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NOVEMBRE 2023 • Nº 803

L’ART DU
MONTAGE PAR CEUX QUI LE FONT

DOCUMENTAIRE MIYAZAKI VARDA, GUITRY


ÉTAT DES LIEUX NOUVEL ENVOL DANS LE RÉTROVISEUR
Ouvrir un monde
de possibilit썗s.
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sous r썗serve du respect du plan d’entretien d썗쏾ni par le constructeur et pr썗sent썗 dans le manuel utilisateur. (1) Mouvement that
inspires = Du mouvement vient l’inspiration. (2) Autonomie maximale sur la version Earth en cycle mixte WLTP. (3) Sur borne
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NOVEMBRE 2023 / Nº 803

Couverture : Création à partir d’images numériques


iStock/The7Dew

Événement

© BANDE À PART FILMS/LES FILMS DU LOSANGE


8
L’art du montage
9 Scalpels et presse-purées par Marcos Uzal
14 Dans leur salle Table ronde avec huit monteurs et monteuses
17 Le souffle et la danse Entretien avec Valérie Loiseleux
19 Résister à la machine Entretien avec François Gédigier
23 Au sommet de l’anim’ Entretien avec Benjamin Massoubre
24 Une chambre en ville Reportage chez DumDum Films
et M141
26 Dernier coup d’œil par Yann Dedet
27 L’assistant monteur, à bonne école
Entretien avec Céline Perreard
28 D’une image l’autre sur quelques figures de montage récentes. Ricardo et la peinture de Barbet Schroeder (2023).

36 Cahier critique
36 Le Garçon et le Héron d’Hayao Miyazaki
38 L’Enlèvement de Marco Bellochio
40 Marx peut attendre de Marco Bellocchio 76 Poésie & cinéma
41 Les filles vont bien d’Itsaso Arana 76 Tables tournantes par Sally Bonn, Vincent Broqua,
42 Ricardo et la peinture de Barbet Shroeder Pierre Eugène et Philippe Fauvel
43 Le beau et le bon Entretien avec Barbet Schroeder 77 Poèmes de Ron Padgett, Stéphane Bouquet, Vincent Broqua,
45 Conann de Bertrand Mandico Suzanne Doppelt, Liliane Giraudon, Sandra Moussempès,
46 La Rivière de Dominique Marchais Muriel Pic
47 Courants politiques Entretien avec Dominique Marchais
48 MMXX de Cristi Puiu 86 Cinéma retrouvé
49 Et la fête continue ! de Robert Guédiguian Agnès Varda
50 Notes sur d’autres films 86 Dark Varda par Jean-Marie Samocki
58 Hors-salles The Killer de David Fincher, 90 Veni vidi Varda par Élodie Tamayo
Jury Duty de Jake Szymanski Sacha Guitry
92 Maître des opérations par Charlotte Garson
63 Journal
63 Enquête Le documentaire, sur quelle étagère ? 97 Avec les Cahiers
66 Rétrospective Claude Lanzmann à la BPI
68 Festivals Busan, Biarritz Amérique latine
70 Rétrospective Ben Rivers au Jeu de Paume
71 Programmation « Les disparu·e·s. d’Amérique latine »
au Fifam
72 Rétrospective Ann Hui au Festival des 3 continents
73 Entretien Yvonne Rainer aux Rencontres internationales
Paris/Berlin
74 Disparitions
75 Nouvelles du monde
HORS-SÉRIE DAVID LYNCH
PARUTION LE 17 NOVEMBRE
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12,90 €

132 PAGES Entretiens, archives


et documents inédits

Disponible uniquement sur www.cahiersducinema.com


ÉDITORIAL

www.cahiersducinema.com
RÉDACTION
Notre beau souci
Rédacteur en chef : Marcos Uzal
Rédacteurs en chef adjoints : Fernando Ganzo
par Marcos Uzal
et Charlotte Garson
Couverture : Primo & Primo
Mise en page : Fanny Muller
Iconographie : Carolina Lucibello

Jtournage
Correction : Alexis Gau
Comité de rédaction : Claire Allouche, Hervé Aubron,
ean-Luc Godard, le plus grand des des gestes, et où le cinéma était l’art même
Olivia Cooper-Hadjian, Pierre Eugène, cinéastes-monteurs, affirmait que si le de cette nouvelle jeunesse de l’humanité.
Philippe Fauvel, Élisabeth Lequeret, Alice Leroy,
Vincent Malausa, Eva Markovits,Thierry Méranger, est à ses yeux un moment « d’une Alors, on pouvait faire de toute une ville le
Yal Sadat, Ariel Schweitzer, Élodie Tamayo grande violence », pendant le montage, au seul sujet d’un film, la montrer comme on
Ont collaboré à ce numéro :
Sally Bom, Vincent Broqua, Stéphane Bouquet, contraire, « on sent l’utopie comme un animal ne l’avait jamais vue, faire ressentir la mul-
Yann Dedet, Suzanne Doppelt, Liliane Giraudon,
Romain Lefebvre, Josué Morel, Raphaël Nieuwjaer,
familier ». Il est effectivement frappant de titude de ses mouvements (L’Homme à la
Guillaume Orignac, Vincent Poli, Élie Raufaste, retrouver cette dimension utopique dans le caméra de Vertov, Berlin, Symphonie d’une
Jean-Marie Samocki
lyrisme des grands manifestes sur le mon- grande ville de Walter Ruttmann).
ADMINISTRATION / COMMUNICATION
Responsable marketing : Fanny Parfus (93)
tage, en particulier ceux des avant-gardes C’est une vertigineuse idée que de pen-
Assistante commerciale : Sophie Ewengue (75) soviétiques et françaises des années 1920 ser qu’un art peut ainsi réorganiser le
Communication /partenariats :
communication@cahiersducinema.com (Gance, Epstein, Eisenstein,Vertov...) où il monde pour mieux le voir, l’éprouver, mais
Comptabilité : comptabilite@cahiersducinema.com est considéré non seulement comme la aussi le changer. Il faut pour cela ressentir
PUBLICITÉ forme la plus spécifique de l’art cinémato- un enthousiasme où l’ambition artistique
Mediaobs
44, rue Notre-Dame-des-Victoires – 75002 Paris graphique, mais aussi comme la plus révo- va de pair avec l’utopie politique. Avec le
T: +33 1 44 88 97 70 – mail: pnom@mediaobs.com lutionnaire, en tant que possibilité de voir parlant puis la Seconde Guerre mondiale et
Directrice générale : Corinne Rougé (93 70)
Directeur de publicité : Romain Provost (89 27) le monde d’un œil neuf. ses prémices, les années 1930 allaient assom-
VENTES KIOSQUE Dans son fameux texte « Montage, mon mer ces rêves et amener le cinéma vers
Destination Media, T 01 56 82 12 06 beau souci » (Cahiers nº 65), Godard fait autre chose. Bien plus tard, en 1998, Godard
reseau@destinationmedia.fr
(réservé aux dépositaires et aux marchands cette comparaison triviale : « Supposons que dira : « Le montage est un continent qui n’a pas
de journaux)
vous aperceviez dans la rue une jeune fille qui existé et qui, je pense, n’existera pas, en tous cas
ABONNEMENTS vous plaise. Vous hésitez à la suivre. Un quart qui ne sera pas ce que le muet en aurait fait.» Et
Cahiers du cinéma, service abonnements
CS70001 – 59361 Avesnes-sur-Helpe cedex de seconde. Comment rendre cette hésitation ? À il sait d’autant mieux de quoi il parle qu’il
T 03 61 99 20 09. F 03 27 61 22 52
abonnement@cahiersducinema.com
la question “comment l’accoster”, répondra la fut le fer de lance du grand retour des
Suisse : Asendia Press Edigroup SA – Chemin mise en scène. Mais pour rendre explicite cette années 1960-70 sur les années 1920, notam-
du Château-Bloch, 10 - 1219 Le Lignon, Suisse.
T +41 22 860 84 01 autre question : “Vais-je l’aimer ?”, force vous ment à travers le bien nommé collectif
Belgique : Asendia Press Edigroup SA – Bastion est d’accorder de l’importance au quart de seconde Dziga Vertov. C’est le moment où les
Tower, étage 20, place du Champ-de-Mars 5,
1050 Bruxelles. où elles naissent toutes les deux », et cela est la Cahiers republient les textes de Vertov et
T +32 70 233 304
Tarifs abonnements 1 an, France Métropolitaine
fonction du montage. Ce qui fait dire à d’Eisenstein, réévaluent Epstein et Gance,
(TVA 2,10%) : Godard : « Si mettre en scène est un regard, mon- et où tout ce que le cinéma recèle alors de
Formule intégrale (papier + numérique) : 75€ TTC.
Formule nomade (100% numérique) : 55€ TTC. ter est un battement de cœur.» Avec la légèreté plus actif intellectuellement, esthétiquement
Tarifs à l’étranger : nous consulter. de sa jeunesse, il fait, mine de rien, la syn- et politiquement repense en textes et en
ÉDITIONS thèse de plusieurs idées fondamentales sur films les possibilités révolutionnaires
Contact : editions@cahiersducinema.com
le montage. D’abord, qu’il apporte ce qui du cinéma.
DIRECTION
Directeur de la publication : Éric Lenoir
donne véritablement vie à un film : son Certes, le montage n’est plus un conti-
Directrice générale : Julie Lethiphu rythme, sa musicalité. Mais le cœur qui bat, nent, et peut-être que le cinéma n’a plus les
64 rue de Turbigo – 75003 Paris c’est aussi les émotions, les processus inté- capacités ou les ambitions d’œuvrer « pour
Siège social : 241 Bd Pereire – 75017 Paris
www.cahiersducinema.com
rieurs (le « Vais-je l’aimer ? »), les associations la suite du monde » (comme disaient Brault
T 01 53 44 75 75 psychologiques ou mémorielles que le et Perrault, les deux grands cinéastes-mon-
Ci-dessus, entre parenthèses, les deux derniers
chiffres de la ligne directe de votre correspondant : montage seul peut figurer. La troisième teurs du cinéma direct québécois), mais
T 01 53 44 75 xx chose que dit la petite métaphore de restent et apparaissent encore des archipels.
E-mail : @cahiersducinema.com précédé
de l’initiale du prénom et du nom de famille Godard, c’est que le monteur ne quitte pas Godard le savait bien, lui qui ne capitula sur
de votre correspondant. la rue, ne perd pas des yeux les passants, mais rien, continuant à faire, jusqu’à son dernier
Revue éditée par les Cahiers du cinéma, au contraire permet de les percevoir d’une souffle, du montage son beau, son déchirant,
société à responsabilité limitée, au capital
de 18 113,82 euros. manière plus intense. Et cela rejoint la son terrible souci – souci de l’humanité, de
RCS Paris B 572 193 738. Gérant : Éric Lenoir
Commission paritaire nº 1027 K 82293.
grande idée de Dziga Vertov du montage son histoire, de son devenir –, mais au prix
ISBN : 978-2-37716-094-5 non plus comme « collage de scènes filmées de quelle solitude. Garder cette mémoire de
Dépôt légal à parution.
Photogravure : Fotimprim Paris.
séparément, en fonction d’un scénario », mais en ce que fut et rêva le cinéma demeure pour
10-31-1601
Imprimé en France (printed in France) tant qu’« organisation du monde visible ». Ces nous une inévitable façon de considérer son
par Aubin, Ligugé.
pefc-france.org
Papier : Vivid 65g/m². Origine papier : Anjala pensées nous viennent d’un temps lointain, présent, avec la sévérité de l’exigence autant
en Finlande (2 324km entre Anjala et Ligugé).
Taux fibres recyclées : 0% de papier recyclé.
où l’avènement des machines était vécu que la candeur de l’espoir. Est-ce de la nos-
Certification : PEFC 100% comme une libération des mouvements et talgie ? Non, c’est du montage. ■
Ptot : 0.0056kg/T

Avec le soutien de CAHIERS DU CINÉMA NOVEMBRE 2023


5
COURRIER DES LECTEURS
LE FACTEUR SONNE TOUJOURS MÉTA

LES ACACIAS
Chers Cahiers,
Lecteur passionné de la revue depuis
plus de dix ans, mais jamais abonné (pho-
bie administrative carabinée…), je dois
vous faire part de mon désarroi profond
quant à la présente rubrique, la mal nom-
mée courrier des lecteurs.
En effet, depuis qu’elle a été réinstau-
rée par la nouvelle rédaction –chère à
mon cœur, au demeurant ! –, je suis frappé
par la platitude générale (à quelques rares
exceptions près) qui plombe la plupart
des textes. Un grand nombre d’entre eux
sont en effet de « simples » impressions à
propos de films sur lesquels il a été écrit
(par vous) dans le numéro d’avant. Un
sentiment de redondance nous gagne
alors ; d’autant plus que ces petits textes
de lecteurs, qualitativement parlant, sont
d’un niveau vraiment très inférieur (et
c’est un euphémisme) aux textes « pro-
fessionnels » que vous produisez tous
les mois, et qui bien souvent illuminent
rétrospectivement ma propre perception Le Roman d’un tricheur de Sacha Guitry (1936).
des films.
D’où ma question : comment, sur lecteurs. Si les textes qui sont publiés dans sont aujourd’hui massivement réservés
quels critères les textes sont-ils choisis ? cette page vous paraissent trop « simples » à l’immédiateté des réseaux sociaux, et
Les courriers « intéressants » qui vous par- voire « inférieurs », nous osons espérer que souvent, sous une forme ultra courte, qui
viennent sont-ils trop polémiques pour personne ne les croit choisis parce qu’ils le de plus n’implique nullement une lecture
être publiés ? Ou bien vous font-ils tout seraient, dans le but d’opérer un contraste préalable de la revue.
simplement défaut ? Il me revient le texte avec les textes des autres pages, « profession- Aussi votre appel à de vraies lettres,
enflammé et inspiré de Pascale Bodet que nels » comme vous dites ! Nous choisissons que nous ne pouvons que relayer ardem-
vous aviez fait paraître dans le courrier ceux qui nous semblent intéressants, qui ment, résonne-t-il comme un appel en
des lecteurs en juin 2022, en réaction à avancent une analyse. Autant nous pen- creux à nos lecteurs, afin qu’ils s’oc-
la critique que Pierre Eugène avait écrite sons, aux Cahiers, que la critique est un troient, abonnés, « kiosqueurs » ou usa-
sur le dernier film de Paul Vecchiali. La métier (et qui se rétribue, comme tout gers de bibliothèque, un temps de lecture
découverte de ce texte m’avait tout sim- travail), autant nous n’estimons pas détenir qui ouvrira peut-être à celui de l’écriture.
plement réjoui : les Cahiers ménageaient l’outil objectif qui permettrait de désigner Mais ! Au fait… Comme Thelma Ritter,
un espace de débat et de réflexion à coup sûr les émanations des profession- l’infirmière de Fenêtre sur cour qui enjoint
fructueux qui, souvent, manque dans nels de la profession, de séparer le bon à James Stewart de se marier plutôt que
les revues de cinéma. Alors, puisse cette grain de l’ivraie. Ne pas être critique ne d’observer les couples d’en face, votre
petite bouteille – que je jette aujourd’hui devrait pas empêcher les lecteurs d’écrire bouteille à la mer donne envie de vous
modestement à la mer – rencontrer âme à leur revue sur les films. demander de sortir du rôle de « window
réceptive ! Lecteurs de tous les pays : La déception que vous rencontrez à shopper », et de prendre vous-même la
réveillez-vous, les Cahiers vous attendent ! la lecture de ces pages nous préoccupe plume. Chiche ?
Martin Janvier (Fontainebleau) à un autre titre : comme vous, nous pen- P.S. : Abonnez-vous page 61 !
sons que cette rubrique devrait être un Charlotte Garson
Cher Martin Janvier, lieu d’échange à partir de ce que nous
Merci pour la franchise de votre publions, des idées et arguments avancés, Adressez votre correspondance aux
courrier, qui tout en flattant nos egos de des propos recueillis lors d’entretiens. Cahiers du cinéma, Courrier des lecteurs,
rédacteurs, risque de heurter quelque peu Voire un lieu polémique, si tant est 64 rue de Turbio 75003 Paris ou à redaction@
les courageux qui nous ont écrit depuis que l’indignation ne soit pas insultante. cahiersducinema.com. Les lettres sont éditées
janvier 2022, date à laquelle nous avons Mais comme nous, vous savez que le par la rédaction, également responsable
rétabli dans ces pages le courrier des dialogue, ou du moins les réactions, des titres.

CAHIERS DU CINÉMA 6 NOVEMBRE 2023


RICARDO
ET LA

PEINTURE

LE

15
EUGÈNE DELACROIX, LA MORT DE SARDANAPALE, PHOTO © MUSÉE DU LOUVRE, DIST. RMN-GRAND PALAIS / ANGÈLE DEQUIER

NOV.
AU CINÉMA
AFFICHE : ©JEFF MAUNOURY POUR METANOÏA

Produit par LIONEL BAIER, RÉGINE VIAL, CHARLES GILLIBERT Image VICTORIA CLAY Son ELIE PEYSSARD Musique HANS APPELQVIST Montage JULIE LÉNA Montage son et mixage ÉTIENNE CURCHOD Étalonnage et effets spéciaux PATRICK LINDENMAIER Une coproduction Suisse-France BANDE À PART FILMS et LES FILMS DU LOSANGE
En coproduction avec RTS RADIO TÉLÉVISION SUISSE · SRG SSR Avec le soutien de l’OFFICE FÉDÉRAL DE LA CULTURE (OFC) et du CENTRE NATIONAL DU CINÉMA ET DE L’IMAGE ANIMÉE Avec la participation de CINÉFOROM et le soutien de la LOTERIE ROMANDE · FONDS CULTUREL SUISSIMAGE En association avec CINÉMAGE 17
Distribution Suisse BANDE À PART DISTRIBUTION Distribution France et Ventes Internationales LES FILMS DU LOSANGE
L’ART
ÉVÉNEMENT

© STUDIOCANAL
DU
© 2001 AMIP/CONTRACOSTE/ARTE FRANCE/INA

MONT
COURTESY CÉLINE PERREARD

De gauche à droite, de haut en bas : Où gît votre sourire enfoui ? de Pedro Costa (2001) ;
Pierrot le fou de Jean-Luc Godard (1965) ; extrait de la timeline du montage de Dans la terrible jungle
de Caroline Capelle et Ombline Ley, cheffe monteuse Céline Perreard.

CAHIERS DU CINÉMA 8 NOVEMBRE 2023


ÉVÉNEMENT

TAGE
I
l est habituel que les Cahiers fassent régulièrement
le point sur des questions à la fois techniques et
esthétiques. Ces dernières années, la revue a par
exemple consacré des dossiers à la lumière (nº 702),
aux caméras (nº 719), au son (nº 749), mais il y a
très longtemps que le montage n’a pas été abordé dans
nos pages de manière substantielle, même si nous avons
Le désir de nous y repencher longuement est en partie dû
à quelques émotions et sensations de montage récentes
(belles, mais aussi parfois pénibles…), dont certaines sont
évoquées dans le texte qui ouvre ce dossier, ou analysées
en dernière partie. Par ailleurs, cette phase de l’élaboration
d’un film demeure fondamentale, elle est même souvent
la plus décisive. Pour interroger les pratiques actuelles
récemment consacré quatre « Au travail » à des monteurs – du montage, il était donc essentiel de nous entretenir
Yann Dedet (nº 766), Sylvain Malbrant (nº 769), Dominique directement avec des monteurs (nous nous sommes
Auvray (nº 772), Claire Atherton (nº 773). Le montage fut volontairement centrés sur des Français), dont la parole
un objet de réflexion privilégié aux Cahiers, de ses débuts et les pensées, qui dénotent une grande intelligence de
jusqu’aux années 1970, ce qui donna lieu à des ensembles la matière cinématographique, constituent le cœur de cet
et des textes très importants. Mais qu’en est-il aujourd’hui ensemble. Notons enfin que leur travail consistant dans
de ce qui a été une question centrale, des avant‑gardes des un premier temps à être « le spectateur zéro » du film
années 1920 à la modernité des années 1960, aussi bien (pour reprendre l’expression de Yann Dedet), il possède
du côté de ceux qui pensent et théorisent le cinéma que une dimension réfléxive qui n’est pas sans rapport avec
dans la poétique des cinéastes ? l’exercice critique. M.U.

CAHIERS DU CINÉMA 9 NOVEMBRE 2023


ÉVÉNEMENT

The French Dispatch de Wes Anderson (2021).

CAHIERS DU CINÉMA 10 NOVEMBRE 2023


ÉVÉNEMENT

SCALPELS
ET PRESSE-PURÉES par Marcos Uzal

Ctemps
ommençons par un contre-exemple : Luis Buñuel considérait
que le découpage, préalable au tournage, était le véritable
de l’imagination et des ciseaux, celui où les segmenta-
mouvement », nous confiait le cinéaste (Cahiers no 795), et c’est
le montage qui prend totalement en charge cette libération à
la fois psychologique et esthétique pour basculer dans un autre
tions et associations d’images doivent être créées. Cela avait à registre, non plus narratif mais sensoriel, comme s’il passait du
voir avec le processus d’écriture de ses premiers films surréa- roman à la poésie.
listes, imaginés comme de libres enchaînements de visions et Du côté du documentaire, il est indéniable que le récit d’un
de situations, que le tournage concrétisait et que le montage film comme Qui à part nous de Jonás Trueba n’a pu se construire
ne faisait que parachever. Pendant toute sa carrière, il passa qu’au montage, à partir de toute la matière accumulée par le
d’ailleurs très peu de temps en salle de montage, ses plans étant cinéaste en suivant pendant cinq ans un groupe d’adolescents.
si précisément écrits et tournés qu’il ne restait ensuite qu’à les Un peu comme pour Boyhood de Richard Linklater, tourné
mettre bout à bout selon l’ordre prévu en amont. On pourrait pendant douze ans, le montage a pour objectif de transformer
aussi distinguer les cinéastes du plan de ceux du montage. Josef le temps du tournage en celui du film. C’est peut-être une
von Sternberg, John Ford, Chantal Akerman ou Manoel de définition possible de tout montage, à cette différence impor-
Oliveira, par exemple, appartiennent plutôt à la première caté- tante que généralement il consiste à aplanir la discontinuité et
gorie. Cela ne veut bien sûr pas dire que le montage ne leur la durée du tournage, qui sont au contraire ici fondamentales.
importe pas, mais moins que la force intrinsèque de chaque
plan, de son cadre, de sa lumière. Au contraire, pour Eisenstein, Rendre à la vie
Epstein,Welles ou Godard, l’achèvement se joue dans les images Roberto Rossellini voyait dans le montage un « chapeau du
inédites ou sens nouveaux que produisent les rapports entre dif- magicien », c’est-à-dire un tour de passe-passe manipulateur et
férents plans. Il est indéniable que cette conception est devenue artificiel, un pansement masquant une incapacité à parvenir à
rare, et qu’il n’est aujourd’hui pas toujours évident de distinguer l’essentiel : enregistrer la vie, célébrer les choses telles qu’elles
ce qui relève du véritable travail de montage plutôt que d’une sont, dans l’ici et maintenant de la prise. Il y a là une part d’idéa-
application du découpage. lisation dont Rossellini est bien conscient. Car il est intéres-
sant de constater combien des cinéastes dont les films semblent
Récits avoir tiré le maximum de vie et d’énergie du tournage sont
Une autre confusion existe entre les deux fonctions principales aussi souvent ceux dont les montages durent le plus longtemps :
du montage, qui vont bien sûr de pair : ce qu’il travaille en Jacques Rozier, John Cassavetes, Maurice Pialat ou, aujourd’hui,
détail, et la façon dont il structure tout un film. On se trompe Abdellatif Kechiche, qui passe des mois et même des années
d’ailleurs souvent en croyant qu’un film au récit complexe a (verrons-nous un jour la nouvelle version de Mektoub, My Love :
été plus travaillé au montage qu’un autre, linéaire et limpide Intermezzo ou sa suite ?) à travailler avec toute une batterie de
(par exemple, les jeux avec la chronologie d’un Christopher monteurs. Pour ces cinéastes, la vitalité des acteurs et des plans
Nolan sont plus affaire de scénario que de montage). Ce qui ne se capte pas seulement au tournage, elle doit se retrouver
© 2020 20TH CENTURY FOX FILM CORP./ TSG ENTERT.FINANCE LLC./TFD PROD. LLC

relève en revanche du véritable travail du montage sur le récit, ou se reconstruire après coup, en trouvant au montage une
c’est sa capacité à créer par lui-même des « événements ». Les forme de restitution de cette énergie. Les mauvais cinéastes
films de David Lynch ou de Hong Sang-soo, aussi différents étant ceux qui pensent qu’elle peut s’inventer de toutes pièces
soient-ils, en sont des exemples, moins lorsqu’ils remettent en et qui, de même qu’ils secouent la caméra pour singer l’action,
cause l’enchaînement classique ou logique des situations que créent au montage une confusion qu’ils font passer pour le
dans la façon dont chez eux un raccord, une ellipse ou une désordre de la vie.
répétition peut soudain changer notre perception de ce qui
est narré, en produisant un trouble, en ouvrant une brèche, en Bouillie de raccords
suspendant le sens. Il suffit de regarder n’importe quel film populaire hollywoo-
Autre exemple, récent : Astrakan, très beau premier long dien de la fin du xxe siècle pour se rappeler combien y domi-
métrage de David Depesseville, se termine par une longue nait encore une conception assez classique du plan, où l’action
séquence de pur montage d’images et de sons, dont le lyrisme est avant tout un déploiement de corps dans un espace. C’est
rompt avec l’aspect plus classique et réaliste du reste du film. « Il encore le cas dans la série des Mission impossible, notamment
fallait que le film et le personnage se libèrent ensemble, dans un même parce que l’acteur, Tom Cruise en l’occurrence, y demeure le

CAHIERS DU CINÉMA 11 NOVEMBRE 2023


clou du spectacle, et que les cadres et durées des plans sont
d’abord là pour donner à voir ses cascades et courses en essayant
de préserver ce qui en elles relève de la performance. Mais
depuis plusieurs d’années s’est imposée une autre tendance dans
le cinéma d’action. Elle a peut-être débuté avec Gladiator de
Ridley Scott, où, dans les scènes de combat, la violence est
condensée dans un montage haché, un entrechoc de plans très
courts où il importe moins de voir les combattants dans l’arène
que de ressentir l’effet physique produit par les raccords. Cela
n’est pas sans rapport avec le mauvais naturalisme évoqué plus
haut, celui qui singe la vie plutôt qu’il la restitue. Dans les
deux cas, il s’agit d’abolir la distance pour nous immerger dans
l’action, nous projeter entre les corps. Ici, le montage secoue la
perception plutôt que de l’aiguiser.
En allant plus loin dans cette tendance, du côté de ses préten-
tions poétiques, on en arrive à l’un des grands symptômes de ces
dernières années : la façon dont le montage peut participer d’une
abolition de l’idée de plan, et donc aussi de raccord. Depuis The
Tree of Life de Terrence Malick, on a vu se multiplier des films
dont le montage s’apparente plus à un flux audiovisuel qu’à une
composition. Les bouillies de Baz Luhrmann ou le Babylon de
Damien Chazelle en sont des exemples parfois écœurants : les
cadres et les raccords tendent à ne plus avoir de contours ou de
coupes, la césure est bannie, chaque élément étant en quelque
sorte dilué dans l’autre en une lave d’images et de sons, de signes
et d’effets. La collure s’y dissout dans la coulure.

L’hétérogène
Lorsque le montage comme notion esthétique essentielle revint
en force dans les années 1960, l’un des enjeux critiques était de
distinguer ce qui en relevait véritablement de ce qui ne produi-
sait que des « effets de montage », c’est-à-dire une utilisation
cosmétique de figures très visibles : plans très courts, jeux de rac-
cords, inserts inopinés, parallélismes, etc. C’était Vivre sa vie ver-
sus Zazie dans le métro, Alain Resnais versus Michel Deville…
Car le montage est vite fatigant lorsqu’il n’est que séduction
ou afféteries, comme chez Xavier Dolan ou Valérie Donzelli.
C’est aussi ce que certains ont reproché à The French Dispatch
de Wes Anderson, à tort. Certes, ce film semble constamment
exhiber son montage en multipliant les faux raccords et accé-
lérations, mais il le fait sans jamais oublier que le jeu entre
les plans prime sur les effets. C’est en quelque sorte un film
de montage réalisé par un cinéaste du cadre. Sa science très
précise des plans demeure, même lorsque ceux-ci ne durent
que quelques secondes, tout en étant prise dans la frénésie du
montage. D’où un sentiment d’excès, de formalisme au carré,
qui produit une très singulière tension entre l’immobilité et le
mouvement, entre la pose et la vitesse.
Un dernier exemple récent de vrai film de montage : Eo de
Jerzy Skolimowski. Son héros est un âne ; en suivant son par-
cours à travers l’Europe, il s’agit d’expérimenter toutes sortes de
perceptions, humaines et surtout inhumaines. Le montage com-
pose donc à partir d’une multitude de points de vue, de formes,
de techniques. Il a en commun avec le film de Wes Anderson
© TAMARA FILMS/NEW STORY

de réussir un pari très complexe : assumer une totale hétéro-


généité tout en parvenant à en faire un ensemble absolument
cohérent. Un mauvais cinéaste nous aurait donné l’impression
d’un fourre-tout, Skolimowski parvient à en faire une image
du chaos contemporain – une traduction du monde dont seul
Astrakan de David Depesseville (2022). le montage cinématographique est capable. ■

CAHIERS DU CINÉMA 12 NOVEMBRE 2023


« LES FILMS DE SACHA GUITRY SONT DES EUPHORISANTS »
François Truffaut

LE 1er NOV.
AU CINÉMA

RÉTROSPECTIVE EN 11 FILMS
CEUX DE CHEZ NOUS I LE ROMAN D’UN TRICHEUR I MON PÈRE AVAIT RAISON
FAISONS UN RÊVE I LE MOT DE CAMBRONNE I ILS ÉTAIENT NEUF CÉLIBATAIRES I DONNE-MOI TES YEUX
LE COMÉDIEN I LE DIABLE BOITEUX I LE TRÉSOR DE CANTENAC I LA POISON

VERSIONS RESTAURÉES
© Morgane Flodrops
ÉVÉNEMENT

DANS LEUR SALLE


Table ronde avec huit monteurs et monteuses

C omment un film se monte-t-il ? Quiconque s’est retrouvé


protagoniste ou témoin d’un processus de montage sait
jusqu’à quel point cette question comporte un mystère
essentiel du cinéma ; comment, tandis que d’un côté l’on
coupe, on allège, on réduit des images, de l’autre une vision
plus grande finit par paraître : le film. Il suffit d’assister à une
séance de montage, comme par exemple cela était possible
à la Fémis avec les derniers films de Jean-Marie Straub
(Où gît votre sourire enfoui ? de Pedro Costa est d’ailleurs
l’un des films essentiels sur ce métier), pour constater à
quel point un montage, c’est une matière qui s’affirme. Et
si l’avènement du numérique a pu changer depuis vingt
ans l’aspect technique du processus, il n’a modifié en rien
cette réalité essentielle. Le mystère se confronte toujours
à une pratique artisanale, car c’est aussi le fruit de mains
qui opèrent, d’esprits qui dialoguent, le plus souvent deux,
en présence d’un même film. Les intervenants de cette
table ronde ont, trois heures durant, fait le tour de cette
question si difficile à définir et pourtant décisive à l’heure
de penser le cinéma. D’où la proximité entre le montage
et la critique, et le fait que certains monteurs de renom
aient pu penser cette pratique de façon particulièrement
profonde – Yann Dedet, Claire Atherton, Dominique Auvray,
par exemple, notamment dans les pages de cette revue. Les
huit participants de cette conversation, qui principalement
travaillent dans la fiction (les enjeux du documentaire
comportant leurs propres singularités), appartiennent à
des générations postérieures, celles qui donnent forme au
cinéma dit d’auteur français actuel. Certains ont connu la fin
de la pellicule, d’autres ont participé à cette évolution des
images où le montage semble s’intégrer à notre quotidien,
à portée de main dans nos ordinateurs et téléphones,
comme une nouvelle étape de franchissement de l’intime.
Ils ont tous aussi fait part, dans un moment fervent de
nos longs échanges que nous n’avons malheureusement
pu conserver faute de place, de leur désarroi devant la
disparition progressive de leurs collaborateurs premiers et
indispensables pour la continuité et la cohérence du travail
cinématographique : les assistants monteurs, auxquels
nous consacrons une attention particulière ailleurs dans
ce dossier (lire page 27). Si monter se fait à deux ou trois,
dans l’exiguïté d’une petite pièce, les pages qui suivent
entrebâillent la porte : on découvre une écoute et une
sensibilité particulières à la matière du film comme à la
singularité d’un rapport créatif qui fait du montage, encore,
la plus grande spécificité artistique du cinéma. ■
Fernando Ganzo

CAHIERS DU CINÉMA 14 NOVEMBRE 2023


ÉVÉNEMENT

Dans les bureaux des Cahiers, de gauche à droite : Gabrielle Stemmer, Isabelle Manquillet, Mathilde Muyard et les mains de Christel Dewynter.
Photographies de Sarah Makharine pour les Cahiers du cinéma, à Paris, le 7 octobre.

CAHIERS DU CINÉMA 15 NOVEMBRE 2023


ÉVÉNEMENT

Martial Salomon et Christel Dewynter.

Les intervenants, en quelques films récents Comment se retrouve-t-on à monter un film et à quel moment
s’intègre‑t-on au projet ?
Christel Dewynter : Comme un avion, Wahou ! Mathilde Muyard : Le désir vient toujours du cinéaste, au moins
de Bruno Podalydès, Gaspard va au mariage d’Antony Cordier, dans le cinéma d’auteur. Il y a des réseaux qui se font, à par-
Alice et le maire, Le Parfum vert de Nicolas Pariser. tir des films qu’il a aimés, ou des expériences de proches. En
Jean-Christophe Hym : L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie, général on est contactés avant le tournage, une fois le scénario
Énorme de Sophie Letourneur, La Tour 2 contrôle infernale fini. Et c’est du scénario dont on discute, surtout pour com-
d’Éric Judor, Les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania. prendre si on parle la même langue.
Isabelle Manquillet : Ni le ciel, ni la terre, Isabelle Manquillet : Ensuite, aller sur le plateau ou pas est une
Goutte d’or de Clément Cogitore, L’Heure de la sortie vraie question. Parce qu’on est censé être le premier specta-
de Sébastien Marnier, La nuit a dévoré le monde teur. Apaiser les angoisses du réalisateur est en partie notre
de Dominique Rocher, Le Barrage d’Ali Cherri. rôle. L’avantage de ne pas avoir la mémoire du tournage est
Mathilde Muyard : Bird People de Pascale Ferran, Paul Sanchez de ne pas connaître les coulisses des plans, ni la difficulté d’en
est revenu !, Bowling Saturne de Patricia Mazuy, Arthur Rambo faire certains.
de Laurent Cantet, La Montagne de Thomas Salvador. Laurent Sénéchal : La salle de montage est beaucoup plus proche
François Quiqueré : Madame Hyde, Don Juan de Serge Bozon, de la salle de cinéma que du plateau, on est les premiers spec-
Vif‑Argent de Stéphane Batut, Selon la police de Frédéric tateurs, c’est ce qui nous permet d’être sans état d’âme vis-à-
Videau, L’Été dernier de Catherine Breillat. vis des rushs. Avec les réalisateurs, nous devons souvent rassu-
Martial Salomon : Mademoiselle de Joncquières, Les Choses rer, mais il faut aussi savoir apporter du doute. Le montage est
qu’on dit, les Choses qu’on fait, Chronique d’une liaison l’endroit où toutes les questions du film doivent être posées.
passagère d’Emmanuel Mouret, L’Idiot, Deux Rémi, Notre rôle est très élastique, on cherche un équilibre, on doit
deux de Pierre Léon, Astrakan de David Depesseville. fabriquer un binôme qui permette de le trouver.
Laurent Sénéchal : Victoria, Sybil, Anatomie d’une M.M. : Je ne me suis jamais posé la question « comment ce plan
chute de Justine Triet, Diamant noir, Onoda d’Arthur a-t-il été tourné ? » La bonne position est celle du spectateur.
Harari, C’est ça l’amour de Claire Burger. Même pour des questions très concrètes, comme le rapport à
Gabrielle Stemmer : Tout le monde aime Jeanne l’espace. Ne connaître que ce qu’on invente par le montage aide
de Céline Devaux, Coma de Bertrand Bonello. à raccorder des espaces qui dans la réalité ne sont pas du tout
Réalisatrice de Clean With Me (After Dark). reliés. Connaître la géographie des lieux du tournage m’inhibe.

CAHIERS DU CINÉMA 16 NOVEMBRE 2023


ÉVÉNEMENT

si le plan dure trop longtemps, la biche baisse


Connue pour ses collaborations avec Manoel de Oliveira, Sophie Fillières, un tout petit peu la paupière, ça parle, et on
Lucas Belvaux ou Eugène Green, la monteuse de Little Girl Blue, qui sort se projette.
ce mois-ci, garde de la pratique du montage sur pellicule une sensibilité
rythmique qui se mesure au photogramme près. Les jeunes cinéastes avec qui vous avez
travaillé et qui sont des « natifs » du numérique

Le souffle et la danse
ont-ils un rapport différent au montage ?
Je peux surtout parler des élèves monteurs que
j’ai pu rencontrer, qui sont parfois virtuoses.
Mais l’unité n’est plus l’image, ils n’ont pas

Entretien avec Valérie Loiseleux dans le cerveau la longueur physique de la


pellicule. La timeline est élastique, on est
dans une temporalité qui n’a plus rien à voir
avec l’espace. Cela dit, j’interroge aussi mes
Vous avez été la monteuse « attitrée » souffle et de la danse, c’est-à-dire du corps. propres automatismes : j’ai toujours peur de
de Manoel de Oliveira dès 1991. Comment votre La construction du rythme est insufflée par un faire quelque chose de convenu, même incon-
relation a-t-elle évolué ? mouvement qui vient de l’intérieur des plans. sciemment, à force de regarder tant de films,
Pour les trois ou quatre premiers films, il était Il disait souvent qu’il voulait bannir le mon- de séries. Je dois même me méfier de ce qui
là tout le temps. Sa femme aussi, derrière, sur tage – et je comprenais ! J’avais fait une ver- m’a toujours rassurée dans le montage, la
une petite chaise. Il mettait même sa main sur sion très découpée de Belle toujours (2006), fluidité, la possibilité que tout ne soit pas en
la mienne quand je tenais la manette ! Mais et il me l’a fait refaire. Jusqu’où aller trop loin, mille morceaux. Dans Sous le soleil de Satan
il a approfondi sa confiance en moi, et j’ai alors qu’on pourrait couper dès la première de Pialat (1987), monté par Yann Dedet, une
acquis plus de liberté, amplifié ce que j’ap- impulsion ? coupe m’a bouleversée : Depardieu monte une
portais en propre à l’intérieur de l’espace très petite butte, puis il se retrouve par terre – le
marqué qu’il délimitait. Dès le premier film Vous avez monté cinq films avec Sophie Fillières. cœur n’a pas battu régulièrement, et comme
que j’ai monté avec lui, La Divine Comédie, C’est aussi sa rythmique qui la singularise parmi spectateur on ressent cette arythmie. C’est une
j’ai tenté un geste : dans le plan où Maria João les cinéastes de sa génération. des choses que je préfère au cinéma ; on ne
Pires s’affalait sur le piano à la fin de son mor- Avec Sophie, la rencontre est devenue aussi comprend plus rien, mais ça continue. Une
ceau, avec tous les acteurs derrière la fenêtre, une amitié. Je ne sais pas quelle part j’ai coupe pas aimable, une imperfection, révèle
il y avait un clap de fin, que j’ai laissé. Je trou- dans cette fluidité dont vous parlez, mais je tout le reste du film. L’irraccordable, c’est une
vais que le côté factice de ce procédé faisait repense souvent à une séquence très sympto- porte d’entrée.
sens. Quand j’ai montré cette fin à Oliveira, il matique : dans Arrête ou je continue (2014),
a souri et m’a regardée pour savoir si c’était Emmanuelle Devos est dans un trou en pleine Entretien réalisé par Charlotte Garson
un oubli, mais non. Et il a gardé ce clap ! Il en forêt, nez à nez avec une biche. Elle me à Paris, le 3 octobre.
avait l’intuition, j’ai fait le geste. demandait que les deux se regardent sans
intention, qu’il n’y ait pas chez la biche le Valérie Loiseleux a publié son journal de montage de L’Étrange
Travaillez-vous avec le scénario en main ? moindre sentiment, seulement l’opacité de la Affaire Angélica de Manoel de Oliveira dans un livre-DVD
Le scénario d’Oliveira ressemble beaucoup à présence. C’est beaucoup plus difficile que de qui comprend aussi un documentaire où sa fille, Louise Traon,
un découpage technique, avec les valeurs de faire ressentir de la douleur, ou de l’empathie : la filme au travail. Filigranes éditions, 2014.
plans. Je le lisais, mais ensuite je le regar-
dais très peu, je prenais ce qui m’arrivait du

© DINARA DRUKAROVA
tournage. Alors qu’en ce moment je monte un
documentaire avec le déroulé sous les yeux. En
documentaire, le plus dur est de comprendre
ce vers quoi le documentariste est allé, ce qu’il
a trouvé ou pas. On découvre des intentions
non écrites, au fur et à mesure.

On pense à l’écoute flottante en psychanalyse.


Complètement. Le bureau où j’ai monté Le
Dieu Saturne de Jean-Charles Fitoussi (2004)
était adjacent au cabinet d’une psychanalyste,
qui venait parfois discuter avec moi. J’ai eu
l’impression que nous avions en commun
un désir de faire advenir quelque chose par
le regard et le geste. Avec le montage, on a
un objet « transitionnel » devant soi, que l’on
modèle, la Gestalt à portée de main ! Avec
Oliveira, je voyais ce qui s’agitait dans le
cadre, même dans un plan fixe ; cela tient du Valérie Loiseleux sur le montage de Grand marin de Dinara Drukarova (2022).

CAHIERS DU CINÉMA 17 NOVEMBRE 2023


ÉVÉNEMENT

Martial Salomon : On sait qu’une partie essentielle du travail se


fait au moment de choisir les prises. Ensuite, chacun a son
rythme d’appréhension du film en train de naître. Par exemple,
un cinéaste débutant peut être surpris d’être mécontent d’un
premier montage. Un monteur plus expérimenté sait qu’il
faut passer par cette étape pour rebondir.

Comment se fait-il, ce choix des prises ?


François Quiqueré : Comme je pars du principe que je ne sais rien
du film que je vais monter, le choix est toujours un peu consen-
suel. On choisit la prise où l’acteur ne bafouille pas, où le cadre
n’est pas heurté, où le dialogue est respecté. Mais au fur et à
mesure du travail, et parce qu’on en sait un peu plus sur le film,
on revient sans cesse aux rushs et on s’aperçoit qu’une prise
écartée s’avère être la bonne. Quand on sait ce qu’on cherche,
il est plus facile de trouver.
M.S. : Quand il y a des rapports de script, je ne les lis pas tout de
suite. S’il y a des prises cerclées, je ne veux pas savoir lesquelles.
Je veux voir les rushs par moi-même, sans avis extérieur. Je ne
regarde les rapports que plus tard.
Gabrielle Stemmer : Il arrive souvent que la prise où l’acteur joue
d’une façon incroyable ne soit pas du tout utilisable. Le cinéaste
peut revenir du tournage impressionné : « Tu vas voir, tel acteur a
fait quelque chose d’incroyable dans cette prise » ; et en fait, une fois
qu’elle est montée, c’est trop de l’ordre de la performance.
I.M. : On continue la direction d’acteurs au montage, ce qui sur-
prend beaucoup les cinéastes qui commencent. On remet en
question la trajectoire d’un personnage, et on va donc recher-
cher dans les rushs pour revoir les nuances de jeu.

Vous commencez seuls vos montages ?


I.M. : Je propose qu’on regarde les rushs ensemble lorsque le
montage débute, après le tournage. En parallèle, je pré-monte
de mon côté, parce que c’est un moment où le réalisateur peut François Quiqueré.
s’épuiser. C’est une fois que ce premier montage existe qu’un
dialogue autour du récit commence vraiment. F.Q. : Tu as beau aimer faire le premier bout-à-bout en solitaire,
F.Q. : Cette méthode épargne beaucoup de tourments au réali- tu ne mettras jamais Serge Bozon à la porte de ta salle de mon-
sateur. On met les mains dans le cambouis, on repère des pro- tage. Breillat, c’est pareil. Ils veulent être là tout le temps. Mais
blèmes qu’on ne pouvait pas voir dans les rushs – des axes de ça peut être compliqué, pour le premier montage. Parce que
regard qui ne fonctionnent pas dans un champ-contrechamp, c’est un moment où il ne faut pas prendre des décisions intem-
ou des prises de son compliquées qui obligent à bidouiller. Pas pestives. Faire le premier montage seul oblige à tout monter,
la peine d’imposer ce bricolage laborieux au réalisateur. même ce à quoi on ne croit pas. Sur Madame Hyde, Serge a
L.S. : Je suis d’accord sur le principe, mais on n’a pas vraiment refusé de monter dès le premier montage certaines séquences
de méthode : on a une pratique, des habitudes, on fabrique des dont il n’était pas convaincu. Par la suite, on a revu des rushs
outils de sélection des rushs, d’artisanat. Mais surtout on s’adapte de ces séquences mises de côté et je ne dirais pas que ça nous
à un auteur. Par exemple, avec Justine Triet, sur Victoria et sur a sauvés, mais deux de ces séquences ont finalement été inté-
Sibyl, j’avais fait un ours, un bout-à-bout, avant qu’elle n’arrive. grées dans le film, parce qu’elles étaient plus que nécessaires.
Mais pour elle, le moment de découvrir cet ours était très dif- Christel Dewynter : Ce qui est intéressant chez un réalisateur, au
ficile, pas du tout productif. Elle a clairement besoin de faire fond, c’est sa résistance. Parfois, ça aboutit à des pépites. Cet
tout le chemin. C’est aussi pour ça que le montage d’Anatomie entêtement, envers et contre tout, peut produire ce que le film
d’une chute a duré plus de quarante semaines : l’intensité de son a de plus saillant et singulier.
rapport aux rushs, aux choix des prises, l’empêche de pouvoir F.Q. : Il faut savoir entendre un réalisateur qui tient coûte que
être dans le brouillon, elle n’aime pas qu’on commence par coûte à un plan. Toujours dans Madame Hyde, je trouvais très
une esquisse que l’on améliore petit à petit, elle ne peut pas compliqué de monter un plan de José Garcia que Serge ado-
se projeter tant qu’elle n’a pas tout choisi. Donc, on s’adapte. rait. Il s’est battu, et le plan a fini par trouver sa place dans le
M.M. : On ne peut pas aller trop vite, ce qui peut nous arriver film, ailleurs. Il avait eu raison d’insister. Ce qui est agréable,
quand on travaille avec des cinéastes moins expérimentés : on c’est de travailler avec des cinéastes qui sont prêts à se laisser
sait qu’il faudra enlever une séquence, mais on ne peut pas surprendre par leur film. Breillat me dit toujours qu’elle déteste
le faire avant qu’ils soient intimement convaincus qu’il faut le terme « réalisatrice » parce qu’elle ne réalise le film qu’elle a
le faire. fait qu’une fois qu’il est monté.

CAHIERS DU CINÉMA 18 NOVEMBRE 2023


ÉVÉNEMENT

idées. Il faut que le temps passe pour que les


Monteur récurrent de Patrice Chéreau puis de Philippe Garrel bonnes solutions apparaissent. En période de
après avoir accompagné les débuts d’Arnaud Desplechin, montage, j’ai longtemps l’impression qu’il n’y
François Gédigier a observé les bouleversements du métier depuis aura jamais de film, qu’on est face à l’insur-
une position aussi privilégiée que concernée. montable. Ce n’est que très tard qu’on croit à
la possibilité d’être sauvé !

Résister à la machine Avez-vous senti progressivement la nécessité


d’adapter les rythmes à d’autres cadences
imposées par les séries ou par le flux des

Entretien avec François Gédigier plateformes et d’Internet ?


J’ai pu reconnaître des influences, mais il
ne s’est pas toujours agi d’accélérer : par
exemple, quand on a fait Intimité avec
La première révolution vécue par les monteurs capable de très vite sérier les problèmes. Patrice Chéreau, c’était après In the Mood
de votre génération fut bien sûr le passage au Alors on remplace souvent un monteur par un for Love de Wong Kar-wai ; ce n’était pas tout
numérique. autre. C’est lié au numérique, mais aussi à une à fait conscient, mais il y avait une influence
Il a même modifié les tournages. Dès qu’on méconnaissance de la fabrication des films. dans l’air, un désir pour les fondus enchaî-
a commencé à envoyer les rushs directement On ne se rend plus compte qu’il est normal nés, les ralentis… Il y a forcément des évo-
aux producteurs, les équipes ont cessé d’as- que les choses bloquent à un moment, qu’il y lutions. Aujourd’hui, les jump-cuts ou les
sister à leur projection, qui permettait à tous ait des tensions. Il faut passer par cette étape- micro-ellipses ne dérangent plus personne.
de savoir ce qui était en train de se faire. Au là, plutôt que virer les gens dès qu’il y a un Mais ce n’est pas pour autant qu’il faut en
montage, le travail post-projection a bien sûr petit problème. Les producteurs ont changé user systématiquement ! Les films vont plus
changé aussi : en sortant, on « discutait » sur aussi : beaucoup sortent d’écoles de commerce vite parce que les gens comprennent plus
papier, en se demandant quelles séquences et n’ont pas l’expérience des montages qui vite… et se déconcentrent plus vite. Parmi
déplacer, on faisait une simulation avec de demandent de la patience. les jeunes à qui on demande : « Alors, le film
petits cartons. Si les cinéastes demandaient t’a plu ? », j’en entends beaucoup répondre :
un changement, il fallait rechercher un autre Le resserrement des calendriers est-il le « Oui, il y a de bons moments… » Comme si
plan, donc charger les rushs, parfois refaire principal ennemi du montage ? ça n’avait aucune importance qu’un film soit
une collure ; ça donnait le temps de réfléchir, Je suis préservé de ce problème, mais j’en- un ensemble cohérent, tant qu’il y a des trucs
de savoir quoi répondre, de créer quelque tends des gens moins installés souffrir des qui valent le coup au milieu (rires).
chose. Maintenant, s’il y a une requête, on temps courts. L’économie force à tourner
clique aussitôt sans prendre le temps de pro- plus vite ; mais pour le montage, je pense que Entretien réalisé par Yal Sadat à Paris,
poser autre chose, car on est devant l’ordina- quatre mois est le minimum pour user les le 10 octobre.
teur. Ce qui a changé pour le monteur, c’est
qu’il faut résister à la machine. Si on cède à

© CDC
ce qu’elle permet, ça modifie l’esthétique. On
voit des films plus hachés, sur-montés : des
trucages sont devenus plus simples, donc on
en abuse. Je généralise un peu, mais j’ai l’im-
pression de me dire souvent « Tiens, pourquoi
fondre au noir à tel endroit, alors qu’un cut
aurait raconté la même chose ? »

Des effets comme le volet ou l’ouverture à l’iris


se sont banalisés pendant l’ère argentique,
mais leur difficulté pratique rendait leur
utilisation plus forte. Les logiciels ont-ils
désacralisé ce type de transition ?
Sans doute, et le montage en soi est désacra-
lisé aussi. Non pas qu’il ait jamais été sacré,
mais disons qu’aujourd’hui tout le monde
pense pouvoir intervenir sur la chose. Je n’ai
pas été confronté à ce cas de figure, mais il
y a des producteurs qui conservent le projet
sur un petit disque dur, et qui vont le mettre
entre les mains d’un autre monteur pour se
rassurer. Rien n’est plus facile quand on est
soi-même monteur d’intervenir sur le montage
d’un autre : on arrive comme force salvatrice, François Gédigier pendant le montage de L’Ombre des femmes de Philippe Garrel (2015).

CAHIERS DU CINÉMA 19 NOVEMBRE 2023


ÉVÉNEMENT

Le rôle du monteur varie-t-il selon le genre du film, par exemple important que nous ne rations pas des étapes dans les échanges
dans la comédie ? avec tous les gens qui entrent progressivement dans le travail.
Jean-Christophe Hym : Oui, mais même à l’intérieur de la comé- Parce qu’alors tout retombe sur le réalisateur, qui ne connaît
die, les différences entre cinéastes sont énormes. Pour Éric pas forcément bien certains aspects techniques.
Judor par exemple, revoir dans son intégralité le montage de C.D. : La composition de la musique et le montage sont par-
La Tour 2 contrôle infernale n’était pas du tout essentiel. Alors ticulièrement liés. J’ai le sentiment que c’est en montant que
que Jonathan Cohen peut le regarder trois fois dans la même la musique se pense, tout comme je ne peux pas quitter un
journée. L’humour de Judor est basé sur les vannes, les vannes, montage sans avoir monté la musique. Je dirais même que je
les vannes. Forcément, ça a une répercussion sur le rythme passe 25% de mon temps de travail à écouter la musique et
global, mais pour lui ce n’est pas une question déterminante. à la monter, qu’elle soit originale ou additionnelle. Le com-
C.D. : Quand je travaille avec Bruno Podalydès, j’ai l’impression positeur est la première personne à qui j’ouvre la porte de la
d’être avec un musicien, ou un horloger. Il est extrêmement salle de montage, avant le producteur. Ça ne me gêne pas du
sensible au rythme des choses. Ce qui prouve que dans la tout de lui montrer le premier bout-à-bout. Souvent on pose
comédie, il y a plusieurs écoles. des musiques d’emprunt dont il s’inspire un peu, il compose,
M.S. : Si le réalisateur me voit rire devant les rushs, il y a une il envoie des propositions, on fait des essais… le jeu de ping-
confiance qui peut se créer vis-à-vis de mes choix, y com- pong dure des semaines.
pris de ceux qui ne sont pas forcément logiques. La comédie M.M. : Plus tôt le compositeur intervient dans l’échange, mieux
permet de faire entrer de l’inattendu : le gag est à un endroit, c’est. Ce peut être vrai pour d’autres postes techniques selon
mais en fait on rigole avant, ou après : on peut décaler le rire. le film. Dans La Montagne de Thomas Salvador, c’était le chef
I.M. : Cette mémoire du premier visionnage, de la première opérateur et le superviseur VFX. Un tel film ne peut être
émotion quand on voit les rushs est très importante. Je prends monté de manière aboutie tant que les effets spéciaux ne
des notes au crayon sur les prises, loin de l’ordinateur. Si dans sont pas faits.
le montage final, je ne retrouve pas ce que j’ai noté, c’est le G.S. : Avec Tout le monde aime Jeanne, je me suis retrouvée dans
signe que j’ai perdu quelque chose. le cas de figure où la musique existe avant le film. Flavien
C.D. : Tu es dépositaire de quelque chose et ta mission est de Berger avait donné une sorte de base à partir de la lecture du
la restituer, aussi bien que ce que tu as vu. Ce qui est ter- scénario, où Céline Devaux et moi piochions, et qui a guidé
rible, c’est quand un rush sublime ne fonctionne pas dans de façon très fluide le montage de beaucoup de séquences.
le montage.
Avez-vous l’impression que le travail de montage est trop cerné
À quel moment sait-on que l’on a fini de monter un film et que l’on peut par des limitations financières ou temporaires ?
le montrer à d’autres personnes ? M.M. : Oui et non. D’un côté, il n’y a pas assez de temps ni
C.D. : Quand je connais par cœur tous les rushs. Mais il n’y a d’argent prévu pour la postproduction et en particulier pour
pas une étape où l’on regarde les rushs et une où l’on monte. notre travail et notre présence, pas très bien payés et très sous-
Monter, c’est regarder, reregarder les rushs et les questionner évalués. Pour le « suivi de finitions », souvent on t’accorde roya-
en permanence. D’ailleurs, je ne regarde jamais l’intégralité des lement une semaine. C’est-à-dire qu’on te paye une semaine
rushs avant de me mettre au travail, sinon je sens que mon pour suivre la postsynchronisation, le bruitage, le montage
attention finit par se ramollir. Il faut que la lecture soit active, son, le montage parole, l’étalonnage et le mixage. D’un autre
savoir un peu ce qu’on cherche. Donc arrive rapidement un côté, il y a en revanche une survalorisation du montage chez
moment où je monte et je dérushe en même temps. Et quand certains producteurs, qui croient qu’on peut sauver un film
j’ai le sentiment de maîtriser l’entièreté de la matière, que rien ou le détruire, ou le propulser à Cannes, par son seul montage.
ne m’échappe à aucun endroit, alors j’ai l’intime conviction que J.-C.H. : Il y a une marginalisation globale liée à la création du
le meilleur des films possibles est là. poste de directeur de la postproduction, une responsabilité
J.-C.H. : Un réalisateur m’a dit un jour que le montage se termine qui était il y a vingt ans dans les mains du monteur et de son
en général au moment où il enlève son plan préféré. assistant. Pour ne pas parler de la sous-traitance, avec les boîtes
M.S. : Je me souviens du montage d’un film avec Pierre Léon. de postproduction.
On adorait tous les deux le même plan, on y tenait beaucoup. M.S. : Il y a des directeurs de postproduction qui sont très bien.
On a dû finir par l’enlever, et c’était mieux. Pierre m’a dit : Mais ils ne peuvent pas forcément faire le relais artistique, en
«Tu verras, dans chaque film, le réalisateur fini par enlever son plan plus du relais technique.
préféré, et le monteur aussi. Je ne sais pas pourquoi, c’est comme ça.» L.S. : La phase de production d’un film fonctionne en forme
J’ai un peu rigolé, j’ai cru que c’était une parole masochiste. de sablier. Au tournage, il y a beaucoup de gens, ensuite nous
Mais depuis j’ai beaucoup réfléchi à ça, à cette émotion pure sommes deux ou trois, puis on rouvre le travail à toute une
de cinéma dans un plan et qui n’est pas liée à la particularité série de gens qui l’améliorent, ce qu’on appelle la postpro-
du film. Quand on a enlevé ce plan, à la fin du montage, on a duction. Mais la « robe » peut ne ressembler à rien si l’on rate
eu comme un soulagement. les finitions. Certaines intentions peuvent être complètement
détruites, et il y a tout un travail de dialogue à avoir avec les
Comment fonctionnent vos échanges avec les autres postes collaborateurs qui finalisent le film. Si on ne peut pas le faire,
de la postproduction ? c’est vraiment très bizarre. Cette semaine de suivi dont parle
M.S. : Le producteur doit être garant de la continuité entre Mathilde n’existe même pas dans certains cas. Elle est sou-
nous. Certaines productions ont du mal à comprendre qu’on vent pensée comme un forfait, voire comme une largesse par
doit être payés sur l’ensemble de la postproduction, qu’il est la production. Le réalisateur est coincé, parce qu’après avoir

CAHIERS DU CINÉMA 20 NOVEMBRE 2023


ÉVÉNEMENT

dépassé le budget en tournage, puis en montage, il n’ose pas ceci ou en supprimant cela – le plus souvent en supprimant –,
exiger notre présence à ses côtés, alors que pour accompa- on va pouvoir rendre le film plus compréhensible, efficace,
gner l’étalonnage, le mixage et les VFX, en réalité il a besoin réussi et commercial.
de nous. M.M. : Presque tous les producteurs ont peur du moment où
F.Q. : Nos collaborateurs de la postproduction sont tellement le distributeur va voir le film. Cela s’est accentué ces dix
heureux quand nous sommes là, parce qu’ils ont encore moins dernières années. Certains veulent le montrer assez tôt, pour
de temps que nous pour s’approprier le film, et que nous en discuter, d’autres le plus tard possible, pour être sûrs de ce
sommes les garants de la continuité artistique du travail. Même qu’ils montrent. Mon avis est qu’il ne faut pas le montrer trop
au mixage, je continue à monter. Je peux proposer de suppri- tard. Parce que le distributeur aura toujours des choses à dire,
mer une réplique, déplacer une musique. Le paradoxe dont voudra orienter le film vers l’image qu’il en avait. Parfois ces
on parle est lié au fait qu’avec le numérique et la possibilité modifications améliorent le film, et sans doute on aurait fini
qu’il offre de soigner le son, une fois qu’on a fini le montage, par les faire nous-mêmes. Quand c’est proposé trop tard, tout
tout le monde a l’impression d’avoir vu le film. Alors que le monde craque et le producteur n’a pas le courage de s’op-
quand le film était monté en pellicule, il ne se révélait vrai- poser au distributeur, parce d’autres projets à venir sont en jeu.
ment qu’au mixage. C.D. : Les producteurs sont des partenaires, ils ont suivi tout
le processus de fabrication, ils connaissent les intentions du
Quelle est la place du producteur dans votre travail, réalisateur et ont une vision du film. Mais les distributeurs,
et celle du distributeur ? même s’ils ont lu le scénario, ont parfois une idée préconçue
C.D. : C’est un autre paradoxe : obtenir du temps de travail est du spectateur. Ils ne vont donc pas penser forcément en fonc-
un combat permanent pour nous, mais quand les producteurs tion d’eux-mêmes, mais de ce qu’ils estiment être « le public ».
et les distributeurs décident qu’il faut « améliorer le film », le M.S. : Et les exploitants.
temps qu’ils imposent alors n’est plus un problème. Pendant M.M. : Et les festivals.
l’écriture du scénario, le réalisateur peut toujours objecter aux I.M. : Un « potentiel festival ».
remarques « tu verras, sur le plateau ça marchera ! ». Au montage, J.-C.H. : On se retrouve devant des gens qui ne réagissent pas
la matière est là, le film finit par émerger, on peut enfin parler en fonction de leur propre sensibilité mais qui sont dans la
concrètement. Il y a moins de place pour le fantasme. Et tout projection de quelque chose. Or, je crois qu’il est impossible
le monde a sa suggestion à donner, selon laquelle en ajoutant d’être juste quand on ne se fie plus à sa propre sensibilité.

De gauche à droite : Jean-Christophe Hym, Laurent Sénéchal, Mathilde Muyard (de dos) et Christel Dewynter.

CAHIERS DU CINÉMA 21 NOVEMBRE 2023


ÉVÉNEMENT

Nous, monteurs, sommes obligés de faire confiance à notre pour créer au montage. Il y a des relations qui peuvent être

© MAUD COLLOMB
regard, c’est la seule chose qu’on a. compliquées, mais que le monteur est libre d’accepter ou non.
M.S. : On peut se retrouver dans des situations absurdes où à F.Q. : Je me souviens, quand j’étais jeune monteur, de fâcheries,
une projection le réalisateur est content d’une séquence, le voire de portes qui claquent… Dans ce métier, on apprend
producteur aussi, le monteur aussi, et même le distributeur, à ravaler son ego. Il vaut mieux ne pas trop en avoir. Si on
que l’on voit rire et apprécier la scène, mais qui se dit cette me dit que ce que j’ai fait n’est pas bon, ce n’est pas grave, je
phrase : « Cette scène ne va peut-être pas fonctionner pour le début recommence.
du film. » Un spectateur fantôme s’invite ! Et nous-mêmes, C.D. : Je crois qu’il n’y a pas d’autre métier dans le cinéma où
monteurs, à force, on a fini par l’intégrer. Quand on a montré l’on travaille à ce point en montrant des choses pas terminées,
Astrakan avec David Depesseville à Élisabeth Perlié de New qu’on sait améliorables et sur lesquelles tout le monde se
Story, elle m’a vu sortir mon carnet et elle m’a dit : « Tu ne vas positionne, donne son avis et propose des solutions. Chacun
quand même pas prendre de notes, non ? Ce que je dis ne regarde que se positionne comme « docteur ». On s’approprie le travail en
nous et j’espère que ça ne vous influence pas. » Son argument était cours en établissant des ordonnances, en te parlant de « ventre
qu’elle avait accepté de distribuer le film justement parce qu’il mou », de « manque de rythme », de « longueurs ». Des banalités
y avait plein de paris, et que prendre en compte son avis à la que l’on entend en permanence.
lettre était donc délicat. Alors que je m’attendais au « moment I.M. : Moi, ce qui me fait partir d’une salle de montage, c’est
distributeur » ! l’impression que le metteur en scène veut se servir du mon-
teur comme d’un presse-boutons. Dans ce cas, je dis : « Je te
Comment peut-on réagir devant ce « spectateur fantôme » ? laisse avec ta matière, fais ce que tu as envie de faire.» La collabo-
F.Q. : À un moment donné, on a l’impression que le film est ration artistique est un élément essentiel dans mon travail.
monté. Et quand on nous demande encore de gravir une L.S. : Il y a des personnalités très fortes, parfois compliquées à
toute petite marche, on peut résister, parce que toucher le gérer, c’est sûr. Mais avec l’expérience, tu apprends à détecter,
moindre détail peut faire bouger beaucoup de choses. Mais au moment de la rencontre, quand il pourrait y avoir un peu
avec le temps, j’ai appris à entendre ce qu’ils ont à dire sans de perversion, quand le réalisateur pourrait faire son beurre
me braquer. À la fin, il faut que tout le monde soit content. d’un truc qui n’a rien à voir avec le film, ni avec le travail. J’ai
Mais, bien sûr, ça ne peut pas se faire au détriment du film. développé des capteurs et, dès que je détecte ça, je renonce à
L.S. : Rester sensible à ces remarques est difficile quand on est m’engager. Parce qu’on est trop exposés, quand on passe des
au bout du montage, il faut faire cet effort, ne pas tomber dans mois dans une pièce avec quelqu’un.
une réaction de défense conservatrice. C.D. : Pour le dire autrement, la salle de montage est un espace
M.S. : N’empêche que la façon dont le Festival de Cannes s’ins- sans témoins. Il y a un côté confessionnal, dans le meilleur
crit dans la fabrication d’un film, dont on te dit « si le début des cas.
fait cinq minutes de moins, peut-être qu’on le prendra », est M.S. : Je dis toujours au cinéaste : « Tu es tout seul ici avec moi et
choquante. tu me dis tout ce que tu veux, je vais te dire tout ce que je veux, ce
C.D. : Et si un film n’est pas pris à Cannes, on considère parfois qui est dit ici reste ici.» C’est important.
que c’est le signe d’un problème que le montage pourrait L.S. : Claire Burger dit du montage que c’est un de ces rares
résoudre. Et donc il faut y retourner. métiers où, très vite, on se met à faire pipi la porte ouverte
pour continuer la conversation. C’est une sorte de relation
La date butoir de Cannes peut être une contrainte insurmontable ? de couple.
M.M. : On peut se retrouver coincés dans le schéma suivant : il
faut présenter le film, mais on sait qu’il n’est pas abouti. Il n’est Est-ce qu’au fil du montage, un glissement se produit entre la vie,
pas pris, parce qu’il n’est pas abouti. Et donc on se retrouve le quotidien, et le film ?
en remontage. Comment moi, qui sais que le film ne peut pas C.D. : Je me trompe toujours de clé. C’est systématique : quand
être bien monté dans les délais prévus, je peux prendre la res- je rentre chez moi, je prends la clé de la salle de montage, et
ponsabilité de dire qu’on ne sera pas prêts alors que de toute quand j’arrive au travail, je prends celle de chez moi !
façon on me dira « on verra bien où vous en êtes » ? L.S. : On vit pendant des mois dans deux mondes. En toile de
J.-C.H. : Ce travail dans l’urgence pour être prêts à montrer le fond, les répliques du film tournent en boucle, ça impacte
film en mars n’est en général bon ni pour le film ni pour sa jusqu’à ton humour. Tous tes neurones miroirs sont marqués
vie en festival : montrer des montages à ce point pas prêts est par les séquences que tu vois encore et encore. Et à côté il y a
le plus souvent une erreur, tout simplement. la vie quotidienne. C’est une double vie, un peu fantomatique.
F.Q. : Il m’est arrivé secrètement d’espérer qu’un film ne soit pas Tu es ailleurs, ça te capte. Il y a un truc vampirique.
pris, parce que je savais que ce n’était pas terminé, et le pro- I.M. : La nuit, surtout.
blème de Cannes, c’est que ça fige la version qui y est montrée. M.M. : Tu rêves de séquences qui n’existent pas.

Comment vivez-vous les semaines d’isolement qu’un montage implique Propos recueillis par Fernando Ganzo
entre monteur et cinéaste ? Un rapport de pouvoir est-il à l’œuvre ? à Paris, le 7 octobre.
M.M. : La question du pouvoir n’a pas sa place dans la salle de
montage. Si elle y entre, c’est qu’on a un problème. Nous ne À lire : Le Livre blanc de la postproduction, téléchargeable sur monteursassocies.com.
sommes pas là pour avoir raison l’un sur l’autre, mais pour Pour mieux connaître le métier du monteur : Festival Les Monteurs s’affichent,
faire un film. prochaine édition du 13 au 18 mars au Luminor Hôtel de Ville, Paris
I.M. : Certains cinéastes, comme Pialat, ont besoin de conflits (festival.monteursassocies.com).

CAHIERS DU CINÉMA 22 NOVEMBRE 2023


ÉVÉNEMENT

Un nouveau métier. Tout a beaucoup évo-


lué depuis mes débuts dans le métier.
Traditionnellement, le monteur mettait bout
à bout des performances d’animation. Tout
était conçu en amont et il n’y avait pas vrai-
ment de montage au sens cinématographique.
L’animateur créait le rythme des plans. Le
principe s’est inversé : le travail consiste
désormais à raconter l’histoire au niveau des
séquences, à l’échelle du montage global
du film, mais aussi à influer sur la vitesse à
laquelle l’action se déroule. En décidant que
chaque vignette de storyboard correspondra
à telle ou telle durée, le monteur contribue
de fait à la construction des personnages et
donne le ton de l’animation. Mais c’est le réa-
lisateur qui prend les décisions. Certains sont
plus directifs que d’autres. Jérémy Clapin
l’est davantage que Rémi Chayé. Cela étant,
le montage d’animation est une magnifique
Benjamin Massoubre dans son atelier chez lui en Ardèche. école pour devenir réalisateur soi-même : il y
a le lien direct avec les aspects narratifs du
Collaborateur fidèle de Rémi Chayé (Tout en haut du monde, Calamity), film, la présence à toutes les étapes de la
et cheville ouvrière, avec d’autres, du Sommet des dieux de Patrick fabrication et le contact avec tous les chefs
Imbert et de J’ai perdu mon corps de Jérémy Clapin, Benjamin Massoubre de poste.
a récemment fait ses débuts en tant que coréalisateur – et toujours
monteur – du Petit Nicolas, Cristal à Annecy en 2022. Fiertés. Le montage dont je suis le plus fier
est celui de J’ai perdu mon corps. Il fallait

Au sommet de l’anim’
réussir à raconter deux histoires sur deux
rythmes différents. Le spectateur devait
avoir de l’empathie pour la main. Nous avons
décidé de la filmer de très près pour faire

Entretien avec Benjamin Massoubre entrer le spectateur dans son intériorité. Il


y avait aussi l’histoire de Naoufel, héros,
comme dans un film d’auteur français clas-
sique. La séquence où le personnage attend
Monter avant de tourner. Cela paraît absurde, À l’oreille. J’ai besoin des voix pour donner le face à une porte et un interphone nous a pris
mais en animation, on monte avant de tour- rythme. Pour tous les films, il faut qu’elles beaucoup de temps. Il a fallu créer des rup-
ner ! Le gros du travail de montage se fait soient enregistrées avant que débute l’ani- tures, des ellipses et les construire à partir
juste après l’écriture du scénario, avant mation. Les comédiens ne sont pas encore du souffle du personnage ou de l’arrivée de
la fabrication des images. À l’étape du présents au stade de l’animatique, donc la pluie, avec peu de mouvement. Le Petit
storyboard, chaque plan est dessiné sommai- nous organisons des sessions d’enregistre- Nicolas a été plus compliqué encore, avec
rement. Je récupère cette matière et com- ment avec les gens du studio. Il m’arrive aussi deux grammaires très différentes : des
mence à la monter pour créer l’animatique, parfois aussi de faire toutes les voix ! Avec plans très larges pour les histoires de Sempé,
version animée du storyboard : il faut minuter Rémi Chayé, nous testons les dialogues en qui sont des tranches de vie sans vraie arche
les actions à l’intérieur du plan, construire les mettant en bouche. Cela permet aussi, narrative, et une partie plus « cinéma » pour
les séquences et prévoir les raccords. C’est compte tenu du temps de présence très court l’évocation des auteurs. Et j’aime particuliè-
un travail qui se fait de concert entre le réa- des comédiens, de savoir quelles pistes vont rement une séquence du début de Tout en
lisateur, le monteur et les storyboarders. Il fonctionner et de donner de l’authenticité à haut du monde où Sacha, l’héroïne, à Saint-
est très facile de franchir une porte pour leur leur performance, notamment en décidant Pétersbourg, prend la décision de partir pour
dire : dans telle séquence on pourrait placer de leur placement par rapport au micro. Il le Pôle Nord. Il fallait faire comprendre au
dans la cuisine les personnages qu’on voyait en va de même pour les sons et la musique. spectateur, uniquement avec les images, qu’il
d’abord dans la voiture. Ou : il faut un plan Je ne suis pas monteur son des films, mais y a une bascule en elle. En fin de séquence,
rapproché alors que nous avions pensé à j’insère énormément de sons avec ma banque elle fronce les sourcils d’un air déterminé. La
un plan large. Il est aussi possible de faire personnelle et je bruite quasiment tout sur musique part et elle fugue à cheval. C’est un
évoluer l’ours du film en commandant des les animatiques, même les ambiances. Cette défi de garder un souffle épique tout en se
plans, comme si le plateau de tournage était piste sonore ne sera pas projetable, mais les concentrant sur les personnages.
à côté avec les décors et les comédiens. De intentions sont posées. Insérer un son de vent
fait, l’intervention du monteur est souvent ou un bruit de mobylette à ce stade va influer Propos recueillis par Thierry Méranger
d’ordre scénaristique. sur la durée finale du plan. à Paris, le 28 septembre.

CAHIERS DU CINÉMA 23 NOVEMBRE 2023


ÉVÉNEMENT

d’atelier, dans un cadre semi-enclavé, situé


REPORTAGE. Si un film traverse nombre d’endroits pendant sa fabrication, en face de l’Opéra-Comique. Les deux struc-
le plus long séjour a lieu sans doute dans la salle de montage. tures ont beaucoup de points communs, avec
Visite de deux laboratoires de postproduction devenus lieux de référence chacun leurs atouts (Dum Dum a ses propres
(sinon de vie) pour les monteurs français, Dum Dum Films et M141. étalonneurs, quand M141, copropriétaire du

Une chambre en ville


Max Linder, organise le matin des projections-
tests sur l’écran géant du cinéma), mais aussi
quelques traits distinctifs : au-delà du volume
de films accueillis (en moyenne 70 par an
pour le premier, contre une cinquantaine pour
le second) et de l’identité visuelle du décor
DUM DUM FILMS

(très « design » pour Dum Dum, plus sobre et


neutre pour M141), c’est surtout leur clien-
tèle qui les différencie. Si les plus grosses pro-
ductions (Les Trois Mousquetaires, la série Dix
pour cent, plus globalement les films Gaumont
ou UGC) privilégient Dum Dum, M141 s’est
spécialisé dans le cinéma d’auteur français
(Anatomie d’une chute, L’Événement, Titane)
au gré de rencontres et de partenariats au long
cours – Carterot confie notamment que le volet
montage de la société s’est développé en colla-
boration avec Sylvie Pialat, lorsqu’elle a com-
mencé à produire pour sa société, Les Films
du Worso.
D’un lieu à l’autre, on retrouve une idée
centrale : à l’heure où le métier de monteur
s’est « nomadisé » et s’opère davantage seul ou
M141

à deux, rendant caduc le modèle traditionnel


du grand laboratoire cinématographique (tels
ceux du mythique GTC de Joinville), ces struc-
tures hybrides renouent en partie avec un esprit
de ruche, voire de famille – c’est d’ailleurs en
ces termes que Dum Dum Films présente,
sur son site Internet, les cinéastes fidèles à
leurs locaux. Géraldine Mangenot (En Liberté !,
Les Enfants des autres), en plein montage à
M141 de l’adaptation de Leurs enfants après
eux réalisée par Ludovic et Zoran Boukherma,
détaille ce qui fait à ses yeux la singularité
de cet espace permettant « de faire des ren‑
contres », mais surtout de « redonner du lien
et de la solidarité à un travail aujourd’hui
solitaire ». Deux équipes de films différentes
peuvent ainsi partager un même grand apparte-
ment, se croiser et participer à une « circularité
Les studios de post-production Dum Dum Films (en haut) et M141 (ci-dessus), à Paris. du regard », échanger sur leur pratique, voire
assister aux projections de leurs films respec-

A u cœur de la Rive droite parisienne, à


trois stations de métro l’un de l’autre, se
trouvent deux laboratoires numériques très pri-
son assistant monteur attitré, lire page 27),
qu’Arnaud Borges (Dum Dum), puis Thibault
Carterot (M141) ont investi et poli le concept
tifs. « C’est comme une mini-société » dit-elle,
même si le cadre convient aussi aux techni-
ciens souhaitant au contraire s’isoler et travail-
sés des monteurs français : Dum Dum Films et du « montage en appartement ». Sur plusieurs ler dans le plus grand calme. Car ce qui frappe
M141. Ces deux structures, initialement dévo- étages, Dum Dum (35 salles) et M141 (une surtout en visitant les deux lieux, c’est la façon
lues à la production, ne se sont pas tout de quarantaine) ont réaménagé des logements dont ils repensent la figure du laboratoire au
suite lancées dans la postproduction en géné- pour en faire des espaces à la fois conviviaux, sein d’une architecture avant tout taillée pour
ral et dans le montage en particulier ; c’est confortables et équipés pour la postproduc- la vie quotidienne. En ouvrant la porte de son
progressivement, alors que la disparition du tion (au sens large : étalonnage, gestion de atelier provisoire, Mangenot résume cet alliage
montage analogique a entraîné une mutation rushs, etc.). Là où Dum Dum Films définit son de la plus simple des manières : « J’appelle ça
des pratiques et du corps de métier (chaque activité comme de « l’hôtellerie technique », ma chambre. » ■
monteur n’a plus nécessairement aujourd’hui M141 revendique plutôt une atmosphère Josué Morel

CAHIERS DU CINÉMA 24 NOVEMBRE 2023


"Le meilleur cinéaste de sa génération"
Hirokazu Kore-eda

ACTUELLEMENT EN SALLES
CAHIERS DU CINÉMA 25 NOVEMBRE 2023
ÉVÉNEMENT

Monteur de Truffaut, Pialat, Denis, Garrel, Kahn et bien d’autres, Yann Dedet, qui s’est longuement
entretenu sur son métier dans Le Spectateur zéro et a raconté ses débuts dans Le Principe du clap
(P.O.L), est souvent sollicité par de plus jeunes cinéastes en tant qu’editing doctor. Opération délicate
que de poser un dernier regard sur un film, tout en devenant son premier spectateur.

Dernier coup d’œil


par Yann Dedet

L a profession de docteur-monteur existe, je


l’ai rencontrée, entre autres sur les mon-
tages de Milan noir de Ronald Chammah
© LUC SEUGÉ

(1987), Tales from a Hard City de Kim


Flitcroft (1995), Mirek n’est pas parti de
Bojena Horackova (1995), Les Vivants et les
Morts de Sarajevo de Radovan Tadic (1993),
C’est la tangente que je préfère de Charlotte
Silveira (1998), Angèle et Tony ainsi que Le
Dernier Coup de marteau d’Alix Delaporte
(2010 et 2014), et en ce moment même
Vivants, son film en cours de fabrication.
La difficulté de la mission est affirmée
d’entrée car on met le pseudo-docteur entre
le marteau (la réalisation) et l’enclume (la
production)… à moins que ce ne soit exac-
tement l’inverse (ce qui est plus proche de
ce que j’ai pu analyser au fil de ces rapports
délicats). L’exemple le plus remarquable se
raconte en deux temps, sur deux films de Yann Dedet au laboratoire L'Abominable, dans les anciens locaux de La Courneuve.
Stephan Streker. Intervenant sur Le monde
nous appartient (2012), en luttant contre un Stévenin, c’est peut-être en somme le désir lui gâchant ainsi toute possibilité d’espoir…
esthétisme qui s’interposait entre le récit et du malade de ne pas guérir, de rester tel qu’en ainsi qu’au personnage principal. Remontage
le public, je cherchais, en spectateur aussi lui-même l’éternité le condamne. J’aurais dû livré, je tremble à l’idée du retour de nocivités
distrait que possible (la technique ne servant me douter que je n’étais pas le seul à avoir un que j’ai méchamment coupées, retours justi‑
qu’à techniciser), dans les destins parallèles ego surdimensionné. fiés à coups de « j’aime bien ce plan, j’aime
mais opposés des deux jeunes héros, les Sur Noces, du même réalisateur (2017), bien cette phrase ». Mais qu’en aimerait le
moments où on avait diablement envie de j’opère exactement de la même façon, sup- film lui-même, via ce regard moins subjec-
voir l’autre, unique clé de réflexion de ce pre- primant les insistances, les morceaux d’es- tif que celui de son maître, un regard qui se
mier spectateur qu’il est chaque fois néces- thétisme, les scènes répétitives, les dialo- soumet moins à tout ce qui avait été pré-vu ?
saire que je devienne, laissant de côté des soi- gues explicatifs, inversant des séquences En résumé ouesternien, c’est comme si,
disant connaissances qui risquent d’annuler qui devançaient la vie des personnages pour dans un duel – celui de la salle de montage
la sensation en la remplaçant par une intel- mettre en avant la finesse du réalisateur/ en l’occurrence –- on ne gardait qu’un pisto-
lectualisation largement en avance sur le film. scénariste au lieu de servir l’histoire. Et je let à une balle (le Derringer de Kirk Douglas
Découvrant ma vision plus instinctive que doc- me fais agonir. Et, voilà qui est de nouveau dans El Perdido) ou qu’un revolver sans balles
torale, le réalisateur déclara que c’était pour amusant, après m’avoir viré, le réalisateur fait (celui tenu par Cassavetes dans Libre comme
lui une « leçon ». Il est à noter pourtant qu’il reprendre le montage par Mathilde Muyard, le vent qui lui permet de se suicider grâce à
détruisit, dès après mon départ, un point cen- qui se trouve être la monteuse de mon film la balle tirée par son frère, au lieu de tuer
tral d’équilibre que j’avais pensé corriger avec Le Pays du chien qui chante… retour du celui-ci), cas bien plus graves que l’ego des
succès, et qu’il rétablit derrière mon dos le refoulé ? scénaristes qui ne cause aucune mort, à l’ex-
coup de couteau fatal qui, dès les premières Je voudrais donner en second exemple un ception peut-être de celle de quelques mai-
minutes du film, annonçait la mort d’un des film qui n’est pas sorti et n’a pas eu encore sons de production.
protagonistes : c’était bien là le symptôme du son temps d’exposition suffisant pour que l’on Cela dit, la plupart du temps, les potions
rester maître qui veut imposer au spectateur puisse en parler sans endommager son deve- administrées sont avalées, même si parfois à
la vision et décision du scénariste, lui faire nir. Le sujet en est le retour d’un descendant doses modifiées par l’intelligence – aiguisée
savoir en avance que l’un des héros va mourir, dans sa ville d’enfance chez son ascendant par les critiques constructives – du réalisateur
sans lui laisser le droit de rêvasser en homme malade. Là aussi le film s’efforçait de pré- avisé qui, maladie nommée, trouve à inventer
libre… Voilà qui est amusant, comme disait venir le spectateur de la mort du malade, ses propres remèdes. ■

CAHIERS DU CINÉMA 26 NOVEMBRE 2023


ÉVÉNEMENT

Monteuse depuis 2017 et membre du collectif Les Monteurs associés, qui rassemble plus
de 250 monteurs, Céline Perreard défend le métier d’assistant-monteur, qui tend à disparaître.

L’assistant monteur, à bonne école


Entretien avec Céline Perreard
Comment devient-on monteur ? Anne-Sophie Bion et Michel Hazanavicius sur Le métier tend-il, de facto, à disparaître ?
À la Cinéfabrique de Lyon, où j’interviens, The Search – film pour lequel nous avions de Il se fragilise, se précarise, et comme davan-
je plaide auprès des étudiants en faveur de grandes tablées à vingt, chez Technicolor, et tage d’étudiants sortant de l’école sont pro-
l’assistanat, en espérant qu’ils transmettront des échanges constants sur le travail en cours. pulsés chefs monteurs d’emblée, il y a peu
cette nécessité d’être à un moment novice. de chance qu’ils aient appris à déléguer, c’est
Monter vient avec l’expérience, mais l’assis- Depuis que le montage se fait exclusivement donc un cercle vicieux. Le Livre blanc de la
tant monteur (AM) occupe une position très en numérique, l’assistanat n’est-il pas devenu postproduction, établi par les participants
précieuse, car il participe à toutes les réunions facultatif, obsolète ? aux états généraux de la postproduction en
avec les autres postes techniques, le monteur- C’est là l’erreur. Par définition, assister le février 2019 et téléchargeable sur le site des
son, le labo VFX (effets spéciaux, ndlr), l’éta- monteur, c’est le décharger de tous les tra- Monteurs associés, indique que sur environ
lonneur, le mixeur. Le réalisateur dit à toute vaux chronophages. Or le numérique a multi- 70% des fictions et 79% des documentaires,
la chaîne de production ce qu’il souhaite, et plié ces tâches. L’AM a un rôle clef dans l’éla- les AM travaillent de manière discontinue, et
chacun donne son point de vue, en respec- boration d’une copie de travail aboutie, étape que sur 25% des fictions il n’y a aucun travail
tant les contraintes et les besoins des autres très importante car cette copie est montrée à en commun entre le monteur et l’assistant,
postes. Pendant mes années d’assistanat, j’ai la production, à d’éventuels diffuseurs, parfois qui travaille ailleurs ou en horaires décalés.
adoré pouvoir analyser comment faire un film même aux sélectionneurs de festivals. Par En tant que cheffe monteuse, depuis 2017,
sans avoir la responsabilité de prendre les exemple, dans la plupart des films, il y a des je n’ai jamais obtenu d’assistant sur tout un
décisions. L’AM est également présent aux effets numériques, même mineurs, comme un film – je n’en ai eu qu’au début du montage,
réunions avec les promoteurs et les diffuseurs, immeuble à effacer en arrière-plan ; passer dès pour faire les synchronisations et ranger les
où il s’aperçoit qu’il y a d’autres enjeux qu’ar- le début par le laboratoire coûterait trop cher, séquences, et à la fin, pour exporter des
tistiques, non enseignés à l’école : des scènes d’autant que le plan sera peut-être coupé, in fichiers destinés à l’équipe de postproduction
à couper, des négociations… J’aimais aussi fine. Ces effets ne sont donc pas encore effec- afin qu’ils soient lisibles dans leurs logiciels
les déjeuners avec le réalisateur et le mon- tués, mais l’AM en fait une maquette, pour respectifs (ce qui prend environ une semaine).
teur, comme avec Yann Dedet sur le film de éviter de montrer des séquences avec un fond Entre monteurs, on se dit régulièrement que
Joachim Lafosse L’Économie du couple, ou vert lors d’une projection test. sur notre prochain film on va l’imposer, mais
le rôle croissant des directeurs de la postpro-
duction tend à nous rendre cette demande
DR

impossible. Ce métier est récent : avant, c’est


le monteur qui supervisait toute la chaîne,
le montage son, le mixage. Si certains direc-
teurs de postproduction ont conscience des
besoins du film et connaissent bien les dif-
férents métiers, d’autres se placent unique-
ment du côté de la production et nivellent
constamment le temps et les postes. Le mon-
teur se retrouve à faire toutes les maquettes,
à terminer une journée à 20h pour la faire
suivre d’une soirée d’exports et de vérifica-
tions lorsqu’une copie doit être envoyée à des
diffuseurs le lendemain. Ce qui est triste à
dire, c’est que les films où j’ai été assistante
de bout en bout, et où j’ai pu faire l’expé-
rience de la fluidité de travail dont je parlais,
sont des films « bien produits », d’au moins
3 millions d’euros.

Entretien réalisé par Charlotte Garson


Céline Perreard et Ismaël Joffroy Chandoutis pendant le montage de Madotsuki the Dreamer (2023). à Paris, le 5 octobre.

CAHIERS DU CINÉMA 27 NOVEMBRE 2023


ÉVÉNEMENT

D’UNE IMAGE L’AUTRE


Sur quelques figures
de montage récentes

La division des retrouvailles


© JEONWONSA FILM CO.

Introduction d’Hong Sang-soo


Uoccupé
ne simple porte sépare un père médecin de son fils,
Young-ho. Mais tandis que le premier, après s’être
d’un patient, marque une pause à l’intérieur de la
salle de consultation, une coupe nous fait passer au second
assoupi sur le canapé de la salle d’attente. La secrétaire
le réveille, l’invite à patienter encore un peu. La porte,
toutefois, ne s’ouvre pas, et du fils l’on repasse au père,
gravissant des escaliers vers un bureau où il s’affaisse à
son tour dans le sommeil. Une nouvelle coupe nous
ramène à la salle de consultation : la chaise du docteur
est vide, et, derrière un rideau, son patient l’appelle en
vain. Deux trajectoires séparées qui convergent pour ne
plus en faire qu’une : définition possible du montage
alterné, mais aussi des retrouvailles filiales promises dans
le premier segment d’Introduction. Perspective à laquelle
Hong Sang-soo coupe ainsi court. Dans le troisième
segment survient un bégaiement coutumier du cinéaste,
une coupe qui, en nous faisant revenir à un cadre déjà
vu sur une voiture au bord de mer, annule le moment
précédent où se jouaient les retrouvailles de Young-ho et
d’une petite amie. L’opération du premier segment diffère :
les coupes ne dédoublent pas la réalité, mais minent une
progression, le montage creusant le récit, ménageant des
trous par lesquels il se met à fuir. Du montage alterné,
Hong fait un montage distendu qui redouble la torpeur
des protagonistes et joue d’imbrications pour imposer
à l’espace des écarts, à l’action son contretemps. Parler
de séquence semble même abusif tant prime la division
qui se décline au long du film. Mais diviser n’est pas
seulement ici réduire, c’est produire une expansion
positive. Si dès son début Introduction rend sensible la
distance, l’absence, le film remplace une retrouvaille par
deux autres, celle du père et d’un ami acteur, du fils et
de la secrétaire. Une dernière coupe qui nous ramène
dehors fait apparaître une neige que l’on n’attendait pas :
dévier l’action libère la beauté du temps suspendu. ■
Romain Lefebvre

CAHIERS DU CINÉMA 28 NOVEMBRE 2023


ÉVÉNEMENT

Une double mort


The Fabelmans de Steven Spielberg
Dcruauté
e The Fabelmans, on a beaucoup parlé de la tendresse
du regard de Spielberg porté sur les siens, moins de la
qui émane ici et là. Un raccord en particulier laisse
entrevoir la complexité du geste rétrospectif du cinéaste.
À l’issue de la séquence du feu de camp en famille, un plan
vient distinctement annoncer le drame à venir (la mère du
jeune Sammy aime un autre homme) : Mitzi achève sa danse
improvisée par un regard jeté hors champ vers son futur
amant, manière de signifier que ses quelques pas discrètement
érotiques lui sont en vérité destinés. En amorce, à droite, son
époux Burt est flouté, comme aveuglé par la lumière des
phares de la voiture, incapable de saisir la fatalité de ce qui se
joue sous ses yeux. C’est alors qu’intervient une ellipse, une
bascule déstabilisante : de la chaleur mordorée de la veillée,
on passe à la froideur bleutée d’une chambre d’hôpital où
agonise Tina, la mère de Mitzi. L’entrée dans le mouroir
se fait cette fois-ci par l’entremise de Burt. La caméra part
de son regard, pivote jusqu’à un moniteur cardiaque où
s’affichent les dernières lignes de vie de Tina, puis coulisse le
long de Mitzi, enlacée contre sa mère sur le point d’expirer,
comme si les corps des deux femmes se confondaient en
© UNIVERSAL PICTURES AND AMBLIN ENTERT.

un seul. Puis, un plan large révèle enfin l’ensemble de la


pièce : à nouveau, Mitzi fait l’objet d’une triangulation
des regards, avec à gauche son fils et à droite son mari. Le
changement d’échelle de cadre donne alors une nouvelle
signification au moniteur cardiaque (dont les fluctuations,
dans un jeu d’échos, rappellent aussi l’oscilloscope regardé
par Sammy avant de se remémorer en rêve sa première
séance de cinéma), qui s’apparente ici au combo d’un
cinéaste en plein tournage. Autrement dit : après avoir filmé
sa mère dans toute sa splendeur, mais aussi sa duplicité, le
regard de Spielberg épouse le point de vue de son père, qui
devient même ici un autre de ses avatars. Le télescopage des
deux scènes, des deux regards de Burt (l’un aveuglé, l’autre
embrassant toute l’action), des deux corps féminins unis
dans une ultime étreinte, trahit ainsi un terrible aveu : aux
yeux de Sammy/Spielberg, c’est aussi un peu sa propre mère,
ou du moins l’image jusque-là encore immaculée qu’il en
avait, sans mensonges ni secrets, qui meurt devant lui. ■
Josué Morel

CAHIERS DU CINÉMA 29 NOVEMBRE 2023


ÉVÉNEMENT

Faux-raccords passagers
Les Aventures de Gigi la Loi d’Alessandro Comodin
ALe yant constaté qu’il n’y avait rien à constater sur les lieux
d’un signalement, Gigi, policier, reprend la route.
plan suivant dévoile une collègue voyageant à ses côtés,
alors qu’il semblait jusque-là seul.
Décrit par Alessandro Comodin comme une comédie
documentaire, Les Aventures de Gigi la Loi met en scène
son oncle dans son propre rôle. Les plans qui durent
accueillent autant la gouaille de Gigi que son
environnement, la ville de San Michele, par les fenêtres
de la voiture. S’ils laissent imaginer la présence du
réalisateur sur le siège passager, déclenchant la caméra
fixée à l’habitacle et interagissant peut-être avec son oncle
dans des passages non retenus au montage, l’apparition
de la collègue « à la place du cinéaste » tire le film du côté
de la fiction. Par le raccord, la caméra se voit oblitérée,
et l’énergie documentaire qui se déploie à l’intérieur
de chaque plan, englobée dans un récit inventé. L’histoire
est scénarisée et truffée de personnages fictifs, mais
en partie tributaires de la part d’improvisation et d’aléatoire
des rencontres. Et si le film adopte dans sa forme
certains codes de la fiction, tels que l’absence de regard
caméra, c’est pour mieux les mettre à mal. Le montage,
accompli par João Nicolau (réalisateur de L’Épée et la Rose
et John From), surfe subtilement sur l’indétermination
entretenue au moment du tournage, troublant à la fois
© OKTA FILMS

sa perception comme documentaire et comme fiction.


Les apparitions sur le siège passager (qui surviennent
à plusieurs reprises) mettent à mal la suspension
d’incrédulité : pour les comprendre, il faut imaginer une
ellipse que rien n’annonçait. Le film tord son propre
espace-temps. L’alternance de plans entre conducteur et
passagère a des airs de champ-contrechamp, mais Comodin
ne cherche pas la suture : il a filmé avec une seule caméra et
sans faire rejouer les conversations, si bien que l’impression
de continuité dans les scènes où deux personnages
conversent n’est jamais que partielle. Les secousses
apportées par le montage, abrupt dans sa façon de priver
chaque scène d’introduction et de conclusion, affirment
l’artificialité du tournage tout en laissant affleurer le réel.
Cette ambiguïté semble procéder du personnage lui-même,
partagé entre une spontanéité avenante et des tendances
paranoïaques. Par ses brèches, le portrait de Gigi gagne en
profondeur : c’est entre les plans que l’on perçoit le mieux
son mystère. ■
Olivia Cooper-Hadjian

CAHIERS DU CINÉMA 30 NOVEMBRE 2023


© 4 PROOF FILM
Montage-télescopage
N’attendez pas trop de la fin
du monde de Radu Jude
Cà 5h50
’est le début du film. Angela, assistante de production
travaillant au service d’une multinationale, se réveille
et se prépare pour sa journée de travail. Elle sort
de chez elle et monte dans sa voiture, son principal outil,
dans laquelle elle va sillonner les rues de Bucarest durant
tout le film. Après deux inserts graphiques vantant les
mérites de l’Amérique et du consumérisme, une coupe
franche nous transporte dans un autre univers et dans une
autre matérialité filmique : du noir et blanc à la couleur, de
l’image granuleuse du 16 mm à celle du 35. Nous sommes
dans un film de 1981, Angela merge mai departe (« Angela
poursuit son chemin ») de Lucian Bratu, tourné en pleine
période communiste. Malgré les différences de texture,
plusieurs éléments créent une analogie : le prénom des
deux héroïnes, ainsi que la voiture (l’Angela de Bratu est
chauffeure de taxi dans la capitale). À plusieurs reprises dans
N’attendez pas trop de la fin du monde, le passage d’un film
à l’autre suit une logique narrative et thématique. Nous
voyons par exemple l’Angela de 1981 échanger gentiment
avec le conducteur d’une autre voiture sur la route, avant
de passer, cut, à l’Angela de 2023 en train d’injurier un
conducteur en réponse aux insultes de ce dernier. Un
montage qui souligne la différence entre le langage retenu
sous le régime communiste et la libération parfois obscène
de la parole dans la société libérale.
Mais Radu Jude ne se contente pas de cette mise en
parallèle, il intervient dans l’image du film de 1981. Dans
le générique d’Angela merge mai departe, il raye en rouge
le prénom de l’acteur Vasile Miske et le remplace par son
vrai prénom Laszlo. De fait, la censure roumaine gommait
parfois les noms des acteurs originaires de minorités
ethniques, en l’occurrence la minorité hongroise. Jude
souligne la violence de cet acte en ralentissant l’image
et en rétablissant le prénom d’origine. L’utilisation du
ralenti attire l’attention tout au long du film sur des
détails « documentaires » que la censure communiste n’a
pas su effacer : une foule faisant la queue pour acheter
de la nourriture, les visages fatigués et hagards des gens
qui errent dans la rue. Le montage fait ainsi se télescoper
deux époques – la Roumanie contemporaine et celle de
Ceausescu –, suggérant que la vie dans une société libérale
et hyper-capitaliste n’est pas sans rapport avec celle sous le
régime communiste. Comme dans Peu importe si l’histoire
nous considère comme des barbares (2018), qui confrontait la
Roumanie actuelle à la mémoire du génocide juif durant
la Seconde Guerre mondiale, le montage temporel pratiqué
par Jude permet de mieux révéler les dérives de notre
époque à l’aune d’anciennes images refoulées. ■
Ariel Schweitzer

CAHIERS DU CINÉMA NOVEMBRE 2023


ÉVÉNEMENT

©ATELIER DE PRODUCTION/CHI-FOU-MI PRODUCTIONS


Sans bruit de couloir
Yannick de Quentin Dupieux
Àmaislathéâtre,
fin de Yannick, on glisse, en musique de la scène du
de la coulisse et son parterre, à un plan vide
empli de décorations luxueuses, à l’italienne. C’est un
couloir qui conduit à la salle, sans personne, à l’écart de ce
qui se joue à l’intérieur. Le morceau d’Emahoy Guèbrou,
qui s’est « diffusé » plus tôt sur les acteurs et leur metteur
en scène de fortune, circule d’un espace à l’autre en ayant
pris d’emblée le pas sur les rires et applaudissements du
public. Le couloir serait ici un espace interstitiel ; doit-on
attendre un autre plan après celui-ci ? Ainsi posé, vide de
mouvement, il est saisi dans sa durée toute musicale, comme
un arrêt sur image. C’est le hors-champ du huis clos. Le
cinéma, en cet instant, donne l’illusion de lutter contre son
propre principe de défilement. Et on se dit alors que ce
pourrait être une chute possible, assez banale. Comme si on
allait s’arrêter là, après que ce preneur d’otages (Raphaël
Quenard) s’est ému de voir jouée, ou du moins ânonnée, la
pièce qu’il vient d’écrire à brûle-pourpoint, immédiatement
soumise au public et aux acteurs de boulevard captifs.
Le film pourrait donc se terminer là, après avoir déposé
notre émoi profond sur les traits d’un visage : à la lisière
de la coupe franche avec le point de vue sur le couloir,
un léger ralenti accompagne Yannick, en plan rapproché-
poitrine, levant les yeux vers la scène. Ce court effet,
à la toute fin de ce portrait, yeux tombants et bouche
entrouverte, dit que le raccord regard s’arrêtera là, où
rires et larmes sont à leur paroxysme dans cette situation
de comédie dramatique ; il apporte de l’irréel dans une
continuité classique et un défilement naturel de l’image et
vient rompre, en créant une suspension, un enchaînement
de champs et contrechamps entre Yannick et la scène ou
lui et le public, depuis sa place d’observateur en coulisse.
Mais la fin est différée. Cut. Cette image du couloir
vide ouvre à autre chose, c’est un instant au temps
abstrait, a fortiori avec le ralenti qui précède. Ce
plan advient comme une ellipse spatiale, suspendue
à la grille piano blues pentatonique et mélancolique ;
il creuse, dans sa profondeur de champ, la matière
immobile et l’interruption de mouvement.
La vraie fin s’impose alors à pas feutrés : dix-sept
secondes de vide, avec cette musique de fosse élégiaque
(qui elle-même, dans ses mouvements, n’en finit pas
de finir), puis entre dans le champ une ribambelle de
policiers surarmés. Le noir des combinaisons de la brigade
d’intervention prend le pas sur le rouge des tentures et
portes capitonnées… Trois autres plans suivent, dont un
décompte de trois temps sur trois doigts d’un des policiers.
Trois coups frappés dans le vide, la police ouvre les portes
de la salle. L’assaut est un noir à l’écran sur plusieurs mesures
du piano qui galope. «YANNICK » en blanc sur fond
noir, sera l’inscription funéraire du générique de fin. ■
Philippe Fauvel

CAHIERS DU CINÉMA 32 NOVEMBRE 2023


ÉVÉNEMENT

Une femme de têtes

© 2022 FOCUS FEATURES LLC.


Tár de Todd Field
Llesajugés
libération des paroles a transformé des faits autrefois
privés en questions de droit. Ce pourquoi sans doute
films de procès – où le montage est crucial – connaissent
une recrudescence. Tár, de Todd Field, se consacre à cela,
hors des prétoires : comment le droit prend le pas sur la
psychologie, comment elle devient elle-même un procès.
L’ancien sujet y est assujetti à un tribunal à la fois intérieur
et extérieur. Lydia Tár, fameuse cheffe d’orchestre, est
mise en cause après la publication d’une vidéo où elle
rudoie un étudiant « woke », et surtout le suicide d’une
jeune musicienne, Krista, dont elle fut vraisemblablement
l’amante, puis qu’elle persécuta et ostracisa.
Un procès se diffuse partout, et depuis le début. Cela
affecte le montage, et le corps même des protagonistes :
ils ne sont que têtes et troncs, comme dans une audience.
Ouverture : Lydia, cadrée à la taille, attend en coulisse
tandis qu’on présente sa masterclass – star toute-puissante,
mais aussi possible accusée. Après un montage déclinant
ses manies et luxes, retour à la salle et à son audience :
une chevelure de dos (on comprendra que c’est celle de
Krista, confusément incriminante) puis un gros plan de
Francesca, l’assistante de Lydia, qui articule silencieusement
au mot près le topo de l’animateur, à la manière d’une
avocate-conseil heureuse du travail bien fait ou d’une
témoin ulcérée par les ficelles de la partie adverse.
Au retour de Lydia à Berlin, un bel enchaînement
creuse cette indécision sur son statut de femme-tronc – à
la fois l’autorité et la dégradation. Elle emmène sa fille à
l’école et intimide froidement, en gros plan, une petite
camarade qui l’importune. Elle enchaîne sur une audition
à l’aveugle : brochette de têtes du jury de ce procès
particulier, et toujours la présence du crâne spectateur de
l’assistante-témoin Francesca devant la juge-accusée Lydia.
Avant et après, Lydia est émue par ce qui lui manque : des
pieds, le bas du corps – les bottines vertes d’une inconnue
urinant aux toilettes, avant l’audition, qu’elle reconnaît
à son terme comme étant celles de la violoncelliste
examinée, dont la femme-cerveau tombera amoureuse,
au risque de reproduire, les chicaneries vénéneuses dont
Krista fut autrefois la victime. On ne sait plus, ensuite, si
le montage consiste à couper une tête, ou à la sauver. ■
Hervé Aubron

CAHIERS DU CINÉMA NOVEMBRE 2023


ÉVÉNEMENT

À rebours
Oppenheimer de Christopher Nolan
Cdès’est un compte à rebours survenant aux deux tiers
d’Oppenheimer, mais dont le vrai démarrage se situe
l’ouverture noyée dans des flammes qui amorcent
le mouvement (dedans puis dehors, dehors puis dedans,
avec le protagoniste puis loin de lui, et inversement :
autant de sauts de puce que décrivent de très courts plans).
l’attente de cet instant fatidique. Le premier essai atomique Bref, on est chez Nolan, l’homme qui résout le paradoxe
de l’Histoire a lieu à Alamogordo, et les corps sont figés industriel de l’époque – le public consomme des formats
dans l’expectative : triomphe chimique ou pétard mouillé ? à rallonge malgré un champ d’attention réduit – en faisant
Parfaite mise en abyme de l’œuvre nolanienne, elle-même du très bref dans du très long. Dix secondes de suspense ?
conçue à rebours, chaque sujet étant glané par l’auteur C’est encore trop, il faut s’éparpiller. Boum : la bombe a
en fonction des sorcelleries de montage qu’il permet (de fonctionné, le génie est acclamé, mais la séquence n’a pas
Memento à Tenet, la timeline a l’habitude des inversions). non plus la patience de vivre cela avec lui. Cut : l’épouse
Parfaite illustration, aussi, de son point de vue tristement Oppenheimer reçoit par téléphone l’annonce codée de
métastable sur le spectaculaire : avec quels yeux guette-t-on cette réussite, un plan sur son visage interdit (long pour du
l’explosion ? Ceux du savant éponyme, de ses collègues, Nolan) signifie que quelqu’un voit enfin cette explosion
des militaires, de l’humanité ? Un peu de tout ça : les pour ce qu’elle est – un désastre et non un succès.
yeux de personne, donc. Oppenheimer se cache derrière Fulgurance tardive (la scène d’explosion est finie) ou
d’épaisses lunettes, de profil puis de face (contrechamp du précoce (l’invention ne s’est pas encore changée en arme
champignon près à s’élever), on alterne entre la cabine et de mort) ? En tout cas, si ses grands shows sont tristement
l’extérieur avec les hommes à plat ventre, à l’image d’un désincarnés, l’apprenti-sorcier a cela pour lui : trouver
officier qui délaisse soudain son emplacement pour aller toujours le moment inattendu pour appuyer sur le bouton
vivre l’attraction à l’air libre ; l’action pourrait s’épurer, des sentiments justes. ■
mais elle trépigne, se retourne sur elle-même, diffractée par Yal Sadat
© UNIVERSAL PICTURES

CAHIERS DU CINÉMA 34 NOVEMBRE 2023


ÉVÉNEMENT

Visage, collage
Terrifier 2 de Damien Leone
Lsagaefaitbricolage, le cirque et le grand-guignol ont toujours

DARK AGE CINEMA © 2022


bon ménage avec le cinéma d’horreur, ce que la
Terrifier de Damien Leone, avec son effroyable clown
nommé Art, rappelle par sa dimension foraine et son
découpage scandé par des saynètes gore joyeusement
artisanales. Il est logique que l’une des ultimes séquences
de Terrifier 2 – l’exécution d’Art par l’héroïne costumée
en paladine aux ailes blanches – pousse les deux nerfs
de la mise en scène de Leone à leur comble d’intensité :
d’un côté un montage tout en plans fixes enchaînés
comme les cases d’une BD, de l’autre une obsession
pour le découpage en un sens plus large et imagé (celui
des corps suppliciés et démembrés des victimes qu’Art
démonte ou remonte en une suite de performances
à mi-chemin entre torture porn et body art sadique). La
scène tient à une poignée de plans resserrés sur les
quelques secondes qui précèdent la décapitation d’Art,
immobile face à son exécutrice armée d’un long sabre.
Plus qu’un dispositif, la séquence est une cérémonie de
mise à mort. Sa force tient à un simple détail : le brusque
changement de mimique qui secoue le visage du clown
au cœur du plan précédant sa décapitation. Jusqu’alors,
l’intensité de son effroi tenait à sa capacité à changer
d’expression d’un plan à l’autre avec une fixité lancinante
renforcée par le mutisme du mime. En reportant cette
puissance de terreur fixe et muette auparavant scandée par
le découpage (à chaque plan sa rupture expressionniste)
dans les limites d’un seul et même plan (l’ultime expression
d’Art comme un foudroiement ou une coupe invisible
et inaccessible au montage), le mime atroce de Terrifier 2
formule bien plus qu’un jump scare. Son masque peut tomber,
sa tête rouler sur le sol et son corps s’effondrer comme
celui d’un Nosferatu titubant : Art a dépassé le montage et
échappé à Leone en un clignement d’yeux. Par sa capacité
à se découper lui‑même et à jouer sur de simples effets
de stratification et de collage, passant sans crier gare d’une
mimique glaçante à l’autre, Art s’absente vers la suite d’une
franchise dont Leone a déjà annoncé le troisième épisode. ■
Vincent Malausa

CAHIERS DU CINÉMA 35 NOVEMBRE 2023


FILMS DU MOIS CAHIER CRITIQUE

EN SALLES
L’Exorciste : Dévotion de David Gordon Green 50

1ER NOVEMBRE
À l’intérieur de Vasilis Katsoupis 50
L’Enlèvement de Marco Bellochio 38
Le Garçon et le Héron de Hayao Miyazaki 36
Marx peut attendre de Marco Bellochio 40
MMXX de Cristi Puiu 48
Portraits fantômes de Kleber Mendonça Filho 54
Le Théorème de Marguerite d’Anna Novion 55
Zorn I & II et Zorn III de Mathieu Amalric 57
Complètement cramé de Gilles Legardinier, Flo de Géraldine Danon,
Inestimable d’Éric Fraticelli, Ithaka, le combat pour libérer Assange de Ben
Lawrence, Monsieur le Maire de Karine Blanc et Michel Tavares, Le Repaire
des contraires de Léa Rinaldi

8 NOVEMBRE
Goodbye Julia de Mohamed Kordofani 51
La Passion de Dodin Bouffant de Trân Anh Hùng 53
Pierre feuille pistolet de Maciek Hamela 53
Simple comme Sylvain de Monia Chokri 54
L’Abbé Pierre, une vie de combats de Frédéric Tellier, Ça tourne à Séoul !
Cobweb de Kim Jee Woon, Five Nights at Freddy’s d’Emma Tammi, Le Germe
du renouveau d’Andy Anison, L’Hiver d’Edmond et Lucie de François Le Garçon et le Héron de Hayao Miyazaki
Narboux, The Marvels de Nia DaCosta, Par la fenêtre ou par la porte
de Jean-Pierre Bloc, Retour à Visegrad d’Antoine Jaccoud et Julie Biro,

Oiseaux de malheur
Spleen de Fabien Carrabin, Yallah Gaza de Roland Nurier

15 NOVEMBRE
Et la fête continue ! de Robert Guédiguian 49
How to Have Sex de Molly Manning 51 par Élie Raufaste
Nous, étudiants ! de Rafiki Fariala 52
Ricardo et la peinture de Barbet Schroeder 42
Vincent doit mourir de Stephan Castang 56
Les Voies jaunes de Sylvestre Meinzer 56

Ey anbiographique,
Little Girl Blue * de Mona Achache 52 raison de sa forte résonance auto- tardive des films de fantômes de son
Avant que les flammes ne s’éteignent de Mehdi Fikri, Comme par magie
de Christophe Barratier, Gueules noires de Mathieu Turi, Hunger Games : Le vent se lève passait, il auteur. Son titre original, « Et vous, com-
La Ballade du serpent et de l’oiseau chanteur de Francis Lawrence, dix ans, pour le parfait « film-testa- ment vivrez-vous ? », l’inscrit sans ambi-
L’Incroyable Noël de Shaun le mouton de Steve Cox, Moribito : un docteur de ment », la dernière voltige avant l’atter- guïté dans le sillage de Le vent se lève, qui
la Terre de Setsuko Maeda, Le Petit Blond de la casbah d’Alexandre Arcady,
Sound of Freedom d’Alejandro Monteverde, Vigneronnes de Guillaume Bodin rissage d’une œuvre restée sans égal dans glissait l’autre moitié du vers de Paul
le ciel du cinéma d’animation mondial. Valéry dans la bouche de Jiro : « Il faut ten-
22 NOVEMBRE Hayao Miyazaki y délaissait son cortège ter de vivre ! » À présent, l’heure n’est plus
Augure de Baloji 50 de créatures fantastiques pour dépein- aux douces aspirations. Le vent a tourné
Journal d’Amérique d’Arnaud des Pallières 51 dre, à coups de traits simples et vifs, une et jette cette unique question, « Comment
Le Poireau perpétuel de Zoé Chantre 54
Rien à perdre de Delphine Deloget 54
histoire bien humaine, la vie de Jiro, un vivrez-vous ? », au visage d’un personnage
La Rivière de Dominique Marchais 46 ingénieur passionné qui dessinait, faute brutalement poussé hors de l’enfance
La Vénus d’argent d’Héléna Klotz 56 de pouvoir les manœuvrer, les avions de par la mort de sa mère. À peine nom-
L’Arche de Noé de Bryan Marciano, Capelito fait son cinéma de Rodolfo l’armée japonaise à la veille de la Seconde mée dans Le vent se lève, la guerre a bel
Pastor, La Course au miel d’Anna Blaszczyk, Défaillance de François
Mouillard, Je ne suis pas un héros de Rudy Milstein, Mars Express de Guerre mondiale. Il aurait fallu déceler et bien éclaté, et de nouveau, la fiction
Jérémy Périn, Le Monde d’après 3 de Laurent Firode, Napoléon de Ridley combien l’acharnement de ce personnage jaillit des cendres de l’Histoire. Dans le
Scott, Le Plongeur de Francis Leclerc, Testament de Denys Arcand, Le Titien reprenant à n’en plus finir la conception terrifiant brasier de la séquence d’ouver-
de Laura Chiossone et Giulio Boato, Un hiver à Yanji d’Anthony Chen
de ses engins volants en disait long sur ture, les corps s’effilochent, la surface de
le rapport du maître, soi-disant retraité, l’image paraît fondre sous l’effet d’un feu
29 NOVEMBRE à sa propre création. Oublié, le chant du originaire, qui place le récit sous le signe
Conann de Bertrand Mandico 45
Dumb Money de Craig Gillespie 51 cygne, place au cri rauque et disgracieux d’un deuil impossible. Le père de Mahito,
Les filles vont bien d’Itsaso Arana 41 du héron : le nouveau long métrage du visiblement peu affligé, se remarie avec
Perfect Days de Wim Wenders 53 cinéaste opère un retour au royaume des Natsuko, la sœur de la défunte, et emmène
Le Temps d’aimer de Katell Quillévéré 55
Cesária Evora, la diva aux pieds nus d’Ana Sofia Fonseca, Les Derniers monstres, puisque le volatile de l’his- son fils à la campagne, dans le manoir voi-
Hommes de David Oelhoffen, Édouard Louis ou la transformation de toire n’est autre qu’un passeur malicieux, sin de sa nouvelle usine de construction
François Caillat, Les Petits Mâles de Laurent Metterie, Rêves de Pascal mi-humain mi-animal, qui va entraîner aéronautique (un écho aux activités du
Catheland et Arthur Perole, Scrapper de Charlotte Regan, Si proche du
soleil de Benjamin Rancoule, Thanksgiving : La Semaine de l’horreur d’Eli Mahito, le jeune héros, vers les confins propre père de Miyazaki). S’ensuit une
Roth, La Tresse de Laetitia Colombiani, Wish – Asha et la bonne étoile de du « monde d’en-bas », à la recherche d’une première partie lancinante, pleine de
Chris Buck et Fawn Veerasunthorm mère disparue dans les flammes. silences pesants et de couleurs éteintes,
Il serait pourtant injuste de voir dans où tout semble gagné par la rancœur du
Le Garçon et le Héron une simple réplique garçon. Jiro, l’ingénieur myope, ne voyait
* Film (co)produit ou distribué par une société dans laquelle
CAHIERS
l'un des actionnairesDU CINÉMA
des Cahiers du cinéma a une participation. 36 NOVEMBRE 2023
CAHIER CRITIQUE

le mal nulle part ; Mahito, désormais, le de chair fraîche. On est plus proche, une vers un désir de repos éternel. Il faut donc
© 2023 STUDIO GHIBLI

voit partout. Il méprise les sept mamies nouvelle fois, des corbeaux funestes de « tenter de mourir » pour, éventuellement,
du manoir, voraces et sans-gêne comme Van Gogh, déjà aperçus chez Kurosawa retrouver le goût de vivre et s’ouvrir
l’étaient autrefois les parents de Chihiro. (Rêves), que du narrateur à plumes de humblement aux autres. Trajet limpide
Il surprend une étreinte entre son père Paul Grimault (Le Roi et l’Oiseau). Dans en apparence, pourtant de plus en plus
et sa tante, enceinte d’un nouvel enfant. Le vent se lève, la forme gracieuse des confus à mesure que l’épopée s’accélère,
Surtout, après une bagarre avec ses cama- avions était absolument détachée, aux comme si cet ultime univers s’autodé-
rades d’école, il s’automutile violemment yeux de leur inventeur, de toute fonc- truisait en même temps qu’il se dévoilait,
en se frappant le crâne avec une pierre : tion meurtrière : ici, l’oiseau n’est que le tirant constamment le tapis sous les pieds
geste ambigu, très van goghien, qui pous- masque mal ajusté d’un monstre, d’un du spectateur désireux de faire son nid
sera son riche père, prêt à sévir, à soup- dévoreur d’âme qui cogne à la fenêtre et dans une fin véritablement finale, où tout
çonner les enfants du village. ne laisse jamais en paix. Ainsi le cinéaste prendrait sens. Le maître, un peu com-
Le film commence donc là où Le fait-il jouer la mythologie de ses œuvres plaisamment dépeint en vieux démiurge,
vent se lève s’était arrêté, et s’applique à les plus sombres (Princesse Mononoké, Le ne nous fait pas ce plaisir, et entraîne tout
piétiner cruellement la part de rêve et Château ambulant) contre la sage mélan- dans sa chute. Les anciens films sont là,
de beauté qui survivait là-haut, à l’abri colie de son film précédent, qui per- pourtant, à peine cachés sous une nuée
des nuages, malgré le désenchantement, sistait à poétiser les machines volantes de motifs familiers (le petit tunnel de
malgré la tuberculose, malgré l’immi- en dépit de leur vocation destructrice. Totoro, les oiseaux de papier de Chihiro,
nence de la guerre. La mort, laissée hors Seules traces des avions fabriqués par le les vagues de Ponyo…). Mais Le vent se lève
champ, ressurgit ici depuis l’intérieur du père, les verrières du cockpit du « Zéro », avait peut-être fait oublier à quel point
cadre, et d’un corps en particulier, celui le chasseur-bombardier des kamikazes, le monde de Miyazaki ne négociait, pré-
du fameux héron, fascinant personnage apparaissent un temps alignées sur le sol cisément, qu’avec lui-même, et ne nous
qui s’inscrit dans la lignée des créa- du manoir, comme autant de cercueils accueillait qu’à la condition de ne pou-
tures miyazakiennes à forme instable : prêts à l’emploi. voir jamais finir, sous peine d’abdiquer sa
le bel échassier ne cesse de régurgiter Le Garçon et le Héron fixe la mort droit pleine puissance de figuration. ■
un petit démon au nez énorme, obs- dans les yeux. Elle n’est pas seulement un
cène. Animation perverse, qui affiche un thème, une douleur d’enfant à dépasser, LE GARÇON ET LE HÉRON (KIMI-TACHI WA DO IKIRU KA)
plaisir palpable à détraquer l’animal, à elle colle à la peau du dessin, à l’image des Japon, 2023
rabattre le réalisme de ses contours vers multiples matières visqueuses (boue, sang, Réalisation, scénario Hayao Miyazaki
une grossièreté de cartoon. Ce n’est entrailles) que Mahito rencontre sur son Directeur de l’animation Takeshi Honda
d’ailleurs pas le seul oiseau de malheur, chemin de croix. Elle est une sensation Musique Joe Hisaishi
dans cette aventure pleine de revire- spatiale, un paysage qui se souvient de la Production Studio Ghibli
ments et de zones non élucidées : péli- peinture (L’Île des morts d’Arnold Böcklin) Distribution Wild Bunch
cans et perruches y deviennent, tour à et de ce qui, avant le sursaut vital, tirait le Durée 2h04
tour, des créatures de cauchemar, avides poème de Valéry (« Le Cimetière marin ») Sortie 1er novembre

CAHIERS DU CINÉMA 37 NOVEMBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

© ANNA CAMERLINGO/IBC MOVIE KAVAC FILM/AD VITAM PROD./MATCH FACTORY PROD./ARTE FRANCE CINEMA
L’Enlèvement de Marco Bellocchio

Le catholique imaginaire
par Charlotte Garson

Cdans’est un plan-tableau : Edgardo Mortara,


6 ans, trône au milieu de ses parents,
leur lit, tandis que des policiers, assis
Edgardo, une fois enlevé et éduqué par
le haut-clergé, substituera un autre corps :
le Christ en croix de l’église où Pie IX le
dans Marx peut attendre (lire page 40). La
cohérence de son œuvre tient à la densité
de personnages dont les corps sont à la fois
dans la chambre, lâchent timidement : fait catéchiser à forte dose avec d’autres convoités et excédentaires, des anonymes
« Faites comme si on n’était pas là ». Cette convertis. Levant les yeux vers la statue, le héroïsés ou martyrisés, instrumentalisés par
vision d’un enfant-roi blotti au creux garçon la verra un jour descendre de l’au- la famille, l’Église, l’État. Bellocchio trace
du couple est trompeuse : Solomon et tel – traduction enfantine de l’incarnation à grands traits un continuum de violence
Marianna Mortara bordent plutôt leur qui entérine une douloureuse césure : entre ce qui scinde la psyché de ses prota-
fils, l’enserrent, comme pour profiter du l’arrachement à une famille aimante n’a gonistes (parfois jusqu’à la folie) et ce qui
sursis que le Saint-Office de l’Inquisition d’égal que l’ardeur qu’Edgardo voue par leur est cruellement soustrait : kidnapping
leur accorde avant de lui faire livrer ce la suite à sa nouvelle religion. (Aldo Moro dans Buogiorno, notte et Esterno
quatrième fils. La raison de cet enlève- Par ses scansions musicales et son clas- notte), extradition et exfiltration (Le Traître),
ment aussi programmé que soudain ? sicisme assumé, L’Enlèvement appartient à non-reconnaissance paternelle (le fils
Son ancienne nourrice catholique, qui, la veine historico-opératique du cinéma caché du Duce dans Vincere), disparition
alors qu’il était bébé et malade, l’a fait de Bellocchio, celle de Vincere. Mais on d’une mère (Fais de beaux rêves)… Comme
baptiser en secret de peur que, juif, il ne aurait tort de voir dans sa « grande forme » le tsunami musical qui emporte la fin de
soit condamné aux « limbes ». À la chaleur un contraste avec les interrogations psy- certaines séquences, les moments mélo-
des corps parentaux, au murmure récur- chanalytiques que l’Italien a distillées dès dramatiques de L’Enlèvement semblent
rent du « Chema Israël » sous les draps, Les Poings dans les poches et qu’il fait revenir répondre à ces confiscations par l’excès,

CAHIERS DU CINÉMA 38 NOVEMBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

et ne s’excusent pas de citer d’autres de petit Lord Fauntleroy venant parfaire victoire des institutions sur leur victime,
films : quand Edgardo tend les mains vers son apparence de cadeau, un montage et c’est ce que semblent d’abord faire les
sa mère, la posture du Kid de Chaplin, alterné montre la famille Mortara pen- séquences montrant le recours des parents
ou quand une barque emporte l’enfant à dant le shabbat ; au miserere nobis récité à au consistoire de Rome, à la presse inter-
Rome, l’embarcation de La Nuit du chas- l’église succède un plan sur l’assiette vide nationale et à la justice, le tout sans grand
seur – après tout, le pape, « roi des chrétiens » d’Edgardo. Mais cette opposition mélo- effet. Mais ce qui intéresse le cinéaste, c’est
à qui on va le présenter, pourrait se faire dramatique, Bellocchio la complique d’un surtout ce qui ce qui s’accomplit à l’inté-
tatouer « love » et « hate » sur les phalanges élément tiers : pendant ce temps, le pape, rieur d’Edgardo, et qui rend performa-
comme le pasteur de Laughton. ramené à l’état infantile, cauchemarde sur tive la phrase de l’inquisiteur : « Votre fils
Imposante, mais ballottée : la forme bel- une caricature qu’il a vue dans un journal est chrétien pour l’éternité. » À mesure que
locchienne épouse le destin de ses per- satirique, et qui s’anime en cartoon fans- l’adolescent s’achemine vers la prêtrise,
sonnages, qui ne sont pourtant jamais des tasmé. L’Histoire s’écrit avec les humeurs le Risorgimento unifie l’Italie au détri-
pions. Représentants de personne, ces pro- des puissants – des écoulements d’im- ment des États pontificaux. Quand, après
totypes fascinent parce qu’ils recèlent au puissants, plutôt. Prérogative des papes, une ellipse de dix ans, le pape en gloire
fond d’eux-mêmes une virtualité que les une formule résume celle de ces poten- défile devant ses convertis devenus prêtres,
circonstances, fussent-elles rudes, ne font tats impotents : « non possumus ». De même Edgardo, dans sa ferveur à lui baiser les
qu’actualiser. La première fois qu’Edgardo que le pape ulcéreux et le ministre insom- pieds, renverse le pontife par inadvertance.
voit le Christ à l’église, il demande à sa niaque n’en finissent pas de ne pas réus- Tout Bellocchio tient dans ce coup rendu
tutrice : « Il dort ? », laquelle lui répond : sir à libérer Aldo Moro dans Esterno notte, en différé, réitéré dans une scène noc-
« Non, il est mort, tué par les Juifs » ; mais la Pie IX, l’Inquisition sur le point d’être turne où, huit ans plus tard, la dépouille
nonne lui a auparavant précisé que Jésus abolie, s’agite et s’alite. Le corps hysté- de Pie IX est chahutée dans son corbil-
est « juif et baptisé, comme toi ». La perfection risé du pouvoir pontifical se rattrape aux lard par l’avant-garde insurgée ; Edgardo,
physique, l’« adorabilité » du petit inter- branches en grapillant des bambins. protecteur du convoi, hurle « Laissez-le,
prète d’Edgardo, Enea Sala, a ici toute M a i s l a q u a s i - p rovo c a t i o n d e il est mort ! », puis, sans transition, hurle
son importance : il faut que nous sentions L’Enlèvement consiste à filmer une non- un « Au Tibre ! » aussi vengeur que pas-
combien est précieux, pour le Saint-Siège, rébellion, et de superposer cet itinéraire sager. Ce mouvement contradictoire, sac
ce catholique potentiel, ce chrétien qui à celui, allégorique, de la naissance du et ressac du meurtre du père, se déplace
« dort » dans un juif. Au lieu de consacrer christianisme chez les Juifs – une histoire dans l’apogée mélodramatique du film,
tout son film à la résistance de l’enfant, à des religions miniature et difforme, poignant justement parce que c’est aussi
sa furtive condition de marrane (converti certes, parce que condensée au sein d’un un après-coup : les retrouvailles du jeune
qui pratique sa religion en secret, comme seul petit corps, qui devrait logique- homme avec son frère, puis avec sa mère
l’espèrent ses parents qui ont glissé une ment imploser. Quant à l’Histoire tout agonisante. Les premières sont l’anti « Let’s
mezouzah dans la poche), Bellocchio court, la trajectoire d’Edgardo va contre go home, Debbie » de La Prisonnière du désert,
insiste sur l’énergie déployée par le pape et son mouvement, puisque la « brèche de l’aîné échouant à ramener Edgardo à ses
ses sbires pour extraire toute judéité de ce Porta Pia » du 20 septembre 1870 libèrera origines. Le deuxième réactive les limbes
petit corps. À mesure qu’Edgardo se révèle Rome du pouvoir temporel de l’Église. qu’invoquait la nourrice pour justifier
assidu à la messe, son nouvel accoutrement Tout autre que Bellocchio montrerait la d’avoir fait baptiser le bébé. Au chevet de
sa mère, ému, le jeune homme sort son
eau bénite pour la convertir, et éviter à
celle qui l’a fait naître les limbes dans les-
quelles il n’a jamais cessé d’errer. ■

L’ENLÈVEMENT (RAPITO)
Italie, France, Allemagne, 2023
Réalisation Marco Bellocchio
Scénario Marco Bellocchio, Susanna Nicchiarelli
(d’après Il caso Mortara de Daniele Scalise)
Image Francesco di Giacomo
Son Gianluca Basili, Antonio Tirinelli
Montage Francesca Calvelli, Stefano Mariotti
Musique Fabio Massimo Capogrosso
Décors Andrea Castorina
Costumes Sergio Ballo, Daria Calvelli
Interprétation Enea Sala, Leonardo Maltese, Paolo Pierobon,
Fausto Russo Alesi, Barbara Ronchi, Samuele Teneggi,
Filippo Timi, Fabrizio Gifuni, Aurora Camatti
Production IBC Movie, Kavac Film, Rai Cinema
Distribution Ad Vitam
Durée 2h14
Sortie 1er novembre

CAHIERS DU CINÉMA 39 NOVEMBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

La réussite du documentaire se mesure


© KAVAC FILM/IBC MOVIE

pourtant à une autre échelle, tant l’évoca-


tion de l’intime ne peut, pour le cinéaste,
se départir totalement de sa contextuali-
sation. Alors qu’est retracé le destin d’une
famille bourgeoise de Piacenza, c’est
l’histoire de l’Italie qui défile – depuis
1939, année de naissance des jumeaux –,
le plus souvent abordée dans le rapport
qu’entretiennent les événements natio-
naux avec le récit familial. La voix off
à la première personne joue ici un rôle
déterminant, mais la prouesse du mon-
tage tient surtout à l’entrelacs de docu-
ments privés et d’archives publiques qui, à
rebours de toute vulgate marxisante, sont
mises au service de la quête personnelle.
C’est ainsi qu’un discours de Mussolini
semble commenter une photo des deux
frères. Ou que plus tard, sur un tout
autre registre, l’une des dernières appari-
tions télévisées du chanteur Luigi Tenco,
mort en 1967 dans des conditions mal
Marx peut attendre de Marco Bellocchio élucidées, paraît annoncer le suicide de
Camillo. Les plus beaux contrechamps

Marco Bros.
nous renvoient cependant aux fictions
de Marco lui-même, abondamment
citées extraits à l’appui, dont l’invite à la
relecture, loin des évidentes interpréta-
par Thierry Méranger tions politiques, convainc de la dimension
foncièrement autobiographique de toute
l’œuvre. L’occasion de revisiter en prio-

Pde our une fois, la politique attendra : le


titre de l’avant-dernier long métrage
Marco Bellocchio, montré à Cannes
ou par petits groupes, ses frères et sœurs –
ainsi que plusieurs autres témoins – ou
d’apparaître parfois seul dans les cadres
rité Les Poings dans les poches (1965), dont
l’aspect prémonitoire est souligné d’em-
blée par une séquence révélant la cécité
en 2021 entre Le Traître (2019) et la série d’un film dont il est à la fois l’ordonnateur maternelle, tandis que Le Saut dans le vide
Esterno notte (2022), tient de l’entreprise et le narrateur. Si le projet peut ainsi appa- (1980), Les Yeux, la Bouche (1982) ou Le
spéculaire et affiche une réelle singularité raître comme un ultime et tardif repentir Sourire de ma mère (2002), tournés après
dans une œuvre éminemment engagée. à l’égard de celui dont on va apprendre le drame, renvoient eux aussi à « l’asile de
Pas de politique, a priori, mais surtout, qu’il aurait souhaité être introduit dans le fous » que fut une demeure familiale où
pas de fiction : tenir Marx à distance, monde du cinéma, cette (omni)présence la religiosité ambiante n’a cessé de nour-
c’est faire un pas de côté vers l’intimité du cinéaste fait d’abord de Marx peut rir l’anticléricalisme du cinéaste.Toujours
documentaire pour rendre hommage à attendre une troublante enquête familiale. présent en filigrane dans le cinéma de
un frère qui, au détour d’une discussion Le film révèle les non-dits, exhume des son frère, le fantôme de Camillo fait une
familiale, affirma en 1968, peu avant sa documents enfouis comme deux lettres dernière apparition dans l’ultime plan,
disparition, son refus de tout militantisme de Camillo, ouvre des pistes d’autant plus ouvertement fictionnel, du documentaire.
et le souhait de satisfaire « d’autres exigences convaincantes qu’aucune ne prétend à elle Instant filmique bouleversant. Le cinéma,
essentielles que de servir le peuple ». Jumeau seule résoudre la totalité de l’énigme. L’art lui, n’a pas attendu. ■
du cinéaste, auquel il a tenu ces propos mosaïque du cinéaste et de sa monteuse
lors de leur dernière rencontre, Camillo Francesca Calvelli consiste à proposer un MARX PEUT ATTENDRE (MARX PUÒ ASPETTARE)
s’est suicidé à l’âge de 29 ans, devenant à tableau de famille dont chaque élément Italie, 2021
jamais l’ange mélancolique d’une fratrie vaut autant pour la singularité du portrait Réalisation, scénario Marco Bellocchio
dont les survivants évoquent le trauma qu’il brosse et par le regard d’ensemble Montage Francesca Calvelli
du drame et la culpabilité diffuse qui qui, loin de tout lissage, révèle à la fois Musique Ezio Bosso
les habite. C’est évidemment Marco qui complémentarité et dissonances. Aussi Image Michele Cherchi Palmieri, Paolo Ferrari
est l’artisan revendiqué de cette thérapie des propos contradictoires peuvent-ils à Production Kavac Film, IBC movie, Tenderstories,
mémorielle, qu’il choisisse d’organiser un l’occasion se superposer tandis que des Rai Cinema
repas de famille dont la mise en place va fondus – ceux des photographies du Distribution Ad Vitam
constituer sa séquence d’ouverture, d’in- générique final, superbe – parviennent à Durée 1h36
terroger sur plusieurs années, isolément suggérer l’harmonie d’une paix retrouvée. Sortie 1er novembre

CAHIERS DU CINÉMA 40 NOVEMBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

alors sur Itsaso, qui se confie sur le décès


Les filles vont bien d’Itsaso Arana de son père, puis c’est au tour d’Itziar
(Itziar Manero), elle aussi endeuillée. Si

Scène ouverte
la parole n’était qu’une béquille pour
fiction vraisemblable, l’évocation de la
perte prématurée de leurs parents par les
deux comédiennes sonnerait faux, et le
par Élie Raufaste château de cartes s’écroulerait. Or c’est
l’inverse qui se produit : à mesure que
ce type de témoignages se dissémine,

T out va bien », songe-t-on à l’ouver-


« ture du premier film d’Itsaso Arana,
actrice et collaboratrice de Jonás Trueba
des répliques, ébauchent un spectacle
dont les enjeux restent opaques du début
à la fin.
en troupe, à deux au coin de l’oreiller,
ou seule le temps d’un message vocal,
la croyance s’épaissit, s’amasse au creux
(notamment pour Eva en août et Venez C’est que le théâtre n’est pas l’alpha d’un projet définitivement éloigné
voir). Plaisir du familier et de ce que l’on et l’oméga de cette chronique gorgée de toute exaltation des coulisses de
voit venir, parce qu’on pense le recon- de soleil. Parce qu’il affiche son désir de la création.
naître : le conte d’été, l’échappée de rassembler un groupe de comédiennes Même s’il n’est pas exempt de volon-
citadines à la campagne, certains vi­sages à l’écart des hommes et de la société, tarisme dans l’orchestration de cette
(Barbara Lennie – Todas las canciones le film pourrait évoquer l’univers, mal thérapie de groupe, le film parvient à
hablan de mí –, Irene Escolar – Venez connu en France, de l’Argentin Matías toucher du doigt l’utopie d’un récit sans
voir, puis Arana elle-même), le goût de Piñeiro, habitué à revisiter les rôles fémi- adversité, uniquement mis en tension par
la conversation philosophique, ou même nins des comédies de Shakespeare. Mais la manière dont il s’enquiert de l’état de
la brièveté du film et son aspect « méta ». à tirer sur le même fil, on tomberait sur ses personnages. Le premier plan, une
Pourtant, au-delà de ces échos, la parenté Rivette comme sur un os, parce qu’il n’y ouverture de portail façon Pauline à la
avec Trueba, qui produit le film, se révèle a ici aucun piège, aucune conspiration, plage, montre les comédiennes en train
rapidement un calque trompeur, inapte à aucune trame cachée sous les dehors de la d’arriver, valises en main. Elles n’en fini-
recouvrir le trait espiègle de la réalisatrice. fiction. Bas les masques : la pièce importe ront pas, par la suite, de débarquer, réu-
Dès le générique, la voilà qui joue cartes peu, les comédiennes s’appellent par leur nies comme les quatre filles du docteur
sur table, déclinant et raturant à la va-vite véritable prénom, et ce qui s’essaie, ce March sur cette scène au grand air dont
les paramètres du film à venir : il va s’agir qui se répète au cours de cette paren- « on peut toujours décider de partir », comme
aussi bien d’une répétition de théâtre que thèse bucolique, c’est une coïncidence l’explique Itsaso : on ne se dit pas tout,
d’un film-essai. En espagnol, le mot-clé à la fois plus intime et plus frontale, de on peut se retirer, comme Irene le fait
est le même, ensayo, qui renvoie aussi à la soi à soi, nourrie de matière documen- dans la nuit, tout au fond du plan, pour
répétition d’une scène. Tout part, effec- taire. Cela, le film ne le crie pas sur les écouter le message audio d’un garçon.
tivement, d’une pièce de théâtre, qu’une toits : on le perçoit de l’intérieur, grâce Sororité jamais décrétée mais mise en
autrice et metteuse en scène (Arana) à la distance et au naturel avec lesquels pratique, avec son lot d’incompréhen-
vient répéter avec ses quatre comé­diennes il capte une série de confidences sur le sions tenaces mais tranquilles. L’ironie
dans une maison de campagne : entre travail, l’amour, la maternité à venir. Une n’est pas loin non plus, comme lorsque la
deux allers-retours au village, les mem- scène cruciale les voit échanger, à la tom- bande accueille et flatte l’ego d’un jeune
bres de la petite troupe cherchent le ton bée du jour, sur la manière dont on peut homme, version castillane et champêtre
juste, essayent robes et décors, suggèrent jouer une morte. La caméra s’attarde de Timothée Chalamet, parce qu’il les
aide à porter le lit à baldaquin de leur
décor. L’ensemble doit tout, enfin, à la
présence d’Itsaso Arana, qui parce qu’elle
assume le rôle à demi effacé de la met-
teuse en scène, libère les autres d’un
quelconque programme à endosser. ■

LES FILLES VONT BIEN (LAS CHICAS ESTÁN BIEN)


Espagne, 2023
Réalisation, scénario Itsaso Arana
Image Sara Gallego
Montage Marta Velasco
Son Carla Silván, Pablo Rivas Leyva
Interprétation Bárbara Lennie, Irene Escolar,
Itziar Manero, Helena Ezquerro, Itsaso Arana
Production Los Ilusos Films
© LOS ILUSOS FILMS

Distribution Arizona Distribution


Durée 1h26
Sortie 29 novembre

CAHIERS DU CINÉMA 41 NOVEMBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

pendant qu’il peint », déclare-t-il à Ricardo,

© BANDE À PART FILMS/LES FILMS DU LOSANGE


qui admet alors : « Je suis avec vous plus
qu’avec ma peinture. » On touche là à
une limite dont le film est parfaitement
conscient : au fond, on ne voit pas grand-
chose de l’acte de peindre en observant
un peintre au travail. On peut marcher
sur ses pas, éprouver l’univers concret où
il travaille, voir les mêmes paysages, les
mêmes lumières, partager ses repas, mais
l’acte de création demeure pour l’essen-
tiel un mystère.
Mais Ricardo a une autre qualité,
qui est l’axe central du film : il sait par-
ler de l’histoire de la peinture et des
peintres qu’il admire avec une acuité et
une mémoire admirables. C’est d’ailleurs
peut-être ainsi, indirectement, qu’il parle
le mieux de son propre travail. Autant que
le portrait d’un artiste, le film est donc
également ce que Schroeder appelle « une
Ricardo et la peinture de Barbet Schroeder navigation dans l’histoire de l’art » racontée
par un homme pour qui la peinture est

Passion sereine
l’élément naturel, sans qu’il y ait de sépa-
ration entre le savoir et la pratique, entre
l’intelligence et l’instinct. L’aspect assez
idéal, quasi utopique, de la vie de Ricardo
par Marcos Uzal s’accomplit dans sa générosité très spon-
tanée à transmettre aux autres, à son
ami autant qu’à des adolescents à qui il

Blesarbet Schroeder a toujours cultivé


l’art du portrait, non seulement dans
trois documentaires qui constituent
des plats frugaux, systématiquement avec
du riz, c’est pour ne pas avoir à perdre
trop de temps à imaginer ou élaborer
enseigne le dessin. Il regarde les tableaux
comme il regarde la nature, et inverse-
ment ; et à tous, enfants comme adultes,
la trilogie du mal – Général Idi Amin des repas, et s’il dort la fenêtre ouverte et collègues peintres comme jeunes visiteurs,
Dada : autoportrait (1974), L’Avocat de la sans chauffage, quelle que soit la saison, il parle à la même hauteur. Dans la grotte
terreur (2007), Le Vénérable W. (2016) –, c’est pour toujours être accordé à la près de la mer où il peint l’œuvre qui
mais aussi dans ses films avec Charles température du monde extérieur, son l’occupait pendant le tournage du film,
Bukowski (The Charles Bukowski Tapes, principal atelier. il est bien l’héritier des premiers peintres
1985, côté docu­mentaire ; Barfly, 1987, Il peint de très grandes peintures sur rupestres, comme il est celui de Velázquez
côté fiction) et dans des fictions cen- bois, des paysages, essentiellement, mais ou du Caravage lorsqu’il les évoque. Et
trées sur des figures hors du commun, fragment par fragment, sur des petites c’est précisément parce qu’il est traversé
possédant une aura fascinante ou une plaques qu’il assemble ensuite comme un par toute l’histoire de l’art qu’il est à la
emprise insaisissable : Maîtresse (1976), puzzle. « Il y a quelque chose de cinématogra- fois si modeste et si souverain, côtoyant
Tricheurs (1984), Le Mystère von Bülow phique dans cette manière de travailler », dit- les maîtres anciens comme il côtoie ses
(1990) ou La Vierge des tueurs (2000). il, notamment dans le fait de construire élèves. « Ça serait bien de pouvoir continuer
Pour une fois, il se penche sur une fig- une œuvre par segments et de ne pou- dans ce bonheur tous les jours, comme ça », dit
ure dénuée de monstruosité ou de név- voir la contempler entière qu’une fois Schroeder au moment de partir. ■
rose, qui n’est au contraire que partage tous les éléments réunis. Ainsi, c’est moins
et bonté : le peintre d’origine argentine la construction d’une œuvre que suit RICARDO ET LA PEINTURE
Ricardo Cavallo, dont il est l’ami depuis Schroeder que ce travail quotidien, obs- Suisse, France, 2022
quarante ans. Les qualités humaines de tiné, qui se concentre sur des détails pour Réalisation Barbet Schroeder
ce dernier, que Schroeder qualifie de mieux voir l’ensemble. L’amitié entre les Image Victoria Clay
« saint moderne », ne font aucunement deux hommes autorise le cinéaste à entrer Son Elie Peyssard
de Ricardo et la peinture un film lénifiant, dans le cadre, et on sent le bonheur qu’il Montage Julie Lena
car cet homme est lui aussi à sa manière a, lui qui a connu tous les modes de pro- Musique Hans Appleqvist
un extrémiste, un radical, mais dévoué duction, y compris ceux du blockbuster Production Bande à part Films, Les Films du Losange,
à une seule cause : l’art. Sa vie dans le hollywoodien, à s’accorder à cet artisa- Radio Télévision Suisse, SRG SSR
village de Saint-Jean-du-Doigt dans le nat, mais aussi sa crainte de trop déranger Distribution Les Films du Losange
Finistère, où il s’est installé depuis des les choses. « C’est un peu obscène de venir Durée 1h46
années, semble ascétique, mais s’il mange voir un peintre et de lui poser des questions Sortie 15 novembre

CAHIERS DU CINÉMA 42 NOVEMBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

Le beau et le bon
Entretien avec Barbet Schroeder

principales et d’harmoniser, par exemple,


le jaune du taxi et celui de la veste de
l’assassin. C’était complètement fou de
ma part : il n’était pas question pour
lui de s’arrêter de peindre pour colla-
borer à un film. J’ai continué à le voir
très souvent, à Paris ou en Bretagne, et
je lui disais qu’un jour je ferais un film
sur nous, sur la peinture, mais que je
voulais y consacrer le temps nécessaire.
Tant que j’avais des projets en cours, je
n’avais pas l’esprit assez libre. Et puis le
film sur lequel je travaillais est tombé à
l’eau : ce devait être une adaptation de
L’Art de perdre d’Alice Zeniter, un très
grand roman sur l’Algérie, du point de
vue d’une famille qui est – peut-être –
une famille de harkis. Depuis l’âge de
15 ans, je me sens très proche de l’Algé-
rie. J’ai aussi des petits-enfants kabyles.
Je me suis accroché à ce projet le temps
qu’il fallait, mais la télévision française,
qui devait être l’un des financeurs, ne
m’a pas suivi. Il y a quelque chose qui
doit les diviser… comme ça divise le
pays ! En conséquence, je me suis mis au
travail, à 100% sur le projet autour de
Ricardo. Mon souhait était de refléter
mon amitié et de faire comprendre à
quel point je suis fasciné non seulement
par sa peinture, mais aussi par les explica-
tions qu’il me donne lorsque nous visi-
tons des musées ensemble. C’est cela qui
m’a inspiré : la découverte d’un artiste et
plus généralement la découverte à travers
lui de cet art qu’est la peinture.

Il y a aussi eu une performance avec ce peintre,


un très beau plan tourné à l’occasion d’une
exposition de lui dans le Morbihan et que vous
avez mis en ligne…
Barbet Schroeder photographié par Martin Colombet pour les Cahiers du cinéma, à Paris, le 3 octobre. Lors d’une de nos discussions,
Ricardo m’a dit qu’il allait exposer à
Comment vous est venue l’idée d’un long car j’étais toujours en train de faire des Kerguéhennec, et je suis allé sur place
métrage consacré à Ricardo Cavallo ? films à droite à gauche, mais je lui pro- peu après le vernissage. En parcourant
C’est très simple : il y a très peu de gens posais dès que je le pouvais de venir avec l’exposition, en 2013, je me suis dit qu’il
qu’on rencontre dans une vie qui sont moi. Je me rappelle lui avoir demandé y avait matière à un plan-séquence, dont
de la qualité de Ricardo. Quand je l’ai de m’accompagner à Medellín pour La je voyais les différentes étapes. J’ai impro-
rencontré au début des années 1980, il Vierge des tueurs. Je voulais qu’il s’occupe visé sur place, avec une caméra haute
est vite devenu un ami très proche. Cette des couleurs. J’avais moi-même beau- définition, une 4K de Sony dont j’étais
relation s’est prolongée au fil des ans. coup d’idées sur le sujet – il s’agissait fou et qui ne me quittait pas à l’époque
Nous ne nous voyions pas très souvent de travailler avec cinq ou six couleurs parce qu’elle tenait dans ma poche. J’étais

CAHIERS DU CINÉMA 43 NOVEMBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

malgré tout épuisé par ce tournage de même si elles sont dans le champ les unes pas devoir passer de la chaleur au froid
quatorze minutes, et j’ai conservé mon des autres. J’ai tout de même été le pre- au moment où il peint à l’extérieur et
essoufflement à la fin du plan. mier cinéaste à tourner un long métrage ne pas perdre une heure de travail avant
de fiction en numérique, avec de mul- de s’en accommoder. Il ne veut pas pas-
N’avez-vous pas été tenté d’intégrer ce plan tiples caméras aussi, La Vierge des tueurs. ser trop de temps à faire la cuisine ou
au long métrage ? Cela fait partie des petites choses dont je les courses, ne pas dépenser trop d’argent
Non, pas un plan de quatorze minutes ! suis le plus fier ! Quand Victoria a com- pour manger. Ce ne sont pas des sacri-
Pas question de faire un documentaire de mencé à me filmer, j’ai protesté, puis je fices mais un mode opératoire pour vivre
quatre heures réservé aux initiés. Chaque me suis dit que ma présence faisait partie d’une certaine manière, que j’ai obser-
minute compte, et il faut toujours réduire du film et que je devais la laisser faire, vée chez beaucoup d’êtres de très grand
au montage, pour arriver le plus près pos- malgré le petit pincement au cœur que talent, dont Rohmer, mon maître. À mes
sible de l’heure et demie, à partir de cent je ressentais quand je savais que j’étais débuts dans le cinéma, j’étais sidéré de
heures de rushs. à l’écran. Il est arrivé la même chose voir à quel point il mettait en place tous
au montage avec Julie Lena, qui a sou- les systèmes, pour arriver à faire ses films
Vous décrivez et filmez l’œuvre d’un peintre haité utiliser ces moments-là. Le film est sans un sou. Il ne faisait qu’une prise.
qui travaille sur le fragment, or la structure conçu sur l’idée d’une amitié, et on nous Il savait exactement où cette prise irait
du film repose aussi sur des segments, voit tous les deux travailler. C’est le plus dans le film. Il connaissait toute la liste
à l’opposé du plan-séquence de Kerguéhennec. autobiographique de mes films. Dans les des plans. Il n’y avait que John Ford
Oui, Ricardo faisait chez lui des toiles documentaires précédents, où j’ai filmé qui filmait de cette façon. Quand nous
qu’il assemblait pour en faire de plus des « méchants », ma relation à ceux que avons fait La Carrière de Suzanne, nous
grandes, mais c’est vraiment après avoir je montrais n’était pas tellement ciné- n’avions pas du tout d’argent. Pour ce
fait le grand tableau La Ville, qui est matographique. J’essayais d’abord de les film de cinquante-deux minutes, nous
aujourd’hui chez moi, qu’il a commencé faire parler d’eux-mêmes. Avec Ricardo, nous sommes limités à cinquante-cinq
à travailler à partir de fragments carrés. le contexte était différent, et le fait de minutes de négatif. Il fallait bien sûr le
C’est un travail considérable et sophis- me trouver dans le film m’a permis d’in- développer puis éventuellement faire
tiqué, car il faut d’abord faire un dessin tégrer une forme d’intimité que l’on une copie plus tard… Mais au début
grandeur nature qui montre comment les trouve normalement dans les fictions. il n’y avait pas d’argent pour cela non
fragments seront assemblés. Cette idée m’a beaucoup intéressé : je plus. Si nous allions dans un café pour
filmais pour une fois un « bon ». tourner, nous demandions à des copains
Aviez-vous prévu d’apparaître autant, ce qui est de faire de la figuration. Il fallait qu’ils
inhabituel dans vos documentaires ? Après votre « Trilogie du mal », consacrée à des consomment à leurs frais pour pou-
Pas du tout. Je déteste les metteurs en « méchants » – Idi Amin Dada, Jacques Vergès voir justifier leur présence à la terrasse !
scène qui apparaissent dans leurs films ! et Ashin Wirathu –, allez-vous filmer d’autres Rohmer évidemment n’aurait jamais
Mais c’est arrivé grâce à Victoria Clay, figures du bien ou du beau comme Ricardo ? pris un taxi. Je n’ai jamais pu l’inviter
avec laquelle je travaille à la caméra depuis Je n’en connais pas d’autres. Pour moi, au restaurant. Il pensait aussi qu’il devait
plusieurs films et qui était cheffe opéra- Ricardo est comme un saint. Avec tout faire de l’exercice, alors il ne prenait pas
trice sur Le Vénérable W. Je crois beau- le côté quotidien et simple des saints. On l’ascenseur. J’ai eu l’habitude de vivre
coup aux caméras multiples. J’exagère, ne les trouve pas dans le ciel au milieu avec des gens comme ça. Bukowski, avec
bien sûr, mais on pourrait presque dire d’un arc-en-ciel ! C’est un ermite, mais qui j’ai passé beaucoup de temps aussi,
que plus il y en a, plus je suis content, s’il ne se chauffe pas l’hiver, c’est pour ne avait des approches très extrêmes. Il y
avait une très longue liste de choses qu’il
faisait et qu’il ne faisait pas. Ces gens que
j’ai fréquentés m’ont appris qu’il faut
être prêt à tout sacrifier pour aller dans
une direction précise.

La question de la transmission joue un rôle


essentiel dans le film.
Oui, Ricardo est un passeur et mon film
racontait cela aussi. Nous avons eu l’aide
d’élèves qui ont travaillé avec lui quand
ils avaient 12 ans et qui en ont mainte-
nant 20 ou 30. Les petits que l’on voit ont
l’habitude de venir deux fois par semaine
dans cet endroit, et la caméra ne les gêne
pas du tout. Pour moi, ils étaient la clé du
film, qui devait se terminer sur eux.

Entretien réalisé par Thierry Méranger


à Paris, le 3 octobre.

CAHIERS DU CINÉMA 44 NOVEMBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

© ECCE FILMS
récupérer son héritage. Comme dans La
Conann de Bertrand Mandico Grande Bouffe de Ferreri, c’est en mettant
en scène l’indigestion nauséeuse de tant

Sale temps
d’horreurs que Mandico place sa poli-
tique. Elle est moins convaincante dans
les différentes abjections archétypales,
surlookées (Conann à 45 ans, Agatha
par Pierre Eugène Buzek, en panoplie Portier de nuit, à la
tête du système militaro-industriel), que
sont censées représenter les différentes

Rtoujours
oulotte de foire et musée des horreurs,
les fictions de Bertrand Mandico ont
cheminé difficilement, alour-
En confiant son rôle, successivement, à
six actrices (excellentes) pour ses diffé-
rents âges, le film la démultiplie, mais garde
Conann, dont la beauté tapageuse fascine
plus que l’éventail des dégoûts que leurs
actes provoquent.
dies qu’elles étaient de références et de sa ligne. Avec une idée géniale : Conann Dans ce spectaculaire permanent où
trouvailles, surgeons bizarres, joueurs, passe d’époque en époque, de lieu en lieu, tout vient en force, où the show must go on,
marrants et fascinatoires, soufflant le en tuant littéralement son moi d’avant. perce néanmoins une étrange mélanco-
spectateur et bouffant le récit de l’in- « Embrasse ton destin », dit Rainer à Conann, lie : ce personnage auquel on s’attache est
térieur, au risque (conscient, sans doute roulant des pelles à une jeune femme une femme sans œuvre, qui se défait dans
volontaire) de finir par les étouffer tous superbe (Christa Theret) qui la poignarde l’asservissement à ses actes de destruction.
les deux. La place centrale donnée aux dans le dos et la remplace illico. Contre « Le mal n’est rien », expliquait Deleuze à
femmes, actrices jusqu’au bout des ongles, le sentiment de continuité qui irrigue propos de Spinoza, et Conann tourne à
travesties et métamorphes, Atlas épaulant toute vie, cette croissance progressive qui vide. Sauf pendant le répit offert grâce
vaillamment toutes leurs décorations, était fait que l’on change sans savoir, Mandico à une amnésie artificielle où Conann,
de fournir suffisamment d’humaine éner- reconstitue toute la barbarie du coming of 35 ans (Sandra Parfait), vit plutôt bien
gie pour intéresser le spectateur à leur age : la violence du reniement, l’oubli plus dans un Bronx apocalyptique avec sa
sort, inscrivant leurs lignes de vie comme ou moins décidé de ses convictions d’au- compagne. Mais la force démonstrative
seul et précaire fil d’Ariane du récit. trefois, la versatilité cynique où chaque de son amour touche moins que la pré-
Tandis que les films précédents per- âge a ses raisons et tout pouvoir de trahir carité d’une existence en sursis, confiée
daient souvent ce fil, démultiplié qu’il son passé. « Je tue tout ce qui s’attache », dit à la solitude d’un présent sans horizon. ■
était par ses différents personnages, Conann ; « Tu deviens un ange de l’Histoire »,
Conann gagne en force en poursuivant dira Rainer, photographiant les états suc- CONANN
une seule figure. Enlevée avec sa mère cessifs de sa protégée qui avance en négli- France, 2023
par un groupe d’amazones sanguinaires, geant le champ de ruines qu’elle laisse Réalisation, scénario Bertrand Mandico
Conann, 15 ans (Claire Duburcq), voit sa derrière elle. Image Nicolas Eveilleau
génitrice coupée en deux, est forcée de Ce Lola Montès infernal traverse des Son Céline Bodson, Geoffrey Perrier, Simon Apostolou
se nourrir de son cadavre et se retrouve territoires cauchemardesques, accumule Montage Laure Saint-Marc
réduite en esclavage. Rainer (Elina sans répit traumas et sauvageries d’un Musique Pierre Desprats
Löwensohn), diabolus ex machina à tête de gore viscéral, de plus en plus difficile à Décors Anna Le Mouël
chien (une étonnante prothèse expressive, supporter – jusqu’à parvenir à la figure Interprétation Elina Löwensohn, Christa Theret,
très réussie) et blouson de cuir fassbinde- d’une bourgeoise « digne et respectable », Sandra Parfait, Julia Rideler, Claire Duburcq,
rien, qui traîne sa gourme à la marge du objet de la séquence la plus écœurante : Agata Buzek, Nathalie Richard, Françoise Brion
gang, la pousse au crime pour en faire Conann, 55 ans (Nathalie Richard) Production Les Films Fauves, Ecce, Floréal Films
sa star, la plus « barbare des barbares » – et donne alors son corps à de jeunes artistes Distribution UFO Distribution
les amazones sont décimées. En faisant le propres sur eux, les forçant à se salir les Durée 1h45
vide, Conann s’impose comme héroïne. mains en l’ingérant tout entière pour Sortie 29 novembre

CAHIERS DU CINÉMA 45 NOVEMBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

mnésique. C’est en traversant le gave en


bottes que l’ancien garde-pêche prend
la mesure de l’amenuisement du cours
d’eau depuis son enfance. C’est à la sur-
face nacrée des otolithes, nichées dans
l’oreille interne des saumons, que les bio-
logistes déchiffrent les paysages de leur
migration. Voir et savoir procèdent ici
d’un inventaire de gestes et de techniques
pour apprendre à lire ce « décor naturel »,
depuis la main aguerrie guidant le fil de
pêche invisible jusqu’aux spectromètres
et images satellites. La caméra participe
de cette approche sensualiste, sans jamais
© ZADIG FILMS

céder pour autant à la tentation animiste


de la technique. Marchais ne fait pas
dans la biographie d’un ruisseau, encore
moins dans l’écotragédie pompière façon
Artavazd Pelechian. Son film ne longe pas
La Rivière de Dominique Marchais la ligne claire qui irait de l’amont vers
l’aval en suivant le cheminement de l’eau,

En eaux vives
mais se déploie plutôt dans une connais-
sance intime des surfaces et des creux,
fondée sur l’habitude et la pratique.
Cette qualité d’attention accorde aussi
par Alice Leroy à chacun des protagonistes une même
écoute. Il n’y a pas de parole plus autori-
sée qu’une autre, non qu’il faille mettre

Dréseau
ans La Ligne de partage des eaux (2014),
Dominique Marchais arpentait le
hydrographique du bassin ver-
pour renverser le rapport du visible et du
discours qui déterminait l’ordre du savoir
dans les films de Marchais jusqu’alors.
les discours scientifiques ou vernaculaires,
techniques ou militants, au même niveau,
mais il s’agit d’entendre la singularité de
sant de la Loire, moins pour chanter les Car les lieux ici ne se donnent plus pour chacun. Les voix qu’on n’écoute plus
charmes pastoraux menacés de ces pay- immédiatement lisibles dans l’image. La sont celles de l’administration publique,
sages que pour en comprendre la forma- parole se déploie désormais au milieu peut-être parce que leur bavardage inu-
tion au gré de l’occupation humaine des des rivières et des champs, comme pour tile a perdu toute crédibilité. La sortie
sols et des politiques d’aménagement du nous rendre plus attentifs à ce que nos de La Rivière coïncide avec le procès de
territoire. À l’image du puzzle qu’une yeux malhabiles ne perçoivent pas. Dans neuf militants jugés pour avoir parti-
petite main enfantine s’efforçait de la scène d’ouverture, un petit groupe de cipé à une manifestation interdite contre
recomposer dans le plan d’ouverture du personnes nettoie la rivière des micro- un projet de « méga-bassines » à Sainte-
film, le geste du cinéaste consistait alors plastiques, imperceptibles dans les plans Soline. À sa façon, le film constitue une
à démêler l’écheveau d’usages et d’en- d’ensemble, soigneusement ramassés, triés réponse à la rhétorique gouvernementale
jeux qui façonnent la présence humaine et pesés. Quelque chose dans ce geste d’« écoterrorisme » qui a constitué la seule
dans son environnement, cette géogra- d’une fausse banalité convoque un autre qualification publique de cette mobili-
phie à tâtons procédant non seulement geste, documentaire celui-ci, d’un film sation. Par sa manière tranquille de faire
par des cadres contrariant l’iconographie qui n’est jamais la simple saisie des appa- entendre la colère et la désillusion sans
champêtre attendue, mais aussi à travers rences mais une tentative de voir surgir jamais céder au catastrophisme, et sa trou-
les différents régimes de parole. Raconter ce qui échappe au visible : la métamor- blante attention aux signes d’un désastre
le paysage et ses transformations aura phose des mondes sauvages, la dispari- ici presque invisible, La Rivière est autre-
ainsi été le fil reliant une trilogie des tion des espèces endémiques de saumons ment convaincant. ■
mondes ruraux, depuis les terres agricoles malgré les alevins déversés dans les ruis-
du Temps des grâces (2010) jusqu’aux com- seaux, la contamination par les engrais et LA RIVIÈRE
munautés utopiques des vallées de Sicile, pesticides, l’assèchement des gaves et des France, 2022
de Suisse et d’Autriche dans Nul homme nappes souterraines. Réalisation Dominique Marchais
n’est une île (2018). En filmant tous ses interlocuteurs, Image Martin Roux
Alors pourquoi revenir aux cours militants et pêcheurs, glaciologues et Son Mikaël Kandelman, Guillaume Valleix
d’eau ? D’abord pour filmer d’autres pay- hydrogéologues, éleveurs et natura- Montage Camille Lotteau
sages, ceux du Béarn, où les gaves de Pau listes, dans les espaces où ils vivent et Production Zadig Films
et d’Oloron sont réputés préservés des travaillent, Marchais sait combien leur Distribution Météore Films
aménagements et des pollutions qui ont récit est d’abord une manière de parcou- Durée 1h44
ailleurs détruit la faune sauvage. Ensuite rir un territoire aussi bien physique que Sortie 22 novembre

CAHIERS DU CINÉMA 46 NOVEMBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

Courants politiques
Entretien avec Dominique Marchais

D’où vient La Rivière ? imaginaire était encore façonné par les Quel rôle donnez-vous à la science dans cette
Le projet s’appelait d’abord « Ligne cartes scolaires. En fait, la dimension reconfiguration du sensible ?
claire », car la rivière était pour moi paysagère, picturale de la rivière nous Les discours et les protocoles scienti-
cette ligne cristalline qui permettait empêche de comprendre les fonctionne- fiques s’insèrent parmi d’autres disposi-
de rendre les enjeux de territoire ments réels des réseaux hydrographiques. tifs de perception des milieux, comme
intelligibles. En essayant de comprendre Or, on ne peut pas agir sur le monde avec la collecte des déchets ou la pêche.
ce qu’est une rivière du point de vue de des représentations faussées. L’observation, dans ce qu’elle exige aussi
l’hydrogéologie, je me suis aperçu que d’humilité et d’ouverture, me semble
mes représentations étaient erronées. La Représentations qui sont encore celles toujours receler une potentialité poli-
Ligne de partage des eaux (2014) m’avait de nombre de nos représentants. tique importante. Comme le dit Emma,
rendu conscient du fait que l’échelle Absolument. Aujourd’hui, les lobbys, qu’il l’une des personnes interviewées : « Pour
importante était celle du bassin versant, s’agisse de l’agro-industrie ou de l’hydro­ protéger, il faut connaître. » Mais la grande
et non du cours d’eau. La rencontre avec électricité, continuent d’informer les qualité de la science est également de
Florence Habets m’a permis de saisir politiques publiques, à travers notamment produire du doute. En construisant des
encore un autre niveau de complexité. l’idée qu’il faut prélever et stocker l’eau de politiques sur des faisceaux de proba-
Durant la préparation du film, je lui ai la rivière, sans quoi celle-ci se perd dans bilités plutôt que sur des certitudes, on
envoyé une série de questions pour le l’océan. Le précédent ministre de l’Agri- se garderait la possibilité de les rectifier
moins ésotériques. « Peut-on considérer que culture, Julien Denormandie, considérait constamment, de façon expérimentale et
la source est au milieu de l’océan ou dans le l’eau comme un gisement. Autant dire pragmatique. C’est cela, une démocratie
nuage au-dessus de notre tête ? L’eau de la qu’on est restés au xixe siècle, à l’époque réelle basée sur l’intelligence collective.
rivière ne coule-t-elle pas dans tous les sens ? » de la « houille blanche ». La rivière est
Loin de les rejeter, elle les a reformu- l’élément visible d’un réseau en partie La dureté des constats n’empêche pas
lées depuis sa discipline. Elle me disait, souterrain, en partie aérien, qui mobi- l’émerveillement, en particulier à travers
par exemple : « En tant qu’hydrogéologues, lise les sols, la végétation ou des artefacts, les nombreux plans sur l’eau.
nous ne regardons pas la rivière en termes de comme des digues, des bassines, des bar- Les contraintes de production ont réduit
source et d’exutoire, mais de colonnes allant rages – sur lesquels on peut agir. Ce n’est la durée de tournage à quinze jours.
de l’atmosphère jusqu’aux nappes les plus qu’en comprenant cela qu’on commence J’aurais aimé filmer davantage l’eau,
profondes. » J’ai alors compris que mon à poser les bonnes questions politiques. même si, en un sens, nous avions déjà
trop de plans. Beaucoup ne pouvaient
exister que dans la durée – trois, quatre
minutes. Avec le monteur, Camille
© CAMILLE LOTTEAU

Lotteau, nous avons essayé de les inté-


grer, mais c’était compliqué, pour des
questions de rythme. Et puis il fallait
trouver le moyen d’en sortir. J’étais
attiré par les effets de transparence, de
réflexion, d’enchevêtrement. Voit-on
le fond ou la surface ? Est-ce l’objectif
ou l’objet qui bouge ? Le point focal se
perd. On devient sensible à des ondes,
des courants, des flux, des turbulences.
À la fin, il y a la surprise de redécou-
vrir la ligne d’horizon ou les arbres, qui
nous font réaliser notre distance plus
ou moins grande vis-à-vis de la rivière.
J’aime le travail que fait alors l’œil en
parcourant toutes ces strates. Pour le
spectateur, c’est un espace de liberté.

Entretien réalisé par Raphaël Nieuwjaer


Dominique Marchais sur le tournage de La Rivière. en visioconférence, le 2 octobre.

CAHIERS DU CINÉMA 47 NOVEMBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

MMXX de Cristi Puiu

Covid à vide
par Hervé Aubron

Lpoint
a grande affaire du Roumain Cristi

© SHELLAC
Puiu est l’exaspération : jusqu’à quel
on tire sur l’élastique de la durée
et de la parole, sans que cela ne cède. Les
joutes salonnardes, en costumes, de son
précédent Malmkrog, ont pu autant enivrer
qu’épuiser – et parfois le même specta-
teur. Bien que MMXX montre de vrais
beaux éclats et jeux d’échos, son agence-
ment général est proche de l’aberration. Le
film est issu d’un travail d’improvisation
avec les acteurs, qui tisse quatre situations
durant le confinement du Covid-19 en
2020 (MMXX donc) : la première séance
d’une femme chez une psychothérapeute ;
le lacis de tracasseries domestiques de
ladite thérapeute, Oana (Bianca Cuculici),
aux prises avec son frère cadet railleur et
son mari de mauvaise volonté ; une anec-
dote intime racontée par un collègue du
mari d’Oana, étudiant médecin, dans la de recompositions et de hors-champ), un chacun est le thérapeute absent de
salle de repos d’un hôpital ; l’interrogatoire et des figures complètement inconnues l’autre. Oana reçoit pour la première fois
par un policier, durant un mystérieux dans le dernier ? Cela sent le vide-poche une patiente manifestement control freak,
enterrement, d’une femme travaillant de l’atelier d’impro, d’autant qu’existe un et l’astreint à un questionnaire qui ne
pour un réseau de prostitution. film jumeau de MMXX, 2020, encore fera que la braquer. Dans l’évidente pos-
Ce dernier tronçon, fort et âpre, pour- non distribué, et qui agrège lui, exclu- ture d’un analyste, tour à tour intéressé et
rait être le début d’une bonne série noire. sivement, des protagonistes étrangers les ennuyé, le mari d’Oana, tout en piano-
Il frappe toutefois par son aspect rapporté, uns aux autres. L’arbitraire de la compo- tant sur son portable et en s’autotestant au
que rien ne peut sérieusement charpen- sition est d’autant moins négociable que Covid, écoute la confession de son col-
ter. C’est certes affaire de registre : les les transitions entre séquences sont déco- lègue qui se repose sur un canapé. Canapé
trois premiers volets travaillent plutôt un ratives : les vues d’une friche jonchée de encore, sur lequel une prostituée prostrée
théâtre de l’absurde social, du « chacun ses déchets, sur lesquelles s’inscrivent le titre tente d’articuler ce qu’elle a traversé, face
raisons », entre mesquineries, gags fatigués du prochain épisode, issu d’un détail du à deux policiers remontés l’un contre
et traits d’esprit. Ce quatrième tronçon dialogue, à chaque fois dans une langue l’autre. L’attention comme convention,
débute vaguement sur la même tonalité : différente. Pur truc, pure affèterie. mise en scène, simulacre : MMXX frôle
deux flics évoquent la relation adultère C’est fort dommage car s’entrevoit cette immense question mais se perd dans
que l’un a entretenue avec un autre col- tout de même ce que Puiu avait en la nature. ■
lègue, qui vient de se suicider – une ligne tête : un film sur l’excès de paroles qui
de crête entre vaudeville et tragédie. Mais ne serait pas du tout choral, buissonnant, MMXX
ils font, ensuite, accoucher une prostituée mais asséché, cloisonné, compartimenté, Roumanie, 2023
d’une vérité innommable, dans une belle eu égard à une irritabilité extrême de la Réalisation, scénario Cristi Puiu
frontalité tremblée, qui ne relève plus du classe moyenne roumaine (que Radu Jude Image Ivan Grincenco
tout de la simple zone grise des points enregistre aussi de son côté), et surtout au Son Alin Cretu, Alexandru Dumitru, Christophe Vingtrinier
de vue individuels, des indifférences Covid, aux masques, aux césures inces- Montage Sebastian Pereanu, Ecaterina Iaschevici
ou égoïsmes. santes des appels sur les portables, dont Interprétation Bianca Cuculici, Laurentiu Bondarenco,
Ce pourrait être une simple dissonance Puiu est un réel metteur en scène. Ça Florin Tibre, Otilia Panaite
de tonalités, à la manière d’un recueil parle tout le temps, et ça ne se parle pas. Production Mandragora, Block Media Management
de nouvelles. Pourquoi en revanche des Le seul trait d’union entre les segments Distribution Shellac
personnages communs aux trois pre- est la psychanalyse, mais à la manière d’un Durée 2h40
miers segments (avec les jeux possibles dispositif évidé, de pure convention : tout Sortie 1er novembre

CAHIERS DU CINÉMA 48 NOVEMBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

Et la fête continue ! de Robert Guédiguian

Brisures d’espoir
par Marcos Uzal

Amarseillais,
près Twist à Bamako, Guédiguian revient
avec Et la fête continue ! sur son territoire
retrouve les anciens et de plus
une question plus vaste, qui vaut pour le
politique autant que pour l’intime : com-
ment faire en sorte que les fins puissent
l’hétérogénéité de l’agit-prop, entre essai
poétique et fiction classique. Ces partis
pris font aussi apparaître de manière plus
jeunes membres de sa troupe d’acteurs et aussi être des recommencements, ou les radicale les deux principales tonalités de
offre un condensé de ses préoccupations morts des naissances ? Une courte scène ses films, plus ou moins bien équilibrées
et sujets : la difficile transmission des sen- résume singulièrement le propos : une nuit, selon les cas : d’un côté le didactisme
timents et des valeurs entre générations ; Alice surgit chez son père en pleurs, non assumé, qui ne craint pas de s’énon-
la résistance aux inévitables désillusions ; la pas parce qu’elle est tombée enceinte acci- cer dans un discours franc ; de l’autre le
rencontre amoureuse salvatrice, qui n’a pas dentellement, comme dans un mélo du lyrisme, volontiers sentimental, qui pré-
d’âge ; l’Arménie comme racine. Au centre xxe siècle, mais au contraire parce qu’elle serve des facilités naturalistes. L’originalité
de l’écheveau, il y a Rosa (Ariane Ascaride), ne peut pas avoir d’enfants et craint de de cette composition possède les défauts
une infirmière proche de la retraite, mère décevoir l’homme qu’elle aime et qui rêve de ses qualités. Côté lyrisme, on se laisse
de famille engagée en politique, que l’on d’être père. Cette inversion d’une situa- porter par la musicalité de certains mou-
pousse à se présenter aux élections muni­ tion pagnolesque (le malheur de la jeune vements (le beau premier quart d’heure,
cipales. Elle rencontre Henri (Jean-Pierre fille « engrossée ») dit bien l’angoisse d’une notamment). Mais côté militant, le vou-
Darroussin) grâce à l’idylle naissante de époque dominée par la peur de ne porter loir-dire alourdit souvent ce qui ailleurs
leurs enfants, Alice (Lola Naymark), la fille aucun fruit, aucun espoir, aucun avenir. s’envole, précisément parce qu’il n’est plus
d’Henri, et Sarkis (Robinson Stévenin), On retrouve là, à l’os, le double élan tendu par le romanesque, qui entremêle
le fils de Rosa, particulièrement attaché à du cinéma de Guédiguian : la mélanco- le discours aux émotions, l’affine dans le
ses origines arméniennes. Rosa est libre- lie et la désillusion versus la lutte et le mélodrame comme dans La Villa (2017)
ment inspirée de Michèle Rubirola, élue militantisme, se nourrissant réciproque- ou Gloria Mundi (2019), pour citer des
à Marseille en 2020 avant de démission- ment. Ici, le tiraillement est plus direct exemples récents et plus accomplis.
ner au bout de cinq mois. Autre évoca- que d’habitude, comme si chaque scène Demeure cependant ce qu’il y a
tion de l’histoire marseillaise récente, devait donner à la fois le sentiment d’un d’émouvant à retrouver régulièrement
dès l’ouverture : l’effondrement de deux achèvement et d’un départ, d’un regret Guédiguian : une liberté formelle et nar-
immeubles insalubres de la rue d’Aubagne et d’un espoir. De cette volonté d’aller à rative très personnelle et une saine inquié-
en 2018, catastrophe meurtrière qui fut l’essentiel, du propos comme de l’émo- tude politique que le temps n’a jamais fait
l’occasion de mobilisations populaires sans tion, découle une construction éclatée, basculer dans l’amertume. Aux cyniques,
lesquelles, rappelle Guédiguian, « la gauche sans charpente narrative, et où les diffé- nous préférerons toujours ceux qui,
n’aurait jamais remporté la mairie ». Il ne fait rents récits entrecroisés sont saisis de façon comme lui, prennent le risque de passer
pas de ces éléments réels les sujets d’un parcellaire, par touches. Mêlant des rêves pour des naïfs, d’autant que leur honnêteté
film-dossier, mais les constitue plutôt en à la réalité, truffant son film de citations passe aujourd’hui pour anachronique. ■
fond politico-social d’un film hanté par littéraires et musicales, Guédiguian vise
ET LA FÊTE CONTINUE !
France, 2023
Réalisation Robert Guédiguian
Scénario Robert Guédiguian, Serge Valletti
Image Pierre Milon
Son Laurent Lafran
Décors David Vinez
Costumes Anne-Marie Giacalone
Montage Bernard Sasia
Musique Michel Petrossian
© AGAT FILMS/BIBI FILM/FRANCE 3 CINEMA

Interprétation Ariane Ascaride, Jean-Pierre Darroussin,


Lola Naymark, Robinson Stévenin, Gérard Meylan, Grégoire
Leprince-Ringuet, Alice Da Luz Gomes
Production Agat Films, Bibi Film, France 3
Distribution Diaphana
Durée 1h46
Sortie 15 novembre

CAHIERS DU CINÉMA 49 NOVEMBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

© WRONG MEN NORTH/NEW AMSTERDAM


Augure de Baloji.

À l’intérieur frôle les poncifs de « la folie qui vient » androgyne appelé les Goonz…), dont cer-
de Vasilis Katsoupis lorsque le cambrioleur se déguise en cha- tains sans lien apparent avec les protago-
États-Unis, 2022. Avec Willem Dafoe, man. Plus curieuse est l’architecture para- nistes, à part une tension violente entre
Gene Bervoets, Eliza Stuyck. 1h45. noïaque du loft avec ses pièces secrètes : et traditions et modernité. C’est que Koffi
Sortie le 1er novembre. si le mauvais sort de Nemo n’était pas dû est considéré comme un zabolo (magi-
Nemo (Willem Dafoe), Arsène Lupin qu’au hasard ? Soumis à des températures cien maléfique), et Baloji se sert de la
des musées, se retrouve enfermé malgré extrêmes du fait d’une domotique détra- sorcellerie non seulement comme solu-
lui dans le penthouse new-yorkais d’un quée, le voleur brûle et fond, sécrète et se tion culturelle et spirituelle dans laquelle
grand collectionneur. Privé d’eau et de blesse. Le corps à l’agonie de Dafoe, sous dissoudre les limites entre ces récits, mais
nourriture, le nouveau Robinson sac- l’œil attentif d’un propriétaire invisible, comme excuse pour relâcher son ambi-
cage alors l’appartement en quête d’une pourrait bien constituer la pièce maîtresse tion formelle, qui se manifeste surtout
échappatoire.Tout respect muséal heureu- de la collection. dans des explosions chromatiques ino-
sement abandonné, on ne sait si le Grec Vincent Poli pinées.Vu l’évident rapport autobiogra-
Vasilis Katsoupis dénonce dans son pre- phique entre le cinéaste et Koffi, émane
mier long métrage l’accumulation des de cette surcharge le même sentiment que
œuvres par un riche amateur d’art (une Augure dans certains premiers albums musicaux :
myriade d’autoportraits souligne sa suf- de Baloji une urgence intime poussant à faire plu-
fisance), ou bien les artistes eux-mêmes : Belgique, France, Congo, 2023. sieurs gestes en un seul. Dans ce désir de
les murs du loft présentent le travail de Avec Marc Zinga, Eliane Umuhire, Lucie Debay. 1h30. frotter son expérience de vie à un retour
grands noms de l’art contemporain dont Sortie le 22 novembre. au Congo pour apporter le plus grand
il serait facile de souligner le caractère Le premier long métrage de Baloji Tshiani nombre d’idées possibles à chaque scène,
m’as-tu-vu, mais aussi celui d’artistes plus provoque la sensation déroutante de plu- il ne serait pas insensé de voir un lien
confidentiels, dont les cinéastes Janis Rafa sieurs films habitant un même corps. Il vivant entre l’afrofuturisme et l’héritage
et Jonathas de Andrade. Katsoupis explore se déroule le temps d’une visite de Koffi de la Nouvelle Vague. Et dans les méandres
l’impuissance des œuvres privées de leur (Marc Zinga) à Lubumbashi, après quinze du film et sa forme bigarrée, l’expression
public, mais n’en tire qu’un pensum plus ans passés en Belgique, pour présenter sa même du vagabondage esthétique, familial
large sur l’incommunicabilité (Nemo se nouvelle femme à sa famille (rencontre qui et romantique de celui qui a quitté son
passionne via les caméras de surveillance s’avère pour le moins inconfortable). Mais pays, mais dont l’âme reste habitée à jamais
pour une femme de ménage travaillant s’y entremêlent ensuite les récits d’autres par ses racines et ses fantômes.
de l’autre côté d’une porte blindée). Il personnages (sa sœur, le leader d’un gang Fernando Ganzo

CAHIERS DU CINÉMA 50 NOVEMBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

Dumb Money aveu d’impuissance, aux airs de diagnos- d’équilibrer platement leurs trajectoires,
de Craig Gillepsie tic inversé sur le film : il faut désespé- le scénario insiste sur celle de Mona,
États-Unis, 2023. Avec Paul Dano, Pete Davidson, rément essayer autre chose, de fait. Pas ex-chanteuse brimée par son mari, qui
Vincent d’Onofrio. 1h44. Sortie le 29 novembre. pour anéantir le Malin, mais au contraire renoue grâce à Julia avec les joies du
Entre Fincher/Sorkin et Adam McKay, pour l’incarner, et faire en sorte que ce micro. Le détour par la comédie musi-
Dumb Money déroule l’affaire Gamestop : mélange de couches numériques baveuses cale, tout comme le choix d’une lumière
la déstabilisation de Wall Street, causée en et de réalisme à la petite semaine puisse feutrée et du format 1,33:1, peut donner
pleine pandémie par les followers d’un you- enfin prendre. Alors, comme les parents l’impression d’un classicisme coquet, à
tubeur expert en boursicotage. En pous- de jeunes possédées, David Gordon l’abri du réel. Cette image d’un cinéma
sant son audience à racheter massivement Green tâtonne, s’époumone pour qu’on isolé dans sa bulle s’avère pourtant rac-
les actions d’une enseigne de jeux vidéo y croie, alors que le programme est aussi cord avec le regard des privilégiés, que
en difficulté, Keith Gill (Paul Dano) ruine balisé qu’un vieux train fantôme. Un le film épouse pour mieux en sonder les
les fonds spéculatifs qui avaient misé sur comble, quand on se souvient du naturel failles : tout en assumant l’allégorie poli-
l’effondrement de la marque. La grande avec lequel le premier volet (et les autres, tique (goodbye Julia, goodbye le Sud-Sou-
affaire de ce film-dossier est de montrer la dans une moindre mesure) installait un dan), il capte avec finesse la musique dis-
férocité des traders peu enclins à se laisser prosaïsme, une véracité vaguement pois- sonante d’un couple de bourgeois dépas-
plumer par les amateurs, mais aussi de saisir seuse qui suffisaient à faire croire à la pos- sés par la marche de l’Histoire.
le petit peuple caché derrière les chiffres : session. Pour rendre tangible le Mal logé Élie Raufaste
la finance étant devenue une variante de sous les chairs livides d’une petite malade,
Candy Crush ou de Tinder, les disciples il faut attiser la croyance, or Green suit
de Gill (joués par America Ferrera ou mollement un héros sceptique, censé bas- How to Have Sex
Talia Ryder) incarnent diverses manières culer dans le camp de la foi pour sauver sa de Molly Manning Walker
de jouer sa vie en swipant sur l’applica- fille des griffes de Satan. Si prosaïsme il y Royaume-Uni, 2023. Avec Mia McKenna-Bruce,
tion Robinhood. Le projet achoppe sur ce a ici, c’est celui de la formule Blumhouse : Shaun Thomas, Enva Lewis. 1h28.
défilé démonstratif de visages absorbés : la le public gobera par dévotion, non pas Sortie le 15 novembre.
possibilité d’une résonance entre les per- envers Dieu ou le Diable, mais envers les Les quatre Anglaises qui fêtent la fin
sonnages se fracasse sur un mur d’inter- licences de sa jeunesse. Perdu : vade retro du lycée sur une île grecque dans How
faces de smartphones. L’investissement l’horreur rétro, personne n’achète, il va to Have Sex, Prix Un certain regard à
compulsif n’appelle pas de contrechamp : falloir vraiment essayer autre chose. Cannes cette année, ne manqueront pas
le parieur est face à lui-même, anticipant Y.S. de raviver le souvenir de Spring Breakers
moins une revanche sur le Capital à la (2012), qui sondait déjà l’écart entre une
Occupy Wall Street qu’un enrichissement image décomplexée de la sexualité et un
personnel. Et s’il donne une leçon aux Goodbye Julia arrière-fond plus glauque. Comme Har-
banksters, le happy end blanchit les quidams de Mohammed Kordofani mony Korine, Molly Manning Walker
qui ne voient plus la vie qu’à travers une Soudan, 2023. Avec Siran Riak, Eiman Yousif, puise consciemment dans des poncifs
appli qui rapporte gros. Pas de quoi saisir Nazar Gomaa. 2h00. Sortie le 8 novembre. (cris de joie performatifs, ambiance de
l’âme d’une nation. Reste qu’après The Quelle fiction peut éclore dans un pays folie en boîte, frites vomies dans la rue),
Big Short, les stars trouvent encore dans sans industrie de cinéma, compressé par mais plutôt que de les déconstruire par
les scandales financiers l’occasion de se la réalité de la guerre et des clivages eth- l’exaspération, elle les tire vers le discours.
déguiser habilement en péquins moyens : niques ? Tourné à Khartoum avant le Dans un film de 2023, il est prévisible que
Shailene Woodley en modeste épouse conflit actuel, Goodbye Julia plonge dans le séjour de Tara (Mia McKenna Bruce)
d’influenceur, Seth Rogen en banquier le passé encore brûlant du Soudan : des et ses trois copines, toutes déterminées
froid et vide comme un poulet congelé. cartons datés (2005, 2011) situent l’action à coucher, sera émaillé de violence. La
Yal Sadat dans la phase de transition vers l’indépen- cinéaste a l’ambition louable d’aborder
dance du Sud. Tout repose sur la relation les zones grises du consentement, mais
ambiguë entre deux personnages, Mona sa mise en scène ne se montre pas à la
L’Exorciste : Dévotion (Eiman Yousif) et Julia (Siran Riak). L’une hauteur de la complexité d’une ques-
de David Gordon Green appartient à l’élite musulmane de la capi- tion qui touche aux limites de la repré-
États-Unis, 2023. Avec Leslie Odom Jr., Ellen Burstyn, tale, l’autre, Sudiste noire et chrétienne, à sentation (de soi). Passé l’événement
Ann Dowd. 1h52. Sortie le 11 octobre. la classe pauvre. Mona provoque sans le dramatique attendu, Tara erre dans un
« Il faut essayer autre chose ! » Ce constat à vouloir la mort du mari de Julia et décide, paysage blafard de lendemain de fête, et
consonance spielbergienne (cf. le « you’re sans dire sa culpabilité, de l’accueillir avec donne maladroitement le change à des
gonna need a bigger boat » des Dents de la son fils et de l’employer comme bonne. amies qui ne remarquent pas son visage
mer) échappe à une conjuratrice affolée, Si l’écart entre les maîtres et « l’esclave » déconfit. Le film n’en finit pourtant plus
membre d’une sorte d’amicale d’exorcistes (c’est le mot qu’emploie Akram, l’époux de le scruter, ne trouvant pas meilleure
amateurs dont les membres s’agitent tous de Mona) ne s’abolit jamais, accentué inspiration pour signaler la gravité des
comme de beaux diables pour chasser le par un racisme décomplexé, le gros du faits. L’opacité inhérente à l’expérience
vrai (de diable) hors du corps de deux récit préfère pousser les murs du drame de la jeune femme se trouve réduite à
préadolescentes. On entame le dernier domestique en filant une complicité inat- une binarité insupportablement transpa-
tiers de Dévotion lorsque résonne cet tendue entre les deux femmes. Au lieu rente. How to Have Sex aura sans doute

CAHIERS DU CINÉMA 51 NOVEMBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

la vertu d’éveiller quelques consciences éveiller l’impatience (avec laquelle Arnaud la nécessité de la fiction lorsqu’on tente
masculines. Les spectatrices, elles, majori- des Pallières s’amuse à quelques reprises) de guérir l’incurable et reconstituer une
tairement au fait des réalités décrites, ont- de lire une suite que les images frustrent existence à trous. La mémoire façonne
elles un quelconque intérêt à endurer une sans cesse, autant celles-ci, habitées d’une l’être disparu, spécule sur sa trajectoire,
démonstration aussi laborieuse ? vie anonyme et lointaine, renvoient l’écri- un brin glamourisée : elle bâtit un per-
Olivia Cooper-Hadjian ture à ce que son isolement recèle d’enfer- sonnage de cinéma. Ça casse ? Non, mal-
mement mortifère. Rêve et mémoire se gré le geste fou consistant à synchroniser
mêlent ici dans un exercice d’expropria- parfois les enregistrements sonores de la
Journal d’Amérique tion de soi (le cinéaste affirme que les sou- vraie Carole avec le jeu muet de l’actrice –
d’Arnaud des Pallières venirs de son enfance sont devenus aussi troublant dédoublement, destiné peut-être
France, 2022. Documentaire. 1h52. étrangers que les images qui composent le à se protéger de la violence des souvenirs
Sortie le 22 novembre. film) qui risque de devenir objet muséal à en déposant sur eux un masque, c’est-à-
Les cartons qui scandent le film ont beau la surface austère et âpre. dire un visage de comédienne. Ce qui en
être datés, ce Journal d’Amérique ne relate F.G. revanche casse, pour mieux se recompo-
pas les anecdotes d’un quotidien ou d’un ser, c’est la persona de Cotillard, souple
voyage. Si journal il y a, on le devine plu- comme jamais, fondue dans le flux des
tôt dans une écriture solitaire où réflexions Little Girl Blue archives authentiques. La quête prous-
et citations se succèdent dans l’intimité de Mona Achache tienne se double alors d’un hommage de
d’un carnet, à l’abri d’une quelconque France, 2023. Avec Marion Cotillard, Marie Bunel, la fille à la mère (elle-même dans l’ombre
lecture étrangère, laissant entrer banalité, Marie-Christine Adam. 1h35. Sortie le 15 novembre. d’une génitrice de renom, la romancière
naïveté, hasard. Les images, en revanche, Ça passe ou ça casse, disent les pré- et éditrice Monique Lange), reliées par le
laissent reconnaître tout de suite ce monde mices de Little Girl Blue, agencées avec fil poétique de la création, cet art de tra-
adjacent au cinéma, celui d’une Amérique autant d’audace que de prudence feutrée, vestir le passé comme on habille une pou-
blanche bien nourrie, guerrière, consom- comme on érigerait un monument de pée, pour mieux saisir, paradoxalement, la
matrice et publicitaire, celle des archives cristal. Mona Achache se filme en plein vérité d’un amour qu’un chaotique roman
Prelinger (issues de films d’entreprise et inventaire de photos, textes et lettres de familial avait rendu insondable et lointain.
autres sources non nobles allant du muet sa mère, Carole, femme aux vies éparses Y.S.
jusqu’aux années 1960) dont Arnaud qui a délaissé quelque peu sa famille au
des Pallières s’était déjà servi pour Diane profit d’élans artistiques, d’amants, de
Wellington (2010) et Poussières d’Amérique frasques libertaires et d’une noirceur qui Nous, étudiants !
(2011), ce Journal achevant donc une trilo- semble l’avoir poussée au suicide : autant de Rafiki Fariala
gie. Sur le même principe formel, le texte de secrets motivant l’enquête en gestation. République centrafricaine, France, République
est propulsé de l’horizontalité du carnet à On sonne, la cinéaste ouvre. C’est Marion démocratique du Congo, 2022. Documentaire. 1h22.
la verticalité de l’écran, créant un dialogue Cotillard, l’actrice, l’icône, sous une cas- Sortie le 15 novembre.
plus ou moins explicite avec les archives, quette signifiant « je suis en civil ». Achache En investissant le terrain universitaire, Nous,
sans qu’on sache si c’est le texte qui inter- lui remet perruque, lunettes et habits.Voici étudiants ! se situe dans le voisinage d’Exa-
rompt la continuité des images ou si, au Cotillard changée en Carole la sulfureuse, men d’État de Dieudo Hamadi (2014),
contraire, celles-ci fonctionnent comme prête à prendre en charge la narration coproducteur du film, et de Coconut
des respirations entre vers libres à la poé- que les home movies existants ne peuvent Head Generation d’Alain Kassanda (2023).
tique délibérément plate. S’en dégage assurer. Ça passe ? Contre toute attente, Congo, Nigeria, et ici Centrafrique : par-
un sentiment d’inconfort bidirectionnel : oui, l’introduction d’une star dans le dis- tout les forces vives et la débrouille orga-
autant le texte dans son intermittence peut positif documentaire venant matérialiser nisée de la jeunesse s’affrontent à des ins-
titutions corrompues. Si les gestes ont
également en commun leur style direct,
© LES FILMS DU POISSON/FRANCE 2

la singularité de Nous, étudiants ! tient à


une façon de nouer le « je » et le « nous ».
L’ouverture, qui glisse d’un gros plan
de Rafiki Fariala à un plan large sur un
groupe d’étudiants en passant par deux
amis isolés au premier plan, établit bien le
jeu d’échelles du film, le cinéaste brossant
le portrait d’une génération à travers sa
propre bande d’amis étudiants en écono-
mie. En ponctuant son récit de chants qu’il
interprète lui-même, Fariala se situe à la
place du chœur, mais il est autant porte-
voix que pair. Nous, étudiants ! est d’abord
un geste d’autoreprésentation dévoilant
une réalité faite de logements délabrés,
Little Girl Blue de Mona Achache. de petits boulots et d’abus de pouvoir des

CAHIERS DU CINÉMA 52 NOVEMBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

professeurs. Mais le quotidien est embrassé

© AFFINITY CINE/PEMPLUM
par un regard amical qui, en investissant
des scènes intimes et en accompagnant
par-delà l’étape du diplôme ses trois com-
plices, Benjamin, Aaron et Nestor, laisse la
vie se confondre avec son sujet. Au détour
d’une scène, Nestor prend à partie Fariala
et lui demande ce qu’il est pour lui : un
ami, ou un personnage ? La situation fait
en effet planer la menace d’une dissymé-
trie entre filmeur et filmé : Nestor, seul de
la bande à ne pas avoir obtenu sa licence,
n’est-il pas devenu aux yeux du cinéaste le
parfait symbole d’une jeunesse entravée ?
Si la séquence constitue un acmé, c’est que
le film, en exposant ce questionnement et
en tenant la barre de l’amitié, désigne aussi
ce qui anime les étudiants et vaut bien une
théorie économique : le sens de l’égalité et Pierre feuille pistolet de Maciek Hamela.
de la solidarité.
Romain Lefebvre établi, Trân Anh Hùng ne décrit qu’une Mais une incohérence rend Perfect Days
paix sociale qui va de soi, jusqu’à doter la terriblement creux : alors que le cinéaste
La Passion de Dodin toute jeune fille des voisins agriculteurs prétend refléter la capacité d’Hirayama
d’un palais improbablement averti. Dans à accepter sereinement sa place au sein
Bouffant ce récit où règnent l’amour et le respect, de l’univers, à rester sensible à sa beauté,
de Trân Anh Hùng un hors-champ acide finit par tarauder : les l’environnement qu’il façonne autour de
France, 2023. Avec Juliette Binoche, Benoît Magimel, conditions économiques d’existence des son personnage relève de l’idéalisation,
Emmanuel Salinger. 2h14. mets de luxe concoctés, que le film prend comme le titre du film l’indique. Fruit
Sortie le 8 novembre. le parti d’oblitérer, invisibilisant l’injustice d’une commande visant à mettre en
Au premier coup d’œil, La Passion de qui sous-tend l’harmonie de ce foyer. En avant les toilettes high-tech implantées
Dodin Bouffant a tous les atours d’une la représentant aux Oscars, La Passion de dans la capitale, le film s’approche d’une
boursouflure académique, ce qu’il n’est Dodin Bouffant entretiendra un roman- esthétique de spot publicitaire pour tou-
pas exactement. Il y a même une forme tisme fallacieux associé à la France, plutôt ristes, où l’on croise fatalement sumos,
d’audace dans la mise en scène (primée à que l’ambiguïté d’une Anatomie… baseball et bonsaïs, et où les sanitaires « à
Cannes) de Trân Anh Hùng, qui adapte O.C.-H. nettoyer » sont toujours déjà impeccables.
ici un roman de Marcel Rouff : avant de L’état de fait qu’Hirayama accepte avec
dévoiler les relations qui unissent le gastro- tant de grâce ne peut l’être que parce que
nome Dodin (Benoît Magimel) et sa cui- Perfect Days toutes les aspérités en ont été gommées
sinière Eugénie (Juliette Binoche), le récit de Wim Wenders au préalable. Loin de la philosophie qu’il
se concentre sur leurs gestes, emprun- Japon, 2023. Avec Kôji Yakusho, Min Tanaka, prétend enseigner,Wenders propose deux
tés au chef Pierre Gagnaire. Le cinéaste Arisa Nakano. 1h59. Sortie le 29 novembre. heures d’escapism dans un Japon fantasmé,
donne à voir par grands blocs les étapes Acteur souriant à l’élégante moustache, où les dominés seraient bien culottés de
et la durée réelles de la transformation des récit minimaliste fondé sur des répétitions se plaindre.
matières, telle qu’elle pouvait s’effectuer avec variations, propos zénifiant : il est O.C.-H.
au début du xxe siècle, à la faveur de la aisé de se laisser bercer par les charmes
performance croisée des acteurs et d’une de Perfect Days, retour de Wim Wenders
caméra mouvante. Autre parti pris : la sur le territoire japonais près de qua- Pierre feuille pistolet
rareté de la musique, au profit de la par- rante ans après Tokyo-Ga. Au saut du lit, de Maciek Hamela
tition de bruits de découpe et de cuisson, après une toilette méticuleuse, Hirayama Pologne, France, Ukraine, 2023. Documentaire.
dont le film rappelle ainsi l’importance (Kôji Yakusho, Prix d’interprétation à 1h25. Sortie le 8 novembre.
dans l’art culinaire.Tout cela reste pourtant Cannes) enfile une combinaison de tra- Que le cinéma puisse sauver le réel, voilà
dangereusement inoffensif. Le film sou- vail. Il insère dans le lecteur de son van peut-être la croyance la plus profonde de
ligne lourdement l’érotisme de la pratique une cassette audio et, au son d’un tube des la cinéphilie. Celle-ci aura toutefois rare-
gastronomique de Dodin et Eugénie (le années 1960, roule jusqu’aux latrines qu’il ment trouvé une expression aussi littérale
parallèle conventionnel entre corps fémi- a la charge de nettoyer. Sa routine bien qu’avec Pierre feuille pistolet. Engagé dans
nin et poire repris dans un raccord risible), réglée permet de jouer sur des fluctuations l’évacuation des civils ukrainiens habitant
tandis que le potentiel subversif de leur indicatrices de son état d’esprit, en faisant à proximité du front, Maciek Hamela a
relation interclasse reste inexploré. Là où l’économie des mots (le film est à nou- fait de sa voiture le lieu d’une coïncidence
l’on pourrait voir dans leur passion com- veau dédié à Ozu, dont Wenders perpétue absolue entre secours et enregistrement.
mune une force plus puissante que l’ordre une attention aux détails du quotidien). Tandis qu’au volant, il tente de trouver

CAHIERS DU CINÉMA 53 NOVEMBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

une voie vers des zones plus sûres, se suc- souvent inquiétude et douleur. Les traces Rien à perdre
cèdent à l’arrière des couples, des familles, persistantes de crayon et de gomme de Delphine Deloget
des personnes seules, parfois accompa- apparaissent comme le sillon d’un passé France, 2023. Avec Virginie Efira, Félix Lefebvre,
gnés d’animaux. La caméra se loge dans dont on ne se dépêtre jamais tout à fait. India Hair. 1h52. Sortie le 22 novembre.
l’entre-deux (le titre international est In Des voyages en Inde et au Vietnam font À l’origine de la première incursion dans
the Rearview, « Dans le rétroviseur »), pour néanmoins ressortir les limites de cette la fiction longue de la documentariste
l’essentiel fixée vers ceux qui sont en train approche « intiminimaliste », qui tend en Delphine Deloget (Voyage en Barbarie), un
de tout perdre – sauf la vie. L’enchaîne- l’occurrence à réduire les rencontres à pitch social loachien, tendance Ladybird :
ment des trajets a bien sûr quelque chose des échos thématiques. Collectés comme Sylvie (Virginie Efira), barmaid de nuit à
de sisyphéen. Mais le plus marquant tient autant de feuilles à ranger dans un her- Brest, élève tant bien que mal ses deux
peut-être à l’effet d’hypnose que pro- bier, les plans finissent par s’enchaîner un garçons jusqu’au jour où le plus jeune,
voquent à la fois la vue quasi bloquée, le peu trop sagement. laissé sans surveillance, est victime d’un
défilement du paysage, la proximité des R.N. accident domestique. La blessure est vite
corps et les bribes de récit. À l’intérieur de soignée, mais l’épisode fait l’objet d’un
ce fragile cocon, la guerre résonne comme signalement qui aboutit au placement de
un fait aussi indubitable qu’incompréhen- Portraits fantômes l’enfant en foyer. S’il est bien question
sible. Certains restent obstinément muets, de Kleber Mendonça Filho du combat d’une mère courage aimante
fixant la route ou leur téléphone, d’autres Brésil, 2023. Documentaire. 1h33. face aux automatismes d’une machine
relatent les plus terribles douleurs comme Sortie le 1er novembre. administrative et judiciaire implacable,
à distance d’eux-mêmes. L’émotion cir- Après le sanglant et ultracontemporain la vraie force de Rien à perdre est de ne
cule dans l’habitacle, et saisit par surprise – Bacurau, tourné dans le Sertão brésilien, jamais céder à la tentation du film par-
sanglots retenus à l’évocation d’une vache ces Portraits fantômes marquent pour Kle- tisan ou du drame doloriste. Il réussit à
abandonnée, pleurs versés sur les parents ber Mendonça Filho un retour réparateur se tenir sur le point d’équilibre périlleux
d’une inconnue. Avec tact, Pierre feuille aux origines, Recife, sa ville natale, deve- entre son ancrage dans le réel – qui rend
pistolet donne ainsi à éprouver le soudain nue au fil de ses courts et longs métrages l’évocation des services de l’Aide sociale
arrachement à une famille, un milieu de bien davantage qu’un décor : un territoire à l’enfance aussi vraisemblable que celle
vie, un pays. de cinéma, aussi concret que fantasma- du groupe de parole auquel Sylvie vient
Raphaël Nieuwjaer tique. Avec cet essai documentaire com- se confier à l’occasion de deux séquences
posé en grande partie d’archives person- mémorables – et la performance de ses
nelles, le cinéaste troque la géographie acteurs. Face à Virginie Efira, dont le jeu,
Le Poireau perpétuel pour l’archéologie, et glisse de l’intime entre ébahissement et révolte maternelle,
de Zoé Chantre (la maison de la mère) au collectif (gran- fascine par sa capacité à faire surgir la vio-
France, 2022. Documentaire. 1h22. deur et décadence des salles de cinéma du lence de l’accablement du quotidien, se
Sortie le 22 novembre. centre-ville). Passée la déception de voir tient une non moins étonnante India Hair
Le Poireau perpétuel appartient à cette se déplier un dispositif très sage, solide- dont la candeur habituelle, en un quasi-
veine du documentaire à la première ment arrimé à une voix off descriptive, contre-emploi, s’accommode de l’intran-
personne dont Alain Cavalier est certai- ce voyage dans le temps autour des lieux sigeance pavée de bonnes intentions de
nement le meilleur représentant. Le geste aimés se révèle habile à croquer la mue son personnage d’assistante sociale. C’est
est désormais bien identifié : petite caméra perpétuelle des espaces : vertige entre lieu dans la confrontation de ces ambivalences
numérique portée, attention au quotidien de vie et de tournage dans l’appartement que le film parvient, de bout en bout, à
et au minuscule, accompagnement vocal maternel, valse des usages pour un même susciter l’intérêt.
(ici, plutôt en off) et bricolage visuel. Les bâtiment (du cinéma à l’église évangé- Thierry Méranger
sujets les plus graves se trouvent ainsi lique, il n’y a qu’un pas). L’attention aux
ramenés à l’échelle de la main – supré- curieuses coïncidences, que l’on sent
matie du gros plan, du toucher, du tact. poussée par l’appétit de celui qui apprend Simple comme Sylvain
Au moment d’évoquer le cancer de sa en cherchant, allège le projet de toute de Monia Chokri
mère, Zoé Chantre caresse une feuille, complaisance nostalgique. On est loin, Canada, France, 2023. Avec Magalie Lépine‑Blondeau,
s’attardant sur une tache brune. Plus tard, par exemple, du New York regretté par Pierre-Yves Cardinal, Francis‑William Rhéaume. 1h50.
des doigts s’aventurant dans un orifice au Fran Lebowitz dans la série de Martin Sortie le 8 novembre.
centre d’un menhir viendront figurer la Scorsese Si c’était une ville. Ici, le vernis Monia Chokri possède un indéniable
question de la maternité. Maladie, mort, des anecdotes se craquèle et laisse surtout talent pour la comédie, et c’est ce qui
filiation : Le Poireau perpétuel est une his- deviner ce qui ne peut se dire pleinement, rend d’autant plus antipathique le bagout
toire de corps féminins diminués, atta- faute d’images ou de témoins : les plans arrogant de Simple comme Sylvain. Le film
qués, empêchés, à la recherche d’apaise- émouvants du projectionniste Alexandre part d’une donnée classique de la comé-
ment et de réconciliation. Des séquences Moura, filmés au début des années 1990 die romantique : la réalisation d’un fan-
animées ouvrent les chairs, donnant à voir par le futur cinéaste, actent moins une tasme, d’abord érotique, bientôt senti-
l’extraction d’une tumeur ou l’opération époque révolue qu’ils ne désignent son mental. En l’occurrence, la rencontre par
complexe que pourrait subir la cinéaste vestige, la ténacité d’une amitié par-delà Sophia, professeure d’université au niveau
afin de corriger une scoliose sévère. De la mort. de vie très aisé (Magalie Lépine-Blon-
ces dessins volontairement naïfs émanent É.R. deau) et de Sylvain, ouvrier en bâtiment

CAHIERS DU CINÉMA 54 NOVEMBRE 2023


© 2023 CURIOSA FILMS CAHIER CRITIQUE

Rien à perdre de Delphine Deloget.

balourd, sexy et viril (Pierre-Yves Cardi- l’album photo qui démange et brûlent à elle-même) sans se servir des manuels
nal). C’est le jeu de la comédie et du fan- d’en découdre avec les vieux dossiers fami- d’histoire pour caler les points bancals
tasme, que ces deux figures soient d’abord liaux, ils sont nombreux à vouloir légiti- du récit.
quelque peu archétypales, mais faute de mer la petite histoire de leurs aïeux en Y.S.
s’affiner, les oppositions vont se creuser l’adossant à celle de l’humanité. Comme
et s’étendre à tout l’entourage des prota- si les sujets intimes étaient trop futiles
gonistes. Passe pour l’intello gringalet et (pourquoi le seraient-ils forcément ?) pour Le Théorème de Marguerite
peu apte à l’amour physique qui fait office qu’on se dispense de les relier vaille que d’Anna Novion
de mari de Sophia, mais c’est particuliè- vaille aux grandes questions tragiques, France, 2023. Avec Ella Rumpf, Clotilde Courau
rement gênant dans la vision caricaturale aux grosses affaires qui fâchent. Le Temps Jean‑Pierre Darroussin. 1h52. Sortie le 1er novembre.
des prolétaires : la famille de Sylvain est d’aimer s’ouvre sur les images d’archives L’écran de cinéma, un tableau noir comme
une bande d’incultes alcooliques dénués bien réelles de femmes tondues et mal- les autres ? Après Oppenheimer et La Voie
de tout savoir-vivre, un peu dégueu- menées à la Libération. Par un glisse- royale cette année, Anna Novion projette
lasses à table, mais bien sympathiques ment de montage, l’une d’elles devient craie en main son héroïne normalienne,
quand même… Nous ne sommes pas un personnage inspiré de la grand-mère Marguerite (Ella Rumpf) contre cette sur-
chez John Waters, ni même chez Étienne de Katell Quillévéré et joué par Anaïs face qui l’attire comme un aimant, mena-
Chatiliez, et ce qui rate ici, ne serait-ce Demoustier. Le principe est posé : pour çant d’aspirer son énergie vitale. Alors
que d’un simple point de vue comique, raconter la romance de cette jeune mère qu’elle présente son travail devant un
c’est l’incapacité à faire en sorte que le bretonne avec un universitaire bisexuel amphi rempli de mathématiciens aguer-
rire dépasse le mépris de classe. Et pour (Vincent Lacoste) dans une ère où aimer ris, tout s’effondre : « Tu ne peux pas chasser
une raison évidente : nous ne quittons pas les corps du même sexe n’est pas moins K et M simultanément, tu as besoin de ton
un seul instant le point de vue bourgeois infamant que d’avoir frayé avec l’occu- lemme multidimensionnel ! » Erreur fatale,
de Sophia, qui devient vite insupportable pant, il faudra en passer par les meurtris- crise de panique, Marguerite abandonne
lorsque les péripéties de l’amour font place sures du xxe siècle, par les heures sombres le doctorat et reconfigure chaque para-
à l’introspection narcissique. de la nation, mais aussi par la rubrique mètre de son existence. Finie la grisaille
Marcos Uzal « psycho ». Intolérance, misogynie, homo- de l’ENS, l’aimable sécheresse du directeur
phobie, poids du regard social et amour de thèse (Jean-Pierre Darroussin). La vie et
plus fort que tout (ou presque), sur fond les couleurs reviennent après un vigoureux
Le Temps d’aimer de petite musique commémorative rap- passage en machine : délaissant le portrait
de Katell Quillévéré pelant que le présent n’en a pas fini avec sociologique d’un milieu, le film part en
France, 2023. Avec Anaïs Demoustier, ces fléaux : rien ne manque à ce catalogue quête d’une initiation à la mesure de cette
Vincent Lacoste, Paul Beaurepaire. 2h05. (télé)filmé des paradoxes de la raison et de jeune femme hors norme. Personnage
Sortie le 29 novembre. la passion. Rien, sauf la foi dans la possi- intègre, toujours sur le fil du comique,
La grande Histoire a bon dos, c’est connu. bilité d’excaver ces destins sacrifiés (dont Marguerite ne cherche pas à changer sa
Si bon dos que lorsque les cinéastes ont la force romantique aurait pu se suffire façon d’être. Son besoin d’indépendance

CAHIERS DU CINÉMA 55 NOVEMBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

© CAPRICCI PRODUCTIONS
Vincent doit mourir de Stéphan Castang.

se pose là et lui permet d’étendre son caserne de banlieue, elle cherche d’autant sans raison par des collègues de bureau.
pragmatisme aux domaines financiers (les plus à fuir qu’un militaire bellâtre (Niels Constatant qu’un simple échange de
fructueuses parties de mahjong) et sexuels Schneider) qui la poursuit de ses assidui- regards provoque chez les autres le désir
(« Avec Yannis, c’est uniquement récréatif »). tés la renvoie à un épisode traumatique de l’attaquer, il fuit à la campagne, mais
Chassez les équations par la porte, elles dont il est responsable. Le film trouve en se rend vite compte qu’il s’agit d’un phé-
reviennent par la fenêtre : la romance qui cette dualité fondamentale son origina- nomène généralisé à l’échelle du pays. Le
se noue in fine avec un autre surdoué de lité et ses limites. S’il est bien question de cinéaste parvient assurément à créer un
son espèce n’est qu’une manière détour- récit d’apprentissage, d’ascension sociale climat d’incertitude et d’angoisse, décri-
née d’érotiser cet objet si peu cinégé- et de transgression, la vision quasi dys- vant un monde contaminé par une hyper-
nique, la démonstration de math, véri- topique d’un monde du travail déshu- violence gratuite, qui détruit l’essence
table partenaire de Marguerite au fil de manisé, l’aspect clinique des décors, et la même de la vie en communauté. Le pro-
ce scénario de remariage prévisible mais géométrisation de la mise en scène, au- tagoniste, un homme doux et pacifique,
criblé d’accents loufoques. Pris de gra- delà d’une fascination que le spectateur devra lui-même tuer pour pouvoir se
phomanie compulsive, les deux complices partage un temps avec l’héroïne, finissent défendre et survivre. Vincent doit mourir se
noircissent de formules les murs de l’ap- par interroger. En quoi ce monde de la réfère, parfois trop explicitement, aux clas-
partement, tirant L’Amour fou vers le pays finance – alors que le film se contente siques de l’horreur (notamment Romero,
des abstractions. somme toute de s’inscrire dans l’air du Carpenter, Shyamalan) au risque d’atté-
É.R. temps en ne traitant que superficielle- nuer la singularité du début, qui oscille
ment les questions du consentement entre conte paranoïaque et humour noir.
amoureux ou du refus de la binarité – La confuse parabole politique sur la pro-
La Vénus d’argent est-il si tentant ? Le paradoxe repose en pagation d’une violence aveugle ‒ ren-
d’Héléna Klotz fait sur cette Vénus d’argent (le bouchon voyant à toutes formes de discriminations
France, 2023. Avec Claire Pommet, de radiateur des Rolls-Royce), dont on systématiques, mais validant aussi la psy-
Niels Schneider, Sofiane Zermani. 1h35. ne saura jamais très bien s’il est un sym- chose complotiste ‒ fait ensuite place à
Sortie le 22 novembre. bole ironique ou l’emblème poético- une moins convaincante romance entre
Au cœur du deuxième long métrage esthétique – assumé par la cinéaste – des le héros et une jeune femme (Vimala
d’Héléna Klotz, onze ans après L’Âge aspirations de Jeanne. Pons), où la malédiction radicalise la pas-
atomique, prix Jean-Vigo en son temps, T.M. sion amoureuse, entre élans sensuels et
s’impose côté pile le portrait d’un per- désirs de mort. Même si Castang privilé-
sonnage qui se présente comme « neutre », gie l’intime au détriment du spectaculaire,
dissimulant ses formes sous des bandages, Vincent doit mourir demeurent tout de même quelques trou-
ses traits sous un casque et ses affects sous de Stéphan Castang blantes visions apocalyptiques.
le costume – volé avec effraction, dans France, 2023. Avec Karim Leklou, Vimala Pons, Ariel Schweitzer
un bel éclat liminaire – du trader qu’il François Chattot. 1h48. Sortie le 15 novembre.
aspire à devenir. Côté face, on reconnaît Un générique « hitchcockien », au gra-
davantage les traits de Jeanne, 24 ans, phisme évoquant Saul Bass, semble mettre Les Voies jaunes
interprétée par Claire Pommet – la chan- le premier long métrage de Stéphan Cas- de Sylvestre Meinzer
teuse Pomme – pour son premier rôle tang sur la voie d’une fable sur l’aliéna- France, 2022. Documentaire. 1h41.
à l’écran. Fille d’un gendarme (Grégoire tion au travail. Vincent (Karim Leklou), Sortie le 15 novembre.
Colin) stationné avec sa famille dans une employé dans une start-up, est agressé Dans la longue traîne des documentaires

CAHIERS DU CINÉMA 56 NOVEMBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

sur les Gilets jaunes, de J’veux du soleil de temps de parole réglementaire, mais, par laquelle l’abandon à la musique permet
Gilles Perret et François Ruffin à Boum le voyage-montage, de croiser les situa- de redécouvrir l’intérieur de notre corps.
Boum de Laurie Lassalle, le film de Syl- tions matérielles d’existence, de raccor- Pour faciliter l’immersion dans ces ins-
vestre Meinzer semble marquer une bas- der des affects, des pratiques et des ana- tants sonores, Amalric se cantonne aux
cule, l’accompagnement en (quasi-)direct lyses, et ainsi d’ouvrir des perspectives coulisses, aux lisières, refusant d’occuper
du mouvement cédant la place à la com- égalitaires. En ce sens, Les Voies jaunes une place autre que celle du spectateur.
mémoration. Outre sa sortie « anniver- charrie bien quelque chose d’actuel. Il enregistre alors la transe, l’oubli de soi,
saire », presque cinq ans jour pour jour R.N. la saisie vibratoire de la musique. Zorn I
après l’Acte I, la façon dont les voix réduit au maximum l’écart entre celle-ci
commencent par sourdre de paysages et le spectateur. La langue des hommes
hivernaux paraît confirmer cette posi- Zorn I & II et Zorn III finit par disparaître. L’improvisation libère
tion rétrospective, teintée peut-être de de Mathieu Amalric des gestes étonnants qui débordent toute
mélancolie. Si les témoignages demeurent France, 2023. Documentaire. 1h53 et 1h18. volonté de maîtrise et d’imitation. Nous
pour l’essentiel off, ils nouent toutefois Sortie le 1er novembre. nous tenons moins devant l’énigme de
avec les plans de lieux une dynamique Bien que distribué en deux parties, le la création que devant celle de l’écoute
plus subtile, entre reflux et émergence. documentaire de Mathieu Amalric est et du partage. Zorn II garde les mêmes
Le logo d’un magasin Action, des vagues constitué de trois films d’environ une pr incipes de montage mais, via des
de fleurs jaunes ou le passage du vent heure qui condensent les douze années commentaires philosophiques inscrits à
dans un champ deviennent autant d’in- pendant lesquelles, par intermittence, le même l’image, fait ressurgir le langage
dices d’une révolte persistante. C’est sans cinéaste français s’est laissé guider par de la place d’où il a été évincé. Quant à
doute cela que Les Voies jaunes apporte la fascination qu’exerce sur lui le musi- Zorn III, en se construisant essentielle-
en propre : le sentiment non d’une fin cien new-yorkais John Zorn, au gré des ment sur des répétitions (lors desquelles
ou d’une défaite, mais d’un inachève- voyages et des différentes formations. Dès l’artiste lyrique Barbara Hannigan, à qui
ment. Au fil de sa traversée, du Havre à que Zorn fait surgir un son, qu’il joue du Amalric a auparavant consacré deux
Marseille, Sylvestre Meinzer a le courage saxophone, dirige un ensemble, arrange films, s’efforce de surmonter les diffi-
de faire entendre une véritable hétéro- ou simplement compose, la caméra cultés vocales que Zorn lui impose), il
généité politique (comme le dit si bien d’Amalric reste médusée. Cette béatitude retrouve un processus plus linéaire, où les
la première intervenante, il y avait « de la admirative fait écho au sourire généreux affects mettent trop à distance la constel-
divergence d’esprit »). Il ne s’agit pas seu- qu’arbore Zorn en toutes circonstances, lation du son.
lement de donner à chacun son petit symbole d’une élation mystique selon Jean-Marie Samocki

CAHIERS DU CINÉMA 57 NOVEMBRE 2023


HORS SALLES CAHIER CRITIQUE

COURTESY OF NETFLIX
la répétition et de faire de la violence
The Killer de David Fincher une simple modalité d’un ordre continu
tramé de tâches récurrentes. Comme

Metal Machine Music


souvent chez lui, la première séquence
a valeur de signature pour tout ce qui
va suivre ; selon ses mots, elle doit nous
« apprendre comment le regarder ». Ce que
par Guillaume Orignac nous dit la voix off du personnage inter-
prété par Michael Fassbender s’entend de
manière limpide pour le spectateur : « Si

Pil faut
our cer ner l’étrange impression
d’engourdissement que laisse The Killer,
d’abord le replacer dans la ligne de
continue, The Killer est un film enfoui
derrière la vitrine de silicium d’une
machine alimentée par la voix humaine.
vous ne supportez pas l’ennui, ce travail n’est
pas pour vous. »
Nous voilà donc prévenus : Fincher
partage que David Fincher dessine lui- Non pas un film monde, mais un film a conçu, dans le cadre de son contrat
même dans sa filmographie, entre films et programme, dont on ne sait s’il signe un avec Netflix, un film d’exploitation qui
movies. Si, dans la première catégorie, l’au- échec cinématographique ou un pied de affiche crânement son refus du spectacu-
teur range ses longs métrages plus ambi- nez malicieux adressé aux algorithmes du laire. Singulier paradoxe dont on voudrait
tieux conçus « moitié pour le public, moitié streaming. bien comprendre le désir qui l’anime.
pour les cinéastes », la seconde regroupe le Après l’œuvre personnelle et ouverte- Car, comme tous les movies du corpus
petit prolétariat des films du samedi soir, ment cinéphilique qu’était Mank, l’idée fincherien, délestés de toute ambition
simples « plaisirs coupables » pensés pour de revenir à un petit bolide récréatif jeté thématique, The Killer est l’occasion pour
divertir l’audience. Au bout des deux dans le juke-box de Netflix se brise, en le cinéaste de penser sa mise en scène
heures d’un récit sans pause mais au effet, d’emblée sur le mur des premières comme un instrument exact d’expression
souffle singulièrement court, nul doute scènes. Dans un rigoureux tableau béha- du monde. Si le style, c’est l’homme, alors
que The Killer, avec sa forme de série B vioriste, la figure du tueur à gages est fil- les petites pièces virtuoses de Fincher le
atone et son économie narrative osseuse, mée comme une cristallisation de gestes, définissent moins lui qu’elles ne laissent
a été pensé comme un fast movie. Déplié de regards et d’écoutes, cadencée par des deviner ce qu’est l’homme fincherien
en cinq actes et un épilogue, il suit pas à rituels immuables et anti-spectaculaires. (plus rarement, la femme) dans cette fil-
pas la vendetta d’un tueur à gages lancé à Les chansons de The Smiths, que le tueur mographie. Cet opus mineur nous offre
la poursuite de ceux qui veulent l’élimi- écoute pour se concentrer, perdent même donc un bilan d’étape dans cette vision
ner après l’échec de sa dernière mission. leur qualité musicale pour se muer ironi- misanthrope de l’espèce humaine, par
Un film de revanche dont la tonalité quement en un artefact sonore récurrent. un procédé d’épuration des images et
uniforme frappe cependant par sa forme Si les rythmes lénifiants du quotidien de la langue qui rappelle singulièrement
presque maladivement contemporaine : ont toujours intéressé Fincher, c’était par un cinéma pourtant radicalement hété-
empruntée au jeu vidéo, sa narration à contraste avec le déchirement prodigieux rogène à celui de Fincher. Il y a, dans
la third person shooter 1 se décline en mis- que son appétit du chaos faisait dans le les premières mesures du film, monté à
sions avec boss de fin, chacune accom- tissu du réel. Jamais, comme ici, ils n’ont l’oreille comme une pièce de musique
plie dans l’univers étendu d’une grande autant informé l’ensemble du film, au concrète, une économie musicale du
ville. Propulsé par une voix off presque point de confondre le mouvement avec signe qui évoque plus l’ascèse de Bresson

CAHIERS DU CINÉMA 58 NOVEMBRE 2023


LOS ILUSOS FILMS et ARIZONA DISTRIBUTION présentent

« Un film délicieux : séduisant, sensuel et intime »


SCREEN

COMPÉTITION

BÁRBARA LENNIE ◆ IRENE ESCOLAR ◆ ITZIAR MANERO ◆ HELENA EZQUERRO ◆ ITSASO ARANA

au cinéma le 29 novembre
WWW.ARIZONADISTRIBUTION.FR Arizona Distrib.
CAHIER CRITIQUE

que le hiératisme de Melville. L’emploi le tueur pense cette méditation comme sait s’il est celui d’un dieu ironique ou
de Michael Fassbender vient appuyer une longue plaidoirie pour son métier, d’un poisson mort. ■
la comparaison : sans atteindre à l’idéal le scénariste Andrew Kevin Walker a pris
esthétique du « modèle », le masque figu- soin de condenser ce monologue inté- 1
On parle de third person shooter dans un jeu
ral de l’acteur britannique – qui lui a valu rieur en de brèves formules répétitives. Si vidéo où le personnage est vu en silhouette de
dos (par opposition au first person shooter, en
de jouer littéralement des robots – par- bien que la langue elle-même se détache vue subjective). Quant au boss de fin, c’est le
ticipe d’un refus glacé des expressions d’une fonction de communication pour personnage antagoniste que le joueur doit tuer
émotionnelles. Le pont entre les deux n’être plus qu’une commande sonore à chaque fin de niveau (ndlr).
cinéastes s’arrête cependant à ces motifs parmi d’autres, un test vocal mécanique
de pure surface : nulle vision cosmique censé animer un corps froid. THE KILLER
chez Fincher, pas plus que d’itinéraire C’est peut-être là que Fincher situe États-Unis, 2023
spirituel de son personnage. Simplement alors le cœur de son film, dans une Réalisation David Fincher
une image sarcastique de l’existence, expression du monde totalement évidée Scénario Andrew Kevin Walker, d’après la BD d’Alexis Nolent
qui ferait de The Killer un film d’aven- d’humanité, où l’efficacité machinique du Image Erik Messerschmidt
ture bressonnien produit par Albert R. tueur parle pour toute l’existence : non Montage Kirk Baxter
Broccoli. plus comme un nœud de relations sociales Musique Trent Reznor, Atticus Ross
Tiraillé entre son univers de film et affectives, mais comme une série d’in- Décors Donald Graham Burt
d’action et son traitement dévitalisé, The terfaces corporelles et numériques à tra- Costumes Catharine Fletcher Incaprera, Cate Adams,
Killer s’engourdit dans une sécheresse vers lesquelles glisse chaque individu. Si Lenaig Periot-Boulben
expressive qui atteint jusqu’au registre cette position vient logiquement aux Interprétation Michael Fassbender, Arliss Howard,
de la parole. S’il est avare en dialogues, il termes d’une série d’œuvres obsédées par Charles Parnell, Gabriel Polanco, Kerry O’Malley,
est constamment traversé off par la lita- l’analyse sociologique des comportements Emiliano Pernia, Sala Baker, Sophie Charlotte,
nie d’aphorismes cyniques sur le monde humains, elle manifeste aussi une impasse Tilda Swinton, Monique Ganderton
de son protagoniste, qui voudraient dans le travail du cinéaste. Désormais, son Production Archaia Entertainment, Paramount Pictures,
rabaisser toute dignité humaine pour cinéma semble dépeuplé, ne laissant que Plan B Entertainment, Boom ! Studios, Panic Pictures
mieux se justifier moralement. Mais, si des silhouettes sous un regard dont on ne Diffusion 10 novembre sur Netflix

Jury Duty
a un ventre mou, Gladden lui-même, qui la communauté, cette figure digne de
accueille les événements les plus aberrants Capra n’en fait que davantage ressortir
de Lee Eisenberg avec une égale bienveillance. Le spectateur le cynisme du programme. Embarrassant
États-Unis, 2023 en est souvent réduit à des conjectures : lever de rideau, qui consiste surtout à
Avec Ronald Gladden, James Marsden, Susan que se serait-il produit s’il avait accepté de recouvrir très vite les questions d’éthique
Berger. 8 épisodes d’environ 25 minutes. bondir sur le matelas d’un couple de co- et de droit sous un gros chèque, au pré-
Diffusion sur Prime video. jurés soucieux que leur pénétration puisse texte de récompenser Gladden pour sa
Convoqué pour participer à un jury, un échapper à la définition « technique » du bonté – comme s’il n’avait jamais été que
certain Ronald Gladden se trouve plongé coït ? (Incidemment, a-t-on vraiment le sujet exemplaire d’une expérimenta-
dans un univers factice. Le tribunal est un envie de le savoir ?) Lors des délibérations, tion psychologique. C’est le spectateur
décor et tout le monde autour de lui joue. son sens du devoir finit par triompher qui a alors le sentiment d’être le dindon
Si le jeune homme croit être filmé pour de la moindre velléité comique. Citoyen de la farce.
un documentaire sur la justice, il ne sait consciencieux, âme pure dévouée à Raphaël Nieuwjaer
pas qu’une équipe supervise en direct les
situations. Le spectateur lui-même n’accé-
© AMAZON FREEVEE

dera à ces coulisses qu’à l’ultime épisode.


En mêlant les formats et les dispositifs, de
la caméra cachée au mockumentary, de la
sitcom à la téléréalité, Jury Duty ne pro-
duit pas un hybride singulier ou mons-
trueux. Pragmatique et surtout bancale, la
série navigue à vue, zigzague, s’enferre. Le
petit plaisir qu’elle suscite d’abord tient à
une poignée de personnages : un acteur
égocentrique incarné par James Marsden
(et vite identifié comme tel par Gladden),
un post-humaniste au débit robotique
et aux inventions absurdes, un avocat
d’une redoutable maladresse. Autrement
dit, c’est la sitcom qui marche – mais de
façon trop distendue. C’est que Jury Duty

CAHIERS DU CINÉMA 60 NOVEMBRE 2023


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NOVEMBRE 2023 • Nº 803

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JOURNAL CAHIERS DES

© TS PRODUCTIONS/FRANCE 3 CINÉMA
Sur L’Adamant de Nicolas Philibert (2023).

ENQUÊTE. À en croire plusieurs professionnels réunis cet été à Lussas, « L’année du les producteurs qui, ne pouvant
documentaire » (rebaptisée « année du clodoc’» par un esprit persifleur) n’est pas la cumuler avec une Avance sur
uniquement synonyme de célébration. Des auteurs aux distributeurs, le sentiment recettes aux montants supérieurs,
domine que le cinéma documentaire est moins fragile par essence que fragilisé par craignent un système à deux
une méconnaissance de ses pratiques et de sa situation. vitesses.
Hors du FAI, auteurs et pro-

Le documentaire, sur quelle étagère ? ducteurs déplorent des modalités


calquées sur celles de la fiction,
entérinant la forme-scénario
et le critère du premier jour

Ddont’un côté, on se félicite de la


bonne santé d’un cinéma
la présence en salles n’a
l’imaginaire comme sur celui
de l’économie, un même enjeu
demeure au fil des années : faire
L’année s’est pourtant ouverte
sur une bonne nouvelle avec
le doublement du budget du
de tournage (on ne peut pré-
tendre à l’Avance sur recettes
pour un film dont le tournage
cessé de croître au cours des der- reconnaître la valeur artistique Fonds d’aide à l’innovation a débuté). Critère qui, selon
nières décennies (146 films sortis d’un genre que le sens commun documentaire (FAI) et l’ajout Rebecca Houzel de Petit à
en 2022 étaient des documen- n’identifie pas toujours comme d’une commission pour l’aide au Petit Production, « a du sens en
taires, soit 20% de l’offre 1), et de du cinéma à part entière, tout en développement renforcé, espace fiction car il oblige les financeurs à
succès dans les festivals interna- réclamant une meilleure prise en le plus adapté au documentaire s’engager en amont, mais ne convient
tionaux comme la Berlinale. compte de ses spécificités. car ouvert à des projets indis- pas au documentaire ». Les visions
De l’autre, ce discours général tinctement destinés au cinéma s’affrontent sur ce point : le CNC
se heurte vite à une différencia- Mal-aidé, je suis le mal-aidé ? ou à l’audiovisuel comme à des met en avant une attention por-
tion entre des films qui n’ont Du point de vue de la pro- formes d’écriture libres ou à de tée à la diversité et un bon taux
ni la même exposition ni les duction, les difficultés tiennent premières images. L’existence de sélectivité (en fonction du
mêmes parcours de finance- d’abord à la temporalité. Souvent de l’aide au développement nombre de dossiers déposés,
ment, le documentaire inter- conçu à travers des allers-retours renforcé 2 interroge toutefois les documentaires sont propor-
rogeant particulièrement une entre repérages, écriture et tour- en creux les autres disposi- tionnellement mieux aidés que
compartimentation structurante nage, le développement suppose tifs du CNC et ne suffit pas à les fictions), là où les auteurs
des aides du CNC entre cinéma une large part d’indétermination résoudre les problèmes de sous- pointent une baisse tendancielle
et audiovisuel. Sur le terrain de sur la nature finale des projets. financement que rencontrent des aides accordées par l’Avance

CAHIERS DU CINÉMA 63 NOVEMBRE 2023


© AGAT FILMS & CIE/EX NIHILO/ARTE JOURNAL

salles entre 2018 et 2021) ainsi


que d’un mécanisme de rattra-
page, l’agrément de distribution
délivré après la sortie. Ressorts
vitaux mais qui n’annulent pas
tout à fait le risque : « Le problème
reste de fonctionner par à-coups, sans
visibilité ; et l’aide sélective, dont le
montant est aléatoire, ne prend pas
en compte certaines dépenses de
structure, alors même qu’il n’existe
par ailleurs pas de dispositifs d’aide
régionaux spécifiques pour les dis-
tributeurs », souligne Violaine
Harchin, cofondatr ice des
Alchimistes.

La guerre des écrans


De la production à l’exploi-
Casa Susanna de Sébastien Lifshitz (2022). tation, le problème peut se
lire dans un sens de la chaîne
sur recettes au documentaire (le se situe sous un certain seuil davantage de souplesse afin comme dans l’autre. Et si,
nombre a baissé de moitié entre de déroger aux annexes 1 et 3 que les projets soient menés selon une formule de Mathieu
2018 et 2022), interrogent les de la Convention collective du dans des conditions moins pré- Ber thon (Météore Films),
compositions des commissions cinéma, qui fixent des rémuné- caires : « Beaucoup de films qui ont la ressource première n’était
et le manque de familiarité de rations minimales pour les tech- obtenu une Étoile de la Scam ont pas le film, mais l’écran ? Les
leurs membres avec l’écriture niciens. Si personne ne se réjouit eu une aide audiovisuelle et n’ont chiffres sont éloquents : si les
documentaire. Si l’existence de à l’idée de revoir les salaires à la pas pu aller au financement cinéma, documentaires représentent
budgets et de commissions com- baisse, les effets peuvent néan- explique Marion Lary. Il serait 20% des sorties en 2022, ils ne
munes avec la fiction ainsi que moins être néfastes, avec des bon de réfléchir à des aménagements réalisent que 1,4% des entrées.
l’affectation du FAI à la direction durées de tournage compres- pour permettre par exemple à des Le nombre élevé des sorties
du cinéma est pour le CNC le sées pour supporter les coûts, des films de se présenter à l’Avance sur cache une forte inégalité, un
signe d’un refus d’ostraciser les techniciens qui réalisent moins recettes après réalisation, avec la pos- documentaire en 2022 sortant
genres, le risque est que cette d’heures, quand cela ne conduit sibilité le cas échéant de rembourser en moyenne dans six fois moins
louable position masque des biais pas en amont à renoncer à la son aide audiovisuelle après-coup et de salles (soit 31 en première
de sélection et, dans un contexte voie du cinéma. non avant comme cela est demandé semaine) qu’une fiction, ce qui
de mise en concurrence, rende Or suivre le parcours audio- aujourd’hui.» explique en partie la réticence
la voie du cinéma plus risquée visuel complique la sortie en Le CNC n’est pas aveugle : des distributeurs à s’engager en
pour le documentaire. salles, sans toutefois l’empêcher. en témoigne l’existence de déro- amont sur les films, fragilisant
De fait, sur 103 films d’initiative gations dans la part maximale en retour la production.
De l’inconvénient d’être non agréé française sortis en 2022, seuls des financements publics pour D’une manière défensive,
L’orientation de certains projets 46 avaient obtenu l’agrément les films « difficiles », d’une aide dans une période où certains
vers l’audiovisuel ne relève pas de production, soit une certi- sélective à la distribution ouverte interrogent le nombre de films
toujours d’un choix libre. La part fication du respect de certains aux films agréés comme non et voudraient soumettre le
plus importante des aides natio- critères et droits sociaux affé- agréés (aides dont ont bénéficié cinéma à des critères de ren-
nales et régionales et de l’apport rents au cinéma, agrément qui 40% des documentaires sortis en tabilité, cette faible proportion
producteurs dans le financement ouvre ensuite à un distributeur
est liée à la rareté des finance- la possibilité d’alimenter son
ments privés, comme ceux des fonds de soutien automatique
© LES FILMS DES DEUX RIVES

Soficas, et à celle des préachats lors de la sortie. Proposer un


(les chaînes de télévision et les film sans agrément est ainsi plus
distributeurs, lorsqu’ils s’en- difficile, et il n’est pas rare que
gagent, le font de plus en plus les producteurs, pour compenser
tard). En accroissant le risque, les risques du distributeur, lui
cette raréfaction des sources de « offrent » leur film en renonçant
financement conduit logique- au moment du contrat à toucher
ment à choisir l’audiovisuel, un minimum garanti. Si la sépa-
souvent moins onéreux. À ceci ration avec l’audiovisuel est fon-
s’ajoute que le documentaire, damentale pour la chronologie
alors même qu’il implique des médias et le financement du
souvent des devis moindres, ne cinéma, garantissant également
bénéficie pas d’une disposition une indépendance des produc-
qui permet aux films de fiction teurs, une organisation comme
et d’animation dont le budget Addoc plaide néanmoins pour Des idées de génie ? de Brice Gravelle (2021).

CAHIERS DU CINÉMA 64 NOVEMBRE 2023


JOURNAL

d’entrées peut être rappor- indique Mélanie Génin de quotas à la télévision pourraient nouvelle période de refonte des
tée à des coûts de production Zadig Productions. Alors que contribuer à des rémunérations dispositifs (dont on regrette que
eux-mêmes réduits 3. Mais elle seuls 35% des documentaires supplémentaires. « Les cinéastes commande publique n’ait pas
accuse surtout la polarisation agréés entre 2013 et 2022 béné- deviennent une variable d’ajuste- été passée à Frederick Wiseman
démesurée entre grosses et ficiaient d’un apport diffuseur ment dont le travail fourni dépasse pour la documenter !), l’enjeu
petites sorties, les fortes inéga- (contre 82% des fictions), de largement le temps rémunéré, et il est de peser dans les rapports
lités promotionnelles ainsi que nombreux acteurs du secteur faut parfois choisir entre réaliser et de force, avec une conviction :
les pratiques de l’exploitation. pointent ainsi la restriction accompagner son film et d’autres en articulant regards sur le réel
Du point de vue des distribu- des espaces dévolus au cinéma boulots pour faire des heures d’in- et expérimentation formelle, art
teurs, l’attention doit moins être documentaire à la télévision, termittence », déclarent Hélène et social, le documentaire est
portée sur le nombre de copies dont les productions relèvent Milano et Diego Governatori, indispensable à la vigueur de la
que sur le volume et le type de souvent d’une logique de case de l’Acid. L’association met sur création cinématographique et
séances, le documentaire se trou- plus formatée. Avec trois films la table la proposition d’un fonds au tissage démocratique.
vant régulièrement cantonné à coproduits par an en supplément de soutien aux auteurs qui, pre- Romain Lefebvre
des créneaux ingrats, quand il des programmes de La Lucarne, nant modèle sur ceux existant
ne s’agit pas de séances uniques, Arte n’a plus le rôle historique pour les producteurs et les dis- 1
Selon une étude du CNC sur le
nécessairement accompagnées. qu’a pu avoir La Sept en parti- tributeurs, permettrait d’assurer marché du documentaire en 2022.
Face à ce constat, la pression cipant à l’émergence d’auteurs, une continuité de revenu entre 2
Qui résulte d’une mobilisation
de la sortie nationale apparaît et seuls quelques ilots comme deux projets. et fait suite à l’étude « L’État du
de plus en plus mortifère pour « L’Heure D » ou « 25 nuances « Un syndicat du documen- documentaire. 2000-2010 » publiée
des distributeurs indépendants de doc » subsistent sur France taire est-il possible ? », se deman- en 2011 par le ROD (Réseau des
qui, assurés de voir leur film Télévisions. En s’appuyant sur dait-on à Lussas. Si la forme n’a organisations du documentaire).
noyé, envisagent des stratégies le cahier des charges du ser- rien d’évident, et si beaucoup 3
Si le documentaire représente
et temporalités alternatives. Mais vice public, la SRF en appelle d’organisations collectives 20,4% des films agréés en 2022,
se dessine aussi une réponse évi- par exemple à un engagement existent ou se sont constituées il ne représente que 3,9% des
dente, et, chose assez rare, parta- véritable envers la diversité en récemment, à l’image de La investissements totaux.
gée de la Cour des comptes aux suggérant d’imposer aux chaînes Boucle documentaire, les acteurs
auteurs : la réforme du label Art des préachats de films pour le du genre savent qu’ils ont tout Le 1er décembre, lors des Rencontres
et Essai qui, englobant de plus cinéma et des quotas de diffu- intérêt à poursuivre la mise en du cinéma documentaire de Périphérie,
en plus de films, a perdu de son sion, manière de consolider la commun de leurs probléma- table‑ronde autour du risque
efficacité. À la veille de concer- production tout en remédiant tiques lors de futures rencontres. en documentaire.
tations, le directeur du cinéma à l’invisibilité de certains films Alors que la publication de Le 7 décembre, Rencontres Addoc :
du CNC, Lionel Bertinet, en dehors des festivals (et peut- plusieurs rapports annonce une « La précarité est-elle un choix ? »
avance ainsi le souci de mieux être de régler au passage le flou
récompenser les risques édito- régnant autour de l’étiquette
riaux des salles et une discus- fourre-tout du « documentaire Bibliothèque publique d’information | Cinéma
Bibliothèque Centre Pompidou

sion autour d’une proposition de création »). 3 novembre – 18 décembre 2023


de bonus documentaire comme La vitalité du documentaire
il en existe déjà autour du court
métrage.
ne saurait se mesurer unique-
ment au nombre des entrées
Claude Lanzmann
quand la vie des films se déploie Le lieu et la parole
Quelle politique culturelle ? sur un temps long, au travers des
Une récente étude sur le public festivals, des circuits non com-
du documentaire identifie dans merciaux et des médiathèques,
ses conclusions une attente de par le travail d’associations
formats très courts adaptés à la comme Documentaire sur grand
mobilité, une narration chargée écran, Tënk, Heure exquise ou
en suspense sans être formatée. J’ai vu un documentaire. Mais
Aucune étude ne saurait rempla- elle repose trop souvent et à tous
cer ce que le secteur attend des les échelons sur un épuisant tra-
pouvoirs publics : un choix clair vail de fourmi. Comme l’avait
entre politique de la demande mis en lumière une enquête de
et politique de l’offre, et une la Scam de 2018 intitulée « De
redistribution des moyens en quoi les documentaristes vivent-
cohérence avec les fins. Le docu- ils ? », la situation des cinéastes,
mentaire est sur ce point avant entre phases de développement
tout un cas emblématique et insuffisamment financées et
Shoah © Why Not Production / Les Films Aleph - © Centre Pompidou, direction de la communication et du numérique - Impression : PeriGraphic Impression

révélateur d’une politique cultu- tournages en sous-budget, est


relle dont les différents leviers particulièrement précaire. Si
renvoient aux mêmes types d’ar- l’ouverture récente de l’aide à
bitrages. « Les chaînes publiques la conception au documentaire
considèrent que leur engagement a corrigé une anomalie, l’attri-
envers le documentaire est lié au bution ciblée des subventions
financement de films audiovisuels », aux salles et la mise en place de

CAHIERS DU CINÉMA 65 NOVEMBRE 2023


RÉTROSPECTIVE. Entretien avec Arnaud Hée, programmateur d’une ambitieuse rétrospective
consacrée à Claude Lanzmann à la Cinémathèque du documentaire (BPI) qui convoque
de nombreux collaborateurs et commentateurs et présente une partie des rushs de Shoah.

Lanzmann, le temps de l’étude


© LES FILMS ALEPH

Shoah de Claude Lanzmann (1985).

Comment définiriez-vous la et une haute exigence intel- du premier. Shoah développe J’ai tout de suite eu envie
singularité du geste documentaire lectuelle et morale. Pour ce bien sûr tout cela avec d’autres que d’autres films et cinéastes
de Claude Lanzmann ? qui est du pacte cinématogra- enjeux, immenses, de représen- viennent dialoguer avec ses
Il est d’abord indissociable phique – l’entretien, le corps tation. Pourquoi Israël et Shoah, films. Mais je l’ai fait en me
de son parcours d’avant le du cinéaste dans le cadre –, on tous deux avec Ziva Postec au gardant d’établir ou de décréter
cinéma. Il s’en empare en peut trouver bien des conver- poste de monteuse, jouent aussi des filiations, je parlerais plutôt
autodidacte à 45 ans, après gences avec Marcel Ophuls, beaucoup sur le choc au sein d’échos, de correspondances.
être passé par la Résistance, la comme ce dernier n’a jamais des séquences et entre elles, Wang Bing et Fengming se sont
philosophie, le compagnon- manqué de le signaler ! Il est avec quelque chose de violent, imposés. J’ai aussi choisi trois
nage avec Sartre et Beauvoir, aussi intéressant de constater de brutal, de l’ordre du fracas. films français, Premier convoi de
l’aventure des Temps modernes, que Pourquoi Israël, sa première Le conflit et la confrontation Pierre Oscar Lévy, Belzec de
le militantisme anticolonial, réalisation, met déjà en place constituent des pierres angu- Guillaume Moscovirz et Sheol
le journalisme d’enquête. Son ses principes : l’équipe légère, laires de son cinéma. d’Arnaud Sauli, pour explorer
cinéma est marqué par tout sa présence orale ou phy- modestement la question de
cela, quelque part entre un sique, la relation forte entre Dans la rétrospective, ses films ce que c’est que de réaliser un
côté aventurier, baroudeur, le lieu et la parole, ce que la seront parfois associés à d’autres. film sur la Shoah après Shoah.
très physique, topographique, seconde dit et donne à voir Lui voyez-vous des continuateurs ? Ces films y sont forcément

CAHIERS DU CINÉMA 66 NOVEMBRE 2023


JOURNAL

liés mais ils ont aussi leur sin- Levine et Jared Stark, disciples voit à l’œuvre l’intervieweur connaisseur de Lanzmann,
gularité et leur chronologie. de Felman. Ils ont coordonné pugnace, dont le dessein est avec qui il avait coordonné en
Premier convoi (1992) et Belzec un passionnant numéro des de faire naître une parole qui 2008 deux numéros des Temps
(2005) se font encore dans l’ère Yale French Studies, « Lanzmann n’avait jamais eu lieu. Modernes. De plus, il enseigne
des témoins ; Sheol, réalisé en After Shoah ». Cet intitulé for- cette année à l’Université du
2022 dans le camp de Sobibór, mule bien l’envie de se décen- Craignez-vous que le contexte Vermont, où Raul Hilberg,
questionne la façon dont s’écrit trer de ce film pour explorer politique pendant lequel va se « l’historien de Shoah », a fait
cette histoire après les témoins : de façon très fouillée ceux qui dérouler cette rétrospective, que sa carrière.
avec les fouilles archéolo- suivent. Un autre domaine vous ne pouviez prévoir, influe sur
giques, la patrimonialisation, d’étude réside dans les rushs la réception actuelle de ses films ? Entretien réalisé par
les mémoires conflictuelles, la de Shoah acquis par l’USHMM Par ses enjeux, parfois ses partis Marcos Uzal par e-mail,
muséification. (Musée mémorial de l’Holo- pris dans les films ou en dehors, le 19 octobre.
causte de Washington) en l’œuvre de Lanzmann ne se
Comment ont évolué la réception et 1996 : 185 heures d’entretiens montre jamais avec légèreté. 1
L’ensemble est consultable en ligne,
l’étude de l’œuvre de Lanzmann en et 35 heures de filmage de Cela dit, les films sont tou- https://collections.ushmm.org/
search/catalog/irn1000017
France et à l’étranger ? lieux 1. Jennifer Cazenave, une jours vus au présent, et c’est
La déflagration de Shoah se universitaire franco-américaine, avec gravité et émotion que
perpétue depuis 1985, mar- a mené de brillantes recherches l’on aborde la rétrospective. Rétrospective « Claude Lanzmann,
quée par son universalité, à partir de cette matière ciné- Le travail de programmation le lieu et la parole », Cinémathèque
en quelque sorte consacrée matographique non utilisée : consiste en une réflexion sur la du documentaire à la BPI, Centre
par l’inscription du film au An Archive of the Catastrophe: façon de montrer et d’accom- Pompidou, Paris, du 3 novembre
registre Mémoire du monde de The Unused Footage of Claude pagner les films, on y a travaillé au 18 décembre. Le 19 novembre
l’Unesco en mai dernier. Pour Lanzmann’s Shoah (2019). Elle dès le début – le bouclage du à 15h, masterclasse avec
ce qui est de cette universa- sera présente pendant la rétros- programme était en juin. Si Caroline Champetier, « Le geste
lité, on peut prendre l’exemple pective, notamment pour une on prend l’exemple de Tsahal lanzmannien » ; le 26 novembre à
de la longue discussion noc- rencontre au Mémorial de la (1995), nous avons tenu à rece- 14h30 (au Mémorial de la Shoah),
turne de Lanzmann avec des Shoah avec des projections de voir Denis Charbit, un poli- rencontre-projection des rushs
étudiants à Nankin à la suite rushs, intitulée « Le devenir- tologue et un historien, une de Shoah ; le 9 décembre à 16h,
d’une projection de Shoah en archive des rushs de Shoah ». figure intellectuelle progressiste « Les images de Claude Lanzmann »,
2004 – Nankin, ville chinoise Cette question du « devenir- en Israël, un citoyen engagé rencontre avec Tal Bruttmann,
mar tyre d’un massacre de archive » de la matière issue dans le dialogue, quelqu’un qui Arnaud Desplechin, Jean-Michel
masse perpétré par l’occupant du tournage de Shoah est un pourra répondre aux opinions Frodon, László Nemes et Jared Stark.
Japonais, qui fit 300 000 morts. enjeu qui divise. C’est assez par des faits. Il est aussi un fin Programme complet sur www.bpi.fr
Il ne s’agit pas de mettre en vertigineux quand on se sou-
concur rence les cr imes – vient du rapport de Lanzmann
Lanzmann n’avait d’ailleurs à l’archive.
pas manqué de préciser que
leur nature et leur dessein dif- Quels autres aspects moins connus rencontres
féraient radicalement –, mais de son œuvre aimeriez-vous internationales
de voir comment ils se font que cette rétrospective fasse
écho, se parlent tout en étant découvrir ? paris/berlin
distants. Aux États-Unis, sa sor- Outre la découverte de films
tie fut un événement considé- splendides qui m’avaient
rable. Concernant l’étude de échappé jusqu’ici (Pourquoi
l’œuvre, l’Université de Yale Israël et Le Rapport Karski), il
fut assurément un centre. m’est apparu au cours de ce
Lanzmann s’y rendit en 1986 travail combien Lanzmann
et 1990. La critique littéraire excellait avec des for mes
et professeure de littérature plus condensées, ramassées :
comparée Shoshana Felman les quatre épisodes extraor-
est devenue une grande pas- dinaires des Quatre Sœurs, Le
seuse de l’œuvre, notamment Rapport Karski, Un vivant qui
à travers un texte fondamen- passe, Sobibór, 14 octobre 1943,
tal, « À l’âge du témoignage », 16 heures… Chacun dispose
qui fut publié en français dès d’une admirable puissance nouveau cinéma
1990 dans l’ensemble de textes dramaturgique, d’une capacité et art contemporain
réunis sous le titre Au sujet de de dévoilement d’une vérité
Shoah. Caroline Champetier, assez prodigieuse. Je cite aussi 30 octobre - 5 novembre 2023
Arnaud Desplechin et bien le « Lanzmann téléaste », témoi-
Maison Européenne de la photographie, CWB Paris, Jeu de Paume,
d’autres « lanzmanniens » s’y gnage d’une époque où le Centre Pompidou, Musée de la Chasse et de la Nature,
réfèrent beaucoup, en font un petit écran est audacieux, exi- Luminor Hôtel de Ville, Musée Guimet, Fondation Fiminco.
jalon. Pour la rétrospective, je geant – deux entretiens seront
suis en relation avec deux uni- montrés, avec Pierre Cardin et
art-action.org
versitaires américains, Michael avec Delphine Seyrig. On y Image courtesy - Peggy Ahwesh et Jacqueline Goss, “OR119”

CAHIERS DU CINÉMA 67 NOVEMBRE 2023


© DOHA FILM INSTITUTE JOURNAL

coup d’État de 2021) dévoi-


lant un pays en pleine paranoïa
mais où la résistance sur place
éclate au grand jour. Une autre
débarquée du Japon voisin avec
Remembering Every Night, second
long métrage de Kiyohara Yui
dont les allers et venues entre
quelques rues jouxtant un pai-
sible parc de Tokyo balaient une
poignée de destins avec un art
souple et minutieux rivalisant
parfois avec les danses du hasard
de Hamaguchi. D’Indonésie,
Sara d’Ismail Basbeth filme le
retour dans son village d’une
femme trans auprès d’une mère
paralysée par le deuil. Basbeth
enregistre les rituels d’un vil-
Rapture de Dominic Sangma (2023). lage musulman et la fuite de
corps au bord de la disparition
FESTIVAL. Du 4 au 13 octobre dernier, le festival international du film de Busan (la mère inerte et vidée de sa
(BIFF), le plus grand d’Asie, palliait la désaffection des salles par la diversité des mémoire) avec une lenteur hyp-
propositions dans l’ensemble de la région. notique, diffusant un lyrisme si
sourd qu’il finit par terrasser

Busan, tranchants tableaux d’émotion. D’Inde enfin, un


film passé inaperçu à Locarno
mais dont nous reparlerons
sûrement : Rapture de Dominic

Uduneposées
des grandes questions
par cette 28 édition
e

BIFF était celle du hiatus


amateur (le film de SF aux
envolées pop Sorigouldari de
Gupasu Ryunhoi) était pré-
sur une île du Pacifique à une
époque inconnue, il distille en
des cadres splendides un souffle
Sangma s’engouffre dans la
jungle de la frontière bangla-
daise et progresse comme un
entre le triomphe mondial de férable la quête d’équilibre et oscillant entre routine, comé- conte fantastique d’une effa-
la production sud-coréenne via d’ambition formelle de trois die et terreur avant de virer au rante beauté formelle. Du mal
Netflix et la désertion catastro- films marquants. Le premier, conte chamanique. C’est à lui qui dévore chaque nuit hommes
phique des salles de cinéma du Because I Hate Korea de Jang que cette cuvée coréenne 2023 et enfants d’un paisible village,
pays (à tel point que de grands Kun-jae dresse la chronique devait assurément ses plus tran- nous ne saurons longtemps rien,
placards « THEATERS ARE d’une jeunesse partagée entre chants tableaux. avant que le film ne se renverse
NOT DEAD » s’affichaient sur frustration et désir d’évasion via en glaçante satire religieuse.
tous les murs du festival). Le l’errance d’une jeune fille exilée Autres Asies Plongeant dans les ténèbres
problème tient peut-être à ce en Nouvelle-Zélande. Mêlant D’ailleurs venaient quelques de la superstition, brillant du
paradoxe : Netflix, producteur le quotidien en Corée et en remarquables surprises. L’une de regard d’un jeune acteur génial
du plus gros film à l’affiche de exil à la manière d’un puzzle Birmanie, le temps de retrou- (Torikhu A. Sangma), Rapture
cette édition (le nullissime The temporel, le film renvoie dos à vailles avec Thaiddhi (Cahiers fut assurément la plus belle
Ballerina avec Jeon Jong-seo, la dos crise sociale et crise adoles- nº 751), producteur d’un film vision surgie de la jungle des
star de Burning), le sortait sur cente et frappe par la maîtrise omnibus (Ten Years Myanmar, projections busanaises.
sa plateforme le jour même de de cet ancien directeur de la cinq courts réalisés après le Vincent Malausa
sa grande première sur le plus photographie devenu l’un des
grand écran du futuriste BIFF plus solides portraitistes de la
© BOSAN BERISIK LAB

Center. Malgré l’obstination jeune génération depuis la fin


du géant du streaming à fuir des années 2000. The Berefts de
les salles tout en s’appropriant Jeong Beom et Hur Jang, qui
le prestige du plus grand festi- documente à la manière d’un
val de cinéma d’Asie, et alors thriller les arrangements d’un
que la Kofic (le CNC local) a père et de sa fille fraudant les
reversé ses fonds dans l’aide à la agences immobilières, brille
distribution au prix d’un assè- quant à lui par ce mélange de
chement drastique de celles à la réalisme glacial et de mélodrame
réalisation, la production natio- atone dont est fait le meilleur
nale s’affichait néanmoins avec de la production indépendante
assurance cette année. locale. Enfin, Isle of Snakes de
À l’indé sous influence Kim Eun-min s’impose par sa
Netflix (le lisse It’s OK de Kim calme singularité. Premier long
Hyeh-young) et à la radicalité métrage sur trois soldats échoués Sara d’Ismail Basbeth (2023).

CAHIERS DU CINÉMA 68 NOVEMBRE 2023


JOURNAL

© QUIJOTE FILMS/RAMPANTE FILMS


NAPLES
DANS
LE REGARD
DES
Les Colons de Felipe Gálvez (2023).

FESTIVAL. Entre le 23 et le 29 septembre, le cinéma


chilien a régné sur la dernière édition de Biarritz
Amérique latine. CINÉASTES
Biarritz, AUDITORIUM MICHEL LACLOTTE /
FESTIVAL DE CINÉMA

mémoire obstinée
/ CARTES BLANCHES
À ISABELLA ROSSELLINI
ET À PAOLO SORRENTINO

P our sa 32e édition, le festi-


val Biarritz Amérique latine
a fait montre d’un bel esprit
flamboyant western découvert à
Un certain regard – et ici primé
par la critique – qui revisite
de résistance, qui a dépassé de les fondations de l’histoire du
loin la remise de l’Abrazo au Chili (sortie le 20 décembre) ;
tonique, féministe et brésilien tout aussi habité est le rôle de
Levante de Lillah Halla (sortie le Castro dans El viento que arrasa
6 décembre). Car le bon exemple de l’Argentine Paula Hernández,
est venu de loin : un focus dédié celui d’un évangéliste itinérant
à la commémoration du coup accompagné d’une fille qui vit
d’État du 11 septembre 1973 sous son emprise. Parallèlement,
a mis en avant, brèves rétros la compétition documentaire
Guzman, Larraín et Costa- accueillait le cinquième long
Gavras à l’appui (en présence métrage de Maite Alberdi,
des deux derniers), quelques primé à Sundance. Avec La Du 17 au 26
incunables du combat mémoriel memoria infinita, la cinéaste de novembre
chilien. L’essentiel a tenu pour- Santiago met une nouvelle fois 2023
tant à deux grands acteurs invités à l’épreuve la porosité des genres
qui ont lancé des passerelles vers (après le brillant El agente topo Réservation
la compétition. C’est ainsi que la en 2020), parant d’un lyrisme 01 40 20 55 00
louvre.fr
La Main de Dieu de Paolo Sorrentino © Netflix

performance d’Antonia Zegers assumé et inattendu sa chro-


domine aujourd’hui El castigo de nique d’un couple de célébri- fnac.com
Matías Bize (Prix du public), où, tés aux prises avec la maladie Informations
en un unique plan, un couple d’Alzheimer du mari. Souffrance louvre.fr
dont l’enfant s’est volatilisé à tragiquement emblématique
l’orée d’un bois révèle ses fêlures. pour le journaliste Augusto
L’immense et discret Alfredo Góngora, ancien opposant à
Castro, pour sa part, irréduc- Pinochet, de l’amnésie qui n’a
tible au cinéma de Larraín, est le jamais cessé de menacer le pays
cynique propriétaire terrien des et dont le cinéma persiste à vou-
Colons, de Felipe Gálvez (sortie loir triompher. Grand mécène

le 20 décembre), impitoyable et Thierry Méranger

CAHIERS DU CINÉMA 69 NOVEMBRE 2023


JOURNAL

RÉTROSPECTIVE. Il était grand temps que le cinéma de Ben Rivers soit célébré dans
une rétrospective digne de ce nom. C’est chose faite, avec une programmation au
Jeu de Paume qui fait dialoguer ses films avec quelques belles voix de la littérature
contemporaine, du 14 au 26 novembre.

Ben Rivers, la clé des songes


Vhabille
oilà vingt ans que le cinéaste
br itannique Ben Rivers
ses images de spectres
d’existence anachroniques un
antidote à « l’accélérationnisme »
de la civilisation industrielle :
privilégié de ces fictions, parce
qu’elles sont le lieu sans lieu de
l’utopie et qu’elles abritent des
de son île danoise par de nou-
veaux venus, d’Oleg et Ben (A
World Rattled of Habit, 2008)
ir isés, d’er mites inspirés et l’improbable héros d’Origin of communautés affinitaires plutôt ou de la peintre Rose Wylie
d’animaux philosophes. Ce the Species (2008) vit lui aussi que des nations ou des clans. (What Means Something, 2015),
fétichiste de la Bolex déve- dans les bois en citant Darwin, Les films de Rivers dessinent tient moins aux propos échan-
loppe lui-même ses bobines tandis que les enfants d’Ah, ensemble un petit archipel, gés qu’à cette manière toute
16 mm, après les avoir frottées Liberty ! (2008) arborent des comme une tentative, coura- singulière de faire du film une
aux esprits invisibles de maisons masques grotesques dans un geuse et modeste, de refonder portion d’espace et de temps en
hantées et d’îles mystérieuses. paysage d’apocalypse joyeuse. à chaque fois une communauté commun. Le programmateur
Formé à la peinture, à la sculp- temporaire où chacun, vivant de cette rétrospective, Antoine
ture et à la photographie, il s’est Dérouter l’imaginaire colonial ou fantôme, volcan ou forêt, Thirion, a eu la bonne idée
converti à l’argentique à la fin Des romans d’anticipation de animal ou humain, serait libre d’inviter des écrivaines telles
de ses études d’art et a cofondé Mary Shelley aux récits de de raconter son histoire comme que Chloe Aridjis (Le Livre des
la cinémathèque de Brighton vagabondage du Norvégien il l’entend, ou bien de laisser sa nuages), Daisy Hildyard (Hunters
où, pendant une dizaine d’an- Knut Hamsun, la littérature présence impressionner l’image. in the Snow) ou encore Irene
nées, il a programmé des films inspire à ces voyages proches Alors la beauté d’un plan peut Solà (Je chante et la montagne
des premiers temps aussi bien ou lointains des embardées vers tenir simplement en un paysage danse), parmi beaucoup d’autres,
que des formes plus expérimen- la fiction. Slow Action (2010) recouvert par la neige ou dans à dialoguer avec le cinéaste. Sans
tales en argentique et en vidéo éprouve un monde hypothé- les jeux d’enfants au milieu doute car elles aussi cherchent la
avant de concilier ces écritures tique à la population raréfiée d’une décharge, l’espace-temps langue des choses elles-mêmes.
dans ses propres expériences, parmi des ruines industrielles, se dérober dans la trichromie Et peut-être parce que ces com-
petites f ables spéculatives tandis que The Creation as We d’une image et les gestes lents munautés précaires inventées
empruntant au film ethnogra- Saw It (2012) inventorie les d’un paresseux accroché à sa par les films n’ont de sens qu’à
phique aussi bien qu’à la fiction mythes du Vanuatu en décou- branche. être étendues à celle, tout aussi
d’anticipation et à la méditation. plant l’image et le son comme Ce n’est pas que ce cinéma éphémère, des spectateurs.
Entre ses mains, la caméra pour mieux dérouter l’ima- est privé de dialogues, c’est Alice Leroy
est bien autre chose qu’un ginaire colonial et exotique qu’il réinvente constamment
outil d’observation du monde, associé à ces espaces insulaires. sa propre langue : l’amitié qui Ben Rivers, strates, fantômes et autres
elle ouvre des brèches dans Les îles, véritables ou inven- entre dans les portraits d’Astika histoires, Jeu de Paume (Paris), du 14
le tissu serré du présent pour tées, forment ainsi le territoire (2006), le vieil ermite délogé au 26 novembre. www.jeudepaume.org
découvr ir des vies hors du
temps, suspendues dans des
utopies concrètes ou rêvées :
Jake Williams, ancien marin
désormais établi dans une forêt
écossaise, qui évoque tout à la
fois la figure de Henry David
Thoreau et celle du cinéaste
Peter Hutton (qui travailla sept
ans dans la marine marchande),
apparaît dans This Is My Land
en 2006 et revient cinq ans
plus tard dans Two Years at Sea,
premier long métrage en forme
de robinsonnade contemplative
© BEN RIVERS ET KATE MACGARRY GALLERY

et ludique où la vie sauvage


ressortit moins d’une affaire
de survie que d’un certain art
de vivre. Rivers partage avec
ces personnages à la lisière du
monde le goût de l’artisanat et
des vieilles machines obsolètes,
et cherche dans leurs modes Krabi 2562 de Ben Rivers et Anocha Suwichakornpong (2019).

CAHIERS DU CINÉMA 70 NOVEMBRE 2023


JOURNAL

PROGRAMMATION. Comment exhumer l’absence ? Le Festival international du film d’Amiens mène


l’enquête, à travers le programme « Les disparu·e·s. d’Amérique latine », conçu par Anna Dodier. On
y découvre une démarche géologique, qui fouille le sol des images, ses fondements.

Ciné-géologie à Amiens
chimie fragile du médium rejoue La flaca Alejandra de Carmen

© ATACAMA PRODUCTIONS
d’ailleurs le drame de la dispari- Castillo (où la militante du MIR
tion, à travers le spectre de son rencontre celle qui l’a trahie,
altération. Puis il y a les témoins, 1994) ou encore El cielo está rojo
façonnés par le trauma. Eux aussi de Francina Carbonell (sur un
ont une fonction cinématique. incendie en milieu carcéral au
Ces êtres mnésiques conservent Chili, 2020). In fine, à travers
et raniment les récits des der- les images d’archives, c’est le sol
nières images : la dernière fois des représentations, les strates
qu’on a vu, qu’on a su. L’oralité générées par les médias mêmes,
sédimente les imag inaires, que l’on sonde. Tatiana Fuentes
remontant l’archéologie des Sadowski, Albertina Carri ou
mythes préhispaniques dans Los Laura Gabay travaillent notam-
abrazos del río de Nicolas Rincón ment depuis la disparition du
Gille (2010) ou La Fleur de Buriti sens qui menace l’archive. Le
de João Salaviza et Renée Nader lacunaire devient un élément
Nostalgie de la lumière de Patricio Guzmán (2010).
Messora (2023). structurant du montage, qui fait
Le désir indiciel s’incarne geste de dissonance, d’écart, et

N ous ne sommes pas : “pous-


« sière qui redeviendra pous-
sière”, nous ne devenons pas de
miroir l’étendue du ciel et celle du
sol, dans le désert d’Altacama.
Ce site, à la fois astronomique et
aussi par l’archive. La fouille
accumule alors les indices
d’un réel que le pouvoir tente
d’exhibition du manque.
Élodie Tamayo

la poussière. Nous devenons […] archéologique, conserve depuis de dérober : dans Juan, como si « Les disparu∙e∙s d’Amérique latine : traces
des morceaux qui ressemblent à des des milliers d’années l’empreinte nada hubiera sucedido de Carlos et persistances », Festival international
roches, aux vestiges de quelque chose. de ce qui le traverse : dessins et Echeverría (sur la disparition du film d’Amiens, du 10 au 18 novembre.
Proches de la constitution d’autres fossiles préhistoriques, victimes d’un étudiant argentin, 1987) ; www.fifam.fr
éléments de la nature », décrit de Pinochet, momies d’ouvriers
l’anthropologue péruvien de La du xixe siècle. L’artiste brési-

UN WEEK-END
huella (Tatiana Fuentes Sadowski, lienne Ana Vaz fouille les pay-
2012). Cette dynamique du sédi- sages de mines dans Regardez
ment structure les « cinémas de bien les montagnes (2018). Les

À L’EST
la disparition » latino-américains, désastres politiques et écologiques s’y
du Guatemala au Chili, en pas- entrelacent autour d’une même
sant par la Colombie, le Brésil, logique du recouvrement ; un
l’Argentine et l’Uruguay. Le effacement contre lequel les
sédiment constitue l’expression médiums de préservation (de la LE FESTIVAL DU 22 AU 27
DES CULTURES NOV. 2023
matérielle, le dépôt, de quelque paroi rupestre au photogramme
EST-OUEST À PARIS
chose qui avait été dissolu, désa- de cinéma) tentent de lutter. 7e ÉDITION
grégé. Non la restitution de ce
qui a été perdu, mais son retour « Plasmer »
comme traces d’un état passé. On En espagnol, représenter se dit
comprend ce souci « géologique » « plasmar », du grec πλάσσω,
de la part de sociétés qui ont dû « former », « mouler ». Ce verbe NANA EKVTIMISHVILI
retourner leurs sols afin d’exhu- lié au travail de l’argile se rap- ELENE NAVERIANI
mer non seulement ce qui avait proche de la notion d’empreinte, IOSEB SOSO BLIADZE
été tué, mais ce qui avait été tu. du contact avec l’objet figuré. Il SALOMÉ JASHI
De fait, ces films topographiques s’agit de garder la marque du ALEXANDRE KOBERIDZE
arpentent et sondent la terre, à corps qui viendra à manquer : LEVAN KOGUASHVILI
commencer par celle des morts. soit le modèle, le sujet. De OTAR IOSSELIANI
Et ce qu’ils trouvent dans l’épais- fait, les figures inscrites sur ces JULIE BERTUCCELLI
seur des lieux, c’est la profondeur bandes ont moins une valeur de
du temps. No olvidar du Chilien symboles que de présences, de
Ignacio Agüero (1982) trace une vestiges. Nombre de ces films
cartographie du deuil, son film choisissent le support argen-
devenant un lieu de recueille- tique et son grain, sédiments
ment. Nostalgie de la lumière de d’informations à l’état de parti-
Patricio Guzmán (2010) met en cules, de micro-organismes. La

CAHIERS DU CINÉMA 71 NOVEMBRE 2023


JOURNAL

RÉTROSPECTIVE. La 45e édition du Festival

© UNIQUE/COLL. CDC
des 3 continents, qui se déroulera à Nantes du
24 novembre au 3 décembre, met en avant la
méconnue et prolifique Ann Hui, figure centrale de
la nouvelle vague hongkongaise qui a émergé dans les
années 1970.

Ann Hui, coup de sang


A(colonie
u carrefour de l’Occident
et de la Chine populaire
britannique avant sa
couple sont retrouvés dans une
mise en scène macabre. Tandis
qu’on ar rête un handicapé
rétrocession en 1997), l’île de mental, une infirmière, voisine
Hong-Kong a vu émerger à la de la jeune femme assassinée,
fin des années 1970 une géné- mène l’enquête et aperçoit son
ration de jeunes cinéastes qui, fantôme. Le récit se poursuit à
trouvant leur propre style dans une vitesse haletante, à travers
un cinéma dominé par le film des plans aux angles expressifs
The Secret (1979).
de genre, l’exportent (et pour et aux mouvements d’appareil
certains, s’exportent) avec suc- soignés, une série de flash-back
cès. Moins célèbre que Johnnie inattendus qui accumule person- représente alors le point limite populations civiles appauvries
To, Tsui Hark, Wong Kar-wai nages et explorations sur le ter- de l’ouverture kaléidoscopique et le peu de prix attaché à la vie
ou John Woo, Ann Hui, née en ritoire jusqu’à buter sèchement du récit, autant que sa vérité : la humaine – notamment celle des
1947 en Chine septentrionale et sur une sanglante réalité. Qu’un découverte tragique d’un sys- « réactionnaires » envoyés dans des
arrivée enfant sur l’île, passe par chien se nourrisse des cadavres, tème de gestion humain qui camps de travail pour déterrer les
la London Film School, devient qu’on prenne les empreintes dépasse largement les individus, mines laissées par les Américains.
assistante de King Hu et fait ses d’une main ensanglantée à la et les attend au tournant. Le film est plein d’explosions
armes à la télévision, comme morgue, que des personnages Dans Boat people (1984), brutales ; une violence instanta-
beaucoup de ses camarades, s’entretuent horriblement, c’est dernier opus de sa « trilogie du née bouche peu à peu chaque
avant de réaliser ses premiers avec un matérialisme morbide Vietnam » qui fait à l’époque issue du héros, qui tente de faire
films dans des leftist companies que la cinéaste filme plein cadre beaucoup parler de lui (financé quitter le pays à une adolescente
(petits studios indépendants, la violence se précipitant sur les par la Chine, le film véhicule et son frère d’une famille peu
implantés sur le ter r itoire corps. Son héroïne rencontre un point de vue très négatif à peu décimée. Zodiac Killer
avec des capitaux de la Chine parallèlement la violence insti- qui semble téléguidé), un pho- (1991) suit les pérégrinations
populaire). tutionnelle en traversant com- tographe japonais venu pour d’un jeune étudiant chinois au
The Secret (1979), son premier missariat, cimetière, hôpital et documenter les premiers temps Japon amoureux d’une compa-
long, qui lance aussi la nouvelle quartiers misérables, que Hui glorieux de la république popu- triote entraîneuse dans un bar,
vague hongkongaise, est réa- filme tantôt avec une précision laire du Vietnam, en s’émanci- tous deux peu à peu cernés par
lisé à partir d’un véritable fait documentaire, tantôt avec une pant de ses chaperons, découvre des yakuzas. Même enferme-
divers. Les cadavres mutilés d’un noirceur fantastique. La violence l’hor reur quotidienne des ment mortifère dans la comé-
die de kung-fu The Stunt Woman
(1996), où une jeune cascadeuse
© BLUEBIRD MOVIE ENTER. LTD.

se retrouve prise dans les intri-


gues mafieuses des milieux du
cinéma. À chaque fois, l’horreur
de l’envers du décor démembre
les liens sociaux (famille, amis,
collègues) en laissant subsister
un attachement précaire entre
quelques survivants, solidaires
dans la fuite en avant. Comment
ne pas y voir l’effet du statut en
sursis de Hong-Kong dans la
décennie 1980-90, avant sa rétro-
cession à la Chine ? Ces héros
malgré eux, exilés entre les lan-
gues et les identités déplacées,
avancent dans les films en se
perdant dans une altérité dont
ils font l’épreuve démocratique –
jusqu’au sacrifice.
Boat people (1982). Pierre Eugène

CAHIERS DU CINÉMA 72 NOVEMBRE 2023


JOURNAL

ENTRETIEN. Fait rare, les sept longs métrages d’Yvonne Rainer restaurés par le MoMA
sont présentés à Paris, au Jeu de Paume, dans le cadre des Rencontres internationales
Paris/Berlin, du 31 octobre au 5 novembre. Chorégraphe et performeuse essentielle à l’histoire
de la danse postmoderne, cinéaste non moins nécessaire, Rainer montre dans des formes
hybrides que le cinéma et l’activisme peuvent lutter ensemble contre l’inattention à la vie.

Yvonne Rainer, juxtaposition radicale


Bien que vous filmiez avait inventé la marche et moi

MURDER AND MURDER PROD.


magnifiquement les danses, une la course comme alternatives
forme de déconstruction est à chorégraphiques aux formes
l’œuvre. Images, textes et sons traditionnelles.
achoppent souvent. Cherchiez-vous
à vous libérer des conventions Aviez-vous, à l’époque,
filmiques ? une conscience accrue de ce qui
Le spectateur doit arracher un se faisait dans le cinéma ?
sens au film que je fais. Et le tra- Dès mon plus jeune âge, j’ai
vail de la caméra va avec. Babette vu des films expérimentaux
Mangolte, ma directrice de la américains de Maya Deren et
photographie, se chargeait de la Hollis Frampton, ainsi que des
prise de vues, bien que tout au films d’art et essai européens,
long de ma collaboration avec encouragée par mon père qui
elle j’aie pu suggérer des idées parlait plusieurs langues – dont
sur le cadrage, la façon de faire le français et l’italien. Jean
exister les interprètes à l’image. Renoir et Jean Vigo, en parti-
J’ai abandonné la chorégraphie culier Zéro de conduite, m’ont
dans les années 1970 à cause de particulièrement influencée.
problèmes de santé, mais aussi Au début des années 2000, j’ai
sous l’influence du féminisme imaginé une pièce dansée ins-
et des inégalités entre les sexes, pirée du cinéma, Hellzapoppin’:
en pensant que mes idées en What About the Bees?, qui adapte
danse étaient trop limitées pour des numéros dansés de l’Hellza-
traiter des questions politiques et poppin’ de H.C. Potter de 1941.
sociales qui se jouaient alors. Il Je revisite également ma pièce
m’a semblé que seul le cinéma de 1965 Trio A, avec une ver-
pouvait traiter ces questions de sion par l’un de mes danseurs
manière adéquate, par le biais d’un étonnant solo de Donald
du langage des corps, certes, O’Connor, génial acteur et dan-
mais aussi du langage parlé et seur hollywoodien.
imprimé.
Comment concilier comédie
Ce foisonnement de strates musicale, ou film « classique »,
semble loin du minimalisme de vos et performance ?
chorégraphies. Je n’ai jamais vu la nécessité
J’ai été associée au courant mini- de les séparer. Peut-être qu’on Yvonne Rainer (à droite) dans Murder and Murder (1996).
maliste, mais je n’ai jamais été pourrait évoquer la notion
une puriste à cet égard, même de « juxtaposition radicale » de dans mes films, principalement de Mikhaïl Barychnikov à cho-
si j’ai été influencée par des Susan Sontag. La complexité pour perturber les attentes de la régraphier une pièce pour sa
artistes comme Robert Morris fait partie de mon jeu, comme salle : « Réveillez-vous, les amis ! » compagnie. J’ai sauté sur l’oc-
ou d’autres venus des arts visuels dans la séquence où la petite fille casion de retourner à une pro-
dans les années 1960. L’une de fait rebondir la balle au ralenti Vous avez repris votre travail de fession qui ne contient aucune
mes danses les plus minima- tandis que mon chat, allongé chorégraphe et publié un recueil des frustrations techniques de la
listes consistait en un groupe à l’arrière-plan, se lève et sort (Poèmes). Est-ce pour cela que vous réalisation de films. Après tout,
de personnes qui couraient en lentement du cadre dans Lives ne faites plus de films ? c’est l’écriture des scénarios et
suivant divers motifs représen- of Performers (1972) : sur ce plan, Après Murder and Murder (1996), le montage qui m’avaient le
tés au sol ; mais la bande sonore on entend une voix off qui n’a j’ai constaté que j’avais épuisé plus passionnée en faisant du
était une partition tempétueuse rien à voir avec ce qu’elle fait ! toutes mes ressources et que cinéma… J’étais donc plus que
de Berlioz ! Dans les années Je travaille avec un son syn- je n’étais pas prête à passer à la prête à le quitter !
1960, Steve Paxton (son colla- chrone qui se désynchronise réalisation de longs métrages
borateur au sein du Judson Dance soudainement et est remplacé plus conventionnels. Après Entretien réalisé par
Theater, avec Trisha Brown, ndlr) et par des mots à l’image… J’ai quelques années à écrire de la Philippe Fauvel, par e-mail,
moi plaisantions en disant qu’il toujours mélangé ces choses poésie, j’ai reçu une invitation le 15 octobre.

CAHIERS DU CINÉMA 73 NOVEMBRE 2023


JOURNAL

DISPARITIONS (Femmes coupables, 1957) et


surtout dans L’Arnaqueur de
Robert Rossen (1961), qui lui
comme le Jim de Jules et Jim
de Truffaut (1962), auquel
il apporta son élégance et sa
vaudra un Oscar. Malgré cette voix inoubliables. Inspirant
Terence Davies son enfance perdue mais aussi consécration, elle disparait du le triolisme, on le retrouve
Terence Davies, mort le 7 l’histoire de son pays (The Deep grand écran pendant quinze la même année dans Le
octobre à 77 ans, débuta Blue Sea, 2011, Sunset Song, ans avant de réapparaitre dans Combat dans l’île d’Alain
avec une magnifique trilogie, 2015). Passionné de littérature, son autre grand rôle : la mère Cavalier, où ses rapports
en partie autobiographique, il adapta John Kennedy Toole de Carrie dans Carrie au bal avec Jean‑Louis Trintignant,
résumant la vie d’un homme (La Bible de néon, 1995) et du diable de Brian de Palma avec qui il se partage le cœur
en trois époques – Children Edith Wharton (Chez les heureux (1976). Elle entame alors une de Romy Schneider, sont
(1976) Madonna and du monde, 2000), et consacra deuxième carrière, riche en nettement moins amicaux
Child (1980), Death and ses deux derniers (et très beaux) films d’horreur – Rubby (Curtis qu’avec Jules. Et c’est encore
Transfiguration (1983) – on y films à des poètes : Emily Harrigton, 1977), Trauma (Dario dans un triangle amoureux
retrouve, outre une influence Dickinson, A Quiet Passion Argento, 1993), The Faculty qu’il apparaît, défiguré,
initiale de Bill Douglas, ce (2016) et Benediction (2021, (Roberto Rodriguez, 1998)... dans L’Ennemi intime, rare
qui fera la matière de son inspiré de la vie de Siegfried Signalons aussi Larry le téléfilm de Georges Franju
œuvre à venir : l’enfance, les Sassoon). Nous lui accorderons liquidateur de Norman Jewison (1970). On le voit par la
origines modestes, le sauvetage bien plus de place au mois (1991) ou Crossing Guard de suite surtout dans des rôles
par l’art, l’homosexualité, le de mars, lorsque sortira enfin Sean Penn (1995). Et surtout, secondaires dans de nombreux
passage du temps. Il poursuit Benediction en salles, tandis elle fut Catherine Martell et films, dont Le Feu follet de
sa veine biographique avec que le Centre Pompidou lui Mr. Tojamura dans les deux Louis Malle (1963), Section
les immenses Distant Voices, consacrera une rétrospective. premières saisons de la série spéciale de Costa-Gavras
Still Lives (1988) et The Long Twin Peaks. Piper Laurie est (1975), Le Soulier de satin
Day Closes (1991), peut-être Piper Laurie morte le 14 octobre à 91 ans. de Manoel de Oliveira (1985).
son chef-d’œuvre, ainsi que Piper Laurie trouva ses premiers Dans les années 1980‑90,
dans un essai sur sa ville de grands rôles chez Douglas Dariush Merjhui on le croise surtout à la
Liverpool, Of Time and the City Sirk dans Qui donc a vu ma (Lire « Nouvelles du télévision, notamment dans
(2008). Loin de Ken Loach et belle ? (1952) et No Room monde », ci-contre) le rôle-titre de Moi, Général
Mike Leigh, il refusa de filmer for The Groom (1952). On la de Gaulle de Denys Granier-
l’Angleterre contemporaine, qu’il revoit ensuite chez Nathan Henri Serre Deferre (1990). Il est mort
disait détester, en assumant son Juran (La Légende de l’épée Dans la mémoire cinéphile, le 9 octobre à 92 ans.
amour du passé, le temps de magique, 1953), Robert Wise Henri Serre restera d’abord Marcos Uzal

© Ben Rivers et Kate MacGarry Gallery

Ben Rivers
Strates fantômes et autres histoires Soutenu par En partenariat avec

Projections, lectures et rencontres


14 — 26.11.2023

Sans titre-1 1 19/10/2023 17:20


CAHIERS DU CINÉMA 74 NOVEMBRE 2023
JOURNAL

NOUVELLES DU MONDE deux ans de détention par


la junte birmane. Elle avait
été brutalement arrêtée en
le 21 novembre au Centre
Pompidou (Paris) au cinéaste
Dominique Marchais pour La
juin 2021 à la suite du coup Rivière (lire page 46). Le court
AFRIQUE choix audacieux de projets d’État militaire, torturée puis métrage primé sera révélé lors
indépendants, il développe condamnée à trois ans de prison de la cérémonie, durant laquelle
Festivals sous le choc une stratégie visant à proposer par un tribunal militaire de Claire Simon se verra remettre
Égypte et Tunisie. Dans la de plus grosses productions. Rangoon. Elle est aujourd’hui un Vigo d’honneur, et la cinéaste
foulée de l’embrasement de la Avec une valorisation de 2,5 réfugiée en Thaïlande. Sophie Fillières fera l’objet d’un
situation en Israël, les deux plus milliards de dollars, « c’est en hommage.
importants festivals de cinéma toute logique que la société de Dariush Mehrjui, assassiné
d’Égypte ont annoncé le report distribution se lance dans des Iran. Le cinéaste Dariush Guerre aux punaises
de leurs éditions. Le festival films plus commerciaux », a Mehrjui et son épouse, France. Le scandale des punaises
d’El Gouna devrait se tenir du déclaré un responsable à The Vahideh Mohammadifar, ont de lit apparues dans diverses
27 octobre au 2 novembre tandis Wrap. La société s’est ainsi été assassinés à leur domicile salles parisiennes a donné lieu
que le Festival international positionnée sur l’exploitation le 14 octobre dernier. Âgé de à une première offensive de la
du film du Caire est ajourné. d’icônes du cinéma d’horreur, 83 ans, le cinéaste était l’auteur part du collectif Changer Paris.
Quant aux 34e Journées avec notamment un projet de de films importants de la nouvelle « La Ville n’a pas su sensibiliser
cinématographiques de Carthage, série basée sur la franchise vague iranienne depuis la fin des et endiguer ce problème
le ministère des Affaires Vendredi 13 intitulée années 1960 (La Vache, Bemani, sanitaire qui a désormais des
culturelles tunisien en a annoncé Crystal Lake. Leila…) et demeurait une figure répercussions […] notamment
l’annulation le 19 octobre. contestataire. L’hypothèse d’un sur les cinémas indépendants
cambriolage qui aurait mal tourné parisiens qui font déjà face à une
ASIE a été avancée, mais nombre situation financière précaire »,
AMÉRIQUE d’observateurs n’excluent pas un a fustigé le groupe mené par
Ma Aeint libérée meurtre politique. Rachida Dati (LR). La demande
A24 voit plus grand Birmanie. D’après ses proches d’aide déposée par le collectif
États-Unis. Grand vainqueur rencontrés à Busan, la pour « accompagner les cinémas
aux derniers Oscars (Everything productrice et scénariste EUROPE indépendants de Paris dans la
Everywhere All at Once, The Ma Aeint, figure de la jeune prévention contre les punaises de
Whale), le studio A24 a décidé génération du cinéma birman Vigo, prix sur l’eau lit » a été rejetée par le Conseil
d’adapter ses ambitions à (Money Has Four Legs), a été France. Le Prix Jean Vigo du de Paris.
sa notoriété. Connu pour ses libérée en juin dernier après long métrage sera décerné Vincent Malausa

CAHIERS DU CINÉMA 75 NOVEMBRE 2023


POÉSIE & CINÉMA

TABLES
TOURNANTES par Sally Bonn, Vincent Broqua, Pierre Eugène et Philippe Fauvel

L ’ensemble que nous proposons ici aux lecteurs des Cahiers


est un écho textuel aux nombreuses rencontres, perfor-
mances et projections du programme zigzaguer / poésie &
Balançant, dansant, le cinéma, proche de cette poétique de
Pasolini qui « regarde les ragazzi gambader et si bien » (Bouquet), le
cinéma joue de ses formats : le film est un fil, une temporalité
cinéma, que nous organisons ce mois de novembre, puis en et une matière. Art rythmique de la durée brève, aux scansions
mars 2024. Poésie & cinéma, avec cette esperluette zigzagante à la fois continues et interrompues, dont Padgett célèbre les
dont Stéphane Bouquet rappelle dans son texte qu’elle est délicieuses minutes de Woody Woodpecker, ou dont Doppelt
aussi un geste liant, car c’est du côté mystérieux des poètes observe les entrelacs et la force fascinatoire dans un film de 1962
qu’il nous intriguait d’entendre ce raccord. sur une pratique ancestrale, la tarenta, un « sortilège domestique que
Chacun des textes qu’ils et elles nous ont envoyés témoigne doit rompre le violino du barbier, le tamburello du paysan, le pisarmo-
d’une expérience du cinéma résonnant avec leurs moyens nica du fossoyeur à midi en été l’heure sans ombre ».
propres de poètes. Certains ont été offerts spécialement pour Arts de la rencontre en somme : les espaces cinématogra-
cet ensemble (Stéphane Bouquet, Suzanne Doppelt et Liliane phiques et poétiques, impurs, accueillent en leur sein une expé-
Giraudon), d’autres sont issus d’œuvres publiées (Sandra rience déplacée où il y a partout de l’autre : regard de l’animal
Moussempès, Ron Padgett ou Muriel Pic) : la poésie va et vient, qui nous observe (Pic) ou s’en bat de l’aile (Padgett), regards
et gambille avec le cinéma. de femmes devant une spectatrice troublée (Moussempès,
Apollinaire, dans « L’Esprit nouveau et les poètes », enjoignait Doppelt), possible « union des contraires » par-delà le scepticisme
dès 1918 ses camarades à « machiner la poésie comme on a machiné (Stanley Cavell chez Bouquet), lecture d’une lecture, traduction
le monde », et le lecteur verra que les liens contemporains et transduction ductile (Broqua), énigme d’un affect qu’on « a
entre poésie et cinéma ne sont pas que narratifs, lyriques et dans le dos » (Giraudon). Au lecteur maintenant de trouver dans
métaphoriques, mais qu’ils interrogent un bien plus complexe ces textes de quoi faire résonner son expérience du cinéma. ■
appareillage entre des techniques mécaniques, électriques
ou chimiques (enregistrement, montage, projection), des
mécanismes psychiques (perceptions, mémoire, fantasmes, zigzaguer /
hallucinations), des créateurs (cinéastes et acteurs) et des poésie & cinéma • À Paris, le 14 à 20h, Poésie
créatures (les personnages). se décline en deux moments et cinéma : l’avoir dans le dos
Art élégiaque, le cinéma est en effet cette mort au travail qui (novembre 2023 et mars 2024) (Maison de la poésie) ; le 15,
offre à l’archive une nouvelle actualité autant qu’une mélancolie sur trois villes : Amiens, Paris, de 10h à 20h30 : Poésie et cinéma
de principe. Qui s’assombrit même devant les fictions les plus Marseille (programme complet en revue (Maison de la Poésie
vivantes, se terre et se fait « tombeau pour l’œil » (Serge Daney sur zigzaguer.com). et Librairie EXC).
via Giraudon). Les plans s’apparentent à des « cercueils emplis de
terre et de chairs mortes » (Giraudon), pris dans l’infinie répétition En novembre, • À Paris, avec le Centre
de la projection à travers le siècle. Parages poétiques des voies avec de nombreux invités Pompidou : le 22, de 14h à 20h,
mortes lorsque le film montre « un dépeçage de baleine. La forme poètes, enseignants‑chercheurs Hanter les images, les images
animale glisse lentement dans l’image où elle va se défaire » (Pic), ou programmateurs : hantées, en collaboration
lorsque le poème investit les coulisses de la mémoire d’un film avec Le Service Parole ; le 23
(Mulholland Drive pour Moussempès). • À Amiens, le 13 à 10h15, projection à 20h : Film|Poésie sonore, en
Est-ce que le cinéma consolide, est-ce que la poésie déman- de Sayat Nova de S. Paradjanov collaboration avec Le Service Film ;
tèle ? Car il est aussi un art de voleur comme la poésie, ce (Festival International du Film le 24 à 17h puis à 20h : Poètes
cinéma rusé qui « balance au chien la barbaque sémantique » d’Amiens) et le 14, de 10h au quotidien, deux projections
(Giraudon), colle et monte les images et les mots en masquant à 13h : Détours par l’Amérique et rencontres en collaboration
ses références, efface ses traces en contrebandier et fascine par (Musée de Picardie). avec Le Service Cinéma.
un « effet travesti » (Broqua) qui trouble les genres.

CAHIERS DU CINÉMA 76 NOVEMBRE 2023


POÉSIE & CINÉMA

L’Américain Ron Padgett est connu pour ses nombreux recueils, ses traductions de poètes
français (Apollinaire, Cendrars ou Reverdy) et ses essais. Le film Paterson fut une façon de découvrir
quelques‑uns de ses vers libres. Et une façon pour Jim Jarmusch de souligner son importance au sein
de la poésie américaine contemporaine. Il nous envoie ici un poème qui évoque son goût pour le personnage
le plus fameux des studios Walter Lantz, le pivert au plumage bleu et à la haute huppe rouge.

Ron Padgett

To Woody Woodpecker
I love you, Woody,
when you peck
on the head À Woody Woodpecker
of a bad person
and laugh and fly Je t’aime, Woody,
away real fast, quand tu donnes des coups de bec
speed lines sur la tête
in the air d’un méchant
and clouds of invisible et que tu ris et t’envoles
dust dissipating, loin, très vite,
I love the way stries de vitesse
you last only seven minutes: dans l’air
never boring! et nuages d’invisible
The heart has seven minutes poussière qui s’estompent,
with Woody Woodpecker, j’aime ta façon
seven minutes of pure bliss. de ne durer que sept minutes :
on ne s’ennuie jamais !
Le cœur a sept minutes
avec Woody Woodpecker,
sept minutes de pure félicité.

(trad. Philippe Fauvel)

CAHIERS DU CINÉMA 77 NOVEMBRE 2023


POÉSIE & CINÉMA

Écrivain, scénariste, danseur et dramaturge, Stéphane Bouquet fut longtemps critique aux Cahiers. Ses poèmes
(huit recueils chez Champ Vallon), ses essais sur le cinéma ou la poésie (La Cité de paroles, Corti, 2018)
et ses traductions (Peter Gizzi, Paul Blackburn et James Schuyler) appréhendent à travers le rythme des jours
lyrisme, désir, partage et politique. Dans Neige écran, qui vient de paraître (Imec, 2023), il interroge à la première
personne les liens entre image et poésie.

Stéphane Bouquet

Notes pour un pas de deux (ou de trois)


Hier, par un heureux hasard, revu Sauve qui peut notion fondamentale qui subsume sous son unité
(la vie). Dans ce film, une voix dit : « On croyait toutes les relations si complexes au sein du monde.
que c’étaient des mouvements mais c’étaient des mots ». Le poète américain William Carlos Williams
J’aurais dû être plus attentif la première fois que (celui de Paterson), lui aussi influencé par Emerson,
je vis le film. J’aurais dû entendre, entendre et ne cessera de redire que la poésie cherche les
comprendre, cette formule. Elle m’aurait fait gagner conditions de possibilité d’un bon mariage, d’une
un temps fou. À la place j’avais entendu comme « interpénétration » juste. Le mariage est l’union
tout le monde cette autre phrase : « Chaque fois que des contraires mais qui restent des contraires tout
vous verrez passer un camion, pensez que c’est une parole en s’unissant. Dans la dernière partie de son œuvre,
de femme qui passe » – mais au fond, maintenant Williams appelle ce mouvement d’union des
que j’écoute cette phrase-ci à la lumière de cette contraires : danse.
phrase-là, c’est exactement la même chose : Duras affirme que quand la bande image (le cinéma)
du mouvement ? Non, des mots. et la bande son (la littérature) se rejoignent alors
Le contraire est-il vrai ? On croit que ce sont des le film est fini. Entretemps les corps dansent ou
mots mais c’est du mouvement. Oui c’est vrai. marchent ou s’allongent ou s’abandonnent, ils font
Du mouvement = les palpitations de la vie. Voilà les gestes qui sont la tentative de contact (la caresse,
une définition efficace de la poésie. On croit l’étreinte) entre le mouvement et les mots. Je crois
que (la poésie s’intéresse au langage) mais non que mutatis mutandis cela s’applique à beaucoup de
(aux gestes plutôt que fait la vie). cinéastes : Akerman, Rivette, Rohmer, Tarr, Van Sant,
Y a-t-il un rapport entre cinéma et poésie ? Oui, les Straub, Oliveira, Hamaguchi, Paradjanov, Hong
probablement : donc, cette zone de contact où Sang-soo – et bien sûr j’en passe. Il s’agit toujours
langage et mouvement peuvent et doivent apprendre de trouver le moment où coïncident (un peu) le
l’un de l’autre. Je crois qu’on pourrait appeler danse mouvement (ou l’immobilité qui est son pointrepos)
le rapport qu’il y a entre cinéma et poésie : cet et la parole (ou le silence qui est son point-repos).
espace de porosité où le mot et le geste tendent C’est-à-dire le moment d’une unité réalisée où
à se mêler. mouvement et mot se concilient (se réconcilient)
Pasolini essaya de définir ce qu’était pour lui un comme dans le magnifique final du rémouleur
cinéma de poésie. Mais jamais, je crois bien, de Sicilia – aiguisant d’un même savoir-faire gestes
une poésie de cinéma. Je suppose que cela signifie et mots.
que, pour lui, la poésie était en fait première. Chez Rivette, le modèle de la parole est plutôt le
Pourtant, si son cinéma est une façon de parler, théâtre que la poésie. Est-ce que cela change quelque
sa poésie est une façon de marcher : elle regarde chose aux mouvements des corps dans ses films ?
les ragazzi gambader et si bien. Mon intuition est que oui : les corps de Rivette sont
Ce qui est étrange dans l’étude de Stanley Cavell plus enclins aux gestes enfantins (régressifs ?) comme
sur les comédies du remariage, c’est que le cinéma ils sont plus enclins aux formules magiques (au babil)
stricto sensu (le cadre, le montage, etc.) ne l’intéresse parce que leur visée est l’unité conciliatrice du jeu.
pas : mais seulement la manière dont les corps se Poésie et Cinéma. Poésie & cinéma plutôt.
tiennent (assis, debout, loin, près) pour dire ce J’ai toujours aimé l’esperluette, qui ressemble
qu’ils ont à dire. Ils cherchent, selon Cavell, à se aux toutes premières partitions chorégraphiques
mettre en position de dire oui au (re)mariage. de Raoul Feuillet (1660-1710). Écrire & à la main,
Chez les transcendentalistes (Emerson en premier c’est comme danser du poignet la conciliation
lieu) dont s’inspire Cavell, le mariage est une d’un mouvement-mot.

CAHIERS DU CINÉMA 78 NOVEMBRE 2023


POÉSIE & CINÉMA

Vincent Broqua est universitaire, spécialiste des littératures et des arts nord-américains, traducteur et écrivain.
Son œuvre virevolte entre la poésie, le roman, l’enquête, l’essai, la performance, le dessin et la vidéo.
Il vient de publier La Langue du garçon (Al Dante/Presses du réel, 2023), et nous propose ici un texte qui serpente
à sa manière dans Sur le film de Philippe-Alain Michaud (Macula, 2016).

Vincent Broqua

*Du mendiant ou du voyou*


sur Sur le film
poème 1 poème 2
on a slide show
séjourné fond des noirs
dans la mer + ou - prolongés
photochimique
invention harnais
archéologique peinture blanche
35 mm de corps ignifugée
en clignotement
nuit de garçons coque
américains bribes* dôme plaisir
au bord du rasoir en zones brûlées
silhouettes
embrasure-fenêtre colle
ton œil te voit Ultracal
dévêtu travesti lien de nos muscles
à travers
nous coups
de marteau= effet travesti patine
Je suis l’incarnation de votre désir *

3. voix de commentaire [ ]
Pour Matisse le désir de la ligne poème
nous à sa disposition* langue de
phrases dessins ruban écran l’enquête
si cette ligne est 1 garçon-fille Lyn Hejinian
est-ce q. je désire de l’avoir couché∙e ?

[ ]
pense à Beau travail / L’hôpital / you tu tu
Les vagues ts les champs de savoir qu. le roman burn me brûles
concentre pense comment le rom. me brûles moi
sait ce qu’il sait – l’enquête – le film Sappho via Carson via moi

& le poème – qui sait pas gd-chose


le poèm comment le sait-il [ ]
not-knowing poem* une
bouffée
eff. de faux mouv d’irrégularité
com NIGHT IN DAY via Godard
FOR NIGHT
*« vie paresseuse du mendiant ou du voyou », attesté dep. 1599.
CAHIERS DU CINÉMA 79 NOVEMBRE 2023
POÉSIE & CINÉMA

L’écriture poétique de Suzanne Doppelt est hantée, traversée d’images fixes (photographie, qu’elle pratique, et peinture)
et parfois en mouvement, comme ce film de Gianfranco Mingozzi, La Taranta, à partir duquel elle rejoue une variation
rythmée sur la tarentelle et la tarentule, araignée et danse, déjà explorée dans son livre Meta dona (P.O.L, 2020).

Suzanne Doppelt

La morsure mélodique :
La taranta de Gianfranco Mingozzi (1962)
1. Voici la terre des Pouilles et du Salento fendue par 4. La femme est debout maintenant luttant contre la
le soleil et la solitude, un soleil double triple chaque tarentule, pied avec pied elle est venue pied avec pied
jour nouveau, un travelling savant, il rend visible elle doit s’en aller, il lui faut battre follement le sol,
la poussière des maisons – des boîtes à ancêtres, elle a l’énergie d’un diable la somnambule du Sud
il suffit d’une superstition, les arbres au mastic, et son ballet mécanique, son numéro se fait sur la
les statues des piles confuses, on n’a que le silence poussière des morts, pâle comme un linge, jusqu’au
qui énerve le diable, le temps cherche des proies vertige puis elle retombe comme un chiffon

2. Ici dans la fournaise surgit l’araignée de la folie et de 5. La possédée a demandé à St Paul si elle doit poursuivre
l’absence, dans la lumière blanche, du métal, une son tourment rythmique, un membre offert pour
couleur toxique qui sonne comme un silence, entre finir de danser et de piétiner, per grazia ricevuta
le blé et le tabac trié sur le sol antique, c’est un une jambe ou une messe contre un beau geste,
sortilège domestique que doit rompre le violino les cadeaux donnés doivent ressembler aux cadeaux
du barbier, le tamburello du paysan, le pisarmonica reçus et la folie n’en saura rien, mais sans faveur
du fossoyeur à midi en été l’heure sans ombre ni signal la danse reprend, un courant furieux

3. La tarentulée devient une araignée, celle qui est en 6. Le 28 juin de chaque année, sous le soleil, s’en vont
elle, derrière un rideau usé elle remue ni souriante les tarentulées à la chapelle de Saint Paul, la voiture
ni parfumée ou derrière l’écran de ses nuits traverse le paysage, c’est la radioactivité qui la fait,
blanches, elle adhère bien au plancher, roule le regard glisse, un montage dont le début est la fin,
pivote et bat la mesure pieds et mains confondus, un vide plein de corps fixes, des arbres secs, la terre
elle est tombée de haut, pour l’heure diventa el brûlée, de la matière blanche, un mixte ni végétal
ragno, c’est un fil élastique qui l’a fait trébucher ni minéral, mais que fuyez-vous donc ? mon sillage

CAHIERS DU CINÉMA 80 NOVEMBRE 2023


POÉSIE & CINÉMA

7. Une fois l’an elles mettent en scène leur désespoir


devant une foule de spectateurs, il faut les suivre
jusqu’à la ville là où on les dépose comme mortes,
des somnambules en déroute, pour une fameuse
cérémonie avant la prochaine morsure annuelle,
on est au spectacle, grave et mouvementé, on peut
en voir une qui bouge à la manière d’un serpent

8. Arrivent d’autres femmes, l’espoir d’une guérison


s’éveille dans leur âme, dedans et à l’air des cris
spéciaux et un genre de figures unique, au sol
des torsions et les contorsions, debout une ronde
immense imitant les détours du labyrinthe, le long
d’une paroi elle est une araignée, à ceux qui la
regardent elle apprend comment devenir acrobate

9. Ici le tarentisme a commencé de mourir, le 28 juin tire


à sa fin, la fable devient un mal des nerfs pittoresque,
les yeux encore vides elles voient le ciel entre
les étoiles, la lune double triple, la fanfare joue
et les lumières éclairent, c’est un très beau théâtre
de rue et de marionnettes avec ses gestes conformes,
elles ignorent tout de ce qu’elles ont fait avant

CAHIERS DU CINÉMA 81 NOVEMBRE 2023


POÉSIE & CINÉMA

Poétesse, Liliane Giraudon écrit des livres (majoritairement publiés chez P.O.L), est « revuiste » (Banana Split,
Action Poétique, If, La Gazette des jockeys camouflés…), dessine et lit en public, déployant mots et images
sous une multitudes d’espèces divergentes. Dans son œuvre, le cinéma apparaît par éclats : souvenirs
« homobiographiques », gestes du montage et emprise matérielle du dispositif. Elle vient de publier Une femme
morte n’écrit pas (Al Dante/Presses du réel, 2023) et La Jument de Troie (P.O.L, 2023).

Liliane Giraudon
LE CINÉMA
« mais j’ai aimé aussi son corps – et maintenant
son corps pourrit » (Ordet Dreyer)
pour le poème c’est plus lent
mais on l’a aussi dans le dos
KONTAKT CADRAGE MONTAGE
(monteuse du son du poème)
RYTHMECADENCETEMPO
COLLURES
nettoyez vos oreilles
un entremêla (« mon muse m’use »)

CINÉROMAN (Antonin Artaud)


« Le cinéma parlant est une sottise, une absurdité la négation même du cinéma »
CINÉPOÈME (Les autres)
« Maman c’est quoi voir le voir ? »

Filmer un crocus (manière Huilletienne)


« Pas trop de commentaires s’il vous plaît ! » (Pavese)

comme un voleur dans la nuit


balance aux chiens
la barbaque sémantique
aurore et crépuscule

dites-moi qui est dans la salle et pourquoi

CINÉMA : UNE ANCIENNE PRATIQUE DE SORCELLERIE

Dracula boit le sang


une femme au cœur pur
un tombeau pour l’œil

« je m’interrogeais longtemps sur ces cercueils emplis de terre »

UNE PROJECTION
FILMS : C’EST À DIRE CERCUEILS EMPLIS
DE TERRE ET DE CHAIRS MORTES

« j’ai la même vision chaque soir »

UN FILM/UN POÈME
LE VIVANT C’EST CE QUI SE NOURRIT DU MORT

« Maman, c’est quoi être moderne ? »

CAHIERS DU CINÉMA 82 NOVEMBRE 2023


POÉSIE & CINÉMA

Sandra Moussempès a publié treize livres, parmi lesquels Cassandre à bout portant (Flammarion
2021) et Fréquence Mulholland paru le 21 septembre dernier (Éditions MF). Variation libre
autour et au-delà du film de Lynch, ce nouveau recueil joue avec la potentialité sonore
et cinématographique du poème. Comme elle le dit elle-même : « Je suis fascinée par la réécriture
de l’image et sa disposition transitoire dans mon esprit ».

Sandra Moussempès

Trois poèmes
C’est ainsi que j’ai tenté d’assembler mes pensées
La sœur de l’actrice objective une faille temporelle
Des jeunes filles avancent dans une forêt pour perdre leurs racines
Le mystère s’épaissit tout comme la végétation qui les entoure
Il s’agit d’un film, on ne sait d’où elles viennent
Ni par qui elles sont poursuivies
La forêt colmate et finit par engloutir le mystère Anti-happy end
J’aperçois au loin
Je place les actrices à l’orée d’un bois L’héroïne blonde dans un fauteuil en rotin
Avec leurs souvenirs parfois retors Rien ne se décante pour autant
Je les laisse accomplir leur périple Elle décroche le combiné du téléphone qui sonne
Parmi des tableaux qui penchen dans le vide, la scène finale passe en boucle
Un œil de Lynx pour dire trois fois NON Les pleurs, le fil entortillé la nuisette saumon
La caméra témoin diffuse les rushs, la voix off se délite
* Au fond du plateau, Silencio, entouré de groupies, s’adresse
Cadre latéral devenue -elle- au Maestro, il a des questions sans réponses, dans une bulle
plusieurs mois avant faite d’échos et de dénis
s’était opérée Silencio a repris la forme d’un ectoplasme, le Maestro
la résolution a donné ordre de ne pas être dérangé, les groupies
d’être blonde & alanguie s’éclipsent comme un essaim d’abeilles aliénées, la dernière
aile question de Silencio reste en suspens, affichée sur les
dégagée de lui multiples écrans qui jalonnent le couloir :
son souvenir POURQUOI LES FEMMES QUI PLEURENT VOUS
les coulisses du film ressembleraient bientôt FASCINENT TANT ?
à une voix remplie de livres sans pages
Poèmes extraits de Fréquence Mulholland de Sandra Moussempès © Editions MF, 2023
*
CAHIERS DU CINÉMA 83 NOVEMBRE 2023
POÉSIE & CINÉMA

En regardant 623 fragments anonymes de films muets provenant d’un fonds conservé par Eye Filmuseum
Amsterdam, Muriel Pic compose Beasts in Bits and Pieces (2019) sur le principe du found footage, et écrit
son commentaire sous la forme d’un poème. Elle en propose aujourd’hui des fragments, comme des miettes
retrouvées : celles de Pessoa, Portmann, Rilke… et les siennes. Un écho, aussi, à son essai En regardant le sang
des bêtes (ed. Trente-trois morceaux), inspiré par Franju. Le poème s’écrit en regardant ; les bêtes, les mots.

Muriel Pic

Beasts in Bits and Pieces /


Bêtes en miettes, found footage
(Edison, Topsy.
Faire un film, c’est orienter des images.
Le cinéma est une expérience de désorientation.
Fragments à orienter : poème.)

PROLOGUE
Hiver 2018, Amsterdam
constellation du chien
pour moi ce sont les miettes, Je trouve un premier fragment :
de notre festin des bêtes. un dépeçage de baleine.
la forme animale glisse lentement dans l’image
CHASSER où elle va se défaire.
Comment filmons-nous l’animal ? le cadrage montre la lame dans les sillons ventraux
Lui qui échappe toujours au regard et le pénis qui traîne à terre.
même quand il est derrière les barreaux.
OBSERVER
C’est une chasse Dans chaque fragment
mais sans l’envie de tuer. il y a ce moment où un animal
Pour Chris Marker lève les yeux
c’est la chasse des anges et calmement de son regard
on traque me transperce.
on vise Pourtant ce regard n’est pas pour moi
on tire ni même pour la caméra
et clac ! qu’il réduit en miettes.
Au lieu d’un mort
on fait un éternel. Ce monde
il est fait de la richesse des formes animales,
Il y a le chasseur de la diversité de leurs tempos
il y a la proie de la singularité de leurs mouvements
il y a la neige et de leurs rythmes d’existence.
elle lui échappe
mais pas à la caméra. Sur l’écran d’un aquarium,
...Ell’avait un sac en croco, oh oh Odile ! Jean Painlevé regardera lui aussi
Métamorphose. le retournement d’une étoile de mer.
C’est l’intelligence rusée Et il est évident que cette danse étrange
devenir ce que l’on pêche ne possède pas le même tempo
ce que l’on chasse. que les mouvements de la tête de l’aigle,
La joie animale du broutage de l’élan femelle,
d’avoir attrappé une proie ou de l’éclosion d’un nid de serpents,
l’ivresse du trophée. déjà mortels.

CAHIERS DU CINÉMA 84 NOVEMBRE 2023


POÉSIE & CINÉMA

TOUCHER
Le toucher est le seul sens
qui soit commun à tous les animaux.
On peut toucher de beaucoup de manières :
avec passion
avec précision
par dévoration.
Je suis ce que je mange
tu es ce que tu manges
il est ce qu’il mange
nous sommes ce que nous mangeons
vous êtes ce que vous mangez.

Chaque fragment animal


me pose des problèmes
de contact
de tension
de liaison
de fondu-enchaîné
de montage
de toucher.

Y arriverons-nous
à faire coexister ensemble P. 77, Le Barbier de Séville de Shamus Culhane, 1944 (© Universal
tous ces mondes ? Pictures/Walter Lantz Prod.). P. 79, dessins de Vincent Broqua
(courtesy de l’artiste). P. 80, illustration tirée de Magnes sive de
Car chaque espèce arte magnetica opus tripartitum d’Athanasius Kircher, 1654 et citée
exige de nous dans le générique de début de La Taranta de Gianfranco Mingozzi,
un effort sans précédent : 1962 (coll. particulière). P. 81, collage de Suzanne Doppelt (courtesy
nous orienter dans et pour le monde de l’artiste). P. 82, Nosferatu de Friedrich Wilhelm Murnau, 1922.
P. 83 Mulholland Drive de David Lynch, 2001 (© Les Films Alain Sarde/
pour savoir enfin StudioCanal). P. 85, Beasts in Bits and Pieces de Muriel Pic, 2019
ce qu’être un animal veut dire. (collection L’Animal/commande GREC-Cnap/prod. GREC 2019).

CAHIERS DU CINÉMA 85 NOVEMBRE 2023


CINÉMA RETROUVÉ

Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda (1962).

CAHIERS DU CINÉMA 86 NOVEMBRE 2023


CINÉMA RETROUVÉ

Dark
Varda
PHOTO LILIANE DE KERMADEC/© SUCCESSION VARDA

par Jean-Marie Samocki

Eet ncinéaste,
nommant «Viva Varda ! » la rétrospective consacrée à la
les responsables de la Cinémathèque française
les commissaires de l’exposition ont trouvé un titre qui
Nocturne en plein jour
La couleur et la lumière sont indissociables d’une recherche
du paradis sur terre. « Le Paradis, c’est l’essence même du désir de
semble couronner parfaitement toutes les manifestations l’homme », affirme oncle Yanco, tout à sa joie de percevoir les
qu’elle inspire aujourd’hui. Ce cri du cœur a même servi à couleurs du monde, promesses d’extase et de sublime. Déjà,
un de nos numéros (Cahiers nº 745), consacré à la cinéaste. dans Du côté de la côte (1958), l’exploration de la Côte d’Azur
«Viva ! », ou le plaisir de créer, la mémoire qui revivifie le pré- avait conduit Varda à repérer les répétitions obsédantes du
sent, la nécessité d’une réinvention de soi qui sait se défaire nom Éden, à sentir la matière du paradis dans « une plage et
de la nostalgie ; on peut aussi penser à Viva, la muse d’Andy une pomme de pin » avant de déchanter tristement. « Le faux
Warhol, au centre du trio amoureux de Lions Love (1969) – Éden n’est pas pour nous, pas plus que l’Éden », finit-elle par
façon allusive de resituer Varda dans l’histoire de l’art. conclure, lorsqu’elle comprend que les visiteurs sont exclus
Clin d’œil supplémentaire : il provient d’un de ses courts de luxuriants jardins privés. Les couleurs de carte postale ne
métrages, Oncle Yanco (1967), dans lequel elle filme ses retrou- correspondent cependant pas à un miroir aux alouettes : la
vailles avec Jean Varda, un oncle (plus exactement un cousin « couleur locale » renvoie aussi à une vérité, peut-être partielle et
de son père) dont elle ignorait l’existence, peintre dans la baie limitée, mais consistante. Du côté de la côte oscille entre un pôle
de San Francisco. Lorsqu’elle lui demande de définir ce à quoi sombre et un pôle lumineux. Le premier voit dans n’importe
il tient dans l’existence, le montage est scandé par quelques quel espace un cimetière, Côte d’Azur comprise, « le plus beau
plans humoristiques ultrarapides dans lesquels des figurants cimetière de France avec vue imprenable et mer toujours recommencée ».
présentent (qui dans les cheveux, qui dans la bouche) un Le second s’émerveille devant les surprises du paysage, jouit
badge «Viva Varda ». Le jeu sur ce nom qu’ont en commun le de l’infini du ciel, de l’éternité bleutée de la mer.
vieil homme et la cinéaste scelle une esthétique euphorique La légèreté solaire est tentée de se convertir en méditation
de la rencontre et du partage : l’accent grec de Jean ramène hantée, bien que Varda ait tourné très peu de scènes de nuit
la Méditerranée en Californie. Des gélatines rouges, jaunes, (dans Le Bonheur en 1965, dans Sans toit ni loi en 1985, plus
bleues déréalisent l’espace et multiplient les effets de surface. quelques crépuscules dans Documenteur en 1981). Elle uti-
Soudain, nous nous retrouvons dans la peinture, dans la cou- lise la lumière comme un acide qui dissout progressivement
leur. L’art « transfiguratif » qu’Agnès repère chez Jean allège le la couleur. Le Bonheur devient un poème implacable sur la
réel. Pourtant, subrepticement, sans la moindre distance iro- cruauté de la lumière. Les raccords entre chaque séquence
nique, la mise en scène crée un écart dans ce bain de lumière. sont formés par des fondus chromatiques où les couleurs pri-
« Qu’est-ce qu’un Grec ? Et qu’est-ce que la vieillesse ? Et l’enfer ? maires absorbent l’image, et par des gros plans ou des reca-
Et la mort ? », interroge Varda. Et son oncle de répondre : « La drages sur des événements lumineux (feu, briquet, rayon de
vie baigne dans la mort, ça, il n’y a pas de doute. Comment est-ce soleil). Chaque ombre est combattue pour édifier un tableau
qu’on sait si la mort n’est pas la vie et la vie n’est pas la mort ? » où les perceptions doivent s’équilibrer et s’harmoniser selon le
La lumière se voile, la cabine où s’allonge Yanco devient une point de vue du personnage principal, François (Jean-Claude
caverne où trône un chat noir digne d’Edgar Poe. Drouot), persuadé que, le bonheur s’additionnant, il peut
aimer avec la même folie de pureté son épouse, comparée

CAHIERS DU CINÉMA 87 NOVEMBRE 2023


à une « plante vivace » et sa maîtresse, « bête sauvage ». L’épouse
se suicidera. Le déploiement de la lumière, loin d’accorder
les désirs, généralise l’aveuglement masculin, plaçant au cœur
de son désir une cruauté inassumée qui le conduira à faire de
sa maîtresse, sans s’en rendre compte, le clone de son épouse.
Curieusement, alors que la part de ténèbres du cinéma de
Jacques Demy semble balisée, celle de l’œuvre d’Agnès Varda
paraît méconnue. Est-ce parce que chez Demy la puissance
explosive de la couleur s’associe à une thématique romanesque
fondée sur l’horreur qui entérine le désir – étouffements œdi-
piens, tentation de l’inceste, cadavre de femme découpé, sous-
texte sadien selon lequel les corps se réifient et s’achètent,
jusqu’à la Vénus à la fourrure et le suicide par égorgement
Oncle Yanco (1967). d’Une chambre en ville (1982) ? La cruauté de Varda ne pousse
pas sur les ruines d’un récit freudien, elle fait exploser les men-
songes du désir (bien plus que l’hypocrisie bourgeoise). La fin
des Créatures (1966), son film de science-fiction, libère même
une misanthropie amère : deux hommes déplacent des êtres sur
un échiquier et peuvent décider de briser l’illusion de la civi-
lité. Lorsque le noir et blanc est soudain envahi par un rouge
sanguinolent,Varda dénude les sentiments humains : la femme
pleine de sollicitude devient une victime bafouée qui refoule
ses envies de vengeance, le vieillard malade un violeur pédocri-
minel, l’amant insouciant un menteur égoïste et sans scrupules.
Faut-il en conclure que le soleil est foncièrement trompeur,
que la cinéaste oblige le spectateur à le regarder fixement pour
qu’il ignore l’emprise de la mort ? Pas forcément : les signes
de la mort sont constants et le monde immobile du désir est
souvent brisé par la catastrophe de l’Histoire et l’alléluia de la
mise au tombeau. Lions Love (1969) est même construit sur
l’affrontement de deux scènes : le lit, délimité par de grandes
Le Bonheur (1965).
baies vitrées qui donnent aux plans des miroitements d’aqua-
rium, et face à lui la télévision, où les trois amants regardent,
médusés, la mort et les obsèques de Robert Kennedy. S’il existe
une morbidité inhérente à l’œuvre de Varda, elle se rééquilibre
souvent par un plaisir de la magie et un goût de l’illusion.
Elle ne cherche pas seulement à déchirer le voile du men-
songe et à briser ces faux avant-goûts de paradis ; elle s’ingénie
aussi à préserver ces heures heureuses d’une nostalgie amère
et irrécupérable.

Hospitalité de la douleur
Dès lors, la difficulté est de développer cette ambivalence entre
la lumière vitaliste et la mélancolie du dessillement sans écra-
ser l’une par l’autre. L’effort d’isoler les tonalités, de séparer les
images pour tenter de sauver leur unité, se manifeste dans la
gémellité inversée entre les films successifs. Après l’incandes-
cence du Bonheur, le noir et blanc funèbre des Créatures ; en
Sans toit ni loi (1985).
même temps (1981) que la découverte des fresques qui ornent
le Los Angeles de Mur Murs, le ciel pluvieux de Documenteur
qui éteint la ville ; en même temps (1987) que la frénésie de
métamorphoses de Jane B. par Agnès V., l’étude mélancolique
d’un amour impossible entre une femme de 40 ans et un ado-
lescent dans Kung-Fu Master. Mais Varda se refuse à opposer
terme à terme la lumière chatoyante de la magie et les ténèbres
du réel. Au détour d’une rue de Mur Murs, un portrait gigan-
tesque de la mort en faucheuse, avec ce commentaire qui vise
à dédramatiser : « Après la jeune fille et la mort, la jeune fille et la
moto ». Inversement, parmi les plans effondrés de Documenteur,
de brusques sursauts apaisés, lorsque le cadre s’ouvre au vide,
© CINÉ-TAMARIS

CAHIERSMaster
Kung-Fu DU CINÉMA
(1987). NOVEMBRE 2023
CINÉMA RETROUVÉ
© CINÉ-TAMARIS

Les Créatures (1966).

sans chercher à le remplir par autre chose qu’une diagonale de Hôpital de la douceur
lumière, mystique comme certaines compositions d’Edward Avec le poème de Baudelaire, le corps malade de Jacques
Hopper. Même dans son film le plus âpre, Sans toit ni loi, des Demy est relié également au ciel infini et au ressac de la mer,
plages de tendresse surgissent, comme lorsque Mona (Sandrine au poudroiement du sable. Plage-sablier, sable qui désagrège
Bonnaire) partage des chichis avec Mme Landier (Macha et ensevelit, océan qui efface les traces et perpétue le temps.
Méril) : à ce moment, l’autoradio passe les Rita Mitsouko, qui Dans Visages, villages,Varda investit un bunker en ruines pour
accusent déjà : « C’est la mort qui t’a assassinée, Marcia ». Si la coller sur sa façade une photographie de Guy Bourdin que la
dominante est funèbre, sa signification manque de fixité : le marée efface en quelques heures. L’œuvre de Varda fourmille
dessin de la mort sur une carte de tarot ouvre Cléo de 5 à 7 de stèles paradoxales : le vivant garde son catafalque (dans Du
(1962) comme un grand fracas de tonnerre, mais anticipe-t-il la côté de la côte, le peintre Jean-Gabriel Domergue surveille sa
victoire du cancer ou la nécessité d’un changement intérieur ? sépulture), l’image habille l’épitaphe de couleurs pop (telle
Une tonalité s’ouvre alors sur son contraire, de façon sou- la tombe de Marilyn Monroe dans Lions Love), le montage
vent insidieuse. Cela explique très certainement la permanence donne l’apparence de la vie avant que la voix off n’indique
des figures d’empoisonnement ou de pourrissement intérieur : la mort du personnage (comme pour Salut les Cubains en
cancer de Cléo, exposition du mécanisme de prolifération du 1963, qui commence par présenter le musicien cubain Benny
sida dans Kung-Fu Master, en passant par l’infection des pla- Moré en train de danser). Même l’hôpital de Cléo de 5 à 7
tanes dans Sans toit ni loi ou la maladie de Demy dans Jacquot tient davantage d’un parc.
de Nantes (1991) – que Varda ne nommera sida que dans Les Peut-on encore mourir dans un univers où tout concourt
Plages d’Agnès (2008) –, jusqu’à son propre œil qui voit flou et à faire stèle – les maisons, les pierres, les arbres ? Ne peut-on
qu’elle raccorde avec le regard mort d’un poisson dans Visages, que jouer (avec les mots, ses reflets, la mémoire) pour prendre
villages (2017). Pour autant, elle se refuse à ce que la lumière conscience du mouvement de la disparition ? Le deuil et la
soit entièrement envahie par la mort. Pas de soleil noir roman- mémoire semblent précéder la disparition effective, à l’instar
tique à la Hugo ou à la Nerval, mais un soleil baudelairien, du personnage de Mona, montrée au début de Sans toit ni
unique et égal, « qui s’introduit […] dans tous les hôpitaux et dans loi froide et raide dans son linceul de plastique. Lorsque la
tous les palais », pour citer le poème « Le Soleil ». La référence mort surgit, elle le fait comme en passant, dans un recoin de
à Baudelaire est constante, protéiforme, surprenante. Entre l’image d’où elle est vite expulsée. Les faux-raccords répétés
autres : « Recueillement », écrit à la main sur un miroir dans au moment de la découverte par François de la dépouille de
Documenteur : « Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille » ; son épouse dans Le Bonheur cherchent à retenir l’instant, à le
un éloge vibrant du « poète des poètes », « qui a chanté les femmes et soustraire au flux du temps, mais le seul événement comp-
la douleur comme personne » dans Les Dites Cariatides, qui associe le table reste l’effacement de la tragédie, non sa catastrophe.
« rêve de pierre » contenu par les premiers vers de « La Beauté » à À la fin de Documenteur, Émilie (Sabine Mamou) et son
des sculptures géantes de femmes ; « L’Héautontimorouménos » fils remarquent sans s’arrêter un cadavre de vieille femme
conclut une méditation sur la main qui blesse et qui guérit au sur la plage. Deux mouvements contradictoires peinent à se
détour d’une photographie d’Une minute pour une image ; même relier : la mort anonyme, inaltérable, et la vie qui ne cesse de
la chanson centrale de Cléo de 5 à 7, « Sans toi », combine les s’altérer, entre peine tragique et aveuglement salutaire, qui
rimes du vide (avide, livide, etc.) chères au poète français ; enfin, traverse le plan en présence des défunts sans se laisser figer
Jacquot de Nantes s’ouvre sur « Réversibilité ». La panique d’être par eux. Ambivalence souveraine qui permet à l’image de
soi tout en étant vide, qui étreint Cléo, laisse place peu à peu partir en quête d’un mouvement vers autrui sans renier sa
à un autre gouffre : celui de la douce fadeur de l’effacement. tendance sépulcrale. ■

CAHIERS DU CINÉMA 89 NOVEMBRE 2023


CINÉMA RETROUVÉ

PHOTOS © SUCCESSION AGNÈS VARDA – FONDS AGNÈS VARDA DÉPOSÉ À L’INSTITUT POUR LA PHOTOGRAPHIE DES HAUTS-DE-FRANCE
EXPOSITION. Maintes fois célébrée ces dernières années, avant et depuis sa disparition en 2019, Agnès Varda
occupe le paysage culturel cet automne. « Viva Varda ! » est la première exposition que la Cinémathèque
française consacre à une femme cinéaste. Entre motif caché comme dans la toile de Magritte Je ne vois pas la
[femme] cachée dans la forêt, et surexposition tous azimuts, la cinéaste conserve ses finesses et ses opacités.

Veni
vidi
par Élodie Tamayo
Varda
Ude nedemains
chevelure d’inspiration malabar bi-goût descend en arc
cercle sur un vieux regard mutin encadré d’une paire
géante. La façade de la Cinémathèque française se
voit ainsi rhabillée par un collage de JR (acolyte de la cinéaste
dans Visages, villages). Veni, vidi, vici :Varda s’affiche, victorieuse,
en femme-monument du cinéma. L’exposition pourtant s’em-
ploie moins à confirmer le gigantisme lisse de ce role model
qu’à diffracter son portrait.
Pour revisiter les clichés cristallisés autour de Varda, il est
opérant de remonter au « déclic » premier de son œuvre, soit
à sa formation de photographe. Ce pan de sa carrière revient
au premier plan dernièrement à travers l’exploration d’un
immense fonds de phototypes (25 000) légué à l’Institut pour
la photographie des Hauts-de-France. Le regard de la Varda
photographe des années 1950 affirme une intrigante âpreté.
Cet aspect incisif façonne notamment ses (auto)portraits avec
sa compagne sculptrice,Valentine Schlegel, dont la simplicité
rend d’autant plus saillantes la radicalité androgyne et la maî-
trise assumée jusqu’au revêche, au défi. Frappants aussi, ses
nus féminins. L’érotisme supposé du genre laisse place à un
plaisir géométrique, éprouvant la tension entre suspension et
gravité, densité et légèreté, volume et aplat, opacité et transpa-
rence, mollesse et fermeté (fesses plates sur un banc, silhouette
horizontale sous un mobile de Calder). Affranchie du désir Autoportrait d’Agnès Varda, fin des années 1940.
de plaire, la femme peut devenir un pur corps-objet, brut et
abstrait, comme dans cette planche anatomique singulière de en scène et compositions rigoureuses cherchent moins à saisir
Varda enceinte, en 1958. un moment qu’à condenser un être, une entité. Même ses cli-
Certaines de ses séries photos (dont celles, mieux connues, chés pris sur le vif des révolutions des années 1960 (de Cuba
pour le TNP de Jean Vilar et le Festival d’Avignon) battent à la Chine ou la Californie) conservent ce sens du condensé,
en brèche un autre lieu commun : l’idée d’une Agnès Varda jusqu’au hiératisme sculptural. Traquant la jointure entre
glanant des instantanés. Au contraire, c’est toute l’élasticité des image fixe et animée,Varda rêve aux milliers d’images saisies
temps qui est explorée, du flux « direct » de Cléo de 5 à 7 au en fragments de seconde qui composent ses films et songe
suspens du modèle dans la pause/pose. Ces images aux mises à ses photographies comme de possibles instants d’un film

CAHIERS DU CINÉMA 90 NOVEMBRE 2023


CINÉMA RETROUVÉ

qui explore les projets non réalisés de la


réalisatrice). Idem des gens : anonymes
et stars se côtoient (ainsi de Mona/
Sandrine Bonnaire au côté des photos
d’identité de son modèle réel).

Accrochage et mise à plat


Le parcours kaléidoscopique de l’expo-
sition et ses 250 objets présentés resti-
tuent la faculté de Varda à réinventer
sans cesse sa pratique au contact d’ins-
pirations multiples, de Calder à Niki
de Saint Phalle, du TNP à la Factory,
de la Nouvelle Vague au Street Art.
On peut regretter toutefois que la scé-
nographie tombe un peu « à plat » en
regard de son travail de plasticienne du
xxie siècle. Ses installations vidéo ou ses
fameuses cabanes argentiques sont évo-
quées (notamment via une maquette
de la maison du Bonheur), mais non res-
tituées dans leur expérience propre, qui
consiste à transformer l’image en un
volume à pénétrer, à habiter. Pourtant
le projet social de Varda, repéré à juste
titre par l’exposition (jusque dans
l’Arte povera numérique des Glaneurs
et la Glaneuse), passe aussi par cette
économie d’images ouvertes, de lieux
en « commun ».
La visite s’achève sur le portrait
d’une « féministe, joyeuse et libre »
(titre de la dernière salle de l’exposi-
Alain Resnais photographié par Agnès Varda, Marseille, 1956. tion). Son point d’orgue se compose
d’un mur vidéo où les prises de paroles
non tourné. En témoignent ses projets aux formats hybrides, s’accumulent afin de prouver la permanence des positions de
dont le roman-photo Soy Cuba ou l’agrandissement de pho- Varda sur le sujet. Certes, le dynamisme de son œuvre, sur les
togrammes de Sans toit ni loi, ses méditations filmées autour plans chromatique et musical entre autres, mérite d’être salué,
d’une image fixe (la série télévisée Une minute pour une image, tout comme son audace et sa lucidité dans sa représentation
le court Ulysse), ou encore la genèse photographique de ses des femmes et de leurs droits. Mais se concentrer sur ce mili-
fictions (des repérages de La Pointe courte aux portraits de L’une tantisme positif, n’est-ce pas risquer de le rendre inoffensif et
chante, l’autre pas – motifs initiateurs du drame). lisse ? Cette crainte est subtilement démentie par le texte de
Il faut ajouter qu’en dépit de quelques grands écrans et présentation de l’exposition de Florence Tissot, qui rappelle
reprographies, l’accrochage multiplie les objets de petite les sacrifices de la réalisatrice et l’âpreté de ses luttes. Puis
dimension (carnets, lettres, cartes postales, planches-contacts, les archives et extraits choisis distillent leur part de noirceur,
petits tirages photos, maquettes), auprès de moniteurs eux- comme le beau Documenteur. En revanche, son originalité en
mêmes discrets. Il s’agit moins de souligner la minutie du matière de féminisme aurait gagné à être davantage articu-
travail de Varda (saisissante par ailleurs) que de se confronter à lée aux représentations du masculin, de la nudité tendre des
des traces – au résiduel de l’archive.Varda disait que le motif du hommes (silhouettes graciles, sexes au repos) à la fusion des
miroir brisé évoquait pour elle moins l’éclatement de l’image peaux-paysages en ébats. « Il aura l’air d’un homme, et elle d’une
de soi que celle de la mémoire, avec ses souvenirs en pièces et femme, l’heure de l’amour aura passé. Mais pour le moment, ça vibre
ses bouts d’images. Cette miniaturisation induite par le proces- encore », commente Varda dans Une minute pour une image, à
sus du souvenir (par éparpillement, dispersion, dissolution ou propos d’une photo où le genre des amants s’estompe dans
cristallisation de détails) émeut. On comprend mieux, à l’aune un flou. ■
de ce devenir « broyé » de tout phénomène, l’absence salutaire
de hiérarchie qui infuse son œuvre et que l’exposition sait bien Exposition à la Cinémathèque française, jusqu’au 28 janvier 2024. Catalogue dirigé
restituer. Les formes sont mises à égalité, du court au long, du par Florence Tissot (avec la complicité de Rosalie Varda), Éditions de La Martinière.
documentaire à la fiction, sur différents formats et supports, Varda par Agnès, l’intégrale, Éditions de La Martinière. Paru également : Agnès Varda
scénarios achevés ou non (le catalogue prolonge cette voie, de Laure Adler, Gallimard.
notamment sous la plume de la commissaire Florence Tissot « Le cinéma d’Agnès Varda, longs et courts ». Coffret DVD. Arte Éditions.

CAHIERS DU CINÉMA 91 NOVEMBRE 2023


CINÉMA RETROUVÉ

SACHA
GUITRY
Maître
des opérations
par Charlotte Garson

G uitry renaît tous les dix ans, souvent à l’occasion d’un


festival (La Rochelle cet été) ou d’une rétrospective de
cinémathèque, limitée géographiquement. Les onze films
restaurés qui ressortent ce mois-ci en salles, de Ceux de chez
nous (1915) à La Poison (1951), suffisent à constater que
cette œuvre vibre d’une étrange « documentarité », qu’elle
n’a, contrairement aux idées reçues, rien du vaudeville sous
cloche ou de la misogynie vieille France, qu’elle infuse tout
le cinéma bien au-delà de la Nouvelle Vague, et que sa
supposée francité distille sans le dire une classe américaine
thirties qui lui fait échapper aux brumes réalistes-poétiques.

Guitry ou la division
Il suffit de lire le recueil de Guitry Le Cinéma et moi pour voir
évoluer sa conception de cet art à partir de son accusation
célèbre de « théâtre en conserve ». Ce n’est pas seulement le plaisir
de découvrir ce que le média apporte techniquement au théâtre
qui est en jeu pour lui (curiosité que Renoir, de sa génération,
EXCELSIOR / L’EQUIPE / ROGER-VIOLLET

avait inaugurée au studio du Vieux-Colombier quelques années


plus tôt), ni de pouvoir tourner le Congrès de Vienne du Diable
boiteux à trois caméras (en des effets de direct que la dramatique
télévisée viendra parfaire 1), mais bien la tension que crée le
figement de l’enregistrement plaqué sur la rapidité du tournage
(parfois un seul après-midi), dont la cadence est empruntée à
celle d’une représentation théâtrale. Il faut, pour que le film Sacha Guitry sur le tournage d’Ils étaient neuf célibataires (1939).

CAHIERS DU CINÉMA 92 NOVEMBRE 2023


CINÉMA RETROUVÉ

CAHIERS DU CINÉMA 93 NOVEMBRE 2023


CINÉMA RETROUVÉ

vibre, que s’y sente, inconfortablement, cette


division entre spectacle vivant et nappage
off, entre trop-plein et retenue (typique-
ment, le mot « merde » n’est lâché qu’à la
toute fin du Mot de Cambronne). Cette fêlure
se rejoue dans le contrechamp entre le beau
parleur intarissable (l’indépassable mono-
logue de Faisons un rêve – 1936) et le silence
ironique de celle qui l’aime, dont parfois le
seul accoutrement (les détails ludiques du
couturier Paquin pour Jacqueline Delubac,
pois, cols géants, nœuds) entame la com-
pacité discursive. Ceux de chez nous et Le
Roman d’un tricheur (1936) sont des moments
saillants de cette corrida entre voix et image.
Le documentaire, constitué d’émouvantes
visites chez de grands artistes au travail,
dont Auguste Renoir, Mirbeau et Rodin,
était projeté accompagné d’une ciné-confé-
rence prolixe, tandis que dans Le Roman d’un
tricheur, le cinéma est devenu parlant, et le
procédé de récit avec la même voix ren-
voie à la prééminence de la subjectivité qui
romance à sa guise. Le Roman d’un tricheur
finit d’assassiner le muet en l’ensevelissant Donne-moi tes yeux (1943).
sous la parole, mais il le réinvente en bur-
lesque bâillonné, d’inspiration chaplinienne, Guitry « doublant » et par une Polonaise qui lui tape dans l’œil (Elvire Popesco)
tous les personnages, y compris femmes et enfants, ou citant des que Jean Lécuyer (Guitry) a l’idée d’ouvrir une pépinière de
bribes de discours direct dans le drapé du passé. La seule autre vieux garçons destinés aux mariages blancs. L’annonce d’un
voix que l’on entend dans le long flash-back qu’est ce film est décret menaçant d’expulsion les étrangers (nous sommes en
celle de Fréhel, dans la chanson de Guitry, «V’la pourquoi » – 1939) contamine ce lieu cosmopolite quand un vendeur de
moment poignant, d’abord pour les paroles, qui le sont (l’amant L’Intransigeant vient y répandre sa xénophobie. Avec sa petite
du dimanche, assassiné sous les yeux de celle qui « l’adorait » et entreprise, Lécuyer recrée l’éden polyglotte qu’il vient de voir
ne mettra plus « sa robe blanche »), et surtout par sa mise en scène : dissous par ce « décret noir ». Le café, un chez-soi débarrassé de
Fréhel, « la Rouquine », tenancière du bar à soldats dont se sou- la phobie du foyer, s’offre toujours en solution contre l’assigna-
vient le narrateur, prostituée comme ses filles, remet son tablier tion à résidence, en antidote à l’enfermement du « je » littéraire.
dès qu’elle a fini de pousser la chansonnette. La chanson réaliste C’est attablé au bistrot que le narrateur du Roman d’un tricheur
seule, peut-être, pouvait trouer le bagout maîtrisé du narrateur ; écrit le récit du repas où les siens moururent d’une intoxica-
Eustache s’en souviendra dans La Maman et la Putain. tion aux champignons, mais pas n’importe quel bistrot : ruiné
au jeu, il s’est installé exactement face au « petit hôtel » où il
Guitry ou l’addition vivait quand il était riche (Guitry habitait l’hôtel particulier
Dans Le Trésor de Cantenac (1950), film mineur qui agit par éclats du 18 avenue Élisée-Reclus), et qu’une vieille connaissance
sur les autres, Guitry invite des villageois à entrer au générique, lui propose d’aller cambrioler – comme si écrire de la fiction
avant de décrocher son combiné : « Mademoiselle, voulez-vous me consistait toujours à dévaliser son autobiographie.
faire venir une technique ? » Faire venir une technique, c’est-à-dire Le café est le lieu où l’on demande l’addition, où l’on fait
apporter le cinéma sur un plateau. Le baron de Cantenac qui les comptes, parfois pour les régler. Les récits de Guitry pour-
cède son château à un jeune couple qu’il vêt comme ses aïeux, raient souvent se résumer à une opération cumulative, comme
c’est évidemment Guitry cinéaste, qui met en scène dans tous d’ailleurs son stakhanovisme (1936 = 3 pièces + 4 films, par
ses génériques sa gratitude envers ceux qui tournent avec lui. exemple). Le Roman d’un tricheur part donc d’une addition
Le baron s’improvise maître-verrier pour souffler lui-même salée : « Onze cadavres à la fois, il y en avait partout », dit Guitry
les verres dans lesquels l’équipe va trinquer – fantasme d’un off sur son personnage enfant, orphelin superlatif. À la fin du
film dont la réalisation se réduirait à l’organisation de sa fête film, la comtesse amatrice de gigolos qui l’a consommé dans
de fin de tournage. S’il faut y fabriquer son propre calice, un sa jeunesse en le payant d’une montre fait l’addition de toutes
décor où l’on boit permet de comprendre en quoi ce cinéma les montres dépensées, « deux cent dix-sept en quarante ans ».
procède aussi de l’addition. Le bistrot y est le point d’obser- Entretemps, tricheur professionnel, il avoue avoir « changé douze
vation idéal, le lieu de la position d’énonciation ironique de fois de nationalité, quatorze fois de nom, et vingt fois de visage ». Par
Guitry. Dans La Poison, c’est sous la tonnelle, au café, que contraste, la pire cruauté imposée à ce Poil de carotte fut, de la
Michel Simon envisage l’assassinat de sa virago ; dans Ils étaient part de sa vieille cousine chez qui il a été placé, d’avoir mis sa
neuf célibataires, c’est en allant déjeuner au Melon d’Espagne, viande dans son assiette bouchée par bouchée plutôt que d’un
tenu par des Espagnols et fréquenté par des tourtereaux italiens morceau qu’il découperait lui-même. L’addition, chez Guitry,

CAHIERS DU CINÉMA 94 NOVEMBRE 2023


CINÉMA RETROUVÉ

n’est donc pas tant la surenchère que la preuve par neuf que la l’épure. Au début de Donne-moi tes yeux, au musée, son person-
LES ACACIAS

seule valeur qui vaille est la générosité. Cette opération méta- nage se glisse derrière la jeune femme qu’il vient de rencontrer
phorise enfin la présence du public, qui, lui, ne peut être bon et pour qui il a eu le coup de foudre. Dans son dos, il susurre
que nombreux : « Un homme intelligent est moins intelligent que « Allô, vous êtes Catherine Collet ? », engageant une conversation
mille imbéciles qui se cotisent pour comprendre », dit un peintre à téléphonique sans combiné, érotisée par la fausse distance. Plus
propos des visiteurs du Palais de Tokyo dans Donne-moi tes yeux. visible encore est la soustraction qui émane d’une scène située
au mitan du film : anticipant de quinze ans sur Autant-Lara,
Guitry ou la soustraction Guitry filme une traversée de Paris pendant le couvre-feu. La
On voit bien ce que cette mystique de la dépense (« L’homme lampe de poche braquée sur les pieds de Geneviève Guitry et
qui ne dépense pas son argent brise la cadence de la vie en interrom- les siens ressemble à une conduite de scène alors que l’amant
pant la circulation monétaire », propose Guitry économiste dans est en train… d’éconduire sa maîtresse. La cécité qui frappe
Le Roman d’un tricheur) peut avoir d’épuisant, aussi bien dans progressivement son personnage de sculpteur (il repousse celle
l’omniprésence de l’auteur-réalisateur-acteur, qui rebute cer- qu’il aime sans lui parler de sa maladie, pour qu’elle ne lui sacri-
tains cinéphiles, que dans la course perdue d’avance du visuel fie pas sa jeunesse) n’est pas chose nouvelle dans le mélodrame,
derrière le langagier. Mais l’avantage de cette ubiquité est de mais ici, elle fait écho à cette nuit imposée. Dans une séquence
générer régulièrement son contraire : un fort désir de neu- qui précède, modelant sa tête dans la glaise, Guitry s’inter-
tralisation. Neutralisation de l’époque, de la mode (d’où les rompt pour voiler la sculpture. Bientôt, il se soustrait, prétend
femmes en béret, accessoire moins marqué temporellement partir en voyage, et c’est à une autre femme qu’il dira en face :
que le chapeau), du genre cinématographique (Guitry hait « Vous êtes en train de regarder des yeux qui cessent en ce moment de
« l’argot de commande » des films de gangsters français et le réa- voir. » Cette cécité est eschatologique : ne plus voir (la France
lisme canaille). Enfin, il ne faut pas négliger un aspect du style occupée, par exemple), c’est se garantir de voir toujours dans
de Guitry que son débordement verbal occulte trop souvent : sa mémoire. «Supposons que la bonne ait cassé et remplacé cet admi-
sa sensibilité à un goût qui règne alors dans la culture visuelle rable dessin de Daumier. Tu ne le reverrais pas. Moi, je continuerais
des États-Unis, des vêtements aux publicités et au design, en de le voir. » On est tenté ici de se tenir en retrait de cette seule
passant par les numéros chorégraphiés de Busby Berkeley. La lecture allégorique (la France éternelle, façon cœur battant
forme aérodynamique, streamlined, propre à l’Art déco, inflé- des Visiteurs du soir) pour voir plutôt à l’œuvre, encore, une
chit le cinéma hollywoodien de l’époque que Guitry n’a pas influence américaine : la sensualité d’un Mamoulian. Quand
seulement vu, mais convoité ; dans le catalogue d’exposition le sculpteur aveugle parcourt son salon, touche des bronzes,
Sacha Guitry, une vie d’artiste (Gallimard, BNF, Cinémathèque met le nez sur ses dessins accrochés au mur, on croirait voir
française, 2007), Vincent Amiel et Noël Herpe font état de la Garbo de la scène la plus mémorable de La Reine Christine
nombreux contacts épistolaires du cinéaste avec Carl Laemmle (1933), où après sa première et dernière nuit d’amour avec John
Jr. puis avec la MGM et la Paramount en 1937 – l’année de Gilbert, elle caresse meubles, objets et tentures pour conserver
L’Entreprenant M. Petrov de Mark Sandrich avec Fred Astaire, la mémoire tactile de ce qui ne reviendra pas – et rendre pal-
d’Ange, le plus guitryien des Lubitsch, et de Cette sacrée vérité pable une scène d’amour infilmable.
de Leo McCarey, qui porte le remariage à un sommet d’ironie.
Dans ce cinéma des débuts du Code Hays, less is more. Pour Guitry ou la multiplication
Guitry, il faudra sans doute la Seconde Guerre, et le trou noir Le musée personnel de Guitry est surtout constitué de meubles
de son arrestation le 23 août 1944 pour soupçon de colla- et d’objets d’art qui ont appartenu à son père, Lucien (sa troi-
boration (avant un non-lieu), pour toucher douloureusement sième femme, Jacqueline Delubac, s’en est ouverte dans ses
mémoires : les vieilleries ont fini par peser sur son jeune âge).
Dans le panoramique sur les tableaux qui ouvre Donne-moi tes
yeux, il précise ce qu’ont en commun les pièces de cette expo-
sition : elles datent de « 1871, à l’heure où nous venions de perdre la
guerre […] : des œuvres pareilles, ça tient lieu de victoire ». Là encore,
l’intention politique explicite se double d’une sorte de régres-
sion généalogique, qui consiste pour Guitry à s’entourer d’art
de la génération passée. Or c’est peut-être là que se joue le plus
grand défi politique et esthétique de son cinéma : comment
inventer un art conservatoire qui ne se contente pas de préserver
ou de singer, mais qui multiplie ? Comment le jeu d’acteur
exclusivement théâtral de Guitry père est-il transformable, assi-
milable par Guitry fils ? Mon père avait raison (1936) répond en
restant pour ainsi dire dans le cercle de famille. Un père (Sacha
Guitry) se fait quitter sèchement par sa femme, élève seul son
fils contre les principes hédonistes de son propre père, avant de
changer de vie quand son fils adulte hésite à prendre femme.
Guitry signe ici son Ciel peut attendre dix ans avant Lubitsch, et à
50 ans passés son personnage renouvelle son décor pour chan-
ger de vie. C’est en bazardant les meubles de son père qu’il en
Faisons un rêve (1936). suit finalement les préceptes, et aux commodes Louis-Philippe

CAHIERS DU CINÉMA 95 NOVEMBRE 2023


CINÉMA RETROUVÉ

LES ACACIAS
Le Diable boiteux (1948).

succède un Cupidon xviiie qu’il désigne comme son aïeul. s’autonomise du scénario. « Il faut aimer la vie. Il faut aimer les
Le Comédien (1947) donne un tour d’écrou vertigineux en fleurs, les parfums, les fourrures 3», renchérit le vieux Talleyrand/
passant de la duplication du père par le fils à la multiplication, Guitry dans Le Diable boiteux (1948). Dans ce film d’anti-
puisque après l’intégration dans le film de la seule archive chambre, la prolifération tranche, notamment une scène de
filmée de Lucien Guitry, on y voit le fils jouer son père, y bal « avec deux cents costumes, certains en double ». Dans un plan
compris dans une mise en abyme du biopic sur Pasteur que frappant, Talleyrand monte l’escalier de dos en claudiquant,
Lucien interpréta pour Sacha. « Papa ! », s’émeut la petite- encadré par quatre domestiques boîtant à son modèle : punis
fille du scientifique dans la salle ; « Non, répond Sacha en pour l’avoir imité auparavant, ils sont contraints de clopiner
se frappant le torse, [mon] Papa ! » – étrange dialogue où le comme lui toute une journée. Cette sanction ouvre discrè-
redoublement enfantin de la syllabe vire à l’onomatopée, et tement l’austérité du film historico-politique aux duplica-
où les trois pères (Pasteur, Lucien, et le « père » du film) font tions de Fred Astaire dans un numéro fameux de Blue Skies
des petits à l’infini 2. (Stuart Heisler, 1946), « Puttin’ on the Ritz ». Quand le corps
Cette multiplication n’est cependant parachevée que de Guitry flanchera, quand il sera, comme les célibataires,
lorsqu’elle s’ouvre à la virtualité pure. Dans Ils étaient neuf « inopérant », il y aura toujours un rythme, une imperfection
célibataires, Guitry feint d’abord de sortir du lot (c’est lui qui pour faire musique, et des yeux « neufs » à qui donner à voir
recrute les vieux maris), et de s’exclure de la conjugalité ce que l’aveugle ne peut, ne veut plus voir. ■
puisqu’il marie la cliente sur qui il a des vues (Popesco)
1
avec un célibataire de son hospice. Plus jeune de vingt ans « Il avait prévu les obligations du direct à la télévision, la nécessité d’enregistrer
l’action de tous les côtés », raconte son assistant François Gir dans « Guitry au
que les vieillards qu’il place et enrichit, il se fait cependant travail par ses collaborateurs », Cahiers nº 173, décembre 1965.
interpeller par sa première visiteuse – elle s’enquiert de savoir 2
Il faudra donc bientôt, avis aux distributeurs, ressortir Deburau, tourné trois ans
si elle pourra « avoir des… rapports » avec son nouveau mari plus tard, moins biopiquant, sombre comme un clown blanc, mais tout aussi
et, devant le doute de l’entremetteur, elle lui retourne la centré sur l’amour filial et la vocation d’acteur.
question : « Et vous… ? ». Étrangement ramené à la généra- 3
Inspirant sans doute Jacques Demy pour la chanson de la kermesse des
tion de sa mère dans ce manège œdipien, Guitry finit par y Demoiselles de Rochefort : « Aimer la vie, aimer les fleurs, aimer les rires et les
grimper, comme par attraction purement formelle d’un tel pleurs… »
tourbillon : son scénario de démariage (les mariages blancs
ne sont pas censés être consommés ni les couples cohabiter) Rétrospective en 11 films « Le génie Guitry » : Ceux de chez nous (1915), Le Roman d’un
se boucle finalement par son « re »-mariage avec la tigresse tricheur (1936), Mon père avait raison (1936), Faisons un rêve (1936), Le Mot de Cambronne
qui l’avait agacé au premier regard. Là encore, le chiffre du (1937), Ils étaient neuf célibataires (1939), Donne-moi tes yeux (1943), Le Comédien (1947),
titre, neuf, semble ludique, c’est une mise qui entraîne à la Le Diable boiteux (1948), Le Trésor de Cantenac (1949), La Poison (1951). Ressortie en
multiplication, voire à la reproduction, une force de vie qui copies restaurées (certaines 4K). En salles le 1er novembre.

CAHIERS DU CINÉMA 96 NOVEMBRE 2023


AVEC LES CAHIERS
LE CINÉ-CLUB Présentation et débat par la rédaction des Cahiers,
Le 14 novembre à 20h en présence en présence de la monteuse Valérie Loiseleux
Au Cinéma du Panthéon, Paris 50 places offertes aux abonnés (une place par abonnement)
Réservez vite en mentionnant votre numéro
Porto de mon enfance d’abonné à : cineclub@cahiersducinema.com
de Manoel de Oliveira (2001)* * Titre sous réserve

PRÉSENTATIONS ET DÉBATS
Le 5 novembre à 14h et 16h45 Bad Lieutenant de Werner Herzog Le 20 novembre à 20h au cinéma Le 28 novembre à 20h au cinéma
au Cinéville Garenne, Vannes en 35 mm dans le cadre de son L’Archipel, Paris CinéCentre, Dreux
Dans le cadre du « Week-end ciné-club « Les mardis de Louis ». Pierre Eugène et Marie Anne Guerin Thierry Méranger présente Freda
Wiseman », Romain Lefebvre présentent leur ciné-club « Deux de‑Gessica Généus, en présence
donne une conférence sur Le 15 novembre à 20h dames sérieuses ». de la réalisatrice.
Frederick Wiseman et présente au Centre des Arts,
l’avant‑première de Menus plaisirs. Enghien‑les‑Bains Les 21 novembre à 20h30 Le 30 novembre à 10h
Dans le cadre de son ciné-club au cinéma Le Select, Granville, au cinéma Le Méliès, Montreuil
Le 7 novembre à 18h au Forum « Autour de Pialat », Charlotte 22 novembre à 20h30 au Villedieu Dans le cadre des Rencontres du
des Images, Paris Garson présente Nous ne vieillirons Cinéma, Villedieu les Poêles, cinéma documentaire, Hervé Aubron
Dans le cadre de Doc&Doc pas ensemble de Maurice Pialat. 25 novembre à 18h30 à la fait une conférence sur les
« Ignacio Agüero, ça tourne au Scène nationale de Dieppe documentaires de Werner Herzog.
Chili ! », Claire Allouche présente Le 15 novembre à 20h15 et 30 novembre à 20h15
Como me da la gana I et II à L’Écoles Cinéma Club, Paris au Basselin, Vire Le 1er décembre à 10h
et El otro día de Ignacio Agüero, Dans le cadre d’une carte blanche Yal Sadat présente Little Girl Blue au Cinéma Le Méliès, Montreuil
en sa présence. au Super Seven Club, Yal Sadat de Mona Achache. Dans le cadre des Rencontres
présente Les Particules de Blaise du cinéma documentaire
Le 13 novembre à 10h à la Maison Harrison. Le 25 novembre à 19h à la de Périphérie, Romain Lefebvre
de la culture, Amiens Cinémathèque française, Paris anime une table ronde autour
Claire Allouche présente Juan, como Le 16 novembre à 16h Élodie Tamayo présente Les Deux de la diffusion du documentaire
si nada hubiera sucedido de Carlos au Pôle Culturel, Saint-Jean-de-Luz Orphelines de D. W. Griffith, en en présence d’Émerance Dubas,
Echeverría dans le cadre du Fifam. Dans le cadre des Rencontres 35 mm et en ciné-concert par Vega Jeanne Le Gall, Lisa Reboulleau
nationales de l’Archipel des Voga et La Mverte. et Jean‑Baptiste Fribourg,
Les 13 novembre à 14h, 16 lucioles, Romain Lefebvre David Broutin, Alexandre Corvaisie,
novembre à 18h30 et 20h15 et anime une table ronde autour Le 25 novembre à 20h au Christine Peggy Vallet et Gaël Teicher.
17 novembre à 14h au Cinéma du documentaire, en présence Cinéma Club, Paris
Orson Welles, Amiens de Jean‑Gabriel Périot, Dans le cadre du festival Un Le 2 décembre à 20h30 au Cinéma
Dans le cadre du Fifam, Philippe Denis Gheerbrant, Sascha week-end à l’Est, Charlotte Garson des familles, Île de Groix et
Fauvel anime la masterclasse Hartmann, Marine Laclotte présente Sous le ciel de Koutaïssi le 3 décembre à 15h au Plateau
de Diane Baratier, présente Dark et‑Jean‑Pierre Thorn. d’Aleksandre Koberidze. des 4 vents, Lorient
Waters de Todd Haynes (cinéma Charlotte Garson présente Welfare
Pathé) puis First Cow de Kelly Le 16 novembre à 20h au Le 28 novembre à 19h à la de Frederick Wiseman.
Reichardt, et échange avec Davy CinéPlanet, Salon-de-Provence bibliothèque Robert-Desnos,
Chou autour de Diamond Island. Dans le cadre du festival Cinéma Montreuil Pour le programme
d’automne de Ciné Salon 13, Dans le cadre des Rencontres
Le 14 novembre à 20h au cinéma Charlotte Garson présente La du cinéma documentaire, Hervé
de novembre
Reflet Medicis, Paris Huitième Femme de Barbe Bleue Aubron présente Leçons de ténèbres de zigzaguer / poésie
Louis Séguin présente d’Ernst Lubitsch. de Werner Herzog. et cinéma, voir page 76.
LE CONSEIL DES DIX

cotations : l inutile de se déranger ★ à voir à la rigueur ★★ à voir ★★★ à voir absolument ★★★★ chef-d’œuvre

Jacques Jean-Marc Jacques Michel Sandra Olivia Fernando Charlotte Yal Marcos
Mandelbaum Lalanne Morice Ciment Onana Cooper-Hadjian Ganzo Garson Sadat Uzal

L’Enlèvement (Marco Bellocchio) ★★ ★ ★★★ ★★★ ★ ★★ ★★★ ★★★ ★★★

Marx peut attendre (Marco Bellocchio) ★★★ ★★ ★★★★ ★★ ★★★ ★★ ★★★

La Rivière (Dominique Marchais) ★★★ ★★ ★★ ★★★ ★★


Ricardo et la peinture (Barbet Schroeder) ★★★ ★★ ★★ ★★★

The Killer (David Fincher) ★★ ★★ ★★★ ★★

Little Girl Blue (Mona Achache) ★★ ★★ ★★★ ★★

Le Garçon et le Héron (Hayao Miyazaki) ★★ ★★ ★★★ ★★ ★★

Les filles vont bien (Itsaso Arana) ★★★ ★ ★★ ★★

Et la fête continue ! (Robert Guédiguian) ★ ★ ★★★ ★ ★★

Conann (Bertrand Mandico) ★★ ★★ ★ ★ l ★★★

Vincent doit mourir (Stéphan Castang) ★ ★★ ★ ★ ★★ ★★ ★★

Simple comme Sylvain (Monia Chokri) ★★★ ★★★ ★★★★ ★ ★

Portraits fantômes (Kleber Mendonça Filho) ★ ★★ ★★★ ★★★ ★ ★★

Journal d’Amérique (Arnaud des Pallières) ★ ★ ★ ★★★ ★ ★ ★

La Vénus d’Argent (Héléna Klotz) ★ ★ ★★

Perfect Days (Wim Wenders) ★★ ★★ ★★★ ★ ★ ★ ★

MMXX (Cristi Puiu) ★ ★★ ★★★ ★ ★

La Passion de Dodin Bouffant (Trân Anh Hùng) l l ★★ ★ ★

Le Temps d’aimer (Katell Quillévéré) ★★ ★ l ★

Donne-moi tes yeux (Sacha Guitry) ★★★ ★★★ ★★★ ★★★ ★★★ ★★★★ ★★★★ ★★★ ★★★★

Jacques Mandelbaum (Le Monde), Jean-Marc Lalanne (Les Inrockuptibles), Jacques Morice (Télérama), Michel Ciment (Positif), Sandra Onana (Libération), Olivia Cooper-Hadjian, Fernando Ganzo, Charlotte Garson, Yal Sadat, Marcos Uzal (Cahiers du cinéma).

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CAHIERS DU CINÉMA 98 NOVEMBRE 2023


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NOVIEMBRE
2023

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