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CAHIERS |

DU
CINEMA
“Gy SOMMAIRE/REVUE MENSUELLE/OCTOBRE 1979
A nos lecteurs et lectrices.

Les codts actuels de fabrication de la revue ainsi que l’augmentation des


diverses charges des Editions de |'Etoile nous mettent dans |’obligation
d'augmenter, a partir du 1° janvier 1980, le prix de vente des Cahiers du
Cinéma, et, en conséquence, les tarifs d’abonnements.

Le prix de vente — qui n'a pas augmenté depuis janvier 1978 — sera porté
de 15a18F.

Cette augmentation permettra aux Cahiers de continuer a paraitre en


toute indépendance, et de poursuivre I’édition de publications annexes
(numéros « hors-série », etc), tout en maintenant un équilibre financier
indispensable.

Nous ne saurions trop conseiller a nos lecteurs de profiter, avant la mise


en vigueur des nouveaux tarifs, de la campagne d’abonnements qui se
poursuivra jusqu’a la fin du mois de décembre 1979 (voir notre encart-
abonnement au milieu de la revue).
COMITE DE DIRECTION
Serge Daney Ne 304 OCTOBRE 1979
Jean Narboni
Serge Toubiana MAURICE PIALAT

Le mal est fait, par Jean Narboni p.5


REDACTEUR EN CHEF
Serge Daney
Entretien avec Maurice Pialat, par Daniéle Dubroux, Serge Le Péron et Louis Skorecki p.7

COMITE DE REDACTION Note sur Passe ton bae dabord, par Thérése Giraud p.17
Alain Bergala
Jean-Claude Biette FESTIVALS {
Bernard Boland
Pascal Bonitzer
Jean-Louis Comolli Venise 1979, par Pascal Bonitzer et Serge Toubiana ‘pl 9
Daniéle Dubroux
Thérése Giraud Trois cartes postales de Locarno, par Louis Skorecki p.28
Jean-Jacques Henry
Pascal Kané Deauville, petite vitrine pour grand écran américain, par Louis Skorecki p.35
Yann Lardeau
Serge Le Péron
Hyéres 1979, par Leos Carax et Alain Bergala p.40
Jean-Pierre Qudart
Louis Skorecki
CRITIQUES
EDITION
Jean Narboni Apocalypse Now (F. Coppola), par Serge Daney et Pascal Bonitzer p.45

DOCUMENTATION, Renaldo et Clara (B. Dylan), par Louis Skorecki p.49


PHOTOTHEQUE
Claudine Paquot Ceddo (O. Sembene), par Serge Daney p.51

CONSEILLER SCIENTIFIQUE Les Demoiselles de Wilko (A. Wajda), par Jean-Louis Bachellier p.53
Jean-Pierre Beauviala
Nighthawks (R. Peck et P. Hallam), par Nathalie Heinich p.55
MAQUETTE
Daniel et Co Les Petites fugues (Y. Yersin), par Serge Toubiana p.57

Alien (R. Scott), par Pascal Bonitzer p.58


ADMINISTRATION
Clotilda Arnaud
Prova dorchestra (F. Fellini), par Bernard Boland p.59

ABONNEMENTS The China syndrome (J. Bridges), par Pascal Kané p.61
Patricia Rullier
PETIT JOURNAL
PUBLICITE
Media Sud JEAN SEBERG: Lilith et moi, par Jean Seberg p62
1 et 3, rue Caumartin 75009
742.35.70 Lettre de Hollywood, par Bill Krohn p.65

GERANT Entretien avec Ron Peck et Paul Hallam (Nighthawks) p.67


Serge Toubiana
Informations, courrier, etc. p.71
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION
Serge Daney

Les manuscrits ne sont pas


rendus.
Tous droits réservés. Ce journal contient un encart-abonnement numéroté de | a IV au milieu du numéro.
Copyright by Les Editians de
Etoile. .
CAHIERS DU CINEMA - Revue
mensuelle éditée par la sacl.
Editions de Etoile.
Adresse : 9, passage de la Boule-
Blanche (50, rue du Fbg-St-Antoine},

Administration - Abonnements :
343.98.75. En couverture: Maurice Pialat, Gérard Depardieu et Isabelle Huppert, pendant le tournage
Rédaction : 343.92.20. de Loulou. {Photo Sygma. E. George)
(Photo Sygma. E. George)
MAURICE PIALAT

LE MAL EST FAIT


PAR JEAN NARBONI

C’était - impossible de l’oublier — non dans un film de Pialat, mais dans Que la béte
meure. et je ne sais pas qui, du cinéaste Chabrol, du scénariste Gégauff ou de Pacteur,
avait inventé la situation et la réplique : « Est-ce que tu te rends compte que ta vie est
foutue? ». Maurice Pialat, massif, abrupt et pourtant si incroyablement doux, disant
cela, du fond d’une douleur, 4 l’enfant qui venait d’avouer avoir tué la « béte », son
pére : une vérité de son propre cinéma m’a toujours paru étre recelée dans ce moment
du film d’un autre. Une vérité qui pourrait se décrire ainsi : la plus grande tension entre
la description, étape par étape, du mouvement de la vie comme démolition, et l’espoir
fou, ouvert par l'interrogation, que non, peut-étre, « pas définitivement foutue ».

Maurice Pialat a réalisé son premier long métrage, L’Enfance nue, a plus de quarante
ans. C’est-a-dire relativement tard par rapport a la majorité des cinéastes, mais aussi
dix ans apres la Nouvelle Vague. Ce n’est pas sans importance. Et au-dela du ressen-
timent qu’il exprime dans ]’entretien qui suit, il faut prendre au sérieux ce double retard
par rapport a lui-méme et a une tendance déterminante du cinéma francais, pour pou-
voir mesurer la place vraiment singuliére (autant que celle de Rozier ou Eustache) qui
lui revient. Celle aussi qu’i] occupe dans ses propres films, difficile 4 assigner (son point
de yue comme on dit), parce qu’indéfiniment déplacée dans I’échelonnement des géné-
rations et des sentiments, et qui pourrait lui faire revendiquer : tous les noms de la fic-
tion, c’est moi. Pour évaluer ce qui a bougé et ce qui stagne dans le cinéma francais,
il faut essayer de penser les films de Pialat non dans la descendance de la Nouvelle
Vague, non pas bien sir dans sa reprise, mais pas non plus dans une réaction contre
elle, simplement dans son aprés-coup : Passe ton bac d'abord dans celui d’ Adieu Phi-
lippine et du Pére Noél a les veux bleus, Nous ne vieillirons pas ensemble dans celui
de L'Amour fou et de Pierrot le fou, L’Enfance nue dans celui des Quatre cents coups.
Essayer de saisir son importance en constatant qu’il s’est d’emblée donné pour objet
celui auquel Godard (qu'il déclare détester) ne cesse, aprés quinze ans, de revenir depuis
Numéro deux: la famille et son neeud, la famille comme usine et comme paysage.
(Godard qu'il faut lui aussi prendre au sérieux, sans le croire entiérement, quand il dit
que dans Numéro deux, il occupe la place du grand-pére).

Ce qui avait frappé Oudart au moment de L'Enfance nue était une sorte de miracle
de la prise de vues, « ni distanciée ni complice », dans ce cinéma a peine narratif, sur-
tout pas existentiel. Or, ce mystére de la prise de vues me semble étre un trait commun
4 une sorte de courant erhnographique du cinéma frangais, cruel et exact (Rouch bien
stir, mais aussi Rozter, Eustache). Se demander si Pialat porte un regard, et de quelle
nature, sur l’adolescence ou l’enfance, s’il s’agit dans ses films d’un point de vue adulte
sur les jeunes, ou de I’obsession chez un vieux du regard que les jeunes, te/s qu’'t/ les voit,
portent sur lui, se demander en un mot ott il se tient dans tout ¢a, n’est sans doute pas
sans intérét, mais secondaire. La cruauté et l’exactitude de ce cinéma ethnographique
tiennent a une position de caméra (mais c’est encore trop « physique », il faudrait parler
de position d’« expérience ») telle que puisse étre saisi, et de la seulement, ce qui fait
mal ou ¢a fait mal. Rien ne doit nous étre épargné de ce que la chirurgie désigne du
terme: « point de douleur exquise ». Soit: celui ot impact sera maximum d’une
6
phrase (je cite de mémoire) comme: « Si tu mourais maintenant, cela ne me ferait
rien », ou « tu sens le vin », lancée dans un souffle par la mére agonisante 4 son mari
penché sur elle. Cette violence n’est pas chez Pialat sadique, comme elle I’est chez
Rouch ou Eustache, mais exactement masochiste. C’est-a-dire rien moins que complai-
sante: stricte et disciplinée au contraire. D’ou fa haine qu’il voue a la graisse (compren-
dre aussi 4 partir de 1a pourquoi Monte Hellman aime tant La Gueule ouverte).

Dire qu'il existe un devenir-fiction de tout documentaire, et un poids documentaire


de toute fiction est devenu aujourd’hui une généralité creuse. C'est proprement d’effets
de fantastique qu'il s‘agit dans le cinéma dont je parle, et notamment chez Pialat. Le
jeu d’acteurs et la prise de vues y détiennent un privilege absolu sur le montage, méme
si celui-ci est long. difficile et raffiné. L’enjeu est d’épingler un état de surprise et comme
de dénuement du corps d’acteur. avant que la narration, imminente, ne I’ait declenché.
Le montage consistant alors 4 maintenir, tout au long d’un récit minimal (aucun liant),
cet étal antérieur du corps, en sorte que sous ce semblant de récit ne cesse de courir un
refus de se plier a lui. La scéne-type du cinéma de Pialat pourrait étre condensée ainsi :
quelqu’un fait irruption dans un lieu qui n’est pas habitué @ lui et ou se trouvent un
ou plusieurs familiers de ce lieu. Dans le plan et dans tous les sens (du décora l’acteur,
des acteurs entre eux, de la prise de vues a tous ces éléments) se fait alors entendre un:
« pas de chez nous ». C’est le sujet méme de L'Enfance nue, c’est la violence des visites
incessantes que Jean Yanne rend aux uns et aux autres dans Nous ne vicillirons pas
ensemble, c’est ’admirable ouverture de ce méme film (la fille disant 4 son amant :
« C’est sinistre chez vous »), Pialat : un cinéma de personnes déplacées (a entendre dans
tous les sens).

Pas plus que I’approche existentielle (Passe ton bac d’abord west pas un film sur la
déprime des jeunes), Panalyse politique ou sociologique ne peut rendre compte de ce
cinéma, méme si elle en emporte des morceaux. Certes le mot « anarchie », parmi tous
les graffiti de lycéens qui ouvrent le film, est le seul filmé en trés gros et isolé. Mais pré-
cisément cela n’implique rien. On a écrit a gauche que le film traitait du chomage, de
la crise, de l'avenir sombre proposé aux jeunes (c'est vrai, c’est vrai...). Mais a droite
on peut dire aussi (on I’a d’ailleurs fait) : « Voyez ce que le monde moderne (id. le libé-
ralisme) fait des filles et des fils de notre bon peuple du Nord ». N’y manque méme pas,
comme dans certains films francais de l’immédiat avant-guerre, le show business cor-
rupteur, sous la figure des deux photographes (s¢quence admirable mais — pour ne pas
préciser plus — péniblement anti-« cosmopolite »).

La question que posent indéfiniment ces films est a la fois plus précise et plus ample :
« Est-ce que tu te rends compte que ta vie est foutue?». Soit: comment faire pour ne
pas mourir la gueule ouverte, comment en réchapper? « Repartez comme vous étes
venus », intime justement le pére d'une des filles aux deux photographes. Impossible :
on ne se tire pas d’un plan de Pialat dans I’état ot on y est entré. Le mal est fait. J.N.
ENTRETIEN AVEC MAURICE PIALAT

Cahiers. Passe ton bac d’abord, votre dernier fil, a absolument sans aucune raison, par suivisme; il y a des
déja une histoire assez longue... films qu’on est obligé pratiquement d’aller voir, méme si
on déteste ca. Ca m’est arrivé une fois avec Lelouch (je
Maurice Pialat. C’est un film qui ne devrait pas étre crois que c’était La Vie, l'amour, la mort) alors que je
fait. On m’a déja dit qu’il s’agit d’un film pessimiste; moi déteste ce cinéma-la, j’en connais toute la connerie, tout
je ne le vois pas du tout comme ¢a. Pourtantje dois bien le vide, et il m’est arrivé quand méme d’aller voir ca...
reconnaitre que lorsque je l’ai tourné, je n’éfais pas au
mieux de ma forme, et ¢a doit se voir effectivement dans Cahiers. Revenons a l'histoire de Passe ton bac d’abord.
le film. Ce sont des choses qu’on doit en principe oublier Quand a-t-il été tourné?
au moment ou le film sort (il est bien rare que la vérité
sur les films soit dite dans les interviews), mais je crois Pialat. En janvier et mai 78. Mon premier film,je l’ai
qu’il faut le rappeler, d’autant qu’il s’agit d’un probleme fait en 68 et j'ai un peu limpression depuis d’étre
général au cinéma francais: ce film, comme beaucoup condamné a refaire a chaque fois mon premier film. Et
d'autres, ne trouvait pas l’argent nécessaire pour exister. c’est ce qui est le plus dur, moralement, Passe ton bac
Finalement, il a été tourné a la place d’un autre que j'ai d'abord, c’est le produit de cette crise: j'avais 50 millions
arrété, et quand j’ai commencé a tourner ce qui a donné quand il m’en fallait 300. Dix ans aprés mon premier
ce film-la, le budget était a peine la moitié du budget dun film, je me trouvais dans la situation ol je ne pouvais
film francais bon marché. On ne peut pas parler sérieu- méme pas faire un film bon marché.
sement de ce film sans dire ces choses-la d’abord, et pour-
tant c’est exactement ce qu’il ne faut pas dire quand on Cahiers. Et pendant ces dix ans (ceux qui ont suivi 68),
sort un film, puisqu’on passe chez Drucker ou on dit que lVidée de faire des films avec d'autres gens que ceux qu'on
tout est bien, l’actrice formidable, etc. et tout le monde lait habitués @ voirau cinéma (des jeunes, des prolos, des
fait de la leche. On ne lit pratiquement — et cela vous le provinciaux, des non-acteurs) a fait son chemin et a sou-
savez mieux que moi — aucune critique dans les journaux vent abouti a des résultats décevants. C'est certainement
francais, alors il faut jouer une espéce de jeu lénifiant, mais le premier film de cette période qui trouve le ton juste pour
c’est difficile quand ca ne correspond pas du tout a la réa- parler et mettre en scéne, disons la réalité de jeunes
lité ou au contenu du film. Le réalisateur doit donc jouer ouvriers aujourd'hui.
avec la presse une espéce de jeu bébéte. Mais si le réali-
sateur ne peut méme pas parler du contenu de son film, Pialat. Peut-étre que les autres ont commis l’erreur de
quitte a casser ce discours lénifiant, alors il vaut mieux faire ces films avec trop d‘idées préconcues. Quand il ya
qu’il se taise, en tout cas dans ces cas-la moi je préfére me des choses bien dans ce film, c’est quand je laisse suffi-
taire. samment venir la réalité, cela ne signifie pas d’ailleurs
C’est d’ailleurs le méme probléme sur un tournage: qu’il ne faille pas diriger, contr6ler, écrire auparavant les
comme il n’y a pas de producteurs en France, on ne roles. La difficulté quand on rencontre des gens qu’on ne
trouve personne pour vous dire: « Ca, ce n’est pas bon, connait pas (ici une bande de jeunes), c’est de tomber
il faut le retourner ». Quand on tourne un film, il n’y a dans le coté enquéte, abstrait... Si l’on n’a pas l’équivalent
personne au dessus ou 4 c6té de soi. Et ga n’est pas seu- autour de soi, des gens qu’on connait trés bien et qui sont
lement une question d’argent : sur Lou/on, il n’y a pas eu susceptibles de vivre la méme chose, on n’y arrive pas.
de problemes d'argent, mais comme sur celui-la, j’étais Pour Passe ton bac d’abord je suis parti de quelque
tout seul... chose d’enregistré avec des gens que je connaissais bien.
La fille qui m’avait raconté (avec son gars) cette petite
Cahiers. C'est lié a la situation du cinéma aujourd'hui : aventure qui a été le point de départ du scénario, avait
cest a la fois au niveau des producteurs, du cété des cri- déja tourné avec moi il y a dix ans alors qu’elle était une
tiques et du cété des spectateurs que ¢a ne va pas. Tout gamine, et cela s’est fait comme ca; pas du tout a la suite
est lié, le spectateur est mis dans une position telle qu'il d’une sélection opérée a partir d’idées, de partis pris. Puis
na plus la possibilité de choisir tel film plutot que tel les choses se sont enroulées : comme eux n’ont pas voulu
autre. tourner dans le film (ils étaient pourtant trés bien: on a
fait des essais), j'ai cherché autre chose, j'ai voulu sortir
Pialat. Mais comme spectateur, je vois un peu de histoire prévue pour eux (une histoire simple: une
nWimporte quoi et il m’est arrivé d’aller voir des films fille qui vit en rupture avec sa famille, qui couche a droite
ENTRETIEN AVEC
MAURICE PIALAT 9
et a gauche, jusqu’a ce qu'elle rencontre un jeune gars et Cahiers. Est-ce que c'est mieux que Eustache, par
qu’elle se mette a vivre comme Ses parents), car ce scéna- exemple?
rio était complétement accroché a eux (elle était trés inté-
ressante et lui encore plus, c’était un gars particuliére- Pialat. Zidi? Non, parce que Zidi ¢a n’est pas ce que ca
ment attachant, intelligent). devrait étre. Zidi c’est interchangeable, tandis que Eusta-
Quand eux n’ont plus voulu tourner donc, j’ai cherché che ne l’est pas. Et si Zidi ou un autre que lui était tenu
des acteurs professionnels (c’est comme ca qu’on par des producteurs exigeants, la ca risquerait d’étre vrai-
retrouve dans le film Sabine Haudepin qui est une comé- ment intéressant; mais quand un producteur accepte aux
dienne et qui joue bien) que j’ai d’abord mélésa des jeu- rushes de monter £ ‘Atle ou la cutsse, il ny a plus rien a
nes du coin qui étaient bien mais qui ne jouaient pas espérer... Ca ne vous parait pas sérieux ce que je dis la?
beaucoup. Et puis dans le second tournage, j’ai tourne
sans comédiens professionnels (et c'est pour ca qu’a un
Cahiers. Non, il suffit de voir le nombre de films inté-
certain moment ils disparaissent du film, vous ne l’aviez
ressants qui font moins de 10 000 entrées.
peut-étre pas remarqué). Il ya donc eu ces deux tournages
successifs mis bout a bout qu’il a fallu travailler énormé-
ment au montage pour en faire quelque chose de cohé- Pialat. Prenez l'année 77 : le meilleur film, pour moi,
rent (en fait i] aurait fallu pouvoir retourner quelques cest L’Hotel de la plage... eh bien c'est celui qui a le
petites choses pour pouvoir le structurer tout a fait). mieux marché.

Cahiers. C'est nul!


Cahiers. f/ ya des films comme ¢a, ott le fait qu il arrive
des accidents ne nuit pas a la qualité du film, comme si
méme cela devait arriver ainsi. La Nuit du carrefour par Pialat. Au fond, c’est Les Vacances de M. Hulot fait
exemple, avec cette bobine briilée dont parle Mitry, il par un frangais réac qui n’a pas le talent de Tati, en 1976.
nest pas évident que le film aurait été meilleur.
Cahiers. Ca fait beaucoup!
Pialat. Qui mais ca doit étre l'un des films de Renoir
qui a le moins bien marché. II faut que je vous dise : j'ai Pialat. Mais bien sir, c’est un film dégueulasse, mais
beaucoup d’idées communes avec Daniel Toscan du au moins il ose certaines choses que plus personne n’ose
Plantier—bien surje fais de la leche puisqu’il m’a produit faire en France.
— il a des informations que je n’ai pas: par exemple ce
qu’il m’a appris sur le néo-péetainisme du cinéma francais Cahiers. En fait vous révez d’un systéme de production
(ne serait-ce que le Centre, qui est une création vichys- qui n'existe plus, et vous parlez comme s'il existait.
soise!), Par exemple quand i! dit que les meilleurs films
sont les films qui marchent. Pour lui La Grande illusion Pialat. Non, maisje me dis qu’on arrive peut-étre a la
est meilleur que La Régle du jeu, pour ma part,je n’ai pas fin dune époque qui était celle des cinéphiles. Vous ne
attendu aujourd’hui pour le penser. J'ai aimé La Régle du
pouvez pas savoir ce que c’était le cinéma quand on y
jeu quand il est sorti, mais je ’aime beaucoup moins
allait dans le quartier, le samedi soir et que fe rideau
maintenant.
s’ouvrait et que toute la salle était suspendue (aussi bien
aux navets qu’aux grands films). Mais quand on crée une
Cahiers. Vous préférez La Grande illusion? catégorie « art et essai» ca ne va plus, moi j'ai toujours
détesté ga: c'est I’élitisme et le snobisme, le pire... Mais
peut-étre que ca n’est pas trés original, tout ¢a...
Pialat. Oh non, j'aime pas tellement La Grande ilht-
sion non plus. ...j’aime moins Renoir qu’avant aussi..
Cahiers. Non, pas trés: c'est le discours de tous les
vieux ringards de droite qui répétent que le cinéma est
Cahiers. Ca se complique! mort a cause de Duras.

Pialat. Ce que je veux dire, c’est qu’un artiste ne Pialat. Non, moi je dis plutét que c’est parce que le
s’amuse pas a faire des choses moins bien, sil a du talent, cinéma meurt que Duras peut exister.
quand il a de argent que quand il fait des choses confi-
dentielles. Donc les films qui marchent sont quand méme Cahiers. Si les films se ressemblent actuellement, ga
les meilleurs films. nest certainement pas a cause de la cinéphilie, mais cela
vient d’un systéme de production-distribution bien défini.
Cahiers. C’est complétement
faux aujourd'hui. Et dailleurs vous, vous étes un cinéphile, complétement...
Pialat. Bien sir. Tout le monde 4 un moment de sa vie
(dans son enfance par exemple) est cinéphile, et je crois
Pialat. Si. Les films qui ne marchent pas sont plutét que le film qui a tout déclenché chez moi, c’est La Béte
moins bien que les films qui marchent... par exemple humaine de Renoir, vers les 13-14 ans. Je suis allé le voir
Zidi, c’est beaucoup mieux que Marguerite Duras. cing, six fois de suite (ca, c’est un comportement de ciné-
10 ENTRETIEN AVEC

Passe ton bac d'abord, de Maurice Pialat.


MAURICE PIALAT
phile), mais a cette époque tout le monde faisait-ca : les rendu compte que j’avais tort. Non que les essais au
dactylos allaient voir et revoir Je méme film plusieurs fois magnétoscope constituent une sécurité, mais on sail tout
de suite. Elles se procuraient le texte et les photos du film de méme un peu ot l’on va. Cela en dit moins long que
(il y avait des revues populaires qui les publiaient). ca promet : je m’en suis apercu sur Loulou. sur lequel j'ai
Aujourd’hui on fait des films au cinéma pour des gens qui engagé des gens qui ont fait des magnétoscopes sensation-
ont une certaine culture et qui sont des petits employés nels et qui ont été trés décevants dans le film.
raisonneurs dans leur grande majorité; ce sont des gens
qui n’ont rien a raconter et on ne peut pas raconter quel- Pour Passe ton bac d’abord, jai rencontré un groupe
que chose 4 des gens qui n’ont rien a raconter. Un dans lequel presque tous les jeunes étaient bons. La sélec-
cinéaste doit étre comme son public et je ne me sens pas tion s’opérait autrement: ceux qui étaient meilleurs
comme ce public actuel du cinéma. Nous ne vieillirons avaient un réle plus long, voila tout. II nous est arrivé de
pas ensemble a marché, je pense. sur un malentendu et permuter d'une scéne a I’autre. Par exemple cette fille
aussi parce qu'il avait été fait pour qu’il marche... Parfois qui a remplacé celle qui nous avait introduit prés de la
je dis que depuis, j’aurais du faire dix films qui auraient bande, tout simplement parce qu'elle était assise dans le
pu tout autant marcher, mais ¢a n’est pas sir: je me café a cété a é1é excellente et pourtant elle avait fait de
demande ot j’aurais été le chercher, «mon public» trés mauvais essais.
comme dirait Jeanson. Nous ne vieillirons pas ensemble C’est que beaucoup d’éléments entrent en compte au
c’est un film qui a plu aux cartes vermeilles, plus quel- moment ot l’on tourne la scéne, qu’on n’a pas forcément
ques jeunes qui avaient connu ¢a. aux essais : I’intérét d’abord pour la scéne, une certaine
émulation voire une rivalité, une certaine confiance, qui
Cahiers. C'est le dernier public un peu critique ; les car- peut venir au bout d’un certain temps et qui ne vient pas
tes vermeilles plus quelques jeunes. tout de suite. Souvent quand on est mauvais aux essais,
c'est qu’on n’est pas a l’aise ou qu’on a le trac, ca ne veut
Pialat. \l y a aussi les publics de Bruce Lee... Pour ces pas forcément dire qu’on sera mauvais au tournage.
films-la, il ya un public qui existe encore, et puis bien sir C’est trés important le contact qui s‘établit au tournage
le porno. I] y en a qui ont une certaine pureté. Et ce qui avec les interpretes. Aprés aussi, j'aime bien suivre les
est remarquable, c’est que ces films, réalisés le plus sou- gens avec qui j’ai tourné, ceux avec qui ¢a a collé, retour-
vent en trois ou quatre jours, sont techniquement a peu ner avec eux. Ce n'est pas un hasard si l’histoire qui a
prés du niveau film francais moyen. Depuis que j’ai vu déctenché le processus de Passe ton bac.. est celle qui est
les films pornos, je me dis: tous les films francais arrivée a une fille qui avait joué gamine dans L'Enfance
devraient coiter le prix des pornos. On devrait étre capa- nue. Sur Loulou aussi j'ai repris des gens de Passe ton bac.
bles de raconter une histoire dans le méme temps qu'il C’est qu’on a toujours Iimpression de bien connaitre les
faut pour tourner un porno. Ca va un peu trop vite pour gens a la fin du tournage, on a donc envie de recommen-
le jeu.. mais je suis sir qu'il y a des choses a faire formi- cer avec eux en connaissance de cause, si l'on peut dire.
dables avec des stars du porno. Bien stir le gros défaut du
pomo c’est la misogynie et ca c’est inadmissible!..
Et au fond ¢a ne conceme pas seulement les non-pro-
Cahiers. Aujourd ‘hui, pour parler ace public-la (immi- fessionnels. Je crois qu’a la fin de Loulou, avec Huppert
grés, jeunes..) il faudrait pouvoir faire léquivalent actuel on se connaissait bien aussi. Et je crois que si on ne s‘était
de ce que fut bh série B et cela nest pas possible dans le pas connus, elle ne serait pas aussi bien qu’elle est dans
systeme de production-distribution en France. le film. Par contre Depardieu a fait sur Loulou un pas-
sage, comme il fait dans tous ses films; c’est comme Léo-
Pialat. Mais ca n’est pas impossible. Peut étre que tard ou Macha Meéril, ca n'est pas qu’ils sont mauvais,
moins isolé, j'aurais pu le faire il y a trois quatre ans. II mais ils ne sont pas la vraiment, et il n’y a pas de contact
faudrait un Corman en France.. et les salles suivraient. avec eux. Rocky, le gargon qui fait le camionneur dans
Passe ton bac d‘abord et que j'ai repris sur Loulou, c’est
Cahiers. Revenons un peu a Passe ton bac d'abord, i/ vraiment quelqu’un qui fait complétement éclater les
sagit d'une bande de jeunes et pourtant le choix de cha- notions de professionnel et d’amateur. Ce gars-la, la pre-
cun est extrémement précis. on na pas du tout Pinipres- miére seconde ou il a commencé a tourner il est devenu
sion d'un groupe indifférencié : chaque personnage est un trés grand professionnel. Sur des détails incroyables
complétement singulier. Je voudrais savoir comment yous qui ne sont pas toujours visibles sur l"écran mais qui ont
avez choisi ces jeunes puisque beaucoup d'entre eux ne une importance primordiale au tournage: savoir se
sont pas des acteurs professionnels. déplacer en ayant conscience des possibilités du cadre,
des nécessités de la lumiére etc. Sur Lou/ou. il nous a pra-
Pialat. On a commencé a tourner le premier scénario tiquement improvisé une fin de scéne en se déplacant sur
et on a trouvé les différents interprétes dont on avait le plateau au millimetre pres. C’est vraiment un acteur
besoin sur place, en se servant d’un magnétoscope. exceptionnel. Et puis il y a eu quelque chose de trés fort
entre nous. Cela n’arrive pas tout le temps; Macha Meril
Cahiers. Vous utilisez le magnétoscope pour faire des ou Léotard, quelles que soient leurs qualités de comé-
essais? diens, il ne s'est rien passé d’intéressant entre nous et cela
se voit dans les films. Il y a des choses qu’on ne peut plus
Pialat. Oui, avantje ne faisais pas d’essais et je me suis demander de dire a des comédiens. Dans Nous ne vieil-
12 ENTRETIEN AVEC

es
La Gueule ouverte, de Maurice Pialat. En haut: Monique Mélinand, Philippe Léotard et Hubert Deschamps. En bas: P Léotard et Nathalie Baye.
MAURICE PIALAT 13
lirons pas ensemble, par exemple, Macha Méril devait formidable. Et il parvient a exprimer ce que les meilleurs
dire des phrases naives, des phrases de petite fille prati- acteurs parviennent parfois a faire : sa vérité, et ce qu'il
quement. On a tourné ces scénes et elles étaient impos- joue la, est exactement a Ja hauteur de ce qu’il est. Et du
sibles. I] a fallu les retourner avec un autre texte. Le texte coup i! ose dire des choses qui expriment en deux phrases
original était sans doute trop naif pour le cinéma de tout a fait banales la rivalité entre les générations.
maintenant : ces phrases, elles étaient indicibles, comme
aurait dit ma co-scénariste, Arlette Langman. Et finale-
ment Macha Méril a créé un personnage de femme Cahiers. C'est probablement a coups de circonstances
d’'aujourd’hui auquel on croit moins que le personnage conime celles-la que le film trouve un accent de vérité, une
un peu du dix-neuviéme siécle que j’aurais voulu qu'elle Justesse qui sont tout de méme rares dans le cinéma fran-
incarne. On ne pourrait plus faire La Porteuse de pain cals.
aujourd’hui, il n’y a plus de place pour le mélodrame et
cest dommage. Jean Yanne aussi a fait dans le film une
Pialat. C’est aussi que la banalité est la chose la plus
véritable transposition de son personnage. Mais la je m’y
difficile a traiter, Le conflit des générations, il n’y a pas
attendais plus;je le connaissais, il n’allait pas me faire un
plus banal, sur un script, ces phrases ne signifient nen, on
tdle de mélo,je ne le voyais pas pleurer pour une femme.
avi impression de les avoir entendues mille fois chez sa
D’ailleurs, au cinéma les hommes ne doivent pas pleurer,
crémiére.
c’est ce queje lui ait fait dire dans Nous ne vieillirons pas
ensemble, sauf dans Ordet.
Cahiers. Esi-ce que vous avez conscience de la maniére
Cahiers. Passe ton bac d’abord « été tourné en 35 mm? dont s effectue ce passage du naturel le plus plat a quelque
chose qui en est @ la fois la reprise littérale et la ressaisie,
Pialat. Qui et je vous assure que techniquement c’est la condensation. La méme chose et quelque chose de tout
du niveau d’un film de 3 millions de francs. a fait different?

Cahiers. La couleur fait penser au dernier film de Pialat. Je ne saurais pas vous répondre, maisje sais que
Godard pour le cinéma, Comment ¢a va. c’est quelque chose que je ressens quandje revois les ban-
des qui ont été jusqu’ ici inégalées, celles des fréres
Pialat. Je ne vais plus voir ses films, a lui. Lumiere : c’est ce qu’on voit tout les jours et en méme
temps il y a quelque chose d’autre, d’irremplagable.
Cahiers. Est-ce que c’est trés écrit, le dialogue?
Cahiers. Méme chose pour les courts métrages de Grif-
Pialat. En général oui, assez. Dans La Maison des bois, fith qui passent a la télévision en ce moment. Mais il ya
c’était écrit 4 80%, méme si l'on croit que c'est impro- tout de méme un probleme dans la maniére dont vous
visé. C'est un peu la méme chose pour Passe ton bac exposez les choses, on aun peu impression quciil y a les
dabord. Eux rajoutent de petites choses de leur cru. Le acteurs (ou les non-acteurs) d'un cété et le metteur en
dialogue de Loulou est écrit par Arlette Langman a scéne de l'autre: c'est un peu comme si il n'y avait pas
100 %, mais il y a toujours une part d’imprévu, d’impro- quelque chose en plus au cinéma, a savoir la technique.
visation. Avec les non-professionnels, on peut toujours
s’attendre a ce qu’ils prolongent le texte avec leur propre Pialat. L’idéal effectivement au cinéma, ce serait qu’il
vécu. Quand le pére. apres la séquence avec les deux
n'y ait pas le probleme de la technique. Bien sir c'est
représentants de l’agence de photo, dit 4 son fils qui n’est important, mais c’est important 4 partir du moment ou
pas d’accord parce qu'il les a foutus dehors: « T’es jeune Lumiére a inventé la machine: depuis elle n’a pas vrai-
toi, tu connais tout », c’est une phrase impossible a écrire. ment changé, pas vraiment progressé. On serait d’ailleurs
plutét en pleine régression et ca me fait fulminer. Par
Cahiers. H/ v a aussi un moment trés beau ow se exemple sur le son, qui est de plus en plus mauvais. Pour-
condense tout le rapport entre le peére et le fils, west a la tant on trouve encore de bons techniciens et ¢a c'est ras-
fois un mot et tune maniére de le dire, une voix, un regard: surant. En France, méme au dernier moment, on arrive
if est assis @ la table et il dit a son fils qui ne l'a pas vu: toujours a réunir une équipe de gens qui sont compétents.
« Bonjour grand ». Mais on ne parvient pas aujourd’hui a la qualité techni-
que que les films d’autrefois atteignaient. I] y a par exem-
Pialai. Bien entendu, ce nest pas moi qui ai écrit ¢a. ple une chose que je ne supporte pas c’est le manque de
Mais cet homme-la est exceptionnel, comme acteur aussi profondeur de champ, cette manie d’éclairer a 4 et de
je veux dire. C’est le pére du jeune, il est mineur maisje pratiquer sans arrét le rattrapage de point. Et cela m’est
vous assure que comme acteur, il en a des emplois pos- encore arrivé sur Passe ton bac d'abord, mais de maniére
sibles : tous ceux qui vont de Gabin a Ventura, aussi bien bien pire encore sur Lou/ou. C’est un bricolage insuppor-
un ouvrier qu’un flic, un truand. Il y a des gens comme table. Je sais que maintenantje ne voudrais plus faire de
ca. réellement doués; c’est faux de dire: « il joue sa vie film 4 moins de 2,8. Mais c’est difficile a contr6ler, il faut
donc c’est facile »; quand il répond aux deux photogra- avoir le nez sur eux, ils trichent, ils s’arrangent en douce
phes, ca n’est plus sa vie, c’est du jeu a l’état pur et il est avec les labos, c’est trés dur.
ENTRETIEN AVEC
Cahiers. Compte tenu du budget sur Passe ton bac Pialat. Bien sir, on n’a pas manqué de me dire:
d’abord, i/ y avait un investissement important sur la « qu’est-ce que tu vas faire a Lens, bassin minier, tu parles
lumiére? d'une affiche! ». Eh oui, c'est vrai, ces jeunes, ils sont de
Lens, pas de Neuilly et ca nest pas Diabolo menthe. Mais
Pialat. Eh bien c'est assez remarquable, parce que sur Je ne saurais pas parler d’eux. Pourtantje les cdtoie, je les
ce film, avec 70 millions anciens on avait un matériel trés connais, je viens moi-méme d'un milieu bourgeois, mais
au point pour éclairer, on avait par exemple des Je ne sais pas : je me sens surtout proche de ces jeunes de
« Hacmi » qui donnent un éclairage caractéristique (que Lens que je filme, j’ai I’ impression d’avoir été toujours
d’ailleurs certains n‘aiment pas). dans leur situation. je me retrouve avec eux : j’ai fait des
études loupées etc.. Je suis peut étre une sorte de Pere de
Cahiers. Sur le plan de l'écriture. est-ce que vous voyez Foucauld. Mais c’est dur en France. Si Family life avait
une difference entre Passe ton bac d’abord et des films été réalisé par Eustache il aurait fait beaucoup moins
comme Adieu Philippine de Rozier ou Les Doigts dans d’entrées : il faut un peu d’exotisme ici, méme pour les
la téte de Doillon? Chez Rozier c'est stirement plis problémes quotidiens.
improvise et chez Doillon c'est comme vous beaucoup Et c’est comme ca dans le cinéma frangais depuis la
écrit. On pourrait dire de Passe ton bac : c'est Adieu Phi- Nouvelle Vague; on a perdu alors l’essence du cinéma
lippine 79; ce ne serait pas faux et pourtant votre film est davant-guerre. Il y avait des choses intéressantes dans ce
unique, different. En quoi selon vous? cinéma-la. Ce sont vos foutus prédécesseurs qui ont mis
Ga par terre.
Pialat. Je crois qu’il ya dans Adieu Philippine. des qua-
lités qui manquent a Passe ton bac d'abord. Vous savez, Cahiers. C'est difficile d'affirmer qu'ils sont responsa-
moi je trouve que Rozier est le seul cinéaste frangais qui bles du déclin du cinéma francais.
a du talent. Je voudrais le produire, Rozier et je pense
qu’on devrait pouvoir s’en sortir. méme encore
Pialat. Non, car ils n’ont jamais eu vraiment le pou-
aujourd’hui. voir, le pouvoir qu’en tout cas j’ai cru qu’ils avaient. Mais
tout de méme depuis, i] n'est plus possible de faire un film
Cahiers. Je veux dire que depuis Adieu Philippine, i/
francais en studio. On a perdu la quelque chose d’essen-
n’y a pas eu de films qui refletent autant l'époque. tiel du cinéma. Imaginez Le Jour se léve en décors natu-
rels.. Trauner, c’est plus important que Carné dans le
Pialat. C’est un film en liberté, c’est un film fait par
film.
quelqu’un qui n’était pas loin d’avoir le méme age que
ceux qu’il filmait (pour moi, avec Passe ton bac d'abord.
cest différent), un film trés improvisé (c'est la 4 mon avis Cahiers. C'est curieux au fond cette haine de la Nou-
la limite du style de Rozier mais c'est ce qui en fait en velle Vague. D’abord vous étes proche de cinéastes qui
méme temps tout le prix), et puis c’est un film trés dréle. étaient aussi des exemples pour la Nouvelle Vague
Crest, a la limite, presque un film d’amateur, mais c’est le (Renoir, Dreyer...), ensuite vous partagez avec elle un
seul bon film francais de ces années-la. Et en fait c’était mode de filmage :; un certain rapport @ lacteur en parti-
tout de méme un film construit car il y avait Michéle culier qui existait déja dans le cinéma classique mais qui
O'Glor. Mais le grand probleme c’est que c'est un film a été repris par la Nouvelle Vague (un rapport trés dur,
muet, c’est un film quia été tourneé sans le son et sonorisé, une espéce de mise ala torture de lacteur). Ona Vimpres-
et la-dessus, pour ma part, je Suis assez ferme: il faut qu'il sion que vous avez accompli un chemin paralléle avec la
y ait le son en méme temps que l"image (depuis qu’il y a Nouvelle Vague.
le son), sinon ce n’est pas du cinéma pour moi.
Pialat. C’était si on veut le liévre et la tortue : ils fai-
Cahiers. Et par rapport a Doillon? saient des films et je n’en faisais pas (j’étais pourtant plus
vieux qu’eux). La Nouvelle Vague, c’était une histoire de
Pialat. La,je ne sais pas. J’avais vu Les Doigis dans la copains et quand on n’en était pas, on avait du mal a tour-
1éte et j’avais été agréablement surpris. Mettez vous a ma ner. Truffaut aprés a permis que soit réalisé L’Enfance
place : quand on fait des films aujourd’hui et qu’on voit nue, et mon premier film passatt avec un film de Godard,
qu’il n’y a personne, on n‘est pas content au fond; bien. mais c’était une époque dure et je leur en veux peut-étre
sr on est jaloux des autres, mais on a aussi besoin d'avoir parce que, toute cette époque-la, je n’ai pas tourné. Cela
autour de soi d’autres gens: il y a Rozier, il ya Eustache dit, la Nouvelle Vague, ca n’avait pas a étre I’Assistance
et puis il y a pas grand monde. Aussi. quand j'ai vu le film Publique: ils s’étaient bien débrouillés. c’était un cou-
de Doillon j'ai été agréablement surpris, méme si on pou- rant. Certains d’entre eux ont fait des conneries qu'on
vait encore y voir un cété Godard attardé, mais pas trop. paye encore aujourd'hui maisje crois que c’était inévita-
ble.
Cahiers. La oti votre film fait rupture aussi avec la pro-
duction francaise courante, c'est tout simplement qu'il Cahiers. Votre film, Passe ton bac d’abord, fail aussi
prend comme sujet des jeunes de milieu ouvrier, et malgré penser @ un autre cinéaste que visiblement vous naimez
toutes les dénégations, c'est une catégorie qu'on ne voit pas beaucoup; cest Lelouch, (En méme temps cest un
pas dans le cinéma francais. film que Lelouch naurait jamais pu faire). Des senti-
MAURICE PIALAT 15
ments trés simples, trés quotidiens, trés roman-photo. I Pialat. Lui, je ne peux pas le voir. C’est dommage qu'il
¥ aun point commun avec lui: cest que contrairement soit plus fort que moi, car c’est une des rares personnes
aux cinéastes qui disent, tel personnage est bien et tel sur qui je bondirais immeédiatement s'il entrait dans la
autre n'est pas bien, lui = comme vous — vous vous inté- piéce. la, tout de suite. Malheureusement c'est un cos-
ressez plut6t aux sentiments. Dans Passe ton bac d’abord, taud, il sait faire les pieds au mur. II l’a fait publiquement
Timportant cest plutét les sentiments, moins les person- sur Le Mépris, devant Bardot. De toute facon i! y a une
nages. chose qu’on ne peut pas nier, c’est que ses films vieillis-
Cela peut donner des moments d'une grande cruauteé : sent trés mal. Il ya longtemps qu’d bout de souffle me fait
quand le jeune Don Juan largue la fille dans le café au mourir de rire, maisje suis sur que Pierrot fe fou, que je
début par exemple. Et méme quand le professeur de philo trouvais moyen, a pris aussi un sacré coup de vieux.
(Jean-Francois Adam) entre dans le café avec ostensible-
ment « Libé » sous le bras et que tout de suite Sabine Cahiers. Godard, ¢a devient vraiment unique apres
Haudepin lui pose la question qu'on pose en tant que Tout va bien, ef tout ce qu'il a fait depuis est réellement
spectateur: « Vous lisez « Libé?»; il pourrait y avoir la passionnant,
un discours idéologique ou opportuniste et il dit seule-
ment .« En fait c'est ma femme qui le lisait ». Ma femme Pialat. Cela arrive souvent : quelqu’un fait des choses
+ le passé, et d’emblée on se retrouve sur un autre terrain pas trés bien pendant dix ans et puis il se met a faire des
que celui des bons et des méchants. choses bien. Cela prouve qu’il ne faut pas se décourager!
Et puis, lui au moins, i! a de imagination. Vous savez
Pialat. Cest Adam qui a fait le texte, 1a. Jen veux (je dis bien: j'en veux) a la Nouvelle Vague,
c'est vrai et c'est a Iui que jen veux le plus, car c’était lui
Cahiers. Vous G1es content tout de méme de ce film? le plus intéressant de tous les autres réunis. Mais je
n‘aime pas son esprit suisse. Et puis, c’est quelqu’un
qu’on a beaucoup copie. Les gens qui ont du talent sont
Pialai. Je ne peux rien dire: j’en dirais trop. Je ne suis faciles 4 copier. Moi, c’est le contraire, je suis accusé de
pas du tout content de deux bobines. Comme il y en a plagier et déja condamné a propos de Nous ne vicillirons
neuf, cela fait quand méme une majorité de bobines qui pas ensemble, le seul film que j'aie fait qui ait bien mar-
vont 4 peu prés. Et c’est tout de méme lié aux moyens ché. J’espére qu'il y aura du monde dans la salle quand
dont on a disposé. Sur Loulou, exceptionnellement dans Ga va repasser en appel. Ce a quoi j’ai été condamné
le cinéma francais, on a eu plus de moyens. Mais ¢a ne (80 000 francs) avec les frais de justice, c’est mon cachet
signifie pas grand chose, c’est un peu un coup de chance, pour le film!
je tourne 4 un moment ou les autres ne tournent pas.
Mais vous savez, la crise du cinéma frangais, vous la res-
Cahiers. O8 en est fa réalisation de Loulou?
sentez aussi bien quand vous ne tournez pas que lorsque
vous tournez. Tenter quelque chose de relativement cot-
teux alors qu’on sait qu’on ne peut pits en général le faire, Pialat. Le film devait sortir en septembre mais il a
c’est aussi angoissant que de ne pas tourner du tout. Et mandqué trois jours de tournage. Non pas a cause d’Hup-
pourtant, il n’y a rien de plus logique que de permettre pert, comme on a pu le dire, mais parce qu'il y a eu un
a un réalisateur de passer a des réalisations plus cotiteu- malentendu avec un acteur (Guy Marchand) qui joue,
ses, de faire des choses plus difficiles, ne pas l'obliger en avec elle d’ailleurs, les scénes les plus importantes du
permanence a refaire son premier film. film. Il est possible qu’on puisse le sortir avant la fin de
C’est mon probléme. Il y a deux solutions qui se présen- l'année.
tent alors : ne plus tourner ou essayer de faire des films
trés bon marché, mais vraiment en dessous du cott Cahiers. Vous nes jamais content de vos films et sur-
moyen d’un film frangais(3 4 6 millions) : ga ne colle pas, tout quand ils sortent. Quand Nous ne vieillirons pas
parce qu'il n’y a pas une audience (internationale entre ensemble esf sorti, vous avez dit que c'éiait votre plus
autre) suffisante pour l’amortir. Et faire un film en des- mauvais film. Vous dites que Passe ton bac d’abord ne
sous de ce chillre, je ne vois pas trés bien comment faire. vous satisfait pas.
C’est tout de méme décourageant de voir que la moitié du
budget d’un film s’en va dans ce qui, pour moi, est secon-
Pialat. Je crois qwil ne faut jamais se dire que son der-
daire : charges sociales plus salaires des techniciens.
nier film est le meilleur, cela vous tue. Il vaut mieux dire
La solution, ce serait peut-étre de travailler compleéte-
que ca ne vaut rien. Mais sérieusement, ce que je peux
ment en coopérative et que tous ceux qui travaillent sur
dire de Passe ton bac d'abord, c'est que s'il avait eu les
le film soient les producteurs de ce film. Parce que la par-
moyens nécessaires, on pouvait faire un film du niveau
ticipation, c’est une imposture.
des Vitelloni. Et jenrage de ne pas avoir eu les moyens de
faire ca (méme si je n'ai pas une admiration folle pour Les
Cahiers. De ce point de vue aussi Godard c'est intéres- Vitelloni, au moins Ga raconte une histoire et ca a pu mar-
sant, car il est parvenu @ une relative autonomie de pro- quer toute une époque, et celui-la ne le fera pas parce
duction, il a monté cette petite entreprise Sonimage... qu’on n’a pas été jusqu’au bout). Et pourtantje trouve ca
Vous auriez peut-étre des choses a nous dire la-dessus: bien meilleur que La Gueule ouverte par exemple, film
c'est dommage que vous le détestiez tant. sur lequel j’étais un peu essouffle.
ENTRETIEN AVEC MAURICE PIALAT
Cahiers. Ce cinéma que vous voulez faire, avec des sen- découpé. Maisje crois queje vais revenir a mon ancienne
timents tres forts, trés excessifs,.c’est peut-étre un cinéma manieére de faire. Finalement, ma facon de tourner c’est
impossible @ faire maintenant : un film comme Gertrud celle-la ; on fait une scéne et puis on passe a autre chose;
(le dernier Drever) se casse la gueule, on ne supporte plus pas de graisse. Jusqu’a La Gueule ouverte, je tournais les
des sentiments au cinéma. scénes comme ¢a; il y avait des contre-champs car c’est
difficile a éviter, mais c’était la scene en un plan. Il y a
Pialat. Oui, méme Nous ne vieillirons pas ensemble d’ailleurs quelqu'un qui a su trés bien utiliser cette
posséde un indice de satisfaction trés mince. Il a marché maniére de faire, c’est Pascal Thomas et comme 1] met-
commercialement, d’accord, mais sur un malentendu. tait de la sauce moderne-roublard-journaliste. ga a mar-
Moi ce que j’aime dans le film, c’est que c’est un film sec, ché. Au cinéma, le plagiat c’est ¢a.
il n’y a pas de gras. Il n'y a d’ailleurs que 120 plans (80
dans La Gueule ouverte); dans Passe ton bac d’abord, il Entretien réalisé par Daniéle Dubroux,
y a bien 600 plans et dans Loufou aussi j'ai beaucoup Serge Le Péron et Louis Skorecki.

Marléne Jobert et Jean Yanne dans Nous ne weillirons pas ensemble, de Maurice Pialat
MAURICE PIALAT

NOTE SUR PASSE TON BAC D‘ABORD


PAR THERESE GIRAUD

Qu’est-ce qui rend le film de Maurice Pialat si émouvant, si ctrange? Pas seulement le fait qu'il aborde
— comme I'a trop facilement souligné la critique - le sujet grave de la jeunesse paumée du Nord (les [ils
et filles d’ouvriers et de petits-bourgeois cn bute au chGmage, sans autre avenir social que les petils meticrs
humiliants).
Le film résiste 4 toute lecture normative, il ne colle pas a l’actualité, pas plus qu'il n’est le produit de
cette actualité. Pialat ne filme pas des loubards (c’est peut-étre le sujet de son prochain film, Leufow), des
punks ou des marginaux, ceux qui défraient la chronique et qui produisent un « supplément liguratif».
Le sujet, vieux comme Ie monde. ce sont les tatonnements et la résistance de la jeunesse 4 devenir « comme
les parents ». Ces personnages sont d’hier et sans doute encore de demain, mais ils ne représentent pas fous
les jeunes. ils ne sont pas exemplaires, ils ne sont pas montés (montrés) en épingle. au contraire : c’est Ic
cinéma qui s’abat sur eux et dans le cinéma, ils jovenr leur rdle.

Acteurs non-professionnels pris sur le tas. filmés la ot ils sont et comme ils vivent, ne représentant
qu’eux-mémes : c’est un des points forts du film, qui fait qu'il s‘impose immédiatement et que les person-
hages atteignent aussitét une dimension plus générale, fantastique, proprement cinématographique. Le
cinéma n’émeut pas seulement pour le sujet qu'il se donne, mais par la capacité qu'il a de donner a voir,
comme si c'était la premiére fois, de fagon simple et condensée, les choses les plus banales du monde : I*his-
toire de la fille facile qui se range par amour sous la banniére du couple, l"histoire de celle qui se marie
par raison en laissant son ceeur ailleurs, les histoires du dragueur et de son inévitable copain qui recolle
les pots cassés, autant d'histoires et de figures qui ont alimenté le cinéma depuis toujours et que Pialat
recrée pour son film, comme si c’était la premiere fois

La premiére fois, c’est-a-dire en partant d'un point zéro, avec des acteurs vierges de cinéma.
Le film commence sur des plans de graffiti inscrits— incrustés - sur des tables d’école; ce sont des mar-
ques ou des traces de désir, d’amour, de jalousic ou de haine, tout simplement des appels de fiction dans
lequels Pialat s’engouffre pour filmer Passe ton hac d’abord, avec les corps de ces jeunes acteurs comme
mati¢re premiére.

Car ces jounes accédent au statut d’acteur non pour leur photogénie, ou leur bonne « nature », mais par
la capacité quils ont (ou qu'ils n’ont pas) de plier leur corps aux impératifs d’une fiction qui les prend
comme sujet(s), leur capacité de jouer ct de faire émerger la vérité de leur propre personnage.

Dans Passe ton bac dabord. les jeunes ne font pas ce qu‘ils font d’habitude (en dehors du cinéma): il
ne se lévent pas 16t le matin, ne prennent pas leurs petits<déjcuners, ne font pas leur toilette. ni leurs devoirs.
et pourtant, de tout cela il est question. Ils ne mangent qu'une seule fois en famille et ne vont au lycée
que Ic temps de trois courts plans. Et tout le film se déroule ainsi, en plans courts, concis, intenses, Ils ne
s¢ racontent pas non plus ct si jamais ils le font, cela préte a rire (la scene dans la chambre d‘hétel) ou
cela renvoice ironiquement a autre chose (draguer une fille sur la plage). Les jeunes ne répérent pas les gestes
du quotidien, ils ne racontent pas teur vie: ils sont la pour tenir un rdle (4 chacun son réle), donner vic
et corps a une figure dans le temps qui leur revient et dans les scules limites du cadre: sans le recours
(secours) du hors-champ. Ce qui implique une certaine cruauté, une cruauté de la mise en scéne, une
cruauté aussi dans les rapports des jeunes entre eux (au début du film, la scéne de la fille plaquée : elle
joue mal, ne tient pas son réle, rien ct personne ne vient la sauver, elle disparait du film, elle « coule »).

Un découpage ct un montage serrés viennent renforcer cet enfermement des personnages dans le cadre.
Est-ce un hasard si la seule fois ou le spectateur peut aisément repérer le paysage des corons du Nord cotn-
cide avec l‘arrivée dans ce petit monde d’étrangers perturbateurs (les deux photographes parisiens)? Il y
a dans le film comme une sorte de promiiscuité naturelle des jeunes entre eux, comme s‘ils vivaient les uns
sur les autres. Comme lorsqu’on prend des photos de vacances, ou les photomatons qu'on épingle devant
les petites cabines dans les gares et les super-marchés, ot les jeuncs s’entassent, le plus nombreux possible,
dans les limites du cadre. Et chacun, a l'intérieur du groupe. corps et visages amoncelés, tente, par un gestc
ou une mimique, de se détacher pour recentrer l'image sur lui — ou sur la demande de son regurd. T.G.
SEP ey a.
Wo,
Wis

# prato, de Paolo et Vittorio Tavian!


FESTIVALS

VENISE, DE NOUVEAU

Le Festival de Venise (la « Mostra », qui est, il faut le rap- truste ce qu’il y a de meilleur dans la production mondiale, si
peler, le plus ancien festival de cinéma, et, 4 bien des égards, bien qu'il ne reste pour Venise que les films qui n’auront pas
le plus prestigieux : pendant longtemps Venise était tourné été terminés 4 temps pour le mois de mai. Ce handicap s’accen-
vers la qualité, les films d’auteurs, pendant que Cannes collait tuc du fait que de plus en plus les réalisateurs et les producteurs
plus a l'industrie) redémarre cette année, aprés les tumultes de s’arrangent pour mettre la derniére main a leur films en fonc-
68 et le chaos des derniéres années, avec I’idée de redevenir le tion des dates du Festival de Cannes. pour y organiser leurs
grand festival qu’il a été (certains diront qu’il n’aurait jamais « premiéres » mondiales. Venise doit éviter de ne montrer que
du cesser d’étre, mais ceux-la ont tendance a ignorer IHis- les films rejetés ou minorisés a Cannes, a cété des quelques
toire), a cété du Festival de Cannes. films qui auront été terminés entre mai et aoit.

Disons le tout de suite: au vu du cru 79, il reste beaucoup | L’autre difficulté tient a la faiblesse du cinéma italien (la
de chemin 4 faire pour que la « Mostra » ressemble un peu a qualité des films moyens est en baisse. ce que la critique fran-
ce quelle fut dans le passé : tant sur le plan de l’organisation caise met du temps 4 reconnaitre, tellement elle a du mal a se
(a part la grande salle du Palais ol la projection est excellente, débuarrasser de son regard attendri sur le peu de culture folklo-
les petites salles annexes ont besoin d’étre techniquement amé- rique qui subsiste dans le cinéma italien), ainsi qu’a la baisse
liorées; de méme, la presse — surtout étrangére— dont la « Mos- vertigineuse de la fréquentation des salles de cinéma qui
tra » a besoin pour redorer son blason doit étre mieux traitéc s’annonce (du fait, entre autres, de la concurrence des dizaines
et pouvoir travailler dans de meilleures conditions) que sur et des dizaines de chaines de télévision privées qui diffusent un
celui de la qualité de la sélection des films, il reste des efforts maximum de films), qui font qu’on peut se poser légitimement
a fournir de la part des organisateurs (autour du cinéaste Carlo la question : est-il possible de relancer un grand festival ~ une
Lizzani qui assure la direction de la « Mostra ») pour que tout grande féte du cinéma — dans un pays ou le cinéma est en.pleine
soit parfait. crise, ou le front de la production cinématographique‘est en
train de recevoir les coups de boutoir qui lui font passer un sale
Pour ma part, je vois deux difficultés qui risquent de géner quart d'heure? A cette question il n‘est pas possible de répon-
le redémarrage de Venise dans les annécs a venir: d'une part dre. il faut attendre les prochaines années pour se faire une idée
la concurrence de Cannes(et dans une moindre mesure de Ber- de ce que sera la « Mostra » de Venise.
lin, festival aux dents longues et au budget fourni) qui organise
son lestival moins de quatre mois avant la « Mostra » et qui S. T.

VENISE 79
PAR PASCAL BONITZER

Le film des Taviani, [/ prato, ouvrait la Mostra. Signe avant- politique des impasses du romantisme contemporain, identifié
coureur du désenchantement, de l’agacement qui devaient aux vicissitudes de l’esprit « révolutionnaire », communiste et
régner sur l‘ensemble de la manifestation et n’épargner, prati- gauchiste. La principale différence entre // pratu et les deux
quement, qu'un seul film, il fut trés fraichement accueilli - il films précités, est l'absence de toute distance historique: c’est
étail d'ailleurs précédé de bruits peu flatteurs—et parla plupart aujourd'hui, dans la période de l‘aprés-gauchisme, entre Flo-
jugé un total ratage. rence et San Giminiano, que se déroule le récit. Les themes
politiques en sont aussi plus assourdis, au bénéfice d’une his-
Sans doute // prato contient-il, «a la Taviani», quelques toire d'amour, qui est extrémement belle, et qui s’achéve par
roublardises agacantes, quelques tics de mise en scéne, comme l'un des suicides les plus tordus, les plus affreux et les plus
des entrées de champ « inattendues » un peu systématiques romantiques de I’histoire du cinéma.
(quoique jamais gratuites), mais pas davantage (ou a peine
davantage) que dans les précédentes ceuvres des deux fréres. Vécrivais 4 propos d’A flonsanfan, il ya quelques années, que
C'est peu de toute fagon au regard de la passion et de l‘ironie le théme le plus profond des films des Taviani était, non le gau-
lucide qui animent le film. Celui-ci poursuit et approfondit la chisme ou l'utopisme politique, mais « l’enfance », univers
méme problématique que celle de San Michele et Allonsanfan: enfantin congu comme un espace réservé ayant ses lois pro-
problématique complexe. voire retorse - autant que celle, pres. L’utopisme, le gauchisme aussi bién, étant dans I‘ceuvre
disons, d'un Rohmer, mais plus généreuse — et que l’on pour- des deux T. comme le retour, dans l‘univers du sérieux politi-
rait définir rapidement comme une analyse plus morale que que et social, de cette univers enfantin, ou du moins sa nostal-
FESTIVALS
gie: c’est, trés exactement, le théme central de // pratv. Tout se c’est le seul point commun. I] faut savoir gré, d’ailleurs, a Clair
passe dans ce dernier film comme si les Taviani, 4 cet égard, de femme, de ruiner une fois pour toutes, par une sorte de
avaient voulu mettre les points sur les i: deux films y servent dépense généreuse, cette figure d’intellectuel fatigué et dégu
de référence insistante, Allemagne année zéro (dont la que Semprun a fait, depuis quinze ans, endosser 4 Montand
séquence finale se trouve intégrée dans l’histoire) et Le Joueur par le biais de cinéastes de talent, et qui se périme ici radica-
de fltite de Hamelin, de Demy, allusivement cité et onirique- lement, sans espoir de retour (Semprun cette fois n'y est pour
ment parodié; deux films donc, dont les héros sont des enfants rien, mais on peut dire que son ombre hante le film). Par
- voire méme /es enfants - s‘opposant comme tels aux lois du « dépense généreuse », je veux dire que Clair de femme est un
monde adulte. Et si les enfants ont dans // prato une place mar- meélodrame, et qui s'assume comme tel: c’est la rencontre de
ginale (il y en a, comme dans San Michele et Allonsanfan, deux quadra-quinquagénaires riches et velléitaires, mais sur-
comme dans Padre Padrone, mais ils servent surtout de modé- tout frappés de désespoir: lui vient de perdre sa femme, - on
les, de points de référence), c'est I’enfance elle-méme, I"empire apprend in fine qu’il ’'a aidée 4 « mettre fin a ses souffran-
des désirs courts, de la « rivalité mimétique » comme dit René ces »-, elle, a la suite de l’accident qui a cotté fa vie a sa fille,
Girard, du « jouer 4 » (a l'eschatologie du bonheur et de la fra- son mari est devenu fou atteint d’« aphasie jargonnesque », ol
ternité), qui est au centre du film, et qui travaille les personna- il faut voir,je suppose, un symbole de notre temps. Ce n’est pas
ges. Comme Alice, ceux-ci voient par le trou de la serrure un drdle tout ca. C’est probablement ce qu’ont dd se dire les
paradis, mais ils n'ont pas — n’ont plus — la taille requise pour auteurs. d’ou vient que le récit. sinistre 4 souhait, tout comme
passer la porte, ou bien ils ont perdu la cle. le jeu des personnages, est littéralement criblé (un par plan,
minimum) de petits gags de traverse, de discrets incidents bur-
Erotique. le cinéma des fréres Taviani est un cinéma pédo- lesques, de personnages comico-lugubres (ainsi Je dresseur
phile. Entendons par la non je ne sais quelle complaisance d’animaux cardiaque, son caniche rose et sa guenon), comme
égrillarde, quel attendrissement équivoque sur le corps puéril, pour combattre la noire pesanteur que fait régner Montand, sa
mais plus profondément une tension érotique anxieuse pour silhouette et sa voix (condamnée ici a dévider interminable-
un agaima de l'enfance, situé précisément au niveau du regard, ment d’ineptes sentences). En vain. Je crois que le cdté insup-
fétiche tressé de cruauté candide et de joie pure, et que l'on tou- portable du film ne vient pas seulement du vedettariat usé qui
che pratiquement du doigt dans la lueur de I’ceil d°Isabella Ros- le constitue (Romy Schneider, personnage et actrice, est au dia-
sellini, lorsque, travestie en joueur de flute dans une de ces pason de Montand), mais de ce qu’il repose tout entier sur une
séquences oniriques pseudo-naives, incarnant limpossible, erreur psychologique. ou plutét sur une mécanique psycholo-
dont les Taviani raffolent, elle oblige, selon la légende, tous les gique simpliste, une sorte d’enthymeme présenté dans le film
habitants adultes du village a danser jusqu’a l"épuisement. (De 4 rebours, pour le suspense: a) ma femme est morte (ou mon
cette séquence, entre autres, on peut inférer que !"enfance mari est fou), b) donc je souffre, c) donc tout mest permis, d)
représente la perversion réussie 4 quoi révent les Taviani, de donc je fais (ou dis) tout et n*importe quoi. Cette logique assez
méme que la légende du joueur de fltite représente pour les faible peut, de fagon vraisemblable, étre mise en acte par un
trois adolescents du film la fraternité réussie 4 quoi ils n'attei- personnage, mais aucunement étre entiérement prise en charge
gnent jamais, ni politiquement, ni érotiquement). par le récit et la mise en scéne, sans la moindre distance.
comme c'est ici le cas. Ou alors. i] faut pousser un peu plus loin
I! prato, on Vaura compris, est un film trop riche et trop le « n’importe quoi » de principe, mais, commeje l'ai indiqué
sophistiqué pour étre analysé ici (je veux dire dans un compte- plus haut, les protagonistes se caractérisent par un velléita-
rendu de festival) comme il le mérite. Disons donc provisoire- risme d’ailleurs gratuit. On peut saluer le courage de Costa-
ment que c’est I’un des plus beaux films de la Mostra, sinon le Gavras, qui n'a pas pu ne pas étre conscient de braver le ridi-
plus beau, que les Taviani, étrangement décriés depuis Padre cule avec cette histoire, mais on ne peut que déplorer ce pro-
Padrone, sont parmi les cinéastes les plus passionnants du duit du star-system a la francaise.
moment. et qu’enfin Isabella Rossellini — non moins curicuse-
ment dédaignée, peut-étre parce qu’elle a le privilége ou la C6té américain, Menahem Golan, auteur d’un des trois
croix d'étre la fille de Roberto et d‘Ingrid — Isabella Rossellini, Entebbe sortis sur les écrans (j’ai oublié lequel), ct dirigeant de
pas seulement parce qu'elle ressemble si intensément 4 sa la Golan-Globus Prod., présentait une adaptation du Mfagi-
mére, Isabella Rossellini rayonne. cien de Lublin, de Singer. Il n’y a rien a dire de la mise en scéne,
académique, sinon queje n'ai jamais compris l"intérét que l’on
Il y cut ensuite une série d’ceuvres consternantes, Parmi les- pouvait trouvera flasher la pellicule: cela donne toujours une
quelles on est bien obligé de compter Clair de femme, de Costa- photographie laide, plate, sans charme. Malgré cela, I"histoire
Gavras. Je ne sais s'il faut jeter la pierre au cinéaste: que faire reste prenante — en dépit de longueurs au milieu du film-, celle
avec du Romain Gary sinon un film grotesque? Mais dans le d'un Houdini juif, au début du siécle, qui éléve solitairement
genre il nest battu que d’une courte téte par le film de la jour- la tour de Babel de son audace. de son habileté et de son
née suivante. Un dranuma burghese. daprés Woeuvre du charme, veut tout avoir, est aimé de toutes les femmes, et réci-
romancier Morselli, célébre en Italic (ct qui semble bien, lui. proquement — c’est sa fatblesse — ne sait résister a aucunc. Le
n’étre pour rien dans le résultat filmique). {] serait d’ailleurs film vaut surtout par les caractéres du protagoniste principal
malhonnéte de ma part de commenter ce dernier film. car au et de sa belle et jalouse assistante, splendidement incarnée par,
bout de - tout de méme — trois quarts d*heure d‘approche si je ne confonds pas Maia Danziger. Pour le reste, on voit pas-
incestucuse, lorsque la fille en chaleur frotte sa petite culotte ser Valérie Perrine en candide putain et Shelley Winters en lar-
contre la braguette de son pére (plan rapproché, caméra a hau- moyante pouffiasse, ¢a fait toujours plaisir. On peut évidem-
teurde cul) en criant « je te veux », et que celui-ci (Franco Nero ment se demander ce que ce type de film sans ambitions autres
barbu, en pyjama rayé), l'ceil révulsé. tombe évanoui sur le que commerciales fait dans un festival qui, en principe, devrait
lapis, nous nous sommies secoués et avons quitté la salle. privilégier le nuuveau, mais d'une part la Mostra s’est, tout au
long, caractérisée autant par l’incohérence de ses choix que par
Clair de femme va pas cette vulgarité. Comme Vancini, la nullité de son organisation, et d’autre part une belle histoire
Costa-Gavras est un cinéaste politique qui, peut-étre décon- racontée méme un peu platement, nous n’avons plus les
certé ou désenchanté. a de facon inattendue rabattu ses préoc- moyens de cracher dessus. Quant au nouveau. il se cache bien
cupations sur les malheurs de la vie privée bourgeoise. mais ces temps-ci.
VENISE 21

af tea EA,
Fen Hg eat
*
a aw vee rt, a

# prato, de Paolo et Vittorio Taviani


FESTIVALS

La Mort du porteur d'eau. de Salah Abou Seif

Ce n'est pas du Koweit, en tout cas. sil faut en juger d’aprés sieurs sens, puisque le portcur d'eau en question ne décede pas;
Ors in, signé Khalid Siddik, qu’on peut espérer le nou- cest une mort métaphysique, une mort du cceur et des sens, le
veau en question. En dépit de ce qui peut vraisemblablement sujet du film étant précisément le retour douloureux de la vie
passer pour une critique de la tartufferie de certains curés de dans cet homme qui. depuis le déces de sa femme en couches,
la-bas. dans le scénario, en dépit aussi du scope couleurs évi- dix ans auparavant, se veut non-vivant. Rien nest pire, sur un
demment adapté aux espaces désertiques du pays. ce film théme comme celui-la, que la lourdeur. De ce point de vue.
abjectement folklorique, cabotin et putassier était, au niveau Essakkamai est lexacte antithése de Clair de femme. Tou-
du scul savoir-faire technique, au-dessous du présentable (sans jours léger, dréle la plupart du temps sans jamais forcer le ton,
parler d'une caméra atteinte de paludisme, et pas ludique pour constamment rigoureux quant a son propos (une morale qu’on
autant, le montage rendait le simple fil des événements prati- pourrait résumer ainsi: pour vivre, il faut accepter la mort), il
quement inintelligible). atleint sans effort a l’émotion, puis au bouleversant, par exem-
ple dans la grande scéne ol le protagoniste principal, déchiré
Peut-étre pas marqué au coin de la nouveauté, mais infini- et halluciné aprés l’enterrement de son ami |’« escorteur de
ment plus sérieux, Exsakkamat (La Mort dit porteur d'eau), de morts » (tué par une overdose d’aphrodisiaques), invoque la
Salah Abou Seif. produit par Youssef Chahine sous la double Mort elle-méme, le grand Hors-champ.
nationalité égypto-tunisienne. Il faut souhaiter la sortie en
France de ce film, au moins aussi beau que Le Moineau, d’ail- En Occident, la demande de formes nouvelles ne vient pas
leurs trés différent du film de Chahine, plus métaphysique, seulement du public d’avant-garde. C’est du moins ce qu’on
apolilique et intimiste. On a parlé, assez 4 tort, de naiveté a peut déduire d'un film comme More American Graffiti. pro-
propos d’Essakkamat, sous prétexte que les protagonistes y duit par George Lucas comme il se doit, mais réalisé par Bill
sont des gens du peuple et y expriment des passions simples. Norton: suite des aventures des personnages de Lucas. L’inno- -
En fait, l'histoire, filmée avec la mate simplicité du grand vation, puisque innovation il y a, vient d’une utilisation systé-
cinéma égyptien (cadrages toujours justes, toujours clairs, tou- matique du split-screen, ou d'une de ses variantes, qui permet
jours sensibles, ni trop loin. ni trop prés, a hauteur de senti- par exemple des vues simultanées diverses sur une méme
ments), admirablement interprétée, maintient trés savamment action (on peut avoira la fois un intérieur et un extérieur, ctc.),
le ton entre le rire et l’émotion, entre la légéreté et la gravité. mais multiplie aussi les formats de l'image sur I’écran. Godard
Le titre méme. La Mort du porteur d'eau, est a prendre en plu- a déja utilisé, a partir de la vidéo, ce genre de procédés, mais
VENISE

La mort du porteur d'eau, de Salah Abou Seif

dans un bout essentiellement spéculatif, réflexif quant a la /una, je dois communiquer une réflexion faite par Pierre Bau-
fonction du cinéma. Ce n’est pas le cas, il s’en faut, de More dry au cours d’un repas chez Valentino, le meilleur restaurant
American Graffiti, qui y puise seulement des effets de moder- du Lido: 4 savoir qu'il n’y a pas eu moins de cinq films, au
nisme — le film est c/b/é, comme on dit aujourd’hui, sur les jeu- cours de cette Mostra, traitant de l’inceste: Un dramma borg-
hes, et les jeunes, c'est connu, veulent un cinéma qui se hese, déja cité, Kosatzu, de Kaneto Shindo (pas vu, mais sans
défonce, qui s’éclate, ce qu'il fait ici 4 la lettre. Le résultat est regrets), Soldados, film espagnol de Alfonso Ungria (manqué,
donc un produit tape-a-l’ceil, dont la partition visuelle n’est avec regrets), Org, de l’Argentin Fernando Birri et La luna:
guére moins vulgaire que l’usage systématique des focales Comolli, présent au méme repas et dégustant la spécialité mai-
ultra-courtes et du zoom dans les films des années 60 égale- son, les pates au homard, ajoutait la réflexion suivante que,
ment ciblés sur les jeunes, genre The Strawberry Statement; apres la mode de l’inceste « horizontal » (frére-sceur) il ya une
quant a la fiction, partagée en quatre ou cing également selon dizaine d’années, on semblait donc en étre arrivé a celle de
les destins séparés des personnages, elle est dans toutes ses par- Vinceste « vertical » (fils-mére ou pére-fille). Baudry ajoutait,
ties conformiste, mimant les succés des années 60 puisque c’est tandis que j'entamais un prosciutto accompagné de figues
l’époque ot ca se passe, Afash, The Strawberry Statement déja (autre spécialité) que les festivals permettent entre autres de
cité, etc. Une jolie séquence tout de méme, celle ou, embarquée noter la récurrence ou l’insistance de certaines figures, ou de
par erreur dans le panier a salade, une jeune femme anti- certains thémes, a travers le cinéma mondial, certaines années:
contestataire reprend, par indignation, le chant d’une mili- ainsi, a tel festival d’Hyéres, telle année, l’insistance de la figure
tante noire frappée par la matonne, et galvanise le fourgon tout du poulet, apparaissant dans un plan au moins d’une bonne
entier: Je film est - il faut le dire puisque, depuis The Deer partie des films présentés. {] concluait, non sans une pointe de
Hunter, cane va plus de soi — nettement antiflic, antimilitariste regret, que de ce genre de notation, évidemment stérile, il était
et anti-guerre du Vietnam, ce qui est tout de méme a son actif impossible de tirer la moindre théorie. Je ferme la parenthése.
(méme si c’est un rétro-actif).
La luna, certainement le meilleur film de Bertolucci depuis
Restent les deux événements de la Mostra, celui qu’on atten- Prima della Rivoluzione, dune beauté plastique 4 peu prés
dait et celui qu’on attendait pas. indépassable, aurait pu étre un grand film si seulement Berto-
Celui qu’on attendait, c’est La luna, de Bertolucci, avec Jill lucci s’en était tenu, rigoureusement, a ce qui parait un
Clayburgh et le jeune Matthew Barry. Avant de parler de La moment étre fe sujet du film: fe bana! conflit de générations,
FESTIVALS

dont je ne sache pas qu’il ait été vraiment traité depuis qu'on lettes: Le Guerrier ct la captive, je crois (c’est dans L ‘Aleph, que
en parle tant (depuis, j'ai vu Passe tun bac d'abord, qui me fait je n‘ai pas sous la main), la deuxiéme partie surtout, l'histoire
changer d’avis). Le film contient un trés grand moment: celui de l'Indienne blanche, ou: que faire du semblable quand il est
ov Jill Clayburgh, la mere, grande cantatrice, passionnée de passé de l'autre cété, quand il s‘est Jibrement soumis a des pra-
Verdi, et bourgeoise libérale (voire libérée), lors de 'anniver- tiques abominables? Je sais bien que c’est le sujet des Dewx
saire de son fils, s'approche attendrie du coin ot! celui-ci est en Cavaliers, de La Prisonniére du désert et de maint western,
train de flirter: elle s'approche, elle s’approche fondante de Mais je pense justement qu'une approche non-américaine,
tendresse, et ses yeux soudain s’écarquillent d’horreur. Le gar- européenne, de la question, manque un peu. et manque mal-
Gon n’est pas, comme nous avons pu le croire, en train heureusement - il s’en fallait de peu~ dans La luna. « La dro-
d’embrasser sa compagne, il est en train de se faire piquouser gue » était justement le bon angle d’attaque, remplacgant avan-
par elle. Le film bascule 4 ce moment et se fait passionnant, tageusement les « festins de viscéres » évoqués par Borges, les
lincompréhension réciproque, le malaise, la sournoiserie, la tortures rituelles et les tatouages évoquées par Ford. (Et a pro-
haine, l’amour et la tendresse bloqués, entrent en jeu et pro- pos de Borges: La /una est le titre d’un de ses plus beaux poé-
mettent un film trés fort. Pourquoi est-ce manqué? Parce que mes, auquel sirement Bertolucci a songé:
la promesse n’est pas tenue. Bertolucci — le scénariste sous le
metteur en scéne -, peut-étre aliéné 4 une image de marque Comme chacun sait, cette mobile vie
scandaleuse et baroque, n’a pas cru suffisamment a cette his- Peut, entre autres choses, étre tres belle.
toire, je veux dire au réalisme de ce rapport meére-fils, et s'est ify ett ainsi certain soir ow avec elle
mis a dériver: le scénario de drogue aboutit 4 un scénario Nous Uavons regardée, 6 lune partagée.
d'inceste, et celui-ci, dont la crédibilité s'*épuise vite, a un feuil-
leton moins crédible encore de pére perdu et retrouvé, pour Ajoutons enfin que linceste matemo-filial est traité de fagon
s'achever par une apothéose peu convaincante de la mére aux mille fois plus intéressante, malgré ce qu'on a pu dire. dans La
Thermes de Caracalla (pour la splendeur. on y a droit. mais luna. que dans Le Souffle au ceur; les pratiques sexuelles y sont
une splendeur sans contenu, sans chair, est-ce bien de la splen- amenées de facon beaucoup plus crédibles (la premiére fois au
deur?). Alors on repense au début du film, a ce qu'il promettait moins). mieux filmées, et n’ont pas cette sotte valeur d’exor-
et ace qu'il aurait pu étre, quelque chose d’aussi beau que ce cisme et de réconciliation que le film de Malle leur donnait.
conte de Borges, auquel il m’a fail penser et que peut-étre Ber- Enfin le fils, Matthew Barry, n'est pas un petit coq triomphant
tolucci traitera un jour, quand il consentira 4 secouer ses pail- et baiseur. mais un enfant gaté, faible, névrosé. pas sympathi-
VENISE 25

Ratatapian, de Maurizio Nichetti

que, bref plus réaliste. malgré le thédtralisme de la mise en sujet dessine, en quelques secondes, un arbre, censé refléter,
scéne bertoluccienne. et plus attachant que le personnage de d'un point de vue psychopathologique. son caractére). Le test
Malle. en question, dont Nichetti se sert pour définir en quelques
traits — c'est le cas de le dire — l’essence, le caractére comique
Comme // prato, La tuna (curieuse similitude des deux titres) de son personnage, devient par l’action de celui-ci une arme
a donc décu Ja critique, mais comme les Taviani, Bertolucci critique contre l’arbitraire sélectionniste de la société indus-
était, comme on dit, visé. Un outsider italien, en revanche, a trielle avancée. Tel est, me semble-t-il, le secret du succés du
remporté tous les suffrages, drainé les foules, été ovationné, film a Venise: voici un nouveau comique qui, sans rien sacri-
c’est Maurizio Nichetti et son Ratatdplan, petit fitm burlesque fier de la vertu propre du gag, retrouve sans effort la profondeur
de 100 millions de lires, produit par Cristaldi. Dans la grande critique, politique et métaphysique. des grands comiques
tradition comique, a laquelle en toute conscience Nichetti se d’autrefois et de naguére.
référe et se rattache, celui-ci est 4 la fois le metteur en scene et
acteur principal de son film, selon cette méme tradition il crée On avait oublié, avec les mécaniciens du rire a la Mel Brooks
un personnage, Colombo, curicux mélange de Keaton (pour et autres, que le grand cinéma comique a toujours été un
lingéniosité délirante, l'excés catastrophique d’inventivité cinéma intellectuel. Nichetti, avec son petit film inégal (I'épi-
pratique), de Chaplin (pour le marginalisme, les comporte- sode central, celui du cirque ambulant, n'est pas trés, trés fort,
ments sentimentaux et ressentimentaux), de Tati (pour la et c’est idée de base de |’épisode final qui est magnifique) nous
contestation schizophrénique de la société moderne). Nonobs- l'a rappelé, merci.
tant lenthousiasme unanime, le film est cependant inégal, et
juxtapose un prologue et trois épisodes, fort différents les uns Et cela dit, il faut bien constater que l’intérét principal de
des autres, qui constituent autant d’« essais» différents de Venise ne résidait pas, cette année du moins, au Lido, mais de
comique, et diversement réussis. Le plus remarquable est le Pautre cété de la lagune. Est-ce un signe, un symbole? Autant
prologue, la séquence prégénérique, qui sert a présenter le per- la Mostra cinématographique a été terne dans son ensemble,
‘ sonnage: en quelques plans un espace social est défini, mis en et souvent au-dessous du minimum admissible (c'est par égard
crise, analysé, une machine logique est en route, inexorable, plus que par paresge que je n’ai pas mentionné certains films,
mortelle, on croule de rire. I] est malaisé d’analyser le gag sans comme Cinéma, du Géorgien Liana Eliava), autant lexposi-
le défraichir, je ne le ferai donc pas ici, maintenant. Je signale tion photographique de la Biennale a été sensationnelle,
simplement qu’il repose sur le fameux « test de l’arbre » (le éblouissante. Mais ceci est une autre histoire. P. B.
FESTIVALS
son récit, mais qu’au contraire son récit - une sorte de journal
autobiographique en méme temps qu’ethnographique: une
femme quitte la ville pour retrouver les traces et les voix de son
enfance et de ses ancétres — trouve de fagon harmonieuse son
écriture « naturelle ». C'est assez rare chez des, cinéastes qui

VENISE - 2 font leur premier film — et c’est surprenant venant d’un pays
comme l’Algérie ot le cinéma fonctionne souvent a partir d’un
melting pot de genres - pour qu’on le signale deux fois, avec
PAR SERGE TOUBIANA lespoir que cela puisse aider ce film a circuler plus.

Le nouveau film de Med Hondo, West Indies, les Négres


marrons de la liberté, fut montré en premiére a Venise, avant
sa sortie a Paris. C’est la une assez grosse production (quatre
pays producteurs : France, Tunisie, Mauritanie, Sénégal) par
rapport aux précédents films de l'auteur, tournée dans un
décor unique construit dans l’ancienne usine Citroén du quai
de Javel a Paris : un immense bateau a été construit en « stu-
dio », symbole des transferts d’esclaves des Antilles vers la
France, depuis le 18¢ siécle jusqu’a l’exploitation moderne des
La Nouba des femmes, de Essia Dyebbar.
travailleurs immigrés. Le film se veut une comédie musicale, -
avec ballets et chansons (certains ballets sont réussis, cinéma-
tographiquement parlant) mais dans l'ensemble, le discours Les Blank est un cinéaste (qui vit a San Francisco) qui fait
politique de Med Hondo reste trop présent, empéchant la fic- des documentaires, souvent musicaux, sur des pratiques ritua-
tion de décoller du discours un brin culpabilisateur (et disons- lisées (carnaval, féte du « Mardi gras ») provenant de groupes
le, manichéen) du cinéaste. Comme on dit dans le jargon, entre ethniques diversifiés qui dessinent le tissu (sous) culturel amé-
la forme (la comédie musicale hollywoodienne) et le fond (les ricain. La « Mostra » nous proposait un programme de trois
meéfaits coloniaux de la France aux Antilles), ga ne colle pas et courts et moyens métrages de Blank, (d/ways For Pleasure,
le film fait le grand écart. produisant une pénible impression .God Respecis Us When We .Work But He Loves When We
de ratage (a cause d'une ambition trop grande de l’auteur ou Dance, Blues Accordin’ to Lightnin’ Hopkins.) pas de voix off,
dune naiveté surprenante) : comme si Hondo voulait « utili- que des images accompagnées d’une musique synchrone jouée
ser» une forme populaire, la comédie musicale, pour « faire par les personnages filmés, des bouts d’interviews, un filmage
. passer» un contenu politique qui lui tient 4 coeur. Peut-étre a souvent circulaire, enveloppant, tournoyant autour de son
t-il oublié que les formes ont un contenu, que les comédies objet, un cadrage sans cesse fuyant, en perpétuel recentrage. Le
musicales ont été inventées pour enchanter le public de film avec Lightnin’ Hopkins est particuliérement émouvant
cinéma, avec des histoires miévres, a l’eau de rose, mises en pour ceux (comme moi) qui aiment ce chanteur de blues qui
scéne avec une perfection technique, des décors somptueux et vit trés simplement dans sa petite ville du Texas, autour des
des ballets réglés au millimétre pres. Les meilleures comme tes siens, qui continue de chanter avec un ou deux copains en
pires produisent cet effet de légéreté derriére laquelle se cache buvant des biéres, pour sa petite communauté d'amis. De
un immense travail collectif, une imagination débordante qu'il temps en temps un disque de lui sort, mais visiblement pour
est difficile d’imiter en Europe (seul Demy s’y est risqué avec lui le blues n’a pas de but mercantile, il est plus un accompa-
succés a ce jour). Avec le message (louable mais « bateau ») que
Hondo voulait faire passer, la ponctuation trop évidente du Lightnin’ Hopkins dans Blues Accordin’ to Lightnin’ Hopkins de Les Blank.
sens de son discours, toutes les envolées musicales ou dansan- - .
tes ont vite fait de s’écraser et de nous entrainer dans l’ennui.
(Je me permets d’ajouter qu’il n'y a pas grand intérét a vouloir
sans cesse culpabiliser le spectateur francais. celui 4 qui
s’adresse le film principalement — tous les personnages de fran-
cais sont caricaturés, négatifs dans West Indies - qu’il est dif-
ficile de faire un bon film quand le ressentiment est seul moteur
et que cela se retourne en fin de compte contre Hondo lfui-
méme).

Les Cahiers ont déja dit du bien du film algérien de Assia


Djebbar, La Nouba des femmes du Mont Chenoua (Serge Le
Péron dans son compte rendu du Festival de Carthage, n° 296),
tout a fait A juste titre A mon avis. Le principal mérite du film
me semble étre de ne rien devoir 4 aucune mode, aucun genre
préexistant dont il essaierait d’utiliser les codes pour produire
VENISE 27
soit question sans arrét, comme souvenir : c’est I’histoire, la vie
dun concierge (el superintendente veut dire concierge en espa-
gnol) cubain exilé 4 New York depuis une dizaine d’années
avec sa famille et ses amis, tous installés dans un quartier a
majorité de latino-américains, parlant a peine l’américain et
qui ont le mal du pays, pris entre l'amour du pays et la haine
({c’est heureusement traité avec humour par les deux cinéastes,
jamais avec du ressentiment) de Fidel Castro. Il ne se passe pas
grand chose dans E/ Super. mais le film aborde avec une grande
finesse cette situation de !’exil (les parents parlent espagnol
tandis que la fille répond en ameéricain et leur reproche de ne
pas s’adapter), une situation ou la greffe ne prend pas : toujours
dans l"entre-deux, entre les souvenirs chaleureux et émouvants
du pays laissé aux mains des communistes, et les pratiques
Christopher Tre, de Las Blank. new-yorkaises de survie, les personnages de E/ Super forment
une petite communauté d’entraide que les deux cinéastes ont
gnement métaphysique de la vie — presque un hommage a la eu raison de décrire avec cette ironie bienveillante. Et tant
mort - un rituel musical inséré dans la vie d'une communauté. mieux si leur film remporte un succes a New York (c'est parait-
il le cas) puisque c’est justice.
Il était judicieux de la part des organisateurs de la « Mostra »
de monter un programme « Martin Scorsese » fait de moyens Le film de Jean-Pierre Gorin (l’ex-compére de Godard a
meétrages ou de bouts de films: /talo American est un docu- l'époque du gang « Dziga Vertov » et de Tour va bien). installé
mentaice, une sorte de longue interview des parents de auteur depuis quelques années a San Diego (Californie), Poto and
par lui-méme, ot se mélent, comme le titre l’indique, les deux Cabengo était annoncé au programme de Venise, puis retiré,
cultures d'origine de Scorsese. La projection de ce film dans la puis re-annoncé au public: en fin de compte le film demeura
grande salle du Lido avait quelque chose d’émouvant, la salle invisible pour les festivaliers et c'est a l’Action-République
vibrait trés fort 4 tous les effets d’italianisme (conscients ou qu’un matin de la semaine qui suivit la Mostra, quelques
inconscients) de la maman Scorsese sur l’écran, un bout de rédacteurs des Cahiers purent le voir. C’est un film au titre
vérité du cinéma passait dans la salle : des spectateurs italiens étrange ressemblant au titre d’une chanson américano-mexi-
écoutant (et voyant des personnages parler, le pére et la méré) caine de Bob Dylan. Porto and Cabengo est undocumentaire
un discours, une parole qu’ils reconnaissaient comme des sur deux fillettes jumelles et légerement schizos, vivant a San
leurs, mais dans une autre langue, avec d'autres tics de langage: Diego: leur originalité tient 4 ce qu’elles ont inventé en lan-
une greffe réussie (et en méme temps batarde, c’est ce qui fait gage, des mots pour communiquer entre elles que. méme les
son charme)de deux langues, l'une riant de l'autre. La présence experts en psychiatrie infantile les plus avertis ont le plus grand
de Scorsese dans la salle, vecue un peu comme le retour de mal a déchiffrer.
enfant prodige ramenant un cadeau au pays de ses ancétres, Poto et Cabengo sont les surnoms qu’elles se donnent, phone-
n’ajoutait que de l’émotion au plaisir et cela justifiait l’ova- mes a peine perne perceptibles d'une langue utilisée comme du
tion qu’il recut a la fin de la projection. Le programme com- morse, ou les mots sont comme des ondes, des bouts de phrase
portait en outre une séquence inédite de New York New York émetteurs d'un sens — pour elles évident, banal. dirait-on - qu’il
musicale et dansante, remarquablement mise en scene; The nous faut « décoder ». Mais l’effet d’étrangeté qui rend le film
Big Shave. un court métrage de 1968 trés akermanien de Scor- aussi beau — et qui provient aussi de la beauté des deux filles,
sese, ol un homme se rase devant sa glace, se coupe et c'est oiseaux du langage — tient au fait que leur langage fait corps
Vhorreur quand le sang apparait (ca finit d’ailleurs dans un avec elles: les sons émis par l'une sont immédiatement recus
bain de sang : je ne sais si c’est de la tomate ou de la peinture par (le corps de) l’autre, qui en renvoit aussitét I’écho, et les
Touge) et dans un éclat de rire général de la salle, d’autant plus échanges ultra-rapides donnent "impression d’un ballet dialo-
soulagée que trois minutes auparavant régnait l’angoisse; enfin gué entre deux étres du « troisiéme type »; les deux sceurs, Poto
An American Boy que je nai pas vu. Il y a un style de tournage et Cabengo, n‘arrétent pas de se déplacer, de courir d'un
caractéristique chez Scorsese (qu’on retrouve dans Afean endroit a un autre, de quitter te champ, et le plan essaye, le plus
Streets qui demeure, a mon avis, son meilleur film) trés violent, souvent en vain, de les cadrer. Elles n’ont pas peur du tout du
légérement « speedé », ef qui pour certains, est un peu fati- filmage, elles jouent avec, elles en déréglent le mécanique: le
guant. Je pense que cette violence — la caméra bouge sans cesse. champ-contrechamp n’‘a plus sa raison d’étre.
le montage est serré, l’espace in et l'espace offse chevauchent Gorin a eu I’intelligence de ne pas concevoir son film comme
indéfiniment — a pour effet de réinscrire leffet-cinéma, |effet- un des moyens de percer a jour ce bégaiement (gai) du langage:
documentaire, c’est-d-dire la violence du tournage. du préléve- il ne se met pas a la place des experts qui se « penchent » sur
ment de réel par la mise en scéne dans le film lui-méme. Par le cas: son probléme est avant tout cinématographique: com-
ailleurs, qu'un cinéaste reconnu (il est peut-étre le meilleur ment ne pas emprisonner les deux filles dans le cadre rigide
cinéaste opérant a Hollywood aujourd’hui) ait envie d’interca- d'un filmage classique, linéaire, d’une technique qui ne doute-
ler. entre deux films de mise en scéne (entre New York New rait pas d’elle-méme?
York et Raging Bull. le film sur le boxeur La Motta avec D’ou le fait que Gorin s’*implique lui-méme dans le film, nar-
Robert De Niro qu'il vient de terminer), des expériences de rateur « par accident » du cas « Poto et Cagengo »: sa voix
tournage (autobiographiques comme le sont Italo American et quelque peu nasillarde et son accent un peu trainant de fran-
An American Boy), qui relévent d'une autre économie de pro- cais fraichement « américanisé » provoquent aussi un effet
duction et de tournage que celle de ses « grands » films, mérite d’étrangeté (comment s’approprie-t-on une langue « étran-
d’étre signalé. gére », sur quelle surface vient-elle simprimer?) qui font de
son film comme un écho lointain et tardifde Vladimir et Rosa.
El Super est un film américano-cubain de Leon Ichaso et De Poto and Cabengo, nous reparlerons.
Orlando Jimenez Leal qui n’a rien a voir avec la crise du
pétrole, ni d’ailleurs avec Cuba en tant que pays. quoi qu’il en S.T.
FESTIVALS

TROIS CARTES POSTALES DE LOCARNO


PAR LOUIS SKORECKI

Dimanche 5 Aoit. 13 heures. Le soleil brille sur Locarno, montagnes, l’oxygéne, rare, est réservé aux heureux habitants
lieu du 32¢ Festival International du Film. commence depuis des hauteurs). Qui c’est, ces festivaliers, mis 4 part les journa-
jeudi et qui se poursuit jusqu’au 12. Le Festival, ici, avant listes de la presse internationale, les hommes de media en tous
d’étre celui du cinéma, est avant tout celui du passage et de la genres (radio, télé), le petit monde du cinéma suisse (Locarno
consommation: passage incessant de touristes riches et pressés est le Cannes helvétique). et les cinéastes, acteurs, producteurs
* (Allemands surtout), consommation sans réserve de tout ce’ qui sont venus vendre ou défendre leurs ceuvres ou leurs pro-
que cette vitrine de la Suisse riche a a offrir, tant au regard (éta- duits cinématographiques récents, par le biais d'un des créneaux
lages de fruits. montres, gadgets, lringues a la derniére mode — offerts (compétition, information suisse, tribune libre, semaine
on est ici au Tessin, en Suisse italienne et tout pres de Iltalie F.1.P.R.ES.C.1., et Marché du film, réservé aux profession-
—derniére mode italienne, donc, brillante, changeante, tape a nels)? Ils se divisent en deux catégories: ceux (le plus grand
lceil), qu’au portefeuille (pour la liste, se référer a la parenthése nombre, le public populaire) qui n’assistent qu’au film du soir
précédente et multiplier le nombre de choses a acheter par (des avant-premiéres, quelques uns des films en compeétition),
cent, le prix par trois au moins, rapport a la santé du franc dans des conditions assez merveilleuses (quand il ne pleut pas):
suisse). Les pauvres festivaliers suent a grosses gouttes, rapport sur un écran gigantesque, en plein air. en plein milicu d'une
au soleil qui tape et a l’air qui manque (on est coincé entre des belle place entourée de maisons souvent plus petites -—c’est dire
sa taillet - que celles que l'on peut voir projetées sur l’écran.
7 hin Ce public-la, il peut monter jusqu’a 5000 (surtout pour les
films en langue italienne: ca se comprend, c’est la leur). La 2¢
catégorie (4 mon avis, guére plus— hélas— de quelques dizaines)
se compose de cinéphiles, d‘amoureux fous du cinéma, assez
fous en tout cas pour s’enfermer par un soleil sublime dans des
petites salles obscures, et cela de 10 heures du matin jusque
. tard le soir, en prenant juste le temps d’avaler, vite fait et parce
que les restaus les ruineraient pour toujours, quelque sandwich
ou équivalent local du célébre Choco B.N. On peut dire, sans
risquer de se tromper outre mesure, qu’ils sont venus a
Locarno en grande partie a cause de la rétrospective Ozu, qui
commence tout juste (avant, on ne pouvait méme pas voir ses
films) a acquérir une renommée internationale, et ceci depuis
le (relatif) grand succés de Vovage a Tokyo et Le Gotit du saké
(40.000 et 60.000 entrées 4 Paris), et la réputation qu'il s‘était
faite en Angleterre et aux U.S.A., ot critiques et cinéastes,
depuis plusieurs années déja, le considérent comme un des
plus grand cinéastes de tous les temps. (C’est pour Ozu que
nous sommes 1a aussi, Alain Bergala et moi, invités par le fes-
tival a4 y faire un séminaire sur son ceuvre - (voir encadré).
D'Ozu,je vous parlerai dans ma prochaine carte (quand j’aurai
vu plus de ses films). Pour l"instant, on discute ferme, aprés la
projection du matin, c’est un peu débat de « ciné-club », mais
ca promet d’étre riche (personne n’est d’accord, mais si on
s’engueule ferme, tout Je monde est passionné: Ozu est pas-
sionnant).

Qu’est-ce que j'ai vu? A peine 20 minutes du film qui


ouvrait le festival (précédé d'une réputation flatteuse, il bat les
records de recettes en Suisse romande), Les petites fugues
d’Y ves Yersin (Suisse). Est-ce que ga veut dire que c'est un film
nul? Non. c'est seulement qu'il existe un nouveau naturalisme
au cinéma (naturalisme: donner a voir et 4 entendre des histoi-
res qui ont un ton « naturel », qui semblent reproduire la spon-
tanéité de « la vie méme ») et queje ne le supporte plus. Le film
est ambitieux: histoire d'amour entre un vieux paysan et une
motocyclette. ou si l'on préfere: lapprentissage tardif de ja
LOCARNO 29
liberté. Le tout filmé mi-documentaire mi-fiction fignolée, qué. Il revient vers sa femme, apprend 4 l’aimer, et paralléle-
avec des plans qui n’en finissent pas de durer, des acteurs (a ment a son apprentissage de femme libre, ils font tous deux le
part Michel Robin trés bien) qui n’en finissent pas de minauder chemin vers la confiance mutuelle, Beaucoup de flash backs.
et de mimer le réel 4 un degré de fausseté rare, brefle film d'un Acteurs mélés 4 la population, créant un effet de fiction en
documentariste de talent égaré dans la fiction poétique et direct. Quelques notations politiques. Un style a la Godard
approximative. (période A bout de souffle) un peu catapulté arbitrairement
dans un univers et un theme 4 la Satyajit Ray. Maladroit, atta-
Un film (a moitié) intéressant du Bénin (ex Dahomey), le
chant par moments, juste parfois, surtout en ce qui concerne
premier de ce pays, Le Nouveau venu (Richard de Medeiros):
la vie au Bengale Occidental. Juste avant, a 13h, j'avais vu une
histoire d'un chefde service dans l’'administration post-colo-
petite perle, un court-métrage au doucereux parfum rétro:
niale, qui essaie un peu de secouer la léthargie, la bureaucratie.
Bourbon Street Blues, 24 minutes en 35 mm couleur réalisées
et qui se heurte 4 des vengeances de type vaudou de la part d’un
par le maitre du mélodrame Namboyant made in U.S.A., Dou-
vieux sous-chef attaché a ses privileges de fonctionnaire ensom-
glas Sirk. Film de 1978, produit avec Paide des étudiants de
meillé, furieux d’étre dérangé dans ses habitudes. L’histoire est
intéressante, par la transition (difficile) qu'elle décrit, entre un
lécole de Miinich ot Sirk enseigne le cinéma. C’est une adap-
tation, condensée, de « The lady of Lockspur lotion » de Ten-
mode de vie archaique, profondément marqué de pratiques de
nessee Williams. A la Nouvelle-Orléans, dans un hotel miteux,
sorcellerie, et une civilisation post-européenne, prétendument
une femme qui a vu des meilleurs jours, comme on dit poli-
émancipée. C’est du moins ce qui semble étre le point de vue
ment, peste contre la crasse, les cafards, la chaleur, les bouteil-
du film: pour conquérir le respect de ses subalternes (et pour
les de bourbon vides, et la logeuse qui réclame le loyer. Big Joe
échapper 4 la mort), le jeune chef de service doit se faire
Tumer chante un blues sur le vieil électrophone. Arrive un
« immuniser » par un autre sorcier, entreprendre en quelque
troisiéme personnage, joué par Fassbinder. écrivain-artiste en
sorte un voyage initiatique a travers les pratiques ancestrales de
bretelles et robe de chambre. II fait fuir la logeuse acariatre,
son pays. Alors, et alors seulement, il peut s’attaquer a la
donne un bourbon a l’ancienne « belle », écoute sans broncher
réforme des conditions de travail dans son bureau. Le filmage
(il en rajoute méme) les histoires enjolivées et nostalgiques du
est trés simple et efficace: une caméra a la Rouch, qui enregis-
temps de sa splendeur, et, avant de partir, révéle son nom
tre le vécu quotidien de facgon trés documentaire. allié a un jeu
(« drdle de nom ! » répéte la vieille demoiselle du Sud déchue):
d’acteurs sobre, filmé en plans assez statiques avec une belle
économie de moyens. Une belle et drdle premiére partie, et une Anton Tchekhov. C’est moins bien que Mirage de la vieou La
deuxiéme plus complaisante (celle de initiation), trop longue.
Les gens rient un peu (trop) fort, et il y aurait quelque racisme
a trop pouffer devant la lenteur et « la paresse des travailleurs
africains » que ca ne m’étonnerait pas. Enfin, nul n'est parfait.
Le film de John Huston, Wise Blood, salué comme le grand
film d’un grand cinéaste vieillissant, n’a aucun intérét. C'est
histoire d'un fils de précheur qui n‘arrive pas 4 échappera ses
« liens du sang » (il essaie pourtant de créer une église sans
Christ: le pauvre...), et qui finit par revivre le calvaire du petit
Jésus devenu grand: humiliation, souffrances, mort. C’est
filmé n’*importe comment, les acteurs jouent 4 celui qui fera le
plus de grimaces style actor’s studio. et ca rappelle (s‘il en était
besoin) qu’Huston (mis a part African Queen et 2 ou 3 autres)
n’a jamais fait que des mauvais films, qu‘il est tout (un type
sympa, a coup sar, dans la maffta hollywoodienne, un vieil
anar a la belle gueule qui aime bien raconter de belles histoires
d’aventuriers toujours perdants), tout sauf un grand cinéaste.
Et d’ailleurs, je suis sir qu’il sen fout. Moi aussi. Je l'aime
bien, Pas son film.
J’ai vu aussi une bluette italienne, G/i anni struggenti (Vit-
torio Sindoni), histoire d’un étudiant rétro (années 60), par-
tagé entre ses examens et un amour de jeunesse. I] semble qu’i!
devienne adulte, se révolte contre son pére, et se choisisse une
vie a lui, On n'y croit pas. C’est comme une chanson pop ita-
lienne. un peu sucré, un peu mélo, pas désagréable, ca ne tire
pas a conséquence. A voir quand ca passera a la télé, dans quel-
ques années.
(Post-Scriptum, La carte postale confirme ma thése (douteuse),
selon laquelle le Japon est la Suisse de lOrient. Je la trouve trés
ozuienne).
Mercredi 8 Aoit, 18 h 30. La grosse chaleur est passée, on
respire un peu. Il faut dire que je sors a peine d'un film indien
(des Indes) projeté dans une salle a l'air aussi humide et chaud
que celui de la mousson, ou, Si vous préférez (c’est moins exo-
tique et tout aussi charmant), la température du métro parisien
a 18h pile. Le film, Dooratwa, est lceuvre d'un poéte bengali,
Buddhaded Dasgupta, et son premier long métrage de fiction.
Une femme, un homme, une ville (Calcutta), une histoire
d'amour et de prise de conscience: la femme a accouché, peu
aprés le mariage. du gosse d’un autre homme. Le mari a cra-
30 FESTIVALS
Ronde de l'aube. ga ressemble méme un peu facheusement a (et qui était fortement représentée du temps du muet), la tra-
du Brooks (La Chane sur un toit britlant), qui est netlement dition du «message pour les temps futurs» (en France, c'est
moins doué (et pas styliste pour un rond) que Sirk, c'est trop Gance qui en est le plus beau représentant). Juste (et émou-
théatral, un peu comme du Fassbinder mal digéré, mais il y a vant) retour d'un temps oui les artistes n’avaient pas peur de
quelques secondes signées par un grand maitre, ga révéle une clamer leur intégrité, leur (hyper)sensibilité, leur vocation 4 la
science du condensé et de la précision que plus personne n’a voyance et leur désir effréné d’une morale a la fois universelle
aujourd’hui, et les acteurs sont extraordinairement choisis et et plus juste. (Le metteur en sons du film, Alfred, utilise
dinigés. Un diamant mal taillé, une des demiéres oeuvres d'un notamment pour sa bande subversive des extraits du discours
orfévre-cinéaste, dont on se plait a imaginer fe chef-d'wuvre d'un illuminé. d'un fou - du moins est-ce ainsi qu'il apparait
absolu qu'il nous donnerait si, d’aventure, des banquiers lui en aux yeux de la police qui vient l’arréter, interrompant bruta-
donnaient les moyens. lement le flot serré de ses harangues a la foule). Ce qui fait le
J'ai aussi vu Angi Vera (Pal Gabor/Hongrie). drame ouaté et prix et la singularité de ce film. c'est ce dosage extrémement
cotonneux sur les rigueurs (passées ?) du stalinisme. Pour les neuf entre l‘appréhension documentaire du réel et les surgisse-
esthétes de I"Est et les dogmas de l'Ouest. Pire encore: Starv- ments imprévus du délirant, du surréel. Encore que « dosage »
modnaia Komedia (U.R.S.S. Je tais le nom des auteurs; ils ne soit un mot qui convient mal: il y a dans Grauzone une telle
méritent pas la pub), comédie qui se passe dans une station bal- harmonie (tant dans le filmage que dans I"histoire) entre des
néaire et dont on se demande si ca ne se passe pas plutét sur éléments a priori tout a fait disparates, que jamais ils n’appa-
Saturne ou Jupiter: un couple, genre Spencer Tracy/Katherine raissent comme tels. Pas de hiérarchie entre le réve et le réel,
Hepburn, découvre, au gré des disputes, l'amour bourgeois et aucun effort naturaliste pour tenter de faire passer l'un ou
confortable et romantique des plus de cinquante ans encore autre, ou les deux, pour ce qui est naturel, ce qui est vrai, ce
frais. Grotesque. Nul a tous égards, et plutét malaisant. qui est bien. Le spectateur ne juge pas davantage les personna-
ges (ou les situations) qu‘il n’est jugé pareux (ou parle metteur
en scéne, ce qui revient en gros au méme). Par les temps qui
Grauzone de Fredi Murer courent, c’est une chose précieuse.

Die Abfahrer (Winkelmann, R.F.A.) est histoire de 3 mar-


Grauzone est dun tel niveau queje peux passer sans trop de
ginaux qui se paient un trip planant en camion. Je n’aime pas hiatus, 4 Ozu. qui n’est pas le premier venu. Ses premiers films
les Pink Floyd. C'est cent fois pire. J’ai gardé pour la bonne
sont une révélation: trois muets : Chaurs de Tokyo (31) et Je
bouche le meilleur des films de Locarno, Grauzone (Zones), un suis né mais... (32) montrent en Ozu un égal de Chaplin
film suisse-alémanique de Fredi M. Murer. D’aprés ce que je (humour, maitrise, universalité, vision sans fard de l'enfance).
sais de lui (voir entretien dans un prochain numéro), il est le Ceur capricieux (33) révéle qu'il est aussi l’égal et le contem-
« pére » du nouveau cinéma suisse et, je suis prét a le parier porain de Brecht (le film fait fortement penser a Kuhle Vamipe).
sur la seule vision {et l’écoute: la bande son est un petit chef- Le premier parlant (Fils Unique, 36), est en fait le premier
d’ceuvre a elle seule) de Graizone, il y a toutes les chances pour muet: plans plus longs, fixes, austéres, économes, avec une
qu'il soit le plus grand cinéaste suisse, Godard mis a part, qui raréfaction des angles de prises de vue. Le systeme Ozu (celui
est, comme dit Murer, « ni un cinéaste francais. ni un cinéaste des derniers films) se met (déja!) en place. En 42, Ozu fait un
suisse, mais « M, Cinéma ». Granzone: parabole hyperréaliste, dréle de film, // était un pére, drame familial moralisateur dont
science-fiction ethnologique sur ce qui se passe, awjourd ‘hui, la lecon (cf. la guerre) est qu'il faut bien faire son boulot et se
en Suisse, sur ce qui se passera demain, si on n’y fait pas gaffe. sacrifier pour le pays. Pas si dréle que ga, en fait. Enfin, j'ai revu
ici, et peut-étre méme ailleurs. Alfred et Julia sont des bour- Banshun (Printemps tardif, 49), déja passé a la télé (ciné-club
geois, ils ont la trentaine. Alfred, passionné de sons, est chargé d’A. 2). C'est sublime. Ce qu’il faut dire, c’est que ces premiers
des écoutes pour un complexe industriel. Une annonce ano- films d’Ozu ne sont ni des esquisses des derniers, ni des films
nyme dans un quotidien bouleverse l'ordre ambiant; il y totalement différents: ils ont leur autonomie propre, ils sont
aurait, cachée par !a censure gouvernmementale, une épidémie plus « riches » au niveau de l'invention, du découpage, de la
de mélancolie (ou quelque chose d’approchant). Les gens ont mise en présence de conflits sociaux, bref ils bougent plus. Il y
lalternative: se laisser couler ou apprendre a nager; une race a des scénes a se tordre de rire, et les enfants, fait unique dans
de mutants est en train de naitre. Alfred se sert de son métier. l'histoire du cinéma (et qui confirme l'analyse de J-C. Biette),
de son hobby, la prise de son, pour faire un montage dénon- sont filmés @ hauteur d’enfant. Respect excessif du petit
ciateur qui appelle a la révolte, un message qu’i! diffuse dans d’homme, monstre a part entiére.
la boite ot i] travaille. Raconté comme ¢a, on pourrait croire
a une parabole cucu, vaguement gaucho. Erreur: le film est
d'une subtilité rare, travaillé 4 tous les niveaux avec une pré- (Post-Scriptum. La carte postale continue de confirmer ma
cision d’horloger (ce n'est pas parce qu'on est en Suisse que ¢a thése (toujours ausst suspecte) selon laquelle la Suisse est le
arrive tous les jours, dans le cinéma en tout cas ce n’est pas fré- Japon de l'Europe. Je la trouve tres Ozu/yen).
quent), remarquablement documentaire et précis sur l’évolu-
tion des 2? personnages. Rien que ¢a, cette proximité attentive Samedi 11 aoit. 19 h 15. Je suis dans le train, on quitte
et respectueuse des étres (acteurs ef personnages), qui montre Locarno. Quel marathon ! Je vais pouvoir vous parler plus lon-
vraiment le changement qui les travaille, c'est une chose qui guement d’Ozu, vu la faiblesse des films en compétition. Un
n’arrive que chez les plus grands cinéastes (Dreyer, Flaherty, mot rapide, d’abord, sur lesdits films. Letzte Liebe (Au-dela de
par ex.). C'est dire si, d’emblée, Murer échappe a la cohorte l'amour, R.F.A.) est un film ambitieux et raté. Tentative de
bavardeuse et prétentieuse des nouveaux auteurs en quéte de pénétrer, par le biais du travail vidéo entre autres, dans le
gloire éphémere, ces petits épiciers de la sensation vraie qui, monde de la folie et de l'amour fou et du suicide a deux, libre-
chaque semaine, remplissent les colonnes de Pariscop. Le ment choisi, consenti. Réalisé par Ingemo Engstrém (produc-
film est aussi une métaphore trés fine sur le travail de la mise tion et montage : Gerhard Theuring, un cinéaste passionnant),
en scene (ici, la mise en sons, un domaine largement inexploré ponctué de Bach, le film a des allures de femme gauchére un
au cinéma et qui, de ce fait, l’appauvrit de jour en jour davan- peu snob qui marcherait sur les routes de Wenders. Ce n'est pas
tage). Grauzone s‘apparente également, par son cété volontai- un hasard : les acteurs sont Angela Winkler et Riidiger Vogler,
rement prophétique (et appuyé), a une tradition qui disparait ils sont raides et compassés, ils s'inventent une rigueur qu’ils
LOCARNO 3!
a peine, et se réconcilient autour d’un diner fruste. La femme.
d'origine plus aisée, abandonne son snobisme de surface et fait
l'apprentissage de la modestie. Ce qui cst nouveau. par rapport
aux films qui précédent, c'est cette fin interminable, cette fin
sans fin. On croit 4 chaque instant que ¢a se termine, et ¢a
embraye sur autre chose. On n’apprend plus rien qu‘on ne
sache déja. Simplement, "histoire se cldt et se recl6t sans cesse,
elle se polit 4 vue d’ceil, elle se répéte a l’infini. Et a la perfec-
tion. Pour notre plus grand plaisir. Fleurs déquinoxe (1958,
couleurs) a ceci d’unique qu’il met davantage l’accent sur ce
qui est juste dans la révolte des jeunes et dans leurs idées.
Comme toujours, cet accent est ambigu et 4 peine marqué,
mais cela sulfit a faire du film le contrepoint progressiste de
nombre d’ceuvres d’Ozu, plus conservatrices. C'est encore une
histoire de fille a marier, mais cette fois elle choisit librement
son mari et améne le pére 4 une prise de conscience, presque
une auto-critique. Fin d’Automne (1960). enfin, est le remake
de Banshun, a cette diflérence prés que c’est une veuve qui veut
marier sa fille (et non un veuf), et que le ton est plus a la comé-
die (les intrigues maladroites pour marier la mére afin que la
fille accepte elle-méme de se marier sont du plus pur burlesque
maccaréyen). Cette deuxiéme version (couleurs) est aussi belle
que la premiére.

Om: premiéres réflexions. Ozu plait parce qu’il semble


s’attacher a la longueur, la Ienteur et |‘incommunicabilité, tar-
tes a la creme du cinéma modemiste. A son propos on a cité
Antonioni, Bresson, Handke, Akerman, etc. Or Ozu fait un
cinéma qui est tout le contraire: plans courts (maximum 45
secondes, moyenne I0 secondes), plans bas (se contenter
d’expliquer ce type de cadrage par la position accroupie ou
assise des japonais est largement insuffisant), histoires de famil-
les a la Tati, Pagnol ou Ford. L’explication de cette erreur
Tocarne d’appréciation? Les derniers films (ceux qu‘on connait le
mieux ici) se passent dans des lieux peu variés (maison, café,
restau, bureau), ont des intrigues communes (le plus souvent :
n’ont pas, ils semblent faire de la pub pour leurs vies, et pour
une fille 4 marier), et donnent la sensation de n’avancer qu’a
une contre-culture de toc pour magazines sur papier glacé.
petits pas. D’ou: sentiment de lenteur, de quasi-immobilité,
C'est faux et creux, ni plus ni moins que du Handke, ou du
fort appel d’ascétisme chez I'occidental malade de masochisme
mauvais Wenders. Stirti (Le Troupeauy, tilm turc de Zeki Okten,
devrait avoir le grand prix. Il est parfait pour ca: belles images
judéo-chrétien. Et interprétations erronées et subjectives a la
pelle. I me semble qu'il faudrait dire: fictions minimalistes,
d'un pays qu’on connait mal, histoire progressiste, histoire assez
prenante. En plus, le scénariste est Yilmaz Giiney, un cinéaste de
triviales, matérialistes, 4 mi-chemin entre la tradition holly-
talent qui moisit dans les prisons turques. I faudrait donner le woodienne et celle du Zen non ésotérique. Plus précisément :
insistance sur ce qu'on considére ici, en Occident, comme bas,
grand prix au film, rien que pour que Giiney ait une chance de
sortir plus vite de prison. Son scénario est beau. Le film est bien vulgaire : les poux, les puces, la sueur, la promiscuité, le fait de
enlevé, sans plus. Il ne choquera pas grand monde et son style est se gratter, la nourriture, la boisson, l’argent, la démangeaison
assez populaire (populiste?) pour qu'il rencontre un joli succés. sexuelle d'un quinquagénaire. les mini-drames quotidiens et
Ca ne ferait de mal a personne. Le Divorcement, enfin est une jolie domestiques, les enfants mangeurs de cloisons en papier, arra-
(fagon de parler...) merde de Pierre Barouh, ol! Piccoli, Massan cheurs de feuilles aux plantes vertes, grimacgants, méchants,
et quelques beaux gosses et musiciens s’essaient a démontrer, égoistes, filmés pour ce qu’ils sont, et non pas pour des réduc-
chansons néo-brésiliennes a l’appui, qu'il est dur d'apprendre a tions attendrissantes de l"homme « grand modeéle », Et, comble
étre malheureux quand on est riche et heureux, ou quelque chose de la trivialité, tout cela est cadré a hauteur d’enfant, sans
d'approchant. J’avoue humblement m’étre enfui avant fa fin. meépris pour le sol sur lequel on vit, sans envie pour Ic ciel (vers
lequel on ne va pas). Comme dit Barthes, « on a des signes sans
C'est du néo-naturalisme ringard et baclé. Un film pour ceux qui
révent d’avoir une belle maison de campagne (oiseaux compris ce signifié ultime qui est Dieu ». Pour ce qui est du « couple
dans le prix), ou pour ceux qui en ont déja une, mais aimeraient Hollywood/Zen », voila comme je l’entends : un systéme fic-
bien s’en payer une ou deux de plus. Oiseaux toujours compris tionnel (c’est autant valable pour le fond que pour la forme)
dans le prix. analogue au principe hitchcockien, mais qui fonctionne (la ou
Hitchcock cherche Ja faille chez le spectateur pour engendrer
mathématiquement le « suspense ») sur une faille familiale, a
Passons aux choses sérieuses. Ozu. 3 films de plus et 2 col- savoir une harmonie brisée (le plus souvent. cest un veuf ou
loques dans la boite. Les films. Le Gotti du riz au thé vert (1952) une veuve qui sont au centre des histoires, donc un mari, une
est trés inégal, mais la scéne finale annonce les chels d’ceuvre femme, absents, un pére, une mére, manquants). Et le Zen,
a venir: un homme et une femme, dont le mariage bat de I'aile, direz-vous ? I] est tout entier, ou presque, dans cette histoire de
découvrent, 4 la faveur d’un incident d'avion qui fait revenir faille femiliale. Un calligraphe zen, 4 qui un homme riche
le mari plus tot que prévu, la saveur des choses simples. IIs demandait quelque chose pour la prospérité de sa famille. écri-
explorent ensemble la cuisine, lieu étrange qu’ils connaissent vit: «le pére meurt, Ie fils meurt, le petit-fils meurt ». Fureur
FESTIVALS

x ik
ty thibbise,)
LOCARNO

Bakushu, d'Ozu Yasujiro


34 FESTIVALS
et stupélaction de "homme riche. Et le moine d’expliquer : si on est pris a parti par un personnage, mais jamais on ne s’iden-
votre fils mourait avant vous, ce serait terrible. Si votre famille, tifie. Ceci pour nous, occidentaux). Et puis, le plus important
génération apres génération, trépasse dans le bon ordre, ce sera peut-étre pour moi. il s'agit d'un cinéma muct sonore. C’est-a-
le cours naturel de la vie. La vraie prospérité. Dans les fictions dire que, comme Barthes, I’explique (pour le Bunraku), « fouwe
d’Ozu,en plus petit, en plus minime (mais non pas en moindre la signification est dans la visualité. toute Pémotivité est
importance, en moindre gravité), le systéme familial cloche. concentrée dans le réle des récitants qui transpirent, pleurent,
botte. [I faut redresser la situation, retrouver le chemin de la gémissent. C'est une tres belle distribution des fonctions : toute
« vraie prospérité ». Ce qui implique. non un sacrifice, notion Texpressivité est concentrée dans la voix. la visualité n'a plus
d'ici, mais une folle (sage ?) résignation, une notion qui nous qu'un réle sémantique avec une recherche esthétique d'une
est tout étrangére. Sans vouloir en remettre du cdté zen (méme extraordinaire finesse ». (in Image et Son, déc. 1968). On a
non-ésotérique), il y a une foule de scénes ozuiennes qui vont chez Ozu des images de style quasiment muet, indéchiffrables
ence sens : l'enfant qui demande a son pére pourquoi la main pour une trés large part, hyper-codées, ritualisées, et mania-
a cing doigts (parce que s‘il y en avait 4, le gant aurait un com- ques jusqu’a l’obsession, accompagnées (car il s‘agit presque de
partiment de trop), etc. Tout cela pour rappeler qu’il s’agit la deux niveaux, de deux systémes paralléles) d’une bande sonore
d’un cinéma (et d'un univers) qui a les pieds sur terre (pas la plus que bavarde, causeuse, évocatrice du passé des personna-
téte dans les nuages ou la spiritualité meurtrie), un monde ges et de l'histoire du Japon, une bande paroles/bruits/sou-
empirique, pratique. logique et conséquent. Encore une fois, pirs/pleurs qui nous conduit immanquablement 4 |’émotion,
trivialité me semble étre le mot clé: faire avec ce que l’on a, voire aux larmes. S’y ajoute, dans les derniers films, la plus
digérer, méme si c’est difficile, ce qui ne va pas (ca vault autant hasardeuse, guillerette, terrifiante ou mélodramatique des
pour un malheur familial que pour une civilisation U.S. un musiques (c'est selon), une ponctuation arbitraire et quasi
peu envahissante), digérer tout ca, quitte a chier plus tard ce mécanique a l'ensemble d'images le plus plat. trivial, banal et
qui doit, logiquement, étre chié. Chaque probleme, méme le sublime qu'il nous ait été donné de voir depuis des millénaires.
plus quelconque, doit trouver sa solution, et surtout le plus
quelconque, tant il est vrai que les grands problémes sont a évi- (Post-Scriptum. Stirti a eu le grand prix. Grauzone doit tou-
ter, qui font toumer la téte et parler pour rien (comme chez jours étre vu, avec ou sans prix, a tout prix. Cette derniére
nous), alors que les petits se résolvent, eux, et avec eux tout le photo, si ce n’est pas le frére jumeau d’Ozu qui I’a prise, en
reste. voyage 4 Locarno, prouve définitivement que la Suisse et le
Que dire de plus sur ce systéme fictionnel si fonctionnel ? It Japon sont comme les deux narines d'un méme nez, un nez zen
se regarde et s‘écoute, alors qu’ailleurs on s’identifie (chez Ozu. bien sir.) L. S.

heures durant, de facon informelle, avec quelques uns des spectateurs


les plus motivés qui se trouvaient 4 Locarno. Ensuite, il a permis de
dégager quelques idées maitresses, étant entendu que ces idées ne sont
POST-SCRIPTUM nullement partagées par tous, tant chacun en rajoute et en plaque sur
les films, 4 coup de subjectivité plus ou moins délirante (nous com-
Un seminaire raté pris: le Japon est loin, méme si Ozu nous semble pres, et i] est difficile
d'étre simple, clair et pragmatique sur des films qui composent avec
des corps totalement érangers). Enfin, ce premier colloque a permis
de confronter quelques unes de nos idées et hypothéses avec Max Tes-
sier. quia vu davantage de films d’Ozu que nous, quia publiéen 1971
(supplément a /'Avant-scéne) le premier travail sur Ozu en France.
Les Cahiers 4 Locarno pour y faire un séminaire sur Ozu. [] y avait Cette derniére confrontation nous semble importante, dans la mesure
de quoi hésiter (nous ne connaissons que quelques films, nous n’étions ou Max Tessier, que l’on peut considérer comme un spécialiste, ne fait
en aucune facon des « spécialistes »). Si nous y sommes allés. ce n'est pas - contrairement a l'emporté Ciment— d'objections majeures 4 nos
pas par pure témérité: on nous avait assurés de la présence de colla- hypothéses, méme les plus hardies. Plus: il me semble qu'il travaille
borateurs d*’Ozu. Notre réle consiste donc a organiser, a partir de nos en gros sur les mémes directions que nous. Cela rassure le critique qui
sances de l"histoire du cinéma et d’un certain cinéma japonais. lance des idées en forme de pari (qu’est-ce que la critique sinon le ris-
4 partir aussi de la vision de quelques inédits, un s¢minaire sur l’ceuvre que — passionnant, mais il faut le prendre — de se tromper. de faire
d'un cinéaste qui nous apparait - et cela indépendamment des modes fausse route?) de savoir que lhistorien nc Ic juge pas hérétique, égaré.
— comme étant de la toute premiére importance.
Le second colloque fut, 4 mon sens (Bergala avait di partir), une
Que s‘est-il passé? D’abord, nous nous sommes trés vile apergus mascarade. Il y eut encore moins de participants du cdté du public,
que nous ¢tions seuls, et entiérement laissé 4 nous-mémes: a nous de mais en revanche une pléthore d’orateurs, avec micros, animateurs,
prendre les choses en main. Ce que nous avons fuit, tant bien que mal: el tour de parole. Résultat: chacun parla trop peu, le ton monta vite
discussions aprés les films, en dépit de ‘absence d’animateur patenté, (comment faire autrement quand Ciment parle un quart d"heure non-
et malgré la diffusion intempestive (et pour le moins dérangeante) de stop, style « Masque et la plume » et se sauve pour aller voir un film.
musique enregistrée, & trés fort volume. Bien que nous ayions, interdisant ainsi toute espéce de réponse ou dialogue?), et le débat en
d’entrée de jeu. prévenu le public, pour qu’il n'y ait pas de malen- resta aux généralités et aux discussions pieuses sur le type de métho-
tendu, que nous n‘étions pas les dépositaires d*un savoir absolu et pri- dologie 4 adopter pour parler d’Ozu. Ceci, si le séminaire prévu a
vilégié sur Ozu, nous avons eu droit aux attaques les plus virulentes, Locarno ne s’est pas déroulé comme nous l’avions espéeré, nous comp-
menées de main de (pseudo) maitre par un Michel Ciment déchainé, tons bien mettre a profit, et ceci dans un prochain numéro des
nous contestant toute qualification pour parler d°Ozu. Les choses Cahiers, Vexpérience passionnante que nous a procuré la vision et
commiencaient mal. Elles risquaient de s’envenimer. Pécoute de ces inédits d’Ozu, de trés grands films d’un trés grand
Que s'est-i! passé aux colloques proprement dit? Le premier, orga- cinéaste. Qui a en plus le mérite de remettre sur le tapis une question
nisé sans l’ombre d’une publicité conséquente (tout juste un texte écrit centrale au cinéma (et largement inédite). celle qui concerne le statut
par nous, ronéoté et remis a la presse 4 la derniére minute), a eu du dauteur, et toute la problématique qui en résulte. A suivre, donc.
mal a réunir plus d'une trentaine de personnes. Il me semble néan-
moins qu'il fut utile 4 plusieurs égards: d‘abord nous avons parle trois LS.
FESTIVALS

DEAUVILLE, PETITE VITRINE POUR GRAND


ECRAN AMERICAIN
PAR LOUIS SKORECKI

Dick Van Dyke dans The Runner Stumbles, de Stanley Kramer, le meilleur film 4 Deauville, selon L.S.

Deauville, 5¢ année: la vitrine s’illumine. Les « Majors » se méme temps voir un peu de quoi a lair la production « indé-
sont laissé convaincre: il faut dire qu’Anne d°Ornano, maire de pendante ». Ce ne fut pas le cas: 4 croire que les « Majors » sont
Deauville, a fait elle-méme le voyage aux Etats-Unis pour les les Attila du cinéma paralléle: 14 ot ils passent, plus rien ne
persuader de l’importance de Ja manifestation. (Entre paren- repousse. Cela dit, puisque vitrine il y a, petite par la variété
théses, il est prévu un « festival du cinéma francais » aux Etats- des produits mais large par le nombre (40 films), examinons la
Unis, habilement négocié par ladite d’Ornano : c’est ce qu’on marchandise.
appelle, en termes poétiques, de l’import-export). Résultat de Premiere impression: si presque rien n'est vraiment mau-
toutes ces manceuvres: le festival de Deauville ne cache plus ses vais, presque rien non plus n’est vraiment bon. Tout se laisse
ambitions (mieux: il commence 4 les réaliser), c'est-a-dire voir. Alors, plutét que d’énumérer les quelques 25 films que -
offrir une vitrine au cinéma, américain, par ailleurs (voir le j'ai vus, je les ai classés en 6 catégories, un peu arbitraires
compte rendu de Pesaro par Le Péron dans le dernier numéro) comme toutes les catégories, mais qui me semblent indiquer
le mieux représenté sur les écrans du monde entier. Ce ne serait grossiérement les 6 directions qu’on peut dégager de la sélec-
pas aussi dérisoire si, comme les autres années, on pouvait en tion deauvillaise. :
- 36 FESTIVALS

1) Documentaires et apparentés. The Last of the Blue Devils sympathique) sur la folie qui s‘empare d’un lycée quand les
(Bruce Ricker) montre une réunion nostalgique des anciens Ramones viennent y donner un concert. Le rythme est rapide,
musiciens de Count Basie et de Jay McShann. Ils jouent moins les personnages inconsistants, la musique pseudo-punk des
bien qu’avant, évoquent Charlie Parker et Lester Young (qu’on Ramones plutot insignifiante (nostalgique des débuts du rock,
entend et qu’on voit, hélas fugitivement), le tout en 16 mm a pleins décibels): c’est un peu une version hyper-américaine
couleur, gonflé, mal filmé. C’est de la mauvaise télévision. Les de nos films sur les amours lycéennes ou les bidasses déchainés.
émissions d’Averty sur les vieux jazzmen (FR 3) valent cent Amours lycéennes que Il’on retrouve dans deux autres films,
mille fois mieux que cela. Heroes of Rock'n Roll (Malcolm inégalement mauvais. Breaking Away (Peter Yates) est carré-
Leo. Andrew Solt) est un échantillonnage des grandes figures ment nul. C'est, filmé comme les pubs « soif d’aujourd’hui »
de l'histoire du rock, de Presley 4 Elton John. Le rock contem- pour Coca-Cola, l"histoire de quatre copains qui enterrent leur
porain est mal représenté, c’est le plus souvent du materiel adolescence a renfort de gesticulations moins originales les
fourni par les maisons de disques, mais on peut légitimement unes que les autres. On a une idée du film assez précise par les
avoir envie de voir Dylan, Buddy Holly, les Stones, les Beatles 6 titres (provisoires) que la 20th Century Fox propose pour
et quelques autres. Et de les entendre. Cest possible: pourquoi Vexploitation en France : « Des batons dans les roues », « Les
sen priver? Ken Murray Shooting Stars (Ken Murray) est le dérailleurs », « Les glandeurs », « Les juniors », « Le temps des
film révé pour tout cinéphile nostalgique: ce sont les bandes, juniors », « Place aux juniors ». Sans commentaire. Over The
muettes et sonores, que l’'acteur Ken Murray a tournées, des Edge (Au bord du Gouffre, Jonathan Kaplan) ne brille pas par
années 20 a aujourd'hui, avec la participation du « tout Hol- la qualité de son filmage. mais il a au moins le mérite d’un scé-
lywood », Les stars sont filmées le plus souvent chez elles, quel- nario assez original. C'est Vhistoire d’unc bande de gosses, dans
quefois lors de tournages. On voit des bouts d’essai (notam- une cité moderne, dont la moyenne d’age doit étre 14 ans : lais-
ment la premiére apparition sur film de Marilyn), des petits sés plus ou moins 4 eux-mémes, ils se défoncent, draguent,
gags improvisés, la premiére chanson de Bing Crosby, Clark écoutent de la musique pop, le tout sans violence excessive
Gable sans moustaches mais avec ses grandes oreilles, W.C. mais en imitant en tous points leurs ainés de quelques années.
Fields qui fait craquer un joueurde dames, Errol Flynn sur son Une société en réduction, en modéle réduit. Un gosse est tué
yacht, Chaplin qui fait (extraordinairement: c’est aussi beau par un flic a la gachette facile, le feu est — littéralement - mis
que dans un de ses films) rire un diplomate, et mille autres cho- aux poudres : vent de folie, on boucle les parents. incendies de
ses. L‘humour de I’acteur Ken Murray, dans le style « britan- voitures, explosions, délire total. Ce qui fait Pintérét de I"his-
nique » que certains Américains affectionnent particuliére- toire, plus encore que les cataclysmes de fa fin, c’est une his-
ment, n’est pas toujours bien venu, mais il est un cinéaste ama- toire d’amour trés touchante, un peu miévre sans doute mais
teur de tout premier ordre. Richard Pryor, Live in Concert (Jeff rendue singuliére par la personnalité du petit acteur qui l’inter-
Margolis) est le show filmé d’un « comedian » (il n'y a pas vrai- préte : entre deux Ages, encore gamin mais tout d fait adulte par
ment d’équivalent en France: c’est 4 mi-chemin entre le café- son comportement. Un film a l'image d'un certain désarroi
thédtre et le chansonnier) qu’on a pu voir au cinéma, notam- américain. Voices (Silence... Mon amour, Robert Markowitz)
ment dans Bive Collar. || est trés dréle, trés « physique », tou- est aussi une histoire d’amour entre deux adolescents (ils ont
jours aux limites de l’excessif et du mauvais gout, comme quelques années de plus), un joli petit film, mélodramatique au
devait l’étre Lenny Bruce. Sa caricature du « macho man » et possible : if veut étre chanteur, elle veut étre danseuse, il est
ses histoires de lit (comment faire parvenir - ou pas - une pauvre, elle est riche, i! est en pleine santé, elle est sourde-
femme a l’orgasme) sont criantes de vérité; américaines a un tel muette. Tout s’arrange a force d'amour et de délicatesse, aucun
point que le Coca-Cola en comparaison semble étre une inven- personnage n‘est vraiment méchant, la gentillesse régne. C’est
tion du Honduras britannique. J’oubliais: il est noir, et le film trés émouvant, sans trop d’emphase (avec un tel sujet on pou-
est trés bien, trés sobrement filmé, et sans doute a peu prés vait craindre le pire), et les deux acteurs (Michael Ontkean,
intraduisible. Amy Irving) sont trés beaux et trés doués. (Amy Irving, qui a
des yeux presque aussi bleus que Lee Remick, joue dans le pro-
chain Antonioni: Suffer or Die). Enfin, un film queje n’aime
2) Les films sur les jeunes. 6 films au moins mettent en scéne pas du tout: The Warriors (Walter Hill). C'est, 4 mi-chemin
des jeunes et des adolescents. Le plus honnéte (et le plus inté- entre Orange Mécanique et West Side Story (sans le talent), la
ressant) est The Buddy Holly Story (Steve Rash, Ed. Cohen, tribulation stylisée de quelques dizaines de bandes de jeunes a
Fred Bauer) qui, comme son nom I’indique, est histoire de travers New York la nuit. Aucune violence réelle, des pseudo-
Buddy Holly, un des pionniers du rock, l'un des musiciens les ballets pour les bagarres, aucune réalité sociale, bref un film
plus intéressants des années 50. Rappelons que Buddy Holly
(ses chansons les plus connues sont: Peggy Sue, Raining in my
Amy Irving et Michael Ontkean dans Vorces, de R. Markowitz
Heart, Words of Love) a été l'un des tout premiers Américains
a faire une synthése entre la musique noire et la musique blan-
che, celle de Nashville. I a été aussi l'un des premiers a pro-
duire entiérement ses disques et 4 essaycr de leur donner un son
original. 1] est mort dans un accident d’avion, le 2 février 1959,
A 22 ans. Le film est une reconstitution trés fidéle de sa vie et
de sa carriére, les chansons sont trés bien interprétécs, le film
n'est ni démagogique ni hystérisant, il donne une large pan a
Faspect purement musical de la création dans un domaine ou
elle est rare, la musique populaire. il montre avec beaucoup de
modestie (et néanmoins de précision) quels pouvaient étre la
vie, |"ambition, les réves d'un jeune chanteur du Texas dans les
années 50. Tout cela sans jamais tomber dans le rétro facile. ni
Veffet « pop music » clinquant. On sent qu‘il y a eu beaucoup
de travail de recherche. du respect, et de ’'amour. Rock'n'Roll
High School (Allan Arkush) est bien moins intéressant: c'est
un film baclé (son aspect série Z est d’ailleurs son seul coté
DEAUVILLE 37
pour le moins incongru et déplacé, vu le sujet. Trés esthéte (Folie Folie. Stanley Donen), une nostalgique réminiscence de
mais ambigu ;: les hommes sont filmés comme les athletes hui- « deux films comme on n’en fait plus », de l’époque révolue des
lés des magazines homosexuels américains, mais aucune rai- « double features » (deux films au méme programme). C’est
son ne semble jamais le justifier. Eat-il été carrément homo- trés bien, trés agréable, et un peu triste : on est heureux quand
sexuel, ce film n‘aurait sans doute pas paru aussi dérangeant, le film se hausse 4 peu prés au niveau de ce qu'il pastiche, le
aussi dénué de point de vue. Mieux vaut aller revoir les films cinéma @hier, et on se rend vite compte de la vanité de l’entre-
de Morissey-Warhol. Ceci dit, il est scandaleux qu’on veuille prise : comment faire aussi bien ? Le résultat : un épisode (I"his-
classer ce film « X », sous prétexte des bagarres qu’il a déeclen- toire mélodramatique d’un boxeur qui ne boxe que pour
chées en Amérique. Qu’au moins les adolescents puissent juger gagner I’argent nécessaire 4 faire opérer sa jeune sceur) assez
par eux-mémes ! 1] est a souhaiter que ce film sorte, et qu'on déplaisant, tant Donen semble se forcer 4 la caricature et a la
n’en parle plus. grimace au second degré, lui qui n'est que fluidité et premier
degré, et un second mieux venu, I‘histoire de la derniére revue
musicale d’un concurrent du grand Ziegfeld. Avec peu de
3) Les divertissements commerciaux. La on peut aller vite :
moyens, Donen réussit 4 enchanter 4 plusieurs reprises, ce qui
The Frisco Kid (Un Rabbin au Far-West, Robert Aldrich) est
n'est pas peu: quelques numéros musicaux trés aériens, un
une lourde comédie a peine améliorée par le regard candide-
hommage 4 Busby Berkeley, et surtout une scéne, presque par-
ment clairde Gene Wilder. C'est un rabbin de folklore dans un
faite, presque « aussi bien qu’avant », ol un jeune écrivain a
Far-West de pacotille filmé par un des maitres de lesbrouffe et
lunettes (entre James Stewart et Ryan O'Neal) réussit 4 persua-
de leffet. Love at First Bite (Le Vampire de ces dames, Stan
der le producteur, en mimant bien siir toute sa comédie musi-
Dragoti) est une aussi lourde pseudo-comédie, censée présen-
cale, qu’il peut étre le musicien de la revue au lieu d’étre son
ter le retour de Dracula dans le New York d’aujourd*hui. On
comptable. Movie Movie garde son unité du fait de la présence
ne voit ni un ni l'autre, mais leurs molles et pales imitations.
de George C. Scott, acteur qui en fait trop et que Donen utilise
Il parait que c’est le film préféré de Carter. Comme pour War-
A son mieux, pour justifier la parodie un peu forcée du film. Du
riors, un seul conseil : revoyez plut6t un Warhol-Morissey, Du
coup, ilen sauve le style. The Champ (Le Champion, Franco
sang pour Dracula par exemple. C'est la méme chose, mais le
ZelVirelli) est le remake minable du vieux Vidor avec Wallace
film est fait, The In-Laws (Ne tirez pas sur le dentisic. Arthur
Beery. Prototype de l"européanisation psychologisante d'un
Hiller) est plus réjouissant: Peter Falk entraine Alan Arkin
film fort et brutal. c’est (interminable et larmoyante histoire
dans @invraisemblables aventures C.[.A-esques, menées 4 un
d'amour d’un boxeur sur le retour et de son fils blond comme
train d’enfer, bien jouées, et qui ne portent pas a conséquences.
les blés. Si les larmes viennent (on n'est pas de pierre), le film
On rit: c’est rare, non ?
n’en vaut pas mieux pour autant. Saint Jack (Peter Bogdano-
vich) est I*histoire plaisante et assez légérement menée d’un
4) L’Amérique fait retour sur elle-méme, en passant par homme (Ben Gazzara) qui réve d’ouvrir a Singapour un
PEurope. On fait des remakes, on reprend les recettes qui ont luxueux bordel. Il ne réussira qu‘a diriger un camp de plaisir
marché, on gomme la véritable violence (qui n’existe pratique- pour les permissionnaires américains du Vietnam. Plus inté-
ment plus dans le cinéma américain), on cherche a faire savoir ressante, plus émouvante aussi, est I‘histoire de son amitié avec
qu’on a du savoir-faire, on prone l'équivalence de tous a V’inté- un digne britannique (Denholm Elliott), une amitié a rebon-
rieur de l’'American Way of Life, on incorpore en douceur : dissements qui n'est pas sans évoquer celle de The Long Good-
toutes ces remarques (celles de Le Péron a Pesaro. Opus cité) bye de Raymond Chandler. C’est ce qu'il y a de mieux dans ce
valent aussi pour les films américains présentés a Deauville. A film, un sur-place un peu désenchanté qui fait penser 4a Wen-
cela. il faut ajouter l'influence de l'Europe, principalement ders. Justement : c'est’ Robby Miiller qui a signé la photogra-
Mltalie et la France. L’ttalie, davantage que par ses grands réa- phie et Pierre Cottrell est chargé de production. The Seduction
lisateurs, Rossellini, Visconti, Antonioni, a marqué le cinéma of Joe Tynan (Jerry Schatzberg) est une version actuelle, truf-
américain par ses westerns : elle a montré un Far-West dillé- fautisée, des comédies politiques de Capra. Un sénateur (Alan
rent, avec des personnages inhabituels (tout simplement parce Alda, auteur du script), pour réussir sa carriére politique, est
que l’Amérique ne les avait pas inclus : les Chinois, les fous. les amené 4 faire des compromissions. {Il est intéressant de noter
marginaux par exemple), et une frénésie de violence et d’hé¢mo- que c'est un sénateur libéral, de gauche). Il a une liaison avec
globine qui tenait du cirque et de la peinture rouge vermillon une jeune avocate et il y renonce, a fa fois pour préserver son
plus que des exigences du scénario des films. La France a eu bonheur familial et pour ne pas ruiner sa carriére. Le film est
une influence tout aussi délimitable: des proportions plus trés subtil, les personnages attachants, les mécanismes politi-
humaines et des propositions qui jonglent quelque peu avec la
grammaire d’usage dans le cinéma dominant (La Nouvelle
Ben Gazzara (4 gauche} dans Saint /ack de P. Bogdanovich
Vague), un cinéma plus direct et improvisé (Lelouch), mais
aussi et surtout, plus que tout, le « style Truffaut ». celui par
exemple de La Nuit américaine, qui est un peu le modéle de
ce que les Américains eux-mémes semblent essayer de faire
aujourd’hui. Qu’est-ce qu'il faut entendre par «style Truf-
faut» (entre guillemets, parce qu'il s'agit de Truffaut bel et
bien vu par les Américains) ? Un humanisme bon enfant (tout
le monde a ses raisons, les bons et les méchants forment tout
de méme une méme famille, l'amour et Pamitié ga se ressem-
ble), allié a un style propre et coloré : personnages bien dessi-
nés, filmés avec chaleur, dans une lumiére « naturelle » (pour
ne pas dire « domestique »), et dans des aventures qui redon-
nent au quotidien sa coloration un peu héroique. Pour résu-
mer : le cinéma de Truffaut filmé par Lelouch. Ce « modéle »,
onaeu l’impression qu’il avait servi pour une bonne moitié des
films : ainsi Voices. Buddy Holly Story, Over the Edge auraient
pu entrer dans cette catégorie. Comme y entre Afovie, Movie
38 FESTIVALS
ques habilement mis en scene, mais on ne peut s’*empécher de
trouver la pilule dure 4 avaler: en politique ce serait donc,
comme partout ailleurs, impossible d’étre complétement hon-
néte, les dés sont truqués d’avance. Outre qu‘idéologiquement
la these n’est pas reluisante, le film (qui marche trés fort aux
Etats-Unis) rate son coup (mais le rate-t-il vraiment?) sur un
point important: la ot Schatzberg déclare critiquer le person-
nage, dénoncer ses compromissions, le public ne voit rien: la
majorité des spectateurs, emportée par un immense courant de
sympathie, aime le héros, un point c est tout. On lui pardonne
tout :c’est un homme. C’est un film émouvant et assez ambigu,
pour ne pas dire crapuleux. Goin’ South (En route vers le Sud.
Jack Nicholson) est un bon western que gache malheureuse-
ment une européanisation trop poussée. Un homme est sauvé
de la potence par une vieille loi : si une femme l’épouse, il peut
garder sa téte. Ce sont les rapports bizarres, comiques, tendres,
imprévus de ces deux personnages qui constituent, en fait, le
seul scénario du film. La mise en scéne est sobre. souvent trés
belle. Ce qui ne va pas, c’est d’abord le jeu de l'acteur Jack
Nicholson, trop grimacant pour étre crédible. C’est surtout la
photo de Nestor Almendros, trés belle en elle-méme avec sa
lumiére douce, trés « naturelle », mais dédramatisante au pos-
sible. La ol une photo et une lumiére « classiques » auraient
donné un réel poids au film, la photo trop douce d’Almendros
le fait constamment hésiter entre le joli documentaire et la fic-
tion étroite. Résultat : une sorte de western pastel, sympathi-
que en diable, saboté par un manque d’ancrage dans la réalité
américaine (son histoire autant que son cinéma) et un désir
trop francais d’en étre l’auteur total.

The Lady in Red (Lewis Teague) est de loin le plus intéres-


sant de ces petits-enfants américains de Truffaut et des cinéas-
tes italiens 4 pseudonymes anglo-saxons. Des Italiens, il a le
baroque échevelé, le scénario délirant, la surabondance de
sang-peinture rouge, et le retour sur les mythologies du cinéma
américain. De Truffaut, il a la domesticité jusque dans le
drame le plus sauvage, l’invention constante au niveau pure-
ment cinématographique, et méme le goiit des citations : ainsi
I'héroine, au début du film, essaye-t-elle (comme Doinel dans
Les 400 Coups) de voler des photos de film (42nd street) a la
devanture d’un cinéma. Elle se trouve, du méme coup, entrai-
née dans un hold-up qui passait par la (en face, en fait). Séduite
et abandonnée par un reporter de Chicago, battue par son pere
qui est précheur, elle est ouvriére dans un atelier de couture de
Chicago, une «sweat-shop » (une usine a sueur), ol elle
devient amie d'une jeune fille aux idées de gauche. Son amie
arrétée, elle se révolte et entraine ses camarades a la rebellion,
elle perd son travail. Elle est danseuse dans un hall, la ot on
paye dix cents la danse, et apprend la prostitution. Arrétée, elle
retrouve son amie de gauche, Rose, en prison. Une matrone
leur lait endurer les pires supplices et Rose est tuberculeuse.
Pour l’aider, Polly (I"héroine) devient prostituée pour de bon.
Arrétons-la ce résumé, il y en aurait pour des pages. II suffit de
dire qu'elle deviendra (sans le savoir) la petite amie de John
Dillinger, qu'elle sera utilisée (sans davantage le savoir) pour
son exécution par la police, qu‘elle deviendra gangster et cam-
briolera une banque, et qu’elle se retrouvera finalement sur la
route d’Hollywood, préte 4 tenter sa chance comme danseuse.
Ce film est d'une richesse et d'une invention constantes, il en
contient dix a lui seul. Il contient également une citation de
Bonnie and Clyde et ce n’est pas un hasard: Arthur Penn est
lun des premiers Américains, avec Blake Edwards (surtout
pour Breakfast at Tiffany’s/Diamanis sur canapé, un peu le
modéle du « genre »), a avoir introduit en Amérique le style
détaché, intime, « a la francaise ». Une derniére chose : le film
est produit par Julie Corman, et ce n’est pas non plus un
hasard. De prés ou de loin, le nom de Roger Corman (avec son
usine a série B. dont ce film est le modéle) revient, et le plus
DEAUVILLE 39
souvent pour des films intéressants. Peut-étre est-il le dernier 6. Un film préhistorique. Et comment l’appeler autrement,
faiseur de cinéastes a l'ancienne maniére. Ou quelque chose ce Runner Stumbiles (littéralement : le coureur trébuche) de
comme ¢a. , Stanley Kramer? C’est une machine hollywoodienne comme
on n’en voit plus, rendue plus hétéroclite encore par l’avalan-
5. Inclassables. Deux films sur des communautés latino- che de « gentils films» qui lui tombait dessus. Le film a été
américaines. Only Once in a Lifetime (Alejandro Grattan) est diversement recu (une partie de la salle riait, une autre pleu-
histoire d'un immigré qui essaye de vivre tant bien que mal rait, quelques personnes sifflaient), fe Parisien Libéré et
de sa peinture, et qui refuse une intégration sociale qu’il juge (Aurore ont dit que c’était ridicule. C’est un film qui clive les
dégradante (ou déplacée) vu son ambition d’artiste, II vivote, spectateurs : ceux qui peuvent cncore s’*émouvoir a un sujet
marginal, isolé, Le film n’est pas bon : joué de maniére outran- trés fort, a la limite de obscénité, filmé avec toute la lourdeur
ciére, assez fausse et schématique, il présente une vision naive du monde, et ceux qui ne peuvent pas. L’histoire : un prétre est
de l'artiste, aussi naive que dans la production américaine cou- accusé du meurtre d’une jeune nonne. Le procés (on en voit
rante, mais sans la force qui quelquefois sauve ce type de film. peu) et les rencontres avec l’avocat sont l'occasion de nom-
EI Super (Leon Ichaso, Orlando Jimenez-Leal) est nettement breux flash-backs qui permettent de revenir sur leurs relations,
plus intéressant: comment un exilé cubain 4 New York, jusqu'au coup de thédtre final. Sceur Rita (Kathleen Quinlan)
concierge dans le sous-sol d'un vicil immeuble vétuste, enseigne aux enfants dans !a paroisse du Pére Rivard (Dick
s’enferme dans un monde a part, un monde a lui. La commu- Van Dyke). Bientét, elle vient vivre au rectorat avec le prétre
nauté cubaine s‘agite tout autour, il reste seul, incapable de et sa gouvernante. Elle est jeune, spontanée, généreuse, il est
parler un mot d’américain, de communiquer. que ce soit avec réservé, méfiant presque. Leurs rapports deviennent vite étran-
sa famille ou avec ses amis, I] réve de Cuba, de soleil, et choisit gement sentimentaux : il se protége, elle s'expose au contraire. -
(peut-étre; la fin est ambigué : devient-il fou ?) de partir pour Va naitre l’explosion du désir, avec ses peurs, ses mutismes, el
la Floride. Ce qui est attachant, c’est cette personnalité tétue. ses déchirements de conscience. Un scénario impossible, dra-
refusant violemment (mais sans éclat) toute forme d’intégra- matisé a l’extréme et tiré d’une piéce de thédtre a succés, de
tion, réduit 4 se marmonner a lui-méme des litanies intermi- quoi faire fuir n*importe lequel des jeunes cinéastes amén-
nables. New York (ou plutdt un petit périmétre bien précis : les cains. Mais pas Kramer : il se lance dans histoire. téte baissée,
environs de l'immeuble, et quelques lieux de réunion, dont la toutes précautions abandonneées, prét 4 jouer le (grand) jeu, le
cave et sa chaudiére, symbolique 4 la fois du travail ingrat et « tout pour le tout ». Le résultat n’est pas loin d’étre admira-
de la chaleur qui manque) est bien et sobrement filmé, c'est un ble : il surpasse en tout cas tout ce que Kramer a fait aupara-
aspect de la ville inconnu, étrange, et le film a un peu le cété vant, des films souvent solides, sur des sujets « a thése », des
Pince-sans-rire et documentaire de certains cinéastes québé- sujets généreux, mais qui ne dépassaient jamais le niveau de la
cois. On s'y attache. tres bonne dramatique filmée. The Runner Stumbles n'est pas
essentiellement différent (il y a les mémes ingrédients, et pres-
Four Journeys into Mystic Time (Shirley Clarke) est un film que le méme type de mise en scéne) du reste de l’euvre de Kra-
expérimental en quatre parties sur la danse. Af) sterius montre mer. il est simplement un degré au-dessus : la différence réside
un homme et une femme, dans une pénombre dorée, qui dans le fait qu’il réussit ici a incarner ses idées, a les faire porter
apprennent a se connaitre par les gestes. Les deux parties sui- par ses personnages, a les rendre vivantes (et crédibles) par sa
vantes, Trans, et One, Two, Three, utilisent des truquages réalisation. Essayer de faire croire 4 une telle histoire, quel
vidéo : une danseuse est habitée d'un flot de lumiére bleue qui culot; y réussir, quel talent ! Les seuls films comparables sont
la parcourt comme une onde irréguliére, trois danseurs se les deux comédies ecclésiastiques et chantantes de McCarey
découpent dans un ballet comique sur des surfaces qui chan- (Bells of St Mary, Going my Way), a la différence prés qu’il est
gent, eux-mémes passant d’une couleur a une autre. L’un des encore plus délicat de filmer de telles histoires sur un ton
trois est un personnage de Magritte. La demiére partie, /nitia- sérieux que sur un ton enjoué. (La sensation de géne, si essen-
tion, est la plus mystérieuse : un groupe de danseurs qui sem- tielle au cinéma maccaréyen, trouve souvent un exutoire dans
blent flotter dans I’air, filmés par une caméra qui danse aussi, le rire, alors que dans un équivalent « sérieux » il n’y a nulle
d’avant en arriére, sans qu’on sache jamais comment. une échappatoire : c’est a prendre ou 4 laisser!), Parce qu'il est
caméra trés fluide, alliée a de trés lents et longs fondus qui ren- impossible, marqué par une loi qui lui interdit d’étre, l"amour
forcent encore cette impression de surimpression perpétuelle du prétre et de la religicuse atteint une intensité a la limite du
et de glissement, le tout sur une musique de cloches thibétai- supportable, a la limite du ridicule : rarement le désir physique
nes. C’est étrange, inclassable et assez beau. aura été montré et porté ace point, par une mise en scéne scru-
D. Van Dyke et Beau Bridges dans The Runner Stumbies. de S. Kramer
puleuse et attentive au moindre détail qui rappelle aussi, par
son statisme pesant, les meilleurs films de Preminger. The
Runner Stumbles est un film qui fait hiatus, qui tranche sur
tout ce qui se fait par ailleurs, un film qui fait mal. A son pro-
pos on peut dire, comme Ie lait Le Peron (up. vile) de Paul
Newman: « les hommes cachent (et se cachent) la réalité de la
condition humaine, dont les femmes sont les seules 4 pouvoir
révéler la vérité ». The Runner Stumbles oppose un homme et
une femme qui sont deux incarnations du dévouement et du
sacrifice : "homme se tait et se contréle. la femme parle et se
donne. Elle souffre tellement d‘étre réduite au silence par la
décision du prétre. condamnée a éviter jusqu’au moindre de ses
regards, qu'elle craque de partout, le trop-plein de tendresse
trop longtemps retenue s'*échappant comme un feu d'artifice et
jaillissant au visage de l'autre. La scéne d’amour est bréve, mais
quelle rencontre! Une fois qu'il a connu cette révélation, le
Pére Rivard n'est plus rivé a ses rivages assurés : il vogue, il
Hlotte. Vers ou? L.S.
FESTIVALS

HYERES
PAR LEOS CARAX

The Edge, de Robert Kramer

En cing parties. 1} Rétrospective Robert Kramer. 2) Courts Kramer est un des cinéastes (avec Godard et quelques autres)
métrages. 3) Longs métrages. 4) Hommage a Marguerite a savoir filmer des gens qui parlent. Sans que le son soit trop
Duras. 5) Cléture. fort. Les dialogues sont d'une clarté et d'une précision formi-
dables. Les films ne sont pas « en faveur » de la lutte arméc, ils
1. Une rétrospective pas rétro: Robert Kramer. Les films autopsient avant de la prise des armes et témoignent de
sélectionnés 4 Hyéres sont répartis en trois sections : cinéma laprés. In the Country, The Edge et Ice se partagent un méme
d’aujourd hui, cinéma différent (la distinction n’est pas vide de plan: un plan banal, quotidien, et puis une arme déja dans le
sens;je n’ai pas suivi le cinéma différent), « voir et revoir ». Les champ mais cachée a nos yeux et qu’une main fait apparaitre
films de Robert Kramer étaient présentés dans cette derniére (de derriére un frigidaire, d'un tirotr, d'un papier journal, dunc
section (pour moi, il s’agissait de les voir) et c’étaient certaine- pate 4 poterie). Ce plan est Je centre de gravilé, aux deux sens
ment les plus différents et les plus d’aujourd hui du festival. J’ai du mot, des films. The Edge me parait le plus réussi : comment
vu F.ALLN,, Inthe Country, The Edge (le programme affichait les personnages agissent par rapport a |*Histoire, par rapport
« The Age ») et /ce. Quelques notes sur le cinéma de Kramer 4 la Marge, comment ils s’accomplissent comme individus (la
— quelques notes seulement — parce que je ne sais pas encore solitude folle de celui qui a décidé de tuer le président), comme
comment en parler. par que! bout le prendre (tant il repose, partenaire dans un couple, comme élément dans une commu-
singuliérement, le vieux probléme du fond et de la forme) et nauté. Les rapports de force entre les personnages ne naissent
que, quand on ne sait pas, on ferme sa... jamais d'une quelconque hiérarchie militante. Kramer filme la
HYERES 41
relation amoureuse et les corps nus, @ uu. Des acteurs comme cher sa place entre les genres, les retours-arriére, les clins d’ceil,
Hollywood n’en aura jamais. L’impression qu’ils jouent leur etc. Viens faire joujou,je te dirai qui tu es. Le jeu peut entre-
histoire en méme temps que leur réle. L*histoire immédiate : tenir des rapports formidables avec le cinéma — voir A.G,
« comment Ja lutte va-t-elle tourner? qu’est-ce qu’on va deve- Arrieta ou R. Ruiz ~ encore faut-il dépasser le niveau touche-
nir?» Pas dans dix ou quinze ans, mais demain matin. Un pipi du puzzle psychanalytico-culturel (a l'image : Botticelli,
cinéma de l"urgence. Ces films, comme La Chinoise de au son : Monteverdi). Ce cinéma, vu et revu. a déja tout donné.
Godard, doivent étre vus dés leur sortie du laboratoire; mais Avec ses codes, ses clés, ses femmes-statue. son humour au
dix ans aprés, ils restent Maciualiteé. quinzieme degré, il fait perdre son temps au cinéma
Robert Kramer était présent 4 Hyéres. Toujours agréable de d aujourd'hui, C’est une impasse, et elle pue.
le rencontrer — sans « groupies » aux fesses. pas comme Alain La Mort a regu deux prix. C’est ga le cinéma d*Hyeres.
Robbe-Grillet ou d’autres. Manifestement rodé aux débats, il Pourvu que ce ne soit pas celui de demain. Pour en finir avec
était le plus lucide des gens de la profession (9) présents au fes- la culture, une information: M.-E. Théry m’a confié que F.
tival, quant a /a situation, Hyéres est un bon endroit pour étu- Jost jouera dans son prochain film (gloussements progressifs du
dier ta crise - il parle d’une « crise de conception » - 1a plupart rire). Nu —en représentation du David de Michel-Ange.
des films ne se posent ni problémes de cinéma, ni problémes Un enfant sans histoire de Philippe Bensoussan retient
tout court, Dans le numéro 295 des Cahiers, Kramer disait : attention, dans la masse des courts métrages présentés, pour
« Si je veux progresser dans mon métier et avoir un peu plus plusieurs raisons: un Sujet d’Aujourd’hui (a la « Dossiers de
d argent pour faire mes films, il faut queje me pense comme l'écran »), un corps a corps entre le réalisateur et son sujet, une
cinéaste. Hl faut que ye Jasse un tas de choses auxquelles je ne FIN (trés discutable). Un journaliste de télévision enquéte sur
me suis jamais préparé et dabord me sentir responsable de la la banalisation du nazisme a l'heure d'Holocausie et de l'aflaire
distribution de mes films, rencontrer d'autres cinéasies, avoir Darquier de Pellepoix. Sa femme est juive; ils ont un fils. Un
des rapporis avec eux. en camarades, me sentir partie prenante jour. il fracasse le crane d'un jeune anti-sémite contre le zinc
d'une communauté », Aujourd’hui, il vit a Paris et travaille a d'un café. Le point (trés) fort du film (par ailleurs fnstuffisane
réaliser ces projets (création d'un « groupe Nickel»), avec par rapport au projet) c'est d’étre un film de 1979 - comme
Raul Ruiz. Nuit et brouillard était un film de 1956. Voir aujourd’hui sur
un écran de cinéma, une télévision (celle du journaliste dans
2. Courts métrages. Les rats d’auteurs. son appartement) qui passe le générique d’Holocauste, c'est
Couvrir le Festival du Jeune Cinéma International d’Hyéres trés fon.
1979 (de boue plutét que d’éloges, quant aux films), c’est faire L‘Etat des lieux de Francois Caillat (le plus beau titre du fes-
la semaine desoixante heures, la semaine de quelque cing mil- tival et le seul court métrage different) : voir le post-scriptum
lions cent quatre-vingt quatre mille images
— on achéve bien les _ d’Alain Bergala.
critiques... Chacun des quatre longs métrages quotidiens est
précédé d’au moins un court métrage. Quelques réflexions sur 3. Longs métrages. Le Nouveau Vague.
ces courts métrages. , Il faudrait faire l"inventaire de toutes les techniques de
Ils avaient tous une excellente « facture » : bonne photo, bon cinéma (plan fixe - gros, moyen, américain, large etc. - travel-
son, cadrages et montages efficaces. Beaucoup s’épuisent a ren- ling, pano, zoom, fondu enchainé, fermeture et ouverture au
dre fantastique le quotidien (quotidien : charibre d’hétel, stu- noir, voix offetc.) et retracer l’évolution de chacune d’elles, des
dio, hépital...). Le court métrage semble étre le lieu privilégié Lumiére Brothers 4 nos jours. Pour ce travail, il nous faudrait
du conditionnel, du ?, du peut-étre, du le spectateur ne saura un ou plusieurs Bazin et, pour ce qui est des évolutions a venir,
Jamais si, des «...» (il n'est qu’a lire les synopsis). On parle alors cette revue ol! « ceux qui font des films donneraient de temps
de déconstruction du récit et ces films, forcément, n'ont pas de en temps leur position, comme des navires de commerce divers
FIN. La cinéphilie a eu son heure de gloire cété réalisation. On sur l’océan ». Quelques micro-remarques sur les techniques
Partait d’un amour fou du cinéma, on refournait cet amour ’ des films d’Hyéres ~ tous des films d auteurs.
pour arriver (au bout des comptes a régler avec ce cinéma) a La quasi-totalité des films utilisent la voix off (en gros, on
des films tout a fait autres, neufs. Aujourd’hui, de plus en plus, peut distinguer trois voix off: la Welles, la Godard et la Duras,
et c’est surtout sensible a la vision des courts métrages, terrain, la plus cotée de nos jours: les organes vocaux de Delphine Sey-
s'ilen est, du travail, de la recherche — la cinéphilie est devenue rig et de Michel Lonsdale ont fait beaucoup de petits). Peu de
une cinéphylis libidineuse et stérile et les rats de cinémathéque plans fixes terroristes; ni zoom, ni trucage, ni artifice d’articu-
des rats d’auteurs. . lation entre les scénes (fondus, ouvertures et fermetures au
Par rapport a ces réflexions, cing courts métrages francais. noir, volets etc.). Les travellings (trés présents) n’ont pas de
Francois Orgeat (P. Pauquet). Relations épistolaires en voix off chute (le prototype du travelling a chute étant celui de Young
sur des plans d’hépital bruxellois, entre un fils et son pére and Innocent, célébre pour sa longueur). Plutét des travellings
atteint d’un cancer et entre le fils et le médecin du pére. On voit de lerrance — et singuliers, les rravellings fixes de Duras. Du
bien ot ce cinéma peut puiser (généreusement) son inspira- point de vue de leurs techniques et de leur montage aussi, les
tion. Le film, clinique et larmoyant, ressemble a un devoir films d’Hyéres manquaient terriblement de couilles.
décolier. « Vingt sur vingt » s’est exclamé le jury qui a remis Le festival posait quotidiennement le méme probléme, un
au réalisateur (le seul hyérois de la compétition) le prix du feu probléme de spectateur et de critique : a partir de quel moment
maire d’Hyéres. peut-on — si on le veut, c’est-a-dire souvent — quitter la salle de
Deux courts métrages produits par le G.R.E.C., Le Tour cinéma, soit: estimer que l'on sait ce qu’est le film? Ps
d écrit de Marie-Eve Théry, avec Marie-Eve Théry, et La Afort Tout fe début du film belge Plages sans suite (extraits du
du révolutionnaire, hallucinée, de Francois Jost avec Francois synopsis : un chauffeur-livreur... errance mentale et géographi-
Jost et Marie-Eve Théry. Les deux films revendiquent (?) la que... un quotidien pergu comme stérile) ob fe livreur — Pierre
filiation au méme Auteur (la barbe du nouveau roman) et M.- Clementi, ténébreux visage de jamaicain blanc - prend la
E.T proméne son corps (en)nu(yeux) - sa robe aurait-elle route, nous déroute - méme Si on est en terrain connu, quelque
grillé? — de l'un a l'autre (dans le second, elle est en représen- part entre Wenders, Handke, Duras et Akerman. Ce n'est
tation de la Venus de Botticelli). Je parlerai de La Mort, le plus qu’au bout d'un bon moment qu’on voit ce qu’est le film: nul
réussi des deux. C’est un film ot le spectateur est censé cher- et prétentieux; Plages sans suite est un plagiat sans fin.
42 FESTIVALS
Ce cher voisin. film hongrois de Z. Kezdi-Kovacs (auteur de Stilleben (Nature morte) est un petit film - soixante-dix
Quand Joseph revient) avec Laszlo Szabo (toujours bon): une minutes, 16 mm, noiret blanc - d’Elizabeth Gujer. Margrit est
comédie de meeurs a litalienne avec ses éternels affreux, sales veuve, elle a cinquante-cing ans. Elle rencontre des hommes
et pas si méchants que ca. par petites annonces et par hasard. Elle rencontre Max qui est
Deux films francais, La Moule Pipeau de B. Cohen et Y. antiquaire. Le film repose pour une bonne part sur les lourdes
Breux et 4 vendre de C. Drillaud. Le premier a le mérite d'étre et lasses paupiéres de l'actrice Margrit Winter. tres connue des
un film sale, fait de bribes de pellicules : un peu de documen- suisses et qu’on leur échangerait bien contre notre Girardot
taire. un peu de pomo. un peu de politique-fiction, un peu de nationale. Srilleben est découpé en dix-huit tableaux, chacun
réalisme; un humour proche de Bufuel. Le second met en introduit par un intertitre - a la maniére de Vivre sa vie.
scéne les habitants de deux fermes voisines sans que l’on puisse J’aime la facon qu’a le film de prendre son temps pour raconter
toujours établir les relations entre les personnages ni jamais son histoire et garder tout au long un ton tranquille et sans
cerner vraiment la psychologie de chacun. Méme si le film est contraste - comme la lumiére égale du Pickpocket ~ méme
assez raté, il retient J'atlention parce que pauvre el casse- quand, a la fin, « Margrit prend une décision » : tuer Max,
gueule (au sens ou le cinéma de Pialat, par exemple. est casse- Le film catalan Shirley Temple Story, de Antoni Padros
gueule : la plupart des films du festival étaient jowés d avance). (1975-76) était une sorte de « happening » dans la programma-
Trois films russes. Assia de I. Kheifetz et Cing soirées de N. tion du festival — méme s‘il ne restait qu’une vingtaine de spec-
Mikhalkov auraient leur place au Festival International du tateurs a la fin de la projection. Quatre heures de pellicule
Cinéma Grabataire. J’ai vu quinze minutes du premier, le brute. non raffinée. noire et blanche. A. Padros (2) a un tem-
second, moins poussiéreux, utilise de bons acteurs, trés pérament de cinéaste délirant — je ne parle pas d’un délire a la
joueurs, Le Merle chanteur d’Otar locellani s’attache au per- Ken Russel, fantasmatique et esthétisant. mais d’un rapport
sonnage d’un jeune type de la ville, percussioniste dans un fou au cinéma, a la pellicule, aux images qu’il prend (A.P. ne
grand orchestre. L’intéret du film est dans son rythme absurde. fait jamais de seconde prise: la quasi totalité des plans toumnés
La vie du garcon est constamment bousculée mais reste parfai- sont utilisés). {I s'agit au départ de raconter comment Shirley
tement vide. II arrive toujours en catastrophe au milieu des Temple, America’s little sweetheart, n’a pas obtenu le réle de
concerts, mais juste a temps pour assurer ses fonctions au tam- Judy Garland dans Le Magicien d'Oz. Mais le film est cons-
bour; on le voit draguer au moins une dizaine de filles, mais ce tamment défourné : par une bande d’anarcho-structuralistes,
sont toujours des dragues sans aucune suite; par hasard, il ris- par les Filles de Généraux (Pit, Pat, Put), par des anges fascistes
que trois fois sa vie mais a chaque fois, par hasard aussi. il s‘en et sexués, par Hollywood etc. S.T.S. joue avec et de sa durée :
sort sans peur ni mal. A la fin, il réepond au regard d'une pas- le spectateur bouge sans arrét par rapport au film, lequel a au
sante anonyme et se fait renverser par une voiture. moins cing fins. On en prend plein la vue et louie (répertoire-
Deux films suisse-allemands, trés appréciés 4 Hyeres. (1) fleuve de chansons américaines et allemandes des années
Schitten, de Beate Kurt raconte histoire d'un maitre d’école trente-quarante). L’usage du kitsch est tellement primaire qu'il
qui arrive dans un petit village pour remplacer son prédéces- n'est pas insupportable — comme souvent. La Shirley Temple
seur mort. Comme Le Locataire de Polanski, il est poussé a de l'histoire, c’est Rosa Morata, un corps enfantin et obscéne
suivre le méme itinéraire que « l'autre ». Ila ses idées (progres- qui s‘articule - se désarticule 4 volonté, un visage génialement
sistes) sur l’enseignement, mais les parents (invisibles) et le poupin. Elle a un don pour soutenir les longs plans fixes:
concierge de I’école, qui est aussi le fossoyeur du village, vei/- comme celui, démentiel, ou elle grignote des corn flakes avec
lent. La métaphore du sujet (école-société) fait de Schilten une flegme, assise contre un grand mur nu, alors que nous parvien-
fable pesante avec une trés mauvaise fin - réve ou réalité? - nent les dialogues d'un feuilleton-télévision américain, en voix
brume, forét. camaval, schizophrenie etc. Mais le film trouve off et hystérique.
par moments une écriture originale, en (se) jouant de sa lour-
deur (une scéne assez dréle ott le médecin du village se couche
dans le lit du maitre d’école malade et commence une séance
improvisée de psychanalyse; un beau plan fixe, lorsque le mai-
tre expérimente une école de nuit, avec les éléves endormis
dans leur sac de couchage, par terre, dans lobscurité de la
classe). L’acteur (Michel Maasen) est bien; il a un visage pro-
fond mais ennuyeux comme on n’en voit pas souvent au
cinéma.
HYERES
4. Ecouter-voir les films d*histoire de Marguerite Duras.

L’auteur de ses trois derniers courts métrages - Césarée, Les


Mains négatives, Aurelia Steiner - elle dit que c'est Aurelia
Steiner, la jeune juive de Melbourne, qui a dix-huit ans et qui
HYERES
écrit. A un homme dont elle n’a rien oublié, brilé dans un cré-
matoire prés de Cracovie : « Lorsque je vous écris, personne POST-SCRIPTUM
nest mort».
homme,
Le film, c’est cette résurrection, la lettre a cet
la voix de Marguerite-Aurélia en sur/impression sur
PAR ALAIN BERGALA
des plans jamais fixes de la Seine, sur des boucans réguliers de
péniches, pareils 4 des mugissements d’animaux marins, ou
* autant de cris d’amour qui ne se font pas écho, sur l"eau qui
fonce la nuit vers une mer dont le fleuve est inséparable.
« Jamais je ne vous sépare de votre amour, de votre histoire » Le film italien Armonica in bocca de Piero Natoli, ancien
Le fleuve charrie cette voix qui nous est donnée a voir et a assistant de Bellocchio (qui aurait collaboré a en croire le géné-
entendre. rique au scénario et aux dialogues) fut longuement applaudi
Les Mains négatives et Césarée sont réalisés a partirde plans par la salle, au point que l’on pouvait s'inquiéter de ce plébis-
non utilisés du Navire Night (pratique courante dans le cinéma cite par le « vrai » public. nombreux ce jour-la. Sur une fable
porno, Duras envisage, pour d’autres films, de faire avec les grossiére : — un jeune psychiatre enferme dans un appartement
plans non utilisés de réalisateurs proches d’elle). Mains néga- capitonné une trés jeune fille en crise et abuse de son désarroi
tives = empreintes (mémoires-fossiles) de mains en noiret bleu, et de sa jeunesse — !e cinéaste enferme dans une image capiton-
prisonniéres du granit depuis des centaines de siécles, face a la née une trés jeune actrice pour abuser de son inexpérience et
mer. Duras ressuscite des désirs d’il y a trente mille ans alors de sa jeunesse.
que le jour renait dans Paris, de la Bastille aux Champs-Ely- Passablement abject avec les jeunes filles. les psychiatres et
sées. Les travellings sont aussi insistants qu’autrefois les plans les spectateurs. J‘oubliais la part de message et de poésie: la
fixes - des travellings fixes. Et toujours cette demande terrible- jeune recluse (le scénario soit loué!) communique a l’insu de
ment exigeante au spectateur d’étre @ /'écoute — du son, de son psychiatre-pére-amant-mari, par une colonne d'aération,
l'image et de lentre-deux (la « correspondance »). « J’aimerai avec une petite fille qui joue de I"harmonica 4 I’étage supérieur.
quiconque m‘entendra crier queje t'aime ». Et cette sensation
d'étre collé contre I’écran ou que les images et les sons (voix et L’Etat des lieuwx de Francois Caillat fait partie de ces films
violoncelle), sur leur parcours du projecteur a fa toile, vous dont on garde une mémoire nette, précise, une mémoire phy-
passe par le corps — par les armes. sique, alors méme qu’on lesa vus une seule fois dans la confu-
Le cinéma de Duras filme la résurrection au travail. La
mémoire (urgente, passionnelle), dans ce cinéma, devient un
sens, comme louie ou la vue — mille fois plus précieux, en fait.
C’est ce qui reste quand ona tout oublié, tout perdu : vue, ouie,
vie. Chacun des trois courts métrages est un film d‘histoire. Sur
la mémoire des choses, l’ici et les ailleurs. Des films de chevet,
qu‘on devrait pouvoir sélectionner sur les juke-box des cafés.

5. Cléture. Quand Mesrine fait son cinéma a Hyéres.

En cléture, le festival présentait Aurélia Steiner de Margue- seem


rite Duras et le trés bestialo-kitsch Zoo zéro d’A. Fleisher
(Catherine Jourdan a le squelette le plus émouvant du monde).
Apres quelques plans de Zoo zéro, une alerte 4 la bombe a fait
vider la salle archi-pleine (d’(a) mateurs surtout. venus princi-
palement pour la remise des prix). Police, pompiers, fouille; il
n’y avait pas de bombe, Le lendemain matin, un mot m‘atten-
dait a la réception de I’hétel (Pourquoi m’était-il adressé, 4
moi? C'est la question que je me pose encore aujourd’hui).
« Cest moi. disait le mot, qui ai donné fa fausse alerte hier soir.
Je sais que c’est ignoble, mais je n’ai pas pu supporter qu'on
passe un autre film aprés celui de Marguerite Duras, » C’était
signé : Zoo Zéro 07. L. C.

I. Schilten et Sulleben ont raflé la plupart des prix 4 Hyéres. D‘ou viennent
tous ces films suisse-allemands dans les festivals, cette année?
2, Filmographie d’Antoni Padros : Alice Has Discovered the Napalm Bomb,
Pim, Pam, Pum, Revolution, Ice-cream,
FESTIVALS
sion d’un festival. Ce court métrage impose dés les premiers
plans (il ne s’agit pas ici d’une formule rhétorique) une pré-
sence physique aigué de ses images et de sa bande sonore, ce
qui tranchait radicalement a Hyéres, dans une sélection domi-
née par le cinéma simulé. Ii y a dans ce film une lumiére froide
et piquée. une lumieére d’inventaire qui fait basculer la vision
de ces rues, cours et immeubles parisiens, dans une hyperréalité
qui répond a I'‘ambition du titre. L’tmage de Sacha Vierny est
somptueuse de précision et de densité, il n’y a rien la d’eton-
nant, mais il ne faudrait pas s’y tromper, ce n'est pas seulement
de belle image qu’il s‘agit, mais d’un projet dont la rigueur exi-
geait la maitrise formelle, un projet qui me semble étre de
pousser jusqu‘au bout une logique de la fronialité au cinéma,
et ceci aussi bien pour l'image que pour le son (le travail sur
le son est tout aussi précis et va dans le méme sens d’une pure
frontalité dans le rapport du spectateur a l’univers sonore).
Quant au texte, a deux voix, sil ne fait pas de doute qu'il est
dans le droit fil de cette méme logique de la frontalité, qui le
condamne 4 buter sur ces images plates et bouchées. je suis
moins sir (mais il faudrait revoir le film) qu'il y parvienne tou-
jours avec la méme maitrise qu’avec les images et les sons.

Instant Pictures, film hollandais de George Schouten, est un


des rares films vus 4 Hyéres qui ne reléve pas d’un cinéma
simulé, un cinéma sous cellophane : de toute évidence il y a la
quelqu’un qui filme. sans s’enrober de protections et de garan-
ties, quelqu’un qui prend le risque de refaire du cinéma 4 son
propre compte. Cet affrontement un peu brut avec le cinéma
suffirait presque, a4 Hyéres, pour en faire un film remarquable,
mais le film vaut mieux, 4 coup sir, que cette évaluation rela-
tive. Instant Pictures est un film trouble, qui frise en perma-
nence la catastrophe, et qui fascine en proportion de la géne
qu’il instaure chez le spectateur. Il reléve d’un godt affirmé
pour Ia sous-culture dont parle Gombrowicz a propos de Fer-
dydurke: « Un monde construit avec les déchets du monde
supérieur de la culture, domaine de la camelote, des mythes
impubéres, des passions inavouées... domaine secondaire, de Kees Wientjes dans /nsranr Pictures, de G. Schouten
compensation. C'est la que nait une certaine poésie honteuse.
une certaine beauté comprometiante. » sion voyeuriste, quelque chose qui reléve plus de la fuite que
Un homme, qui vit en nomade dans un car qui est a la fois de la prise. Le personnage d'ailleurs ne cesse de fuir, de quitter
sa maison et son labo-photo, passe le plus clair de son temps les lieux et les gens, d’autant plus qu’ils s’offrent a lui. Pour
4 photographier a leur insu Jes passants dans les rues. Aprés finir, disons qu’il y a au moins un coup de génie dans ce film
avoir repéré ses victimes, il jette un pétard d’enfant sur leur totalement inclassable (jusque dans sa durée d'I h 15), c’est le
passage et les photographie au polaroid au moment ow l’explo- choix de l’'acteur Kees Wientjes, 4 l’opacité presque glauque,
sion du pétard les fait se retourner, et ceci a leur insu, grace a aux allures d’un Lee Friedlander négligé et insomniaque.
un miroir qu'il a bricolé sur son appareil. La fiction va prendre Alain Bergala
a partir de la rencontre de deux femmes qui ont découvert son
manége et vont dés lors s’accrocher 4 lui. Voila ce qu’en dit le Jnstant Pictures
synopsis, et qui pouvait laisser craindre le pire des romans-
photos: « il capte l’attention d’une femme qui le suit et ren-
contre une autre fenmme, chauffeur de taxi, avec qui il a une
aventure. Mais son voyeurisme prend le dessus et i] repart vers
Vinconnu ».
Le scénario, tout au long du film, manque effectivement a
chaque instant de verser dans les aventures d’un poor lone-
some cow-boy du voyeurisme photographique, cdtoie les pires
stéréotypes sous-culturels, le tout dans un Amsterdam de
roman de gare. Mais le film, sur cette aréte plus que périlleuse
el sans aucune fausse distance par rapport a son sujet, tient
jusqu’au bout un équilibre un peu acrobatique. Il ne s‘agit sure-
ment pas. en‘tout cas. d'un film de plus sur un photographe :
peu importent ici les photos comme résultats de cette activité
louche, et méme qui les a prises (le personnage vole 4 la femme
chauffeur de taxi ses photos personnelles pour les regarder tout
seul avec avidité), je dirais plut6t qu'il s’agit d’un film sur la
voyure, sur la composante la plus brute et la moins culturelle
de l'acte photographique, quelque chose comme une pulsion
de voir a I’état brut, beaucoup moins élaborée que la perver-
CRITIQUES:

APOCALYPSE NOW Now témoigne sur la guerre du Vietnam, en tant qu’elle n’est
pas la simple répétition de la Corée ou du Pacifique, en don-
(FRANCIS COPPOLA) nant a voir— pour la premiére fois avec une telle intensité — ce
qui en fait rechnologiquement une autre guerre. Quand, dans
S’agissant d’un film hors du commun comme Apocalypse Les Nus et les morts, un champ brile, cela donne, pour le spec-
Now, le plus sage est de partir de ce qui a frappé tous ceux qui tateur, une belle image; dans Apocalypse Now, quand Willard
lont vu, 4 savoir le c6té décevant, voire le ratage de la derniére et ses hommes rencontrent un bataillon qui s'appréte a napal-
partie. Nous redevenons tous, face a un tel film,des spectateurs mer un champ, c'est d'abord un spectacle pour les personnages
«au premier degré » et méme d’assez bons critiques : on est du film. Pas de pauses donc, ni de temps morts, mais une accé-
sidéré ou on ne l’est pas. J’aimerais juste indiquer ici que le film lération constante, des changements de vitesse, des ellipses au
est le récit non pas d’une, mais de deux, trois ou méme quatre coeur méme des scénes. Le son — un usage particuliérement
remontées le long du fleuve et que si, comme dit Blanchot, manipulateur de l'effet-Dolby — joue un réle prépondérant, pas
«Apocalypse décoit », c’est qu'il est dans sa nature de déce- du tout pour ancrer l"image, la rendre plus intelligible, mais au
voir. A tout ce que le fleuve charrie, il n'est pas de fin possible. contraire pour la déchirer de l‘intérieur, pour I‘empécher de
Pas méme Vhorreur. devenir le refuge du spectateur, pour faire peur. Autrement dit.
plus de hors-champ. L’effet obtenu est tout a fait saisissant.
Premiére remontée. Du concret a l’abstrait ; la guerre. L’épisode le plus souvent cité comme le meilleur du film (a
L’histoire du cinéma a partie liée 4 celle des guerres. L’armée juste titre a mon avis, j’y reviendrai) est a cet égard celui de la
francaise fut une des premiéres utilisatrices de invention des bataille d'hélicoptéres. Pourquoi? Tout simplement parce
fréres Lumiére. Devenue mondiale, faite par tous contre tous, que, tcls des super-Fabrice 4 Waterloo, nous comprenons que
la guerre a entrainé tout le cinéma moderne en Europe. de nous n'avons jamais réellement rw un hélicoptére. Nous nous
Rome ville ouverte aux Carabiniers. Bazin a parlé du plaisir trouvons dans un en deca du sens: un hélicoptére est un héli-
pris au « spectacle des destructions urbaines » qu’il appelait coptére, rien de plus: une explosion une explosion, un mort un
« complexe de Néron », et dont le cinéma lui paraissait étre le mort. On rencontre trop vite des objets qui ne veulent rien dire
lieu privilégié. En Amérique, techniques cinématographiques pour personne mais qui tuent. La guerre est d’abord ce lieu,
et technologie de la guerre allérent de pair : tuer et filmer ont concret trop concret. Je suppose que si Coppola avail arrété le
« progressé » parallélement. Le spectateur de cinéma s'est peu film avant I’épisode Kurtz, il se serait exposé a un tollé général
a peu habitué a étre un survivant. C’est ce spectateur que Cop- et les distributeurs (qui, en occurrence, sont souvent ici les
pola vise aujourd’hui, celui qui a échappé aux massacres - ou producteurs) auraient refusé de montrer le film dans leurs sal-
qui en est revenu-, en lui montrant la plus moderne des guer- les. Inversement, des critiques de cinéma (nous, par exemple)
res. celle dont l'image n'est pas encore retombée. De la guerre auraient trouvé le film admirable puisque formellement adé-
du Vietnam, Coppola ne retient que ce qui en fait une guerre quat a l'inintelligibilité de la guerre, une guerre vue d’en-bas,
de type nouveau (mais un nouveau qui intégre ancien : les sans « remontée ». Or, la double contrainte a laquelle Coppola
tranchées, les javelots) et gomme tout ce qui pourrait renvoyer n’a pas échappé est celle-ci: les spectateurs (et il en faut des
a une certaine intemporalité de la guerre. Pas de ces scénes millions pour rentabiliser le film) viennent d‘aberd pour les
donc, encore fréquentes chez Hawks. Walsh ou Fuller, ou des scénes de guerre, mais ils peuvent difficilement assumer ce
soldats discutent - de la guerre par exemple. Pas de ces discours « d’abord » : il leur faut une fin, un dénouement, de lintelligi-
des combattants ot i] est question de Phorreur de la guerre en bilité pour venir justifier a posteriori ces scénes. Le sens ultime
vénéral (comme dans Les Nus et les morts de Walsh, qui inscrit comme couverture 4 la jouissance du non-sens. Quant 4 Cop-
le débat sur l'anti-militarisme) ou du bien-fondé en particulier pola, il a voulu cette derniére partie, bien que l'on sache qu'il
de telle ou telle guerre. Inutile donc de chercher dans Apoca- eut le plus grand mal a décider de quoi elle serait faite. Ilya
lypse Now une prise de position sur l’engagement ameéricain au donc un moment ob, le fleuve remonté, nous allons passer du
Vietnam. Tout comme The Deer Hunter, le film participe bien concret de la guerre (les choses dans I’éclair de leur étre-la, dans
d'une entreprise d’amnésie politique. sauf que chez Cimino, leur surgissement mortel) a l’'abstraction (les choses qui se met-
elle se fait du point de vue d'un repli réactifet que chez Cop- tent a signifier, parfois lourdement, 4 porter au-dela d'elles-
pola la dimension historique est d’embiée court-circuitée par mémes). C'est la ob le film échoue. Comme s’il était impossible
un passage direct du physique au métaphysique, a travers un (ou alors, il faudrait plus de temps) d’amener le spectateur de
scénario inspiré de Conrad. Et en méme temps, Apocalypse l'état de stupeur sidérée of on I'a plongé vers un autre rapport
' 46 CRITIQUES

Marlon Brando (en haut) et Martin Sheen {en bas) dans Apocalypse Now, de Francis Coppola.

au film ot il serait invité 4 recommencer a « penser par lui-


méme ». Ou on sidére ou on stimule la pensée, ou on retient
le sens ou on le dissémine. Coppola n‘a pas vraiment choisi. De
plus, s‘il est un extraordinaire ingénieur, s‘il filme les opéra-
tions militaires avec un réel talent, avec de vraies machines et
de vrais corps, il est beaucoup moins a l'aise dés que |’image
devient sur-signifiante et le récit métaphorique. Evidemment,
ce‘jeu entre la suspension et la dissémination du sens, c'est le
pari des trés gros films, des films-monstres (frapper de stupeur,
ouvrir les interprétations, et surtout ne pas conclure : voir Tati,
Fellini et surtout Kubrick, qui sort terriblement grandi de la
comparaison avec Coppola). Le paradoxe est celui-ci: ces
films ne peuvent plus se faire que la - les U.S.A., peut-étre
I'U.R.S.S., en tous cas des empires — of il n'est pas permis de
ne pas conclure, de ne pas édifier.

Deuxieme remontée. Du fils au pére : le parrain.


Mais le fleuve charrie autre chose. II charrie par exemple ce
qui est 4 la base de toute fiction : la remontée vers les neeuds
de la filiation. des fils vers les péres, d°Oedipe vers Luaios.
Curieusement, le scénario de John Milius fait penser a un tout
petit film, un chef-d'’weuvre, généralement méprisé outre-
Atlantique, La Forér interdite de Nicholas Ray. La aussi, un
personnage s‘est retranché de la civilisation et régne sur un
groupe de hors-la-loi et d’épaves au coeur d'un royaume a la
fois splendide et nauséeux : les marais de Floride. La aussi. un
jeune homme va étre progressivement happé par l"horreur de
ce qui se trame dans ce royaume. horreur dont il sent bien
qu'elle le concerne. Chez Ray, écologiste avant la lettre, on
massacre des oiseaux, chez Coppola c’est plus grave. Une ami-
tié trouble va lier les deux hommes, le plus vieux va intimider
le plus jeune mais sera finalement tué par tui. Aprés le meurtre,
le jeune soupconne qu’il ne sera plus jamais le méme. « Hor-
APOCALYPSE NOW 47
reur!» dit aux demiers plans de la version actuelle d°Apoca- imprévisibles terrifient. Chez Friedkin ou Kubrick, ce sont les
lypse Now Willard avant de remonter sur son bateau. Il a thémes plus codés, plus littéraires, du diable ou du double.
découvert l’horreur de toute filiation, le passage par la violence Quant a Apocalypse Now, c’est sans doute celui qui, au niveau
mimétique (il se met 4 ressembler 4 Kurtz) etc. Mais cette hor- de son scénario, a la plus grande dignité littéraire (Conrad). La,
reur est truquée. Le vrai sujet — chez Coppola. comme chez lun et autre, Willard et Kurtz, sont de la méme espéce, de la
Ray, comme du reste chez le Welles de Monsieur Arkadin - méme race, du méme pays, de la méme formation (l’armée).
c’est la mise a jour du lien homosexuel, en tant qu'il est a la Pourtant, l'un d’eux est devenu un monstre. Un monstre
base de toute société. de toute « fraternité », donc de toute auquel il faut ‘identifier. Coppola remonte le fleuve de la civi-
guerre. Mais ce lien ne se tranche pas si aisément. Il y a bien lisation a Ja barbarie, pas la barbarie des autres, mais celle don:
une situation cedipienne, mais elle est vue du point de vue du on provient, dont toute civilisation provient, du cété de la
grand oublié du mythe, Laios. Un Lajos qui aurait déguisé son horde paternelle. Si cette remontée la aussi tourne court, c’est
suicide en meurtre pour priver Ocdipe de sa vérité. Si décou- parce que Coppola n‘a pas vraiment choisi entre délire surréa-
verte il y a, au terme de la remontée du fleuve. c'est qu'on ne liste et cruauté ethnographique. Ce « peuple de l'abime » qui
tue pas le pére, parce qu'il voulait mourir depuis toujours et adore Kurtz n’est pas assez crédible pour que le moment fort
qu'il attendait son meurtrier avec impatience. Horreur donc, de cette derniére partie, l'abattage paralléle de Kurtz et du
mais pas celle qu'on croyait. Evidemment, dans le film de Cop- bétail sacrifié, suscite toute l'horreur sacrée que I’on pouvait
pola, toute cette partie est un peu théorique parce qu'on trouver chez un Pasolini (dans Porcherie : « j'ai tué mon pére,
n’arrive pas trés bien a croire a "identification entre Willard et j'ai mangé de la chair humaine et je tremble de joie... »).
Kurtz. C’était beaucoup plus fort dans La Forét interdite, avec
Burl Ives et Christopher Plummer, qui sont pourtant deux
acteurs beaucoup plus limités que Sheen et Brando, mais c’est Quatriéme remontée. Le spectacle et homme de spectacle :
aussi que Nicholas Ray était un trés grand cinéaste. Le faux Coppola. Coppola n’est sans doute pas un cinéaste aussi pro-
pére, le « pére truqué » d’Apocalvpse Now, cest Brando, plutét fond que Kubrick (pour rester chez les géants). On a vu que son
quelqu’un qui exerce un protectorat qu’une loi, plutét un jeu de pistes ne méne nulle part vraiment, décoit. Pourtant,
« parrain » qu’autre chose, en tous cas un mythe vivant. Caren c'est un extraordinaire entrepreneur de spectacles et le plus
amont du fleuve d’Apocalyvpse Now, il y a aussi le vieil Holly- réussi dans Apocalypse Now, c'est cette autre remontée du
wood. Coppola appartient a une génération de cinéastes qui fleuve qui méne Willard 4 Kurtz de spectacle en spectacle,
doit travailler alors que les grands ancétres sont encore la, et presque « de show en show ». C’est la ol Coppola est souvent
qui le sait. Génération qui avait commencé en France avec la un trés grand cinéaste. Ce qu'il retient de la guerre, de cette
Nouvelle Vague, quand Godard inscrivait lttéralement le guerre-la, c’est qu’elle est devenue pour ceux qui la font (du
corps et fe nom de Fritz Lang (dans Le Mépris), et quia gagné cété américain) un vaste spectacle sans metteur en scene. De
depuis peu |’Amérique (voir Truffaut dans le film de Spiel- cette guerre dont on ne discute plus, qu’on ne comprend plus,
berg). La aussi, on peut dire que la mise a mort de Brando est on ne peut rien faire sinon des tableaux vivants, du show-busi-
une opération infinie - du fait de la position trés particuliére ness. Willard — tout entier résumé dans le regard de Martin
de Brando dans J’industrie américaine : il est un peu le Kurtz Sheen — est le spectateur par excellence : tout ce qu ‘il rencontre
de cette industrie - infiniment décevante aussi. est soit vécu, soit délibérément organisé comme du spectacle.
Cela va du plan rapide ot: Coppola se filme ]ui-méme en jour-
Troisiéme remontée. L’Un et I’Autre : PAmérique. naliste de télévision aux fantasmagories de la fin, produits du
Apocalypse Now est un film exceptionnel, soit. C’est aussi un délire de Kurtz, en passant par le jeune Noir qui chante « Satis-
film américain moyen de l’aprés-Vietnam. Le cinéma améri- faction » sur le bateau. C'est vrai de Dennis Hopper, bardé de
cain ne cesse depuis peu de tourner autour d'un théme qui est caméras et d'appareils photographiques, qui est comme le pre-
la présence de l’Autre en nous. Autre au sens de « alien », titre mier assistant de Kurtz, son bouffon et son griot. C’est évidem-
du plus grand succés de !’été aux U.S.A. « Nous », c’est bien ment vrai de l’extraordinaire scéne du théatre aux armées (un
sir, une fois de plus, l’Ameéricain se considérant abusivement instant, j'ai eu le sentiment que Coppola touchait a l’essence
comme équivalent général de l’espece humaine. Sauf de la guerre : sur une piste de danse flottante et dans un nuage
qu’« étre » américain, ce n’est jamais trés évident ni trés simple de fumigénes roses, l’exhibition nocturne et comme révée de
(je n’insiste pas sur le melting pot et autres mythes), et qu'il quelques filles pour une masse de jeunes hommes). C’est vrai
semble qu’on soit toujours prét a faire n’jmporte quoi pour étre de !a scéne réellement apocalyptique des tranchées ot tout le
encore plus américain (n’importe quoi : voir Kazan). Idéologi- monde prend Willard pour l’officier en charge. Mais c’est sur-
quement, l’enjeu de tous ces films (Alien, The Exorcist, The tout vrai de l’extraordinaire épisode de Ia bataille @hélicopté-
Deer Hunter méme Brief Encounters of the Third King) est de res et du personnage joué par Robert Duvall. Si cette scéne est
rendre les Américains encore plus Américains en leur faisant la meilleure du film, c’est qu’elle réussit le dosage entre le
exorciser un Autre (en général maléfique) qui les hante ou les « réel » (l’€tre-la des choses) et le «spectacle » (voulu par
habite. La nouveauté de ces films, leur force aussi, c’est qu’ils quelqu’un). Duvall n’est pas le deux ex machina, le démiurge,
ont décidé de ne plus lésiner sur les moyens (la technologie, que cherche Willard; c’est un bricoleur. Il ne peut que bombar-
encore) pour montrer Vautre, l’alien, en nous. Jusqu’ici, der un village par caprice ou faire surfer des soldats. Il est dans
c’étaient plutat des films de série B qui s’attaquaient a ce theme le film comme une anticipation de Kurtz (sauf qu’il me parait
(dans les années cinquante, autour de I’anti-communisme), infiniment plus convaincant), Kurtz qui, au bout du Neuve et
mais sans moyens, acculés 4 des trucages faibles ou a des raf- au ceeur du chaos. est le dernier metteur en scéne qui ait encore
finements d’écriture (le hors-champ tourneurien) ne pouvant des acteurs a diriger, un royaume a décorer et un public pour
sidérer que des spectateurs trés naifs ou trés sophistiqués (ciné- lentendre lire des poémes de T.S. Eliot. Mais justement, Cop-
philes). La décision de montrer l‘immontrable est assez pola, comme le personnage du Duvall, est un entrepreneur de
récente. Il y a différentes versions. Chez Cimino, c'est l’asiati- spectacles, plutét qu'un visionnaire — comme Kurtz.
que qui est responsable d’avoir réveillé la béte qui sommeille
en nous: on le tue donc tout en lui faisant honte d’avoir
réveillé la béte ; air connu. Chez Ridley Scott (Alien) c’est le Done « apocalypse décgoit ». En termes lacaniens, on peut
monstre protéiforme littéralement surgi du corps humain et reprocher a Coppola d‘avoir tenté impossible : filmer l'irre-
occupant l'astronef comme un cancer dont les métastases présentable phallus. Méme le crane de Brando n'y suffit pas.
48 CRITIQUES
Mais c’est autant par calcul que par naiveté qu'il a dt faire le quelle sorte de béte justement il est en train de monter. Que
film ainsi. Car s'il a réussi a4 tourner le fi'm exactement tel qu’il Coppola se soit dans Apocalypse donné un maitre pour le
le voulait, malgré d‘innombrables péripéties (1), il s‘est tout de dominer (selon la célébre formule), c’est clair. Mais quel mai-
méme trouvé contraint de tirer de l’énorme matériau filmé de tre? Est-ce la guerre du Vietnam? Ou le cinéma hollywoodien
quoi faire un film d'une durée presque standard, avec une vraie de la grande époque? Les personnages du film sont étrange-
fin etc, I] luia peut-étre manqué de pouvoir assumer jusqu’au ment hybrides, de ce point de vue, et c’est ce qui, entre autres,
bout une économie somptuaire, de gagner /e droit de ne pas rend le film passionnant. Ainsi Je colonel fantastiquement
conclure. interprété par Robert Duvall, coiffé d'un chapeau de ranger a
l'insigne des sabres croisés: le personnage se prend pour un
Serge Daney
cow-boy de western - et l'on n’a jamais mieux dit a quel point
cette guerre a di se faire sous le signe de “illusion, du réve amé-
I. Coppola risque de devenir le Kurtz de la profession. Ila réussi a contourner
les régles de la production hollywoodienne. a faire cavalier seul — ce qu'on ne ricain pris a la lettre. transféré de force. psychotiquement, dans
lui pardonnera pas. I] est en train d'instaurer. avec |‘Amencan Zoetrope, un un pays qui n’avait rien a y voir- mais Coppola s’en sert aussi
royaume aux régles fantasques et oti tous Jui doivent tout. Un royaume ou les pour régler son compte au western: a la fois lui rendre hom-
régles du marché vont de pair avec un systéme d’allégeance et de detics qui est mage, le parodier avec humour. et le ruiner dans une charge de
plus dans ta logique de quelque chose comme [a Maffia que dans celle des
Majors. cavalerie ailée (les hélicoptéres) qui parait rendre dérisoire,
pour jamais, les charges de cavalerie animale en terrain plat du
vieux genre. De méme, c'est a/ Walked With a Zombie que
l'on pense en voyant la séquence hallucinée du « trou du cul
Que faire du semblable, mon frére, quand il est passé « de du monde», le guetteur noir dirigeant son lance-roquette
Pautre cété »? L*éliminer, le comprendre. le respecter, le trans- d’aprés le son de la voix de l’ennemi: séquence de zombies ou
former, devenir lui? Point de départ de quelques grands films se retrouve, concentrée, toute la magie du fantastique des
américains, westerns en particulier (La Prisonniére du désert, années cinquante. Et méme le body-art et underground amé-
Les Deux Cavaliers); sujet fordien. done par excellence amé- ricains se voient incorporés dans la figure psychédélique de
ricain. Car la question qui est dans ces questions, comme la Johnson.
créature d'dlien dans le thorax de son héte involontaire, c’est:
qu’est-ce qu’étre Américain? Tous personnages a double face, a tiroirs: types américains
divers, soldats de la guerre du Vietnam et créés comme tels par
Il est tout a fait frappant dans Apocalypse Now que cette cette premiére guerre perdue des Etats-Unis, et en méme temps
question, dans la mesure ou elle est posée expressement ou fant6émes hollywoodiens dont Coppola parait hanté. C'est
presque — dans le dernier et déja tristement fameux épisode de pourquoi l'on se demande. en fin de compte. si la séquence
la rencontre avec Kurtz —, sonne parfaitement creux, alors Brando, la séquence Kurtz, n’était pas au fond plus nécessaire,
qu'elle paraissait pletne de sens dans les films de Ford, pleine dans ce rodéo des apparences, qu’il n’y paraissait d’abord: ne
de sens aussi, 6 combien, dans The Deer Hunter. On peut en fallait-i! pas aussi que Coppola grimpe cette espéce de centaure
donner un semblant de raison dans le fait assez évident que de Walt Disney et de Cecil B. De Mille (Brando aussi lisse et
Coppola, contrairement a Ford et a Cimino, n'est pas raciste. creux que Yul Brynner dans Les Dix Commandements) quest
C'est méme en quoi son film est, au-dela et en-dega des mor- I"épisode Kurtz? Oui, aussi.
ceaux de bravoure souvent sensationnels qui le constituent,
plutét agréable 4 un public démocrate, antifasciste et anti- L’hystérie hollywoodienne est sans doute la maladie, la
raciste — souhaitons que ce soit le plus nombreux. contradiction et la raison de l’échec partiel du film (quelle hys-
térique a jamais réussi a mimer la figure du maitre de facon
Coppola ne croit pas, c’est clair, au mythe dont Cimino a convaincante?). II n’en reste pas moins que celui-ci témoigne,
tiré, brillamment et misérablement, argument de son film, comme jamais avant lui et probablement jamais apres, de cette
celui de l’Asiatique opaque. intrinsequement pervers et pour incroyable psychose de paix américaine que ce peuple a mis
qui ni mort ni Dicu ne-compte, ni amour (on se souvient du jusque dans sa guerre: les drogues, l'acide, les bunnies. le rock,
«love you. Nick » de Deer Hunter, par quoi celui-ci livrait sa le cinéma méme, tous les opiums possibles et réels pour ne pas
simple clé). Maiscomme il n‘a pas su sortirtout a fait de la logi- savoir ce qu’ils faisaient la. La est la profondeur du film, la son
que conclusive, de la forme archi-classique de ce genre de film, vérilable impact, durable. Film sur la guerre du Vietnam, oui:
comme il a cru qu'il fallait conclure, et non par une nécessité mais plus encore, sur Ja psychose américaine, dans le pire et le
interne du voyage, du srip (dans tous les sens du terme) qui meilleur sens de ce mot. « Tout de méme, que! peuple incroya-
constitue la plus grande partie de Apocalypse Now, mais par ble »: telle est la pensée-réflexe qui vient a lesprit — a esprit
une contrainte formelle qui donne la mesure de ’emprise du de n'‘importe quel spectateur européen,je pense - en voyant le
vieil Hollywood sur le nouveau, nous avons droit aux séquen- film; pensée béte. opaque. sans beaucoup de sens, mais irrésis-
ces décevantes, verbeuses, folkloriques et creuses de la fin, a tible: on ne sait quoi fulgure et frappe. el c'est « 'Amérique ».
cette image totalement nunuche et Disneyland de la « barba- Quoi, Amérique? Est-ce que l’Amérique se réduit a cet
rie » assumée (avec quelle souffrance! essaie-t-on de nous faire ensemble de gadgets en deélire, 4 ces technologies hédonistes si
croire) par le colonel Kurtz, cette grande figure tragique-sic. incroyablement déplacées — et d’ailleurs mises en crise - sur la
scéne vietnamienne? Peut-étre pas. Mais tout de méme.
On se sent bien obligé de faire un sort 4 ce ratage final, tant Un jour, un cinéaste américain fera un film sur ce que les
il apparait comme un appendice aisément détachable, ct qui, Vietnamiens — ceux du Sud, ceux du Nord - en pensaient, de
éliminé, laisse un grand film inachevé, sans doute, mais pas cette guerre: et comment et pourquoi ils l’ont faite. Un cinéaste
plus inachevé dans son systéme rhapsodique qu'un film de Fel- ameéricain? Ne serait-ce pas plutét l'affaire d’un cinéaste viet-
lini, également constitué de troncgons erratiques. namien? Sans doute. Mais c’est d’un cinéaste américain que
nous pouvons attendre un film ou passe un accent de vérité.
Spectacle curieux, au sein du spectacle direct (qui nous en Crest comme ca. Et rien ne laisse prévoir que ca change. Voila
donne pour notre argent), que celui de l'entreprise de Coppola ce qu’on se dit en voyanl Apocalypse Now.
avec Apocalypse: comme d’un cow-boy de rodéo qui ne saurait
pas bien, au cceur méme de son audace a dompter la béte, Pascal Bonitzer
RENALDO ET CLARA

RENALDO ET CLARA
(BOB DYLAN)

Disons-le tout de suite: ce n’est pas un film comme les


autres. La différence? Elle tient presque enti¢rement dans le
fait que Dylan, son auteur complet, n’est ni un type, ni un
chanteur, ni un acteur, ni un écrivain, ni un musicien, ni un
cinéaste comme les autres. Impossible, ici. de faire 'économie
de son rapport 4 Dylan (film mis a part): passion, irritation,
indifférence. Contrairement a ce que Dylan déclare,je ne pense
pas qu’« il ya un tas de gens qui verront le film sans savoir qui
est qui. Et qui le recevront avec plus de pureté ». On comprend
que, voulant échapper 4 une image trop ligée, i] aimerait que
son film s’adresse a des non-spécialistes, des non-admirateurs,
des gens qui ne chercheront pas, d'une maniére ou d’une autre.
a le coincer dans un stéréotype. entre deux dates de sa biogra-
phie trop connue. Mais je le crois quand il dit: «J'ai fait
Renaldo et Clara pour un groupe de gens trés précis et pour
moi-méme, de la méme facon que j‘ai écrit « Blowin’ in the
Wind » eL« The Times They Are a-Changin'». Y a-t-il contra-
diction entre ces deux déclarations? Non: c’est méme une
constante du nouveau cinéma d'auteur que de visera la fois un
spectateur, un spectateur unique, privilégié, un peu comme
queiqu’un 4 qui on adresse une lettre, et un public, supposé
naif, pur, populaire. Mais ce qu’on peut dire, pour sir, c’est
que si ce nest pas une contradiction, c’est — les faits le vérifient
largement —- une utopie.

Bob Dylan: une introduction.


Autant pour un cinéaste ou un autre il peut y avoir quelque
doute, autant pour Dylan il n’y en a aucun : il est auteur com-
Bob Dylan dans Renaldo et Clara
plet de ses chansons, Et i] a marqué, a travers quelques-unes
dentre elles, une génération entiére, presque une époque. Pour
moi. il a été, il est encore, quelqu'un de tout a fait unique, beau- conditions humaines, plus modestes. (Ca devient vite une
coup plus qu'un grand chanteur ou poéte, quelqu’un qui vous grosse entreprise commerciale. mais ¢a c’est une autre affaire.)
accompagne un bon bout de chemin. Mais i! faut dire que le La date est importante a deux titres : d’abord, c'est le contact
chemin est plutét tortueux, semé d’embdches: Dylan est le qui est repris avec le public, avec le réel, avec le bricolage dont
spécialiste de la transformation, du changement 4 vue, et il est un arlisan-chanteur-poéte a besoin; ensuite, c'est de cette épo-
logique, de temps a autres, qu’on décroche, qu'on ne le suive que et de cette tournée que proviennent les chansons filmées
plus, qu'on s’interroge. Certains (des puristes, surtout aux dans Renaldo et Clara. des chansons dont on va voir qu’elles
U,S.A.) lavaient déja laché au moment (1965, Newport) de structurent, musicalement et thematiquement, tout le film.
son passage a une musique électrifiée. plus rock que folk. C’était
I'époque ot Like a Rolling Stone devenait "hymne d'une Bob Dylan: un film.
bonne partie de la jeunesse américaine ct d'ailleurs. Pour moi, Sa vie (sa musique aussi) est un film: il ya pas mal d’années
le sommet était encore a venir, passés les premiers éblouisse- déja, on racontait que Dylan avait le projet fou (trés warholien)
ments : c’est Blonde on Blonde, le double album (d’avant l’acci- de se faire accompagner, filmer nuit et jour. sans interruption.
dent de moto ou il faillit y passer), et les Basement Tapes, ces Quelque chose de ce projet voit le jour dans Renaldo et Clara :
bandes semi-amateur enregistrées avec le Band a Big Pink, et méme dans la version courte qui sort aujourd’hui, malgré les
que CBS se décida 4 sortir (il y a quelques années) Aprés qu’elles coupes (effectuées par Dylan fui-méme), l"impression demeure
aient déja pas mal circulé sous forme de disques pirates. de suivre un homme jusqu’au bout de son voyage, de ne jamais
Ensuite, si !a déception n’était jamais totale, ce n’était pas non le perdre de vue, d’étre rivé 4 lui. Impression contradictoire :
plus «comme avant»: ni les paroles (plus répétitives, plus autant l'homme, le musicien, se montre, autant il se cache, der-
banales ou moins folles), ni les musiques (plus sages, semblant ri¢re des masques et des peintures {pour les parties chantées,
se parodier davantage), ni les arrangements, la « couleur filmées sur scéne). derriére des allégories et des jeux (pour les
sonore » (plus quelconque, plus impersonnelle), ne retrou- parties de fiction, interviews et mini-psychodrames). Dylan est
vaient l’intensité des expériences passées. Est-ce que c’en étail tout entier dans cet incessant mouvement de va-et-vient : com-
fait de Dylan? Non: il y avait ga et 14 une perle, un morceau plétement singulier (je suis moi, multiple, changeant, insaisis-
(au moins) par disque. un couplet avec ces mots qui s’imbri- sable, n’appartenant ni a des idées, réductrices, nia des person-
quent les uns dans les autres comme s‘ils avaient toujours vécu hes, castratrices), complétement anonyme (je suis vous, camé-
ensemble, comme s’ils avaient été inventés pour se conjurer léon, pareil 4 n‘importe qui, archétype, je peux étre joué par
comme ¢a, et pas autrement. 1975. Une date importante: le mon voisin, interprété par le premier de mes amis). De ces jeux
début des tournées de la Rolling Thunder Review, la revue du avec une image publique, de ces variations sur une personne
Tonnerre qui Gronde. Dylan et des amis, une troupe, un cir- privée, if ressort que dans le film (interprété par une multitude
que presque, se produisent, sans publicité préalable, dans des d’hommes et de femmes, mosatque aux visages changeants et
50 CRITIQUES
comme ¢a de réciter du Ginsberg 4 un public de quinquagénai-
res lesbiennes... Bob Dylan retrouve sa petite (2) amie du début,
elle sort d'un camion et se demande si elle va passer la nuit avec
Bob ... elle a les yeux trés cernés, femme-groupie déja mire.
Il y a des scénes vides avant le grand concert, aprés deux heures
trois quarts je suis sortie devant moi dans la salle a moiti¢
pleine. un couple trés jeune et qui n‘arrétait pas de boire de la
bicre et de manger de la nourriture qui sentait mauvais, et qui
n’arrétait pas de parler et c’était désagréable uniquement parce
que j‘ctats seule et queje crois que ce film va bien avec les sand-
wiches et la parlotte entre amis... »
Tout ce résumé du film pouren situer. ct le climat fictionnel,
et la fiction de sa sortie en Amérique {ou ila tres mal marché :
une catastrophe financiére). Ici, le film est forcément autre
chose, quelque chose de plus abstrait: on connait Dylan
davantage pour ses musiques que pour ses paroles, et les
mythologies post-beatnick et pré-hippie, francisées a
lextréme, ont perdu de leur spontanéité et de leur force spé-
cifique,de leur sens. De méme pour la tradition de « la route »,
Renaldo et Clara, de Bob Dylan du chanteur qui commente politiquement les conflits sociaux
et les inégalités raciales (Woody Guthrie, communiste améri-
cependant toujours étrangement ressemblants. analogues), il
cain, est pour nous Européens une énigme, un personnage for-
n’y a en fait que deux personnages: l'homme, Dylan, et ses
nombreux doubles, la femme (qui se divise principalement en dien tout a fait improbable), tout un héritage 4 la fois musical
deux ; l'amour ancien, Joan Baez, et le nouveau, Sara Dylan) el poétique ‘politique auquel nous n‘avons pas de veritable
équivalent. Ajoutez a cela le poids des corps américains, pres-
et ses doubles tout aussi nombreux. On se perd donc constam-
ment 4 identifier qui est qui, tant chacun (les femmes surtout) que des corps d’une autre planéte.
se ressemble, et on se retrouve sans cesse en face d’un homme Bob Dylan: un film 3.
et une femme, Adam et Eve bariolés, a histoire d'amour inter- Ca commence par une déja ancienne chanson, retravaillée,
minable. Scénes de ménage, quiproquos. métaphores, la jeune méconnaissable, beaucoup plus belle, dont méme le titre a
fille qu’on a laissée s’enfuir. la jeune femme avec qui on n’a pas changé (ca a son importance): « When 1 paint my master-
fait sa vie, l’épouse qui n‘a pas suivi jusqu'au bout, la prostituée piece » (Quand je peindrai mon chef-d'ceuvre) est devenu
ou la voyante qui sait l'avenir, etc... En 1965, Dylan chantait « When I paint this masterpiece » (Quand je peindrai ce chef-
(dans Positively 4th St),je cite de mémoire : « 1 wish that for just d’ceuvre). Du futur on passe presque au présent, l'accent est
one time you could stand inside my shoes/And
just for that one mis sur ce qui est en train de se faire, de se créer, aujourd'hui,
moment | could be you/Yes | wish that for just one time you ici et maintenant. Plus de modestie et moins de prophétie : on
could stand inside my shoes/Then you'd know what a drag it peut le dire du film aussi, terre a terre, débarrassé d’un mysti-
is to see you ». Je voudrais que. pour une fois seulement, tu cisrne qui devenait un peu lourd, encombrant. Cela ne veut pas
puisses étre dans mes chaussures/Et, pour juste une fois, je dire que la religiosité soit absente: le ton (et la parabole) bibli-
pourrais étre toi/Oui, Je voudrais.../Alors tu saurais a quel que demeure, avec ses images, ses clichés, ses miniatures naives
point c’est emmerdant d’étre avec toi.) Identification, glisse- et maladroites. mais tout cela s’"accompagne d'un humour cin-
ment, métamorphose, substitution, défiguration, humour. glant, un peu comme Si le critique d’art Dylan faisait aussi [a
vitriol. critique du peintre Dylan, peintre du dimanche et chanteur des
autres jours. Un bricoleur: ainst apparait-il, étemel empé-
Bob Dylan: un film 2. cheur de touner en rond qui a plus d’un point commun avec
Voici Phistoire du film (dans sa version longue), telle que la Godard (le cinéaste Godard et le poete Dylan, bien entendu).
raconte, une amie de New York, Jackie Raynal, dans une let- « Ce qui emmerde tout le monde, c’est que moi je ne m’arréte
tre impressionniste mais qui en dit bien /‘ambiance. Extraits : pas. » (Dylan) Combien de fois Godard a-t-il répété qu’on lui
« C'est ainsi que le film commence par un générique en surim- en voulait de faire ce que les autres ne faisaient pas? Deux artis-
pression sur un plan moyen de Dylan a la guitare en plein tes en rébellion contre leur image publique. acharnés a la faire
concert, on le reconnait mais il porte un masque en plastique voler en éclat, a aller de l'avant. Deux hommes de communi-
transparent qui lui donne un nez pointu el lui élargit la bou- cation qui s’évertuent a faire passer des idées simples avec un
che; c’est amusant comme le ton du film qui est vraiment du vocabulaire qui sort de lV'ordinaire, qui tranche, lasciné sur le
home-movie avec des moyens (les moyens du son qui est excel- tard par l'inverse: faire passer des idées compliquées, subtiles,
lent et du montage ou /’on peut comprendre qu'il y a eu un avec un vocabulaire de plus en plus simple. Une unique ambi-
choix colossal de pellicule). C’est aussi I"histoire de Greenwich tion : détruire les barriéres qui emprisonnent l'artiste dans une
Village racontée de temps en temps par un vieil ami de Dylan, création soi-disant «spécifique». déborder son terrain de ma-
un musicien sans doute, et qui joue au flipper pendant tout un neeuvre, innover en tenant compte de ce que les autres ne font
monologue/caméra en haut d'un immeuble new-yorkais sur pas, faire ce que les autres ne font pas, en utilisant toujours son
fond de piscine. Dylan hum, hum beaucoup dans le film et a expérience privilégiée, en ne reniant jamais ses racines, cultu-
air de laisser tous ses partenaires libres d’improviser sur ce relles cf artistiques, en les injectant dans chaque nouvelle aven-
qu'ils ont envie quand tout a coup une chanson améne un ture. chaque nouvelle ceuvre, sous forme de venin. Artistes-
théme musical et c’est trés « on the road », le plus souvent avec vipéres, « inoculant au monde fa désillusion » (Henry Miller,
des filmages a l’intérieurdu bus qui améne les musiciens 4 Phi- cité par Dylan).
ladelphie et il pleut et c'est tres senti comme image. t ya Allen
Ginsberg dans une espéce de bar-lieu de réunion, on ne peut Bob Dylan: un film 4.
pas vraiment reconnaitre et le public est composé uniquement La premiére image que Dylan donne de lui dans Renaldo et
de femmes qui ont I’air de lesbiennes, ca fait tres américain Clara donne le ton: un poéte 4 moitié fou, qui parle longue-
RENALDO ET CLARA §1
ment de ses électrochocs, incapable de lire mais doté d'une ment la marche a suivre, le sens de "histoire, et vous avez un
« mémoire photographique », un poéte (qui n’est pas joué par film qui ne ressemble a rien sauf- on s‘en serait douté - a
Dylan) qui vend, pour trois dollars piéce, ses poémes‘dans un quelqu’un de pas comme les autres qui ressemble a (presque)
club of les gens le regardent et !’écoutent ébahis. !] a (déja!) une n'importe qui: Bob Dylan.
sorte de double. un noir hagard et édenté a la langue rose et : Louis Skorecki
pendante, gui s’exprime avec difficulté, spectateur fantomati-
que de toute la scéne. Le poéte se présente : « My name is Tony
Curtis », Ol commence le dérisoire, ot finit la fable du réel?
Humour inconfortable, qui s’en prend au personnage principal
(Dylan au début, peut-étre, chantant ses chansons pour quel- CEDDO
ques dollars, crevant de froid dans New-York hostile) bien plus
qu’aux admirateurs, au public, vaste terrain vierge. terre
(O. SEMBENE)
inconnue, hors d’atteinte de toute caricature facile. Et les fem- «... Afrique, c'est le vrai continent qui peut faire
piéce 4 'Amérique, qui a plein d’histoires tout 4 fait
mes entrent en scene, toujours la méme, recommencée. Dylan autrement. »
chante /sis : « Isis, oh, Isis, you mystical child/What drives me Godard.
to you is what drives me insane/I still can remember the way
that you smiled/On the fifth day of May in the drizzlin’ rain ». Par habitude et par paresse, par racisme aussi, les Blancs ont
(Isis, oh, Isis, toi enfant mystique/Ce qui me pousse vers toi toujours pensé que de !’Afrique noire émancipée, « décoloni-
est ce qui me pousse vers la folie/Je peux encore me rappeler sée », naitrait un cinéma libéré, chantant et dansant, qui leur
de la fagon dont tu souriais/Le cing Mai dans la pluie bat- ferait honte et qui leur confirmerait que, décidément, les Noirs
tante.). Et elle parle, Isis, d’épousailles toujours recommencées dansent mieux qu’eux(!), Ce genre de « division du travail »
« How she told me that one day we would meet up again/And (aux uns la pensée logique. aux autres le langage du corps) a eu
things would be different the next time we weed ». (Comment pour résultat que les spécialistes occidentaux du jeune cinéma
elle me disait qu’un jour on se rencontrerait de nouveau/Et que africain, trop occupés a le défendre par solidarité politique ou
les choses seraient différentes la prochaine fois qu’on se marie- charité mal ordonnée, n‘ont pas su percevoir ce qui en faisait
rait). Tout recommence a chaque minute: les erreurs passées, le prix et originalité : la tradition orale, le verbe, le récit. Des
les errances présentes, tout se fait et se défait éternellement, « histoires tout 4 fait autrement »? Oui, mais un cinéma littéral
tout recommence et se reconstitue sans cesse. La méme scéne, (plutét que métaphorique). discontinu (plutét qu’homogéne),
toujours, chaque fois reprise et rejouée. On comprend que cela verbal (plutét que musical, Un cinéma plus tenté par l‘inscrip-
n’a pas seulement a voir avec les détours de la biographie, les tion vraie que par le semblant. Partir de la parole (et non de la
surgissements du passé qui viennent défigurer le présent illu- musique), c’est ce qui caractérisait les premiers films d’Ous-
soire, cela concerne aussi le cinéma, dans son essence méme, mane Sembene, ceux d’Oumarou Ganda et de Mustapha Alas-
qui est d’étre du déja mis en boite, du rejoué, de la reprise. On sane, ceux faits en exil par Sidney Sokhona, comme le dernier
n’oublie pas de sitét L’Invention de Morel, de Bioy Casares, - et le plus beau film de Sembene : Ceddo (1977).
cette histoire d'un film qui se déroule a l’infini sur une fle dés-
erte et qu’un homme, paramour pour une des femmes filmées, On sait que le film raconte lislamisation forcée d’un village
veut rejoindre, au prix de sa vie. Renaldo et Clara en est un peu de l’actuel Sénégal au XVII siécle. Conversion du roi Demba
une version chantée, plus réaliste que baroque, maladroite War et de sa cour d’abord, puis des villageois pourtant persua-
dans son décoloriage frénétique, une priére adressée 4 une dés que, comme le dit 4 plusieurs reprises Jeur porte-parole,
femme folle, une complainte pour un prostituée maternelle, « aucune foi ne vaut une vie d’‘homme ». Le roi sera secréte-
un chant de fuite et de retour. ment assassiné, les nobles écartés du pouvoir et les villageois
(ce sont eux les ceddo, les gens du refus) vaincus, désarmés.
Bob Dylan: un film. 5. rasés, rebaptisés de noms musulmans, bref préparés pour
Et les folklores? Ils parsément fe film de leurs rythmes, de l'esclavage, bons pour la traite (la suite du film, en un sens, c’est
leurs images, tout a fait réels, complétement fantaisistes. Chan- Roots). Parallélement a ce premier récit (qui a pour centre la
sons mexicaines a l’accent américain trop prononcé (Romance place du village), Sembene en poursuit un autre dont le lieu est
in Durango), avec piments, soleil, désert, fandango et ruines un no man’s land, quelque part dans la brousse. La princesse
aztéques, mélopées a la voix chevrotante évocatrice des litanies Dior Hocine, fille du roi, a été enlevée par un ceddo, qui entend
de synagogue (« One More Cup of Coffee »}. visite guindée et protester ainsi contre l’islamisation de la cour et qui Lue impi-
embarassante a Ja tombe de Kerouac. avec un Ginsberg gogue- toyablement tous ceux (le frére puis le chevalier servant) qui
nard et un Dylan trop droit, scénes de rues et de bars mytho- tentent de la délivrer. II finit par étre tué par ordre de l’iman
logisées a Pextréme, défigurées, repeintes. Et une communauté qui, entre temps, a pris le pouvoir. C'est alors que la princesse
indienne, sourires chaleureux a ne savoir qu’en faire, adressés prend conscience de !’assujettissement dans lequel est tombé
hors-champ a on ne sait qui. Un homme en bas d’un mur, avec son peuple : ramenée au village. superbe, les larmes aux yeux,
une corde. s’apprétant a faire évader qui? Une foule réunie elle tue ’'iman : arrét sur l’image. fin du film.
autour d‘un précheur ambulant, avec Dylan qui chante
« What will you do when Jesus comes?» dans la bande-son. Dans Ceddo donc, on perd sa liberté (le peuple), sa vie (le
Tout se croise, se recompose a vue d’aeil, se décale et se sou- roi), ses ceilléres
(la princesse), mais il y a plus grave. Récit dun
ligne. L’équivalent d’une chanson, avec ses mots brisés, ses putsch avec intrusion du religieux dans le politique (comme
images heurtées? Pas tout a fait : Dylan cinéaste est finalement Moise et Aaron), passage d'un type de pouvoir a un autre, théo-
(Je cinéma est plus réaliste, dans son essence, que la chanson, cratique (comme La Prise de pouvoir par Louis XIV), Ceddo
fat-elle réaliste) trés attentifau réel, au document brut, a l’évé- est aussi "histoire d’un droit qui se perd : le droit de parler. Un
nement saisi dans sa complexité immédiate. Tout ce quia trait droit mais aussi un devoir, un devoir mais aussi un plaisir, un
aux tournées, scénes de car, préparation du matériel électrique jeu. Si l'iman gagne, ce n'est pas parce qu'il est militairement
sur la scéne, entrée d'un musicien saisi par le trac, vision du le plus fort, ni méme parce qu’il y a beaucoup de bonnes rai-
public qui attend, tout cela est précis, net, non-naturaliste, et sons socio-économiques a l’islamisation de la région), c’est
témoigne d'un rapport au cinéma qui est tout sauf approxima- parce qu'il introduit un élément au contact duquel les structu-
uf. Ajoutez les chansons qui indiquent toujours trés précisé- tes du pouvoir africain traditionnel vont imploser— et cet élé-
CRITIQUES
Vision idéale, naive, d'un monde sans mensonge? Utopie
Wun monde d’avant lidéologie, ignorant I’écart entre énoncé
et énonciation? Voire. Les sociétés dites « sans écriture » ont
leurs moyens bien a elles de prélever du langage parlé ce qui
confére a ce qui se dit valeur d’écrit. Soit l'utilisation de la
dimension phatique du langage (dire « j'ai dit! »). Soit des ges-
tes qui ont valeur performative (lorsque Madiar, lhéritier
dépossédé du tréne par la nouvelle loi coranique, renie cette loi
et se met lui-méme hors la loi, il troque une esclave contre du
vin qu'il boit solennellement devant l'iman qui, dégotitée, se
bouche le nez). Soit des propositions indécidables (Madiar.
hors la loi, ne parle plus que par proverbes). Soit — et c'est la
partie la plus saisissante du film, pour nous la plus neuve ~
existence d'un personnage essentiel, sans lequel la communi-
cation ne pourrait tout simplement pas avoir lieu, le porte-
parole officiel, un noble bedonnant du nom de Jaafar. C’est
comme si toute une partie du langage — celle qui n’engage pas
— était dévolue a un seul homme. Jaafar seul peut mentir.exa-
gérer. flatter, ruser. jouer tous les réles(y compris le sien), occu-
per toutes les positions de discours. Deux personnages face 4
face ont encore besoin de lui pour se dire: «dis a celui la
que... ». Jaafar n’est cependant ni un porte-parole a l’occiden-
tale (celui qui parle 4 la place du président qui, resté caché.
pourra toujours le démentir), ni le fou du roi, le bouffon (si fré-
quent dans la tradition arabe), I] n’est pas celui qui dit la vérité
la oll tous les autres mentent, il est le seul qui ait le droit de
mentir dans un monde od tous sont roves a la vérité (c'est-a-dire
contraints de laire ce qu‘ils diront, donc de penser ce qu'ils disent),
le seul qui ait le monopole des écarts entre énoncés et énoncia-
tions. Sans Jaafar, pas de communication; il est, si jose dire, le
«blanc» qui espace la parole ct en fait, d'une certaine ma-
niére de ’écrit. Aussi, plutét que la chute du roi Demba War (sur
laquelle, du reste. le film glisse trés vite), il me semble que
Ceddv raconte comment quelqu’un est dépossédé de son rdle
de porte-parole. A la fin du film en effet, l'iman renvoie Jaafar
(qui n’a pourtant négligé aucune bassesse pour rester du cdté
Ceddo, d’‘Qusmane Sembene du manche) et le remplace par un fidéle a lui, Babacar. En fait,
c’est la fonction quia changé. Babacar parle swr ordre de Viman
qui, lui-méme, est censé parler au nom d'un livre qu’il connait
ment, c’est un livre. un livre qu’on récite. Entre le début et la par cceur (et un livre, c’est personne). Ce transit vertical de la
fin du film, c’est le statut de la parole qui a changé. Au début, parole se substitue a la circulation horizontale de la parole afri-
il est clair que nous sommes dans un monde ov l'on ne ment caine ol} un menteur, mis au service de tous, sur un plan
pas, ou toute parole, n’ayant d’autre garant que celui qui la d’immanence, permet a chacun de « tenir parole ». C’est a par-
profére, est « d’honneur ». C’est comme si, lorsqu'il filmait ce tir de la défaite de Jaafar que peut commencer, si l'on veut, le
peuple qui va étre réduit au silence, Sembene tenait d’abord a régne de l'idéologie, c’est-a-dire de l'ensemble des positions
lui restituer son bien le plus précieux : sa parole. Calcul tout (poses, travestis, excés de zéle, hypocrisies, mécréances) face a
ce qu'il y a de politique(3), Car la défaite des ceddo signifie que un Texte intouchable. C’est 14 on Sembene est le plus polémi-
la parole alricaine ne sera plus jamais percue (par les Blancs, que : la férocité avec laquelle il dépeint l'iman (l'un des person-
musulmans, puis chrétiens) comme parole mais comme babil, nages les plus antipathiques de tout le cinéma) dit assez dans
bavardage. fond sonore«pour faire vrai» ou pire, comme «pala-
bres». Or, ce qu’au-dela d’un souci archéologique (au demeu-
rant pour nous a peu pres impossible 4 évaluer), Sembene fait
surgir, c’est la parole africaine en tant qu’elle a pu aussi avoir
valeur d’écrit. Car avec de la parole aussi, on écrit(4), A la cour
du roi Demba War, dans cet espace rituel ou se noue l’action
et ol se défient les personnages du drame, chacun ne fait qu'un
avec ce qu'il dit: le roi et son peuple, les musulmans et les
« paiens », les prétendants au tréne. Jeux oratoires, coups de
thédtre, arbitrages et serments, prises de parole et droits de
réponse : toujours la parole engage absolument. Il faudrait
chercher chez Pagnol ces moments incandescents ou la parole,
fonctionnant comme de I’écrit, fait loi. Le film de Sembene
devient alors un extraordinaire document sur le corps africain
(celui des acteurs d’aujourd*hui et celui des héros hier) dressé
dans sa langue (ici le ouolof), comme si la voix, accent, l’into-
nation, la matiére de la langue et le contenu des discours se col-
lusionnaient dans des blocs de signification ot tout mot est,
pour celui qui le porte. le dernier.
CcEDDO 33
quel mépris il tient tous les serviteurs d’un dogme, quel qu’il 3. Sans parler du boycott prévisible du film en Afrique blanche (arabe), son
interdiction compléte au Sénégal dit 4 quel point Sembene géne. Et que ce soit
soit. En ce sens, plutét qu’anti-islamique, Ceddo me parait bel et bien la question du passage de la parole a écrit qui soit politique, Seng-
avant tout un film anti-clérical. Chose devenue rare, de nos hor vient d'en apporter une preuve comigue en censurant le film sur la base
jours. A fortiort dans le Tiers-Monde. d'un désaccord orthographique. C'est ce que le grammainen-président-poete
explique dans une lettre envoyée au « Monde » : « Le décret sur le ouolufa paru
depuis plusieurs années et, selon ce décret, Uorthographe correcte du mot est
Voila pour le Ceddo-parole. Reste le Ceddo-musique. Je cedo avec un seul d. ct non pas ceddo, avec detx d » (sic). Senghor qui est sans
disais plus haut qu'il y avait deux films, deux récits; de méme doute un familier de Mallarmé devrait pourtant savoir que « jamats un coup
qu’il y a deux « héros positifs » : le peuple qui résiste collecti- de d..»
vement et la princesse qui prend conscience in extremis. Les 4. Dans « De la grammatologie », Derrida écrit (p. 124): « A. Leroi-Gourtian
deux films ne convergent qu’aux demiéres images, d’autant fe monure hien ; refuser le nom d'‘homme et le pouvoir d'écriture au dela de sa
plus émouvantes qu’elles constituent une sorte de forcing fic- propre communauté, cest un seul et méme geste. En vérité, les peuples dits
tionnel. Lorsque la princesse tue l’iman, il ne peut s’agir que «sans Gcriture » ne manquent jamais que dun seul type d écrinure ».
dune fin improbable, d'un dénouement emblématique (la 5. Il ne faut évidemmient pas exclure de la part d'O.S. un calcul tactique. S'il
libération finale, encore a venir, de l'Afrique). Sembene, plus y a deux Ceddo. c'est bien aussi qu'il y a deux publics de cinéma en Afrique,
dialectique en cela que des cinéastes populistes comme Leone l'un a constituer (un public éclairé), lautre a ne pas perdre (un public popu-
ou Kurosawa; enlace les deux récits sans jamais les confon- laire). Or, le public africain, 4 Dakar comme 4 Paris, au marché Sandaga
comme 4 Barbés, est pris dans un flux d'images et de musiques ou toutes les
dre(5), maintient la distance entre le récit de la résistance et la identités sont, comme dirail Foucault, buissonnanres. Un cinéma esperanto.”
fiction de la révolte, entre le peuple et ses héros, entre le col- codé, sur-signifiant, allégorique. Plus de cadre, plus d’espace ou placer ta
lectifet Pindividuel. entre archéologie et la convention. En camén et le spectateur. mais des parcours d'emblémes et d'insignes dans un
bon marxiste, i! fait dépendre la prise de conscience indivi- espace anamorphosé (le zoom est la figure centrale de ce cinéma) et dans un
temps scandé par des embrayages musicaux. Il ya du camavalesque la-dedans,
duelle de la résistance collective. Bref, !a princesse n’est pas méme si trés avachi du fait de sa mondialisation : comédies musicales indiennes
Zorro. Mieux, il traite les deux Ceddo selon deux approches ou égyptiennes, films-karaté, pormos, westems italiens, séries Z a la Corman :
différentes du cinéma. On a vu que la partie archéologique sub-culture du monde entier, images d’en-bas. Mais un africain qui s‘identifie
était fondée sur la parole. L’autre partie
- allégorique — est sou- a Bruce Lee ne devient pas chinois pour autant. Le masque aliéne, mais il pro-
lége aussi : pudeurev survie. Le mot « escapisme », cet anglicisme par lequel on
tenue par de la musique. C’est comme si, toutes les fois que le fait toujours la moraleau peuple-spectateur (honte a ceux que n'intéressent pas
film faisait appel 4 des situations connues ou emblématiques, limage de leur misére. qui ne peuvent la voir ni se voir « en peinture »!) ne dit
appartenant a une sorte de mémoire transhistorique et diffuse pas qu’il est d'innombmbles fucons de « s'échapper » : par tous les bouts et sous
de l'histoire de la diaspora africaine, c’était la musique (de tous les masques, selon une logique des métamorphoses qui n’a rien a voir avec
la réappropriation d'une origine pure et perdue. De méme qu’il est dérisoire —
Manu Dibango) qui venait jouer comme rappel, connotation. et démagogique - de proposer aux opprimés une image héroique et revan-
Parole contre musique, alors? Plutét une sorte de dichotomie : charde d'eux-mémes. Entre la chirurgie du corps souflrant (cinéma modeme.
a4 la musique tout ce qui nous renvoie 4 notre supposé-savoir européen surtout) et l’aum du corps glorieux de la star (hollywoodisme mon-
ou 4 notre déja-vu, a la parole tout ce qui renvoie a notre igno- dial), le masque est encore ce qu'il y a de plus sir. Le Ceddo de lépisode Dior
Hocine appartient un peu 4 ce cinéma. On ne sait plus tres bien dans quel
rance (laquelle, sur Afrique, est sans limites). [I s‘ensuit un temps on est, ni dans quel espace. D’otl la déception pincée de certains qui y
déplacement des affects tout a fait passionnant. Quand on mar- voient des concessions indignes d'un grand cinéaste. Or, c’est justement la ou
que les esclaves au fer rouge. quand on les regroupe sur la place Sembene est sinon le plus politique, du moins le plus honneéte: il n’a pas
du village pour les rebaptiser, la cruauté de la situation, loin d'avance sur l'état actuel des contradictions que !'on rencontre a faire un film
dans (et sur) un pays qui n'a pas. ne veul (toujours) pas, n’a pas (encore) besoin
détre soulignée par la musique, est mise a distance, comme si d'image de lui-méme. H tient les deux bouts d’une chaine 4 laquelle manquent
quelqu’un nous murmurait avec ironie: mais tout ¢a, vous le tous les maillons. Mais ce sont les deux bons bouts.
savez déja... Cette musique (des negro-spirituals, du balafon,
des unissons qui évoquent le free jazz), au lieu de rassurer,
d’exalter ou de dramatiser, se met a faire sens — et un dréle de
sens. Pour une fois, une musique de film a comme un goat de
cendres. Car cette musique est celle que les ceddo puis leurs LES DEMOISELLES DE WILKO
enfants vont élaborer plus tard, ailleurs ~ aux U.S.A., au Brésil
—et cela, ils ne le savent pas encore. Tour de passe-passe entre
(ANDRZEJ WAJDA)
le futur antérieur et le passé antérieur. De méme qu’ils ne
savent pas que pour nous, occidentaux, ils vont étre identifiés
4 cette musique, devenir des étres de musique. bons-pour-le- Le film d’Andrzej Wajda, Les Demoiselles de Wilko, est un
chant-et-la-danse, dans la mesure ou ils auront perdu leur film risqué C'est un « divertissement léger». D’une part, il
droit a la parole. Une chose est de percevoir dans la musique est pris entre deux films « importants »: L’Hommie de marbre
des opprimés lexpression et le reflet de cette oppression, une et Sans anesthésic, qu'il a présentés a Cannes cette année. Wajda
autre est d’arriver un jour 4 se poser la question : mais avant a d’ailleurs précédeé ou tres vite repris 4 son compte cette cri-
d‘étre condamnés a chanter leur condition, qu’est-ce qu'ils lique (coup de patte du surmoi politique). OU va-t-on si les
disaient? Et comment le disaient-ils? Le film de Sembene cinéastes de I’Est ne donnent plus dans le social et se lancent
hasarde une réponse, mais surtout permet de poser la question. dans le divertissement occidental? D’autre part, de nombreux
Cela suffit a en faire un trés grand film. éléments thématiques (le passé, la nostalgie, |’été, ’automne,
Serge Daney laquarelle, l’oisiveté, 1930, les jeux de l'amour et du hasard,
etc.), autrement scandés et combinés, auraient pu donner lieu
a un mauvais film, d‘autant plus irritant que ces éléments sont
trés investis aujourd'hui et que le film aurait joué sur du
velours. Pour plus de commodité, on peut classer ces éléments
I. Ce dont ils n’avaient jamais douté. en trois catégories:
2. Dans leur manuel « Histoire de l'Afrique occidentale » (1961), J. Suret-
Canale et D. Tamsir Niane, historiens marxistes, notent (page 86): « Sortis de |) Le cdté nostalgico-croco, fin de l’été menthe a mélo mélisse,
leur isolement clanique, mis en contact avec les cultivateurs sédentairey et les sur ta plage ton cerceau. il faut bien que jeunesse se passe...
commercants, les Peuls ne (rouvent bientét plus dans Nanimisme une idéologice
satishaisante. diy se convertissent a U'Tslam et créent des Etats théucratiques dans 2) Le cété rétro-décadent-mikado, vieux piano mi ré dolent
fesquels ils jouent le role Waristocratie dominante @ la fois religreuse et guer- sofa. aquarelle et frou-frou, ombretle et mouchoir de dentelle,
riére », Cest moi qui souligne. parce que c'est un peu mupide. 4 quoi révent les demoiselles...
CRITIQUES

Les Demoiselles de Wilko. d' Andrzej Wajda

3) Le cété amstramgram drame, divertissement de salon qui l'impression que Wajda parle de la nouvelle de Jaroslaw Iwasz-
tourne mal. kiewicz a partir de laquelle !e film a été tourné), Par contre, le
film montre que Victor et ses amies font tout pour que l’été de
Le film de Wajda échappe magistralement a ces trois piéges: Wilko se reproduise. Quand Victor part, et il part 4 cause,de
1) Il échappe au premier grace a la névrose. Le sujet du film cela, la situation est exactement la méme que quinze ans plus
n'est pas tant la nostalgie que la répétition. Victor ne se sou- tét. Certaines choses ont changé (Kazia dit 4 Victor: « Tu n’as
vient pas. [la méme cherché a oublier (la guerre, Wilko?) en pas vieilli, tu t’es éteint »}, mais tout va étre mis en ceuvre pour
se tuant au travail pendant quinze ans. Victor et ses amies ne que la figure fondamentale soit la méme. Cette figure est celle
se souviennent pas, n‘ont rien appris et n’apprennent rien: ils du jeu de colin-maillard: un personnage, Victor, est au centre,
répétent. Rien ne leur sert de legon. Jeunesse ne se passe pas. aveugle et brillant, tandis que les demoiselles tournent autour
Les Demoiselles de Wilko n'est donc pas un film sur l’appren- ~ de lui.
tissage d’un héros. Victor va petit a petit retrouver son éclat et ramener a lui
Freud, parlant du refoulé qui sans cesse cherche a faire
tous les regards, qui, pendant quinze ans, avaient erré ailleurs.
retour dans le présent sous forme de réves, de symptémes, de Au moment du départ, il est de nouveau le centre brillant, le
mises en acte, écrit dans « Analyse d’une phobie chez un Jascinum de la ronde: Julcia, Kazia, Jola, Zosia, ne s’occupent
enfant de cing ans: le petit Hans»: « Ce qui est demeuré plus de leurs maris, de leurs amants, de leurs enfants, etc. mais
incompris fait retour; telle une Gme en peine, il n‘a pas de repos le regardent a la dérobéee se promener sur !a pelouse.
jusqu'a ce que soient trouvées résolution et délivrance ».
L’image de cette fascination se trouve dans le répertoire des
Tout fait énigme pour Victor, qui ne sait pas ou est son désir figures de la danse classique: c’est la pirouette: le sujet tourne
et qui ne comprend pas le désir des autres. [1 met en scéne ce sur une pointe, mais la téte tourne plus tard et beaucoup plus
qui s'est passé quinze ans auparavant. I! le met en acte dans vite que le reste du corps et revient métronomiquement se fixer
espace absolument clos et protégé (comme une scéne ou un sur un point, si bien qu’on peut penser qu’elle n’a pas bougé.
cabinet de psychanalyste) de Wilko.
Dans le film, ce point fixe est Victor et cette figure est mise en
Victor et ses amies, qu'il arrache peu a peu 4 ce qui n’est pas
scéne lors de la féte de Tunia: les demoiselles dansent et tour-
répétition, jouent leur rdle: celui qu’a inscrit le premier été de nent avec d’autres sans le quitter des yeux. .
Wilko. Hs ne s’attendrissent pas sur le passé, mais cela ne les
empéche pas d’étre tendres. Si elles pleurent (Kazia, Tunia, qui Dans le train qui 'emméne loin de Wilko, Victor croise le
joue le rdle de celle qui n’est plus 1a), c’est que les larmes sont regard d'un vieillard que le spectateur a déja apercu, errant
inscrites sur la partition. comme une ame en peine dans la prairie ou s’amusaient les
Dans un entretien (Positif, n° 219), Wajda dit que le sujet du enfants des demoiselles et que Victor traversait pour aller pren-
film c’est « l'impossibilité de revenir au méme endroit, a la dre le thé, le lendemain de son arrivée. Ce vieillard, c’est Victor
méme situation, au méme climat ». Rien ne dit aussi nette- dans deux ou trois fois quinze ans, car il n’y a pas de raison
ment dans le film que cette tentative est un échec (j'ai plutot pour que I’été de Wilko ne se répéte pas pour eux (« A dans
LES DEMOISELLES DE WILKO 55
quinze ans!» dit Kazia 4 Victor juste avant son départ). Le Les. personnages évoluent dans I’atmosphére transparente
vieillard du train est joué par Jaroslaw Iwaszkiewicz, auteur d'une tragédie structurée par la mort. La mise en scéne de la
de la nouvelle. répétition (sa forclusion), les jeux de regards, se produisent sous
le regard de la mort.
2) Les Demoiselles de Wilko vest pas un film rétro. Ce n'est La mort est la, partout, mais elle ne s’exhibe pas: c’est une
pas une évocation close, sans perspective, des années trente. auréole noire, comme celle qui cerne I’ceil d°un projecteur vu
L’été de Wilko est d’une certaine maniére hors du temps mais de face (Wilko est entouré de morts: ceux de la guerre: le vieil
s’inscrit dans une histoire, celle de la Pologne de l'entre-deux oncle de Victor qui se léve la nuit pour se livrer au souvenir et
guerres. pour voir venir la mort; l'ami de Victor) ou un point aveugle,
Cette inscription n'est pas due a l’exactitude de la reconsti- le centre vide autour duquel gravite la lumiére (la tombe de
tution (les films rétro sont souvent partaits de ce point de vue), Féla, 4 l’écart, dans le cimetiére ol Victor va souvent se
mais d’une friction de forces. Le troisieme été de Wilko devrait recueillir; la vieille mére des demoiselles, omni-présente-
avoir lieu en 1944, En 1944, il n'y aura pas d’été de Wilko. En absente comme une morte; le vieux serviteur). L*histoire et la
1945 non plus, ni les années suivantes. Le film est tendu par mort inscrivent la répétition et son deuil.
la contradiction absolue qui oppose la compulsion de répéti- L’automne est une saison propice aux larmes et a la
tion qui anime les sujets et la fin de non recevoir qu'imposent réflexion. Ces deux pratiques du « penchement » ont un méme
"histoire et la mort. fondement aquatique. A la fin du film. Victor passe directe-
D’ou le cété automnal et crépusculaire du film, qui n‘est pas ment de ]"été radieux de Wilko a l"hiver qu'il apercoit a travers
un effet d'atmosphére mais le résultat d’une forclusion. La la vitre de son compartiment.
guerre est souvent évoquee et l’accent discret mais insistant qui Certes Wilko est propice a la réflexion (le mari de Jola, qui
est mis sur les rapports des maitres et des serviteurs renvoie a ne fait que passer, le dit en passant a Victor), le plan d’eau qui
la transformation politique qui suivra la deuxiéme guerre sépare l’été de I'hiver comme une mince pellicule miroitante
mondiale en Pologne. Patteste. mais cette réflexion est un leurre: les personnages ne
Il y a dailleurs du Birkut (ouvrier stakhanoviste, héros de réfléchissent pas ou alors le font de travers ou en pure perte.
L’Homme de marbre) dans Victor: il a la méme force: comme [I ne pleut pas a Wilko et les larmes ne sont que des illusions
lui il ne comprend pas trés bien ce qui lui arrive et il ya en lui de pleurs, If n’y a pas d’automne a Wilko. La pluie, les larmes
le méme appel de croyance. et la réflexion ont été déplacées: elles n’y sont pas représentées
comme dans la nouvelle de Maupassant, par exemple. Dans
3) D'un point de vue narratif, Je film n‘a pas histoire, au Ventretien déja cité, Wajda déclare que Les Demoiselles de
sens linéaire du terme (il est difficile de raconter ce qui se passe Wilko est un film automnal... Ce nest pas de la peinture
a Wilko; on ne peut que le situer). L*été de Wilko a plutét la comme dans Le Buts de bouleaitx, je dirais plut6t une aqua-
forme d'une aporie, d’un embarras (ce que l'ancienne rhétori- relle. La pluie et les larmes auraient donc aquarellise quelque
que appelait une dubitation). chose qui réfléchit: le film.
Le drame (la diégése), le début, la fin, la cause, n'ont de place
qu’avant ou aprés Wilko, hors de son ciel. Ce qui explique et Il ne faut pas interpréter ceci dans le sens unique d'une fac-
ce qu’explique la répétition. ture. I] me semble plus intéressant de renvoyer cette remarque
La scéne du dévoilement tardif est 4 ce titre exemplaire a une posture. Le film de Wajda se pose d’emblée comme
se promenant avec Jola, Victor lui demande si, jadis, Féla, qui adaptation d'une ceuvre littéraire, dont l'auteur, que Wajda
se baignait nue avec elle, lui avait crié de s’en aller ou de venir considére comme un grand écrivain polonais et qui apparait
la retrouver. Jola, irritée, lui répond: « Arréte » (de me parler sur l’écran, est le dédicataire. Ce qu'on appelle mise en images
de l'autre). n'est que la mise en images d’images et de ce fait a a voir avec
L'image qui définit le mieux cette attitude de Victor et l’apo- le passé (ceci ne s’applique pas seulement aux adaptations
rie qui en résulte est celle d'un jeu de miroirs faussés, dun jeu d‘ceuvres littéraires, bien que le processus soit plus net dans ce
de regards qui se manquent. Victor est celui qui regarde ailleurs cas), On assiste dans le film de Wajda, qui touche de prés a cette
et qui, ainsi, capte d’autant mieux le regard de autre. Quand question du passé (le passé comme théme et le passé comme
Kazia enléve ses lunettes pour recevoir ce qu'elle attend, un neeud de l'adaptation) et qui la problématise, 4 un retourne-
baiser. il regarde au-dela du visage tendu. Victor parle a Pune ment exemplaire et logique: le passé n’est pas représentable. il
de son désir de l'autre: a Tunia de Féla: a Zosia, qui attend une se présente. Il n’y a pas d’automne a Wilko, parce que
invitation 4 danser, de Julcia, qui sommeille a étage: a Julcia, l'automne est dans le film.
qui est descendue danser, de Tunia, qui pleure dans le parc;
etc. Victor ne comprend rien au ‘désir de l’autre. L’innocence Jean-Louis Bachellier
donne a Victor la maitrise absolue. celle d’un metteur en scéne
aveugle (quand on sait ce qu’ont apporté au cinéma les met-
teurs en scéne borgnes, on ose a peine imaginer ce qu’appor-
terait un aveugle). Victor aligne les gaffes et de chaque galle fait
un accroche-ceeur. Il renvoie a l'autre le désir et image d'une NIGHTHAWKS
autre. Le soir de son arrivée, sur le chemin qui le méne 4 la (R. PECK ET P. HALLAM)
ferme de son oncle et de sa tante, il s’'arréte a Wilko. Dans la
pénombre du vestibule, Tunia ne le reconnait pas tout d’abord.
Elle ne met un nom sur ce visage inconnu («Victor») que lors- De l"homosexualité a4 Il’écran on peut attendre trois types de
que celui-ci l'appelle par un nom qui n'est pas le sien tilms : des films homosexuels, des films sur 'homosexualité ou
(« Féla? »). Le miroir ne refléte pas celle qui sy regarde. La des films sur les homosexuels. Les premiers. centrés sur ce qui
reconnaissance se tisse dans la méconnaissance. se passe pendant I’acte (homo)sexuel, entrent dans la catégorie
Cette particularité narrative (l’embarras) s‘explique d’un «homo » du circuit bien délimité du cinéma pornographique.
point de vue symbolique. II s’agit de la place qui est réservée et n’en sortent pas: les seconds, s’ils existent ou s’ils existaient.
4 la mort. On pourrait parler, si lon considérait les effets de se donneraient essentiellement pour objet ce qui se passe apres,
cette construction, de l’atmosphére du film, du climat. L’intri- dans le retoura la vie diurne, la confrontation avec les autres,
gue se déroule dans la lumiére nette d'un théatre a l’antique. avec l"image et le statut de l"homosexuel: c’est !’aspect social,
56 : CRITIQUES
voire politique de la question, ’homosexualité comme theme tandis que !ui fait son choix (et l'on ne comprend qu’au plan
de débat pour film didactique ou militant: les troisiemes enfin suivant gui il regardait) - enfin ces plans ou, au contraire. la
illustreraient plutét l'avani. les jeux nocturnes de la drague, les cameéra glisse sur des visages et fait le point sur lun, sur l'autre,
lieux du désir, l'errance des corps homosexuels, la vie souter- balisant avec une objectivité froide le parcours du regard, tout
raine — films apparentes 4 |'underground donc, qui n’exhibe- aussi objectif et froid, qui prélude au désir.
raient ni ne démontreraient, mais se contenteraient de mon-
trer. Cest donc cette partie nocturne qui me parait le plus éton-
nant, le plus fort du film: vision « de l'intérieur » dont le réa-
lisme. trés travaillé (2), enterre définitivement le naturalisme
Le pari de Ron Peck et Paul Hallam, réalisateurs de Nigh- insipide, le voyeurisme plat, pas méme pervers, des scénes de
thawks (présenté a Cannes par la Quinzaine des Réalisateurs). drague dans le déja oublié 4 la recherche de M. Goodbar. Mais
consiste a articuler systématiquement l’avant et Paprés, en fai- la partie diume, plus proche du réalisme social d'un Kenneth
sant "économie du pendant (1). Le film en effet a pour prota- Loach, permet d’équilibrer ces plongées souterraines qui
goniste un homosexuel londonien, professeur de géographie le ouvrent, scandent et ferment le film, lui conférant une dimen-
jour, dragueur de discotheques la nuit. Le jour: un espace sion critique (voire — allons-y — « humaine ») qui fait le prix,
asexué ol I"homosexualité se cache d’autant plus qu’on a mais aussi le risque du pari tenté par Ron Peck et Paul Hallam:
affaire a des enfants, ou I"hétérosexualité fait la norme (méme un pari difficile (comme Ie montrent les difficultés rencontrées
si cette norme n’est pas sans poser de probléme, comme le sug- a la production, cf. lentretien). qui consiste 4 concilier l'expé-
gére le personnage féminin, collégue et amie du protagoniste), rimental et le social, la constatation et la contestation, en évi-
ou l'arpentage des lieux est sans surprise. encadré comme les tant d’un cdté le misérabilisme, de l’autre le manichéisme; un
diapositives que prend le professeur a ses moment de loisir pari risqué aussi, dans la mesure of l'on ne peut prévoir a
pour illustrer ses cours. La nuit: un temps rythmé par le désir, Vavance quel type de public(s) sera touché. Raison de plus
cloturé par le sexe, of tout le jeu consiste a entrer, seul. dans pour ne pas laisser enterrer Nighthawks dans les sables mou-
le groupe des semblables, pour en ressortir a deux. De ce qui vants du marché.
se passe ensuite on ne voit. la encore, que l’avant et l'aprés:
avant, 'approche délicate de l’autre, le code nocturne des ges- Nathalie Heinich
tes: aprés. les rituels de la séparation, le code diurne des mots
chargé de mettre en place la bonne distance. Avant et aprés. 1. Economie qui n'a rien de puritain, bien au contraire: on sait trop (ou plutot
deux mondes hétérogénes dont la dualité est formidablement on ne sait pas assez, car il faudrait y aller voir) de quel type de plaisir releve la
exprimée par l’acteur principal (Ken Robertson): son corps, sa rhétorique filmique de l’acte seauel., plaisir qui se nourmt de l"interdit et le nour-
rit en retour, joulssance toute oculaire quia sans doute bien peu 4 « voir » avec
démarche. son visage méme se métamorphosent totalement la joussance de l'acte.
dune séquence a !’autre. Deux mondes qui ne peuvent se ren-
contrer que dans l'affrontement. le trauma: trauma de la jeune 2. C'est Maurice Pialat qui disait, dans l'entretien avec Claire Devarrieus
femme apprenant homosexualité de son ami, puis décou- récemment publié dans Le Monde, qu'il lui aurait fallu reconstruire en studio
les intérieurs de Passe ton hac dabord pour leur donner vraiment Puspect de
vrant quelque chose de la réalité de cette vie nocturne, dans HLM que les vrais logements HLM du tournage ne sullisarent pas 4 produire.
une longue et belle scéne, nocturne justement, un trajet en voi-
ture ot aprés une dispute il lui livre, et se livre a lui-méme, non Vor l’entretien avec R. Peck et B. Hallam, page 68

plus l'image re-normée de son existence (avoir un « boy-


friend », en changer, faire l'expérience du couple), mais la Ken Robertson et Robert Merrick dans Nighthawks de R Peck et 8 Hallam
vérité crue, amére. d’une errance affective qui n’a plus rien de eset sessed!
spécifiquement homosexuel (la solitude. la jalousie. le manque
d'amour). Affrontement. enfin, avec les enfants qui, brutale-
ment, font basculer l'avant dans l'aprés en fui jetant quils
savent: c'est la scene choc du film, terrifiante parce que, évitant
le face a face psychologique du champ-contrechamp, elle place
le spectateur dans la position de l'accusé en mettant la caméra
au point de vue du professeur face aux éléves déchainés; seuls
alors le calme et la maitrise de ses réponses en voix off rétablis-
sent la situation, désamorcent la panique. Il parait que cette
scéne, qui joue sur la violence et la spontanéité des interpella-
tions, a été travaillée, composée. entiérement jouée au tour-
nage parce que les enfants manifestaient devant les réalisateurs
un laxisme déconcertant a l'égard de lhomosexualité. On
dirait pourtant une sorte de happening provoque et filmé sur
le vif — de méme que les scénes de discotheques, tournées en
studio, sont d'un réalisme quasi documentaire: la caméra (16
mm), mobile et fluide, parait s’étre glissée par effraction dans
ces espaces réservés, ol Jes corps eux-mémes s‘infiltrent en
souplesse et se posent dans un coin, pesant du regard. balisant
et jaugeant les objets de désir, observant, choisissant. élisant un
virage parmi d'autres. Les sequences nocturnes sont toutes, a
cet égard, superbes et surprenantes: que ce soit la souplesse du
premier plan qui nous fait entrer dans la boite en méme temps
que le protagoniste, ou la pesanteur de ce long plan fixe qui le
montre. immobile, offert au manége des corps en chasse autour
de lui, pour ne plus cadrer finalement que ses yeux, inquiets,
actifs, comme un oiseau de proie a I’affiit — ou encore ce plan
dun groupe de danseurs que l’on observe, vaguement fasciné,
LES PETITES FUGUES
(YVES YERSIN)

On dit que Les Petites firgues font courir toute la Suisse et


que le public en raffole. Il est vrai que ce film, 4 Cannes, avait
apporté un peu de fraicheur au milieu des films souvent pom-
peux qui font le cinéma d’aujourd’hui.

Les Petites fugues est un film qui raconte histoire d’un appren-
tissage: le héros, Pipe, découvre le mouvement (comment
devenir géographe), la liberté (comment découvrir le temps li-
bre en plus du temps de travail), le plaisir (comment oublier les
contraintes et jouir de son corps); il se met a vivre (a prendre
gout et a pratiquer) ces petites wopies — cest un leitmotiv du
cinéma suisse de fiction - qui font basculer sa vie dans la
Michel Robin (& droite) dans Les petites fugues, d'Yves Yersin
grande aventure. C'est donc le premier film de fiction (et de
long métrage) de Yves Yersin, cinéaste qui s’était fait connaitre
par des documentaires (Les Derniers passementiers) qu'on
aurait tout intérét a découvrir aujourd’hui. famille et la pénétration capitaliste dans la gestion de la terre
qui bouleverse, tout comme le progrés, la structure familiale.
Du cinéama documentuaire. Yersin n’est pas tout a fait sorti
cependant avec Les Petites firgues. Disons qu’il prolonge le Il me semble que cette trame documentaire, doublement ana-
genre par le cinéma de fiction, ou que le documentaire lui sert lysée du point de vue de l'économie de tournage et du point de
de point de départ, de background. Ses personnages construits vue de la thématique obsessionnelle de Yersin, confére au film
pour étre joués par des acteurs professionnels ont cependant une certaine force. Son film convainc, if ne trompe pas sur
pour modeéles des personnages réels. Pas seulement parce que objet dont il restitue les mulliples facettes réalistes, humaines.
Pipe (le personnage central remarquablement interprété par « naturelles » : voila un film ou rien ne jure, ou rien n'est pas-
Michel Robin) emprunte son réle 4 un personnage de paysan sible du verdict de fausseté, de roublardise ou de manipulation.
qui a bel et bien existé en Suisse, acteur malgré lui d'un fait La aussi résident ses limites. Le film de fiction, fondamentale-
divers dont fe film reprend le tracé fictionnel — un paysan quin- ment, reléve d'un autre genre que le film documentaire. Les
quagénaire découvre sur le tard les environs immédiats de sa économies de tournage, de narration et de montage sont diffé-
campagne dés lors qu'il s‘est acheté un vélomoteur; ses pa- rentes pour chacun des deux genres. Pour aller vite, on pourrait
trons lui ayant retiré engin, le malheureux se suicide -, mais dire qu’elles ne sont pas soumises au méme critére d'efficacité
parce que tout a été construit, minutieusement construit, aprés ou de rentabilité — rentabilité des moyens mis en ceuvre, du sys-
un travail d’enquéte approfondi sur «le milieu», parce téme narratif et du montage. Le systeme d’identification du
qu’avant de planter sa fiction Yersin avait remarquablement spectateur a un (ou a des) personnage(s) dillere aussi selon le
fait ses repérages, photographié la réalité paysanne romande. genre. Sil’on prend comme postulat que dans le film documen-
taire identification est ucquise au genre, du premier coup (le
Du documentaire, Yersin a repris les conditions de tour- travail du film consiste a complexifier cette identification, a lui
nage : son sujet l’a occupé durant sept ans : longue gestation du faire parcourir un trajet avec ou parmi des personnages issus
projet, tournage portant sur une longue période, montage ima- Wune réalité filmée), il faudrait dire que dans le film de fiction
ges et montage sonore étalcs sur plusieurs mois, voire plusicurs identification recouvre loujours un enjeu, un pari cinémato-
années. En un mot, la machine de production. dont Yersin graphique: il faut gagner quelque chose, capter l’attention du
s'est servi, avait besoin (ou croyait avoir besoin), ressemble spectateur. la maintenir, lui faire faire un parcours avec ou sur
plus a celle qui d’ordinaire concocte des films documentaires le dos d’un personnage. Dans Les Petites firgues, Videntifica-
(des films qui nécessitent une longue présence sur le tas), qu'a tion au personnage de Pipe fonctionne sur un registre trop sim-
celle qui permet de mettre en scéne des fictions. ple, trop positif : acquise d’emblée, elle nous fait parcourir un
trajet parsemé d'émorions ct non d’obstacles; nous !ui (Pipe)
Du documentaire aussi, Yersin a tiré cette obsession du sommes dévoués, i] nous est dévoué, corps et Ame. cofite que
détail vrai qui frappe dans son film, ce souci de coller au plus cotite. quoiqu’il arrive, dés le début du film. Si bien que la pro-
pres dune représentation vraic de la mentalité rurale, faite de gression du film ct l’itinéraire de Pipe vont en paralléle, de
ce mélange d’entétement, de piétinement (le monde rural est facgon linéaire, procédent plus par accumulation quantitative
un milieu de « résistance ») et de léger vacillement, ot! le moin- (une scéne se répéte, le personnage joue la méme scéne dans
dre bousculement emporte avec lui sa dose de tragique (chaque plusieurs lieux différents) que par sauts ou par accrocs propre-
chose nouvelle importée bouleverse la structure qui ment fictionnels.
laccueille) : pas de happy end possible dans Les Petites firgues,
mais la reconduction d'unc situation figée, ot Mintroduction Cette positivité d'origine (c’est toujours le metteur en scéne
du progrés— ici le vélomoteur est synonyme de liberté de mou- qui la contie 4 un personnage) ne se voit troublée par aucun
vement et de libération face au travail - est en fin de compte questionnement, aucun doute, et ‘identification devient pure
accepté (dans le film, si le vélomoteur est sacrifié, puisque c'est adhésion. L’apprentissage de Pipe (ce mot correspond bien au
lui qui introduit le drame dans la ferme, c'est pour laisser la cinéma de Yersin dont les films documentaires sont centrés sur
place a un polaroid : lui-méme symbolique, l'appareil de pho- des personnages exercant des métiers trés artisanaux ou juste-
tos renvoyant les clichés d'unc réalité passive, poétique et tris- ment l'apprentissage se perd) nous émeut — comment fui refu-
te) mais au prix d'un drame de plus: ici, I’éclatement de la ser notre accord? — mais ne nous engage pas, dans le sens ou
CRITIQUES

Alien, de Ridley Scott

il ne nous demande pas de renoncer a quelque chose de notre


position de spectateur passifdu cinéma naturaliste.
ALIEN
(RIDLEY SCOTT)
La fin du film ne fait que renforcer cette adhésion de prin-
cipe du spectateur. lorsque Pipe, muni de son polaroid, devient
« metteur en scéne » de son environnement social et humain, De Alien il n’y a, somme toute, pas grand-chose a dire, sinon
en prenant des photos. Cette identification, trop lourdement pour formuler un regret et un espoir. Ce n’est, dans son long.
appuyée sur une positivilé non questionnée, a trop a voir avec nt un excellent film de science-fiction, ni un excellent film
une certaine imagerie (qui trouve facilement un écho chez le @horreur, Certes, les truquages sont réussis. certes, les images
spectateur) qu'on a ou qu’on donne du monde paysan (cela ne du monde maudit, au début, inspirées de ceuvre du peintre
met pas en cause la bonne foi évidente de Yersin, qui est de lovecraftien Giger. sont belles, mais un bon film d’horreur, un
plain-pied avec ses personnages, mais il n’est pas sir qu'il ait bon film de science-fiction, n’ont jamais reposé seulement sur
contrdlé tous les effets de cette imagerie), que l’on développe les truquages et les images : toujours d’abord sur un scénario
un point de vue écologiquement plat (le « vive la nature» a inventif. Or celui-ci est pauvre, fondé sur Ices matériaux les plus
tout crin}ou un point de vue marxistement paternaliste (ou les traditionnels de la SF des années soixante, et se résout rapide-
« arriérés » ont aussi droit a notre intérét. notre considération). ment — dés la « sortie ». indéniablement impressionnante, du
monstre, hors du flanc de sa malheureuse mére male, et sa fuite
On peut sans doute renvoyer cette faiblesse a la persistance vers les conduits d’aération du vaisseau — en un suspense méca-
du style documentaire qui infuse Les Petites figues et imprime nique et répétitif.
a la fiction son caractére d’ethnographie poétique et gentiment
utopiste, 4 qui il manque, c'est 14 mon sentiment, le peu de Tout se passe en fait comme si les auteurs avaient été eux-
cruauté qui empéche le spectateur de déverser ses « bons sen- mémes paralysés. du point de vue de l"imagination, par
timents ». . limmonde Méduse qu‘ils ont suscitée. Le secret d'une vraie
terreur n'est pas dans I’élaboration réussie d'une créature répu-
Serge Toubiana gnante, mais dans le défi lancé aux spectateurs d’imaginer ce
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dont elle est capable, les limites de son pouvoir, les raisons de En définitive, impression globale que procure Allien est
son action, bref son degré de perversion. Or, la créature d*Alien celle d’un film-programme. Les truquages y sont remarquables
est précisément faible du point de vue de la perversion : c'est (pas plus, et pas difléremment de ceux de La Guerre des étoiles
simplement un tueur, un tueur sans doute pourvu d’une quan- ou de Rencontres du troisiéme type). Les themes les plus aigus
uté de machoires et de dents supérieure 4 la moyenne (bien et les plus fondamentaux de la SF classique et « intellectuelle »
inutilement au fond, ce quien fait un organisme plutét primitif (par opposition aux space-opera) y sont convoqués ~ mais -
et encombré que marqué de cette « perfection » dont'le robot mais y font seulement acte de présence, sans donner lieu 4 unc
du bord exprime la nostalgie), et pas tres joli a voir, mais sans fiction vraiment intéressante. On a l’impression que le succés
imagination quant a la cruauté, sans grande volonté de puis- d’Alien permet de lancer une série (comme les Frankenstein et
sance non plus: la volonté de puissance, ce trait remarquable les Dracula d’autrefois) dont on espére que les scénarios seront
des Grands Anciens de Lovecraft. principe de la terreur qu’ils plus fouillés et plus exigeants que celui-ci.
inspirent, plus profonde que I"horreur de leur apparence (1). Pascal Bonitzer
La premiére créature, le pére de la Seconde, est un composé
strict de pieuvre et d’araignée, c’est-a-dire des deux formes ani-
males dont la fonction phobique est la plus stéréotypée (1) 1 semble qu'une premiére version du scénanio allait davantage dans ce
sens, ou du moins, donnuait des apercus sur la culture des « Alien ».
{compte tenu du fait que la pieuvre « inclut » griice a ses ten-
tacules la forme vermiculaire ou serpentine). De ce fait méme,
ca marche, mais pour un temps seulement: il edit fallu, par la
suite, raffiner, et raffiner non dans l'apparence du monstre,
mais dans son comportement. On laisse entendre qu'il s‘agirait
d'une créaturc aussi intelligente que dépourvuc (et ca, c'est Ie
trait de la banalité) de sentiments, de pitié. dame en un mot
tradition des années 50 (The Thing, Invasion of the Body snat-
PROVA D’ORCHESTRA
chers, etc.), Mais of et quand manifeste-t-elle, un tant soit peu, (FEDERICO FELLINI)
cette intelligence?

Il y ade l'actualité brilante dans Prova d ‘Orchestra, et il est


Le récil est ainsi « aliéné », si je puis dire, 4 [a forme de [a dommage que Iles quelques protestations qui ont accueilli Ie
béte, qui pour muer rapidement et changer de taille ct d’appa- film n’aient pas été plus convaincues. Pourtant, du moins dans
rence. n’en est pas moins toujours la méme reptilicnne, vis- la premiére partie du film (avant la révolution et la catastro-
queuse, noirdtre, mandibuleuse et baveuse créature, toujours phe), le propos de Fellini est tout a fait net, circonscrit. Il s‘agit
la méme, ct lasse probablement depuis un siécle de SF d’étre du rapport de forces entre un chef d’orchestre et ses musiciens,
chargée dincarner la Différence maximale, IEcart absolu. filmé du point de vue du maestro. II s‘agit aussi des méfaits de
Plus intéressant a cet égard est le robot du bord, échappé, lui. action syndicale « dans le service de Art » (comme on dit le
d'un récit 4 la Bradbury plut6t qu’a la Lovecraft (malgré Celi «service public»). Il y a d’ailleurs non pas une mais deux
qui chuchotau dans les ténébres). précisément parce que rien conceptions de cette action, décrites abruptement du point de
ou presque ne Ie différencie en apparence de ses compagnons vue de quelqu’un appartenant, disons, au « patronat artisti-
de voyage, lesquels en effet s’y trompent. que », qui sait ce qu’il veut dénoncer et qui en a les moyens.
D’abord un syndicalisme de style CGT; avec les permanents
Contrairement a létre « alien », créature sans urriére-plans, veillant attentivement sur les acquis des travailleurs artisti-
sans prolongements, tout entiére immanente a son opacité ques. Ensuite. c’est aussi un certain état d’esprit. fait de mau-
apotrop¢ique, le robot offre immédiatement des perspectives vaise volonté dans le travail, de j'm'en foutisme (un musicien
narratives intéressantes, des apercus politiques sur la « Com- écoute un match a la radio entre deux interventions; « Vous
pagnie » qui l'a introduit ainsi, 4 leur insu, au milieu des autres feriez mieux de penscr moins au syndicat et plus a la musi-
passagers, dans un dessein cynique. Mais histoire, qui aurait que », s’écrie le maestro).
pu alors se compliquer de fagon passionnunte, en reste a ces
apercus, ces prolongements possibles, seulement possibles. Fellini s‘en prend a ce qu’on pourrait appeler la « revendi-
cation démocratique artistique», au droit a la créativité, a
lépanouissement personnel, ce qui d’aitleurs revient 4 recon-
Dans un programme de cours publié dans le n° 1 d’Ornicar. naitre la force de cette revendication. Ainsi ce vieux copiste,
Claude Rabant écrivait, a propos des automates ct de la sous-prolétaire de l'orchestre, non seulement il emploie !’une
science-fiction: « Tentons d'imaginer les étres les phis dif- des armes des opprimés d’aujourd‘hui : le discours plus ou
Jéerents de Thomme : voici la série des mutants. Lmaginons au moins théorique sur sa place, sa fonction, mais il veut, lui aussi,
contraire la difference minimale. la différence proche de faire de l’art. Et le voila, qui, sans prévenir, exécute un pas de
sanauler : yoici les robots et les androides. Des uns aux autres, danse. Etrange soudaineté de cet entrechat. On n’en croit pas
du maximum au minimum, la variation est continue dans les ses yeux: l’instant dun éclair, une velléité artistique, qu’on
formes, mats elle Bp produit au passage un changement
f quatitatif
fi imagine enfouie depuis des lustres, se montre, intempestive et
de Leffet linéraire et du sens. Du cété des mutants, (eralement imparable. comme un pied de nez.
des formes dans leurs differences maximales fait apparaitre au
contratre Uétroitesse des limites auxquelles se heurte l'imagi- Une contestation dans l'art qui n’est certes pas Helle a voir.
nation, (...) Du coté ont les formes imaginatires cherchent a se Emporté par la vigueur du film. il nous est difficile de ne pas
projeter et a se multiplier, Vimaginaire combinatoire est le plus épouser la rage du maestro, s’cxaspérer en lace de ces discours
limité et Peffer litéraire est le plus faible. Du edré au contraire obscénes a force de platitude (tout y est : du violon « brillant
de la difference minimale, effet est le plus fort, et en restrei- mais trompeur», au violoncelle «ami fidéle » etc), ou des
gnant ses formes Vimaginaire combine davantage : avec les demandes compliquées des musiciennes hystériques (1).
robots et les androides, nous voici proches des effets multiples, Serait-ce donc la la manifestation du génie populaire, tant
réels et possibles, de la technique, de la théorie des jeux, de la recherché il n'y a encore pas si longtemps, surgissant enfin
stratégie politique. » (Ornicar 1, janvier 1975), apres des siécles d’esclavage?
60 CRITIQUES

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Prova orchestra, de Federico Fellini

En fait, si sur la revendication artistique des masses, le film


est d’une grande précision, c'est sans doute parce qu'il ne cari-
cature jamais: tous les corps-musiciens sont 1a qui souflent
dans leurs trompettes et grattent leurs violons, tous différents,
jeunes ou vieux, chevelus ou dégamis, maigres ou gros, tou-
jours plausibles et vivaces. Et le fin mot du désir du maestro
serait quelque chose comme : ces gens, #/ afmerait qu ily sient
mort, Si Fellini peut nous faire éprouver ce sentiment. c'est
qu'il touche a une vérité sur le métier de chef d’orchestre
(comme sur le métier de cinéaste bien sur). Une lutte 4 mort.
un combat contre des fauves? Pire que ca: un meétier pas bien
propre. Dans l‘obscurité de l’acte artistique (au moment ou
nous dit le maestro, il se sent lui-méme un mort. un fantome),
ce sont des morceaux de vie (de raison de vivre) qui se dispu-
tent, et il y aura des morts et des blessés avant que I’ceuvre ne
recoive sa forme (ne pas oublier qu'il s’agit ici d'une répétition.)
On peut trouver ce tableau presque raciste. Comment peut-
on s’en prendre ainsi au corps de la personne humaine, de la
personne artistique? Et on aura raison. Mais est-ce que le rap-
port entre l'artiste-chefct ceux qu'il dirige. exploite, épingle,
nest pas toujours d'une certaine matiére teinté de racisme?
Cette foule qui ne veut pas se laisser faire, qui résiste a « la
bonne forme » de Vart n’est-ce pas, si Pon peut dire, ta maniére
oridinaire, et primitive de lartiste? Plus exactement. de
I'artiste Fellini? Et si, finalement le film ne nous montrait
qu’un moment de fatigue, de mauvaise humeur du chef? La
répétition se passe mal aujourd’hui!
Car aprés tout, ce chef, lui aussi, il fait un cinéma pas tres
beau 4 voir. il joue son propre réle, il idéalise son métier, raba-
chant des phrases toutes faites sur les intéréts supéricurs de
l'art. [I n’entend plus Pessentiel d*od tout pourrait avancer a
CRITIQUES él
nouveau : cetle poignante musique de cirque de Nino Rota gressive : il s’agit en fait de réinjecter un point de vue, une sub-
jouée par deux trombones, sorte de figure fondamentale de jectivité, du hasard, de la trace, la oll on ne demandait en fait
toute oeuvre fellinienne, surgissant tout 4 coup intacte, qu'une simple caméra de surveillance. !] n'y a donc pas a
immortelle. Tel un chef d’entreprise d’aujourd’hui menacé par sélonner que ce tournage sauvage déclenche (symbolique-
la ruine (/es frais de personnel qui augmentent sans cesse, les ment) la catastrophe nucléaire, la catastrophe étant justement
incessante revendications syndicales) il va se mettre 4 affabuler ce qui ne se produit qu'une fois, ce qui fait trace et document
(lui aussi) a forger un scénario apocalyptique destiné a le ven- pour une caméra subjective, individuelle, hors-code et dotée
ger imaginairement et, de ce fait méme, pas trés convaincant. d'un point de vue. C’est Il’effraction du cinéma dans la mise en
Aussi dans sa seconde partie, le film s’affaisse, le « documen- scéne télégénique du nucléaire, qui perturbe sa représentation,
taire militant » qui, parce qu'il épousait un point de vue, lais- qui déconnecte un agencement déja rigide. En ce sens, le film
sait au bout du compte Je spectateur libre de son jugement) produit une bonne métaphore de ce qu’est (ou devrait étre) le
cede devant la fable du patron déprimé, inspiré par une vague cinéma par rapport a la télévision: affoler, par une mise en
prophétie : vous verrez tout ¢a finira mal, vous voulez le fas- scéne et un point de vue autres ce qui s‘est déja, une fois pour
cisme? Vous l'aurez etc... Non du tout que la boule mons- toutes, auto-représenté (dont la représentation est consubstan-
trueuse (linforme, linsignifiant. lindifférencié, l'inhumain, /a tielle a l’existence),
masse) ne soit impressionnante — ou menacante. Mais elle
arrive trop vite, trop fort, avec une sorte de fausse évidence, Cette idée qu'on peut dégager de la fiction de China Syn-
comme si n’était pas réservée la possibilité (annoncée pourtant drome, reste cependant peu perceptible et peu opérante : pour-
paradoxalement dans la premiére partie) qu'elle n‘arrive pas quoi? J’y vois deux ordres de raisons voisines: parce que
justement, ou plutét qu'elle se transforme. En fait elle lopposition cinéma/télévision n'est pas pensée et ne fait pas
assomme aussi le film. Fellini a en quelque sorte raconté son systéme dans le film; parce que la conception qu’a le film du
impossibilité & mener depuis toujours un histoire 4 terme. a public ne trace aucune ligne de partage entre deux relations
donner un sens tempore! de destinée a son cinéma (les grands possibles 4 l'audio-visucl.
films de Fellini; Roma, Amarcord. ne sont pas des histoires
mais des constellations fictionnelles). Cinéma et télévision y restent en effet prisonniers du mythe de
information (mythologie de la « communication », qui n'est
Et s'il y a une fable dans Prova d’Orchesira elle n'a pas apparue qu‘avec la télé), C'est par un forcing de [information
d’autre sens que cette impossibilité la. qu’on veut en effet prendre 4 revers le nucléaire : qu'une auto-
Bernurd Boland rité dénonce. publiquement et en direct. ses dangers. Ce fai-
sant, le film renlorce !illusion d'une communication pure qu'il
|. Fellim ie, n'est pas du tout allégorique. I y a peu, un confit a éclaté dans s‘agirait de faire triompher. et qui serait apte a transformer les
un orchestre réputé parce que le chef ne voulait pas de femmes. esprits. Certes. la tentative échoue, mais c’est parce que le
directeur de la centrale (Jack Lemmon) a perdu les pédales et
n’a rien réussi a expliquer. Reste néanmoins l’idée perverse
qu'un bon trucage des éléments aurait réussi la ot un filmage
direct et sur Ie vifa échoué. Un méme malaise subsiste dans la
fagon dont le film s‘adresse au public. Le public de télé, lui,
n’existe qu’a travers un indice de sondage. Pure abstraction
CHINA SYNDROME qu’on manipule comme on veul, atteint de connerie ontologi-
(JAMES BRIDGES) que, il est ce 4 quoi le public du film ne devra pas s‘identifier.
On lui substitue l'image flatteuse d'un spectateur exigeant, a la
Lintérét de China Syndrome est de ne pas aborder isolé- recherche de la vérité, bien informé, mais sans que rien, dans
ment — naivement — le théme nucléaire ou celui de linforma- le film, ne vienne étayer cette image: du nucléaire, on
tion, mais de les présenter comme deja articulés l'un a l'autre n‘apprendra par exemple rien de vraiment sérieux. rien en tout
au départ, comme déja liés dans un systéme plus vaste ott ils cas qui permettrait a cette image de public élitaire et « cons-
représentent chacun a la fois un rouage et le modeéle réduit du cient » de prendre corps ct de devenir autre chose qu'un vul-
tout. Si le film ne dit pas grand chose du théme nucléaire en gaire leurre dans un systéme ségrégatif. Si opposition il ya, elle
tant que tel (sinon qu’il suggére que tout cela n’est pas au point, se joue bien plutdt en fait entre ceux qui font l'information et
en se servant de la méconnaissance de la question et des pré- ceux qui la gobent : il n'est pas sans intérét que ces rdles actifs
jugés hostiles du public, principalement). il met parfaitement de la fiction {le caméraman « free » et la journaliste) aient été
en scéne, en revanche, l'articulation de ces deux syst¢mes. Le accaparés par Michael Douglas et Jane Fonda, producteurs er
branchement des media sur le nucléaire ne laisse la place a scénaristes du film et qui campent des personnages de non-
aucun hasard. I! n’y a qu'une seule maniére de metire en scéne spectateurs, de producteurs de points de vue, par dela les vicis-
Je nucléaire pour les media, non parce que les autres approches situdes de Jeur vie professionnelle. Le spectateur non-méprisa-
sont écartées (parce que la télévision ferait. la « politique du ble serait-il une catégorie en voie de disparition?
pouvoir »). mais parce que le nucléaire est déja de la représen-
tation, se met déja en scéne lui-méme. Ainsi, on observe que
les angles de prises de vues sont déja déterminées pour Ia petite La République Populaire de La Ruelle aux fleurs, Li
équipe venue en reportage pour la station privée de T.V., de Chine a trenteans. A Beaubourg, Chouang Chouang).
méme que les commentaires sont déja écrits, sans que cela trente ans d’images, 4 voir... ou
Projections films et vidéo dans la
exclue d'ailleurs le moins du monde les meetings de protesta- revoir... Une exposition de pho-
tographies de la vic quotidienne salle Jean Renoir de [5 ha [8 h.
tion contre le nucléaire dans les informations de la station. projections de longs métrages
et de la vie politique en Chine.
dans la petite salle du centre a
Des films, du 24 au 29 octobre:
A cette contestation extérieure, humaniste et vaine, les films sur la Chine (Antonioni,
partir de [9 h.
auteurs du film voudraient, par la fiction, substituer une Marc Ferro, Joris Ivens, Patrice Et puis a débattre 4 nouveau, de
contestation intérieure, issue d'un grippage méme de l’appa- Fava, Xavier Luccioni) et films nouveau? la vie littéraire et artis-
reil. Ainsi le filmage clandestin d'un lieu montré au cours de chinois pour la plupart inédits en tique. le cinéma, léconomie...
la visite et non prévu a cet effet prend-il valeur fortement trans- France (Ma vie. Mariage reporte, etc.
PETIT JOURNAL

Jean Seberg

Lilith, de Robert Rossen, l'un des plus beaux films américains de I’ aprés-guerre, était impensable sans Jean Seberg. Lilith
fut un film maudit. Aux derniers plans du film, 'infirmier de Lilith (Warren Beatty), prenant sur lui sa folie aprés |’ avoir tuée,
s'avangait vers la caméra et disait: he/p me... C'est cet appel a l'aide — ni un ordre, ni une demande, presque un constat
~ qui a résonné en nous a l'annonce du suicide de Jean Seberg. En avril 1966, dans les Cahiers, elle parlait delle, de sa
carriére, de limpression pour elle de ce réle. En hommage a Jean Seberg, nous reproduisons ce texte aujourd'hui.
PETIT JOURNAL 63

LILITH ET MOI
par Jean Seberg

« Lilith », ga a d’abord été pour moi l'occasion de tenter, en Amé- Rossen a mis trés longtemps a se décider, il ne savait vraiment pas
rique, quelque chose en quoi je croyais profondément, avec qui il voulait. Il avait beaucoup aimé mon travail dans « A bout de
quelqu’un que j estimais beaucoup : ce film me permettait enfin de souffle », et le reste, guére, comme il est fréquent en Amérique.
sortir de mon personnage habituel, de faire autre chose que ce C'est Warren Beatty qui lui a conseillé de me voir. Au début, Ros-
qu’on me proposait d'habitude. C'est dire & que! point I'échec sen et lui avaient des rapports bizarrement fraternels, trés intimes,
financier du film nous a éprouvés, aussi bien Robert Rossen, qui trés complices méme. Curieusement, ces rapports d’intimité ces-
était déja trés malade, que moi. Nous avions véritablement donné sérent dés le premier jour de tournage et dés lors, ils ne firent que
le meilleur de nous-mémes, et cela, pour une salle vide. « Lilith » a se détériorer de plus en plus. Quoi gu’il en soit, ils étaient venus
donc été a la fois ta plus exaltante de mes expériences de comé- tous deux en Europe pour voir différentes personnes. II fut un
dienne, et quelque chose d’assez triste. La mort récente de Rossen, temps question de Natalie Wood, qui a cette époque avait une ami-
a laquelle je ne parviens pas a croire réellement, ajoute encore a la tié affectueuse avec Warren, mais elle est trés intelligente, et elle
tristesse. II ne lui aura pas été donné de connaitre le succés pour ne voulait en aucun cas risquer de recommencer un second
l'ceuvre la plus risquée et la plus personnelle qu’il ait jamais entre- « Splendor in the Grass », ce que le sujet de « Lilith», avec les
prise. Je me console en pensant que quelques personnes comme mémes comédiens que dans le film de Kazan, aurait forcément
vous, aux « Cahiers », ont aimé le film, et en espérant que d'autres favorisé. Puis Rossen a fait un essai a Londres avec Samantha
l'aimeront, en le voyant dans les ciné-clubs, ou a la Cinémathéque. Eggar, dont I était satisfait, et un essai avec Sarah Miles.
Lorsque je dis que « Lilith » a été la plus exaltante de mes expérien- Quand il est venu me voir, 4 Paris, il était déja trés souffrant. [I avait
ces de comédienne, je n‘oublie pas, bien sdr, « A bout de souffle ». une maladie étrange, une sorte d’ infection de la peau qui faisait des
Mais je dois avouer qu’a I’époque ou j'ai fait « A bout de souffle », taches sombres sur son corps et sur son visage. Je lui dis alors que
| étais trop jeune, trop introspective, et méme, sur le plan person- jaimais beaucoup fe personnage de Lilith. J’avais naturellement,
nel, trop malheureuse pour profiter pleinement d'une aventure qui, comme toujours, les cheveux courts, et sa secrétaire, qui avait été
honnétement aurait di étre beaucoup plus riche pour moi. Je Iai aussi la secrétaire d'Otto Preminger, dit alors que Lilith 'devait au
déja dit plusieurs fois, et tout le monde sait cela maintenant, que moins avoir les cheveux longs. Ce qui ne me convenait pas du tout.
dés le premier jour de tournage, j'ai eu un malentendu avec Jean- Je répliquais un peu vertement que je me trouvais trés bien avec
Luc. It voulait que le personnage de Patricia soit voleuse, qu'elle des cheveux longs, et cela amusa Rossen. Un de ses soucis cons-
vole l'argent de Michel. J'ai eu une étrange réaction, je ne sais pas tants était de vouloir éviter de tomber dans un cété trop facilement
si on doit 'imputer a l'inévitable nervosité des premiers jours de féerique du personnage: il était trop commode de faire de la folie
tournage, ou plus simplement a une mentalité profondément puri- Ophélie, et je partageais entiérement ses réticences a cet égard. La
taine, mais j'ai refusé d’étre voleuse, et Jean-Luc en a été affecté. preuve en fut d’ailleurs donnée lors du tournage, lorsqu’un photo-
Par la suite, nos relations sont devenues trés bonnes, et je conserve graphe est venu faire toute une série de photos de moi, vétue d’une
un merveilleux souvenir du film, mais je crois qu'il y a toujours eu robe blanche plissée, a la grecque, avec laquelle je gambadais a
entre nous le malentendu de ce refus, malentendu qui était entié- travers champs, les cheveux dénoués au vent. En voyant ces pho-
tement, je l'avoue, de ma faute. tos, Rossen les a tout de suite mises sous clé, en disant: c'est
Quand j'ai fait « Lilith », j'étais plus consciente de mes responsa- exactement ce que je ne veux pas ! |I voulait que le personnage de
bilités, et des difficultés que présentait le réle : c’ était pour moi le Lilith soit trés caractérisé comme féminin et viril a la fois, c’est-a-
plus grand « challenge » de ma carriére, le plus gros effort que j'ai dire le contraire de ce que moi j'avais envisagé comme « casting »
do faire et que j'ai voulu faire pour échapper au personnage stéréo- typiquement hollywoodien: Audrey Hepburn ou méme Yvette
typé que tous mes films, depuis « A bout de souffle » avaient des- Mimieux.
sing, un peu malgré mon. Il s‘agissait d’échapper a cette présence J’ai tout de suite eu l'impression que Rossen voulait démontrer
cinématographique brute que Godard, par exemple, exige de ses qu’en dehors des sujets durs et virils qu'on lui connaissait, il pouvait
comédiennes pour créer de toutes piéces un personnage fictif qui, aussi traiter un difficile sujet « psychologique », comme on dit. A
en apparence tout au moins, était assez éloigné de moi. mon avis, cette démonstration, il l'avait d’ailleurs déja faite dans
Avant méme de savoir que Rossen songeait 4 moi pour le réle, « L'Arnaqueur », qui est beaucoup plus un film psychologique
Jj avais lu le livre de Salamanca, alors que je me reposais, aprés un qu'un film d'action, mais en Amérique, on est tout de suite fiché par
voyage en Afrique, chez des amis. En lisant le livre, je ne m’étais la critique, on est mis dans des niches d’ou il est ensuite trés dif-
a aucun moment projetée en Lilith, et je ne pensaé& pas du tout ficile de sortir. On considérait donc Rossen comme une sorte
convenir, méme physiquement : je me sentais trop saine, trop fille d'Humphrey Bogart des metteurs en scéne, comme un dur, spécia-
de la terre en un sens, trop proche de ce personnage de « petite liste des coups de poing et de rien d’autre. Or, Rossen échappait
paysanne » que Preminger avait exploité dans « Bonjour Tris- singuliérement aux étiquettes. C’était un homme trés compliqué,
tesse », et surtout dans « Sainte Jeanne ». Si quelqu’un m‘avait angoissé méme, et qui se posait constamment des questions sur
alors demandé qui je voyais pour le réle, j’aurais tout de suite lui-méme. De cette angoisse, il faut peut-&tre rechercher la cause
répondu Audrey Hepburn, par exemple, que j'imaginais fort bien dans le grand traumatisme maccarthyste, ol| son monde, alors,
courant parmi les branchages, ou se roulant dans |'herbe de la prai- avait littéralement basculé. I! est pratiquement impossible de juger
ne. sereinement de tout ce qui s‘est passé en Amérique a cette épo-
La premiére actrice envisagée, ce fut Yvette Mimieux, qui est fort que-la, méme si beaucoup de gens en jugent avec légéreté. Tout
belle, et qui, physiquement, correspondait parfaitement au réle. De le monde est trop proche encore de ces horribles histoires d'enqué-
plus, elle s‘était prise de passion pour Lilith, et elle révait de |'inter- tes et de dénonciations pour pouvoir trancher. Dans vingt ans,
préter. Quand, aprés beaucoup de discussions, d’essais, de déci- peut-étre, quelqu’un écrira le livre définitif sur la question,
sions et de contre-décisions, Rossen m‘a choisie, Yvette Mimieux aujourd’hur c'est encore trop tét. Rossen avait été refoulé un jour
lui a fait parvenir, sans autres commentaires, un gros bouquet de de l'aéroport de New York, tandis qu'il essayait de partir pour
lys. Cela, c'est Rossen lui-méme qui me I'a raconté, au début de ‘Angleterre, afin d'éviter, comme Carl Foreman et quelques autres,
notre collaboration. les témoignages, les contre-témoignages, etc. Et le choc moral de
64 PETIT JOURNAL
cette affaire I’ avait, je pense, profondément changé. Il a été amené {'« élite de la folie ». Nous assistions aux psychodrames, et Rossen
a se retirer sur lui-méme, a vivre un peu a I'écart avec sa famille, me demanda de visiter certaines malades particuliéres qu'il avait
a mieux faire 1a part des choses, 4 examiner les motivations secré- eu l'occasion d'observer. Au début, les malades se méfiaient un
tes des 4tres: ainsi est-il devenu plus introspectif que s‘il avait eu peu de nous, car ils avaient vu « David et Lisa », qu'ils trouvaient
une carriére normale de cinéaste hollywoodien, mollement étendu un grand mensonge, et ils avatent peur que nous fassions la méme
a l'ombre des palmiers de Californie. || avait certaines hantises, chose.
déja visibles dans « L'Arnaqueur », et dévoilées au grand jour dans (ly avait une femme de quarante ans environ, totalement schizo-
« Lilith ». Son art devenait de plus en plus personnel, c'est peut- phréne, qui se faisait appeler Rita-Sylvia : si on lui disait « bonjour »
étre la qu'il faut voir la raison de I'échec commercial. Il s’attachait Rita », elle répliquait « je suis Sylvia », et le contraire En plus de ce
davantage aux symboles, aux idées profondes, qu’aux apparences. dédoublement, elle se prenait aussi pour Dieu, et elle se plaignait
Les indications qu’il donnait aux acteurs n’étaient jamais littérales, sans cesse du travail que cela lu) causait. Mais elle ne savait rien
mais visaient a les aider psychologiquement et intellectuellement, faire, que tricoter, et comme elle était Dieu, elle tricotait des cceurs,
4 mieux les imprégner de leurs rdles. Dans la scéne du pique-nique des poumons, des ovaires, des organes humains. Cette chose mer-
de Lilith, il ne m‘indiqua pas les gestes que je devais accomplir, veilleuse, aucun romancier ou cinéaste, je crois, ne pourrait l’inven-
mais il m’expliqua comment je devais étre fascinée par l'eau, par ter.
les reflets... Sa patience était exemplaire, et supprimait aux comé- Rossen m‘avait demandé aussi de voir une jeune femme, qui avait
diens tout souci extérieur. Je connais a ce sujet une anecdote amu- été reine de beauté dans son école, et qui marchait parait-il comme
sante, qui concerne « L’'Arnaqueur : il avait dit a Piper Laurie, quiest un fauve. Elle m’a recue dans sa chambre, entiérement dissimulée
une fille hyper-sensible, que son personnage boitait psychologi- sous ses draps — on voyait qu'elle était nue - y compris le visage.
quement. Au début, la claudication était juste une indication, une On ne voyait rien d’elle, Visiblement, elle se masturbait. Elle me dit
béquille pour obtenir un certain effet. Et Piper Laurie s'est mise 4 bonjour. Je lui rendis son bonjour, et j’ajoutais que j‘allais partir. Elle
boiter réellement. Au cours du film, elle boite de moins en moins, me demanda pourquoi. Je lui répondis qu’i! m'était impossible de
et les critiques new-yorkais en ont fait le reproche : qu arrivait-il? parler avec queiqu’un dont je ne pouvais pas voir les yeux. Elle me
était-elle guérie? Rossen se moquait d'un certain réalisme exté- demanda de rester, puis de revenir la voir. Au moment de partir, elle
rieur si c’ était pour obtenir une vérité plus profonde : il répliqua aux me fit part de son intention de se lever pour me dire au revoir: et
critiques que la claudication était uniquement symbolique. C'est la elle se leva, enroulée dans ses draps, la téte cachée comme un
une mentalité strictement non-hollywoodienne, et méme antihol- enfant qui joue au tantoéme, puis elle me tourna le dos ei me tendit
lywoodienne. la main par derriére. Ensuite, elle se recoucha. Je n'ai donc jamais
Un jour encore, Piper Laurie devait jouer une scéne ou elle faisait pu voir la facon dont elle marchait. Lorsqu’a la fin du film, Vincent
a diner a Paul Newman. Elle devait pour cela ouvrir une boite de vient m‘avouer qu'il est responsable de la mort de Stephen (Peter
potage. Elle se déclara incapable de jouer si ce n’était pas une cer- Fonda) et que je lui dis ne rien comprendre a ce qu'il raconte, la
taine marque de potage ! Et tous les assistants se mirent 4 courir scéne provient directement de Iattitude de cette jeune femme. Je
les supermarkets pour la satisfaire. D’autres metteurs en scéne voulais méme la tourner entiérement enfouie sous les draps, mais
auraient considéré cela comme un caprice: Rossen accepta ce Rossen me dit que cela semblerait exagéré : nous avons trouvé un
caprice de bonne humeur, du moment que cela pouvait amétiorer compromis, et gardé l’idée de la masturbation (clairement indi-
le jeu de Piper. Mais tout le monde ne raisonne pas comme cela. quée, bien qu'il soit impossible de faire aux Etats-Unis ce que fait
A vrai dire, le malheur de Rossen était d’étre pris entre deux feux, Bergman dans « Le Silence » !}.
entre te cinéma européen qu'il connaissait et qu'il admirait, et le Rossen a vraiment approché ce film d'un point de vue pur, ce qui,
cinéma californien de ses débuts. J’ai eu l'occasion par la suite de dans les conditions américaines est une chose immense. A la fin
voir la différence entre quelqu’un comme lui et un strict hallywoo- du tournage, il était dans un complet état d’épuisement, dans |'état
dien comme Mervyn LeRoy: c'est vraiment la nuit et le jour. J’ai de quelqu'un qui a donné tout ce qu'il pouvait. Et l'affrontement
pu juger de la différence entre l'anonymat d'une équipe de fonc- permanent qui l‘opposait a Warren n‘a pas arrangé les choses: il
tionnaires qui font leur travail et rien de plus, et une équipe presque voulait méme lui faire un procés, et autres enfantillages...
artisanale, comme celle de « Lilith », ou régnait la confiance, et une On lui avait souvent reproché d’étre lourd, d’étre I'éléphant dans 1a
sorte d’entente silencieuse ou chacun. du merveilleux vieux Schuf- boutique de porcelaines: « Lilith », au contraire, est un magnifique
tan au jeune caméraman Joe Coffey, du monteur Avakian yusqu’au cristal, si clair et si pur qu'il ne peut que se briser. La folie est sou-
maquilleur, avait conscience de travailler 4 quelque chose d inté- vent sordide : il a su, dans son dernier film, aller au dela des appa-
ressant et d’inhabituel, et y mettait toute sa force et son talent ! rences, vers quelque chose de trés beau, ou tous ses malheurs per-
Rossen était trés ouvert aux suggestions, aux apports personnels sonnels étaient enfouis.
de chacun, si cela était susceptible de servir le film. II n’hésitait pas « Lilith » était un défi, et ! échec quia sanctionné nos efforts fut une
a supprimer, par exemple, une phrase de dialogue, ou a la modifier, immense déception pour nous tous. Pour moi, cela demeure
si elle génait un acteur. Ainsi, lorsque dans I'avant derniére scéne comme quelque chose qu'il était nécessaire que je fasse, et que je
du film, je devais dire 4 Vincent (Warren Beatty) : « Vous savez ce sults heureuse d’avoir faite. Je viens de lire une critique américaine
qui ne va pas avec Lilith? Je veux posséder tous les hommes du ou l'on me reproche d’étre toujours la méme, de film en film: je
monde. » Nous nous rendimes compte, Warren et moi, que quel- n'accepte ce reproche qu’a la condition que celui qui le formule
que chose sonnait faux dans cette réplque. Nous I'avons répétée n’ait pas vu « Lilith ». Méme si cela parait prétentieux, je sais qu'il
plusieurs fois, et cela n’allait toujours pas. Alors Warren a eu l'idée y lA une source en laquelle je pourrai désormais puiser.
de me faire dire: « Vous savez ce qui ne va pas avec Lilith? Elle Je me souviens de l'incroyable camaraderie qui nous liait tous vers
veut posséder tous les hommes du monde » et cette maniére de le méme but, malgré les dissensions avec Warren: je me souviens
parler de moi @ Ia troisiéme personne, qui allait d’ailleurs dans le des repas pris en commun sous la tente, de cette vie de roulotte.
sens du personnage, rendit la scéne bien meilleure. Une chose a cette merveilleuse vie de cirque... Je me souviens de la Paque juive
laquelle Rossen a fait trés attention, c'est au respect envers les passée dans la famille de Rossen, du diner israélite, des mille bou-
malades mentaux. II était littéralement ahuri par la fausseté et la gies qui brilaient dans la piéce, tandis que Rossen chantait avec
duperie des films pseudo-psychiatriques ou pseudo-psychanalyti- son fils les chansons rituelles, et j'ai l'impression qu'il y avait en
ques qu’on tourne en Amérique. Avant le film, nous avons donc été Rossen, et dans son film, quelque chose de trés précieux et de trés
plusieurs fois, Rossen, Warren et moi, dans un somptueux établis- secret que je ne retrouverai jamais plus.
sement pour malades riches, aux alentours de Washington, dans
un de ces établissements ot l'on trouve, ce qui est atroce a dire, (Propos recueillis par Jean-André Fieschi.)
Une lettre de
Luc Moullet

Chers Cahiers. de Giancarlo Giannini, du Delon


aciuel et de Robert De Niro, et
souenir quil S'agissait: d'un
Peut-éire @ tort,je me seas mis
regard critique... En fait Godard
en cause par Godard dans votre
prouve sintplement que [atutude
ne 300. Hl présente « trois photos
et le regard d'une vache ne sont
de vaches: i] me semble bien visi-
pas identiques a ceux dune autre
ble qu’elles ont une expression
vache, surtout lorsque les condi-
différente ». « Le regard de ces
tions techniques sont différentes.
animaux est tout suuf neutre.
Si elles étaient semblables, quéen
C’est un véritable regard criti-
que ». La troisiéme photo montre serait-i[?
Pour étre honnéte. it aurait
une vache avee clochette, la
deuxiéme une sans clochente et la
dalla: prendre trvis photos de la LETTRE DE HOLLYWOOD
meéme vache dans des conditions
premueére vache sans clocheute ne
semble pas étre la méme que la
techniques
pense
semblables,
qu'alors, nous
et
aurions
je PAR BILL KROHN
deuxiéme. Hl sagit donc de trois
rewouve, @ travers le temps, la
vaches différentes, ce quavoue
méme neutralité, tout’ comme Quand. de New York.je suis arrive ici,je pensais me retrouver dans
Godard lorsqu'il parle de « trois
chez les trots « artistes » précites. un désert culturel. aussi ai-je été heureux d'apprendre que Los Ange-
photos de vaches ».
Apres lecnure des Cahiers, je suis les a son propre festival de cinéma, meilleur sous bien des aspects que
De plus, le visage du premier allé dans divers paturages
hovide est aux 3/4 obseur, alors le bien plus célébre festival du Lincoln Center de New York. Le Los
(Alpes, Pyrénées, Massif Central) Angeles International Film Exposition (Filmex), sous la direction de
que les deux autres sont clairs. ott jai eu confirmanon de ceuce
Enfin, fune est prise de 3/4 Gary Essert, est le seul festival américain comparable par son enver-
fameuse neutralité. Cette identité gure et son objectif aux grands festivals européens. Ce printemps.
face. tandis qu'on voit seulement du regard, de la naissance @ la
la guuche du visage des deux soixante-dix nouveaua films ont ¢té projetés, couplés avec un certain
mort, est le contraire méme du nombre de programmes spéciaux et de séminaires; un marathon de
aulres, . regard critique, qui n'est évidem-
cinquante heures de [ilms de mystére et de suspense qui est devenu
Ces differences didentiteé, ment pas le méme en face de une tradition du Filmex, avec des séries paralléles consacrées aux
dcclairage, dangle de prixes de fanodin et des faits critiquables.
documentaires, a des films américains « méconnus », et une rétros-
rues font apparaitre une légére Je ne puis que mélever contre pective du cinéma allemand d’avant-guerre, qui m’a permis de voir
différence de regard (pus entre les Ventreprise de Godard, qui vise @
unc bonne copie du Fuss! de Murnau avec intertitres allemands, tra-
deux premiéres toutefots) et retiver aux vaches leur unique
duits pour nous avec sentiment par Anneliese Goldman, « la voix du
dattiiude. Dans les mémes privilege, auquel les hommes
Filmex ». Les nouveaux films allaient du commercial a avant-garde
conditions techniques. Godard naceédent que és rarement.
et comprenaient bien sir une bonne sélection de [a derniére récolte de
aurait pu tout aussi bien prendre
Vart et essai européen, allant pour moi du meilleur (L ‘Arbre aux
en hommage a Hitch trois photos Luc Mouller
sabots, Hitler, L’Empire de la passion) au pire (Lex Rendez-vous
d'Anna).

L’assistance du Filmex était composée d'un tiers de cinéphiles, un


tiers de professionnels et un tiers d’amateurs de curiosités et, en régle
Grenoble générale. ce public était bien mieux que celui de Lincoln Center, qui
m’a gaché par ses huées La Cicatrice imeéricure et Kivlence et passion
Un Festival de cinéma a Gre- ment au [e juin 1978. et m‘a monté contre Jonas... gui aura vingt-cing ans en fan 2000 avec
noble et dans I'lsére se déroulera Une enquéte sur l'histoire du ses rires complaisants. J] y a un compte rendu de tous les films dans
du 27 novembre au 9 décembre cinéma dans le département est le« L. A. Times » (mais aucune vraie critique ne parait avant la sortie
prochain. organisé avec la colla- en cours, Elle donnera lieu a une du film ~ un des grands avantages. pour les cinéastes, du Lincoln Cen-
boration du Centre National de publication fin octobre. ter), et les critiques de « L. A. » sont également beaucoup plus agréa-
la Cinématographie. du Conseil Parallélement au festival, un bles que leurs doubles new yorkais. Le meilleur, un avocat et lanati-
Général de I'lsere, de la ville de certain nombre de manifesta- que d’Ulmer nommé Myron Meisel. qui écrit dans le « L. A. Free
Grenoble et de toutes les munici- uons sont déja programmees. Reader», me fait penser A Andrew Sarris(!) quand il était jeune et
palités qui l’accueilleront. Atnsi, la Cinémathéque Fran- encore amoureux du cinéma.- Tout semble plus jeune ici, ce qui est
L’association du Festival se caise proposera tous les jours une paradoxal car le cinéma y est plus vieux que partout dans le monde :
propose «d'organiser le plus rétrospective des films de Jean vieux comme le visage de Nicholas Ray quand il est mort a 68 ans.
vaste panorama possible de la Grémillon. Par ailleurs, deux Inévitablement, vu 1’ écologie des festivals, une bonne partie des
production francaise, dans te but journées sont réservées a films que j'ai vus au Filmex ont a l'heure qu’il est été montrés dans
de favoriser, d'une part, une l‘assemblée générale du Mouve- des festivals en Europe,jé passerai donc sur les films qui ont été suf-
meilleure connaissance de notre ment Audiovisuel d’Intervention fisamment deécrits dans les pages des Cahiers, et je concentrerai mon
propre cinéma, d’autre part la (MAI), tandis que I'Institut attention sur quelques specimens fragiles du cinéma de langue
tencontre entre les auteurs. des Expression et de Communica- anglaise (et un en Espagnol) qui n’ont pas encore fleuri en Europe.
professionnels et les divers tion de [Université de Grenoble Comme jai rate la premiére de f/air, donné en soirée d’ouverture,
publics de notre région ». Peu- 3 organisera un colloque pour le festival a commencé pour moi avee un film d°un originaire de Los
vent purticiper au festival. les faire le point sur la recherche Angeles, Albert Brooks. Brooks, qui est comédien, a commence sa
films en 35 mm (son optique) et autour du cinéma en France. carriére de réulisateur avec un court métrage célébre sur une ccole ob
16 mm (son optique. magnétique Renseignements: Festival du onapprend 4 étre dr6le, a ma connaissance le premier film ou les tech-
ou double bande), quels qu’en Cinéma Francais, Maison de la niques de la TV américaine sont parodiées avec exactitude. Pour son
soient le métrage ou le genre, Culture. 4, rue Paul Claudel. premier long métrage, Real Life. ila mis son talent dans limitation
ayant été réalisés postérieure- 38100 Grenoble. Tél.: 24.10.25. audio-visuelle au service de Vhistoire d'un cinéaste embarqué dans un
66 PETIT JOURNAL
documentaire monstre sur la vie quotidienne d'une famille améri- marges éclairées. £/ Super, le premier grand film fait par et sur des exi-
caine typique. ce qui avait été réellement fait sur PBS) il y a quelques lés cubains, a été produit ct réalisé par Leon Ichaso et Orlando Jimi-
années, quand l‘abominable fumille Loud de Santa Barbara. Califor- nez-Leal, deux cinéastes cubains qui depuis plusieurs années laisaient
nie, s‘était défoncée pendant trois mois sur les écrans d'une chaine des pubs pour les stations TV en langue espagnole de New York.
nationale tandis que les caméras de PBS enregistraient impitovable- Adapté d'une piéce a succés off-off Broadway et réalisé dans des
ment chaque détail des ravages qu’elles avaient provoqués. conditions qui rappellent la pénurie des films d‘UImer sur les commu-
nautés noire et juive de New York dans les années 30, E/ Super est
Le principe-méme du film veut que chaque coupe dans Real Life en fait juste une suite de dialogues liés par des séquences au montage
soit un gag. et cela deviendrait vite fatiguant Sil n’y avait la prestation primitif, montrant la vie dans le barrie de New York pendant le dur
de Brooks dans le rdle du cinéaste qui veut faire « Je premier film a hiver 1977. Mais les scenes de dialogues, voila du grand art: plans-
pagner un Oscar et un Prix Nobel». Luttant pour marier l'art et la séquences qui excluent autant qu’ils montrent le comique du jeu
science. l'art et la vie, glissant sur la peau de banane du Principe Wensemble des comédiens, accordés 4 la performance décontractée de
d’Incertitude d'Heisenberg et dévastant tout ce qui se trouve sur le Raymundo Hidalgo Gato (dans le personnage d’un cubain qui a [ui
passage de ses caméras (dont deux prototypes de la Rittenauer, inven- Castro et s'est retrouve concierge ii New York), et modulés par un jeu
tion beauvialo-vernesque qui se porte sur la téte comme un casque de couleurs ot les complémentaires. le rose et le vert des murs du bar-
spatial) « Albert Brooks » (de son vrai nom Albert Einstein) se trans- riv, prédominent sur les contrastes de rouge et de bleu, de feu et de
forme en une force comique inhumaine, et en symbole parfuit du pou- glace. Bien que les cinéastes aient éliminé les discours politiques de la
voir invisible qu'il signe hystériquement. piéce et en aient gardé humour masochiste. le film est de facto anti-
Castro et c'est sans aucun doute sa force. Si tout va bien, une suite sera
Ce pouvoir était confortablement installé dans les documentaires réalisée l’an prochain sur les nouvelles aventures du héros en Floride.
plus courts que j’ai vus au Filmex, dont la plupart obéissent au format terre d'intrigue.
TV standard. On nous propose une visite's! a un «Congrés de
jumeaux » umeaux, de Marshall Harvey): étranges personnes, cos- Trois nouveaux films australiens ont été montrés au Filmex cette
tumes désuets. ov eroit réver‘/#!, Mais il y a un autre versant au film. année. et dans la mesure ou deux films de Peter Weir marchent déia
Pensez-vous que ce soil drdle d’étre jumeaux? Ces deux filles ravissan- bien en salle (Picnic at Hanging Rock et The Last Wawe qui avait été
tes, qui pleurent au souvenir horrible d’avoir été habillées pareil vus en avant-premiere au Filmes [an dernier). i] est temps de com-
enfants, diraient non. Méme raisonnement (qui fait pensera la for- mencer a parler du nouveau cinéma australien, Je partage l"admira-
mule pour exposés qu’on enseigne dans toutes fes Universités améri- tion de Boland pour The Chant of Jimmy Blacksmith (Cahiers 290-
caines) dans animals (de Robin Lehman). Quelle diversité chez les 91) et je fus intrigué par sa remarque sur la fraicheur des films venus
animaux élevés par les new-yorkais dans leurs appartements minus- de pays « cinématographiquement neufs », ce qui me semble para-
cules et quel hommage charmant a l'excentricité des habitants de cette doxal a la lumiére de la complainte de A. D. Hope dans Ansiralia a
ville! Mais a-t-on penséa l’effet que tout ceci a sur les animaux? Qu’en propos du retard de son pays natal.
est-il de /eurs drotts? etc... « Hs lappellent pays jeune, mais ils mentent :
Elle est la derniére des terres. la plus vide »
Sous l’influence de la télévision, la forme documentaire cst devenue
tres codifigée en Amérique ces derniéres années, et le summum de la Hope est moins convaincant quand il appelle de ses voeux, en des
perfection dans le genre a probablement été atteint avec Deal, film accents wordsworthiens, un art nouveau né du «désert arabe de
documentaire sur les ressorts internes du jeu télévisé le plus populaire, esprit humain », mais l'idée a di séduire de nombreux écrivains de
Let's Make a Deal. Peu de sujets se dénoncent aussi facilement eux- la génération actuelle, Thomas Keneally par exemple, auteur du
mémes que Let's Make a Deul. qui fait rire en montrant des ména- livre dont Jimny Blacksmith était tiré. C'est ainsi que je m’eaplique
géres habillées comme des personnages de dessin anime, des legumes V'importance accordéc 4 la figure des aborigenes dans le film de Fred
et quelquefois des prostituées réclamant a grands cris une occasion de Schepisi ct Ics deus films de Weir, étant donné le peu de poids poli-
montrer leur talent comme acheteuses. Mais les cinéastes ont ajouté tique. dans la société australienne contemporaine. des vrais aborige-
une citation de Television, de Lee Brown: The Business Behind the nes, saul’ aux yeux d'une bande de gauchistes, eux aussi dévimés,
Box, qui mérite d’étre répétée : « Dans le commerce de tous les jours, comme Schepisi et Kenally.
la télévision ne fait pas tant partie de l'industrie des communications
que de lindustrie qui consiste a livrer les gens aux annonceurs. La Ma question est la suivante: que refoule [’indéntable fraicheur de
marchandise, ce sont les gens, pas les étalages. Les étalages sont sim- Jiminy Blacksmith? On peut soir la réponse dans The Getting af 4
plement l’appat. » dom, un film de Bruce Beresford qui a cu beaucoup de succes, tiré du
roman autobiographique d'une femme de lettres australienne névro-
Ce qui est particuli¢rement interéssant dans Deal. c’est le regard en sée du 19*siécle, qui signa toute son ceuy re Henry Handel Richardson
gros plan sur ceux qui font la télé, le rythme forcené et le mode sudo- et émigra en Angleterre a la premiére occusion, Le film raconte I"his-
masochiste de la production TV. Dans les interviews avec les concur- toire d'une jeune fille du désert qui est envoyée dans un pensionnat
rents et les membres du personnel de production (« La Vie est un jeu » snob de Sydney. et ses qualités sont les qualités, rares 4 toutes les ¢po-
etc les sujets répondent a des questions que nous n’entendons ques, d'un bon film anglais. Mon impression pourrait se résumer dans
jamais, procédé queje trouve sinistre. Mais cette utilisation des inter- adieu a l'Australie de Darwin dans The Forage of the Beagle:
views est devenue une loi de fer du genre : supprimez-les cntitrement « Fous Ges trop grande et ambitieuse pour etre aimee. pas assez
et vous vous altirerez automatiquement Ics reproches soulevés par grande cependunt pour Cire respectée » — si cela n’était ausst une des-
Tattoed Tears (de Nick Broomfield et Joan Churchill), un bon docu- cription des émotions compliquées provoquées en mor par létrange
mentaire explosif dans la tradition Wiseman sur une prison pour ado- hérotne du film, magnifiquement interprétée par Susannah Fowle. Je
lescents a Chino, Californie: mémorable pour une scene bréve au dois ajouter que la qualité technique de tous les films australiens que
cours de laquelle un conseiller se met dans un colére noire et essaye j'ai vus est sensationnelle. et que l"Australie était bien représentée au
de persuader un prisonnier, a la limite de la psychose de lire Rous- Filmex par le réalisateur de The Gentine of Wisdoni, lan McAlpine.
seau. Plus difficile encore est le film rare qui. simplement, raconte une qui concentrait dans sa propre personne toute la fierté mélancolique
histoire, conventionnelle ou non, en images, ct le fait bien comme Le de la nouvelle industrie.
Cheval de boue, court métrage sur la fabrication des briques de
Atiyyat Al Abnaoud, « la premiére femme cinéaste d’Egypte », que En revanche, ilest un peu tot pour commencer a parler du Nouveau
jar vu. peu apres le Filmex. au Festival du film du Tiers Monde Cinéma irlandais, quoique le Peitin de Bob Quinn soil certainement
UCLA: images en noir et blane d*hommes et de chevaux qui pei- un bon départ. Quinn dit qu'il a fait son film pour contrecarrer
nent 4 extraire des briques de la boue, presque suns paroles), et a la Vimage de lIrlande créée par des films comme L'Honime tranquille
fin un cheval brise ses liens et s"en va au galop. de Ford. ce qui souléve le probleme d'un imaginaire cinématographi-
que national colonisé par ttn cinéaste de génie. Probleme spe ifique),
Le Filmex m’a également donné l'occasion de voir Scenic Route de ear si Jean Rouch par exemple hante limagination de Med Hondo
Mark Rappaport, mais le meilleur film new-yorkais du lestival est exactement de la méme fagon que Samuel Fuller hante l‘imagination
venu d'une des minorités linguistiques de la ville. et non pas de ses de Paul Schrader, il est toujours possible dans le premier cas de s‘intée-
PETIT JOURNAL 67
resser a un adversaire plus abstrait et moins redoutable, comme le tait 1. Critique new-yorkais qui fut le premier avocat en Amérique de
Hondo dans SoleilO (que j'ai vu au Festival du film du Tiers Monde) la politique des auteurs.
quand il attaque le langage du racisme dénoncé par Fanon dans Peatix 2. Public Broadcasting System : chaine de télévision nationale non
Noires, Masques Blancs. commerciale. financée par des subventions du gouvernement et des
dons du privé. le plus proche équivalent en Amérique de la TV fran-
Mémeerreur dans Poitin’, quis‘intéresse seulement a ce que Brecht gaise.
appellerait « l‘argot» cinématographique inventé par Hollywood 3 a8. En frangais dans le texte.
* pour parler de |"Irlande. Mais ce n‘est pas en montrant une Irlande de 9. Les études les plus minutieuses concernant linfluence poétique
vides et de goultres froids, peuplée de rustres alcooliques qui chantent en Amérique sont celles de Harold Bloom, spécialiste de la poésie
des chansons tristes et racontent de mauvaises blagues, qu'on « cor- romantique. dont les principaux ouvrages théoriques ont pour titre
rige » L'Homme tranquille. Poitin est un échec honorable, qui reste The Anxiety of Influence, A Map of Misreadinget Kabbalah and Cri-
dans mon souvenir 4 cause de la présence d'un acteur chevronné, ticism. Les théses de Bloom — selon [csquelles la signification d'un
Cyril Cusack (The Rising of the Moon), et de la sombre histoire qu’on poeme est toujours un autre poéme, les relations entre les poétes et
raconte sur lui. Cusack joue un bootlegger qui fait le meilleur pein leurs ancétres participent de ce que Freud appelait le Roman Familial
(liqueur illégale) de Connemara. Deux jeunes bandits, qui essayaient et les poétes sont obligés de mal lire leurs prédécesseurs afin de frayer
de dérober le breuvage magique caché au fond d’un lac transparent. un espace imaginaire 4 une création nouvelle — n’auront peut-étre
sont les victimes d'une plaisanterie macabre et subissent le sort de qu'une application limitée dans l'étude de Phistoire du cinéma. Néan-
tous les éphébes imprudents: la noyade. moins, a un moment ou l'art du cinéma semble agoniser dans une pro-
fusion de films, vieux et neufs, l'étude des aspects plus sombres de
Pour finir, le Nouveau Cinéma allemand était représenté au Filmex linfluence cinématographique et de la mélancolie cinéphilique est
par sa star la plus éclatante, Hans-Jiirgen Syberberg, dont le Hitler, un une voie que la théorie du cinéma, me semble-t-il, ne peut éviter.
film d'Allemagne fut trés bien recu et sera distribué ici par l’American 10. Piéce de Bruckner dont Straub tira la séquence Fassbinder du
Zoetrope de Francis Coppola, Tom Luddy jouant le rdle de conseiller Fiance...
spécial. Si les nouveaux réalisateurs allemands se débrouillent avec
Jeur retard mieux que l’auteur de Pojtin c'est sans doute parce que
!héritage redoutable du Romantisme allemand laisse peu de place
aux illusions sur ces questions de patemité d'imaginaire, et c'est sans
doute parce que le Romantisme francais n’était en rien redoutable que
limpression persiste aux Ca/iers que le blocage que Syberberg doit Entretien avec Ron Peck
lever pour faire son travail du deuil est le discours précédent du dog-
matisme gauchiste en général. Qui parle ct contre qui())? et Paul Hallam (Nighthawks)
Werner Herzog faisait recemment remarquer. dans une interview
au Times, que les nouveaux cinéastes allemands ont de la chance car Cahiers. Fous avez miis trois ans @ faire Nighthawks...
ils n’ont pas de péres, seulement des grands-péres. Encore une simpli-
fication excessive, bien qu'elle puisse étre bénéfique, el je pense qu'on Ron Peck. Oui, En fait, j'ai mis deux ans a trouver l’argent. alors
peut mesurer la force de Syberberg dans le fait qu’a travers le masque que ce n’était pas du tout un film cher (60.000 livres). Bien str. pen-
Hitler i vise directement, en utilisant toutes les figures de PAure®) dant ces deux années, Paul et moi avons beaucoup travailleé sur le scé-
(les Nazis-vampires de Afachorka-Muff, les plans en couleurs de Ein- nario, nous avons eu des discussions avec des groupes, avec des indi-
leitung, etc.) ceuvre allemande de Straub. qui n’est pas précisément vidus, nous avons vu beaucoup de films. Puis nous avons tourné un
silencieux sur le sujet du fascisme et ses conséquences pour la société court-métrage de 15 minutes qui était une premiére version du début
allemande moderne, tandis que les collégues les plus solides de Syber- du film. C’est grace 4 cela que nous avons trouvé une grande partie
berg se sont jusqu’a présent contentés de refaire et de partaire les dil- de argent. Les gens de Z.D.F. ont ¢té convaincus par ce film plutot
férents segments du Francé qui propheétisaient leur venue. L’opération que par le scénario.
consiste. pour parler tres criiment. a opposer les grands-péres au pére,
comme le fait Syberberg quand il oppose tout le Romantisme alle- Cahiers. Comment avez-vous travaillé avec les acteurs?
mand a Hitler. ou d'une facon plus pertinente. quand il « corrige »
Lecons d'Histwire en faisant d’Ellerkamp un personnage de Lubitsch Peck. Il n’y avait qu'un seul professionnel. le professeur. Il a é1é
(Lubitsch, «le valet de chambre pour qui_aucun homme n‘était un engage trés tard. Tout a commencé avec une interview dans un jour-
héros », selon lés termes de Lotte Eisner)(9). nal londonien. II y eut 4 peu pres deux cent cinquante réponsesa l"arti-
cle. J'ai vu la plupact de ces personnes. Paul était Pune d’elles. Sur ces
Mes impressions sur le Nouveau Cinéma allemand seraient peut- deux cent cinquante, quinze allaient étre impliquées dans le film.
étre un peu plus affinees si j‘avais vu plus de films des jeunes réalisa- Nous avons alors fait une ébauche du projet. Les personnages
teurs allemands qui sont passés cette années au Fi mex, mais je n‘ai n‘étaient pas encore trés clairs sauf ceux des deux professeurs,
pu en voir que deux : L “Allemagne en aimumnue, avec le Krankheit des l'homme et la femme. Ils n’étaient pas vraiment clairs non plus mais
Jugend XV X1[/ 0) de Fassbinder et les belles sequences documentai- ils existaient plus que les autres Nous avons interviewé d'autres per-
res des deux enterrements, et Ein Ferdammie guies Leben de Hans sonnes et commencé a écrire. Voila lorigine du film. Au début c’était
C. Blumenberg, documentaire sur Howard Hawks réalisé six semai- plurét un documentaire, les gens parlaient plus d’eux-mémes. Plus
nes avant sa mort, qui est le dernier film que j'ai vu au Filmex. Blu- nous avancions dans le travail, plus ils inventaient. Le scénario
menberg, je crois, a du talent. Hawks est filmé alternativement s'amplifiait, 4 la fin tl faisait deus cents pages sans dialogues, c’était
comme lembrayeur et comme le banquier de Legons d’Histuire. le un plan. Ce plan avait été élaboré avec des homosexuels qui voulaient
film le plus hawksien de Straub, et les panos de 360 degrés de Vvise étre impliqués dans le projet. Done, nous avons travaillé en improvi-
et Aaron sont renvoyes 4 leur fonction premiére dans La Terre des sant. Dans la mesure ot ils étaient homosexuels, ils connaissaient les
Pharaons, source non reconnue par Straub. Mieua encore, Blumen- situations et nous essayions de structurer le scénario trés soigneuse-
berg filme Hawks au présent, évitant les extraits de films et faisant bon ment.
usage de photographies, comme dans la séquence ou il ne cesse de
revenir sur la méme photo de plateau montrant Hawks, John Wayne Cahiers. Er idee de faire dun professeur le personnage principal,
et Ricky Nelson, tandis que (auteur de Rio Bravo se lance trois fois & quel siade est-elle venue?
dans une explication impassible de sa fagon de « raconter une his-
toire ». Le schéma questions-réponses de l'interviewer invisible est Peck, Au tout début. Pour deus ou trois raisons. La premiere c'est
maintenu jusqu’a la toute fin, moment ou Je silence derriére la caméra que moi et quelques autres, nous avions eu une expérience d’enseigne-
est brisé par une question qui, dans le cadre de la cinéphilie queje par- ment. Deuxiémement, je trouvais trés fort cinématographiquement
tage avec Blumenberg. est mienne également : « Pourquoi? ». de se mouvoir d'une institution comme lécole vers un lieu comme le
disco. D’autre part, les homosexuels ont un sens particuliérement fort
: Bill Krohn de ce que ca signific d'étre dans une position publique. méme dans une
{Traduit de ’Américain par Dominique Villain.) école. Quand on a passé une mauvaise nuit. il faut quand méme étre
68 PETIT JOURNAL
la avec trente enfants. De plus, il] y avait la géographie de |"école.
lespéce de rigidité d'une salle de classe opposée a la fluidité d'une dis-
cothéque. Puis le choix s'est renforcé quand un professeur de géogra-
phie 4 Londres, qui parlait a ses éléves comme dans la scéne de la fin
du film.perdit son emploi. Il a beaucoup contribué a cette scéne. Nous
avons parlé avec lui, et il a écrit quatre-vingt pages sur ce qui était
arrive : i] est interdit d’enseignement encore aujourd’hui. Donec, tout
ga faisait de ce choix un tres bon choix. Mais bien sar. cela aurait pu
aussi étre un bureau, une usine.
Une fois choisi Je professeur. nous avons essayé de choisir différen-
tes personnes, venant de différentes couches de la société, qu'il ren-
contrait,
Cahiers. Est-ce pour donner une dimension politique au film qu'il
va cette contradiction entre son travail d'enseignant et sa vie noc-
turne? Autrement dit, sil navait pas été professeur, est-ce que le film
aurait été aussi politique?
Peck. Oui, simplement c'est plus évident : s'il y a professeur, il ya
sens de I‘institution, responsabilité morale, réle public. Et nous vou-
lions utiliser des écoliers et un décor d’école.
Nighthawks, de Ron Peck et Paul Hallam.
Paul Hallam. Nous sommes allés voir des écoles, nous avons assisté
a des cours. A ce moment-la nous disions qu'il sS'agissait dun film sur Cahiers. Lenfance. c'est en général [dee de lintolérance, aussi...
un professeur. Dés que nous avons dit sur quoi aussi portait le film,
on nous a refusé Ja permission de filmer dans des écoles. « Je ne tou- Hallam. Jai un probleme avec cette scéne. Je trouve que les enfants
cherais pas 4 ce film avec une rame de péniche », comme on dit en sont trés bien mais j'ai Fimpression que la seule agression que nous
anglais. En fin de compte nous avons da trouver un college et des avons montrée venant des adultes, c’est le silence. C’est tres difficile
enfants dont les parents étaient d’accord. Nous voulions une classe de représenter dans un film l'agression des adultes.
ordinaire, en fait nous avons eu beaucoup de mal a trouver des enfants
dont les parents disent oui et signent une autorisation. Muintenant, en Peck. lly avait deux ou trois scénes d’agression que nous avons cou-
Angleterre, spécialement avec le « Child Pornography Act». si un pées. Moije crois qu'il y en a assez dans le film. Pour moi les enfants
enfant est impliqué dans un film sans la permission écrite et signee des ne sont pas vraiment utilises a la place des adultes mais ils suggérent
parents, le film peut étre arrété. C’est tellement facile d’arréter un des comportements d’adultes. Ce ne sont pas seulement des enfants,
film! Un autre exemple: Taxi Driver a été retiré de l’affiche car les dis- ils supgérent quelque chose de plus vaste. Ma vie a peut-étre été par-
tributeurs avaient peur a cause des scenes de prostitution d'enfant. Le ticuliérement protégée maisje Sais aussi que beaucoup d’homosexuels
film va sans doute ressortir mais coupé. Je crois que nous pouvons nont pas rencontré l'agression. Plutét le silence. Pinvisibilité. On lit,
nous estimer heureux de n’avoir pas du faire des coupes: non pas tant on entend parler d’agression mais on n’en fait pas toujours sot-méme
4 cause de scénes avec les enfants mais simplement lidée d'un film sur Vexpérience.
Phomosexualité et les enfants ensemble.
Cahiers. Mais avec les enfants, vous ériez dans la méme position que Hallam. Mais on sent la peur dans la classe. Certains prolesseurs
le professeur du film? trouvent cette scéne effrayante parce que c'est exactement ce qu'ils
esperent qu'il n’arrivera jamais dans leur classe. Je crois que Ga passe
Peck. C'est trés difficile de savoir. Nous avons jamais caché aux un peu dans cette scéne. Bien sir, on aurait pu accentuer cet aspect.
enfants le sujet du film. nous leur disions que le professeur etait homo- cette atmosphére, mettre "accent sur le fait que des gens sont battus.
sexuel et que nous étions homosexuels. Dans la derniére séquence. perdent leur travail... Il y avait aussi la personnalité du directeur, un
nous avions quinze ou vingt enfants en plus et nous leur avons parlé libéral qui dit non. C'est un personnage trés difficile a peindre sans le
de ce que nous allions tourner, Nous leur avons demande quelle aurait faire tomber dans le ridicule. Le mieux était de montrer les enfants.
été leur réaction dans la vie s‘ils apprenaient que leur professeur était Sinon on aurait eu des gens en costume-cravate qui auraient dit:
homosexucl. La plupart d’entre eux ont dit que ca n’avait pas « Bon, ¢a va pour cette fois, mais n’en parlez plus ». Si nous avions
dimportance, « mon frére a un ami homosexuel, ga nest pas un pro- travaillé avec des acteurs professionnels, et si le film avait été tourné
bléme », etc. Je ne suis pas vraiment convaincu de lauthenticité de comme un mélodrame, tout aurait été plus stylisé et 'agression plus
cette réaction, Je trouve a trés étrange. Nous avons refait la scéne plu- facile 4 montrer.
sieurs fois avec eux, nous leur avons fait poser Jes questions mémes
quills auraient posées, ainsi que les questions, issues de 'expérience du Cahiers. Quel est le statut de la femme dans le film? C'est celle qui
professeur qui avait perdu son travail, que nous voulions leur voir permet un certain didactisme ou bien est-ce quelle représente fa
poser. J'ai l'impression — parce que nous avons tourné plusieurs fois norme?
cette longue prise de dix minutes, quelquefois ¢a se passait dans une
espeéce d‘élan — qu’il était difficile de savoir quand ils exprimaient une Peck. Je crois qu a ya plusieurs avis sur elle. Son personnage n “est
opinion vraie et quand ils jouaient. Quelquefois c'est trés clair,je sais pas entiérement réussi. Nous avons voulu montrer une situation hété-
qu’ils jouent, d'autres foisje ne sais pas. rosexuelle trés ordinaire contre laquelle les gens commencent a lutter,
Hallam. Quelquefois ils allaient plus loin que ce qu‘on leur deman- qui devient de moins en moins acceptable, particuliérement par les
dait. Ils sont vraiment entrés dedans. IIs étaient tres excités qu’on leur femmes.
demande d’étre agressils. Ca a toujours été essentiel pour nous qu’il y ait ce contraste entre
sa vie 4 lui et sa vie a elle. [] y avait une espeéce de dialectique entre
Peck, Et trés excités aussi de jouer. Par exemple, quand certains ses tentatives de libération (au mari) et sa vie a lui — il ne le dit pas,
enfants commencent a prendre la défense du professeur et disent il dit méme le contraire — mais sans doute aimerait-il un peu plus de
« pourquoi posez-vous des questions sur sa vie privée? », « qu’est-ce norme. Nous voulions suggérer quelque chose entre les deux posi-
que ga peut vous faire. sa vie en dehors de I’école? », 1a nous avons été tions, entre les discontinuités d'un cété et la continuité presque rigide
vraiment directifs. nous voulions que ¢a ar Nous avons fait la de autre.
scéne trois fois, et la troisiéme fois c'est arrive si fort, surtout chez les
filles... Au départ, nous voutions filmer chaque éléve. le laisser poser Hallam. J'ai un probléme avec ce personnage de la femme, main-
devant la caméra des questions sur la sexualité puis filmer le profes- tenant. Je crois que nous avons voulu en faire trop. Nous avons voulu
seur pour avoir les réponses. Ce que nous avons finalement, c’est une couvrir un sujet trés trés difficile, te rdle d'une femme prise au piége
espéce de confusion entre quelque chose d’écrit ct quelque chose du mariage. A mon avis on ne peut traiter ca en un film. Au départ
dim provise. nous avions écrit beaucoup plus de scénes avec la femme, des scénes
PETIT JOURNAL 69
Peck. Nous voulions que la femme en quelque sorte aide le public
non-homosexuel a entrer dans le film, que les questions qu'elle pose
ou les revendications qu'elle exprime dans le film correspondent a cel-
les de ce public non-homosexuel. De toutes fagons nous avons voulu
a travers les différents personnages montrer différents degrés de com-
préhension de l’homosexualité. Nous voulions aussi, par exemple
quand l'une des deux filles dans la classe a [a fin dit: « Je croyais que
vous étiez loujours avec celle femme ». répéter ces deux plans: un
homme et une femme. Plan qui a unc signification implicite dans le
cinéma narratif traditionnel. Nous voulions lutter contre cette idée
qu’'a partir du moment ov on a une femme et un homme ensemble.
ils sont hétérosexuels.

Cahiers. C'est un des moments oft la dimension sexuelle, espace


sexuel de la classe appurait.
Hallam. Nous voulions en effet suggé¢rer que les enfants aussi
avaient une sexualité.

Peck. Je voudrais revenir sur le réle de la femme. Je pense que ca


aurait pu aller plus loin dans le dialogue, surtout dans la scéne de la
voiture. A la fin. la femme devient plus quelqu’un qui écoute, qui pose
quelques questions et pour moi c'est dommage qu'il n’y ait pas plus
de revendications. Son personnage est plus passif que je ne l’aurais
voulu. Mais d’un autre cété if semble que beaucoup de femmes, trés
impliquées dans le feminisme, ont aimé ce personnage.
Hallam. C'est trés difficile de ne pas répondre aux demandes des
militants des mouvements de libération qui veulent que ces questions
soient débattues de fagon plus explicite dans les films, de ne pas mon-
trer plus d’homosexuels libérés, plus de femmes libérées. Nous avons
évité les conversions soudaines: qu’elle quitte tout d’un coup son
mari ou qu’il rejoigne un groupe d’homosexuels. Nous avons voulu
montrer des gens qui avaient peut-étre entendu parler de libération
mais qui ne faisaient pas partie de ces mouvements.

Cahiers. Que pensez-vous du cinéma anglais? Votre film est-il


exemplaire ou unique?

Peck, Une chose trés étrange. c'est que je n'ai jamais pensé au film
comme 4 un film réaliste dans h tradition des Sasurdayv Night and
Sunday Morning, qui ne m’intéressent guére du point de vue cinéma-
tographique. Ca, c’était quand j'ai fait le film, Quandje vois certains
de ces films maintenant et quand je parle avec des gens,je m'apercois
avec son mani. Jim rencontrait son maria un diner par exemple, mais qu'en un sens, l'influence du réalisme anglais est trés forte, et qu'elle
cela devenait trop du dialogue, ¢a n'était pas dans le style du reste du est dans le film. C'est évident qu'il fait partie de la tradition Ken
film. Parce que trop de choses doivent étre dites 4 ce sujet. Pour moi, Loach et autres. En voyant certains de ces films comme Saturday
la scéne de la promenade én voiture, que beaucoup de gens trouvent Nighi,il me semble que c’étaient de vraies tentatives de traiter de la
irés bien. dont ils disent que c’est la meilleure partie du film, pour moi vie ordinaire — qu’on ne traite plus maintenant. I] y a une grande
cette scéne ne fonctionne, pas. Parce qu’elle n’est pas sur le méme ter- absence aujourd’hui. D’un autre c6té je trouve aussi ces films trés
rain tranquille que le reste du film, parce qu'elle fait surgir trés deéli- mélodramatiques, ils ne s‘avouent pas vraiment mélodramatiques,
bérément un débat au lieu d'une conversation ordinaire entre ces deux c'est comme s‘ils luttaient contre le fait d'étre mélodramatiques. mais
personnes. quand on les regarde c'est évident qu’ils se servent des moyens du
mélodrame. En fait, je m‘intéresse surtout au cinéma américain
Peck. Je crois queje ne suis pas d’accord. Je pense que les autres dia- (Nicholas Ray, Minnelli, Sirk. Cukor). Avant, je pensais que Nigh-
logues du film ne sont pas des conversations ordinaires. ils sont aussi thawks venait plus du cinéma américain. La signification des films
construits pour faire surgir différentes positions sur Ics relations américains est beaucoup plus dans la structure. Jai toujours cherché
homosexuelles. Par exemple, a ta fin du film, homme de la BBC, 4 comprendre ce cinéma américain, ce qu'il faisait, ce qu'on peut inté-
nous voulions vraiment qu'il représente quelque chose 4 l"intéricur du grer ou non dans le cinéma anglais. If ya, c'est évident, dans le cinéma
film. Les scénes avec la femme telles qu’elles furent tournécs lui don- anglats une imitation du cinéma américain ou une réaction contre lui.
naient beaucoup plus d‘importance qu'elle n‘en a maintenant. Je On pourrait par exemple comparer Family Life et Splendor in the
pense que c’est trés réussi tel que c’est dans le fitm. j'ai impression Grass qui ont a peu pres le méme terrain, mais je trouve Splendor in
quc le rdle est juste un petit peu plus important, plus central que les the Grass beaucoup plus intéressant. Cela dil. il ya trés peu de cinéma
autres réles. Personnellement,je pense que la promenade en voiture anglais aujourd’hui! Je crois que Paul est en contact avec le cinéma
est plus claire, simplement parce qu’elle est moins improvisée, plus indépendant qui, dune certaine fagon, est te seul cinéma intéressant
écrite. C'est une version claire des autres dialogues qui sont vraiment en Angleterre aujourd*hui. Il y a cette incroyable remise en question
exactement sur le méme plan. C’est dramatisé par la situation en voi- du cinéma narratif, du rapport au public (aliénation-implicatton-dis-
ture. c'est plus fort. lancialion?). C'est trés excitant. L’idée par exemple de faire de longues
prises pour permettire vraiment au public de rentrer dedans.
Hattam, Le film aurait pu aller dans plusieurs directions. I] aurait Quand nous travaillions sur Ie film, nous parlions d'autres films,
pu étre beaucoup plus mélodramatique ou beaucoup plus documen- nous allions voir des films ensemble. Mais je crois que quand nous
taire. En fail, nous avons opté pour ce niveau ordinaire et je pense tournions, nous travaillions sans référence, nous nous concentrions
qu'il y a encore des éléments des deux autres styles. sur Ic contenu, sur comment le mettre en situations.

Cahiers. Nowy avons vécu ce moment avec la femme comme wn olée- Hallam. Moi, je ne suits pas allé dans une école de cinéma. je n’ai
ment didactique. nous voyons le probleme de facon plus générale, jamais rien lu sur te cinéma, j‘ai vu des films...
70 PETIT JOURNAL
Cahiers. Economiquement, comment est-il possihle de faire des Le cinéma de 1’E.D.F.
films en Angleterre?
(Fessenheim)
Peck. Nous avons essayé toutes les sources habituelles de finance- Une quarantaine de critiques de cinéma étaient invités par !'E.D.F.
ment: sociétés de production, producteurs indépendants, subven- a Fessenheim le 6 septembre, a l'occasion de la sortie de The China
tions d’état, 1élévisions, partout nous avons essuyé des refus. Finale- Svndrome. Une telle initiative a de prime abord quelque chose d’un
ment, ce sont six homosexuels, individuellement, qui ont produit le peu scandaleux. si l’on pense qu'il s‘agit somme toute d'une opération
film et un producteur indépendant, Don Boyd quia fournt te matériel. de contre-propagande a Iintention et aux frais des contribuables,
C’était évidemment une contribution importante. A la fin nous basée sur un monnayage plus ou moins habile de l'information réper-
avions 45.000 livres et nous savions que nous ne pouvions pas termi- cutée par les critiques. Elle procéde surtout, a y regarder mieux, d’une
ner le film avec cette somme. Nous sommes alors allés voir ["].N.A. certaine naiveté : naiveté de croire que le film repose sur la remise en
qui nous a conduit 4 Z.D.F. ot nous avons découvert Sybil Wrong qui cause de la fiabilité technique du nucléaire (celle-ci n’étant la en fait
cherchait depuis longtemps un film sur la réalité ordinaire de (homo- que pour mettre 4 l'épreuve I'infaillibilité des media), remise en cause
sexualité. Et le mariage s’est fait, ils ont mis l’argent qui manquait. qu'il s‘agirait pour I"E.D.F, de désamorcer par un contre-discours
Puis, comme nous avons toumé en 16, il a fallu trouver de quoi gon- technique. Cette illusion technicienne, ou technocratique, s‘est mani-
fler le film en 35 et la c'est le distributeur quia investi. [la en quelque festée tout au long de la journée: aprés la projection d’un court
sorte lancé le film, c’était également tres important. On peut dire que métrage d’animation (fort bien réalisé, avec une musique de Martial
Nighthawks a coaté a peu prés 80.000 livres avec la publicité. [Il aurait Solal) destiné 4 compenser |"influence nélaste de la fiction en fournis-
probablement coté 250.000 livres si tout le monde avait été payé, si sant en guise d'antidote des explications techniques, un directeur aussi
on avail toumé dans des conditions normales, mais je crois qu’en affable que compétent a répondu aux questions aussi perfides que bien
Angleterre c'est 4 peu prés impossible, méme pour un film qui marche documentées des critiques. Or si la partie proprement technique du
trés bien, de rapporter plus de 400.000 livres. La plupart des films. débat, axé sur les risques de catastrophe, n’était qu'un jeu bien rédé
comme ceux de Ken Loach, codtent 400.000 livres. Done il faut cher- de questions-réponses ob les premiéres ne semblaient étre posées que
cher une distribution 4 l'étranger. Nous ne saurons pas avant au pour tester, comme aux échecs, l'efficacité des secondes (si je lui dis
moins un an si Nighthawks a pu s'équilibrer avec la distribution a Ga, qu'est-ce qu’il va me répondre?), les choses n’ont commencé 4
lPétranger. s‘animer que lorsqu‘ont été abordés les themes para-techniques — en
amont, la politique de consommation de I'énergie, et en aval. les ris-
Cahiers. Le filmi est surti en Angleterre? ques posés par les déchets nucléaires ou le détournement de matiéres
radio-actives : la, les réponses étaient nettement plus flottantes, le débat
Peck. Oui. en mars. D'abord il a attiré plutét un public d'homo- devenait possible. De méme lorsqu’a été mise sur le tapis la ques-
sexuels, maintenant c'est plus mélé. Le film. passant a Cannes, suscite tion de l'information : chaos acoustique du cété des critiques, K.O.
un intérét nouveau en Angleterre. Il a commencé dans un cinéma de technique du cdté de I'E.D.F. Mais c’était "heure du déjeuner, d’ail-
Londres, maintenant il passe dans d’autres villes, i] semble que ca leurs on avait déja débordé lhoraire, le débat avait tellement duré (la
marche trés bien. premieére fois qu’on a des questions aussi intéressantes, nous a confié
l'attachée de presse) qu'il a fallu remettre la visite de fa centrale a
Hallam, Nous avions fait une projection il y a trois ans et a l'époque l'heure de la sieste. Moment d’autant plus mal choisi que cette visite
il était difficile de convaincre les gens que le film avait un public. commentée de l’usine et de la salle de commandes n‘avait rien de trés
Quand nous demandions de l’argent nous disions que le film sortirait excitant: il ne s‘agissait somme toute que de vérifier qu'au dela des
probablement d’abord dans le cinéma homosexuel de Londres puis images du court métrage, au dela des discours et des personnes. i! y
progressivement passerait dans d'autres villes puis dans d'autres pays avait vraiment du référent. Eh bien oui: Fessenheim existe. Mais
mais personne ne nous croyait... Or, it a été vendu aux USA (il sort jaurais quand méme préféré visiter, comme a l’école, les usines Nes-
bient6t 4 New York. San Francisco, Los Angeles...)‘en Espagne. en ué: le chocolat au moins, on peut goiter.
Australie... et en France vous voyez un public pour le film?
Je me demande pourtant s'il n’y avait pas dans l’idée de cette visite.
Cahiers. Oui parce que c'est tres différent des films sur Uhomo- par dela son volontarisme technologique, un réel effet de fiction qui
sexualité qu'on a pu voir en France. a la fois plus simple et plus précis. donnerait 4 croire que les organisateurs eux-mémes se sont pris au
plus vrai je crois C'est un tres beau film, Les scénes disco par exemple, piége d'un film dont lefficacité ne porte pas tant sur la réalité du
dont on n'a pas parlé, ca dépasse le cété club homosexuel. disco... nucléaire que sur la mise en scéne de l'information. Car si, dans Le
Svndrome chinois, la vérité n'est révélée et ta catastrophe évitée que
Peck. Oui, Ca a été trés intéressant de voir Saturday Night Fever grace a la présence des journalistes dans la centrale, notre présence a
apres avoir fait le film! Fessenheim ne répétait-elle pas un scénario identique? D‘ailleurs j'ai
cru comprendre que le systéme de réaction nucléaire ne serait, en
Cahiers. Mais vous avez filmé dans une discotheque? somme, qu’une métaphore de la circulation de l'information : une
cuve ou se produit la réaction atomique (I*échauffement des esprits
Peck. Non, c‘est tout en studio, saufla derniére. C’était trés intéres- provoqueé par le film), reliée 4 un générateur de vapeur ou échangeur,
sant de tourner en studio, ca nous a donné des idées pour un prochain chargé du refroidissement (le contre-discours d'E.D.F.), par l'intermé-
film, On contrélait beaucoup plus la situation. On n‘aurait de toutes diaire d'une pomipe (les critiques) — les supports journalistiques ali-
facons pas pu arriver dans une discotheque homosexuelle et commen- mentant le tout, comme l'eau du grand canal d’Alsace. J'ignore si un
cer 4 tourner, des gens auraient refusé d’étre filmés. La, ce sont tous tel systéme de réfrigération des media est utile (il faudrait pour cela
des copains. D‘ailleurs. plusieurs personnes qui ont joué dans le film, que le film produise réellement la réaction escomiptée), encore moins
Neil par exemple. essayent maintenant de devenir acteurs! s'il est efficace. Toujours est-i] que. méme s‘il arrive & produire de
(Propos recueillis par Serge Le Peron lélectricité, au moins ne provoquera-t-il pas d’explosion. Entin, c'est
Serge Toubiana, traduits de l'anglais ce que disent les spécialistes.
par Dominique Villain).
Nathalie Heinich

Erratum A nos lecteurs tillesse de ne pas nous tenir


FIQUCHE,
Nous metions en place a HOU
veau systeme informatique pour Le fac-sumilé Mizoguchi Kenji
Une coquille a mualencontreuse- monde ambiani, ot foul commence améhorer le traitement de notre ext actuellement en ré-édition.
ment inversé le sens de la citation de et finit par la designation, notre iden-
Pierre Klossowski en épigraphe de la ité nest que pure plaisanteric gram-
dichier-abounés: ce qui pourra pour la quatriéme fois canséct-
critique de LH ypothése du Tableau maticale », et non: «.. notre idenutée occasionner quelques perturba- uve.
volé (Cahiers ne 302). Dans la der- West pas pure plaisanteric wranina- tions dont nous esp6rons que Hos H sera a nouveau disponible
niére phrase, il fallait lire: « Sicesst le ucale», + lecteurs ef lectrices auront la gen- dey le 20 octobre au prix de 48 F.
PETIT JOURNAL TI

Coup de chapeau (Jean-Luc Godard), un film fait Cinéma et monde Renseignements a la Maison
pour la télévision qui n’était des Art et Loisirs de Thonon,
au Jantais passé sur les petits écrans.
rural a Aurillac avenue d‘Evian: tél. (50)
« Cinéma de Minuit » (On préférerait y voir enfin (15-20 novembre) 71.39.47,
France Tour Détour Deux
Enfants Espérons qu'il ne fau-
dra pas attendre tant d’anneées...).
Liinitiative — on en parlait Les cinémas devenant matheu- Un nouveau festival va naitre
depuis longtemps, elle était trés reuscment tes derniers endroits cette année... Un constat, unc Festival de
attendue - de Patrick Brion, le ou l’on cause, la télévision va-t- idée. Dans le Cantal, les gens ne S.F. a Paris
responsable de la programma- elle devenir le dernier endroit ou vont plus au cinéma, ils regar-
tion du « Cinéma de Minuit », a on voit les films? dent la télé. Pour les faire reve-
savoir passer des inédits rares de nir, les organisateurs ont sélec-
quelques grands cinéastes, tionné une trentaine de films sur
devient une réalité, et quelle réa- fe theme du monde rural: Le 9° Festival préscntera une
lité ! Jugez-en : Treize films iné- - films «grand public»: /900. vingtaine de longs métrages de
dits, et pas n‘importe lesquels : Aran, Farrebique, Manon des ces dernicrs mois, inédits en
Ga commence (ca aura com- Orléans... SOUFCOS,
France, el en provenance de 14
mencé quand ce n° paraitra) pas mort pays.
Dimanche 23 septembre par films « art ct essai » : La Frairie.
Hitler's’ Madman, le premicr Une vie dans la saison d'Emma- Le Festival, ayant jusqu’a pré-
film américain de Douglas Sirk, nue, He pleut toujours ate c'est sent cu licu chaque année en
un film d°une surprenante dra- Un festival est mort... Janine mouillé, La Folle de Toujane, mars. proposera désormais en
maturgie (voir «Les noms de Bazin qui élait parvenue a créer - films «militants»: La Par- novembre, 4 son public, les tou-
Vauteur», J.-C. Biette. Cahiers un authentique festival cinéma- celle, les Inconnus de la terre. tes derniéres tendances du fan-
Ne 293). Au moment ou il est lographique, axé sur la présenta- Pierre le Berger, Des dettes pour laslique et de la science-fiction
quusiment impossible de voir tion de films rares et jugés impor- salaire. cinématographiques, lors de cha-
(ou revoir) les films de Sirk (alors tants par la critique. n'a pas été Deuxiéme axe des Rencon- que « rentrée ». Il se complétera.
que - via Vecchiali, Fassbinder teconduite duns ses fonctions tres: présenter des films récents celle année, par un Marché du
et quelques autres cinéustes pas- celic année. L*Association du qui n’auraient jamais été dillusés , film, situé dans un complexe des
sionnants — il est dune actualité festival estime que la sélection dans la région. organiser des Champs-Elysées, qui permetira
brulante), on mesurera foppor- qu'elle a effectuée pendant trois débats avec des réalisateurs. aux ctuvres nouvelles découver-
tunité de débuter une série de ans n'a pas regu I'aval du public. Tout cela devrait déboucher sur tes lors du Festival, une distribu- -
films rares par un film aussi sin- Tout le monde n’a pas lair quelques jours de réflexion sur le tion en France, et de nombreuses
gulier. 30 septembre: Rogepac daccord sur le jugement porte... theme: le spectateur en milicu rencontres inter-professionnel-
(Rossellini. Godard, Pasolini, Les chiffres de fréquentation tural. les.
Gregoretti), avec le fameur publiés dans « La Nouvelle De nombreux invités sont atten-
sketch de Pasolini (« la ricotta ») République» du 6 avril 1979 Pour tout renseignement, dus, dont Peter Cushing (acteur
ott Ton voit Orson Welles diriger viennent en effet laffirmer: s‘adresser a la Ville d’Aurillac. anglais, spécialisé dans le fantas-
une Passion a Cinecitla, sana 10.000 entrées au Carré Saint- tique), Juraj Herz, Piers Hag-
doute fun des plus beaux Paso- Vincent, 3000 au Martroi... On gard, Juan Piquer, Nigel Kneale,
lini. 7 octobre: The Private nous promet qu'un festival Kurt Maeztig.
Affairs of Bel-Ami (Albert renait... Cette année, il va s‘atta- Pour la premiére fois de nom-
Lewin), daprés Maupassant, cher a montrer que la querelle breuses productions des pays de
une ceuvre qui ne laissera pas cinéma-télévision doit étre TEst sont en compétition: La
indifférents les admirateurs de dépasséc, que, du point de vue de Film d'Art Belle et la Béte et Le Neuvieme
Pandora et Dorian Gray, films fart. il faut admettre a égalité les a Thonon ceur (Tchecoslovaquie).
d'un esthétisme rageur et raffing. ouvrages de la T.V. et ceux du Lthomme a@ détruire (Yougosla-
14 octobre: 7 Magliari (Fran- cinéma: et qu'un seul critere 6-12 octobre vie), Passager des étoiles (Polo-
ecesco Rosi). 21 octobre: Mouse convient, celui de la qualité. avec gne).
by the River, un Fritz Lang for- la double dimension que notre Un grand nombre également de
midable et trouble, un peu a la époque a introduite: celle de art films de science-fiction: Quater-
manieére de La Nuit du Chasseur. et celle de lessai. C'est done a Comme chaque annéc. des mass. Conclusion (film britanni-
28 octobre: -line Uno, un Ros- une confrontation des ouvrages films du «jeune » cinéma indé- que basé sur une populaire série
sellini de la période « didacti- du cinéma, de la T.V. et des co- pendant qui ont peu d'occasions télévisée anglaise. dont l’auteur,
que ». 4 novembre : La Croisade productions que le Festival de rencontrer leur public: N. Nigel Kneale, participera au Fes-
maudite (Wajda). || novembre : W’Orléauns va s‘employer. Kaplan, R. Ruiz, R. Rein, P. tival, ainsi que Jes interprétes
Smiling Through de Frank Bor- Une des quatre sections sera Kast, V. Pinel et C. Zarifian, S. principaux), L‘krvile du silence
zage. cinéaste passionnant ct mal composée d'un hommage 4 Ros- Stanojevic, A.-C. Poirier, T. (R.D.A.), Supersonic Man
connu. 18 novembre: La com- sellini dant les réflexions sur les Leber. E. de Antonio, P. Wat- (Espagne), ainsi que la comédie,
mare seced, le premier film de rapports du cinéma et de la T.V. kins. avec Kiss in Auack of the Phan-
Bertolucci (sur un scénario de sont a origine de ce Festival. Et cette année, dans la méme ton (U.S.A) Lupin if (Japon)
Pasolini) et un de ses meillcurs.. orientation, les organisateurs et The Cat and Canary
25 novembre (retenez la date): En outre, le Festival reprendra ouvrent une nouvelle sélection (U.S.A./G.B.}.
Stars in my Crown, le seu! film sous le titre de Colloque, le collo- de cinéma documentuaire: les La section rétrospective rendra
de Jacques Tourncur que ce der- que inauguré 4 Cannes
il ya deux films sur ‘art. Il s‘agit d’engager un hommage au cinéma francais
nier aime intégralement. (voir ans par Roberto Rossellini sur une réflexion sur la représenta- ct au cinéaste Georges Franju
« Contre la Nouvelle Cinéphi- tes problemes de l'art et de tion des arts plastiques au (co-fondateur de la Cinémathe-
lie», L. Skorecki. Cahiers Ne Vaudio-visuel. Ce colloque cinéma et 4 la télévision. Un pro- que Francaise), qui présentera au
293. 3 décembre: fr Till the Sun devrait devenir institutionnel. gramme en deux sections: rétros- Rex. en compagnie de son inter-
Shines Nellis (Henry King: ton- pective et compétition interna- prete féminine, Edith Scob:
gue carriére et trés beaux films, La vidéo ne sera pas oubliée dans tionale, des films du SERDDAV dudex (réalisé en 1963), remar-
ga et la). 9 décembre: The Sub- ces journées, et il est question d°y et de I'l.N.A.. des débats ouverts quable film poétique-fantasti-
terrancans (Ranald McDougall). organiser une expérience d’ani- entre professionnels et utilisa- que, inspiré du sérial célébre de
16 décembre: Le gai Savoir mation locale. teurs. Louis Feuillade.
A paraitre

CINEMA
Numéro Hors-Série

JEAN RENOIR
ENTRETIENS ET PROPOS
Ce volume, 4 paraitre fin octobre, réunira les entretiens de Jean Renoir
publiés dans cing numéros des Cahiers du Cinéma épuisés depuis longtemps,
et les déclarations du cinéaste au cours d’un certain nombre d’émissions télévisées, encore jamais publiées.

Sortie le 15 Octobre

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BULLETIN DE COMMANDE

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Commission paritaire N° 57650 — Imprimé par Laboureur, 75011 Paris
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Le directeur de la publication: Serge Daney - Printed in France.
HORS-CHAMP DIFFUSION
PRESENTE EN 1979-80 culture
etcommunt
Genése d’un repas (L. Moullet)
Sortie: Janvier 1980 -Cation
L’Exécution du traitre a la patrie Ernest S. apical “O{NEMA’’
et Des Suisses dans la guerre d’Espagne
({R. Dindo). Sortie: 26 septembre 1979
numéro spécial de septembre :
Aniki-Bobo et Benilde ou la Vierge-Mére “LE CINEMA PAR CEUX QUI LE FONT":
(M. de Oliveira). Sortie: janvier 1980

De la nuée a la résistance (J.-M. Straub, D. Huillet) jean-claude carriére, joris ivens,


Sortie: 7 novembre 1979 claude berri, jean-charles tacchella,
et armando bernardi,
Winifred Wagner (H.-J. Syberberg) alexandre trauner, jeanne moreau,
jacques perrin, claude renoir,
marie-joséphe yoyotte, michel fano,
pierre braunberger, daniéle delorme,
HORS-CHAMP DIFFUSE DEJA anatole dauman, paul claudon,
Amour de perdition (M. de Oliveira) frédéric mitterrand,
Le Mystére de la chambre jaune et
Le Parfum de la dame en noir (M. L’ Herbier) daniel toscan du plantier,
L’Hypothése du tableau volé (R. Ruiz) michel pérez.
Torre Bela (T. Harlan)
Othon (J.-M. Straub)
Le Bleu des origines (P. Garrel) a paraitre : numéro spécial d'octobre
Karl May (H.-J. Syberberg) “LAUDIOVISUEL ET SON AVENIR”

“Culture et Communication ’’
A L‘ACTION-REPUBLIQUE point de rencontre mensuel
entre le ministére de la culture
@ a partir du 24 octobre et de la communication
TROIS FILMS DE H.-J. SYBERBERG et tous ceux pour qui la culture
—- Winifred Wagner (inédit) est une réalité vivante
— Ludwig (copie neuve) le numéro 12 F
— Karl May vente en kiosque et en librairie

@ fin novembre
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Trois court-métrages de Marguerite Duras au tarif préférentiel de 100 F (1 an 10 numéros)

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Rétrospective Manoel de Oliveira
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Jean Gabin (1930) (réédition exclusive).
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AUX SOMMAIRES DES TROIS DERNIERS
NUMEROS DES CAHIERS

Ne 301 - juin 1979

HOLOCAUSTE
Hubert Damisch : Ltorlgine de la perspective
FRANCE TOUR DETOUR DEUX ENFANTS Jacques Bouveresse Le concept d'image chez Wittgenstein
Rosalind E. Krauss Notes sur Vindex (l'art des années 1970)
CINEMA ET LABYRINTHE (Pascal Bonitzer)
Joseph Rykwert » Gottfried Semper et la théorle du style :
WIM WENDERS EN CALIFORNIE pour une nouvelle histolre de art
Jean-Jacques Marty-Lherme ; Les anatomies inédites de Lequeu
QUELQUES ASPECTS DE L'‘ART RECENT
Entretlens sur I’asenir supposé de la pelnture
(Yve-Alain Bois, Christian Bonnetoi. Jean Clay. Jean-Luc Vilmouth,
Ne 302 - juillet/aodt 1979 ete)
DOSSIER PONTORMO
Le Journal frouvelle bdition dalienne et version francaise
ENTRETIEN AVEC FRANCIS COPPOLA par Jean-Claude Lebensztejn}
(APOCALYPSE NOW) Mirolr note ferude critique du Journal par Jean-Claude Lebensztem}

CANNE 1979 255 p.- 150 ll - 21» 295


L'ETRE-ANGE AU CINEMA
LETTRE DE HOLLYWOOD

Piprte Brochet 313 rue Lerourbe 76015 PARIS

N° 303 septembre 1979

JACQUES TATI: entretien et textes

MARGUERITE DURAS
CINEMA INDEPENDANT AMERICAIN :
FRED WISEMAN

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CAHIERS
DU
CINEMA304
15 F.

Ne 304 ; OCTOBRE 1979 |

MAURICE PIALAT ;

Le mal est fait, par Jean Narboni : p.5

Entretien avec Maurice Pialat, par Daniéle Dubroux, Serge Le Péron et Louis Skorecki p.7

Note sur Passe ton bac d'abord, par Thérése Giraud p. 17

FESTIVALS

Venise 1979, par Pascal Bonitzer et Serge Toubiana p. 19

Trois cartes postales de Locarno, par Louis Skorecki p. 28

Deauville, petite vitrine pour grand écran américain, par Louis Skorecki p. 35

Hyéres 1979, par Leos Carax et Alain Bergala p. 40

CRITIQUES

Apocalypse Now (F. Coppola), par Serge Daney et Pascal Bonitzer Aena/do et Clara (B. Dylan). par Louis Skorecki p. 45

Ceddo {O. Sembene), par Serge Daney Les Demoiselies de Wilko (A. Wajda), par Jean-Louis Bachellier p.51

Nighthawks (R. Peck et P. Hallam), par Nathalie Heinich Les Petites fugues (Y. Yersin), par Serge Toubiana p.55

Prova d‘orchestra (F. Fellini), par Bernard Boland = Afien (R. Scott) par Pascal Bonitzer p. 60

The China syndrome (J. Bridges), par Pascal Kané p. 6t

PETIT JOURNAL

JEAN SEBERG: Lilith et moi, par Jean Seberg p. 62

Lettre de Hollywood, par Bill Krohn p. 65

Entretien avec Ron Peck et Paul Hallam (Nighthawks! p. 67

Informations, courrier, etc. p.71

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