais, de son côté, le chef du service judiciaire, dans
un rapport daté du 18 mars 1882, après avoir énuméré
les nombreuses affaires de trafic d'esclaves des deux
dernières années, conclut en ces termes :
« En résumé, il n'est que trop certain que l'esclavage
règne toujours au Sénégal, — et, non seulement en
territoire français, dans les postes, mais encore jusque
dans la ville de Saint-Louis et dans la banlieue. Sur ce
point, aucune amélioration, absolument aucune, n'a été
apportée depuis plusieurs années à l'état de choses exis-
tant. Sans doute, à Saint-Louis on pratique en cachette
les honteuses habitudes de l'esclavage, — l'autorité est
là et on a peur. Mais où l'on perd toute retenue, c'est
dans la banlieue de Saint-Louis, aux portes de la ville,
notamment à Leybar et à Gandiole, — c'est là que les
Maures viennent. vendre leur marchandise. C'est bien
triste. »
Un autre rapport du chef du service judiciaire est
transmis au ministre Jauréguiberry, qui répond le 18
novembre 1882 :
«
Il me parait impossible de refuser l'abri de notre
territoire à des captifs qui viennent y chercher un re-
fuge en invoquant nos lois, et encore moins de les livrer
à leurs maîtres... En dépit des raisons très sérieuses
que nous pourrions invoquer à l'appui de ces mesures
rigoureuses, l'opinion publique ne nous suivrait
pas. »
Mais que faire de ces affranchis de plus en plus nom-
breux, qui encombrent nos établissements et dont
l'oisiveté misérable constitue un vrai danger pour la
sécurité publique ? Il faut les employer. Comment ?
D'abord, « pour éviter, autour des postes éloignés,
l'agglomération qui produirait, à un moment donné,
des conflits graves avec les voisins, il conviendrait de
diriger les captifs libérés plus particulièrement vers la
partie du pays que nous occupons plus effectivement,
en leur donnant des concessions sous certaines condi-
tions à déterminer, en créant des villages, en les habi-
tuant peu à peu à un travail régulier qui leur serait di-
rectement profitable, en développant chez eux la vie
municipale telle que nous la connaissons avec la soli-
darité des forces qui en est la conséquence. Dans ces
conditions, au lieu d'être une menace par leur accrois-
sement, les captifs libérés par nos soins deviendront
une source de richesse... Sous l'influence d'écoles pro-
fessionnelles, ils prendraient des habitudes sédentaires
qui conviennent à notre civilisation et acquerraient les
qualités des colons sérieux ».
C'est là tout un programme d'action émancipatrice.
En général, quand le maître venait réclamer son
captif évadé dans un poste, on ne le lui rendait pas di-
rectement : on expulsait le captif le même jour, parfois
en prévenant le maître.
C'était vraiment excessif.
Même à Saint-Louis, le captif en fuite, après s'être
fait inscrire, pouvait être expulsé si son maître le re-
trouvait dans les trois mois qui suivaient cette inscrip-
tion. La libération n'était accordée qu'après ce délai.
Or ce délai de trois mois exigé pour la libération n'avait
jamais été fixé par aucun arrêté. L'usage seul l'avait
établi. Si, dans les circulaires-décisions de 1857-1863,
il est fait mention d'un délai de rigueur, aucun terme
n'est fixé.
D'ailleurs, en un quart de siècle, les conditions poli-
tiques d'une colonie changent, la civilisation fait son
oeuvre, les idées marchent. Ces dispositions, un peu
trop favorables aux propriétaires d'esclaves, ne pou-
vaient être maintenues définitivement.
Déjà, en 1881, le gouverneur de Laneau avait sup-
primé tout délai. En janvier 1883, le gouverneur
Servatius fait mieux : il dispense les captifs de se présen-
ter au contrôle des affaires politiques et charge la police
de diriger tous les captifs au tribunal qui doit prononcer
leur libération le jour môme de leur arrivée, sans en-
quête préalable, sur leurs moyens d'existence, leur
moralité, les causes qui ont déterminé leur fuite. Et
aussitôt, on leur remet une patente de liberté.
Il va sans dire que les traitants, à leur accoutumée,
s'opposent comme ils peuvent aux progrès de la liberté,
à la conquête civilisatrice.
L'histoire de cette opposition sourde ou violente, sui-
vant les temps, serait curieuse et instructive.
C'est peu après qu'on signale les premiers exodes
des Peulhs du Dimar, de Galodjina, du Oualo et des
Ouolofs qui se plaignent de la libération de leurs cap-
tifs, (le décret du 12 octobre 1882 avait placé les pays
du Oualo et du Dimar sous le régime de l'administra-
tion directe). Ces protestations furent-elles spontanées ?
N'y eut-il pas des instigateurs intéressés ?... A tout le
moins, il n'y a plus de massacres de captifs laissés pour
compte.
Le 26 février 1885 est publié l'Acte général de Ber-
lin, promulgué en France le 30 avril 1886, par lequel
les 14 puissances participantes au Congrès s'engagent
à concourir à la répression de la traite dans le bassin
conventionnel du Congo.
«
ART. 6. —- Toutes les puissances exerçant des
droits de souveraineté ou une influence dans les dits
territoires s'engagent à veiller à la conservation des
populations indigènes et à l'amélioration de leurs con-
ditions morales ou matérielles d'existence et à concou-
rir à la suppression de l'esclavage et surtout de la traite
des noirs; elles protégeront et favoriseront, sans dis-
tinction de nationalités ni de cultes, toutes les institu-
tions et entreprises religieuses, scientifiques ou chari-
tables, créées et organisées à ces fins ou tendant à ins-
truire les indigènes et à leur faire comprendre ou
apprécier les avantages de la civilisation...
« ART.
9. — Conformément aux principes du droit
des gens, tels qu'ils sont reconnus par les puissances
signataires, la traite des esclaves étant interdite et les
opérations qui, sur terre ou sur mer, fournissent des
esclaves à la traite devant être également considérées
comme interdites, les puissances qui exercent ou qui
exerceront des droits de souveraineté ou une influence
dans les territoires formant le bassin conventionnel du
Congo, déclarent que ces territoires ne pourront servir
ni de marché ni de voie de transit pour la traite des
esclaves, de quelque race que ce soit. Chacune de ces
puissances s'engage à employer tous les moyens en son
pouvoir pour mettre fin à ce commerce et pour punir
ceux qui s'en occupent. »
En 1886, un captif de case, qui s'est racheté lui-
même, se fait délivrer à Saint-Louis, en présentant
cinq individus quelconques et lui-même, six patentes
de liberté au nom des membres de sa famille, captifs
de son ancien maître à Dagana... On voit par là avec
quelle facilité le service judiciaire délivre les actes li-
bérateurs.
Aussi le commandant du cercle de Dagana écrit-il au
gouverneur, le 19 juin 1886 : « Il faut sinon enrayer,
du moins rendre très difficile la libération des captifs.
De cette mesure dépend l'avenir du pays... »
A cette époque sont créés les premiers villages de li-
berté au Soudan.
Le sous-secrétaire d'État aux colonies, qui était
alors M. Étienne, écrit au gouverneur, le 4 juillet 1887 :
« M. Isaac, sénateur de la
Guadeloupe, vient de me
signaler les faits suivants : les habitants d'un certain
nombre de villages occupés l'année dernière par nos
troupes auraient été distribués comme captifs aux ti-
railleurs qui avaient concouru à l'expédition. Un
sous-lieutenant indigène du nom de Samba Maram
aurait reçu pour sa part trois jeunes filles libres qui
auraient en vain réclamé leur renvoi dans leur fa-
mille. Tout récemment, ces jeunes filles auraient été
en vertu des ordres de l'autorité locale, arrêtées dans
les environs de Kayes et rendues à leurs maî-
tres. »
Il n'était que trop vrai que les officiers en colonne
suivant la coutume du pays, avaient pris la déplorable
habitude de distribuer les prisonniers comme captifs à
leurs soldats, pour les récompenser et exalter leur dé-
vouement.
Ce fait se trouve confirmé par une nouvelle lettre
ministérielle du 19 octobre 1887 :
«
Vous m'avez fait connaître, le 21 septembre der-
nier, qu'un spahi indigène libéré, du nom d'Amady
Samba, a vendu, moyennant 75 francs, une captive qui
lui avait été donnée après la campagne du Rip, pour
qu'il en fit sa femme. La justice a été saisie de cette
affaire, mais vous n'avez pas voulu laisser, sans mon
autorisation, commencer les poursuites, dans la crainte
qu'une discussion publique ne dénaturât la portée et le
but des actes de l'autorité militaire, qui, à la suite de
la défaite de San-Moty, a cru devoir, dans l'intérêt de
la discipline, donner pour femme aux spahis un cer-
tain nombre de prisonnières. J'ai l'honneur de vous
confirmer le télégramme que je vous ai adressé à ce
sujet le 15 octobre courant et qui était ainsi conçu :
«
Autorisez poursuites spahi libéré Amady Samba ».
Ainsi, on ne donne pas de « captives », on donne des
«
épouses ». L'euphémisme servira souvent. Mais il pa-
raît bien, d'après ce qui vient d'être rapporté, que le
noir, lui, n'établit aucune distinction entre ces deux
termes, puisqu'à l'occasion il vend sa femme comme il
vendrait un boeuf ou un captif. Celui-là fut sans doute
fort surpris d'être inquiété pour avoir fait ce qu'il de-
vait considérer comme un droit légitime.
Cette confusion, qui enveloppe naturellement le ma-
riage noir et l'esclavage, complique la question si
multiple déjà de l'abolition en Afrique. Dans bien
des cas, la captivité la plus dure et la plus répandue
est celle de la femme, et on ne l'atteindra que par
une révolution profonde dans les moeurs des indi-
gènes.
En 1888, l'esclavage est définitivement aboli au Bré-
sil.
Au Soudan, derrière nos soldats, l'action abolition-
niste va avoir à concentrer toutes ses énergies.
Des villages de liberté sont créés autour des postes.
Ce sont des lieux d'asile où viennent se réfugier les
esclaves en fuite, où l'on interne parfois des prisonniers
de guerre, où nos tirailleurs et nos spahis viennent
aussi s'établir après leur congé.
De gros centres se sont peuplés ainsi. En 1882, Ba-
foulabé ne comprenait que quelques cases ; en 1885,
Kayes n'avait pas 500 habitants, Kita et Bamako
n'étaient que de tout petits villages...
Malheureusement, les éléments hétérogènes dont
étaient formés, nécessairement, les villages de liberté
nuisaient à l'extension qu'on en devait espérer. Les ha-
bitants savaient qu'ils n'étaient là que provisoirement,
car après un certain temps de séjour on devait leur
donner une patente de liberté et leur permettre de
rentrer dans leur pays natal. Ils ne pouvaient donc s'in-
téresser comme il eût fallu à la prospérité du village
d'asile.
Certains officiers ou fonctionnaires en firent aussi un
véritable lieu de déportation où l'on trouvait toujours,
à volonté, une main-d'oeuvre gratuite ou à trop bon
compte.
Il n'importe, cette institution n'en a pas moins été
très utile au Soudan. Mais elle ne pouvait suffire.
Toute une réglementation nouvelle est à établir, et
d'abord celle qui concerne les conditions d'obtention
du certificat de liberté.
C'est l'objet d'un ordre général du 18 décembre 1888,
qui sera complété plus tard par les ordres du 5 jan-
vier 1889 et du 20 novembre 1890.
On s'occupe aussi, par l'ordre du 17 mai 1889,
d'assurer une protection efficace aux enfants captifs
maltraités par leurs maîtres.
Dans un intéressant rapport adressé au gouverneur,
le 8 janvier 1889, le chef d'escadron Archinard expose
nettement l'état de la question, à cette époque, au
Soudan :
En arrivant au Soudan, j'ai trouvé au sujet de la
question des captifs une manière de faire bien déter-
minée. Je m'y suis conformé et ai laissé les choses
aller comme par le passé, voyant de trop grosses dif-
ficultés pour essayer de faire autrement, au moins
quant à présent. Chaque fois qu'un captif évadé ou se
disant tel vient se réfugier dans un de nos postes, il
est gardé pendant 15 jours en observation et ne peut
recevoir de certificat de libération qu'au bout de ce
temps. S'il est réclamé par quelqu'un de nos amis ou
alliés, avant l'expiration de ce temps, on cherche à dé-
terminer la cause de l'évasion. Ce n'est généralement
pas, chez ces malheureux, l'amour de la liberté, mais
presque toujours le désir de ne plus rien faire ou, plus
rarement, le désir de se soustraire à de mauvais traite-
ments. Dans ce cas, on recommande plus d'humanité
au propriétaire et on le prévient qu'une seconde fois
son captif ne lui serait pas rendu.
«
En somme, on rend toujours les captifs appartenant
aux gens de rive gauche. — Nos villages de liberté ne
se peuplent que des captifs provenant de la rive droite.
C'est d'ailleurs ce qui pousse en ce moment les gens
du Guidimaka à abandonner les bords du fleuve et à
remonter le long des marigots, c'est aussi une cause
de désaccord avec Ahmadou, qui sait que nous rendons
les captifs autres que les siens, c'est aussi une des
principales raisons, pour ne pas dire la seule, qui em-
pêche les anciens Peulhs de la banlieue de Saint-Louis,
émigrés chez Ahmadou, de revenir près de nous. On
agit de même sur les bords du Niger.
«
En réalité, la mesure prise, telle qu'elle est appli-
quée, n'a qu'un heureux effet, c'est de peupler les en-
virons des postes et de nous donner un milieu dans le-
quel nous pouvons facilement prendre des manoeuvres ;
mais, au point de vue humanitaire, elle ne signifie pas
grand'chose, puisque nous ne reconnaissons pas, en gé-
néral, le droit à la liberté, et, de plus, cette mesure a
bien des inconvénients au point de vue politique.
« Nous ne pouvons
remplacer le régime du travail des
captifs par celui d'hommes libres rétribués. Ce résultat
doit venir tout seul comme conséquence de notre occu-
pation, et les seules manières sérieuses de travailler à
abolition de l'esclavage, c'est de créer des routes et
des moyens de transport permettant de faire le com-
merce autrement qu'en faisant porter les marchandises
à têtes d'hommes, et nous permettant, avec nos faibles
effectifs, d'aller assez rapidement d'un point à un autre
pour maintenir la paix. Ce sont en effet les guerres con-
tinuelles qui approvisionnent les marchés d'esclaves,
et ce sont seulement les captifs pris en guerre qui sont
véritablement esclaves. Les autres, les captifs de case,
sont plutôt des serviteurs.
Autant que possible, nous ne permettons pas le tra-
«
fic des esclaves... C'est ainsi que, dernièrement, quatre
chalands de traitants de Médine ayant chacun une cen-
taine d'esclaves à bord, achetés à Médine, ont été ar-
rêtés à 2 kilomètres au-dessous de Bakel. Les captifs
devaient être revendus dans le Fouta et dans la ban-
lieue de Saint-Louis. Les réclamations sont arrivées en
masse, et, en somme, 25 esclaves sur 400 ont été
rendus à la liberté et placés dans le village de liberté
de Bakel.
«
Ce que nous pouvons faire en ce moment dans le
Soudan, si nous ne voulons pas être en guerre avec
tous nos voisins, est vraiment si peu de chose et a si
peu d'utilité pratique que je vais, suivant votre désir,
recommander aux divers commandants des postes, et
principalement à ceux de Bakel, Kayes et Médine, d'évi-
ter toute difficulté à ce sujet, et, sans cependant rien
abandonner de ce qui a été fait, de ne s'attacher seule-
ment, pour le moment, qu'à maintenir en principe que,
pour des Français, l'esclavage n'existe pas. »
C'est un principe qui peut agir par la vertu de son
affirmation constante, en toute occasion. Malheureuse-
ment, trop souvent, pendant cette période de conquête
et d'administration militaire, on fil de la tolérance ou
de la répression esclavagiste un moyen de gouverne-
ment. On libérait les captifs évadés ou on les rendait à
leurs maîtres, suivant que ceux-ci étaient de nos alliés
ou de nos adversaires. Et c'est aux amis, on l'entend
bien, qu'on permettait les pratiques esclavagistes. Il
est aisé de comprendre que ces contradictions de doc-
trines et de procédés rendaient inapplicables souvent,
inefficaces toujours, les mesures prohibitives qui pou-
vaient être prises par l'autorité militaire. Pour les in-
digènes, chaque mesure de ce genre, quand elle était
appliquée, était une manifestation d'hostilité de notre
part.
Le 15 avril 1889, le gouverneur Clément Thomas
passe un traité avec Sanor N'Diaye, chef des provinces
sérères autonomes, où il est reconnu : « A partir du
jour de la signature du présent traité, aucun habitant
des pays placés sous le protectorat de la France ne
pourra être réduit en esclavage. »
Le 1er septembre,même traité avec Tanor Djing, roi du
Baol, avec Je même article : « Aucun habitant du Baol,
du Cayor, du N'Guick, Meirna Diop, du N'Diambour,
du Oualo, du Dimar, du Sine, du Saloum et du Rip ne
pourra, dans l'avenir, être réduit en esclavage. »
C'est à cette époque que se produit le dernier grand
exode des Peulhs. D'importantes émigrations, on le
sait, avaient déjà eu lieu sous le même prétexte. Les
50.000 Peulhs que comptait la banlieue de Saint-Louis
du temps de Faidherbe étaient réduits à 30.000
en 1882. — En 1889, ils ne sont plus que 10.000 et ils
menacent de partir jusqu'au dernier, et avec eux les
Ouolofs, si on ne leur laisse point leurs esclaves, si on
continue à libérer ceux qui s'évadent et se réfugient à
Saint-Louis. La menace est sérieuse : avec les Peulhs
disparaissent tous les troupeaux de la région.
Le gouverneur, pour gagner du temps d'abord,
demande aux chefs de canton de lui formuler leurs
plaintes.
Il semble que ce soit un mot d'ordre. Les griefs des
mécontents se produisent tous, dans les mêmes termes,
et se peuvent résumer ainsi : On affranchit leurs es-
claves, et ils ne peuvent pas vivre sans le travail de
leurs esclaves, les affranchis reviennent dans les
villages de leurs anciens maîtres, et l'autorité de ceux-
ci est diminuée.
Il arriva assez souvent en effet, au Fouta, par exem-
ple, qu'un maître s'empara de la patente de liberté de
son ancien captif, la déchira, et après avoir rossé celui-
ci le vendit aux Maures.Plus tard,on dut conseiller aux
affranchis de ne pas retourner dans le village de leurs
maîtres ; mais ce conseil ne fut pas toujours suivi, et il
y eut assez souvent encore des désordres à ce sujet.
Le 18 octobre 1889, ayant fait, son enquête, le gou-
verneur adresse un rapport au ministre pour demander
la désannexion, qui permettrait de concilier l'applica-
tion du décret de 1848 avec les moeurs esclavagistes
•des indigènes.
«
Ces questions d'émigration, écrit-il, sont intime-
ment liées au système de gouvernement. Les territoires
dans lesquels les mouvements se produisent sont des
territoires annexés ; et l'annexion a fait des habitants
des sujets français, alors qu'ils ne sont point mûrs
pour une seule des lois et mesures que ce titre nous
oblige à leur imposer.
«
Les plaintes des indigènes, les causes qui les pous-
sent à l'émigration sont aujourd'hui l'ingérence de la
justice européenne et la libération des captifs. C'est
dire immédiatement que le seul remède consiste dans
la désannexion et dans l'établissement du protectorat,
la constitution de petites principautés placées sous le
protectorat et la suzeraineté de la France,
«
Les libérations de captif appauvrissent les gens,
privent les cultivateurs de bras et drainent une partie
de la population des campagnes au profit de Saint-
Louis qui s'augmente d'éléments peu sains.... Ce n'est
pas en arrachant les esclaves à leurs maîtres que nous
supprimerons l'esclavage... La population nous aban-
donnera et ira acheter des captifs ailleurs... Nous
supprimerons l'esclavage en rendant le ravitaillement
en esclaves très difficile ; le prix croissant avec les dif-
ficultés d'acheter, ils se déshabitueront d'acheter. Or
nous ne pouvons enrayer le commerce des captifs qu'en
maintenant toujours la paix la plus complète autour de
nous et en gênant les transports. Ce n'est point pour
les crimes et délits que l'intervention de notre justice
irrite les noirs, c'est dans les affaires d'esclavage et
dans les questions de propriété ».
Ces conclusions sont approuvées par le Département
puisqu'un cablogramme du 10 décembre suivant au-
torise le gouverneur à substituer, pour certains terri-
toires annexés du Sénégal, le régime du protectorat à
l'administration directe. D'où l'arrêté conforme du
15 janvier 1890.
Cette mesure fut attaquée par le Conseil général du
Sénégal ; mais le Conseil d'État, par décision en date du
18 mars 1898, rejeta la requête introduite par cette
Assemblée en vue de l'annulation de l'arrêté du 15 jan-
vier 1890.
Le 15 février 1890, le gouverneur passe un traité
important avec les chefs du Oualo, du Djolof, du N'Guick
Médina M'Pal, du Gandiolais et du N'Diambour.
L'article 5 de ce traité est à reproduire intégralement :
«
Il ne sera plus vendu de captifs dans les pays placés
sous notre autorité. Les captifs de toutes origines seront
considérés comme ceux que nous appelons « captifs de
case », lesquels ne sont pas des esclaves mais des « ser-
viteurs », comme ceux dont il est parlé aux chapitres XXIV
et XLIII du Livre de Dieu.
« Toutefois, nos sujets conservent le droit de rache-
ter des captifs à des étrangers dans les pays où l'on
continue à en vendre ; car il est préférable que les cap-
tifs provenant des pays lointains et barbares soient
conduits dans les maisons de ceux qui les traitent en
serviteurs plutôt que d'être conduits chez d'autres qui
les traiteraient en esclaves »
.
«
Tout serviteur pourra se dégager de toutes les obliga-
tions de sa condition moyennant le versement à son
maître d'une indemnité qui ne pourra jamais excéder
500 francs. Ce rachat se fera devant deux notables
choisis comme témoins, un certificat sera délivré au ser-
viteur émancipé par le cadi de la province et contresi-
gné par le chef supérieur. De ce jour il deviendra libre
par ce fait et pourra quitter le pays pour aller travailler
ailleurs s'il le juge opportun.
« Le maître d'un captif ne pourra dans aucun cas lui
refuser la faculté de se libérer. Ces dispositions sont
du reste conformes à la loi du Coran qui régit les ha-
bitants du pays.
«
Dans le cas où, par suite d'un crime ou d'un délit
puni d'amende, un homme devrait, suivant les cou-
tumes actuelles, être privé de ses serviteurs, ceux-ci
ne pourraient être livrés contre leur volonté à un autre
maître. Ils seront immédiatement libérés de toute obli-
gation envers leur ancien maître, sous condition de
concourir au payement de l'amende dans une propor-
tion qui ne pourra excéder 200 francs par tête. Dans le
cas où un débiteur n'aurait pour tout bien que des
captifs, le cadi l'obligerait à libérer immédiatement un
certain nombre de captifs. Le cadi déterminera dans ce
cas les conditions d'un contrat temporaire d'engage-
ment dont le produit sera attribué au créancier. »
La convention du 12 décembre 1892 entre les chefs
ouolofs du cercle de Saint-Louis et le gouverneur re-
produit le texte de ce traité avec les mêmes dispositions
de l'article 5. Les chefs du Baol, du Sine et Saloum y
souscrivent ensuite, en janvier 1893.
Le 28 novembre 1891, il y avait eu un autre traité
passé avec Guédel M'Bodj, bour Saloum, contenant cet
article : « A l'avenir, aucun habitant libre ou libéré
du Saloum ne pourra être réduit en captivité dans aucun
des pays soumis au protectorat de la France, et réci-
proquement, aucun habitant de ces pays ne pourra être
réduit en captivité dans le Saloum. »
Cette méthode d'abolition successive, — qui n'était
pas nouvelle, — est ingénieuse. Elle a l'avantage de ne
pas heurter de front les habitudes et les préjugés des
indigènes. Au lieu de s'en prendre à l'esclavage, si
profondément ancré dans les moeurs, sous une forme
brutalement négative, elle tend à l'écarter d'une ma-
nière doucement positive. Évidemment, ces populations
acceptent plus facilement l'idée : « Vous ne pouvez
plus être réduits en captivité ; par votre alliance avec
nous, vous êtes libres de droit, partout où flotte le dra-
peau français », que celle-ci : « Nous interdisons l'es-
clavage, vous ne pouvez plus, désormais, posséder des
esclaves. »
Mais cette méthode, pour habile qu'elle soit, est-elle
bien efficace?... Le noir ne saurait généraliser. La so¬
lidarité noire, assez lâche quand elle apparaît, ne dé-
passe pas le cercle de sa famille ou de son village. En
tout cas, elle ne comprend jamais la race. Le noir en-
tend bien qu'en vertu de nos traités, par son alliance
avec nous, il ne peut plus être réduit en captivité lui-
même; mais il ne saurait admettre qu'il y a réciprocité,
il n'entend pas la conséquence qu'il ne peut, de son
côté, posséder des esclaves.
Au Soudan, dans le même temps, des mesures étaient
prises, plus ou moins heureuses.
L'ordre du 2 avril 1890 prescrit que les captifs
employés par l'État pourront se libérer. Celui du
13 mai 1890, rappelé ensuite par celui du 13 juin 1891,
prévient les Européens ayant des captifs, qu'ils ont
achetés ou qu'on leur a confiés après des colonnes,
qu'ils ne peuvent les forcer à rester avec eux et qu'ils
doivent les faire libérer avant de quitter le Soudan.
Enfin, l'ordre général du 11 juillet 1891 établit que les
captifs évadés qui se présenteraient comme tirailleurs
ne pourront plus être réclamés un mois après leur éva-
sion.
Mais on permet encore les marchés de captifs. Mieux,
on contrôle et on enregistre les transactions, puisque le
commandant de cercle prélève l'oussourou ou dixième.
«
Chaque fois qu'un convoi de captifs, sous la conduite
d'un dioula, passe dans un cercle, il est contraint d'en
faire la déclaration au commandant et d'acquitter l'im-
pôt, un captif sur dix, ou sa valeur en argent. Le com-
mandant de cercle lui délivre un laisser-passer de fran-
chise pour les autres cercles que doit traverser la mar-
chandise, et porte dans sa comptabilité mensuelle, à la
colonne « captifs », le nombre des esclaves importés ou
exportés et les sommes perçues » (1).
Le 12 février 1892 est promulgué le décret portant
exécution de l'Acte général de la conférence de
Bruxelles.
Les 17 nations participantes déclarent tout d'abord,
par l'organe de leurs représentants, être a également
(1) E. GUILLAUMET. L'Esclavage au Soudan, p. 124.

animées de la ferme volonté de mettre un terme aux
crimes et aux dévastations qu'engendre la traite des
esclaves africains, de protéger efficacement les popula-
tions aborigènes de l'Afrique et d'assurer à ce vaste
continent les bienfaits de la paix et de la civilisa-
tion ».
En conséquence, l'Acte renouvelle et fortifie toutes
les dispositions qui ont été prises déjà pour réprimer la
traite.
ART. 7. Tout esclave fugitif, qui, sur le conti-
« — la protection des Puissances signa-
nent, réclamera
taires, devra l'obtenir et sera reçu dans les camps et
stations officiellement établis par elles ou à bord des
bâtiments de l'État naviguant sur les lacs et rivières....
« Les stations et les bateaux privés ne sont admis à
exercer le droit d'asile que sous la réserve du consen-
tement préalable de l'État.
« ART. 17. —Une
surveillance rigoureuse sera orga-
nisée par les autorités locales dans les ports et les con-
trées avoisinant la côte, à l'effet d'empêcher la mise en
vente et l'embarquement des esclaves amenés de l'in-
térieur, ainsi que la formation et le départ vers l'inté-
rieur de bandes de chasseurs d'hommes et de mar-
chands d'esclaves.
«
Les caravanes débouchant à la côte ou dans son
•voisinage, ainsi que celles aboutissant à l'intérieur dans
une localité occupée par les autorités de la Puissance
territoriale, seront, dès leur arrivée, soumises à un con-
trôle minutieux quant à la composition de leur person-
nel. Tout individu qui serait reconnu avoir été capturé
ou enlevé de force ou inutilité, soit dans son pays na-
tal, soit en roule, sera mis en liberté.
ART. 18. — Dans les possessions de chacune des
«
Puissances contractantes, l'administration aura le de-
voir de protéger les esclaves libérés, de les rapatrier si
c'est possible, de leur procurer des moyens d'existence
et de pourvoir en particulier à l'éducation et à l'établis-
sement des enfants délaissés.
«
ART. 29. — Tout esclave retenu contre son gré à
bord d'un bâtiment indigène aura le droit de réclamer
sa liberté. Son affranchissement pourra être prononcé
par tout agent d'une des Puissances signataires à qui le
présent Acte général confère le droit de contrôler l'état
des personnes à bord des dits bâtiments. »
Le 13 avril 1892, le sous-secrétaire d'État des colonies
adresse au gouverneur une dépêche au sujet de l'appli-
cation de l'Acte général :
«
Déjà,par l'Acte général de Berlin, du 26 février 1886,
les Puissances s'étaient engagées à réprimer la traite
dans le bassin conventionnel du Congo. Mais pour ne
pas conserver à cette déclaration le caractère d'une ma-
nifestation platonique, il fallait la généraliser et la sanc-
tionner par une série de mesures qui eussent pour effet
d'entraver partout le trafic des esclaves et de rendre
impossibles les opérations de traite.
«
La Chambre des députés et le Sénat ont autorisé,
les 22 et 26 décembre derniers, la ratification de l'Acte
général et de la Déclaration du 2 juillet 1890. Par dé-
crets du 2 janvier et du 12 février 1892, M. le Prési-
dent de la République a consacré cette ratification...
»
Suivant l'expression du rapporteur de la Commis-
sion de la Chambre des députés, ils constituent
l'effort le plus considérable qui ait été encore fait par
les nations civilisées contre une des pires formes de la
barbarie. »
En exécution des prescriptions de l'Acte général,
plusieurs convois d'esclaves sont arrêtés en 1893 par
Guédel, bour Saloum, le teigne Tanor Gogne et l'admi-
nistrateur de Matam.
Mais des difficultés surgissent.
Là encore, certaines personnalités de Saint-Louis in-
terviennent en faveur des négriers.
L'enquête révèle qu'ils ont fait des avances aux né-
griers qui se disent même leurs amis.
Le motif de cette intervention s'avère : ils craignent
de ne pas rentrer dans leurs avances ; mais ils donnent
d'autres raisons : « Cette affaire intéresse au plus haut
point le commerce sénégalais, car il faut bien considérer
que si les régions qui fournissent en récoltes d'arachides
ne peuvent plus s'alimenter de travailleurs, ce ne sont
pas les propriétaires de lougans qui se livreront eux-
mêmes à la culture ; par suite, les principales
res-
sources de la colonie seront taries. »
Il leur fut répondu comme il convenait, que nous
pouvions faillir prescriptions de l'Acte ne
de Bruxelles.
aux
« Il est
indiscutable, ajoutait le directeur des affaires
indigènes, que les marchands d'esclaves perdent à ce
progrès comme perd le propriétaire dont le captif se ré-
fugie à Saint-Louis, comme y perdirent davantage les
négriers que naguère on capturait sur mer. Mais leur
sort est-il digne de pitié et peut-on dire qu'ils soient vic-
times d'une spoliation?... Il n'est d'ailleurs pas à
craindre que, par suite des mesures d'humanité adoptées
par les chefs, la population du Sénégal diminue et que
la terre cesse d'être cultivée faute de bras. La race
noire est assez prolifique pour assurer l'avenir de ce
côté, si on lui assure la paix ; et l'interdiction du trafic
d'esclaves dépeuplera certainement moins le pays que
les razzias de dioulas. »
Eu principe, la confiscation des captifs ne devait pas
profiter au chef qui l'avait faite. Les captifs devaient
être libérés aussitôt. Seulement, le chef de la province
avait à leur procurer la subsistance, les instruments de
travail des terres à cultiver et une case, et les affran-
chis, de leur côté, lui devaient le produit de leur travail
durant une année. Après, ils devenaient propriétaires
de tout ce qui avait été mis à leur disposition.
Mais, en fait, il en fut autrement. L'anti-esclavagisme
des chefs était de trop fraîche date, ils considérèrent
les captifs saisis comme leur appartenant, et il fut im-
possible de leur faire entendre qu'ils n'étaient que des
tuteurs provisoires.
Le 22 novembre 1893, l'administrateur de Matam
avait télégraphié : « Prière de donner instructions sur
ce que dois faire quand marchands d'esclaves Soudan
arrivent ici avec laisser-passer signé partout, sur lequel
est inscrit nombre captifs qu'ils amènent. »
Il lui fut répondu le jour même :
Laissez passer comme si ignoriez leur passage
« et
en vous gardant de viser laisser-passer. »
C'était évidemment ce qu'il y avait de mieux à faire
quand on ne pouvait agir énergiquement.
On voit par là où en sont les choses à cette époque.
A Kayes et à Médine, il y a encore des marchés publics
d'esclaves.
On n'est pourtant pas inactif au Soudan.
La libération par engagement dans les troupes régu-
lières est autorisée.
L'ordre du 2 mars 1893 prescrit que les captifs
échappés de chez les Maures et Touareg ne doivent
être jamais rendus.
L'ordre du 2 mai de la même année oblige le maître
à libérer le captif qui lui offre 300 francs. Plus tard,
dans la pratique, celte rançon fut réduite à 200 francs.
Sans doute, il est assez rare, et pour de multiples
raisons, dont l'insouciance du noir n'est pas une des
moindres, de voir un captif se racheter lui-même ; mais
il était bon d'affirmer la possibilité de la liberté pour
tous par la volonté et l'effort.
En somme, il arrivait assez souvent qu'un captifétait
racheté par sa famille. Un fils rachetait sa mère, puisque
c'est la condition de la mère qui entraîne celle de l'en-
fant ; on rachetait son frère pour avoir un héri-
tier, etc... La vanité aussi entrait en jeu.
En 1894, M. le gouverneur de Lamothe réussit à
faire accepter aux chefs toucouleurs du Fouta l'idée
d'une transformation de leurs captifs à vie en simples
tenanciers engagés à temps. Les nouveaux affranchis
devaient cultiver, pendant 10 ou 12 ans, moyennant
redevance, les terrains que leur distribueraient leurs
anciens maîtres. Après quoi, ils eussent été libérés com-
plètement. L'idée fut acceptée d'emblée ; mais elle ne
fut jamais appliquée, que nous sachions.
Après les colonnes, on distribue encore, couramment,
les prisonniers comme captifs. Voici qui en fait foi,
d'après le journal du poste de Matam d'octobre 1894:
«
Abdou Ciré, du village de Kamel, chef Ibra Abdoul,
porte une réclamation. D'après la coutume du pays,
après une colonne, la moitié du butin est pour le chef
du canton et l'autre moitié pour le volontaire qui a
fait le butin. Or, Abdou Ciré ayant fait 13 prisonniers à
Samécouta, il lui en revenait 6 1/2 et autant à Ibra
Abdoul. Cependant Abdou Ciré n'en aurait eu que cinq,
M. II... en aurait gardé 4 pour lui et en aurait donné 4 à
Elfeki Amadou Yoro, chef du N'Guenar qui n'avait
droit à rien. Je réponds à Abdou Ciré que, du moment
qu'il a eu 5 captifs pour sa part, je ne reçois pas sa
plainte, et qu'Ibra Abdoul touchant une pension de
3.000 francs n'a droit à aucune part dans les captifs
faits dans une colonne dont il ne faisait pas partie. »
Nous avons vu qu'au Soudan la pratique était courante.
Quand l'administrateur d'un cercle, après une co-
lonne, avait fait une telle répartition de captifs, même
quand il n'en gardait point pour lui-même, il manquait
peut-être d'autorité pour imposer à ses administrés le
respect égal de la personne humaine. Ainsi, on réédi-
fiait — aisément — d'un côté ce qu'on détruisait —
avec quelles peines ! — de l'autre.
Ce qui ne laissait pas aussi d'amener la confusion
dans l'esprit simpliste des noirs, c'était la différence de-
régime que la prudence politique nous invitait alors à
établir dans les divers pays soumis à notre autorité.
Comment pouvaient-ils considérer sérieusement comme
délit ou crime ici ce que nous tolérions ailleurs ?... Les
affaires de traite jugées à Saint-Louis manifestèrent
maintes fois ces contradictions bizarres. Ne vit-on pas,
par exemple, des Maures, vendeurs de captifs, compa-
raître comme témoins à charge contre leurs ache-
teurs ?
L'effort civilisateur ne se peut circonscrire. La liberté
ne peut coexister avec l'esclavage. Il faut que l'un em-
porte l'autre.
En 1894, il y eut 1248 captifs libérés par nos soins,
et 1438 en 1895.
Notre champ d'action s'élargit toujours. La campagne
du Dahomey se termine par le traité du 29 janvier 1894
qui interdit le commerce des esclaves. Par le fait même
de notre occupation effective, les monstrueuses bouche-
ries d'esclaves qui accompagnaient les fêtes des Cou-
tumes ne se renouvelleront plus.
La traite et les marchés de captifs sont abolis dans
tout le Soudan par l'ordre général local du 47 mai 1895,
suivi de la circulaire du 22 juillet 1895, qui fut rappe-
lée par la circulaire du 27 janvier 1899.
Cet ordre produit une émotion générale et quelques
protestations. Des fanatiques de ce libre-échangisme
spécial, à Ségou, allèrent jusqu'à offrir en sacrifice à
Allah une jeune captive coupée en morceaux.
Cependant le commandant du cercle de Bamako
écrit : « Les indigènes comprennent que nous visons à
la suppression totale de la captivité : Ceci, disent-ils,
est en contradiction formelle avec ce que nous ont pro-
mis les premiers officiers venus en mission au Soudan
et avec les traités que nos chefs ont signés avec vous.
Tous nous avez promis de ne rien changer à nos usages
et à nos moeurs. »
En 1895, le village de liberté de Timbouctou est
fondé à l'ouest de Kabara. Bar ordre du gouverneur,
vingt pièces de guinée sont prélevées sur l'oussourou
pour parer aux premiers frais de l'établissement.
Tout captif déserteur qui se présente au cercle est
placé provisoirement au village de liberté. L'admission
ne devient définitive que s'il n'est pas réclamé par son
maître dans un délai de trois mois. Il est admis d'office
aussitôt s'il est prouvé qu'il a été l'objet de mauvais trai-
tements lui ayant occasionné des blessures ou s'il n'a
pas été convenablement nourri et habillé par son
maître. En principe, les captifs de nomades et ceux qui
sont vendus sont également admis d'office, ainsi que
ceux qui ont été acquis par des procédés illicites. Des
certificats de liberté sont établis en conséquence.
Le captif évadé admis provisoirement peut être rendu
à son maître quand celui-ci vient le réclamer en per-
sonne, si le captif consent à le suivre ou s'il est dé-
montré que celui-ci n'a pas eu à se plaindre de son
maître.
Les habitants du village de liberté peuvent se grou-
per en famille. Ils sont sous l'autorité d'un chef de
village qui louche une solde de 360 francs, prévue au
budget du service local. Un contrôle des entrées et sor¬
lies est installé au cercle.L'impôt de capitation est perçu,
et le village est inscrit au rôle pour 90 francs. Les
affranchis cultivent les lougans qui leur ont été concé-
dés ; ils ont aussi quelques chèvres et ânes ; ils se
louent également, soit aux particuliers, soit à l'Admi-
nistration pour divers travaux, transports, terrasse-
ments, etc.
Quand ce village fut organisé, en 1895, il comprenait
34 familles avec un total de 142 personnes. En 1903, il
y avait en tout 179 habitants.
C'est là le village de liberté type.
Dans tous les villages de liberté, dont l'organisation
est à peu près analogue, les mariages sont assez fré-
quents. Les formalités sont très simplifiées d'ailleurs.
Le mariage est prononcé devant le commandant de
cercle et le chef de village. Ici, la dot est de 30 francs.
Cette somme, remise au chef de village, sert à l'entre-
tien municipal.
Une dépêche ministérielle de février 1897 provoque,
au Soudan, un ordre local du 17 mars suivant qui
prescrit de remplacer, dans tous les documents, le terme
«
captif » par celui de «
non-libre ».
Au Sénégal, en dehors des territoires d'administra-
tion directe, voici comment il est encore, procédé en
1899, d'après deux lettres adressées par le directeur
des affaires indigènes à l'administrateur du Cayor.
1° « Vous ne devez pas ignorer déjà que cette ques-
tion est une des plus délicates, dans des régions où
l'agriculture et l'élevage sont faits en grands et néces-
sitent un grand nombre de bras... Les sujets des pays
protégés conservent le droit de racheter des esclaves
pour les élever à la condition de serviteurs, lesquels
ne doivent être libérés qu'au cas de sévices graves
dûment constatés. Je ne parle pas des territoires d'ad-
ministration directe, dans lesquels le fait seul d'y être
présents implique la liberté pour tous les captifs, tant
qu'ils y séjournent.
2° « Je dois faire connaître à M. l'administrateur du
Cayor que les libérations de captifs doivent être faites
avec la plus grande prudence, parce que rien n'indis¬
pose plus les populations placées sous notre protecto-
rat. En effet, l'humanité ne commande pas ces libéra-
rations, car, le plus souvent, elles ont pour effet de
faire des captifs libérés des vagabonds sans ressources
et partant dangereux pour la société. De plus, l'état de
captivité est en général très peu pénible chez nos po-
pulations esclaves. Il n'y a donc lieu de libérer des cap-
tifs que dans le cas de sévices extrêmement graves et
dûment constatés. »
Le même écrit encore au même, le 18 mars 1901 :
«
Un captil ne peut être considéré comme libre par le
seul fait qu'il a mis le pied sur le territoire d'un cercle.
Il faut pour obtenir la liberté que le captif demande un
certificat de liberté que le commandant du cercle lui
délivre sous réserve de régularisation par le chef du
service judiciaire. A cette occasion, l'indigène est l'ob-
jet pendant quelque temps d'une surveillance spéciale
qui permet de se rendre compte que l'intéressé n'est
sous le coup d'aucune recherche ou poursuite pour vol
ou délit quelconque. »
Une dépêche ministérielle du 6 janvier 1900 rappelle
aux gouverneurs de l'Afrique occidentale française
« qu'ils ne doivent pas perdre de vue
que la France
doit à ses traditions et à ses principes de rester à la tête
des nations libérales et civilisatrices qui, après avoir pro-
clamé l'abolition de l'esclavage, ont la mission d'en dé-
truire les derniers vestiges ; qu'il importe à l'honneur
de notre pays que dans tous les territoires où notre
domination est assise, les indigènes soient amenés
à renoncer complètement à la pratique de l'esclavage.
Il est surtout essentiel que la traite des esclaves, leur
exportation d'une contrée dans une autre, se heurte à
une surveillance et à une répression d'une sévérité telle
que là où elle existe encore, elle disparaisse à bref
délai. Je n'ai pas besoin d'ajouter que je m'en remets
a votre prudence et à votre expérience pour apporter,
dans les mesures que vous aurez à prendre, les tempé-
raments que comportent le caractère, les coutumes,
les traditions des indigènes placés sous votre adminis-
tration. »
De tous côtés, on s'efforce donc de réprimer les tra-
fies de personnes.
En juillet 1900, dans un rapport, le commandant du
cercle de Nioro écrit : « Il est évident que les habitants
du Fouta viennent acheter dans le cercle des captifs et
le traversent avec des captifs achetés dans d'autres
cercles du haut Sénégal. Les Foutanké agissent avec
de très grandes précautions. « Les pénalités prescrites
contre les coupables par le télégramme de M. le délé-
gué : 15 jours de prison, 100 francs d'amende au
vendeur et à l'acheteur, mise en liberté du captif vendu,
confiscation de son prix, feraient cesser le mal, si
l'on pouvait les appliquer quelquefois. »

On les applique dans cette même année 1900 ; le


chef du poste de San inflige 15 jours de prison à
quatre individus dont deux ont vendu un homme
libre sous prétexte qu'il leur avait volé deux chèvres,
et les deux autres ont volé deux enfants pour les
vendre.
Le tribunal indigène de Koutiala condamne à 10 fr.
d'amende deux individus; l'un pour avoir vendu un
captif à un dioula, l'autre pour avoir acheté deux cap-
tifs.
Ailleurs on est plus sévère.
Le 15 octobre 1900, le tribunal indigène de Bobo
Dioulasso condamne à un an de prison chacun deux
individus qui ont fait le commerce des captifs entre le
cercle et la haute Côte d'Ivoire. Le 5 septembre, le
tribunal indigène de Koury condamne à un an de prison
un individu qui a proposé à une mousso de l'épouser,
s'est fait suivre ainsi par elle et l'a vendue ; le 14 juillet,
3 mois de prison à un individu qui a donné son jeune
frère orphelin en nantissement d'une dette de 17.000
cauris; le 17 octobre, à divers, un an de prison pour
avoir vendu des hommes, 15 jours de prison pour avoir
acheté un captif volé, 3 ans de prison pour avoir tué
un captif, etc.
Ces affaires sont nombreuses, dans tous les cercles
du territoire militaire. Le plus souvent, les tribunaux
indigènes seraient portés à une indulgence encoura¬
geante pour de tels crimes, si les commandants de
cercle n'y tenaient la main.
Le 1er février 1901, le délégué du gouverneur géné-
ral dans les territoires du Haut Sénégal et Moyen Ni-
ger adresse une circulaire aux commandants de cer-
cle ;
«
J'ai remarqué que, dans l'établissement du rôle
d'impôt pour l'année 1902, quelques-uns d'entre vous
avaient tracé un tableau pour le recensement des gens
libres, un autre pour celui des captifs ou non-libres...
Cela paraît consacrer officiellement un étal de choses
social absolument opposé à toute idée de civilisation...
Vous n'ignorez pas, en effet, que nous ne pouvons
reconnaître la condition dans laquelle sont compris les
gens appelés captifs, esclaves ou non-libres. Si nous
sommes obligés de supporter encore dans quelques
cas cette organisation si chère aux noirs, nous devons
aux traditions de la France républicaine de prendre
peu à peu des mesures destinées à faire disparaître
cette plaie séculaire... »
Il faut croire que cette recommandation ne fut pas
toujours suivie comme il eût fallu, puisqu'il y eut en-
core, le 1er août et le 20 décembre 1905, deux circu-
laires du gouverneur par intérim du Haut Sénégal et
Niger pour la rappeler :
1° « M. le gouverneur général vient d'appeler mon
attention sur l'emploi qui est fait, dans une colonie voi-
sine, de formules imprimées de patentes de colporteurs
revêtues d'une mention relative au nombre d'hommes
libres et d'hommes non-libres dont ceux-ci sont accom-
pagnés... M. le gouverneur général s'exprime ainsi à
ce sujet : « La mention d'hommes non-libres voyageant
avec les dioulas a pu avoir sa raison d'être pour la sur-
veillance des opérations de ces marchands ambulants à
une époque déjà relativement ancienne où le rachat in-
dividuel des captifs étant réglementé officiellement et la
patente de liberté étant considérée comme nécessaire à
la constitution de la liberté des individus, l'état de cap-
tivité se trouvait implicitement reconnu dans des con-
ditions déterminées ; mais il importe aujourd'hui de
faire disparaître de façon absolue toute cause d'équivoque
sur cette grave question. »
2° « M. le gouverneur général a appelé mon atten-
tion sur l'emploi, dans plusieurs procès-verbaux d'in-
terrogatoire annexés à des dossiers de jugements rendus
par les tribunaux indigènes des expressions » captifs
« non-libres » ou autres termes
analogues. J'ai l'hon-
neur de vous rappeler à ce sujet les instructions sur le
fonctionnement de la justice indigène qui invitent les
tribunaux indigènes et, a fortiori, les tribunaux français
à ne pas tenir compte dans leurs jugements de la pré-
tendue qualité de captif par opposition à celle d'homme
libre. De telles mentions, si elles étaient tolérées, pour-
raient permettre de supposer, en certains cas, et con-
trairement à la vérité, que nous reconnaissons judiciai-
rement l'état de captivité. »
En Guinée française, on est plus en retard. Nous
occupons cette colonie depuis peu, et la difficulté des
moyens de communication rend la surveillance presque
impossible et l'action administrative inefficace.
Jusqu'en 1902, aucune mesure sérieuse n'est prise
dans cette colonie, ni contre l'esclavage ni môme contre
la traite. Comme l'écrivait alors le gouverneur par in-
térim au gouverneur général, « le voisinage de Sierra
Leone, où malgré l'affectation de philanthropie anglaise
on ne semblait pas agir pour la répression, et de la
colonie portugaise de Guinée, rendait fort difficile
d'édicter des prescriptions d'une véritable efficacité... »
D'autre part, tant que le service judiciaire ne fut pas
organisé, on pouvait frapper les trafiquants de fortes
amendes et les emprisonner arbitrairement pour un
longtemps ; mais une fois le service judiciaire installé
avec des vérifications de registres d'écrou, des visites
de prison, etc., il devenait impossible de recourir à ce
système qui, pour pratique qu'il fût et en somme non
inhumain, n'en constituait pas moins une illégalité de-
vant conduire son auteur à une accusation en séques-
tration, ou tout au moins en attentat à la liberté indivi-
duelle. »
Néanmoins, il faut agir. Le gouverneur par intérim
adresse une circulaire confidentielle aux administra-
teurs de la colonie :
«
Depuis quelque temps, il m'est donné de remar-
quer que les ventes des esclaves par leurs maîtres,
les rapts d'esclaves, et même de gens libres, par des
gens qui vont les vendre, semblent se multiplier sur
divers points de la colonie.
«
D'une façon non équivoque nous avons à maintes
reprises déclaré à nos protégés que si, en raison de nos
promesses de respecter leurs us et coutumes, nous
n'interviendrions pas dans la question de leurs serfs
(sauf si de sérieuses considérations d'humanité nous en
faisaient un strict devoir), en revanche nous ne saurions
tolérer que, sous une forme quelconque, le commerce
de l'esclavage reprît dans les territoires soumis à notre
action politique.
« J'ai l'honneur de vous inviter à prendre les me-
sures nécessaires pour que les tribunaux indigènes
puissent se saisir dans l'avenir des crimes de cette
espèce. A la réception de la présente circulaire, vous
voudrez bien réunir les chefs de provinces, districts,
cantons du territoire placés sous votre direction, et vous
leur ferez connaître que la vente des individus, qu'il
s'agisse de gens déjà réduits en servage ou de gens
libres, doit être comprise parmi les crimes que pu-
nissent leurs lois. Les guidant dans l'établissement des
peines, vous les inviterez à décider que la vente par
son maître d'un individu déjà réduit en servage sera
punie de cinq années d'emprisonnement ; la vente d'un
individu de condition libre de huit années, et que si la
circonstance de rapt peut être relevée, la vente n'eût-
elle pu être consommée, et quelle que soit la condition
de la victime, la peine sera de dix ans de prison au-
moins, sans préjudice des pénalités qu'il pourrait y
avoir lieu d'appliquer pour des circonstances accompa-
gnant le crime principal comme coups et blessures,
vols d'objets ou animaux, etc. Il va de soi que le don
qui servirait à dissimuler les ventes est assimilable à
la vente. »
Gomme il fallait s'y attendre, certains chefs profité¬
rent de ces assemblées pour manifester leur méconten-
tement, notamment dans le cercle de Dubréta. L'un
d'eux s'écria devant 128 notables réunis : Les Fran-
«
çais veulent le malheur des noirs ; il n'est pas noir
un
qui ne soit disposé à mourir plutôt que de supporter
les persécutions qu'on leur inflige. Nos lois règlent les
questions entre maîtres et esclaves, — elles sont suffi-
santes. Si vous voulez en édicter de nouvelles, appli-
quez-les vous-mêmes ; mais ne demandez pas à nos
tribunaux de le faire. » Un autre chef déclara : « Le

Sousou libre a le droit de vendre le captif qui lui ap-
partient ; son captif, c'est sa monnaie. »
Quelques almamys furent révoqués simplement,
d autres condamnés,
en outre, à 15 jours de prison et
100 francs d'amende.
Les populations du Fouta-Djallon, dans leur grande as-
semblée des chefs et notables tenue à Timbo, le 13 juillet
1897, avaient d'ailleurs admis déjà, dans leur législation,
que le fait de se livrer au commerce des captifs constitue
un crime qui peut, suivant les cas, être puni de 5 à
8 années d'emprisonnement. Mais ceux-là mêmes qui
avaient signé la convention,—Alpha Yaya par exemple,
— ne se privèrent point de la violer constamment.
En 1903, en Guinée, l'Administration reconnaît en-
core, en fait, l'institution de l'esclavage, puisqu'elle se
charge de remettre aux propriétaires des captifs em-
ployés aux travaux du chemin de fer la part des salaires
que l'usage esclavagiste leur attribue.
Enfin, un arrêté local du 9 décembre 1903, pris en
conformité du décret du 30 septembre 1887, intervient
pour fixer la pénalité dans les limites réglementaires de
1 à 100 francs d'amendes et de 1 à 15 jours de prison,
sans préjudice des poursuites auxquelles pourraient
donner lieu, devant les tribunaux compétents, les cir-
constances de rapt, vol, violences, etc.
A la Côte d'Ivoire, la traite a perdu beaucoup de
importance depuis la prise de Samory. son
Au Dahomey, une circulaire du lieutenant-gouver-
neur, du 20 décembre 1901, appelle l'attention des
fonctionnaires sur la traite clandestine.
Au Soudan, le délégué du gouverneur général adresse
une nouvelle circulaire aux commandants de cercle, le
11 octobre 1903.
«
J'ai décidé de prendre des mesures effectives afin
d'arrêter à tout jamais le honteux trafic des noirs qui
se pratique encore trop facilement dans nos colonies.
Le gouverneur du Soudan français, à la date du 17 mai
1895, avait déjà pris des dispositions contre les mar-
chands de chair humaine ; malheureusement, son arrêté
ne fut pas appliqué et resta lettre morte après son dé-
part. Cependant cet arrêté n'a jamais été abrogé...
»
A l'avenir, toute caravane de captifs de traite des-
tinés à être vendus, provenant de n'importe quel point
de la colonie, devra, dès qu'elle vous sera signalée,
être mise en état d'arrestation, les captifs seront libé-
rés et placés dans un village de liberté, les maîtres pu-
nis de 15 jours de prison, d'une amende de 100 francs
par captif, et de la confiscation de leur marchandise...
Je ne doute point que nous portions ainsi un coup fatal
à ce honteux trafic, qui a tout récemment attiré l'at-
tention des inspecteurs des colonies et dont le dépar-
tement nous recommande la suppression à l'aide de
moyens prudents, sans danger pour la tranquillité du
pays. »
Même au Sénégal, le placement des affranchis mineurs
donnait encore lieu à des abus. Dans un rapport adressé
au gouverneur général, le 20 décembre 1900, le chef
du service judiciaire écrit : « Ces abus, la justice n'a
pu jusqu'ici efficacement les empêcher, parce qu'elle
se trouve complètement désarmée : couramment les
personnes à qui des mineurs affranchis ont été confiés
par le chef du service judiciaire en disposent au profit
d'autres personnes ou les déplacent, sans jamais aver-
tir le tuteur officiel. L'enfant se transmet ainsi, se donne
comme un meuble ou un animal, et l'on peut toujours
se demander s'il n'y a pas eu une véritable vente dissi-
mulée. Les noirs, en général, et même certaines per-
sonnes du pays se gardent bien d'expliquer aux jeunes
affranchis qu'ils leur sont simplement et provisoire-
ment confiés. Ils s'appliquent, au contraire, à leur per¬
suader qu'ils les ont achetés avec le consentement du
Gouvernement, qu'ils sont leurs esclaves, leurs choses
jusqu'à leur mort. Dans leur hâte de réaliser le profit
escompté longtemps d'avance, ils livrent les filles en
mariage au premier venu, avant même qu'elles soient
nubiles, sans les consulter et sans avertir le tuteur of-
ficiel. Ils vont jusqu'à disposer des enfants de la mi-
neure, qu'ils ont quelquefois poussée à la prostitution,
et les distribuent aux quatre coins du pays, à des pa-
rents ou à des amis, comme l'on ferait du croit d'un
troupeau... Combien de ces malheureuses, âgées de 20
à 30 ans, sont venues au Parquet se plaindre de mau-
vais traitements subis et me demander de les proté-
ger !... »
Et il ne faut pas croire que ces faits soient exception-
nels ou anciens...De 1898 à 1904, on introduit encore,
annuellement, 200 enfants à Saint-Louis, — ce qui veut
dire le triple, car la plupart ne sont pas déclarés au
Parquet. Ces enfants sont achetés aux Maures, qui eux-
mêmes les volent en vue de ce trafic. Il était urgent de
mettre un terme à ces pratiques. Ce fut l'objet des
arrêtés du 24 novembre 1903 et du 1er octobre 1904,
le premier déterminant la situation des mineurs déli-
vrés de la condition de captivité ; le second chargeant
le secrétaire général du gouvernement du Sénégal de
la tutelle des mineurs affranchis.
L'arrêté du 24 novembre 1903 fut bientôt suivi d'une
circulaire aux lieutenants-gouverneurs :
«
Il ne me parait pas, disait le gouverneur général
par intérim que les efforts tentés depuis 50 ans aient eu
tous les effets désirables. Nos progrès à travers le conti-
nent africain ontété si rapides que nos règles d'humanité,
nos principes de civilisation n'ont pu suivre la conquête
d'un pas égal et pénétrer entièrement des populations en
proie à la barbarie depuis nombre de siècles. Les difficul-
tés dé la lâche peuvent retenir notre attention, elles ne
doivent pas nous empêcher de l'entreprendre. Aussi
bien, pour ne prendre qu'en pleine connaissance de
cause les mesures de nature à supprimer dans toute
l'étendue de l'Afrique occidentale française toute trace
de l'ancienne condition d'esclavage, vous prierai-je de
procéder à une enquête approfondie sur les vestiges de
cette institution qui demeurent encore en pratique
parmi les populations que vous administrez. »
Une autre circulaire était adressée en même temps
aux commandants des cercles de la Sénégambie-Niger,
qui avait son retentissement dans toutes les autres
colonies :
«
Vous éviterez de créer une propagande qui risque-
rait de provoquer, chez les indigènes vivant encore à
l'état de captivité, un mouvement de caractère collectif
ou général en vue duquel toutes les dispositions ne
sont point encore arrêtées. Une agitation de cette nature
n'aiderait d'ailleurs en rien à résoudre plus rapidement,
cette question. Mais en attendant que la conclusion de
cette vaste enquête, poursuivie à la fois dans toute
l'étendue de l'Afrique occidentale française, permette
au chef de la colonie de décider et de promulguer les
mesures qu'il jugera utiles, vous ne devez point vous
désintéresser des cas isolés qui peuvent se produire
dans votre cercle et en ajourner la solution. Vous ne
perdrez pas de vue que, si la prudence dans la mise en
oeuvre d'une réforme aussi importante est commandée
par des considérations d'ordre politique et économique,
le respect des droits de ceux qui revendiquent leur li-
berté n'est pas moins de principe essentiel. Vous n'hé-
siterez donc pas à rejeter de façon absolue toute récla-
mation de prétendus maîtres qui invoqueraient des
droits au titre de captivité sur la personne d'autres
indigènes quels qu'ils soient. Vous les préviendrez que
toute entreprise destinée à s'emparer de ceux qu'ils di-
raient être leurs captifs, toutes voies de fait exercées
contre eux les exposeraient à des poursuites judiciaires.
A ceux qui viendraient se plaindre de leurs maîtres ou
simplement réclamer leur liberté, vous expliquerez,
s'ils sont majeurs ou tout au moins en état de com-
prendre suffisamment leur situation et de se suffire,
qu'ils sont libres de droit et que l'autorité française.
fera respecter leur liberté.
« S'il s'agit d'enfants qui, par suite de leur trop jeune
âge, ne pourraient comprendre leur état ni pourvoir par
eux-mêmes à leur existence, vous devrez les remettre
à leurs parents, si ceux-ci peuvent être retrouvés et
s'ils ne sont point indignes de garder leurs enfants.
Dans le cas contraire, vous m'en référerez pour que je
puisse prendre à leur égard toutes dispositions utiles.
«
Mais il ne sera point nécessaire de leur délivrer ou
de demander des patentes de liberté.
«
La possession de ces documents sembleraitindiquer,
en effet, que ceux-là seuls qui l'ont obtenue sont reconnus
libres moyennant des conditions déterminées et que
d'autres qui ne rempliraient pas les mêmes formalités
pourraient être considérés comme maintenus à l'état de
captivité avec le consentement de l'autorité française.
Il importe de faire disparaître cette équivoque. La li-
berté individuelle est de droit naturel ; elle n'est pas
proclamée par nos lois, et le gouvernement de la colo-
nie a le ferme désir, autant que le devoir, d'en mainte-
nir à tous la possession et l'exercice. »
Les patentes de liberté furent supprimées définiti-
vement par l'arrêté du 9 juin 1904, qui déclare rap-
portées les dispositions des arrêtés des 5 décembre 1857
et 11 octobre 1862,
«
Les deux arrêtés de 1857 et 1862, dit le rapport
du lieutenant-gouverneur du Sénégal, constituaient, au
moment où ils furent signés, un réel progrès sur l'état
de choses antérieurement existant. Ils assuraient aux
esclaves, désireux de profiter, en dépit des chefs du
pays, de la loi libératrice de 1848, une protection
efficace contre les poursuites et les reprises de leurs
anciens maîtres et lesplaçaient d'une façon en quelque
sorte tangible sous la protection de la France. Aujour-
d'hui, de telles mesures ne se justifient plus, puisque
partout l'administration française est assez forte pour
assurer une protection efficace à ceux qui l'invoquent. »
Là où il n'y a plus d'esclaves, il n'est pas besoin de
lettres d'affranchissement. Et désormais, il n'y a plus,
nous ne reconnaissons plus d'esclaves en Afrique oc-
cidentale française.
Il est des régions pourtant où l'oeuvre n'est pas
assez
avancée encore pour qu'on ne facilite point les tran-
sitions nécessaires. En Guinée, par exemple, on a cru
devoir maintenir encore la patente de liberté sous forme
d'un certificat d'identité ; mais ce n'est que pour un
temps.
En 1903, une fillette avait été achetée aux Maures qui
l'avaient volée par un employé de commerce, le sieur
P..., de Saint-Louis. La mère l'ayant réclamée en vain
porta plainte. P... avait déjà cédé la fillette pour 250 fr.,
il l avait achetée 225, —au sieur Ahmadou Fall.

Tous deux furent poursuivis. P... était coutumier du
fait.
Néanmoins, la Chambre des mises en accusation de
l'A. O. F. conclut à l'acquittement des inculpés, le
18 août 1904, parce que la loi du 4 mars 1831 ne vise
que la traite par mer.
Le gouverneur général ayant demandé au procureur
général de la Cour d'appel de se pourvoir en cassation
contre cet arrêt, la Cour suprême rejeta ce pourvoi
pour les mêmes motifs.
La jurisprudence étant définitivement établie, il im-
portait plus que jamais de compléter une législation
qui s'avérait insuffisante. C'est ce qu'a fait le décret
répressif du 12 décembre 1905 dont voici les deux pre-
miers articles :
« ARTICLE PREMIER. — Quiconque, sur les territoires
de l'Afrique occidentale française et du Congo français,
aura conclu une convention ayant pour objet d'aliéner,
soit à titre gratuit, soit à titre onéreux, la liberté d'une
tierce personne, sera puni d'un emprisonnement de
deux à cinq ans et d'une amende de 500 à 1.000 francs.
La tentative sera punie comme le délit. L'argent, les
marchandises et autres objets ou valeurs reçus en exé-
cution de la convention ou comme arrhes d'une con-
vention à intervenir seront confisqués.
« ART. 2. — Sera puni des mêmes peines le fait
d'introduire sur les territoires de l'Afrique occidentale
française et du Congo français des individus destinés à
faire l'objet de la convention précitée, ou de faire sortir
ou tenter de faire sortir des individus do ces territoires
en vue de la dite convention à contracter à l'étranger. »
Les gouverneurs ont dû, d'ailleurs, recommander à
leurs agents tout le tact qui convient dans l'application
de ce décret, afin de ne pas « jeter dans l'esprit de nos;
protégés des inquiétudes injustifiées et de nature à.
compromettre la tranquillité publique ». C'est dire avec
quelles précautions on agira. Et c'est une recommanda-
tion qui n'est pas à faire aux fonctionnaires, même co-
loniaux.
Quoi qu'il en soit, la tâche n'est pas terminée. Elle-
se doit poursuivre dans les régions éloignées où nous
pouvons exercer une action directe et où l'esclavage-
existe encore, aggravé par la traite.
C'est en étendant l'influence française que nous ré-
trécirons le champ esclavagiste. Nous pouvons dire,
aujourd'hui, depuis 1903 surtout, que l'Afrique occi-
dentale française est à la tête du mouvement anti-escla-
vagiste en Afrique.
Et si des faits de traite s'y produisent encore, prin-
cipalement dans les régions frontières, cela tient sur-
tout à la tolérance excessive des colonies étrangères
pour ces pratiques.
Il est avéré que dans le sud de l'État libre du Congo,
par exemple, des captifs sont recrutés pour les îles por-
tugaises de San Thomé et Principe et les plantations de
canne à sucre de l'Angola, bien que la traite y ait été
abolie en 1878. En 1905, une réclamation dut être
adressée au Portugal par lord Lansdowne pour lui-
rappeler les termes de l'Acte général de Bruxelles. Le
consul anglais de Loanda, dans son rapport de 1901,
signalait qu'il y avait 25.585 noirs esclaves employés,
dans les plantations de cacao de San-Thomé et que la
mortalité était si considérable que les traitants devaient
constamment faire chercher des recrues fraîches dans
l'intérieur de l'Angola. En 1901, 4.752 esclaves furent
ainsi importés, et ce nombre était inférieur à la demande
des planteurs portugais. Les esclaves se pavent 16 li-
vres sterling, et les prix se sont élevés tout dernière-
ment à 35 ou 40 livres.
La conséquence, c'est que, lorsque nos administra¬
teurs répriment des faits de traite, les villages émigrent
dans la colonie voisine. C'est ce qui s'est passé, par
exemple, dans le Rio-Nunez, en 1903 : à la suite de
mesures de rigueur prises contre l'esclavagisme, plu-
sieurs villages de Nalous, maîtres et esclaves, passè-
rent en Guinée portugaise.
Cela se produit sur la frontière de Libéria où il
existe de nombreux marchés d'esclaves.
L'Angleterre elle-même ne nous facilite pas toujours
notre tâche et accueille trop facilement dans ses colo-
nies les marchands d'hommes qui s'y réfugient et les
peuplades esclavagistes qui y émigrent pour échapper
aux exigences de la liberté civilisatrice. En 1903, le
gouverneur général ayant demandé au gouverneur de
la Gambie anglaise l'extradition de Moussa Molo, ancien
almamy du Firdou, — que nous poursuivions pour de
•nombreux crimes esclavagistes compliqués de vio-
lences, meurtres, incendies de villages, populations
emmenées enchaînées, l'extradition fut refusée.

L'esclavage n'a été aboli à Zanzibar que le 1er oc-
tobre 1907.
Tout récemment l'East Africain Standard révélait
que « des esclaves sont enlevés et exportés des terri-
toires portugais, italien, allemand, et même britan-
nique, vers le golfe Persique. Des expéditions esclava-
gistes organisées se font entre le Soudan anglo-égyptien
et l'Abyssinie pour alimenter les marchés d'esclaves
tenus dans la région de Godjan. »
D'autre part, les Maures, on le sait, sont de grands
pourvoyeurs d'esclaves. Dans les villes de l'intérieur,
les esclaves s'achètent à la criée. Le prix d'une jeune
fille négresse y atteint souvent 500 francs, celui d'une
vieille ne dépasse pas 20 francs.
C'est par l'organisation de la Mauritanie, qui se pour-
suit actuellement, qu'on mettra fin à cet état de choses.
Plus haut encore, au Maroc, où la civilisation libéra-
r ice pénétrera bien un jour, dans tous les centres il y
a aussi des marchés d'esclaves, sok-el-abid. Et cela
nous intéresse directement, parce que ces esclaves
(abid) sont des nègres. On se doute d'où ils proviennent.
Le recrutement se fait au Tafilet par des caravanes ve-
nant du Touat et du Soudan. La prise du Touat a
d'ailleurs rendu ce trafic plus difficile déjà.
A Fez, par exemple, les hommes sont vendus 50 à
500 pesetas, les femmes 500 à 2.500. De hauts fonc-
tionnaires comme l'Amin el Moustafadh et Mohtasib
achètent et font revendre des esclaves par des commis
courtiers. Pour la régularisation de la vente, acte est
dressé devant les âdoul entre le dellal et l'acheteur. Au
marché de Fez, l'un des moins importants, on voit
chaque jour six à dix esclaves à vendre...
Au fur et à mesure que nous pénétrerons ainsi dans
les régions de la barbarie, au. nord, à l'est ou au sud de
notre Sénégal, en y apportant l'ordre, la sécurité, la
prospérité, nous y enseignerons le fondamental respect
de la personne humaine, nous y imposerons la liberté
sacrée de l'individu.
Ce sera long ; l'effort dure déjà depuis un siècle ;
mais cela se fera parce que des hommes le veulent. Le
grand oeuvre de la civilisation n'est pas d'un jour. Il
semble qu'il n'avance point quand on ne voit que sa
propre tâche ; mais, avec le recul des ans, on aperçoit
mieux tout ce qui a été réalisé par le concours de toutes
les bonnes volontés, et sa part.
La France, entre toutes, peut être fière de ce qu'elle
a fait pour la liberté et la civilisation, en un siècle,
dans toutes les parties de l'Afrique où elle a pu agir.
Le devoir de persévérer n'en est que plus impératif.

IX. — Gis qui reste a faire : toute l'action sociale


« Les lois françaises ne se trans-
plantent pas étourdiment; elles
n'ont pas la vertu magique de
franciser tous les rivages sur
lesquels on les importe ; il faut
en tout pays, que le présent
compte avec le passé. »
JULES FERRY

Si nous n'avions pas assumé un devoir d'aînesse


l'égard des populations noires qui se sont placées à
sous
notre protection, si nous n'avions pas, vraiment, une
mission civilisatrice à accomplir en Afrique, notre in-
gérence ne se justifierait point. Il n'y aurait qu'à laisser
l'esclavage épuiser toutes ses conséquences, et l'évo-
lution de la société noire, si lente qu'elle apparaisse,
s'effectuer normalement.
L'abolitionnisme sentimental est dupe d'un mol. Il
méconnaît d'abord que l'esclavage fut un progrès, un
facteur important d'autres progrès, et qu'il y a une
abolition qui serait proprement un regrès.
L'esclavage en Afrique est une institution sociale
reconnue, de temps immémoriaux ; l'esclave a un sort
qu'il ne juge pas insupportable.
Il y a, certes, moins d'écart ici entre cet esclave et
son maître qu'en Europe entre le pauvre et le riche,
l'ouvrier et le patron de grande industrie, et surtout
moins d'antagonisme.
C'est du dedans, objectivement, qu'il faut penser les
choses sociales ; ce n'est pas de Paris, avec sa propre
sensibilité, mais de Ségou qu'il faut prononcer sur l'es-
clavage.
Depuis trois ans, on peut dire que la traite, qui se
pratiquait encore jusqu'à Saint-Louis même (affaire
P...), a été radicalement supprimée dans tous nos ter-
ritoires d'administration civile du Sénégal, du Haut Sé-
négal et Niger et du Dahomey. Au fond du Sahel, dans
le coeur du Mossi comme dans l'hinterland du Dahomey,
on ne se lasse point de poursuivre les trafiquants
d'hommes.
Ainsi le captif ordinaire tend à disparaître, puisqu'il
ne se renouvelle plus par la guerre ou la traite et que
les enfants de ce captif deviennent, presque partout,
captifs de case.
Il ne subsiste donc que le captif de case qui, somme
toute, reste captif de son plein gré puisqu'il ne reven-
dique pas sa liberté et n'use d'aucun des moyens qui
sont à sa portée pour se libérer.
Mais il ne faut pas en déduire que l'esclavage dispa-
raîtra par extinction. Il continuera à s'alimenter inté-
rieurement. La traite est une invention européenne.
L'esclavage noir est antérieur à la traite. Il peut lui
survivre. Il n'y aura pas extinction. L'esclavage se
produira en raison même, d'une part, du besoin social re-
auquel il satisfait, d'autre part, de la paix, de la sécu-
rité, de la prospérité que notre administration a éta-
blies.
Le captif de case, qui n'est, en somme, qu'un servi-
teur à contrat d'engagement tacitement prorogé, ou un
vassal, ou un client, est d'autant plus réfractaire à toute
action libératrice qu'il est mieux incorporé à la société
noire. Il est plus facile de libérer un captif de traite
qu'un captif de case, il a été plus facile de supprimer
la traite qu'il ne le sera d'abolir l'esclavage.
Notre action dans les colonies, et particulièrement en
Afrique, est miraculeuse. Nous voulons dire par là que
nous introduisons dans des sociétés qui suivent un cours
régulier le facteur extraordinaire d'une volonté sociale
extérieure pour en précipiter et diriger l'évolution.
Mais ce n'est pas sans quelque désordre, et le désordre
suscite toujours un malaise.
Les puissances qui ont disposé du miracle n'en
ont jamais usé qu'avec prudence, et non sans crainte.
C'est donc se leurrer étrangement que d'être aboli-
tionniste par simple philanthropie, au sens spécial
qu'on a accoutumé de donner à ce mot. Notre volonté
d'émancipation universelle doit s'animer de motifs plus
virils et de raisons plus fortes. Le bonheur ni même la
vraie liberté ne dépendent des arrangements sociaux et
de leurs catégories.
Il ne s'agit point de tirer des individus d'une situa-
tion, où, d'après des Parisiens du XXe siècle, ils doivent
être mal, mais où, d'après eux-mêmes, en réalité, ils se
trouvent aussi bien que possible. Nous n'avons pas à
traiter l'esclavage comme une iniquité exécrable que
nous voulons réparer ou comme un malheur individuel
que nous désirons secourir. En nous efforçant de com-
prendre cette grande institution sociale, nous avons
bien vu qu'elle n'est pas contre le droit.
«
Pour les naturalistes, dit le sociologue Espinas le
droit est consécutif à l'action sociale, il est
un fait
d'opinion. Il n'y a, selon nous, dans la constitution de
l'homme (qui naît) rien qui puisse fonder, par exemple,
le droit de vivre, de se nourrir, de posséder, etc...
Nous allons jusque-là... S'il n'y a rien de transcendant
au fond de la conscience humaine, un enfant n'a de
droits que pour des hommes, et pour des hommes ci-
vilisés ; son aptitude à être une personne morale dé-
pend de la mesure où le droit est reconnu dans le milieu
social où il apparaît. S'il naît fille dans certaines tribus
sauvages, son droit consistera à s'acquitter de tous les
travaux pénibles, à manger des racines et à être battu ;
s'il naît ailleurs du sexe masculin, dans une famille
royale, il aura le droit de vie et de mort sur les autres
membres de la tribu. La société ne se borne pas à dé-
finir et à sauvegarder le droit ; elle le constitue, puisque
le droit n'est pas autre chose que la valeur attribuée à.
la personne humaine dans un pays donné. »
Nous poursuivons donc la disparition complète de
l'esclavage parce que nous inaugurons, décidément, en
Afrique, un statut social qui ne le comporte pas et
parce que nous voulons élever le noir à une humanité
qui ne le supporte point.
Ainsi, nous n'apportons pas aux noirs un bonheur
qu'ils n'ont pas fait eux-mêmes et qu'ils n'ont pas mé-
rité, nous les conduisons, comme le doivent des frères
aînés, à une existence plus digne, à des ambitions plus
humaines.
Nous voulons que leur coopération soit plus produc-
tive, leur activité mieux disciplinée, et partant plus fé-
conde ; que la terre d'Afrique, — au lieu de se laisser
mourir sous le sable envahisseur, — par le labeur in-
telligent et concerté de ses habitants réagissant fasse
vivre plus d'hommes et mieux.
Nous savons bien d'ailleurs, — et il faut avoir la
franchise de le déclarer, — qu'en intensifiant ainsi la
puissance de vivre des noirs, nous augmenterons leur
capacité de souffrir. Mais c'est par quoi ils seront vrai-
ment des hommes.
Si donc, encore une fois, l'esclavage n'est pas ce
qu'on pense en Europe, il n'en existe pas moins une
question de l'esclavage, et beaucoup plus grave même
que ne l'imaginent les philanthropes, puisqu'il y a une
oeuvre de colonisation à accomplir.
Cette question, il la faut résoudre, et par l'abolition
positive.
De nombreuses solutions ont été proposées,, quelques-
unes ont été appliquées. Elles sont empiriques pour la
plupart. On a prohibé, on a réprimé : c'est le plus fa-
cile. Ce n'est pas le plus efficace pour ce qui a de pro-
fondes racines sociales ; ce n'est même pas le plus poli-
tique.
La traite des noirs, qui n'était qu'un brigandage, pro-
bablement importé par les Portugais, a pu être atteinte
aisément par des procédés répressifs; il n'en pouvait
être de même de l'esclavage social. Et puis, le continent
africain est trop vaste pour que nous puissions, même
à l'aide de conventions internationales, exercer par-
tout à la fois, et d'une manière continue, une contrainte
prohibitive, qui serait plus dure à supporter pour les
noirs que le pire esclavage.
Nous venons de voir ce qui a été fait ou tenté, il nous
reste à passer en revue, rapidement, les diverses so-
lutions qui ont été proposées en dernier lieu et dont
quelques-unes sont à l'étude. Si nous n'en retenons ni
n'en présentons aucune autre — et pour cause, — nous
indiquerons à tout le moins en quel sens, d'après quelle
méthode, avec quel esprit il nous paraît possible d'arri-
ver à l'extinction graduelle de l'esclavage, c'est-à-dire,
on l'entend bien, de donner une direction précise, scien-
tifique même, à l'action colonisatrice des Français en
Afrique, qui ne se peut entreprendre sans le concours
libre des indigènes.
1° Par les enfants : — à) Libération des enfants à
naître, ou d'un certain nombre seulement, la moitié
le quart, à partir (dune date fixée à l'avance.
serait-ce point, d'une façon ou d'une autre, arrêter la
repopulation, si nécessaire dans ces contrées ravagées
depuis des siècles par les guerres, les chasses à
l'homme, et les exportations d'esclaves ? Au Brésil
loi du 28 septembre 1871 proclamait que tout enfant une
d'esclaves naissait libre et ne devait ses services au
maître que jusqu'à ses 21 ans; mais l'esclavage avait
là un tout autre caractère.
b) Libération des enfants à naître avec contrats
spéciaux de louage. — Reste à savoir si, en Guinée
portugaise, où ce système est en vigueur, il ne dissi-
mule pas la traite des enfants et n'a pas donné lieu aux
abus des « engagements à temps » et du placement des
«
pupilles ».
c) Affranchissement général des enfants de moins
de 7 ans. — Et les parents ? qui élèvera ces enfants ?
que feront-ils, adultes ?...
Évidemment l'Administration ne peut s'en charger ni
les confier à des tiers. Les électeurs sénégalais à qui on
confiait des « pupilles » les exploitaient indignement ou
même en trafiquaient. On ne saurait espérer mieux des
Bambaras, des Markas ou des Sousous. Ce sera donc
le maître tout désigné, la mère restant sa captive, qui
prendra soin de l'enfant « libéré ». Il exigera ou pren-
dra des compensations. En fait, il n'y aura rien de
changé. Adulte, l'enfant restera dans la case où sa sus-
tente est assurée, et, volontairement ou non, dans la
condition dans laquelle il est né et pour laquelle il a été
formé.
2° Libération à la mort du maître, soit du captif
et de sa famille, soit de ses enfants seulement. —
C'est oublier que les captifs sont, le plus souvent, biens
indivis de la famille. Cette mesure serait à appliquer
pourtant, dans certains cas, pour éviter la dispersion
de la famille du captif par le partage de la succession.
S'il y a déshérence, naturellement, l'affranchissement
s'impose.
3° Rachat de tous les captifs. Moitié par l'admi-

nistration, moitié par le captif; rachat lent, 10 francs
par an, en cinq ans, à prélever sur le travail du cap-
tif.
Rachat par le travail : 1/5e du produit du travail ré-
servé au captif pour ses besoins et les autres 4/5e au
maître jusqu'au payement complet; avec prélèvement
sur le salaire par les soins de l'Administration, par con¬
trats passés entre des gérants d'entreprise et les captifs
sous le contrôle de l'Administration.
Rachat partiel, jour par jour : les captifs ont déjà, en
général, deux jours à eux par semaine, ils rachèteraient
les autres jours, successivement, jusqu'à la libération
totale.
En 1896, à la tribune de la Chambre, on a pu dire
que le rachat serait la reconnaissance du droit de pos-
session de l'homme par l'homme. Rien de plus vrai ; et
avant toutes choses, c'est ce qui doit nous faire rejeter
cette méthode. L'Afrique occidentale française compte
2 millions de captifs. A supposer que l'annonce seule
du rachat ne double pas immédiatement ce chiffre, à
150 francs le captif, cela ferait 300 millions de francs à
trouver : Impossibilité matérielle. Et si on les trouvait,
on servirait mieux la cause de la liberté et de la civili-
sation en les employant à la construction des voies fer-
rées.
D'ailleurs, tous ces systèmes de rachat pèchent par
la base ; ils partent d'une pétition de principe, ils sup-
posent acquis ce qui est en question : que le captif a la
volonté de se racheter, qu'il est prêt à faire quelque
effort en ce sens, que le travail servile peut lui fournir
l'excédent qu'il y faut, toutes choses contredites par
les faits connus. L'esclave ne se peut racheter par le
travail servile, il n'est pas apte au travail libre qui
n'existe pas encore dans la société noire. L'esclave in-
dolent, sans souci, sans responsabilité, sans désir, donc
sans ressort, ne produit que pour ses besoins indispen-
sables, l'amortissement et l'intérêt du capital qu'il re-
présente, et son activité ne peut dépasser cette fin. Si,
depuis 1848, nous avons libéré gratuitement 20.000 cap-
tifs qui nous le demandaient, nous ne pouvons im-
poser le rachat à ceux qui ne nous demandent rien. Le
maître, fétichiste ou musulman, ne facilitera pas le ra-
chat. Il cherchera plutôt à en tirer parti, à pressurer
ses captifs. Les « rachetés. » ne trouveront pas à s'em-
ployer tous et ils ne sauront pas s'organiser pour tra-
vailler à leur compte. Dans le rachat partiel, il faudrait
dix ans à un captif pour se libérer, — sans ses femmes
et ses enfants. Cela suppose, de la part d'un noir, une
persévérance singulière.
4° Utiliser toutes les prescriptions coraniques or-
donnant la libération de captifs, appliquer le plus
souvent possible la sanction pénale musulmane de la
libération de captifs. Elargir encore ces prescrip-
tions : par exemple, quand un captif se fait libérer
pour mauvais traitements, libérer en même temps tous
les autres captifs du même maître. — C'est insuffi-
sant. Pour remplacer ces libérés, on s'appliquera à la
reproduction. En se raréfiant, l'esclave renchérit, on
en a un plus pressant besoin, et l'on pousse naturelle-
ment à sa reproduction. C'est aussi, finalement, une
prime à la traite.
5° Constitution d'une caisse spéciale de pré-
voyance, avec le concours d'associations charitables
métropolitaines et de l'Administration. — Encore
une fois, c'est supposer l'esclave autre qu'il n'est,
comme nous désirerions qu'il fût. Or, s'il était autre, il
ne serait pas asservi. L'homme prévoyant a dépassé la
mentalité servile. Il n'a que faire de notre sollicitude,
son maître n'a plus raison d'être : il se libère lui-
même.
Pourtant, on peut préconiser cette oeuvre, non pas
pour les résultats qu'elle poursuit, mais comme éduca-
trice de la prévoyance et ainsi de la liberté.
En Guinée française, une caisse dite des « libérés » a
fonctionné quelque temps. L'Administration n'interve-
nait que comme caissière. Tout indigène qui demandait
sa liberté venait s'y faire inscrire et versait chaque mois
une partie de la somme convenue pour son rachat. La
tentative a échoué.
6° Droit de tester dévolu aux captifs, ce qui serait,
dit celui qui propose cette mesure, « la liberté mise à
la portée de tous ». — Mais qui ne voit qu'elle a tou-
jours été mise à la portée de tous, même en Europe.
C'est la volonté de liberté qui fait défaut, avec tout ce
qu'elle implique, et les moyens de vivre libre dans une
société esclavagiste. L'établissement d'un tel « droit »
aurait pour effet le plus certain de faire retirer aux cap-
tifs, par leurs maîtres, les biens dont ceux-ci leur
laissaient la libre disposition et la gérance.
C'est méconnaître aussi que la propriété chez les
noirs est familiale et non individuelle, et qu'au fond le
« droit » de tester n'existe pas plus pour les libres que
pour les captifs.
7° L'Administration achèterait ou autoriserait les
particuliers à acheter des capti/s en substituant à la
captivité à vie un contrat Wengagement à long terme,
sévèrement imposé et basé sur le temps nécessairepour
l'amortissement de l'avance faite par le travail du
.noir, les entrepreneurs devant enseigner un métier
aux captifs libérés ainsi. — Ce serait uniment le re-
tour du scandaleux régime des « engagés à temps »,
dont le moins qu'on puisse dire est qu'il ramènerait
l'esclavage, — avec un euphémisme, il est vrai, — là
d'où il a été exclu définitivement. L'opinion publique en
France, sinon le Conseil général du Sénégal, ne le to-
lèrerait point.
8° Action policière et judiciaire : Prime aux dénon-
ciations de trafics ; interdiction aux tribunaux indi-
gènes de statuer sur les litiges relatifs à la captivité
et de tenir compte de la qualité de captif par opposi-
tion à celle d'homme libre; mesures contre le vaga-
bondage., les excitations aux exodes, réglementation
administrative des migrations ; interdiction de quitter
nos territoires pour se fixer en territoires étrangers.—
Tout cela ne vaut que pour contenir, pour réprimer la
traite, empêcher le développement de l'esclavage, non
pour le supprimer.
9° Organisation progressive de Vétat-civil indigène
permettant d'identifier les indigènes et de leur créer
une personnalité légale ; attributions conférées aux
administrateurs pour légaliser et établir les contrats
ordinaires de la vie des indigènes qui permettront un
contrôle de leurs rapports entre eux. — L'état-civil est
évidemment une des conditions importantes du régime
de liberté à instituer ; mais ce n'est pas la seule. Quant
à la légalisation administrative des contrats, elle per-
me tirait de distinguer la mise en gage du trafic dissi¬
mulé. Dans certaines régions, à Bamako, la mise en
gage n'a pas, en effet, le caractère de location de ser-
vice pour l'extinction de la dette, mais celui de recon-
naissance patente, de publicité, par lesquelles le débi-
teur atteste devoir une certaine somme à son maître
temporaire. Cet usage disparaîtrait si le créancier ob-
tenait une reconnaissance valable de son droit sous
forme d'un reçu signé de l'Administration avec enre-
gistrement de la dette.
10° Constitution du régime de la propriété indigène ;
lotissement d'une partie des terres vacantes et sans
maîtres pour en permettre l'attribution aux captifs
libérés ; répartition de ces terres par fraction et par
zone, au fur et à mesure que tes crédits des budgets
coloniaux ou l'entente avec les propriétaires actuels
et les nouveaux libérés permettront de fournir à ceux-
ci les moyens de mettre en valeur les terres qui leur
seront concédées ; encouragement au métayage et au
cheptel. — Les terres ne manquent pas en Afrique. En
général, elles ne constituent point une propriété. Elles
ne sont rien sans l'instrumentant fundi, l'esclave. Ce
n'est donc pas de ce côté, pour le moment du moins,
qu'est l'obstacle à la liberté.
11° Libérer tous ceux qui le demandent. — C'est ce
qu'on fait presque partout, au Sénégal au haut Sénégal,
et au bas Dahomey, c'est ce qui a toujours été fait, plus
ou moins. Les résultats n'ont pas été ceux qu'on espérait.
Même où il n'y a aucune formalité à remplir, les de-
mandes sont rares. Au Sénégal, de 1893 à 1903, il n'y
a eu que 10.000 demandes. La plupart étaient celles des
femmes qui veulent se prostituer. En Guinée française,
il y a eu 700 demandes en 1903 ; à la Côte d'Ivoire, 50
autant au Dahomey ; un peu plus au Soudan. Pour toute
l'Afrique occidentale française, soit 2 millions de captifs,
les demandes d'affranchissementne dépassent pas 3.000
par an.
Beaucoup de captifs, après avoir été libérés sur leur
demande, retournent chez leurs maîtres ou se donnent
à un autre.
Ce n'est pas pour la liberté que le captif veut s'affran¬
clur. Il se plaint surtout du manque de nourriture, puis
des mauvais traitements, du refus de lui donner
femme, du travail imposé pendant ses deux jours de une
repos, de la dispersion de sa famille, par vente, dot,
succession, etc. Chez quelques-uns s'ajoute parfois le
désir de revoir le village natal ou de suivre une femme
ou un amant. A la Côte d'Ivoire, c'est aussi la crainte
d'être sacrifié à l'occasion de funérailles. A Wydah, ce
sont les femmes qu'on veut marier contre leur gré. A
Siguiri, les filles sont rachetées par leurs parents
150 francs ; mais c'est pour être « mariées » contre une
dot de 300 francs.
Toute la population est hostile à qui demande sa li-
berté. A Beyla, les captifs eux-mêmes refusent d'être
libérés. A Dinguiray, le captif maltraité demande à
changer de maître, non à être libéré. De même dans
l'Indénié. Aux Lagunes, celui qui s'enfuit va se mettre
en captivité chez un autre maître. A Say, les captifs
refuseraient leur liberté si on la leur donnait. Le rachat
est mieux dans la mentalité esclavagiste que la libéra-
tion gratuite, malgré Je maître. Il y a là, semble-t-il,
rupture du pacte social, qui répugne aux captifs comme
aux maîtres, et qui fait du captif ainsi libéré un paria.
Un administrateur de Nioro écrit : « Les 9/10e des cap-
tifs qui sollicitent notre protection ne le font que pour
que nous exercions une pression efficace sur le maître
qui refuse le rachat ou ne l'accorde qu'à des conditions
impossibles. » Cela nous décèle bien le caractère de
l'esclavage chez les noirs et nous incite à prendre garde.
12° Multiplication, extension et organisation des
villages de liberté, lieu d'asile et d'assistance provi-
soire, et des villages de culture, lieu de séjour pro-
longé. On compte, dans toute l'Afrique occidentale

française, 75 villages de liberté, avec environ 10 à
12.000 affranchis. C'est peu en regard des efforts qui ont
été faits en ce sens. Nous ne croyons pas qu'on puisse
faire plus. La population des villages de liberté tend
plutôt à décroître. A Timbouctou, par exemple, le chef
du village, en janvier 1904, est retourné dans le Mossi
en emmenant avec lui 58 habitants. En 1903, à Médine
lès «
libertés » qui se sentaient « captifs de blancs » ont
demandé l'autorisation de se disséminer dans les villages
ordinaires. Ils est rare que les noirs aiment à rester
dans les villages de liberté. A la Côte d'Ivoire, il n'y en
a presque plus.
Ils ont donné de mauvais résultats. C'étaient des en-
droits où les gardes recrutaient des corvéables et des
centres de prostitution. Les noirs ont toujours eu
de la répugnance pour ces villages. Beaucoup d'essais
ont échoué. En 1895, à Matam, on donna de vastes
champs à de nombreux captifs échappés. Quinze jours
après, trouvant la liberté et ses devoirs trop péni-
bles, tous disparaissaient, les uns à l'aventure, les
autres retournant chez leurs maîtres. A Boulignadi,
l'essai fut renouvelé trois fois, en 1901 et 1903. En vain.
Les bellas libérés qu'on avait groupés quittèrent leur
village par trois fois après avoir incendié les cases. A
la prise de Sikasso, en 1890, trois villages de liberté
furent créés. Un an après, la population de quelques
milliers d'habitants était tombée à quelques centaines ;
deux ans après, à quelques dizaines. Les libérés avaient
été rejoindre leurs anciens maîtres, ou s'étaient soumis
à d'autres, ou s'étaient engagés comme tirailleurs.
C'est au Soudan que ces villages sont en plus grand
nombre : 40 avec une population de 7.000 individus.
Nous devons le reconnaître, ils sont presque tous dans
une situation précaire.
Cela tient à de multiples causes. D'abord la pression
de l'opinion publique qui réprouve les « captifs de
blancs ». Notre protection n'est pas suffisante. Ainsi, à
Bougouni, les captifs qui se réfugient dans les villages
de liberté proviennent des autres cercles, et ceux de
Bougouni vont ailleurs.
Il n'est que trop vrai, d'ailleurs, que les « libertés »
ont été trop souvent considérées par nos fonctionnaires
comme nos captifs, bons pour toutes les corvées gra-
tuites. S'ils sont exemptés d'impôt pendant deux ans,
chaque fois que l'administrateur a besoin d'une main-
d'oeuvre à bon compte, c'est là qu'il va la quérir. Il ar-
rive que, dans certains endroits, ces malheureux n'ont
pas le temps de cultiver leurs lougans et meurent litté-
ralement de faim. Le village de liberté est trop souvent
une prison d'où le prétendu affranchi ne peut sortir, et
où parfois l'on interne des enfants des villages qui
fraudent pour l'impôt. Ce sont là des pratiques détes-
tables, qui ont été générales et qui subsistent même en-
core dans les circonscriptions éloignées.
Mieux compris, les villages de liberté auraient pu
rendre de grands services. Les noirs n'étaient pas, à
l'origine, réfractaires à cette institution. Carrère et
Paul Holl (La Sènégambie française) citent cet exem-
ple : « Le territoire de Farabana jouit d'un privilège
singulier, maintenu intact par la bravoure des habi-
tants. Farabana sert d'asile aux captifs des contrées
voisines. Quand un esclave est parvenu à mettre le
pied sur cette terre, il devient libre ; jamais il n'est
rendu à ses maîtres. Les démarches les plus vives, les
menaces ont été jusqu'à ce jour impuissantes à modifier
à cet égard les dispositions des habitants. »
Nous en connaissons un autre. Dans le Rio-Nunez, il
y a une population intéressante qu'on nomme les Mekki-
forés. Ce ne sont pas une race, mais des échappés de
l'esclavage, de toutes races, qui se sont groupés pour
être plus forts, résister à leurs maîtres et travailler. Le
nom de Mekkiforés (hommes noirs) leur aurait été don né
par opposition à celui de Fické (blancs) qu'on donnait
aux Foulahs. Lorsqu'un captif du Fouta ou d'ailleurs
déserte et vient demander l'hospitalité aux Mekkiforés,
il est sûr d'y trouver bon accueil. On l'aidera à bâtir
une case, on lui donnera parfois une femme ; mais
pendant deux ans il travaillera pour rembourser les
avances et prouver qu'il sera utile à la communauté.
Après ce stage, ses troupeaux, sa récolte, sa famille
lui appartiennent. Très peu de réfugiés ne satisfont pas
à ces conditions. Les villages des Mekkiforés sont pro-
spères. Il est vrai qu'ils ont eux-mêmes des captifs pris
aux Foulahs, leurs anciens maîtres, durant les guerres
qu'ils ont eu à soutenir contre eux.
Ce qui manque à nos villages de liberté, ce sont des
captifs. Maintenus par nous, ils n'ont qu'une existence
précaire, ils sont insupportables à ceux que nous vou-
lons élever ; ce ne sont que des groupements artificiels,
provisoires, sans vie sociale. Livrés à eux-mêmes ou
spontanés, ils peuvent vivre, voire prospérer, mais en
reproduisant l'esclavage.
A tout le moins, ils ne peuvent être qu'une heureuse
exception, réalisée par des conditions particulières ou
l'intelligence active d'un fonctionnaire. Ils ne peuvent
se généraliser.
Nous rencontrons encore une fois le vice commun à la
plupart des solutions que nous venons d'examiner. Elles
tendent à diminuer le nombre des esclaves, alors que
le problème est de diminuer l'esclavage, la nécessité
sociale de l'esclavage. Diminuer le nombre des esclaves,
en effet, ce n'est pas diminuer les charges sociales qui
pèsent sur la caste servile, c'est simplement les faire
peser plus lourdement sur ceux qui restent esclaves.
La solution vraiment philanthropique serait plutôt à
l'inverse. C'est d'ailleurs la tendance naturelle de toute
société esclavagiste que le nombre des libres diminue
et que celui des esclaves augmente. Tacite a constaté ce
fait pour son temps. Les conditions de l'ordre sont con-
stantes. On peut tenir pour un fait général que, dans
une société esclavagiste, la prospérité publique est
d'autant plus grande, le sort des captifs d'autant plus
doux, et donc l'ordre mieux assuré, que le nombre des
maîtres est restreint et celui des esclaves considé-
rable.
13° Après dix ans, transformer tous les captifs ordi-
naires en captifs de case ; après dix ans encore, libé-
ration générale, les captifs étant tenus de rester dans
le village de leurs maîtres et de cultiver leurs lougans
pendant cinq ans encore. — Les noirs ne voient
pas si loin, ils ne croiront pas à cette échéance loin-
taine, ils ne s'en inquiéteront point, et les choses
iront de même pendant vingt ans, — car il ne dé-
pend point d'un arrêté de transformer les captifs
ordinaires en captifs de case, c'est-à-dire que les
noirs traitent et considèrent ceux-ci comme ceux-là, —
et dans vingt ans, comme aujourd'hui, si nous voulons
décréter la liberté générale, nous nous heurterons aux
mêmes obstacles naturels.
14° Libéra lion générale, immédiate, sans indemnité.
— Impossible. Mille fonctionnaires ne peuvent imposer
une révolution sociale de cette envergure à une popu-
lation de douze millions d'individus répartis sur le
territoire immense de notre Afrique occidentale fran-
çaise.
Et si c'était possible, il y aurait encore bien des ob-
jections à présenter : la propagande de l'Islam, la ruine
des maîtres, voire des captifs de case, l'exode en terri-
toires étrangers, obligation des captifs de quitter leurs
villages ou conflits constants avec leurs anciens maîtres
etc., etc.
Et puis, cette libération ne serait pas encore géné-
rale. Il resterait la femme. Supprimer d'un coup, arbi-
trairement, l'esclavage masculin, ce serait reporter sur
la femme toutes les charges sociales qui constituent et
nécessitent l'esclavage dans la société noire. La nature
ne fait pas de saut.
Ces diverses propositions sont ingénieuses. Elles
manifestent le souci constant que nous avons d'éman-
ciper nos protégés. Elles sont la meilleure réponse aux
détracteurs de l'action coloniale.
Elles peuvent avoir leurs vertus, suivant les temps,
les circonstances et les lieux. Leur application est une
simple question d'opportunité et de doigté. Mais nous
l'avons montré, elles ne peuvent être employées ni gé-
néralement, ni isolément, ni exclusivement.
Quand le grave problème de l'esclavage aura
reçu sa solution vraie, certes, ces mesures faciliteront
les transitions nécessaires.
Elles n'ont donc que ce défaut initial de se donner
pour la solution qu'elles impliquent, c'est-à-dire que
l'existence du captif affranchi est assurée dans tous les
cas, la fortune du maître déplacée mais non détruite
donc la propriété de la terre substituée à celle du
cap-
tif, et mobilisée et garantie ; le capital d'un milliard
que représente l'ensemble de la captivité dans nos co-
lonies et ses revenus remplacés par un capital et des
revenus équivalents ; la famille noire reconstituée dans
l'indépendance de tous ses membres, femmes com-
prises ; le travail libre, qui seul peut faire vivre
l'homme libre et les siens, organisé par notre machi-
nisme et notre industrie et généralisé dans toute
l'Afrique occidentale française, par l'extension des
voies de communication ; enfin, la main-d'oeuvre noire
assez nombreuse et formée pour ces entreprises nou-
velles.
Ainsi, il convient de retenir surtout, parmi ce qu'on
nous propose, ce qui est susceptible, indirectement, de
hâter — sans secousse — cette capitale transformation
de la société noire : métayage et cheptel, concession de
terres, villages de liberté, rachat par le travail, caisse
de prévoyances, etc.
Au contraire, il faut renoncer à toutes les disposi-
tions directes — si justes qu'elles puissent paraître —
qui ne visent qu'à restreindre le nombre des esclaves
en maintenant, voire en fortifiant le statut esclavagiste,
et qui peuvent léser les propriétaires, diminuer la ri-
chesse publique, livrer à eux-mêmes, à l'indiscipline, à
l'imprévoyance, à l'oisiveté, à la faim, les captifs déli-
vrés inconsidérément, raréfier la main-d'oeuvre sans
laquelle nous ne pouvons rien, bouleverser les hiérar-
chies, provoquer le vagabondage grégaire, ramener le
nomadisme général, troubler la famille, corrompre les
moeurs, etc.
L'esclavage a contribué à former toutes les fonctions
sociales ; mais celles-ci, à leur tour, déterminent l'es-
clavage. Actuellement, dans la société noire, l'esclavage
fait corps avec la propriété, la famille, le travail,
l'échange, l'autorité, et donc avec les idées et les in-
stincts des noirs. On ne saurait trop le redire.
Ainsi, cette question si complexe peut être abordée
par tous ces côtés à la fois : création d'une main-
d'oeuvre exercée, industrialisation, développement de
l'outillage économique, des voies de communication,
enseignement, extension de l'Act Torrens, commerce,
monnaie, réorganisation de la famille, du mariage, etc.
En examinant ce qui reste à faire pour extirper les
clavage, nous rappellerons nécessairement tout ce que
notre action colonisatrice, politique, économique et so-
ciale se doit proposer.
Une société est un tout comme un organisme dont
toutes les parties se déterminent les unes les autres.
Ainsi qu'un organisme, elle est soumise à des lois de
balancement, de corrélation ou de coordination des or-
ganes, de compensation de croissance, de changement de
fonction, etc... Avec un débris de squelette, Cuvier
reconstituait entièrement une espèce disparue, — d'une
institution caractérisée, dans une société donnée, il
est possible de déduire les autres. On ne peut agir di-
rectement sur une partie sans qu'il y ait retentissement
sur les autres parties. Mais c'est agir au hasard, car on
ignore ce que seront ces répercussions inattendues et
si elles ne susciteront pas — ce qui arrive le plus sou-
vent — une réaction au moins égale à l'action, et par
laquelle l'ancien état de choses se trouve restauré, non
sans quelques troubles fonctionnels.
Pour éliminer complètement l'esclavage de la société
noire, il nous faut pousser à la transformation de toutes
les modalités sociales qui en dépendent et dont il dé-
pend, c'est-à-dire agir sur l'individu à mentalité d'es-
clave et en même temps sur son milieu esclava-
giste.
Qu'il soit dit fétichiste ou musulman, nous avons
montré que l'esprit du noir est d'espèce fétichiste, in-
dubitablement. Donc, il ne généralise point. Autour de
lui, le noir n'aperçoit que des faits concrets et des vo-
lontés particulières.
Dans nos entreprises d'éducation, il est expédient
de partir de cette constatation primordiale. Il nous faut
comprendre la valeur, le rôle et les propriétés intellec-
tuelles, morales et sociales du fétichisme.
Ainsi, le noir ne sentira jamais l'injustice absolue
qu'est la possession, l'exploitation d'un homme
par un autre homme, il n'est ému que par le préjudice
qui lui est causé quand on affranchit ses captifs. Nous
avons vu que les captifs libérés par nos soins n'ont
qu'une préoccupation : se procurer à leur tour des
captifs, et que des captifs ont eux-mêmes des captifs,
qui parfois en ont aussi.
Avant longtemps, très longtemps, et si longtemps
que nous n'avons pas à envisager pratiquement celle
lointaine perspective, le noir ne se pourra figurer une
idée abstraite, une loi, un principe, et ni « la liberté »,
ni « la justice ». La liberté, ce sera pour lui un homme
qui a le droit de ne pas travailler, et la justice, un
homme qui lui fait du bien.
Ce n'est pas qu'il soit une brute dénuée de toute cé-
rébralité, c'est que sa cérébralité est d'une autre for-
mation que la nôtre et qu'elle ne peut dépasser les fron-
tières du fétichisme spontané qui l'anime.
On ne peut l'instruire que par les faits et l'expé-
rience. Certes, sa mémoire qui est prodigieuse retient
aisément des mots comme elle retient des versets en-
tiers du Coran ; mais sans comprendre. Il ne sert de rien
d'enseigner des mots. Les catéchismes— même univer-
sitaires — ne valent que lorsqu'ils expriment vraiment
l'âme sociale des foules qui les récitent docilement.
La force vive de toute société, c'est l'homme. C'est
son caractère qui fait le destin de l'esclave, c'est ce ca-
ractère que nous avons à redresser. Il faut lui donner
le besoin de liberté comme il faut inspirer à son maître
le respect de la personnalité.
Faire d'un esclavagiste un homme de liberté, c'est
augmenter sa valeur propre d'humanité. Un homme de
liberté, nous entendons par là celui qui n'est plus
maître ni esclave, socialement coûte plus cher d'entre-
tien qu'un esclavagiste, et nous entendons par là le
maître ou l'esclave. La première obligation de la liberté,
la plus pressante, c'est donc d'augmenter la producti-
vité sociale. Notre propos d'émancipation générale est
chimérique si nous ne nous préoccupons point d'ac-
croître la productivité.
Mais tout se tient ; on ne mettra en valeur, pleine-
ment, les richesses du sol qu'en mettant en valeur les
hommes qui vivent sur ce sol depuis toujours. C'est
une énorme tâche, et il nous la faut sérier pour la me-
ner à bonne fin.
Dans nos écoles d'Afrique, la parole du professeur
devra se concrétiser immédiatement dans le résultat
tangible d'une expérience ou dans un produit. Par là,
elle sera intelligible à tous et se pourra traduire sans se
trahir, non seulement dans la langue, mais encore dans
la logique et les idées des noirs, et puis dans leurs
actes habituels. Ce ne sera plus pour eux la sonorité
amusante d'un vain palabre de blanc, mais une réalité
vivante qui reste.
Le professeur doit être un ouvrier, marié, missions
naire laïque volontaire, croyant réellement à la gran-
deur de sa mission. Il vivrait avec sa famille, parmi les
noirs, en travaillant de ses mains devant eux. Il est de
ces ouvriers ingénieux, débrouillards, sachant tirer
parti de tout, capables de se dévouer de tout coeur à un
apostolat de ce genre, et qui, sans être pourvus d'au-
cun brevet, en savent assez pour enseigner aux noirs
les éléments de notre langue et plus de notions que
leurs élèves n'en pourront jamais assimiler.
On dit que le nègre est paresseux. La vérité, c'est
que, pour lui, le travail manuel est vil qui fut toujours
le lot des indisciplinés, des faibles, des lâches et des
vaincus. Et nous avons beau lui prêcher le contraire, il
ne voit qu'une chose, c'est que, chez lui, nous nous
conduisons conformément à son préjugé. Comment
pourrait-il ne pas s'y tenir ?...
Quand il verra, au contraire, un toubab travailler de
ses mains, gaîment, produire, être respecté des autres
blancs, avoir une vie digne, — et cela importe par-des-
sus tout, et pour d'autres que l'instituteur,il

con-
naîtra que nous avons vraiment une conception autre,
Il n'eût pas fait attention à des conseils qu'il eût pu ju-
ger intéressés : il imitera, il subira la suggestion des
actes.
Lé missionnaire laïque ouvrier montrera à ses élèves
ce qu'il sait en exerçant chacun d'eux au maniement
d'un outil. Il ne cherchera pas à en faire des ouvriers
parfaits, capables de produire seuls des ajustages, des
objets complets qu'on enverrait aux Expositions et qui
à cause de leur prix de revient qu'on se garde d'indi¬
quer sur les catalogues, ne serviraient qu'à cela. Il en
fera d'abord des parties d'ouvriers, immédiatement uti-
lisables pour les industries qui viendront s'installer
dans la région. Il les habituera, insensiblement, à
l'attention suivie et à l'activité régulière, ordonnée, il
emploiera le travail facile qu'ils peuvent fournir aussi-
tôt en rassemblant lui-même les pièces et en les finis-
sant, car il ne fera que des articles directement utiles
aux noirs. En somme, il se comportera comme un
industriel qui a besoin de produire et de faire pro-
duire. L'usine complétera cet apprentissage som-
maire.
Il sera bon, au surplus, que la direction des travaux
reste toujours confiée à des Français, que les noirs de-
meurent encadrés par des blancs qui, — si l'on prend
quelque soin à leur recrutement, en faisant passer le
caractère avant les diplômes et les recommandations,
continueront leur éducation. L'indigène ne saurait
— livré à lui-même. Il lui faut
être une impulsion con-
stante et un guide. Partout où cela lui a manqué, même
après avoir atteint un certain degré de civilisation,
comme à Haïti, Saint-Domingue, Libéria, il est re-
tombé. Pour l'agriculture, il n'y a qu'à multiplier les
écoles pratiques actuelles et à propager les outils et
machines aratoires. Les noirs sont d'assez bons culti-
vateurs ; quand l'industrie demandera sur place des
textiles, des matières grasses, des plantes tincto-
riales, etc., l'agriculture prendra son essor naturelle-
ment.
On n'essayera donc pas de faire de nos protégés,
d'un coup, par l'enseignement primaire et l'enseigne-
ment professionnel métropolitains, des ingénieurs ou
des lettrés. Si l'on y parvenait aujourd'hui, on dépas-
serait le but, car il est bien certain que ces « savants »
s'estimeraient trop grands seigneurs pour s'abaisser
au travail des mains ; et si l'on n'y parvient point, à
quoi bon, sinon à faire des déclassés mécontents et
turbulents ?
A l'école professionnelle de Saïgon que j'ai visitée
en 1903, les élèves, après trois ans d'études, savent si
bien la langue française et le dessin qu'ils se font tous
interprètes ou écrivains.
Nous avons à réagir contre le préjugé esclavagiste
d'après lequel il est indigne, ridicule, si l'on a quelque
rang, si l'on est libre, d'oeuvrer de ses mains. L'isla-
misme ne s'y oppose pas comme on croit, car il est dit
dans les Livres: « Il n'y aura pour l'homme que ce qu'il
a gagné par le travail (LIII, 40). — Les hommes auront
chacun la portion qu'ils auront gagnée (IV, 36).—
Quiconque lait une bonne action, qu'il soit homme ou
femme, nous lui accorderons la plus belle récompense
digne de ses oeuvres (XVI, 99). — Cultivez ! l'agricul-
ture est un métier béni et sacré (Mahomet). — Le
meilleur et le plus légitime profil du commerce est
celui que l'homme obtient par son propre travail (Ma-
homet). »
Mais que fera-t-on de cette main-d'oeuvre industrielle ?
N'est-ce point créer l'organe avant la fonction, — une
monstruosité ? Non pas. Rappelons-nous que notre inter-
vention en Afrique est miraculeuse. Ce n'est pas de l'indu-
strie des noirs, naturellement développée, que nous es-
pérons la civilisation noire, mais de l'industrie euro-
péenne importée ici avec ses derniers perfectionnements.
La fonction est donc latente, si l'on peut dire, elle
n'attend que l'organe, c'est-à-dire la main-d'oeuvre.
Quand il y aura en Afrique une abondante main-
d'oeuvre à bon marché, nul doute que de grandes indu-
stries ne s'y installent. Elles sont tout indiquées :
extraction et lavage d'or, extraction du fer, forge, sa-
vonnerie, huilerie, cimenterie, poterie, tannerie, scie-
rie, corroierie, distillerie, égrenage, filature, tissage de
coton, de laine, etc. Les moyens de transport existent,
les voies ferrées se contruisent; la matière première, la
houille blanche ne manquent point.
Même avant que les écoles de travail aient donné tout
ce qu'on en peut attendre, il y a déjà une main-d'oeuvre
susceptible d'être employée dans certains travaux mé-
caniques.
Les usines peuvent être aussi des écoles. Le noir est
beaucoup plus apte, dès maintenant, d'après les habi¬
tudes que lui ont données de longs siècles de servitudes,
au travail mécanique, par exemple de rattacheur ou de
dévideur dans une filature de coton qu'à n'importe quel
métier d'artisan qui exige de l'attention, du goût, de
l'initiative et une constante volonté de l'effort.
L'arachide a contribué à supprimer l'esclavage dans
le bas Sénégal ; le coton, traité sur place, sera un des
plus puissants facteurs d'abolition dans toute l'Afrique
occidentale,car nous n'établirons pas un régime de liberté
sans une culture riche et une industrie appropriée.
L'exploitation, si lucrative qu'elle soit, de la cueillette
de la chasse ou d'une monoculture facile ne justifie
point la colonisation. Le commerce en tire profit, provi-
soirement ; mais ce n'est pas sans troubles sociaux.
Au surplus, les produits riches de cueillette, comme
le caoutchouc, s'épuisent rapidement, surtout avec le
traitement barbare qu'on inflige aux lianes pour leur
faire rendre le plus possible, immédiatement ; et les
produits de monoculture d'exportation, comme l'ara-
chide, sont sujets à la concurrence des succédanés, aux
fluctuations du marché, aux dépréciations de la sur-
production, à la mévente, aux accidents météorolo-
giques. Il faut donc créer des richesses nouvelles, et
c'est par l'industrie qu'on réussira le mieux. Elle seule
peut régulariser la main-d'oeuvre.
Avec le caractère du noir, l'agriculture seule ne chan-
gera point ses habitudes de vivre, et nos tentatives res-
teront vaines. En 1902, dans le cercle de Goumbou, la
récolte avait été presque nulle ; en janvier 1903, quand
on commença les travaux de construction de la nouvelle
résidence, les briquetiers et manoeuvres affluèrent. Le
prix demandé était 0 fr. 25 par jour. En octobre 1903,
la récolte ayant été normale, à la reprise des travaux il
ne se produisit pas une seule demande d'embauchage.
On voit combien il importe de former une classe d'ou-
vriers réguliers. Ce n'est pas seulement par l'effort
qu'elle demande, la discipline qu'elle impose, que l'in-
dustrie sera une grande force d'émancipation noire,
c'est aussi par les résultats qu'elle donne, les besoins
qu'elle crée. La machine est libératrice, parce que,
après tout, l'esclavage, comme le salariat, est une ques-
tion de productivité sociale.
Susciter de nouveaux besoins par la production mé-
canique, c'est manifester l'insuffisance du travail servile,
c'est rendre onéreuse la possession des femmes et des
captifs.
Spécialiser les ouvriers, diviser le travail, c'est
rendre plus complexe l'organisme social élargi, c'est en
solidariser les éléments épars. C'est donc abaisser les
barrières qui font encore de la famille noire un tout
social impénétrable. Tant qu'elle se suffira à elle-même,
avec ses captifs et ses femmes, il sera impossible, il ne
sera pas désirable de rien changer à l'ordre de choses
existant. Ne travaillant que pour subvenir à ses besoins,
le groupe familial règle sa production sur sa consom-
mation qui reste toujours la même. Il vise à ne la
point dépasser.
Aucun progrès n'est donc possible. En outre, vienne
une mauvaise saison, et c'est la famine, la nécessité de
la guerre, de la razzia et de la traite. Ce n'est donc
encore qu'en cas de disette ou quand il y a surabondance
de captifs que nous trouvons une main-d'oeuvre momen-
tanée, d'ailleurs nonchalante et maladroite.
Loin de favoriser, d'encourager l'industrie indigène,
strictement familiale, il convient de la concurrencer
résolument, pour s'y substituer, en fabriquant sur
place, ou même, pour ne pas tarder, en faisant venir
de France les articles des tisserands, forgerons, bi-
joutiers, vanniers, cordonniers, charpentiers, etc. Déjà,
on signale que, dans le cercle de Kita, les tisserands
sont en voie de disparition depuis l'introduction des
étoffes européennes. Il faut concurrencer le travail des
femmes et des captifs. Mis en présence, le travail libre
doit ruiner le travail servile. Les lois économiques sont
universelles.
Nous le répétons, il faut que les femmes et les captifs
deviennent une propriété onéreuse, à tout le moins
stérile. Il faut inonder les marchés des objets indigènes
manufacturés à meilleur compte, au goût des indigènes
d'abord, — ce qui aura pour effet premier de créer le
besoin de monnaie. Si nos commerçants et nos indu-
striels n'estiment point ce trafic assez lucratif pour l'en-
treprendre, il y a bien des moyens de les y engager ou
môme de les suppléer.
Ce que nous avons à chercher, c'est que tous les
artisans noirs, inemployés dans la famille, s'astreignent
à un travail plus sérieux, mieux organisé, plus productif
aussi. Le travail non divisé, peu productif par con-
séquent, est toujours servile, — si ce n'est de l'art, dont
il ne saurait être question ici. Le travail ne peut être
libre et libérateur que lorsqu'il est assez productif pour
faire vivre convenablement la famille monogame d'un
homme libre.
La femme noire, particulièrement, est asservie par
des besognes, souvent au-dessus de ses forces, qui
peuvent être industrialisées. Pourquoi, par exemple,
ne pas répartir dans chaque village important un moulin
ou une broyeuse mécanique qui moudrait le mil du
village, gratuitement d'abord, moyennant une légère
rétribution ensuite ?
Nous entendons bien que nous avons à compter avec
le misonéisme invétéré du noir ; mais il ne serait pas
impossible, ce semble, de persuader le chef du village.
Les autres suivront. Ce n'est pas sans importance. Le
mil est pilé deux fois. La première pour le séparer de
son écorce, la deuxième, après l'avoir vanné, pour le
réduire en farine. Les femmes passent souvent une par-
tie des nuits à ce pénible labeur. Dans les régions où
le mil est la base de la nourriture, on peut dire qu'une
femme sur trois est constamment employée à l'éreintant
pilage.
La polygamie, qui, chez les noirs, n'est qu'une ma-
nifestation générale de l'esclavage féminin, tient pour
beaucoup à cette organisation exclusivement familiale
du travail. En causant le chômage de la femme, nous
atteignons la polygamie elle-même.
Et de multiples manières. En voici au moins une.
On sait que la femme noire fait durer l'allaitement
de ses enfants jusqu'à trois et même quatre ans, alors
que le Coran ne prescrit que vingt-quatre mois. D'une
part, elle ne peut donc avoir plus de quatre ou cinq
enfants ; d'autre part, la pluralité des femmes se trouve
encore nécessitée par ce long éloignement conjugal. Il
est probable que cette habitude de prolonger l'allaite-
ment, aussi nocive à la mère qu'à l'enfant, provient du
désir qu'à eu la femme, dès l'origine, de rester séparée
de son seigneur et époux le plus longtemps possible et
d'être dispensée cependant des corvées les plus péni-
bles.
Que sa condition s'élève, qu'elle ait plus de loisirs,
et le mari, n'ayant plus besoin du travail de ses
femmes, aura une propension à en réduire le nombre
et par là à ramener la période d'allaitement, durant la-
quelle la femme ne cohabite pas avec lui, au temps
normal; et celle-ci, moins abrutie par la servitude,
éprouvant quelque affection pour son maître adouci,
sentira s'éveiller en elle comme chez la femme targuie
ou peulhe, la jalousie qui ne tolère point d'autre femme
légitime au foyer, la dignité de la maîtresse de maison
qui ne supporte point, devant ses enfants, la brutalité
et le mépris ; et pour conserver son mari à elle seule,
garder son influence, elle aussi inclinera à avancer le
moment du sevrage. Elle pourra donc avoir beaucoup
plus d'enfants. Devenue femme de liberté, spécialisée
dans sa fonction sociale de femme, ses enfants seront
sa principale occupation, elle les soignera mieux, —
nous aurons à l'aider, à l'éclairer sur ses devoirs de
mère, à l'instruire sur l'accouchement, l'hygiène de
l'enfance et de la maternité — et la mortalité infantile
fera moins de ravages. Nous ne reviendrons pas sur
l'impulsion que peut donner à ces pays une rapide re-
population.
On a soutenu, il est vrai, que les femmes, sous ces
climats, ne pourraient supporter de trop fréquentes
grossesses. Il y a pourtant des négresses qui ont sept
ou huit enfants, et plus, qui ne s'en trouvent point plus
mal. Nous croyons que l'état d'abrutissement dans le-
quel est tenu la femme noire, les pénibles labeurs
quels elle est astreinte, même durant la gestation aux- l'al-
laitement prolongé, l'ignorance de toute hygiène lui et
sont
beaucoup plus nuisibles que ne. le seraient des gros-
sesses répétées. Il y a beaucoup à faire en ce sens.
En ennoblissant le travail, on donnera aux noirs le
respect du temps, le sentiment de sa valeur. Nous pour-
rons mesurer le chemin parcouru au nombre et à la du-
rée décroissants des interminables et énervants tam-
tams.
En leur créant de nouveaux besoins, on fera l'éduca-
tion de leur goût et de leurs désirs. C'est dire qu'en
favorisant d'un côté l'entrée des objets indispensables,
et surtout des outils les plus simples — qu'il convien-
drait peut-être d'enjoliver, de colorier comme des jouets,
il importerait, dans la limite des exigences budgé-
taires, d'enrayer l'importation des pacotilles inutiles et
des produits de traite malsains.
Les commerçants coloniaux devraient bien se persua-
der maintenant que les beaux temps de la traite par
troc sont passés, que le moment est venu d'entrer dans
la voie du commerce loyal, qu'ils doivent être doréna-
vant les collaborateurs de l'oeuvre coloniale au lieu d'en
être ses impedimenta, ou seulement ses parasites, et
qu'ils y ont un intérêt bien entendu. La diffusion du
numéraire, l'extension des moyens de communication,
l'éducation des noirs et quelques tarifs douaniers ad hoc
aideront à le leur faire entendre.
L'extension des voies de communication, routes,
navigabilité des fleuves, chemins de fer, en facilitant les
transactions, moralisera le commerce, si nous y veillons
quelque peu, et, en tout cas, supprimera la dure néces-
sité du portage, qui fut si longtemps un obstacle à la
pénétration pacifique en Afrique, et qui nous a obligés
trop souvent à reconnaître l'esclavage en l'utilisant pour
notre compte sous sa forme la plus abusive : la réquisi-
tion, Les routes ont toujours joué un rôle prépondérant
dans le processus économique des peuples.
D'abord, elles vont donner une valeur aux terres,
par le commerce, l'hidustrie, l'agriculture d'exporta-
tion, la population multipliée et libre, aux besoins plus
compliqués. Et c'est la question de la propriété foncière
qui se pose. Avant notre administration, le noir tenait
son droit de propriété sur la terre de l'indifférence de
ses chefs ou de la munificence de son roi. Sans plus.
C'est la culture seule qui constituait ce titre précaire et
vivifiait la terre considérée comme morte (meouât).
C'était un système ; mais c'était un système qui va-
lait surtout par le peu de prix qu'on attachait à la pos-
session. Aujourd'hui, il n'en est plus ainsi, et l'on ne
sait plus si telle terre, laissée en friche — ou en ja-
chère — appartient à tel individu, à telle famille, à tel
village, ou est « meouât ». Aucun cadastre ne l'a déli-
mitée, nul livre foncier ne porte inscrit le nom du pro-
priétaire, aucun titre ne certifie la propriété. Jusqu'ici,
sans doute, il n'y a pas eu de grands inconvénients,
malgré l'humeur processive, ou plutôt palabreuse du
noir. La terre, n'ayant jamais été une propriété bien dé-
finie, ne fut jamais de pleine propriété, tout au plus a-t-
elle eu parfois le caractère qui reconnaît aux tenanciers
une sorte d'usufruit commun, encore que ni les chefs,
ni les collectivités, ne possèdent réellement des droits
éminents, susceptibles de limiter l'exercice des droits
particuliers. Tous les terrains étant censés appartenir à
tous, chacun installe ses cultures où bon lui semble,
jusqu'à épuisement du sol.
Certains symptômes manifestent pourtant, dans quel-
ques régions, que la propriété foncière est en train de
se constituer. Dans les pays saracolais de Banemba,
Touba, Kita, etc., tous les terrains cultivables sont mis
en valeur. On conserve les lougans, on ne pratique plus
les jachères.
C'est une évolution à accélérer.
L'important décret du 24 juillet 1906, qui organise
définitivement le régime de la propriété foncière dans
les. colonies et territoires relevant du Gouvernement gé-
néral de l'Afrique occidentale française, y contribuera.
L'inscription au livré foncier va certifier le droit des
indigènes à la possession de leurs lougans.
Ne pouvant plus avoir de captifs, il faut que la terre
et notre industrie deviennent un placement avantageux
pour le capital indigène.
Il faut aussi que ce capital se développe,
par l'éco¬
nomie comme par la production. Nous aurons à ensei-
gner la prévoyance en l'organisant et à constituer un
crédit.
Chez les Bambaras, celui qui prête risque de mourir
s'il n'est remboursé à bref délai, et l'emprunteur meurt
certainement s'il restitue. Au Dahomey, on dit volon-
tiers d'un défunt : « Ce fut un grand et habile homme ;
il a su faire des dettes et mourir sans les payer. » On
voit ce que peut être le crédit. Trop souvent, les trai-
tants en profitent pour pratiquer l'usure. On institue
au Sénégal des Monts-de-piété. C'est l'expédient admi-
nistratif. Voici l'action profonde.
Il nous faut créer des caisses de prévoyance indi-
gènes. On sait quel succès elles ont obtenu en Algérie
où elles sont aujourd'hui au nombre de 190 avec
500.000 sociétaires et 15 millions de francs d'actif.
Ces Sociétés consentent à leurs membres, deux fois
par an, des prêts à court terme au taux de 5 %, la pre-
mière fois à l'époque des semailles, la deuxième avant
la moisson. Les cotisations se peuvent acquitter en blé
et orge. Ainsi se trouvent constitués les silos de réserve
contre les disettes.
Ces associations, en élargissant leur activité, pour-
ront créer des assurances, des coopératives de vente et
d'achat analogues aux « Dong-Loi » du Tonkin.
Le sentiment fétichiste de subordination à l'ensemble,
une discipline familiale assez forte, le sens de la pro-
priété collective, des désirs restreints, une générosité
native, toutes dispositions naturelles au noir, rendent
très propre à l'association coopérative.
Les Foulbé du Macina font cultiver des lougans spé-
cialement destinés à assurer la nourriture des étrangers
et de leurs animaux. Nous savons qu'un noir refuse ra-
rement de partager sa calebasse de couscous avec
celui qui a faim.
Ces sentiments, convenablement dirigés par nous,
peuvent établir un ordre de choses assez élevé et qui se
rapprocherait des utopies communistes.
On n'abolit pas l'esclavage dans une société esclava-
giste, on n'élimine lentement l'esclavage qu'en épuisant
les conséquences de la société esclavagiste. Une société
donnée n'évolue point sans une évolution corrélative de
la mentalité des individus qui la composent.
«
L'abolition de l'esclavage en occident et spécialement
en France, dit Pierre Laffitte (1), du v° siècle, à la fin
du XIIIe, est un intime et profond mouvement molécu-
laire par lequel la classe surtout agricole a conquis la
liberté avec un certain degré de propriété ; elle a con-
tracté dans cette longue lutte les habitudes morales par
lesquelles on est digne de la liberté: le goût et l'habi-
tude du travail ; la prévoyance, l'économie, pour soi et
les siens. Ce n'est pas seulement l'individu qui, dans la
classe agricole, a conquis cette liberté avec les condi-
tions qui lui sont propres : c'est la famille tout entière
avec la femme et les enfants. Il s'est formé ainsi une
solide et admirable race, capable de porter toutes les
conséquences de la responsabilité personnelle de sa
propre existence. Néanmoins, il faut reconnaître qu'un
grand nombre d'individus sont plus ou moins incapa-
bles de porter le poids de cette responsabilité ; de là
un immense impedimentum que la civilisation occiden-
tale traîne après elle pour pouvoir utiliser ou régler les
natures insuffisantes. Il faut réfléchir sur ce grand phé-
nomène historique pour bien comprendre le danger
qu'il y aurait, dans l'Afrique nègre, à créer sous l'im-
pulsion d'une philanthropie souvent équivoque, une
masse immense de malheureux nullement armés, ni
par les conditions sociales et économiques, ni par leur
lente culture morale, à soutenir les luttes qu'impose la
responsabilité personnelle de sa propre existence. Les
hommes d'État doivent réfléchir avant de se lancer à
l'aventure. »
Ce mouvement moléculaire même est-il possible, la
société noire est-elle susceptible d'être civilisée avec
prudence, ou, ce qui revient au même, le noir est-il
capable d'être élevé?...
Nous le croyons. Et, au demeurant, c'est toute la
question.

(1) Revue occidentale (1er mars 1891).


Le fétichisme n'est pas un obstacle. Il permet une
culture et une civilisation assez avancées, profondément
sociales. Les Chinois, qui l'ont systématisé, en ont fait
la base d'une civilisation admirable par bien des côtés.
Les nègres peuvent mieux encore.
Aux États-Unis, où les noirs ne se sont pas mélan-
gés, où ils sont même traités en réprouvés, mais où ils
restent, néanmoins, en contact avec les blancs, con-
tenus, sinon défendus par leurs lois, enveloppés par
leur socialité supérieure, ils ont fait d'eux-mêmes,
placés dans un milieu favorable, des progrès appré-
ciables.
Dernièrement, en février 1906, ceux de Géorgie pro-
testaient en ces termes contre l'hostilité souvent injuste
des blancs : « Nous sommes un peuple pauvre ; pauvre
à tous égards. Nous ne travaillons pas autant que nous
le devrions. Cependant les fortunes accumulées dans
cette grande Confédération l'ont été en bonne partie sur
notre large dos, patient et docile comme celui d'une
bête de somme. Aucune fraction du peuple américain
ne donne plus de son travail et de son argent à la com-
munauté ; et pourtant nous ne sommes point payés de
nos peines comme nous devrions l'être. Nous sommes
même trop souvent frustrés de nos maigres gages, car
les lois qui nous gouvernent sont injustes à l'égard des
nègres. Malgré cela, nous savons encore tirer de notre
pauvreté de quoi acheter des terres imposables pour
une somme de 18 millions de dollars. »
Aux États-Unis, il n'y a pas plus d'indigents parmi
eux que chez les blancs. Peu sont très riches, il est vrai,
dans cette patrie de milliardaires, mais, par contre, le
nombre des nègres propriétaires est, proportionnelle-
ment aux chiffres respectifs des deux populations, le
double du nombre des propriétaires blancs. La fortune
globale qu'ils ont acquise est estimée à quatre milliards.
Ils ont fondé des universités. L'une d'elles a déjà pro-
duit 700 médecins, 200 avocats, etc. — En 1898, il y
avait déjà 250 femmes noires ayant obtenu des grades
universitaires. Ils ont créé surtout des écoles profes-
sionnelles. Or il y a quarante ans, exactement, que
ces nègres déracinés ont été affranchis de la pire des
servitudes.
Nous voyons par là qu'ils ont su acquérir toutes les
vertus qu'exige la liberté : la prévoyance, le goût du
travail et de l'étude, le bon sens, le respect de la femme,
l'esprit de suite, l'énergie et la discipline spontanée.
Mais peut-être ont-il perdu, au milieu d'une civilisa-
tion scientifique et âpre, le meilleur de leurs qualités
affectives. Le gain ne compense pas la perte. C'est ce
que nous éviterons en Afrique. Loin d'assimiler, nous
cultiverons les facultés dissimilaires. Puisque coloniser
c'est élargir l'association nationale, il faut que nos pro-
tégés donnent à cette association les éléments qui lui
manquent. L'association n'est pas un rassemblement
d'unités semblables, c'est une combinaison d'organes
dont chacun a sa fonction.
Nos colonies ne sont pas de peuplement.
Mais ce sont tout de même des colonies, puisqu'elles
sont des prolongements de la mère patrie et une com-
plexité nouvelle de la société française.
Nous avons donc à faire la conquête morale des indi-
gènes, et c'est bien plus difficile que de les supprimer
ou de les refouler pour prendre leur place.
Nous avons aussi à leur faire une âme qui complète
la nôtre, qui vive d'elle-même, et c'est moins aisé,
certes, que de les contraindre à nous singer. C'est là
une tâche délicate qu'il faut comprendre; c'est aussi
un devoir humain qu'il faut aimer.
Il y faut des hommes. Nous disons des hommes, et
non des bacheliers, et non des fonctionnaires ; des
hommes qui aient assez d'intelligence pour être des
guides et assez de coeur pour être des amis. Or, ces
hommes complets, on ne les trouve que dans le peuple.
C'est donc dans le peuple que nous recruterons les
missionnaires laïques que requiert l'action coloniale
Afrique, comme nous avons essayé de la définir. en
El nous verrons bien si notre prétendue démocratie
continuera à dire : « Périssent les colonies plutôt
le privilège bourgeois des diplômes universitaires que!
»
TABLE DES MATIÈRES

PREFACE
INTRODUCTION 1

PREMIÈRE PARTIE
Action politique. 17

I. — État politique des noirs


II. — Le Gouvernement général
III. — Organisation financière
IV. — La police militaire
........ 23
43
51
. 59
V. — La justice fétichiste 63
VI. — Organisation de la justice indigène 73
. . . .
VII. — L'amélioration sanitaire 87
VIII. — Organisation de l'enseignement. 108
IX. — L'enseignement coranique 116
X. — L'enseignement professionnel 123
XI. — Les agents . 126

DEUXIÈME PARTIE
Action économique. 143

I. — L'outillage économique 145


II. — Le commerce. 157
III. — Mines, carrières et gisements 175
IV. Chasse, pêche, élevage

V. — Les forêts : l'acajou, la gomme
190
203
VI. — Les palmiers, le karité, le colatier.

.... . 211
VII. — Le caoutchouc 219
VIII. — Les cultures vivrières 228
IX. — L'arachide 235
X. — Le coton 241
XI. — Deux méthodes 249
XII. — L'industrie.
XIII. — La main-d'oeuvre. 259
265

TROISIÈME PARTIE
Action sociale. 275

I. Races et castes
— 277
II. La mentalité fétichiste
— 300
m. — La femme dans la famille .
324
IV. — L'esclave et l'esclavage d'exploitation. 343
V. — . . .
359
VI.— Les esclaves dans la société 371

VIII. — Contre l'esclavage.


VII. — Contre la traite
IX. — Ce qui reste à faire : toute l'action sociale
426
441
495
. .
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