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VOYAGE À
LOS ANGELES
Enquête sur un Hollywood en transformation
RENCONTRES AVEC
John Carpenter, David Lynch, Walter Hill,
David Robert Mitchell
AURORA FILMS PRÉSENTE
DIRTY
DIFFICULT
DANGEROUS
UN FILM DE WISSAM CHARAF
AU CINÉMA LE 26 AVRIL
AVRIL 2023 / Nº 797
Événement
© SHELLAC
8
Enquête à Los Angeles
8 Hollywood : Âge de glace par Yal Sadat
16 Rien à perdre entretien avec Adele Romanski
18 Après dissipation des brumes entretien avec David Lynch
24 California screenin’ par Jacky Goldberg
26 Capitale du passé par Yal Sadat
30 Merawi Gerima, de la cuisse d’USC par Yal Sadat
32 Une ville brutaliste entretien avec Walter Hill
34 Juste avant la peur entretien avec David Robert Mitchell
35 La chevauchée du fantastique par Vincent Malausa et Yal Sadat
38 De l’horreur, c’est tout entretien avec John Carpenter
Désordres de Cyril Schäublin (2022).
44 Cahier critique
44 L’Amitié d’Alain Cavalier
46 Désordres de Cyril Schäublin 82 DVD / Ressorties
47 Spectres de la technique Entretien avec Cyril Schäublin 82 Distant Voices, Still Lives de Terence Davies
49 L’Établi de Mathias Gokalp 84 Les femmes naissent deux fois, Le Temple des oies sauvages
50 Chien de la casse de Jean-Baptiste Durand et La Bête élégante de Yûzô Kawashima
51 Partir de l’acteur Entretien avec Jean-Baptiste Durand 85 Deux sur la balançoire de Robert Wise
52 Relaxe d’Audrey Ginestet
53 Dirty, Difficult, Dangerous de Wissam Charaf 86 Livres
54 Âmes Sœurs d’André Téchiné 86 Le Grand Chant. Pasolini poète et cinéaste
55 À mon seul désir de Lucie Borleteau d’Hervé Joubert-Laurencin
56 Suzume de Makoto Shinkai 88 Dialogues en public de Pier Paolo Pasolini
57 Sur L’Adamant de Nicolas Philibert 88 Fred Astaire, la haute société du spectacle
58 Beau Is Afraid d’Ari Aster de Timothée Gérardin
60 Notes sur d’autres films
66 Hors salles L’Affaire d’Outreau d’Olivier Ayache-Vidal 90 Au travail
et Agnès Pizzini Céline Bozon
90 La nuit remue par Charlotte Garson
69 Journal
69 Festivals Berlin, Cinéma du réel, Toute la mémoire 95 Avec les Cahiers
du monde, Écrans mixtes
74 Rétrospective Les Blank à la Cinémathèque du documentaire 97 À la marge
75 Court métrage 40 ans de l’Agence du court métrage 97 Objet Dielman par Nathalie Léger
76 Pellicule 35 mm, paradoxes d’une mémoire vivante
78 Censure Cinéma israélien : l’heure des brasiers
79 Hommage Tom Luddy, par Richard Brody
80 Disparitions
81 Nouvelles du monde
Les Cahiers lancent une nouvelle collection de
HORS-SÉRIES
N°1 PARUTION LE 26 AVRIL
12,90 €
François
Truffaut
François Truffaut et Jean-Pierre Léaud sur le tournage des 400 coups (1959).
www.cahiersducinema.com
RÉDACTION
Rédacteur en chef : Marcos Uzal
Hollywood, quand même
Rédacteurs en chef adjoints : Fernando Ganzo
et Charlotte Garson
par Marcos Uzal
Couverture : Primo & Primo
Mise en page : Fanny Muller
Iconographie : Carolina Lucibello
Correction : Alexis Gau
Jcontemporain
usqu’à quel point le nom Hollywood pas une évidence pour tous : à l’USC, l’uni-
Comité de rédaction : Claire Allouche, Hervé Aubron,
Olivia Cooper-Hadjian, Pierre Eugène, Philippe
Fauvel, Élisabeth Lequeret, Alice Leroy, Mathieu résonne-t-il encore dans le cinéma versité où l’on enseigne les « nouvelles
Macheret, Vincent Malausa, Eva Markovits,Thierry
Méranger, Yal Sadat, Ariel Schweitzer, Élodie Tamayo
? Jamais son sens, sa valeur, images », vouloir devenir cinéaste n’est plus
Ont collaboré à ce numéro : Richard Brody, son poids, en ter mes économiques, systématiquement lié au fait d’être cinéphile.
Lucile Commeaux, Maud Gacel, Jacky Goldberg,
Valentine Guégan, Romain Lefebvre, Nathalie Léger, esthétiques et culturels ne semblent avoir La question capitale serait donc d’avoir une
Zoé Lhuillier, Jérôme Momcilovic, Josué Morel, été si dévalués, malgré les multiples crises mémoire ou de ne pas en avoir. C’est ce qui
Raphaël Nieuwjaer, Vincent Poli, Elie Raufaste,
Jean-Marie Samocki qu’il a déjà traversées. C’est que la crise fait toute la différence entre The Fabelmans
ADMINISTRATION / COMMUNICATION actuelle est sans doute plus fondamentale : et Babylon dans leur vision d’Hollywood,
Responsable marketing : Fanny Parfus (93) avec Hollywood, ce serait une certaine idée Spielberg s’attachant à son rapport intime
Assistante commerciale : Sophie Ewengue (75)
Communication /partenariats : de la production cinématographique qui au cinéma (vu et bricolé dans l’enfance et
communication@cahiersducinema.com
Comptabilité : comptabilite@cahiersducinema.com
disparaîtrait, remplacée par de nouveaux l’adolescence) qui l’a mené jusque là, tandis
modes de production et de diffusion. Il y a que Chazelle ne fait que transformer en
PUBLICITÉ
Mediaobs quelques mois, nous nous demandions bouillie audiovisuelle une histoire qui ne
44, rue Notre-Dame-des-Victoires – 75002 Paris
T: +33 1 44 88 97 70 – mail: pnom@mediaobs.com
depuis Paris ce qu’il en était de l’imaginaire l’intéresse pas pour ce qu’elle fut mais pour
Directrice générale : Corinne Rougé (93 70) hollywoodien à l’heure des super-héros et la manière dont il fantasme sa décadence et
Directeur de publicité : Romain Provost (89 27)
des remakes à foison (Cahiers n° 785), mais son agonie. Il est symptomatique que
VENTES KIOSQUE
Destination Media, T 01 56 82 12 06
nous avions aussi envie d’aller voir sur place Spielberg arrête précisément son film aux
reseau@destinationmedia.fr ce que l’on qualifiait en d’autres temps portes des studios, comme si l’industrie, la
(réservé aux dépositaires et aux marchands
de journaux) d’« usine à rêves », en tant que lieu de tour- carrière, c’était une autre histoire, tandis
ABONNEMENTS
nage et de production. Or, on constate dans que pour Chazelle la « réussite » ne se
Cahiers du cinéma, service abonnements cette enquête menée par Yal Sadat que, raconte que depuis l’angle de l’arrivisme.
CS70001 – 59361 Avesnes-sur-Helpe cedex
T 03 61 99 20 09. F 03 27 61 22 52 quelles que soient les générations, revient Connaître et aimer Hollywood, c’est
abonnement@cahiersducinema.com effectivement l’idée que la survie d’Hol- savoir combien la notion d’art y a été pré-
Suisse : Asendia Press Edigroup SA – Chemin
du Château-Bloch, 10 - 1219 Le Lignon, Suisse. lywood est intimement liée à d’autres pré- cieuse, et pendant longtemps miraculeuse-
T +41 22 860 84 01
Belgique : Asendia Press Edigroup SA – Bastion
occupations plus vastes, où l’esthétique ment conjuguée avec l’industrie et la popu-
Tower, étage 20, place du Champ-de-Mars 5, (récits et formes) est inséparable d’une larité, parce que s’y sont trouvés de grands
1050 Bruxelles.
T +32 70 233 304 conscience de l’histoire et d’une manière producteurs cultivés, voire esthètes, et un
Tarif abonnements 1 an : de fabriquer les films. Il semble que pour public curieux d’un cinéma nouveau s’in-
France métropolitaine : 59 euros
(TVA 2,10 %) ; étranger : nous consulter. ceux qui y travaillent, croire encore à ventant chaque semaine sous ses yeux.Très
À compter du 1er JANVIER 2023, le prix des
abonnements mensuels passera au maximum à
Hollywood signifie souvent être attaché à vite, les créateurs d’Hollywood ont compris
5,90 € TTC. Le prix des abonnements trimestriels des choses anciennes : le cinéma classique, qu’ils fabriquaient des mythes, et donc aussi
passera au maximum à 17,70 € TTC.
le 35 mm, la salle… On en arrive à cet des souvenirs, et bientôt des fantômes – au
ÉDITIONS
Contact : editions@cahiersducinema.com
apparent paradoxe : lorsque Hollywood moins depuis Boulevard du crépuscule de
n’est pas qu’une matrice à blockbusters, il Wilder (1950), qui fut précisément la pre-
DIRECTION
Directeur de la publication : Éric Lenoir est à sa manière un bastion de l’artisanat mière couverture des Cahiers. Ce n’est pas
Directrice générale : Julie Lethiphu cinématographique, dans le sens où (pour un hasard si certains cinéastes qui sont
241, boulevard Pereire – 75017 Paris de bonnes ou de mauvaises raisons) l’idée aujourd’hui les plus obsédés par le fait de
www.cahiersducinema.com
T 01 53 44 75 75 de fabrication matérielle y est encore for- travailler à Los Angeles, de David Lynch à
Ci-dessus, entre parenthèses, les deux derniers
chiffres de la ligne directe de votre correspondant :
tement défendue contre la dématérialisation David Robert Mitchell, font aussi de grands
T 01 53 44 75 xx généralisée des images et des moyens de films de fantômes. Et sans doute pas un
E-mail : @cahiersducinema.com précédé
de l’initiale du prénom et du nom de famille les créer. hasard non plus si le cinéma fantastique et
de votre correspondant. Cette dimension à la fois historique et d’horreur revient de plus belle. Tant
Revue éditée par les Cahiers du cinéma, matérielle se ressent aussi dans l’aspect qu’Hollywood saura regarder ses spectres et
société à responsabilité limitée, au capital
de 18 113,82 euros. muséal qui risque de momifier cette indus- ses monstres, ceux de son histoire et de son
RCS Paris B 572 193 738. Gérant : Éric Lenoir trie, où les gigantesques greniers que sont imaginaire, il y aura encore des choses à y
Commission paritaire n° 1027 K 82293.
Dépôt légal à parution. aussi chaque studio accumulent avec le raconter. Ou pour le dire autrement : ce
Photogravure : Fotimprim Paris.
Imprimé en France (printed in France)
temps costumes, objets, bouts de décors. pied dans la tombe ne lui va pas si mal, tant
par Aubin, Ligugé. Cette conscience d’avoir des racines n’est qu’il n’y met pas le deuxième. ■
Papier : Vivid 65g/m². Origine papier : Anjala
10-31-1601
en Finlande (2 324km entre Anjala et Ligugé).
pefc-france.org Taux fibres recyclées : 0% de papier recyclé.
Certification : PEFC 100%
Ptot : 0.0056kg/T
Avec le soutien de
CAHIERS DU CINÉMA AVRIL 2023
5
COURRIER DES LECTEURS
TÁR, SINUEUX DESS(E)INS imprimés de la page. Ces lignes dessinent plus objectivement du monde que la cri-
Si j’ai été happée par la performance de l’esquisse d’un labyrinthe (le plan est fur- tique est prescriptive. Elle fait même par-
Cate Blanchett, puissante, qui incarne tif), motif qui va hanter tout le film, et courir plus qu’un long trajet du réseau
Lydia Tár, c’est pourtant la construction dont Tár cherche peut-être le sens, sans RATP avec changement : des centaines
toute graphique du film de Todd Field que l’on ne sache s’il fut tracé avant la de kilomètres, de larges pans du territoire
qui m’est restée en tête. Tár est un film découverte du livre de Sackville. français. Il est aussi permis d’affirmer que
mental à l’image du motif du labyrinthe, Le film, sous des allures de linéarité les Cahiers du cinéma en sont la cause, et
qui jalonne la montée en puissance de chronologique implacable, est sens des- Jean-Luc Godard le vecteur, plus préci-
l’angoisse, de la paranoïa ou du com- sus dessous, et on en vient à imaginer sément le cycle « Jean-Luc Godard : tour
plot autour de la cheffe d’orchestre. On que ce dessin est le dessein, l’intention et détour » que j’ai mis en œuvre dans le
le trouve dessiné sur une page du livre de quelque chose qui, depuis le début, est cadre de mes fonctions de programmateur
Challenge de Vita Sackville-West, telle tracé par elle. Dessiner est aussi proche de à la Bibliothèque publique d’information.
une dédicace, que Tár reçoit en cadeau l’écriture que de la notation musicale. (...) Dimanche 19 mars, après la cinquième
par une personne qui ne laisse pas son Ce grand labyrinthe devient le cerveau séance (sur les six), un jeune homme est
nom, mais aussi à l’intérieur du couvercle de Lydia, dessinatrice de tout : du patron venu me trouver pour témoigner du plaisir
d’un métronome, et en pâte à modeler de son costume à la portée de sa com- qu’il avait eu à suivre le cycle, me deman-
sur le petit bureau de sa fille. (…) Quand position, en passant par ses notes jalou- dant un programme récapitulatif, s’excu-
Tár entre dans l’appartement que son sées sur la partition de Gustav Mahler, sant enfin de ne pas pouvoir assister à la
assistante Francesca vient de déserter, elle son autobiographie, son nom et bien sûr dernière séance le lendemain parce qu’il
découvre la première page de son propre son carnet. Lydia Tár se fait l’écho d’un devait rallier Clermont-Ferrand dans la
manuscrit (l’autobiographie qu’elle s’ap- Mahler consultant Freud à propos de son soirée. L’échange s’est poursuivi ; il m’a
prête à sortir) : en filigrane la mention mariage houleux avec Alma, à qui il avait ensuite confié être étudiant aux Beaux-
« épreuves » (proof) et le titre «TÁR ON dédicacé la fameuse 5e Symphonie. Mais Arts de la capitale auvergnate et avoir pris
TÁR » qui, dans un jeu de fléchage rouge, le labyrinthe est ici un circuit fermé, Tár connaissance du cycle dans le numéro de
se transforme en « RAT ON RAT ». Tár n’est pas tant un rat de laboratoire qu’un mars de la revue. D’où l’envie de partager
devient ainsi le rat de laboratoire de ce Minotaure, monstrueuse et seule, aban- avec la rédaction cette réconfortante épi-
labyrinthe infernal. Quand, plus tôt dans donnée de toutes et tous, prise entre les phanie de nos métiers de transmission, et
le récit, elle découvre le premier dessin murs qu’elle a elle-même élevés. le beau conte cinéphile interprété par ce
de labyrinthe sur le livre de Sackville, elle Anna Buno (Paris) godardien clermontois qui se reconnaîtra
calme ses nerfs en griffonnant des flèches forcément en nous lisant.
reliant le nom de son ancienne élève et UNE PRESCRIPTION, UNE ! Arnaud Hée (Clichy)
possible amante, « KRISTA », écrit en Chers Cahiers,
bleu, et son anagramme « AT RISK », Après bien des tables rondes faisant et Merci d’adresser votre correspondance aux
tracé en rouge. Bleu et rouge, tout refaisant fébrilement le tour de la ques- Cahiers du cinéma, Courrier des lecteurs,
comme le labyrinthe en pâte à modeler. tion, des études inquiètes du Syndicat 241 boulevard Pereire, 75017 Paris ou à
Mais ce n’est pas la seule chose que l’on de la critique de cinéma, de savants redaction@cahiersducinema avec « Courrier
devine sur cette même page du carnet : il mémoires de Master (et même de thèses) des lecteurs » en objet du courriel. Les lettres
y a une trace rouge, plus fine, plus légère, soutenus dans de prestigieux lieux de publiées sont susceptibles d’être abrégées et
qui prend forme entre la trame des points savoir, il est enfin permis d’affirmer le éditées, et les titres émanent de la rédaction.
shellac présente
AU CINÉMA LE 12 AVRIL
ENQUÊTE À
LOS ANGELES
CAHIERS
Le DUWalk
Hollywood of Fame photographié par Aude Guerrucci pour les Cahiers du8 cinéma en mars 2023.
CINÉMA AVRIL 2023
ÉVÉNEMENT
HOLLYWOOD
ÂGE DE GLACE
par Yal Sadat
artistiques draconiens auxquels forçait la pellicule, la force de caractère Concentré sur la VOD, Chartier poursuit toutefois une
qui fait l’auteur a disparu, et ce monde numérisé l’a déjà oublié. activité intense depuis d’élégants bureaux de Studio City –
Les aspirants cinéastes sont endoctrinés par cette dématérialisation. et de fait, parmi tous ces professionnels, personne ne semble
USC [Université de Californie du Sud, ndlr] a mis son matériel craindre pour ses futures affaires. « De l’argent pour faire des films,
argentique à la rue il y a quelque temps comme un encombrant : des il en reste des tonnes », précise le Français. Si crise il y a, elle tou-
objectifs, des tables de montage analogique, etc. J’ai dû être une des cherait moins les structures que la créativité ? « L’histoire d’Hol-
rares personnes à me précipiter pour en récupérer une partie. » lywood est celle d’une crise permanente », relativise un autre exilé,
Un tour sur le campus d’USC (lire p. 30) suffit pour voir Sébastien Lemercier, à la table d’un diner suranné de Silver
que l’établissement, s’il a engendré des auteurs confirmés, se Lake. Pour cet ancien assistant d’Arnaud Desplechin issu de
spécialise avant tout dans la formation des chevilles ouvrières Why Not Productions, venu à L.A. pour accompagner James
employées par un grand flux de « nouvelles images » (l’accent DeMonaco et ses American Nightmare produits aux côtés du
est mis sur l’enseignement de techniques comme la motion roi de l’horreur Jason Blum, l’incertitude favorise précisément
capture), plus télévisuel que cinématographique. En ces lieux l’originalité et les « gestes punk, parce qu’on est désormais obligé de
décorés d’affiches du vieil Hollywood – Mary Pickford, Buster faire événement ». American Nightmare n’aurait-il pas justement
Keaton… –, qui regarde encore ces feature films qui ont fait préfiguré la repolitisation du cinéma de genre (lire p. 35) ?
l’histoire du média ? Bref sondage auprès d’une dizaine d’étu- « On avait conçu un récit de lutte des classes, puis le public nous a
diants : tous consomment des séries, mais aucun n’est familier appris ce que l’on n’avait pas anticipé : c’était aussi un récit de luttes
des classiques mis à l’honneur ici. Où sont, alors, les jeunes intercommunautaires, qui a reçu l’assentiment des spectateurs noirs
cinéastes cinéphiles ? Tyler Taormina (lire Cahiers n° 782) et latinos. Je ne prétends pas du tout qu’on a lancé un mouvement,
incarne une nouvelle garde indépendante chassée d’Hol- il faut être plus humble que ça. Mais ça a ouvert une porte à Jason :
lywood, alors même que la Californie banlieusarde est pour il s’est dit, tiens, finalement, être politique n’est pas une mauvaise
lui un motif crucial. « Pour faire un film singulier sur L.A., deux chose. » La tendance ne s’est pas démentie depuis, et Jordan
options : un budget monumental ou pas de budget du tout. Il n’y a Peele en sait quelque chose.
pas de juste milieu, assure-t-il depuis Chicago où il tourne son
prochain film. Les taxes rendent la vie impossible aux productions Des plumes fortes (plus que l’épée ?)
moyennes. On peut voler des images comme on l’a fait pour Ham Le sort des auteurs ne s’envisage pas sans se heurter à deux
on Rye. Mais cela suppose de tourner sans permis, d’être prêt à tout sujets inflammables. D’une part, la rémunération des scéna-
geler et donc d’avoir peu d’argent en jeu. » ristes, objet d’une tempête annoncée alors que la Writers Guild
Parmi les producteurs, le pessimisme fluctue : heureux of America envisage une grève d’une ampleur semblable à celle
initiateur d’American Sniper, plus grand succès d’Eastwood, de 2007. En cause, le refus des plateformes de payer les auteurs
Andrew Lazar veut croire « que les auteurs aux visions fortes seront au prorata des bénéfices engrangés par les succès de leurs cata-
toujours courtisés, parce qu’ils sont rares.Taika Waititi se retrouve chez logues. Là où les plumes se voyaient rétribuées à chaque nou-
Marvel et Rian Johnson sur Netflix parce qu’on se fie à leur singu- velle phase de diffusion d’une œuvre (salle, DVD,VOD…), elles
larité. Avant que Clint soit attaché au projet, Warner avait refusé le doivent se contenter d’un chèque remis par les streamers, qui se
script d’American Sniper. Ils ont retourné leur veste en apprenant réservent les droits d’exploitation de leurs productions origi-
que Spielberg voulait également le faire avec DreamWorks : preuve nales. Le soutien de la WGA est loin d’être unanime : « Donner
que les désirs de cinéastes ont une influence sur le comportement un bonus aux auteurs indexé sur les recettes, pourquoi pas ; mais com-
des studios ». Neal Edelstein, qui a porté Une histoire vraie et ment évaluer un succès de streaming sans billetterie ? », conteste Lazar
Mulholland Drive pour Lynch, rejoint Avary sur le constat d’un (et il faut concéder que le mètre étalon d’un hit reste opaque
cinéma éreinté par la culture numérique. « Le streaming éduque dans le monde des plateformes). « Moi non plus, je ne suis pas
les jeunes réalisateurs à se concentrer moins longtemps, et à ne plus payé différemment selon qu’une production réservée au streaming est
concevoir pourtant que des histoires-fleuves. Je veux produire des films un four ou un triomphe, s’agace Chartier. Et souvenons-nous de la
de deux heures, pas de la merde qui s’étire sur des mois ! La Sillicon dernière grève qui nous a privés de scénaristes : c’est la téléréalité qui
Valley semble dominer Hollywood. L’I.A. devient un sujet de pré- les a remplacés et les Kardashian qui ont gagné. » Le second sujet
occupation quand on voit qu’on teste des logiciels de montage auto- est la mainmise grandissante des agences d’acteurs sur le star
matique. À quand les scripts écrits par des robots ? Cela me terrifie ». system, et donc sur les chances de bâtir les projets indépendants
Mêmes angoisses à propos d’un « appauvrissement culturel » du autour de célébrités. On nous l’explique souvent off the record
côté du Français Nicolas Chartier, connu pour un franc-parler avec des regards fuyants : face à la chute de la valeur-star (due à
tonitruant et une carrière évoquant celle d’un Saïd Ben Saïd la concurrence des influenceurs et surtout des comics – les seuls
from L.A. (il a produit Kathryn Bigelow,William Friedkin, Joe noms vraiment bankables étant ceux des super-héros), les agents
Dante et autres génies battant de l’aile dans les années 2010) : muent en chiens de garde programmant leurs poulains pour
« La disparition des auteurs s’explique par l’éducation défaillante du intégrer la série super-héroïque du moment. Pas question que
public et par une vérité pas bonne à dire : depuis que Weinstein a été l’agenda d’un tournage-fleuve soit pollué par une production
emprisonné, il n’y a plus de films intéressants dans les salles. C’était indie qui ne rapporte rien à la star (et donc à son manager).
le seul qui avait du goût à Hollywood, tout le monde suivait son Les agents eux-mêmes, moyennant l’anonymat, admettent un
avis : les acheteurs étrangers se jetaient sur les acquisitions domestiques regain de férocité dans la profession depuis le récent rachat de
de Miramax, les Américains se ruaient sur les films de Sundance la grande agence ICM par sa rivale CAA, devenue un astre noir
sur lesquels Weinstein avait fait une offre. Depuis son arrestation, le aux moyens de pression excédant ceux des studios.
marché indépendant s’est écroulé de façon catastrophique, et il était Devant ces deux pommes de discorde, les réactions
déjà fragilisé par les séries. » d’auteurs varient selon que l’on s’appelle Jim Cummings
En haut, Roger Avery dans un diner à Beverly Glen, et, ci-dessus, Deniz Gamze Ergüven dans le quartier de Los Feliz,
photographiés par Aude Guerrucci pour les Cahiers du cinéma.
En haut, Aaron Moorehead et Justin Benson dans la cour de leur condominium à Hollywood, et ci-dessus, Jim Cummunigs dans sa librairie
préférée, Counterpoint Records & Books à Franklin Village, photographiés par Aude Guerrucci pour les Cahiers du cinéma.
(révélé par Thunder Road, 2018), Eva Vives (réalisatrice d’All esprit libertaire peut-il inspirer confiance à une telle firme ?
About Nina en 2019 et d’épisodes de La Servante écarlate), Larry Benson : « Comme tout le reste de l’industrie, ils sont attirés par une
Karaszewski et Scott Alexander (tandem à l’origine de scripts compétence propre aux petits artisans. L’un de nos premiers projets,
pour Tim Burton ou Milos Forman, et bientôt pour Scorsese), Spring, nous a valu une réputation de “lovecraftiens”. À partir de
Deniz Gamze Ergüven (réalisatrice franco-turque de Mustang, là, on a eu du mal à trouver des fonds. On nous disait qu’on ne peut
2015, puis de Kings, 2017), ou encore Justin Benson et Aaron plus refaire The Thing aujourd’hui, qu’un monstre crédible aux yeux
Moorhead, inséparables champions de l’épouvante do it yourself du public contemporain coûte trop cher, etc. Alors on a dû prouver que
(dernier titre en date : Something in the Dirt, 2022). Au sujet le “lovecraftien”, c’est aussi l’invisible, l’astuce poétique à quelques
de l’industrie, tous regrettent « que la période du bain de sang centaines de dollars qui remplace les VFX. Et Marvel, qui certes a
succède à celle du chèque en blanc » (dixit Gamze Ergüven), mais les moyens, cherche aussi des gens qui savent éviter la frime des effets
avec plus ou moins de sympathie pour la WGA. Karaszewski spéciaux, car c’est le cliché du blockbuster. Nous, on aborde les plus
et Alexander minorent la détresse de leur corporation. « La gros budgets avec la même liberté : ils ne sont pas une contrainte, ils
tension entre les auteurs et Hollywood a toujours existé, et les scé- permettent de mieux dormir la nuit.»
naristes ont un peu quitté le navire en partant à la télévision », dit Depuis la petite autarcie d’auteur-réalisateur-interprète
Karaszewski, appuyé par son comparse : « Chaque génération se construite avec l’appui de David Fincher (qu’il appelle « Uncle
croit lésée et regrette un âge d’or situé vingt ans en arrière, et je suis le Dave »), et surtout depuis le bar à burritos où il nous convie, Jim
premier à regretter les années 90 où le DVD se développait et incitait Cummings regarde, lui, le cirque hollywoodien avec un déta-
une major comme Disney à produire trente films par an au lieu de chement amusé et une langue déliée. « Allons droit au but : je suis
cinq – ce qui nous a permis de vendre des histoires atypiques. Mais dans le camp de Scorsese », rit-il en renvoyant à la querelle d’Her-
déjà à l’époque, si on innovait, c’était avec des récits qui parlaient nani opposant l’auteur de Taxi Driver au règne des super-héros
de figures connues – Larry Flint ou Ed Wood, dans notre cas – et et par extension à Hollywood, cette terre maudite où « les gens
de même, aujourd’hui, il faut écrire à partir de héros en collants apprennent à vous parler en regardant par-dessus votre épaule pour
bien identifiés. » Expatriée d’Espagne et attachée à l’absence voir s’il n’y a personne de plus célèbre à aller voir ». L’auteur de la
d’ingérence dans son écriture,Vives monte plus franchement satire anti-hollywoodienne The Beta Test (où il joue un petit
au créneau : « Les séries sont devenues une solution de repli pour agent menteur et cynique) prévient d’emblée : « J’ai bossé sur le
les scénaristes, mais ils sont dès lors aspirés par le flux tendu propre deuxième Captain America chez ILM : je sais comment les contre-
au rythme télévisuel. On ne peut pas leur en vouloir de délaisser le maîtres se comportent avec les artistes. Franchement, à part du fric,
cinéma. Le manque de temps pour approfondir une œuvre, qu’elle je ne sais pas ce que les auteurs de ma génération espèrent en allant
soit personnelle ou alimentaire, est le principal problème, et ce serait chez Marvel. Le court que je vais présenter à Cannes raconte l’his-
peut-être différent avec une meilleure répartition des bénéfices. » toire d’un type de chez Marvel traumatisé par sa mission : montrer
Gamze Ergüven nous donne rendez-vous dans le quar- le prochain film de sa compagnie à un enfant hospitalisé dont c’est la
tier dynamique de Los Feliz, enfin ensoleillé. Membre de la dernière volonté. Ils ne risquent pas de m’embaucher ! On ne plaisante
WGA, elle a en commun avec le duo Benson-Moorhead pas avec les corporations, ici, affirme-t-il avant d’embrayer sur
d’incarner l’indépendance farouche et d’avoir été, à moins son expérience personnelle.The Beta Test m’a valu d’être lâché
de 40 ans, approchée par Marvel – soucieuse d’entretenir par mon agent du jour au lendemain. Mais je m’en fous, je voulais
sa vitrine Sundance, la firme avait déjà confié Les Éternels dénoncer les agences qui se substituent aux studios. Elles viennent de
(2021) à Chloe Zhao et avait même approché Lucrecia Martel. perdre une bataille contre une loi des années 20 qui garantissait les
« Comme toutes les réalisatrices de la planète, on m’a proposé Black droits sur les contrats signés aux producteurs et non aux agents. Ces
Widow. Au bout de trois rendez-vous avec des décideurs extrême- gens veulent écraser les auteurs, se montrent d’une grande violence au
ment calés en comics, c’était clair : je n’avais pas l’étoffe d’une fan. travail, derrière des airs inclusifs. L’hypocrisie du politiquement cor-
Il faut avoir grandi avec cette culture, plus qu’avoir des compétences rect bride la créativité : pour un rien, on est taxé de “problématique”.
techniques en matière d’action. Après MeToo, Hollywood a fait un Qu’est-ce que ça veut dire ? Je soutiens Bernie Sanders, et je suis
pas vers l’équité, mais la tendance faiblit, et on voit surtout des “problématique” ? Je m’en sors quand je fais de l’horreur, on laisse
hommes hériter des grands chantiers. Je ne dis pas que les portes sont mieux passer la violence. Mais je vois des étudiants en mise en scène
fermées pour moi, car mes projets rencontrent peu de résistance. Dans complètement paumés : ils m’écrivent qu’ils n’osent pas aborder cer-
l’industrie en général, les efforts inclusifs peuvent être ridicules : il y tains thèmes politiques de peur que ça nuise à leur réputation. Je leur
a quelques années, du fait de ma culture turque, je recevais tous les réponds qu’ils ont 19 ans et qu’ils n’ont pas à avoir de réputation !
scripts “Moyen-Orient”. Des récits consternants, truffés de bonnes Hollywood leur donne une éducation déplorable. »
intentions et de clichés : j’appelle ça le cinéma du Bougnoulistan
[rires] ». Benson et Moorhead, eux, jurent qu’on leur a confié De Malpaso à l’impasse ?
la réalisation de la prochaine saison de Loki (après un passage Un ultime rendez-vous est pris dans l’antre de la Warner, bien
par La Quatrième Dimension de Jordan Peele) sur la foi de leur loin du refuge indé de Cummings (encore que le cinéaste
style, certes moins éloigné de la fantasy marvelienne. Depuis de 36 ans a « du respect pour Warner DC : ils peuvent appeler, je
leur QG au cœur d’Hollywood – leurs appartements respec- répondrai »). L’historien corporate George Feltenstein, employé
tifs, collés dans le même condominium qui sert parfois de au département restauration du studio (« Ma mission est que le
décor à leurs films –, ces deux experts en combines pour « don- passé ne meure pas ») nous ouvre l’accès aux backlots de Burbank
ner à un film à 20 000 dollars l’air d’en coûter 200 millions » et où se trouvent encore le discret bureau de Jack Warner et les
portant des pulls à leur devise (« Make movies with your friends »), hangars abritant les plateaux mythiques qu’emprunte sou-
s’excusent d’emblée de ne pouvoir détailler leur expérience vent la concurrence ; puis nous conduit dans le sanctuaire des
chez Marvel « en l’absence des attachés de presse ». En quoi leur archives, entrepôt dénué de faste où les trésors dorment en
© YAL SADAT
Les entrepôts de Warner Bros. à Burbank.
rang d’oignon et à perte de vue. Rayons où s’entassent les volonté. Les liens sont solides : Chris Nolan a développé une relation
boites à chapeaux marquées aux noms de leurs propriétaires privilégiée avec nous et, même s’il est parti chez Universal, je suis
d’un jour (de la Bette Davis de Victoire sur la nuit à la Natalie sûr qu’il reviendra.»
Wood de La Grande Course autour du monde), collection de Étonnamment, Feltenstein ne cite pas M. Night Shyamalan
Batmobiles alignées comme dans le garage de Bruce Wayne, qui, à l’inverse, vient d’annoncer son départ d’Universal pour
colossales penderies où les garde-robes de Patricia Neal et de la Warner, au motif que ce nouveau contrat lui permettrait
Lauren Bacall voisinent avec celles de James Cagney et du d’exploiter ses futurs films en salles. Décision en soi dérou-
Joker… De quoi être pris par les sentiments : pour un peu, tante, Universal n’étant pas particulièrement porté sur les
l’usine gargantuesque que reste la Warner ressemblerait à un plateformes. Un signe d’étrangeté en plus, couplé à la pluie
fragile musée de verre où la mémoire du cinéma crie à l’aide diluvienne qui revient s’abattre sur Burbank au moment où
pour qu’on la sauve de la poussière et de l’oubli. Mais il y l’on quitte l’entrepôt des archives : à l’image de sa météo chan-
a de quoi être pris de vertige, aussi, en traversant un décor geante, Hollywood témoigne de relations plus informes que
d’anywhere town (comme on nomme ces répliques de petite jamais entre la grande industrie et les auteurs, faites non plus
ville américaine réutilisées à l’envi) où la banque de Bonnie et seulement d’alliances, de divorces et de coups dans le dos,
Clyde d’Arthur Penn dévisage le saloon où John Wayne se fait mais aussi d’accointances indues entre capitalisme et artisanat
descendre dans Le Dernier des géants de Don Siegel, terres de sauvage, de revirements imprévisibles d’un format à l’autre,
pèlerinage conservées avec autant d’ardeur qu’on semble en de stratégies que la raison ignore, faisant de cette place forte
mettre, aujourd’hui, à se séparer des auteurs maison. « Malgré un lieu où les cinéastes craignent pour leur art sans craindre
ce qui s’est dit dans la presse, Clint a toujours ses bureaux ici et il pour leur avenir, où aucune tendance commune n’émerge,
y vient chaque jour quand il n’est pas à Carmel ! », tente de ras- mais où les réalités contradictoires des uns et des autres coha-
surer Feltenstein (Andrew Lazar croit savoir que son ex-col- bitent sans s’annuler – comme si ce désert agité avait pris
laborateur plancherait en effet sur un prochain projet avec le la forme des multivers labyrinthiques dont raffolent ses rois
studio). « L’ère de nos collaborations au long cours avec les cinéastes contemporains. ■
n’est pas finie : notre PDG actuel répare les relations abîmées avec
d’autres cinéastes sous la précédente direction, lorsque leurs films, à Sauf mention contraire dans le texte, propos recueillis
cause de la pandémie, ont dû basculer vers le streaming contre leur par Yal Sadat à Los Angeles entre le 27 février et le 10 mars.
La productrice de David Robert Mitchell, de Moonlight et d’Aftersun continue de privilégier les auteurs.
Rien à perdre
Entretien avec Adele Romanski
© SARAH MAKHARINE
À l’heure où les marges de l’entertainment se réduisent à Hollywood,
comment y conserver son indépendance, hors des franchises et du
cinéma de genre stricto sensu ?
L’époque me rappelle beaucoup ce que David Robert Mitchell
et moi avons vécu au temps de The Myth of the American
Sleepover. On l’a tourné en 2008, en pleine crise des subprimes.
La plupart des producteurs établis aux États-Unis étaient aux
abois et luttaient pour faire face aux coupes dans les budgets.
Nous n’avions aucune expérience et peu de ressources, ce qui
nous a permis d’être radicaux, car on n’avait rien à perdre. Il
faut vivre la transition de cette manière : l’adversité permet à
l’esprit d’indépendance de prospérer. Mais vous me posez la
question dans un bon jour : il n’y a pas tout le temps de quoi
être optimiste, je le reconnais…
forumdesimages.fr
ÉVÉNEMENT
Après dissipation
des brumes
Entretien avec David Lynch
CAHIERS
David LynchDU quelques cadeaux des Cahiers) sur la terrasse de ses bureaux18à Hollywood Hills, photographié par Yal Sadat.
CINÉMA
(avec AVRIL 2023
ÉVÉNEMENT
La neige tombée ces derniers jours à Los Angeles aurait pu inspirer l’un
de vos « Weather Reports », ces pastilles météo que vous postiez sur
YouTube. Pourquoi avez-vous arrêté ?
Oh, boy. Je devais être arrivé au bout. L’expérience s’est termi-
née sur une note très positive. Mon dernier bulletin météo a eu
lieu un vendredi. Je faisais toujours quelque chose de spécial ce
jour de la semaine, alors j’ai recommandé une chanson, «The
World Spins », notre préférée de toutes celles que nous avons
composées avec Julee et Angelo (Julee Cruise, interprète des chan-
sons de Blue Velvet et de Twin Peaks, et Angelo Badalamenti, son
compositeur, tous les deux disparus en 2022, ndlr). Il m’a semblé que
c’était une bonne fin. Désormais, je peux dormir plus long-
temps le matin. J’étais obligé de me lever très tôt pour consulter
le vrai bulletin météo. En deux ans, je n’en ai pas raté un seul.
Une chose heureuse, c’est votre rôle dans The Fabelmans de Spielberg.
Au départ, je ne sais pas pourquoi, mais je ne voulais pas le
faire. Il y avait la pandémie, et d’autres problèmes. Mais Steven
et Laura Dern sont amis. Laura a plaidé pour que j’accepte.
UNIVERSAL PICTURES AND AMBLIN ENTERTAINMENT/© 2022 STORYTELLER DISTRIBUTION CO., LLC.
David Lynch dans le rôle de John Ford dans The Fabelmans de Steven Spielberg (2022).
Puis Steven m’a parlé. Je lui ai dit que Peter Bogdanovich idée, je fais un film. Et j’ai confiance dans le sens commun pour
devrait plutôt le faire : il avait connu John Ford, il aurait été me montrer comment avancer en m’impliquant dans chaque
parfait. Mais Steven m’a répondu : « Non, non, non. C’est toi qui aspect. Les idées sont tout pour moi. D’après les yogis, toutes
dois le faire, David. –Bon, d’accord, d’accord… » En acceptant le les composantes du monde proviennent de la conscience. Et la
job, je me suis rendu compte que Steven Spielberg était un conscience peut prendre la forme de n’importe quoi : un hiver
type super. Je veux dire par là : un être humain réellement bon. à L.A., un être humain, un écureuil… Cet océan de conscience
J’ai finalement adoré travailler avec lui, pour lui. Je n’ai tourné pure, c’est ce que la physique quantique appelle un champ uni-
qu’un seul jour, mais c’était très amusant. Pour me préparer, j’ai fié. Toutes les idées jaillissent de ce champ par trillions, et on
regardé des interviews de John Ford. D’une façon très bizarre, je les attrape comme des poissons. Alors, de temps en temps, j’en
lui ressemblais assez quand j’ai essayé le chapeau et le bandeau attrape une, et si j’en tombe amoureux, c’est pour deux raisons :
sur l’œil. Alors je me suis dit : OK, je peux le faire. Les pièces la beauté de l’idée en elle-même et la manière dont le cinéma
du costume me sont parvenues en avance afin de pouvoir m’y pourrait l’exprimer. La combinaison des deux vous fait tomber
habituer, me sentir à l’aise dedans. De toute façon, c’était à peu amoureux, et vous avez alors assez d’énergie pour transmettre
près mon genre de vêtements : j’aime les pantalons taille haute l’idée à tous vos collaborateurs, pour finalement emmener le
à l’anglaise, ce genre de choses. poisson sur l’écran.
Que pensez-vous du conseil donné par Ford dans la scène : ne jamais Cela rejoint le sujet de The Fabelmans : une idée entêtante, et comment
mettre l’horizon au milieu du champ, sans quoi l’image est « ennuyeuse elle se change inéluctablement en film.
à crever » ? C’est un récit sur le cinéma, oui, et sur la manière dont Steven
C’est intéressant. Ford a fait beaucoup de westerns d’envergure, en est tombé amoureux. Et ça va même au-delà : pour moi,
où les paysages comptent tant. Ce doit être une découverte The Fabelmans porte sur cette question qu’on se pose quand
faite au fil de sa carrière et qui ne valait que pour lui jusque- on voit, par exemple, ces gens qui savent jouer parfaitement du
là. C’est le conseil de quelqu’un qui devait beaucoup regarder piano à l’âge de 3 ans. On se demande : comment se fait-il que
dans l’œilleton de la caméra et composer lui-même le plan. Il cet enfant de maternelle sache jouer les sonates de Beethoven,
y a des cinéastes-photographes : ils cadrent, s’orientent vers la alors que Billy, le gosse du voisin, n’est même pas arrivé à
gauche, vers la droite, perçoivent la meilleure décision sans trop suivre l’école jusqu’au lycée ? On en vient à penser que les
la comprendre, puis prennent la photo. Ce qu’a dit Ford vient êtres humains ont plusieurs vies. C’est comme le film Un jour
d’une émotion, plus que d’une théorie. sans fin : à force de vivre plusieurs fois, certains ont développé
un talent et arrivent dans leur nouvelle vie avec des compé-
Il aurait semblé contradictoire de vous choisir, vous, pour incarner la tences optimisées. Spielberg naît dans cette famille, et boum !
défense d’une théorie. il a le cinéma dans le sang. C’est la preuve qu’il vient d’une
Je n’ai jamais fait d’école de cinéma, je pense qu’on apprend existence antérieure qui continue dans le présent. On dit que
par la pratique. Chaque individu a son propre style, il faut juste la vie est un continuum. On ramasse toujours ce qu’on a laissé :
trouver sa voix, rester fidèle à l’idée. C’est la seule règle : rester on s’endort le dimanche soir, puis on se réveille, c’est lundi. Et
fidèle à l’idée. Mais chacun voit midi à sa porte : les mordus de on continue…
cinéma cherchent l’inspiration dans les films du passé, comme
Martin Scorsese qui en stocke des dizaines de milliers dans Le film parle aussi d’une image traumatique d’où naît le désir de filmer.
sa vidéothèque. Moi, je ne veux pas me confronter à trop de Y a-t-il une image terrible, ou simplement marquante, qui a fondé
modèles, je tiens à découvrir les choses par moi-même et à ne votre vocation ?
rien apprendre intellectuellement. Je sors de chez moi, j’ai une Non, rien de traumatique dans mon cas (rires). Il y a plusieurs
raisons de faire un film. La principale, pour moi, c’est l’idée : écran à Cannes. Les projecteurs ressemblaient à des engins de
ce média magique peut la traduire. Le cinéma peut dire science-fiction soviétique. Ils étaient si massifs, si space age. Le
les abstractions. son et l’image n’étaient pas joints, c’était une copie 35 mm
pleinement magnétique. Thierry Frémaux m’a dit que l’écran
The Fabelmans confronte aussi deux idées de la mise en scène : était plus grand à cette époque, ils l’auraient rétréci depuis.
comme la captation d’un chaos, ou comme l’organisation d’un J’ai répondu : « Thierry, c’est une blague ? Un écran plus petit ? À
monde dont on garde le contrôle, pour se rassurer. Cannes, le plus grand festival du monde ? – Oui, il faut pouvoir le faire
À moins d’être un documentariste qui filme le chaos comme disparaître pour les conférences sur scène.» Sincèrement, vous allez
il se produit, un cinéaste dirige plutôt les images qu’il a attra- compromettre le cinéma pour une conférence ? C’est horrible !
pées comme des poissons. Elles sont là, à moitié advenues, Bref, à cette époque, l’écran était géant. Le son était analogique,
enregistrées dans son cerveau, et elles peuvent revenir sans pas numérique, et il a rempli cette salle de manière incroyable.
cesse puisqu’elles sont comme une galerie dans son esprit, une C’était si puissant, pas pour faire mal, mais pour vous emplir,
galerie d’images, de sons et de sentiments, il peut les consulter vous faire éprouver le son au plus profond de vous-même.
aussi souvent qu’il veut. Le scénario est là pour vous rappeler Cette expérience incroyable ne se reproduira plus jamais.
ce qui se trouve dans cette galerie – c’est la seule raison pour
laquelle je m’en sers, d’ailleurs. Twin Peaks a été pensé pour la télé, et Mulholland Drive a failli être
un pilote de série.
Votre ancien producteur Neal Edelstein pense que l’absence d’hésitation La projection de Mulholland Drive à Cannes avait été sacrément
est le point commun entre vous et Ford. réussie. Twin Peaks, c’était pour le câble, et c’était super, mais ça
Absolument, je sais ce que je veux. Et je vais le chercher. aurait été mieux sur grand écran ! Afin de sonner vraiment bien
Chaque élément doit sembler juste avant de quitter le plateau. à la télé, vous devez compresser le son. C’est un compromis, sans
Je ne sais pas comment font Ford et les autres, mais j’éprouve lequel ça ne sonne pas bien. La télé, ce n’est pas mal, ça permet
de l’admiration pour quiconque a le courage de faire un long ce principe de continuum dont je parlais, on peut entrer plus
métrage. On partage tous une expérience commune. Je ne sais en profondeur dans l’histoire, déverser ses idées comme dans un
pas grand-chose des différences entre les réalisateurs. Enfin, je fleuve, ça peut continuer encore et encore, c’est si excitant. Mais
suis arrivé à un stade où j’ai vu beaucoup de films, mais je sais dire au revoir aux salles de cinéma est la partie la plus dure. L’art
juste que j’aime Billy Wilder, Frank Capra, Stanley Kubrick, et essai, c’est fini. Les propriétaires de salles doivent montrer des
Alfred Hitchcock et plein d’autres. films de super-héros pour survivre, mais ils ne deviennent pas
multimillionnaires. Ils continuent pour l’amour du cinéma. Il
Selon Edelstein, on ne pourrait pas faire Une histoire vraie aujourd’hui reste des héros qui se battent pour lui.
car c’est justement une simple histoire, sans concept.
Oh, on peut faire ce qu’on veut. Je ne sais pas si l’air du temps Vous n’avez toujours pas vu le Dune de Denis Villeneuve ?
est si important. On continue de faire des films sur la Seconde Je ne le regarderai jamais, et je ne veux même pas que vous
Guerre mondiale alors qu’elle est finie depuis longtemps, ou m’en parliez, jamais.
même sur Jeanne d’Arc. On peut faire ce qu’on veut si on
trouve une équipe et des lieux de tournage. Si on peut le pen- Le portrait d’Hollywood que vous faisiez dans Mulholland Drive
ser, on peut le faire. Et si on a assez d’argent. reste-t-il pertinent ?
Je ne savais même pas que c’était un film sur Hollywood ! Je l’ai
Mais précisément, aujourd’hui on utilise l’argent différemment. compris après. Des idées surgissent dans votre conscience, vous
C’est vrai. Les longs métrages sont en mauvaise posture, les les voyez, les entendez, et quand elles coagulent, vous voyez un
séries ont pris leur place. Les gens ne vont plus autant en thème émerger.Vous le couchez sur le papier, et ça se change
salles qu’avant, le coronavirus a mis un coup d’arrêt. Avant, on en scénario. Ce n’est pas une fin, mais un moyen d’organiser
fabriquait un long métrage pour le grand écran, avec de belles les idées. Et alors vous traduisez ça, et vous vous dites : oh,
et grandes enceintes. On bâtissait le film comme s’il était lui- c’est une histoire qui parle d’Hollywood. Mais ce n’est pas un
même un théâtre. On pouvait s’asseoir et vivre réellement cette commentaire sur Hollywood en soi. C’est une histoire qui y
expérience d’entrer dans un tout nouveau monde. Maintenant, est située. J’ai compris tardivement que Mulholland Drive devait
tout ça appartient aux foutus livres d’histoire ! C’est affligeant. commencer… sur Mulholland Drive ! Les gens disent : « C’est
Et plein de choses sont vues sur les téléphones. Je dis toujours : sur la condition des femmes à Hollywood », mais non ! Ce n’est pas
les gens pensent qu’ils ont vu un film, mais s’ils l’ont regardé sur les actrices, mais sur une femme et son expérience, sur un
sur un téléphone, ils n’ont rien vu. C’est triste. Mais ils disent : homme et son expérience.
« On s’en tape, on l’a vu, c’est ton problème si tu penses le contraire.»
Qu’est-ce que vous voulez faire ? Hollywood a inspiré beaucoup de cinéastes, récemment.
Le film de Tarantino montre que les choses auraient pu tourner
Vous pensez que la défense des salles est essentielle à la survie des autrement. C’est un sacré bon film de vengeance, en version
auteurs à Hollywood ? feel good.
Big time. Big time! Et encore, dans les multiplexes, les gens sont
sur leurs téléphones ou discutent dans une salle à moitié vide, le Pourquoi la nostalgie s’empare-t-elle des filmeurs de L.A. ?
son est moyen, les niveaux ne sont pas vérifiés. Ça reste mieux Parce que c’est une ville-rêve, la cité des rêves. De si grandes
que la télé, mais à peine. Je crois que la plus belle expérience choses sont arrivées ici. Cette ville a attiré des gens de toute
que j’ai eue en salle, c’était de voir Sailor et Lula sur grand la planète pour vivre la vie comme un songe. Ils sont venus
© 2001 STUDIOCANAL
Mulholland Drive de David Lynch (2001).
pour différentes raisons, mais surtout pour le cinéma. Alors flambant neuf qui était à la pointe du raffinement technique.
tous les effets collatéraux de ce média se sont concentrés dans Un Français dont j’ai oublié le nom m’a raconté : « Sur l’écran
la ville Et elle est devenue autre chose : elle s’est mise elle- est apparu ton film, Eraserhead. Mais ce n’était pas du noir et blanc.
même à inspirer des idées qui sortent de partout, qui bour- C’était du noir et argenté… C’était tellement beau. Les couleurs de
geonnent et poussent comme des plantes. Ces films récents la foule répondaient à celles de l’écran. » Je me suis représenté cette
expriment l’idée du temps qui passe, de toutes ces choses du soirée, et je peux encore la voir… Et ces gens en smoking,
vieil Hollywood qui tient encore à peine debout. Comme la c’est le sommet de l’élégance. C’est ce que devrait être une
ville est reconstruite chaque année, toutes ces vieilles choses projection : une soirée avec plein de monde en smoking. C’est
sont transformées, perdues, démolies. Alors il y a une langueur, une tradition si précieuse.
une nostalgie pour l’âge d’or du cinéma. Bon, des tas de mau-
vaises choses devaient arriver à cette époque. Mais c’est le rêve Votre court de 2018 Ant Head renoue aussi avec le motif de la tête,
qu’on regrette. Peut-être qu’il pourrait revenir. si fort dans Elephant Man et Eraserhead.
Ant Head, ah bon ! Je veux le voir, je ne m’en souviens pas.
La cité s’est réveillée de son rêve, en somme ? Vous m’enverrez le lien !
On pourrait dire qu’elle s’est réveillée avec une gueule de bois.
C’est parmi ce que vous avez fait de plus horrifique, dans une ère où
Les courts métrages que vous tournez ces dernières années sont aussi l’épouvante fonctionne bien.
un moyen de réactiver le rêve ? L’horreur, franchement, je pourrais en parler des heures…
J’aime toutes les formes de cinéma, j’ai adoré travailler avec En général, je dis bien « en général », le cinéma, la musique et
Jack (le singe dirigé et en partie animé dans Qu’a fait Jack ?, ndlr), les livres reflètent l’époque dans laquelle on vit. En regardant
et faire le film avec Marek Zebrowski, Fire. L’animation me autour de vous, vous voyez que les films d’horreur sont super
plaît. Oui, il reste des choses qu’on peut faire, tant qu’on a les populaires. Et la violence aussi. On vit dans un monde flippant,
idées. Peu m’importe si c’est un long, une série, un court : si brutal. Des tas de choses terribles se produisent. Je pense réel-
je suis amoureux de l’idée, je veux le faire. Si j’avais les forces, lement qu’on se rapproche du point où les mauvaises choses
je préférerais me lancer dans une série. Si j’avais les forces… vont s’arrêter, et de bonnes vont commencer. Enfin… Je ne
peux pas vous le prouver, mais c’est mon sentiment. Et d’après
Une des plus belles choses dans vos courts, c’est qu’ils renouent avec ce que j’entends, nous vivons une année décisive : 2023 est la
le noir et blanc. fin d’une transition en cours depuis longtemps, et il semble
C’est drôle que vous m’en parliez, j’avais rendez-vous il y a qu’on atteigne vite un moment très heureux pour le monde.
deux jours avec Fred Elmes, le chef opérateur d’Eraserhead, J’espère que c’est vrai.
qu’on a tourné avec de la pellicule noir et blanc Double-X.
Il y a la +X, la Double-X et la Tri-X. Fred m’a dit qu’on ne Une transition de quoi à quoi ?
faisait plus que de la Double-X, ma préférée. Elle est tout Une transition du fer vers l’or.
simplement exquise. Le noir et blanc est si sublime. (Il marque
une pause soudaine et longue, sa voix se met à trembler). On peut « D’après ce que j’entends » : d’après qui, au juste ?
remonter le temps plus facilement avec le noir et blanc, on D’après disons, d’après ce que les temps demandent. Il est
peut… visiter un autre monde. Un jour, on avait envoyé une temps que cette transition se produise.
magnifique copie d’Eraserhead à Deauville. Le film a été pro-
jeté tard le soir, lors d’une séance avec tenue correcte exi- Entretien réalisé par Yal Sadat
gée, les gens sont venus s’asseoir en smoking dans ce cinéma à Los Angeles, le 6 mars.
A P R È S FIRST COW ,
L E N O U V E AU F I L M D E KELLY REICHARDT
AU CINÉMA LE 3 MAI
Adaptation :
ÉVÉNEMENT
CALIFORNIA SCREENIN’
par Jacky Goldberg
Shuttered Venue Operators Grants « populistes », comme il les appelle, que les marges bis, voire X, du
« Les affaires sont difficiles en ce moment », reconnaît Greg Laemmle, cinéma. Dans le cadre du mois dédié à la « Nouvelle chair », il a
PDG de la chaîne qui porte son nom, fondée en 1938 par son ainsi montré du porno arty. « Ce qui m’intéresse c’est de constituer
père Bob (lui-même un neveu de Carl, cofondateur d’Universal une communauté cinéphile, dans laquelle on s’éduque et on s’amuse
Pictures). « Notre box-office, qui s’établit en moyenne à un peu plus ensemble, comme sur un terrain de jeu », lance-t-il.
de la moitié de ce qu’il était en 2019, est en train de remonter dou-
cement, essentiellement grâce au retour de films à gros potentiel. Pour Âge d’or alternatif
le cinéma art et essai, en revanche, c’est plus compliqué », précise le Tandis que les films exigeants ont de plus en plus de mal à
patron du plus grand réseau de salles dédiées à ce type de films trouver leur public dans les salles traditionnelles – y compris
dans la région de Los Angeles, avec trente-huit écrans répar- dans une métropole de dix millions d’habitants réunissant la
tis sur sept sites. À la tête de son affaire familiale, Laemmle a plus forte concentration au monde de travailleurs de l’industrie
failli perdre espoir durant les treize mois de fermeture, mais il cinématographique –, les programmations alternatives explosent
a pu tenir grâce aux aides gouvernementales. Notamment les à Los Angeles. « C’est même probablement leur âge d’or ! », s’exclame
Shuttered Venue Operators Grants, ces 16 milliards de dollars Micah Gottlieb, qui a créé début 2022 son ciné-club bimen-
de subventions votés par l’administration Biden début 2021. suel Mezzanine Films, consacré à des films rarement montrés,
Surtout, il s’est adapté aux nouvelles règles du jeu à la réou- avec un fort tropisme français : Arnaud Desplechin, Philippe
verture : davantage de films commerciaux, une programmation Garrel, Jacques Rivette, Pierre Clémenti ou Catherine Breillat
rajeunie et plus d’événements « pour tenter de rendre chaque pro- ont notamment ses faveurs.
jection unique ». Sans renier l’ADN de sa marque – des films Ce jeune archiviste né à Los Angeles mais formé entre New
en langue étrangère relativement pointus, comme Pacifiction ou York et Paris se souvient que lorsqu’il était adolescent, dans les
Retour à Séoul récemment –, il a ainsi dû faire de la place à des années 2000, seule une poignée de lieux programmait des films
films commerciaux destinés à un public jeune, le seul qui soit de répertoire ou non commerciaux : l’American Cinematheque
vraiment revenu dans les salles depuis la pandémie. (qui opère toujours après quarante-deux ans), l’universitaire
Événementialisation, création d’expériences et dîner devant UCLA Film & Television Archive (à la programmation désor-
le film, c’est la stratégie historique d’Alamo Drafthouse, une mais irrégulière), le Film Forum (pour le cinéma expérimental),
chaîne texane au succès fulgurant depuis sa création en 1997 ou le Cine Family (aujourd’hui fermé). Or les cinémas alter-
à Austin, qui compte aujourd’hui une quarantaine d’établisse- natifs n’ont par la suite cessé de se multiplier, avec une accélé-
ments sur l’ensemble du territoire. Son multiplexe de douze ration ces cinq dernières années. Une brèche ouverte en 2007
écrans sis dans un centre commercial rénové en plein cœur de par New Beverly, lancé par Quentin Tarantino avec le principe
Downtown L.A. n’a eu que neuf mois, entre son ouverture à d’un double programme en 35 mm tous les soirs pour un prix
l’été 2019 et le début du Covid au printemps 2020, pour trou- modique – et des séances presque toujours complètes.
ver ses marques. Mission impossible. Passée près du gouffre, cette S’y sont depuis engouffrés : le sympathique Secret Movie
salle, que l’on pourrait comparer à un MK2, a néanmoins su Club, le foutraque Whammy Analog Media, le chic Cinespia,
rebondir dès la réouverture en adoptant une méthode qualifiée ou récemment le forcément plus institutionnel Academy
« d’agressive » par son programmateur Jake Isgar. « Fun », « créatif », Museum. « L.A. a désormais une offre patrimoniale très riche, et
« palpitant », sont les maîtres mots de ce trentenaire prolixe qui on a tous les jours l’embarras du choix pour ce qui est de revoir des
multiplie festivals et soirées thématiques, avec un penchant pour films anciens. Pour le cinéma d’art et d’essai, c’est en revanche plus
le cinéma de genre et le culte. ardu, explique Jordan Cronk, fondateur en 2016 du ciné-club
Cette stratégie est aussi celle du mono-écran Brain Dead itinérant Acropolis Cinema. Mais on progresse ! » Vital pour l’éco-
Studios, sis dans l’antédiluvien Silent Movie Theater, en plein système cinéphile, Acropolis se concentre donc sur les films
cœur du quartier juif, sur Fairfax Avenue. Le jeune Australien récents n’ayant pas trouvé de distributeur. Critique de cinéma
Daniel Gross y construit depuis trois ans sa programmation et infatigable arpenteur de festivals, Cronk ramène par exemple
comme un marabout-bout de ficelle, explorant autant les films au public angeleno les trésors d’Hong Sang-soo ou ses trou-
vailles de Locarno lors d’un mini-showcase annuel. Conscient
qu’il faudrait au moins un ou deux autres équivalents pour
ANDREW MAXWELL
De gauche à droite : Joaquin Phoenix, Colin Anderson (opérateur Steadicam) et Paul Thomas Anderson sur tournage d’Inherent Vice (2014).
Aberration urbaine, Los Angeles a peut-être créé le cinéma, mais le cinéma peut-il encore créer
L.A., ou la ville est-elle lessivée par les clichés ? Au moment où le Forum des images (Paris)
ouvre cycle qui se prolongera jusqu’à juillet, parcours à travers le cinéma contemporain d’une ville toujours
entre rêve et cauchemar.
CAPITALE DU PASSÉ
par Yal Sadat
sa ville natale sous les problématiques de la surexploitation et Seulement, les films de PTA ou de Tarantino (et de
de l’épuisement – sujets qu’il est tentant de transposer sur le Mitchell dans une moindre mesure) ont en commun de
terrain du cinéma. Comment Anderson fait-il pour renou- réduire l’horizon angelin à celui d’une nostalgie enivrée. On
veler encore l’imagerie d’une ville que l’on a filmée au point a certes retrouvé du pétrole magique sous l’ancien désert,
d’avoir siphonné son capital esthétique ? En tant que motif, mais la beauté qu’il alimente a quelque chose de morbide.
n’était-elle pas parvenue au bout de ses ressources ? La folie Avec l’essai City of Quartz (sous-titré en français Los Angeles,
intrinsèque qu’on lui connaît pouvait-elle encore être trans- capitale du futur, 1990), Mike Davis a bien montré comment la
cendée par la folie du cinéma lui-même ? Quelques années Babylone de l’Ouest américain s’est illustrée, tout au contraire,
plus tôt, Drive (Nicolas Winding Refn, 2011) ou Night Call comme l’éternel avant-poste des visions d’avenir. Des premiers
(Dan Gilroy, 2014) revenaient vers les représentations clin- promoteurs de la fin du xixe siècle fourguant la ville comme
quantes et semi-publicitaires de ce territoire, jonglant entre un éden hygiéniste où la santé est promise à chacun, jusqu’aux
son potentiel épique et ses chatoiements solaires très « greetings grands avènements annoncés par la scientologie (aux fron-
from California », à la manière d’un William Friedkin (Police tières de l’eugénisme), des avant-gardes artistiques jusqu’aux
fédérale, Los Angeles, 1985) ou d’un Michael Mann (Heat, corps surhumains exaltés le long de Muscle Beach (dont les
1995), tout en célébrant la facette nocturne de la ville, explo- carcasses noueuses des blockbusters dits « reaganiens » seront
rée mieux que jamais par Driver de Walter Hill (1978). Bien les plus célèbres avatars), L.A. est bien restée longtemps la
qu’inspirés, les films de Refn ou de Gilroy laissaient l’impres- « capitale du futur ». Quant à l’industrie hollywoodienne, elle
sion que jamais plus on ne verrait ce paysage filmé autre- aura, dès sa création, en grande partie vécu sur des promesses
ment « qu’à la manière de ». Ils semblaient annoncer un point d’avancées technologiques sans cesse réaffirmées. Tous ces
WILSON WEBB/© 2014 WARNER BROS. ENTERTAINMENT INC.
de saturation, un pic imagier suggérant qu’il était impossible grands lendemains ont été démythifiés depuis longtemps par
de raviver les puissances baroques de cette vaste aberration des contre-imageries : au premier chef, bien sûr, celle du « L.A.
(sub)urbaine qu’est le relief angelin, sans doute le plus filmé noir » qu’Hollywood a popularisé en profitant des intrigues
au monde (si bien qu’on ne sait plus si cette ville a inventé le de Chandler, Hammett ou Cain pour révéler l’envers cras-
cinéma ou le contraire, comme en témoigne le documentaire seux de la vitrine hollywoodienne. D’Assurance sur la mort de
de Thom Andersen, Los Angeles Plays Itself, 2003). Précédé de Billy Wilder (1944) à En quatrième vitesse de Robert Aldrich
quelques grandes réussites de la seconde moitié des années (1955), le « noir » s’encanaille à Bunker Hill ou sur le tracé
2010 – dont un autre film d’Anderson, Inherent Vice (2015) –, en lacets des routes scabreuses dépassant de la cité comme
Licorice Pizza est donc venu régénérer l’imaginaire local. Avec des tentacules, tandis que Boulevard du crépuscule du même
Quentin Tarantino (Once Upon a Time… in Hollywood, 2019), Wilder (1950) renvoie les beaux quartiers traversés par Sunset
David Robert Mitchell (Under the Silver Lake, 2018) ou Sean Boulevard à leur dimension de mouroir pour vieilles gloires
Baker (Tangerine, 2015), Anderson a prouvé que le dédale sud- consumées. En somme, le contrepied des utopies angéliques
californien pouvait encore se cartographier avec la boussole avait été pris depuis longtemps, au point de changer L.A. en
du lyrisme. cimetière de futurs avortés.
Chérie, j’ai rétréci L.A. la coquetterie ou du pis-aller financier que du réel désir d’en
Le Los Angeles d’Anderson et consorts arrive après ce grand capturer le reflet miniature. Téléphone de poche, Los Angeles
travail de sape, décliné parfois sous des formes inattendues de poche : la principale transgression du mythe L.A. tient à cette
(la science-fiction de Blade Runner, le grotesque de The Big manière de faire rétrécir les rues. Bien que situé de nos jours,
Lebowski), et les auteurs concernés en ont bien conscience. Par Tangerine investissait la vieille ville (Downtown) pour confronter
quoi s’explique alors leur entêtement rétro, leur négation de l’ensemble du territoire à sa décrépitude. Tentation apocalyp-
la tradition futuriste liée à ce décor ? Réponse la plus facile : tique ? Au contraire : réduire les avenues à des dimensions plus
par la mort du cinéma ou, pour le dire avec moins de gran- raisonnables, voire étriquées, c’est inventer un paysage fragile,
diloquence, par le regret « d’une époque où les films comptaient qu’il faut donc dorloter comme un être cher ; c’est opposer une
davantage » – ce sont les mots de James Gray, dont le regard est banalité extrême, rassurante presque, au cliché d’une mégapole
new-yorkais donc distancé (voir Cahiers n°792). L.A. représente indomptable et vertigineuse, avec ses boulevards surchargés et
sans nul doute un art en perdition et un sens du collectif que ses échangeurs enchevêtrés. Pour Baker,Tarantino et Anderson,
pleurent ses contemporains, mais l’avenir incertain du cinéma et la flèche du temps s’est arrêtée, parce que Los Angeles ne s’étend
de la culture populaire, sujet central seulement chez Tarantino plus : il rétrécit vers l’intime.
et Mitchell, ne suffit pas à expliquer le sentiment inédit de voir Hormis son segment consacré à un chauffeur de taxi,
l’espace angelin filmé comme on exhume une boîte à bibelots Tangerine est d’ailleurs essentiellement un film piéton. Évidente
enterrée dans l’enfance. Tangerine, sans être requis par le deve- hérésie, dans un tel environnement. L’acteur au point mort
nir du cinéma, ni même par les souvenirs de l’auteur (Sean de Once Upon a Time… in Hollywood, Rick Dalton (Leonardo
Baker vient de la côte Est), donnait le ton en 2015 : filmer ces DiCaprio) est lui aussi ramené à la condition pédestre du fait
blocs alignés à perte de vue avec un iPhone tenait moins de d’un retrait de permis, ce qui resserre ses liens d’amitié avec sa
© 2015 TANGERINE FILMS LLC
doublure et chauffeur, Cliff Booth (Brad Pitt) ; leurs errances jeune premier (Alden Ehrenreich) l’usage du mid-Atlantic accent,
d’un quartier à l’autre brossent un paysage repensé comme ce mélange d’intonations américaines et britanniques adopté
grand chez-soi collectif, dont la demeure de Dalton sur Cielo par le show-business durant la période classique : Hollywood
Drive serait le centre de gravité. La Volkswagen de Booth ratisse n’est plus un fantasme hors de portée, mais un petit empire du
Hollywood mais s’engouffre surtout dans des temps morts, dans babil et des phrasés imaginaires – nul besoin des gesticulations
des petits événements qui n’en sont pas. Les durées se dilatent, grimaçantes de Babylon (Chazelle, 2022) pour lui faire un sort
comme le temps s’étire pour les marcheurs à Los Angeles. « À Los Angeles, les histoires ne s’empilent pas verticalement : les
C’est d’ailleurs en clopinant seul et hagard que Dalton ren- films déploient une ou deux lignes narratives, peut-être trois si on a
contre ses voisins Sharon Tate et Roman Polanski, ainsi qu’une vraiment de la chance, et elles s’enchevêtrent presque dans le même
jeune comédienne surdouée (avatar de Jodie Foster) qui lui champ », disait Paul Thomas Anderson (Cahiers n° 783). Certes,
redonne le goût du jeu. Tout le monde semble se croiser et se Short Cuts (Altman, 1993) avait déjà donné à voir ce genre
reconnaître dans la company town telle que la voit Tarantino : de trajectoires quotidiennes intriquées de manière à dessiner
les célébrités habitent les lieux comme un grand village des la ville comme le carrefour des destinées. Mais ces films plus
Schtroumpfs. Adolescence oblige, on marche beaucoup aussi récents s’écartent de la chronique pour diluer tout réalisme (et
dans Licorice Pizza, qui synthétise cet effort de saisir un petit toute actualité) dans le bain du rêve et du souvenir. Il ne s’agit
Los Angeles. Gary et son amie Alana (Alana Haim) circulent pas de choisir l’onirisme pour lui-même, ni de déréaliser L.A.
dans la ville comme dans une colonie de vacances – Alana sous prétexte qu’il serait la capitale des rêves – facilité dans
conduit un camion tant bien que mal, mais le plus important laquelle se vautre Blonde (Andrew Dominik, 2022). Pas plus
est de courir à tout bout de champ, comme Gary à l’annonce qu’il ne s’agit de saboter ces rêves-là sous forme d’un grand
de la pénurie. Quant à Under the Silver Lake, sa relecture pié- hara-kiri hollywoodien : Southland Tales (Kelly, 2006) et Maps to
tonne et aquatique du Privé (Robert Altman, 1973) permet the Stars (Cronenberg, 2014) ont déjà fait souffler sur la vallée
d’envisager les petits faits vrais inaccessibles à l’automobiliste. le vent suicidaire d’un collapse énergétique, avec leurs person-
Puanteur des sconses planqués dans les buissons (qui imprègne nages d’idoles déboussolées par les pilules ou les canons qu’elles
vite les humains), immondices cachées sous les trottoirs et les braquent sur leurs propres visages. Le geste commun de PTA,
belles villas : Mitchell dresse le portrait olfactif d’un L.A. à fois Tarantino ou Mitchell relève plutôt d’une écologie réparatrice
psychédélique et aussi prosaïque qu’une poubelle – ou qu’un et réconciliatrice. Il consiste à prendre acte de ce qu’est devenue
dépotoir réservé aux mégatonnes de merde générée par la pop la ville au xxie siècle : non plus un mythe mais, plus que cela, un
culture occidentale. Pour tous ces aventuriers de l’ordinaire et home sweet home familier de tous ; l’humanité entière vient de Los
du trivial, la dénommée « usine à rêves » n’a même plus le par- Angeles puisqu’elle est gavée non seulement de sa production
fum de stupre et de mystère sordide qu’elle peut avoir dans le culturelle, mais aussi des psychoses qui macèrent sous son écorce,
film noir. Pas plus qu’elle n’est couverte du voile mélanco- tel Andrew Garfield dans Under the Silver Lake. Conjuguer au
lique dans lequel l’enveloppait La La Land de Damien Chazelle passé ce dialogue avec L.A. revient à en faire un point d’origine,
(2016). Hollywood n’y est qu’une sorte de contrée voisine mais une maison-civilisation. On ne peut plus regarder ce décor qu’à
étrangère, un royaume de fous dont la langue est inintelligible. travers un voile de nostalgie, au vu des signes d’essoufflement
Aussi l’hilarante scène de Licorice Pizza où Jon Peters (Bradley de ladite civilisation, qui toujours semble venir y chercher son
Cooper) fait répéter le nom de sa femme Barbra Streisand lot de consolation et peut-être inventer, comme le jeune Gary,
jusqu’à obtenir la bonne prononciation (« Barbra Strei-ssand! ») un nouvel horizon enchanté par-dessus le marasme. ■
fait-elle écho à celle d’Ave, César ! des frères Coen (2016), autre
contre-histoire de l’industrie du spectacle. Dans la peau d’un Cycle « Portrait de Los Angeles. Une ville entre rêve et cauchemar »
cinéaste respecté de l’âge d’or, Ralph Fiennes y enseigne à un au Forum des Images (Paris), du 12 avril au 6 juillet.
Le parcours de Merawi Gerima à l’Université de Californie du Sud (USC) prouve que Los Angeles offre
aux jeunes auteurs un terrain hostile mais formateur.
© YAL SADAT
Le Robert Zemeckis Center for Digital Arts à USC, Downtown L.A.
Rencontre à Beverly Hills avec le réalisateur de Driver, emblématique virée nocturne à Los Angeles.
Walter Hill chez lui à Beverly Hills, photographié par Aude Guerrucci pour les Cahiers du cinéma.
Driver (1978) a posé un jalon essentiel dans l’histoire des représentations Driver semble pensé à partir d’un décor qui gouverne tout le reste,
de Los Angeles. Quel était votre sentiment envers la ville à l’époque ? de la composition des plans au jeu des acteurs, comme si vous faisiez
À l’époque, je connaissais la version nocturne de L.A. plus inti- de L.A. une sorte de co-auteur.
mement que la plupart des cinéastes. J’étais frappé par l’aura Oui, la précision géographique me vient très tôt quand je
étrange et presque gothique de certaines zones. Elles étaient prépare un film, même quand j’assume de m’ancrer pleine-
peuplées de marginaux et de reclus, qui fuyaient la société ment dans le fantasme dont je parlais. Le décor de Driver
visible. Beaucoup d’entre eux trempaient dans la criminalité. correspondait à cet enjeu : emmener le spectateur dans un
Ce Los Angeles-là me fascinait. Par rapport à mes autres films, environnement d’autant plus crédible qu’en fin de compte
c’est un cas particulier : il s’agissait d’explorer la ville où je vivais le voyage est fantasmatique. Ou, en tout cas, poétique. Mon
déjà. J’habitais en haut des collines d’Hollywood, et j’avais peut- L.A. est dépeint avec réalisme, mais pour arriver à l’image
être perdu le contact avec l’underground. L.A. est immense : quel d’un territoire mythologique. Il est beaucoup moins concret
que soit le quartier où l’on s’installe, on a tendance à s’isoler des que celui de William Friedkin, si vous voulez. Driver a été
autres secteurs et des modes de vie qui y sont associés. Alors on mon manifeste, en quelque sorte : Les Guerriers de la nuit a été
les fantasme, et c’est un bon exercice pour la créativité. Nous tourné en 1978, mais le New York de l’époque ne ressemblait
nous parlons aujourd’hui chez moi, à Beverly Hills, où je m’étais pas vraiment à ce que l’on voit dans le film. Et alors ? Notre
juré que je n’habiterais jamais ! Mais quand je me suis marié, ma New York a résonné dans l’esprit du public, car ce dernier par-
femme m’a dit : « Où sont les écoles, les trottoirs, la sociabilité ? » Elle tageait la même vision mythologique de la ville. Les metteurs
avait raison. Je vis donc à Beverly Hills depuis plus de trente en scène que j’admirais alors étaient connus pour leur façon
ans, j’y suis heureux, et la coupure avec le reste du monde me de capter la réalité sociale de leur milieu – je pense notam-
force à imaginer d’autres lieux. ment à John Cassavetes. Mais pour arriver au même résultat,
je passais par un autre chemin : celui du rêve. De Driver au À l’inverse, vous avez fait partie d’une génération de cinéastes célébrés
Sud sauvage de Sans retour, mes décors sont rêvés plus qu’ils pour une vision commune de la violence urbaine exprimée au présent :
ne sont documentés. une couverture du Saturday Review, en 1980, titrait « The Brutalists »
et vous représentait aux côtés de Scorsese, De Palma et Schrader.
Même pour un cinéaste soucieux de « réalité sociale », L.A. ne se Oui, et je me souviens que j’étais le plus beau (rires). Je ne me
prête‑t-il pas à l’épopée, en raison de ses infrastructures complexes rappelle plus bien le contenu de l’article, mais on a sans doute
qui évoquent un terrain de jeu pour les corps et les voitures ? voulu dire qu’on a tous livré une vision ténébreuse, gothique
Certainement. Pour ce qui est du mélange de réalité sociale et sanglante de la réalité urbaine. Je crois surtout que ce sont
et de scènes épiques, tout est parti de mon rapport à Anthony les évolutions techniques qui nous ont permis de représenter la
Mann. Et surtout, de ma lecture de la critique française à son violence plus authentiquement, « à balles réelles », comme j’aime
sujet dans les années 60. On pouvait lire qu’il avait le génie le dire. Alors on l’a fait au même moment ! Difficile de parler
d’intriquer la géographie et l’action. De ce point de vue, Driver d’un vrai mouvement : je connais très bien Schrader et le tiens
est le film d’un élève de Mann, même si je ne suis pas certain en admiration, mais n’ai jamais connu Scorsese et De Palma
de l’aduler autant que les Cahiers ! Il a un petit côté freudien au-delà de la simple poignée de main.
qui me dérange, même si son usage de l’espace est magistral
dans L’Appât, Winchester 73 ou L’Homme de la plaine. Il n’était pas encore en vue en 1980, mais l’auteur dont on peut vous
rapprocher sur le traitement du paysage – californien en particulier –,
Qu’avez-vous pensé à ce sujet de Drive de Nicolas Winding Refn, c’est peut-être Michael Mann.
si souvent comparé à Driver, sans doute en raison de son « intrication » Nous transformons tous les deux le paysage en personnage, c’est
de la géographie locale et d’un certain onirisme ? vrai. Mais la comparaison dévoile aussi les différences : Michael
Nic et moi avons beaucoup parlé de Drive : il revendique en a un formidable sens du détail lorsqu’il met en scène l’espace,
effet ce mélange qu’il aurait emprunté à Driver, mais… Je ne tandis que je brosse un paysage plus général, où j’insère le per-
sais pas : j’aime beaucoup son cinéma mais, pour moi, c’est sonnage. Lui met en relation le personnage et ce qui l’entoure,
un film très différent et un Los Angeles unique en soi. Edgar on voit tout une série de petites connexions. Le détail, encore
Wright cite mon film à tout bout de champ en interview, une fois, par opposition à mes larges peintures. De nous deux,
lui aussi (au sujet de Baby Driver, ndlr). Je n’ai pas mon mot qui a raison ? Eh bien, il faut avouer que le cinéma, ce n’est rien
à dire là-dessus : on réalise un film, il en influence peut-être d’autre que l’art du détail…
d’autres. C’est curieux d’imaginer une génération de nostal-
giques, moins portés sur la ville qu’ils connaissent que sur un Entretien réalisé par Yal Sadat
vieux film qui lui rend hommage ! à Beverly Hills, le 10 mars.
Rencontre avec le réalisateur d'Under the Silver Lake, dernière grande épopée contemporaine filmée à L.A.
© BLUMHOUSE PRODUCTIONS
Je me voyais mal faire l’interview sur un des pédalos d’Echo céréales ou un bracelet ont l’air d’objets absurdes, puis prennent
Park (rires). Et puis l’observatoire est important aussi dans Under un sens différent plus tard. C’est comme la logique d’un rêve,
the Silver Lake (2018). mais aussi d’un jeu : un rêve ludique. Et le paysage local se prête
bien à ça. Bref, cette narration a plus d’une source d’inspiration.
Avant et après ce film, différents portraits de L.A. sont sortis en l’espace C’est d’ailleurs le sujet même d’Under the Silver Lake : on est pris
de quatre ou cinq ans. Ressentez-vous une connexion avec leurs auteurs ? dans un tel réseau d’influences qu’on ne sait plus d’où on vient.
Je ne crois pas la ressentir, mais je la vois. Lorsque j’ai découvert
la bande-annonce d’Inherent Vice, le script d’Under the Silver Lake Vous n’êtes pas d’ici, à l’inverse de Quentin Tarantino ou Paul Thomas
était écrit et je ne me suis pas dit : « Super, on fait partie de la même Anderson. Cela suppose-t-il une différence de regard ?
famille.» Au contraire, j’étais plutôt catastrophé ! Est-ce qu’on Quand on a grandi dans le Michigan comme moi, Hollywood
allait annuler mon projet en disant : « C’est du déjà vu » ? Puis inspire un mélange de joie et de mystère. Puis on arrive avec
j’ai vu Inherent Vice et j’ai adoré. Le film m’a même persuadé très peu de ressources et de contacts, on doit se frayer un che-
que ma vision de L.A. aurait sa propre singularité. Once Upon a min dans ce monde sans être sûr de parvenir à s’y insérer. On
Time… in Hollywood est arrivé après mon film et je l’ai trouvé emprunte des tas de chemins sans savoir où ils conduisent. Je ne
fantastique. C’était comme une belle coïncidence, comme si un dis pas que les natifs n’expérimentent pas la même chose, mais
souffle d’inspiration se partageait. l’ancrage familial, amical, leur fait mieux comprendre la ville.
« L’expérience Los Angeles » est plus vaste pour eux, car c’est
L’empreinte de Thomas Pynchon, officielle dans Inherent Vice, toute leur vie. Pour moi, c’est fragmentaire. Under the Silver Lake
paraît officieuse dans Under the Silver Lake. est peut-être le fruit de cette confusion. Il comporte de l’amour
Ce serait mentir que de nier son influence, mais elle est mince. sincère pour la ville, et en même temps une sorte de mépris que
On en parle à cause des histoires emboîtées dans d’autres j’éprouve parfois… C’est contradictoire, mais j’imagine que ce
histoires. Mais je tiens ça plutôt de mon amour pour les vieux serait dangereux d’aller trop loin dans une seule option : l’amour
jeux vidéo d’aventure pour PC, basés sur ce principe d’entrer aveugle ou le ressentiment.
dans un environnement, d’y dénicher des objets cachés, de les
ajouter à l’inventaire en essayant de voir comment ces machins L’épouvante pure s’est finalement peu emparée de L.A. au cinéma, sauf
peut-être dans certains moments chez Lynch. Alors que ce ressentiment
pourrait se changer en vrai moteur horrifique. N’est-ce pas ce que vous
avez tenté de faire avec la partie la plus sombre d’Under the Silver Lake ?
Le cliché ensoleillé qu’on associe à ces lieux donne envie de
prendre le contre-pied. Mais est-ce que L.A. est pour autant
une bonne ville d’horreur ? C’est difficile pour moi de définir
« l’horreur », parce que je ne connais pas ce sentiment au cinéma.
Il faut que je remonte à l’enfance pour le retrouver. Ce que je
connais, c’est le sentiment situé juste avant la peur, lorsqu’on
est aux portes de quelque chose de terrible. The Myth of the
American Sleepover (2010) était conçu là-dessus. It Follows (2015)
franchissait le pas. Et Under the Silver Lake s’amuse à tordre ce
cliché ensoleillé. Un peu comme si je déplaçais l’apparition du
géant d’It Follows ici, dans le calme lumineux du parc Griffith.
Je saurais parfaitement comment gâcher le joli tableau que j’ai
sous les yeux avec un événement horrible !
David Robert Mitchell sera au Forum des images entre le 5 et le 7 mai, lors du cycle « Portrait
de Los Angeles. Une ville entre rêve et cauchemar », avec les projections de The Myth of the
David Robert Mitchell sur la terrasse de l’observatoire Griffith, sur le mont American Sleepover (2010), It Follows (2015) et Under the Silver Lake (2017), en sa présence,
Hollywood, photographié par Aude Guerrucci pour les Cahiers du cinéma. en outre d’une master-class et deux cartes blanches.
L’horreur s’est imposée comme planche de salut pour les jeunes auteurs œuvrant au sein du système.
Signe d’une nouvelle vague émergée d’une ère socialement inquiète, ou d’un retour vers les soubassements
originels d’Hollywood ?
LA CHEVAUCHÉE
DU FANTASTIQUE
par Vincent Malausa et Yal Sadat
Entrepôts de Warner Bros. : au premier plan, le costume du personnage de Jason Voorhees de Vendredi 13.
et Shining) égaleraient les œuvres contemporaines au petit sa pente vintage comme la tentative de faire « une version très
jeu de « refléter les anxiétés et les traumas de la société ». Une idée personnelle des 400 Coups »), Scott Derrickson défend l’idée
volontiers relayée par Jason Blum : avant même les cauchemars avec prudence. « Quelque chose se passe à Hollywood autour de
pandémique et ukrainien, le patron de Blumhouse se félicitait l’horreur qui est de l’ordre, toutes proportions gardées, d’une nouvelle
que ses productions fassent écho aux tensions apparues avec vague. Mais je ne raffole pas du terme elevated. Quand les execu-
l’élection de Trump, « sensationnelle pour le marché des films d’hor- tives me poussent vers ce concept, ma réponse est toujours la même :
reur ». D’où, sous pavillon Blum ou ailleurs, les œuvrettes aux l’horreur n’a pas besoin d’être élevée. Ce terme signifie seulement
grands airs qui tâchent de coller à la tendance en surjouant que certains producteurs ne ratent aucune occasion de surfer sur un
les intentions auteurisantes, la stylisation ou l’ancrage socio- concept. Prétendre qu’une branche de l’horreur serait soudainement
politique (de Mandy de Panos Cosmatos, 2017, à The Hunt devenue politique face à une autre qui ne serait que divertissante, c’est
de Craig Zobel, 2020). la preuve que le genre n’a pas été pris au sérieux. Il a toujours été le
À la droite du diable, la réponse encore jeune d’un Grand- refuge des metteurs en scène qui voient l’occasion d’exercer un art plus
Guignol moins dégrossi, plus infréquentable : M3gan (Gerard radical et impertinent dans une structure rassurante pour l’industrie et
Johnstone, 2022) qui, dans les pas d’Annabelle (John R. le public. C’est simplement encore plus vrai aujourd’hui ». L’exemple
Leonetti, 2014), ravive la peur des poupées façon vidéoclub de Derrickson, passé de L’Exorcisme d’Emily Rose et la mai-
eighties ou, donc, Terrifier 2, avec son surplus de matières et de son hantée de Sinister à Marvel avant d’être remplacé pour la
sécrétions infâmes projetées contre les écrans de fumée elevated. suite de son Dr. Strange par Sam Raimi (déjà habitué à cette
Intellectualisée ou organique, l’épouvante donne en tout cas machine grâce à ses Spider-Man), prouve que le viatique fan-
les signes d’un regain propice à l’émergence d’auteurs : tandis tastique montre ses limites dès lors qu’on entre sur le terrain
que Blum lance un atelier pour former de nouveaux talents à des licences pour adolescents. « Je ne peux pas en dire trop pour
l’écriture horrifique,Wan s’associe avec A24 pour produire le des raisons légales, mais l’essentiel, c’est que Strange est le seul per-
premier long de Kane Parsons, vidéaste de YouTube aussi féru sonnage Marvel dont je me voyais m’emparer en raison de sa noirceur.
de found footage que de robots monstrueux – et âgé de 17 ans. J’y voyais l’occasion de traiter son histoire façon stand-alone (sans
Faut-il pour autant voir là les signes d’un nouveau « Nouvel relation avec les autres univers Marvel, ndlr) et j’ai pu le faire
Hollywood » ? Cinéphile porté autant sur Wes Craven que sur au moins une fois, à travers un objet psychédélique à 200 millions de
Bergman ou les auteurs français (il présente Black Phone et dollars ; c’est déjà une expérience précieuse », conclut-il.
Une chose est sûre : derrière l’opposition de façade entre son Cette dimension foraine ancestrale – symbolisée alors par
pôle arthouse et son inverse crapoteux, le fantastique contem- Hooper et son passage de Massacre à la tronçonneuse à Massacres
porain est parvenu à jeter un pont sur le grand vide qui sépa- dans le train fantôme puis à Poltergeist – est autant au cœur du
rait depuis deux décennies le prestige d’une sortie en salles cinéma de Jordan Peele (Us et Nope) que de celui des arti-
et l’infamie du direct-to-dvd (soit la promesse d’un marché de sans du genre apparus récemment. Les galeries souterraines qui
niche). Le retour en force du genre sur les plateformes rend grouillent de monstres et de démons d’un autre âge sous les
aujourd’hui des films produits par Netflix (la suite de Massacre vieilles bâtisses de Black Phone (la cave immense de la séques-
à la tronçonneuse de David Blue Garcia), Disney + (Barbare de tration), de Don’t Breathe de Fede Alvarez (la fuite dans les sou-
Zach Cregger) ou Paramount + (Une obsession venue d’ailleurs terrains), de Barbare (l’infinie galerie sous la surface d’un airbnb)
de Dan Berk et Robert Olsen) commercialement aussi déter- ou d’Une obsession venue d’ailleurs (les sous-sols végétaux dans le
minants que ceux qui ont bénéficié in extremis d’une sortie en vase clos de la forêt) y brillent moins par leurs allégories poli-
salles françaises (X). Si nouvelle vague il y a, elle semble donc tiques que par leur retranchement vers une forme d’horreur
mobilisée par un retour en force de la série B horrifique au archaïque et typique de l’Hollywood gothic, leur retour à un goût
sens le plus large – et le plus délié – du terme. local pour la peur joyeuse, traversant les âges et rejaillissant à
chaque période de crise. « Dans Black Phone, le retour à la fin
Monstrueuses parades des années 70 ne correspond pas à ce que fait Stranger Things, qui
La chimère de la grande question politique qui travaillerait le s’abreuve des souvenirs des quadragénaires d’aujourd’hui », précise
genre s’y redéploie d’une manière moins lisible et consciente Derrickson. « Je n’aime pas la nostalgie. J’aime l’enfance, c’est dif-
d’elle-même qu’au temps du Nouvel Hollywood et des pam- férent. La mienne, et celle du genre : un mélange inextricable de peurs
phlets de Romero, Hooper ou Craven, arrimés à l’actualité ; et atroces et d’innocence. » Chez lui, ce croisement de frontalité et
surtout, d’une façon moins écrasante que ne l’étaient les fables d’émerveillement enfantin (dû à la performance prodigieuse
de l’après 11-Septembre, marquées par le sursaut d’une horreur de ses deux jeunes acteurs) symbolise au mieux le passage pro-
frontale et viscérale (du remake dépolitisé mais effroyablement gressif actuel d’une épouvante résolument adulte – ou écra-
sadique de Massacre à la tronçonneuse par Marcus Nispel jusqu’à sée par ses velléités auteurisantes – à une nouvelle adolescence
celui, gorissime, d’Evil Dead par Fede Alvarez). Il n’est pas anodin du genre. Les signaux référentiels (le jeu de piste à pure perte
que Black Phone, X ou Barbare préfèrent revisiter une période – d’Une obsession venue d’ailleurs) et les excès gore viseraient alors
la toute fin des années 70 – où les films d’horreur allaient se moins cette ironie postmoderne qui faillit étouffer le genre dans
dissocier des brûlots politiques pour intégrer le marché de masse, les années 90 qu’une forme de réenchantement pur et simple.
investir le domaine de la VHS et revenir à une forme anté- Plutôt que de chercher l’élévation à tout crin, la meilleure hor-
rieure du genre, plus ludique et foraine : un parc d’attractions reur résiste aux séismes hollywoodiens en creusant toujours plus
agitant des cauchemars revenus de toute la préhistoire dorée du profond sous les fondations des maisons décaties pour renouer
fantastique hollywoodien (celui des Universal Monsters ou des avec les origines macabres de l’entertainment. ■
films de Tod Browning), à travers les figures de Jason, Freddy
ou Michael Myers. Propos de Scott Derrickson recueillis par téléphone, le 12 mars.
CAHIERS
John Carpenter dans ses bureaux à Hollywood, photographies d’Aude Guerrucci 38
DU CINÉMA pour les Cahiers du cinéma. AVRIL 2023
P uisque l’horreur contemporaine se porte bien, la
moindre des choses est de vérifier comment John
Carpenter se porte, lui. L’an dernier, la nouvelle trilogie
Deux de vos films brocardent directement L.A. et sa fabrique d’images :
Invasion Los Angeles (1988) et Los Angeles 2013 (1996). Vous vivez
toujours ici, pourtant. Votre rapport à la ville est devenu moins
Halloween se concluait tandis que se relançait la rumeur conflictuel avec le temps ?
autour de remakes de New York 1997 ou encore de J’avais un rapport conflictuel à cette ville, moi ? Wow… En
The Thing, dans lequel le master of horror lui-même et tout cas, pour Invasion Los Angeles, elle a servi d’arrière-plan à
Blumhouse seraient impliqués (mais dont personne dans une intrigue préexistante qui aurait sans doute pu se dérou-
l’entourage du studio, et surtout pas Carpenter, ne semble ler ailleurs. Mais j’ai fait ce choix parce que personne n’avait
vouloir parler). Des continuations officielles aux citations de vraiment filmé Downtown L.A. – les campements de SDF à
Fog et de ses silhouettes émergeant d’une profondeur de Skid Row, on ne les avait presque jamais vus à l’écran. Tout
champ enténébrée – chez David Robert Mitchell ou Jordan le monde se contentait de cadrer le panneau « Hollywood »
Peele, notamment –, son œuvre continue d’alimenter le ou de promener sa caméra à Beverly Hills, en se disant sans
genre le plus dynamique à Hollywood. Il nous reçoit avec doute que c’était pittoresque. Eh bien pour moi, le pittoresque,
une décontraction gouailleuse dans son bureau situé au c’était à Downtown ! C’est là que se trouvait la vraie beauté. Et
pied des collines, petit musée à la gloire des monstres et en même temps, ça semblait l’endroit rêvé pour que les aliens
des escogriffes réchappés de son imaginaire : leurs figurines s’installent et nous dupent grâce aux images (le film imagine
veillent au grain, afin de laisser l’auteur savourer une semi- que des extraterrestres capitalistes se fondent dans la population grâce
retraite bien méritée au temps de l’elevated horror. aux ondes émises par une antenne de télévision, qui les rendent indis-
sociables des humains, ndlr).Voilà pourquoi L.A. faisait l’affaire.
Mais Los Angeles 2013 est très différent, bien plus futuriste –
et aussi aquatique, à cause de la mer de San Fernando. Je ne
sais pas si vous situez la vallée de San Fernando, elle est juste
derrière les montagnes, là-bas. On l’a imaginée submergée
par l’océan, donc on est très loin du réalisme contemporain
d’Invasion Los Angeles. Et puis, on devait se régler sur le look
de New York 1997, le premier volet, qui était plus fantaisiste : il
n’avait même pas été tourné à New York, à l’exception d’une
scène ou deux.
ALIVE PICTURES
Invasion Los Angeles (1988).
réalisateur, j’ai compté dans ce système pendant environ seulement des chansons d’amour, mais aussi quelque chose sur
trente-deux secondes. Et puis plus rien. J’ai fait du fric avec cette époque… Il faut dire que les années 80 étaient celles
mon premier succès, Halloween : La Nuit des masques (1978). des reaganomics, cette vision de l’économie qui revient à du
Si vous êtes lucratif, tout va bien, c’est ce qui compte ici. On capitalisme débridé. Cette politique a fait un mal terrible aux
vous sourit, on vous tend les bras : « Entre donc, et attire-nous pauvres. On en voit encore les conséquences aujourd’hui, et
encore plus de blé ! » Mais si vous ne continuez pas sur cette ça me fout en rogne. Waiting Out the Eighties parlait de ça,
voie, on vous conspue. C’est ce qui m’est arrivé, parce que mais aussi d’un style de vie : en voyageant pour promouvoir
j’ai fait des films qui n’étaient pas forcément faits pour plaire mes films, j’avais rencontré au début des années 80 quelques
au public. Au moins, ils me plaisent à moi. The Thing a été un personnes qui se rêvaient en yuppies. Ils avaient hâte que cette
échec cuisant. Pourquoi ? Je n’en sais rien, et je sais encore époque merdique commence. Alors, je me suis dit : qu’est-il
moins pourquoi il est réévalué aujourd’hui. Il n’empêche arrivé à ma génération ? C’est vraiment ça qu’on a engendré ?
qu’après ce four en 1982, j’ai changé. Comme disait Sam Manifestement, oui… Comme Invasion Los Angeles, cet album
Peckinpah, mon réalisateur préféré : « Je suis devenu une pute, je est une attaque contre les yuppies.
vais là où on me sonne. » Alors j’ai fait Christine, par exemple.
Vous chantez par exemple : « Je suis hors de cet espace-temps,
Mais Christine est superbe : on sent que vous connaissez intimement j’attends le paradis, le retour en 1967 ». Comme si l’idée d’enfermement
le type d’adolescents – nerds, bullies, etc. – que vous filmez. spatial, si importante dans vos films, était doublée d’un enfermement
Christine serait un film intime ? C’est bon à savoir (rires). dans des temps qui ne changent pas.
En tout cas, c’était une commande. Les années 80 ne m’ont Oui, je rêve encore de retourner dans les sixties ! Et au lieu
pas très bien traité, ce n’est pas ma décennie. J’avoue que de ça, on n’est pas sorti des eighties, on est encore dans la
j’étais en colère, politiquement. Il y avait beaucoup d’acidité prison. C’est marrant, ce que vous dites sur les temps qui
en moi, mais on s’en remet. Aujourd’hui, je me suis adouci… ne changent pas, ça m’évoque une version différente de la
Car j’ai 75 ans ! Et puis la musique m’a soigné. Ah, si vous chanson de Bob Dylan (il entonne l’air connu) : « The times they
saviez comme j’aime faire de la musique avec mes gosses, AREN’T a-changiiiin! » Vous voyez, le parti conservateur de ce
Cody et Danny ! On est même entré dans les charts. Je me pays croit encore au reaganisme, à l’idée de ne pas faire payer
suis donc éloigné du business, même si je continue à bosser d’impôts aux riches. Par conséquent, le gouvernement n’a
sur un ou deux trucs. Qui sait si je réaliserai à nouveau ? J’ai jamais dépensé un centime pour reconstruire nos autoroutes,
une petite idée en ce moment, j’essaie de trouver le deuxième nos aéroports et nos ponts : Reagan pensait que le secteur
acte.On verra ! privé s’en occuperait. Tu parles ! Le privé s’occupe de lui-
même et de ses bonus, pas du peuple. Mais ne m’attirez pas
Invasion Los Angeles a une sorte de jumeau méconnu : l’album de dans cette conversation…
pop Waiting Out the Eighties, enregistré avec votre groupe The Coupe
de Villes. Dans vos paroles, vous décrivez les années Reagan comme Vos films des années 90 sont plus détendus, plus drôles, comme si la
une forteresse dont il faudrait s’échapper – ou dont il faut « attendre sortie des années 80 vous avait quand même libéré.
la sortie », comme l’indique le titre. Hollywood y est très présent. Si on compare Invasion Los Angeles et Los Angeles 2013, hum…
Oh, vous aimez cet album ? Génial ! Je ne savais même pas C’est vrai que, dans ce dernier, on voit Snake Plissken faire
qu’on pouvait encore le trouver. En effet, je sortais tout du surf sur la vague qui submerge la ville ! On n’imagine pas
juste de Starman, sur le tournage duquel j’avais rencontré ma Nada faire la même chose. Et puis il y a le personnage de Peter
femme. Sans doute porté par la passion, je me suis mis à com- Fonda, qui est irrésistible. Je suis devenu plus décontracté après
poser. C’est ce qui m’est venu, comme ça, sans réfléchir : pas les eighties, c’est sûr.
Votre dernier film de studio, Ghosts of mars, utilisait le décor comme un personnage avait failli être joué par Charles Bronson, qui était
petit théâtre de western : malgré le budget, on aurait dit que vous visiez drôlement intéressé. Finalement, on a décidé de le faire sans
volontairement un aspect de film indépendant. lui. J’adorais son jeu et certains de ses films, mais c’est vrai que
Oui, j’avais en tête une sorte de petit western sur mars. Je n’ai l’image du type qui sort dans les rues la nuit pour tirer sur de
rien contre les studios, vous savez, ils permettent d’avoir du jeunes hommes noirs, hum… Le milieu des années 70 était une
contrôle. Mais je les ai vus changer. À une époque, il y avait un période de chaos pour New York, mais moi, j’étais apolitique.
seul patron, à la Louis B. Mayer, qui décidait de valider ou non Je me nourrissais de ce genre de personnages, ou du Watergate
un projet ; mais ces figures charismatiques ont été remplacées en effet, sans arrière-pensées. New York 1997 avait surtout pour
depuis longtemps par des comités d’executives standardisés. Ça a modèle un roman de science-fiction de Harry Harrison, Planet
tout modifié : à une époque, les studios avaient leur propre per- of the Damned, et on l’a conçu comme un pur film d’aventure.
sonnel, à tous les étages. Quand je passais la sécurité en arrivant
sur le backlot, je me présentais aux types dans leur cabine, on Halloween s’est-il écrit, lui, en réaction à un climat vicié par l’engouement
se saluait, on bavardait ; puis un jour, ils ont viré tout le monde des médias pour les serial-killers ?
pour faire sous-traiter cela par des sociétés extérieures. Ça a été Pas du tout, c’était un simple exercice de train-fantôme : faire
le début de la fin. hurler le public, du début à la fin de la projection. Je vou-
lais essayer un kit d’idées visuelles dont je pensais qu’elles
Étant donné votre rapport à la ville, on imagine que vous trouvez fonctionneraient.
l’inspiration loin des backlots.
J’aime faire des repérages, oui. Pour Assaut, je me souviens Aujourd’hui, l’horreur semble très consciente des enjeux politiques. Jason
d’avoir circulé en voiture partout à travers L.A. pour dénicher Blum a souvent répété que l’élection de Trump avait ouvert une excellente
ce qui pourrait ressembler à un commissariat abandonné.Vers période créative pour l’épouvante…
Venice, j’ai trouvé : c’était un poste de police hélas utilisé dans (Éclat de rire) Jason a dit ça ? Ah, l’horreur d’aujourd’hui… Il y
bien des films, mais j’ai identifié un angle spécifique qui lui a autant de bonnes choses que de merdes (en français), mais ça
donnerait une allure westernienne, de Fort Alamo. Je n’aurais a toujours été comme ça avec l’horreur. Elle existe depuis les
jamais identifié cet angle-là sans m’être promené en voiture. débuts du cinéma, c’est le genre le plus puissant avec la comédie,
Beaucoup d’autres réalisateurs ne se déplacent jamais dans les avec qui elle fonctionne en tandem. Jordan Peele est très fort.
quartiers qu’ils jugent trop sales ou trop baroques. Tant mieux Bon, je n’ai pas tellement cru aux prémices d’Us… C’est un
pour moi ! La vérité, c’est qu’on n’a jamais réglé le problème film politique, vous trouvez ? Est-ce que l’horreur serait devenue
des SDF à Downtown. Beaucoup sont schizophrènes, on les respectable ? (Il frissonne ostensiblement) Alors, elle est morte. (rires)
voit remonter jusqu’à Sunset en parlant tout seuls. Il n’y a plus
d’institutions pour eux. Elles ont été sapées par devinez qui : En tout cas, on parle d’elevated horror.
mon copain Reagan. C’est aussi ça qui m’a poussé à tourner (Éclat de rire, plus fort) Je sais, on entend ce terme parfois… Bon
une partie d’Invasion Los Angeles à Skid Row. Dieu, ne faites pas ça ! N’élevez rien, faites de l’horreur, c’est
tout ! Une bonne chose à propos de David Gordon Green, c’est
New York 1997 était déjà un film en réaction : c’est le scandale du qu’il n’a pas eu peur d’y aller franchement quand il a repris la
Watergate qui vous aurait donné envie de le tourner. Mais, curieusement, franchise Halloween. Il a même osé aller vers le gore. La seule
les modèles de l’antihéros Snake Plissken pourraient sembler à l’opposé chose dont il a douté, sur Halloween Ends, c’est de la scène où le
de vos convictions. DJ se fait sectionner le pouce qui reste sur le vinyle… Mais le
Parce que Kurt Russell imite Clint Eastwood ? C’était paro- public a adoré ! C’est la beauté de ce registre : la réaction de la
dique ! Il se moquait d’Eastwood et de lui-même… Son salle vous dit immédiatement si vous avez raison ou tort. Un de
mes cinéastes d’horreur préférés est Dario Argento. Ses meilleurs C’est beau comme un effondrement, si vous voulez… À pro-
films sont excellents, mais ils n’ont rien de politique, ils sont à pos d’effondrement, vous avez vu la série The Last of Us ? Ça,
peine narratifs.Voilà un auteur du genre à qui j’ai emprunté des c’est excellent !
idées sans vergogne à la première occasion.
Avez-vous joué au jeu dont elle est tirée, et fréquentez-vous encore les
L’époque contemporaine a aussi réinterprété politiquement Invasion jeux vidéo d’une façon générale ?
Los Angeles : sur les réseaux sociaux, certains y ont vu une validation Vous plaisantez ? Dans ma tête, je suis en train de jouer en ce
des thèses complotistes… moment-même ! Je n’attends que de rentrer pour continuer ma
Et même pire que ça : les nazis ont récupéré le film, en disant partie. Le jeu The Last of Us n’était pas mal. Celui que je place
que les extra-terrestres étaient l’équivalent déguisé des Juifs… au-dessus de tout, c’est Fallout 76. Je suis accro, hélas – le jeu
Mais ces gens voient la même chose partout. J’ai dû faire un vidéo est entré dans ma vie pour compenser l’arrêt de la ciga-
tweet pour rappeler que c’était un pamphlet contre les yuppies, rette. Je n’ai pas joué à Death Stranding, conçu par le type qui a
pas contre les Juifs. Depuis qu’on a eu un président noir popu- piqué mon personnage (Hideo Kojima, dont Metal Gear Solid
laire, on expérimente un whitelash : un backlash (retour de bâton, comporte un personnage inspiré de Snake Plissken).
ndlr) qui vient des Blancs fiers de l’être. Trump a déchaîné les
passions. On nous dit que le Sud a changé : pas du tout ! On y On le décrit comme ce à quoi aurait pu ressembler un jeu de science-
trouve encore des hillbillies, des péquenauds racistes, désolé. Je fiction conçu par David Lynch.
suis retourné à Bowling Green dans le Kentucky pour vider la Ah, Lynch ! Vous savez qui il joue dans le dernier film de
maison de mes parents à leur mort, mais c’est tout : je ne veux Spielberg ? John Ford ! Je ne l’ai pas vu, mais c’est dingue.
plus remettre les pieds là-bas.
Je me demande ce que vous penseriez de la scène, vous qui avez souvent
C’est cette conscience politique qui vous a familiarisé avec le sort des défendu Hawks contre Ford.
habitants les plus pauvres de Downtown ? Vous savez, j’ai aimé John Ford aussi… Mais c’est vrai que j’en
Oui, mais c’est aussi lié à mes premiers souvenirs de Los ai eu marre de son obsession militaire. Ses films présentent tou-
Angeles : je dévorais les films, et bien sûr j’allais dans les salles jours la même configuration : les militaires, le sergent ivrogne,
moins chères de Downtown. Ce n’était ni triste, ni dangereux. les yeux dans la bouteille… Come on, on peut faire plus varié
Ça l’est devenu. Mais comme je vous le disais, ce qui fait le prix que ça ! Et puis, c’est un cinéaste immigré. Je veux dire par-là
de ces quartiers, c’est leur beauté brute, très difficile à expliquer. que ses films parlent supposément de l’Amérique primitive,
mais en réalité, dans leur style, ce n’est pas tout à fait ça : c’est La scène d’attaque de la maison par les Indiens n’a-t-elle pas eu une
plutôt l’Amérique vue par un immigré irlandais. Hawks, au influence sur Assaut ?
contraire, était un metteur en scène moderne. Sa vision des C’est une bonne scène, c’est vrai. Un peu comme du Hawks.
femmes est moderne. Elles ne sont pas simplement la mère De toute façon, la meilleure scène de tension entre enferme
d’untel, la femme d’untel…Chez Ford, vous avez toujours une ment et action extérieure, c’est dans Seuls les anges ont des ailes :
scène de danse où les personnages s’alignent pour une cho- l’avion va atterrir, et le film n’est alors plus que suspense et
régraphie – ça vient directement des îles britanniques. Je ne angoisse…
déteste pas Ford, mais je préfère largement le style de Hawks.
Enfin, on s’en fiche, de mon avis. En dehors des films d’horreur, quelles images arrivent encore à vous
procurer de la tension et de l’angoisse ?
Au contraire… Je ne sais pas, je ne vois pas assez de films actuels. Les films
Alors, regardez : tout le monde adore La Prisonnière du désert, d’horreur sont peut-être en bonne santé, mais je ne les com-
par exemple. OK, c’est assez bon, mais il y a de vraies failles : parerais pas à ce que moi, ou un autre, avons fait. Le genre
pourquoi John Wayne change-t-il, pourquoi s’améliore-t-il ? Ce a toujours été là, il se régénère comme il peut. Il y a quinze
n’est pas éclairci. Il est prêt à tuer Natalie Wood, et puis, deux ans, un film suédois, Morse (de Tomas Alfredson, ndlr), a com-
scènes plus tard, il la prend dans ses bras en lui disant « rentrons plètement réinventé le cinéma de vampires. Ce serait dan-
à la maison ». À quoi ça rime ? Pourquoi on n’explore pas son gereux d’attendre la résurrection de la période classique, il
cheminement intérieur ? Est-ce que c’est dû à sa relation avec faut faire avec ce qu’on a maintenant. Et ne pas regretter les
Jeffrey Hunter, qu’il cesse brusquement de suspecter ? On peut vieux modèles, qui disparaissent de toute façon. Les grands
se dire que c’est une sorte de basculement miraculeux, mais maîtres de l’horreur que j’ai connus sont morts :Tobe Hooper,
enfin… Le film est assez puissant jusqu’au retour à la maison George Romero, Wes Craven… Ça me fait me sentir vieux.
de Wayne et Hunter. On sent qu’une connerie de mariage à D’ailleurs, j’ai eu un petit-fils récemment, et depuis on m’ap-
l’irlandaise est dans l’air… Comme dans L’Homme tranquille : pelle Grandpa Horror ! Voilà : aujourd’hui à Hollywood, je suis
c’est le plus mauvais film de l’Histoire. Dieu, que L’Homme Grandpa Horror.
tranquille est bidon ! Pardon, je m’emporte. Mais ce n’est rien
d’autre que du vaudeville irlandais, très surfait. Les Irlandais Entretien réalisé par Yal Sadat à Los Angeles, le 1er mars.
n’ont rien à voir avec ce qu’il montre d’eux. Enfin, bon, la
performance de Wayne dans La Prisonnière du désert est quand Rétrospective John Carpenter en 5 films restaurés,
même géniale : c’est un personnage maléfique mais torturé, en en salles le 12 avril.
pleine hésitation morale.
EN SALLES
John Wick : Chapitre 4 de Chad Stahelski 63 L’Amitié d’Alain Cavalier
L’heur du feuilleton
5 AVRIL
À mon seul désir de Julie Borleteau 55
About Kim Sohee de July Jung 60
L’Établi de Mathias Gokalp 49
Normale d’Olivier Babinet 64
Relaxe d’Audrey Ginestet 52 par Charlotte Garson
The Forest Maker de Volker Schlöndorff 64
Les Trois Mousquetaires : D’Artagnan 65
Osurnd’Alain
cherchera vainement dans L’Amitié de n’investir les salles parisiennes que dans
de Martin Bourboulon
C’est mon homme de Guillaume Bureau, Cœur errant Cavalier la moindre sentence un deuxième temps (déconstruisant la tra‑
de Leonardo Brzezicki, Kokon de Leonie Krippendorff,
Super Mario Bros. le film d’Aaron Horvath et Michael Jelenic
le sentiment amical, parce que c’était lui dition hypocrite de la « sortie nationale »
parce que c’était moi, encore qu’il se sou‑ qui voit souvent les écrans de province
12 AVRIL vienne sans doute de l’affirmation de La attendre plusieurs semaines). L’amitié
Alma viva * de Cristèle Alves Meira 60 Boétie selon laquelle cette relation s’en‑ ne tient donc pas des affinités électives,
Les Âmes Sœurs d’André Téchiné 54 tretient « non pas tant par bienfaits que par encore moins des personnalités connues
Brighton 4th de Levan Koguashvili 61 bonne vie ». Poupée russe dans le sillage de qui se sont trouvées parmi les amis filmés
Désordres de Cyril Schäublin 46 ses Six portraits XL (2019), ce long métrage (tel ou tel écrivain, tel ou tel acteur), elle
Loup & Chien de Claudia Varejaõ 63
comprend trois segments, chacun consacré se prolonge jusqu’au public, anonyme et si
Suzume de Makoto Shinkai 56
The Quiet Girl de Colm Bairéad 65
à des visites chez un être cher au cinéaste. possible éloigné, à la porte duquel il s’agit
Une histoire d’amour d’Alexis Michalik 65 Plus secrètement, le premier recèle un d’aller sonner. Le feuilleton, chez Boris
10 jours encore sans maman de Ludovic Bernard, À la poursuite autre film, sous une forme étrange, com‑ Bergman, c’est aussi la façon dont il déplie
de mes rêves de Florie-Anne Berrehar, L’Automne à Pyongyang, pacte et sèche. Un jour, sonnant à la porte le romanesque de ses origines juives russes
un portrait de Claude Lanzmann de François Margolin, La Colline de
du parolier Boris Bergman, Alain Cavalier à travers une chanson yiddish ou l’évoca‑
Denis Gheerbrant et Lina Tsrimova, Les Complices de Cécilia Rouaud,
Dancing Pina de Florian Heinzen-Ziob, Donjons & Dragons : L’Honneur dégaine un dossier : les pages de leur pro‑ tion de sa mère centenaire, ou dont lui et
des voleurs de Jonathan Goldstein et John Francis Daley, Le Prix du jet commun avec Alain Bashung, un film sa femme japonaise relatent, d’une phrase
passage de Thierry Benisti qu’ils n’ont finalement jamais tourné, le chacun, leur première et téléphonique
chanteur s’étant évaporé au bout de trois rencontre ; Mako, d’apparition périphé‑
19 AVRIL ans de préparation. D’habitude jovial et rique, s’impose peu à peu dans le champ,
Avant l’effondrement d’Alice Zeniter et Benoît Volnais 61
disert, l’ami surpris marque un temps et son souvenir d’un homme tellement
Blue Jean de Georgia Oakley 61
Chien de la casse de Jean-Baptiste Durand 50
d’arrêt, comme si les mille marques de bavard qu’elle n’imaginait pas le supporter
La Conférence de Matti Geschonneck 62 familiarité échangées dans les séquences rejaillit en miroir sur le cinéaste, oreille
La Dernière Reine de Damien Ounouri 62 précédentes étaient furtivement, le temps tendue mais exigeante devant les anec‑
et Adila Bendimerad d’un regard, remises en jeu, voire en dotes de Boris.
Sur L’Adamant de Nicolas Philibert 57 cause. De cadeaux en anecdotes, dons Entre les foutoirs domestiques amas‑
Evil Dead Rise de Lee Cronin, Habib, la grande aventure
et c ontre‑dons, le lien s’est tissé, mais sés çà et là, bibelots et archives, ciseaux
de Benoît Mariage, Jours sauvages de David Lanzmann, La Mine
du diable. En camino a la Rinconada de Matteo Tortone, La Plus voici que Cavalier se déleste sans préve‑ énormes du père tailleur rue Oberkampf,
Belle pour aller danser de Victoria Bedos, La Sorcière et le Martien nir d’un projet que, de ce fait, il entérine bretelles Bug’s Bunny ou rouleuse à joints,
de Thomas Bardinet, La Vie pour de vrai de Dany Boon comme mort. la caméra donne l’air de glaner, mais ce
C’est de ces petites dramaturgies que n’est pas un hasard si le segment se clôt
26 AVRIL frémit son cinéma : de la tension entre la sur un long accompagnement de l’ami
L’Amitié d’Alain Cavalier 44
nature morte et l’humain en vie, le film en dans l’ascenseur puis dans la rue, ni s’il
Beau Is Afraid d’Ari Aster 58
Burning Days d’Emin Alper 61
train de se faire et le projet avorté. « J’veux est précédé d’un massage des mains
Dirty, Difficult, Dangerous de Wissam Charaf 53 l’feuilleton à la place »… Les paroles géniales l’une après l’autre par Boris qui amène
Hokusai de Hajime Hashimoto 62 de «Vertige de l’amour » viennent alors le cinéaste à changer sa caméra de côté :
Le Jeune Imam * de Kim Chapiron 62 de nous être remises en tête, le cinéaste écho à des inserts insistants sur les mains
Mad God de Phil Tippett 63 ayant demandé à son auteur de les écrire et les avant-bras de Bergman auparavant,
Amel et les fauves de Mehdi Hmili, La Belle Ville de Manon Turina au stylo plume, comme si ce tracé char‑ ce point de contact entre filmeur et filmé,
et François Marques, Ma langue au chat de Cécile Télerman,
Misanthrope de Damián Szifron, Noémie dit oui de Geneviève Albert, riait une part d’inchoatif et se substituait entre la maison et le monde, est égale‑
Notre tout petit petit mariage de Frédéric Quiring, Quand tu seras à un grotesque re-enacting de l’inspiration. ment un seuil temporel, un art à la Ozu
grand d’Andréa Bescond et Éric Métayer Ici, le feuilleton s’invite à la place du film, de laisser partir. Aussi faut-il que l’outil
* Film (co)produit ou distribué par une société dans laquelle
est-on tenté de dire, tant c’est une durée lui-même titube, se décentre, perde un
l'un des actionnaires des Cahiers du cinéma a une participation. singulière que Cavalier cherche à impo‑ temps sa latéralisation.
ser, non seulement dans les plans, libre‑ On voit avec cet exemple qu’il n’y a
ment et alternativement courts ou longs, d’amitié que dans un travail commun :
ménageant irruptions et errance, mais dans travail passé (le projet Bashung ; pour le
l’organisation slow burn de la sortie de deuxième ami, Maurice Bernart, la pro‑
L’Amitié, qu’il a tenu à faire démarrer dans duction de Thérèse, le plus gros succès de
les salles de province, in praesentia, avant Cavalier en salles ; et pour le troisième,
Forces tranquilles
par Vincent Poli
Spectres de la technique
viens aussi d’une famille d’horlogers, ma
grand-mère et mes grands-tantes travail‑
laient dans un atelier où elles fabriquaient
le balancier. Leurs souvenirs revenaient
Entretien avec Cyril Schäublin sans cesse à des rêves récurrents : chaque
nuit, elles accomplissaient en rêve les
mêmes gestes répétitifs sur l’établi. Elles
revivaient un cauchemar technolo‑
© FLORIAN BACHMANN
refermer sur quelques personnages cen‑ un facteur autant sinon plus important La Commune de Paris est présente hors champ,
traux ou cas édifiants. Cette approche de l’évolution que la compétition. C’est mais la violence est ici exclue des rapports
anthropologique permet de déconstruire une vision anarchiste qu’on pourrait entre anarchistes et autorités.
ces grandes fictions du capitalisme ou de transposer à la perspective recherchée Pour moi, il était plus intéressant de
l’État-nation en montrant précisément dans le film. laisser la violence hors champ, d’abord
qu’il s’agit de constructions historiques. pour rompre avec une certaine vision de
Chaque situation était très écrite, parce Kropotkine arrive dans ce vallon de Saint-Imier l’anarchisme comme « propagande par
que le nombre de personnes dans le plan pour en dresser la carte dans un geste de le fait », ensuite parce que je suis assez
ne permettait pas d’improviser, mais elle géographe qui rappelle celui d’Élisée Reclus. sensible à cette idée de Simone Weil que
reposait aussi sur un principe d’insta‑ Votre film, avec la géographie singulière de ses « ce n’est pas la religion, c’est la révolution
bilité alors que le cadre, lui, restait fixe. plans, serait-il lui aussi un geste de cartographie qui est l’opium du peuple ». L’horizon des
Avec Silvan, nous nous trouvions très radicale ? grands soirs fonctionne comme le para‑
loin de l’action, parfois à 200 ou 300 Reclus et Kropotkine étaient amis. Ils dis biblique, il permet de mieux accepter
mètres. Il est arrivé que les comédiens défendaient l’idée d’une géographie à sa condition présente. Alors même qu’il
se demandent s’ils étaient dans le champ. l’échelle de l’humain, à travers l’exemple se joue dans les ateliers de travail, au sein
de territoires définis avant tout par les de communautés ouvrières, des révolu‑
Pourquoi une telle distance alors même qu’il y a corps qui les peuplent, ceux de la classe tions à une échelle plus modeste mais
souvent une très grande proximité du son ? ouvrière ou paysanne. Cette idée contra‑ tout aussi fondamentale, comme créer
Toujours dans la perspective de décen‑ rie les grandes abstractions du territoire une caisse d’assurance maladie pour les
trer l’action, de s’interroger sur ce qui national ou des cartes, avec leurs ordres ouvrières non mariées, par exemple.
entre dans le champ. C’était impor‑ de grandeur inaccessibles à nos expé‑ Mais je pense aussi qu’il y a dans le
tant pour moi de mettre cette historio‑ riences. La période à laquelle se situe film une violence déguisée, qui revêt les
graphie de la condition ouvrière et de le film, les années 1870, est l’une des apparences d’une oppression bienfaisante
l’anarchisme au travail dans l’image elle- grandes époques de la cartographie et et aimable. Cette violence est plus per‑
même. Qu’est-ce qui est au centre du de la mesure du temps. Ce qui se joue nicieuse et plus efficiente, elle permet
plan et qu’est-ce qui reste hors champ ? alors, c’est l’optimisation d’un système de définir quelles émotions et quelles
Est-ce que l’action ne se situe pas par‑ qui cherche à imposer un certain ordre actions sont légitimes et quelles autres
fois en arrière-plan plutôt qu’au premier du monde, dont nous ne sommes pas doivent être réprimées, qui fabrique
plan ? Dans L’Entraide, un facteur de l’évo- sortis d’ailleurs. Peut-être que le cinéma l’ordre et qui le désordre.
lution, Kropotkine s’oppose au discours peut faire exister d’autres ordres de gran‑
du darwinisme social sur la sélection deur, en convoquant les fantômes d’une Entretien réalisé par Alice Leroy
naturelle en montrant que l’entraide est autre histoire. en visioconférence, le 13 mars.
© SEELAND FILMPRODUKTION
Tournage de Désordres.
Genre humain
fugaces auxquels s’accrocher dans une
fuite en avant autant physique qu’intel‑
lectuelle. Bleu de travail, pantalons de
velours, même les costumes d’époque
par Fernando Ganzo semblent perdre leur couleur, leurs tons
pastel tendant vers l’effacement. Le projet
du film et celui de Linhart partagent le
Craconte
omment ne pas voir dans L’Établi
(inspiré du livre où Robert Linhart
son expérience de militant d’ex‑
la cantine, tout en travaillant comme eux
à la fabrication de 2CV. Avec son pro‑
tagoniste, L’Établi glisse la fleur au fusil
même paradoxe : la déception tient tout
autant de ce que le projet rate (la majo‑
rité des ouvriers restent indifférents et
trême gauche de engagé comme ouvrier sur une pente idéologique instable, dont la révolte sera matée) que de ses petites
en 1968 dans l’usine Citroën de la porte le désespoir foncier se traduit moins dans réussites (certains deviendront plus tard
de Choisy pour y semer l’agitation de des conclusions sociologiques que dans des forces subversives actives). Les deux
l’intérieur) un commentaire sur le rapport la façon implacable dont le quotidien lectures sont tout aussi accablantes : d’un
entre la fracture sociale et la façon dont scande les différences. C’est l’usure du côté, cela reviendrait à dire qu’il faut
le cinéma social français tente d’en ren‑ geste manuel répétitif (Robert se blesse confier le combat exclusivement aux pri‑
dre compte ? Faisant écho avec Ouistreham constamment les mains en manipulant des vilégiés qui ont le temps et le corps dispo‑
d’Emmanuel Carrère, adaptation de l’ex‑ portes de voitures) et non la puissance de nible pour le mener, mais qui sont loin de
périence de Florence Aubenas, où une frappe de son bagage intellectuel qui le là où il serait efficace. De l’autre, que sans
journaliste exerçait undercover comme mène à tirer les premiers constats dou‑ cette illustration venue de la part des pri‑
aide-ménagère pour en tirer un livre, le loureux sur son projet. L’arroseur est lour‑ vilégiés, nulle conscience politique effi‑
film de Mathias Gokalp travaille l’inévi‑ dement arrosé par la vie à l’usine, et ce cace ne serait possible chez les ouvriers.
table crise de tout projet veillant à s’in‑ n’est pas le révolutionnaire qui enseigne la L’Établi fait face ouvertement à sa propre
sérer dans la réalité sociale du travail tout révolution à l’ouvrier, mais la vie ouvrière aporie, et, chose rare et louable, se risque
en prenant son spectateur par la main qui apprend au bourgeois l’aliénation à la contradiction. ■
via un personnage-guide interprété par dont il croyait pouvoir réveiller les masses
un comédien ou comédienne reconnu et qui l’engourdit à son tour. L’ÉTABLI
(Binoche, chez Carrère, Lindon chez Son échec initial redonne en même France, 2022
Brizé, etc.), investi en porte-parole d’une temps de la valeur au travail des forces Réalisation Mathias Gokalp
masse sous-représentée à laquelle il n’ap‑ syndicales déjà présentes (interprété par Scénario Mathias Gokalp, Nadine Lamari, Marica Romano
partient pas. Olivier Gourmet, le père Klatzman peine Image Christophe Orcand
Comédien, porte-parole, bourgeois cependant à mobiliser lui aussi) et renvoie Son Laurent Benaïm
infiltré, guide. Toutes ces figures coïn‑ son héros à une sorte de déterminisme Décors Jean-Marc Tran Tan Ba
cident ici de façon explicite dans un de classe venu justement du côté domi‑ Costumes Claire Lacaze
seul corps, celui de Swan Arlaud, dont le nant : reconnaissant subconsciemment en Montage Ariane Mellet
personnage, Robert, passe de normalien lui un égal, le patron (Podalydès) l’invite à Musique Flemming Nordkrog
confortablement installé avec femme et plusieurs reprises à des réunions « de gens Interprétation Swann Arlaud, Mélanie Thierry, Denis
enfant à prétendu fils de petit commer‑ bien » et fait preuve de confiance sinon Podalydès, Olivier Gourmet, Lorenzo Lefebvre, Zéli Marbot,
çant dans le besoin. Son corps (de per‑ d’affection devant son manque d’aptitude. Malek Lamraoui, Yasin Houicha, Robin Migné, Raphaëlle
sonnage bourgeois, d’acteur reconnu) se Le dévoilement de l’identité de Robert, Rousseau, Éric Nantchouang, Luca Terracciano
mêle alors à ceux (d’ouvriers précaires, d’abord redouté, se voit ainsi dévalué en Production Karé Productions
d’acteurs moins identifiables) qu’il va ten‑ tant qu’enjeu narratif : ce qui compte, ce Distribution Le Pacte
ter d’« éveiller » en glissant quelques mots n’est pas tant que les ouvriers sachent ou Durée 1h57
dans les vestiaires, quelques doléances à non que leur collègue gauchiste bosse en Sortie 5 avril
Ucomme
n village occitan : sa placette où l’on se
retrouve la nuit, ses murs qui forment
une muraille, son labyrinthe de
et se répartissent les rôles. Miralès pérore
debout, un public autour de lui ; Dog,
muet, reste à la marge, sans participer. Ce
ne présente pas cette relation comme une
addi(c)tion, mais comme une soustrac‑
tion. Être à deux, c’est être trois moins
rues vides. Si le décor paraît familier, dès surnom évoque évidemment un rapport un. Lorsque Dog fait l’amour avec Elsa
les premiers plans, Jean-Baptiste Durand se de soumission et d’obéissance, mais les pis‑ (Galatea Bellugi, précise et juste), Durand
détache d’un strict naturalisme. On dirait tes ouvertes par les premières séquences montre dans le même cadre l’appel de
le Sud, mais avec une lumière très douce, sont aussitôt invalidées et neutralisées. Miralès qui fait sonner le portable. Dans
tamisée, parfois même voilée. D’emblée, Amour homosexuel ? Besoin de domi‑ la boîte de nuit, Elsa et Dog s’embrassent ;
Chien de la casse impose sa stylisation, qui nation ? Emprise ? Solitude malade ? Rien le plan suivant présente Miralès, seul, exclu,
l’inscrit dans une généalogie remontant à vraiment de tout cela. Recherche d’une qui les regarde. Dès lors, le film progresse
Pagnol, Giono, voire au Renoir de Toni. fraternité ? Devant son propre chien, moins par une succession de rencontres
Il n’y a peut-être qu’Alain Guiraudie Malabar, Miralès se nomme « papa » et il que par des scènes à plusieurs person‑
aujourd’hui pour poursuivre cette histoire appelle souvent Dog son « frère ». Ce ne nages de plus en plus tendues, qui cher‑
du cinéma : comme celui-ci, Durand fait sont pas des causes pour autant. chent à recomposer la relation entre Dog
ressortir les accents et les scansions de la Les deux comédiens pr incipaux, et Miralès. C’est l’enjeu de la dernière
parole, inventant une langue qui, tout en magnifiques, évitent les oppositions dans séquence, comme un happy end trouvé in
s’appuyant sur les expressions de l’époque, lesquelles le récit les enferme : la tige extremis, que d’arriver à ce qu’il n’y ait
développe sa propre poésie. Son attention déliée et le bloc compact, le passif-agres‑ plus un terme à exclure mais deux person‑
éthique transforme n’importe quel corps sif et l’actif lent, le jaloux et l’amoureux. nages qui se soutiennent – à la fois séparés
qui entre dans le champ en individu, fai Ils sont si convaincants ensemble qu’ils et ensemble. ■
sant exister le moindre personnage secon donnent envie de les revoir dans un pro‑
daire. À l’inverse, en un changement de chain film de Durand, à l’instar de Claude CHIEN DE LA CASSE
cadre, il peut passer d’une étude de visages Chabrol reprenant dans Les Cousins ses France, 2023
à la puissance du paysage, quittant le por‑ deux acteurs du Beau Serge, Jean-Claude Réalisation Jean-Baptiste Durand
trait pour le souffle immobile du western. Brialy et Gérard Blain. Raphaël Quenard Scénario Jean-Baptiste Durand, avec la collaboration de
Alors que Guiraudie a su toucher la donne à Miralès un sourire crispé ainsi Nicolas Fleureau, Emma Benestan, Andréas Bernal
machinerie du désir dès ses premiers films qu’un accent inhabituel qui installent un Image Benoît Jaoul
dans ses aspects sexuels et symboliques, malaise sourd. La clownerie se transforme Son Hugo Rossi
Durand la laisse délibérément de côté, à vite en sarcasme impuissant, de sorte que Montage Perrine Bekaert
moins que ce désir ne soit forclos. Il com‑ la violence, lorsqu’elle se libère, témoi‑ Musique Delphine Malaussena
pose d’abord un roman d’amitié, dont gne également de sa vulnérabilité. Face Interprétation Raphaël Quenard, Anthony Bajon,
l’étrangeté permet d’échapper à la descrip‑ au corps que Quenard projette souvent Galatea Bellugi
tion psychologique. Miralès (Raphaël en avant, Anthony Bajon joue beaucoup Production Insolence Productions
Quenard) et Dog (Anthony Bajon) se moins le retrait que la gêne, s’opposant Distribution Bac Films
connaissent depuis l’enfance, habitent le toujours aux démonstrations gestuelles de Durée 1h33
même village, traînent toujours ensemble son partenaire, mais sans quitter le cadre Sortie 19 avril
Partir de l’acteur
Entretien avec Jean-Baptiste Durand
Comment avez-vous choisi avons tourné en hiver, les rues étaient de a un rapport très fort aux textures, aux
le village du Pouget ? toute façon désertes. Avec la musique ou marques. Cela dit, avoir trop de vête‑
Je voulais tourner dans la vallée de l’Hé‑ les costumes, c’était un des moyens de ments différents complique beaucoup le
rault. C’est de là que je viens et, comme sortir du naturalisme. montage. Je ne le referai plus !
souvent pour les premiers films, l’his‑
toire est proche de ce que j’ai vécu. J’ai Dans quel sens les costumes Comment avez-vous abordé avec
sillonné la région à la recherche d’un vous ont‑ils permis cette échappée ? Raphaël Quenard le rôle de Miralès, qui semble
endroit mignon, avec un côté carte pos‑ Au niveau des coupes et des marques, exiger une part d’improvisation ?
tale décalé par rapport aux personnages. les personnages respectent les codes Quelques petits segments ont été réécrits
Ma mère habite au Pouget. Un jour, en en vigueur. Mais, avec la chef costu‑ à partir de phrases ou d’expressions pro‑
allant faire un repérage au city-stade où mière Clara René, nous avons travaillé noncées en répétitions. Mais nous avons
j’avais pas mal joué durant l’adolescence, un code couleur pour chacun. La figure suivi le scénario à 90%. Raphaël connais‑
j’ai commencé à prendre des photos. de Mirales se construit d’abord autour sait le personnage, et il s’est approprié le
Au bout de deux cents, je me suis dit d’un camaïeu de roses, avec un peu de texte avec une grande intelligence. Pour
que c’était là qu’il fallait tourner. J’avais vert. Dog (Anthony Bajon) était plutôt les deux premières prises, il devait rester
écrit pour Le Pouget sans m’en rendre dans les bleus. Ce qui était une manière très proche des dialogues. S’il était bon, il
compte. Le côté théâtral, un peu décor de jouer avec les clichés du féminin et avait le droit de s’échapper un peu durant
de carton-pâte, m’intéressait. Et puis on du masculin. Puis ils évoluent, et leurs la troisième. Et s’il était très bon, il avait
y sent la vallée. Le village mais aussi la tenues avec. À la fin, Miralès a moins carte blanche. Évidemment, je gardais le
terre autour enferment. Les scènes sur la besoin de s’afficher. Et Dog, une fois contrôle du montage. Il a une puissance
plaine sont un lointain écho du western. affranchi, s’habille avec des teintes de qu’il faut maîtriser, car cela pourrait se
Chien de la casse est aussi un road-movie rose et de bordeaux. C’est peut-être transformer en one-man-show. Mais, la
qui tourne en boucle. J’avais été par ail‑ une chose qui me reste des Beaux-Arts, plupart du temps, il improvisait véritable‑
leurs frappé par La Vie de Jésus. Bruno ou d’avoir fait beaucoup de peinture. ment dans le sens du personnage.
Dumont avait vidé Bailleul de ses habi‑ Je me suis aussi appuyé sur le travail
tants et de ses voitures. C’est une idée du photographe Mohamed Bourouissa Le rôle de Dog est difficile à tenir, notamment
que je lui ai piquée, mais comme nous ou du peintre Guillaume Bresson, qui parce que l’acteur pourrait avoir le sentiment
d’être « écrasé » par son partenaire.
En découvrant La Prière (Cédric Kahn,
© SYLVÈRE PETIT
Comment agir
par Alice Leroy
Savecimétrage
l’on attend de Relaxe, premier long
d’Audrey Ginestet, tourné
trois des inculpés de l’affaire dite « du
c’est l’usage des mots et leurs effets sur
les vies qu’ils (dé)qualifient, la séman‑
tique retorse de la langue des médias, de
rejoint une finalité concrète du collec‑
tif d’amis qui s’est formé pour préparer
et accompagner Manon, Benjamin et
groupe de Tarnac », qu’il dresse la chro‑ la justice ou du gouvernement, langue Yildune au procès.
nique judiciaire de dix ans de procédures d’hyperboles et d’euphémismes qui Ce procès factice, dont la vocation pre‑
ou qu’il oppose un contrechamp militant recouvrent la réalité en la rendant inac‑ mière est d’appréhender les rouages de
au récit médiatique, mieux vaut passer son cessible. Comment agir face au langage l’appareil judiciaire, ce monde de « pro‑
chemin. Car il n’est question ni d’entre‑ performatif de l’autorité ? Comment fessionnels » que les inculpés et leurs sou‑
prendre une contre-enquête qui viend‑ répondre aux accusations de « terro‑ tiens découvrent en « amateurs », permet
rait rétablir les faits, ni de parodier dans risme », « sabotage », « association de mal‑ aussi de faire advenir une parole de vérité
une farce brechtienne les inconséquences faiteurs », ces termes qui ne charrient pas qui ne trouverait pas son chemin dans le
d’un système judiciaire plus soucieux de seulement des représentations, mais aussi prétoire. Non du fait que la caméra se
son image que de vérité. Relaxe est l’an‑ la menace de lourdes condamnations ? situe clairement dans le camp des accusés
ti-Vladimir et Rosa, ce pamphlet low- La mise en scène d’une part, le mon‑ au lieu de jouer le rôle du témoin objec‑
tech maoïste du groupe Dziga Vertov qui tage de l’autre travaillent à déjouer ces tif, mais précisément parce qu’elle saisit
rejouait le procès des Sept de Chicago assignations en leur opposant les motifs ces moments de travail où s’élabore un
en 1971. Il n’élève pas une tribune pour moins spectaculaires de la vie comme discours sur soi qui passe par des hésita‑
donner voix aux inculpés, mais construit elle va, où l’ultra-gauche joue à chat tions, reformulations et tentatives d’accor‑
un espace protégé, un simulacre de tri‑ perché avec ses enfants ou vante l’usage der convictions et précautions. Si Manon
bunal bricolé entre amis pour répéter, d’ustensiles de cuisine pour saboter des s’avère personnage principal bien plus
bafouiller, trouver ses mots afin de dire tablettes de chocolat. Une autre séquence que ses camarades d’infortune, ce n’est
tout à la fois les formes d’une vie et d’un dans la cuisine familiale montre Manon pas tant du fait de ses liens avec la réa‑
engagement. reconstituant pour son compagnon la dis‑ lisatrice (dont elle est la belle-sœur) que
La maison est l’espace privilégié de ce position de la salle de tribunal avec les parce que cette prise de parole n’a rien
mode d’expression, plus particulièrement restes du petit déjeuner. Réduite à une pour elle d’une évidence. Sa déclaration,
la cuisine, cette pièce si familière et pro‑ plaquette de beurre, l’estrade des juges qu’elle élabore en vue de l’audience et
pice à une parole quotidienne où Manon, paraît moins inquiétante, même si cela qui lui semble « la manière […] la plus
en ouverture, raconte à ses enfants les n’enlève rien, comme le lui rappelle son juste pour [s]’exprimer aujourd’hui », est
conditions de son arrestation dix ans interlocuteur, à la solitude des accusés. La l’antithèse du manifeste ou du pamphlet.
plus tôt. « Ils ont arrêté des gens parce qu’ils parole et le récit de soi deviennent ainsi Tout comme sa présence à la fois douce
les soupçonnaient. Tu sais ce que ça veut dire, des enjeux de mise en scène aussi bien et combative dans le champ, elle dit sa
soupçonner ? » La grande affaire de Relaxe, que de défense, à un endroit où le film lassitude et son courage. La maladresse de
quelques séquences valorisant ses enga‑
gements quotidiens auprès de réfugiés ou
dans une petite cantine locale finit même
par œuvrer à l’autre accomplissement du
film, le portrait qu’il dresse d’une héroïne
ordinaire, depuis le lieu où coïncident ses
expériences de lutte et de vie. ■
RELAXE
France, 2022
Réalisation, image, montage son Audrey Ginestet
Montage Penda Houzangbe, Marie Beaune, Julie Brenta,
Christophe Dauder
Musique Benjamin Glibert
© DEUXIÈME LIGNE FILMS
L’amour en 3D
drôlerie silencieuse indémêlable d’une
certaine affliction. Cocasserie à double
tranchant, tant elle peut se renverser en
insolite frelaté (le vieillard sur lequel veille
par Mathieu Macheret Mehdia, se prenant pour Nosferatu lors
de scènes d’agression gênantes), mais per‑
méable à un certain degré de poésie. La
Dautant
e la crise migratoire, le cinéma d’au‑
teur s’est fait l’écho durable, sans pour
trouver à cette grande question du
les murs d’un appartement bourgeois,
sœur en cela de La Noire de... de Sembène
Ousmane (1966). Lui, syrien, sillonne les
candeur du conte romantique renverse
la rhétorique consternée du film à sujet
politique, tandis que l’humour en assume
siècle une forme nouvelle, sauf à toujours rues en ferrailleur (« Fer, cuivre, batteries ! ») la part de cruauté nécessaire. En termes de
remettre sur le métier un vague schéma avant de gagner le soir un refuge de for‑ modestie, la plus belle trouvaille poétique
post-dardennien carburant à la com‑ tune où l’assigne un couvre-feu. L’une en réside dans le corps mutant d’Ahmed, en
misération et à la sensibilisation – car intérieurs et l’autre à l’extérieur expri‑ voie de pétrification ferrugineuse, don‑
en l’espèce, c’est bien souvent le Nord ment chacun la condition carcérale de nant lieu à un gag tragique lors d’un
qui parle pour le Sud, et donc à sa place. l’immigré, enfermé quoi qu’il fasse dans dernier plan chaplinien. Moins qu’une
Après un Tombé du ciel (2016) sous forte la nasse d’une économie mondialisée, métaphore, cette once de magie noire
influence kaurismäko-suleimanienne, où tout sujet déplacé rejoint la fameuse dit le plus simplement du monde la réifi‑
le second long métrage de fiction du « armée de réserve » du lumpenprolétariat. cation des personnes, leur statut d’objets
Libanais Wissam Charaf a ceci pour lui Wissam Charaf inscrit isolément ces indissociables, et à terme leur devenir-
qu’il parvient à déplacer un tant soit peu corps amoureux dans une série de rap‑ matière dans le grand marché mondialisé
ces représentations concernées, d’abord en ports de classes, tantôt avec la bourgeoi‑ des mouvements de populations. ■
les soustrayant à l’axe Nord-Sud, surtout sie (la maîtresse de maison houspillant
en leur substituant une grille de lecture à Mehdia, puis la mettant en concurrence DIRTY, DIFFICULT, DANGEROUS
rebours : celle du conte de fées. Il troque avec une seconde domestique bangla‑ France, Italie, Liban, Qatar, 2022
ainsi le dogme de la complexité et de l’in‑ daise) ou les instances locales (la société Réalisation Wissam Charaf
décidable (parfois une façon de brouiller d’aide-ménagère qui réduit ses auxiliaires Scénario Wissam Charaf, Hala Dabaji, Mariette Désert
les cartes), contre une ligne claire volon à l’esclavage), tantôt intracommunau‑ Image Martin Rit
tiers schématique, mais qui laisse appa‑ taires (dans le refuge syrien, on fait payer Montage Cléménce Diard
raître d’autres enjeux. à Ahmed le droit de dormir quelques Son Pierre Bompy, Paul Jousselin, Emmanuel Zouki
Ahmed (Ziad Jallad) et Mehdia (Clara heures sur un matelas). À ce monde de cir‑ Interprétation Clara Couturet, Ziad Jallad, Rifaat Tarabey,
Couturet), deux réfugiés d’une irréelle conscriptions aliénantes, les deux amants Darina Al Joundy
beauté, s’aiment à la folie dans les recoins opposent une stratégie de la ligne de fuite, Production IntraMovies, Aurora Films, Né à Beyrouth Films
d’un Beyrouth hostile, dressé entre eux. qui consiste à s’inventer toutes sortes de Distribution JHR Films
Elle, éthiopienne, sert comme bonne à sanctuaires dérobés, d’inter-espaces (cages Durée 1h26
tout faire, maintenue en captivité entre d’escaliers, chambre où l’on se glisse) en Sortie 26 avril
Après le romantisme
par Marcos Uzal
Oquenchose
retrouve dans Les Âmes Sœurs quelque
Le sens du poil
par Olivia Cooper-Hadjian
Àsphère
rebours d’un certain imaginaire du film
de cabaret, Showgirls en tête, l’atmo‑
qui règne entre les strip-teaseuses
de dédramatiser le travail du sexe s’ex‑
prime en effet par une légèreté généra‑
lisée qui permet de contourner certaines
sexuelle plus hardiment). En se préoccu‑
pant excessivement du regard que l’on
portera sur lui, le film désigne au moins
d’À mon seul désir (le titre médiéval du questions : s’il est facile pour Aurore de son véritable fil rouge : dans le travail du
film est aussi le nom du club où il se se plaire dans ce métier, c’est aussi parce sexe, c’est plus généralement la mise en
déroule) transpire la bienveillance. Aurore que l’univers de la fiction tient du conte – scène de soi qui inspire Lucie Borleteau.
(Louise Chevilllotte), jeune femme qui se conquérir sa liberté est aisé lorsque rien En attestent les numéros de strip-tease,
cherche, se propose une nuit d’y faire un de très grave n’est susceptible d’arriver. Ni qui ne se réduisent pas à un effeuillage,
essai. Elle y rencontre Mia (Zita Hanrot), collé au réel, ni radical dans sa fantaisie, le mais s’apparentent à de petits sketches
avec laquelle elle se lie d’amitié avant que, film reste dans un entre-deux caressant et avec texte et personnages. Par l’intermé‑
de sexe simulé en rapports réels, les deux consensuel. L’actualité de ses thématiques diaire de Mia, qui aspire à devenir comé‑
performeuses tombent amoureuses l’une (un empowerment féminin dont l’idylle les‑ dienne, Platonov s’invite même au cabaret.
de l’autre. Mais cette intrigue romantique bienne apparaît comme un passage obligé) S’il peine à figurer la vivacité du désir et
n’oblitère jamais le travail qui s’accom‑ n’a d’égale que la prudence avec laquelle des sentiments, À mon seul désir trouve
plit ici, que Lucie Borleteau dépeint avec Lucie Borleteau s’en empare, comme son point de jouissance dans des jeux
une précision presque documentaire, forte pour se prémunir contre toute polémique. de masques où des femmes révèlent plu‑
d’une période d’observation dans un lieu Potentiellement subversif, le personnage sieurs facettes d’elles-mêmes et prennent
similaire. Nous nous familiarisons peu à d’Aurore est finalement rendu inoffensif le risque de se réinventer. ■
peu avec les quatre espaces de l’établisse‑ par une volonté de donner voix au cha‑
ment et avec leurs habitants : la caisse et ses pitre à tous les points de vue. Ainsi, face À MON SEUL DÉSIR
écrans de surveillance, la salle de spectacle à l’absence de gêne avec laquelle la jeune France, 2022
intimiste et ses habitués, les loges animées femme aborde la prostitution, Mia vien‑ Réalisation Lucie Borleteau
et le salon où les danseuses peuvent se dra réinstaurer une forme de culpabilité : Scénario Lucie Borleteau, Clara Bourreau
produire en privé. Malgré les désagré‑ non seulement elle refuse cette pratique, Image Alexis Kavyrchine
ments du métier, la cinéaste met l’accent mais elle la juge dégradante et demande Montage Clémence Diard
sur le plaisir que prennent les employées à son amante d’y mettre fin. Tout en Décors Aurélien Maillé
à l’exercer, qui se reflète dans des numéros récusant la morale, Lucie Borleteau ne Costumes Alexia Crisp-Jones
teintés d’humour (élaborés par les actrices semble pas envisager son récit en dehors Musique Pierre Desprats
elles-mêmes, parmi lesquelles certaines d’elle, comme si épouser une perspective Interprétation Louise Chevillotte, Zita Hanrot,
sont réellement de la profession) comme revenait à en faire l’article (la présence à Laure Giappiconi, Pedro Casablanc, Sipan Mouradian,
dans les joyeuses séquences de groupe l’écran de l’actrice et réalisatrice Laure Thimotée Robart
qui se déroulent en coulisses. La qualité Giappiconi rappelle pourtant à notre Production Apsara Films
secrète de ce film généreux est d’avoir su bon souvenir Un été comme ça de Denis Distribution Pyramide
créer les conditions pour que cette troupe Côté, où elle figurait, et qui démontrait Durée 1h57
prenne corps, en premier lieu un récit qui qu’il restait possible d’aborder la liberté Sortie 5 avril
fait exister de nombreux rôles secondaires
et le choix de comédiens et comédiennes
©APSARA FILMS
Atlas de l’émotion
hôtesse de bar karaoké et ses deux
enfants) qui donnent chair à l’ensemnle.
Le cœur battant du film concerne évi‑
demment l’émoi romantique, que Shinkai
par Mathieu Macheret investit par un subtil effleurement sensuel.
La transformation surréaliste de Sota en
chaise à trois pattes pour enfant , enjeu
Pprépondérante
lus la place qu’occupe Makoto Shinkai
dans l’animation japonaise devient
(aux dernières nouvelles,
intérieures de son héroïne, hormis le
simple fait de reconnaître en elle, impli‑
citement, une enfant de Fukushima. La
d’animation assumé jusqu’au bout, fait
audacieusement du « prince charmant »
un objet transitionnel dérisoire, prêtant
Suzume a franchi la barre des 10 millions symbolique du conte apparaît parfois le flanc à divers actes érotiques manqués
d’entrées au Japon), moins il semble éculée, telle cette porte carrollienne plan‑ (notamment cette scène merveilleuse où
toucher du doigt la formule ébouriffante tée au milieu de nulle part, invitant la Suzume est amenée à s’asseoir sur lui et
et tarabiscotée qui avait fait le succès lycéenne, de façon téléphonée, au fran‑ sent immédiatement le rose lui monter
monumental de Your Name. (sic, 2016). chissement imaginaire. De même, la belle aux joues). De même, le ver géant, plus
Déjà, Les Enfants du temps (2019), char‑ sublimation animiste consistant à donner qu’un symbole phallique, exprime plus
mante fable météorologique, marquait un aux cataclysmes naturels les traits d’un largement un désir érectile agrémenté
léger reflux en laissant apparaître certains asticot disproportionné, aurait mérité d’organes vibratiles, qui résonne avec l’in‑
tics et réflexes d’écriture. Son successeur, mieux, à son endroit, qu’un vilain artefact clination grondante de la lycéenne.
présenté en compétition à la Berlinale, purement numérique, d’autant que par‑ La rencontre sur une route entre Sota
risque de produire une même impression tout ailleurs l’intégration 2D/3D fonc‑ et Suzume, rejouée par deux fois, l’une au
en demi-teinte, tant Shinkai s’y déleste tionne à merveille (une fabuleuse scène début, l’autre à la fin, encadre le récit.Tout
d’un certain baroque pour une inscrip‑ de déraillement de métro). ce qui se déroule entretemps peut donc
tion plus quotidienne, mais aussi plus Si le film brille, c’est plutôt, parado‑ être vu comme une traduction fantasma‑
identifiable. De cette nouvelle histoire xalement, par son empreinte la plus réa‑ tique de l’ébranlement initial de l’héroïne,
d’attractions adolescentes se conjuguant liste, celle d’une gestuelle hypersensible sa cristallisation amoureuse. Le désir d’une
aux désastres cosmiques, les ressorts psy‑ des personnages, mais aussi du décor du jeune fille apparaît ainsi comme une force
chiques peuvent parfois sembler som‑ littoral japonais dépeint avec une minu‑ à l’avenant : un choc tellurique incom‑
maires (le topos essoré de l’héroïne tie du détail quasi documentaire, que mensurable, capable de déclencher cata‑
orpheline qui, par ses aventures, accom‑ Shinkai rehausse par ses ciels crépuscu‑ clysmes et tremblements de terre. ■
plit son deuil). laires, ses lumières rasantes et ses sources
Sur l’île de Kyushu, dans une petite dans le champ (sa marque de fabrique). SUZUME
localité nommée Miyazaki (le film est Son attrait pour les vestiges (un collège Japon, 2022
truffé de clins d’œil au maître), Suzume ou un parc d’attractions désaffectés) s’ins‑ Réalisation, scénario Makoto Shinkai
sur le chemin du lycée croise un bel crit pleinement dans le genre pictural Image Kenichi Tsuchiya
inconnu, Sota, et lui indique la voie du caprice, comme autant de souvenirs Production CoMix Wave Films
d’une station thermale abandonnée. Le pétrifiés. Par ailleurs, la tournure pica‑ Distribution Eurozoom
devançant, elle y décèle par inadvertance resque du récit participe d’une sorte de Durée 2h02
le portail d’une dimension parallèle, d’où cartographie provinciale, et occasionne Sortie 12 avril
s’échappe un ver géant, dont les désé‑
quilibres provoquent séismes et tsunamis.
Dépositaire d’une mission ancestrale, Sota
veille à la clôture de tels portails sur tout
le territoire. Le sceau échappé, en fait un
dieu-chat espiègle nommé Daijin, mène
la vie dure au jeune portier : non seule‑
ment il lui jette un sort, mais s’amuse à
ouvrir toutes les issues possibles au lom‑
bric tellurique. Suzume prend sous son
bras le Sota maudit, transformé en jouet,
et se lance à la poursuite du petit démon
pisté sur les réseaux sociaux, dans une tra‑
© 2022 SUZUME FILM PARTNERS
Ude ntion
homme se lance dans une interpréta‑
© TS PRODUCTIONS
habitée de « La Bombe humaine »
Téléphone. Une réunion débute, où
soignant et patients définissent ensemble
un ordre du jour. Muriel, une patiente,
s’adresse directement à Nicolas et Erik,
filmeur et preneur de son. L’une après
l’autre, les premières séquences déclinent
les dimensions qui seront au centre de
Sur L’Adamant (Ours d’Or à Berlin) et
les raisons qui, par-delà l’allure atypique
du bâtiment flottant au bord de la Seine,
ont amené Nicolas Philibert à poser sa
caméra dans ce centre de jour pour adul‑
tes souffrant de troubles psychiatriques.
Dans un lieu irrigué des principes de la
psychothérapie institutionnelle, le cinéaste
retrouve des aspects qui l’avaient intéressé
à la clinique de La Borde dans La Moindre souffrent d’un problème d’image. Contre côté de la simple présence. Un canard vole
des choses (1996), qui commençait égale‑ la crainte ou la curiosité qu’inspirent ces ensuite au ras de l’eau.
ment en chanson. gueules parfois cassées, l’opération consiste Sur L’Adamant dégage une tranquillité
Philibert retient d’abord la valeur de à rapprocher l’altérité à travers la délicate fluviale, dont on peut estimer soit qu’elle
l’expression, encouragée à travers toute simplicité d’un regard coulé dans la tem‑ manque d’aspérités, soit qu’elle subvertit
une série de pratiques : musique, rédac‑ poralité quotidienne, qui accueille ses les attentes.Tout comme les médicaments
tion d’un journal, dessin, atelier autour expressions sans pointer la différence. Un dans La Moindre des choses apparaissaient
du corps, etc. Les propos d’un patient plan où une femme esquisse une danse sur dans les interstices, c’est par touches que
avançant que l’enjeu n’est pas médical le quai, ou un autre où un patient s’essaye s’entrevoit un envers ou une limite de
mais que ceux qui fréquentent l’endroit à la cuisson de confiture en se tenant un l’échange, lorsqu’un patient évoque la
sont « acteurs sans le comprendre » sonnent peu trop en retrait dans l’inquiétude des primauté nécessaire du traitement sur la
comme une clef pour un regard qui vise éclaboussures, indiquent qu’il s’agit au communication, ou que l’initiative d’une
à se détacher de la quête du symptôme fond de faire voir le trouble psychique autre rencontre la frilosité de l’équipe.
pour restituer à l’écran la part esthétique comme une variation sur la norme, gar‑ Le point de vue de Philibert ne relève
et poétique (parfois aussi comique) des dant avec elle un air de famille. pas d’un aveuglement à ce qui menace
idiosyncrasies et des mots. Cet attrait pour Pour l’avoir mis en jeu frontalement la relation à l’autre et la psychiatrie, mais
les performances singulières s’accom‑ dans Nénette (2010), Philibert sait bien il fait valoir L’Adamant comme refuge
pagne du souci de montrer L’Adamant que regarder revient à éprouver la mince et contrechamp. S’il inclut le passage des
comme une scène collective, où soignants frontière qui nous sépare des autres. Sur péniches, métros et voitures, c’est pour
et patients partagent la gestion des affaires L’Adamant renoue avec la finesse de La mieux rappeler que l’on reste pourtant
communes. Le cœur du navire est sans Moindre des choses : le trouble psychique ne tous – patients et soignants, filmeur et
doute son bar dans sa double fonction de se manifeste jamais comme crise specta‑ spectateur – sur un même bateau. ■
socialisation : proposer à un patient d’assu‑ culaire, mais toujours par écarts et déra‑
rer le service, mais aussi converser autour pages. On l’observe lors d’une discussion SUR L’ADAMANT
du zinc. où un patient qui associe des mots à des France, Japon, 2022
Philibert, en marquant sa propre place, choses établit subitement un lien entre le Réalisation, image, montage Nicolas Philibert
répondant ou questionnant, semble lui- passe-montagne bleu de son petit frère et Son Erik Ménard, François Abdelnour
même redoubler l’entreprise des soignants la purée, avant de conclure que cela lui Montage son, mixage Nathalie Vidal
en construisant patiemment son film fait penser à la mort. Philibert, cependant, Production TS Productions, France 3 Cinéma, Longride
comme un espace d’attention et d’écoute. fait suivre cette embardée par un plan Distribution Les Films du Losange
Son geste répond ainsi à cet autre patient qui montre son visage au repos, relançant Durée 1h49
pour qui ceux qu’on appelle les « fous » l’identification en ramenant l’étrangeté du Sortie 19 avril
Un boulevard de déception
par Jérôme Momcilovic
UN FILM DE
AUDREY GINESTET
UNE PRODUCTION DEUXIÈME LIGNE AVEC LE SOUTIEN DU CENTRE NATIONAL DU CINÉMA ET DE L’IMAGE ANIMÉE RÉGION NORMANDIE
EN PARTENARIAT AVEC LE CNC ET EN ASSOCIATION AVEC NORMANDIE IMAGES RÉGION OCCITANIE EN PARTENARIAT AVEC LE CNC AVEC LE SOUTIEN DE LA PROCIREP DE LA SACEM ET DE LA SCAM
IMAGE AUDREY GINESTET AMIC BEDEL SAUL MÊMETEAU MUSIQUE BENJAMIN GLIBERT MONTAGE PENDA HOUZANGBE AUDREY GINESTET RÉMI GERARD HÉLÈNE MAGNE
PRODUIT PAR MARIE DUBAS ÉCRIT ET RÉALISÉ PAR AUDREY GINESTET
AU CINÉMA LE 5 AVRIL
© CRANK-UP FILM CAHIER CRITIQUE
About Kim Sohee des figures féminines, sur qui cette idéolo‑ Française, bilingue, elle est très proche
de July Jung gie n’opère plus. Légère dissonance au sein de sa grand-mère, qui a repéré chez elle
Corée du Sud, 2022. Avec Kim Si-eun, Doona Bae, d’une esthétique froide et d’une narration les dons surnaturels qu’elle exerce elle-
Jung Hoe-ryn. 2h15. Sortie le 5 avril. implacable, le rayon de soleil que Sohee et même (« Tu as le corps ouvert, les démons
Huit ans après un premier film produit Yoo-jin contemplent successivement dans peuvent entrer »), mais sa place dedans-
par Lee Chang-Dong, A Girl at My Door un café – la première avant de disparaître, dehors quant à cette communauté s’as‑
(2014), July Jung revient avec un thril‑ la seconde au cours de son enquête –, sus‑ sortit d’une déperdition d’information
ler adapté d’un fait divers, le suicide en pendant le temps, figure un espoir au cœur qui contamine le spectateur – il faut un
2014 d’une lycéenne qui suivait une for‑ d’un monde devenu glacial. certain temps pour comprendre que l’ex‑
mation professionnelle dans un centre Valentine Guégan plosion dans la rivière est une méthode
d’appel pour une entreprise de télépho‑ de pêche, ou qui sont les adultes entou‑
nie. Scindé en deux parties, le film met en rant Salomé, dont la mère est en France.
miroir deux combats de femmes : d’abord, Alma viva « Les vivants ferment les yeux des morts, les
celui de l’étudiante Sohee (Kim Si-eun) de Cristèle Alves Meira morts ouvrent les yeux des vivants », dira un
qui, perdant progressivement ses illusions France, Portugal, Belgique, 2022 oncle aveugle, sorte de Tirésias au tran‑
vis-à-vis du monde du travail, se rebelle Avec Lua Michel, Ana Padrão, Jacqueline Corado. sistor, et pourtant, quand la grand-mère
contre la pression avilissante qui lui est 1h28. Sortie le 12 avril. meurt et que Salomé sent monter en elle
infligée ; ensuite, celui de Yoo-jin (Doona Du sud de l’Espagne au nord-est du des pouvoirs ancestraux, il est heureux
Bae), détective qui enquête sur l’entreprise Portugal, du fleuve à la montagne, d’une qu’en parallèle de l’histoire de sorcellerie
et le lycée où travaillait Sohee et prend grand-mère sorcière à l’autre, Alma viva surgissent de triviales disputes familiales
la mesure de la logique capitaliste délé‑ de Cristèle Alves Meira semble fait de de l’ordre de « qui va payer la pierre tom‑
tère dont dépend chaque institution. Les la même eau qu’El agua d’Elena López bale ? ». L’ébranlement à grande échelle
deux trajectoires dévoilent une tension Riera, sorti le mois dernier. Deux réa‑ que provoque la petite fille (pas une
à l’œuvre dans la société coréenne entre lisatrices attachées à une aïeule et à leur inondation comme dans El agua, mais
l’immuabilité de son système ultra-libéral campagne d’origine plantent une fiction un feu de forêt) se voit concurrencé par
et compétitif, dont les valeurs sont dura‑ initiatique sur un terreau ethnographique. ces querelles, violentes jusqu’à l’obscène
blement implantées dans les esprits (Sohee Alma viva tire sa modeste réussite de la (on touche au cadavre), incursions osées
se voit reprocher par ses supérieurs de faire manière dont il saisit une conscience dans ce que l’intimité familiale peut avoir
partie d’une génération fainéante parce enfantine dans l’impureté de ce qu’elle de moins ragoûtant – les eaux sales et les
qu’elle refuse de consentir à son exploita‑ attrape au vol. Salomé, 9 ans (l’excel‑ feux follets du réalisme magique plutôt
tion), et l’émergence de forces nouvelles, lente Lua Michel), ne passe que les étés que ses hypostases cosmiques.
d’autant plus nouvelles qu’incarnées par dans le village de sa famille, au Portugal. Charlotte Garson
Avant l’effondrement par les pouvoirs publics, soit un renvoi Levan Koguashvili tend sa caméra à des
d’Alice Zeniter et Benoît Volnais officiel de la communauté gay au rang personnages qui font constamment atten‑
France, 2023. Avec Niels Schneider, Ariane Labed, de tabou social. Dans ce contexte, Jean tion les uns aux autres. L’ex-lutteur, force
Souheila Yacoub. 1h40. Sortie le 19 avril. (Rosy McEwen), professeure d’EPS, tente tranquille fatiguée de Brighton 4 th, a
Il serait imprudent de juger trop rapide‑ de vivre une relation « normale » avec sa choisi sa lutte : le toucher (comme l’une
ment ce premier film de la romancière et petite amie (Kerrie Hayes) en même des répliques le suggère, au moment de
metteuse en scène Alice Zeniter, cosigné temps qu’elle se lie avec Lois (Lucy Halli‑ décider des termes du combat qui l’op‑
avec Benoît Volnais. Décousu et en muta‑ day), une élève qui se découvre lesbienne, posera aux mafieux). Car la lutte, sous
tion, Avant l’effondrement s’offre d’abord plongeant Jean dans un dilemme : la sou‑ son apparente brutalité, témoigne d’une
en nanardesque comédie cynique où l’an‑ tenir, et légitimer sa colère contre l’homo‑ écoute du corps de l’autre et d’un ména‑
goissé Tristan (Niels Schneider), sorte de phobie ambiante, ou la décourager d’assu‑ gement quotidien par l’entraînement
Woody Allen trentenaire du 18e arrondis‑ mer son identité pour lui épargner une et les étirements. Lorsqu’un personnage
sement, reçoit par courrier un test de gros‑ vie de combats. Pour autant, il y est peu souffre, l’action s’arrête. Les rapports de
sesse positif anonyme. Soupçonnant plu‑ question de drames et de crises car c’est force sont suspendus, le temps du soin. Le
sieurs ex, il décide de leur rendre visite, le moins la violence bruyante qui intéresse corps devient alors le cœur démocratique
récit épousant alors son enquête. Mais une la réalisatrice que celle, perfide et silen‑ de l’humanité. Et se lisent entre les rides
ouverture s’opère au fil des chapitres vers cieuse, qui sature le quotidien du person‑ les ravages d’un corps qui mourra après
une forme plus réflexive, mélancolique, nage : de ses collègues, qui ne parlent que avoir lutté toute sa vie.
politique aussi, quand ce directeur de cam‑ de vie familiale hétéronormée, à sa sœur Zoé Lhuillier
pagne d’une candidate écoféministe laisse qui préfèrerait que Jean ne se montre pas
sa place et la parole à deux autres femmes avec sa petite amie en présence de son fils.
présentes dans sa vie, sa coloc (Ariane Tourné en 16 mm, le film est contenu dans Burning Days
Labed) et son ex (Souheila Yacoub), le une apparente douceur derrière laquelle d’Emin Alper
film quittant Paris pour la campagne. l’asphyxie de l’isolement se ressent, tout Turquie, France, Allemagne, Pays-Bas, Grèce,
Les débats entre les deux jeunes femmes, comme le visage lisse de McEwen masque Croatie, 2022. Avec Selahattin Pasali, Ekin Koç,
faits de longues interventions, offrent sans une colère ravalée. La réalisatrice scrute cet Erol Babaoglu. 2h08. Sortie le 26 avril.
doute les moments les plus réussis du film. état de solitude quotidienne fondamentale, Le quatr ième long métrage d’Emin
Ce saut géographique permet de saisir ce principal obstacle à l’engagement dans une Alper confir me l’intérêt du réalisa‑
qui préside à toutes les autres ruptures, plus cause commune, quand il faut avant tout teur pour la Turquie rurale et ances‑
petites et grinçantes. Zeniter et Volnais lutter pour soi. À rebours des personnages trale depuis sa révélation en 2012 avec
semblent assumer la fabrication d’un film militants ou martyrs, à la fois révoltée et Derrière la colline. Burning Days se foca‑
hors de toute règle, sans peur du risque, de résignée, émancipée et sage, Jean se situe lise sur un jeune procureur ambitieux et
la gêne ou de l’inexpérience. Cette joie au milieu ; le film, à travers elle, prend le déterminé qui, nommé dans une petite
libératrice est contrainte par des ressorts parti des antihéros qui, si discrets qu’ils ville reculée, décide coûte que coûte de
narratifs conventionnels : le film tourne soient, ne luttent pas moins pour compo‑ mettre un terme à la corruption qui y
principalement autour de l’angoisse et de ser avec l’injustice. règne, au moment où la campagne pour
la culpabilité du héros, sa paternité poten‑ V.G. les élections municipales bat son plein.
tielle contenant aussi la menace pour l’en‑ Alper décrit avec précision le système de
fant d’une maladie héréditaire mortelle. Si clans qui prédomine dans cette région,
Avant l’effondrement fait mouche comme Brighton 4th et dans lequel tous les notables – poli‑
miroir de certaines inquiétudes et contra‑ de Levan Koguashvili ticiens, hommes d’affaires, représentants
dictions d’une génération née sous le Géorgie, 2021. Avec Levan Tedaishvili, de la justice et de la police – trouvent
signe de la crise (écologique, sentimentale, Giorgi Tabidze, Nadia Mikhalkova. 1h36. leur compte. Un système archaïque avec
sanitaire, politique) et dont il n’épargne Sortie le 12 avril. ses symboles et ses codes que le prota‑
pas la ringardise, on a la sensation de n’y Kakhi, ancien lutteur géorgien (joué goniste, perçu comme un intrus à élimi‑
entendre qu’une seule et même voix, par un ex-champion, Levan Tedaishvili) ner, va déchiffrer et déconstruire. Si le
au mieux érudite, au pire sociologique, se rend dans le quartier Brighton 4th à cadre de l’intrigue – la description des
prompte à uniformiser les expériences. New York pour venir en aide à son fils, mœurs et traditions locales – convainc,
Fernando Ganzo joueur endetté auprès de la mafia locale. l’évolution du récit, avec une machina‑
Ce qui pourrait être un film de gangsters tion orchestrée par le pouvoir en place
classique prend d’emblée le contre-pied visant à faire tomber le procureur pour
Blue Jean de la violence propre au genre. Dans les abus sexuel, demeure prévisible. Outre
de Georgia Oakley premières scènes, le lutteur aux mains plus la tentative d’introduire ponctuellement
Royaume-Uni, 2022. Avec Rosy McEwen, grandes qu’un visage saisit délicatement dans l’image des éléments hallucinatoires
Kerrie Hayes, Lucy Halliday. 1h37. Sortie le 19 avril. le pied de sa femme au bras cassé pour lui (délires du protagoniste après avoir été
Pour son premier long métrage, Geor‑ faire un massage. Au lieu de simplement drogué par ses ennemis), Burning Days
gia Oakley reconstitue l’Angleterre de constater que tous les corps sont néces‑ se limite à un style lourdement appuyé :
Margaret Thatcher au moment où, en sairement meurtris lorsqu’ils sont soumis vision esthétisante de la nature, recours à
1988, est votée la loi « section 28 » inter‑ à la pauvreté, et qu’exploiteurs comme une musique pompeuse.
disant la promotion de l’homosexualité exploités souffrent du manque d’argent, Ariel Schweitzer
Normale ami (Pablo Pauly) deviennent bien plus végétation existante, le concept essaime
de Olivier Babinet que de littéraux « partenaires de jeu » néanmoins très vite dans le champ
France, 2023. Avec Justine Lacroix, Benoît (leur mission étant de simuler une vie cinématographique. Car Schlöndorff
Poelvoorde, Pablo Pauly. 1h27. Sortie le 5 avril. domestique normale à l’assistant social fait sien le principe de base : au lieu
Du monde d ’en f a nt s et de g r a nd s venu menacer l’étrange équilibre de la de planter de nouveaux arbres au prix
enfants de ses trois prem iers f i l ms petite famille). Ces simulacres d’adultes d’une reforestation dispendieuse, il faut
(Robert Mitchum est mort, Swag ger et semblent sortis d’un film de Wes Ander‑ laisser les racines se développer. Le pos‑
Poissonsexe), Olivier Babinet parvient son ou de certains Farrelly tardifs (Ter- tulat anticolonialiste nourrit dès lors le
à tirer une intensité dramatique d’une rain d’entente, Les Femmes de ses rêves) : film, qui mue peu à peu en essai, mêlant
ampleur et d’un équilibre inédits avec de pures figures de mélodrame, splen‑ archives, séquences animées et entre‑
Normale. L’imaginaire de teen movie sous didement grandies à l’échelle d’un récit tiens – notamment avec des femmes aux
influence indé US parfois aux limites de où le coming of age prend la forme d’un commandes dans de vastes territoires
la glaciation dans Poissonsexe trouve ici bouleversant jeu d’allers-retours entre ruraux du Niger et du Ghana dont les
dans le cadre d’une petite maison isolée insolence et mélancolie, fébrilité ado‑ hommes sont partis. Tirant le fil d’une
de province un lieu de vie et d’échange lescente et vieillesse effondrée, mons‑ réflexion tour à tour environnementale,
plus proche de la chronique : celle du truosité jouée et humanité sans âge. politique, sociale, éducative et cultu‑
quotidien que partagent une jeune fille Vincent Malausa relle, le cinéaste parvient, après trois ans
rêveuse et son père, ado attardé luttant de tournage, à un improbable équilibre
contre une sclérose en plaques. Dans ce entre didactisme candide, réalisme cri‑
rôle de père-enfant, Benoît Poelvoorde The Forest Maker tique et goût de l’image léchée. Mais
est monstr ueux, amenant un poids de Volker Schlöndorff c’est quand il laisse parole et regard à des
d’humanité contenue à son person‑ Allemagne, 2022. Documentaire. 1h27. Sortie le confrères africains qu’il convainc, citant
nage en jouant d’une sorte de courant 5 avril. Les Larmes de l’émigration du Sénégalais
alternatif sur lequel se branche tout le Portrait de l’agronome australien Tony Alassane Diago (2009) et Éloge des mils
film – cocasserie et gravité, légèreté et Rinaudo, The Forest Maker, première d’Idriss Diabaté (2017). S’y ajoute Les
morbidité, retenue extrême des gestes véritable incursion de Schlöndorff dans Charbonnières, « carte postale » envoyée
et brusques emballements du coeur (les le documentaire, paraît d’abord céder à à Schlöndorff par le maître documen‑
tremblements provoqués par la mala‑ la tentation écolo-hagiographique. S’il tariste ivoirien – mort le 23 février –
die trahissent l’émotion de plus en plus s’agit effectivement de célébrer l’opiniâ‑ et qui reprend le thème de La femme
sourde qui étreint le personnage). À treté d’un apôtre du reverdissement de porte l’Afrique (2009), à redécouvrir
ses côtés, les personnages de la jeune l’Afrique et de valoriser une approche impérativement.
Lucie ( Justine Lacroix) et de son petit qui repose sur la régénération de la Thierry Méranger
Voix brisées
par Vincent Malausa
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FESTIVAL. Toujours aussi profuse, la nouvelle édition de la Berlinale aura été travail, comme son protagoniste,
marquée par certains récits minimalistes, contrepoints aux films des grands cinéastes est un très basique carpe diem, il le
invités, traversés par la question de l’héritage et de la transmission. délivre avec légèreté et humour,
mais surtout avec une extrême
Lprivilégier
es palmarès des festivals
devraient-ils systématiquement
des noms émergents au
transition de la « période Nina
Hoss » à une collaboration avec
Paula Beer, dont Le Ciel rouge
d’échos mythologiques. Le
Ciel rouge s’apparente même
curieusement à du Rohmer sur
possibles que le jeune écrivain
s’applique à démanteler au nom
de ses obligations. La morale de
détriment des cinéastes confir- (Grand Prix du jury) est la troi- la Baltique : un jeune écrivain l’histoire arrive avec une lour-
més ? C’est sans doute l’une des sième occurrence après Transit (Thomas Schubert) arrive avec deur symbolique qui aurait
rares questions qui méritent et Ondine, a signifié un bascu- son ami Félix dans la maison été impossible chez Rohmer,
d’être posées sur un sujet aussi lement net dans son cinéma. de vacances des parents de ce mais qui, chez Petzold, intègre
banal que l’attribution des prix. Désormais, les histoires qu’il dernier, qui se trouve manifes- un sérieux littéraire attachant
Elle ne devrait pas pour autant raconte concernent systémati- tement déjà occupée, remplie encore plus l’histoire à la sen-
nous empêcher de célébrer une quement des gens plus jeunes des restes d’un repas et d’autres sibilité de son héros.
particularité partagée par quatre que lui. Le cinéaste allemand festivités, par une femme qu’ils Deux autres lettres aux jeunes
films des cinéastes « confirmés » expérimenté semble vouloir ne croiseront qu’au bout de spectateurs sont parvenues à
de cette édition : la façon dont leur livrer, sinon des contes deux jours (sans savoir qui est Berlin de la main de cinéastes
ils s’adressent ouvertement à de moraux, au moins un peu de Boucle d’or et qui les trois ours). dont les trajectoires continuent
plus jeunes générations. C’est sagesse, quelques conseils bons Si le conseil de Petzold pour les à converger de façon fasci-
le cas de Christian Petzold : la à prendre, non dépour vus jeunes trop concentrés sur leur nante : Philippe Garrel et Hong
étude de la force de séduction DÉCOUVERTE. Toujours prodigue de trouvailles, le Forum de la Berlinale présentait
des sociopathes. pour la première fois hors du Japon le travail du jeune cinéaste Tatsunari Ota.
Sombre et cru, le premier long
de la Rwandaise Myriam U.
Birara, The Bride (Forum),
s’éloigne bien vite du projet
Le foisonnement du vide
démonstratif que son synop-
sis laissait craindre : en 1997
© TATSUNARI OTA
au Rwanda, Eva, lycéenne, est
kidnappée et violée par Silas,
qui, selon une ignoble tradi-
tion, cherche ainsi à en faire
son épouse. Le film dépasse les
discours généralisants et les lieux
communs par le détail (les divers
traitements infligés aux parties
génitales de la jeune femme) et
l’abstraction. Les cadres sont pré-
cis et le récit épuré se concentre
dans quelques moments clés. Si
une sensualité certaine se dégage
des scènes partagées entre l’hé-
roïne et la cousine de Silas, The
Bride résiste à l’histoire d’amour
lesbien qui lui tend les bras. Il
nous prive ainsi d’une conso-
lation artificielle, pour réserver
à son personnage un sort plus
indécidable.
Tandis que, dans Notre corps
(Forum), Claire Simon dresse There Is a Stone de Tatsunari Ota (2022).
une sorte d’inventaire de tout
ce qu’une femme peut subir
dans un hôpital, Léa Fehner se
concentre dans Sages-femmes
DUniversity
ans Bundesliga (2016), son
film de fin d’études à Tokyo
of the Arts, tourné
qu’aborde la jeune femme est
pratiquement désert. Lorsqu’elle
aperçoit sur un rivage caillou-
part belle au langage non verbal :
le récit est suspendu à la hau-
teur des voix (qui, au Japon, en
(Panorama) sur un service en 16 mm, Tatsunari Ota (né teux un homme qui fait des disent encore plus long qu’ici),
d’obstétrique. Elle y raconte le en 1989 à Fukushima) prati- ricochets, la relation s’annonce à l’inclinaison des bustes, à la
cheminement de Sofia et Louise quait déjà une écriture singu- d’emblée compliquée : étonné position des bras. L’expérience
(Khadija Kouyaté et Héloïse lièrement minimaliste. Dans un par la présence de l’observatrice, n’a rien d’austère, mais suscite au
Janjaud), deux amies qui y enta- bâtiment désaffecté, quelques l’homme lui demande si tout va contraire des émotions intenses
ment leur parcours profession- jeunes hommes énigmatiques bien, et comme il n’entend pas et animales, liées au simple fait de
nel. La cinéaste complexifie peu se croisent, jouent au ping-pong la réponse, il se met en tête de reconnaître dans ces deux êtres
à peu une situation qui semblait ou à cache-cache, jusqu’à ce que traverser le cours d’eau à pied, des congénères, de comprendre
initialement simple (Sofia à son l’un d’eux se mette à creuser un quitte à s’y enfoncer jusqu’à intuitivement ce qui les anime,
aise, Louise larguée) et soigne trou. There Is a Stone (Ishi ga aru), la taille. Sur ce fond constant malgré l’étrangeté qui baigne
son récit tout en gardant le réel montré à Berlin après une pre- d’incommunicabilité et de gêne les situations et les lieux. Une
en ligne de mire : ses personnages mière à Tokyo, poursuit sur cette travaillé avec un certain sens du caméra portée modèle le ballet
pluridimensionnels et attachants lancée, celle d’un cinéma peu burlesque, la rencontre de deux de ces deux corps maladroits,
apparaissent aussi de façon trans- porté sur le drame, peuplé, moins solitudes a pourtant lieu. Les soulignant les dynamiques à
parente comme des supports à que par des personnages, par des inconnus, dont nous ne saurons l’œuvre par la façon dont une
l’évocation de la dégradation des corps en mouvement. Le pro- presque rien, s’engagent peu silhouette entre dans un cadre,
conditions de travail à l’hôpital. gramme est annoncé avec une à peu dans des jeux enfantins : l’occupe ou le quitte. C’est peut-
Il n’est donc pas anodin que les pointe de malice au début du après une leçon de ricochets être tout l’objet du film : figurer
scènes d’accouchement intègrent film : une jeune femme arrivant peu concluante, ils s’amusent à l’équilibre précaire sur lequel
des images documentaires : la dans une ville inconnue inter- empiler des cailloux, à tenir un tiennent les relations humaines,
cohabitation harmonieuse des roge un homme sur ce qu’il y a bout de bois en équilibre sur ce mouvement de balancier
petits corps visqueux sortis de à y voir, et n’obtient en retour deux autres, ou bien à se laisser entre sociabilité instinctive et
véritables utérus avec les plans qu’une expression circonspecte. glisser sur une pente sablonneuse. élans craintifs. Impérial jusqu’à
fictionnels traduit bien la vir- En fouillant ce vide supposé et Tatsunari Ota ne cherche jamais la fin,Tatsunari Ota parviendra à
tuosité avec laquelle Léa Fehner le désœuvrement subséquent à nouer une intrigue, mais plutôt boucler son récit sans en trahir la
conjugue enjeux dramatiques et de son personnage, Tatsunari à instaurer les conditions d’un simplicité initiale, dans la beauté
efficacité politique. Ota trouve pourtant matière à pur présent, pour ses personnages tordue d’un champ-contrechamp
Olivia Cooper-Hadjian jubilation. Ni tout à fait urbain, comme pour ses acteurs, qui déphasé.
et Fernando Ganzo ni vraiment naturel, le paysage livrent une performance faisant la O.C-H.
Écrans mixtes :
partenaires particuliers
ALBORADA P.C.
Adiscrets
u milieu des fictions d’em-
powerment, deux films plus
du festival Écrans mixtes
établie, créant des courts-circuits
interclasses, recomposant couples
et familles, ouvrant sur de drôles
intéressent en ce qu’ils analysent, de modes de vie (utopiques, car
de biais, une certaine masculi- ça finit mal). Une rétrospective
nité, dite « toxique », devenue à la Cinémathèque française est
ici étrange et artificielle. Un prévue cet été.
Varón, du Colombien Fabián L’invitation faite à Terence
Hernández (sorti le 15 mars Davies per mettait de voir
dernier), fiction à l’ancrage Bénédiction (2022), déjà pré-
documentaire, suit un petit dea- senté à la Viennale en 2021 (voir
ler à Bogotá forcé de rouler des Cahiers n° 782), mais encore sans
mécaniques, troublé en mineur distributeur français. Ce biopic
par ses désirs bourgeonnants. du poète Siegfried Sassoon
Deserto particular (Brésil, 2021) (1886-1967) fascine par sa rete-
d’Aly Muritiba, consacre son nue et son épure, le léger glacis
lent début au quotidien d’un qui immobilise ses personnages
flic licencié pour violences, un en scrutant sur leurs visages
bras dans le plâtre et un vieux jeunes, puis fatigués, toute sorte
père sénile sur l’autre, mainte- de drames de l’expression (avec
nant sa fiction de masculinité quelques étonnants morphings
défaillante. Plaquant tout à la où ils vieillissent pendant un
recherche de son coup de foudre quart de tour de caméra, leur
internet, cette femme de sa vie âge s’enroulant autour d’eux).
qui se révèlera être un garçon, La langue musicale, élégante et
il s’ouvrira à un abîme de plus. witty (en un mot : poétique),
Dans un focus sur la Movida, de la bonne société britan-
Los placeres ocultos (1977) et El nique alterne avec d’éloquents
diputado (1978), du méconnu silences, tout comme les images
Eloy de la Iglesia (1944-2006), d’archives de la Grande Guerre
exposent le scandale de jeunes font contrepoint aux intérieurs
corps éclatants, leur nudité cotonneux de la fiction. On y
franche, racoleuse, politique. avance sur une ligne continue
Dans ces grands succès publics fondant les altérités les unes dans
réalisés après la mort de Franco, les autres, une lancinante sonate
lorsque la censure espagnole de Vinteuil où se lovent les pas-
vacille puis disparaît, la sexualité sions mélancoliques.
marginale décille toute identité Pierre Eugène
EdestavaitsiÉtats-Unis,
le cinéma de Les Blank
trouvé son emblème loin
dans la danse
filmer les avions B-52 utilisés
pour bombarder le Vietnam),
les images de Thailand Moment
de vie minoritaires.
Auprès des Cajuns, de leurs
voisins noirs francophones ou
jamais qu’à l’expérience la plus
concrète. C’est encore ce qui
transparaît de sa visite en 2000
de deux papillons voletant au- trouveront leur montage définitif des Latinos du Texas, l’histoire à Richard Leacock, alors installé
dessus de pirogues chargées de en 2015, grâce à Ben Abrams et américaine retrouve épaisseur en Normandie (How to Smell a
fruits ? La caméra ne s’attarde pas Harrod Blank, le fils du cinéaste. et complexité, hors de tout Rose, 2015). Entre une poule
seulement sur les lépidoptères ; Celles-ci laissent entrevoir ce qui récit englobant. Avec The Blues au pot et une crème caramel,
elle en reproduit d’emblée les fera la beauté d’une œuvre alors Accordin’ to Lightin’ Hopkins le pionnier du cinéma direct
arabesques, plongeant au plan balbutiante : l’ouverture à l’ins- (1968), Blank commence à envi- raconte que le documentaire
suivant son objectif, telle une tant, le plaisir de la rencontre, sager le portrait d’artiste comme a pour lui moins à voir avec la
trompe, dans la myriade de le sentiment du fugitif. Cette un moyen d’approcher les vérité qu’avec le sentiment d’être
fleurs d’un marché de Bangkok. même année 1967, Blank fonde habitudes et l’imaginaire d’une là. Cueillir les fleurs du jour, c’est
Récoltées en 1967 durant l’at- Flower Films, dont la première communauté. La musique oscille ce que n’aura cessé de faire la
tente d’une autorisation qui ne production annonce la couleur : entre in et off, accompagnant caméra de Les Blank.
viendra jamais (Blank voulait God Respects Us When We Work, scènes quotidiennes ou plans de Raphaël Nieuwjaer
COURT MÉTRAGE. L’Agence du court métrage fête ses 40 ans. L’occasion de faire (Alain Cavalier, Luc Moullet,
le point sur une forme qui n’est plus seulement la carte de visite des cinéastes. Apichatpong Weerasethakul).
Surtout, Amélie Chatellier rap-
© CHRISTMAS IN JULY
Clermont-Ferrand. Le crédo de
l’Agence n’a pas changé depuis
ses débuts : il s’agit, selon Amélie
Chatellier, sa déléguée générale,
de « faire l’intervalle entre l’amont
et l’aval », c’est-à-dire entre, d’un
côté, les réalisateurs et produc-
teurs, et de l’autre les diffuseurs
(chaînes de télévision, salles de
cinéma qui projettent des courts
en avant-séance, festivals, struc-
tures associatives, médiathèques,
éditeurs de DVD, etc.). Pour ce
faire, l’organisme rassemble des
copies qu’il met ensuite à dis-
position des intéressés, mais pro-
pose également des programmes
éditorialisés, des dispositifs sco-
laires et d’initiation à l’image, et a
lancé en 2016 une plateforme de Briques de Thomas Salvador (2019).
PELLICULE. Conservateurs, monteurs, chercheurs et chefs-op reviennent sur les mille vies du format standard
dans une journée organisée à la Cinémathèque française le 9 mars.
CENSURE. La gauche israélienne réagit à la menace de censure qui pèse sur les fonds d’aide au cinéma.
Cisraélien
’est l’une des attaques les plus
virulentes contre le cinéma
depuis des années. Miki
risquent de le transformer en
une autocratie.
Dans le domaine du cinéma,
contamine les autres guichets
d’aide qui, pour le moment,
résistent tant bien que mal aux
citoyens israéliens doivent voir
sur les petits écrans. La chaîne
publique Kan 11 est non seule-
Zohar, le ministre de la Culture un groupe de cinéastes majeurs – pressions politiques. ment l’exemple d’un journalisme
et des Sports du nouveau gou- dont Nadav Lapid, Avi Mograbi, d’information sérieux, rigoureux
vernement Netanyahu, le plus Ari Folman et Hagai Levi – s’est Les forces du marché et libre, mais aussi l’un des bas-
extrémiste depuis la création de formé pour mener la bataille Un autre danger provient du tions de la création documen-
l’État, a déclaré dès son investi- contre le Fonds Rabinovich, l’un phénomène d’autocensure, déjà taire israélienne, actuellement
ture qu’il ne permettra plus le des deux fonds de soutien les visible depuis quelques années dans le viseur des forces natio-
financement public des films plus importants en Israël (l’autre dans le cinéma israélien, où le nalistes et conservatrices.
« qui dénigrent l’image d’Israël » en étant le Fonds du cinéma israé- nombre de films politiques, Paradoxalement, l’un des
le présentant comme « un pays lien). Depuis quelques années notamment de fictions, est en mérites de ce tsunami anti-
d’occupation ». Zohar a égale- déjà, le Fonds Rabinovich chute libre. Le Genou d’Ahed de démocratique est d’avoir réveillé
ment demandé à des instances demande aux cinéastes et pro- Nadav Lapid (2021), qui traite la gauche, ainsi qu’une masse de
juridiques d’examiner la possi- ducteurs qu’il soutient de signer justement de la censure dans le centristes libéraux non politisés
bilité de retirer rétroactivement une « attestation de loyauté » dans cinéma national, est l’exception jusqu’alors, qui comprennent
l’aide attribuée à certains films laquelle ils s’engagent à ne pas qui confirme la règle. Les rares que l’heure est grave et qu’il
déjà réalisés et projetés. Ce front aborder dans leurs films cer- films politiques israéliens sont faut agir vite. Cette mobilisation
mené contre le cinéma israélien tains sujets politiques « délicats » aujourd’hui produits principale- a réussi, pour le moment, à faire
s’intègre dans une attaque géné- (comme la Nakba, la catastrophe ment grâce à des fonds étrangers, reculer le Fonds Rabinovich, qui
ralisée contre les fondements de palestinienne provoquée par la notamment européens. C’est vient de supprimer son « attesta-
la démocratie israélienne et de création de l’État d’Israël en le cas des 54 Premières Années : tion de loyauté », et à calmer les
ses institutions, en premier lieu 1948). Cette attestation, qui a manuel abrégé d’occupation militaire ardeurs du ministre Krahi. Mais
l’institution judiciaire, principale suscité une tentative de boycott d’Avi Mograbi (2021), financé jusqu’à quand ?
garante des droits civiques et de au dernier festival de Locarno notamment par Arte, qui n’a Ariel Schweitzer
la liberté d’expression. où un film soutenu par ce fonds
Face à cette situation, la a été projeté (Mon voisin Adolf
© AVI MOGRABI
HOMMAGE. Le critique du New Yorker Richard Brody évoque un passeur très apprécié et travaille avec l’American
des deux côtés de l’Atlantique, Tom Luddy, mort à 79 ans le 13 février dernier. Zoetrope de Coppola au
moment où Godard œuvre à
Kjamais
ing Lear de Jean-Luc Godard
(1987), le plus grand film
réalisé, n’existerait pas
le projet à bout de bras, grâce à
des efforts que le film lui-même
indique à travers sa propre voix
(où il a étudié et a été politi-
quement actif à gauche) pour
qu’il y présente La Chinoise à
ment cinématographique, et
godardien, dans son don pour
relier les gens : c’était un acte
sans les efforts et la perspicacité (la négociation entre Godard l’occasion d’une rétrospective. vivant de montage. Il a mis en
du producteur Tom Luddy. Il et son producteur Menahem Plus tard la même année, quand acte le « et » dont Godard faisait
a eu l’idée de faire embaucher Golan). Godard tourne aux États-Unis la conjonction cruciale d’Ici et
Norman Mailer comme scéna- La face officielle, publique, de un film produit et filmé par D.A. ailleurs, et a même incarné l’idéal
riste – une catastrophe du point la carrière de Tom est impres- Pennebaker et Richard Leacock, international et hétérogène de
de vue pratique, mais artistique- sionnante : programmateur de Tom organise un rendez-vous ce titre, en faisant également
ment un coup sans pareil –, le la Pacific Film Archive, cofon- (dans la cour de sa maison) avec venir aux États-Unis Tarkovski,
convaincant grâce à la proposi- dateur du festival de Telluride, l’activiste Tom Hayden et permet Akerman et de nombreux autres,
tion de produire aussi son propre directeur du festival internatio- à Godard de rencontrer le lea- en organisant le tournage de
film, Les vrais durs ne dansent pas. nal de San Francisco, producteur der des Black Panthers, Eldridge Schrader au Japon, en lançant
Il a aussi assuré la participation de films aussi indispensables Cleaver, pour un entretien filmé. la carrière américaine de Barbet
de Woody Allen dans le film et a que Mishima de Paul Schrader, (C’est lui aussi qui a mis en rela- Schroeder, et surtout, en aidant
permis à Godard de tourner un Barfly de Barbet Schroeder et, tion Agnès Varda et les Black Godard à exaucer un rêve ancien
court avec lui, Meetin’ W.A. C’est donc, Les vrais durs ne dansent pas. Panthers pour ses deux courts de cinéma : faire un film hol-
à lui que l’on doit les contacts Mais c’est son travail effectué en sur le mouvement.) En 1970, lywoodien, même s’il l’est de
qui ont mené Molly Ringwald coulisses, en orchestrateur de il invite Godard et Jean-Pierre manière paradoxale, en expor-
au rôle de Cordelia, et l’inspira- collaborations, qui a véritable- Gorin aux États-Unis pour une tant en Suisse un Hollywood à la
tion cruciale d’impliquer Peter ment reconfiguré l’histoire du série de conférences dans des fois classique (Burgess Meredith)
Sellars – à l’arrivée l’un des meil- cinéma moderne, à sa façon si universités, voyage durant lequel et moderne (Molly Ringwald).
leurs personnages de Godard, modeste, si discrète. Dans son art il les interviewe longuement Godard, et tout le cinéma, ont
William Shakespeare Junior V. de créer des liens, la relation clef pour ce qui deviendra en 1972 eu de la chance d’avoir ce véri-
Enfin, quand Godard procras- est celle avec Godard, pour une le livre Double Feature. table ami américain.
tinait et que la distribution (et raison essentielle à la modernité C’est comme si Tom et Richard Brody
donc le financement) risquait cinématographique : le caractère Godard s’étaient synchronisés à
de s’effondrer, Luddy (ou Tom, indissociable du cinéma et de distance : à la fin des années 70,
devrais-je écrire, puisque j’ai eu l’engagement politique. En 1968, Tom a laissé derrière lui l’acti- Traduit de l’anglais (américain)
la chance de le connaître) a tenu Tom amène Godard à Berkeley visme direct, il dirige Telluride par Charlotte Garson
Michel Deville
DISPARITIONS
(1985) restent de vagues des plus grands cinéastes
Il existe une forte division souvenirs télévisuels de troubles d’animation belges.
cinéphilique au sujet de Michel érotiques adolescents mâtinés Marqués par le surréalisme,
Deville, mort le 16 février à d’ennui et très bien notés par Magritte et Paul Delvaux, ses
Robert Blake 91 ans : certains le tiennent Télérama… Oui, c’est vrai, films sont constitués d’un
Né Michael James Vincenzo pour un petit maître tandis que on ne révise pas souvent son mélange de dessins et de prises
Gubitosi, Robert Blake débuta d’autres, la tendance Cahiers, Deville aux Cahiers. de vue réelles. Avec Harpya
à 6 ans dans la série de films le considèrent plutôt comme (1979), qui lui valut une Palme
Les Petites Canailles. Enfant, il un faiseur artificiellement Safi Faye d’or du court métrage à Cannes,
tourne également avec Laurel léger, tenant d’un cinéma La cinéaste sénégalaise Safi il élabore une technique qu’il
et Hardy (Le Grand Boum de chic et vain, enrobant des Faye, pionnière du cinéma baptise servaisgraphie : « Un
Malcolm St. Clair, 1944) et scénarios sophistiqués dans africain, débuta avec Jean système de trucage permettant
John Huston (Le Trésor de la un formalisme en toc. C’est en Rouch, notamment en tant l’incrustation de personnages
Sierra Madre, 1944). Sa carrière partie vrai, comme le prouvent qu’actrice dans Petit à petit filmés en vues réelles dans
connaît un nouveau tournant les fats libertinages du Mouton (1969). Après un premier des décors de création
lorsqu’il interprète en 1967 l’un enragé (1974), l’horripilante court métrage tourné à Paris, graphique », selon sa propre
des deux meurtriers de De sang- théâtralité du Paltoquet (1986) La Passante (1972), elle est définition. Après une douzaine
froid (Richard Brooks). On le voit ou un film aussi creux que en 1975 la première femme de courts métrages dans les
ensuite dans le western Willie Toutes peines confondues d’Afrique noire à réaliser un années 60-70, il consacre
Boy d’Abraham Polonsky (1969) (1992), polar dont les effets de long métrage : le très beau quasiment toutes les années 80
et le road-movie Electra Glide in montage confinent au ridicule. Lettre paysanne, mêlant à la réalisation de son unique
Blue de James William Guercio Mais Deville est aussi l’auteur documentaire et fiction pour long métrage, Taxandria, coécrit
(1973), avant qu’il ne connaisse d’agréables comédies dans les raconter la pauvreté du Sénégal par Alain Robbe-Grillet. Une
un grand succès populaire en années 60 – Ce soir ou jamais rural. En 1979, elle achève fable politique, où un jeune
interprétant le rôle-titre de la (1960), Adorable menteuse Fad’Jal, magnifique essai sur prince en fugue se perd dans
série télévisée Baretta (1973- (1961) –, et surtout de l’un des la vie présente et passée du une ville hors du temps soumise
78). Après s’être quasiment meilleurs films d’espionnage village où elle a grandi. Après à un régime totalitaire qui
éclipsé dans les années 80, il français : le très singulier quelques documentaires pour la interdit toute représentation
fait un retour remarqué dans Dossier 51 (1978), où sa froide télévision, elle réalise en 1996 humaine et toute photographie.
deux films des années 90 : distance fait mouche. On se son troisième et dernier long Contraint d’utiliser de nouvelles
Money Train de Jospeh Ruben souvient aussi de La Lectrice métrage, Mossane, fiction sur technologies numériques,
(1995), et surtout Lost Highway (1988) comme d’un film assez la vie sentimentale contrainte Servais a toujours regretté de
de David Lynch (1997), où il charmant, ou de la relative d’une adolescente dans un ne pas avoir pu tourner ce film
interprète le terrifiant Mystery réussite de son adaptation de village sénégalais. Pour en avec la technique qu’il avait
Man. Ce sera son ultime La Maladie de Sachs (1999), savoir plus sur cette formidable inventée. Son film suivant,
apparition au cinéma, mais son film social antinaturaliste sur cinéaste, morte le 22 février à le court métrage Papillons
dernier rôle sera pour les pages le quotidien d’un médecin de 79 ans, nous renvoyons au long de nuit (1998) sera quant
de faits divers des journaux : campagne. Sinon, pour celui entretien qu’elle avait accordé à lui entièrement réalisé en
en 2001, il est accusé du qui vous écrit, Benjamin ou les aux Cahiers en 2018 (n° 747). servaisgraphie, avant que
meurtre de sa deuxième femme, Mémoires d’un puceau (1968), l’infographie ne rende obsolète
Bonnie Lee Bakley, dont il sera Raphaël ou le Débauché Raoul Servais cette technique artisanale
finalement acquitté en 2005. Il (1971), Le Voyage en douce Mort le 17 mars à 94 ans, fort poétique.
est mort le 9 mars à 89 ans. (1980) ou Péril en la demeure Raoul Servais fut l’un Marcos Uzal
© CIBY 2000/ASIMMETRICAL PROD.
NOUVELLES DU MONDE
propriété de Disney, disparaître
RACHEL ZEBA
des écrans chinois – marché
pourtant crucial pour le studio
(le premier Black Panther
avait généré 105 millions de
dollars en Chine). S’il tient en
partie à la levée des restrictions
sanitaires liées au Covid, ce
soudain déblocage met fin à une
suite de conflits entre Disney et
Pékin. Pendant cette période,
le géant américain avait
notamment refusé d’obéir à la
censure chinoise qui réclamait
le retrait de toute référence à
des relations homosexuelles
dans les films Marvel, dont Les
Éternels en 2021 et Doctor
Strange in the Multiverse of
Madness en 2022.
© BFI
Contre-chants
V oix singulière du cinéma britannique,
on pourrait dire de Terence Davies que
son art est resté unsung, « inchanté ». De
unanimistes) et qui s’étend au cinéma de
Ken Loach et de ses épigones. Les pre-
miers plans livrent tous les éléments du
partagé, est le versant sublimé du cycle
absurde de naissances, baptêmes, mariages
et morts que la mémoire a tôt fait de
fait, on chante rarement les louanges de misérabilisme british : la façade de la petite confondre comme on éparpillerait une
ce cinéaste majeur, héritier discret de Bill maison ouvrière sous l’averse, l’escalier pile de photos de famille.
Douglas. À revoir le film le plus connu et intérieur dès qu’on entre, les bouteilles En superposant la logique antichro-
le plus fêté de Davies, sorti en 1988 mais de lait devant la porte, la cave à char- nologique de la mémoire à celle, sérielle,
tourné en deux parties en 1985 et 1987 bon. Le régime évocatoire du film ne d’une succession de chansons dont les
cette réception timide apparaît d’abord déboussole pas seulement les trajectoires paroles déplacent ou condensent le
comme une ironie tragique : la chanson biographiques, il fait voler en éclats le récit, Davies n’invente rien moins qu’un
y est une toile de fond au sens le moins déterminisme qui sous-tend le cinéma cinéma littéralement choral, et surtout,
péjoratif du mot, une étoffe qui s’offre social anglais, que l’on jurerait personnifié un sous-genre ciselé de la comédie musi-
en doublure chatoyante du film, soit que par le père lorsque celui-ci, qui agonisait cale, un juke box film pour un peuple
les airs surgissent off, comme les coutures à l’hôpital, sonne en sueur à la porte de sans monnaie qui puiserait dans n’im-
marquées à l’image par de constants fon- la maison familiale après un trajet à pied porte quelle expérience du quotidien
dus enchaînés, soit qu’on les entende in qui à coup sûr l’achèvera – canard au cou où le chant reste encore en vigueur – y
chantés au pub par les personnages, âges coupé, suintant et hagard, le genre natio- compris la messe – l’énergie de se glis-
et généalogies mêlés, sans que l’on soit nal de premier plan en Grande-Bretagne ser encore dans des rituels éteints, de
sûr, parfois, de distinguer les acteurs de ne s’invite une dernière fois que pour faire couple, famille, ou la guerre. Une
leurs personnages (liverpuldiens comme expirer salement. séquence sidérante commence sur une
eux). Mais l’ironie de la désaffection La petite monnaie, elle aussi, cir- foule de parapluies luisants qu’un mou-
relative dont a pâti ce cinéma s’explique cule dans le film comme le signe le vement de caméra ascendant révèle postés
peut-être par son lyrisme contrarié, par plus modique du refus de jouer le jeu sous deux affiches au frontispice d’un
le contrepoint cinglant qu’il orchestre faussement subversif du cinéma social : cinéma, La Colline de l’adieu (Love Is a
entre la douceur joyeuse des chansons cédées in extremis par le père à sa fille Many-Splendored Thing en VO) et Blanches
(« Tout s’arrange au mieux / Un arc-en- à terre comme une aumône humiliante colombes et vilains messieurs ; au plan sui-
ciel monte au zénith / Nous aurons notre pour qu’elle aille danser, argent de poche vant, Maisie et Eileen pleurent dans la
happy end », du standard de jazz «Taking du père à Tony venu en permission, les salle (devant le mélodrame d’Henry
a Chance on Love ») et la violence des petites pièces sont rageusement balan- King, sans doute), et dans celui d’après,
situations racontées par fragments. Cette cées au feu par le fils, ultime offense à leur frère et le mari de Maisie, couvreurs
brutalité se traduit surtout formellement, la morale working class d’un géniteur qui du dimanche, chutent sur une verrière,
dans une ligne narrative émiettée. Autour l’a trop mal incarnée. Pourtant, la sub- forme cousine de l’écran mais dure et
d’un père abusif mais aimé, les souvenirs jectivité diffractante de Davies quant à horizontale. La many-splendored com-
d’enfance et ceux de l’âge adulte s’y suc- son passé ne relève pas de la conjura- plexité d’un tel enchaînement (la classe
cèdent en désordre, un personnage peut tion, encore moins de la haine ou de la ouvrière, abreuvée du spectacle américain
mourir puis partir à l’armée. La notion répudiation. Ce n’est que parce que nous par excellence, en vit le revers friable)
même de flash-back n’y est pas perti- voyons les frère et sœurs, à différents âges, s’offre en miniature de tout le film, et,
nente – elle requerrait un temps zéro du échouer devant cette même façade un si l’on tend l’oreille, on percevra que
présent de la remémoration qui sans cesse soir de fête familiale qu’une monotonie les chansons, plutôt que de déployer un
se dérobe. désespérante, sournoise, s’accumule. « Te répertoire national, proviennent souvent
Pas plus que les « voix distantes » voilà bel et bien mariée ! », s’y entend dire des États-Unis : Eileen et ses copines se
ou les « natures mortes » du titre, les Eileen, qui rétorque : « Mais je ne sens pas saluent d’un « S’wonderful » gershwinien,
tableaux vivants que composent parfois la différence ! », tandis que son amie, forcée l’amie Monica entonne « Roll Around
Tony, Maisie et Eileen, la fratrie cen- à rentrer tôt du pub par un mari gro- Kentucky Moon »... Cette lecture non
trale, lorsqu’ils posent pour des photos gnon, s’exécute en lançant : « Retour à la « britanniciste » de Distant Voices, Still Lives
familiales, ne doivent tromper sur la réserve… » Chez Davies, la mémoire ne dans laquelle la distance des voix serait
subversion foncière du film, le coup que fige pas, elle révèle ce qu’il y avait de déjà aussi transatlantique a le mérite de voir
Terence Davies porte avec lui à tout le figé dans le passé : des franchissements de dialoguer Davies, soudain moins insulaire,
cinéma social anglais, que l’on peut faire seuils qui n’en sont pas, des rites de pas- avec l’eisenhowérisme dolent de Douglas
remonter de l’époque où il situe son film sage qui masquent un surplace généralisé. Sirk.
(l’après-guerre pendant lequel le mythe Bien sûr, le refrain, fondement de toute Charlotte Garson
d’un peuple insulaire fait d’excentriques chanson, fait lui-même retour, mais cette
solidaires a donné naissance à des fictions répétition, en ce qu’elle a de frontal et de Version restaurée 4K, sortie le 22 mars.
Les femmes naissent deux fois (1961), Le Temple des oies sauvages (1962)
et La Bête élégante (1962) de Yûzô Kawashima
Naissance du sujet
Lnose1963)
nom de Yûzô Kawashima (1918-
n’est pas souvent apparu dans
colonnes, et pour cause, tant ses
lutté contre l’hypocrisie ». De la part du roi
insolent, difficile d’imaginer plus belle
reconnaissance de dette.
sur l’état d’un corps social en voie avan-
cée de délitement, voire de décomposi-
tion. Tous trois mettent en scène Ayako
films, très hauts placés dans la cinéphi- Un manque est comblé grâce à trois Wakao, actrice fascinante (bientôt l’idole
lie japonaise, ont peu percé dans nos éditions remarquables de la jeune mai- brûlante de Yasuzô Masumura) et pur
contrées malgré quelques sélections son Badlands réunissant autant de films événement de cinéma qui marque ici
récentes (en août 2020 à Bologne, en tardifs tournés pour la Daiei à l’aube des l’avènement, plus que d’un type fémi-
septembre 2021 à L’Étrange Festival, en années 60, peu avant la mort du cinéaste : nin, d’une nouvelle espèce à sang froid,
mars 2022 à la Cinémathèque française). Les femmes naissent deux fois (1961), Le fluctuante et inassignable, croissant sur les
Paysan du Nord reculé descendu à Tokyo Temple des oies sauvages (1962) et La Bête cendres des valeurs et de l’ordre anciens –
pour y tourner des drames de l’urbanité élégante (1962). Tous trois exercent un l’avènement du sujet moderne.
chamboulée, souvent désigné comme regard perplexe et mordant d’observateur Les lieux, essentiels, y sont à chaque
artiste de transition (« fils de l’âge d’or, indiscret, posé à distance anthropologique fois l’objet d’une contamination
père de la Nouvelle Vague », écrit Clément
Rauger dans le catalogue de 2022 du
DAIEI STUDIOS
Blu-ray/DVD, Badlands.
Étreindre Pasolini
ELaurencin
n lisant le dernier livre consacré à Pier
Paolo Pasolini par Hervé Joubert-
(cette somme de 860 pages
chercheurs italiens ont trouvé des cita-
tions cachées de Benjamin dans certains
de ses poèmes. L’important n’est pas que
Joubert-Laurencin, et cette maniaquerie
n’est pas dénuée d’un certain vertige. Par
exemple, pour en revenir à la notion très
reprenant et prolongeant amplement ses cela autorise l’auteur à faire à son tour le importante pour lui d’amphibologie, il
précédentes publications sur ce sujet), on lien, mais que ça lui indique très précisé- appuie une partie de son analyse (de 65
se dit qu’il représente ce que seule l’uni- ment à quels endroits il se tisse. pages) consacrée à La riccota (1964) sur
versité peut faire, et ce qu’elle peut pro- L’attachement de Joubert-Laurencin cette idée, en partant du titre, qui est le
duire de meilleur, loin de tout ce qu’on aux textes vient aussi de son refus de nom d’un fromage lui-même amphi-
lui reprocherait depuis notre sauvagerie découper Pasolini en tranches. L’homme, bologique puisqu’il peut être mangé
assumée de critiques (phobie de l’émo- le poète, le cinéaste, l’intellectuel ne font cru ou cuit, riccota signifiant également
tion, systématisme jargonneux, etc.). Il qu’un. Ou, plus exactement : si Pasolini « recuite » : « La recuite : le titre du film est
s’agit là, semble-t-il, du travail d’une vie, est un être multiple, sa multiplicité ne donc plus qu’à double sens, il est un double
passée à lire et relire, voir et revoir les réside pas dans une séparation artificielle sens, il est le dédoublement du sens. Non
textes et films de Pasolini, et tout ce qui entre ses diverses activités. Ainsi l’une des seulement les éléments du film se classent
a pu s’écrire ou se filmer sur lui. Une questions qui traversent le livre, notam- en couples de contraires, mais chacun d’eux
passion pour une œuvre et un homme ment dans sa construction chronolo- doit être compris en deux sens opposés, cuit et
qui se traduit par une connaissance d’une gique (mais constituée de nombreuses recuit. Observons plus précisément la forme de
précision extraordinaire, dont la rigueur digressions) est : « Comment un poète ce biscuit. » Cette citation, avec ses jeux sur
n’est pas une rigidité, mais au contraire devient-il cinéaste ? ». C’est la première les mots, montre combien le sérieux du
le comble de la souplesse : comprendre phrase et d’une certaine manière elle travail n’est pas contradictoire avec l’hu-
les articulations de sa vie et les moindres scande tout l’ouvrage. Cela consiste mour, essentiellement parce qu’il s’ac-
mouvements de sa pensée, en considé- par exemple à comprendre comment corde avec les doubles sens de Pasolini.
rant que toute approximation serait une la poésie a pu être le terreau de son Mais aussi parce que Joubert-Laurencin
trahison. C’est d’autant plus essentiel, et cinéma, là où tant d’autres sont passés (qui est également le responsable de l’édi-
à la fois complexe, avec Pasolini, que ce par la cinéphilie ou l’apprentissage de la tion complète des textes d’André Bazin
dernier a su assumer toutes ses évolutions réalisation. C’est aussi l’un des intérêts de chez le même éditeur, Macula) n’a pas
et contradictions, et que l’on peut diffici- la partie consacrée à Pasolini scénariste, peur d’assumer « le tragique et le ridicule de
lement trouver un intellectuel aussi rétif qui prouve combien rien de ce qu’il fai- l’engagement critique », comme Pasolini le
aux étiquettes et aux réductions. À ce sait ne lui était indifférent, notamment conseillait à un universitaire.
titre, Joubert-Laurencin souligne à plu- parce qu’on l’engageait souvent en tant Cet ouvrage, en se connectant de
sieurs reprises le caractère fondamenta- que spécialiste du peuple italien et de sa toutes parts avec la vie, l’œuvre et la pen-
lement amphibologique de son œuvre, langue. C’est ainsi que l’on apprend que sée de Pasolini, les restitue de manière
soit son art du double-sens. Fellini le fit embaucher sur L’Adieu aux extrêmement vivace, notamment parce
Impossible, donc, de dire « Pasolini, armes de Charles Vidor (1957), tourné qu’il lui redonne constamment la parole,
c’est… », il faut immédiatement nuan- en Italie, pour peaufiner le caractère en citant des textes dont un certain
cer, préciser, et finalement revenir aux des trois personnages italiens du film. À nombre sont traduits ici pour la première
œuvres. C’est aussi ce qui rend la lec- propos de l’un d’eux, il écrit : « Il faut fois, comme ce morceau du poème « La
ture du Grand Chant si stimulante : sa trouver une bonne excuse pour qu’un beau nuova storia » : « Et moi sans plus com-
matière première sont les textes – articles, jeune homme comme Interlenghi – un rêveur, prendre / ce qui avait le pouvoir de leur impor-
poèmes, romans, entretiens (et même un garçon très intéressé par les filles et toutes ter, / ce qui pour eux avait du sens, / ce qui
courrier des lecteurs – lire à ce sujet page les bonnes choses de la vie – se trouve dans les faisait rire, ce qui les faisait pleurer, / j’étais
suivante) – auxquels l’auteur revient sans le corps de la Croix-Rouge italienne et non un vieux morceau de journal, / traîné par le
cesse. Pasolini ayant tant écrit, s’étant tant dans l’armée. » vent nouveau / aux pieds de ces anges. » De
exprimé sur ses sources, influences, goûts La façon dont le livre entremêle his- cette « force du passé » qu’était Pasolini,
et dégoûts, et ayant tant dialogué avec toire (biographie de Pasolini, genèses Le Grand Chant fait le contraire d’un
ses contemporains, il n’y a pas à spécu- de ses films, époques qu’il a traversées) vieux morceau de journal traîné par le
ler sur ce qu’il n’a pas pris la peine de et esthétique se déploie de manière vent : l’encyclopédie borgesienne d’une
dire ou citer. Ainsi, Joubert-Laurencin impressionnante dans la troisième et œuvre portée par l’histoire, la poésie et
raconte combien il a longtemps eu des dernière partie, soit les 500 pages consa- la politique.
réticences à faire le rapprochement sou- crées à l’analyse des films. Pas une Marcos Uzal
vent avancé par d’autres entre Pasolini et source littéraire, picturale ou cinéma-
Walter Benjamin, jusqu’au jour où des tographique ne semble avoir échappé à Macula, 2022.
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OCTOBRE 2022 • Nº 791
31%
DE
RÉD
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Jean-Luc
Godard
Jean-Luc
Godard
CÉLINE BOZON
Le nuit remue
par Charlotte Garson
D
© CATHERINE GORGES
Photographie de plateau de Céline Bozon de La Bête dans la jungle de Patric Chiha (2023).
Story board de Madame Hyde dessiné par David Alapont, avec notes manuscrites de Céline Bozon.
Pénombres
Je ne pense jamais le travail chromatique comme portant seule-
Photogramme de Madame Hyde de Serge Bozon (2017). ment sur la couleur, mais sur le rapport entre couleur et lumi-
nosité. La couleur est « blanchie » par la lumière et renforcée par
la pénombre. C’est pour cela que j’aime tant filmer la nuit, partir
Dans le sillage de Cocteau du noir pour structurer la lumière. Cela me fascine dans les films
J’aime les films qui s’écartent d’une manière ou d’une autre de Douglas Sirk, éclairés par Russell Metty, Le Secret magnifique
du réel et atteignent un ailleurs, peut-être le cœur du cinéma. ou Tout ce que le ciel permet. Ce sont des films que je revois
Dans ma jeunesse, j’étais passionnée par La Belle et la Bête, La souvent. Et l’héroïne du Secret magnifique devient aveugle… les
Féline, L’Aventure de madame Muir ou LesYeux sans visage. Je suis couleurs et la pénombre.
consciente d’avoir gardé un goût pour le fantastique, le décalage,
la bizarrerie, et en même temps pour le concret, les effets arti-
© UNIVERSAL
© BUS FILMS
Selon la police de Frédéric Videau (2022).
© AD VITAM PRODUCTION
un point de vue, une position dans l’espace, dans le rapport aux
autres, au monde. Pour le tournage de La Bête dans la jungle,
qui se passe entièrement en boîte de nuit, nous avions certains
jours beaucoup de figurants. Le réflexe aurait été de prendre
deux caméras, mais nous n’aurions jamais eu ce contact direct Des Apaches de Nassim Amaouche (2015).
et vivant aux gens, aux danseurs. Patric Chiha me lâchait dans
la foule, je glissais de corps en corps : c’était d’une intensité folle. le présent dans leurs films. On parle souvent de films plus ou
Quand j’ai parlé avec des étudiants de la Fémis de Félicité moins « vivants » : au fond, à chaque film, je rêve de me laisser
d’Alain Gomis, j’ai ressorti un scénario où Alain avait noté tout submerger par ce qui se passe devant la caméra, de ne pas maî-
le découpage, et j’ai été surprise de me rendre compte à quel triser, de me perdre.
point c’était précis, proche du film terminé. Alain sait rythmi-
quement ce dont il a besoin, mais, à l’intérieur de ce rythme, Le point de vue du témoin
avec la caméra à l’épaule, tout reste à inventer. À mes débuts, À pas aveugles est une enquête sur les quelques rares photos
j’ai connu deux extrêmes : Jean-Paul Civeyrac, qui tourne au prises par des déportés dans les camps. Christophe Cognet a
millimètre, et Tony Gatlif, qui accueille un hasard dirigé et m’a décidé de s’engager physiquement dans les plans de son film. Il
tout appris sur la caméra portée. Ces deux façons, je les retrouve est l’enquêteur, moi je le suis avec la caméra, et nous essayons
chez Alain Gomis dont l’approche est à la fois très précise et ensemble de comprendre quand et comment ces photos ont
très intuitive. L’exemple en serait la séquence de la minute de été faites. Christophe l’explique très bien, la photographie est
silence dans Félicité : à Kinshasa, une fois par mois, toute la ville un acte, un corps en mouvement, un geste. Il s’agissait d’explo-
s’arrête, les gens ne bougent plus. Nous nous sommes postés rer les strates de ces lieux et l’épaisseur du temps, de scruter le
dans la rue principale. Alain a fait courir le personnage principal, passé avec les photographies, les négatifs, les transparents et le
Tabu, hilare au milieu de cette foule figée. J’aime les cinéastes présent à travers les plans en 16 mm tournés dans l’axe supposé
qui ont un rapport « documentaire » au plateau et laissent entrer des photos.
Les photographies de femmes dites « lapins », victimes d’hor-
ribles expériences médicales à Ravensbrück, sont très différentes
des autres et m’émeuvent tout particulièrement. Les modèles
posent : ces femmes montrent leur blessure, on sent qu’elles ont
pris la décision, toutes ensemble, de montrer. Sur l’une d’elles,
une femme regarde vers l’objectif et sourit. Elle rit presque.
L’autre, derrière, fait sans doute la sentinelle. Son attitude et son
regard me troublent profondément. Que pense-t-elle ? Elle a
un regard très sombre. Cette femme qui montre ses blessures,
celle qui la regarde de loin et la photographe risquent leurs vies
pour témoigner. ■
1
Jusqu’au 20 mai, Céline Bozon expose une partie de son travail photographique
à la galerie L77 – 77, rue Lepic, 75018 Paris.
PRÉSENTATIONS ET DÉBATS
Du 11 au 16 avril, en région parisienne Le 19 avril à 20h au Centre des Arts, Enghien-les-Bains
Dans le cadre de la 1ère édition du CLaP, festival de Dans le cadre de son ciné-club « Lubitsch X Wilder »,
cinéma latino‑américain de Paris, Claire Allouche présente Charlotte Garson présente Certains l’aiment chaud de Billy Wilder.
plusieurs séances.
Le 21 avril à 17h au cinéma Cinébleu, Lorgues, le 22 avril à 20h30
Le 11 avril à 20h au cinéma Saint-André-des-Arts, Paris au cinéma Actes Sud (Le Méjan), Arles, et le 23 avril à 18h15
Alice Leroy présente en avant-première Désordres de Cyril Schaüblin, au cinéma Le Royal, Toulon
en sa présence. Dans le cadre du cycle « Cachez ce film que je ne saurais voir,
censure et autocensure au cinéma » organisé par Les Écrans du sud,
Le 11 avril à 18h30 à l’Institut Lumière, Lyon Charlotte Garson présente L’Atalante de Jean Vigo, précédé d’une
Charlotte Garson évoque Douglas Sirk à Hollywood dans conférence sur Vigo.
une conférence suivie de la projection de Le Temps d’aimer
et le temps de mourir. Le 23 avril à 15h au Centre des Arts, Enghien-les-Bains
Mathieu Macheret présente L’Établi de Mathias Gokalp.
Le 11 avril à 20h au cinéma Reflet Médicis, Paris
Dans le cadre de la rétrospective consacrée au cinéaste polonais, Le 24 avril à 20h au cinéma 2 du Centre Pompidou, Paris
Mathieu Macheret présente Les Adieux de Wojciech J. Has. Raphaël Nieuwjaer présente Hot Pepper de Maureen Gosling et Sprout
Wings and Fly de Maureen Gosling, Cece Conway et Alice Gerrard.
Le 13 avril à 20h à la Cinémathèque du documentaire (BPI),
Centre Georges Pompidou, Paris Le 26 avril à 19h au Musée d’art et d’histoire
Dans le cadre du cycle « Les Blank et Ross Brothers. du judaïsme, Paris
Americana », Romain Lefebvre présente 45365 des frères Ross, Ariel Schweitzer présente 1341 Frames of Love and War de Ran Tal,
en leur présence. séance suivie d’un dialogue avec le réalisateur.
À LA MARGE
Nathalie Léger, dont les récits, de L’Exposition à La Robe blanche en passant par Supplément à la vie
de Barbara Loden, sont traversés par un dialogue avec sa mère, s’immisce dans les intervalles et les collures
de Jeanne Dielman.
cotations : l inutile de se déranger ★ à voir à la rigueur ★★ à voir ★★★ à voir absolument ★★★★ chef-d’œuvre
Jacques Jean-Marc Jacques Michel Sandra Olivia Fernando Charlotte Élisabeth Marcos
Mandelbaum Lalanne Morice Ciment Onana Cooper-Hadjian Ganzo Garson Lequeret Uzal
Sur L’Adamant (Nicolas Philibert) ★★★ ★★★ ★★★ ★★★ ★★★ ★★ ★ ★★★ ★★ ★★
Jeanne Dielman... (Chantal Akerman) ★★★ ★★★★ ★★★★ ★★ ★★★★ ★★★ ★★★★ ★★★★ ★★★★ ★★★★
Distant Voices, Still Lives (Terence Davies) ★★ ★★ ★★★ ★★★ ★★★ ★★★★ ★★★ ★★★★ ★★★
Jacques Mandelbaum (Le Monde), Jean-Marc Lalanne (Les Inrockuptibles), Jacques Morice (Télérama), Michel Ciment (Positif), Sandra Onana (Libération), Olivia Cooper-Hadjian, Fernando Ganzo, Charlotte Garson, Élisabeth Lequeret, Marcos Uzal (Cahiers du cinéma).
À découper
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09 MAI 2023
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AU CINÉMA LE 5 AVRIL
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