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cahiers du

CINEMA
k'o

Oinema
francais,zerodeconduite:Rivette,
Pollet, Garrel.

numéro 204 septembre 1968


VIENT DE PARAITRE

MARC
ATTALI

ANDRE
BALLAIMD
é d ite u r
n i

! $'

M E T T R E A N U LA R É A L IT É .
C'est sur ce thème que Marc ATTALI vous présente son premier recueil.

Pour lui, pas da " domaines interdits " pas de secret ni de mystère... pas de recadrages interminables...

Il s'est donné pour but de vous apprendre à voir les choses telles qu'elles existent, dans leur justesse origi
nelle et non telles qu'on les montre généralement, transformées, retouchées, faussement embellies.

Son regard crée le désir, transmet son émotion et vous comble en mettant simplement à nu la réalité.

Un luxueux recueil de 110 pages, imprimé


en hélio. 98 photos, mélange de rêve et de
réalité; relié toile imprimée couleurs.présen-
té sous rhodoïd,
format 27 x 35.

68
J e v o u s c o m m a n d a u n e x e m p la ir e de
Au prix 6 8 , 5 0 F T T C F ra n c o d e p o rt.
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50 J e c h o is is le m o d e d e r è g l e m e n t s u iv a n t .



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c h è q u e p o s t a l ( jo în d r a le s 3 v o le t s )
m a n d a t-le ttre
Rayer f is mentions inutiles
ÉD ITIO N S A N D R É BALLAND
. .. d e p u is M a r x , N iet zsc he , F r e u d ,
la cririquc, la d é c h i r u r e des en vel opp es id é o l o g i q u e s
d o n t n o t r e société e n to u r e I f sa vo ir,
les s en ti me nt s, les c o n du it es , le s va le u rs . eut le g r a n d t r a v a i l
d u siècle. I l ne f a u d r a i t
[>fis cha qu e f o i s repa. t i r à zéro.
[î iM m iil l l u r l l u s

cahiers du CINEMA
No 204
QUATRE CINEASTES FRANÇAIS
JACQUES RIVETTE___________________________
Entretien avec Jacques Rivette. par Jacques Aumont, Jean-Louis Comolli,_______________
SEPTEMBRE 1968

Chantai Goya
?* Claude Melki Jean Narboni et Sylvie Pierre___________________________________________________________ 6
dans • L'Amour
est gai l'amour Le film sans maitre, par Sylvie Pierre 22
c'est Trisie ■.
que tourne ïë à n T-d a n i e l POLLET
••• Daniel PoHaî. Entretien avec Jean-Daniel Pollet et Jean Thibaudeau,
par Jacques Aumont, Jean-Louis Comolli, André S. Labarthe et Jean Narboni 24
O bjet parmi d'autres, par Jean-Louis Comolli 40
PHILIPPE GARREL
Le lieu dit, par Jean Narboni___________________________________________________________ 42
Entretien avec Philippe Garrel, par Jean-Louis Comolli,__________________________________
Jean Narboni et Jacques Rivette 44
RIVETTE/POLLET/GARREL
Le caractère inépuisable du murmure, par lacques Aumont 56
M Â RC 'O
Présentation des - Idoles », par André Téchiné 58
BILLET
Le dur désir de durer, par Sylvie Pierre 55
LE CAHIER CRITIQUE
Lang : Le Secret derrière la porte, par Sébastien Roulet_______________________________ 61
Carlsen ; Sophie de 6 à 9, par Pascal Kané________________________________________ 62
RUBRIQUE
Liste des films sortis à Paris du 10 juillet au 20 août 1968 64

Nos lecteurs trouveront dans notre orochain numéro nos rubriques habituelles (Cahier des lecteurs, Cahier des textes.
Petit Journal du cinéma) Binai qu'une rubrique nouvelle . la liste de tous les films récemment achevés qui auront été vus
par nos collaborateurs, qu'ils soient ou non distribués ou en voi; de I ctre

CAHIERS DU CINEMA. Revus mensuelle du Cinéma. Administration-Publicité : 63, av. des Champs-
Elysées, Paris-8* - Tél. 359-01-79. Rédaction 8, rue Marbeuf, Parls-8* Tél. 359-01-79
Comité de rédaction : Jacques Doniol-Valcroze, Daniel Filipacchl, Jean-Luc Godard, Pierre Kast,
Jacques Rivette, Roger Thérond, François Truffaut. Rédacteurs en chef : Jean-Louis Comolli, Jean-Louis
Glnibre. Mise en pages : Andréa Bureau. Secrétariat : Jacques Bontemps, Michel Delahaye, Jean
NarbonL Documentation : Patrick Brion, Sylvie Pierre. Secrétaire général : Jean Hohman. Directeur
des relations extérieures : Jean-Jacques Célérer. Directeur de la publication Frank Ténot. Les
articles n'engagent que leurs auteurs. Les manuscrits ne sont pas rendus. Tous droits réservés.
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3
i
LE COMITE DE DEFENSE DE LA CINEMATHEQUE FRANÇAISE
7, rue Rouget-de-Lisle - Paris (1*r)

Président d’honneur : Jean Roland Barthes, Robert Ben-


Renoir ayoun, Claude Berri, Mag

Président : Alain Resnais Bodard, Robert Bresson,


Marcel Brion (de l'Académie
Vice-présidents : Henri Ale-
française), Philippe de Broca,
kan, Pierre Kast
Marcel Carné, Claude Cha­
Secrétaires : Jean-Luc Go­
brol, Henry Chapier, H.-G.
dard, Jacques Rivette
Clouzot, Philippe Labro, Jean-
Trésoriers: François Truffaut, Paul Le Chanois, Claude Le-
Jacques Doniol-Valcroze louch, Louis Malle, Claude
Membres du bureau : J.-G. Mauriac, Jean Rouch, Roger
Albicocco, Alexandre Astruc, Vadim

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Q u’il poursuit son action.
Q u’il lance une campagne d'adhésion internationale.
Que son rôle désormais est d’aider Henri Langlois dans son travail et de prévenir toute
nouvelle attaque contre la Cinémathèque Française.

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Membre : fondateur à partir de F 500 - bienfaiteur à partir de F 50 - adhérent à partir de
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Règlement par chèque bancaire postal ou par mandat libellé à l’ordre de M. François Truf-
faut, trésorier du comité : 7, rue Rouget-de-Lisle.
Dès réception de votre adhésion et de votre règlement à cette adresse, vous recevrez
directement votre carte.
ZERO DE CONDUIT!
RIVETTE L'éditorial du dernier numéro nous a déjà
POLLET valu encouragements et critiques. Aux uns
GARREL foiet aux— nous
autres — celles du moins de bonne
répondons par l’exemple. Le
présent numéro est consacré à trois
(quatre avec Marc’O dont nous reparle­
rons) cinéastes dont les films ont été peu,
ou mal, ou pas du tout montrés, parce que
mal notés par les pions de la distribution.
Nous ne pensons pas seulement qu’il faut
en parler, mais faire en sorte qu’ils soient
vus, pour empêcher qu’à la censure poli­
tique s’ajoute la commerciale, dont la logi­
que financière se double d’une idée pré­
conçue sans cesse reconduite des goûts
du public. Est-il besoin d’ajouter - sinon
pour ceux qui feignent de ne pas entendre
— que ces films, une fois publiquement
montrés, continueront de nous importer ?
BULLE OBIER ET JEAN-PIERRE KALFON DANS . L'AMOUR FOU ■ DE JACQUES RIVETTE.
____________ Le temps déborde____________
Entretien avec Jacques Rivette par Jacques Aumont,
Jean-Louis Comolli, Jean Narboni
et Sylvie Pierre

Des cinéastes de la - nouvelle vague », Jacques Rivette était l'un des rares à ne pas avo ir été interrogé par les « C ahiers ».
Ce n’est pas, on s'en doute, que son importance dans le cinéma nous ait échappé. Théorique d'abord, manifestée par ses
articles critiques, silencieuse (scripturalem ent) mais non moins profonde pendant la durée où il fut rédacteur en chef de
la revue, ju s q u ’à se prolonger, toujours aussi grande, dans ce que sont, aujourd'hui, les « C ahiers ». Im portance comme
cinéaste ensuite, de par le caractère novateur de chacune de ses entreprises : tentative d'auto-effacem ent de la fiction
dans « Paris nous appartient », exploration d ’un - lieu commun * au cinéma et au théâtre dans « La Religieuse », expérience
de la durée avec « L 'A m our fou ». La raison de ce retard à l'in te rro g e r? Peut-être simplem ent certaine gêne de part et
d'autre à b riser une conversation ininterrom pue depuis plusieurs années. Et tant qu'à faire, il valait mieux que les bâtons
en fussent rompus plutôt que le naturel.

Cahiers C om ment avez-vous eu l’ idée cette référence à l'équipe et aux pièces classique, autant en prendre une dont
de faire « L 'A m our fou » ? de M a rc’O que - L'Am our fou * est un la situation est très archétypique, de
Jacques Rivette II n'y a pas d ’idée à film sur le théâtre ? façon que. même en lambeaux, le spec­
l ’origme du film ; il est difficile de vous Rivette Chaque fois que je commence tateur puisse s'y repérer un peu. Il l'a
répondre. à penser à un film -— aussi bien ceux relue, a été d ’accord. Et le principe
Cahiers Vous y pensiez depuis long­ qui se sont faits que ceux qui ne se était alors qu'effectivem ent, il ch ois is ­
temps déjà ? sont pas faits — j'ai toujours l’im pres­ sait les acteurs dont il avait envie, et
Rivette Non, il s'est simplem ent agi sion que le sujet que j'ai va permettre mettait en scène « Androm aque » suivant
de faire un film dans des circonstances au maximum de faire un petit court les idées qu ’il avait. Nous devions sim ­
économiques données. Beauregard n 'a r­ métrage, et je cherche toujours des plement être d'accord sur l’actrice qui
rêtait pas de dire : - Est-ce que vous choses qui perm ettent d'étoffer, d 'a rri­ jouerait Hermione, puisqu'elle devait
connaissez quelqu'un qui aurait un scé ­ ver au moins à une heure un quart. aussi tenir le rôle de Marta ; mais en
nario qu’on pourrait tourner pour 45 C 'est comme ça que j'ai été amené fait, c'est lui qui m'a amené Josée
millions ? ■ J’ai vaguement cherché, je au théâtre. D estoop comme presque tous les au­
crois même que je lui ai envoyé un ou Et puis, surtout, je m’en voulais beau­ tres. Pour Phœnix, il n'avait trouvé
deux types, et que leurs scénarios ne coup de la façon dont je montrais le personne, je lui ai suggéré Michel
lui ont pas plu. Si bien que, fin ale ­ théâtre dans - Paris nous appartient », Delahaye. Tout ça s'est fait très sim ­
ment, je lui ai d it que j ’en avais un. Et que je trouve trop pittoresque, trop plement, par des rencontres plus ou
c'est à ce moment-là que je me suis extérieure, faite sur les clichés. Le moins au hasard : il s'agissait surtout
mis à chercher ce qu'on pouvait to u r­ travail que j'ovoiD eu l'occasion de constituer, ou plutôt, p our les trois
ner pour 45 millions. Ce qui im po­ faire sur « La Religieuse - au Studio quarts, de re c o nstitu e r un petit groupe
sait qu'il y ait très peu d'acteurs et des Champs-Elysées m'avait donné le amical —■ auquel D idier ou C laude-
très peu de décors. sentiment que le travail de théâtre, Eric se sont ensuite intégrés d'eux-
C ahiers Finalement le film a coûté plus c'é ta it autre chose, plus secrète, plus mêmes.
de 45 millions... mystérieuse, avec des rapports plus Cahiers Et M ichèle M oretti, c'e st vous
Rivette Non, pas au tournage. C 'e st le profonds entre les gens qui sont pris qui l'avez choisie ? Ou bien faisait-elle
montage qui, lui. a crevé le plafond : dans ce travail, des rapports de com ­ partie du groupe ?
à l'arrivée, c’est un film d'une so ixan­ plices. C 'est toujours très passionnant Rivette Pour elle, ça s'est fait la veille
taine de millions — ce qui, pour une et très efficace de film er quelqu’un qui du tournage. Je l'avais trouvée très
p roduction ■ légale », reste pas trop travaille, qui fabrique quelque chose ; bien dans « Les Bargasses - et « Les
cher à la minute. et ce travail de théâtre est plus facile Id o le s » , j'aim ais bien sa façon d'être
C ahiers Le tournage en cinq semaines à film er que celui d'un écrivain ou d'un dans la vie par rapport aux autres de
a été imposé par cette limite de 45 musicien. la bande, mais il n’y avait de rôle pour
millions ? C ahiers Le personnage principal est elle ni dans « Androm aque », ni dans
Rivette Oui, oui. Avec cette somme, celui d'un homme de théâtre, mais le scénario ; au dernier moment, je
c ’était obligatoirem ent un tournage à dans quelle mesure Jean-Pierre Kalfon lui ai proposé d'être l'assistante de
Paris, avec une petite équipe, très peu a-t-il été réellem ent le m etteur en Jean-Pierre, et c'e st devenu un rôle
de décors, des comédiens pas trop exi­ scène d ' ■ Androm aque » ? A-t-il choisi très im portant bien que pas du tout
geants. Comme, par ailleurs, depuis lui-même ses acteurs, par exemple ? prévu ni prémédité. C 'e st elle qui en
que j'avais vu ■ Les Bargasses ». Rivette A vant même d écrire quoi que fait un rôle important, parce que tout
j ’avais une envie imprécise, mais très ce soit, j'en avais parlé à Jean-Pierre, ce qui se passait avec elle était inté­
forte, de faire un film avec Bulle O gier parce qu’il me fallait avant tout savoir ressant. D 'autres rôles au contraire,
et Jean-Pierre Kalfon. j'ai pensé à eux s’il était d ’accord sur ce principe prévus comme importants, ont diminué,
très vite, sans que je puisse dire si d ’être réellem ent m etteur en scène. parce qu'il s ’est trouvé que ça ne
c ’est le fait de penser à l'histoire d'un Je lui ai suggéré ■ Androm aque », fonctionnait pas — le rôle de Puck.
couple qui m ’a fait penser à eux, ou d ’abord pour ne pas avoir d ’histoires par exemple.
le contraire. de droits d'auteurs, et ensuite parce C ahiers Le choix d ' • Andromaque » est-
Cahiers Est-ce également à cause de que. tant qu ‘à prendre une pièce il seulement motivé par la nécessité de
7
choisir une pièce dans laquelle les des silences aussi bien, en écoutant
1 B
spectateurs pourraient s ’orienter faci­ des disques, ou en allant vo ir un film...
lement ? Il nous semble y avo ir certai­ Avant, les tournages étaient toujours un Par exemple, nous sommes tous allés
nes analogies, certains recoupements, pensum p our moi, quelque chose d'af­ revoir « M arnie » vers la fin du to ur­
entre le sujet d ’ • Androm aque » et les freux, un cauchemar. J'aimais penser nage, et non seulem ent nous avons
situations de « L’Am our fou ». C es ana­ eu l’impression qu ’H itchcock avait déjà
au film avant de le faire, j'aim ais le
logies vous étaient-elles apparues dès filmé, et au-delà, tout le sujet de
m onter une fois tourné, mais les to u r­
le moment de l'écriture du scénario ? nages eux-mémes s'étaient toujours - L’A m our fou », mais par la suite, cette
Rivette II est certain que le choix faits dans de mauvaises conditions. vision de « M arnie » s’est pour nous
d ’ « Andromaque - n'était pas tout à C ’est la prem ière fois que le tournage intégrée au film. Je pense que c'est
fait innocent. Les risques d ’analogie — non seulem ent n'a pas été un enfer, comme ça que c'est amusant de faire
si j'ose dire — entre - Andromaque » mais a même été le moment le plus du cinéma ; autrement, ça n'a aucun
et « L’Am our fou » nous ont même te l­ passionnant. Et surtout, il n'y a pas eu intérêt.
lement frappés à la relecture de la de solution de continuité : la première Les rapports des gens au tournage et
pièce, que Jean-Pierre et moi avons idée du film a tout de suite débouché dans le film ne sont pas forcément
décidé dès le début d 'é v ite r to u t rap­ sur des conversations, avec Jean- les mêmes, il y a une part de jeu.
prochement trop évident entre Racine Pierre, avec Bulle, avec Marilù. avec Avec Labarthe, par exemple, nous fai­
et ce que nous faisions. C ’était v ra i­ toutes les personnes qu ’on rencon­ sions des petites conspirations dans
ment tro p facile, et ça devenait très les coins, nous convenions qu'il allait
trait p our telle ou telle raison plus
interview er tel ou telle, l’attaquer de
déplaisant. Tout au long du tou r­ ou moins liée au projet. Toutes ces
conversations ont abouti naturellement telle ou telle façon. Parfois ça ne don­
nage. et encore au montage, on ne
s ’est pas toujours obligé à supprimer nait rien, et il revenait à la charge deux
jours après en attaquant sous un au­
tout ce qui surgissait comme rapports,
tre angle. De la même façon, alors que
mais on ne les a jamais cherchés, et,
Jean-Pierre et sa troupe répétaient
quand ils faisaient vraiment trop gros
et trop putain, on a toujours essayé de depuis une heure ou deux tandis que
les disloquer. Il fallait que cela reste nous nous croisions les bras, on d é ci­
deux choses parallèles, et que même dait tout d'un coup de s ’installer un
petit rail dans un coin et de filmer.
les échos de l’une à l'autre restent ac­
cidentels. Le principe, c ’était de laisser Mais ça aurait pu être aussi bien un
les choses ve n ir d ’elles-mêmes, sans quart d'heure avant ou un quart d ’heure
jamais les forcer, d ’être là comme après. J'intervenais au minimum dans
témoin. le travail de Jean-Pierre ; d'ailleurs il
n'aimait pas du tout ça. La seule
Cahiers Labarthe nous disait qu ’une gageure, c'e st qu ’en six jours de to u r­
certaine phrase de Renoir vous avait nage, nous avons essayé de filmer en
servi de principe pendant le tournage : résumé ce qui aurait dû l’être en trois
que le m etteur en scène doit faire semaines. De cela, évidemment, le film
l’endormi. se ressent c'est ce qui nous a
Rivette Oui, le fait d 'avoir passé trois amené à faire des trucs un peu plus
semaines avec Renoir, pour tourner les extérieurs, les percussions par exem ­
émissions de - C inéastes de notre ple : en cours de route, comme Jean-
tem ps », to u t de suite après le to u r­ Pierre voulait obliger ses acteurs à dire
nage et la terminaison de - La Reli­ les vers d ’une certaine façon, il a
gieuse », m’avait beaucoup im pression­ commencé à les scander suivant les
né. A p rès le mensonge, d ’un seul coup ruptures d ’idées, puis à marquer ces
c ’était la vérité. A près un cinéma césures en tapant dans les mains et,
somme toute artificiel, c ’était la vérité en deux jours, on est arrivé natu­
du cinéma. Donc, j ’ai voulu faire un rellem ent à l'idée des gongs. Mais, si
film non pas inspiré par Renoir, mais Bulle Ogier dans • L'Amour fou on avait vraiment eu trois semaines,
essayant d ’être conform e à cette idée nous aurions pu atteindre le stade où
du cinéma incarnée par Renoir, c'est- au moment où Jean-Pierre a commencé les gongs auraient été supprimés,
à-dire un cinéma qui n'impose rien, où à faire des lectures d ’ « Andromaque » parce que ce n'était qu'un moyen, une
l’on essaie de suggérer les choses, de avec les gens qu'il avait choisis, puis, étape.
les vo ir venir, où c'est d'abord un dia­ insensiblement, c'est devenu le premier Cahiers Malgré ce resserrem ent du
logue à tous les niveaux, avec les a c ­ jou r de tournage où Jean-Pierre conti­ temps, on a l'im pression d'une matura­
teurs, avec la situation, avec les gens nuait im perturbablem ent à faire ses tion, d'un progrès lent, régulier, continu,
q u ’on rencontre, où fe fait de tourner lectures ou un début de mise en place dans la mise en scène de la pièce.
le film fait partie du film. Ce qui m a sur la lancée du travail de la semaine Rivette Les plans que j'ai gardés, et
surtout intéressé dans ce film, c ’est précédente ; le soir nous restions en ­ qui ne sont, qu'une petite partie de ce
de m ’être amusé à le tourner. Le film semble — nous ne nous sommes pas que nous avions filmé, en 35 ou en 16,
lui-même n’est qu ’un résidu, où j ’e s­ quittés pendant cinq semaines — en sont à peu près montés chro no lo g i­
père qu'il reste quelque chose. Ce qui continuant à parler, pas forcém ent du quement, oui ; mais on a surtout l'im ­
était passionnant, c ’était de susciter film, mais de tout le reste autour, et pression d ’une progression par la fa ti­
une réalité qui se mettait à exister tout s'intégrait de soi-même, et le len­ gue des acteurs. Au début, ils sont
d ’elle-même, indépendamm ent du fait demain, au tournage, nous continuions frais, ils ont encore l'illusion qu'ils vont
q u’on la filme ou non, et ensuite, de la conversation de la veille. Au mon­ a rriver à jouer - Andromaque • à la
se co m p o rte r vis-à-vis d ’elle comme tage. ça a été la suite, la même chose, fin de la semaine, alors que. trois ou
d ’un événement sur lequel on fait un avec d'autres personnes, avec les mon­ quatre jours après, ils savent bien
reportage, dont on ne garde que ce r­ teuses, et encore parfois avec les gens qu'ils n’y arriveront jamais... Ils étaient
tains aspects, sous certains angles, du film qui revenaient me voir, et la d'ailleurs très frustrés, s'étant tous
suivant le hasard ou les idées qu’on a. conversation continuait. J’ai le souvenir lancés dans la pièce avec l'envie de
parce que, par définition, l'événement d'une longue conversation inin te rro m ­ la jouer réellement devant des spec­
déborde toujours complètement, et de pue : « L 'A m ou r fou », c'était un sujet tateurs.
tous côtés, le récit ou le rapport de conversation entre nous : pas né­ Heureusement pour lui. Jean-Pierre
q u’on peut en faire. cessairem ent par mots d'ailleurs ; par avait la suite du rôle, et il s'y est jeté
8
c

à fond, d'autant plus à fond, je crois, continue a en faire : tant qu'à, le brim er Cahiers Finalement ce système aléa­
qu'on lui avait retiré brusquement sa par le cinéma, autant le filmer, c'était toire, qui a consisté à faire monter une
mise en scène d' « Androm aque ». Les plus intéressant. pièce par Kalfon et tourner une ém is­
autres sont restés un peu en l'air, Cahiers Et Labarthe, lui, essayait de sion par Labarthe et Etienne Becker,
et ils venaient au tournage, ils rôdaient construire une émission 7 semble avo ir été tout à fait prémédité,
autour de la suite du film, même s'ils Rivette II essayait ; il était simplem ent et retrouver, d ’après ce que vous ve ­
n’avaient pas de raison précise. un peu gêné dans la mesure où le nez de dire, une fonction bien précise ?
Cahiers Com m ent s'est déroulé, pré­ théâtre est quelque chose qu ’il con­ Rivette Au départ, c'é ta it uniquem ent le
cisément, le tournage des « scènes in­ naît moins bien que le cinéma ; il ne désir d 'av o ir le moins possible de cho­
times » ? savait pas to u jou rs quelles étaient les ses à faire, de me reposer au maxi­
Rivette La partie « théâtre » devait questions qu'il fallait poser à Jean- mum, de n'avoir qu'à discuter un peu
ve n ir d'abord, pour que Jean-Pierre et Pierre pour q u ’il accroche. L’émission avec les gens et puis me m arrer dans
les acteurs puissent répéter un peu de Labarthe, c'est, en principe, le film mon coin. Dès que je trouvais un
avant le d ébut du tournage, pour qu’ils en 16, quand on aura fini de le monter truc qui faisait que c'é ta it d ’autres gens
ne partent pas tout à fait à zéro le dans sa vraie longueur (entre deux et qui faisaient le boulot, j'étais ravi.
prem ier jo u r ; nous avons commencé trois heures) : il est beaucoup plus Etienne prenait ses initiatives ; il savait
dans une pure optique de reportage, serein que l'autre. C e sont uniquem ent que, suivant les moments, il devait
en essayant de roder d'abord le sys­ des gens qui travaillent, qui ne sortent s'axer sur telle chose p lu tô t que sur
tème de tournage à deux caméras, et jamais de ce travail, et qui en parlent... telle autre, mais il était très très libre :
c 'e st seulement au bout de deux jours, Je n'en ai gardé dans le film 35 que il filmait ce qui l'amusait suivant ses
après avoir pris l'habitude de la co lla­ les choses qui avaient un rapport avec propres méthodes, parfois des petits
boration entre la M itchell et la C oû ­ le personnage de Sébastien. bouts, d ’autres fois en défilant les char­
tant, après avoir accoutumé les uns Cahiers Est-ce que Kalfon d'une part, geurs les uns derrière les autres s'il
aux autres l'équipe et les comédiens, Labarthe de l'autre, ont pensé à mon­ tro u va it que ça en valait la peine.
en tournant beaucoup dans les coins te r la pièce, e t l’émission ? D'ailleurs, les tro is derniers jours, nous
tout en intervenant le moins possible Rivette Jean-Pierre voulait vraim ent le avons tourné avec les deux équipes
dans le travail de la pièce, que nous faire, il n'a renoncé que parce qu'il séparément, l'une après l'autre, ce qui
avons amené des scènes « jouées » (le n’était pas to ut à fait content de tous perm ettait de tourner de midi à minuit,
départ de Bulle), en essayant de garder les com édiens et qu'il n’avait pas et donnait plus de latitude à Labarthe
au maximum le même e sp rit de re p or­ trouvé de local. D'ailleurs, il avait déjà et Becker, qui n'avaient plus à tenir
tage, c ’est-à-dire en prévoyant juste fait plusieurs mises en scène de compte de la position de l'autre équi­
les grandes lignes de la scène, ce que théâtre, il y a quelques années ; je n'en pe ; les m eilleurs moments de rep o r­
feraient les caméras, la - tactique - du ai vu aucune, et je l’ignorais même, tage sur - A ndrom aque », c'est comme
moment a tourner, mais en ne prém édi­ c ’est lui qui me l’a appris. De même ça qu'on les a eus.
tant jamais les détails — ou la fin du que je n’ai su q u ’après que Michèle Il y a un moment dont je n’ai gardé
plan, qui était presque toujours très M oretti avait été effectivem ent son as­ que quelques très courts extraits dans
ouverte et dépendait beaucoup de sistante pour certaines de ses mises le film, c'e st la répétition presque en
l'hum eur d e s -g e n s à chaque prise. Je en scène. continuité de la dernière scène, cela
ne disais de couper que quand il n’y dure plus d'une heure, et tel quel, c ’est
Cahiers D ’où vient le projet de faire
avait vraim ent plus rien d’autre à faire, très bien.
réaliser ce reportage en 16 mm par
et souvent, c ’est la fin du magasin qui Cahiers Ce n'est donc pas par hasard
Labarthe et son équipe ?
se chargeait de term iner le plan à ma qu'on a l'im pression que Kalfon lui
Rivette Cela vient des émissions T.V. aussi a constam m ent une répugnance
place.
sur Renoir, de « C inéastes de notre à intervenir, voudrait que ses acteurs
Et par la suite, quand nous sommes en ­ temps », de l'adm iration profonde que
trés dans l’appartement, nous avons fassent tout d'eux-mêmes ?
j'ai p our la plupart des émissions de Rivette C 'e st la suite des conversations
essayé de conserve r autant q u ’on le cette série. C 'e st une idée qui est
pouvait ce ton du reportage, de ne ja­ qu'on avait eues pendant trois mois
venue très vite, et pour des raisons avant le début du tournage, à propos
mais brusquer, et ceci, avant tout, pratiques : je savais que le tem ps que
en tournant chronologiquem ent, en de Racine, à propos de Barthes, à pro ­
nous pourrions consacrer à film er le pos des acteurs, à propos de la mise
- voyant ve n ir ». Cela perm ettait de
théâtre serait très court, alors que je en scène. Et nous étions tout à fait
parler le soir du tournage du lende­ voulais dès le départ avoir un gros
main, des points qui restaient vagues, d'accord sur ce principe de la non-
matériel p our le montage, ce qui ren­ intervention comme principe de base.
de ceux q u ’on essayait de préciser un
dait im possible de le faire uniquement L'idée que le m etteur en scène, non
peu à l'avance, de p ré vo ir au moins à la M itchell. J'ai alors pensé qu'il
dans leurs grandes lignes, et de ceux seulem ent ne doit pas être un dictateur,
serait amusant de le faire avec deux mais ne d o it pas non plus être un
qu ’on préférait décider ou im proviser
systèmes très différents à la fois, et père.
au moment du tournage.
d ’introduire cette fiction très g ro s ­
Cahiers Le dialogue était écrit ? sière, et qui ne trompe personne, du 2 A
Rivette Le plus souvent non, et to u ­ reportage de télévision à l’intérieur du
jours au dernier moment. film. Cahiers Mais, mises à part ces expli­
Cahiers Pendant les scènes de re p o r­ L'idée de faire de Labarthe le ques­ cations par la com m odité ou la paresse,
tage de la - première semaine », que tionneur est venue beaucoup du rôle ce qui est frappant, c'est la combina-
faisait Kalfon il montait une pièce que devait jou e r le personnage de toire infinie que perm ettent les trois
ou il jouait dans un film ? Marta il d evait avo ir une position termes, caméra 16, caméra 35, et
Rivette II montait une pièce. Le film fixe, c ’est-à-dire ne jamais intervenir théâtre.
était un intrus qui l'empêchait de mon­ dans la progression dramatique, mais Rivette Mais c ’est aussi une solution
te r • Andromaque » aussi tranquillem ent jouer un rôle de pivot très ferme sans de paresse, parce qu'il suffisait de po­
qu'il l’aurait voulu, lui cassait son jeu, jamais agir ; il fallait donc qu'il ait des ser au départ le principe de ces trois
l'em bêtait prodigieusement. Les inter­ arrière-plans, d ’où la nécessité de lui éléments, et après, ça se développait
views avec Labarthe, au début ça donner un passé ; mais comme elle ne tout seul. D'ailleurs, je suis de plus en
l'amusait, et puis, au bout d ’un moment, pouvait pas le d é vo iler d'elle-même, il plus persuadé que les films se décident
ça l’a embêté également, parce que ça fallait que ce soit lors de question- avant, et que, si on part sur des bons
lui coupait son rapport avec les ac­ nages... J'en ai beaucoup retiré au mon­ principes, ça co u rt tou t seul sur le
teurs, ça l’obligeait à parler de façon tage d'ailleurs, parce que ça devenait développem ent de ces principes. Sinon,
abstraite, mais j'ai insisté pour qu'on trop systématique. si on part, pas forcém ent sur des mau­
9
vais principes, disons des principes Cahiers Com bien aviez-vous tourné de jou r ce que faisaient vos personnages.
plus abstraits, ça implique qu'on se 35 en tout ? Mais dans le film, l’encastrement de
donne un mal de chien à chaque fois Rivette Environ vingt-cinq mille mètres. leurs deux emplois du tem ps n’est pas
pour soulever une masse d'une tonne Un prem ier bout-à-bout du 35 durait régulièrem ent alternatif ; il y a de
de deux millim ètres, et que cette dé­ environ quatre heures, puis nous longs passages sur le théâtre seul, ou
pense d'énergie fabuleuse n'aboutit l'avons un peu resserré, puisque le film sur C laire seule, pendant lesquels on
q u ’à un résultat mesquin. C 'e s t plus dure maintenant quatre heures douze, sent qu'il se passe quelque chose pour
agréable de fonctionner d'une façon où avec à peu près une demi-heure de l’autre.
les choses se m ultiplient plutôt que seize. Rivette Tout le détail de la construc­
d ’une où elles se divisent. Cahiers Tout ce qui était un petit peu tion a été remis en question au mon­
Cahiers Vous vous opposez donc aux hasardeux, qui partait dans tous les tage ; mais le film a été monté jou r par
théories de François Truffaut, selon les­ sens, au tournage, se recolle com plète­ jour, et le principe de l'agenda a été
quelles le tournage va contre le scé ­ ment, et certaines choses apparaissent conservé.
nario, le montage contre le tournage, complètement préméditées, des rac­ Cahiers Oui, mais on ne les ressent
etc. Est-ce qu'il y a eu pour vous un cords entre le 16 et le 35, qui créent pas comme des jours, plutôt comme
stade où quelque chose est allé contre une sorte de dialectique très riche... des durées pures...
ce qui précédait ? Rivette C 'é ta it une dialectique facile à Rivette C ’est pour cette raison qu’il n’y
Rivette Je ne m'oppose pas du tout prém éditer : à partir du moment où on a que peu d'indications de date ; j'avais
à cette théorie, mais au lieu de dire tourne avec deux caméras, on a une d'abord prévu de marquer tous les
aller contre, je dirais plutôt critiquer. chance d 'a vo ir des bons raccords ; jours, et puis nous avons pensé qu'au
Nous passions notre temps à critiq u e r : mais on a aussi des surprises, très ins­ fond, c'é ta it bien de perdre par mo­
rien n'était jamais donné ni acquis. tructives... ments la notion précise du temps, et
Pour to u rn er une scène, quelquefois Cahiers Et les lignes générales du ré­ de ne pas avoir des repères tout du
nous la faisions telle qu'elle était pré­ cit, en aviez-vous une idée précise à long, mais de les redonner de temps
vue, d ’autres fois nous changions tout. l'avance ? en temps cependant, pour qu'on sente
Ce n'était pas être pour ou contre, Rivette L'idée de départ était qu'il arriver une échéance, telle que la fin
c'était une remise en question sponta­ s'agissait de trois semaines de la vie d'un mois et le début du mois suivant :
née, qui allait de soi. En tout cas. de deux personnes. Le prem ier travail le dernier jo u r « dramatique • est un
il n'y avait pas en effet l'idée de sta­ fut de p a rler avec Jean-Pierre et Bulle 31, et le lendemain, le T r, est le jour
des tranchés, mais d ’une continuité, de de la façon dont ils voyaient les cho­ où on boucle le cercle. Mais d ’un jour
moments successifs, différents, de la ses, de ce qu'ils pensaient des réac­ à l'autre, il y a toujours un passage au
même chose qui, parce q u ’ils étaient tions des personnages qu'ils auraient no ir.

différents, impliquaient à chaque fois à jouer. Dans le prem ier texte, par Cahiers II y a quand même un moment
une attitude différente et, de là, c e r­ exemple, il manquait beaucoup de cho­ où la notion de jou r disparaît com plè­
tains réajustements de l'un à l'autre. ses sur Claire, mais je savais qu'elles tement au profit de celle de durée, et
manquaient : ainsi, c 'e st en parlant un où on se retrouve exactement dans la
Cahiers Mais vous n'aviez tout de
soir tous les trois que l'un de nous, je même situation que Kalfon, c'e st lors­
même pas ce sentiment de lutte contre,
ne sais vraim ent plus lequel, après qu’il apprend le suicide de Claire, qu'on
d ’empoignade avec le cinéma que la
vingt idées qu'on n'a pas gardées, a avait oubliée.
plupart des metteurs en scène ont ou
lancé l'idée qu'elle devrait chercher un Rivette Là, je n’ai rien voulu de pré­
paraissent avoir.
chien. cis ; j'ai voulu, soit qu'on l'oublie, soit
Rivette Et que j ’avais eu moi-même Cahiers L'idée du chien n'était pas au contraire qu'on pense à elle en se
pendant mes deux premiers films, de dans les 30 pages du scénario ? demandant ce qu ’elle est en train de
façon terrifiante, c'est pourquoi je me Rivette Dans les 30 pages, si : mais faire pendant ce long passage où on la
disais que ce n'était certainement pas pas dans les 10 pages. Au départ, le perd de vue. Il y a quand même de
la bonne façon de faire des films. Mais film tenait vraim ent en trois phrases, petites allusions à elle de temps en
là, pour la première fois, je n'ai pas celles sur lesquelles Beauregard, puis temps : le coup de téléphone de Jean-
eu cette impression.
Bulle et Jean-Pierre, m'ont donné leur Pierre au bistrot, le fait qu ’il aille pas­
Cahiers C ette façon de prendre un accord. J'ai alors écrit 10 pages pour ser la nuit chez Marta. Mais les deux
matériel dont vous n'êtes pas totale­ avoir une prem ière base de d iscu s­ réactions restent possibles, selon les
ment responsable, et de le transform er sions ; c ’est à ce stade-là que se gens : ça fait partie de la liberté du
ensuite en l’utilisant d'une autre façon, sont placées les conversations avec spectateur.
en faisant que tout réagit sur tout, Bulle et Jean-Pierre, et le travail avec Je voulais des durées • libres », où
cela va tout à fait dans le sens d'une Marilù. C ’est là qu ’on s'est imposé l'on puisse de temps en temps perdre
certaine musique. de construire une sorte d ’agenda de de vue l’écoulement du temps, et le
Rivette Oui... Enfin, c'est évident, on est leur vie, jo u r par jour, et presque récupérer par à-coups. C 'e st pourquoi
obligé de penser à des choses de ce heure par heure, pendant ces trois j'ai gardé du film en 16 toutes les
genre. Mais j'ai essayé de ne pas semaines : c ’est cet agenda que j'ai indications de temps, lorsque Jean-
trop y penser. Pendant le tournage, on ensuite récrit en 30 pages, sous une Pierre dit : - Il ne reste plus que deux
essayait non pas d 'épuiser toutes les forme un peu plus littéraire, pour pou­ semaines, plus qu'une semaine... ■ J'ai
possibilités offertes, parce que c'est vo ir le faire lire. Au tournage, c ’est ce aussi cherché, au début, à donner l'im ­
inutile et impossible, mais d'en utiliser calendrier que nous avons suivi, au pression au spectateur qu'il est embar­
ce que nous pouvions, dans les cinq besoin en allant contre certaines des qué pour trois semaines, mais je n'y
semaines dont nous disposions, pour choses qui étaient écrites, en les dé­ suis pas vraiment arrivé, ça n'apparaît
donner l'idée de cette masse de pos­ plaçant, ou en les précisant. Ainsi, la qu'en filigrane.
sibilités virtuelles. scène où Sébastien lacère ses vê te ­ Cette durée de trois semaines est d'ail­
Cahiers Justement, devant ce donné ments est venue en discutant la veille leurs en même temps arbitraire ; c'est
inépuisable, entre le 16 et le 35, vous du prem ier jour de tournage ; je sa­ aussi bien l'image de ce qui pourrait se
avez dû vous apercevoir très vite que vais seulement, de façon com plète­ passer en trois mois entre eux deux.
votre film allait être très long. ment abstraite, qu'il fallait à ce moment-
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Rivette Non, parce que j ’ignorais to ta ­ là une scène qui inverse les rapports
lement ce que j ’aurais envie de garder entre Claire et Sébastien, où la « folie » Cahiers Pour en revenir au théâtre, on
au montage. Je sentais bien que je ne qui avait investi le personnage de a l'im pression que les acteurs n'ont pas
serais pas à court de matériel pour Claire soit reprise en compte par celui répété entièrement ■ Androm aque -,
monter, mais je ne savais pas du tout de Sébastien. qu’ils reprennent toujours les mêmes
la proportion que j ’en garderais. Cahiers V o u s saviez donc jo u r par scènes ?

10
Rivette Effectivement, il s'est trouvé « on met la caméra là et moteur I », en Cahiers II y a d'ailleurs un moment
qu'ils répétaient plus souvent certaines vérifiant un peu si ce que je voulais très « choquant », quand - on voit des
scènes que d'autres, parce qu'ils les qu'on voie était dans le cadre. S ou­ plans en 16 dans un endroit autre que
connaissaient mieux. Et puis, il y en vent même, à la fin, quand nous to u r­ le théâtre, chez Marta. Ça donne un
avait qui étaient moins intéressantes nions très vite, Levent faisait les cadres peu le sentiment d'un scandale, comme
par rapport au film. Surtout, le fait de tout seul. Je faisais confiance aux te ch ­ si Labarthe était rentré dans le film
revenir toujours sur les mêmes scènes, niciens, mais tout mon dialogue était 35, un mom ent on se demande même
cela donnait des rimes à l'in té rie ur du avec les acteurs. s'il n’est pas l'amant de Marta.
film : la première rencontre de Pyrrhus En tout cas, le rôle du 16 n’était pas Rivette C 'e st un petit bout que j'ai mis
et d ’Andromaque, ou l'entrée d'Her- vraiment prémédité. J’avais bien vu que tout à fait en fin de montage ; c'est la
mione. Les deux derniers actes sont c’était - le cinéma », bien sûr. Et même, suite des interviews de Marta com m en­
très sacrifiés, parce qu'ils les avaient ça ne me déplaisait pas, les moments cées au théâtre, dans la loge, puis
moins répétés. Mais to u t ça n’était pas où Jean-Pierre parle des rushes de dans la salle, puis au bistrot. Je n'ai
prémédité. Ce que j'ai gardé, ce sont l'émission de Labarthe q u ’il a vus. pas monté l'interview chez elle, parce
les moments les plus intéressants plas­ J'avais même pensé un moment le fil­ qu'il n'ajoutait rien, ou plutôt il ajou­
tiquement, et par rapport à Sébastien, mer en train de re garder ces rushes, tait trop ; mais j'ai eu envie de ces
non par rapport à Racine. et puis j'y ai renoncé : puisqu'il le di­ plans-là purement plastiquement. J’ai
Cahiers Q u'est-ce qui vous décidait à sait, ce n’était pas la peine de le fil­ eu envie qu'il y ait quelque chose entre
faire intervenir plus précisém ent le 16? mer. Bulle téléphonant à Marta p our lui
Cahiers V o u s parlez de cinéma dans demander de la rejoindre et Bulle
Rivette Quand j'avais envie, sans au­
le cinéma, c ’est plutôt, en fait, le entrant dans le b istro t ; et comme ça
cun critère général. Le principe, c ’est
cinéma hors du cinéma. Quand on voit n'aurait pas été bien de mettre encore
que la caméra 16 est la seule qui a le
une caméra dans un film, le plus sou­ du théâtre à cet endroit, il fallait co n ti­
droit de vo ir les acteurs en gros plan.
vent on a l'im pression qu'elle est un nuer sur l'idée de Marta. Ces plans-là
Cahiers On n’a pas du cinéma dans le
cinéma, mais le cinéma film ant du théâ­
tre et filmé par du cinéma. Cela donne
l'im pression curieuse que la caméra 16
prend en charge toute la part de
cinéma, et que la caméra 35 n’existe
pas, qu ’elle est un filtre transparent...
Rivette Je suis content que l'on ait
cette impression, parce qu ’e ffe ctive ­
ment, la caméra 35 joue totalem ent le
rôle d ’œil de vache là-dedans. A la
rigueur, c'est la personne qui est entrée
sur la pointe des pieds, l'intrus qui
reste assez loin parce qu ’il va se faire
engueuler s ’il s’avance plus, qui épie
dans les angles, qui regarde du bal­
con, toujours un peu planqué. Elle a un
côté voyeur brimé, comme quelqu’un
qui ne peut jamais se rapprocher com ­
me il le souhaiterait, qui d ’ailleurs
n'entend pas tout. La M itchell et la
Coûtant, ce sont deux formes o ppo­
sées d'indiscrétion, passive et active,
sournoise ou interventionniste ; mais
c'est le même principe que la réalité
pré-existe, aussi bien quand on ne la
filme pas que quand on la filme.
Cahiers Cela produit un effet très
Bulle Ogier et Jacques Rivette : tournage de « L'Amour fou ».
curieux, parce que dans les scènes où
16 et 35 mm sont mélangés, c'est le 16 élément du film que l'on voit. Ici. on a ont donc été mis uniquement pour
qui passe pour être du cinéma, avec au contraire l'im pression qu'il y a un avoir une pause ; évidemment, en
un son précis, et quand c ’est le 35, on mal général qui s ’appelle le cinéma, et projection, on s'est dit tout de suite
a l’impression d ’être spectateur de la un abcès de fixation qui est la caméra que c'é ta it énorme, mais, dans la me­
pièce, dans la salle. Dans l'apparte­ 16. La caméra 35, qui était l’intruse, ne sure où on ne l'avait pas choisi, on
ment, on n'a plus l'impression, du fait l'est plus du tout, on ne la « sent » l’a laissé, comme quelque chose qu'on
de la présence du seul 35, qu’on voit plus, et c ’est la 16 qui donne l'im ­ venait d'apprendre.
un film. pression d'être l'intruse extrême. Mais le doute reste permis : une fois
Rivette Oui, c'est un peu ce que je Rivette C 'e st dans la mesure où la sur deux, quand je vois le film, j ’ai
souhaitais, et c ’est pourquoi j ’ai essayé caméra 16 est active, tandis que la l'im pression que Labarthe essaie de
de rendre la caméra 35 la plus invisi­ caméra 35 essaie d'être la plus passive ren tre r dans la vie de Marta. qu'il
ble possible. Il n’y a que trois tra ­ possible, avec même un côté faux- pousse son pion, d ’autres fois j'ai
vellings dans l’appartement, com plète­ jeton. De tem ps en temps, elle fait des sim plem ent le sentiment qu'il est là
ment fonctionnels. D ’ailleurs, toute petites promenades, mais indépendam ­ pour poursuivre son reportage, parce
l'équipe technique s'est sentie très b ri­ ment de ce qu'elle filme, suivant un que Marta l'intéresse, et non parce
mée to u t au long du tournage, ju ste ­ principe que je n’ ai pas inventé, qui qu'il a repéré qu'elle a l'a ir seule dans
ment à cause de ça, parce que je v o u ­ consiste à ré g le r un mouvement d'ap­ la vie, actuellement.
lais que la caméra 35 ne soit qu’une pareil com plètem ent indépendant de ce Cahiers En fait, le malaise vient surtout
machine à enregistrer, totalem ent neu­ qui est filmé par ailleurs, et à laisser le du fait que ces plans sont en 16 mm,
tre. Pratiquement, je n'avais de rap­ cadreur se dé b ro u ille r p our adapter les qu'à ce moment ils concernent la « fic ­
ports qu’avec les comédiens, c 'est avec deux. Mais encore une fois, c'est un tion » et connotent « film », tandis
eux que je décidais de la façon de vieux truc. Et je ne l‘ai jamais fait q u ’habituellement, ils connotaient «théâ­
prendre une scène, et après je disais : dans l'appartement. tre »...
* L’ AMOUR FOU • ; (BULLE 0GIEB, JEAN-PIERRE K A L fO N ).
Rivette En tout cas, c ’est monté J'ai alors attendu d 'avoir le 16 gonflé, départ il était prévu que nous aurions
uniquem ent pour avo ir des durées, des sans rien toucher, en laissant do rm ir le deux ou trois jours, puis nous avons
oppositions de décors et de personna­ film presque deux mois. Et nous so m ­ pris du retard, nous n’avons plus eu
ges ; les oppositions de matières, elles, mes repartis en le reconstruisant peu à qu'un jo u r de tournage, si bien que
sont subies. Que ça soit du 16 ou du peu à partir des injections de 16 mm ; nous l’avons fa it dans la folie la plus
35, je n 'y pouvais plus rien, c ’était sans le 16, le film était in-montable ; il complète. Le même éclairage une fois
trop tard pour intervenir, je n'avais plus était nul. On y serait peut-être arrivé, pour toutes, la caméra se déplaçant à
qu’à l'a cce p te r comme un fait indépen­ mais il aurait certainem ent fallu couper toute allure dans tous les azimuts, des
dant de ma volonté, comme les am ­ beaucoup de choses pour que ce soit plans où, to u t d'un coup, il fallait que
biances, les bruits imprévus liés au son visible. tout le monde se planque parce que
d ire ct : to u t ça fait partie des choses Le 16 mm a introduit le suspense ; et Jean-Pierre partait dans un sens qui
données, qu’on doit reprendre telles quand M arcorelles me reproche d 'avo ir n’était pas du tout prévu, Levent réus­
quelles. trahi l'e sp rit du 16 et du cinéma-vérité sissait à te rattraper de justesse. On
au profit d ’Hitchcock, il a raison. C 'e st savait seulem ent que ces deux jou rs
en effet du ciném a-vérité complètement seraient faits sur l'idée de puérilité,
3 A dévié de sa nature profonde, mis au deux jours où ils sont frère et sœur, la
service d'une idée du cinéma qui est régression à l'enfance. Nous avions
La seule idée que j'avais pendant le peut-être finalem ent plus proche même envie d'aller encore beaucoup
montage, c ’est qu'il existait certaines d'H itchcock que de Renoir ; le sus­ plus loin dans cette vole, carrém ent
choses qui avaient été filmées, de la pense introduit par le 16 a permis de dans la scatologie, enfin vraim ent l'e s ­
pellicule, et que le montage consistait, redonner aux plans la force qu ’ils prit enfantin. Il en reste quelques pe­
non pas à savoir ce qu'on avait voulu avaient dans les rushes, et qu'ils tites choses, les inscriptions « kaka-
dire, mais ce que cette pellicule disait avaient perdue dans le bout-à-bout ; pipi » sur le mur, mais c'est très timide.
par soi-même, et qui n’avait peut-être certains plans d'ailleurs ne l’ont pas On n'a pas eu le tem ps d'aller plus
aucun rapport avec ce qu'on avait pré­ retrouvée, la force des rushes. Mais loin. En tout cas, le principe c'était :
vu. Le montage, c ’est che rche r les a ffi­ dans tous les films, quels qu ils soient, ils ont quatre ans. En y repensant
nités qui peuvent se cré e r entre ces très mis en scène ou très « re p o r­ après coup, c 'est celui de « M onkey
différents moments de pellicule, qui tage • , j'ai toujours senti cette dé perdi­ Business ». Je dois dire que, sur ce
existent com plètem ent en eux-mêmes. tion de force par rapport aux rushes. principe, Jean-Pierre était bourré
Le fait qu ’il y ait eu à un moment une Cahiers Cela condamne le montage ? d ’idées. Il voulait faire aussi un grand
caméra face à des personnes, qui les Rivette Non, je crois quand même qu'il hommage à Laurel et Hardy, un duel à
a provoquées à agir d'une certaine faut monter ; je crois que tou t le coups de yaourts et de fromages blancs,
façon, et tour ce que l’on a pu penser, monde a eu la tentation de m ontrer les que, malheureusement, on n‘a pas eu
ou dire, ou faire à ce moment-là, tout rushes tels quels aux gens, Godard, le temps de tourner. Ils étaient très
cela n’a plus la moindre importance, Eustache ou Garrel, et certainement fatigués à la fin de toutes ces actions
c ’est du passé mort ; la seule chose Renoir autrefois, mais, pour le moment, presque ininterrompues, et puisqu'ils
qui compte, c'est ce qu'il en reste, et je continue à penser que ce serait une étaient fatigués, on a tourné la fatigue,
il en reste une cristallisation qui est facilité pas payante, et que les rushes mais ce n'était pas du to u t prévu. Ils
les rushes. Et les rushes, je ne me laissés tels quels dépériraient peu à s’étaient tellem ent dépensés à g riffo n ­
lasse pas de les voir, j ’y passe des peu. ner sur les murs, à se rouler dans
journées et des journées avant de Cahiers Quand voua parlez d'un sus­ les draps, à d ém olir la porte I Après, je
com m encer à monter, et la première pense introduit par le 16, vous ne n'ai fait q u ’amener la M itchell devant
collure, c ’est toujours un sentiment pensez pas sim plem ent à ce qui se eux et film e r leur épuisement.
de sacrilège. Parce que c'est une rapporte à la « fiction », mais aussi à Cahiers Est-ce que vous aviez vu, à
violence qu'on leur fait de les obliger la nature même du 16 à l'in té rie u r du cette époque, - Les Petites M argue­
à se ranger dans un certain ordre plu­ 35? rites » ?
tôt que dans tel autre ; c'est pourquoi Rivette Oui, le 16 relançait le 35, plas­ Rivette Non, pas encore. De toute
aussi j ’aime bien les montages très tiquem ent et dynamiquement. C ’était façon, c'e st vraim ent la tarte à la
longs, pour avoir le temps de beau­ une autre qualité d ’image et une autre crème du soi-disant nouveau cinéma.
coup to urn e r autour, re v o ir en cours de vitesse. Par exemple, la deuxième se­ Depuis j ’en ai vu plein : « H erostratus »,
route les prises laissées de côté, les maine — qui est la partie du film cen­ - The Happening », « Sept Jours ail­
doubles, les chutes, essayer de co m ­ trée sur C laire — était extrêmement leurs.»... En même temps, la d estru c­
prendre ce qu’ils disent eux aussi. ratée en bout-à-bout. Et d ’un seul coup, tion, c ’est le plus vieux thème du
C ’est le moment où on passe du degré par les petites injections de 16, elle a cinéma : c'e st M ack Sennett. c 'e st le
brut de la réalité captée à la dimension pris son sens. C 'e s t une chose q u ’on burlesque. C e sont des choses sur
du film : c ’est le moment de la respon­ ne peut pas vraim ent expliquer : il y lesquelles on retombe forcément, d 'au­
sabilité maximum, parce que c'est là avait simplem ent tro p de 35 à la suite. tant que nous ne cherchions pas une
que le film, q u ’on le veuille ou non, Il n'y a que pendant les deux jours que seconde à être original. On faisait ce
va vo ulo ir « dire » quelque chose ; mais Bulle et Jean-Pierre passent ensemble qui s’imposait, ce qui allait de soi. Ils
c ’est lui-même qui doit le dire, et non dans l’appartement que le 16 aurait été avaient envie de se peindre, ils se
pas moi ni qui que ce soit. incongru là, le principe, c ’est de peignaient...
Dans le cas de « L’A m our fou », c ’était n ’a vo ir pendant une demi-heure q u ’un C ahiers Tout cela est quand même
très passionnant, parce qu’il y avait de seul niveau. très rythmé d ’actes sexuels violents
quoi jou e r très longtemps avec ce C ahiers Pour ce qui se passe pen­ et répétés, qui contrarient le côté
principe-là. J’étais prêt à dém olir c o m ­ dant ces deux jours, aviez-vous écrit « re to u r à l'enfance ».
plètement la chronologie de départ ; et quelque chose ? Rivette Oui. il y a des moments où
des choses qui n’étaient pas prévues Rivette Non, rien. Dans les trente pa­ Jean-Pierre oubliait un peu le postulat.
vraiment à un endroit précis au to u r­ ges du scénario, il y avait juste : « ici Encore que la sexualité infantile...
nage se sont promenées, on s’est v ien t une scène qui sera ce qu'elle Cahiers En to u t cas, bien souvent, au
beaucoup amusé à les déplacer ju s ­ sera », ou quelque chose de ce genre. cours du film, il y a entre eux des
qu ’à ce qu ’elles aient l'air d ’être à leur On l’a tournée en un jour, à la fin du relations m ère-enfant très nettes...
place, de ne plus avo ir envie de bou­ tournage dans l'appartement. Nous Rivette Oui, c 'e st venu to ut seul,
ger. avions parlé de ce passage entre nous, comme une chose tellem ent évidente
J'avais commencé par m onter l’arm a­ mais assez peu, c'était une sorte de que ce n’était pas la peine de la pré ­
ture en 35 dans l'ordre du scénario, et récompense réservée p our la fin, dont voir. On a même gommé ou renoncé
c ’était monstrueux, d ’un ennui mortel. on avait presque peur de parler. Au à to u rn er des choses dans ce sens.
13
A la fin, quand Jean-Pierre est seul du côté « in-montable » de Racine, ils le il est pris dans un sac de nœuds,
dans l’appartement, on avait prévu qu'il pensaient profondém ent ; ils ont dit de­ coincé des deux côtés.
serait carrém ent en position fœtale, vant la caméra ce qu ’on se disait en­ Cahiers On a l'impression, à vous en­
puis on ne l’a pas fait, c'était inutile. semble tous les soirs. tendre, que c ’est Sébastien le person­
C ahiers Mais il y a déjà une allusion Cahiers Vous aviez pensé à Hitchcock nage principal...
à ça dans le film, quand Beneyton joue en faisant le film ? Rivette C ’est vrai, c'est lui le person­
la m ort d ’Oreste... Rivette Avant, très peu ; je savais que nage central ; mais, de même qu'il y
certains moments devraient être tou r­ a pour lui équilibre entre le théâtre
Rivette Oui, et ça, justement, c'est venu
tout seul aux répétitions. Ce n’était nés dans une optique un peu hitch- et l’appartement, je voulais qu'il y ait
cockienne, mais je pensais que ce se­ équilibre entre eux deux. Mais le point
pas la peine de le refaire.
rait comme des abcès de fixation de départ c'était qu'on ne la voyait,
Cahiers Que pensez-vous de la façon très indépendants du reste du film, et elle, que par rapport à lui. Ce que l’on
q u 'o n t les acteurs de jouer Racine ? qui d ’ailleurs me faisaient assez peur voit de Claire, c ’est peut-être seule­
Rivette J’avoue que le fait que Racine avant, pendant et après, parce que je ment l'idée que Sébastien s'en fait : il
soit dit de façon très abrupte, souvent ne savais pas du tout s'ils ne jureraient y a des moments sur elle, surtout vers
maladroite, lui donne une force extra­ pas par rapport au reste. Sans quoi, la fin, où l'on peut penser qu'il imagine
ordinaire. Ou bien, pour que ça passe, je n'y ai pas pensé jusqu'au jou r où tout. De toute façon, c ’est forcément
il faudrait que ce soit joué magnifique­ nous avons été revoir - Marnie ». vers l'idée qu'un homme peut se faire d'une
ment par des acteurs géniaux. Mais là, la fin du tournage, et où les rapports, femme.
je trouve qu'il y a une sorte de bruta­ si j'o se dire, nous sont apparus évi­ Pour moi, la cristallisation de départ,
lité du vers racinien qui revient, à l'im- dents. ça a été le souvenir de la vie de
proviste, dans le tâtonnement, quand Mais peut-être tout film que nous au­ Pirandello, qui a vécu pendant quinze
on ne s'y attend pas. rions été voir, dans l’état d'esprit où ans avec sa femme folle. D'ailleurs, la
Cahiers Dans « Androm aque » même, nous étions, nous aurait frappé de la scène de l'épingle vient de la vie de
en temps que pièce, il y a un côté même façon : dans ces cas-là, on se Pirandello, je l'avais lue trois mois
complètem ent barbare, ce n'est pas du projette sur tout ce qu'on rencontre... avant dans le programme de je ne sais
tout une pièce de finesse, d'élégance,
et tous autres clichés qu ’on a pu dire
ou écrire sur Racine.
Rivette Absolument, c ’est une pièce
d'une sauvagerie extraordinaire. Au dé­
part, notre idée, c'était de prendre une
pièce-bateau du répertoire français,
tout en sachant, puisqu’on a lu Barthes,
que Racine c'est quand même... bien.
Et puis, en relisant la pièce, elle nous
a paru vraim ent extraordinaire ; même
Dennis et Yves, qui auraient préféré au
début q u ’on monte une pièce d'Artaud
par exemple, se sont enthousiasmés
dès les premiers jours de lecture. Pour
Jean-Pierre et pour moi, ce contact des
comédiens avec le mot à mot du texte,
qui est fabuleux, a été une révélation :
c'est ce qui est passionnant dans un
travail comme ça, c ’est en étant obligé
de suivre le mot à mot du vers qu'on
se rend compte que chaque vers est
d'une méchanceté, d ’une sauvagerie,
d ’une décision et d ’une audace incroya­
bles. C ’est vraim ent un auteur fou, un
des grands auteurs malades de la lit­
térature française.
Une vraie représentation de Racine, ce
serait tout autant au bord de l'insoute­
nable que I' - Antigone ■ du Living
Franche Bargà et Anna Karma dans - La Raligieuss >.
Theater ; mais par de tout autres
moyens, sans joue r du tout sur Iss
actions physiques ; c ’est d'ailleurs ça, plus quelle pièce que j'avais été voir
__________________3 B _________________
l’idéal, que les mots aient la même — « S e tr o u v e r* , je crois. Evidemment,
violence que les actions dans les spec­ Cahiers En ce qui concerne le théâtre, en trois semaines, il ne pouvait pas se
tacles du Living : des mots qui b le s­ cette intensité qu'il prend au long du passer la même chose qu'en quinze
sent, qui torturent. Ce qui nous avait film, qui contrebalance presque ce qui ans, ça n'avait plus du tout le même
frappé aussi, dès la première lecture, se passe entre Kalfon et Bulle, était- poids ni le même sens, et je ne me
c'est à quel point c'est une pièce sur elle voulue ? suis pas senti la force, ni finalement
la régression ; elle commence sur les Rivette Oui. je voulais que ce soient l'envie, de faire un film où la femme
hommes, qui parlent de politique, co n ti­ deux choses aussi intéressantes l’une serait vraiment folle. Donc ça serait
nue sur les femmes qui se mettent à que l'autre, si possible à égalité. L'his­ seulement une crise, un passage à
parler de leurs problèmes passionnels, toire, c'est quelqu'un partagé entre vide, comme tout le monde en a ; et
et, peu à peu, les personnages adultes deux endroits, deux lieux clos, l'un où c'est là qu'il est devenu évident qu'elle
disparaissent, et le cinquième acte, il répète, l'autre où il essaie de sau­ ne serait pas plus folle que lui, et que
c ’est vraiment l’acte des enfants te r­ ver — si l'on peut dire — le couple même, le plus malade des deux, c'était
ribles, qui ne peut déboucher que sur qu’il fait avec sa femme, sans qu'on nettement lui. Le sentiment principal,
des actions puériles, sur le suicide et sache si c'est le fait que le couple va c'était aussi une phrase de Pirandello
sur la folie. mal qui fait la pièce aller mal ou le sur laquelle j'étais tombé en bouqui­
Et quand Michèle et Jean-Pierre parlent contraire. En fait, pour lui, c ’est lié, nant un peu avant de comm encer à
écrire quoi que ce soit, et que j'avais Cahiers C 'est justement l’impression tentieux et même monstrueux, c ’est le
d ’ailleurs recopiée au début du scé ­ qu'on a : qu'au tournage ce moment choc de Budapest, fin 1956. Juste après
nario : • J'y ai réfléchi, nous sommes était conçu comme devant être accom ­ « Le C oup du b e rg e r» , j ’avais écrit
tous fous ». C 'e s t ce qu'on dit couram ­ pagné de musique. des scénarios que devait produire Ros­
ment, mais le beau, c ’est justem ent de Rivette Cela ne s'est pas exactement sellini. dont aucun heureusement n’a
s'appliquer à y réfléchir. imposé au moment du tournage, mais été tourné, et c ’est l’un d ’eux que j ’ai
Cahiers Ce transfert de la folie d ’un trè s,vite , dès le début du montage, dès repris, en le modifiant complètement,
personnage à l'autre, c ’est aussi * Li- que j'ai commencé à parler avec Jean- six mois après, au printem ps 57. Ça
lith »... Claude. J'avais prévu d ’abord de toutes paraît idiot, mais à cause de ça, c ’était
petites amorces de musique par-ci par- lié à Bartok.
Rivette Oui, bien sûr, mais « Lilith » est
là dans le film, et puis, tout à coup, Cahiers C om m ent voyez-vous, mainte­
un film qui recoupe tellem ent les pré­
un grand éclatement, un bloc, puis nant, « Paris nous appartient » ?
occupations qu'on a tous... Je m'en suis
la résorber totalem ent à la fin. Quand Rivette Je ne l’ai pas revu depuis long­
aperçu au bout de quelques jours, j ’ai
la musique arrive, la parole est déjà temps, et j'ai très p eur de le revoir.
com oris que j ’étais aussi un peu en
train de refaire « Lilith ». Mais en fait, morte depuis quelque temps : il y a J’ai eu trop envie de le to u rn er pour
eu le coup de téléphone de Françoise le renier, mais avec le recul, je suis
j ’ai pensé à dix films. Il ne faut jamais
qui annonce le départ de Claire, puis très malheureux sur les dialogues, que
hésiter à plagier. Là aussi, c ’est Renoir
la conversation entre elles deux à ta je trouve épouvantables. Je continue à
qui a raison.
gare, dont le degré de réalité est déjà aim er le principe du film, y com pris
Cahiers Q uelle fonction donnez-vous
plus improbable, puis encore quelques toutes les naïvetés, j'aime bien la co n s­
aux trois scènes de répétitions qui ont
phrases confuses dans la loge, et le truction, la façon dont les personnages
lieu dans l’appartement de Sébastien ?
marmonnement de Jean-Pierre quand il passent d’ un d écor à l’ autre, dont ils
Rivette Je crois que ce sont des scènes marche en chantonnant un thème
assez importantes, parce que c ’est l'ir­ bougent entre eux ; même le côté pas
d ’Otis Redding ; après la musique, il très au point de l’intrigue, ça m’ est
ruption du théâtre chez Claire, qui n ’y a plus que des sons purs, et les égal, mais le style des dialogues, et
l'exclut encore plus que le fait de ne cris d ’enfant à la fin. qui sont co m p lè ­ par conséquent le style de jeu. me
pas participer à la pièce. Non seule- tement accidentels, pas prémédités du
mant elle est refoulée hors du théâtre, gêne prodigieusement. Je croyais en
tout, enregistrés synchrones avec le les écrivant que c'é ta it l’anti-A urenche
mais en plus le théâtre la relance ju s ­ d ernier plan. Il fallait que la musique
que dans son refuge. et Bost, et je m 'aperçois que c 'est la
arrive non pas dernière, mais avant- même chose, du dialogue à effets dans
Cahiers Si l’on excepte les disques et dernière. le pire sens du mot ; ils sont sauvés
le transistor, il n'y a de la musique Cahiers De même que la marche de par certains comédiens ; d’autres les
cju’à un seul moment dans le film, juste Sébastien est elle aussi une faussa aggravent ; mais ils sont terriblem ent
avant la fin, et c'est un moment qui fin ? contents d'eux-mèmes, et ça, je ne peux
ne ressemble à aucun autre. Aviez-vous
Rivette Depuis le début, il n’y a que plus le supporter. Même les scènes de
choisi à l'avance de la placer à cet
des fausses fins dans ce film. C ’est un théâtre sont faites sur la convention, et
endroit, quand Sébastien marche long­
film qui n’arrête pas de finir. C ’est c 'est ce qui m'a donné l’envie de mon­
temps seul, et seulem ent à ce
pour ça qu ’il dure si longtemps. tre r le théâtre d ’une autre façon.
moment ?
Cahiers II y a pourtant de la musique
Rivette Je tenais à ce moment, à la fin
à un autre moment dans le film : quand 3 C
du film, où Jean-Pierre resortait,
Sébastien dort, avant la scène de
où l’on devait ressentir un sentiment
l’épingle, on entend une sorte de b re ­ D ’ailleurs, il n ’y a pas de raison de
de fausse délivrance, et où ce senti­
douillis. s'a rrêter ; tous les films sont sur le
ment de délivrance devait tom ber peu
Rivette Ce n'est pas de la musique théâtre : il n'y a pas d ’autre sujet.
à peu. J'aurais voulu, à ce moment-là,
instrumentale. Ce sont des bonzes zen. C 'e s t la facilité, bien sûr, mais je suis
faire des choses plus savantes, jouer
D ’ailleurs, cela revient à plusieurs en­ de plus en plus persuadé qu'il faut
sur des changements de lieux, des chan­
droits, mais d'une façon que j'ai voulue faire les choses faciles, et laisser les
gements d ’éclairages, la tombée de la
très faible et ça s'est un peu perdu choses difficiles aux pédants. Si on
nuit. Je n'ai pas pu. J'ai dû film er très
au repiquage : c ’est vraiment au bord prend un sujet qui traite du théâtre de
simplem ent Jean-Pierre marchant, avec
du seuil de perception, presque comme près ou de loin, on est dans la vérité
quelques plans de coupe un peu bêtes
p our pouvoir monter. Et puis, c'était des infra-sons. Au générique, par exem­ du cinéma, on est porté. Ce n'est pas
un moment, de toute façon, musical. ple, le bruit du train se transform e en un hasard si, parmi les films que nous;
bonzes zen, avec quelques bouffées de aimons, il y en a tellem ent qui sont au
Alors, j ’ai eu envie qu'il y ait de la
musiques folkloriques, des gouttes prem ier degré sur ce sujet-là. et on
musique, là, et pas ailleurs. D ’ un côté,
je savais que c ’était un film où il fal­ d ’eau, tous ces éléments tournant en se rend compte après que tous les
lait jouer sur le réalisme total du son, boucle ■. tout cela très grossièrem ent autres, Bergman. Renoir, les bons
avec peut-être quelques ponctuations inspiré de ■ Telemusik » évidemment. Cukor, Garrel, Rouch, Cocteau. G o ­
très brèves auxquelles j'ai renoncé Parce que la grande ambition du film, dard, Mizoguchi, sont aussi là-dessus.
après en avo ir parlé avec Jean-Claude formellement, c ’était de chercher un Parce que c ’est le sujet de la
Eloy. parce qu'il m'a convaincu que équivalent, dans le cinéma, des re­ vérité et du mensonge, et qu'il n’y en a
ce serait des pom - pom - pom inu­ cherches récentes de Stockhausen pas d ’autre au cinéma : c’est fo rc é ­
tiles. Et puis, dans la mesure même ce mixte de construit et d'aléatoire, et ment une interrogation sur la vérité,
où il n'y avait pas de musique du tout, qui implique obligatoirem ent le temps, avec des moyens qui sont forcém ent
j'ai pensé qu'il en fallait une importante la durée. Et l’autre ■ modèle » mu­ mensongers. Le sujet de la représen­
à un moment, parce que toutes les sical du film, mais c ’est encore plus tation. Et le prendre carrém ent comme
règles doivent être contredites une fois, lointain, malheureusement, c’était « Sgt. sujet d'un film, c’ est de la franchise,
et aussi pour que ça décolle, que ce Peppers... ». donc il faut le faire.
soit un moment réellement planant, en Cahiers Pour « Paris nous appartient » Cahiers Ça revient donc un peu à
dehors, de l’autre côté... Je voulais c ’était S traw insky ? prendre directem ent le cinéma comme
q u’à ce moment, non seulem ent il y Rivette Non : « Paris nous a p pa rtie n t», sujet du cinéma ?
ait de la musique mais, pour reprendre c ’était Bartok. Rivette II y a eu beaucoup d'essais de
un terme de Boulez, que ce soit la C ’était volontairem ent ce romantisme film s sur le cinéma dans le cinéma, et
musique qui soit l’onde porteuse, et un peu décadent, ce côté voulu ça ne marche pas aussi bien, c'est plus
l’image un «im pie accompagnement, grinçant. L’origine de « Paris noue laborieux, ça fait coquetterie. C ’est
presque accidentel, sans importance. appartient ». ça peut paraître pré­ moins fort, peut-être parce qu'il n'y a
15
qu'un seul niveau ; c ’est le cinéma qui communiquent, d'autres qui sont des en nœud papillon. Donc, l'entracte de ­
se regarde lui-même, au lieu que, s ’il itinéraires facultatifs, et des gens qui vient un moment très important...
regarde le théâtre, il regarde déjà circulent comme des souris à l'intérieur Rivette Ah oui, pour moi le moment le
quelque chose d'autre : pas soi-même, de ces labyrinthes, et se retrouvent plus important du film, c’est celui où
mais son frère aîné. dans des cul-de-sac, ou coincés nez les gens vont faire pipi.
Bien sûr, c 'e st aussi une façon de se à nez ; et à la fin, ça se volatilise et Cahiers A quel moment y avez-vous
regarder dans un miroir, mais le théâ­ ça n'est plus rien que ce lac et des pensé ?
tre, c’est la version « civile » du ciné­ oiseaux qui s’envolent... Là, le lieu de Rivette Dès que j'ai vu le prem ier mon­
ma, c'est son visage de la com m uni­ la fin était très très loin du lieu du tage complet, d ’une traite, j ’ai eu le
cation vers le public ; alors qu'une début — au contraire de « L'Am our sentiment que, physiquement, ce n'était
équipe de film, c'est un complot, c’est fou »... pas supportable. C 'était également la
complètement fermé sur soi, et pe r­ Cahiers ... Avec le côté forcém ent cy­ réaction des deux monteuses, et j'ai
sonne n'est encore arrivé à film er la clique que donne le fait qu'au début et pensé qu'il fallait en tenir compte :
réalité du complot. Il y a quelque à la fin, on voit Kalfon écoutant le on s'est rendu compte qu'on avait très
chose d'infâme, de crapuleux pro fo n ­ magnétophone ? bien suivi la première heure, assez
dément dans le travail de cinéma. Il Rivette On aurait pu faire un film qui bien la deuxième, qu'on se désintéres­
faudrait peut-être le film er de façon soit purement l'égrenage du calendrier, sait com plètem ent de la troisième
plus critique, ou plus violente, comme du prem ier au dernie r jour, mais j'ai heure, et que l’attention revenait peu
Garrel filme sa • chambre du crime * ; eu envie aussi qu'il fasse un cercle, et à peu pendant la dernière. Mais une
c ’est très difficile en tout cas : même la façon la plus simple était ce vieux heure était com plètem ent perdue, et
« Huit et demi » s'arrête avant le début truc du flash-back. pour des raisons de fatigue physique.
du .film, le fait que M astroianni va, peut- C ahiers Mais qui ne joue pas du tout L'entracte, c'est aussi le moment où
être, comm encer à to u rn e r son film comme un flash-back... on fait semblant d'être gentil avec le
force Fellini à term iner le sien. Rivette Non, qui joue purement comme spectateur, et de lui rendre sa liberté ;
Cahiers Indépendamment de cela, ne
croyez-vous pas que ce qui intéresse
de plus en plus les cinéastes modernes
— ou ceux qui l’ont toujours été,
comme Renoir — c ’est quelque chose
de commun entre le lieu théâtral, et
le lieu tel qu'il se pose dans le cinéma
moderne ? Quand on voit « Persona »
ou les films de Garrel, on ne peut pas
ne pas se poser la question du lieu.
Rivette Que le lieu préexiste ? Que
le film est l’exploration du lieu ? Tout
ce que je peux dire, de façon em pi­
rique, c ’est que, dans « L ’A m our
fou », si les décors avaient été d iffé ­
rents, tout aurait été fondam entalem ent
différent, et qu'il y a d'abord une o p é ­
ration d'apprivoisem ent et d ’exploration
de ces deux décors. L’appartement, on
a essayé de le m ontrer dans d iffé ­
rentes situations dramatiques fam i­
lier, étranger, en ordre, en désordre,
démoli, amical, hostile ; et au contraire,
le d écor du théâtre comme com plète­
ment immobile, puisqu’il est totalem ent
artificiel. On était très bien, d'ailleurs,
dans ce décor, parce qu ’il était à la
fois très grand et très intime ; on sen­
Jacnues Rivette. Anne Doet. Virginie Vitry et Charles L. B n s c h ■
tait des lignes de force dans cet en ­ tournage du • C o u d du berger >.
d ro it que j'aim ais beaucoup ; chaque
fois que j ’y rentrais, j ’étais content, un rappel. C 'e s t une sorte d ’hommage alors il en fa it ce q u ’il veut, s'il veut
alors que l'appartem ent dépendait to ta ­ à Straw insky, puisque c ’est le début et s'en aller, il s’en va. J’espère d'ailleurs
lement de ce q u ’on en faisait. la fin de quantités de Strawinsky, sur­ qu'il y aura des personnes qui p a rti­
Cahiers Au prem ier et au dern ie r plan, tout *< The Flood », ou le « Canticum », ront, peut-être pas tou t à fait la moitié
avec la scène et le blanc on a nette­ d ébut et fin en miroir. Et d'ailleurs, de la salle, mais disons un quart ou un
ment l’impression que le lieu tend à après coup, je me suis rendu compte cinquième, ne serait-ce que pour prou­
résorb e r le film, que l’ espace devient que des tas de choses étaient en mi­ ver que j'ai eu raison de faire un
dévorant... ro ir dans le film, c'est pourquoi ça ne entracte.
Rivette C 'e st ça, « rien n’aura eu lieu m ’ennuie pas du tout de mettre l’en ­ Je voudrais que ce soit comme au
que le lieu ». A part cela, ce début et tracte, parce que ça accentue le jeu théâtre, où on peut partii au milieu —
cette fin ont été faits p our nouer le de miroir. Les deux jours de Jean- ce que je fais très souvent. Par contre,
colis, pour essayer de tro u ve r un petit Pierre au théâtre, et les deux jours où ceux qui restent, j'aim erais bien qu'ils
équivalent, purem ent fonctionnel, à par­ il s'enferm e dans l'appartement, les restent ju s q u ’au bout, et même je
tir du théâtre, du début et de la fin deux conversations avec Michèle, trouve qu ’il faudrait verrouille r les
de ■ Persona ». Marta et Puck, beaucoup de choses se portes. Il faut que ce soit un contrat,
C ’est ça aussi que j ’aime encore dans répondent. Il y en a même certaines d'aller vo ir un film, un acte et un
« Paris nous appartient », le labyrinthe que j ’ai un peu accentuées à partir du contrat ; et une des clauses du contrat,
que font entre eux les décors, l’idée moment où j'ai décidé d 'avoir l’en ­ c'est qu'ils ont le d ro it de partir à
qu’on garde du film comme d ’une série tracte. l'entracte, mais pas ailleurs.
de lieux en rapport les uns avec les Cahiers C 'e st ce que Delahaye appelle, C ahiers Avez-vous essayé de faire le
autres, les uns coupés, d’autres qui d ’une façon très élégante, la structure film plus c o u rt?
Rivette J'ai vu très vite qu'il dépasse­ réalité un film com plètem ent fauché, des sons plus ou moins trafiqués, avec
rait de toute façon les tro is heures ; fait avec des bouts de ficelle, où on des degrés entre le son d irect pur et la
mais je crois que sa durée actuelle — a été constam m ent dévoré par les musique pure, en passant par des sons
quatre heures douze — est à peu près problèmes matériels. C ’est le type réels mélangés, ralentis, à l’envers, des
la durée exacte, et aussi la durée même de l’entreprise où l’on essaie de percussions plus ou moins précises,
maximum ; j ’ai le sentiment que c'est sauver les intentions, mais où l’on en des musiques en boucle à des v ite s ­
à cinq minutes près, qu ’il n’aurait pas sauve une sur dix. et où elle perd ses variables. Et quand on ne pouvait
fallu aller plus loin. son sens. La seule chose amusante, vraim ent pas faire autrement. Jean-
C ahiers Et vous n ’avez pas eu la ten­ c ’était le problème des décors, qui Claude acceptait d ’écrire une musique
tation de film er « Andromaque - en étaient faits sur le principe inverse de p our ce moment-là ; avec le principe
continuité ? celui de • Paris nous appartient » : il qu’on économ isait au maximum la mu­
Rivette C ’était prévu au départ, les s’agissait de construire com plètem ent sique, mais qu’il y en avait to u t du
comédiens pensaient qu'ils allaient deux couvents imaginaires, avec des long, et que son rôle s ’accentuait, se
réellem ent jouer - Androm aque - le bouts de murs, de couloirs, d'escaliers, précisait en avançant dans le film, la
dernier jour, après six jours de ré p é­ filmés à gauche et à droite dans un musique principale étant en avant-der-
titions ; et on devait le film er à deux rayon de quarante kilom ètres autour nier, sur la grande scène entre Anna
caméras. On y a renoncé parce que d 'A vignon : chaque fois qu'Anna passe et Rabal, qui est la vraie fin du film,
les acteurs n'étaient pas prêts et que. une porte ou q u ’on change de plan, la scène où brusquem ent Suzanne
de toute façon, on n'aurait pas eu c ’est un saut de V illeneuve au pont com prend — et où la parole est prise
assez de pellicule. du Gard ; c'était vraim ent un puzzle, com plètem ent dans la musique, devient
C ahiers Est-ce que vous aim eriez fil­ dont on raccordait les morceaux par un élément de celle-ci.
mer une représentation théâtrale, ou des trucs d'éclairages, d'ouvertures de Cahiers Eloy concevait sa musique en
une pièce de théâtre ? porte, de changements de vitesse, des fonction d ’un plan comme cellule g lo ­
Rivette Je crois que tous les metteurs choses comme ça. Mais le lieu n'existe bale, ou en fonction d ’un de ces élé­
en scène ont eu envie de ça, et que que sur l'écran, dans le film : c'est le ments du plan dont vous parliez, tim ­
personne ne l'a jamais fait. Mais ce mouvement du film qui construit le dé­ bre, hauteur... ?
qui serait intéressant dans le fait de cor. Rivette II a écrit toute la musique en
filmer une pièce, ce ne serait pas de la L’origine de « La Religieuse », c ’était fonction de cette musique principale
film er mais de l’avo ir mise en scène, surtout la musique, les idées de B ou­ (et qui dans « M acles » (1) commence
et peut-être de l'a vo ir écrite. lez — très mal assim ilées. Le principe, et termine), tout le reste étant des dé ­
c ’était que chaque plan avait sa durée, veloppem ents de certaines parties de
4 A son tempo, sa - couleur » (c'est-à-dire cette grande musique, écrits plus pour
son timbre), son intensité et son niveau tels ou tels instruments, en fonction du
de jeu. Mais le plus souvent, je n ’ai plan, et en fonction également du son
C ahiers Com m ent alors voyez-vous
pas réussi à préciser tous ces élé­ réel q u ’on avait, et q u ’on gardait to u ­
• La Religieuse * entre ces deux films
ments, parce qu'il fallait film er avant jours sous la musique ; tous les bruits
et par rapport à la pièce montée par
tout, et on filmait vraiment ce q u ’on étaient repérés et intégrés dans sa
vous ?
pouvait, comme on pouvait. partition.
Rivette Comme une erreur séduisante. Cahiers II y a une grande ressemblance
J’ai eu envie de le faire, d ’abord, uni­ Cahiers On a l’impression — ça a
beaucoup frappé Jean-Marie Straub — entre le personnage de Suzanne tel
quement en tant qu’adaptation, pour que vous l’avez décrit — un p erson­
faire lire le livre ; puis, il y a eu d'un film très travaillé au montage.
Rivette Non, le montage a été fait très nage aveuglé pendant les 9/10 du film
le montage de la pièce, et j'ai eu et qui com prend tout à la fin — et
envie de film er la pièce, et que, par soigneusem ent mais très vite. Le vrai
montage, c ’était la préparation, c ’était celui de Claire.
moments, elle devienne film, mais en Rivette Vous savez, sans vo u loir im ­
restant inscrite à l'in té rieu r d'une re ­ le tournage. Après, on a mis les plans
poser les thèm es « rivettiens », c ’est
présentation théâtrale. J’avais même bout à bout, en faisant des coupures
aussi ce qu'on pourrait dire du per­
parlé à Beauregard dans ce sens, mais nettes, en montant le son très eut.
sonnage de la femme dans « Le Coup
il n ’a absolum ent pas été d'accord ; J’avais prévu dè3 le départ que le son
du b e rge r », ou du personnage d ’Anne
j ’ai donc triché un peu. en ce sens serait très travaillé parce qu'il m'aidait
dans « Paris nous appartient ». C 'est
que, pour moi, c ’est resté un film sur à accentuer les ruptures de cellule à
seulem ent le dernier jo u r du mixage
une pièce. J’ai voulu jo u e r sur te fait cellule. L’idée de départ de - La Reli­
que ça m'a brusquem ent frappé, et
qu'il y avait des moments très théâ­ gieuse », c ’était un jeu de mots, c ’était
j'ai enfin com pris pourquoi j ’avais eu
traux, volontairem ent « jouéa th é â tre * , de faire un film « cellulaire », puisque
si longtem ps envie de faire « La Reli­
et que, par moments, ça devenait plus c ’était sur les cellules des bonnes
gieuse », en m 'apercevant que c ’était la
des actions physiques, donc du ciné­ sœurs.
répétition de « Paris nous appartient » -.
ma ; mais c ’est trop gommé, et les Cahiers Com ment avez-vous travaillé com plètem ent le même sujet, avec un
moments de théâtre ressem blent plu- avec Jean-Claude Eloy ? A vant le to u r­ m eilleur dialogue I Ainsi que « Le C oup
tô t à du cinéma raté ; ça se sent seu­ nage ? du b e rg e r» , d 'ailleurs : je voulais, là,
lement un peu sur le jeu des acteurs, Rivette A p rè s le tournage. De très essayer de d onner le maximum de g ra ­
et surtout sur la façon de filmer, très près. Je savais en gros avant le to u r­ vité à une anecdote de boulevard ; que
frontale dans les parties - théâtre ». nage que tel ou tel plan serait musi- la fin soit ressentie presque comme
Cahiers Mais vous n’avez pas pu, ex­ calisé. et n’aurait de sens que si sa tragique. C ’était très inspiré des « Da­
plicitem ent et longuement, désigner la durée corresp o nd a it exactem ent à une mes du bois de B oulogne » é videm ­
présence du théâtre ? musique. Ensuite, à la moritone, on a ment ; de même que le dialogue se
Rivette Je l'ai fait par des petites regardé le film ensemble, plan par plan, voulait inspiré de C octeau — qui est
choses les tro is coups du début, la et avec Denise de Casabianca et Jean- le grand insp irate ur secret des cinéas­
scène d'ouverture où je voulais que le Claude, on a discuté entre nous la cons­ tes français, le point commun entre
public de la cérémonie ait l'air d ‘un truction sonore com plète du film, non « Lola », Truffaut. certains Godard, et
public de théâtre et que la cérémonie seulem ent là où il y avait de la mu­ maintenant Garrel.
soit filmée comme une représentation, sique, mais là où il n'y en avait pas.
des choses de ce genre. M ais ce La bande sonore est donc devenue 4 B
n’était pas assez, il aurait fallu le dou­ complètement une partition. Le prin­
ble de temps, le double d'argent. C 'est cipe, c ’était d'ailleurs qu ’on essayait - La Religieuse », j'ai mis cinq ans à
vraiment un film qui souffre d 'a v o ir été qu'il y ait le moine de musique p o ssi­ le faire, je l'ai tourné avec beaucoup
un faux film à moyens, c ’est en ble, de la relayer par des ambiances. plus de recul et de froideur, très icer-
17
ANNA KARINA. LISELOTTË PULVER ET YOftl BERTIN : • LA RELIGIEUSE
tainement, que si je l'avais fait tout merdés, on avait envie de planer. Il tique bourgeoise : à l'idée, par exemple,
de suite. Le principe n'était pas de nous a paru évident que c'é ta it des qu ’il y a un auteur du film qui s'e x­
faire une adaptation, c 'é ta it qu'il n’y gens qui étaient plutôt fauchés, encore prime. La seule chose qu'on puisse
avait pas d'auteur du tout. Je crois de qu’ils aient la chance de vivre dans faire en France en ce moment, c ’est
plus en plus qu'il n’y a pas d'auteur un assez grand appartement — mais je d 'essa ye r de nier que le cinéma soit
dans les films ; qu'un film, c ’est qu el­ crois qu'ils louent ça meublé, on voit une création personnelle. Je crois que
que chose qui préexiste. Ça n'est inté­ nettement qu'ils y campent — ils ont « Playtime » est un film révolutionnaire,
ressant que si on a ce sentiment que un peu de fric parce qu'il monte des malgré Tati ; le film a com plètem ent
le film préexiste, et qu'on s'efforce pièces de temps en temps, elle joue de effacé le créateur. Dans les films, ce
d ’aller vers lui, de le découvrir, en pre ­ temps en temps. J’avais prévu un type qui est important, c'est le moment où
nant des précautions pour ne pas trop qui venait l’embéter par-ci par-là en il n’y a plus d'auteur du film, plus de
l’abimer, le déformer. Et c ’est pour ça lui rappelant q u ’il faut com m encer à comédiens, même plus d'histoire, plus
qu'il est tellem ent agréable de faire telle date, se dépécher, etc., et puis de sujet, plus rien que le film lui-même
un film comme « L 'A m ou r fou », où on l’idée de tourner ces scènes m 'embêtait qui parle, et qui d it quelque chose
parle entre soi du film comme on par­ tellement... q u ’on ne peut pas traduire. Le moment
lerait de qu e lq u ’un qui est absent, Cahiers Parlez-nous de votre travail où il devient le discours d ’un autre, ou
q u ’on aim erait rencontrer. Au bout d'un avec Bulle O g ie r ? Son jeu est très d if­ d'autre chose qui ne peut pas être
moment, « La Religieuse », ce n'était férent ici de ce qu’il est dans « Les d it parce que. justement, c ’est au-delà
plus du to u t une adaptation de D id e­ Idoles », de M a rc’O... de l'expression. Et je crois qu'on ne
rot : j ’avais le sentiment que j ’avais Rivette J'ai surtout joué sur son inquié­ peut y arriver qu’en essayant d'être
tellem ent assimilé le livre qu'il n'existait tude ; j ’ai plutôt passé mon tem ps à le plus passif possible aux différents
plus comme œuvre littéraire ; j ’essayais l'em pêcher d ’avoir des assurances, des stades, en n’intervenant jamais pour
vraim ent de retrou ve r Suzanne S im o­ textes trop appris. La plupart du temps, son compte, mais au nom de cette au ­
nin. Il y avait bien un texte qui pré ­ elle a un texte au départ, dans lequel tre chose qui n'a pas de nom.
existait. mais comme texte justement, il y a d'ailleurs autant d'idées d'elle Cahiers C ’est pourtant quelque chose
comme une réalité tou t à fait indépen­ que de moi, texte qu'elle a lu un c e r­ qui arrive très souvent chez Bergman
dante de l’existence d'un auteur nommé tain nombre de fois, mais pas com plè­ par exemple, alors qu'il est au contraire
D id e ro t ; et c ’était quelque chose qu’il tem ent assimilé. Il y avait donc de très actif, q u ’il est un véritable dé ­
fallait accepter avec ses accidents, grandes différences d'une prise à miurge.
sa réalité de texte écrit, contredisant l’autre. Rivette C 'est vrai, mais j'ai l'im pression
toute idée de fiction (ce qui était lié Cahiers Beaucoup de gens sont très pourtant que Bergman est quelqu'un
en même temps au passage de la étonnés, après avoir vu le film, d'ap­ qui écrit des scénarios sans se poser
première à la troisième personne), tout prendre que Bulle et Kalfon ne fo r­ jam ais de questions sur le sens de ce
en sachant que ce que je voulais at­ ment pas un couple dans la vie... qu'il est en train d'écrire ; on a beau­
teindre était aussi en dehors de ce Rivette II me semblait impossible de coup parlé des « lieux communs » de
texte, comme c ’est aussi bien en de­ faire un film sur un couple joué par - Persona » par exemple ; mais ce qui
hors du film. Et Anna était le médium deux acteurs qui ne se connaissent est important dans « Persona », c'est
pour ça. pas très bien avant ; mais, d'autre part, justem ent qu'au-delà de tous ces lieux
Cahiers C ’était un point de vue très ça m 'aurait énormém ent géné de le comm uns qui ont fait partir Bergman,
d ifférent de celui de la mise en scène faire avec deux acteurs qui soient un il n'a pas empêché le passage de cette
de la pièce ? vrai couple. C 'é tait déjà en partie un - autre chose », précisém ent peut-être
Rivette Oui, je crois que c'est venu psychodrame, où ils ont forcém ent in­ parce qu'il ne remet pas en question
juste après la pièce, en contre-coup. vesti des choses d'eux, et s'ils avaient ce qu'il a envie de tourner, qu'il le
Je savais dès le début qu'Anna jouerait fait ça ensemble en étant un vrai cou­ tourne comme ça. D'une certaine
le rôle, mais ça a pris encore plus de ple, je me serais senti très responsable façon, il accepte d'être seulem ent un
force avec la pièce, où elle sauvait et très gêné. J’ai eu la chance qu'ils intermédiaire : les films de Bergman,
tout ce spectacle lamentable et bâclé. aient déjà une certaine com plicité dans c ’est tout à fait autre chose que la
Je n ’avais jamais vu ça au théâtre ; la la vie, et un vocabulaire commun... vision du monde de Bergman, dont tout
tentation était d'essa ye r de refaire la le monde se fiche. C e qui parle dans
même chose au cinéma, mais ce n'était 5 A les films de Bergman, ce n'est .pas
pas possible ; et nous avons souffert Bergman, c'est le film ,-e t c ’est ça qui
dans le film de ne pas retrou ve r cette Cahiers C royez-vous que le cinéma soit est révolutionnaire, parce que c 'e st ça
exaltation du théâtre. Mais il fallait que utile ? qu'un cinéma révolutionnaire qui me paraît rem ettre en cause le
le film soit cette chose hostile et pas puisse e x is te r? plus profondém ent tout ce qui justifie
agréable, cette machine qui enferme Rivette Je crois qu'un cinéma révolu­ le monde tel qu'il est et tel qu'il nous
Suzanne. tionnaire, ça ne peut être qu ’un cinéma dégoûte.
Cahiers On sent ce parti dans la plas­ « différentiel ». un cinéma qui remette Cahiers Est-ce qu'on ne retombe pas
tique, le côté métallique de la couleur en question le reste du cinéma. Mais là sur la notion d' - auteur » assez fo rt
surtout. en France, en tout cas, par rapport à p our laisser parler le film ?
Rivette C ’est la seule idée que j en une révolution possible, je ne crois pas Rivette Pas forcém ent ; je crois qu'il y
avais au départ, je savais que je vo u ­ à un cinéma révolutionnaire au pre ­ a beaucoup de méthodes. Le « génie »
lais les plus violents contrastes p ossi­ mier degré, qui se contente de prendre de Bergman est une méthode, mais
bles ; et au tirage, on a encore essayé la révolution comme sujet. l'absence de génie peut en être une,
d ’accentuer ce côté dur de l'image : on Un film comme • Terre en transes », aussi efficace. Le fait d'être un co lle c ­
n 'y est pas tout à fait arrivé, d'abord qui prend comme sujet la révolution, tif, par exemple...
parce qu’il aurait fallu des arcs, et parce est aussi vraim ent un film ré vo lu tio n ­ Cahiers Ne croyez-vous pas que c'est
que l'Eastmancolor, ça reste toujours naire ; c’est toujours idiot de faire des un mythe ?
joli, toujours pastel, il aurait fallu tirer suppositions, mais je ne crois pas que Rivette Non, je ne crois pas. Je sais
en Technicolor, pour avoir vraiment des ça puisse exister maintenant en France. bien que Bulle et Jean-Pierre, avec un
noirs ou des bleus très durs. Les films qui se contentent de prendre autre metteur en scène cela aurait d o n ­
Cahiers Une chose est présente dans la révolution pour sujet se s u b ord o n­ né to u t autre chose, en dehors de toute
vos trois premiers films, et absente de nent aux idées bourgeoises de contenu, question de ta len t ou quoi que ce soit ;
« L’A m our fou », c ’est l'argent. de message, d'expression ; or, la seule ça n'a rien à voir, c ’est un ensemble de
Rivette J’avais prévu, au début, que la façon de faire un cinéma révolutio n­ réactions presque physiques, b iolo g i­
question d'argent se poserait, au moins naire en France, c'est de faire qu'il ques ; ça n'a plus rien à vo ir avec l'in ­
pour le théâtre, et puis ça nous a em­ échappe è tous les clichés de l’e sthé­ telligence.
19
Cahiers Pour Bergman, peut-être faut-il Rivette De plus en plus, non. Je crois qu'il a filmé.
apporter un co rre c tif : le fait qu ’il tra ­ de plus en plus que le rôle du cinéma, Mais tous les films sont politiques. Je
vaille toujours avec sa famille, avec c 'e st d'être com plètem ent démythifiant, soutiens en to u t cas que - L'Am our
les mêmes gens, qu ’il n'écrit pas des démobilisateur, pessim iste. C 'e st de fou » est un film profondém ent poli­
scénarios dans l’abstrait en se disant so rtir les gens de leur cocon et de les tique. Il l'est parce que l’attitude que
après coup : qui pourrais-je bien pren­ plonger dans l'horreur. nous avons eue tous pendant le to u r­
dre ? Sophia Loren n'est pas libre, Cahiers On peut y arriver très bien en nage, et ensuite au montage, c orres­
tiens, je vais prendre Liv Ullmann... prenant pour thème la révolution. pond à des choix moraux, des idées
C 'e st aussi le côté Renoir, qui n’é c ri­ Rivette Oui, mais à condition que la sur les rapports humains, donc à des
vait des scénarios que pour des gens révolution soit un thème comme un au­ options politiques.
déterminés à l’avance. Ça n'est peut- tre. Le seul film intéressant sur les Cahiers Qui sont transm ises au spec-
être qu’à ce niveau-là que le collectif événements, le seul vraiment fort que
peut exister. j'aie vu (je ne les ai évidemment pas
Rivette De toute façon, Renoir c'est la tous vus), c ’est celui sur la rentrée
personne qui a le mieux com pris le des usines W onder, tourné par des
cinéma, plus même que Rossellini, plus élèves de l'IDHEC, parce que c'est
que Godard, plus que n'im porte qui. un film terrifiant, qui fait mal. C 'est le
seul qui soit un film vraiment révolu­
tionnaire. Peut-être parce que c'est un
5 B
moment où la réalité se transfigure à
un tel point qu'elle se met à condenser
Cahiers Et Rouch ?
toute une situation politique en dix
Rivette Rouch est contenu dans Renoir. minutes d'intensité dramatique folle.
Je ne sais pas si Renoir a vu les films C 'e s t un film fascinant, mais on ne
de Rouch, mais s'il les voyait, je suis peut pas dire q u ’il soit du tout m obili­
sûr que, d ’une part, il trouverait ça sateur, ou alors par le réflexe d'horreur
■ épatant », et que d ’autre part, ça ne
et de refus qu ’il provoque. Vraiment, je
l'épaterait pas du tout. Rouch, c'est le crois que le seul rôle du cinéma, c'est
moteur de tout le cinéma français de­ de déranger, de contredire les idées
puis dix ans, bien que peu de gens
toutes faites, toutes les idées toutes
le sachent. Jean-Luc est parti de
faites, et plus encore les schémas
Rouch. D'une certaine façon, Rouch est
mentaux qui préexistent à ces idées :
plus important que Godard dans l'évo­ faire que le cinéma ne soit plus co n fo r­
lution du cinéma français. Godard va
table. J'aurais de plus en plus tendance
dans une direction qui ne vaut que à diviser les films en deux : ceux qui
pour lui, qui n'est pas exemplaire, à sont confortables et ceux qui ne le
mon avis. A lors que tous les films de sont pas ; les prem iers sont tous ab­
Rouch sont exemplaires, même ceux jects, les autres plus ou moins positifs.
Franclna Bergé : • La Religieuse •.
C ertains films que j'ai vus, sur Flins ou
Saint-Nazaire, sont d'un c on fo rt d é so ­
ta te u r?
lant ; non seulem ent ils ne changent
Rivette Je l'espère. La volonté de faire
rien, mais ils rendent le public qui les
qu’une scène dure d'une telle façon et
voit content de lui ; c'est les mee­
pas d ’une autre, je trouve que c'est un
tings de - l’ Humanité
choix politique.
Cahiers II est évidemment difficile de
croire aux films politiques qui montrent Cahiers C ’est donc une notion très
la - réalité * en croyant qu'elle va se générale de la politique...
dénoncer d ’elle-même... Rivette Mais la politique, c'est ce qu'il
Rivette Je crois que ce qui compte, y a de plus général. C 'est ce qui
ce n'est pas le fait que ce soit de la correspond à l'attitude la plus large
fiction ou de la non-fiction, c'est l'a tti­ qu'on puisse avoir vis-à-vis de l’e xis­
tude que prend le type au moment tence. « La Marseillaise - est un film
même où il filme. Par exemple, la directement politique, mais pas te lle ­
façon dont il accepte ou non le son ment différent d'un film comme - Toni »,
direct. Et de toute façon, la fiction qui, lui, est indirectement politique, et
c'est du direct, parce qu'il y a to u t’ de même de « Boudu », qui semble ne
même le moment où on filme. Et le pas l’être du tout. Or, - Boudu », c'est
direct, quatre-vingt-dix fois sur cent, un film complètement poTitique : c ’est
comme les gens savent q u ’ils sont fil­ un grand film de gauche. Presque tous
més, on peut penser qu ’ils se mettent les films de Renoir sont plus ou moins
à réagir en fonction, ça devient donc directement politiques. Même ceux qui
presque de la super-fiction. D'autant le sont le moins explicitement, comme
plus que le metteur en scène a ensuite « Madame Bovary » et « Le D octeur
toute liberté pour utiliser la matière C o r d e lie r-. Je crois que ce qu ’il y a
Birgitia Juslin dans • Pans nous appartient • filmée : serrer, garder les longueurs, de plus important politiquement, c'est
choisir, ne pas choisir, son truqué ou l ’attitude que le cinéaste prend par ra p ­
qu’il a loupés, même « Les Veuves de pas. C 'e s t ce moment-là qui est le port à tous les critères esthétiques,
quinze ans ». Jean-Luc n'est pas exem­ vrai moment politique. enfin soi-disant esthétiques, qui ré gis­
plaire, il est provocant. Il provoque des Cahiers Vous pensez qu'il y a une sent l’art en général, l'expression ciné­
réactions soit d'imitation, soit de contra- position morale du cinéaste par rap ­ matographique entre triples guillemets
dition ou de refus, mais il ne peut pas p ort à ce qu'il filme ? en particulier. On peut raffiner après à
être pris en exemple, au pied de la Rivette II n'y a que ça, sans aucun l'in té rieu r des choix qu'on fait, mais
lettre. Rouch ou Renoir, si. doute. Par rapport d'une part aux pe r­ c'est d'abord ça qui compte. Et ce qui
Cahiers Croyez-vous à la vertu d'éveil sonnes qu'il filme, et d'autre part par com ptait avant to ut pour nous, dans ce
d ’un cinéma qui prendrait pour thème rapport au spectateur, par la façon sens, pour Jean-Pierre et pour moi, lui
des éléments directem ent politiques ? dont il choisit de lui transm ettre ce pour « A n d ro m a q u e » , moi pour le film.
20
c'é ta it le refus de l’idée de spectacle, Cahiers Et Straub ? Rivette J'aimerais bien pouvoir term iner
et au contraire l’idée d'épreuve, sinon Rivette C ’est une autre sorte d ’envoû­ le montage du film en 16 sur les répé­
imposée, du moins proposée au specta­ tement, qui n’est pas c o ntred it par la titions : pour avoir un autre film en
teur — qui n'est plus le spectateur tension intellectuelle qu'il exige, mais marge du film. Ce qui peut être amu­
confortable, mais quelqu'un qui parti­ lié à celle-ci au contraire — très pro ­ sant, à ce moment, c'est de vo ir le
cipe à un travail en commun, un travail che d ’ailleurs du travail énorme qu'on film, puis de vo ir le film en 16, et puis
long, d ifficile et responsable comme fait parfois dans le rêve pour le suivre. de revoir le film après : je crois qu'on
celui d ’un accouchement. Mais c’est un Mais l’onirisme, ce n'est pas forcém ent a une autre idée de tout ce qui se
travail qui est perpétuellem ent à refaire, l'envoûtement, ça peut être beaucoup passe sur « Androm aque », et peut-être
ce travail de négation du spectacle. Il de dimensions. aussi du reste. C ’est aussi la seule
y a une récupération perpétuelle qui est Cahiers Ce qui est sûr, c'est qu'on justification du principe d ’une « version
faite, ou risque d ’être faite, du stade bat en brèche toute une conception courte » : p roposer au spectateur un
précédent, qui est to u t de suite repris du cinéma basée sur la com m unica­ autre angle de vision sur la même
sous un angle esthétique, ou sous un tion, sur la facilité de la communication. « réalité • de départ, et vo ir ce qui se
angle de contem plation : le recul pru­ Rivette Et qui est du théâtre ; c ’est passe, ce que ça modifie, comment les
dent des gens qui ne se laisseront pas admirable, mais incom patible avec ce perspectives bougent... (Propos recueil­
attraper deux fois, qui est l’attitude de que devient le cinéma, je crois ; litté ­ lis au magnétophone le 27 juille t 68.)
base de tout public occidental. ralement, en tout cas.
Cahiers II y a pourtant dans le cinéma (1) Œ uvre concertante pour zarb et
américain foison d'exem ples — Lu- ensemble instrumental écrite par Jean-
_____________________ _
bitsch, le Chaplin de « V erd ou x » — C laude Eloy à partir des éléments mu­
El c ’est justement la peur d ’être tou­ fondés sur le fait qu'on pouvait dire sicaux de ■ La Religieuse », co m p o r­
jours récupéré qui fait qu ’il n’y a pas des choses aux gens en ayant l'a ir de tant des structures fixes, des séquen­
de limite à ce dé sir de casser le spec­ leur dire autre chose. ces permutables et de véritables
tacle. Les films comme ceux de B erg­ Rivette C 'e st peut-être tout ça qui, pour cadences du soliste.
man, comme ceux de Godard, ne sont le moment, semble interdit, non pas
en fait que superficiellem ent récupérés parce que c'é ta it néfaste et mauvais en L’AMOUR FOU. Film français de Jacques
par cette sorte de parisianisme qui soi, mais parce que ça a été récupéré, Rivette. Scénario : Jacques Rivette et
permet d'inté g re r les films en disant : c 'e st devenu docile. M arilù Parolini. Image 35 : Alain Lè­
« Ah oui, quand même, le thème de Cahiers Disons carrém ent : « parce vent. Image 16 : Etienne Becker. Son
l'absence de Dieu », et des conneries que c ’était inefficace ». 35 : Bernard Aubouy. Son 16 : Jean-
de ce genre. C ette récupération super­
ficielle oblige pourtant le m etteur en
scène à aller plus foin dans le film
suivant, p our essayer une fois pour
toutes de m ontrer qu'il ne s'agit pas
de l'absence de Dieu ou de n’importe
quoi, m a i 9 d ’être brusquem ent confronté
avec to ut ce qu'on refuse, de gré ou
de force.
Cahiers Que pensez-vous, à ce pro ­
pos, des films de Garrel ?
Rivette A mon avis, ils correspondent
exactement à ce qu'on attend a u jo u r­
d ’hui du cinéma. C 'est-à-dire que les
films soient sinon une épreuve, du
moins une expérience, quelque chose
qui fait que le spectateur est tra n s fo r­
mé par le film, qu'il a subi quelque
chose de par le film, q u ’il n'est plus le
même après avoir vu le film. De même
que les gens qui ont fait le film ont
vraiment investi des choses personnel­
les gênantes, que le spectateur soit
dérangé par la vision du film, que le Glani Esposiio dans • Paris nous eopartisni •
film le fasse so rtir des rails de ses
habitudes de pensée : qu'il ne puisse Rivette Ça a vraiment été récupéré, C laude Laureux. Premier assistant :
être vu impunément. comme Racine est récupéré par la Philippe Fourastié. Script : Lydie
Cahiers Mais justement, les gens intel­ C om édie Française. Et on peut essayer Mahias. Montage : Nicole Lubtchansky.
ligents qui n’aiment pas Garrel lui de le reprendre, mais en changeant Musique ; Jean-Claude Eloy. Interpré­
reprochent d'avoir une conception de d'abord la règle du jeu. tation : Bulle O g ier (Claire), Jean-
l’art comme un « grand cri » et de faire Cahiers Est-ce que vous êtes assailli Pierre Kalfon (Sébastien/Pyrrhus). Jo­
un cinéma qui n'est pas si loin de par les références quand vous to u r­ sée Destoop (M arta/Herm ione), Michèle
celui de Hitchcock, un cinéma de la nez ? M oretti (Michéle), Célia (C é lia/A n d ro -
fascination, un cinéma hypnotique, et Rivette Non, vraim ent pas ; pas claire­ maque), Françoise Godde (Françoise/
qui apparaît finalem ent très ancien. ment en tout cas. J’essaie de suivre la Cléone), M addly Bamy (M add ly/C é -
Rivette Je me suis beaucoup demandé logique de ce qui se passe, c'est tout. phise), Liliane Bordoni (Puck), Yves
si l'on pouvait faire un cinéma « dis- Cahiers Pourquoi ce titre, « L'Am our Beneyton (Y ves/O reste ou Pylade),
tancié ». et finalement, je n'y crois pas. fou » ? Dennis B erry (D ennis/Pylade ou
Le cinéma est forcém ent fascination et Rivette C 'e st un pur jeu de mots ; c'est Oreste), Michel Delahaye (M ichel/P hoe-
viol, c ’est ainsi qu'il agit sur les gens, sur le principe des sens multiples du nix), André S. Labarthe (réalisateur TV),
c ’est quelque chose d'assez trouble, mot « fou ». C 'e s t évidem ment en D idier Léon (Didier), C laude-Eric Ri­
quelque chose qu'on voit dans le noir, hommage à Breton et à tout ce qu'il chard (Philippe). Production : C ocinor-
où l'on projette fa même chose que représente. C 'e s t un beau titre. Marceau, S ogexportfifm /G eorges de
dans les rêves : c’est là le lieu co m ­ Cahiers Et maintenant, qu’est-ce que Beauregard. Distribution : Cocinor. D u­
mun qui est vrai. vous faites ? rée : 4 h 12 mn.
21
Le film sans maître
par Sylvie Pierre
Il existe plusieurs « A m our fou », autant parce que la vie n’est signifiante qu'en­ sa cohérence, preuves de validité.
dire une infinité : 1°) tous ceux que tière (comme l'avait bien vu Pasolini, Là encore, on retrouve par hasard le
Jacques Rivette aurait pu monter à vo ir C ahiers n° 192, « Discours sur le surréalisme, mais sans la naïveté qui
p a rtir de la pellicule 16 et 35 mm im­ plan-séquence »). Et encore peut-on tient pour plus sacré l’infraconscient
pressionnée à la fin du tournage, p arler de « signification » ? L'entier que le conscient, et qui par là accorde
2°) tous ceux que Levent et B ecker justem ent est dénué de sens, et ne à cette parole qu'on laisse dire pour
auraient pu film er à partir de ce qui renvoie qu’à « l’avoir existé » de toutes soi le respect dû à un dieu. Sans te n ­
s ’est passé pendant le tournage, ses parties. tative de remontée archéologique vers
3°) tous ceux q u ’ils auraient pu film er On peut évidem ment se demander une zone de parole plus proche des
si autre chose s’était passé pendant pourquoi Rivette n'a pas poussé I' « Imi­ motivations fondamentales, plus pé-
le tournage. tation of life » jusqu'à l'abstention du remptoire. Sans trépied, moins te rro ­
S ’il est fait référence au surréalisme montage. Le film serait alors la to ta ­ riste, meilleur enfant : au ras des cho­
dans le film de Jacques Rivette, c'est lité de ses rushes (voir entretien). Mais ses motivées, des choses aimées : les
par hasard, parce que le film porte le il semble que le montage — finalement acteurs qu'on a choisis et qu'on laisse
même nom q u ’un livre d ’A ndré Breton. seul moment de rupture entre vie et libres, le théâtre qui vit sa vie dans
C e qui est beau c'est que ce hasard, film, puisque passage d'une matière le cinéma, la musique d ’un ami. !e
qui à ce niveau n ’en est plus un, soit vivante enregistrée à un objet filmique chat. Si donc « L'A m our fou • est un
en harmonie avec la nature profon d é ­ — n ’ait justement tenu compte que film moderne, ce n'est pas que s'y
ment aléatoire du film. Ce que nous du phénomène de déperdition p ro ­ trouvent des éléments modernes. Avec
aimons, c 'est qu'à l’œuvre en ses m o­ gressive de vie inhérent à l'e n re g istre ­ le temps l'échange hitchcocko-rossé-
des, le hasard ait fait son œuvre dans ment intégral pur et simple. nien des folies entre Claire et Sébas­
- l’A m our fou », imposant au film l'a r­ La totalité des rushes n'est vivante tien prendra son coup de masse, le
bitraire nécessité de sa durée ; quatre qu ’aux yeux des personnes présentes cinéma dans le cinéma, et même le 16
heures et douze minutes (voir « B ille t» , au tournage. Et sa vie même s 'é tio le ­ dans le 35, son coup de nasse, la
dans ce numéro). Rigueur bizarre de rait, n'était-elle maintenue par l'horizon destruction du décor son coup de
l’irréfutable, obscurs cheminements du du montage à venir, toujours présent tasse, comme on dit dans le film.
sans réplique. à ses yeux. Ce qui est moderne c'e st qu'un choix
Ne pas s 'y trom per : cela ne va pas M onter est peut-être ici un moyen volontairem ent ingénu, délibérém ent le
de soi. Il n'est question de nulle par- d’opérer la seule conservation vivante plus spontané possible du « quoi
turition mystique, mais d ’un film où de la vie : un processus de sélection mettre dans le film » interdise d'emblée
p our une fois, le metteur en scène a amoureuse analogue à celui de la mé­ comme sans intérêt toute psychanalyse
tenté de n'être pas dieu. C et efface­ moire. ou quelconque lecture interprétative.
ment est un grand effort. D'abord il Dans ces conditions, le sujet, l'idée de L'im portant est que dans l’épaisseur
faut laisser parler : pour cela, encore départ du scénario, n'est plus que le obscure de leur arbitraire couleur, de
faut-il qu ’il y ait parole. Parole suscitée, fantôme d'une intervention décisive. leur mystérieux fonctionnem ent, maté­
non apprise. En bref il faut se placer C 'e st simplem ent le fom enteur de ciné­ riaux, opérateurs, toutes les choses qui
là où vraim ent ça parle, là où l’autre ma. Presque un inutile, s’il n’eût fallu se trouvent dans le film l'édifient.
se manifeste. Pas trop près, la parole sa chaleur pour que les choses arri­ A ce niveau on trouve la paresse. Pas
en serait altérée. A distance re sp e c­ vent toutes seules. Ce qu'il apporte une paresse à la Renoir, naïve, native,
tueuse, comme disait Ponge. Mais pas est résidu thém atique (théâtre, suicide, et roublardement, génialement payante :
trop loin non plus, pas au-delà des folie), fantasmatique (complot, persécu­ paresse d ’exploitant madré qui sait
limites de l'audible. Surtout il faut par­ tion), culturel (l'obsession musicale m o­ quelle terre choisir pour qu’elle tra­
ler la même langue que ce qui parle : derne des combinaisons et aléas), enfin vaille pour lui (voir, justement dans
d'où nécessité d'instaurer différentes dominé, enfin relégué au r a n g d 'u n l'é m is s io n de télévision de Rivette pour
techniques, mais aussi ingénuités d 'ap ­ obsessionnel irréductible aux contenus « Cinéastes de notre temps », les rap­
privoisem ents et d ’échanges. Ajuster sans importance, mais dont le rôle vital ports presque gênants de Renoir et
patiemment le naturel d'une fam iliarité est de mettre en œuvre des structures Michel Simon) — mais quel travail fait-
sans artifices. d'incitation. il pour elle, que de mettre, à son p ro ­
A lo rs tout peut surgir, et tou t regard Mais il faut dire aussi que cet apport fit, ses richesses en v a le u r?
est permis. Pas d'im pudeur du côté de dynamique initial de l’auteur de films Mais une paresse acquise contre na­
ce qui s'offre, ni de viol du côté de est obligé. C 'e st l'autre face de l'e ffa ­ ture, en toute conscience, et qui
ce qui prend. Il s'est passé des choses cement : se laisser parler. Laisser pa r­ pousse le respect et la reconnaissance
qu'on voit : voilà le film (1). ler de soi to ut ce qu'il est impossible à l'égard de qui travaille pour lui ju s ­
Et du coup voilà sa longueur justifiée, de taire. A utrem ent d it : reconnaître qu'à oublier qu'il l'utilise, qu'en le c h o i­
car il n'est pas concevable que soient l’exacte inclinaison de sa pente, et sissant, même tel qu'il est, déjà il le
arbitrairem ent concentrées quant à leur sans fard s'y laisser aller. T rouver le manipule. A l'inverse de celle de Re­
durée des choses délibérém ent regar­ m otif de son ressassement. Ce que noir, la paresse de Rivette est un
dées, lo rs q u ’elles se produisent dans Rivette appelle la « facilité » n'est pas calcul, mais son effet une innocence,
le temps dilué de la non-fiction — ou autre chose. justement celle d'un amour fou. — S y l­
plus exactement, d'une fiction qui vise Il ne s'agit pas du rituel bourgeois de vie PIERRE.
à rendre compte si fidèle des modes l'expression — ultime résidu d ’une (1) Identique politique de précaution
de la non-fiction qu ’elle fin it par jouer théorie de la grâce, qui croit à une chez Kalfon vis-à-vis du texte de Racine.
le jeu de s'y co nform e r réellement transcendance possible du verbe per­ Il empêche le vers d'intervenir contre
(Kalfon jouant à monter « A ndrom a­ sonnel — mais au contraire, d ’un re­ le sens, au niveau même de la diction.
que » pour de bon). La longueur du tournem ent utilitaire des limites indivi­ Celle qu’il impose à ses acteurs s’ap­
film c ’est son réalisme : il est effecti­ duelles de la profération : se se rvir de puie sur des unités d ’idées dans la
vement long de m onter une pièce, et ses répugnances ou de ses désirs, phrase, non sur celle, artificielle, de
long, quand on s ’aime, de rompre. voire de ses caprices comme de* l'alexandrin. Cassé, celui-ci devient
Long parce qu'alors (et toujours), au­ simples moyens de donner au dire simple sous-jacence mélodique et son
cun moment et tous sont signifiants, des constantes, comme garanties de autorité musicale s'en trouve décuplée.
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JEAN-PIERRE KALFON DANS * L’AMOUR FOU •.
JEAN-DANIEL FOLLET PENDANT LE TOURNAGE DE .T U IMAGINES ROBINSON *.
La Terre intérieure
entretien avec Jean-Daniel Poilet et Jean Thiba/adea/a

Marginal par rapport au systèm e de distribution actuel, Jean-Daniel l'est aussi en regard de ceux qui furent — auxquels
jamais on ne l'assimila vraiment — les cinéastes de la « nouvelle vague ». Ses films n'ont même pas bénéficié (à l'exce p­
tion de la mythique « Ligne de mire ») du prestige secret des œ uvres maudites, non plus que de l'ambigu succès des fe s ­
tivals « audacieux ». « Tu imagines Robinson » (qui semble promis à une sortie plus « normale »). réalise le lieu de c o n jo n c ­
tion de deux tendances qu ’on décelait jusqu'ici dans les films de Pollet. La question posée : comment, dans un univers
de matière et d ’objets, introduire un personnage, sans re to m b e r dans le cinéma psychologique, humaniste, dans le piège
de l’ intériorité ? Le rom ancier Jean Thibaudeau, qui é c rivit le comm entaire du film, répond, avec Pollet, à nos questions.

Cahiers Pourquoi, après « M é d ite rra ­ tout à fait précises. C ’était un peintre l'a vu. On a commencé par couper
née » et « Le Horla », » Tu imagines qui se prom enait à travers la Grèce, dans ce monologue et ch o isir les p as­
Robinson » ? participait à une fête, se saoulait, mon­ sages qui seraient couverts par une
Jean-Daniel Pollet En choisissant - l’his­ tait dans une barque, la barque se voix off. Le monologue a donc été
toire » la plus simple, extérieurement, détachait accidentellem ent, partait à la soit raccourci, soit couvert.
la plus connue, je ne risquais pas trop dérive pendant cinq jours, avant de Cahiers Dans ce monologue à ancrage
d'être entraîné par elle et je pouvais s ’échouer sur une île. Puis, je me suis réaliste il y a pourtant des éléments
m ’intéresser dès le départ non pas au aperçu, après avoir tourné deux sem ai­ déjà complètement fantasmatiques, no­
scénario, mais directem ent è » l'é c ri­ nes, que le film serait sans doute tamment ceux qui font allusion à une
ture » du film à faire. assez abstrait, assez proche du mythe, guerre, dent Robinson serait le seul
Cahiers Robinson est une histoire qui pour pouvoir se passer de ce prologue survivant,..
vous parle, à vous, particulièrem ent, ou réaliste. Et je risquais de so rtir du Pollet Oui. et c'e st ça que j ’ai gardé.
en tant que fonds « culturel » co m ­ mythe en particularisant le naufrage Cahiers Au mom ent où Remo Forlani
mun ? initial, et le naufragé. Mais ce to u r­ écrivait ces allusions à la possibilité
Pollet Comme tous les grands mythes, nage, dont il ne reste pratiquement d ’un cataclysme, jouait-il sur l'a m bi­
parce que - l'histoire » qui est la base rien dans le film, n'a pas été inutile. guïté fantasmatique, ou bien était-ce
du mythe a été dépassée pour attein­ Il m'a préparé aux difficultés p a rticu ­ p o ur lui com plètem ent réaliste ?
dre quelque chose d ’universel, que le lières du tournage sur l’île. Et Tobias Pollet Je ne crois pas que Forlani ait
temps n'altère pas. Finalement les Engel, l’acteur, n’a comm encé à être écrit suivant tel ou tel principe, mais
grands mythes se sont détachés du bien que lorsqu'il s'est trouvé dans la en allant d'un côté ou de l'autre sui­
tem ps et de l'espace où Ils sont nés. situation de dérive, parce que c ’était vant son humeur, suivant ce qui l’o b ­
Ils sont, si vous voulez, à tout moment une situation violente. Il s ’est réelle­ sède le jo u r où il écrit telle ou telle
disponibles p our une nouvelle incarna­ ment privé de manger et de boire pen­ scène. Mais je crois qu ’il a souvent
tion. Et leur contenu étant plus ou dant presque quatre jours. C ’est à ce pensé à ce qui se passe pendant une
moins connu de tous, les spectateurs mom ent q u ’il a oublié, et pour toute la longue insomnie, génératrice d 'an g ois­
sont mis dans la condition de s ’intéres­ durée du tournage, q u ’il était un acteur ses diverses.
ser avant tout à « l'écriture » des ima­ en train de jou e r un rôle. A ce m o­ Cahiers Donc, tout ce qui persiste du
ges et non à « l’histoire » puisque, en ment le film a vraiment démarré, pour monologue, c 'e st ce qui était « im p ro ­
gros, ils la connaissent. Je n'avais pas lui comme pour moi. J'ai décidé de bable ».
relu « Robinson » depuis quinze ans, supprim er tout ce qui avait été tourné Pollet Oui. Il reste cependant certains
donc je ne savais même plus exacte­ avant. Ensuite, le personnage féminin passages de ce monologue qui ont une
ment quel était le contenu réel du n'apparaissant dans le scénario trop grande précision dans leur propos,
livre. En revanche j ’avais lu « Robinson, qu'avant et après l'île, j'a i pensé q u ’il en particu lie r celui où Robinson parle
ou les limbes du Pacifique ». de Tour­ fallait le réintroduire dans l’île dans un de Joyce, Borges, Monteverdi...
n iez une version moderne de Robin­ sens, disons, onirique. En ce qui Cahiers Effectivement il est gênant, non
son. dont on m'avait dit beaucoup de concerne le texte, je me suis aperçu seulem ent par l'ancrage réaliste qu'il
bien, et avant de le lire, je pensais au montage q u 'il y avait dans les m o­ introduit, mais parce qu'il donne l'im ­
qu’il était peut-être possible de faire nologues trop d ’éléments réalistes, pression d'être une sorte de clé du
une adaptation du roman. Puis je me psychologiques, etc. Le personnage film, d ’incidente explicative...
suis aperçu que c'était beaucoup trop était particularisé alors que j'avais Pollet Mais je ne pouvais pas couper
intériorisé pour faire un film non psy­ essayé à tout prix de l ’éviter pendant le plan, qui était trop long. A ce m o­
chologique. Je voyais le personnage le tournage. Je me suis trouvé avec ment là je n'avais plus les moyens de
d'une façon beaucoup plus extérieure, un texte qui correspondait au projet faire un nouveau doublage de la scène
comme un élément du paysage. initial, mais qui devenait caduc pour en faisant dire autre chose au person­
Cahiers Vous vouliez, au début, qu'il ce que le film était devenu. Il fallait nage.
n ’y ait dans le film que des m onolo­ qu ’un nouveau texte vienne pour ainsi Cahiera V ous n'avez jamais pensé à
gues dits par Robinson ? dire co ntester le texte existant. supprim er com plètem ent le m o n olo ­
Pollet Cela a été le grand danger du Cahiers Vous avez donc montré à Jean gue ?
film. Au moment où j'ai commencé le Thibaudeau un montage où il y avait Pollet Jamais. Je crois que la parole
montage, et déjà au niveau du to ur­ plus de m onologues que dans la ve r­ synchrone est un élément indispensa­
nage. le film était, si vous voulez, plus sion définitive ? ble au film. Pour tenir une heure et
« réaliste ». Les raisons pour lesquelles Pollet Oui. et il a eu une réaction très demie avec un seul personnage, il y
Robinson atterrissait sur son île étaient vive contre le film au moment où il avait un problème tout à fait extérieur
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de variété : dans les rythmes de mon­ * personnages » comme tels, se noue écrit (ensemble de mots et silences)
tage, dans tes couleurs, dans les sai­ au total. D ’ une part, le spectateur est à la seconde près, préparé à la table
sons, et en particulier dans les textes, fortement invité à déchiffrer (que le de montage. La musique (la musique
ie crois que la variété entre les textes message soit intéressant ou non au de Duhamel pour * Pierrot le Fou », en
synchrones et tes textes off était né­ bout du déchiffrage) ce qui passe sur continuité) permettait au texte de tenir
cessaire. l'écran, où tout est caractère, signe ; ses silences dans l'articulation syntaxi­
Cahiers A ce moment, vous vous êtes d ’autre part, la télévision se critique que.
adressé à Jean Thibaudeau ? elle-même cependant que. contredisant Dans le second cas — un reportage
cette critique qui l'empêche, se joue, non-documentaire sur des mariages
Jean Thibaudeau Cefa me convient en arrière-fond, une fiction indéterm i­ dans une auberge de la banlieue pari­
beaucoup mieux d é c rire sur un film née quant au signifié, surdéterminée sienne (quinze minutes) — il y avait
que d ’écrire un scénario ou des dia­ quant au signifiant. une sorte de « monologue intérieur -
logues pour un film, ou seulement Je résume ici cet essai, qui a peut-être de la mariée, à partir des dernières
d ’avoir comme on dit - une idée de le to rt de rester un pur obje t expéri­ paroles de M olly dans f - Ulysse ■ de
film ». Le travail du scénariste ou du mental de recherche théorique, pour Joyce (« et oui j'ai dit oui je veux bien
dialoguiste est une spécialité de la bien m arquer que mon refus d'adhérer Oui »), cette paraphrase, ce monologue
vieille littérature. Mon travail consiste aux images (en tant qu'écrivain) me faisant paraître les images comme une
à regarder un film, à écrire un texte conduit précisém ent à tra va ille r sur dilatation du temps de parole, sans
qui regarde le film. A la limite, tout elles, selon leur manière d'exister (ou qu'il y ait illustration de la parole par
film est bon pour ce genre d'exercice. de ne pas exister, ce qui est plus l'image ou vice-versa. Là encore, la
C ’est ainsi qu ’ayant eu à écrire, en concevable à ta télévision qu'au c i­ part descriptive du texte (description
toute liberté, un long métrage pour la néma). très légère ou plus simplement adéqua­
B.B.C. (je viens de le terminer, je ne A vant • Robinson -, j'avais un peu fait tion du texte à l'image), cette part des­
sais pas encore s’il sera réalisé), je le scénariste p o u r Jean-Daniel, sans criptive (accentuée et à la fois « sur-
suis parti, à défaut d'images réellement
existantes en cinémathèque, d'images
imaginées selon ce qu’on peut vo ir le
plus couramm ent à la télévision. En
l’occurrence, ce qui pourrait être le
matériel d ’un reportage sur les courses
de chevaux. Et. pour beaucoup, mon
travail a été de me refuser à mesure
qu'elles me venaient à l’esprit, toutes
les idées, toutes les images, les asso­
ciations. propres à construire un scé ­
nario et des personnages. Le risque
était de tom ber dans un pastiche, no­
tamment du burlesque américain, ou
dans le poétique, ou dans le docum en­
taire. Finalement, il reste un nombre
restreint d ’images, organisées par sé­
ries. et en regard un nombre égale­
ment restreint de textes organisés
semblablement. Le travail est aussi
précis que possible, non seulement les
contenus des images et te texte, mais
encore les mouvements de caméra, le
son, tous les détails jouissent de droits
égaux, au niveau de ta * syntaxe ■
comme à celui du « lexique », de telle Le temple de Bassae dans - M éditerranée * de Jean-Damel Pollet.
sorte que l’ image, le texte, le son en
général, sont immédiatement lisibles que cela aboutisse. Mais je voudrais irréalisée » en second plan par les
comme suites, répétitions, variations ou encore p a rle r de deux courts métrages, phrases pseudo-ethnologiques d'un
exceptions. Le film est en douze cha­ que je me suis refusé de préparer, de « com m entateur -, du genre « Et main­
pitres, qui se succèdent si l'on veut prévoir d'aucune manière avec Jean- tenant, la danse-des-hommes-dos-à-
« en abîme ». La figure générale serait Daniet. et sur lesquels j ’ai travaillé une dos ») soumettait la durée imaginaire
une ellipse horizontale parcourue fois qu'ils furent complètement achevés (naturaliste) des images à la durée
douze fois, avec chaque fois des va­ (image, son, musique). réelle de la projection.
riantes dans te tracé et des erreurs de Dans le prem ier cas — divers portraits Ces deux exemples, pour ce qui est
parcours ou des tangentes, te dernier de femmes tirés du musée imaginaire, du rapport images/texte, sont simples :
« tour » n ’étant pas bouclé. Aucun de l'A n tiq u ité au XX* siècle, sans aucun film proprem ent muet, qui ne demande
texte n'est synchrone. Les textes (ou souci didactique, avec des retours, des a priori aucune synchronisation plutôt
les images) déterm inent les « p erson­ séries, le to u t encadré par une figure qu'une autre, ou bien fitm a priori syn­
nages », et non le contraire. Ces des Cyclades, et soumis à divers mou­ chrone, où le son ne se pose pas sur
■ personnages » vont du passant ano­ vements de caméra (sept minutes) — l'image comme un signifié sur un signi­
nyme qu'on filmerait sans qu'il le sa­ mon texte était fait d'une phrase uni­ fiant, étant enregistré en même temps
che, à un visage et un corps qui p ou r­ que, descriptive-vocative. adressée à et au même titre que l'image.
raient être d'une « héroïne ■ pa rfa ite ­ ces images par une voix masculine, de Le scrupule d'Antonm Artaud (il écri­
ment constituée, en passant par la telle sorte que se constituait un d is­ vait en 1929 : « Faire un film parlant à
speakerine de télé, le reporter, ie per­ cours du désir, prononcé à la deuxiè­ l'heure qu'il est ou jamais me paraîtrait
sonnage costum é et en pleine « ac­ me personne du singulier, et au pré­ une mauvaise action »), que je subis
tion » extrait d'une pellicule de film de sent. mais avec une distance marquée, entièrement, ne jouait pas le moins du
fiction, etc. Chacun est donc référé à du texte masculin du désir à la suite monde. Tandis que « Robinson ■ est un
une convention bien établie du spec­ des images offertes, de manière que film parlant, et il fallait partir de là.
tacle télévisé, en même temps qu'it en ce texte ne soit pas réductible à une Ce que j'ai vu d'abord, c'est donc un
est détaché. Le dialogue, refusé aux conscience, à un personnage. C'était film en noir et blanc, bavard de bout
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en bout. Un film de fiction. Dès qu'il africains. Il arrive à une terre co lo ni­ est refoulé reparaît dans les rêves :
y a fiction explicite (car il y a toujours sée (A m érique du Sud), là il vend son et là encore, la chose s’ est faite « pra­
fiction), l’idéologie (il y a toujours idéo­ compagnon. Le capital ainsi obtenu tiq ue m e n t» , le « fa tra s » de l'in tro d u c­
logie) devient manifeste. Ce Robinson- (qui s'ajoute à celui gagné dans les tion est revenu dans les séquences
là relevait manifestement de l'idéologie premiers com m erces) lui permet de de ­ oniriques. Ces séquences montrent
bourgeoise réactionnaire qui nous « do­ venir planteur. Puis, pour accélérer une femme (une grecque, une indigène,
mine », et qui * domine - tout p a rticu ­ l'accroissem ent de son propre capital, tandis que le héros vient du monde où
lièrement le cinéma. Je ne pouvais et en plus ceux de ses collègues, il on lit Joyce, où on boit du scotch),
donc pas co llaborer au film sans pren­ va retourner en A frique acheter de ces une femme toujours inaccessible. Je
dre mes distances critiques. Mieux, nègres que déjà il fait trava ille r en crois qu ’ici Marx englobe Freud, que
ces distances devaient constituer le Amérique. Intervient la seconde tem ­ l'im puissance est d’abord et finalement
texte-off dans la mesure même où le pête, dont il réchappe seul, grâce à l'im puissance à toucher l’Histoire.
synchrone ne se taisait pas... Pollet Dieu. S ur l’île apparem m ent déserte, Et à propos des rêves, une dernière
disait tout à l'heure qu'il avait choisi mais dont il apprendra qu’elle est frô ­ remarque. Chez Defoe, deux rêves
le thème de Robinson parce qu'il sim ­ lée par des • sauvages » caraïbes, il révélateurs. Le premier, où apparaît à
p lifiait les problèmes de budget (mais va, à partir du capital représenté par Crusoé le Dieu vengeur qui fait savoir
les solutions à ces sortes de p rob lè ­ les • marchandises » sauvées du nau­ sa colère et le châtiment. Le second,
mes sont toujours signifiantes, ainsi la frage, deve n ir chasseur, cultivateur, où C rusoé a la prém onition exacte du
pénurie de pellicule dans les années éleveur, fabricant d ’outils et de pro­ sauvetage, de la capture de Vendredi,
vingt a conduit les meilleurs des cinéas­ priétés : parvenant enfin à une é cono­ annonciatrice en effet de sa propre
tes soviétiques de l'époque au ■ mon­ mie où le travail de V endredi, - bon libération. Il est d it d'autre part que
tage créateur », tandis que l’économie sauvage » tiré par lui de la « sauva­ Crusoé ne pouvait être libidineux, ne
de la « N ouvelle Vague » française a gerie » où on allait le manger (le gas­ possédant pas d ’images à cet effet, et
eu pour produits des équivalents des piller !), sera à proprem ent parler enfin dans le roman la mère n'est
petits livres de Françoise Sagan — - p ro d u ctif» . A p rè s quoi le retour dans qu'un intercesseur timide et inefficace,
avec ces exceptions que sont ou ont le monde civilisé et la fin du roman une figure épisodique entre le Père et
été Godard, Rivette, Rozier et quelques sont possibles. le fils. Dans le film, le Père — Dieu —
autres) ; surtout, un tel p rojet rencon­ Chez Defoe, to ut se passe déjà avec est com plètem ent invisible, et on ne
trait une approbation générale : l'his­ des larmes, des remords, des prières, l’attend même pas -, le héros n’est pas
toire de Robinson est sympathique aux des bons sentiments. Rousseau, lui, moins chaste que dans le roman, mais
comptes en banque. Et c'est en c o nfo r­ expurge tout le « fatras • romanesque la femme (femme de l'autre race, de
mité avec cette approbation de départ qui amène C ru so é dans son île, et qui l'autre classe) a rem placé V endredi ;
que le scénario a été écrit, en toute l’en sort. Même, Rousseau déplore l’ar­ et tout est placé sous le signe de la
spontanéité. J’avais à faire le chemin rivée de V endredi, qui va comm encer M ère : ce n'est plus au début la malé­
inverse : j ’ai lu le roman de Defoe de défaire la - félicité * de son héros... diction paternelle, au milieu le travail,
ensuite je suis allé v o ir chez Rousseau Le film est au bout, ou du moins je à la fin le retour ; c ’est p our com m en­
(• Ce roman... sera tout à la fois l’amu­ ne pense pas qu'on puisse aller beau­ cer la dérive dans la barque en état
sement et l’instruction d'Emile... Je coup plus loin en ce sens, de cette d'ivresse, pour continuer la source
veux que la tête lui en tourne • ), puis honte idéologique de soi-même qui (d ’ailleurs vestige de l’A ntiqu ité m édi­
chez Engels (« Robinson a seulement distingue si curieusem ent et de plus terranéenne). p our fin ir la nage dans
asservi Vendredi pour que V endredi en plus la bourgeoisie des classes la mer et la nuit après soigneuse p ré ­
travaille au profit de Robinson. Et co m ­ dominantes qui l’ont précédée. Cette paration... On com prend alors que la
ment Robinson peut-il tire r p ro fit pour honte est déjà en germe dans la re li­ femme des « rêves » n’ait pas plus de
lui-même du travail de Vendredi ? U n i­ giosité du roman, comme si Dieu, p o u r­ consistance, quand le héros la re­
quement du fait que Vendredi produit tant nécessaire à l'idéologie b o u r­ trouve, ou ne la retrouve pas, au sortir
par son travail plus de moyens de geoise, s ’y trou va it finalem ent comme de son bain prolongé...
subsistance que Robinson n ’est forcé le ver dans le fruit. Le film supprime ... Cela dit, mon travail ne pouvait pas
de lui en donner pour qu'il reste capa­ donc (au mom ent du scénario, puis à consister en une « critique » du film,
ble de travailler. ») celui du tournage et du montage) puisque mon texte était destiné à ac­
comme le souhaite Rousseau, V en­ compagner le film, aller avec lui, et
Tout cela était très excitant.
dredi et le - fatras ». Mais il ne s 'a r­ d’ailleurs je ne me suis à aucun m o­
Au XVIII6, pour Rousseau, Robinson est ment rédigé ni seulem ent form ulé à
rête pas là. De Defoe à Rousseau,
donc le modèle par excellence, et son froid en esprit le petit examen c i-d e s­
on passait de l’initiatique au pédago­
récit la seule lecture qui ne soit pas sus, j'ai tout de suite travaillé à g reffer
gique, avec Pollet on arrive à l'apoca­
coupable. Pourquoi ? C ette histoire — au plus près, sur le film, une fiction
lyptique. Tout ce qui, dans le roman,
ce mythe — est une initiation à la critique, selon ce que les images et le
introduisait aux réalités de la société
morale capitaliste. Je résume : C rusoé synchrone suggéraient ou supportaient,
de classes est refoulé, le Robinson du
rompt avec l’autorité paternelle, et tels qu'ils étaient enregistrés et mon­
film ne verse pas de sang, il pêche
cette rupture, qui ne peut être consom ­ tés. D ’où le jeu que j ’ai joué, d'être à
il ne chasse pas. mais encore il ne
mée, qui sera pédagogique et non pas la fois pour et contre le film, en désac­
cultive pas, il n ’élève pas : il évite
transgressive, cette rupture le condam ­ cord et en complicité. Le texte-off est
soigneusem ent d ’en faire plus qu'il n ’a
ne à l'errance semée d ’épreuves, au comme un second monologue, se dé ­
besoin, car im m édiatem ent Vendredi,
bout de quoi le rachat. La première de doublant du synchrone, et, dans cette
l’esclave apparaîtrait. Et, venant sur
ces épreuves, ■ naturelle », est donc de opération jamais définitive, achevée, de
l’île depuis la fin du monde, il ne peut
la main de Dieu le Père, meneur de dédoublement, l'emploi de toutes les
en s o rtir qu'en direction de la fin du
tout le jeu : une tempête. A prè s quoi personnes gramm aticales devient p o s­
monde, il n ’a donc rien à apprendre.
chacune, sans exception, figure la sible et comme inévitable, apte à tous
société de classe, l'exploitation de Ce refoulem ent s’exerce à la fois les usages. Il y a le « je » subjectif
l ’homme par l’homme, et cette fig u ra ­ contre les signifiés socio-économ iques qui d ou b le rait exactem ent le « je » du
tion est exemplaire : l’esclavage à pro ­ du roman, et, puisque le film est situé synchrone s’il n'avait à se donner
prem ent parler, et le colonialisme. Pour « a u jourd’hui », contre la situation p o li­ pour un « je », le « tu » que le « je »
commencer, C rusoé lui-même est fait tique actuelle (Jean-Daniel a essayé en s'adresse à lui-même, lé « tu » que le
esclave, quand il va com m ercer vers vain d 'in tro d u ire dans son film une spectateur adresserait au personnage,
l'A frique, par des Arabes. Il s'enfuit en protestation contre le nouveau pouvoir où lui-même, spectateur, projette en
compagnie d ’un autre esclave, non- grec, son film n ’en voulait pas). « je », le « tu * que le responsable du
européen. Il frôle les « sauvages » Comme nous l’enseigne Freud, ce qui texte adresse au spectateur, d ire cte ­
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ment ou par l’entremise du p erson­ puisque je savais que même si on avait du film. Nous avons je crois des c o r­
nage. il y a « je » devenu « il », il y trois mois, il écrirait dans les quatre respondances très fortes sur la ma­
a - ils * les autres — fantasmes grecs, derniers jours ; il ne s'est donc pas nière d ’aborder les choses. Je crois
« ils » qui ne sont pas dans la salle forcé à écrire vite. Il a écrit de la que sur la manière — si tant est qu'on
aussi bien. etc. D ’un autre point de même façon les dialogues du film que puisse séparer les choses — de faire
vue, le texte-off souligne soit tel plan je vais faire maintenant. Il travaille à un film, je suis détaché des influences
so it tel enchaînement, mais aussi la une vitesse extraordinaire. Mais c ’est culturelles ciném atographiques de toute
progression du film, du début, l’entrée, lui qui pourrait répondre précisément sorte ; je crois que j'arrive, dans une
à la fin, la sortie. Et enfin, profitant à votre question. certaine mesure, à travailler sans réfé­
des circonstances, il critique le film, Thibaudeau Ce qui est étonnant dans rences. En to ut cas pour un film
et même par endroits il dit sa théorie le travail de Forlani sur * Robinson », comme « Robinson ».
du cinéma. c ’est à quel point c 'e st un test ; c'est Thibaudeau Je voulais en arriver à ce
Pour l'aspect de critique, il fallait du une projection complète sur le person­ que vient de dire Jean-Daniel, mais au­
tact, il fallait com poser avec la vrai­ nage. et tous les fantasmes ne sont paravant. je répète que le refus de
semblance qui était au principe du scé­ pas tellem ent des fantasmes individuels V endredi, moi, ne me gêne absolument
nario et du jeu de l’acteur. Mais en que des fantasmes de classe. pas. parce qu'il est absolument cohé­
plus, il y a eu une - censure » de la Pollet Dans la mesure où le person­ rent ; le refus de Vendredi, c'est le
production dans une première ve r­ nage, dans sa solitude, ne peut échap­ refus, constant chez la bourgeoisie, de
sion, les références à Marx et à Freud per à ses fantasmes, ceux-ci prolifèrent reconnaître la réalité — l’antagonisme
étaient, sinon directement explicitées, et se dramatisent, et la désagrégation — des classes sociales. L’inconsis­
du moins très claires. La version d éfi­ de la personnalité est fatale, quels que tance idéologique au niveau conscient
nitive a dû refouler ces références, soient ces fantasmes et quelle que — et non pas au niveau inconscient —
d'où une ■ poétisation » accentuée... A soit, disons, leur qualité. de ce film, c'e st la même que celle
vrai dire, depuis ma première vision du Thibaudeau Non, la désagrégation n ’est des pseudo-révolutionnaires du mois
film jusqu'au montage dernier, j'ai été pas fatale ; la preuve, c'est « Robinson de mai.
enchanté d ’expérim enter vraiment, sen­ C rusoè * de Defoe, où on assiste Si j ’ai travaillé avec Jean-Daniel, ce
siblement, la valeur du marxisme et de au contraire à la construction d’un n'est pas parce qu'il faut récupérer la
la psychanalyse tels du moins que je personnage. culture bourgeoise à des fins pro g res­
peux les saisir dans mon travail. Pollet Oui. mais il faut tenir compte de sistes — ce qui est sûr — et que
Pollet Tu parles d'une censure au ni­ la faiblesse immense de l'homme d'au­ toute occasion est bonne ; c'est parce
veau de la production, mais c'est une jourd'hui face à la solitude, qui n'est que le cinéma que fait Jean-Daniel est
censure que j ’ai faite moi-mème en pas celle de l'homme du XVIlle siècle ; en effet à mon avis un cinéma matéria­
grande partie, parce que si j'étais tout je crois que c ’est une chose absolu­ liste, en opposition radicale avec le
à fait pour le sens que tu voulais ment générale aujourd'hui, et quelles cinéma tel qu'il est le plus souvent.
donner à ton texte, il ne fallait cepen­ que soient les catégories sociales. Jean-Daniel peut parfaitement bien
dant pas que ce texte, qui devait jouer Thibaudeau Je n'en suis pas sûr ; à réussir un film qui ne se comprom ette
un rôle de balancier, prenne, je ne mon avis, l’absence de vision histo­ pas avec le cinéma commercial ; par
voudrais pas dire une Im portance trop rique. ou la vision apocalyptique de exemple, à mon avis, « M éditerranée »
grande, mais au niveau idéologique, ('Histoire, l'idée de la solitude, l’idée est un film parfaitement réussi, et dont
des positions a ce point formulées que de l'absence de Dieu, et aussi le re­ la valeur absolue d'opposition radicale
les multiples facettes du film dispa­ cours névrotique à l'image maternelle, au système apparaîtra de plus en plus.
raissent derrière une idéologie qui caractérisent précisém ent l'idéologie Mais il a des difficultés lorsqu'il veut
aurait donné une signification unique bourgeoise. intégrer sa pratique propre à la ma­
du film. Je crois que profondément, la Pollet Tout ce que Jean dit là, il me chine comm erciale ; il n'y est pas du
signification de la première version du l'a dit au moment où il m ’a dit q u ’il tout habite — et c'est sa qualité à
texte s’est maintenue dans la seconde, ne voulait pas écrire le texte. Et nous mon avis. Je veux dire qu'il y a un
mais plus cachée ; mais comme tout ne somm es toujours pas d'accord. certain nombre de metteurs en scène
est caché dans ce film, je crois qu ’il aujourd'hui qui brouillent les cartes,
Thibaudeau Jean-Daniel a commencé
fallait, que le texte aussi joue le jeu par encaisser les coups, alors je qui brouillent la chronologie de leurs
de l'allusion. Ce n'était pas une cen­ histoires, qui mélangent les ingrédients
me suis engagé, et la bagarre entre
sure qui s’appliquait aux idées, mais à traditionnels du récit d'une façon sur­
nous a eu lieu pendant le travail.
la manière .de les exprimer. prenante, et qui donnent à la tradition
Cahiers Pourquoi, Pollet, voyez-vous
Thibaudeau Jean-Daniel était un peu « Robinson » sans Vendredi ? littéraire une gratification culturelle par
étonné de mon insistance à poser le Pollet L’introduction de rapports hu­ le cinéma ; c ’est exactement le travail
problème idéologique, parce qu ’un tel mains auraient fait dévier le sens d ’Alain Resnais, si on veut être injuste
problème ne me gêne apparemment même du film. En tout cas je le pen­ et rapide. Au contraire, lorsque Jean-
pas dans mes romans. Mais ce qui sais. De même je ne pouvais pas ima­ Daniel essaie de faire un film « com ­
m'y forçait, c'était le monologue de giner. même dans les séquences mercial » il n'essaie pas de faire de
Forlam, avec l'allusion à la bombe a to ­ oniriques, q u ’il y ait un contact du per­ la culture, il est au contraire très sim ­
mique, et des phrases comme - les sonnage avec la femme rêvée, c'est- ple. et ce q u ’il montre, c'est le vide,
bombes, c’est comme les nuages... -, à-dire que je voulais vraim ent que le l'inexistence, du cinéma traditionnel.
et la présentation du personnage personnage se réduise presque à un J'ai l’impression qu ’il arrive en somme
comme représentant de l'intelligentsia objet. Et ses m odifications sont vues spontanément, et comme malgré lui, à
occidentale. du dehors, comme on voit le change­ ce que Godard a fait consciem ment
Cahiers Quelle était la distance de For- ment constant des couleurs de la mer. avec - Le M épris •. « Le M épris », qui
lani par rapport au monologue de son qui l'entoure. Une des qualités que je est un grand film vide ; qui aurait dû
personnage, précisém ent ? reconnais au film, qui va d ’ailleurs dans être un film plein, et qui est un film
Pollet II a écrit ce texte en quatre le sens de « l'idéologie • introduite par vide.
après-midi, devant moi. Pour des rai­ Thibaudeau, et qui sous-tend un peu Cahiers Voulez-vous dire qu'il mani­
sons de production, il me fallait un toutes les images, c'est d'être extrê­ feste le vide de tout le cinéma contem ­
scénario une semaine plus tard. J’avais mement matérialiste, dans le montage, porain ?
dit que le scénario existait pour encou­ dans la manière de filmer, d ’utiliser les Thibaudeau C ’est le sujet même du
rager des gens, alors que ce n'était objets... Et la forme du texte de Thi­ film.
pas vrai. Cela correspondait tout à baudeau allait donc assez naturelle­ Cahiers Dans la mesure où c ’est le
fait aux méthodes de travail de Forlani, ment dans le sens de la forme même sujet du film, est-ce que le film n'est
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pas autre chose que ce vide, puisqu'il où on a l'im pression de tro uver des mais qui seraient en même temps quel­
est le vide dont il témoigne ? form es qui pourraient être celles d 'a u ­ que chose de com plètem ent cohérent.
Thibaudeau J'imagine que dans l'idée jourd'hui, on se demande toujours si C ’est ce genre de nécessité que je
des producteurs, M oravia et Brigitte on ne fait pas ce saut dans la conven­ recherche.
Bardot devaient faire quelque chose de tion dont vous parlez. Au moment où C ahiers On serait tenté, su perficielle­
très très - plein » ; alors que Godard on découvre quelque chose qui semble ment, de dire que Robinson c ’est un
l a com plètem ent vidé de sens ; c ’est être neuf, on ne sait pas si c ’est vrai­ peu un parent du Horla « enfermé »
passionnant d ’un point de vue th éo ri­ ment neuf. « Méditerranée » a été vu dans le dé c o r de « M éditerranée
que. Et Homère là-dedans, c ’est assez par beaucoup comme une suite de Pollet C 'e s t un peu différent, parce
magnifique. plans collés un peu n ’importe comment, que ie personnage du « Horla » m ’était
un film qui aurait pu être tourné en imposé par la nouvelle de Maupassant,
Pollet 11 faut je crois essayer de puiser
1930, au moment du surréalisme. Il y qui pesait très lourd, et que je ne
« la nouveauté » dans l’inconscient, qui
a aussi la manière dont les gens reçoi­ savais pas en fait com m ent adapter.
fonctionne au fond toujours d ’une ma­
vent la nouveauté. Moi-mêm e je me C 'e s t en somme plutôt sur la forme,
nière assez libre par rapport à ce qui
suis souvent demandé si je ne m ’étais dans « Le Horla », que j ’ai essayé de
a été acquis, qui s'est accumulé en
pas trompé. Je croyais avoir fait quel­ casser la convention de la nouvelle.
partie malgré soi. Il faut aller chercher
que chose qui répondait vraim ent à Le sujet du « Horla • ne m 'intéressait
la liberté très ioin au fond de soi. Il
des nécessités actuelles puis je me pas en lui-même. La sorte de folie
arrive quelquefois qu'on s'approche de
suis d it qu ’au fond, ça datait peut-être qui habite le personnage m'est tout à
ce point où on a l'im pression qu’on
effectivem ent de trente ans. M a inte­ fait étrangère, elle est trop particulière,
serait vraiment libre, et alors on
nant, j ’ai revu le film et je me suis trop clinique...
s'étonne soi-même de ce qui arrive.
rassuré, mais quand je l'ai achevé, il C ahiers Mais en tant que cinéaste, le
Cela a été le cas pour • M é d ite rra ­
y a cinq ans, j ’ai beaucoup douté qu'il problème similaire, dans « Robinson •
née ». Et c’est seulem ent pendant que
soit vraiment, dans son fonctionnem ent était de film e r un personnage seul...
le film se fait que l’on découvre peu
même, un film qui ne pouvait être fait
à peu disons les lois qui lui permettent Pollet Je ne sais pas encore comment
q u ’à ce moment-là.
de se faire, comme de lui-mêmé, ne faire un film proche de « M é d ite rra ­
jouant soi-méme disons que le rôle de née » avec plusieurs personnages.
médium. Mais on passe très vite à un C 'e s t pourquoi, quand j'ai plusieurs
niveau conscient quand on s'aperçoit personnages, mes films gardent un
que certaines de ces lois, peu à peu fond et une facture assez traditionnels.
découvertes, perm ettent d ’obtenir ce r­ Un personnage seul, je peux l'assim i­
tains effets. Donc, une fois ces lois ler assez facilem ent à l'univers des
trouvées à p a rtir de révélations de choses. Si j'en introduis deux, cela
type inconscient, on ne progresse plus pose non pas deux fois plus de p ro ­
que par de nouvelles découvertes blèmes, mais disons quatre fois plus.
inconscientes, qui rem ettent en ques­ Je ne me sens pas capable de le faire
tion ces premières lois. Ce que j ’a t­ encore. Dès q u ’il y a deux personna­
tends toujours — et c ’est pourquoi ges, on entre dans le problème de
j'aim e tra va iller la nuit, dans un état de « l'histoire ». et comment casser cette
demi-veille — c ’est cette fibération par « histoire » sans tuer les personnages,
rapport aux états de veille conscients je ne sais pas encore. Il y a là cepen­
telle que les choses s ’im briquent d'une dant une nécessité impérieuse. Ce sera
manière inattendue, se présentent p our plus tard. C om m ent m ontrer plu­
d'elles-mêmes d'une certaine façon, sieurs personnages en maintenant une
pas par hasard, mais avec des cen­ nécessité formelle, d ’apparence fo r­
sures tout à fait différentes, et p roba­ melle, j'ai des idées là-dessus, mais
blem ent beaucoup moins grandes. En difficilem ent exprimables, car elles ne
tout cas je suis de plus en plus form ent pas un tout.
conscient qu'il y a un certain nombre C ahiers Quand on voit surgir ce pe r­
de choses mortes, en p a rticu lier au sonnage seul dans « Robinson », on se
« Gala •.
niveau du récit — et l'on en parle d it qu'on va tom ber dans une thém a­
beaucoup — mais je crois qu'il y a C ahiers Ce que vous dites à propos tique du tragique, de la solitude de
très peu de gens qui s ’en rendent de votre façon de travailler est très l'homme, etc., toutes choses qui étaient
compte vraiment, et encore que parmi intéressant quand on pense à - M é d i­ com plètem ent absentes de « M é d ite r­
ceux qui s’en rendent compte il y a terranée » : on a l'im pression que c ’est ranée », d'où I’ - Humanisme « avec un
très peu de gens qui essaient de le un film oscillant entre veille et som ­ grand H était com plètem ent chassé, et
m anifester dans ce qu'ils font. La meil, un film sur une sorte d 'en g o u rd is ­ ce qui est brusquem ent intéressant ici,
cohérence des films, actuellement, sement. Le fait que Sollers ait écrit sur c'est que le film devient un film du
même dans le cas où ils prennent des ce film étant très intéressant aussi, langage : quelqu'un parle dans le vide.
form es différentes, reste com plètem ent puisque cet «éveil naissant», selon le Le problème n'est plus du tout celui
liée à une chronologie habituelle, à une mot de Barthes à propos de « Drame », de la survivance, pas du to u t celui de
psychologie . conventionnelle, à une est une expérience dont il parle dans la faim ou de la chaleur, mais le p ro ­
dramaturgie romanesque éculée. son roman. blème de qu e lqu ’un qui parle seul.
C ahiers Ou à une chronologie arbi­ Pollet Pour moi c’est une sorte de thé­ Thibaudeau Oui, c'est un des côtés
trairem ent rompue, avec déjà la somme rapeutique. appliquée au fait qu'en état faibles du film. Effectivement Jean-Da­
énorme de clichés du modernisme de veille consciente, ce qu'on fait res­ niel s'est trouvé contraint à faire une
ciném atographique, la rhétorique du semble toujours plus ou moins à ce dram aturgie qui est un peu celle de
jeune cinéma devenue beaucoup plus qu'on a appris — je parle pour moi — B eckett dans « En attendant G odot ».
contraignante que celle du vieux. et qu'on retombe sur ce qui ressemble où il y a une succession de numéros,
Pollet Justement c'est le point précis à ce qui se fait. En fait il serait très un peu comme des numéros de cirque,
sur lequel le travail est extrêmement intéressant d 'arriver vraiment à des des ! moments de calme plat, puis un
difficile parce qu'on a l'impression liaisons d'idées et d ’images analogues nouveau numéro, etc.
d'être en terrain vierge, retenu tout de à celtes des rêves, qui seraient tout C ahiers II y a très peu de numéros
même par toutes les conventions qu ’on à fait surprenantes par rapport à la en fait. Seulement le moment où R obin­
sent peser sans arrêt, et au moment logique habituelle d'un découpage, son parle longuement de son passé.
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Thibaudeau Je ne parle pas seulement fait, de même que le seul que s ’ac­ « M éditerranée », parce que cela sign i­
des scènes parlées. Il y a des scènes corde le film lui-même, c'est la ma­ fiait une condamnation sans appel pour
jouées, puis des moments neutres, nière dont il est fait. En fait, le seul moi de refaire des films allant dans
exactement comme les silences dans point de vue que devrait avoir le spec­ cette voie. Pour en revenir à la com pa­
Beckett. A mon avis c'e st un côté fai­ tateur, c'est un point de vue sur lui- raison » Robinson » - « M éditerranée »,
ble parce que c ’est un de ses aspects même regardant le film. on peut dire que le mécanisme répétitif
chrétiens en somme. Cahiers Est-ce que le texte dans • Ro­ de « Méditerranée - arrive dans ce r­
P o lle t Mais on peut aussi expliquer binson », n’est pas justement un point tains cas à ce que certains plans ne
cela d ’une autre manière. La raison de vue s ur le film, et presque imposé soient plus qu ’un signe derrière lequel
profonde, c ’est peut-être celle-là. Mais — celui peut-être qu'aurait pu avoir un il y a une quantité d'images virtuelles
aussi, dans la tentative d 'évite r un trop spectateur à la sortie du film ? — toutes celles qu'on a déjà vues —
grand échec commercial, j ’ai très co n s­ Thibaudeau Je disais au début que qu'on ne voit pas mais qui sont là.
ciemment essayé de préserver une ap­ c ’est un texte qui regarde le film, et Chaque plan devient multiple. A lors
parence presque traditionnelle à ce qui est en contradiction avec l'image. que dans « Robinson » ce n'est pas ça
film, en particulier en tournant quel­ Je n'impose pas l'autorité de l'image. du tout. Aucune image ne cache une
ques scènes spectaculaires. C ’est le Ce n'est pas ici une solution pure autre image derrière elle.
côté « comm ercial « du film. Il n'y a comme dans « M éditerranée ». mais le Cahiers Le texte de Sollers était en
qu’à voir la réaction des gens, disons, spectateur est tout de même dans une quelque sorte un double de l'image,
les plus extérieurs au cinéma, ils distance où il est libre. Ce n'est pas parallèle à celle-ci, celui de Thibau­
écoutent les textes synchrones, et ils un commentaire qui vient assommer le deau semble lui, être perpendiculaire
sont agacés par le texte off. Si j ’avais spectateur en plus de l'image. C 'est à l'image, lutter contre elle.
fait to u t le film avec le personnage un comm entaire qui vient de derrière Thibaudeau Je crois quand même que
muet et seulement le texte off, il est la tète. le texte de Sollers est aussi un texte
possible que j'aurais obtenu une plus Pollet Le fait même qu ’il fonctionne à qui regarde le film. Ce que vous dites
grande qualité. Mais je risquais de pe r­ plusieurs personnes grammaticales est
vient peut-être de ce que vous connais­
dre complètement contact avec le pu­ la preuve qu'il ne se situe pas d'un sez déjà bien - Méditerranée » et que
blic. Le contact est établi par le texte point de vue unique.
vous y avez mieux intégré le texte.
synchrone. Les plans de • Robinson » permettent
Thibaudeau II y avait la solution du film — relativement — au spectateur de se
complètement muet, sans texte off. p ro jeter dans l'image et de vivre dans
Cahiers Est-ce qu ’on n’est pas jus te ­ un temps imaginaire. Je crois que la
ment obligé de re p o s e r complètement vertu du texte devrait être de contre­
le problème du cinéma et de la parole dire le temps imaginaire du texte par
au cinéma, dans la mesure où on filme le temps réel de la projection.
un personnage seul, où on sait qu'il Il y a aussi,- dans mon texte, un défaut
va être vu par une salle de cent ou qui ajoute peut-être à ce phénomène,
cinq cents personnes ? et qui vient de mon inexpérience. J'ai
Pollet Quand je pense à la salle, c'est surtout travaillé sur la table de mon­
d ’une manière tout à fait abstraite. tage, avec la copie noir et blanc, et
Non, le problème du spectateur, au les emplacements que je trouvais bons
fond, n'est pas différent qu’on filme un pour placer du texte ont changé plu­
personnage seul ou non. Ce qui me sieurs fois de valeur, ensuite, du fait
préoccupe, c ’est la liberté du specta­ des bruits puis de la couleur, qui char­
teur. Ce qui vise à donner des points gent chaque plan d'une sorte de pré­
de vue dans un film, sur les person­ sence que je n'avais pas su prévoir.
nages ou sur l'histoire (points de vue - M éditerranée *. Il est vrai que la syntaxe de mon
que le spectateur ne demande qu'à Cahiers On a l'im pression en voyant texte est telle qu'on peut le défaire
faire siens), me paraît de plus en plus « Méditerranée » que le film se fait et le refaire de la même façon qu'on
intolérable. Devant un film, comme pendant le temps où on le voit, alors peut tra va ille r au montage des plans,
« Méditerranée », les gens sont entiè­ que pour - Robinson » le film semble mais cette qualité n'a pas beaucoup
rement libres. Ils sont en général très déjà fait et la critique se faire pendant servi, le texte n'ayant pu être ré-enre-
gênés par la forme du film, mais ils qu'on voit le film. Le texte de Sollers gistré avec une respiration qui nous
sont libres, et en fait ils ont peur de va dans le sens du film : on a affaire aurait donné toute liberté pour une
cette liberté, parce qu'ils sont obligés à la fois au texte et à l'image, c'est remise en place énergique... Mais de
de fonctionner eux-mêmes devant ce le même bloc, tandis que dans ■ Ro­ toute façon le texte, à cause de sa
qui leur est proposé. Dans - M é d ite r­ binson », il y a tout le temps un déca­ conscience critique, suppose un point
ranée », il était voulu, d'une manière lage entre le commentaire et le film, fixe, qui ouvre des angles — variables
très consciente, qu'aucun plan ne dure qui crée entre eux un ra p po rt obligé, — sur l’écran, et qui propose ainsi
assez longtemps pour qu'on puisse se qui fait que, quand on reçoit le film, on comme significatif le temps réel de la
tra n spo rte r dans le lieu montré. De ne peut pas le refaire complètement. projection pour un film qui fait appel
plus, on passe d'un lieu à un autre Pollet Je crois que c'est parce que le à l’imaginaire. A lo rs que dans « M é d i­
sans qu ’il y ait aucun lien apparent film ne ressemble pas du tout dans sa terranée », où les plans ne permettent
dans l’image. Le spectateur est obligé construction à « M éditerranée », qu ’il pas qu'on s’y installe, le rapport ima­
de se faire une idée sur ce qui se est beaucoup plus simple. On est avec ges/texte est en effet constant, puisque
passe, tandis que dans le cas du le personnage dans chaque séquence, le temps de projection réel coïncide
cinéma qui projette une fiction, accom ­ tandis que dans « Méditerranée » on avec l'imaginaire.
pagnée d'un point de vue sur ce qui n'est avec rien, on n'est ni avec les Pollet On revient toujours à ce pro ­
est montré, le spectateur est aliéné. Et pyramides, ni avec le rameur, ni avec blème de durée des plans, parce que
s’il réagit contre, il prend un point de la danseuse. Pour un long métrage qui dès qu'un plan dure, on pourrait dire
vue très pauvre qui est simplement doit sortir normalement dans les salles, trop longtemps, le spectateur vit la
d etre contre le film. Ce qui est inté­ j ’ai été obligé de te n ir compte de ce fiction qui lui est montrée ; dans le
ressant dans « M éditerranée *, c'est qu’est un spectacle traditionnel. Les paysage qu'il voit, et sa liberté se dis­
q u ’à la limite les gens ne peuvent pas gens doivent pou vo ir s'intéresser au sout dans le spectacle. En fait, ce qui
avo ir un point de vue sur le film, si personnage, se mettre à sa place. Je est devant la caméra ne devrait pas
ce n'est sur la manière dont il est ne voulais pas abstraire au niveau de être « re p ré s e n té » . Sinon, ce que les
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gens voient c ’est ce qui était devant point de vue non réaliste, puisque par te r une histoire pour 50 000 ou 500.000
ta caméra, une action ou un lieu dans exemple on montre le paquet de ciga­ personnes, alors que la télévision peut
lesquels ils se projettent. Si on montre rettes y com pris la face qui n'est pa9 en atteindre 50 000 000, si on arrive à
la même action, ou le même lieu, vue, le dessous. Il y a un point de la faire passer un film dans toutes les
beaucoup moins longtemps, de façon description qui est uniquement d éfinis­ télévisions du monde ».
qu’on ne puisse pas s ’y intégrer, ils sable comme tel, qui n ’est pas un Thibaudeau Je me demande quand
deviennent un signe et non pas une point localisable dans l'espace. même si Pollet n'est pas en co n tra ­
action, ou un lieu. On peut alors u ti­ P ollet Je reviens à la chose qui me diction avec lui-même. Il me semble
liser le plan d'une manière beaucoup paraît la plus difficile à résoudre, qui que Rossellini est un des théoriciens
plus libre. Dans le cas de - M é d ite r­ est l'introduction de personnages dans du plan-séquence ; or c'e st p ré cisé­
ranée », c'e st l’utilisation par relations ce genre de fiction ; on a tous c o n s­ ment ce qui va contre la théorie du
d ’analogie, de causalité, ou bien même cience de vivre une « histoire », pen­ montage, telle qu'elle a été formulée
des liens beaucoup plus form els qui dant cinquante ou soixante-dix ans de par Eisenstein et le cinéma soviétique.
établissent une durée, une action et vie, on a toujours l’impression, même Je crois que là, il retombe dans le
un lieu com plètem ent imaginaires. si on ne sait pas pourquoi ni comment, cinéma idéaliste ; il y a des exemples
Je me suis souvenu de l'expérience que l’on est conduit avec une logique de cinéma de montage, sign ifica tif po ­
très connue de K oulechov : le même absolument terrifiante ; quand on fait litiquem ent et matérialiste dans sa
plan précédé d'un plan différent n’est un film qui essaie d ’échapper à cette forme.
plus le même plan. Et puis, une ce r­ logique, il est assez facile de le faire C ahiers II faut quand même se deman­
taine durée, variable, un certain nom­ avec des objets, des choses, qui se d e r si, tout en sachant qu ’il est e n tiè ­
bre d ’ images séparent ces plans répé­ laissent manipuler sans résistance, rem ent fait sur un espace-temps récu­
tés, qui n'ont d ’ailleurs jamais exacte­ mais com m ent introduire des p erson­ pérateur, on ne pourrait pas utiliser
ment la même longueur. A chacun de nages qui eux ne peuvent échapper à les qualités privatives du plan-séquen­
leur retour, ils sont donc à la fois les un certain déterm inism e qui est le ce donc de la durée, de façon à
mêmes, et différents, ce qui empêche contraire de l'univers d'un film du type p ou vo ir faire un cinéma non bourgeois
de s’en saisir, les multiplie, leur donne • M éditerranée ». C ’est le problème è en faisant autre chose qu'un cinéma
cette ambiguïté. résoudre a ujo u rd ’hui. de montage.. Il y a des cinéastes
Cahiers Le fait de mettre un tel plan C ahiers Le problème, c ’est que dans comme D re ye r par exemple, chez qui
lui donne effectivem ent un sens qu’il « Robinson », on a un personnage qui l’utilisation du long plan et de ses qua­
n’aurait pas si on le mettait ailleurs, n ’est pas ancré dans l’espace de la lités frustrantes est extrêm em ent m o­
mais en même temps, il semble q u ’il façon habituelle, p our la bonne raison derne et révolutionnaire. On peut aussi
y ait dans « M éditerranée • un souci de q u’on n’a pas des itinéraires précis, penser que la notion de plan-séquence
laisser le plan disponible, comme une mais ce qui reste d ’un personnage. n 'est plus tellem ent liée à la longueur
sorte d ’îlot. P ollet II n'en reste vraim ent qu'un tout du plan, mais plutôt à son autonomie.
Pollet C ’est vrai, et ce qui est inté re s­ petit résidu. Thibaudeau J’entends par « cinéma de
sant c ’est qu ’à ce moment-là le plan Thibaudeau II n'y a pas d'itinéraire montage » un cinéma où le spectateur
devient de plus en plus indéfinissable. significatif, en effet. soit com prom is dans le montage du
Il faut dire aussi que j ’étais préoccupé, C ahiers Or, un personnage se définit film ; c'est-à-dire un cinéma qui se
ayant fait le tour com plet de la M é di­ d ’abord comme un itinéraire, et tout ce donne p our du cinéma, qui montre ce
terranée pour faire le film, et me tro u ­ qui s ’ensuit, ameublement, etc. q u ’il d it et qui dit ce qu’il montre. Je
vant dans l’obligation de faire un film Pollet C 'e s t pourquoi, une manière que ne suis pas contre le plan long, bien
court, de tro u ve r le moyen de rassem ­ je vois aujo u rd ’hui d ’utiliser des p e r­ entendu.
bler une quantité de lieux et de choses sonnages, c'e st peut-être de faire des C ahiers Finalement, s'il y a des plans
séparées dans l’espace, et aussi dans films à des fins politiques. Dès qu'on montés, assez courts, où le cinéma se
le temps ; il fallait co n fro nte r des a envie de faire bouger des p e rso n ­ désigne comme tel, sans tric h e r sur le
choses qui ont eu leur signification nages, il faut que ça aie une sign ifi­ p rod u it — tricherie : marque caracté­
première à des milliers d ’années d ’in­ cation, et toute véritable signification ristique de l’idéologie bourgeoise — .
tervalle mais qui au jo u rd ’hui existent n'est-elle pas historique, politique ? Ra­ un type intermédiaire, avec des plans
d ’une autre façon en même temps. Le conter une histoire, ça peut encore plus longs, cinéma tendant à être un
moyen le plus simple était évidemment avoir un intérêt au niveau de... regard jeté sur les choses, une tra n s­
la juxtaposition rapide de ces lieux et Thibaudeau De l'agit-prop. parence, est-ce que, plus loin, en
de ces choses, mais avec interdiction Pollet Si tu veux mais si le film n ’a jou a nt à fond sur ces qualités de durée
de l’approche. Le film devient ainsi plus le but de convaincre les gens de et de tenue de l’espace, on n ’arrive
une sorte de creuset où s ’opère la quelque chose, on entre alors dans pas, d ’une autre façon, à faire que le
fusion d'éléments a priori très dispa­ une fiction comme celle de ■ M é d ite r­ cinéma se désigne lui-même ? Il y a
rates. Je crois qu'il faut encore rap ­ ranée ». qui est peut-être ré volution­ des auteurs, de Godard à Garrel en
peler que la nécessité première était naire par sa forme, si on veut, mais passant par D reyer, chez qui le cinéma
de me s itu e r par rapport aux choses pas par son « message ». se désigne par l’excès de la durée. Ou
montrées sans avo ir de point de vue, Thibaudeau Non pas par son message, comme dans « Portrait of Jason » de
ou de jugem ent de valeur. C ’est assez mais par sa déstructuration de l’idé o ­ S hirley Clarke.
d ifficile, mais on retrouve une sorte de logie habituelle. Je ne suis pas metteur Pollet Je crois que ce « plan-séquence-
virginité. On rejoint là ce q u ’on appelle en scène, mais je crois qu'il est p o s ­ trèa-long » est utilisable dans le sens où
le « nouveau roman » faussement ac­ sible d ’utiliser plusieurs personnages vous en parlez dans la mesure où on
cusé de stérilité puisqu’il ne s'agit je comme des signes ; il y en a un dans y introduit des éléments tellem ent
crois que d'un stade intermédiaire, ou « Méditerranée », il pourrait y en avoir c ontradictoires qu ’on retrouve un mon­
telle sorte de virg in ité trouvée, des plusieurs. tage dans le plan.
voies nouvelles p our l’ écriture se révè­ Pollet Oui, mais ce que Je veux dire, C ahiers Par exemple, ce qui se passe;,
lent d ’elles-mêmes. On voit en effet c ’est que si j'ai l’ idée de faire un film dans le fameux plan-séquence de « La
depuis des années cette obsession, qui sur la faim, par exemple, la seule S o if du mal ». Mais, à l’intérieur même
n'est probablem ent plus exactem ent la façon qu'il puisse avoir quelque utilité de cette utilisation du très long plan,
même aujourd'hui, de simplem ent se est de lui donner la forme la plus on pourrait encore distinguer entre
mettre en face d'un objet et de le dé ­ traditionnelle, parce qu'il s 'a git de to u ­ ceux qui font l'équivalent d'un m on­
crire, et de le quitter dès q u ’on risque cher le plus grand nombre. On rejoint tage, comme W elles, et ceux qui au
de lui donner une « signification ». - là le cinéma actuel de Rossellini, qui contraire tiennent un espace et un
C ahiers De le m ontrer d’ailleurs d'un d it : « ça ne m 'intéresse plus de racon­ temps, et, sans monter dans le plan,
TOBIAS ENGEL DANS • TU IMAGINES RÛBINSOH
fo n t un cinéma qui finalem ent se C ’est pourquoi, dans « Robinson », je à d épasser ; c ’est un peu la même
« marque » lui-même comme tel. n'ai pas emmené de travelling, non chose que la manière dont se sont e x ­
Pollet Jusqu’ à un point quelquefois parce que je n'en avais pas les moyens primés les étudiants en mai, qui se sont
to u t à fait absurde. Si l'on montre par mais parce que je n'en voulais pas. Je contentés de dire « non ». Le jo u r où
exemple quelqu'un qui dort dans un me suis contenté de mouvements v e rti­ j'ai vu la copie standard de « R obin­
lit pendant une heure sans bouger, il caux. réalisés à l'aide d ’une grue de son », je l'ai vue — non pas comme
est certain que le seul spectacle est fortune, qui n'ont d'autre signification un film négatif — mais comme le néga­
dans la tête du spectateur, qui lui, que de relier le ciel et la terre. tif du film à faire ; et le soir même
pendant la projection, visionne en lui- Cahiers L'exem ple le plus parfait de dans la rue. on v o ya it des gens qui au
mème une quantité de choses. Le mon­ cet espace « gardé » où tout peut niveau politique faisaient la même
tage. le spectacle, n'est plus du tout survenir, c'est évidemment, encore plus chose, c ’est-à-dire le négatif de l’action
sur l’écran, il est a l'intérie u r de celui que « W a lkover », le - Gare du N ord » éventuelle à faire. Ce n'est pas la
qui regarde ; il ne faut pas aller jus­ de Jean Rouch. même chose de faire un film que de
que-là. Cela ne résoud en rien les Pollet C e n'est pas pour moi, peut-être construire des barricades, mais c'est
problèmes actuels du cinéma. C 'e s t paradoxalement, un film qui utilise v é ri­ très curieux, parce que pour moi,
quelque chose de faux. tablement le plan-séquence ; c 'e st un c'é ta it simultané ; on n'a pas encore
Thibaudeau Pour moi, montage est un film en fait très découpé. C 'e st un atteint le stade de libération qu'il fau­
peu synonyme de - didactique ». C'est exploit technique parce qu'il n'y a pas drait pour p ouvoir imaginer librement,
pourquoi les films de Godard sont de coupure dans le plan pendant vingt on n'a que le sentiment qu'il faut faire
didactiques, ce qui ne veut d'ailleurs minutes, mais je ne lui donne absolu­ table rase, c ’est tout.
pas dire que leur signifié idéologique ment pas de signification en tant que Thibaudeau Je ne pense pas que
est satisfaisant. plan-séquence. Ça me parait une u tili­ « M éditerranée » soit à mettre dans le
sation prim itive du plan-séquence. Je même sac que - Robinson ». « M é di­
Pollet Ce qui m’intéresserait beau­
coup. et que je n’ai jamais fait, c'est pense qu'on obtiendrait exactement le terranée » ne me paraît pas plus néga­
même sentiment de durée avec un dé­ tif, pas plus • p riva tif » que Mallarmé ;
vo ir comment à l'intérieur d'un très
coupage , on voit souvent ce genre de p our moi, M allarm é est le type même
très long plan-séquence on pourrait
plan-séquence à la télévision, il suffit de la poésie « positive ». Ce que nous
bousculer autant le spectateur que j'ai
de prendre n'im porte quelle histoire qui d it Pollet, c ’est la situation très am bi­
pu le faire dans la séquence la plus
dure 20 minutes, dans un seul lieu guë où il se trouve lui-même.
montée de « Méditerranée ». Quand je
unique, et un cameraman habile, et lui C ahiers Com m ent vous êtes-vous posé
dis bousculer, je veux dire déranger
demander de cadrer de telle et telle le problèm e dans la réinsertion d'un
suffisam ment le spectateur pour l'em ­
façon... personnage dans « Robinson », en sa­
pêcher d ’être passif.
C ahiers Là nous ne sommes pas d 'ac­ chant très bien qu’un personnage ne
Il faudrait arriver à l’intérieur du pian- cord. Claude O llier, dans sa critique peut jam ais être totalem ent un objet
séquence — où traditionnellem ent on de - Gare du Nord », expliquait fort dans un film ?
ne montre qu'un certain nombre de bien que ce n'était pas une volonté Pollet En réduisant presque à néant
choses très définies qui existent à ce de virtuose qui avait imposé ce to u r­ toute progression dramatique, mais je
moment-là dans l’endroit qui est mon­ nage. mais Rouch qui avait imposé n’ai pas pour l'instant de projet qui
tré — à donner une suite de chocs cette technique, dans la mesure où la puisse résoudre vraiment ce problème ;
tellem ent c ontradictoires qu'on ne sa­ trame est faite sur le - tout peut a rri­ je me le pose, et je ne sais pas si je
che plus où on est. ver ». Pour que la cré d ibilité de la suis près de tro u ve r la clé.
Cahier8 C 'e st ce que vous faites à fiction soit maintenue, il fallait qu'on Cahiers En voyant « M éditerranée ».
un moment, dans ■ Robinson », dans le ne triche absolument pas sur l'espace. on a le sentim ent d ’un film sans auteur,
plan où vous décadrez Robinson pour C 'est le contraire d 'A struc ou d'Ophuls. ou, ce qui revient au même, que le
cadrer ses fantasmes, et vice-versa, où en quelque sorte le plan « attend » spectateur en est l’auteur en même
montrant des choses totalem ent co n tra ­ son contenu. temps q u 'il le voit. On l'a aussi par
dictoires et accusant la manipulation. Pollet Je persiste à penser que « Gare instants — dans « Robinson », le film
On voit, au présent, le film en train du Nord » découpé en vingt plans au­ lui-même semblant écrire son histoire
de se faire. rait été exactement le même film ; je Mais n'est-ce pas un peu contredit par
Pollet On pourrait faire dans ce sens- ne crois pas même que la situation, les le texte de Thibaudeau, lorsqu’il d ési­
là un film fantastique, qui serait un seul dialogues, et la façon dont c ’était traité gne nettem ent les rapports entre fiction
plan, fixe, où il n ’y aurait que des au départ même, pouvaient être du c i­ et allégorie ?
arrivées, des sorties de champ, etc. néma tel q u ’on peut souhaiter en voir Thibaudeau J'ai posé cette distinction
Cahiers C ’est une chose que Skoli- aujourd'hui. D onc que ce soit traité en pour un p rojet plus général, pour dé­
movski a parfaitem ent réussie dans plan-séquence ou découpé, ça revenait truire le naturalisme du film, où on
« W alkove r » et qu'il a un peu aban­ au même. Je suis d ’autant plus à l'aise avait une durée réaliste, avec des rê ­
donnée par la suite. Il y a une espèce pour le dire que j ’ai une très grande ves. Je ne pense pas du tou t que le
de cellule qui est le plan, où arrivent admiration pour presque tous les films rêve soit l'image même de la liberté,
des choses, des gens, des événements, de Rouch. c'est même plutôt le contraire ; c ’était
des animaux... I Pour en revenir à « Robinson ». il y a la grande e rre u r des surréalistes. Mais
Thibaudeau Le cinéma burlesque, est-ce une chose que je ressens, aussi bien je pense que l’artiste peut en effet se
que ce n ’est pas ça aussi ? Un espace pour - M éditerranée - d ’ailleurs que p oser l’état de veille et l'état de rêve
qui se modifie, qui est en perpétuelle pour « Robinson », c ’est une im pres­ comme deux termes rhétoriques dont il
explosion. sion de « point zéro », c ’est-à-dire de a à jo u e r dans une œuvre qui ne se
Pollet C ’est aussi pour ça que les négatifs de films futurs à faire ; c ’est donnera ni comme rêve ni comme réa­
mouvements de caméra me [gênent de plutôt une sorte de répertoire de c h o ­ lité ; sorti du naturalisme, on peut très
plus en plus ; on se désigne comme ses à ne pas faire que de choses à bien m anipuler des corps, des p erson­
auteur de film, puisqu'on fait bouger la faire. Il est difficile de construire aussi­ nes, des figures, de ia même façon
caméra ; on v o it d'ailleurs de plus en tôt après qu'on a détruit. C 'e st là que q u ’on peut manipuler des choses. Mais
plus de films à plans fixes parce qu'il revient encore le problèm e de l'in tro ­ toute volonté de réintégrer un p erson­
y a une gêne profonde à prendre parti; duction des personnages, et finalement, nage, c'e st-à -dire une conscience indi­
faire un travelling, c ’est déjà prendre de la signification. C 'e st vrai que la viduelle significative de l'ensemble ne
parti. Je ne parle pas de mouvements démarche de - M éditerranée - est p ri­ peut être q u ’une régression.
purement fonctionnels, comme les trav- vative, et celle de « Robinson » aussi. C ahiers Q uels sont pour vous les films,
lat sur la fille que l’ on conduit à la Et il est certain q u ’il y a là, non en dehors de ceux de Pollet, où les
salle d'opération dans « Méditerranée ». pas une impasse, mais un point précis personnages soient débarrassés de
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toute singularité, intériorité, et traités puisse aucunement réduire l'o b jet total temps de l’Histoire. et on en sort. On
presque comme des choses ? à une conscience. est en plein dedans, et on essaie d'en
Thibaudeau II y a eu les personnages Dans un roman, le « tu » est beaucoup sortir.
du cinéma soviétique, avant que S ta­ moins efficace , le « vous » de Butor Mais Duchamp montre la crise même
line veuille le retour au personnage ; est moins captateur que le « tu » au de la chose ; c'est la différence entre
il y a le cinéma burlesque américain, cinéma, qui a une efficacité immédiate. Cézanne qui n’arrive pas à signer ses
Keaton et les Marx Brothers, Bunuel Pollet II y a une chose qui rejoint ce œuvres parce qu'il n’en est pas satis­
surréaliste (1). dont on parle, qui est peut-être assez fait, parce qu’il n'arrive jamais à faire
Cahiers II y a aussi les derniers courante aujourd'hui, qui est ce refus, l'objet anonyme parfait q u ’il souhaite, et
Bunuel... plus ou moins de bon aloi, de vouloir Duchamp qui ne fait plus rien et qui
Thibaudeau II y a quelques cinéastes être « auteur ». C 'est-à-dire ta volonté signe. Moi je préfère Cézanne.
qui ont une direction d'acteurs telle d 'échapper com plètem ent à l'idée de Pollet C 'e s t une position très difficile
qu'il ne puisse plus y avoir de person­ s'exprim er en tant que personne parti­ aujou rd ’hui que de rechercher ou de
nage dans le sens réactionnaire du te r­ culière. On aurait peut-être envie de vo ulo ir l'anonymat réel, parce que si
me. Ça arrive chez Bunuel, ça arrive jo u e r le rôle presque d'une machine, en Egypte, les gens ne signaient pas.
chez Bergman, en dehors de ses sym­ ou d'un médium ; comme s'il y avait c'est qu'il y avait une manière tellement
boles ; ce qui est admirable dans « Per- une information qui arrivait d ’une c e r­ précise de faire les choses, et qui était
sona » par exemple, ce sont les deux taine manière sur un « auteur », qui la tellem ent au-dessus d'eux, qu'en fait
femmes ; s'il n’y avait que ça, ce serait transform erait par une espèce de ils étaient les instruments d ’une force
un film parfaitement matérialiste. chimie complexe, en essayant d'aboutir qui était leur référence. Dans une c iv i­
C ahiers Mais où voyez-vous les sym­ à quelques « révélations », jouant le lisation où les form es évoluent très
boles dans « Persona » ? rôle d ’un instrum ent de la collectivité lentement, les gens savent qu'ils n'ont
Thibaudeau II y a toutes sortes d'im a­ mieux placé que les autres pour telle qu ’une chose à faire, qui est de re p ro­
ges, l'agneau qu'on égorge, images ou telle raison, pour rem plir ce rôle duire à peu près de la même façon ce
plus ou moins christiques, qui veulent de - transform ateur » ; et il y a une qui a déjà été fait, avec des m odifi­
im poser un sens symbolique, très v is i­ gêne très grande, en tout cas pour cations infim es ; ils sont tranquilles.
blement. Dans « L'Heure du loup -, moi. à l'idée même de « m 'exprim er ». Faire a u jo u rd ’hui une œ uvre anonyme
très mauvais, ça devient grotesque ; Thibaudeau C 'e st ce que Mallarmé ap ­ ne résout rien, puisqu'on avance pour
c'est vraiment du film symboliste. Evi­ pelait je crois • l'opérateur », et si on essayer de parvenir à ce point zéro ;
demment, Bergman est un chrétien hon­ veut lire un poème de la maturité de donc, si on ne signe pas, c'est très
teux. alors sa sym bolique n’est pas une Mallarmé avec une conscience expres- angoissant, puisqu'on ne se reconnaît
symbolique magistrale... siviste, romantique, on ne peut rien à aucun niveau, ni dans ce q u ’on fait
Bergman est pervers dans sa direction com prendre au poème ; on ne peut le ni dans le « modèle » puisqu'il n’y en a
d ’acteurs, il n’est pas pervers dans ses com prendre que si on lit tout ce qui plus aucun.
manipulations symboliques. Au contraire y est écrit, et rien d'autre, * sens » Thibaudeau Au niveau sociologique,
de Bunuel, chez qui la donnée de dé ­ nombreux mais qui produisent pour finir l’œuvre non signée perd sa valeur;
part, quand elle est fantastique, ne un tracé unique, bien lisible, et en mê­ c'est tout le problème des attributions
pèse pas ; dans « L’Ange exterm ina­ me tem ps intraduisible. en peinture, qui est un problème très
teur », par exemple, il y a une c o nven ­ Pollet Mais je ne sais pas si ce refus récent, qui date de cinquante ans ; on
tion de départ, et puis quelque chose d'être - auteur » correspond à une né­ s'acharne à réattribuer les œuvres à
se passe, qui est extraordinaire. A lors cessité de se libérer d'un certain nom­ leurs auteurs véritables, ce qui ne
que même dans « Persona », le co n d i­ bre de choses qui pèsent très lourd, concernait absolument pas Tintoret ou
tionnem ent symbolique reste te rrib le ­ par l'accumulation de la culture ; est-ce Titien. La signification de l'œ uvre par
ment lourd. que ce n’est pas finalem ent une opé ra ­ son auteur est. sur le marché, ce qui
Cahiers Oui, mais en même temps, le tion qui permet de revenir au « point donne sa valeur à l’œuvre, dans le
film échappe com plètem ent à la récu­ zéro », de redevenir une machine neuve contexte bourgeois. Si une œuvre n'ex­
pération par les images apparemment pour ainsi dire ; et est-ce que. après, prime plus un auteur, on ne sait plus
symboliques ; l'histoire des deux fem­ on ne retrouvera pas l'expression indi- la comprendre.
mes reste totalem ent mystérieuse, et divuelle forcenée ? En Egypte, par Pollet Je cro is qu'on ne peut pas oser
faite sur une lacune non récupérable exemple, les artistes étaient anonymes ; être anonyme aujourd'hui ; si j'a i une
par la théologie chrétienne. On a dans les pyramides, les sculptures, rien n'est certaine satisfaction à vous entendre
• Persona » une femme qui se tait, et jamais signé ; actuellement, l'idée de parler de « Méditerranée », c'est que
Bergman feint de donner, dans le film, faire un film non signé, dont personne tout de même, ça me donne l’impres-
dix interprétations de ce silence, dont ne connaîtrait l’auteur, est quelque sion d'exister, puisque j'ai fait ce film
la chrétienne, la psychologique, la m é­ chose que tout le monde refuserait, et que vous m'en parlez. Il y a donc
dicale, tout en disant chaque fois « c'est moi compris. à la fois un désir d'anonym at réel et
ça, mais ce n’est pas ça ». Cahiers Mais il y a deux notions d iffé­ en même temps la nécessité qu'on
th ib a u d e a u Le seul intérêt du film pour rentes : d'une part l'œ uvre qui, signée vienne me parler de ce que j'ai fait.
moi, c'est q u ’il montre deux femmes ou pas, désigne son auteur, d ’autre Et ça on n ’en sort pas, et plus ou
ensemble ; je n ’en sors pas, il n’y a part l'œ uvre qui. même signée, re ste­ moins consciem ment, on est amené à
vraim ent que ça qui m'intéresse. rait anonyme, comme chez Duchamp, faire des films pour un certain public,
Cahiers On rejoint vos fantasmes, là f par exemple. pour être reconnu par un certain
Mais, pour en revenir à - Robinson », Thibaudeau Je crois que l'exemple de public.
qui. lui, reste seul et sans désirs, Duchamp n'est pas adéquat ; Duchamp C ahiers Et précisément, ce vers quoi
et à l'emploi des personnes gramm a­ c ’est l'affirm ation forcenée et désespé­ on ne se dirige plus tellement, c'est
ticales, à la rigueur on peut aussi ne rée de la signature ; car tout ce qui le fait de n 'avoir même plus besoin de
même plus v o ir un film avec parfois reste chez Duchamp, c'est précisément signer p our être reconnu.
des parties « rêvées », mais vraiment la signature ; c'est la crise même de Thibaudeau II s'agit de faire une œ uvre
le film entier comme un fantasme p ossi­ la condition de l'art bourgeois. qui ne renvoie pas à un individu —
ble du spectateur, en ce sens que, Par exemple, un peintre du premier * l'auteur » — ni ne détermine son
lorsqu'on entend la deuxième personne Moyen Age, qui ne signe pas, a cons­ lecteur comm e individu.
du singulier, dès qu'il y a un - tu », ça cience de manipuler des topoi, dans Cahiers Cela dit, au-delà du problème
ne s'adresse pas au personnage, mais un certain système, à l’intérieur d'une de la signature, il y en a un autre qui
à la salle aussi bien. certaine théologie, et c ’est tout : il n'a est celui de I’ « anonymat du film » ;
Thibaudeau J'ai voulu faire un jeu de pas à signer, car il ne s’exprime pas. que vous signiez ou non - M éd ite rra ­
personnes gramm aticales tel qu'on ne L ’idéologie individualiste, ce n'est qu'un née », c ’est une œuvre anonyme, en
ce sens qu elle parle d ’elle-même ; on mais su com m ent on fait un livre analogie avec la façon dont se sont
n ’a pas l’impression d ’une subjectivité « normal ». A lors qu ’un cinéaste, dans exprimés les étudiants ; avec le même
qui s'est exprimée dans ce film, mais son travail, ne peut pas tout à fait manque de cohérence entre les pe r­
d ’un discours qui parle de lui-mème. Et oublier comment on fait un film « nor­ sonnes, sauf dans le fait d ’a rriver à
la seule façon d ’arriver à cet anony­ mal » (2). faire table rase.
mat, c'est peut-être justem ent d'y met­ Pollet Je crois que de ce point de vue. Thibaudeau Cette expression des é tu ­
tre toute sa subjectivité. le cinéma est en retard par rapport à diants n ’est pas du tout - riche et
Thibaudeau Oui. il faut absolum ent tra­ la littérature, quant à la manière d 'a b o r­ multiple », et ce n'est pas du tout la
verser la subjectivité, il ne faut pas la der le récit ; on va tro u v e r depuis dix table rase ; c ’est vraiment à la fois
refouler, sinon, elle revient en masse. ans des écrivains qui travaillent dans très encom bré et toujours la même
Cahiers C 'e s t l’impression que do n ­ ce sens, et on en parle seulement chose : il y a tout un ensemble d'atti-
nent des films comme ■ L'Ange e xte r­ aujourd’hui dans le cinéma. ludes politiques et morales qui existent
minateur » ou « Persona », d 'auto n o­ Thibaudeau A bsolum ent pas d'accord depuis environ 150 ans, qui sont les
mie totale du film, im pression d ’autant avec ce retard ; ce n'est pas parce que maladies chroniques de l'idéologie
plus forte que les liens de parenté de le « Nouveau Roman » a été à la mode bourgeoise — maladies de « droite »
Bergman ou de Bunuel avec leurs films à un moment qu'il y a eu un progrès. et de « gauche » — et on sait bien
jusque-là étaient plus apparents. C e qui Il y a à mon avis une solution th é o ri­ d 'ailleurs que le plus grand mal, le
est passionnant dans - L’Heure du que qui a été donnée à la fin du XIXe fascisme, peut arriver aussi bien par
loup », c 'est qu'on ne voit plus un film siècle (Lautréamont, Mallarmé, C ézan­ la droite et par la gauche... Chaque
de Bergman, mais un film qui se rêve ne), et q u ’on répète, qu'on expérimente, fois qu ’il y a une crise, tout se répète ;
lui-même d ’un bout à l’autre. De même dans tous les arts. Q u'il y ait davan­ ce sont de vieilles idéologies, empê­
que dans « Persona », on a l'im p re s­ tage d'écrivains que de cinéastes qui trées les unes dans les autres, depuis
sion qu ’il y a un inconscient qui n’est le fassent, je n’en suis même pas sûr. bien longtemps. Il n’y a qu'à lire toute
plus du tout celui de Bergman, mais Mais d'autre part il y a certainem ent la littérature socialiste utopiste, depuis
celui du film. avant Marx.
Thibaudeau La notion d'inconscient A mon avis, dans ce refus de toute
freudien est précisément anonyme et idéologie q u ’on prête aux étudiants, ce
c ’est une certaine interprétation b o ur­ qui est refusé, ce n'est pas n'im porte
geoise de Freud qui en a fait un quoi, c ’est très précisém ent le m arxis­
inconscient individualiste. Bergman, qui me. L'U niversité est en crise parce
met en scène la psychanalyse v u lg a ri­ q u'elle se heurte à l'idéologie contraire.
sée et mystifiante (Jung) nage en pleine L'idéologie dominante est mise en
confusion individualiste, avec toutes doute par une idéologie fondée scien­
ses qualités. tifiquement, le marxisme, qui n'a rien
Pollet Ne pouvant plus donner de sign i­ de vague.
fication à ce q u ’on voit, on met en Pour en revenir au cinéma, je me de ­
présence des éléments qui se parlent mande si les cinéastes en général sont
entre eux, et qui se rêvent entre eux ; bien plus avancés que les étudiants en
mais je ne crois pas que ça puisse général, et. c'est peut-être un mauvais
être autre chose qu’une période in te r­ exemple, mais j etais à Knokke, à mes
médiaire. Il y aura fatalement, je ne yeux très révélateur et irremplaçable,
dis pas une nouvelle idéologie, mais en ce sens que j'ai eu l'im pression de
une manière plus radicale selon la­ vo ir tout l'inconscient — pas l'in c o ns ­
quelle les choses seront abordées, cient libre et riche, l'inconscient obligé
dans dix ans, ou dans cinq ans, ou déjà — de la machine ciném atographique :
maintenant peut-être, et qui polarisera Godard, qui connaît bien l'inconscient
de nouveau les auteurs dans des œ u­ de la machine, • retourne » cet incons­
vres qui seront parfaitem ent définies. cient (comme un gant) à Knokke,
On se trouve dans le bas d'une courbe, c'é ta it à peu près au prem ier degré,
mais c ’est la seule situation intéres­ et toujours la même chose, de l’Under-
sante aujourd'hui. « Tu imagines Robinson ground à - Herostratus -, avec de b rè ­
Thibaudeau C 'e s t une remontée, nette­ ves exceptions.
ment ; un départ qui a commencé il y toute une lecture critique et tout un
Cahiers Nous ne parlons pas du tout
a cent ans. Il faut évidem ment que la travail théorique à faire sur le cinéma
de ce cinéma-là, mais d ’un cinéma
société change p our que cela devienne qui est à peine entamé.
que pour ainsi dire personne ne voit.
plus qu ’un départ. C ahiers Ce qui est à la fois grave et L'exem ple le plus évident étant Garrel.
Pollet Mais je ne vois pas dans le passionnant au cinéma, peut-être, Il y a Lefebvre au Canada. Pour, nous,
cinéma les signes de cette remontée. c'est qu'il est parfaitem ent impossible K nokke-le-Zoute, c'est l'exemple même
Thibaudeau C e n'est pas pour le m o­ de définir avec précision une voie m o­
de ces avant-gardes trépignantes immé­
ment un problème de public : la litté ­ derne par excellence. On connaît 60, diatement récupérées, et même d élé ­
rature qui m ’intéresse n'a absolument ou 80, ou 100 jeunes cinéastes qui ont guées en estafette par la société de
aucun succès, elle est comme on dit tous fait leur prem ier film dans les consommation. C ’est la foire à l'in co ns­
« confidentielle ». Mais peut-être est-il deux dernières années, et on a 100 cient. Ce qui frappe surtout c ’est qu'il
plus difficile au cinéma de co ncevoir ce cas qui sont tous très forts, et d iffé ­ s'agit toujours de films très primaires.
travail-là d ’une façon optimiste, non seu­ rents. Evidemment, il ne faudrait pas généra­
lement à cause des obligations finan­ Pollet C' est peut-être lorsqu'une lec­ liser : il y a aussi des cas aberrants
cières, etc., qui pèsent sur le cinéma, ture unique de ces cent films sera dans cette idéologie, celui de Shirley
mais aussi à cause de la façon même possible que la rem ontée pourra C la rke ou de Robert Breer, entre au­
qu'on o de faire un film, où, d'après s'amorcer. tres. Mais parlons du « Horla «...
ce que j ’ai vu. on accumule c o ntinuelle­ Cahiers Le cinéma en est arrivé au Pollet « Le Horla » utilise des trucs
ment toutes sortes d ’éléments qu'on va point où il dépasse, pour la première de « M éditerranée ». J'ai placé « Le
chercher très loin, avec un travail réel, fois, non seulem ent notre culture, mais Horla » à trois niveaux de tem ps d iffé ­
physique, toujours par soumission à tous les axes idéologiques et th éo ri­ rents, le temps de l'histoire de Mau-
l ’idéologie dominante. Pour un rom an­ ques qu'on pouvait avoir pour l’e xp li­ passant, le temps du personnage qui
cier ce n’est pas la même chose ; non quer. raconte cette histoire, le tout étant
seulem ent j’ai oublié, mais je n'ai ja ­ Pollet Là encore, je vois une grande rejeté dans un passé par le m agnéto­
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phone qui est au fond de la barque, et été faites et qui n’étaient pas • libé­ que je me suis trouvé avec des élé­
qui est donc le troisièm e temps du film. ratoires ». Le film dans cette première ments qui pouvaient s'associer entre
Par le jeu des plans qui se suivent, version était presque ridicule, bien que eux très facilement. Il me fallait juste­
liés par le fait qu'ils sont collés l'un j ’eusse déjà essayé d'obéir aux mêmes ment garder la pureté de chaque élé­
après l’ autre, ces trois temps dispa­ principes sur lesquels j'ai fait la ve r­ ment pour pouvoir ensuite en jouer.
raissent pour n'en faire plus qu'un qui sion définitive. Et lorsque Noël Burch Pour travailler avec des plans d'une
est celui du film. On en revient donc dit q u ’on peut prendre n’importe quelle plus grande complexité, il aurait fallu
un peu à « Méditerranée - avec ces séquence et la placer ailleurs, il se com plètem ent écrire le film à l'avance,
trois étages dans le temps. Mais dans trompe, j ’ai vraim ent tout essayé, et à pour savoir comment passer de tel plan
• Méditerranée », il n ’y a pas trois chaque fois que je déplaçais une sé­ complexe, et malgré sa complexité, à
temps, il y a un temps par plan, mais quence, le film ne fonctionnait plus. Il un autre. J'avais donc décidé à l’avance
d'une façon qui n'est pas explicite, pas y a une espèce de suspense latent que chaque élément serait pur, et que
« scénarisée ». On pourrait traite r co m ­ dans le film qui se maintient sans qu’on l’ensemble pourrait donc être monté
me « Le Horla » n'im porte quel film de puisse définir exactement pourquoi, dans l’ordre que nécessiterait le mon­
fiction traditionnel : lui faire subir ce mais en même temps, si on déplace tage, pas dans l'ordre que nécessite-
traitem ent spécial. un élément, ce suspense est détruit. raienî les plans en eux-mêmes. Tous les
Thibaudeau A ce propos, il y a un récit Thibaudeau C 'e st ça qui est intéressant, plans qui ont été éliminés, ce sont ceux
exemplaire, c ’est « Sylvie » de Nerval. c'est que ce que Jean-Daniel appelle le qui n'ont pas obéi à cette loi, des plans
L ’espace du narrateur y rejoint l'espace suspense, et qu'on pourrait appeler le que je croyais plus simples, et qui fina­
de la fiction, où le narrateur est un sens du récit, n'a pas besoin d ’une lement étaient trop compliqués. C ’est
personnage. Et, dans ce temps de la histoire, ni de personnage. en cela qu'on peut com parer « M é d ite r­
narration qui est un trajet, l’espace de C ahiers C 'e s t un peu un point rêvé du ranée » à un texte parce qu'on peut
la fiction se démultiplie en plusieurs cinéma qu ’un film où il y aurait un considérer que chaque plan y est com ­
temps, d'abord de plus en plus reculés, suspense, une tension dramatique in­ me un mot ou un signe.
puis de plus en plus proches du temps tense qui serait indépendante de toute Thibaudeau Oui. le film revient à un
de la narration. Aussi, les différentes fiction anecdotique et réaliste. enchaînement rythmé d'idéogrammes,
figures féminines se distinguent, se Pollet C 'e st ce que Sollers appelle « le on peut se référer aux textes chinois,
confondent, s'échangent. Et tous ces suspense généralisé de la sensation » ; tandis que le plan-séquence se réfère à
passages s’opèrent par toutes sortes il avait dit aussi que le problème le la syntaxe occidentale.
d ’antinomies vaincues et d'accessoires : plus évident du cinéma, c'est - co m ­ C ahiers II y a donc une unité par plan.
le théâtre, le rêve, le sommeil, le voya­ ment et pourquoi passer d'une chose à L’expérience de Koulechov serait vaine
ge, le souvenir, le chant, le travestisse ­ une autre ». Dès qu'on se pose ce pro ­ s'il y avait deux M osjoukine dans le
ment, le tableau figuratif, etc. Pour finir, blème, on tombe dans une angoisse plan, ou plutôt s'il y avait plusieurs
le tem ps de la conclusion se trouve, épouvantable ; quelle que soit la fic ­ éléments dans les plans qui sont jux­
par l’effet du récit tout entier, déporté tion dans laquelle on est, que ce soit taposés à celui de M osjoukine. La va­
au-delà du tem ps de la narration la plus naturaliste, la plus abstraite, la lence ne peut jou e r que s’il y a un
alors, la fiction est généralisée, il n'y a plus onirique, on se demande toujours, élément unique. Cela dit, le seul re pro ­
plus de paramètre fixe. Et cela, avec - on va changer d ’angle, et pourquoi che qu'on puisse faire au film c'est
toutes les apparences de la clarté. va-t-on se mettre là, et pourquoi pas l'emploi de la musique...
Pollet - Le Horla », c ’est justement le changer de sujet, et pourquoi couper Pollet Nous sommes d'accord, bien
genre de film qui adopte une forme là ». « M éditerranée » a trouvé une qu elle me paraisse très réussie pour
moderne d'une façon assez arbitraire. unité parce que, après l’avoir monté et certaines séquences. D 'ailleurs Sollers
J’ai ■ modernisé » Maupassant, parce démonté pendant des mois, dans une aussi était contre la musique. Ce qui
que ça m'amusait de le faire comme salle de montage sans fenêtres où je est cependant intéressant je crois, c'est
ça, c ’était un exercice qui pouvait ne voyais personne, où je dormais, le le parti pris de faire une musique extrê­
m ’être utile, c ’est tout. film un jou r s'est remonté de lui-même, mement nourrie au point de vue de
Thibaudeau L'emploi systématique de pour ainsi dire, en quelques heures. l'orchestration, dans un film où le
ces sortes de paramètres, q u ’on trouve C 'était un jo u r de Pâques, d'ailleurs contenu de chaque plan est très limité,
chez Faulkner et autres, ce n ’est pas — Pâques 1963 ; j ’avais vraiment disso­ pour donner à ce film le caractère d ’un
intéressant. Chez Nerval, c'e st passion­ cié tous les plans, je les avais remis énorme spectacle comme dans un film
nant parce que tout est continuellement sur le chutier, il ne restait qu'une série en 70 mm, et le parti de faire une
en mouvement, il n’y a pas de repères qui était le modèle, et j'ai aligné le musique jouée par une trentaine de
fixes, le récit c ’est le texte même, la film sur cette série, et après il suffi­ musiciens était je crois uri bon parti,
fonction bouge à chaque mot. sait de déplacer les séquences, de les qui allait dans ce sens-là. Evidemment,
Cahiers Chez Robbe-Grillet, les films raccourcir ; et après Sollers est venu. il y a un certain laisser-aller, qui aboutit
aussi, sont pleins de paramètres, mais C ahiers Nous rejoignons ce qui était à ce qu'on arrive presque à entendre
qui ne fonctionnent pas... dit tout à l’heure : il vient un moment de la - musique de film ». c'est-à-dire
Pollet On a vraiment l’impression, dans où vos décisions sont refusées par le une musique où des thèmes reconnais­
le cas de Robbe-Grillet, que c ’est ce film, où il s'impose. sables se répètent et - sentimentali-
qui sort d ’un shaker qu’on agite ; ce Thibaudeau Le travail consiste à tro u ­ sent « le film.
n ’est pas malhabile, mais c ’est dange­ ver et faire fonctionner les censures Thibaudeau Mais il était difficile de
reux dans la mesure où les gens croient pertinentes au désir qu'on met en mettre une musique très articulée, étant
que c ’est ça le « cinéma moderne ». œuvre. donné que l'image et le texte déjà
Beaucoup de gens ont cru que « M éd i­ Cahiers En ce qui concerne le premier étaient très articulés.
terranée » avait été fait comme ça, un choix, on a l'im pression que vous d is­ Pollet Ce qu'il y a de plus réussi dans
peu au hasard, alors que le montage posiez d'un matériel immense. « M éditerranée » sur le plan musical,
du film m’a demandé six mois. Je l ’ai Pollet Non, le film dure 42 minutes et c'est tout ce qui n’est pas « m élodi­
monté entièrement une première fois, j'avais 6 heures de rushes ; je pensais que » ; lorsqu’il y a simplement une
puis entièrement démonté, parce que je faire un long métrage, et je n'y suis « tenue » musicale par exemple, ça
me suis rendu compte que les analo­ pas arrivé. Au départ, sans savoir du densifie l'image, et c ’est un élément
gies que je cherchais entre les plans tout ce que serait le film, j'étais décidé sonore qui va dans le sens du film.
étaient trop simples, ou d'une logique à ne film er qu ’une chose par plan ; Cahiers II y a des moments où l'on a
contraignante. Une sculpture associée c'est-à-dire, à la limite, jamais le ciel un véritable leitm otiv au sens wagné-
à une autre sculpture, etc., ou bien et la terre en même temps, si je mon­ rien, mais malheureusement sans la
des associations reposant sur des trais une statue, il n'y avait que la durée qui le rompe ou le diversifie.
contrastes, toutes choses qui ont déjà statue dans le plan. etc. Ce qui fait Pollet II y a une explication to ut à fait
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pratique à ça, c ’est que, si on peut chronologie du journal intime, mais en Cahiers Pour en revenir à ce problème
tra va ille r très longtemps un montage, montant les élém ents tournés au jo u r qui nous préoccupe beaucoup, de la
parce qu ’on est tout seul dans une le jour, allant à la fois vers une fiction musique, pour « Méditerranée », ce qui
salle, et que ça ne coûte pas très cher, et un documentaire, et de les faire est gênant c'e st que les images don­
par contre, p our une musique de film, fonctionner entre eux. nent l’impression d'un discours qui
on parle avec un musicien, qui connaît Thibaudeau Ce n'est plus du journal continue, s’amplifie, sans que pour au­
le problème bien mieux que vous, qui intime, c ’est du texte ininterrompu. Sur tant les éléments perdent leur côté
écrit sa musique, des notes sur un bout lequel on peut tra va ille r indéfinim ent autonome, alors que la musique joue
de papier, qui ne vous disent rien, et aussi. le rôle de liant, liant dont le film non
puis on enregistre un jour donné, sans Pollet II s'agirait d'un fonctionnem ent seulem ent pouvait, mais devait se pas­
qu'on puisse recom m encer faute de qui ne serait pas préexistant, qui ne ser. Puisque c'é ta it sa fonction même
moyens, ce qui fait qu ’on se retrouve serait pas prévu au film, qui résulterait que de faire un discours continu à
avec une musique à laquelle on ne peut d'un travail beaucoup plus libre que p a rtir d'éléments com plètem ent auto­
pas faire su b ir le traitem ent qu’on a celui qui consiste à écrire un scénario, nomes,
fait subir aux images ; c'est une mu­ à le to urn e r, et à le m onter dans un Pollet Je ne crois plus du tout à la
sique donnée, elle est réussie ou ra­ temps limité. On peut co n state r d 'a il­ musique de film. Dans « Robinson »
tée, mais si on veut la recom m encer leurs que la plupart des films sont il n'y en a pas, sauf un violoncelle à
même en partie, il faut faire revenir p our ainsi dire déjà faits dès le pre­ la fin, qui d'ailleurs est une chose très
tous les musiciens. Duhamel, qui a fait mier jou r de tournage, et la meilleure douteuse, qu'en tout cas je ne referais
la musique de « Méditerranée - était preuve, c ’est que tous les plans d'un pas. Je ne crois qu'au son. C e qu'on
aussi malheureux que moi d'avoir à film se ressem blent ; qu’un film soit peut obtenir par la musique, je crois
subir cette contrainte. Un film comme bon ou mauvais, il a to u jo u rs un style, qu'on peut toujours l'o b te nir par le son.
celui-là demanderait à être repris un c ’est-à-dire que l’équipe que vous avez Mais c ’est un problème très complexe.
grand nombre de fois ; mais on ne choisie, le scénario que vous avez en­ Pour - Robinson ». et après d ’autres
trouve pas de producteur p our s'enga­ tre les mains, la manière dont vous y films d'ailleurs, j ’ai travaillé avec Jean
Baronnet, qui est un des rares ingé­
nieurs du son français à connaître ce
problème.
Cahiers Pourtant, dans un film comme
« La Religieuse », la musique est inté­
ressante, justem ent par le parti pris de
l'e m p lo ye r dans ses rapports avec le
son brut.
Pollet Dans ce cas, oui. La musique et
les bruits doivent, je crois, s'em ployer
à peu près de la même façon, dans te
même but.
Cahiers Toute une tendance du cinéma
moderne porte ses efforts sur ce « jeu »
du son brut et de la musique, raffinant
de plus en plus sur la zone de tran si­
tion, afin de déjouer nos repères, nos
conforts. Le rôle de liant assumé par
la musique dans « Méditerranée » va
contre cette attention que la non-signi­
fiance des plans réclame de nous à
chaque instant et que les visions ulté­
rieures du film réclament de nouveau.
Pollet Oui, c'é ta it sans doute la crainte
que le film ne fonctionne pas sans cela
qui m ’a poussé à le baigner dans un
Claude Melki et M icheline Dax dans ■ Strasbourg-S aint-D enis » (sketch de ■ Paria vu par *). m ouvement musical lyrique qui pe r­
mette au spectateur d ’y adhérer affec­
ger dans ce genre d ’aventure ; « M éd i­ avez pensé, déterm inent ce qui va être tivement.
terranée » est un film que j'ai financé fait au tournage. On s'a p e rço it que Cahiers C om m ent voyez-vous aujour­
moi-même, avec des apports divers de tout est dicté au prem ier jo u r de to u r­ d'hui vos prem iers courts métrages ?
particuliers qui y croyaient un peu, nage. Si le processus de création était Pollet Rien de ce que j ’ai fait avant
mais j ’ai mis quatre ans pour le payer. intact au moment du tournage, on pour­ n'appelait ce que j'ai fait dans « M é d i­
Il n’a jamais eu de vraie sortie, jamais rait assister à un éclatem ent ; au lieu terranée ». Les films auxquels vous
rapporté un centime, sauf 'aujourd'hui d'être le moment où on fin it le film, ce faites allusion, mises à part quelques
où il vient d 'avoir une - prime à la pourrait être le moment où on le com ­ séquences de - La Ligne de mire »,
qualité », cinq ans après ; j'ai fait qua­ mence. Les éléments tournés pourraient imitaient plus ou moins des films que
tre films industriels pour payer « M é d i­ être hétéroclites et se rassem bler peu j'avais vus. C 'e st pourquoi sans doute
terranée ». C 'e s t une chose que je à peu. Seulement il n‘y a pas de sys­ il y a longtem ps que j'ai presque cessé
n'ai plus le courage de faire. Il fau­ tème de production qui perm ette de d 'aller au cinéma. C 'e st seulem ent en
drait, pour pouvoir faire ce genre de tra va ille r de cette manière, même pour faisant * Méditerranée » que je me
films, qu'il y ait un institut qui vous des films à très petit budget. On ne suis rendu compte qu'on pouvait s'ap­
paie un salaire pendant le tem ps néces­ peut pas se contenter de dire à un p uyer sur un certain nombre de prin­
saire, qui vous fournisse la pellicule et prod u cteu r : je commence un film. Ou cipes p our faire un autre cinéma. Je
quelques moyens de tournage. alors il faut avo ir un cré dit immense, devinais qu'il était peut-être possible
Par exemple, j'ai toujours eu envie de ou la chance de re n co n tre r quelqu'un d'éch a p p er à cette imitation du cinéma
réaliser l’équivalent de certains « jo u r­ qui vous fait absolument confiance. Je tel qu'on pouvait le voir, mais je ne
naux intim es », c'est-à-dire de to u rn er dois dire que c'é ta it le cas pour « Ro­ savais pas du tout com m ent m'y pren­
tous les jours, pendant par exemple un binson », mais c'est une chance rare. dre. C ’est avec « M éditerranée » que
an, en 16 mm, et en montant le film à Les risques financiers sont trop im por­ j'ai comm encé vaguem ent à voir. Mais
mesure. Sans essayer de re tro u ve r la tants. je n'en sais pas beaucoup plus aujour-
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d'hui. Mis à part ce que j ’ai appns en Quand je fais un plan avec lui, j ’attends teur. Il a vécu la fiction du film d'une
réalisant « Robinson ». Les occasions de vo ir ce qui va se passer ; je le manière extraordinaire. Son com porte­
de faire ce genre de films sont très provoque un peu, bien sûr, mais il est ment frisait la folie vers la fin du
rares, et j ’ai eu la faiblesse de croire très indépendant. tournage.
que je devais faire un film en respec­ Cahiers Vous avez l’impression qu'en Cahiers Dans le film, le personnage
tant provisoirem ent les lois du système, l'éloignant de plus en plus de situations est uniquement emprisonné par le
il s’agit de « Une balle au cœ ur ». conventionnelles, vous pourriez à la ri­ film ; on n’a aucune idée de la taille
sans oublier qu'il s ’agirait ensuite de gueur le faire passer dans des films se de l'île, par exemple.
revenir avec plus de moyens à un ciné­ rattachant à la veine - M éditerranée » Pollet C' est entièrement fortuit ; je
ma dont les prémisses étaient conte­ ou « Robinson » ? cherchais une île qui remplisse c er­
nues dans « Méditerranée ». C ’était Pollet Je ne sais pas. Pour ne pas taines conditions, qui soit une petite
sans doute une erreur, mais sans la­ piétiner sur les plates-bandes du ciné­ île déserte, et je n’en ai pas trouvé
quelle je n'aurais probablement pas ma burlesque, où tout a été fait, j'a rri­ une qui soit comm ode pour l'achem ine­
trouvé les moyens de tourner « Robin­ verai peut-être, dans un prochain film, ment du matériel. J’ai donc choisi ce
son ». Le film que je vais faire mainte­ à un comique un peu particulier, qui lieu, qui me paraissait trop grand, mais
nant, qui poursuit la ligne de « Pourvu fonctionnerait avec un rythme très lent, était facile d'accès, et puis je me suis
qu ’on ait l'ivresse » et de « Paris vu presque pesant, avec des plans- aperçu ensuite que ça n ’avait aucune
par », je sais très bien qu'il ne me séquences interminables, avec le per­ importance, puisque le film devenait
fera avancer qu'indirectem ent dans la sonnage qui bougerait à peine, peut- assez abstrait pour que ce ne soit pas
voie de « M éditerranée », « Le Horla » être même un seul plan fixe d ’une gênant que l’on imagine qu'il y ait un
et « Tu imagines Robinson ». heure et demie, qui serait comique immense territoire, et même to u t un
Cahiers On est tenté de se demander sans qu'il y ait aucun gag de mouve­ continent, derrière l'espace que l'on
après « M éditerranée », qui est un ment... Mais je ne suis pas sûr que voit. Le personnage était là, et il fa l­
point très avancé du cinéma, ce que ce soit possible ; et puis, j ’ai quelque- lait film er l'endroit où il était, c'est
vous avez voulu faire dans le sketch tout.
de « Paris vu par ». Thibaudeau Je trouve que les couleurs
sont très intéressantes dans « Robin­
Pollet II y a une chose à laquelle je son ».
tiens beaucoup dans « Paris vu par »,
Pollet C ’est très simple, les couleurs
ou « Pourvu qu ’on ait l'ivresse », c'est
servent seulement à indiquer que le
le personnage de Claude Melki. Parce
temps passe ; d'une séquence à l'au­
que je crois qu ’il est possible d ’a rriver
tre, c'est toujours une autre lumière,
avec lui à un comique très étrange,
à une autre heure.
qui s’intégrera peut-être un jo u r dans
Thibaudeau Quand les extérieurs sont
une fiction proche de celle de « Robin­
très peu nombreux, sur la copie noir
son » par exemple, mais je ne sais
et blanc, c'est toujours la même chose ;
pas encore comment. alors que la couleur introduit la variété;
Thibaudeau Oui, ce n ’est pas du tout elle joue un rôle créateur, elle indique
gênant de vo ir en même temps « Pour­ des « seuils de pertinence ».
vu q u ’on ait l’ivresse », « Gala », - Pa­ Cahiers II y a comme dans « M éd ite r­
ris vu par » et « M éditerranée ». Cet ranée » une prédilection pour des heu­
a cteur a un regard qui traverse le natu­ res de la journée constantes, soigneu­
ralisme. sement choisies.
Pollet Oui, et je ne m'intéressais qu'à Pollet Je suis presque gêné par la qua­
ce personnage, pas du tou t à la mise lité esthétique qui en résulte ; j'aime
en scène, je ne mettais la caméra qu'à bien tourner juste après le coucher du
l’ endroit où elle était le mieux placée soleil, par exemple, mais cela conduit
p our vo ir ce qu'il faisait, en tout cas assez vite à faire des images dont la
dans « Paris vu par ». On est là dans séduction est le seul contenu ; c ’est
un comique dont l etrangeté est très pour cette raison que j ’aim erais bien
grande à mes yeux, et il est possible Laurent Terzieff dans ■ Le Horla *. revenir un peu au noir et blanc, parce
qu’à travers ce comique je puisse qu'en définitive, les problèmes de la
échapper au naturalisme ; pour le m o­ fois peur d 'aller trop loin. A p rè s « M é­ couleur ne m'intéressent pas vraiment.
ment, ce comique, je me contente de diterranée », je suis p rudent ; ce qui Cahiers Pourtant, aussi bien dans « Le
le regarder, de l’ausculter, de vo ir ce explique certaines ambiguïtés de « Ro­ Horla » que dans le sketch de « Paris
q u’il vaut. En gros, le sketch de « Paris binson », vu par », on a l'im pression d'un grand
vu par » a marché sur tous les publics ; Cahiers C om m ent les gens reçoivent- souci plastique, peut-être parce que
je ne dis pas que c'e st bon ou mauvais; ils « Robinson » ? le scénario ne vous intéressait pas
mais il est sans doute possible d 'ex­ Pollet Les projections privées me per­ énormément.
traire le personnage de cette fiction mettent d'être optimiste ; mais il faut Pollet C e n'était qu'un souci plastique.
assez traditionnelle dans laquelle je l'ai attendre de v o ir combien il y aura de Pour «Le Horla », par exemple, j ’ai fait
mis, et d ’u tilise r son pouvoir à d ’autres spectateurs dans les salles. Si le film appel à un peintre qui travaille depuis
fins. Seulement, cela demande une as­ fait moins de 30 000 entrées en exclu­ dix ans sur les rapports entre la psy­
sez longue expérimentation ; si j ’ai pu sivité, ça veut dire qu ’il n’est pas ques­ cho-pathologie et les couleurs. Dans
tro u v e r les moyens de réaliser le film tion que je refasse un film dans cette « Le Horla », il n'y a pas une seule
que je vais faire maintenant, c'est parce voie avant deux ou trois ans, jus q u ’à couleur qui ne corresponde, dans l'es­
que le scénario est assez convention­ une nouvelle conjoncture favorable. Si prit de ce peintre qui a travaillé avec
nel, et cela me permet d'expérim enter par contre il s'am ortit financièrement, je moi, à un rapport très précis avec un
une fois de plus, et cette fois dans pourrai essayer d 'a ller plus loin ; c ’est élément de la maladie du personnage.
un long métrage, le personnage en tout le problème des rapports avec le Il a étudié cela d'une manière systém a­
question. système. tique sur des m illiers de peintures
Tout ce qui vient de Melki m ’intéresse Cahiers C om m ent avez-vous trouvé d'aliénés, dans une optique presque
prodigieusement. La manière dont il Tobias Engel, l'acteur de « Robin­ scientifique. Nous avons fait un travail
travaille est totalem ent inattendue, il a son » ? énorme. Tout était prévu sur le papier.
un sens des déplacements, de la durée Pollet Par hasard. Je cherchais à ce Mais en dernier ressort, je ne crois
des plans, absolument extraordinaire. moment-là un producteur, pas un ac­ pas que ça ait beaucoup d'intérêt.
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Thibaudeuu Je crois que c'est un p ro ­ éclairages de crépuscule oblige à pen­ j ’avais été incapable de poursuivre :
blème tou t à fait différent avec les cou­ ser à ce qui est absent dans le film. l’ après-midi, la nuit, m’étaient interdits.
leurs enregistrées sans truquage, les Le refus de la convention est autre Dans le deuxième, je pars de nouveau
couleurs naturelles qui dans ce film ont, chose aussi, il devient une qualité posi­ du réveil matinal, et je me libère assez
à mon avis, une qualité qu'on trouve tive. bien des préjugés chronologiques, mais
rarem ent ailleurs. Thibaudeau Robbe-Grillet, dans « La je ne peux pas aller beaucoup plus
Cahiers Quel est le principe qui a pré­ Jalousie », avait fait en sorte que d if­ loin que dix ou onze heures du soir.
sidé au choix de te lle heure plutôt que férentes indications contradictoires em­ A ve c le troisièm e, enfin, je démarre
telle autre dans - Robinson » ? pêchent de situer la maison sur un dans la «nuit » qu'autorise le précédent
Pollet C 'e s t un souci de qualité fo r­ point quelconque du globe. Là, c ’est un livre, et à partir de là tout est possible,
melle. Je savais qu'à telle heure on ob­ peu la même chose. jusque vers six heures du matin. Dans
tenait des couleurs qu'on ne pouvait Pollet Ce n’était pour moi qu’un pro­ le roman auquel je travaille actuelle­
pas avoir à telle autre. Quand nous blème de variété ; comme je savais ment, to u t est possible n'im porte
tournions après le cou ch e r du soleil, que je n’aurais jamais de difficulté à quand... Il me semble que toute fiction
le choix de l'heure était tellem ent to urn e r en plein soleil, puisqu'il y avait d oit ainsi se décid e r entre le jo u r et
précis q u ’on ne pouvait faire qu'un du soleil presque tous les jours, dès la nuit, savoir ce qui l'éclaire. J'ai
seul plan préparé. A près il n’y avait que j ’avais de bonnes conditions au éprouvé cela dans le mot à mot, sans
plus assez de lumière. Si le plan était crépuscule, ou dès qu'il faisait mauvais, le chercher : ce qui m'aide à ressentir
raté, il fallait to u rne r le lendemain soir. je tournais. Vous avez peut-être rem ar­ comment Pollet, dans « Robinson », s'il
J’utilisais d ’ailleurs de cette façon la qué qu’il y a jamais de nuit dans le n'attaque pas la chronologie au niveau
lumière pour donner le maximum de film, sauf dans un passage, celui où le plus visible du scénario, la détruit
séduction au film. Ce que j'ai essayé le personnage nage vers la terre, et plus irrémédiablement, à un niveau ina­
de faire dans « Méditerranée » avec où c'est purement fonctionnel, pour in­ perçu mais sans doute fondamental.
la musique. d iquer qu'il nage deux jours. Il y avait Pollet Je ne peux absolum ent pas dire
Si vous voyiez le film en noir et blanc, que je l'aie voulu pour ces raisons. Je
vous verriez que c ’est exactement le n'ai pas pensé à ça.
même film. La couleur n’apporte aucune Thibaudeau Tu l'as voulu en tou t cas
signification supplémentaire, elle rend dans ta pratique.
simplem ent le film plus agréable, plus Pollet Oui, mais le but que j'avais
varié. Je ne veux pas dire que je n'ai n'était que de donner autant d 'im p o r­
pas voulu que les couleurs du film tance au décor qu'au personnage, pour
soient ce qu ’elles sont et quelquefois que l’œil puisse c ircu le r librem ent sur
une certaine couleur très précise, de la cabane, la plage, l'oiseau, la mer, les
sorte qu'il me fallait quelquefois atten­ objets, les gestes, autant que sur le
dre huit jours un moment très précis visage ou la silhouette du personnage.
pour tourner. Mais ce n'est rien d 'e s ­ Cahiers De façon plus générale, si vous
sentiel. aviez tourné dans des décors viole m ­
Thibaudeau J’ai longtemps vu « Robin­ ment différenciés, cela aurait concentré
son » en noir et blanc, et c'était très l'attention sur le personnage.
bien. Mais d ’autre part je crois que la Thibaudeau C 'e s t ce qui enlève le per­
façon d 'en re g istre r les couleurs ici, sonnage d'une durée réaliste qui est
comme toujours chez Pollet, ce n’est celle du scénario, implicitement, se crè­
pas rien. Leur qualité « réaliste », leur tement, la succession des plans est
précision, fait qu'on reçoit des « messa­ a-chronologique.
ges couleur » distincts des choses Cahiers C 'est-à-dire que, comme dans
photographiées, et de plus très d iv e r­ • Méditerranée », s’instaure un temps
sifiés, soit qu'ils participent au mon­ qui n'est plus un temps référentiel, un
tage, ou bien saturent un plan, soit temps de la chronique, mais qui est
q u ’on assiste à l ’apparition de la c o u ­ un tem ps du film. Robinson reste sur
leur même. son île une heure vingt-cinq.
Pollet Je ne veux pas dire du tout que Pollet Oui, et je souhaite que dans « Tu
je laisse aller ça au hasard, mais je imagines Robinson », le rôle principal
« M éditerranée ■.
ne considère pas que c ’est très im por­ soit tenu simultanément par chacun
tant ; c 'e st un élément de plus, comme dans le scénario beaucoup de scènes des spectateurs. Ce film, qui est un
les costumes, comme le son. qui se passaient en pleine nuit, mais peu comme un m iroir à plusieurs faces,
Cahiers Mais, par exemple, on n'a ja ­ je les ai modifiées pour les to u rn er tente de renvoyer chaque spectateur à
mais dans le film l'im pression de cha­ de jour, ou au crépuscule, pour que le lui-même, (Propos recueillis au magné­
leur. personnage reste toujours intégré au tophone le 31 juille t 1968 par Jacques
Pollet C 'e s t vrai ; je pensais que j'e n ­ paysage, qu'il ne prenne pas trop d 'im ­ Aumont, Jean-Louis Comolli, A ndré S.
trais dans la convention en montrant portance, comme ç'aurait été le cas si Labarthe et Jean Narboni.)
un type seul sur une île en train de je l'avais filmé devant un écran noir. (1) La question n'est pas de ramener
crever de chaud, de tra n s p ire r ; ça Thibaudeau Le fait q u ’il n ’y ait pas de l'acteur à l'état de - chose », mais,
n'avait pas plus d ’intérêt que de le nuit pendant to u t le film a un intérêt rom pant avec la séduction naturaliste,
m ontrer en train de pêcher, ou de se second, celui de faire de tout le film de faire de l'a cteu r cette « m arion­
livre r à toutes sortes d'activités q u o ti­ un « rêve ». La lumière du rêve est une nette » supérieure, décrite par Kleist
diennes. Tourner à des moments inha­ lumière sans ombres, une lumière sans dans une fiction, et théorisée par G o r­
bituels pouvait donner au film une nuit ; et le fait qu'il y ait la nuit à la don Craig.
tonalité très différente de ce qu'on a fin du film, et qu'il faille cette tra ve r­ (2) V o ir à ce sujet Eisenstein, qui d is­
l ’habitude de voir. Les couleurs de sée de la nuit pour s o rtir du film, n'est tingue l’exploitation commerciale, fo r­
■ Robinson » sont vraim ent une entre­ pas du tout indifférent. cément naturaliste ou décorative, des
prise de pure séduction. J’insiste là-dessus à cause peut-être de progrès techniques du cinéma (son,
Thibaudeau II y a quand même une ma propre expérience. Dans mon pre ­ couleur, relief), et l'usage créateur de
étrangeté introduite par le choix de mier roman, les premiers mots sont si ces apports, déjà im plicites dans des
ces heures de tournage. l'on veut à six heures du matin, les films muets (dans - Réflexions d'un
Cahiers Le fait qu'on ne voie que des d erniers à une heure de l'après-midi, cinéaste »,. p. 155 et suiv.).
39
Objet parmi d’autres
'par Jean-Louis Comolli

Deux des longs métrages de Jean- sément, d 'avoir été affranchi momen­ une même quantité d'images et de
Daniel Pollet, « Méditerranée » et « Tu tanément de toute sujétion au temps sons ; les références surgissent, inflé­
imagines Robinson », entreprennent de et à l’espace, c’est-à-dire à sa propre chissent la lecture textuelle du film.
réaliser ce que naguère l'esthéticien vie et au monde. Pour que le cinéma Mais « le » personnage de « Tu imagi­
nommait « cinéma pur ». Curieusement, soit évasion, il suffit en effet que le nes Robinson » est doté d'un statut
cette notion de * pureté », fru it (peu temps et l’espace « libres » de la fic ­ particulier, qui permet précisément de
tentant, bien que non défendu) de la tion se substituent à la durée et au lieu le désinsérer de toute anecdote : à la
morale chrétienne, désigne, s'agissant de la projection du film. Cette « lib er­ fois le Robinson mythique et son
de cinéma ou de littérature, la seule té » dont la fiction fait preuve : illu­ contraire (puisque sans Vendredi), un
matérialité du film ou du texte. Qu'est- sion de liberté, d'autant plus contes­ homme qui ' d it peut-être qu'il est en
ce que l’ob jet précisément nommé table qu ’elle est agrément de fictions train de se rêver seul sur une île, et qui
« film » ? Non pas la fiction qu’il vé h i­ qui, dans l’ordinaire de la consom m a­ peut-être en effet se rêve, se parlant
cule et ordonne, ni la représentation tion des films, n'ont rien d'innocent, à la troisièm e personne. Il est p récisé­
qu'il donne du monde, ni le portrait ni de - libre », sont to u t au contraire ment le produit du film. De sa propre
de ses personnages, ni même celui de strictement au service de l'idéologie. fiction, il ne reste que des bribes,
son auteur : une certaine durée — de A tenter d ’échapper à cet « état nor­ des références qui certes le situent
sons et d ’images diversem ent co m b i­ mal » du cinéma s'applique, dans psychologiquem ent et socialement (un
nés. Mais la fiction enfermée double­ « M éditerranée » et « Tu imagines intellectuel parisien), mais, d'être dites
ment dans la durée du film (le temps Robinson », Pollet. par lui-même, court-circuitées en tant
de sa projection) et dans l'espace fil­ qu'inform ation, deviennent signes de
mique (le cadre, l’écran) a comme Les deux films jouent cartes sur table.
délire, fantasmes verbaux au même titre
Un petit nombre de cartes, dont les
caractéristique obligée de sa nature que les autres fantasmes du person­
figures sont simples, les combinaisons
de fiction de toujours déborder ce nage, visuels ou sonores. Pièce du
réduites (au départ des deux films,
précis cadre spatio-tem porel (durée de jeu au même titre que les autres piè­
la projection sur l’écran), de toujours pourtant, un réseau serré de mythes
ces, le personnage de David-Robinson
s'évader du lieu et temps ciném ato­ exemplaires). Rien que des images et
l'est encore en ceci que son image
graphique où pourtant théoriquement des sons : dans « M éditerranée », séries
n’est pas privilégiée par rapport aux
et matériellement elle se trouve assi­ d'images, - distribuées et redistribuées
images de ses fantasmes. Tellement
gnée à résidence. de la même façon et différemment »,
que ses « apparitions » elles-mêmes ap­
Volatile, en expansion continue, la fic ­ privées de toute référence, porteuses partiennent, plus qu'à lui-même, à la ca­
tion d ’un film n'est jamais réductible d'aucune fiction, sinon celles jamais
méra. David-Robinson se demande s'il
totalem ent aux limites physiques de formulées, ni fixées, mais multiples, ne rêve pas qu'il est seul sur une île,
ce film. C 'e st dire que le - cinéma variantes, que le seul jeu combi-
et ne va pas s'é veille r ailleurs : n’est-ce
p u r» , tel que le film n’e xprim erait que natoire fait naître de la succession ou pas plutôt qu'il est rêvé par son rêve,
sa matérialité, telle que la durée de de la répétition des plans. Nul autre par le lieu et le temps de ce rêve : le
ce qui est montré coïnciderait exacte­ discours donc, que celui que le film film ? Le commentaire de Jean Thibau­
ment avec le temps nécessaire pour le se déroulant entretient sur lui-même, deau, là aussi, accrédite cette idée que
montrer, n'est concevable que dans une le « comm entaire » de Philippe Sollers c ’est le film qui fabrique fiction et per­
perspective très restrictive, en refusant n'ayant d ’autre fonction que de parti­ sonnage, qui se raconte lui-même : ce
à la fois toute fiction et tout montage cipe r de cette parole autonome du film, comm entaire s'adresse au personnage
(dans la mesure où, même absente de se refusant, comme le film se refuse, directement, lui dit « tu », alors que
chaque plan, la fiction se réintroduit à re co urir à tout réfèrent, n'étant le personnage emploie pour parler de
obligatoirem ent dans leur rapport), bref, lui-même qu ’une pièce mêlée aux au­ lui le « il ». Cette fuite, ce renvoi de
toute écriture : de cette coïncidence tres, ni plus ni moins signifiante que la seconde à la troisième personne
il y a quelques exemples, cas-lim ites. les autres, du jeu formel qu'est le film. indique que le « je » qui parle et rêve,
On a pu vo ir un film montrant le visage Par là, « M éditerranée » est un film ici, est le film lui-même.
d ’un dorm eur et durant autant de se­ qu ’on peut dire sans « auteur » : les Le film qui s’adresse à lui-même ne
condes que le dorm eur d»rmait. Le cartes sont données au départ, mais peut s'ancrer que dans une sorte d 'ab ­
seul intérêt d'un tel cinéma chronomé- c’est le jeu qui joue, à travers les solu de la fiction : c ’est la fable qui
trique, enregistrem ent mécanique d'une joueurs. Chaque spectateur de « M éd i­ se parle elle-même. Le film n'est plus
certaine durée, est d ’obliger le spec­ terranée » pourtant mis dans l’im possi­ donné comme « regard sur le monde »,
tateur à subir le film dans sa durée bilité de fu ir dans la fiction (puisque parole de l'un — auteur, personnage —
réelle, c'est-à-dire à se g ué rir — par aucune fiction ne se présente déjà aux autres — spectateurs — , évoca­
une thérapeutique de choc en l’o cc u r­ constituée) et de se libérer de la durée tion imagée d'espaces et de temps en
rence — d ’une certaine habitude du réelle du film, est ce joueur, auteur fait situés « ailleurs ». Ce film, dès
cinéma (prise au cinéma), et donc d'une de ce film sans auteur. lors que manifestement il se désigne
certaine conception du cinéma (plus ou D'une certaine façon - M éditerranée » lui-même comme ce qui en lui parle, et
moins clairem ent consciente, et p ro ­ esquivait une difficulté : il est plus aisé parle seul, ne peut plus passer pour
duite par un complet conditionnem ent de réduire la fiction aux simples règles le simple véhicule d ’un discours qui le
à la consommation courante du cinéma) d ’un jeu quand aucun « personnage » déborderait, venu, quelque part à l'o ri­
selon lesquelles (habitude et concep­ n’intervient. Avec un personnage, la gine. du cinéaste, et parvenant, dans
tion) la durée réelle du film est abolie fiction trouve à s'ancrer ; une durée un « plus tard » illusoire, au spectateur.
par une durée fictive (celle de la fic ­ seconde, celle de la vie du person­ Il est à lui-même son lieu et son temps,
tion), se jouant de toute contingence nage. intervient, même si cette « vie » c ’est-à-dire son sens. O bjet parmi les
à l'espace-temps, telle qu ’au terme de se prête mal aux constructions psycho ­ autres, alors peut-être effectivem ent la
la projection le spectateur « a l’im­ logiques et n’est qu’une certaine quan­ manifestation, la forme d ’une certaine
pression » d 'avoir « vécu » plus inten­ tité de gestes et de paroles fixée sur liberté. — Jean-Louis C O M O LLI.
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1081 AS ENGEL DANS * TU IMAGINES ROBINSON* DE JEAN-DANIEL POLLET.
Le lieu dit
Parlant en direction des films de G ar­ des corps pantelants, défait l'im m obi­ nouveau sur ce qui fut, de tout temps,
rel. dire qu'avec eux d ’abord (non pas lité des figures, constituant un amal­ l’apport fondamental du cinéma moder­
devant, observant leur spectacle ou dé­ game d ’objets, de membres, de cris et ne : le mode de révélation du lieu. Si
roulement, mais investis plutôt qu’y de silences. Et puisque de tels films ne une écriture peut être créatrice, réaliser
assistant, soumis à leur épreuve), nous valent que par cette force, cette pul­ le lieu dans l’ instant même où elle le
sommes contraints de tenir. Moins tro u­ sion qui dénoue à l'instant le moins décrit, il ne peut en être absolument de
blés dans notre sensibilité cependant, attendu l'ordonnance antérieure, leurs même au cinéma où le lieu préexiste
malgré toutes manières d ’agressions pouvoirs sont à chaque vision recon­ toujours à l'enregistrem ent par la ca­
sonores, visuelles, d'ébranlements ne r­ duits, ne perdent avec la connaissance méra. Mais s'il est présent, certes, s’il
veux. d ’élancements de douleur, que nulle intensité, jouant avec chaque peut être montré à ce stade, il n'est dit
démentis dans notre mode de penser, vision, comme la première fois. ni ne se dit. L'échec massif de tout un
et. une fois la clôture établie, une fois Les lieux, ici, sont avares. Chambres cinéma tient à ce que le lieu y est
reçue et admise l'injonction péremp- blanches, cliniques, pans de murs nus. traité comme réceptacle, au lieu de se
toire d'être là, les sautes de niveau, parois dépourvues d ’ornements, pour voir préalablement défait, puis recons­
variations d ’intensité, trous d ’air, mo­ ne pas parler de ce lieu du crime de truit • chemin faisant -, par une minu­
ments de dépression tournent en fa­ « La C oncentration » (morgue et enfer, tieuse, rigoureuse, patiente exploration
veur du film, puisque participant de clinique et four crématoire, hémisphè­ de ses possibilités, par un épuisement
sa géométrie du déséquilibre et du res cérébraux avec le travelling en U et une réalisation de ses pouvoirs la­
porte à faux, de son va-et-vient entre comme la scissure centrale, mais aus­ tents. La métaphore du monde que vise
décharge et haute tension. Peu de films, si... d écor préconstruit). Véritables ré­ à constituer la scène modèle, globale,
moins que ceux-là, sollicitent notre duits, même quand (■ Le Révélateur • des films de Garrel — cratère d'obus,
engourdissement, l’abdication de notre fondrières, encoignures, champ de
le prouve), ils feignent d'adopter la d i­
vigilance : dans une zone intense de mension d'une contrée et s’ouvrir à concentration, mais aussi bien sexe
stupeur, c ’est au plus aigu de notre ouvert, maison, famille, rencontres hu­
l'espace au gré de sinueux, complexes
lucidité, à un éveil nouveau de notre maines — ne doit pas ses pouvoirs
et à proprem ent parler renversants
entendement, à quelque Dointe e x trê m e à quelque symbolisation, ou allégorie
mouvements d'appareil, puisque l'échap­
de notre clairvoyance qu ’il est fait ap­ figée en l'un de ses termes, mais au
pée y retrouve sans manquer son lieu
pel. Avec ces récits véritablem ent en traitement par éclatement du lieu préa­
d'origine, puisque de la fuite existe à
souffrance, dont le tracé brûlant sem­ lable et recomposition du lieu (dans et
peine le point. Rien en dehors des
ble se frayer un chemin au plus dérobé par le film). Garrel tire du monde ses
quatre côtés du cadre, nul appel d'air
de la vie mentale, mais où veille, qu o i­ figures comparantes à quoi — par l'o r­
ou battement de vie, le dehors même
qu'il y paraisse, « l’œil intellectuel dans ganisation des structures, la récurrence
(guerre, répressions de tous ordres,
le délire », l’obligation nous est im po­ des trajets, l’épuisem ent des perspecti­
grouillem ent infâme du hors-jeu) sera
sée en retour d ’une attention à un ves et des angles, la saturation des par­
inclus, enfermé, par le jeu d'une méta­
point-lim ite du supportable. cours, l'exploration du théâtre jusque
phorisation que nous interrogerons.
Refuser également (pour ne pas même « dans ses dessous » — le monde vie n ­
parler du reproche d ’obscurité ou d ’in- L'écran n’est plus ici, comme le co n ce ­
dra ensuite se comparer. Le piège et
compréhensibilité, toujours reconduit vait Bazin, un cache ou cadre contrai­
le labyrinthe, quand bien même ils
par ceux dont ta très vieille idéologie gnant, mais ses bords mêmes, ses
existent déjà techniquement (et. nous
se satisfait de son propre aveuglement) limites semblent appartenir au film, pro ­
l’avons vu, comment au cinéma pour-
ce qui, à une lecture partielle, sem ble­ céder de lui. Le défilé de sons et
rait-il en être autrement ?) ne s'avèrent
rait justifie r ou appeler la récupération d'images impose le sentiment qu’il crée pièges et labyrinthes — et notre vie
paresseuse dans un vocabulaire médi­ lui-même les moyens de son enferm e­ pourra^dès lors être dite « comme une
cal ou psychanalytique, ou bien poser ment. l'espace illusoire de sa liberté, prison » N— qu'à être « découverts •
le faux problème de l’attribution à un los limites de son jeu. Le temps même, comme tels par ceux qui, en gestes et
auteur des fantasmes pris en charge épuisé, transform é par la tenue des efforts, les éprouveront.
par ses personnages. Obsessions, an­ pians et leurs lentes recharges, soumis D ’où vient, chez Garrel, le sentiment
goisses masochiques, narcissiques, à d'insensibles maturations, se reverse que le film (conception, tournage, mon­
sexualité honteuse et névrotique, han­ — une fois certain seuil tolérable fran­ tage et vision) a lieu dans l'instantané,
tises régressives peuvent bien animer chi — en espace, se matérialise en flambe et se consume (tout cela bien
et tourm enter ces personnages, mais lieu. Rien n ’illustre mieux cela que le loin du nouveau tic : « le film en train
ici retournés, inscrits, formalisés — plan, admirable, dans « Marie pour m é­ de se faire »). Impression d'un tracé
l’inconscient, structuré on le sait com ­ moire », du rideau de fer qu’on relève fulgurant, se faisant sous (avec) nos
me un langage, informe à son tour la brusquement au fond d'un réduit où se yeux, surgissement d'un trajet propagé
structure et la langue du film — , dans tramaient jusque-là d ’obscures rép re s­ en tous sens et irréversible. L'écran,
une économie implacable des gestes, sions : la lumière, le blanc, l'illusion de dès lors ? Non plus une surface neu­
cris, silences, ressassements. Une ri­ la fuite sont aussitôt absorbés, saisis, tre recueillant des form es existant en
goureuse écriture physique se déploie gelés au piège du dedans. dehors et avant lui, mais rendu à sa
dans l’espace, qui. loin de l’ordonner L'organisation de ces cellules spatia­ fonction première la matérialisation
à ses lois, semble s'organiser avec et les. la mise en place de ces champs de ces formes, sans quoi elles se dis­
par elle, lignes et déplacements com po­ clos, de ces réserves, ces profondeurs siperaient dans les lointains. Comme
sant une architecture mouvante, une aplaties, aspirées en surface, sont une plaque sensible trempée dans
géométrie instable, en même temps que commandées à Garrel par le projet l’émulsion de l’air, révélant ses figures,
voix, mots articulés et hurlements fous avoué de constituer une figure abs­ ou membrane vibrant d'une tonalité fo n ­
sont utilisés dans leurs possibilités traite, synthétique, absolue, un chiffre damentale, ou muqueuse dénudée lais­
concrètes et spatiales, visuellement exemplaire, une formule, une scène- sant sourdre les traces sanglantes.
matérialisés (d'où l’étrange qualité de modèle du monde : l’agression et le N'est-ce pas là — et puisque l'on ne
silence de films le plus souvent hur­ meurtre, le sexe et le sang, l'homme saurait éluder la question qui travaille
lant). Une dynamique intense (quelle et la femme enfin, parvenant moins à tout le cinéma moderne, d'un lieu com ­
que soit la durée et la fixité du plan, se d échirer en se saisissant qu'ils ne mun possible au théâtre et au cinéma,
ou la prostration des personnages) mo­ s’épuisent à prendre à bras-le-corps la fonction que Mallarmé assignait à
bilise dans le même emportement la le vide actif qui les sépare et les unit. son Théâtre : « milieu mental identifiant
chair des mots mise à jou r et celle Telle attitude conduit à s ’interroger de la scène et la salle » ? Jean NARBONI.
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BERNADETTE LAFFONT ET STANISLAS ROBIOLLES DANS ■ LE REVELATEUR • DE PHILIPPE GARfiEL.
Cerclé sous vide
entretien avec Philippe G arni
par Jean-Louis Comolli, Jean
Narboni et Jacques Rivette
Philippe Garrel vient d ’avoir v ingt ans. Il a tourné tro is c o u rts métrages ( ■ Les Enfants Désaccordés - et - D ro it de visite -
en 1966, « A ctualités Révolutionnaires » en 1968) et quatre longs métrages (« Anémone », 16 mm, et « Marie pour mémoire ».
35 mm, en 1967, « Le Révélateur • et « La C oncentration », tous deux 35 mm, en mai et juin 1968). Le fait qu'il soit fils
du comédien M aurice Garrel est moins anecdotique q u ’il n'y pourrait paraître : c ’est à lui qu'il a demandé d 'incarner dans
« Anémone » et « Marie pour mémoire » les divers visages du Père : flic, psychanalyste, espion, mouchard, indic, etc. Tourné
en mai dernier en Allemagne, sans repérage préalable des lieux, au hasard des routes, « Le Révélateur » (avec Laurent
Terzieff et Bernadette Laffont) est un film d'une heure entièrement muet, sans paroles, sons ni musique. Il n’aura demandé
qu'une semaine de tournage et une de montage. M ais ce record est largement battu par - La C oncentration », film en cou­
leurs d ’une heure trente, tourné en 72 heures d'affilée, dans un décor unique, et monté, lui aussi, en une semaine. Deux
acteurs (Zouzou et Jean-Pierre Léaud), un seul d é co r (c o n s tru it en studio par Garrel lui-même), mais à « transform ations » :
un grand lit blanc, plus ou moins carré, dont le pied figure u n balcon (comme bordant une grande baie) ou le devant d'une
scène de théâtre (que peut masquer un rideau de plastique). De part et d'autre de ce lit, deux réduits, l'un à gauche sur
l'écran, sorte de salle d'eau entièrement carrelée, blanche, com portant pour seul accessoire un robinet d ’où coulera du
sang ; l'autre, à droite sur l’écran, sorte de four, aux cloisons de brique rouge, où brûle en permanence une flamme. Du
lit on accède à la « chambre froide » (située à gauche) par une ouverture latérale dans la paroi qui borde le lit sur sa
gauche, paroi constituée du côté du lit par une glace, du côté de la « chambre froide » par le revers de cette glace,
co u ve rt de peinture argentée. De l'autre côté, l'accès à la - chambre chaude » (le four) est fermé par une porte dans la
cloison de droite, elle aussi constituée du côté du lit par une glace symétrique de la première et lui faisant face. A la
tète du lit. une cloison noire constitue le fond du décor. Sauf - Anémone ». aucun des films de Garrel n'est encore sorti
à Paris. Pourtant, « Marie pour mémoire » a obtenu le grand prix du festival d'Hyères cette année, et rem porté un grand
succès public lors des - journées cinéma » du festival d'Avignon...

Cahiers Ne se passe-t-il pas avec ce il est évidem m ent beaucoup plus pur nombre de points où ils doivent aller,
magnétophone dont nous nous servons que la parole. La parole, c ’est le mo­ et d'un certain nombre de phrases, ou
maintenant la même chose qu'avec une ment où on se vidange. de structures qu'ils doivent établir, mais
caméra : à partir du moment où on le Cahiers Quand on dit - responsable », ils y vont dans un état de com plet
met en marche, n'y a-t-il pas, tôt ou c ’est hors de toute notion de morale. somnambulisme. Tout reste instinctif.
tard, quelque chose qui se déclenche ? Garrel M ais il y a un rapport d'appro­ Cahiers Ce que nous faisons là, bien
Philippe Garrel Avec la caméra c'est priation dans - responsable ». En fait, que sans caméra, recoupe donc un peu
mieux. Parce qu'il y a une paranoïa à quand tu tournes, tu ne sais plus, au ce qui se passe sur un plateau... Dans
l’égard des images. Ici, en face d'un bout d'un moment, qui fait le film. Ça les deux cas, on aboutit à un certain
magnétophone, on croit qu'on est en se déclenche, tu dis « moteur », puis tu état qui débouche sur de la parole, ou
sécurité. ne dis plus un mot, et ça te projette sur un film, ou sur un silence éven­
Cahiers Mais c'est faux. dans d ivers états... Tu ne sais plus ce tuellement.
Garrel Si, on attend que cela se passe. que tu con trô les et ce que tu ne con­ Garrel Mais il faudrait que ce silence
On reste toujours un peu extérieur à trôles plus, tu fais com plètem ent partie ait un sens. Ce qui est intéressant,
la chose. de l’état que tu as cautionné dans c 'est que ce que tu as prévu, organisé,
Cahiers On est plus en sécurité avec telle scène, c 'e st tout. Et ici, tu joues cela se passe mais te dépasse. Tu pro­
un magnétophone ? Ou moins ? avec cet état. Mais ce n’est pas plus mets une histoire, tu l'accomplis, et au
Garrel De toutes façons, la pensée, lui qui te d irig e que toi qui le diriges. moment où elle s'accomplit, toi tu ne
c ’est contagieux : tu es voué à un certain C ’est aléatoire. Ça devient pur lan­ sais plus ce qui te lie à cette histoire.
état qui règne dans la pièce, et auquel gage. Et comme ta pensée est d'ha b i­ Tu sais seulem ent que tu en fais par­
tu participes, et que tu es capable de tude liée à ton langage, pendant que tie. Mais tu ne peux pas effectivem ent
pertu rbe r ou de conserver tel quel... le moteur tourne, tu es lié à cette avoir avec elle des rapports d 'ap pro­
Cahiers Ce qui est frappant, c 'e st que nouvelle form e de langage qu'est une priation...
tu sois venu pour cet entretien accom ­ scène. Cahiers Au début de chaque plan, tout
pagné de cinq personnes... Cahiers Tu as dit : « Quand je tourne, de même, le cinéaste est tenu de faire
Garrel Ils étaient là ; ils m 'ont demandé je ne sais plus ce qui vient de moi et un acte qui le lie à ce qui va se pas­
« Où tu vas ? — Je vais là. — On ce qui v ien t d ’ailleurs ». S'agit-il d 'au­ ser dans ce plan, même si après...
peut y a lle r? — Oui. » tres gens, des gens qui sont sur le pla­ Garrel La décision ?
Cahiers C 'é tait pour savoir si un silen­ teau ? Ou du fait de faire un film, de C ahiers Oui.
ce multiplié par six ou sept personnes la caméra ? Garrel Eh ! bien, la décision, c'est ce
c ’était un danger qu'on divisait... Garrel Non, au moment où l'on dit qu'on aim erait bien entendre dire, ce
Garrel Vous pensez qu’on engage plus « moteur », où ça tourne réellement, il qu'on aim erait bien que sa femme par
facilem ent la conversation quand on n’y a plus de décisions à prendre par exemple dise, ce qu'on aim erait bien,
est moins nombreux ? personne, elles sont déjà prises. On ne soi, lui dire, q u ’on n'a jamais osé lui
Cahiers Non, mais que si on est plu­ rectifie rien pendant que ça tourne, dire, et ainsi de suite. On s ’identifie à
sieurs à se taire, on n ’est pas respon­ on ne co rrig e pas plus celui qui est en un certain nombre de personnages, on
sable de tout le silence. train de jou e r que les techniciens qui tourne avec des substituts de soi-
Garrel V ous parlez déjà de responsa­ travaillent. Il y a un certain nombre de même, ce qui suscite un certain nom­
bilité : « Qui est responsable de ce gestes, qui sont le code qui lie le bre de choses qu ’on a envie de dire,
silence 7 » Il n'y a pas de responsa­ cinéaste à ses machines, et les types envie d ’entendre dire par d'autres pe r­
bilité. Il tombe comme ça. Mais en soi, qui jou e n t se souviennent d ’un certain sonnes. C 'e s t en cela que, à l’intérieur
44
MAURICE GARREL ET FRANÇOISE REIMBERG DANS « DROIT DE VISITE • DE PHILIPPE GARREL.
de la réalité, le tournage est un moment tu te regardes dans un miroir, tu te Léon. Terzieff ou Léaud, dans tes trois
complètement privilégié, qui projette connais bien, mais tu trouves ça éton­ derniers films.
ceux qui en font partie dans un état nant tout de même. Tu connais bien Garrel Certainement. Mais c'est aussi
d'intensité fantastique, où e ffe ctive ­ ton visage ; tu sais bien comment il est parce que le m etteur en scène est un
ment tout est largué. C 'e st pour ça fait, et quand tu te regardes, pourtant, imposteur. Il n'y a que lui qui connaît
qu’on sort du plateau com plètem ent ça ne coïncide pas avec l'idée que en haut lieu sa cuisine ; il passe par
vidé, qu ’on ne sait plus où aller. Le tu as de toi. un certain nombre de schémas psycho ­
plateau est un endroit où l’on plante Cahiers Si tu te reconnaissais absolu­ logiques pour arriver à la faire digérer
un pieu, où l'on inscrit tout ce qui ment en voyant le plan tourné, après à toutes les personnes qui sont là, que
est en soi... avoir cru un moment qu'il y avait en ce soit par les mathématiques pour
C ahiers Le tournage est donc le m o­ le tournant quelque chose qui te dépas­ les gens de l’image et du son ou par la
ment où l’on essaie de concentrer tout sait, on pourrait penser que le plan, psychologie ou simplem ent le récon­
ce qui était diffus jusque-là. une fois tourné, est une déchéance par fort. En fait, il n’y a rien de plus à
Garrel Où on élimine to ut ce qui était rapport à son tournage. Mais ce n'est faire que de dire aux comédiens de
anecdotique, et qui entravait l'e ssen­ pas le cas, puisque, en te reconnais­ plonger. Il doit sûrement y avoir dans
tiel. sant dans le plan, tu trouves en même chaque cas une méthode d'approche
Cahiers Ce moment du > tournez », temps qu'il y a en lui quelque chose différente, parce que c ’est effectivem ent
est-ce le moment où toutes les forces qui te dépasse... de l’imposture en haut lieu, que de
sont à leur plus grand degré de Garrel De toute façon, le fait d 'al­ faire de la mise en scène, c'est de l'im ­
concentration, où il y a déjà sur le ler aux rushes, le fait de se regarder posture que de décider tout d'un coup
plateau un état de charge presque élec­ après le tournage, c ’est du narcissisme. qu'un cerveau se permet de réunir un
trique, ou bien est-ce un moment de On va v o ir ce q u ’on est, et comment certain nombre de gens et de leur
potentiel bas, qui se chargerait de on conçoit les rapports de la femme, faire tourner ce que bon lui semble, de
plus en plus à mesure que le tournage de l'homme, et du monde, de la faire ce que bon lui semble avec eux.
dure ?... guerre... C 'e st un point d'arrêt par rap­ Cahiers Dans « Le Révélateur », on a
Garrel Ah non, c ’est le moment priv i­ port à soi : on ne pense pas pendant le sentiment que Terzieff est com plète­
légié uniquement parce que to u t le qu'on se regarde. ment dirigé, mais dans « La C oncen­
monde se concentre, et q u 'e ffective ­ Cahiers En fait on ne peut pas du tout tration », on n'a pas du tou t le senti­
ment il y a de l'électricité dans l’air. connaître, on peut seulement recon­ ment que Jean-Pierre Léaud le soit,
Les gens sont tous très très tendus, naître. qu ’il soit manipulé...
reçoivent mieux les choses, mettent Garrel On n'en sait pas davantage Garrel Terzieff a fait les films conven­
tous leurs sens en éveil. Parce que, après qu'avant. On se dit : « J'avais tionnels de la bourgeoisie. Quand il
d'abord, il y a beaucoup de lumière, oublié qu'il y avait ça et ça », et e ffec­ tourne « Le Révélateur » il se rend
tout est éclairé violem m ent : au bout tivem ent tout y est, mais concentré. bien compte que c'est assez inté­
d ’un moment cela devient vraiment fas­ Cahiers Que penses-tu alors qu'il arri­ ressant, parce que les gens autour
cinant, un point qui est éclairé. Parce verait si tu te mettais devant un m iroir de lui sont tous très passionnés, qu'ils
que la lumière, qui est très violente, pour te film er directem ent ? font les choses rapidement et avec un
a aussi une certaine architecture, beau­ Garrel Ça n’a aucun intérêt de se fil­ certain lyrisme ; et en même temps, iJ
coup plus harmonieuse que n'importe mer devant un miroir. C 'e s t e ffective­ ne comprend pas, parce que c'est un
quelle autre Pour to u t cela, quand on ment une certaine façon d'envisager la film muet ; alors il pense que je lui
commence à tourner, tout le monde maladie appelée schizophrénie que de fais faire du mannequinat. et en haut
est très tendu, tous les rapports qui se planter devant un m iroir et de ne lieu c'est peut-être effectivem ent ce
existent entre les gens sont des rap­ plus en bouger, mais filmer cela devient que je lui fais faire, du mannequinat.
ports électriques, tous livrent beaucoup complètement aberrant, puisqu'il est Cahiers Le fait que dans « Le Révéla­
plus d'eux-mêmes à ce moment que, certain que, si tu tournes, c'est parce teur », justement, la parole soit refusée
disons, quotidiennement. que tu sens que tu es encore un ani­ ou interdite à Terzieff, alors qu ’elle est
Cahiers Tu parlais du moment où ce mal social et que tu as effectivem ent permise et même encouragée très fort
que tu tournes dépassait ce que tu des rapports sociaux : tu pars avec pour Léaud dans « La C oncentration »,
avais voulu, où, ayant tel projet, tu une équipe, tu travailles avec des gens, explique certainement en partie la d if­
t'aperçois que la scène est devenue t j leur communiques un certain nombre férence qu ’on peut sentir dans leur
autre chose. Tu prends conscience de de choses qui sont faites pour être façon de jouer ?
ce « dépassement » au moment où le ensuite montrées, et ainsi de suite. Garrel C 'est sûr. D'autant plus que
plan se tourne, ou bien en voyant tes Filmer, tourner des films, c ’est c erta i­ Terzieff dans « Le Révélateur ■ incarne
rushes, ou quand tu vas monter ton nement une façon maladive d'assum er la génération précédente, qui précède
film ? ses rapports sociaux, mais cette façon celle de Léaud et la mienne. Dans
Garrel Non, pendant le tournage. Après, maladive reste tout de même très so ­ « Marie », j'avaiS' déjà l’ impression d ’en
quand je revois mes rushes, je me dis : ciale. Si tu concentres dans une pe ­ avoir fini avec ce qui, moi, me traum a­
■ Je suis comme ça », j'ai l’impression tite boite un certain nombre d'idées tisait dans la génération précédente,
d'être devant une glace, de me regar­ fortes, et qu'elles puissent se divulguer, d'avoir vidé l’abcès. « Marie » décrit le
der ; tout me parait d'une limpidité c'e st un acte de propagande qui se traumatisme de la nouvelle génération,
fantastique. Mais pendant que je to u r­ situe sur un plan social, même s'il est les rapports de type militaire qui ré­
ne, pour moi, rien n’est encore clair, relativement révolutionnaire quant à la gnent entre les gens, le fait que tout
je suis forcém ent dans une terre in­ manière de communiquer. dans la société soit fait pour oublier
connue, puisque chaque fois je tente C ahiers Le comédien est un double de le traumatisme de la guerre. Si la nou­
de préparer des scènes telles qu’une toi-même, ou au contraire quelqu’un velle génération va un peu plus loin
violence intérieure en surgisse brus­ dont tu es détaché ? que la précédente, c ’est uniquemen?
quement. La mise en scène, c'est la Garrel En fait, je ne veux pas le con­ parce que la précédente a été traum a­
préparation de ce surgissement. C ’est naître, parce que je n'ai pas plus de tisée par la guerre, alors que pour la
au moment où la scène se tourne que raisons de le connaître, lui, que n’im­ nouvelle, le chantage au matériel, au
cette violence imprévue s'accom plit. porte quel autre individu. Quand je confort, ne fonctionne plus. C 'est pour
Après, moi, je la connais, cette scène, tourne avec lui, il y a un moment où, cette raison que dans * Le Révélateur •
et je la reconnais comme effectivem ent mentalement, l'un bave sur l’autre sans je n’ai pas donné la parole à l’ancienne
étant née de mes traumatismes, de mes arrêt : ça déteint à une vitesse fantas­ génération ; je l'ai montrée simplement
obsessions, mes angoisses, etc. Quand tique, et c'est cela qui compte. dans son traumatisme, c'est-à-dire v i­
je la vois sur l'écran, c'est comme si Cahiers On n'a pas le sentiment que vant la guerre, et j’ai montré cela d'une
je me regardais dans un miroir. Quand tu aies eu le même rapport avec D idier façon complètement abstraite parce
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qu'il n'y a pas de raison de montrer le monde voudra to urn e r est a b e r­ ton rapport au cinéma, le problème est
une guerre concrète ou d 'his to ric ise r : rant : c'est comme si to u t le monde de toi à toi. Dans « Aném one », il y a
on sait que par toute guerre les hom­ voulait écrire. Effectivement il y a du moins de distance que dans les films
mes sont marqués, qu’ils ne peuvent papier pour to u t le monde, mais tout suivants, par rapport à tes fantasmes,
plus, après, avoir les mêmes rapports le monde n 'é c rit pas, et quand il y aura tes obsessions. Tu étais encore un peu
qu’avant. des caméras pour tou t le monde, tout englué en eux, et c ’est cela aussi qui
le monde ne tournera pas. était bien. A p a rtir de « M arie pour
Cahiers Dans « Le Révélateur », on a
Cahiers L’idée que moins on a de ré ­ mémoire », il y a une coupure, ta dis­
l'im pression qu’il y a un saut du grand-
père au petit-fils : entre Terzieff et le férences, plus on parvient à un c e r­ tance est plus grande.
bébé il pourrait y avoir place pour une tain nombre de vérités profondes, qu'on Garrel Dans « Anémone », au départ,
génération, celle des gens de ving t à exprime plus fort que les autres, il y avait un prétexte : le fait que je
vingt-cinq ans, disons ceux qui ont fait contredit tout un mouvement essentiel devais attaquer la bourgeoisie. Pour
le film. de l'art moderne qui est fondé sur la cela, je prenais une jeune fille bour­
connaissance, sur la remise en cause geoise, et je la confrontais à un in­
Garrel II y a d'une part un rapport
permanente de toute la culture, mais connu, n’importe qui, qui serait censé
entre l'âge de ceux qui ont fait le film
une culture connue, acquise et décodée. la faire parler. Et cela déjà est co m p lè ­
et l’âge qu'a l’enfant, c'est-à-dire quatre
Garrel A partir du moment où l'on to u r­ tem ent aberrant, parce q u ’il y a un
ans, et d'autre part ce que deviendront
ne, on se situe par rapport aux antécé­ a priori sur les rapports des p erson­
à l’âge de faire des films les enfants
dents, par rapport aux cinéastes qui nages, un a priori qui réconforte, qui
tels que celui du - Révélateur » qui
vous ont précédé, et ce qu'on essaie donne une sécurité au spectateur, qui
ont en ce moment quatre ans, qui nais­
de faire, ce qui s ’appelle en fait inno­ conduit à des rapports intellectuels
sent dans un capitalism e com plètem ent
ver, ce n'est rien d'autre qu 'ê tre la avec le film : au départ on met une
décadent où tout craque de toutes
somme de ce qui précède plus qu e l­ sorte de croix statistique ou s o cio lo ­
parts, où un ennui mortel plane sur
que chose. Il s’agit toujours d’une te n ­ gique sur un personnage. Et c'est ce
tout : ces enfants sont certainem ent en
tative, puisqu'on a des rapports abso­ que je n'ai pas voulu faire ensuite :
passe de faire des choses fantastiques.
lus avec le film qu'on fait : il n’est mes personnages étaient simplement
Il en va de la création comme du
pur q u ’avant d'être fait. Après, il de ­ donnés comme déclassés, mais n ’ap­
reste : je crois que plus on est près
vient entaché d'un certain nombre de partenaient pas à des modèles s ta tisti­
de la naissance, plus on fait les cho­
choses. D ’autre .part, le fait de n'avoir ques, n'étaient pas référentiels.
ses a-culturellement, et plus ça devient
fantastique. Si aujourd'hui un jeune aucune référence culturelle, c'est se Cahiers Des personnages masculins,
homme de quinze ans prend une ca­ tro uver dans la possibilité d ’innover, puisque tu parlais de « doubles », tout
méra, il est forcé qu'en sortent des parce que plus on a vu de choses, plus
choses trè s très fortes au niveau de on en a dont il faut se débarrasser.
l'innovation. S im plem ent parce qu’il ne C ahiers Es-tu dé ceux qui ont peu de
connaîtra rien. Statistiquement, il y a références culturelles ?
toujours énorm ém ent de déchets, mais Garrel Je ne sais pas. J'ai vu tous les
je suis sûr que plus on s’approche de films de Godard, comme un fou, dès
la naissance au niveau des possibilités qu'ils sont sortis, et en fin de compte
de création et plus on stimule le pro­ je n'ai vu que ceux-là. parce que cha­
cessus. que fois que je voyais d'autres films
C ahiers Moins on aurait de références (j'en voyais très peu souvent, mais il
culturelles, plus on serait « innocent » suffisait de regarder les photos), je
culturellement, plus on serait apte à constatais qu'ils étaient inclus dans les
innover ?... films de Godard, et que ce n’était donc
Garrel C 'est sûr. Je suis absolument pas la peine d'aller les voir, q u ’ils
contre la culture. répétaient des trucs que Godard avait
C ahiers Pourtant — la chose est bien déjà trouvés. J'avais donc vraim ent des
connue — très fréquemment quand on rapports à sens unique avec le cinéma.
ne connaît rien au cinéma ou à l'é cri­ C ahiers On a l'im pression qu'il y a
ture, on ne filme, on n'écrit que les aussi deux générations dans tes films.
pires clichés... Grosso modo, il y aurait d'un côté les
Garrel II ne faut pas que ce soit n 'im ­ courts métrages et « Aném one », et de
porte qui qui filme ou écrive. La révo­ l’autre « Marie p our mémoire », - Le
lution dont je parle arrivera quand des R évélateur» et « La C on ce n tra tio n » ,
comme s'il y avait une cassure entre
types de quinze ans auront vraiment
envie de tourner, parce que de toutes les deux groupes...
■ Anémone » : Pascal Lapérousaz
façons, les gens qui ont envie de faire Garrel Certainement, parce que - A n é ­ et Anne-Aym one Bourguignon.
les choses les font. Et c ’est pour cela mone », c ’est très mauvais, c'est com ­
qu'il faut faire la révolution : il faut plètement godardien. Sans cesse j'ai à l'heure, on est tenté de dire qu'ils
établir des systèmes où les choses été obsédé, par ce q u ’il fait, par ce te ressemblent un peu, mais la façon
sont permises, où il n'y a plus d ’inter­ « clean » qui est fantastique : effacer que tu as de les regarder, dans « A né­
dit, où les gens vont à ce qu'ils veu­ tout, tout ce qui est le prétexte, et mone », est très différente de celle
lent. Et simplem ent donner une possi­ installer des rapports com plètem ent avec laquelle tu regardes Gabriel ou
bilité matérielle de faire du cinéma aux froids entre les gens, dans le froid Jésus dans « Marie pour mémoire - : il
types qui ont vingt ans. Q uant à la de la modernité justement, tout étant y a une distance beaucoup plus grande,
sélection, elle se fera uniquement en dénoncé comme particulièrem ent dou­ et qui n’est pas du tout faite de recul
fonction de l'instinct : les gens vont loureux. Mais pour « Aném one » ce ou d'ironie. Dans « Marie p our mé­
vers le cinéma ou n‘y vont pas. Il ne n'était pas le sens profond de ce qu'il moire ». reviennent souvent des phra­
faut absolum ent pas faire des écoles fallait faire, ce n'était pas bien. ses comme : « Je me donne en re p ré ­
de cinéma ni donner des caméras dans Cahiers Ce n’est pas en termes de sentation », « Com me ma douleur est
les écoles, il faut seulem ent que fasse valeur qu'était faite la distinction entre spectaculaire », « Comme je me mon­
naturellement partie du système le fait les deux générations de films... tre », etc., ce qui est extrêmement
qu'il y ait un endroit avec des caméras Garrel Oui, mais un type qui réécrit s ign ifica tif : tu dénonces un certain nar­
où il soit possible de s’inscrire pour Marx est moins intéressant que Marx. cissisme, vis-à-vis duquel tes person­
tourner, c ’est tout. Et croire que tout Cahiers II ne s'agit pas seulem ent de nages prennent aussi leurs distances.
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Garrel Le fait de se regarder, de se rience ! » O r c ’est là un faux problème, n'est pas grave. Quand je voyais les
m ontrer n’est pas très héroïque. Il y a puisque nous avons la force... Oui, je films de Godard, c'était de cette fa­
là beaucoup de complaisance. C e n'est veux que les choses soient relative­ çon. Je ne m'intéressais pas du tout à
vraim ent rien faire que de faire un ment épurées, au niveau de l'analyse la trame psychologique, à la situation
film. C 'est très facile, ça ne demande comme de la psychanalyse (contre la­ des personnages dans tel ou tel milieu,
aucun travail. Ce n’est pas non plus quelle je suis, d'ailleurs). Enfin, je tente je voyais simplem ent des hommes et
dangereux de faire un film : il y a des de m ontrer que tourner c ’est aussi une des femmes qui parlaient, chaque plan
choses qui sont beaucoup plus dange­ façon de s’auto-analyser, et cela fait étant pris comme une pièce d'un puzzle,
reuses. partie de la dénonciation du système ; dont l image totale est l'angle de vue
Cahiers Mais le film ne peut-il pas c'e st une thérapeutique comme une de Godard. Il me semble d'ailleurs que
être dangereux, même si ça n‘a pas été autre. Cette thérapeutique du tourner - Made in U.S.A. » est vraiment fait
dangereux pour l'auteur de le faire ? est en dernier lieu la seule chose im­ de cette façon, comme un puzzle, et
Garrel Si. il peut être dangereux, puis­ portante. La difficulté, effectivement, c'est ça qui est intéressant : un film
q u’il parait que certains films sont in­ c ’est qu'on ne tourne pas pour les au­ avec juste un prétexte, un film policier
terdits. L’image doit avoir effectivem ent tres : on tourne pour soi. Quand on a qui est comme la police, dont on ne
un certain pouvoir. Les gens du gou­ terminé, et qu'on pose ça, le film, sur comprend pas comment ça fonctionne,
vernem ent le savent très bien, qui se la table de montage, le reprendre plus des réseaux très kafkaïens dont on ne
gardent leur télé pour eux to u t seuls, tard pour ve n ir le placer devant l’écran, comprend pas la trame, des gens sim ­
parce qu ’ils savent très bien que l’on a ccom plir toutes les opérations qui plement placés dans la terreur, Non, je
mène une société où l’on veut avec viennent après le tournage, c ’est relati­ ne vois pas très bien ce que le mon­
l’image. vement désagréable à faire. Le moment tage peut ajouter, sinon d 'ex cite r l’œil
Cahiers Tu disais à propos de tes fort, c'est le moment où on tourne, au moment où il y a un effet, et rien
films : - C e n’est pas la peine de par­ c ’est tout. Le reste n'est pas très inté­ de plus.
ler des quelques m illiards de gens qui ressant. Je ne fais pas de préparation Cahiers Quand on voit tes films pour
sont sur terre, puisqu’après tout il n'y du tout avant le tournage, parce que la première fois, on a l’impression qu'ils
a qu'un homme et qu'une femme, donc je trouve que ce n’est pas intéressant. sont faits de grands blocs, de plans
des éléments complètement épurés. » Il n'y a d'intéressant que le moment où de 3, 4, 5 minutes, blocs qui se s u ffi­
Est-ce que c ’est là un processus l’on se met dans un certain état, où sent à eux-mêmes, qui sont mis bout à
com plètem ent réfléchi chez toi ? Pen­ l’on doit faire un film, où l’on plonge bout, mais qu’on aurait très bien pu
ses-tu que les problèmes sont toujours avec un certain nombre de gens qu'on intervertir, leur ordre dans le film étant
a choisis. aléatoire. Quand on les revoit, on a
entre un homme et une femme, entre
Cahiers Si seul compte tout ce qui en­ l'impression un peu inverse qu'il y a
toure et conditionne le tournage, le tout de même une progression drama­
tournage lui-même n’est plus qu'un pré­ tique, ou une fiction...
texte... Garrel Mais bien sur : ces films sont
Garrel Non, parce qu'on constate que elliptiques, mais ils ont une démarche,
la caméra modifie une grande quantité une direction. Quand je disais que je
de choses, comme on l’a dit tout à ne pouvais pas faire de montage, c'est
l'heure. Dès qu'elle démarre, elle a une que. par rapport au tem ps dont je d is­
certaine influence sur tous les com p o r­ pose pour le tournage, je ne peux pas
tements. Si bien que quand je parle du jou e r sans cesse à déplacer ma ca­
tournage comme thérapeutique, cela méra. Mais pour ce qui est de coller
veut dire aussi qu'il s ’agit d'un jeu. Il les plans les uns derrière les autres,
y a thérapeutique dans le sens où tout de leur succession, je crois que cela
le monde est malade, et jeu dans le répond effectivement à une démarche
sens où tout le monde se regarde évo­ qui, elle, est structurée, même si c'est
luer, grâce au cinéma. C 'e st pour cela instinctivement. De toute façon, il y a
que le tournage est un moment irrem ­ bien un sens, il y a toujours un sens
plaçable. qui correspond au déroulement du
Cahiers Ne se passe-t-il rien d ’inté­ monde, puisqu'on naît et qu ’on va vers
ressant au montage ou au mixage ? Ja mort. Il n'y a pas à changer l'ordre
« Le Révélateur • : Bernadette Laffont, Garrel Quelquefois, j'ai eu l'impression des plans : la seule chose qui importe
Stanislas Robiolles et Laurent Terzieff. de cuisiner un peu à la table de mon­ c ’est qu'il y ait un certain nombre d 'e l­
tage. Mais ce n’est pas très intéressant. lipses entre chaque plan, ellipses plus
la génération précédente et la généra­ Ce qui est intéressant dans chaque ou moins grandes. Et l'idée même du
tion actuelle, donc qu ’avec un hom m e plan, c’est qu’il parvienne à pro ­ montage, c'est de ne jamais faire d'el-
et une femme, entre deux murs, on jeter le spectateur dans un certain état, lipses différentes. Ce qui s'appelle le
peut to u t dire ? état qui ne se définit pas intellectuelle­ rythme, ce que Lelouch appelle le
Garrel Oui. c 'est pour moi une sorte ment mais sensiblement. La petite cui­ rythme, c’est détestable : ce tic de
de grille mentale, un préalable à tout sine qu’on peut faire ensuite est com ­ marquer sans arrêt les nuits et les
film possible. Mais cela existe aussi plètement, elle, structurée intellectuelle­ jours, de m ontrer les moindres choses
dans la vie. On constate par exemple, ment : - Je veux mettre ça là parce que font les personnages, même s'il y
dans toute conversation, des sous- que ça sera intéressant de l’avoir après eri a qui ne sont pas importantes, cette
jacences passionnelles, des rapports ceci, etc. - Mais l'état, l'im pression pro­ volonté de tout garder, au lieu de su­
très très cruels entre les gens, toujours voquée, c ’est une chose qui existe au crer les choses sans intérêt, comme
masqués de prétextes douceâtres, mais tournage, et qui doit se restituer, après fait le cinéma dit conventionnel. On
en fa it toujours régis par l’ Œ dipe et le toutes les opérations, dans la salle. garde tout, uniquement parce qu'on a
reste. Quand, après les événements Donc, quand les plans sont terminés, il peur de ne pas montrer, par exemple,
de mai, on parle d' « expérience » par n'y a plus qu'à les mettre bout à bout. le passage d’un endroit à un autre.
exemple, quand on jette ce mot « d ’ex­ En dernier lieu, je pense qu’on pour­ Mais ces choses-là n'ont aucun inté­
périence - à la figure de la nouvelle rait vo ir les films comme on lit souvent rêt. La seule chose qui soit importante,
génération, il est évident que c 'e st un les livres : en commençant par le c'e st le moment où les gens se ren­
recours hypocrite à une notion com plè­ milieu. Bien sûr, en procédant ainsi, on contrent. et l'état dans lequel ils sont
tem ent aberrante. On nous dit : « Vous ne com prend pas très bien quel est alors.
ne pouvez rien faire — Pour quelle l’angle sous lequel l'auteur ou les pe r­ Cahiers Pour « La C oncentration », en
raison ? — Vous n’avez pas d ’expé­ sonnages voient le monde, mais ça tournant, tu savais dans quel ordre tu
4B
mettrais tes plans ? Parce que nous duquel tu ais toujours cette vue ins­ Garrel Oui, quand Zouzou rampe sur
l'avons vu, nous, dans l'ordre des tinctive des structures, de pouvoir, à les rails du travelling, la caméra, le
rushes. C et ordre aurait très bien pu la table de montage, déplacer un bloc, cinéma pourraient l’écraser.
être conservé. Mais tu vas to u t de une séquence, changer de façon im­ C ahiers Dans tes films, le statut, le
même te changer. portante la structure initiale, en te rôle de la caméra n’est pas toujours
Garrel Oui, je vais faire basculer toute disant que ce sera « mieux » 7 le même. Dans « Anémone ». par exem­
la fin au milieu. Ce qui s ’est produit, Garrel Mais moi. je n’arrive pas à tro u ­ ple, on v o it la caméra, on voit l’o péra­
c'est qu’au moment du tournage, qui a ver pourquoi c'e st « bien », donc je ne teur à la caméra faire une déclaration.
duré 72 heures d ’affilée, sans inte rru p­ peux pas avoir d ’ordre « mieux ». Et Garrel C ’est Jean-Luc persécuté ; c ’est
tion, j ’avais un fil conducteur, une c o r­ ce n’est pas intéressant de faire deux simplem ent la caméra montrée, ce que
de à quoi me raccrocher, p our me g u i­ fois les mêmes gestes, je trouve. C ’est fait Jean-Luc depuis longtemps, dé ­
der, et cette sécurité a duré un certain bien d ’arriver, de dire : « C ’est ce r­ noncée comme présent du cinéma.
temps. Tout d'un coup, je n'ai plus eu tainement ça, ça et ça ». et plus on va C ahiers Mais la caméra n’est pas
de corde, je n’avais plus aucun sou­ vite, plus on plonge dans les choses, agressive là, elle est presque fa m i­
ve n ir de la durée des plans, si bien plus on est dans le « bien », dans lière.
que je ne savais plus où j'étais. A lors l’efficacité. Garrel Dans « La C oncentration ». le
j ’ai fait le film comme un puzzle, et je Cahiers Ce qui frappe dans tous tes simple fait de m ontrer les rails du tra­
me suis aperçu que, pour moins me films, c 'est la longueur des plans. C 'e s t velling, que ces rails soient montrés
déprimer, au lieu de term iner le film venu com m ent 7 D ’une réflexion sur te dans le décor, dans l’appartem ent —
par la fin du tournage, ce qui m'aurait fait qu ’en laissant des gens dans un si c'est un appartement — et que cette
fait vivre le film com plètem ent au pre­ coin de pièce devant la caméra qui voie ferrée, ces rails pour caméra
mier degré, j'a llais to u rn e r la fin du film - r é v è le » , il va obligatoirem ent se pas­ soient donnés comme élément dram a­
avant son milieu. Pendant le tournage, ser quelque chose qui va s 'in ten sifie r ; tique du film, signifie que ce n'est plus
je me suis aperçu à un moment que ou d ’une réflexion sur le cinéma ; ou la caméra seulement, mais le cinéma
je tournais un plan qui pourrait être le d ’une absence de moyens économiques lui-même qui est intolérable.
dern ie r plan du film. Puis je me suis qui faisait que tu ne pouvais pas dé­ C ahiers Le chariot de travelling que
dit : il y a encore des plans à tourner co u p er facilement, cet empêchement l'on v o it aussi dans le film, et sur
après celui-là, donc il y a encore des devenant ensuite une forme pour la­ lequel Zouzou est étendue, c ’est plus
choses à mettre au milieu du film. Il y quelle tu te sentais fait ; ou c ’était in­ ou moins une table mortuaire, une
avait un vide avant le dernier plan conscient ? table de morgue.
qu'il fallait remplir. Quand j ’ai tourné Garrel Peut-être est-ce, effectivement, Garrel Exactement.
mon prem ier film, - Les Enfants désac­ que c 'e st beaucoup plus musical de Fournier (opérateur de G arrel) La ca­
cordés », j'avais l’ impression, sans a r­ com poser un plan qui dure longtemps. méra est une m itrailleuse qui se dé ­
rêt, que je tournais absolument n ’im­ C 'e st en tout cas plus drôle, c'est une place sur un chariot, et les plans longs
porte quoi. Je tournais com plètem ent espèce de petit jeu d'org an ise r la lon­ ce sont des rafales. C 'e s t plus e ffi­
instinctivem ent et je me disais que ça gueur des plans : « ça se passe là, et cace.
ressem blait bien trop à des photos de puis après la caméra va là et là ». On C ahiers De la même façon. Léaud et
mode. Et quand je suis rentré en salle peut organiser ça comme on dirige un Zouzou sont couverts de fils qui sont
de montage, j ’ai vu tout de suite un orchestre. Il y a aussi le fait q u ’on ne
ceux des micros cravates, tenus par
ordre il n'y avait vraim ent q u ’une pouvait vraiment plus tourner en un du sparadrap, et bien en évidence.
façon de le monter. Je crois que la tem ps impossible, comme tournaient les
Ces fils participent eux aussi au film,
structure est quelque chose de com plè­ Ricains, qui s'étalaient pendant des
non seulement à son tournage mais à
tement instinctif. - mois et des mois, qui accusaient avec
sa fiction, ils deviennent des signes
C ahiers Et tu crois qu’il n’y a q u ’une l'image les moindres sens, alors que les
structure possible dans un film ? dramatiques. Ainsi, quand Léaud et
choses, pour être signifiées, n’ont pas Zouzou coupent une ficelle qui les
Garrel Oui, je crois q u ’il n'y en a besoin d'être soulignées. De toute fa­
lie l’un à l’autre, on craint qu’ils ne
qu'une pour chaque film et même çon, le problème de la caméra, c'est
coupent les fiîs du son...
qu'une seule pour tous les films. Elle de savoir ce qu’elle est en soi, parce
est plus ou moins limpide et transpa­ Garrel Ce qu’ils coupent entre eux au
qu ’après, pendant le tournage, elle
rente dans chaque film, mais elle est début, cette ficelle qui les retient l'un
devient ta salle. Q ue représente cet
unique pour tous. à l’autre, c'est la figure du cordon
ob je t qui prend l'image, le lieu commun
Cahiers Tu ne crois pas qu'il puisse y voulant que ce soit l'œ il de Dieu? En ombilical.
avo ir plusieurs structures imbriquées ou fait, il, n'y a aucune raison de ne pas C ahiers Dans • Le Révélateur ». la
superposées ? tendre à une certaine harmonie m usi­ façon dont le cinéma est présent dans
G arrel Non, il n'y en a qu’une, bien cale entre les choses ; il faut tendre à le film est encore très différente. Quand
sûr prise dans chaque film à un c e r­ l'exem plaire sans arrêt. C 'est comme si l’enfant fait des signes à quelqu’un
tain niveau particulier, avec différentes on se projetait dans l'objectivité, le derrière lui, qu'on ne voit pas. ce n'est
épurations de l'anecdote. Mais en fait fait d'avoir une caméra avec de la p e l­ peut-être pas à la caméra qu'il s 'a dres­
la structure d ’un film est toujours la licule. et de c ho isir un moment privi-, se, mais c ’est la caméra qui lui répond
même, parce que l’homme se raconte légié. Q u'est-ce que je suis ? Je suis et qui mime les m ouvements des per­
sans arrêt, chaque fois q u ’il a un qui prend la caméra, de la pellicule, se sonnages. A ce momentrlà, la caméra
crayon au bout des doigts, hop, il se projette lui-même, et après, passe le n'est ni « caméra montrée • ni « ins­
trace lui-même. Et comme les hommes résultat devant la société, une « m ic ro ­ trum ent de torture ». elle est acteur.
sont tous constitués identiquement, ils société », c'est-à-dire plusieurs p erson­ Garrel Dans ce cas. il s'agit sim ple­
ont une même grille : le fait qu’ils sont nes réunies dans une salle. Cela oblige ment de dénoncer une certaine façon
régis par des rapports amoureux avec à avoir une position morale sur le de co ncevoir le cinéma. Parce que
les femmes, par des rapports de cinéma et la société. C ette position faire du cinéma — et c'est ça que
cruauté avec les hommes. Ça marche morale, c ’est ce que je m 'inflige à moi- j'a ppelle une im posture — c'e st dire :
même pour les De Funès, pour n ’im­ même pour pou vo ir continuer d ’exister, « intéressez-vous à moi ». Mais cet
porte quel film. Chaque fois que je c'est-à-dire le pire. « intéressez-vous à moi », on s’aper­
vois un film, j'ai toujours l’impression Cahiers La caméra est un instrument çoit finalem ent qu ’on ne le pose pas
de vo ir — plus ou moins débile — une de to rtu re alors ? par rapport à la Société, on le pose
même pensée qui se trace sur la pelli­ Garrel Oui. par rapport à la notion de p e rfe ctib i­
cule. C ahiers Et dans « La C oncentration », lité, c'est-à-dire ce qui est com m uné­
Cahiers D onc tu ne conçois absolument elle est littéralem ent cet instrum ent de ment appelé Dieu. C 'e st tout le temps
pas, un jour, pour un film à propos torture ? le même problème : qu’est-ce que cette
49
STANISLAS ROBIOLLES ■ • LE REVELATEUR -
image, quel est ce regard ? fauteuil, qui s'identifie à un personnage le lit. Et il y a, en face du lit, la
Cahiers Croi9-tu que chaque plan, que ou à un autre, qui fait tout le voyage chambre noire de la caméra, de la
toute image ne transmette qu ’un seul du film d ’une façon instinctive, irré ­ salle. Et les rails sont posés autour
message ? Plan, message, dont la lec­ fléchie, et qui, à la sortie, est de nou­ du lit, d ’une « chambre » à l'autre pour
ture serait unique, la communication veau obligée de réfléchir. Pour parler le cinéma, ils sont comme un regard,
univoque ? du cinéma, on est obligé de constam ­ comme une paire de lunettes, et ils
Garrel En tout cas, toute interprétation ment le transcender, de viser ce que font com m uniquer le « chaud » et le
intellectuelle qu’on en donne démolit tend à être le cinéma quand il est « froid », la caméra étant le vase co m ­
l'image, les plans. Dès que j'essaie « réussi ». muniquant entre eux. Du côté du
moi-même d'en parler, je vais contre Cahiers C 'e st pour t’approcher de cette « froid «. la chambre est à la fois salle
eux, je ne peux pas m 'empêcher de possibilité maximum que tu choisis les de bains, toilettes, clinique, hôpital psy­
les détruire. En soi, ils se suffisent à situations les plus exemplaires possi­ chiatrique, laboratoire, cinéma. Du
eux-mêmes, ils sont faits pour être bles ? Des situations de base. côté - chaud », c'est le four crém a­
reçus, c’est tout. Le cinéma idéal est Garrel Oui, pour épurer le film de to u ­ toire, la torture. Mais il y a du sang
un cinéma qui serait reçu par tout le tes les contradictions mesquines habi­ dans les deux pièces, la « chaude » et
monde de la même façon, toute la tuelles. et que le problème, par exem ­ la « froide » : à un moment, Léaud se
salle étant projetée dans une psychose ple, de la guerre des sexes, soit montré coupe les veines avec un bout de
collective qui est précisément le film le plus profondém ent possible, épuré pellicule dans la ■> chambre chaude »...
en train de se dérouler. Voilà le point de toutes ces considérations m iso­ Cahiers II est difficile de ne pas v o ir
maximum de perfectibilité du cinéma, gynes dues à la société. Je me quelque symbole dans ce geste...
son absolu. souviens que je m’étais intéressé à Garrel Non, rien de réfléchi. Ça vient
Cahiers Même si le film n’est pas Godard pour ça, parce qu'il tournait pendant que je tourne : je n’en peux
forcém ent expliqué par la réflexion au avec sa femme. Je trouvais ça vraim ent plus du cinéma, je ne le supporte plus,
stade de la réception, crois-tu que la curieux. Je me disais : si ce type est et je me demande ce que je pourrais
forme idéale du cinéma serait celle où dans son lit avec sa dame, et qu ’il a bien faire. A lo rs nous avons pris un
— mis à part ceux qui ne reçoivent une caméra sur sa table de chevet, ça bout de pellicule, l'avons peint en m é­
pas le film du tout, c'est-à-dire ceux doit être terrible. Il va se lever, il la tallisé p our en faire une lame de rasoir.
qui ne l'aiment pas — il n'y aurait filme, puis p fh u itl, il repose la caméra Rien n'était prémédité, sinon le lieu du
qu'une seule façon de recevoir et de et il se recouche. Je trouvais ça très film. Le prem ier matin du tournage, je
lire un film, un plan, une image ? très intéressant. suis arrivé avec les draps pour le lit
Garrel Absolument. C 'est une question Cahiers Dans « La C oncentration », à et j'ai arrangé la maison, c'est tout.
de soumission, il n ’y a qu'à être sou­ l'inverse de tes autres films où l'on a Après, je n’ai rien eu besoin d ’autre
mis. Une chose est certaine : au l’impression d ’un moment unique, d'une que d'hém oglobine pour faire du sang.
cinéma, par le film, on endort le spec­ collision tem porelle de la conception, Cahiers Le d écor était construit sans
tateur pendant un certain temps, on le de la réalisation, du montage, du mixa­ que tu saches exactem ent ce qui se
fait se mettre en référence ou non ge, de la projection, il semble qu'il ait passerait dedans ?
à sa propre vie, et à la sortie, on le quand même existé un stade préalable, Garrel Le décor, c’est comme le titre :
force à se redéfinir. celui de la construction d'un lieu, de l'ayant, je pouvais faire le film. De toute
C ahiers On s'adresse donc à un spec­ la mise en place d'un décor, d'une façon le d écor était fait de telle façon
tateur bien précis, chaque fois, et qui sorte de machine labyrinthique, de que les personnages et la caméra n’y
doit se redéfinir à travers des grilles piège dans laquelle les personnages rentrent pas n’importe comment, co m ­
qui lui sont personnelles... viendront se prendre. me on va s’asseoir sur une chaise, n'en
Garrel Mais ce spectateur bien précis, Garrel J’ai en effet construit cette ma­ sortent pas non plus, et qu'ils ne p u is­
c 'e st Dieu justement. Quand on fait le chine non à mesure que l’on tournait, sent s’y déplacer que selon certains
film, les rapports qu’on a avec sa p ro ­ comme cela se faisait pour les décors parcours obligés, certaines figures im­
pre rigueur font qu'on se trouve affron ­ dans mes autres films, mais avant de posées.
té à un jugement absolu total : il faut tourner. J'ai fait ma maison, en épurant Cahiers On en revient à la notion de
que je me prouve à moi-même que je le plus possible, pour y placer un hom­ labyrinthe, et même de labyrinthe ini­
suis capable d ’harm oniser les choses. me et une femme en coexistence, un tiatique.
Mais la notion même de rigueur est homme qui me représentait. Voilà, j ’ai Garrel C 'é tait un lieu clos, d ’où on ne
une notion para-mystique. fabriqué une maison-cinéma. Cette mai­ pouvait pas sortir. Exactement ce
Cahiers Le moment où le film est lu son, c'est le cinéma. Et c ’est pourquoi qu'est une vie d'homme.
échappe obligatoirem ent à son auteur... il y avait des rails de travelling sur le Cahiers On a l’impression que le film
Garrel Oui, je ne sais pas ce qui se plancher. est une façon d ’épuiser tous les par­
passe au moment où les gens voient Cahiers Dans tes films antérieurs, il cours possibles dans ce décor, de
mes films. Quand il y en a qui vie n ­ n'y avait jamais de lieu unique... m itrailler sous tous les angles, le haut,
nent me vo ir à la sortie, je m’aperçois Garrel Sim plement des déplacements le bas, la droite, la gauche...
simplem ent q u ’ils ont du mal à parler, d'un lieu à un autre. Pour * Le Révé­ Garrel C ’était effectivem ent ce genre de
c'e st tout. C 'est bien. De toute façon lateur je trouvais intéressant de parcours : je me lance dans le laby­
ifs ne peuvent rien dire, et moi je tourner dans les décors pathologiques rinthe, ne sachant pas où je vais, et à
serais bien embêté pour leur répondre. du rêve, dans des trous, des fo n d riè ­ la fin je n'en « sors » qu’en tuant la
Cahiers Dans la mesure où les spec­ res, dans des bois, dans des flaques jeune fille et en me tuant moi-même.
tateurs, en voyant le film, doivent faire d'eau. Cahiers Aucune possibilité du labyrin­
référence à leur vie personnelle, le Cahiers Cette maison de « La C on ce n ­ the ne reste inemployée...
film doit donc passer par des grilles tration », tu ne l’as pas du tout choisie Garrel Oui, parce que je ne voulais
qui sont propres à chacun des spec­ neutre. Elle est elle-même une concen­ pas d'un « d écor » classique, je vou­
tateurs... tration de toutes sortes d ’angoisses, lais une architecture dramatiquem ent
Garrel C 'e st ce qui entache sa récep­ de symboles... fonctionnelle qui conditionne tout le
tion : le film n’arrive pas a conduire où Garrel Ce lieu est le lieu dramatique film, qui soit le film.
il veut une personne qui soit dénudée, du film : l'espace est divisé en deux Cahiers II n'y avait pas de quatrième
et complètement. Mais en dernier lieu « chambres » que l’on appelait pendant mur ?
la tentative est effectivem ent telle le tournage la « chambre froide » (qui Garrel Uniquement pour qu'on puisse
conduire jusqu'à un certain état émotif est douche, morgue, etc.) et la « cham­ circuler, parce que si j'e m m urais les
une personne complètement dénudée, bre chaude » (qui est four, gril). Entre techniciens, on y restait, et cette fois,
qui accomplit un rêve éveillé dans uo les deux, une zone neutre de passage : après, on me m ettait une camisole de
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force. Le quatrième mur, c'est comme Garrel S urtout p our « La C oncentra­ voulu mettre im plicitem ent dans « La
s'il était transparent, en verre. C ’est la tion », parce que la caméra marchait C oncentration », encore plus que dans
caméra et l’ écran de la salle. bien, et qu’on tournait dans un vrai mes autres films.
Cahiers Dans « La C oncentration ». il studio. Pour les autres films, la camé­ Cahiers Dans « La C oncentration ». on
y a un dessin de l'infini avec un cer­ ra marchait moins bien, c’était plus d if­ voit des choses épouvantables sur
cle autour : n’est-ce pas une sorte de ficile, quand ça ne marchait pas c'était l’écran, mais on a le sentiment qu’il
clé du film ? toujours la faute de cette caméra, qui s'en passe de bien plus épouvantables
Garrel C ’est la croix de l'infini cerclé était assez rustique, un objet ancestral. encore dehors, hors champ, à l'exté­
sous l'idée de vide. Cahiers En ce qui concerne ce que rieur de la « maison », hors d'atteinte
Cahiers Est-ce que ça ne devrait pas disent les acteurs dans tes longs mé­ du cinéma.
être le titre du film ? trages (sauf « Le Révélateur ») il sem­ Garrel Je suis bien d ’accord : c ’est
Garrel Oui, je voulais graver cette fi­ ble y avo ir de grandes différences au encore plus épouvantable à l'extérieur.
gure sur la pellicule avec une épingle, niveau moins du texte lui-même que Cahiers Avant le film, tu parles aux
pour revenir un peu aux grottes de de la méthode de tournage : dans acteurs, tu les vois beaucoup ?
Lascaux, pour ramener le cinéma à ce « Marie pour mémoire ». on a l’impres­ Garrel Non. j ’essaie de ne pas leur
stade. sion que les paroles leur sont so u f­ parler ; eux, ils me le demandent. Je
Cahiers Est-ce que ce symbole de l'in ­ flées, dans « La C oncentration », au leur raconte tout ce qui me passe par
fini cerclé ne répond pas un peu à ce contraire, qu ’ils ont beaucoup de champ la tête, il suffit de leur parler, ils sont
que serait pour toi l’aboutissement idéal libre, qu'ils im provisent sur et même contents. Les gens demandent des ex­
du cinéma, c ’est-à-dire celui où tout inventent leur texte. plications sur ce que vous êtes et ce
l’univers, le cosmos serait cerné par Garrel Au début, je leur faisais travail­ que vous faites ; on leur donne ré­
une caméra ? ler le texte avant tournage, et puis je ponse, et puis quand on tourne, il
Garrel Une tentative mégalomaniaque ? ne l’ai plus fait parce qu ’ils le disaient s'avère que ça ne renie pas tout ce
Oui, le cinéma c ’est un peu ça. en y pensant trop. A lo rs j'ai écrit les qu'on a dit, mais que ce n’est pas ce
Cahiers Com ment as-tu choisi entre dialogues sur un bout de papier, qu'ils qu ’on a dit.
les différentes prises p our « La C on­ lisaient hors du champ.' _Dans le de r­ Cahiers L’enfant du « Révélateur »
centration » ? Puisque chaque moment nier film, on a utilisé toutes les mé­ avait-il conscience de faire un film ?
du tournage est unique, irremplaçable ? thodes : quand les choses ne roulaient A-t-il été marqué par le cinéma ?
pas bien, j'écrivais les dialogues, et Garrel Ce qui l'intéressait, c'était de
dès que c'était parti et que je voyais pou vo ir se toucher sur l'écran. On lui
que la situation suffisait à im pulser les a expliqué : « On fait le cinéma, et
acteurs, je laissais aller. De toute fa­ après tu te touches sur l'écran, tu te
çon le dialogue se déroule chaque fois souviens » — parce qu'il l'avait fait
de façon aussi parfaite, qu’il soit « im ­ déjà dans « Marie ». Et il se souvenait
provisé » ou com plètem ent préparé, et très bien de cette image projetée qu’il
on ne sait plus du to u t ce qui vous pouvait toucher après.
appartient ou ce qui ne vous appartient Cahiers Dans le « Révélateur », tu as
pas quand les gens im provisent après expliqué pourquoi les personnages ne
qu'on les a mis dans un état suffi­ devaient pas parler ; mais il aurait pu
samment électrique, ils parlent pour y avoir une bande-son, des bruits ?
vous. Pour qui ? Finalement on ne sait Garrel Je voulais me référer au rêve ;
pas très bien. et je me suis dit que la façon dont on
Cahiers Ce ne serait pas alors la réceptionnait le rêve était en soi
caméra, le - révélateur » ? muette. On a des rapports avec des
Garrel La caméra, c 'e st intéressant signes, qu'on codifie après par le lan­
dans les échanges électriques, bien gage ; mais la façon de p ercevoir est
sûr ; ça devient l’objectivité regardante. muette. J'ai tenté d ’approcher l'état de
Et ça met effectivem ent les gens dans prise de vue qu'on a sur le rêve ;
• M arie pour mémoire ■ : Zouzou, une certaine forme paranoïde qui les c ’est-à-dire qu’on ne réagit pas intel­
Sylvaine Massait. rend très réceptifs à to u t ce qui se lectuellement, qu'on est perdu dans un
Garrel Je ne choisis pas : je prends passe ; ils se mettent à parler, et les espèce de labyrinthe qu'on parcourt.
dès que c'est bien. Quand ça ne l’est pensées se mélangent, et on ne sait Cahiers Pour toi les rêves ne sont
pas, c ’est que la prise a été interrom ­ plus très bien qui parle... jamais sonores ?
pue, qu’elle n'a pas été jusqu'au bout. Cahiers Au moment du tournage, cette Garrel Non, je crois qu'on transpose
Cahiers Donc la seule prise complète, parole diffuse s'adresse à qui ? après, ou parallèlement, avec les mots,
c ’est celle que tu gardes. Garrel Les acteurs jouent devant Dieu. mais je ne crois pas qu'on rêve autre
Garrel C ’est ça. Dès qu'elle est bien, Quand on tourne, l'idée est que tout chose que des signes imaginaires
c’est-à-dire complète, je ne la refais se passe complètement à ciel ouvert ; « imaginaire » disant bien qu ’il s'agit
pas. tout d'un coup, il y a deux p e rso n­ d'images. La preuve, c 'e st qu'un élé­
Cahiers Ce qui la rend « bien », c'est nages, dont l’un est moi, et qui jouent ment extérieur, par exemple la parole,
le fait qu'elle soit tournée jusqu'au devant l'objectivité. Comme s'ils avaient vous réveille.
bout... une scène de ménage transcendantale, Cahiers Quelle est ta conception de la
Garrel Le fait qu'elle se soit passée, où ils s ’envoient à la gueule to u t ce qui couleur dans - La C oncentration » ?
oui. Parce que quand ça ne se passe les sépare, tout ce qui fait qu ’ils sont Garrel Je pensais qu'on pouvait faire
pas bien, c'est toujours de notre faute. de sexes différents. Et ça, en temps un pas de plus avec la couleur : utili­
On ne sait pas où va le plan, et on ne de guerre. Nous sommes en temps de ser uniquement le métal, le rouge et
le découvre que quand il se fait. On ne guerre. Quand par exemple on to u r­ la chair.
peut avoir des rapports d'ap p rop ria­ nait « Le Révélateur » en Allemagne, Cahiers Ce qui frappe sur le plan des
tion avec lui que dès qu'il est tourné. chaque fois qu’on installait un plan, la couleurs, ce n'est pas tant le feu, ni la
La seule chose qu'on puisse constater, police arrivait ; en soi, d’ailleurs, ça ne chair, c ’est l'étoffe des slips ; ces tis ­
c ’est s'il est tourné jusqu'au bout ou me gênait pas, j ’avais été en A llem a­ sus luisants... Cette qualité est donnée
pas, et le refaire s’il ne l’est pas. gne un peu pour ça : to u rn e r près des par la couleur, et ne le serait pas par
Cahiers Ce principe vaut p our tes au­ camps militaires, pour avo ir l'im p res­ le noir et blanc. Le feu, et même le
tres films ou seulement pour « La sion qu ’on est très oppressé. C ’est sang, on pourrait l'im aginer en noir et
C oncentration » ? cet - en temps de guerre » que j'ai blanc ; mais le côté argenté, luisant,
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des slips en plastique, ce serait plu9 est parfois gênante quand il parle, se Garrel Non. De toute façon, on ne
difficile. justifie quand il n'a plus la parole. peut pas d iffére n cie r le plan de ce qu'il
Garrel En n oir et blanc, ce serait plus Garrel Oui, c’e st un animal. n’est pas. Dès qu ’on commence à se
esthète. La couleur, c'e st vraim ent très Cahiers Ça devient Conrad Veidt. demander : si ce n’était pas éclairé de
tranchant. Garrel Qui c'est, M usidora et Conrad la même façon, est-ce qu'on le rece­
Cahiers Elle accentue le côté m étalli­ V e id t? vrait de la même façon ?... On ne peut
que, dur. Cahiers II n'y a peut-être q u ’un pas d isso cie r l'éclairage de la façon
Garrel C 'e s t mieux pour la souffrance seul « vrai » raccord dans tes films : dont les gens jouent, dans cette
des spectateurs. c ’est le plan du « Révélateur » où les lumière-là justement. L'éclairage co n d i­
C ahiers Mais to u t côté esthète n’est parents sont sur la route, et voient le tionne le. jeu, donc participe du dis­
quand même pas com plètem ent ab ­ lit du gosse. La caméra s'éloigne d'eux, cours global du film.
sent : dans le « Révélateur », par et raccorde sur le gosse qui marche C ahiers II y a quelques scènes où l'on
exemple, où les éclairages sont très dans le même sens. On est alors v oit les acteurs parler : est-ce qu'ils
savants. extrêm em ent surpris quand on voit les parlaient véritablem ent ?
Garrel Je voulais, avec les éclairages, parents rentrer dans le champ. As-tu Garrel Par exemple, quand Terzieff
faire vraiment du noir et du blanc. conçu ces deux plans indépendamment, téléphone, je lui ai dit : « Tu racontes
Partager l'écran entre nuit totale et ou les as-tu tournés en pensant à leur quelque chose dans une cabine télé­
flashes de lumière pour qu'on ne soit rapport, et au choc qui s'ensuivrait ? phonique. c ’est la guerre, débrouille-
plus du to u t dans le réel, que plus rien Garrel J'en ai fait d'abord un, et le toi ». Il a joué effectivem ent la scène,
ne soit réaliste. suivant, je me suis demandé où je parce qu'à Münich ça devait aller très
Cahiers Très souvent, n'est éclairée pouvais mettre la caméra, étant donné mal pour lui : il a téléphoné à sa dame
qu ’une partie du cadre, le reste se que les choses devaient se passer de en lui disant - Je suis coincé à M u ­
révèle après. Comme dans la scène cette façon précise... nich, ça va très mal pour moi. Il y
de • Marie pour mémoire » où un Cahiers Donc il t'arrive, indépendam ­ a un type qui s'appelle Garrel qui m’a
rideau s ’ouvre brusquement, et où ment de toute idée de structure géné­ emmené dans une aventure pas possi­
l ’obscurité fait place à la clarté. rale du film, de penser le ra p po rt sim ­ ble. »
Garrel Le fait de jouer sur l’éclairage plement de deux plans, de faire du Vous allez publier dans les « C ahiers »
de la salle est très intéressant ; c ’est montage... ce qu ’a d it Pasolini sur les étudiants
vrai aussi p our la télévision, dont la Garrel Oui, mais ce n'est pas du mon­ (1) ? Il va vraim ent très très mal I Je
vibration électrique allume la salle. Le tage, c ’est sim plem ent un problème de ne com prends pas ; ses films, c'était
fa it de jou e r soit dans les noirs, soit collure. Le seul problème c'é ta it qu'on vraim ent bien. « Uccelacci », c'est fort.
dans les blancs contrastés, soit dans ne pouvait pas assez vite faire venir C ahiers Tu parlais de «The Edge » tout
les gris, allume les choses com plète­ la caméra de l'autre côté. Souvent, la à l'heure ; tu as aimé ?
ment différemment, et les personnages solution qu'on trouve, c 'e st pré cisé ­ Garrel C 'e s t pas mal, K ram er ; en tout
ne sont pas vus de la même manière. ment ce qu'on voue apprend à ne cas c ’est le meilleur film américain que
Dans le « R é v é la te u r*, on était en pas faire, dans les écoles. Justement j ’aie jamais vu. C 'e st assez curieux
Allemagne et on n’avait pas d ’éclai­ parce q u ’on n'y apprend que la d'ailleurs com m ent pas mal de grands
rage ; on a acheté des lampes de convention, ce qui s ’est déjà fait. cinéastes comme lui sont en mal d'être
poche, et c ’est tout, et on a poussé Cahiers Pour les plans trè s longs, des hommes politiques ; comme Rocha
la pellicule au développement. Je rai­ qui passe son temps à se demander
com portant des mouvements assez
sonne toujours mes films par rapport s'il va devenir un homme politique ou
compliqués, dans le - R évélateur», y
à ce que j ’ai, j'essaie de faire au mieux non. Ce sont des types qui, chaque
avait-il plusieurs prises ?
avec ce que j'ai. Je suis en Allemagne, fois, renient le cinéma dans ce qu ’il
Garrel Une seule : on n’avaJt pas le
l’argent n’a pas cours, alors je loue a de faible. Faire un film sur « faut-il
temps de traîner. De toute façon, on a
une caméra de reportage et j'achète assassiner le Président des Etats-
eu des rapports com plètem ent cata­
une lampe de poche. Tout le reste U n is ? » , et ne faire que le film, c ’est
strophiques avec le film. Un film, c’est
s'ensuit, l’ endroit où je dois me pla­ dénoncer com plètem ent le cinéma
toujours une catastrophe : on ne le
cer, etc. comme l’endroit où se désam orce toute
sauve que de ne pas être fait, c'est violence.
Cahiers Cette utilisation de la lumière
to u t ce q u ’on peut dire. S ur une route,
dramatise beaucoup les plans. Cahiers Le film, c'est forcém ent l'en ­
on n’était évidem m ent pas à l’aise
Garrel Cela concentre l'attention sur vers de l'acte.
pour tourner, avec les voitures qui
les personnages, intensifie leurs ges­ passaient... Garrel Ça a un côté « revers de la
tes, et ça élimine to u t le reste. En médaille ».
Cahiers II y a pourtant des plans
plus, le fait que certains passages Cahiers Un film qui serait réellement
extrêm em ent com pliqués qui ne don­
soient surexposés fait que ce n'est l'acte, est-ce même imaginable ? C 'e s t
nent pas du tou t l’impression d ’avoir
plus Terzieff qui est sur l'écran, mais ce défaut du cinéma qui te donne un
été tournés à la sauvette, entre deux
l’homme en soi, la femme, l'enfant, les peu moins envie de faire des films
passages de voitures.
rapports biographiques de ces gens immédiatement ?
ne m’intéressent pas. Garrel C ’était tellem ent difficile d'avoir
Garrel Oui, parce que, la dernière fois
C ahiers Ce parti pris d ’éclairage fait une bonne prise, et on se contentait
que je suis sorti de mon film, je me
que le « Révélateur » n'est pas seule­ de cette prise, quelle qu'elle soit.
suis aperçu que la scène que j'ai vécu
ment un film muet, à cause de l ’ab­ Cahiers Dans le « Révélateur », on a après était tellem ent plus forte encore
sence de son, mais aussi à cause de l'im pression qu'il y a des troupes de que ce que je venais de vivre au to u r­
la plastique, de l'image. C.R.S. qui bloquent les routes, qui nage, encore qu ’elle en découlait ;
Garrel Le reste s'ensuit. Dès qu'on n'a e ncerclent le lieu du tournage. sans caméra, elle devenait e ffe ctive ­
pas de son, on est obligé, chaque fois Garrel Mais le cinéma c 'e st vraiment ment fantastique, ou absolum ent into­
qu ’on fait un plan, de donner tous les ça. Si je voulais faire des films comme lérable.
signes par l'image, donc il y a une tou t le monde, il me faudrait la police, Cahiers Com m ent vois-tu maintenant,
gestuelle différente. Mais je n'avais les autorisations : c 'e st d'une tr is ­ deux mois après, le film que tu as
pas d ’a priori, de préméditation. tesse... fait pour les « A ctualités ré volution­
Cahiers Les deux acteurs conviennent Cahiers II y a dans le - R évélateur» naires » ?
particulièrem ent bien. Bernadette Laf- beaucoup d'élém ents qui semblent Garrel C 'était une tentative de faire un
fo n t a d 'abord le physique très noir, répondre à des préoccupations pure­ film en collaboration avec plusieurs
très accusé, un peu Musidora, et l’hy- ment plastiques, rythmiques signes types. C 'e st cette sorte de mythe selon
per-expressivité faciale de Terzieff, qui d'un souci des valeurs esthétiques... lequel on pourrait faire des films col-

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tectivement. Ça s'est révélé com plète­ taculaire : il faut que ça passe par la qu'il fait effectivement partie de la m o­
ment aberrant parce que chacun se provocation. dernité. Parler de son rôle, c ’est entrer
situe à des niveaux très différents par Donc, ce qui peut être le plus spec­ dans un domaine statistique. L'influence
rapport à ce qu ’il a à dire, et à sa taculaire au monde, c'est en fin de du cinéma, de la télévision, ce sont
parole : on ne peut pas parler ensem­ compte le docum ent brut, au sens des choses qu ’on ne peut pas c on trô ­
ble ; on esl obligé d'apprendre une pé jo ra tif du m ot spectaculaire. ler ; on sait que ça fait partie de la
même phrase pour parler ensemble. Et D'ailleurs, tout le monde patauge dans modernité, que ça divulgue un certain
c ’est très rare qu'on se rencontre. cette notion de spectacle. Je pense aux nombre d'idées, parce qu ’un certain
D ’autre part, je voulais m ontrer qu ’il situationm stes qui la dénoncent. Parce nombre de types viennent se nicher
ne fallait surtout pas continuer dans le qu’en fait, la « Télévision Française ■ a dans le cinéma qui sont des révolu­
spectaculaire, continuer à film er les montré aussi des barricades, mais il tionnaires en puissance. Q uant à savoir
barricades, c'est-à-dire faire com plète­ s'avère que c ’est nul, parce que les si c'est utile ou pas, on ne peut pas
ment le jeu du régime, faire des films gens se défoulent sur l'image à ce m o­ le mesurer.
pour que les gens ensuite se défoulent ment là. C e qu'elle ne montre pas, la Cahiers Cela peut paraître de toute
sur l'image. Je voulais simplement TV, c'est ceux qui sont capables de façon infiniment moins utile que l'action
m ontrer abstraitem ent une analyse de tire r des barricades des mots d'ordre directe, mais le s t-c e vra im e n t?
ce qui se passe, m ontrer l’ état des pour la suite. Garrel II y a un temps pour tourner et
forces de police, du gouvernement, Cahiers On en revient à la prophétie. un temps, à l'extérieur, où il n’y a plus
l’oppression qui s'est accentuée et la Tu l'avais dit à Hyères : « Je me fous qu'à com ploter pour essayer que quel­
fascination qui s'ensuit, et tout cela de du cinéma, c’est la prophétie qui m 'in ­ que chose change. Il y a un moment
manière théorique. Et surtout ne pas téresse ». Com ment vois-tu le cinéma aussi où tourner dans un système capi­
m ontrer les barricades, pas plus qu’on dans ses rapports avec la prophétie ? taliste devient quelque chose d 'in to lé ­
ne montre une jeune fille nue, parce Garrel Les rapports instinctifs que j'ai rable, par la place que tout de suite
que ce type de - document * permet avec le cinéma font que je sais que on se fait dans ce système, parce que
au spectateur de se défouler. mes films sont en avance par rapport les tentatives de récupération qui
Il ne faut jamais que le cinéma soit à moi. Quand je parle de ma mort, s'adressent à votre personne sont de
l’endroit où le spectateur trouve sa quand je me plante de l’acier dans la plus en plus fréquentes.
part de plaisir. Or, c ’est cela que le chair, je suis en avance. Il y a un ce r­ C ahiers Et dans un autre système que
cinéma avait tendance à devenir dans tain nom bre de choses dans mes films le capitaliste ?
le système capitaliste. Il faut absolu­ que je ne com prends pas quand je les Garrel Je ne sais pas puisqu'il n'existe
ment que le film soit celui qui dé­ Fais, et que je comprends deux ans pas encore.
range : s’il a une fonction, c'est bien après. Par exemple, « Les Enfants d é s ­ Cahiers Que penses-tu de l’évolution
de tomber, comme un pavé dans la accordés ». c'est un film sur un type du cinéma ?
mare, dans la salle où la bourgeoisie qui se tire de chez lui et qui va avec Garrel Je pense que le cinéma sera éli­
vient se nicher. Il faut qu'il soit into­ une fille, et comme je ne savais pas miné par quelque chose de plus fort,
lérable pour les spectateurs. très bien où il allait, j'ai filmé une quand on aura trouvé quelque chose
Cahiers Tout à l’ heure tu disais pour­ chose abstraite, une espèce de château qui soit plus près de la matérialisation.
tant que le cinéma, le tournage, c'était avec des types nus qui pendaient par Le problème, pour les hommes, c'est
un événement qui se vivait à plusieurs la fenêtre, accrochés, et des types comment communiquer. Or, il s'avère
ensemble. Est-ce parce que dans le dans les coins, qui ne bougeaient pas, que toutes les inventions qui se font
cas des - A ctualités Révolutionnaires », com plètem ent repliés sur eux-mêmes. sont un pas en avant dans la commu­
il s'agit de politique ? Quand je vois ça maintenant, je trouve nication. Le cinéma réunit la musique,
Garrel Je dis simplem ent que le spec­ que c'est exactem ent ce qui est en l’image, le son, donc c'est un moyen
tateur a un raisonnement plus ou moins train d 'a rrive r à notre génération . le très intéressant pour communiquer. Ce
bourgeois, et qu'il faut faire en sorte fait que nous soyons complètement qui l'éliminera, comme communication
q u’à la sortie du film, il modifie son déphasés par rapport au cycle de !a plus parfaite, on ne peut pas le dire.
comportement. consommation, que nous ayons envie Finalement c'est peut-être la télévision
de tout brusquer. De cela, je ne me qui élimine le cinéma. Une télévision
Cahiers Mais dans tes autres films, le
fait de travaille r en commun n'a pas rendais absolum ent pas compte à qui serait révolutionnaire, ça serait
posé de problème insoluble ; est-ce l’époque. extraordinaire.
M aintenant, j'ai l'im pression qu’une Cahiers Parce que ça diffuse plus, ou
que là, le problème est lié au p ro ­
guerre va éclater, et je fais des films parce que ça personnalise plus ?
blème politique ?
comme s'ils se passaient pendant la Garrel Parce qu'avec la télévision on
Garrel Le problème politique, quand on
guerre, et encore je manque certaine­ est dans un système de communication
le résout, on n'est plus en train de
ment d'im agination par rapport à ce encore plus accélérée. La parole est
tourner, on est dans une chambre plus
q u ’est la réalité, la situation objective. prise quelque part, puis diffusée, par­
ou moins secrète, on fait un complot.
Quand on fait un film, on est en train Cahiers Tu es passé de la prophétie fois aussitôt, au sein de tous les
d ’analyser le monde, c'est-à-dire d 'es­ individualiste à la prophétie générale ? foyers. D'ailleurs, le fait que la télévi­
sayer d ’avoir des rapports avec lui. Garrel On ne peut pas de toute façon, sion ait été l'o b jet de tellem ent de
Filmer les barricades, c'est com plète­ d issocier les deux. Quand je me suis surveillance de la part du gouverne­
ment aberrant, parce que c’est n’avoir trouvé dans un café en Allemagne, où ment pendant les événements, cela
aucun rapport avec quoi que ce soit : les types hurlaient des chants alle­ veut bien dire que la télévision, actuel­
c'est à la fois être absent de la b arri­ mands, saoulés de bière, je me disais lement, c'est le pouvoir. Un type qui
cade, ailleurs que le type qui est sur q u’il fallait un rien pour qu’ils repar­ paraît à la télévision déclenche ce qu'il
la barricade à envoyer des pavés, donc tent à la guerre ; mais c'était par rap­ veut.
être en sécurité par rapport au dan­ port à moi. parce que j'étais oppressé Cahiers N'y a-t-il pas une fonction
ger, et rapp o rte r l'événement au pré­ comme un fou, que tout le monde se révolutionnaire, purement didactique,
sent en disant « Voilà, il s'est passé retournait sur mon passage, et qu'ils du cinéma, celle qui consiste a montrer
ça pendant que je vivais ». Ce qui est haïssaient particulièrem ent les Fran­ des films à des gens qui n'ont pas
l'abolition de la pensée. çais. accès à un certain type d ’information ?
A lo rs que pour faire un film où l'on Cahiers Tu as vu les films de Straub ? Garrel Oui c'est intéressant, mais c'est
tente de restituer le climat politique Garrel Oui. C ’est bien. Il est fort. un problème auquel on ne peut pas
d ’un certain temps, et pour dire qu'il Cahiers Tu ne crois pas que le cinéma donner de solution par la base. On ne
faut qu'un combat continue, il ne faut ait lui aussi un rôle politique à jouer ? peut pas donner de solution réelle à
surtout pas que ça passe par le spec­ Garrel Tout ce qu'on peut en dire, c'est (suite page 63)
54
Billet

Le dur
désir de durer
par Sylvie Pierre

Les co n d itio n s actuelles de su récep­ paresse p u re m e n t économique en­ sont les choses, au m o m e n t où
tion fo n t que, p r a t i q u e m e n t , l ’ o b je t tr aîne chez, les e x p lo ita n ts une te n­ j ’ écris, il existe deux « Amour
film iq u e s'id en tifie encore to ta le ­ dance à e nco urag er le p ublic dans fo u ». Le p re m ie r, le seul d o n t
m en t à l 'o b j e t de spectacle. A in s i, cette r o u tin e d ’ un spectacle vite vu, nous v o ulon s p a r le r ( v o ir c ritiq u e et
du p u r fa it de la coutum e, s’est vite d ig éré, vite oublié. C ’est q u ’ il e n tretie n dans ce n u m é r o ) , d ure
établi dans l ’ e s p rit du p u b lic le s'ensuive de ces raisons économiques q ua tre heures et douze m in utes :
ferm e p ré ju g é d ’ une dose moyenne une in s t it u tio n n a lis a tio n h y p o c rite ­ l ’ autre, in te llig e n te réd uctio n, m o i n ­
de durée film iq ue à ne pas dépas­ m e n t camouflée en vé rita b le tabou dre m al, c h an ge m e nt in u tile mais
ser, sorte d ’ unité m a x im a le de esthétique : au-delà des sacro* rad ic a l du p ro po s, deux heures dix.
c o n s o m m a tio n , entre q u a tre -v in g t- saintes deux heures, il ne saurait y C ’est cette d e rn iè re version seule­
dix et cent v i n g t minutes. Sans a v o ir que des longueurs. C ’ est en­ m e n t qu ’ il est question de pré senter,
d ou te il y a là du bon sens, du fin que ce tabou des deux heures dans la m a j o r i t é des salles p a r i ­
s tr ic t p o in t de vue de l ’ hygicne entraîne p o u r les films deux genres siennes, en p ro v in c e et à l ’ é tra n g e r.
cé rébrale, rétinie nne, u rin a ire , de île m u tila t io n s d o n t on se demande B i z a r r e c o m p ro m is .
l'e m p lo i du te mps et des tra n s p o rts lequel est le plus scandaleux, des L n réa lité le p ro b lè m e est plus gé ­
en co m m un . P o u r ta n t, même dans coupures sans ve rg og ne effectuées néral que celui de la sortie des
ce système, des am énagements p r a ­ p a r les d is trib u te u rs , à l ’ autocensure films longs. C ’ est celui du respect,
tiques de toutes sortes (entractes (.les réalisateurs, a v a n t et même p o u r t o u s les films, de le u r durée
in t e llig e m m e n t ré p a rtis , p o rte s con­ p a r f o i s après la sortie du film ( v o i r p ro p r e . C ’ est ju s te m e n t une des
venablem ent in s o n o ris é e s ) , de­ « P la y tim e » rem on té p a r Jacques c o nd itio ns nécessaires à fa ire écla­
vra ie n t p e r m e ttr e , en laissant le T a t i plu sieurs mois après la s o r t i e ) . te r la n o tio n du lilm comm e p u r
specta te ur lib re de r e n tr e r et s o r t i r D an s les m eille urs cas, une m in o r i t é o b je t de c o n s o m m a tio n et de spec­
à son gré et à sa d is crétio n, de de critiq ues et cinéphiles privilé gié s, tacle. C a r c’ est cette seule idée
t r i p l e r au m oins cette durée. à la C in é m a thè qu e (de H e n r i Lan- qui entraîne fin alem en t une p o l i ­
Reste le p ro b lè m e du p r i x des p la ­ g lo is ) ou dans quelque fe stival ou tique du p r o f i t m a x im u m , non seu­
ces : p o u r un ren d e m e n t égal, une p ro je c tio n p riv é e , o nt le d r o i t de lem en t chez les p ro d u c te u rs , qui
salle d o it é v id e m m e n t a u g m e n te r le v o ir la version in té g ra le du film, en veulent p o u r le u r a rgent, mais
p r i x d ’entrée si elle d im in u e le celle qu'a voulue le réa lisa te u r a v a n t chez les spectateurs, qui en v eulent
n o m b re des séances. O n c o m p re n d de céder au chantage — menaces p o u r le u r temps, et ressentent c o m ­
que cette a r ith m é tiq u e b ru ta le t o u r ­ que le film ne soit pas m o n tré — me fr u s t r a t i o n to u te apparence de
mente e x p lo ita n ts et public. Le p r o ­ des p ro d u cte u rs, d is trib u te u r s et « te mps m o r t » sur l ’ écran. C o m m e
blème n ’ est pas aussi inso luble q u ’ il e xploita nts. Ils ne p euvent ensuite l ’ a v a it si bien d i t A n d r é L a b a r th e ,
en a l ’a ir : la p re uve est faite de que co n sta te r les ravages : cf. l ’a d ­ à p ro p o s de « A d i e u P h ilip p in e »
longue date que le p ublic accepte m ir a b le « J a g u a r » de Jean Rouch ( v o i r C a h ie rs n° 161 ), « la l o n ­
de paye r plus cher p o u r des films déjà r é d u it à A v i g n o n d ’à peu près g u e u r du film est sa substance m ê ­
« à g r a n d spectacle », parce que la la m o itié de sa durée p a r r a p p o r t me », et ce qui fa it l ’ action, « ce
p ub licité est basée sur la n o tio n de à la version présentée à la C in é m a ­ n ’ est pas l ’ action mais le s e n t i m e n t
« g ra n d spectacle ». L a question est thèque. C 'e st « L ’A m o u r fou », que d e l ’a c t i o n ». M ê m e il f a u d r a i t
donc d ’ adé qu atio n de la p u b lic ité à R iv e tte p r é fè r e re m o n te r lui-même, c r a in d re que to ute coupe allonge
la n a tu re du film , et non de lim ite sous peine de v o i r son lilm entiè ­ et que to ute r a llo n g e am pute, dans
absolue du p r i x des places. rem en t mis en pièce p a r un tâ che­ ces films où rien n ’ a lieu que le
Ce qui est g rave, c’ est que cette ron sans g lo ire . A u p o in t où en temps. — S.P.
55
Le caractère
inépuisable du murmure
par Jacques
Aumont

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1. Aucune histoire du cinéma n’omet l’avons connu, s ’est faite sur ce pré­ étant substitut souvent d'expression.
de nous rapporter le cheminement à supposé de l’essentiel rapport d ’un Certes, c'est là schématiser en éclate­
peine tâtonnant qui, des Lumière de homme à une œuvre — même s'il fa l­ ment brutal un chemin qui pourrait se
« La Pêche aux poissons rouges » et lut, pour en avoir une claire appréhen­ lire en cent étapes : de l'œuvre au
de « La M er », mène en quelques an­ sion, attendre cinquante ans et cer­ texte, et du créateur au médiateur, il
nées, aux - Méfaits d ’une tête de taine - politique des auteurs » — qui y a pourtant cassure, nette et acérée
veau » de Gaumont (où, pour la pre­ faisait aussi de l'histoire du cinéma — celle qui sépare (et lie) une culture
mière fois le décor, de « naturel », de­ celle des styles, recension de thèmes du « signe » d'une culture du « trans­
venait peint). Nulle n’omet guère non et d'obsessions personnels, de leurs signe » (1), qui valorise l'acte de la
plus jusq u ’à présent — mais peut-être filiations et de leurs antagonismes, et productivité et celui de la lecture, ren­
cela aussi est-il déjà du passé — d'en­ tous les classements en groupes, éco­ dant l'auteur et l’œuvre à leur rôle de
foncer un peu plus avant le clou de les, sectes ; histoire linéaire, fluente, purs média.
la fameuse dualité Lumière-Méliès : tant à sens unique, aux voies soigneuse­ Ce double déplacement du centre vital
parait éclatante l'évidence d ’une oppo­ ment balisées et entretenues, même si de la création vers ces « bords •
sition de deux attitudes, l'une domina­ terminées en impasses aux carrefours qu’étaient productivité et lecture im pli­
trice et - inventive », l’autre soumise et repérés et extricables... que donc, et explique, une double et
« réaliste ». C onception sous-tendue, de trop pa­ concomitante modification de l'écono­
Cette d iffé re n c e ' pourtant, bien plus tente façon pour qu'on s’en soit préoc­ mie de l'art, qui affecte à la fois les
que dans l’histoire des films, nous sem­ cupé, par une idéologie bien précise : rapports de l'œ uvre à l’auteur, et de
ble aujo u rd ’hui s ’inscrire dans l'histoire cette notion somme toute réconfortante l'œ uvre au consommateur/lecteur. Du
de leur lecture ; et, certes, l'innocence du film que l’on fait, dont on est — à second de ces mouvements, la critique
qui plaçait devant des sorties d'usines travers les aléas et les difficultés d'un de cinéma commence, avec quelque
et des entrées de trains un pur moyen système de production dénoncé comme confusion, mais non sans obstination, à
d ’enregistrem ent du réel, cette inno­ oppressif et répressif — ■ responsable, rendre compte; psychologie, expressi­
cence — inconsciemment ? — trichait, et comme propriétaire : quoi d ’autre vité de l'œuvre, interprétations brutale­
en proposant comme stricte reproduc­ que la théorie de la propriété privée. ment référentes ou agressivement sym­
tion de l’événement, l'acte qui dcjà Accord, sous les trop apparentes fric ­ bolistes, sont de jour en jo u r plus irré ­
ouvrait une scène, où cet événement tions. de l'art et de l'industrie. médiablement éloignées, subrogées par
était mis ; et l'on voit bien quelle roue­ 2. Ce n'est pas d'aujourd'hui, pour­ une lecture directe, qui cherche à
rie fondamentale donnait pour techni­ tant, que plusieurs ont dit l'illusion épouser au plus près les mouvements
que de restitution ce qui est technique sur quoi repose cette volonté du créa­ mêmes du texte, en même temps
d ’appropriation : art. A rt de I’ « appa­ teur de dominer son œuvre : c'est à qu'elle vient loger dans ses plis tout
rence plus vraie que nature », tel tel violent décrassage que se livrèrent, l'acquis du « déjà-lu », enrichissant le
nous apparaît désormais ce cinéma, les premiers de façon cohérente, les texte d'autant de connotations.
comme toute une peinture et toute une manifestes du surréalisme, même si la Mais encore, symétriquement, et les
littérature. De simple récepteur devenu littérature, dont ils faisaient leur cible entretiens réunis ci-dessus l'établissent,
témoin actif, interventionniste, l’artiste, principale, s'en sentit plus terrorisée en une flagrante unanimité : aux « au­
suivant une conception typique de la que théorisée — et plus paralysée teurs de films » (2) s'impose toujours
pensée bourgeoise du XIXe siècle, est qu’aiguillonnée ; Duchamp, Picabia, plus l’évidente nécessité d'un abord
un démiurge ; vicariant un dieu devenu Schwitters concurrencent ; Stockhausen. nouveau du cinéma et de ses modes
absent, il est celui qui crée. Cage, Bussotti plus récemment ; cent de production.
La conscience prise de ce rapport de autres : autant de voies parallèles, ou N y a sans doute une part d'artifice à
création fait le film (le livre, le tableau) plutôt, convergentes, par où se fait vouloir calquer sur celle de la produc­
devenir œuvre, objet esthétique appro­ jour jusqu'à nous, radicalement, le p ro ­ tivité littéraire l'analyse des mouve­
prié à son auteur : et toute notre ap­ cès d'effacem ent de toutes idées d'au­ ments par quoi s’élabore le film ; peut-
proche de tout le cinéma, tel que nous teur, d ’œuvre, et d'art même, ce mot être d'ailleurs la dissimilitude prim or­
56
• Tu Imagines Robinson >. • l ’Amour fou •
V _ ‘X m^

« Le Révélateur •.

diale n’est-elle pas là où on la verrait trich e rie spatiale quant à sa d isposi­ de l'œ uvre ; mais non pas, comme
le plus spontanément, dans to u t cet tion. Garrel enfin, les acteurs amenés le suggère une interprétation pares­
appareil qui s'intercale entre l’auteur et (enfermés, pour « La C oncentration ») seuse et hâtive des comm andem ents
le film, au lieu du sim ple attirail de dans le lieu de tournage, n’intervient surréalistes (fût-elle d ’ailleurs, en
l’écrivain (volontiers encore dit-on c o l­ plus, le - moteur I » proféré, que par grande partie, celle-là même des gens
lective l’élaboration du film, solitaire « to u t ou rien ». se contentant de re ­ qui historiquem ent fo rm èrent le groupe
le face à face avec la page) : car, com m encer la prise si la scène n'est surréaliste), parce q u ’il s'en rem et à un
indépendamm ent des gestes même qu'il pas acceptable (si le film ne l’accepte hasard conçu comme une technique du
accomplit, des objets et des êtres qu ’il pas). Laisser ve n ir le film ; ne pas en « n'im porte quoi » — hasard qui est
meut, c'est bien toujours la présence déranger la parole ; telle est encore, celui du rêve, et comme tel irrespon-
catalytique de l’auteur qui seule sus­ au montage, leur posture. - L’A m our sabilisant. Bien au contraire s'agit-il
cite le tra je t vers l’accom plissem ent de fou * et - M éditerranée » ont, à ce pour lui de se rendre le plus respon­
l'œ uvre. Et, ce qui plus su b stantielle­ stade, tout imposé à leurs auteurs = sable possible (4) ; faire un film, c'e st
ment éloigne la mise en œ uvre du film leur durée (Rivette parti avec - la ma­ chercher à s'a pp ro ch e r au plus près
de celle du livre, et requiert que s'y tière d'un court métrage » faisant un de cette parole dont on n'est pas le
p orte moins discrètem ent l'analyse, film de 4 heures ; Pollet à l'inverse maître, qui échappe sans cesse ; c'est
c ’est cette double articulation qui mène arrivant à un film plus c o u rt qu'es- aller, infatigablem ent, à la rencontre du
le film du champ de la caméra à la com pté) et leur agencement, plan après texte inconnu qui veut être dit : le texte
pellicule im pressionnée, puis des plan. Et les tro is derniers films de G ar­ « e n c lo s dans le secret des lieux ». qu'il
rushes au montage final (parfois les rel, montés d ’eux-mémes, la seule fo r­ s'agit de délivrer. Jacques A U M O N T.
deux coïncident dans le tem ps — lo rs ­ me permise d'intervention restant ici (1) « A la place du sujet parlant ou
que Garrel monte bout à bout les char­ encore, parfois, la suppression (3). d é crivant-écrivant une œ uvre, se p ro ­
geurs de 120 m qu'il a laissés file r 4. C ette attitude, pourtant, sans rap­ file une figure encore bizarre et floue,
intégralem ent : maie la double flexion p o rt avec l’effacement rossellinien de ­ d ifficilem ent saisissable, ridicule pour
subsiste, seulem ent décalée), ce pas­ vant « les choses », pour quoi la valeur lo consom m ateur de vraisem blable,
sage successif de V « infini » au - tra n s ­ du film est à la mesure de l'adéquation c'e st l'anti-sujet p roduisant la mesure
fini », puis au « fini ». du signe à ce qu ’il représente. C ar si inhérente de ce qui se réifie comme
C ’est de ces deux temps de leur inte r­ le film parle, ce ne peut être, à travers un texte. » (Julia Kristeva.)
vention que parlent ici tro is auteurs. la littérale in-signifiance désorm ais des (2) Faudra-t-il p ré fé re r à ce mot celui
3. Leurs tournages se ressem blent « lieux comm uns » de l'auteur, qu'en de « fauteur de films - ?
d ’emblée par le souci — dont la mo­ rapp o rt avec d ’autres paroles — en (3) On ne peut manquer aussi d ’é vo­
destie de la form ulation ne doit pas référence à tout le déjà-écrit q u ’il q u e r ici certains film s de Godard : « La
m asquer l’extrême nouveauté — de transfigure. Mais cette parole du film Femme mariée » se désignant comme
« passivité ». Ainsi Rivette voulut-il sa qu'il s'a git d ’amener à l'existence, elle « fragm ents d ’un film », ou « W eek-
caméra (la 35 du moins, l'autre n’ap­ ne dit, proprem ent, rien. Elle est la end » comme « un film tro u vé à la fe r­
partenant qu ’à une fiction) la plus pure concrétion, la condensation loca­ raille ».
transparente, la plus passive possible, lisée où s'accuse to u t un con-texte (4) « La maîtrise suppose ce sommeil
posée dans un coin, à la juste distance (non pas toute fo is le métalangage que par lequel le créateur apaise et trom pe
qui perm et de p e rcevoir sans p e rtu r­ souhaitent, de façon excessivem ent la puissance qui l'entraîne. Il n'est cré a ­
ber ; ainsi se voulut-il lui-même, selon simpliste, certains qui voudraient dé fi­ te u r et capable, de cette capacité qui
l'expression de Renoir, « endormi ». nir l’art comme un discours sur l’art) : laisse sa trace dans le monde, que
Ainsi Pollet se défend de faire d'autres la mise à jo u r d'une partie de cet parce qu’il a mis, entre son activité
cadrages que purem ent fonctionnels, inextinguible • murmure » auquel Breton et le centre d ’où rayonne la fable o ri­
d ’autres mouvements d'appareil que de recom m andait de faire confiance, et qui ginelle. l’intervalle, l’épaisseur d'un
stricte nécessité ; de même s’interdit-il, est le champ des possibles d'une culture. sommeil : sa lucidité est faite de ce
le lieu du film une fois déterminé, toute L'auteur, dès lors, peut être dit absent sommeil » (Blanchot).
57
Présentation
des “Idoles” de Marc’O
par André Téchiné
C ’est en dehors de toute volonté c ri­ poursuit au fil d’altérations et de ren­ compte — selon des modalités d iffé­
tique visant à rendre compte ou à versements provoqués par le passage rentes — la marche du film. C'est
comm enter que se situe cette intro­ radical d ’un endroit à un autre (d ’un assez dire que les morceaux juxtap o ­
duction aux « Idoles » de M arc'O . Il monde à un autre). L'association exclut sés qui constituent un tel film ne déve­
se trouve que ce film accentue — et ici l'autonom ie des lieux et empêche loppent pas les mêmes questions, ne
dépasse — les malentendus issus tout rapport allusif ou analogique. reproduisent pas des figures sembla­
d ’une précise tradition expressive figée Cette forme d ’éclatement fait voler en bles, mais varient et renouvellent des
dans la Représentation. La lecture des morceaux une certaine géographie du propositions à la manière d'exemples
■ Idoles » refuse toute préparation. cinéma au profit d'une perpétuelle vio­ ou de citations. Toutes les situations
Elle manifeste d'une incessante ré fu ­ lence. Une telle révolte contre l'espace considérées deviennent alors forcément
tation, d ’un abandon radical des grilles contraignant place d'emblée chaque probantes, fonctionnelles. M a rc ’O ré cu ­
acquises. Elle écarte le mythe de l'im- instant sous le signe de l'équilibre père et efface à la fois le psycho­
tiation — donc du secret et de la p ro ­ instable et appelle la destruction. réalisme (rencontre avec Pécuchet ou
fo n d e u r— .trib u ta ire de l'obscurantism e Les costumes participent étroitement avec le M inistre des Armées) et l'oni-
que perpétuent sur un piédestal m ysti­ de cette volonté subversive. Ils ne ren­ risme intégral (Ballet de l’oeuf, fable
fiant le concept d'ésotérisme, ou, sous voient pas plus à la mythologie yé-yé finale) dans une perspective qui les
un éclairage plus modeste mais tout qu ’à la panoplie de classe. Ils se tro u ­ confond en ce sens q u e lle ôte les
aussi suspect, les épithètes auréo­ vent privés de signification, sans au­ déterminations que ces catégories re­
lées telles qu' « ardu », - difficile », cune appartenance sociale ou plastique couvrent.
etc., recouvrant et délim itant par un permettant d 'éclairer — de parer — la Il s'agit donc d'une mosaïque fo n c tio n ­
jeu d ’exclusion et de sélection la no­ fiction. Le vêtement n’est plus l'attribut nant à partir de divers modes ludiques
tion globale de genre. du personnage autorisant une éven­ et n'ayant d’autres sens ou dim ensions
Film sans « genre », « Les Idoles » tuelle identification, une plus ou moins que ceux de la durée du film, sans
rom pt avec tout héritage et opère dans précise caractérisation. Le choix de la aucun prolongement et sans aucune
un cadre mobile et dynamique susci­ parure n'appartient qu'à l'acteur. Son répercussion possible. La destruction
tant d'incessantes transform ations. Ce unique fonction est de le conditionner publique des 3 idoles est contem ­
sont ces opérations — au lieu des (pure et simple mise à l’ aise) en poraine de leur présentation. Le mou­
extérieures intentions, implications ou dehors de toutes les prétendues exi­ vement est « joué • jusqu'au bout, ju s ­
références — qui déterm ineront nos gences de la fable, dans le but de qu’à une sorte de saturation laissant
questions. favoriser un certain mode d'activité, l'acteur exténué.
L'utilisation du décor a pour fonction une certaine pratique. C ar le spectacle entier tenait à la g es­
- N otre démarche actuelle ne peut être tuelle. à la voix et au regard des ac­
d 'a ccré d ite r un « moment » ciném ato­
que l'action menée pour acquérir de teurs comme à un fil tendu dans la
graphique, de situer au sens le plus
nouvelles possibilités, c'est-à-dire la débâcle instaurée par le refus des
visuel, donc le plus précis, le récit
formation progressive des comédiens conventions. Fil poursuivant inlassable­
dans une matière pétrifiée, puisque opti­
et la recherche d'une forme permettant ment quelque réseau de significations,
quement imposée. Les emplois d'effets
l'intervention créatrice de l'acteur - quelques complexes rapports, quelques
spéciaux et truquages divers déformant
(M a rc 'O : « La Création collective », in provisoires signes résolument déplacés
l'espace se bornent à traduire pure­
La N ef no 29). Ecartant la continuité (en marge de l'expression ou de la
ment et simplement un lieu » visib le ­
narrative impliquée par le respect de révélation imposée par l’A uteur enfer­
ment • opaque et marginal mais sou­
mé dans son monde et le livrant obsti­
mis à l'idéologie de l'auteur et tout la vraisemblance, la structure fragm en­
taire des • Idoles » présente donc une nément). Et sans doute un tel « dépla­
aussi solidem ent ancré dans un s ys ­
cement » — écartant le recours au
tème codifiable destiné à convaincre le suite d ’exercices susceptibles de p ro u­
spectateur. ver les multiples visages et facettes message — appelle-t-il de nouvelles
contradictoires d'un « jeu » au sens le fonctions. Mais comment procéder pour
Parler d ’absence de d écor ne revient
plus radical du terme (n'étant plus ins­ répertorier le com portem ent des trois
donc pas à considérer la spécificité
trum ent de la représentation, ayant idoles en action ? L’. imprécision et la
d'un lieu où se déroulerait une qu el­
perdu ses appuis, ne se trouvant plus maladresse de termes tels qu' « agile -
conque action. Un tel lieu, même
assujetti, dépendant et second) : « Un aérien » appliqués à P. Clémenti ou
convergence des signes les plus ca­
bien ■ m assif-terrien » rapportés à <J.-P.
ractéristiques de la désorientation, de­ jeu, mais un jeu constitué par et cons­
tituant ses propres limites, un jeu donc Kalfon (en passant volontairement
meurerait privilégié. L’espace des
qui prend en charge le tragique, en B. O g ie r sous silence, faute de rep è ­
- Idoles » n’est pas une scène magique
rit, et se reproduit dans un « oui » sans res) prouvent à quel point l'équation
où s ’effectuerait quelque cérémonial
réplique, qui loin de contenir sa néga­ posée par le « jeu ■ est difficile à éta­
barbare. M a rc'O accumule des lieux
tion se redouble au contraire dans blir. Mais l'urgence d ’une théorie de­
dont la différence et la variété n 'obéis­
l'ironie » (J.-L. Baudry) (1). vant la clôture d'un système n’est-elle
sent pas au principe de complémenta­
pas déjà révolution en cours ?
rité mais visent par un- système arbi­ R igoureusement opposée à la notion
A ndré TÉCHINÉ.
traire de changements et de su p erp o ­ traditionnelle d ’interprétation irrém édia­
sitions à situer le spectacle n'im porte blement soumise au personnage donc à (1) Jeu tel qu’il s'exprim e dans la
où — aussi bien « ici » que « là » ou l'auteur, cette forme d ’activité, sorte dimension « dionysiaque » - La plus
encore « ailleurs ». d ’auto-génération, ne s’exerce qu'en grande splendeur de la mort devrait
Cette absence de distinction et de termes de danger absolu. Elle vise à être de nous faire passer dans un
fixation engendre une sorte de dérive élim iner les schémas acquis en contes­ autre monde, de nous faire prendre
spatiale où les fragiles repères ne tant des situations successivement plaisir à tout le devenir, donc aussi à
manquent pas de sombrer. Le récit se données et en résolvant à son propre notre propre disparition ».

58
TOURNAGE DES - IDOLES • : VALERIE LAGRANGE, PHILIPPE DRUNEAU. MICHELE MORETTI (DE DOS), BULLE OGIER (CHAPEAU). JEAN-PIERRE KALFON ET MARCO.

59
le
cahier
critique
i
Fritz Lang :
- Le S ecret derrière la porte ».
(Joan Bennett, Michael Redgrave,
Anne Revere).

2
Henning Carlsen :
« Sophie de 6 à 9 ».

60
des variations de composition), créent truments divers, grâce auxquels cette
La des registres de sonorités hétérogènes, représentation ciném atographique —
parmi d'autres — accroche l’écran, et
septième selon les situations, modes narratifs,
etc. fascine. D écrypta nt au sein de son p ro ­
porte Ainsi, les voix de Joan Bennett, M i­
chael Redgrave, parfois fiévreuses
pre espace l'un de ses modes d 'exis­
tence fondamentaux, il était par ailleurs
(premières scènes d ’amour), sèches ou inévitable que le film, on le verra ulté­
neutres (première scène du bureau ; rieurement, finisse par se dé cryp te r lui-
SECRET BEYOND THE DOOR (Le Secret scènes de discorde entre elle et lui), même.
derrière la porte). Film américain de « oniriques » (scène « imaginaire » : A noter, le fait que le niveau de ce
Fritz Lang. Scénario : Sylvia Richards, jugem ent de Redgrave), ou en contras­ « découpage psychanalytique » (non
d’après une nouvelle de Rufus King. tes (voix masculines du « groupe des pas celui d'une conscience réelle,
« Muséum Piece no 13 ». Images : S tan­ femmes », voix correspondante de Red­ mais celui d'une conscience filmique,
ley Cortez. Musique : M iklos Rosza. grave extrêmement féminine). d'un Personnage) est constam m ent
Montage A rth u r Hilton. Interpréta­ aliéné par le déroulem ent de la p ro ­
En accord avec telle ou telle épaisseur
tion : Joan Bennett (Celia Lamphere), jection — suspens — qui ramène sans
sonore, les lignes du décor, la répar­
Michael Redgrave (M ark Lamphere), tition des ombres, lumières, le gestuel, cesse la vision au seul premier degré
Anne Revere (Caroline Lamphere), l’espace entre les choses, les êtres, (que va faire le méchant M. Redgrave
Barbara O'N eil (M iss Robey), Nathalie l'expressivité du jeu des comédiens. à la pauvre Mme Bennett ?).
Schafer, Paul Cavanagh, Anabel Shaw. Curieusement, en même temps qu'il
Hauteurs Finalement, un étagement en
Rosa Rey. Production : Fritz Lang pour cerne le personnage, le vide en le
paliers, franchis insensiblem ent ou
Diana Production-Universal Internatio­ définissant (cf le « tou t connaître,
brutalement, selon le dénivellement
nal, 1948. Distribution : Mac-Mahon. c'est tout mépriser », de Nietzsche),
d'une surface à l'autre. A la voix
Durée : 99 mn. « off », succède une scène franche­ l'am oncellem ent d'objets, de faits expo­
ment neutre, à laquelle prend suite une sés, par le nouvel espace qu'il crée
Différences Avant tout, la parole. Des sans cesse entre nous (substitués à
séquence haute en couleurs, et ainsi
mots, qui motivent l'ensemble, im po­ l’indice de normalité Celia) et Marc,
de suite. Les tonalités de même na­
sent une teinte. En termes techniques, fait monter la tension, prolongée to u ­
ture renvoyant l'une à l'autre, au-delà
une voix « o ff ». Celle de Joan Ben­ jours par l’arrivée d'autres objets, de
de la continuité du récit.
nett, douce, chaude, magiquement ré­ nouveaux faits, entraînant des ques­
D ’où une perpétuelle tension, un sus­
sonnante la prise de son révélée tions toujours plus aiguës, plus alié­
pens en pro fo nd eur jamais lié à l'ob jet
par excès d'artifices. nantes.
filmé (cartons-pâtes systém atiques et
La voix prisonnière d'un pressenti­ C'est, en quelque sorte, la fuite accrue
sans attraits) mais qui résulte seule­
ment, d ’appréhensions. Pourtant, rien du Personnage devant sa définition
ment des com positions sons-images :
de to ut cela ne figure encore sur progressive, latente. Les seuls gages
de ces surfaces juxtaposées.
l’écran. On la suit en aveugles, fo rc é ­ de sa survie (de l’intérêt qu’il suscite
ment. Il y a, bien sûr. quelques ima­ Personnage C oup de foudre : Celia en le spectateur) étant ces parties de
ges, mais vagues, très vagues : de épouse Marc. Elle découvre que son lui-même — lilas, chambres, etc. —
l ’eau. Peut-être celle d’une rivière. mari a déjà un enfant : Il a été marié, qu ’il est acculé à dissém iner dans sa
Plutôt l’eau des rêves, des mythes, où sa première femme est morte dans des course, dont la charge en surprises et
s'égrènent en séries les symboles, circonstances troubles, peut-être assas­ mystères renouvelés lui donne encore
troubles, clairs, selon les perspectives. sinée. Dans cette grande maison un peu de répit, mais en même temps
On n’est pas, à proprem ent parler, d ’énigmes, de réminiscences, qu'il pos­ hâtent sa fin, apportant une pièce nou­
dans la rivière, mais légèrement en sède, M arc collectionne des chambres, velle. un peu plus éclairante, au dos­
retrait, de trois quarts au-dessus. C 'e st des chambres * historiques » tout sier de sa réalité déjà constitué.
net, la parole englobe l'eau. Elle pa­ simplement, des reconstitutions de Jusqu'à ce qu'enfin, en fin de film, on
raît l’attirer, la m ouvoir dans son flux. scènes de meurtre. Les morceaux du se retrouve derrière cette porte, der­
Elle en organise les signes, ces nénu­ puzzle correspondent, la folie monte rière cette septième porte.
phars, jonquilles. Tout un réseau de en force, Celia prend peur. Elle en­ Le cinéma se réfléchissant « L’ultime
significations prémonitoires. quête. Ses recherches la mèneront à aventure d 'A rth u r Gordon Pym, en
Bientôt, la parole quitte l’eau, laissant une pièce conjointe aux précédentes, symbolisant une page d ’écriture, c ’est-
enfin place aux personnages, situa­ mais celle-ci fermée à clef. La sep­ à-dire le lieu et l'acte qui l'instituent,
tions, fictions. Elle réapparaît pourtant tième chambre. nous assure que par la fiction, la litté­
au long du film, sous-jacente, par mo­ D'emblée, on nous avait prévenu. Le rature n'em prunte au monde des ma­
ments brefs, en échos. Dans les rep ré­ commentaire voix « off » de Celia- tériaux que pour se désigner elle-
sentations de la réalité, grise, terne, Joan Bennett fixait le drame, avant même... » (J. Ricardou « Problèmes
elle se glisse, comme pour en révéler même son exposition. Ne restait plus du Nouveau Roman »).
l’épaisseur diffuse. au film que le déroulement de celle-ci, Cette septième porte, frappée d 'in ­
En fait, on s’en rend compte rapide­ le dévoilement p rogressif de son o ri­ terdit, dont la clef est détenue par
ment, c ’est elle qui distribue événe­ gine fictive : une conscience opaque, Marc, la chambre attenante, d evie n­
ments. scènes, objets, et impose, elle malade : Marc. nent objets de toutes les tensions pré­
seule, le déroulement de la narration, A l'inverse de Hitchcock, toujours en cédemment accumulées au fil de l'en­
le « temps » de la fiction. Des sé­ avance d’une bonne longueur sur le quête.
quences, elle coordonne les éléments spectateur, Lang énonce, en un jeu de C le f : un petit mot sur lequel on in­
épars, les fait immédiatement, ou à construction serré, un mécanisme. De siste beaucoup en cette fin de film.
longue échéance, signifier, dispose les la psychanalyse, on utilise les formes Un mot aussi, dont le double accès
points de jonction du puzzle. (symboles, etc.). Et ça donne en fin de sémantique, matériel, symbolique, force
Conjointement, le dialogue de la fiction, compte un amoncellement d'objets, de désormais une lecture sur deux plans.
lui aussi très élaboré. Des tonalités, signes formels, reconstitution filmique C lef de la chambre ? Bien sûr. C lef
matières, ambiances de paroles diffé ­ d'un inconscient lui-même figuré (on du film ? Pourquoi pas ; ne le résout-
rentes (non pas un simple change­ est au cinéma), d'un inconscient de elle pas entièrement ?
ment de registre dans l’expression de lumière, d'ombres, celui d'un Person­ Surtout, clef volée, imitée par Celia :
ce qu'on a coutume d ’appeler la « p sy­ nage. d ’où acte sacrilège, envers Marc et
chologie des personnages », mais une Le film se réduit finalement à l'analyse son mystère, envers le film, et sa co ­
modification des constitutions plasti­ de son constituant premier, à la révé­ hérence intime.
ques — sons, images — provoquant lation (trahison) des accessoires, ins­ Une fois pénétrée, que révèle la pièce
61
d ont le mode de production est, au
â Celia ? Sa propre chambre, ou plu­
tôt, la copie de celle-ci. Des tiroirs
Trains cinéma, lié à un sujet humain, pourra,
vides, une armoire sans fond, une
porte condamnée. Et, comme les pré ­
de nuit,, belles parti de lui, s’en détacher peu à peu et
ne jou e r que pour lui-même (fo n ctio n ­
cédentes, le lieu d'un meurtre (Marc,
quelques instants plus tard, tentera d'y
de jour nellement). On a déjà répondu, dans
le domaine littéraire, à cette question.
tuer sa femme.) Réponse spécifique, bien entendu, faci­
MENNESKER MODES OG S 0 D M U SIK litée par l'écart qui existe entre une
1) C ’est simplement un décor, où se OPSTAAR I HJERTET (Des Etres se
perpétue la mort. écriture et son signifié global, et où,
rencontrent et une musique douce par un simple « coup d'écriture ». un
2) Les signes se recoupent, elle sign i­ rem plit le cœ ur - Sophie de six à neuf). retournem ent de nature du discours
fie globalem ent et que signifie-t-elle, Film suédo-danois de Henning Carlsen. est toujours possible (vo ir Borgès par
qui est à la fois jeu d'apparences re­ Scénario : Henning Carlsen, d ’après le exemple). Il en va autrement pour
produites et lieu de mort « au tra ­ roman de Jens A ugust Schade. Ima­ l'image ciném atographique : gênée par
vail » ? Le cinéma, bien sûr. La sep­ ges : Henning Kristiansen. Son : Erik sa pertinence immédiate (donc le sens
tième chambre est le lieu où, à l'in té ­ Jensen. Musique : K rzysztof Komeda. qu elle ne peut suspendre) la voie qui
rie u r de lui-même, le cinéma s'incarne Montage : Henning Carlsen. Interpré­ lui est habituellement offerte est celle
en sa réalité, dévoilée au point-limite tation : Harriet Anderson (Sofie Peder- de la soumission au réel et au sujet.
du récit. sen), Preben Neergard (S jalof Hansen), On pourra proposer le virtuel, mais en
Que cache en dernière instance la fic ­ Erik W edersoe (Hans Madsen), Eva renchérissant sur le réel qui l’enserre.
tion ? Que sous-entend-elle au cœur D ahlbeck (Devah Sorensen), Lone
de ses, symboles ? Les moyens de sa C 'e st la technique du rêve : donn^
Rode (Evangeline Hansen), Georg Ry- comme une parenthèse et fortement lié
narration : le cinéma qui l'institue, s u ­ deberg (L'im presario), Lotte Horn, Lotte
bitement offert au regard au sujet, il n'inquiète pas trop puisque
Tarp, Knud Rex. Production : Sandrew l'on sait rapidement retomber sur ses
Reste, pour co rrob o rer cette interpré­ Film & Teater A B - Henning Carlsen -
tation, ce qu ’on pourrait appeler la pieds. Le virtuel jou it ici d ’une exis­
Nordisk Film Kompagni. 1967. Distri­ tence précaire que menace sans cesse
preuve par le Personnage. bution : Jacques Leitienne. Durée une mort imminente. Mais une autre
Lorsque Marc menace Celia de l'as­ 1 h 40 mn.___________________________ voie existe, liée à un emploi différent
sassiner, dans la chambre, celle-ci
Si une aventure telle que nous la du montage et à une utilisation « a
comme ultime défense tente sur son
concevons au cinéma est le récit de contrario « de la pertinence de l'image :
mari une psychanalyse sommaire, e s ­
ce qui * arrive - à un sujet au cours elle consiste à présenter une scène
saie en quelque sorte une dernière
de situations diverses, on ne peut alors sans avertissem ent préalable puis par
fois de faire correspondre entièrement
guère appeler ainsi ce qui se passe la scène suivante à nier la possibilité
la conscience de Marc aux significa­
dans « Des êtres se rencontrent... ». de cohabitation, dans le réel ou le v ir­
tions de la chambre, prisonnières de
C ar Sophia, l’étudiant en botanique, ses tuel. des deux scènes. (Par exemple
son inconscient ; soit encore, de met­
soi-disant fiancée et maîtresse ne par­ une scène apparemm ent réelle suivie
tre à même hauteur la réalité du Per­
ticipent à aucune intrigue en tant que d'un réveil-négation a posteriori —
sonnage et celle de la Fiction.
sujets ; et les relations qui se tissent ou bien une action précédée d'un
Celia arrive à ses fins. A lors que se assoupissement, donc apparemment v ir­
entre eux n'ont aucune influence sur le
passe-t-il ? Les mystères qui entou­ tuelle, mais sans réveil ultérieur). Là
déroulement même du récit qui semble
raient Marc, qui étaient Marc, se ré­ c'est le sens immédiatement surgi et
trouver ailleurs le moyen de s’alim en­
solvent. Marc n’est plus désormais su­ lui seul qui oblige (donc finalement en
ter. Bien loin de la notion courante
je t d'attention, de tensions, consistance. dehors du sujet) à virtualiser telle
de personnages, ces acteurs aux appa­
Ne subsiste qu'une ombre vide. scène par rapport à telle autre : c'est
ritions intermittentes qu ’aucun souci de
Dès qu'il se trouve correspondre à la cohérence ne relie à leur rôle. Sim ples le cas du film de Carlsen. Le jeune
chambre, c'est-à-dire dès que le per­ pions d'un jeu qu ’ils ignorent et qui homme s'assoupit, et ce souvenir —
sonnage fait face à la réalité tout à les investit peu à peu (l'érotisme), contact fu rtif de deux mains enfantines
coup révélée du Cinéma, il meurt à la manœuvrés par une main occulte, voilà qu'un souverain arbitraire ramène à
fiction. Et les symboles, plus haut dé­ ce qu'ils sont. la surface — ne peut être reconnu as­
composés, correspondent, eux, à la Ce dont il va s'agir, au travers de cette surément comme sien puisque aucun
cohérence interne du film, aux struc­ perte progressive du sujet, c’est de retour au réel ne viendra le confirmer.
tures et aux rouages. l'aventure de l'image elle-même, consi­ Bien plus, c'est Sophia qui se réveille­
(Il faut bien sûr considérer le fait que dérée comme une entité. Le récit ss ra à sa place, à la fin du film. A qui
dans la structure narrative du cinéma propose alors comme une variation sui donc les rêves appartiennent-ils ? Ont-
occidental des années 45-50, un per­ l'idée de voyage en train qui commence ils besoin de quelqu'un pour être rê­
sonnage dénonçant - par l'absence » et clôt le film, c ’est-à-dire comme une vés ? Sophia racontant son rêve au
le jeu qui le constitue, se révélait ■ migration » analogique ou homologi- début du film rêvait-elle pour son p ro ­
inadmissible : autant imaginer un per­ que des images qu'une certaine im agi­ pre compte ou à l'intérieur du rêve
sonnage de R obbe-Grillet dans un film nation — nous l'avons dit érotique — de l'étudiant ? Laquelle des deux fic ­
d'Hitchcock. D'où la scène finale de régit. L'idée de voyage, l'image du tram tions, à Rio, l’ hôtel minable ou le pa­
l ’incendie, qui n'a aucune justification lui-même, la pluie sur la vitre, le bruit lace, est la « bonne » ? Toutes ques­
logique, et n'est là que pour sauver régulier du train en marche seront, tout tions que le film élude puisque chaque
en extrême fin de film le Personnage au long du récit, les images <* dé cli­ scène y est à la fois réelle (par rapport
de son vide, créer diversion, et empê­ nées » (sur le mode réel et virtuel) et à celle qui la précède) et virtuelle (par
cher que l'on considère ce fantôme s ’o rienteront vers de nouvelles formes, rapport à celle qui la suit) (ou vice
par trop aveuglant.) de nouveaux - êtres », de nouveaux versa) et que, dans cette alternative,
Le film s'achève, forcément. L'ultime usages. Sous cet angle, les personna­ disparait le sujet humain comme source
séquence, très courte, un personnage ges ne sont plus que des agents char­ cohérente du virtuel. C 'e st vers une
sans profondeur n’a pas d'intérêt, nous gés de véhiculer les images, grâce, autre logique, spécifiquem ent ciném ato­
apprend qu’ii faudra au couple beau­ justement, à leur faculté de produire graphique, que nous mène cette u tili­
coup de temps pour à nouveau vivre, par l'imagination, le sommeil et la mé­ sation du montage, une logique de
se reconstituer — pour à nouveau moire, des images mentales (faculté qui, l'image. Dans cet espace iconique ori­
tromper, effacer cet acte sacrilège du n'éclairant en rien leur nature, permet ginal, appelons-le « réel-virtuel ». tout
cinéma envers lui-même, et redevenir de la tenir dans l'ombre). donné devient inséparable des v irtu a li­
illusion. Effectivement, le temps d'un On est alors amené à se demander tés qu'il suscite et n'acquiert tout son
autre film. — Sébastien ROULET. com m ent le virtuel (rêves, fantasmes ..) sens que par elles (1).

62
Revenons maintenant à ce que nous que que recouvre la première image.
avons appelé migration métaphorique Quant à la deuxième, on peut vo ir dans Entretien avec
des images. La première, le train, dont son élément de base (liquide projeté),
l'élém ent invariant est la forme, en et sans que cela soit tiré par les che­ P hilippe Garrel
tant qu'elle suggère un symbolism e veux, un symbole de la substance sémi­
phallique, sera diversem ent « déclinée » nale en tant que l'une ou l'autre de (suite de la pnge 54)
tout au long du récit ; c'e st d'abord la ses caractéristiques (humidité, blan­
cigarette que te garçon offre à Sophia, cheur translucide) permane dans les
puis les signaux ferroviaires aperçus variations imaginées : eau, larmes, fu­ ce problème tant qu'on n'est pas au
par la fenêtre, les pistons de la loco­ mée, pierreries, voiles... Par le troisième pouvoir, tant que le pouvoir n’est pas
motive, le poêle avec lequel s'accouple élément, c'est un rythme sexuel qui changé. Donc il ne faut pas continuer
le petit homme au bouc. Notons encore est évoqué. On voit donc que. partis à faire l'Armée du S alut du cinéma, et
le goulot de la bouteille de champa­ de l'idée de voyage en train, les trois dire qu ’on peut le sauver dans des
gne. le cigare de l'homme d'affaires termes initiaux concourent, en se com ­ compagnies, des ciné-clubs ou des
américain, le m icroscope de l'étudiant binant. à une représentation métapho­ choses de ce genre, il faut dire que
et plus tard son revolver. A côté de rique de l'acte sexuel. En même temps si on fait la révolution, te cinéma peut
cette première chaîne, une seconde qu ’il semble s’éloigner de son point a rriver à devenir un moyen de com m u­
naît de l image de la pluie tom bant sur de départ, le récit se referme ainsi sur nication fantastique, si on le pense
la vitre. Posons comme matrice : mou­ lui-même pour devenir, dans son prin­ sérieusement, non plus en termes de
vem ent d'un corps (blanc ou humide) cipe, une évocation du fantasme éro ­ profit, mais également d ’efficacité.
dans l'espace. La prem ière station est tique qui l'avait fait naître. De la notion C ahiers Une grève filmée, par exemple,
analogique : c'est la pluie qui tombe de sphère que le film propose comme est-ce une grève prolongée?...
dans la scène entre le petit homme et élément érotique en rem placement du Garrel Je ne crois pas. C 'e st une grève
sa femme. Un peu plus tard il s ’agit phallus, retenons la circularité, le c ir­ racontée. C 'e st déjà du cinéma pour
de la fumée qui se dégage du poêle cuit fermé : l'érotism e ne débouche en anciens combattants. Je ne crois pas
(qui conserve l'idée de mouvement fin de compte ici sur aucun sens p a rti­ q u ’il soit utile de passer son temps
dans l'espace et de transparence) puis culier : - Q u 'y a-t-il de plus érotique à com m enter ce qui a été vécu. On
la fumée de ta cigarette. Par de nou­ oue cette simple constatation... » Si commente trop. La grève, ceux qui
veaux avatars l'image donnera les é to i­ tout est érotique, l’érotisme n'est rien l'ont faite en ont pour très longtemps
les et Sophia (en blanc) projetée parmi que le mouvement qui l'anime. Il ne à en parler, et leur parlote est juste­
elles, l'hélicoptère, le m ouchoir de den­ s'ouvre sur aucun sens qu'ii ne c o ntie n­ ment ce qui désamorce le nouvel effort
telles qui s’envole, les voiles de la ne déjà. Le voyage n’avait pas de but q u’ils pourraient faire. C 'e st pour ça
mariée agités par le vent, la chute des ou plutôt c'était son but que de tourner que spectaculariser tout ce qui se
pierres précieuses sur le corps de en rond. Le signifié ultime que nous passe historiquement, c'est toujours
Sophia, immédiatement suivie de la pensions tro u ve r débouche donc sur un Favoriser la parole qui commente et
chute des larmes de la « fiancée » sur non-sens lié au sexe lui-même. qui n'a pas vraiment d ’intérêt en ce
les photos de son mari (on peut noter Par-là le film s'écarte de toute influence qui concerne l'accélération du mouve­
la très subtile inversion des rôles entre possible, de tout terme de comparaison ment.
l’inanimé et le vivant) ; enfin les sous- qu'une quelconque intentionnalité dans Cahiero Avec tes films, quand ils sont
vêtem ents de gaze Iancé9 en l'air par le propos n'aurait pas manqué de sus­ finis, quand tu les vois, quand tu pen­
Sophia dans le compartiment. citer. (Et peut-être le si peu chaleureux ses au prochain, quel genre de rapport
Un autre élément de l'image initiale se accueil qui lui fut réservé tient-il à as-tu ?
propose dans sa première version cette sensation abrupte et inco nfo rta ­ Garrel Le film est l'enfant que je ne
comme un rythme. On peut en vo ir un ble qu'il procure de se tro u v e r devant fais pas. Et c ’est pour ça que je
substitut dans le mouvement de va-et- quelque chose qui ne ressemble à rien). trouve que le cinéma a quelque chose
vient effectué par la caméra dans la S'il nous fallait tro uver une analogie,
de monstrueux.
scène où la maîtresse de l’étudiant et c'est au livre de Bataille - L'H istoire de
C ahiers Parce que ce qui frappe dans
son mari sont allongés sur le lit et où l’Œ il • que nous com parerions le film
tes films, c'est qu ’il y a des enfants
s'opère un léger temps d ’arrêt sur de Carlsen. L'œil y était en effet aussi
désaccordés, des enfants malheureux,
chaque visage. Plus loin on note que le point de départ d'un - cycle d'ava­
des enfants de guerre, mais il y a p lu ­
l’énoncé du télégramm e participe d'un tars » absolum ent imaginaires qui l’en­
rythme identique : morceaux de phra­ sieurs fois aussi des « enfants a b ­
traînaient loin de son être originel, se­
ses et d'im ages hachés par des sents ». et ta notion même de l’absence
lon la trajectoire d'une métaphore éro­
■ stops ». Rattachons-y aussi tous les d'enfant, l'enfant comme utopie ou
tique sans fin (2). Sans doute le film
comme chimère, le manque d'enfant.
cartons intercalaires : « 5. 4, 3, 2, 1, 0 » ne conserve-t-il pas tout le long un
et le ■ Où est Sophia ? • répété entre contrôle aussi strict sur les éléments Dans - La C oncentration », cela va
les images à une proxim ité croissante. en jeu et souffre-t-il quelque peu de la plus loin encore : un enfant (est-il réel,
C 'e st enfin la même idée qui prévaut comparaison. Il ne faut donc s'attacher rêvé par une folle ? Peu importe) est
dans l’alternance entre le visage de qu'à ce qui s'y trouve d'essentiel ; soit présent, puis enlevé à sa mère.
Sophia parlant et les courtes images en faisant de l’érotisme non pas le Garrel Oui, parce que c'est le relais
de celui de l’étudiant. sujet mais le principe moteur de l'œ u­ par lequel passe ou ne passe pas un
Voilà donc décrites trois séries, d écli­ vre, la seule toi d'association des ima­ homme, le fait d ’avo ir un enfant. A vo ir
nées à partir de l'image initiale. Si l’on ges, la tentative de rendre compte un enfant est une chose fondam entale
s ’intéresse maintenant au contexte ainsi de tout érotisme. — Pascal KANE. au point de vue obsessionnel. Chaque
(boites de nuit, bordels, surprises- (1) Partant de la photo de gauche qui fois qu'on fait un film, c ’est l'enfant
parties, chambres à coucher...), tous orne le mur du compartiment, nous q u ’on n'a pas. (Propos recueillis au
lieux érotisés, et aux actions des per­ pouvons c o n stitu e r la chaîne suivante : magnétophone le 21 juillet 1968).
sonnages (caractérisées par une invra i­ la maîtresse prend le café chez une (1) Garrel fait ici allusion à un poème
semblable fréquence d'accouplem ents) voisine (café) —> mari brésilien de de Pier Paolo Pasolini écrit en juin
on est tenté de lier la production des celle-ci (B résil) Rio —* bordels de dernier, poème cité dans le journal
images à un fantasme sexuel. Mais l'A m érique du Sud —> Sophia se ren­ « Le M onde », et dans lequel, à l'égard
dans ce cas les chaînes de signifiants dant en A m érique du Sud donc p rosti­ des mouvements étudiants italiens, l’a u ­
métaphoriques se devraient, elles aussi, tuée —> rôle de l’argent (les billets teur exprimait de vives réticences (y
de renvoyer à un signifié sexuel global. offerts) —> le « richard » américain... étaient opposés en effet, les étudiants
C 'est bien le cas en effet : nous avons (2) Selon la term inologie utilisée par « fils de bourgeois • et les policiers
déjà insisté sur le sym bolism e phalli­ R. Barthes : ■ La M étaphore de l ’œil ». - fils d'ouvriers •).
63
liste des films sorti
du 10 juilJ

4 film s Adieu l'ami. Film en scope et couleur de Jean jusqu'à lui faire assumer, on dirait presque envier,
_ ^ , Herman, avec Alain Delon, Charles Bronson, Olga ce qui fut sa prison, ses chaînes, ses contraintes ?
fra n ç a is Georges-Picot, Brigitte Fossey, Bernard Fresson. On serait tenté, ici de le penser. Il y a certaine
Entreprise de pur commerce, et, comme telle, réus­ beauté insensée, émouvante, à croire que les
sie . rien qui fasse glousser les foules françaises seules vertus de la ■ mise en scène ■ feront pren­
comme ces histoires d'anciens parachutistes, ba- dre en masse et précipiter scénario bâclé, dialo­
roudeurs prêts à fignoler tout hold-up, pourvu qu'il gues douteux, acteurs redoutables, qu'elles opére­
soit le plus compliqué du siècle. Exactement sur ront la transmutation d’éléments inertes en un
le même principe, le récent (et immonde) ■ Soleil ensemble actif, à espérer qu’un courant suffisam­
des voyous » de Delannoy, Gabino-Stackien. De- ment intense portera ces corps neutres à l'incan­
lono-Bronsonien ici, c’est le même cocktail de descence. La pratique par Astruc d'un cinéma
popularité française et de sobriété américaine, (celui de Murnau, Mizoguchi) où la plus infime
signalées à gros paquets d’effets, sur fond d'ami­ modulation du plan, la moindre variation dynamique
tié virile. Q u’on est heureux dans la salle I Tout provoquerait un basculement total des significations
de même, ce qui étonne, et pour cela seulement, dans ta débâcle de nos repères, est ici constam­
ce film sans intérêt vaut qu'on parle de lui, c'est ment perceptible, mais aboutit en de rares instants
chez quelques jeunes metteurs en scène français, (tel ce plan où l'on ferme les écoutilles du navire
de plus en plus, ce calcul naïf de croire qu'on va et abaisse les canons et celui, beau dans sa brus­
jouer au plus fin avec le système, en profiter, querie, de la serviette jetée par la portière du
gagner du fric : oui c’est bien de cela, de rien taxi.) Le plus souvent pourtant, trop d'éléments
d'autre qu’il s'agit. Rien d'un errement — S P. amorphes s'accumulent contre les intentions d'As-
truc, engluant, obstruant, enlisant toutes les pous­
Flammes 9ur l’Adriatique. Film en couleur de
sées d'énergie, sans même que dans le cas des
Alexandre Astruc avec Gérard Barray, Claudine
acteurs, cet amorphe se retourne comme dans les
Auger, Antonio Passalia, Raoul Saint-Yves, Relja
films américains en neutralité finalement favorable
Basic.
au projet du film. — J. N._________________________
L’admiration vouée par Astruc au grand cinéma
américain classique, l’accord absolu proclamé de Le Bal des voyous. Film en scope et couleur de
longue d B t e avec sa pratique de la mise en scène Jean-Claude Dague, avec Jean-Claude Bercq, Marc
(non sans aveuglement sur ses propres pouvoirs : Briand. Donna Michelle, Linda Veras. Roland
ses deux meilleurs films sont le wellesien • M au­ Lesaffre.___________________________________________
vaises rencontres ■ — Welles, américain certes, Pas de Roues pour O.S.S. 117. Film en couleur
mais retournant, traversant les mythes américains de André Hunebelle, avec John Gavin. Margaret Lee,
— et la très russe - Longue marche •). vont-ils Curd Jurgens, Robert Hossein.

17 f i l m sBallata per un Pistolero (Ballade d'un pistolero). Leroy, Délia Boccardo. Gabriele Tinti._____________
.. ». Film en scope et couleur de Alfio Caltabiano, avec Operazione San Pietro (Au diable les Anges). Film
Italiens Anthony Ghidra, Angelo Infanti, Anthony Freeman, en couleur de Lucio Fulci. avec Jean-Claude Bnaly,
Dan May._________________________________________ Edward G. Robmson, Lando Buzzanca. Uta Levka.
Banditi a Milano (Bandits à Milan). Film en cou­ Christine Barclay._________________________________
leur de Carlo Lizzani, avec Gian Maria Volonté, Quella Carogna del Inspettore Sterling (Ce salaud
Tomas Milian, M argaret Lee. Caria Gravma._______ d'inspecteur Sturlmgh). Film en scope et couleur
Cinque Tombe per un Medium (Cimetière pour de Ha! Brady, avec Henry Silva, Keenan Wynn,
morts vivants). Film de Ralph Zucker, avec Barbara Beba Loncar. Charles Palmer.____________________
. Steele. Manlyn MitcheM Quien sabe 7 (El Chuncho). Film en couleur de
Il Figlio di Django (Le Retour de Django). Film en Damiano Damiani, avec Gian-Mana Volonté, Klaus
scope et couleur de Osvaldo Civirani, avec Guy Kinski, Martine Beswick, Lou Castel.
Madison. Ingrid Schceller. Gabriele Tinti._________ Troisième réussite de Damiani après • L'isola di
Gungala, vierge de la jungle. Film de Mike W il­ Arturo - et - La strega in amore •. Le script de
liams, avec Kitty Swen, Poldo Benbalba Solinas (scénariste de Rosi, mais aussi de Ponte-
corvo) brasse des idées politiques qu'il se contente
L'Incompreso (Mon Fils cet Incompris). Film en
apparemment d'illustrer par des stéréotypes ; mais,
couleur de Luigi Comencim. avec Anthony Quayle,
astucieusement, il confère à ceux-ci (d'ailleurs em­
John Sharp, Georgia Moll, Stefano Colagrande. pruntés chez de bons auteurs : Huston. Fleischer,
Voir • Cannes 67 -, n® 191, p. 44.
etc.) une nouvelle valeur. Comme tous les Damiani.
De la génération de l'après-guerre, Comencini seul
c'est l'histoire de rapports de domination et de fas­
continue à croire en un cinéma de qualité tel qu'il cination entre deux personnages, mais enrichie ici
était possible dans les années cinquante, un cinéma par l'intention politique non-manichéiste et par une
à l'américaine L'étonnant est qu'il le fait aussi interprétation remarquablement homogène (Castel
(voir • La ragazza di Bube - et son meilleur film,
est admirable). — B. E.___________________________
- Tutti a casa ■), alors que ses contemporains ont
depuis longtemps renoncé Avec Rizzoli comme Requiem pour une canaille. Film en couleur de
producteur (et conséquemment le sérieux handicap Frank Shannon. avec Robert Webber, Jean Servais,
de Graziella Granata parmi les acteurs), il ae per­ Eisa Manmelli. Pierre Zimmer.____________________
met un film grave sur des nuances, sur l'équivoque Uno Sceriffo tutto d’Oro (L’Or du Sheriff). Film en
des bons sentiments, sur des situations mélodra­ scope et couleur de Richard Kean avec Louis Me
matiques attaquées sans faux-sembiants. bref émou­ Julian. Kathleen Parker.
vant quand il cherche à émouvoir. — B. E.
Tentazioni Proibite (Voluptés diaboliques). Film en
La jungle des tueurs Film en scope et couleur de scope et couleur de Osvaldo Civirani. avec Yvonne
Osvaldo Civirani, avec Lang Jeffries. Chnstea Nell, de Carlo.
Ivan Desny, Nathalie Nort.
Le Tigre sort sans sa mère. Film en scope et cou­
La Mort était au rendez-vous. Film en scope et cou­ leur de Mario Maffei, avec Roger Hanm, Margaret
leur de Giulio Petroni, avec Lee van Cleef, John Lee. Claude Dauphin. Peter Carsten. Ivan Desny
Phillip Law. Luigi Pistilli, Anthony Dawson, Mario
Vado... l’ammazzo e tomo (Je vais, je tire et je
Brega.
reviens). Film en scope et couleur de Enzo G. Cas­
L’Occhio Selvaggio (La Cible dans l'œil) Film en tel lari, avec George Hilton. Edd Byrnes, Gilbert
scope et couleur de Paolo Cavara. avec Philippe Roland.

64
20 août 1968

(La Bande à César). ner, Jason Robards jr., Robert Ryan, Albert Salmi,
12 film a The Biggest Bundle of Them Ail
Film en scope et couleur de Ken Annakin, avec Charles Aidman.
a m érica in s Robert Wagner, Raquel Welch, Vittorio de Sica. No Way to Treat a Lady (Le Refroldl6seur de da­
Edward G. Robin9on, Nino Musco. mes). Film en couleur de Jack Smight, avec Rod
Day of the Evll Gun (Le Jour des Apaches). Film Stelger, Lee Remick, George Segal, Michael Dunn,
en 6 C0 pe el couleur de Jerry Thorpe, avec Glenn Eileen Heckart.
Ford, Arthur Kennedy, Dean Jagger, John Ander- Histoire bateau, prétexte à Rod Steiger pour navi­
son, Paul Fix. guer dans les eaux du numéro de cirque, parfois
marrant. De temps en temps, quand Steiger daigne
Le Dernier bastion. Film en couleur de Norman
s'éclipser, on peut entrevoir Lee Remick, toujours
Foster et Sam Wanamaker. avec Wayne Maunder, agréable, ou George Segal, parfois drôle, ou New
Peter Palmer, Michael Dante. York, toujours New York. — D. A.
The Fox (Le Renard). Film en couleur de Mark Ry- Penelope (Les Plaisirs de Pénélope). Film en scope
dell, avec Anne Heywood, Sandy Dennis, Keir Dul- et couleur de Arthur Hiller, avec Natalie Wood, lan
lea. Bannen. Dick Shawn, Jonathan Winters
Histoire de D.H. Lawrence, dont on a reproduit Ie9 The Plnk Jungle (La Jungle aux diamants). Film en
plus gros traits, lourdement paraphés. Le réalisa­ couleur de Delbert Mann, avec James Garner, Eva
teur, qui se prend très au sérieux, doit connaître Renzi, George Kennedy.
par cœur tout le cinéma suédois, et il fait en
Prudence and the Pill (Prudence et la pilule). Film
aorte que ça se voie. Heureusement, Sandy Dennis
en couleur de Fielder Cook, avec David Niven, De-
est là, sans qui le film ne vaudrait guère. Elle le
borah Kerr. Judy Gee9on, Irina Demick.
sauve et nous sauve. — D. A.
Tell It to the Dead (Victimes du démon). Film de
A Guide for the Married Man (Petit guide pour William Mishkin, avec Steve Vincent, Lydia Proch-
mari volage). Film en scope et couleur de Gene nicka, Patricia Parker.
Kelly, avec Walter Matthau. Robert Morse, Inger
Waterhole n° 3 (L'Or des pistoleros). Film en ecope
Stevens, Jayne Mansfleld, Terry-Thomas.
et couleur de William Graham, avec James Coburn.
Hour of the Gun (Sept secondes en enfer). Film en Cerroll O'Connor, Margaret Blye, Claude Akins,
scope et couleur de John Sturges. avec James Gar- Tlmothy Carey.
4 film s A Challenge for Robin Hood (Le Défi de Robin deB Lynn Redgrave, Michael York, Anna Quayle.
Bois). Film en couleur de C.M. Pennington- Dans le London snobinet des films chichiteux,
anglais Richards avec Barrie Ingham, James Hayler, Peter voici deux Brigittes qu’on maltraite comme des
Blythe. petites marguerites à qui on aurait arraché pétales,
tige, et le reste. A force de vulgarité et de gros­
Œdipus the King (Le Roi Œdipe). Film en couleur
sièreté, le film réussit à faire passer deux ou trois
de Philip Saville. avec Christopher Plummer, Ri­
moments assez curieux. — M. D.
chard Johnson, Lilli Palmer, Orson Welles.
To Sir, Wlth Love (Les Ange9 aux poings serrés).
Smashlng Time (Deux Anglaises en délire). Film en Film en scope et couleur de James Clavell, avec
couleur de Desmond Davis, avec Rita Tushingham. Sidney Poitier, Judy Geeson, Lulu, Suzy Kendall.
1 f i l m soviétiq u e Aerograd (Aerograd). Film de Alexandre Dovjenko, voit se3 forces décuplées d'être arraché à ses
avec S. Chagaida, S. Stoliarov, S. Chkourat, B. Do- racines ukrainiennes : c'est à la fois une constante
broranov. montée d'enthousiasme, le moins tourné vers le
Géniale excroissance dans le marasme du cinéma passé de ses films, et pourtant le moins mani-
stalinien, ce chef-d'œuvre de liberté narrative, d'in­ chéiste. Cette peinture d'une lutte sur plusieurs
vention rythmique, de tromperies spatio-temporelles, fronts n'est plus le fourre-tout étonnant de • Zve-
sera l’occasion de plusieurs définitions ou redéfi­ nigora » ou d’ « Arsenal » — et dans un film à
nitions : de la modernité, puisqu' « Aérograd ■ anti­ résonances autobiographiques comme « Shors -,
cipe à peu prés toutes les découvertes du cinéma quatre ans plus tard, la confusion comme la
des années soixante, particulièrement dans la richesse auront disparu. Comme dans le contem­
variation constante du rapport film-spectateur, telle porain ■ Pré de Béjine *, la peinture de3 vieux-
que 8âu 1 B.B. avait pu l'oser au théâtre, telle croyants est la moins teintée de mysticisme de
qu'elle s'épanouira admirablement dans « Deux ou l'œuvre de son auteur. Prodigieusement, ce film
trois choses ■ (caméra tour à tour témoin, piège, sur une ville qui n'existe pas encore a pour seul
interlocutrice) : du cinéma politique, puisque, stali­ fil conducteur une tension, un sentiment dynamique
nien par son anecdote, c'est — semble-t-il — le d'exaltation collective ; en cela, il est constamment
seul ouvrage cinématographique à avoir directement jeune et joyeux jusque dans la mort, l'amertume
provoqué la création d’une ville, dont Dovjenko ou la vieillesse. — D. A.
indiqua l'emplacement exact à Staline. Dovjenko
1 f i l m suédois Tvarbalk (Chassé-Croisé). Film de Jorn Donner, slt de film en film à descendre toujours d'un cran.
avec Harriet Andersson, Ulf Palme. Gunnar Bjorns- Il semble que ce garçon, hanté par trop de réfé­
trand. rences, ferait bien, s'il veut repartir d'un meilleur
Histoire de deux couples qui se refont et se trou­ pied, de faire auparavant une cure de vide
vent refaits, et ou il se confirme que l’archl- 9 ym- total. — M D.
pathique Donner, intelligent, généreux et tout, réus-
1 f i l m suisse L'Inconnu de Shandigor. Film de Jean-Louis Roy. Emilfork. Serge Gainsbourg. Voir • Cannes 67 -,
avec Mane-France Boyer, Ben Carruthers. Daniel n° 191, p 47.
Ces notes ont été rédigées par Dominique Aboukir, Michel Delahaye, Bernard Eisenschitz, Jean Narboni
et Sylvie Pierre.

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