Vous êtes sur la page 1sur 32

Le roman réaliste et

naturaliste au XIX siècle


e
Letteratura francese (corso triennale) a.a. 2022/23
Prof. Fabio Vasarri
1° modulo
Stendhal: le roman-miroir

un roman est un miroir qui se promène sur une grande route.


Tantôt il reflète à vos yeux l'azur des cieux, tantôt la fange des
bourbiers de la route. Et l'homme qui porte le miroir dans sa
hotte sera par vous accusé d'être immoral! Son miroir montre la
fange, et vous accusez le miroir! Accusez bien plutôt le grand
chemin où est le bourbier, et plus encore l'inspecteur des
routes qui laisse l'eau croupir et le bourbier se former.
Stendhal, Le Rouge et le Noir (livre II, chap. XIX).
Stendhal: le réalisme historique et culturel
Un matin que l’abbé travaillait avec Julien, dans la bibliothèque du marquis, à l’éternel procès de
Frilair :
— Monsieur, dit Julien tout à coup, dîner tous les jours avec madame la marquise, est-ce un
de mes devoirs, ou est-ce une bonté que l’on a pour moi ?
— C’est un honneur insigne ! reprit l’abbé, scandalisé. Jamais M. N… l’académicien, qui, depuis
quinze ans, fait une cour assidue, n’a pu l’obtenir pour son neveu M. Tanbeau.
— C’est pour moi, monsieur, la partie la plus pénible de mon emploi. Je m’ennuyais moins au
séminaire. Je vois bâiller quelquefois jusqu’à mademoiselle de La Mole, qui pourtant doit être
accoutumée à l’amabilité des amis de la maison. J’ai peur de m’endormir. De grâce, obtenez-moi
la permission d’aller dîner à quarante sous dans quelque auberge obscure.
L’abbé, véritable parvenu, était fort sensible à l’honneur de dîner avec un grand seigneur.
Pendant qu’il s’efforçait de faire comprendre ce sentiment par Julien, un bruit léger leur fit tourner
la tête. Julien vit mademoiselle de La Mole qui écoutait. Il rougit. Elle était venue chercher un livre
et avait tout entendu; elle prit quelque considération pour Julien. Celui-là n’est pas né à genoux,
pensa-t-elle, comme ce vieil abbé (Le Rouge et le Noir, chap. XXXIV).
Stendhal: narration omnisciente/point de
vue du personnage
Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce moment. Toutefois la peur
ne venait chez lui qu'en seconde ligne ; il était surtout scandalisé de ce bruit qui lui
faisait mal aux oreilles. L'escorte prit le galop; on traversait une grande pièce de terre
labourée, située au-delà du canal, et ce champ était jonché de cadavres.
-- Les habits rouges ! Les habits rouges ! Criaient avec joie les hussards de l'escorte, et
d'abord Fabrice ne comprenait pas ; enfin il remarqua qu'en effet presque tous les
cadavres étaient vêtus de rouge […].  
Ah ! M’y voilà donc enfin au feu ! se dit-il. J'ai vu le feu ! se répétait-il avec satisfaction.
Me voici un vrai militaire […]. Il avait beau regarder du côté d'où venaient les boulets, il
voyait la fumée blanche de la batterie à une distance énorme, et, au milieu du
ronflement égal et continu produit par les coups de canon, il lui semblait entendre des
décharges beaucoup plus voisines ; il n'y comprenait rien du tout (Stendhal, La
chartreuse de Parme (I,3).
Balzac, Avant-propos (1842) de La Comédie
humaine
• La Société ne fait-elle pas de l’homme, suivant les milieux où son action
se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en
zoologie ? Les différences entre un soldat, un ouvrier, un
administrateur, un avocat, un oisif, un savant, un homme d’état, un
commerçant, un marin, un poëte, un pauvre, un prêtre, sont, quoique
plus difficiles à saisir, aussi considérables que celles qui distinguent le
loup, le lion, l’âne, le corbeau, le requin, le veau marin, la brebis, etc. Il a
donc existé, il existera donc de tout temps des Espèces Sociales
comme il y a des Espèces Zoologiques. Si Buffon a fait un magnifique
ouvrage en essayant de représenter dans un livre l’ensemble de la
zoologie, n’y avait-il pas une œuvre de ce genre à faire pour la société ?
Balzac, Avant-propos (1842) de La Comédie
humaine
•La Société française allait être l’historien, je ne devais être que le secrétaire. En
dressant l’inventaire des vices et des vertus, en rassemblant les principaux faits
des passions, en peignant les caractères, en choisissant les événements
principaux de la Société, en composant des types par la réunion des traits de
plusieurs caractères homogènes, peut-être pouvais-je arriver à écrire l’histoire
oubliée par tant d’historiens, celle des mœurs.

•S’en tenant à cette reproduction rigoureuse, un écrivain pouvait devenir un


peintre plus ou moins fidèle, plus ou moins heureux, patient ou courageux des
types humains, le conteur des drames de la vie intime, l’archéologue du
mobilier social, le nomenclateur des professions, l’enregistreur du bien et du
mal.
Structure de La Comédie humaine
1) Études de mœurs :

• Scènes de la vie privée (Le Père Goriot, à partir de 1845)


• Scènes de la vie de province (Eugénie Grandet, 1833)
• Scènes de la vie parisienne (Le Père Goriot, 1834-1835)
• Scènes de la vie politique
• Scènes de la vie militaire
• Scènes de la vie de campagne

2) Études philosophiques
3) Études analytiques
Le Père Goriot
(description de la pension Vauquer)
• Cette pièce est dans tout son lustre au moment où, vers sept heures du matin, le chat de madame Vauquer
précède sa maîtresse, saute sur les buffets, y flaire le lait que contiennent plusieurs jattes couvertes
d’assiettes, et fait entendre son ronron matinal. Bientôt la veuve se montre, attifée de son bonnet de tulle sous
lequel pend un tour de faux cheveux mal mis; elle marche en traînassant ses pantoufles grimacées. Sa face
vieillotte, grassouillette, du milieu de laquelle sort un nez à bec de perroquet; ses petites mains potelées, sa
personne dodue comme un rat d’église, son corsage trop plein et qui flotte, sont en harmonie avec cette salle
où suinte le malheur, où s’est blottie la spéculation et dont madame Vauquer respire l’air chaudement fétide
sans en être écœurée. Sa figure fraîche comme une première gelée d’automne, ses yeux ridés, dont
l’expression passe du sourire prescrit aux danseuses à l’amer renfrognement de l’escompteur, enfin toute sa
personne explique la pension, comme la pension implique sa personne. Le bagne ne va pas sans
l’argousin, vous n’imagineriez pas l’un sans l’autre. L’embonpoint blafard de cette petite femme est le produit
de cette vie, comme le typhus est la conséquence des exhalaisons d’un hôpital. Son jupon de laine tricotée,
qui dépasse sa première jupe faite avec une vieille robe, et dont la ouate s’échappe par les fentes de l’étoffe
lézardée, résume le salon, la salle à manger, le jardinet, annonce la cuisine et fait pressentir les
pensionnaires. Quand elle est là, ce spectacle est complet. Âgée d’environ cinquante ans, madame Vauquer
ressemble à toutes les femmes qui ont eu des malheurs.
Eugénie Grandet,
explicit (= dénouement)
Madame de Bonfons fut veuve à trente-six ans, riche de huit cent mille livres de rente, encore belle, mais
comme une femme est belle près de quarante ans. Son visage est blanc, reposé, calme. Sa voix est douce et
recueillie, ses manières sont simples. Elle a toutes les noblesses de la douleur, la sainteté d’une personne qui
n’a pas souillé son âme au contact du monde, mais aussi la roideur de la vieille fille et les habitudes mesquines
que donne l’existence étroite de la province. Malgré ses huit cent mille livres de rente, elle vit comme avait
vécu la pauvre Eugénie Grandet, n’allume le feu de sa chambre qu’aux jours où jadis son père lui permettait
d’allumer le foyer de la salle, et l’éteint conformément au programme en vigueur dans ses jeunes années. Elle
est toujours vêtue comme l’était sa mère. La maison de Saumur, maison sans soleil, sans chaleur, sans cesse
ombragée, mélancolique, est l’image de sa vie […]. Madame de Bonfons que, par raillerie, on
appelle mademoiselle, inspire généralement un religieux respect. Ce noble cœur, qui ne battait que pour les
sentiments les plus tendres, devait donc être soumis aux calculs de l’intérêt humain. L’argent devait
communiquer ses teintes froides à cette vie céleste, et lui donner de la défiance pour les sentiments.
— Il n’y a que toi qui m’aimes, disait-elle à Nanon. […] Eugénie marche au ciel accompagnée d’un cortège de
bienfaits. La grandeur de son âme amoindrit les petitesses de son éducation et les coutumes de sa vie
première. Telle est l’histoire de cette femme, qui n’est pas du monde au milieu du monde ; qui, faite pour être
magnifiquement épouse et mère, n’a ni mari, ni enfants, ni famille. 
George Sand, Indiana (1832): le «féminisme»
Cet homme malheureux […] la saisit par les cheveux, la renversa, et la frappa au
front du talon de sa botte.
À peine eut-il imprimé cette marque sanglante de sa brutalité à un être faible, qu’il
eut horreur de lui-même. Il s’enfuit épouvanté de ce qu’il avait fait, et courut s’enfermer
dans sa chambre, où il arma ses pistolets pour se brûler la cervelle ; mais, au moment
d’accomplir ce dessein, il vit, sous la varangue, Indiana qui s’était relevée, et qui essuyait,
d’un air calme et froid, le sang dont son visage était inondé.
[…] Elle ne voulut [pas] cacher sa blessure.
« Non, dit-elle avec hauteur, je ne veux pas, moi ! Cet homme […] s’est empressé de
publier ce qu’il appelait mon déshonneur. Je veux montrer à tous les yeux ce stigmate
du sien qu’il a pris soin d’imprimer lui-même sur mon visage ».
[…] Dès ce moment le personnage de ce mari devint odieux aux yeux de sa femme
(chap. XXVI).
Indiana: l’Histoire
(Révolution de Juillet)
Indiana approchait des rives de la France. Mais quels furent sa
surprise et son effroi, en débarquant, de voir le drapeau tricolore
flotter sur les murs de Bordeaux ! Une violente agitation
bouleversait la ville ; le préfet avait été presque massacré la
veille ; le peuple se soulevait de toutes parts ; la garnison
semblait s’apprêter à une lutte sanglante, et l’on ignorait encore
l’issue de la révolution de Paris. 
[…] elle entendit assurer autour d’elle que la royauté était
tombée, que le roi était en fuite et que les ministres avaient été
massacrés avec tous leurs partisans (chap. XXVIII).
Les courants réalistes (synthèse)
au XIXe siècle
Réalisme/ À partir de 1830 Monarchie de Stendhal, Balzac,
Romantisme Juillet (Sand)
Réalisme 1856: Le Réalisme Second Empire Flaubert, frères
(revue de Duranty); Napoléon III Goncourt
Le Réalisme (essai de
Champfleury)

Naturalisme Années 1870 Troisième Zola, Maupassant


Les soirées de Médan république
(recueil collectif de
nouvelles, 1880)
Flaubert, Madame Bovary (II,3)

Charles était triste : la clientèle n’arrivait pas […].


Un souci meilleur vint le distraire, à savoir la grossesse de sa femme. À mesure que le terme en
approchait, il la chérissait davantage. C’était un autre lien de la chair s’établissant, et comme le
sentiment continu d’une union plus complexe. Quand il voyait de loin sa démarche paresseuse et
sa taille tourner mollement sur ses hanches sans corset, quand vis-à-vis l’un de l’autre il la
contemplait tout à l’aise et qu’elle prenait, assise, des poses fatiguées dans son fauteuil, alors son
bonheur ne se tenait plus ; il se levait, il l’embrassait, passait ses mains sur sa figure, l’appelait
petite maman, voulait la faire danser, et débitait, moitié riant, moitié pleurant, toutes sortes de
plaisanteries caressantes qui lui venaient à l’esprit. L’idée d’avoir engendré le délectait. Rien ne lui
manquait à présent. Il connaissait l’existence humaine tout du long, et il s’y attablait sur les deux
coudes avec sérénité.
Flaubert, Madame Bovary (II,3)- suite
Emma d’abord sentit un grand étonnement, puis eut envie d’être délivrée, pour savoir quelle chose c’était que d’être mère.
Mais, ne pouvant faire les dépenses qu’elle voulait, avoir un berceau en nacelle avec des rideaux de soie rose et des
béguins brodés, elle renonça au trousseau, dans un accès d’amertume, et le commanda d’un seul coup à une ouvrière du
village, sans rien choisir ni discuter. Elle ne s’amusa donc pas à ces préparatifs où la tendresse des mères se met en
appétit, et son affection, dès l’origine, en fut peut-être atténuée de quelque chose.
Cependant, comme Charles, à tous les repas, parlait du marmot, bientôt elle y songea d’une façon plus continue.
Elle souhaitait un fils ; il serait fort et brun, elle l’appellerait Georges ; et cette idée d’avoir pour enfant un mâle était
comme la revanche en espoir de toutes ses impuissances passées. Un homme, au moins, est libre ; il peut parcourir les
passions et les pays, traverser les obstacles, mordre aux bonheurs les plus lointains. Mais une femme est empêchée
continuellement. Inerte et flexible à la fois, elle a contre elle les mollesses de la chair avec les dépendances de la loi. Sa
volonté, comme le voile de son chapeau retenu par un cordon, palpite à tous les vents, il y a toujours quelque désir qui
entraîne, quelque convenance qui retient.
Elle accoucha un dimanche, vers six heures, au soleil levant.
— C’est une fille ! dit Charles.
Elle tourna la tête et s’évanouit.
Flaubert, L’éducation sentimentale (I,1)
• Frédéric, pour rejoindre sa place, poussa la grille des Premières, dérangea deux chasseurs avec leurs chiens.
• Ce fut comme une apparition :
• Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne, dans l’éblouissement que lui
envoyèrent ses yeux. En même temps qu’il passait, elle leva la tête ; il fléchit involontairement les épaules ; et, quand il
se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda.
• Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient au vent, derrière elle. Ses bandeaux noirs,
contournant la pointe de ses grands sourcils, descendaient très bas et semblaient presser amoureusement l’ovale de sa
figure. Sa robe de mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait à plis nombreux. Elle était en train de broder
quelque chose ; et son nez droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de l’air bleu.
• Comme elle gardait la même attitude, il fit plusieurs tours de droite et de gauche pour dissimuler sa manœuvre ; puis il
se planta tout près de son ombrelle, posée contre le banc, et il affectait d’observer une chaloupe sur la rivière.
• Jamais il n’avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumière
traversait. Il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement, comme une chose extraordinaire. Quels étaient son
nom, sa demeure, sa vie, son passé ? Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu’elle
avait portées, les gens qu’elle fréquentait ; et le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie
plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n’avait pas de limites.
Flaubert, L’éducation sentimentale (I,1) -suite
• Une négresse, coiffée d’un foulard, se présenta, en tenant par la main une petite fille, déjà
grande. L’enfant, dont les yeux roulaient des larmes, venait de s’éveiller. Elle la prit sur ses
genoux. « Mademoiselle n’était pas sage, quoiqu’elle eût sept ans bientôt ; sa mère ne
l’aimerait plus ; on lui pardonnait trop ses caprices. » Et Frédéric se réjouissait
d’entendre ces choses, comme s’il eût fait une découverte, une acquisition.
• Il la supposait d’origine andalouse, créole peut-être ; elle avait ramené des îles cette
négresse avec elle ?
• Cependant, un long châle à bandes violettes était placé derrière son dos, sur le bordage de
cuivre. Elle avait dû, bien des fois, au milieu de la mer, durant les soirs humides, en
envelopper sa taille, s’en couvrir les pieds, dormir dedans ! Mais, entraîné par les franges, il
glissait peu à peu, il allait tomber dans l’eau, Frédéric fit un bond et le rattrapa. Elle lui dit :
• — « Je vous remercie, monsieur. »
• Leurs yeux se rencontrèrent.
• — « Ma femme, es-tu prête ? » cria le sieur Arnoux, apparaissant dans le capot de l’escalier.
FOCALISATION(G. Genette, 1972) Typologies de narration Exemples

ZÉRO (vision par en-dessus) Narrateur omniscient (je, nous); Balzac, Manzoni
récit à la 3e personne
  fixe Point de vue du personnage- Roman psychologique
narrateur (1e personne)
 
variable Point de vue de plusieurs Stendhal, Flaubert
INTERNE personnages (3e personne)
(vision avec)
multiple p. de vue de plusieurs Flaubert (3e p.), roman
  personnages sur les mêmes faits épistolaire (plusieurs “je”)
(1e/3e personne)

EXTERNE (vision du dehors) Réalité extérieure, narrateur Naturalisme, roman policier:


“ignorant” (3e personne)
Camus, L’étranger (1e p.)
Roland Barthes, L’effet de réel (1968)
• Effet de réel (illusion référentielle)
• Exemples de notations insignifiantes chez Flaubert: le baromètre (Un
cœur simple), la description de Rouen (Mme Bovary, III,5)
• Signifiant → Signifié → Référent
• «le baromètre de Flaubert ne dit que ceci: je suis le réel »

• «C’est la catégorie du «réel» (et non ses continus contingents) qui est
alors signifiée»

• Le détail devient «le signifiant du réalisme»


Edmond et Jules de Goncourt, Germinie
Lacerteux, préface

•Il nous faut demander pardon au public de lui donner ce livre, et l’avertir de ce qu’il y trouvera.
•Le public aime les romans faux : ce roman est un roman vrai.
•Il aime les livres qui font semblant d’aller dans le monde : ce livre vient de la rue.
•Il aime les petites œuvres polissonnes […] : ce qu’il va lire est sévère et pur. Qu’il ne s’attende
point à la photographie décolletée du Plaisir : l’étude qui suit est la clinique de l’Amour.
•Le public aime encore les lectures anodines et consolantes, les aventures qui finissent bien, les
imaginations qui ne dérangent ni sa digestion ni sa sérénité : ce livre, avec sa triste et violente
distraction, est fait pour contrarier ses habitudes et nuire à son hygiène.
•Pourquoi donc l’avons-nous écrit ? Est-ce simplement pour choquer le public et scandaliser ses
goûts ?
•Non.
Edmond et Jules de Goncourt, Germinie
Lacerteux, préface (suite)

• Vivant au dix-neuvième siècle, dans un temps de suffrage universel, de démocratie, de


libéralisme, nous nous sommes demandé si ce qu’on appelle « les basses classes »
n’avait pas droit au Roman ; si ce monde sous un monde, le peuple, devait rester sous le
coup de l’interdit littéraire et des dédains d’auteurs qui ont fait jusqu’ici le silence sur
l’âme et le cœur qu’il peut avoir. Nous nous sommes demandé s’il y avait encore, pour
l’écrivain et pour le lecteur, en ces années d’égalité où nous sommes, des classes
indignes, des malheurs trop bas, des drames trop mal embouchés, des catastrophes
d’une terreur trop peu noble. Il nous est venu la curiosité de savoir si cette forme
conventionnelle d’une littérature oubliée et d’une société disparue, la Tragédie, était
définitivement morte ; si, dans un pays sans caste et sans aristocratie légale, les misères
des petits et des pauvres parleraient à l’intérêt, à l’émotion, à la pitié, aussi haut que les
misères des grands et des riches ; si, en un mot, les larmes qu’on pleure en bas
pourraient faire pleurer comme celles qu’on pleure en haut.
Edmond et Jules de Goncourt, Germinie
Lacerteux, préface (suite et fin)
•Ces pensées nous avaient fait oser l’humble roman de Sœur Philomène, en 1861 ;
elles nous font publier aujourd’hui Germinie Lacerteux.
• Maintenant, que ce livre soit calomnié : peu lui importe. Aujourd’hui que le Roman
s’élargit et grandit, qu’il commence à être la grande forme sérieuse, passionnée,
vivante, de l’étude littéraire et de l’enquête sociale, qu’il devient, par l’analyse et par la
recherche psychologique, l’Histoire morale contemporaine, aujourd’hui que le Roman
s’est imposé les études et les devoirs de la science, il peut en revendiquer les libertés et
les franchises. Et qu’il cherche l’Art et la Vérité ; qu’il montre des misères bonnes à ne
pas laisser oublier aux heureux de Paris ; qu’il fasse voir aux gens du monde ce que les
dames de charité ont le courage de voir, ce que les reines autrefois faisaient toucher de
l’œil à leurs enfants dans les hospices : la souffrance humaine, présente et toute vive, qui
apprend la charité ; que le Roman ait cette religion que le siècle passé appelait de ce
large et vaste nom : Humanité ; — il lui suffit de cette conscience : son droit est là.
Zola, Le roman expérimental
• […] Le romancier est fait d'un observateur et d'un expérimentateur. L'observateur chez lui donne les
faits tels qu'il les a observés, pose le point de départ, établit le terrain solide sur lequel vont marcher
les personnages et se développer les phénomènes. Puis, l'expérimentateur paraît et institue
l'expérience, je veux dire fait mouvoir les personnages dans une histoire particulière, pour y montrer
que la succession des faits y sera telle que l'exige le déterminisme des phénomènes mis à l'étude.
C'est presque toujours ici une expérience «pour voir» comme l'appelle Claude Bernard. Le romancier
part à la recherche d'une vérité. Je prendrai comme exemple la figure du baron Hulot, dans La Cousine
Bette, de Balzac. Le fait général observé par Balzac est le ravage que le tempérament amoureux d'un
homme amène chez lui, dans sa famille et dans la société. Dès qu'il a eu choisi son sujet, il est parti
des faits observés, puis il a institué son expérience en soumettant Hulot à une série d'épreuves, en le
faisant passer par certains milieux, pour montrer le fonctionnement du mécanisme de sa passion. Il est
donc évident qu'il n'y a pas seulement là observation, mais qu'il y a aussi expérimentation, puisque
Balzac ne s'en tient pas strictement en photographe aux faits recueillis par lui, puisqu'il intervient d'une
façon directe pour placer son personnage dans ses conditions dont il reste le maître. Le problème est
de savoir ce que telle passion, agissant dans tel milieu et dans telles circonstances, produira au point
de vue de l'individu et de la société; et un roman expérimental, La Cousine Bette par exemple, est
simplement le procès-verbal de l'expérience, que le romancier répète sous les yeux du public.
Zola, Le roman expérimental (suite)
• En somme, toute l'opération consiste à prendre les faits dans la nature, puis à étudier le mécanisme des faits,
en agissant sur eux par les modifications des circonstances et des milieux, sans jamais s'écarter des lois de la
nature. Au bout, il y a la connaissance de l'homme, la connaissance scientifique, dans son action individuelle
et sociale.
• Sans doute, nous sommes loin ici des certitudes de la chimie et même de la physiologie. Nous ne
connaissons point encore les réactifs qui décomposent les passions et qui permettent de les
analyser. Souvent, dans cette étude, je rappellerai ainsi que le roman expérimental est plus jeune que la
médecine expérimentale, laquelle pourtant est à peine née. Mais je n'entends pas constater les résultats
acquis, je désire simplement exposer clairement une méthode. Si le romancier expérimental marche encore à
tâtons dans la plus obscure et la plus complexe des sciences, cela n'empêche pas cette science d'exister.
Il est indéniable que le roman naturaliste, tel que nous le comprenons à cette heure, est une expérience
véritable que le romancier fait sur l'homme, en s'aidant de l'observation.
•  […] Le roman expérimental est une conséquence de l'évolution scientifique du siècle; il continue et
complète la physiologie, qui elle-même s'appuie sur la chimie et la physique; il substitue à l'étude de l'homme
abstrait, de l'homme métaphysique, l'étude de l'homme naturel, soumis aux lois physico-chimiques et
déterminé par les influences du milieu; il est en un mot la littérature de notre âge scientifique, comme la
littérature classique et romantique a correspondu à un âge de scolastique et de théologie.
Zola, Germinal (III, 3)

•— Dame ! répondait Maheu, si l’on avait plus d’argent, on aurait plus d’aise… Tout de
même, c’est bien vrai que ça ne vaut rien pour personne, de vivre les uns sur les autres.
Ça finit toujours par des hommes soûls et par des filles pleines.
•Et la famille partait de là, chacun disait son mot, pendant que le pétrole de la lampe
viciait l’air de la salle, déjà empuantie d’oignon frit. Non, sûrement, la vie n’était pas drôle.
On travaillait en vraies brutes à un travail qui était la punition des galériens autrefois, on y
laissait la peau plus souvent qu’à son tour, tout ça pour ne pas même avoir de la viande
sur sa table, le soir. Sans doute on avait sa pâtée quand même, on mangeait, mais si
peu, juste de quoi souffrir sans crever, écrasé de dettes, poursuivi comme si l’on volait
son pain. Quand arrivait le dimanche, on dormait de fatigue. Les seuls plaisirs, c’était de
se soûler ou de faire un enfant à sa femme ; encore la bière vous engraissait trop
le ventre, et l’enfant, plus tard, se foutait de vous. Non, non, ça n’avait rien de drôle.
Zola, Germinal (III, 3) - suite
•Alors, la Maheude s’en mêlait.
•— L’embêtant, voyez-vous, c’est lorsqu’on se dit que ça ne peut pas changer… Quand on est
jeune, on s’imagine que le bonheur viendra, on espère des choses ; et puis, la misère recommence
toujours, on reste enfermé là-dedans… Moi, je ne veux du mal à personne, mais il y a des fois où
cette injustice me révolte.
•Un silence se faisait, tous soufflaient un instant, dans le malaise vague de cet horizon fermé.
Seul, le père Bonnemort, s’il était là, ouvrait des yeux surpris, car de son temps on ne se tracassait
pas de la sorte : on naissait dans le charbon, on tapait à la veine, sans en demander davantage ;
tandis que, maintenant, il passait un air qui donnait de l’ambition aux charbonniers.
•— Faut cracher sur rien, murmurait-il. Une bonne chope est une bonne chope… Les chefs, c’est
souvent de la canaille ; mais il y aura toujours des chefs, pas vrai ? Inutile de se casser la tête à
réfléchir là-dessus.
•Du coup, Étienne s’animait. Comment ! la réflexion serait défendue à l’ouvrier ! Eh ! justement,
les choses changeraient bientôt, parce que l’ouvrier réfléchissait à cette heure. 
Maupassant, “Le roman”,
préface de Pierre et Jean
•Après les écoles littéraires qui ont voulu nous donner une vision déformée, surhumaine, poétique,
attendrissante, charmante ou superbe de la vie, est venue une école réaliste ou naturaliste qui a prétendu
nous montrer la vérité, rien que la vérité et toute la vérité.
•[…] Mais en se plaçant au point de vue même de ces artistes réalistes, on doit discuter et contester leur
théorie qui semble pouvoir être résumée par ces mots : « Rien que la vérité et toute la vérité. » Le réaliste, s’il
est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la photographie banale de la vie, mais à nous en donner la
vision plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même. Raconter tout serait impossible, car
il faudrait alors un volume au moins par journée, pour énumérer les multitudes d’incidents insignifiants qui
emplissent notre existence.
•Un choix s’impose donc, — ce qui est une première atteinte à la théorie de toute la vérité.
•La vie, en outre, est composée des choses les plus différentes, les plus imprévues, les plus contraires, les
plus disparates ; elle est brutale, sans suite, sans chaîne, pleine de catastrophes inexplicables, illogiques et
contradictoires qui doivent être classées au chapitre faits divers.
•Voilà pourquoi l’artiste, ayant choisi son thème, ne prendra dans cette vie encombrée de hasards et de
futilités que les détails caractéristiques utiles à son sujet, et il rejettera tout le reste, tout l’à-côté.
Maupassant, “Le roman”,
préface de Pierre et Jean (suite)

•Un exemple entre mille : Le nombre des gens qui meurent chaque jour par accident est considérable sur
la terre. Mais pouvons-nous faire tomber une tuile sur la tête d’un personnage principal, ou le jeter sous les
roues d’une voiture, au milieu d’un récit, sous prétexte qu’il faut faire la part de l’accident ?
•Faire vrai consiste donc à donner l’illusion complète du vrai, suivant la logique ordinaire des faits, et non
à les transcrire servilement dans le pêle-mêle de leur succession. J’en conclus que les Réalistes de
talent devraient s’appeler plutôt des Illusionnistes.
•Quel enfantillage, d’ailleurs, de croire à la réalité puisque nous portons chacun la nôtre dans notre
pensée et dans nos organes. Nos yeux, nos oreilles, notre odorat, notre goût différents créent autant de
vérités qu’il y a d’hommes sur la terre. Et nos esprits qui reçoivent les instructions de ces organes,
diversement impressionnés, comprennent, analysent et jugent comme si chacun de nous appartenait à une
autre race. Chacun de nous se fait donc simplement une illusion du monde, illusion poétique, sentimentale,
joyeuse, mélancolique, sale ou lugubre suivant sa nature. Et l’écrivain n’a d’autre mission que de reproduire
fidèlement cette illusion avec tous les procédés d’art qu’il a appris et dont il peut disposer.
Maupassant, “Le roman”,
préface de Pierre et Jean (suite et fin)

Il n’est point besoin du vocabulaire bizarre, compliqué, nombreux et chinois qu’on nous
impose aujourd’hui sous le nom d’écriture artiste, pour fixer toutes les nuances de la
pensée ; mais il faut discerner avec une extrême lucidité toutes les modifications de
la valeur d’un mot suivant la place qu’il occupe. Ayons moins de noms, de verbes et
d’adjectifs aux sens presque insaisissables, mais plus de phrases différentes, diversement
construites, ingénieusement coupées, pleines de sonorités et de rythmes savants. Efforçons-
nous d’être des stylistes excellents plutôt que des collectionneurs de termes rares.

La langue française, d’ailleurs, est une eau pure que les écrivains maniérés n’ont jamais pu
et ne pourront jamais troubler […] La nature de cette langue est d’être claire, logique et
nerveuse. Elle ne se laisse pas affaiblir, obscurcir ou corrompre.
Maupassant, Une vie (chap. X)

• Et la grande maison, qui voyait ainsi de temps en temps disparaître un de ses maîtres, reprit sa vie calme et
régulière.
• Et puis Paul tomba malade. Jeanne en perdit la raison, resta douze jours sans dormir, presque sans manger.
• Il guérit ; mais elle demeura épouvantée par cette idée qu’il pouvait mourir. Alors que ferait-elle ? que
deviendrait-elle ? Et tout doucement se glissa dans son cœur le vague besoin d’avoir un autre enfant.
Bientôt elle en rêva, reprise tout entière par son ancien désir de voir autour d’elle deux petits êtres, un
garçon et une fille. Et ce fut une obsession.
• Mais depuis l’affaire de Rosalie elle vivait séparée de Julien. Un rapprochement semblait même impossible
dans les situations où ils se trouvaient. Julien aimait ailleurs ; elle le savait ; et la seule pensée de subir
de nouveau ses caresses la faisait frémir de répugnance.
• Elle s’y serait pourtant résignée, tant l’envie d’être encore mère la harcelait ; mais elle se demandait
comment pourraient recommencer leurs baisers ? 
Maupassant, Une vie (chap. XIV, explicit)
• Enfin elle aperçut Rosalie qui portait en ses bras une sorte de paquet de linge.

• Elle voulut aller vers elle, mais elle craignait de tomber tant ses jambes étaient devenues molles. Sa bonne,
l’ayant vue, la rejoignit avec son air calme ordinaire ; et elle dit : « Bonjour, Madame ; me v’là revenue, c’est
pas sans peine. »
• Jeanne balbutia : « Eh bien ? »
• Rosalie répondit : « Eh bien, elle est morte c’te nuit. Ils sont mariés, v’là la petite. » Et elle tendit l’enfant
qu’on ne voyait point dans ses linges.
• Jeanne la reçut machinalement et elles sortirent de la gare, puis montèrent dans la voiture.
• Rosalie reprit : « M. Paul viendra dès l’enterrement fini. Demain à la même heure, faut croire. »
• Jeanne murmura « Paul… » et n’ajouta rien.
• […] Et Jeanne regardait droit devant elle en l’air, dans le ciel que coupait, comme des fusées, le vol cintré des
hirondelles. Et soudain une tiédeur douce, une chaleur de vie traversant ses robes, gagna ses jambes,
pénétra sa chair ; c’était la chaleur du petit être qui dormait sur ses genoux.
Maupassant, Une vie (chap. XIV, explicit)
(suite et fin)
• Alors une émotion infinie l’envahit. Elle découvrit brusquement la
figure de l’enfant qu’elle n’avait pas encore vue : la fille de son fils. Et
comme la frêle créature, frappée par la lumière vive, ouvrait ses yeux
bleus en remuant la bouche, Jeanne se mit à l’embrasser
furieusement, la soulevant dans ses bras, la criblant de baisers.
• Mais Rosalie, contente et bourrue, l’arrêta. « Voyons, voyons,
madame Jeanne, finissez ; vous allez la faire crier. »
• Puis elle ajouta, répondant sans doute à sa propre pensée : « La vie,
voyez-vous, ça n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit. »
Maupassant, Bel-Ami (II, 2)
• […] il pensa : « Toutes les femmes sont des filles, il faut s’en servir et ne leur rien
donner de soi. »
• L’amertume de son cœur lui montait aux lèvres en paroles de mépris et de dégoût. Il ne
les laissa point s’épandre cependant. Il se répétait : « Le monde est aux forts. Il faut
être fort. Il faut être au-dessus de tout. »
• La voiture allait plus vite. Elle repassa les fortifications. Du Roy regardait devant lui une
clarté rougeâtre dans le ciel, pareille à une lueur de forge démesurée ; et il entendait
une rumeur confuse, immense, continue, faite de bruits innombrables et différents, une
rumeur sourde, proche, lointaine, une vague et énorme palpitation de vie, le souffle
de Paris respirant, dans cette nuit d’été, comme un colosse épuisé de fatigue.
• Georges songeait : — Je serais bien bête de me faire de la bile. Chacun pour soi. La
victoire est aux audacieux. Tout n’est que de l’égoïsme. L’égoïsme pour l’ambition et la
fortune vaut mieux que l’égoïsme pour la femme et pour l’amour.

Vous aimerez peut-être aussi