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Note (2010).

Cette nouvelle littéraire est purement imaginaire.


Toute ressemblance avec des noms ou des événements
réels est ou serait purement fortuite.
Les notes à ce texte sont de la plume d’Olivier
Mathieu.
Toute citation ou publication de cette nouvelle, par
quelque moyen que ce soit, y compris sur Internet, est
interdite sans l’accord du propriétaire du site littéraire
suisse sur lequel on peut le lire, depuis plusieurs
années, M. Daniel Fattore, et de l’auteur.

Le mari de merde,

nouvelle littéraire,
par Olivier Mathieu

C’était un jour d’été. Virginie prononça ces mots :


- Au revoir, Pietro Bocher…

Huit mois plus tôt, Pietro Bocher avait épousé Virginie.


C’aurait été un mariage éclair.

Et donc c’était l’été, le peut-être dernier été. Pietro Bocher


venait de dilapider lamentablement une année de sa vie, l’été
était irrémédiablement gâché. Le bel été dont il avait rêvé, où
était-il? Nulle part. Il n’existait pas. Il n’existait plus. Virginie lui
pourrissait le soleil, la chaleur, le ciel bleu. Il était anéanti. Ou
l’enfer conjugal, ou la misère. Il songeait à s’enfuir. Mais
d’ailleurs, où serait-il allé? Et un été comme ça, et la vie avec
Virginie, c’était tout simplement crever d’ennui.

On ne sait pas toujours pourquoi on dit « je t’aime », et


encore moins pourquoi on l’a dit, autrefois – à supposer qu’on
l’ait dit. Voilà une expression susceptible de toutes les
interprétations, quand on y songe et surtout que l’on y songe
après, lorsque l’histoire est finie ou qu’elle s’enlise dans
l’horreur. Il est plus facile de s’apercevoir, sans l’ombre d’un
doute, que l’on ne s’aime plus, et que, ici, il n’y a jamais eu le
moindre amour.
Il eût été stupide, de la part de Pietro Bocher, de se
demander si Virginie l’aimait, elle qui, dès leur première
entrevue, l’avait trouvé vieux, malade, infréquentable,
énervant. Au demeurant, Pietro Bocher ne se posait même pas
cette question.
Ce mariage avait duré, officiellement, huit mois. Pietro
Bocher regrettait les époques où, même affamé, gelé, en
lambeaux, il avait des émotions. Il avait convolé en injustes
noces avec Virginie par erreur, peut-être par désespoir,
certainement par illusion lucide, ou par volonté de continuer à
croire en l’amour. Mais Virginie et l’amour, ça faisait deux. Il
était clair que Virginie avait épousé Pietro Bocher pour infliger
un camouflet à son précédent amant, le violoncelliste sodomite
Gérard Darnise1.
Virginie avait épousé Pietro Bocher parce qu’il savait le
latin et qu’elle espérait qu’il l’aide à finir la thèse universitaire
dans laquelle elle voyait l’œuvre de sa vie, l’aboutissement
d’une jeunesse destinée à ce médiocre couronnement. Elle
l’avait épousé parce qu’elle le croyait capable de la guérir de
ses névroses et, notamment, de son habitude de se faire
dégueuler après chaque repas. Ce n’était pas très poétique, il
faut l’admettre. C’était Virginie.
Mais enfin, Pietro Bocher entendit les mots libérateurs:
- Au revoir, Pietro Bocher.
Au milieu de l’après-midi, tels furent les tout derniers mots
qu’eut pour lui Virginie, donc, quand il ferma sur elle, en
silence, la porte de l’ascenseur qu’elle avait rempli de ses
encombrants bagages. C’était aussi les plus gentilles des
paroles qu’il aurait entendues, venant d’elle, depuis plusieurs
mois qu’elle le traitait, avec sa délicatesse ordinaire, de
« connard ».
Virginie s’en allait. Pietro Bocher ne savait où, et il s’en
préoccupait fort peu. A ses diplômes, à ses colloques
universitaires, à son pognon, à sa famille Vieille France, aux
crucifix de sa maman, à son ambition suprême d’obtenir une
« bonne situation » dans la société contemporaine. Pietro
Bocher, lui, allait de nouveau tenir, dans sa main, la main de
son éternelle compagne, la faim.

1
Tous les noms de cette nouvelle sont des noms de pure fantaisie.
Ce mariage aurait ainsi duré moins d’un an. Il fallait un
courage certain pour recommencer à vivre, ainsi que Pietro
Bocher l’avait fait pendant vingt ans, voire toute sa vie, en exil,
en cavale, comme un paria, sans domicile fixe, en refusant de
travailler, sans le moindre argent, souvent sans manger, riche
en tout et pour tout d’une petite valise - et pour avoir fait ce
qu’il avait fait.
Quand il avait rencontré Virginie, il était clochard. Ils
étaient passés devant Monsieur le Maire. Pietro Bocher avait
songé:
- A dire vrai, le jour de ma naissance sera surtout, si tout
va bien, celui de ma mort.
Les amis de Virginie, des « tolérants », n’avaient pas
étudié les questions que Pietro Bocher soulevait, et auxquelles
ils lui reprochaient de répondre d’une façon qui choquait leur
ignorance, leur lâcheté ou leur conformisme. Ces preux
sycophantes avaient tout de suite averti Virginie, les idées de
son mari étaient « nauséabondes ». Diantre. Ils devaient avoir
l’odorat des plus délicats. La meilleure amie de Virginie, qui
s’appelait Julie Vaginet, tout un programme, s’était scandalisée.
C’était évidemment une jeune fille vertueuse, Julie Vaginet,
comme son nom l’indiquait.

La belle-mère de Pietro Bocher s’était alarmée:


- Cet homme n’en veut-il pas à tes biens?
La belle-sœur avait fait écho:
- Ah? Cet homme n’a jamais travaillé?
Et les beaux-frères (celui qui avait une tête d’œuf et un
regard d’âne, et fabriquait des missiles « intelligents »; et
l’autre, qui avait un regard de bœuf et une tête de grenouille, et
qui occupait son précieux temps devant des « jeux de rôle »,
sur Internet) avaient renchéri:
- Cet homme a de drôles d’idées!
Au moins, cela semblait démontrer, avec une touchante
unanimité, que Pietro Bocher avait des idées. Evidemment, on
ne peut pas en dire autant de tout un chacun.
Il n’était ni aisé, ni nécessaire d’expliquer à tant de braves
gens que « cet homme » avait été un enfant qui passait ses
journées et des années entières dans la seule compagnie des
grands nuages blancs aux ventres gris. Et que, quand un tel
personnage vieillit, que son cœur flanche, qu’il est poursuivi par
la sensation physique du temps qui s’enfuit, il ne conçoit ni
n’envisage avoir quoi que ce soit d’autre à faire, sur cette terre,
que de souffler mélancoliquement la fumée de sa cigarette vers
le ciel.
« Je m’unis à toi pour la vie », avait affirmé Virginie.
C’était là une idée de cauchemar.
Mais enfin, un an durant, Pietro Bocher avait mangé matin,
midi et soir. Il avait un domicile officiel, des chaussures neuves,
des pantoufles, une baignoire, des vêtements propres, un lit
chaud, un toit. Il était fiché à la sécurité sociale.
Virginie lui avait « donné sa jeunesse », claironnait-elle.
Pietro Bocher n’en demandait pas tant. Il foutait en l’air, lui,
quelque chose de nettement plus important: les dernières
années de sa quarantaine.
Il bouffait et il s’emmerdait.

- Plus aucune femme ne voudrait de toi, assurait Virginie.


Ma foi, Pietro Bocher ne trouvait vraiment rien à répondre,
à ça ! Il y avait longtemps que Virginie refusait de lui tenir la
main ou de l’embrasser devant ses parents. Cela ne se fait pas,
dans la bonne société de la banlieue comme il faut. La mère de
Virginie était horrifiée et consternée par l’idée du sexe avant le
mariage. La fille, elle, lui était hostile même après. Le désir
naissait, à entendre disserter Virginie, « d’une promenade ». En
effet, Pietro Bocher et elle, ils ne faisaient jamais de
promenades.
Virginie se justifiait, même si Pietro Bocher était le dernier
à souhaiter des justifications. Elle n’avait « pas envie » parce
que, disait-elle, la barbe de son mari risquait d’endommager sa
peau. Curieux, rigolait en son for intérieur Pietro Bocher :
curieux, parce que Gérard Darnise, le musicien polygame qui
l’avait introduite de tant de sujets, abordés par devant et par
derrière, pendant un an, était barbu.
Avec son mari, Virginie n’avait « pas envie » parce qu’il
faisait trop chaud. Curieux, car le délicat Gérard Darnise, l’Elu,
le bien-aimé de son cœur, l’avait introduite de tant de sujets,
abordés par devant et par derrière, surtout par derrière, tout
au long d’un été de canicule.
Avec son mari, Virginie n’avait « pas envie » parce qu’il
faisait froid. Il eût été plus rapide d’avouer qu’elle n’avait pas
envie, simplement. Nulle loi n’interdit, à qui que ce soit, d’être
coincé. D’ailleurs, c’est à Pietro Bocher que l’envie était depuis
longtemps et définitivement passée, à supposer qu’elle lui soit
jamais vraiment venue.
Surtout depuis le jour où, obéissant à un prurit de charité
chrétienne dont elle espérait probablement toucher les
dividendes dans l’au-delà, Virginie avait proposé à son mari de
le branler, de sa main morne et absente, dans une chaussette.
Tel avait été, entre eux, le sommet envisagé de l’érotisme.
Les derniers temps, la phrase de prédilection de Virginie
avait été:
- Remballe ta souffrance.
Est-ce que ma souffrance – se demandait Pietro Bocher -
était un mensonge, un chantage, du cinéma, quantité
négligeable?
Dans ses jours de bonté, Virginie lui balançait
rageusement par terre un billet de cinq euros. Il se baissait pour
le ramasser. Il aurait dû s’estimer trop heureux de tant de
générosité. Ca rappelait ce que Léon Bloy a si souvent
remarqué, quant à la charité chrétienne.
De l’un de ses amis, un baryton octogénaire et libidineux
du nom de Laurent Walter, elle avait reconnu qu’elle aurait pu
avoir une relation avec lui.
Virginie acceptait, en pleine rue, les avances du Père
Audin, un inconnu de soixante ans qui se prétendait « artiste »
(tout le monde est artiste, de nos jours) et peintre, un
gribouilleur qui l’invitait chez elle et, dès le premier jour, la
surnommait « ma Desdémone ».
Gérard Darnise avait eu droit, après leur rupture à une
lettre où elle lui déclarait qu’elle l’aimerait « toujours » et, en
prime, à une pipe. Pietro Bocher ne serait jugé digne ni de
l’une, ni de l’autre. Ce fut, pour lui, un vrai bonheur.
- Le sexe me dégoûte, répétait inlassablement Virginie. Si
tu en rencontres une autre, j’espère qu’elle te sucera. Et bien.
Virginie se voulait, probablement, ironique. La fellation
était sa phobie. Elle lui donnait, en l’excluant par principe, une
importance outrancière. La seule idée de sucer l’écœurait.
Soixante-huitarde quand elle se pâmait en écoutant Ma liberté,
c’était une pseudo-libertaire qui se croyait libérée et libre parce
qu’elle prétendait aimer Boris Vian, et qui votait Chirac. Preuve
vivante de ce qu’il n’y a aucune différence notable entre une
féministe et une bigote réactionnaire, elle blablatait:
- L’amour est anti-social.
Pietro Bocher, lui, ce qui le faisait gerber, c’était les
intellos illettrés, qui se disaient amateurs de musique lyrique
mais dont la culture musicale semblait curieusement s’arrêter à
Bocelli et à Patrick Bruel, et les étudiants
américains (« étudiants américains » ?) que Virginie se plaisait
tant à fréquenter, bien qu’il échappât à Pietro Bocher ce que
ces petits messieurs étudiaient, sinon la vertu de leurs
compatriotes, le caractère sublime et sacré du rock and roll des
discothèques, ou les effets scientifiques du pop corn et du Coca
Cola sur la minceur de leurs tailles ou les performances inouïes
de leurs cerveaux.
Les intellos amis de Virginie, directeurs de thèses pluri-
diplômés de l’Université, peinaient à écrire trois phrases sans y
faire douze fautes grossières d’orthographe, et n’arrivaient pas
à conjuguer les verbes être et avoir au subjonctif présent.
Quant au subjonctif imparfait, l’Université est comme les jeunes
filles : on ne peut leur demander que ce qu’elles peuvent
donner.
Quand ce beau monde allait au restaurant, c’était à ces
gens-là de décider si la présence de Pietro Bocher serait
acceptée ou non. Ce qui avait pour effet de l’ennuyer
beaucoup, Pietro Bocher. Non pas qu’il rêvât vraiment de
fréquenter cette crème des hommes et des femmes. Mais il
n’avait pas envie de sauter un repas.
C’était drôle, tout ça, cocasse.

- Va te faire foutre ! disait Virginie.


C’était une des plus grandes amabilités dont elle fût
capable. Puis, les lamentations:
- J’aurais dû épouser un homme avec une bonne situation.
On y était. Le fric. Pietro Bocher ne gagnait pas de pognon.
Virginie renchérissait:
- Tu vis d’expédients, de combines. Tu es immoral.
Pietro Bocher croyait pourtant avoir expliqué à la très
douce et très intelligente, et dans le détail, pourquoi et
comment la société moderne ne lui manifestait pas beaucoup
de sympathies. Pour toute réponse, elle lui reprochait de « vivre
d’expédients ». Aurait-il donc dû crever de faim, la gueule
ouverte? Et lui, s’il cherchait un peu de nourriture en se mêlant
aux soupes populaires offertes aux clochards et aux immigrés,
avait-il tort? Etait-il « immoral »? L’immoralité, pour Virginie,
devait consister à ce que des hommes cherchent à résister aux
lois des gais sots. L’immoralité était que Pietro Bocher, que
Virginie avait épousé, n’ait pas une « bonne situation ».
- Et tu es athée!
Curieux qu’une titulaire de l’agrégation, une toute
prochaine Docteur de l’université accuse son mari païen et qui
vénérait les Dieux grecs d’être athée, « sans Dieux ». Au nom
de quelle suprématie du christianisme voulait-elle que Pietro
Bocher se convertisse à sa superstition? Ce devait être un
mystère de la religion, et Pietro Bocher – qui n’était pas dans
les petits secrets du Vatican - ignorait si Marie l’avait révélé à
l’une des trois bergères analphabètes de Fatima.
Pietro Bocher plaisanta :
- Tiens… Jadis, Virginie causait de « tolérance ». La sienne.
Désormais, elle parle de conversion. La mienne.
Quand Virginie, comme à regret, lui adressait la parole,
c’était à voix si basse et si lasse qu’il ne distinguait rien. S’il la
priait de lui répéter ce qu’elle avait chuchoté, elle se mettait à
l’insulter en hurlant, hystérique. Un instant auparavant, elle
semblait ne pas avoir la force d’articuler. Pour glapir, elle
retrouvait une énergie inépuisable et prodigieuse:
- Je me demande si je suis capable de vivre avec quelqu’un
de pauvre.
C’était une conception fort moderne et très remarquable
qu’elle avait de la liberté, liberté chérie. La sienne consistait
entre autres à aller se trémousser en discothèque, dans une
fièvre de sabbats, le samedi soir, puis à se confesser dès le
lendemain matin.
- Au premier mot que tu dis et qui me déplaît, je te quitte.
J’ai bien dit: au premier.
Tant de tolérance laissait pantois. Qu’aurait-il dû faire,
Pietro Bocher? Se lobotomiser, par souci d’égalité?
S’emmémoirder le cerveau? Suivre un cours intensif de rock
and roll? Ingurgiter six litres de Coca-Cola par jour? Engloutir
trois Big Mac au petit déjeuner? Suivre une thérapie chez un
psychanalyste? Vendre, amoindrir, prostituer, trahir sa liberté?
Se convertir au christianisme, ou pire? Se faire châtrer la queue,
ou un bout de la queue?
Pietro Bocher préféra obéir. Il remballa sa souffrance.
Virginie lui avait confié, un an plus tôt:
- Il y a en moi une menteuse, une paresseuse de première,
une frivole à faire peur.
Il aurait mieux fait de la croire, cette fois-là.
Pietro Bocher en avait assez d’entendre, parce qu’il aimait
le jeu des échecs, « tes échecs de merde ». Parce qu’il aimait le
Calcio italien, « ton foot de merde ». Parce qu’il était tragique,
« ton tragique de merde ».

Pietro Bocher ne savait pas s’il était un mari de merde


mais, sans nul doute, il en avait sa claque de ce mariage de
merde.

Il ne devait pas être fait pour être marié, Pietro Bocher. En


tout cas, pas avec Virginie.
Il convenait que Pietro Bocher se remette en quête de la
belle fée.

Virginie lui dit, donc, pompeusement :


- Au revoir, Pietro Bocher.

Pietro Bocher répondit, en italien dans le texte :


- …Ma, per favore...! Ma vaffanculo 2 !

Olivier Mathieu

2
L’expression italienne « vaffanculo » (la traduction littérale serait vaguement grossière : « va te faire enculer »)
correspond en vérité à l’expression française « va te faire foutre ». En Italie, d’ailleurs, tout récemment, la Cour
de Cassation a prononcé une sentence qui a établi qu’il ne s’agit nullement d’une insulte, mais d’une interjection
depuis longtemps entrée dans le langage courant.

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