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André Baillon.
Les visiteurs de ce site vont pouvoir lire dans quelques jours, ici, en
exclusivité, le roman rarissime, bref et exquis de la romancière belgo-française
Marie DE VIVIER, « Cent pages d’amour, lettre à un petit garçon » (Paris,
1971).
Ce roman, imprimé à l’époque à l’aide d’un subside du Ministère des
Lettres de Bruxelles, n’avait jamais été republié depuis 1971, et – à l’exception
des bibliothèques – était jusqu’à présent rigoureusement introuvable.
Nous avons voulu remédier, près de quarante ans après, à ce « vide ».
Marie DE VIVIER (à l’Etat civil Marie JACQUART, épouse MATHIEU
en 1923, veuve en 1956, et devenue Française en 1973, par son second mariage
avec un médecin français, le docteur René RIHOUEY) fut la maîtresse du grand
écrivain de gauche André BAILLON, mort par suicide au début des années
Trente.
Lé dépouille mortelle de Marie de Vivier repose depuis 1980 dans le
caveau de famille de son père Arthur Jacquart, au cimetière d’Ixelles, à
Bruxelles, et le hasard a voulu que sa tombe se trouve à quelques mètres de la
sépulture du Général Boulanger.
« Cent pages d’amour, lettre à un petit garçon » est un roman dont
l’unique personnage est son petit-fils Olivier Mathieu, né le 14 octobre 1960.
En outre, le texte de Marie de Vivier bénéficiera de brefs commentaires
inédits - rédigés pour l’occasion, en 2007 – d’Olivier Mathieu, apportant des
précisions et complétant utilement la version donnée ici par Marie de Vivier.
Il va donc être question ici d’André Baillon, de Marie de Vivier, du frère
jumeau d’Olivier Mathieu, de la ville de Marly-le-Roi (où mourut André
Baillon, puis où vécut Olivier Mathieu de 1969 à 1984), mais aussi de beaucoup
d’autres choses.
Il n’est tout simplement pas possible de connaître vraiment Olivier
Mathieu, enfin, sans connaître son enfance : et c’est là le principal intérêt de
cette œuvre de Marie de Vivier. Il ne s’agit certes pas du « témoignage » unique
sur l’enfance d’Olivier Mathieu, mais, certainement, de l’un des témoignages les
plus importants : encore que, comme tout témoignage, il convienne de l’analyser
avec sens critique et de le « recouper » avec les autres témoignages.
Nul biographe d’Olivier Mathieu ne pourra certainement manquer dans
l’avenir de lire, et d’étudier, « Cent Pages d’Amour ». Nous nous avancerons
même jusqu’à dire qu’il est à peu près vain de parler d’Olivier Mathieu
avant d’avoir lu, sereinement, ces belles pages de Marie de Vivier.
Ce bref ouvrage est protégé par un copyright établi par Marie de Vivier
elle-même en 1971. Toute reproduction en est interdite sans l’accord de Daniel
Fattore, responsable du présent site littéraire, et celui d’Olivier Mathieu, petit-
fils de Marie de Vivier et, en outre, personnage du roman « Cent pages
d’amour ».
Un roman dont on peut s’étonner qu’aucun éditeur n’ait songé, depuis
1971, à le republier, bien que son thème ait eu, en France, au moment de sa
parution, une grande importance. Sur la quatrième de couverture de « Cent
Pages d’amour », on lisait en effet :
MARIE DE VIVIER
MARIE DE VIVIER
PREMIER TEMPS
J’ai sous les yeux un sachet rose où se détachent en noir ces mots :
- Laughing Bang.
Dans ce sachet un disque, et sur ce disque un fou-rire. D’entendre rire un
peu de coton rose, tu riais, par contagion.
Me souvenir toujours de ce disque. Et qu’un enfant c’est d’abord cela :
une cire et un écho.
Toujours me souvenir de toi à l’état pur, du temps où tu aurais pu devenir
un autre, mille autres. Quand tu étais intact de toute imprégnation étrangère,
de toute aliénation.
A cause, dans ma poitrine, d’une petite cheminée qui tire mal, mes images de
toi n’y sont pas en sécurité. Elles peuvent avec moi y sombrer pour toujours.
Vite les fixer noir sur blanc.
Te voici surgi étonné, curieux, l’œil ouvert sur le monde hostile et périlleux.
Clinique, couveuse, ambulance, hôtel, jardin interdit, une seule couveuse pour
deux bébés, puis deux couveuses : première séparation, première amputation,
premier chagrin peut-être.
On voudrait pouvoir avertir les tout-petits de la férocité du monde. Trouver
les mots pour leur dire : « Ici poison », leur offrir au biberon un univers aseptisé.
Ils sont à toi, les souvenirs d’avant toi. Comme le cri du merle réveille en
nous tous les printemps passés, ainsi un chant ressuscite le temps de ton
annonciation :
- D’amour l’ardente flamme…
Qui chantait ? Ta mère, de sa voix fêlée ? Elle ? Moi ? Nous toutes ? Ai-je
entendu le chœur des anges ?
A toi aussi, cette conversation, - s’il est vrai que les mots qui ont été
prononcés avant notre naissance pèsent sur nos destins. Ces mots tombaient de
haut sur moi, obnubilée par des mains d’homme qui me déplaisaient. Autour de
nous les Reines de France et au loin une pièce d’eau. Un décor choisi, sans
témoins. Subjuguée j’entendis que : l’amour est bénéfique aux filles ; qu’un
enfant, c’est une assurance-amitié. Sûrs d’eux, bien préparés, les mots faisaient
de moi une obligée, et du responsable un bienfaiteur. Puis ce généreux donateur
se déclencha, laissant tomber le mot de la fin :
- Cet enfant naîtra dans des conditions optima.
Ponce Pilate se lavant les mains de son propre sang. Et s’en battant l’œil, de
son sang.
Plus tard, il appellera ce monologue « la Convention du Luxembourg ».
On n’oserait plus marquer de la Lettre Ecarlate les filles qui ont aimé, - sans
« la bague au doigt ». Mais on les frappe en leurs enfants. On coupe les vivres à
ces petits, on leur refuse toute famille légale hors leur mère ; ils n’ont droit à nul
héritage.
Alors je sentis naître en moi des bras, comme des ailes. Qui voulaient
d’ouvrir, se refermer. Je me demandais comment tu serais, de quelle couleur tes
yeux, tes cheveux. Je te prévoyais noir, tu fus blond, et je t’ai aimé noir et blond.
Je t’appelais mon bébé. Je voulais être à la fois grand-mère et père.
Quand le médecin, ayant examiné ta mère, me fit des doigts un signe furtif :
« Deux », et comme elle se rhabillait, je murmurai :
- Ne lui dites pas.
- Il faudra bien qu’elle sache.
Elle sut, et au retour, alors que je pensais à tricoter une seconde layette, deux
larmes coulèrent sur ses joues, et elle a dit :
- Comment vais-je faire ?
C’était déjà si difficile ainsi.
Un matin d’août, je lui portai des aliments sans sel. Son buffet était vide ; elle
semblait se désintéresser de se nourrir. C’était son anniversaire et elle était sans
visite ni lettre.
Peu après elle vint s’installer chez moi, et dans mon lit.
Deux infiniment petits ont lutté pour éliminer des millions de leurs
semblables. Où un seul a ordinairement la victoire, vous êtes sortis à deux,
vainqueurs du marathon. Ex-aequo. Qui dit que les enfants ne demandent pas à
naître ? Ils adorent la vie, au contraire. Ils ne demandent pas, ils exigent, ils
ordonnent. Ils participent ; sans eux rien ne se ferait. Tua s voulu vivre, petit
candidat invisible, ta vie tu l’as de haute lutte agrippée. Quel souvenir gardes-tu
de tes mois de compagnonnage ? Rivaux, égaux, amis ? As-tu connu ta perte, au
départ du Jumeau perdu ? As-tu éprouvé le deuil de cette vie chaude de la
tienne, Castor arraché à Pollux, Narcisse arraché à son reflet ?
Je chéris cet enfant par la mort sauvegardé. Qui avait tes traits et ton masque.
Et ta bouche délicate et ton expression navrée.
C’était un bébé parfait, qui aurait pu porter ton nom.
Et je revois le visage d’ange, comme ton propre visage qu’on eût mis au
cercueil. Aussi blanc que le papier-ouate qui, dans la minuscule boîte de sapin
blanc, lui servit de suaire. Visage bandé, ensanglanté, né pour souffrir cinq jours
et mourir. Petit vainqueur vaincu, pauvre petit cobaye, Rhésus.
L’homme de la morgue, détournant les yeux, m’a dit :
- Il n’en restera pas plus que d’un squelette d’oiseau.
(Ange au calice, de quoi t’a lavé le baptême ? De quelle faute, mon tout-
petit ?)
« La plus grande terreur de l’enfant est de ne pas être aimé. Il craint plus
que tout au monde d’être repoussé. Chacun l’a été, à un degré plus ou moins
grand : de là naît la colère ».
(Steinbeck).
« Un enfant, se voyant refuser l’amour qu’il demande, donne un coup de
pied au chat ».
(Steinbeck).
« Vous ne savez pas ce que c’est d’échanger les lieux où vous avez passé
votre enfance pour des royaumes inconnus et des climats malsains ».
(Lewis).
Je disais devant toi mon opinion. J’avais tort, mais tout se disait devant
toi : puisqu’il n’y eut jamais qu’une chambre.
Ta mère eut raison de me reprendre :
- Ce ne sont pas tes affaires.
Je le reconnais. Et pourtant…
Cette phrase a fait du gâchis. Je sais, la Charité est patiente, mais moi je ne le
suis pas. Aimer ses ennemis n’est pas impossible. Il suffit de n’y pas penser.
C’est à ce que nous aimons que vont nos fureurs.
Quand je me disposais à aller te voir, la phrase m’en empêchait : à cause
d’elle je pensais au métro fatigant, à ma mauvaise santé, au mauvais temps.
Ah, quand tu étais là, présent, proche, que je voyais poindre, aurore,
printemps, croître et s’élancer vers moi, de tes yeux, la tendresse adorable,
quand cette lumière devenait caresse et blotissement, bien sûr, il n’y avait plus
de phrase. Quand tu applaudissais à ma visite, que tu piétinais de plaisir autour
de ton « parc », quand tu tendais les bras vers le métro qui m’emportait, et que
dans tes yeux pointaient des pleurs, ah tu étais source et rosée.
Mais la phrase avait la vie dure.
DEUXIEME TEMPS
Parce que les appartements étaient hors prix, donc introuvables, votre
propriétaire fit jeter hors de votre petite maison vos meubles et vos souvenirs.
Tu assistas à l’expulsion. Tu vis tes langes dans la boue, tu vis tes jouets brisés.
Tu vis tes petits camarades éventrer ta clochette suisse, tu entendis se taire
Mozart et tes berceuses. Tu vis disperser tes objets, vider ce que tu croyais « ton
coin ».
Ils volèrent aussi : quelques objets coûteux ; c’était au-delà de ton
entendement, mais tu enregistras la chose, certainement. Exproprié, pillé, tu as
quitté le beau jardin rassurant, où la vie semblait facile. Le lieu privilégié où le
hasard t’avait donné accès.
Vous ne vous êtes pas retournés. Livres et joujoux rescapés s’en furent au
garde-meubles, et tu as pris la route – pour longtemps.
Comme tu pleurais sans comprendre, ta mère t’a promis un autre jardin.
Elle n’avait pas un sou en poche et toi tu n’étais plus qu’un displaced enfant.
Alors j’ai loué un grand jardin de sable : une plage, un ciel, et de l’eau
jusqu’à l’Angleterre. Le soleil y sera aux petits soins pour toi.
Je voulais que tu aies ta chambre, comme Nicolas et Pimprenelle à la
télévision. De ce projet il reste une carte postale que tu écrivis et n’envoyas pas ;
tu disais :
- Nous avons trouvé un appartement.
Cette carte, je la conserve précieusement. Nous étions partis ensemble, en
estafette, et nous avons, main dans la main, couru de la gare à chez nous. Toi
pressé de voir la mer, moi d’habiller notre logis. Je voulais des clefs, des
couleurs, des lumières, des lits pour plusieurs. Il me semblait urgent d’acheter
un couvre-lit écossais.
Elles sont défaites, la chambre rose-saumon et la chambre rose-parme pâle.
De ta porte j’ai dû arracher le mot découpé dans du papier glacé multicolore,
que nous avions épinglé le premier jour : « THEATRE ».
Tu annonçais des représentations, dont tu serais l’auteur, l’acteur, le
régisseur. La Manche dansait, bavardait, s’effrangeait, bordant la plage chaque
soir d’un ourlet rose, d’un rose toujours nouveau.
Les premiers jours, tu m’as dit que mon lit était bon, si bon que tu en aurais
bien mangé. Que tu garderais après ma mort les lampes qui éclairaient tes Tintin
et mes poètes.
Ensuite… pourquoi ? comment ? tu as changé.
Changé d’humeur, claqué les portes, donné des coups de pieds aux murs,
instauré le désordre en principe. Pour te plaire j’ai paré la salle d’eau, cultivé des
plantes vertes : tu préféras les fleurs des champs. J’ai adopté un chien perdu : tu
préféras un autre chien perdu. Tu m’envoyais à ma vaisselle, puis tu as frappé :
d’un rude petit poing bien tassé. Puis tu y as été de tes bottes. Puis tu m’as
meurtri les poignets. Le temps de reprendre souffle, tu remettais ça, bloc de
colère, capri têtu. A mon tour je me suis fâchée, j’ai dépassé ma pensée, j’ai dit,
t’englobant dans une vieille révolte :
- Va donc faire ça chez ton père.
Tu as levé des yeux clignotants :
- Chez mon père ?
Je t’ai rattrapé au haut de l’escalier :
- Où vas-tu ?
Tu m’as bravée :
- Chez mon père.
Toi qui, hier, m’as demandé son nom.
Comment, pourquoi ?
Comme je t’appelais mon copain, tu as paru surpris :
- C’est à moi que tu dis ça ?
Bien sûr, bonhomme. Pourquoi pas ?
Le malentendu commençait. Je luttai contre la montre, contre la montre du
temps. Mais le temps est toujours gagnant.
Vous parliez de rentrer à Paris ; tu disais mes murs ridicules, je changeai
la décoration. Mes lampes brûlaient tes yeux, je changeai les lampes… Je
reverrai toujours ton coffre à jouets, vide.
Pourtant tu as dit :
- Tu vas rester seule ?
Oui. Non. Avec le chien, qui dit oua-oua. Avec la corne de brume, avec la
sirène d’alarme, les corbeaux et les mouettes, et avec les gouttes de pluie,
dans ma corniche. Avec les barques des pêcheurs, qui rentrent le soir,
lumières en proue, fête ancestrale glissant sur l’infini des eaux.
J’aimais tout cela, si ton absence n’avait tissé entre tout et moi son
embrun.
Tu m’as récemment demandé :
- Au fait, pourquoi a-t-on quitté la côte ?
Pour rien. Comme ça. Comme tout advient : comme ça. Comme foncent
tes boucles blondes. Comme sont tombées tes dents de lait. Comme muera ta
voix chantante.
Mai-juin 1968.
Entre toi et moi, d’une heure à l’autre, l’incendie. L’impossibilité de te
joindre. L’événement était déformé par mon optique. Les barricades, les
revendications sociales, la paralysie du pays, tout se passait très loin de moi,
en un lieu appelé Jeunesse. Vous veniez de trouver en banlieue un
appartement de « grand ensemble », où vous deviez emménager. Où ? Je
l’ignorais encore. Ainsi tu étais perdu pour moi dans la cohue. Paris fâché, la
province stupéfaite, seules vivaient les personnes du petit écran, où l’on
voyait des inconnus jouer leur jeu. Des idéalistes vivaient un songe ; des
maladroits croyaient saisir une occasion ; des arrivistes arrivaient. On barrait
des rues symboliques, fermait les postes, coupait les fils du téléphone,
coupait entre toi et moi une sorte de cordon ombilical saignant, coupait ta
voix, cette corde vocale non muée, que je voulais obstinément entendre, et
alors tout s’arrangerait, les révolutions et mon cœur. On retombait en
Barbarie, au Moyen Age, mais sachant l’existence, et donc la privation, de
l’électricité.
Chaque parti souhaitait l’alliance de la majorité, silencieuse, et
abasourdie, qui fait les frais de tous les événements. Les communications
humaines devinrent un luxe interdit.
Je me demandais si vous aviez de quoi vivre, l’argent ne circulant plus ; à
qui te confiait ta mère ; si tu l’accompagnais au travail et comment ? Je
redoutais les moyens de transport, les grévistes autant que les briseurs de
grèves, les accidents, intempéries, sabotage des routes, crevaison des pneus,
bloquage [ainsi dans l’édition originale] des banques. J’implorais des
standardistes inflexibles, aux commandes de toutes les inquiétudes. Je les
assurais que ma vie privée avait un sens. Que la vie privée, ça existe aussi.
Que je ne souffrais pas en série, ni moi ni personne ; que j’étais un cas
d’espèce, comme tout le monde. Mais les cas d’urgence étaient catalogués,
hiérarchisés, et il ne figurait pas dans la liste certaine phrase incisive qui me
becquetait le cœur :
- Où logerons-nous, ce soir, maman ?
Inaudible, inclassable, je n’étais même pas passible du secours rituel
donné aux usagers de la route : « Monsieur Untel est prié de téléphoner
d’urgence à tel numéro. Mère mourante ».
Mon chagrin non répertorié était déclaré imaginaire, débrouille-toi. Hier
nous séparaient deux heures de chemin de fer. Aujourd’hui, deux cents
kilomètres de marche. Des touristes m’offrirent leur voiture, je refusai. A
cause des deux cents kilomètres ? Non. Ni à cause de votre nouvelle adresse :
ils auraient cherché avec moi, on vous aurait dénichés. Je dus m’avouer le
motif de mon refus : j’avais peur d’être mal reçue, le malentendu agissait.
Un taxi faisant la navette Paris-province, et les standardistes de Pont-
Lévêque acceptant les coups de téléphone, je m’arrangeai avec une touriste,
qui retournait à Paris : nous payerions moitié-moitié si le chauffeur vous
ramenait. Ainsi vous laissais-je libres de choisir. Je fus conduite à Pont-
Lévêque, déposée devant la poste, le chauffeur s’en fut avec sa demi-cliente,
accessible encore sur cinquante kilomètres, par radio. Et le suspens
commença.
- Vous veniez, me dit-on à l’hôtel, de sortir, mais vous alliez revenir. Vous
étiez peut-être là ou là. Bon, je resonnerai.
Limitée par ma demi-heure radio, je vous cherchai dans tout Paris, mon
cœur furetant et grelottant. Sourcière, sur Paris qui gronde, je balance ce
pendule, mon cœur, j’offre aux standardistes complaisantes pralines et fleurs
pour être chez moi dans leurs cabines. Enfin je vous trouve, voici ta mère, je
lui dis vite :
- A six heures ce soir, dans tel café aux Champs-Elysées, un taxi vous
chargera si vous le voulez.
- Je vais demander au petit.
- Il n’est pas là ?
- Il prend sa douche.
Messire, accepterez-vous ? Mais une voix, dans l’appareil, s’interpose :
- Terminé ?
Ta voix me manque, le cœur me manque. Je n’ai plus le temps de re-sonner,
je dois avertir le chauffeur, à la limite du silence. Volez, paroles, vers le taxi, qui
sera bientôt hors d’atteinte ; la suite dépend de toi, bonhomme. Taxis, distances
vaincues, calcul des chances, tout irait bien si n’existait l’autre distance, entre
les cœurs. L’autre dimension sur laquelle on est sans pouvoir.
Midi. Petit écran. Les heures filent. Le chef d’Etat paraît, disparaît, reparaît.
Tantôt humble et tantôt catégorique. Il frappe sur la table, il se prend le front
dans les mains ; l’Histoire dérape, changement de vitesse, on tremble. On croit
le chef aux armées, non, il est à Paris. L’Histoire se fait à toute allure, au diable
l’Histoire. Mon chagrin m’isole. Mon histoire c’est : Tu viens ou tu ne viens
pas. Mais l’Histoire complique ma peine.
Un défilé se forme aux Champs-Elysées. Ne va-t-il pas gêner ta marche ?
Pourras-tu traverser la foule, seras-tu à temps au rendez-vous ? Mais as-tu
seulement dit oui ?
La poste ferme. Me voici seule sur une place inconnue, charmante en soi,
sinistre en moi. C’est une île et je suis sans bateau. Essence, pétrole, canal de
Suez, grands problèmes, au diable. Des yeux j’implore la route et j’incrimine les
grands problèmes. Route, ramenez mon petit garçon.
Au dernier coup de téléphone (au lieu du rendez-vous), non, vous n’étiez pas
arrivés, personne qui répondît à votre signalement.
J’ai froid et j’ai sommeil. Tout est noir. Si tu apparaissais à la portière ! Si
seulement ce taxi apparaissait ! Ah, occupez la Sorbonne, jetez vos cocktails
Molotov, amusez-vous, c’est de votre âge, ici veille une peine éternelle, ici la
Femme de Loth regarde fixement en arrière, et se change en statue de pleurs.
Puis le taxi surgit, venu d’où ? Le chauffeur de loin fait signe, un signe
Morse :
- Non.
Puis l’explication : il est arrivé trop tard, vous veniez de partir, ayant
longuement attendu. Sa cliente a absolument voulu qu’il l’accompagne à la
Banque, avant la fermeture.
Et j’avais tout envisagé, tout craint ! l’état des routes, celui de ton cœur, tout,
sauf ceci, qui est permanent, ceci qui nous coupe tous les jours les uns des
autres : c’est que nous voguons sur le radeau de la Méduse.
Alors je courus t’acheter des choses pas de ton âge : une frise, une carpette,
du linge de lit à fleurettes, des rideaux de tulle. Je plaçai mon trop-plein d’amour
dans des objets de plastique rose. Je te voulais content de moi : Dando content.
J’invitai ta cousine, de peu ton aînée. Venez, Nicolas, Pimprenelle, ici c’est
l’Eden des petits. Voici le rince-doigts pour vous apprendre la bonne tenue. Un
porte-menu, pour que vous choisissiez ce qu’il vous plaît de manger. Un
éléphant de feutre écarlate pour ranger chaque matin votre linge de nuit.
Tu te soucieras bien de ces apprêts. Tu vins : ta voix chantait encore. Mais du
porte-menu tu fis une fronde, de mon linge à fleurettes, des batailles d’oreillers,
et manger ? Tu détestais ça.
Tu ne pensais qu’à tes copains, toi qui venais de découvrir le monde des
mâles, et te retrouvais, le cœur gros, chez une aïeule, petit Pioche.
Comme j’insistais :
- Mange, bois ton lait (vieille rengaine), ton chagrin s’est exaspéré, et tu m’as
frappée au visage, si fort que j’en ai pleuré. Alors s’est passée la chose
inattendue. Tu t’es approchée de moi comme d’une pièce de musée, tu as
examiné mes larmes, ces insolites, et tu m’as demandé, vraiment interloqué :
- Qu’as-tu ?
TROISIEME TEMPS
Mon bail expirant en juillet, j’écourtai mon séjour afin de te revoir plus vite,
dis adieu aux mouettes rieuses, défis ta chambre, enlevai seule « Théâtre », que
nous avions piqué à deux.
C’est le soir d’une espérance.
J’ai roulé vers vous, précédant les déménageurs qui entreposeraient chez
vous mes meubles, en attendant que j’aie trouvé une chambre aux environs.
Comme j’arrive, vous allez partir, tu me donnes une bourrade devant tes copains
qui m’encerclent comme au théâtre en rond pour examiner la mémé. Ta mère me
remet les clés et vous partez camper. N’importe : vous reviendrez, je suis dans
ton décor, dans ta présence, dans tes souvenirs. Heureuse comme une brûlée
vive qu’on plongerait dans un bain d’huile.
Puis, tandis que je répare tes vêtements, mets de l’ordre (mon dada, l’ordre),
une carte estampillée de Nice m’alarme :
- Suis malade. Rhino-pha.
C’est tout, c’est trop. Et où t’écrire ? Comment savoir davantage ?
Caravaniers, gendarmes, chefs de camping, syndicats d’initiative, nul ne sait rien
de vous. On regrette, rhino-pha m’obsède.
Puis tu fus là, et tu avais très mauvaise mine. Et tes nouvelles dents ne
pouvaient expliquer à elles seules ce masque amenuisé, ces méplats accusés. Ce
teint.
- Regarde mes cartes-vues.
Je regarde mal et distraitement.
- J’ai trouvé une chambre, ai-je dit ; j’emménagerai demain.
- Pourquoi pas aujourd’hui ?
C’est vrai : pourquoi pas aujourd’hui ?
Tes copains, je les ai reçus comme un coup dans l’estomac. Il y eut d’abord
ce « grand », moqueur et hardi, qui, sans bonjour ni salut, me regardant avec
insolence, t’emporta sur son porte-bagages. Ton premier pas, je l’avais reçu, il
t’avait conduit vers moi, - ton premier tour de roues t’en éloignait et je sus que
c’était la coupure. Hier chérubin, aujourd’hui l’air matou, les doigts égratignés,
aux lèvres ton nouveau sourire, tu avais franchi une étape, une irréversible
frontière. Pédalant et riant, t’envolant, tu laissais derrière toi neuf années.
Tu dis :
- Mes copains me trouvent beau.
- Moi aussi, je te trouve beau.
- Oui mais eux c’est moralement qu’ils me trouvent beau.
Et moi ?… Questions inutiles, malentendus. Tu as pris ton petit air buté.
Ils sont sans concurrence, ces virulents. Tu établis un répertoire de leurs
grossièretés, tu trouves marrantes leurs malsonnances. Tu clames d’une voix de
ténor leurs « Va chier mémère » et leurs « Crève comme un pneu ». (Tu
escamotes l’i de chier). Tu adoptes passionnément leurs « sale-bête » (que tu
prononces salbette), leurs « charogne-pourrie », leur « Pas-de-morale-mémère ».
Tu n’aurais pas parlé ainsi dans le jardin préservé. Le dimanche tu traînes la
patte, rêvant de je ne sais quel graal, eux me traversent sans me voir. Tu
menaces de, avec leur aide, vu que « vous supprimerez tout ce qui vous fait
obstacle », me supprimer. Te fais-je obstacle ? Bon je partirai, mais rien ne
presse, laisse faire le temps, ne va pas te créer des ennuis pour moi. Tu ignores
que, quand je mourrai, mourra beaucoup d’amour. Celui dont tu n’as pas voulu,
l’amour dont tu n’as su que faire, que tu as reçu à coups de pied. A coups de
mots durs comme des pierres. Quel Antoine de Padoue fait donc se retrouver les
cœurs ?
… Est-ce que je noircis le tableau ? Ne suis-je, pessimiste, que ton sombre
verso, une version inquiète ? Tu rends un autre son de cloche, toi. Voici, de ta
plume, comment tu vois les mêmes choses. « Je vécus d’abord en couveuse puis
à l’hôpital, puis nous eûmes des appartements ». C’est ce Souvenir des
souvenirs, que nous recevons tous par personnes interposées. C’est un panorama
sans personnages ni mouvement, sans détails ni accidents. Mais que viennent tes
copains, alors tu surgis, tu claironnes, tu vois vrai. Tel un rosaire tu égrènes leurs
prénoms. Le seul fait qu’ils portent des prénoms paraît t’émerveiller. Il te prend
des accents bibliques pour qu’en un triple langage fait de votre argot, de l’argot
de tout le monde, et d’un audacieux français, tu racontes vos odyssées. Voici la
véridique histoire des super-enfants dont trois suffisent à mettre cent adultes en
fuite. Voici, pittoresques, vos cabanes, refuges, fiefs invisibles, et pourtant
contestés : voici les villages limitrophes qui sont vos buts les plus lointains, et la
saga de vos pelouses, horizons, vergers, où vous vous profilez, persécutés,
traqués, brouillons, résolus, toujours vainqueurs des Monstres : Nous. Si je veux
éloigner un copain tapageur, tu m’en retiens plaintivement :
- Ne m’en prive pas, je n’ai qu’eux.
Parce que tu avais donné des coups de pied aux portes, tiré les cheveux d’une
petite fille, brisé un carreau au lance-pierres, canardé de châtaignes une voiture
en stationnement, un père t’a promis la raclée, les mères ont mijoté vengeance.
A portée d’oreille elles t’accusent. J’ai surpris des mots terrifiants : « Police,
maison de redressement, enlever à sa mère ». Et j’ai pris peur : est-ce là ce que
ma fille aurait « eu » ? Quoi, ce serait déjà la vie, la vie [ainsi dans le texte :
l’expression « la vie » est répétée], la caserne, la guerre, la prison, les
responsabilités ? Toi, si petit ? Non, pas encore. Quoi, du berceau aux prisons il
n’y aurait que si peu de temps ? Si peu de marge ? Le temps d’un battement de
cœur ? Du sein aux juges, ce court instant, ce battement ? Non, pas encore, pas
déjà : autrui n’aura pas de sitôt ce pouvoir. Il ne fera pas de toi, si tôt, un
numéro. Mais il l’aura un jour et j’en frémis.
Tiens-toi mieux.
Tiens-toi comme si tu étais resté dans le beau jardin. Ou comme si tu avais
grandi parmi ces enfants que tu ignores, tes frères de sang, ennemis de classe,
paraphés d’un autre label, ces enfants assurés tous risques.
POST SCRIPTUM.
J’ai fini.
Ton enfance va se dissiper comme un orage. Cinq années vécues en absent.
Puis cinq autres, dont tu ne garderas que ce que tu voudras bien garder, la
Raison venue.
J’ai fini, ma nuit va venir. Que sera la suite de ta vie? Un jour vous resterez
seuls sur un quai de gare et ta mère portera un manteau élimé. Je ne vous
inviterai plus : « Revenez ». Je ne te dirai plus : « Bois ton lait, mange ». Où je
vais (mais où irai-je ?), je n’entendrai plus ta voix en pleurs interroger :
- Où logerons-nous, ce soir, maman ?
Dans mon ignorance éternelle, je n’ai que ceci à t’offrir. Tu t’y rencontreras :
t’y reconnaîtras-tu ? Y eut-il plus de toi ici que dans les tâtonnements
incoordonnés du premier âge ? Qui es-tu, qui seras-tu ? N’importe :
Si un jour les nantis, les grandis sans péril, les tirés-à-part, les hors-texte,
osaient te demander des comptes, à toi né démuni, sans carapace, voici, mon
chéri, l’addition.
Jette-la à la face d’une société qui fortifie les forts et sacrifie les faibles, fait
fi des âmes, pactise avec les criminels, tient quitte les chauffards, remet leur
dette, et pénalise les berceaux.
FIN
(Achevé d’imprimer sur les presses de l’Imprimerie Vitrant, 14, route de Paris,
Villiers-le- Bel (95), Dépôt légal : 4e trimestre 1971).
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Note d’Olivier Mathieu au sujet de ce que dit Marie de Vivier, dans les
premières pages (et notamment à la page 10) de « Cent pages d’amour », au
sujet de mon père putatif :
Sur le fond, la relation que fait Marie de Vivier de tout ce qui concerne
mon père est à prendre avec des pincettes.
En vérité, ma mère avait désiré un enfant sans père – et sans mari. En
avance sur son époque, elle avait demandé à trois personnes d’être,
génétiquement, mon père. La première de ces trois personnes était le
professeur René Louis, qui ne me reconnut pas stricto sensu mais,
juridiquement, me reconnut toutefois indirectement dans la mesure où il fut
condamné, par divers jugements, lors de procès qui durèrent de 1963 à…
1982, à me verser une pension alimentaire. Il se refusa d’ailleurs à la plupart
de ces versements, jusqu’à être finalement contraint, en Cassation, en 1982, à
me verser en une seule fois vingt ans d’arriérés.
La deuxième de ces personnes était le professeur italien Giuliano
Bonfante, qui était alors marié à une sœur de la grande savante juive Rita
Levi Montalcini.
Sur la troisième de ces personnes, je ne dirai rien ici, me réservant de le
faire ultérieurement.
Ma grand-mère, dans « Cent pages d’amour » - soit par ignorance des
faits, soit parce qu’elle jugea ces détails superflus - ne fait aucune allusion ni
à Giuliano Bonfante, ni à la troisième des trois personnes en qui ma mère
avait cru discerner des pères potentiels. Marie de Vivier connaissait très
vaguement Giuliano Bonfante, mais elle n’avait sans doute jamais entendu
parler du « troisième père ».
Tout le passage initial de « Cent pages d’amour » sur René Louis est tout
bonnement le contraire de la réalité. Il s’agit du passage suivant (page 10 de
l’édition originale): « A toi aussi, cette conversation, - s’il est vrai que les
mots qui ont été prononcés avant notre naissance pèsent sur nos destins. Ces
mots tombaient de haut sur moi, obnubilée par des mains d’homme qui me
déplaisaient. Autour de nous les Reines de France et au loin une pièce d’eau.
Un décor choisi, sans témoins. Subjuguée j’entendis que : l’amour est
bénéfique aux filles ; qu’un enfant, c’est une assurance-amitié. Sûrs d’eux,
bien préparés, les mots faisaient de moi une obligée, et du responsable un
bienfaiteur. Puis ce généreux donateur se déclencha, laissant tomber le mot
de la fin :
- Cet enfant naîtra dans des conditions optima. »
En effet, à ma naissance, M. René Louis frappa ma mère à coups de pieds
dans le ventre, avant d’exiger que je sois jeté à l’Assistance publique. Il faut
donc croire qu’il ne souhaitait pas que je naisse « dans des conditions
optima », ou qu’il avait changé d’avis.
Note d’Olivier Mathieu au sujet de ce que dit Marie de Vivier, à la page 31de
« Cent pages d’amour », au sujet des « révoltes futures ».
Marie de Vivier écrit (et écrit, rappelons-le, en 1970) : « A un an tu vivais en
guerre, en état de ségrégation, en fraude. Tes yeux en sont restés chargés de
lueurs orageuses, préludes des futurs révoltes ».
Et même si Marie de Vivier cède toujours, ici, selon moi, à une explication
sociologique de bas niveau (« la société est coupable », en quelque sorte), cette
explication a un minimum de valeur, même s’il s’agit d’une explication
sommaire et partielle. Je me contenterai de dire, ici, dans ces notes brèves, que
les choses étaient nettement plus complexes. Ma grand-mère semble dire, ici,
que la société était coupable, et point final. C’est un peu « court ». Ma mère
trouvait la société plus médiocre que coupable, et elle se demandait – et je me
demandais – pourquoi…
Mais on ne peut pas ne pas remarquer, au moins, ici, dans ce texte de 1971,
une prémonition de Marie de Vivier quant à mes « révoltes futures ».
Ces deux épisodes sont totalement, ils sont scandaleusement inventés de pure
pièce ! D’ailleurs, on se demande pourquoi et comment ils auraient pu avoir lieu
alors que Marie de Vivier elle-même déclare, deux lignes auparavant, que je ne
parlai « jamais » de mon père. Ce qui est exact. Je n’en parlai jamais parce que
je peux jurer que je n’y pensai jamais !
Note d’Olivier Mathieu au sujet de ce que dit Marie de Vivier, aux pages 41
et 42 de « Cent pages d’amour », au sujet de Robert Pioche et du « Livre de
Robert Pioche » :
Marie de Vivier écrit : « Quand tu sus écrire, tu t’inventas un alter ego. J’ai lu
ce début de roman, navrant et drôle. Il y avait un certain Pioche, qui comme toi
vivait avec une grand-mère, « et qui s’embêtait, s’embêtait. Mais enfin elle
mourut. Fin ».
Et là, aux pages 41 et 42 de « Cent pages d’amour », a donc lieu quelque
chose d’important. C’est l’attestation, sans l’ombre d’un doute (« Cent pages
d’amour » a été imprimé avant la fin de 1971), de l’ancienneté de mon
pseudonyme de Pioche.
Quant au texte que cite ma grand-mère, en revanche, il n’a jamais existé.
J’exclus catégoriquement, d’une part, d’avoir pu écrire que Robert Pioche se soit
« embêté ».
Et surtout, le texte portait : « Mais à la fin, il mourut », « il » étant
évidemment Robert Pioche.
Malgré cette tentative (assez pitoyable) de prétendre que j’aurais fait d’elle
une protagoniste de mes premières ébauches de roman, ce passage de Marie de
Vivier a, je le répète, l’avantage d’être le premier document imprimé, et datable
sans l’ombre d’un doute (1971), qui cite le nom de Pioche et évoque donc le
projet (datant de 1965) de mon « Livre de Robert Pioche ».
Note d’Olivier Mathieu au sujet de ce que dit Marie de Vivier, aux pages 52
et 53 de « Cent pages d’amour », au sujet de coups qu’elle aurait reçus :
Marie de Vivier écrit ce qui suit : « Tu m’envoyais à ma vaisselle, puis tu as
frappé : d’un rude petit poing bien tassé. Puis tu y as été de tes bottes. Puis tu
m’as meurtri les poignets. Le temps de reprendre souffle, tu remettais ça, bloc de
colère, capri têtu ».
La vérité est assez différente. Ma grand-mère, un jour, sur la plage de
Trouville, donna un coup de pied à mon chien. Or, si j’ai été élevé par ma mère
dans l’amour des vaincus et des opprimés, j’ai aussi été élevé dans celui des
animaux. Ma mère haïssait, par exemple, les corridas, et se réjouissait
ouvertement chaque fois que le taureau promenait le toréador sur ses cornes.
Voilà quelque chose que je partage, et que je partagerai toujours avec elle.
Toujours est-il qu’en effet, je frappai alors ma grand-mère. J’ai raconté la
scène dans un de mes romans, et j’assume parfaitement mon acte de petit enfant.
Je le referais, si c’était à refaire.
Que l’on veuille bien songer qu’au début de 1983, quand j’entrai comme
critique littéraire à « Rivarol », journal d’extrême droite (ou catalogué de la
sorte), la toute première conversation que j’eus avec Robert Poulet concerna les
coups que j’avais portés à ma grand-mère, à Trouville, en 1967. Robert Poulet
(qui avait « Cent pages d’amour » dans sa bibliothèque) était scandalisé : « On
ne frappe pas une grand-mère ». Je demeurai impassible : « On ne frappe pas un
chien devant moi », répondis-je à Robert Poulet. Avec lequel mes rapports ne
furent jamais extrêmement bons. Surtout quand je lui eus fait comprendre que
j’en savais suffisamment sur ses trafics d’alcool frelaté, jadis, en Afrique, sujet
sur lequel l’extrême droite est mal renseignée, ou pas renseignée du tout. Ou,
encore, sujet que les rares personnes encore en vie qui pourraient être au courant
préfèrent taire, quand elles dressent les panégyriques dudit Robert Poulet. Je ne
voyais pas en quoi un ex-trafiquant d’alcool frelaté avait à me donner des leçons
quant aux préférences très claires que j’ai, fort souvent, pour les chiens, par
rapport à un très grand nombre d’êtres dits « humains ». Humains, trop humains.
Eh bien, tout le passage qui précède est une invention romanesque pure et
simple de Marie de Vivier.
Note d’Olivier Mathieu au sujet de ce que dit Marie de Vivier, aux pages 65
et 66 de « Cent pages d’amour », au sujet de mon emménagement à Marly-le-
Roi (avril 1969) :
Marie de Vivier écrit : « Expédients : j’achetai un guide de votre contrée, y
pointai votre adresse, localisai vos voisins selon l’annuaire du téléphone, notai
leurs numéros, ceux de la police, de la mairie, des négociants, du gestionnaire.
Puis j’attendis la réponse à mes lettres, express et dépêches. Mais le facteur
vous ignorait, et (comment eussé-je pu le prévoir ?) vous aviez dans l’immeuble
un homonyme (bien connu, lui) ».
Tout ceci est ridicule. Pouvait-elle « localiser les voisins » et « noter leurs
numéros » sans s’apercevoir de l’existence de cet homonyme ?
Cet homonyme, en outre, n’a jamais existé ! Il n’y a jamais eu d’autre
« Mathieu » que nous, de 1969 à 1984, au 7, square des Aubades de la résidence
« Les Grandes Terres », à Marly-le-Roi.
La vérité est parfaitement différente. Ma mère et moi avions emménagé, à
l’adresse que je viens d’indiquer, le premier avril 1969. Quinze jours plus tard,
le 15 avril 1969 donc, nous avons entamé un voyage en Italie – mon premier
voyage en Italie – qui dura jusqu’au mois d’octobre. Et pendant toute cette
période (15 avril au 1er octobre 1969), ma grand-mère s’installa chez nous. Au
mois d’octobre, à notre retour, elle avait loué une chambre dans une autre
résidence – voisine – de Marly-le-Roi, « Les Hauts de Marly », qui existe
toujours aujourd’hui.
Et elle avait commencé la rédaction de « Cent pages d’amour » où, tout en
habitant pendant six mois au 7, square des Aubades, elle écrivait donc :
« Expédients : j’achetai un guide de votre contrée, y pointai votre adresse,
localisai vos voisins selon l’annuaire du téléphone, notai leurs numéros, ceux de
la police, de la mairie, des négociants, du gestionnaire.
Puis j’attendis la réponse à mes lettres, express et dépêches. Mais le facteur
vous ignorait, et (comment eussé-je pu le prévoir ?) vous aviez dans l’immeuble
un homonyme (bien connu, lui) ».
Détails totalement inventés et, surtout, sans le moindre intérêt non plus d’un
point de vue romanesque, je suppose que l’on en conviendra.
Tout ceci pour permettre de situer, réellement, dans quelles circonstances et à
quelle époque le live « Cent pages d’amour » fut conçu et rédigé.
La vérité est que ma grand-mère, après avoir tâché de nous retenir à
Trouville, nous avait suivis (ou mieux : poursuivis) à Marly-le-Roi. Je me
souviens des paroles qu’eut ma mère, parlant de sa propre mère :
- Elle m’a persécutée pendant toute ma vie. Elle me persécutera jusqu’à sa
mort.
Ce passage vaut, surtout, parce qu’il cite de nouveau (page 70) Robert
Pioche (« petit Pioche »).
Pour le reste, Marie de Vivier évoque ici une de mes cousines (je n’ai
jamais guère eu de rapports, dans mon enfance, avec cette branche de la famille
de ma grand-mère), mais, surtout, se plaint de nouveau d’avoir subi des coups
(d’où la réaction scandalisée de maints des amis de ma grand-mère, dont Robert
Poulet, quand ils lurent « Cent pages d’amour »). J’ai déjà donné mon opinion, à
ce sujet.
Olivier Mathieu