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Tremblement de Bataille

Il s’est développé, autour de Georges Bataille, toute une


légende de fausses reconnaissances ou d’amitiés
embarrassées qui ont pour fonction d’empêcher la
lecture de ses livres.

Si on y ajoute le discours universitaire ou


psychanalytique, l’obscurité s’accroît. Elle culmine enfin
dans le désir de voir en lui un auteur "obscène" pour
mieux détourner l’attention de l’aspect profondément
religieux (et donc antiphilosophique) de sa pensée.
Nous parlons de sexualité, de pornographie, nous en
ruminons pauvrement et industriellement les variantes
mécaniques possibles, et, comme par hasard, le
fanatisme intégriste répond par le meurtre et le
terrorisme. Nous sommes donc toujours dans la même
impasse qui consiste à ne pas vouloir savoir de quoi, réellement, il s’agit.
" Le sens de l’érotisme échappe à quiconque n’en voit pas le sens religieux.
Réciproquement, le sens des religions échappe à quiconque néglige le lien qu’il
présente avec l’érotisme. "

Un silence gêné accueille cette affirmation. Elle choque aussi bien les dévots que les
pervers rationnels qui croient les combattre. La lumière nouvelle que Bataille
projette violemment sur la condition humaine ne cherche d’ailleurs pas
l’assentiment mais la vibration d’une expérience individuelle. Ainsi Bataille n’hésite
pas à écrire dans Madame Edwarda : " Voici donc la première théologie proposée
par un homme que le rire illumine et qui daigne ne pas limiter ce qui ne sait pas ce
qu’est la limite. Marquez le jour où vous lisez d’un caillou de flamme, vous qui avez
pâli sur les textes des philosophes ! Comment peut s’exprimer celui qui les fait
taire, sinon d’une manière qui ne leur est pas concevable ? " Misère de la
philosophie, bavardage de la morale, ennui profond, livres inertes : tout se passe,
et c’est bien normal, comme si Sade et Nietzsche avaient existé et écrit pour rien.
Et Bataille ? Rien.
Bellmer

On réédite donc, ces temps-ci, ces deux grands chefs-d’œuvre que sont Histoire de
l’œil et Madame Edwarda. L’effet de cette publication est bizarre. On se souvient
d’abord que Bataille a commencé de les signer de deux pseudonymes, Lord Auch et
Pierre Angélique. On tourne les pages de ces tirages limités illustrés d’autrefois, et
on note aussitôt le dépérissement des images. Fautrier, Masson, Bellmer paraissent
à côté du sens et de l’énergie des récits, tantôt trop éloquents (Masson), tantôt trop
maniérés (Bellmer). Bataille, lui, est à la fois plus subtil et violent, plus cru et plus
réaliste. Première phrase d’Histoire de l’œil : " J’ai été élevé seul et, aussi loin que
je me le rappelle, j’étais anxieux des choses sexuelles. " Première phrase de
Madame Edwarda : " Au coin d’une rue, l’angoisse, une angoisse sale et grisante,
me décomposa (peut-être d’avoir vu deux filles furtives dans l’escalier d’un lavabo).
" Ces ouvertures, simples et fulgurantes, déclenchent aussitôt des rencontres de
personnages féminins inoubliables, Simone, Marcelle, Edwarda, dont les crises
convulsives sont partagées et comme vécues de l’intérieur par le narrateur. De
telles figures de femmes sont précisement ce qu’on peut reprocher le plus à
Bataille ; c’est là qu’est son expérience de dévoilement et de vérité folle. Comment
"illustrer" un passage de ce genre : " La mer faisait déjà un bruit énorme, dominé
par de longs roulements de tonnerre, et des éclairs permettaient de voir comme en
plein jour les deux culs branlés des jeunes filles devenues muettes "  ?
Emportement et précision de l’écriture, vision ironique globale, tout est là.
" A d’autres, écrit encore Bataille, l’univers paraît honnête. Il semble honnête aux
honnêtes gens parce qu’ils ont des yeux châtrés. C’est pourquoi ils craignent
l’obscénité. Ils n’éprouvent aucune angoisse s’ils entendent le cri du coq ou s’il
découvrent le ciel étoilé. En général, on goûte les "plaisirs de la chair" à la condition
qu’ils soient fades. " L’hystérie, la fadeur, sont une trahison permanente du
tragique et du comique de l’aventure humaine. Celle-ci est à la fois rire et horreur,
angoisse et extase, identité des contraires faisant coïncider douleur et jouissance . "
En moi, la mort définitive a le sens d’une étrange victoire. Elle me baigne de sa
lueur, elle ouvre en moi le rire infiniment joyeux : celui de la disparition !... " Ces
phrases sont-elles aujourd’hui plus audibles que lorsqu’elles ont été écrites ? Non.
Le seront-elles dans l’avenir ? Non. Ou alors seulement par quelqu’un qui, à son
tour, sera contraint de prendre un pseudonyme ou de se taire devant l’énormité de
sa découverte. Non pas à cause de l’obscénité, donc (qui n’est qu’un moyen), mais
de la conscience de soi qu’elle comporte.

Sans doute pour se moquer de Malraux et de ses Voix du silence, Bataille, à la fin
de sa vie, composa une anthologie raisonnée sous le titre Les Larmes d’Eros. La
voilà rééditée à son tour. On y trouve la célèbre photo du supplicié chinois (image
insoutenable) insérée dans une galerie de tableaux des plus grands peintres (mais
aussi des plus contestables au fur et à mesure qu’augmente la vulgarité des
temps) [1] .

Lascaux. La scène du puits

En réalité, Bataille veut insister sur les figurations les plus énigmatiques, celle de la
préhistoire (il est quand même celui qui aura su parler aussi justement de Manet
que de la grotte de Lascaux). Ce qu’il a à dire de bouleversant est plus proche des
peintures du paléolithique que de l’affadissement stéréotypé de nos jours. Ainsi de
cette scène du "puits" sur laquelle il revient sans cesse : un bison blessé et rageur,
un homme à tête d’oiseau s’effondrant le sexe dressé, un oiseau posé sur un bâton,
un rhinocéros massif qui s’éloigne... Qui est descendu là-bas une fois est marqué à
jamais par ce cri de silence. Bataille, lui, dans une caverne comme dans un bordel,
continuait à voir le ciel étoilé.

Philippe Sollers, L’Infini 78 (printemps 2002)

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