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OCTOBRE 2023 • Nº 802

KILLERS OF THE
FLOWER MOON
L’autre Amérique de Scorsese

GRAND ENTRETIEN OZU RETROUVÉ TIM BURTON


JOHN MCTIERNAN FILMS ET DOCUMENTS INÉDITS CONVERSATION ANIMÉE
“Le cinéma du futur serait-il là, sous nos yeux ?” La Septième obsession
andoli et JHR Films présentent

Un prince
un ilm de Pierre Creton

avec les voix de Mathieu Amalric, Grégory Gadebois et Françoise Lebrun

AU CINÉMA LE 18 OCTOBRE
OCTOBRE 2023 / Nº 802

Couverture : Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese (2023).


© AppleTV+

© 1948 / 2022 SHOCHIKU CO., LTD. TOUS DROITS RÉSERVÉS.


8 Événement
Killer of the Flower Moon de Martin Scorsese
10 Ministère des ténèbres par Vincent Malausa
14 Martin et les garçons par Yal Sadat
18 Une horlogerie du mal Entretien avec David Grann

22 Film du mois
24 Un prince de Pierre Creton
26 Principe ôté Entretien avec Pierre Creton

32 Cahier critique
32 Le Règne animal de Thomas Cailley
34 Il était un père Entretien avec Thomas Cailley
36 Notre corps de Claire Simon
37 Claire Simon, une prose épique par Romain Lefebvre Une femme dans le vent de Yasujirô Ozu (1948).
38 Lost Country de Vladimir Perisic
39 L’Autre Laurens de Claude Schmitz 74 DVD / Ressorties
40 De la conquête de Franssou Prenant 74 Déménagement de Shinji Sômai
41 Anselm de Wim Wenders 76 Circle of Danger de Jacques Tourneur
42 Notes sur d’autres films 77 La Ballade des sans-espoirs de John Cassavetes
48 Hors salles La Merveilleuse Histoire de Henry Sugar 78 Viva la muerte de Fernando Arrabal
de Wes Anderson, Sentinelle de Hugo Benamozig et 79 The Appointment de Lindsey C. Vickers
David Caviglioli, I Think You Should Leave With Tim Robinson 80 Shellac : 20 ans / 20 films
(Saison 3) de Tim Robinson et Zach Kani, The Show About 82 Le Marin qui abandonna la mer de Lewis John Carlino
the Show de Caveh Zahedi
84 Livres
53 Journal 84 Menjant garotes (En mangeant des oursins) de Luis Buñuel
53 Festivals Mostra de Venise, Locarno, Open City, Lussas de Jordi Xifra
58 Entretien Tim Burton 85 Douze dialogues 1962-1963 de Carl Andre et Hollis Frampton
61 Ukraine Affirmation de la vie 85 Dans la boue des images de Sophie Lécole Solnychkine
62 Exposition Raoul Ruiz
64 Cycle « Les femmes de Taïwan font des vagues » 86 Cinéma retrouvé
au Forum des images Yasujirô Ozu
66 Nouvelles du monde, disparitions 88 Femmes dans la tourmente par Charles Tesson
90 À la surface du cadre par Clément Rauger
68 Entretien 95 Ozu, pas si simple par Jean-Michel Frodon
John McTiernan
68 La rage du tigre Entretien avec John McTiernan 97 Avec les Cahiers
NOUVELLE COLLECTION
HORS-SÉRIE

12,90 €

132 PAGES Entretiens, archives


et documents inédits

Disponible uniquement sur www.cahiersducinema.com


ÉDITORIAL

La grâce de Gladstone
www.cahiersducinema.com
RÉDACTION
Rédacteur en chef : Marcos Uzal
Rédacteurs en chef adjoints : Fernando Ganzo
et Charlotte Garson
Couverture : Primo & Primo par Marcos Uzal
Mise en page : Fanny Muller
Iconographie : Carolina Lucibello
Correction : Alexis Gau
Comité de rédaction : Claire Allouche, Hervé Aubron,
Olivia Cooper-Hadjian, Pierre Eugène,
Philippe Fauvel, Élisabeth Lequeret, Alice Leroy,
Vincent Malausa, Eva Markovits,Thierry Méranger,
Yal Sadat, Ariel Schweitzer, Élodie Tamayo
Ont collaboré à ce numéro :
Lucile Commeaux, Marin Gérard, Murielle Joudet,
illers of the Flower Moon est seulement faire littéralement partie plutôt que d’y
Romain Lefebvre, Emmanuel Levaufre,
Jérôme Momcilovic, Raphaël Nieuwjaer,
Vincent Poli, Élie Raufaste, Clément Rauger,
KScorsese
le second film dans lequel Martin
s’attaque vraiment à l’histoire des
surgir ou d’y errer. D’une autre façon,
c’est ce sentiment que nous transmet
Jean-Marie Samocki, Charles Tesson

ADMINISTRATION / COMMUNICATION États-Unis, après Gangs of New York. Dans Molly : elle n’est pas celle qui arrive, qui
Responsable marketing : Fanny Parfus (93) ce film de 2002 racontant l’expansion de conquiert, mais celle qui est là, chez elle,
Assistante commerciale : Sophie Ewengue (75)
Communication /partenariats : New York, au milieu du xixe siècle, il affir- de toute éternité. Cela passe en grande
communication@cahiersducinema.com
Comptabilité : comptabilite@cahiersducinema.com
mait son point de vue de New-Yorkais fils partie par la sobriété et la quiétude du jeu
d’immigrés italiens, en tournant le dos à de Gladstone, dans l’évidence de sa
PUBLICITÉ
Mediaobs la conquête de l’Ouest et à la question des présence. C’était déjà un peu ainsi que
44, rue Notre-Dame-des-Victoires – 75002 Paris
T: +33 1 44 88 97 70 – mail: pnom@mediaobs.com
Indiens. À sa sortie, Charles Tesson écri- nous était apparue cette étonnante actrice
Directrice générale : Corinne Rougé (93 70) vait : « La fiction de l’Amérique est une fiction dans Certaines femmes de Kelly Reichardt
Directeur de publicité : Romain Provost (89 27)
de l’autre (le Noir, l’Indien). La fiction de New (2016), son premier rôle important (elle
VENTES KIOSQUE
Destination Media, T 01 56 82 12 06
York, une enclave au sein de l’Amérique, tra- retrouva Reichardt trois ans plus tard, en
reseau@destinationmedia.fr versée d’un perpétuel mouvement de flux et épouse indienne du Facteur Chef de First
(réservé aux dépositaires et aux marchands
de journaux) reflux, est une fiction du même et de sa déchi- Cow). Elle y incarnait Jamie, jeune femme
ABONNEMENTS
rure : l’affrontement entre une première généra- s’occupant de chevaux dans un ranch
Cahiers du cinéma, service abonnements tion d’immigrants et la suivante. » (Cahiers isolé, qui tombait amoureuse d’une avo-
CS70001 – 59361 Avesnes-sur-Helpe cedex
T 03 61 99 20 09. F 03 27 61 22 52 nº 575) C’était en tous cas cette histoire cate de la ville venue donner des cours du
abonnement@cahiersducinema.com que voulait raconter Scorsese, au point soir dans sa bourgade. Son introversion et
Suisse : Asendia Press Edigroup SA – Chemin
du Château-Bloch, 10 - 1219 Le Lignon, Suisse. que les premiers immigrants (les sa douceur traduisaient déjà des senti-
T +41 22 860 84 01
Belgique : Asendia Press Edigroup SA – Bastion
Hollandais puis les Anglais) y étaient ments exempts de tout pathos et portés
Tower, étage 20, place du Champ-de-Mars 5, désignés comme les natives du territoire, par une obstination calme.
1050 Bruxelles.
T +32 70 233 304 sans que les autochtones Indiens décimés Cette nature impavide de la présence
Tarifs abonnements 1 an, France Métropolitaine (les Lenapes, en l’occurrence) ne soient de Gladstone est d’autant plus remarquable
(TVA 2,10%) :
Formule intégrale (papier + numérique) : 75€ TTC. pris en considération – ils étaient les dans le film de Scorsese qu’elle y joue à
Formule nomade (100% numérique) : 55€ TTC.
Tarifs à l’étranger : nous consulter.
absents du grand cimetière des fondateurs côté d’acteurs volontairement grimaçants,
sur lequel se terminait le film. portant le masque crispé de l’hypocrisie
ÉDITIONS
Contact : editions@cahiersducinema.com Dans Killers of the Flower Moon, situé (Robert de Niro) ou celui, convulsif, de la
DIRECTION dans l’Oklahoma des années 1920, mauvaise conscience (DiCaprio). Ceux-ci
Directeur de la publication : Éric Lenoir Scorsese s’intéresse donc pour la première incarnent aussi une conception de l’acteur
Directrice générale : Julie Lethiphu
fois aux Indiens. Dans l’ensemble qui très américaine, et peut-être même italo-
241, boulevard Pereire – 75017 Paris
www.cahiersducinema.com
ouvre ce numéro, les articles de Vincent américaine, héritière de l’Actors Studio,
T 01 53 44 75 75 Malausa et Yal Sadat ainsi que l’entretien voire de la commedia dell’arte. Ce n’est
Ci-dessus, entre parenthèses, les deux derniers
chiffres de la ligne directe de votre correspondant : avec l’écrivain et scénariste David Grann pas du tout le registre de Gladstone, et c’est
T 01 53 44 75 xx
E-mail : @cahiersducinema.com précédé
sont suffisamment riches et précis pour également par cette différence qu’elle
de l’initiale du prénom et du nom de famille que je ne m’arrête que sur un point : la représente une tout autre histoire des
de votre correspondant.
façon dont la figure indienne est magni- États-Unis, qui a jusqu’à présent très peu
Revue éditée par les Cahiers du cinéma,
société à responsabilité limitée, au capital
fiquement incarnée par Lily Gladstone, eu sa place dans le cinéma de ce pays. Il ne
de 18 113,82 euros. actrice née dans une réserve Blackfeet du s’agit pas d’essentialiser cette actrice en en
RCS Paris B 572 193 738. Gérant : Éric Lenoir
Commission paritaire nº 1027 K 82293.
Montana et qui interprète ici le rôle cen- faisant l’emblème de tout un peuple, mais
ISBN : 978-2-37716-093-8 tral de Molly, la femme Osage d’Ernest de nous émouvoir de ce sentiment d’inédit
Dépôt légal à parution.
Photogravure : Fotimprim Paris. (Leonardo DiCaprio). On a parfois dit qu’apporte sa grâce singulière dans un film
10-31-1601
Imprimé en France (printed in France)
par Aubin, Ligugé.
que ce qui caractérisait la présence des qui s’inscrit dans une longue tradition
pefc-france.org Papier : Vivid 65g/m². Origine papier : Anjala Indiens chez John Ford (cinéaste très cinématographique. Elle apparaît ici
en Finlande (2 324km entre Anjala et Ligugé).
Taux fibres recyclées : 0% de papier recyclé.
important pour Scorsese), c’était leur comme le visage retrouvé d’une dignité
Certification : PEFC 100% manière d’être déjà dans le paysage, d’en autrefois trahie, assassinée. ■
Ptot : 0.0056kg/T

Avec le soutien de CAHIERS DU CINÉMA OCTOBRE 2023


5
COURRIER DES LECTEURS
de choix, d’actions minimes mais fonda-
© DIAPHANA/THE MATCH FACTORY/SPUTNIK FILMS

mentales : arrêter de boire pour se montrer


à la hauteur, se dénoncer, essayer d’avan-
cer, donner des signes, aimer l’inconnu(e),
échouer, recommencer. Il suit d’une poi-
gnée de plans comme autant de graines
fertiles pour que l’image kaurismäkienne
verdisse, leurisse. Il suit de deux mots
échappés du fond de soi (« Maudite guerre »)
pour en dire plus que tous les flots et les
flux de la parole. Le silence, l’immobilité,
sont la condition du mouvement ciné-
matographique dans le regard si intime
qu’instaure le cinéaste inlandais auprès de
ses personnages. On a trop dit l’inluence
chez lui de Chaplin et de Tati mais, tout
en étant maître de son style, les plans lapi-
daires sur une éponge, une assiette mise à
la poubelle, un pavé luisant dans la nuit in-
landaise, les vues d’Helsinki à l’aube, sont
Les Feuilles mortes d’Aki Kaurismäki (2023). d’une nécessité qui fait penser à Murnau,
à Renoir : rien à couper, rien à retran-
BARBENHEIMER VS. ANDERSON la crête de ce qui les rapproche le plus : cher de cet opus d’une émotion inouïe,
Si Barbie et Oppenheimer ont beaucoup été l’exploration de l’idée d’un lieu à habiter, d’une timidité irrésistiblement nordique.
comparés cet été, j’aimerais leur opposer à combler pour y faire jaillir la création. Les plans, dans leur justesse et leur lumière
Asteroid City, qui a eu le droit à une belle En efet, Asteroid City, camp scientiique intérieure, dans leur fragilité ô combien
couverture dans le numéro de juin des sortant du néant poussiéreux du désert, humaine, s’en vont chacun vers le suivant,
Cahiers. Où a-t-on davantage ressenti la semble une forme de pastiche enfantin comme une série de gestes amoureux,
violence du soleil, la lourdeur de l’air et d’un Los Alamos condensant toute la pro- pudiquement liés entre eux – en ce sens,
la douce beauté des nuits d’été que dans blématique de l’identité américaine. Chez presque japonais. De son titre automnal,
ce film, aussi texan que son réalisateur ? Nolan, l’habitation est un comblement, Kaurismäki promet le verdoiement à venir,
Anderson, dont on critique souvent assez pas plus humain que des Playmobil collés et son cinéma est encore et toujours d’un
facilement le maniérisme, parvient à faire dans une maquette, une forme de prére- équilibre intact, comme l’herbe libre qui
rejaillir une forme de vitalité de son théâtre quis, admis mais méprisé, au jeu explosif. vient germer sur les terres gelées du Nord,
en huis clos, l’emportant vers un territoire Chez Anderson, c’est justement l’humain et qu’aucun vent ne peut léchir.
cinématographique étranger. Asteroid City confronté à l’altérité qui créé l’implosion, Jean-Baptise Doulcet (Paris)
montre des hommes et des femmes pris vitale cette fois-ci.
par leurs personnages, se noyant dans leurs Virgile Brunet (Paris) Adressez votre correspondance aux Cahiers du
interminables lots de paroles, captifs de cinéma, Courrier des lecteurs, 241 bd Pereire,
leur situation. Le personnage de Scarlett 75017 Paris ou à redaction@cahiersducinema.
Johansson en est le plus représentatif : une LES FEUILLES MORTES, com. Les lettres sont éditées par la rédaction,
simili Marilyn, enfermée dans sa célé- HERBES LIBRES également responsable des titres.
brité et condamnée par le destin de celle Ah ! Qu’il est beau et bon de voir un
qu’elle mime. Pourtant, loin des caboti- film tenir dans la paume d’une main,
nages de Barbie, Anderson parvient tou- simple comme un mot d’amour, d’une
jours à laisser se dévoiler, dans un silence, petite heure et vingt minutes qui suit à TICKET D’OR
un regard ou le moindre temps mort, tout dire par la simplicité. Comme tou- Félicitations à Faustine Fraysse (93),
toute une humanité, un soule d’existence jours chez Kaurismäki, le regard est du gagnante du tirage au sort des « tickets d’or »
dans ce désert. Un tel humanisme dans côté des ouvriers, et son cinéma plus que des Cahiers, qui a remporté un abonnement
le blockbuster contraste encore davantage jamais s’incarne dans les deux plus belles à vie à la revue ainsi qu’une rencontre
avec le nouveau jouet de Nolan, en tant choses qui puissent être ilmées : le travail avec la rédaction et un assortiment de
qu’il enferme ses personnages dans des manuel, c’est-à-dire le corps politique, et produits disponibles sur notre boutique en
clichés et des accessoires, tel Einstein et les regards, qui sont l’âme poétique. Film ligne. Nous remercions chaleureusement
son chapeau (l’un en semblerait presque d’yeux et de mains secrètement bresson- tous les participants et rappelons que
plus humain que l’autre). La césure entre nien, œuvre désespérée mais dont le cœur s’abonner, c’est soutenir les Cahiers.
Asteroid City et Oppenheimer est située sur est gardé chaud, illuminé d’êtres humains,

CAHIERS DU CINÉMA 6 OCTOBRE 2023


LE SECRET BIEN GARDÉ DU CINÉMA INDIEN
4 films inédits d’un des plus grands cinéastes indiens enfin en
DVD !
« 4 films, 4 styles, 4 expérimentations, mais aussi 4 versions de l’Inde et
une femme indienne toujours soumise à l’aente. » REVUS ET CORRIGÉS

COFFRET 4 DVD DIGIPACKS LE 17 OCTOBRE 2023


4 DVD INDIVIDUELS JANVIER 2024

Bonus : Entretiens avec Nicolas Saada , Mathieu Macheret et Hélène Kessous autour du cinéma de Mani Kaul…

BOUTIQUE EN LIGNE
www.eddistribution.com eddistribution
ÉVÉNEMENT
© APPLE TV

Lily Gladstone et Martin Scorsese sur le tournage de Killers of the Flower Moon.

CAHIERS DU CINÉMA 8 OCTOBRE 2023


ÉVÉNEMENT

KILLERS OF THE
FLOWER MOON

de
Martin Scorsese
CAHIERS DU CINÉMA OCTOBRE 2023
ÉVÉNEMENT

MINISTÈRE
DES TÉNÈBRES
par Vincent Malausa

CAHIERS DU CINÉMA 10 OCTOBRE 2023


ÉVÉNEMENT

Rof theevenant sur un macabre épisode criminel de ce qu’il


conviendrait d’appeler la post-conquête de l’Ouest, Killers
Flower Moon ne tient pas plus du western classique
hantise du génocide indien, iniltration du venin capitaliste)
une impression de navigation à vue et de plongée dans les
ténèbres d’une rare puissance de trouble et d’efroi. Le per-
que du ilm-enquête. D’enquête à strictement parler, il était sonnage d’Ernest, bientôt marié sur les conseils de son oncle à
question dans le roman éponyme de David Grann adapté Molly (Lily Gladstone), l’une des plus puissantes femmes Osages
et réarrangé ici par Scorsese : l’arrivée d’une équipe du FBI de la région, est une igure d’idiot classique qui, plutôt que de
dans une bourgade du nord de l’Oklahoma où une afaire de voir et d’accéder au regard, demeurera jusqu’au bout médiocre
meurtres et de disparitions d’Indiens Osage, riches proprié- benêt au nom d’un double aveuglement : celui de l’amour qu’il
taires de terres gorgées de miriiques réserves d’or noir, troubla porte à sa femme et celui du pouvoir dans lequel l’entraîne son
l’actualité américaine et remonta jusqu’aux plus hautes sphères méphistophélique patriarche.
de l’État au début des années 1920. Si du meneur de cette Le cinéaste joue de l’opacité de ce personnage de prédateur
enquête qui amorça le règne de J. Edgar Hoover, Grann tirait manipulé en basculant constamment entre deux niveaux de
le personnage principal de son roman (Tom White), Scorsese récit : l’un, essentiellement domestique, du quotidien familial
le relègue aux marges de son intrigue (l’équipe du FBI ne d’Ernest et de son intégration à la communauté Osage et l’autre,
débarquant qu’au bout de plus de deux heures de ilm) et fait d’un obscur thriller maieux refermant lentement ses invisibles
d’un autre personnage, Ernest Burkhart (Leonardo DiCaprio), mâchoires sur le ilm. On voit comment, en s’enroulant autour
son singulier héros : un jeune loup fruste et simplet revenu de cette trame double de trouble amoureux et de corruption
de l’arrière-front de la guerre de 14 pour travailler chez son maieuse, Killers of the Flower Moon redéploie une vieille équa-
oncle William Hale (Robert de Niro), puissant éleveur de tion scorsesienne – celle-là même dont The Irishman faisait le
bétail proche de la communauté Osage. nœud de sa tragédie – voyant deux types de famille s’opposer
Opéré en cours d’écriture alors que DiCaprio devait initia- et s’entredévorer : celle du cœur (Molly) et celle du sang (Hale),
lement interpréter l’enquêteur Tom White, ce basculement de celle du foyer et celle du clan. Mais à la mécanique ample et
point de vue aspire le récit de Killers of the Flower Moon dans minutieuse de The Irishman, Scorsese privilégie ici un jeu beau-
un goufre d’ambiguïté qui est peut-être son plus bel atout. coup plus trouble de lente dévoration d’un cercle par un autre.
D’abord parce qu’il substitue au regard omniscient de Grann En cela le ilm apparaît, bien plus que comme un western se
et aux enjeux de la grande fresque attendue (western sur un déployant sur les vastes terres intoxiquées de pétrole du comté
épisode en forme d’image manquante de l’histoire américaine, Osage, comme un récit de home invasion où la question de
l’espace intime ou collectif (la demeure familiale d’Ernest dont
les limites se resserrent sur la chambre nuptiale du couple, les
lieux de réunion et de cérémonie où tout circule, la villa aux
grandes pièces vides du parrain Hale…) se redéinit constam-
ment à l’aune d’une lutte intestine d’emprise et de propriété.
Si la question du home invasion (le foyer assiégé) entretient
depuis toujours un rapport naturel avec le western, Scorsese
reporte cette guerre intérieure et domestique qui est au centre
du film vers l’horizon d’un récit de terreur aux limites du
fantastique. Se rappelant peut-être à l’imaginaire gothique de
Roger Corman, son premier père de cinéma, ou à l’expres-
sionnisme horriique de son remake des Nerfs à vif (où déjà De
Niro incarnait un inoubliable et baroque démon), le cinéaste
transforme progressivement le foyer des Burkhart en une sorte
de piège se refermant sur la famille comme le couvercle d’un
tombeau. La maison se mue ainsi, à mesure que le stratagème
d’empoisonnement de Molly initié par Hale progresse – et
auquel Ernest se soumet comme un enfant terriié –, en une
sorte de caveau glacial noyé dans les ténèbres. Depuis le lit où
agonise sa femme, l’épouvante qui saisit progressivement Ernest
rejaillit en puissantes visions déchirant le silence immobile de
la chambre – de la séquence de l’explosion nocturne à celle
de l’incendie dont les lueurs s’agitent comme l’ombre d’un
monstre guettant à la fenêtre du couple maudit.
Thriller domestique replié dans des intérieurs où brûle un
mal invisible, home invasion infusé de Southern gothic, Killers of the
Flower Moon ramène l’enquête du roman à une suite de bavar-
dages inquiétants (le terriiant « cuicui » de Hale en se moquant
des Osages lors de son premier face-à-face avec Ernest) et à
un travail d’archéologie macabre en amont de toute vue d’en-
semble. Aux visions aériennes de l’ouverture se substituent de
© APPLE TV+

longs tunnels de dialogues troués d’ellipses assassines (les crimes


crépitant comme des lashs) et de tableaux rivés à cette terre

CAHIERS DU CINÉMA 11 OCTOBRE 2023


ÉVÉNEMENT

où semblent s’engluer les personnages (la danse des Indiens aux dans lequel agonisent ses personnages (les « scènes » du tribunal
corps ruisselant de pétrole, la tête d’un cadavre que l’on décolle et de la prison, le théâtre inal où apparaît Scorsese lui-même).
de la roche). De ce point de vue, jamais peut-être Scorsese Ce mouvement d’élévation du regard, s’il renvoie Ernest à sa
n’avait ilmé un milieu et ses personnages de manière si orga- condition déinitive d’aveugle et Hale à son statut de démon de
nique, littérale et viscéralement tragique. Le programme cyni- farce (ses yeux exorbités de terreur dans l’ombre de la cellule)
quement scandé par Hale (se mélanger aux Osages pour « faire replace alors la vraie héroïne de Killers of the Flower Moon –
couler l’argent du bon côté ») n’est pas seulement afaire de corrup- Molly – en son sommet. De sa première rencontre avec Ernest
tion administrative orchestrée par quelques notables vérolés (le au chevet où elle renaît, de son supplice à la séquence inouïe
notaire, le médecin) : le venin capitaliste travaille aussi à creuser d’exécution symbolique de son mari en un simple jeu de
la terre et les corps, à s’iniltrer dans la chair de la communauté regards (encore), Molly est le seul personnage dont le masque de
selon un mode d’administration plus sournois, emblématisé par dignité et de calme fermeté résiste jusqu’au bout au double mal
les piqûres d’insuline mêlées de poison qu’Ernest administre à (prédation et ensorcellement de Hale, lâcheté et déni d’Ernest)
Molly chaque soir. qui étreint sa communauté et son foyer. Le regard obstinément
Aux restes de mysticisme qui infusent la terre sacrée Osage ixe de Lily Gladstone, ses yeux si tristes où semble pointer
et qui irisent le ilm de folklore le temps de célébrations éphé- l’émotion de Scorsese lui-même (sa voix étoufée lors de son
mères s’oppose une force tout aussi mystérieuse : c’est la science apparition inale paraît reprendre l’intonation de l’actrice), dans
maléique des Blancs qui organise en silence la lente décom- leur résistance acharnée aux forces du ministère occulte qui
position de la communauté. Tout le ilm se replie dans cette étend son empire sur le comté Osage, sont peut-être l’image
idée de lente administration d’un mal qui revêt mille formes et la plus lancinante et la plus puissamment mystique de Killers of
substances (l’argent, le diabète, l’alcool, le sang mêlé qui déna- the Flower Moon : aiguille et piqûre, poison et remède, ils sont
ture les familles indiennes, le pétrole qui bouillonne comme l’écran infranchissable contre lequel vient se briser la malédic-
un enfer sous le sol). Ce mal informe a bien un visage, celui tion blanche. ■
de Hale, qui vaut à Robert De Niro de composer une igure
efroyable et tétanisante : celle d’un maître considéré comme un KILLERS OF THE FLOWER MOON
père par les Osages et qui, une fois son masque de bonhomie États-Unis, 2023
malicieuse tombé, donne à voir le vrai visage du diable. Le plus Réalisation Martin Scorsese
sidérant efet d’étrangeté de The Irishman tenait déjà aux traits Scénario Eric Roth, Martin Scorsese, d’après le roman de David Grann
artiiciellement rajeunis et au regard bleu si perçant de l’acteur. Image Rodrigo Prieto
C’est encore à ce regard de rapace cruel, grossi désormais der- Montage Thelma Schoonmaker
rière les verres de ses lunettes, que Killers of the Flower Moon doit Décors Jack Fisk, Adam Willis
probablement sa plus belle part d’efroi et de mystère. Le regard Costumes Jacqueline West
médusant de ce personnage, comme le poison qui s’iniltre Musique Robbie Robertson
dans les veines de Molly, soumet Ernest à une même logique Interprétation Leonardo DiCaprio, Robert De Niro, Lily Gladstone,
de décomposition progressive – au point qu’il init par n’être Jesse Plemons, Cara Jade Myers, Janae Collins, Jillian Dion,
plus qu’un pantin sous emprise (la scène de signature d’un pacte Tantoo Cardinal, John Lithgow, Brendan Fraser
faustien dans la rue où il apparaît comme un zombie exsangue Production Paramount Pictures, Appian Way, Sikelia Productions,
et tremblant). Imperative Entertainment, Apple Studios
Toute la dernière partie, qui voit le FBI débarquer, orchestre Distribution Paramount Pictures France
une suite de basculements de points de vue : l’enquête décolle Durée 3h26
enin et le cinéaste semble littéralement se détacher du milieu Sortie 18 octobre

CAHIERS DU CINÉMA 12 OCTOBRE 2023


GAUMONT
CLASSIQUES
I M A G E E T S O N R E S TA U R É S | N O U V E A U X V I S U E L S | S U P P L É M E N T S I N É D I T S

DISPONIBLES LE 18 OCTOBRE 2023 EN DVD ET BLU-RAY

RIFIFI À TOKYO UN HOMME EST MORT


DE JACQUES DERAY DE JACQUES DERAY
AVEC CHARLES VANEL AVEC JEAN-LOUIS TRINTIGNANT ET ROY SCHEIDER
POUR LA PREMIÈRE FOIS EN VERSION ORIGINALE
INCLUS
Invention du noir français (47 min) INCLUS
Documentaire inédit avec les interventions d’Olivier Père (Directeur Général d’Arte Le film dans sa version française
France Cinéma), Dominique Jannerod (spécialiste du roman noir) et
Mathieu Letourneux (auteur de Aux origines de la pop culture) Interviews de Jean-Yves Katelan (auteur de Jean-Louis Trintignant, dialogue
entre amis) et Olivier Père (Directeur Général d’Arte France Cinéma)

Inclus les sous-titres français pour sourds et malentendants et anglais

VIE PRIVÉE
DE LOUIS MALLE
AVEC BRIGITTE BARDOT ET MARCELLO MASTROIANNI
INCLUS
L’Assiégée (52 min)
Documentaire inédit avec les interventions de Volker Schlöndorff (assistant-
réalisateur), Jean-Paul Rappeneau (co-scénariste), Aurore Renaut (auteure de Au
revoir les enfants de Louis Malle) et Samuel Blumenfeld (critique de cinéma)
ÉVÉNEMENT

© 2002 MIRAMAX FILM CORP.


Le dernier ilm de Martin Scorsese s’offre en point d’aboutissement du chemin de croix remonté
par une masculinité destructrice autant que ravagée. Curé punitif ou ilmeur complaisant,
l’Italo‑Américain aura longtemps tourné autour du western, pour porter le genre au seul endroit désormais
habitable : le regard d’une femme.

MARTIN
ET LES GARÇONS par Yal Sadat

Killers of the Flower Moon (2023).

CAHIERS DU CINÉMA 14 OCTOBRE 2023


ÉVÉNEMENT

Gangs of New York (2002).

Utrouvera
n comité d’ombres lointaines, coifées de stetsons et afai-
rées dans les lammes. C’est la seule horde sauvage qu’on
dans Killers of the Flower Moon. Inutile d’y chercher
un grand lucide qui transforma le roman progressiste de la
contre-historienne Mari Sandoz en sommet du courant « pro-
Indien » (Les Cheyennes, 1964). L’antinomie des termes « wes-
les vestiges du western, l’ultime cavalcade de tueurs lam- tern » et « scorsesien » s’explique sans doute par autre chose :
boyants, encore traversés par quelques convulsions morales. la conquête de l’Ouest fut un terrain de jeu d’hommes pro-
On se contentera de ces fantômes à chapeaux, surgis au creux itant de l’anarchie pour détruire au grand jour, or Scorsese
d’une scène qui voit le foyer de William Hale (De Niro) aime ilmer les vestiaires, les coulisses conidentielles de la
incendié selon ses propres ordres et transformé en formi- masculinité (l’underworld, comme on nomme la maia). Il
dable brasier nocturne. Ramenant ainsi l’image typique du en a tiré une connaissance aiguë du mâle, entre tendresse et
gang d’hommes d’action à une peinture rupestre et presque condamnation – une main sur son crâne pour l’absoudre,
abstraite, Scorsese semble préciser ses intentions. Killers of l’autre sous sa gorge pour planter une lame – le poussant à
the Flower Moon n’oppose pas cowboys et Indiens, car de faire de l’Ouest un autre underworld où la complicité mas-
cowboy il n’y a point : jusqu’à Peckinpah et Eastwood, la culine prolifère presque hors-champ. Aussi Killers… est-il
igure a conservé un héroïsme auquel les faits têtus rapportés l’aboutissement d’une vie passée à se demander comment
par David Grann ôtent tout droit de cité. Le ilm-leuve ne rendre visible les péchés masculins – d’autant qu’ils sont plus
peut donc qu’égrener les visages d’hommes en les désignant que jamais confrontés aux ravages commis sur la femme, autre
comme coupables absolus, inaptes aux coups d’éclat cheva- terre conquise puis brûlée.
leresques. Les escouades à la Peckinpah étant réduites à ce
chapelet de silhouettes grouillant comme des insectes sur la Le clan des veaux
terre en feu (ceux que brûlent justement les enfants de La « Vous voyez la femme à la fenêtre ? Cette femme, c’est la mienne,
Horde sauvage ?), la possibilité même du western semble avoir et je vais la tuer », annonçait Scorsese dans le rôle d’un quidam
péri dans l’incendie. désaxé de Taxi Driver (1976). C’était donc un programme ?
En soixante ans de carrière, le gamin de Little Italy bercé Pour ce qui est d’étudier les garçons, le modèle des Vitelloni
par Duel au soleil (King Vidor, 1946) n’a jamais vraiment (Fellini, 1953) prévalait dans Who’s That Knocking at My Door
dégainé à son tour. Déjà situé en pleine Prohibition, Bertha (1967) et Mean Streets (1973). Un jeune auteur observait ses
Boxcar (1972) était moins un western qu’un brouillon de amis végéter au bord de l’âge d’homme, oscillant entre le des-
ilm de gangsters rustique, gâté par l’amateurisme du jeune tin de gangsters siciliens et celui d’Américains lambda, entrés
Scorsese en matière d’action (elle ne l’intéressera jamais dans la vie adulte comme une meute des chiens bagarreurs. À
comme régime spectaculaire, à moins d’être enrhumée, mise la fois consciente de leurs excès machistes et désireuse d’en
en crise, façon Nouvel Hollywood). Gangs of New York (2002) être, de gagner sa place dans la horde (ou dans le troupeau
était plutôt un « eastern » regardant l’histoire des communautés de « veaux »), la caméra suivait. Plus néoréaliste que fordienne,
depuis le bercail new-yorkais. Mais ce n’est pas son décalage elle s’accrochait à leurs dos larges arpentant les trottoirs de
culturel qui empêche l’Italo-Américain de s’inscrire pleine- Little Italy, nageait avec eux dans la foule des carnavals. La
© APPLE TV+

ment dans le genre – les westerns sont le nerf de sa culture critique de ce machisme était produite de manière iniltrée
cinéphile –, ni sa lucidité face aux mensonges brassés par (déjà !), en trahissant le poids de la culture italienne sur ces
le mythe de la Frontière ; après tout, Ford lui-même était psychés violentes : la femme wasp convoitée doit à leurs yeux

CAHIERS DU CINÉMA 15 OCTOBRE 2023


ÉVÉNEMENT

être une madone, sans quoi elle est une pute (découvrant sa
iancée délorée lors d’un viol, Harvey Keitel la rejette dans
Who’s That…).
Après un premier renversement radical – Alice n’est plus ici
(1974), où cette violence-là se regarde avec les yeux d’Ellen
Burstyn –, Taxi Driver trouvait une autre perspective : il ne
s’agissait plus de suivre une troupe mais de marquer un seul
homme à la culotte, de faire le tour de la ville et de son crâne,
de s’assoir au même volant. « Travis Bickle, c’est nous », pou-
vaient dire Marty et sa plume Paul Schrader. Mais Scorsese
déployait un large éventail de focales, ilmant ici au ras du
bitume (au niveau des jantes du taxi), là depuis le Ciel (le
long balayage zénithal au bordel, au-dessus d’un grand inish
noyé dans un bain de sang) ou encore à hauteur d’homme
(les répétitions schizoïdes de Travis face à son miroir). Dedans Raging Bull (1980).
mais dehors, en surplomb mais par-dessous : le ilm inventait
mille prises pour attraper Travis, dans un rapport au masculin
partagé entre identiication totale et jugement sourcilleux
du Seigneur. Gavé de protéines, le mâle gonlait, se musclait
(comme plus tard dans Les Nerfs à vif, 1991) : l’observateur
soulignait que cette course à la force, cette virilité hyper-
trophique relevaient d’une vieille aliction masculine, tout
en assumant que Travis était l’excroissance, le prolongement
possible de chaque homme – comme l’est le rail métallique
que le chauffeur fixait à son bras pour faire coulisser son
arme. D’où l’échange de regards entre Travis et son passa-
ger (Scorsese himself, donc) prêt à descendre sa femme : en
Casino (1995).
étant à la fois le psychopathe et le justicier, Scorsese mon-
trait avec justesse la propension des hommes à passer de l’un
à l’autre rôle, surtout lorsqu’une femme est l’enjeu de leur
croisade (qu’il soit question de la liquider ou de la sauver de
ses maquereaux). Une fois le sang jailli et la « justice » rendue,
tous les angles et les idées s’éparpillaient : l’on ne savait plus
quoi penser de ce cowboy à crête d’Iroquois. Cette passe
schizophrène était sans doute nécessaire pour que le cinéaste
aine encore son rapport aux hommes, et cesse de claudiquer
à la remorque de ses néo-vitelloni.

Angles morts
De fait, la grammaire éclatée de Taxi Driver sera déclinée de
façon plus ordonnée pour ilmer les clans à venir. Plusieurs
angles sont possibles pour montrer la complicité masculine,
choisis selon une autre complicité – celle que Scorsese entre-
tient lui-même, parfois, avec les hommes en question. 1) Le Les Affranchis (1990).
point de vue à ras du sol : objectif placé à hauteur des meubles
de Raging Bull (1980), renversés par les accès de colère du céleste : dans Casino, Sam présente en voix off le système
boxeur La Motta – tables, chaises et surtout lit sur lequel se anti-triche de son établissement en évoquant la chaîne de
trouve Vickie (Cathy Moriarty), avant qu’elle ne fuie son mari complices qui se surveillent les uns les autres (présage du
quand une caresse se change en gile (« Tu as couché avec mon réseau de Killers of the Flower Moon ?) et init par mentionner
frère ? Réponds ! »). La même logique s’exerce, à l’envers, dans « l’œil dans le ciel qui nous surveille tous » – une caméra cachée
Casino (1995) où Sam (De Niro toujours) traîne brutalement dans une boule noire ixée au plafond. Sans hasard, la même
le corps de Ginger (Sharon Stone) à même le sol de leur vue zénithale est employée lorsque s’abattent les châtiments
maison, tandis qu’un travelling les suit en rasant la moquette sur les frères Santoro (Joe Pesci et Philip Suriano), jetés au
(avant que les deux amants ne se rejoignent dans l’ombre du fond d’une tombe après leur passage à tabac dans un champ
lit conjugal pour faire la paix). Dans Alice…, lorsque Keitel de maïs : encore la part divine d’un cinéma qui aime regarder
brise la porte du motel de Burstyn, la brute était ilmée de les hommes tomber depuis tout là-haut. 3) Enin, le point
la même façon, s’engoufrant dans cette planque précaire en de vue frontal à hauteur de visage, fonctionnant sur le prin-
passant devant la caméra braquée sur son corps en contre- cipe du miroir de Taxi Driver : Henry (Ray Liotta) s’adresse
plongée. La place du témoin est celle de l’enfant terriié dont à l’objectif au terme du procès des Afranchis (1990), se résu-
le regard est évidemment réprobateur. 2) Le point de vue mant la morale à lui-même et en même temps au spectateur,

CAHIERS DU CINÉMA 16 OCTOBRE 2023


ÉVÉNEMENT
© 1980 UNITED ARTISTS CORP.

TISCH SCHOOL OF THE ARTS


© 1995 UNIVERSAL CITY STUDIOS

Who’s That Knocking at My Door (1967).

voire à Dieu. Scorsese apparaît alors plus ambivalent : ni enfant à une certaine plénitude dans le grotesque, décuplée de The
ni juge divin, il semble donner aux hommes une chance de Irishman (2019) à Killers… Le premier change le duo De
s’expliquer, d’haranguer la caméra comme des communicants Niro/Pesci en couple de vieux pantins risibles, absurdement
© 1990 WARNER BROS.

en pleine auto-promo (DiCaprio vantant son empire de tra- liés par leurs codes fraternels jusqu’au déambulateur, sans oser
der sordide dans Le Loup de Wall Street, 2013) ou comme de voir comment la maia les a conduits à saborder leurs vraies
pauvres hères ayant l’excuse de la folie (Travis ou La Motta familles. « I heard you paint houses », dit Jimmy Hofa (Pacino)
parlant à leurs miroirs), voire comme des assassins linguant le à De Niro, allusion cryptée à son métier de « nettoyeur » écla-
public en guise de doigt d’honneur (l’apparition spectrale de boussant les murs des maisons avec le sang de ses cibles. Ces
Joe Pesci tirant six coups vers l’objectif à la in des Afranchis, machos repeignent en efet la maison, la recouvrent de men-
citation du Vol du grand rapide, Edwin Stanton Porter, 1903). songes pour justiier leurs démissions, voire la destruction de
leurs foyers – bouleversante stase dans la demeure familiale de
Repeindre les maisons The Irishman, quand la ille du nettoyeur le dévisage sidérée,
Alors qu’en est-il, parmi tous ces prismes, toutes ces phallo- devinant la nature de son activité : lui la regarde en retour,
craties ? Les yeux de Scorsese sont-ils ceux d’un curé punitif incapable d’articuler la vérité.
ou d’un ilmeur complaisant ? S’agit-il d’intégrer joyeuse- L’omerta ronge les boys clubs, condamnés par les secrets qui
ment les bandes ou de les faire imploser ? Les relets dans le les unissent à une interdépendance d’ordre non seulement
miroir sont-ils les siens ? Il n’aura échappé à personne que homoérotique, mais sado-maso. Killers… l’explicite par sa
« l’œil dans le ciel » de Casino est aussi celui d’un savant fou : scène de fessée maçonnique (punition bien réelle administrée
Scorsese change les hommes en veaux, en taureaux (rageurs), par Hale à son neveu) tout en déployant une nouvelle gram-
en loups (de Wall Street) ou en lions (l’emblème de la société maire plus discrète, faite de champs-contrechamps entière-
de Jordan Belfort dans le même ilm), décrivant leurs rites ment dévoués aux jeux de regards intenses, ixes ou furtifs, de
de passage comme autant de comportements de grands face ou en coin, tous ces airs entendus qui s’échangent entre
fauves. Ou de grands singes, si l’on en croit l’initiation de salauds vampirisant les femmes Osage. Entre terreur froide et
DiCaprio par Matthew McConaughey dans Le Loup…, où résignation, elles ofrent le contrepoint que les autres héroïnes
l’ainé des deux banksters incite l’autre à tambouriner sur son scorsesiennes n’avaient fait qu’esquisser : usée, désabusée,
thorax pour airmer sa puissance alpha, à plumer le monde Molly aura longtemps laissé le bénéice du doute à son mari.
et à en jouir toujours plus fort, à nourrir sa libido carnas- L’aime-t-il assez, au moins, pour lui dire la vérité ? Comme
sière sans hésiter à « se branler quatre à cinq fois par jour ». La le père maioso de The Irishman, Ernest joue les durs hors de
scène anticipe le rendez-vous de Hale avec son neveu Ernest la maison mais lanche quand une femme lui demande de
(DiCaprio) dans Killers… : l’oncle aborde pareillement la parler sincèrement. Cette posture malade de tueur aimant sa
question sexuelle, incite son cadet à goûter aux femmes du victime éclaire le tableau que Scorsese cherche à brosser et
coin pour le conduire vers le magot de Molly ; « Mais attention, qui résume ces années passées à ilmer le manège masculin :
ça pépie, une Osage ! », rit l’ordure en faisant le moineau. C’est des yeux bleus de caïd redevenu enfant, braqués vers le sol,
via cette animalité que le mâle scorsesien a ini par accéder ployant sous le poids de sa lâcheté. ■

CAHIERS DU CINÉMA 17 OCTOBRE 2023


ÉVÉNEMENT

The Lost City of Z de James Gray a introduit la littérature de David Grann dans le cercle des grandes
adaptations hollywoodienne. Un chemin emprunté ensuite par David Lowery (The Old Man and The Gun)
et Martin Scorsese avec La Note américaine (Killers of the Flower Moon, donc) et, bientôt, Les Naufragés
du Wager, son tout dernier opus.

Une horlogerie du mal


Entretien avec David Grann

Alors que l’agent White est la boussole de l’enquête de La Note quelques Blancs, mais une partie de l’image avait été coupée.
américaine, Scorsese privilégie dans son ilm les points de vue d’un J’ai demandé l’explication à la conservatrice : « Le Diable se
bourreau, Ernest Buckhart, et, dans une moindre mesure, de sa tenait à cet endroit. » Elle est allée me chercher le morceau man-
victime, sa femme Molly. Ce nouvel angle a-t-il enrichi votre propre quant, gardé dans les archives. Dessus igurait William Hale. Il
compréhension de l’affaire ? m’a hanté instantanément. J’ai pensé que l’enjeu serait de don-
Ernest m’est toujours apparu comme la igure la plus fasci- ner à ressentir cette hantise éprouvée par les descendants des
nante, mais je le regardais en observateur extérieur. Le ilm victimes, sans laisser penser qu’il n’existait qu’un seul William
m’a ouvert les portes de sa psyché. On pourrait dire qu’Ernest Hale – de fait, les Osages ne savent même pas exactement
(DiCaprio) incarne la banalité du mal : il témoigne du fait qui a perpétré ces meurtres. C’est pour cette raison que, dès
qu’un système diabolique comme celui qui a décimé tant que Scorsese et sa production m’ont approché, j’ai insisté sur
d’Osages a besoin de gens banals pour exister. Ernest n’est ni l’importance de tourner sur les véritables terres Osages, car je
un psychopathe, ni un sociopathe, mais un individu ordinaire sentais l’ensorcèlement du paysage et des habitants, un siècle
qui distingue le juste de l’injuste. Il a conscience de ce qu’il plus tard. Faire cette demande n’était pas une évidence pour
fait, au moins en partie. Mes recherches m’ont persuadé qu’il moi : si The Lost City of Z fut adapté par James Gray, je suis
aimait vraiment Molly (Gladstone). Pourtant, il a collaboré loin de me vivre comme un homme de cinéma !
à une machination assassine. Cantonner le mal à la igure de
William Hale (De Niro) aurait été une erreur : face à l’his- Le FBI et son essor, cruciaux dans La Note américaine, passent au
toire, une facilité courante est de chercher la igure d’un grand second plan du fait de la décision de Scorsese et DiCaprio : ne pas
ordonnateur maléique – Hitler, typiquement – entouré de raconter le ilm que d’un point de vue blanc.
quelques sbires, en se racontant que son élimination permet Je n’avais pas lu le premier scénario bâti, comme mon livre,
d’éviter les tragédies. Mais le léau subi par les Osages tient autour de l’agent White, mais j’ai encouragé la focalisation
moins à un diable solitaire qu’à une culture de la complicité, ultérieure sur Molly et Ernest. En scrutant ce couple, le ilm
entretenue par le silence. Il est plus diicile d’éradiquer ces trouve un autre chemin vers la meilleure vue d’ensemble –
mécanismes systémiques, d’autant qu’ils tendent à efacer leurs et sans passer par le présent comme je le fais à la in du livre.
propres traces dans les livres. D’abord parce que Molly est pour moi l’âme de cette « rhap-
sodie », ensuite parce que l’amour étrange qui l’unit à son mari
William Hale est pourtant conçu, dans le ilm, comme une pure igure est caractéristique de cette folie criminelle. Si le ilm avait suivi
diabolique. le FBI, il aurait pu ressembler à un thriller plus conventionnel
L’idée de cette investigation m’est venue au musée Osage qui se demande « qui ? », là où la question est « comment ? ».
de Pawhuska, en Oklahoma, devant une photo de 1924 : on Comment des médecins ont pu administrer des poisons, com-
voyait un groupe de femmes issues de la tribu aux côtés de ment des hommes de loi ont pu fermer les yeux ?

CAHIERS DU CINÉMA 18 OCTOBRE 2023


ÉVÉNEMENT

David Grann chez lui, à New York, photographié par Grace Ann Leadbeater.

CAHIERS DU CINÉMA 19 OCTOBRE 2023


ÉVÉNEMENT

Killers of the Flower Moon (2023).

Le fait qu’une star comme Leonardo DiCaprio joue Ernest instaure Malgré son amour du genre, Scorsese n’a jamais tourné de western
une familiarité qui rend le foyer des Buckhart très habitable et à proprement parler : ici, l’Histoire semble entraver la part épique
plausible, malgré le cauchemar qui s’y joue. et omantique propre au western, même crépusculaire. Partagez-vous
Quand une star s’empare d’un personnage, tout peut arriver : ce rapport conlictuel au mythe de la Frontière ?
elle peut aussi mal faire son travail et dévorer le personnage, Dès lors que la vérité importe à un conteur, il bute sur le
le rendre plus hollywoodien qu’humain… Avec son expé- mythe, et se retrouve en position de l’écorcher. L’œuvre de
rience et son talent, Leo DiCaprio n’a eu aucun mal à iden- Cormac McCarthy en est la preuve. Impossible de draper
tiier le conlit intérieur d’Ernest : tout donner en amour à dans la mythologie une authentique tragédie comme celle
sa femme, tout lui reprendre en la tuant à petit feu. Il m’a qu’ont vécue Molly et les siens. Je ne veux pas parler à la
consulté étroitement pour appréhender la personnalité de place de Marty, mais il me semble que son cinéma tend
Buckhart et a mené intensément ses propres recherches – à déconstruire les grands récits américains tout en assu-
je lui ai montré le seul document ilmé où apparait Ernest, mant une fascination paradoxale pour la façon dont ils sont
par exemple. C’est ce conlit entre deux forces qu’il rend racontés. Il y a de cela dans mes livres. Je n’ai pas grandi en
visible, vivant. Si on le regarde bien, on voit qu’il fait brûler développant les mêmes ainités que lui avec le western. Il a
un tiraillement en son for intérieur, et l’exprime souvent au été biberonné par les classiques de Ford et autres, tandis que
moyen d’une œillade torve, d’un regard en coin. je lisais plutôt les romans d’Elmore Leonard. J’ai beaucoup
et très vite fréquenté l’histoire des Amérindiens, alors cela
Vous avez échangé de la même façon avec Lily Gladstone ? fait écran. Si j’aime le western, c’est à travers la vision plus
Pas avant de la côtoyer sur le tournage, et de lui présenter subversive d’Eastwood lorsqu’il fait Impitoyable. Je ne dis pas
la petite-ille de Molly. Mais Lily s’est emparée de l’enjeu que des ilms comme La Horde sauvage ne recèlent pas une
que j’avais laissé implicite dans La Note américaine : il fallait part de vérité, mais lorsque vous menez une enquête jour-
du courage à cette femme pour chercher la vérité au cœur nalistique, vous êtes rattrapé par le scepticisme. Le cinéma
d’un environnement qui la menaçait directement et la rédui- de Marty comporte cette dimension d’enquête sceptique : il
sait au silence. Elle ne peut que regarder autour d’elle en observe des sociétés sans pouvoir s’empêcher de démystiier
se sachant regardée elle-même comme cible. C’est dans ce les sous-cultures violentes qu’elles ont inventées – les codes
silence que réside la force de son interprétation : comme elle de la maia, bien sûr, mais aussi l’avidité des traders dans Le
ne peut s’exprimer, tout s’imprime dans son regard. En tant Loup de Wall Street. Dans chaque cas, il y a une initiation
que spectateur presque naïf, j’ai vu en Lily une réincarna- entre hommes à cette sous-culture, sur fond d’omerta. La
tion des grandes actrices du muet. Chaque émotion doit se subversion de Marty consiste à la briser, et à démystiier ces
transmettre par les yeux de celle qui sait sans pouvoir dire. sous-cultures opaques.

CAHIERS DU CINÉMA 20 OCTOBRE 2023


s’observe la nature masculine. La complicité dont je parlais,
on la retrouve parmi ces marins qui basculent dans la vio-
lence après un naufrage. Cette fois, le « labo » est une île, mais
il éclaire ce combat mené à coups de versions déformées de
l’histoire – qu’est-il arrivé à l’équipage, qui a supplanté qui ?
Même enjeu dans Killers… : chaque homme écrit la sienne
en se donnant le rôle du gentil. Les naufragés ont aussi en
commun avec les meurtriers des Osages de tisser leur récit
en considérant leur civilisation comme supérieure et investie
d’une mission. L’impossibilité d’un récit « vrai » intéresse Marty
et c’est ce qui l’a conduit, je crois, à se représenter lui-même
comme conteur du show radiophonique dans le ilm : même
le conteur en chef ne peut que véhiculer lui-même une inter-
prétation partielle de l’Histoire… Mais il cherche dans les voix
des hommes la clé pour déconstruire leur psychologie, pour
mettre à nu la perversion, la corruption qui peuvent éclore
aussi bien à Wall Street que sur une île au large de la Patagonie.

S’entretuer, ou tuer les femmes, n’empêche pas vos « personnages »


d’espérer se racheter grâce à leurs récits. Peut-on lire cela en phase
avec la question scorsesienne de la rédemption ?
Je n’en ai pas encore parlé avec Marty, mais les marins qui
attribuent leurs maladies à des punitions divines, cela est cer-
tainement accessible à l’esprit de quelqu’un qui prie. Je suis
loin d’être aussi profondément religieux qu’il semble l’être,
© APPLE TV +

ou l’avoir été. En revanche, rien ne m’intéresse plus que les


manières dont les gens expliquent le monde, y mettent du
sens. C’est en créant du sens que Hale a mené son entreprise,
comme un messager de Dieu. De Niro capture parfaitement
cette aura mystique, sa composition est aux frontières du prê-
De Killers… aux Naufragés du Wager, votre nouveau livre optionné cheur et du grand horloger : Hale n’est pas le seul inventeur de
par Scorsese, la « culture de la complicité » apparaît comme une cette mécanique, mais il fait partie de ceux qui font en sorte
spéciicité masculine, de manière encore plus consciente que dans que les aiguilles tournent.
ses autres ilms.
Oui, il semblerait que je sois devenu un expert en masculinité Entretien réalisé par Yal Sadat à Paris, le 14 septembre.
toxique (rires). En efet, Killers of the Flower Moon est très lar-
gement une afaire d’hommes prêts à détruire des femmes et Les Naufragés du Wager de David Grann,
des enfants, et possède un atout en commun avec Les Naufragés traduit par Johan Frédérik Hel Guedj, éditions du Sous-Sol.
du Wager : les événements déverrouillent un laboratoire où La Note américaine de David Grann, Pocket.

CAHIERS DU CINÉMA 21 OCTOBRE 2023


FILM DU MOIS
CAHIERS DU CINÉMA 22 OCTOBRE 2023
© ANDOLFI

Un prince
de Pierre Creton
CAHIERS DU CINÉMA 23 OCTOBRE 2023
FILM DU MOIS

CE NATURE OBJET
DU DÉSIR
par Olivia Cooper-Hadjian

Qdontuiaulesestdébut
là ? La question se pose d’abord de façon très concrète
d’Un prince : à l’image, une femme (Manon Schaap)
pensées sont formulées par une voix of appartenant à
(2006) avec le même homme. Doux vertige : les images de
cette œuvre sont justement celles qui, ouvrant Un prince, en
signalaient d’emblée l’hybridité. Le ilm se dispense d’intrigue
une autre (on reconnaît immédiatement Françoise Lebrun). La à proprement parler, trouvant son ressort dans la friction de ses
créature hybride ainsi constituée – Françoise Brown – évoque diférentes composantes, dans des contrastes porteurs de mys-
Kutta, garçon venu d’un pays lointain qu’elle a adopté, ainsi tère. Les actions simples qui se déroulent à l’image tiennent
qu’un certain Pierre-Joseph (Antoine Pirotte), qui suit une for- souvent de la mise en situation plus que d’une mise en scène
mation d’horticulture dans l’école qu’elle a fondée. Lorsque orientée vers la signiication ou le drame. Baignés de lumière
celui-ci s’exprime à son tour, son « je » est aussi un autre : la naturelle, les plans témoignent du désir de saisir la coprésence
voix mature de Grégory Gadebois se superpose à la igure du d’êtres appréciés dans des endroits familiers, mais la part littéraire
jeune acteur. À l’inverse, le timbre de Mathieu Amalric paraît du ilm y ajoute un grain de sel. L’apparente banalité des lieux
juvénile en émanant d’Alberto (Vincent Barré), professeur de (salle de classe, serre, marché) est inléchie par la truculence des
botanique aux cheveux blancs. textes, dans lesquels le cinéaste s’amuse à prendre le contre-
Bien que déroutant, le geste de disjoindre ainsi corps et pied de l’imaginaire traditionaliste que les citadins associent
voix n’a rien d’une coquetterie. À travers lui, Pierre Creton au monde rural. Ainsi, sur les plans montrant un repas partagé
offre en premier lieu un précieux temps de latence, durant entre chasseurs, Pierre-Joseph raconte y avoir invité son amant
lequel les identités restent suspendues : empêcher de circons- Mino, excité par de tels personnages, et avec qui il s’apprête à
crire trop vite les personnages (il faut du temps pour com- passer « une semaine complètement défoncé dans une chambre d’hôtel ».
prendre à la fois qui parle et de qui), c’est mieux laisser sentir Le verbe in et cru bouscule la pudeur tranquille des images
la matière dont ils sont faits. Constitué de fragments à double et déploie une puissance d’évocation aux vertus subversives.
fond (des scènes brèves, souvent formées d’un seul plan, dont Épousant la sensibilité de son jeune héros (à moins que ce ne
les voix off révèlent des aspects cachés), Un prince fait de la soit l’inverse), Creton souligne l’érotisme terrien des habitants
désagrégation un principe fécond pour le romanesque : comme de la campagne et suscite une profusion d’aventures sexuelles
celle de ses personnages non réconciliés, sa substance compo- entre Pierre-Joseph et des hommes de tous âges. Charriant
site rend caduque la frontière entre l’art et la vie. Fidèle à lui- le corps étranger dont elles émanent, les voix of dissidentes
même, Pierre Creton mâtine d’imaginaire des éléments puisés semblent mettre en œuvre une transformation, le saisissement
dans sa propre existence et dans son environnement normand. d’un être par la conscience qui y siège, pour l’émanciper des
Partageant avec son jeune héros plusieurs domaines d’activité données initiales de son existence. La disjonction image/son
(apiculture, jardinage), il lui prête aussi des êtres chers qu’il fait signe : dans ce récit initiatique, il est question de se délester
transforme en acteurs. L’émotion suscitée provient en partie progressivement du bagage dont on hérite pour se rapprocher
de ce feuilletage perceptible de souvenir et d’invention. C’est de la voix qui parle en soi, moins soumise à un ordre établi, de
ce qui est à l’œuvre lorsque l’on voit Antoine Pirotte sur un prendre de la distance avec sa famille biologique pour consti-
quai de gare, jouant son départ pour l’Himalaya avec Vincent tuer une communauté choisie, projet déjà central dans Le Bel
Barré en vue du tournage d’un ilm dans le ilm : ce moment, Été (2019). Pierre-Joseph se détourne de ses parents pour se
Pierre Creton le vécut peu ou prou une vingtaine d’années lier intimement avec Alberto, puis avec Adrien, horticulteur
plus tôt lorsqu’il partit réaliser L’Arc d’iris, souvenir d’un jardin qui l’emploie en apprentissage. Mais le cercle qu’il compose

CAHIERS DU CINÉMA 24 OCTOBRE 2023


FILM DU MOIS

s’étend au-delà du territoire de la sexualité, lorsqu’il trouve un qui nous attend et Un prince, aussi jouisseur soit-il, n’est pas
père adoptif en la personne de l’apiculteur Moïse puis, devenu dénué de mélancolie. Les liens qui s’y nouent font oice de
jardinier, prend pour conidente une cliente « aux cheveux akebia boucliers contre une soufrance sous-jacente. La vie s’y écoule
quinata » – c’est Alberto qui le raconte. On retrouve au géné- en un instant, le temps de ce plan d’une simplicité poignante
rique de in le même esprit de troupe, et la polyvalence qu’il où Pierre-Joseph se lève sous les traits d’Antoine Pirotte et se
implique : l’interprète de Pierre-Joseph est aussi chef opérateur recouche quinquagénaire, ayant épousé l’apparence du cinéaste
du ilm, tandis que le scénario fut écrit à huit mains. lui-même. Des absences le creusent : deux corps étendus face
Comme les plantes que l’on arrache à leur environnement contre terre font irruption coup sur coup, fauchés en plein tra-
d’origine pour les transplanter ailleurs, il s’agit pour les per- vail, tandis que Kutta, l’enfant adopté évoqué tout au long du
sonnages comme pour le réalisateur d’Un prince de prendre récit, reste longtemps aussi insaisissable qu’une ombre. Lorsque
racine dans un terrain propice, de choisir les espèces desquelles cet homme au teint cuivré émerge enin (Chiman Dangui),
s’entourer pour mieux s’épanouir. Aimable en soi, la nature c’est en insomniaque isolé dans une demeure au luxe fané, où
l’est d’abord pour sa capacité à dévier de son propre cours, à se un chien aboie douloureusement. Avec lui, le ilm s’achemine
déplacer. Le projet paradoxal d’un personnage voulant recons- vers une conclusion douce-amère, qui embrasse fugacement le
tituer une forêt primaire est symptomatique d’un rapport pas- fantastique jusque-là sous-jacent. La cabane que Pierre-Joseph a
sionné à cet univers qui n’empêche pas d’y intervenir, puisque érigée en chapelle aux animaux victimes de ses aïeux chasseurs
l’on en fait humblement partie. Entre végétaux et animaux se mue en refuge d’âmes qui ne veulent pas quitter leur chair,
(humains ou autres) s’esquisse une continuité, voire une coïnci- et le registre des voix par lesquelles on peut tenter de se rap-
dence, malicieusement igurée lorsqu’une photo porno apparaît procher de soi s’étend – enin – au hululement de la chouette
en transparence derrière le dessin d’une plante. Le chevauche- et au brame du cerf. Qui est là ? La question revient dans nos
ment renvoie à une vitalité plus fondamentale que la séparation esprits, mais cette fois, dirigée vers une obscurité insondable. ■
entre les règnes – plus tard, une vision surprenante consolidera
le parallèle entre pénis et étamine. Les images récurrentes de UN PRINCE
révélations par transparence font écho à d’autres igures qui France, 2023
voient des opacités propices à l’imagination voiler les formes Réalisation Pierre Creton
de la nature : un jet d’eau difus sur les cultures d’Adrien, de la Scénario Pierre Creton, Mathilde Girard, Cyril Neyrat, Vincent Barré
fumée contre des feuillages, un nuage devant une lune ronde. Le Image Antoine Pirotte, Léo Gil-Mena
réel dans sa plénitude serait-il toujours aussi une page blanche ? Montage Félix Rehmn
Contrepoint : Pierre-Joseph entreprend d’édiier une cabane Son Jules Jasko
noire de goudron, qu’il surnomme la « Black Maria », en hom- Musique Jozef Van Wissem
mage au lieu similaire construit par Edison et considéré comme Interprétation Antoine Pirotte, Vincent Barré, Manon Schaap, Françoise Lebrun,
le premier studio de tournage. Un prince se fait éloge en acte Grégory Gadebois, Mathieu Amalric, Pierre Barray, Pierre Creton, Chiman Dangui
de la création comme pratique fondamentalement collective, Production Andolfi
d’un cinéma des bois d’autant plus libre qu’il se fabrique dans Distribution JHR Films
les replis d’un territoire marginal. Page blanche contre page Durée 1h22
noire : on a beau cheminer en créant, c’est toujours la mort Sortie 18 octobre

CAHIERS DU CINÉMA 25 OCTOBRE 2023


FILM DU MOIS

Principe ôté
Entretien avec Pierre Creton

Le mot « documentaire » a toujours paru étroit concernant vos ilms, La voix off de certains personnages est dite par un autre acteur que celui
mais c’est la première fois, avec Un prince, que l’on sent que vous avez qui joue. Cette disjonction était-elle envisagée d’emblée ?
clairement sauté le pas vers la iction. Oui. J’ai amorcé cela avec Va, Toto ! (2017) : quand on se
Oui. Les éléments du récit sont autobiographiques, et les per- raconte sa propre vie, on le fait intérieurement, pas tout haut,
sonnages composites. Mais ce qui est nouveau, c’est la présence et avec une voix autre que sa voix physique, plus romanesque.
d’une igure purement ictionnelle, Kutta : non seulement ce
garçon se croit issu d’une famille princière indienne, sans que Françoise Lebrun interprète à la fois la voix off de Françoise Brown,
l’on sache si c’est vrai ou pas, mais surtout, s’il est évoqué of une professeure et amie de Pierre-Joseph, et la mère du héros.
dès le début, on n’est même pas sûr qu’il existe vraiment. Oui, parce que ces deux femmes sont un peu deux faces de la
Cette décision, assez délicate, a été prise au montage ; Félix mère : l’une considère Pierre-Joseph comme un débile mental,
Rehm, le monteur, a réussi à tenir cette présence-absence. tandis que l’autre lui permet de grandir, d’aimer les autres,

© QUENTIN GROSSET

Pierre Creton à Vattetot-sur-Mer, septembre 2023.

CAHIERS DU CINÉMA 26 OCTOBRE 2023


FILM DU MOIS

d’être réparé. La vraie mère lit les auteurs fantastiques améri- tableau est presque grandeur nature. Dans Un prince, la méta-
cains, qui sont une inluence pour moi, et elle est interprétée morphose du tableau annonce donc les morts à venir, mais
par ma mère de cinéma, Françoise Lebrun. Elle joue dans aussi le personnage de Kutta, son aspect fantastique, entre la
plusieurs de mes ilms et j’ai monté son documentaire, Crazy Gorgone et un dieu hindou. Pierre-Joseph étant, on peut le
Quilt. Cela remonte à La Maman et la Putain, évidemment : dire, assez obsédé par le sexe, tous les pénis se sont cristallisés
j’ai aimé des ilms avec des gens qui parlent alors que je parle sur Kutta. Détail amusant à ce sujet : dans la scène de l’école
peu et suis entouré de gens qui ne parlent pas. d’horticulture, Vincent Barré dessine une leur, le solidage,
dont le nom vulgaire est « verge d’or ».
Vous avez écrit toutes les voix d’Un prince ?
Non, Mathilde Girard a écrit celle de Françoise Brown, Le fantastique, ou le merveilleux, était envisagé d’emblée ?
Vincent Barré celle du personnage qu’il joue, Alberto, et moi Oui, même si je l’appelle plutôt le surnaturel : quand on est
celle de Pierre-Joseph à tous les âges. Le point de départ est un aux aguets, attentif dans la nature, au quotidien, des choses
texte assez court que j’ai écrit, non scénarisé, complètement se mettent à apparaître. C’est ce que j’ai expérimenté dans
littéraire, à la première personne. Je l’ai fait lire à ces amis et La Vie après la mort et L’Heure du berger. Tourner entièrement
ils m’ont rejoint dans l’écriture. On s’est donc retrouvés avec seul, comme je l’ai souvent fait avant Un prince, m’a permis
trois très longs monologues, avant qu’intervienne ce que je d’utiliser la caméra presque comme un médium spirite, une
répugne à appeler le « découpage ». « caméra tropisme » qui permet de rendre visible l’invisible.
Prolonger cela avec une équipe de cinéma, surtout en trois
Si vous êtes réticent à employer ce mot, le montage, en revanche, semaines, n’est pas aisé. N’empêche, l’équipe était merveilleuse.
est parfois très net dans les enchaînements d’Un prince. Ce n’est pas un adjectif gratuit : rencontrer Antoine Pirotte
Oui, surtout après la mort de certains personnages, parce que à la Fémis a été une sorte de miracle. C’était la première fois
ce sont les morts qui font passer Pierre-Joseph à l’âge adulte. que je mettais les pieds dans une école de cinéma. J’y étais
Il y a dans le ilm quelque chose qui les annonce : la scène où invité à présenter des ilms aux étudiants, dont il était (il est
Françoise Brown entre dans une église et regarde un tableau issu de la promotion 2022-2023, ndlr). Je ne connaissais même
qui représente un loup vert. Il s’agit d’une légende que je pas le son de sa voix, mais je l’avais vu dans la salle, et Vincent
connais depuis mon enfance, celle de sainte Austreberthe de Barré avait pensé comme moi qu’il pourrait incarner Pierre-
Pavilly, où j’ai grandi, en Seine-Maritime, et où se situent Joseph. Il a accepté en me disant qu’il était passé chez moi
le bois et les cabanes du ilm. Cette nonne du Moyen Âge l’été précédent et m’avait déposé une lettre ! Avec des amis, ils
portait un jour sur un âne le linge des moines pour le laver, avaient volé un exemplaire des Cahiers et lu un article sur les
lorsqu’un loup a surgi et a tué l’âne. Mais le loup sera mau- DVD de mes ilms (Cahiers no 776, ndlr). Je me souvenais de
dit : il ne tuera plus d’animaux, il deviendra végétarien… et sa lettre, mais je n’avais pas répondu. Il avait vu Va,Toto !, enin,
vert. J’imaginais que cette peinture, que j’avais vue reproduite, il s’était endormi devant… À la Fémis, il a vu L’avenir le dira,
était minuscule. Je suis allé dans la chapelle et, à ma stupeur, le documentaire sur la récolte du lin où je ilme un père et un

CAHIERS DU CINÉMA 27 OCTOBRE 2023


FILM DU MOIS

ils, Pierre et Arnaud Barray. La première fois qu’Antoine est le frère de Françoise Brown dans le ilm, est un vrai botaniste
venu chez moi pour qu’on prépare le ilm, Pierre, qui y joue que je ilme dans son propre rôle. Nous partons en tournage
le pépiniériste (Adrien), était là, et avait envie de le rencontrer. cet été avec lui,Vincent Barré et Antoine Pirotte, autour de
Dès qu’il l’a vu, il a reconnu Pierre-Joseph et a dit : « Je veux son projet : recréer une forêt primaire dans le pays de Caux.
être dans le ilm. »
Les maisons qui servent de décors au ilm semblent de moins
Antoine Pirotte signe aussi l’image d’Un prince. en moins quotidiennes, de plus en plus « spirites » : on passe du pavillon
C’est aussi pour cela que je parle de miracle : quand je prends des parents de Pierre-Joseph à la cabane de chasse de son père,
le relais sur son personnage pour le jouer plus âgé, lui prend puis à ce manoir décati du prince, et enin, à votre « Black Maria »
le relais sur l’image. Nous sommes donc tous les deux chefs construite dans les bois.
opérateurs et tous les deux Pierre-Joseph. C’est parce qu’il Depuis le coninement, je me suis mis à mon compte pour
était dans ce cursus de chef opérateur à la Fémis que nous entretenir des jardins, et ces maisons sont celles de mes clients.
avons eu cette idée. Pour la Black Maria, l’idée était de construire un studio où
les morts et les animaux seraient convoqués. Si Un prince se
Vous n’avez pas craint de scinder ainsi l’interprétation clôt sur une séquence chamanique, c’est parce que je pense
du même personnage ? que le cinéma fait exactement cela : il réunit les vivants et les
Non. Quand je suis allé à la Fémis, en me voyant, une de ses morts.Voilà, c’est dit ! Mais c’est trop de le dire… Comment
camarades lui a même dit : « Pierre Creton, on dirait toi dans faut-il ne pas le dire ?
trente ans ! » Mais quel âge a-t-on, de toute façon ? Le ilm
pose un peu la question du temps, y compris celui de l’amour, En le mettant en scène.
combien de temps ça dure. Par rapport à cette idée de strates Oui, et avec cette actrice de théâtre extraordinaire, Évelyne
temporelles, il y a dans Un prince un ilm de leurs, qui vient Didi, qui joue la conidente : le ilm commence par la mère
des rushs d’un ilm d’ethnobotanique que nous avions tourné adoptive, Françoise Brown, et finit avec elle, Catherine
en 2006,Vincent Barré et moi, L’Arc d’iris, souvenir d’un jardin, Dubreuil, qui a aussi un pouvoir de médium, comme si elle
et que Pierre-Joseph regarde, bouleversé, au début, à l’école provoquait la dernière scène. Elle vient voir ce qu’elle a
d’horticulture. Ce bouleversement, je l’ai vécu, en voyageant entendu. En in de compte, la seule chose qui se dit est : « Ça
avec Vincent Barré, d’abord dans les îles Shetland, puis dans va, mon chien, ça va. » C’est aussi la seule fois où l’on entend
l’Himalaya, où nous sommes tombés sur certaines leurs que parler Moïse, l’apiculteur – et encore, il s’adresse à une bête.
l’on cultivait dans nos jardins, comme le géranium. Nous Les autres humains ont des cris d’animaux.
savions qu’elles étaient originaires de l’Himalaya. Mais chez
nous, ce la donne au mieux une belle toufe alors que là-bas
ce sont des collines entières, c’est étourdissant. De voir les Entretien réalisé par Charlotte Garson
plantes dans leur écosystème, c’est autre chose ! Mark Brown, à Paris, le 11 juin.

CAHIERS DU CINÉMA 28 OCTOBRE 2023


AVANT
LOVE LIFE,
LE 1ER FILM DE
KOJI FUKADA

UN FILM DE
KOJI FUKADA

LE 18 OCTOBRE AU CINÉMA
FILMS DU MOIS CAHIER CRITIQUE

© 2023 NORD-OUEST FILMS


EN SALLES
Dogman de Luc Besson 43 Le Règne animal de Thomas Cailley
The Creator de Gareth Edwards 46

4 OCTOBRE
L’Autre Laurens de Claude Schmitz
Bernadette de Léa Domenach
39
42
Animal on est mal
Des idées de génie ? de Brice Gravelle 43 par Jérôme Momcilovic
Lost in the Night d’Amat Escalante 44
Notre corps de Claire Simon 36
Le Règne animal de Thomas Cailley 32
uelle époque ! » : c’est une réplique qui peu suspect d’immodestie, reste que Le
L’air de la mer rend libre de Nadir Moknèche, Bichette de Lucas Gest,
Dehors dedans de François Havez, Entre les lignes d’Eva Husson,
Je vous salue salope : La Misogynie au temps du numérique
Q
« surgit prestement, pour clore l’ouver-
ture elle-même échevelée du Règne ani-
Règne animal est en partie ankylosé par les
ambitions de son scénario et une mise en
de Léa Clermont-Dion et Guylaine Maroist
mal. Pris dans un embouteillage alors scène contrainte à en livrer studieusement
qu’ils sont attendus au chevet de la mère le mode d’emploi. Ainsi de l’exemplarité
11 OCTOBRE à l’hôpital, un père (Romain Duris) et forcée de pans entiers du récit, comme
Le Consentement de Vanessa Filho 42
De la conquête de Franssou Prenant 40 son ils (Paul Kircher) s’engueulent. L’aîné ces séquences de vie lycéenne vouées de
La Fiancée du poète de Yolande Moreau 44 s’irrite de tout et notamment du retard du manière un peu trop patente à camper les
Lost Country de Vladimir Perisic 38 jeune, qui de son côté réagit jeunement – grands débats du moment (éco-anxiété,
Mal viver de João Canijo 47 moues ahuries, implication minimum, œil discrimination vs. tolérance, etc.).
Le Ravissement d’Iris Kaltenbäck 45 assez peu vif. Un grand bruit les inter- Cette raideur intermittente vient
Viver mal de João Canijo 47 rompt soudain, venu d’une ambulance contredire la finesse avec laquelle Les
L’Exorciste – Dévotion de David Gordon Green, Expend4bles
de Scott Waugh, Marie-Line et son juge de Jean-Pierre Améris,
dont le patient s’échappe, puis s’envole, Combattants longeait la voie du conte,
Mathilde d’Olivier Goujon, Vicenta B de Carlos Lechuga car voilà, c’est un homme-oiseau, quoique déployant une construction extrême-
cela n’étonne ni le père ni le ils ni per- ment réléchie sans jamais lui sacriier la
18 OCTOBRE sonne autour puisque, là où commence le vérité de ses personnages. L’appétit qui
Anselm (Le Bruit du temps) de Wim Wenders 41 ilm, cet étrange phénomène de mutation s’y manifestait notamment pour les gestes
La Comédie humaine de Kôji Fukada 42 (des hommes, des femmes, des enfants qui (gestes d’effort, d’amour, d’affirmation,
Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese 10 se métamorphosent lentement en bêtes de disséminés en discrets échos) était bien
Linda veut du poulet ! * de Chiara Malta 44 toutes sortes) est, comprend-on, un fait plus inventif que le behaviorisme méca-
et Sébastien Laudenbach
déjà bien établi. « Quelle époque ! », tranche nique auquel se cantonnent nombre de
Une année difficile d’Éric Toledano et Olivier Nakache 46
Un prince de Pierre Creton 24 un conducteur anonyme, le coude sur jeunes cinéastes français : chaque événe-
En bonne compagnie de Silvia Munt, Leo de Lokesh Kanagaraj, la portière. « Quelle époque, oui », répond ment y semblait animé de sa vie propre,
Une femme sur le toit d’Anna Jadowska Duris sans arrêter de faire la gueule. sans cesser pourtant d’aiguiller discrète-
« Quelle époque ! », c’est aussi un énoncé ment le spectateur en direction d’une
25 OCTOBRE universel de science-iction, et il n’échap- logique de fable. Si ce bel équilibre est
Second tour d’Albert Dupontel 45 pera à personne que cette histoire d’hu- en partie perdu (toujours soucieux de
The Old Oak * de Ken Loach 46 manité en mutation dans un monde cette musique des gestes, Cailley a ten-
Sissi & moi de Frauke Finsterwalder 45
3 jours max de Tarek BouDalí, Années en parenthèses 2020-2022
incertain n’est pas avare d’allégories. À dance ici à les faire signiier lourdement),
d’Hejer Charf, Chambre 999 de Lubna Playoust, Marin des montagnes Cannes où il faisait en mai l’ouverture il faut reconnaître, à la décharge du Règne
de Karim Aïnouz, Saw X de Kevin Greutert, Le Syndrome des amours d’Un Certain Regard, Le Règne animal animal, que son ambition est d’une tout
passées d’Ann Sirot et Raphaël Balboni, The Pod Generation fut aussitôt promu « métaphore du monde autre ampleur, et qu’il s’y joue un pari
de Sophie Barthes, Un pont au-dessus de l’océan de Francis Fourcou,
Le Vourdalak d’Adrien Beau
d’aujourd’hui » dans les médias, à qui ce qui force le respect. Car si un ilm aussi
label s’ofrait sur un plateau.Voilà, songe- bien fait que les Combattants ne pouvait
t-on, un travers commun ces temps-ci à que tirer son épingle du jeu dans la caté-
beaucoup de ilms fantastiques, pas seule- gorie très achalandée de la coming of age
ment français (un semblable écueil, sur un story à la française, ce deuxième ilm, près
sujet d’ailleurs voisin, guettait le Midnight de dix ans plus tard, vise un terrain pour
Special de Jef Nichols), qu’une anxieuse ainsi dire maudit : celui d’un grand spec-
envie de bien faire (s’assurer que le mes- tacle populaire à efets spéciaux et budget
sage passe, que le conte est bien perçu important (autour de 15 millions d’euros),
comme conte et remplit donc sa fonction nourri de rêves spielberguiens mais soli-
cathartique), souvent aggravée de forfan- dement ancré dans le territoire national.
terie (souligner les nobles intentions qui Gageons donc que l’intimidante responsa-
dorment dans la cale du film, et qu’on bilité qui est la sienne (aggravée d’avaries
réveille pour l’occasion), conduit à faire de tournage qui ne lui ont pas simpliié la
passer la charrue de la parabole avant les tâche) n’est pas étrangère à cette applica-
bœufs du spectacle. Or, si l’exemple de son tion un peu voyante avec laquelle le ilm
premier et précédent long métrage, l’épa- a cru devoir embrasser d’un trait tous les
* Film (co)produit ou distribué par une société dans laquelle
l'un des actionnaires des Cahiers du cinéma a une participation. tant Les Combattants, rend Thomas Cailley sujets, tous les maux de l’époque.

CAHIERS DU CINÉMA 32 OCTOBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

Son pari, en outre, est loin d’être tota- soient à ce point peuplés de proils têtus, couvant l’image du ils mais inéluctable-
lement perdu. D’une part, parce qu’en persévérants au minimum (c’était tout le ment tenu à distance par sa grandissante
dépit des embûches qu’il a semées lui- mouvement des Combattants : la circula- singularité. Soudain plus lottant, Le Règne
même sur son chemin, Le Règne animal tion screwball d’un entêtement extrême, animal y gagne une étrange torpeur, et
parvient à bâtir un imaginaire aussi sin- d’un corps vers l’autre). Et il est heu- un abandon dans lequel la fable trouvera
gulier que généreux, où s’accomplit avec reux que cette humeur obstinée étende in ine sa morale. Sans dévoiler cette in
une réelle audace la vocation de fabuliste son empire sur Le Règne animal à mesure (elle-même très proche en esprit du ilm
de Cailley. Exilés dans le Sud-Ouest où que le ilm s’approche de sa conclusion, de Jef Nichols), dans laquelle une ultime
les entraîne le sort de la mère (métamor- et en partie grâce à un point de bascule métamorphose advient, mais sur un autre
phosée en ourse, internée de force puis qui vient alléger son programme copieux. registre, disons tout de même qu’y vibre
égarée dans la nature), père et ils suivront Frappé par le même mal que sa mère mais une émotion d’autant plus forte que le
une trajectoire tendue vers un décor de résolu à garder sa métamorphose secrète, ilm, en retrouvant in extremis le point
forêt où le ilm, à mesure qu’il s’y replie, le fils entame une mue que la mise en de vue du père qui est naturellement le
déploie une belle réserve de trouvailles scène manie habilement. Habile, notam- sien, y embrasse avec bonheur la douce
(l’apprentissage douloureux de l’homme- ment, son choix de faire progresser cette capitulation de son personnage – face à
oiseau, au bord d’une lagune féérique), au transformation à un rythme infinitési- l’époque, face à l’avenir, fatigué de déchif-
croisement avantageux de ses inluences mal, offrant de faire se confondre tout frer, décidé enin à regarder. ■
manifestes (Miyazaki au premier chef) et à fait l’étrangeté apathique de l’adoles-
des ressources habilement puisées dans cence et les symptômes du léau. Le ilm, LE RÈGNE ANIMAL
le paysage (ce biotope landais où s’ab- enin, commence à prendre le temps, il a France, 2023
sorbait déjà Les Combattants). Il est frap- quelque chose à regarder : la singularité Réalisation Thomas Cailley
pant d’ailleurs de constater combien Le naturelle du visage, de la posture de son Scénario Thomas Cailley, Pauline Munier
Règne animal, pour une large part, est une jeune comédien Paul Kircher, révélé dans Image David Cailley
pure et simple reprise du ilm précédent, Le Lycéen – où frappait plutôt la bizarre- Montage Lilian Corbeille
dont les enjeux se voient paradoxalement rie de sa diction, ici moins sensible tant Son Fabrice Osinski
déployés (à l’échelle d’une fable explicite) Cailley le fait parler peu. Décors Julia Lemaire
en même temps que concentrés. Il est assez malin, surtout, de nous Costumes Ariane Daurat
La concentration y est un motif décisif, rendre ce corps plus étranger à mesure Musique Andrea Laszlo De Simone
en même temps qu’un trait que partagent que le récit resserre son attention sur lui. Interprétation Romain Duris, Paul Kircher, Adèle
visiblement le cinéaste et ses personnages. Le dernier mouvement du ilm opère à Exarchopoulos, Tom Mercier, Saadia Bentaïeb, Billie Blain,
Pour ces derniers, ce n’est pas loin d’une ce titre un basculement surprenant. Ayant Xavier Aubert
morale : une fois trouvée la voie pro- navigué tout du long entre les expériences Production Artemis Production, StudioCanal, France 2
mise par le récit d’apprentissage, y creu- du père et celle du fils, il se concentre Cinéma, Nord-Ouest films
ser ardemment le sillon de son destin, s’y alors sur la quête de l’adolescent, lais- Distribution StudioCanal
absorber corps et âme et ne plus faire sant le père hors champ mais comme en Durée 2h08
demi-tour. Il est singulier que ces ilms épousant secrètement son point de vue, Sortie 4 octobre

CAHIERS DU CINÉMA 33 OCTOBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

Il était un père
Entretien avec Thomas Cailley

Comme dans Les Combattants, votre précédent

© NORD-OUEST FILMS/IVAN MATHIÉ


ilm, la forêt joue un rôle essentiel dans Le
Règne animal. Comment avez-vous sinon
construit, du moins conçu ce lieu ?
C’est plus ou moins la même forêt
que dans Les Combattants, les landes
de Gascogne, où j’ai grandi. Dans des
endroits un peu secrets, il y a des lagunes
préservées qui datent d’avant la trans-
formation de la forêt par l’homme, en
contraste avec des champs de pins en
ligne droite, sous pesticides, sans lore ni
insecte ni oiseau ; d’un coup, les arbres
deviennent désordonnés, enchevêtrés, la
vie végétale et animale est grouillante,
bruyante. Ce trajet est celui du film :
on démarre sur une forêt industrielle,
silencieuse, et on termine sur une forêt
qui bruisse, qui hurle et vit de sa propre
logique. Le vivant, c’est ça : il est impré- Thomas Cailley et Romain Duris sur le tournage du Règne animal.
visible et fondamentalement mutant.
Les forêts, il faut plusieurs centaines ce qui s’est passé : on a constaté une rési- l’Australienne Patricia Piccinini, qui
d’années pour qu’elles retrouvent un lience de cette société, ou plutôt une sculpte des mutants. Nous sommes pas-
cycle naturel, que les plus beaux arbres fausse résilience, qui permettait de gar- sés du design à quelque chose de plus
tombent, pourrissent, que d’eux sortent der au maximum un statu quo, via des concret : comment filmer la peau, les
d’autres arbres, ce qui soulève les troncs, pulsions sécuritaires violentes. poils, en quoi l’humidité modifie les
crée des poches d’ombre et d’humidité : matières, crée des zones d’ombre. Émile
on passe de quelque chose de verti- Chaque détail d’écriture, dans un film et François entrent en interaction avec
cal à une chose chaotique, bouleversée. fantastique, doit devenir un casse-tête de mise les créatures, ils se battent avec elles, les
Visuellement, pour que le vert de cette en scène ou en tout cas une question technique. prennent dans les bras, or avoir un per-
forêt ait cohérence et matière, notre La préparation a duré un an. J’ai com- sonnage entièrement réel avec un per-
référence était Oncle Boonmee d’Apichat- mencé par travailler avec Frédér ic sonnage entièrement VFX (efets spéciaux
pong Weerasethakul, un vert plus bleuté Peeters, auteur suisse de BD, pour déve- numériques, ndlr) ne me semblait pas sou-
et humide que le jaune des Combattants. lopper librement un bestiaire. Je lui faisais haitable. On a donc fait le choix de les
des demandes de plus en plus précises : ilmer le plus physiquement possible, en
Ce passage de la verticalité à une dimension dessine-moi une adolescente porc-épic, ayant le moins possible recours aux efets
moins rectiligne est aussi celui d’une société ou l’ombre d’un enfant tamanoir qui numériques.
qui, littéralement, mute, et où ce qui apparaît s’éloigne dans un parking. Après cette
comme une maladie va inévitablement devenir première phase où nous nous sommes Comment articuler ces inspirations venues de
la norme. tout autorisé, nous avons donné ces l’art contemporain et la réalisation concrète
Oui, la transformation est progressive, personnages à des dessinateurs qui sont des costumes, des maquillages, des effets ?
pas binaire ou brutale : une contami- plus dans le souci de la façon dont est C’était le vrai défi, car je passais du
nation. À l’écriture, en 2019, j’ai tout faite une ossature, une musculature. Puis, temps avec les différents métiers, mais
de suite voulu que cela se déroule dans à un moment, je me suis dit que l’on je m’apercevais qu’ils ne se parlaient
notre société, et presque l’air de rien. Le arrivait trop vite à des choses connues, pas. On s’est donc tous mis au tra-
récit commence deux ans après le début des silhouettes issues de l’heroic fantasy vail ensemble en septembre 2021, avec
de ce changement ; on est encore dans ou du jeu vidéo, un imaginaire un peu les gens des prothèses et maquillages,
la perspective de soigner, d’éradiquer viriliste. Avec Virginie Montel, direc- les effets spéciaux, un character designer
le phénomène. Le père aussi prêche un trice artistique, nous avons en quelques capable de dessiner très vite des per-
retour à la normale. Or quelques mois semaines remplacé nos références par sonnages à mesure que l’on parlait, ma
plus tard, quand le Covid a éclaté, c’est de l’art contemporain, Ron Mueck ou première assistante, mon chef opérateur,

CAHIERS DU CINÉMA 34 OCTOBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

Dessin préparatoire pour Fix, l’homme-oiseau, réalisé par Fabien Ouvrard.

la direction de production, le directeur l’homme dépend d’une autre espèce ani- Il y a fort à parier que Le Règne animal
de casting, et une chorégraphe ; et nous male, les méduses, capables de régénérer soit plutôt interprété comme une allégorie
avons passé en revue toutes les scènes indéiniment l’ensemble de leurs cellules. sociétale, ce qui a d’ailleurs été fait à Cannes.
avec des créatures pendant un mois, avec Dans cette série, il est aussi question de Oui, certains articles ont même évoqué
des storyboards, et en se posant des ques- parentalité, et de la place de la jeunesse. les migrants, concernant les mutants.
tions précises : le personnage est en train Ici, l’enjeu pour François est d’apprendre J’ai l’impression que le ilm doit ouvrir
de tomber, donc si c’est un costume, est- à regarder son ils, à accueillir sa difé- quelque chose plutôt que de verrouil-
ce que ça va se voir ? Est-ce possible de rence. Mais surtout, dans Le Règne animal, ler du sens : la première scène, où l’on
le corriger par du numérique ? Le grand j’ai essayé d’être réaliste, voire trivial, et voit l’homme-oiseau, n’est pas ilmée de
tabou, c’est l’hybridation des techniques. j’ai choisi des décors réels : il n’y a ni manière spectaculaire, mais comme par
Mais j’y ai tenu. Par exemple, la tête du studio ni fond bleu. Nous avons accepté le trou de la serrure, du point de vue
morse est en animatronique, et la jeune les aléas des tournages en extérieur, les de l’automobiliste qui s’exclame « Quelle
femme calamar est une danseuse aux intempéries, les incendies (il y en a eu époque ! », pour qu’ensuite cela infuse, se
déplacements chorégraphiés, dans un pendant la préparation) pour gagner en propage. C’est la même chose avec le
costume travaillé pour sa fluidité, une crudité. décor naturel de forêt, qui au fur et à
ossature presque liquéiée, mais les avant- mesure s’approfondit, devient plus mys-
bras sont des manchons VFX. C’est un Ce réalisme ou le comique discret que térieux, jusqu’à devenir un monde.
travail fastidieux, mais possible. vous instillez donnent au ilm un caractère
assez français. La in désigne dans la forêt une communauté
Cette hybridation « règne » sur tout le ilm, Je suis nourri de cinéma français mais possible, donc une utopie.
qui jamais ne bascule dans la science-iction, aussi américain et asiatique, cela va de Oui, mais c’est tout autant une dimen-
contrairement à Ad vitam, votre série Arte La Mouche à Rencontres du troisième type sion naturelle que politique : la biodi-
de 2018. ou The Host, tout Miyazaki, mais aussi versité rappelle comment on fait société
Oui, un autre exemple d’hybridité de des ilms plus intimes et non fantastiques, ensemble. Ce n’est pas une liste de créa-
la forme a consisté pour nous à tourner comme À bout de course de Lumet, qui tures dont on peut rayer certains, tout
en numérique, pour pouvoir utiliser les parle d’un père et d’un ils dont les che- est interconnecté . D’ailleurs, quand j’ai
1

VFX, mais tout en ilmant un plan par mins se séparent. Je pourrais aussi citer imaginé les créatures du ilm, j’ai essayé
décor en 35 mm, comme celui sur la Il était un père d’Ozu ou Un monde par- de ne pas oublier de genres, mammi-
main d’Émile qui tient une plume. On a fait d’Eastwood. On part de la question fères, reptiles, oiseaux, arthropodes.
donc utilisé le 35 mm comme une réfé- de comment adapter le monde à notre Le premier modèle de société, c’est la
rence, une valeur d’étalonnage. Ad vitam enfant, pour arriver à celle du ilm d’Ozu : nature.
est en effet moins hybride, c’est de la comment apprendre à notre enfant à se
science-iction : l’action se déroule dans passer de nous ? C’est cela, pour moi, le 1
Sur les lectures d’essayistes et philosophes
le futur, où une innovation scientiique cœur du récit. À un moment, je me suis actuels qu’a faites Thomas Cailley,
voir Cahiers nº 800.
allonge indéiniment la vie des hommes. même dit : il n’est pas normal que je
Les points communs avec Le Règne ani- consacre la majeure partie de mon temps
mal, c’est que la société y fait face à un à l’élaboration des créatures alors qu’elles Entretien réalisé par Charlotte Garson
climat perturbé. D’ailleurs, le salut de vont occuper 10 % du ilm ! à Paris, le 19 juin.

CAHIERS DU CINÉMA 35 OCTOBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

Notre corps de Claire Simon

Gynécollectif
par Charlotte Garson

EClaire
n filmant le quotidien du service de
gynécologie de l’hôpital Tenon à Paris,
Simon ne se contente pas de col-
et où dans un hôpital fantasmé en antre
cronenberguien, la rencontre entre chair
et machine oscille entre violence de la
l’une d’elles, tandis qu’une autre, quand
le médecin airme que la « priorité est de
préserver la fertilité », met en avant d’autres
lectionner, près de trois heures durant, les viande et esthétisme graphique.Tout aussi priorités, d’ordre professionnel. Le face-
portraits de femmes à diférentes étapes intéressée par l’anatomie, Simon voit dans à-face médical, qui coïncide parfois avec
de leur vie, grossesse ou stérilité, mala- la description des organes une occasion celui des sexes, s’ofre de manière feutrée
die, transition de genre, agonie. Pour la pour chaque patiente d’appréhender son en arène de leurs rapports, jamais réglés
cinéaste, dont le dernier film, Vous ne corps à partir de sa désignation – comme ni stables. Le féminisme de Claire Simon
désirez que moi, abordait Duras oblique- s’il fallait une pathologie pour faire ce n’a pas à s’exprimer de manière frontale,
ment, il ne peut y avoir de portrait que geste de retour sur soi. il lui suit de ilmer un médecin qui se
compliqué, déstabilisé, débordé. Ici, la Dès lors, un cabinet de consultation complaît dans ses explications ou une
première complication vient de l’épo- ou une chambre d’hôpital sont avant tout manifestation contre les violences gyné-
que : Notre corps est un film à masques, des scènes de parole, et l’écoute de la cologiques devant l’hôpital pour que les
Covid oblige, si bien que, quand une cinéaste relève d’un intérêt créatif, frayant forces en jeu fassent ressentir la dimen-
patiente ôte le sien pour avaler la pilule dans le réel à la recherche d’une drama- sion puissamment politique de Notre
du lendemain, le plan frémit d’un événe- turgie. Ainsi de cette accouchée qui relate corps – le collectif gagné de haute lutte
ment épiphanique. L’autre complication ce qu’elle a vécu en soulignant combien, de son « Notre », et ce qu'a coûté à son
survient en in de tournage : ce service en pleine douleur de parturiente, elle autrice ce De corpore feminarum. La femme
que Simon a ilmé init par l’accueillir n’a pas vu que son bébé était né. Ou de est immense et pleine de dangers. ■
elle-même, à la défaveur de la découverte cette laborantine qui, décrivant pour un
d’une tumeur au sein. Peut-on envi- interne, à mesure qu’elle les efectue, les
sager franchissement plus terriblement étapes de la PMA in vitro, s’apparente NOTRE CORPS
« immersif » que de passer de ilmeuse à à une cinéaste qui ilmerait une histoire France, 2023
patiente ? « Entre chez moi et l’hôpital, il y d’amour microscopique. Réalisation, image Claire Simon
a le cimetière », remarquait-t-elle of alors Le trajet que dessine l’écoute de Son Flavia Cordey
qu’elle enfourchait son vélo au début, Claire Simon est aussi celui d’une prise Montage Luc Corveille
pour aller tourner. de parole des femmes, d’abord privées Musique Elias Boughedir
Cette ironie tragique, Simon s’en saisit de mots face à des symptômes qui bou- Production Madison Films
comme d’une question de mise en scène. leversent, au-delà de leurs organes, leur Distribution Dulac Distribution
Aussi choisit-elle de se faire soigner dans vie familiale et leur sexualité. « Je préfère Durée 2h48
ce même service et demande-t-elle à la avoir mal que de ne pas avoir envie », lâche Sortie 4 octobre
cheffe opératrice Céline Bozon de la
filmer quand le médecin lui annonce
© DULAC DISTRIBUTION

sa maladie. Pourtant, ce passage devant


la caméra ne modiie pas ce qui tient le
ilm de bout en bout : la tension entre la
précision appliquée au ilmage du corps
féminin et la soustraction au regard des
organes gynécologiques. Notre corps, sous
ses airs de chronique d’hôpital, a l’am-
bition démesurée et concrète de rendre
compte avec les moyens du cinéma de
l’absence/présence des viscères, hors
d’atteinte pour qui ne palpe, scanne,
sonde ou incise. De circonscrire, de
manière cubiste, le corps féminin. Nous
sommes à l’opposé de De humani corporis
fabrica, sorti en janvier dernier, où Lucien
Castaing-Taylor et Verena Paravel se foca-
lisent sur les organes et leurs découpes,

CAHIERS DU CINÉMA 36 OCTOBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

RÉTROSPECTIVE. Du 21 septembre au 1er novembre, « Claire Simon, les rêves dont les ilms sont
faits », organisée par la Cinémathèque du documentaire à la BPI, embrasse l’œuvre documentaire
de la cinéaste. Retour en quatre points sur quarante ans de travail.

Claire Simon, une prose épique


Ce sont des êtres ancrés dans une réalité

© DULAC DISTRIBUTION
sociale mais portés à vouloir un autre état
de choses. Le drame d’élection de Simon
est celui de la débrouille grâce à laquelle
les aspirations tiennent face au manque
d’argent. Drame qui, dans les pas mus par
l’urgence d’un patron qui tente de sauver
son entreprise de plats surgelés, permet
dans Coûte que coûte (1995) de nouer à
merveille l’attention prosaïque au monde
et une dimension épique. Drame où
transparaît aussi une sympathie pour ceux
qui, de la secrétaire des Ateliers Varan
allongée sur l’herbe au bord d’une rue
dans Moi non, ou l’argent de Patricia (1981)
à ceux qui ont planté leur tente au bois
de Vincennes, ne parviennent ou ne se
résolvent pas à s’intégrer à la machine.

Premières solitudes (2018). 4. Qu’elle s’attache aux dernières tour-


nées d’un médecin (Les Patients, 1989)
1. Dans Mimi (2002), au détour d’un ilms. Mais ce sens de la proximité va de ou à la sélection de futurs techniciens
souvenir d’éveil sensuel et d’un pano- pair avec un goût de la mise en lien et et cinéastes (Le Concours, 2016), Claire
ramique, un violoniste apparaît dans une tension vers l’ailleurs. Dans Une Simon révèle des relations qui excèdent
le cadre, jouant la musique du ilm. Ce journée de vacances (1983), l’attention se la fonction professionnelle. Dès la mater-
trait de mise en scène révèle le credo partage entre le père et son infirmier nelle de Récréations, la reproduction, la
d’une cinéaste pour qui l’affect et le malgache ; et la découverte de la gare du domination et les répartitions genrées
romanesque ne sont pas extérieurs au Nord, dans Géographie humaine (2012), se coexistent avec la puissance d’un ima-
réel mais l’imprègnent au il des paroles fait aux côtés de Simon, l’ami d’enfance, ginaire qui transforme des brindilles en
et des expériences. Le scénario, chez dont le tiraillement entre la France et maison. Dans Le Bois dont les rêves sont
Claire Simon, est remplacé par ce que l’Algérie offre un miroir aux multiples faits (2015), Stéphanie, prostituée, est à
les personnes ont vécu, ce qu’elles se parcours d’immigration des passagers la fois une travailleuse conquérant son
racontent ou rêvent, son travail consis- et employés. Ruse économique : Claire indépendance et une mère qui, accompa-
tant pour une bonne part à sculpter Simon n’est pas une globe-trotteuse mais, gnée de sa ille, mène sa barque par une
dans la matière brute du réel pour faire de cette gare au bois de Vincennes, sait après-midi de printemps ensoleillée. Aux
émerger des histoires, manières d’être et choisir des lieux-mondes où se croisent discussions sur la famille et l’amour de
désirs en mouvement. Si la présence de les origines et les milieux. Et si chacun Premières solitudes, Claire Simon adjoint
la cinéaste-ilmeuse est souvent sensible à a son histoire, les récits se nourrissent de une séquence où Lisa, la seule ille disant
la lisière du cadre, son geste, sans dogme juxtapositions : ilmer sa propre ille dans ne pas vouloir d’enfant, fait ses courses
ni ostentation esthétique, oscille entre le 800 km de différence (2001) permet de en calculant les prix. Entre sens pra-
retrait face aux situations et l’interven- saisir l’histoire d’amour qui se raconte à tique et décollage imaginaire, les histoires
tion ou l’artifice assumés, qu’il s’agisse deux voix, mais aussi de mesurer l’écart de Claire Simon s’arriment à cet autre
de doubler les paroles des enfants pour entre une adolescente citadine et un gar- credo : le corps social est un corps dési-
Récréations (1993) ou de provoquer des çon provincial. rant – et vice versa. ■
conversations entre lycéens dans Premières Romain Lefebvre
solitudes (2018). 3. Dans Le Fils de l’épicier, le Maire, le
Village et le Monde (2020), qu’ont en Également ce mois-ci, rétrospective des fictions
2. Claire Simon compose avec ce qui lui commun les agriculteurs et les fanas de de Claire Simon au Reflet Médicis (Paris). Parution du coffret
est proche, faisant d’amis ou de membres documentaire sinon un labeur artisa- DVD et sortie VOD de la série documentaire Le Village (2019).
de sa famille les protagonistes de plusieurs nal qui s’afronte à la loi économique ? Les Alchimistes films.

CAHIERS DU CINÉMA 37 OCTOBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

Lost Country de Vladimir Perisic

Belgrade, année zéro


par Thierry Méranger

Pde eunéoréalisme
de cinéastes évoquent d’emblée le
rossellinien comme source
leur travail.Vladimir Perisic le fait, et
force se trouve décuplée vingt ans plus
tard par la présence d’un duo mère-ils.
Au-delà de la dimension autobiogra-
éléments symboliques renvoient au
contexte politique ou à l’ambiance des
années sida, la plupart des costumes et
à bon droit. Après l’implacable Ordinary phique de ce choix (le cinéaste a soufert décors désignent tout autant le présent
People (2009), c’est encore le rapport à de la compromission de sa propre mère que la fin du xxe siècle. Manière pour
l’histoire de la Serbie qui sous-tend son sous Milosevic), est soulignée la virtua- Perisic de dénoncer les tares d’une société
second long métrage, où il fait de la lité œdipienne d’un scénario dans lequel qui n’a pas réglé ses comptes, mais aussi
Yougoslavie de ses 20 ans le « pays perdu » prendre le parti des insurgés revient à de revenir au thème qui de son propre
du titre. La présence souvent mutique trahir l’autre du couple. Marklena – le aveu l’obsède : l’impossible acceptation de
de Stefan, 15 ans (Jovan Ginic), habite prénom de la mère, ironiquement choisi, la réalité. Et le cinéaste, dans un entretien,
tous les plans d’une chronique qui sug- est la contraction de Marx et Lénine – de citer Deleuze qui décrit Allemagne,
gère la décomposition de son monde, apparaît ainsi, sans que leur rencontre ait année zéro et semble annoncer la tragédie
en cet automne 1996 où les socialistes lieu, comme la rivale de Hana, devenue de Lost Country : « C’est un enfant qui erre
nationalistes de Milosevic falsifient le la petite-amie de son fils. À l’envahis- dans les ruines de Berlin et qui meurt de ce
résultat des municipales et répriment sant baiser maternel qui tache la joue de qu’il voit. » ■
violemment les révoltes – essentiellement Stefan de rouge à lèvres répond ainsi le
étudiantes – qui s’opposent à ce coup sourire de clown triste que lui dessine la LOST COUNTRY
d’État. Le scénario très maîtrisé (cosigné jeune ille au retour d’une manifestation France, Serbie, Luxembourg, Croatie, 2023
par Alice Winocour) tient dans un récit joyeuse. La mère possessive aura tôt fait Réalisation Vladimir Perisic
familial unique le drame intime et la per- de vouloir efacer ce maquillage carnava- Scénario Vladimir Perisic, Alice Winocour
spective historique : Stefan, engagé avec lesque en berçant son enfant d’un : « Ce Image Sarah Blum, Louise Boktay Courcier
ses amis dans la contestation du régime, n’est pas [sa] révolution. » L’actrice Jasna Son Roman Dymny, Olivier Goinard
vénère sa mère, qui soutient les men- Duricic, qui jouait déjà la mère dans le Montage Martial Salomon, Jelena Maksimovic
songes d’un gouvernement dont elle est court de 2003, interprète cette fois-ci une Décors Daniela Dimitrovska
la voix oicielle, alors qu’elle tente de héroïne de tragédie dont l’amour quasi- Musique Alen et Nenad Sinkauz
cacher à son ils les cyniques faux-sem- incestueux pour son « petit homme » Interprétation Jovan Ginic, Jasna Duricic, Miodrag Jovanovic,
blants de ses actions politiques. Sur (« C’est pour toi que je fais cela ») semble à Lazar Kocic, Pavle Cemerikic
fond d’Internationale extradiégétique, ses propres yeux justiier tous les men- Production Kinoelektron, Easy Riders Films, Trilema
les premières images brossent le tableau songes. Le ilm tend ainsi vers une uni- Distribution Rezo Films
d’un séjour à la campagne où tout ren- versalité que conirme la sobriété de sa Durée 1h38
voie à la Yougoslavie de Tito et au passé reconstitution historique. Si quelques Sortie 11 octobre
de résistant d’un afectueux grand-père.
Cette vision est celle d’un paradis perdu,
© KINOELEKTRON/EASY RIDERS FILMS

tant pour le pays que pour l’adolescent


vite ramené dans la capitale par sa mère,
déplaçant le ilm en milieu urbain sans
retour possible. La suite conte donc sans
équivoque le basculement de l’éden vers
l’enfer. À mesure que la répression s’abat,
Stefan entrevoit la duplicité de sa mère
tandis que, méprisé par des camarades qui
ne voient bientôt en lui que le rejeton
d’une dignitaire du régime, il est peu à
peu persécuté.
Si l’intrigue de Lost Country renvoie
à la matrice du ilm de in d’études de
Perisic, Dremano oko (2003), où un enfant
était rendu responsable par ses camarades
des exactions commises par son père à
l’occasion des événements de 1996, sa

CAHIERS DU CINÉMA 38 OCTOBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

duo de lics (Rodolphe Burger donc et


© WRONG MEN/CHEVALDEUXTROIS

François Soetens, muse habituelle de


Schmitz) dont les irruptions comiques
sont aussi comme des apartés commentant
la trame. Français, espagnol, anglais ; rock,
blues, bastringue ; ilm noir, drame fami-
lial, aventures à la frontière. Les mélanges
de genres, langues et styles créent une
constante étrangeté mais témoignent sur-
tout de l’immense ambition d’un ilm qui
tisse toutes ses puissances dans le trou de
son récit, une volatilisation qui a quelque
chose d’inévitable, de déjà acquise.
Si François Laurens s’est évaporé, c’est
à cause de la crise économique, qui a
désintégré son empire de spéculation et
de magouille, sa voiture même ayant été
réduite à un tas de cendres après l’acci-
L’Autre Laurens de Claude Schmitz dent ; l’ancien militaire américain dit aussi
avoir perdu son afaire de vols touristiques
dans le Colorado à cause de la pandémie.

Perpignan, Grand Canyon De là à y voir un parallèle avec une crise


de la iction, il n’y a qu’un pas, car la force
de L’Autre Laurens sera de collecter ces
par Fernando Ganzo ictions littéralement ruinées, comme des
ilms désormais impossibles, et de les por-
ter sur un territoire, justement, « autre », où

Udevant
n regard dans le vide. Un homme, tota-
lement ahuri, contemple un champ
une boîte de nuit, baigné dans
une absence, en jetant dans le moule des
ingrédients de façon presque incongrue.
C’est aussi une invitation à l’aventure et
elles s’avèrent tout aussi vertigineuses et
émouvantes. Ainsi, les pathétiques péripé-
ties du frère pauvre singeant celles du frère
l’obscurité à peine rehaussée de quelques une preuve de foi dans le hasard cinémato- mafioso font de lui un père, tandis que
halogènes. Rien qui pourrait attirer ce graphique, comme une sorte de réponse lors d’une hallucinante séquence inale un
regard fou, à part peut-être un cactus. Il belge à La lor de Mariano Llinás. simple vol d’hélicoptère nous transporte
init par le formuler, en espagnol : c’est là Schmitz n’arrondit pas les angles, il ne le temps d’un délire au-dessus du Grand
qu’il a vu l’inconcevable. Deux fois, un craint pas la cacophonie, s’imposant une Canyon. On plane. Dans Lucie perd son che-
homme qui n’était plus est passé devant ses frontalité contraire à toute forme d’illu- val (2021), Claude Schmitz déshabillait un
yeux. Un fantôme. L’Autre Laurens démarre sionnisme. Ça se voit, ça s’entend. La ilm de chevalières médiévales pour l’as-
ainsi sa iction par une igure ôtée à notre musique même pioche dans un pot-pourri sécher en expérience théâtrale coninée
vue, littéralement spectrale. Soustraction improbable : les synthés côtoient les cordes où la vie d’actrice devenait l’essence du
qui s’avère déceptive. Car Claude Schmitz blues et les voix jazz, puis une musique récit. L’Autre Laurens est au contraire bâti
opère ici par addition. D’abord, 1+1 : le vaguement latine version « aventures tropi- à partir de ruines, d’absences, d’illusions,
frère jumeau du mort se présente très vite cales », avant que Rodolphe Burger n’en- et se glisse parmi les nuages, étranges et
comme protagoniste et comme possible lève son déguisement de lic de Perpignan enivrants, de la fantaisie pure. ■
explication du phénomène surnaturel pour clore le ilm sur une longue impro
en ouverture. Gabriel Laurens (Olivier de guitare. Le binôme Gabriel/Jade, déjà L’AUTRE LAURENS
Rabourdin) travaille comme détective construit sur un contraste (vieux détec- Belgique, France, 2023
privé à Bruxelles, mais la visite de sa nièce tive dépressif et fauché /ado dark au cœur Réalisation Claude Schmitz
Jade (Louise Leroy), désormais orpheline, déchiré) que la diférence de registre et Scénario Claude Schmitz, Kostia Testut
va l’emmener du côté de la frontière fran- de technique de ses interprètes exploite à Image Florian Berutti
co-espagnole pour enquêter sur la mort de l’extrême, se retrouve confronté dans son Montage Marine Beaune
« l’autre » Laurens, François, frère riche et enquête à une série de troupes qui sem- Son Thomas Berliner
capo local dont il est la version perdante, bleraient avoir trouvé, entre la France et Décors Matthieu Buffler
ou « floue », comme la qualifie la veuve, l’Espagne, le seul point de rencontre pos- Musique Thomas Turine
Shelby (Kate Moran). Un vivant sur les sible de leurs trajets : la veuve, d’abord, puis Interprétation Olivier Rabourdin, Louise Leroy, Kate Moran,
traces d’un mort, c’est un point de bas- son complice ancien militaire américain Marc Barbé, Edwin Gaffney, Tibo Vadenborre, David
cule introspective cher au ilm noir. Chez (Edwin Gafney), mais aussi une bande de Vankovenberghe, Rodolphe Burger, Francis Soetens
Schmitz, c’est une façon de sortir de ses vieux motards, les Perpignan Riders 66 Production Wrong Men, Chevaldeuxtrois
rails ; pour les personnages et leurs inter- (dont le leader est interprété par Marc Distribution Arizona Distribution
prètes comme pour le ilm, c’est la possi- Barbé), et une organisation de gangsters Durée 1h57
bilité de construire une iction à travers ibériques pantoulards, tous suivis par un Sortie 4 octobre

CAHIERS DU CINÉMA 39 OCTOBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

laisse pas l’histoire à sa place, et se refuse


De la conquête de Franssou Prenant à susciter un sentiment de clôture ou de
réparation. Puisque le passé fait partie
du présent, il serait illusoire de vouloir

Alger outragé le visiter et en ressortir indemne. Il s’agit


plutôt d’ouvrir une brèche dans le temps
et de révéler la porosité des époques.
par Olivia Cooper-Hadjian Dans les textes portant sur la conquête,
par le biais des images, affleurent des
ramiications mieux connues – colonisa-

Dde ans les cours d’histoire dispensés aux


jeunes citoyens de France, la conquête
territoires à des ins de colonisation
place dans une écoute active, non sans
fausses pistes (les voix n’incarnent pas
toujours les mêmes auteurs). Cet état
tion, décolonisation, torture, terrorisme –
et le temps long ainsi convoqué court
jusqu’au présent. Les paroles mettent
par les puissances européennes apparaît d’ouverture ne rend que plus terrible le en évidence ce qu’implique, bien plus
comme un non-sujet, un fait abstrait, choc provoqué par les discours, extraits que la simple occupation d’une région,
accompli instantanément et semble-t-il de rapports, de mémoires, d’essais, tous son appropriation : la volonté des don-
sans heurts. À celle de l’Algérie en par- d’une violence inouïe autant par la vision neurs d’ordres d’efacer, par la destruc-
ticulier, Franssou Prenant, adepte du de l’autre qu’ils véhiculent que par les tion des infrastructures, des archives, des
film-essai et du Super 8 dont on a pu crimes dont ils rendent compte, touchant institutions, la culture qui tient un pays
voir en salles en 2000 Paris, mon petit corps en premier lieu les civils – le ilm s’attarde ensemble.Tout en se refusant à une fonc-
est bien las de ce grand monde, s’emploie à notamment sur les « enfumades » d’hom- tion illustrative, les images en témoignent,
redonner de la chair, à travers la présence mes, femmes et enfants par centaines à car la présence française a laissé des traces
que le cinéma sait le plus idèlement res- la fois dans des grottes. Dès le moment partout. C’est notamment l’objet de la
tituer : celle des voix. Diverses dans leurs des faits, leur cruauté fût dénoncée par seconde partie du ilm, qui délaisse l’hor-
timbres et leurs élocutions, quelques- certains (« Nous avons débordé en barbarie reur la plus manifeste pour se concentrer
unes lisent des textes rédigés entre 1830 les barbares que nous avons voulu civiliser »), sur la refonte de la ville d’Alger, la bête
et 1848 par des protagonistes ou specta- signe que la distance historique ne suit transposition d’un modèle sur un terri-
teurs des événements, du roi Charles X pas à expliquer une telle barbarie. toire auquel il n’est pas adapté. On com-
à Victor Hugo en passant par des cheiks Le temps sur lequel les mots se réver- prend que celle-ci n’a rien d’anecdotique,
algériens et autres militaires français (on bèrent est d’ailleurs le nôtre : les images mais fait partie de ces actes commis pour
trouve parmi leurs interprètes Christophe du film ont été tournées par Prenant meurtrir un peuple de façon telle que
Clavert, collaborateur régulier de Jean- entre 1986 et 2017, en France et surtout ses blessures ne puissent jamais tout à fait
Marie Straub, le cinéaste Lamine Ammar- en Algérie, où elle a vécu de nombreuses se refermer. Même lorsqu’elles s’en font
Khodja, l’acteur et metteur en scène années (certaines, tournées à Alger en l’écho direct, les images brillent par une
Marcel Bozonnet ou l’écr ivain Jean 2009-2010, avaient vocation à figurer forme de résistance aux textes, travaillant
Rolin). Parce que les sources ne sont dans Bienvenue à Madagascar, 2015). De à l’encontre d’une univocité confor-
nommées qu’au générique, le ilm nous la conquête organise une plongée qui ne table. La violence des mots se heurte à
la douceur des scènes pour instaurer une
atmosphère énigmatique, qui montre
autant ce qui a résisté à la destruction
que l’invisibilité de l’horreur. L’attention
aux mouvements ordinaires d’une ville, à
la façon dont les corps habitent les lieux
dote chaque plan d’une picturalité intem-
porelle, qui transcende autant que pos-
sible le regard malveillant qui fut porté
sur l’Algérie par ses conquérants, et ren-
drait plutôt compte de ce que la France
a voulu s’y arroger, à commencer par sa
lumière. Ce pays ne se laisse pas réduire à
un outrage et, sous les discours haineux et
les vestiges coloniaux, subsiste avant tout
une indiférence souveraine. ■

DE LA CONQUÊTE
France, 2022
Réalisation, scénario, image, son, montage Franssou Prenant
© LA TRAVERSE

Production, distribution La Traverse


Durée 1h15
Sortie 11 octobre

CAHIERS DU CINÉMA 40 OCTOBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

d’un autoportrait. Wenders n’occupe plus


la place du ciné-fils (qui ilmait la in de
Nicholas Ray dans Nick’s Movie), mais
celle d’un frère d’art préoccupé par le fait
de justiier le cinéma grâce à sa dévotion
envers les arts plastiques.
Un autre Allemand, bien plus expé-
rimental que lui, a assez tôt proclamé
son admiration pour Kiefer : il s’agit de
Hans-Jürgen Syberberg, dont Hitler, un
film d’Allemagne, sa somme, possède de
nombreuses convergences avec les travaux
du premier Kiefer. Il a même filmé, en
© LES FILMS DU LOSANGE

1997, une exposition de Kiefer à Berlin


dans un volet de Caverne de la mémoire.
Or, contrairement à Syberberg, Wenders
ne relève pas tant dans les productions du
sculpteur un art des ruines. Ses femmes
sans tête possèdent voix, vie et mémoire ;
Anselm (Le Bruit du temps) de Wim Wenders même ses tableaux d’après des poèmes de
Paul Celan sont associés à des lectures où
le spectateur entend les accélérations ié-

Kiefer, le festin de pierre vreuses du poète lui-même (idem pour


Ingeborg Bachmann). Wenders invoque
une monumentalité de l’instant, qui, en
par Jean-Marie Samocki actualisant l’œuvre, la déshistoricise en
croyant la rendre universelle.
En efet, même si le cinéaste évoque

ÀWimlarebours du stéréotype selon lequel


3D serait forcément immersive,
Wenders pense la tridimension-
leur volume, Wenders permet au specta-
teur d’habiter le même espace qu’elles, et
de les regarder comme des igures autant
de façon chronologique les ateliers du
plasticien, ses déménagements tout autant
que ses expositions provocatrices, il met
nalité plutôt comme un surgissement de humaines que végétales, issues du paysage en scène de courtes séquences de iction
l’objet que comme un engloutissement et incorporées à lui. Il étend ce destin évoquant des moments plus ou moins
du regard. Pourtant, en filmant le pein- d’œuvre d’art à chaque espace créé par imaginaires de la vie de Kiefer avec le
tre Anselm Kiefer parcourir à vélo son Kiefer : les murs et les lieux deviennent propre ils de l’artiste et le petit-neveu du
immense atelier de la banlieue parisienne des extensions de ses travaux, des formes cinéaste, Anton. Désir d’une transmission
dans lequel il entrepose ses toiles gigan- d’écosystèmes qui cherchent à s’émanciper généalogique ? Tentative d’une scénogra-
tesques et les façonne en accumulant les du site de l’image. Le paysage devient une phie de l’origine, plutôt. Au dernier plan
matériaux divers (enduits, végétaux, pierres, œuvre tout autant que celle-ci s’approprie d’Anselm, Kiefer porte sur ses épaules
papier et cheveux) qu’il colle, brûle et fait le paysage et le transigure. Anton, le regard tendu vers la promesse
sécher, Wenders ne résiste pas à la tenta- Toutefois, Wenders se pose aussi en d’une aube. Ce n’est plus Énée qui porte
tion d’utiliser la profondeur de champ recréateur, cherchant à retrouver au gré Anchise, mais l’inverse. Chaque plan de
pour démultiplier les effets de perspective, des saisons, entre landes enneigées et col- Wenders cherche la trace d’une naissance,
rapetissant au passage le plasticien alle- lines au printemps, des équivalents de que ce soit celle d’une perception, d’une
mand au point d’en faire un détail dans lumière et de composition aux tableaux œuvre d’art, d’une vocation. Le passé que
un espace rendu monumental. Mais ce tra- de Kiefer. Le travail sonore, impression- Kiefer critique et dépose dans ses toiles,
vail d’approfondissement de la perception nant, ne consiste pas seulement à former Wenders lui tourne le dos, ne commé-
sert surtout à mythiier Kiefer, fragile trace un écho musical ; la rumeur de soule et morant que l’éternel retour du présent. ■
d’humanité devant ses installations déme- de voix qui accompagne les plans (parfois
surées, parfois ascétique tel un moine soldat de façon pompeuse) invente une impres- ANSELM (LE BRUIT DU TEMPS)
ou un prêtre ouvrier, partagé entre médi- sion de volume analogue à celle qui se (ANSELM – DAS RAUSCHEN DER ZEIT)
tation silencieuse et fabrication matérielle, déploie dans l’image. Ce faisant, le docu- Allemagne, 2023
le plus souvent igure prométhéenne qui mentaire s’inscrit dans la iliation des anges Réalisation Wim Wenders
combat la création par le feu et la gouache, évanescents des Ailes du désir : la fascination Image Franz Lustig
juché sur son échafaudage. de Wenders pour l’architecture démesu- Montage Maxine Goedicke
À l’instar de la séquence d’ouverture, rée de Kiefer, ses bibliothèques, ses eigies Musique Leonard Küssner
la 3D donne la mesure de sa puissance mélancoliques permet de voir en retour Production Karsten Brünig, Jeremy Thomas
lorsqu’elle est appliquée aux sculptures. Les dans ses ilms des préigurations postmo- Distribution Les Films du Losange
silhouettes taillées dans la pierre semblent dernes. Le choix même de Kiefer, de la Durée 1h33
prendre corps dans l’image. En restituant même génération que lui, signe la tentative Sortie 18 octobre

CAHIERS DU CINÉMA 41 OCTOBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

une relation se tisse entre deux inconnues


© 2008 HUMAN COMEDY IN TOKYO FILM PARTNERS

autour d’un spectacle de butô, grâce au


lapin posé par le compagnon de l’une.
Fukada ilme la naissance de cette ami-
tié comme une aventure précaire, grevée
par l’échec mutuel de leurs relations sen-
timentales, et déjà en surplace, les deux
femmes ne cessant de revenir sur leurs
pas pour retrouver une brochure égarée.
« Photo » gravit encore quelques barreaux
sur l’échelle des illusions perdues : une
jeune photographe, personnage d’artiste
ratée qui ne détonnerait pas chez Hong
Sang-soo, attend en vain que ses amis
passent visiter la galerie où elle expose
ses piètres clichés. Enin, « Bras droit », le
dernier et le plus saisissant des sketches,
ouvre sous les pieds d’un jeune couple
un abîme de non-dits : le garçon, passé
sous un camion, perd son bras droit et se
La Comédie humaine de Kôji Fukada.
met à soufrir du syndrome du « membre
fantôme », tandis que son épouse attend
Bernadette en tant que femme née en 1933 dans une un bébé. À partir de cet élément quasi
de Léa Domenach vieille bourgeoisie française anoblie sur le fantastique qui confronte le personnage
France, 2023. Avec Catherine Deneuve, tard ? C’eût été instructif. Ses deux illes aux limites de son humanité (on songe
Michel Vuillermoz, Denis Podalydès. 1h32. aussi sont sacriiées. Quelques séquences à l’androïde de Sayonara), le cinéaste
Sortie le 4 octobre. posées à la va-comme-je-te-pousse font gratte avec un humour féroce l’hypocri-
Juste après l’assez convaincante série Tapie apparaître l’anorexique Laurence pour la sie amoncelée dans le couple (l’enfant à
(lire Cahiers nº 801), Bernadette conirme forme, et bâclent la rivalité entre Ber- venir n’est pas de qui l’on pense) comme
une tendance du biopic émulsionné, du nadette et Claude, la jeune célibataire dans le travail : il faut voir comment le
fake non pas deep mais artisanal : on ins- « moderne » qui régit la communication jeune homme, licencié car plus assez ei-
trumentalise une igure publique pour de son père. Quand le patriarche est fau- cace, se jette sur un patron dégoulinant
jouer avec elle à la poupée, sans s’encom- ché par un AVC, le mélo basique prend le de fausse pitié pour l’étrangler de sa main
brer de l’exactitude biographique. Ber- relais. Choisir Catherine Deneuve pour invisible. Chez Fukada comme chez Bal-
nadette croit l’assumer via les laborieux incarner Bernadette init d’être à côté de zac, « tout est double, même la vertu », bien
intermèdes d’un chœur d’église chantant la plaque : la star ne peut rendre justice à que la leçon soit ici délivrée avec plus de
les informations habituellement relayées cette femme raide, qui ne revendiquait souplesse et de inesse métaphorique que
par des intertitres. Cela n’empêche pas précisément aucun glamour.Tant de célé- dans ses ilms les plus récents.
le ilm d’être un croquis morne, dode- brités pour produire du tofu. Élie Raufaste
linant entre le sérieux et le comique, Hervé Aubron
tant il n’adopte aucun objet ou horizon
précis. Seul parti pris : il se limite aux Le Consentement
deux mandats présidentiels de Chirac, La Comédie humaine de Vanessa Filho
durant lesquels sa femme bataille pour de Kôji Fukada France, 2023. Avec Kim Higelin, Lætitia Casta,
conquérir son existence propre à coup Japon, 2008. Avec Kanji Furutachi, Makoto Adachi, Jean-Paul Rouve. 1h58. Sortie le 11 octobre.
de pièces jaunes. Que s’agit-il de saisir ? Kentaro Abe. 2h20. Sortie le 18 octobre. Le Consentement, dans lequel Vanessa
Un moment français ? On se contente de Tout comme Hospitalité, montré en Springora relate sa relation avec Gabriel
badigeonner des archives télé. La cruauté France plus de dix ans après sa sortie Matznef, situe la possibilité d’une répara-
du pouvoir ? L’arène politique demeure au Japon, les trois contes moraux qui tion dans la capacité à écrire, trente-cinq
hors champ, et les pastiches de Villepin et composent La Comédie humaine, film à ans après les faits pédocriminels. L’adap-
Sarkozy apparaissent comme des avatars sketches réalisé par Kôji Fukada au début tation de Vanessa Filho raconte cette
aussi isolés que peu eicients. Le couple ? de sa carrière, permettent de compléter le boucle : encouragée à devenir écrivaine
Cela conine aux « Scènes de ménages » texte à trous de sa ilmographie profuse par un ami de sa mère, l’adolescente avait
de M6, avec un Chirac en Guignol délavé. et disparate. Débutant sur un ton badin, délaissé ce conseil pour devenir objet
Ne surnage plus qu’un vague féminisme ce triptyque couve en fait une cruauté d’écriture de Matznef, tombant à 14 ans
se voulant magnanime en tendant les frontale, proche de l’acidité d’Harmonium dans les rets du prédateur quinquagénaire
bras à une bourgeoise conservatrice qui ou de L’Inirmière, qui faisaient tous deux via ses lettres ampoulées. Intégrée à ses
décide de ne plus s’effacer devant son imploser une famille par la seule force du livres jusqu’après leur rupture, elle l’a vu
époux. Pourquoi Bernadette ne mérite- mensonge et de la mauvaise conscience. resurgir sur le tard par e-mail, « mourant »
rait-t-elle pas, après tout, un réel biopic, Dans le premier chapitre, « Chat blanc », et désireux de la revoir, ce qui l’a décidée

CAHIERS DU CINÉMA 42 OCTOBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

à « prendre le chasseur à son propre piège : l’en- pour en trouer la linéarité illustrative : dans The Office. Avec son épouse, Bri-
fermer dans un livre ». dans l’une, rejouée par des acteurs, l’écri- gitte, propulsée au rang de « directrice de
Reste à savoir ce que le cinéma vain est fêté ; dans l’autre, archive d’Apos- la culture d’entreprise », il se révèle toute-
apporte à l’entreprise, outre une dif- trophes, la Québécoise Denise Bombardier fois aussi plouc que stratège. Sous couvert
fusion augmentée du témoignage et la brocarde son abus de pouvoir sous l’alibi d’amuser la galerie, Ginestet ne cesse de
perspective d’un succès en salles sem- littéraire. À défaut d’être enfermé dans un manœuvrer – par exemple en (dé)jouant
blable à celui du best-seller. La mise en ilm, le chasseur avait donc été, alors, et les potentiels conlits sociaux grâce à des
scène illustrative de Vanessa Filho laisse la par une étrangère seulement, épinglé dans acteurs iniltrés parmi les employés, qui
question en suspens. Deux blocs inchan- la lucarne. font entendre un mécontentement bien-
gés s’y afrontent à armes inégales. Une Charlotte Garson tôt dégonlé. Plutôt que dans la voix of
ado pas du tout Lolita (Kim Higelin) à la du cinéaste, utile mais convenue, le ilm
mère défaillante (Lætitia Casta) croit aux trouve sa ruse suprême dans l’apparent
latteries d’un roué aux poses ultra (Jean- Des idées de génie ? abandon de toute distance. Perche à la
Paul Rouve, chauve et faisant toutes les de Brice Gravelle main, Gravelle se délasse dans le jacuzzi
liaisons). Le programme de l’emprise se France, 2023. Documentaire. 1h33. du patron. Telle est bien l’horreur de ce
déroule dans un réalisme plat, parsemé Sortie le 4 octobre. management néo-paternaliste : dissoudre
de rares efets qui voudraient faire accroc En sous-titrant son film « Dans les les rapports de classes dans le grand bain
dans la banalité du mâle : des lares subjec- bagages d’un grand patron », Brice Gra- d’un fun obligatoire. Sourire aux lèvres,
tivisent « l’initiation » sexuelle ; une bague velle pointe deux choses. D’une part, Ginestet a réussi son numéro. Mais dans
de la mère rappelle en miniature celle de qu’un leader d’entreprise, ça voyage – jet cette volonté totale de contrôle perce
Matznef ; dans un plan ixe muet,Vanessa privé, jet-ski, yacht, le déilé des moyens mieux qu’ailleurs la prédation capitaliste.
dessillée igure aux côtés des garçonnets de transport n’a rien à envier à un ilm Raphaël Nieuwjaer
violés à Manille par son amant. Deux d’action. D’autre part, qu’il occupera la
partis pris esquissés auraient pu hausser place confortable, et donc périlleuse, du
la réalisation à la hauteur de l’engage- cinéaste embarqué. Son idée de génie à Dogman
ment que réclamait son sujet : les textes lui, c’est de s’être mis dans la roue de Phi- de Luc Besson
lus off par Rouve, qui, s’ils avaient été lippe Ginestet, fondateur de la chaîne de France, 2023. Avec Caleb Landry Jones,
l’unique matière du ilm, eussent fourni magasins GiFi. Fils de maquignon devenu Jojo T. Gibbs, Christopher Denham. 1h54.
un condensé d’hubris misogyne ; ou bien milliardaire, il incarne le mythe capitaliste Sortie le 27 septembre.
l’option contraire de détailler l’assenti- du self made man (et tant pis si l’excep- Accordons au moins cette originalité à
ment de l’entourage de Vanessa (famille, tion conirmera vite la règle, en faisant Dogman : nul autre que Luc Besson aurait
éditeurs, mécènes, société en général), de son ils un héritier très à l’aise). Sur- pu imaginer un ilm aussi monstrueuse-
hélas caricaturé dans quelques dîners tout, Ginestet a conservé de ses origines ment boursoulé, mêlant si bizarrement
mondains où chacun y va de son bon populaires un goût immodéré du spec- extrême candeur et goût du sang. Dou-
mot phallocrate. Comment représenter tacle. Pour ceux qu’il nomme afectueu- glas (Caleb Landry Jones) est une pure
l’attractivité d’un pervers ou l’absence sement ses « collaborateurs », il mouille figure bessonienne : un idiot poussé à
de la loi ? L’importance de l’écrit dans le maillot. Tournois de poker, saynètes s’éloigner d’une humanité qui le rejette
la séduction comme dans ses suites ne édiiantes, chansonnettes, périples à Las et qui répond à la brutalité du monde par
trouve pas ici d’équivalent cinématogra- Vegas, l’abattage du bateleur rappelle le rainement de sa violence. Avant de
phique. Symptôme d’échec, deux émis- celui de David Brent, le manager inventé devenir Dogman, Douglas est un enfant
sions télé s’invitent dans le ilm, comme par Ricky Gervais et Stephen Merchant martyrisé par un père et un frère aussi
religieux que sadiques, condamnant leur
souffre-douleur à vivre en cage avec
© LES FILMS DES DEUX RIVES

les chiens. Devenu infirme, il trouvera


dans les bêtes des alliées, des semblables,
comme Jacques Mayol avec les dauphins
dans Le Grand Bleu. C’est le fond de la
misanthropie infantile de Besson : les ani-
maux, parce qu’ils sont gentils, vaudront
toujours mieux que les humains, pour
la plupart très méchants. Et puisque les
hommes sont si horribles, ils pourront,
comme dans Léon ou Nikita, être mas-
sacrés sans scrupule, et même avec un
certain amusement. Car dans son « inno-
cence », que Besson va jusqu’à rendre
christique dans un inal grotesque, Dog-
man est non seulement un voleur (avec
la complicité des chiens, dans les meil-
Des idées de génie ? de Brice Gravelle. leures scènes), mais aussi un justicier,

CAHIERS DU CINÉMA 43 OCTOBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

luttant notamment contre la domination de chat, Mireille accueille, pardonne, et mi-chemin de la micro-aventure jeunesse,
d’une bande de Latinos on ne peut plus la fiction ne s’aventure pas beaucoup de l’exploration de blessures familiales et
caricaturaux. Au mieux, le cinéaste trouve plus loin, hoquetant une série de petits de la chronique sociale, répond formel-
là un côté bande dessinée à deux sous mensonges qui jamais ne font drame. Les lement une lumineuse explosion colorée
qui convient à sa naïveté, en pompant au amis Deschiens passent une tête (François qui frise l’abstraction. À chaque protago-
passage le Joker de Todd Phillips. Mais il Morel, Philippe Duquesne), la maisonnée niste, dont les contours sont matérialisés
force tous les traits jusqu’à saturation et se peuple et se transforme en décor de par un dessin ouvert, est attribuée une
ne cesse d’ajouter des facettes à son per- bastringue le temps d’une soirée qui, à unique couleur éclatante, dont l’aplat
sonnage. C’est qu’il semble fasciné par l’instar du film, n’a d’autre but que de contraste avec des décors plus pâles qui
son acteur principal, dont il déplie tout ressusciter le rêve d’une communauté recourent souvent aux dégradés. Le ilm
l’éventail des registres, du flegme effé- bohème, où l’on peut clamer sans chichis ne se satisfait pas de ce seul régime. Dans
miné à la folie grimaçante, en passant son amour de la musique, de la peinture les plans d’ensemble, les personnages
par l’extase convulsive et toutes sortes de et de la poésie.Vive l’art et les faussaires, apparaissent entourés d’une bulle qui les
travestissements. Dans des scènes parfaite- donc, même si les masques ne valent pas nimbe et les colore au-delà de leurs traits.
ment embarrassantes, il en fera même un celui, plus inquiétant, que revêtait Yolande La hardiesse visuelle de cette entreprise
chanteur de cabaret singeant Édith Piaf Moreau dans Quand la mer monte, son pop, qui après La Jeune Fille sans mains
et Marlene Dietrich. Il y a une indéniable premier ilm écrit avec Gilles Porte. Ici en 2016 consacre Sébastien Laudenbach
cohérence dans le fait que réalisateur, encore, la réalisatrice n’avance pas tota- comme l’un des plus talentueux cinéastes
acteur et personnage soient accordés à lement à visage découvert, usant de ces d’animation européens, fait bon ménage
ce même diapason : il n’y a pas de limite hommes mi-enfants mi-amants comme avec le réalisme d’un scénario et de dia-
à la surenchère, pas même le ridicule, la d’une glace à trois faces capable de nous logues qui se débrident au point de laisser
cruauté ou la laideur. faire deviner, par le détour, la personnalité la fantaisie – de même que la foule des
Marcos Uzal de Mireille. En dire sur soi mais pas trop, habitants de la cité – envahir le récit tout
et via les autres : La Fiancée du poète vaut en faisant alterner les séquences de course
surtout comme un autoportrait rêvasseur, à l’échalote classique et les moments
La Fiancée du poète épuré de tout narcissisme. introspectifs. C’est paraît-il à la coréalisa-
de Yolande Moreau É.R. trice Chiara Malta (Simple Women, 2019)
France, Belgique, 2022. Avec Yolande Moreau, que l’on doit ce désordre qui brave toute
Sergi López. 1h43. Sortie le 11 octobre. autorité et, mine de rien, fait de ce ilm
« J’ai fait beaucoup de bêtises », confesse Linda veut du poulet ! tout public l’un des plus irrévérencieux
Mireille (Yolande Moreau) au père de Chiara Malta et Sébastien Laudenbach de cette rentrée.
Benoît (William Sheller, symphoman en France, 2023. Animation. 1h16. Sortie le 18 octobre. Thierry Méranger
soutane). Un peu de deal, un tour par la Le dernier vainqueur du Festival d’An-
case prison et maintenant « boniche avec necy – auparavant présenté à Cannes à
une licence de lettres en poche ». Reste une l’Acid – tire sa séduction d’un apparent Lost in the Night
grande demeure en héritage, maison paradoxe. Son intrigue repose sur l’infra- d’Amat Escalante
d’enfance où résonnent encore les paroles ordinaire d’une comédie de banlieue : Mexique, Allemagne, Pays-Bas, Danemark. 2023.
d’une vieille comptine, « Cerf, cerf, ouvre- alors que le frigo est vide et la France en Avec Juan Daniel García Treviño, Ester Expósito,
moi ! » Tout un programme pour Mireille, grève, la petite Linda, exigeant réparation Fernando Bonilla. 2h. Sortie le 4 octobre.
qui héberge bientôt deux, puis trois hur- d’une punition injuste, met sa maman Le prénom du chien d’une famille à moi-
luberlus, avant de voir ressurgir un ancien en demeure de concocter un poulet tié espagnole, Buñuel, nous rappelle avec
amant (Sergi López), esbroufeur de pre- aux poivrons, recette-signature de son la subtilité d’un aboiement jusqu’à quel
mière. Grand cerf, mère poule aux yeux défunt papa. À ce pitch léger et gentil, à point le cinéma d’Amat Escalante s’in-
tègre dans la funeste troupe des héritiers
autoproclamés du réalisateur de Viridiana,
© CHRISTMAS IN JULY

de Michel Franco à Yórgos Lánthimos en


passant par Ruben Östlund, confondant
la critique de la bien-pensance avec un
profond mépris des personnages. Il s’avère
pourtant que le nouveau ilm du réali-
sateur d’Heli fait preuve d’une certaine
candeur et d’empathie que certains de
ses fans ont pris, ironiquement, pour une
forme d’embourgeoisement et une sou-
mission aux conventions. C’est en efet
avec un rare mélange d’eicacité de thril-
ler et de sensibilité épidermique que le
Mexicain filme Emiliano (Juan Daniel
García Treviño), ils d’une militante dis-
La Fiancée du poète de Yolande Moreau. parue dans de sombres circonstances et

CAHIERS DU CINÉMA 44 OCTOBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

qui, embauché pour travailler dans la

© PANAME DISTRIBUTION
demeure de l’excentrique couple his-
pano-mexicain, croit y trouver, malgré la
violence de l’inévitable rapport de classes,
un indice, peut-être même un peu de
vérité. Ce principe impose une forme
de dialectique : artiste conceptuel qui
se complaît sciemment dans l’esbroufe
la plus obscène, son patron (Fernando
Bonilla) a plusieurs conlits avec la résis-
tance locale contre l’industrie minière et
la police corrompue sans qu’Escalante,
qui ne se gêne pas pour insister sur le
ridicule du bonhomme et de ses œuvres
d’art, inisse par le situer entièrement « du
mauvais côté ». Même chose pour sa ille,
inluenceuse interprétée par la vedette de
Lost in the Night d’Amat Escalante.
la série à succès de Netlix Élite, et dont
le nihilisme semble paradoxalement la
rapprocher de la noblesse du protagoniste. de l’histoire et celui du récit, le judiciaire déballage high tech masque un humour
La leçon morale est cependant inévitable, est intervenu, et avec lui le ressac afectif assez conventionnel qui rapproche de
revancharde, dissipant toute subtilité pour du jeune homme, littéralement « ravi de façon forcée vie politique et commen-
conclure avec grandiloquence que le ver la crèche » de cette histoire. Plutôt qu’un taire footballistique tout en se don-
était déjà dans le fruit. suspense moral dardennien (on songe à nant des cibles faciles (les chasseurs, les
Fernando Ganzo la palinodie du jeune père de L’Enfant, patrons, etc.). La satire politique se dis-
qui vend son bébé), Kaltenbäck a choisi sout assez vite dans le roman-feuilleton
une voie déceptive, mate. Du Ravissement et le mélodrame du xixe siècle. Ce ver-
Le Ravissement de Lol V. Stein de Duras, à qui elle dit sant, déjà exploré dans Au revoir là-haut,
d’Iris Kaltenbäck emprunter le substantif de son titre, sub- étonne : construit par des références
France, 2023. Avec Hafsia Herzi, Alexis Manenti, siste surtout une difraction énonciative, culturelles peu courantes (« Les journalistes
Nina Meurisse. 1h37. Sortie le 11 octobre. un amorti qui étend la soustraction du font comme Pagnol : ils cachent leurs sources » ;
Tu mérites un amour : le titre du premier rapt à l’ensemble des personnages. plus tard, c’est Corneille qui est convoqué
film d’Hafsia Herzi comme cinéaste Ch.G. à un tournant de l’intrigue), soutenu par
pourrait être une réplique adressée à son un idéalisme politique qui se cherche des
personnage du Ravissement (lui-même modèles à vénérer (l’allusion à l’intégrité
premier ilm de sa réalisatrice). Quand Second tour de l’ancien juge Renaud van Ruymbeke
Lydia, sage-femme consciencieuse et dis- d’Albert Dupontel vaut discrète profession de foi), Second
crète, se fait préférer une autre par son France, 2023. Avec Albert Dupontel, tour expose les divisions intérieures de
iancé, elle s’eface, le quitte sans bruit, Cécile de France, Nicolas Marié. 1h35. son cinéaste et son imaginaire Troisième
endure. Quelques mois plus tard, sa Sortie le 25 octobre. République : grands hommes nourris au
meilleure amie, Salomé (Nina Meurisse) La coifure boufante qu’arbore Cécile sens du devoir, bréviaires, stèles.
accouche de son premier enfant. A priori, de France, proche de celle de Cathe- Jean-Marie Samocki
rien à voir entre les deux événements, r ine Deneuve dans Agent trouble de
sinon ce qu’une voix of désigne comme Jean-Pierre Mocky, pourrait être un clin
« des vases communicants » : « C’est comme si d’œil adressé par Albert Dupontel. Si les Sissi & moi
elles partageaient une dose de bonheur pour deux cinéastes apprécient le rocambo- de Frauke Finsterwalder
deux. » Quand Lydia recroise par hasard lesque et le trait épais (Second tour évo- Allemagne, Suisse, Autriche, 2023. Avec Sandra
Milos (Alexis Manenti), amant d’un soir, lue avec opportunisme entre un scandale Hüller, Susanne Wolff, 2h12. Sortie le 25 octobre.
alors qu’elle promène le bébé de Salomé, sexuel, le « zizigate », et un choc écolo- Déjà revisitée il y a moins d’un an dans
elle lui présente l’enfant comme le leur. gique, l’« abeillegate »), Dupontel n’a pas Corsage, la vie de l’impératrice d’Autriche
L’enlèvement soustrait le ilm au portrait le goût du bricolé et de l’à-peu-près. Au semble constituer, outre-Rhin, un point
psychologique, creusant l’opacité. Lydia, contraire, pour suivre l’enquête d’une de passage obligé des relectures féministes
blouson rouge et chevelure noire presque journaliste (Cécile de France) et de son de l’Histoire, permettant de marier rebel
stylisés, lotte au-dessus ou en dessous de cameraman (Nicolas Marié) sur un can- attitude et destin tragique dans des décors
son quotidien, comme hantée par l’apo- didat à l’élection présidentielle (Dupon- ultra-luxueux (ici le très instagrammable
rie de son geste avant même de l’avoir tel lui-même) dans l’entre-deux-tours, il palais de Corfou). Cette version joue sur-
accompli. Quant à la voix of rétrospec- n’a de cesse de mettre en avant la moder- tout sur une ibre voyeuriste, en adoptant
tive de Milos, elle porte l’empreinte d’une nité de ses efets visuels et la matière de le point de vue de la dame de compagnie
sidération : comment a-t-il pu croire à l’image. De-ageing, réalité augmentée, (Sandra Hüller). Irma iniltre ainsi l’inti-
une telle mystification ? Entre le présent pixellisations, montages numériques : le mité de Sissi (Susanne Wolf), devenant à

CAHIERS DU CINÉMA 45 OCTOBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

la fois la conidente et le défouloir de la


souveraine dans son Barbie Land hellé-
nique, véritable safe space d’où sont bannis
« les hommes et les gros », les encombrantes
tenues d’apparat ainsi que toute nour-
riture d’aspect solide. L’intrigue piétine
ensuite tout autour de l’Europe, à coup
de fugues répétées : dès qu’une obliga-
tion protocolaire pointe à l’horizon, sa
majesté s’échappe et sa dame, bon gré
mal gré, lui emboîte le pas. Amitié para-
doxale, qui impose au film une plate
équidistance entre les deux reines en pré-
sence, d’un côté la Sissi de iction, rock-
star mystérieuse, tatouée et cocaïnomane,
de l’autre Frau Sandra Hüller, qui pos-
sède à l’évidence une avance ironique sur
son personnage de « vieille ille » bigote,
engoncée dans les manières de son siècle.
Par ses moues naïves et excentriques,
l’actrice distille dans le premier tiers un
décalage comique à rebours des perfor-
The Old Oak de Ken Loach.
mances réalistes qui l’ont consacrée. On
a pourtant peine à croire que c’est son
émancipation à elle qui se prépare, tant prévisibles l’action et la morale. Reste Yara et TJ sont réduits à des igures fonc-
le récit reste scandé d’un bout à l’autre l’habileté graphique de créateurs venus tionnelles, ayant vocation à faire adve-
par la fronde et le cafard de Sissi, qui cal- de l’univers Star Wars, dont on repère ça nir des situations schématiques. Loach
feutrent l’ensemble d’un spleen plus chic et là la grâce d’un droïde, la beauté d’un postule un spectateur seulement bon à
que subversif. vaisseau, ou le clin d’œil antispéciste qui prendre des coups de massue, en alter-
É.R. lie animal, enfant et robot. Demeure aussi nance avec des moments de répit : bim –
cette lumière rasante sur des paysages de inluencé par les méchants racistes, TJ se
monts et de rizières convoquant sou- fâche contre Yara ; ouf – ils se réconci-
The Creator dain, parmi les platitudes d’une science- lient et accomplissent ensemble un projet
de Gareth Edwards iction composite, l’héritage des ilms de de cantine solidaire ; paf – un méchant
États-Unis, 2023. Avec John David Washington, la guerre du Vietnam, et rebattant subti- sabote la plomberie, etc. Tout cela à un
Madeleine Yuna Voyles, Gemma Chan. 2h14. lement les enjeux de domination. rythme efréné, car il est bien connu que
Sortie le 27 septembre. Lucile Commeaux notre espèce dispose aujourd’hui d’un
À l’heure où l’industrie hollywoodienne temps d’attention restreint. Loach for-
se trouve paralysée par une grève dont mule une fois de plus l’idée que ce sont
l’une des principales revendications est The Old Oak des contextes sociopolitiques violents qui
la limitation des intelligences artiicielles de Ken Loach pervertissent des individus fondamenta-
dans l’élaboration des films, The Crea- France, Royaume-Uni, 2023. Avec Dave Turner, lement bons. Est-ce alors à un contexte
tor dessine un futur dans lequel celles- Ebla Mari, Trevor Fox. 1h53. Sortie le 25 octobre. sociopolitique qu’il faut imputer la vio-
ci sont plus humaines que les humains Fraîchement arrivée dans une petite ville lence qu’exerce The Old Oak, à travers
qui veulent les exterminer. En 2065, une du nord de l’Angleterre,Yara (Ebla Mari), ses manipulations infantilisantes ?
guerre violente oppose le monde occi- réfugiée syrienne, remue ciel et terre Olivia Cooper-Hadjian
dental traumatisé par la technologie à des pour faire réparer son appareil photo
terres asiatiques qui accueillent toujours cassé lors d’une agression raciste. Elle
des humanoïdes plus ou moins sophisti- sollicite l’aide de TJ (Dave Turner), qui Une année difficile
qués. Joshua (John David Washington) est tient l’unique pub du bourg sans partager d’Éric Toledano et Olivier Nakache
un soldat d’élite américain contraint de la xénophobie de ceux qu’il se résigne à France, 2023. Avec Jonathan Cohen, Pio Marmaï,
traquer la nouvelle arme de l’autre camp, servir. Dissonants par rapport à leur envi- Noémie Merlant. 1h58. Sortie le 18 octobre.
l’atout suprême des IA, qui se révèle vite ronnement, qui intime à Yara la discrétion En guise de prologue se succèdent à
être une adorable jeune enfant philo- et à TJ le mépris, les deux personnages rebours plusieurs extraits de vœux pré-
sophe. L’intrigue s’arrime laborieuse- centraux du nouveau ilm de Ken Loach sidentiels, de ceux d’Emmanuel Macron
ment à un système d’oppositions binaire auraient mérité un récit à la hauteur de à ceux de Georges Pompidou. En com-
et peu dynamique – entre humains et leurs nuances. Las, la démonstration mun, une même expression : la France
robots, civilisation et barbarie, stratégie prend le dessus, et les prétentions huma- vit, a vécu, vivra une « année diicile ». Face
politique et vie spirituelle – qui ne des- nistes du cinéaste se vident de leur subs- à une parole politique usée, Éric Tole-
sine pas grand-chose de neuf, et rend tance tant les personnages qui entourent dano et Olivier Nakache commencent

CAHIERS DU CINÉMA 46 OCTOBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

par enregistrer les conditions d’un dia- préoccupés par leur survie (Kervern et nº 657). Mal viver (Prix du Jury à la der-
© SIXTEEN OAK LIMITED/WHY NOT PRODUCTIONS

logue impossible. Albert (Pio Marmaï), Delépine), tristesse burlesque (Salva- nière Berlinale) se focalise sur les gérants
bagagiste à Orly qui garde la tête hors dori), absurde verbal (Judor), recherche de l’hôtel, une famille issue de la classe
de l’eau en revendant des produits sur d’un esprit de groupe (Klapisch). Les moyenne en proie à des diicultés inan-
Leboncoin, fait la connaissance de Bruno scènes inspirées par la comédie musicale, cières, tandis que Viver mal se penche sur
(Jonathan Cohen), à qui il propose un en ouverture et à la in, convainquent le les clients de l’établissement, notamment
téléviseur dernier cri, et de Cactus (Noé- plus en délaissant les impasses didactiques une famille de nouveaux riches typique.
mie Merlant), l’éco-warrior qui bloque de la parole pour trouver dans le rythme Outre le lieu unique du tournage, les
l’entrée d’un magasin d’électroménager des corps les conditions d’une entente deux volets partagent leur intérêt pour
lors d’un « Black Friday ». Afrontements entre les personnages. les relations mère-fille, un lien aussi mal-
physiques, surdité politique, désespoir J.-M.S. sain et empoisonné dans le premier que
suicidaire… Une année diicile recueille dans le second ilm : une mère dépres-
les signes d’une communauté au bord sive en manque afectif mais incapable
de l’implosion, amenant ses comédiens Viver mal d’aimer dans Mal viver, une mère mani-
à modiier leur palette de jeu : Marmaï, de João Canijo pulatrice dans Viver mal. Un projet ori-
plus retenu, Cohen, mélancolique et Portugal, France, 2023. Avec Nuno Lopes, ginal et a priori séduisant, mais malheu-
presque muet. Dès que le contexte dra- Filipa Aerosa, Leonor Silveira. 2h04. reusement miné par un regard quasiment
matique se distend, ils retrouvent leurs misanthrope. D’une grande noirceur, le
habitudes, les cinéastes ayant du mal à Mal viver film dessine un monde dominé par la
trouver la bonne distance. Lorsque les de João Canijo frustration, la jalousie et les relations
personnages sont trop éloignés les uns des Portugal, France, 2023. Avec Anabela Moreira, d’intérêt. La froideur est amplifiée par
autres, la parole devient prêche ou com- Rita Blanco, Cleia Almeida. 2h07. un formalisme arty qui étale systémati-
mentaire sarcastique et ils ne s’écoutent Sortie des deux films le 11 octobre. quement la virtuosité de l’auteur, comme
plus ; trop proches, ils n’arrivent plus à Tourné pendant la période du Covid ces scènes qui se répètent d’une partie
se parler et écourtent la scène. Dès lors, dans un hôtel isolé sur la côte portugaise, à l’autre, montrant le même événement
le film se désunit et expérimente difé- ce diptyque de plus de quatre heures est depuis un angle diférent, la structure en
rentes tonalités sans vraiment trouver la le projet le plus ambitieux d’un réalisa- miroir réduisant trop les personnages au
sienne propre, proposant inalement un teur navigant entre documentaire et ic- statut de pantins et l’ensemble à un exer-
portrait kaléidoscopique de la comédie tion, dont on retient surtout le beau ilm cice de style.
française contemporaine : personnages d’archive Fantasia Lusitana (2010, Cahiers Ariel Schweitzer

Fleurs d’équinoxe © 1958/2013 Shochiku Co., Ltd.

YASUJIRO OZU
OCTOBRE – DÉCEMBRE 2023

lacinemathequedetoulouse.com

CAHIERS DU CINÉMA 47 OCTOBRE 2023


HORS SALLES CAHIER CRITIQUE

en s’adressant au spectateur (face caméra


ou en se retournant régulièrement vers
elle). Par ailleurs, les passages d’un temps,
d’un espace ou d’un niveau de récit à un
autre s’efectuent par toutes sortes d’ou-
vertures, de coulissements, de dépliements
de décors qui font s’apparenter le ilm à
un complexe pop-up cinématographique.
Ne cachant jamais les artiices, Anderson
donne parfois à voir les trucages, engre-
nages ou même machinistes qui actionnent
cette mécanique imprévisible.
Même si plastiquement il n’est pas le
plus splendide des Anderson, un ilm dont
on a surtout besoin de décrire les partis
pris narratifs et formels pour le raconter
et le déinir est aujourd’hui chose très pré-
cieuse, et une vraie anomalie au cœur de
COURTESY OF NETFLIX

ce broyeur de beauté et d’audace qu’est


Netlix. Le cinéaste parvient à faire ici la
synthèse entre le foisonnement cinétique
efréné de The French Dispatch et le théâtre
réflexif d’Asteroid City. Cet équilibre
La Merveilleuse Histoire de Henry Sugar de Wes Anderson échappe d’autant plus à l’écueil du forma-
lisme désincarné (de plus en plus reproché

Dédales de Dahl
à Anderson) qu’il s’accorde parfaitement à
un conte plein de volutes, de digressions
mais aussi de distanciation comique. Mine
de rien, c’est-à-dire dans une euphorie
par Marcos Uzal fantaisiste, ce malicieux brechtisme pousse
plus loin que jamais le rêve andersonien
d’un film qui combinerait à la fois le

A yant acheté en 2021 les droits du cat-


alogue de Roald Dahl pour 686 mil-
lions de dollars, Netflix s’est lancé dans
(Cahiers no 799),Wes Anderson déclarait à
propos de cette expérimentation : « C’est
réalisé avec une méthode narrative qui, à ma
mouvement cinématographique, l’apla-
nissement pictural, l’harmonie musicale, la
volupté textuelle et la frontalité théâtrale.
la production à tous crins d’adaptations connaissance, n’existe dans aucun autre ilm. » Un ilm dont le récit s’invente, s’illustre,
d’œuvres de l’écrivain britannique. Après Efectivement, nous n’avions jamais vu ça. se formalise et se pense dans un seul et
une nouvelle version de Matilda l’an- Frappe d’emblée le rythme efréné des même mouvement. Peu de cinéastes (on
née dernière, on annonce notamment enchainements et des péripéties, ainsi que songe à Fellini, à Ruiz) sont ainsi parvenus
une série inspirée de Charlie et la choco- la vitesse avec laquelle les acteurs débitent à nous ramener à l’émerveillement pre-
laterie dirigée par Taika Waititi. C’est dans leur texte. Le tempo est d’autant plus mier de l’enfant à qui l’on raconte une
ce contexte que Wes Anderson, admira- étourdissant qu’il s’agit d’un récit à tiroirs, histoire fabuleuse tout en nous considé-
teur notoire de Dahl, dont il adapta déjà plein de rebondissements et se déroulant rant comme le plus lucide des spectateurs,
Fantastic Mr. Fox en 2009, transpose quatre sur trois niveaux : dans son bureau, Roald faisant pleine coniance à la fois à notre
nouvelles tirées du recueil The Wonderful Dahl (Ralph Fiennes) imagine l’histoire candeur et à notre intelligence. ■
Story of Henry Sugar and Six More, aux de Henry Sugar (Benedict Cumberbatch),
tonalités très diférentes : La Merveilleuse un homme riche qui se passionne pour LA MERVEILLEUSE HISTOIRE DE HENRY SUGAR
Histoire de Henry Sugar, Le Cygne, Le une autre histoire racontée dans un vieux (THE WONDERFUL STORY OF HENRY SUGAR)
Chien de Claude et Venin. Au moment livre, celle d’Imdad Khan (Ben Kingsley), États-Unis, 2023
d’écrire ces lignes, nous n’avons vu que un maître yogi indien qui avait la capacité Réalisation, scénario Wes Anderson
le premier ilm, le plus long (39 minutes, de voir sans se servir de ses yeux (le pre- Image Robert Yeoman
les trois autres ayant chacun une durée de mier objectif de Sugar étant d’utiliser ce Montage Barney Pilling, Andrew Weisblum
17 minutes) lors de sa présentation à la pouvoir, pour tricher au jeu). Dans cette Décors Adam Stockhausen
dernière Mostra de Venise. Y découvrir condensation extrême du récit, et c’est Costumes Kasia Walicka Maimone
cette miniature tournée en 16 mm, à la là que se situe la plus grande nouveauté, Interprétation Benedict Cumberbatch, Ben Kingsley,
fois enfantine et radicale au milieu de tant tout le texte – narration du conte, dialo- Ralph Fiennes, Dev Patel, Richard Ayoade, Rupert Friend
d’autres ilms de plateforme aux durées gues, descriptions, didascalies – est dit par Production Netflix Studio, American Empirical Pictures,
souvent excessives (lire page 53) fut une les personnages, ce qui les amène à parler Indian Paintbrush
vraie boufée d’air frais. Dans l’interview d’eux à la troisième personne ou à raconter Durée 39 min
qu’il nous a accordée au printemps dernier les actions tout en les efectuant, et toujours Diffusion Netflix

CAHIERS DU CINÉMA 48 OCTOBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

qui a marqué une étape importante


dans la militarisation de l’espace public.
Sentinelle d’Hugo Benamozig et David Caviglioli En brodant à La Réunion une intrigue
très « post-coloniale », Benamozig et

Chante ta BAC d’abord


Caviglioli, également scénaristes, rendent
plus évident encore le fait que la police
(ici uniformément « blanche ») est deve-
nue avant tout une force d’occupation,
par Raphaël Nieuwjaer étrangère à la population.
Sentinelle parvient ainsi à allier de
façon dynamique narration et attrac-

Aait,près avoir percuté par inadvertance le


criminel que son collègue poursuiv-
François Sentinelle (Jonathan Cohen)
– ne lui parlez plus du « Kiki », un tube
aujourd’hui fort éloigné de ses aspirations
romantiques. Partant d’un conlit d’iden-
tion comique. Car, oui, Jonathan Cohen
fait son numéro. Depuis Serge le Mytho,
nul n’ignore sa faconde. Distillant des
l’assomme d’un coup de crosse à la tête. tités au cœur de bien des ictions contem- punchlines dignes d’un ministre de l’Inté-
Immédiatement, il se tourne vers les poraines (super-héros et autres figures rieur (« La loi, c’est pour les criminels, pas pour
badauds, qui s’approchent smartphone à duelles peuplant les séries, tel le Walter les lics »), il fait de chaque séquence un
la main : « Vous inquiétez pas, c’est pas une White/Heisenberg de Breaking Bad), petit terrain d’expérimentation, capable
bavure policière. » Si Chaplin ou Keaton la comédie joue surtout d’une double de tenir une note jusqu’au vertige comme
n’avaient cessé de fuir, contourner ou ren- incompétence. Piètre détective et pénible de varier soudainement le rythme et le
verser la loi, la comédie contemporaine rimailleur, Sentinelle n’est jamais au bon ton. Ainsi d’un faux coup de téléphone,
a pu, de Jody Hill (Observe and Report) à endroit, ou alors à l’insu de son plein gré. durant lequel il laisse insuisamment puis
Phil Lord et Chris Miller (21 et 22 Jump Aveugle aux évidences, perspicace par trop de silence pour faire croire à la pré-
Street), trouver au contraire dans l’exer- accident, il brouille en permanence les sence d’un véritable interlocuteur, petite
cice du pouvoir un certain burlesque de champs du devoir et du loisir, du sérieux pirouette au bord du vide. Si Quenard
la contrainte. Corps soumis, humiliés, et du frivole – amenant un meurtrier sur joue en amorti, laissant avec élégance la
brutalisés : le rire semblait alors glisser de le tournage de son clip, ou ne résistant pas place à son partenaire, Ramzy Bedia, dans
l’anarchie vers la tyrannie. Le second long à souler dans une lûte de pan au milieu le rôle d’un producteur véreux à la toison
métrage d’Hugo Benamozig et David d’une interpellation compliquée. Cette d’or, relance la balle avec une joie com-
Caviglioli, après Terrible jungle (2020), distraction n’est pas, comme chez Pierre municative. François Sentinelle, c’est aussi
semble par endroits s’amuser de tels abus. Richard, l’indice d’un caractère rêveur ou une silhouette, une allure : mulet bicolore,
Jets de sang, torche humaine et chair du fantaisiste, mais d’une passion à la limite bouc-moustache, marcel-costard, che-
visage fondue : Sentinelle représente fron- de la monomanie. mise ouverte et chaîne autour du cou.
talement la violence, et assume même Entouré de bras cassés, le policier Ce triomphe de la ringardise n’est pas
quelques pointes de gore. n’a pour le ramener dans le chemin du sans rappeler les personnages créés par
Il faut toutefois préciser le portrait dudit droit que son adjoint Morisset (Raphaël l’inévitable Danny McBride dans Kenny
Sentinelle. Rechignant à être lic, celui-ci Quenard). L’opposition conventionnelle Powers ou The Righteous Gemstones. Mais
ne trouve de plaisir que dans la chanson. du bon et du mauvais lic n’empêche pas il y a moins là un hommage qu’un signe
S’il tire avec son arme, c’est les yeux fer- la critique de l’institution. Génie, déjà, du d’engagement total de la part de Cohen.
més. Et l’ordre lui importe moins que son patronyme « François Sentinelle », nouant Sentinelle est certainement à ce jour sa
honneur d’auteur-compositeur-interprète au nom du pays celui d’une opération plus belle et irrésistible invention. ■

SENTINELLE
France, 2023
Réalisation, scénario Hugo Benamozig,
David Caviglioli
Image Vincent Mathias
Son Benjamin Charier, Alexis Meynet, Mélanie
Blouin, Victor Praud
Montage Jean-Christophe Hym,
Marco Gonçalves
Costumes Amandine Cros
Interprétation Jonathan Cohen, Raphaël
Quenard, Emmanuelle Bercot, Ramzy Bedia,
Laurent Evuort Orlandi, Gustave Kervern
Production 22h22, Les Films entre 2 et 4
© AMAZON PRIME VIDEO

Durée 1h39
Diffusion Amazon Prime Video

CAHIERS DU CINÉMA 49 OCTOBRE 2023


CAHIER CRITIQUE

I Think You
Should Leave With
Tim Robinson
(Saison 3)

© BRIC TV/MVMT
de Tim Robinson et Zack Kanin
États-Unis, 2023. Avec Tim Robinson, Patti
Harrison, Tim Heidecker. 6 épisodes de 20 minutes.
Diffusion sur Netflix. The Show About the Show de Caveh Zahedi.
Une porte qui se tire. Un personnage qui
s’obstine à la pousser, airmant qu’elle perçoit-il pas une « foutue bite » là où ses d’argent pour le cinéma », plaisante-t-il face
s’ouvre dans les deux sens. Ça coince, ça collègues voient un ordinateur portable ? caméra). L’épisode le montre chercher
grince, ça éclate. Qu’importe, il ne faut Soit le délire écarte du groupe, soit il des idées puis les pitcher à une chaîne
pas perdre la face, se crisperait-elle en emporte dans un monde alternatif. De de télévision locale de Brooklyn pour les
un masque inquiétant. Depuis trois sai- loin en loin, l’incertitude revient. Et s’il voir une à une retoquées, avant de parve-
sons, I Think You Should Leave With Tim avait inalement raison ? Nous voilà pris nir, dans une scène qui rappelle le célèbre
Robinson n’a cessé de rejouer cette scène au piège de ce solipsisme braillard, à bien rendez-vous de Jerry et George au siège
primitive, menant chaque situation au des égards analogue à celui que façonnent de NBC dans Seinfeld (« The show is about
point où elle se dégonde, et un peu plus les réseaux sociaux et les chaînes d’info nothing »), à définir le concept de la série
loin encore. Suite de sketchs, la série ne en continu (I Think… détourne d’ail- que nous sommes en train de regarder :
raconte rien. Elle saisit plutôt un (certain) leurs nombre de formats télévisés, du spot « This is the show. » À partir du deuxième
esprit du temps, ou un ethos : la bêtise publicitaire aux émissions de débat et de épisode, chaque épisode sera le making-of
quand elle est passée entièrement du côté téléréalité). A-t-on assez suggéré que l’on de l’épisode précédent. Difficile de
de la colère. Robinson éructe, trépigne, tenait là une des comédies actuelles les décrire précisément les contours de la
agresse ou interpelle, le doigt pointé vers plus sauvagement drôles qui soit ? vertigineuse mise en abyme qui s’amorce,
l’objectif. Pour rien, pour tout. Certes, il Raphaël Nieuwjaer où chaque instant se voit décortiqué et
arrive que, hôte d’un talk-show politique, rejoué, parfois par des acteurs, parfois par
il se tasse dans son canapé à la première les personnes réellement impliquées, et
contradiction (comprendre : argument où chaque bizarrerie (un visage soudai-
rationnel) et, l’air boudeur, s’absorbe dans The Show nement flouté, par exemple) ne revê-
la manipulation de son smartphone. Mais
l’enfance qui, chez Will Ferrell ou Danny About the Show tira de signiication que dans l’épisode
suivant. La drôlerie de ce mécanisme
McBride, est la source d’un narcissisme de Caveh Zahedi infernal évoque les expérimentations
débridé autant qu’un horizon d’inno- États-Unis, 2015-2023. Avec Caveh Zahedi, Amanda télévisuelles de Nathan Fielder (Nathan
cence, se trouve ici largement congé- Field, Dustin Guy Defa. 16 épisodes de 11 à for You, The Rehearsal), mais Zahedi se dis-
diée. Tim Robinson n’est pas un sale 32 minutes. Diffusion sur YouTube (épisodes 1 à 13) tingue du comedian impassible en faisant
gosse, c’est un forcené. Semant le malaise et sur Gumroad (14 à 16). de l’honnêteté le principe fondamental
dans les milieux les plus ratissés de la Cela avait pourtant commencé comme de son œuvre. Le réalisateur de I Am a
sitcom (l’entreprise, le groupe d’amis, une blague. Dans le pilote de The Sex Addict (2005) dit tout, analyse tout,
la famille), ses personnages – tous plus Show About the Show, Caveh Zahedi se au point que la série, de façon absolu-
ou moins fondus dans le même moule – demande quelle série il pourrait réaliser ment impudique et toxique, se confond
ne produisent pas seulement de la satire afin de rester dans le vent et d’acheter bientôt avec sa vie. C’est, d’une certaine
sociale, mais un ébranlement du réel. Ne une nouvelle maison (puisqu’il « n’y a plus manière, le problème de journaux ilmés,
sauf que Zahedi, avec son sourire espiègle
et son débit allenien, cultive en plus un
COURTESY OF NETFLIX

sens aigu de l’auto-sabotage. Il n’y a pas


une personne avec qui le cinéaste ne se
fâche pas à cause du show, tout au long
des sept années de son existence, si bien
que le seizième et dernier épisode, fin
amère et abrupte, semble s’ériger sur des
ruines. En contemplant l’édifice achevé,
le spectateur étourdi ne peut que faire ce
constat : la tragédie sentimentale a pris la
place de la vanne.
Marin Gérard
I Think You Should Leave With Tim Robinson (Saison 3).

CAHIERS DU CINÉMA 50 OCTOBRE 2023


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TREIZE OZU 1949-1962
de Jean-Michel Frodon

PARUTION LE 6 OCTOBRE 2023

Cet automne, les Cahiers du cinéma éditent Treize Ozu


1949-1962 et ajoutent un nouveau titre dans leur collec-
tion phare, « Petite bibliothèque ».

À l’occasion du 120e anniversaire de la naissance de


Yasujirô Ozu (1903-1963) et du 60e anniversaire de sa
mort, Jean-Michel Frodon, se penche sur les 13 derniers
films du maître, réalisés entre 1949 et 1962 ; 13 titres trai-
tés en autant de textes courts, dont la cohérence au sein de
la totalité des réalisations d’Ozu est aussi significative que
riche d’une diversité trop souvent sous-estimée.

Éclairage passionnant sur un ensemble mal connu de la


filmographie du cinéaste japonais, ce livre confirme la puis-
sance d’une œuvre à revisiter constamment, autant pour
le plaisir et l’admiration qu’inspire chaque film que pour le
caractère stimulant, porteur d’avenirs toujours à écrire et à
filmer, du cinéma d’Ozu considéré comme un tout.

Les 13 films abordés dans le livre


Printemps tardif (1949)
Les Sœurs Munakata (1950)
Été précoce (1951)
Le Goût du riz au thé vert (1952)
Voyage à Tokyo (1953)
Printemps précoce (1956)
Édition brochée Crépuscule à Tokyo (1957)
Collection « Petite bibliothèque » Fleurs d’équinoxe (1958)
Format : 130 × 180 mm Bonjour (1959)
144 pages Herbes flottantes (1959)
ISBN 978-2-37716-104-1 Fin d’automne (1960)
Dernier caprice (1961)
Le Goût du saké (1962)

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JOURNAL CAHIERS DES

YORGOS LANTHIMOS/COURTESY OF SEARCHLIGHT PICTURES/© 2023 20TH CENTURY STUDIOS


Pauvres créatures de Yórgos Lánthimos (2023).

MOSTRA. La 80e édition du Festival de Venise, du 30 août au 9 septembre, est-elle si féministe ? La question
fut une nouvelle fois l’occasion, faute de voir beaucoup de bons ilms, d’étudier ne serait pas importante si l’argu-
les symptômes du cinéma mondial, en particulier l’uniformisation et l’étoufement ment n’avait pas été sur toutes les
des auteurs opéré par les plateformes. Regard sur quelques « cas » de la lèvres à propos d’un ilm bien
sélection oicielle. moins subversif que roublard.
On pourrait lui opposer Priscilla

Venise : la beauté prend l’eau de Soia Coppola (qui a valu à


Cailee Spaeny la Coupe Volpi
de la meilleure interprétation
féminine), biopic de Priscilla

PChazelle
as étonnant que le Jury de la
Mostra présidé par Damien
ait attribué le Lion
qu’on leur accole une épithète
politiquement indiscutable. Ainsi,
Lánthimos chausse les plus gros
à la vie par une sorte de doc-
teur Frankenstein qu’elle appelle
Dieu (Willem Dafoe) et qui lui
Presley auquel fut au contraire
reproché une certaine torpeur,
un manque d’engagement. C’est
d’or à Pauvres créatures de Yórgos sabots possibles pour que per- redonne un cerveau et une édu- que la réalisatrice américaine
Lánthimos, qui synthétise deux sonne n’oublie une seconde cation, puis ramenée à l’intelli- n’aiche rien en faisant le por-
grandes tendances observées qu’il se veut « féministe ». Mais gence et à la conscience par la trait d’une femme qui s’ennuie
cette année. La première, c’est l’histoire d’une femme, Bella pratique convulsive du plaisir (son grand sujet). Elle n’éprouve
celle de ilms qui font tout pour Baxter (Emma Stones), ramenée que lui procurent les hommes, pas le besoin de faire d’Elvis un

CAHIERS DU CINÉMA 53 OCTOBRE 2023


JOURNAL

salaud pour montrer combien


Priscilla est victime d’un sys-
tème où la femme est reléguée
au foyer, décrivant une tristesse
proprement féminine sans forcer
le sens.

Indigestion de farces
L’autre tendance dont Pauvres
créatures est un parfait exemple
est le recours à la farce en guise
de brûlot politique. La boufon-
nerie commence par la forme.
Le ilm de Lánthimos croit paro-
dier les ilms fantastiques améri-
cains des années 1930 mais son
esthétique (qui passe du noir et
blanc à la couleur) n’est qu’une
Evil Does Not Exist de Ryûsuke Hamaguchi (2023).
patine dénuée de tout sens de la
lumière et des contrastes, som-
brant dans une imagerie d’une forme : ce noir et blanc Netlix 1990-2000 – Michael Mann et premier ressort de cette comédie
grande laideur (à coup de ish- pseudo-expressionniste, gri- David Fincher – dénotait ainsi est la façon dont le personnage
eyes ostentatoires et de décors sâtre et laid. De plus, le passage une certaine fatigue. Ferrari, ne cesse de prendre des airs ou
numériques immondes dans la par l’outrance est totalement retour de Mann après huit ans de se déguiser pour ressembler
seconde partie). Sur cet aspect, contreproductif d’un point de d’absence, est un projet qui à un hitman crédible, c’est-à-dire
c’est The Palace de Roman vue politique, puisque la blague date de trente ans. Il s’attache tel qu’on les connaît à travers le
Polanski qui décroche la timbale, potache consistant à dire que au moment où Enzo Ferrari, à cinéma, Linklater se moquant
à un point de bêtise et de laideur toutes les formes d’oppression l’été 1957, organise des courses au passage d’un certain virilisme
qui mit quasiment in à la polé- et de tyrannie depuis des siècles pour démontrer la supériorité hollywoodien.
mique sur la présence du ilm s’expliqueraient par une généa- de sa marque, qui devient alors
au festival (hors compétition). logie maléfique est le meil- aussi une machine de mort. La De la musique, enin
Avant le passage à l’an 2000 leur moyen d’éviter de parler tonalité tragique que tente d’in- Seul grand film vu en com-
déile dans un grand hôtel suisse véritablement de politique et suler Mann ne prend pas, et les pétition : Evil Does Not Exist
une galerie de grands-bourgeois d’histoire. quelques rares plans ou choix de de Ryûzuke Hamaguchi, qui
aux visages refaits, surmaquillés, montage qui rappellent ce qu’il a remporté le Lion d’argent.
incarnations grotesques d’une Têtes de gondole eut parfois de singulier ne font L’auteur de Drive My Car,
décadence fantasmée par un Autre symptôme vénitien : la que souligner combien il semble cinéaste d’habitude urbain, se
cinéaste hautainement détaché politique de la signature, qui ici contraint, y compris lorsqu’il déplace ici à la campagne, autour
du monde. Le ton farcesque, fit notamment que des films s’agit de ilmer les courses auto- de la construction d’un camping
qui tombe pitoyablement à plat, de Polanski, Allen (hors com- mobiles dans des scènes où l’on « glamour » prétendument res-
dénote un grand mépris pour pétition avec Coup de chance, ne sent ni l’espace, ni les dis- pectueux de la nature mais qui
ses personnages et, pire encore, lire Cahiers nº 801) et Besson tances, et à peine la vitesse. pourrait avoir des conséquences
pour ses acteurs, Fanny Ardant (en compétition avec Dogman, Le cas de Fincher est plus inté- graves sur la source locale et la
ou Mickey Rourke notam- lire page 43) purent se côtoyer ressant. Après son Mank man- vie d’habitants qui s’opposent à
ment, ce dernier ilmé comme comme au temps d’avant qué, il revient au thriller avec ce projet. Ce ilm, qui s’inscrit
un vieux clown monstrueux. La #MeToo. Alberto Barbera, le The Killer (produit par Netlix). en faux contre l’exploitation
misanthropie a remplacé la mise directeur artistique du festival, Un tueur à gages de haut vol capitaliste du besoin écologique
en scène. s’expliqua en affirmant que y est balloté entre son désir de et certains traits de la société
Avec El Conde de Pablo l’argument cinématographique contrôle cynique et les imprévus japonaise, plonge progressive-
Larraín (Pr ix du scénar io), primait, sauf que ces trois ilms humains faisant capoter ses plans. ment dans une grâce étrange,
produit par Netlix, les choses allant du médiocre au nul furent Comme son personnage, Fincher où l’emportent les secrets et
ne sont pas si graves, mais la parmi les pires du programme. sait ici très bien faire ce qu’on lui beautés de la nature (y compris
fable est infusée du même ton Par ailleurs, Venise accueillant demande, avec un grand profes- de la nature humaine) et ceux
sarcastique. Augusto Pinochet des films de plateforme dans sionnalisme, mais d’une manière de la musique d’Eiko Ishibashi,
devient le descendant d’une sa sélection officielle, elle en trop mécanique. L’absence de origine du film et principale
longue lignée de vampires fait le plein à chaque édition, risque se laisse gagner par une matrice de son montage. Il était
à laquelle appartiendraient et répond à la même logique esthétique de série.Vu le même beau de retrouver enfin une
d’autres grands despotes de que Netlix ou Amazon : beau- jour, le délicieux Hitman de émotion qui ne venait ni du scé-
l’histoire qui auraient voyagé coup de noms prestigieux pour Richard Linklater (hors com- nario ni du « message » ni d’une
dans le temps et la géographie bien peu de cinéma, pervertis- pétition) semblait répondre à excitation de nos bas instincts de
sous diférentes personnalités, sement mortifère de la poli- Fincher. Un policier de Houston spectateurs blasés de la vie et du
dont Margaret Thatcher, la nar- tique des auteurs. La présence s’y fait passer pour un tueur à cinéma, mais d’une forme qui
ratrice... Là encore, la parodie de deux grandes figures du gages ain d’enquêter sur ceux redonnait soudain goût à tout.
commence par le saccage de la cinéma américain des années qui font appel à ses services. Le Marcos Uzal

CAHIERS DU CINÉMA 54 OCTOBRE 2023


JOURNAL

FESTIVAL. À l’écoute des propositions les plus radicales, la 76e édition du festival suisse
a présenté cet été une sélection internationale particulièrement stimulante et exigeante.

Locarno : zones d’inconfort


Cdiversité
’est l’intransigeance plus que
la quête opportuniste d’une
de bon ton qui semble,
un total dépaysement, même
si les protagonistes des non-
récits qui s’enchaînent semblent
joue, comme ses protagonistes,
des frontières de Melilla, enclave
portuaire espagnole dans le ter-
fantoche vacuité de ses repré-
sentants. S’ajoute à ces portraits
féminins celui de l’héroïne de
à Locarno, avoir présidé au constituer un unique groupe ritoire marocain, étape du pas- N’attendez pas trop de la in du
choix des dix-sept titres d’une babélien que l’on retrouve en sage vers l’Europe. Convainc, monde de Radu Jude (lire Cahiers
compétition internationale de divers lieux du monde et aux d’une séquence à l’autre, le nº 801). Favori de nombreux
haute tenue. Giona A. Nazzaro, conins du fantastique. Presque choix de la durée et de la dis- festivaliers, le ilm a été coifé
© 2023 NEOPA, FICTIVE

directeur artistique pour lequel sage apparaît en regard, au il tance qui révèle tout autant au poteau par un objet plus
« l’éclectisme est une forme de de ses 215 minutes d’enquête l’empathie que la dangerosité consensuel bien que tout aussi
conformisme », revendique ainsi hypnotique, obsessionnelle et de l’entreprise. surprenant : Critical Zone d’Ali
le choix de ilms qui requièrent non concluante, le dernier Lav Face à ces ilms leuves par- Ahmadzadeh (aujourd’hui
la participation active du spec- Diaz, Essential Truths of the Lake. fois éprouvants ont émergé interdit de sortie en Iran), qui
tateur en ofrant une proposi- Mettant à nouveau en scène le parallèlement quelques ictions renouvelle à sa façon – émi-
tion de cinéma originale, parfois lieutenant Papauran, anti-héros dont l’âpreté reposait d’abord nemment subversive – le genre
extrême. C’est cette intrépidité torturé de Quand les vagues se sur l’énergie de leurs actrices. persan qu’est devenu le « ilm
qui a per mis de mettre en retirent, le Philippin, sans rien C’est le cas du remarquable de chauffeur ». Encore faut-il
valeur des œuvres longues et céder de son époustouflant Animal de Sofía Exárchou, por- remarquer qu’en dépit de la
fréquemment déroutantes, dont formalisme, livre sans doute trait inconfortable et passion- performance du créateur multi-
l’emblème pourrait bien être El son ilm le plus explicitement nant d’une danseuse de club de cartes Amir Pousti (coréalisateur
auge del humano 3 de l’Argentin politique, accablant la présidence vacances interprétée par Dimitra de Flatland en 2017) en dealer-
Eduardo Williams. Bâti autour de Duterte, qui s’est achevée Vlagopoulou. L’actrice grecque soigneur arpenteur des bas-
de vues à 360° captées à l’aide en 2022. C’est avec une même partageait légitimement le prix fonds de Téhéran, c’est le rôle
d’une caméra à huit objectifs, il ampleur – 183 minutes – et d’interprétation non genré avec d’une hôtesse de l’air, interpré-
se présente comme une succes- une exigence esthétique com- Renée Soutendijk, ancienne tée par une autre artiste, Shirin
sion de plans séquences à l’inté- parable – reposant elle aussi égér ie de Paul Verhoeven Abedinirad, qui permet au ilm
rieur desquels les choix de cadre sur un noir et blanc très hiéra- (Spetters, Le Quatrième Homme), de faire résonner les cris libéra-
ont été faits au moment du tique – que se déplie le second impériale dans le vénéneux teurs qui électrisent son inal.
montage, en suivant le regard du volet de Nuit obscure de Sylvain Sweet Dreams d’Ena Sendijarevic, Dans ce contexte de furie
cinéaste explorant ses rushs avec George, titré Au revoir ici, n’im- qui voit l’univers colonial indo- et de fureur, c’est à des ilms –
des lunettes 3D. D’un segment porte où (après Feuillets sauvages nésien des Pays-Bas s’efondrer souvent francophones – issus
à l’autre se joue le plus souvent en 2022). Le documentaire se à mesure que se démasque la d’autres sélections qu’est reve-
nue la mission de présenter un
cinéma plus serein. La révé-
lation de l’opus ultime d’un
© UN PUMA/REDIANC

Paul Vecchiali testamentaire et


bouleversant, Bonjour la langue,
semblait accompagner le bel
hommage au miroir rendu par
Barbet Schroeder à un ami
peintre, Ricardo et la Peinture
(qui sort le 15 novembre). Le
très pertinent La Voie royale de
Frédéric Mermoud (sorti en
France le 9 août), questionnant
la poursuite d’études à l’ère
Parcoursup, trouvait sa consé-
cration avec une projection
nocturne Piazza Grande tandis
que Camping du lac d’Éléonore
Saintagnan, Prix spécial du jury
de « Cinéastes du présent », faisait
entendre une nouvelle voix, qui,
entre celles d’Eugène Green et
Sophie Letourneur, révèle une
vraie-fausse candeur jubilatoire
et militante.
El auge del humano 3 d’Eduardo Williams. Thierry Méranger

CAHIERS DU CINÉMA 55 OCTOBRE 2023


FESTIVAL. Fondé en 2010 à Londres, Open City rassemble chaque année une sélection
pointue et non compétitive de ilms récents et anciens, au croisement du documentaire,
du ilm expérimental et de l’art vidéo.

L’Inde en lutte à Open City


PMaría
our cette 13 édition d’Open santé. En forme de contrepoint, reviendrait à évoquer le sort que comme outils de procréation et
e

City, la directrice artistique la cinéaste met en place un la société indienne réserve aux de plaisir tout en étant déni-
Palacios Cruz propo- espace de parole où quelques femmes, tant chacune s’avé- grés par ceux-là même qui en
sait deux sections thématiques femmes d’horizons différents rait victime de maltraitances font usage. La cinéaste explore
gigognes : «The Invisible Self », échangent sur le plaisir et la familiales. L’histoire de Shanta, d’autres paradoxes encore, en
élaborée par Shai Heredia, sexualité, façon de ne pas laisser enceinte pour la première fois filmant la famille d’un des
pouvant être perçue comme le monopole des représentations à 12 ans, endeuillée par la mort clients du club. Les paroles
une prolongation de « No à leurs ennemis. Dans le tran- prématurée d’un ils, méprisée de son épouse per mettent
Master Territories », conçue chant Eyes of Stone (1990), Nilita par son mari, est à la fois hal- de confirmer l’hypothèse de
avec Er ika Balsom et Hila Vachani fait l’économie de tout lucinante et tristement banale. Rekha : tandis qu’elle rêve d’un
Peleg et reprenant une partie commentaire devant les crises Poussée dans ses retranche- mariage qui lui offrirait une
des ilms passionnants montrés de Shanta, que la jeune femme ments psychiques, elle semble place respectable dans la société,
dans leur exposition du même estime dues à sa possession trouver dans la transe un mode la mère au foyer rêve d’indé-
nom, présentée l’an dernier à par un esprit. Fragile le reste d’expression que l’ordre social pendance, seul privilège des
la Haus der Kulturen der Welt du temps, elle se rend tous les lui interdit. Dans India Cabaret danseuses. Frappe la continuité
de Berlin (voir Cahiers no 800). week-ends dans un temple du (1985), Mira Nair donne la entre les expériences décrites
Comme cette programmation, Rajasthan où la déesse invoquée parole aux danseuses d’un club dans les diférents ilms, et un
qui revisitait le cinéma mon- dans ses transes doit l’aider à se érotique de Mumbai qui ont arrière-plan patriarcal dramati-
dial sous l’angle féminin et libérer. La réalisatrice expliquera fui des situations familiales quement semblable ; peut-être
évacuait pour ce faire le for- après la projection avoir rencon- intenables pour trouver ici un Shanta décidera-t-elle un jour
mat surexposé du long métrage tré plusieurs femmes ainsi possé- moyen de subsistance. Rekha et d’abandonner sa famille pour
de iction, les quatre ilms de dées et avoir compris que ilmer Rosy expriment éloquemment devenir danseuse de cabaret.
cinéastes indiennes rassemblés n’importe laquelle d’entre elles en quoi leurs corps sont utilisés Olivia Cooper-Hadjian
par Shai Heredia inscrivaient
les expériences singulières de
leurs protagonistes dans un
contexte à la fois idéologique
et socioéconomique. Something
Like a War de Deepa Dhanraj
(1991) souligne la convergence
de l’oppression des femmes et
celle des castes /classes défavori-
sées en mettant en lumière une
politique inhumaine de contrôle
des naissances. Les vasectomies
forcées ayant rencontré une
résistance, ce sont désormais
les femmes qui sont visées par
les pouvoirs publics ain d’obte-
nir une baisse drastique de la
natalité. La cinéaste confronte
les observations de terrain et
les contre-vérités qui y sont
formulées à des entretiens avec
quelques-unes des millions de
femmes victimes de cette poli-
tique. Comble de l’horreur :
les ligatures des trompes qu’un
gynécologue se vante de réaliser
à la chaîne en 45 secondes sans
anesthésie sur des femmes sou-
mises à des mesures d’incitation
trompeuses et aux injonctions
contradictoires d’un système
reposant sur leur capacité à
produire des garçons en bonne India Cabaret de Mira Nair (1985).

CAHIERS DU CINÉMA 56 OCTOBRE 2023


JOURNAL
© SANOSI PRODUCTIONS

Les Yeux ouverts de Joffroy Faure (2023).

FESTIVAL. Démarrée sous la canicule et refermée sous les trombes d’eau, du récit d’un couple à un autre,
la 35e édition des États généraux du documentaire de Lussas a ofert son questionne la diicile concilia-
lot de sensations et de découvertes. Deux nouvelles programmatrices, tion entre l’engagement social et
Saia Benhaïm et Dounia Bovet-Wolteche, dirigent désormais la section le bonheur intime.
« Expériences du regard », consacrée aux ilms produits dans l’année. Présentée lors des séances
« Une histoire de production »,

Un, deux, trois, Lussas la proposition la plus éton-


nante était peut-être Un comté
apocryphe, dans lequel Geofrey
Lachassagne part sur les traces

Ulongensonilsàpère.
qui caresse la peau de
Un autre qui s’al-
ses côtés. Au moment
Moins épuré, Je reviens dans cinq
minutes de Fantazio et Frédéric
Mainçon déjoue vite la fausse
et la décolonisation du Congo.
Mais s’il tranche avec l’esthétique
« cinéma-direct » de Coconut Head
du Yoknapatawpha, territoire
inventé par Faulkner. Le film
singe la démarche historienne en
où l’âge ou la maladie menacent piste du portrait d’un ancien Generation et son immersion substituant à un passé disparu un
d’emporter un proche, on pour- résistant nonagénaire pour s’ou- dans les soubresauts contempo- référent ictif : c’est ainsi qu’aux
rait penser que ilmer ofre un vrir à des décentrements vers le rains, Kassanda reste résolument paysages du Vieux Continent se
moyen de solder les désaccords ils. Le montage acte à la fois les tourné vers le présent et, jusqu’à superposent des lieux d’étape
passés et de combler la distance. échappées et l’attachement d’un un plan réunissant sa grand-mère de l’épopée du romancier rela-
La section « Expériences du irrésistible duo chez qui le goût et sa ille, conjugue mise en récit tant l’accaparement des terres
regard » réunissait cependant des mots dépasse l’opposition des personnelle et transmission. indiennes par des familles de
deux films construits autour caractères. Les rires et l’émotion Autour de la relation amoureuse pionniers. Risqué, le pari se
de la relation père-ils dans les- de la salle l’ont prouvé : qu’im- entre un chef des Farc et une révèle réussi, assumant la facticité,
quels la tendresse et le partage portent les images opaques et femme trans, Transfariana capte restant ouvert au réel sans forcer
du cadre vont de pair avec une les structures bancales, il y a des la façon dont l’alliance de deux les articulations (le parcours est
parole qui résiste, peine à advenir, ilms qui, en perdant leur centre, communautés a priori bien dis- ponctué de portraits d’habi-
le cinéma y étant d’abord une aichent leur cœur. tinctes perturbe le cadre d’une tants impossibles à rabattre sur
façon de mesurer les écarts et En interrogeant ses grands- société colombienne conserva- la iction), tout en échappant à
de composer avec eux. Dans Les parents et en organisant le trice et politiquement verrouil- l’arbitraire. Une énergie ludique
Yeux ouverts, Jofroy Faure saisit va-et-vient de leurs paroles et lée. Le film écarte le soupçon émane de cette opération qui
le corps et le visage de son père des archives, Alain Kassanda d’artiicialité d’un montage qui dédouble le regard et qui, d’une
à travers de longs plans atten- accomplit avec Colette et Justin entremêle les lignes narratives rivière à une zone industrielle,
tifs, cernés de noirs et de blancs un double mouvement. La plon- pour atteindre un sentiment révèle par l’infusion du réel et de
profonds qui marquent autant gée dans la mémoire des aïeux organique et ouvrir un espace l’imaginaire un troisième terme
un tourment intérieur qu’une met en lumière les mécanismes à la fois politique et sensible. enfoui : la fabrique capitaliste du
part d’insaisissable, la recherche de domination et de division Joris Lachaise montre les forces territoire. Un comté apocryphe, du
de contact se transportant dans des genres et des communautés de ses personnages sans édiier documentaire trois en un.
un mouvement vers la nature. qui ont marqué la colonisation d’icônes et, en dérivant au fil Romain Lefebvre

CAHIERS DU CINÉMA 57 OCTOBRE 2023


JOURNAL

© TIM BURTON
Ci-dessus et pages suivantes : dessins de Tim Burton issus de l’exposition The World of Tim Burton au Museo Nazionale del Cinema de Turin.

ENTRETIEN. Alors que le Musée national du cinéma de Turin accueille l’exposition The World of Tim Burton,
l’auteur continue d’osciller entre le centre et la marge d’Hollywood.

Tim Burton : les monstres sont vivants


À quoi peut s’attendre à Turin incroyable, alors on le fait exis- devenues de plus en plus lourdes. dans un musée : des cinéphiles
le public européen, qui avait ter comme décor à part entière. encore jeunes ou même enfants.
déjà pu visiter l’exposition de la Chaque lieu où nous avons Les expositions de votre travail Ils se disent : « alors c’est ça,
Cinémathèque en 2012 ? exposé a fait varier le choix sont-elles vouées à défendre le l’art ? Des petits dessins sur un
Le contenu de l’exposition a des choses montrées. On verra dessin de cinéma, en rendant coin de table ? Je peux le faire
muté avec les années. Celle également de nouveaux dessins, concrets vos liens bien connus avec aussi ! ». J’ai peut-être contri-
de Paris en 2012 reprenait ce en rapport avec Mercredi ou la pratique ? bué à désacraliser ce qui leur
que nous avions montré au encore Beetlejuice 2, sur lequel Eh bien, j’ai justement attaqué la semble d’habitude inaccessible
MoMA, elle était énorme et je travaille. Il ne s’agira pas de préparation de cet événement en dans les musées. C’est cela dont
presque exhaustive. Pour Turin, grandes fresques murales, rien m’eforçant de garder en tête la je suis le plus ier : apprendre à
on a décidé de faire les choses de ce genre : pour moi, la créa- leçon la plus importante apprise des gamins qui veulent faire du
en un peu plus petit, mais en tion n’a pas cessé de passer par avec les premiers vernissages au cinéma ou du dessin que l’âme
misant davantage sur le type les petits croquis, les esquisses MoMA. Ce qui m’a surpris, ce d’une œuvre peut tenir dans un
d’espace occupé. Le musée est qui peuvent sembler dérisoires, sont les retours de visiteurs qui petit personnage tracé à la va-
gigantesque, son architecture même si les productions sont n’auraient jamais mis les pieds vite sur un morceau de nappe

CAHIERS DU CINÉMA 58 OCTOBRE 2023


JOURNAL

en papier. Ce personnage peut dans un carnet et je n’ai aucun Au mieux, ils témoignent de lorsque c’est vous qui êtes imité,
être le point d’un départ d’un plaisir à dessiner sur tablette. l’approche conceptuelle que je peux vous dire que c’est lip-
blockbuster à 200 millions, ou J’aime le dessin comme activité j’ai du personnage, ses failles, pant. Ça m’a rappelé ce qu’on
juste rester à l’état de croquis lente, parfois fastidieuse, mais ses pouvoirs singuliers, etc. Il dit dans certaines cultures : il ne
et se suire à lui-même comme dans laquelle on plonge comme n’empêche que je fais un peu faut pas se laisser photographier,
œuvre d’art. En décomposant les dans une séance de méditation des deux : dans certains cas je car l’appareil capture votre âme.
procédés complexes du cinéma zen. Cet état méditatif est plus pars d’une image très spéciique L’IA, c’est la version extrême de
sous for me d’une suite de important que la précision du et minutieusement élaborée, ce hold-up spirituel. Certains
micro-trouvailles préparatoires, trait vendue par le logiciel. alors que dans d’autres projets portraits étaient plutôt bons et
j’essaie de prouver qu’un ilm Enin, il faut de tout pour faire l’esquisse initiale fait trop car- « inspirés », si je puis dire ; mais
peut être aussi simple qu’un un monde : si vous savez animer toon, trop brouillon farfelu pour le seul sentiment que je retiens,
dessin d’enfant. L’idée est que un super ilm entièrement sur qu’elle puisse être comprise par c’est que l’IA a aspiré un poten-
le public sorte de là en se disant iPad, pourquoi pas. Moi, je ne d’autres personnes. Alors, elle me tiel qui m’appartenait. Un robot
que tout est possible, qu’il existe me penche sur le numérique sert simplement à fixer mon a préempté mon âme. C’est
mille façons de concrétiser une qu’en post-production. humeur dans une direction ou d’autant plus dérangeant que le
idée. On est loin de la méthode une autre. résultat est étonnamment bon :
traditionnelle : écrire un synop- Indépendamment de la technique, je suis battu sur mon propre ter-
sis, puis une continuité, ensuite les artisans du blockbuster de L’IA se trouve au centre des rain, il faut l’admettre.
stor yboarder comme une votre génération se sont toujours préoccupations des grévistes à
machine, etc. divisés en deux catégories : là où Hollywood. Est-ce aussi un sujet Et d’autant plus ironique que vous
un Cameron commence par se d’inquiétude pour vous qui restez êtes de toute façon un enfant de
C’est aussi une manière de lancer lui-même dans des dessins attaché au dessin manuel, ou bien y Disney, qui a fait ses armes au sein
convoquer une tradition du cinéma d’une précision extrême avant voyez-vous un potentiel créatif ? du studio et a ini par y revenir.
d’animation datant d’avant l’ère même d’achever un scénario, un Je peux vous en parler très spéci- Oui, c’est pour cela que l’im-
numérique ? Zemeckis laisse l’univers prendre iquement parce que le sujet m’a pression d’être volé est encore
Je n’ai pas de point de vue forme en fonction d’un texte déjà obsédé ces derniers temps. On plus grande quand je vois « ma »
particulier sur le numérique, peauiné et des propositions de ses m’a envoyé un article trouvé sur version de Blanche-Neige auto-
ou sur les images de synthèse. collaborateurs. internet qui recensait des images générée. Je viens de chez Disney,
Tout simplement parce que je J’appartiens bizarrement aux faites par un logiciel d’IA : «Voilà j’ai déjà fait ma version person-
ne connais pas les ordinateurs ! deux familles. D’un côté, ayant à quoi ressembleraient les grands nelle de cette princesse mille
Je n’ai pas grandi avec eux. On commencé dans l’animation, j’ai héros Disney si Tim Burton fois dans ma carrière. Dans Les
s’imagine qu’un jour j’ai tourné appris à tout storyboarder. Mais avait réalisé chaque ilm. » J’en Noces funèbres, par exemple… Pas
le dos aux marionnettes et bas- j’ai vite cessé de m’embarrasser suis resté comme deux ronds besoin de m’imiter : tout ce que
culé dans les effets spéciaux avec ça, car mes dessins sont nuls de lan, à contempler tous ces ça produit, c’est l’impression que
modernes par adhésion. Mais en tant que storyboards prêts portraits, et le sentiment que j’ai le vieux Disney et moi avons eu
c’est le cinéma en général qui à l’emploi : ils ne rendent pas éprouvé est diicile à décrire. un bébé mutant. Une drôle de
est devenu numérique, pas moi. un mouvement précis, ils tra- On peut théoriser sur l’IA ou suite du Monstre est vivant, si vous
Je continue à prendre des notes duisent plutôt un état d’esprit. débattre tant qu’on veut, mais voulez. Je serais sans doute fan
de l’IA si j’étais étudiant en art
et que grâce à cette technique
je pouvais rendre mes boulots
sans lever le petit doigt. Comme
ce n’est plus le cas, je trouve le
phénomène plutôt terriiant.

Wes Anderson a également été


« victime » de parodies réalisées
avec le logiciel Midjourney,
consistant à mélanger ses ilms et
l’univers de Star Wars. Irait-on vers
un usage de l’IA qui consisterait à
systématiser les styles singuliers et
identiiables et les fondre dans la
masse de la culture populaire ?
C’est bizarre : quand vous avez
une patte qu’on reconnaît en un
éclair et qu’on la juge unique,
la première chose qu’on fait,
c’est de vous comparer… avec
quelqu’un d’autre censé avoir
une patte unique ! Le rapproche-
ment avec Anderson m’échappe
© TIM BURTON

un peu, mais je le prends comme


un compliment. On nous a déjà

CAHIERS DU CINÉMA 59 OCTOBRE 2023


JOURNAL

à notre équipe et même aux


acteurs : Michael Keaton ou
Catherine O’Hara ont eu envie
de revenir par attachement à ces
vieilles images. Travailler avec
des marionnettes ou des anima-
troniques peut être un enfer, ça
demande un temps que l’on n’a
plus à Hollywood aujourd’hui.
Mais justement, ça oblige à
tout faire selon ses impulsions,
à s’écouter et agir immédia-
tement dès qu’on a une idée.
J’essaie de tirer le même parti
du rythme qu’impose Mercredi :
on sait que les plannings télévi-
suels détruisent le temps, alors
on trouve une manière de iler
vite – parfois trop vite, il faut
l’avouer… Mais à l’arrivée, la
solidarité dans l’urgence trans-
forme les tournages en moments
cathartiques.

Si Mercredi n’est pas réalisée dans


le cadre des studios, il s’agit tout
de même d’une collaboration avec
Netlix qui impose des contraintes.
Est-il possible de rester un auteur
dans ce contexte ?
C’est diicile de raisonner en
ces termes. Est-ce que je suis
un auteur, de toute façon ? Oui
et non : je n’aime pas refaire la
même chose, je suis passé des
© TIM BURTON

comédies fantastiques aux super-


héros, des personnages gothiques
aux personnages Disney…
Est-ce que mon style réinvente
comparés, l’un et l’autre, parce permis de freiner, de regarder regarder en arrière, revoir mes l’univers de la Famille Addams
qu’on reproduirait la même ce qui se faisait à gauche et à ilms risque plutôt de me dépri- avec Mercredi, ou est-ce que c’est
touche encore et encore. Est-ce droite. Je me suis rendu compte mer. L’enjeu, c’est de se deman- le contraire ? On pourrait le voir
que ça donnerait envie aux que je voulais prendre mes der si le retour aux techniques des deux façons : bien sûr, je
machines de nous copier ? Peut- distances avec le système des à l’ancienne, aux textures des conserve des souvenirs très vifs
être. Il faudrait lui demander ce blockbusters. D’où l’idée de marionnettes animées en stop- des dessins de Charles Addams,
que ça lui fait, à lui, d’être com- faire une série comme Mercredi motion, peut encore séduire le et ils m’ont beaucoup inluencé.
paré et imité par une machine. pour Netlix, par exemple. Les public. C’est là que réside le déi, Mais encore une fois, il ne s’agit
Froid dans le dos, j’imagine. Le échelles des grands studios, leurs et il n’a rien de passéiste : est-ce pas d’une compétition entre
besoin de rendre tout imitable, attentes… je suis arrivé au point qu’un ilm peut réaccoutumer deux univers d’artistes : je ne
tout comparable ne me plaît pas où je me iche de ce que pense les yeux d’aujourd’hui à des veux pas imiter Addams, tout
tellement. Surtout quand on Hollywood. J’ai rempilé pour images qu’on a perdu l’habitude comme je ne veux pas m’imiter
oppose les styles et les cinéastes Beetlejuice 2 car c’est un pro- de voir ? moi-même. Je pense qu’on fait
comme dans un match de catch. jet qui me tient à cœur depuis les séries et les ilms comme on
Pourquoi comparer à tout prix longtemps. Mais ce n’est pas Vous éprouveriez donc quand même fait les rêves : au fond, vous faites
Barbie et Oppenheimer ? On dirait un geste cynique. Ça ne peut une nostalgie d’ordre plastique toujours le même rêve ; mais si
que deux insectes se bagarrent, même pas l’être, car il n’y a pas pour les marionnettes de l’époque c’est toujours intéressant, c’est
et que nous sommes les enfants de recette : je n’ai jamais compris de Vincent ou de Pee-wee Big parce que vous combinez les
en train de les observer comme comment ni pourquoi le pre- Adventure ? mêmes éléments d’une façon
si c’était un jeu. mier avait marché ! Il avait été Une nostalgie pour un certain différente chaque nuit. Si je
fabriqué pour se démarquer, et type de fabrication, oui. Est-ce suis un auteur, c’est de cette
Avez-vous encore le temps de voir il m’a au contraire poussé vers que le plaisir de l’animation à manière-là.
ces ilms ? le centre, comme par magie. Ce l’ancienne sera communiqué
Assez peu, je me concentre sur n’est pas un acte nostalgique non au public, je n’en sais rien, mais Entretien réalisé par Yal Sadat
mes projets. La pandémie m’avait plus : je n’aime pas beaucoup je sais qu’il insule une énergie en visioconférence, le 28 août.

CAHIERS DU CINÉMA 60 OCTOBRE 2023


JOURNAL

UKRAINE. Le collectif Babylon’13 est aujourd’hui l’une des sources les plus précieuses
pour comprendre ce que la guerre fait à la société ukrainienne. Ses nombreux
courts métrages sont visibles sur YouTube (youtube.com/@babylon13ua) et les
réseaux sociaux. Un long, Indépendance de l’Ukraine, sera projeté à Paris le 14 octobre.
Rencontre avec deux de ses cinéastes,Volodymyr Tykhyy, coordinateur principal
de Babylon’13, et Illia Yehorov.

Afirmation de la vie
Babylon’13 est né en 2013 peut parfois permettre d’appro- l’âge, de la condition sociale
dans un contexte de révolution, cher les différentes émotions ou du lieu de vie. Le il direc- Comment avez-vous conçu
avec le projet de faire un que suscite le conlit. C’est le teur est Yaroslav Kendzior, un le montage ?
« cinéma de la société civile ». cas dans les courts métrages ancien député qui a contribué V.T. : Tourner dans différents
Comment cette volonté résiste- avec le photojournaliste japo- à proclamer l’indépendance endroits en même temps nous a
t-elle à la guerre, moins propice nais Shigeki Miyajima, que nous du pays en 1991. Malgré notre notamment permis de faire des
à la pluralité des voix et à la avons accompagné à Irpin au préparation, certains plans ont séquences en montage alterné,
contradiction ? moment de la libération de été mis à mal par les circons- ce qui n’est pas très fréquent
Illia Yehorov : Il y a une forme la ville. Il était bouleversé par tances. À Mykolaïv, nous avions dans le cinéma documentaire.
de continuité entre la naissance l’ampleur des destructions. par exemple envie de montrer Nous voyons ainsi les agents
d’une véritable société civile en comment le tramway amène responsables de la transmis-
2013-2014 durant l’occupation Vous vous tenez à distance de l’État de l’eau potable aux habitants, sion des alertes aériennes et les
de la place Maïdan, et ce que et du pouvoir. Pour ne prendre mais cela n’a pas pu se faire en conséquences que celles-ci ont
nous vivons depuis l’invasion à qu’un exemple, il est extrêmement raison des multiples alertes et pour la vie des soldats ou des
grande échelle de février 2022. rare que le nom du président du durcissement des mesures civils. Même si la situation est
Les citoyens qui se sont bat- Volodymyr Zelenski soit mentionné. de sécurité. Les autorités locales dramatique, on peut appeler cela
tus pour la démocratie se sont V.T. : Effectivement. Mais déjà ont en efet décidé ce jour-là une « chance artistique ».
engagés dans des actions de durant Maïdan, nous ne cher- d’étendre le couvre-feu. Les I.Y. : En découvrant le film
bénévolat, ou ont rejoint l’ar- chions pas à montrer les repré- militaires avec qui nous étions achevé, j’ai été saisi par son
mée pour défendre les mêmes sentants politiques. Ce qui en contact ont alors proposé de humour. Malgré la peur, nous
valeurs. Et nous, nous avons n’empêche pas nos ilms d’avoir rejoindre la ligne de front. C’est trouvons la force de ne pas être
continué à les suivre. une visée politique. ce qui nous a permis d’avoir ces seulement dans la position de
Volodymyr Tykhyy : Nous vou- séquences avec les soldats dans victimes, et cela passe en partie
lons évidemment tous que la Comment le tournage la petite tranchée, qui attendent par cette façon d’entrelacer les
Russie quitte l’Ukraine le plus d’Indépendance de l’Ukraine la in des bombardements russes. scènes.
vite possible. En même temps, s’est-il organisé ? De façon générale, nous nous V.T : Oui, c’est une tragi-comé-
il nous importe de décrire la V.T. : Tout a été tourné le 24 août sommes attachés à l’inscription die.Yaroslav Kendzior est habi-
réalité avec nuances. Nous il- 2022, le jour de l’Indépendance. de la guerre dans le quotidien – tué aux plateaux de télévision,
mons donc la vie quotidienne Nous voulions représenter la avec ce que cela implique de mais nous avons décidé de le
des gens, avec leurs problèmes population dans sa diversité, tension, mais aussi d’attente et montrer dans son intimité, en
concrets. Un personnage pivot que ce soit du point de vue de de banalité. train de se préparer à un entre-
tien. Seul dans son salon, il
ajuste son téléphone portable,
la lumière. Ce sont des moments
creux, un peu décalés par rap-
port à son image oicielle. Il y a
aussi quelque chose de touchant
dans cette attente, et le fait que
ces interviews sont sans cesse
interrompues par les alertes. La
première a eu lieu à Kyiv, devant
un public jeune qui a beaucoup
ri. Pour eux, le ilm était une
airmation de la vie.

Entretien réalisé par Raphaël


Nieuwjaer en visioconférence
le 12 septembre. Interprète :
Maxim Bondarenko.
© BABYLON’13

Sélection de courts métrages au Studio 28


Indépendance de l’Ukraine (2023). (Paris), le 14 octobre à 11h.

CAHIERS DU CINÉMA 61 OCTOBRE 2023


JOURNAL

EXPOSITION. Sous le titre El ojo que miente, Érik Bullot et Francisca García ont conçu, de Salvador Allende s’y trouve
entre mars et septembre derniers à Santiago du Chili, une reconstruction rêvée des dénouée à travers de courts récits
installations de Raoul Ruiz. De son côté, le Centre Pompidou présente le 4 octobre caustiques sur l’alliance de for-
une programmation de ilms d’exposition tournés par le cinéaste au début des tune entre le lumpen prolétariat
années 80 et restés invisibles jusqu’à présent. et la bourgeoisie intellectuelle.
À mi-chemin entre

Raoul Ruiz : fables d’objets « brechtien » et « borgésien », l’ad-


jectif « ruizien » aura ainsi ini par
désigner tout à la fois le goût de
la dialectique, le vertige de l’arti-

Ldansa2001,
veille du 11 septembre
Raoul Ruiz note
son journal : « J’ai ilmé des
du coup d’État du 11 septembre
1973 s’avère donc singulière : à la
fois centrale, car la redécouverte
proliique, mais son ilm Palomita
blanca, fable douce-amère sur les
amours de deux jeunes gens que
ice, un surréalisme baroque et
un certain pessimisme politique.
Les films à tiroirs du cinéaste,
objets (des boîtes de conserve ache- et la restauration d’un certain leurs origines sociales et leurs tournés dans un artisanat poé-
tées hier) avec CNN comme fond. nombre de ilms de sa période opinions politiques opposent, tique, ne sont pourtant pas des
Telles des apparitions.» À l’image chilienne ont récemment enrichi dont la sortie était prévue le récits sans ligne claire. Mais
de ce curieux montage d’objets la trame déjà complexe d’une 18 septembre de cette année- l’intrigue s’y attache moins au
usuels sur fond d’actualités télé- œuvre qui s’est déployée dans là, ne plaît pas aux femmes des destin des personnages qu’à ce
visées, entremêlant l’intimité la toutes les directions (pour le généraux et reste invisible pen- qu’on pourrait appeler la vie des
plus banale au lux continu de cinéma mais aussi la télévision, dant vingt ans. Celui qu’il tourne objets. Dans un article de 1978
la politique mondiale, tous les le théâtre et le musée), et déca- en arrivant à Paris, un Dialogue (Cahiers nº 287), Ruiz suggère
ilms du Chilien entretiennent lée, parce que Ruiz ne saurait d’exilés (1974), inspiré par un lui-même d’envisager autrement
un rapport inactuel à l’actua- se poser en austère chroniqueur autre exilé1, Bertolt Brecht, est les rapports de hiérarchie dans
lité, « telles des apparitions » donc, des événements, sa vision le por- jugé trop critique par ses com- l’espace du cadre entre les êtres
entre aberrations surréalistes, tant toujours à considérer les patriotes réfugiés qui attendent et les choses. « Certains objets,
« revenances de l’histoire » et iro- choses depuis une perspective un cinéma militant plus exaltant observe-t-il, luttent pour émerger
nie mélancolique. La place de improbable. et moins sarcastique. C’est que de la toile de fond. » La fable du
Ruiz dans le paysage mémoriel Au moment de son exil Ruiz entretient un goût délicat ilm n’est jamais que le jeu de
du cinquantième anniversaire en 1973, Ruiz est un cinéaste pour la satire et le paradoxe qui relations imaginaires qui s’éta-
s’accorde mal au monolithisme blit entre ces objets. Aussi le récit
ascétique des drames histo- peut-il prendre la tangente au
COLLECTION FLORENCE ÉVRARD/DR

riques. El realismo socialista, projet gré des perspectives ouvertes


interrompu par le coup d’État par l’écrasante insistance d’une
et terminé en 2023 par Valeria chose reléguant au second plan
Sarmiento, compagne et colla- la présence des personnages.
boratrice du cinéaste, a ofert un
nouvel exemple de cette lisibilité Assemblages kafkaïens
contrariée de ilms qui refusent Suivant cette hypothèse d’une
de prendre le pli de l’histoire lors autonomie narrative des objets,
de sa présentation au festival de le cinéaste et essayiste Érik
San Sebastián. L’Unité populaire Bullot et la chercheuse Francisca
© POETASTROS

Atelier mené par Raoul Ruiz (au milieu, assis) lors du Festival d’Avignon en 1993. El realismo socialista de Raoul Ruiz et Valeria Sarmiento (1973-2023).

CAHIERS DU CINÉMA 62 OCTOBRE 2023


JOURNAL
© BENJAMIN MATTE/MSSA

Vue de l’exposition Raúl Ruiz : el ojo que miente, au Musée de la Solidarité Salvador-Allende, Santiago du Chili, 2023.

García ont envisagé les installa- qui l’a amené, depuis la rédaction
tions réalisées par Ruiz entre de l’article des Cahiers, à réali-
1990 et 1996 comme un labo- ser deux « catalogues ilmés » au
ratoire cinématographique redé- début des années 1980 à l’invita-
ployé dans l’espace du musée. tion du Centre Pompidou. Il n’a
Leur exposition El ojo que achevé que le premier, Pages d’un
miente (l’œil qui ment, inspiré catalogue (38 min.), sur l’exposi-
par le titre d’un ilm de Ruiz de tion « Salvador Dalí » en 1979.
1993) au Musée de la solidarité Le second, entamé en 1981 en
Salvador-Allende à Santiago du miroir de l’exposition « Öyvind
Chili, invente un réseau d’ai- Fahlström », est resté inachevé.
nités entre cinéma, théâtre et Découverts récemment au sein
musée en reconstituant les ins- des archives audiovisuelles du
tallations du cinéaste à partir Centre Pompidou, ces ilms sont
d’archives lacunaires, retrouvées projetés le 4 octobre, au cours
au Centre d’art contemporain d’une séance du Laboratoire
d’Ivry ou au Festival d’Avignon. d’histoire permanente du Centre
Les assemblages kafkaïens conçus et de la collection de ilms du Pages d’un catalogue / Salvador Dalí de Raúl Ruiz (1980), produit par le Centre
Georges-Pompidou.
par le cinéaste, entre chambres de Mnam, en présence d’Ér ik
torture et petits théâtres d’objets, Bullot. Leur vision aujourd’hui que Ruiz la pratique. Fahlström, l’installation, la litanie des objets
composent des mondes d’où révèle combien cadre et mon- peintre suédois d’origine brési- aura permis à Ruiz de faire du
tout personnage est désormais tage, au gré d’un jeu d’optique lienne, est aussi lié à l’histoire du cinéma jusque sur une scène
exclu. Si Ruiz investit l’espace ou d’un raccord, opèrent tou- Musée de la solidarité Salvador- de théâtre ou une galerie de
muséal pour y rejouer ses scéno- jours chez Ruiz une métamor- Allende, qui devient « musée en musée, invitant le spectateur à
graphies surréalistes, ce n’est pas phose jubilatoire des formes et exil » après le coup d’État et pratiquer la magie combinatoire
seulement parce que l’époque est des choses. Hasard objectif de sa trouve refuge en 1983 au Centre de ces formes agencées telles des
alors propice aux incursions croi- rencontre avec les univers sur- Pompidou. En exposant les ins- apparitions, convoquant des fan-
sées des cinéastes et des artistes réalistes de Dalí et Fahlström, tallations du cinéaste au Musée tômes oubliés et des récits d’exil.
dans le champ de l’art contem- les perspectives aberrantes de de la solidarité désormais revenu Alice Leroy
porain et du ilm exposé, mais l’un et la théâtralité des objets à Santiago du Chili, El ojo que
au terme d’une quête toute per- de l’autre offrent autant de miente boucle enin la trajectoire 1
Le film est visible sur la plateforme
sonnelle des « relations d’objets » prises à l’association libre telle du cinéaste en exil. Du tableau à de la Cinémathèque française, Henri.

CAHIERS DU CINÉMA 63 OCTOBRE 2023


JOURNAL

CYCLE. En 1993, Taïwan organisait le premier festival d’Asie dédié aux réalisatrices. De fait, la sélection du Forum
Trente ans plus tard, le Women Make Waves International Film Festival tient le cap des images aborde la coloni-
et vient de fêter son anniversaire au Forum des images à Paris. sation japonaise (Viva Tonal de
Kuo Chen-ti et Chien Weissu,

Un forum pour les femmes de Taïwan 2003), la Terreur blanche (Untold


Herstory de Zero Chou, 2022),
les difficultés rencontrées par
les personnes âgées (The Child
of Light de Herb Hsu, 2022, en
sa présence) ou l’identité de
genre – au sein du seul pays
d’Asie à avoir légalisé le mariage
pour tous. De façon plus géné-
rale, la question de l’identité est
devenue un thème récurrent
du cinéma taïwanais contem-
porain : dans Une lettre pour
Hama (Chen Hui-Ling, 2021,
présente à Paris), une ensei-
gnante confrontée aux lacunes
de son histoire familiale incite
ses élèves à interviewer leurs
grands-parents. La mémoire
collective qui se dessine est
particulièrement fragmentée,
rythmée par les différentes
occupations de Taïwan et les
espoirs contradictoires placés
dans les instances nationalistes
ou communistes. Comment,
Une lettre pour Hama de Chen Hui-Ling (2021). dès lors, garantir une place suf-
isante à chacun ? Laha Mebow,

Dfemmes
u 19 septembre au 8 octobre,
cette sélection intitulée « Les
de Taïwan font des
subit l’installation d’un site de
traitement des déchets nucléaires.
Le regard de Hu Tai-li progresse
inspirant même des initiatives
en Chine continentale dans les
années 2000, son rôle est d’au-
première cinéaste aborigène, fait
écho à cette interrogation dans
Gaga (2022). Si elle observe la
vagues », réunissant trente ilms pas à pas vers l’intimité : une tant plus précieux aujourd’hui disparition de sa culture sous les
et leurs réalisatrices, a permis de fois les touristes taïwanais par- que la relation entre les deux assauts du libéralisme, Mebow
remettre en lumière l’œuvre de tis, avec leur désir de capturer gouvernements est extrêmement refuse pour autant de donner
l’anthropologue et pionnière l’image d’un vieillard vêtu d’une tendue. Selon Huang Yushan, une déinition catégorique du
du cinéma ethnographique Hu simple culotte traditionnelle, la « les réalisatrices chinoises qui « gaga », un ensemble de valeurs
Tai-li (1950-2022). Pour Huang cinéaste intègre le quotidien de veulent témoigner de leur expérience traditionnelles atayales présidant
Yushan, réalisatrice et directrice familles désireuses de partager en tant que femmes sont désormais au respect du territoire d’autrui.
du Women Make Waves, la leur monde sensible. C’est le confrontées à la censure. La création Elle en souligne plutôt la mal-
cinéaste « conjugue point de vue geste essentiel de son cinéma. artistique se doit de reléter la réalité, léabilité, via la condition sine
féminin et rigueur de la recherche Car si Passing Through My Mother- mais elle ne suit pas à modiier le qua non de son application : la
universitaire. En dévoilant des in-Law’s Village (sorti en 1997, il statu quo. Il incombe alors aux festi- nécessité d’un dialogue continu
facettes de la vie taïwanaise souvent s’agit du premier documentaire vals de présenter aux spectateurs une et toujours recommencé, pour
négligées et en voie de disparition, taïwanais à obtenir un succès pluralité de points de vue et de se une écriture à plusieurs mains.
elle touche aux questions d’ethni- commercial notable) nous ren- confronter à des sujets jugés tabous ». Vincent Poli
cité, de modernisation et du conlit seigne sur les mœurs d’un village
ville-campagne ». Au début de bientôt rasé au proit d’une auto-
Voices of Orchid Island (1993), Hu route, Hu Tai-li y rend surtout
Tai-Li et trois hommes abori- compte d’un certain « climat ».
gènes des ethnies Yami et Bunun Des enfants jouant sous un soleil
échangent sur une plage : en couchant, des adultes affairés
confrontant les désirs de chacun dans les vapeurs de la cuisine :
quant à la réalisation du ilm, la autant d’impressions mélanco-
cinéaste expose les ambiguïtés du liques où se conjuguent l’amour
dispositif ethnographique depuis et l’urgence.
sa position d’étrangère. Toile de Si Women Make Waves
fond pour ilms exotiques dans a toujour s été une plate-
les années 1960, l’île de Lanyu for me d’échanges pour les
est alors dans un processus de femmes cinéastes de chaque
« disneylandisation » accélérée et côté du détroit de Taïwan, Voices of Orchid Island de Hu Tai-Li (1993).

CAHIERS DU CINÉMA 64 OCTOBRE 2023


KEN LOACH NE RENONCE JAMAIS
TÉLÉRAMA

PHOTO © JOSS BARRATT

AU CINÉMA LE 25 OCTOBRE
JOURNAL

NOUVELLES DU MONDE
ASIE l’enveloppe d’aide annuelle de conditions ne sont pas réunies notamment déclaré à Marie
13 millions de dollars est vouée pour que je poursuive mon Vialle : « Je ne peux pas faire le
L’horreur émerge à doubler chaque année. travail de directeur artistique. » ilm si je ne couche pas avec
Asie du Sud-Est. Alors que le box‑ Dénonçant un « comportement toi. » Le cinéaste de 75 ans,
ofice américain a léchi depuis immoral », une lettre ouverte dont Le Grand Chariot est
le Covid, une enquête du Japan EUROPE a dénoncé dans la foulée sorti le mois dernier, réfute la
Times rapporte une fréquentation l’éviction de Chatrian ; parmi les plupart des accusations mais
accrue dans les salles du Berlin sans direction 300 signataires, de nombreux présente ses excuses à celles
Sud-Est asiatique. En Thaïlande Allemagne. Croyant voir cinéastes tels Martin Scorsese, qu’il aurait heurtées. Aucune
et en Indonésie, le succès des renouveler en 2024 son contrat Apichatpong Weerasethakul, ou plainte n’a été déposée jusqu’à
blockbusters hollywoodiens de directeur artistique de la Claire Denis. présent. Réagissant à l’article
n’entrave pas celui de titres Berlinale, qu’il occupe depuis dans Télérama, la comédienne
locaux, en particulier des 2019 auprès de la DG Mariette Un rapport inlammable Louise Chevillotte a déclaré :
thrillers horriiques à motifs Rissenbeek (qui avait annoncé France. Le 20 septembre « J’ai beaucoup aimé travailler
folkloriques comme Home for partir à l’issue du sien l’année dernier, un rapport de la Cour avec lui et il ne m’est rien arrivé,
Rent et KKN di Desa Penari prochaine), Carlo Chatrian a été des comptes a relancé la mais je suis à 100 % avec les
(meilleur score historique en surpris, le 31 août dernier, par la polémique sur le soutien public actrices qui ont osé parler. Ça
Indonésie derrière Avengers). déclaration de la ministre de la au cinéma français – débat fait partie de tout un système
Dans ces pays, plusieurs Culture Claudia Roth à propos de amorcé par le discours enlammé sexiste et on doit s’y mettre
réseaux de cinéma ouvrent de la gouvernance de l’événement, de Justine Triet à Cannes. toutes et tous ensemble. »
nouveaux écrans par dizaines. évoquant une « conviction que Déplorant que trop de ilms
Si les investisseurs étrangers le festival à la fréquentation ne trouvent pas leur public et Holland dénigrée
prennent le pouls de ce marché publique la plus élevée du que les aides aux ilms étaient Pologne. La cinéaste Agnieszka
en expansion (comme Imax, monde devrait à nouveau trop nombreuses, ce rapport, Holland subit dans son pays
pour qui le Vietnam présente être dirigé par une seule et qui s’est penché sur plus une campagne de dénigrement
des signes d’attractivité), les même personne ». « Dans la d’une décennie (2011-2022) orchestrée par la droite
pouvoirs publics, encouragés nouvelle structure envisagée, de gestion du CNC, appelle à ultraconservatrice. À l’occasion
par les chiffres, suivent aussi écrit Chatrian sur le site de la « une réforme approfondie des de la présentation à Venise
le mouvement. En Indonésie, Berlinale, il est clair que les aides » au cinéma, jugées trop de The Green Border (Prix
nombreuses (une centaine) et du Jury), qui relate le voyage
trop complexes. Soulignant le heurté d’une famille syrienne
manque de rentabilité des ilms vers la Suède, elle a essuyé
subventionnés (seulement 2 % une série d’insultes de la part
14e FESTIVAL des ilms soutenus par l’avance du gouvernement, allant de
INTERNATIONAL sur recettes sont rentabilisés l’antisémitisme à l’accusation
DU FILM en salle, selon les calculs de de nazisme et de stalinisme.
DE LA ROCHE-SUR-YON la Cour), le premier président
de la Cour, Pierre Moscovici, 20 jours à Marioupol
a déclaré qu’il n’était pas aux Oscars
question « de préconiser qu’il Ukraine. Le comité chargé de
y ait moins de ilms, mais de choisir le ilm ukrainien soumis
faire en sorte qu’il y ait moins aux Oscars 2024 a désigné
de ilms qui ne rencontrent pas 20 jours à Marioupol, réalisé
leur public ». Le gouvernement par le correspondant de guerre,
a logiquement abondé dans photographe, vidéaste et écrivain
le sens de la Cour. Il faudra ukrainien Mstyslav Chernov en
« corriger les soutiens du CNC coopération avec le photographe
dont l’eficacité n’apparaît Evgeniy Maloletka et la
pas probante », a notamment productrice et journaliste Vasilisa
déclaré Élisabeth Borne. Stepanenko. « Nous sommes
arrivés à Marioupol juste une
Garrel mis en cause heure avant l’invasion. Pendant
France. Cinq comédiennes (Anna vingt jours, nous avons vécu avec
Mouglalis, Clotilde Hesme, des ambulanciers dans le sous-
Marie Vialle, Laurence Cordier sol de l’hôpital et dans des abris
et une anonyme) dénoncent des avec des citoyens ordinaires,
comportements inappropriés essayant de montrer la peur
de la part du cinéaste Philippe dans laquelle les Ukrainiens
Garrel. Selon une enquête vivaient », a expliqué Maloletka.
de Mediapart, celui-ci aurait Vincent Malausa

CAHIERS DU CINÉMA 66 OCTOBRE 2023


JOURNAL

DISPARITIONS
Axel Bogousslavsky courants cinématographiques génie, Panilov réalisera surtout enseignante, programmatrice
Axel Bogousslavsky était ouvrier internationaux (Italie, Angleterre, des adaptations : Valentina et correspondante pour des
chez Renault lorsqu’il devint Pologne, Canada, Hongrie, (1981), d’après une pièce de festivals (San Sebastián, la
l’ami de Jean Mascolo, le ils de États‑Unis, Allemagne…). Ce Vampilov, Vassa (1983) et La Viennale), elle était une grande
Marguerite Duras. Cette dernière fervent défenseur des ciné‑ Mère (1990) d’après Maxime connaisseuse du cinéma
le présente à Claude Régy en clubs fut aussi très impliqué Gorki, Innocents coupables d’avant‑garde et indépendant
1977 pour sa mise en scène dans la création de la revue d’après Ostrovski, Cercle premier américain. Son autre passion
de L’Eden Cinéma, et c’est le Jeune cinéma, bimestriel (2006) et Une journée d’Ivan était le cinéma chinois, auquel
début d’une très importante et lié à la Fédération des ciné‑ Denissovitch (2021) d’après elle consacra un ouvrage,
singulière carrière au théâtre. clubs de jeunes et dans Alexandre Soljenitsyne. Nouvelles Chines, nouveaux
Au cinéma, Bogousslavsky lequel il écrivit jusqu’à il y cinémas, publié aux éditions
apparaît pour la première fois a peu. Il fut également l’un Bérénice Reynaud des Cahiers du cinéma (1999),
dans Le Retour de Martin des fondateurs de l’institut Collaboratrice des Cahiers ainsi qu’une étude sur La Cité
Guerre de Daniel Vigne (1982), Lumière en 1982. On lui du cinéma de 1985 à 2005, des douleurs d’Hou Hsiao‑hsien
cinéaste qu’il retrouve dans doit notamment des ouvrages Bérénice Reynaud fut longtemps (BFI, 2002). Elle fut également
Une femme ou deux (1985). importants sur les frères l’une des correspondantes la responsable de la vaste
Mais surtout, Duras a le coup Lumière et Jacques Prévert. Il de la revue aux États‑Unis, programmation consacrée au
de génie de l’engager pour est mort le 25 août à 92 ans. où elle avait étudié avant d’y cinéma chinois contemporain
jouer le rôle d’Ernesto dans Les enseigner, principalement au à la Cinémathèque française
Enfants (1985). Malgré ses Gleb Panilov California Institute of the Arts. en 2017. Elle collabora aussi
presque 50 ans, son physique Le cinéaste russe Gleb Elle publia aussi des textes à d’importantes publications,
frêle, sa petite taille, ce regard Panilov, mort le 26 août à dans de très nombreuses revues programmations ou expositions
toujours ailleurs, ce visage que l’âge de 89 ans, avait débuté du monde entier, dont Film sur des femmes cinéastes –
Duras comparait à celui de à la télévision en 1959 avant Comment (USA), Sight and Chantal Akerman, Yvonne Rainer,
Stan Laurel, sa voix aiguë et de réaliser son premier long Sound (Royaume‑Uni), Senses Barbara Loden… –, et sur les
sa diction candide le rendent métrage pour le cinéma en of Cinema (Australie), Cinema théories féministes au cinéma.
absolument crédible dans ce 1967 : Il n’y a pas de gué dans Scope (Canada), Nosferatu Bérénice Reynaud est morte
rôle d’un enfant de 7 ans qui le feu. Inna Tchourikova, qui (Espagne), Cinemaya (Inde). le 17 septembre, à 70 ans.
refuse d’aller à l’école parce y interprète le rôle principal, À la fois journaliste, critique, Marcos Uzal
qu’il y apprend des choses celui d’une inirmière et
qu’il ne sait pas. Rare au peintre amatrice confrontée
cinéma, on le retrouva ensuite aux horreurs de la guerre civile
dans Mon cas de Manoel de russe, sera l’actrice fétiche et 1 0 1 8 @filmfestamiens

Oliveira (1986), dans Zanzibar l’épouse du cinéaste jusqu’à sa nov.2023


#fifam #FIFAM2023
www.fifam.fr

de Christine Pascal (1989) et, mort en janvier dernier. Tous


plus récemment, dans Adieu les deux vont enchaîner avec
d’Arnaud des Pallières (2003) trois ilms remarquables : Le
et Andalucía d’Alain Gomis Début (1970), sur une jeune
(2007). En 2014, Alexandre ille provinciale et timide qui se
Barry lui a consacré un beau retrouve à jouer le rôle de Jeanne
ilm‑portrait : Tout seul sur d’Arc au cinéma ; Je demande la
mon cheval dans la neige. Il parole (1976), le chef‑d’œuvre
est mort le 26 août à 86 ans. du cinéaste, où elle incarne la
présidente rigide et zélée d’un
Bernard Chardère soviet d’une grande ville soudain
Bernard Chardère fut à 22 ans confrontée à la mort accidentelle
et à Lyon l’un des fondateurs et de son ils adolescent qui
le premier rédacteur en chef de remettra toute son existence
la revue Positif, en mai 1952, en cause ; Le Thème (1979),
e
un an après la naissance des
Cahiers du cinéma, dont elle
dans lequel un auteur de théâtre
en panne d’inspiration part
43
deviendra la plus idèle rivale !
En 1953, il crée, avec Michel
se ressourcer dans un village
russe traditionnel où il fait la
Festival
Mardore, la revue Premier
plan, qui publie de précieuses
rencontre d’une guide de musée
passionnée de poésie. La douce
Interna-
monographies sur des cinéastes
(Georges Franju, Jean Vigo,
insolence de ce ilm, qui peut
rappeler celle de Kundera,
tional
Luis Buñuel, Alain Resnais,
Alfred Hitchcock, Buster
lui vaudra d’être censuré
jusqu’en 1987. Par la suite,
du Film d’Amiens
Keaton…) ou les nouveaux avec de moins en moins de

CAHIERS DU CINÉMA 67 OCTOBRE 2023


ENTRETIEN

La rage du tigre
Entretien avec John McTiernan
par Yal Sadat

D ix ans après la in du cauchemar judiciaire qui it


de lui un paria d’Hollywood, comment va John
McTiernan ? Sa présence au jury du Festival international
débat public se déroule sans haine, sans accusations mutuelles
d’être un criminel. Aux États-Unis, c’est le seul niveau de
discussion possible.
du ilm fantastique de Neuchâtel fut l’occasion de
renouer le dialogue avec le robuste survivant de 72 ans, Le climat politique entrave aussi la créativité au sein de l’industrie ?
qui nous ouvrait en 2013 les portes de son ranch Entre 1990 et 2005, chaque studio a été racheté par des multi-
du Wyoming (voir Cahiers nº 690). Sa haine cuite et nationales. Depuis, ils n’ont fait que produire des ilms qui ne
recuite envers les conservateurs de son pays continue parlent même pas d’humanité, mais de surhumanité. Quelle
de le ronger, mais aussi de le porter : durant ce séjour autre vague a duré si longtemps ? On a fait du western ou du
suisse, on a pu l’apercevoir attablé aux terrasses des ilm noir sans pour autant se concentrer exclusivement sur ces
cafés ou à celle de son hôtel jouxtant le lac, tapant genres. Aucune mode n’a duré autant que les super-héros, car
ses prochains scripts sur un vieil ordinateur portable ils ne relèvent précisément pas d’une mode, mais d’une déci-
dans un mélange de concentration froide et de fébrilité sion politique. Les studios ne peuvent se permettre de faire un
typique de ceux qui n’ont pas dit leur dernier mot. ilm sur leurs actionnaires. Ils se contenteraient volontiers de
raconter à quel point les riches sont cool, d’adapter les romans
d’Ayn Rand sous une forme sexy et grand public, mais ce serait
trop voyant. Des ilms sur les pauvres, à l’inverse ? Même pas en
Où en êtes-vous avec Hollywood ? rêve ! Alors ils racontent les histoires d’êtres qui ne sont même
On continue de me proposer des ilms d’action. La semaine pas humains, ou qui airment leur humanité par la violence.
dernière, j’ai reçu une histoire de commando armé. Il reste Voilà vingt foutues années qu’on n’a pas vu les équivalents
des gens prêts à inancer ces machins en agitant un chèque contemporains de John Wayne ou de Spencer Tracy résoudre
de 2 millions sous mon nez. J’en aurais bien besoin, mais je un conlit sans dégainer une arme.
refuse. C’est toujours pareil : trois types s’arment jusqu’aux
dents et déciment une lopée de gens en Colombie pour Que pensez-vous des vétérans qui parviennent encore à faire
sauver la fille de l’un d’entre eux, etc. Mon pays n’en a un cinéma d’auteur, par exemple Eastwood ?
jamais ini avec ces obsessions pathologiques. L’Europe est Ses ilms sont respectables, décents et humains. Personnellement,
bien plus civilisée Je passe le plus clair de mon temps au je ne comprends pas trop l’individu, qui me semble être un
Canada, j’ai vendu mon ranch du Wyoming. Je ne me sens connard – ma femme va être furieuse, elle ne supporte pas
pas en sécurité aux États-Unis, où les conservateurs rendent que je crache sur qui que ce soit. Si vous gardez ça, n’oubliez
l’air de moins en moins respirable. Je ne peux plus rien pas ce très sincère préambule : ses ilms sont bons, dépeignent
lire sur leur compte dans la presse, alors qu’au temps où je un monde moral, et sont l’œuvre d’un homme décent. Million
rêvais de devenir anthropologue, je passais ma vie à classer Dollar Baby est une grande fable éthique. Pourquoi cet écart
et étudier les diférents groupes sociaux. Mais avec la droite entre ses positions et l’humanité de son cinéma ? Aucune idée.
américaine, les choses sont trop évidentes. Le Canada n’a pas
de villes réservées à la bourgeoisie telles Greenwich (dans le Vous semblez avoir de nouveaux projets.
Connecticut, ndlr), Kennebunkport (dans le Maine, ndlr), où Oui, j’en ai trois en cours d’écriture. L’un est un récit de
mes parents passaient l’été, ou encore l’ouest de Los Angeles, science-iction qui a failli être inancé avant la pandémie, j’essaie
que j’ai bien connu aussi. Mais il n’y a pas de pauvres non de le relancer. Un autre concerne une tueuse professionnelle à
plus. Le système démocratique du Canada est pérenne. Le Atlanta, dont les meurtres sont motivés par des revendications

CAHIERS DU CINÉMA 68 OCTOBRE 2023


ENTRETIEN

© ROSA GÖZCAN/NIFFF 2023

John McTiernan lors de la projection de Piège de cristal au Festival international du film fantastique de Neuchâtel, en juillet 2023.

CAHIERS DU CINÉMA 69 OCTOBRE 2023


ENTRETIEN

Une journée en enfer (1995).

socioéconomiques : elle est prête à pendre sur la place publique protagoniste sans avoir accès aux détails sociologiques. Pas
les managers d’une société de prêts sur salaire. J’ai des scrupules besoin : un corps se tenait en face de vous et projetait son inté-
à justiier la violence d’une vengeuse, même si le personnage riorité sur l’écran. C’est comme l’obsession des genres et des
renverse l’idéologie droitière de ce type d’intrigues – déjà, après codes : du bla-bla théorique. À moins de brouiller les attentes,
À la poursuite d’Octobre rouge, Tom Clancy, l’auteur du roman, comme j’aurais voulu le faire avec Predator, qui n’aurait pas dû
voulait me conier une histoire de justicier dans le monde démarrer avec le premier plan dans l’espace car il colle l’éti-
politico-inancier ; la in impliquait que le héros avait raison de quette « SF » ; il aurait fallu le faire débuter comme un récit de
tuer, donc j’avais décliné. N’évoquons pas le troisième projet, guerre hyperréaliste, avec ces soldats couverts de sueur et de
je suis superstitieux : il suit d’en parler pour que ça capote ! boue, avant que soudain les personnages ne s’aperçoivent qu’ils
sont dans un ilm de SF !
Est-ce pour rester un auteur intransigeant que vous vous concentrez
sur l’écriture ? Votre opposition aux règles littéraires rappelle un motif récurrent
Il faut se débrouiller avec sa propre plume, car il y a simplement chez vous : les ruses sournoises du verbe. C’est l’enjeu du
moins de bons scénarios. Ou alors ils reviennent tous à Steven Treizième Guerrier, où un chef viking découvre l’écriture au contact
Spielberg. Et ce qui s’écrit me semble orienté à outrance vers d’un poète arabe : « Tu dessines des sons », résume le viking. Votre style
les personnages : on mise sur des proils, des punchlines, une ne consiste-t-il pas à « dessiner » l’action plutôt qu’à l’écrire,
exposition sociale, et basta. Parmi les executives, plus personne pour résister aux pièges de la langue ?
ne vient du cinéma. Ne reste que le fric des argentiers qui Oui, j’utilise les mots mais leur préfère les images et les sons.
engagent de jeunes conseillers sortis des meilleures facs de Dès l’enfance, on m’a emmené à l’opéra. Je ne comprenais
lettres, appliquant leurs cours de « développement de person- pas un traître mot ! J’étais guidé par des sons, et s’ils allaient
nages » et autres principes littéraires qui ont peu à voir avec le avec la vision scénique, avec l’émotion qu’elle fait passer, ça
cinéma. Ils évaluent les œuvres comme on note un cursus de fonctionnait. Ma façon de réaliser hérite de ce principe, si bien
littérature anglaise. Autrefois, les ilms reposaient sur les acteurs : que, parfois, une prise me semble bonne parce qu’elle sonne
leur incarnation faisait qu’en deux minutes on connaissait le bien ; puis les scriptes m’informent que le texte a été massacré

CAHIERS DU CINÉMA 70 OCTOBRE 2023


ENTRETIEN

© 1995 CINERGI PICTURES ENTERT. INC./20TH CENTURY FOX FILM CORP.


par les acteurs ! Moi, je suis ailleurs, dans la sonorité. Il y a à l’intérieur de cette limite, tout est possible ou presque. C’est
quelque chose qu’on appelle le « retarding lead » en anthropo- pareil en montage. Comme moi, Urioste vient d’une famille
logie : lorsqu’une région a maîtrisé en premier une technique, de musiciens : il était prêt à envisager les ilms d’action comme
celle-ci lui fait prendre de l’avance dans certains domaines et de la musique, et m’a appris ce que je pouvais faire ou pas.
du retard dans d’autres. La langue anglaise a proliféré grâce à Piège de cristal a été pour Jan et moi un banc d’essai : on faisait
un usage précoce de l’imprimerie, des textes faits pour la lec- de multiples prises à diférentes vitesses, parce qu’on n’était
ture ; si le cinéma anglais est si nul, c’est parce qu’il est entravé pas certains qu’une action serait lisible si le plan suivant était
par une tradition écrite vieille de 400 ans ! Les Italiens avaient plus lent ; alors on faisait une deuxième version plus rapide du
l’opéra : ils n’ont pas de diiculté à rendre les mots et les images plan suivant, et ainsi de suite. On n’a pas perdu ce temps-là sur
musicales. La luna de Bertolucci n’est pas seulement un ilm Octobre rouge, car on savait qu’on arriverait à raccorder des plans
sur l’opéra, c’est aussi la preuve que le cinéma et sa grammaire aux vitesses disparates grâce à la science musicale du montage.
ont plus à voir avec cet art qu’avec la littérature. L’ouverture,
avec le bébé et le vélo, obéit à une logique de poème musical. La partition de Michael Kamen pour Piège de cristal donne le sentiment
de commenter l’action avec ironie.
On pourrait en dire autant de l’action très symphonique Absolument. C’est une chose qui, elle, vient des romans lus
de Piège de cristal. dans ma jeunesse : la perspective ironique. Je pense à Catch 22
Avec Jan de Bont et surtout Frank J. Urioste (chef opérateur et de Joseph Heller, une satire de l’aviation américaine pen-
monteur du ilm), on a appris à découper les mouvements de dant 1939-45. Les romans ont imposé cette manière duelle
caméra en oubliant les règles : il se disait qu’on ne pouvait pas de décrire des actions très plausibles tout en faisant entendre
couper proprement un travelling réalisé avec une Dolly, ou bien le scepticisme d’un narrateur qui dit : « Ces personnages sont
qu’il ne fallait pas raccorder un travelling avec un autre, etc. idiots ou drôles », ce qui le place en surplomb des événe-
Ces règles étaient fausses. Il fallait comprendre pourquoi elles ments, avec le lecteur. Avec Piège de cristal, j’ai voulu faire de
existaient et comment les briser. C’est une approche musicale : la caméra et de la musique des narrateurs actifs, pour imiter
il n’y a que huit octaves sur lesquels baser une partition, mais ce trait littéraire.

CAHIERS DU CINÉMA 71 OCTOBRE 2023


ENTRETIEN

Predator (1987).

Le personnage de Bruce Willis n’a pas de thème musical, comme si vous On en revient à cette foi dans le regard plutôt que dans le langage.
vous méiiez des hymnes. Dans Octobre rouge et Le Treizième Guerrier, les différences langagières
C’est une afaire de dramaturgie, mais aussi d’idéologie : on conduisent à la guerre mais, en cours de séquence, les protagonistes
voulait éviter toute notion de super-héroïsme et de natio- se mettent à parler la langue de l’ennemi supposé – le Soviétique
nalisme chez McClane. Je suis d’une génération qui a tiré la passe à l’anglais, l’Arabe passe au norrois – comme pour défendre
leçon du Vietnam : « Le patriotisme est le dernier refuge du scélérat » une sorte d’universalité.
(citation de l’intellectuel britannique Samuel Johnson, ndlr). L’idée Je me suis inspiré de Jugement à Nuremberg de Stanley Kramer :
était que McClane soit vulnérable, et supérieur uniquement Maximilian Schell parle allemand, s’interrompt pour reprendre
au sens où il ne renonce pas à ce dont il dispose : du courage, sa respiration, puis continue en anglais. C’est vrai que ces ilms
un attribut mental, abstrait, qu’on ne peut iger dans un thème. portent sur la langue, vectrice d’idéologies belliqueuses et qui
Il n’y aucun surhomme en McClane, même s’il est supérieur marque des frontières entre les cultures. Il faut démythiier ces
en bonté de cœur. frontières. Je crois à l’avènement futur d’une langue commune
universelle. Je viens de la démocratie rooseveltienne : mon
Vous avez été également pionnier en matière arrière-grand-mère était une apparatchik du Parti démocrate
d’utilisation des effets numériques, mais en vous efforçant et de Roosevelt quand il était gouverneur de l’État de New
de les rendre indétectables. York. Cette famille était innervée par une idéologie améri-
Oui, car on promet au public de lui montrer quelque chose caine progressiste, selon laquelle les conlits peuvent se résoudre
qui s’est vraiment produit. « Ce type a vraiment fait ça ! » Si le sans assassinat.
trucage se voit, la crédulité est suspendue et le ilm s’envisage
comme un album illustré. L’IA permet un dessin très réaliste, C’est pourquoi l’ennemi se contourne plus qu’il ne se combat
mais c’est un dessin quand même. Les efets qu’elle ofre ne dans vos ilms, lorsqu’il n’est pas autre chose qu’un subterfuge ?
sont pas divertissants en soi. Le spectateur veut être dupé : il Oui. Piège de cristal devait se concentrer sur l’élimination des
faut lui cacher l’intervention de l’ordinateur. terroristes, mais je ne trouvais pas le terrorisme divertissant.
Predator m’avait donné un peu de crédibilité, et le producteur
N’est-il pas contradictoire de viser à la fois la distance ironique Joel Silver était courageux, alors j’ai dit : « On pourrait transformer
dont vous parliez et le sentiment que les exploits épiques les ennemis en cambrioleurs qui se font passer pour des terroristes, car les
« se produisent vraiment » ? ilms de casse ont une nature joyeuse que tout le monde aime, tandis que
(Longue pause de réflexion.) Qu’il s’agisse de faits réels ou le terrorisme international ne recèle aucune joie. » Pourquoi les gens
d’une fable, le narrateur peut trouver l’action amusante, et paieraient une baby-sitter pour pouvoir passer une soirée devant
dire : « Vous n’y croirez jamais ! », mais la mise en scène vous un ilm sans joie ? L’autre option était de faire du personnage de
prouve que si ; la chose s’est bien produite – simplement, elle Bruce un justicier, mais pas le genre qui s’en prend aux ennemis
est observée en train de se produire. Et c’est dans cette nuance parce qu’ils ont une autre origine, religion, ou couleur de peau.
que s’insère le regard critique ou ironique. Ce qui fait qu’on Il s’en prend à ces gens car ils sont des voleurs.
croit à un spectacle d’action, ce n’est pas que le cinéaste sou-
ligne sa nature factice, ou au contraire qu’il fasse oublier son Vous démythiiez les maléices des ennemis de l’Amérique,
regard ; non, c’est précisément qu’il soit observé par l’œil d’un mais aussi ceux de l’armée américaine.
tiers : la caméra. Octobre rouge s’est fait en réaction à l’image de l’armée que le

CAHIERS DU CINÉMA 72 OCTOBRE 2023


ENTRETIEN

cinéma véhiculait : des tueurs imbéciles ou psychotiques. Je vou- ai fait cet impensable caravansérail au milieu du désert, où des
lais dire qu’ils pouvaient aussi être clairvoyants et moraux. L’idée individus venus du « vrai monde », c’est-à-dire de l’extérieur de
était donc de faire un ilm de guerre avec peu de fusillades, une L.A., interagissent de façon pernicieuse, jusqu’à la monstruosité.
épopée cérébrale, à l’image des conlits entre nations : la pulsion L’entertainment en est en grande partie responsable. Mais stop : je
guerrière naît dans l’esprit, la guerre se fait d’abord à l’intérieur me fais des ennemis dès que j’ouvre la bouche, alors que j’essaie
de soi, puis entre cerveaux plus qu’entre armées. Pour ce qui de me remettre au travail…
concerne les humains, en tout cas. Les coups de grife, c’est
bon pour les combats de tigres. J’aime l’idée de m’être adressé Dans Nomads, qui a pour héros un anthropologue, on découvre en effet
à la jeunesse américaine : « C’est par l’esprit et non les armes une terre maléique, mais la notion d’ennemi est déjà sujette à caution.
que vous comprendrez comment marche le monde ». Octobre C’est peut-être la clé de mes ilms suivants. Cela dit, il existe des
rouge met en avant une igure considérée comme une des plus êtres humains qui sont bel et bien mauvais, des groupes cultu-
nobles de la nation, le directeur de la CIA – l’Amiral James rels réellement maléiques. En Occident, ils proviennent de la
Greer dans le ilm. J’ai conié le rôle à James Earl Jones. Il n’y Scandinavie médiévale, où un petit pourcentage d’hommes, au
avait pas d’amiraux noirs à l’époque, et la presse s’est moquée : lieu de reprendre la ferme familiale ou de commencer une nou-
© 1987 20TH CENTURY FOX FILM CORP.

« Ça n’existe pas ». Il est sûr que ça n’existera pas tant qu’on ne velle vie dans les fjords, ont traversé les mers pour prendre les
permet pas aux gens de l’imaginer ! Alors il faut inventer, mon- terres des autres par la force. Ce comportement d’envahisseur est
trer qu’un homme noir peut porter l’uniforme à cinq bandes. resté un aspect dominant de cette culture, transmise à l’aristo-
Un jeune Blanc brillant, Alec Baldwin, l’écoute sans se soucier cratie anglaise, qui ensuite l’a emmenée dans le sud esclavagiste
de sa couleur de peau. De même, je suis ier d’avoir fait un ilm des États-Unis, où elle a ini par engendrer ce qui se nomme
dont le héros musulman se trouve sur son tapis de prière devant aujourd’hui le Parti républicain. Ce sont les mêmes personnes.
les Vikings, que ça ne dérange pas. Vous pouvez me traiter de cinglé car j’associe le conservatisme
anglo-saxon avec des événements vieux d’un bon millénaire ;
Peut-on dire que vous avez imposé une sorte d’épopée exempte mais regardez la famille royale, et le couronnement qui a eu
d’antagonismes civilisationnels ? lieu récemment : chaque membre de la noblesse anglaise peut
Oui, Une journée en enfer est un buddy movie où les terroristes vous dire ièrement à quel degré il est lié aux responsables de
sont encore des voleurs déguisés. Et Last Action Hero est un la conquête normande. C’est eux qui se connectent à ce vieux
conte à la Cendrillon. Le studio n’y a rien pigé ! Ce n’était passé, pas moi ! Comment s’établissent-ils dans le monde ? Grâce
pourtant pas mon scénario, ils me l’avaient donné, enin, ma à des paperasses énonçant les règles du Monopoly sanglant qu’ils
femme de l’époque me l’avait donné – c’est l’une des choses ont créé, et qui leur donnent tous les droits sur la valeur du
afreuses découvertes au divorce : elle se faisait payer par des travail d’autrui. C’est l’essence du capitalisme. Rien n’a changé,
scénaristes qui lui demandaient de me faire passer un script. sinon que ce système s’entretient aujourd’hui grâce à la tech-
Elle m’avait mis Last Action Hero entre les mains moyennant nologie.Voilà ce qu’est la vraie prédation.
100 000 dollars ! C’est moche de découvrir ça après six ans de
mariage. Hollywood rend les gens monstrueux, je l’ai montré Entretien réalisé par Yal Sadat au NIFFF de Neuchâtel,
en dépeignant Los Angeles dans mon premier ilm, Nomads. J’en le 7 juillet.

© 1985 CINEMA INTERNATIONAL CORP.

Nomads (1986).

CAHIERS DU CINÉMA 73 OCTOBRE 2023


DVD / RESSORTIES

CAHIERS DU CINÉMA 74 OCTOBRE 2023


DVD/ RESSORTIES

Déménagement de Shinji Sômai (1993)

Chanson de gestes
M algré deux rétrospectives en 2012, dans des positions invraisemblables. Sans

© SURVIVANCE
au Festival des 3 Continents et à la but déterminé autre que d’explorer et
Cinémathèque française (voir Cahiers de s’éprouver, leurs gestes ne sont pas
nº 683), l’œuvre immense de Shinji ramenés à une pure valeur esthétique,
Sômai, décédé en 2001, n’a, à l’excep- chorégraphique, mais à un déploie-
tion de Typhoon Club en 1985, jamais été ment de leur propre liberté d’action,
distribuée en France. La belle restaura- qui se défait des conduites codiiées de
tion de Déménagement est d’autant plus la famille, de l’école ou de la ville. Si les
un événement. personnages d’enfants furent au centre
À Kyoto, Ren, petite jeune ille, est des plus grands ilms de Sômai, c’est que
témoin du départ de son père du foyer leur imaginaire de l’espace est inini-
familial tandis qu’elle reste vivre avec ment plus riche que celui des adultes. Le
sa mère. Le ilm s’ouvre sur un dîner monde devient un grand support. Une
familial à bas bruit, dans un long plan cloison de l’appartement peut ici servir
séquence tournant lentement autour d’appui (pour faire le poirier), de pro-
d’une table triangulaire œdipienne, aux tection pudique (le split-screen maté-
arêtes coupantes, à la veille du démé- riel d’une scène où Ren sur son lit et
nagement paternel. Le père s’isole dans son père dans l’escalier s’écoutent sans
sa chambre plongée dans la pénombre, se voir) ; un placard devient cachette ou
observe la pluie à travers la fenêtre, sort piège, et les longues perspectives d’un
faire un tour. Peu après, Ren, allongée trottoir semblent engager à y courir de
dans son lit, se relève, ouvre sa fenêtre tout son soule.
devant le panorama humide, tourne Si le divorce des parents de Ren la
dans sa chambre et soudainement, fait conduit, soucieuse et révoltée, sur la
le poirier les pieds au mur. Au lieu de piste accidentée de la maturité, eux
traiter le thème du divorce en drama- régressent vers son statut d’enfant. «Tu
tisant les étapes successives de la sépa- manges toujours aussi mal », dit Ren à son
ration d’un couple face à leur enfant, père dès la première scène, tandis que
Sômai en fera une force climatique qui sa mère, désormais célibataire, rentre
dilate les durées habituelles, étire les complètement saoule du restaurant où
perspectives des lieux autour d’eux, ins- elles ont dîné toutes les deux et se traîne
crit dans chaque mot une sourde réson- par terre. Le divorce, « ça se voit sur ton
nance. Son cinéma a toujours déployé visage », fait remarquer à Ren sa cama-
un tempo déréglé en de longs plans rade de collège, elle-même enfant de
séquence attentifs et tremblants, plus divorcés. La désorganisation de la famille
attentifs aux personnages qu’au récit innerve chacun de ses membres, assiège
général, menés par une caméra qui se aussi leurs gestes.
promène librement, s’arrime à un corps, Moyens sans in, les gestes des per-
l’abandonne au proit d’un autre, bascule sonnages n’induisent pas à voir dans
subtilement à droite ou à gauche, saisit leurs conduites des intentions ou des
le décor sous des angles singuliers, en symboles, mais des façons de mesurer
de subtiles remises en cause du principe l’espace ofert à la liberté de mouve-
de gravitation. ment et au jeu d’approche (désirant,
Dans un plan sidérant de The Friends afectif ou désespéré) qui parcourt les
(1994), un enfant chemine sur une ram- gammes de distances entre soi et l’autre.
barde surplombant un grand carrefour Comme lorsque Ren téléphone à
automobile, tout près de l’aspiration son père tout en l’observant dans son
du vide. Cette rupture de la « distance bureau, ou lorsqu’elle crie à sa mère,
de sécurité » est au cœur du cinéma de dont un pont et une foule la séparent :
Sômai : la liberté de mouvement de sa « Promis, je vais grandir le plus vite pos-
caméra égale celle de ses personnages à sible. » Chaque séquence engage ainsi
qui il est ofert de mal se tenir, d’appré- la mesure physique d’un lien, entre jeu
hender leur environnement immédiat et bagarre. Ren frappe sa camarade de

CAHIERS DU CINÉMA 75 OCTOBRE 2023


DVD/ RESSORTIES

collège puis, la séquence qui suit, se


réconcilie avec elle, et elles finissent Circle of Danger de Jacques Tourneur (1951)
par pousser ensemble un vélo plein de
courses en haut d’une rue pentue, avant
d’être interrompues par la soudaineté
d’un orage. Météorologiques de même,
La vérité qui sifle
la violence des uns, la méchanceté des
autres qui, aussi puissantes soient-elles, ircle of Danger s’ouvre sur une Fearmakers (1958). Plus que le danger,
passent toujours.
La liberté de mouvement de Ren
Cla recherche
curieuse expédition sous-marine à
d’un gisement de tungs-
c’est un réseau de non-dits qui encercle
Clay Douglas, une toile de mensonge
s’ombre de la mélancolie de l’errance, tène. Pour Clay Douglas (Ray Milland), entretenue par la Grande Muette. Sa
où rien ne marque, où les actes s’efacent décidé à tout quitter une fois sa for- recherche d’une vérité déinitive vient
en s’achevant. Il faut qu’arrive la der- tune faite, il s’agira bien de creuser, s’échouer sur la réalité sociologique
nière partie du ilm, éblouissante (que mais à la recherche d’informations sur du Royaume-Uni d’après-guerre et
Sômai improvisa au tournage), pour que la mort mystérieuse de son frère, tué ses anciens soldats aux caractères insai-
l’énergie intuitive de l’enfant trouve son au combat alors qu’il servait les forces sissables. Ainsi le très suisant Sholto
véritable épanouissement. Sur le lac Biwa britanniques. Circle of Danger (l’éditeur Lewis (Marius Goring), un temps envi-
où se déroule un impressionnant festival, a préféré le titre original à L’enquête est sagé comme l’assassin du frère, et qui est
feux d’artiices, processions et mises à feu close) délaisse immédiatement l’océan devenu metteur en scène de ballet. Mais
ritualisées de grandes mottes de paille et les oripeaux du ilm d’aventure au l’on pourrait douter de Ray Milland
font écho à tous ces petits feux allumés proit des décors pluvieux de Londres et lui-même qui, gallois de naissance, joue
depuis le début, lorsque le père de Ren de la campagne écossaise. Les paysages pour Tourneur au gentleman américain
brûle quelques rebuts du déménagement embrumés, d’habitude enclins à l’ap- constamment mené par le bout du nez
(dont des photos de famille) ou lorsque parition du fantastique chez Tourneur, car bien trop poli. Au départ incapable
celle-ci menace ses camarades en cours sont ici soumis à un régime prosaïque, de prendre le pli de la manipulation,
de chimie et incendie sa salle de classe. le directeur de la photographie anglais « Clay » redeviendra argile en feignant
Le temps mythique et décollé de la fête, Oswald Morris lorgnant même vers un l’ignorance, et ce jusqu’à obtenir la clé
dont la rumeur n’avait cessé précédem- certain réalisme ouvrier (on voit des du mystère. Par un détour hitchcockien :
ment de côtoyer les balades de l’héroïne hommes sortir de la mine, un autre opé- une mélodie silotée pour toute réso-
passant près d’autres processions ou tra- rer une écluse tout en répondant aux lution d’une tragédie banale. ■
versant un grand cimetière couvert de questions de l’enquêteur amateur). La Vincent Poli
lampions, ofre une résolution au temps « mort accidentelle » qui guide le récit
déréglé du quotidien. La réalité de Ren ne laisse toutefois aucun doute quant
rejoint alors le conte. Perdue, vraiment aux ainités paranoïaques qui relient Coffret DVD/Blu-Ray. Studio Canal, collection
seule face au paysage, elle apprend, la Circle of Danger à Angoisse (1944) ou The « Make My Day ».
fatigue aidant, à se poser. Alors, surgissent
au creux de son regard des images oni-
© 1951 STUDIOCANAL FILMS LTD.

riques, qui ouvrent au sein de sa solitude


d’autres mouvements, intérieurs, intimes
et créateurs. On comprend rétrospecti-
vement les quelques interludes de ciels,
traînées d’avions et bruissement de feuil-
lages, qui s’invitaient moins comme des
ellipses du récit que comme la possibilité
d’inscrire quelque chose dans le paysage.
Allumant la lanterne magique de son feu
intérieur, Ren peut se mettre à écrire,
lire à ses camarades sa propre histoire
et inalement gagner leur encourage-
ment. Dans la malicieuse scène keato-
nienne qui court en même temps que
le générique de in, l’enfant, qui « va vers
le futur », ne cesse alors de se transfor-
mer, virevoltant à la rencontre de petits
groupes de tous âges. Le ilm a parcouru
d’un bout à l’autre tous les spectres pos-
sibles de la liberté. ■
Pierre Eugène

Version restaurée. En salles le 25 octobre.

CAHIERS DU CINÉMA 76 OCTOBRE 2023


DVD/ RESSORTIES

© RIMINI EDITIONS
La Ballade des sans-espoirs de John Cassavetes (1961)

Rêves à vendre
Utard.neCassavetes
idée brûle dans le cinéma de John
: la hantise qu’il soit trop
Trop tard pour être artiste, trop
l’idée de devenir un cinéaste de stu-
dio – studio qu’il ne connaît alors que
comme acteur. La Paramount l’approche
Shadows – brade son talent pour gagner
sa vie et rumine comment tout cela,
toutes ces petites concessions faites
tard pour aimer, pour réparer sa famille, et, face aux innombrables scénarios que chaque jour, pourrait finir : « Tu me vois
pour tout recommencer, pour éduquer le jeune cinéaste propose, un producteur propriétaire d’une salle de billard, Nick ?
son enfant. Il faudrait vériier si tous ses arrête son choix sur le moins onéreux : Imagine, travailler toute sa vie, élever des
ilms ne commencent pas à ce moment Too Late Blues s’appelle encore Dreams enfants, et après… et cinquante ans après,
précis : lorsqu’il est trop tard. Too Late for Sale. Obsédé par sa liberté artistique, on meurt. On raterait la musique, la joie,
Blues, nous dit le titre original de La Cassavetes signe le ilm à la fois comme on raterait tout. »
Ballade des sans-espoirs, traduction joli- coauteur, réalisateur et producteur, ten- Au milieu de ce monde d’hommes
ment surannée. «Trop tard » veut aussi tant de faire vivre l’utopie de l’indépen- alcoolisés scintille Jess Polanski
dire : la nuit. Shadows, Faces, Husbands, dance au sein d’un grand studio – après (Cassavetes voulait Gena Rowlands, ce
Minnie and Moscowitz, Meurtre d’un le désastre du montage d’Un enfant attend sera Stella Stevens), une chanteuse sans
bookmaker chinois, Opening Night, Love (deux ans plus tard), il arrêtera d’y croire. cesse ramenée à son statut de poupée de
Streams : c’est la nuit que ça cogite, que Le petit jazz band de Too Late Blues nuit. Elle se traîne comme un chat dans
ça désespère, la nuit qu’on pense à sa (métaphore de ce qui pourrait être toutes les séquences, et tout le petit gla-
vie en tremblant dans les bras d’incon- une équipe de cinéma) étire la nuit à mour de pacotille dont elle se pare est
nus – dans tous ses ilms, cette même coup de beuveries et de camaraderies, subitement dissous par sa tentative de
puissance vibratoire du visage inconnu joue au billard, traîne dans les night- suicide. On retrouvera la même séquence
qui se livre à nous, désespérément, le clubs à l’afût d’une opportunité pro- dans Faces, l’idée que le cinéma est une
temps d’une nuit blanche. fessionnelle. À la tête de cette troupe longue entreprise de démaquillage de
C’est juste après Shadows, ilm indé- de musiciens, John Wakeield (Bobby la réalité, une longue nuit à traverser et
pendant brûlant d’énergie juvénile, que Darin), surnommé « Ghost », un pianiste dont on ressort absolument vulnérable,
Cassavetes, 30 ans, se laisse tenter par intransigeant qui – comme Hugh dans totalement déshabillé.

CAHIERS DU CINÉMA 77 OCTOBRE 2023


DVD/ RESSORTIES

Too Late Blues est le jumeau Paramount

© ÉDITIONS MONTPARNASSE
de Shadows, mais vidé de cette énergie
propre au premier ilm : chaque plan s’y
alourdit d’une conscience malheureuse,
d’une fatigue qui ne cessera de croître,
et d’angoisses qui, ici, prennent toute la
place – le cauchemar du conformisme, de
la vie ratée, de la plus petite concession
qui vous fera irrémédiablement basculer
du côté de la mort. L’amour, l’amitié et
le travail collectif comme unique salut
d’une vie. Chaque séquence semble se
rapprocher d’un goufre, d’une impossi-
bilité à faire un ilm classique. Too Late,
aussi, pour être Capra, qui ofrait à ses
humeurs cyclothymiques le repos d’une
forme et de codes narratifs tournés
vers l’optimisme – le happy end moins
comme contrainte imposée par un sys-
tème que comme exigence morale. Dans
ses splendides entretiens avec Ray Carney,
Cassavetes ne parle que de lui : « Personne
ne veut plus rien faire de positif de nos jours,
je veux dire, ce que Frank Capra faisait avec
Monsieur Smith au Sénat.» Cassavetes,
ou Capra arrivé trop tard, tombé dans
la mauvaise époque, tentant de réactiver Viva la muerte de Fernando Arrabal (1971)
un idéalisme au milieu des ruines et du
cynisme urbain.
On met parfois de côté les films
de studio de Cassavetes, ignorant que
Sang de poète
le cinéaste y est incapable de faire un
ilm sans y déposer un autoportrait et
une conjuration des pires versions de
lui-même – finir artiste commercial,
M embre fondateur du mouvement
Panique avec Roland Topor et
Alejandro Jodorowsky, Fernando Arrabal
confusion alternent des souvenirs, sou-
vent traversés de cruauté mais mis en
scène avec calme et sobriété, et des fan-
cynique, prostitué. Chez lui, aucune est déjà un écrivain et un peintre très tasmes morbides et érotiques, œdipiens
posture de cinéaste « pur », mais l’intran- connu lorsqu’il réalise ce premier long ou marqués par une imagerie catho-
quillité comme seul moteur de l’œuvre. métrage inspiré d’une matière auto- lique, ilmés chaotiquement dans une
La Ballade des sans-espoirs est passionnant biographique qui était le sujet de son vidéo saturée et à travers des iltres de
car traversé d’une urgence qu’il peine à premier roman, Baal Babylone (1959). couleurs. Par-delà tout ce qui semble
contenir, d’une liberté d’artiste qui essaye La blessure dont saigne de toutes parts aujourd’hui daté, jusque dans sa vio-
sans cesse de pousser les murs, testant le Viva la muerte (titre qui reprend un slo- lence (interdit en Espagne et en Tunisie,
degré de surplace (insomnie, beuverie, gan franquiste), situé dans l’immédiate le ilm n’obtint son visa d’exploitation
insomnie, discussion) qu’un ilm peut après-guerre civile espagnole, est le en France qu’en 1981) – symbolisme
atteindre. traumatisme fondateur de l’auteur de la frontalement sexuel ou scatologique,
Pirater le ilm de studio, oui, mais sans géniale Lettre au général Franco : la dispa- blasphèmes surréalisants, théâtre action-
tambour ni trompette, et pour raconter rition de son père militaire, arrêté pour niste (impressionnant moment où Núria
précisément cela : la douleur qu’il y a ne pas avoir voulu suivre les rebelles Espert, qui interprète la mère, se roule
à se prostituer, l’illusion de croire que, franquistes, emprisonné puis interné en dans le sang d’un taureau que l’on vient
même en bradant son talent, on garde la hôpital psychiatrique, avant de s’éva- d’abattre, tandis qu’un homme coupe
main sur son destin. Quelqu’un d’autre der sans que personne n’ait jamais su ce les testicules de l’animal…) – demeure
aurait tramé cette histoire d’artistes avec qu’il était advenu de lui. Arrabal a com- l’essentiel : une volonté d’aller au fond
un ilm noir, une histoire de maia. Pour pris que sa mère était liée à son arresta- de l’horreur fasciste et de la façon dont
Cassavetes, rien ne doit nous divertir tion, pour avoir rendu public l’athéisme elle irrigue l’intime et détruit à jamais
d’une poignée d’obsessions humaines et l’antifascisme de son mari, et peut- une enfance. En d’autres termes, Viva
qui contiennent toutes les autres : rater être même empêché sa libération. la muerte montre la naissance d’une
l’amour, rater sa vie, rater son ilm. ■ L’écrivain ne se sert pas du cinéma révolte poétique. ■
Murielle Joudet pour « raconter » cette histoire, mais Marcos Uzal
pour y retrouver des images d’enfance
Combo DVD/BR. Rimini éditions. qui y sont liées. Dans une envoûtante DVD et Blu-ray. Restauration 4K. Éditions Montparnasse.

CAHIERS DU CINÉMA 78 OCTOBRE 2023


DVD/ RESSORTIES

son univers en poursuivant dans la voie


© LES FILMS DU CAMÉLIA

du pré-générique. Rêvons du ilm que


nous aurions pu voir : des collégiennes
qui apprennent la musique tout en tis-
sant des liens, amicaux ou hostiles, avec
des entités non humaines – plainte des
violons, adieu à l’enfance, terreur d’un
monde préhistorique qui aleure dans
la banalité quotidienne.
Vickers a préféré recentrer son récit
sur des afects on ne peut plus humains :
les angoisses d’un père de famille. Son
ilm est l’histoire d’une relation œdi-
pienne entre une adolescente et son
père. La musique sert uniquement de
prétexte (le père ne pourra pas assis-
ter au concert de sa ille). Les person-
nages ne sont pas aimantés par ce qui
les dépasse, idéal artistique ou monde
inconnu, mais mus par des sentiments
mesquins – amour possessif, petites
angoisses et ressentiment. Le non-
humain n’a pas de consistance ni d’au-
tonomie, c’est seulement l’instrument
d’une vengeance.
Pourquoi alors ne pas quitter la salle
après les sept premières minutes du ilm ?
Pour la sobriété, la patience et la minutie
avec laquelle Vickers dérègle le quotidien,
dilate le temps et accède à l’onirisme.
La nuit est tombée, chacun est dans sa
chambre, les phares de la voiture s’allu-
ment inexplicablement dans le garage, et
le père se met à rêver ; quand ils s’étein-
dront, le père se réveillera, s’empressera
d’oublier. Lucidité du véhicule, aveugle-
ment du personnage. Cette trouvaille à
la Cocteau n’est pas isolée. Des chiens
pénètrent dans la maison, et le bruit de
leurs pas est si assourdi qu’il se confond
avec celui des pétales d’une rose tombant
sur une table. Les chiens, les roses aussi,
sont des véhicules. Ils mènent le père à
son insu.Tant de soin, tant d’invention au
service de personnages schématiques et
The Appointment de Lindsey C. Vickers (1981) d’une histoire convenue : The Appointment
est un ilm de pure mise en scène, d’un

Entre rose et chien maniérisme atypique, sans ostentation ni


lamboyance, mais plein de détails poé-
tiques – une vraie curiosité comme il y
en a beaucoup parmi les ilms et téléilms

Uminnequ’elle
jeune violoniste disparaît alors
rentre chez elle par un che-
de traverse. Une voix of lit le rap-
et sans recourir à des dialogues expli-
catifs, Lindsey C. Vickers suggère la
présence terriiante du « petit peuple »,
d’épouvante britanniques. Souhaitons-lui
du succès. Cela pourrait donner l’idée
à un distributeur français de sortir les
port de police, tandis qu’à l’image on ces êtres non-humains que le romancier extraordinaires adaptations de M. R.
voit d’abord la sortie du collège, en Arthur Machen imaginait tapis depuis James que Lawrence Gordon Clark a réa-
plans ixes et larges légèrement décad- des temps immémoriaux au cœur de la lisées pour la BBC dans les années 1970.
rés, puis la disparition, sidérante de bru- campagne anglaise. Scénariste et réalisa- Rêvons. ■
talité. En quelques minutes, avec une teur de The Appointment,Vickers n’adapte Emmanuel Levaufre
grande économie de moyens visuels pas Machen. Il aurait pu s’approcher de Inédit. Sortie le 25 octobre.

CAHIERS DU CINÉMA 79 OCTOBRE 2023


DVD/ RESSORTIES

Shellac : 20 ans / 20 films

Ramener au centre

© SHELLAC
La Gueule que tu mérites de Miguel Gomes (2004).

Udansncelalabel, en musique comme en cinéma,


prend sens rétrospectivement,
le temps de l’après-coup et de la
Mouret à Lav Diaz, la route est sinueuse),
mais qu’il a en tout cas fallu, à un
moment clé, « ramener au centre ». Et par
bas bruit s’il le faut : si Tabou, de Miguel
Gomes, auteur et collaborateur idèle, a
pu briller de mille feux à sa sortie en salles
collection : pour peu qu’elles soient ran- centre, précise Thomas Ordonneau, créa- en 2012, c’est grâce au patient polissage
gées par maison d’édition, les piles de teur et directeur de Shellac, comprendre d’un « territoire Gomes », de la sortie coni-
disques sur l’étagère se mettent à raconter « la salle de cinéma ». dentielle de La Gueule que tu mérites en
une histoire, un goût, une cohérence qui 2006 à celle, déjà plus insistante, de Ce cher
déborde ce que les œuvres ont d’unique. Construire en commun mois d’août deux ans plus tard, avec un pas-
Le cofret édité à l’occasion des 20 ans Ainsi l’histoire de Shellac est avant tout sage par la Quinzaine à Cannes. Le choix
de la maison de production, de distribu- celle de l’accès à la visibilité et, régulière- des ilms du cofret, tout en respectant
tion et d’édition DVD Shellac invite, de ment, à la reconnaissance, d’un ensemble un certain équilibre (parité, ilms français
même, à faire marche arrière et à juger d’œuvres parties de la marge, voire de et internationaux), s’est donc naturelle-
sur pièces le parcours de ce « label » de l’expérimentation solitaire. Active à tous ment porté, selon Thomas Ordonneau,
cinéma indépendant, si l’on veut bien les niveaux (production, distribution, sur ceux « qui font sens par rapport à la rela-
entendre tout ce que le mot, par-delà exploitation, édition, plateforme SVOD, tion qu’on a eue avec le ou la cinéaste, et sur
l’étiquetage commercial, peut suggérer ventes internationales), la société basée lesquels il s’est joué quelque chose de l’ordre
d’engagement, de vision esthétique, de à Marseille s’est progressivement forgé de l’aventure ». De Pierre Creton à Angela
familiarité avec des auteurs maison. Or, une image de tête chercheuse, tournée Schanelec, en passant par Serge Bozon,
l’une des origines du mot « label », c’est vers des manières iconoclastes d’écrire, une bonne part des cinéastes représen-
le lambeau, la bordure, la frange. Un il de raconter et de mettre en scène. tés ont été suivis par Shellac à plus ou
rouge, donc, entre des ilms parfois très « Construire », voilà le mot d’ordre, bâtir moins long terme. Bien se connaître
éloignés les uns des autres (d’Emmanuel la réputation d’un réalisateur, d’abord à serait un outil de résistance au temps de

CAHIERS DU CINÉMA 80 OCTOBRE 2023


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l’efacement des politiques culturelles, aquarelles évidées du ilm d’animation au contact du continent sud-américain,
car faire exister ces ilms « c’est toujours La Jeune Fille sans mains de Sébastien dans un périple qui vire au mirage ou à
une lutte, souligne le cinéaste Damien Laudenbach), mais aussi s’ouvrir à des l’empoisonnement par le paysage. Dans
Manivel. Lors de notre rencontre sur Un choses plus impalpables, plus atmosphé- Malmkrog, la longueur des plans et les
jeune poète en 2013, on s’est très vite enten- riques et diiciles à mesurer : pulsation mouvements lottants du cadre, combinés
dus sur un système commun, avec un budget rythmique des plans, retenue dans les au déploiement vertigineux de la parole,
réduit et une grande liberté artistique, et déjà gestes des personnages, mise à distance font là encore imploser « l’époque » (la
l’idée de partir sur plusieurs ilms ensemble. Ce de la subjectivité… À chacun sa manière fin du xixe siècle) en confrontant un
qui m’intéressait, c’était de pouvoir vraiment de faire peu, même si, souvent, c’est le groupe d’aristocrates russes aux limites
discuter production, de prendre les problèmes à récit lui-même qui avance à basse inten- du langage. Ailleurs, ce sont des structures
rebours. » Une manière de faire « avec » qui sité, qu’il soit jonché de lacunes comme archétypales, empruntées au western
iniltre aussi la distribution des ilms, par chez Schanelec, ou simplement pris américain (Western de Valeska Grisebach)
exemple ceux de Virgil Vernier, prolongés en tenaille entre un espace clos et une ou à la mythologie antique (le mythe
par des bandes-annonces mystérieuses et parole leuve comme chez Cristi Puiu d’Œdipe dans Music), qui s’insinuent dans
des projections adossées à des concerts. (Malmkrog). Dans Le Parc de Damien les trous du présent. Et puis, dans un autre
La boîte s’est ainsi souvent alignée sur le Manivel, la pudeur adolescente colore genre, certains ilms exhibent crûment
proil de ses auteurs pour semer un peu l’environnement aux alentours, détourne les marqueurs du contemporain, comme
de trouble dans le lux des sorties hebdo- l’attention vers la composition du cadre, Justine Triet dans La Bataille de Solférino,
madaires. « Ce qui est très important pour le tâtonnement subtil des corps dans qui plonge ses personnages au cœur de
nous, appuie Thomas Ordonneau, c’est de l’espace, son relief, ses accidents. Une la foule lors du second tour de la prési-
valoriser la façon dont le ilm s’inscrit dans petite musique formelle, moins liée à des dentielle de 2012, ou Roberto Minervini
le paysage cinématographique au moment où inluences réciproques qu’à une acuité dans son documentaire The Other Side, où
il sort. Est-ce que c’est un ilm qui passe et globale du regard, résonne ainsi d’une la haine vociférée envers Obama signale,
trépasse ? Ou bien un ilm qui s’inscrit dans filmographie à l’autre et participe de à qui en douterait, la place d’un groupe
l’inconscient d’une niche cinéphile, et qui va cette « inscription dans l’inconscient des spec- de paramilitaires texans sur l’échiquier
permettre au suivant de bénéicier de cette tateurs » dont parle Thomas Ordonneau. social de l’Amérique. Entre le présent en
construction ? » A contrario, on pourrait isoler les ilms surchaufe et le passé fantasmagorique,
centrifugeuses, où les idées fourmillent s’immisce un ilm synthèse, Mercuriales de
Un minimalisme étendu et imposent aux plans un éclat bigarré, Virgil Vernier, où les signes les plus la-
En proposant une photographie du comme chez Miguel Gomes ou, dans grants du postmoderne (objets et décors
cinéma contemporain sur vingt ans, la son propre registre, Antonin Peretjatko de banlieue, nappes musicales électro)
sélection de Shellac relète assez idè- (La Fille du 14 juillet). coagulent pour former une nouvelle
lement l’un de ses traits distinctifs, le mythologie, presque autonome. Ainsi,
brouillage organisé entre les catégories, au Mythologies du contemporain chez de nombreux cinéastes passés par
demeurant indéboulonnables, de la ic- Beaucoup des ilms réunis dans ce cofret Shellac, être iconoclaste ne signiie pas
tion et du documentaire. Emboîtements se tournent également vers un passé his- faire naïvement table rase du passé, mais
de l’art et de la vie chez Pierre Creton torique ou mythique, tout en rongeant de bien plutôt réinventer, par la recherche
(Secteur 545), glissement du témoignage l’intérieur le principe de la reconstitution. de formes, les soubassements archaïques
à l’interprétation chez Claire Simon (Les Dans Zama de Lucrecia Martel aussi bien susceptibles de donner son sens et son
Bureaux de Dieu), mise en scène immer- que dans La Légende du roi crabe d’Ales- épaisseur au monde contemporain. ■
sive du réel chez Roberto Minervini sio Rigo de Righi et Matteo Zoppis, Élie Raufaste
(The Other Side), efractions de l’archive l’horizon du film d’aventure s’effrite Coffret DVD + livret. Shellac.
à l’intérieur de la fiction chez Pietro
Marcello (Martin Eden), acteurs souvent
non professionnels : autant de manières
de brouiller les pistes tout en imprimant
une identité, un style personnel. Mais ces
hybridations entre un matériau réel et un
imaginaire de iction cachent peut-être
un autre courant, plus souterrain, celui
du « minimalisme », terme qui a gagné
en lottement en passant du monde de la
musique et de l’art contemporain à celui
du cinéma. De Mods de Serge Bozon à
Music d’Angela Schanelec, qui encadrent
le cofret, quelque chose s’est cristallisé,
chez Shellac, autour de ce minimalisme
© SHELLAC

étendu, lequel peut revêtir un sens éco-


nomique, musical (les chorégraphies
répétitives chez Bozon), graphique (les La Jeune Fille sans mains de Sébastien Laudenbach (2016).

CAHIERS DU CINÉMA 81 OCTOBRE 2023


DVD/ RESSORTIES

Le Marin qui abandonna la mer de Lewis John Carlino (1976)

Corps célestes

© 1976 HAWORTH PRODUCTIONS


Lbritéesannées
scénarios qu’il a écrits au cours des
1960 et 1970 ont assuré la célé-
de Lewis John Carlino. L’Opération
les retenues et les échappées de la pulsion
chez trois personnages : la mère, Anne
(Sarah Miles), veuve depuis peu, bien plus
illuminent leurs scènes d’un érotisme
vibrant : elle, apportant à chacun de
ses tremblements une urgence où une
diabolique de John Frankenheimer (1966) malheureuse dans sa solitude brutale que très grande délicatesse l’emporte sur
puis, d’après ses propres romans, Les frustrée, traversée par un désir qui la sub- l’impudeur ; lui, n’amenant jamais son
Frères siciliens de Martin Ritt (1968) et merge ; le ils, Jonathan (Jonathan Kahn), personnage du côté de la violence ou
Le Flingueur de Michael Winner (1972) jeune adolescent qui l’observe le soir en de l’autoritarisme, réduisant au début
frappent par leur manière de tordre les voyeur depuis un œilleton secret derrière le nuancier des sentiments pour laisser
conventions du genre au proit de rela- un tiroir de sa chambre ; Jim, un capi- peu à peu place à une vertu exaltée et
tions psychologiques surtout masculines taine au long cours (Kris Kristoferson) vulnérable. Les scènes entre Jim et l’en-
où l’exposition directe des sentiments immédiatement attiré par Anne, amant fant sont dès lors tournées comme des
révèle les chemins complexes par lesquels magnétique tout autant que père de subs- scènes d’amour, corps proches et com-
le désir poursuit son véritable objet. Le titution protecteur. plices. En revanche, celles qu’il partage
premier, conte cruel porté par l’interpré- Comme le rappelle opportunément avec la mère sont toutes empreintes de
tation exceptionnelle de Rock Hudson, Stéphane du Mesnildot dans le bonus de la peur de la tentation et de l’abandon
questionne les échecs de l’existence. Le cette édition, Carlino adapte Le Marin à la grâce. Les expressions de la sexua-
second, que soutient l’énergie vibrante de rejeté par la mer de Yukio Mishima sans lité sont toutes rattachées à un amour
Kirk Douglas, prend les atours d’un thril- transformer grand-chose de l’enchaîne- profond, inalement extrêmement pur :
ler plongé dans la maia italienne avant ment des situations. Pourtant, si Mishima celui d’une femme pour son mari décédé,
de se révéler mélodrame d’une frater- observe le vide politique qui saisit la celui d’un aventurier qui renonce à tout
nité blessée. Dans le troisième, le profes- société japonaise des années 1960 et la parce qu’il a rencontré l’amour de sa
sionnalisme melvillien sert de base à un sauvagerie qui en résulte, entre soumis- vie, et celui d’un enfant pour sa mère,
récit d’apprentissage œdipien entre un sion à des valeurs historiques et ouver- plus dérangeant et violent que les deux
tueur vieillissant (Charles Bronson) et son ture au modèle occidental, abdication autres. La cruauté est reportée sur une
jeune protégé amené inévitablement à le de l’Empereur et recherche de stabilité, bande de gamins méchants qui torturent
trahir (Jan-Michael Vincent). l’Américain Carlino réalise un film on les animaux. Douglas Slocombe, connu
Le Marin qui abandonna la mer, son ne peut plus anglais, évoquant William pour la lumière des trois premiers ilms
premier ilm en tant que cinéaste, tout Golding, D.H. Lawrence et le romantisme de la saga Indiana Jones, mais aussi respon-
comme les deux autres qu’il réalisera (The aussi échevelé que pervers de La Fille de sable de celle de deux ilms de Losey, The
Great Santini en 1979 et Class en 1983), Ryan de David Lean et du Messager de Servant et Boom, éclaire les organes d’un
s’inscrit dans une continuité thématique : Joseph Losey. chat éventré comme le paysage des côtes
initiation paternelle qui cache une attrac- Cette malignité formelle est moins anglaises, avec une poésie du nimbe et
tion homoérotique, classicisme de la pro- liée à la présence du voyeurisme et de du miroitement : un soleil marin rejoint
gression narrative associée pourtant à une la pulsion sadique qu’à la façon dont l’éclat céleste d’un intestin dans une
grande conscience de la transgression. ceux-ci sont ramenés à l’ordre du monde même tension vers l’inini. ■
Carlino en intensiie ici la dimension et au désordre de la passion. Miles et Jean-Marie Samocki
sexuelle. Il observe ainsi attentivement Kristofferson, tous deux prodigieux, DVD et Blu-ray, Carlotta.

CAHIERS DU CINÉMA 82 OCTOBRE 2023


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LIVRES
Menjant garotes (En mangeant des oursins) espagnole des ilms Lumière, mais Buñuel
est là, l’œil rivé sur tout ce que les oursins,
de Luis Buñuel de Jordi Xifra amoncelés sur la table massive du jar-
din, peuvent représenter de frugalité et

La peau de l’oursin de monstruosité à la fois, de bienséance


bourgeoise et de symbolique venge-
resse. Pour Xifra, la pulsion alimentaire
du notaire répond à la pulsion ilmique
du réalisateur. Buñuel fut le témoin, en
COLL. FILMOTEKA DE CATALUNYA

novembre 1929, de la dispute qui écla-


tait entre Dalí et son père quand ce der-
nier apprit que, « sur un de ses tableaux, au
cours d’une exposition à Barcelone, Dalí avait
écrit à l’encre noire, en lettres maladroites : “je
crache par plaisir sur le portrait de ma mère” »
(Buñuel dans Mon dernier soupir). Quant
à l’éloignement entre les deux amis, il
correspond à l’aventure du peintre avec
Gala (ex-madame Éluard que Buñuel ne
supportait pas, et réciproquement) ; dans
le ilm, il s’inscrit dans l’absence physique
de Dalí, Buñuel ilmant pourtant une part
de son intimité familiale. Ce qui se joue
avec ce qui est ingurgité par le père, verre
de vin à l’appui, après la pipe et le jour-
nal, est de l’ordre de la pulsion de mort :
« Mort de l’animal et mort de l’artiste. En
dévorant Dalí, Buñuel se débarrasse de l’idée
Dalínienne du documentaire pour élaborer sa
propre conception, qu’il développera quelques
mois plus tard dans Terre sans pain ».
Aucun désaveu, la rupture est consom-

Smisalvador Dalí n’apportera pas le pain… Il


n’est pas convié à ce repas d’avril 1930
en scène par Luis Buñuel, même s’il
site web du Centro Buñuel Calanda que
l’auteur dirige. Puis à décortiquer l’animal.
Pour Xifra, ce ilm qui était depuis des
mée. Selon Xifra, ce petit ilm n’aurait
pas pour vocation de calmer les humeurs
d’un père par l’entremise d’un Buñuel
a lieu pendant le tournage de L’Âge d’or, décennies entre les mains d’Anna Maria malin (thèse défendue il y a vingt ans dans
qu’ils ont commencé à écrire ensemble. Dalí (sœur du peintre), miraculeusement le premier bel article sur ce ilm, signé
Buñuel préfère ilmer le père du peintre bien conservé dans deux boîtes à biscuits Fèlix Fanés dans la revue Cinéma 05)
et son épouse seuls chez eux à Cadaqués. et récupéré en 1989 par la Filmoteca de mais au contraire d’enfoncer le clou, de
En mangeant des oursins ressemble donc Catalunya, serait la matrice de l’œuvre « phagocyte[r] toute trace du peintre ». Si Un
à un film de famille, inconséquent et du seul Buñuel, débarrassé de son ami et chien andalou était « un documentaire sur les
tendre, mais ces 83 mètres de pellicule collaborateur. réalités d’un monde intérieur », En mangeant
35 mm sont aussi épineux qu’un hérisson Sous leurs allures de simplicité, la des oursins serait alors une (micro)iction
de mer, aussi pierreux (la roche où la mai- composition du plan dans le salon ou le sur les illusions d’un monde ouvert sur
son des Dalí est construite) que l’oursin léger panoramique qui épouse délicate- l’extérieur (superbe maison, jardin en
est calcaire, aussi troublant que l’invertébré ment le mouvement des mains quand le terrasses et vue sur la mer). Il prend des
semble être sens dessus dessous, la bouche notaire coupe et nettoie l’oursin au cou- allures de ilm de villégiature alors qu’il
au milieu de sa face inférieure et l’arrière- teau sont les preuves d’une véritable mise est plein d’une humeur séditieuse. « Bien
train en l’air… en scène et d’un point de vue complexe, plein », comme on le dirait d’un fruit de
Le livre de Jordi Xifra est court pour un tout autant moral que psychologique, de mer. Plus simplement et doucement dit :
très court ilm (4 minutes). Fantaisie d’une Buñuel sur cette saynète du quotidien, pour Buñuel, le charme est rompu. ■
soixantaine de pages pariant sur une ana- avec tout ce qu’elle charrie : « Un para- Philippe Fauvel
lyse de ces seuls treize plans muets, l’ou- digme du cinéma comme instrument lyrique »,
vrage incite à visionner cette rareté sur le écrit l’auteur. Ce pourrait être une version Yellow Now, « côté films », 2023.

CAHIERS DU CINÉMA 84 OCTOBRE 2023


LIVRES

Douze dialogues
1962-1963 de Carl Andre
et Hollis Frampton
Echezntre 1962 et 1963, deux anciens cama-

© ICON PRODUCTIONS
rades de classe se retrouvent le dimanche
l’un d’entre eux à Brooklyn pour
parler d’art, celui qu’ils découvrent à
travers l’efervescente communauté de Apocalypto de Mel Gibson (2006).
l’avant-garde new-yorkaise, et celui qu’ils
font, en tâtonnant et en cherchant leur
propre médium. Mais peut-être le disposi- Dans la boue des images de Sophie Lécole Solnychkine
tif même de cette conversation dactylogra-
phiée, où l’un va s’asseoir derrière la Royal
Deluxe tandis que l’autre attend son tour
en éclusant des bières Ringness sur le sofa,
La vision tourbe
relève-t-il déjà de la performance artis-
tique.À la lecture de leurs douze dialogues,
on est même un peu au bord d’éprouver
la vanité de l’exercice : deux petits garçons
Aentrailles
près avoir sondé (dans Aestetica
Antarctica, Rouge Profond) les
visqueuses de la créature de The
La réponse se décline en plusieurs couches,
depuis le ilm fantastique Le Carnaval des
âmes d’Herk Harvey (1962), où la boue
professent leurs grandes idées sur l’art avec Thing de John Carpenter, Sophie Lécole incarne une « interface » entre le monde
l’arrière-pensée que celles-ci pourraient Solnychkine consacre un essai aux igu- des vivants et celui des morts, jusqu’à
bien un jour intéresser le reste du monde. rations, non moins troubles, de la boue L’Ange ivre de Kurosawa (1948), que
Dans la préface à la première édition du au cinéma. Il est en efet des ilms qui l’autrice revisite, parmi d’autres ilms plus
livre en 1979, Hollis Frampton, devenu « permettent de sentir de quoi la terre est faite », contemporains (Take Shelter, Apocalypto),
entretemps un cinéaste proliique et l’une selon une formule d’Orson Welles ; des à la lumière des écrits de la philosophe
des igures majeures du cinéma « structu- ilms qui font la part belle à tous ces élé- Donna Haraway : un étang boueux y pola-
rel » aux côtés de Michael Snow ou Paul ments ni solides, ni liquides (sable, humus, rise le récit et l’espace, intriquant humains
Sharits, présente cet échange « comme un pétrole, eau marécageuse…) que le nom et autres espèces (moustiques, virus) dans
témoignage anthropologique relatif à un rite de de boue peut recouvrir. Mais prendre au un même « tissu relationnel ». Les chapitres
passage et à la nature de l’amitié ». Pourtant, sérieux la boue, c’est reconnaître, contrai- les plus stimulants s’aventurent littérale-
« il y a encore quelque chose à apprécier » dans rement à d’autres motifs (la neige, le vent, ment sous la surface terrestre, usant de
ces péroraisons juvéniles, parce que s’y lit la pluie) l’aspect impur voire ingrat de ce concepts phares (la « vision-terrarium »,
en creux le cheminement d’une pensée matériau. Le livre invite donc à s’enfon- « l’image-gisement ») comme d’une baguette
vers une pratique de l’art, par « approxima- cer dans le temps et dans le sol : l’expres- de sourcier capable de guider la pensée
tions expérimentales ». sion « boue des images » renvoie d’abord à l’approche de représentations contre-
Au il des entrevues, on voit aussi se aux mythes et aux pratiques antiques, où intuitives, puisées dans des documentaires
creuser l’écart entre deux sensibilités, celle l’art naissait directement de la glaise, par scientiiques ou des ilms de science-ic-
d’Andre, en moraliste contrarié, et celle modelage. Que deviendrait l’image de tion.Théorie exigeante, maculée de rêve-
d’un Frampton trublion qui admire les ilm, regardée non plus comme un relet rie, et dont la lecture avance protégée des
« trouvailles » de Cocteau et Buñuel, mais du monde, mais comme une matière elle- remous de son objet, grâce à la limpidité
pour des raisons opposées à son ami. Il faut même terreuse, un milieu sans horizon de la démonstration. ■
rendre hommage au travail remarquable où les igures jaillissent, se tordent et se Élie Raufaste
des traducteurs et à leur souci de rapporter pétrissent comme des créations d’argile ? Éditions Mimesis, 2023.
constamment ce débat au contexte his-
torique qui l’a vu éclore. Voilà un livre
d’apprentissage qui éclaire rétrospecti-
vement deux parcours et témoigne des
© STRANGE MATTER FILMS/HYDRAULX ENTERTAINMENT

conditions intellectuelles de leur élabora-


tion. Frampton, du haut de ses 26 ans, en
a l’intuition précoce : « Nous ne sommes ni
de vieux hommes ni de vieux maîtres, mais des
hommes jeunes en quête de ce dont nous avons
besoin et de ce que nous devons connaître. » ■
Alice Leroy

Traduction de Valérie Mavridorakis et Gilles A. Tiberghien.


Éditions Macula, 2023. Take Shelter de Jeff Nichols (2011).

CAHIERS DU CINÉMA 85 OCTOBRE 2023


© 1950 TOHO CO., LTD. TOUS DROITS RÉSERVÉS CINÉMA RETROUVÉ

Les Sœurs Munakata de Yasujirô Ozu (1950).

CAHIERS DU CINÉMA 86 OCTOBRE 2023


CINÉMA RETROUVÉ

U n peu partout dans le


monde, on célèbre cette
année les 120 ans de la
naissance de Yasujirô Ozu
et les 60 ans de sa mort : au
Japon, plusieurs expositions lui
sont consacrées, tandis qu’en
France, des ressorties de ilms,
dont un inédit récemment
restauré (Une femme dans le
vent), une rétrospective à la
Cinemathèque de Toulouse
et de nouvelles publications
prouvent l’inépuisable
grandeur de ce cinéaste.

OZU INÉDIT

CAHIERS DU CINÉMA 87 OCTOBRE 2023


CINÉMA RETROUVÉ

Deux ilms de Yasujirô Ozu avec Kinuyo Tanaka, l’inédit Une femme dans le vent ainsi que
Les Sœurs Munakata, ouvriront ce mois‑ci une rétrospective conçue par Carlotta qui se prolongera
en novembre avec quatre autres ilms rares, conirmation que, si l’œuvre du cinéaste japonais nous
accompagne comme une présence familière, elle reste toujours à découvrir.

FEMMES
DANS LA TOURMENTE par Charles Tesson

Eenxcellente idée que de distribuer deux ilms rares d’Ozu, Une


femme dans le vent (ex-Une poule dans le vent, 1948, jamais sorti
France) et Les Sœurs Munakata (1950). De cette période, où
départ. En opposition, voir l’incroyable scène où Orie, la femme
qui règne sur le marché noir et les réseaux de prostitution,
arbore avec ironie sur sa poitrine une médaille militaire : « Qui
le cinéma japonais est sous le contrôle des autorités améri- en voudrait ? » Cruelle dérision pour un incroyable gâchis : tout
caines, on connait surtout deux très beaux ilms, Le Récit d’un ça pour en arriver là ! Plus troublant est le rapprochement avec
propriétaire (1947, qui ressort restauré le 8 novembre) et Printemps Mizoguchi, en raison de la présence de Kinuyo Tanaka et de la
tardif (1949). Dans le premier, la réalité de l’après-guerre est très situation de départ. Dans Les Femmes de la nuit, Tanaka, dont le
présente. Pour Ozu, le traumatisme, dans l’ordre de la famille mari n’est pas rentré de la guerre, vend des afaires pour survivre
et de la transmission, se situe dans la possible rupture des liens puis vient revoir la personne qui lui avait suggéré de se prosti-
du sang et du lien ilial, que seule l’adoption peut compen- tuer. Même chose en deux temps pour Tokiko qui donne un
ser – voir le plaidoyer inal au parc Ueno, appel à adopter ces kimono à vendre à Orie avant d’accepter l’autre proposition.
enfants à la rue, abandonnés ou orphelins. Dans Une femme dans Chez Mizoguchi, l’entrée dans la prostitution est un engrenage
le vent, les conditions de vie dans l’après-guerre apparaissent infernal et irréversible. C’est tout le contraire chez Ozu : juste
plus frontalement encore : un soldat tarde à être rapatrié et son une seule fois. Même la jeune prostituée (beau personnage),
épouse se prostitue pour sauver leur fils malade. Il y a une celle qui demande à changer de chambre dans la maison close
proximité entre Il était un père (1942, dont une version inédite car à côté de l’école où elle a grandi (superbe scène), aura droit
sort le 8 novembre) et Le Récit d’un propriétaire qui lui succède, à une réinsertion, le mari de Tokiko lui trouvant un emploi.
autour du lien père-ils, au premier plan dans l’un, en creux Sur le plan du style, Une femme dans le vent est admirable.
dans l’autre. Et un dialogue entre Le Récit d’un propriétaire et Chaque délimitation de séquence est bordée par une ritournelle
Une femme dans le vent pour l’angle féminin en relation avec un de plans marquant le lieu, notamment celui où vit l’héroïne,
enfant : celui que l’on init par accepter et celui que l’on ne veut avec cette belle symétrie et petite diférence (les enfants en
pas perdre, au risque de mettre son couple en danger. Dans Les plus) entre le premier et le dernier plan. Le ilm conirme qu’il
Sœurs Munakata, la réalité d’après-guerre se résume à l’opposi- est impossible pour Ozu d’imaginer un monde sans bouteilles,
tion de caractère entre les deux sœurs, Setsuko (Kinuyo Tanaka) souvent dans le bas du cadre en amorce, dans un coin au fond
et Mariko (Hideko Takamine), ainsi caractérisée par leur père ou rangées en frise chez Orie. Jusqu’à cette bouteille de saké,
(Chishû Ryû) : « Il y a une longue guerre entre vous.» Au sens iguré pleine puis vide, pour signiier le temps passé. Ozu obéit à sa
et au sens propre : l’une, Setsuko, qualiiée par sa sœur de « vieux rigoureuse discipline du marquage des séquences par des plans
jeu », représente la continuation de la mentalité d’avant-guerre, de décor mais pas toujours.Voir l’ellipse dans la scène cruciale
tandis que la sœur, entremetteuse à l’insolence espiègle, incarne du basculement de Tokiko dans la prostitution et cette magni-
la igure émancipée et libre d’après-guerre. ique séquence où elle est au centre de la scène mais jamais
En découvrant Une femme dans le vent, impossible de ne pas visible. Dès le début, Ozu fait le choix de nous la présenter par
penser à deux ilms tournés à la même époque : Un merveilleux le vide, en nous faisant visiter son logement en son absence.
dimanche (1947) d’Akira Kurosawa, sur un jeune couple démuni Tout au long du ilm, autre marqueur des lieux et des scènes,
dans un Japon défait, et Les Femmes de la nuit (1948) de Kenji on verra cet escalier droit et raide conduisant à son logement,
Mizoguchi. Du Kurosawa, on retrouve, traitée diféremment, tantôt déserté ou pour y accompagner des personnages. Jusqu’à
cette idée que la guerre a brisé les rêves d’un jeune couple, ainsi cette surprenante association de plans, avec le mari songeur
que le dit son amie à Tokiko : « Ressaisis-toi. Continue d’avoir des à son bureau et l’image de l’escalier vide. Enchaînement qui
rêves, comme avant.» Itinéraire désiré (épouser un policier, une fonctionne comme l’expression d’une pensée et de sa matéria-
maison en banlieue) puis contrarié (cabaret) jusqu’à la situa- lisation, au pouvoir prémonitoire.Voir la boite de conserve jetée
tion présente (devoir se prostituer). Le mot « oublier » revient à la igure de sa femme, qui dévale l’escalier, puis elle, bousculée.
souvent comme un mot d’ordre nécessaire pour un nouveau Dans la scène de violence conjugale, masquée par une cloison

CAHIERS DU CINÉMA 88 OCTOBRE 2023


CINÉMA RETROUVÉ

© 1948 / 2022 SHOCHIKU CO., LTD. TOUS DROITS RÉSERVÉS.


Une femme dans le vent (1948).

(sur le plan de la mise en scène, on pense à la scène de viol de la Kinuyo Tanaka, mais en raison de ce portrait de femme, entre
jeune ille dans Les Femmes de la nuit), surgit au premier plan ce résignation (son mariage) et renoncement, à l’image d’Hideko
ballon de papier (l’enfant, hors cadre), possible hommage à son Takamine dans Une femme dans la tourmente (1964) face au
ami Sadao Yamanaka (Pauvres humains et ballons de papier, 1937), jeune frère de son mari décédé. On sent Ozu proche de cette
décédé en Chine en 1938. On garde le souvenir d’une bande héroïne (« La vraie nouveauté, c’est ce qui ne vieillit pas malgré le
sonore soutenue, avec des sons of qui reviennent (bruits de temps »), machine à faire le vide tout en étant entourée (son
l’usine) et d’autres qui surgissent, inattendus ou insolites : l’école mari, sa sœur, son père), un peu comme Gertrud dans le ilm
et le chant des enfants, la salle de danse à côté du bureau. Les de Dreyer. Beau film par conséquent sur la solitude d’une
deux scènes de pique-nique, celui improvisé entre le mari et femme, son intransigeance, au nom d’une idélité à soi-même.
la jeune prostituée et l’autre organisé entre Tokiko et son amie, Comme Gertrud, au terme de sa vie, elle pourra dire : « J’ai
ofrent une respiration d’une incroyable beauté qui culmine aimé, l’amour est tout.» ■
avec ce plan sidérant où Tokiko, allongée dans l’herbe, voit dans
le ciel un nuage lottant.
Au fond, ces deux ilms, à l’écart des sujets de prédilec- En salles :
tion du cinéaste, parlent du couple. Couples en crise, violences – Une femme dans le vent (1948) et Les Sœurs Munakata (1950),
conjugales incluses (la femme subit sans jamais se révolter) versions restaurées 4K, sortie le 25 octobre.
avec le portrait de deux femmes dans la tourmente. L’une – Femmes et voyous (1933), Il était un père (1942), Récit d’un propriétaire (1947)
pour des raisons extérieures (la réalité sociale, les conditions et Dernier caprice (1961), également restaurés en 4K, sortie le 8 novembre.
de vie après-guerre), inalement réparables, et l’autre, dans Les
Sœurs Munakata, intérieures et irréversibles : le souvenir d’un À lire :
amour passé, idéalisé, absolu, à tel point qu’il ne mérite plus – Treize Ozu, 1949-1962 de Jean-Michel Frodon,
d’être vécu quand la réalité le permet. Les Sœurs Munakata, parution le 6 octobre (Cahiers du cinéma)
avec ce mari obsédé par ses chats, qui lit le journal intime de – Yasujiro Ozu, une affaire de famille de Pascal-Alex Vincent,
sa femme, pourrait basculer dans du Tanizaki. On pense plutôt parution le 13 octobre (Éditions de La Martinière/Carlotta).
à Naruse, pas seulement à cause de Ken Uehara et des si beaux – Ozu-Hors Champs de Térui Yasuo, parution le 17 octobre (Carlotta)
moments furtifs d’accompagnement d’une marche à deux avec

CAHIERS DU CINÉMA 89 OCTOBRE 2023


CINÉMA RETROUVÉ

Au printemps dernier, une exposition rare mêlant l’œuvre et la vie intime d’Ozu a commencé
sa tournée au Musée de littérature moderne de Kanagawa, et la poursuit jusqu’au 9 novembre
au Chigasaki City Museum of Art.

OZU À LA SURFACE
DU CADRE par Clément Rauger

M ettant à contribution son importante collection, Hideo


Tsukiyama, professeur à l’université de Nagano, a collecté
quelques 5000 pièces ain de proposer de nouvelles entrées
photos de plateau et les aichettes d’époque font entrevoir
l’invisible, les ilms de cette période étant pour la plupart
considérés comme perdus. Dans la partie suivante, consa-
sur la vie et l’œuvre de Yasujirô Ozu. Le Musée de littérature crée à la guerre, l’image du créateur vient se substituer à ses
moderne ayant les moyens de ses ambitions, les dimensions propres œuvres. Il faut dire que cette séquence de sa vie est
confortables de l’espace ont permis au commissaire de conce- particulièrement peu productive : seulement trois ilms entre
voir l’exposition dans l’ordre chronologique sans devoir en 1937 et 1945, sans compter les commandes propagandistes
négliger une partie : les correspondances privées se superpo- avortées en attendant une défaite inéluctable. C’est donc le
saient aux brochures de presse, et les objets du quotidien aux visage désabusé d’un metteur en scène appelé bien malgré
appareils de prises de vue, permettant de penser la carrière lui à servir sous les drapeaux qui occupe cette parcelle de
du cinéaste japonais ainsi que sa vie en une seule et même l’exposition. Déraciné, Ozu n’a jamais autant ressemblé à un
entité thématique et géométrique. personnage « ozuéen ».
La visite démarre donc sur les jeunes années du cinéaste. Dans la salle consacrée à ses œuvres les plus connues, les
Passée l’amusante vision du placide Ozu redevenant un aiches originales aux couleurs harmonieusement nuancées
espiègle garçonnet le temps de quelques photos de famille, font face aux austères manuscrits et notes de production. Les
c’est bien l’évolution de son style littéraire qui augure sa idées rejetées ou conservées portent un éclairage nouveau sur
vocation. Exposer l’écriture n’est pas chose facile, a fortiori des classiques dont on croyait tout connaître. Dans la première
lorsque le sujet est connu pour son art consommé de l’image mouture du scénario (écrite treize ans plus tôt), pour Le Goût
« à la surface de l’écran » (comme aimait à dire Shigehiko du riz au thé vert (1952), le voyage d’afaires du mari, Mokichi
Hasumi). Il est cependant captivant d’assister à la contami- (Shin Saburi), était un départ au front, contrastant avec le
nation progressive du cinéma sur ses rédactions d’écolier, présent d’un Japon paciié de la version inale.
son journal intime et ses articles écrits sous pseudonyme. Devant les accessoires ayant appartenu à Ozu présen-
Sa découverte du Civilisation de Thomas H. Ince (1916), ses tés en bout de parcours – montres, éventails, stylos, cha-
lettres de fan à des actrices américaines, ses requêtes de ilms peaux –, on frémit, au-delà du fétichisme. Pour le cinéaste
auprès des salles et sa participation à la création du groupe des natures mortes, chez qui les objets et l’instant précis où
d’études cinématographiques « Egypt Club » ont transformé ils apparaissent dans le cadre garantissent au récit une certaine
une obsession infantile en véritable sacerdoce. linéarité, ils deviennent tout naturellement l’indicateur du
La suite se concentre tout naturellement sur son entrée et sens de la visite : chez Ozu, le goût du détail est indissociable
ses premières mises en scène aux studios de la Shochiku. Les d’un mouvement d’échelle plus vaste. ■

CAHIERS DU CINÉMA 90 OCTOBRE 2023


CINÉMA RETROUVÉ

COLL.OFFICE OZU, EN DÉPÔT AU MUSÉE DE LITTÉRATURE DE KAMAKURA

Yasujirô Ozu vers 1939, pendant son engagement dans l’armée.

CAHIERS DU CINÉMA 91 OCTOBRE 2023


COLL.OFFICE OZU, EN DÉPÔT AU MUSÉE DE LITTÉRATURE DE KAMAKURA
CINÉMA RETROUVÉ

COLL.OFFICE OZU, EN DÉPÔT AU MUSÉE DE LITTÉRATURE DE KAMAKURA

Carte géographique de la région de Kyushu, extraite du cahier de vacances de Yasujirô Ozu,


9 août 1915.

Yasujirô Ozu enfant, alors qu’il habitait dans le quartier


de Fukagawa, porte un tablier d’apparat de lutteur de sumo
confectionné par ses soins. Il aimera le sumo toute sa vie.

CAHIERS DU CINÉMA 92 OCTOBRE 2023


COLLECTION HIDEO TSUKIYAMA
CINÉMA RETROUVÉ

Ozu (au premier rang, premier à gauche) rejoint le 2e régiment d’infanterie de la Garde impériale de Takebashi, septembre 1937.

COURTESY OF KAWAKITA MEMORIAL FILM INSTITUTE

Yasujirô Ozu, double page du storyboard du Goût du saké (1962).

CAHIERS DU CINÉMA 93 OCTOBRE 2023


CINÉMA RETROUVÉ

COLL. CENTRE CULTUREL FURUISHIBA DE KOTO (TOKYO).


« Et si l’on construisait un abri antiaérien pour s’asseoir sous les feuilles d’érable et boire du thé ? »,
Yasujirô Ozu, peinture réalisée alors qu’il se rendait à Singapour en tant que membre du groupe de rapport militaire en 1944.
COLL.OFFICE OZU, EN DÉPÔT AU MUSÉE DE LITTÉRATURE DE KAMAKURA

COLL.OFFICE OZU, EN DÉPÔT AU MUSÉE DE LITTÉRATURE DE KAMAKURA

Bouilloire de la marque suédoise Kockums, utilisée dans Fleurs d’équinoxe (1958).

Stylo-plume et crayons appartenant à Yasujirô Ozu, ses objets préférés.

CAHIERS DU CINÉMA 94 OCTOBRE 2023


CINÉMA RETROUVÉ

Si l’appréciation des ilms d’Ozu est aujourd’hui une évidence cinéphile que couronne un succès
« de patrimoine » en salle, Jean‑Michel Frodon, dans un livre que les Cahiers rééditent le 6 octobre,
rappelle qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Il raconte en introduction comment l’amour et la compréhension
d’Ozu peuvent avoir leur propre historicité.

OZU, PAS SI SIMPLE par Jean-Michel Frodon

Lsaké,asaitpremière fois que j’ai vu un ilm de Yasujirô Ozu, il s’agis-


du Voyage à Tokyo. Avec Fin d’automne et Le Goût du
c’étaient d’ailleurs à l’époque, c’est-à-dire à la in des
cinématographique, son épure stylistique entièrement accordée
à ses thèmes et aux émotions qu’il souhaite partager avec ses
spectateurs, appellent au contraire un cheminement vers ce
années 1970, les premières œuvres de ce cinéaste distribuées qu’on pourrait appeler l’esprit de son cinéma. Cet esprit, en
en France, quinze ans après la mort de leur auteur. Je dois tout cas pour d’autres spectateurs que ceux qui composaient le
bien le reconnaître aujourd’hui : je n’ai pas aimé le ilm. Je public japonais contemporain de la réalisation des ilms (même
me souviens m’y être ennuyé, et avoir, en sortant de la séance, si dans ce cas aussi je crois que c’est plus complexe), est loin
convenu avec l’ami qui m’accompagnait que cette histoire pas- d’être un acquis. Je ne parle pas ici d’une soi-disant étrangeté
séiste et sentimentale n’était certainement pas ce que nous japonaise qui éloignerait les ilms d’Ozu du public occidental :
attendions du cinéma. L’époque était alors très marquée par les l’admiration pour Mizoguchi et Oshima prouverait le contraire,
engagements politiques, et le cinéma que j’appréciais le plus sans même revenir sur la controverse sur la plus ou moins
associait sujets critiques quant à l’organisation de la société et grande « japonéité » de Kurosawa. Et, en ce qui concerne Ozu,
recherches visibles de nouveaux langages esthétiques – pour ne Shigehiko Hasumi a déinitivement réfuté la paresseuse théo-
parler que du cinéma japonais, j’étais alors (je le suis toujours) rie d’un cinéma hyper-japonais, ou en tout cas trop japonais
grand admirateur des œuvres de Nagisa Oshima, ainsi que des pour les Occidentaux. Non, il s’agissait, il s’agit toujours de
rares ilms de Shohei Imamura que nous avions pu voir, ou construire son chemin personnel vers la singularité de l’œuvre
d’Éros + Massacre de Kiju Yoshida découvert peu avant à la d’un grand artiste. Pour qui, aujourd’hui, aime les ilms d’Ozu,
Cinémathèque de Chaillot lors d’une séance mémorable. Je cela paraîtra paradoxal : son œuvre est en apparence éminem-
connaissais et admirais les ilms majeurs d’Akira Kurosawa et ment abordable – des histoires simples, simplement racontées –
de Kenzi Mizoguchi, les premiers comme membres évidents et sa beauté vibrante et douce nous paraît ouvrir très grand
du grand cinéma narratif, émotionnel et spectaculaire que j’ai- l’accès aux œuvres. Répétons qu’il n’en est rien. Cela tient, au
mais sans que cela constitue un enjeu, les seconds sûrement au moins en partie, au fait que le cinéma est sorti de ce que Jean-
moins en partie à cause du soutien vigoureux des Cahiers du Luc Godard appelle « l’enfance de l’art ». Passé son premier
cinéma, comme exemple proche de la perfection du geste de demi-siècle d’existence, il a perdu une sorte d’innocence, celle
mise en scène. Voyage à Tokyo n’entrait dans aucune de ces cases. qui lui a permis durant plusieurs décennies d’être de plain-pied
Si, au risque de me ridiculiser, je me permets de rappeler cet avec les spectateurs tout en étant extraordinairement créatif
épisode, et ma faiblesse de goût à l’époque devant la première dans toutes ses inventions formelles. Cette perte ne concerne
œuvre d’Ozu que je rencontrais, c’est pour souligner deux pas seulement les nouvelles œuvres, les grands inventeurs de
aspects qui, je crois, dépassent mon cas particulier, ou celui formes du passé également ne sont plus dans cette évidence et
de cette période. D’abord il faut insister sur le fait que la ren- dans cette innocence pour les spectateurs d’aujourd’hui. Ozu
contre avec le style d’Ozu ne va pas de soi. Lorsqu’un artiste ne le fut jamais, je crois, pour un public occidental.
devient un classique, on a coutume de considérer comme Alors, oui, il a fallu des passeurs. Et il a fallu que ces pas-
évidente la fréquentation de ses œuvres, comme naturelle le seurs rencontrent l’air du temps, une réceptivité d’un public
fait de les apprécier. Il me semble que ce n’est pratiquement qui quelques années auparavant n’était pas disponible – ce qui
jamais vrai, et particulièrement dans le cas d’Ozu. Que lui- a sans doute aussi valeur de marqueur pour une histoire des
même ait souhaité pratiquer un cinéma simple, et destiné au mentalités, en France et dans les pays occidentaux dévelop-
plus grand nombre, n’y change rien. La rigueur de l’écriture pés. Puisqu’il y eut, dans le cas d’Ozu comme dans plusieurs

CAHIERS DU CINÉMA 95 OCTOBRE 2023


CINÉMA RETROUVÉ

© SHOCHIKU CO., LTD. TOUS DROITS RÉSERVÉS.


Voyage à Tokyo (1953).

autres, un grand précurseur, mais qui en l’occurrence ne fut mais ferme : « Quoi ! Vous croyez aimer le cinéma et vous mécon-
pas entendu : Henri Langlois. Lui-même y a mis le temps, naissez l’œuvre d’Ozu… Pauvres malheureux. » Pour de bonnes
Mizoguchi et Kurosawa ayant longtemps sui pour occuper ou de mauvaises raisons, nous sommes fréquemment l’objet
la case « Japon » des cinéphiles. Dans un entretien avec Rui de telles interpellations, le moyen choisi par Wenders (un film
Noguera d’avril 1972, Langlois raconte avoir été inalement, émouvant et personnel), et l’autorité dont il jouissait alors
mais presque à son corps défendant, « subjugué » par la puis- comme l’incarnation même du cinéma d’auteur contemporain,
sance des images d’Ozu en les montrant aux côtés de celles auront joué un rôle important. Mais l’essentiel, et qui fait
des deux cinéastes vedettes. Il décrit ainsi son expérience, alors que cette découverte ne fut pas seulement un phénomène
qu’il faisait cours sur le cinéma japonais : « En passant des extraits de mode, est bien sûr qu’il avait raison. Qu’une fois pris le
de Mizoguchi, de Kurosawa et d’Ozu, j’encense les deux premiers chemin du cinéma d’Ozu, celui-ci « faisait le reste du travail », si
aux dépens du troisième, tandis que je constate qu’Ozu les écrase j’ose dire, imposait tranquillement sa beauté, sa puissance, son
complètement. Une bobine d’Ozu en sandwich entre Kurosawa et infinie richesse à l’intérieur de ses caractéristiques propres, si
Mizoguchi m’a fait comprendre son génie. […] Ozu, c’est la vie. » particulières, et dont la récurrence construisait de film en film
Pourtant, Langlois, qui avait programmé onze films d’Ozu les conditions d’une reconnaissance pour le spectateur. Quant
avant même la mort de celui-ci, en juin-août 1963, et venait à Jackson, en distribuant un ensemble de films significatif, en
de les programmer à nouveau l’année précédente, s’avance mobilisant les relais médiatiques adéquats, plus tard en publiant
lorsqu’il airme : « Aujourd’hui, la bataille Ozu est gagnée. » Elle le Journal d’Ozu, il a concrètement fait sauter un verrou qui
ne l’est pas en 1972, mais quelques années plus tard se vérifiera bloquait l’accès à cette œuvre essentielle. ■
sa prophétie, à laquelle il associe un autre immense cinéaste
dont il a été un des premiers défenseurs, en proclamant : Extrait de Treize Ozu, 1949-1962 de Jean-Michel Frodon,
« Demain, Ozu fera salle pleine, comme Bergman. » Pour que cela Cahiers du cinéma. Parution le 6 octobre.
advienne, il aura donc fallu l’entrée en scène de deux autres
ambassadeurs : Tokyo-ga de Wim Wenders et, en France, le tra- Le 24 octobre, à Toulouse, J.-M. Frodon signera son livre à la librairie Ombres blanches
vail passionné du distributeur Jean-Pierre Jackson. Le premier à 18h30 et présentera Les Sœurs Munakata à la Cinémathèque à 21h, dans le cadre de la
a été perçu comme une sorte d’adresse, d’apostrophe amicale retrsopective consacrée au cinéaste japonais et qui durera jusqu’a décembre.

CAHIERS DU CINÉMA 96 OCTOBRE 2023


AVEC LES CAHIERS

LE CINÉ-CLUB
Le 12 octobre à 20h

© LES FILMS DU LOSANGE


au Cinéma du Panthéon, Paris
La Vallée de Barbet Schroeder
(1972)
Présentation et débat par la rédaction
des Cahiers, en présence Bulle Ogier, Jean-Pierre
Kalfon et Barbet Schroeder (sous réserve)
50 places offertes aux abonnés
(une place par abonnement)
Réservez vite en mentionnant votre numéro
d’abonné à : cineclub@cahiersducinema.com

PRÉSENTATIONS ET DÉBATS
Le 3 octobre à 20h au cinéma CinéCentre, Le 11 octobre à 20h au Centre des Arts, Le 21 octobre à 14h30 à la Cinémathèque
Dreux Enghien-les-Bains française, Paris
Thierry Méranger présente Linda Charlotte Garson ouvre son ciné-club Charlotte Garson participe à la table
veut du poulet ! de Chiara Malta « Autour de Maurice Pialat » avec ronde sur Cléo de 5 à 7 d’Agnès
et Sébastien Laudenbach, en présence L’Enfance nue. Varda animée par Frédéric Bonnaud,
du coréalisateur. en compagnie de Judith Ertel
Le 17 octobre à 18h30 au Forum et Marin Karmitz.
Le 8 octobre à 17h au cinéma L’Archipel, des Images, Paris
Paris Dans le cadre de Doc&Doc « Guerre en Le 24 octobre à 20h au cinéma
Pierre Eugène et Marie Anne Guerin cours, à visages humains », Claire Allouche Agnès Varda, Juvisy-sur-Orge
présentent Déménagement de Shinji Sômai présente trois films de Jocelyne Saab Charlotte Garson présente
en avant-première dans le cadre de leur en présence de Mathilde Rouxel, et In the Le Procès Goldman de Cédric Kahn.
ciné-club « Deux dames sérieuses ». Rearview de Maciek Hamela.
Le 27 octobre à 20h au cinéma Le Clap,
Du 9 au 19 octobre, à la Cinemateca Le 17 octobre à 20h au cinéma Reflet Lans-en-Vercors
Portuguesa, Lisbonne Medicis, Paris Charlotte Garson présente
Ariel Schweitzer présente une rétrospective Louis Séguin ouvre son ciné-club, « Les Le Procès Goldman de Cédric Kahn.
intégrale d’Uri Zohar. mardis de Louis » avec Roberto Succo de
Cédric Kahn.
Le 10 octobre à 20h au Figuier blanc,
Argenteuil
Fernando Ganzo anime une rencontre autour
de Vers un avenir radieux de Nanni Moretti.
LE CONSEIL DES DIX

cotations : l inutile de se déranger ★ à voir à la rigueur ★★ à voir ★★★ à voir absolument ★★★★ chef-d’œuvre

Jacques Jean-Marc Jacques Michel Sandra Olivia Fernando Charlotte Yal Marcos
Mandelbaum Lalanne Morice Ciment Onana Cooper-Hadjian Ganzo Garson Sadat Uzal

Les Feuilles mortes (Aki Kaurismäki) ★★★ ★★ ★★★ ★★★★ ★★★ ★★★ ★★★★ ★★★ ★★ ★★★★

L’Arbre aux papillons d’or (Pham Thien An) ★ ★★★ ★★★ ★★★ ★★★ ★★★ ★★★ ★★ ★★★ ★★★★

Killers of the Flower Moon (Martin Scorsese) ★ ★ ★★★ ★★★★ ★★★ ★★★ ★★ ★★★ ★★★ ★★★
Un prince (Pierre Creton) ★★ ★★ ★★★★ ★★★ ★★★ ★★ ★★★

Le Procès Goldman (Cédric Kahn) ★★★ ★★ ★★★★ ★★★★ ★★ ★★★ ★★ ★★★ ★★ ★★

Le Règne animal (Thomas Cailley) ★ ★★★ ★★★ ★ ★ ★★★ ★★★ ★★★

Notre corps (Claire Simon) ★★ ★★ ★★ ★★★ ★★

N’attendez pas trop de la fin du monde (Radu Jude) ★ ★ ★★★ ★★★ ★★ ★★★

De la conquête (Franssou Prenant) ★ ★★★ ★★★ ★★ ★★

The Wonderful Story of Henry Sugar (Wes Anderson) ★★★

L’Autre Laurens (Claude Schmitz) ★ ★★ ★ ★★ ★ ★★ ★★

Lost Country (Vladimir Perisic) ★★ ★ ★★

Coup de chance (Woody Allen) ★ ★★★ ★ ★

Le Ravissement (Iris Kaltenbäck) ★ ★★ ★★ ★ ★

Lost in the Night (Amat Escalante) ★★ ★ ★ ★

Dogman (Luc Besson) ★ ★ ★

The Old Oak (Ken Loach) ★ ★ ★★ ★★ l

Le Consentement (Vanessa Filho) ★ ★ ★★ l l l

Une femme dans le vent (Yasujirô Ozu) ★★★ ★★★★ ★★★★ ★★★ ★★★★

Déménagement (Shinji Sômai) ★★★ ★★★ ★★ ★★★

Jacques Mandelbaum (Le Monde), Jean-Marc Lalanne (Les Inrockuptibles), Jacques Morice (Télérama), Michel Ciment (Positif), Sandra Onana (Libération), Olivia Cooper-Hadjian, Fernando Ganzo, Charlotte Garson, Yal Sadat, Marcos Uzal (Cahiers du cinéma).

À découper
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CAHIERS DU CINÉMA 98 OCTOBRE 2023


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dIsPoNiBlEs 12 DéCeMbRe 2023

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