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POL 4213 2 février 2006

Hitler, le nazisme et sa mémoire :


débats historiographiques et dérives négationnistes (1re partie)

Au lendemain d'une expérienc e aussi cataclysmique que celle de la Deuxième guerre


mondiale, la plus meurtrière à ce jour (probablement au-delà de 40 millions de morts), et de la
mise à mort de cinq à six millions de Juifs au cours et à l’occasion de celle-ci, la question qui se
posait est la suivante: Comment tout cela avait- il été possible? D'où avaient pu surgir l'idéolo gie
nazie et le régime totalitaire auquel elle présida pendant 12 ans? Dans quelle mesure cette
apparente aberration représentait-elle un prolongement de tendances profondes dans l'histoire
allemande, la forme extrême de tendances qui avaient touché l'ensemble de l'Europe (ou de
l’Occident) ou encore la constellation improbable de circonstances particulières?

En d'autres termes, y avait-il:

(a) une continuité «de Luther à Hitler» (pour prendre le titre d'un ouvrage américain de
1941), c'est-à-dire une configuration bien particulière de la psyché collective allemande
ou encore un destin particulier de ce peuple (que rendait bien le mot Sonderweg), le
nazisme apparaissant dans ce cas comme la résurgence exacerbée de tendances
autoritaires qui s’étaient manifestées à d’autres reprises dans le passé ?

(b) une «crise européenne générale » consécutive à la révolution française, qui avait
marqué l'irruption des masses sur la scène politique, et à la révolution industrielle, qui
correspond ait à la montée en puissance de la technique, faisant alors de l’expérience
allemande un exemplaire parmi d’autres des formes d’autoritarisme, de fascisme et
éventuellement de totalitarisme que connut le monde et particulièrement l’Europe au 20e
siècle ?

ou encore (c) le fait imprévisible de la présence de Hitler, individu «démoniaque », qui sut
cristalliser et mettre en oeuvre une série de tendances qui, sans lui, n'auraient pas mené à
la catastrophe que l'on sait et, par conséquent, devant une expérience politique unique en
son genre ?

Le problème de la première interprétation est celui de la «rétrodiction» ou de la téléologie:


l'histoire de l’Allemagne avant l’avènement du nazisme est réinterprétée comme une préparation
ou une anticipation du nazisme, i.e. les évé nements antérieurs sont relus à la lumière
d’événements postérieurs; cette vue téléologique (i.e. les événements s’expliquent par le résultat
auxquels ils aboutissent) est difficilement acceptable en histoire; la chaîne des événements
historiques n'existe en effet qu'après coup, à chaque moment, il existe un certain nombre de
directions possibles.

La seconde situe le nazisme dans des séries conceptuelles (autoritarisme, fascisme,


totalitarisme) qui débordent le cas allemand. Elle peut avoir, si elle va au-delà de la prise en
compte des caractères les plus généraux, le défaut de diluer la spécificité du phénomène dans des
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tendances générales qui ont pourtant conduit à tout autre chose ailleurs. Ainsi, on verra bien des
historiens, à la différence des philosophes et des politologues, refuser la pertinence d’un concept
comme celui de totalitarisme au nom de la singularité du nazisme. (Ce qui ne remet pas en cause
l’utilité d’un travail comparatif : mais la comparaison est éclairante dans la mesure où elle met au
jour les ressemblances et les différences.)

À la troisième, on pourrait reprocher de surestimer le rôle de l'individu: ceci nous renvoie


bien sûr au débat classique sur le poids respectif de l’«agent» et de la «structure» dans
l’explication. Le cas de l’Allema gne nazie en est sûrement un où un individu a pu exercer un
poids écrasant sur l’orientation des événements ; ceci devrait nous orienter à mon avis vers des
questions du type : quelle était la structure du pouvoir permettant une telle concentration du
pouvoir? Comment un individu tel que Hitler a-t-il pu y accéder? Pourquoi tant de personnes lui
ont-elles obéi? Quelles étaient les limites de son pouvoir? (La plupart des historiens du IIIe Reich
se posent d’ailleurs ce genre de questions.)

Notre traitement de l’expérience nazie sera, comme celle de l’Italie, divisée en deux
grandes parties. Cette semaine, je présenterai un exposé sommair e de l’his toire allemande de
1848 à 1945, suivi d’une présentation des courants idéologiques qu’on peut identifier comme
étant aux sources du mouvement national- socialiste et de l’idéologie ou la conception du monde
hitlérienne proprement dite. La semaine prochaine, nous examinerons d’abord la controverse qui
a agité le milieu des historiens allemands dans la seconde moitié des années 1980 (appelée
l’Historikerstreit), puis le mouvement passablement ahurissant que l’on désigne aujourd’hui sous
le terme de «négationnisme», c’est-à-dire ceux qui nient la réalité du génocide des Juifs par les
nazis.

1. L'Allemagne de 1848 à la chute du IIe Reich

Dans l'histoire allemande, la révolution de 1848 constitue l'échec politique du


libéralisme : cette date m’apparaît un bon point de départ pour rendre compte des conditions
politiques dans lesquelles a pu éventuellement se développer le national-socialisme. Elle permet
d’insister sur les facteurs politiques, i.e. les forces et les formes politiques qui ont structuré
l'Allemagne moderne, laquelle, à la différence de l'Angleterre et de la France, n'a pas connu de
mouvement libéral fort.

La révolution française de février 1848 fut suivie d'une série de révolutions en Europe. Le
mouvement de la Jeune Allemagne (rappelons - nous la Jeune Italie - il y eut aussi une Jeune
Belgique, une Jeune Irlande, une Jeune Europe - avec sections française, polonaise et italienne)
existe depuis le début des années 1840; c'est un mouvement libéral favorable au suffrage
universel. L'Allemagne est au lendemain des guerres napoléoniennes une confédération de petits
États, dont l'un seul, la Prusse, a une taille vraiment imposante ; cette confédération est placée
sous l'autorité de l'Empire austro-hongrois. L'idée d'une véritable unité allemande est alors jugée
révolutionnaire et dangereuse par l'Autriche multinationale, et la Prusse, qui est le seul des États
allemands ayant un fort intérêt et disposant des capacités de réaliser cette unité, n'est pas du tout
favorable aux idées libérales. Par ailleurs, l'économie allemande se développe fortement u cours
des années 1820, 1830 et 1840, et, du même coup, se répand l'idée d'une unité économique des
États allemands.
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En 1847, le nouveau roi de Prusse, Frédéric -Guillaume IV, apparaît plus favorable aux
idées libérales et il convoque un parlement chargé de rédiger une constitution (l’idée d’une
constitution écrite – comme en France et aux États-Unis – a alors un caractère libéral, voire
révolutionnaire, puisqu’elle implique une limitation des pouvoirs du monarque). L'entreprise
échoue toutefois devant l'incompatibilité des positions défendues par les libéraux radicaux et de
celles des partisans de la monarchie de droit divin, qui demeurent nombreux. Un soulèvement se
produit à Berlin en mars 1848 : le roi, déterminé à sauver sa couronne, promet «au peuple
prussien et au peuple allemand» une constitution ainsi qu’ une Assemblée élue au suffrage
universel. Des mouvements similaires se produisent dans le reste de l'Allemagne. En mai 1848,
un parlement national élu au suffrage universel se réunit à Francfort et proclame son intention de
réaliser l'unité allemande (en pratique, le passage d'une Confédération d'États à un État fédéral).
Le Parlement est toutefois rapidement paralysé entre les partisans de la «petite Allemagne» (i.e.
une Allemagne sans l'Autriche et sous la direction de la Prusse) et ceux de la «grande
Allemagne » (i.e. une Allemagne incluant l'Autriche et placée sous la direction de la monarchie
des Habsbourg). Mais le roi de Prusse refuse finalement la couronne qui lui est offerte: il préfère
être le monarque absolu de la seule Prusse plutôt que le monarque cons titutionnel de la petite
Allemagne. Le s éléments radicaux du Parlement tentent alors un soulèvement armé, mais celui-ci
est écrasé et les libéraux sont éliminés pour de bon comme force politique importante.

Les décennies 1850 et 1860 sont marquées par la montée en puissance économique de la
Prusse et une série de manœuvres diplomatiques de celle-ci pour réaliser l'unité allemande. Le
personnage-clé de cette période est Bismarck, le «chancelier de fer» : il développe l'armée et la
bureaucratie prussiennes, rallie les petits États allemands en combinant pressions économiques et
militaires et tient tête aux revendications libérales. En 1866, on l’a vu, éclate une guerre entre la
Prusse et l’Autriche (dont l’une des conséquences est l’intégration de Venise et de sa région à
l’Italie nouvellement créée). Finalement, la guerre franco-prussienne de 1870-71 scelle l'unité
allemande. En 1871, Guillaume 1 er est proclamé empereur de l’Allemagne.

On se trouve donc avec un Empire constitué de 25 États, lesquels demeurent toutefois


dotés d'une assez large autonomie; mais l'existence d'un exécutif fédéral et le caractère autoritaire
de l'ensemble hâtent l'homogénéis ation de l'ensemble. La nouvelle Allemagne dispose d’un
parlement national élu au suffrage universel; mais le chancelier n'étant pas responsable devant lui
(il ne répond qu’à l'empereur), l’Allemagne n’est donc pas un régime parlementaire (comme l’est
par exemple la Grande- Bretagne). De 1871 à 1879, Bismarck s'appuie sur les libéraux-nationaux,
qui ont largement renoncé à leurs revendications initiales : il crée la monnaie et la banque
communes et lutte contre l'influence catholique (Kulturkampf). Devant la montée du mouvement
ouvrier allemand, que traduit la création du Parti social-démocrate allemand en 1869, Bismarck
répond par une combinaison de répression - il fait voter en 1878 une loi anti-socialiste très sévère
- et entreprend du même coup un vaste programme de réformes sociales (assurances maladie,
accident, vieillesse, invalidité) dans lequel on peut voir une première mouture de l’État-
Providence.

La population allemande croît considérablement durant cette période : de 41 millions en


1871 à 68 millions en 1914, ce qui contraste avec la France dont la population croît beaucoup
moins vite. Les progrès de l'industrie sont extraordinaires et l'Allemagne devient bientôt le
premier État industriel d'Europe. Cette prospérité la protège de troubles révolutionnaires, mais le
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parti social-démocrate, libéré des lois anti-socialistes, continue d'attirer les ouvriers: avec 4
millions de votes en 1912, il devient le premier parti d'Allemagne. Mais le parti est de moins en
moins révolutionnaire et de mieux en mieux intégré à la société allemande (le sociologue G. Roth
parle à ce propos d'«intégration négative»).

Bismarck doit se retirer en 1890, suite à l'arrivée du nouvel empereur, Guillaume II. La
politique extérieure de l'Allemagne, jusqu’alors marquée par une très grande prudence, devient
beaucoup plus aventureuse, tournée vers la conquête de colonies. Une Ligue pangermaniste est
créée et divers groupes racistes proclament le droit des peuples porteurs de culture à coloniser les
peuples inférieurs. L'éclatement de la Première guerre mondiale, pour laquelle les responsabilités
sont partagées, voit «l'union sacrée» entre tous les partis : un seul député socialiste, Karl
Liebknecht, fils du co- fondateur du parti, vote contre l'octroi des crédits militaires. Toutefois, à
partir de 1916, le mécontentement devant la stabilisation du front donne lieu à des divisions au
sein du parti social-démocrate et à manifestations pacifistes, organisées par des opposants
socialistes de gauche, appelés les spartakistes. Le haut commandement militaire prend de plus en
plus la direction du pays, mais une vague de grèves rend la situation précaire. Dès septembre
1918, les militaires reconnaissent la nécessité de mettre fin à la guerre, mais tergiversent. En
novembre 1918, une révolte de marins donne le signal à un mouvement révolutionnaire, sur le
modèle russe.

2. La République de Weimar (1918-1933)

Le 9 novembre 1918, l'empereur abdique et les sociaux-démocrates proclament la


république. Le 11 novembre, l'armistice est signé. Très rapidement, on dira que la révolution de
novembre est la cause de la défaite : c’est la thèse du « coup de poignard dans le dos ».
L'antagonisme entre les partisans d'une république des soviets et l' « establishment » social-
démocrate soucieux de préserver ses conquêtes donne lieu à une alliance entre les dirigeants de ce
parti et l'armée. Une grève générale organisée à Berlin en janvier 1919 est écrasée dans le sang et
les deux leaders révolutionnaires les plus en vue, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, sont
assassinés. Des corps paramilitaires achèvent d'écraser l'agitation communiste. La république de
Weimar naît donc de l'alliance circonstancielle entre la gauche modérée et l’extrême-droite. La
nouvelle constitution établit une république fédérale et parlementaire, mais le président, élu
directement par le peuple, est doté de larges pouvoirs, dont celui de suspendre les droits
fondamentaux.

Le Traité de Versailles, qui détermine les réparations que doit payer l'Allemagne, est
accepté par les politiciens au pouvoir (ils n’ont guère le choix), ce qui les discrédite, eux- mêmes
et la République, aux yeux des nationalistes. L'Allemagne est morcelée, en partie démilitarisée,
humiliée et plongée dans la crise économique. Elle connaît une succession de tentatives de coups
d'État venant de l'extrême-droite comme de l'extrême-gauche. Ainsi, en Bavière, la révolution se
poursuit, avec un gouvernement constitué de sociaux-démocrates de diverses tendances et dirigé
par Kurt Eisner, qui se maintenait au pouvoir malgré le reflux de la révolution. Lors des élections
de janvier 1919, la droite l’avait en effet emporté massiv ement. Lorsqu’Eisner est assassiné, le s
conseils ouvriers et paysans qui avaient surgi à la fin de la guerre tentent alors de se constituer en
gouvernement ; la République de Bavière est proclamée en avril, les communistes s’y rallient et
créent une milice, mais les corps francs écrasent la République en quelques semaines. Dans la
région de la Ruhr, la répression fait au moins 3000 morts. Le terrorisme, surtout d’extrême-
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droite, sévit : il y a de très nombreux attentats politiques, dont celui contre Walter Rathenau,
ministre des Affaires étrangères, d’origine juive.

En 1923, l'Allemagne connaît une inflation terrible, qui semble due à la volonté des
industriels de se libérer de leurs dettes et de relancer les exportations. Le mark est dévalué, mais,
très rapidement, se développe une spirale descendante : alors qu’en 1914, le dollar américain
s’échangeait contre 4,2 marks, il se met à perdre sa valeur d’une manière spectaculaire, ce qui
ruine les épargnants et tous ceux qui vivent d’un revenu fixe, tandis que se constituent des
fortunes colossales chez ceux qui achètent à vil prix les biens et bâtiments dont la valeur a chuté.
Le tableau suivant illustre la chute du mark par rapport au dollar américain :

Année Mois/Date Valeur du $ US en marks


1922 Avril 1 000
Octobre 2 000
Novembre 6 000
1923 4 janvier 8 000
10 janvier 10 000
15 janvier 56 000
17 mai 96 000
10 juillet 200 000
23 juillet 400 000
28 juillet 1 000 000
7 août 2 000 000
9 août 6 500 000
5 septembre 20 000 000
6 septembre 46 000 000
7 septembre 60 000 000
20 septembre 325 000 000

L’Allemagne accumule du retard dans ses paiements de réparation et les Français,


intransigeants, occupent militairement la vallée industrielle de la Ruhr. Pour résister à cette
occupation, des attentats sont perpétrés : extrême droite et communistes s’unissent contre
l’occupant. Le 9 novembre 1923, un inconnu nommé Adolf Hitler, chef d’un petit parti
extrémiste, le Parti ouvrier national- socialiste allemand, créé en 1920 (et dont le programme
éclectique en 25 points figure dans le recueil) tente un putsch à Munich, avec l'aide du général
Ludendorff, no 2 des forces armées pendant la guerre et leader des nationalistes. C'est un échec
lamentable. Le procès que subit Hitler est toutefois un succès politique: condamné à 5 ans de
prison, il en fera une seule, au cours de laquelle il écrira un livre intitulé Mon combat. Le putsch
de Munich apparaît finalement plus comme le dernier acte de cinq années (1918-1923) de
soubresauts révolutionnaires et contre-révolutionnaires que comme la préfiguration des choses à
venir.

Les années 1924 à 1929 marquent en effet une pause: la prospérité économique revient,
l'Allemagne réintègre le jeu diplomatique, les réparations sont étalées sur 59 ans et la France
évacue la Ruhr, l’économie est dopée par les investissements américains. Dans ces circonstances,
les mouvements nationalistes extrémistes voient leurs appuis fondre. Mais la crise économique de
1929 frappe l'Allemagne de plein fouet, étant donné que son économie dépend largement de
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l’aide américaine: en deux ans, le nombre de chômeurs passe de 2 à 6 millions. L'Allemagne est
polarisée entre, d’une part, les nationalistes favorables à la révision du Traité de Versailles,
xénophobes et antisémites, dont le Parti national-socialiste des travailleurs d'Allemagne
représente la troupe de choc et, d’autre part, les communistes. Tous les partis majeurs disposent
alors de formations paramilitaires et les affrontements violents pour le contrôle de zones sont
monnaie courante. Aux élections de 1930, le parti nazi obtient 18,3% des voix (contre 11,8 au
Zentrum, 24,5% au SPD et 13,1 au KPD) et le nombre de ses députés passe de 12 à 107. Au
premier tour des élections présidentielles de 1932, le président Hindenburg obtient 49,6% contre
30,1% à Hitler et 13,2% à Ernst Thaelmann, chef des communistes ; au second tour, Hindenburg
est réélu avec 19 millions de voix (53%) contre 13 millions à Hitler (38%) et 4 millions à
Thaelmann (10%). De nouvelles élections en juillet 1932 donne ront 37,3% des voix et 230
députés aux nazis (contre 12,5% au Zentrum, 21,6% au SPD et 14,3% au KPD), qui forment le
premier parti d'Allemagne.

L’impasse est complète, car aucun parti n’est arrivé à se dégager suffisamment nettement
ou à pouvoir établir une coalition stable. De nouvelles élections ont lieu en novembre, qui
marquent un recul des nazis (33,1%) et une progression des communistes (16,9%), les deux partis
les plus farouchement hostiles au régime constitutionnel de Weimar, qui réunissent, comme on le
voit, la moitié des suffrages. Une partie du haut commandement militaire est opposée à Hitler et
diverses combinaisons sont tentées pour éviter de lui confier le gouvernement. Mais tout cela
échoue et la tension est forte, le début de l’année étant marqué par une grève des transports
publics à Berlin, organisée conjointement par les nazis et les communistes, contre la direction
social-démocrate. À la suite d’une série d’intrigues de palais, Hindenburg décide de nommer
Hitler chancelier le 30 janvier 1933. On peut donc dire que l’arrivée au pouvoir de Hitler était à la
lettre constitutionnelle (même si de larges pans de la constitution ne s’appliquaient plus depuis
1930, en raison de l’état d’exception), mais il est exagéré de dire qu’il fut porté au pouvoir par le
suffrage des électeurs, les élections de novembre 1932 n’ayant accordé à son parti que 33% des
voix.

Le tableau de la page suivante (construit à partir des données apparaissant sur le site
http://www.gonschior.de/weimar/index.htm) retrace, sur une période de près de quinze ans,
l’évolution (en %) des appuis aux principaux partis depuis les élections législatives de 1919
jusqu’à celles de mars 1933 :
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19 20/22 24 I 24 II 28 30 32 I 32 II 33
Participation 83,02 79,18 77,42 78,76 75,60 81,95 84,06 80,58 88,74
NSDAP . . 2,63 18,33 37,36 33,09 43,91
6,55 3,00b
DVFP . . 0,87 . . . .
Landvolk . . . . 1,89 3,17 0,25 0,30 .
WP . . 1,71 2,29 4,54 3,95 0,40 0,31 .
BBB 0,91 0,78 0,64 1,03 1,56 0,97 0,37 0,42 0,29
DNVP 10,27 15,07 19,45 20,49 14,25 7,03 5,93 8,66 7,97
CSVd . . . . 0,20 2,49 1,10 1,48 0,98
DVP 4,43 13,90 9,20 10,07 8,71 4,75 1,18 1,86 1,10
DDP 18,56 8,28 5,65 6,34 4,90 3,78 1,01 0,95 0,85
BVP 4,39 3,23 3,74 3,07 3,03 3,26 3,09 2,73
19,67
Zentrum 13,64 13,37 13,60 12,07 11,81 12,44 11,93 11,25
SPD 37,86 21,92 20,52 26,02 29,76 24,53 21,58 20,44 18,25
USPD 7,62 17,63 0,80 0,33 0,07 0,03 . . .
KPD . 2,09 12,61 8,94 10,62 13,13 14,56 16,86 12,32
Autres 0,68 2,30 6,25 4,15 4,86 3,02 0,56 0,61 0,35

Légende : NSDAP = Nazis; DVFP = Parti de la liberté du peuple allemand; Landvolk =


Parti national-chrétien et paysan allemand; WP; BBB = Mouvement paysan bavarois;
DNVP = Parti national-allemand du Peuple; CSvD = Chrétiens-sociaux; DVP = Parti
allemand du peuple; DDP = Parti démocratique allemand; BVP = Parti du peuple bavarois;
Zentrum = Parti du Centre (catholiques); SPD = sociaux -démocrates; USPD = sociaux-
démocrates indépendants; KPD = communistes.

3. Le régime nazi (1933-1945)

Arrivant au pouvoir avec seulement deux ministres nazis dans un gouvernement de


coalition conservateur (d’une manière qui ressemble donc à celle dont Mussolini a accédé lui-
même au pouvoir ), Hitler pose rapidement (et plus vite que Mussolini) les bases de la dictature.
Le 2 février, le Parlement est dissous et de nouvelles élections sont convoquées, comme
l’autorise la constitution. Le 6 février, le Parlement de Prusse, qui était tenu par les sociaux-
démocrates, est à son tour dissous. L'incendie du Reichstag, le 28 février, attribué à un terroriste
communiste, donne le signal. Un décret du président Hindenburg déclare un état d’urgence
permanent et suspend les droits fondamentaux: cette loi sera considérée en quelque sorte comme
la Constitution du IIIe Reich (la Constitution républicaine ne sera jamais formellement abolie; le
régime hitlérien existant de facto). Les communistes et autres opposants de gauche sont arrêtés en
masse quand ils ne sont pas sauvagement assassinés. Les élections du 5 mars donnent 43,9% des
voix aux nazis et 8% à leurs alliés nationalistes ; il est intéressant de constater qu’en dépit du
climat de terreur, le SPD, le KPD et le Zentrum, trois partis opposés au nazisme mais, hélas,
également opposés entre eux, arrivent à totaliser 42% des voix. Le 23 mars, les pleins pouvoirs
sont confiés à Hitler. Dès le printemps 1933, l'administration, la police, la justice, les universités
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sont épurées; les livres jugés séditieux sont brûlés sur la place publique; les syndicats sont dissous
et remplacés par le Front du travail; au cours de l'été, les autres partis sont dissous; on lance un
boycott des commerces juifs; on ouvre les premiers camps de concentration et on crée la police
secrète d'État. En juillet, Hitler signe un concordat avec le pape Pie XI.

En 1934, les S.A., force paramilitaire du parti, sont devenus incontrôlables et leurs chefs
réclament la poursuite de la révolution. Cela signifie notamment faire de la S.A. le cœur du
dispositif militaire allemand, ce à quoi s’opposent les chefs de l’armée. Les S.A. regroupent alors
environ 2, 500, 000 hommes alors que l’armée, dont le recrutement est limité par le Traité de
Versailles, n’en compte que 100, 000. Toutefois, l’armée a un caractère professionnel et est bien
équipée. Hitler sait qu’il a besoin du concours de l’armée et qu’un coup d’État ou une guerre
civile emporteraient ses chances de continuer à gouverner. Il s'assure l’appui de l’armée en
mettant au pas les S.A. au cour s de la «nuit des longs couteaux» qui voit l'exécution de 171
cadres S.A. par la garde du corps personnelle de Hitler, la S.S.; par la même occasion, Hitler
élimine d’autres adversaires politiques, dont l’ancien chancelier von Schleicher, qui s’était
opposé à sa venue au pouvoir et constituait un possible point de ralliement d’une opposition
militaire. Les länder sont abolis et l'Allemagne devient un État centralisé, dominé par le parti
nazi et le complexe policier dirigé par Himmler. À la mort de Hindenbur g, en 1934, Hitler
cumule les fonctions de chancelier et de président et se proclame Führer, une désignation non
prévue à la constitution de Weimar. L'armée accepte de prêter un serment personnel à Hitler. Un
plébiscite organisé en août 1934 et destiné à ratifier les actions entreprises depuis janvier 1933
donne à Hitler 84,6% des voix : cela signifie tout de même qu’en dépit du climat de répression,
pas moins de 5 millions d’Allemands ont signifié leur opposition. Un vaste programme d'autarcie
économique et d’armement amène un relèvement économique du pays, si bien que le chômage
est à toutes fins pratiques résorbé en 1938. Cette période est marquée par une recrudescence de
l'antisémitisme: lois de Nuremberg sur la pureté raciale (1935), blocage de l'émigra tion,
aryanisation des biens, nuit de cristal (1938) et autres pogroms.

Sur le plan de la politique étrangère, Hitler fixe deux objectifs: le rassemblement de tous
les Allemands dans une grande Allemagne; la conquête d'un espace vital jugé nécessaire. Hitler
rétablit le service militaire, il réoccupe la Rhénanie démilitarisée, sans réaction autre que verbale
de la part de la France et de l’Angleterre. En 1936, on scelle l'axe Berlin- Rome puis le pacte anti-
Komintern avec le Japon. À partir de 1937, le réarmement allemand s'accélère. En mars 1938,
Hitler envahit l'Autriche, où il est accueilli en libérateur. En septembre, il annexe les Sudètes,
région de la Tchécoslovaquie habitée par des minorités allemandes. Les pays occidentaux plient
devant Hitler. En revanche, l'invasion de la Tchécoslovaquie en mars 1939 fait la preuve qu'on ne
peut faire confiance à Hitler. Le 24 août 1939, le monde apprend avec stupeur que l'Allemagne et
l'URSS ont signé un pacte de non-agression. Le 1er septembre, les troupes allemandes envahissent
la Pologne; les Soviétiques font de même. Le 3 septembre, la France et l'Angleterre déclarent la
guerre à l'Allemagne. Après une année de « drôle de guerre », les succès militaires de
l'Allemagne sont foudroyants: au printemps 1940, la Belgique, les Pays-Bas, puis la France
tombent. Mais l'Angleterre ne se rend pas. En juillet 1941, l'Allemagne se lance à la conquête de
l'URSS et déclare la guerre aux États-Unis : les Allemands s'emparent rapidement de la partie la
plus riche de l’URSS. Partout, l'Allemagne organise le pillage des pays occupés et se lance dans
l'extermination de la population juive.
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Mais l'armée allemande s'enlise dans l'hiver russe et les États-Unis entrent en guerre,
mettant au service des forces anti-allemandes leur puissance industrielle. Dès le printemps 1944,
il est clair que l'Allemagne a perdu la partie, mais l'extermination des juifs se poursuit.
L'Allemagne sera ravagée par les troupes alliées. Le 1er novembre 1944, Himmler donne l'ordre
de cesser les gazages et d'effacer les traces du massacre. Le 30 avril 1945, Hitler se suicide. Le 2
mai, l'Armée rouge prend Berlin. Les 7 et 9 mai, au nom de l'Allemagne, l'amiral Dönitz,
successeur désigné de Hitler, signe la capitulation sans conditions. Les principaux chefs nazis
survivants seront jugés par le tribunal de Nuremberg en 1946.

4. Les sources idéologiques du nazisme:

4.1. Le nationalisme allemand

Au 17 e siècle et au début du 18 e siècle, l'Allemagne divisée est très ouverte aux influences
étrangères, surtout italienne et française. Le mouvement de l'Aufklärung, représenté par Kant et
Lessing se caractérise par son rationalisme, son cosmopolitisme et son universalisme. Lessing
déclare qu'il «ne sait pas ce qu'est l'amour de la patrie». À partir de 1750, un certain nombre
d'auteurs, dont le plus connu est Herder, se mettent à opposer l'instinct à la raison, à valoriser les
traditions populaires et les légendes du passé, à célébrer le génie propre de chaque langue, les
particularités irréductibles de chaque peup le. Sur le plan artistique, le romantisme allemand
incarne ces sentiments.

Les guerres révolutionnaires et impériales vont catalyser ces sentiments. Accueillis en


libérateurs, les Français sont vite perçus comme des conquérants. Plusieurs professeurs allemands
vont reprendre à leur compte le principe des nationalités, qui découle logiquement des idées de
1789. Le philosophe Fichte, dans son Discours à la nation allemande, écrit que seule
l'Allemagne, en raison de sa langue demeurée primitive, donc plus authentique, est en mesure de
régénérer l'humanité. Chez les juristes romantiques, la réaction est beaucoup plus vive: au
concept de nation, jugé «trop français », ils substituent celui de Volk, renvoyant à la communauté
populaire façonnée par les instincts essentiels, les rites religieux, les coutumes, et qui dépasse de
beaucoup l'État, qui n'en est que la forme visible. Alors que le nationalisme français du 19e siècle
met l'accent sur la rationalité, le nationalisme allemand insiste pour sa part sur la participation
primitive et irrationnelle à la communauté. On est Allemand par le sang, alors qu'on est Français
par l'esprit.

Les guerres de libération anti- napoléoniennes de 1813 à 1815 sont donc un premier
sursaut du sentiment national. Le traité de Vienne de 1815 déçoit cependant les nationalistes, car
il n'apporte ni unité allemande ni frontières élargies. Le mouvement libéral se développe alors
contre l'esprit nationaliste, qu'il qualifie ironiquement de «teutomanie». L'échec du mouvement
libéral après 1848 laisse le champ libre au mouvement nationaliste et à son programme d'unité
allemande. Mais Bismarck est plus prussien que natio naliste et il se méfie de ce mouvement trop
démocratique à son goût. Les nationalistes lui reprochent pour leur part d'être trop «petit
Allemand».
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Après le départ de Bismarck se forme la Ligue pangermaniste qui rêve d'une grande
Allemagne rassemblant tous les peuples d'origine germanique: Allemands, Autrichiens,
Hollandais, Flamands, Suisses alémaniques, Baltes. Cette grande Allemagne étendrait sa
domination sur toute l'Europe centrale, contrôlerait l'Adriatique et la Mer noire, disposant d'une
marine puissante et d'un empire colonial, faisant concurrence à l'Angleterre pour la domination
économique mondiale. À partir de la fin du siècle, les nationalistes se réclament des théories
proprement racistes et à prétention scientifique de Gobineau et de Chamberlain, ils s'enivrent de
la musique wagnérienne, donnent dans le néo-paganisme (contre l'universalisme caractéristique
du christianisme) et l'antisémitisme. Bien qu'aucun des ténors du nationalisme n'accède à des
fonctions politiques de premier plan avant la guerre, la politique aventureuse de Guillaume II
traduit l'influence des idées nationalistes.

Dans le désarroi qui suit 1918, le nationalisme renouvelle ses thèmes. Il se produit
notamment une conjonction entre idées nationalistes et une certaine conception autoritaire,
administrative du socialisme, auquel l'ère bismarckienne a préparé. Chez des auteurs comme
Oswald Spengler ou Werner Sombart, on retrouve la même idée: l'Allemagne seule, ayant gardé
contact avec les forces vitales, pourra offrir à l'Europe un rempart contre le péril communiste, une
solution de rechange à la décadence démocratique et un socialisme accordé aux valeurs suprêmes
de l'homme. Hitler saura reprendre à son compte cette propagande à laquelle se livraient les
nationalistes.

4.2. L’antisémitisme

Il y a en Allemagne, comme dans bien d'autres pays d'Europe, une longue tradition d'écrits
virulents contre les Juifs. Dans son «Histoire de l'antisémitisme», Léon Poliakov distingue deux
grandes périodes qu'il désigne comme l'âge de la foi et l'âge de la science. À la première
correspond l'antisémitisme typique du christianisme, qu'il convient de nommer plutôt anti-
judaïsme. À la seconde correspond l'antisémitisme moderne, celui qui attribue au concept de race
un fondement scientifique. L'Allemagne elle aussi a connu l'anti-judaïsme traditionnel, mais c'est
dans le dernier quart du 19e siècle que l'on peut parler de véritables campagnes antisémites.

Ainsi, en 1871, le «Juif du Talmud», du théologien Auguste Röhling, reprend les


accusations classiques de meurtre rituel. Röhling est professeur d'université. Son ouvrage est un
tissu de faux et d'erreurs et lui vaut un procès en diffamation qu'il perd et le force à abandonner sa
chaire en 1885. Il s'agit en fait d'une forme d'anti- judaïsme à l'ancienne, mais l'écho qu'il
rencontre déborde de loin le problème religieux. En 1873, l'ex-socialiste Wilhelm Marr publie un
ouvrage intitulé «La victoire du judaïsme sur le germanisme». Il y dénonce la société allemande
enjuivée et les projets juifs de domination mondiale. On a là un des thèmes modernes de
l'antisémitisme. En 1879, Marr fonde d'ailleurs une Ligue antisémite. Un an auparavant, en 1878,
le pasteur Stoecker avait fondé un Parti chrétien-social des travailleurs, ouvertement antisémite.

La popularité de cet antisémitisme est confirmée par le fait qu'à partir de 1875, les grands
journaux opposés à Bismarck reprennent les thèmes antisémites régulièrement, sans que cela
paraisse étrange ou incongru. Au début des années 1880, Berlin est souvent le théâtre d'attaques
physiques contre les Juifs et leurs commerces. En 1880, on lance une pétition antisémite,
réclamant un recensement des Juifs d'Allemagne, dont on craint le nombre, et leur exclusion de la
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fonction publique et de l'enseignement. Elle recueille rapidement plus de 225 000 noms, dont
beaucoup d'étudiants, mais un seul professeur d'université.

Le corps universitaire entre toutefois dans le bal, en la personne de l'historien Heinrich


Treischke, maître à penser de la jeunesse nationaliste. En 1879, Treitschke publie un texte intitulé
«Nos perspectives», dans lequel il attaque la domination juive et déclare vo ir dans l'antisémitisme
une réaction saine du sentiment populaire germanique contre l'invasion d'un corps étranger.
L'antisémitisme reçoit ainsi ses lettres de noblesse et atteint à la respectabilité. À partir de ce
moment, les partis et congrès antisémites se multiplient; plusieurs corporations étudiantes
excluent les Juifs de leurs rangs. L'universitaire socialiste Dühring (devenu célèbre par la
réfutation que lui a consacrée Engels) commet une série de traités antisémites.

Chez la plupart de ces auteurs, il y a une volonté déclarée de « dépasser » le vieil


antisémitisme religieux pour poser la question juive en termes de « race »; en fait, on peut dire
que l’antisémitisme moderne n’est possible qu’à partir du moment où la catégorie de référence
principale devient la nation et que l’on pense cette catégorie comme homogène : le Juif devient
alors un corps étranger. En 1900, l'anglo -allemand Houston Stewart Chamberlain, gendre du
compositeur Wagner, publie Genèse du XIXe siècle, ouvrage dans lequel est élaborée une théorie
raciste qui se déclare scientifique et qui cherche notamment à démontrer l'aryanité de Jésus.
Guillaume II félicite Chamberlain pour cet ouvrage.

Tous ces écrits ont en commun:

(a) une prétention à la scientificité, qui recouvre bie n souvent une réaction au
développement de la science moderne, en ce sens que les théories racistes constituent
généralement un amalgame de notions diverses;

(b) l'invocation des lois de la nature, qui consiste bien souvent en une réaction à
l'industrialisation.

Aussi, le développement de l'antisémitisme accompagne un mouvement de


désenchantement vis-à-vis de la modernité, mouvement qui se traduit par exemple par le
développement de mouvements de jeunesse, de sportifs, de retour à la nature qui, bien souvent, se
déclarent «Judenrein », c'est-à-dire purs de Juifs. En réaction à cette exclusion se créent des
mouvements de jeunesse juifs, qui formeront plusieurs des cadres du mouvement sioniste.

Pendant la guerre, des doutes seront régulièrement soulevé s sur le patriotisme des Juifs
allemands (on parle des «embusqués») et la loyauté des soldats et officiers juifs: un recensement
des juifs dans l'armée sera d'ailleurs organisé par l'état- major. L'importance des Juifs dans le
mouvement révolutionnaire allemand et international (Trotski, Luxemburg, Radek, Zinoviev, …)
confirmera aux yeux de l'état-major et des nationalistes allemands leurs pires fantasmes sur
l'existence d'une Internationale juive. Si bien qu'après la guerre, l'agitation antisémite n'aura
aucune difficulté à s'imposer largement. Ceci dit, on ne devrait pas perdre de vue que cette
situation n’est pas propre à l’Allemagne et qu’à la même époque, l’antisémitisme s’exprime de
manière encore plus virulente en Autriche et en France.
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4.3. La révolution conservatrice

On désigne sous le nom de «révolution conservatrice» un ensemble de courants


idéologiques qui ont occupé une place assez importante entre 1918 et 1933, au point d'avoir été
qualifiés «d'idéologie dominante de la République de Weimar». Selon l'un de ses principaux
initiateurs, Arthur Moeller von den Bruck, connu pour son ouvrage de 1923, «Le Troisième
Reich», il s'agissait «d'arracher la révolution des mains des révolutionnaires», non pas pour
restaurer des institutions désuètes comme la monarchie, mais pour procéder à un ressourcement
radical en utilisant certaines formes de la modernité. Pour les «révolutionnaires conservateurs»
eux- mêmes, le mot «révolution» renvoie à l'achèvement d'un cycle historique et la promesse d'un
nouveau départ, tandis que le mot «conservateur» renvoie à l'idée d'ordre: donc, conjugaison
entre un ordre fondamental et un dynamisme irrésistible. Sur la « révolution conservatrice », les
travaux majeurs sont ceux d’Armin Mohler (La révolution conservatrice en Allemagne 1918-
1932), de Jean-Pierre Faye (Langages totalitaires) et de Louis Dupeux (La Révolution
conservatrice allemande sous la République de Weimar), à qui j’emprunte l’essentiel du
développement qui suit.

Les origines de la « révolution conservatrice » se trouvent dans l'immédiat avant- guerre,


lequel est marqué par:

a) une forme extrême de nationalisme ou de germanisme pur, véhiculé par une série de
groupes ultra-allemands ou intégristes allemands, qui se décrivent souvent à l’aide du
vocable «völk isch», dont l’idéologie va jusqu'au racisme culturel sinon biologique;

b) le pessimisme culturel, qui consiste en une expression négative de rejet du monde


moderne et dont les thèmes sont la décadence, le déclin, voire la dégénérescence
(biologique);

c) l'idée d'une «civilisation allemande» par opposition à la «barbarie» russe et aux fausses
valeurs de la civilisation anglo-américaine «mercantile».

Après 1918, on voit apparaître une nébuleuse de groupes et de cercles qui reformulent ces
thèmes, les nuancent et les adaptent. Parmi eux:

1) Les jeunes-conservateurs regroupés dans le Club de Juin. Moeller van den Bruck (Le
Troisième Reich [1923]) en fait partie jusqu’à son suicide en 1925. Ces jeunes-
conservateurs sont partisans d'une nouvelle «prussianité» et se font les apôtres d’une
nouvelle aristocratie pour un État vrai et une culture vraiment allemande.

2) Le nouveau nationalisme d'intellectuels comme l'écrivain Ernst Jünger (Orages d’acier,


Le travailleur) et le juriste Carl Schmitt, qui popularise nt l'idée d'un État fort, voire total,
i.e. qui n’est pas soumis à l’économique. Leurs vues comportent une contestation radicale
du capitalisme et de la société libérale atomisée. Ils sont favorables à une communauté du
peuple, structurée et hiérarchisée.
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3) Plusieurs ligues paramilitaires qui s'orientent vers un socialisme national, dont certains
secteurs de la S.A. (la «gauche nazie» des Otto et Gregor Strasser), «Oberland» et
«Wehrwolf».

4) Les nationaux-bolchévistes regroupés autour d’Ernst Nieksich, qui interprètent le


bolchévisme comme une forme de nationalisme russe et pour qui un communisme
étatique apparaît comme la seule façon de renforcer l'autorité de l'État pour sauver la
nation, le peuple et son identité menacés par l'Occident.

Quels sont les fondements intellectuels de ces révolutionnaires conservateurs?

a) Le mépris de l'abstraction et de la généralisation (l'humanité, les droits de l'homme,


l'égalité, etc. sont des fictions); la préférence pour le singulier, le particulier, le concret: en
bref, une préférence pour la «Réalité» plutôt que pour la «Vérité».

b) L'accent mis sur la «Vie» par opposition à la «Raison», sur le développement organique
par opposition au «progrès». Ainsi, dans le développement organique de la Nation, le type
du bourgeois doit maintenant céder la place à celui du Soldat ou du Travailleur (Jünger) ;
à l'échelle mondiale, les peuples vieux doivent laisser la place aux peuples jeunes, les
nations bourgeoises aux nations prolétaires.

c) Un lien complexe au passé: il ne s'agit pas de retrouver un âge d'or révolu, comme le
pensent les romantiques et les pessimistes. Il faut se rattacher au passé, retrouver ses
racines, mais il faut aussi comprendre le présent et se tourner vers l'avenir.

d) Une conception irrationaliste de l'histoire. L'histoire n'est pas linéaire et progressiste:


elle est plutôt cyclique ou pendulaire. Elle est soumise aux lois mystérieuses du Destin,
mais les grands hommes y jouent un rôle important; elle est marquée par la permanence
de la nature humaine, mais aussi par l'éternel retour des valeurs fondamentales.

Les titres et sous -titres des chapitres de l’ouvrage de Moeller Van Den Bruck (Le Troisième
Reich) illustrent bien l’univers idéologique dans lequel se situent les révolutionnaires
conservateurs :

Révolution : Nous voulons gagner la révolution


Socialisme : Chaque peuple a son propre socialisme.
Libéralisme : Le libéralisme conduit les peuples à la ruine.
Démocratie : La démocratie, c’est la participation d’un peuple à son destin.
Prolétariat : Est prolétaire qui veut être prolétaire.
Réaction : On peut revenir sur la politique, mais non sur l’histoire.
Conservatisme : Le conservatisme a pour lui l’éternité.
Troisième Reich : Nous devons avoir la force de vivre dans les contradictions.

Quelles sont maintenant les positions politiques des révolutionnaires conservateurs?

1) Acceptation de la révolution industrielle contre les tenants du pessimisme culturel.


L'industrie est aujourd'hui la base de la puissance. Éloge de la technique que l' on doit
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subordonner aux objectifs conservateurs. Acceptation de la grande ville contre l'illusion


du retour à la campagne.

2) Il faut un État nouveau, capable d'intégrer les classes et de structurer les masses, et de
faire émerger une nouvelle aristocratie. Cette nouvelle aristocratie ne sera pas liée à la
naissance, mais à la compétence. Une tâche importante de l'État sera de fixer le primat du
politique sur l'économique (ainsi, Schmitt considère-t- il fascisme et bolchevisme comme
également modernes pour avoir su restaurer ce primat du politique).

3) Il faut un chef moderne, du type Mussolini ou Lénine, un chef qui sache parler aux
masses et soit capable d'en finir avec le libéralisme.

4) L'État doit être autoritaire, voire totalitaire, il doit pouvoir mobiliser les masses de
façon permanente. Sa sphère d'activité première est la politique étrangère: contre le
pacifisme, la naïveté des libéraux et l'utopie d'une fusion de l'humanité.

Ce mouvement est avant tout un mouvement d'intellectuels, qui touche des cénacles
politiques, industriels ou militaires, mais il n’est en aucune façon une organisation politique. C'est
sur l'arrière-plan de ce terreau culturel qu'une organisation comme le parti nazi évolue, avec un
programme et un discours nettement plus simple, mais qui apparaît comme une traduction, certes
grossière, mais possible, de la révolution conservatrice.

Parmi les révolutionnaires conservateurs, certains s’opposeront au pouvoir nazi, d’autres


choisiront «l’émigration intérieure», d’autres enfin se rallieront avec enthousiasme. Le texte de
Carl Schmitt, qui figure dans le recueil, illustre le ralliement d’un des intellectuels et juristes les
plus en vue de l’Allemagne de Weimar aux thèses les plus extrêmes du nazisme, soient le
principe de guidance (Fürherprinzip ) et la conception raciste du peuple allemand.

5. L'idéologie hitlérienne

La question qui se pose à propos de l'idéologie hitlérienne est la suivante? Sommes-nous,


avec Hitler, devant un opportuniste pur, un entrepreneur politique qui a su récupérer toute une
série d'éléments qui traînaient dans le paysage idéologique et les utiliser comme et quand cela lui
fut utile? Ou peut-on vraiment parler d'une vision du monde hitlérienne qui rend compte de ses
mouvements essentiels, aussi extrêmes ou insensés ceux-ci peuvent- ils apparaître?

Comme le souligne Eberhard Jäckel dans son livre Hitler idéologue, celui-ci utilisait
volontiers le mot «idéologie», parlant d'idéologie chrétienne, d'idéologie juive, d'idéologie
marxiste. Il parle aussi de l'idéologie völkisch, qu'on peut traduire par «raciste», et d'idéologie
national-socialiste. On doit aussi noter que dans Mein Kampf, Hitler valorise l'idéologue, qu'il
distingue de l'homme politique et laisse entendre que lui-même réunit les deux dans sa personne.
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Antisémitisme et racisme biologique

Selon Jäckel, l'axe central de l'idéologie hitlérienne est le racisme biologique. Ce racisme
biologique s'exprime d'abord contre les Juifs (antisémitisme) puis contre les Slaves (slavophobie).
C'est un racisme matérialiste: il fait de l'Histoire une histoire de la lutte des races, celles-ci étant
biologiquement, et non culturellement, déterminées. Ainsi, le fait majeur de l'histoire européenne
moderne n'est pas, comme le croient les révolutionnaires conservateurs, la lutte entre l'héritage
des Lumières et la contre-révolution, c'est, selon Hitler, celle entre la race juive et la race
aryenne.

Il est intéressant de s'interroger sur les rapports entre le nationalisme allemand et ce


racisme biologique, antisémite et pro-aryen. L'idée d'une valeur intrinsèque de la culture
allemande, puis celle d'une mission spirituelle du peuple dont elle était l'expression, celle d'une
communauté fondamentale à laquelle appartiendraient tous ceux qui la partagent
(pangermanisme) mène assez aisément à celle d'une supériorité, au moins culturelle des
Allemands. Or, au début du 19 e siècle, des travaux de philologie laissaient voir une parenté
suffisante entre diverses langues européennes et asiatiques, pour qu'on puisse parler d'une langue-
mère, baptisée indo-européen. On postula alors l'existence d'un peuple dit indo-iranien ou aryen.
De la paternité linguistique de ce groupe, certains tirèrent la fiction d'une transmission génétique
de l'esprit supérieur de ce groupe. Se développa alors une anthropologie imaginaire qui expliqua
la supériorité attribuée aux Francs dans les débuts du Moyen Âge, puis la supériorité des
Occidentaux colonisateurs sur les peuples colonisés par la perpétuation du sang aryen. Le
développement parallèle des théories de l'évolution allait créer un climat intellectuel propice aux
théories racistes.

Chez Hitler, toutefois, l'élément antisémite apparaît plus déterminant que l'élément pro-
aryen. Ainsi, l'idée «d'éliminer» les Juifs apparaît très tôt et de façon régulière chez lui. Dans une
lettre de 1919, il oppose l'antisémitisme sentimental, qui culmine dans les pogroms, à
l'antisémitisme de la raison qui doit donner lieu à une lutte méthodique et légale pour
l'élimination des privilèges juifs et des Juifs eux- mêmes. En 1920, Hitler fait un long discours de
deux heures sur le thème «Pourquoi nous sommes contre les Juifs». Il leur reproche tout autant
d'être responsables du marxisme, de l'inflation, de la traite des blanches, du matérialisme, etc.
Pour lui, la révolution de 1918 est juive, la République de Weimar est juive, le marxisme et la
sanglante dictature soviétique sont juifs, le capitalisme et la Bourse sont juifs, tous les partis de
gauche sont juifs, la démocratie est juive, le Parlement est juif, la SDN est juive. En 1921, il
recommande d'enfermer les Juifs dans des camps de concentration.

Dans Mein Kampf, tous ces éléments sont développés. D'abord, le lien entre «Juif» et
«international» est constamment affirmé. De plus, une théorie biologiq ue des races est présentée.
Enfin, Hitler y définit l'État comme un instrument de la politique raciste. Les Juifs ne menacent
plus seulement l'Allemagne, ils veulent établir une dictature mondiale. Dans ce livre, le ton, si
c'est possible, se radicalise, el s méthodes de lutte antisémite proposées sont plus brutales. En
1924, il déclare avoir été trop doux jusqu'ici. Il dira que c'est une question de vie ou de mort, car
Juda est une peste universelle. À la formule de l'élimination des Juifs s'ajoute celles de leur
anéantissement, de leur extirpation, de leur liquidation physique.
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Les images utilisées pour décrire les Juifs sont explicites et empruntées au vocabulaire de
la parasitologie: ver dans un corps pourrissant, pestilence pire que la peste, porteurs de bacilles,
araignées qui sucent le sang du peuple, rats, parasites, sangsues, vampires. À la fin de Mein
Kampf, il y a un passage où Hitler déclare que si, pendant la guerre, on avait gazé quelques
milliers de Juifs, on aurait pu sauver quelques millions de personnes.

La place de l'antisémitisme, et plus spécifiquement de l'antisémitisme meurtrier, dans la


pensée de Hitler est une question importante, eu égard aux débats sur la question du génocide,
entre «intentionnalistes» et «fonctionnalistes». Les premiers insistent sur le caractère programmé
de l'entreprise et sur la responsabilité personnelle de Hitler, alors que les seconds insistent sur
l'enchaînement des circonstances pendant la guerre et l'ensemble des responsabilités en jeu. On
peut dire qu'à la limite, les premiers accordent à Hitler une puissance absolue (et du même coup
risquent de minimiser les responsabilités de ses complices), tandis que les seconds risquent de
voir dans le génocide une sorte de gigantesque conséquence non voulue. En fa it, les intentions
meurtrières de Hitler sont assez transparentes dès le début, mais la mise en branle de la
machinerie était une entreprise gigantesque, réalisable seulement par une immense organisation.
(Nous reviendrons sur ces questions la semaine prochaine.)

Politique étrangère et espace vital

L'autre thème majeur de l'idéologie hitlérienne est celui de la politique étrangère. Ici
encore, la question se pose de savoir si l'on est devant un opportuniste habile ou un fin stratège.
Par exemple, la question de l'alliance avec l'Italie, et le conséquent renoncement au Sud-Tyrol
(Hitler parle avec mépris des bavardages sur le Sud-Tyrol), si critiqué par le national- bolchévik
Niekisch, est une constante de la stratégie hitlérienne. L'attitude à l'égard de l'Angleterre, dont on
essaie de jouer sur les rivalités avec la France, apparaît également comme un calcul fin. Dans
cette perspective, l'idée d'espace vital (Lebensraum), de conquête de territoires à l'est apparaît
fondée sur un calcul de forces et s'accorde bien avec celui- ci. Cette conquête de l'espace vital est
selon lui nécessaire au développement du peuple allemand et traduit du même coup sa
supériorité: le conquérant mérite ce qu'il obtient, sa victoire en est la preuve. Il y a donc un lien
très net entre le racisme biologique d'une part et la politique de conquête de l'autre, lien qui s'est
concrétisée dans la poursuite simultanée de la guerre à l'est, qui avait elle-même un caractère
«exterminationniste», et du génocide, en dépit du poids que cela faisait peser sur l'effort de guerre
allemand contre les Alliés.

L'importance du racisme et de la conquête des territoires à l'Est montre par ailleurs que les
discussions sur le socialisme hitlérien (ou le nazisme comme révolution sociale) ont une portée
limitée. Certes, il y eut, dans l'Allemagne des années 20 et 30, des courants favorables à une
troisième voie de type fasciste, des courants assez proches idéologiquement de certaines
tendances du fascisme italien et de celles étudiées par Sternhell dans Ni droite ni gauche. On les
trouve par exemple chez Niekisch, chez les frères Strasser, tous des personnages qui seront
rapidement marginalisés dès 1933-34. Ceci non pas pour dire que Hitler ne fut que l'instrument
du capital (ou trop «romain», trop «occidental»), mais parce que le dynamisme propre à
l'hitlérisme et au national-socialisme tient largement au racisme biologique qui canalise toutes les
énergies d'une part vers la purification intérieure puis vers la conquête de territoires nouveaux. La
questio n du régime économique n'est pas centrale: il faut un régime qui permette les buts
d'assainissement biologique et de conquête.

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