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Table des Matières

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Du même auteur

Epigraphe

Dédicace

Première partie
1

Vézelise, juillet 1919 – 5, rue des Brasseries

Vézelise, juillet 1919

Vézelise, juillet 1919

Vézelise, juillet 1919

Carnets d’Henri – juillet 1919

Vézelise, juillet 1919

Colombey-les-Belles, lundi 15 septembre 1919

Vézelise, le 18 septembre 1919

10

Carnets d’Henri – septembre 1919

11

Colombey-les-Belles, le 3 décembre 1919

12
Vézelise, mi-juin 1920

13

Vézelise, le 31 août 1920

14

Carnets d’Henri – septembre 1920

15

Vézelise, lundi 25 avril 1921

16

Vézelise, décembre 1923

17

Vézelise, mai 1924

18

Vézelise, novembre 1924-janvier 1925

19

Carnets d’Henri – mars 1925

Octobre 1925

Mars 1926

20

Vézelise, octobre 1927

21

Vézelise, mi-décembre 1927

22

Vézelise, fin mars 1928

23

Carnets d’Henri – début juillet 1928

24

Vézelise, le 9 décembre 1928

Deuxième partie

Vézelise, dimanche 23 décembre 1928


2

Premier cahier de Marie-Victoire

Deuxième cahier

Troisième cahier

Comment naissent les romans ?

Annexes

Bibliographie

Collection
Collection
« France de toujours et d’aujourd’hui »
dirigée par
Jeannine Balland
© Calmann-Lévy, 2010
978-2-702-14957-7
Du même auteur
Les Enfants de l’apartheid, Fayard, 1988
Feu sur l’enfance, Fayard, 1989
La Colère de Mouche, Mazarine/Fayard, 1998
Les Pommes seront fameuses cette année, Mazarine/Fayard, 2004 (Prix du Roman du Terroir
décerné par le Salon de l’œil et la plume de Cosne-sur-Loire)
L’Inaccomplie, Mazarine/Fayard, 2000 (Prix Feuille d’Or de la Ville de Nancy et Prix France-Bleu
Sud Lorraine)
Trois Reines pour une couronne, Presses de la Cité, 2002
Le Dernier Amour d’Auguste, Fayard, 2002
Les Alliances de cristal, Presses de la Cité, 2003
Un petit carré de soie, Fayard, 2003
Mystérieuse Manon, Presses de la Cité, 2004 (Prix de l’association Le Printemps du Livre Lorrain,
2004)
Le Soleil des mineurs, Presses de la Cité, 2005 (Sélection Readers’Digest. Prix Victor Hugo, 2005 ;
Prix des Conseillers généraux de la région lorraine, 2005)
Nous, les derniers mineurs, l’épopée des gueules noires, avec Camille Oster, essai, Hors Collection,
2005
L’Enfant perdu des Philippines, Presses de la Cité, 2006
Les Cigognes savaient, Presses de la Cité, 2007
Appelez-moi Jeanne, Fayard, 2007 (Mention spéciale du prix des Écrivains Croyants)
Le Roman de la place Stanislas, Éditions Place Stanislas, 2007
Confession d’Adrien, le colporteur, Presses de la Cité, 2008 (Sélection Readers’digest)
Un rire d’ailleurs, Fayard, 2008
La Lorraine au cœur, éditions Place Stanislas, 2008
Le Secret du pressoir, Presses de la Cité, 2009
Quand je serai grand, nouvelles, Fayard, 2009
Sous les mirabelliers, nouvelles, Presses de la Cité, 2010

Pour la jeunesse
Meurtre au village du livre, l’Oxalide, 2008

En collaboration
Pour les enfants du monde, sous la direction du Professeur Alexandre Minkowski, éditions
no1/Unicef/MPLEM, 1991
L’Appel de Lunéville, pour la résurrection du Versailles lorrain , sous la direction de François
Moulin et Michel Vagner, éditions de l’Est-La Nuée Bleue, 2003
Paroles d’auteurs. La Lorraine, photographies Pascal Bodez, Serge Domini éditeur, 2007
Les Plus Belles Saint-Nicolas en Lorraine, sous la direction de Marie-Hélène Colin, éditions Place
Stanislas, 2009
Les Plus Beaux Noëls d’Alsace, sous la direction de Michel Loetscher, éditions Place Stanislas,
2009
Je tente de rendre, telles qu’elles apparaissent, les pensées des gens qui ne sont traduites ni en paroles ni en
gestes.
James JOYCE
Je crois que le roman est la tragédie de notre époque.
Georges SIMENON
Merci à Denis V. qui a soufflé dans le creux de mon oreille et jusqu’au
bord de mon cœur l’histoire de son arrière-grand-mère, une jeune femme
merveilleuse.
Je dédie ce roman à toutes les femmes qui ont bataillé pour exister, à
toutes celles qui ont aimé malgré les interdits.
Première partie
1

Vézelise, juillet 1919 – 5, rue des Brasseries1

Henri claqua la porte avec rage. Il sembla à Charles et à Louise, son épouse, que l’homme debout2,
au centre de leur maison située au 5, rue des Brasseries, non loin du pont enjambant l’Uvry, vibra,
trembla même. Louise tendit le dos, elle n’aimait pas les coups d’éclat. Henri avait réagi avec fougue
aux questions de son oncle.
– Reviens, parbleu ! hurla Charles, nous pouvons parler calmement.
– Il est amoureux, soupira Louise, et contre ça, tu ne peux rien. Il est plus que majeur, la guerre est
finie. Il a envie de vivre, quoi de plus normal ! Tu n’as pas été ainsi ?
– Soit, admit Charles, mais cette femme, cette… cette Marguerite… plus âgée que lui.
– Comme tu y vas ! s’indigna soudain Louise. Marguerite est mon amie de toujours et tu le sais.
Née dans une famille honorable. Son papa était gendarme à Liverdun… Tu ne vas pas t’énerver pour
cette différence d’âge. Six ans, ce n’est pas la mer à boire ! Mon amie a la tête sur les épaules et
encore le temps de lui faire de beaux enfants. Henri a droit au bonheur. C’est bien la promesse faite à
Marie-Victoire sur son lit de mort. Tu as secondé ta mère dans ce but, non ?
– La vérité, c’est que je lui aurais préféré quelqu’un d’autre.
– Et pourquoi, s’il te plaît ? Aurais-tu admis que l’on te marie ? Chacun est libre de ses choix. Mon
amie Marguerite n’est pas un laideron.
– Cela me regarde…
– Eh bien, pour être à égalité, le choix d’Henri le regarde aussi. Laisse ton neveu se débrouiller.
– Je me demande ce qu’aurait dit Marie-Victoire, sa mère, en le voyant au bras de cette fille.
– M’est avis qu’elle en aurait été fort heureuse. D’ailleurs, cesse d’écrire des histoires d’un autre
âge, ta sœur ne va pas surgir du cimetière de Vézelise pour te répondre. Si elle s’est tue de son vivant,
c’est qu’elle voulait peut-être tourner une page douloureuse…
– Sur un terrible secret, qui l’aura emportée dans la tombe, la pauvre…
– Il serait peut-être temps de la laisser reposer en paix et de ne pas l’ennuyer avec tes états d’âme,
bien inutiles du reste. On ne va pas rattraper trente ans de malheur. Oh, ne me regarde pas avec cet air
colère… Je suis certes ta femme, mais je ne supporterai pas une minute de plus tes sous-entendus et
suspicions à l’égard de Marguerite. Pour qui te prends-tu ? Tu ne crois pas que Marie-Victoire a assez
souffert du qu’en-dira-t-on ? Une fille mère montrée du doigt qui a accouché dans la solitude et a dû
fermer son atelier.
– Peut-être…
– Un bon conseil, Charles, laisse ces vieilles histoires !
– Facile à dire… La note fut chargée et bien lourde de conséquences, mourir à vingt-six ans… Je
mets de côté le chagrin de notre mère, les ricanements ou les sourires pincés sur son passage… J’en
veux toujours à cet homme qui a fui ses responsabilités, un sans-courage, un pleutre, un homme sans
honneur qui a laissé traîner son sang.
– Cette vieille histoire a pas loin de trente ans, tu n’y étais pas que je sache… Que sais-tu
réellement des amours de ta sœur ? De cet homme dont on parle à mots feutrés dans la famille ? Tu ne
vas pas nous en faire un roman et causer comme les gens d’ici. Il suffit de ta mère… Mais comment
lui en vouloir dans l’état qui est le sien ? Tu vas finir par radoter, mon pauvre Charles.
– Laisse ma mère, veux-tu ! Elle se meurt, étrangère aux siens… Trop de malheur vient à bout de la
raison et des cœurs tendres.
– Alors ce serait bien de ne pas se fâcher, le tempéra Louise, en posant sa tête sur son torse. Ne
gâchons rien, Charles. Chaque seconde de vie est précieuse, veillons à cela, comme nous en avons fait
le serment le jour de notre mariage, tu t’en souviens ?

Elle sut qu’elle l’avait convaincu. Il se laissa tomber sur la chaise près de la cheminée, sans un mot,
plongé dans des pensées qui paraissaient l’accabler. Il leva ensuite la tête, se redressa et regarda
longuement son épouse. Louise était une femme de bon sens. Jusqu’à ce jour, jamais elle ne s’était
opposée à lui. Il la découvrait ardente, justicière tout à coup, et même s’il ne voulait pas se l’avouer, il
était heureux de ce trait de caractère. Il aimait sa générosité et ce côté va-t-en-guerre. Louise était
l’amie de Marguerite, la jeune femme aimée d’Henri.
– Tu as raison, laissa-t-il tomber. Je dois être un peu fatigué et je m’emporte un peu vite. J’oublie
sans doute l’âge de mon neveu, je ne l’ai pas vu grandir. Il nous a quittés très jeune pour faire son
service militaire, la guerre a suivi… Sept ans, c’est court et c’est long à la fois. En sept ans, le jeune
homme s’est métamorphosé, il est devenu un homme que je peine à découvrir. Je vois encore en lui
l’enfant fragile. J’ai promis à sa mère de veiller sur lui.
– Tu l’as fait, Charles. Avec un grand dévouement et personne ne te reprochera jamais rien. Henri
sait ce qu’il te doit. Il suffit de vous voir tous deux à la fanfare de Vézelise, lui soufflant dans son tuba
et toi dans ta clarinette, pour comprendre la complicité qui vous unit. C’est formidable une telle
entente. Et quand vous faites du théâtre… Mon Dieu, que vous êtes drôles tous deux !
– Qu’est-ce que je peux faire maintenant ?
– Lui parler tout simplement, vous allez être aussi malheureux l’un que l’autre si vous restez
fâchés. Et puis, dans cette querelle stupide, Marguerite et moi serons déchirées. Nous sommes amies
depuis toujours, ne l’oublie pas, Charles.
Il se leva et prit son épouse dans ses bras.
– Que ferais-je sans toi, ma chère Louise ? murmura-t-il à son oreille.
– Allons, rit-elle en se dégageant, car elle voyait le couvercle sur la cocotte se soulever. Le repas
risque de brûler. Tu en trouverais une autre, non ?
– Ce serait difficile, très difficile, je dois le reconnaître.
1 Rue des Capucins aujourd’hui.
2 Dans certaines maisons anciennes, on appelle « homme debout » la poutre maîtresse d’où partent des poutres transversales
supportant et la toiture de la maison et l’ensemble de la construction.
2

Vézelise, juillet 1919

Le visage soucieux, Charles arpentait le couloir, les mains fourrées dans ses poches. La cloche de
l’église Saint-Côme et Saint-Damien se fit entendre. Il sursauta et vérifia l’heure sur la pendule
suspendue non loin de la cheminée.
Déjà l’angélus ! songea-t-il. Henri a dû se rendre chez son meilleur ami, de l’autre côté de la place
de l’Église1. Je réfléchis à mille choses sans rien faire de concret. Voyons comment le retrouver.
Il fallait qu’il le rattrape. Que tous deux parlent, d’homme à homme. Louise avait raison. Cette
querelle était stupide.
– J’y vais, déclara-t-il à son épouse en lissant ses moustaches. Si Henri n’est pas chez Nénesse, je
jetterai un œil à la brasserie. J’ai croisé Fernand en fin d’après-midi, tu sais, le brasseur, il paraît que
l’un des compresseurs donne quelque souci à l’équipe. Henri aura sans doute été appelé. Ne me
regarde pas ainsi, je ne me fâcherai pas. Je resterai calme, ne t’inquiète pas. Tu sais l’affection que
j’ai pour lui. Et j’ai bien entendu ce que tu m’as suggéré. Tu as tout à fait raison, ma chère Louise.
Elle ne lui répondit pas. Elle venait d’ouvrir le grand bahut de chêne sombre à trois portes pour en
sortir les assiettes et les verres qu’elle s’apprêtait à disposer sur la table.
– Mangeras-tu avec nous ? Paul en serait heureux, tu es si peu là. Quand ce ne sont pas les voyages
dans toute la Lorraine, c’est la chorale, quand ce n’est pas la chorale, c’est le théâtre, la fanfare,
l’Association d’entraide aux orphelins de guerre…
– Et alors, c’est pour le bien de tous, non ?
– Je sais, Charles, mais parfois, petit Paul et moi aimerions que tu sois davantage présent.
– Je ferai mon possible pour être là, rassure notre fils. Je ne veux pas rester sur un malentendu avec
mon neveu, tu es bien d’accord avec moi ?
Louise abandonna momentanément sa tâche et accompagna son mari sur le pas de la porte.
– Je t’en prie, Charles. Promets-moi d’être indulgent avec Henri. Laisse-lui sa part de bonheur avec
celle qu’il a choisie. Je connais bien Marguerite, c’est une chic fille qui mérite d’être heureuse. Ton
neveu a vingt-neuf ans. Il a connu la guerre. C’est un homme qui a étudié. Il sait ce qu’il fait. Ce n’est
plus l’orphelin de quatre ans recueilli par sa grand-mère et toi-même. Fais confiance à la Providence.
– La Providence ? Elle aurait pu se manifester plus tôt ! Ma sœur ne serait pas morte de chagrin et
Henri aurait eu une enfance normale, choyé par un père et une mère… Au lieu de subir les moqueries
des uns et des autres.
– C’est toi qu’on voit en tête de toutes les processions qui dis cela ! Tu me surprends. Écoute-moi,
Charles. Le temps a passé, le temps passe toujours d’ailleurs et il est à l’avenir. Ne ressasse pas le
passé et les vieux chagrins, ça ne mène nulle part. Allez, je te garderai de la soupe et de la salade de
pommes de terre si tu n’es pas rentré à huit heures, souffla-t-elle en se blottissant contre son torse et
en l’enserrant furtivement.
Charles laissa aller affectueusement une main sur la nuque de son épouse et fourragea dans sa
chevelure pour chasser l’onde des souvenirs qui l’assaillait si souvent.
Le malheur ne l’avait pas épargné. Lui aussi s’était heurté avec rudesse aux aléas de la vie. Anne-
Marie, sa première femme, gisait sous la pierre au cimetière de Vézelise depuis 1913. Elle était morte
un an avant « la grande boucherie ». « Au moins, elle n’aura rien su de ces horreurs », avait gémi
Marie, la mère de Charles, quand elle demeurait encore rue Jean-Baptiste-Salle2. Marie se consolait
comme elle le pouvait. Eugénie, sa petite-fille, avait suivi sa mère de peu, comme si la fragile gamine
ne pouvait supporter l’absence maternelle. À force de penser et de pleurer, elle avait attrapé une
méningite foudroyante. Une si jolie gosse, disaient les voisins, certains que Charles ne s’en remettrait
pas.
Marie continuait de broder pour le monde et de réparer les parapluies comme le lui avait appris son
époux. Quand elle avait un peu de temps ou que le chagrin lui mangeait l’âme, elle se réfugiait à
l’église, implorait Dieu, osait le questionner : « Quelle faute doivent payer les Mialette pour mourir
avant l’âge ? Qui s’est mal comporté dans le passé ? » demandait-elle les yeux levés sur le Christ aux
bras ouverts au-dessus de l’autel. En peu d’années, elle avait vu disparaître son mari à peine âgé de
trente-quatre ans, Marie-Victoire, leur fille aînée, à l’âge de vingt-six ans, et la même année un fils de
vingt ans. Ah, qu’elle était fière de ce fils incorporé dans le 5 e régiment des chasseurs d’Afrique !
Mais en apprenant la terrible nouvelle par une lettre de l’armée, elle avait soupiré : « Il n’est même
pas mort au combat. » « Un coup de sabot de cheval a eu raison de la vie du soldat Henri Mialette.
Soyez fière, madame. Votre fils est mort au service de la France… Nous vous présentons nos plus
sincères condoléances… » Une tragédie. Elle n’imaginait pas en lisant cette lettre que sa petite
dernière quitterait la terre à l’âge de quatorze ans. Louise, toujours un peu fragile, mais qui semblait
s’accrocher à la vie, s’éteignit doucement en 1897. C’était beaucoup pour Marie qui ne comprenait pas
les desseins du Ciel. La Faucheuse marqua quelque répit avant de reprendre du service et de frapper
durement le foyer de Charles. Dieu avait-il perdu la tête pour s’acharner ainsi sur les mêmes ? Quand
cesserait-il ? Marie avait prié, supplié le Très-Haut pour que Charles ne sombre pas, pour que le
bonheur lui fasse signe. Fut-elle exaucée ? Il se remaria, moins de deux ans après la mort de son
épouse et cinq mois après la mort de sa fille, de quoi donner du grain à moudre aux mégères de
Vézelise et des environs : « La pauvre défunte a bien vite été oubliée », murmurait-on sur son passage
ou à la sortie de la messe. On voulait bien l’admirer dans son chagrin, et pour cela, on le regardait
avec une curiosité un peu malsaine quand il servait à l’église et rangeait l’autel. Et cette façon de faire
la génuflexion avec recueillement en passant devant le tabernacle… Un homme de grand courage,
murmurait-on.
Les filles à marier ou celles qui avaient été oubliées lorgnaient ce bel homme dans le secret de leur
dévotion tandis que les mégères, le missel serré sur le cœur, faisaient mine de compatir à cette vie
brisée. Heureusement, Charles ne sut rien de ce fiel prompt à couler de ces cœurs durs, ou s’il le
devina, il prit le parti de l’ignorer. Loin de lui tous ces ragots, il continua à se dévouer. Après avoir
épuisé leurs arguments, les langues de vipère furent bien obligées de se calmer. D’ailleurs, de quoi
Charles se serait-il senti coupable ? Il n’avait fait que suivre les conseils de sa mère : « Refais ta vie,
mon fils. Il n’est pas bon que l’homme demeure seul. Tu es trop jeune. Ne m’imite pas. Veuve à
trente-trois ans, je n’aurai jamais regardé un autre homme que mon Joseph, ton père. Non que je sois
plus vertueuse qu’une autre, mais j’avais la crainte qu’il vienne me tirer par les pieds une nuit
d’orage. Ce n’est pas que j’avais peur de mourir, ça non, mais il fallait que je vous élève. Je me
sentais responsable de vous tous. Dieu sait combien ce fut dur. Partir à trois heures du matin… Mes
jambes se souviennent des kilomètres avalés pour aller à Nancy, rue des Dominicains ou rue des
Ponts, afin d’acheter le matériel nécessaire pour réparer les parapluies et fabriquer quelques chapeaux
que je livrais à la fabrique de Lemainville3. Le père Jeandon ne rigolait pas. Un jour de retard et il
diminuait le salaire de moitié. J’en profitais pour faire provision de coton et de fil à broder. Parfois,
un paysan avait pitié de moi et me permettait de gagner quelques kilomètres sur les trente à parcourir
en me faisant une petite place dans sa charrette. Je crois que je connais toutes les pierres de la route
empruntée. Je n’ignore rien des creux et des bosses des chemins de traverse. À part mon oreiller qui
accueillait mon désarroi, personne n’a su la somme de larmes versées. Avec le recul, je peux te dire,
mon fils, que la solitude n’est bonne pour personne. »
– Oui, ma mère, se surprit-il à lui répondre. Tu avais raison.
Les mères ont si souvent raison.
1 Actuelle place du Maréchal-Lyautey.
2 Né à Vézelise en 1759, il fut membre des États généraux et élu à la Convention en 1792, mais fut guillotiné en 1794. Ne pas
confondre avec Jean-Baptiste de La Salle, le fondateur des écoles chrétiennes.
3 Près d’Haroué.
3

Vézelise, juillet 1919

Préoccupé, Charles, qui avait fait le tour de Vézelise sans trouver Henri, marchait à grands pas dans
la touffeur de ce soir d’été. Il songeait encore à sa mère dont l’état de santé le préoccupait. Peu
optimiste, le médecin pensait qu’elle ne verrait pas Noël. Un miracle qu’elle ait pu entendre la liesse
de la Victoire. Elle avait eu si peur de perdre l’un des siens. Si peur pour Henri, ce petit-fils que
l’armée avait envoyé à Saint-Chamond dans la Loire pour construire des machines de guerre en 1916.
Elle avait voulu savoir où était situé Saint-Chamond et avait découvert que cette affectation le
rapprochait de la Corrèze, le pays de Joseph… Elle avait essuyé quelques larmes avec le coin de son
tablier en imaginant une permission pour le jeune homme qui aurait peut-être l’occasion de faire
connaissance avec les terres de la famille paternelle. Cela n’avait pas été le cas.
Dans ses lettres, Henri parlait de son travail. Il était très occupé à la construction de ce char conçu
par des ingénieurs un peu trop enthousiastes. Une machine de guerre parfaite en terrain plat et peu
humide. Sinon, malgré les chenilles, le monstre s’embourbait, car il était plus long et plus lourd que
les chars classiques. Henri savait éviter certains sujets dans ses courriers. Il ne disait rien de la
fragilité du moteur qui s’essoufflait et qu’il fallait toujours réparer. Toutes les lettres étaient lues, la
censure passait par là, alors le jeune homme louait l’armée française, si vaillante qu’elle connaîtrait la
victoire face à une armée allemande qui devrait s’incliner. Quand il écrivait cela, il s’arrangeait pour
glisser que la guerre était une tragédie pour tous et que la souffrance était grande pour les soldats des
tranchées. Il fallait décoder et comprendre… Marie n’y était pas parvenue. Quant à Charles, s’il avait
gardé le silence, il avait toujours su parfaitement lire entre les lignes et garder ses sentiments pour lui
afin de n’affoler personne.

Si Henri devait se marier, puisqu’il était enfin démobilisé depuis quelques semaines, il convenait
d’organiser cette fête sans tarder. Voilà ce que Charles allait dire à Henri qui devait avoir rejoint la
brasserie. Louise en serait heureuse. Soulagé, Charles respira. Cette sage décision lui redonnait de
l’allant. Indifférent à la moiteur orageuse qui se faisait pourtant plus prégnante, il ressentait une
impression de légèreté. Il songeait à son épouse. C’est vrai qu’il avait de la chance d’avoir rencontré
Louise, bien différente d’Anne-Marie, sa première femme, une amie d’enfance. La famille Germain
était voisine de la famille Mialette. Oui, oui, il aimait Louise. Que personne n’en doute ! Mais cette
affection n’était pas la même. Aime-t-on deux fois de façon identique ? Il voulait taire le remords qui
lui vrillait le cœur. Il se sentait coupable. D’avoir remplacé Anne-Marie et de mal aimer Louise, si
charmante, si bonne. Je suis un fieffé imbécile, se dit-il, puisque je suis incapable de lui donner la
première place… Mais je ne peux pas, pas encore, pas tout à fait, par fidélité à Anne-Marie, sans
doute.
C’était un faux prétexte, il le savait. Il fuyait, se dévouait aux autres pour ne pas se regarder. En
somme, il se protégeait, c’est ainsi qu’il avait pu surmonter son chagrin. Il se surprit à parler à voix
basse et secoua la tête. Pourtant, qui avait séché ses larmes après deux deuils successifs ? Qui le
comprenait ? Le silence de Louise, ses regards, la main qu’elle posait avec tendresse sur son épaule
quand l’accablement lui venait, l’enveloppèrent soudain. Mais ce soir, Louise avait montré les dents.
C’était bien la première fois depuis leur mariage. Elle était partie en guerre pour défendre son amie.
S’il était contrarié d’avoir été contré, en son for intérieur, Charles appréciait la vivacité de Louise, son
bon sens et sa générosité.
Il regarda enfin le ciel comme s’il voulait bousculer et manger les nuages qu’il devinait serrés et
lourds de menaces vers la colline de Sion. Que le Ciel me vienne en aide ! songea-t-il. Où trouver la
force d’oser aimer pleinement Louise sans offenser la mémoire d’Anne-Marie et d’Eugénie ? Souvent,
sans rien dire à Louise, il se dirigeait vers l’ancien couvent des Capucins et tournait à gauche
pour entrer dans le cimetière d’où l’on voit Vézelise et le clocher de son église. Mais ce n’était point
pour contempler le paysage, c’était pour rendre visite à Anne-Marie et Eugénie… Marie l’apprit sans
doute par le vieux Jacques qui entretenait les lieux et elle tenta de faire entendre raison à son fils. « Ne
blesse pas Louise, c’est une chic fille. Anne-Marie ne peut pas te faire grief. »
Chère Louise, la mère de Paul, leur enfant. Des vivants à ne pas négliger au profit des endormis au
cimetière. Combien de fois sa mère lui avait-elle répété : « Si tu as des devoirs envers tes défunts, tu
dois agir pour tes vivants, ne penser qu’à eux. »
Ne penser qu’aux vivants, ne penser qu’aux vivants ! Il serait vigilant, s’y efforcerait, et pour ce
faire, il marmonna à voix basse ces quatre mots, comme s’il se lançait dans la récitation du chapelet
afin de puiser la force d’aller de l’avant.

Le ciel se chargeait de nuit avant l’heure tandis qu’il se dirigeait vers la rue des Brasseries. Il
entendit l’Uvry couler. Il crut en deviner la chute un peu en amont. Pourtant, en été, les eaux sont
parfois basses. Les moissons s’achevaient dans le Saintois1, il ne fallait pas qu’un temps orageux et
trop humide ensuite vînt tout compromettre. Il n’est jamais bon que les blés secs et encore sur pied
prennent l’humidité et se mettent à germer. La maison Germain, celle de la famille d’Anne-Marie,
s’offrit à son regard et il baissa un instant les paupières.
À la brasserie, il devinait le travail des hommes, la tension mêlée d’espoir par-dessus les cinq cents
hectolitres du brassin glougloutant et bouillonnant. Les lumières de la grande salle de brassage
portaient loin et effleuraient les coteaux. On eût dit que toute la petite localité s’en trouvait illuminée.
Je suis déjà au pont, pensa-t-il. J’ai fait le tour de Vézelise et je n’ai rien vu des Halles devant
lesquelles je suis pourtant passé deux fois.
Il aimait ce bâtiment édifié depuis le XVIe siècle. Jadis, on y rendait la justice… Les jours de
marché, entre les arcades et piliers de bois, l’animation y était grande. Les soirs d’été, les amoureux
s’y retrouvaient pour se soustraire aux curieux. Certains gravissaient les escaliers de bois pour
discuter à l’abri des regards, assis sur les marches. « Si les escaliers pouvaient parler, il faudrait peut-
être se boucher les oreilles », marmonnait sa mère à la vue des jeunes gens qui s’échappaient certains
soirs. « On en entendrait des choses, reprenait-elle, que des histoires d’amour, des baisers, des
caresses… Bref, il faudrait coucher les jeunes enfants. » Il se revit en ces lieux, guettant Anne-Marie
se rendant aux vêpres… Il n’osait lui adresser la parole et pourtant, Dieu qu’elle lui plaisait !
Comment faire pour attirer son attention, capter son regard ? Une bouffée de tendresse et de nostalgie
mêlées le submergea. Il n’y fallait plus songer. Ce n’était pas raisonnable, surtout pour Louise. Ne
penser qu’aux vivants, ne penser qu’aux vivants !
1 Autour de Sion, Vézelise, Haroué.
4

Vézelise, juillet 1919

Charles se retrouva devant la brasserie face aux grilles en fer forgé du porche d’entrée. Une vague
de souvenirs l’assaillit. Il avait aimé son travail et l’ambiance qui y régnait. Là, il avait découvert la
vie professionnelle, compris l’importance des tâches de chacun et le respect dû à tout employé, fût-il
au bas de l’échelle sociale. La famille Moreau donnait l’exemple. C’est bien en ces murs que le mot
« solidarité » avait germé, puis fleuri. D’où cette vie tournée vers les autres au cœur de la cité. Bien
sûr, la bonne graine avait été semée en famille. Partager, s’entraider. Tout avait pris sens sous le toit
familial. Marie, sa mère, estimait que c’était ainsi qu’on apprenait à devenir responsable. « Plus tard,
même lorsque j’aurai fermé les yeux sur cette terre pour les ouvrir sur le Ciel, vous, mes chers
enfants, vous me direz merci. »
Après s’être essayé chez différents patrons, Charles était passé par la brasserie. Toutes les familles
de Vézelise avaient partie liée avec l’entreprise florissante qui faisait vivre la petite ville. Pourtant, en
1909, il l’avait quittée, alors qu’il avait progressé et était apprécié. Charles ressentait le besoin de
faire autre chose, de s’élever dans la société. Tout en aimant Vézelise, un lieu cher niché autour de
l’église au pied de la colline, il rêvait de s’éloigner sans rompre avec les siens. Un besoin d’ailleurs,
comme une soif de paysages nouveaux, le tenait éveillé certaines nuits. Vézelise l’enfermait jusqu’à
faire surgir en lui ce sentiment confus et étrange. Il ressentait l’étroitesse des lieux, un certain
confinement qu’il ne pouvait réellement exprimer, et dont il s’échappait dès qu’il grimpait jusqu’à
l’ancien couvent des Capucins d’où la vue caresse l’horizon. C’est en ces lieux qu’il avait rencontré
Raymond, un proche de l’entreprise Gégout, laquelle, implantée dans la région depuis le Moyen Âge,
savait ce que cuir veut dire. Charles, qui était bel homme, présentait bien et maniait parfaitement la
langue. Il saurait vanter les mérites des belles peaux dans toute la Lorraine et jusqu’en Champagne.
Les premières tournées de clients s’étaient faites à vélo. Appuyer sur les pédales, monter les côtes
par tous les temps avec un paquetage ficelé sur le porte-bagages fut bien souvent un rude exercice.
Puis vint le temps de la petite remorque pour transporter davantage de marchandises. Charles
comptait, économisait… Et ce fut un événement à Vézelise, il acheta une voiture. C’était un véhicule
d’occasion, mais le vendeur avait garanti qu’elle ne lui poserait guère de problèmes. En tout cas, elle
allait changer sa vie. Les usines Renault se lançaient dans des modèles destinés au grand public.
Charles put ainsi allonger ses tournées et être moins fatigué. Sa Quadrilette à deux places, l’une
derrière l’autre, fit sensation lorsqu’il traversa Vézelise. Ce n’était pas le but recherché, mais il s’en
accommodait avec le sourire. Il gagnait aussi davantage d’argent et pouvait ainsi contribuer au bien-
être des siens. Ses retours de tournées étaient un enchantement pour ses proches, il avait toujours
mille anecdotes à raconter. « Voyager ouvre les yeux et agrandit le cœur », répétait-il. Sa mère
secouait la tête, sceptique et heureuse à la fois… Elle qui s’était tant de fois déplacée à pied jusqu’à
Nancy voyait maintenant l’un de ses enfants « rouler carrosse sans chevaux », c’est ce qu’elle
affirmait sur la place du marché devant les étals où elle rencontrait l’une ou l’autre connaissance.
Quelle fierté pour elle ! « Le roi n’est pas son cousin », lançaient les voisines admiratives. Charles
modérait les propos. Il fallait seulement vivre avec son temps, assurait-il. En tout cas, lui voyait la
Lorraine autrement. Il espérait parfois convertir son neveu, mais pour Henri, la brasserie restait son
horizon. L’activité réclamait ses compétences, car il était l’homme de tous les recours pour tout ce qui
touchait à l’électricité. Après tout, si Henri avait une belle situation, Charles pouvait s’en féliciter
puisque c’est lui qui l’avait envoyé étudier à Lupcourt, près de Saint-Nicolas-de-Port. L’armée l’avait
bien compris et avait su utiliser ses compétences. La paix revenue, le jeune homme avait retrouvé
avec bonheur son poste d’électricien à la brasserie. Il veillait au bon fonctionnement des machines,
des compresseurs à CO2 que les patrons avaient fait installer sitôt la guerre finie. On disait bien
qu’Antoine Trampitsch, de la brasserie de Champigneulles, n’avait pas agi autrement. Le temps était
au progrès, qu’il ne fallait pas dédaigner si l’on voulait augmenter la capacité de production de ce
beau liquide ambré.
La bière de Vézelise s’était déjà taillé une belle réputation. Il ne fallait pas se laisser dépasser par
les brasseries de Charmes. Surtout, il fallait garder l’avantage sur la grande rivale de Tantonville, la
brasserie des frères Tourtel, installée depuis 1839 à deux pas. C’est chez eux que Pasteur était venu
travailler sur la fermentation. C’est cette brasserie qui, la première, avait utilisé les machines à faire
le froid, machines créées par Ferdinand Carré en 1858. Mais il se disait que si Tantonville avait eu le
vent en poupe, la roue tournait. On commençait à en parler au passé. En tout cas, le développement
avait bien profité à ce petit village qui avait doublé sa population et ne manquait d’aucune structure.
Les écoles – ménagères et d’infirmières –, le dispensaire, les égouts, la poste, le chemin de fer, les
rues éclairées et l’aménagement des usoirs faisaient envie aux autres villages. Les patrons veillaient
sur leurs ouvriers, les protégeaient. Une mutuelle d’entraide prenait en charge leur santé.
Charles ferma les yeux un instant en entrant dans la cour. Les lieux lui étaient si familiers… Il
n’avait rien oublié de l’odeur, du malt, du mou. Il devinait les femmes penchées sur les chaînes, lavant
les bouteilles vides, les remplissant face aux soutireuses à becs. Les femmes avaient su remplacer les
hommes pendant la guerre. Ce fut difficile, mais elles acquirent ainsi une certaine indépendance.
L’argent rapporté au foyer n’était pas à négliger. Il y avait eu avant la guerre. Pendant la guerre…
Jamais on ne reviendrait en arrière. Les femmes avaient pris goût au travail, se rencontraient
autrement qu’au lavoir. Elles s’intéressaient davantage à la vie économique et politique. Elles
trouvaient leur place dans une société qui changeait, même en accomplissant des tâches subalternes.
Elles ne se plaignaient pas de laver et de remplir les bouteilles, de coller les belles étiquettes où
apparaissait le M de la famille Moreau entouré de l’étoile des brasseurs ou englobant les outils
nécessaires au maltage, la fourche et la pelle. Puis, sur les premières chaînes de la canetterie, le tapis
roulant apportait les bouteilles à capsuler. Des mains agiles s’en saisissaient avant d’effectuer le
rangement des bouteilles dans les caisses à casiers de bois. Il y avait une certaine fierté dans le regard
de ces femmes, car cette boisson qui allait représenter Vézelise à Nancy – dans la célèbre brasserie
L’Excelsior voulue par Louis Moreau en 1910 1 –, puis dans toute la Lorraine et bien au-delà, était le
fruit de leur travail autant que celui des célèbres brasseurs.
Cette bière s’était imposée très naturellement et s’exportait. Une forte demande, surtout depuis la
guerre de 1870. Depuis son annexion, l’Alsace produisait uniquement pour l’Allemagne et n’avait plus
le droit de songer à la France et de ravitailler les grands établissements parisiens qui raffolaient du
breuvage. Leur clientèle louait cette pointe d’amertume apportée par la fleur de houblon. Une bonne
bière, rien de tel pour rafraîchir et donner un regard pétillant ! Antoni Moreau avait-il été visionnaire,
lui qui, en 1863, avait décidé d’installer une petite brasserie dans les locaux d’un ancien moulin à
plâtre de Vézelise. Il allait développer sa bière. Il affirmait qu’en peu de temps elle supplanterait
toutes les autres. L’Uvry et le Brenon coulaient non loin… Un lieu idéal pour brasser… Il fallait que
M. Antoni Moreau, comme on disait avec respect, eût un secret pour que sa bière connaisse un tel
succès. On loua ses qualités constantes et il put la vendre rapidement dans tout l’est de la France et
jusqu’aux frontières des Ardennes. Vézelise était « première ». Sa bière se nommait ainsi : La
Première. Dans les cafés, on disait : « Une Vézelise première, une. » La mort d’Antoni Moreau en
1903 aurait pu marquer la fin d’une belle aventure. Il n’en fut rien car ses quatre fils avaient été élevés
dans le respect et l’amour de cette boisson et ils savaient tous que là était leur avenir. Louis et
Maurice, diplômés de l’École des brasseries, avaient fait le tour de l’Europe pour étudier la bière tant
dans les pays de l’Est qu’en Belgique. La bière à fermentation haute ou basse n’avait aucun secret
pour eux… Quant à Félix et Paul, ils étaient ingénieurs en arts et manufactures, donc suffisamment au
fait du progrès pour qu’une fabrication industrielle ne nuise pas aux qualités du produit. Autant dire
que ces quatre mousquetaires, comme on les appelait familièrement, ne s’en laisseraient pas conter.
En 1907, deux des fils Moreau firent alliance avec les Courtois de Saint-Nicolas-de-Port, une famille
où l’on brassait avec talent. « L’union fait la force », plaisantaient-ils, heureux de leur succès et
voulant rendre hommage au père disparu. Et de fait, en 1913, on frôlait déjà une production de cent
mille hectolitres tandis que la brasserie des frères Tourtel connaissait de grandes difficultés et tombait
à cinquante mille hectolitres.
La modernité aidant, les travaux de Pasteur maintenant mieux connus et appliqués avaient de quoi
réjouir Gambrinus. La guerre, la Grande Guerre, n’avait été qu’une parenthèse…

Charles aperçut Henri. Celui-ci le vit-il et chercha-t-il à se soustraire à une confrontation qu’il
redoutait ? Il se retourna prestement et disparut derrière la tonnellerie, d’où l’agacement de Charles
qui n’était pas venu chercher querelle.
– Eh, Charles ! C’est pas une heure pour s’embaucher, lança Dédé, avec qui il était allé en classe.
Quel bon vent ?
– Je viens seulement voir Henri.
– M’est avis que tu n’auras guère le loisir de lui causer du pays, le nouveau matériel est en panne et
notre dieu en électricité, c’est lui. Même s’il répare, il va y passer la nuit afin de surveiller le bon
fonctionnement de l’ensemble des machines. Une panne en entraîne souvent une autre. Tu connais la
conscience professionnelle de ton neveu. Tu dois savoir que parfois il dort sur place…
– Laisse-moi entrer, Dédé, je ne serai pas long.
1 Chef-d’œuvre de l’Art nouveau et de l’École de Nancy, sous la direction de Lucien Weissenburger et d’Alexandre Mienville qui
firent œuvrer Majorelle, Grüber, Émile Gallé et la société Daum. La brasserie a ouvert en février 1911. Elle a failli disparaître dans les
années 1970, fut sauvée par Maurice Rheims, commissaire-priseur spécialiste de l’Art nouveau qui donna une conférence face aux
pelleteuses sur le point de la détruire. Elle fut ensuite reprise par la société Flo, avec le rayonnement que l’on sait.
5

Carnets d’Henri – juillet 1919

Un jour, je partirai. Certes, Charles est un saint homme, un monsieur d’une grande générosité, très
en vue à Vézelise et qu’on salue avec respect. Il m’a consacré beaucoup de son temps, bien que les
épreuves ne l’aient point épargné. Pour autant, ma vie m’appartient. J’ai le droit d’aimer qui je veux.
Seule ma mère pourrait me comprendre. Pauvre Marie-Victoire, un prénom si mal porté. Sa vie fut
une défaite, pour ce que j’en sais. C’est grand-mère Marie qui me l’a dit : « Ta mère avait tout pour
elle, la beauté – tu lui ressembles –, l’ardeur au travail – une qualité de famille, j’ose le dire, tu n’en
manques pas –, et le goût pour les belles œuvres. Je la revois penchée sur les tissus, occupée à tracer à
la craie les contours du patron épinglé sur le tissu. C’est elle qui dessinait, imaginait les robes et
même les chapeaux. Les chapeaux, c’étaient ses chefs-d’œuvre. Elle avait le chic pour trouver les
rubans assortis aux tailleurs et aux robes dont elle les ornait. Audacieuse, elle y glissait des plumes
d’oiseau rare qu’elle allait acheter à Nancy. Parfois, elle ajoutait des dentelles empesées qu’elle
m’avait fait broder… Elle se levait avant le jour et fermait son atelier bien tard, quand toute la ville
dormait. J’ai été si fière de cette fille, ma fille. Une artiste… qui n’eut qu’un défaut : tourner son cœur
vers quelqu’un qui ne la méritait pas. Voilà qui était ta mère… »
Je n’ai jamais su autre chose d’elle. Et quand, le jour de mes dix ans, j’ai demandé qui était mon
père, j’ai pris une claque. La joue me brûle encore. Mais aussitôt grand-mère s’est ravisée et m’a serré
sur son cœur en m’embrassant et gémissant : « Mon pauvre petiot. »
Comment lui en vouloir ? Elle m’a donné ce qu’elle pouvait, c’est-à-dire le meilleur. Oncle Charles
la secondait et me recommandait d’être sage pour ne pas la fatiguer. Il avait raison. Aujourd’hui, elle
est bien mal en point. Il a fallu l’hospitaliser. Il y a des jours où son esprit s’égare. Elle revit sa
jeunesse, appelle ses parents et voudrait quitter Vézelise où elle est née pour la Suisse. Je sais bien que
ses parents viennent du Tessin. Mais elle, grand-mère, ne connaît pas ce pays puisqu’elle est née à
Vézelise. Elle m’a confié tout cela quand j’étais un petit garçon. « Le sang qui coule dans mes veines
vient de loin, tu sais. D’un très beau pays. Je me demande pourquoi la famille l’a quitté. Ces questions
me démangent certaines nuits quand je ne peux pas dormir », rigolait-elle en lavant la vaisselle sur la
pierre à eau. Est-ce que cette famille avait connu le malheur pour devoir quitter un si beau pays ?
« J’aimerais bien m’y rendre rien que pour le respirer, mais c’est loin, et pour voyager il faut des
sous. » Je l’embrassais et lui promettais de devenir grand très vite pour l’emmener dans une belle
voiture jusqu’à ce pays endormi de l’autre côté des montagnes.
Ce rêve de ma grand-mère me fascinait. Ce besoin d’aller vérifier ses racines pour les ressentir avec
plus d’intensité me bouleversait. Oui, j’aurais aimé le satisfaire et lire l’émerveillement dans son
regard. Aurais-je un jour une automobile ? Peut-être. Oncle Charles a sauté le pas depuis quelque
temps. Il pourrait conduire grand-mère là-bas, sauf que, c’est trop tard, sa santé ne le lui permet plus.
Il en est triste, je le sais, nous en avons parlé. Lui aussi aurait aimé lui offrir ce voyage. Quant à moi,
je voudrais bien lui présenter ma promise. Quand je lui rends visite, elle est toujours allongée. Je
prends sa main et l’appelle doucement en caressant d’abord la paume puis le dessus avant d’effleurer
ses doigts noueux où trop de travaux rudes ont inscrit d’indélébiles cicatrices. Parfois, il me semble
qu’elle me reconnaît. Oncle Charles ne veut pas y croire, il hausse les épaules et dit que c’est mon
imagination qui galope un peu trop. Il plaisante en affirmant qu’à force de travailler sur le courant,
mon cerveau a été tourneboulé par la fée Électricité. Alors, il arrive que je me fâche. « Trop
susceptible », dit-il. Il n’empêche, je voudrais avoir la bénédiction de grand-mère. Qu’elle regarde
Marguerite dans les yeux, une fois, une seule fois. Elle ne résisterait pas au sourire de ma belle et ne
ferait pas opposition à notre union. Pourquoi et contre quoi oncle Charles, que j’aime, veut-il me
mettre en garde ? S’il persiste, j’abandonne tout et je pars avec Marguerite. Ma perle des Vosges,
comme je l’appelle, puisqu’elle est née à Gérardmer1.
Pendant les années de guerre, elle m’a soutenu. Je guettais le caporal qui nous apportait le courrier.
Quand j’étais désespéré, cela m’arrivait, les lettres de Marguerite me mettaient en joie. Elle m’offrait
des brassées de fleurs, qu’elle dessinait en haut de chaque feuille où elle évoquait sa vie.
« Henri, ces fleurs sont celles que je brode sur le linge de mon trousseau », écrivait-elle. Car
Marguerite brode comme personne. Tante Louise ne tarit pas d’éloges. « Une jeune femme
exceptionnelle », lance-t-elle à qui veut l’entendre. C’est ma pauvre maman qui aurait été contente.
Une belle-fille qui partage la même passion qu’elle pour les tissus ! J’imagine sa joie. Marguerite a
des formules d’une grande beauté quand elle s’empare des mots. Je me souviens de phrases qui ont
ensoleillé ma tête. Elle disait toujours m’adresser en pensée le plus beau des bouquets de fleurs.
« Puissent-elles vous donner l’espoir que ces jours sombres seront de courte durée ! Pensez à moi,
pensez à nous, à un avenir radieux. Priez la Vierge de Sion qui a permis notre rencontre quand, un peu
fatiguée au retour du pèlerinage de Sion organisé par les gens des paroisses de Toul et des environs,
j’ai fait une halte chez mon amie Louise, mariée à un beau veuf, ma foi. Ce n’est pas lui que j’ai vu,
vous le savez, c’est vous qui avez rougi jusqu’à la racine des cheveux lorsque vous avez posé votre
regard sur moi. Louise me taquinait à propos de la poussière amassée dans mes jupes. Oui, cher Henri,
n’oubliez pas la Vierge de cette belle colline 2 qui a permis notre rencontre ! Ainsi, les jours seront
moins longs. » Plus loin, elle ajoutait : « Je vous imagine en train de réparer ces monstrueuses
machines que sont les chars et qui vont se lancer à l’attaque. Je sais bien qu’il faut gagner la guerre,
mais je ne peux pas m’empêcher de songer que la guerre est meurtrière et répand le chagrin de part et
d’autre des frontières. Le soldat allemand a aussi femme et enfants, des parents, des amis… Je vous
sens si loin de moi depuis qu’on vous a envoyé à Saint-Chamond dans la Loire. La guerre vous aura
fait voyager. D’abord à Vitry-le-François, où vous avez rejoint d’autres dragons et veillé sur la santé
des blessés, puis à Niort lorsque vous avez été malade et qu’il a fallu soigner les séquelles de cette
pleurésie qui vous a fait souffrir. Que j’ai été inquiète ! Nous venions de nous rencontrer, vous aviez
eu une permission après votre mission à Vitry-le-François. Maintenant, vous voici à construire des
machines énormes, me dites-vous. C’est moindre mal, car vous deviez partir en Orient. J’en tremble
encore. Mais que voulez-vous, vos talents sont reconnus et l’on a besoin de vous. Il est vrai, comme le
dit votre oncle, que vos doigts guidés par votre pensée font des merveilles pour remettre en état les
moteurs défaillants. Moi, j’ose espérer qu’on vous renverra à Lunéville. Quel bonheur pour moi quand
vous y cantonnez, vous qui appartenez aux dragons de cette cité cavalière. Ah, quelle fierté est la
mienne ! Je vous imagine dans votre bel uniforme. Lunéville me fait rêver à cause de son château. J’y
avais fait escale enfant, le temps d’une foire, c’est à la fois si loin et si près de moi. Quand je vais
chez ma tante Léonie, la couturière de Diarville, et que nous nous rendons à Lunéville afin de nous
promener dans le parc, lorsque toutefois c’est possible, je me dis : Voici donc ce ciel qui a vu Henri
apprendre le métier des armes. Je vous imagine, j’entends votre voix, je note votre sourire, parce que
vous souriez, Henri… Si, si, vous souriez, n’est-ce pas ? Vos lettres me font du bien quand le chagrin
m’accable et que je doute de tout. J’attends la fin de cette guerre qui sera comme une bouffée de
bonheur dont nous avons un si grand besoin.
« Votre amie et marraine de guerre, Marguerite. »
1 On dit de Gérardmer et de son lac que c’est la perle des Vosges.
2 Avec La Colline inspirée, ouvrage publié en 1913, Maurice Barrès a exalté la mystique de ce haut lieu de Lorraine.
6

Vézelise, juillet 1919

C’était une petite panne. Un dysfonctionnement qui faisait s’arrêter le moteur du compresseur
numéro deux. La même panne que la semaine précédente. Cette fois, Henri n’avait pas eu besoin de
chercher longtemps. Il avait soulevé le cache du moteur et vérifié que deux fils ne se touchaient pas.
– Tu vois, Mathieu, avait-il dit au chef mécanicien, depuis le temps que je répète qu’il faut une
surface stable quand ces moteurs tournent… Un mauvais sol avec le poids de la machine et les
vibrations du moteur entraînent ce qui vient de se produire. La prochaine fois, tu pourras réparer sans
moi. Veille à débrancher l’appareil avant d’intervenir, sinon tu te retrouveras tout noir et collé au
plafond.
Cette évocation avait fait sourire Mathieu qui s’était éloigné pour regagner la salle de brassage. Il
était fier de son ancien mousse, répétait-il souvent.
Henri se dirigea vers les salles de garde afin de vérifier les températures. S’il était tout à son travail,
il ne pouvait chasser de son esprit l’échange un peu vif qu’il avait eu avec Charles.
Il savait que son oncle le cherchait. Ils allaient forcément se croiser, s’entretenir à propos de
Marguerite.
« Chère Marguerite, songea-t-il, j’ai gardé toutes vos missives. Quand nous sommes séparés,
comme en ce moment, je les lis, je les relis avant de m’endormir, espérant rêver de vous, toujours. Je
connais votre bonté et c’est ce que j’admire chez vous qui avez assisté votre mère victime de la grippe
qui a fait mourir tant de monde un peu partout dès la fin de la guerre. »
La pauvre Magdeleine s’était couchée fiévreuse en riant, début novembre. C’était une forte femme
qui attendait impatiemment la fin de la guerre, comme tout le monde. Quand la fièvre avait secoué son
corps, l’avait saisie de tremblements, elle avait protesté avec vigueur, raconta Marguerite. « Je ne
veux pas être malade, frondait-elle, je veux voir la victoire et les Boches rentrer chez eux tête basse. »
Mais ses forces avaient décliné. Le 4 novembre, épuisée, elle avait gardé les yeux clos. Rien ne
pouvait la tirer de cet étrange sommeil qui l’emportait. Le médecin vint jusqu’à Colombey-les-Belles
et n’eut pas à ouvrir sa mallette. Il regarda Marguerite en soulevant légèrement ses épais sourcils et en
laissant ses larges épaules s’affaisser. « Soyez courageuse, Marguerite, si elle se réveille, ce sera un
miracle. »
Toujours occupé à vérifier le bon fonctionnement des machines, Henri continuait de penser à
Marguerite, qui alors était restée près de sa mère à prier, à lui parler aussi. Le jour du 7 novembre
1918, elle lui avait essuyé le front noyé de sueur. Et comme elle venait d’avoir quelques nouvelles sur
l’issue du conflit, elle s’était penchée vers sa mère pour lui parler au creux de l’oreille :
– Mère, la fin est proche.
Saisie, Magdeleine avait ouvert les yeux. Une sorte de miracle s’était produit car elle avait
répondu :
– Ma fin à moi ? Je vais donc mourir ?
On eût dit qu’elle voulait plaisanter, avait rapporté Marguerite à Henri. Elle avait toujours fait
preuve d’un humour féroce.
– Non, mère, je veux parler de la fin de la guerre, avait rectifié sa fille.
– Sans importance, je ne la verrai pas, ou alors du haut du ciel, si le bon Dieu ne m’en chasse pas.
Henri avait su comment sa chère Marguerite avait obligé sa mère à entendre les cloches de la
victoire le 11 novembre, en la soulevant de ses oreillers et en la prenant contre elle.
– Réveillez-vous, mère, écoutez les cloches des églises. La guerre est finie. La France est
victorieuse.
La pauvre Magdeleine, mangée par la fièvre, avait ouvert les yeux un bref instant et Marguerite
avait vu un sourire passer sur ses lèvres pâles avant de se laisser retomber sur son oreiller. Puis il y
avait eu un léger mieux, mais la bronchite qui déchirait sa poitrine avait repris l’assaut jusqu’à priver
Magdeleine de souffle. Le 28 novembre, Marguerite, qui avait veillé sa mère toute la nuit, s’assoupit
un instant. Quand elle se réveilla, la main de sa mère, bien qu’encore un peu douce, était inerte dans la
sienne. Les yeux grands ouverts de la vieille femme semblaient regarder fixement le plafond comme
si elle avait cherché un ciel plus clément. Marguerite n’avait pu que les fermer et courir chercher son
oncle curé qui logeait à la cure de Colombey-les-Belles.
Tout en veillant au bon fonctionnement des compresseurs, Henri poursuivait sa méditation à propos
de Marguerite et de Magdeleine, cette femme qu’il n’aurait connue que parée pour l’ultime voyage.
Comment obtint-il l’autorisation d’assister aux funérailles ? Oncle Charles avait tenté d’intercéder
auprès du commandant des dragons de Lunéville. La guerre était tout juste finie. Mais Henri n’était
pas démobilisé. Il s’apprêtait à reprendre son paquetage pour suivre son armée jusqu’en Allemagne.
La liberté viendrait un peu plus tard quand son service militaire serait terminé, dans quelques mois. Il
avait fallu qu’Henri aille voir son capitaine et lui dise avec audace : « J’ai besoin que vous me donniez
une permission. Si je n’ai pas l’autorisation, je déserte. Ma fiancée est seule face à la mort de sa
mère. » Son supérieur avait toussé d’un air gêné, mais compréhensif, avant d’accéder à sa demande eu
égard aux services rendus à Saint-Chamond. C’est ainsi qu’Henri avait pu se rendre à Colombey-les-
Belles et voir cette femme. À soixante et un ans, elle reposait en majesté dans un grand lit tendu de
draps de dentelle. Marguerite l’avait toilettée, coiffée et avait joint ses mains dans un chapelet aux
grains taillés dans le buis. La chambre baignait dans une douce paix que les prières murmurées par
une âme fervente avaient dû répandre. Deux cierges se consumaient doucement de part et d’autre d’un
récipient d’eau bénite devant lequel était posé un rameau qui avait dû recevoir la bénédiction huit
jours avant Pâques. Il lui semblait que cette femme aux portes de l’éternité lui donnait l’autorisation
d’aimer et d’épouser sa fille. Du haut du ciel, elle veillerait sur eux.
Il en eut l’intime conviction et se confia à l’oncle curé qui sembla approuver d’un hochement de
tête alors qu’il rangeait son missel. Il avait conscience que le moment était mal choisi pour faire une
déclaration d’amour. L’oncle aurait pu stopper son élan d’un froncement de sourcils. Il n’en fit rien. Il
souriait. Percevait-il ce lien exceptionnel entre les deux jeunes gens ? Sans jamais avoir été nommé,
un fort sentiment amoureux les unissait depuis presque quatre ans. Les courriers, tel le levain dans la
pâte, l’avaient fait grandir. Le résultat se lisait dans les yeux de Marguerite et sur les lèvres d’Henri.
L’amour les soudait l’un à l’autre d’un seul regard. Si terribles qu’aient été certaines situations, les
combats, la peur, les visions cauchemardesques quand des camarades partaient en bonne santé pour
revenir le corps en bouillie, la tête pendant hors de la civière, les lettres de Marguerite avaient
toujours redonné espoir et le désir de vivre à Henri. Il le savait et osait lui déclarer : « Marguerite,
vous dessinez notre avenir. »
Elle évoquait ses Vosges natales où elle retournait de temps à autre depuis la mort de son père en
1903 pour revoir ses cousines. Elle avait raconté à Henri la triste fin de son père dans la gendarmerie
de Liverdun. Un drame qui avait laissé les siens anéantis. Marguerite et sa mère avaient fait face avec
courage, disaient les proches. Du moins avaient-elles essayé, corrigeait Marguerite. Dans le massif
vosgien, Marguerite disait se refaire l’esprit. Elle savait s’exprimer avec poésie pour décrire les
montagnes rondes. « Les Vosges contiennent la part d’un mystère aussi séduisant qu’envoûtant. Elles
apaisent bien des angoisses et sont un baume pour les âmes meurtries. Qui les respire ne peut que les
aimer », lui écrivait-elle avec certitude.
Henri avait donc Marguerite dans la tête et dans le cœur et oncle Charles n’y pourrait rien. C’est au
retour de la colline de Sion que ce feu délicieux les avait embrasés pour la première fois. Après les
horreurs de Vitry-le-François, Henri éprouvait sans doute le besoin de se baigner dans une belle âme
afin d’y puiser courage et réconfort. Marguerite lui offrit son regard, son sourire et son âme.
Henri se souvint soudain comment, affecté au service santé avec quelques camarades soldats, il
chargeait les blessés rescapés de la bataille de la Marne1. L’état des hommes les renseignait sur cette
monstrueuse boucherie, comme si l’enfer se déversait sur la terre. Il n’entendait que des appels au
secours. La mort étreignait la plupart. Les chairs blessées, déjà putrides, faisaient le lit de la gangrène
galopante, qui répandait une atroce odeur dont se repaissait la Faucheuse, ivre de son butin.
Longtemps, il garda la vision insoutenable de ces trop jeunes hommes promis à la tombe. Certains
appelaient leur mère, d’autres une amante, une fiancée. Il aurait voulu se pencher sur chacun et leur
délivrer une parole d’espoir et de compassion. Mais il fallait se hâter, les Allemands reprenaient
l’assaut et il avait même failli être fait prisonnier. Trop c’était trop. Lorsque Kurt Werner, un jeune
gradé, lui avait intimé l’ordre de lever les bras et de le suivre, il avait refusé. Et comme il avait étudié
la langue de Goethe, il put expliquer qu’il ne combattait pas mais soignait des hommes que le train
allait emporter à l’hôpital. « Parmi ces blessés et ces mourants, il y a aussi des Allemands. Un homme
qui souffre a droit au respect. Les soignants ne regardent pas s’il est français ou allemand. Ils ne
voient que la souffrance qu’il faut vaincre. »
Il se souvint d’avoir persuadé l’ennemi, qui abaissa son arme et repartit en le laissant à son ouvrage.
Après ces jours de douleur où l’on se demande à quoi servent les guerres, il eut droit à une permission
qu’il passa chez oncle Charles. C’est au cours de ce séjour qu’on frappa à la porte. C’était Marguerite,
qu’il voyait pour la première fois. Elle revenait de Sion et avait invoqué la Vierge pour que la paix
revienne au plus vite.
Je le répéterai à oncle Charles, se dit Henri, bien décidé à défendre sa cause. Il ne peut pas ne pas
comprendre. Je dois être fort pour défendre cet amour. Il en va de ma vie et de notre bonheur.
1 Ici, il s’agit de la première bataille de la Marne, celle qui se déroula en 1914.
7
– Alors, cette panne ? interrogea Charles.
– On n’en parle plus, lâcha Mathieu, le chef mécanicien qui était revenu aux côtés d’Henri. Ton
neveu est un as. Sans lui, la brasserie peut se faire du souci. Aucune panne ne lui résiste. J’ai en partie
formé ce petit, maintenant, c’est lui qui me fait la leçon. Un jour l’élève dépasse le maître, c’est bien
ainsi. Quand je pense au gamin entré dans le service à dix-sept ans, juste après ses études…
Face à son oncle, Henri tenta de lire ses pensées. Il hésita puis prit le parti de poursuivre la
conversation. En riant, il rappela son itinéraire.
– Tout le monde voulait faire de moi un agriculteur… Mais à Lupcourt, à l’école, j’ai eu la chance
de rencontrer un prêtre passionné par l’électricité. Il m’a donné le goût de cette science nouvelle. Il a
dit que j’avais des dons dans ce domaine, que ce serait un péché de ne pas les exploiter. J’étais à
Lupcourt pour tout apprendre des choses de la terre et de la campagne. Ce qui m’aurait plu aussi. Je le
lui ai expliqué. Mais il avait réponse à tout. « L’électricité, c’est l’avenir », me répétait-il sans cesse.
Je dois dire qu’il n’a pas eu besoin de beaucoup d’arguments pour me convaincre. Si j’ai un peu
hésité, c’était pour la forme ; j’étais déjà converti.
– Il a eu raison. Notre temps est celui de la mécanique, de la force motrice qui ne peut tourner
qu’avec l’électricité. Le travail des hommes s’en trouve allégé et les rendements sont meilleurs. Il
faut donc des techniciens très compétents. Dans ce registre, Henri est un maître, souligna Mathieu.
Charles approuva et se sentit heureux. Les compliments adressés à son neveu lui allaient droit au
cœur. Si Henri avait un avenir, il n’y était pas étranger, lui qui l’avait conseillé pour son orientation
après le certificat d’études. L’orphelin dont il s’était occupé était devenu un homme responsable,
indispensable… et sur le point de prendre épouse. Là, le bât blessait.

Charles effectuait son deuxième voyage à Colombey-les-Belles quand il y avait rencontré


Marguerite, l’amie d’enfance de son épouse Louise. Il l’avait beaucoup questionnée sur Magdeleine,
sa mère, la grand-mère de celle-ci. D’où venaient-elles ? De Moselle ? Avait-elle de la famille en
Alsace ? Marguerite ne savait pas, ou si peu.
– Apparemment, une partie de la famille ne voulait pas demeurer en Moselle pour ne pas devenir
allemande après 1870. Mais même de cela, je ne suis pas certaine. Mon père était gendarme et nous
nous déplacions au gré des mutations. Je sais seulement que le nom de jeune fille de ma mère, c’est
Bauer.
– Vous n’en parliez pas en famille ?
– Vous croyez qu’on peut interroger les parents et les grands-parents aussi facilement ? On se prend
vite une taloche si on insiste.
Embarrassé – il ne savait pas cacher ses sentiments –, Charles avait gardé le silence un instant.
Marguerite l’avait rompu.
– Vous pensez que je ne suis pas la personne qu’il faut à Henri, c’est cela ?
Il n’avait rien répondu, lissant ses belles moustaches qui remontaient jusqu’aux pommettes. Et
Marguerite s’était redressée fièrement, les mains posées sur le dossier de la chaise appuyée à la
grande table de salle à manger en chêne ciré.
– Cher monsieur (elle ne l’appelait plus Charles), nous ne sommes pas des enfants Henri et moi.
Nous avons un peu plus ou un peu moins de trente ans… La guerre a eu lieu avec son cortège de
cruautés. Ce ne sont pas mes origines mosellanes qui vous chagrinent, tout de même ? Le fait que mes
grands-parents aient choisi de s’établir en « Lorraine francophone » prouve leur attachement à la
France. N’est-il pas normal que votre neveu et moi-même aspirions à vivre selon nos désirs ? Je n’ai
plus personne. Comme vous le savez, mes parents sont morts. Henri vous doit beaucoup, car vous avez
veillé sur lui avec amour. Il vous est très reconnaissant et ne tarit pas d’éloges sur vous comme sur sa
grand-mère, Marie. Vous ne pensez pas qu’à causer de tout et de rien, nous perdons du temps ? La vie
est parfois si brève, si vite interrompue.
Charles se sentit soudain confus. Les propos de Marguerite étaient sensés. Que répondre ? C’est
autre chose qui le tracassait, mais de cela, il ne pouvait parler.

Ce soir-là, à la brasserie, il décida qu’il fallait enfin aborder l’avenir de son neveu.
– Je voudrais que nous puissions envisager ton futur, mon cher Henri, réussit à articuler Charles. Ne
le prends pas mal. Je ne vais pas m’opposer à ton bonheur ni à celui de Marguerite, puisque le
sentiment qui vous unit semble si fort. Je pense seulement à ma mère qui ne va pas bien du tout. Il
faudrait que nous fixions rapidement une date pour votre mariage et qu’elle puisse encore le voir…
– C’est toi qui me dis ça, oncle Charles ! Quand j’affirme que parfois elle me reconnaît, tu
rétorques que l’électricité me chamboule la tête.
– Simple taquinerie, tu le sais bien. Alors, tu es d’accord ? Pour la fin septembre ou la mi-octobre ?
– Oui. Tu en as parlé à Marguerite ?
– Je ferai les choses dans les règles de l’art, promis. Je lui demanderai sa main pour toi et m’est
avis qu’elle ne dira pas non, tu t’en doutes. Allez viens, on s’offre une Première pour fêter ça, lança
Charles qui voulait ainsi effacer ses humeurs et se réconcilier avec Henri.
Tous deux trinquèrent joyeusement. Alors que les chopes s’entrechoquaient, un premier roulement
de tonnerre se fit entendre.
– Voici l’orage. Je suis certain que la colline de Sion tremble sous la fureur des éléments. Le ciel
était d’une couleur bizarre tout à l’heure, un étrange beige plombé. Je voyais déjà les éclairs, mais
sans entendre le tonnerre, ce qui n’est jamais bon signe.
– Il ne faudrait pas que la foudre tombe trop près et mette en péril le transformateur qui nous
alimente en électricité, répondit Henri en se levant et en se dirigeant vers la fenêtre. Je viens juste de
réparer, j’en suis à ma troisième courte nuit et j’aimerais me reposer. La semaine a été dure. Sans
compter les répétitions au théâtre. Dans quoi m’as-tu encore embarqué, mon cher tonton ? le taquina
Henri.
– Je n’ai pas l’impression que la chose te déplaise.
– Pour être honnête, j’y trouve même du plaisir. Certes, je n’ai pas les dons qui sont les tiens pour
faire face à toutes les situations… Tu aurais dû être comédien, saltimbanque. C’est sans doute pour
cela que tu as choisi de travailler dans la représentation et la vente. Mon cher tonton, quelque chose
me dit que j’ai raison, lança Henri. Alors, cette bière, toujours aussi bonne que lorsque tu travaillais
ici ?
– Première de toutes, toujours… On dirait vraiment une Pils. Les qualités de l’Uvry y sont pour
quelque chose. Antoni Moreau a eu le nez fin en s’installant ici. Nous faisons des jaloux. Tantonville a
dû dépenser une fortune pour faire venir l’eau jusqu’à sa brasserie. Ici, c’est tout juste si nous avons
besoin de tendre la main. M’est avis que saint Arnoul 1, patron des brasseurs, ne veille pas uniquement
sur la reine des bières à Champigneulles, plaisanta-t-il.
1 Voir son histoire en fin d’ouvrage.
8

Colombey-les-Belles, lundi 15 septembre 1919

Marguerite était en train de broder le mouchoir de mariage qu’elle destinait à Henri. L’étoffe de
batiste, comme la sienne, serait accordée au voile court dont elle ornerait ses cheveux et qui cacherait
en partie son regard jusqu’au « oui ». Elle œuvrait selon la technique des dentellières de Mirecourt1.
Elle utilisait le carreau où étaient fixées les piqûres et maniait les petits fuseaux de bois avec un geste
précis et une application zélée.
Depuis plusieurs années, Marguerite avait abandonné le fil de lin pour le fil de coton qui donnait un
travail plus fin. Marguerite rêvait doucement en manœuvrant les fuseaux. Sa tante Léonie, qui
travaillait aux ateliers Vuillaume de Diarville non loin de Saxo-Sion, l’avait initiée quand elle était
encore une petite fille. Pour les femmes de la région, la broderie était plus qu’un loisir. C’était un art.
Un art qui rapportait un ou deux francs par jour. C’était peu, mais cet argent améliorait l’ordinaire.
Les brodeuses aux doigts agiles avaient une réputation qui s’étendait jusqu’à la capitale.
Avec gentillesse, Léonie lui avait aussi appris le point perlé de Lunéville 2. La fabrique de Diarville
avait été à la pointe du progrès et les brodeuses avaient progressivement délaissé les aiguilles pour
suivre les évolutions techniques de cette broderie si recherchée. On fixait désormais les perles et les
paillettes sur les tissus à l’aide d’un fin crochet, les perles étant préalablement rassemblées et enfilées.
Marguerite savait que sa tante continuait à travailler pour les riches Parisiennes, pour l’Opéra et
parfois pour les reines et princesses d’Europe. Elle n’avait pas oublié l’air mystérieux de Léonie,
l’année de ses dix ans, quand elle l’avait conduite dans sa pièce de couture pour lui montrer son chef-
d’œuvre recouvert d’un drap. Une commande destinée à la cour de Russie : une robe pour la princesse
Anastasia. « Ma gloire », répétait Léonie, émue jusqu’aux larmes. Marguerite en était restée bouche
bée et les yeux piquetés de rêves, se disant « quand je serai grande, moi aussi je travaillerai pour les
reines et les princesses ».
Mais une page se tournait, la révolution industrielle puis la guerre avaient ouvert d’autres chemins
et les jeunes filles étaient de moins en moins nombreuses à vouloir broder. Le féminisme les incitait à
se libérer des tâches dites ménagères et réservées au sexe dit « faible ». Une femme moderne devait
s’affranchir, exister en dehors du foyer. À ces considérations s’ajoutait un constat : la demande était
aussi moins importante. Sans être passéiste, Marguerite s’en attristait. Elle ne se sentait pas
dévalorisée de travailler au foyer ou de broder. Elle aimait les jolies étoffes. En se souvenant de son
enfance au milieu des chiffons, elle imaginait, si les circonstances avaient été autres, la robe qu’elle
aurait pu porter à son mariage. Si la guerre n’était pas venue appauvrir les campagnes en emportant
prématurément les forces vives dans les tombes. Si Edmond, son père, avait vécu plus longtemps au
lieu de s’effondrer alors qu’il ouvrait la porte de la gendarmerie pour aller assurer son service à la
sortie de Liverdun.
Son travail, ce soir-là, devait consister à se cacher pour surprendre des voleurs de poules. Les
plaintes s’étaient multipliées. La technique utilisée était toujours la même. Les voleurs opéraient de
nuit. Ils venaient par l’arrière du poulailler, coupant, arrachant le grillage de protection sans
ménagement. S’il y avait un chien de garde, ils le tuaient sauvagement, comme en témoignaient les
cadavres des pauvres bêtes. Les gendarmes avaient donc décidé de se cacher à proximité d’un élevage
qui n’avait pas encore été visité. Il fallait prendre les voyous la main dans le sac… C’est alors
qu’Edmond avait été foudroyé par une crise cardiaque devant ses camarades. Marguerite n’avait pu se
résoudre à abandonner sa mère et à créer son entreprise de couture et de broderie. Elle s’efforçait de
chasser ces souvenirs sombres.
Elle voulait uniquement songer à ce proche mariage, à la robe qu’elle aurait portée, si cela avait été
possible. Elle eût été capable de la couper, de l’assembler et de la broder. Pour ce grand jour, elle
aurait choisi du tulle sombre. Bien sûr, la mode évoluait. Certaines mariées commençaient à porter du
blanc. Mais on ne remet pas une robe blanche, sauf si on la porte chez le teinturier. Sage et
raisonnable Marguerite, qui se souvenait que Léonie lui disait qu’un peu de déraison donnait des
couleurs à la vie. Parviendrait-elle un jour à cette légèreté ? Si elle admirait ce qu’elle appelait
l’audace, un délicieux grain de folie chez les autres, elle n’osait pas y céder. Elle eût aimé une robe en
tulle perlé. Une robe avec un bustier court, peu échancré, juste ce qu’il faut pour laisser apparaître un
bijou ou une Croix-Jeannette. La robe longue très ajustée irait en s’évasant et en plongeant avec une
légère traîne jusque sur les chevilles. Sur le devant la robe serait un peu plus courte. Le cœur battant,
elle dut convenir que cette hardiesse, que la sagesse réprouvait, la séduisait. Cette robe, Marguerite la
voyait. Dès qu’elle aurait terminé sa broderie, elle prendrait son petit carnet et la dessinerait pour ne
rien oublier. Elle secoua la tête tout en maniant les fuseaux. « Tu rêves, pauvre fille, se murmura-t-
elle, une robe de mariage ! Pour qui te prends-tu ? » Elle avait trente-cinq ans et la date de la
cérémonie fixée à fin septembre ne lui laissait que peu de temps. Des mouchoirs et un petit voile, rien
de plus. Soudain, elle ressentit une vague angoisse. Qu’aurait dit Léonie si elle avait su que
Marguerite brodait son voile ? Elle aurait très probablement porté une main à ses lèvres pour retenir
un cri.
– Malheureuse ! Tu vas faire venir les ennuis. Ne sais-tu pas que la fiancée ne doit jamais coudre et
broder elle-même sa parure de mariée ! Tu dois respecter la tradition.
Marguerite aurait ri comme elle savait le faire en lui répondant :
– Mais voyons, tante Léonie, je me cache et personne ne le saura. Ce sont des racontars de vieilles
gens. Des superstitions auxquelles il ne faut attacher aucune importance.
Pourtant, ce jour-là, Marguerite s’interrogea. Et s’il y avait du vrai, si elle mettait en péril ce
bonheur qui approchait ? Ça n’était pas possible, se gourmanda-t-elle. Elle se surprit à avoir un
mouvement d’humeur en frappant le sol du pied et en murmurant : « Que des sornettes de vieilles
femmes ! Si j’avais pu, j’aurais même fait ma robe et prouvé à tous qu’il ne faut attacher aucune
importance à ces racontars ! »
Elle se consola, elle créerait d’autres modèles. Peut-être s’installerait-elle à son compte un peu plus
tard. Henri ne s’y opposerait pas. Allons, elle mettrait au monde des enfants, une fille peut-être, à qui
elle transmettrait son savoir et qu’elle vêtirait telle une princesse pour le grand jour, si Dieu lui prêtait
vie. Elle tendit l’oreille, la campagne respirait le calme, pourtant elle savait qu’à deux pas on préparait
les terres pour les semailles du blé qui germerait au printemps. Elle inspira profondément afin de se
pencher pour s’appliquer à son ouvrage. Elle aimait voir surgir de point en point le dessin dans l’un
des angles du mouchoir. Un ruban joliment fleuri enlaçait les initiales HM.
Son cœur s’affola un peu en imaginant ce mariage tout proche fixé à la fin septembre. Elle eut le
souffle court, se sentit portée en imaginant l’autel devant lequel tous deux s’agenouilleraient dans la
petite église de Colombey-les-Belles. Pas de chorale, non ! Ce serait un mariage de semaine, mais il y
aurait le « oui » prononcé et la bénédiction de l’oncle curé, les alliances glissées au doigt, les
regards pleins d’espoir et le sourire léger teinté de cette peur délicieuse qu’est le désir. Un repas
simple rassemblerait les mariés et les témoins autour de la table. Le marié avait dit qu’il apporterait le
vin et la mirabelle. Marguerite s’y reprit à deux fois pour terminer le M dans l’angle du mouchoir.
Elle œuvrait en secret dans la pièce qui avait été la dernière chambre de sa mère, celle d’une immense
solitude sans doute après la mort subite de son époux.
Les questions surgirent soudain. Comment ses parents s’étaient-ils rencontrés ? Elle réalisa qu’elle
savait bien peu de choses de leur vie. Elle avait grandi comme la plupart des enfants, dans cet étrange
et prudent silence qu’on appelait respect et qui nimbe toute vie familiale dès lors que les enfants ont
fait leur apparition dans le foyer. La vie des parents relevait d’une sorte de secret auquel les enfants
accéderaient peut-être, mais beaucoup plus tard.
Elle se remémorait sa vie de petite fille à Colombey-les-Belles. Toujours réservée, sauf avec Louise
à qui elle se confiait parfois sur le chemin de l’école, ou lorsqu’elles se retrouvaient aux champs afin
d’aider les parents. Lui revenaient les ritournelles reprises par toutes les femmes lorsqu’elles liaient
les bottes de foin ou lorsqu’elles battaient les blés.
Elle ne voulait jamais assister à la mort du cochon. Les bêtes perçoivent ce que parfois les humains
cachent. Les hurlements de la pauvre bête qui pressentait sa fin lui écorchaient le cœur.
Elle respira et s’apprêta à chanter :

Le roi a fait battre tambour,


Pour voir toutes ses dames,
Et la première qu’il a vue,
Lui a ravi son âme.

Dieu qu’elle aimait ce chant si souvent entonné avec Henri !


Il insistait en riant et en passant les doigts dans ses cheveux. « Le roi, c’est moi, le roi de votre
cœur, bien sûr. Et personne, je vous le jure, ne vous ravira à moi. »
Elle aimait son regard enflammé, cette fougue qui finissait dans un éclat de rire. Il la saisissait aux
épaules et tous deux chantaient à deux voix. C’est alors qu’elle entendit la porte de la grange grincer
en même temps qu’une voix l’appelait. Une voix aimée qui la fit frissonner de bonheur, mais
d’angoisse à la fois. La visite du fiancé n’était pas prévue. Elle porta une main à son cœur. Comme un
pressentiment. Quelque chose de grave venait de se produire. Elle en était certaine. Une onde
douloureuse l’irradia jusqu’à lui couper le souffle. Elle posa la pièce de tissu sur le guéridon de
merisier qui lui faisait face avant de se raviser et de cacher le tout dans le bas de la grande armoire
devant le lit. Étaient-ce les peurs de Léonie qui soudain s’emparaient d’elle au point de la
faire douter ? Le fiancé ne devait rien voir, surtout pas le voile…
Le jour baissait doucement, mais, par la fenêtre, on voyait l’herbe du verger blondir. Déjà quelques
feuilles tourbillonnaient et les colchiques paradaient avec une insolence gracieuse dans la prairie.
L’automne avait de l’avance. L’eau avait manqué à la fin de l’été et les arbres s’épuisaient à garder
leur parure. Les fruitiers ouvraient le bal de l’automne, saison féerique et fugitive.
– Marguerite, Marguerite…
Henri était suivi par Charles qui avait sans doute dû le conduire jusqu’à Colombey-les-Belles.
– Oh, Henri ! dit-elle doucement en lui tendant les mains, quelles nouvelles ? C’est votre grand-
mère, n’est-ce pas ? La maman de Charles, donc ?
– C’est cela, vous percevez nos chagrins avant même que nous parlions, soupira Charles en se
laissant tomber sur une chaise et en ôtant son chapeau.
Accablé, il gardait la tête baissée, une main sur le front.
– Je suis triste pour vous deux et pour toute votre famille, murmura Marguerite. Quand est-ce
arrivé ?
– L’infirmière l’a trouvée hier soir sans vie, répondit Henri. Elle est partie comme le jour tombait.
Elle n’a pas dû se réveiller de sa sieste. Nous l’avions vue dimanche. Elle nous avait parlé, nous avait
bien reconnus. J’étais si heureux de lui dire que nous allions nous marier. Elle avait souri et
murmuré : « C’est bien, c’est bien. » Dimanche soir, j’avais des ailes et depuis ce matin où j’ai appris
la nouvelle, je suis défait.
Marguerite s’approcha de l’homme aimé et posa ses deux mains sur ses épaules avec compassion.
– L’essentiel est qu’elle ait su notre projet. Elle l’a emporté avec elle. De ce fait, elle est passée
sereine sur l’autre rive. Une bonne nouvelle dans ces moments d’angoisse apporte un peu de douceur.
Je l’ai vérifié avec la mort de ma mère. L’annonce de la victoire le jour du 11 novembre 1918 lui a fait
un grand bien. Pour votre maman, savoir que nous allons nous marier a dû la réconforter. Sans doute
faudra-t-il en reporter la date ? Ce serait plus convenable.
– Il ne faut pas remettre à trop tard, intervint Charles. Nous sommes à la mi-septembre. Laissons
passer la messe de quarantaine. Et envisageons la chose en décembre. Que diriez-vous d’un mariage
certes discret, mais béni par saint Nicolas ?
– De toute façon, nous n’avions pas prévu de grandes festivités, glissa Marguerite. Nous trouvons
qu’à nos âges, ce serait un peu ridicule. Il est plus raisonnable d’utiliser l’argent à d’autres fins. De
mon côté, il reste si peu de monde. Mes parents et grands-parents ne sont plus, la guerre a dispersé le
reste de la famille et tué beaucoup des nôtres. À part des cousines à Gérardmer, je n’ai plus que vous,
Henri, Charles et ma chère Louise, bien sûr.
Charles approuva d’un signe de tête. Marguerite semblait vraiment être une femme exceptionnelle.
Son neveu serait heureux. Il fallait oublier les réticences qui avaient été les siennes.
– Toutefois, insista Marguerite, j’aimerais être à vos côtés le jour des funérailles, si c’est possible,
naturellement. Je n’ai pas eu la chance de bien connaître Marie dont Henri m’a parlé avec amour, je
n’ai vu cette femme qu’une fois, mais je crois que nous nous serions bien entendues. Elle brodait, elle
aussi.
1 C’est grâce aux luthiers italiens et aux ducs de Lorraine que la dentelle de Mirecourt a été introduite à Mirecourt aux XVe et
XVIe. Au XVIIe siècle les religieuses de la Congrégation Notre-Dame fondée par Pierre Fourier s’engagent dans cet art et forment les
jeunes filles orphelines et issues de milieux ouvriers. Pour celles-ci c’est une manière d’améliorer l’ordinaire et de se constituer un
trousseau en vue de s’établir dans la vie. L’âge d’or de la dentelle de Mirecourt se situe en 1850 avec 25 000 brodeuses à Mirecourt
et dans les environs. Au milieu du XXe siècle subsistent encore quelques brodeuses. Un musée a été créé.
2 Lunéville s’était fait une spécialité d’une technique de broderie sur tulle dite « point de Lunéville » apparue en 1810. Cette
activité de broderie devint très populaire, car le travail, effectué à domicile, apportait un appoint de revenu important. Il est peu de
famille en Lorraine qui n’ait pas eu une brodeuse à domicile parmi ses aïeules. Sans quelques fortes personnalités qui créèrent le
conservatoire des broderies, que saurions-nous aujourd’hui de leur savoir-faire et du patrimoine artistique à nul autre pareil qu’elles
ont laissé ?
9

Vézelise, le 18 septembre 1919

Marie Mialette irait rejoindre les siens dans le caveau de pierre au cimetière de Vézelise.
Tôt le matin, la cloche appela le village à rendre hommage à la défunte. L’église fut remplie de
femmes et d’hommes soucieux de dire adieu à la défunte qui toujours sut faire face sans se plaindre.
Si une brume laiteuse couvrait la campagne dès l’aube, d’où cette impression de grande fraîcheur,
on sentait que le soleil en viendrait vite à bout. Ce serait une belle journée d’automne comme la
Lorraine peut en offrir. Marie Mialette aurait apprécié que la terre s’ouvre pour elle sous un ciel
ensoleillé. « La mort ne devrait jamais être triste, disait-elle, elle fait partie de toute destinée humaine.
Elle apporte le chagrin et la révolte lorsqu’elle fauche trop tôt des innocents ou des vies inaccomplies,
j’en sais quelque chose… »
Au sortir de l’église, après les prières et la bénédiction du corps que l’on chargea sur le corbillard
drapé de velours noir brodé d’argent, le soleil s’invita pour accompagner le convoi jusque sur les
hauteurs de Vézelise. Papillon, le cheval, attendait stoïquement que toute la foule sorte et se range
derrière l’attelage pour se mettre en route lentement, très lentement. Depuis des années qu’il officiait,
il connaissait le chemin sur le bout des naseaux et savait quel pas adopter. Il n’ignorait rien de cette
pente raide qui monte jusqu’à l’ancien couvent des Capucins1 en bordure du cimetière. Qu’aurait
pensé Marie, héroïne du jour malgré elle ? Elle qui tant de fois avait suivi le cheval emportant les
défunts qui lui étaient chers. De ce chemin qui grimpait sec, on disait parfois : « C’est un grand pas
jusqu’au paradis, surtout s’il fait beau… » ou bien, s’il pleuvait ou ventait, on soupirait : « Le paradis,
ça se mérite… »
Mais ce matin-là, pour accompagner Marie, pas de pluie, pas de parapluie, le bon Dieu lui souriait.
Elle avait droit au beau temps pour ce jour qui la voyait s’effacer du monde. Elle qui avait dû réparer
tous les parapluies que comptaient les foyers de Vézelise pouvait enfin se reposer et laisser les
dernières baleines dans leur emballage dans le placard du couloir de son logis rue Jean-Baptiste-Salle.
Les gens n’étaient rassemblés que pour elle et l’on se disait que c’était bien triste, qu’elle aurait pu
vivre encore quelques années. Très éprouvés, Charles et Henri conduisaient le deuil avec Paul Mialette
et son épouse. Marguerite jse tenait à distance malgré l’insistance de Louise. Elle savait que, après le
mariage, elle viendrait habiter Vézelise et elle ne voulait pas donner cours aux médisances.
On pourrait dire qu’elle profitait du chagrin de la famille pour s’infiltrer. Il fallait attendre et laisser le
temps œuvrer.
Le chemin était rude et Marguerite se surprit à penser qu’il ne devait pas faire bon mourir en hiver
quand on habitait Vézelise. Les survivants avaient à parcourir un bien long chemin de croix fouetté
par la bise cinglante avant de se hisser dans l’enceinte du cimetière. Et si la neige s’en mêlait, les
funérailles devenaient un calvaire.
C’est lorsque l’on descendit le cercueil dans le caveau où avaient déjà été inhumés tant de Mialette
que Marguerite s’interrogea et frissonna.
Elle lut dans la pierre gravée les noms de Joseph, de Marie-Victoire, d’une petite Louise, puis
figurait Anne-Marie, première épouse de Charles… Dieu peut se montrer bien cruel parfois, songea-t-
elle. Elle observait Henri plongé dans le chagrin. Il lui sembla que son front haut se perdait davantage
dans ses cheveux. Saurais-je l’aimer comme il le mérite ? Parviendrais-je à le rendre heureux ?
s’interrogea-t-elle.
Comme il lui tardait d’être auprès de lui pour toujours ! Il y a peu, Henri lui avait soufflé : « Je
crois savoir où nous pourrons nous installer. J’ai trouvé un petit logement, place de l’Église. Ce sera
parfait puisque je dois m’occuper de son horlogerie. Mais ensuite, j’espère que nous pourrons avoir
nos murs à nous avec un jardin », assura-t-il en l’attirant vers lui et en embrassant ses cheveux
sombres sagement coiffés autour d’un visage lumineux.
Elle lui faisait confiance, il savait ce qui était bon pour eux. Il voulait continuer son travail à la
brasserie, c’était son univers. Il y était apprécié, se souciait des apprentis qui y entraient. Il voulait
leur communiquer sa passion pour le beau liquide qui s’exportait loin de Vézelise. Son humanisme
calqué sur celui de Charles l’avait rendu populaire. Parfois, ces jeunes gens venaient au théâtre,
rejoignaient la chorale ou la fanfare. « Vivre ensemble, c’est-à-dire partager le labeur et les
distractions, rend plus fort et plus heureux », répétait Charles toujours enthousiaste et convaincu.
Henri approuvait d’un sourire. Son oncle était un père pour lui qui cherchait le sien.
Lorsque l’on fit glisser la pierre pour refermer le caveau, tandis que les proches récitaient encore
quelques prières pour accompagner le départ de Marie, Marguerite ne put s’empêcher de songer à la
fin de Magdeleine, sa mère. Elle estima avoir eu de la chance d’être restée près d’elle, mais le chagrin
et le remords qui tant de fois l’assaillaient s’invitèrent ce jour-là, si fort que les larmes brouillèrent
son regard. Pourquoi s’était-elle assoupie ? Elle eût tellement voulu assister sa mère jusqu’à la
seconde précise où le souffle se dérobe, où le passage sur l’autre rive se produit. Magdeleine avait-elle
ouvert les yeux une dernière fois pour contempler sa fille ? Avait-elle ressenti une ultime angoisse ?
Elle imagina la solitude de sa mère à cet instant précis et frissonna. Que de vide et d’abandon ! Un
étau lui serra le cœur, elle se reprocha cet endormissement. « Pardon, maman, murmura-t-elle, je n’ai
pas su, pas pu. J’espère que, là où vous êtes, vous cueillez votre part de bonheur. »
Henri l’avait rejointe. Il l’entoura affectueusement de ses bras et ses lèvres frôlèrent ses tempes que
dégageait un petit chapeau sombre.
– Nous voit-elle ? questionna-t-il. Est-elle heureuse et bénira-t-elle notre union ?
– Vous doutez, Henri ?
– Les jours de tristesse, tout vacille. Même la foi en Dieu se dérobe, ça ne vous arrive pas ?
– Ma mère disait que la foi est faite de doutes. Les plus grands saints ont éprouvé ce sentiment qui
laisse incertain et au bord du vide.
– Vous n’avez pas répondu à ma question. Vous, que ressentez-vous ?
– C’est au bord de la tombe qu’on s’interroge le plus. Quel est le sens de la vie ? Aujourd’hui,
Henri, j’ai trop de peine pour oser croire qu’une autre vie est possible. Enfin, ce que je crois, c’est que
s’il existe une autre vie, elle n’est pas celle qu’on peut imaginer. Je vous choque sans doute. Je suis
dans ce cimetière, je sais ce que contient cette terre : des dépouilles, des squelettes vidés des
sentiments de haine comme d’amour. Ce ne sont que des os, des enveloppes humaines en
décomposition. L’essentiel des personnes que nous avons choyées n’est pas ici, on ne peut accepter
une telle chose. C’est là qu’il fait bon croire en un ailleurs, or malgré notre désir de croire, nous
sommes dans une nébuleuse. Nous pouvons ressentir une présence fugitive, mais nos yeux demeurent
clos. On se sent égaré. Je voudrais être certaine que ce qui est dérobé à nos regards aujourd’hui, nous
pourrons le contempler dans la clarté quand notre tour viendra. Mais que c’est difficile et douloureux,
la foi ! Oh, Henri, j’ai si froid tout à coup, alors que le soleil est déjà haut dans le ciel.
Comme il aimait sa façon de ressentir et d’exprimer ce qu’il appelait depuis toujours « l’inconnu de
l’humanité ». Il partageait le désarroi de sa bien-aimée.
– Il fait toujours froid dans les cimetières. Venez, lui dit-il, allons dans la maison de grand-mère
avec mes oncles. Vous êtes notre invitée. Vous ferez ainsi connaissance avec toute la parenté. Il y a
notamment oncle Paul, un frère d’oncle Charles, avec son épouse et quelques enfants. Il en a cinq, une
belle famille.
Marguerite se moucha et posa un bref instant son front contre la poitrine d’Henri. Elle avait besoin
de puiser quelques forces avant de descendre cette rue des Brasseries en tournant le dos à ce qui avait
été le couvent des Capucins.
1 Le sieur de Malvoisin, seigneur d’Hammeville, trésorier du duc de Lorraine, avait demandé par testament que l’on édifie un
couvent après sa mort pour le repos de son âme. Il mourut en 1583 et c’est au XVIIe siècle, en 1632, que ses vœux furent exaucés.
Les capucins œuvrèrent à Vézelise jusqu’à la Révolution. Le couvent, vendu comme bien national, fut repris en 1822 par les frères de
la Doctrine chrétienne, avant d’être converti en exploitation agricole après la séparation de l’Église et de l’État en 1905.
10

Carnets d’Henri – septembre 1919

L’enterrement de ma grand-mère me bouleverse. Je ne peux m’en ouvrir à personne. Il me


bouleverse parce qu’il me ramène sans doute à la mort de maman, Marie-Victoire… Oncle Charles
m’avait éloigné pour me préserver, avait-il dit. Ce n’était pas nécessaire. J’avais bien compris que je
ne la reverrais plus. D’ailleurs, depuis des mois, elle était cette jeune femme allongée aux yeux si
souvent clos, sans doute sur sa peine, si profonde qu’elle l’empêchait de respirer la vie.
J’espère ne pas avoir déçu grand-mère Marie. Oncle Charles est très affecté, c’est normal, elle est
sa mère. En ce qui me concerne, elle est bien plus qu’une grand-mère pour moi qui l’ai aimée comme
un enfant aime sa mère. Comment oublier la tendresse dont elle a fait preuve en m’élevant ? J’ai de
vagues souvenirs d’elle quand j’étais tout petit. Elle m’emmenait au cimetière de Vézelise. Nous
allions fleurir la tombe où « dormait » maman Marie-Victoire. Elle me parlait d’elle avec
bienveillance. Il fallait faire silence dans ce lieu et s’exprimer du bout des lèvres, un murmure, guère
plus, afin que celles et ceux qui se reposaient ne soient en aucun cas dérangés. C’était très mal élevé
de courir dans les allées. Elle répétait doctement : « Respecter les morts, c’est un devoir. » Tout cela
ne me disait rien. J’aurais voulu au contraire les réveiller, descendre sous terre, frapper à la porte de
cette dernière demeure et leur rendre visite. Comment s’ouvraient ces caveaux ? Il y en avait de
grands, surmontés d’une petite maison. Grand-mère me reprenait : « Ces petites maisons, comme tu
dis, sont des chapelles, des lieux de prière… »
Souvent, j’essaie de fouiller ma mémoire et de faire surgir le passé. J’arrive presque à me souvenir
de l’instant où je suis arrivé. Peut-être ces images sont-elles le fruit de ce que j’ai entendu ou de ce
dont j’ai rêvé. Je me vois arriver à Vézelise tenant la main d’une jeune femme très belle, très élégante.
Je dois avoir trois ans.
C’était un jour d’hiver, sombre en tout cas, le soleil ne gênait pas mon regard lorsque je levais la
tête pour regarder le ciel. Nous avions beaucoup marché pour arriver à Vézelise et je pleurnichais. Je
ne devais pas, affirmait maman. « Nous allons habiter chez grand-mère et y être très heureux. »
Comme je ne comprenais pas ce qu’elle sous-entendait par « habiter chez grand-mère », j’avais eu
droit à une explication. « Grand-mère, c’est ma maman à moi. Comme moi je suis ta maman. Tous les
enfants ont une maman. Et un jour, les enfants deviennent parents. À cause de mon métier, nous
n’avons pas eu l’occasion de beaucoup nous rencontrer, ta grand-mère et nous deux. Mais à partir de
maintenant, nous vivrons ensemble. Si tout va bien, j’ouvrirai un atelier ici. »
Atelier ! Je savais ce que cela voulait dire. Là où nous habitions, à Charmes, près du grand pont qui
enjambe la Moselle, maman avait déjà son atelier. Je détestais ce mot, car il rimait avec un lieu qui
me prenait l’être que je chérissais le plus. Maman avait peu de temps à me consacrer, accaparée
qu’elle était par le travail et le surcroît d’efforts que lui demandaient les ouvrières peu douées qu’elle
gardait à son service, car leurs familles avaient besoin de l’argent qu’elles gagnaient. Il fallait
reprendre leur ouvrage dès la fermeture de l’atelier afin de satisfaire la clientèle. « Le travail doit être
impeccable, répétait-elle. Mes clients l’exigent et c’est normal. »
Je ne sais combien de fois j’ai entendu ces phrases synonymes d’impressionnants rouleaux d’étoffe
posés sur la grande table de bois. Ce sont ces images qui me reviennent lorsque j’entre dans un
magasin de tissu. Je revois le bambin que je fus. Je trottais parfois dans l’atelier contigu à notre
logement quand une porte avait été laissée ouverte. Maman n’avait pas remarqué que je m’étais
échappé pour quêter avec ravissement un câlin, un sourire de l’une ou l’autre ouvrière. Est-ce que mes
petites mains se tendaient vers les étoffes ? Je devinais qu’elles serviraient à faire naître de jolies
parures dont se vêtiraient de bien belles dames, ou pour décorer les appartements des riches
bourgeoises. J’entendais le bruit des machines Singer, je voyais les pieds des couturières s’activer et
je devinais le mouvement rapide et saccadé des cuisses alors que j’aurais voulu qu’elles cessent pour
que je puisse y poser ma tête.
Et puis, il arrivait que nous sortions en ville, comme disait maman. J’aimais les étoffes soyeuses
qui l’entouraient et émettaient un son doux quand elle marchait chaussée de jolies bottines à lacets. Je
me souviens qu’elle portait un élégant chapeau accordé à la cape de tissu écossais jetée sur ses
épaules. C’est forcément ma maman, Marie-Victoire. Je ne peux pas me tromper. Mais grand-mère a
toujours affirmé que ce n’est pas ainsi que cela s’est passé. Quelqu’un m’aurait déposé à Vézelise, un
commerçant ou le cordonnier qui allait de Charmes à Vézelise. Maman viendrait plus tard. Pourtant
une femme m’a conduit chez grand-mère, j’en suis certain… Elle portait un sac de voyage dans une
main et, de l’autre, elle me tirait. Je posais des questions auxquelles elle ne répondait pas. Je me
souviens des larmes sur son visage. Elle m’embrassait parfois en me disant : « Ça va aller. »
J’ai évoqué tout cela avec grand-mère à l’âge adulte. Elle a soupiré et m’a dit : « Tu dois confondre
avec une autre visite, une famille dans laquelle ta mère t’aurait emmené. Tu as fait une seule histoire
avec plusieurs épisodes différents.
– Mais elle pleurait quand nous sommes arrivés ici.
– Bien sûr. Sans doute a-t-elle souvent versé des larmes du jour où elle a su qu’elle t’attendait.
Maintenant, je sais qui t’a déposé ici. Un jeune homme de Charmes qui faisait la navette entre les
deux localités une fois par semaine pour rendre service aux uns et aux autres. Il faisait leurs courses,
venait s’approvisionner en cuir chez Gégout pour son oncle cordonnier et servait parfois de facteur
soit à Vézelise, soit à Charmes où vivaient les parents de ton grand-père, mon mari. Quand il repartait,
il emportait les broderies que m’avait commandées Marie-Victoire pour les maisons qu’elle
fournissait en Alsace. Elle avait une belle clientèle, tu sais. Des doigts de fée. Elle aurait dû prendre
un mari. M’est avis que même avec un enfant, les prétendants n’ont pas manqué. »
Grand-mère ne m’a jamais convaincu. Si je me souviens des baisers de maman, c’est à cause du sel.
Je n’en démords pas, elle m’a conduit chez grand-mère en pleurant. Les larmes, c’est salé, j’avais les
lèvres gercées et ça piquait.
Je sais aussi la suite… Je me rappelle ma chambre et celle de maman. Au début, j’ai dormi dans un
petit lit à barreaux tournés, un lit de bébé qui est vite devenu trop petit. Je ne pouvais plus m’allonger
dans le lit, mes pieds touchaient le bois et je devais remonter les genoux. Puis j’ai dormi avec maman
dans le même lit, tout contre elle, dans la tiédeur de sa longue chemise de nuit de coton fleuri. Mais
quand elle a été très malade, c’est avec grand-mère que j’ai dormi. Il fallait que maman se repose. Elle
ne faisait que cela, ne se levait plus. Elle écrivait dans son lit. Jamais nous n’allions en promenade.
Grand-mère s’occupait toujours d’elle et oncle Charles venait tous les jours à la maison. J’ai eu quatre
ans, cela je m’en souviens, car grand-mère m’a mis mes habits du dimanche avant de me conduire au
lit où maman dormait. « Regarde ton fils, Marie-Victoire. Il a quatre ans, vois comme il est beau, a dit
grand-mère. »
Elle a dû répéter la phrase deux fois, trois fois et de plus en plus fort. Marie-Victoire gardait les
yeux fermés et cela m’effrayait, et puis elle a pu les ouvrir et m’a vu. Je crois qu’elle a essayé de
sourire, mais elle n’a pas pu parler. « Embrasse ta maman, mon petit. »
Je me suis approché du lit, j’ai posé mon front sur ses mains chaudes dont les doigts maigres
agrippaient le drap brodé et j’ai pleuré, déjà terrorisé, comme si je devinais que je lui disais adieu.
Trois jours plus tard, elle dormait pour toujours, précisa grand-mère qui se retenait de pleurer
devant moi. J’ai entendu grand-mère dire à Mme Germain la voisine que maman avait écrit jusqu’au
bout et que cela avait dû l’épuiser. « On l’a trouvée effondrée sur sa tablette. Écrire était son seul
réconfort. » J’ai sangloté. À la fois je comprenais et à la fois j’entendais des mots étranges pour un
petit garçon de quatre ans.
Mme Germain s’est accroupie près de moi et a voulu me consoler. « Elle était trop fatiguée, elle va
maintenant dormir pour toujours. Tu as eu une gentille et jolie maman. »
Oncle Charles a dit qu’il valait mieux m’éloigner, qu’un enterrement n’était pas un spectacle pour
les enfants. Mais c’était ma maman à moi qui s’en allait dans un caveau. Est-ce qu’on lui ferait une
chapelle ? J’ai bien demandé. On ne m’a jamais répondu. Et je ne crois pas qu’une chapelle ait un jour
existé. En revanche, le caveau est fermé par une belle pierre où les noms de la famille sont gravés.
Quand j’ai su les lire, j’ai demandé à grand-mère qu’elle m’explique comment étaient ces gens quand
ils vivaient. J’ai bien vu que ça l’embêtait de raconter, sauf pour Marie-Victoire, sa fille aimée qui lui
avait causé tellement de chagrin. « Mais elle ne l’a pas fait exprès, a-t-elle ajouté pour amoindrir ses
propos. Et elle a eu raison de revenir ici, de quitter Charmes où son bonheur s’était envolé. »
De quel bonheur voulait-elle parler ? J’écoutais, mais n’osais pas poser les questions dont je
devinais qu’elles faisaient surgir une histoire de grandes personnes que je comprendrais plus tard,
m’assurait-on.
11

Colombey-les-Belles, le 3 décembre 1919

– Allons, déclara l’oncle curé après la bénédiction des jeunes époux, même s’il s’agit d’un mariage
de semaine, même si nous sommes le mercredi 3 décembre 1919, les cloches de Colombey-les-Belles
sonneront à toute volée, parce que vous le méritez vraiment et que cet envol de bourdon, j’en suis
certain, vous portera sur le chemin de la vie, une vie que je vous souhaite belle et généreuse. Je suis le
patron de cette église, enfin, après Dieu tout-puissant, naturellement.
Henri regarda tendrement Marguerite tandis qu’elle soulevait son voile.
– Vous êtes encore plus jolie, avoua-t-il. Ce voile comme ma pochette sont des œuvres d’art, que
vos mains, tels des oiseaux, ont fait naître. Je compterai les points et vous paierai en baisers, affirma-
t-il alors que tous deux sortaient de l’église, suivis des témoins et de quelques amis de Marguerite
venus les féliciter.
– Alors vous n’aurez pas assez d’une vie pour me payer, le taquina-t-elle.
– Je serai si ardent pour vous dévorer que vous crierez grâce, dit-il à voix basse en lui mordillant
l’oreille.
– Monsieur mon époux, il vous faut être sage, glissa Marguerite en se retenant de rire. Nous devons
recevoir nos invités avec décence. J’ai fait mijoter un lapin en gibelotte avec des champignons cueillis
à deux pas. Pas d’inquiétude, je les connais parfaitement. Du moins, ceux pour lesquels j’ai une
hésitation, je m’en détourne aussi vite et les laisse là où ils sont. Et puis hier soir, j’ai préparé une
tourte.
– Et le dessert ? interrogea Henri.
– Du pain d’épice avec une crème anglaise. Pour le pain d’épice, j’ai essayé de faire en sorte qu’il
ressemble à saint Nicolas, puisque nous sommes le 3 décembre. Dans deux nuits, il viendra
récompenser les enfants très sages.
– Ma chère épouse, je promets, c’est sûr, j’ai été le plus mignon des enfants et le plus vaillant des
hommes, aurai-je droit à mon dessert ? Je pense n’avoir pas à redouter le fouet du père Fouettard.
– Je vais examiner votre cas avec attention, promit-elle avec un grand sérieux, alors que tous deux
entraient dans la maison où avait grandi Marguerite et où aurait lieu le repas de noce.

Les deux témoins étaient invités. Dans l’après-midi, des amis viendraient pour le goûter.
Au milieu de la table de la salle à manger, tous deux découvrirent un présent accompagné d’un petit
mot signé d’oncle Charles.
Impossible de rester avec vous, mes chers neveux, je suis passé prier à l’église, prier pour
votre bonheur à tous deux, je ne peux négliger mon travail. Ma Quadrilette m’attend, gageons
qu’elle ne m’enverra pas au fossé au premier coup de vent comme l’an dernier à pareille époque.
Quoi qu’il en soit, je vous offre ce petit cadeau… Ce beau livre évoque un lieu qui vous est cher,
puisque sans cet ardent pèlerinage fait pendant la guerre, Marguerite ne fût point passée par
Vézelise pour se reposer et saluer son amie d’enfance.
Je vous embrasse avec affection.
Oncle Charles
Marguerite tenait le paquet joliment emballé et le présenta en tremblant à Henri.
– Ouvrez, dit-elle, il vient de votre oncle.
– Mais il est pour nous deux, corrigea Henri.
– Non, vous, s’il vous plaît, supplia-t-elle.
– Alors ensemble, chacun tire un bout de la ficelle…
Il fallut bien couper la ficelle qui résistait afin d’ôter le papier. Marguerite tendit les ciseaux et
Henri coupa avant de déchirer fébrilement le papier qui recouvrait La Colline inspirée de Maurice
Barrès.
Il le tourna et le retourna, faisant glisser ses doigts sur la couverture, puis il l’ouvrit et le respira.
– Vous savez ce que raconte cet écrivain dans cet ouvrage et qui il est ? questionna-t-il.
– Je crois que oui, lui répondit Marguerite en hochant la tête. Maurice Barrès, c’est bien cet homme
de Charmes qui a été député et est même académicien.
– Oui, né à Charmes, comme moi, dit-il plus bas, et cette histoire qu’il évoque ici, c’est la bonne
idée des frères Baillard qui voulaient que Sion devienne un haut lieu de chrétienté… Ça, ce n’est pas
mal, mais l’Église s’inquiéta, à juste titre, sur la manière utilisée pour récolter les fonds. Et surtout,
elle fut catégoriquement opposée au fait qu’ils s’éloignaient d’elle en se fourrant dans les griffes d’un
gourou, un mage assez loufoque1.
– Ce qu’il raconte de Sion me convient, dit-elle. J’aime ce lieu pour tellement de raisons et je
comprends la ferveur qui s’élève de cette terre à nulle autre pareille. Les pas des pèlerins l’ont
façonnée, tout comme elle sculpte les êtres qui s’en approchent. Enfin, je ne sais pas bien traduire
cela. Depuis l’aube de la chrétienté, on y vient prier et jamais la Vierge ne reste insensible à la
détresse de celles et ceux qui l’interpellent.
– Barrès, lui, aime la Lorraine et…
– Vraiment ? le coupa-t-elle. Il n’y vit même plus. C’est un monsieur de Paris, maintenant.
– C’est quand même un grand patriote…
– Soit, mais quand on voit où conduit ce patriotisme excessif et ce, en tout pays. Si c’est pour se
faire la guerre… En cela, il m’énerve parfois. Quant à ses idées politiques… J’ai pu aborder le sujet
avec papa peu avant sa mort. Nous n’étions pas d’accord. C’était étrange, car jusque-là, papa me
considérait comme une gamine. De toute façon, j’appartiens à la gent féminine, et selon
lui, les femmes ne peuvent pas avoir de bonnes idées en politique.
– À ce point ?
– Bien sûr. Il le pense comme beaucoup d’hommes encore aujourd’hui. Pour en revenir aux
confidences de papa, je ne saurai jamais ce qui a pu réellement se passer dans sa tête pour que nous
abordions un sujet qui déchire les familles. Je m’interroge encore, fit-elle.
– ???
– Vous avez entendu parler de l’affaire Dreyfus, ce pauvre capitaine alsacien et juif injustement
accusé de traîtrise et que l’on a dégradé publiquement et condamné au bagne à vie ?
– Oui, bien sûr. Les bons catholiques pensaient que cet homme, parce qu’il était juif, ne pouvait
qu’être un vil personnage.
– À propos de cette affaire, continua Marguerite, Barrès, ce grand patriote, comme vous le dites, ne
s’est pas bien conduit et il s’en est pris à tous les Juifs.
– C’est vrai. Il a écrit des phrases terribles comme : « Que Dreyfus soit capable de trahir, je le
conclus de sa race. »
– Redites-moi cela, Henri. C’est horrible… Ça voudrait dire…
– Que tous les Juifs sont des traîtres. Le fait de trahir prouve bien que l’on est juif, soupira Henri.
– Mais c’est monstrueux d’affirmer ça ! s’exclama Marguerite.
– Bon, il s’est un peu racheté en rendant hommage aux Juifs qui ont si bien défendu la France
pendant la guerre.
– Sur ce sujet, je pense à mon père. Il était dans la gendarmerie, donc, pour lui, l’ordre avant tout. Il
vénérait ce M. Barrès, si grand et si patriote, comme vous avez dit. Lui, en tant que gendarme, ne
pouvait proclamer qu’il admirait le grand catholique, car quand on appartient à l’État, depuis la
séparation de l’Église et de l’État, la religion doit rester dans le domaine privé. C’est ce qu’a fait mon
père, très réservé en public sur le fait religieux. Il ne se rendait pas à l’église, mais en privé il
affirmait qu’un catholique est forcément quelqu’un de bien. Moi, je regimbais. Je regardais autour de
moi ces « catholiques du dimanche » qui étalaient leurs hauts faits et pouvaient passer à côté de leur
voisin qui manquait de tout.
– Et de l’affaire Dreyfus, que pensez-vous ? demanda Henri.
– Je ne l’ai jamais cru coupable. Très tôt, j’ai lu le journal. Tout me paraissait excessif au seul motif
que ce capitaine était juif. La belle affaire ! Ça me soulevait le cœur.
– Barrès a tout de même fait amende honorable, tenta de corriger Henri, d’où ce livre où il revient à
la foi, à l’essentiel de toute vie. Cela a dû être difficile pour un homme aussi orgueilleux.
– Mais il n’a jamais rien signé en faveur de la réhabilitation de Dreyfus.
Elle garda un instant le silence avant de reprendre, joyeuse.
– Nous n’allons pas nous quereller un si beau jour, lança-t-elle. Ce n’est pas notre problème
aujourd’hui. Nous lirons ensemble, plus tard, l’histoire de cette Colline inspirée de Sion et de ces
frères Baillard, promit-elle en lui offrant un beau sourire.
Il eut envie de la croquer. Il était vraiment sûr de son choix. Marguerite était sa fleur d’exception,
comme il le disait souvent. Il effleura délicatement ses lèvres de l’index avant qu’elle se sauve et
rejoigne les fourneaux pour réchauffer ce bon repas de noce. Les invités entraient déjà dans la cour,
elle les avait vus arriver depuis la fenêtre de la salle à manger. Elle jeta un coup d’œil dans la
cheminée, il fallait veiller sur le foyer. Personne ne devait avoir froid. Certes, le temps était
relativement doux après les grandes bourrasques de neige qui s’étaient abattues sur le Nord et la
Lorraine en novembre. Ce que l’on craignait maintenant avec le redoux était la montée des eaux.
Oncle Charles surveillait de près l’Uvry, car sa maison au 5 de la rue des Brasseries avait
régulièrement les pieds dans l’eau, comme il disait avec philosophie.
1 Les frères Baillard tombèrent sous la coupe d’un prêtre excommunié qui faisaient apparaître des hosties sanglantes.
12

Vézelise, mi-juin 1920

Henri était en train de peindre lorsqu’il entendit le heurtoir frapper la porte d’entrée. Il s’approcha
de la fenêtre, l’ouvrit, se pencha et aperçut Charles.
– Attends, je descends, lui cria-t-il. Marguerite s’est absentée pour aller faire quelques courses.

– Alors, tu prépares le petit lit, s’exclama Charles admiratif dès qu’il l’eut rejoint. Tu as déjà le
coup de main.
– Ce n’est pas plus difficile que de plonger les mains dans le cambouis ou de batailler dans les
enchevêtrements des longueurs de câble électrique. Peindre le lit du futur héritier, c’est un réel plaisir,
mon oncle.
– Heureux, le futur papa ?
– Comblé ! D’ailleurs Marguerite est fort impatiente. Une nervosité à fleur de peau qui cache un
peu d’appréhension quant à la naissance. Tu as vu comment elle porte le petit, tout en avant. Louise, ta
femme, lui a prédit un petit gars.
– Ça se pourrait. Mais que Marguerite ne s’inquiète pas ! La sage-femme de Vézelise a bonne
réputation. Louise le lui a déjà dit, il me semble.
– Je sais ; remarque, moi aussi j’appréhende. Mais tu ne sais pas la meilleure, glissa Henri à son
oncle. La naissance du petit est prévue pour septembre… Eh bien, ma chère épouse, lestée du poids de
ce bébé qui s’agite en tous sens dans son ventre, envisage d’aller en pèlerinage à Sion le 24 juin.
Enfin, « pèlerinage » est un bien grand mot. Elle affirme qu’elle en profitera pour prier… Car il va y
avoir une cérémonie…
– Je vois, d’ailleurs tous les musiciens des environs seront sans doute appelés à rehausser
l’événement. Il faut accueillir comme il se doit ce grand patriote…, sourit Charles. M. le député et
académicien Maurice Barrès…
– C’est cela même, et ce, à propos d’une plaque à déposer sur une autre… Maurice Barrès ira cacher
d’une palme la croix de Lorraine brisée et la plaque posée en 1873 après le départ des troupes
allemandes.
– Ah oui, et ce fut croustillant, m’avait raconté maman. On avait gravé Ce n’ame po tojo, « Ce n’est
pas pour toujours », sur cette plaque posée contre la façade de la basilique, afin de se montrer solidaire
de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine devenues allemandes après le désastre de Sedan1.
Maintenant, il convient de cacher cette plaque par une autre, Ce n’ata me po tojo, « Ce n’était pas pour
toujours2 », et c’est Barrès qui sera donc grand maître de cérémonie.
– Certes, étant l’auteur de La Colline inspirée, sa venue est légitime, mais je croyais Marguerite
distante vis-à-vis de cet homme, soupira Henri.
– Je crois, mon cher Henri, qu’il s’agit sans doute d’une curiosité purement féminine. Voir un
monsieur d’ici qui a réussi… Figure-toi que Louise aussi veut y aller. Et tu verras que nous serons
bien obligés de les accompagner.
– Si Marguerite était en pleine forme, je ne dis pas. Mais il n’y a pas moyen de lui ôter cette idée de
la tête. Ce pèlerinage protégera l’enfant pour la vie, affirme-t-elle. Plus têtue, tu meurs. Une vraie tête
de Lorraine.
– C’est comme ça, les femmes enceintes. Certaines veulent manger des fraises à Noël, d’autres
veulent aller à Sion. M’est avis que si Marguerite ne se sent pas en forme, elle saura y renoncer.
– J’en doute, car Sion, c’est important pour elle ; remarque, pour moi aussi.
– Nous y sommes… C’est bien ce lieu qui vous a réunis, ne l’oublie pas, c’est bien à la suite de ce
pèlerinage qu’elle a fait escale chez nous où tu te trouvais.
– Mais oui, oncle Charles, je n’ai rien oublié, rien, pas une seconde, quand nos regards se sont
croisés et figés. Depuis, nous y retournons assez régulièrement. Nous y sommes allés le lundi de
Pâques. J’espère que notre bébé l’appréciera lui aussi.
– Vois-tu, Henri, ce haut lieu de Lorraine a vu les grands de la politique venir demander la victoire
à Notre-Dame de Sion, et ce, depuis les Croisades… René II a combattu Charles le Téméraire avec la
bannière de la Vierge de Sion, glissa Charles.
– Je sais, cette colline est chère à bien des Lorrains, qu’ils soient croyants ou non. Cette Vierge est
universelle. J’aurais aimé connaître les remparts et fortifications que Richelieu ne s’est pas privé de
faire démolir quand la France voulut soumettre la Lorraine. De ce passé, il ne reste que la tour de
Brunehaut. Franchement, quel danger pouvait bien représenter la poignée de ruraux des villages au
pied de cette colline ? Ils n’allaient pas lever une armée contre le roi de France. D’ailleurs, que
savaient-ils de ce royaume à cette époque ? Ils ne demandaient qu’une chose, la paix. La peste et le
choléra avaient déjà fait assez de ravages.
– Certes. Mais le grand cardinal détestait la Lorraine et ses habitants. Sur les étendards français
brandis par des mercenaires suédois, on pouvait lire « Tuez-les tous ». Le monstre ! J’enrage encore,
si je puis dire. Il avait oublié le rôle de Jeanne d’Arc, notre pucelle, une fille de chez nous qui s’était
tournée vers la France. À propos, on vient enfin de reconnaître ses mérites, il y a tout juste un mois,
puisque Benoît XV l’a faite sainte. L’Église aura mis bien du temps…
– Que voilà une conversation sérieuse ! s’écria Louise qui franchit la première le seuil du logis
d’Henri et Marguerite.
Marguerite la suivait en riant, une main posée sur son ventre. Elle fut heureuse d’être arrivée, de
souffler et de se laisser choir sur le premier siège venu.
– Tu peines, lui fit remarquer son époux, le petit pèse. Il est vigoureux comme son père… Et tu
veux toujours faire ce pèlerinage le 24 juin ?
– Plus que jamais, répondirent en chœur les deux femmes dans un bel éclat de rire. Messieurs, vous
ne pouvez rien nous refuser. De toute façon, vous faites partie de la fanfare de Vézelise et nous savons
qu’elle est requise pour jouer. Nous serons donc de ce fait aux premières loges.
– Piégés, s’exclama Charles, je te l’avais dit, Henri, que nous serions obligés de suivre nos
femmes…
– Petite précision, vous serez obligés de suivre la musique, rigola Louise.
– Mais puisque c’est pour la bonne cause, il faut bien fêter l’événement. L’Alsace et la Lorraine
redevenues françaises, n’est-ce pas merveilleux ? ajouta Charles.
– Mais ce qui est tout aussi merveilleux, s’exclama Marguerite à l’adresse de son époux, c’est le
tissu que j’ai trouvé pour le berceau de notre petit chérubin, un tissu accordé aux rideaux que je vais
faire.
– Tu vas encore abîmer tes jolis yeux et te fatiguer.
– Du tout, quand on aime faire les choses, elles fatiguent beaucoup moins. Tu me rabâches cela sans
cesse. Ce qui est vrai pour toi l’est pour moi aussi, non ?
– Tu n’es jamais à court d’arguments, c’est comme ça que je t’aime.
– Bon, laissons ces petits jeunes roucouler, déclara Louise en riant.
– C’est que je n’ai pas dit l’essentiel, glissa Charles.
– L’essentiel ! s’exclamèrent, moqueuses, les deux femmes, en se levant et s’asseyant d’un même
mouvement.
– Voilà, reprit Charles, le peu de meubles de maman ont été partagés entre les enfants, mais nous
avons décidé d’offrir à Henri un souvenir qui sans doute sera utile avec cette naissance toute proche.
– Ah bon ! s’exclama Henri, et tout le monde est d’accord ?
– Disons que Paul, mon frère, voulait bien, c’est sa femme qui ronchonnait un peu. Je crois qu’elle
lorgnait ce meuble. Mais elle n’est que la belle-fille, et dans ce contexte, elle n’a pas voix au
chapitre… Donc, à l’unanimité, voici que te revient, cher Henri, la commode qui se trouvait dans la
chambre où tu dormais. Maman avait bien spécifié qu’elle souhaitait que tu en hérites. Selon elle,
cette commode devait revenir à Marie-Victoire. Il convient donc de respecter ses vœux. Je pense que
ce meuble sera utile pour ranger les vêtements de l’héritier…
– Vous êtes certain, Charles, que cela ne va pas faire d’histoires ? s’inquiéta Marguerite. Je ne
voudrais pas provoquer de brouilles dans la famille.
– Soyez sans crainte. L’affaire est entendue. La commode arrivera ici demain, si Henri veut bien me
donner un coup de main pour la transporter et lui faire grimper les escaliers jusqu’à la chambre.

C’était un fort joli meuble marqueté et orné de deux poignées de bronze sur chaque tiroir qui
fermait à clé. Cette commode à trois tiroirs possédait son histoire ainsi que l’avait souligné Charles.
Elle avait été acquise par ses parents en 1870. Marie avait souvent raconté les débuts difficiles du
couple et les économies accumulées avec patience pour acquérir les quelques meubles du logis.
Combien de travaux de broderie si peu, si mal payés avait-elle dû faire jusque tard dans la nuit à la
lueur de la chandelle en plus d’aider à la réparation des parapluies ? La commode avait été le fruit de
ses économies personnelles.
– Nous n’avions rien ou si peu, quand nous nous sommes mariés, disait-elle, j’aimerais transmettre
quelque chose aux enfants, être le début d’une belle histoire de famille.
1 Bataille décisive remportée par l’Allemagne et qui a obligé Napoléon III et ses troupes à déposer les armes.
2 Grâce à la victoire de la France et des Alliés le 11 novembre 1918, l’Alsace et la Lorraine annexées redevenaient françaises.
Beaucoup plus tard, le 8 septembre 1946, devant 80 000 personnes, le général de Lattre de Tassigny posera une autre plaque
proclamant Astour hinc po tojo, « Et maintenant c’est pour toujours ». En 1973, cent ans après la pose de la première plaque, en
français cette fois, on pouvait lire « Réconciliation ».
13

Vézelise, le 31 août 1920

– Quelque chose ne va pas, Henri ? questionna Marguerite quand elle le vit rentrer de la brasserie.
Il ne répondit pas. Perdu dans ses pensées, il se dirigea vers la pierre à eau, se saisit du broc, versa
de l’eau dans la bassine blanche afin de laver ses mains et son visage avant de passer à table. Il
remarqua à peine Marguerite qui se tenait cambrée, une main posée sur sa hanche, comme pour
adoucir la souffrance qui l’assaillait de temps à autre. La naissance était proche et les chaleurs de cette
fin d’été l’incommodaient. Elle n’osait pas dire à Henri que la sage-femme lui avait recommandé de
ne plus sortir et d’éviter de monter et de descendre les escaliers pour regagner ou quitter leur petit
logement. Les contractions allaient et venaient de manière assez ponctuelle pendant quelques minutes
et l’épuisaient. La douleur partait du bas du dos pour revenir pincer le bas du ventre. Un spasme qui
lui coupait le souffle et l’obligeait à s’accrocher à la rampe d’escalier jusqu’à ce qu’elle retrouve une
respiration normale.
Ce jour-là, Henri garda le silence, fuyant presque son regard. Marguerite tenta de faire diversion en
lui tendant le journal du matin.
– Le mouvement de grève dans la sidérurgie lombarde semble gagner toute l’Italie, glissa-t-elle.
Toutes les usines sont occupées. Ce n’est pas bon signe, j’espère qu’il n’y aura pas de contagion
ailleurs.
Henri semblait préoccupé, muré dans un souci qui ombrait son front. Une telle attitude inquiéta
Marguerite. Le travail à la brasserie n’était pas de tout repos, elle le savait. Mais il l’aimait, ce travail.
Quel tourment le rongeait ? Bien sûr, Marguerite pensa à la date anniversaire qui approchait. La mort
de Marie Mialette, la chère grand-mère qui avait élevé Henri. Était-ce cela qui lui donnait ce masque
sombre ? Elle ne le connaissait pas ainsi, il était plutôt d’humeur égale. Elle s’approcha de lui et posa
la tête dans son cou.
– Bien sûr, murmura-t-elle, tu es triste en songeant à Marie. C’était il y a un an et j’avais oublié, je
te demande pardon. Je ne vais pas te dire des paroles stupides comme « il ne sert à rien de se
lamenter ». Le chagrin, c’est le chagrin… Il fait beau, veux-tu que nous marchions doucement
jusqu’au cimetière pour nous recueillir sur sa tombe ?
– Tu es gentille, finit-il par répondre en posant ses mains sur les siennes, mais dans ton état, ce ne
serait pas sage. Oui, il y a les soucis concernant mon travail, parfois une panne rebelle peut manger la
tête, mais on finit toujours par trouver une solution avec Mathieu. Aujourd’hui, tu as bien perçu cette
vague de peine liée à ma grand-mère disparue. Cela m’arrive de temps à autre, tu l’as senti, car tu me
connais… À la sortie de la brasserie, je suis passé au cimetière et j’ai prié pour elle, mais je lui ai
aussi demandé, comme à ma mère, de veiller sur l’enfant à naître. Pardonne-moi, je ne devrais pas te
faire subir mes états d’âme.
– Mais si, au contraire, cela pourrait m’arriver, nous devons tout partager et nous aider.
– C’est toi qui me dis cela, gronda-t-il doucement, toi qui te tais sur ton état. Tu dois veiller sur toi
et sur notre petit. J’ai croisé Louise en revenant. Je devrais te gronder, chère Marguerite.
– Je ne veux pas te donner de tracas, tout se passera bien. Si seulement il faisait moins chaud.
Rester enfermée est la pire des choses, j’ai besoin d’air. Certes, la vue sur le grand portail de l’église
est belle, mais les bois et les prés me manquent. Emmène-moi, une petite demi-heure après le repas,
tu veux bien ? Nous marcherons doucement.
– Je voudrais ne rien te refuser… mais si l’enfant veut naître soudain…
– Tu es grand, tu es fort, tu me porteras. Et puis non, tu m’allongeras sur l’herbe au bord de l’eau et
tu courras chercher la sage-femme, lui répondit-elle en riant. Allons, embrasse-moi, grand fou.
Comment lui résister ? Henri cacha son émotion en serrant sa femme dans ses bras. Pourvu que tout
se passe bien, songea-t-il.
– Je dois te féliciter, lui glissa-t-il entre deux baisers, tu as préparé un bien joli berceau pour notre
petit prince. Si c’est un garçon, ce sera Louis, nous sommes bien d’accord ? Et si c’est une fille ?
– Ce sera un garçon, un petit Loulou, je le sais, je le sens, j’en suis certaine, clama-t-elle. Allons,
monsieur mon mari, je veux marcher jusqu’à l’Uvry, voir le soir tomber doucement sur les coteaux et
respirer l’air frais. Après je dormirai bien mieux dans tes bras et je rêverai à ce petit Loulou qui
s’impatiente tout comme nous.
– Et si c’est une fille qui pointe le bout de son nez, tu seras déçue, je serai obligé de te faire un petit
gars très vite.
– Tu n’y es pas. C’est un petit gars que je porte, je le sens. Je t’ai fait un petit gars.
– Alors, mon petit Loulou, murmura Henri en posant sa tête sur le ventre de son épouse, hâte-toi de
venir, mais laisse-nous faire cette promenade du soir, tu veux bien être sage ?

Malgré l’odeur de la drêche que la brasserie avait déversée non loin afin que les agriculteurs
s’approvisionnent pour nourrir le bétail, l’air était bien agréable ce soir-là, veille de rentrée scolaire.
D’ailleurs, cette idée de promenade, bien d’autres personnes l’avaient eue. Ils croisèrent des amis et
connaissances et même Charles, Louise et petit Paul sur les bords de l’Uvry. On prenait le frais avant
d’aller se coucher. Les hommes échangeaient sur la politique et les femmes, selon les hommes,
faisaient couarail1. On parlait des bienfaits de l’école qui occuperait les enfants. Deux mois de
vacances, c’est bien long, malgré l’aide apportée dans les champs. Marguerite rit de bon cœur, une
main posée sur son ventre, quand l’épicière venue elle aussi prendre l’air lui assura qu’elle devait
porter des jumeaux tant son ventre pointait en avant.
L’été ne voulait pas finir et pourtant le lendemain matin les petits écoliers enfileraient les tabliers
noirs bordés d’un liseré rouge à la poitrine pour les petites filles. La plupart d’entre eux chausseraient
les galoches et, musette à l’épaule, prendraient le chemin de l’école. Marguerite se surprit à penser
que, dans six ans, le bébé qu’elle portait ferait partie de ces enfants. Il s’interrogerait sur le maître ou
la maîtresse d’école. Sévère, gentil ou juste ce qu’il faut ? Ce serait à elle et à Henri de le rassurer.
Tous les enfants appréhendent la première rentrée. Soudain, elle eut hâte d’accoucher. D’être délivrée,
comme disaient les vieilles femmes, et de voir grandir le bambin, qui ne serait pas le seul. Henri
et elle désiraient plusieurs enfants. Mais pour celui qui s’agitait, elle avait gardé la sacoche en cuir de
son père, celle qu’il utilisait quand il exerçait son métier de gendarme. Leur fils aurait ainsi un très
beau sac d’école. Marguerite l’avait soigneusement rangé dans le tiroir de la grande armoire qu’elle
avait héritée de ses parents. Régulièrement, elle lui « faisait prendre l’air » et le cirait avec une
application zélée. Des gestes qui l’émouvaient car elle revoyait ceux de son père quand il entretenait
le cuir pour le faire durer, affirmait-il.

Dans la nuit du 3 au 4 septembre, il devait être quatre heures quand Marguerite, qui n’avait pas
fermé l’œil, réveilla Henri.
– Je suis désolée de te priver de sommeil. Je crois que j’ai perdu les eaux, le petit veut venir. Va
chercher la sage-femme. J’ai préparé l’eau chaude et les serviettes propres.
Elle était au pied du lit, appuyée au bois sculpté de rosaces.
– Mais que fais-tu debout ?
– Je ne suis pas bien au lit, c’est trop… douloureux, marcher me fait du bien… Ne tarde pas…
Il vit les yeux cernés de mauve, la pâleur sur le visage de Marguerite qui serrait les dents et il
s’affola.
– J’y cours et je demande en même temps à Louise de venir, comme c’était convenu. Pas de soucis,
tout va bien se passer.
Marguerite se força à sourire pour ne pas l’inquiéter outre mesure. Elle devinait que les paroles de
réconfort d’Henri servaient déjà à le rassurer lui. Les contractions étaient maintenant très rapprochées.
Pour avoir aidé pas mal de jeunes femmes à accoucher, notamment pendant la guerre, à Colombey-
les-Belles, elle savait que le bébé ne tarderait plus. Elle avait tout préparé dès que le travail avait
débuté. Il n’était pas nécessaire, avait-elle songé, de réveiller Henri trop tôt. Il avait eu une semaine
difficile à la brasserie et il s’était couché tard du fait des répétitions de la fanfare et de la chorale à
laquelle il ne voulait pourtant pas se rendre, du fait de la proximité de la naissance. Marguerite l’avait
rassuré, si les événements se précipitaient, elle irait frapper chez la voisine qui saurait où le trouver.

La sage-femme arriva la première, suivie de peu par Louise, le chignon en bataille, ce qui fit rire
Marguerite. Les deux femmes demandèrent à Henri s’il se sentait fort pour soutenir sa femme ou bien
s’il préférait sortir. La sage-femme précisa qu’elle ne s’occuperait pas de lui s’il tombait dans les
pommes, la priorité était pour l’enfant à naître et pour la jeune mère. Henri sourit. Il voulait être là.
– Si Marguerite n’est pas contre, j’aimerais rester près d’elle. Je ne regarderai pas, mais je peux
vous être utile, mesdames. J’ai travaillé au service de santé au début de la guerre, je saurai être
courageux, se força-t-il à plaisanter.
La sage-femme examina Marguerite après l’avoir obligée à regagner le lit où Louise avait changé
les draps et installé les serviettes préparées par Marguerite.
– Oh, mais le travail est bien avancé, pour une première naissance, s’exclama la sage-femme, je
vois déjà les cheveux. Ce petit est bien pressé. Ça ne sera pas long.
Heureusement, songea Marguerite, qui s’efforçait de rester calme. Elle réclama un mouchoir.
– Et pourquoi ? questionna Louise.
– Pour le… mordre, pour qu’on ne m’entende pas crier, j’ai assez mal.
– Vous avez mal, osez le dire, intervint la sage-femme. Et si vous avez envie de crier, faites-le, vous
sentirez moins la douleur, mais ce sera pour tout à l’heure. Pour le moment, je compte jusqu’à trois et
nous poussons ensemble, il vient. Vous, le futur père, rafraîchissez votre femme avec un gant humide
que vous passerez sur son visage, et aidez-la à se tenir en position assise afin d’aider le petiot à sortir,
calez les oreillers dans son dos. Allez, ouste, soyez utile !
L’accoucheuse était une maîtresse femme qui connaissait son métier et savait s’imposer. De cette
manière, la future maman se sentait en confiance. Bien qu’un peu dépassé par les événements, Henri
obéit. Marguerite transpirait et souffrait en silence, elle regardait son mari puis fermait les yeux,
cherchant une force intérieure pour garder le contrôle de la situation. C’est elle qui donnait la vie. Il
passa une main dans ses cheveux. Elle s’accrocha à son bras pour se cambrer sous la poussée
irrésistible de l’enfant qui se présentait.
– Il vient, il vient ! s’écria la sage-femme, c’est bientôt terminé. Allez, on pousse encore un peu.
Stop ! Je vais le prendre. Une épaule, puis l’autre. Bravo !
Épuisée, Marguerite s’était laissée choir sur les oreillers, pâle, très pâle, prête à s’évanouir. Louise
se précipita, l’épongea, tandis que la sage-femme s’occupait du bébé. Ému, Henri se prit un bref
instant le visage dans les mains pour refouler les larmes qui lui venaient. Il voulait s’assurer qu’il ne
rêvait pas. Alors il regarda sa femme, puis la sage-femme qui, dans ses bras, tenait le bébé enveloppé
d’une serviette.
– C’est un garçon, un beau garçon, au moins huit livres, le garnement ! Il a tout ce qu’il faut pour
faire un bel homme plus tard ! clama la sage-femme.
Marguerite se redressa à cette annonce, soutenue par Henri, et faiblement murmura :
– Je te l’avais dit, il est là, ton petit Loulou.
– Notre petit Loulou, corrigea-t-il en l’embrassant. Merci, Marguerite, je suis un père comblé. Il est
magnifique. Et tu as vu, ce petit, à quelques heures près, il naît neuf mois jour pour jour après notre
mariage.
– Un petit de la nuit de noces, voilà pourquoi il est si beau, reprit la sage-femme. Un enfant de
l’amour ! Je mets beaucoup de petiots au monde à Vézelise et dans les environs, mais je dois dire que
ce petit Louis – c’est ça ? – est une réussite ! Il est vrai que la naissance n’a pas traîné. Il n’a pas
attendu longtemps, il n’est pas congestionné, regardez ce joli crâne pas du tout déformé, on dirait que
cet enfant a un mois.
Elle se tourna vers la balance posée sur la commode. L’un des deux plateaux était recouvert d’un
linge.
– Il est costaud ce beau jeune homme, dit-elle à mesure qu’elle alignait les poids sur l’autre plateau.
Qui dit mieux ? Mesdames et messieurs, ce bébé pèse presque neuf livres. Ce sera un solide gaillard.
1 Bavarder ; un peu péjoratif, car réservé aux femmes.
14

Carnets d’Henri – septembre 1920

Marguerite s’est assoupie. Les couleurs lui reviennent, mais bien lentement. Comme j’ai eu peur de
la perdre. Le médecin est venu, puisque j’y tenais. La sage-femme n’en a pas pris ombrage. Elle
connaît mon histoire, Louise lui a parlé. Le médecin a bien ausculté Marguerite et m’a dit de ne pas
m’inquiéter. Que tout allait pour le mieux. Il a aussi examiné Loulou, notre cher petit Loulou, et nous
a félicités. En ce moment, bébé est calme. Je ne me lasse pas de le contempler dans son berceau. Je
regarde ses petits poings serrés qu’il agite doucement jusque sur son nez. Veut-il téter, sucer son
pouce ? Il a des cheveux, une quantité de cheveux très sombres. Sans doute auront-ils la même couleur
que ceux de Marguerite ? Sans que je le veuille, cette naissance me ramène à mon premier cri. Je ne
sais pas quel bébé j’ai été. Seule Marie-Victoire, ma mère, aurait pu répondre à mes questions. Grand-
mère Marie a toujours dit qu’elle ne se souvenait pas de ma naissance. Elle n’a pas dû me voir à ce
moment-là, puisque je suis né à Charmes. Je suis probablement né dans la clandestinité puisque ma
mère n’était pas mariée. Ma naissance n’a dû faire plaisir à personne. C’était une honte, une fille
mère. Aujourd’hui encore, on montre du doigt ces jeunes femmes qui se sont données derrière l’église,
comme on dit. Mais c’est injuste, les hommes aussi sont responsables, en tout cas, ils n’endossent pas
le péché et ne sont jamais l’objet des railleries et des mises à l’écart.
Comment expliquer ce que je ressens à Marguerite ? La naissance de Loulou semble réveiller des
blessures. On dit que les bébés ne se souviennent de rien. Pourtant, ce sentiment de tristesse subsiste,
je le porte malgré la joie qui est la mienne, car je suis heureux d’être le père de Loulou. J’ai fait ce
bébé avec Marguerite, une femme exceptionnelle qui ne se plaint jamais, me comprend et me donne le
meilleur. Saurais-je lui dire merci ? L’aimer comme elle le mérite ? Fasse le Ciel que je ne la blesse
pas, ou le moins souvent possible ! J’ai parfois bien des peines à exprimer mes sentiments. Trop de
bonheur scelle parfois les lèvres. Il y a des hommes qui se taisent par pudeur, car la virilité commande
de ne pas montrer ses émotions. Ce n’est pas mon cas, je voudrais chanter, crier que je l’aime, et je
n’y arrive pas. Je perds mes mots et tous mes moyens. Ma crainte est de blesser Marguerite en gardant
le silence sur mes sentiments. Je lis dans ses regards qu’elle attend quelques mots tendres.
Oncle Charles est plus naturel avec Louise. Pourtant, lui aussi est passé par bien des épreuves.
Perdre une épouse et cette petite Eugénie que j’aimais tellement. La méningite l’a foudroyée. Je n’ai
même pas pu être présent à l’enterrement, c’était déjà la guerre. J’aurais aimé soutenir Charles dans
l’épreuve comme lui a veillé sur moi depuis l’enfance. C’est un homme admirable qui m’a donné le
meilleur, je le sais. C’est un saint homme, je lui serai toujours redevable. Il est ce père que je n’ai pas
eu. Je songe à ma mère, à Marie-Victoire. J’ai vu ce qu’une femme éprouve quand elle donne la vie.
Une très grande souffrance, librement consentie parce que cette souffrance a un sens. Parfois, mon
esprit sans doute un peu limité comprend difficilement cette douleur de l’enfantement qui serait liée
au péché originel. Bien sûr, m’a expliqué oncle Charles, par « enfantement », il faut entendre toute la
vie de l’enfant venu au monde. Pour les parents, éduquer est souvent source de grandes inquiétudes.
Mais je ne peux pas m’ôter de la tête que le Créateur aurait pu faire en sorte que ce passage du ventre
de la mère à l’air libre se fasse avec davantage de douceur. Se pourrait-il que Dieu ait fait des
erreurs ? Les penseurs de l’Église affirment que c’est la conséquence du péché originel. La faute que
l’humanité n’a pas fini de payer puisqu’elle recommence sans cesse et se vautre dans le Mal. Je ne
suis pas d’accord avec eux. Naître est un moment exceptionnel qui devrait être associé à l’espérance.
J’ai vu ce moment inouï. Et j’ai compris le risque que courait ma chère Marguerite, celui de mourir
pour que notre enfant vive. Un enfant, c’est le fruit de l’amour, c’est évident.
Ma mère a aimé puisque je suis là, mais elle fut seule, pour ce don de la vie qu’elle me fit. Cet
amour fut-il un péché ? Ne saurais-je jamais qui fut cet homme ? Ou quel père il aurait été, lui qui ne
s’est pas penché sur mon berceau comme je le fais aujourd’hui ? Pourquoi a-t-il renié son amour ?
Grand-mère comme Charles et Paul affirment que Marie-Victoire était très jolie. Paul dit souvent :
« Elle avait un de ces regards… On se retournait sur elle. » Moi, je serai éternellement cet orphelin de
père et de mère. C’est difficile de grandir dans ces conditions. Certes, grand-mère m’a ouvert les bras,
riche d’une tendresse rugueuse. Reste que maman aura manqué à l’enfant puis au jeune homme que je
fus. Oncle Charles, de huit ans plus jeune que ma mère, s’est efforcé d’être ce père, ce modèle
d’homme. J’ai pu m’appuyer sur lui mais l’absence, voire l’indifférence, du vrai père a fait un trou
dans mon cœur. Pourtant, Marie-Victoire était belle, elle n’était pas une pauvresse et notre famille est
honorable. En se détournant de ma mère, cet homme m’a laissé dans l’errance et le doute.
Secrètement, je resterai abattu à jamais. Pourvu que je sois un père à la hauteur pour mes enfants et un
homme qui honore et comble son épouse.
J’entends Marguerite qui m’appelle. Je vais devoir ranger mon carnet et aller vers elle… Elle sait
que parfois j’écris cette part de vie que je ne peux encore lui dire, ou si mal. Je lui promets que,
lorsque je serai totalement en paix avec moi-même, je lui montrerai mes écrits. Cette habitude est née
quand je me suis retrouvé interne à Lupcourt. J’étais heureux d’apprendre, mais tellement perdu sans
grand-mère Marie. C’était une silencieuse, mais sa présence dans la maison, ses gestes, faisaient
régner un climat chaleureux que je ne retrouvais pas dans les salles de classe et le dortoir. Alors
pendant les heures d’étude du soir, sitôt mes leçons apprises, j’écrivais. J’imaginais Vézelise nichée
entre les vallons, mon esprit vagabondait jusqu’au château de Haroué où je m’étais rendu à bicyclette
grâce à oncle Charles. Mon service militaire et les années de guerre qui ont suivi ont conforté cette
habitude de jeter les mots sur le papier. J’y étais bien entraîné grâce à la correspondance avec
Marguerite. Ses lettres donnaient au quotidien cette touche de tendre beauté qui insufflait espoir et
lumière aux jours les plus sombres. Si mes réponses étaient portées par le même souffle et me
reliaient à elle, le fait d’enfiler les mots, de les coucher sur le papier me permettait d’observer les
êtres avec une lucidité accrue.
J’écris pour moi, pour me sentir mieux. C’est comme une bouffée d’oxygène qui me saisit quand
les mots tombent sur le papier. Je ne cherche pas à « faire l’écrivain », à ressembler à Maurice Barrès
qui est talentueux dans l’art de faire danser les phrases. « Autour de Bosserville, les grands vents
tourmentent le ciel et balayent la Lorraine dont le cœur sommeille1. » Puis-je, sans être ridicule, jeter
sur le papier ce qui spontanément me vient à l’esprit en contemplant Marguerite ? « Sur la place de
l’Église, chez nous à Vézelise, une fleur s’est épanouie, elle a nom Marguerite et m’a donné un beau
petit. »
1 Extrait de La Colline inspirée.
15

Vézelise, lundi 25 avril 1921

Ce dimanche-là, il pleuvait et le temps restait relativement frais. Comme Loulou était un peu
grognon du fait des premières dents qui commençaient à percer, la promenade dominicale fut
supprimée. Marguerite berça longtemps son petit capricieux, comme l’appelait parfois Henri, et
parvint à l’endormir en lui offrant le sein.
– Toujours aussi vorace, constata-t-elle.
Elle avait souhaité cette sieste afin d’achever quelques travaux de couture, mais on eût dit que
Loulou, désireux de se faire remarquer, ne l’entendait pas ainsi, ce qui amusait beaucoup Henri.
– Si tu continues à te moquer de moi, je te le colle dans les bras, avait menacé Marguerite qui
lorgnait sur l’ouvrage qu’elle espérait terminer.
Elle avait coupé une jolie jupe de coton rayé parme et blanc qu’elle porterait aux beaux jours. Jupe
qu’elle assortirait à un chemisier à bretelles brodées. Henri avait observé la progression de l’ouvrage
et l’avait félicitée d’un « hum hum » et d’un hochement de tête. Marguerite était une perle. Il s’était
emparé de la pile de journaux parus au cours de la semaine qu’il n’avait pas eu le temps de lire, tant
son travail à la brasserie l’avait retenu. La brasserie allait s’agrandir et Louis et Félix Moreau
prenaient conseil auprès de lui.
– Bon, il faut que je m’informe, déclara-t-il en riant. Il y a autre chose que la bière dans la vie.
Il s’émerveilla de ce qu’une Française, Adrienne Bolland, avait pu accomplir la première traversée
de la cordillère des Andes à bord d’un Caudron G3. La nouvelle avait été rendue publique le 21 avril
quand la jeune aviatrice avait été accueillie au Bourget.
– Oui, dit-il, chez nous en Lorraine, nous avons Marie Marvingt1, la fiancée du ciel que j’ai eu la
chance de rencontrer pendant la guerre. Elle a tout essayé, tout risqué, ballon dirigeable, avion, ski,
vélo. Elle a même inventé l’aviation sanitaire. On l’a surnommée Marie Casse-cou, la fiancée du
danger, lança-t-il.
– N’est-ce pas, répondit Marguerite, les femmes sont aussi capables que les hommes.
– Certaines, très peu, plaisanta-t-il.
– Affreux, dit-elle en lui lançant une bobine de fil.
– Aïe, grogna-t-il en s’écartant pour ne pas recevoir la bobine. Je constate que le mariage comporte
aussi des risques.
– Tu m’as cherchée.
– Je crois surtout que je t’ai trouvée et que je ne le regrette pas du tout.
– C’est mieux, admit-elle. Je te pardonne.
– Tu sais, glissa-t-il, je crois que nous pourrions faire une petite excursion à Nancy…
– Avec Loulou ?
– Ben oui, nous l’avons bien emmené à Sion la semaine passée. Quand il a eu faim, tu lui as donné
le sein et tu as pu t’isoler pour le changer. Je voudrais que tu m’accompagnes. Je t’explique : samedi
30 avril, Louis et Félix Moreau invitent leurs meilleurs collaborateurs à déjeuner à L’Excelsior. Ce
serait l’occasion pour toi de voir cette belle brasserie à côté de la gare. Elle a été construite sous
l’impulsion de la brasserie Moreau, pour rivaliser avec Champigneulles qui possède le Palais de la
Bière. Il fallait un lieu aux brasseries de Vézelise afin qu’on y serve la Première. Tu imagines, les
grands de ce monde qui font escale à Nancy, juste à côté de la gare, peuvent la déguster. Ce n’est pas
rien, la Première de Vézelise. J’ai eu l’occasion, tu le sais, de me rendre une fois à L’Excelsior, c’est
un lieu féerique. Les plus grands artistes ont été sollicités pour éblouir les clients. Je voudrais que tu
voies cela. Nous nous relayerons pour nous occuper de Loulou, c’est un bébé facile, il me semble.
– Oui, s’il n’est pas tracassé par ses dents et s’il peut se restaurer rapidement, rit-elle. Plus
sérieusement, je suis un peu anxieuse pour ce samedi 30, crois-tu que ce soit ma place ? Je ne veux pas
te faire honte. Suis-je une assez belle dame à tes côtés ?
– Mais bien évidemment, plus que cela, Marguerite, tu vas les éclipser toutes, et tu as vu Loulou.
Jamais bébé n’a été aussi beau ! Si tu n’y vas pas, je resterai ici avec toi, mais avoue que ce serait
dommage. J’ai très envie d’accepter, mais pour cela tu dois m’accompagner.
– Au fond, je n’ai pas le choix. Je dois donc me hâter de finir cette jolie tenue. Sais-tu que Louise
est en train de terminer le châle qui ira sur mes épaules, un coton très fin qu’elle crochète à
merveille ?
– Je sens que tu as envie de cette sortie. C’est oui… Merci, Marguerite. Ce repas est une
récompense, mais c’est aussi pour nous annoncer que la brasserie va augmenter sa capacité de
production. Pour y parvenir, il faudra capter une source un peu en amont de l’Uvry, qui ne suffit plus,
si nous voulons atteindre une production journalière de deux mille hectolitres tout en veillant à avoir
toujours cinquante mille hectolitres en salle de garde.
– Chez les Moreau, on a de l’ambition, admit-elle. Dis-moi, Henri, L’Excelsior n’est pas seulement
un lieu magnifique, il paraît que la table y est délicieuse, je me trompe ?
– Tu découvriras tout cela… Tu savoureras et tu verras les lustres, les miroirs, les meubles en
acajou, les banquettes moelleuses de cuir souple et tendre. Et les superbes vitraux de Grüber.
Majorelle est aussi passé par là. Il semble que manger et boire une bière en ce lieu de beauté puissent
être vécus comme un rêve.
– Je te trouve très en forme pour exprimer cela, constata Marguerite. Est-ce depuis que tu fais du
théâtre avec ton oncle Charles ?
– Peut-être, mais j’ai tellement envie de te montrer cet endroit, de te convaincre. Cela dit, je suis
très en dessous de la vérité, tu le constateras par toi-même. Il n’y a pas de mots pour décrire cette
brasserie qui fait aussi hôtel. Ah, si nous avions un peu plus d’argent… Nous y louerions la plus belle
chambre et je pourrais t’y aimer longtemps, longtemps…
– Oh, lala ! Tout doux, s’exclama-t-elle amusée. Tu as des goûts de luxe, soudain. Moi, j’aimerais
aller jeter un œil à la place Stanislas. Je l’ai vue une fois et les fontaines m’ont éblouie. Crois-tu que
nous aurons un peu de temps entre la fin du repas et l’heure du train ?
– Ah, je vois que tu as envie de cette journée. C’est ma foi vrai que Nancy a beaucoup de charme.
Alors, pour tout te dire, après le repas est prévue une petite promenade jusqu’à la place Stanislas avec
un petit tour par le parc de la Pépinière. Il faut espérer que le temps sera au beau fixe, ce serait mieux.
– Il fera beau, décréta Marguerite. Je le sens.
– Aurais-je épousé une sorcière ? Alors puisque tu sais tout, que vais-je devenir ? questionna-t-il en
tendant sa main. Que lit ma cartomancienne préférée ? Vais-je gagner beaucoup d’argent pour lui
offrir un palais, m’acheter une moto ?
– Hum, hum, c’est donc cela, tu as envie d’une moto. Pour faire la course avec ton oncle qui vient
de remplacer sa Quadrilette par une Torpédo 6 chevaux qui fait se dresser les cheveux de Louise, car
elle va plus vite que la Quadrilette qui se promenait à trente kilomètres/heure. La Torpédo peut
atteindre cinquante kilomètres/heure, voire plus, m’a confié Louise, sauf qu’elle est moins dangereuse
et ne va pas dans le fossé au moindre coup de vent.
– C’est ça, Marguerite, nous ferons la course, toi tu tiendras le chronomètre et Louise applaudira et
encouragera les sportifs que nous sommes. Je te rassure, si j’achetais une moto, j’ai bien dit si, ce
serait une occasion. Il n’est pas question de nous mettre sur la paille.
– Rien que ça ! Ah, voici notre cher Loulou qui se réveille, je l’entends grogner. Il a encore faim.
Jamais rassasié, ce petit !
– Tu sais ce que j’aime, ma chère Marguerite ?
– ???
– C’est lorsque tu le berces et lui chantes « Ferme tes jolis yeux, car les heures sont brèves2 »…
– Loulou, il est vrai, y est très sensible.
– Et moi aussi, glissa amoureusement Henri. Mais pour nous rien n’est un mensonge, n’est-ce pas ?
– Rien, je te le jure.
1 Née en 1875 dans le Cantal, elle s’établit puis s’attache à « sa Lorraine » très jeune. Elle meurt en 1963. Ce fut la femme la plus
décorée de France. Lire sa biographie écrite par Marcel Cordier et Rosalie Maggio, Marie Marvingt, la femme d’un siècle, éditions
Pierron, 1991.
2 Voir en fin d’ouvrage.
16

Vézelise, décembre 1923

Il y avait déjà quatre ans que Marguerite et Henri s’étaient unis, mais ils avaient décidé de fêter cet
anniversaire le dimanche suivant, c’est-à-dire le 9 décembre. Loulou avait été comblé lors de la visite
de saint Nicolas dans chaque foyer. Il n’avait pas eu peur, sauf un peu du père Fouettard. Ce jour-là,
Charles, Louise et petit Paul âgé de huit ans viendraient fêter l’événement. Loulou s’en réjouissait.
Paul, toujours très attentionné malgré la différence d’âge, essayait de jouer avec lui. Loulou attendait
avec impatience l’arrivée d’oncle Charles qui était aussi son parrain, une mission qu’il avait acceptée
avec joie. D’ailleurs, Henri trouvait que le parrain gâtait un peu trop son filleul. Il n’était pas de visite
au foyer de Marguerite et Henri sans que Charles exhibât un petit présent pour son filleul. C’était, il
est vrai, un charmant bambin qui émerveillait tous ceux qui l’approchaient.
Charles s’était interrogé sur les raisons qui avaient poussé les parents à faire de lui le parrain de
Loulou.
– Devine, avait ri Henri. Quand j’étais petit, n’ai-je pas eu un tonton qui…
– Ce que j’ai fait pour toi mérite donc, à tes yeux, que je poursuive ? avait demandé Charles, les
yeux brillants de plaisir.
– Il semblerait. Quel meilleur parrain pouvions-nous trouver pour notre fils ? Et je crois que nous
avons eu raison, si j’en juge l’attachement que Loulou te porte.
Charles prenait en effet son rôle très à cœur pour créer des liens solides. Il s’intéressait à l’enfant,
jouait avec lui et il n’était pas de lointaine tournée en Lorraine sans que Charles rapportât une babiole,
un souvenir. Il arrivait en faisant pétarader son auto, place de l’Église, où l’on s’attardait et où
jouaient des enfants. Les garçons s’exerçaient au cerceau ou faisaient rouler leurs chiques1, tandis que
les filles préféraient la corde à sauter et la palette2. Les plus grands filaient sous les arches en bois des
Halles pour se dire mille secrets. Charles s’extrayait de sa voiture sous les regards admiratifs et
grimpait les escaliers quatre à quatre pour entrer chez Marguerite et Henri.
– Ça sent bon le café, lançait-il en guise de bonjour.
Marguerite, qui le connaissait bien, comprenait où il voulait en venir, elle ouvrait le grand buffet de
chêne et sortait tasse et soucoupe.
– La tasse suffira…, riait-il.
– Une mirabelle ? ajoutait Henri s’il était là. Elle est incomparable. Je vais toujours chez l’Eugène
qui me marmite tout ça avec les fruits de notre petit verger, comme tu sais.
Loulou s’approchait alors de son parrain, les yeux brillants, il tapotait la table de ses doigts et
s’agrippait à Charles pour qu’il le soulève.
– Bonjour, parrain, j’ai été bien sage…
– Alors tu mérites ton cadeau, c’est cela que tu veux me dire ? Aujourd’hui, c’est un album à
colorier que j’ai trouvé dans la grande librairie de Verdun dont la patronne est aussi une de mes
meilleures clientes. Regarde ces jolies fleurs qui attendent de vivre quand elles seront coloriées. Il ne
faut pas dépasser le dessin, tu vois, il y a des tulipes et des marguerites. Le cœur est jaune comme sur
le modèle, mais tu peux mettre de la couleur sur les pétales. D’accord ? Pour ma prochaine tournée
dans les Vosges, je devrais faire escale à Épinal, il y a un beau magasin de jouets où j’ai vu des soldats
magnifiques.
– Oh oui, parrain ! On fera une grande bataille avec les soldats de Paul.
Et l’on discutait de tout et de rien. De la vie à la brasserie, des futurs mariés comme des anciens qui
tombaient malades ou trépassaient. On commentait parfois les décisions politiques et économiques.
On évoquait les grands de ce monde. On suivait l’affaire Seznec. C’était quand même curieux de
mettre en prison ce pauvre homme et de l’accuser de meurtre alors que le corps de Quéméneur restait
introuvable. Il pouvait fort bien avoir pris la poudre d’escampette pour d’autres raisons. Mais il fallait
un coupable, assurait Henri. Et les pauvres gens n’ont pas toujours les moyens de se défendre.
Parfois Charles et Henri profitaient que les femmes étaient occupées à la cuisine pour parler de
leurs voitures et motos.
– Avec tous les kilomètres que tu fais, lança un jour Henri à l’adresse de son oncle à la fin d’un
repas, tu dois être un as de la conduite. Tu pourras bientôt participer aux 24 heures du Mans, tu sais
cette course qui a eu lieu à la fin du printemps et à laquelle on prédit un grand avenir…
– J’y compte bien, affirma-t-il en lui adressant un clin d’œil que ne vit pas Louise.
– Eh bien, je te le dis tout de suite, ne compte pas sur moi pour t’encourager et soigner tes bobos, le
prévint-elle.
On riait bien sûr. Les femmes tendaient une oreille aux propos des hommes tout en tirant l’aiguille
après avoir rangé la vaisselle. Marguerite adorait coudre et cela se savait. Souvent, on venait la voir
pour de petits travaux ou pour un conseil qu’elle ne refusait jamais. Son rêve, c’était bien sûr de se
mettre à son compte. Le pourrait-elle vraiment un jour ? Elle avait aussi envie d’un autre bébé, mais
pour l’instant, il ne semblait pas pressé de venir agrandir le foyer.
– Je suis trop âgée sans doute, plus près des quarante ans que des trente ans. Quand je songe à
Mme Tourrotte, deux maisons plus loin. Elle a le même âge que moi et est déjà grand-mère. Et tu te
rends compte, Louise, comment monsieur le curé m’a consolée : « Ce sera si le bon Dieu le veut. »
J’ai un peu de mal à l’admettre.
Marguerite était pieuse. La famille avait sa place à l’église au banc numéro onze. Henri préférait
rester au fond avec les hommes le jour de la grand-messe tandis que Charles allait chanter avec le
chœur des hommes… C’était aussi lui qui préparait et rangeait l’autel. Quant à Henri, il veillait sur le
mécanisme de l’horlogerie de l’église. À chacun ses talents, disait-il en riant.
Le dimanche 9 décembre 1923, Marguerite était au fourneau et disposait les morceaux de lapin dans
un plat. Elle avait cuit des pommes pour accompagner la viande en sauce. Une pincée de persil séché,
un peu d’ail et de sel et le plat arrivait sur la table pendant que Charles et Henri poursuivaient leur
conversation.
– Tu connais la nouvelle ? lança Henri. Maurice Barrès est mort.
– Oui, j’ai lu cela dans Le Matin quand j’étais en Meuse. Il est mort dans un âge peu avancé, à
soixante et un ans. Je me demande où il sera enterré ?
– Il se dit que l’on ramènerait le corps à Charmes où il est né. Ce qui paraît, somme toute, assez
normal, ajouta Henri.
– Pourtant, il venait peu en Lorraine. C’est à Paris qu’il avait fait sa vie, même s’il continuait
d’écrire sur la Lorraine, déplora Charles. Mais il a fait quelque chose de bien en écrivant cette Colline
inspirée qui est nôtre, n’est-ce pas ? Quand je voyage et que je dis que nous habitons au pied de cette
colline, on me demande : « La colline de Maurice Barrès ? » Je fais un signe de la tête et je vois
immédiatement la lueur d’admiration passer dans les regards.
– Bon, les hommes, coupa Louise, la parlote, c’est bien, mais il faudrait peut-être manger ce lapin
en sauce. Ça va refroidir et Marguerite ne va pas être contente. Et puis, les enfants vont devenir
grognons si le repas traîne. Je les trouve bien énervés, comme si la neige allait tomber. Le ciel est bien
sombre soudain et ce matin le vent qui soufflait ne m’a rien dit de bon.
1 Billes.
2 Marelle.
17

Vézelise, mai 1924

Loulou grandissait et continuait de faire l’émerveillement de ses parents. C’était un bel enfant qui
avait du caractère et l’affirmait parfois avec une pointe de mauvaise humeur s’il était contrarié. Il
croisait ses petits bras sur la poitrine en tapant du pied, ce que ne supportait pas Marguerite qui ne
transigeait pas sur l’obéissance. Elle ne refusait jamais un baiser ou une marque de tendresse, mais il
fallait faire preuve de sagesse. Or Loulou exigeait, criait, piquait parfois de jolies colères qui le
conduisaient au coin, où il ne voulait pas rester. Quand Marguerite racontait à Henri les frasques de
Loulou, il haussait les épaules avec indulgence. Henri était un père très fier de son fils. Quand il était
là, il l’emmenait au jardin qu’il partageait avec Charles, rue des Brasseries, à deux pas de sa maison.
L’oncle et le neveu y cultivaient un potager dont s’occupaient aussi leurs femmes.
Henri se contentait de menacer Loulou de ne plus l’emmener sur la moto s’il continuait à mal se
conduire. Passionné par l’engin qu’il briquait comme un sou neuf, il sillonnait la campagne lorraine
avec Marguerite et Loulou entre eux deux.
– N’est-ce pas que le Saintois est une belle région ? clamait-il.
Marguerite ne pouvait pas dire le contraire. Ces promenades agrandissaient son regard. Henri les
avait conduits jusqu’à Thorey où le maréchal Lyautey, un « grand » de la Lorraine, s’était établi
depuis que le château de Crévic, un bien de la famille près de Lunéville, avait brûlé pendant la guerre.
Henri racontait l’histoire de cet homme qu’il admirait. Le maréchal Lyautey était un humaniste.
Lorsque la France avait déclaré la guerre à l’Allemagne, il était en poste au Maroc et il en fut
consterné. Pour lui, des Européens qui se faisaient la guerre, c’était une chose impensable. C’était
comme une guerre civile. Évincé des affaires par Pétain alors qu’il était déjà maréchal de France,
Lyautey se retira avec une absolue dignité pour s’établir à Thorey, puisque Crévic, le lieu qui avait
abrité l’histoire de dix générations, était parti en fumée. Il crut, dans un premier temps, relever le
château de ses ruines, pour finalement abandonner cette idée à son frère Raoul. Il opta pour la
gentilhommière de Thorey qui avait appartenu à sa tante Berthe, la fameuse « tante bébé » comme on
l’appelait dans la famille du côté maternel. Thorey1, situé au pied de la colline de Sion, très
exactement à sept kilomètres, lui convenait. Admiratif de Maurice Barrès à qui il consacrerait
d’ailleurs un ouvrage2, il aima aussitôt le lieu. Cette terre serait la sienne et les quelque deux cents
habitants du petit village en furent heureux et fiers. Ce grand homme les honorait. Les travaux
n’étaient pas terminés mais Marguerite s’émerveilla. Le parc était tracé, et quand les arbres auraient
grandi, il serait magnifique.
Parfois, la famille se rendait à Colombey-les-Belles et le cœur de Marguerite vibrait. Elle retrouvait
le temps de l’enfance. Mais elle devait sans cesse supplier son mari de ne pas rouler trop vite. Il avait
déjà eu un accident et elle tremblait toujours, redoutant le pire.
Henri était heureux d’offrir ces virées motorisées, comme il disait, à son épouse et à son fils.
Cherchait-il ainsi à se faire pardonner ses absences ? Car il se reprochait de ne pas être assez présent à
la maison. La brasserie lui prenait beaucoup de temps, surtout qu’à son travail d’électricien
s’ajoutaient parfois des réunions où il essayait de mettre du lien entre les ouvriers et la direction. Il
était le porte-parole respecté des uns et des autres. « Une guerre de classes nuirait à tout le monde et
personne n’y a intérêt », affirmait-il quand il sentait qu’un conflit était sur le point d’éclater. Et
d’organiser une réunion, de favoriser le dialogue afin que règne une bonne ambiance. Charles était
parfaitement au courant des agissements de son neveu et l’encourageait dans cette voie, mais il ne
manquait pas de l’inciter à s’impliquer aussi dans la vie associative et paroissiale. Pour Henri
qui admirait son oncle, il n’était pas question de refuser un service. Parfois, il essayait de se justifier
auprès de son épouse.
– Je voudrais rester davantage auprès de toi, mais il y a tant à faire…
– Tu dois bien y trouver ton plaisir, lui répondait-elle en s’amusant de son embarras. Elle préférait
s’effacer plutôt que de lire la tristesse sur le visage du bien-aimé.
C’est ainsi que Charles et Henri faisaient partie de la fanfare de Vézelise et jouaient du tuba et du
saxophone baryton. Mais il y avait aussi le théâtre… Ah, le théâtre ! Si apprécié, non seulement à
Vézelise mais aussi dans les environs. On venait de loin pour assister aux représentations de la troupe
qui jouissait d’une excellente réputation. Beaucoup de musiciens faisaient également partie de la
troupe théâtrale. D’ailleurs, il n’était pas de spectacle sans musique. C’était impensable. Parfois la
chorale rehaussait le tout, elle ouvrait et fermait la soirée et tout le monde reprenait en chœur les
refrains à la mode. Les grands airs d’Yvette Guilbert, Damia, Mistinguett et son jeune
poulain Maurice Chevalier plaisaient au plus grand nombre. Les classiques n’avaient pas disparu, Le
Temps des cerises , La Chanson des blés d’or, La Berceuse aux étoiles, auxquels il fallait ajouter
quelques refrains patriotiques qui donnaient du baume au cœur des anciens combattants de 14-18,
mais des plus anciens aussi qui avaient connu la défaite de 1871. Le grand projet de la compagnie
théâtrale était de monter Le Flibustier, une pièce en vers et en trois actes de Jean Richepin, un
académicien qui avait été accueilli au sein de la belle assemblée du Quai Conti par Maurice Barrès.
– Cependant, si nous réussissons à monter Le Flibustier, ce sera dans sa version lyrique sur la
musique de César Cui, disait Charles.
Cette version avait été présentée en 18933. Mais ce grand projet demandait un énorme
investissement en temps, en répétitions, un engagement total de la part des participants. Il fallait
atteindre la perfection afin de ne pas nuire à la réputation de la troupe, voire friser le ridicule. En
attendant ce grand jour, la jeune compagnie théâtrale donnait des représentations au moment des fêtes.
Entre la Saint-Nicolas et Noël, à Vézelise, on ne parlait plus que théâtre et musique dans la plupart des
foyers. Pour 1924, la date était déjà fixée, ce serait le 13 décembre dans la grande salle du théâtre, le
public était assuré de passer une bonne soirée. La fanfare interpréterait plusieurs morceaux de
musique et l’on jouerait La Mort d’Arthème Lapin d’Antony Mars, et en deuxième partie Le Docteur
Oscar du même auteur. Il y aurait aussi des saynètes militaires fort drôles afin d’amuser les
spectateurs. Marguerite savait que ce serait encore de longues soirées sans Henri qui répéterait dans
l’une des salles de l’ancien couvent des Capucins.
Et plus les jours passeraient, plus elle devrait lui donner la réplique et vérifier qu’il savait son texte
sur le bout des doigts. Henri était perfectionniste, comme son oncle. Certaines répétitions auraient lieu
chez Charles, la maison était plus grande et l’on risquait moins de déranger les voisins.
Comme Marguerite, Louise, qui devait se plier aux mêmes contraintes que son amie, soupirait
parfois. Mais tout finissait dans un bel éclat de rire la plupart du temps.
– T’ai-je raconté les dernières bêtises de Loulou ? lança tout à coup Marguerite en se saisissant de
sa boîte de couture d’où elle extirpa le joli porte-aiguilles qu’elle venait de terminer.
– Il est magnifique ! Marguerite. Vraiment, tu as des doigts de fée, j’aimerais que tu m’en fasses un
semblable.
– Ce sera pour ton anniversaire.
– Vrai ? Tu es un ange.
C’était un porte-aiguilles en forme de pochette faite de toile rouge et beige dont le dessus était
brodé. Le motif était un oiseau d’or tenant dans son bec un feuillage vert.
– Je crois que je connais la bêtise de Loulou, reprit Louise. Lucette Leclère, l’épicière, m’en a parlé.
Le garnement s’est sauvé de la garderie, c’est ça ?
– Eh oui, et ce n’est pas la première fois. Nous l’avons cherché partout. J’étais folle d’inquiétude,
nous l’avons retrouvé au bord de l’Uvry. Tu imagines qu’il tombe et se noie… J’en ai encore le
frisson. En tout cas, je l’ai menacé d’une fessée en ajoutant que son père pourrait bien la lui donner…
– Cela m’étonnerait, Henri n’osera jamais, répliqua Louise, et tu le sais. Il fera les gros yeux, c’est
tout…
– Et Loulou éclatera de rire, comme d’habitude.
– La sagesse lui viendra en grandissant, ne t’inquiète pas trop, Marguerite. Charles m’a dit
qu’enfant il était un peu intrépide, donnant pas mal de fil à retordre à Marie, sa mère, qui disait : « Il
ne fait que me retourner les sangs. » Et tu vois, il n’a pas mal fini.
– Ce qui est dommage, c’est que l’école ne commence qu’à six ans, car il est prêt pour y aller.
D’ailleurs, seul avec moi, il finit par s’ennuyer, constata Marguerite. Il a besoin de compagnie.
– La petite sœur aura trop tardé à venir, remarqua Louise.
– La petite sœur, la petite sœur, répéta Marguerite les yeux dans le vague, je crois qu’elle se
prépare, mais je n’ai encore rien dit à Henri. La sage-femme a confirmé mon état, j’y suis allée ce
matin. Ce sera, si tout va bien, pour la mi-décembre.
– Veinarde ! Tu as de la chance, l’envia Louise, après Paul, j’ai espéré deux ou trois fois, en vain.
Dieu ne l’a pas voulu, sans doute, comme dirait notre cher curé.
– Dieu ne doit guère y être pour quelque chose, glissa Marguerite.
– Tu as raison. J’y pense, s’exclama Louise, tu viens bien de me dire que ce serait pour la mi-
décembre, la venue de ce bébé, mais la grande soirée théâtrale aura lieu le 13 décembre…
– On ne choisit pas toujours. Je sais, il serait préférable que j’accouche avant. Imagine si la
naissance devait se produire pendant la représentation…
Les deux femmes se regardèrent, fermèrent les yeux et éclatèrent de rire en s’embrassant. Ce fut le
moment où Charles et Henri firent leur entrée. Mais prestement Marguerite fit signe à Louise de se
taire et de garder le secret. Les grandes révélations viendraient plus tard.
1 Aujourd’hui ce château se visite grâce à l’Association nationale Maréchal Lyautey qui a veillé à retrouver les meubles qui
avaient été dispersés. Ce patrimoine avait bien failli disparaître à jamais car l’héritier du maréchal Lyautey croulait sous les droits de
succession et ne pouvait faire face. Cette demeure historique est meublée comme l’avait voulu le maréchal. Elle abrite également le
musée du scoutisme. Après la mort du maréchal, les habitants de Thorey ont demandé que le village s’appelle Thorey-Lyautey.
2 « Hommage d’un Lorrain [lui] à un Lorrain [Maurice Barrès] », Les Amis d’Édouard, Champion, 1923.
3 La version théâtrale montrée à la Comédie-Française date de 1888.
18

Vézelise, novembre 1924-janvier 1925

C’était un jour gris, comme l’automne peut en offrir sur ce bout de terre de Lorraine qu’un vent de
tempête assaillait en s’engouffrant partout. Non seulement il malmenait la nature, tordait les arbres et
les blessait, mais il s’attaquait aux édifices. Depuis la fenêtre de la chambre où elle se reposait,
Marguerite avait vu s’envoler quelques tuiles d’un hangar de la petite rue située à droite de l’église.
Son cœur se serra, mais elle se rassura. Cette froidure avait rendu la rue déserte. Chacun restait
calfeutré autour de la cuisinière qui ronflait joyeusement dans les foyers, limitant ainsi le nombre des
accidents. Elle songea à Henri, lancé dans les dernières répétitions avant la grande soirée récréative du
13 décembre tout proche. Il craignait toujours de la laisser seule. Et si le bébé se décidait soudain à
venir… Elle se rappela les hésitations d’Henri juste avant son départ pour l’église de l’ancien couvent
des Capucins ; elle l’avait rassuré et encouragé à ne pas manquer cette répétition. Elle lui avait surtout
recommandé de bien se couvrir.
– Cache-nez et chapeau, mon cher. Et pas de soucis, il reste encore un mois avant sa venue. Cet
enfant est sage, plus que Loulou si ma mémoire ne défaille pas.
– Mais tu as l’air fatiguée, je trouve aussi que ton ventre s’est abaissé, comme disent les vieilles
gens.
– Ne t’inquiète pas. La sage-femme m’a seulement conseillé de rester allongée les après-midi, ce
que je m’efforce de faire quand c’est possible. Louise est très gentille de prendre régulièrement
Loulou à la sortie de la garderie et de le conduire ensuite ici. Cela m’évite des montées et des
descentes d’escalier. Puis elle reste un peu près de moi, souvent elle épluche les légumes pour la
soupe, lave Loulou. Elle est aux petits soins pour moi et m’offre ainsi de belles plages de repos.
– Un jour, je te le promets, nous pourrons habiter dans une maison… Une maison où le jardin sera
derrière ou à côté.
– Comme chez Louise et Charles ? Ça serait très agréable. C’est un rêve qui fait du bien… À défaut
de maison, il faudra que nous essayions de trouver un logement un peu plus grand, nous sommes déjà
un peu serrés ici à trois, alors à quatre… Mais je ne m’inquiète pas, tant que bébé sera petit, nous
tiendrons. Sinon, nous mettrons un divan pour dormir dans la grande pièce et la chambre sera pour les
enfants.
Henri avait souri. Avec Marguerite, les problèmes n’existaient pas. Il y avait toujours une solution.
– D’ailleurs, si nous déménageons, comment ferais-tu en étant éloigné de l’église ? l’avait-elle
taquiné. Dès que l’horloge de l’église aurait une demi-seconde d’avance ou de retard, tu ne le saurais
pas. D’ici, tu vois tout. Et tu voles au secours du temps, mon bel horloger.
– Tu m’étonneras toujours, jolie Marguerite, avait-il répliqué en la prenant dans ses bras.
– Hum hum. C’est comme ça que je te préfère, lui avait-elle répondu avant de le regarder
s’éloigner. Va jouer le docteur Oscar. Va pleurer la mort d’Arthème Lapin, avait-elle lancé en lui
adressant son plus beau sourire et en pointant son menton vers lui. Une expression qu’il aimait
beaucoup chez elle.
Il était revenu sur ses pas pour déposer un baiser sur le front de Marguerite et réordonner ses
cheveux avec un léger soupir, avant de disparaître dans l’escalier.
Elle lisait et relisait la presse, s’arrêtait sur ce compte rendu de procès dont elle avait suivi la
progression. Une affaire qui passionnait la France entière, la condamnation de Guillaume Seznec.
Travaux forcés à perpétuité. Mon Dieu, songea-t-elle, c’est une peine qui signifie l’exil, le bagne, pour
un meurtre sans cadavre, un meurtre que cet homme a nié avec l’énergie du désespoir. Elle frissonna.
Peut-être que cet homme qui clamait son innocence l’était réellement. Je suis trop sensible, pensa-t-
elle. Et pourtant, elle ne pouvait ôter cette histoire de sa tête en imaginant ce que vivait la famille de
cet homme. Pauvre épouse, malheureux enfants ! Cela peut arriver à tout le monde, se dit-elle, on part
avec un frère, un ami. Entre-temps les chemins se séparent. L’un rentre au bercail, l’autre jamais. Et
c’est presque naturellement la dernière personne à avoir vu le disparu vivant que l’on soupçonne.
Fasse le Ciel que les miens soient épargnés et écartés de tels tourments ! pria-t-elle du fond de son
cœur.
Elle relut aussi l’article concernant le transfert des cendres de Jaurès au Panthéon et la colère du
Parti communiste, dont elle s’amusa. Le gouvernement s’accaparait l’homme de gauche, d’où la
colère des militants communistes qui avaient l’impression qu’on kidnappait un symbole. C’était une
basse manœuvre politicienne. De la récupération, sans plus. Pour Marguerite, cet homme dont elle
avait lu la vie était un grand humaniste, une sorte de saint laïc. Elle en avait parlé avec Louise. Jaurès,
un homme de conviction qui avait pris le parti des petits, des ouvriers, de la paix et dont les idées
dérangeaient forcément les possédants. Et maintenant, on le parait de toutes les qualités et on le
couvrait d’honneur. N’était-ce pas un peu tard ? C’était avant qu’il eût fallu reconnaître sa pensée,
quand la vie coulait dans ses veines, au lieu de le conspuer. Écouter les sages évite souvent de faire
couler le sang. Faut-il donc être mort pour être enfin compris et aimé ? Elle en parlerait avec Henri.
Son mari n’était pas comme son père qui pensait que les femmes n’ont pas grande idée en politique.

Marguerite allait et venait depuis la fin de la nuit. Henri avait bien remarqué son état. Il s’était levé
à six heures afin de faire un saut à la brasserie. S’assurer que tout allait bien, donner les consignes, le
cas échéant – la naissance ne tarderait plus. Lui, il eût aimé que cette naissance célèbrât leur
anniversaire de mariage le 3 décembre. Cinq ans déjà ! Cinq ans de bonheur, on pouvait dire cela. Il ne
regrettait rien, et quand il en parlait à Charles qui avait eu des réticences quant à cette union, il notait
bien la gêne de son oncle qui préférait détourner la conversation… Puisque le petit n’est pas pressé,
songeait Henri, qu’il laisse donc passer la soirée théâtrale du 13 décembre qui promet d’être un
événement… Que Marguerite puisse y assister et qu’elle ait ainsi l’occasion de se divertir !
Or, le bébé, lui, en décida autrement. Nous étions le 8 décembre.
– Comment te sens-tu ?
– Bien, très bien, je suis dans une forme éblouissante, plaisanta-t-elle. Ça se voit, non ?
– Ne serais-tu pas un peu cachottière ? Moi, je crois revoir ma chère et tendre dans le même état
qu’au moment de la mise au monde de Loulou. Tiens, tu n’arrêtes pas d’aller et venir et tu t’accroches
au lit. M’est avis que je n’aurai pas le temps d’aller à la brasserie. La sage-femme m’a dit que pour
une seconde naissance, tout allait plus vite…
– Tant mieux, je souffrirai moins longtemps. Avant toute chose, je te conseille de conduire Loulou
chez Louise et Charles, suggéra-t-elle. Il reviendra quand tout sera terminé.

Ce fut une jolie petite fille qui pointa le bout de son nez ce 8 décembre 1924. Il avait été décidé de
la prénommer Marie-Thérèse. Mais aussitôt emmaillotée et installée dans les bras de Marguerite, elle
reçut de sa mère une petite caresse sur la joue en même temps qu’un murmure.
– Jolie petite Nénette que nous aimons déjà.
Ainsi, Marie-Thérèse serait Nénette, petit surnom de tendresse, comme Louis était devenu Loulou.
Quand ce dernier vit Nénette, il fut perplexe. Il regardait ses mains puis les siennes et comparait.
– Elle est toute petite. Elle ne va pas pouvoir jouer avec moi. Elle ne pourra pas attraper le ballon,
elle dort tout le temps.
– Mais elle va grandir, Loulou.
– Moi aussi, j’ai été comme elle ?
– Bien sûr, et je t’ai donné mon lait comme je le lui donne.
Il prit une moue un peu dégoûtée en voyant le bébé téter le sein de sa mère. Bah, si c’était ça, une
petite sœur, bonne à téter et à grogner. Il s’éloigna vers son coffre à jouets en disant :
– Les filles… Il l’a bien dit Filou, les filles, c’est rien que des pisseuses.
La réflexion fit beaucoup rire Charles et Henri. Marguerite les observa en fronçant les sourcils, leur
interdisant par cette mimique tout autre commentaire, même sur le ton de la plaisanterie, qui ne serait
pas favorable à la gent féminine.

Janvier s’était installé sur Vézelise avec une épaisse couche de neige qui faisait la joie des enfants.
Ce jeudi-là, Loulou jouait sur la place de l’Église et était occupé à planter deux morceaux de charbon
pour faire les yeux de Guss, le géant des neiges, roulé comme il se doit dans une belle poudreuse par
la bande de gamins du quartier. Il vit revenir son père de la brasserie en plein après-midi. Voulant
terminer Guss, il agita le bras dans sa direction sans remarquer son visage crispé. Quand l’église
sonna les quatre coups de l’après-midi, Loulou ressentit une petite crampe à l’estomac. C’était l’heure
du goûter et, surtout, il savait que sa mère avait préparé un gâteau avec des restes de pain. Il raffolait
de ce pain trempé dans du lait auquel Marguerite ajoutait des œufs, du sucre, des raisins secs trempés
dans du rhum, des quartiers de pommes. Le tout cuisait dans un moule huilé dans le four de la
cuisinière. Quand le gâteau de pain en ressortait doré, elle le saupoudrait ensuite de sucre fin. Et puis,
il y avait cette odeur de cuisson qui parfumait délicieusement les deux pièces du logement.
« Mon pain perdu est moins bon que le tien, reconnaissait Louise. On voit l’excitation gourmande
qui déborde des regards jusque sur la place. »
– Je vais chercher du gâteau, je vous en donnerai, lança Loulou à ses copains avant de grimper
quatre à quatre les escaliers.
Il était maintenant assez grand pour tourner la poignée de porcelaine qui ouvrait sur la pièce
principale. Il força, donna des coups de rein et réussit à se faufiler. Ce qu’il vit lui fit pousser un grand
cri. Il en réveilla Nénette qui se mit à pleurer. Là, devant lui, son père était étendu par terre et sa mère
était penchée sur lui.
– Papa, papa, tu n’es pas mort ?
– Mais non, le rassura Marguerite d’une voix qu’elle voulait calme pour masquer son anxiété. Ton
père a eu un malaise, car il souffre beaucoup. Il vient d’avoir un accident à son travail et il a un doigt
qui est vraiment blessé. Le docteur l’a soigné. Mais les blessures aux mains font très mal et puis il
doit être affaibli aussi.
– Il… il… ne va pas mourir, comme sa mère, ma grand-mère Marie-Victoire du cimetière ?
questionna Loulou avec angoisse.
– Mais non, tiens, il ouvre les yeux. Il reprend ses esprits. Doucement, dit Marguerite à Henri, ne te
relève pas trop vite, d’abord assis, puis appuie-toi sur moi avant d’aller t’asseoir. Voilà, les couleurs
te reviennent. On va manger un peu de ce gâteau de pain, cela te fera du bien.
Loulou se blottit ensuite contre son père. Guss, le bonhomme de neige, était oublié. Ce fut
Marguerite qui le rappela doucement à la réalité.
– Je crois que tu as faim et tes camarades aussi qui t’attendent sur la place.
Loulou ne répondit pas, il restait près de son père, guettant son sourire.
– Ne te tracasse pas, mon petit Loulou, c’est un peu de ma faute, j’ai été étourdi et n’ai pas retiré
ma main assez vite alors que, de l’autre, je remettais en route le moteur que je venais de réparer. Mais
j’ai eu le bon réflexe de tout arrêter, sinon, ce n’était pas un doigt qui aurait été blessé, mais toute la
main, et pour jouer de la musique ensuite ou conduire la moto, cela aurait été très ennuyeux.
19

Carnets d’Henri – mars 1925

Il y a bien longtemps que je n’ai pas écrit dans mon carnet. L’envie s’est-elle envolée ou bien suis-
je trop occupé ? Il a fallu cet accident stupide qui m’a coûté un doigt pour que le goût d’écrire
revienne. Tout est bien cicatrisé et je retrouverai l’agilité totale de ma main, a promis le médecin. À
vrai dire, ce besoin d’écrire ne m’a jamais quitté. Souvent, lorsque je marche ou suis dans le jardin
avec Charles, en plus des idées qui font l’assaut de ma tête, surgissent des questions que je voudrais
consigner tout de suite dans le carnet. Quand je prends le temps de répondre à l’appel, je sais
qu’ensuite je vais mieux. Notre petit Loulou grandit ; maintenant Charles peut me dire si certains
traits de caractère sont les miens ou pas. Il s’est occupé de moi dès l’année de mes trois ans. Marie-
Victoire demeurait déjà prostrée et ne sortait quasiment plus de chez sa mère. Mais Charles ne veut
pas m’en dire davantage. Sans doute a-t-il peur de me peiner. Pourtant, j’aimerais savoir réellement
qui fut ma mère.
Je vois Nénette qui s’éveille et s’essaie au sourire. Une fille, quelle chance ! Marguerite et moi
avons, comme on dit par chez nous, le choix du roi. Nénette est bien différente de Loulou. C’est un
bébé plutôt silencieux. Des cheveux bien plus clairs que ceux de Loulou. J’ai dû être ainsi enfant.
Charles me l’affirme, il ose une comparaison étrange et me dit que le regard de ce bébé lui fait penser
à sa fille Eugénie qui était la tendresse même. Pour ce que je m’en souviens, il a raison. Cette petite
était le charme même, toujours heureuse de nos rencontres. Avec une telle enfant, je me disais que
Charles et Anne-Marie cueillaient l’essence du bonheur. Elle avait un rire d’une grande fraîcheur. Un
rire qui scintillait, disait sa maman ravie. J’aimais comme elle sautait sur mes genoux et s’accrochait
à mon cou en me claquant une bise sur la pommette, là où la barbe ne pousse pas. Hélas, comme celle
de sa maman, sa vie fut si brève… Des vies volées qui laissent un goût amer à ceux qui restent. On
peut certes reprendre en apparence le cours normal de la vie, mais ce ne sera jamais sans crainte. On
rira encore, mais avant de s’endormir quand la nuit sera tombée et que l’on sera seul, on pensera.
Comment oublier de tels drames ?
Il n’est point de bonheur parfait. Le bonheur laisse toujours dans la marge des instants qu’il écrit au
cœur des destinées humaines. Soupçon d’inquiétude. Ébauche d’une prière : Puisse le Ciel ne pas y
mettre fin trop tôt ! J’y songe en observant nos enfants.
Pour l’heure, Nénette est un bébé qui ne pose aucun problème, sauf à Loulou, légèrement jaloux. Sa
mère est moins disponible pour lui. J’en parlais à Félix Moreau qui me disait que c’était tout à fait
normal. Rien ne sert de gronder Loulou, il faut au contraire lui montrer que nous l’aimons tout autant.
Dans le cœur des parents, il y a de la place pour de nombreux enfants. Je le lui répète souvent. Mais il
est bien jeune encore et s’obstine dans ses humeurs.
Est-ce cela qui le pousse à commettre en ce moment un nombre incalculable de bêtises ? Quand sa
mère l’emmène avec elle à l’église, il se fait remarquer, gigote, parle presque à voix haute malgré les
« chut » de quelques bigotes qui le menacent de l’enfer. Il grimpe sur le banc, en tombe, veut sortir
parce qu’il a envie de faire pipi. Autrefois, il ne bougeait pas, observait les statues, écoutait les orgues
et la chorale. Ce temps est bien loin. Marguerite a fini par déclarer l’autre dimanche : « Je crois que je
vais être condamnée à aller à la première messe, tu garderas les enfants. Quand tu iras à l’église, ce
sera moi qui les garderai. » Ailleurs, c’est la même chose, il recommence à se sauver de la garderie…
Mais ce qui a le plus exaspéré Marguerite, c’est l’histoire des petits pains à la boulangerie. Et là, je
pense que Loulou n’était pas responsable, il n’a pas réfléchi. Il n’a pas cru mal faire. Quel enfant
aurait eu le cœur de refuser le petit pain au lait tendu par deux gamins plus âgés à la sortie de la
boulangerie ? Ils étaient si beaux, ces petits pains au lait, que Marguerite n’achète jamais car elle
pâtisse comme personne, tartes, babas1, brioches au beurre. Il est vrai que Rose, la fille de la
boulangère, sait tenter les gourmands, les corbeilles de pains ronds et de gâteaux sont si joliment
disposées sur des tables basses devant le grand comptoir que l’envie d’y plonger la main est
irrésistible. Sauf que les deux chenapans qui les avaient dérobés se sont sauvés à toutes jambes pour
manger le fruit de leur larcin de l’autre côté de l’église et que Loulou, en toute innocence, s’est assis
sur la marche de la boulangerie pour déguster ce cadeau exceptionnel. Il a fallu que Rose sorte, le
gronde au moment où Marguerite arrivait avec Nénette dans le landau. Pauvre Loulou qui a récolté
une superbe fessée et une leçon sur un commandement essentiel : « Tu ne voleras pas. Les voleurs
vont en prison puis au bagne, et font la honte des parents qui deviennent tristes. » Loulou n’a pas dû
tout comprendre, mais a pleuré longtemps à gros sanglots jusqu’à ce que sa mère lui pardonne.
Toutefois, elle lui a fait promettre de ne jamais recommencer. Marguerite est un peu vive, voire
excessive ces derniers temps. Sans doute est-elle trop fatiguée avec deux jeunes enfants. Elle allaite et
on dit que c’est assez épuisant. Elle ne veut rien lâcher et continue ses travaux de couture qui
améliorent l’ordinaire, dit-elle. Allons, très bientôt nous allons nous rendre à Nancy. Je sais qu’elle
aime ces promenades qui la sortent de Vézelise. Le printemps s’installe et il faut de nouveaux
vêtements à Loulou et pour elle aussi, je crois.
Nous n’avons pas pu nous rendre à Sion le lundi de Pâques, un pèlerinage traditionnel pour nous.
Nénette n’était pas en très grande forme et la bise s’obstinait à souffler. Nous irons pour le lundi de
Pentecôte et reviendrons par Thorey où, paraît-il, les travaux d’agrandissement de la demeure du
maréchal sont presque terminés. D’une gentilhommière, ce grand de France et de Lorraine aura fait un
petit château.

Octobre 1925

Je suis à la fois triste et furieux. Le maréchal Lyautey a dû donner sa démission au Maroc pour
céder le commandement des armées à Pétain. Quelle tristesse ! Le maréchal a été lâché par le Cartel
des gauches. C’est vraiment prendre le contre-pied du travail fait par le maréchal qui aime ce pays et
ce peuple. Il déteste la violence et la guerre et on ne lui a pas donné les moyens de lutter contre la
rébellion du Rif menée par Abd el-Krim soutenu par le Parti communiste… Il va rentrer chez nous en
Lorraine, le cœur bien triste sans doute. Il paraît qu’à Gibraltar il a été salué par les torpilleurs anglais,
mais à son arrivée à Marseille, il a débarqué dans une superbe indifférence. On ne lui aurait pas rendu
les honneurs dus à son rang. Lyautey, c’est un maréchal de France. Que tout cela est laid ! Quelle
honte !

Mars 1926

Nous avons attaqué les répétitions qui nous tiennent à cœur à Charles et à moi-même. Le Flibustier
est en bonne voie et nous pensons être prêts dans une année. Félix et Louis Moreau, qui sont au
courant de ce grand projet, nous ont conseillé de demander un rendez-vous au maréchal Lyautey. C’est
un homme de culture et il pourrait nous aider, son nom associé à notre entreprise nous ferait connaître.
Nous aurons besoin d’argent pour fabriquer de vrais décors et obtenir peut-être la participation de
musiciens professionnels. Nous manquons de violons… Nous avons vu, c’est vrai, très grand, mais ne
dit-on pas que la chance sourit aux audacieux ? Lorsque j’expose tout cela à Marguerite, elle écoute
avec attention, et si Loulou est présent, il s’écrie : « Je sais ce que je ferai quand je serai grand. » Nous
attendons les révélations de ce fils qui se projette dans l’avenir et il fait durer le plaisir avant de
répondre : « Quand je serai grand, moi, je serai papa. » Alors je lui demande : « Tu auras donc des
enfants ? » « Non, dit-il, je serai papa, je serai toi, comme toi, un papa électricien-musicien et
motoriste et j’irai très vite, même si maman a peur et ne veut pas. Enfin, oui, j’aurai peut-être des
enfants, si j’ai une femme comme maman. »
Pour l’instant, malgré ses promesses, il prend souvent la clé des champs. L’autre jour, c’est de
l’école qu’il s’est sauvé. Il avait été privé de récréation, donc il n’avait pas été très sage. Il s’est
défendu quand il a fallu s’expliquer, rendre quelques comptes. « J’ai juste bavardé avec René pendant
la leçon d’histoire. Oh, tu sais, papa, c’était un peu la barbe cette leçon sur la Gaule et les Gaulois, il y
a deux mille ans. Alors, on a été privé de récréation l’après-midi. Moi, je recopiais une lecture. Mais
René m’a dit : “Psst… La porte est ouverte, on n’a qu’à fiche le camp.” J’ai suivi, on courait à toutes
jambes et on est passés devant les Halles. C’est là que la grand-mère de Filou nous a vus et a
demandé : “C’est déjà fini l’école ?” Pour ne pas lui répondre, on a accéléré. Même qu’elle s’est
écriée : “Mais on dirait qu’ils ont vu le diable, ces p’tiots !” On a fait un détour derrière le bistrot. On
croyait être tranquilles, mais elle est allée prévenir nos mères. Maman m’a rattrapé et reconduit à
l’école et l’institutrice, Mme Pister, m’a donné une gifle devant maman et toute la classe. Si ç’avait
été maman qui m’avait donné une claque, passe encore, mais c’était la maîtresse et devant les
camarades… Je ne lui pardonnerai jamais. Je voudrais trouver une formule magique pour la
transformer en crapaud baveux. En attendant, j’ai dû dire que je regrettais et promettre, toujours la
même chose, de ne pas recommencer. »
Loulou a raconté ses frasques, mot pour mot et en toute innocence. Je n’ai pas le souvenir d’avoir
été aussi rebelle. Maintenant qu’il a plus de six ans, cela devient un peu inquiétant. J’espère qu’il va
attraper un peu de plomb dans la cervelle et entrer dans l’âge de raison.
1 Variante du kougelhopf alsacien.
20

Vézelise, octobre 1927

Loulou n’était pas mauvais élève. Il aimait bien écrire. Il avait appris à lire rapidement et se
débrouillait assez bien en rédaction. Henri, qui le regardait faire et suivait ses progrès, se réjouissait
de voir ce fils aimer l’étude et écrire malgré les fautes de grammaire ou d’orthographe.
Il y eut ce jour où Loulou revint de l’école très en colère. Il avait été puni – non pour indiscipline,
ce qui arrivait encore quelquefois quand il faisait le clown derrière le dos de la maîtresse et envoyait
une boulette de papier au copain René ou à Pierrot le fils de l’épicière – parce qu’il avait refusé de
faire une rédaction. Et la maîtresse avait écrit un mot dans le cahier…
J’ai le regret d’informer M. et Mme Mialette que leur fils Louis a refusé de rédiger une
rédaction dont le sujet pourtant très simple ne semble pas l’avoir inspiré. « Racontez une journée
plaisante avec l’un ou l’autre de vos grands-parents cet été. » Je précise que j’ai demandé une
dizaine de lignes pas plus, compte tenu du jeune âge des élèves de la classe. J’ai donc puni votre
fils, il sera en retenue tous les soirs de la semaine prochaine et devra faire chaque jour un
exercice de grammaire…
– J’attends une explication, mon petit Loulou, gronda Henri.
Cette fois, il ne souriait pas.
Loulou gardait le silence. Les mains croisées derrière le dos et les yeux perdus vers le sol.
– Loulou, réponds, insista son père. Ne prends pas cet air idiot. Quand je te parle, tu me regardes,
sinon, je double la punition, tu seras privé de sortie et tu sais ce que cela signifie, tu n’auras plus le
droit de venir aux répétitions de musique et de théâtre dans l’ancienne église des Capucins. Loulou, je
compte jusqu’à trois. Un, deux… deux et demi…
– Et trois, tiens donc, ragea Loulou en tapant du pied. Mais qu’est-ce qu’on peut écrire quand on n’a
pas de grands-parents ? Je ne peux pas inventer, quand même. Je serais un menteur. Quand on me
racontera ce qui est arrivé à grand-mère Marie-Victoire qui dort là-haut, quand on me dira qui est
l’homme, « l’inconnu » comme vous l’appelez, oncle Charles et toi, qui aurait dû être mon grand-père,
je pourrai parler des grands-parents. Déjà que chez maman, c’est pareil, il n’y a plus personne. Ils sont
morts… Comment j’aurais pu avoir des journées plaisantes avec eux cet été ? On a été au cimetière
mettre des fleurs sur les tombes. C’est ça qu’il fallait que j’écrive ? Que je portais les brocs d’eau et
que je jetais les fleurs fanées au pourrissoir ? Personne ne veut me comprendre, j’en ai marre, moi.
Marre, marre et marre de tout.
Énervé, Henri lui expédia une gifle.
– Tu te calmes.
Mais que dire, songea Henri, que lui raconter ? Si je la savais moi-même, l’histoire des miens.
Charles m’assure n’être guère informé sur ce sujet. Je suis allé chez l’oncle Paul. Il venait de se
marier et se rendait peu chez grand-mère Marie. Quand ils se croisaient dans les rues de Vézelise et
qu’il lui demandait comment ça allait, la réponse variait peu. Grand-mère se défendait en disant :
« J’ai déjà assez de chagrin. N’en rajoute pas par tes questions. »
Loulou pleurait maintenant à gros sanglots et Nénette qui trottait vint se coller à lui. C’était trop
pour Henri qui donna un coup de poing de rage autant que d’impuissance sur la table. Le chat prit peur
et se cacha sous le buffet. C’est alors que Marguerite, jusque-là silencieuse, intervint.
– Tu vois, Loulou, cette histoire est triste pour tout le monde et l’on ne sait pas quoi te répondre.
J’irai voir la maîtresse demain et j’essaierai de lui parler. Sèche tes larmes. Il arrive qu’on ne sache
presque rien de sa famille, c’est le cas de ton papa qui n’a pas connu sa maman, ou très peu. Parfois
aussi les grands-parents meurent jeunes et les petits-enfants n’ont pas le temps de les connaître. Il
fallait peut-être dire cela à la maîtresse.
– Elle m’énervait, elle était en colère et me secouait pour que j’écrive quelque chose et je n’y
arrivais pas. Cela me faisait un nœud sur le cœur, comme toi quand tu as des soucis. Tu sais, j’ai failli
partir comme avant mais je me suis retenu en pensant que je devais être raisonnable, puisque j’ai
promis à papa.
– Je comprends. Cette rédaction n’était peut-être pas une bonne idée. Mais des fois, quand on écrit,
on a le droit d’inventer. Peut-être pouvais-tu raconter une bonne journée avec tante Louise et ton
cousin Paul. Ne pleure plus, Loulou.
Henri n’osait regarder Loulou ni faire un geste dans sa direction. Marguerite attendait que leurs
regards se croisent pour signifier à son mari de faire un pas en direction de Loulou. Le père et le fils
souffraient de la même blessure. Ce manque qui perce le cœur et prive de souffle.
– C’est dur parfois de grandir, parvint à dire Henri. Mais tu y arriveras, j’ai confiance en toi, tu es
un bon petit cœur.
Le gamin se jeta contre son père et sanglota. Des larmes nécessaires, et qui font du bien quand tout
s’achève dans la tendresse. Ce fut l’instant où l’on frappa à la porte en même temps qu’elle
s’ouvrait…
– Oncle Sarles, murmura Nénette qui avait un petit cheveu sur la langue.
Il la souleva et la fit tourbillonner dans les airs. Nénette riait aux éclats. Plus elle grandissait, plus
elle ressemblait à Eugénie et plus elle émouvait Charles. Elle avait ce petit côté des Mialette dont
avait aussi hérité Marie-Victoire. Un air diaphane, fin et délicat. Il eut peur pour elle, Henri le vit dans
son regard quand il y baissa les paupières comme pour chasser les images qui lui venaient. Il toussa un
peu et se força à revenir à la réalité.
– Marguerite, demanda-t-il, tu me ferais bien un petit café…
– Il y en a toujours au chaud à l’arrière de la cuisinière, tu le sais bien.
– Tu en auras assez pour deux ? Louise est passée chez le pâtissier et nous rejoint avec Paul.
– En quel honneur ?
– J’attends son arrivée pour tout dire. C’est très, très important.
– Rien de grave ? questionna doucement Marguerite.
– Non, c’est promis, que de la joie, normalement. Ah, j’entends Louise qui monte l’escalier et le
rire de Paul…
Louise fit une entrée remarquée avec un énorme gâteau.
– C’est pas ton anniversaire, la taquina Marguerite.
– Non, ce n’est l’anniversaire de personne, répondit-elle, mais c’est une bonne nouvelle. Nous
allons…
Et elle fit signe à Charles de poursuivre.
– Voilà, depuis le temps que nous cherchons, nous avons trouvé une maison et nous allons
déménager.
– Oh, firent en chœur Marguerite et Henri presque désappointés, vous allez nous quitter ?
– Que non ! Nous restons à Vézelise. En fait, nous nous rapprochons de la place de l’Église puisque
nous avons acheté une maison rue Léonard-Bourcier… Et si cela vous intéresse – ne m’interrompt
pas, Louise, ni toi Henri –, nous vous proposons d’habiter notre maison, rue des Brasseries. Vous y
seriez plus à l’aise car elle est plus grande que votre logement. Nous continuerons comme par le passé
à partager le petit jardin à côté.
Marguerite restait sans voix. Dans sa tête, les pensées tournaient à cent à l’heure. Elle imaginait
l’espace, répartissait les meubles. Il y aurait une chambre pour les enfants, une autre pour les parents,
une petite cuisine et une grande pièce de séjour. C’était la Saint-Nicolas avant l’heure.
– Vous êtes d’accord, tous les deux ? questionna Louise.
– C’est tellement inattendu, parvint enfin à répondre Henri, j’avais beau chercher, rien ne convenait,
ou bien il y avait tellement de réparations que nous n’aurions pas pu… Je ne sais que dire…
– Ça vous fait plaisir, au moins ? demanda Charles qui trouvait les réactions un peu retenues. Bien
sûr, parfois les eaux gagnent le jardin, mais on a le temps de voir venir.
– Ça, je sais, mais ce n’est rien, glissa Marguerite. Oui, nous sommes contents. C’est même
inespéré. Je pense aux enfants… Mais ce gâteau, c’est nous qui devrions vous l’offrir.
– On va l’accompagner, lança joyeusement Henri. J’ai ce qu’il faut à la cave. Un petit blanc
d’Alsace, pour une fois.
21

Vézelise, mi-décembre 1927

Les déménagements s’étaient effectués dans la bonne humeur. Et l’on se disait que Noël
rassemblerait les deux couples et leurs enfants. Marguerite et Henri invitaient dans leur nouvelle
demeure. Charles qui ne voulait pas être en reste, avait alors répondu :
– Dans ce cas, le Nouvel An, ce sera chez nous. Les nouveaux logis, il faut les arroser comme il se
doit. Nous finirons en beauté cette année 1927 et démarrerons ensemble 1928.
Louise et Marguerite approuvèrent. On voyait à leurs regards pétillants qu’elles étaient déjà en train
d’imaginer les gâteaux et autres douceurs pour le palais des gourmands et des gourmets.
En attendant, il fallait continuer de répéter Le Flibustier. Jean Richepin, l’auteur, venait de mourir à
Paris. Les journaux en avaient rendu compte.
– Tu vois, fit soudain remarquer Henri à Marguerite, notre idée de monter cette pièce n’est pas du
tout idiote. On pourra même ajouter que nous rendons hommage à ce grand homme, à l’auteur de La
Chanson des gueux. Ah, je voulais te dire que Louis Moreau, qui a rencontré le maréchal Lyautey, lui
a présenté nos activités au théâtre et à la fanfare. Il a transmis notre invitation. Eh bien, le maréchal a
promis de nous soutenir et d’assister à la première représentation. Il paraît que c’est un homme très
accessible. Pas hautain du tout, malgré son rang.
– Si le maréchal vient à Vézelise, vous n’aurez pas intérêt à faire de canards, répondit Marguerite
en riant. Vézelise devra pavoiser. Quel honneur !
– Je ne me fais pas de soucis. Tu sais bien que Thorey est un village ordinaire, comme beaucoup de
villages lorrains. Le maréchal y a bien invité récemment le sultan du Maroc avec son fils1. D’ailleurs,
il paraît que le dernier étage du château de Thorey, comme on l’appelle maintenant, est en fait une
succession de salons marocains. Le maréchal y tenait. Le sultan a été ravi. Une fantasia en son
honneur a été organisée dans le parc devant tous les villageois qui furent émerveillés par la prestation
des cavaliers. Le sultan a pu féliciter le maréchal Lyautey et louer les cavaliers, qu’il voudrait honorer
dans son palais à Rabat. Le maréchal peut venir. On sera fin prêts, promit Henri, qui tenait à se
rassurer en affirmant tout cela.
– Bien, bien… Il faudra faire des gâteaux, du café pour l’entracte afin de restaurer le maréchal.
– Je crois que les patrons de la brasserie vont nous aider, justement.
– Il va falloir s’habiller alors, être chic, je vais donc coudre.
– Je le vois dans tes yeux, cet aspect n’est pas pour te déplaire.
Ils étaient en train de discuter quand ils entendirent crier dans la rue et sortirent précipitamment.
Une voiture était arrêtée dans le virage, non loin du petit bazar où d’ailleurs Loulou était allé acheter
une gomme dont il avait besoin pour reproduire une carte de géographie. La vendeuse courait, un
homme courait, une voisine courait, le cordonnier, qui avait entendu crier, courait aussi.
– Que se passe-t-il ? questionna Henri.
– Il y a un gamin qui vient de se faire renverser. La voiture de ce monsieur lui serait passée dessus,
c’est ce qu’il affirme, et on ne retrouve pas le gamin. Tiens, il est au bout de la rue et il se sauve !
– Mon Dieu, c’est Loulou ! s’exclama Marguerite en portant une main à son cœur. Loulou, Loulou,
viens ici, tout de suite !
Entendant sa mère qui l’appelait, Loulou, qui avait eu la peur de sa vie, tourna les talons et s’enfuit
en direction de l’église. Spectacle insolite dans Vézelise qui voyait tout le monde courir pour rattraper
un gamin que personne ne parvenait à raisonner. Ce fut Henri qui, prenant un raccourci par les petites
rues, dont l’une débouchait entre le palais de justice2, l’église et les Halles, finit par stopper son élan
et recueillir Loulou dans ses bras.
– Reste ici, veux-tu. Est-ce vrai… que tu es passé sous la voiture ?
– J’sais pas, p’pa, j’sais rien. J’ai traversé, je suis tombé. C’est noir dans ma tête, mais j’ai rien,
sauf le genou qui saigne. Je ne l’ai pas fait exprès et maintenant j’ai perdu ma gomme.
Le chauffeur de la voiture arrivait.
– C’est bien le gamin que j’ai heurté, confirma-t-il. Vous êtes sûr qu’il n’a rien de cassé ?
s’inquiéta-t-il en tendant sa carte au cas où. Dieu, qu’il m’a fait peur !
Loulou n’avait rien de cassé pour avoir réussi à s’enfuir et à faire courir tout le monde. Il avait
seulement semé une belle panique dans le quartier. Marguerite se moucha et frissonna soudain en
songeant que ce n’était qu’une voiture, haute sur roues et roulant à petite vitesse, mais si cela avait été
l’un des camions de la brasserie… Certains quittent le dépôt à vive allure et prennent leur élan après
le pont. Marguerite eut des suées en imaginant ces monstres rouler sur le corps de l’enfant. Elle fit
promettre à Loulou de ne plus courir n’importe comment ni n’importe où. La circulation s’intensifiait
dans les rues de Vézelise. Il fallait être prudent, marcher le long des habitations et non sur la chaussée.
Loulou se jeta dans les bras de sa mère et s’y lova. Lui aussi avait eu très peur.

La représentation du Flibustier généra bien quelques angoisses. Musiciens, acteurs, les familles et
amis des uns et des autres, tous furent mis à contribution pour que la salle de théâtre soit pimpante, les
décors parfaits. On répéta tous les soirs, la semaine qui précéda le spectacle. On n’oublia pas quelques
chants pour ouvrir et clore la soirée. La troupe et la chorale unirent leurs talents pour interpréter des
refrains que l’assemblée pouvait reprendre en chœur. Ainsi remit-on à la mode cette Berceuse aux
étoiles qui soulevait toujours une belle émotion. Marguerite et Charles l’aimaient beaucoup et
prenaient plaisir à la chanter ensemble.

Pendant que les heureux


Les riches et les grands
Reposent dans la soie
Ou dans les fines toiles
Nous autres les parias
Nous autres les errants
Nous écoutons chanter
La berceuse aux étoiles

MM. Moreau de la brasserie vinrent aux dernières répétitions pour écouter, donner leur impression,
juger et critiquer dans le bon sens du terme, afin que l’on puisse encore apporter quelques
modifications le cas échéant, corriger, améliorer. C’est que le maréchal Lyautey avait confirmé sa
présence et serait au premier rang avec Mme la maréchale, toujours à ses côtés quand il s’agissait
d’œuvrer. Ne disait-il pas d’elle : « Je vous présente mon épouse, mon meilleur collaborateur. » MM.
rassurèrent, insistèrent bien sur le déplacement des acteurs sur scène, et s’installèrent au fond de la
salle pour vérifier que les voix portaient suffisamment par-dessus la musique.
Le travail effectué jusque-là semblait porter ses fruits.
– Dites-nous, questionna Charles, nous ne serons pas ridicules ?
– En toute sincérité, Charles, je ne le crois pas. C’est bon, c’est même très bon. Si cela était
médiocre, je vous dirais de reporter cette représentation… Je crois que ce sera un vrai succès, un
succès mérité.
– Si vous saviez le poids que vous m’ôtez, glissa Charles.
– Et à moi donc, renchérit Henri. Parfois je me dis que c’est l’air de Vézelise, ou que c’est la
Première, qui rend un peu fou. Il faut être dingue pour monter une chose pareille.
– Oui, c’est vrai, rigola Félix, comme lorsque Antoni, notre père, a créé cette brasserie. Vous avez
raison, ce doit être l’air de Vézelise, le souffle de Sion pas loin qui donne de l’audace à tous.

La représentation eut lieu devant une salle comble avec le maréchal et madame au premier rang qui
applaudirent à tout rompre. Visiblement charmé, le maréchal monta sur scène et tint à féliciter les
musiciens et les acteurs. Il dit aussi sa fierté d’être lorrain et d’être venu vivre non loin de Sion, de
cette colline. Il eût pu choisir Nancy, la capitale de la Lorraine, puisqu’il y était né, mais il aimait
cette campagne aux arrondis généreux, cette proximité avec Sion et Haroué. Cette belle histoire que
les ducs de Lorraine, Léopold surtout, avaient écrite et enracinée dans ces terres-là. « Pas de semaine,
quand j’étais au loin, en Asie et même au Maroc, que pourtant j’aime beaucoup, sans penser à la
Lorraine, mon pays, ma terre. » Il rappela la peine qui avait été la sienne de savoir que la guerre avait
détruit la maison familiale de Crévic3 près de Lunéville, et que Raoul son frère s’était engagé à
restaurer. « Mes amis, dira-t-il aux spectateurs de cette soirée, ce ne sont pas les pierres qui étaient
importantes, mais ce qu’elles abritaient d’amour, de fierté, d’honneur et de création artistique pendant
dix générations. Mais en vous regardant, en vous écoutant, je constate que rien ne peut détruire cet
élan artistique toujours prêt à renaître. Je crois que la beauté, son essence même est la meilleure arme
qui vaille contre la guerre et les vaines querelles. Mon épouse et moi-même sommes heureux d’être
parmi vous et tenons à vous féliciter. »
Il y eut des rougeurs qui vinrent piqueter quelques pommettes. Des voix qui se nouèrent quand on
voulut s’exprimer et des larmes sur le point de couler. Mais tout cela était l’expression du bonheur.
On le cueillait, on le buvait ce soir-là et Dieu que c’était bon ! Cette joie faisait oublier les moments
d’énervement, les inquiétudes, y compris la fatigue et la tension des derniers jours. Tous avaient
conscience de vivre une aventure hors du commun. « Ex-cep-tion-nelle. Ex-tra-or-di-naire », répétait
Charles en détachant chaque syllabe et en lissant ses belles moustaches.
– Je te promets, papa, lança Loulou avec admiration en se plantant devant Henri, moi aussi je ferai
l’artiste.
Marguerite souriait et observait les jolies toilettes, voulait s’en souvenir pour en redessiner de
semblables sur ses carnets. Mme la maréchale était vêtue avec une élégante sobriété. Une robe
sombre, un peu pailletée au corsage, courte, caressant le mollet comme celles que l’on voyait sur les
catalogues de mode, notamment Le Petit Écho de la mode qu’il lui arrivait d’acheter chez le marchand
de journaux. Le buste de la robe tenu par des bretelles était court, la taille haute. Le bas partait en
s’évasant dans un plissé très serré mais permettant le mouvement. Le genre de robe parfaite pour cette
nouvelle danse qui faisait déjà fureur, le charleston, importé en France par Joséphine Baker révélée
par La Revue nègre. Mme la maréchale portait un collier de perles, un petit chapeau-cloche qui
enserrait des cheveux qu’elle n’avait pas encore coupés, mais qui étaient retenus en chignon sur la
nuque. Sur le côté du chapeau, une fleur en perles brillantes. Et pour cacher ses épaules nues, la
maréchale portait une étole large et longue frangée de minuscules perles assorties au buste de la robe.
Quelle élégance ! songea Marguerite. On était loin des robes lourdes et des faux-culs encore portés il y
a vingt ans. Le corps respirait dans de telles tenues. Marguerite se demanda si Mme la maréchale avait
jeté son corset aux orties. Le grand couturier Poiret répétait que les femmes devaient évoluer avec
aisance dans un monde en mouvement. Marguerite était séduite. Mais en province, à la campagne, la
plupart des femmes, si elles enviaient secrètement celles qui osaient libérer leur corps de la torture du
corset, se gardaient bien d’en faire autant, par peur d’être taxées de femmes légères.
1 Le futur roi du Maroc sous le nom de Mohammed V.
2 La mairie aujourd’hui.
3 Château que le maréchal appellera toujours « maison ». Il écrira La Maison morte en guise d’adieu à cette demeure dont il
essaiera de restituer l’histoire en en faisant l’inventaire pièce par pièce. À quelques intimes, il avait confié : « J’ai été frappé dans ce
que j’ai de plus cher par la destruction de Crévic, pétrolé, amas de décombres, où rien n’a été sauvé de ce qu’y avaient accumulé dix
générations […]. Je garde la façade, mais je suis une momie vivante. Je tiendrai le coup ici jusqu’au bout avec le sourire, mais après
cette guerre, je m’ensevelirai. »
22

Vézelise, fin mars 1928

Loulou traversait une période de grande sagesse. Ce qui étonnait ses parents. Il ne manquait jamais
la messe de huit heures chaque jeudi. Ensuite il se rendait au catéchisme. L’abbé louait son sérieux. Il
savait parfaitement ses leçons. Il y serait allé plutôt deux fois qu’une. Henri en parla avec Charles qui
avait sa petite idée. Car depuis janvier, étant le filleul, chaque dimanche il allait déjeuner chez son
parrain, rue Léonard-Bourcier.
– Te fait-il des confidences ? hasarda Henri. Veut-il entrer au séminaire ? Je m’attends à tout, il a
tellement changé que Marguerite et moi avons de la peine à reconnaître notre petit intrépide.
– Vois-tu, Henri, répondit Charles en riant, tu n’y es pas du tout. Il a envie de faire les brouans 1
avant l’âge.
– Il doit encore attendre, c’est normalement réservé aux garçons qui font leur communion dans
l’année. S’il n’y en a pas assez, on descend dans les tranches inférieures… Il n’a pas encore huit ans.
T’a-t-il dit pourquoi il veut faire les brouans ?
– Oh, rien de plus simple, rigola Charles, pour l’argent. Tu n’ignores pas que le samedi saint, les
garnements vont quêter, crécelle dans une main et sébile dans l’autre pour recevoir leur petite obole,
et ils foncent ensuite à la cure pour se répartir le butin. C’est leur salaire pour avoir remplacé la
sonnerie des cloches qu’on arrête le jeudi saint. Cloches qui vont à Rome, dit-on…
– Oui, et quand elles reviennent elles lâchent les œufs de Pâques et autres gourmandises sucrées et
chocolatées.
– Tu as fait les brouans et tu as eu ta petite pièce aussi, non ?
– J’avoue, constata Henri, ne pas avoir gardé le souvenir de la quête. Je me souviens bien de la
petite baraque dans laquelle on se retrouvait pour manger… C’est là que certains, en cachette des
parents, s’essayaient à fumer. Soit des cigarettes refilées par un grand frère, soit du tabac chipé à un
oncle, à un grand-père, et que l’on roulait. C’est la fumée et la toux qui ont envahi mes souvenirs…
– En ce qui me concerne, confessa Charles, moi aussi j’étais très motivé. Mon filleul me ressemble.
Il m’a même dit que, dès la rentrée d’octobre, il irait travailler avec Pierrot, le fils de Mme Leclère,
l’épicière. Déjà, il donne le coup de main. En octobre, elle le récompensera d’une petite pièce de
temps en temps.
– Oui, je sais. Mais j’ai bien insisté auprès de Mme Leclère. Elle devra le surveiller. Je serais très
gêné si Loulou faisait des bêtises, se comportait mal ou manquait de respect à quelqu’un. Pour
l’instant, il doit apprendre ce qu’est le service gratuit.
– Ton fils sera peut-être épicier, Henri. Il se montre très méticuleux, m’a dit Mme Leclère. Il
remplit consciencieusement les cornets2 de riz, de sucre, qu’il pèse et ficelle. Pendant qu’il fait cela, il
ne passe pas sous les voitures, n’est-ce pas ?
– Mais pourquoi est-il si intéressé par l’argent, selon toi ?
– Comme tous les enfants, pour avoir quelques pièces lors de la fête patronale. Les gosses aiment
tous jouer aux fléchettes, aux jeux de massacre et à la loterie. Le rêve est en chacun. Il y en a qui, dès
les froidures, vendent les marrons chauds à cet effet les jours de marché… Je crois aussi que Loulou
aimerait s’acheter une bicyclette. Il a besoin d’aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte.
– C’est bien ton filleul, constata Henri.
– Et ton fils aussi. Tu vas bien à moto, non ? répondit Charles.
– Mais tu sais combien il t’admire. Quand il parle de son parrain, il a tout dit, précisa Henri.
– Et j’en suis vraiment heureux, c’est un bon petit gars. Ah, à propos, il est aussi très intéressé par
la TSF. Je lui ai expliqué comment tout cela fonctionnait. Là, c’est bien ton fils, mon cher Henri.
– C’est vrai, plus petit, il affirmait qu’il serait électricien comme papa, motoriste, musicien…
– Il pourra être tout cela, confirma Charles. Il a hérité de nos meilleures qualités, rigola-t-il.
– À vous entendre, coupa Marguerite, moi la mère, je ne serais pour rien dans la réussite de ce
gamin qu’on pose déjà sur un piédestal ; vous ne trouvez pas que vous exagérez, non ? taquina-t-elle,
l’air faussement en colère, d’où les œillades et les rires qui suivirent.

Un jour, de retour au 5 de la rue des Brasseries, Henri découvrit Marguerite en colère et les enfants
punis. Loulou et Nénette étaient chacun dans un coin de la cuisine. Que cherchait Loulou dans la
commode de l’arrière-grand-mère ? Sa mère s’était heurtée à un mur lorsqu’elle l’avait questionné. Il
avait fallu qu’Henri donnât de la voix. Loulou fut sommé de s’expliquer sur le pourquoi du désordre
dans la chambre et du tiroir cassé, faute de quoi, il serait privé de repos dominical chez son parrain.
– J’avais caché ma collection de soldats derrière les boîtes à chaussettes parce que Nénette, il faut
toujours qu’elle fouille dans mes affaires. Elle a vu d’où je les sortais, elle est arrivée, j’ai voulu
refermer le tiroir et je lui ai pincé les doigts. Ah les filles, que des pleureuses !
– C’est grave ce pinçon ? s’inquiéta Henri.
Sa petite Nénette blessée, Henri ne supportait pas. Nénette toujours si sage…
– Non, répondit Marguerite, je lui ai passé les doigts sous l’eau froide, plus de peur que de mal. Elle
n’a pas dû trop souffrir pour retourner à la commode et se disputer de nouveau avec son frère. Elle
tirait sur le tiroir, lui poussait pour le fermer. Mais elle a réussi à le sortir de la commode et à le faire
tomber. Tu aurais vu ce bazar dans la chambre, et en plus, le tiroir est abîmé, tu vas devoir réparer.
Mais il y a quelque chose d’étrange… Viens, que je te montre… Vous deux, restez au coin ! gronda-t-
elle.

Henri examina le tiroir gisant en trois morceaux et demeura vraiment perplexe. Oui, bien sûr, il
pourrait réparer. Il prenait les morceaux, les examinait, les reposait.
– Mais on a l’impression qu’il y a eu un double-fond, vois, il y a les marques… Et sur la planche
inférieure, l’empreinte de trois cahiers, hein, c’est ça. Donne-m’en un de Loulou que je vérifie la
chose et le format.
Henri se saisit d’un cahier tendu par Marguerite. C’était exactement cela, on voyait l’emplacement
où ils avaient été posés.
– Ce qui veut dire qu’ils sont restés longtemps à cet endroit pour avoir marqué le bois à ce point. Je
serais curieux de savoir ce que comportaient ces cahiers secrets et à qui ils appartenaient. Cette
commode se trouvait dans ma chambre, je l’y ai toujours vue et je crois qu’avant elle devait être dans
la chambre où maman a été installée quand elle a été très malade. Dommage que ce tiroir « désossé »
n’ait pas mis au jour le secret qu’il a dû renfermer. Une chose est sûre, ce n’est pas grand-mère Marie
qui écrivait, la pauvre ne savait pas. Mais elle pouvait parfaitement lire et compter. Cette commode a
été achetée neuve par mes grands-parents en 1870. Donc, les cahiers furent cachés par quelqu’un de la
famille.
– On nage en plein roman policier, murmura Marguerite pour détendre l’atmosphère.
– J’en parlerai à Charles. Peut-être connaît-il ce secret ? En attendant, il faut remettre en état ce
tiroir afin de ranger les chaussettes de Loulou, reprit Henri avec fermeté.
Henri ne mit pas longtemps à réparer le tiroir de la commode. Mais il supprima le double-fond. Il
voulait montrer la tache claire des trois cahiers à Charles quand il passerait. Il allait le questionner.
Est-ce que grand-mère Marie avait eu des secrets qu’elle aurait cachés là ? Ou Joseph son mari, mais
oui, éventuellement. Lui savait lire et écrire. Mais où étaient passés ces cahiers ? Charles connaissait
peut-être cette histoire.
Mais il faudrait être patient. Charles venait de partir en Meuse pour son travail. Louise ne savait pas
quand il rentrerait. Elle était d’ailleurs inquiète. Elle n’aimait pas le savoir sur les routes en hiver. La
nuit tombait vite et rouler sur des routes enneigées ou verglacées n’était pas sans danger.

Charles connut en effet une nouvelle mésaventure avec sa voiture qui avait fini sa course dans le
fossé après avoir frôlé une clôture de barbelés. Les phares avant et le pare-chocs avaient été arrachés.
Plus de peur que de mal, Charles s’en tirait avec quelques bleus. Son ange gardien l’avait une fois de
plus protégé, affirmait-il en riant. Louise le sermonna et Charles la prit dans ses bras pour la rassurer.
Il lui promit huit jours en Alsace à la fin de l’été.
Comme il était en forme, Henri évoqua l’histoire de la commode et du double-fond. Charles,
décidément d’excellente humeur, le coupa :
– Tu as trouvé le magot ?
– Nous voilà tous riches, je me mets à la retraite, dit-il.
Ce n’était pas cela et l’on n’en parla plus. Mais de retour chez eux, Marguerite et Henri revinrent
sur le sujet. Marguerite restait persuadée que Charles était au courant de quelque chose. Mais Henri
faisait confiance à son oncle.
– Je le crois sincère, affirma Henri.
– Mouais ! Je n’en suis pas si certaine, bien qu’il ait ouvert des yeux grands comme des portes de
grange pour marquer son étonnement quand tu lui as parlé de ta découverte. Je n’oublie pas que vous
faites tous deux du théâtre et que vous avez, lui surtout, un sens inné du drame et de la comédie. Il
peut donc mentir vrai.
– Quel intérêt aurait-il à cacher quelque chose ?
– Je ne sais pas… En tout cas, l’idée que tu hérites de cette commode vient de lui ?
– Je l’ai cru, jusqu’à ce qu’il me confie que grand-mère Marie lui avait toujours dit qu’il fallait me
donner cette commode. Mais apparemment, il ignorait la spécificité de ce tiroir à secrets et la
présence de ce double-fond qui ne serait pas d’origine. Il est constitué d’une légère feuille de bois
contreplaqué que l’on pouvait faire glisser aisément en sortant le tiroir de la commode et en rabattant
l’arrière du tiroir. Cela a été bricolé bien après 1870 avec du bois qui n’est pas de la même essence
que l’ensemble du meuble.
– Bravo, tu vas pouvoir te réorienter vers l’expertise, le taquina-t-elle, à moins que tu ne prennes la
relève de ce pauvre Gaston Leroux qui vient de mourir. Tu pourrais écrire la suite des aventures de
Rouletabille.
– Ne te moque pas, Marguerite. J’ai très envie de découvrir la vérité.
– Et si elle concernait ta mère ?
– Soit, mais qui aurait eu intérêt à dissimuler ces cahiers ?
– C’est peut-être entre leurs pages que dort le secret, hasarda Marguerite, sauf que les années ont
passé et l’on peut s’interroger sur la nécessité de savoir.
– C’est important, ne serait-ce que pour répondre aux questions des enfants. Quand j’étais gamin, le
poids du mystère concernant ma naissance et le silence comme seule réponse à mes demandes m’ont
souvent blessé. Avec le temps, bien sûr, on guérit… Reste la cicatrice qui pique, qui démange.
– Oui, admit-elle, comme aujourd’hui.
1 Pendant la Semaine Sainte, les communiants de l’année remplacent par des crécelles la sonnerie des cloches qui annoncent
l’angelus, matin, midi et soir.
2 Mot lorrain pour dire sachet ou poche.
23

Carnets d’Henri – début juillet 1928

Il fait bien chaud en cette fin juin et c’est un réel plaisir d’accueillir l’été. Le jardin est magnifique.
Les mirabelliers portent de beaux fruits. Les haricots sont en fleur et la récolte promet d’être belle.
Nous pourrons faire des conserves pour l’hiver. Et quand il fait bien chaud, la bière se vend, s’exporte.
Notre brasserie bat des records de production. Nous nous plaisons bien avec Marguerite et les enfants
dans la maison de Charles. L’espace n’est pas un luxe… Je raconte tout cela et me force à l’optimisme
en allant voir Charles qui se remet, difficilement je trouve, de son récent accident de voiture. Louise
est très contrariée et lui a dit : « C’est fini, tu changes de métier et tu ne bouges plus de Vézelise, si
c’est pour revenir dans cet état. »
C’est dans les Vosges que l’accident s’est produit. Charles se souvient de ce jour terrible. Un orage
d’une violence inouïe, comme on peut en vivre dans nos régions. Le vent tordait les arbres et faisait
tomber des trombes d’eau qui rendaient les routes glissantes. Charles cherchait un endroit sans arbre
pour s’arrêter car il craignait que la foudre n’en fasse tomber un sur la voiture ou ne lui bloque la
route. Il a raconté qu’il ne voyait plus la voie et roulait quasiment à l’aveugle. Dans un virage, non
loin de Gérardmer, sa Torpédo 9 chevaux a dérapé et est allée dans le fossé. La chance de Charles, au
plus fort de l’orage, aura été de se trouver au pied du col de la Schlucht. En altitude, il aurait pu
tomber dans un ravin et nous revenir les pieds devant pour rejoindre le caveau de la famille Mialette
au cimetière. Le choc a été rude et a surpris le conducteur qui s’est trouvé projeté sur le volant. Il a dû
perdre connaissance et n’a pas pu s’extraire seul. Quand il a ouvert les yeux, il a cru mourir tellement
il souffrait. Il manquait d’air et ne pouvait respirer. Un chauffeur d’un camion de livraison de vin qui
le suivait lui a porté secours. Le premier médecin consulté n’a rien vu d’alarmant à part des côtes
cassées. Quand je regarde Charles, je vois sa mauvaise mine et son teint un peu cireux. Mais il ne
manque pas de courage et se force à la bonne humeur pour ne point alarmer son épouse et leur fils.
Marguerite partage tout à fait mon opinion et se dit inquiète, comme l’est Louise qu’elle tente de
rassurer. Le médecin de Vézelise a ordonné trois semaines de repos, sans quitter la chambre. Je ne
vois d’ailleurs pas comment il pourrait en être autrement puisque chaque mouvement, chaque
inspiration le fait énormément souffrir. Il ne peut dormir qu’assis. Louise a calé derrière son dos et sur
les côtés de gros oreillers pour qu’il ne s’épuise pas. Les deux premiers jours, elle a dû lui donner la
becquée. Bouger un bras était au-dessus de ses forces. D’ailleurs, il refusait de manger, vomissait tout
ce qu’il avait absorbé en disant « J’ai mal jusqu’à la taille et en dessous ». Le médecin lui a prescrit
quelques piqûres de calmants puisqu’il ne gardait rien et la sœur infirmière de l’hospice vient le
soigner et refaire le bandage de son torse. Maintenant, il sourit et affirme avoir moins mal. Je le sais
volontaire, combatif. Il me parle de ses projets, des prochaines pièces que nous pourrions monter. Du
cinéma que nous devrions ouvrir avec l’abbé au cercle paroissial pour distraire petits et grands. Il faut
vivre avec son temps, dit-il.
Je suis entièrement d’accord. Je lui raconte que, en Amérique, est sorti il y a quelques mois le
premier film parlant, Le Chanteur de jazz1. Nous vivons une époque passionnante. La TSF se
généralise, nous en avons acheté une. Marguerite aimerait que nous puissions nous offrir un
phonographe. Ils deviennent plus abordables depuis qu’on commercialise les disques plats. Autrefois,
les musiques étaient gravées sur des cylindres. Dernière nouveauté, on est en train d’expérimenter la
transmission des images grâce à un appareil appelé « télévision ». Viendra le jour où tout ce qui nous
est dit sera montré dans les foyers, écrivent les journalistes spécialisés. Nous saurons instantanément
ce qui se passe en Amérique comme en Afrique ou en Chine. Je n’arrive pas à réaliser. Je suis comme
un enfant face aux progrès de la technique. Je le confie à Charles qui s’intéresse à mes loisirs.
– Tu aimes toujours la moto ?
J’ai acquiescé d’un signe de tête en remontant ses oreillers. Je lui ai fait part de mon rêve, né en
lisant quelques comptes rendus dans Le Matin sur la course qui est partie de Bruxelles pour rallier
Le Cap en Afrique du Sud. Charles est lui aussi parfaitement au courant de cette « Croisière blanche »
lancée le 13 mai dernier. Ah oui, participer à une telle aventure doit transporter les êtres sur une autre
planète. J’y pense…
– Si jamais tu parvenais à réaliser ce rêve, je t’accompagnerais, a-t-il murmuré. Ce doit être
extraordinaire…
Il s’est tu soudain, je voyais que la douleur reprenait l’assaut et puis il avait vu Louise sur le seuil
de la chambre. Elle nous avait entendus.
– Ça ne te suffit pas d’être coincé au lit à cause de la voiture. Voilà qu’à peine guéri, tu parles d’une
course à moto. Eh, tu n’as plus vingt ans. Laisse cela aux jeunes !
– Je ne suis pas si vieux, protesta-t-il. Je suis encore vigoureux, je t’en donnerai la preuve sitôt
rétabli.
– Pour l’instant, repose-toi, ordonna-t-elle.
Je me suis levé et ai quitté la pièce. Louise n’avait pas tort. Charles était fatigué.

Il faut que j’écrive comment les choses se sont passées.


La nuit est à présent tombée trop douce sur la ville par rapport à ce que nous vivons. Demain toute
la famille sera réunie.
Mercredi soir m’a laissé une impression jamais ressentie jusque-là. J’ai bien le souvenir des
événements, mais c’est comme si je les avais vécus dans une sorte de brume qui aurait dû m’alerter. Il
y avait aussi de l’angoisse, mais je restais en dehors, sans réelle réaction. De toute façon, la destinée
se poursuivait, écrivait cette page, et je n’aurais rien pu changer.
Je revenais de chez Louise et Charles. Chaque soir nous passons chez eux Marguerite et moi pour
être aux côtés de Louise et de petit Paul bien grave, bien silencieux. En général, les enfants nous
accompagnent, mais Marguerite rentre avant moi pour ne pas ajouter un surcroît de fatigue à Charles.
Je reste donc un peu plus longtemps près de lui. Le silence nous unit et quand je lui fais signe que je
vais partir, c’est lui qui me retient. Rien que la présence, disent ses yeux. Ce que confirme Louise :
« Il en a besoin. » Mais il arrive que Charles me parle, des mots plus proches de la confession que
d’une réelle conversation. Il se reproche des manques à mon égard. Je lui réponds qu’il se trompe,
l’âge lui joue des tours, je le taquine, mais il persiste et je dresse un bilan en sa faveur, naturellement.
Depuis mon plus jeune âge, il aura consacré sa vie à veiller sur moi, à faire de moi un homme, à me
donner le sens de l’autre et cette ouverture sur le Ciel.
– On ne fait jamais assez, comme dans le service d’église. Tu sais, Henri, le Ciel commence ici-bas.
J’essaie de détourner la conversion quand il m’entraîne sur ce chemin-là. Je me sens mal à l’aise,
une peur irraisonnée, et c’est lui qui finit par me rassurer.
Je n’oublierai jamais ce mercredi 18 juillet. Je venais de lui dire que nous étions le jour de la Saint-
Arnoul et que la brasserie nous octroyait une prime pour nous féliciter des bons résultats. J’ai ajouté
que j’allais filer à Nancy acheter de nouvelles partitions de pièces de musique pour la fanfare – que
n’aurais-je pas raconté pour lui changer les idées. Il m’a fait promettre de ne jamais abandonner les
siens s’il lui arrivait quelque chose.
– Pourquoi me dis-tu cela, Charles ? lui ai-je demandé.
– Pour rien, au cas où, parfois la vie peut s’interrompre brutalement. Je prends mes précautions.
Et puis il s’est forcé à rire en corrigeant :
– C’est l’inaction qui me pèse, ne t’inquiète pas, cela fait tourner le petit vélo là-haut, a-t-il précisé
en pointant son index sur le front. Jamais je ne serai resté sans rien faire aussi longtemps. Enfin,
maintenant je peux lire, ce qui n’est pas si mal.
Je l’ai bien observé, il avait le teint gris et de vilains cernes sous les yeux. Et puis Louise est arrivée
avec son repas du soir sur un plateau.
– Tu es aux petits oignons, l’ai-je plaisanté, tu as la meilleure infirmière de Vézelise.
Il a souri et je suis parti.
Quelle heure était-il lorsqu’on a tambouriné à notre porte ? Marguerite dormait. Je l’écoutais
respirer. Moi, je pensais et repensais à Charles. Je n’avais pas fermé l’œil de la nuit. Il devait être cinq
heures, le jour se levait. D’un côté je voyais l’aube blanchir la campagne et de l’autre les bâtiments de
la brasserie encore allumés.
Je me suis levé sans réveiller Marguerite et suis allé voir qui de ses poings heurtait la porte de la
grange.
C’était petit Paul. Le gamin avait couru.
– C’est maman qui m’envoie. Papa n’est pas bien.
J’ai sauté dans mon pantalon et attrapé ma veste. J’avais mal pour Paul. J’ai pris sa main et nous
avons avalé la distance entre les deux demeures.
Le curé était là. Un faible souffle s’échappait des lèvres de Charles. Il a ouvert les yeux et m’a vu,
j’en suis sûr. Puis il les a refermés. Je voyais qu’il était épuisé. Louise était penchée vers lui en tenant
ses mains dans les siennes, tandis que le prêtre traçait le signe de croix sur son front en continuant ses
prières. J’ai récité quelques Je vous salue Marie. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ?
Il m’était douloureux de dire : « Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous maintenant et à
l’heure de notre mort… » J’ai pensé à Sion où nous étions allés ce lundi de Pâques en famille. Je
voulais me souvenir de tous ces jours heureux en famille où Charles était vivant parmi nous. Il fallait
faire reculer la mort qui nous l’enlevait bien trop tôt. La garce, je le sentais, s’était invitée et siégeait
dans la pièce.
Il y eut cet étrange râle, sa poitrine se souleva et retomba flasque sur sa couche. C’était fini… Il ne
bougeait plus. C’était bien cela, la mort ! Je l’avais côtoyée pendant les années de guerre sans
m’habituer à elle. Quand elle survient trop tôt, c’est la révolte qui gonfle le cœur. Je voyais ce corps
dans ce lit, mais ce n’était plus lui. La mort l’avait emporté en nous abandonnant une enveloppe
désertée par l’esprit, par l’âme. Que sommes-nous sur cette terre ? Les larmes me venaient. Je ne
devais pas. Pour Louise, pour Paul. Je n’avais même pas vu le médecin au pied du lit qui s’était
approché pour me glisser tout bas :
– Vous ne le saviez pas, votre oncle avait un ulcère à l’estomac que nous avions réussi à soigner, du
moins à stopper. Le choc de l’accident a réveillé le mal. L’ulcère a percé l’estomac. Il a été
courageux, malgré la souffrance.
J’ai vu Louise agenouillée près du lit, son visage posé contre le sien, comme si elle voulait lui
prodiguer sa chaleur… Je me suis éloigné et j’ai pris Paul contre moi. Le petit bonhomme serrait les
dents, n’y croyait pas, ne pleurait pas, pas encore. Dieu était trop injuste avec notre famille. Charles
s’était dévoué pour nous tous et il mourait à cinquante-deux ans.
Je suis rentré à la maison, Marguerite était levée. Ne me voyant pas, elle avait d’abord pensé qu’il y
avait un problème à la brasserie. Mais quand elle m’a vu, elle a deviné et porté ses deux mains à son
cœur.
– Charles, ai-je soupiré. C’est fini.
Nous étions effondrés. Incapables de parler. Quand l’église de Vézelise a sonné huit heures, nous
avons vu se lever précipitamment Loulou. Il nous a trouvés quasiment prostrés à la cuisine.
– Ben, ça ne va pas, maman, papa ? Pourquoi vous ne m’avez pas réveillé ? C’est jeudi et j’ai
manqué la messe de huit heures avant le catéchisme.
Marguerite se mouchait pour cacher son chagrin. J’ai réussi à dire :
– Oncle Charles est mort.
Loulou s’est agenouillé près de moi, a posé sa tête sur mes genoux et a sangloté longtemps. Ses
larmes ont fait jaillir celles que je m’efforçais de retenir depuis cinq heures du matin.

Je n’ai pas voulu écarter les enfants du rite des funérailles. J’ai trop regretté qu’on m’ait évincé
pour l’enterrement de Marie-Victoire. D’ailleurs, Loulou voulait être présent. Il était très attaché à son
parrain. Il est allé jusqu’au cimetière. Le caveau était ouvert et il a vu qu’on remontait le cercueil de
Marie-Victoire, sa grand-mère, pour déposer d’abord celui de Charles. J’avoue ne pas savoir pourquoi.
Le cercueil de sa grand-mère fut ensuite replacé et l’on ferma le tombeau avec la grosse pierre après
une dernière bénédiction et quelques Je vous salue Marie.
Loulou resta silencieux et s’accrocha à moi. Sa grand-mère était là, un corps, les restes de ce corps.
Mais elle avait existé. Elle n’était pas seulement un nom qui circulait dans la famille, un nom
murmuré à voix basse comme si son évocation allait provoquer une tempête. Elle était là avec les
autres disparus de la famille, de sa famille. Voici que son parrain, le frère de sa grand-mère Marie-
Victoire, rejoignait la famille. Est-ce qu’un jour son père irait là aussi ? Et lui-même ? Je lisais dans le
cœur de mon petit homme les questions que tout être humain se pose. Mais il ne fallait pas rester dans
la tristesse. Il était nécessaire de lui permettre d’ouvrir les yeux sur un rayon d’espérance. J’ai pris sa
main, puis celle de Nénette qui tenait la main de Marguerite, et nous avons quitté les lieux en même
temps que Louise.
1 Le 6 octobre 1927.
24

Vézelise, le 9 décembre 1928

Le dimanche 9 décembre qui suivit la fête de la Saint-Nicolas, Louise se rendit chez Henri et
Marguerite avec Paul, pour le repas dominical. Depuis la mort de Charles, il en était souvent ainsi.
Marguerite et Charles ne voulaient pas les laisser seuls.
Louise avait beaucoup maigri, mais restait vaillante et courageuse.
– Il y a Paul, disait-elle. Pour lui, il faut vivre.
Souvent, elle apportait le dessert. Ce jour-là, après avoir déposé la tarte aux pommes saupoudrée de
cannelle sur la table de la cuisine, elle tendit un paquet à Henri.
– C’est pour toi, Henri. Charles devait te le donner, il a trop attendu et je le lui ai dit quand il m’a
révélé ce que tu vas découvrir. Bouleversée par l’accident et sa mort, j’avais presque oublié, et en
rangeant ses affaires, il y a peu, j’ai retrouvé ce qu’il te destinait. Charles t’a mis un petit mot. En fait,
il m’a dicté la lettre qu’il désirait t’écrire. Comme tu le sais, depuis son accident, chaque geste était
douloureux pour lui. J’espère que tu lui pardonneras et à moi aussi. Il n’y a pas eu de malice de sa
part. Je ne suis au courant que de la lettre qu’il t’adresse, le reste ne me regarde pas.
Cher Henri,
Bien que je ne t’aie rien dit, rien révélé, je ne pense pas vivre encore longtemps.
Il me faut penser au Ciel, c’est ainsi, mais auparavant, j’ai besoin d’être en paix avec ceux que
j’aime.
J’aurais dû te transmettre ce qui te revient il y a bien longtemps déjà. Ma mère connaissait
l’existence des trois cahiers de sa fille. Celle-ci les a essentiellement rédigés à Vézelise quand
elle est revenue vivre ici pour y mourir. Peut-être avait-elle commencé à Charmes, je ne sais plus
vraiment. N’ayant pas lu ce qu’elle a écrit, je ne puis répondre à cette question. Ta mère te
destinait ces cahiers. Elle m’avait confié cela quand elle avait réclamé qu’on lui fasse, si c’était
possible, une tablette d’écriture afin de pouvoir se livrer à la page blanche depuis son lit.
Ma mère ne voulait pas que quelqu’un tombe sur ces cahiers et m’avait demandé d’en prendre
soin. Du mieux qu’elle a pu, elle a montré son affection à sa fille. Elle savait que certaines
personnes sont moins charitables et, selon la promesse faite à sa fille, elle s’est efforcée de
protéger cette sorte de confession qu’elle t’adressait. Marie-Victoire morte, ma mère avait
toujours émis le vœu que cette commode te revienne et j’ai trouvé tout naturel de fabriquer ce
double-fond qui abriterait les écrits de ma sœur. Je les ai retirés peu avant que la commode
n’arrive chez toi, au moment du partage des meubles, car je voulais te les remettre en mains
propres et parler avec toi de ce que je savais. C’était sans doute un peu idiot, puisque je sais si
peu de choses de ce « papa inconnu » que j’ai essayé de retrouver et qui t’a posé question comme
il en pose à Loulou, semble-t-il.
Tu n’as pas oublié les réticences qui ont été les miennes lorsque tu m’as fait part de ton désir
d’épouser Marguerite. J’avais appris que le nom de jeune fille de sa maman était Bauer. Elle
était originaire de Moselle, département annexé par l’Allemagne, comme toute l’Alsace, sauf
Belfort après la guerre de 1870. Or, Marie-Victoire nous a toujours dit, et nous l’avons su par
une connaissance de Rambervillers, que l’homme qu’elle a aimé était alsacien et qu’il s’appelait
Bauer. J’ai fait des recherches… Je craignais qu’il ne s’agisse de la même famille, bien que
Bauer soit un nom fort répandu tant en Alsace qu’en Moselle. Je voulais éviter un mariage
consanguin, le risque de faire naître des enfants attardés, à ce qu’on dit. J’ai fait des recherches
sans rien trouver, mais j’aurais sans doute dû persévérer afin que tu saches qui était ton père.
Poussé par Louise qui ne supportait pas l’ombre du soupçon pesant sur son amie Marguerite, j’ai
fini par baisser les bras et tu as épousé l’élue de ton cœur. Je te devais ces explications. Il me
semblait que pour cette conversation il nous fallait du temps et de la disponibilité d’esprit. La vie
va vite, nous bouscule et nous malmène. Nous étions toujours, toi et moi, fort occupés.
Crois-moi, tu n’as pas à rougir de ton histoire. De ce que j’en sais, du peu qu’elle m’a confié
et surtout d’après ce qu’ont pu nous dire ceux qui la connaissaient, ta mère fut exemplaire et
d’un rare courage.
Je la revois penchée sur ses cahiers après son retour à Vézelise. Parfois, elle relevait la tête et
nos regards se croisaient. Elle se défendait de la fatigue que cette activité devait lui causer. Elle
te devait cela, affirmait-elle presque avec le sourire, alors qu’elle ne riait plus jamais. « Je dois
célébrer la vie pour Henri et lui raconter mes “étranges noces”. »
Je te demande encore pardon des réticences que j’ai éprouvées à l’annonce de ton choix.
J’espère que tu ne m’en voudras pas. Il n’y avait aucune malice de ma part. Je voulais te
protéger et ce n’était pas facile.
Si je dicte cette lettre à Louise, c’est que je sais que je risque de ne pas me remettre de cet
accident, il n’y a pas que les côtes cassées qui me font souffrir. Tu l’apprendras si Dieu décidait
de me rappeler à lui plus vite que prévu.
Je t’ai aimé tel un petit frère, nous avons quatorze ans d’écart. J’avais dix-huit ans quand
Marie-Victoire est morte. Et je me suis occupé de toi jusqu’à ce que j’épouse Anne-Marie
Germain, la fille de nos charmants voisins, avant que je sois père. Je secondais ma mère dans ton
éducation. Je devais être le modèle du père. J’étais l’homme de la famille puisque notre mère ne
s’est jamais remariée. Pauvre Marie, mère à dix-huit ans, veuve à trente-trois ans. L’aînée avait
quinze ans et Louise, la petite dernière, gigotait dans son ventre. Notre mère n’avait même pas
osé le dire à son époux parce que la maladie le rongeait.
Mon cher Henri, il faut que je te fasse part de mes sentiments. Ce n’est jamais aisé de parler
d’affection et de montrer ce que l’on pense. Nous sommes des hommes et nous appartenons à une
terre où la discrétion est une qualité première. Une terre fleurie de trop de réserve. Les guerres
en sont la cause. Il a toujours fallu se méfier. Or, l’excès n’est jamais bon. Et cette retenue dont
nous avons appris qu’elle faisait partie de la bonne éducation ne peut que flétrir, voire tuer les
élans de vie. Sur le point de passer sur l’autre rive, je veux te dire combien je suis fier de ce que
tu es devenu. J’ai craint pour toi, pour vous, pour votre couple, et quand je vous vois si
parfaitement accordés, je ne peux que me réjouir et vous demander de pardonner mon erreur.
Je t’embrasse ainsi que Marguerite et les enfants. Soyez heureux en attendant nos retrouvailles
éternelles.
Oncle Charles.
Henri parcourut la lettre de Charles en silence, respira profondément et la replia avec un soin
extrême avant de la glisser dans le petit paquet qu’avait tendu Louise. Il baissa les paupières avec un
air entendu et lui sourit. Il n’en voulait à personne. Chacun fait ce qu’il peut. L’essentiel étant de ne
jamais vouloir nuire de façon délibérée. Il attendrait d’être seul pour lire, pour découvrir cette mère
dont il n’avait que des images floues dans la tête et le cœur. Il observa encore Louise, l’amie de sa
femme et sa tante par alliance. On pouvait sourire des facéties du destin qui prenait plaisir à faire se
croiser les fils de la vie, à tisser des étoffes singulières. Rien n’est innocent. Il eut le sentiment que le
Créateur veillait au grain, comme le lui avait souvent dit Marie, sa chère grand-mère quand elle ne
savait pas répondre à une de ses questions. « Ne t’inquiète de rien, Dieu veille au grain, tout finit
toujours par s’arranger. » C’était cela, il allait savoir et il se sentait une âme capable d’accueillir. En
tout cas, Louise venait de lui faire un cadeau somptueux. Et il l’en remercia.
Deuxième partie
1

Vézelise, dimanche 23 décembre 1928

Bien, se dit Henri. Puisque Marguerite est partie dans les Vosges avec les enfants chez une de ses
cousines vieillissantes, me voici seul ou presque avec les chats et le chien. Le feu ronfle dans la
cuisinière alors que tombe doucement la neige. Une neige trop fine pour durer. Nous sommes à
l’avant-veille de Noël. Je me lance dans la lecture des cahiers de ma mère. Je crois que cette journée
va être en quelque sorte la célébration des « noces étranges de Marie-Victoire », comme elle l’a confié
à son frère Charles.
Il soupira en songeant à son oncle. Non, il ne lui en voulait pas, c’était évident. Il eût juste aimé lire
les écrits maternels plus tôt. Il lui semblait que cela l’aurait aidé. Loulou avait huit ans et Nénette
quatre ans, était-il un bon père pour ses enfants ? Et face à Marguerite, quel homme était-il ? Les
rendait-il heureux ?
Il ouvrit le paquet apporté par Louise plusieurs jours auparavant. Trois cahiers glissés dans une
enveloppe cachetée à la cire. Le papier était mou, usé, gonflé d’humidité, défraîchi. Marie-Victoire
était morte en 1894. Trente-quatre ans ! Déjà trente-quatre ans que cette femme avait fermé les yeux
et l’émotion affleurait, presque intacte, de ne jamais s’être exprimée. Elle était là, tapie, comme
roulée en boule, attentive, prête à surgir quand il décachetterait, arracherait le papier d’emballage. Ce
n’est pas rien de mettre au jour le cœur et l’âme de sa mère, puis de tourner les pages de l’album de
cette vie écourtée. Il avait cette curieuse impression d’exhumer des morceaux de vie. Il lui faudrait les
relier les uns aux autres afin de composer un tableau, de tisser une toile.
2

Premier cahier de Marie-Victoire

Pour Henri, mon tendre et tout petit,

Je n’aurai sans doute pas la joie de te voir grandir bien longtemps, mais je te confie à ta grand-mère
et à ton oncle Charles. Tu as bien un parrain, Henri, dont tu portes le prénom. Mais lui se destine à
l’armée et sera peu présent à Vézelise. Tandis que Charles va demeurer là. Tous deux veilleront sur
toi. Un jour, tu auras connaissance de ton histoire, de mon existence. Je ne voudrais pas que tu sois
triste.
Je vais te raconter tes origines. Pour ce faire, il est nécessaire que je commence par la mienne,
puisque je suis ta maman. Nous devons faire connaissance.
Tu seras sans doute un beau jeune homme quand tu me liras. J’essaie de t’imaginer dans ce nouveau
siècle tout proche, le dernier de ce millénaire qui devrait apporter le bonheur. De grandes découvertes
ont déjà eu lieu, d’autres sont sur le point de l’être. Cette nouvelle vie a déjà révolutionné l’existence
des êtres humains. Je vois s’avancer le progrès. En médecine, on guérit des maladies qui faisaient
mourir bien jeune. On sait presque vacciner contre la rage, on peut protéger le bétail contre certaines
maladies. On connaît l’origine du choléra et d’autres grands maux. Pasteur nous aura beaucoup appris
sur la conservation des aliments et l’hygiène. Quant à l’ingéniosité des hommes qui construisent des
machines facilitant le travail des hommes, elle paraît presque sans limites. Quand je pense aux dures
conditions qu’auront connues ma mère et avant elle ma grand-mère, je me dis que j’aurais sans doute
eu plus de chance qu’elles s’il m’avait été accordé une longue existence. Je ne vivrai pas très
longtemps. C’est plus qu’une intuition. Je suis lucide, même si tout le monde cherche à me rassurer.
Si le progrès matériel peut libérer et rendre la vie plus douce, il est peu de chose face aux sentiments.
Et de quoi ont d’abord besoin les êtres vivants ? D’amour ? Or, savoir aimer reste un exercice
périlleux, une perpétuelle conquête, dont si peu sont capables. J’aurai l’occasion d’y revenir.
Mais cela étant écrit, je continue de caresser ce doux rêve, mon cher enfant, mon tendre petit
garçon, que ces années qui s’avancent vers toi soient belles, exaltantes…
Allons, pas d’égarement. Ce n’est pas facile et je dois te dire certaines choses de façon très limpide
pour que tu comprennes bien. Il me revient quelques conseils de la religieuse du cours de couture de
Charmes. En plus des leçons liées au métier que nous pourrions exercer, elle n’oubliait pas de nous
prodiguer quelques recommandations destinées à faire de nous des jeunes filles présentables. « S’il
n’y a pas de honte à venir de la campagne, il faut savoir être à l’aise partout, notamment en ville.
Mesdemoiselles, de par votre métier, vous rencontrerez les dames du grand monde, il sera nécessaire
de converser avec elles sans passer pour de jolies cruches. Vous devrez donc veiller à bien vous
exprimer tant à l’oral qu’à l’écrit. Savoir tourner une lettre, trouver les termes précis ont leur
importance. » J’y suis aujourd’hui, Henri, fasse le Ciel que je parvienne à te parler avec cœur et clarté.

Je suis née deux ans avant la guerre de 1870, quand l’empereur Napoléon III exerçait encore le
pouvoir. Il était fort populaire, m’ont dit mes parents et grands-parents. En 1868, ma mère était à
quelques mois de ses dix-huit ans et mon père n’avait pas encore dix-neuf ans. J’ai donc eu de très
jeunes parents. La Lorraine vivait de grands bouleversements techniques. Mes parents s’étaient déjà
établis à Vézelise et mes grands-parents paternels, qui venaient de la Corrèze, demeuraient à Charmes.
Après avoir été chaudronnier, puis ouvrier en parapluies à Saint-Privat et Nancy, mon grand-père
s’était installé à Charmes après son deuxième mariage. Plus tard, il a pu se livrer à sa passion, un
modeste petit élevage. Une passion partagée avec ma grand-mère. Charmes, c’est déjà les Vosges. Une
étape sur la route menant à l’Alsace. C’est une bourgade plaisante, à la fois rurale et industrielle.
Grâce à la Moselle toute proche qui borde la ville, des industries ont pu prospérer. Il y a des tanneries
et des fabriques de draps. Non loin, à Portieux, une verrerie-cristallerie emploie beaucoup de monde.
Là aussi, on travaille le bois. Les arbres ne manquent pas dans cette région. Ils sont plus nombreux
que les habitants. Et puis, il y a la célèbre brasserie Hanus créée quatre ans avant ma naissance. C’est
grâce à ces industries que les moyens de communication ont été développés. Ils ont ainsi transformé
Charmes. Le chemin de fer fut, disent les anciens, une révolution. Les Carpiniens1 ne cachaient pas
leur fierté de ne plus être isolés et de pouvoir se rendre tant à Nancy qu’à Épinal et Remiremont. J’ai
toujours aimé ce géant des rails crachant sa vapeur et sifflant. Mes grands-parents, originaires de
Corrèze, demeuraient méfiants. Ils disaient que trop de bruit allait tuer les poussins dans l’œuf ou
provoquer des fausses couches chez les brebis et les vaches. Je les moquais et riais. Grand-mère me
reprenait et me traitait de bévatte2. Je ne me vexais pas et déclarais haut et fort à qui voulait
l’entendre que je ne craignais rien : moi, un jour, j’irais dans ce train et je voyagerais loin, très loin,
jusqu’au bout du monde.

Mes parents étaient des gens simples, mais qui avaient le sens de l’honneur et de la morale. J’ai
souvent entendu cela. Mon père a beaucoup voyagé. Comme son père, il était marchand de parapluies,
qu’il réparait aussi, et également représentant. Dans ses sacoches, il proposait à ses clients une
multitude de babioles dont les femmes des campagnes reculées ont besoin : aiguilles à coudre, à
tricoter, crochets, fil, laine, boutons, etc. Je me suis souvent demandé s’il n’était pas un peu
colporteur. Sur ce sujet, maman n’a guère eu de réponse. Je suis la première-née. Quatre ans plus tard,
ce fut le tour de Joseph-Paul qui préféra, dès son entrée à l’école, être appelé Paul pour qu’on ne le
confondît pas avec notre père qui, lui, s’appelait Joseph, comme son père établi à Charmes. Puis Henri
montra le bout de son nez deux ans avant Charles, et enfin une petite Louise qui naquit un 8 mai dans
la nuit. Ma mère était seule, puisque papa était mort depuis février. J’avais quinze ans et veillais à
m’occuper de Paul, d’Henri et de Charles. C’était mon rôle d’aînée. Les premières semaines, j’ai
souvent emmailloté Louise dans ses langes avant de lui mettre une coutrote3. Je me souviens des
lessives que nous allions faire à la rivière. L’été, c’était agréable, mais l’hiver, c’était rude et maman
essayait de me préserver. Elle me trouvait d’autres tâches à accomplir à la maison. J’étais fragile et
sujette à des toux qui n’en finissaient pas, disait-elle en allant acheter des sirops chez le pharmacien.
Des remèdes qui coûtaient cher et l’angoissaient un peu. Grand-mère nous concoctait, quand c’était
possible, un sirop. Elle avait un secret que je connaissais vaguement. Elle faisait mijoter des radis
noirs, du thym et du miel. C’était à la fois sucré et piquant. Et si cette potion calmait la toux et la
sensation de brûlure, elle ne guérissait pas la cause du mal. Grand-mère connaissait bien les plantes et
disait qu’elle m’apprendrait quand je serais grande. En attendant, j’aidais maman en préparant le
repas, en repassant, en reprisant les chaussettes. Et suprême récompense, je maniais l’aiguille, comme
elle, car j’aimais la couture. Avec autant d’enfants, ce que gagnait notre père ne suffisait pas pour
nourrir la famille. En plus des travaux de couture et de broderie, maman réparait les parapluies pour
aider papa qui multipliait ses activités, comme il disait avec une voix grave. Elle savait remplacer une
baleine de parapluie et se montrait experte dans ce domaine, mais toujours elle devait faire attention à
ses doigts et ne point se blesser pour continuer à coudre sans tacher les fils et les tissus. Ses clientes
étaient exigeantes et se montraient parfois arrogantes en la traitant de haut. Mais jamais elle ne
répondait autrement que par un sourire. J’ai admiré sa patience, me disant parfois que si c’était moi,
elles verraient ces belles dames… Me devinait-elle, maman, pour glisser : « Ce sont elles qui me
donnent du travail, tu peux penser ce que tu veux d’elles, mais il faut savoir se taire… »

Mes grands-parents de Charmes élevaient des poules, des lapins et quelques moutons. C’était aussi
pour eux un moyen de compléter leurs revenus. De temps en temps, grand-mère venait nous rendre
visite à Vézelise quand un paysan de Charmes, le plus souvent le père Antoine, se rendait à une foire à
Vézelise, Tantonville, Lemainville ou passait par là à l’occasion d’un pèlerinage à Sion. Il arrivait
qu’il fasse un petit détour, pour la déposer le plus près possible. Elle n’arrivait jamais les mains vides
et apportait des œufs, une volaille ou un lapin, que notre mère cuisinait. C’était toujours une fête pour
nous et nous la pressions de questions pour qu’elle nous raconte la Corrèze, Saint-Privat où elle s’était
mariée et dont elle disait avoir tout oublié. Au moment où je t’écris ces quelques lignes, mon petit
Henri, je sais que grand-père serait triste à en mourir s’il avait appris cette terrible nouvelle que fut
l’incendie de Saint-Privat en 1885. Le feu n’a épargné que l’église et le presbytère et deux ou trois
maisons au centre du village. Tout le reste est parti en fumée. L’ancienne maison des grands-parents
ne doit plus être que cendres. J’ai lu cela dans un journal, mais bien après les faits…
Nous n’étions pas riches, mais nous n’avons jamais souffert de la faim et je me souviens avoir
toujours été correctement vêtue, car maman veillait à notre tenue. Grand-mère la félicitait et lui disait
qu’elle était une bonne mère, consciente de ses devoirs. Entre elles deux, il n’y eut jamais de
querelles. Grand-mère était gentille et ma mère était une femme respectueuse. Il paraît que c’est
rarement le cas entre belle-mère et belle-fille. Le seul point qui fâchait grand-mère était les
manquements à la morale. Elle disait : « Toujours droite dans ses sabots et les yeux levés vers le ciel ;
et tout faire pour pouvoir se regarder dans le miroir et garder la tête haute quoi qu’il arrive. »
Ma mère se confiait parfois à moi. Il est vrai que ma présence était pour elle une aide précieuse qui
rompait ce trop de solitude, notre père étant souvent sur les routes. Il devait aimer les voyages et il
affirmait que sa femme était capable de faire face et d’élever parfaitement les enfants. Notre père en
aura connu quatre, puisque Louise est née après sa mort. Nous aurions pu être davantage, m’a glissé
un jour maman alors que nous étions toutes deux lancées dans la broderie d’un voile de mariée. Elle a
parlé des enfants vivants, mais aussi des petits anges repris par le Ciel avant le terme. Par exemple,
entre mon frère Paul et moi, il y a quatre ans d’écart, et entre Charles, né en 1876, et Louise qui a vu le
jour en 1883, sept ans d’écart. À trois ou quatre reprises ma mère a été grosse et n’a pu « mener son
état » jusqu’au terme. Mon père, toujours sur les routes, ne l’a pas su. « Il ne faut pas embêter les
hommes avec les histoires de femmes », disait-elle. Elle n’osait pas me confier ce qu’elle me
révélerait un jour, très agacée : « Ma fille, si tu le peux, ne prends pas d’homme qui va sur les routes.
C’est comme les marins, ils rentrent au port ou au bercail pour prouver qu’ils peuvent semer et avoir
ainsi une descendance qui fait leur fierté de mâle. Le travail, ce n’est jamais pour eux. »
Elle fut longtemps silencieuse sur ses sentiments. Tant que j’étais jeune, elle estimait utile de me
former à la discrétion, à la soumission. Pourtant, très vite, j’ai deviné chez elle une part de révolte,
parfois même un épuisement, légitime d’ailleurs, face à la condition qui était la sienne. Elle était si
seule, mais elle ne se plaignait pas et ne racontait jamais à notre père ses déconvenues et ses soucis, sa
tristesse aussi face à ses espoirs de maternité déçus. « Ça servirait à quoi, qu’il sache nos malheurs ?
Cela ne ferait pas revenir ces petits anges, qui, du reste, sont bien où ils sont. Et il s’inquiéterait, c’est
inutile… »
L’affaire était close pour elle. Elle se penchait et fouillait dans la caisse posée à même le sol dans le
grand couloir menant à la cuisine, et comptait les parapluies qu’il lui restait à réparer. Il y avait d’un
côté ceux des particuliers, de l’autre ceux d’une petite entreprise de Lemainville qui vendait aussi des
chapeaux et les faisait faire par les femmes des campagnes. Ma mère a dû en fabriquer, c’est
d’ailleurs auprès d’elle que j’ai été formée à cette tâche. Or, cet homme qui sillonnait les villages pour
distribuer le travail n’était pas toujours juste. Il exigeait beaucoup de travail en peu de jours pour fort
peu d’argent. Mais qui osait se plaindre ? Se plaindre, c’était faire une croix sur ce maigre salaire qui
permettait tout juste de varier le repas du dimanche. J’aimais les soirées que nous passions toutes
deux quand les plus jeunes étaient couchés. C’était le moment où nous allumions davantage de
bougies et la grosse lampe à pétrole qu’elle disait avoir reçue en cadeau de mariage. Ainsi, nous
voyions plus clair et pouvions réaliser nos travaux de broderie. J’ai beaucoup appris d’elle. Venait
ensuite le moment où elle se livrait et rêvait à voix haute de ce lointain pays d’où elle était originaire.
Le Tessin suisse. Elle en parlait avec des étoiles dans les yeux. Elle espérait s’y rendre un jour. C’était
sans doute, affirmait-elle, plus joli que la Corrèze de notre père et que cette Lorraine qu’elle trouvait
grise et froide. Du peu que j’en savais, je lui répondais que le Tessin était une région montagneuse au
cœur des Alpes et que les hivers devaient y être très rigoureux, sans doute plus froids que ceux de
Lorraine. Elle haussait les épaules – il ne fallait pas jeter d’ombre sur son pays merveilleux.
Au fil des ans et à mesure que je grandissais, j’osais la questionner. Comment avait-elle rencontré
papa ?
« Le plus naturellement du monde. Il est venu vendre un parapluie à ma famille et m’a fait les yeux
doux. Je ne sais même plus si j’en ai été flattée. Ce qui importait, c’est qu’il plaise à mes parents. Ce
fut le cas, il est revenu à plusieurs reprises et l’affaire fut vite conclue. Comme nous étions une
famille nombreuse, les parents ont estimé qu’en mariant rapidement les filles, cela faisait des bouches
en moins à nourrir. » Mais elle n’a rien ajouté de plus. Je n’ai pas vraiment su si elle l’aimait. À
l’épicerie, ou au bord de la rivière les jours de lessive, j’entendais des conversations de femmes.
Certaines évoquaient des couples qui avaient une vie difficile. On plaignait la pauvre Antoinette, ou
Adrienne, ou Marcelline. « Les parents pensaient avoir bien marié leur fille, mais l’amour n’était pas
venu avec le mariage… » Ainsi donc, pensai-je, les parents nous marient pour que vienne ensuite
l’amour. Mais dans les romans d’amour de la Bibliothèque bleue 4, qu’il m’arrivait de lire, les jeunes
gens s’aimaient d’un amour fou et se mariaient ensuite. Un jour, j’ai abordé la question avec maman.
Elle a d’abord levé les bras au ciel avant de se moquer de moi et de me répondre : « Le papier sait
s’écrire, il ne faut pas tout croire, ce n’est pas parole d’Évangile. » J’étais tout de même très fière
d’entrer dans la confidence. C’en était une, mais il était hors de question que je raconte cela à mes
frères. Je devais honorer sa confiance, elle employait parfois des grands mots. Si je me soumettais,
elle continuerait de me parler comme à une grande, disait-elle. Flattée, je faisais toutes les promesses
possibles et je les tenais.
Le grand drame de notre famille fut la mort de papa à trente-quatre ans. On n’a jamais su quelle
maladie l’avait emporté. Une maladie de foie, selon ses parents à Charmes. À nous, maman demandait
de la compréhension quand il était grognon les semaines qui ont précédé sa mort. « Soyez calmes,
gentils, votre père souffre. Il digère mal. »
Il avait beaucoup maigri depuis le dernier été et il avait attrapé un très vilain teint. Les yeux lui
mangeaient le visage. À la fin, il ne se levait plus. Ma mère devait le porter pour l’asseoir sur une
chaise afin de le laver et de refaire le lit. On eût dit un enfant, un pantin désarticulé. Il n’avait plus
aucune réaction. J’étais la dernière couchée et la première levée pour seconder maman, qui parfois
faisait de bien longs trajets à pied jusqu’à Nancy pour faire ses achats. Les soirs, j’avais l’habitude de
jeter la dernière bûche dans la cheminée pour que la maison reste chaude longtemps. Papa dormait
dans le lit de coin de la cuisine, et pour la nuit, j’allais tirer le rideau en lui souhaitant le bonsoir.
Il répondait toujours : « Merci, ma grande, que Dieu te bénisse ! » et je lui glissais doucement : « Toi
aussi, papa. » Parfois, parce que la lumière lui blessait le regard et toute la tête, il faisait signe de
fermer très vite le rideau. Un soir, comme d’habitude, j’ai mis la bûche. J’ai vérifié qu’elle prenait
bien et je me suis approchée du lit. « Bonsoir, papa ! » Il n’a rien répondu. Ça m’a fait drôle parce que,
la plupart du temps, il précédait mon bonsoir d’un : « Tu es une bonne fille, j’aurai bien chaud. » J’ai
insisté : « Bonsoir, papa ! » Toujours le silence. Je me suis approchée plus près : « Alors papa, on dort
déjà ? » Pressentant le pire, j’ai crié plus fort : « Papa, papa, réponds-moi !
– C’est pas la peine, a soufflé maman dans mon dos. Pour dormir, il dort, et pour toujours. Va
chercher, monsieur le curé, pour qu’il le bénisse. On n’est pas des chiens quand même. »
J’avais les jambes en compote. Elles ne me portaient plus.
« C’était prévisible. C’est mieux comme ça. Il a fini de souffrir. En passant, toque chez les
Germain, ils m’ont dit que je fasse signe s’il arrivait quelque chose… » C’est tout. Elle a soupiré,
s’est mouchée. Je ne l’ai pas vue pleurer. Ni ce jour-là, ni à l’église, ni au cimetière. Pâle, elle
regardait fixement devant elle, jetait un œil sur le cercueil et serrait les dents. Elle gardait aussi, et
cela m’a frappé, une main posée sur son ventre. Quand un peu plus tard, je devais avoir dix-sept ou
dix-huit ans, je lui ai fait part de mon désir de rester à Charmes pour lancer une affaire, elle s’est mise
à pleurer sur mon épaule. « Tu fais ta vie, elle sera plus belle que la mienne. J’ai vite renoncé et
compris que tout était fini pour moi à la mort de ton père. Ce jour-là, j’étais presque contente, libérée,
il ne souffrait plus, et à la fois, j’étais terrifiée… Il faut que tu saches, ma fille, ma vie avec lui n’a pas
été un chemin bordé de roses et semé de sable fin. Il était si souvent absent pour gagner quelques sous
seulement. Enfin, aux yeux de tous, j’avais quand même un mari. Mais quand je l’ai vu mort, dans ce
lit, ce n’est pas sur lui que j’ai eu envie de pleurer. Pense ce que tu veux, j’ai honte, mais c’est comme
ça. J’ai vu les conséquences. Ça passait et repassait dans ma tête. J’ai imaginé ce qu’allait être notre
vie ensuite, la mienne surtout, seule avec vous tous et celle qui gigotait dans mon ventre. Je n’avais
plus de famille. Je n’avais que les parents de Joseph à Charmes. Il n’était pas dit qu’ils continueraient
de nous aider une fois leur fils enterré. C’est surtout ça qui me préoccupait. Fort heureusement, ils
sont restés proches de nous, enfin parce que je ne me suis pas remariée. Je n’en avais nullement envie
d’ailleurs. J’avais mis au monde assez d’enfants. Je laissais cette tâche aux plus jeunes. »

Les premières semaines après la mort de papa, ma grand-mère de Charmes est venue habiter chez
nous pour aider maman. Grand-mère a fait ce qu’elle a pu, car maman était fatiguée. Grand-père ne
pouvait être là, il devait continuer à soigner les bêtes. Mais quand un fermier de Charmes passait non
loin de Vézelise, il venait déposer des victuailles pour la famille. Puis grand-mère proposa, quand ce
seraient les grandes vacances, de prendre les enfants. J’avais quinze ans, Paul onze ans, Henri neuf ans
et Charles sept ans. Une aide précieuse pour maman qui n’aurait qu’à s’occuper de la petite Louise.
Elle pourrait ainsi coudre, broder et réparer les parapluies, puisqu’elle avait déjà une clientèle. J’avais
des scrupules d’abandonner maman. Elle secoua la tête et me rassura. Elle ne serait pas seule.
Mme Germain, la voisine, était là. Elle savait qu’elle pouvait compter sur elle.
J’ai bien aimé ces semaines passées à Charmes chez les grands-parents. J’aidais grand-mère dans la
maison, mais aussi grand-père. Je m’occupais parfois des moutons avec grand-mère, la spécialiste,
disait grand-père en riant. Je me souviens de la tonte à ses côtés, c’était une forte femme. Elle savait
les attraper, les maintenir couchés en leur liant les pattes et elle passait les ciseaux bien affûtés par
grand-père. Je la regardais avec admiration jusqu’au jour où elle a lancé : « Tu as bien vu, le prochain
mouton que j’attrape sera pour toi. Tu devras cisailler la laine, ras la peau, sans entailler la pauvre
bête. Tu vois, la laine, ça rapporte aussi un peu d’argent. Autrefois, je la filais chez les parents.
Maintenant, un marchand passe dans tout Charmes pour la récupérer. À la fin de l’hiver, ce sera le
temps de l’agnelage. » C’est ce qui est le plus émouvant, voir naître les agneaux. Parfois, ils se
présentent mal, il faut les tirer doucement par les sabots qu’ils montrent en premier et faire très
attention de ne pas blesser la brebis. Grand-mère savait leur parler, caresser leur flanc pour les
rassurer. Quand l’agneau sort, il faut le bouchonner. La mère vient aussitôt pour le lécher et offrir son
lait. Grand-père préparait toujours « la chambre des mères » où chaque brebis pouvait être un peu à
l’écart avec son petit dans un espace clos, rien que pour elle. Après les avoir vus naître, j’aurais voulu
que jamais ces petits ne soient tués. Grand-père souriait, me traitait d’âme sensible et assurait qu’il
fallait bien vivre. Mais il y avait mieux que les travaux domestiques et fermiers à Charmes. Deux fois
par semaine, je me rendais aux cours de couture des sœurs de la Providence. Grand-mère
m’encourageait en me disant que cela me serait toujours utile pour gagner de l’argent et aider ma
mère. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé.
Maman a repris ses enfants en octobre. Mais moi, je suis restée à Charmes. Je travaillais déjà et
bénéficiais de l’aide des grands-parents qui m’apportaient de l’ouvrage. J’aimais bien la vie de
Charmes. Les bords de Moselle, la grande foire annuelle. J’ai vu se construire le canal qui allait relier
la Moselle à Givet dans les Ardennes à la Saône. Quelle animation dans la ville qui devenait
prospère ! Mais dans la mémoire collective, les trois années de guerre, l’humiliation de la défaite, les
blessures, les deuils restaient bien présents. Beaucoup de Carpiniens payèrent de leur vie et furent
odieusement traités parce qu’ils avaient osé résister aux Prussiens. À Charmes, on a le caractère fier.
Les anciens racontaient que cela avait déjà été le cas face à Charles le Téméraire qui fit brûler la ville,
puis sous Richelieu qui exigeait que Charmes fasse allégeance au roi de France. Malgré le traité signé
à la Maison des loups5, et parce qu’il ne voulait pas être à la botte des troupes françaises, Charles IV,
le duc de Lorraine, reprit sa parole… Le résultat fut terrible, incendie, mise à sac, destruction des
remparts. En revanche, au XVIIIe siècle, le duc Léopold apparut comme un souverain exceptionnel dans
toute la Lorraine. Il aimait son peuple qui le lui rendait bien. La Lorraine avait son prince qui
encourageait les industries, les maîtres verriers, les faïenciers. Mais ce temps fut de courte durée. Les
anciens parlaient encore du rattachement de la Lorraine à la France en 1766 à la mort de Stanislas, roi
de Pologne déchu, mais beau-père de Louis XV. Les vieux de Charmes racontaient que leurs vieilles
grands-mères avait vécu la fin de la Lorraine indépendante. Les Lorrains avaient fini par aimer
Stanislas, mais ils avaient détesté son Premier ministre, l’horrible de La Galaizière, chargé de mater le
fier caractère de cette province indomptable. Mais selon eux, le plus grave restait cette guerre de 1870
qui avait laissé trop de cicatrices… L’empereur Napoléon III avait-il toute sa tête pour les précipiter
dans un tel désastre ? On songeait à l’Alsace toute proche raflée par la Prusse, aux Lorrains de Metz
qui n’avaient pas voulu devenir allemands et qui l’étaient devenus comme les Alsaciens. Certains
avaient pu fuir et s’établir dans les Vosges françaises et jusqu’à Nancy. Mais que serait l’avenir ?
J’entendais la chanson que nous connaissions tous et qu’à chaque fête nous entonnions à tue-tête,
surtout quand la France célébrait le 14 Juillet. Par solidarité, nous reprenions ce chant que les jeunes
Alsaciens vaincus interprétaient avec fougue pour exprimer leur attachement à la France. « Vous
n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine… Vous avez pris l’Alsace et la Lorraine, mais notre cœur, vous ne
l’aurez jamais. » Nos cœurs vibraient… Est-ce qu’un jour nous pourrions aller jusqu’en Alsace de
l’autre côté des Vosges sans croiser les casques à pointe des féroces soldats prussiens contre lesquels
les anciens nous mettaient en garde ?

J’ai réussi à entraîner grand-mère en train à Épinal. Nous avions d’abord prévu de nous rendre à
Rambervillers, situé à une vingtaine de kilomètres d’Épinal au bord de la Mortagne. Au départ nous
devions gagner Rambervillers par la route, en carriole grâce au père Antoine, le meilleur voisin de
grand-mère, qui faisait de fréquents allers et retours dans cette ville, disait-il, histoire d’y voir les
« têtes de veau6 ».
Le marché de Rambervillers a une excellente réputation. Il a lieu chaque jeudi. Et dans le temps de
Noël et de Pâques, il attire les foules. On y vient de toute la Lorraine, mais aussi de Franche-Comté et
de Suisse. Rambervillers, c’est une ville de tissage et l’on y trouve un choix d’étoffes variées qui
démangent les doigts quand on les touche. À Charmes aussi on tisse avec entrain, mais les toiles
proposées sont essentiellement pour la literie. Les plus beaux draps, c’est bien connu, sont ceux de
Charmes. Grand-mère avait sa petite idée, c’est ce que j’ai pensé avec le recul. Elle avait déclaré
vouloir se faire belle pour la fête de Pâques, et convaincu grand-père que ce n’était pas un caprice. Il
ne se privait pas de la taquiner : « À ton âge, tu veux encore faire des conquêtes ? » Elle riait et
affirmait avoir besoin de vêtements un peu habillés. J’allais lui confectionner une nouvelle jupe et une
cape assortie. Le chemisier n’était pas nécessaire. Elle en avait réalisé un, brodé sur le devant au point
de Venise. Il ferait parfaitement l’affaire. Elle misait sur la cape. Courte, à la mode, avec col et
boutons. « Tu m’enterreras avec. Au moins, je serai belle dans le cercueil et tu pourras dire que tu as
fait tout ce que tu pouvais pour me rendre heureuse. Les voisins et voisines auront de belles paroles
pour toi et ta peine sera adoucie. » Grand-mère ne manquait jamais d’arguments. Le rendez-vous fut
donc pris avec le père Antoine qui allait nous emmener. Je me réjouissais de cette sortie, moi qui ai
toujours dans la tête des envies de voyage. Malheureusement, un essieu de la carriole a cassé au bout
de deux kilomètres et, comme a dit grand-mère un peu fataliste : « Adieu veaux, vaches, cochons, mes
projets de tenue neuve pour Pâques resteront sur le bas-côté de la route où la carriole s’est échouée. »
C’est alors que j’ai eu une idée.
« Grand-mère, on peut aller à deux endroits sans carriole où tu trouveras de jolis tissus. Les sœurs
de la Providence nous le répètent assez. Soit à Nancy, soit à Épinal. »
Il fallait voir les yeux de grand-mère qui partaient en roue libre.
« Mais comment donc, ma p’tiote ? C’est pas la porte à côté !
– C’est simple, par le train.
– Jamais de la vie, a-t-elle répondu en se signant. Et que le bon Dieu m’en préserve !
– Justement, Il nous préservera et tu auras une tenue digne d’une grande dame. C’est bien ce que tu
veux, non ? »
J’ai su y faire et nous sommes allées toutes les deux à Épinal. Grand-père nous a accompagnées sur
le quai de la gare. Quand le train a démarré, il a agité son mouchoir. Je riais de bon cœur. Et grand-
mère a fait de même.
« Oh, grand-père, on ne va pas au bout du monde, pas encore. C’est juste un petit voyage, lui ai-je
crié par la fenêtre ouverte. On revient au train du soir. Tu nous attendras pour porter les paquets, hein,
tu viendras ?
– Ferme la fenêtre, jolie bévatte, a-t-il répondu, quand la locomotive démarrera, tu verras ce qu’elle
va envoyer. Vous arriverez toutes noires à Épinal. Fais aussi attention aux escarbilles, tes beaux yeux
sont indispensables pour le métier que tu veux faire. »
Mes beaux yeux ! Je les avais très clairs, c’est vrai. Ni bleus, ni verts… « Un petit torrent des
montagnes, rigolait-il. Mais quand elle est en colère, notre Marie-Victoire, c’est de l’acier. Quand elle
est heureuse, c’est la tendresse du Ciel. » J’aimais quand il parlait ainsi de moi. Je rougissais et me
sauvais pour qu’il n’en voie rien. L’orgueil est un péché.
Quel plaisir d’être dans ce train ! Bien sûr, les banquettes de bois étaient un peu raides sous nos
fesses. Nous n’avions pas les moyens de voyager en deuxième ou en première classe. « L’essentiel est
d’y être », ai-je dit à grand-mère. On entendait le bruit régulier des roues sur les rails, tac-tac et tac-
tac-tac, suivi d’inquiétants grincements quand on passait un aiguillage, le wagon était un peu chahuté.
Grand-mère criait que sa dernière heure était arrivée et que nous allions dérailler. Elle disait aussi en
se signant que nous faisions l’ultime voyage… avant de paraître devant le Très-Haut. Elle n’était pas
la seule à ne pas être rassurée. Son voisin, un monsieur d’un certain âge fort élégant du reste, fumait la
pipe. Je lisais la peur sur son visage. Il se raclait la gorge pour se donner bonne contenance, mais n’a
pas réussi à mettre sa pipe en bouche jusqu’à l’arrivée du train à Épinal tant il était pétrifié. Il nous a
saluées en descendant, a soulevé son chapeau et a déclaré à grand-mère : « À tout à l’heure, je suppose
que vous rentrez aussi ce soir ? On sera encore deux, madame, à serrer les fesses. » Grand-mère a
affiché un air offensé en se redressant. J’ai bien vu que c’était uniquement pour le principe. Qu’elle
était entièrement d’accord avec lui.
Et nous avons repris le train en fin de journée, bien chargées. En plus du tissu, un joli taffetas noir
broché à reflets pour son costume, grand-mère en avait profité pour acheter des torchons, des
serviettes, un peu de vaisselle qui manquait, disait-elle, quand tous les petits-enfants étaient là. Mais
aussi de la laine, elle aimait tricoter. Du coton à crocheter, pour faire des napperons et des bordures
d’étagères dans les armoires à linge. Quand grand-père nous vit descendre du train avec tous nos
paquets, il fronça les sourcils et se força à grogner : « Heureusement que vous êtes parties par le train,
cela a limité les achats ! Avec le père Antoine en carriole, il ne nous serait plus resté un sou. Peut-être
bien que j’aurais dû vendre ma pauvre vache, n’est-ce pas, Marie-Victoire ? lança-t-il en m’adressant
un clin d’œil.
– Tais-toi, lui répondit grand-mère, quand je t’aurai tricoté le beau pull que je te destine, tu me
renverras à Épinal. »

Grand-mère avait sa petite idée en me faisant réaliser la jupe et la cape assortie. Ce n’était pas
difficile pour moi. De plus, l’année précédente grand-père lui avait offert une cousette7, une machine
à coudre Singer qu’il avait pu acheter d’occasion. Je savais me servir d’une machine, car à l’école de
couture des sœurs de la Providence il y en avait deux, et nous nous entraînions régulièrement à tour de
rôle. La machine achetée par grand-père était fort belle, une table de bois sombre avec un bloc à
coudre de fonte noire décorée de quelques arabesques appliquées à la peinture dorée. Ce qui lui
donnait beaucoup de chic. Grand-mère craignait un peu « l’engin ». Elle devait s’en servir uniquement
pour faire des ourlets de torchons et de draps. Je me demandais bien pourquoi grand-père avait décidé
d’un tel achat dont il disait qu’il lui avait coûté trois moutons… Ce n’était pas rien. Lorsque je posai
la question, ses doigts tapotèrent la table et il regarda par la fenêtre pour ne pas croiser mon regard. Il
l’avait fait, c’est tout. C’est grand-mère qui répondit pour lui en pointant son index vers moi, mais en
le posant aussitôt sur ses lèvres. J’étais confuse et ravie à la fois. J’ai quand même sauté au cou de
grand-père et grand-mère pour les remercier. Grâce à eux, j’allais réaliser mon rêve et ainsi aider
maman.
Et j’ai cousu pour grand-mère. J’ai coupé la jupe après avoir posé le patron sur le tissu. Mais
aussitôt, j’ai éprouvé le besoin de le modifier, pour ajuster cette jupe à son corps. Le patron me
donnait un point de départ et je créais le modèle, j’ajoutais des pinces, soulignais la ceinture. C’était
ce dont j’avais envie. Je n’ai pas oublié de terminer le bas de la jupe par une rangée de trois petits
volants qui ont tiré des « oh » et des « ah » de la bouche de grand-père. La cape qui allait être assortie
à la jupe serait ma création. J’ai tout de suite su de quelle longueur elle serait, avec quel galon je
devrais la border. Elle lui tomberait bien évidemment sur les épaules, mais sur le devant, il y aurait
quelques fronces. La cape serait agrémentée d’un petit col droit et court bordé d’un galon et elle
couvrirait le fin corsage de mousseline brodé par grand-mère. Puis je lui suggérai de poser quelques
perles sur le petit col qui enserrait son cou, en les enfilant préalablement sur un fil grâce à un crochet.
On ferait la même chose sur les poignets. Docile, elle me laissa faire. Et surtout, comme il restait du
tissu, je pourrais concevoir un petit chapeau dans le même tissu avec sur le côté une fleur faite avec
les mêmes perles que celles du corsage.
Le résultat l’a ravie. Il fallait voir ses voisines et autres dames de Charmes venir la féliciter à la
sortie de la messe tandis que les cloches de l’église Saint-Nicolas carillonnaient la fête de la
Résurrection. Elle souriait, faisait un demi-tour sur elle-même de gauche à droite et de droite à
gauche, et disait : « C’est que j’ai une couturière hors pair à domicile… ma petite-fille. » Je ne
bougeai pas, demeurai à ses côtés, heureuse de ce petit succès. C’est alors qu’elle me présenta. « Si
jeune ! Elle a de l’avenir ! » s’exclamait-on.
Les commandes arrivèrent doucement. On se donnait l’adresse. J’avais pour moi de ne pas être trop
chère. Grand-père me regardait travailler à la dérobée. Il acquiesçait d’un regard, d’un mouvement de
tête. Parfois, il insistait pour que je me repose. Je ne me sentais pas fatiguée. J’étais heureuse. Je
relevais la tête vers lui, souriante je crois. Quand je prenais une pause, il venait vers moi, frôlait du
bout des doigts le dessus de la machine et m’encourageait de son plus beau sourire. « Il semble que
j’ai eu raison, lança-t-il un jour avec son clin d’œil farceur. Même si tu es capable d’aider ta grand-
mère en t’occupant des choses de la terre et des moutons que tu aimes, tu es surtout faite pour les
tissus. Je l’ai tout de suite vu. Tu ne manqueras pas de travail, mais promets-moi de ne jamais oublier
ta mère à Vézelise. »
Il n’avait pas besoin de me le dire. Je pensais beaucoup à elle et à mes frères et sœurs. À deux ou
trois reprises, grand-mère était allée porter une petite somme acquise par mon travail. J’ai guetté son
retour avec impatience. Qu’avait dit ma mère ? Savait-elle ce que je faisais ? Je m’inquiétais. Est-ce
que la petite Louise poussait bien ? J’ai accueilli grand-mère avec une salve de questions qui l’ont
amusée. Ma mère ne se portait pas trop mal, a-t-elle rapporté, elle aurait simplement préféré que je
travaille à Vézelise. Il y avait une petite fabrique de vêtements et de chapeaux. Grand-père a levé les
yeux au ciel et murmuré : « On peut comprendre sa réaction, ma petite-fille, mais là-bas, tu auras
double journée avec Louise. Je ne crois pas que ta mère t’enverrait travailler à la fabrique. Elle voudra
te protéger, aura peur des mauvaises rencontres, sera tentée de te garder à la maison. Tu devras l’aider
au ménage, t’occuper des plus jeunes et coudre aussi, c’est sûr. Retrouver ces horribles bonshommes
qui sillonnent la campagne et exploitent les couturières à domicile avec des payes de misère. Si j’étais
toi… »
J’avais parfaitement compris le message. De toute façon, la machine à coudre ne m’appartenait pas.
Il n’était pas certain que je puisse l’emporter. En imaginant que grand-père soit généreux et qu’il me
la prête, si elle tombait en panne, ce qui était déjà arrivé, qui pourrait la remettre en état ? Grand-père,
dans ses jeunes années, et avant de s’établir à Charmes, avait été mécanicien. Du reste, il dépannait
encore les uns et les autres dans les environs. À Vézelise, je serais seule, sans pouvoir tenir mes
engagements si j’avais la chance d’avoir une petite clientèle. Désemparée, j’ai soupiré. Je me sentais
écartelée entre mon désir de coudre, de faire ce que j’aimais, et mon devoir face à maman et mes
frères et sœurs plus jeunes que moi. Me revenait sans cesse : « Tes père et mère honoreras… » Je
voyais les portes de l’enfer s’ouvrir si je ne respectais pas ce commandement. « Continue d’aider ta
mère, c’est bien, mais pense à ton avenir, a lâché grand-mère. Tu es une bonne fille. »
Pendant les semaines qui suivirent, je suis encore allée aux cours des sœurs de la Providence, je leur
ai montré ce que je réalisais. Je faisais leur fierté, déclarèrent-elles, et sœur Angèle ajouta que, si je
n’avais pas assez de travail, je pourrais l’aider à enseigner, il y aurait toujours une place pour moi
parmi elles… J’ai rougi de plaisir jusque derrière les oreilles, je le sentais, ça devait se remarquer.
J’avais presque dix-sept ans et une grande idée dans la tête.

Henri s’étira, fit une pause dans la lecture des cahiers de Marie-Victoire.
Il était très ému. Il faisait connaissance avec ses arrière-grands-parents de Charmes. Pour lui, une
page inconnue de l’histoire de sa famille surgissait et pouvait expliquer la sienne. Il fouilla sa
mémoire, quelles images enfouies de Charmes surgiraient et l’éclaireraient ? Pour l’heure, c’était la
tendresse rugueuse de grand-mère Marie de Vézelise qu’il humait et celle de son grand-père Joseph
qu’il découvrait. Un homme d’une autre époque qui devait avoir mille choses à raconter quand il
rentrait au bercail. Il rencontrait tellement de monde. La grand-mère une fois veuve, sans doute
préoccupée par la survie et le quotidien immédiat, n’en parlait pas ou si peu. Comme Henri ne l’avait
jamais vu, il ne lui avait pas posé beaucoup de questions sur lui. Et soudain, il eut une illumination.
Au fond, Charles, qui avait aimé voyager pour son métier, était bien le digne fils de son papa. Il y a
des héritages, songea-t-il, qu’il est difficile de refuser. Henri, lui, n’éprouvait pas ce besoin. Le
berceau de Vézelise lui convenait, dès lors qu’il pouvait enfourcher sa moto rien que pour le plaisir
des yeux, un dimanche ou un jour de fête.
Enfant, ce qu’il voulait savoir, c’était qui était Marie-Victoire, sa maman. Ces questions le
taraudaient, surtout au retour de l’école. Parce que, dans la cour de récréation, il avait entendu d’autres
enfants parler de leurs parents. Il savait qu’il avait eu des parents puisqu’il était né. Mais qui était
donc ce « père inconnu », cet homme qui avait manqué de courage ? Cela, Charles l’avait répété
brièvement à plusieurs reprises, sans autre explication. Marie-Victoire s’était-elle confiée ? Le sujet,
pourtant, avait toujours été détourné, laissant Henri désappointé. Le silence qui suivait ses questions
faisait tomber un curieux malaise, toujours ressenti par Henri comme une vague honte… C’était bien
de cela dont il était question. Pensait-on le protéger en se taisant ? Personne ne sut combien l’absence
de mots fut une blessure pour lui. Des paroles dures, injustes ou méchantes peuvent provoquer des
réactions. On parvient souvent à en extraire une parcelle de vérité et, à partir de là, on peut se
construire, car on sait contre quoi lutter. Mais le silence, c’est une sorte de néant qui noie, qui prive,
qui asphyxie.
Henri se surprit à sourire. La lecture des écrits de Marie-Victoire faisait apparaître une jeune fille
sympathique qu’il avait envie d’aimer. Elle fut bien vivante en tout cas, avec des envies de rire, et ce
constat lui fit chaud au cœur. Il apprécia la complicité de Marie-Victoire avec ses grands-parents de
Charmes.
Il se leva, vérifia le feu, tendit la main vers la corbeille à fruits contenant quelques pommes du
jardin et en saisit une à la peau encore bien lisse. Il la respira… Elle sentait bon, ce parfum frais, sucré
et doux qui chatouille les narines, et il y planta les dents en poursuivant sa lecture.
1 Habitants de Charmes.
2 Bavarde.
3 Lange de coton épais en forme de carré dans lequel le bébé est roulé après avoir été langé avec des tissus fins.
4 Une petite collection popularisée par les colporteurs.
5 Maison du tourisme aujourd’hui.
6 Surnom donné aux Rambevutais d’après une histoire ancienne. Six gros bourgeois de la ville avaient décidé de festoyer
ensemble à Noël, chacun apportant son plat préféré. Surprise et ahurissement général quand six têtes de veau furent déposées sur la
table ! Ainsi serait né le surnom des habitants de Rambervillers. Si non è vero, e ben trovato…
7 Les premières machines à coudre ont été appelées « cousettes ».
3

Deuxième cahier

Voilà, mon bel enfant, que je commence un deuxième cahier. J’espère que tu ne jugeras pas trop
sévèrement cette maman qui t’a mis au monde.
J’avais beau vivre à Charmes, je n’oubliais pas Vézelise. J’ai fait le voyage avec le père Antoine,
comme on l’appelait, pour me rendre chez ma mère et voir mes frères et sœurs. Après avoir cousu et
réussi le costume de Pâques de grand-mère, je poursuivais une idée en allant à Vézelise. J’avais envie
de faire plaisir aux miens. Prendre les mesures de chacun, y compris celles de ma mère, et leur
confectionner des vêtements. Ma mère a haussé les épaules. Pour les enfants, oui, mais pour elle, à son
âge, était-ce bien raisonnable ? Je ne parvenais pas à la convaincre. Elle brisait mon élan. Je lui
racontais Charmes, les sœurs de la Providence, la gentillesse de sœur Angèle. L’église Saint-Nicolas,
l’escapade en train à Épinal. Mais très vite, j’ai cessé ces confidences. J’avais l’impression de la
blesser. Non, elle n’était pas jalouse. Elle s’en défendait. Je percevais sa souffrance. Trop de solitude,
sans doute. Certes, les voisines lui témoignaient de l’amitié, une certaine solidarité existait parmi les
familles modestes. Mais rentrée chez elle, face à quatre enfants, puisque je n’étais plus là… La
tristesse devait prendre le pas. « Bon, après toutes ces discutailles, tu reviens quand, ma fille ? » Je
n’en savais rien et n’avais guère envie de répondre pour ne pas la blesser davantage. « C’est un
amoureux qui te retient ? Méfie-toi des belles paroles des hommes. Quand on est liée, c’est jusqu’à la
tombe. »
Elle n’y était pas. Oui, on m’avait déjà regardée. Oui, le fils du père Antoine eût aimé m’emmener
sur les bords de la Moselle, la promenade des amoureux, ou sur la colline du Haut-du-Mont, ce qui
équivalait déjà à une déclaration. Mais j’ai toujours refusé en prétextant une tâche à terminer, je ne
voulais lui donner aucun espoir. Grand-père était au courant et rigolait : « Marie-Victoire fait de la
résistance et elle a peut-être raison. Mariée à Jules, c’en serait fini de la cousette. Faudrait chausser
les sabots et retourner le purin. Manier la faux et lier les gerbes. »
Je revois ma mère réparer les parapluies, puis reprendre les broderies. Si je créais un jour mon
entreprise, elle pourrait broder pour moi. J’imaginais quelques jolies robes de mousseline ou de tulle
dans lesquelles elle piquerait, le crochet qu’elle ferait danser pour accrocher les perles.
« Qu’y a-t-il de plus et de mieux à Charmes ?
– Mais rien, maman. Je crois seulement pouvoir y travailler. Ce qui me permet de mieux vous aider.
– Tes grands-parents ne sont pas éternels. Que feras-tu si l’un ou l’autre meurt ? Le reste de la
famille viendra et te chassera.
– J’ai bien le temps d’y songer », avais-je répondu pour ne pas me laisser piéger.
Je suis restée plusieurs jours à Vézelise, m’occupant de la petite Louise qui devenait une charmante
gamine. Elle savait se faire aimer. Elle grimpait sur mes genoux et posait sa tête dans mon cou. J’étais
émue. C’est merveilleux, l’amour d’un enfant. Notre mère cachait son inquiétude. Louise était
toujours pâle, ce qui lui donnait un petit air fragile. « Cependant, elle résiste bien, affirmait-elle. Elle
grandit sans trop de poussées de fièvre. Pas comme toi », lançait-elle. Était-ce un reproche ?
Paul allait sur ses treize ans et commençait à travailler à la brasserie. « Ça, c’est bien », répétait-
elle. Un peu d’argent rentrait régulièrement. Henri allait encore en classe, tout comme Charles. Des
enfants dotés d’une bonne nature, disait-elle, car ils la secondaient bien dans ses travaux. Aucun de
nous ne l’abandonnait, c’est ce qu’elle pouvait affirmer à ses voisines. « Le bon Dieu se rattrape après
vous avoir durement éprouvée », lui répondait Mme Germain.
Elle était très entourée mais elle s’enfermait souvent dans le silence, ne se confiait que rarement. Je
me sentais impuissante face à son désarroi et j’en avais le cœur chagrin. Comment faire autrement ?
J’avais une vie à Charmes et j’espérais pouvoir ouvrir d’ici un an ou deux mon propre atelier et
employer quelques ouvrières. J’ai essayé de lui faire part de mes projets. Elle a secoué la tête si
tristement que je me suis tue afin de ne point ajouter d’autres tourments à ceux qui la rongeaient. Je
suis repartie à Charmes avec du vague à l’âme. Ce serait pour plus tard. Il est difficile d’être heureux
quand les proches sont un frein et n’encouragent pas l’élan qui ne demande qu’à jaillir. Je ressentais
son manque de réaction comme une critique, à moins que ce ne soit de l’indifférence. J’aurais préféré
la voir en colère. Qu’elle me crie sa désapprobation plutôt que ce silence dont elle s’entoura le jour où
je refis mon baluchon pour m’en aller. Nous n’avions pas grand-chose à nous dire. Elle ne me retenait
pas. Je regrette aussi mon obstination. J’étais raide, têtue. « T’as attrapé une tête de Lorraine », lançait
parfois grand-père, l’air moqueur. Si je n’avais pas eu le soutien de cet homme, que serais-je
devenue ?
La distance entre Vézelise et Charmes ne devait pas excéder vingt-cinq kilomètres. Je pouvais les
faire à pied. Cinq à six heures de marche ne me faisaient pas peur. Bien avant le lever du jour, je me
suis mise en route. J’avais déjà fait une bonne moitié de la route quand je croisai le père Antoine qui
s’en allait à une foire près de Haroué.
« Eh, jeune fille, que fais-tu sur la route de si bonne heure ?
– Vous le voyez, je rentre chez les grands-parents.
– Le temps de faire demi-tour avec Pompom et je te conduis à Charmes. Cela économisera tes
petites jambes, il faut garder tes mollets en forme pour actionner la pédale de ta cousette, plaisanta-t-
il. Tiens, quand tu auras économisé, tu pourras t’acheter une bicyclette. Tu as déjà dû en remarquer
dans Charmes. Enfin, là aussi, il faut du muscle pour pédaler. On ne risque pas grand-chose, on ne
tombe pas de haut et ça va plus vite que la marche à pied. Ah, quand on crève, il faut savoir réparer.
C’est ton grand-père qui me disait : “Dommage que j’aie pris de l’âge, sinon, je me serais lancé dans
l’aventure.” C’est vrai qu’il s’y connaît en mécanique et peut tout remettre en état. À propos, tu le
trouveras un peu fatigué. Ce n’est pas qu’il soit très âgé, mais il n’est pas très en forme. Peut-être que
ton retour va lui faire du bien. Il t’aime beaucoup, tu sais. »

J’ai effectivement trouvé grand-père alité et fiévreux, mais très lucide. Il a voulu me rassurer d’un
clin d’œil, comme il savait si bien le faire. Et puis, il m’a fait signe. « Approche un peu, jolie tête de
bois, il faut qu’on parle tous les deux pendant que ta grand-mère est à Épinal. Tu vois, elle a pris goût
aux voyages et ose même voyager par le train toute seule. Tu y es pour quelque chose et finalement,
cela me rassure pour l’avenir. Si elle me survit, elle saura se débrouiller. »
Je n’aimais pas quand il me tenait de tels discours et cela lui arrivait de plus en plus souvent. Il
n’avait pas peur de la mort, elle fait partie de la vie et n’épargnera personne, disait-il avec sagesse, il
craignait seulement le désarroi de ceux qu’il laisserait.
« Voilà, j’attrape de l’âge. Même si j’ai quelques années de moins que ta grand-mère, je doute fort
de passer le siècle. J’aurais bien voulu, mais le bon Dieu est un peu pressé de me voir. Surtout, pas un
mot, elle s’affolerait. Il faut penser à ton avenir. Quand j’aurai fermé les yeux, ils viendront tous pour
chercher la goyotte1 et il n’est pas dit que la famille te laisse dans cette demeure. Surtout que j’ai été
marié deux fois. Ma première femme est morte bien vite et puis j’ai épousé ta grand-mère. L’argent, il
en faut, mais c’est toujours une source de disputes dans les familles, hélas ! Tu as quel âge ?
– Tu le sais, grand-père, dix-neuf ans…
– Tu as déjà une clientèle, mais il te faut aller plus loin… Je sais que tu en es capable, car que tu ne
ménages pas ta peine. N’aurais-tu pas envie de t’établir dans un lieu qui serait à toi ? Tu devrais, ma
jolie, et sans tarder, je pourrais t’aider. Je ne te chasse pas, au contraire. Tant que je suis là, tu n’as
rien à craindre, mais demain tout peut se terminer. Le cœur ne prévient pas quand il veut s’arrêter. On
est si peu de chose, ici bas. C’est là-haut que tout se décide.
– Ne dis pas de bêtises, grand-père.
– Tututt ! Je suis très sérieux et ce n’est pas dramatique. C’est notre destinée. Les vivants ne sont
jamais éternels. Alors voilà, j’ai pensé, ça m’arrive de temps en temps… J’ai un peu d’argent à moi.
Je ne l’ai pas volé, ça, tu peux me croire. C’est la vente d’une maison d’un oncle vieux garçon en
Corrèze. Ne me regarde pas comme ça, j’ai fait un petit héritage… Je ne laisse pas ta grand-mère dans
le besoin, ta mère à Vézelise aura un petit quelque chose aussi. Et pour toi, il y a une somme dans le
petit coffret brun que tu trouveras dans la réserve à pommes de terre à gauche en entrant. Tu sais que
j’y ai une sorte de garde-manger accroché au mur pour y ranger mon fatras, c’est ta grand-mère qui dit
ça. Sur le rayon du bas, derrière la boîte à outils, il y a ce coffret brun. Oh, il doit être couvert de
poussière, mais ce qui compte, c’est ce qu’il contient. Excuse-moi, je n’ai pas trouvé mieux. Va donc
le chercher maintenant et mets tout ça dans tes affaires avant d’aller voir le notaire, maître Petitdidier,
dans la grand-rue. Je l’ai prévenu que tu irais lui faire une petite visite. Permets-moi de te donner un
conseil, si j’étais toi, je me chercherais un petit local pas loin de la Moselle et de la gare pour pouvoir
aller et venir facilement, et je m’installerais. La maison te restera ouverte, mais cela évitera bien des
disputes lorsque je fermerai les yeux. »
J’étais paralysée à l’énoncé de telles paroles que je ne voulais pas entendre. Si j’écoutais grand-
père, j’aurais l’impression de l’enterrer tout de suite pour prendre ce qui ne me revenait pas. « C’est
pas juste ! » ai-je pu ânonner d’une voix nouée en pensant aux autres héritiers. Je comprenais bien
qu’il me privilégiait.
« Qu’est-ce qui n’est pas juste ? Qui vit avec nous ? Qui se soucie de nous ? Voilà plusieurs années
que tu nous aides, et je ne parle pas de la joie que nous offre ta présence. Tu as vu comme ta grand-
mère a rajeuni ! Allez, file. D’ailleurs, tu me dois respect et obéissance. Fais ce que je te dis. »
Trois mois plus tard, j’avais trouvé mon lieu, rue du Pont. Un petit logis avec un grand hangar
accolé. Certes, des travaux étaient nécessaires afin de l’aménager. Mais je voyais ce qu’il convenait de
faire pour que cette bâtisse devienne un bel atelier. Je n’oublierais pas de créer un salon d’essayage
avec du confort, deux fauteuils, deux grands miroirs pour se regarder de face et de profil, devant et
derrière, un petit guéridon qui accueillerait des fleurs et de jolis portemanteaux lorsqu’il faudrait se
dévêtir. Grand-père avait approuvé. C’est encore lui qui m’aida pour les travaux quand il se sentait
bien. Puis mon frère Paul, qui allait avoir quinze ans et qui aimait bricoler, nous rejoignit de temps en
temps. Sa première visite avait été une surprise. Il était venu à bicyclette avec un copain de la
brasserie. L’engin ne lui appartenait pas, le marchand de cycles qui s’était installé à Vézelise le lui
avait prêté. « On crée ainsi des besoins et on ferre le poisson », avait maugréé grand-père. Paul était
heureux de raconter cette belle promenade. Il inspecta les lieux. Il était enthousiaste et proposa son
aide, que j’acceptai, mais je lui demandai de ne rien révéler à notre mère. Je lui raconterais cela plus
tard, si ça marchait. S’il parut surpris, il promit de rester discret. Je voulais vraiment démarrer
rapidement. Grand-père me pressait. « Ne tarde pas, je veux voir cela avant de mourir. » « L’ouverture
de l’atelier le maintient debout, lui donne l’envie de prolonger ses jours », me répétait le père Antoine,
qui lui aussi s’intéressait à ce que je faisais, comme Jules, son fils, qui espérait encore. Il était un frère
pour moi, je l’aimais bien, mais je ne l’aimais pas autrement. Je n’osais pas imaginer qu’un jour
grand-père nous quitterait pour toujours. Y penser me donnait des frissons et me faisait venir les
larmes aux yeux. Il fallait chasser ces idées noires.
Je m’activai, redoublai d’efforts, y mis tout mon cœur en chantant avec grand-père Le Temps des
cerises, Dans les jardins de mon père ou encore ma préférée, À la claire fontaine, qui me pinçait
toujours un peu le cœur au refrain : « Il y a longtemps que je t’aime, jamais je ne t’oublierai. » Qui
m’aimerait un jour ? Pour l’instant, je ne voulais personne. Je me gardais pour la couture. L’hiver
allait passer, j’aurais vingt ans en février. Ce serait bien de célébrer mon anniversaire avec l’ouverture
de l’atelier. En attendant, je travaillais déjà et démarchais les magasins pour obtenir des commandes.
Le petit logement de la rue du Pont n’avait de logis que le nom. Je dormais encore dans un coin. Le
coin cuisine qui accueillait mon lit était caché derrière une tenture et tout le reste de la pièce était
occupé par des étagères regorgeant de coupons de tissu et de boîtes de fil de différentes couleurs. À
son extrémité, une grande table de ferme achetée chez un brocanteur et que nous avions poncée mon
frère Paul et moi avec ardeur pour y déposer les rouleaux d’étoffe en grande largeur. Au centre, quatre
machines se faisaient face. Quand l’atelier serait en fonction, nous pourrions en avoir le double.
J’avais aussi prévu une autre grande table pour découper les étoffes. Grand-père, qui suivait la
progression de mon installation, m’encourageait et se déclarait satisfait. Il avait eu du flair. « Tu seras
la reine de la couture de Charmes à Nancy et jusqu’en Alsace. On ne parlera plus que de toi ! Je peux
mourir heureux. »
Je me faisais aider par les meilleures élèves de sœur Angèle qui venaient finir leur apprentissage en
échange d’une rétribution que je voulais adaptée à l’ouvrage effectué. Je ne voulais pas les exploiter et
j’espérais ainsi qu’elles seraient mes premières ouvrières.

Et il y eut ce jour de la fin du mois de janvier où une dame fort élégante vint frapper à la fenêtre du
petit espace cuisine où je m’accordais un peu de répit, le temps d’avaler un café bien chaud
accompagnant une tartine de beurre et de confiture de fraises de grand-mère en guise de repas. Il
fallait absolument terminer une commande de jupes à volants pour la maison Meyer de Rambervillers.
Nous travaillions assez bien ensemble depuis quelques semaines. J’avais hâte que le grand atelier soit
terminé, afin que mes trois ouvrières attitrées qui œuvraient maintenant à temps plein puissent le faire
confortablement et avec efficacité. Dans le hangar, les ouvriers faisaient du bruit en sciant et en
tapant. Ils installaient un parquet solide qui devrait être d’une isolation parfaite pour que la pièce ne
prenne pas l’humidité, c’était important pour les tissus. J’avais prévu un chauffage à chaque extrémité
du local. Je ne voulais pas de ces ateliers où, en hiver, les ouvrières étaient obligées de souffler sur le
bout de leurs doigts entre deux piqûres. Il fallait pouvoir travailler avec plaisir. Et si cette dame ne
s’était pas manifestée ainsi avec insistance, je ne l’aurais ni vue ni entendue.
Elle désirait une robe élégante pour une cérémonie, c’est ainsi qu’elle se présenta. Elle avait
entendu parler de moi à la réunion des bonnes œuvres où elle se rendait le deuxième jeudi de chaque
mois à Rambervillers. Elle précisa le genre de tenue qu’elle désirait : une jolie toilette avec broderie
pour un mariage dans le grand monde, au cœur de Strasbourg, dans les plus beaux quartiers non loin
de la cathédrale. C’était une femme d’une bonne quarantaine d’années, encore jolie. Les outrages du
temps ne semblaient pas l’avoir atteinte. Était-elle mariée ? Il ne semblait pas. Je ne lui avais pas vu
d’alliance au doigt ni de bague de fiançailles, pas même de bague foi2. Elle savait ce qu’elle voulait.
Une robe d’apparat comme on pouvait en voir à Nancy ou même à Paris. Et pour ce faire, elle avait
découpé quelques patrons reproduits dans différentes revues de mode. J’ai souri avec politesse et lui ai
montré que je possédais également beaucoup de revues de mode destinées aux clientes afin qu’elles
puissent choisir. Sur des mannequins se trouvaient quelques ébauches de modèles à partir desquels il
était possible d’imaginer et d’évoluer. Elle observa, toucha le tissu, le releva ou l’abaissa sur le bas du
mannequin. J’ai vu qu’elle avait de jolies mains aux ongles très soignés. Elle ne devait guère les livrer
à la terre ou aux travaux domestiques. Je lui ai expliqué que j’adaptais toujours les modèles aux goûts
de chacune. Chaque cliente pouvait être certaine que la robe que je lui couperais et coudrais serait
unique. C’était ce que désirait « par-dessus tout » Mme de Lépinay. Elle venait de me dire son nom,
très lentement et en détachant chaque syllabe. J’avais donc affaire à une dame et qui était très attachée
à sa particule. Était-elle noble ? Je n’ai pas bronché, je suis restée à l’écoute. Ce qui m’intriguait,
c’était sa visite et sa commande dans mon atelier. Pourquoi une femme de ce rang s’adressait-elle à
une petite couturière comme moi ? Je devais me sentir flattée. En tout cas, il me fallait réussir cette
tenue qui pourrait être une carte de visite. Il en allait de mon avenir. Elle souhaitait une robe longue
qui irait en s’évasant. À terre, l’évasé de la soie brodée et ajourée montrerait des oiseaux au milieu de
fleurs et formerait une corolle qui s’ouvrirait sur le sol. Le buste également en arrondi soulignerait sa
poitrine menue et devrait rejoindre les épaules qu’elle avait gracieuses, en ayant soin de bien dégager
un cou élégant et fin. Elle porterait un collier de perles sur trois rangs. Pourrais-je faire en sorte que
l’on retrouve des paillettes et quelques perles sur le buste ? « Tout est possible », lui ai-je répondu. La
taille serait très ajustée jusqu’aux hanches. Je lui déconseillai les manches gigot. Pour une cérémonie,
il était plus seyant d’avoir les bras dénudés, de porter des gants longs et de couvrir les épaules d’une
jolie écharpe assortie à la robe.
« De toute façon, lui ai-je précisé, mais elle le savait, à Pâques, dans les Vosges comme en Alsace,
il fait encore frais.
– Je comptais justement sur vos conseils. Une écharpe très élégante, n’est-ce pas en broderie de
Mirecourt ? »
J’ai essayé de la mettre en garde. Il était préférable d’éviter un surcroît de broderie et ne pas en
ajouter ailleurs qu’au buste et dans la corolle évasée de la robe.« De la broderie aux extrémités
seulement, il ne faudrait pas éclipser la mariée », ai-je précisé gentiment.
Elle a marqué un temps de silence en levant les yeux au ciel avant d’ajouter : « Oui, mais j’ai
tellement envie de ces broderies. »
Elle percevait bien mes réticences, mais insistait. « Ne vous inquiétez pas pour cela, je veux être
jolie et faire honneur à la branche alsacienne de ma famille qui ne m’a pas oubliée et m’invite. J’ai fui
l’Alsace en 1871, après la défaite. Française d’abord. Mais les cousins alsaciens me répètent que, bien
qu’ils détestent les Prussiens, ils ont la vie plus aisée que les Français de l’intérieur3. »
Il y avait donc beaucoup de travail à fournir. Nous allions œuvrer à deux. J’appelai Maria, ma
cadette de deux ans, qui avait elle aussi le goût du métier et de réelles dispositions pour l’exercer.
Mme de Lépinay nous observa tandis que nous prenions les mesures, puis lorsque je dessinai le
croquis de la robe pour lui montrer ce que donnerait la tenue une fois réalisée. On pouvait toujours
modifier au fur et à mesure. Elle souriait, entièrement d’accord avec mes propositions. Elle voulait
seulement avoir l’assurance que tout serait prêt à temps. Le mariage aurait lieu juste après Pâques…
« C’est vrai que vous êtes venue un peu tard, osai-je glisser, mais soyez assurée que nous ferons tout
ce qu’il faut pour honorer votre confiance. Nous y travaillerons jour et nuit s’il le faut.
– On m’a justement dit que vous respectiez les délais, c’est pour cela que je me suis adressée à
vous. Ce mariage, il est vrai, s’est décidé un peu vite et j’ai envie d’être jolie. Une grande famille
alsacienne, parente de mon défunt époux, marie sa fille parce qu’un petit s’est annoncé. C’est un
monde dans lequel on ne va certes pas dire qu’on répare. De toute façon, le papa est d’un excellent
milieu, alors on fait la fête comme si de rien n’était, et quand le petit naîtra, il sera juste prématuré. »
Je leur souhaitais simplement que l’enfant ne pèse pas huit livres. Un prématuré de huit livres, cela
ferait désordre… Mme de Lépinay semblait heureuse, détendue. Elle disait avoir tellement confiance
en nous. Trop de certitude finit par m’angoisser. Elle rappelait sans cesse qu’elle comptait sur moi,
sur nous, pour que tout soit prêt à la date prévue.
Je l’ai rassurée. Tout irait bien. Je n’avais qu’une parole.

Je n’en dormis plus. Mme de Lépinay venait tous les deux jours pour vérifier l’avancée du travail.
Elle caressait le tissu de ses longs doigts. Elle l’approchait de son cou, de son visage, vérifiait sous
l’éclairage qu’il allait bien à son teint, et sans que j’aie eu le temps de dire quelque chose, entreprenait
de se déshabiller pour essayer. Elle portait de très jolis vêtements et des sous-vêtements ravissants que
je n’avais vus que dans les catalogues. J’avais encore beaucoup à apprendre. Je devrais me rendre dans
certaines boutiques sous prétexte d’acheter pour regarder, toucher ces vêtements. Une robe de soirée
comme celle que nous travaillions, Maria et moi, devait tenir compte des sous-vêtements portés. Il
était important de conseiller les clientes. La robe que nous réalisions exigeait certes un corset, mais
pas un corset trop haut dans le dos puisque la robe présentait un assez grand décolleté, devant comme
dans le dos. Je ne disais rien, ne faisais aucune remarque, j’observais, j’enregistrais, j’apprenais très
vite, je n’avais pas d’autre choix.
La robe fut terminée à temps. Maria et moi-même l’avons essayée. Elle était vraiment longue pour
moi, je suis plutôt petite, je ne dois guère dépasser un mètre cinquante-cinq. Mais pour Maria, qui
avait sensiblement la même taille que Mme de Lépinay, ce fut une grande joie. Quand elle en fut
parée, elle appela les ouvrières pour leur montrer la merveille qui venait d’être réalisée. Elle faisait
quelques pas, tournait sur elle-même, soulevait la robe à hauteur de mollets, s’inclinait dans une jolie
révérence. Ce furent des applaudissements, des exclamations et des vœux afin de trouver le bon parti
pour en porter une aussi belle.
Maria rosissait de plaisir, sous ma direction elle avait œuvré telle une petite fée. « Une robe digne
d’une grande maison de couture parisienne ! s’écria-t-elle. Et cette écharpe assortie qui ondule et dont
on se drape les épaules est une splendeur. »
J’ai souri et félicité toute l’équipe. Deux des couturières avaient brodé la robe durant de longues
heures et ma mère l’écharpe.
Mme de Lépinay fut très satisfaite, mais ce qui me chagrina, c’est qu’elle ne me paya pas tout de
suite. Elle le ferait à son retour d’Alsace, déclara-t-elle, sans plus de façon. J’aurais dû exiger un
acompte à la commande et un autre à la moitié du travail. J’ai soupiré un instant en rangeant le salon
d’essayage. Il me semblait que je pouvais faire une croix sur le paiement et j’eus envie de pleurer de
dépit autant que de fatigue.
Plusieurs semaines passèrent et nous ne revîmes pas cette jolie dame. J’essayai d’oublier, me
disant : Pour une leçon, c’est une leçon. Maria n’hésitait pas à clamer que cette personne nous avait
très certainement roulées dans la farine. Elle n’avait pas tort. La belle dame avait pris de grands airs
pour obtenir le meilleur. Nous avions prouvé nos capacités et elle avait abusé de notre candeur. « Si ça
se trouve, elle n’est pas plus veuve que nous, et pas davantage noble… Peut-être avons-nous croisé
une cocotte… J’en suis sûre, c’est une cocotte », persifla Maria.
Elle m’avait vaguement donné son adresse à Rambervillers. Je m’y rendis. L’appartement était
situé dans une belle maison bourgeoise. Je restai perplexe. Cocotte ou pas cocotte ? Si elle l’était, elle
se livrait discrètement à son activité. Elle s’appelait bien Mme de Lépinay, mais elle était partie vivre
en Alsace où elle avait trouvé un mari, précisa la concierge. Je fus à peine surprise par cette
révélation. « Elle m’a dit au revoir un peu avant Pâques, m’a réglé ses loyers en retard, comme cela
lui arrivait parfois, et a encore répété combien elle était heureuse d’avoir déniché une petite couturière
de Charmes qui lui ferait une jolie robe pour la cérémonie, car elle voulait montrer au richissime futur
mari, mais je n’y crois guère, qu’elle venait d’un excellent milieu. Elle aimait briller. Depuis
longtemps, elle était en quête d’un mari. En dix ans, il en est venu de beaux messieurs… Ah, ça ! Sur
ce sujet, elle était très naturelle et s’excusait : “Madame Mangin, un homme c’est comme une paire de
chaussures, on l’essaie…” Elle a pris son temps. Aucun ne pouvait la satisfaire, enfin je parle des
ambitions, de l’argent. Elle pleurnichait parfois, sans doute pour excuser une conduite qui faisait jaser
ici où tout se sait : “Madame Mangin, je ne peux quand même pas prendre le premier venu. Mon
défunt mari, paix à son âme, m’a fait grimper dans la bonne société, par égard pour lui, je n’ai pas le
droit de redescendre.” »
Son mari avait été officier de cavalerie de Napoléon III. Il était mort à Sedan en 1871 en voulant
protéger l’empereur. « Pour moi, elle devait se vanter », avait poursuivi la brave concierge, heureuse
d’être entendue sur le sujet de Mme de Lépinay, qui aurait été mariée à dix-sept ans, affirmait-elle.
« Veuve si jeune… et qui n’envisageait pas de vieillir seule au coin du feu. Je vais vous dire le fond de
ma pensée. Il doit s’agir d’un mariage arrangé, elle est passée par une marieuse, car même encore bien
faite de sa personne, elle n’est plus de première jeunesse et puis elle a toujours à charge sa fille qui ne
vit pas avec elle. Elle allait la voir et avait dû la prendre en vacances à deux ou trois reprises. En tout
cas, vu son jeune âge, on voit bien que cette jeune fille n’est pas du mari officier. De qui est cette
petite ? C’est une bonne question, mais sans réponse. Je me demande si Mme de Lépinay sait qui est
le père… Bon, après tout, ce ne sont pas mes affaires. J’espère que ce mariage ne la décevra pas, et
comme je ne suis pas méchante, je lui souhaite de longs et beaux jours. »
Cette femme m’avait étourdie de paroles, mais j’avais beaucoup appris. Ainsi mes pressentiments
s’avéraient justes. La robe que nous avions coupée, cousue, brodée était celle d’une mariée. Pourquoi
m’avait-elle raconté cette histoire un peu rocambolesque ? Elle pouvait me dire la vérité, il n’y avait
aucune honte à cela.
La vérité n’était cruelle que pour moi : si Mme de Lépinay avait trouvé chaussure à son pied, elle ne
reviendrait plus dans les Vosges et je ne serais jamais payée pour le travail effectué. Pendant que nous
avions travaillé pour elle, Maria et moi, nous n’avions rien pu faire d’autre et j’avais dû refuser deux
commandes.
J’ai raconté ma mésaventure à grand-père qui a secoué la tête : « Il faut toujours être pris pour
apprendre. Tu as reçu une leçon. À toi d’agir différemment à l’avenir. Dis-toi que ce fut un bon
exercice dans ton métier et à tous les niveaux. Mais n’oublie pas : il faut être ferme quand on passe
contrat, c’est ainsi qu’on se fait respecter. Quand tu es sollicitée, montre que tu es la patronne, ne te
sens pas humiliée. Sois plus méfiante ! En affaire, les belles paroles sont toujours employées pour
flatter l’orgueil, endormir et obtenir à moindre coût. »
Deux mois avaient passé quand un bel attelage s’arrêta devant l’atelier. J’en vis descendre un
homme et une femme que je reconnus d’emblée : Mme de Lépinay. Comme aurait dit grand-mère,
mon sang ne fit qu’un tour. J’ai remis de l’ordre dans mes cheveux, ajusté ma tenue et me suis
approchée : j’attendais quelques explications. Je n’eus pas à poser de questions. Elle me salua et me
gratifia d’un très joli sourire qui me laissa indifférente. « Mademoiselle Mialette, je vous présente
mon mari, M. Bauer, patron des magasins du même nom à Strasbourg. Il vient exprès pour vous
rencontrer. »
Je n’ai rien dit, je n’ai même pas tendu la main. C’est lui qui s’est incliné en soulevant son chapeau.
« Pouvons-nous entrer, je voudrais vous faire une proposition. » Il avait l’air assez sympathique et
s’exprimait avec un fort accent alsacien.
« Oui, déclara Mme Bauer, qui n’avait plus de particule – et secrètement, je m’en amusai. Monsieur
mon mari a été ébloui par cette robe, je vous remercie encore. Je n’ai reçu que des compliments pour
cette tenue qui a fait de moi une reine. »
Elle ne manque pas d’air, ai-je songé. Elle n’est même pas gênée, bien qu’elle soit en dette à mon
égard.
« Il semblerait, chère demoiselle, que vous soyez talentueuse, très talentueuse. Vous pourriez
rivaliser avec les meilleurs couturiers parisiens, je puis vous l’affirmer, je connais mon métier, et
j’aimerais que nous puissions travailler ensemble. »
Je ne répondis pas, je pensais à grand-père et me dis : Cher monsieur, on paie d’abord. Je le regardai
droit dans les yeux, mais il sembla ne pas comprendre. « Les commandes de la maison Bauer, sise
place Kléber à Strasbourg, ne vous intéressent pas ?
– Vous me flattez, monsieur, et je vous en sais gré, mais si nous nous entendons et faisons affaire,
ce ne sera pas aux mêmes conditions.
– Certes, bougonna-t-il, ce sera au prix du marché. Je n’ai jamais cherché à sous-payer mes
fabricants.
– Je vous remercie, c’est vrai que je ne suis plus une débutante, voyez l’ensemble de l’atelier. Et la
robe de madame a bien prouvé que je connais mon métier.
– Alors ?
– Eh bien, chère madame et cher monsieur, cette robe que nous avons faite en un temps record m’a
coûté la perte de deux contrats, car nous avons tout mis en œuvre pour satisfaire madame qui s’est
adressée à nous un peu au dernier moment. Nous avons mis un point d’honneur à honorer notre
promesse, mais cette perte n’a jamais été compensée puisque madame, je suis désolée de le révéler, a
omis de me payer le prix convenu, qui était fort peu élevé par rapport à la prestation fournie. »
Ah, grand-père, ai-je songé, j’ai enfin grandi, je l’ai dit… Je l’ai dit. Si tu me voyais, tu en serais
heureux.
« Comment ? s’est exclamé M. Bauer. Qu’entends-je là, Valentine, vous n’auriez pas acquitté la
facture due à mademoiselle ? Ach, ce n’est pas bien.
– Je… Je… à vrai dire, je ne sais plus, j’étais tellement émue à l’idée de ce mariage. Je me vois
bien dans l’atelier, oui, oui. Mademoiselle avait préparé un grand carton pour y mettre la robe afin
qu’aucun faux pli ne la traverse et pour que je puisse la transporter aisément… Mais ce que je peux
affirmer, c’est que, si elle m’a remis la robe, je l’ai payée… Oh, non, je n’ai pas pu faire une chose
pareille. Partir sans payer. Voyons, c’est impossible, vous me connaissez, mon ami », se défendit-elle.
Il ne répondit pas et parut contrarié. Mais je n’avais nulle envie de laisser passer cette injustice. « Il
suffit de demander à ma meilleure collaboratrice, Maria, s’il vous plaît, nous avons toutes deux
travaillé à la robe de madame et vous étiez là quand madame est venue prendre livraison…
– J’étais là et je n’ai rien oublié, ce n’est pas tous les jours que je travaille à une telle robe. Je puis
affirmer que cette commande n’a pas été payée et je me souviens qu’il a été dit que madame réglerait
la note à son retour de Strasbourg. Mais comme l’a précisé madame tout à l’heure, nous pouvons
comprendre qu’une grande émotion provoque un oubli. Ce sera une étourderie, glissa-t-elle avec un
joli sourire.
– J’entends bien…, fit M. Bauer en hochant la tête et en appréciant la modération employée par
Maria. Qu’à cela ne tienne, nous allons nous acquitter de cette dette, et pour vous dédommager, chère
mademoiselle qui avez des doigts de fée, je vous donne le double, ce qui est sans doute bien inférieur
au coût réel de cette robe. »
Il paya généreusement la note pendant que Mme Bauer, excédée, levait les yeux au ciel en serrant
son sac perlé contre ses cuisses. J’ai pensé que des comptes lui seraient demandés. J’ai eu de la
sympathie pour cet homme qui avait l’air sincère et honnête, et j’ai détesté l’ex-Mme de Lépinay
devenue Bauer. Je n’ai plus eu de doute, c’était bien une cocotte.
« Maintenant, pouvons-nous parler affaires ? » M. Bauer avait le regard vif et montrait son
impatience. L’incident de la dette de son épouse ne changeait rien à sa détermination. « Nous avons
des relations communes, si, si. Le marchand Meyer à Rambervillers, que vous fournissez… Eh bien,
c’est un cousin. Mon père et sa mère étaient frère et sœur. Ludwig loue votre travail et votre rigueur.
J’aimerais bien, moi aussi, travailler avec vous. Nous signons un contrat, c’est toujours ainsi avec
moi. Les paroles, c’est joli, mais elles s’envolent. Les écrits laissent une trace et chaque partie doit
s’engager à la loyale. Je vous donne trente pour cent à la commande, trente pour cent à la moitié du
travail effectué, et je viendrai ou enverrai quelqu’un afin de vérifier l’avancée du travail. Le solde de
la commande interviendra quinze jours après la livraison. Cela vous convient-il ? » demanda-t-il en
sortant son portefeuille.
J’ai ri, vraiment, car je ne savais pas ce qu’il voulait que je lui fournisse.
« Suis-je sot, pour les Meyer, il paraît que vous avez une collection de vêtements un peu chics,
élégants. De jolies jupes avec des corsages en mousseline perlée. J’aimerais l’équivalent pour mon
magasin de la place Kléber. Voilà, j’ai apporté quelques revues. Nous allons comparer avec les
vôtres », dit-il.
Il avait remarqué les revues et j’avais fait signe à Maria d’apporter les croquis des modèles que
nous pouvions effectuer. M. Bauer se déclara enchanté. Il demanda, ce qui est normal, l’autorisation
de visiter l’atelier, de palper les étoffes, saluer mes ouvrières. Il me félicita, j’avais des tissus de
qualité. Il avait l’air satisfait. Il posa les billets sur la table du boudoir où il était revenu. J’ai su qu’il
me faudrait deux ouvrières de plus pour les trois mois à venir. Si cette maison de Strasbourg
renouvelait sa commande, nous pourrions poursuivre et serions assurées d’avoir de l’ouvrage. J’étais
heureuse. Mme Bauer semblait me garder rancune. Pensait-elle que j’aurais dû fermer les yeux sur son
« oubli » ? Aurais-je dû me taire et être indulgente à son égard puisque son mari passait une
importante commande ? Je me suis efforcée de ne point songer à tout cela. Je devais être ferme,
grand-père me l’avait assez répété. C’est ainsi que l’on se fait respecter. Mais Dieu que cette posture
est difficile à adopter quand on vient du petit monde ! Le marché conclu, j’ai offert une collation à
M. Bauer qui s’en est montré ravi. « J’espère que vous viendrez à Strasbourg, à l’occasion. Je vous
ferai visiter nos magasins, déclara-t-il avec fierté. »
J’ai souri tout en songeant que cette visite n’était pas pour demain. Il y avait tellement à faire ici.
Mais je ne pouvais empêcher la joie de se répandre dans mes veines.
Quand je me suis rendue à Rambervillers quelques jours plus tard pour livrer une commande et
faire le point avec Ludwig Meyer, je lui ai raconté la visite de M. Bauer. Ludwig a ri jusque derrière
les oreilles. Il m’a dit que c’était bien pour moi de travailler avec lui. « Il est honnête, je trouve
seulement qu’il n’aurait pas dû se remarier, enfin pas comme ça. » Et comme j’ai froncé les sourcils,
Ludwig Meyer a ajouté : « Il a épousé une femme qui cherchait surtout une situation, un homme riche.
Sa dame, elle est connue ici. J’ai peur que Wilhem ne se fasse plumer. Cela étant dit, il est puni par où
il a péché. Il voulait enquiquiner la Prusse en épousant une femme de France. Il la voulait très jolie
afin de pouvoir la montrer. Elle doit faire partie de son train de vie, au même titre que son bel
attelage. Enfin, pour vous, c’est bien. Vous entrez dans le circuit des grands. Dans cette histoire, il
faut saluer le courage de Wilhem. Rares sont les artisans français à pouvoir travailler pour l’Alsace.
Rares sont aussi les Alsaciens à oser braver le gouvernement allemand en commerçant avec la France.
C’est interdit. L’Allemagne doit tout produire et ne jamais importer de marchandises venues de
France. Il n’est pas question d’enrichir les vaincus. Les Allemands n’ont pas hésité à venir chercher
sous la contrainte les meilleures brodeuses de Dieuze et de la Lorraine annexée. L’Allemagne voudrait
mettre la France à genoux. Wilhem est fier et se moque des consignes. Du reste, il est profrançais et le
clame. Cela ne l’empêche pas de se disputer avec notre cousin Frédéric, qui a plus de soixante-dix ans.
Frédéric Bauer, ce sont les expatriés mosellans de la famille qui ont préféré s’installer à Colombey-
les-Belles pas loin de chez vous pour fuir la Prusse. »
Ludwig a entrepris, croquis en main, de m’expliquer que le père de Frédéric Bauer, de sa mère à lui,
Adèle Meyer, née Bauer et le père de Wilhem étaient frères et sœurs. « Ils n’ont pas voulu se perdre de
vue. Un vieux serment. L’orgueil de Frédéric, c’est que ses enfants sont nés sur le sol français, à
“l’intérieur”. Et que Magdeleine, une de ses filles, a épousé un homme de France, comme il dit, c’est-
à-dire ni d’Alsace, ni de Moselle. Ah évidemment, ils n’ont pas fait fortune. Parfois, sa fille
Magdeleine vient de Colombey-les-Belles jusqu’ici les jours de grande foire, son père aussi. Il dit que
sa fierté, c’est de pouvoir se regarder dans le miroir chaque matin et que ça vaut bien tous les sous du
monde. Le cousin Frédéric peut se permettre de taquiner Wilhem. Il lui affirme qu’être profrançais,
c’est vivre en France, comme lui et moi. Mais Wilhem secoue la tête. C’est aussi un homme
d’affaires. Il devrait quand même être plus discret, cela risque de lui jouer des tours. Les Prussiens ont
vite fait de mettre en prison les mauvais sujets. »

J’avais huit ouvrières, et parmi elles, deux perles. Maria, la première, et Joséphine tout juste âgée
de quinze ans, spécialiste des finitions faisant intervenir la broderie. Elle avait été initiée à la broderie
par sa mère, et dès l’âge de huit ans, dans un petit hameau non loin de Mirecourt, elle travaillait pour
une entreprise. À la mort des parents, les enfants furent répartis dans la famille et elle vint habiter
chez une tante à Charmes qui me la présenta et me montra ses ouvrages. Je lui ai proposé une période
d’essai. Le travail effectué était remarquable. Joséphine parlait peu, ne souriait jamais. Mais
encouragée par Maria et moi-même, elle a pris confiance en elle et très vite s’est adaptée pour donner
toute satisfaction. J’ai perçu qu’elle serait capable, si nous la guidions bien, de broder des corsages au
point de Venise. J’ai imaginé que nous pourrions lancer une collection pour les enfants, pour les
petites filles surtout. Jusque-là, la plupart des enfants étaient habillés dans des tissus ayant déjà servi.
On recoupait une robe à une petite fille dans la jupe d’une tante ou d’une grand-mère. Il arrivait que je
reçoive de telles commandes. Nous ne refusions pas. Nous nous efforcions toujours de tirer le meilleur
parti du tissu fourni et ajoutions quelques éléments de décoration, broderies, rubans, afin de séduire la
petite fille qui porterait le vêtement. En 1888, la mode était aux cols et manchettes terminés par une
broderie au point de Venise. C’est à Ludwig Meyer que j’ai proposé mon idée de collection pour
enfants. Il l’a acceptée, mais a tout de suite dit que je devais en parler à Wilhem Bauer. En Alsace, on
était plus riche et je trouverais sans doute des marchés. Nous avons donc créé quelques modèles afin
de les montrer aux représentants qui maintenant poussaient notre porte. Je m’apprêtais à embaucher
deux nouvelles ouvrières. Dans notre atelier, six machines à coudre œuvraient toute la journée. Il
arrivait que mon frère Paul me rende visite, je donnais de l’argent pour maman, lui passais commande
de cols et de corsages brodés, d’écharpes aussi, mais je n’avais encore rien voulu lui révéler. Je
promis à Paul de me rendre à Vézelise pendant l’été.
« Dis bien à maman que je pense à elle, embrasse tout le monde pour moi. »
Grand-père avait pris l’habitude de se faire offrir un petit café chaque matin. Il arrivait à l’heure de
la pause. Il était heureux, je le voyais. Toutes les ouvrières l’appréciaient et il connaissait le travail de
chacune. Grand-mère devenait ombrageuse et gardait ses distances.

Un jour, le bel attelage de Wilhem Bauer s’arrêta dans la cour, mais ce ne fut pas lui qui en
descendit, ni Mme Bauer. Ce fut un homme élégant, jeune encore, qui entra. Il semblait hésiter, il
inspectait les lieux avant de me saluer, il prenait son temps. Puis il posa son regard sur moi… Je ne
saurai jamais ce qui s’est passé. J’avais l’habitude de recevoir des représentants, des vieux et des
jeunes. J’avais pris de l’assurance en songeant à grand-père. Le regard de cet homme qui devait
approcher les trente ans me priva de parole, j’eus soudain la gorge sèche, j’ai dû pâlir. Maria, qui
observait mon attitude sans comprendre, n’osa aucun geste. C’est Georgette, l’ancienne de l’atelier,
une veuve bien courageuse, qui réalisa ce qui se passait. Le jeune homme aurait dû me saluer. Il n’en
fit rien, comme s’il était lui aussi pétrifié par quelque chose qui nous échappait, nous dépassait.
Georgette, comme moi, avait reconnu le bel attelage. Elle tira des conclusions qui brisèrent la glace ou
éteignirent l’incendie – nul ne savait la cause de l’obstacle qui nous privait de parole. « Bonjour,
monsieur, j’ai idée, lança-t-elle dans un beau sourire, que vous devez être le fils de M. Wilhem Bauer
ou son plus proche collaborateur… »
Il sursauta et sembla redescendre sur terre. Il posa son regard sur les machines, sur les étoffes,
tandis que je regardai le sol, cherchant moi aussi à me reprendre. Enfin, il ouvrit la bouche. « Bonjour,
mesdames et mesdemoiselles, fit-il en soulevant son chapeau. Oui, désormais, c’est avec moi que se
traiteront les affaires. Je… je suis encore sous le choc… Mon père est un peu souffrant et je découvre
votre bel atelier. Et surtout, je vous rencontre toutes. Je sais maintenant qui travaille sur les jolis
vêtements que nous vendons et que nos clients apprécient. »
L’étau qui m’enserrait la poitrine se desserra un peu, je pus respirer et mes pommettes durent
retrouver un peu de couleur.
« Qui est Mlle Mialette ? » demanda-t-il.
Je n’avais pas bougé de l’endroit où je me trouvais lorsqu’il était entré dans l’atelier. Grand-père,
songeai-je, grand-père, si tu pouvais être là… « C’est moi, monsieur Bauer, fis-je en m’avançant, je
suis heureuse de faire votre connaissance. Voulez… vous… »
Que dire d’autre ? J’étais paralysée. Maria était derrière lui et me faisait face. Je l’encourageai du
regard.
« Certes, d’après la description de mon père, je n’aurais pas dû hésiter, glissa-t-il. Vous êtes bien
comme il me l’a dit, charmante. »
Ce compliment me laissa encore plus désemparée. Maria le comprit et intervint. « Cher monsieur,
je vais donc vous faire visiter l’ensemble de notre atelier, Marie-Victoire a quelques détails à régler,
une urgence, vous comprenez. »
Mais que m’arrivait-il ? Le sang cognait à mes tempes. Je me suis éloignée et suis entrée dans ma
petite cuisine pour avaler un café. Georgette m’y rejoignit. « Il ne faut pas être timide, patronne
– c’était la seule à m’appeler ainsi, sans doute pour me taquiner –, il est comme tout le monde, il
mange, il boit, il va sur le seau4. Pensez à cela quand il vous fixe et vous vous sentirez à l’aise.
D’accord, c’est un bel homme, mais à part ses beaux vêtements parce qu’il a des sous, il n’a rien de
plus que le Jules du père Antoine qui n’ose même plus vous regarder depuis que vous avez réussi.
Jules aussi est un bel homme et vous êtes à l’aise avec lui. Quand il vous regarde, pensez à Jules…
Imaginez ce beau fringant en train de retourner le purin. Ça ira mieux. Vous aurez le fou rire et cela
détendra l’atmosphère. »
J’ai embrassé Georgette. Elle avait tout compris. J’ai avalé le café, mangé deux morceaux de sucre
pour me redonner de l’énergie et j’ai regagné l’atelier où Maria terminait la visite en lui montrant les
mannequins vêtus de nos modèles pour l’hiver à venir. Il semblait apprécier ce que nous faisions. Tout
le ravissait. Il disait vouloir renforcer sa collaboration. Étions-nous capables de produire davantage et
de diversifier nos collections ?
« Je puis dessiner d’autres vêtements selon les indications que vous me donnerez, vous soumettre
des modèles, bien entendu. Si vous êtes satisfait et que la commande est ferme, oui, nous irons plus
loin. J’embaucherai, ce n’est pas compliqué. Nous avons une excellente école de couture à Charmes.
Et la broderie, comme vous le savez, est une spécialité dans notre région, de Mirecourt jusqu’à
Charmes en passant par Lunéville. »
Il fronça les sourcils.
« Il faudra que vous visitiez la région, lui dis-je. Vous pourrez juger par vous-même. »
Il sourit. J’avais repris un peu d’assurance…
« Voilà, dit-il, je ne suis pas venu d’Alsace uniquement pour vous rencontrer. Je vais séjourner dans
cette charmante région pendant quelques jours car d’autres affaires m’appellent. Puis-je repasser
après-demain ? Aurez-vous eu le temps de réfléchir à de nouveaux modèles ? Vous pourriez me les
soumettre. Et nous pourrions conclure.
– Si vite, vraiment ?
– Si je suis satisfait, pourquoi perdre du temps ? »
Je ne sais plus si je l’ai salué correctement, si je l’ai raccompagné comme je l’aurais dû. Impossible
d’avaler ma salive correctement. Je me suis laissée choir dans le petit salon d’essayage. C’est là que
Georgette, inquiète de mon absence, m’a trouvée la tête dans les mains à réfléchir… « Quelque chose
ne va pas ? Vous êtes souffrante, patronne ?
– Je vais très bien au contraire, je réfléchis. Ce monsieur voudrait que je m’attelle à des modèles
différents, que je les lui soumette pour après-demain et il nous passera une commande importante.
– Vous allez y arriver, vous avez toujours de très belles idées. Nous sommes toutes heureuses de
travailler avec vous et nous vous aiderons. »
Je l’ai remerciée, mais je n’ai pas voulu me confier. Grand-père me disait souvent de ne pas être
familière. « Juste ce qu’il faut de distance et de gentillesse avec le personnel pour garder son
autorité. »
Maria voulait toujours savoir. Elle resta après tout le monde pour s’assurer que tout allait bien. Elle
espérait une confidence. Je l’ai invitée à dessiner des modèles si elle avait des idées car le fils de
M. Bauer allait revenir très vite.
« Vous ne perdrez pas votre sang-froid, cette fois ? C’est vrai qu’il est bien de sa personne. On
dirait que vous lui avez tapé dans l’œil, si je puis dire.
– Maria, ai-je grondé, doucement.
– C’est vrai, ça s’est vu. Et vous, comment le trouvez-vous ?
– Comme quelqu’un qui veut avancer en affaires. Et cela sera très utile pour notre atelier. Si tout
marche bien, nous devrons recruter.
– Ce n’est pas ce que je voulais dire, balbutia-t-elle un peu déçue.
– Je vous ai répondu, c’est ainsi que cela sera. Et c’est une bonne nouvelle si nous embauchons. »

Je n’ai pas dormi de la nuit. Je me suis mise au lit avec mes papiers et mes crayons. Il fallait créer
des modèles nouveaux et les décliner ensuite selon les étoffes. J’avais envie de réussir et d’éblouir le
regard de cet homme afin d’obtenir des commandes. Mais était-ce uniquement cela ? Georgette
m’avait bien dit « Oui, il est bien de sa personne, mais ne soyez pas timide » et Maria affirmait que je
lui avais plu. En général, quand je doutais, grand-père venait à mon secours. Mais de ce sujet, je
n’avais pas envie de lui parler. Que craignais-je ? Qu’il se moque ? Qu’il me mette en garde ? C’était
cela. Donc, j’étais touchée, ainsi que le suggéraient Maria et Georgette. Cupidon avait marqué un
point ? J’ai rougi en y songeant. Allons, pourquoi se tracasser ? ai-je fini par me dire, il s’agit de
travail et de rien d’autre.
Le bel homme, ainsi l’appelaient mes ouvrières, revint au jour convenu. Il prit le temps d’observer
et de détailler chaque croquis. Je retenais mon souffle et guettais ses réactions. Il posa les feuilles sur
la table et garda le silence un temps qui me parut une éternité. Il leva les yeux et me regarda
longuement. « Vous êtes une créatrice de talent et j’ai envie de travailler avec vous… Nous allons
signer un contrat, je vous laisse le lire à tête reposée, je fais un tour dans la localité et je reviens. »
Que répondre, que dire ? Il était midi. Je me précipitai dans la cuisine et préparai une tarte aux
pommes. J’avais toujours fait ainsi quand une cliente venait. J’aimais toujours offrir quelque chose.
Pendant que la tarte cuisait, je lus le contrat. J’ai pensé qu’il serait bon de le soumettre à grand-père.
Et puis je me suis ravisée. Il fallait grandir. Avais-je parlé à voix haute ? Il semblerait, car j’ai
entendu une voix me répondre : « Ah oui, ce serait bien que je lise ce que t’écrit ce beau jeune homme.
– Tu m’as fait une de ces peurs, grand-père !
– Montre…, dit-il en saisissant les documents étalés sur le buffet. Les conditions sont honnêtes et
très avantageuses pour ton avenir, ma petite-fille. C’est le fils Bauer, n’est-ce pas ? Il est mieux que
son père. Enfin, de sa personne, physiquement. Il est mince et élégant. As-tu des nouvelles du papa ? »
Je n’en avais pas demandé. J’étais donc monstrueuse. Voilà que j’avais encore manqué quelque
chose. J’ai longuement regardé grand-père.
« Son père est en prison, Ludwig Meyer m’a raconté cela. Il a une grande bouche et les Prussiens
l’ont coffré. Mais tu n’es pas censée être au courant. C’est assez triste. Pour les Alsaciens qui ont le
cœur français, la guerre n’est pas finie. Je crois qu’Herbert est très courageux. Tiens, le voilà qui
revient. Ta tarte sera bonne. L’odeur donne envie.
– Alors, je t’invite, grand-père, nous partagerons. »
Pourquoi lui ai-je proposé de rester alors que, secrètement, j’avais envie d’être seule avec Herbert ?
« Tu n’as pas confiance en toi ? Tu es jolie, tu sais », taquina-t-il.
Il goûta donc la tarte, but son café et s’éclipsa. Il avait vu le jeune homme et m’est avis qu’il était
venu pour cela.
« Aussi bonne pâtissière que couturière », murmura Herbert, tandis que je faisais de la place sur la
table et m’apprêtais à débarrasser. Il se leva aussi pour m’aider. Je refusai d’un signe de tête. Il insista
et, lorsqu’il déposa sa tasse dans l’évier alors que je saisissais celle de grand-père et la mienne, sa
main me frôla et il la posa sur mon poignet en me regardant longuement. J’ai cru m’évanouir.
« Marie-Victoire, dit-il très doucement avec ce léger accent qui me transportait, depuis que je vous
ai vue, je ne pense qu’à vous. »
Si j’avais été honnête, je lui aurais répondu : « Moi aussi. » Mais c’était impossible, cela ne se
faisait pas. J’avais le cœur qui battait à cent à l’heure. J’ai gardé les yeux baissés et je me suis
appuyée à l’évier pour reprendre quelque force. Jamais je n’avais connu un tel émoi. Il ne fallait pas.
Je ne devais penser qu’au travail. Je n’étais pas seule engagée dans cette aventure. Nous étions une
douzaine de personnes. Huit ouvrières et couturières travaillaient à temps plein à l’atelier, sans oublier
quelques femmes qui œuvraient chez elles…
« Regardez-moi, Marie-Victoire. Pourriez-vous affirmer que vous ne désiriez pas entendre ce que je
vous ai dit ? »
À quel jeu jouait-il ? Si je levais les yeux sur lui, il saurait tout. Pourquoi es-tu parti si vite, grand-
père ? ai-je songé déjà vaincue, mais dans une folle attente. Que m’arrivait-il ? J’ai levé les yeux
lentement. Les larmes me venaient. Je n’ai pas eu le temps de dire un mot. De ses lèvres, il a frôlé les
miennes et le feu a parcouru mes veines.
« Vous ne m’avez pas répondu », murmura-t-il à mon oreille, en tenant mes deux mains. Je le
laissai faire. Je ne me défendis pas.
J’ai fermé les yeux. Étais-je en train de rêver ?
« De quoi, de qui avez-vous peur ? Ni vous ni moi ne sommes responsables de ce qui nous arrive.
Ce sont des choses qui se produisent depuis la nuit des temps entre un homme et une femme. »
Il caressait mon visage. Effleurait mes yeux, mes lèvres. Jamais un homme ne l’avait fait. Il
remettait de l’ordre dans mes cheveux et j’aimais ses doigts posés sur mon cou. Ce que je vivais était
inouï et fou. Fou et inouï. J’ai eu envie de me blottir dans ses bras.
« Vous êtes jolie, Marie-Victoire, et j’ai envie de vous aimer. Déjà, je voudrais ne plus vous
quitter. »
Je l’ai regardé, lui ai offert mon regard et l’ai laissé m’embrasser longuement. C’était mon premier
baiser. Aucun homme ne m’avait approchée jusqu’à ce jour. J’ai désiré que cet instant n’ait jamais de
fin. J’entendais les rires des filles qui regagnaient l’atelier. Herbert s’est assis à la table et a sorti de sa
mallette de quoi écrire. J’ai observé ses gestes pour les mémoriser et ne jamais oublier. J’y songerais
longuement le soir avant de m’endormir. Je revivrais l’instant seconde après seconde.
« Pouvons-nous signer ce contrat ? » demanda-t-il tandis qu’il sortait d’une petite boîte un élégant
porte-plume et un ravissant encrier de métal.
Je ne pus répondre que par un signe de tête. Je l’ai vu chausser le porte-plume d’une belle plume
brillante. J’ai aimé sa façon de dévisser le bouchon du petit encrier. Il gardait le coude contre lui. Le
geste était réservé. Puis il a fait courir la plume sur le papier quand il a signé. Une douce
détermination qui caressait le papier avec à la fois de la tendresse et un soupçon de fermeté. L’écriture
était élégante, légèrement penchée. La dernière lettre, le r de la maison Bauer, faisait une boucle qui
allait souligner l’ensemble du nom jusqu’au B. Il termina par un point sous le trait sans aucune
hésitation. Je perçus cependant une pointe de fièvre, une émotion que le geste s’efforçait de dompter.
J’eus l’impression qu’il venait de signer un traité. Si un jour nous nous marions, me suis-je demandé,
aura-t-il ces gestes que j’aime déjà pour apposer son nom sur le grand registre des mariages ? Il m’a
ensuite tendu la plume. « Puis-je espérer comme nous en sommes convenus que tout sera prêt pour
septembre ? »
Toujours cette gorge nouée incapable de laisser passer un mot. Il gardait le porte-plume en main
pour que je m’en saisisse. J’ai baissé les paupières avec un sourire qui a fait briller ses yeux plus
sombres que les miens. J’allais signer moi aussi, mais avec ma plume, extraite du plumier de bois
posé sur le guéridon. Ma plume, oui, mais nourrie de son encre. Nous passions contrat. J’ai réussi à lui
dire qu’une plume est personnelle, elle se fait à la main qui la tient et la fait courir. Il a souri. J’ai
voulu reboucher son encrier. Mais sa main s’est posée sur la mienne et l’a emprisonnée. Ai-je été
surprise ? J’ai surtout craint de renverser l’encre. Puis il a porté ma main à ses lèvres avant de me
tendre l’exemplaire du contrat qui me revenait et de ranger le sien dans sa mallette. « Nous voici
liés », a-t-il plaisanté. Et il s’est levé pour partir. « Je reviendrai très vite, murmura-t-il. Pensez à moi
comme je penserai à vous. »
Avant de quitter l’atelier, il a salué les ouvrières en s’inclinant. Il tenait son chapeau à la main.
Sous le porche, il m’a encore fixée longuement, s’est arrêté et ses lèvres ont frôlé mes cheveux sur la
tempe droite. Un geste, une esquisse comme une promesse. C’était délicieux. Puis il s’est coiffé, le
cocher lui a ouvert la porte…
Je l’ai regardé partir, le cœur serré tandis qu’une bouffée de bonheur m’inondait. Quelqu’un qui ne
m’était pas indifférent m’avait regardée. Quelqu’un qui semblait être attiré par moi. C’était un bien
doux sentiment qui me transportait. J’entrais dans une histoire, un livre s’ouvrait. Combien de pages
allions-nous écrire ?

Henri était ému en découvrant les sentiments qu’avait éprouvés sa mère. Ainsi donc Marie-Victoire
avait aimé. L’amour avait surgi entre les deux jeunes gens tel un orage. Le coup de foudre ! Capable
de piquer et faire chavirer les esprits les plus cartésiens. Comment résister à cet amour follement
romantique ? Henri était bien son fils. Il n’avait jamais oublié le coup de foudre survenu entre
Marguerite et lui-même au retour d’un pèlerinage. « Maman », murmura-t-il pour lui-même avec
tendresse. Mais surtout, ce qui surgissait à la lecture de ce cahier, c’était le nom de Bauer.
Évidemment, ce nom posait question. Maintenant, Henri savait pourquoi Charles avait tenté de
s’opposer à son mariage avec Marguerite. La crainte, oui. Cette peur d’un mariage consanguin et de
ses conséquences… Ne disait-on pas que des enfants nés de ces unions pouvaient être handicapés ou
même un peu dérangés, fous ? J’aurais dû m’appeler Bauer, songea-t-il. Mais tout se compliquait
puisque Magdeleine, la mère de Marguerite, était née Bauer. Marguerite savait que sa mère et son père
étaient originaires de Moselle. Que le grand-père Frédéric était venu s’établir ensuite à Colombey-les-
Belles. Ils avaient bien eu une fille du nom de Magdeleine née en 1857. Elle avait épousé Edmond
Rolland, cet homme de France, la France de l’intérieur, comme l’avait souligné Frédéric le beau-père
quand il s’était confié à Ludwig Meyer de Rambervillers. C’était bien à Gérardmer que Marguerite
était née ! Il est vrai que son père gendarme avait plusieurs fois changé d’affectation. Cela faisait
beaucoup de coïncidences… Tout se recoupait et devenait limpide. Il s’agissait bien de la même
famille, mais si le lien de parenté existait, c’était un lointain cousinage, puisque Frédéric Bauer, le
grand-père de Marguerite, était le cousin de Wilhem Bauer l’Alsacien. Charles n’avait donc jamais lu
les cahiers de sa sœur, sinon il l’aurait su et peut-être empêché le mariage.
Henri fronça les sourcils et dit à voix haute : « De toute façon, je ne l’aurais pas écouté. Nous
aurions fui, Marguerite et moi. »
Henri eut faim soudain. Il était quinze heures et il n’avait mangé qu’une pomme. Il fallait tout de
même se restaurer. La faim peut bien attendre, se dit-il, je veux avoir tout lu avant le retour de
Marguerite et des enfants. Il coupa deux fines tranches de pain dans la miche soigneusement
enveloppée dans le torchon à carreaux rouges et blancs, alla chercher le munster à la cave. Il sentait
fort. Il empestait même, et il rit en se disant : C’est qu’il est bon. Il profitait que les enfants n’étaient
pas là, aucun n’aimait le munster trop odorant. Quand Marguerite le posait sur la table, les enfants se
pinçaient le nez et prenaient un air écœuré. Henri leur répétait que l’odeur, c’est une chose, mais qu’il
fallait aller plus loin, poser l’objet du scandale entre la langue et le palais. À ce stade, l’odeur n’a plus
d’importance. C’est le goût qui est sollicité. Il expliquait comment s’appréciait le munster : « Dans la
bouche avec du pain bis encore chaud, c’est succulent. » Rien n’y faisait. Loulou et Nénette frondaient
et ne voulaient même pas goûter ce qu’ils appelaient, Loulou surtout, « le festin des mouches ».
Il tailla dans le morceau de fromage quelques lamelles qu’il glissa entre les tranches de pain. Cela
ferait l’affaire pour caler son estomac et il pourrait ainsi poursuivre sa lecture. Puis il remit le
fromage dans sa boîte qu’il posa sur le rebord de la fenêtre à l’extérieur.
Restait à lire ce troisième cahier, celui des noces de Marie-Victoire, puisque la rencontre avait eu
lieu. Il ouvrit le cahier et découvrit une photo. Il eut un choc. Une fort jolie femme, aux yeux clairs.
Un regard expressif tendu vers quelqu’un. Un sourire à peine esquissé et qui ne parvenait pas à
s’échapper d’une bouche parfaite, aux lèvres ourlées. Ses cheveux étaient relevés en chignon maintenu
par une étoffe courte posée telle une coiffe qui se perdait en un joli dessin dans les belles ondulations
de la chevelure. La jeune femme portait un corsage sombre à col droit fermé par une fleur claire, peut-
être blanche ou rose pâle. Le buste était orné d’un plissé serré. Une Croix-Jeannette pendait au cou de
la jeune femme. Il remarqua les élégantes perles aux oreilles. Coquette, jolie. Il ne trouvait pas les
mots tant il était sous le charme. La photo montrait bien le visage, les épaules, les bras et s’arrêtait
quasiment à la taille que la jeune femme avait mince. Henri ne pouvait détacher son regard. Marie-
Victoire ? Il craignait d’être déçu. Il voulait que ce soit elle. Il l’avait tant cherchée dans ses
souvenirs. Toujours le visage restait flou, perdu dans les brumes du temps. Pour la première fois, si
c’était elle, il pouvait la contempler, mais sans parvenir à accrocher son regard au sien puisqu’elle
levait les yeux vers un ailleurs. Que disait cette photo de Marie-Victoire ? Son espoir ? Regardait-elle
son amoureux quand la photo fut prise ? Il retourna lentement la photo afin de savoir, de lire ce qu’il
était convaincu d’avoir deviné : Marie-Victoire Mialette, Nancy, 1889. C’était elle, sa mère. Il n’était
pas né, pas encore, ou alors il était une promesse dans son ventre lorsque le cliché fut réalisé. Ce qui
pouvait expliquer l’attente fiévreuse que provoquait la contemplation de ce portrait qu’il posa sur la
table avant de plonger dans le troisième cahier.
1 L’argent mis de côté, ici l’héritage.
2 Ces bagues en or représentant parfois des mains qui se rejoignent étaient très en vogue au XIXe siècle. Elles signifiaient une
promesse d’amour ou d’amitié.
3 Aujourd’hui encore, pour les Alsaciens et une partie des Mosellans, le reste de la France, c’est « l’intérieur ».
4 Les toilettes.
4

Troisième cahier

À mon charmant petit garçon qui grandit et dont j’entends le rire depuis mon lit.
Je ne pensais pas avoir la force de commencer ce troisième cahier.
La fièvre et la toux sont mes compagnes. L’épuisement me gagne, chassant un bref instant le
chagrin, prélude au désespoir qui s’empare de moi à mesure que le soir tombe. Jamais je n’aurai
autant guetté la lumière des jours qui vont croissant depuis que Noël est passé. Écrire… Paul m’a
confectionné une sorte de petite table d’écriture qu’on pose devant moi quand je suis à demi allongée.
Ainsi je peux écrire sans avoir à me lever. Maman craint que je ne me fatigue et ne prenne froid. Elle
s’inquiète et me demande si ce travail est nécessaire. Je soupire. « Je dois le faire, maman », lui dis-je
avec un sourire que je voudrais rassurant.
Je ne parviens pas à la convaincre. Je lis son inquiétude. « C’est pour Henri, quand il sera grand. »
C’est pour toi, mon enfant, mon tendre petit, que je trace ces mots. C’est comme si j’enfilais des
perles, c’est le collier de ma vie, de la tienne aussi que je veux t’offrir. Il est nécessaire que tu
connaisses ton histoire. Je te vois aller et venir chez ta grand-mère. Tu as l’air heureux ici et je m’en
réjouis. Je me dis que si ma vie devait s’interrompre, tu ne serais pas seul, on ne t’enverrait pas dans
un orphelinat. Tu entres parfois dans la chambre, me regardes et me fais un signe. Tu inclines la tête
d’un côté, puis de l’autre, parfois tu te caches derrière le bois du pied de lit et tu surgis en criant
« Coucou ». Tu te souviens de nos jeux dans l’atelier avec moi ou avec les ouvrières à Charmes ? Tu
t’étranglais à force de rire. Aujourd’hui, tu peux rire encore et c’est bien qu’il en soit ainsi. Ta grand-
mère essaie de te modérer si ton rire est trop sonore, elle accourt ou envoie Louise pour te rappeler
que je dois me reposer. Je secoue la tête. Qu’on te laisse un peu à moi ! Ta présence me fait du bien. Il
arrive que tu grimpes sur le lit, tu aimes t’enfouir dans l’édredon de plumes et tu viens ensuite nicher
ta tête bouclée dans mon cou. Je mets vite un mouchoir sur ma bouche, je ne voudrais pas te donner
les germes de ma maladie. Tu sais te faire câliner. Tu aimes le contact. Tu es un tendre, je le sens.
J’espère que tu le seras pour la femme que tu aimeras. Les femmes ont besoin de douceur. Tu fais
immédiatement naître des regrets. Ma poitrine se soulève et me fait mal. Tu mets mon cœur à
l’envers. Mon Dieu ! me dis-je, nous n’aurons pas eu beaucoup de temps pour nous apprécier. Tu ne
vois pas le chagrin sourdre, l’innocence te préserve fort heureusement, et tu cours jouer avec ta jeune
tante Louise qui approche de son dixième anniversaire. Elle, jusque-là très secrète, semble si heureuse
de ton arrivée à Vézelise. Tu as mis du soleil dans cette maison. Tu auras à peine vécu avec ton
parrain Henri, car j’ai appris qu’il s’était engagé dans l’armée pour y faire carrière. Il est probable
qu’il parte d’abord en Algérie où la France est présente. On dit que c’est un beau pays, un pays de
soleil où la vigne peut pousser. Sans doute ira-t-il aussi jusqu’au Maroc ? Henri rêve de voyager.
L’Indochine l’attire. Est-ce l’héritage de notre père qui avait la bougeotte, comme l’a souvent répété
notre mère qui parfois s’agaçait. Si elle a froncé le nez à l’annonce de son engagement, elle ne l’a pas
empêché. Soulagée sans doute, car elle sait qu’il aura une situation. Et puis, le prestige de l’uniforme,
c’est flatteur. Enfin, tant qu’il n’y a pas de guerre. Paul a une situation, le voici voiturier pour le
compte des brasseries. Mais il a aussi une fiancée et espère se marier bientôt. « Quand tu seras
guérie », promet-il. J’ai souri ce jour-là, et je lui ai répondu de ne pas attendre une guérison qui
risquait de ne jamais venir. Je ne voudrais pas qu’il reste vieux garçon. Charles est épatant. Attentif à
chacun, serviable. Il se met volontiers au service de l’église et des associations. Il vient parfois parler
avec moi. C’est à lui que j’ai demandé de veiller sur toi s’il m’arrivait quelque chose. Maman ne sera
pas éternelle. Il m’a écoutée avec sérieux. Il a dix-sept ans et fait déjà preuve de beaucoup de
maturité. Il n’essaie pas de me dire : « Mais non, grande sœur, ça va aller, tu vas guérir. » Il est lucide,
comme moi. Il voit la situation telle qu’elle est. En réalité, ai-je encore envie de vivre ?
J’écris, mon fils, et je ne sais même pas quand tu me liras ou si l’on te donnera ces cahiers. Je veux
croire que oui. Charles est au courant, comme notre mère. Je le crois honnête et respectueux, il fera le
nécessaire.
J’ai relu plusieurs fois déjà ce que j’ai transcrit. Il n’y a rien à retirer. Il faudrait parfois que je
précise certains points. Mais quand je me sens mal et que le chagrin me ronge, l’urgence s’empare de
moi. Le malheur m’a si bien atteinte que mon corps en porte les traces. Il a fait le lit de la maladie qui
me fait souffrir. Je suffoque si souvent. Ce que je t’ai écrit de mon enfance, de ma jeunesse est bien
sûr vu à travers mon regard. Et l’on est en droit de penser que mes proches, ou ceux que j’ai croisés,
en ont une perception différente… Sois assuré que je te confie mes années de vie avant toi et avec toi
avec amour. Je te les raconte comme je les ai vécues, comme je les ai ressenties. Je cherche les mots
les plus justes pour exprimer ma vérité et être sincère.
Ce que je vais te confier dans ce troisième cahier va me coûter, Henri. J’aime t’appeler ainsi en
écrivant, j’ai l’impression de te faire grandir. Tu es déjà un petit homme. Mais oui, je me projette dans
l’avenir, j’ai bien plus de vingt-cinq ans et je me donne l’illusion de t’avoir connu plus longtemps.
Mais dans mon cœur, tu es mon bébé, mon petit Riri bien-aimé que je n’osais prendre dans mes bras à
ta naissance, tellement j’avais peur de te briser, tellement je me sentais si peu digne.
Ce que j’ai vécu n’est pas tout à fait dans la norme. Ma vie n’aura pas correspondu à ce que l’on
enseigne aux jeunes filles de bonne famille qui doivent « se garder jusqu’au mariage ». Avec le temps,
peut-être seras-tu d’accord avec moi ? Je continue de croire que ce qui est enseigné est parfois une
monstrueuse hypocrisie, mais j’ai rencontré si peu d’adhésion à ce sujet. Peut-être même ai-je
inquiété. Mieux valait ne pas me fréquenter. On devient vite suspect quand on ose réfléchir, refuser
l’ordre établi jusqu’à l’indignation. Pourquoi cette idée de se garder jusqu’au mariage est-elle
réservée et imposée aux jeunes filles ? Pourquoi, du reste, un homme aurait-il plus de droits et de
libertés dans ce registre ?
On nous donne en exemple des couples qui ont pu attendre le jour du mariage pour s’unir. C’est
facile de se garder lorsqu’il s’agit d’un mariage arrangé et que les fiancés ignorent tout l’un de l’autre.
Où est l’amour ? Mon métier de couturière m’a fait rencontrer le monde, j’ai beaucoup écouté les
jeunes filles, les femmes qui venaient aux essayages. Dans l’intimité du boudoir, j’ai entendu des
confidences, des rires bien sûr, et c’était plaisant, gratifiant. Le bonheur d’une jeune fille ou d’une
jeune femme qui se découvre belle réjouit toujours. Mais parfois, quand je coupais, taillais, retouchais
une robe de mariée, je surprenais des soupirs. Puis je voyais couler des larmes et poindre la révolte. Je
n’oublierai jamais « Adrienne aux yeux de braise », je l’ai appelée ainsi dès que j’ai croisé son regard.
Je la verrai toujours laisser tomber son jupon, taper du talon, croiser ses bras sur sa jolie poitrine en
lançant : « Ils vont voir. Il me plaît d’imaginer la mine déconfite de M. de Sigisbert au matin des
noces… S’il vous plaît, avait-elle supplié. Ne me faites pas une robe trop jolie. Une robe de deuil
conviendrait mieux. Par ce mariage, mes parents ont déjà ouvert mon cercueil. L’homme que je vais
épouser, je ne l’aime pas et ne l’aimerai jamais. Je ne veux pas de ce vieux au ventre épais sur moi.
“Ma fleur”, il ne l’aura pas. J’ai un lointain cousin qui m’aime bien. C’est lui qui passera avant le
mari que l’on me destine et qui me fera découvrir ce qu’aurait pu être le plaisir si… Car avec celui qui
sera mon mari, je ne risque pas de le connaître un jour. Trop rustre, trop nigaud pour cela. Moi, je ne
veux pas mourir sans savoir, sans que mon corps ait été visité dans la joie. »
Adrienne aux yeux de braise mit son projet à exécution et, dans le pré qui borde la route menant à
Chamagne, deux jours avant le mariage, elle fut découverte en tenue légère dans les bras de son cousin
qui la bécotait. On a crié au scandale. Une fille indigne… Le mari, qui espérait une belle dot, l’a tout
de même accueillie au pied de l’autel à l’église. Le prêtre fronçait les sourcils… Adrienne aux yeux de
braise quitta Charmes pour suivre l’époux bien décidé à se venger de l’outrage. On raconte que rien
n’aurait eu lieu entre eux et que monsieur aurait conservé ses habitudes, Grand-Rue à Nancy. D’autres
disent encore qu’il se rend parfois à Bayon. À la sortie de la localité se trouve une belle demeure, une
maison de maître appartenant à une femme d’un certain âge qui se dit veuve d’un magistrat. Étrange
veuve qui serait la fille de la belle Lola, l’une des reines des maisons closes de Nancy dont elle
assurait la meilleure tenue. Apparemment retirée du circuit, Mme veuve Hubertvielle continuerait de
recevoir une clientèle privilégiée que lui adresserait Lola, heureuse de conserver une activité. Parmi
les clients figurerait le mari d’Adrienne aux yeux de braise. Mais qui s’en indigne ? Je dois bien être
la seule à trouver ces agissements contraires à la morale et surtout à être en colère parce que tout est
normal pour un homme. Il a tous les droits. Une femme n’a qu’un droit, celui de se taire… D’être la
gardienne du temple, en somme, le repos du guerrier.
J’ai ainsi pu me forger ma propre opinion.
En ce qui me concerne, mon cher Henri, je ne me cherche ni excuse ni pardon. Sache, mon fils, que
mon grand péché, si péché il y eut, aura été d’avoir aimé. Pourquoi l’amour vrai et sincère serait-il
condamnable ? Sur ce point, je ne regrette rien, et quand je l’ai confié à monsieur le curé de Vézelise,
j’ai lu dans ses yeux un vrai chagrin avant qu’il puisse me dire sa désapprobation. Il se voyait désolé
de ne pouvoir m’absoudre puisqu’il n’y avait aucun regret. Me voici probablement vouée à la
damnation éternelle. Il m’a pourtant assurée de ses prières, persuadé que je comprendrais mes erreurs,
et m’a promis que Dieu ne m’abandonnerait pas.

Les deux premiers cahiers t’ont sans doute fait découvrir la jeune fille que je fus. Obstinée et
n’ayant qu’un désir, réussir professionnellement. C’est peut-être un péché, l’ambition. Mais ce que
j’ai gagné je l’ai partagé avec maman et grand-mère Marie après son veuvage. Grand-père m’avait
aidée, je ne voulais pas être ingrate. Mais grand-mère a poursuivi sa fâcherie à mon égard. Elle était
rancunière. J’avais apporté le déshonneur en m’affichant avec Herbert alors qu’aucun projet sérieux
n’existait. Pourtant, jusqu’à la mort de grand-père, je n’ai rien fait qui soit répréhensible, sauf me
montrer. Je n’ai pas su être hypocrite. J’aurais dû me promener avec une autre jeune fille ou une
femme quand Herbert était à mes côtés. Avoir un chaperon, c’est plus convenable. Mais combien de
jeunes filles en ont eus avec lesquels elles se mettaient d’accord pour s’isoler avec le bien-aimé et
faire ce qu’on ne raconte à personne ? Ils entraient à trois dans une maison à la tombée de la nuit. Le
chaperon ressortait par la porte du jardin pour laisser les amoureux seuls. Ni vu ni connu. L’honneur
était sauf.
Avec le recul, j’ai su ce qui nous était arrivé à Herbert et à moi-même. Nous n’étions pas
responsables. Un coup de foudre. Que peut-on faire contre cela sauf courir à l’autre bout du monde
pour y échapper ? C’est à la fois merveilleux et tragique. Même si l’histoire d’amour qui en découle
s’achève douloureusement, l’avoir vécue donne une autre dimension à la vie.

Herbert venait tous les quinze jours. Il disait devoir rencontrer les clients de son père afin que celui-
ci retrouve ses affaires florissantes dès qu’il serait rétabli. Herbert faisait l’éloge de Wilhem qu’il
admirait, vénérait. Wilhem avait travaillé très dur pour honorer son père Hans qui succédait à Aloïse.
L’entreprise familiale existait depuis plus de cent ans. Herbert mit beaucoup de temps avant de me
confier la « maladie » de son père.
« Sans doute savez-vous ? Ludwig Meyer, le cousin, vous aura fait des confidences ?
– Je ne vais pas mentir, Herbert, ce n’est pas à moi que Ludwig s’est confié, mais à mon grand-père
qui le connaît depuis si longtemps. N’ayez pas de honte ! Dans ma famille, nous admirons le courage
de votre papa qui a défié la Prusse. Comme dit grand-père, être en prison pour la France, c’est un
honneur…
– Certes, mais c’est parfois lourd à porter. Ma belle-mère n’est pas une femme facile et si elle
pouvait mettre la main sur les affaires de mon père, elle le ferait. Mais inutile de parler de cela, c’est
trop laid. Je ne veux que votre sourire. »
Nos rencontres se sont limitées pendant quelques mois à des étreintes qui nous laissaient au bord du
vide. Je veillais, comme on dit, à ne point succomber et à ne point tenter Herbert. Mais c’était de plus
en plus difficile. Nos cœurs battaient à l’unisson et éveillaient nos corps à une célébration qui nous
dépassait. Que j’ai aimé me promener à son bras sur les rives de la Moselle ou sur la colline du Haut-
du-Mont. Parfois, nous faisions escale sous un arbre. Il prenait ma main, nous chantions. Je me
souviens de douces soirées au printemps quand l’air est chargé des effluves de lilas et de muguet. Les
jardins rendent les meilleures odeurs le soir, affirmait grand-père. Herbert en était ébloui et me
récitait un poème d’Hugo ou murmurait doucement Erlkönig1 :

Qui chevauche si tard dans la nuit dans le vent ?


C’est le père avec son enfant.
Il serre le garçon dans ses bras,
Il le tient fermement, il le garde au chaud.

Il m’expliquait que le poème était de Goethe, mais que Schubert l’avait mis en musique. La
musique de Schubert ajoutait au drame. Le Roi des aulnes est cruel. Et personne, pas même l’amour
du père, ne pourra rien pour préserver la vie de l’enfant. Herbert aimait la musique. « Un jour, je vous
ferai entendre ces musiques qui me transportent. »
Mais il n’a jamais dit comment ni où. Je cueillais parfois à ses côtés cette infinie tristesse qui
venait jeter de l’ombre dans son regard. J’avais l’impression, quand nous nous étreignions, qu’il
cherchait sa lumière, sa musique, en tout cas de quoi dissiper les ténèbres qui l’entouraient. Je le
soupçonnais de savoir jouer du piano. Il avait de si belles mains soignées, de longs doigts. Je ne l’en
aimais que davantage. Avec lui, j’avais l’impression que les portes de mon univers s’ouvraient.
L’entendre réciter Le Roi des aulnes était un pur bonheur. Il prenait un accent bien particulier quand il
parlait de ce père chevauchant avec un enfant dans les bras. Pensait-il au sien ? Se sentait-il cet enfant,
que craignait-il ? Quand je retrouvais l’atelier après son départ, je percevais à la fois le crépuscule
mais aussi le soleil capable d’éblouir. J’aurais voulu, si cela avait été possible, pousser les murs de cet
endroit où les belles étoffes attendaient des mains magiciennes pour être admirées. J’ai souhaité être
une fée capable d’agrandir les fenêtres, de dégager la vue sur la Moselle et de prolonger ces instants
qui n’appartenaient qu’à nous. Mes lèvres tremblaient de saisissement et de désir contenu. Une source
fiévreuse me parcourait.
Sur la colline du Haut-du-Mont, Herbert cherchait un espace découvert pour contempler d’un côté
la Lorraine et de l’autre l’Alsace gémissant sous la botte prussienne. Pour combien de temps encore ?
Et puis, un peu à l’écart, il m’embrassait soudain fougueusement, comme s’il cherchait sur ma bouche
et dans ma présence les forces qui lui faisaient défaut. Il parlait peu de sa vie, que je percevais
enténébrée. Je n’avais qu’un désir, lui offrir la lumière qui lui faisait défaut. Grand-père me mit en
garde. « Je crois bien que ce jeune garçon brillant ressent pour toi une grande affection, mais a-t-il des
intentions sérieuses ? »
Je comprenais bien où il voulait en venir et ce qu’il fallait entendre par « intentions sérieuses ». Est-
ce qu’Herbert parlait d’avenir avec moi, fiançailles, mariage ? Impossible de répondre oui. J’aurais
menti. Et ce n’était pas à moi de faire la demande. Je ne voulais rien brusquer. J’attendais qu’il vienne
à moi libre et non contraint. Je ne pouvais qu’être dans cette posture d’accueil.
« Dans ce cas, sois prudente, ma petite-fille, et fais rimer prudence avec sagesse, nous sommes
d’accord, n’est-ce pas ? »
À chaque visite, j’ai espéré qu’Herbert susurre à mon oreille : « Un jour, plus rien ne nous séparera,
nous serons mariés… » Il semblait se contenter de me contempler et d’avoir des mots merveilleux
pour moi. Sur ses lèvres, j’ai vu, j’ai entendu l’Alsace, et quand nous étions seuls, nous chantions.
Cela, c’était absolument délicieux. Il évoquait l’Alsace captive et célébrait ses habitants opprimés qui
résistaient. Je n’ai jamais oublié :

Ils ont brisé mon violon


Parce que j’ai l’âme française
Et que, sans peur, aux échos du vallon
J’ai fait chanter la Marseillaise !

Cette chanson qui, aujourd’hui encore, me fait venir les larmes, conte l’histoire d’un vieil homme
dont les Prussiens ont brisé le violon, tout simplement parce qu’il parlait de la France avec amour à
des enfants. La mélodie est voluptueusement triste et langoureuse. Elle rend ainsi la douleur plus
prégnante et suscite une émotion profonde. Herbert avait réussi à me l’apprendre. J’aimais quand nos
voix s’unissaient. Bien sûr, nous interprétions aussi Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine avec une
joie non dissimulée, tout en marquant le pas de façon à nous moquer de la Prusse. J’appréciais tout
particulièrement les accents patriotiques qui nous réunissaient lui l’Alsacien et moi la Lorraine :

France entends-tu la dernière prière


De tes enfants couchés dans leur tombeau ?
Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine,
Et, malgré vous, nous resterons français,
Vous avez pu germaniser la plaine,
Mais notre cœur, vous ne l’aurez jamais !

À ce moment-là, Herbert me volait un baiser et ajoutait en posant sa main entre mes deux seins :
« Moi, j’ai le vôtre, n’est-ce pas ? »
À Charmes, Herbert pouvait chanter à tue-tête… Personne ne l’emprisonnerait. Je me sentais bien
près de lui, avec lui. Comment figer le temps ? Quand je me confiais à grand-père, s’il s’inquiétait, il
ne le montrait guère. Tout au plus glissait-il : « Nous en avons déjà parlé, ma petite fille… »
Je savais qu’il me défendait quand grand-mère, très en colère, ne se privait pas pour lui déclarer que
je filais un mauvais coton. L’expression finissait par le faire rire car il lui répondait : « Oui,
évidemment, pour une couturière… »
Il tentait cependant de me mettre en garde et me conseillait de me montrer moins disponible pour
Herbert. Je ne devais pas vivre uniquement dans l’attente de sa venue, mais organiser ma vie,
continuer d’avoir des projets et faire prospérer mon atelier. Grand-mère ne cessait de se plaindre. Je
lui brisais le cœur et elle était bien mal récompensée de m’avoir accueillie, surtout si c’était pour
mener une vie de débauchée. Elle avait honte d’aller à l’église, honte d’aller au marché, car on lui
demandait : « À quand le mariage de votre petite-fille, Marie ? »
Bientôt, tout Charmes fut au courant de la romance entre Mlle Mialette et un Alsacien, fils d’un
patron d’un grand magasin de vêtements qu’elle fournissait à Strasbourg… Si Maria et Georgette à
l’atelier m’étaient dévouées, j’ai eu des ouvrières railleuses qui chantaient :

Plaisir d’amour ne dure qu’un instant,


Chagrin d’amour dure toute une vie.

Il était impossible de les faire taire. D’ailleurs, jusque-là, j’avais volontiers chanté avec elles bien
d’autres romances, dont Plaisir d’amour. Et souvent, nous finissions par rire, alors je disais : « Café
pour tout le monde », si nous étions en hiver ou « Limonade pour les gosiers secs », si c’était l’été.
Mais avec Plaisir d’amour roucoulé sur tous les tons de la gamme, je percevais la moquerie de mes
ouvrières et j’en étais vexée. Il fallait ne pas entendre. Autrement dit, ne pas tendre le bâton pour être
battue, aurait dit grand-mère qui aurait ajouté : « Tu l’as cherché… »

Grand-père déclinait. Il eut un nouvel accès de fièvre qui nous affola, pourtant il se remit debout en
s’appuyant sur sa canne, très fier. « Mieux vaut être sur trois pattes que sous l’édredon puis dans le
cercueil avec deux », affirmait-il avec humour.
Nous avons repris espoir. À l’automne, il déclara se sentir en forme pour aller courir les bois, sa
grande passion. C’était le temps des champignons et il était sûr de rapporter un plein panier de
jaunottes2. C’est Jules qui le découvrit et vint m’avertir, grand-mère était au marché. Il n’avait encore
rien cueilli. Il était étendu à deux pas d’un rond de jaunottes, une main sur l’anse du panier. Quelle
tristesse ! J’avais le cœur en vrille. Je lus le chagrin dans les yeux de grand-mère quand on rapporta
son mari sur une civière. Je l’ai aidée à tout préparer dans la maison et la chambre où il fut veillé,
d’abord par les amis et voisins avant l’arrivée de nos parents, dont certains venaient de loin. Quand la
famille a été rassemblée, je me suis mise discrètement en retrait. Grand-mère n’a fait aucun
commentaire. Approuvait-elle, appréciait-elle ? Comme l’avait prévu grand-père, les questions
d’argent et d’héritage ont surgi. Qu’avait-elle décidé maintenant que la solitude serait sa compagne ?
Allait-elle vendre et venir habiter chez l’un ou chez l’autre ? Elle a affirmé son désir de demeurer
chez elle. Elle s’y trouvait bien. Sa santé le lui permettait. Le père Antoine, son voisin, était encore
vaillant et lui rendait service. Le bon Dieu trouverait bien une solution si une évolution se produisait.
Quand les discussions prenaient cette tournure, je m’en allais chez moi, rue du Pont. Aux obsèques, on
m’a un peu tenue à l’écart. Je l’ai bien senti. Mon père n’était plus depuis longtemps. Grand-mère a
bien rappelé que j’étais de la famille, tout comme mes frères et sœurs. Nous étions ses petits-enfants.
Mais je n’ai pas perçu une adhésion totale à ses paroles. Prévenue, ma mère avait rejoint la famille
avec les enfants. C’est le père Antoine qui était allé les chercher en carriole. « C’est trop triste », a-t-
elle murmuré en embrassant sa belle-mère pour témoigner son affection. Elle aussi a adopté une
attitude réservée.
Après l’enterrement, j’ai invité maman rue du Pont, et là, j’ai expliqué ma situation. Elle ne
trouvait pas les mots adéquats pour exprimer ce qu’elle ressentait à l’idée que j’étais la patronne. Et
j’ai osé dire à maman que je ne reviendrais plus à Vézelise. Ma vie était à Charmes où se trouvait ma
clientèle et où j’étais connue. Bien évidemment, je continuerais de l’aider et je lui rendrais visite.
Maman a hoché la tête et cherché son mouchoir. Elle a pleuré, m’a parlé de papa et de sa vie à ses
côtés… (Je t’ai déjà raconté cela, mon fils.) Après un temps de silence, tandis qu’elle buvait un café,
elle s’est redressée. Mon cœur s’est presque arrêté de battre. Qu’allait-elle dire ? Elle a souri et
approuvé mon audace, donc mon choix. Elle n’était pas fâchée, ce qui m’a étonnée. Mais je n’ai rien
révélé de mes sentiments pour Herbert, absent cette semaine-là. C’était trop tôt ou inutile. Je ne savais
rien de l’issue de cette inclination. Grand-père aurait pu dire : « J’ai eu du nez de mourir en l’absence
de ton amoureux », il lui arrivait de l’appeler ainsi. « Sinon, tu imagines les explications et l’embarras
de ce pauvre garçon qui n’a pas encore pris sa décision. »

La disparition de grand-père m’a anéantie. Je me sentais comme une coquille vide. Il m’avait
tellement aidée, insufflé sa force. Je me sentais perdue, j’avais l’impression d’errer sans but. Il me
manquait. Seule à l’atelier, j’effleurais du bout des doigts les rouleaux de tissu et les machines à
coudre. Dire qu’il m’avait offert ma première cousette. J’aimais tellement son regard riche de bonté
aux éclats parfois malicieux mais dépourvu de méchanceté. Il me manquait et, la semaine qui a suivi,
j’ai fait de longues haltes au cimetière de Charmes, tôt le matin ou tard le soir, du moins quand il était
ouvert. Assise sur la pierre de granit, je lui parlais. Il m’avait encouragée, aidée à réussir, il avait béni
tout ce que j’entreprenais et me poussait toujours à faire plus. Je lui demandais son avis et lui parlais
de la douleur de l’absence. Grand-mère, qui m’avait découverte assise sur un coin de sa tombe le
dimanche après-midi suivant les funérailles, avait sans doute entendu ce que je lui disais. Elle m’avait
lancé avec violence : « Puisque tu aimais tellement ton grand-père, il faudrait le lui prouver en
honorant sa mémoire, c’est-à-dire en ayant un peu plus de morale et de jugeote… »
J’avais haussé les épaules et étais retournée chez moi, à l’atelier, où Herbert venait d’arriver. Ce
n’était pas prévu. En moi, la colère et le chagrin se mêlaient en songeant aux mots blessants que je
venais d’entendre. Herbert était là. Je me suis jetée dans ses bras pour y chercher réconfort et force.
C’était bien la première fois que je faisais le premier pas. J’ai fondu en larmes. Nous étions seuls dans
l’atelier. Il faisait un peu froid. Il s’est levé pour allumer le feu et je me suis assise devant la
cheminée. Il est venu près de moi et a caressé mes cheveux. « Quelque chose ne va pas ? »
J’ai encore pleuré avant de pouvoir lui parler de la mort de cet homme dont la disparition me
bouleversait. J’avais perdu mon père à l’âge de quinze ans, mais à ma grande honte, bien que je
l’eusse soigné, je n’avais pas éprouvé autant de chagrin. Avec grand-père, un lien très fort s’était créé.
Nous étions complices et il me donnait de l’audace et du courage. J’aurais pu remplir des pages et des
pages pour le célébrer, dire tout ce qu’il m’avait apporté… Je ne sais pas s’il y aurait eu une fin à ces
raisons de l’aimer. C’était sans doute parfaitement inutile, parce que l’amour ne s’explique pas. Il est,
c’est tout. Grand-père était ce genre d’homme amoureux de la vie et qui savait transmettre toute
chose, partager, ouvrir les yeux et le cœur. Herbert écoutait, attentif. J’avais l’émotion contagieuse,
aurait encore pu dire cet homme qui fut un second père pour moi.
« Un jour, je vous le promets et je l’espère, nous serons ensemble pour toujours et vous ne pleurerez
plus. Je ne désire que votre joie et votre sourire. Vous savez que je ne peux vivre sans vous. »
Et il m’embrassa tandis que les bûches s’enflammaient. Il caressait mes épaules. Je n’aurais pas dû
le laisser commencer. Je me suis relevée et me suis dirigée vers les étoffes. Il m’a suivie. Il y avait un
rouleau de soie blanche et il a dit : « Ne bougez pas, laissez-moi faire. »
Il a déroulé le tissu et m’a drapée dedans. Puis il a cherché du voilage, le plus joli tissu que je
réservais aux voiles de mariée. Il en a glissé un bout dans mon chignon, l’a attaché avec un ruban de
satin blanc et a laissé tomber le voile jusqu’à terre. Il a pris mes mains en les embrassant avec
délicatesse. « M’acceptez-vous pour époux, Marie-Victoire que j’aime de tout cœur ?
– Oui, oui… Herbert, car je vous aime. »
J’étais folle, je crois, les paroles venaient sans que je réfléchisse. Je me suis tue, je le regardais, je
ne voulais pas quitter son regard. Il tenait toujours mes mains dans les siennes. « À vous, maintenant,
Marie-Victoire », suggéra-t-il.
Il insistait, je n’osais comprendre son vœu le plus cher et le mien qui prenait forme. J’ai balbutié :
« Herbert, m’acceptez-vous comme épouse ?
– Oui, plus que jamais, répondit-il, car je vous aime. Je jure devant Dieu de vous aimer jusqu’à ce
que la mort nous sépare. »
Il s’est penché vers moi, m’a embrassée tout en me caressant. Je n’avais plus envie de résister, je
voulais être à lui et je me moquais bien de grand-mère et de tous les ragots des uns et des autres qui ne
sauraient jamais ce qu’est l’amour vrai. Herbert m’aimait et je l’aimais. Nous venions de nous marier,
bien sûr. C’était cela… Il convenait de célébrer nos noces.
Je ne savais pas ce que serait la suite de la vie. J’ignorais quel destin j’aurais, mais ce que je vivais
là avec Herbert était unique, éblouissant. Il m’a ensuite portée jusque dans ma chambre et nous nous
sommes unis.
Les semaines qui ont suivi furent un enchantement. Parfois, je l’ai accompagné à Nancy, nous avons
partagé le même lit dans le plus bel hôtel de la ville. Où était-ce ? Place Stanislas, je crois, ou pas très
loin. Puis il m’a conduite chez un photographe place Carnot pour avoir un portrait de moi, et ainsi me
regarder lorsqu’il ne pouvait venir à Charmes. J’étais très impressionnée. Il paraît que j’aurais dû
sourire davantage. Mais le photographe m’avait dit qu’il aimait révéler l’âme. « Pensez à quelque
chose qui vous tient à cœur ! » avait suggéré l’homme en réglant l’appareil posé sur son trépied. Il
avait glissé la plaque où s’imprimerait mon portrait en négatif. Puis il s’était caché sous le drap noir
pour me regarder par le petit œil. Le temps de pause était encore relativement long pour une photo
d’art. Je me souviens bien de ce à quoi j’ai pensé. Je songeais à Herbert, au mariage secret que nous
avions commis dans l’atelier. Serait-il concrétisé au grand jour, validé devant le maire puis le prêtre ?
C’était cela que l’on pourrait lire dans mon regard quand la plaque serait plongée dans les différents
bains qui révéleraient l’invisible. Je me demandais aussi si nous ferions une photographie de nous
deux. Ce fut le cas, mais jamais Herbert ne m’en a donné un exemplaire. Je ne possède que celle où je
suis seule, comme si j’étais vouée à cette solitude qui est mienne aujourd’hui.
Un autre dimanche, Herbert vint me chercher très tôt pour me conduire à Strasbourg. Naïvement,
j’ai songé qu’il m’emmenait dans sa famille. Ce ne fut pas le cas, mais il m’a offert une jolie visite de
la ville. L’éblouissante cathédrale, les vierges folles et sages, l’horloge astronomique et ses automates
annonçant la vie et la mort. J’aurais pu y passer la journée entière. Chaque parcelle, chaque pierre est
l’expression de la beauté qui défie le temps et interpelle l’être, croyant ou pas. Nous avons longé l’Ill
et l’hôtel de Rohan jusqu’au quartier des Tanneurs avant d’aller déguster une choucroute, forcément
une choucroute, et boire un vin délicieux qui m’a grisée et m’a donné envie d’être dans ses bras.
Herbert riait et avait l’air heureux.

C’est Georgette qui, la première, s’aperçut du changement. Elle me trouvait un peu pâle et les yeux
cernés. « Patronne, vous n’auriez pas fait Pentecôte avant Pâques ? Il semble bien, n’est-ce pas, car
j’ai l’impression que votre tour de hanches s’est un peu épaissi et que votre jupe laisse apparaître
quelques rondeurs… J’ai bien vu aussi que vous aviez facilement la nausée. »
J’ai mis un index sur mes lèvres et baissé le regard. Elle avait raison, je le savais.
« Il faut le dire à votre amoureux et qu’il vous marie… Vous êtes quelqu’un de bien. »
Je ne voulais pas lui forcer la main. J’ai gardé le silence. Mais il devait savoir. Au bout de cinq
mois, un petit ventre pointa, qu’il caressait en silence. J’aurais voulu lui crier : « Vous caressez notre
amour, là… » Mais la réserve s’élevait entre nous tel un rempart. Je m’étais confectionné d’autres
tenues pour envelopper ce bébé qui poussait et avait envie de se montrer. On commençait à me
regarder d’un œil noir. J’étais vue comme une catin. Si on se taisait quand j’entrais dans un magasin,
en répondant du bout des lèvres à mon bonjour, dès que je tournais le dos, je le sentais, les langues se
déliaient.
Herbert venait de moins en moins, je l’avais remarqué. Je n’ai jamais posé de questions. Il a réussi
à me dire que son père était mort en prison. Son cœur avait lâché. Lui, l’héritier, devait faire face à de
nombreux problèmes quant à la succession. Selon le notaire, le testament n’était pas en sa faveur. Il
était pourtant fils unique… Le notaire avait semble-t-il précisé à Herbert : « Maintenant, il y a une
Mme Bauer. » Je voulais l’excuser de moins penser à moi, à nous. Il avait des soucis. La dernière fois
où je le vis dans l’appartement jouxtant l’atelier, il posa une main sur ma taille puis sur mon ventre,
m’embrassa dans le cou, me respira comme il aimait le faire. Mais il ne m’a pas emportée sur le lit
pour me dénuder et m’aimer comme je l’espérais. N’étais-je plus « son amour » ? Devenais-je
indésirable du fait de mon état ? Non, ce n’était pas cela. Et je me voilai encore la face. Herbert était
préoccupé, c’est tout. Je devais être patiente. Pourtant, cet après-midi-là, j’ai pressenti qu’il ne
reviendrait plus. Qu’il me disait adieu en silence.
Quand je l’ai vu ouvrir la porte de la voiture et s’asseoir, il m’a regardée par la portière, a agité la
main d’une façon étrange. Il avait le regard triste noyé dans une nuit d’encre. Il ne me voyait déjà plus
tandis que le cocher lançait les deux chevaux pour franchir le pont par-dessus la Moselle. Et la jolie
voiture noire illustrée d’arabesques à la peinture dorée disparut très vite de mon regard. Je suis rentrée
chez moi pour me laisser choir dans le boudoir. Je ne pouvais même pas pleurer. Dans mon ventre,
bébé s’agitait. Dans mon ventre, mon fils, que disais-tu ? Que pensais-tu de ce papa qui me délaissait
jusqu’à l’abandon ? J’étais seule. Mais j’ignorais qu’il ne s’agissait là que d’un début.
La nouvelle se répandit telle une traînée de poudre…
« Vous ne savez pas, la petite couturière de la rue du Pont, oui, celle qui a ouvert un atelier qui
marche bien d’ailleurs, eh bien, elle est grosse et sans mari. On dit que ce serait de l’homme au bel
attelage qui venait d’Alsace. Il ne la mariera pas. Il ne vient plus… Pensez, un monsieur du monde, ça
n’épouse pas une couturière même si elle a réussi. Elle va perdre ses clients et sa main-d’œuvre. Il
serait étonnant que les sœurs de la Providence lui fournissent encore de jeunes apprenties. Les bonnes
sœurs ne peuvent pas, car elles mettraient en péril la renommée et le sérieux de leur établissement.
Quelle famille digne de ce nom confierait ses filles à une femme sans morale ? »
Mes ouvrières m’ont quittée, les plus jeunes d’abord. Seule est restée Maria qui s’était mariée et se
moquait du qu’en-dira-t-on, et Georgette, toujours veuve, qui avait besoin de travailler. Je n’ai pas eu
à aller demander d’explications aux sœurs de la Providence. Sœur Angèle s’est annoncée un soir. Elle
est venue à la nuit tombée… Elle se disait attristée par ce qui m’arrivait et m’expliquait que je devais
comprendre qu’elle ne m’enverrait plus d’apprenties ni de jeunes filles talentueuses. Une patronne
fille mère, ce n’était pas possible. Si elle pouvait me donner un conseil, c’était de vendre mon affaire
et de m’installer ailleurs où l’on ne me connaîtrait pas. Mais je devrais faire le sacrifice de l’enfant à
naître, le donner à élever ou le confier à une œuvre… Là où j’irais, on devait ignorer mon passé.
D’ailleurs, je pouvais être certaine de perdre la plupart des marchés maintenant que l’on savait ma
triste histoire. J’avais joué avec le feu, disait sœur Angèle, on ne se donne à un homme que dans le
mariage. Vraiment, elle n’aurait jamais pensé que je finisse ainsi. Elle s’était trompée sur moi…
Je ne l’ai pas laissée terminer sa litanie et sa leçon de morale. Je l’ai poussée doucement mais
fermement vers la porte puis je me suis enfermée à double tour, bien décidée à ne répondre à
personne. Il était certain que je n’irais pas trouver grand-mère, qui envisageait de quitter Charmes
pour retourner à Artiges 3, sans doute pour ne plus me voir. Elle se disait excédée quand on lui
rapportait mes frasques. Elle préférait ne pas avoir à croiser l’enfant de sa honte. Que répondre à tout
cela ? Moi, mon petit, je t’aimais. Tu n’étais pas l’enfant de la honte, mais l’enfant d’un grand amour.
Il faut me croire, mon fils, jamais on ne nous séparerait. Vers qui me tourner ? Il n’était pas question
non plus que j’aille chez ma mère à Vézelise. Je devais être forte. Tu naîtrais à Charmes, je verrais
ensuite. J’avais économisé de quoi tenir quelque temps si l’on ne me confiait plus de travail.
Étonnés de ne plus avoir de mes nouvelles, mes frères, qui roulaient à bicyclette, s’offrirent une
balade et découvrirent mon état. Je leur demandai de ne rien révéler à notre mère afin de ne pas
l’inquiéter. Paul avait dix-sept ans, Henri quinze et Charles treize. Louise était restée chez notre mère.
Mes frères avaient du cœur, du moins ils firent preuve de délicatesse, car aucun ne m’a critiquée. En
revanche, ils ont trouvé choquante l’attitude d’Herbert qui avait préféré la fuite plutôt que de prendre
ses responsabilités. « Que je le croise, avait déclaré Paul, et je lui arrange aux petits oignons sa belle
petite g… pour avoir mis notre sœur dans cet état. »
J’ai souri et leur ai expliqué que c’était inutile. J’avais ma part de responsabilité puisque j’avais dit
oui. Il avait des soucis et n’avait sans doute pas pu agir autrement.

Je faisais encore quelques travaux, aidée par Maria et Georgette, mais rares étaient les personnes à
nous confier de l’ouvrage. Les machines ne tournaient plus et l’atelier, qui avait été le témoin des rires
et de l’enthousiasme, transpirait la tristesse.
Je me demandais si je n’allais pas fermer et vendre. Mais pour aller où ? Tant que le bébé n’était
pas né, je n’avais guère le choix. Peu avant la naissance, Maria et Georgette vinrent me dire leur peine
de devoir me quitter. Elles avaient trouvé à s’embaucher, l’une à l’usine de tissage de Charmes et
l’autre se mettait à son compte pour des petits travaux. Elles ne pouvaient plus vivre dans
l’incertitude. Elles avaient besoin de travailler, je comprenais parfaitement. Quant à grand-mère, elle
était repartie. Ce furent des jours terribles pour moi. Je n’avais personne à qui parler, sauf à l’homme
qui dormait au cimetière de Charmes. Grâce à lui, j’avais connu le meilleur. J’avais l’impression que
sa mort avait tout emporté. Je lui parlais souvent assise sur la pierre.
C’est au cimetière que les premières contractions ont commencé, le 20 février 1890. J’ai eu le
temps de passer chez Mme Didelot, la sage-femme. Elle m’a dit qu’elle viendrait me voir dans la
soirée. Que pour un premier enfant, rien ne pressait. Il fallait que je veille à avoir du linge propre et de
l’eau bouillie. Je suis donc rentrée rue du Pont, j’ai fait du feu pour que l’enfant à naître n’ait pas
froid. J’ai mis de l’eau à bouillir et j’ai préparé les draps et le linge, puis j’ai essayé de m’allonger. Je
n’avais pas peur. J’étais seulement très triste. Soit tout se passerait bien, depuis que le monde est
monde, des millions de femmes ont enfanté. Soit cela se passerait mal et mon petit ange et moi-même
serions au paradis très vite. Je n’attendais plus rien de la vie. La sage-femme est arrivée à dix heures
du soir. Je pensais qu’elle m’avait oubliée. On ne peut pas dire qu’elle ait montré une grande
tendresse. Elle a fait son travail sans mot dire, sauf ce qui était indispensable à la mise au monde. De
mon côté, je n’avais pas envie de parler et je préférais mordre les draps plutôt que de montrer ma
souffrance. Je savais aussi ce que l’on disait aux filles qui avaient péché : « Tu peux crier, tu n’as pas
encore assez mal, il faut payer, ma petite. »
Et tu es venu assez aisément mon enfant, le 21 février 1894 à trois heures du matin. J’ai eu la
chance que tout se passe bien et de ne pas faire d’hémorragie. La sage-femme a coupé le cordon et
m’a demandé qui irait le déclarer.
« Je suis seule », ai-je soupiré. Alors elle m’a promis de se rendre au service de l’état civil pour que
l’on t’inscrive sur le registre des vivants. Ce ne serait pas la première fois, je ne devais pas pleurer.
Elle m’a dit que tu avais une belle layette pour un enfant de la faute. J’aurais voulu la mordre et lui
griffer le visage. Mais tu étais là dans le creux de mon bras, tu attendais tout de moi. Oui, je t’avais
préparé de jolis vêtements. Oui, je t’avais attendu avec espoir. J’ai eu cet instinct maternel dès ton
premier cri. Le désir de te protéger, de faire de toi un être humain heureux. Je ne cessais de t’observer.
Tu avais mon teint clair et des cheveux châtains. Dans les heures qui ont suivi, tu as réclamé le sein.
Très vite, le lait est venu. Tout allait bien. Tu aimais la vie. Fasse que la vie t’aime, ai-je songé, et
qu’elle te soit favorable !
Au début du printemps, j’ai eu la visite de mes frères. Ils s’émerveillaient en te regardant. Ils
étaient « nonons4 », comme on dit dans les campagnes lorraines, et fiers de l’être.
Ils pouvaient prévenir notre mère. Secrètement, je l’ai attendue, mais elle n’est jamais venue. De
même, j’avais nourri l’espoir d’une visite surprise d’Herbert. Il devait se souvenir de mon état. Il
aurait pu s’inquiéter du petit à naître. Il savait bien qu’il était de lui. Je n’avais pas connu d’autre
homme.
Mon frère Henri était ému lorsqu’il se penchait sur le berceau du petit ange, comme il disait, qui
portait le même prénom que lui. « Alors c’est vrai, je suis son parrain ? »
J’ai acquiescé. Les voir attendris par toi, mon cher Henri, apportait un peu de bonheur à mon cœur.

Je connus aussi une surprise. Jules, le fils du père Antoine, est venu me rendre visite… Tu devais
avoir deux mois.
Il s’était habillé en dimanche et triturait le bord de son chapeau. Il avait apporté quelques gâteaux,
faits par sa mère, et s’était penché sur le berceau.
« Il est beau, ton petit…, s’exclama-t-il, admiratif.
– Merci, Jules.
– Tu sais, je pourrais le reconnaître et me marier avec toi… Je ne ferais pas de différence avec ceux
que nous aurions. Mes sentiments n’ont pas changé, Marie-Victoire. »
Je l’ai regardé longtemps. Oui, il était bel homme, je reconnaissais ses qualités de cœur, j’y étais
sensible, mais je ne pourrais pas l’aimer comme il le méritait.
« Tu serais malheureux avec moi.
– Marie-Victoire, je le serai bien davantage sans toi. Herbert, ton Alsacien, il ne te méritait pas.
Mais peut-être qu’il n’est pas vraiment responsable… Je sais des choses… »
J’ai ouvert de grands yeux.
« Je me suis renseigné, Marie-Victoire, ne m’en veux pas, j’essaie de t’aider. Ce père, dont il te
parlait et que tu connais, n’est pas son père. »
Que me racontait-il là ?
« Herbert ne serait pas le fils de Wilhem Bauer ?
– Non, c’est un enfant élevé par Wilhem Bauer qui devait en faire son héritier. Les papiers étaient
en cours, mais avec la grue que son père a épousée… Ce sera sans doute difficile, lâcha-t-il. On
raconte même là-bas, je le sais par Ludwig Meyer de Rambervillers, qu’elle l’aurait donné aux
Prussiens pour mettre la main sur l’héritage.
– Mais je m’en moquais, moi, de l’héritage. J’aimais Herbert pour lui-même et non pour les sous de
son père.
– Lui, je crois, voulait que tu sois fière de lui. Tu es une femme d’affaires…
– Et maintenant, tu as des nouvelles de lui ? le questionnai-je.
– Ce que je sais, c’est par Ludwig, qui est scandalisé. La belle-mère pose beaucoup de problèmes,
c’est une sale histoire. Elle s’arrange pour l’aliéner dans ses combines. Le mieux à faire, c’est de
l’oublier. Si un jour tu as besoin de quelque chose, fais-moi signe. Je serai toujours là pour toi, Marie-
Victoire. »
Quelques petites commandes m’ont permis de survivre. Des ouvrières sont revenues, le scandale
s’éloignait… Mais tout cela me demandait un courage qui parfois me fuyait. Sur qui m’appuyer ?
L’épuisement me gagnait.

Heureusement, tu étais un bel enfant dont la joie de vivre était contagieuse. Tu parvenais toujours à
te faufiler dans l’atelier et à te glisser dans les jambes des ouvrières quand elles piquaient à la
machine.
L’année de tes deux ans, j’eus une idée. Sans doute pas très bonne, mais j’y tenais d’autant plus que
je venais de voir le médecin, inquiet à mon sujet à propos d’une toux qui n’en finissait pas. Je me
rendis à Strasbourg avec probablement le secret espoir de faire le point. Constater par moi-même le
non-avenir d’une histoire dont il fallait tourner la page. À moins que le désir de renouer ne fût encore
bien présent, décidé à me vriller le cœur et le ventre. Le cœur a ses raisons que la raison ignore5. Je
vois encore cette phrase écrite sur le tableau noir l’année du certificat d’études. Chaque jour, une
phrase de morale, un proverbe, nous permettaient d’échanger avec l’enseignante qui essayait de nous
inculquer un art de vivre dans la vérité et la dignité, disait-elle. Elle insistait. Nous ne comprenions
pas tout. Pourtant, il arrivait que nos cœurs, notre intelligence s’ouvrent et se laissent inonder de cette
lumière.
Je voulus donc aller à Strasbourg. Les liaisons n’étaient pas faciles depuis Charmes, il fallait soit se
rendre à Nancy et prendre le Paris-Strasbourg qui faisait escale à Nancy, soit se rendre à Épinal, aller
jusqu’à Belfort et de Belfort remonter vers Strasbourg. J’ai choisi la première solution, ce qui m’a
permis d’embrasser furtivement Nancy le temps d’un déjeuner dans une brasserie de la rue Saint-Jean.
Que cherchais-je dans ce voyage avec escale à Nancy ? Revoir les lieux qui m’avaient éblouie et
avaient permis à mon corps de s’éveiller ? Éprouvais-je de la joie en mettant mes pas dans les rues où
j’avais aimé marcher à ses côtés, ou bien une infinie tristesse parce qu’un voile était tombé sur cette
gerbe de bonheur ? La seule certitude, pour autant qu’il m’en souvienne, c’est que la joie était bien
présente, tout autant que le frémissement du « jamais plus ». En milieu d’après-midi, j’ai pris le train
qui allait me conduire à Strasbourg en fin de soirée. Je dormirais là-bas, tout près de lui, sous le même
ciel, mais il n’en saurait rien. Tu avais deux ans et suivais gentiment. Pendant le voyage, tu te
pelotonnais contre moi, je te berçais et chantais doucement pour toi. Tu étais un cadeau du Ciel.

J’ai revu la place Kléber. C’est là que nous nous rendions toi et moi. Je sais que très vite elle
s’ouvre sur les quartiers typiques de Strasbourg. La cathédrale est déjà visible, qui lance sa tour
comme si elle voulait défier le ciel.
Tu marchais à ma main. Tu étais un ravissant bambin sur lequel on se retournait. Et j’ai vu les
grands magasins Bauer. Des vitrines grandioses. Un fort bel établissement. J’ai frémi en songeant que
les vêtements que nous faisions, il y a peu encore à Charmes, avaient été exposés sur des mannequins
en vitrine. J’allais y entrer quand j’ai vu sortir Mme Bauer – ex-Mme de Lépinay –, suivie d’Herbert
qui donnait le bras à une jeune femme poussant un landau. Je ne me suis pas avancée comme j’avais
prévu de le faire. Ce fut l’inverse, j’ai eu un bref mouvement de recul et j’ai cherché un porche où
nous abriter. Herbert m’a vue avant que j’aie le temps de me dérober. J’ai pourtant tourné la tête, puis
le dos. C’était trop tard. Il a dit quelques mots à la jeune femme et, courageusement, s’est approché de
moi. « Marie-Victoire, je ne me trompe pas ? C’est votre petit garçon ? Quel bel enfant ! Je vous
félicite. »
J’avais une boule dans la gorge. Soudain, Mme Bauer a fait demi-tour et a vu son beau-fils penché
vers toi. Elle est venue vers nous, telle une furie. « Vous êtes franchement insupportable ! m’a-t-elle
lancé. C’est le prix d’une robe que vous venez réclamer ? Apprenez que mon beau-fils est papa.
Voulez-vous donc tout détruire ! Heureusement que j’étais là pour lui faire épouser ma fille née d’un
premier mariage. La patronne des établissements Bauer, dorénavant, c’est moi. Wilhem m’a donné les
pleins pouvoirs avant de mourir. Il a finalement décidé de ne pas léguer son affaire à Herbert, l’enfant
qu’il a élevé, si je prenais ses affaires en main. C’eût été compliqué et long de faire autrement, et sa
santé déclinait. Mais il a trouvé très bonne l’idée que je lui ai suggérée. Si Herbert épousait ma fille,
qui serait mon héritière, “ce fils” ne serait pas exclu et aurait sa part du gâteau. Je ne suis pas un
monstre. Par son mariage avec ma fille, Herbert est mon gendre. Les liens se trouvent ainsi renforcés.
Wilhem est mort paisiblement. Tout est pour le mieux. Mais suis-je sotte, vous veniez chercher une
commande ? » glissa-t-elle sur un ton mielleux.
Herbert avait pâli. Il restait sans voix… Il haussa alors les épaules et me regarda tristement, l’air de
dire : « Je suis désolé, je ne pouvais pas faire autrement. » Il voulut sans doute faire diversion et me
questionna : « Vous êtes mariée, je suppose, puisque vous voilà mère ? »
Je n’ai pas répondu. J’aurais voulu, oui, lui dire la haine soudaine qu’il m’inspirait. Lui crier :
« Quel salaud vous êtes ! » Mais non, rien. Le plus grand des mépris est le silence, clamait souvent
grand-père. Herbert était ton père. Était-il utile de vomir sur lui ? J’ai repris ta main et j’ai tourné le
dos à cette famille dont j’ai voulu me persuader qu’elle était monstrueuse. Un portefeuille à la place
du cœur, c’est tout, rien d’autre, ai-je songé. Ces gens ne méritaient pas qu’on les regarde ni qu’on
verse une seule larme. Je me suis mordu les lèvres pour ne pas pleurer. Je ne suis plus jamais
retournée à Strasbourg. Je me demandais si je n’allais pas haïr cette ville puisqu’un homme y avait
brisé ma vie. J’aurais pu chanter cela sur l’air que nous entonnions autrefois. Ils ont brisé mon
violon…
J’étais anéantie et à des années-lumière de ce coup de foudre qui nous avait précipités dans les bras
l’un de l’autre. Je n’avais rien à attendre.
Restait Jules. Oui, la tentation est venue de m’unir à lui. Il m’attendait toujours. J’ai beaucoup
réfléchi avant de rejeter cette solution. Je ne voulais pas le peiner et en faire un jeune veuf. Je me
savais atteinte et, à vrai dire, je me demande si j’avais envie de guérir.

Tu avais trois ans quand j’ai vendu machines et tissus après t’avoir cousu une belle garde-robe et
fait de même pour la petite Louise. J’ai rempli deux malles et suis allée voir le père Antoine. Il était
bien fatigué. C’est Jules qui m’a conduite, mais pour ne pas faire jaser, je lui ai demandé de me
déposer à l’entrée de Vézelise, je finirais à pied. Il a dit : « Tes valises sont lourdes, je vais les déposer
chez ta mère avec l’enfant et la prévenir de ton arrivée. Elle ne te rejettera pas, sinon, je suis là,
toujours libre. »
Peu après, il est revenu avec toi qui pleurais. Je n’avais gardé qu’un petit bagage. « Il ne veut pas
rester seul chez sa grand-mère, je te le ramène, Marie-Victoire. »
Je me souviens avoir pris ta main, Henri, t’avoir embrassé ensuite en m’accroupissant et en te
disant : « Ça ira, nous allons retourner chez ta grand-mère. » Et toi, en séchant tes larmes, tu
demandais : « C’est quoi, une grand-mère ? » J’ai dû t’expliquer qu’il s’agissait de ma maman. « Tout
le monde a une maman, mon petit Henri… »
Ma mère n’a rien dit quand j’ai frappé à la porte. Elle a ouvert et s’est effacée pour me laisser
entrer. Quand nous nous sommes tous retrouvés dans la grande cuisine, elle a simplement lâché :
« Fille orgueilleuse, tu en as mis du temps pour revenir ! » Elle m’a prise dans ses bras, elle m’a
serrée contre elle et j’ai pleuré longtemps.

Voilà, mon fils, ton histoire et la mienne. Tu es venu au monde parce que deux êtres s’aimaient.
J’espère que tu seras heureux dans la vie. N’aie jamais honte d’être né de père inconnu. Tu as eu un
père. Il ne savait pas, il ne pouvait pas assumer ses responsabilités. Sans doute parce que lui aussi est
le fruit d’une histoire d’amour compliquée. L’amour n’est pas toujours le plus fort dans la vie. Et
quand il existe, il peut rendre jaloux et causer bien des tristesses.
Moi, je t’ai aimé.
Nous serons vite séparés tous les deux. Il est des maladies qu’on ne peut pas guérir, c’est mon cas,
mais là où je vais, je continuerai de veiller sur toi. Je te laisse entre de bonnes mains avec ta grand-
mère et ton oncle Charles. Ils sauront te faire grandir et prendre soin de toi.
Je t’embrasse de tout mon cœur,
Marie-Victoire, ta maman.

Henri pouvait se réjouir. Il avait tout lu et pourrait enfin raconter à Loulou et Nénette l’histoire de
Marie-Victoire, leur grand-mère, et celle d’Herbert, le grand-père inconnu. Comme il s’apprêtait à
ranger les cahiers, il trouva deux feuillets pliés et crut reconnaître l’écriture de Charles.
Mon cher neveu,
Quand tu auras lu ces trois cahiers que tu as dû découvrir dans une enveloppe fermée à la cire,
je te demande aussi de te pencher sur ces derniers feuillets bien chiffonnés que j’ai trouvés après
avoir scellé les cahiers, ce qui m’a obligé à renouveler l’opération.
Marie-Victoire avait fini son travail, comme elle disait. Elle était épuisée et nous savions sa
fin proche. Elle n’avait plus d’espoir et demandait que Dieu ait pitié d’elle. Elle ne voulait pas
être une charge. Une grande angoisse la saisissait parfois et la plongeait dans un abîme dont
nous ne parvenions pas à la sortir. Et puis, un jour, alors qu’elle ne se levait plus du tout, elle
m’a supplié de réinstaller dans son lit la petite tablette d’écriture. Elle voulait encore dire des
choses, précisa-t-elle. Nous ne pouvions qu’accéder à ses désirs. Lis ces derniers mots avec
indulgence, je crois qu’elle était déjà entrée dans le dernier délire.
Sache encore que ta maman a passé une bonne année chez nous. Ce qui l’a gardée en vie plus
longtemps, a dit le médecin, est sans doute cet exercice d’écriture qu’elle s’imposait mais qui
l’épuisait. Ces ultimes feuillets, elle aurait sans doute voulu les détruire, car lorsque nous
l’avons découverte sans vie, affaissée sur sa tablette d’écriture, les deux pages étaient arrachées
et pas toujours lisibles. Elle avait dû transpirer ou pleurer et par endroits quelques mots étaient
délavés. J’ai essayé de défroisser ces deux pages et de réécrire les mots délavés pour que
l’ensemble soit lisible. Maman et moi avons pris connaissance des dernières pensées de Marie-
Victoire. Ce fut une grande douleur pour nous. Notre mère ne comprenait pas, nous avions
pourtant témoigné à Marie-Victoire toute notre affection. En y réfléchissant (je rédige ce mot
deux mois après les funérailles), je ne crois pas qu’il faille y attacher trop d’importance. Marie-
Victoire souffrait dans sa chair, certes, mais aussi dans son âme. J’ai tout laissé par souci de
justice. Sache que personne n’a lu ses cahiers. Pas même moi, j’avais juré.
Mon fils chéri,
La fièvre me ronge, voilà que ma mère veut m’installer dans le lit de la cuisine pour que je n’aie
pas froid, car l’hiver se prolonge. Ma mère dit qu’elle veut m’entendre quand j’appelle. Or, je
n’appelle jamais, pour ne pas la déranger. On doit m’entendre quand la fièvre me fait délirer et que je
tousse. J’aurais voulu mourir dans mon lit et pas dans ce lit où mon père s’est éteint. Ce lit de coin,
c’est le dernier espace, il préfigure le tombeau au cimetière. Un lit où l’on tire le rideau pour cacher le
mourant, pour le laisser à sa solitude et s’habituer à ne plus le voir. La mort est donc si honteuse ?
Peut-être que je les dérange ? Je n’aurais pas dû revenir, mais rester et mourir au bord de la Moselle à
Charmes. J’entends le chant d’Herbert, « Ils ont brisé mon violon ». À moi, cet homme aura brisé le
cœur, mais pas seulement lui, tous ceux qui m’entourent m’auront brisée. Je voudrais avoir la capacité
de me transpercer le cœur jusqu’à l’âme, afin d’en finir et de délivrer ma famille du poids que je suis
devenue pour eux. Je dois leur rendre leur tranquillité. Allez, je déchire ce papier, je le mets dans ma
gorge, je voudrais m’étouffer pour que tout aille vite puisque je suis condamnée. J’ai entendu les
propos du médecin quand il repartait, hier ou avant-hier. Peu importe, j’ai perdu la notion du temps.
« Courage, madame Mialette, elle n’ira plus loin, c’est une affaire de quelques jours. »
Courage, courage, et pour moi, il n’en faut pas, pour rendre le dernier souffle ? Allons, pousse le
papier dans ta gorge, me dis-je. J’essaie et je n’y arrive pas. Je m’épuise. L’instinct de survie est plus
fort que tout. Que c’est dur de quitter la vie quand on l’a aimée ! Mais c’est tout aussi difficile quand
la vie ne vous aime plus.
Où êtes-vous Herbert, père de notre petit Henri ? Serait-ce cela, vous n’auriez pas compris que
j’attendais un enfant de vous ? M’aimiez-vous ? Étiez-vous sincère ? J’aurais dû mourir quand vous
me teniez la main, tandis que vous plongiez votre regard dans le mien. J’aurais dû m’éclipser au cours
de cette première étreinte, le jour de nos noces secrètes, alors que mon corps s’ouvrait à vous. Je le
sais, cet instant sublime de la rencontre des corps est aussi celui qu’on appelle « la petite mort ». C’est
à cet instant que j’aurais dû quitter cette terre. Pourquoi, vilaine bête cornue, n’es-tu pas venue à cet
instant ?
Qui m’a vraiment aimée sur cette terre ? Je suis si lasse.
Il faudrait appeler le prêtre, que je lui dise tout ça. Oui, oui, je regrette tout. Allez, qu’on m’enterre
à l’église, que je ne fasse pas honte à ma mère, puisque j’ai fait souffrir grand-mère… Je… Oh, ce
feu… qui vient et me lamine… Vilaine bête cornue, veux-tu donc me laisser en paix ! N’es-tu pas
repue, depuis le temps que tu voles des vies ? Marie, Marie, Sainte Vierge, à mon secours… Qu’on
prie pour moi si c’est possible et que tu sois heureux, plus que moi… mon petit Henri !

Mon Dieu, murmura Henri bouleversé. Quelle détresse à l’heure de la mort, quelle solitude malgré
les proches ! Il se félicita d’être seul à cet instant-là. Où était-il lorsque sa mère a écrit ces lignes, au
moment de rendre le dernier souffle ? Chez Charles peut-être. Personne ne pourrait le lui dire.
Il avait besoin de penser à sa mère, à l’amour fou qui avait guidé son cœur vers Herbert, lui-même
très malheureux et qui, comme elle, cherchait la reconnaissance.
Henri se désolait et se consolait à la fois. Il comparait ses souvenirs avec ce qu’il venait de
découvrir dans les cahiers de sa mère. C’est bien sa mère qui l’avait emmené chez sa grand-mère.
Mais cette dernière n’avait pas menti. Un homme l’avait aussi déposé.
Il fit également le rapprochement avec le goût du chant si présent chez Charles et lui-même. Marie-
Victoire aimait chanter. Elle cousait… Henri eut le cœur serré en imaginant la joie de sa mère si elle
avait pu connaître Marguerite, sa belle-fille, qui partage les mêmes passions. Quel dommage que ces
femmes de talent n’aient pas eu le temps de se découvrir et de s’aimer !
Et puis, elle écrivait… comme lui, Henri, le faisait depuis si longtemps. Il eut envie de courir au
cimetière, de frapper la tombe du plat de la main et de lui crier : « Maman, c’est moi, tu m’entends ?
Moi aussi j’écris, moi aussi je chante, je suis ton fils. Dis-moi, Marie-Victoire, puisque je connais ton
visage, est-ce que tu es fier de moi ? À moi, il me plaît que tu sois ma mère. »
Il se promit d’y aller le lendemain. Quel que soit le temps.
Il s’arrêta un instant, et il lui sembla que son cœur marquait aussi le pas. Il s’efforça de respirer
lentement. Il devait reprendre son souffle et ne pas laisser l’émotion le submerger. Il devait la
contrôler.
Il avait lu tant de choses, et notamment cette bonne nouvelle qui aurait été un réconfort pour oncle
Charles, mort trop tôt, trop vite, sans jamais avoir été rassuré sur les origines de Marguerite. Comme
il aurait été heureux de lui dire : « Écoute-moi, oncle Charles, Marguerite est bien une Bauer liée aux
Bauer d’Alsace, il y a maintenant plus de cent ans. C’est bien la même famille, tu l’avais perçu.
Mais… car il y a un “mais”, cet inconnu venu d’Alsace, cet Herbert, l’homme sans honneur, sans
courage, mon père donc, sur qui on a tant médit, ne fut qu’un pauvre jeune homme au passé lourd. De
Bauer, il n’eut que le nom, si jamais il a pu le porter un jour. Il n’était pas le fils de Wilhem Bauer,
patron des grands magasins de vêtements, client de Marie-Victoire. Seulement un enfant adopté. Mais
de qui était-il le fils ? Était-il lui aussi l’enfant d’un amour fou qu’un père n’avait pas eu la force et le
temps de reconnaître ? Il reste un inconnu qui a aimé Marie-Victoire avec maladresse, je crois, mais
qui a été sincère. L’amour, dans cette histoire, est la seule chose dont on soit sûr. Et l’amour lave
toutes les hontes, n’est-ce pas ? »
Ce que constatait Henri, c’était la discrétion de Charles, sa délicatesse. Les écrits étaient adressés à
Henri et jamais il ne s’en était saisi. Il les avait protégés.
Pour Henri, les cahiers de sa mère réveillaient des pans entiers de sa mémoire. Des images se
précisaient. Maintenant, il savait qui il était. Et il pouvait être fier. Mais lui revenaient aussi les
phrases révoltées de Marie-Victoire, sa détresse. Elle est morte le 24 février 1894, trois jours après
mon anniversaire, songea-t-il. Je venais d’avoir quatre ans. La même année, mourait son frère Henri
sur la terre d’Algérie, il avait vingt ans… Trois ans plus tard, la petite Louise s’endormait pour
toujours. Henri ne l’avait jamais oubliée. Cette blessure avait été ravivée par la disparition d’Eugénie,
la fille de Charles, qui n’avait pas survécu à la mort de sa mère. Cela avait été terrible pour lui, un
grand chagrin. Un enfant ne devait pas mourir, pas comme ça, pas si vite. Henri était sur le front. Je
n’ai même pas eu de permission pour l’enterrement. Charles, qui s’était dévoué pour moi, aurait
tellement eu besoin de réconfort, songea-t-il.
Il frissonna un bref instant. Que sommes-nous sur cette terre ?
Heureusement, il y a l’amour, se répéta-t-il, pour se reprendre.
Il en était là quand la porte s’ouvrit.
Loulou courait vers lui :
– Eh, papa ! J’en ai appris de belles sur m’man à Gérardmer quand elle était petite ! Elle n’était pas
toujours très sage… et…
– Tu me raconteras tout ça, mon petit bonhomme, et moi je pourrai te parler de ta grand-mère
Marie-Victoire et surtout de ton grand-père, l’inconnu.
– Oh, ze vois que c’est triste, dit Nénette, t’as les yeux mouillés, mon papa.
– C’est seulement l’émotion, les histoires d’amour…
– C’est bien gai ici, déclara Marguerite qui percevait la charge émotionnelle que la lecture de ces
cahiers avait soulevée. Avant toute chose, je propose un goûter géant. J’ai rapporté des gâteaux de la
cousine qui revenait d’Alsace. Là-bas, pendant l’avent, on fait des tas de sucreries et des mannele6 en
attendant Christkindel7.
Cette proposition fit frémir les papilles et tendit les estomacs.
– À table, je prépare un chocolat et on se régale, lança Marguerite qui s’efforçait d’être joyeuse.
Alors ? Qu’as-tu découvert de Marie-Victoire et de son bel amoureux ? questionna-t-elle.
– Ce furent de belles et étranges noces, tu pourras lire. Belles mais tragiques, comme tu sais.
Pourtant je suis délivré, lâcha-t-il en levant les yeux sur sa femme qui posa la tête dans sa nuque.
Personne n’a à rougir. Je peux aimer pleinement cette femme, ma mère. Elle t’aurait plu, ma belle
Marguerite.

Fontenoy-la-Joûte, le 26 janvier 2010


1 « Le Roi des aulnes », voir en fin de volume.
2 Chanterelles ou girolles.
3 Corrèze.
4 Oncles.
5 Blaise Pascal.
6 Petits bonshommes dont la pâte est du pain brioché au lait.
7 L’Enfant Jésus.
Comment naissent les romans ?
Il y a presque deux ans, j’ai reçu une lettre de Denis V. habitant Briançon. À sa lettre était jointe la
photo de son arrière-grand-mère, une jeune femme de Vézelise qui avait ouvert sa maison de couture à
Charmes. Elle semblait avoir réussi dans la vie puisque plusieurs ouvrières travaillaient pour elle et
qu’elle fournissait de grandes maisons de confection tant en Lorraine qu’en Alsace. Pourquoi mourut-
elle à l’âge de vingt-six ans ? Est-ce le chagrin qui avait rongé son cœur parce qu’elle était mère sans
être mariée ? Son petit garçon de quatre ans fut élevé par la grand-mère et, pour veiller sur lui, il y eut
oncle Charles.
D’abord, j’ai mis la lettre de côté… De temps à autre, en rangeant mes paperasses sur mon bureau,
Marie-Victoire avec sa Croix-Jeannette autour du cou semblait me dire : « Qu’attends-tu pour parler
de moi ? » Et vint le jour où, à la faveur d’une rencontre avec le Musée du Costume près de Nancy, on
me posa la question : comment naissent vos personnages ? J’ai souri avant de répondre, car la
présence de Marie-Victoire, je le sentais, était là… « En général de mon imagination ou de mes
souvenirs, mais en ce moment, je suis habitée par une très belle jeune femme qui justement a taillé et
cousu des costumes, des robes… J’ai reçu une lettre étrange d’un homme me demandant si… Je ne
voulais pas écrire sur elle. Or malgré moi, je suis hantée par cette jeune femme qui, à la manière des
couturières, semble tirer l’aiguille et m’attacher à elle… » Alors une femme s’est levée et m’a dit :
« Le monsieur qui vous a écrit, c’est mon frère. » Nous nous sommes regardées et j’ai compris que le
temps était venu d’ouvrir ce livre, d’y coucher l’histoire d’une femme courageuse et libre.
Lui redonner vie serait sa victoire…

EF
Annexes

Vézelise
La commune de Vézelise se situe à une trentaine de kilomètres au sud de Nancy au cœur du pays du
Saintois dont elle est la capitale. Son surnom de « pot de chambre de la Lorraine » reflète sa situation
topographique : Vézelise est situé dans un creux, à l’endroit du confluent du Brénon et de l’Uvry.
La première trace écrite de Vézelise, mentionnant son église, date de 960. Un siècle plus tard, en
1071, elle devient la capitale du comté de Vaudémont et, à la fin du XIIIe siècle, se dote de remparts
(qui seront plus tard détruits), ce qui fait d’elle une véritable petite place forte. De nombreuses guerres
éclatent entre le comté de Vaudémont et le duché de Lorraine. En 1473, le mariage du comte de
Vaudémont, Ferry II, et de Yolande, la fille du duc René 1 er d’Anjou, réconcilie les deux camps et le
comté de Vaudémont est alors rattaché au duché de Lorraine. Malgré cette réunification, la ville garde
les coutumes propres à l’ancien comté de Vaudémont jusqu’en 1723, lorsque le duc Léopold décide
d’appliquer la coutume lorraine à Vézelise.
C’est la bière qui donna à Vézelise une grande renommée. Antoni Moreau y commença la
production en 1863. Très populaire, les bières de Vézelize furent bientôt exportées dans toute la
France et dans l’empire colonial français. La production, qui a culminé à 175 000 hectolitres par an, a
été arrêtée en 1971. Toutefois, des projets de microbrasseries sont actuellement envisagés par des
habitants de Vézelise nostalgiques du liquide jaune.

Histoire de saint Arnoul,


évêque de Metz et patron des brasseurs

D’après Ummo, au Xe siècle, saint Arnoul serait né sous Maurice I er dans la villa Layum,
probablement Lay-Saint-Christophe près de Nancy. Sa naissance se situerait donc entre 582 et 590. Il
appartient à une grande famille de la noblesse franque établie dans la Woëvre et dont les biens
s’étendent entre Metz et Verdun. Il reçoit l’enseignement qui est alors en vigueur dans les familles
aisées.
Il travaille ensuite au palais d’Austrasie auprès de Gundulf, son grand-oncle, qui occupe le poste de
chef du palais et de conseiller du roi. Puis, pendant une douzaine d’années, il est au service du roi
Théodebert II, dont il est un temps intendant des domaines royaux. C’est un homme sérieux, peu attiré
par la vie de cour. Il aimerait se retirer du monde pour mener une vie ascétique, mais sa famille
parvient à le marier vers 610 à Doda, avec qui il aura deux fils, Chlodulf et Ansegisel.
De par sa position de leude à la cour, il entre dans l’opposition contre Brunehilde et, associé à Pépin
de Landen, fait appel à l’aide du roi de Neustrie, Clothaire Victorieux, qui fait exécuter la vieille
reine. Arnoul et Pépin marient ensemble leur enfant respectif, Ansegisel et Begga, et se trouvent ainsi
aux origines de la dynastie carolingienne.
En 613, Clothaire II devient maître de tout le royaume et récompense ses fidèles. Il invite
expressément Arnoul à accepter le siège épiscopal de l’évêché de Metz, qui est la capitale du royaume
d’Austrasie. Arnoul devient ainsi le vingt-neuvième évêque de Metz, de 613 à 628, et fait preuve d’un
grand dévouement. Mais cette nomination contraint son épouse Doda à se retirer au couvent puisqu’un
évêque ne peut être marié. Clothaire II continue d’associer Arnoul au gouvernement de l’Austrasie. Il
tient donc un rôle très important, tant dans la vie de l’Église que dans la gestion du royaume
d’Austrasie. À ces fonctions, Clothaire en ajoute une nouvelle en le nommant précepteur de son fils
Dagobert Ier, le dernier grand roi mérovingien. Il n’ose refuser alors qu’il rêve de se consacrer à Dieu.
On raconte qu’il a mauvaise conscience et qu’un jour il demande à Dieu de lui venir en aide en lui
pardonnant ses fautes. Il se penche au-dessus de la Moselle et prie en jetant son anneau : « Grand
Dieu, je saurai que je suis pardonné quand vous me rendrez cet anneau. » Au cours de la semaine
sainte qui suit, on lui sert du poisson pêché dans la Moselle et Arnoul constate que Dieu ne l’a pas
oublié. Dans la chair du poisson, il découvre son alliance.
Désormais, il sait qu’il doit quitter ses fonctions, Dieu l’appelle ailleurs. Il profite de la mort de
Clothaire II pour mettre son plan à exécution et se tourner vers les plus pauvres, mais Dagobert Ier ne
l’entend pas ainsi et menace de faire exécuter ses fils. Sa popularité finit cependant par déplaire.
Arnoul rejoint son ami, le futur saint Romary, fondateur du monastère de Remiremont. Là, il se
dévoue, s’attelle aux tâches les plus humbles, lave les lépreux. Quand il meurt d’épuisement au cœur
de l’été 640, il est décidé que sa dépouille sera transférée à Metz dans l’église des Saints-Apôtres. Ce
sera chose faite en 717 et l’église des Saints-Apôtres deviendra l’église Saint-Arnoul. Outre les
nombreux miracles qui lui sont attribués, il en est un qui a fait de lui le patron des brasseurs. Les faits
se seraient déroulés au cours du transfert de sa dépouille qui devait passer par Lay-Saint-Christophe,
son lieu de naissance et de baptême, avant de rejoindre Metz. Or, au cœur de juillet, le 18 très
précisément, la foule qui escorte le grand saint a soif. C’est une année de grande sécheresse. On dresse
un campement à Champigneulles sur les bords de la Meurthe, rivière totalement asséchée. Il n’y a
qu’une chope de bière à moitié vide pour désaltérer les pèlerins, qui tombent à genoux pour invoquer
saint Arnoul. Épuisés, ils s’endorment, et sont soudain réveillés car leurs bras sont alourdis. Chacun
dispose d’une chope de bière emplie à ras bord. On se prosterne, on prie, on chante, on loue le
Seigneur et saint Arnoul. L’écho de ce miracle va précéder le pèlerinage et le cercueil sera accueilli
triomphalement à Metz.

L’histoire de la Brasserie Moreau


Antoni Moreau fut un brasseur d’exception, dit-on à Vézelise. La famille Moreau est d’origine
bourguignonne et vient s’installer dans le Toulois au XVIIe siècle, attirée par les vignobles épiscopaux.
Antoni Moreau est né en 1837 à Battigny sur les rives de la Moselle. Il s’initie au métier de brasseur
sur le tas, voyage pour parfaire ses connaissances, sillonnant la Lorraine et l’Alsace. Un an avant la
création des Brasseries de Charmes, il crée en 1863, dans un ancien moulin à plâtre, une petite
brasserie sur les bords d’un cours d’eau aux propriétés réputées exceptionnelles, l’Uvry. L’affaire est
rondement menée et malgré la concurrence de la brasserie voisine de Tantonville, célèbre depuis que
Pasteur y a réalisé ses recherches sur la fermentation, la brasserie Moreau produit 40 000 hectolitres
en 1900.
Ses quatre fils, que l’on nommera les quatre mousquetaires de la brasserie lorraine, sont « tombés
dans le chaudron ». Deux se forment à l’école des brasseries et vont ensuite perfectionner leur savoir
dans les grandes brasseries d’Europe, les deux autres obtiennent leur diplôme d’ingénieur de l’École
des arts et manufactures. Si Antoni Moreau meurt en 1903, la brasserie peut poursuivre son
développement.
Deux des fils rejoignent la brasserie Courtois à Saint-Nicolas de Port, les deux autres restant à
Vézelise devenue célèbre grâce à la Première. Une bière prestigieuse que l’on s’arrache et qui est
distribuée non seulement dans toute la Lorraine mais jusqu’aux Flandres et dans les colonies
françaises.
La brasserie Moreau, alliée à celle de Saint-Nicolas-de-Port, absorbera d’autres brasseries, comme
celle de Dombasle. Elle s’alliera aussi à celles de Baccarat et Vaucouleurs avant de tomber dans le
giron du groupe Stella Artois en 1971 pour cesser toute activité en 1985.
Cette belle aventure reste aujourd’hui visible au Musée de la bière à Saint-Nicolas-de-Port, installé
sur le site même de l’ancienne brasserie, dont les bâtiments, datant de la fin des années vingt et dus au
célèbre architecte nancéien Fernand César, ont été classés grâce notamment à l’action dynamique
d’une association de passionnés emmenée par Benoît Taveneaux.

Chansons et poème cités dans le roman

Auprès de ma blonde

Dans les jardins d’mon père


Les lilas sont fleuris ; (bis – les deux vers)
Tous les oiseaux du monde
Viennent y faire leur nid.

Auprès de ma blonde
Qu’il fait bon, fait bon, fait bon,
Auprès de ma blonde
Qu’il fait bon dormir.

Tous les oiseaux du monde


Y viennent faire leur nid. (bis)
La caill’, la tourterelle
Et la jolie perdrix.

Auprès de ma blonde
Qu’il fait bon, fait bon, fait bon,
Auprès de ma blonde
Qu’il fait bon dormir.

La caill’, la tourterelle
Et la jolie perdrix. (bis)
Et ma jolie colombe
Qui chante jour et nuit.

Auprès de ma blonde
Qu’il fait bon, fait bon, fait bon,
Auprès de ma blonde
Qu’il fait bon dormir.
Et ma jolie colombe
Qui chante jour et nuit. (bis)
Qui chante pour les filles
Qui n’ont pas de mari.
Auprès de ma blonde
Qu’il fait bon, fait bon, fait bon,
Auprès de ma blonde
Qu’il fait bon dormir.

Qui chante pour les filles


Qui n’ont pas de mari. (bis)
Pour moi ne chante guère,
Car j’en ai un joli.

Auprès de ma blonde
Qu’il fait bon, fait bon, fait bon,
Auprès de ma blonde
Qu’il fait bon dormir.

Pour moi ne chante guère,


Car j’en ai un joli. (bis)
Dites-nous donc, la belle,
Où donc est vot’mari ?

Auprès de ma blonde
Qu’il fait bon, fait bon, fait bon,
Auprès de ma blonde
Qu’il fait bon dormir.

Dites-nous donc, la belle,


Où donc est vot’mari ? (bis)
Il est dans la Hollande,
Les Hollandais l’ont pris.

Auprès de ma blonde
Qu’il fait bon, fait bon, fait bon,
Auprès de ma blonde
Qu’il fait bon dormir.

Il est dans la Hollande,


Les Hollandais l’ont pris. (bis)
Que donneriez-vous, belle,
Pour revoir vot’mari ?

Auprès de ma blonde
Qu’il fait bon, fait bon, fait bon,
Auprès de ma blonde
Qu’il fait bon dormir.

Que donneriez-vous, belle,


Pour revoir vot’mari ? (bis)
Je donnerais Versailles,
Paris et Saint-Denis.

Auprès de ma blonde
Qu’il fait bon, fait bon, fait bon,
Auprès de ma blonde
Qu’il fait bon dormir.

À la claire fontaine

À la claire fontaine,
M’en allant promener
J’ai trouvé l’eau si belle
Que je m’y suis baigné.
Il y a longtemps que je t’aime
Jamais je ne t’oublierai.

Sous les feuilles d’un chêne,


Je me suis fait sécher
Sur la plus haute branche,
Un rossignol chantait.
Il y a longtemps que je t’aime
Jamais je ne t’oublierai.

Chante rossignol, chante,


Toi qui as le cœur gai
Tu as le cœur à rire,
Moi, je l’ai à pleurer.
Il y a longtemps que je t’aime
Jamais je ne t’oublierai.

J’ai perdu mon amie,


Sans l’avoir mérité
Pour un bouquet de roses,
Que je lui refusai.
Il y a longtemps que je t’aime
Jamais je ne t’oublierai.

Je voudrais que la rose,


Fût encore au rosier
Et que ma douce amie
Fût encore à m’aimer.
Il y a longtemps que je t’aime
Jamais je ne t’oublierai.

Si longtemps que je t’aime


Jamais je ne t’oublierai.

Le roi a fait battre tambour

Le roi a fait battre tambour


Pour voir toutes ses dames
Et la première qu’il a vue
Lui a ravi son âme.

Marquis, dis-moi, la connais-tu,


Qui est cette jolie dame ?
Le marquis lui a répondu
Sire roi, c’est ma femme.

Marquis, tu es plus heureux que moi


D’avoir femme si belle,
Si tu voulais me la donner
Je me chargerais d’elle.

Sire, si vous n’étiez le roi


J’en tirerais vengeance,
Mais puisque vous êtes le roi
À votre obéissance.

Marquis ne te fâche donc pas


T’auras ta récompense,
Je te ferai dans mes armées
Beau maréchal de France.

Adieu, ma mie, adieu, mon cœur !


Adieu mon espérance,
Puisqu’il nous faut servir le roi,
Séparons-nous d’ensemble
La reine a fait faire un bouquet
De belles fleurs de lys
Et la senteur de ce bouquet
A fait mourir marquise.

Souvenir d’Alsace (Extrait)


Le vieux disait : « Enfant aimez la France,
Sur ce clocher que vous voyez là-bas,
Il flottera le drapeau tricolore,
Un jour, enfants, quand vous serez soldats,
Oui, vous le reverrez, encore, encore… »

Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine… Paroles de Gaston Villemer et d’Henri Nazet,
musique de Ben Tayoux, 1871

France à bientôt ! Car la sainte espérance


Emplit nos cœurs en te disant : adieu,
En attendant l’heure de délivrance,
Pour l’avenir… Nous allons prier Dieu.
Nos monuments où flotte leur bannière
Semblent porter le deuil de ton drapeau.
France, entends-tu la dernière prière
De tes enfants couchés dans leur tombeau ?
Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine,
Et malgré vous, nous resterons français,
Vous avez pu germaniser la plaine,
Mais notre cœur vous ne l’aurez jamais !

Eh quoi ! Nos fils quitteraient leur chaumière


Et s’en iraient grossir vos régiments !
Pour égorger la France, notre mère,
Vous armeriez le bras de ses enfants !
Ah ! Vous pouvez leur confier des armes,
C’est contre vous qu’elles leur serviront,
Le jour où, las de voir couler nos larmes,
Pour nous venger leurs bras se lèveront !
Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine,
Et malgré vous, nous resterons français.
Vous avez pu germaniser la plaine,
Mais notre cœur vous ne l’aurez jamais !

Ah ! Jusqu’au jour où, drapeau tricolore,


Tu flotteras sur nos murs exilés,
Frères, étouffons la haine qui dévore
Et fait bondir nos cœurs inconsolés.
Mais le grand jour où la France meurtrie
Reformera ses nouveaux bataillons,
Au cri sauveur jeté par la patrie,
Hommes, enfants, femmes, nous répondrons !
Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine,
Et malgré vous, nous resterons français.
Vous avez pu germaniser la plaine,
Mais notre cœur vous ne l’aurez jamais !

Le Violon brisé
Paroles de René de Saint-Prest,
musique de Victor Herpin

Sur la route poudreuse et blanche


Où nos drapeaux ne passent plus
Un vieillard va, chaque dimanche,
Rêver seul aux pays perdus.
Parfois de sa lèvre pâlie
Monte une plainte vers les cieux.
C’est le regret des jours joyeux
Et c’est l’histoire de sa vie :

Refrain
Ils ont brisé mon violon
Parce que j’ai l’âme française
Et que, sans peur, aux échos du vallon
J’ai fait chanter la Marseillaise !

J’ai voulu savoir cette histoire


Il me l’a contée en pleurant ;
Gardez-la en votre mémoire
C’est celle d’un cœur simple et grand :
Un soir, me dit-il, sous les chênes
Je faisais danser les enfants,
Quand les ennemis triomphants
Jetèrent l’effroi dans nos plaines !

Tous s’enfuyaient devant leurs armes


Rouges, hélas ! de sang français ;
Fou de douleur, cachant mes larmes
Tout seul vers eux je m’avançais
– Qui donc es-tu, toi qui nous braves ?
Firent-ils en me renversant ;
– Je suis, dis-je, en me redressant
L’ennemi des peuples esclaves !

– Tu railles, bonhomme ? Eh bien joue


Les hymnes chers à notre roi !
Alors leur main souilla ma joue
Mais la France vivait en moi !
Je jouai de Rouget de Lisle
L’ardente et sublime chanson ;
Ils brisèrent mon violon
En voyant leur rage inutile !

Ferme tes jolis yeux


Paroles de Berthe Sylva,
musique de Fred Gravin, 1932

Dans son petit lit blanc et rose


Suzette jase en souriant
Elle babille mille choses
À sa douce et chère maman
Mais, chut, il faut dormir bien vite,
Nous avons assez bavardé
Faites dodo chère petite
Car petit père va gronder.
Et tout en berçant la gamine
La mère lui chante câline :

Refrain
Ferme tes jolis yeux
Car les heures sont brèves
Au pays merveilleux,
Au beau pays du rêve.
Ferme tes jolis yeux
Car tout n’est que mensonge.
Le bonheur n’est qu’un songe
Ferme tes jolis yeux.

Dans sa chambre de jeune fille,


Suzette devant son miroir,
À l’heure où l’étoile scintille
Vient se contempler chaque soir,
Elle admire sa gorge ronde,
Son corps souple comme un roseau,
Et dans sa tête vagabonde,
Naissent mille désirs nouveaux.
Laisse là tes folles idées,
Gentille petite poupée.

Refrain

Enfin c’est le bonheur suprême,


L’instant cher et tant désiré,
Avec le fiancé qu’elle aime
Suzon vient de se marier
Et le soir dans la chambre close,
Quand sonne l’heure du berger
Elle laisse, pudique et rose,
S’effeuiller la fleur d’oranger,
Puis elle écoute avec tendresse
Son époux chanter plein d’ivresse :

Refrain

La Berceuse aux étoiles


Paroles d’Henri Darsay et Fernand Disle,
musique de Jules Vercolier, 1906

Pendant que les heureux


Les riches et les grands
Reposent dans la soie
Ou dans les fines toiles,
Nous autres les parias,
Nous autres les errants,
Nous écoutons chanter
La berceuse aux étoiles.

La nuit, pauvres orphelins


Que faites-vous dans la brume
Lorsque les blonds chérubins
Dorment dans leur lit de plumes ?
Les petits ont répondu :
Nous n’avons pas de fortune
Notre berceau fut vendu
Notre maman, c’est la lune.

Dites, pauvres amoureux,


En cette nuit de décembre,
Seriez-vous pas plus heureux
Près du feu dans une chambre ?
Les amants ont répondu :
Qui donc paierait l’hôtelière ?
Le seul lit qui nous est dû
Est fait de mousse et de lierre.

Dites, pauvres matelots,


Courageux pêcheurs d’Islande
Regrettez-vous vos lits clos
Tout là-bas sur la mer grande ?
Les marins ont répondu :
Avant que l’eau nous submerge
Aucun lit ne nous est dû
L’océan est notre auberge.

Plaisir d’amour
Paroles de Jean-Pierre Claris de Floivau,
musique de Jean-Paul Égide Luartini, 1784

Plaisir d’amour ne dure qu’un moment,


Chagrin d’amour dure toute la vie.
J’ai tout quitté pour l’ingrate Sylvie.
Elle me quitte et prend un autre amant.

Plaisir d’amour ne dure qu’un moment,


Chagrin d’amour dure toute la vie.
Tant que cette eau coulera doucement
Vers ce ruisseau qui borde la prairie,

Je t’aimerai, me répétait Sylvie,


L’eau coule encore, elle a changé pourtant.

Plaisir d’amour ne dure qu’un moment,


Chagrin d’amour dure toute la vie…

Erlkönig – Johann Wolfgang Goethe (trad. p. suiv.)

Wer reitet so spät durch Nacht und Wind ?


Es ist der Vater mit seinem Kind ;
Er hat den Knaben wohl in dem Arm,
Er faßt ihn sicher, er hält ihn warm.

Mein Sohn, was birgst du so bang dein Gesicht ?


Siehst Vater, du den Erlkönig nicht ?
Den Erlenkönig mit Kron’ und Schweif ?
Mein Sohn, es ist ein Nebelstreif.

Du liebes Kind, komm, geh mit mir !


Gar schöne Spiele spiel’ ich mit dir ;
Manch’ bunte Blumen sind an dem Strand,
Meine Mutter hat manch’ gülden Gewand.

Mein Vater, mein Vater, und hörest du nicht,


Was Erlenkönig mir leise verspricht ?
Sei ruhig, bleibe ruhig, mein Kind ;
In dürren Blättern säuselt der Wind.

Willst, feiner Knabe, du mit mir gehn ?


Meine Töchter sollen dich warten schön ;
Meine Töchter führen den nächtlichen Reihn
Und wiegen und tanzen und singen dich ein.

Mein Vater, mein Vater, und siehst du nicht dort


Erlkönigs Töchter am düstern Ort ?
Mein Sohn, mein Sohn, ich seh’ es genau :
Es scheinen die alten Weiden so grau.

Ich liebe dich, mich reizt deine schöne Gestalt ;


Und bist du nicht willig, so brauch’ ich Gewalt.
Mein Vater, mein Vater, jetzt faßt er mich an !
Erlkönig hat mir ein Leids getan !

Dem Vater grauset’s, er reitet geschwind,


Er hält in den Armen das ächzende Kind,
Erreicht den Hof mit Mühe und Not ;
In seinen Armen das Kind war tot.

Le Roi des aulnes – Johann Wolfgang Goethe1

Qui chevauche si tard à travers la nuit et le vent ?


C’est le père avec son enfant.
Il porte l’enfant dans ses bras,
Il le tient ferme, il le réchauffe.

Mon fils, pourquoi cette peur, pourquoi te cacher ainsi le visage ?


Père, ne vois-tu pas le Roi des aulnes,
Le Roi des aulnes, avec sa couronne et ses longs cheveux ?
Mon fils, c’est un brouillard qui traîne.

Viens, cher enfant, viens avec moi !


Nous jouerons ensemble à de si jolis jeux !
Maintes fleurs émaillées brillent sur la rive ;
Ma mère a maintes robes d’or.

Mon père, mon père, et tu n’entends pas


Ce que le Roi des aulnes doucement me promet ?
Sois tranquille, reste tranquille, mon enfant :
C’est le vent qui murmure dans les feuilles sèches.

Gentil enfant, veux-tu me suivre ?


Mes filles auront grand soin de toi ;
Mes filles mènent la danse nocturne.
Elles te berceront, elles t’endormiront, à leur danse, à leur chant.

Mon père, mon père, et ne vois-tu pas là-bas


Les filles du Roi des aulnes à cette place sombre ?
Mon fils, mon fils, je le vois bien :
Ce sont les vieux saules qui paraissent grisâtres.

Je t’aime, ta beauté me charme,


Et, si tu ne veux pas céder, j’userai de violence.
Mon père, mon père, voilà qu’il me saisit !
Le Roi des aulnes m’a fait mal !

Le père frémit, il presse son cheval,


Il tient dans ses bras l’enfant qui gémit ;
Il arrive à sa maison avec peine, avec angoisse :
L’enfant dans ses bras était mort.

1 Traduction Jacques Porchat, 1861.


Bibliographie
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CAFFIER (Michel), L’Excelsior, Éditions Place Stanislas, 2007
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CORDIER (Marcel), MAGGIO (Rosalie), Marie Marvingt,la femme d’un siècle, Éditions Pierron, 1991
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DE TOCQUEVILLE (Aude), Hier, nos villages, Éditions Aubanel, 2006
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Mémoires du XXe siècle, Bordas, 1991
Collection

« FRANCE DE TOUJOURS ET D’AUJOURD’HUI »


Jean-François BAZIN, Les Raisins bleus
Jean-Baptiste BESTER, L’Homme de la Clarée
Anne COURTILLÉ, La Tentation d’Isabeau
Hélène LEGRAIS, L’Ermitage du soleil
Éric LE NABOUR, Retour à Tinténiac
Jean-Paul MALAVAL, L’Or des Borderies
Jean SICCARDI, La Source de saint Germain
Anne COURTILLÉ, La Tentation d’Isabeau

Collection

« ROMAN D’AILLEURS »
Jean BERTOLINO, Pour qu’il ne meure jamais
Michel PEYRAMAURE, Les Villes du silence

DOCUMENTS
Jérôme DELIRY, Sept Enfants autour du monde
Table of Contents
Page de Titre
Table des Matières
Page de Copyright
Du même auteur
Epigraphe
Dédicace
Première partie
1
Vézelise, juillet 1919 – 5, rue des Brasseries
2
Vézelise, juillet 1919
3
Vézelise, juillet 1919
4
Vézelise, juillet 1919
5
Carnets d’Henri – juillet 1919
6
Vézelise, juillet 1919
7
8
Colombey-les-Belles, lundi 15 septembre 1919
9
Vézelise, le 18 septembre 1919
10
Carnets d’Henri – septembre 1919
11
Colombey-les-Belles, le 3 décembre 1919
12
Vézelise, mi-juin 1920
13
Vézelise, le 31 août 1920
14
Carnets d’Henri – septembre 1920
15
Vézelise, lundi 25 avril 1921
16
Vézelise, décembre 1923
17
Vézelise, mai 1924
18
Vézelise, novembre 1924-janvier 1925
19
Carnets d’Henri – mars 1925
Octobre 1925
Mars 1926
20
Vézelise, octobre 1927
21
Vézelise, mi-décembre 1927
22
Vézelise, fin mars 1928
23
Carnets d’Henri – début juillet 1928
24
Vézelise, le 9 décembre 1928
Deuxième partie
1
Vézelise, dimanche 23 décembre 1928
2
Premier cahier de Marie-Victoire
3
Deuxième cahier
4
Troisième cahier
Comment naissent les romans ?
Annexes
Bibliographie
Collection
Table of Contents
Page de Titre
Table des Matières
Page de Copyright
Du même auteur
Epigraphe
Dédicace
Première partie
1
Vézelise, juillet 1919 – 5, rue des Brasseries
2
Vézelise, juillet 1919
3
Vézelise, juillet 1919
4
Vézelise, juillet 1919
5
Carnets d’Henri – juillet 1919
6
Vézelise, juillet 1919
7
8
Colombey-les-Belles, lundi 15 septembre 1919
9
Vézelise, le 18 septembre 1919
10
Carnets d’Henri – septembre 1919
11
Colombey-les-Belles, le 3 décembre 1919
12
Vézelise, mi-juin 1920
13
Vézelise, le 31 août 1920
14
Carnets d’Henri – septembre 1920
15
Vézelise, lundi 25 avril 1921
16
Vézelise, décembre 1923
17
Vézelise, mai 1924
18
Vézelise, novembre 1924-janvier 1925
19
Carnets d’Henri – mars 1925
Octobre 1925
Mars 1926
20
Vézelise, octobre 1927
21
Vézelise, mi-décembre 1927
22
Vézelise, fin mars 1928
23
Carnets d’Henri – début juillet 1928
24
Vézelise, le 9 décembre 1928
Deuxième partie
1
Vézelise, dimanche 23 décembre 1928
2
Premier cahier de Marie-Victoire
3
Deuxième cahier
4
Troisième cahier
Comment naissent les romans ?
Annexes
Bibliographie
Collection

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