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L’ART DU
MONTAGE PAR CEUX QUI LE FONT
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sous r썗serve du respect du plan d’entretien d썗쏾ni par le constructeur et pr썗sent썗 dans le manuel utilisateur. (1) Mouvement that
inspires = Du mouvement vient l’inspiration. (2) Autonomie maximale sur la version Earth en cycle mixte WLTP. (3) Sur borne
de recharge ultra-rapide. (4) 6 si썟ges ind썗pendants en option sur la 쏾nition GT-line. (5) Selon 쏾nition. (6) En version transmission
int썗grale. Mod썟le pr썗sent썗 : Kia EV9 GT-line avec option peinture mate et r썗troviseurs ext썗rieurs digitaux. Conditions sur kia.fr
Événement
36 Cahier critique
36 Le Garçon et le Héron d’Hayao Miyazaki
38 L’Enlèvement de Marco Bellochio
40 Marx peut attendre de Marco Bellocchio 76 Poésie & cinéma
41 Les filles vont bien d’Itsaso Arana 76 Tables tournantes par Sally Bonn, Vincent Broqua,
42 Ricardo et la peinture de Barbet Shroeder Pierre Eugène et Philippe Fauvel
43 Le beau et le bon Entretien avec Barbet Schroeder 77 Poèmes de Ron Padgett, Stéphane Bouquet, Vincent Broqua,
45 Conann de Bertrand Mandico Suzanne Doppelt, Liliane Giraudon, Sandra Moussempès,
46 La Rivière de Dominique Marchais Muriel Pic
47 Courants politiques Entretien avec Dominique Marchais
48 MMXX de Cristi Puiu 86 Cinéma retrouvé
49 Et la fête continue ! de Robert Guédiguian Agnès Varda
50 Notes sur d’autres films 86 Dark Varda par Jean-Marie Samocki
58 Hors-salles The Killer de David Fincher, 90 Veni vidi Varda par Élodie Tamayo
Jury Duty de Jake Szymanski Sacha Guitry
92 Maître des opérations par Charlotte Garson
63 Journal
63 Enquête Le documentaire, sur quelle étagère ? 97 Avec les Cahiers
66 Rétrospective Claude Lanzmann à la BPI
68 Festivals Busan, Biarritz Amérique latine
70 Rétrospective Ben Rivers au Jeu de Paume
71 Programmation « Les disparu·e·s. d’Amérique latine »
au Fifam
72 Rétrospective Ann Hui au Festival des 3 continents
73 Entretien Yvonne Rainer aux Rencontres internationales
Paris/Berlin
74 Disparitions
75 Nouvelles du monde
HORS-SÉRIE DAVID LYNCH
PARUTION LE 17 NOVEMBRE
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12,90 €
www.cahiersducinema.com
RÉDACTION
Notre beau souci
Rédacteur en chef : Marcos Uzal
Rédacteurs en chef adjoints : Fernando Ganzo
par Marcos Uzal
et Charlotte Garson
Couverture : Primo & Primo
Mise en page : Fanny Muller
Iconographie : Carolina Lucibello
Jtournage
Correction : Alexis Gau
Comité de rédaction : Claire Allouche, Hervé Aubron,
ean-Luc Godard, le plus grand des des gestes, et où le cinéma était l’art même
Olivia Cooper-Hadjian, Pierre Eugène, cinéastes-monteurs, affirmait que si le de cette nouvelle jeunesse de l’humanité.
Philippe Fauvel, Élisabeth Lequeret, Alice Leroy,
Vincent Malausa, Eva Markovits,Thierry Méranger, est à ses yeux un moment « d’une Alors, on pouvait faire de toute une ville le
Yal Sadat, Ariel Schweitzer, Élodie Tamayo grande violence », pendant le montage, au seul sujet d’un film, la montrer comme on
Ont collaboré à ce numéro :
Sally Bom, Vincent Broqua, Stéphane Bouquet, contraire, « on sent l’utopie comme un animal ne l’avait jamais vue, faire ressentir la mul-
Yann Dedet, Suzanne Doppelt, Liliane Giraudon,
Romain Lefebvre, Josué Morel, Raphaël Nieuwjaer,
familier ». Il est effectivement frappant de titude de ses mouvements (L’Homme à la
Guillaume Orignac, Vincent Poli, Élie Raufaste, retrouver cette dimension utopique dans le caméra de Vertov, Berlin, Symphonie d’une
Jean-Marie Samocki
lyrisme des grands manifestes sur le mon- grande ville de Walter Ruttmann).
ADMINISTRATION / COMMUNICATION
Responsable marketing : Fanny Parfus (93)
tage, en particulier ceux des avant-gardes C’est une vertigineuse idée que de pen-
Assistante commerciale : Sophie Ewengue (75) soviétiques et françaises des années 1920 ser qu’un art peut ainsi réorganiser le
Communication /partenariats :
communication@cahiersducinema.com (Gance, Epstein, Eisenstein,Vertov...) où il monde pour mieux le voir, l’éprouver, mais
Comptabilité : comptabilite@cahiersducinema.com est considéré non seulement comme la aussi le changer. Il faut pour cela ressentir
PUBLICITÉ forme la plus spécifique de l’art cinémato- un enthousiasme où l’ambition artistique
Mediaobs
44, rue Notre-Dame-des-Victoires – 75002 Paris graphique, mais aussi comme la plus révo- va de pair avec l’utopie politique. Avec le
T: +33 1 44 88 97 70 – mail: pnom@mediaobs.com lutionnaire, en tant que possibilité de voir parlant puis la Seconde Guerre mondiale et
Directrice générale : Corinne Rougé (93 70)
Directeur de publicité : Romain Provost (89 27) le monde d’un œil neuf. ses prémices, les années 1930 allaient assom-
VENTES KIOSQUE Dans son fameux texte « Montage, mon mer ces rêves et amener le cinéma vers
Destination Media, T 01 56 82 12 06 beau souci » (Cahiers nº 65), Godard fait autre chose. Bien plus tard, en 1998, Godard
reseau@destinationmedia.fr
(réservé aux dépositaires et aux marchands cette comparaison triviale : « Supposons que dira : « Le montage est un continent qui n’a pas
de journaux)
vous aperceviez dans la rue une jeune fille qui existé et qui, je pense, n’existera pas, en tous cas
ABONNEMENTS vous plaise. Vous hésitez à la suivre. Un quart qui ne sera pas ce que le muet en aurait fait.» Et
Cahiers du cinéma, service abonnements
CS70001 – 59361 Avesnes-sur-Helpe cedex de seconde. Comment rendre cette hésitation ? À il sait d’autant mieux de quoi il parle qu’il
T 03 61 99 20 09. F 03 27 61 22 52
abonnement@cahiersducinema.com
la question “comment l’accoster”, répondra la fut le fer de lance du grand retour des
Suisse : Asendia Press Edigroup SA – Chemin mise en scène. Mais pour rendre explicite cette années 1960-70 sur les années 1920, notam-
du Château-Bloch, 10 - 1219 Le Lignon, Suisse.
T +41 22 860 84 01 autre question : “Vais-je l’aimer ?”, force vous ment à travers le bien nommé collectif
Belgique : Asendia Press Edigroup SA – Bastion est d’accorder de l’importance au quart de seconde Dziga Vertov. C’est le moment où les
Tower, étage 20, place du Champ-de-Mars 5,
1050 Bruxelles. où elles naissent toutes les deux », et cela est la Cahiers republient les textes de Vertov et
T +32 70 233 304
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fonction du montage. Ce qui fait dire à d’Eisenstein, réévaluent Epstein et Gance,
(TVA 2,10%) : Godard : « Si mettre en scène est un regard, mon- et où tout ce que le cinéma recèle alors de
Formule intégrale (papier + numérique) : 75€ TTC.
Formule nomade (100% numérique) : 55€ TTC. ter est un battement de cœur.» Avec la légèreté plus actif intellectuellement, esthétiquement
Tarifs à l’étranger : nous consulter. de sa jeunesse, il fait, mine de rien, la syn- et politiquement repense en textes et en
ÉDITIONS thèse de plusieurs idées fondamentales sur films les possibilités révolutionnaires
Contact : editions@cahiersducinema.com
le montage. D’abord, qu’il apporte ce qui du cinéma.
DIRECTION
Directeur de la publication : Éric Lenoir
donne véritablement vie à un film : son Certes, le montage n’est plus un conti-
Directrice générale : Julie Lethiphu rythme, sa musicalité. Mais le cœur qui bat, nent, et peut-être que le cinéma n’a plus les
64 rue de Turbigo – 75003 Paris c’est aussi les émotions, les processus inté- capacités ou les ambitions d’œuvrer « pour
Siège social : 241 Bd Pereire – 75017 Paris
www.cahiersducinema.com
rieurs (le « Vais-je l’aimer ? »), les associations la suite du monde » (comme disaient Brault
T 01 53 44 75 75 psychologiques ou mémorielles que le et Perrault, les deux grands cinéastes-mon-
Ci-dessus, entre parenthèses, les deux derniers
chiffres de la ligne directe de votre correspondant : montage seul peut figurer. La troisième teurs du cinéma direct québécois), mais
T 01 53 44 75 xx chose que dit la petite métaphore de restent et apparaissent encore des archipels.
E-mail : @cahiersducinema.com précédé
de l’initiale du prénom et du nom de famille Godard, c’est que le monteur ne quitte pas Godard le savait bien, lui qui ne capitula sur
de votre correspondant. la rue, ne perd pas des yeux les passants, mais rien, continuant à faire, jusqu’à son dernier
Revue éditée par les Cahiers du cinéma, au contraire permet de les percevoir d’une souffle, du montage son beau, son déchirant,
société à responsabilité limitée, au capital
de 18 113,82 euros. manière plus intense. Et cela rejoint la son terrible souci – souci de l’humanité, de
RCS Paris B 572 193 738. Gérant : Éric Lenoir
Commission paritaire nº 1027 K 82293.
grande idée de Dziga Vertov du montage son histoire, de son devenir –, mais au prix
ISBN : 978-2-37716-094-5 non plus comme « collage de scènes filmées de quelle solitude. Garder cette mémoire de
Dépôt légal à parution.
Photogravure : Fotimprim Paris.
séparément, en fonction d’un scénario », mais en ce que fut et rêva le cinéma demeure pour
10-31-1601
Imprimé en France (printed in France) tant qu’« organisation du monde visible ». Ces nous une inévitable façon de considérer son
par Aubin, Ligugé.
pefc-france.org
Papier : Vivid 65g/m². Origine papier : Anjala pensées nous viennent d’un temps lointain, présent, avec la sévérité de l’exigence autant
en Finlande (2 324km entre Anjala et Ligugé).
Taux fibres recyclées : 0% de papier recyclé.
où l’avènement des machines était vécu que la candeur de l’espoir. Est-ce de la nos-
Certification : PEFC 100% comme une libération des mouvements et talgie ? Non, c’est du montage. ■
Ptot : 0.0056kg/T
LES ACACIAS
Chers Cahiers,
Lecteur passionné de la revue depuis
plus de dix ans, mais jamais abonné (pho-
bie administrative carabinée…), je dois
vous faire part de mon désarroi profond
quant à la présente rubrique, la mal nom-
mée courrier des lecteurs.
En effet, depuis qu’elle a été réinstau-
rée par la nouvelle rédaction –chère à
mon cœur, au demeurant ! –, je suis frappé
par la platitude générale (à quelques rares
exceptions près) qui plombe la plupart
des textes. Un grand nombre d’entre eux
sont en effet de « simples » impressions à
propos de films sur lesquels il a été écrit
(par vous) dans le numéro d’avant. Un
sentiment de redondance nous gagne
alors ; d’autant plus que ces petits textes
de lecteurs, qualitativement parlant, sont
d’un niveau vraiment très inférieur (et
c’est un euphémisme) aux textes « pro-
fessionnels » que vous produisez tous
les mois, et qui bien souvent illuminent
rétrospectivement ma propre perception Le Roman d’un tricheur de Sacha Guitry (1936).
des films.
D’où ma question : comment, sur lecteurs. Si les textes qui sont publiés dans sont aujourd’hui massivement réservés
quels critères les textes sont-ils choisis ? cette page vous paraissent trop « simples » à l’immédiateté des réseaux sociaux, et
Les courriers « intéressants » qui vous par- voire « inférieurs », nous osons espérer que souvent, sous une forme ultra courte, qui
viennent sont-ils trop polémiques pour personne ne les croit choisis parce qu’ils le de plus n’implique nullement une lecture
être publiés ? Ou bien vous font-ils tout seraient, dans le but d’opérer un contraste préalable de la revue.
simplement défaut ? Il me revient le texte avec les textes des autres pages, « profession- Aussi votre appel à de vraies lettres,
enflammé et inspiré de Pascale Bodet que nels » comme vous dites ! Nous choisissons que nous ne pouvons que relayer ardem-
vous aviez fait paraître dans le courrier ceux qui nous semblent intéressants, qui ment, résonne-t-il comme un appel en
des lecteurs en juin 2022, en réaction à avancent une analyse. Autant nous pen- creux à nos lecteurs, afin qu’ils s’oc-
la critique que Pierre Eugène avait écrite sons, aux Cahiers, que la critique est un troient, abonnés, « kiosqueurs » ou usa-
sur le dernier film de Paul Vecchiali. La métier (et qui se rétribue, comme tout gers de bibliothèque, un temps de lecture
découverte de ce texte m’avait tout sim- travail), autant nous n’estimons pas détenir qui ouvrira peut-être à celui de l’écriture.
plement réjoui : les Cahiers ménageaient l’outil objectif qui permettrait de désigner Mais ! Au fait… Comme Thelma Ritter,
un espace de débat et de réflexion à coup sûr les émanations des profession- l’infirmière de Fenêtre sur cour qui enjoint
fructueux qui, souvent, manque dans nels de la profession, de séparer le bon à James Stewart de se marier plutôt que
les revues de cinéma. Alors, puisse cette grain de l’ivraie. Ne pas être critique ne d’observer les couples d’en face, votre
petite bouteille – que je jette aujourd’hui devrait pas empêcher les lecteurs d’écrire bouteille à la mer donne envie de vous
modestement à la mer – rencontrer âme à leur revue sur les films. demander de sortir du rôle de « window
réceptive ! Lecteurs de tous les pays : La déception que vous rencontrez à shopper », et de prendre vous-même la
réveillez-vous, les Cahiers vous attendent ! la lecture de ces pages nous préoccupe plume. Chiche ?
Martin Janvier (Fontainebleau) à un autre titre : comme vous, nous pen- P.S. : Abonnez-vous page 61 !
sons que cette rubrique devrait être un Charlotte Garson
Cher Martin Janvier, lieu d’échange à partir de ce que nous
Merci pour la franchise de votre publions, des idées et arguments avancés, Adressez votre correspondance aux
courrier, qui tout en flattant nos egos de des propos recueillis lors d’entretiens. Cahiers du cinéma, Courrier des lecteurs,
rédacteurs, risque de heurter quelque peu Voire un lieu polémique, si tant est 64 rue de Turbio 75003 Paris ou à redaction@
les courageux qui nous ont écrit depuis que l’indignation ne soit pas insultante. cahiersducinema.com. Les lettres sont éditées
janvier 2022, date à laquelle nous avons Mais comme nous, vous savez que le par la rédaction, également responsable
rétabli dans ces pages le courrier des dialogue, ou du moins les réactions, des titres.
PEINTURE
LE
15
EUGÈNE DELACROIX, LA MORT DE SARDANAPALE, PHOTO © MUSÉE DU LOUVRE, DIST. RMN-GRAND PALAIS / ANGÈLE DEQUIER
NOV.
AU CINÉMA
AFFICHE : ©JEFF MAUNOURY POUR METANOÏA
Produit par LIONEL BAIER, RÉGINE VIAL, CHARLES GILLIBERT Image VICTORIA CLAY Son ELIE PEYSSARD Musique HANS APPELQVIST Montage JULIE LÉNA Montage son et mixage ÉTIENNE CURCHOD Étalonnage et effets spéciaux PATRICK LINDENMAIER Une coproduction Suisse-France BANDE À PART FILMS et LES FILMS DU LOSANGE
En coproduction avec RTS RADIO TÉLÉVISION SUISSE · SRG SSR Avec le soutien de l’OFFICE FÉDÉRAL DE LA CULTURE (OFC) et du CENTRE NATIONAL DU CINÉMA ET DE L’IMAGE ANIMÉE Avec la participation de CINÉFOROM et le soutien de la LOTERIE ROMANDE · FONDS CULTUREL SUISSIMAGE En association avec CINÉMAGE 17
Distribution Suisse BANDE À PART DISTRIBUTION Distribution France et Ventes Internationales LES FILMS DU LOSANGE
L’ART
ÉVÉNEMENT
© STUDIOCANAL
DU
© 2001 AMIP/CONTRACOSTE/ARTE FRANCE/INA
MONT
COURTESY CÉLINE PERREARD
De gauche à droite, de haut en bas : Où gît votre sourire enfoui ? de Pedro Costa (2001) ;
Pierrot le fou de Jean-Luc Godard (1965) ; extrait de la timeline du montage de Dans la terrible jungle
de Caroline Capelle et Ombline Ley, cheffe monteuse Céline Perreard.
TAGE
I
l est habituel que les Cahiers fassent régulièrement
le point sur des questions à la fois techniques et
esthétiques. Ces dernières années, la revue a par
exemple consacré des dossiers à la lumière (nº 702),
aux caméras (nº 719), au son (nº 749), mais il y a
très longtemps que le montage n’a pas été abordé dans
nos pages de manière substantielle, même si nous avons
Le désir de nous y repencher longuement est en partie dû
à quelques émotions et sensations de montage récentes
(belles, mais aussi parfois pénibles…), dont certaines sont
évoquées dans le texte qui ouvre ce dossier, ou analysées
en dernière partie. Par ailleurs, cette phase de l’élaboration
d’un film demeure fondamentale, elle est même souvent
la plus décisive. Pour interroger les pratiques actuelles
récemment consacré quatre « Au travail » à des monteurs – du montage, il était donc essentiel de nous entretenir
Yann Dedet (nº 766), Sylvain Malbrant (nº 769), Dominique directement avec des monteurs (nous nous sommes
Auvray (nº 772), Claire Atherton (nº 773). Le montage fut volontairement centrés sur des Français), dont la parole
un objet de réflexion privilégié aux Cahiers, de ses débuts et les pensées, qui dénotent une grande intelligence de
jusqu’aux années 1970, ce qui donna lieu à des ensembles la matière cinématographique, constituent le cœur de cet
et des textes très importants. Mais qu’en est-il aujourd’hui ensemble. Notons enfin que leur travail consistant dans
de ce qui a été une question centrale, des avant‑gardes des un premier temps à être « le spectateur zéro » du film
années 1920 à la modernité des années 1960, aussi bien (pour reprendre l’expression de Yann Dedet), il possède
du côté de ceux qui pensent et théorisent le cinéma que une dimension réfléxive qui n’est pas sans rapport avec
dans la poétique des cinéastes ? l’exercice critique. M.U.
SCALPELS
ET PRESSE-PURÉES par Marcos Uzal
Ctemps
ommençons par un contre-exemple : Luis Buñuel considérait
que le découpage, préalable au tournage, était le véritable
de l’imagination et des ciseaux, celui où les segmenta-
mouvement », nous confiait le cinéaste (Cahiers no 795), et c’est
le montage qui prend totalement en charge cette libération à
la fois psychologique et esthétique pour basculer dans un autre
tions et associations d’images doivent être créées. Cela avait à registre, non plus narratif mais sensoriel, comme s’il passait du
voir avec le processus d’écriture de ses premiers films surréa- roman à la poésie.
listes, imaginés comme de libres enchaînements de visions et Du côté du documentaire, il est indéniable que le récit d’un
de situations, que le tournage concrétisait et que le montage film comme Qui à part nous de Jonás Trueba n’a pu se construire
ne faisait que parachever. Pendant toute sa carrière, il passa qu’au montage, à partir de toute la matière accumulée par le
d’ailleurs très peu de temps en salle de montage, ses plans étant cinéaste en suivant pendant cinq ans un groupe d’adolescents.
si précisément écrits et tournés qu’il ne restait ensuite qu’à les Un peu comme pour Boyhood de Richard Linklater, tourné
mettre bout à bout selon l’ordre prévu en amont. On pourrait pendant douze ans, le montage a pour objectif de transformer
aussi distinguer les cinéastes du plan de ceux du montage. Josef le temps du tournage en celui du film. C’est peut-être une
von Sternberg, John Ford, Chantal Akerman ou Manoel de définition possible de tout montage, à cette différence impor-
Oliveira, par exemple, appartiennent plutôt à la première caté- tante que généralement il consiste à aplanir la discontinuité et
gorie. Cela ne veut bien sûr pas dire que le montage ne leur la durée du tournage, qui sont au contraire ici fondamentales.
importe pas, mais moins que la force intrinsèque de chaque
plan, de son cadre, de sa lumière. Au contraire, pour Eisenstein, Rendre à la vie
Epstein,Welles ou Godard, l’achèvement se joue dans les images Roberto Rossellini voyait dans le montage un « chapeau du
inédites ou sens nouveaux que produisent les rapports entre dif- magicien », c’est-à-dire un tour de passe-passe manipulateur et
férents plans. Il est indéniable que cette conception est devenue artificiel, un pansement masquant une incapacité à parvenir à
rare, et qu’il n’est aujourd’hui pas toujours évident de distinguer l’essentiel : enregistrer la vie, célébrer les choses telles qu’elles
ce qui relève du véritable travail de montage plutôt que d’une sont, dans l’ici et maintenant de la prise. Il y a là une part d’idéa-
application du découpage. lisation dont Rossellini est bien conscient. Car il est intéres-
sant de constater combien des cinéastes dont les films semblent
Récits avoir tiré le maximum de vie et d’énergie du tournage sont
Une autre confusion existe entre les deux fonctions principales aussi souvent ceux dont les montages durent le plus longtemps :
du montage, qui vont bien sûr de pair : ce qu’il travaille en Jacques Rozier, John Cassavetes, Maurice Pialat ou, aujourd’hui,
détail, et la façon dont il structure tout un film. On se trompe Abdellatif Kechiche, qui passe des mois et même des années
d’ailleurs souvent en croyant qu’un film au récit complexe a (verrons-nous un jour la nouvelle version de Mektoub, My Love :
été plus travaillé au montage qu’un autre, linéaire et limpide Intermezzo ou sa suite ?) à travailler avec toute une batterie de
(par exemple, les jeux avec la chronologie d’un Christopher monteurs. Pour ces cinéastes, la vitalité des acteurs et des plans
Nolan sont plus affaire de scénario que de montage). Ce qui ne se capte pas seulement au tournage, elle doit se retrouver
© 2020 20TH CENTURY FOX FILM CORP./ TSG ENTERT.FINANCE LLC./TFD PROD. LLC
relève en revanche du véritable travail du montage sur le récit, ou se reconstruire après coup, en trouvant au montage une
c’est sa capacité à créer par lui-même des « événements ». Les forme de restitution de cette énergie. Les mauvais cinéastes
films de David Lynch ou de Hong Sang-soo, aussi différents étant ceux qui pensent qu’elle peut s’inventer de toutes pièces
soient-ils, en sont des exemples, moins lorsqu’ils remettent en et qui, de même qu’ils secouent la caméra pour singer l’action,
cause l’enchaînement classique ou logique des situations que créent au montage une confusion qu’ils font passer pour le
dans la façon dont chez eux un raccord, une ellipse ou une désordre de la vie.
répétition peut soudain changer notre perception de ce qui
est narré, en produisant un trouble, en ouvrant une brèche, en Bouillie de raccords
suspendant le sens. Il suffit de regarder n’importe quel film populaire hollywoo-
Autre exemple, récent : Astrakan, très beau premier long dien de la fin du xxe siècle pour se rappeler combien y domi-
métrage de David Depesseville, se termine par une longue nait encore une conception assez classique du plan, où l’action
séquence de pur montage d’images et de sons, dont le lyrisme est avant tout un déploiement de corps dans un espace. C’est
rompt avec l’aspect plus classique et réaliste du reste du film. « Il encore le cas dans la série des Mission impossible, notamment
fallait que le film et le personnage se libèrent ensemble, dans un même parce que l’acteur, Tom Cruise en l’occurrence, y demeure le
L’hétérogène
Lorsque le montage comme notion esthétique essentielle revint
en force dans les années 1960, l’un des enjeux critiques était de
distinguer ce qui en relevait véritablement de ce qui ne produi-
sait que des « effets de montage », c’est-à-dire une utilisation
cosmétique de figures très visibles : plans très courts, jeux de rac-
cords, inserts inopinés, parallélismes, etc. C’était Vivre sa vie ver-
sus Zazie dans le métro, Alain Resnais versus Michel Deville…
Car le montage est vite fatigant lorsqu’il n’est que séduction
ou afféteries, comme chez Xavier Dolan ou Valérie Donzelli.
C’est aussi ce que certains ont reproché à The French Dispatch
de Wes Anderson, à tort. Certes, ce film semble constamment
exhiber son montage en multipliant les faux raccords et accé-
lérations, mais il le fait sans jamais oublier que le jeu entre
les plans prime sur les effets. C’est en quelque sorte un film
de montage réalisé par un cinéaste du cadre. Sa science très
précise des plans demeure, même lorsque ceux-ci ne durent
que quelques secondes, tout en étant prise dans la frénésie du
montage. D’où un sentiment d’excès, de formalisme au carré,
qui produit une très singulière tension entre l’immobilité et le
mouvement, entre la pose et la vitesse.
Un dernier exemple récent de vrai film de montage : Eo de
Jerzy Skolimowski. Son héros est un âne ; en suivant son par-
cours à travers l’Europe, il s’agit d’expérimenter toutes sortes de
perceptions, humaines et surtout inhumaines. Le montage com-
pose donc à partir d’une multitude de points de vue, de formes,
de techniques. Il a en commun avec le film de Wes Anderson
© TAMARA FILMS/NEW STORY
LE 1er NOV.
AU CINÉMA
RÉTROSPECTIVE EN 11 FILMS
CEUX DE CHEZ NOUS I LE ROMAN D’UN TRICHEUR I MON PÈRE AVAIT RAISON
FAISONS UN RÊVE I LE MOT DE CAMBRONNE I ILS ÉTAIENT NEUF CÉLIBATAIRES I DONNE-MOI TES YEUX
LE COMÉDIEN I LE DIABLE BOITEUX I LE TRÉSOR DE CANTENAC I LA POISON
VERSIONS RESTAURÉES
© Morgane Flodrops
ÉVÉNEMENT
Dans les bureaux des Cahiers, de gauche à droite : Gabrielle Stemmer, Isabelle Manquillet, Mathilde Muyard et les mains de Christel Dewynter.
Photographies de Sarah Makharine pour les Cahiers du cinéma, à Paris, le 7 octobre.
Les intervenants, en quelques films récents Comment se retrouve-t-on à monter un film et à quel moment
s’intègre‑t-on au projet ?
Christel Dewynter : Comme un avion, Wahou ! Mathilde Muyard : Le désir vient toujours du cinéaste, au moins
de Bruno Podalydès, Gaspard va au mariage d’Antony Cordier, dans le cinéma d’auteur. Il y a des réseaux qui se font, à par-
Alice et le maire, Le Parfum vert de Nicolas Pariser. tir des films qu’il a aimés, ou des expériences de proches. En
Jean-Christophe Hym : L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie, général on est contactés avant le tournage, une fois le scénario
Énorme de Sophie Letourneur, La Tour 2 contrôle infernale fini. Et c’est du scénario dont on discute, surtout pour com-
d’Éric Judor, Les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania. prendre si on parle la même langue.
Isabelle Manquillet : Ni le ciel, ni la terre, Isabelle Manquillet : Ensuite, aller sur le plateau ou pas est une
Goutte d’or de Clément Cogitore, L’Heure de la sortie vraie question. Parce qu’on est censé être le premier specta-
de Sébastien Marnier, La nuit a dévoré le monde teur. Apaiser les angoisses du réalisateur est en partie notre
de Dominique Rocher, Le Barrage d’Ali Cherri. rôle. L’avantage de ne pas avoir la mémoire du tournage est
Mathilde Muyard : Bird People de Pascale Ferran, Paul Sanchez de ne pas connaître les coulisses des plans, ni la difficulté d’en
est revenu !, Bowling Saturne de Patricia Mazuy, Arthur Rambo faire certains.
de Laurent Cantet, La Montagne de Thomas Salvador. Laurent Sénéchal : La salle de montage est beaucoup plus proche
François Quiqueré : Madame Hyde, Don Juan de Serge Bozon, de la salle de cinéma que du plateau, on est les premiers spec-
Vif‑Argent de Stéphane Batut, Selon la police de Frédéric tateurs, c’est ce qui nous permet d’être sans état d’âme vis-à-
Videau, L’Été dernier de Catherine Breillat. vis des rushs. Avec les réalisateurs, nous devons souvent rassu-
Martial Salomon : Mademoiselle de Joncquières, Les Choses rer, mais il faut aussi savoir apporter du doute. Le montage est
qu’on dit, les Choses qu’on fait, Chronique d’une liaison l’endroit où toutes les questions du film doivent être posées.
passagère d’Emmanuel Mouret, L’Idiot, Deux Rémi, Notre rôle est très élastique, on cherche un équilibre, on doit
deux de Pierre Léon, Astrakan de David Depesseville. fabriquer un binôme qui permette de le trouver.
Laurent Sénéchal : Victoria, Sybil, Anatomie d’une M.M. : Je ne me suis jamais posé la question « comment ce plan
chute de Justine Triet, Diamant noir, Onoda d’Arthur a-t-il été tourné ? » La bonne position est celle du spectateur.
Harari, C’est ça l’amour de Claire Burger. Même pour des questions très concrètes, comme le rapport à
Gabrielle Stemmer : Tout le monde aime Jeanne l’espace. Ne connaître que ce qu’on invente par le montage aide
de Céline Devaux, Coma de Bertrand Bonello. à raccorder des espaces qui dans la réalité ne sont pas du tout
Réalisatrice de Clean With Me (After Dark). reliés. Connaître la géographie des lieux du tournage m’inhibe.
Le souffle et la danse
ont-ils un rapport différent au montage ?
Je peux surtout parler des élèves monteurs que
j’ai pu rencontrer, qui sont parfois virtuoses.
Mais l’unité n’est plus l’image, ils n’ont pas
© DINARA DRUKAROVA
tournage. Alors qu’en ce moment je monte un
documentaire avec le déroulé sous les yeux. En
documentaire, le plus dur est de comprendre
ce vers quoi le documentariste est allé, ce qu’il
a trouvé ou pas. On découvre des intentions
non écrites, au fur et à mesure.
© CDC
ce qu’elle permet, ça modifie l’esthétique. On
voit des films plus hachés, sur-montés : des
trucages sont devenus plus simples, donc on
en abuse. Je généralise un peu, mais j’ai l’im-
pression de me dire souvent « Tiens, pourquoi
fondre au noir à tel endroit, alors qu’un cut
aurait raconté la même chose ? »
Le rôle du monteur varie-t-il selon le genre du film, par exemple important que nous ne rations pas des étapes dans les échanges
dans la comédie ? avec tous les gens qui entrent progressivement dans le travail.
Jean-Christophe Hym : Oui, mais même à l’intérieur de la comé- Parce qu’alors tout retombe sur le réalisateur, qui ne connaît
die, les différences entre cinéastes sont énormes. Pour Éric pas forcément bien certains aspects techniques.
Judor par exemple, revoir dans son intégralité le montage de C.D. : La composition de la musique et le montage sont par-
La Tour 2 contrôle infernale n’était pas du tout essentiel. Alors ticulièrement liés. J’ai le sentiment que c’est en montant que
que Jonathan Cohen peut le regarder trois fois dans la même la musique se pense, tout comme je ne peux pas quitter un
journée. L’humour de Judor est basé sur les vannes, les vannes, montage sans avoir monté la musique. Je dirais même que je
les vannes. Forcément, ça a une répercussion sur le rythme passe 25% de mon temps de travail à écouter la musique et
global, mais pour lui ce n’est pas une question déterminante. à la monter, qu’elle soit originale ou additionnelle. Le com-
C.D. : Quand je travaille avec Bruno Podalydès, j’ai l’impression positeur est la première personne à qui j’ouvre la porte de la
d’être avec un musicien, ou un horloger. Il est extrêmement salle de montage, avant le producteur. Ça ne me gêne pas du
sensible au rythme des choses. Ce qui prouve que dans la tout de lui montrer le premier bout-à-bout. Souvent on pose
comédie, il y a plusieurs écoles. des musiques d’emprunt dont il s’inspire un peu, il compose,
M.S. : Si le réalisateur me voit rire devant les rushs, il y a une il envoie des propositions, on fait des essais… le jeu de ping-
confiance qui peut se créer vis-à-vis de mes choix, y com- pong dure des semaines.
pris de ceux qui ne sont pas forcément logiques. La comédie M.M. : Plus tôt le compositeur intervient dans l’échange, mieux
permet de faire entrer de l’inattendu : le gag est à un endroit, c’est. Ce peut être vrai pour d’autres postes techniques selon
mais en fait on rigole avant, ou après : on peut décaler le rire. le film. Dans La Montagne de Thomas Salvador, c’était le chef
I.M. : Cette mémoire du premier visionnage, de la première opérateur et le superviseur VFX. Un tel film ne peut être
émotion quand on voit les rushs est très importante. Je prends monté de manière aboutie tant que les effets spéciaux ne
des notes au crayon sur les prises, loin de l’ordinateur. Si dans sont pas faits.
le montage final, je ne retrouve pas ce que j’ai noté, c’est le G.S. : Avec Tout le monde aime Jeanne, je me suis retrouvée dans
signe que j’ai perdu quelque chose. le cas de figure où la musique existe avant le film. Flavien
C.D. : Tu es dépositaire de quelque chose et ta mission est de Berger avait donné une sorte de base à partir de la lecture du
la restituer, aussi bien que ce que tu as vu. Ce qui est ter- scénario, où Céline Devaux et moi piochions, et qui a guidé
rible, c’est quand un rush sublime ne fonctionne pas dans de façon très fluide le montage de beaucoup de séquences.
le montage.
Avez-vous l’impression que le travail de montage est trop cerné
À quel moment sait-on que l’on a fini de monter un film et que l’on peut par des limitations financières ou temporaires ?
le montrer à d’autres personnes ? M.M. : Oui et non. D’un côté, il n’y a pas assez de temps ni
C.D. : Quand je connais par cœur tous les rushs. Mais il n’y a d’argent prévu pour la postproduction et en particulier pour
pas une étape où l’on regarde les rushs et une où l’on monte. notre travail et notre présence, pas très bien payés et très sous-
Monter, c’est regarder, reregarder les rushs et les questionner évalués. Pour le « suivi de finitions », souvent on t’accorde roya-
en permanence. D’ailleurs, je ne regarde jamais l’intégralité des lement une semaine. C’est-à-dire qu’on te paye une semaine
rushs avant de me mettre au travail, sinon je sens que mon pour suivre la postsynchronisation, le bruitage, le montage
attention finit par se ramollir. Il faut que la lecture soit active, son, le montage parole, l’étalonnage et le mixage. D’un autre
savoir un peu ce qu’on cherche. Donc arrive rapidement un côté, il y a en revanche une survalorisation du montage chez
moment où je monte et je dérushe en même temps. Et quand certains producteurs, qui croient qu’on peut sauver un film
j’ai le sentiment de maîtriser l’entièreté de la matière, que rien ou le détruire, ou le propulser à Cannes, par son seul montage.
ne m’échappe à aucun endroit, alors j’ai l’intime conviction que J.-C.H. : Il y a une marginalisation globale liée à la création du
le meilleur des films possibles est là. poste de directeur de la postproduction, une responsabilité
J.-C.H. : Un réalisateur m’a dit un jour que le montage se termine qui était il y a vingt ans dans les mains du monteur et de son
en général au moment où il enlève son plan préféré. assistant. Pour ne pas parler de la sous-traitance, avec les boîtes
M.S. : Je me souviens du montage d’un film avec Pierre Léon. de postproduction.
On adorait tous les deux le même plan, on y tenait beaucoup. M.S. : Il y a des directeurs de postproduction qui sont très bien.
On a dû finir par l’enlever, et c’était mieux. Pierre m’a dit : Mais ils ne peuvent pas forcément faire le relais artistique, en
«Tu verras, dans chaque film, le réalisateur fini par enlever son plan plus du relais technique.
préféré, et le monteur aussi. Je ne sais pas pourquoi, c’est comme ça.» L.S. : La phase de production d’un film fonctionne en forme
J’ai un peu rigolé, j’ai cru que c’était une parole masochiste. de sablier. Au tournage, il y a beaucoup de gens, ensuite nous
Mais depuis j’ai beaucoup réfléchi à ça, à cette émotion pure sommes deux ou trois, puis on rouvre le travail à toute une
de cinéma dans un plan et qui n’est pas liée à la particularité série de gens qui l’améliorent, ce qu’on appelle la postpro-
du film. Quand on a enlevé ce plan, à la fin du montage, on a duction. Mais la « robe » peut ne ressembler à rien si l’on rate
eu comme un soulagement. les finitions. Certaines intentions peuvent être complètement
détruites, et il y a tout un travail de dialogue à avoir avec les
Comment fonctionnent vos échanges avec les autres postes collaborateurs qui finalisent le film. Si on ne peut pas le faire,
de la postproduction ? c’est vraiment très bizarre. Cette semaine de suivi dont parle
M.S. : Le producteur doit être garant de la continuité entre Mathilde n’existe même pas dans certains cas. Elle est sou-
nous. Certaines productions ont du mal à comprendre qu’on vent pensée comme un forfait, voire comme une largesse par
doit être payés sur l’ensemble de la postproduction, qu’il est la production. Le réalisateur est coincé, parce qu’après avoir
dépassé le budget en tournage, puis en montage, il n’ose pas ceci ou en supprimant cela – le plus souvent en supprimant –,
exiger notre présence à ses côtés, alors que pour accompa- on va pouvoir rendre le film plus compréhensible, efficace,
gner l’étalonnage, le mixage et les VFX, en réalité il a besoin réussi et commercial.
de nous. M.M. : Presque tous les producteurs ont peur du moment où
F.Q. : Nos collaborateurs de la postproduction sont tellement le distributeur va voir le film. Cela s’est accentué ces dix
heureux quand nous sommes là, parce qu’ils ont encore moins dernières années. Certains veulent le montrer assez tôt, pour
de temps que nous pour s’approprier le film, et que nous en discuter, d’autres le plus tard possible, pour être sûrs de ce
sommes les garants de la continuité artistique du travail. Même qu’ils montrent. Mon avis est qu’il ne faut pas le montrer trop
au mixage, je continue à monter. Je peux proposer de suppri- tard. Parce que le distributeur aura toujours des choses à dire,
mer une réplique, déplacer une musique. Le paradoxe dont voudra orienter le film vers l’image qu’il en avait. Parfois ces
on parle est lié au fait qu’avec le numérique et la possibilité modifications améliorent le film, et sans doute on aurait fini
qu’il offre de soigner le son, une fois qu’on a fini le montage, par les faire nous-mêmes. Quand c’est proposé trop tard, tout
tout le monde a l’impression d’avoir vu le film. Alors que le monde craque et le producteur n’a pas le courage de s’op-
quand le film était monté en pellicule, il ne se révélait vrai- poser au distributeur, parce d’autres projets à venir sont en jeu.
ment qu’au mixage. C.D. : Les producteurs sont des partenaires, ils ont suivi tout
le processus de fabrication, ils connaissent les intentions du
Quelle est la place du producteur dans votre travail, réalisateur et ont une vision du film. Mais les distributeurs,
et celle du distributeur ? même s’ils ont lu le scénario, ont parfois une idée préconçue
C.D. : C’est un autre paradoxe : obtenir du temps de travail est du spectateur. Ils ne vont donc pas penser forcément en fonc-
un combat permanent pour nous, mais quand les producteurs tion d’eux-mêmes, mais de ce qu’ils estiment être « le public ».
et les distributeurs décident qu’il faut « améliorer le film », le M.S. : Et les exploitants.
temps qu’ils imposent alors n’est plus un problème. Pendant M.M. : Et les festivals.
l’écriture du scénario, le réalisateur peut toujours objecter aux I.M. : Un « potentiel festival ».
remarques « tu verras, sur le plateau ça marchera ! ». Au montage, J.-C.H. : On se retrouve devant des gens qui ne réagissent pas
la matière est là, le film finit par émerger, on peut enfin parler en fonction de leur propre sensibilité mais qui sont dans la
concrètement. Il y a moins de place pour le fantasme. Et tout projection de quelque chose. Or, je crois qu’il est impossible
le monde a sa suggestion à donner, selon laquelle en ajoutant d’être juste quand on ne se fie plus à sa propre sensibilité.
De gauche à droite : Jean-Christophe Hym, Laurent Sénéchal, Mathilde Muyard (de dos) et Christel Dewynter.
Nous, monteurs, sommes obligés de faire confiance à notre pour créer au montage. Il y a des relations qui peuvent être
© MAUD COLLOMB
regard, c’est la seule chose qu’on a. compliquées, mais que le monteur est libre d’accepter ou non.
M.S. : On peut se retrouver dans des situations absurdes où à F.Q. : Je me souviens, quand j’étais jeune monteur, de fâcheries,
une projection le réalisateur est content d’une séquence, le voire de portes qui claquent… Dans ce métier, on apprend
producteur aussi, le monteur aussi, et même le distributeur, à ravaler son ego. Il vaut mieux ne pas trop en avoir. Si on
que l’on voit rire et apprécier la scène, mais qui se dit cette me dit que ce que j’ai fait n’est pas bon, ce n’est pas grave, je
phrase : « Cette scène ne va peut-être pas fonctionner pour le début recommence.
du film. » Un spectateur fantôme s’invite ! Et nous-mêmes, C.D. : Je crois qu’il n’y a pas d’autre métier dans le cinéma où
monteurs, à force, on a fini par l’intégrer. Quand on a montré l’on travaille à ce point en montrant des choses pas terminées,
Astrakan avec David Depesseville à Élisabeth Perlié de New qu’on sait améliorables et sur lesquelles tout le monde se
Story, elle m’a vu sortir mon carnet et elle m’a dit : « Tu ne vas positionne, donne son avis et propose des solutions. Chacun
quand même pas prendre de notes, non ? Ce que je dis ne regarde que se positionne comme « docteur ». On s’approprie le travail en
nous et j’espère que ça ne vous influence pas. » Son argument était cours en établissant des ordonnances, en te parlant de « ventre
qu’elle avait accepté de distribuer le film justement parce qu’il mou », de « manque de rythme », de « longueurs ». Des banalités
y avait plein de paris, et que prendre en compte son avis à la que l’on entend en permanence.
lettre était donc délicat. Alors que je m’attendais au « moment I.M. : Moi, ce qui me fait partir d’une salle de montage, c’est
distributeur » ! l’impression que le metteur en scène veut se servir du mon-
teur comme d’un presse-boutons. Dans ce cas, je dis : « Je te
Comment peut-on réagir devant ce « spectateur fantôme » ? laisse avec ta matière, fais ce que tu as envie de faire.» La collabo-
F.Q. : À un moment donné, on a l’impression que le film est ration artistique est un élément essentiel dans mon travail.
monté. Et quand on nous demande encore de gravir une L.S. : Il y a des personnalités très fortes, parfois compliquées à
toute petite marche, on peut résister, parce que toucher le gérer, c’est sûr. Mais avec l’expérience, tu apprends à détecter,
moindre détail peut faire bouger beaucoup de choses. Mais au moment de la rencontre, quand il pourrait y avoir un peu
avec le temps, j’ai appris à entendre ce qu’ils ont à dire sans de perversion, quand le réalisateur pourrait faire son beurre
me braquer. À la fin, il faut que tout le monde soit content. d’un truc qui n’a rien à voir avec le film, ni avec le travail. J’ai
Mais, bien sûr, ça ne peut pas se faire au détriment du film. développé des capteurs et, dès que je détecte ça, je renonce à
L.S. : Rester sensible à ces remarques est difficile quand on est m’engager. Parce qu’on est trop exposés, quand on passe des
au bout du montage, il faut faire cet effort, ne pas tomber dans mois dans une pièce avec quelqu’un.
une réaction de défense conservatrice. C.D. : Pour le dire autrement, la salle de montage est un espace
M.S. : N’empêche que la façon dont le Festival de Cannes s’ins- sans témoins. Il y a un côté confessionnal, dans le meilleur
crit dans la fabrication d’un film, dont on te dit « si le début des cas.
fait cinq minutes de moins, peut-être qu’on le prendra », est M.S. : Je dis toujours au cinéaste : « Tu es tout seul ici avec moi et
choquante. tu me dis tout ce que tu veux, je vais te dire tout ce que je veux, ce
C.D. : Et si un film n’est pas pris à Cannes, on considère parfois qui est dit ici reste ici.» C’est important.
que c’est le signe d’un problème que le montage pourrait L.S. : Claire Burger dit du montage que c’est un de ces rares
résoudre. Et donc il faut y retourner. métiers où, très vite, on se met à faire pipi la porte ouverte
pour continuer la conversation. C’est une sorte de relation
La date butoir de Cannes peut être une contrainte insurmontable ? de couple.
M.M. : On peut se retrouver coincés dans le schéma suivant : il
faut présenter le film, mais on sait qu’il n’est pas abouti. Il n’est Est-ce qu’au fil du montage, un glissement se produit entre la vie,
pas pris, parce qu’il n’est pas abouti. Et donc on se retrouve le quotidien, et le film ?
en remontage. Comment moi, qui sais que le film ne peut pas C.D. : Je me trompe toujours de clé. C’est systématique : quand
être bien monté dans les délais prévus, je peux prendre la res- je rentre chez moi, je prends la clé de la salle de montage, et
ponsabilité de dire qu’on ne sera pas prêts alors que de toute quand j’arrive au travail, je prends celle de chez moi !
façon on me dira « on verra bien où vous en êtes » ? L.S. : On vit pendant des mois dans deux mondes. En toile de
J.-C.H. : Ce travail dans l’urgence pour être prêts à montrer le fond, les répliques du film tournent en boucle, ça impacte
film en mars n’est en général bon ni pour le film ni pour sa jusqu’à ton humour. Tous tes neurones miroirs sont marqués
vie en festival : montrer des montages à ce point pas prêts est par les séquences que tu vois encore et encore. Et à côté il y a
le plus souvent une erreur, tout simplement. la vie quotidienne. C’est une double vie, un peu fantomatique.
F.Q. : Il m’est arrivé secrètement d’espérer qu’un film ne soit pas Tu es ailleurs, ça te capte. Il y a un truc vampirique.
pris, parce que je savais que ce n’était pas terminé, et le pro- I.M. : La nuit, surtout.
blème de Cannes, c’est que ça fige la version qui y est montrée. M.M. : Tu rêves de séquences qui n’existent pas.
Comment vivez-vous les semaines d’isolement qu’un montage implique Propos recueillis par Fernando Ganzo
entre monteur et cinéaste ? Un rapport de pouvoir est-il à l’œuvre ? à Paris, le 7 octobre.
M.M. : La question du pouvoir n’a pas sa place dans la salle de
montage. Si elle y entre, c’est qu’on a un problème. Nous ne À lire : Le Livre blanc de la postproduction, téléchargeable sur monteursassocies.com.
sommes pas là pour avoir raison l’un sur l’autre, mais pour Pour mieux connaître le métier du monteur : Festival Les Monteurs s’affichent,
faire un film. prochaine édition du 13 au 18 mars au Luminor Hôtel de Ville, Paris
I.M. : Certains cinéastes, comme Pialat, ont besoin de conflits (festival.monteursassocies.com).
Au sommet de l’anim’
réussir à raconter deux histoires sur deux
rythmes différents. Le spectateur devait
avoir de l’empathie pour la main. Nous avons
décidé de la filmer de très près pour faire
ACTUELLEMENT EN SALLES
CAHIERS DU CINÉMA 25 NOVEMBRE 2023
ÉVÉNEMENT
Monteur de Truffaut, Pialat, Denis, Garrel, Kahn et bien d’autres, Yann Dedet, qui s’est longuement
entretenu sur son métier dans Le Spectateur zéro et a raconté ses débuts dans Le Principe du clap
(P.O.L), est souvent sollicité par de plus jeunes cinéastes en tant qu’editing doctor. Opération délicate
que de poser un dernier regard sur un film, tout en devenant son premier spectateur.
Monteuse depuis 2017 et membre du collectif Les Monteurs associés, qui rassemble plus
de 250 monteurs, Céline Perreard défend le métier d’assistant-monteur, qui tend à disparaître.
Faux-raccords passagers
Les Aventures de Gigi la Loi d’Alessandro Comodin
ALe yant constaté qu’il n’y avait rien à constater sur les lieux
d’un signalement, Gigi, policier, reprend la route.
plan suivant dévoile une collègue voyageant à ses côtés,
alors qu’il semblait jusque-là seul.
Décrit par Alessandro Comodin comme une comédie
documentaire, Les Aventures de Gigi la Loi met en scène
son oncle dans son propre rôle. Les plans qui durent
accueillent autant la gouaille de Gigi que son
environnement, la ville de San Michele, par les fenêtres
de la voiture. S’ils laissent imaginer la présence du
réalisateur sur le siège passager, déclenchant la caméra
fixée à l’habitacle et interagissant peut-être avec son oncle
dans des passages non retenus au montage, l’apparition
de la collègue « à la place du cinéaste » tire le film du côté
de la fiction. Par le raccord, la caméra se voit oblitérée,
et l’énergie documentaire qui se déploie à l’intérieur
de chaque plan, englobée dans un récit inventé. L’histoire
est scénarisée et truffée de personnages fictifs, mais
en partie tributaires de la part d’improvisation et d’aléatoire
des rencontres. Et si le film adopte dans sa forme
certains codes de la fiction, tels que l’absence de regard
caméra, c’est pour mieux les mettre à mal. Le montage,
accompli par João Nicolau (réalisateur de L’Épée et la Rose
et John From), surfe subtilement sur l’indétermination
entretenue au moment du tournage, troublant à la fois
© OKTA FILMS
À rebours
Oppenheimer de Christopher Nolan
Cdès’est un compte à rebours survenant aux deux tiers
d’Oppenheimer, mais dont le vrai démarrage se situe
l’ouverture noyée dans des flammes qui amorcent
le mouvement (dedans puis dehors, dehors puis dedans,
avec le protagoniste puis loin de lui, et inversement :
autant de sauts de puce que décrivent de très courts plans).
l’attente de cet instant fatidique. Le premier essai atomique Bref, on est chez Nolan, l’homme qui résout le paradoxe
de l’Histoire a lieu à Alamogordo, et les corps sont figés industriel de l’époque – le public consomme des formats
dans l’expectative : triomphe chimique ou pétard mouillé ? à rallonge malgré un champ d’attention réduit – en faisant
Parfaite mise en abyme de l’œuvre nolanienne, elle-même du très bref dans du très long. Dix secondes de suspense ?
conçue à rebours, chaque sujet étant glané par l’auteur C’est encore trop, il faut s’éparpiller. Boum : la bombe a
en fonction des sorcelleries de montage qu’il permet (de fonctionné, le génie est acclamé, mais la séquence n’a pas
Memento à Tenet, la timeline a l’habitude des inversions). non plus la patience de vivre cela avec lui. Cut : l’épouse
Parfaite illustration, aussi, de son point de vue tristement Oppenheimer reçoit par téléphone l’annonce codée de
métastable sur le spectaculaire : avec quels yeux guette-t-on cette réussite, un plan sur son visage interdit (long pour du
l’explosion ? Ceux du savant éponyme, de ses collègues, Nolan) signifie que quelqu’un voit enfin cette explosion
des militaires, de l’humanité ? Un peu de tout ça : les pour ce qu’elle est – un désastre et non un succès.
yeux de personne, donc. Oppenheimer se cache derrière Fulgurance tardive (la scène d’explosion est finie) ou
d’épaisses lunettes, de profil puis de face (contrechamp du précoce (l’invention ne s’est pas encore changée en arme
champignon près à s’élever), on alterne entre la cabine et de mort) ? En tout cas, si ses grands shows sont tristement
l’extérieur avec les hommes à plat ventre, à l’image d’un désincarnés, l’apprenti-sorcier a cela pour lui : trouver
officier qui délaisse soudain son emplacement pour aller toujours le moment inattendu pour appuyer sur le bouton
vivre l’attraction à l’air libre ; l’action pourrait s’épurer, des sentiments justes. ■
mais elle trépigne, se retourne sur elle-même, diffractée par Yal Sadat
© UNIVERSAL PICTURES
Visage, collage
Terrifier 2 de Damien Leone
Lsagaefaitbricolage, le cirque et le grand-guignol ont toujours
EN SALLES
L’Exorciste : Dévotion de David Gordon Green 50
1ER NOVEMBRE
À l’intérieur de Vasilis Katsoupis 50
L’Enlèvement de Marco Bellochio 38
Le Garçon et le Héron de Hayao Miyazaki 36
Marx peut attendre de Marco Bellochio 40
MMXX de Cristi Puiu 48
Portraits fantômes de Kleber Mendonça Filho 54
Le Théorème de Marguerite d’Anna Novion 55
Zorn I & II et Zorn III de Mathieu Amalric 57
Complètement cramé de Gilles Legardinier, Flo de Géraldine Danon,
Inestimable d’Éric Fraticelli, Ithaka, le combat pour libérer Assange de Ben
Lawrence, Monsieur le Maire de Karine Blanc et Michel Tavares, Le Repaire
des contraires de Léa Rinaldi
8 NOVEMBRE
Goodbye Julia de Mohamed Kordofani 51
La Passion de Dodin Bouffant de Trân Anh Hùng 53
Pierre feuille pistolet de Maciek Hamela 53
Simple comme Sylvain de Monia Chokri 54
L’Abbé Pierre, une vie de combats de Frédéric Tellier, Ça tourne à Séoul !
Cobweb de Kim Jee Woon, Five Nights at Freddy’s d’Emma Tammi, Le Germe
du renouveau d’Andy Anison, L’Hiver d’Edmond et Lucie de François Le Garçon et le Héron de Hayao Miyazaki
Narboux, The Marvels de Nia DaCosta, Par la fenêtre ou par la porte
de Jean-Pierre Bloc, Retour à Visegrad d’Antoine Jaccoud et Julie Biro,
Oiseaux de malheur
Spleen de Fabien Carrabin, Yallah Gaza de Roland Nurier
15 NOVEMBRE
Et la fête continue ! de Robert Guédiguian 49
How to Have Sex de Molly Manning 51 par Élie Raufaste
Nous, étudiants ! de Rafiki Fariala 52
Ricardo et la peinture de Barbet Schroeder 42
Vincent doit mourir de Stephan Castang 56
Les Voies jaunes de Sylvestre Meinzer 56
Ey anbiographique,
Little Girl Blue * de Mona Achache 52 raison de sa forte résonance auto- tardive des films de fantômes de son
Avant que les flammes ne s’éteignent de Mehdi Fikri, Comme par magie
de Christophe Barratier, Gueules noires de Mathieu Turi, Hunger Games : Le vent se lève passait, il auteur. Son titre original, « Et vous, com-
La Ballade du serpent et de l’oiseau chanteur de Francis Lawrence, dix ans, pour le parfait « film-testa- ment vivrez-vous ? », l’inscrit sans ambi-
L’Incroyable Noël de Shaun le mouton de Steve Cox, Moribito : un docteur de ment », la dernière voltige avant l’atter- guïté dans le sillage de Le vent se lève, qui
la Terre de Setsuko Maeda, Le Petit Blond de la casbah d’Alexandre Arcady,
Sound of Freedom d’Alejandro Monteverde, Vigneronnes de Guillaume Bodin rissage d’une œuvre restée sans égal dans glissait l’autre moitié du vers de Paul
le ciel du cinéma d’animation mondial. Valéry dans la bouche de Jiro : « Il faut ten-
22 NOVEMBRE Hayao Miyazaki y délaissait son cortège ter de vivre ! » À présent, l’heure n’est plus
Augure de Baloji 50 de créatures fantastiques pour dépein- aux douces aspirations. Le vent a tourné
Journal d’Amérique d’Arnaud des Pallières 51 dre, à coups de traits simples et vifs, une et jette cette unique question, « Comment
Le Poireau perpétuel de Zoé Chantre 54
Rien à perdre de Delphine Deloget 54
histoire bien humaine, la vie de Jiro, un vivrez-vous ? », au visage d’un personnage
La Rivière de Dominique Marchais 46 ingénieur passionné qui dessinait, faute brutalement poussé hors de l’enfance
La Vénus d’argent d’Héléna Klotz 56 de pouvoir les manœuvrer, les avions de par la mort de sa mère. À peine nom-
L’Arche de Noé de Bryan Marciano, Capelito fait son cinéma de Rodolfo l’armée japonaise à la veille de la Seconde mée dans Le vent se lève, la guerre a bel
Pastor, La Course au miel d’Anna Blaszczyk, Défaillance de François
Mouillard, Je ne suis pas un héros de Rudy Milstein, Mars Express de Guerre mondiale. Il aurait fallu déceler et bien éclaté, et de nouveau, la fiction
Jérémy Périn, Le Monde d’après 3 de Laurent Firode, Napoléon de Ridley combien l’acharnement de ce personnage jaillit des cendres de l’Histoire. Dans le
Scott, Le Plongeur de Francis Leclerc, Testament de Denys Arcand, Le Titien reprenant à n’en plus finir la conception terrifiant brasier de la séquence d’ouver-
de Laura Chiossone et Giulio Boato, Un hiver à Yanji d’Anthony Chen
de ses engins volants en disait long sur ture, les corps s’effilochent, la surface de
le rapport du maître, soi-disant retraité, l’image paraît fondre sous l’effet d’un feu
29 NOVEMBRE à sa propre création. Oublié, le chant du originaire, qui place le récit sous le signe
Conann de Bertrand Mandico 45
Dumb Money de Craig Gillespie 51 cygne, place au cri rauque et disgracieux d’un deuil impossible. Le père de Mahito,
Les filles vont bien d’Itsaso Arana 41 du héron : le nouveau long métrage du visiblement peu affligé, se remarie avec
Perfect Days de Wim Wenders 53 cinéaste opère un retour au royaume des Natsuko, la sœur de la défunte, et emmène
Le Temps d’aimer de Katell Quillévéré 55
Cesária Evora, la diva aux pieds nus d’Ana Sofia Fonseca, Les Derniers monstres, puisque le volatile de l’his- son fils à la campagne, dans le manoir voi-
Hommes de David Oelhoffen, Édouard Louis ou la transformation de toire n’est autre qu’un passeur malicieux, sin de sa nouvelle usine de construction
François Caillat, Les Petits Mâles de Laurent Metterie, Rêves de Pascal mi-humain mi-animal, qui va entraîner aéronautique (un écho aux activités du
Catheland et Arthur Perole, Scrapper de Charlotte Regan, Si proche du
soleil de Benjamin Rancoule, Thanksgiving : La Semaine de l’horreur d’Eli Mahito, le jeune héros, vers les confins propre père de Miyazaki). S’ensuit une
Roth, La Tresse de Laetitia Colombiani, Wish – Asha et la bonne étoile de du « monde d’en-bas », à la recherche d’une première partie lancinante, pleine de
Chris Buck et Fawn Veerasunthorm mère disparue dans les flammes. silences pesants et de couleurs éteintes,
Il serait pourtant injuste de voir dans où tout semble gagné par la rancœur du
Le Garçon et le Héron une simple réplique garçon. Jiro, l’ingénieur myope, ne voyait
* Film (co)produit ou distribué par une société dans laquelle
CAHIERS
l'un des actionnairesDU CINÉMA
des Cahiers du cinéma a une participation. 36 NOVEMBRE 2023
CAHIER CRITIQUE
le mal nulle part ; Mahito, désormais, le de chair fraîche. On est plus proche, une vers un désir de repos éternel. Il faut donc
© 2023 STUDIO GHIBLI
voit partout. Il méprise les sept mamies nouvelle fois, des corbeaux funestes de « tenter de mourir » pour, éventuellement,
du manoir, voraces et sans-gêne comme Van Gogh, déjà aperçus chez Kurosawa retrouver le goût de vivre et s’ouvrir
l’étaient autrefois les parents de Chihiro. (Rêves), que du narrateur à plumes de humblement aux autres. Trajet limpide
Il surprend une étreinte entre son père Paul Grimault (Le Roi et l’Oiseau). Dans en apparence, pourtant de plus en plus
et sa tante, enceinte d’un nouvel enfant. Le vent se lève, la forme gracieuse des confus à mesure que l’épopée s’accélère,
Surtout, après une bagarre avec ses cama- avions était absolument détachée, aux comme si cet ultime univers s’autodé-
rades d’école, il s’automutile violemment yeux de leur inventeur, de toute fonc- truisait en même temps qu’il se dévoilait,
en se frappant le crâne avec une pierre : tion meurtrière : ici, l’oiseau n’est que le tirant constamment le tapis sous les pieds
geste ambigu, très van goghien, qui pous- masque mal ajusté d’un monstre, d’un du spectateur désireux de faire son nid
sera son riche père, prêt à sévir, à soup- dévoreur d’âme qui cogne à la fenêtre et dans une fin véritablement finale, où tout
çonner les enfants du village. ne laisse jamais en paix. Ainsi le cinéaste prendrait sens. Le maître, un peu com-
Le film commence donc là où Le fait-il jouer la mythologie de ses œuvres plaisamment dépeint en vieux démiurge,
vent se lève s’était arrêté, et s’applique à les plus sombres (Princesse Mononoké, Le ne nous fait pas ce plaisir, et entraîne tout
piétiner cruellement la part de rêve et Château ambulant) contre la sage mélan- dans sa chute. Les anciens films sont là,
de beauté qui survivait là-haut, à l’abri colie de son film précédent, qui per- pourtant, à peine cachés sous une nuée
des nuages, malgré le désenchantement, sistait à poétiser les machines volantes de motifs familiers (le petit tunnel de
malgré la tuberculose, malgré l’immi- en dépit de leur vocation destructrice. Totoro, les oiseaux de papier de Chihiro,
nence de la guerre. La mort, laissée hors Seules traces des avions fabriqués par le les vagues de Ponyo…). Mais Le vent se lève
champ, ressurgit ici depuis l’intérieur du père, les verrières du cockpit du « Zéro », avait peut-être fait oublier à quel point
cadre, et d’un corps en particulier, celui le chasseur-bombardier des kamikazes, le monde de Miyazaki ne négociait, pré-
du fameux héron, fascinant personnage apparaissent un temps alignées sur le sol cisément, qu’avec lui-même, et ne nous
qui s’inscrit dans la lignée des créa- du manoir, comme autant de cercueils accueillait qu’à la condition de ne pou-
tures miyazakiennes à forme instable : prêts à l’emploi. voir jamais finir, sous peine d’abdiquer sa
le bel échassier ne cesse de régurgiter Le Garçon et le Héron fixe la mort droit pleine puissance de figuration. ■
un petit démon au nez énorme, obs- dans les yeux. Elle n’est pas seulement un
cène. Animation perverse, qui affiche un thème, une douleur d’enfant à dépasser, LE GARÇON ET LE HÉRON (KIMI-TACHI WA DO IKIRU KA)
plaisir palpable à détraquer l’animal, à elle colle à la peau du dessin, à l’image des Japon, 2023
rabattre le réalisme de ses contours vers multiples matières visqueuses (boue, sang, Réalisation, scénario Hayao Miyazaki
une grossièreté de cartoon. Ce n’est entrailles) que Mahito rencontre sur son Directeur de l’animation Takeshi Honda
d’ailleurs pas le seul oiseau de malheur, chemin de croix. Elle est une sensation Musique Joe Hisaishi
dans cette aventure pleine de revire- spatiale, un paysage qui se souvient de la Production Studio Ghibli
ments et de zones non élucidées : péli- peinture (L’Île des morts d’Arnold Böcklin) Distribution Wild Bunch
cans et perruches y deviennent, tour à et de ce qui, avant le sursaut vital, tirait le Durée 2h04
tour, des créatures de cauchemar, avides poème de Valéry (« Le Cimetière marin ») Sortie 1er novembre
© ANNA CAMERLINGO/IBC MOVIE KAVAC FILM/AD VITAM PROD./MATCH FACTORY PROD./ARTE FRANCE CINEMA
L’Enlèvement de Marco Bellocchio
Le catholique imaginaire
par Charlotte Garson
et ne s’excusent pas de citer d’autres de petit Lord Fauntleroy venant parfaire victoire des institutions sur leur victime,
films : quand Edgardo tend les mains vers son apparence de cadeau, un montage et c’est ce que semblent d’abord faire les
sa mère, la posture du Kid de Chaplin, alterné montre la famille Mortara pen- séquences montrant le recours des parents
ou quand une barque emporte l’enfant à dant le shabbat ; au miserere nobis récité à au consistoire de Rome, à la presse inter-
Rome, l’embarcation de La Nuit du chas- l’église succède un plan sur l’assiette vide nationale et à la justice, le tout sans grand
seur – après tout, le pape, « roi des chrétiens » d’Edgardo. Mais cette opposition mélo- effet. Mais ce qui intéresse le cinéaste, c’est
à qui on va le présenter, pourrait se faire dramatique, Bellocchio la complique d’un surtout ce qui ce qui s’accomplit à l’inté-
tatouer « love » et « hate » sur les phalanges élément tiers : pendant ce temps, le pape, rieur d’Edgardo, et qui rend performa-
comme le pasteur de Laughton. ramené à l’état infantile, cauchemarde sur tive la phrase de l’inquisiteur : « Votre fils
Imposante, mais ballottée : la forme bel- une caricature qu’il a vue dans un journal est chrétien pour l’éternité. » À mesure que
locchienne épouse le destin de ses per- satirique, et qui s’anime en cartoon fans- l’adolescent s’achemine vers la prêtrise,
sonnages, qui ne sont pourtant jamais des tasmé. L’Histoire s’écrit avec les humeurs le Risorgimento unifie l’Italie au détri-
pions. Représentants de personne, ces pro- des puissants – des écoulements d’im- ment des États pontificaux. Quand, après
totypes fascinent parce qu’ils recèlent au puissants, plutôt. Prérogative des papes, une ellipse de dix ans, le pape en gloire
fond d’eux-mêmes une virtualité que les une formule résume celle de ces poten- défile devant ses convertis devenus prêtres,
circonstances, fussent-elles rudes, ne font tats impotents : « non possumus ». De même Edgardo, dans sa ferveur à lui baiser les
qu’actualiser. La première fois qu’Edgardo que le pape ulcéreux et le ministre insom- pieds, renverse le pontife par inadvertance.
voit le Christ à l’église, il demande à sa niaque n’en finissent pas de ne pas réus- Tout Bellocchio tient dans ce coup rendu
tutrice : « Il dort ? », laquelle lui répond : sir à libérer Aldo Moro dans Esterno notte, en différé, réitéré dans une scène noc-
« Non, il est mort, tué par les Juifs » ; mais la Pie IX, l’Inquisition sur le point d’être turne où, huit ans plus tard, la dépouille
nonne lui a auparavant précisé que Jésus abolie, s’agite et s’alite. Le corps hysté- de Pie IX est chahutée dans son corbil-
est « juif et baptisé, comme toi ». La perfection risé du pouvoir pontifical se rattrape aux lard par l’avant-garde insurgée ; Edgardo,
physique, l’« adorabilité » du petit inter- branches en grapillant des bambins. protecteur du convoi, hurle « Laissez-le,
prète d’Edgardo, Enea Sala, a ici toute M a i s l a q u a s i - p rovo c a t i o n d e il est mort ! », puis, sans transition, hurle
son importance : il faut que nous sentions L’Enlèvement consiste à filmer une non- un « Au Tibre ! » aussi vengeur que pas-
combien est précieux, pour le Saint-Siège, rébellion, et de superposer cet itinéraire sager. Ce mouvement contradictoire, sac
ce catholique potentiel, ce chrétien qui à celui, allégorique, de la naissance du et ressac du meurtre du père, se déplace
« dort » dans un juif. Au lieu de consacrer christianisme chez les Juifs – une histoire dans l’apogée mélodramatique du film,
tout son film à la résistance de l’enfant, à des religions miniature et difforme, poignant justement parce que c’est aussi
sa furtive condition de marrane (converti certes, parce que condensée au sein d’un un après-coup : les retrouvailles du jeune
qui pratique sa religion en secret, comme seul petit corps, qui devrait logique- homme avec son frère, puis avec sa mère
l’espèrent ses parents qui ont glissé une ment imploser. Quant à l’Histoire tout agonisante. Les premières sont l’anti « Let’s
mezouzah dans la poche), Bellocchio court, la trajectoire d’Edgardo va contre go home, Debbie » de La Prisonnière du désert,
insiste sur l’énergie déployée par le pape et son mouvement, puisque la « brèche de l’aîné échouant à ramener Edgardo à ses
ses sbires pour extraire toute judéité de ce Porta Pia » du 20 septembre 1870 libèrera origines. Le deuxième réactive les limbes
petit corps. À mesure qu’Edgardo se révèle Rome du pouvoir temporel de l’Église. qu’invoquait la nourrice pour justifier
assidu à la messe, son nouvel accoutrement Tout autre que Bellocchio montrerait la d’avoir fait baptiser le bébé. Au chevet de
sa mère, ému, le jeune homme sort son
eau bénite pour la convertir, et éviter à
celle qui l’a fait naître les limbes dans les-
quelles il n’a jamais cessé d’errer. ■
L’ENLÈVEMENT (RAPITO)
Italie, France, Allemagne, 2023
Réalisation Marco Bellocchio
Scénario Marco Bellocchio, Susanna Nicchiarelli
(d’après Il caso Mortara de Daniele Scalise)
Image Francesco di Giacomo
Son Gianluca Basili, Antonio Tirinelli
Montage Francesca Calvelli, Stefano Mariotti
Musique Fabio Massimo Capogrosso
Décors Andrea Castorina
Costumes Sergio Ballo, Daria Calvelli
Interprétation Enea Sala, Leonardo Maltese, Paolo Pierobon,
Fausto Russo Alesi, Barbara Ronchi, Samuele Teneggi,
Filippo Timi, Fabrizio Gifuni, Aurora Camatti
Production IBC Movie, Kavac Film, Rai Cinema
Distribution Ad Vitam
Durée 2h14
Sortie 1er novembre
Marco Bros.
nous renvoient cependant aux fictions
de Marco lui-même, abondamment
citées extraits à l’appui, dont l’invite à la
relecture, loin des évidentes interpréta-
par Thierry Méranger tions politiques, convainc de la dimension
foncièrement autobiographique de toute
l’œuvre. L’occasion de revisiter en prio-
Scène ouverte
la parole n’était qu’une béquille pour
fiction vraisemblable, l’évocation de la
perte prématurée de leurs parents par les
deux comédiennes sonnerait faux, et le
par Élie Raufaste château de cartes s’écroulerait. Or c’est
l’inverse qui se produit : à mesure que
ce type de témoignages se dissémine,
Passion sereine
l’élément naturel, sans qu’il y ait de sépa-
ration entre le savoir et la pratique, entre
l’intelligence et l’instinct. L’aspect assez
idéal, quasi utopique, de la vie de Ricardo
par Marcos Uzal s’accomplit dans sa générosité très spon-
tanée à transmettre aux autres, à son
ami autant qu’à des adolescents à qui il
Le beau et le bon
Entretien avec Barbet Schroeder
malgré tout épuisé par ce tournage de même si elles sont dans le champ les unes pas devoir passer de la chaleur au froid
quatorze minutes, et j’ai conservé mon des autres. J’ai tout de même été le pre- au moment où il peint à l’extérieur et
essoufflement à la fin du plan. mier cinéaste à tourner un long métrage ne pas perdre une heure de travail avant
de fiction en numérique, avec de mul- de s’en accommoder. Il ne veut pas pas-
N’avez-vous pas été tenté d’intégrer ce plan tiples caméras aussi, La Vierge des tueurs. ser trop de temps à faire la cuisine ou
au long métrage ? Cela fait partie des petites choses dont je les courses, ne pas dépenser trop d’argent
Non, pas un plan de quatorze minutes ! suis le plus fier ! Quand Victoria a com- pour manger. Ce ne sont pas des sacri-
Pas question de faire un documentaire de mencé à me filmer, j’ai protesté, puis je fices mais un mode opératoire pour vivre
quatre heures réservé aux initiés. Chaque me suis dit que ma présence faisait partie d’une certaine manière, que j’ai obser-
minute compte, et il faut toujours réduire du film et que je devais la laisser faire, vée chez beaucoup d’êtres de très grand
au montage, pour arriver le plus près pos- malgré le petit pincement au cœur que talent, dont Rohmer, mon maître. À mes
sible de l’heure et demie, à partir de cent je ressentais quand je savais que j’étais débuts dans le cinéma, j’étais sidéré de
heures de rushs. à l’écran. Il est arrivé la même chose voir à quel point il mettait en place tous
au montage avec Julie Lena, qui a sou- les systèmes, pour arriver à faire ses films
Vous décrivez et filmez l’œuvre d’un peintre haité utiliser ces moments-là. Le film est sans un sou. Il ne faisait qu’une prise.
qui travaille sur le fragment, or la structure conçu sur l’idée d’une amitié, et on nous Il savait exactement où cette prise irait
du film repose aussi sur des segments, voit tous les deux travailler. C’est le plus dans le film. Il connaissait toute la liste
à l’opposé du plan-séquence de Kerguéhennec. autobiographique de mes films. Dans les des plans. Il n’y avait que John Ford
Oui, Ricardo faisait chez lui des toiles documentaires précédents, où j’ai filmé qui filmait de cette façon. Quand nous
qu’il assemblait pour en faire de plus des « méchants », ma relation à ceux que avons fait La Carrière de Suzanne, nous
grandes, mais c’est vraiment après avoir je montrais n’était pas tellement ciné- n’avions pas du tout d’argent. Pour ce
fait le grand tableau La Ville, qui est matographique. J’essayais d’abord de les film de cinquante-deux minutes, nous
aujourd’hui chez moi, qu’il a commencé faire parler d’eux-mêmes. Avec Ricardo, nous sommes limités à cinquante-cinq
à travailler à partir de fragments carrés. le contexte était différent, et le fait de minutes de négatif. Il fallait bien sûr le
C’est un travail considérable et sophis- me trouver dans le film m’a permis d’in- développer puis éventuellement faire
tiqué, car il faut d’abord faire un dessin tégrer une forme d’intimité que l’on une copie plus tard… Mais au début
grandeur nature qui montre comment les trouve normalement dans les fictions. il n’y avait pas d’argent pour cela non
fragments seront assemblés. Cette idée m’a beaucoup intéressé : je plus. Si nous allions dans un café pour
filmais pour une fois un « bon ». tourner, nous demandions à des copains
Aviez-vous prévu d’apparaître autant, ce qui est de faire de la figuration. Il fallait qu’ils
inhabituel dans vos documentaires ? Après votre « Trilogie du mal », consacrée à des consomment à leurs frais pour pou-
Pas du tout. Je déteste les metteurs en « méchants » – Idi Amin Dada, Jacques Vergès voir justifier leur présence à la terrasse !
scène qui apparaissent dans leurs films ! et Ashin Wirathu –, allez-vous filmer d’autres Rohmer évidemment n’aurait jamais
Mais c’est arrivé grâce à Victoria Clay, figures du bien ou du beau comme Ricardo ? pris un taxi. Je n’ai jamais pu l’inviter
avec laquelle je travaille à la caméra depuis Je n’en connais pas d’autres. Pour moi, au restaurant. Il pensait aussi qu’il devait
plusieurs films et qui était cheffe opéra- Ricardo est comme un saint. Avec tout faire de l’exercice, alors il ne prenait pas
trice sur Le Vénérable W. Je crois beau- le côté quotidien et simple des saints. On l’ascenseur. J’ai eu l’habitude de vivre
coup aux caméras multiples. J’exagère, ne les trouve pas dans le ciel au milieu avec des gens comme ça. Bukowski, avec
bien sûr, mais on pourrait presque dire d’un arc-en-ciel ! C’est un ermite, mais qui j’ai passé beaucoup de temps aussi,
que plus il y en a, plus je suis content, s’il ne se chauffe pas l’hiver, c’est pour ne avait des approches très extrêmes. Il y
avait une très longue liste de choses qu’il
faisait et qu’il ne faisait pas. Ces gens que
j’ai fréquentés m’ont appris qu’il faut
être prêt à tout sacrifier pour aller dans
une direction précise.
© ECCE FILMS
récupérer son héritage. Comme dans La
Conann de Bertrand Mandico Grande Bouffe de Ferreri, c’est en mettant
en scène l’indigestion nauséeuse de tant
Sale temps
d’horreurs que Mandico place sa poli-
tique. Elle est moins convaincante dans
les différentes abjections archétypales,
surlookées (Conann à 45 ans, Agatha
par Pierre Eugène Buzek, en panoplie Portier de nuit, à la
tête du système militaro-industriel), que
sont censées représenter les différentes
Rtoujours
oulotte de foire et musée des horreurs,
les fictions de Bertrand Mandico ont
cheminé difficilement, alour-
En confiant son rôle, successivement, à
six actrices (excellentes) pour ses diffé-
rents âges, le film la démultiplie, mais garde
Conann, dont la beauté tapageuse fascine
plus que l’éventail des dégoûts que leurs
actes provoquent.
dies qu’elles étaient de références et de sa ligne. Avec une idée géniale : Conann Dans ce spectaculaire permanent où
trouvailles, surgeons bizarres, joueurs, passe d’époque en époque, de lieu en lieu, tout vient en force, où the show must go on,
marrants et fascinatoires, soufflant le en tuant littéralement son moi d’avant. perce néanmoins une étrange mélanco-
spectateur et bouffant le récit de l’in- « Embrasse ton destin », dit Rainer à Conann, lie : ce personnage auquel on s’attache est
térieur, au risque (conscient, sans doute roulant des pelles à une jeune femme une femme sans œuvre, qui se défait dans
volontaire) de finir par les étouffer tous superbe (Christa Theret) qui la poignarde l’asservissement à ses actes de destruction.
les deux. La place centrale donnée aux dans le dos et la remplace illico. Contre « Le mal n’est rien », expliquait Deleuze à
femmes, actrices jusqu’au bout des ongles, le sentiment de continuité qui irrigue propos de Spinoza, et Conann tourne à
travesties et métamorphes, Atlas épaulant toute vie, cette croissance progressive qui vide. Sauf pendant le répit offert grâce
vaillamment toutes leurs décorations, était fait que l’on change sans savoir, Mandico à une amnésie artificielle où Conann,
de fournir suffisamment d’humaine éner- reconstitue toute la barbarie du coming of 35 ans (Sandra Parfait), vit plutôt bien
gie pour intéresser le spectateur à leur age : la violence du reniement, l’oubli plus dans un Bronx apocalyptique avec sa
sort, inscrivant leurs lignes de vie comme ou moins décidé de ses convictions d’au- compagne. Mais la force démonstrative
seul et précaire fil d’Ariane du récit. trefois, la versatilité cynique où chaque de son amour touche moins que la pré-
Tandis que les films précédents per- âge a ses raisons et tout pouvoir de trahir carité d’une existence en sursis, confiée
daient souvent ce fil, démultiplié qu’il son passé. « Je tue tout ce qui s’attache », dit à la solitude d’un présent sans horizon. ■
était par ses différents personnages, Conann ; « Tu deviens un ange de l’Histoire »,
Conann gagne en force en poursuivant dira Rainer, photographiant les états suc- CONANN
une seule figure. Enlevée avec sa mère cessifs de sa protégée qui avance en négli- France, 2023
par un groupe d’amazones sanguinaires, geant le champ de ruines qu’elle laisse Réalisation, scénario Bertrand Mandico
Conann, 15 ans (Claire Duburcq), voit sa derrière elle. Image Nicolas Eveilleau
génitrice coupée en deux, est forcée de Ce Lola Montès infernal traverse des Son Céline Bodson, Geoffrey Perrier, Simon Apostolou
se nourrir de son cadavre et se retrouve territoires cauchemardesques, accumule Montage Laure Saint-Marc
réduite en esclavage. Rainer (Elina sans répit traumas et sauvageries d’un Musique Pierre Desprats
Löwensohn), diabolus ex machina à tête de gore viscéral, de plus en plus difficile à Décors Anna Le Mouël
chien (une étonnante prothèse expressive, supporter – jusqu’à parvenir à la figure Interprétation Elina Löwensohn, Christa Theret,
très réussie) et blouson de cuir fassbinde- d’une bourgeoise « digne et respectable », Sandra Parfait, Julia Rideler, Claire Duburcq,
rien, qui traîne sa gourme à la marge du objet de la séquence la plus écœurante : Agata Buzek, Nathalie Richard, Françoise Brion
gang, la pousse au crime pour en faire Conann, 55 ans (Nathalie Richard) Production Les Films Fauves, Ecce, Floréal Films
sa star, la plus « barbare des barbares » – et donne alors son corps à de jeunes artistes Distribution UFO Distribution
les amazones sont décimées. En faisant le propres sur eux, les forçant à se salir les Durée 1h45
vide, Conann s’impose comme héroïne. mains en l’ingérant tout entière pour Sortie 29 novembre
En eaux vives
mais se déploie plutôt dans une connais-
sance intime des surfaces et des creux,
fondée sur l’habitude et la pratique.
Cette qualité d’attention accorde aussi
par Alice Leroy à chacun des protagonistes une même
écoute. Il n’y a pas de parole plus autori-
sée qu’une autre, non qu’il faille mettre
Dréseau
ans La Ligne de partage des eaux (2014),
Dominique Marchais arpentait le
hydrographique du bassin ver-
pour renverser le rapport du visible et du
discours qui déterminait l’ordre du savoir
dans les films de Marchais jusqu’alors.
les discours scientifiques ou vernaculaires,
techniques ou militants, au même niveau,
mais il s’agit d’entendre la singularité de
sant de la Loire, moins pour chanter les Car les lieux ici ne se donnent plus pour chacun. Les voix qu’on n’écoute plus
charmes pastoraux menacés de ces pay- immédiatement lisibles dans l’image. La sont celles de l’administration publique,
sages que pour en comprendre la forma- parole se déploie désormais au milieu peut-être parce que leur bavardage inu-
tion au gré de l’occupation humaine des des rivières et des champs, comme pour tile a perdu toute crédibilité. La sortie
sols et des politiques d’aménagement du nous rendre plus attentifs à ce que nos de La Rivière coïncide avec le procès de
territoire. À l’image du puzzle qu’une yeux malhabiles ne perçoivent pas. Dans neuf militants jugés pour avoir parti-
petite main enfantine s’efforçait de la scène d’ouverture, un petit groupe de cipé à une manifestation interdite contre
recomposer dans le plan d’ouverture du personnes nettoie la rivière des micro- un projet de « méga-bassines » à Sainte-
film, le geste du cinéaste consistait alors plastiques, imperceptibles dans les plans Soline. À sa façon, le film constitue une
à démêler l’écheveau d’usages et d’en- d’ensemble, soigneusement ramassés, triés réponse à la rhétorique gouvernementale
jeux qui façonnent la présence humaine et pesés. Quelque chose dans ce geste d’« écoterrorisme » qui a constitué la seule
dans son environnement, cette géogra- d’une fausse banalité convoque un autre qualification publique de cette mobili-
phie à tâtons procédant non seulement geste, documentaire celui-ci, d’un film sation. Par sa manière tranquille de faire
par des cadres contrariant l’iconographie qui n’est jamais la simple saisie des appa- entendre la colère et la désillusion sans
champêtre attendue, mais aussi à travers rences mais une tentative de voir surgir jamais céder au catastrophisme, et sa trou-
les différents régimes de parole. Raconter ce qui échappe au visible : la métamor- blante attention aux signes d’un désastre
le paysage et ses transformations aura phose des mondes sauvages, la dispari- ici presque invisible, La Rivière est autre-
ainsi été le fil reliant une trilogie des tion des espèces endémiques de saumons ment convaincant. ■
mondes ruraux, depuis les terres agricoles malgré les alevins déversés dans les ruis-
du Temps des grâces (2010) jusqu’aux com- seaux, la contamination par les engrais et LA RIVIÈRE
munautés utopiques des vallées de Sicile, pesticides, l’assèchement des gaves et des France, 2022
de Suisse et d’Autriche dans Nul homme nappes souterraines. Réalisation Dominique Marchais
n’est une île (2018). En filmant tous ses interlocuteurs, Image Martin Roux
Alors pourquoi revenir aux cours militants et pêcheurs, glaciologues et Son Mikaël Kandelman, Guillaume Valleix
d’eau ? D’abord pour filmer d’autres pay- hydrogéologues, éleveurs et natura- Montage Camille Lotteau
sages, ceux du Béarn, où les gaves de Pau listes, dans les espaces où ils vivent et Production Zadig Films
et d’Oloron sont réputés préservés des travaillent, Marchais sait combien leur Distribution Météore Films
aménagements et des pollutions qui ont récit est d’abord une manière de parcou- Durée 1h44
ailleurs détruit la faune sauvage. Ensuite rir un territoire aussi bien physique que Sortie 22 novembre
Courants politiques
Entretien avec Dominique Marchais
D’où vient La Rivière ? imaginaire était encore façonné par les Quel rôle donnez-vous à la science dans cette
Le projet s’appelait d’abord « Ligne cartes scolaires. En fait, la dimension reconfiguration du sensible ?
claire », car la rivière était pour moi paysagère, picturale de la rivière nous Les discours et les protocoles scienti-
cette ligne cristalline qui permettait empêche de comprendre les fonctionne- fiques s’insèrent parmi d’autres disposi-
de rendre les enjeux de territoire ments réels des réseaux hydrographiques. tifs de perception des milieux, comme
intelligibles. En essayant de comprendre Or, on ne peut pas agir sur le monde avec la collecte des déchets ou la pêche.
ce qu’est une rivière du point de vue de des représentations faussées. L’observation, dans ce qu’elle exige aussi
l’hydrogéologie, je me suis aperçu que d’humilité et d’ouverture, me semble
mes représentations étaient erronées. La Représentations qui sont encore celles toujours receler une potentialité poli-
Ligne de partage des eaux (2014) m’avait de nombre de nos représentants. tique importante. Comme le dit Emma,
rendu conscient du fait que l’échelle Absolument. Aujourd’hui, les lobbys, qu’il l’une des personnes interviewées : « Pour
importante était celle du bassin versant, s’agisse de l’agro-industrie ou de l’hydro protéger, il faut connaître. » Mais la grande
et non du cours d’eau. La rencontre avec électricité, continuent d’informer les qualité de la science est également de
Florence Habets m’a permis de saisir politiques publiques, à travers notamment produire du doute. En construisant des
encore un autre niveau de complexité. l’idée qu’il faut prélever et stocker l’eau de politiques sur des faisceaux de proba-
Durant la préparation du film, je lui ai la rivière, sans quoi celle-ci se perd dans bilités plutôt que sur des certitudes, on
envoyé une série de questions pour le l’océan. Le précédent ministre de l’Agri- se garderait la possibilité de les rectifier
moins ésotériques. « Peut-on considérer que culture, Julien Denormandie, considérait constamment, de façon expérimentale et
la source est au milieu de l’océan ou dans le l’eau comme un gisement. Autant dire pragmatique. C’est cela, une démocratie
nuage au-dessus de notre tête ? L’eau de la qu’on est restés au xixe siècle, à l’époque réelle basée sur l’intelligence collective.
rivière ne coule-t-elle pas dans tous les sens ? » de la « houille blanche ». La rivière est
Loin de les rejeter, elle les a reformu- l’élément visible d’un réseau en partie La dureté des constats n’empêche pas
lées depuis sa discipline. Elle me disait, souterrain, en partie aérien, qui mobi- l’émerveillement, en particulier à travers
par exemple : « En tant qu’hydrogéologues, lise les sols, la végétation ou des artefacts, les nombreux plans sur l’eau.
nous ne regardons pas la rivière en termes de comme des digues, des bassines, des bar- Les contraintes de production ont réduit
source et d’exutoire, mais de colonnes allant rages – sur lesquels on peut agir. Ce n’est la durée de tournage à quinze jours.
de l’atmosphère jusqu’aux nappes les plus qu’en comprenant cela qu’on commence J’aurais aimé filmer davantage l’eau,
profondes. » J’ai alors compris que mon à poser les bonnes questions politiques. même si, en un sens, nous avions déjà
trop de plans. Beaucoup ne pouvaient
exister que dans la durée – trois, quatre
minutes. Avec le monteur, Camille
© CAMILLE LOTTEAU
Covid à vide
par Hervé Aubron
Lpoint
a grande affaire du Roumain Cristi
© SHELLAC
Puiu est l’exaspération : jusqu’à quel
on tire sur l’élastique de la durée
et de la parole, sans que cela ne cède. Les
joutes salonnardes, en costumes, de son
précédent Malmkrog, ont pu autant enivrer
qu’épuiser – et parfois le même specta-
teur. Bien que MMXX montre de vrais
beaux éclats et jeux d’échos, son agence-
ment général est proche de l’aberration. Le
film est issu d’un travail d’improvisation
avec les acteurs, qui tisse quatre situations
durant le confinement du Covid-19 en
2020 (MMXX donc) : la première séance
d’une femme chez une psychothérapeute ;
le lacis de tracasseries domestiques de
ladite thérapeute, Oana (Bianca Cuculici),
aux prises avec son frère cadet railleur et
son mari de mauvaise volonté ; une anec-
dote intime racontée par un collègue du
mari d’Oana, étudiant médecin, dans la de recompositions et de hors-champ), un chacun est le thérapeute absent de
salle de repos d’un hôpital ; l’interrogatoire et des figures complètement inconnues l’autre. Oana reçoit pour la première fois
par un policier, durant un mystérieux dans le dernier ? Cela sent le vide-poche une patiente manifestement control freak,
enterrement, d’une femme travaillant de l’atelier d’impro, d’autant qu’existe un et l’astreint à un questionnaire qui ne
pour un réseau de prostitution. film jumeau de MMXX, 2020, encore fera que la braquer. Dans l’évidente pos-
Ce dernier tronçon, fort et âpre, pour- non distribué, et qui agrège lui, exclu- ture d’un analyste, tour à tour intéressé et
rait être le début d’une bonne série noire. sivement, des protagonistes étrangers les ennuyé, le mari d’Oana, tout en piano-
Il frappe toutefois par son aspect rapporté, uns aux autres. L’arbitraire de la compo- tant sur son portable et en s’autotestant au
que rien ne peut sérieusement charpen- sition est d’autant moins négociable que Covid, écoute la confession de son col-
ter. C’est certes affaire de registre : les les transitions entre séquences sont déco- lègue qui se repose sur un canapé. Canapé
trois premiers volets travaillent plutôt un ratives : les vues d’une friche jonchée de encore, sur lequel une prostituée prostrée
théâtre de l’absurde social, du « chacun ses déchets, sur lesquelles s’inscrivent le titre tente d’articuler ce qu’elle a traversé, face
raisons », entre mesquineries, gags fatigués du prochain épisode, issu d’un détail du à deux policiers remontés l’un contre
et traits d’esprit. Ce quatrième tronçon dialogue, à chaque fois dans une langue l’autre. L’attention comme convention,
débute vaguement sur la même tonalité : différente. Pur truc, pure affèterie. mise en scène, simulacre : MMXX frôle
deux flics évoquent la relation adultère C’est fort dommage car s’entrevoit cette immense question mais se perd dans
que l’un a entretenue avec un autre col- tout de même ce que Puiu avait en la nature. ■
lègue, qui vient de se suicider – une ligne tête : un film sur l’excès de paroles qui
de crête entre vaudeville et tragédie. Mais ne serait pas du tout choral, buissonnant, MMXX
ils font, ensuite, accoucher une prostituée mais asséché, cloisonné, compartimenté, Roumanie, 2023
d’une vérité innommable, dans une belle eu égard à une irritabilité extrême de la Réalisation, scénario Cristi Puiu
frontalité tremblée, qui ne relève plus du classe moyenne roumaine (que Radu Jude Image Ivan Grincenco
tout de la simple zone grise des points enregistre aussi de son côté), et surtout au Son Alin Cretu, Alexandru Dumitru, Christophe Vingtrinier
de vue individuels, des indifférences Covid, aux masques, aux césures inces- Montage Sebastian Pereanu, Ecaterina Iaschevici
ou égoïsmes. santes des appels sur les portables, dont Interprétation Bianca Cuculici, Laurentiu Bondarenco,
Ce pourrait être une simple dissonance Puiu est un réel metteur en scène. Ça Florin Tibre, Otilia Panaite
de tonalités, à la manière d’un recueil parle tout le temps, et ça ne se parle pas. Production Mandragora, Block Media Management
de nouvelles. Pourquoi en revanche des Le seul trait d’union entre les segments Distribution Shellac
personnages communs aux trois pre- est la psychanalyse, mais à la manière d’un Durée 2h40
miers segments (avec les jeux possibles dispositif évidé, de pure convention : tout Sortie 1er novembre
Brisures d’espoir
par Marcos Uzal
Amarseillais,
près Twist à Bamako, Guédiguian revient
avec Et la fête continue ! sur son territoire
retrouve les anciens et de plus
une question plus vaste, qui vaut pour le
politique autant que pour l’intime : com-
ment faire en sorte que les fins puissent
l’hétérogénéité de l’agit-prop, entre essai
poétique et fiction classique. Ces partis
pris font aussi apparaître de manière plus
jeunes membres de sa troupe d’acteurs et aussi être des recommencements, ou les radicale les deux principales tonalités de
offre un condensé de ses préoccupations morts des naissances ? Une courte scène ses films, plus ou moins bien équilibrées
et sujets : la difficile transmission des sen- résume singulièrement le propos : une nuit, selon les cas : d’un côté le didactisme
timents et des valeurs entre générations ; Alice surgit chez son père en pleurs, non assumé, qui ne craint pas de s’énon-
la résistance aux inévitables désillusions ; la pas parce qu’elle est tombée enceinte acci- cer dans un discours franc ; de l’autre le
rencontre amoureuse salvatrice, qui n’a pas dentellement, comme dans un mélo du lyrisme, volontiers sentimental, qui pré-
d’âge ; l’Arménie comme racine. Au centre xxe siècle, mais au contraire parce qu’elle serve des facilités naturalistes. L’originalité
de l’écheveau, il y a Rosa (Ariane Ascaride), ne peut pas avoir d’enfants et craint de de cette composition possède les défauts
une infirmière proche de la retraite, mère décevoir l’homme qu’elle aime et qui rêve de ses qualités. Côté lyrisme, on se laisse
de famille engagée en politique, que l’on d’être père. Cette inversion d’une situa- porter par la musicalité de certains mou-
pousse à se présenter aux élections muni tion pagnolesque (le malheur de la jeune vements (le beau premier quart d’heure,
cipales. Elle rencontre Henri (Jean-Pierre fille « engrossée ») dit bien l’angoisse d’une notamment). Mais côté militant, le vou-
Darroussin) grâce à l’idylle naissante de époque dominée par la peur de ne porter loir-dire alourdit souvent ce qui ailleurs
leurs enfants, Alice (Lola Naymark), la fille aucun fruit, aucun espoir, aucun avenir. s’envole, précisément parce qu’il n’est plus
d’Henri, et Sarkis (Robinson Stévenin), On retrouve là, à l’os, le double élan tendu par le romanesque, qui entremêle
le fils de Rosa, particulièrement attaché à du cinéma de Guédiguian : la mélanco- le discours aux émotions, l’affine dans le
ses origines arméniennes. Rosa est libre- lie et la désillusion versus la lutte et le mélodrame comme dans La Villa (2017)
ment inspirée de Michèle Rubirola, élue militantisme, se nourrissant réciproque- ou Gloria Mundi (2019), pour citer des
à Marseille en 2020 avant de démission- ment. Ici, le tiraillement est plus direct exemples récents et plus accomplis.
ner au bout de cinq mois. Autre évoca- que d’habitude, comme si chaque scène Demeure cependant ce qu’il y a
tion de l’histoire marseillaise récente, devait donner à la fois le sentiment d’un d’émouvant à retrouver régulièrement
dès l’ouverture : l’effondrement de deux achèvement et d’un départ, d’un regret Guédiguian : une liberté formelle et nar-
immeubles insalubres de la rue d’Aubagne et d’un espoir. De cette volonté d’aller à rative très personnelle et une saine inquié-
en 2018, catastrophe meurtrière qui fut l’essentiel, du propos comme de l’émo- tude politique que le temps n’a jamais fait
l’occasion de mobilisations populaires sans tion, découle une construction éclatée, basculer dans l’amertume. Aux cyniques,
lesquelles, rappelle Guédiguian, « la gauche sans charpente narrative, et où les diffé- nous préférerons toujours ceux qui,
n’aurait jamais remporté la mairie ». Il ne fait rents récits entrecroisés sont saisis de façon comme lui, prennent le risque de passer
pas de ces éléments réels les sujets d’un parcellaire, par touches. Mêlant des rêves pour des naïfs, d’autant que leur honnêteté
film-dossier, mais les constitue plutôt en à la réalité, truffant son film de citations passe aujourd’hui pour anachronique. ■
fond politico-social d’un film hanté par littéraires et musicales, Guédiguian vise
ET LA FÊTE CONTINUE !
France, 2023
Réalisation Robert Guédiguian
Scénario Robert Guédiguian, Serge Valletti
Image Pierre Milon
Son Laurent Lafran
Décors David Vinez
Costumes Anne-Marie Giacalone
Montage Bernard Sasia
Musique Michel Petrossian
© AGAT FILMS/BIBI FILM/FRANCE 3 CINEMA
À l’intérieur frôle les poncifs de « la folie qui vient » androgyne appelé les Goonz…), dont cer-
de Vasilis Katsoupis lorsque le cambrioleur se déguise en cha- tains sans lien apparent avec les protago-
États-Unis, 2022. Avec Willem Dafoe, man. Plus curieuse est l’architecture para- nistes, à part une tension violente entre
Gene Bervoets, Eliza Stuyck. 1h45. noïaque du loft avec ses pièces secrètes : et traditions et modernité. C’est que Koffi
Sortie le 1er novembre. si le mauvais sort de Nemo n’était pas dû est considéré comme un zabolo (magi-
Nemo (Willem Dafoe), Arsène Lupin qu’au hasard ? Soumis à des températures cien maléfique), et Baloji se sert de la
des musées, se retrouve enfermé malgré extrêmes du fait d’une domotique détra- sorcellerie non seulement comme solu-
lui dans le penthouse new-yorkais d’un quée, le voleur brûle et fond, sécrète et se tion culturelle et spirituelle dans laquelle
grand collectionneur. Privé d’eau et de blesse. Le corps à l’agonie de Dafoe, sous dissoudre les limites entre ces récits, mais
nourriture, le nouveau Robinson sac- l’œil attentif d’un propriétaire invisible, comme excuse pour relâcher son ambi-
cage alors l’appartement en quête d’une pourrait bien constituer la pièce maîtresse tion formelle, qui se manifeste surtout
échappatoire.Tout respect muséal heureu- de la collection. dans des explosions chromatiques ino-
sement abandonné, on ne sait si le Grec Vincent Poli pinées.Vu l’évident rapport autobiogra-
Vasilis Katsoupis dénonce dans son pre- phique entre le cinéaste et Koffi, émane
mier long métrage l’accumulation des de cette surcharge le même sentiment que
œuvres par un riche amateur d’art (une Augure dans certains premiers albums musicaux :
myriade d’autoportraits souligne sa suf- de Baloji une urgence intime poussant à faire plu-
fisance), ou bien les artistes eux-mêmes : Belgique, France, Congo, 2023. sieurs gestes en un seul. Dans ce désir de
les murs du loft présentent le travail de Avec Marc Zinga, Eliane Umuhire, Lucie Debay. 1h30. frotter son expérience de vie à un retour
grands noms de l’art contemporain dont Sortie le 22 novembre. au Congo pour apporter le plus grand
il serait facile de souligner le caractère Le premier long métrage de Baloji Tshiani nombre d’idées possibles à chaque scène,
m’as-tu-vu, mais aussi celui d’artistes plus provoque la sensation déroutante de plu- il ne serait pas insensé de voir un lien
confidentiels, dont les cinéastes Janis Rafa sieurs films habitant un même corps. Il vivant entre l’afrofuturisme et l’héritage
et Jonathas de Andrade. Katsoupis explore se déroule le temps d’une visite de Koffi de la Nouvelle Vague. Et dans les méandres
l’impuissance des œuvres privées de leur (Marc Zinga) à Lubumbashi, après quinze du film et sa forme bigarrée, l’expression
public, mais n’en tire qu’un pensum plus ans passés en Belgique, pour présenter sa même du vagabondage esthétique, familial
large sur l’incommunicabilité (Nemo se nouvelle femme à sa famille (rencontre qui et romantique de celui qui a quitté son
passionne via les caméras de surveillance s’avère pour le moins inconfortable). Mais pays, mais dont l’âme reste habitée à jamais
pour une femme de ménage travaillant s’y entremêlent ensuite les récits d’autres par ses racines et ses fantômes.
de l’autre côté d’une porte blindée). Il personnages (sa sœur, le leader d’un gang Fernando Ganzo
Dumb Money aveu d’impuissance, aux airs de diagnos- d’équilibrer platement leurs trajectoires,
de Craig Gillepsie tic inversé sur le film : il faut désespé- le scénario insiste sur celle de Mona,
États-Unis, 2023. Avec Paul Dano, Pete Davidson, rément essayer autre chose, de fait. Pas ex-chanteuse brimée par son mari, qui
Vincent d’Onofrio. 1h44. Sortie le 29 novembre. pour anéantir le Malin, mais au contraire renoue grâce à Julia avec les joies du
Entre Fincher/Sorkin et Adam McKay, pour l’incarner, et faire en sorte que ce micro. Le détour par la comédie musi-
Dumb Money déroule l’affaire Gamestop : mélange de couches numériques baveuses cale, tout comme le choix d’une lumière
la déstabilisation de Wall Street, causée en et de réalisme à la petite semaine puisse feutrée et du format 1,33:1, peut donner
pleine pandémie par les followers d’un you- enfin prendre. Alors, comme les parents l’impression d’un classicisme coquet, à
tubeur expert en boursicotage. En pous- de jeunes possédées, David Gordon l’abri du réel. Cette image d’un cinéma
sant son audience à racheter massivement Green tâtonne, s’époumone pour qu’on isolé dans sa bulle s’avère pourtant rac-
les actions d’une enseigne de jeux vidéo y croie, alors que le programme est aussi cord avec le regard des privilégiés, que
en difficulté, Keith Gill (Paul Dano) ruine balisé qu’un vieux train fantôme. Un le film épouse pour mieux en sonder les
les fonds spéculatifs qui avaient misé sur comble, quand on se souvient du naturel failles : tout en assumant l’allégorie poli-
l’effondrement de la marque. La grande avec lequel le premier volet (et les autres, tique (goodbye Julia, goodbye le Sud-Sou-
affaire de ce film-dossier est de montrer la dans une moindre mesure) installait un dan), il capte avec finesse la musique dis-
férocité des traders peu enclins à se laisser prosaïsme, une véracité vaguement pois- sonante d’un couple de bourgeois dépas-
plumer par les amateurs, mais aussi de saisir seuse qui suffisaient à faire croire à la pos- sés par la marche de l’Histoire.
le petit peuple caché derrière les chiffres : session. Pour rendre tangible le Mal logé Élie Raufaste
la finance étant devenue une variante de sous les chairs livides d’une petite malade,
Candy Crush ou de Tinder, les disciples il faut attiser la croyance, or Green suit
de Gill (joués par America Ferrera ou mollement un héros sceptique, censé bas- How to Have Sex
Talia Ryder) incarnent diverses manières culer dans le camp de la foi pour sauver sa de Molly Manning Walker
de jouer sa vie en swipant sur l’applica- fille des griffes de Satan. Si prosaïsme il y Royaume-Uni, 2023. Avec Mia McKenna-Bruce,
tion Robinhood. Le projet achoppe sur ce a ici, c’est celui de la formule Blumhouse : Shaun Thomas, Enva Lewis. 1h28.
défilé démonstratif de visages absorbés : la le public gobera par dévotion, non pas Sortie le 15 novembre.
possibilité d’une résonance entre les per- envers Dieu ou le Diable, mais envers les Les quatre Anglaises qui fêtent la fin
sonnages se fracasse sur un mur d’inter- licences de sa jeunesse. Perdu : vade retro du lycée sur une île grecque dans How
faces de smartphones. L’investissement l’horreur rétro, personne n’achète, il va to Have Sex, Prix Un certain regard à
compulsif n’appelle pas de contrechamp : falloir vraiment essayer autre chose. Cannes cette année, ne manqueront pas
le parieur est face à lui-même, anticipant Y.S. de raviver le souvenir de Spring Breakers
moins une revanche sur le Capital à la (2012), qui sondait déjà l’écart entre une
Occupy Wall Street qu’un enrichissement image décomplexée de la sexualité et un
personnel. Et s’il donne une leçon aux Goodbye Julia arrière-fond plus glauque. Comme Har-
banksters, le happy end blanchit les quidams de Mohammed Kordofani mony Korine, Molly Manning Walker
qui ne voient plus la vie qu’à travers une Soudan, 2023. Avec Siran Riak, Eiman Yousif, puise consciemment dans des poncifs
appli qui rapporte gros. Pas de quoi saisir Nazar Gomaa. 2h00. Sortie le 8 novembre. (cris de joie performatifs, ambiance de
l’âme d’une nation. Reste qu’après The Quelle fiction peut éclore dans un pays folie en boîte, frites vomies dans la rue),
Big Short, les stars trouvent encore dans sans industrie de cinéma, compressé par mais plutôt que de les déconstruire par
les scandales financiers l’occasion de se la réalité de la guerre et des clivages eth- l’exaspération, elle les tire vers le discours.
déguiser habilement en péquins moyens : niques ? Tourné à Khartoum avant le Dans un film de 2023, il est prévisible que
Shailene Woodley en modeste épouse conflit actuel, Goodbye Julia plonge dans le séjour de Tara (Mia McKenna Bruce)
d’influenceur, Seth Rogen en banquier le passé encore brûlant du Soudan : des et ses trois copines, toutes déterminées
froid et vide comme un poulet congelé. cartons datés (2005, 2011) situent l’action à coucher, sera émaillé de violence. La
Yal Sadat dans la phase de transition vers l’indépen- cinéaste a l’ambition louable d’aborder
dance du Sud. Tout repose sur la relation les zones grises du consentement, mais
ambiguë entre deux personnages, Mona sa mise en scène ne se montre pas à la
L’Exorciste : Dévotion (Eiman Yousif) et Julia (Siran Riak). L’une hauteur de la complexité d’une ques-
de David Gordon Green appartient à l’élite musulmane de la capi- tion qui touche aux limites de la repré-
États-Unis, 2023. Avec Leslie Odom Jr., Ellen Burstyn, tale, l’autre, Sudiste noire et chrétienne, à sentation (de soi). Passé l’événement
Ann Dowd. 1h52. Sortie le 11 octobre. la classe pauvre. Mona provoque sans le dramatique attendu, Tara erre dans un
« Il faut essayer autre chose ! » Ce constat à vouloir la mort du mari de Julia et décide, paysage blafard de lendemain de fête, et
consonance spielbergienne (cf. le « you’re sans dire sa culpabilité, de l’accueillir avec donne maladroitement le change à des
gonna need a bigger boat » des Dents de la son fils et de l’employer comme bonne. amies qui ne remarquent pas son visage
mer) échappe à une conjuratrice affolée, Si l’écart entre les maîtres et « l’esclave » déconfit. Le film n’en finit pourtant plus
membre d’une sorte d’amicale d’exorcistes (c’est le mot qu’emploie Akram, l’époux de le scruter, ne trouvant pas meilleure
amateurs dont les membres s’agitent tous de Mona) ne s’abolit jamais, accentué inspiration pour signaler la gravité des
comme de beaux diables pour chasser le par un racisme décomplexé, le gros du faits. L’opacité inhérente à l’expérience
vrai (de diable) hors du corps de deux récit préfère pousser les murs du drame de la jeune femme se trouve réduite à
préadolescentes. On entame le dernier domestique en filant une complicité inat- une binarité insupportablement transpa-
tiers de Dévotion lorsque résonne cet tendue entre les deux femmes. Au lieu rente. How to Have Sex aura sans doute
la vertu d’éveiller quelques consciences éveiller l’impatience (avec laquelle Arnaud la nécessité de la fiction lorsqu’on tente
masculines. Les spectatrices, elles, majori- des Pallières s’amuse à quelques reprises) de guérir l’incurable et reconstituer une
tairement au fait des réalités décrites, ont- de lire une suite que les images frustrent existence à trous. La mémoire façonne
elles un quelconque intérêt à endurer une sans cesse, autant celles-ci, habitées d’une l’être disparu, spécule sur sa trajectoire,
démonstration aussi laborieuse ? vie anonyme et lointaine, renvoient l’écri- un brin glamourisée : elle bâtit un per-
Olivia Cooper-Hadjian ture à ce que son isolement recèle d’enfer- sonnage de cinéma. Ça casse ? Non, mal-
mement mortifère. Rêve et mémoire se gré le geste fou consistant à synchroniser
mêlent ici dans un exercice d’expropria- parfois les enregistrements sonores de la
Journal d’Amérique tion de soi (le cinéaste affirme que les sou- vraie Carole avec le jeu muet de l’actrice –
d’Arnaud des Pallières venirs de son enfance sont devenus aussi troublant dédoublement, destiné peut-être
France, 2022. Documentaire. 1h52. étrangers que les images qui composent le à se protéger de la violence des souvenirs
Sortie le 22 novembre. film) qui risque de devenir objet muséal à en déposant sur eux un masque, c’est-à-
Les cartons qui scandent le film ont beau la surface austère et âpre. dire un visage de comédienne. Ce qui en
être datés, ce Journal d’Amérique ne relate F.G. revanche casse, pour mieux se recompo-
pas les anecdotes d’un quotidien ou d’un ser, c’est la persona de Cotillard, souple
voyage. Si journal il y a, on le devine plu- comme jamais, fondue dans le flux des
tôt dans une écriture solitaire où réflexions Little Girl Blue archives authentiques. La quête prous-
et citations se succèdent dans l’intimité de Mona Achache tienne se double alors d’un hommage de
d’un carnet, à l’abri d’une quelconque France, 2023. Avec Marion Cotillard, Marie Bunel, la fille à la mère (elle-même dans l’ombre
lecture étrangère, laissant entrer banalité, Marie-Christine Adam. 1h35. Sortie le 15 novembre. d’une génitrice de renom, la romancière
naïveté, hasard. Les images, en revanche, Ça passe ou ça casse, disent les pré- et éditrice Monique Lange), reliées par le
laissent reconnaître tout de suite ce monde mices de Little Girl Blue, agencées avec fil poétique de la création, cet art de tra-
adjacent au cinéma, celui d’une Amérique autant d’audace que de prudence feutrée, vestir le passé comme on habille une pou-
blanche bien nourrie, guerrière, consom- comme on érigerait un monument de pée, pour mieux saisir, paradoxalement, la
matrice et publicitaire, celle des archives cristal. Mona Achache se filme en plein vérité d’un amour qu’un chaotique roman
Prelinger (issues de films d’entreprise et inventaire de photos, textes et lettres de familial avait rendu insondable et lointain.
autres sources non nobles allant du muet sa mère, Carole, femme aux vies éparses Y.S.
jusqu’aux années 1960) dont Arnaud qui a délaissé quelque peu sa famille au
des Pallières s’était déjà servi pour Diane profit d’élans artistiques, d’amants, de
Wellington (2010) et Poussières d’Amérique frasques libertaires et d’une noirceur qui Nous, étudiants !
(2011), ce Journal achevant donc une trilo- semble l’avoir poussée au suicide : autant de Rafiki Fariala
gie. Sur le même principe formel, le texte de secrets motivant l’enquête en gestation. République centrafricaine, France, République
est propulsé de l’horizontalité du carnet à On sonne, la cinéaste ouvre. C’est Marion démocratique du Congo, 2022. Documentaire. 1h22.
la verticalité de l’écran, créant un dialogue Cotillard, l’actrice, l’icône, sous une cas- Sortie le 15 novembre.
plus ou moins explicite avec les archives, quette signifiant « je suis en civil ». Achache En investissant le terrain universitaire, Nous,
sans qu’on sache si c’est le texte qui inter- lui remet perruque, lunettes et habits.Voici étudiants ! se situe dans le voisinage d’Exa-
rompt la continuité des images ou si, au Cotillard changée en Carole la sulfureuse, men d’État de Dieudo Hamadi (2014),
contraire, celles-ci fonctionnent comme prête à prendre en charge la narration coproducteur du film, et de Coconut
des respirations entre vers libres à la poé- que les home movies existants ne peuvent Head Generation d’Alain Kassanda (2023).
tique délibérément plate. S’en dégage assurer. Ça passe ? Contre toute attente, Congo, Nigeria, et ici Centrafrique : par-
un sentiment d’inconfort bidirectionnel : oui, l’introduction d’une star dans le dis- tout les forces vives et la débrouille orga-
autant le texte dans son intermittence peut positif documentaire venant matérialiser nisée de la jeunesse s’affrontent à des ins-
titutions corrompues. Si les gestes ont
également en commun leur style direct,
© LES FILMS DU POISSON/FRANCE 2
© AFFINITY CINE/PEMPLUM
par un regard amical qui, en investissant
des scènes intimes et en accompagnant
par-delà l’étape du diplôme ses trois com-
plices, Benjamin, Aaron et Nestor, laisse la
vie se confondre avec son sujet. Au détour
d’une scène, Nestor prend à partie Fariala
et lui demande ce qu’il est pour lui : un
ami, ou un personnage ? La situation fait
en effet planer la menace d’une dissymé-
trie entre filmeur et filmé : Nestor, seul de
la bande à ne pas avoir obtenu sa licence,
n’est-il pas devenu aux yeux du cinéaste le
parfait symbole d’une jeunesse entravée ?
Si la séquence constitue un acmé, c’est que
le film, en exposant ce questionnement et
en tenant la barre de l’amitié, désigne aussi
ce qui anime les étudiants et vaut bien une
théorie économique : le sens de l’égalité et Pierre feuille pistolet de Maciek Hamela.
de la solidarité.
Romain Lefebvre établi, Trân Anh Hùng ne décrit qu’une Mais une incohérence rend Perfect Days
paix sociale qui va de soi, jusqu’à doter la terriblement creux : alors que le cinéaste
La Passion de Dodin toute jeune fille des voisins agriculteurs prétend refléter la capacité d’Hirayama
d’un palais improbablement averti. Dans à accepter sereinement sa place au sein
Bouffant ce récit où règnent l’amour et le respect, de l’univers, à rester sensible à sa beauté,
de Trân Anh Hùng un hors-champ acide finit par tarauder : les l’environnement qu’il façonne autour de
France, 2023. Avec Juliette Binoche, Benoît Magimel, conditions économiques d’existence des son personnage relève de l’idéalisation,
Emmanuel Salinger. 2h14. mets de luxe concoctés, que le film prend comme le titre du film l’indique. Fruit
Sortie le 8 novembre. le parti d’oblitérer, invisibilisant l’injustice d’une commande visant à mettre en
Au premier coup d’œil, La Passion de qui sous-tend l’harmonie de ce foyer. En avant les toilettes high-tech implantées
Dodin Bouffant a tous les atours d’une la représentant aux Oscars, La Passion de dans la capitale, le film s’approche d’une
boursouflure académique, ce qu’il n’est Dodin Bouffant entretiendra un roman- esthétique de spot publicitaire pour tou-
pas exactement. Il y a même une forme tisme fallacieux associé à la France, plutôt ristes, où l’on croise fatalement sumos,
d’audace dans la mise en scène (primée à que l’ambiguïté d’une Anatomie… baseball et bonsaïs, et où les sanitaires « à
Cannes) de Trân Anh Hùng, qui adapte O.C.-H. nettoyer » sont toujours déjà impeccables.
ici un roman de Marcel Rouff : avant de L’état de fait qu’Hirayama accepte avec
dévoiler les relations qui unissent le gastro- tant de grâce ne peut l’être que parce que
nome Dodin (Benoît Magimel) et sa cui- Perfect Days toutes les aspérités en ont été gommées
sinière Eugénie (Juliette Binoche), le récit de Wim Wenders au préalable. Loin de la philosophie qu’il
se concentre sur leurs gestes, emprun- Japon, 2023. Avec Kôji Yakusho, Min Tanaka, prétend enseigner,Wenders propose deux
tés au chef Pierre Gagnaire. Le cinéaste Arisa Nakano. 1h59. Sortie le 29 novembre. heures d’escapism dans un Japon fantasmé,
donne à voir par grands blocs les étapes Acteur souriant à l’élégante moustache, où les dominés seraient bien culottés de
et la durée réelles de la transformation des récit minimaliste fondé sur des répétitions se plaindre.
matières, telle qu’elle pouvait s’effectuer avec variations, propos zénifiant : il est O.C.-H.
au début du xxe siècle, à la faveur de la aisé de se laisser bercer par les charmes
performance croisée des acteurs et d’une de Perfect Days, retour de Wim Wenders
caméra mouvante. Autre parti pris : la sur le territoire japonais près de qua- Pierre feuille pistolet
rareté de la musique, au profit de la par- rante ans après Tokyo-Ga. Au saut du lit, de Maciek Hamela
tition de bruits de découpe et de cuisson, après une toilette méticuleuse, Hirayama Pologne, France, Ukraine, 2023. Documentaire.
dont le film rappelle ainsi l’importance (Kôji Yakusho, Prix d’interprétation à 1h25. Sortie le 8 novembre.
dans l’art culinaire.Tout cela reste pourtant Cannes) enfile une combinaison de tra- Que le cinéma puisse sauver le réel, voilà
dangereusement inoffensif. Le film sou- vail. Il insère dans le lecteur de son van peut-être la croyance la plus profonde de
ligne lourdement l’érotisme de la pratique une cassette audio et, au son d’un tube des la cinéphilie. Celle-ci aura toutefois rare-
gastronomique de Dodin et Eugénie (le années 1960, roule jusqu’aux latrines qu’il ment trouvé une expression aussi littérale
parallèle conventionnel entre corps fémi- a la charge de nettoyer. Sa routine bien qu’avec Pierre feuille pistolet. Engagé dans
nin et poire repris dans un raccord risible), réglée permet de jouer sur des fluctuations l’évacuation des civils ukrainiens habitant
tandis que le potentiel subversif de leur indicatrices de son état d’esprit, en faisant à proximité du front, Maciek Hamela a
relation interclasse reste inexploré. Là où l’économie des mots (le film est à nou- fait de sa voiture le lieu d’une coïncidence
l’on pourrait voir dans leur passion com- veau dédié à Ozu, dont Wenders perpétue absolue entre secours et enregistrement.
mune une force plus puissante que l’ordre une attention aux détails du quotidien). Tandis qu’au volant, il tente de trouver
une voie vers des zones plus sûres, se suc- souvent inquiétude et douleur. Les traces Rien à perdre
cèdent à l’arrière des couples, des familles, persistantes de crayon et de gomme de Delphine Deloget
des personnes seules, parfois accompa- apparaissent comme le sillon d’un passé France, 2023. Avec Virginie Efira, Félix Lefebvre,
gnés d’animaux. La caméra se loge dans dont on ne se dépêtre jamais tout à fait. India Hair. 1h52. Sortie le 22 novembre.
l’entre-deux (le titre international est In Des voyages en Inde et au Vietnam font À l’origine de la première incursion dans
the Rearview, « Dans le rétroviseur »), pour néanmoins ressortir les limites de cette la fiction longue de la documentariste
l’essentiel fixée vers ceux qui sont en train approche « intiminimaliste », qui tend en Delphine Deloget (Voyage en Barbarie), un
de tout perdre – sauf la vie. L’enchaîne- l’occurrence à réduire les rencontres à pitch social loachien, tendance Ladybird :
ment des trajets a bien sûr quelque chose des échos thématiques. Collectés comme Sylvie (Virginie Efira), barmaid de nuit à
de sisyphéen. Mais le plus marquant tient autant de feuilles à ranger dans un her- Brest, élève tant bien que mal ses deux
peut-être à l’effet d’hypnose que pro- bier, les plans finissent par s’enchaîner un garçons jusqu’au jour où le plus jeune,
voquent à la fois la vue quasi bloquée, le peu trop sagement. laissé sans surveillance, est victime d’un
défilement du paysage, la proximité des R.N. accident domestique. La blessure est vite
corps et les bribes de récit. À l’intérieur de soignée, mais l’épisode fait l’objet d’un
ce fragile cocon, la guerre résonne comme signalement qui aboutit au placement de
un fait aussi indubitable qu’incompréhen- Portraits fantômes l’enfant en foyer. S’il est bien question
sible. Certains restent obstinément muets, de Kleber Mendonça Filho du combat d’une mère courage aimante
fixant la route ou leur téléphone, d’autres Brésil, 2023. Documentaire. 1h33. face aux automatismes d’une machine
relatent les plus terribles douleurs comme Sortie le 1er novembre. administrative et judiciaire implacable,
à distance d’eux-mêmes. L’émotion cir- Après le sanglant et ultracontemporain la vraie force de Rien à perdre est de ne
cule dans l’habitacle, et saisit par surprise – Bacurau, tourné dans le Sertão brésilien, jamais céder à la tentation du film par-
sanglots retenus à l’évocation d’une vache ces Portraits fantômes marquent pour Kle- tisan ou du drame doloriste. Il réussit à
abandonnée, pleurs versés sur les parents ber Mendonça Filho un retour réparateur se tenir sur le point d’équilibre périlleux
d’une inconnue. Avec tact, Pierre feuille aux origines, Recife, sa ville natale, deve- entre son ancrage dans le réel – qui rend
pistolet donne ainsi à éprouver le soudain nue au fil de ses courts et longs métrages l’évocation des services de l’Aide sociale
arrachement à une famille, un milieu de bien davantage qu’un décor : un territoire à l’enfance aussi vraisemblable que celle
vie, un pays. de cinéma, aussi concret que fantasma- du groupe de parole auquel Sylvie vient
Raphaël Nieuwjaer tique. Avec cet essai documentaire com- se confier à l’occasion de deux séquences
posé en grande partie d’archives person- mémorables – et la performance de ses
nelles, le cinéaste troque la géographie acteurs. Face à Virginie Efira, dont le jeu,
Le Poireau perpétuel pour l’archéologie, et glisse de l’intime entre ébahissement et révolte maternelle,
de Zoé Chantre (la maison de la mère) au collectif (gran- fascine par sa capacité à faire surgir la vio-
France, 2022. Documentaire. 1h22. deur et décadence des salles de cinéma du lence de l’accablement du quotidien, se
Sortie le 22 novembre. centre-ville). Passée la déception de voir tient une non moins étonnante India Hair
Le Poireau perpétuel appartient à cette se déplier un dispositif très sage, solide- dont la candeur habituelle, en un quasi-
veine du documentaire à la première ment arrimé à une voix off descriptive, contre-emploi, s’accommode de l’intran-
personne dont Alain Cavalier est certai- ce voyage dans le temps autour des lieux sigeance pavée de bonnes intentions de
nement le meilleur représentant. Le geste aimés se révèle habile à croquer la mue son personnage d’assistante sociale. C’est
est désormais bien identifié : petite caméra perpétuelle des espaces : vertige entre lieu dans la confrontation de ces ambivalences
numérique portée, attention au quotidien de vie et de tournage dans l’appartement que le film parvient, de bout en bout, à
et au minuscule, accompagnement vocal maternel, valse des usages pour un même susciter l’intérêt.
(ici, plutôt en off) et bricolage visuel. Les bâtiment (du cinéma à l’église évangé- Thierry Méranger
sujets les plus graves se trouvent ainsi lique, il n’y a qu’un pas). L’attention aux
ramenés à l’échelle de la main – supré- curieuses coïncidences, que l’on sent
matie du gros plan, du toucher, du tact. poussée par l’appétit de celui qui apprend Simple comme Sylvain
Au moment d’évoquer le cancer de sa en cherchant, allège le projet de toute de Monia Chokri
mère, Zoé Chantre caresse une feuille, complaisance nostalgique. On est loin, Canada, France, 2023. Avec Magalie Lépine‑Blondeau,
s’attardant sur une tache brune. Plus tard, par exemple, du New York regretté par Pierre-Yves Cardinal, Francis‑William Rhéaume. 1h50.
des doigts s’aventurant dans un orifice au Fran Lebowitz dans la série de Martin Sortie le 8 novembre.
centre d’un menhir viendront figurer la Scorsese Si c’était une ville. Ici, le vernis Monia Chokri possède un indéniable
question de la maternité. Maladie, mort, des anecdotes se craquèle et laisse surtout talent pour la comédie, et c’est ce qui
filiation : Le Poireau perpétuel est une his- deviner ce qui ne peut se dire pleinement, rend d’autant plus antipathique le bagout
toire de corps féminins diminués, atta- faute d’images ou de témoins : les plans arrogant de Simple comme Sylvain. Le film
qués, empêchés, à la recherche d’apaise- émouvants du projectionniste Alexandre part d’une donnée classique de la comé-
ment et de réconciliation. Des séquences Moura, filmés au début des années 1990 die romantique : la réalisation d’un fan-
animées ouvrent les chairs, donnant à voir par le futur cinéaste, actent moins une tasme, d’abord érotique, bientôt senti-
l’extraction d’une tumeur ou l’opération époque révolue qu’ils ne désignent son mental. En l’occurrence, la rencontre par
complexe que pourrait subir la cinéaste vestige, la ténacité d’une amitié par-delà Sophia, professeure d’université au niveau
afin de corriger une scoliose sévère. De la mort. de vie très aisé (Magalie Lépine-Blon-
ces dessins volontairement naïfs émanent É.R. deau) et de Sylvain, ouvrier en bâtiment
balourd, sexy et viril (Pierre-Yves Cardi- l’album photo qui démange et brûlent à elle-même) sans se servir des manuels
nal). C’est le jeu de la comédie et du fan- d’en découdre avec les vieux dossiers fami- d’histoire pour caler les points bancals
tasme, que ces deux figures soient d’abord liaux, ils sont nombreux à vouloir légiti- du récit.
quelque peu archétypales, mais faute de mer la petite histoire de leurs aïeux en Y.S.
s’affiner, les oppositions vont se creuser l’adossant à celle de l’humanité. Comme
et s’étendre à tout l’entourage des prota- si les sujets intimes étaient trop futiles
gonistes. Passe pour l’intello gringalet et (pourquoi le seraient-ils forcément ?) pour Le Théorème de Marguerite
peu apte à l’amour physique qui fait office qu’on se dispense de les relier vaille que d’Anna Novion
de mari de Sophia, mais c’est particuliè- vaille aux grandes questions tragiques, France, 2023. Avec Ella Rumpf, Clotilde Courau
rement gênant dans la vision caricaturale aux grosses affaires qui fâchent. Le Temps Jean‑Pierre Darroussin. 1h52. Sortie le 1er novembre.
des prolétaires : la famille de Sylvain est d’aimer s’ouvre sur les images d’archives L’écran de cinéma, un tableau noir comme
une bande d’incultes alcooliques dénués bien réelles de femmes tondues et mal- les autres ? Après Oppenheimer et La Voie
de tout savoir-vivre, un peu dégueu- menées à la Libération. Par un glisse- royale cette année, Anna Novion projette
lasses à table, mais bien sympathiques ment de montage, l’une d’elles devient craie en main son héroïne normalienne,
quand même… Nous ne sommes pas un personnage inspiré de la grand-mère Marguerite (Ella Rumpf) contre cette sur-
chez John Waters, ni même chez Étienne de Katell Quillévéré et joué par Anaïs face qui l’attire comme un aimant, mena-
Chatiliez, et ce qui rate ici, ne serait-ce Demoustier. Le principe est posé : pour çant d’aspirer son énergie vitale. Alors
que d’un simple point de vue comique, raconter la romance de cette jeune mère qu’elle présente son travail devant un
c’est l’incapacité à faire en sorte que le bretonne avec un universitaire bisexuel amphi rempli de mathématiciens aguer-
rire dépasse le mépris de classe. Et pour (Vincent Lacoste) dans une ère où aimer ris, tout s’effondre : « Tu ne peux pas chasser
une raison évidente : nous ne quittons pas les corps du même sexe n’est pas moins K et M simultanément, tu as besoin de ton
un seul instant le point de vue bourgeois infamant que d’avoir frayé avec l’occu- lemme multidimensionnel ! » Erreur fatale,
de Sophia, qui devient vite insupportable pant, il faudra en passer par les meurtris- crise de panique, Marguerite abandonne
lorsque les péripéties de l’amour font place sures du xxe siècle, par les heures sombres le doctorat et reconfigure chaque para-
à l’introspection narcissique. de la nation, mais aussi par la rubrique mètre de son existence. Finie la grisaille
Marcos Uzal « psycho ». Intolérance, misogynie, homo- de l’ENS, l’aimable sécheresse du directeur
phobie, poids du regard social et amour de thèse (Jean-Pierre Darroussin). La vie et
plus fort que tout (ou presque), sur fond les couleurs reviennent après un vigoureux
Le Temps d’aimer de petite musique commémorative rap- passage en machine : délaissant le portrait
de Katell Quillévéré pelant que le présent n’en a pas fini avec sociologique d’un milieu, le film part en
France, 2023. Avec Anaïs Demoustier, ces fléaux : rien ne manque à ce catalogue quête d’une initiation à la mesure de cette
Vincent Lacoste, Paul Beaurepaire. 2h05. (télé)filmé des paradoxes de la raison et de jeune femme hors norme. Personnage
Sortie le 29 novembre. la passion. Rien, sauf la foi dans la possi- intègre, toujours sur le fil du comique,
La grande Histoire a bon dos, c’est connu. bilité d’excaver ces destins sacrifiés (dont Marguerite ne cherche pas à changer sa
Si bon dos que lorsque les cinéastes ont la force romantique aurait pu se suffire façon d’être. Son besoin d’indépendance
© CAPRICCI PRODUCTIONS
Vincent doit mourir de Stéphan Castang.
se pose là et lui permet d’étendre son caserne de banlieue, elle cherche d’autant sans raison par des collègues de bureau.
pragmatisme aux domaines financiers (les plus à fuir qu’un militaire bellâtre (Niels Constatant qu’un simple échange de
fructueuses parties de mahjong) et sexuels Schneider) qui la poursuit de ses assidui- regards provoque chez les autres le désir
(« Avec Yannis, c’est uniquement récréatif »). tés la renvoie à un épisode traumatique de l’attaquer, il fuit à la campagne, mais
Chassez les équations par la porte, elles dont il est responsable. Le film trouve en se rend vite compte qu’il s’agit d’un phé-
reviennent par la fenêtre : la romance qui cette dualité fondamentale son origina- nomène généralisé à l’échelle du pays. Le
se noue in fine avec un autre surdoué de lité et ses limites. S’il est bien question de cinéaste parvient assurément à créer un
son espèce n’est qu’une manière détour- récit d’apprentissage, d’ascension sociale climat d’incertitude et d’angoisse, décri-
née d’érotiser cet objet si peu cinégé- et de transgression, la vision quasi dys- vant un monde contaminé par une hyper-
nique, la démonstration de math, véri- topique d’un monde du travail déshu- violence gratuite, qui détruit l’essence
table partenaire de Marguerite au fil de manisé, l’aspect clinique des décors, et la même de la vie en communauté. Le pro-
ce scénario de remariage prévisible mais géométrisation de la mise en scène, au- tagoniste, un homme doux et pacifique,
criblé d’accents loufoques. Pris de gra- delà d’une fascination que le spectateur devra lui-même tuer pour pouvoir se
phomanie compulsive, les deux complices partage un temps avec l’héroïne, finissent défendre et survivre. Vincent doit mourir se
noircissent de formules les murs de l’ap- par interroger. En quoi ce monde de la réfère, parfois trop explicitement, aux clas-
partement, tirant L’Amour fou vers le pays finance – alors que le film se contente siques de l’horreur (notamment Romero,
des abstractions. somme toute de s’inscrire dans l’air du Carpenter, Shyamalan) au risque d’atté-
É.R. temps en ne traitant que superficielle- nuer la singularité du début, qui oscille
ment les questions du consentement entre conte paranoïaque et humour noir.
amoureux ou du refus de la binarité – La confuse parabole politique sur la pro-
La Vénus d’argent est-il si tentant ? Le paradoxe repose en pagation d’une violence aveugle ‒ ren-
d’Héléna Klotz fait sur cette Vénus d’argent (le bouchon voyant à toutes formes de discriminations
France, 2023. Avec Claire Pommet, de radiateur des Rolls-Royce), dont on systématiques, mais validant aussi la psy-
Niels Schneider, Sofiane Zermani. 1h35. ne saura jamais très bien s’il est un sym- chose complotiste ‒ fait ensuite place à
Sortie le 22 novembre. bole ironique ou l’emblème poético- une moins convaincante romance entre
Au cœur du deuxième long métrage esthétique – assumé par la cinéaste – des le héros et une jeune femme (Vimala
d’Héléna Klotz, onze ans après L’Âge aspirations de Jeanne. Pons), où la malédiction radicalise la pas-
atomique, prix Jean-Vigo en son temps, T.M. sion amoureuse, entre élans sensuels et
s’impose côté pile le portrait d’un per- désirs de mort. Même si Castang privilé-
sonnage qui se présente comme « neutre », gie l’intime au détriment du spectaculaire,
dissimulant ses formes sous des bandages, Vincent doit mourir demeurent tout de même quelques trou-
ses traits sous un casque et ses affects sous de Stéphan Castang blantes visions apocalyptiques.
le costume – volé avec effraction, dans France, 2023. Avec Karim Leklou, Vimala Pons, Ariel Schweitzer
un bel éclat liminaire – du trader qu’il François Chattot. 1h48. Sortie le 15 novembre.
aspire à devenir. Côté face, on reconnaît Un générique « hitchcockien », au gra-
davantage les traits de Jeanne, 24 ans, phisme évoquant Saul Bass, semble mettre Les Voies jaunes
interprétée par Claire Pommet – la chan- le premier long métrage de Stéphan Cas- de Sylvestre Meinzer
teuse Pomme – pour son premier rôle tang sur la voie d’une fable sur l’aliéna- France, 2022. Documentaire. 1h41.
à l’écran. Fille d’un gendarme (Grégoire tion au travail. Vincent (Karim Leklou), Sortie le 15 novembre.
Colin) stationné avec sa famille dans une employé dans une start-up, est agressé Dans la longue traîne des documentaires
sur les Gilets jaunes, de J’veux du soleil de temps de parole réglementaire, mais, par laquelle l’abandon à la musique permet
Gilles Perret et François Ruffin à Boum le voyage-montage, de croiser les situa- de redécouvrir l’intérieur de notre corps.
Boum de Laurie Lassalle, le film de Syl- tions matérielles d’existence, de raccor- Pour faciliter l’immersion dans ces ins-
vestre Meinzer semble marquer une bas- der des affects, des pratiques et des ana- tants sonores, Amalric se cantonne aux
cule, l’accompagnement en (quasi-)direct lyses, et ainsi d’ouvrir des perspectives coulisses, aux lisières, refusant d’occuper
du mouvement cédant la place à la com- égalitaires. En ce sens, Les Voies jaunes une place autre que celle du spectateur.
mémoration. Outre sa sortie « anniver- charrie bien quelque chose d’actuel. Il enregistre alors la transe, l’oubli de soi,
saire », presque cinq ans jour pour jour R.N. la saisie vibratoire de la musique. Zorn I
après l’Acte I, la façon dont les voix réduit au maximum l’écart entre celle-ci
commencent par sourdre de paysages et le spectateur. La langue des hommes
hivernaux paraît confirmer cette posi- Zorn I & II et Zorn III finit par disparaître. L’improvisation libère
tion rétrospective, teintée peut-être de de Mathieu Amalric des gestes étonnants qui débordent toute
mélancolie. Si les témoignages demeurent France, 2023. Documentaire. 1h53 et 1h18. volonté de maîtrise et d’imitation. Nous
pour l’essentiel off, ils nouent toutefois Sortie le 1er novembre. nous tenons moins devant l’énigme de
avec les plans de lieux une dynamique Bien que distribué en deux parties, le la création que devant celle de l’écoute
plus subtile, entre reflux et émergence. documentaire de Mathieu Amalric est et du partage. Zorn II garde les mêmes
Le logo d’un magasin Action, des vagues constitué de trois films d’environ une pr incipes de montage mais, via des
de fleurs jaunes ou le passage du vent heure qui condensent les douze années commentaires philosophiques inscrits à
dans un champ deviennent autant d’in- pendant lesquelles, par intermittence, le même l’image, fait ressurgir le langage
dices d’une révolte persistante. C’est sans cinéaste français s’est laissé guider par de la place d’où il a été évincé. Quant à
doute cela que Les Voies jaunes apporte la fascination qu’exerce sur lui le musi- Zorn III, en se construisant essentielle-
en propre : le sentiment non d’une fin cien new-yorkais John Zorn, au gré des ment sur des répétitions (lors desquelles
ou d’une défaite, mais d’un inachève- voyages et des différentes formations. Dès l’artiste lyrique Barbara Hannigan, à qui
ment. Au fil de sa traversée, du Havre à que Zorn fait surgir un son, qu’il joue du Amalric a auparavant consacré deux
Marseille, Sylvestre Meinzer a le courage saxophone, dirige un ensemble, arrange films, s’efforce de surmonter les diffi-
de faire entendre une véritable hétéro- ou simplement compose, la caméra cultés vocales que Zorn lui impose), il
généité politique (comme le dit si bien d’Amalric reste médusée. Cette béatitude retrouve un processus plus linéaire, où les
la première intervenante, il y avait « de la admirative fait écho au sourire généreux affects mettent trop à distance la constel-
divergence d’esprit »). Il ne s’agit pas seu- qu’arbore Zorn en toutes circonstances, lation du son.
lement de donner à chacun son petit symbole d’une élation mystique selon Jean-Marie Samocki
COURTESY OF NETFLIX
la répétition et de faire de la violence
The Killer de David Fincher une simple modalité d’un ordre continu
tramé de tâches récurrentes. Comme
Pil faut
our cer ner l’étrange impression
d’engourdissement que laisse The Killer,
d’abord le replacer dans la ligne de
continue, The Killer est un film enfoui
derrière la vitrine de silicium d’une
machine alimentée par la voix humaine.
vous ne supportez pas l’ennui, ce travail n’est
pas pour vous. »
Nous voilà donc prévenus : Fincher
partage que David Fincher dessine lui- Non pas un film monde, mais un film a conçu, dans le cadre de son contrat
même dans sa filmographie, entre films et programme, dont on ne sait s’il signe un avec Netflix, un film d’exploitation qui
movies. Si, dans la première catégorie, l’au- échec cinématographique ou un pied de affiche crânement son refus du spectacu-
teur range ses longs métrages plus ambi- nez malicieux adressé aux algorithmes du laire. Singulier paradoxe dont on voudrait
tieux conçus « moitié pour le public, moitié streaming. bien comprendre le désir qui l’anime.
pour les cinéastes », la seconde regroupe le Après l’œuvre personnelle et ouverte- Car, comme tous les movies du corpus
petit prolétariat des films du samedi soir, ment cinéphilique qu’était Mank, l’idée fincherien, délestés de toute ambition
simples « plaisirs coupables » pensés pour de revenir à un petit bolide récréatif jeté thématique, The Killer est l’occasion pour
divertir l’audience. Au bout des deux dans le juke-box de Netflix se brise, en le cinéaste de penser sa mise en scène
heures d’un récit sans pause mais au effet, d’emblée sur le mur des premières comme un instrument exact d’expression
souffle singulièrement court, nul doute scènes. Dans un rigoureux tableau béha- du monde. Si le style, c’est l’homme, alors
que The Killer, avec sa forme de série B vioriste, la figure du tueur à gages est fil- les petites pièces virtuoses de Fincher le
atone et son économie narrative osseuse, mée comme une cristallisation de gestes, définissent moins lui qu’elles ne laissent
a été pensé comme un fast movie. Déplié de regards et d’écoutes, cadencée par des deviner ce qu’est l’homme fincherien
en cinq actes et un épilogue, il suit pas à rituels immuables et anti-spectaculaires. (plus rarement, la femme) dans cette fil-
pas la vendetta d’un tueur à gages lancé à Les chansons de The Smiths, que le tueur mographie. Cet opus mineur nous offre
la poursuite de ceux qui veulent l’élimi- écoute pour se concentrer, perdent même donc un bilan d’étape dans cette vision
ner après l’échec de sa dernière mission. leur qualité musicale pour se muer ironi- misanthrope de l’espèce humaine, par
Un film de revanche dont la tonalité quement en un artefact sonore récurrent. un procédé d’épuration des images et
uniforme frappe cependant par sa forme Si les rythmes lénifiants du quotidien de la langue qui rappelle singulièrement
presque maladivement contemporaine : ont toujours intéressé Fincher, c’était par un cinéma pourtant radicalement hété-
empruntée au jeu vidéo, sa narration à contraste avec le déchirement prodigieux rogène à celui de Fincher. Il y a, dans
la third person shooter 1 se décline en mis- que son appétit du chaos faisait dans le les premières mesures du film, monté à
sions avec boss de fin, chacune accom- tissu du réel. Jamais, comme ici, ils n’ont l’oreille comme une pièce de musique
plie dans l’univers étendu d’une grande autant informé l’ensemble du film, au concrète, une économie musicale du
ville. Propulsé par une voix off presque point de confondre le mouvement avec signe qui évoque plus l’ascèse de Bresson
COMPÉTITION
BÁRBARA LENNIE ◆ IRENE ESCOLAR ◆ ITZIAR MANERO ◆ HELENA EZQUERRO ◆ ITSASO ARANA
au cinéma le 29 novembre
WWW.ARIZONADISTRIBUTION.FR Arizona Distrib.
CAHIER CRITIQUE
que le hiératisme de Melville. L’emploi le tueur pense cette méditation comme sait s’il est celui d’un dieu ironique ou
de Michael Fassbender vient appuyer une longue plaidoirie pour son métier, d’un poisson mort. ■
la comparaison : sans atteindre à l’idéal le scénariste Andrew Kevin Walker a pris
esthétique du « modèle », le masque figu- soin de condenser ce monologue inté- 1
On parle de third person shooter dans un jeu
ral de l’acteur britannique – qui lui a valu rieur en de brèves formules répétitives. Si vidéo où le personnage est vu en silhouette de
dos (par opposition au first person shooter, en
de jouer littéralement des robots – par- bien que la langue elle-même se détache vue subjective). Quant au boss de fin, c’est le
ticipe d’un refus glacé des expressions d’une fonction de communication pour personnage antagoniste que le joueur doit tuer
émotionnelles. Le pont entre les deux n’être plus qu’une commande sonore à chaque fin de niveau (ndlr).
cinéastes s’arrête cependant à ces motifs parmi d’autres, un test vocal mécanique
de pure surface : nulle vision cosmique censé animer un corps froid. THE KILLER
chez Fincher, pas plus que d’itinéraire C’est peut-être là que Fincher situe États-Unis, 2023
spirituel de son personnage. Simplement alors le cœur de son film, dans une Réalisation David Fincher
une image sarcastique de l’existence, expression du monde totalement évidée Scénario Andrew Kevin Walker, d’après la BD d’Alexis Nolent
qui ferait de The Killer un film d’aven- d’humanité, où l’efficacité machinique du Image Erik Messerschmidt
ture bressonnien produit par Albert R. tueur parle pour toute l’existence : non Montage Kirk Baxter
Broccoli. plus comme un nœud de relations sociales Musique Trent Reznor, Atticus Ross
Tiraillé entre son univers de film et affectives, mais comme une série d’in- Décors Donald Graham Burt
d’action et son traitement dévitalisé, The terfaces corporelles et numériques à tra- Costumes Catharine Fletcher Incaprera, Cate Adams,
Killer s’engourdit dans une sécheresse vers lesquelles glisse chaque individu. Si Lenaig Periot-Boulben
expressive qui atteint jusqu’au registre cette position vient logiquement aux Interprétation Michael Fassbender, Arliss Howard,
de la parole. S’il est avare en dialogues, il termes d’une série d’œuvres obsédées par Charles Parnell, Gabriel Polanco, Kerry O’Malley,
est constamment traversé off par la lita- l’analyse sociologique des comportements Emiliano Pernia, Sala Baker, Sophie Charlotte,
nie d’aphorismes cyniques sur le monde humains, elle manifeste aussi une impasse Tilda Swinton, Monique Ganderton
de son protagoniste, qui voudraient dans le travail du cinéaste. Désormais, son Production Archaia Entertainment, Paramount Pictures,
rabaisser toute dignité humaine pour cinéma semble dépeuplé, ne laissant que Plan B Entertainment, Boom ! Studios, Panic Pictures
mieux se justifier moralement. Mais, si des silhouettes sous un regard dont on ne Diffusion 10 novembre sur Netflix
Jury Duty
a un ventre mou, Gladden lui-même, qui la communauté, cette figure digne de
accueille les événements les plus aberrants Capra n’en fait que davantage ressortir
de Lee Eisenberg avec une égale bienveillance. Le spectateur le cynisme du programme. Embarrassant
États-Unis, 2023 en est souvent réduit à des conjectures : lever de rideau, qui consiste surtout à
Avec Ronald Gladden, James Marsden, Susan que se serait-il produit s’il avait accepté de recouvrir très vite les questions d’éthique
Berger. 8 épisodes d’environ 25 minutes. bondir sur le matelas d’un couple de co- et de droit sous un gros chèque, au pré-
Diffusion sur Prime video. jurés soucieux que leur pénétration puisse texte de récompenser Gladden pour sa
Convoqué pour participer à un jury, un échapper à la définition « technique » du bonté – comme s’il n’avait jamais été que
certain Ronald Gladden se trouve plongé coït ? (Incidemment, a-t-on vraiment le sujet exemplaire d’une expérimenta-
dans un univers factice. Le tribunal est un envie de le savoir ?) Lors des délibérations, tion psychologique. C’est le spectateur
décor et tout le monde autour de lui joue. son sens du devoir finit par triompher qui a alors le sentiment d’être le dindon
Si le jeune homme croit être filmé pour de la moindre velléité comique. Citoyen de la farce.
un documentaire sur la justice, il ne sait consciencieux, âme pure dévouée à Raphaël Nieuwjaer
pas qu’une équipe supervise en direct les
situations. Le spectateur lui-même n’accé-
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musée du Quai Branly…
Tarifs préférentiels salles de cinémas : Cinémas Indépendants Parisiens, Tarifs préférentiels théâtres Comédie Française, Théâtre de La Colline,
Forum des Images… Théâtre National de Bretagne, Théâtre du Rond-Point…
Tarifs préférentiels plateformes de cinémas indépendantes : Mubi, Réduction sur la boutique Cahiers du cinéma
UniversCiné, LaCinetek
© TS PRODUCTIONS/FRANCE 3 CINÉMA
Sur L’Adamant de Nicolas Philibert (2023).
ENQUÊTE. À en croire plusieurs professionnels réunis cet été à Lussas, « L’année du les producteurs qui, ne pouvant
documentaire » (rebaptisée « année du clodoc’» par un esprit persifleur) n’est pas la cumuler avec une Avance sur
uniquement synonyme de célébration. Des auteurs aux distributeurs, le sentiment recettes aux montants supérieurs,
domine que le cinéma documentaire est moins fragile par essence que fragilisé par craignent un système à deux
une méconnaissance de ses pratiques et de sa situation. vitesses.
Hors du FAI, auteurs et pro-
d’entrées peut être rappor- indique Mélanie Génin de quotas à la télévision pourraient nouvelle période de refonte des
tée à des coûts de production Zadig Productions. Alors que contribuer à des rémunérations dispositifs (dont on regrette que
eux-mêmes réduits 3. Mais elle seuls 35% des documentaires supplémentaires. « Les cinéastes commande publique n’ait pas
accuse surtout la polarisation agréés entre 2013 et 2022 béné- deviennent une variable d’ajuste- été passée à Frederick Wiseman
démesurée entre grosses et ficiaient d’un apport diffuseur ment dont le travail fourni dépasse pour la documenter !), l’enjeu
petites sorties, les fortes inéga- (contre 82% des fictions), de largement le temps rémunéré, et il est de peser dans les rapports
lités promotionnelles ainsi que nombreux acteurs du secteur faut parfois choisir entre réaliser et de force, avec une conviction :
les pratiques de l’exploitation. pointent ainsi la restriction accompagner son film et d’autres en articulant regards sur le réel
Du point de vue des distribu- des espaces dévolus au cinéma boulots pour faire des heures d’in- et expérimentation formelle, art
teurs, l’attention doit moins être documentaire à la télévision, termittence », déclarent Hélène et social, le documentaire est
portée sur le nombre de copies dont les productions relèvent Milano et Diego Governatori, indispensable à la vigueur de la
que sur le volume et le type de souvent d’une logique de case de l’Acid. L’association met sur création cinématographique et
séances, le documentaire se trou- plus formatée. Avec trois films la table la proposition d’un fonds au tissage démocratique.
vant régulièrement cantonné à coproduits par an en supplément de soutien aux auteurs qui, pre- Romain Lefebvre
des créneaux ingrats, quand il des programmes de La Lucarne, nant modèle sur ceux existant
ne s’agit pas de séances uniques, Arte n’a plus le rôle historique pour les producteurs et les dis- 1
Selon une étude du CNC sur le
nécessairement accompagnées. qu’a pu avoir La Sept en parti- tributeurs, permettrait d’assurer marché du documentaire en 2022.
Face à ce constat, la pression cipant à l’émergence d’auteurs, une continuité de revenu entre 2
Qui résulte d’une mobilisation
de la sortie nationale apparaît et seuls quelques ilots comme deux projets. et fait suite à l’étude « L’État du
de plus en plus mortifère pour « L’Heure D » ou « 25 nuances « Un syndicat du documen- documentaire. 2000-2010 » publiée
des distributeurs indépendants de doc » subsistent sur France taire est-il possible ? », se deman- en 2011 par le ROD (Réseau des
qui, assurés de voir leur film Télévisions. En s’appuyant sur dait-on à Lussas. Si la forme n’a organisations du documentaire).
noyé, envisagent des stratégies le cahier des charges du ser- rien d’évident, et si beaucoup 3
Si le documentaire représente
et temporalités alternatives. Mais vice public, la SRF en appelle d’organisations collectives 20,4% des films agréés en 2022,
se dessine aussi une réponse évi- par exemple à un engagement existent ou se sont constituées il ne représente que 3,9% des
dente, et, chose assez rare, parta- véritable envers la diversité en récemment, à l’image de La investissements totaux.
gée de la Cour des comptes aux suggérant d’imposer aux chaînes Boucle documentaire, les acteurs
auteurs : la réforme du label Art des préachats de films pour le du genre savent qu’ils ont tout Le 1er décembre, lors des Rencontres
et Essai qui, englobant de plus cinéma et des quotas de diffu- intérêt à poursuivre la mise en du cinéma documentaire de Périphérie,
en plus de films, a perdu de son sion, manière de consolider la commun de leurs probléma- table‑ronde autour du risque
efficacité. À la veille de concer- production tout en remédiant tiques lors de futures rencontres. en documentaire.
tations, le directeur du cinéma à l’invisibilité de certains films Alors que la publication de Le 7 décembre, Rencontres Addoc :
du CNC, Lionel Bertinet, en dehors des festivals (et peut- plusieurs rapports annonce une « La précarité est-elle un choix ? »
avance ainsi le souci de mieux être de régler au passage le flou
récompenser les risques édito- régnant autour de l’étiquette
riaux des salles et une discus- fourre-tout du « documentaire Bibliothèque publique d’information | Cinéma
Bibliothèque Centre Pompidou
Comment définiriez-vous la et une haute exigence intel- du premier. Shoah développe J’ai tout de suite eu envie
singularité du geste documentaire lectuelle et morale. Pour ce bien sûr tout cela avec d’autres que d’autres films et cinéastes
de Claude Lanzmann ? qui est du pacte cinématogra- enjeux, immenses, de représen- viennent dialoguer avec ses
Il est d’abord indissociable phique – l’entretien, le corps tation. Pourquoi Israël et Shoah, films. Mais je l’ai fait en me
de son parcours d’avant le du cinéaste dans le cadre –, on tous deux avec Ziva Postec au gardant d’établir ou de décréter
cinéma. Il s’en empare en peut trouver bien des conver- poste de monteuse, jouent aussi des filiations, je parlerais plutôt
autodidacte à 45 ans, après gences avec Marcel Ophuls, beaucoup sur le choc au sein d’échos, de correspondances.
être passé par la Résistance, la comme ce dernier n’a jamais des séquences et entre elles, Wang Bing et Fengming se sont
philosophie, le compagnon- manqué de le signaler ! Il est avec quelque chose de violent, imposés. J’ai aussi choisi trois
nage avec Sartre et Beauvoir, aussi intéressant de constater de brutal, de l’ordre du fracas. films français, Premier convoi de
l’aventure des Temps modernes, que Pourquoi Israël, sa première Le conflit et la confrontation Pierre Oscar Lévy, Belzec de
le militantisme anticolonial, réalisation, met déjà en place constituent des pierres angu- Guillaume Moscovirz et Sheol
le journalisme d’enquête. Son ses principes : l’équipe légère, laires de son cinéma. d’Arnaud Sauli, pour explorer
cinéma est marqué par tout sa présence orale ou phy- modestement la question de
cela, quelque part entre un sique, la relation forte entre Dans la rétrospective, ses films ce que c’est que de réaliser un
côté aventurier, baroudeur, le lieu et la parole, ce que la seront parfois associés à d’autres. film sur la Shoah après Shoah.
très physique, topographique, seconde dit et donne à voir Lui voyez-vous des continuateurs ? Ces films y sont forcément
liés mais ils ont aussi leur sin- Levine et Jared Stark, disciples voit à l’œuvre l’intervieweur connaisseur de Lanzmann,
gularité et leur chronologie. de Felman. Ils ont coordonné pugnace, dont le dessein est avec qui il avait coordonné en
Premier convoi (1992) et Belzec un passionnant numéro des de faire naître une parole qui 2008 deux numéros des Temps
(2005) se font encore dans l’ère Yale French Studies, « Lanzmann n’avait jamais eu lieu. Modernes. De plus, il enseigne
des témoins ; Sheol, réalisé en After Shoah ». Cet intitulé for- cette année à l’Université du
2022 dans le camp de Sobibór, mule bien l’envie de se décen- Craignez-vous que le contexte Vermont, où Raul Hilberg,
questionne la façon dont s’écrit trer de ce film pour explorer politique pendant lequel va se « l’historien de Shoah », a fait
cette histoire après les témoins : de façon très fouillée ceux qui dérouler cette rétrospective, que sa carrière.
avec les fouilles archéolo- suivent. Un autre domaine vous ne pouviez prévoir, influe sur
giques, la patrimonialisation, d’étude réside dans les rushs la réception actuelle de ses films ? Entretien réalisé par
les mémoires conflictuelles, la de Shoah acquis par l’USHMM Par ses enjeux, parfois ses partis Marcos Uzal par e-mail,
muséification. (Musée mémorial de l’Holo- pris dans les films ou en dehors, le 19 octobre.
causte de Washington) en l’œuvre de Lanzmann ne se
Comment ont évolué la réception et 1996 : 185 heures d’entretiens montre jamais avec légèreté. 1
L’ensemble est consultable en ligne,
l’étude de l’œuvre de Lanzmann en et 35 heures de filmage de Cela dit, les films sont tou- https://collections.ushmm.org/
search/catalog/irn1000017
France et à l’étranger ? lieux 1. Jennifer Cazenave, une jours vus au présent, et c’est
La déflagration de Shoah se universitaire franco-américaine, avec gravité et émotion que
perpétue depuis 1985, mar- a mené de brillantes recherches l’on aborde la rétrospective. Rétrospective « Claude Lanzmann,
quée par son universalité, à partir de cette matière ciné- Le travail de programmation le lieu et la parole », Cinémathèque
en quelque sorte consacrée matographique non utilisée : consiste en une réflexion sur la du documentaire à la BPI, Centre
par l’inscription du film au An Archive of the Catastrophe: façon de montrer et d’accom- Pompidou, Paris, du 3 novembre
registre Mémoire du monde de The Unused Footage of Claude pagner les films, on y a travaillé au 18 décembre. Le 19 novembre
l’Unesco en mai dernier. Pour Lanzmann’s Shoah (2019). Elle dès le début – le bouclage du à 15h, masterclasse avec
ce qui est de cette universa- sera présente pendant la rétros- programme était en juin. Si Caroline Champetier, « Le geste
lité, on peut prendre l’exemple pective, notamment pour une on prend l’exemple de Tsahal lanzmannien » ; le 26 novembre à
de la longue discussion noc- rencontre au Mémorial de la (1995), nous avons tenu à rece- 14h30 (au Mémorial de la Shoah),
turne de Lanzmann avec des Shoah avec des projections de voir Denis Charbit, un poli- rencontre-projection des rushs
étudiants à Nankin à la suite rushs, intitulée « Le devenir- tologue et un historien, une de Shoah ; le 9 décembre à 16h,
d’une projection de Shoah en archive des rushs de Shoah ». figure intellectuelle progressiste « Les images de Claude Lanzmann »,
2004 – Nankin, ville chinoise Cette question du « devenir- en Israël, un citoyen engagé rencontre avec Tal Bruttmann,
mar tyre d’un massacre de archive » de la matière issue dans le dialogue, quelqu’un qui Arnaud Desplechin, Jean-Michel
masse perpétré par l’occupant du tournage de Shoah est un pourra répondre aux opinions Frodon, László Nemes et Jared Stark.
Japonais, qui fit 300 000 morts. enjeu qui divise. C’est assez par des faits. Il est aussi un fin Programme complet sur www.bpi.fr
Il ne s’agit pas de mettre en vertigineux quand on se sou-
concur rence les cr imes – vient du rapport de Lanzmann
Lanzmann n’avait d’ailleurs à l’archive.
pas manqué de préciser que
leur nature et leur dessein dif- Quels autres aspects moins connus rencontres
féraient radicalement –, mais de son œuvre aimeriez-vous internationales
de voir comment ils se font que cette rétrospective fasse
écho, se parlent tout en étant découvrir ? paris/berlin
distants. Aux États-Unis, sa sor- Outre la découverte de films
tie fut un événement considé- splendides qui m’avaient
rable. Concernant l’étude de échappé jusqu’ici (Pourquoi
l’œuvre, l’Université de Yale Israël et Le Rapport Karski), il
fut assurément un centre. m’est apparu au cours de ce
Lanzmann s’y rendit en 1986 travail combien Lanzmann
et 1990. La critique littéraire excellait avec des for mes
et professeure de littérature plus condensées, ramassées :
comparée Shoshana Felman les quatre épisodes extraor-
est devenue une grande pas- dinaires des Quatre Sœurs, Le
seuse de l’œuvre, notamment Rapport Karski, Un vivant qui
à travers un texte fondamen- passe, Sobibór, 14 octobre 1943,
tal, « À l’âge du témoignage », 16 heures… Chacun dispose
qui fut publié en français dès d’une admirable puissance nouveau cinéma
1990 dans l’ensemble de textes dramaturgique, d’une capacité et art contemporain
réunis sous le titre Au sujet de de dévoilement d’une vérité
Shoah. Caroline Champetier, assez prodigieuse. Je cite aussi 30 octobre - 5 novembre 2023
Arnaud Desplechin et bien le « Lanzmann téléaste », témoi-
Maison Européenne de la photographie, CWB Paris, Jeu de Paume,
d’autres « lanzmanniens » s’y gnage d’une époque où le Centre Pompidou, Musée de la Chasse et de la Nature,
réfèrent beaucoup, en font un petit écran est audacieux, exi- Luminor Hôtel de Ville, Musée Guimet, Fondation Fiminco.
jalon. Pour la rétrospective, je geant – deux entretiens seront
suis en relation avec deux uni- montrés, avec Pierre Cardin et
art-action.org
versitaires américains, Michael avec Delphine Seyrig. On y Image courtesy - Peggy Ahwesh et Jacqueline Goss, “OR119”
Uduneposées
des grandes questions
par cette 28 édition
e
mémoire obstinée
/ CARTES BLANCHES
À ISABELLA ROSSELLINI
ET À PAOLO SORRENTINO
RÉTROSPECTIVE. Il était grand temps que le cinéma de Ben Rivers soit célébré dans
une rétrospective digne de ce nom. C’est chose faite, avec une programmation au
Jeu de Paume qui fait dialoguer ses films avec quelques belles voix de la littérature
contemporaine, du 14 au 26 novembre.
Ciné-géologie à Amiens
chimie fragile du médium rejoue La flaca Alejandra de Carmen
© ATACAMA PRODUCTIONS
d’ailleurs le drame de la dispari- Castillo (où la militante du MIR
tion, à travers le spectre de son rencontre celle qui l’a trahie,
altération. Puis il y a les témoins, 1994) ou encore El cielo está rojo
façonnés par le trauma. Eux aussi de Francina Carbonell (sur un
ont une fonction cinématique. incendie en milieu carcéral au
Ces êtres mnésiques conservent Chili, 2020). In fine, à travers
et raniment les récits des der- les images d’archives, c’est le sol
nières images : la dernière fois des représentations, les strates
qu’on a vu, qu’on a su. L’oralité générées par les médias mêmes,
sédimente les imag inaires, que l’on sonde. Tatiana Fuentes
remontant l’archéologie des Sadowski, Albertina Carri ou
mythes préhispaniques dans Los Laura Gabay travaillent notam-
abrazos del río de Nicolas Rincón ment depuis la disparition du
Gille (2010) ou La Fleur de Buriti sens qui menace l’archive. Le
de João Salaviza et Renée Nader lacunaire devient un élément
Nostalgie de la lumière de Patricio Guzmán (2010).
Messora (2023). structurant du montage, qui fait
Le désir indiciel s’incarne geste de dissonance, d’écart, et
la poussière. Nous devenons […] archéologique, conserve depuis de dérober : dans Juan, como si « Les disparu∙e∙s d’Amérique latine : traces
des morceaux qui ressemblent à des des milliers d’années l’empreinte nada hubiera sucedido de Carlos et persistances », Festival international
roches, aux vestiges de quelque chose. de ce qui le traverse : dessins et Echeverría (sur la disparition du film d’Amiens, du 10 au 18 novembre.
Proches de la constitution d’autres fossiles préhistoriques, victimes d’un étudiant argentin, 1987) ; www.fifam.fr
éléments de la nature », décrit de Pinochet, momies d’ouvriers
l’anthropologue péruvien de La du xixe siècle. L’artiste brési-
UN WEEK-END
huella (Tatiana Fuentes Sadowski, lienne Ana Vaz fouille les pay-
2012). Cette dynamique du sédi- sages de mines dans Regardez
ment structure les « cinémas de bien les montagnes (2018). Les
À L’EST
la disparition » latino-américains, désastres politiques et écologiques s’y
du Guatemala au Chili, en pas- entrelacent autour d’une même
sant par la Colombie, le Brésil, logique du recouvrement ; un
l’Argentine et l’Uruguay. Le effacement contre lequel les
sédiment constitue l’expression médiums de préservation (de la LE FESTIVAL DU 22 AU 27
DES CULTURES NOV. 2023
matérielle, le dépôt, de quelque paroi rupestre au photogramme
EST-OUEST À PARIS
chose qui avait été dissolu, désa- de cinéma) tentent de lutter. 7e ÉDITION
grégé. Non la restitution de ce
qui a été perdu, mais son retour « Plasmer »
comme traces d’un état passé. On En espagnol, représenter se dit
comprend ce souci « géologique » « plasmar », du grec πλάσσω,
de la part de sociétés qui ont dû « former », « mouler ». Ce verbe NANA EKVTIMISHVILI
retourner leurs sols afin d’exhu- lié au travail de l’argile se rap- ELENE NAVERIANI
mer non seulement ce qui avait proche de la notion d’empreinte, IOSEB SOSO BLIADZE
été tué, mais ce qui avait été tu. du contact avec l’objet figuré. Il SALOMÉ JASHI
De fait, ces films topographiques s’agit de garder la marque du ALEXANDRE KOBERIDZE
arpentent et sondent la terre, à corps qui viendra à manquer : LEVAN KOGUASHVILI
commencer par celle des morts. soit le modèle, le sujet. De OTAR IOSSELIANI
Et ce qu’ils trouvent dans l’épais- fait, les figures inscrites sur ces JULIE BERTUCCELLI
seur des lieux, c’est la profondeur bandes ont moins une valeur de
du temps. No olvidar du Chilien symboles que de présences, de
Ignacio Agüero (1982) trace une vestiges. Nombre de ces films
cartographie du deuil, son film choisissent le support argen-
devenant un lieu de recueille- tique et son grain, sédiments
ment. Nostalgie de la lumière de d’informations à l’état de parti-
Patricio Guzmán (2010) met en cules, de micro-organismes. La
© UNIQUE/COLL. CDC
des 3 continents, qui se déroulera à Nantes du
24 novembre au 3 décembre, met en avant la
méconnue et prolifique Ann Hui, figure centrale de
la nouvelle vague hongkongaise qui a émergé dans les
années 1970.
ENTRETIEN. Fait rare, les sept longs métrages d’Yvonne Rainer restaurés par le MoMA
sont présentés à Paris, au Jeu de Paume, dans le cadre des Rencontres internationales
Paris/Berlin, du 31 octobre au 5 novembre. Chorégraphe et performeuse essentielle à l’histoire
de la danse postmoderne, cinéaste non moins nécessaire, Rainer montre dans des formes
hybrides que le cinéma et l’activisme peuvent lutter ensemble contre l’inattention à la vie.
Ben Rivers
Strates fantômes et autres histoires Soutenu par En partenariat avec
TABLES
TOURNANTES par Sally Bonn, Vincent Broqua, Pierre Eugène et Philippe Fauvel
L’Américain Ron Padgett est connu pour ses nombreux recueils, ses traductions de poètes
français (Apollinaire, Cendrars ou Reverdy) et ses essais. Le film Paterson fut une façon de découvrir
quelques‑uns de ses vers libres. Et une façon pour Jim Jarmusch de souligner son importance au sein
de la poésie américaine contemporaine. Il nous envoie ici un poème qui évoque son goût pour le personnage
le plus fameux des studios Walter Lantz, le pivert au plumage bleu et à la haute huppe rouge.
Ron Padgett
To Woody Woodpecker
I love you, Woody,
when you peck
on the head À Woody Woodpecker
of a bad person
and laugh and fly Je t’aime, Woody,
away real fast, quand tu donnes des coups de bec
speed lines sur la tête
in the air d’un méchant
and clouds of invisible et que tu ris et t’envoles
dust dissipating, loin, très vite,
I love the way stries de vitesse
you last only seven minutes: dans l’air
never boring! et nuages d’invisible
The heart has seven minutes poussière qui s’estompent,
with Woody Woodpecker, j’aime ta façon
seven minutes of pure bliss. de ne durer que sept minutes :
on ne s’ennuie jamais !
Le cœur a sept minutes
avec Woody Woodpecker,
sept minutes de pure félicité.
Écrivain, scénariste, danseur et dramaturge, Stéphane Bouquet fut longtemps critique aux Cahiers. Ses poèmes
(huit recueils chez Champ Vallon), ses essais sur le cinéma ou la poésie (La Cité de paroles, Corti, 2018)
et ses traductions (Peter Gizzi, Paul Blackburn et James Schuyler) appréhendent à travers le rythme des jours
lyrisme, désir, partage et politique. Dans Neige écran, qui vient de paraître (Imec, 2023), il interroge à la première
personne les liens entre image et poésie.
Stéphane Bouquet
Vincent Broqua est universitaire, spécialiste des littératures et des arts nord-américains, traducteur et écrivain.
Son œuvre virevolte entre la poésie, le roman, l’enquête, l’essai, la performance, le dessin et la vidéo.
Il vient de publier La Langue du garçon (Al Dante/Presses du réel, 2023), et nous propose ici un texte qui serpente
à sa manière dans Sur le film de Philippe-Alain Michaud (Macula, 2016).
Vincent Broqua
3. voix de commentaire [ ]
Pour Matisse le désir de la ligne poème
nous à sa disposition* langue de
phrases dessins ruban écran l’enquête
si cette ligne est 1 garçon-fille Lyn Hejinian
est-ce q. je désire de l’avoir couché∙e ?
[ ]
pense à Beau travail / L’hôpital / you tu tu
Les vagues ts les champs de savoir qu. le roman burn me brûles
concentre pense comment le rom. me brûles moi
sait ce qu’il sait – l’enquête – le film Sappho via Carson via moi
L’écriture poétique de Suzanne Doppelt est hantée, traversée d’images fixes (photographie, qu’elle pratique, et peinture)
et parfois en mouvement, comme ce film de Gianfranco Mingozzi, La Taranta, à partir duquel elle rejoue une variation
rythmée sur la tarentelle et la tarentule, araignée et danse, déjà explorée dans son livre Meta dona (P.O.L, 2020).
Suzanne Doppelt
La morsure mélodique :
La taranta de Gianfranco Mingozzi (1962)
1. Voici la terre des Pouilles et du Salento fendue par 4. La femme est debout maintenant luttant contre la
le soleil et la solitude, un soleil double triple chaque tarentule, pied avec pied elle est venue pied avec pied
jour nouveau, un travelling savant, il rend visible elle doit s’en aller, il lui faut battre follement le sol,
la poussière des maisons – des boîtes à ancêtres, elle a l’énergie d’un diable la somnambule du Sud
il suffit d’une superstition, les arbres au mastic, et son ballet mécanique, son numéro se fait sur la
les statues des piles confuses, on n’a que le silence poussière des morts, pâle comme un linge, jusqu’au
qui énerve le diable, le temps cherche des proies vertige puis elle retombe comme un chiffon
2. Ici dans la fournaise surgit l’araignée de la folie et de 5. La possédée a demandé à St Paul si elle doit poursuivre
l’absence, dans la lumière blanche, du métal, une son tourment rythmique, un membre offert pour
couleur toxique qui sonne comme un silence, entre finir de danser et de piétiner, per grazia ricevuta
le blé et le tabac trié sur le sol antique, c’est un une jambe ou une messe contre un beau geste,
sortilège domestique que doit rompre le violino les cadeaux donnés doivent ressembler aux cadeaux
du barbier, le tamburello du paysan, le pisarmonica reçus et la folie n’en saura rien, mais sans faveur
du fossoyeur à midi en été l’heure sans ombre ni signal la danse reprend, un courant furieux
3. La tarentulée devient une araignée, celle qui est en 6. Le 28 juin de chaque année, sous le soleil, s’en vont
elle, derrière un rideau usé elle remue ni souriante les tarentulées à la chapelle de Saint Paul, la voiture
ni parfumée ou derrière l’écran de ses nuits traverse le paysage, c’est la radioactivité qui la fait,
blanches, elle adhère bien au plancher, roule le regard glisse, un montage dont le début est la fin,
pivote et bat la mesure pieds et mains confondus, un vide plein de corps fixes, des arbres secs, la terre
elle est tombée de haut, pour l’heure diventa el brûlée, de la matière blanche, un mixte ni végétal
ragno, c’est un fil élastique qui l’a fait trébucher ni minéral, mais que fuyez-vous donc ? mon sillage
Poétesse, Liliane Giraudon écrit des livres (majoritairement publiés chez P.O.L), est « revuiste » (Banana Split,
Action Poétique, If, La Gazette des jockeys camouflés…), dessine et lit en public, déployant mots et images
sous une multitudes d’espèces divergentes. Dans son œuvre, le cinéma apparaît par éclats : souvenirs
« homobiographiques », gestes du montage et emprise matérielle du dispositif. Elle vient de publier Une femme
morte n’écrit pas (Al Dante/Presses du réel, 2023) et La Jument de Troie (P.O.L, 2023).
Liliane Giraudon
LE CINÉMA
« mais j’ai aimé aussi son corps – et maintenant
son corps pourrit » (Ordet Dreyer)
pour le poème c’est plus lent
mais on l’a aussi dans le dos
KONTAKT CADRAGE MONTAGE
(monteuse du son du poème)
RYTHMECADENCETEMPO
COLLURES
nettoyez vos oreilles
un entremêla (« mon muse m’use »)
UNE PROJECTION
FILMS : C’EST À DIRE CERCUEILS EMPLIS
DE TERRE ET DE CHAIRS MORTES
UN FILM/UN POÈME
LE VIVANT C’EST CE QUI SE NOURRIT DU MORT
Sandra Moussempès a publié treize livres, parmi lesquels Cassandre à bout portant (Flammarion
2021) et Fréquence Mulholland paru le 21 septembre dernier (Éditions MF). Variation libre
autour et au-delà du film de Lynch, ce nouveau recueil joue avec la potentialité sonore
et cinématographique du poème. Comme elle le dit elle-même : « Je suis fascinée par la réécriture
de l’image et sa disposition transitoire dans mon esprit ».
Sandra Moussempès
Trois poèmes
C’est ainsi que j’ai tenté d’assembler mes pensées
La sœur de l’actrice objective une faille temporelle
Des jeunes filles avancent dans une forêt pour perdre leurs racines
Le mystère s’épaissit tout comme la végétation qui les entoure
Il s’agit d’un film, on ne sait d’où elles viennent
Ni par qui elles sont poursuivies
La forêt colmate et finit par engloutir le mystère Anti-happy end
J’aperçois au loin
Je place les actrices à l’orée d’un bois L’héroïne blonde dans un fauteuil en rotin
Avec leurs souvenirs parfois retors Rien ne se décante pour autant
Je les laisse accomplir leur périple Elle décroche le combiné du téléphone qui sonne
Parmi des tableaux qui penchen dans le vide, la scène finale passe en boucle
Un œil de Lynx pour dire trois fois NON Les pleurs, le fil entortillé la nuisette saumon
La caméra témoin diffuse les rushs, la voix off se délite
* Au fond du plateau, Silencio, entouré de groupies, s’adresse
Cadre latéral devenue -elle- au Maestro, il a des questions sans réponses, dans une bulle
plusieurs mois avant faite d’échos et de dénis
s’était opérée Silencio a repris la forme d’un ectoplasme, le Maestro
la résolution a donné ordre de ne pas être dérangé, les groupies
d’être blonde & alanguie s’éclipsent comme un essaim d’abeilles aliénées, la dernière
aile question de Silencio reste en suspens, affichée sur les
dégagée de lui multiples écrans qui jalonnent le couloir :
son souvenir POURQUOI LES FEMMES QUI PLEURENT VOUS
les coulisses du film ressembleraient bientôt FASCINENT TANT ?
à une voix remplie de livres sans pages
Poèmes extraits de Fréquence Mulholland de Sandra Moussempès © Editions MF, 2023
*
CAHIERS DU CINÉMA 83 NOVEMBRE 2023
POÉSIE & CINÉMA
En regardant 623 fragments anonymes de films muets provenant d’un fonds conservé par Eye Filmuseum
Amsterdam, Muriel Pic compose Beasts in Bits and Pieces (2019) sur le principe du found footage, et écrit
son commentaire sous la forme d’un poème. Elle en propose aujourd’hui des fragments, comme des miettes
retrouvées : celles de Pessoa, Portmann, Rilke… et les siennes. Un écho, aussi, à son essai En regardant le sang
des bêtes (ed. Trente-trois morceaux), inspiré par Franju. Le poème s’écrit en regardant ; les bêtes, les mots.
Muriel Pic
PROLOGUE
Hiver 2018, Amsterdam
constellation du chien
pour moi ce sont les miettes, Je trouve un premier fragment :
de notre festin des bêtes. un dépeçage de baleine.
la forme animale glisse lentement dans l’image
CHASSER où elle va se défaire.
Comment filmons-nous l’animal ? le cadrage montre la lame dans les sillons ventraux
Lui qui échappe toujours au regard et le pénis qui traîne à terre.
même quand il est derrière les barreaux.
OBSERVER
C’est une chasse Dans chaque fragment
mais sans l’envie de tuer. il y a ce moment où un animal
Pour Chris Marker lève les yeux
c’est la chasse des anges et calmement de son regard
on traque me transperce.
on vise Pourtant ce regard n’est pas pour moi
on tire ni même pour la caméra
et clac ! qu’il réduit en miettes.
Au lieu d’un mort
on fait un éternel. Ce monde
il est fait de la richesse des formes animales,
Il y a le chasseur de la diversité de leurs tempos
il y a la proie de la singularité de leurs mouvements
il y a la neige et de leurs rythmes d’existence.
elle lui échappe
mais pas à la caméra. Sur l’écran d’un aquarium,
...Ell’avait un sac en croco, oh oh Odile ! Jean Painlevé regardera lui aussi
Métamorphose. le retournement d’une étoile de mer.
C’est l’intelligence rusée Et il est évident que cette danse étrange
devenir ce que l’on pêche ne possède pas le même tempo
ce que l’on chasse. que les mouvements de la tête de l’aigle,
La joie animale du broutage de l’élan femelle,
d’avoir attrappé une proie ou de l’éclosion d’un nid de serpents,
l’ivresse du trophée. déjà mortels.
TOUCHER
Le toucher est le seul sens
qui soit commun à tous les animaux.
On peut toucher de beaucoup de manières :
avec passion
avec précision
par dévoration.
Je suis ce que je mange
tu es ce que tu manges
il est ce qu’il mange
nous sommes ce que nous mangeons
vous êtes ce que vous mangez.
Y arriverons-nous
à faire coexister ensemble P. 77, Le Barbier de Séville de Shamus Culhane, 1944 (© Universal
tous ces mondes ? Pictures/Walter Lantz Prod.). P. 79, dessins de Vincent Broqua
(courtesy de l’artiste). P. 80, illustration tirée de Magnes sive de
Car chaque espèce arte magnetica opus tripartitum d’Athanasius Kircher, 1654 et citée
exige de nous dans le générique de début de La Taranta de Gianfranco Mingozzi,
un effort sans précédent : 1962 (coll. particulière). P. 81, collage de Suzanne Doppelt (courtesy
nous orienter dans et pour le monde de l’artiste). P. 82, Nosferatu de Friedrich Wilhelm Murnau, 1922.
P. 83 Mulholland Drive de David Lynch, 2001 (© Les Films Alain Sarde/
pour savoir enfin StudioCanal). P. 85, Beasts in Bits and Pieces de Muriel Pic, 2019
ce qu’être un animal veut dire. (collection L’Animal/commande GREC-Cnap/prod. GREC 2019).
Dark
Varda
PHOTO LILIANE DE KERMADEC/© SUCCESSION VARDA
Eet ncinéaste,
nommant «Viva Varda ! » la rétrospective consacrée à la
les responsables de la Cinémathèque française
les commissaires de l’exposition ont trouvé un titre qui
Nocturne en plein jour
La couleur et la lumière sont indissociables d’une recherche
du paradis sur terre. « Le Paradis, c’est l’essence même du désir de
semble couronner parfaitement toutes les manifestations l’homme », affirme oncle Yanco, tout à sa joie de percevoir les
qu’elle inspire aujourd’hui. Ce cri du cœur a même servi à couleurs du monde, promesses d’extase et de sublime. Déjà,
un de nos numéros (Cahiers nº 745), consacré à la cinéaste. dans Du côté de la côte (1958), l’exploration de la Côte d’Azur
«Viva ! », ou le plaisir de créer, la mémoire qui revivifie le pré- avait conduit Varda à repérer les répétitions obsédantes du
sent, la nécessité d’une réinvention de soi qui sait se défaire nom Éden, à sentir la matière du paradis dans « une plage et
de la nostalgie ; on peut aussi penser à Viva, la muse d’Andy une pomme de pin » avant de déchanter tristement. « Le faux
Warhol, au centre du trio amoureux de Lions Love (1969) – Éden n’est pas pour nous, pas plus que l’Éden », finit-elle par
façon allusive de resituer Varda dans l’histoire de l’art. conclure, lorsqu’elle comprend que les visiteurs sont exclus
Clin d’œil supplémentaire : il provient d’un de ses courts de luxuriants jardins privés. Les couleurs de carte postale ne
métrages, Oncle Yanco (1967), dans lequel elle filme ses retrou- correspondent cependant pas à un miroir aux alouettes : la
vailles avec Jean Varda, un oncle (plus exactement un cousin « couleur locale » renvoie aussi à une vérité, peut-être partielle et
de son père) dont elle ignorait l’existence, peintre dans la baie limitée, mais consistante. Du côté de la côte oscille entre un pôle
de San Francisco. Lorsqu’elle lui demande de définir ce à quoi sombre et un pôle lumineux. Le premier voit dans n’importe
il tient dans l’existence, le montage est scandé par quelques quel espace un cimetière, Côte d’Azur comprise, « le plus beau
plans humoristiques ultrarapides dans lesquels des figurants cimetière de France avec vue imprenable et mer toujours recommencée ».
présentent (qui dans les cheveux, qui dans la bouche) un Le second s’émerveille devant les surprises du paysage, jouit
badge «Viva Varda ». Le jeu sur ce nom qu’ont en commun le de l’infini du ciel, de l’éternité bleutée de la mer.
vieil homme et la cinéaste scelle une esthétique euphorique La légèreté solaire est tentée de se convertir en méditation
de la rencontre et du partage : l’accent grec de Jean ramène hantée, bien que Varda ait tourné très peu de scènes de nuit
la Méditerranée en Californie. Des gélatines rouges, jaunes, (dans Le Bonheur en 1965, dans Sans toit ni loi en 1985, plus
bleues déréalisent l’espace et multiplient les effets de surface. quelques crépuscules dans Documenteur en 1981). Elle uti-
Soudain, nous nous retrouvons dans la peinture, dans la cou- lise la lumière comme un acide qui dissout progressivement
leur. L’art « transfiguratif » qu’Agnès repère chez Jean allège le la couleur. Le Bonheur devient un poème implacable sur la
réel. Pourtant, subrepticement, sans la moindre distance iro- cruauté de la lumière. Les raccords entre chaque séquence
nique, la mise en scène crée un écart dans ce bain de lumière. sont formés par des fondus chromatiques où les couleurs pri-
« Qu’est-ce qu’un Grec ? Et qu’est-ce que la vieillesse ? Et l’enfer ? maires absorbent l’image, et par des gros plans ou des reca-
Et la mort ? », interroge Varda. Et son oncle de répondre : « La drages sur des événements lumineux (feu, briquet, rayon de
vie baigne dans la mort, ça, il n’y a pas de doute. Comment est-ce soleil). Chaque ombre est combattue pour édifier un tableau
qu’on sait si la mort n’est pas la vie et la vie n’est pas la mort ? » où les perceptions doivent s’équilibrer et s’harmoniser selon le
La lumière se voile, la cabine où s’allonge Yanco devient une point de vue du personnage principal, François (Jean-Claude
caverne où trône un chat noir digne d’Edgar Poe. Drouot), persuadé que, le bonheur s’additionnant, il peut
aimer avec la même folie de pureté son épouse, comparée
Hospitalité de la douleur
Dès lors, la difficulté est de développer cette ambivalence entre
la lumière vitaliste et la mélancolie du dessillement sans écra-
ser l’une par l’autre. L’effort d’isoler les tonalités, de séparer les
images pour tenter de sauver leur unité, se manifeste dans la
gémellité inversée entre les films successifs. Après l’incandes-
cence du Bonheur, le noir et blanc funèbre des Créatures ; en
Sans toit ni loi (1985).
même temps (1981) que la découverte des fresques qui ornent
le Los Angeles de Mur Murs, le ciel pluvieux de Documenteur
qui éteint la ville ; en même temps (1987) que la frénésie de
métamorphoses de Jane B. par Agnès V., l’étude mélancolique
d’un amour impossible entre une femme de 40 ans et un ado-
lescent dans Kung-Fu Master. Mais Varda se refuse à opposer
terme à terme la lumière chatoyante de la magie et les ténèbres
du réel. Au détour d’une rue de Mur Murs, un portrait gigan-
tesque de la mort en faucheuse, avec ce commentaire qui vise
à dédramatiser : « Après la jeune fille et la mort, la jeune fille et la
moto ». Inversement, parmi les plans effondrés de Documenteur,
de brusques sursauts apaisés, lorsque le cadre s’ouvre au vide,
© CINÉ-TAMARIS
CAHIERSMaster
Kung-Fu DU CINÉMA
(1987). NOVEMBRE 2023
CINÉMA RETROUVÉ
© CINÉ-TAMARIS
sans chercher à le remplir par autre chose qu’une diagonale de Hôpital de la douceur
lumière, mystique comme certaines compositions d’Edward Avec le poème de Baudelaire, le corps malade de Jacques
Hopper. Même dans son film le plus âpre, Sans toit ni loi, des Demy est relié également au ciel infini et au ressac de la mer,
plages de tendresse surgissent, comme lorsque Mona (Sandrine au poudroiement du sable. Plage-sablier, sable qui désagrège
Bonnaire) partage des chichis avec Mme Landier (Macha et ensevelit, océan qui efface les traces et perpétue le temps.
Méril) : à ce moment, l’autoradio passe les Rita Mitsouko, qui Dans Visages, villages,Varda investit un bunker en ruines pour
accusent déjà : « C’est la mort qui t’a assassinée, Marcia ». Si la coller sur sa façade une photographie de Guy Bourdin que la
dominante est funèbre, sa signification manque de fixité : le marée efface en quelques heures. L’œuvre de Varda fourmille
dessin de la mort sur une carte de tarot ouvre Cléo de 5 à 7 de stèles paradoxales : le vivant garde son catafalque (dans Du
(1962) comme un grand fracas de tonnerre, mais anticipe-t-il la côté de la côte, le peintre Jean-Gabriel Domergue surveille sa
victoire du cancer ou la nécessité d’un changement intérieur ? sépulture), l’image habille l’épitaphe de couleurs pop (telle
Une tonalité s’ouvre alors sur son contraire, de façon sou- la tombe de Marilyn Monroe dans Lions Love), le montage
vent insidieuse. Cela explique très certainement la permanence donne l’apparence de la vie avant que la voix off n’indique
des figures d’empoisonnement ou de pourrissement intérieur : la mort du personnage (comme pour Salut les Cubains en
cancer de Cléo, exposition du mécanisme de prolifération du 1963, qui commence par présenter le musicien cubain Benny
sida dans Kung-Fu Master, en passant par l’infection des pla- Moré en train de danser). Même l’hôpital de Cléo de 5 à 7
tanes dans Sans toit ni loi ou la maladie de Demy dans Jacquot tient davantage d’un parc.
de Nantes (1991) – que Varda ne nommera sida que dans Les Peut-on encore mourir dans un univers où tout concourt
Plages d’Agnès (2008) –, jusqu’à son propre œil qui voit flou et à faire stèle – les maisons, les pierres, les arbres ? Ne peut-on
qu’elle raccorde avec le regard mort d’un poisson dans Visages, que jouer (avec les mots, ses reflets, la mémoire) pour prendre
villages (2017). Pour autant, elle se refuse à ce que la lumière conscience du mouvement de la disparition ? Le deuil et la
soit entièrement envahie par la mort. Pas de soleil noir roman- mémoire semblent précéder la disparition effective, à l’instar
tique à la Hugo ou à la Nerval, mais un soleil baudelairien, du personnage de Mona, montrée au début de Sans toit ni
unique et égal, « qui s’introduit […] dans tous les hôpitaux et dans loi froide et raide dans son linceul de plastique. Lorsque la
tous les palais », pour citer le poème « Le Soleil ». La référence mort surgit, elle le fait comme en passant, dans un recoin de
à Baudelaire est constante, protéiforme, surprenante. Entre l’image d’où elle est vite expulsée. Les faux-raccords répétés
autres : « Recueillement », écrit à la main sur un miroir dans au moment de la découverte par François de la dépouille de
Documenteur : « Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille » ; son épouse dans Le Bonheur cherchent à retenir l’instant, à le
un éloge vibrant du « poète des poètes », « qui a chanté les femmes et soustraire au flux du temps, mais le seul événement comp-
la douleur comme personne » dans Les Dites Cariatides, qui associe le table reste l’effacement de la tragédie, non sa catastrophe.
« rêve de pierre » contenu par les premiers vers de « La Beauté » à À la fin de Documenteur, Émilie (Sabine Mamou) et son
des sculptures géantes de femmes ; « L’Héautontimorouménos » fils remarquent sans s’arrêter un cadavre de vieille femme
conclut une méditation sur la main qui blesse et qui guérit au sur la plage. Deux mouvements contradictoires peinent à se
détour d’une photographie d’Une minute pour une image ; même relier : la mort anonyme, inaltérable, et la vie qui ne cesse de
la chanson centrale de Cléo de 5 à 7, « Sans toi », combine les s’altérer, entre peine tragique et aveuglement salutaire, qui
rimes du vide (avide, livide, etc.) chères au poète français ; enfin, traverse le plan en présence des défunts sans se laisser figer
Jacquot de Nantes s’ouvre sur « Réversibilité ». La panique d’être par eux. Ambivalence souveraine qui permet à l’image de
soi tout en étant vide, qui étreint Cléo, laisse place peu à peu partir en quête d’un mouvement vers autrui sans renier sa
à un autre gouffre : celui de la douce fadeur de l’effacement. tendance sépulcrale. ■
PHOTOS © SUCCESSION AGNÈS VARDA – FONDS AGNÈS VARDA DÉPOSÉ À L’INSTITUT POUR LA PHOTOGRAPHIE DES HAUTS-DE-FRANCE
EXPOSITION. Maintes fois célébrée ces dernières années, avant et depuis sa disparition en 2019, Agnès Varda
occupe le paysage culturel cet automne. « Viva Varda ! » est la première exposition que la Cinémathèque
française consacre à une femme cinéaste. Entre motif caché comme dans la toile de Magritte Je ne vois pas la
[femme] cachée dans la forêt, et surexposition tous azimuts, la cinéaste conserve ses finesses et ses opacités.
Veni
vidi
par Élodie Tamayo
Varda
Ude nedemains
chevelure d’inspiration malabar bi-goût descend en arc
cercle sur un vieux regard mutin encadré d’une paire
géante. La façade de la Cinémathèque française se
voit ainsi rhabillée par un collage de JR (acolyte de la cinéaste
dans Visages, villages). Veni, vidi, vici :Varda s’affiche, victorieuse,
en femme-monument du cinéma. L’exposition pourtant s’em-
ploie moins à confirmer le gigantisme lisse de ce role model
qu’à diffracter son portrait.
Pour revisiter les clichés cristallisés autour de Varda, il est
opérant de remonter au « déclic » premier de son œuvre, soit
à sa formation de photographe. Ce pan de sa carrière revient
au premier plan dernièrement à travers l’exploration d’un
immense fonds de phototypes (25 000) légué à l’Institut pour
la photographie des Hauts-de-France. Le regard de la Varda
photographe des années 1950 affirme une intrigante âpreté.
Cet aspect incisif façonne notamment ses (auto)portraits avec
sa compagne sculptrice,Valentine Schlegel, dont la simplicité
rend d’autant plus saillantes la radicalité androgyne et la maî-
trise assumée jusqu’au revêche, au défi. Frappants aussi, ses
nus féminins. L’érotisme supposé du genre laisse place à un
plaisir géométrique, éprouvant la tension entre suspension et
gravité, densité et légèreté, volume et aplat, opacité et transpa-
rence, mollesse et fermeté (fesses plates sur un banc, silhouette
horizontale sous un mobile de Calder). Affranchie du désir Autoportrait d’Agnès Varda, fin des années 1940.
de plaire, la femme peut devenir un pur corps-objet, brut et
abstrait, comme dans cette planche anatomique singulière de en scène et compositions rigoureuses cherchent moins à saisir
Varda enceinte, en 1958. un moment qu’à condenser un être, une entité. Même ses cli-
Certaines de ses séries photos (dont celles, mieux connues, chés pris sur le vif des révolutions des années 1960 (de Cuba
pour le TNP de Jean Vilar et le Festival d’Avignon) battent à la Chine ou la Californie) conservent ce sens du condensé,
en brèche un autre lieu commun : l’idée d’une Agnès Varda jusqu’au hiératisme sculptural. Traquant la jointure entre
glanant des instantanés. Au contraire, c’est toute l’élasticité des image fixe et animée,Varda rêve aux milliers d’images saisies
temps qui est explorée, du flux « direct » de Cléo de 5 à 7 au en fragments de seconde qui composent ses films et songe
suspens du modèle dans la pause/pose. Ces images aux mises à ses photographies comme de possibles instants d’un film
SACHA
GUITRY
Maître
des opérations
par Charlotte Garson
Guitry ou la division
Il suffit de lire le recueil de Guitry Le Cinéma et moi pour voir
évoluer sa conception de cet art à partir de son accusation
célèbre de « théâtre en conserve ». Ce n’est pas seulement le plaisir
de découvrir ce que le média apporte techniquement au théâtre
qui est en jeu pour lui (curiosité que Renoir, de sa génération,
EXCELSIOR / L’EQUIPE / ROGER-VIOLLET
n’est donc pas tant la surenchère que la preuve par neuf que la l’épure. Au début de Donne-moi tes yeux, au musée, son person-
LES ACACIAS
seule valeur qui vaille est la générosité. Cette opération méta- nage se glisse derrière la jeune femme qu’il vient de rencontrer
phorise enfin la présence du public, qui, lui, ne peut être bon et pour qui il a eu le coup de foudre. Dans son dos, il susurre
que nombreux : « Un homme intelligent est moins intelligent que « Allô, vous êtes Catherine Collet ? », engageant une conversation
mille imbéciles qui se cotisent pour comprendre », dit un peintre à téléphonique sans combiné, érotisée par la fausse distance. Plus
propos des visiteurs du Palais de Tokyo dans Donne-moi tes yeux. visible encore est la soustraction qui émane d’une scène située
au mitan du film : anticipant de quinze ans sur Autant-Lara,
Guitry ou la soustraction Guitry filme une traversée de Paris pendant le couvre-feu. La
On voit bien ce que cette mystique de la dépense (« L’homme lampe de poche braquée sur les pieds de Geneviève Guitry et
qui ne dépense pas son argent brise la cadence de la vie en interrom- les siens ressemble à une conduite de scène alors que l’amant
pant la circulation monétaire », propose Guitry économiste dans est en train… d’éconduire sa maîtresse. La cécité qui frappe
Le Roman d’un tricheur) peut avoir d’épuisant, aussi bien dans progressivement son personnage de sculpteur (il repousse celle
l’omniprésence de l’auteur-réalisateur-acteur, qui rebute cer- qu’il aime sans lui parler de sa maladie, pour qu’elle ne lui sacri-
tains cinéphiles, que dans la course perdue d’avance du visuel fie pas sa jeunesse) n’est pas chose nouvelle dans le mélodrame,
derrière le langagier. Mais l’avantage de cette ubiquité est de mais ici, elle fait écho à cette nuit imposée. Dans une séquence
générer régulièrement son contraire : un fort désir de neu- qui précède, modelant sa tête dans la glaise, Guitry s’inter-
tralisation. Neutralisation de l’époque, de la mode (d’où les rompt pour voiler la sculpture. Bientôt, il se soustrait, prétend
femmes en béret, accessoire moins marqué temporellement partir en voyage, et c’est à une autre femme qu’il dira en face :
que le chapeau), du genre cinématographique (Guitry hait « Vous êtes en train de regarder des yeux qui cessent en ce moment de
« l’argot de commande » des films de gangsters français et le réa- voir. » Cette cécité est eschatologique : ne plus voir (la France
lisme canaille). Enfin, il ne faut pas négliger un aspect du style occupée, par exemple), c’est se garantir de voir toujours dans
de Guitry que son débordement verbal occulte trop souvent : sa mémoire. «Supposons que la bonne ait cassé et remplacé cet admi-
sa sensibilité à un goût qui règne alors dans la culture visuelle rable dessin de Daumier. Tu ne le reverrais pas. Moi, je continuerais
des États-Unis, des vêtements aux publicités et au design, en de le voir. » On est tenté ici de se tenir en retrait de cette seule
passant par les numéros chorégraphiés de Busby Berkeley. La lecture allégorique (la France éternelle, façon cœur battant
forme aérodynamique, streamlined, propre à l’Art déco, inflé- des Visiteurs du soir) pour voir plutôt à l’œuvre, encore, une
chit le cinéma hollywoodien de l’époque que Guitry n’a pas influence américaine : la sensualité d’un Mamoulian. Quand
seulement vu, mais convoité ; dans le catalogue d’exposition le sculpteur aveugle parcourt son salon, touche des bronzes,
Sacha Guitry, une vie d’artiste (Gallimard, BNF, Cinémathèque met le nez sur ses dessins accrochés au mur, on croirait voir
française, 2007), Vincent Amiel et Noël Herpe font état de la Garbo de la scène la plus mémorable de La Reine Christine
nombreux contacts épistolaires du cinéaste avec Carl Laemmle (1933), où après sa première et dernière nuit d’amour avec John
Jr. puis avec la MGM et la Paramount en 1937 – l’année de Gilbert, elle caresse meubles, objets et tentures pour conserver
L’Entreprenant M. Petrov de Mark Sandrich avec Fred Astaire, la mémoire tactile de ce qui ne reviendra pas – et rendre pal-
d’Ange, le plus guitryien des Lubitsch, et de Cette sacrée vérité pable une scène d’amour infilmable.
de Leo McCarey, qui porte le remariage à un sommet d’ironie.
Dans ce cinéma des débuts du Code Hays, less is more. Pour Guitry ou la multiplication
Guitry, il faudra sans doute la Seconde Guerre, et le trou noir Le musée personnel de Guitry est surtout constitué de meubles
de son arrestation le 23 août 1944 pour soupçon de colla- et d’objets d’art qui ont appartenu à son père, Lucien (sa troi-
boration (avant un non-lieu), pour toucher douloureusement sième femme, Jacqueline Delubac, s’en est ouverte dans ses
mémoires : les vieilleries ont fini par peser sur son jeune âge).
Dans le panoramique sur les tableaux qui ouvre Donne-moi tes
yeux, il précise ce qu’ont en commun les pièces de cette expo-
sition : elles datent de « 1871, à l’heure où nous venions de perdre la
guerre […] : des œuvres pareilles, ça tient lieu de victoire ». Là encore,
l’intention politique explicite se double d’une sorte de régres-
sion généalogique, qui consiste pour Guitry à s’entourer d’art
de la génération passée. Or c’est peut-être là que se joue le plus
grand défi politique et esthétique de son cinéma : comment
inventer un art conservatoire qui ne se contente pas de préserver
ou de singer, mais qui multiplie ? Comment le jeu d’acteur
exclusivement théâtral de Guitry père est-il transformable, assi-
milable par Guitry fils ? Mon père avait raison (1936) répond en
restant pour ainsi dire dans le cercle de famille. Un père (Sacha
Guitry) se fait quitter sèchement par sa femme, élève seul son
fils contre les principes hédonistes de son propre père, avant de
changer de vie quand son fils adulte hésite à prendre femme.
Guitry signe ici son Ciel peut attendre dix ans avant Lubitsch, et à
50 ans passés son personnage renouvelle son décor pour chan-
ger de vie. C’est en bazardant les meubles de son père qu’il en
Faisons un rêve (1936). suit finalement les préceptes, et aux commodes Louis-Philippe
LES ACACIAS
Le Diable boiteux (1948).
succède un Cupidon xviiie qu’il désigne comme son aïeul. s’autonomise du scénario. « Il faut aimer la vie. Il faut aimer les
Le Comédien (1947) donne un tour d’écrou vertigineux en fleurs, les parfums, les fourrures 3», renchérit le vieux Talleyrand/
passant de la duplication du père par le fils à la multiplication, Guitry dans Le Diable boiteux (1948). Dans ce film d’anti-
puisque après l’intégration dans le film de la seule archive chambre, la prolifération tranche, notamment une scène de
filmée de Lucien Guitry, on y voit le fils jouer son père, y bal « avec deux cents costumes, certains en double ». Dans un plan
compris dans une mise en abyme du biopic sur Pasteur que frappant, Talleyrand monte l’escalier de dos en claudiquant,
Lucien interpréta pour Sacha. « Papa ! », s’émeut la petite- encadré par quatre domestiques boîtant à son modèle : punis
fille du scientifique dans la salle ; « Non, répond Sacha en pour l’avoir imité auparavant, ils sont contraints de clopiner
se frappant le torse, [mon] Papa ! » – étrange dialogue où le comme lui toute une journée. Cette sanction ouvre discrè-
redoublement enfantin de la syllabe vire à l’onomatopée, et tement l’austérité du film historico-politique aux duplica-
où les trois pères (Pasteur, Lucien, et le « père » du film) font tions de Fred Astaire dans un numéro fameux de Blue Skies
des petits à l’infini 2. (Stuart Heisler, 1946), « Puttin’ on the Ritz ». Quand le corps
Cette multiplication n’est cependant parachevée que de Guitry flanchera, quand il sera, comme les célibataires,
lorsqu’elle s’ouvre à la virtualité pure. Dans Ils étaient neuf « inopérant », il y aura toujours un rythme, une imperfection
célibataires, Guitry feint d’abord de sortir du lot (c’est lui qui pour faire musique, et des yeux « neufs » à qui donner à voir
recrute les vieux maris), et de s’exclure de la conjugalité ce que l’aveugle ne peut, ne veut plus voir. ■
puisqu’il marie la cliente sur qui il a des vues (Popesco)
1
avec un célibataire de son hospice. Plus jeune de vingt ans « Il avait prévu les obligations du direct à la télévision, la nécessité d’enregistrer
l’action de tous les côtés », raconte son assistant François Gir dans « Guitry au
que les vieillards qu’il place et enrichit, il se fait cependant travail par ses collaborateurs », Cahiers nº 173, décembre 1965.
interpeller par sa première visiteuse – elle s’enquiert de savoir 2
Il faudra donc bientôt, avis aux distributeurs, ressortir Deburau, tourné trois ans
si elle pourra « avoir des… rapports » avec son nouveau mari plus tard, moins biopiquant, sombre comme un clown blanc, mais tout aussi
et, devant le doute de l’entremetteur, elle lui retourne la centré sur l’amour filial et la vocation d’acteur.
question : « Et vous… ? ». Étrangement ramené à la généra- 3
Inspirant sans doute Jacques Demy pour la chanson de la kermesse des
tion de sa mère dans ce manège œdipien, Guitry finit par y Demoiselles de Rochefort : « Aimer la vie, aimer les fleurs, aimer les rires et les
grimper, comme par attraction purement formelle d’un tel pleurs… »
tourbillon : son scénario de démariage (les mariages blancs
ne sont pas censés être consommés ni les couples cohabiter) Rétrospective en 11 films « Le génie Guitry » : Ceux de chez nous (1915), Le Roman d’un
se boucle finalement par son « re »-mariage avec la tigresse tricheur (1936), Mon père avait raison (1936), Faisons un rêve (1936), Le Mot de Cambronne
qui l’avait agacé au premier regard. Là encore, le chiffre du (1937), Ils étaient neuf célibataires (1939), Donne-moi tes yeux (1943), Le Comédien (1947),
titre, neuf, semble ludique, c’est une mise qui entraîne à la Le Diable boiteux (1948), Le Trésor de Cantenac (1949), La Poison (1951). Ressortie en
multiplication, voire à la reproduction, une force de vie qui copies restaurées (certaines 4K). En salles le 1er novembre.
PRÉSENTATIONS ET DÉBATS
Le 5 novembre à 14h et 16h45 Bad Lieutenant de Werner Herzog Le 20 novembre à 20h au cinéma Le 28 novembre à 20h au cinéma
au Cinéville Garenne, Vannes en 35 mm dans le cadre de son L’Archipel, Paris CinéCentre, Dreux
Dans le cadre du « Week-end ciné-club « Les mardis de Louis ». Pierre Eugène et Marie Anne Guerin Thierry Méranger présente Freda
Wiseman », Romain Lefebvre présentent leur ciné-club « Deux de‑Gessica Généus, en présence
donne une conférence sur Le 15 novembre à 20h dames sérieuses ». de la réalisatrice.
Frederick Wiseman et présente au Centre des Arts,
l’avant‑première de Menus plaisirs. Enghien‑les‑Bains Les 21 novembre à 20h30 Le 30 novembre à 10h
Dans le cadre de son ciné-club au cinéma Le Select, Granville, au cinéma Le Méliès, Montreuil
Le 7 novembre à 18h au Forum « Autour de Pialat », Charlotte 22 novembre à 20h30 au Villedieu Dans le cadre des Rencontres du
des Images, Paris Garson présente Nous ne vieillirons Cinéma, Villedieu les Poêles, cinéma documentaire, Hervé Aubron
Dans le cadre de Doc&Doc pas ensemble de Maurice Pialat. 25 novembre à 18h30 à la fait une conférence sur les
« Ignacio Agüero, ça tourne au Scène nationale de Dieppe documentaires de Werner Herzog.
Chili ! », Claire Allouche présente Le 15 novembre à 20h15 et 30 novembre à 20h15
Como me da la gana I et II à L’Écoles Cinéma Club, Paris au Basselin, Vire Le 1er décembre à 10h
et El otro día de Ignacio Agüero, Dans le cadre d’une carte blanche Yal Sadat présente Little Girl Blue au Cinéma Le Méliès, Montreuil
en sa présence. au Super Seven Club, Yal Sadat de Mona Achache. Dans le cadre des Rencontres
présente Les Particules de Blaise du cinéma documentaire
Le 13 novembre à 10h à la Maison Harrison. Le 25 novembre à 19h à la de Périphérie, Romain Lefebvre
de la culture, Amiens Cinémathèque française, Paris anime une table ronde autour
Claire Allouche présente Juan, como Le 16 novembre à 16h Élodie Tamayo présente Les Deux de la diffusion du documentaire
si nada hubiera sucedido de Carlos au Pôle Culturel, Saint-Jean-de-Luz Orphelines de D. W. Griffith, en en présence d’Émerance Dubas,
Echeverría dans le cadre du Fifam. Dans le cadre des Rencontres 35 mm et en ciné-concert par Vega Jeanne Le Gall, Lisa Reboulleau
nationales de l’Archipel des Voga et La Mverte. et Jean‑Baptiste Fribourg,
Les 13 novembre à 14h, 16 lucioles, Romain Lefebvre David Broutin, Alexandre Corvaisie,
novembre à 18h30 et 20h15 et anime une table ronde autour Le 25 novembre à 20h au Christine Peggy Vallet et Gaël Teicher.
17 novembre à 14h au Cinéma du documentaire, en présence Cinéma Club, Paris
Orson Welles, Amiens de Jean‑Gabriel Périot, Dans le cadre du festival Un Le 2 décembre à 20h30 au Cinéma
Dans le cadre du Fifam, Philippe Denis Gheerbrant, Sascha week-end à l’Est, Charlotte Garson des familles, Île de Groix et
Fauvel anime la masterclasse Hartmann, Marine Laclotte présente Sous le ciel de Koutaïssi le 3 décembre à 15h au Plateau
de Diane Baratier, présente Dark et‑Jean‑Pierre Thorn. d’Aleksandre Koberidze. des 4 vents, Lorient
Waters de Todd Haynes (cinéma Charlotte Garson présente Welfare
Pathé) puis First Cow de Kelly Le 16 novembre à 20h au Le 28 novembre à 19h à la de Frederick Wiseman.
Reichardt, et échange avec Davy CinéPlanet, Salon-de-Provence bibliothèque Robert-Desnos,
Chou autour de Diamond Island. Dans le cadre du festival Cinéma Montreuil Pour le programme
d’automne de Ciné Salon 13, Dans le cadre des Rencontres
Le 14 novembre à 20h au cinéma Charlotte Garson présente La du cinéma documentaire, Hervé
de novembre
Reflet Medicis, Paris Huitième Femme de Barbe Bleue Aubron présente Leçons de ténèbres de zigzaguer / poésie
Louis Séguin présente d’Ernst Lubitsch. de Werner Herzog. et cinéma, voir page 76.
LE CONSEIL DES DIX
cotations : l inutile de se déranger ★ à voir à la rigueur ★★ à voir ★★★ à voir absolument ★★★★ chef-d’œuvre
Jacques Jean-Marc Jacques Michel Sandra Olivia Fernando Charlotte Yal Marcos
Mandelbaum Lalanne Morice Ciment Onana Cooper-Hadjian Ganzo Garson Sadat Uzal
Donne-moi tes yeux (Sacha Guitry) ★★★ ★★★ ★★★ ★★★ ★★★ ★★★★ ★★★★ ★★★ ★★★★
Jacques Mandelbaum (Le Monde), Jean-Marc Lalanne (Les Inrockuptibles), Jacques Morice (Télérama), Michel Ciment (Positif), Sandra Onana (Libération), Olivia Cooper-Hadjian, Fernando Ganzo, Charlotte Garson, Yal Sadat, Marcos Uzal (Cahiers du cinéma).
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RESTAURATIONS HAUTE-DÉFINITION
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—————— LE 21 NOVEMBRE——————
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É G A L E M E N T D I S P O N I B L E S
17 — 25
NOVIEMBRE
2023
ficx.tv
#61FICX
Déjate deslumbrar
por el mejor cine de autor
CON LA FINANCIACIÓN ACTIVIDAD SUBVENCIONADA POR EL GOBIERNO
ORGANIZA CON EL APOYO DE DEL GOBIERNO DE ESPAÑA DEL PRINCIPADO DE ASTURIAS VEHICULO OFICIAL
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