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‘AHIERS —

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SOMMAIRE/REVUE MENSUELLE/AVRIL 1981
LES CAHTERS ONT 30 ANS
CAHIERS

DU CINEMA

A CETTE OCCASION,
— notre prochain numéto seta un numéro spécial (et
double) consacré au cinéma francais des années 70.

— la Cinémathéque Francaise rend hommage aux


Cahiets en programmant, 4 partir du 7 avril (4 Chaillot et
a Beaubourg), cinquante-trois films qui ont marqué
| Phistoire de la revue.

— la Sixiéme Semaine des Cahiers aura lieu, du 22 avril


au 28 avril, au cinéma Action-République et un
ptogramme-vidéo, les 29 et 30 avril, 4 Vidéo-Abbaye.

CAHIERS
Ne 322 AVRIL 1981

LA FEMME DE L’AVIATEUR OU ON NE SAURAIT PENSER A RIEN D’ERIC ROHMER


La carte cachée ou les absents ont toujours tort, par Pascal Bonitzer p.5
COMITE DE DIRECTION LILI MARLEEN DE RAINER WERNER FASSBINDER
Serge Daney
Jean Narboni L’amour n'est pas plus fort que l’argent, par Louis Skorecki p.14
Serge Toubiana
Entretien avec R.W. Fassbinder p. 15
REDACTEUR EN CHEF DAVID LYNCH
Serge Daney
et Enitretien avec David Lynch p. 25
Serge Toubiana
(« Le Journal des Cahiers ») Un film-culte : Eraserhead @ New York, par Jonathan Rosenbaum p. 29
Efephant Man : Le monstre a peur, par Serge Daney p. 33
SECRETARIAT DE REDACTION
Claudine Paquot VIDEO, VITESSE, TECHNOLOGIE
COMITE DE REDACTION La troisiéme fenétre, entretien avec Paul Virilio p. 35
Olivier Assayas FESTIVALS
Alain Bergala
Jean-Claude Biette |. Berlin 81, par Olivier Assayas et Yann Lardeau p.41
Bernard Boland
Pascal Bonitzer Rétrospective : l’Asie du Sud-Est p. 43
Jean-Louis Comolli ll. Rotterdam 81, par Charles Tesson p. 45
Daniéle Dubroux
Jean-Jacques Henry Ill. Budapest 81, par Serge Daney p. 49
Pascal Kané
Yann Lardeau CRITIQUES
Serge Le Péron
Jean-Pierre Oudart Lart d’étre acteur (Des gens comme les autres) par Alain Bergala p. 51
Louis Skorecki La place du pére (La Fille prodigue), par Louis Skorecki p.5t
Charles Tesson
Une loge aux Ziegfam Follies (Loin de Manhattan), par Louis Skorecki p. 53
DOCUMENTATION,
PHOTOTHEQUE La haine zanussienne de l’occident (Contrat}, par Guy-Patrick Sainderichain p. 55
Emmanuéle Bernheim. Cain et Abel, version S.F. (Scanners), par Charles Tesson p. 57
EDITION Le sujet filmé était déja (Houston Texas), par Frangois Géré p. 58
Jean Narboni
NOTES SUR D’AUTRES FILMS
CONSEILLER SCIENTIFIQUE
Jean-Pierre Beauviala Alfonz’enfants, L'Amour trop fort, Ca plane fes filles, Comment se
débarrasser de son patron, La Dame aux camélias, Le Diable en boite,
ADMINISTRATION Divine Madness, Grauzone, Jamdaown, Les Mercenaires de l’espace,
ABONNEMENTS
Nashville Lady, Les Parents du dimanche, Psy, La Puce et le Privé, Un petit
Clotilde Arnaud
cercle d’amis, Diva . p. 63
MAQUETTE
d'aprés Jacques Daniel eT LE JOURNAL DES CAHIERS N° 14

PUBLICITE page I Le péle portugais, par Serge Daney. page X Tournages, par Serge Daney: 1. Oliveira,
4 nos bureaux page | Le 7¢ art dans la campagne électorale : Le 2. Ruiz, 3. Wenders
343.98.75 candidat sortant pavoise, par Serge Le Péron. page XII Juliet Berto tourne Neige a Paris:
page Jf Lettre de Dakar: La 3° génération, par « Neige » sur Barbés, par Serge Le Péron.
GERANT Serge Le Péron. page XII Un livre sur la vidéo: Enfin ! par Jean-
Serge Toubiana page Ill Entretien avec Hanna Schygulla: Star ou Paul Fargier.
pas ?, par Georges Bensoussan. page XIII Vidéo: Machins chouettes, par Jean-
DIRECTEUR page IV Ginémania spécial Fassbinder : Autopor- Pau! Fargier
DE LA PUBLICATION trait, par Louis Skorecki. page XIV Photo: L'ceil avale, par Alain Bergala.
Serge Daney page V Cinéastes ralentir: Les chemins de Chan- William Klein répond a Roland Barthes : Et mon
tal Akerman, par Gilles Delavaud. punctum & moi alors ? ‘
Les manuscrits ne sont pas page VIl Festivals: Lille 81, Paris tenus, par Serge page XV Les livres et Pédition: La nuit des gran-
rendus le Péron - Angers 81, A Vitallienne, par Yann des salles, par Christian Descamps - Western
Tous droits réservés, Lardeau. romantique, par Christian Descamps.
Copyright by les Editions de page VIII Technique : Le point, le point, le poil, le page XVI Informations, Tempo Mumuilia de Rui
rEtoile . poil !, par Alain Lasfargues. Duarte sort & Paris.
GAHIERS DU CINEMA - Revue page IX Variétés, par Olivier Assayas.
mensuelle éditée par la s.a.rf.
Editions de PEtoile L
Adresse : 9, passage de la Boul¢- Ce journal contient un encart numéroté de | a IV
Blanche (80, rue du Fbg-Saint- En couverture : Philippe Marlaud et Anne-Laure Meury dans La Femme de /’aviateur ou on ne
Antoine). saurait penser a rien d’Eric Rohmer
75012 Paris.
Administration - Abonnements : Edité par les Editions de l’Etoile — S.A.R.L. au capital de 50 000 F — R.C. Seine 57 B 18373
3493.98.75, Commission paritaire, n° 57650 — Dépét légal:
Rédaction : 343.92.20. Photocomposition, photogravure : ltaliques, 75011 Paris imprimé par Laboureur, 75011 Paris
af
Frangois (Philippe Marlaud} avec Lucie (Anne-Laure Meury) : « La vérité est
hors-champ... »
LA FEMME DE L’AVIATEUR OU L’ON NE SAURAIT PENSER A RIEN D’ERIC ROHMER

LA CARTE CACHEE
OU
LES ABSENTS
ONT TOUJOURS RAISON
PAR PASCAL BONITZER

La Femme de Vaviateur ou On ne saurait penser a rien est Pun des meilleurs films de
Rohmer et une magistrale legon de cinéma.

Pourquoi ?
1) Une legon de production. Le cinéma est de plus en plus cher et de moins en moins
rentable, ou du moins de plus en plus aléatoire du point de vue de la rentabilité. On a
remarqué a juste titre que le film constituait comme un retour aux sources de la Nouvelle
Vague, a ses principes de production : la caméra-stylo, les acteurs inconnus (et trés jeu-
nes de surcroit), les extérieurs jour et — donc — le budget minimum. On oublie trop
que la singularité et la grandeur du cinéma francais aujourd’hui, c’est d’avoir permis
que se fassent des films pauvres, 4 audience peut-étre réduite, mais qui comptent parmi
jes plus importants, les plus révolutionnaires (singularité et grandeur, parce que les
moyens d’un cinéma vraiment riche n’existent pas en France comme aux USA : un film
d’un milliard est souvent trop pauvre par rapport a ses ambitions). Ici, la simplicité bud-
gétaire se double d’une complexité et d’une subtilité narratives sans guére d’équivalents,
du moins au cinéma.
2) Une lecon de mise en scéne. On sait l’importance de espace chez un cinéaste qui
est également un universitaire ayant consacré une thése 4 « L’Organisation de l’espace
dans le Faust de Murnau » (Coll. 10/18). L’organisation de ’espace dans La Femme de
Paviateur... est vertigineuse.
Fondé sur l’esprit des « Comédies et proverbes » — par opposition aux « Contes
moraux » liés A un espace-temps romanesque —, le film posséde une unité de temps
théatrale et se trouve rigoureusement découpé selon un prologue, trois actes et un épilo-
gue. L’unité de lieu est Paris (chanté in fine, par la voix d’Arielle Dombasle ; chanson
malheureusement épouvantable et qui constitue la seule faute du film, presque un crime
au regard de la perfection de l’ensemble), L’ originalité du film ne réside évidemment pas
la,
La théatralité, au cinéma, signifie généralement un espace confiné et stylisé, évoquant
la perspective fermée et les dimensions réduites de la scéne 4 l’italienne. Les films de
Syberberg, par exemple, reposent sur une telle « réduction » de P’espace cinématogra-
phique, redoublée de la bizarrerie d’une transparence frontale. L’espace cinématogra-
phique spontanément ouvert et concret, « centrifuge », est ainsi rendu & une cldture
emblématique abstraite, expressionniste.
1. Dans Le Genou de Claire,
revu récemment a la télévision, la Il ne s’agit pas du tout de ca, bien au contraire, dans La Femme de l’aviateur. Si
femme écrivain buigare s’adresse Vespace est théatral, ce n’est pas sous la forme de cette transposition brutale. Les situa-
a son ami, Jean-Claude Brialy : tions ne sont aucunement abstraites et symboliques, expressionnistes. Le film est au con-
« Je n’ai jamais eu envie de me traire d’un réalisme presque accablant, et l’on connait d’ailleurs le goiit pervers de
servir de ton personnage. » —
Pauteur pour des personnages exemplairement fades (1). Cette fadeur atteint ici son
« Parce qu’il est trop fade ! » —
« Oui », comble, non seulement avec la patauderie d’amoureux transi du personnage central,
6 LA FEMME DE L’AVIATEUR OU ON NE SAURAIT PENSER A RIEN
Frangois, — qualifié de minable par l’amie, elle-méme peu reluisante, d’Anne sa bien-
aimée — mais surtout avec Anne elle-méme, dont le personnage concentre comme a
plaisir tout ce qu’il peut y avoir de plus affaissé et de plus désespérant dans un étre, tous
les signes de l’anti-vie : en dépit d’un certain charme physique (l’actrice, Marie Riviére,
est remarquable), la sécheresse hystérique, l’auto-apitoiement, l’indéfectible médiocrité
petite-bourgeoise, jusqu’a la voix terne, la fatigue ontologique, le tout ironiquement
symbolisé par le bocal au poisson rouge, dans une affligeante chambre 4 soupente.
Quant 4 Paviateur, son ex-amant, il est difficile de faire plus antipathique. Seule Lucie,
la teen-ager, malgré des tics agacants de jeune fille de bonne famille (Anne-Laure
Meury, quel nom ! n’est pas moins remarquable) fait preuve de fantaisie et de vivacité,
mais on s’apercoit a la fin que sa situation ressemble, ou pourrait ressembler, a celle
d’ Anne.
A inverse des « Contes moraux », le désir sexuel n’a, ici, presque aucune existence,
sinon négativement (Anne refusant que Francois la touche). Ou plutét, le désir a une
existence périphérique, méconnu comme tel par les personnages (sinon peut-étre par
celui, le plus agé et lui-méme périphérique, de l’aviateur), et c’est a Ja toute fin a l’ordre
du désir, précisément, que semble s’ouvrir le personnage central, Francois. L’ordre des
sentiments méconnait l’ordre du désir, qui Ie structure, et si, comme presque toujours
chez Rohmer, les personnages sont fades, les sentiments exprimés sont fades, c’est qu’ils
ne constituent pas une fin mais le moyen d’une connaissance proposée aux spectateurs,
concernant les voies du désir. En quoi Rohmer appartient bien 4 une tradition psycholo-
gique francaise (de La Rochefoucauld a, disons, René Girard et Jacques Lacan) :
Pabaissement des sentiments révéle les lois du désir.
La Femme de laviateur prétend illustrer un proverbe singulier, et 4 premiére vue peu
compréhensible, « On ne saurait penser A rien ». Qu’est-ce que ca peut bien vouloir
dire ? La critique, m’a-t-il semblé, a dans ensemble évité de se poser la question, pour
s’éviter probablement de parler du film. « On ne saurait penser 4 tout », voila qui parait
clair. Mais « On ne saurait penser a rien » ?
Pourtant, a la fois la forme et le sens du film sont contenus dans ce proverbe. Ce qui
dans le film reléve du théatre, au-dela des contraintes formelles scolaires (unité de temps,
de lieu, etc.), tient dans cette formule peu évidente, qui, prise a la lettre, ne peut vouloir
dire qu’une chose : on est nécessairement, et complétement, inconscient. L’inconscient
est en effet le sujet du film, sous la forme du hasard, et c’est aussi pourquoi le person-
nage central, travailleur de nuit, ne cesse de s’endormir (idée magnifique).
Amphibologiquement, le proverbe évoque aussi Ja dénégation-type du couple : « A
quoi penses-tu ? — A rien », c’est-a-dire au fait qu’il arrive qu’on garde un petit secret
par devers soi. C’est en effet, dans le film, le cas de chacun des personnages par rapport
au moins a un autre, et la dénégation émerge formellement au moins deux fois dans le
récit (orsque Lucie ne veut pas dire 4 Francois pourquoi elle trouve drdle qu’il travaille
la nuit ala gare de I’Est ; lorsque Frangois ne veut pas dire 4 Anne qu’il a vu aux Buttes-
Chaumont l’ex-amant de celle-ci, ou 4 moitié ex, avec une femme). Le « secret » se radi-
calise enfin avec celui dont Rohmer provoque les spectateurs : la femme de |’aviateur
existe-t-elle ?
Cette question débouche directement sur celle de l’inconscient dont il s’agit dans le
film. « On ne saurait penser @ rien » exprime en effet la méme chose que « La Femme de
Vaviateur » : a savoir que « la vérité est hors-champ ». Radicalement. A ce qui le con-
cerne le plus intimement, personne ne saurait penser. Si Francois dort, et réve, c’est qu’il
a les yeux bandés, comme tout le monde (2). 2. Toujours dans Le Genou de
Claire, le méme écrivain déclare :
C’est ici que Rohmer fait génialement, avec une supréme élégance, cinématographi- « Les personnages d’une histoire
quement usage d’une structure théatrale. La structure est celle de la comédie classique : ont toujours les yeux bandés.
un couple, dans une chambre ou un jardin (décors traditionnels ici rendus au réalisme Tout le monde a un bandeau sur
les yeux ».
parisien), se trouve épié par un jaloux. La scéne se développe de facon A ce que le leurre
soit 4 son comble. Le maitre-mot de la comédie classique est le guiproquo, et tout le film
repose sur un quiproquo « infini » (dfi 4 l’énigme en suspens de « la femme de I’ avia-
teur »). Toutes les combinaisons de leurre sont possibles en variant deux 4 deux les angles
du triangle comique, un quatriéme angle restant toujours en dehors comme machiniste
de la scéne ou comme vérité. Méme lorsqu’ils sont deux, les personnages sont toujours
liés explicitement par un tiers dans un rapport méconnu a un quatriéme — lequel, s’ils y
pensaient, leur montrerait qu’ils ne pensent a rien, mais ils ne sauraient justement y
penser.
LA CARTE CACHEE OU LES ABS! ENTS ONT TOUJOURS RAISON 7
8 LA FEMME DE L’AVIATEUR OU ON NE SAURAIT PENSERA RIEN
Par exemple. Dés la premiére scéne, le prologue, nous voyons Francois et son ami
(acteur est malicicusement annoncé au générique par des points de suspension qui sont
un aveu de la structure suspensive du film) parler d’une troisiéme personne, Anne. Mais
la scéne ne prend son sens véritable que parce qu’il en existe une quatriéme (Lucie) a
laquelle personne — y compris et avant tout les spectateurs — ne saurait penser, puisque
seul le hasard d’une rencontre ultérieure dans l’autobus va lui faire jouer un réle dans
Vhistoire. « On ne saurait penser a rien » veut dire aussi que le hasard, la fortune, gou-
vernent le monde et notamment celui des sentiments.
Tly adonc dans chaque scéne comme un double hors-champ, celui qui tourmente cha-
que personnage en tant qu’il y pense (l’imagine), et celui « auquel il ne saurait penser »
(et qui contient la vérité du premier). La structure de la comédie met au premier plan
Pacte de voir, en tant que ce qui est vu est référé (soupcon, jalousie, etc.) a ce qui n’est
pas vu. Mais ce qui n’est pas vu se divise entre ce qui est imaginé et ce qui est insoupcon-
nable. Ainsi, pour expliciter davantage, Francois au « premier acte » du film voit-il sor-
tir ensemble Anne et son aviateur, au matin, et imagine donc aussitét qu’ils viennent de
passer la nuit ensemble (bien a tort). Mais ce 4 quoi « il ne saurait penser » et qui pour-
tant détient Ja vérité de ce qu’il voit (et qui le leurre), c’est existence, d’ ailleurs problé-
matique, d’une quatriéme personne: « la femme » de l’aviateur, dont celui-ci vient
d@annoncer & Anne la venue, qui consomme la rupture. Et ainsi de suite.

« La femme de Paviateur » représente ainsi la carte cachée du jeu qui se joue entre
deux, trois ou quatre protagonistes et qui, surgissant imprévisiblement, en bouleverse les
données. Lucie est cette carte cachée dans le rapport de Francois 4 son ami, cet ami est a
son tour la carte cachée dans le lien qui se noue entre Francois et Lucie, ’inconnue
blonde est la carte que tient Francois en réserve dais son rapport a Anne, l’inconnue
brune sur la photo est la carte que produit imprévisiblement Anne, etc. A chaque fois
que la carte est retournée (l’une d’elles restant indéfectiblement cachée) c’est un appren-
tissage du désir qui se fait. Il y a beaucoup de photos dans le film, il est beaucoup ques-
tion de photos. C’est qu’une photo est a la fois un objet que J’on produit comme une
carte, dans ce jeu d’apparences, et comme une mise a plat ou une mise en abyme de la
scénographie qui orchestre ce jeu (et ot le spectateur, pour son plaisir, se trouve piégé).
La photographie, disait Roland Barthes, ne produit pas de hors-champ, ou un hors- 3. Je pense 4 une piéce de Fran-
champ « subtil ». Comment pourrait-elle représenter en abyme cette mise en scéne qui cois Regnault, « Mais on doit
joue aussi essentiellement du hors-champ ? C’est tout le sens de la scéne du polaroid, en tout oser puisque », récemment
montée par Brigitte Jaques &
soi un petit chef-d’ceuvre, en ce « deuxiéme acte », aux Buttes-Chaumont, oli Francois Ivry.
(est-ce contamination du nom de l’acteur, Philippe Marlaud ?) s’improvise en compa-
gnie de Lucie détective. Rohmer force la photo a « faire du hors-champ », il affirme le COMEDIES ET PRO-
réle du hors-champ 4 travers un objet qui n’en produit pas (la photo joue souvent ce VERBES. LA FEMME DE
réle-Ia au cinéma, voir Blow Up). Lucie monte un petit stratagéme pour se faire tirer le L’AVIATEUR OU ON NE
portrait par un couple de touristes sino-américains, et avoir dans le champ I’aviateur et SAURAIT PENSER A
sa blonde. Et ¢a rate. Elle n’attrape qu’un bout de cheveux. Quelque chose reste tou- RIEN. France 1981, Ecri-
jours en dehors. ture et réalisation: Eric
Rohmer. Zmage : Bernard
Ainsi sommes-nous constamment joués, dans ce mic-mac vertigineux, avec une éco- Lutig et Romain Windig.
nomie de moyens qui est la mesure d’une maitrise et d’une modernité. Par dela les diffé- Son: Georges Prat et
rences de tempérament, de culture et de moyens, c’est ce qui, me semble-t-il, unit des Gérard Lecas. Mixage:
auteurs comme Eustache, Pialat, Bergman, Scorsese, Rohmer : une science souveraine Dominique Hennequin.
de la direction d’acteurs conjointe 4 Vaffirmation audacieuse que ce n’est pas Montage : Cécile Decugis.
« l’action », comme le croient les médiocres, qui fait le film, mais le mouvement des sen- Production : Les Films du
timents, le jeu des regards et la parole, la voix. Losange, Margaret Mene-
goz. Interprétation : Phi-
Ce qui dans le film de Rohmer reléve du théAtre est donc cette intrication de la joute lippe Marlaud, Marie
sentimentale et du regard trompeur. (« Pourquoi me regardez-vous ? » demande Fran- Riviére, Anne-Laure
cois a Lucie. — « Je vous regarde regarder ». Ce que je regarde ne vous regarde pas », Meury, Mathieu Carriére,
etc.). En quoi le film est aussi une magistrale lecon (et I’on retrouve 14 Rohmer pédago- Philippe Caroit, Caroline
gue, didacticien), par le cinéma, sur le thé@tre. Les coulisses, [a scéne, le voyeurisme Clément, Lise Heredia,
comique de la dramaturgie classique ne sont nullement transposés dans une structure fil- Haydée Caillot, Mary Ste-
mique, c’est leur fonction morale qui se voit analysée et reprise dans l’espace du cinéma. phen, Neil Chan, Rosette,
Dans une époque ot le théatre, 4 de rares exceptions prés (3), a glissé ou dans la vulga- Fabrice Luchini. La chan-
rité boulevardiére ou dans un baroque abstrait et décharné, c’est, a travers les auteurs son « Paris m’a séduit » est
précités, au cinéma que revient l’exploration concréte du jeu des sentiments. interprétée par Arielle
Pascal Bonitzer Dombasle.
Lucie (Anne-Laure Meury) et Frangois (Philippe Marlaud) devant la photo d’Anne (Marie Riviére) : « A chaque fois que la carte est retournée...
c’est un apprentissage du désir > .
Lucie (Anne-Laure Meury) et les touristes (Mary Stephen et Neil Chan): « Une photo est comme une mise en abyme de la scénographie ».
™ ee fe ee - 7
R.W. Fassbinder dirige Hanna Schygulla sur le tournage de Lili Marleen
LILI MARLEEN DE RAINER WERNER FASSBINDER

L’AMOUR N’EST PAS PLUS FORT


QUE L’ARGENT
PAR LOUIS SKORECKI

Le cinéma allemand est comme ceinturé par une ligne de blockaus. Quelques-uns abri-
tent des cinéastes, les autres sont vides car leurs habitants, croyant que la guerre était
finie, sont partis faire du cinéma ailleurs. Fassbinder, avec quelques autres, est resté
dans son blockaus. C’est de 1a qu’il nous envoie son dernier film, un hymne 4 l’amour
fou sur fond de fascisme flamboyant, un film dérangeant qui est aussi, accessoirement,
Phistoire d’une chanson, d’une guerre, et une parabole sur la lutte des classes. Est-il
vraiment besoin d@’ajouter que le blockaus de Fassbinder, c’est sur son dos qu’il le trans-
porte. Comme un escargot. Quelqu’un qui a pris soin de ne pas laisser sa maison trainer
n’importe ot car elle contient tout : sa culture, ses souvenirs, son art, sa peur, sa para-
noia — tout.

L’escargot
Ce film n’avance pas, il a toujours l’air de faire du sur-place. L’histoire qu’il raconte
— le fascisme envisagé comme décor, prétexte 4 une chanson — est trop inerédible, his-
toriquement, pour ne pas laisser transparaitre la seule préoccupation constante de Fass-
binder : la non-ێvolution radicale des personnages. Un pas 4 gauche, un pas a droite, on
fait mine de comprendre, on esquisse une parodie de prise de conscience — foutaises !
La caméra se met 4 virevolter autour des protagonistes costumés d’un mauvais réve, elle
accentue le c6té creux et conventionnel de ceux qui ne sont plus que des porteurs de véte-
ments, des déguisés définitifs. Le personnage de mélo est immobile, c’est celui qui le
décrit, qui tourne autour de Inui, qui bouge. Et celui qui le décrit est un écrivain, un
artiste, un inventeur : qui crée, bien sir, des Mme Bovary 4 son image, des Lili Marleen
conformes : quand la pauvre chanteuse, indécise, troublée, idiofe, ne sait plus répondre
A son amant, juif et résistant, que « je suis de ton c6té », ou « je ne fais que chanter,
c’est tout », Fassbinder n’invente rien, et surtout pas un personnage qui, rétroactive-
ment, lutterait contre la barbarie nazie. Non. Il ne fait que refléter ce que lui, selon tou-
tes probabilités, serait amené 4 proférer dans ces conditions-la : lentement et avec un air
puté, décidé, Lili Marleen insiste : je ne suis que ce que je suis, et rien d’autre. Si elle
s’engage dans une entreprise périlleuse — récupérer un film clandestin sur ce qui se passe
dans un camp de concentration et le faire passer en zone libre — c’est dans un ultime
effort d’identification avec son amant résistant, effort dérisoire, futile, et d’ailleurs
complétement incrédible. Elle ne fait que suivre son instinct (et un ordre de Fassbinder,
qui joue le chef des résistants, et qui lui dicte ses désirs), Ce film sur des morts, cette
preuve que des gens meurent et vont mourir, ce n’est rien moins que Ja métaphore de ce
qu’est tout film, et qu’on oublie de plus en plus, une chose figée, un cadavre. Autour de
cette idée, de cette chose sans odeur, de cette preuve morte, Fassbinder se déplace imper-
ceptiblement. Juste le temps de ne rien prouver.
12 LIL{MARLEEN -
L’amour
Le film est donc histoire d’une liaison : un homme et une femme s’aiment follement,
elle est allemande, petite chanteuse de cabaret, il est quasiment allemand lui aussi
— mais suisse, et juif, et bourgeois, et riche. Cela fait beaucoup de différences, beau-
coup pour un seul homme. Beaucoup trop : assez pour que, conspiration familiale
aidant, la liaison débouche sur une totale impossibilité harmonique, un hiatus social.
Roman-photo alors ? Dans un sens seulement: celui de la passion impossible, de
Pamour qui tourne court et de la toile de fond qui est une prolongation onirique du réel,
un bricolage 4 partir des signes les plus flagrants et colorés de histoire du nazisme.
S’aimer sous les bombes, dans les décors verdatres de mort et de ruine, c’était le pari
mélodramatique des amants du Temps d’aimer et du temps de mourir, un pari poétique
qu’il était relativement facile 4 Sirk de remporter : l'amour meurt, le pays aussi, tout
tourne au gris, 4 la fatalité, et les violons viennent quand il fant. Il en va autrement ici :
le pays respire l’arrogance des vainqueurs, le fascisme triomphe, i] s’agit de faire avec,
de vivre. Ces deux la, qui s’aiment comme des fous, physiquement et sentimentalement,
totalement (on a rarement filmé la passion avec autant de nudité et d’évidence, c’est
comme ¢a, deux corps qui s’élancent l’un vers l’autre, qui se tendent, qui bandent, qui
font amour), cet homme et cette femme ont aussi 4 exister, par ailleurs, et & choisir :
tui, de faire sortir d’Allemagne des Juifs (et leur fortune), elle, de chanter (et d’accepter
le succés quand il vient}. La famille juive est fermée, haniaine, un clan d’arrogance
bourgeoise. Lili Marleen est inconsciente, elle flotte sur une transparence, elle préte son
corps 4 la propagande. Personne n’est épargné : durs décors de la petitesse sous toutes
ses formes, que ne vient éclairer que ce seul amour, démesuré. Et la chanson.

La chanson
La chanson,
Orchestrée somptueusement par Peer Raben, cette version détournée de Lili Marleen,
émouvante et étrange, revisite le passé de l’Allemagne. Et sert A n’importe qui: les
hauts-dignitaires nazis, les soldats perdus dans leurs tranchées, les défaitistes, les anti-
fascistes, l’Etranger. Une femme se préte au Pouvoir, une chanson traine, triste. Est-ce
les paroles ou la musique qui comptent le plus ? De quel bord est l’émotion ? D’aucun
peut-étre : ’émotion excéde la politique, elle appartient 4 celui qui ’éprouve — juste le
temps de l’éprouver, pas plus. Ce film est donc l’histoire d’une émotion-relais : le plus
petit commun dénominateur entre le plus grand nombre d’hommes, ce qui, 4 un
moment ou a un autre de leurs vies, les a unis. Tous pareils et démunis devant cette
méme émotion, béte. Et les contradictions qui demeurent, lisibles, repérables. Faites
votre choix !

La guerre

Comment témoigne-t-on de la mort des hommes quarante ans aprés ? A partir d’une
trame fictionnelle relativement indentique (un artiste juif, sa femme allemande, toute la
famille), le feuilleton Holocauste avait choisi de fictionnaliser la souffrance : trés vio-
lemment pris a parti, émus, des spectateurs ont vécu quelque chose comme la mort d’une
famille, Ja mort en famille. Et puis ? Ne reste-t-il pas, aujourd’hui, que cette idée mons-
trueuse : l’holocauste des Juifs est une fiction ? Apprendre la vérité par le biais de la fic-
tion, n’est-ce pas fictionner, réver — et, 4 la longue, douter ? Fassbinder ne permet
aucune de ces aberrations : on n’apprend rien avec ce film qui mélange tout, qui dérange
chaque chose — le passé lui-méme, mal daté, peu repérable, se mélange constamment a
une sorte de présent d’opérette, un présent en représentation. Personne n’aura ici de
preuve, fictionnelle ou historique, de l’horreur de ?holocauste : chacun est renvoyé & ses
doutes, son malaise, ses trous de mémoire. La guerre reste vive, la blessure ouverte — et
on ne s’en débarassera pas a si bon compte, pas avec un film, pas avec le toc d’un film en
tout cas. Ce qui reste de Brecht c’est : refuser d’embarquer le spectateur dans une
morale toute préte, une conclusion. Pas moyen de faire l’économie de la perplexité :
chaque spectateur, manipulé, mis en scéne, doit accepter d’étre en guerre avec lui-méme,
partagé entre l’émotion et la réflexion, libre. Libre de dire « oui », « non », « peut-
étre », Pas commode d’accepter cette liberté-Ia : juger les personnages, leurs actes, se
regarder le faire, juger le cinéaste et sa paranoia. Paranoia de vie bien sfr, trés loin des
effets de « cinéma », du plan considéré comme le début et la fin de tout, prétexte 4 tous
les « off ». Loin de l’esthétisme, de la cinéphilie, et méme du kitsch. I n’y a rien de cela
L’AMOUR: N’EST PAS PLUS FORT QUE L’ARGENT 13

la guerre
14 LILI MARLEEN
dans Lili Marleen : rien que du présent de souffrance, philosophique, théAtrale, poéti-
que. Une bousculade des genres, une guerre des sens et l’idée, trés forte, qu’au dehors,
quand on sortira du cinéma, ce sera pareil, On aura, le temps d’un film, perdu une
guerre : on n’aura pas révé. Pas vraiment.

La lutte des classes


On ne veut pas de la petite chanteuse dans la riche famille juive, et elle perdra son
homme, comme dans toute chanson triste qui se respecte (et qui dit une vérité sociale).
On ne veut pas d’effets de télévision au cinéma, ce sont des effets étrangers : qu’ils res-
tent dans leur camp ! Fassbinder casse cette régle, il métisse le cinéma avec la télévision,
invente un batard. Le cinéma bien sfir y gagne : la caméra fonce sur un visage pour cas-
ser une séquence, hachurer un sentiment ; des personnages se croisent furtivement,
échangent quelque chose, on est dans une feuilleton d’espionnage ; de la sueur perle sur
le corps cadré de prés de l’amant juif, des plans trés froids le montrent faisant l'amour
avec Lili Marleen, quelques instants aprés on a replongé dans l’invraisemblable de la
série, on file dans le style heurté de la télé. Qu’on se rassure : le jouet-Cinéma ne se casse
pas si facilement, il supporte le choc. Le batard est beau, il a des couleurs vives.

Speed !

Un cinéaste accepte de casser une séquence, de se servir du montage comme ponctua-


tion visible, comme arme : la chose est assez rare pour ne pas passer inapercue. Plus :
pour choquer. D’autant que ces effets de montage sont souvent des effets de répétition,
destinés a figer la fiction et les personnages dans un éternel présent, un sur-place nerveux
et angoissé : ainsi ces plans de guerre, ces stock-shots de soldats, toujours les mémes, qui
reviennent et rythment de maniére répétitive et la chanson que les hommes en guerre,
écoutent et le film que le spectateur suit. Mais qui écoute qui, qui suit quoi ? La chan-
son, elle aussi, poursuit les soldats allemands, et le film nous file, nous surveille. Fixité
totale, propice 4 tous les délires : les sentiments n’évoluent pas, les personnages sont
immobiles, les spectateurs aussi — et la chanson se répéte 4 Vinfini. Répétition doulou-
reuse : il y a une trés grande vitesse, une frénésie de vie, dans ce ressassement perpétuel
du présent. Des sursauts : Hanna Schygulla joue autant avec son ventre qu’avec ses LILI MARLEEN. R.F.A.
yeux, elle a des palpitations, s’essouffle, respire 4 partir de l’intérieur d’elleaméme pour 1981. Réalisation : Rainer
faire jouer contre le tissu de satin son ventre qui palpite. Des courses contre la répétition Werner Fassbinder. Scéna-
obsessionnelle : Giancarlo Gianini, enfermé dans une cellule couverte des portraits de rio: Manfred Purzer et
Lili Marleen, contraint pour avouer son identité 4 réécouter sans cesse le disque de la Rainer Werner Fassbinder
chanson, un disque rayé qui saute 4 chaque fois au méme endroit, répétant le méme avec Joshua Sinclair,
dérapage, atroce. L’horreur : sortir 4 tout prix de cet espace, trouver une issue. Un plan @aprés le roman « Der
plus large ot bouger plus librement, Donner libre cours 4 son énergie (dérision : la scéne Himmel Hat Viele Far-
du disque rayé est jonée comme une parodie — la souffrance n’est qu’un feuilleton). ben » de Lale Andersen.
Directeur de la photo:
Xaver Schwarzenberger.
Speed 2 Son: Karsten Ulrich et
Milan Bor. Musique : Peer
Godard : « ralentir, décomposer, on va trop vite ». Tout le cinéma moderne tourne Raben. Montage: Franz
autour de la vitesse : accélérations brutales de Cassavetes, ralentissements impercepti- Walsch et Julian Lorenz.
bles de Scorsese, sur-place speedé de Fassbinder (et la musique, omniprésente chez tous, Décors : Herbert Strabel.
qui accompagne les trajets — presque un nouveau personnage). Godard et Scorsese, Production : Luggi Wald-
occupés par le plan comme unité, cherchent avant tout 4 pointer quelque chose, fixer leitner, Enzo Peri, Roxy
une émotion, un instant. Cassavetes et Fassbinder, peut-@tre parce que ce sont atssi des Films Munich, Cip Film
acteurs, des gens qui risquent 4 proprement parler leur peau dans des films, tentent plu- Berlin. Jnterprétation :
tét de reculer les limites de l’espace a l’intérieur d’une séquence, d’inventer des agglomé- Hanna Schygulla, Gian-
rats de plans. Ils foncent, détruisent, construisent. Ils sont obligés, pour y loger leur carlo Giannini, Mel Ferrer,
corps d’acteur en méme temps que leur obsession d’un cinéma vivant, de trouver autre Karl Heinz von Hassel,
chose. Ils inventent des hybrides. Que ceux-ci fonctionnent est aléatoire — l’important Christine Kaufmann, Hark
n’est pas le film en tant qu’aboutissement, c’est l’expérience filmique dans sa totalité qui Bohm, Karin Baal, Udo
compte (on retrouve sans doute ici une part du cinéma primitif, originel). Quand l’abjet- Kier, Erik Schumann,
film est réussi, il ne ressemble souvent 4 rien : il émerveille, et il plonge en méme temps Gottfried, Elisabeth Volk-
dans la perplexité. L’objet Lili Marleen est de ceux-la. mann, Barbara Valentin,
Louis Skorecki Helen Vita.
LILI MARLEEN

ENTRETIEN AVEC R.W. FASSBINDER (*)

Parler ou filmer

Question. M. Fassbinder, yous étes aujourd’hui considéré


comme une vedette. Comment le ressentez-vous par rapport a
vous-méme et a votre public ? :
Rainer Werner Fassbinder. En ce qui me concerne, je dirais
que cela me semble positif, parce que j’ai la possibilité de faire
ce que, de toute facon, je voulais faire et méme peut-étre de
faire certaines choses qu’autrement je n’aurais pas pu faire, En
ce qui concerne le public, c’est un peu plus difficile 4 exprimer,
parce que le feed-back est trés restreint chez les cinéastes ou
chez les gens qui travaillent pour la télévision ; on ne connaft
pas trés exactement, si l’on fait abstraction des chiffres et des
pourcentages, les réactions du public sur certaines choses. On
connait le nombre de personnes qui ont vu le film et l’on en
déduit ce qui plait aux gens. Mais si l’on s’était toujours basé
sur le nombre des entrées, on n’aurait réalisé que des films
comme, je ne sais pas, Liebesgriisse aus der Lederhose pour le
cinéma, ou pour la télévision des films qui ne sont, en fait
qu’une sorte de prolongement des Actualités du jour.

Question, Vous étes quand méme une star ?


Fassbinder, Je ne dirais pas cela de cette fagon. A neuf ans,
je me sentais déja ainsi. Depuis que j’ai commencé a réflechir
sur moji-méme, je me suis considéré comme une vedette. Dés
Page de sept ans, j’étais celui que je suis.

Question. J/ est assez difficile de vous interviewer, voire de


vous rencontrer. Il » a comme un mythe Fassbinder, un mythe
selon lequel vous avez la réputation d’étre compliqué, incons-
cient, facilement irritable. Vous n’avez jamais rien fait pour
détruire ce mythe, et pourtant, on a impression que ce n’est
qu’un masque. De quoi, en fait, voulez-vous vous protéger ?
Fassbinder. Mais non ! Il y a beaucoup de choses que lon
dit sur les gens, et sur les gens qui sont connus on dit beaucoup
de choses négatives.
C’est tout a fait compréhensible, parce que les gens doivent
s’expliquer des choses qui sont en fait simples, mais qui s’expli-
quent mieux négativement que positivement, c’est tout a fait
évident. Il est vrai que quand je tourne, j’essaye autant que
possible d’éviter les interviews ; c’est une question de temps ou
une question de forces, je ne sais pas, je déteste parler des cho-
ses que je suis en train de faire. Je préfére les faire plut6t que de
() Copyright A2 (Trance 1981}
16 LIL! MARLEEN
les formuler, parce que lorsque l’on peut les formuler, il n’est de ’un ou l’autre sujet, des situations telles que je n’obtiendrai
plus nécessaire d’en faire un film : c’est la une réflexion fort pas d’argent de l’extérieur.
simple, C’est pourquoi j’évite tant les interviews pendant les On ne cesse de répéter : il a fait tant de choses, il sait tout
tournages. Je dis que l’on peut venir sans probléme assister au faire, etc. On oublie, par ailleurs, qu’il n’y a pas un metteur en
tournage et regarder pour se faire une idée, mais je n’aime pas scéne en Allemagne, je crois, auquel on a interdit autant de
expliquer pendant le tournage le film que je suis juste en train choses. Par exemple, nous avons réalisé Huit heures ne font
de faire, pas une journée, un feuilleton pour la télévision ; les trois épi-
sodes suivants étaient déja écrits, les comédiens étaient sous
Un cinéma « réellement allemand » contrats, les décors étaient achevés et puis tout fut purement et
simplement décommandé. II y eut un film intitulé La Terre.est
Question. Comment croyez-vous que vous vous situez dans inhabitable comme fa fune qui devait étre réalisé avec une aide
le nouveau cinéma allemand ? financiére officielle, et qui ne put l’&tre au nom d’étranges pré-
textes, si bien que Ja télévision se déroba ; il s’agissait d’une
Fassbinder. Il n’y a pas de nouveau cinéma allemand. Il y a affaire de coopération entre |’Etat et les stations de télévision.
un cinéma allemand qu’il m’est difficile de définir parce que ce Ilya Soll und Haben d’aprés le roman de Gustav Freytag, o0 il
cinéma allemand doit d’abord se définir Iui-méme a partir de la était question, selon moi, de V’antisémitisme en Allemagne,
conscience qu’il commence peut-étre maintenant 4 avoir de lui- comment il était né; il fut interdit par l’intendant de la
méme. Westdeutscher Rundfunk, sans méme qu’il eft pris connais-
C’est alors que peut-étre on peut savoir quel réte on joue sance d’un synopsis. Il a refusé d’emblée de l’examiner. Ces
dans ce contexte global. Actuellement, cela me parait difficile. trois projets avaient exigé beaucoup de travail. 1 m’était
impossible de les réaliser ; c’était des projets importants et je
Question. Donc, vous faites en premier lieu des films pour ne pouvais pas simplement les réaliser 4 crédit, ¢’est difficile,
Allemagne ? La troisiéme génération est, par exemple, un film pour lequel
Fassbinder. Se fais des films... Oui... les gens m’ont dit d’abord : ¢’est OK, on marche avec vous, on
participe 4 sa production, et lorsqu’ils en ont recu le synopsis,
Un film allemand qui est réellement allemand, sans méme
petit a petit ils se sont défilés les uns aprés les autres et je me
briguer une certaine universalité, apporte sirement plus a
suis retrouvé tout seul et j’ai di faire le film... Vous compre-
d’autres nations, du moins aux nations politiquement sembla-
nez : avec un sujet comme celui-ld que je finance en faisant des
bles, qu’un film en apparence international. Je définirai donc
mon cinéma tout d’abord comme un cinéma assez national, emprunts, je peux gagner aujourd’hui autant d'argent que je
mais dont je dis que, justement parce qu’il est si spécifique- veux, quoiqu’il en soit je rembourserai encore pendant un an.
ment national et qu’il tente de décrire le pays dans lequel il se
réalise, dans lequel je vis, parle aussi des démocraties tout Question. Quand certains de vos projets ont été rejetés ou
court. que vous avez refusé d’y apporter des changements, votre per-
sonne était-elle en cause ?
Question. Autrement dit: comment définissez-vous votre Fassbinder. Non, c’étaient les projets qui étaient en cause.
travail par rapport @ ce qui se passe aujourd’hui dans fe Pour Huit heures ne font pas une journée, c’est la qu’est le
cinéma ? paradoxe, l’interdiction a été prononcée parce.que le feuilleton
Fassbinder, Est-ce une question concernant la méthode de avait trop de succés. Nous l’avions congu, Peter Martesheimer
travail ou une question concernant la philosophie de ce et moi, comme Vhistoire d’une famille ; nous avions tourné les
travail ? cing premiers épisodes au cours desquels on apprenait 4 aimer
les personnages. Cela devait se poursuivre de la maniére sui-
Question. Une question, tout d’abord, relative a la vante : avec ces gens pour lesquels on avait de l’estime, on
Philosophie. devait essayer de comprendre certaines choses, certains événe-
ments qui se passent dans ce pays.
Fassbinder. Je dirai ce que je dis toujours. J’ai un sujet et Par exemple, dans un des épisodes, nous avons essayé de
j’essaye de raconter différentes histoires autour de ce sujet, je savoir ce qu’est vraiment le syndicat et nous sommes arrivés 4
tente en quelque sorte de l’encercler, afin que le public prenne la conviction que le syndicat n’est rien d’autre qu’un partenaire
conscience clairement de certaines choses concernant le pays du patronat et du gouvernement et qu’il n’a plus rien a voir
dans lequel il vit... avec la base. Si ce feuilleton avait été desting a la 3¢ chaine et
done diffusé tard le soir, nous aurions certainement pu le réali-
Question. Une autre question : comment avez-vous réussi, ser. Mais ce feuilleton avait beaucoup de succés. Le public
au début, & trouver Vargent nécessaire pour faire vos films et aimait bien les personnages et c’est pourquoi on l’a interdit.
queen est-il aujourd’hui ? Pour Solf und Haben... on m’a reproché de faire de I’antisé-
mitisme, parce que dans le film apparaissent des gens qui sont
Fassbinder. Tout au début, je n’ai réussi a travailler qu’en
antisémites, On continue a croire que ce que disent les person-
faisant des dettes. J’ai réalisé mes quatre premiers films sans
nages correspond a la pensée des auteurs. Dés que l’on a su
argent, critiqué de partout, et en faisant des dettes. Puis, peua
qu’un film serait réalisé d’aprésle roman « Soll und Haben »,
peu, j’ai touché un peu d’argent de la télévision, j’ai regu quel-
la Frankfurter Allgemeine Zeitung a poussé des hauts cris. Et le
ques subventions de l’Etat... et A partir du moment précis ot
baron von Sell s’est contenté d’écouter la FAZ et n’a pas pris la
jai gagné de argent avec un film, j’ai immédiatement investi
peine maigré les supplications de Rohrbarch et de Hofer, de
cet argent dans un autre film qui ne m’en a pas rapporté. J’ai
lire les synopsis d’od il ressortait clairement qu’il ne s’agissait
toujours essayé de faire les films qu’il fallait que je fasse méme
lorsque le financement nécessaire n’existait pas. pas d’antisémitisme, mais, en revanche, de la naissance de
Pantisémitisme, ce gui est tout 4 fait autre chose et tout aussi .
important. Tout cela n’a pas grand chose a voir avec moi ; tout
Question. Et aujourd’hui ?
au plus peut-étre avec le fait que ces gens sont devenus plus
Fassbinder. Ca ne changera sfirement pas beaucoup. Il y a prudents, parce que mes films diffusés par la télévision ont eu
certainement, en supposant que je veuille aujourd’hui traiter beaucoup de succés.
ENTRETIEN AVEC R.W. FASSBINDER
=

Qu’est-ce que la politique ? et sans figures hiérarchiques. Je suis absolument convaincu que
cela est possible. Et je crois aussi que ce serait une vie plus belle
Question. Avec toutes ces difficultés, comment vous sentez- et meilleure pour chacun d’entre nous. C’est dans ce sens que je
vous en Allemagne ? suis évidemment contre I’Etat.
Fassbinder. C’est difficile 4 dire. L’Allemagne Question. 7/ s’agirait donc de l’anarachisme classique et
d’aujourd’hui, ce n’est ni la République de Weimar et encore idéaliste du XIX siécle ?
moins le Troisiéme Reich, elle n’est encore rien de tout cela et,
pourtant, elle a un dessein politique dont je me serais éloigné si’ Fassbinder, Utiliser le terme d’anarchisme aujourd’hui est
Franz Josef Strauss avait gagné les élections parce que ce pays, quelque peu délicat parce que c’est lié 4 un terme tel que « ter-
cette démocratie disposent de lois qui ont été votées en partie rorisme » et que sais-je ? Mais il s’agit bien, si l’on veut se don-
durant une période hystérique, I’hystérie face au terrorisme. Si ner la peine de le comprendre, de l’anarchisme classique et
ces lois d’exception (ou d’urgence) existant déja, tombaient idéal du XVIII¢ siécle, voila !
entre de mauvaises mains, elles pourraient certainement faire
de cette démocratie tout autre chose que ce qu’elle est. Tant Question. L’attentat de Munich est-il pour vous significatif
que les gens qui dirigent ce pays, tant que les lois dont ils dispo- de la situation dans laquelle se trouve le pays ?
sent ne peuvent pas se retourner contre nous, donc contre des
Fassbinder, Je dirai oui. D’un cété, cela signifie aussi,
personnes qui ne sont pas tout 4 fait en accord avec ]’Etat, tant
comme beaucoup d’autres choses qu’on a pu lire, que les extré-
qu’ils ne les utiliseront pas contre nous, je trouverai ce pays
mistes de droite étaient considérés bien plus inoffensifs que les
supportable. Mais je sais, du moins je le crois, que nous som-
soi-disants extrémistes de gauche et que ca a été certainement
mes assis sur un volcan, une erreur. D’un autre cdté, cela signifie aussi que notre forme
de démocratie voit de maniére plus inoffensive ce qui vient de
Question. Si je comprends bien, vous n’étes pas en accord
la droite que ce qui vient de la gauche. Méme une coalition
avec ’Etat ? sociale-libérale n’a pas réagi autrement et si on va jusqu’au
Fassbinder. C’est tout 4 fait exact. Je veux dire par 1a que je bout du raisonnement, on se trouve précisément sur le volcan
suis contre ce systéme comme je suis d’ailleurs contre tout dont je viens de parler et sur lequel on vit. C’est pourquoi cela
systéme, parce que je pense que l’homme pourrait étre tout a me parait personnellement un peu comique, car aprés les deux
fait capable d’inventer une société sans puissances dominantes premiers épisodes de Berlin Alexanderplatz qui sont passés a la
R.W. Fassbinder parle avec sa mére dans L’Alfemagne en auiomne Renin, «la dent creuse », « décor» de La troisiéme génération (photo Laurence
avran}

télévision, j’ai regu de véritables menaces de mort. Il y a, a Juifs, la femme, la peur, le destin si on veut... on a Vimpression
Cologne, une association reconnue qui s’appelle « Verein zur qu’il s’agit de situations vécues dont vous cherchez les racines.
Erhaltung der Sauberkeit und Reinheit Deutschlands » (Asso-
Fassbinder. Il est naturellement juste que beaucoup de ce qui
ciation pour le maintien de la propreté et de la pureté de I’Alle-
magne), 1a, j’ai recu de véritables menaces d’assassinat. Je est dans mes films, je l’ai vécu. En d’autres termes, je suis moi-
pourrais donc, 4 tout moment, réclamer la protection de [a méme mes films, comme Werner Herzog, c’est tout a fait clair,
police : on me raméne chez moi et on fouille ’'appartement seulement je pense que je me pose quand méme des questions
pour voir si tout est OK. C’est un sentiment un.peut bizarre. Je de facon plus précise, en ce qui concerne les structures de l’Etat
dirai pourtant que cet attentat pendant la Féte de la biére, en dans lequel j’ai été éduqué, dans lequel je vis. Je me référe a
octobre 4 Munich, n’aurait pas di autant surprendre. Je crois cela pour me poser des questions : Comment c’est ? Qu’est-ce
que cette maniére de sous-estimer la droite en Allemagne a déja que cette société qui, par exemple, donne tellement d’impor-
quelque chose 4 voir avec ce qu’est la politique pour les tance 4 I’argent, qui oblige les femmes ou toutes [es minorités a
Allemands. se comporter d’une certaine fagon pour pouvoir exister ?
Qu’est-ce que c’est comme société ? Et la Démocratie, est fina-
Jement je pense, une forme de société qui rend les gens incroya-
Question. Cette sous-estimation est quelque chose que l’on
blement dociles. Que ce systéme ne fonctionne pas trés bien, ¢a
connait aussi en France,
on le voit avec le réle de la femme dans cette société, combien
Fassbinder, Oui, en France, en Italie, Oui, bien str. Nous le c’est difficile pour elles, tout d’abord de se rendre compte elles-
verrons : la droite aspire 4 ce principe de Pordre qui compte mémes de cette difficulté, et combien c’est difficile d’y changer
pour elle bien plus fort que la gauche qui vit dans le désordre. quelque chose. On se rend compte aussi, maintenant que la
En définitive, l’ordre sera le plus fort et les actes terroristes de situation économique en Allemagne a un peu changé, comment
la droite, se multiplieront certainement et seront plus graves je comportement envers les étrangers qui était latent, se mani-
que ceux de la gauche. feste de facon plus précise, un comportement hostile, tel qu’il a
existé avant 33 uniquement a l’égard des juifs. La démocratie,
Question. Dans votre film L’ Allemagne en automne vous au premier abord c’est bien, mais elle risque de glisser vers la
avez pris une position sincére et honnéte qui a choqué beau- droite, d’aller dans une direction qui confirme ce qui a existé
coup de gens, d’oit il ressort que la politique vous dérange, plutét que de le réformer.
vous torture, la politique de l’Etat bien stir ; et on a en méme
temps impression que vous essayez de régler vos comptes avec
Question. Peut-on dire que c’est un fait accepté par les gens
cette politique, que vous essayez de montrer Vinfluence de cette
que les minorités — les homosexuels, les juifs —- constituent
politique sur Pindividu... gue yous vous sentez obligé de parler
du « politique ». des groupes dominés par la masse ?
Fassbinder. Si les choses s’enveniment, oui. Mais on n’en est
Fassbinder. Oui, je n’ai rien fait d’autre dans L’Allemagne
pas 14. Mais si elles devaient s’envenimer, on s’apercevrait
en automne. J’ai montré le film en projection privée et ce quia
comme toujours que la masse s’entend, non pas d’abord sur
étonné et dérangé beaucoup de gens, ce n’est pas tant combien
des choses positives, mais sur son hostilité a ’égard des minori-
le terrorisme m’effraye moi-méme, que ce que l’Etat peut en
tés. Tout ce qui se passe ici avec les étrangers — ces problémes
retirer pour se rendre plus fort et plus puissant.
Dans l’ensemble, je ne fais rien d’autre dans mes autres films je suppose que tout le monde les connait ; ils- travaillent ici
depuis des années, une nouvelle génération est née ici entre
que d’examiner précisément ce qu’est la politique, comment est
faite la politique et ce que l’individu retient de la politique de
temps, elle a été 4 Pécole — l’attitude que l’on a a cet égard,
donne le sentiment que ’on veut que I’Etat soit fort et cela
l’Etat,
engendre la haine.
LW’argent, le sexe, le politique...
Question. Quel réle joue ’argent dans les rapports de force
Question. Quelques thémes sont essentiels dans vos films : dans des films comme Les Larmes améres de Petra von Kant,
Vargent, la domination, les homosexuels, les exploités, les Le Droit du plus fort ow La troisieéme génération ?
ENTRETIEN AVEC R.W. FASSBINDER
Fassbinder. Je ne sais pas si c’est l’argent lui-méme qui joue
un si grand réle, ou si c’est la maniére dont les gens s’en servent
ou lutilisent comme moyen de domination. On peut en donner
de nombreux exemples. Il est idiot de dire que argent en soi
est mauvais, c’est argent qui est en fait idiot. On peut imagi-
ner une société qui fonctionnerait sans argent. Nous parlons de
la société dans laquelle nous vivons et dans laquelle je crois que
Vargent n’est pas aussi décisif. Comme par exemple le mari qui
peut exercer sa puissance sur sa femme avec l’argent qu’il
gagne, qu’il raméne a la maison. On peut a partir de la dire
beaucoup de choses. Il ne s’agit pas 1a de l’argent qu’il gagne,
qu’il raméne a la maison, ou de la maniére dont il est dépensé,
mais il s’agit de la puissance... Par exemple dans les divorces
jes gens ne sont méme plus capables de se séparer en disant :
nous ne nous entendons plus ; ils sont accrochés a l’argent : tu
me dois encore des sous etc, Beaucoup de choses qui pourraient
&tre formulées affectivement ne le sont pas parce que ¢a
effraierait les gens, alors elles sont formulées en termes
d’argent.

Question. Dans tes films il y a aussi des situations et des rap-


ports sado-masochistes : des gens font souffrir ou d’autres se
laissent tourmenter. Est-ce la une forme d’expression extréme
ou ne crains-tu pas que cela paraisse parfois un peu exotique ?
Fassbinder, Je ne dirai pas ca. Je pense, je peux dire que
dans les rapports que je connais, méme si je choisis des rap-
ports qui fonctionnent bien, il y a quand méme quelque chose
de sado-masochiste. fl y a des hommes qui ont des relations La toisiéme génération

avec leur femme tout a fait normales et on s’apercoit soudain


que par exemple I’homme est plus cultivé que la femme et cela
apparait de telle sorte que cela fait mal et. doit faire mal. Un
film, ou un roman, toute ceuvre est quelque chose qui amplifie
la vie, qui la grossit, parce qu’il ne s’agit pas simplement de
copier la vie mais d’essayer d’en comprendre certains aspects.
Bien sfir toute relation n’est pas toujours aussi sado-masochiste
que ce que je montre souvent dans mes films, mais si on la
montrait aussi insignifiante et réservée qu’elle est dans la vie,
elle serait 4 peine visible. Le spectateur est capable de s’identi-
fier A d’autres et de partager leurs relations. Cela n’a rien
d’exotique. Je crois que le spectateur est capable de transposer
les choses extrémes qui se passent 14 dans sa vie.

Question. Les rapports amoureux et sexuels dans tes films


sont-ils en rapport avec la situation de classe ?
Fassbinder. C’est difficile 4 dire. Hl n’y a plus de classes,
mais les choses sont telles que les gens — méme dans Les Lar-
Le Droit du plus fort
mes améres de Petra von Kant — qui ont le besoin d’aimer
n’ont pas appris comment on aimait. Je crois que ’homme —
il y aurait beaucoup 4 dire sur son éducation, car c’est delle
que dépend tout ce qui se passera plus tard — "homme est ainsi
éduqué qu’il a besoin d’amour mais pas éduqué de maniére 4
pouvoir plus tard appliquer le principe d’égalité dans ses rap-
ports avec les autres. Ce n’est pas prévu. Si bien qu’il y a tou-
jours quelqu’un qui domine. Celui qui en amour est le plus fort
ne doit pas exploiter l’amour du plus faible.

Question. Est-ce que tu peux revenir sur cette idée que


Vhonme est plutét éduqué pour se laisser aimer que pour
aimer ?
Fassbinder. L’homme est éduqué de telle sorte qu’il a besoin
d’amour dans une situation quelconque. Mais il n’y a rien dans
son éducation qui empéche celui qui est le plus fort dans
Vamour d’exploiter P amour du plus faible. En d’ autres termes,
il est plus facile de se laisser aimer que d’aimer. C’est plus
facile pour ceux qui sont aimés et ils en profitent la plupart du
temps de maniére éhontée.
LILI MARLEEN
trouve qu’il est cruel que les homosexuels n’aient pas la possi-
bilité dans cette société de se montrer réellement tels qu’ils sont
et qu’ils soient au contraire réellement obligés de se faconner
un comportement, de se comporter d’une maniére qui n’est pas
la leur. C’est pourquoi les homosexuels apparaissent comme
des étres si paumés, si pauvres, si tristes...

Question. Au fond, ce n’est qu’un reflet des relations


hétérosexuelles ?
Fassbinder. Rien d’autre que ca. C’est un reflet. Friedkin a
réalisé un mauvais film, Cruising, sur les homosexuels de New
York ou, apparemment tout est dirigé contre la vie bourgeoise,
mais dans cette tentative de vivre différemment il n’y a rien
d’autre qu’une confirmation de ce qui existe déja. Je trouve
triste qu’ils n’atent pas la possibilité de vivre comme ils le pour-
raient. ll m’est impossible de dire ce que cela serait. Mais cela
ne serait sfirement pas un décalque des rapports normaux,
sfirement pas. .
Tous les autres s’appellent Ali
Question. Comment pourrait-on traiter au cinéma de la
maniére la plus juste, la plus normale, sans scandale, sans exo-
Pantisémitisme, Phomosexualité...
tisme, la société homosexuelle ?
Question. Le film de Daniel Schmid, L’Ombre des anges a Fassbinder. Je Yai toujours vue comme elle est. Non pas
provoqué un succés de scandate & Paris. En comprends-tu la comme je voudrais qu’elle soit, mais comme je la vois. L’image
raison ? que j’en ai donnée a été critiquée par les homosexuels eux-
mémes, ils trouvérent qu’il ne fallait pas la traiter comme ¢a,
Fassbinder, La raison, c’est ce que je disais tout aheure : la
gue cela devait étre montré différemment... Dans un autre film
plupart des spectateurs ne peuvent pas faire la distinction entre
ot jai également traité le sujet, Petra von Kant, ilne s’agit pas
ce que disent les différents personnages et Popinion du réalisa-
seulement d’homosexualité, il s’agit de ce que doivent faire les
teur. Dans ce film, le texte est de moi et, je le sais suffisam-
gens qui vivent dans une minorité pour apparaitre sympathi-
ment, il y a des choses particuligrement antisémites dites par
ques 4 la majorité.
des antisémites. Mais ce que des personnages disent, cela ne
signifie pas, mais pas du tout, qu’il s’agit de l’opinion des réali- Maman Kusters s’en va au ciel
sateurs.

Question. J’entends bien. Mais ne pourrait-on penser que,


afin de provoquer la mauvaise conscience des Allemands, tu as
trouvé des images et des formules qui vont bien au-dela du but
fixé, que tu montres une image provocante qui, en fait, dépasse
ta pensée ?
Fassbinder. Mon argumentation a toujours été celle-ci : ce
qu’on passe sous silence devient tabou. Tabou, cela signifie
refoulement et cela signifie en définitive qu'il y a une réaction.
Peut-étre suis-je allé trop loin, peut-étre tout n’est-il pas aussi
noir ; mais entre-temps, trois ans aprés, on a pu constater qu’il
y avait une action et une vague antisémite plus grande en
France qu’en Allemagne qui n’avait rien a voir avec mon film
et aujourd’hui je ne dirais plus que je suis allé trop loin avec
mes formules ou que Daniel est allé trop loin avec ses images.
Maintenant, je dirais que nous avions vu juste, peut-étre un
peu trop tét.

Question. Les Aomosexuets en Allemagne constituent-tls une


minorité ? Dans tes films ils sont tres souvent malheureux.
Fassbinder. Ils ne sont pas plus malheureux que d’autres per-
sonnes. Ils sont une minorité spécifique. Ils essaient de maniére
encore plus consciente que la bourgeoisie de se comporter de
maniére bourgeoise et c’est pourquoi bien des aspects de leur
comportement apparaissent étranges. J’ai par exemple avec le
film Le Droit du plus fort montré deux étres qui au fond ont
des relations normales gui peuvent trés bien ressembler A des
relations hétérosexuelles et les homosexuels en Allemagne ont
réagi de fagon incroyablement hystérique, parce qu’ils veulent
soit qu’on problématise leur situation, donc que l’on dise qu’il
est difficile et horrible d’étre un homosexuel dans cette société,
soit qwon la sublime, que lon dise c’est merveilleux... Je
ENTRETIEN AVEC R.W. FASSBINDER 21
soe

Hanna Schygulla, Uli Lammel, RW. Fassbinder dans L’Amour est plus froid que Ja mort

Question. Que penses-tu du terrorisme ? Es-tu de ceux qui de tout le film. Mais les femmes ont réellement des possibilités
pensent qu’il existe une génération d’Allemands qui s’y lancent de comportement, de changement, bien plus intéressantes pour
comme pour faire leurs preuves ? moi. Je trouve les hommes ennuyeux.

Fassbinder. Il y a eu stirement, lorsque cela était up to date, Question. A propos de ton film Amour est plus froid que la
des gens qui, 4 Vintérieur de cette société formelle, ont eu mort, une question : tu ne crois pas & l’Amour ?
besoin d’aventure et qui s’y sont jetés 4 corps perdu. Dans Le
troisiéme génération, j'ai essayé de parler de ces gens, de Fassbinder. Si, 4)’ Amour je répondrai oui. Mais Aun amour
raconter comment je les ai connus et comment je les ai ressen- qui pourrait exister sans qgu’a plus ou moins longue échéance
tis. Assurément, comme tout ce que l’on fait, avec exagération, apparaisse une exigence ou un but. Dans tout ce que nous con-
non pas en recopiant la vie, mais en montant jusqu’au zénith. naissons de |’amour, il y a toujours cette exigence : il faut qu’il
Aujourd’hui, on ne parle plus beaucoup de ce terrorisme de en sorte quelque chose. Qu’il s’agisse de mariage ou de quelque
gauche, mais plutét de celui de droite. Aujourd’hui, étre terro- chose d’autre. Je pourrais imaginer un amour qui ne serait
riste de droite est davantage 4 la mode. occupé par rien, précédé par rien, un amour qui peut donner a
un homme un soutien extraordinaire.
Question. Tu as dit: « Au cinéma, les femmes me servent Question. On sent que tu as peur dans tes films. Quelle sorte
mieux que les hommes ». Dans Effi Briest, Maria Braun, Lili de peur est-ce ?
Marleen... of est-ce que tu te situes par rapport @ ces portraits,
qu’est-ce qui t’intéresse en eux ? Fassbinder. En ce qui concerne ma propre peur, je ne sais
pas si on la pergoit, Que nous vivions dans une société dans
Fassbinder. Je trouve que la femme, le comportement forcé laquefle, quand on essaie de la comprendre ou de I’exprimer
de la femme dans la société en dit davantage sur cette société plus consciemment, on ait peur, et que j’imagine des personna-
que les hommes, que le comportement des hommes qui préfé- ges qui ont trés peur, je trouve cela légitime et normal.
rent vivre comme si tout allait bien. Les femmes sentent plus
vite, de maniére plus précise, bien avant, que quelque chose ne Question. Quelle forme de peur cela peut étre ?
peut pas coller, ne va pas. Elles ne le sentent pas encore assez et
ne s’engagent pas encore assez. Mais grace aux femmes, on Fassbinder. (aprés une hésitation). Tant que les choses sont
peut montrer beaucoup plus de choses. II y a bien sir des ce qu’elles sont, on doit avoir presque peur de rencontrer
exceptions. Berlin Alexanderplatz en est une, il y a la des rap- quelqu’un que l’on aimera, Rien que ¢a est une raison d’avoir
ports entre deux hommes qui constituent assurément |’ essentiel peur, constamment,
22 LIL! MARLEEN
Des possibilités différentes de raconter des choses

Question. Dans tes premiers films, Tous les autres s’appel-


lent Ali, Les Larmes améres de Petra von Kant, on pouvait sui-
vre plus facilement la narration que dans Le R6ti de Satan ow
La troisiéme génération, L’ Année des treize lunes ou L’Alle-
magne en automne o# i! y a un style de narration trés particu-
lier, radicalement différent de ce qui se fait @ Hollywood,
méme dans la jeune génération. Et puis, avec Maria Braun et
Lili Marleen, tu reprends le style traditionnel. N’avais-tu pas
développé quelque chose de nouveau qu’il serait dommage de
laisser tomber ?
Fassbinder. Ce serait dommage si je l’'abandonnais, mais je
ne l’abandonne pas. Je suis conscient que certains de mes films
sont destinés 4 un public limité, c’était le cas du Rdti de Satan,
de La troisiéme génération, de L’Année des treize funes : je
savais que ce n’étaient pas des films narratifs mais des films ot
beaucoup de choses se passent par associations, pour lesquelles
on a besoin d’un public plus cultivé, Je suis conscient qu’on ne Hanna Schygutla chante dans Lif? Marleen
peut pas demander ¢a 4 tout le monde : lorsque je veux racon-
ter certaines choses 4 certaines personnes, il faut que j’aie moi n’avons pas réussi, o4 la musique est plutét « illustra-
recours 4 des formes de narration comme celles que j’ai utili-
tion », ce dont on ne veut pas. Nous voulons faire de la musi-
sées justement avec Maria Braun et Lili Marleen, mais je vais
que qui ait sa place comme les images et les costumes.
continuer 4 faire des films comme L’Année des treize lunes et
La troisiéme génération. L’ attitude est toujours la méme, il y a Lili Marleen : « en faire mon histoire »
seulement plusieurs possibilités différentes de raconter les cho-
ses. ‘ Question. Pourquoi as-tu tourné Lili Marleen ce n’est ni un
sujet @ toi ni ta propre production. Te comportes-tu différem-
Question. Comment expliques-tu t’énorme succés de Maria ment vis-a-vis de ces grandes productions que de tes films plus
Braun en France ? modestes ?
Fassbinder. Je pense que cela s’explique par Ventétement Fassbinder. Avec Lill Marleen j’ai été complétement libre
avec lequel pendant des années nous avons travaillé, il devait par rapport 4 tout cela. J’ai appris a travailler ainsi et je ne
bien arriver un jour ot un de nos films serait bien accueilli. Je peux pas travailler autrement...
ne pense pas que ce soit seulement 4 cause du Tambour ou de Pourquoi je lai fait ? Il y avait un scénario tout prét, il y
Maria Braun mais cela tient 4 la capacité extraordinaire de avait aussi de l’argent, et dans le scénario j’ai trouvé des choses
tenir le coup de quelques réalisateurs. Quelques-uns n’ont pas qui m’ont stimulé, qui ont excité mon intérét. J'ai donc dit OK.
pu 4 cause du mépris. Nous, nous avons tenu le coup. Je crois
Ce fut la méme chose pour Maria Braun, cette histoire
que ces succés étaient en définitive tout simplement prévisibles. d@’amour entre deux personnes qui dure si longtemps parce
quelle ne se réalise pas... Pour moi, le théme principal de Lili
Question. Est-ce gue ca ne tient pas a une image de l’Allema- Marleen était : a-t-on le droit de faire, pour survivre, dans un
gne ? Est-ce que iu penses que l’époque avant et pendant le régime te] que le troisiéme Reich, une carriére ? C’était peut-
troisitme Reich, Pépoque de la guerre, a quelque chose &tre déja inscrit entre les lignes, mais finalement ca m’a donné
aexotique ? la possibilité de raconter aussi ce morceau de histoire ou d’en
faire mon histoire et c’est pourquoi j’ai dit oui. J’aurais préféré
Fassbinder. Je ne le pense pas. On va maintenant savoir s’il dire non, sincérement. Lorsque j’ai regu le scénario, je venais
s’agit de cas spécifiques ou si, a l’avenir, seuls les films alle- de terminer Alexanderplatz, tout juste de le terminer ; j’aurais
mands qui se passent précisément 4 ces époques peuvent avoir préféré dire non. Mais il y avait dedans tant de choses
du suceés ou si un film se passant aujourd’hui peut également positives...
en avoir, A New York, Maman Kusters s’en va au ciel, un film
qui n’a pas été présenté ici, a eu un grand succés, un film qui se Question. Berlin Alexanderplatz paraft étre pour toi une
passe aujourd’hui, qui traite de la politique et qui est un essai phase particulidrement importante de tor travail.
de comédie. Les New-yorkais l’ont bien compris, ils sont capa-
bles par exemple de venir nombreux voir La troisiéme généra- Fassbinder. Je dirais que thématiquement et parce que j’ai
tion et de rire, ce que les Allemands n’ont pas été capables de pu disposer de quinze heures et demi d’antenne pour raconter,
faire. Et de la part des New-yorkais je trouve cela assez formi- cela est évidemment devenu trés important. Mais il ne faut pas
dable. Je ne pense donc pas que c’est 2 cause de l’exotisme de s’en tenir, je crois, A cet aspect des choses, tout de suite aprés,
Allemagne des années 20, 30 ou 40 mais plut6t parce que j’ai fait de nouveau un film. Pour étre tout a fait clair, il ne
PAllemagne en tant que nation cinématographique a pris s’agit pas de Ja fin de Ja moitié de ma vie, de ma création. mais
place, d’une facon ou d’une autre, d’abord lentement mais grace a toutes les possibilités que Alexanderplatz m’a données,
Stirement dans la conscience d’autres nations. d’une maniére plus dense, plus exacte, plus précise de dire ce
que j’ai déja dit avant dans d’autres films.
Question. Est-ce que la musique joue un réle dans tes films ?
Question. Te sens-tu muir maintenant en tant que réalisateur,
Fassbinder. Oui. La musique est pour moi le moyen de parti- maintenant que l’on te considére comme un talent confirmé.
ciper au récit encore une fois. La musique raconte a sa maniére
Vhomme et l’histoire. Elle a déja beaucoup de valeur propre, 1a Fassbinder. Je lis cela et je souris. Peut-~étre est-ce cela qui
ot c’est réussi, mais il y a sfirement des endroits ot Willy et me rend mir.
23
Walsh ou bien Douglas Sirk, Howard Hawks,... ou Jean-Luc
Godard. Godard sirement, parce qu’il est vraisembiablement
le metteur en scéne qui m’a fait découvrir qu’un film est plus
que quelque chose que l’on va voir 4 l’occasion, quelque chose
qui est ou n’est pas agréable, que le cinéma peut étre quelque
chose qui permet réellement d’exprimer une philosophie. Et
puis, il y a certains films aussi de Bresson ou de Tarkovsky qui
ont été trés importants pour moi. Et il y a Asphalt Jungle de
Huston : je crois qu’il a été unique anarchiste de Holly-
wood... mais ca c’est une affaire 4 part. Godard aussi. Dans
Fellini, Visconti il y a sfirement ici et la des chases qui ont été
importantes et essentielles pour moi.

Question. A propos, es-tu heureux, Rainer ?


Fassbinder. Je dirai oui. Je suis plus heureux que je le serais
si je ne pouvais pas faire ce que je fais. Si j’imagine la vie et la
profession qui auraient été les miennes normalement, selon la
maniére dont j’ai été élevé, lorsque j’imagine cela, alors il faut
RAW. Fassbinder, acteur dans Lili Marleen... que je dise que je suis heureux, certainement. En soi, je ne le
suis pas, mais par rapport a tout ce qui aurait pu arriver d’hor-
rible, je suis quand méme plus heureux.
Question. I/ est vrai que iu as une assurance incroyable avec
des grands moyens, alors que des années durant tu as di tra- Interview réalisé pour Antenne 2 dans le cadre de Cinemania
vailler avec de tout petits moyens. pat Georges Bensoussan avec la collaboration de Florian
Hopf. Le numéro spécial de Cinemania consacré par Pierre
Fassbinder. Non, j’ai toujours de temps en temps réalisé des Bertrand Jeaume et Madeleine Dupalet 4 R.W. Fassbinder sera
films pour le WDR et disposé de gros moyens. Déja au bout de diffusé dans le programme « Fenétre sur » du 27 avril 1981 4
deux ou trois ans de travail avec le WDR j’ai di manier des
22h 45,
appareils assez importants et j’ai appris 4 m’en servir. Puis j’ai
..et Sa monteuse Julian Lorenz (photo Maximilian Johannsmann, collection
de nouveau tourné de tout petits films avec des équipes de Harry Baer}
quinze personnes au maximum. J’ai appris ainsi 4 manier
nm importe quel appareil, et comment m’y prendre. Et peut-étre
aussi comment on devrait s’y prendre avec les hommes.

Question. Tes acteurs, Hanna Schygulla par exemple, ont-ils


la possibilité dans tes films d’exprimer leur personnalité ou
bien ne sont-ils que ce qui est déja prévu pour eux dans le scé-
nario ?
Fassbinder. Ils sont assurément les deux. Ils font ce qui est
considéré comme nécessaire dans le scénario ; ce qu’ils doivent
raconter, ils le racontent ; mais ils ont tous une facon person-
nelle de raconter. Je n’interviens que quand cela sonne faux ;
1a ot je trouve qu’ils font de véritables fautes, lorsque leur
maniére de raconter change Vhistoire et que celle-ci ne corres-
pond plus a ce que je raconte par ailleurs. C’est tout. Ils peu-
vent, en fait, faire ce qu’ils veulent aussi longtemps qu’ils le
font bien.

Question. Peut-on parler d’une école Fassbinder, peut-étre


pas d’une école, mais d’une sorte d’équipe en ce qui concerne
les techniciens, les cameramen, les acteurs ?
Fassbinder, C’est une question d’atmosphére, je crois, si
quelqu’un a réussi a créer une atmosphére qui libére les gens de
telle sorte qu’ils puissent faire quelque chose ou si, au con-
traire, il n’y parvient pas. Cela concerne donc le réalisateur.
Cela a aussi un rapport avec la production dans la mesure o&
elle offre la possibilité d’y parvenir. C’est a cela qu’on voit
qu’il y a de bonnes et mauvaises productions. Une bonne pro-
duction donne des espaces libres. Une mauvaise production
exige beaucoup du metteur en scéne, si bien qu’il doit lui aussi
beaucoup exiger.

Question. Y @-i-il des meiteurs en scene envers lesquels tu te


sens de la reconnaissance ?
Fassbinder. Tl y a toujours des metteurs en scéne envers les-
quels je me sens redevable. Trés importants sont pour moi
Ss

p
David Lynch, tournage de Elephan Man,
5 cae
ENTRETIEN
AVEC DAVID LYNCH

Que David Lynch soit un cinéaste important, c’est ce dont il n’est plus permis de douter
avec Elephant Man. Qu’il ait su maintenir dans ce second film (et dans un cadre hyper-
professionnel) ce qui faisait le prix de son premier film, cet Eraserhead hyper-amateur,
est trés impressionnant. Nous avons briévement rencontré David Lynch 4 son passage a
Paris. De son cété, Jonathan Rosenbaum retrace Phistoire du culte-Eraserhead aux
USA.

De Eraserhead 4 Elephant Man sais pas si j’y serais arrivé | C’ était ace point...
Cahiers. Comment se fait-il que ce soit vous
Cahiers. Comment étes-vous passé d’un film qui ayiez réalisé le film, Vidée de départ
trés, trés personnel, oll vous aviez tout fait n’étant pas de vous ?
yous méme, Eraserhead a The Elephant Man Lynch. D'abord, c’est basé sur une histoire
film beaucoup plus « normal », tourné dans vraie, Christopher de Vore et Eric Bergren ont
les normes de la production anglaise ? Cela écrit le scénario original. Jonathan Sanger, qui
a-t-il été facile ou difficile ? devint plus tard le producteur du film, prit
David Lynch, Comme vous le savez, pour Era- alors une option sur le sujet. A cette
sérhead nous avons eu nos propres problémes, époque-la, j’ai fait la connaissance de Stuart
mais c’est en effet un autre genre de problémes Cornfeld qui devint plus tard le producteur
qu’on rencontre quand on travaille avec une exécutif du film. II travaillait avec Mel Brooks
équipe syndicale, des horaires, des acteurs et Stuart adorait Eraserhead. Un jour il m’a
célébres et qu’on dépense beaucoup d’argent. téléphoné, nous nous sommes bien entendus et
En un sens c’était plus facile, chacun était 1a sommes devenus amis. Je lui ai demandé sil
pour faire ce que vous vouliez qui soit fait ne voyait pas un scénario que je pourrais tour-
mais la pression était tellement forte! Je ner, il m’a parlé de 3 on 4 scénarios et men-
n’aurais jamais soupconné ca ! Je ne sais pas tionna The Elephant Man, Quelque chose fit
dol venait cette pression, cette pression « tilt » dans ma téte, me donna envie de lire le
énorme. Dans ce genre-la c’ était trés difficile, scénario. Stuart me mit en contact avec Jona-
comparé 4 Eraserhead. Mais ca a marché | Je than qui me Je fit lire. J’ai adoré le scénario,
suis sir que tous les réalisateurs ressentent j'ai eu un bon contact avec Jonathan, et
cette pression ou comment finir dans les Stuart, Jonathan et moi sommes allés voir les
temps ? Et tous ces gens qui sont la autour de studios pour essayer de monter le projet. Nous
vous, ca a un effet terrible sur vous et souvent nous sommes heurtés a des refus, on nous
il est difficile de penser dans ces conditions. disait « c’est trop déprimant, un film sur un
Chaque chose a un mouvement et roule. On a monstre, qui va aller voir ga ? », surtout que
Vimpression qu’on vous pousse, que la marée je devais réaliser le film, moi, l’auteur d’Era-
vous entraine. En Angleterre chaque membre serhead | lls ne voyaient pas d’issue commer-
de l’équipe était tellement professionnel, cha- ciale 4 ce projet. Ensuite, Mel Brooks [ut le
cun connaissait tellement bien son travail que scénario et voulut que sa compagnie produise
cette poussée en avant était organisée, c’était le film, il pouvait le faire tout de suite. Mel
comme un orchestre qui exécutait en douceur. navait pas encore vu Eraserhead et véritable-
Je ne me suis jamais dit « si je pouvais retour- ment, je suais sang et eau... je faisais les cent
ner en arriére ! ». pas, j’attendais qu’il sorte de la salle de pro-
Cahiers. Vous étiez prét ? jection, j’étais derriére la porte. Il est sorti en
Lynch. Oui, juste prét. Un jour plus tét je ne courant, s’est précipité vers moi en hurlant
26 ENFRETIEN AVEC DAVID LYNCH
83
« tu es fou, je t’adore ! ». Et aprés, ca a mar- et blanc ». Jonathan lui répondit « dis-le vite
ché. Mel m’a totalement soutenu, il a vraiment 4 David, c’est exactement ce qu'il pense ! ». Il
protégé l’espace dans lequel nous travaillions. n’y a donc pas eu de probléme du tout. C’était
Il avait le pouvoir de parer 4 toute intervention un choix, a cause de l’époque, de
extérieure qui aurait pu stopper le film. Voila Pambiance.., l’industrie, la fumée, les petites
comment ¢a s’est fait... rues sombres...
Cahiers. Votre noir et blanc est trés contrasté,
Le scénario la lumiére vient de l’intérieur, comme dans les
Cahiers. Qu’est-ce que vous avez apporté au films de Jacques Tourneur...
scénario, qui a Pair trés classique ? Lynch, La copie que vous avez vue est beau-
Lynch. Le scénario de Chris et Eric était trés coup trop claire. Ces noirs sont trop gris, je
bon, mais tellement proche de la réalité que ca voulais des noirs foncés, vifs, noirs. Je ne con-
montait et puis en fait ca s’aplatissait. On a nais pas du tout Jacques Tourneur, mais vous
travaillé ensemble. On a pratiquement mis a Ja savez, je viens de la peinture, je ne suis pas
poubelle leur premier scénario, on a tout res- cinéphile. Je vois des films mais en fait je vois
tructuré. On a écrit beaucoup de nouvelles scé- mimporte quoi, ca bouge, je regarde. Je
nes, mais on en a gardé aussi plusieurs. On a n’étais pas vraiment concerné par le cinéma,
travaillé ensemble a partir d’une nouvelle jai fait ces petits films assez innocemment
approche, ce fut un véritable travail d’équipe, mais ga m’a impliqué, d’une facon trés parti-
nous nous sommes mutuellement influencés et culigre, et je pense que ca a été une bonne
il est difficile de dire ce qui vient de chacun. Le chose.
début et la fin, par exemple, n’étaient pas dans Le studio
le scénario original. J’ai beaucoup appris de ce
travail d’écriture que je n’avais jamais Cahiers, Pourquoi avez-vous tourné The Ele-
pratique. phant Man en studio ? .
Cahiers. Vous ne vous sentiez pas capable de Lynch. Parce qu’il y a un plus grand contrdle.
le faire seul alors que vous aviez écrit l’histoire Méme en décors naturels les costumes et les
et les dialogues d’Eraserhead 2 lumiéres étaient trés contrélés. Quand on sur-
Lynch. Dans un sens, oui. Chaque film est dif- vole les choses, qu’on n’a pas le temps d’éclai-
férent. Quel que soit son genre, dés que vous rer, c’est toujours le fait d’un compromis. Si
commencez un film, vous étes dans un cadre 4 on essaie d’obtenir un certain résultat sur la
Vintérieur duquel il vous faut rester. Méme pellicule et qu’on commence 4 faire des com-
dans Eraserhead, ¢’était des limites étranges promis, ott est l’intérét ? On le regrettera for-
mais il me fallait m’y tenir et obéir aux régles cément. Quelques fois c’est sans doute néces-
tout du long, sinon le film n’aurait pas fonc- saire et on n’obtient stirement jamais la per- a _
tionné. The Elephant Man représentait un réel fection quand parfois on ne sait pas exacte-
Le décor en studio de Elephant Ma
défi, du fait, comme vous le disiez, qu’il était Elephant Man : Vaffiche de la foire
plus « normal », traditionnel. Par exemple,
sur les effets sonores, Alan Splet (qui avait tra-
vaillé avec moi sur Eraserhead et un autre film
avant) et moi ne pouvions pas aller aussi loin,
pourtant j’ai beaucoup appris. Les effets
sonores sont plus normaux, mais ils ne sont
pas normaux. Ils renforcent l’ambiance. Ce
fut trés dur de trouver ces effets 4 la fois bons
pour ambiance et excitants, ce fut aussi trés
amusant. Il y a eu pas mal d’occasions de ne
pas étre trop traditionnel et de travailler sur
plusieurs niveaux, plus en profondeur. Nous
avons eu le temps de faire ce que nous vou-
lions faire. Nous avons terminé plusieurs mois
avant la date de sortie. J’ai en fait passé un an
en Angleterre, depuis la pré-production
jusqu’a la copie finale. Puis je suis retourné a
Los Angeles et le film est sorti 4 New York le
4 octobre.

Le noir et blanc
Cahiers. Pourquoi le noir et blanc ?
Lynch. Quand j’ai lu le scénario, j’ai voulu le
faire en noir et blanc. Quand Mel Brooks a été
impliqué dans le projet j’ai eu peur qu’il me
force a le faire en couleurs, mais non. Il ne
savait pas que je voulais le faire en noir et
blanc, nous n’en avions pas discuté. Un jour,
il était avec Jonathan Sanger, il lui dit « cha-
que fois que je pense au film je le vois en noir
27
Lynch. Dans The Elephant Man il y a nécessité
d’arriver 4 connaitre Je monstre, puis le mons-
tre disparait et if y a l’étre humain. Toute I’his-
toire est 1a, c’est ce qui fait la différence avec
un film comme Alien. La peur doit s’en aller et
c’est quand on commence 4 connaitre les cho-
ses que la peur s’en va. Si on avait la connais-
sance totale de tout il n’y aurait plus de peur
du tout. Sans doute. Dans Eraserhead \e
monde entier est étrange, on est en plein
dedans et si on franchit la porte c’est encore
la, c’est partout.

L’Ame des monstres

Cahiers. Vous avez vu Freaks avant The Ele-


Dhant Man, ne pensez-vous pas qu’il s’agit du
méme probléme: comment vivre avec des
monstres, comment aimer des monstres ?
Lynch. Oui, on apprend 4 les connaitre, on
s’apercoilt qu’ils sont exactement comme nous.
Cahiers. Vous semblez plus intéressé par l’4me
du monstre que par son corps...
Lynch, Qui, pour moi John Merrick est une
ame magnifique. L’Ame c’est ce qu’il y a au-
dela de la surface, c’est ce qui apparait a tra-
vers John Merrick. L’4me influence sa person-
nalité d’une fagon tellement bonne qu’aussi
étrange que cela paraisse il était comme ¢a
malgré tout ce qui lui arrivait dans la vie, dans
sa condition.
Cahiers. Votre problématique est trés diffé-
rente de celle d’un film comme Le Portrait de
Dorian Gray ol l’extérieur du corps est le
reflet de V’intérieur.
Lynch. En un sens, Elephant Man aussi a
e contréle de ta lumiére quelque chose a l’intérieur de Jui, qui pousse
ment ce qu’on veut. On est toujours en train dans son corps. Il n’était pas un étre humain
de chercher mais il faut espérer trouver avant parfaitement accompli mais il avait quand
la fin de Ia journée ! méme des qualités irés spirituelles. C’était
Cahiers. Vos nouveaux projets seront-ils tour- comme si deux choses se passaient en lui, une
nés en studio ? N’est-ce pas plus cher ? dans son corps et l’autre qui gardait sa person-
Lynch. En fait, ¢a revient trés cher de voyager nalité si innocente et bonne.
avec une grosse équipe pour tourner en décors La peinture m’a plus influencé que les films.
naturels, il faut payer les hétels, la nourriture, Jaime Francis Bacon; le peintre anglais,
les voyages, on n’économise pas et souvent on Edward Hopper, Rousseau.
perd le contréle. Cahiers, Et ? animation ?
Cahiers. Comment sont les studios en Lynch. Je ne connais rien au cinéma d’anima-
Angleterre ?
tion. J’ai fait de l’animation en peinture. I
Lynch. Trés bons, aucun probléme. Les gens
m/’a fallu apprendre des choses techniques et la
de cinéma en Angleterre sont tous trés profes- facon dont j’ai fait ca était loin d’étre par-
sionnels, ils ont tout ce dont on a besoin et s’ils faite !
n’ont pas quelque chose ils le trouvent. Cahiers. Auriez-vous pu faire un film d’ani-
mation, image par image ?
Maquillage et effets spéciaux Lynch, Oui, mais image par image cela
Cahiers. Vous ne voulez pas dévoiler les m’aurait pris cing ans !
secrets du maquillage dans Eraserhead, mais Cahiers. Quels sont les cinéastes que vous
pourquoi n’avoir pas fait vous-méme ceux de aimez ?
The Elephant Man ? Lynch, Fellini, Bergman, Tati, Kubrick, Wil-
Lynch. Parce que je ne savais pas, je voulais der. Sunset Boulevard, Persona, Lolita, sont
mais je ne savais pas. Je ne sais pas travailler mes films préférés, Huit et demi, La Strada,
cette matiére, Christopher Tucker le sait, il est Les Vitelloni...
le maitre absolu de ce genre de maquillage, ila
véritablement sauvé la situation. Nous aurions Eraserhead: « film-culte »
été bien ennuyés sans ce type, sa formule et
son expétience. Cahiers. Que pensez-vous du « film-cuite » ?
Cahiers. Les effets spéciaux sont trés diffé- Lynch, C’est grace 4 ces projections noctures
rents de ceux d’un film comme Alien. qu’ Eraserhead a eu une vie. C’est la solution
28 ENTRETIEN AVEC DAVID LYNCH
parfaite au probléme des films spéciaux. Les Cahiers. Non. On ne peut pas revenir en
gens peuvent les voir et pour les exploitants les arriére. Je ne pourrais plus faire un film étalé
films n’ont pas besoin de rapporter beaucoup sur cing ans et sans argent. Non, je ne pourrais
d@argent. Eraserhead est resté pendant des plus.
années, des tas de gens en ont entendu parler, Je voudrais dire un dernier mot sur les condi-
cela a eu un effet, c’est une trés bonne chose. tions de projection, qui sont trés mauvaises,
Méme les grands films ne restent pas aussi ainsi que les copies d’exploitation qu’on
longtemps 4 V’affiche, ils vont et viennent, obtient des laboratoires. Tout le monde a ces
Eraserhead reste, ¢’est trés bien. problémes et personne n’est capable de faire
Cahiers. Le culte vient plus du personnage quelque chose. J’espére que la campagne de
d’Henry Spencer que du bébé, non ? Scorsese donnera des résultats, que les pro-
Lynch. Je crois que ¢a vient de tout le film, de priétaires de salles vont enfin se préoccuper de
toute la famille. ce que aller au cinéma soit pour nous une
Cahiers. Le personnage d’Henry Spencer est expérience vraiment agréable, au lieu de cette
venu de qui ? merde qu’ils nous donnent !
Lynch. De moi et de Jack. L’acteur doit ren-
dre vrai le personnage et pour cela il doit (Propos recueillis par Serge Daney et Charles
extraire quelque chose de lui-méme. On a tra- Tesson, traduits par Dominique Villain).
yaillé ensemble, de fagon trés proche, sur cha-
que détail mais c’est lui quia rendu vrai le per-
sonnage.
Les acteurs Eraserhead

Cahiers. Comment s’est passée la direction


d’acteurs dans The Elephant Man ?
Lynch. C’était d’abord trés énervant mais fes
gens étaient trés professionnels, trés bons, et
au bout d’un certain temps je m’y suis habi-
tué. Il y a un certain travail 4 faire. Ils sont
professionnels, ils connaissent leur métier, on
fait ceci, on fait cela. Ce n’était pas du tout la
méme chose que sur Eraserhead oi on avait
plus de temps. J’aimerais faire un film qui
mélangerait les deux styles de travail. Avoir un
pet plus de temps, peut-étre.
Cahiers, Faisiez-vous beaucoup de prises ?
Lynch. Jamais plus de deux, dont une par
sécurité.
Cahiers. Vous répétiez beaucoup avant ?
Lynch. Oui, je crois que si on répéte une scéne
et qu’on sait ce qu’on veut, quand on tourne
on n’a jamais besoin de plus de 3 on 4 prises, 6
grand maximum si on veut telle ou telle petite
chose. Et on peut toujours interrompre le
tournage pour répéter plus. Toutes ces prises
que font les gens, ca me semble fou !

Trois projets
Cahiers. Quels sont vos projets ? Encore des
histoires de monstres ou souhaitez-vous
approcher d’autres sujets ?
Lynch. D’autres sujets. J’ai trois projets en
chantier. Un scénario original que j’écris pour
la Warner, éventuellement une comédie pour
Universal et un film qui s’appelle Ronny
Rocket, un film difficile 4 classer, avec des élé-
ments d’horreur, de science-fiction, de comé-
die, de musical, de mystére, d’histoire de
détective... c’était presque sur le point de se
faire avec Zoetrope ! Ce sera un vrai « trip »,
ce sera trés amusant a faire mais ca cofitera
beaucoup d’argent et prendra beaucoup de
temps. En attendant, je vais sans doute faire
d’autres choses, peut-étre ces deux films, puis
Ronny Rocket.
Cahiers. Pensez-vous refaire un jour un film
dans les mémes conditions que Eraserhead ?
UN FILM-CULTE

ERASERHEAD A NEW YORK


PAR JONATHAN ROSENBAUM

Opposition Cimino-Lynch dans des endroits aussi perdus que Spokane, Washington,
Sand Point et Boise (Idaho), Alexandria (Virginie), et Durham
1. Au printemps 79, Michael Cimino, stimulé par les Oscars (Caroline du Nord), et a étudié Ia peinture 4 Boston, réalise son
remportés par Voyage au bout de Penfer, part dans le Montana premier film, une boucle d’une minute, pour 200 dollars.
filmer Heaven’s Gate, avec un budget de onze millions six cent
mille dollars. 2. En 1970, avec deux films de plus a son actif (Alphabet,
2. En novembre 1980, un film de 219 minutes, qui a coiité trois mélange d’animation et de reportage, et The Grand-mother, un
ou quatre fois plus que cette somme (publicité comprise) est film en couleur de 34 minutes), Lynch recoit une bourse pour
présenté a la presse new-yorkaise et passe au Cinéma I, avec le Center for Advanced Film Studies de 1’ American Film Insti-
des critiques en général méprisantes (« un désastre absolu ») tute de Berverly Hills, et part 4 Los Angeles (ot il réside depuis
déclare Vincent Candy, du New York Times, qui a beaucoup lors).
d influence et est trés souvent cité par d’autres critiques).
3. Peu de temps aprés, United Artists annonce qu’il retire le 3. En 1977 : fait de maniére intermitiente en plusieurs années
film du circuit commercial, et Cimino dit qu’il a l’intention de avec une subvention de l’A.F.J. et de argent rassemblé par
le remonter. lui-méme, le premier film noir et blanc de Lynch, trés person-
4. Un jour ou deux avant que Heaven's Gate ne disparaisse de nel, d’une durée de 89 minutes, Eraserhead, fait sa premiére
laffiche du Cinéma I, un de mes amis va le voir, trouve que le mondiale au Filmex de Los Angeles. Son impact sur le public
projection est floue, et se plaint au directeur, qui refuse de faire reste relativement faible jusqu’au moment ot Ben Barenholtz,
quoi que ce soit pour améliorer la mise au point. « Vous n’avez directeur de salle et distributeur qui avait aidé 4 organiser des
pas lu le Times ? » dit-il « Vous ne comprenez pas que cela ne projections réguliéres de midnight films! aux Etats-Unis avec
change rien ? ». El Topo a1’Elgin Theater de New York, commence a program-
mer Eraserhead 4 sa maniére. Le film a tellement de succés
Exemple extréme du pouvoir de certains critiques actuels de qu’il reste dans le méme cinéma pendant trois ans, 4 Los Ange-
se comporter en empereurs romains — pouvoir, dans certains les ; 4 Manhattan, il passe pendant presque un an au Cinema
cas, de faire la loi sur la mise au point d’un film autant que sur Village avant de ressortir au Warverly (lieu d’origine du culte
sa survie ou son succés — l’anecdote ci-dessus n’est qu’un cas du Rocky Horror Picture Show) et au New Yorker (un des
parmi d’autres qui montre jusqu’A quel point le cinéma nombreux endroits ott le culte du Recky Horror est encore flo-
@aujourd’hui appartient aux producteurs, aux distributeurs, rissant), ou il est programmé depuis tous les vendredis et tous
aux directeurs de salles, et aux fabricants de media (critiques les samedis en méme temps que le court dessin animé de Susan
inclus). Par opposition, le spectateur fonctionne plutét comme Pitt, Asparagus.
un métayer ou comme un colonisé — que l’on tient, sur un bail
4 court terme, par des contrats a long terme (voir les épisodes 4, En octobre 1980, stimulé par l’énorme succés, tant auprés
programmés de La Guerre des étoiles et de Superman, déja du public que de la critique, de The Elephant Man, le second
concus pour atteindre les générations futures) — a qui l’on film de Lynch, le Cinema II de New York présente Eraserhead
inflige des queues interminables et des popcorns trop chers, et pendant une semaine en séances normales de jour qui aboutis-
surtout a qui on dit ce qu’il faut voir, quand et ot aller au sent a un échec sanglant au box-office.
cinéma, combien i] faudra attendre, etc.
Rocky Horror Picture Show contre Eraserhead
. Par contre, pour avoir un contre-exemple du pouvoir qu’ont
les jeunes d’affirmer certaines de leurs préférences en matiére Maintenant que le culte du Rocky Horror? est passé du statut
de cinéma, regardez la chronologie suivante : de secte presque anonyme a celui d’institution établie et de plus
en plus maniérée — transition signalée par la reconnaissance
1. En 1966, un étudiant aux Beaux-Arts de Philadelphie,
1. En gros, tous les films d’horreur et les films « glauques » qui passent a fa
David Lynch, né le 20 janvier 1946 4 Missoula, Montana, fils séance de minuit.
d’un chercheur du Département de I’ Agriculture, qui a grandi 2. Voir « Le Film-culte » Cahiers N° 307.
30 UN FILM CULTE
de ce culte dans des films récents comme Fame et Willie and « Eraserhead est Vhistoire de Henry, un schlemiel* qui vit
Phil, et tristement évidente dans les phénoménes sociaux obser- dans un monde de laideur et de peur. Dans ses réves, un géant
vés récemment dans la salle de 8th Street, qui tiennent plus de hideusement déformé, du haut d’un astéroide noir, tire les
la compétition que de l’euphorie d’antan — on peut encore manettes et les leviers qui contrélent son horrible vie. Quand la
trouver d’autres « midnight films », ailleurs dans Manhattan, petite amie de Henry, Mary, tombe enceinte, elle l’invite chez
qui font autant vibrer leur public. Eraserhead est de toute évi- ses parents, a l’autre bout de la ville, dans une banlieue indus-
dence le plus vieux et le plus intéressant d’entre eux, bien qu’il trielle d’enfer. Le chien essaie de le mordre. Le pére tempéte
ne soit pas surprenant qu’au moins 4 New York il ne puisse comme un diable en se plaignant de la dégringolade du quar-
marcher gue comme « midnight film », en restant relativement tier, puis sert des petits pigeons qui se mettent a gigoter puis 4
en dehors des classifications et des circuits ordinaires. saigner 4 flot dans son assiette. La mére coince Henry contre le
Tout en méritant d’étre considéré comme un phénoméne mur. « Il y a un bébé » siffle-t-elle.
autant que comme un film, Eraserhead est radicalement diffé- « A cété de l'enfant engendré par Henry, le petit terrestre
rent du Rocky Horror Picture Show du point de vue de son @ Alien ressemble 4 Shirley Temple. Ses besoins oraux sont si
rapport avec son propre public. Les spectateurs rient souvent, développés que son organisme fonctionne entigrement pour
mais jamais de maniére moqueuse et sans aucune trace d’esprit faire marcher sa bouche. Pire encore, il se retrouve avec la
de clan ; et le film ne fait objet d’aucun rituel propre (excepté grippe juste aprés que sa mére ait quitté Henry.
attention recueillie de son public). Dépourvu de son culte, « Henry n’échappe 4 cette situation qu’en révant de la Dame
The Rocky Horror Picture Show n’a pratiquement aucun inté- du Radiateur, une séduisante chanteuse blonde et rondelette
rét ; avec ou sans ses partisans fidéles et ses rares critiques, qui arbore une énorme tumeur sur chaque joue. Pendant
Eraserhead est sans aucun doute un événement marquant de qu'elle danse coquettement sur la petite scéne qui se trouve 4
Vhistoire du cinéma fantastique. Vintérieur du radiateur, des foetus blancs et flasques tombent
Dans une interview récente?, Lynch a dit que |’influence du plafond, tels des crottes extra-terrestres. Elle les écrase du
principale exercée sur Eraserhead était celle de Philadelphie © pied tout en chantant « Au paradis, tout va bien », d’une voix
— précisément, les expériences qu’il a eues la-bas en habitant de fausset tremblottante. « Vous avez ce que vous voulez, et
avec sa femme et son enfant un quartier trés pauvre et trés dan- j'ai ce que je veux ».
gereux oti « il y avait de la violence, dela haine et de la crasse... Dans le prologue cosmique, on voit la téte de Henry Spencer
Ce ne sont pourtant pas ces choses-la qui ont agi », ajoutait (John Nance) de c6té, en train de bailler ; un embryon qui res-
Lynch. « C’est Peffet,qu’elles ont produit tout au fond de moi. semble a un ver, avec une téte de polype, 4 mi-chemin entre un
Eraserhead en est le produit ». C’est peut-étre une base bien spermatozoide et un fetus, est surimposé sur son visage ; on
prosaique pour les violentes envolées poétiques de ce film voit le « géant déformé sur l’astéroide noir » décrit par Indiana
remarquable, mais, de fait, un aspect essentiel du talent de tirer un grand levier et la créature en forme de polype bondir
Lynch apparait dans la texture dense et stratifiée de son style, hors de I’écran comme si elle avait été éjectée (ou éjaculée)
qui allie certains traits de Kafka a d’autres de Lautréamont — pour tomber dans une cuve pleine de bulles. La scéne s’efface,
comme la texture que peut créer un peintre qui travaille sur une blanchit, se dissout soudain, de maniére comique, pour devenir
seule toile pendant longtemps. L’élaboration du film tient trés un gros-plan de Henry — l’eraserhead du titre, coiffé étrange-
peu au développement narratif ; sa densité est ailleurs. ment d’une sorte de pompadour électrifiée — en train de mar-
Les pensées, les inspirations, les craintes, les transports, les cher d’un pas saccadé comme Harry Langdon et de s’éloigner
tentations, les délires : une des raisons qui font qu’Eraserhead vers un décor de décharge d’usine. (Cette transition abrupte,
rappelle si fortement Bataille, son esthétique et sa poétique du assortie des bruits étranges de la bande-son de Lynch et d’Alan
dégoiit, c’est la détermination du peintre 4 tout mélanger — en Splet, remarquablement inventive, a systématiquement provo-
utilisant la poubelle comme palette et le balai ou Ia serpillére qué un grand éclat de rire dans le public du Waverly, tes trois
comme pinceau. (Deux renvois commodes des années fois que j’ai vu le film.)
soixante : le Procés d’Orson Welles, qui additionne de maniére
comparable « prose » et « poésie », gdchis industriel et comé- Jazz, peinture et poésie
die « chiaroscuro » absurde, et enfin aliénation et crasse, et
Skidoo, la démente comédie musicale, complétement dépassée, Certains gags sont tellement étirés dans le temps qu’ils
d’Otto Preminger, dont le « Ballet des poubelles » résume Ja jouent sur le silence et I’immortalité (Cf. un moment plus tard,
détermination vulgaire de ne rien exclure). De plus, l’impact du en allant chez lui, Henry qui attend que les portes d’un ascen-
surréalisme sur Lynch semble avoir été décisif — on pense aux seur se ferment), ils ont pourtant un rythme trés spirituel et un
teadymades de Duchamp et au gofit du Bunuel pour les réves sens de l’ellipse qui évoquent Tati et Antonioni autant que cer-
— et en fait sile film a un ancétre dans Je cinéma (par opposi- tains musiciens de jazz — Basie, Davis, Monk, Jamal — qui
tion a un ancétre dans la peinture), c’est probablement Un utilisent les pauses de maniére architecturale au sein de léurs
Chien andalou (bien que certains états émotionnels d’Eraser- solos. (La chanteuse blonde du paradis et/ou du radiateur de
head — principalement une horreur du sexe, de Ia procréation Henry, dont il faut noter que les joues ressemblent autant a des
et de la paternité qui a presque I’air écologique — tui soient ovaires qu’& des tumeurs, danse et écrase les foatus au son de
vraiment propres). l’orgue de Fats Waller). Quand les petits pigeons du diner chez
les parents de Mary se mettent 4 saigner avant qu’Henry n’ait
pu les découper — image horrible accompagnée des mouve-
Description de l'indescriptible ments rythmiques des cuisses des pigeonneaux, qui suggérent
en méme temps les mouvements pelviens d’un rapport sexuel et
Comment décrire un film dont la grandeur réside en partie ceux d’un accouchement — la mére (Jeanne Bates) de Mary
dans sa capacité de résister A la description ? Pour toute tenta- entre immédiatement en transe et a des palpitations.
tive d’interpréter Eraserhead de maniére lisible sur le plan ver- Plus tard, quand le pigeon se met a cracher de la boue noire,
bal, on doit signer une tréve avec les a priori rationnels de la comme un volcan, elle se remet, se lve de table en hurlant, sort
critique courante des films « normaux ». En dehors d’une
légére tendance, peut-étre inévitable, 4 rationaliser l’inexplica- 3. « Visionary from Fringeland», par Henri Bromell, Rolling Stone,
ble, le bref résumé de Gary Indiana (dans |’ East Village Bye de 13 novembre 1980.
février 1980) est un bon point de départ : 4, Un pauvre type, en yiddish,
ERASERHEAD A NEW YORK 31
¥

Eraserhead

Un Chien andalou de Luis Bunuet


de l’écran et appelle Henry. Son appel de l’extérieur de l’écran
est combiné avec deux autres appels an héros, en un seul
tableau prolongé d’un pouvoir inquiétant : Henry (Charlotte
Stewart) pleure désespérément, debout prés de la porie, tandis
que son pére Bill (Allen Joseph) lui sourit bétement, ignorant
femme et fille.
Tandis qu’une lampe du sombre salon se met a s’éteindre, a
grésiller et 4 cracher des étincelles, la mére force Henry 4
reconnaitre qu’il a eu des rapports sexuels avec Mary, lui dit
ensuite qu’il y a un bébé a I’hdpital. Toujours en pleurs, Mary
Vinterrompt : « Maman ! Ce n’est pas encore sir que ce soit
un bébé ! », « Il est prématuré, » insiste la mére, « mais c’est
un bébé ! ». Juste 4 ce moment, Henry se met subitement a sai-
gner du nez... Un peu plus t6t, quand Henry avait été présenté
4 la mére de Mary, des bruits aigus de succion, invisibles,
avaient soudain trouvé une explication narrative dans le court
gros plan inséré d’une chienne en train d’allaiter une portée de
chiots dans un coin.
Ces images et ces sons ne font-ils que suggérer une horreur
du sexe et de la procréation — forme extréme de puritanisme
qui a lair profondément enraciné dans la culture anglo-
ameéricaine, méme si ces manifestations sont, en général, relati-
vement sublimées ? Dans cette seule scéne, le sexe, |’électricité,
32 UN FILM CULTE
le sang, la nourriture (lait et volailie), et le comportement social
normal sont mélangés et confondus, comme s’ils étaient Jes
colorants d’un peintre — montrant, imbriqués tous ensemble
dans une texture, une vraie terreur de la dépendance.
On découvre bientét que Ie bébé a un corps minuscule en
forme de bulbe, enveloppé dans de la gaze, et une énorme téte
de foetus dont seuls les yeux ont quelque chose d’humain ; il
pleure sans discontinuer dans la chambre meublée d’Henry,
humide et sombre. (Dans les interviews que j’ai lues, Lynch
tefusait de parler de la création de ce monstre et des effets spé-
ciaux qui l’animent ; de fait, l’incertitude du spectateur quant
ace qui, chez cette créature, est dérivé de la nature et quant 4 ce
qui provient de ’imagination et de l’habileté de Lynch, semble
étre une facette fondamentale de I’effet de ce film, qui n’en
finit pas de hanter le spectateur). Aprés que Mary ait dit qu’elle
ne peut pas dormir 4 cause du bruit que fait te bébé, elle part
dans un état de frustration hystérique, malgré la pluie torren-
tielle. (Ici et ailleurs, comme dans The Elephant Man, la ter-
reur, la mélancolie et le masochisme infantiles de certains états
font penser 4 Dumbo).
C’est presque une redondance de parler de « séquences de
réves » dans Vambiance généralement cauchemardesque
James Mason avec sa paire de ciseaux dans Bigger than Life
d’Eraserhead ; mais, en fait, certains passages — surtout le
prologue, I’épilogue et certains moments aprés le départ de
Mary — sont clairement mis entre parenthéses, comme s’ils
appartenaients 4 une autre réalité. (Que ces épisodes soient Henry dévoile finalement, dans un accés de vengeance aprés
motivés sur le plan métaphysique ou psychologique — que la s’€tre levé pour s’apercevoir, premiérement que sa séduisante
chanteuse blonde vive effectivement au paradis, dans le radia- voisine n’est pas 1a (ce qui semble faire ricaner ironiquement le
teur de Henry ou dans ses réves — c’est un autre probléme). bébé) deuxigmement que, comme dans une contradiction de
Peu aprés que Mary soit partie, par exemple, on la retrouve réve, elle est immédiatement présente dans le couloir, avec un
couchée avec Henry, se tortillant, trés mal a l’aise, et se frot- homme laid et souriant, troisitémement, que cet homme faid et
tant l’ceil de maniére grotesque, puis on voit Henry sortir d’elle souriant est apparemment lui-méme, comme dans le réve, avec
par en-dessous les couveriures des intestins ou des foetus qu’il sa minuscule téte de foetus — rébus explicatif qui motive
envoie s’écraser contre le mur. encore plus la décision antérieure de Henry de commettre un
Encore plus tard, Henry rencontre sa séduisante voisine de infanticide avec une paire de ciseaux (comme James Mason au
palier Judith Anna Roberts) et s’enfonce lyriquement avec elle point culminant de Bigger than Life).
dans le lit, qui est entre-temps devenu une mare originelle. Puis Henry coupe et ouvre la gaze qui recouvrait le corps en
il rencontre la chanteuse blonde (Laurel Near) sur sa petite forme de moignon — c’est un lent strip-tease? — et la téte du
scéne a l’intérieur du radiateur ; une vision beaucoup plus foetus commence 4 vibrer et a trembler, comme les pigeon-
grande d’une plante morte qu’on avait d’abord vue 4 cété de neaux de l’assiette (frénésie d’accélération sexuelle trés claire).
s6n lit apparait, comme un présage sinistre, et se met A saigner Le corps s’ouvre de tui-méme magiquement, comme un coquil-
abondamment ; A ce moment-la, la téte de Henry saute toute a lage de Walt Disney, et on y trouve les cuisses de pigeon qui
coup et tombe par terre, remplacée par une minuscule téte de palpitent lascivement et qu’il perce de ses ciseaux. Une subs-
foetus... Ce qui nous améne 4 une autre version industrielle tance qui ressemble a du jaune d’ceuf coule de la blessure, et se
dans laquelle la téte de Henry est transformée en gommes qui transforme en des litres de boue noire ; des étincelles jaillissent
sont imbriquées at bout d’une série de crayons. de la prise d’une lampe voisine ; la téte du bébé sort trés loin de
Mais les moments d’apogée de V écriture stratifiée de Lynch son corps blessé et ouvert, avant d’atteindre la taille d’une
sont sans aucun doute ceux ov I’on voit le corps du bébé, que pomme de Magritte, aussi grande que la chambre. L’épilogue
ambigu (un « happy end », d’aprés Lynch) montre Henry au
paradis avec la chanteuse blonde, aprés que le géant déformé
Eraserhead
ait tiré sur un autre levier — geste qui établit clairement un
paralléle entre le grand sommeil et la petite mort. J.R

5, Pas aussi lent que les manceuvres prolongées du strip-tease qui dévoile J ohn
Merrick (John Hurt) dans The Elephant Man, ot il faut attendre trente minu-
tes pour bien voir son visage, cinquante pour apprendre qu’il a une intelligence
normale, et cent bonnes minutes avant que son torse ne soit complétement visi-
ble dans un spectacle de monstres francais. Le second film de Lynch, tres
accompli, dont ce n’est pas Ie lieu de parler, mérite évidemment d’étre traité A
part. Mais comme marque de la distance astronomigue qui le sépare de Erase-
rhead, en termes de « midnight film » — malgré la persistance de I’ceil de
Lynch et de l’oreille non moins subtile de Splet — considérez sa relative sou-
mission au narratif, que Barthes relie assez naturellement au strip-tease dans
« Le Plaisir du texte ». C’est une tactique curieuse mais révélatrice que dans un
film qui cofite ef rapporte tellement plus que Eraserhead — il avait un budget
de 5 millions de dollars et au moment oti j’écris ceci, début décembre 80, il est
quatriéme au hit-parade hebdomadaire de Variety — on ait opté pour en mon-
trer tellement moins.

(Traduit de l’américain par Sylvie Finkielsztajn).


ELEPHANT MAN

LE MONSTRE A PEUR
PAR SERGE DANEY

C’est le monstre qui a peur - Eirange, le film )’est de bien des Les trois regards - Au cours du film, John Merrick est l'objet
maniéres. Et d’abord par ce que David Lynch fait de la peur. de trois regards. Trois regards, trois 4ges du cinéma : burles-
Celle du spectateur (la notre) et celle de ses personnages, dont que, moderne, classique. Ou encore: la foire, ’hdpital, le
John Merrick (’homme-éléphant). C’est ainsi que la premitre théatre. Il y a d’abord le regard d’en-bas, celui du bas peuple et
partie du film, jusqu’a installation 4 !"hépital, fonctionne un le regard (dur, précis, sans aménité) de Lynch sur ce regard. Hy
peu comme un piége. Le spectateur se fait 4 Pidée qu’il devra a des bouts de carnaval, dans la scéne ot Merrick est saoulé et
tét ou tard soutenir l’insoutenable et regarder le monstre en kidnappé. Dans le carnaval, il n’y a pas d’essence humaine 4
face. Un sac de toile grossier percé d’un seul ceil-trou est tout incarner (méme sous les traits d’un monstre), il y a du corps
ce qui le sépare de Vhorreur qu’il devine. Le spectateur est pour en rire. Il y a ensuite le regard moderne, celui du médecin
entré dans le film, 4 la suite de Treves, par le biais du voyeu- fasciné, Treves (Anthony Hopkins, remarquable) : respect de
risme. I] a payé (tout comme Treves) pour voir un freak : cet l’autre et mauvaise conscience, érotisme morbide et épistémo-
homme-éléphant tour 4 tour exhibé et interdit, sauvé et battu, philie. En s’occupant de l’homme-éléphant, Treves se sauve
entrevu dans une cave, « présenté » a des savants, recueilli et jui-méme : c’est le combat méme de l’humaniste (a la Kuro-
caché au Royal Hospital de Londres. Et quand il le verra enfin, sawa). Il y a enfin un troisi¢me regard. Plus l’homme-éléphant
il sera d’autant plus décu que Lynch fait alors semblant de est connu et fété, plus ceux qui lui rendent visite ont le temps de
jouer le jeu du film d’horreur classique : la nuit, les couloirs se faire un masque, un masque de politesse qui dissimule ce
déseris de ’hépital, Vheure du loup, ta fuite rapide des nuages qu’ils ressentent 4 sa vue. Is vont voir John Merrick pour tes-
sous un ciel plombé et soudain ce plan de John Merrick dressé ter ce masque : s’ils trahissaient leur peur, ils en verraient le
sur son lit, en proie 4 un cauchemar. II le voit — vraiment — reflet dans le regard de Merrick, C’est en cela que ’homme-
pour la premiére fois, mais ce qu’il voit aussi c’est que ce mons- éléphant est leur miroir, pas un miroir ot ils pourraient se voir,
tre censé lui faire peur a peur lui-méme. C’est 4 ce moment lA se reconnaitre, mais un miroir pour apprendre a jouer, 4 dissi-
que Lynch libére son spectateur du piége qu’il lui a d’abord muler, 4 mentir encore plus. Au début du film, il y avait
tendu (le piége du « plus-de-voir »), comme s’il lui disait : ce l’abjecte promiscuité entre le freak et son montreur (Bytes),
n’est pas toi qui compte, c’est lui, Phomme-éléphant ; ce n’est puis il y avait ’horreur muette, extatique de Treves dans la
pas ta peur qui m’intéresse, c’est la sienne ; ce n’est pas ta peur cave, A la fin, c’est Mrs Kendal, star du théatre londonien, qui
d’avoir peur que je veux manipuler, c’est sa peur de faire peur, décide, 4 \a lecture du journal, de devenir ’amie de l’homme-
la peur qu’il a de se voir dans le regard de l’autre. Le vertige éléphant. Dans une scéne assez malaisante, Anne Bancroft, en
change de camp. guest-star, gagne son pari : pas un muscle de son visage ne tres-
saille quand elle est présentée 4 Merrick 4 qui elle parle comme
Le psaume est un miroir - Elephant Man est une suite de a un vieil ami, allant jusqu’a Pembrasser. La boucle est bou-
coups de théatre, certains dréles (la visite de la princesse A clée, Merrick peut mourir et le film se terminer. D’un cété, le
Phépital, en « dea ex machina »), d’autres plus troublants. On masque social s’est entiérement recomposé, de l’autre, Merrick
ne sait jamais comment une scéne peut finir. Lorsque Treves a enfin vu dans le regard de l’autre tout autre chase que le reflet
veut convaincre Carr Gomm, le directeur de V’hdpital Goué du dégoit qu’il inspire. Quoi ? Il ne saurait dire. Il prend le
magnifiquement par John Gielgud), que John Merrick n’est comble de l’artifice pour du vrai et, bien stir, il n’a pas tort.
pas un incurable, il demande a ce dernier d’apprendre par coeur Puisque nous sommes au théatre.
et de réciter le début d’un psaume : mais 4 peine les deux méde- Car l’homme-éléphant nourrit deux réves : dormir sur le dos
cins ont-ils quitté la piéce qu’ils entendent Merrick réciter la fin et aller au thédire. Il les réalisera tous deux le méme soir, juste
du psaume. Choc, coup de théatre : cet homme que Treves lui- avant de mourir. La fin du film est trés émouvante. Au théatre,
méme tient pour un crétin connait la Bible par coeur. Plus tard, quand Merrick se léve dans sa loge pour que ceux qui l’applau-
lorsque Treves le présente 4 sa femme, Merrick ne cesse de les dissent puissent mieux le voir, on ne sait vraiment plus ce qu’il
surprendre en leur montrant un portrait de sa propre mére (elle y a dans leur regard, on ne sait plus ce qu’ils voient. Lynch a
est trés belle) et en étant le premier a tendre un mouchoir a la alors réusi a racheter /’un par i’autre, dialectiquement, le
femme de Treves qui a soudain fondu en larmes. II y a beau- monstre et la société. Mais seulement au théatre, seulement
coup d’humour dans cette facon d’inscrire Vhomme-éléphant pour un soir. Il n’y aura pas d’autre représentation. S.D.
comme celui qui toujours compléte le tableau dont il fait par-
tie, le signe. C’est aussi une facon trés littérale, pas du tout ELEPHANT MAN. USA 1980. Réalisation : David Lynch.
psychologique, de faire avancer le récit : par bonds, par une Scénario ; Christopher de Vore, Eric Bergren, David Lynch,
logique signifiante. C’est ainsi que John Merrick trouve sa d@aprés « The Elephant Man and other Reminiscences » de Sir
place dans le tableau de la (haute) société anglaise, victorienne Frederick Treves et « The Elephant Man, a study in human
et puritaine, pour qui il devient une sorte de must touristique. dignity » de Ashley Montagu. Musique : John Morris. Mon-
fl est quelque chose dont cette société a besoin, sans laquelle feuse : Anne V. Coates. Directeur de la photo : Freddie Fran-
elle n’est pas compléte. Mais quoi au juste ? La fin du psaume, cis. Ingénieur du son : Robin Gregory. Conception et réalisa-
le portrait, le mouchoir, qu’est-ce que c’est, en définitive ? tion du maquillage : Christopher Tucker. Décors: Stuart
Plus le film avance, plus il est clair que pour ceux qui l’entou- Craig. Production : Brooks films. Producteur : Jonathan San-
rent, ’homme-éléphant est un miroir - ils le voient de moins en ger. Interprétation : John Hurt, Anthony Hopkins, John Giel-
moins, lui ; mais ils se voient de plus en plus dans son regard. gud, Anne Bancroft, Freddie Jones, Wendy Hiller.
NUMERO HORS SERIE

PASOLINI CINEASTE
Textes de Pier Paolo Pasolini : Marylyn Monroe, Rome, ville ouverte, La Veille,
La peinture, Toté, Godard, Vecchiali.
Entretien avec Bernardo Bertolucci et Jean-Louis Comolli.
Bertolucci,
Interventions et articles de : Roland Barthes, Alain Bergala, Bernardo
Fieschi, Franco Fortini,
Jean-Claude Biette, Maria Callas, Carlo di Carlo, Sergio Citti, Jean-André
ie Straub, Paolo et Vittorio Taviani.
Luciano di Giusti, Yann Lardeau, Glaubert Rocha, Jean-Mar
Pasolini Venragé : transcription compléte du texte de l’émission
« Cinéastes de notre temps » (Janine Bazin et André 5. Labarthe,
réalisation de Jean-André Fieschi).

Filmographie compléte. Nombreuses illustrations.


Réalisation : Alain Bergala et Jean Narboni.

te rr ae a

CAHIERS
Bulletin de souscription Pasolini
Souscription prolongée jusqu’au
30 avril 1981

DU : 50 F - PORT INCLUS

CINEMA
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A retourner a nos bureaux : Verse la somme de 50 F


9, passage de la Boule-Blanche Chéque bancaire O CCP 7890-76 0
73012 Paris
Mandat postal joint (1 © Mandat-lettre joint C1
VIDEO, VITESSE, TECHNOLOGIE

~- LA TROISIEME FENETRE
ENTRETIEN AVEC PAUL VIRILIO

Cela fait longtemps que les questions que se pose Paul Virilio nous intéressent. Soit qu’on ait
lu en son temps « L’insécurité du territoire », soit qu’on ait trouvé trés beau son livre sur
Parchitecture des bunkers et caressé avec l’auteur Pidée d’une mise en paralléle
entre guerre et cinéma.
Plus récemment, enquétant sur les magnétoscopeurs (Cf. les propos de Jean Eustache dans
notre dernier numéro) et ayant lu le dernier ouvrage de P. Virilio, « Esthétique de la
disparition », nous y avons trouvé des correspondances : )’utilisation des prothéses
techniques, la fusion du véhicule automobile et du véhicule audio-visuel, le besoin dun
Howard Hugues de truquer la vitesse de sa destinée, la programmation de l’absence, etc.
Alors, nous sommes allés voir Paul Virilio. Et ce qu’il dit, ici, éclaire singuliérement nos
interrogations sur ces pratiques nouvelles — liées 4 Pusage du magnétoscope —
de rattrapage du temps.

Cahiers. Avec l’enregistrement magnétoscopique il y a bien Virilio. C’est ce que je disais : « je vois pour vous ». Donc la
stir un cété collection d’images, cinéphilie, fétiche du reste, etc. notion de prothése se déplace dans un caractére visionnaire. Ce
Mais il y a sans doute d’abord quelque chose qui concerne le n’est plus « je roule pour vous » mais « je vois pour vous ».
temps. Est-ce que, au bout du compte, ces appareils-lé ne se Ca veut dire « je t’apporte un autre jour ». La notion de jour
borneraient pas & étre des machines & enregistrer du temps ? m’a toujours fasciné ; non pas au sens diurne/nocturne mais
au sens religieux : voir le jour, naitre, etc. La technologie
Paul Virilio. Je crois de toutes fagons que tout se joue sur magnétoscopique crée un jour, un faux-jour supplémentaire ;
Vaménagement du temps : depuis trés longtemps on n’est plus comme une résidence, on a un jour secondaire qui se prépare
dans ’aménagement de l’espace, on est dans l’aménagement pour soi tout seul : comme la résidence secondaire dont le
du temps. Et ces matériels permettent effectivement un aména- chauffage se déclenche tout seul quand il fait froid. La ¢’est un
gement du temps propre, non plus un aménagement du temps jour qui se préparer pour soi, qui se met en scéne ; il y a une
au sens du départ en vacances, de l’heure H, de la gréve des sorte de cosmogonie électronique...
transports, etc., mais au sens de la vie quotidienne : aménagez Il y a aussi un substitut du voyage. La résidence secondaire
votre temps vous-mémes. fonctionnait par le medium automobile : ce caractére binocu-
Le magnétoscope 4 pré-enregistrement est en quelque sorte laire de habitat était permis par la voiture. La, le magnétos-
un calendrier anticipé. Le réle de la mesure du temps dans cope fonctionne de la méme facon. II crée deux jours : un jour
Phistoire des sociétés est extraordinaire : la diversité des maté- de réserve qui peut remplacer le jour commun, le jour vécu et je
riels, depuis le systéme calendaire, la clepsydre, le cadran suis étonné de voir certaines propagandes ou Je magnétoscope
solaire, la montre, Vaffichage digital, etc. Je crois que le est représenté sous forme de véhicule : on voit le magnétos-
magnétoscope 4 pré-enregistrement ou 4 retransmission diffé- cope, je ne sais plus lequel, sur une piste genre Montlhery,
rée, je ne sais pas comment on dit, participe de cela, participe comme si — A cause de la crise de l’énergie — on remplagait la
de cette organisation du temps propre. II est certain que le réle
voiture par cet engin, c’est-a-dire que le nouveau pare-brise, ce
de la technologie aujourd’hui est d’uménager Je temps ; dans
n’est plus la voiture, c’est l’écran de télé ; il y a donc peut-étre
Vorganisation sociale mais aussi dans l’organisation familiale.
un rapprochement beaucoup plus précis a faire entre le jour
La machine, le magnétoscope, permet 4 homme d’organiser
différé et la résidence différée...
un temps qui n’est pas le sien, un temps différé, un temps ail-
leurs et de le capturer. Cahiers. Pour reprendre une notion importante de
« L’esthétique de la disparition » (1) peut-on dire que la fonc-
Cahiers. Mais il y a deux niveaux de programmation : d’une tion essentielle du magnétoscope est la fabrication d’un pro-
part la décision de s’installer tel jour, @ telle heure, dans ce gramme d’absence ?
temps différé re-généré par le magnétoscope. Mais aussi le I. « L’Esthétique de fa disparition », Paul Virilio, Editions Balland, Collec-
choix, de tel programme préenregistré plut6t que de tel autre. tion « Le commerce des idées »,
36 VIDEO, TECHNOLOGIE, VITESSE
Virilio. Ah oui, absolument. Moi, ce qui m’intéresse le plus
dans la technique, ce sont les interruptions, c’est le montage.
De quelque facon, c’est parce qu’il y a interruption de la vision
directe qu’il y a perception du temps propre et non-fascination.
Si on voyait en continuité, sans arréts picnoleptiques, comme
je le dis dans le livre, sans absences au sens strict, eh bien on
serait fasciné et on s’endormirait : donc les interruptions sont
absolument fondamentales pour que nous soyons conscients
du temps propre, c’est-a-dire de l’identité du temps vécu. La
technique joue le méme réle mais elle parasite le systéme
d’interruption en en créant un nouveau par le montage cinéma-
tographique, par les séquences vidéographiques, par les
départs et les arrivées des voitures, parce que je mélange tou-
jours les deux media automobile/audiovisuel. [1 me semble trés
important de les réunir et non de les séparer, puisque, ce qui
mintéresse, c’est la vitesse. Bon, il y a deux effets de vitesse et
deux effets de vision : effet vidéographique et l’effet, comme
j’ai dit, « dromographique » ; ce qui se passe dans le pare-
brise, c’est du cinéma, au sens strict. Il y a un couplage et un
parasitage : aux interruptions biologiques, physiologiques de
la perception s’ajoutent des interruptions électroniques, techni-
ques, etc. Mais, ce que l’on cherche 4 faire et ce que déja les
effets subliminaux font, c’est Ie couplage ; c’est-a-dire que ies
effets de vitesse subliminale ont pour désir, 4 mon avis, de rem-
placer les interruptions physiques. On est vraiment dans une
manipulation absolue. C’est vraiment « je vois pour vous », et
« je dure pour vous »! C’est la durée organisée par la techni-
que qui pense pour moi. Alors que c’était la durée organisée
par mes rythmes, par mes biorythmes qui me permettait d’étre
moi. Je le dis souvent : on n’est pas seulement grand, petit,
homme, femme, fatigué ou en forme, on est aussi « vitesse ».
Etre vivant, c’est @tre vitesse et vitesse propre : Guy Drut et
moi... c’est pas pareil. Il y a la une identité « dromologique »,
j’emploie le terme, que la technologie vient perturber et espére
méme remplacer 4 la limite. Dans le conditionnement sublimi-
nal, c’est carrément un remplacement qui est tenté.

Cahiers. Le plus effrayant c’est bien le « je dure pour


« La lunette d’approche », Magritte, 1963
vous » f
Virilio. Bien stir. Parce que, a la limite, cette durée c’est
notre pensée méme. Penser c’est &tre dans un rapport a l’inten--
sité. On le sait bien. Qu’est-ce que la fiévre ? C’est une inten- Cahiers. On pourrait peut-étre parler de défilement. Dans
sité. Qu’est-ce que c’est qu’étre abattu ou déprimé ? C’est un Pavant-dernier numéro des Cahiers, il y a une interview de
autre niveau d’intensité. Et la-dessus se greffe une autre inten- Jean Eustache pour qui le magnétoscope fonctionne parfois un
sité électronique, et donc se jouent, je dirais, des problémes de peu comme un somnifere : il le met en route, il s’endort pen-
fiévre subliminale, d’hallucination. Je crois qu’on ne met pas dant que la bande défile...
assez l’accent pour conclure sur le fait que la technique ne nous
en donne pas plus mais qu’elle nous interrompt différemment. Virilio, Peut-€tre qu’a partir du moment ot on regarde ¢a,
Ca, c’est trés important, je crois. Quand on regarde la ville, on est dans une position infantile, on retrouve le c6été hypnago-
qu’est-ce qui nous fatigue ? Quelles sont les causes du stress ? gique, on retourne en enfance donc on est tendanciellement
Ce sont les interruptions. Quand on est en voiture par exemple, rassuré par le nounours, le panda... Je crois qu’il y a aussi des
quand la voiture est prise dans un embouteillage. Autrement choses qui se jouent 1a...
dit quand il y a une interruption qui est considérée comme exa- Et puis le défilement, c’est la bande qui le permet. Cette
gérée et imposée. Tout objet technologique crée donc des inter- notion de bande, moi, me semble toujours intéressante. On
ruptions dans le systéme biorythmique. Et ca, on ne le dit passe d’une image ponctuelle 4 une image topologique. Les
jamais finalement. Sauf ceux qui s’intéressent au stress. images anciennes se présentaient comme cadre unique. Comme
reliquaire, comme cadre au sens de ce qu’on a [a, avec le por-
Cahiers. Et puis c’est une idée magique aussi que de cons- trait de la bien-aimée. Alors qu’avec le cinéma, avec la vidéo,
truire une grande chatne de temps pour justement en éliminer etc., on entre dans un espace topologique qui est celui de la
ces interruptions perturbatrices. C’est Pidée d’en donner plus. bande et 1a se joue la réinvention de la piste de marche a pied
ou de course. Quand on roule sur une route, ou quand on
Virilio. C’est le souhait de tous les pouvoirs : eréer Je jour, prend une voie romaine, ou une piste dans le désert on ne se
c’est-a-dire prendre le réle de Dieu. Voir le jour, ga veut dire rend pas compte de ce que ¢a a d’ extraordinaire d’ avoir inventé
naitre. Tous les pouvoirs absolus, et je le dis dans « L’esthéti- ce ruban. Il y a un texte de Julien Gracq trés beau dans « La
que de la disparition », ont voulu étre les maitres du jour: Presquile », ov il parle de la route et je pense que tout ce ce
Charles Quint et beaucoup d’autres. Cette notion du jour qu’il en dit, on pourrait le dire du défilement de ce ruban.
exceptionnel réalisé par ma puissance méme, Ja technique
Vassume pleinement, je crois. Cahiers. Mais dans la lecture aussi il y a défilement ?
ENTRETIEN AVEC PAUL VIRILIO 37
Virilio. Ah non quand méme, ce n’est pas pareil. Il y a une
coupure, il ya des pages. Il y a le feuilleté. Avec la bande, film
ou vidéo, et malgré les interruptions du montage, on a du
continu.
Et d’un autre cété l’objet matériel, le rouleau, l’enroule-
ment, me semble trés intéressant parce qu’il était 4 l’origine et
qu'il est encore 1a. Il est 14 dans les banques de données, il est 14
dans la caméra qui tourne, il est 1a aussi dans la mitrailleuse...
D’ailleurs il y a un rapprochement trés net entre les premiéres
techniques — on en reparlera dans les Cahiers — entre la
mitrailleuse Gatling, le revolver photographique de Janssen et
les caméras. Le colt, le fusil chronophotographique... Tout ¢a
se tient, il y a la des choses trés serrées... Alors moi, le ruban
m/’intéresse parce qu’il me semble que c’est une fagon de révé-
ler entre I’objet et le sujet, un élément jusqu’ici négligé : le tra-
jet, la trajectoire, absent du discours philosophique et litté-
Pare-brise : La Mort aux frousses ’A. Hitchcock raire... malgré la phrase géniale de Stendhal : « Un roman:
La Main au collet d’A. Hitchcock cest un miroir qu’on proméne le long d’un chemin ». Une
phrase comme ¢a, c’est une phrase de vidéo...

La troisiéme fenétre
Cahiers. Mais vous-mémes, pour la vidéo, vous parlez plutét
de fenétre ?
Virilio. C’est Ia nouvelle fenétre, en effet ; parce qu’on
retrouve la dimension, je dirais architectonique de l’électroni-
que, de l’image opto-électronique de ces trucs la. La troisiéme
fenétre se prépare. La premiére fenétre, c’est la porte-fenétre :
aucun batiment n’existe sans porte. Par essence, s’il n’y a pas
de porte, ce n’est pas une architecture, ce n’est pas un habitat
pour homme. Donc, la porte-fenétre est la premiére ouverture
qui produit Phabitat de ’homme, |’organisation de sa jour-
née : diurne/nocturne...
La deuxiéme qui apparait trés tardivement, c’est la fenétre
qui ne donne que le jour, que la lumiére, par laquelle on
n’entre pas. Ce qui entre est abstrait, c’est le soleil, c’est la vue
directe...
C’est trés étonnant de voir comment la fenétre a évolué. Elle
était d’abord minuscule, clostra, puis elle est devenue plus
grande, elle n’a cessé de croitre, elle a pris du volume, elle est
devenue le bow-window... c’est-a-dire le pare-brise, ensuite elle
est passée dans le véhicule.
En ce moment, se met en place cette troisiéme fenétre :
comme dans les films américains ou dans les films de Wenders,
rarement dans les films francais, la télé qui marche sans arréts,
par exemple. Elle ne fonctionne pas du tout comme un medium
comparable 4 la radio, au journal, mais comme un élément
architectonique : c’est une fenétre portative, dans la mesure ou
on peut la déplacer. Elle participe 4 ? organisation d’une cité,
cité définitive, finale, terminale. Le passage de la télévision ou
de la vidéo informative, les jeux, les machines, tous ces gad-
gets, A une vidéo on une télévision architectonique organise une
topologie de l’image du monde. Vous savez lorsque l’on
change de programme sur un ordinateur a écran... par exemple
la cartographie automatique : on a une carte, on appuie, on
yeut avoir la carte de la région parisienne, elle est dessinée 4
toute vitesse par un petit pinceau lumineux et elle apparait,
puis on a un curseur qui permet de viser |’endroit of l’on veut
voir, On met le curseur sur le point et on met : changement de
programme, on a en plus gros Vendroit et l'on peut aller
comme cela jusqu’au bout des informations. Eh bien quand on
change, ¢a fait un éblouissement et l’image se restructure, on
appelle cela une « fenétre ». Alors on a la fenétre de |’immeu-
ble dans lequel on est, la fenétre de l’écran plus la fenétre élec-
tronique.

Cahiers. En méme temps ce sont de plus en plus des fenétres


aveugles.
38 VIDEO, TECHNOLOGIE, VITESSE
Virilio, Oui, et puis des fenétres de manipulation ot l’on
traite "image qui n’est pas donnée de facon inerte, Mais déja
les voilages, les stores vénitiens, les persiennes, et tout ca, beau-
coup de choses s’y jouaient dans le filtre, le filtre de la fenétre.

Etre le corps du monde,...

Cahiers. En fait, il y a toujours le souci — pour le produc-


teur d’images comme pour le spectateur — de brouiller les car-
tes, de tout mélangeér : la représentation du réel — directe ou
différée, documentaire ou fictionnalisée, on ne sait plus trés
bien (les docu-drames) — le jeu avec le temps : temps propre
ou temps astronomique...
Virilio. N’ oublions pas le terme jour : le journalisme, c’est
créer un jour de l'information. Le jour n’existe pas en soi. I
existe comme alternance diurne/nocturne mais ce n’est pas
grand’chose finalement. Avec l’apparition des gazettes et du
journal, un temps propre est apparu, un temps de l’informa-
Les Rendez-vous d’Anna de C. Akerman
tion. Une information monopolisée par une caste. La logique
de l’ électronique, c’est simplement que ce journal primitif, en
papier, devient un jour dans la vidéo et dans le magnétoscope.
C’est vraiment un jour qu’on vous donne. Il y ala une sorte de
Végétales, minérales, etc. C’est une volonté ubiquitaire de voir
vie anticipée, ou de vie retardée d’ailleurs: Vhistoire
le temps propre d’autres espéces. La, ce n’est plus la résidence
d’Amanda Lear avec ses miroirs ot elle peut se voir en différé,
secondaire, ce sont des résidences infinies.
c’est-A-dire éternellement jeune, c’est une image folle. C’est
Je voyais 4 exposition « Images et magie du cinéma » la
vraiment la morgue. La morgue électronique.
caméra 4 1 million d’images par seconde. I! y avait un texte,
une petite notice, et je me disais : c’est extraordinaire que cette
Cahiers. L’embaumement ?
machine ne soit utilisée que dans les tunnels balistiques dans
Virilio. Absolument et il y a toujours de ca dans la pratique lesquels on tire, il y a des caméras spéciales et évidemment il
du magnétoscope, je crois. faut une vitesse astronomique pour voir le mouvement de
Tengin qui se propulse dans son tunnel balistique ; donc il y a
Cahiers. Mais ce qu’il y a de trés intéressant dans ce que vous quelque part un vouloir-étre-projectile aussi. Je crois que 1a on
racontez sur Howard Hughes, c’est que toutes ses manies: touche tout 4 fait au caractére mystique ; ¢a a a voir avec la
avoir un cinéma au pied de son lit, se promener @ travers le sainteté. C’est vraiment l’ascension, la protection... D’ot la
monde, toujours dans la méme chambre ou la méme voiture, référence 4 Hughes comme moine technologique.
¢a correspond tout & fait @ Pusage qui est fait aujourd’hui du
magnétoscope. Cahiers. C’est ?aviation qui permetiait @ Hughes de tricher
ou de jouer avec le temps. Avec le magnétoscope c'est encore
Virilio. C’est pareil, C’est s’identifier et identifier son corps, beaucoup plus facile,
animal, humain, au corps territorial, c’est-d-dire créer une
osmose entre la géographie et le corps propre : étre le corps du Virilio. Bien sir, mais d’un autre cété pour identifier le
monde. Ce qui est je crois |’ambition méme de homme. corps territorial ou géographique au corps physique ou physio-
L’ambition quasi maternelle. D’ot [a dimension retour de la logique, il faut mixer les deux media : automobile, au sens de
femme comme symbole, la matrice, la terre-mére, le : « je suis Paviation dans le cas de Hughes et audiovisuel, avec le cinéma
dans l’autre ». On retrouve le c6té topologique, c’est-a-dire de ou la télé. II faut vraiment comprendre que l’on est devant un
se voir dans le dos, et méme de voir devant, le cété retourne- mixte. Ils sont inséparables. C’est 14 of je suis en rupture abso-
ment du gant qui est A mon avis sexuel. Alors que la géomeétrie lue avec Mc Luhan. Pour qu’il y ait identification, il faut qu’il
euclidienne est masculine, la topologie est féminine : surfaces y ait fusion des deux. Alors simplement, il y a un retard énorme
orientées et souples, déformables donc, avec des possibilités de du medium automobile comme production de vitesse par rap-
retournement que la technique électronique permet. C’est ce port aux media audiovisuels. L’un a la vitesse de la lumiére et
que je voulais dire en disant que l’on retrouvait le culte de la l'autre n’a que la vitesse, disons du son, pour parler de la voi-
terre-mére, le cdté natif. : ture, puisque Stan Barret battait en décembre 79 le record de
vitesse au sol en franchissant le mur du son. Il va maintenant
Cahiers. De nombreuses personnes uttlisent, a la relecture les vers le mur de Ja chaleur, carrément, essayer d’atteindre
effets de ralenti du magnétoscope, dans les matchs sportifs, par 3 000 km/h ; mais il a déja franchi les 1 200...
exemple. Un peu a la facon de Marey. Pas forcément sur les La vitesse, ce n’est rien d’autre qu’une vision du monde, et
actions les plus intéressantes, les plus glorifiantes, plus pour pour moi Hughes est un prophéte, un prophéte monstrueux
jouer, pour recréer.,. d’ailleurs et je ne suis pas du tout fana de ce personnage, mais
c’est un prophéte du devenir technique de la société. Cette iner-
Virilio. Us veulent vivre le temps de la pousse des plantes. Ils tie absolue, cet homme grabataire, un grabataire universel
sont insatisfaits du temps qui leur est donné a vivre, c’est-a-dire comme je l’ai appelé, c’est le devenir de tout un chacun. Tous
de leur vitesse propre. Ils veulent aussi vivre non seulement le ceux qui ne sont pas objecteurs de conscience.
corps du monde, mais d’autres temps qui sont ceux de la
pousse des plantes (Painlevé, le temps de la germination, ou le
temps des nuages, les accélérés d’Epstein, le Tempestaire, etc.). -un désir suicidaire
Ils essaient effectivement d’étre identifiés au corps géographi-
que mais aussi au temps géographique d’espéces différentes. Cahiers. Oi se trouve la monstruosité finalement ?
ENTRETIEN AVEC PAUL VIRILIO
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la chevauchéei‘infern:

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‘tourney, Ne, yous énetyéz pas FAveqyotre magt
“Hitachi, xus ates sur rde nerpas rater ‘vorretleg Fee dimanche
“Les nouveau,pemTngn gtosecpos Hitachione gnecre,e plus pers”
formaitts. Le. MA-5500. Spar exemple, peurere Brograinns or
né ou phisieurs chai

jour'a lawiéme heute) et ceéi Jusqu’ ‘ag MENE dela. bat


Le VP-5000 SR fair endore migax ayecune. programinatin
jasqu’a-10 jours a lavande @ week-end de sui
. _Ectous deux beneficent -entte autres"
Varvét suc Virnage, d'unc qualité excep!
elle, athsi que de Pavarice image par,ima;
permetrant de décomposer'les mouvements.
Magnétoscopes Hita
votre week-end jusqu'au ‘bow )
Ces tagnétoscopes haut,
la technologie Hitachi, un.des premiers groupes industri
‘Une garantie de sérigux que vous retrouvere? dans, toute la garmme
Hii, radio, vidéo, TVet électro-ménager.

he dla haere
Une technologie pour vivre infeux

Bremen
ape
« La technologie magnétoscopique crée un jour, un faux jour supplémentaire ; comme une résidence, on a un jour secondaire qui se prépare pour soi tout seul »

Virilio, Réduire le monde a rien, Vouloir étre le monde, c’est sur la technique et, aprés réflexion, je leur ai dit : « ga y est,
vouloir le réduire a rien. Le monde est le champ d’action de la j’ai trouvé ! je vous propose de faire la description énigmati-
liberté de Phomme. Si on le réduit 4 ’homme, c’est-a-dire 4 que d’un avion que j’ai vu au Salon de l’aviation, I’ Alpha-Jet ;
une appropriation globale totale, ubiquitaire, panoptique je vais vous décrire l’Alpha-Jet 4 ma fagon ». Ce a quoi ils
comme dirait Foucault, il n’y a plus de monde, donc il n’y a m’ont répondu : « ca n’a aucun intérét, il y a des fiches techni-
plus de liberté, done on s’est flingué quelque part. Ce désir de ques la-dessus » et je dis : « Eh bien vous n’avez rien compris
possession, d’identification du corps propre au corps de la parce que je ne vais pas dire qu’il y a un boulon avec des roues,
terre, c’est donc un désir suicidaire. Ce que d’ailleurs traduit du caoutchouc... Ce n’est pas ca. Je vais essayer de travailler,
trés bien Hughes qui est vraiment un suicidé dans sa chambre de pénétrer dans cet objet énigmatique. Je sais bien comment
@hétel, qui bouffe toujours a la méme place. C’est le graba- ¢a marche, enfin, comme tout le monde : il y a des ailes, ily a
taire... des trucs et des machins mais ce n’est pas ca, c’est de quelle
facon il est présent pour moi aujourd’hui, comment en faire le
Cahiers. Mais comment se manifeste la différence entre ceux tour... ». Ce que I’on fait avec un temple grec en ruines pour-
qui se coulent dans cette attitude de grabataire et ceux qui; au quoi ne le ferait-on pas avec un Alpha-Jet ? On n’en a pas le
contraire, sont en rupture, résistent @ ca ? droit ?
Vous voyez, on retrouve 1a quelque chose qui explique peut-
Virilio. Je crois que fort peu résistent finalement. Peu résis- &tre absence de résistance ala technique : c’est qu’on croit la
tent parce que pour résister valablement a la technique, il fau- connaiitye. Et quand il y a opposition, elle est seulement
drait s’interroger sur son énigme et j’emploie bien le terme morale :“ctest mauvais, on n’en veut pas. Moi, j’ai envie de
énigme. Ceux qui sont contre la technique, contre le nucléaire dire : je ne sais métne pas si c’est mauvais. Je ne sais pas ce que
ce qui est mon cas d’ailleurs, le sont pour la plupart de fagon c’est. Donc, essayons d’entrer dedans...
morale, moralisatrice, et non pas de facon spéculative. A mon
avis, Cest ca qui est redoutable. La technique, c’est une énigme Cahiers. C’est un peu ce que vous étes en train de faire sur le
qui nécessite notre interrogation, notre spéculation. On magnétoscope, sans en décrire aucunement le fonctionne-
retrouve le Sphinx, on retrouve non pas l’CEdipe de la psycha- ment ?
nalyse mais la question de l’étre qui se meut... Virilio, Absolument. Et d’une certaine fagon Howard Hug-
Moi, c’est mon souci en tout cas, d’interroger un objet tech- hes est un homme révélateur, non pas par son interrogation
nique comme une énigme et non pas de se demander comment mais par sa vie : 4 sa facgon il traduit ¢a et c’est pour ca qu'il
ca marche ; ¢’est : qu’est-ce qui est caché, qu’est-ce qui est m’a intéressé. D’ailleurs, il y a plusieurs personnages comme ca
inconnu dans ce qui est connu, et non pas I’inconnu dans qui m’ont intéressé. Sarah Krachnov par exemple : c’est cette
Vinconnu. Je prends un exemple pour étre plus clair: il y a grand-mére américaine qui, pendant six mois, a traversé
quelques années, une revue m’avait proposé de faire un article 167 fois |’Atlantique pour faire échapper son petit-fils aux
VIDEO, TECHNOLOGIE, VITESSE
signes, des effets ; des effets d’image, des effets de lumiére, des
effets de transformation de la vision, des effets de transforma-
tion du corps propre, du temps propre, etc.
Ce qui m’intéresse c’est de prendre la technique par ce
biais-la, par le biais des intensités.

Cahiers. C’est une idée qui travaille beaucoup Godard aussi,


et pas seulement depuis Sauve qui peut la vie. Déjd dans 6 x2 il
mettait en image la différence de vitesse entre le Tiers Monde et
le monde occidental.
Virilio. TLy a un trés bon article de Paik dans les Cahiers ott il
disait : « c’est pas je vois, c’est je vole ». Ca c’est évident, ce
n’est pas « je vois » la vidéo, c’est « je vole ».

Cahiers. I/ disait aussi que c’était de V’espace et pas du


Granzone de F. Murer
temps.
Virilio. Oui. Mais lui a une vision trés orientale. Quand il dit
que la lune est le premier écran et que la société occidentale est
psychiatres ; ce petit gosse avait 7-8 ans ; son pére voulait le
basée sur le soleil et I’orient sur la lune c’est trés juste, trés inté-
psychanalyser ou le psychiatriser et la grand-mére a dit non,
ressant. Moi j’admire beaucoup Paik qui est vraiment un grand
pas question ; elle a pris le gosse et elle a fait Amsterdam-New
bonhomme. La, je ne suis pas d’accord avec lui pour |’espace
York, New York-Amsterdam... comme ¢a pendant six mois
sans jamais sortir d’une chambre d’hdtel, de l’avion, etc. Et le sans doute parce que je suis architecte et que je cherche,
pére du gosse essayait de les rejoindre, et ne les rattrapait comme lui d’ailleurs, quelque chose que je n’ai pas... Mais au
jamais, et elle est morte au bout de six mois parce que les niveau théorique c’est lui, je pense qui va le plus loin. Quand
fugeaux horaires, a la fin... Eh bien cette femme, pour moi, méme. Et en plus il y a le c6té dérisoire et humoristique qui me
c’est une héroine merveilleuse ; elle a vécu justement un temps semble le signe d’une modernité chez lui. Parce que devant cet
différé et un temps différent dans lequel son fils ne pouvait pas inconny, le cété dérision de Ja pensée est obligatoire.
la rattraper. Voila des personnages, on pourrait en citer
autres, qui traduisent, je crois bien, ce caractére énigmatique Cahiers. Mais cet inconnu, il le travaille. Quand il utilise tout
dont je parlais... bétement un aimant pour distordre l'image, ou quand il utilise
sa formation d’électronicien pour des manipulations plus
Alors je suis étonné 4 quel point on a une prétention 4 l’accu-
sophistiquées, ca nest jamais dans la perspective d’une suren-
mulation de savoir sans étre conscient que plus s’accumule le
savoir plus Vinconnu croft. La question de la technique se chére technologique.
trouve posée. Parce qu’elle est considérée comme une maniére Virilio. C’est-a-dire qu’on retrouve un super artisanat. Parce
de rendre utilisable et fonctionnel le savoir, de le rendre instru- que l’artisan c’était quand méme ¢a. C’était le tripotage. Ce
mental, au sens strict. Mais c’est aussi le moyen d’accroitre n’étaient pas des idiots qui n’avaient pas réussi a répéter deux
Vinconnu, on le voit avec le nucléaire : on a créé un inconnu fois le méme objet, c’étaient des gens qui cherchaient autre
maximum et maintenant on est dans la situation de ne plus chose. L’opposition négative-artisan/positive-industrie, c’est
savoir quoi en faire. On a Ja fin du monde au bout des doigts, une vision qui fait partie de I’autosatisfaction sur la technique
le bouton rouge. dont on parlait tout 4 Pheure. Si on considére que la technique
Ce probléme de l’inconnu nous interroge, dans la science et produit de Vinconnu, V’artisanat produit quoi ? Je crois que
dans la philosophie mais aussi dans la technique et moi je suis justement Vartisan se satisfaisait de Vinconnu quwil révélait
passionneé de cet inconnu produit finalement. Ca m’intéresse chaque fois qu’il produisait du dissemblable. II y a une conju-
plus que l’on produise de !’inconnu que de produire des machi- ration de Pinconnu dans la répétition du semblable industriel
nes. Dans le fond, la machine qui vient d’apparaitre m’inté- qui n’existait pas dans l’artisanat. L’artisanat ne conjurait pas
resse comme révélation d’un nouveau mystére, d’une nouvelle Vinconnu, il le cherchait de quelque facon ; d’ott les idées, d’ott
énigme. Et non pas comme résolution d’un probléme pour aller V innovation extraordinaire des techniques artisanales par rap-
plus vite... port a la banalité, 4 Vabétissement des reproductions indus-
irielles. Beaucoup de choses se jouent autour de l’image en ce
Une nouvelle résistance moment.
Quelque part donc, il faut interroger Ia technique. Pourquoi
alors, ne l*interroge-t-on pas ? Pourquoi les gens qui résistent a
Cahiers. Le mystére s’épaissit done a chaque fois ?
la technique la rejettent-ils brutalement ? Je crois que c’est
Virilio. Le mystére s’ épaissit 4 chaque fois et 14, on a un effet parce quils prétendent la connaitre et c’est la pire des choses.
induit de la technologie qui, 4 mon avis, est la technologie Ils savent comment ca se fabrique une voiture, un microproces-
méme, vous voyez. D’ailleurs c’est la méme chose pour la seur, etc., mais le fait de savoir produire n’implique pas Ie
vitesse qui reste un des grands mystéres de la technique. Si savoir-ce-que-l’on-fait ; il y a la une rupture trés nette ; je pro-
Pusine fabrique des voitures, la voiture fabrique de la vitesse et duis une maison en tant qu’architecte, je produis un magnéto-
la vitesse je ne sais pas ce que c’est. Vous, vous prétendez phone en tant qu’électronicien, je sais le faire mais ce n’est pas
connaitre Ja voiture done vous ne vous intéressez pas a la pour ¢a que je sais ce que c’est.
vitesse. Vous dites « la révolution industrielle, c’est ce qui a Le probléme ¢c’est qu’il y ait maintenant des scientifiques ou
permis de produire, multiplier des objets semblables, de créer des techniciens de l’énigme de la technique, et la vraie résis-
dix mille objets semblables » que vous prétendez connaitre. tance pourrait s’accrocher la-dessus, sur cette spéculation.
Mais ce qui me parait intéressant c’est qu’on a créé, en particu-
lier avec la voiture, un moyen de production de vitesse. C’est-a- {Interview réalisée par Jean-Jacques Henry et Jean-Pierre
dire un inconnu qui est 1a. II est la, on en a des traces, des Limosin).
FESTIVALS

|. BERLIN 1981
PAR OLIVIER ASSAYAS

Le Festival de Berlin ne conservera pas longtemps sa crédibilité en sur sa pratique. Bourré d’intentions, d’idées, le film de Mrinal Sen
tant que manifestation internationale s’il choisit de s’obstiner dans la aborde toutes sortes de sujets mais échoue en définitive 4 cause du
voie qui a conduit 4 la sélection officielle de cette année. Vivement décousu du récit, de l’absence réelle de trame. L’improvisation a joué
contesté par la presse locale, le choix des films donne franchement le une grande part dans Je film et cela se sent ; on n’arrive jamais réelle-
sentiment d’avoir été fait par téléphone, Les pays de VEst ont délégué ment A pénétrer un propos qui est la plupart du temps oblique. Il va de
des ceuvres de prestige balourdes du type 26 Jours dans la vie de Dos- soi que certaines choses sont admirables, mais on peut se poser la
toievski réalisé par le vétéran Alexandre Zarkhi. Les pays occidentaux question du public auquel cette ceuvre est destinée. L’Europe est visée
ont été représentés par des sortes de films d’auteurs dont la caractéris- plutét que 1’Inde, mais un public occidental sera-t-il touché par un
tique commune était d’étre insuffisamment réussis pour avoir méme propos profondément ancré dans un systéme et une société qu’il
une chance minime d’étre montrés a Cannes (les deux festivals connait mal ou pas du tout ? Comme n’importe quelle manifestation
s’excluent mutuellement). On n’a pas une seconde le sentiment, si ce de second ordre, le Festival de Berlin a accepté d’accorder son ouver-
n’est dans des cas isolés, que des critéres quelconques aient présidé au ture et sa cléture a des opérations de promotion pour d’importantes
choix des films. D’ou un niveau général de la compétition dépassant le productions américaines. Il est difficile de ne pas y voir un aveu
meédiocre avec certains films indignes d’étre présentés 4 un festival. Je Wimpuissance. Que faisait Raging Bull & Berlin hors de contexte, hors
cite des titres : Head On du Canadien Michaél Grant, essentiellement de proportions, pas un des films présentés ne lui arrivait méme 4 la
destiné 4 mettre en valeur la piétre performance de Sally Kellerman, cheville. Quant 4 Ordinary People de Robert Redford, aussi grisftre
Tribute de Bob Clark avec Jack Lemmon, abjecte comédie prenant soit-il, il resplendissait d’une aura magique pour les festivaliers ; voila
pour sujet un publicitaire se découvrant atteint d’une maladie incura- au moins un film qu’on attendait. C’aura été le seul.
ble et enfin Zigeunerweissen de Seijun Suzuki, faussement surréali- Pris en sandwich, une série de films ternes de tous horizons et de
sant, faussement artistique, ennuyeux a hurler et propre a impression- toutes provenances. Kamionat (Le Camion) sombre drame métaphysi-
ner les gens simples. Il y avait de quoi rougir. que bulgare de Christo Christov souffrait de la traduction simultanée
souvent bafouillante qui était imposée aux spectateurs non-
Un aveu d’impuissance germanophones via des petits écoutenrs dans les oreilles. Un ouvrier
Le reste oscilait de l’agacant a l’honorable en passant par le terne. meurt sur un chantier de construction, quatre de ses compagnons
L’honorable c’était entre autres Das Bott ist Voll (La barque est accompagnent son cercueil 4 bord du camion du titre jusqu’a sa ville
pleine) du Suisse Markus Imbhoof qui a d’ailleurs été récompensé d’un natale (je crois). Hormis une séquence ot le camion manque d’étre
prix a la formulation bizarre : celui du meilleur scénario et de la meil- submergé par une crue d’un fleuve déchainé, l’ensemble est aussi
leure direction d’acteurs, I] est caractéristique de cette manifestation dense qu’ennuyeux. Ternes également Jes deux films représentant la
faible qu’on en vienne 4 monter en épingle ce film qui n’a en fait rien veine rurale esthétisante qui a balayé le cinéma européen ces derniéres
de particulier sinon le professionnalisme de sa réalisation et la convic- années : Milka ; un film sur les tabous du Finlandais Rauni Mollberg
tion qu’y a mise son hauteur. Das Bott ist Voll débute 1 ow les films se et Le Grand paysage ad’Alexis Droeven film belge de Jean-Jacques
terminent généralement, les réfugiés aprés d’héroiques efforts par- Andrien. Milka, tiré d’un roman localement trés populaire a peu de
viennent 4 échapper aux nazis et passent la frontiére suisse : ils sont choses pour attirer attention. Une écriture austére, un sujet grave et
sauvés. Eh bien justement pas. II parait que les Suisses ne considé- scabreux : une veuve et sa fille sont amoureuses du méme homme,
raient pas les Juifs comme des réfugiés politiques et les remettaient en leur employé agricole surnommé Jésus-Satan. La fille tombe enceinte,
fait aux autorités allemandes. Ironie tragique : les déserteurs de Vhomme s’enfuit, la mére est en butte aux sarcasmes des villageois
Parmeée n’étaient, eux, pas extradés. On se dit : il y a l4 matiére 4 un obtus. Le chantre de la paroisse a également comme il se doit un réle
bon seénario, il est en effet trés précis, trés efficace. On se dit : ily ala trouble dans l’affaire. On retrouve dans Le Grand paysage d’Alexis
matiére 4 un bon film, le film est en effet trés honnéte, bien interprété, Droeven le méme maniérisme dans son traitement, en somme une
réussissant souvent a étre réellement touchant méme si les situations et pareille ambition a restituer les charmes agrestes tels que les concoit
les personnages sont un peu clichés. Difficile d’ajouter autre chose. un artiste citadin. On ne peut bien sir nier que ce soit parfois beau,
L’honorable, c’était également A /a recherche de la famine, le nou- mais cela ne suffit pas 4 faire un film, et la solution — je parle du
veau film de Mrinal Sen, lui aussi récompensé. Le propos est ambi- second film — n’est pas de coller une voix off sur les images. Inter-
tieux, la forme trés maitrisée, trés élégante et pourtant le film n’est pas prété par Jerzy Radziwilowicz dont on a peu l’occasion d’apprécier les
satisfaisant. Une équipe de cinéma débarque dans un village, disputes, talents, Nicole Garcia dont les apparitions sont plutét bréves et Mau-
dissensions, problémes, un comédien s’en va. Le réalisateur décide rice Garrel, le plus convaincant des trois, le film de Jean-Jacques
alors de transformer son sujet et de faire un film sur ia famine de 1943 Andrien souffre d’une construction baclée, de absence d’une direc-
qui a terriblement marqué le village. Réalité et fiction se mélent, tion déterminée et d’une nette hésitation dans les choix esthétiques.
cinéastes et villageois s’affrontent, les uns ne comprenant pas ou On se pose souvent la question d’ot va le film : est-ce une fiction sur
n’admettant pas le systéme de valeurs des autres. Chacun s’interroge arri¢re-fond politique d’un probléme de cléture entre deux commu-
FESTIVALS

I Minestrone de Sergio Citti Der Neger Erwin de Herbert Achternbusch

nautés linguistiques ? Est-ce un film dénongant fes travers de l’Europe


Verte ? Est-ce l’itinéraire du fils ? Est-ce celui du pére ? Un film sur la
mort du pére, alors ? C’est a la fois tout cela et rien de tout cela.

Provocation

Dans le dossier de presse du film de Sergio Citti / Minestrone figure


un texte de Pasolini sur son ancien assistant et co-scénariste ov il écrit
que parmi les gens les plus aptes 4 apprécier son ceuvre se trouvent les
rédacteurs des Cahiers. Je ne sais pas ce qu’il en a été dans le passé
mais, du moins en ce qui me concerne, Ja prophétie s'avére fondée.
Minestrone est pour le moins un objet bizarre, il conte la quéte de la
Nourriture (avec un N majuscule) par une série de personnages étran-
ges allant d’exaltations en privations, d’espoirs fous en désillusions,
guidés par leur appétit. Ils sont deux d’abord, puis trois, puis quatre et
ala fin du film se retrouvent une multitude, Les personnages sont mus
chacun a sa maniére par leur ventre. On comprend que le film de Citti
qui ne s’embarrasse pas de demi-teintes ait pour le moins surpris dans
Je morne panorama de ce festival. J/ Minestrone contrairement aux
autres concurrents n’est certes pas une ceuvre de prestige mais il est le
film d’un cinéaste 4 l’inspiration trés personnelle, franchement margi-
nal et parfois provocateur. Il serait injuste que Citti en demeure a tra-
vailler dans l’indifférence publique et critique. révélé volontairement ou involontairement un des moments les plus
réjouissants du festival. CEuvre diplomatique de réconciliation natio-
Puisque c’est le film de Carlos Saura qui a obtenu l’Ours d’Or du
nale, il raconte sous la forme d’un mélodrame comme !’on n’ose plus
Festival, autant que j’en dise un mot, mais alors briévement. De prisa,
en faire histoire d’une déportée de la période des Cent Fleurs qui,
De prisa (Vite, Vite) ressemble 4 un sondage d’opinion dans un hebdo-
vingt-cing ans plus tard, se trouve réhabilitée (c’est l’*hirondelle du
madaire a gros tirage sur la délinquance juvénile, ses causes et ses con-
titre). La chose se trouve compliquée du fait que sa fille est entre-
séquenices. Tout y est, les cités-dortoirs, la banlieue, les petits coups
temps tombée amoureuse du fils de son délateur. D’autre part lorsque
réussis, puis les plus gros coups, la maladresse fatale et la cruauté dela
cette derniére se casse une jambe le chirurgien se trouve @tre l’ancien
police qui les abat. On a droit 4 des Space Invaders, A de la disco, et 4
amant de sa mére qui l’avait abandonnée lorsqu’elle avait eu des pro-
la naiveté des relations amoureuses adolescentes, C’est évidemment
blémes de nature politique. La derniére demi-heure se passe quasi-
observé par le regard humide d’un libéral bon ton. Les jeunes en ques-
exclusivement en pardons et en pleurnicheries. La conclusion, tout-a-
tion ont beau étre antipathiques, passablement imbéciles, leur age.
fait inattendue, est que le commissaire politique du patelin de Mongo-
excuse presque tout, la psychologie et le systéme le reste. L’image est
lie extérieure ott Hirondelle a été déportée finit maintenant qu’elle est
laide et le récit prévisible d’un bout 4 l’autre. Peu digne d’intérét est
réhabilitée 4 lui avouer son amour aprés vingt-cing ans de silence
également la farce d’Herbert Achternbusch Der Neger Erwin qui a
pudique. Ils s’éloignent dans le dernier plan 4 cheval vers la steppe qui
pourtant provoqué Vhilarité du public berlinois. Se voulant cinéaste
aprés tout n’était pas si mal que ¢a. Si on fait abstraction de son pro-
bavarois Achternbusch désire s’inscrire dans une tradition populaire,
pos, le film est plein de qualités. Cela dit, il est inutile d’avoir le seul
en fait il appartient 4 une sorte de constellation de la démagogie of
laboratoire Technicolor du monde pour tirer des copies aussi ignobles
Charlie Hebdo tiendrait.une place de choix. Son public est comme il se
que celle qui a été projetée 4 Berlin. Le réalisateur Fu Jinggong a tenu
doit fidéle et s’esclaffe bruyamment a toutes ses clowneries et ses bons
une conférence de presse. Un journaliste lui a posé la question de
mots. Ca a été le cas non seulement durant 1a projection du film mais
savoir pourquoi Reviens Hirondelle était son premier film (il a
encore durant la conférenfe de presse oti le cinéaste s’est révélé un
quarante-cing ans}; Fu Jinggong est sorti de I’école de cinéma en
individu aigri, assez déplaisant, n’évitant jamais une pointe facile ou
1966. Manque de chance.
une attaque basse contre ses confréres. Cela dit, if a fait monter des
caisses de biére 4 l’intention des journalistes afin — sans doute —
d’encore détendre l’atmosphére. Reconnaissant, je dois bien admettre Dans l’avion du retour en faisant les comptes et en distribuant les
avoir souri a certaines de ses pitreries. I] reste néanmoins que le film plus et les moins, il apparaissait trés clairement que !a partie la plus
est indéfendable aussi bien dans sa forme que dans son propos. médiocre du Festival de Berlin était bel et bien la sélection officielle
qui n’a pas su révéler un auteur, découvrir un film et n’a fait que pro-
Réjouissance voquer la somnolence de l’assemblée qui se retrouvait pourtant fidéle-
ment tous les matins et aprés-midis an Zoo-Palast. Cela dit, je n'ai pas
Je gardais pour terminer le film envoyé de Chine Populaire, Reviens perdu mon temps, j’ai vu La jeune femme au collier de perles de Ver-
Hirondetle de Fu Jinggong qui a défaut d’étre un grand film s’est Meer au musée et puis Checkpoint Charlie et les miradors. O.A.
BERLIN 81 43

RETROSPECTIVE :
LES CINEMAS D’ASIE DU SUD-EST
Entreprise fort louable, la rétrospective des cinémas d’Asie du Sud-
Est a Berlin n’était pas exempte du laisser-aller qui a marqué cette
manifestation. Je pense a l’inégalité des films présentés et au caractére
hermétique des critéres ayant présidé a leur sélection. La caissiére
revéche et les projectionnistes déficients étaient en prime.

Trois films de Hong-Kong


Larbitraire des choix a néanmoins permis d’ouvrir 4 un cinéma
essentiellement populaire les portes d’un festival international, terri-
toire généralement exclusif d’une production plus diplomatique. Ainsi
Vexemple de Dangerous Encounter-First Kind, le titre a lui seul est
déja tout un programme, sorte de yakuza chinois tourné A Hong-Kong
conservant toute la virtuosité technique du genre. Ouveriement bati
sur les effets les plus clinquants, les prodédés les plus bas, le film n’a
pour autre ambition que son efficacité immédiate, On multiplie donc
les temps forts, les séquences choc, les inserts d’abomination, tou-
jours crescendo. Résultat, le récit est d’une incohérence parfaite rele-
vant plutét de Ja logique d’engrenage d’un cauchemar que de toute
autre esthétique connue, Cette syntaxe n’est pourtant pas dénuée
d'attraits et de nombreuses inventions sont plutét brillantes. Il y
aurait des paragraphes a écrire sur la représentation des Américains
dans le film de Tsui Hark. ce sont explicitement les GI’s du Vietnam,
rendus fous par le climat, la tension et Pabus des drogues. Ces brutes
blée de tani de malheurs, son amie la prostituée sombre dans l’ivro-
sanguinaires dirigent on ne sait quel trafic monstrueux et se couvrent
gnerie la plus irrémédiable. Bien entendu, le leitmotiv du film est
de peintures de guerre avant le combat. Ils paraissent pour un public
Pincompréhension de tous vis-a-vis de l’acharnement de Thongpoon

|
asiatique générateurs d’épouvante au méme titre que les loup-garous
qui leur semble démesuré, Ces gens sans sensibilité ne voient pas que le
dans nos contrées.
taxi de Thongpoon c’est le symbole de toute sa vie, c’est son indivi-
The Sword, sorte de film de cape et d’épée médiéval de Patrick
dualité qu’il tente de préserver face 4 un systéme qui I’écrase, que le
Tam, souffre de son ultra maniérisme mais a pourtant ses moments.
vol du taxi c’est image de toute la détresse métaphysique de homme
De nouveau une fiction inexistante et des personnages nujs animés par
jaune gui, a la lueur de ce film, apparait incommensurable.
un embrouillamini de motovations contradictoires. C’est encore une
fois la construction qui est la plus surprenante pour un spectateur Lino Brocka, tout de suite !
européen, elle est plutét musicale que dramaturgique: certaines plages
plus lentes sont comme des couplets dont les combats seraient le Tl faut noter que cette sélection somme toute marginale n’en a pas
refrain. On aurait de Ja peine a nier la virtuosité de ces morceaux de moins apporté un des deux plus beaux films de ce festival, Ang Mana-
bravoure rythmés par les SSSSSHSH du frottement des lames et les nanaw (La danseuse) de Lino Brocka (Vautre étant Berlin, Chamisso-
FFFFRRRFFF du battement d’amples étoffes, mais il y a sans doute platz Vadmirable nouveau film de Rudolf Thome dont Yann Lardeau
1a plus d’artisanat que de réelle inspiration. Cela dit, ce n’est pas moi parle plus longuement dans ce méme numéro}.
qui irai reprocher 4 Patrick Tam les’ situations et les dialogues de Il s’agit sans doute d’un des films les plus aboutis de Lino Brocka
yoman-photo qui émaillent son film et iui conférent un certain dont Poeuvre, au fur et A mesure qu’on la découvre, semble de plus en
charme. plus proche de celle de Fassbinder. Méme prolixité, méme attache-
Du troisiéme film de Hong-Kong, le pitoyable Million Dollar ment a la forme du mélodrame référentiel décalqué d’Hollywood et
Snatch, il n’y a strictement rien a dire de quelque point de vue que ce acclimaté (on aurait du mal a ne pas déceler Jes similitudes entre La
soit. La représentation thailandaise, fort imporrtante a cette rétros- Danseuse et Party Girl de Nicholas Ray, d’autant plus qu’on a eu
pective, incluait deux films de Chatri C. Yukol qui se trouvait égale- occasion de le voir récemment) enfin, méme sous-jacence de l’homo-
ment étre membre du jury de la compétition. J’ai vu le second, The sexualité aussi bien dans l’hystérie des rapports que dans la représen-
Citizen, qui date de 1977. Encore un film en scope comme les trois tation des corps. Seulement Lino Brocka, 4 sa maniére, est plus immé-
dont j’ai parlé jusqu’ici. I] semblerait que pour de multiples raisons, diatement universel que Fassbinder, parce qu’il y a en lui une compo-
qui doivent d’ailleurs toutes provenir de Pimpression de richesse que sante de populisme balzacien qui est aussi 4 l’évidence un des grands
procure le format, le scope soit de loin le mode d’ expression favori du thémes asiatiques. La Danseuse fonctionne évidemment sur des rap-
cinéma populaire asiatique. Ce n’est pas le seul point qui rapproche le ports de domination et de soumission toujours liés soit au sexe soit a
film de Chatri C.Yukol des archétypes d’une production de méme Vargent, soit aux deux. L’ensemble aboutissant 4 l’équation
provenance: l’emploi de l’anecdote du Voleur de bicyclette est de amour + sexe sans argent et ne peut donc étre une proposition viable.
méme trés éclairante. Le héros, Thongpoon Kokpo ( c’est le titre ori- La danseuse ne sera jamais heureuse avec le mannequin, son amant de
ginal du film et celui de la chanson du générique ) réunit toutes ses coeur, qui n’a qu’une vie misérable a lui offrir dans un ignoble taudis.
économies, va jusqu’a monnayer ses objets personnels les plus chers, Alors que le barbon qui !’entretient en échange d’une soumission
afin de s’acheter le taxi garant de sa subsistance future et de son totale propose une alternative bien plus intéressante:
escomptée ascension sociale: ce sera bien sGr le début de ses malheurs. sexe +argent-—-amour, Tout le film est construit sur la fatalité qui
Tongpoon tombe amoureux d’une prostituée alcoolique, on l’escro- raménera la jeune fille au vieillard avec approbation totale du spec-
que, on lui vole sor taxi, on le frappe, on le frappe de nouveau, on le tateur, admetiant que n’importe quoi vaut mieux que d’étre misérable
bat férocement. Armé d’une obstination terrible le malheureux taxiste a Manille. Dénué de moralisme le film parvient 4 rendre avec une
reléve chaque fois la téte et chaque fois retombe. De désespoir il siireté rare le chemineiment humain, naturel, d’une destinée ne devant
deviendre l’assassin des membres du gang hyper-organisé qui est a se révéler tragique qu’au recul. Trés traditionnellement construit,
VPorigine de toutes ses souffrances. Il est arrété par la police alors que filmé avec précision, La Danseuse est un film immédiatement con-
la caméra panoramique sur son taxi en miettes qui a manifestement vaincant dont il est impensable qu’il n’atteigne pas le public européen,
servi 4 extraire quelques piéces détachées avant d’étre détruit. Acca- ou plus précisément parisien, On attend avec impatience. O.A.
44 FESTIVALS

[.Bis BERLIN 81
PAR YANN LARDEAU

Une rétrospective Manoel de Oliveira en présence de l’auteur, le


cinéma africain (des Afatires Fous de Jean Rouch 4 Tiempo Muruiile
de Rui Duarte en passant par un hommage 4 Oumarou Ganda, héros
de Moi, un Noir et pionnier du cinéma nigérien récemment décédé),
les cinéastes noirs américains (Bush Mama, Street Corner Stories, et
Killer of Sheep primé par la critique), les cinéastes indépendants
anglo-saxons caractérisés par une égale propension a fabriquer des
images de faible intensité, décolorées, 4 la consistance fragile, sans
épaisseur, au cadre aléatoire, bref, appropriées pour une nouvelle
génération de spectateurs madelés par les balbutiements en couleurs
de la télévision, (De Dialogue with a Woman Departed de Leo Hur-
witz a Empty Suitcases de Bette Gordon, Amy ! de Laura Mulvey et
Peter Wollen, Sigmund Freud’s Dora de Pajaczkowska), le cinéma
indépendant belge (Symphonie de Boris Lehman, Bruxefles-Transit de
Samy Szlingerbaum, tous deux centrés sur les conditions de survie des
Juifs sous Occupation) : tels étaient les principaux volets des Jour-
nées du Forum, Si ces journées ont confirmé le talent de cinéastes déja
connus, elles furent par ailleurs sans véritable surprise.

Répétition générale

Werner Schroeter était doublement présent avec Weisse Reise et Max Frisch, Jounal [-ff de Richard Dindo
Répétition générale, que les Parisiens ont récermment pu voir au festi-
val du cinéma allemand organisé par le Théatre des Amandiers 4 Nan- céde d’une démarche classique de roman policier (Farewell my lovely).
terre. Dans ce dacumentaire subjectif sur le Festival de Nancy, 1980, Le cinéma documentaire a rarement atteint un tel degré de fiction,
Schroeter tout en faisant une critique filmée des différents spectacles, puisé, jusque dans la texture des supports, une si forte charge d’émo-
réemploie simultanément ses matériaux, interviews, portraits d’artis- tion d’images et de propos biographiques extrémement banaux dans
tes, extraits de spectacles, 4 ses propres fins dramatiques de représen- leur manifestation.
tation de l’amour et de la guerre, de la haine de l’Allemagne, Le film
est aussi, sur le mode burlesque, une réponse a la projection frontale Limites
du Hitler de Syberberg. La musique de Puccini, de Mahler, de
Mozart, de Beethoven, apporte peut-étre une solution a cette question On attendait beaucoup de Limites, film d’avant-garde de Mario
spécifique du cinéma de Schroeter : comment renover aujourd*hui Peixoto réalisé en 1930 et que les historiens considérent comme le pre-
avec la tradition du burlesque, comment donner la parole a des sil- mier film brésilien. Une vague intrigue de passion amoureuse sert
houettes irréelles vivant A un rythme de 16 images/seconde 7 d’argument 4 un montage de formes et de rythmes largement inspiré
des futuristes, Ruttmann ou Vertov. Une composition abstraite des
Max Frisch Journal 1-11 plans qui fait de toute variation de lumiére, de tout détail, un événe-
ment, des cadres et des angles de prise de vue inattendus sont chargés
L’adaptation cinématographique du Journal de Max Frisch d’exprimer idéalement le désir, l'amour, la jalousie, la mort, le
(1946-49, 1966-71) par Richard Dindo repose, dans une tentative simi- remords, par refus de toute représentation romanesque., Cette dépense
laire A Fluchweg nach Marseille de Gerhard Theuring et Ingemo photogénique n’évite pas l’écueil d’une redondance des images ot Ie
Engstrém, jes rapports de l'image au texte, du cinéma 4 la littérature : montage s’essouffle, mollit par perte de sa nécessité. Bien que ce ne
le film est un enregistrefment de traces sonores et visuelles, non Vilhus- soit pas 14 le chef d’aeuvre promis, cet excés fait assurément )’origina-
tration d’un propos, ni un mode dramatique de représentation hérité lité de Limites dont la valeur historique est indéniable.
du théatre. A partir du souvenir central d’une rencontre fugitive, celle
de Lynn, au cours d’un bref séjour aux USA en 1974, Max Frisch Shamans of the Blind Country
interroge tour a tour la complexité affective de ses liens avec les fem-
mes, avec son pays (avec la notion de patrie), avec lécriture. Retrou- L? Akademie der Kiinste était comble pour la projection de Shamans
ver ’image de Lynn, c’est aussi faire la vérité sur soi-méme. Le pré- of the Blind Country, film ethnographique de Michael Oppitz sur le
sent, action du film, c’est le temps du tournage, l’état des lieux et le chamanisme chez les Magar du Nepal, coproduit par l’Allemagne et
recueil des témoignages, la lecture du Journal comme chemin de piste les USA. La salle n’a pas désempili en dépit de la longueur du film
pour remonter de Montauk jusqu’a Lynn aujourd’hui, jusqu’a Max (prés de quatre heures). C’est que tant du cdté de l’action que du cété
Frisch lui-méme. C’est pourquoi Max Frisch n’apparait qu’au passé, du filmage, il arrive toujours quelque chose. Le film est construit en
toujours par Pintermédiaire de documents vidéos, d’archives de télévi- deux parties : la premiére décrit les réles sociaux des shamans, la gué-
sion ; c’est pourquoi Lynn n’est qu’un point aveugle, une silhouette tison des malades, l’exorcisme des Ames, les sacrifices et les transes,
minuscule dans un film Super 8 de Max Frisch au départ, une cheve- les rites agraires et de chasse ; la seconde relate les différentes étapes
lure rousse traversant une rue de New York a la fin, Les extraits du @une initiation, du noviciat 4 la cérémonie consacrant, devant tous,
Journal, les témoignages de Kite, Ja fiancée juive de 1936, de sa les pouvoirs du nouveau shaman. Une longue introduction, queje n’ai
femme, Marianne, les portraits de la poétesse autrichienne Ingeborg malheureusement pas pu comprendre, situe, 4 l’aide d’extraits des
Bachmann, de Bertolt Brecht, les films et les photos souvenirs, les séquences a venir, les activités magiques dans leur contexte géographi-
images des lieux visités, tout cela s’assemble ici comme fes piéces d’un que, social et religienx. Le commentaire laisse par la suite place a
puzzle ou se cache la vérité du Journal, l’origine de sa création litté- Vinformation visuelle et au son direct, 4 la langue vernaculaire tra-
raire. La construction dramatique du film, doublement décalée par duite en sous-titres. Nul doute que le relief de 1’ Himalaya aide a Ja
rapport aux événements cités et parrapport au Journal Iui-méme, pro- beauté des images, mais c’est le mérite de Michael Oppitz de n’avoir
BERLIN 81 45
manque Je recul nécessaire pour embrasser le champ de la féte dans sa
globalité et pour relier ses différents pdles entre eux. Le film s’achéve,
aprés ce tumulte, par la retraite d’un shaman, loin des hommes, pour
écouter les présages de la nature, la caméra tentant de capter dans le
paysage les signes de cette langue secréte.

Berlin-Chamissoplatz

Berlin-Chamissoplatz, le dernier film de Rudolf Thome, était


incontestablement le meilleur film de la sélection du jeune cinéma alle-
mand présentée au Broadway. C’est la chronique d'un amour en
1980 : celui de Martin Berger (Hanns Zwischler), la quarantaine, ama-
teur de vin, responsable de la rénovation de Chamissoplatz, pour
Anna Bach (Sabine Bach), étudiante en sociologie et militant active-
ment pour la préservation des lieux, caméra-vidéo au poing. Les amis
d’Anna profitent de sa liaison pour utiliser, 4 Pinsu de Martin Berger,
les renseignements qu’il leur a fournis. On retrouve ici tous les thémes
caractéristiques de Thome, une mise en scéne qui retravaille constam-
ment les mémes situations et les mémes espaces : avec la rénovation et
Varchitecture, le théme de l’utapie et de la madernité, avec Pamour de
Bertin Chamissoplatz de Rudolf Thome Martin et d’Anna, celui des alliances et des ruptures, la négation de
toute filiation et de toute histoire. L’amour de Martin et d’Anna
pas abusé du paysage : les scénes les mieux réussies du film ont été rompt ou déplace Jes alliances précédentes : celles de Martin avec son
tournées 4 Pintérieur ou a proximité immédiate des maisons. L’équipe associé, avec sa femme divorcée, celles d’Anna avec le comité de
ne disposait apparemment que d’une caméra dont Jes déplacements défense du quartier et avec son amant. Chamissoplatz obéit aux régtes
latéraux saisissent par le menu les techniques rituelles, leur espace, dun cinéma littéral, ob tout se donne immédiatement 4 voir, adhére &
leurs gestes et leurs points d’application, les différents protagonistes la surface de l’image sans faux suspense ni signification cachée. Outre
(medecine-man, assistants, patients, famille et spectateurs, outils...). la richesse visuelle de la mise en scéne, la gaucherie des gestes, la
Une constante attention aux bords de l’image, le contournement des pudeur des comportements, la naiveté des sentiments et la logique
difficultés d’éclairage et de mobilité par une composition en clair- d’une action dont les partenaires ne sont plus majitres, y acquiérent
obscur, intensifient le contenu des plans en rendant sensible la vie pro- une émotion essentielle, de plus en plus rare au cinéma. Chaznisso-
pre aux images, leur temps de formation physico-chimique. Cette platz o’a sans doute qu’un défaut : la musique, envahissante, tend @
patience et cette proximité physique expliquent vraisemblablement la recouvrir cette émotion propre aux images. La rapidité des
confusion. de la cérémonie collective qui clét l’initiation chamanique a enchainements, héritée de Hawks, la déflation de toute dramatisation,
la fin de la deuxigme partie. Suivant de trop prés ses personnages, inspirée d’Ozu, aboutissent 4 une fiuidité du montage, dont Thome a
Michael Oppitz s’est laissé prendre de vitesse par les événements ; il lui Je secret, et A un accord complet du temps du film 4 son propos.

Il. ROTTERDAM 81
PAR CHARLES TESSON

Par sa situation dans le calendrier des festivals (t6t dans l’année, ren, relativement aux films projetés, ménage toujours chez le specta-
avant Berlin), et vu le désir de montrer des films (d’ot les sous-titres teur le désir d’y aller voir.
en hollandais) qui anime en premier Monica Tegelaar et Hubert Bals, Des films venus de tous les horizons, de toutes les langues, il s’agit
on dénombrait, a Rotterdam, aussi bien des films ayant circulé en 80, moins, en raison du choix des sous-titres et des épisodiques traduc-
et d’excellents comme Le Mystére d’Oberwaild d’ Antonioni, que des tions en anglais, d’en étre |’interpréte que l’entendeur. De faire de cet
inédits. Que ces derniers soient moins nombreux, cela témoigne de la obstacle un angle possible de vision. De voir justement, dans un film,
difficulté 4 prendre de Pavance sur d’autres festivals (1) tout en vou- quand, comment et pourquoi, on (une personne, un acteur, une lan-
lant, auprés de son public, réparer les carences de ja distribution. Rot- gue) vous parle, Si bien que, tout en se livrant 4 des recoupements
terdam ne vit pas sur des avant-premiéres de prestige mais avec des nationaux, il est tentant, dans la gymnastique permanente enire les
cinéastes et des films, loin des grands circuits et des modes. Loin de films, de pointer ce qui se reconduit différemment. Quoi de commun
Manhattan, film quasi-emblémique (tout un programme !) du terrain entre Lech Walesa et Howard Vernon, entre Frangoise Claustre et Isa-
occupé par cette manifestation, belle Huppert ? Rien, sinon qu’une fois 4 l’écran, on peut toujours
Difficile, en tout cas, 4 moins d’étre un fonctionnaire résigné ou un juger de leur performance, voir s’ils passent bien le cap de Vimage. Et
stakhanoviste aigri, de ne pas tomber sous Je charme de ce festival. vu l’hétérogénéité de la programmation, cette expérience aura été pas-
Cela tient au « Lantaren ». Tout le contraire d’un « complexe ». En sionnante. Car justement, l’une des tendances qui s’est affirmée 4
fait, un endroit vivant et animé, un lieu de rencontres, Beaucoup de Rotterdam, c’est bien le retour, jusque dans la fiction, A un cinéma
cingastes et d’acteurs 4 Rotterdam, en permanence, chaque soir pré- dacteurs entiérement renouvelé et regénéré par les voies du
sents aux fameuses « discussie ». Plus important, l’espace du Lania- documentaire.

(1) Sur cette idée, on se souvient qu’au dernier festival de Cannes, Rotterdam et le Forum Janusz Kijowski et Krzysztof Kieslowski
de Berlin avaient montzé teurs films. $i l'expérience ne sera pas renuvelée cette année,
l'idée fait son chemin car un autre projet, plus ambitieux, est en vue pour 1982, V’année of
sera ouvert le nouveau palais. « Patronnés » par la SRF, i] serait question que Rotterdam
De tous les panoramas nationaux (2), la Pologne, en raison de
et Je Forum hberitent du Star tout en gardant l’entiére initiative dans fe choix de Ja program- Pactualité, était au centre des écrans et des débats. Je retiendrai sur-
mation. A suivre, done. tout Index de Janusz Kijowski, le réalisateur de Kung-fu. Trés sobre,
FESTIVALS

index de Janusz Kljowski Tranquillité de Krzysztof Kieslowski

sans effets de mise en scéne, le film raconte histoire d’un étudiant qui voit). Puis le film s’achéve sur la chute de Dutronc, renversé par une
a des difficultés pour trouver un emploi de professeur. Un peu sur la voiture.
bréche (il refuse tout compromis), mis & l’index. On le voit dans une En regardant ce film, Godard dit qu’il a l’impression de se trouver
longue discussion avec le directeur de l’école puis, une fois embauché, devant une télé of il changerait de chaine toutes les dix minutes. En
avec ses éléves. Tous ses problémes rencontrés dans la recherche d’un revanche, le public, l’interrogeant sur le choix judicieux des extraits,
travail génent sa vie affective (il vit partagé entre deux femmes), a se Montrera fort dégu, tout en restant un peu sceptique, quand
moins que ca ne soit l’inverse. Disons qu’entre les deux I’équilibre est Godard lui répondra que tout a été fait au hasard. J’y vois plutét le
difficile, malaisé, car ce quotidien, si le personnage le vit mal, la désir de ne pas céder au jeu du commentaire, a ]’inventaire des corres-
camera le cadre plutét bien. pondances, fines ou larges. Godard préfére parler, 4 partir de son
En plus des trés bons courts-métrages de Krzysztof Kieslowski, le fitm, du travail de Pamour, et, chez Eisenstein, Keaton et Birkut, de
public de Rotterdam a vu Tranquillité, un film récemment libéré par amour du travail. De voir ainsi « le mal que l’amour fait 4
la censure polonaise et programmé récemment a Ia télévision (voir Tamour ». De cette expérience, je retiens l’étrange impression, en
« Gdansk », Cahiers n° 317). Sur le théme de la corruption, la problé- 1 h 30 (9 fois 10 minutes, soit la durée de Sauve qui peut), d’avoir yu
matique de Kieslowski s’avére beaucoup plus complexe et plus retorse tout le film. Une traversée généalogique et géologique. Ce sentiment,
que celle de Zanussi. Si Pouvrier est corrompu ou accepte de [’étre, pour la premiére fois, de voir un film (et c’est bien le cas), dans ses
c’est moins au regard d’uue échelle de valeurs (une question de droi- plans de coupe.
ture, de sainteté) que pour des démélées qui en atterrent plus d’un.
Car s'il accepte de se livrer a l’odieux trafic que lui propose son Godard-Huppert : le client, la comédienne
patron, c’est aussi, outre les avantages, l’amitié, parce qu’il y est tenu et le maquereau
par un systéme de deties. En effet, asa sortie de prison, c’est ce patron
qui a accepté de l’embaucher, lui a trouvé un logement, avancé de « Spécial cinéma » est une émission diffusée 4 la télévision suisse a
Vargent. Tout le probleme de l’ouvrier, c’est d’estimer sa dette une heure de grande écoute. Qu’elle consacre 1 h 30 4 Sauve qui peut
(jusqu’ol et 4 quel prix ?) pour essayer de s’en défaire tout en ayant (la vie) au moment de sa sortie commerciale, en diffusant de larges
conscience, en agissant ainsi, de s’attirer les foudres de ses collégues. extraits, c’est trés bien. Deux moments 4 retenir dans cette émission.
Pas si simple, pas trés reposant, mais passionnant. Godard regu dans le bureau de lanimateur, un bureau de directeur
(comme celui d’Amstutz dans fe film), et qui s’asseoit en face de lui, en
invité, « en client », pour répondre sagement aux questions qu’on lui
Sauve qui peut {la vie), « Edition spéciale »
pose. Plus intéressante est sa conversation avec Isabelle Huppert,
Cette « édition spéciale » de Sauve qui peut (la vie) n’est que la con- face 4 face autour d’une table, puisque Godard en est le metteur en
scéne : elle est cadrée de face et lui, de dos, en amorce. Godard com-
tinuation du projet « Introduction 4 une véritable histoire du
cinéma ». A partir des films disponibles 4 Rotterdam, Godard inter- mence par cette remarque : un cinéaste rencontre toujours son actrice
calait 10 minutes de Sawve qui peut avec 10 minutes d’un autre film. pendant le tournage, jamais entre deux films. Et elle de répondre que
En voici le découpage. On commence par « L’Imaginaire », Nathalie fui, justement, quand it demande 4 la voir entre deux films (elle jouera
dans son prochain), ¢’est pour mettre entre eux une caméra, faire en
Baye a Ja campagne, l’imprimerie, pour enchainer sur la procession
dans La Ligne générale et la séquence de l’écrémeuse. Retour 4 sorte qu’il y ait toujours du film. Godard regrette un peu que, dans
Dutronc sans Duras, le repas avec sa fille, puis, avec N. Baye, la ques- son film, elle proméne toujours cette mine un peu triste et désabusée.
tion de leur appartement. Keaton débarque alors (dans Cops), prend Il aurait aimé la voir, par moments, comme dans cette scéne de petit-
les meubles, s’occupe du déménagement et traverse la ville de part en déjeuner avec un client, ne serait-ce que par un léger sourire, montrer
part. « Le Commerce » : Dutrone et Huppert 4 l’hétel et toujours dans son travail les instants agréables, le plaisir pris, malgré tout, a le
cette petite annonce, l’appartement de 4 piéces. « Le Commerce » faire. A évoquer cette scene — et il se trouve que le dispositif de celle
(suite) : un extrait de La Terre tremble, cette longue conversation du tournage Ja cite complétement — Godard, comme sil était le
entre les deux fréres of l'un décide d’aller se vendre a la mafia. « Le client, commence 4 raconter l’histoire de la cigale qui, ayant festivalé
Commerce » (encore) avec la scéne de bureau dirigée par Roland tout été, rentrant de Cannes en Rolls, rencontre la fourmi, etc... Isa-
Amstutz puis l’arrivée de Huppert au moment ot Dutrone se jette sur belle Huppert rit de bon coeur. Et nous avec. Mais soudain, on la sur-
Nathalie Baye. Arrivée de L’Homme de marbre : des documents sur prend, légérement coincée aux entournures. Ca se voit bien a l'image,
dans ses furtifs regards-caméra, dans son expression quelque peu
Pascension de Birkut (son installation dans un appartement avec sa
femme) et sa chute. Puis Krystyna Janda se rend 4 l’aéroport pour figée, brusquement sur la défensive, Elle ne sait plus du tout ot elle
aller au devant d’un cinéaste (et celui-la, contrairement 4 Duras, on le est, lA, maintenant (sur la scéne de tournage ou dans une scéne de
Sauve qui peut ?), encore moins sur quel pied danser. Piége ?
Méfiance ? Pour qui me prend-il ? A qui il s’adresse, 4 moi, a l’actrice
@) Il y avait également fe Japon, dont une importante et trés intéressante rétrospective
consacrée & Shoei Imamura. J’y reviendrai dans un prochain numéro, au moment of son ou aul personnage ? Le systéme mis en place par Godard est plus que
dernier film Zijanaike sera présenté & Cannes, pervers car s’il est le client dans l’énoncé, il reste toujours le maque-
ROTTERDAM 81
reau dans l’énonciation. On pense ici a La Direction d’acteurs par
Jean Renoir, le court-métrage de Giséle Braunberger, dont cet épisode
n’est que la version un peu plus cruelle, juste pour en dire la profonde
vérité : le cinéaste mimant la scéne, donnant la réplique pour aider le
comédien et en vue de produire un effet, de le cueillir avant méme que
ce dernier réalise quoi que ce soit. En effet, Isabelle Huppert a envie
de rire 4 histoire de Godard (effet de réel tres fort au moment du
tournage) tout en ayant brusquement le sentiment d’étre (prise pour)
la prostituée du film, de faire maintenant, sans s’en rendre compte, ce
qu’elle aurait di faire avant. Et ga continue lorsque Godard luiprend
délicatement la main et dit que son geste, en tant que client, c’est de
Pamour, alors que le sien, en tant que prostituée, c’est du travail.
Mais on voit bien, a l’écran, de part et d’autre, que, dans ce geste,
autre chose passe : tout ce qui peut passer justement, Je temps @’un
film, entre un cinéaste et une actrice. Comme on dit, en direct, sous
Peeil de la caméra, un trés grand moment de cinéma.

Ruiz et Rivette ménent I’enquéte

Peut-on parler d’un feuilleton comme Le Borgne aprés avoir seule-


ment vu les trois premiers épisodes ? Oui, dans la mesure ot, pour
Ruiz, selon ses propres termes, le feuilleton comme genre est un projet
« moliniste » : ensemble du film se réécrit 4 mesure, il finit et recom-
mence 4 chaque moment, a chaque épisode. Par contre, chaque épi-
sode est concu sur le mode « thomiste » : une structure de canflit,
avec un protagoniste et un antagoniste, un cinéma du bilan final dans
lequel, a la derniére image, tout est tranché, Pas vraiment en fait (@’ou
l'idée de feuilleton), comme dans ce dernier plan de La Vocation sus-
pendue ow l’on ignore toujours si frére Jéréme, au regard de Dieu, est
sauvé ou condamné, Le Borgne est inracontable : impossible suite du
Colloque de chiens (rechercher et rassembler les morceaux épars d’un
cadavre dont l’épicentre serait un point aveugle, ou borgne juste-
ment), avec un Jean-Christophe Bouvet tout droit sorti de La
Machine. Le Borgne est un nouveau guide du Paris mystérieux, une
succession d’étranges phénoménes, d’aventures rocambolesques,
comme dans ces feuilletons de la fin du XIX*. Ruiz dit réaliser ses tru-
cages au tournage et, dans Le Borgne, tous les dédoublemenis et
surimpressions de visages sont parfaitement réussis. Ce qui séduit sur-
tout, c’est qu’en jouant a l’infini avec des figures, des situations (éco-
nomiquement parlant, il les épuise jusqu’an bout), Ruiz fait de ce jeu
le principal véhicule des désirs et des sentiments. La brillance du Bor-
gne n’est ni séche ni écceurante car le pari de Ruiz — et il est un des
rares a le tenir aussi bien et aussi loin — c’est de matérialiser cette
émotion, de prendre vraiment le style pour de la forme. La forme visi-
ble de 1’émotion.
Dans Merry go round de Jacques Rivette, Léo (Maria Schneider) et
Ben (Joe Dallessandro) recherchent David Hoffman, mystérieusement
disparu dans un accident d’avion. Mais on ignore, en brouillant les
pistes, sil n’a pas cherché 4 s’enfuir avec une somme d’argent. Un
premier rendez-vous est pris, séparément, au méme endroit et a la
méme heure, mais Hoffman n’est pas la. Un couple se forme par
Venquéte et commence alors un long parcours, un renvoi sans fin de
cases vides en rendez-vous manqués, jusqu’a la rencontre finale. Le
film coule bien (plans larges, lents mouvements de caméra amples et
souples) et il est agréable de se laisser porter par lui. Deux réserves
cependant qui ont quelque peu altéré mon plaisir 4 le voir. Autant
Maria Schneider est énigmatique, riche d’un secret dérobé en perma-
nence au regard du spectateur, autant Joe Dallessandro, jamais vrai-
ment alerté, porte mal la fiction. D’ol les quelques ratés dans
Vembrayage de l’enquéte. De méme, si le film joue trés habilement de
discrets déplacements sur la base de constantes répétitions, 4 la lon-
gue, on perd de vue Hoffman, on ne s’intéresse plus & un personnage
qui est 14 pour Ja forme. Un « Mac Guffin » auquel le spectateur ne
croit plus. Ca désinvestit les personnages (la machine fonctionne a
vide) et ¢a retire a la fiction tout enjeu. On assiste alors 4 un jeu de
¥oie a travers Vhistoire du cinéma, 4 un remake de Céline et Julie vont
en bateau mais dans lequel le spectateur ne serait pas embarqué, seule-
ment convié 4 regarder en restant sur la touche. Dommage.
Rouch et Comolli ménent la danse

Rouch n’a pas fini de nous étonner. De passage a l’université de


Leiden, en Hollande, il rencontre ses amis Joris Ivens et Henri Storck. En haut, Le Borgne de
Tl leur demande de venir sur la place de !’église, sur la plage, sur les Raul Ruiz
Au milieu, Carnets de bal
lieux mémes de leur premiére rencontre en 1929. Rouch est avec sa de Jean-Louis Comolli
caméra, filme, et ils évoquent leurs souvenirs. Rassurez-vous, Ciné- A droite, Jean Rouch et
mafia vn’ est ni complaisant ni sénile. Le film est trés beau (plans larges, Joris Ivens
48 FESTIVALS
grande profondeur de champ) et le spectateur s’y sent parfaitement a
aise. On y sent aussi la mer, V’air, le vent, comme dans les extraits de
films montrés (Borinage, Les Brisants et Le Cimetiére dans la falaise).
Rouch s’entretient avec ses amis, leur serre Ja main, tout en les fil-
mant. On ne sait plus trés bien si sa caméra est un personnage 4 part
entiére ou bien si son personnage a lui, c’est sa caméra. Disons
qu’entre le corps de Rouch et sa caméra, c’est un personnage de
cinéma qui se fabrique sous nos yeux. Etonnant aussi comment la con-
versation a Ja terrasse d’un café, par des moyens radicalement oppo-
sés, ressemble beaucoup aux séquences de repas de Filming Othello.
Trés agréable moment passé en compagnie de Simone Réal. Carneis
de bal de Jean-Louis Comolli est un touchant hommage 4 Renoir
Gusqu’au son, trés « vert », prét A se casser, comme dans les Tobis
Klang Film) de la méme facon que La Cecilia était un hommage a
Ford. Un air d’accordéon, une voix, deux pas de danse, et on retrouve
cette ambiance de bals de noces en province, la drague en plus. Mais
comme dit la chanson, « on ne va pas se quitter comme ¢a ». Pendant
Ja discussion, Alain-Ilan Chojnow, le kagemusha de Comolli, man-
daté par ce dernier occupé par un tournage, répondait au public
autant que faire se peut. Le public n’y a vu que du feu, continuant 4
demander : pourquoi avez-vous fait ce film aprés La Cecilia ? Et
méme si on essayait de le dissuader, il persistait 4 croire le contraire.
Puis est arrivée Simone Réal, accompagnée d’Emile Decotty, son
accordéoniste, pour offrir un récital mémorable devant un public ravi
et sidéré. Etrangement, le film semblait se continuer. Oi finit Carneis
reste du film). Mais alors, oft se trouve la bonne distance ? Cette ques-
de bai et o1 commence la vie ? tion, avant que ce soit Biette qui la pose (a lui, au spectateur), c’est
La Captive aux yeux clairs aux personnages du film d’en découdre. Tous ont envie (et intérét) de
s’approcher du peintre René Dimanche pour lui extorquer un aveu :
Voir aujourd’hui Tchad (1975) de Raymond Depardon, alors que
pourquoi a-t-il cessé de peindre pendant huit ans ? I] est vrai que René
Francoise Claustre a disparu des media et que I’affaire est depuis long-
Dimanche (Howard Vernon, excellent dans son réle d’« intoucha-
temps réglée, c’est prendre ce risque. Comment et combien de temps, ble »} n’est pas d’un abord facile et seule Ingrid s’y grillera avec délice
loin de Pactualité et du « scoop », un film de Depardon peut tenir le (voir abolition finale dans la toile, dans du pur décor). Pour d’évi-
coup ? Cette expérience s’est avérée plus que positive. Non seulement
dentes contraintes économiques, le film est entiérement tourné en
le spectateur revit complétement Phistoire mais, alors qu’il en connait
extérieurs. La force de Biette, c’est que cette économie agit sur la fic-
Vissue finale, il se surprend méme 4 marcher, a s’inquiéter pour son
tion. Le spectateur n’entre pas dans le salon ot: sont exposées les toiles
sort. Une véritable capture, comme dans un film d’aventures ot les de René Dimanche pas plus qu’il ne pénétrera dans sa vie. De bout en
événements se succédent 4 toute allure: latterrissage de l’avion, bout, il y a une énigme, un seuil a ne pas franchir. Un secret s’abolit
Vattente, l’arrivée des rebelles, la traversée et !’attaque dans le désert, entiérement dans le corps de la fiction. Car si les personnages ont tou-
etc... Depardon a filmé 4 deux reprises Mme Claustre, a plusieurs jours envie d’en savoir plus, le spectateur, Iui, aimerait autant en
mois d’intervalle, La premiére fois, cadrée en plan moyen, elle répond savoir moins car il a d’abord envie d’en voir plus. A commencer par
A ses questions et lui parle sans s’occuper de la caméra. Elle évoque ses ses toiles.
pénibles conditions de détention, se plaint de tous ceux qui, en France, Pas vraiment de scénario dans Loin de Manhattan mais plutét une
l’ont oubliée et, emportée par ses mots, n’arrive plus 4 dissimuler son suite, un neeud d’intrigues. Beaucoup de bruits et de rumeurs, cété
désespoir. Elle s’effondre, en larmes. La caméra continue de filmer, personnages, et, pour le spectateur, que des informations. Mais des
impassible. L’image dure contre elle, contre sa douleur, presqu’impu- informations, tout le probléme est la, qui ne {ui disent rien. Méme s’il
dique. La seconde fois, quelque chose a changé. Le cadre bien sfir (elle s’agit, pour chaque personnage, d’étre en premiére ligne, bien en vue,
est filmée en plan rapproché et en gros plan) mais aussi le fait qu’elle Loin de Manhattan épingle avec justesse tout un petit monde (journa-
supporte moins bien le gros plan. Pourquoi la premiére scéne remuait- listes, exégétes) que Jean-Claude Biette décrit 4 une échelle microsco-
elle autant le spectateur alors que la seconde, qui devrait étre encore
pique, microbienne méme, tant les esprits sont infectés. A cet égard,
plus émouvante (Ja situation est des plus alarmante car elle risque, les scénes les plus réussies sont les scénes collectives qur'tiennent a la
sous les 24 heures, de se faire fusiller), lest nettement moins ? Cela fois de la comédie légére, fort dréle, et du film d’horreur, de la galerie
tient au fait que la seconde fois, elle s’adresse a la camera. Elle en tient de monstres.
méme le plus ‘grand compte. Sa sincérité n’est pas en cause car ce Biette aime jouer avec les situations. Encore plus avec le spectateur
qu’on voit a l’ceuvre dans le film de Depardon, c’est une ferme qui se
qui, du coup, ne sait plus par quel bout prendre ce film, 4 quelle dis-
met @ jouer pour sauver sq peau. Ce moment oui elle change et ou, a tance se tenir. Lorsque J.-C. Bouvet demande a Ingrid de le masser, le
travers la caméra, elle s’adresse 4 un public potentiel, 4 un spectateur. spectateur n’accorde aucune attention a cette demande somme toute
Elle lance son cri d’alarme, plus pour étre vue et entendue 1a of elle se
anodine. Mais Ingrid s’y refuse, jusqu’A ce que le spectateur finisse
trouve, sous les yeux de Depardon, mais en espérant |’étre, ailleurs. par comprendre (et i] lui faut du temps) et admettre qu’il est absolu-
Du coup, dés qu’on la voit « causer dans Je poste », elle est partagée ment capital qu’elle le masse pour qu’il soit en forme pour réussir
entre ce qu’elle veut dire (et elle en a gros sur le coeur) et ce qu’elle doit Vinterview qu’il doit faire avec René Dimanche. Et qui au demeurant,
dire : le sentiment d’avoir un texte 4 prononcer, d’avoir conscience de malgré ces précautions, sera un bide total. C’est la tout ce qui intéresse
ce texte. Elle produit de l’image, et on réalise, a la regarder ainsi, Biette : jouer avec le retard du spectateur, avec son désir d’entrer dans
qu’elle voit aussi son image se détacher d’elle. Elle en connait aussi la partie sur la base d’enjeux décisifs (un massage pour une interview,
toute la valeur pour qu’au moins, 4 défaut de son corps, on puisse une interview pour un aveu), cofte que coiite, quitte méme 4 ce qu’il
négocier avec. Et on sait justement importance que ces images ont en revienne. Loin de Manhattan est un film entiérement centré sur la
eue dans le réglement de l’affaire. A travers ce processus (modifica-
distance qui le sépare de son spectateur, sur leurs temps respectifs (au
tions dans Jes intonations de la voix, les gestes et le regard), le specta- film et au spectateur), le rythme d’accomodation au régime changeant
teur assiste 4 la fabrication d’un acteur, pas en résistant 4 la caméra
d’une fiction. Pour gagner son spectateur, ni plus, ni moins.
qui le filme mais avec sa complicité. On pourrait appeler Je film de Loin de Manhattan ne dure que 1 h 20 mais if tient bien la distance.
Depardon « La Voix humaine » tant, 4 l*évidence, il s’agit d’un traité, La distance de sa fiction. Biette, en tant que cinéaste, ne tient méme
d'un véritable manifeste sur art du monologue au cinéma. qu’a ga. Il ne joue en maitre a tel point que, d’une scéne a l’autre, le
Connaissez-vous René Dimanche ? spectateur ne sait plus sur quel pied danser, vu que sa place assignée
par le film n’arréte pas de le changer. Et il en redemande, car la petite
Nous sommes « loin de Manhattan » (c’est le premier plan du film, musique distillée par Loin de Manhattan est, en tout points, ravis-
un panoramique sur Paris) mais prés de René Dimanche (c’est tout le sante. C.T.
49

ll. BUDAPEST 81
PAR SERGE DANEY

Un cinéma unijambiste. Un film hongrois, un seul, marche 4 Buda- Kosa - Merkézes (Le Match), film déprimant de Ferenc Kosa, se
pest. Il s’agit d’un petit film en noir et blanc, assez laid, sizné Sandor passe au cours de ]’été 1956. Le match en question, c’est celui que perd
Szalkai et inticulé Kojak @ Budapest. C’est un des quelque vingt films Véquipe de foot locale (en fait : association sportive de la police).
produits en Hongrie en 1980. On y voit un sosie dé Telly Salavas (joué C’est aussi celui que se livrent le président de cette association (en
par Laszlo Imke) se souvenir de ses origines hongroises, revenir au fait : le chef de Ia police locale) et un journaliste qui vient de sortir de
pays, y aider les flics dans une enquéte, tout en luttant contre la Maf- prison. Le premier s’appelle Rigo, le second Balla. Dans la fureur de
fia qui aimerait bien qu’il ne rentre pas 4 New York. Ce Kojak-la n’a la défaite, Rigo a cogné la téte de l’arbitre contre une cuvette de WC et
fait carriére aux USA que parce qu’en Hongrie, on n’avait pas su larbitre en est mort. Balla a surpris la scéne. Les deux hommes se con-
reconnaitre ses dons: on iui avait méme conseillé de changer de naissent et s’opposent depuis toujours : Rigo est un bon vivant, cyni-
métier ! Revenu 4 Budapest, Kojak proméne sur la réalité quotidienne que, corrompu, prét 4 tout. Balla est une sorte de saint maso, incor-
un regard caustique et naif: comment peut-on étre hongrois ? Le ruptible et sinistre. A travers eux, c’est de nouveau au match pureté-
public, qui comprend ce que Kojak ne comprend pas, rit et aime le corruption que nous assistons, comme dans tant de films de l’Est, Or,
film. La critique hongroise est désolée. Les critiques étrangers, eux, ne ce match commence a étre vieux et ses acteurs sont usés. Kosa Jui-
voient pas le film jusqu’au bout : la projection est arrétée faute de méme ne sait trop comment s’en sortir. If invente d’abord une fausse
spectateurs. Je n’ai donc pas vu la fin de Kojak @ Budapest. fin : un gros bonnet de la police fait la lumiére sur l’affaire et entre-
Ce Kojak imaginairement prété par la Hongrie 4 I'Amérique et prend de réconcilier Rigo et Balla au nom d’une raison d’Etat impli-
revenu au bercail pour y triompher commercialement est un bon indi- cite et pragmatique (que pour construire le socialisme, il faut ef des
cateur des difficultés du cinéma hongrois d’aujourd’hui. Comme tous Rigo ef des Balla). Ce serait abject si, in extremis, le jeune fils de Balla
les cinémas des démocraties populaires, le cinéma hongrois marche ne tuait un complice de Rigo qui espionnait et courtisait sa mére. Ce
surtout sur une jambe, celle du cinéma national, Sont « nationaux », meurtre permet de finir, quand méme, sur un « non réconciliés »
indépendamment du succés ou de l’échec de leurs films en Hongrie, les ouvert 4 toutes les interprétations. De justesse. Le filmage de Kosa (on
auteurs assez prestigieux, artistes, voire fous pour représenter la Hon- est loin des Dix mille soleils, malgré une photo due 4 Sandor Sara) est
grie dans les rencontres internationales (cf. Janesé 4 Cannes). Mais il informe, soumis a une recherche abstraite de l’efficacité qui ne fait
manque l’autre jambe, la jambe populaire. Du fait du divorce entre que rendre plus patentes les hésitations du scénario et l’usure du
les deux (il est exceptionnel qu’un film hongrois ne perde pas de projet.
Vargent), du manque de dialectique entre le haut et le bas, le commer- Lagossy - Készéném megvagyunk (Merci, ca va}, second film de
cial et l’artistique, il se passe que la jambe nationale est gangrenée Laszlo Lugossy (né en 1939) est, tout bien pesé, la fiction la plus sti-
d’un devenir-folklore (qu’un Jancsd, au moins, a su filmer en tant que mulante que j’ai vue 4 Budapest, la plus moderne aussi. Le sujet, c’est
telle) tandis que la jambe populaire a un devenir-espéranto. C’est ainsi un peu : qu’est-ce que l’a@rgent dans une société socialiste ? Qu’est-ce
que Kojak & Budapest ressemble a une série B allemande des années qu’on peut lui faire faire ? Quels contrats entre les hommes peut-il
cinquante ou que le film grotesque de Peter Bacso, L’Honune qui s’en sceller ? Quels désirs peut-il porter, aliéner ou libérer ? A l’Ouest,
alla en fumée, co-production hungaro-suédoise, donne définitivement cette question donne plutét lieu 4 des histoires de prostitution ; 4 l’Est
raison 4 Godard quand il affirme (Cahiers n° 300) : « if n'y @ pas de il est logique qu’elle ait pour cadre le monde du travail. Le film est la
difference entre un film suédois et un film sud-africain. C’est des films description séche d’un engrenage. Un ouvrier spécialisé, veuf et de
completement morts chez eux ». plus en plus paranoiaque, demande a une jeune ouvriére de l’aider 4
De ’aveu méme des Hongrois, Budapest 80 ne fut pas un bon cru. mettre de fordre chez lui. Entre Iui (Joszef Madaras) et elle (Juli
C’est au point que ni le jury, ni les critiques ne décernérent de grand Nyako, révélation du festival) va se mettre en place la machine infer-
prix. Des films que j’ai vus, je ferai néanmoins deux groupes, d’une nale de l’argent et du désir : ils deviennent partenaires économiques (il
part les films d’auteurs 4 vocation festivaliére, d’autre part quelques éléve des poulets) puis sexuels (elle se retrouve enceinte). Tout finit
films de la mystérieuse et intéressante « école de Budapest ». mal : elle est possédée, au double sens du terme, séduite et abandon-
née, sur un lit d’hpital aprés une tentative de suicide ; quant a lui il
1. cesse tout travail et se met a boire. Ce qui est fort dans cette dpre his-
toire, c’est Pambiguité du réle de argent. Est-ce ce qui permet aux
Gaal - Cserepek (titre provisoire : Pots de fleurs) était le nouveau personnages de mesurer leur liberté en payant cher leur indépen-
film, trés attendu, d’Istvan Gaal. Il s’agit d’un nouvel avatar — sour- dance ? Est-ce ce qui leur permet de se protéger de leur propre désir en
dement magyar — de la fiction-type du cinéma de qualité est- en achetant l’objet ? Les deux toujours. On est assez sidéré, au moins
européen et qu’on pourrait résumer, paraphrasant Freud, par la for- au début du film, par le jeu de main chaude entre les deux personna-
mule: « on bat um intellectuel ». Andras Vigh, quarante-cing ans, ges, celui qui fait semblant de ne croire qu’au contrat et celle qui fait
traverse une crise (d’identité et de confiance) qui le méne a deux doigts semblant de ne pas savoir ce que c’est. A ce moment-la, Lugossy fréle
de la maladie mentale puis de la marginalité. C’est un « designer » un le grand film. Ensuite, malheureusement, 4 l’exposé sec et structural
peu visionnaire, on lui en veut, sa femme l’a déja quitté, il regresse. de la situation, succéde peu a peu un tableau désolé et naturaliste des
Une jeune fille moderne lui redonne le goftt de Ja vie et, au dernier malheurs du couple, certes émouvant et bien mené, mais beaucoup
plan, il va aider une vieiile femme 4 sortir de lourds pots de fleurs sous plus conventionnel.
une pluie battante. Body - li faut dire un mot de Narcisse et Psyché de Gabor Body (né
Gaal a fait peu de films au cours des années soixante-dix (six ans de en 1946), film-prestige du cinéma hongrois auquel il a cofité trés cher
silence entre Paysage mort — 1971 — et Legato — 1977). Celui-ci et qui parait fait sur mesure pour une belle carriére de festivals. Ambi-
semble témoigner du désarroi de quelqu’un qui doit apporter la - tieux et fleuve, ce film use le spectateur plus qu’il ne le séduit par une
preuve qu’il est toujours l’un des bons cinéastes de son pays. Cserepek fureur décorative et d’incessants effets de m’as-tu-vu. Des coupes
est, de fait, le film d’un cinéaste trés (trop 7} conscient de ce qu’est te sombres ont cassé le rythme du film sans le rendre plus léger pour
cinéma et de ce qu’il pourrait en faire s’il se laissait aller A sa tendance autant. L’idée du scénario (inspiré d’un poéte hongrois contempo-
vers l’abstraction, vers un cinéma pur, hautain, daté : le vieux cinéma tain : Sandor Weéres) semble celle-ci : 4 travers l’amour impossible
moderne des années soixante. de Psyché (qui devient la baronne Zedlitz) et de Narcisse (le poéte
50

Merci, Ga va de Laszlo Lugossy Une Histoire simple de Judit Elek

Toth), a travers ces deux étres emblématiques marqués par le mal un asile de vieillards en bousculant les instances officielles et les pesan-
(vénérien) du siécle, le spectateur traverse tout le dix-neuviéme siécle teurs bureaucatiques. Au terme d’un combat acharné ov amis et enne-
et au-dela. De Goethe 4 Brecht, de Europe centrale a la fuite en mis, stratégie et tactique ne cessent de changer, elle parvient a son but.
Amérique. Il ne peut pas ne pas étre impressionné (surtout via la La méthode de Dardai et de son scénariste Gyorgyi Szalai est trés dif-
photo d’Istvan Hildebrand) par cette orgie formelle — qu’il oublie férente de celle d’Elek. Au lieu de suivre pas a pas des non-acteurs
pourtant assez vite. dans leur vie réelle, ils partent d’événements déja connus, de faits-
2. divers déja transformés en micro-docudrames. Leurs acteurs ne seront
L’Ecole de Budapest - Sous ce label vague se cache l'une des ni les vrais protagonistes de l’histoire ni des professionnels jouant
expériences les plus radicales du cinéma contemporain. Happé par la leurs réles, mais des gens qui, dans le réel, sont dans une situation voi-
sélection officielle, je n’ai pu que manquer certains films du pro- sine de ceux 4 qui Vhistoire est vraiment arrivée. Démarche trés
gramme paralléle consacré a ladite école. C’est bien dommage. retorse. Il y a une vérité statistique, sociologique (on fera jouer un réle
Depuis la création en 1958 du Studio Bela Balazs et surtout depuis la de médecin par un autre médecin) et une vérité singuliére, cinémato-
constitution 4 V’intérieur du Studio d’un « groupe d’études sociologi- graphique (ce médecin avec son devenir-acteur, le rapport fictif qu’it
ques » en 1969, l’inextricabilité du lien entre fiction et documentaire entretient avec son réle social). D’ot une curieuse distanciation, sans
est une des interrogations spécifiques au cinéma hongrois. Avec ses humour, rarement vue 4 Pécran, un aspect « reconstitution du
« romans-vécu filmiques », ses « quasi-documentaires » et ses crime » généralisé ot il n’y aurait que des doublures. Stratégie n’est
« documentaires-fiction », actuelle Ecole de Budapest va trés loin pas un film gai, c’est un monstre auquel on finit par se laisser prendre.
dans l’inextricable. De quoi s’agit-il 2 Du projet explicite de faire du On y apprend beaucoup de choses sur le pouvoir en général et sur son
cinéma un instrument d’analyse sociologique et de la sociologie une exercice concret et quotidien en Hongrie. On finit par s*intéresser a ce
méthode pour faire du cinéma. Terrifiant ? Certes, mais pas si simple. qui prend forme sous nos yeux: une matiére de cinéma jusqu’ici
Elek - Enire 1971 et 1975, dans un village de mineurs, Judit Elek inconnue. Cette morne succession de cadres, de responsables locaux,
suit et filme deux jeunes filles (et leurs familles) entre la fin de l’école qui ne cessent de téléphoner les yeux dans le vague, allumant des ciga-
et le début de la vie. Conversations, récits, interrogatoires, conseils de rettes, pianotant sur leurs bureaux, mentant en gros plan, rusant, se
famille : la parole, toujours. Jusque Ja, rien de trés original. Mais aux tutoyant et se haissant, tout cela introduit plus sirement que tous les
deux jeunes filles, au cours de ces quatre ans, il arrive la méme chose : discours a ce qu’est la bureaucratie, littéralement : un art de tout fil-
elles tentent de se suicider. L’une (Ilonka) parce que ses parents voient mer @ hauteur de bureau.
d’un mauvais ceil le garcon (pauvre) qu’elle aime, l’autre (Marika) a A suivre - Méme s’il en est le porte-parole convaincu, Dardai n’est
cause de la honte d’un viol dont elle a failli étre victime. A chaque pas 4 lui tout seul l’Ecole de Budapest. Il y a aussi Pal Schiffer, Judit
fois, atterrée, la famille s’interroge : mais pourquoi n’a-t-elle rien Ember, Bela Tarr, Laszlo Vitezy, Imre Gyéngyéssy, Cseplo Gyuri,
dit ? Comme si la parole de tous (famille, éducateurs, responsables de etc. Il faudra, c’est sir, voir leurs films. Dans [a documentation
tout pojl) avait créé autour des deux filles un silence de mort. Un remise par Hungarofilm 4 la presse étrangére, Paccent est mis sur la
silence qui est aussi un défi au film, cette machine 4 faire durer Ja fidélité de ce cinéma au réel hongrois. Il s’agirait d’un cinéma engagé,
babil, le bavardage inessentiel, le discours. Comme tous les grands actif, responsable, fuyant le mensonge. Une fois de plus, au nom de
films marqués par l’obsession de la continuité (La Femme de l’avia- Vignoble serpent de mer (qui est aussi une porte ouverte et le lieu com-
teur en est un bel exemple récent), le film de Judit Elek bute sur cette mun a toutes les langues de bois) du cinéma-reflet-de-la-société, on se
idée que plus le cinéma veut étre présent a la durée, plus il est guetté garde bien de dire que ¢’ est esthétiquement que ce cinéma compte. Car
par Vhypnotisme, Vendormissement, le ratage des « vrais » événe- entre ces différents spectacles que sont la télévision, le film d’entre-
ments. Toujours Bazin. Ul y a une dréle de dramaturgie dans un film prise et Ia reconstitution d’un crime par fa police, les films de l’Ecole
comme celui-ci : les « événements » s’inscrivent sur des cartons qui de Budapest (se) posent des problémes de figuration nouveaux et inté-
sont autant de rappels 4 l’ordre du spectateur piégé par la durée. Le ressants. Il y a la, au sens fort, une forme de cinéma, par ailleurs si
cinéma est face 4 lui-méme, certes pas un instrument sociologique cruellement absente dans les films de fiction du cinéma d’auteur hon-
(sauf du point de vue du flic ou du critique lukacsien), 4 coup sfir une grois. Cette forme ne va pas sans poser des problémes. Tout indique
présence en plus, décalée et obstinge, une compassion précieuse et inu- qu’elle veut aller (mais y va-t-elle 2} dans le sens d’un contréle social
tile. Elek film les visages comme des paysages et retrouve la photogé- accru, d’un cinéma-vérité devenu surveillance et gardtennage, d’une
nie du vieux cinéma, du cinéma muef justement, auquel ce film sur la spécularisation-socialisation forcée du réel et de ses acteurs. Tout cela
parole, logiquement, nous raméne. est grave et important. On comprend sans mal que ce cinéma ait du
Dardai - Harcmodor (Stratégie, 1969) est un film de quatre heures mal a étre distribué, méme en Hongrie. On comprend que la réponse
dont on ne peut que résumer Je pourtant mince argument : un brin du public 4 ce cinéma, comme a toute avant-garde, soit quelque chose
activiste, le docteur Toth, médecin en chef d’un canton décide de créer comme Kojak @ Budapest. Mais ¢a, c’est une autre histoire. §.D.
CRITIQUES

L’ART D’ETRE ACTEUR

DES GENS COMME LES AUTRES (ORDINARY PEO- Celui-ci ne fait pas exception, il permet au réalisateur, comme
PLE). USA 1980. Réalisation : Robert Redford. Scénario : c’est le cas avec des histoires fortement structurées et symboli-
Alvin Sargent d’aprés Ie roman de Judith Guest. Directeur de ques, de se concentrer sur le détail, de faire un travail de pein-
la photo : John Bailey. Prise de son : Charles Wilborn. Mon- tre, d’aquarelliste du sentiment. Rien de péjoratif : quand une
tage du son : Victoria Sampson et Gerald Rosenthal. Produc- histoire conventionnelle, enrichie de ces performances
tion : Wildwood Enterprises, Ronald L. Schwary. Interpréta- @acteurs qui subliment le lieu-commun, décolle vraiment, on
tion-: Donald Sutherland, Mary Tyler Moore, Judd Hirsch, est toujours dans la réalité, dans le réel, au-dela des archétypes
Timothy Hutton, M. Emmet Walsh, Elisabeth MgGovern, (et c’est souvent la famille que les grands cinéastes américains
Dinah Manoff. parviennent a la fois 4 transcender et A décrire, avec la minutie
des documentaires). Redford détaille donc pour nous — il
Le charme de ce film est tel, tellement fluide et retenu, qu’il
Pétale, la met 4 plat — une vision d’adolescent. Que voit-on ?
donne une impression d’aisance, d’extréme facilité. On peut
Un univers lisse et sans violence réelle (encore qu’on la sente
penser : « simple comme tout, c’est I’enfance de l’art ». Ce
présente partout, préte 4 faire sauter la marmite des conven-
west pas vrai. Pas tout a fait.
tions sociales), ot: chacun est sommé d’étre heureux, a sa place
L’art de Penfance — conventionnellement heureux. I suffit que quelque chose ne
colle pas dans cet échaffaudage de bons sentiments, que
Les acteurs, quand ils se placent de l’autre cété de la caméra, quelqu’un ne soit pas 4 sa place, ne se sente pas 4 sa place, pour
c’est-a-dire quand ils se mettent 4 se regarder en tant qu’ acteurs que le vernis craque, pour qu’on voie l’usure qui affecte les
(qwils jouent ou pas dans leurs propres films est secondaire), relations entre les gens, comme une corde sur le point de
sont souvent des enfants : intéressés par les enfants-acteurs, ou rompre,
par la part d’enfance qui demeure chez les personnages les plus Conrad est 4 cet Age extraordinaire ot tout est important,
inattendus. Le film de Roberd Redford, son premier comme également important : l’amitié des copains de collége, P’affec-
réalisateur, ne fait pas exception. [1 raconte, du point de vue tion de ses parents, les rapports avec un prof de natation, les
explicite d’un adolescent, la crise de toute une famille et, éven- face a face tendus avec |’analyste, l’amour. C’est la premiére
tuellement, son éclatement : Calvin et Beth sont mariés depuis qualité de ce film que d’avoir trouvé un équivalent photogra-
une vintaine d’années, ils ont tout pour étre moyennement heu- phique, quelque chose comme une vue des vibrations qui agi-
reux (4 Pameéricaine: c’est-d-dire que, financiérement, ces tent un corps d’Américain, un corps d’adolescent en révolte.
« ordinary people » ont une existence pour le moins aisée). Révolte forcée, obligée, il y va de sa vie : ou il comprend ce qui
Sauf que leur fils, Conrad, leur pose un probléme : il est hyper lui arrive, et comment sont les autres, ou il meurt. Se connaitre
sensible, a essayé déja de se suicider en s’ouvrant les veines, est, en Amérique, la seule fagon de survivre. A quoi? Aux
vient tout juste de commencer, non sans réticence, un traite- désirs des autres.
ment psychanalytique. Pourquoi tout cela? Ce qu’on sait
demblée, tout de suite, c’est que son frére ainé est mort, qu’il L’enfance de l'art.
s’est noyé, et que Conrad vit excessivement mal avec ce souve-
nir, Le film le montre se débattre avec des images, avec ses Tout commence et finit par l’acteur. Ce que la caméra doit
amis de collége, avec son analyste, et surtout avec sa famille. Il filmer, ce que la mise en scéne choisit de mettre en évidence,
s’en sortira, entrainant dans sa crise son pére et sa mére, deve- c’est un sentiment donné, 4 un moment précis. Définitions
nant, par l’examen brutal qu’il est amené 4 faire sur lui-méme, minimum de la mise en scéne : permettre 4 un acteur d’expri-
un révélateur, un dynamiteur du confort, du ronron, du « jene mer quelque chose. On est ici dans ce minimum, un minimum
veux pas savoir ». extrémement raffiné : peu importe que le plan doive commen-
Les Américains ont l’art d’appeler un chat un chat, de ne pas cer par un cadrage peu esthétique, par un angle disgracieux, si
y aller par quatre chemins pour confectionner un scénario. cest la condition 4 laquelle il se poursuivra avec l’intensité
52 CRITIQUES
d’autres, sa mére par exemple, ne l’aiment pas autant qu’il
voudrait. Il apprend la violence d’un geste, le soulagement a
crier ce qu’il éprouve. La séduction aussi. Tout cela, qui est
facile a écrire, est jou€é avec une conviction formidable : c’est la
seule maniére qu’on ait trouvée, pour faire passer les senti-
ments forts, les jouer avec une force équivalente, quelque
chose qui soit 4 leur hauteur, qui ne les trahisse pas.
Véritablement les acteurs se défoncent. Donald Sutherland
joue le pére : il passe de la mollesse gentille 4 une inquiétude
grandissante, physique, une angoisse 4 couper les jambes. II est
presque rétréci, tassé, utilisant son charisme de comédien de
maniére purement négative, rentrée. Il joue vraiment des mus-
cles du visage : on s’apergoit, pour la premiére fois, qu’il a des
dents ! Mary Tyler Moore, la mére, a cette rondeur sans failles
qui laisse deviner, derriére la bonne éducation, la petite fille
préte a craquer, 4 fondre en larmes. Elle restera digne, le secret
préservé, Ia part d’enfance dissimulée, alors que son mari
acceptede tomber le maque, de discuter avec l’enfant d’égal a
on = 1“ “ A “.
égal. Judd Hirsch compose une figure de psychanalyste juif,
Robert Redford avec son jeune acteur Timothy Hutton, tournage de Ordinary bourru, trés paternel, une masse de compréhension contre
People
laquelle peut venir cogner et s’*épancher Conrad, qui est un
voulue. La caméra attend que vienne Je moment précis of modéle d’intelligence, de lisibilité. C’est lui qui vend véritable-
Vacteur sera au mieux de ses possibilités d’interpréte, ou le per- ment le scénario, qui prouve que l’histoire est sensée, possible.
sonnage occupera le centre de l’écran. Ce qui est recherché, Enfin,. Timothy Hutton. Il doit avoir 17, 18 ans. Un physi-
c'est Peffet dramatique maximum — mais uniquement dans la que a la Tony Perkins, en plus jeune, petit, coincé. Lui, il faut
mesure ov cet effet sert l’histoire, suit intrigue. On a donc, si le voir : je ne sais pas si on peut parler vraiment du métier
on veut schématiser, une suite de numéros d’acteurs, de perfor- d’acteur si jeune, cela se regarde. On ne comprend pas, c’est
mances, mais elles s’additionnent en une histoire familiale, assez Monstrueux. Ca existe, c’est tout (Dinah Manoff et Eliza-
elles se gomment les unes les autres. Comme si un métier beth McGovern, qui jouent ses petites amies, sont également
d@acteur rendait invisible.un autre métier d’acteur : il y a quel- au-dela des mots : naturelles 4 faire peur). Ce film est la
que chose a yoir avec le théAtre, sans doute, avec cette transmu- somme de toutes ces performances d’acteurs, et davantage : un
tation entre le trés artificiel et le spontané (je ne connais pas discret panoramique automnal sur quelques Américains aisés
assez le théatre pour préciser davantage). qui craquent. Le revers d’un trop-plein de blondeur.
Donc, Conrad se met a s’aimer, 4 s’accepter. A admettre que Louis Skorecki

LA PLACE DU PERE

LA FILLE PRODIGUE. France 1981. Réalisation, scénario et deux ne tiennent jamais que par un troisiéme : Anne et le
dialogues : Jacques Doillon. Directeur de la photo : Pierre pére+la mére ; Anne et le pére+ le mari ; Anne et le pére+la
Lhomme. Assistant @ la mise en scéne : Guy Chalaud, Mic « fiancée » (scéne du repas) ; Anne et la « fiancée » +le pére
Cheminal, Jean-Denis Robert. Ingénieur du son > Michel Vion- (scéne du tennis) ; le pére et le mari+ Anne ; etc... Mais peu a
net. Décors ; Jean-Pierre Kohut Svelko. Montage: Noélle peu le scénario (encore que dans le film il soit dit que c’est le
Boisson. Mixage : Maurice Gilbert. Production : La Gueville fait d’Anne elle-méme) fait le vide autour de la relation pére-
et Gaumont. Producteurs délégués : Danitle Delorme et Yves fille, éloigne les autres personnages, le mari, la mére, la « fian-
Robert. Jnferprétation : Jane Birkin, Michel Piccoli, Natasha cée », et on passe du meilleur de La Femme qui pleure au
Parry, Eva Renzi, René Feret, Audrey Matson. moins bon de La Drélesse, c’est-a-dire 4 l’enfermement du film
sur la relation duelle telle qu’elle hypnotise Doillon, comme un
Ce qui fascine, dans cette Fille predigue, c’est la cause méme lien convulsif ot il n’y a plus a filmer que des corps qui s’obser-
de son ratage, le hiatus entre ce que Doillon sait admirablement vent ou qui se cognent dans des plans que ne saurait plus lier
filmer — la relation 4 deux+ un, le nosud borroméen — dont il aucune logique dramatique mais qui sont comme autant de
se détourne assez vite, comme si cette mafitrise-la ne l’intéres- blocs a Ia succession chaotique. La butée de ce cinéma, que
sait pas, et ce qu’il s’obstine 4 filmer, qui semble bien avoir Doillon inscrit au programme de son film, c’est inceste, mais
pour lui l’attrait de )’infilmable, la relation duelle dans sa plus comme moment de Ja plus grande confusion duelle, comme
grande confusion, dans ses convulsions chaotiques, sans troi- régression et non comme transgression de la Loi.
siéme terme a horizon. Mais si Pinceste est a la fois le moteur et la butée logique de
Le scénario de La File prodigue ne fait pas autre chose que ce cinéma, c’en est aussi, dans le registre que s’est donné Doil-
de déployer ce hiatus. Il s’agit des retrouvailles — qui iront lon, Vinfilmable. Aussi bien, aprés avoir inscrit Pinceste au
jusqu’a l’inceste — d’une femme de trente ans (Jane Birkin) en programme de son film, et comme la vérité de son cinéma,
pleine crise existentielle et de son pére (Michel Piccoli qui en est Doiilon va se dérober au dernier moment — contrairement au
aussi A un moment de flottement dans sa vie, le tout dans pére de la fiction qui assume jusqu’au bout sa sainteté — car il
Vunité de liew d’une villa normande. Au début du film, tout sait bien, et La Fille prodigue est la ruse de ce savoir, que ce qui
semble noué de la fagon la plus inextricable dans une série ver- lui permet de continuer 4 filmer, 4 faire d’autres films, c’est
tigineuse de relations 4 deux+un, dans une série de scénes of cette Obstination a tourner autour de quelque chose de chaoti-
LA FILLE PRODIGUE 453
ils sont au rebut, capables seulement d’amour douloureux mais
sfirement pas de désir ni de violence. Quand Piccoli se bat avec
sa fille, c’est encore pour répondre a son désir a elle, pour ne
pas lui faire violence. Les deux hommes ne figurent pas dans
cette crise comme de véritables protagonistes mais tout au plus
comme causes du malaise et du désir sans objet d’Anne. La
scéne du tennis pointe avec force cette place du pére qui semble
réellement fasciner Doillon méme s’il se méle un peu d’horreur,
comme il se doit, dans cette fascination : dans un plan admira-.
ble Michel Piccoli, vieux, déjeté, tassé sur sa chaise, le sourire
angéliquement béte, est regardé depuis l’autre cété du court
par les deux femmes, sa fille et sa « fiancée ». Il est clairement
désigné comme le déchet de ce regard, l’enjeu de leur dialogue,
le petit a pitoyable de ce « deux+a ». Il ne fait aucun doute
que Doillon soit beaucoup moins a l’aise pour filmer la crise
existentielle du personnage d’ Anne (un peu néo-conventionnel,
un peu « mode » parfois) que le devenir-déchet du pére, bal-
loté au gré des démélés de sa fille avec ses propres désirs dont il
est & la fois la cause et le jouet. Dans cette méme scéne du ten-
| Michel Piccoli dans La Fille prodigue nis, toujours, Anne désigne a l’autre femme la faiblesse de ce
pére asthmatique, sa « débilité » au sens classique du mot,
comme ce qui peut toucher en lui et par ov il atteint dans le film
| que, de déstructurant, d’infilmable pour en faire quand méme a une sorte de sainteté a peine parodique dans ses rapports avec
du cinéma, du langage. elle,
L’inceste dans ce film sera done ce qui a déja eu lieu, dans Mais ce que Doillon réussit avec le personnage de Piccoli
Venfance, et qui n’a pas vraiment a étre filmé puisque ¢a n’est dirigé sur un registre assez proche de certains personnages de
jamais que le remake innocent d’une scéne qui s’est déja nouée Michel Simon, il le rate avec le personnage d’Anne : Jane Bir-
dans sa premiére fois mythique, il y a bien longtemps. Ce n’est kin, méme décapée de l’imagerie gainsbourgienne, sans une
pas non plus ce qui va faire trou dans le langage puisque cet ombre de vulgarité, trés fille de la bonne bourgeoisie, ne réussit
inceste n’est que la reprise (au sens de répétition et de raccomo- a jouer ni tout a fait juste ni tout a fait faux, son malaise exis-
dage) de ce qui est déja inscrit dans le raman familial autour tentiel ne prend pas corps et on se dit que la réussite du cinéma
| d’un mot d’enfant : « forquer ». Aussitét fait, aussitét dit, ce de Doillon ne tolére aucune erreur, aucune faiblesse méme,
pseudo-inceste est immédiatement recouvert par de Ia parole dans le choix et le jeu des acteurs. Depuis la conjonction un peu
rassurante et toute trace de déchirure est farouchement niée, miraculeuse dans La Femme qui pleure entre une actrice, un
| raccomodée, dans les images apaisantes, réconciliées, quasi- réle et la sensibilité d’une époque, Doillon tourne de facon un
ment hamiltoniennes qui terminent le film. L’équivalent de peu malheureuse autour de la question de l’acteur dont l’enjeu,
Vautomutilation d’Oedipe est une image publicitaire lisse, style capital pour lui, est son rapport au naturalisme.
Prénatal. La dérobade de Doillon devant cet infilmable qui lui Car l’ambition de Doillon est visiblement de se constituer en
permet de filmer se traduit a l’écran par un lent fondu au noir : auteur et de quitter le rang des petits maitres du naturalisme.
je suppose que I’on va parler d’exquise pudeur 1a ov il faut bien Dans cette Fille prodigue il a entrepris de marquer nettement
voir la défaillance d’un cinéaste qui choisit prudemment de Vécart entre l’image et le texte, ce qui donne parfois a son film,
garder en lieu sir le petit secret qui est son capital de fictions. le temps d’un plan, d’étranges accents rohmériens ou duras-
Quelque chose pourtant touche juste et réussit 4 émouvoir siens (Vimage de Pierre Lhomme, un peu inutilement belle, n’y
dans la relation incestueuse pére-fille, c’est que Doillon ne est pas pour rien). L’image, c’est ce téte-a-téte, ce corps-a-
s’identifie pas au personnage désirant, au petit Oedipe devant corps des acteurs dans la relation duelle. Le texte, a l’opposé,
sa mére comme dans Le Souffle au coeur, mais au pére vieillis- c’est essentiellement la voix de Jane Birkin commentant son
sant, déja déchet. mal a étre. Il est le plus souvent franchement raté, d’une fausse
Les deux hommes du film — le mari et le pére — sont hors poésie insupportable, mais il y a plus de risque et d’ambition
d’état de supporter la référence a la Loi (dans ce film ow la Loi, dans ce ratage que dans les silences complaisants de La
de n’étre supportée par personne, ne saurait étre transgressée, Drélesse.
l’inceste ne peut apparaitre que comme un inceste « blanc »), Alain Bergala

UNE LOGE AUX ZIEGFAM FOLLIES

LOIN DE MANHATTAN. France 1980. Réalisation : Jean- Que l’univers du cinéaste Biette soit étrange et tordu, qu’il
Claude Biette. Scénario et dialogues: Jean-Claude Biette. s’acharne 4 explorer les impasses du cinématographe, ses
Image : Mario Barroso. Son : Jean-Paul Mugel. Montage : aspects les plus désuets, a cdté de la plaque, ses dérapages et ses
Marie-Catherine Miqueau. Décor : Jean-Claude Biette et Jean- culs-de-sac, quiconque a vu ses courts métrages, ou l’art de
Claude Guiguet. Production : Diagonale Films, Paulo Branco. décevoir le spectateur était poussé 4 un rare degré de sadisme
Interprétation : Howard Vernon, Laura Betti, Sonia Saviange, naif, ou.ce Thédtre des matiéres dont les Cahiers firent l’éloge,
Jean-Christophe Bouvet, Francoise Roche, Paulette Bouvet, le mélodrame le plus obtus, magiquement étroit, buté, qu’on
Michel Delahaye. ait osé entreprendre depuis belle lurette, quiconque connait
cela ne s’étonnera pas d’apprendre qu’encore aujourd’hui
34 CRITIQUES
Pétonnement l’attend : voici un autre film, une nouvelle aven-
ture. Celui qui n’y connaft rien encore, a ce petit monde frivole
et grave qui déguise ses déceptions en enchantements déjoués,
celui-la est bon pour Ia perplexité songeuse, le doute — tant
rien ne ressemble 4 cela, a ce film. Une chose, en tout cas, réu-
nira ces deux spectateurs, celui qui en connait déja un bout et
Vautre qui vient pour la premiére fois, timide : qu’ils ne croient
pas qu’ils auront une quelconque avance sur le film, sur ce
qu’il raconte ! Ou ils en seront pour leurs frais : embarqués
pour nulle part, débarqués n’importe ot, largués (avec un peu
de chance ils se remettront : la commotion ne laisse pas
d’hématomes), Un conseil donc : n’attendez rien de Loin de
Manhattan, quoiqu’on vous en dise (moi compris) : le film
n’est pas ici, il est dans la piéce a cété.
La concierge est dans !’escalier
Terrasses, jardins, dunes : une nuée de mutants qui évoluent
dans des espaces artificiels — ou rendus tels a force d’acharne- Sonia Saviange et Howard Vernon dans Lojn de
Manhattan
ment. La ott Dwan, pour citer celui auquel la pauvreté poétique
des décors fait immanquablement penser, ne fait que négliger
de rendre vraie la toile peinte qu’on vient de lui livrer, la lais- ser en méme temps (la vie est belle). Il y a 1a le jeune journaliste
sant plantée la, au beau milieu du remue-ménage domestico- ambitieux, jouant de ses longues dents, babines retroussées 4
héroique qui constitue l’essentiel de ses fictions, 14 ot Dwan se tout vent (Jean-Christophe Bouvet, plus hirschien que jamais,
contente poétiquement de ce qu’il a, Biette entreprend de ren- acide), sa mére un peu philosophe, et peintre, qui observe de
dre le vrai plus indécidable que le toc. Et du coup le toc y gagne son perchoir de bien suspectes allées et venues (Paulette Bou-
naturellement en épaisseur : si les dunes de sable sont en car- vet, trés bien dans celle 4 qui on ne la fait pas, sceptique). Un
ton, si elles sembient Vétre, aussi infime qu’un sentiment écrivain américain, qui fait des recherches sur Dimanche (et qui
paraisse, anecdotique ou carrément faux, il en deviendra déchi- ose s’appeler Ernie Noad), lance le jeune journaliste sur la piste
rant, par contraste inattendu. On passe de l’infime a I’intime, du peintre mystérieux : il s’agit d’obtenir une interview, ce qui
en un clin d’oeil. Juste le temps de changer de film, de quitter est difficile, et, surtout, de tenter d’élucider une énigme : entre
un théatre pour un autre — pour la chronologie on peut se sa période « oiseaux » et sa maniére actuelle, dite « des brous-
référer 4 la table des matiéres. sailles », Dimanche n’a rien fait, rien peint, rien. Que s’est-il
Alors, finis les décalques hollywoodiens et leurs cortéges d’his- passé, y a-t-il une femme la-dessous, il faut le savoir. Voici la
toires impossibles ? Pas exactement. Le microscope s’est sim- fiction lancée, les aventures peuvent commencer, avec leur lot
plement déplacé d’un cran, du cété du documentaire. La vraie de surprises, de fausses révélations, et une multitude de person-
vie, des révélations croustillantes sur la vraie vie des stars ? nages nouveaux pour brouiller les pistes. Un puzzle, une vérita-
Presque. A ceci prés que la fresque est criarde : d’une gaieté ble chasse 4 homme. Et aussi, malgré absence de chansons,
désuéte que d’aucuns prendront volontiers pour de la noirceur une opérette. Une opérette : c’est-a-dire ce qui n’a pas de
— voire du désespoir. Non ! On est vraiment loin de Woody coeur. Méme au cas, improbable, ot vous réussiriez 4 dégager
Allen, vraiment : il n’y a pas ici de ces sentiments réversibles, de la jungle des protagonistes deux réels héros, un noyau cen-
qui passent opportunément d’un demi-rire 4 une demie-larme tral 4 Vhistoire, ?équivalent de deux jeunes premiers, ils
(comme on dit de la monnaie de singe, des sentiments de singe). seraient tellement négatifs, incrédibles, que le centre ne pour-
On est a Paris, sur une scéne toute petite, ot! le moindre bruit rait jamais coincider avec eux. Plus de repére positif, pas de
est amplifié 4 l’extréme, déformé. Les gens qui s’agitent sont personnage & qui s’identifier, pas de place dans le film d’ou
des intellectuels parisiens, des critiques, des demi-mondains. II juger ce qui se passe : on est forcément ébahi, sans position
y a aussi un peintre connu, René Dimanche, qu’une grande solide depuis laquelle se faire une idée, perdu. Oui, on nage
exposition 4 Beaubourg vient de consacrer — et 41a seule men- dans l’opérette.
tion de son nom, Jes gens s’agitent de plus belle, ils frétillent. Si
on voyait des cages d’escalier — mais on n’en voit pas — elles Personnages et interprétes
résonneraient de mille échos percants, éclats de voix, rires de La plus grande originalité du cinéaste Biette, 14 ot les specta-
gorge. Oui, ce film est gai. teurs se partagent entre les adorateurs et les frustrés, c’est sa
direction d’acteur : il dirige comme personne. Comme per-
L’opérette n’a pas de coeur sonne n’oserait méme imaginer le faire. C’est difficile a
Quelles sont ces stars dont on révéle, presque, la vraie vie ? décrire. Je vois ca comme cela : on part de tout sauf du person-
Sont-elles vraiment de vraies stars ? Qui sait ? Ce qui est sir, nage, de sa psychologie. De quoi alors ? De l’acteur, un peu,
c’est que toutes semblent en revendiquer le statut, chacune c’est-a-dire d’une connaissance, non pas de ce qu’il peut faire,
gigotant dans son petit bout d’aquarium glauque, rose de satis- et qu’on lui donnerait donc logiquement a faire, mais de ce
faction. Quelle nuée ! Quel tableau ! Quelle voliére ! On se qu’il ne sait pas faire : 1a, ca devient intéressant, on le pousse
perd dans les réparties, on en attrape une au vol (« un verre de dans la peau impossible a tenir d’un personnage 4 maints
bleuade, spécialité maison», «une tarte aux lentilles égards inexistant — et qu’il se débrouille | Expérience du grin-
broyées », « un verre de vide » donnent une petite idée du cement, de I’erreur de distribution absolue, Ce n’est pas tout :
menu), les mots fusent de partout, les corps se frdélent, se croi- s'il n’y avait que cela, le systéme n’existerait pas, il serait
sent sous le feu de la bataille, verbale. Tout ceci sans la moin- hybride. Et, ce qui est pire, il serait 4 la portée du premier
dre méchanceté de regard — ou alors tellement égale, égale- venu. Ce que Biette n’est pas. Ce qu’il y aen plus, c’est ceci : ce
ment répartie, que cela lui en dte toute hargne véritable, la rend qui tient lieu de théorie de l’acteur, ce qui impulse la direction
transparente, inconséquente. Et pendant ce temps, descendant qu’il faut donner a son jeu, c’est l’expérience sensible, patiem-
des escaliers absents, imaginaires, les mini-stars font leur ment accumulée, qu’un spectateur enthousiaste, Biette pour ne
entrée, on se bouscule au portillon du salon, chacun veut cau- pas le nommer, a tiré d’autres directions — ou plutét des effets
LOIN DE MANHATTAN 55
de ces directions, de leurs signes. Des acteurs du passé, des actrice tombe amoureuse d’un personnage inventé, René
acteurs ringards pour la plupart, des acteurs de série B, Z, dou- Dimanche, qui en retour se prend de passion pour une femme
blés en francais souvent, et mal, ont tenu des rdles dans des réelle, Sonia Saviange, celle que dans Femmes Femmes on
films sublimes, films avec lesquels ils se confondent. Des avait déja découverte, imprécatrice, sorciére, extraordinaire
acteurs limités, souvent minables, sont imprimés dans la trame diseuse de bonne aventure et poétesse noire —- femme. Ceci est
de chefs-d’ceuvre. Ces acteurs nous font signe: c’est de cela bien sfir une allégorie : on est ému par le jeu des acteurs, la
que Biette part, de rien d’autre. Il s’agit de reproduire des maniére qu’a Howard Vernon (Dimanche) de parler d’un écu-
effets de cet ordre, de raviver la mémoire de vieilles émotions reuil et d’un petit lapin que sa compagne rousse, Sonia
qui sont nées devant ces criants contrastes : la ringardise se Saviange, n’a pas vu, retrouvant dans sa remarque tendre le
parant des couleurs du chef-d’ceuvre, le peintre hollywoodien ton de l’enfantillage total (« comment pouvaient bien s’aimer
engagé a l’année, obligé de faire avec, et qui invente une nou- nos parents ? », voila une question qui court tout au long de ce
velle palette, de nouveaux effets. film). On sourit de méme a la gaucherie amoureuse de la
Des effets neufs: faire du neuf avec du vieux, établir un femme qui s’éprend du mystérieux peintre, qui se dévoile, elle,
systéme cohérent A partir de la somme des incohérences accu- alors qu’elle partait pour l’élucider, lui, dans les dunes de sable
mulées au cours de l’histoire, non pas du cinéma B, mais de qui laissent pressentir la mer, toute proche. II n’empéche que
l’émotion du spectateur B. Le cinéaste Biette se confond avec cette allégorie, je la crois vraie : histoire d’amour, ici, pour
le spectateur B, il trouve dans la mémoire de celui-ci des régles, moi, c’est celle d’un personnage et d’une comédienne, d’une
impossibles 4 énoncer, et cependant codées, précises. En gros : actrice et d’un faux peintre. Le documentaire était un mélo-
une maniére de jouer s’échafaude peu a peu, qui est I’addition drame, le mélodrame est vrai.
de celles qu’a imposées, pendant quelques décennies, la néces- J’en veux pour preuve supplémentaire Laura Betti. Censée étre
sité des grands studios, leur discipline d’usine, mais plus Madame Hanska, patronne de galerie, citant par deux fois Mae
encore : le hasard des rencontres avec les films, les conditions West (elle est irrésistible : « Est-ce le plaisir de me voir, ou
de leur connaissance, les décors de leur avénement — salles est-ce que vous avez un revolver dans votre poche ? »), com-
populaires et perdues de quartiers mal famés, versions dou- ment se fait-il qu’elle traine avec elle, hautain et écrasant, le
blées, copies virant aux couleurs les plus inattendues, etc. fantéme de Langlois et Meerson mélés ? Une apparition, tota-
Il y a des cinéastes, cinéphiles invétérés, qui ne cherchent lement poétique : la fiction se fait davantage encore que docu-
qu’une chose: retrouver leur émerveillement d’enfant, ment — preuve de hantise. Le fantéme de la Cinémathéque,
d@antan. Pas Biette. I] est a la recherche d’autre chose qui est revenant sur les épaules d’une actrice, sans truquage.
plus rare, trivial : retrouver le tout du cinéma d’antan. Et sur- Elle sait ce qu’elle veut Laura Betti, elle émeut, elle nous
tout ce que les autres délaissent : le son d’une voix doublée, emporte. Oui, cette mentalité bien sentie est une sentimentalité
une odeur dans Ia salle, une couleur qui vire. Rien de féti- rentrée — les pleurs qu’on étouffe sont les plus poignants.
chiste : ces signes sont des points de départ, les relais d’un véri-
table jeu de piste a partir desquels s’élabore un nouveau code Mauvaise foi et mise en scéne
de jeu, une déontologie. Oui, une morale de l’acteur. On aura sans doute compris que, toutes affaires cessantes, il
faut aller voir Loin de Manhattan. Ce texte touche a sa fin.
Une mentalité bien sentie Biette est seul. I] rentre chez lui au petit matin, tous les cinéas-
Opérette gaie, ces « Ziegfam Follies » — du nom d’un des tes sont partis en vacances. II pense.: « La bonne foi ne suffit
protagonistes que j’ai saisi au vol — sont aussi autre chose : un plus, aligner des poncifs devient étouffant, il faut que je sorte
- document pince-sans-rire sur l’intelligentsia parisienne et une du cercle des gens honnétes ». Il avise une taverne, un lieu mal
histoire d'amour. Le document est désopilant, Vhistoire famé sans doute, faiblement éclairé, et il y pénétre. Des yeux le
d@’amour peut faire pleurer, mais ou est la vérité ? Que croire, dévisagent, il va s’asseoir 4 une petite table dans un coin. Hala
et qui ? Le document n’est-il pas un faux, une photographie téte vide, les idées vagues. Il regarde les buveurs, ils ont l’air
que l’accumulation de détails et de personnages irréalise com- fourbe, hypocrite. Un curieux sentiment d’exaltation l’envahit,
plétement ~- mélodramatise presque. C’est la surenchére qui une douce chaleur. IJ se dit : « Comment filmer le monde, tout
fait le mélodrame : ici elle est 4 son comble et les protagonistes, ce qui résiste ? ». Je ne sais pas ce qui s’est passé ensuite. Je
« bigger than life » ou « smaller than life », s’agitent dans n’imagine aucune illumination, rien. Peut-€tre un pressenti-
Vinvraisemblance et l’exagération — ce documentaire est un ment : ne pas croire les acteurs sur parole, commencer a filmer
vrai mélo. Quant a Vhistoire d’amour, celle qui fait pleurer, la mauvaise foi. Oui, mettre en scéne sans se retourner, filmer
n’est-elle pas en réalité un documentaire, romancé mais réa- le paysage humain — de biais.
liste ? Je la vois comme une passion, la rencontre en direct de
René Dimanche et de Sonia Saviange. Cinéma-vérité : une Louis Skorecki

LA HAINE ZANUSSIENNE DE L’OCCIDENT

LE CONTRAT. Pologne 1980. Réalisation et scénario : Aucun romantisme ne peut faire oublier que le mariage,
Krzysztof Zanussi. Directeur de la photo : Slawomir Idziak. avant de réunir deux étres, engage d’abord les familles et les
Ingénieur du son: Wieslawa Dembinska. Montage : Ursula patrimoines. Son souci principal est de régler les successions.
Sliwinska. Musique: Wojciech Kilar. Décors: Tadeusz Parce qu’il manie du temps et des biens (matériels ou immaté-
Wybult, Teresa Gruber. Production : Ensemble Tor. Directeur riels), le mariage est un observatoire social de tout premier
de production : Tadeuz Drewno. Inferprétation : Maja Komo- ordre. Krzysztof Zanussi, pour rendre la démonstration écla-
rowska, Leslie Caron, Tadeusz Lomnicki, Magda Jaroszowna, tante, ne tarde pas a se débarrasser des conjoints inutiles :
Krzysztof Kolberger, Beata Tyszkiewicz, Zofia Mrozowska, l’épousée prend la fuite au milieu de la cérémonie, et’son mari
Christine Paul Podleski. se lance a sa poursuite. Quand il rentre, bredouille, abruti de
56 CRITIQUES
vodka, on le stocke au premier, en attendant d’en avoir un peu déséquilibrée. La caricature saisit, par contagion,
Pusage. Quant a elle, encore un peu plus de patience. V’ensemble des personnages. L’impression, fastidieuse en tout
Hy a donc deux families, ou, pour mieux dire, deux péres : cas, de jeu de massacre s’en trouve péniblement renforcée.
celui du marié est un cardiologue opulent, et l'autre un bureau- C’est dommage, car il semble, a la réflexion, que la description
crate syndical de haut rang. nest pas si mécanique et unilatérale, et que la charge procéde
Le Conirat débute en forét. Des cavaliers passent, au galop. davantage du filmage et du jeu des acteurs que des complaisan-
C’est qu’ils ont perdu le contréle de leurs montures. Ils mon- ces du scénario.
tent comme des cochons, et ne sont méme pas fichus de sangler Le Contrat marque, dans la carriére de Zanussi, un degré
correctement l’animal. Sans doute des membres de /a nouvelle dans l’escalade, ou la dégringolade, vers le degré zéro du fil-
classe. De sa voiture, le docteur, bourgeois ancien, ricane : ils mage. Non que la caméra devienne fonctionnelle, indivisible,
font peur aux oiseaux. Vous aussi, lui rétorque la vieille, qui fondue dans l’action. Au contraire, elle impose avec entéte-
comptait distribuer des graines aux volatiles, vous faites peur ment une présence froide et extérieure, un écart juste suffisant
aux Oiseaux. L’opposition des deux bourgeoisies, mais surtout entre elle et les personnages, 4 mi-chemin de fa loupe et de la
leur commune abomination. H est clair que les ressemblances lorgnette. Le mot exact serait peut-étre : pincettes. Le nombre
Vemportent sur les différences. Leur union est possible, la des scénes d’intérieur, dans des décors et des lumiéres qui
preuve : elle fera objet dun contrat de mariage. visent explicitement a Ja laideur optimale, conspire a créer cette
Les beaux-péres ne manquent pas de s’accorder, aprés un sale impression. La scéne finale, épilogue et apologue, nous
round d’observation L’aparatchik, une belle figure de par- délivre de cette malédication. Elle respire et s’éploie, pour lais-
venu, cravate atroce, mauvais gofit persistant, est d’abord sur ser place 4 un cerf mystique et majestueux, dont le regard con-
ses gardes, il craint l’ironie des gens chics, puis se dégéle et clut. Le ruminant sublime met fin 4 toute parole. Les deux
s’abandonne aux douceurs qu’on partage quand on est du cété femmes a qui il apparait se demandaient justement s’il ne valait
du manche. Le docteur, pour sa part, a renié son passé. Sa pre- pas mieux se taire, quoique cette solution manque un peu de
miére femme, qu’on voit peu (elle fait la gueule au nom des réalisme. L’une est la mariée retrouvée, qui avait négocié son
principes de la religion), évoque la baronne des Chemins dans salut dans la fuite. L’autre, sa belle-mére (plus exactement : la
fa nuit, avec vingt ou trente ans de plus. Elle se dérobe, elle se deuxiéme femme du docteur), modéle de qui comprend, le
retranche 4 fa campagne et dans ses ceuvres. D’une dévotion jugement suspendu, et remplit ses devoirs de maftresse de
féroce et militante, elle jette un regard glacial sur la faiblesse de maison-dans-la-tourmente avec Ame. Le silence qui se fait,
son ex-mari. Faiblesse morale, c’est-a-dire sexuelle : la chair du activement amplifié par la musique magnifique et délirante de
bon docteur est on ne peut plus faible ; mais aussi faiblesse Wojciech Kilar, compositeur sur lequel les Cahiers auront a
sociale : il s’est accomodé du cours nouveau des choses, La revenir, tranche 4 sa maniére le débat.
vieille nourrice observe : Monsieur fait de la musique, comme Pour en arriver 14, que d’épreuves. Le docteur est brisé, ila
Ie pére de Monsieur faisait avec Monsieur. Alors, tout se peur ; lui qui professait peu avant la nécessité de faire peur 4
répéte, dit gentiment Ia maitresse de maison. Non, répond la ses stibordonnés, il tremble et devra comparaitre. Son fils, fe
nourrice, rien ne se répéte. Tout se termine. Ils jouent de plus crétin alcoolique, est hospitalisé : incendiaire, c’est ainsi qu’il
en plus faux. échappe a la ge6le, en vertu de l’intervention d’un pouvoir
Krzysztof Zanussi a fait savoir qu’il n’était pas un révolu- paternel contre lequel il mimait la révolte (a ce propos, on se
tionnaire. Il affirme ici qu’il n’est pas, pour autant, contre- demande constamment ce que Lilka, si vraie, si scrupuleuse et
révolutionnaire. Pas plus de retour en arriére que de bond en spontanée, fabrique avec cet abruti). Les invités sont dispersés,
avant, de restauration que d’instauration. Il s’agit de morale : renvoyés a leur néant. La place est nette.
pas de salut du cdté de l’évolution des sociétés, qu’il faut pren- Nettoyage par le vide : reparlons un moment de l’Occident
dre, peu ou prou, comme elles sont. En effet, si toute société pourri. Le docteur gagne beaucoup d’argent. Ni escroc, ni
corrompt, chacune le fait A sa maniére, avec son génie propre, charlatan, sa compétence et son acharnement au travail lui
qui requiert toute notre attention. Zanussi est concret. Ce n’est vaudraient, sans nul doute, une situation au moins comparable
pas nier I’Histoire et le Monde que d’en répudier Ie culte. Au s’il vivait 4 Ouest. Sa délicatesse exige que les enveloppes qu’il
contraire : Histoire et le Monde en péseront plus lourd sur les touche soient glissées dans des livres, et que des transactions
épaules des vivants. qui n’ont, enfin, rien de honteux, se déguisent en bibliophilie.
Ce dessein réaliste s’autorise, ca et la, quelques réglements Ce n’est jamais qu’un ridicule. En Vespéce, le marché noir
de comptes expéditifs. L’humaniste, ami du jeune marié, n’est pas un choix, mais une contrainte, l’ombre de |’Etat tota-
adversaire des compromissions, se fait inviter a la féte dans le litaire dans la sphére des échanges. Ce discours libéral] mini-
seul but de mendier l’appui d’un répugnant haut personnage. Il mum, Zanussi le réfute. La manie du docteur est levée a l’indi-
avouera bient6t sans ambages, a la faveur d’une enquéte poli- gnité d’un sureroit d’abjection. La haine zanussienne de I’ Occi-
ciére impromptue, sa vocation de flic en chef et ses penchants dent s’étend jusqu’aux lois du marché : bien sir, elle peut
de tortionnaire. (Il y a des précédents). Ou encore, mais s’autoriser d’un courant de la dissidence ; mais aussi du génial
Vaffaire est plus délicate, l’ex-étgile du ballet Penny Wilson, Pére des Peuples. Double jeu, ou double pensée ?
interprétée par Leslie Caron: de cette mine de poncifs sur Zanussi, qui est auteur de ses scénarios, n’est pas un
VOccident décadent, qu’on croirait alimenter également les cinéaste-écrivain ou poéte, avec tour d’ivoire portative ; c’est
aciéries de la Pravda (obsession sexuelle, maladies mentales, un cinéaste-homme de théatre, adossé a des publics, et s’adres-
destruction de la famille, etc.}, s’éléve un robuste fumet xéno- sant 4 eux. Il n’ignore pas que les films qu’il fabrique ne sont
phobe, propre 4 charmer les narines du Général Moczar. plus seulement polonais, mais avant tout les siens, qu’ils sont
L’intention satirique ne réussit pas 4 cacher le style de la exportés et vus és qualités. Rescapé des circuits ciné-clubs et du
dénonciation. Curieusement, un beau Suédois peu bavard Jabel de Vindéfectible amitié franco-polonaise, renté par la
échappe a Ja vindicte (4 moins qu’il ne soit Finlandais 7), dont cinéphilie de masse, il me semble que sa marge de manceuvre
notre pays, avec le monde anglo-saxon, fait les frais. Pour des lui permet de jouer désormais sur d’ autres notes que celles dela
raisons évidentes, le personnage de Penny Wilson tend A deve- hargne et du ressentiment, d’enrichir et de développer sa per-
nir, pour un spectateur francais, légérement envahissant : le sonnalité artistique. Il ne s’agit pas 1a d’un conseil, mais d’un
miroir déformant qu’on lui tend se transforme en verre grossis- espoir et d’un souhait.
sant, De ce fait, le moreeau de bravoure du film, cette féte qui
dure, dans la villa du docteur, jusqu’aux lueurs de I’aube, est Guy-Patrick Sainderichin
SCANNERS 57

CAIN ET ABEL VERSION S.F.

SCANNERS. USA 1980. Réalisation et scénario : David Cro-


nenberg. Directeur de la photo: Mark Irwin. Musique:
Howard Shore, Ingénieur du son : Don Cohen. Monieur : Ron
Sanders. Effets spéciaux : Gary Zeller. Production : Filmplan
International. Producteur : Claude Heroux. Interprétation :
Stephen Lack, Jennifer O’Neill, Patrick McGoohan, Lawrence
Dane, Charles Shamata, Adam Ludwig, Michael Ironside.
« Pour tenir téte, sire, 4 un adversaire tel que Votre
Majesté, i] faudrait du moins que j’eusse tout entiére
& ma disposition la pauvre petite t6te que Dieu m’a
donnée ».
d’Alembert
Un Scanner est un télépathe, doué d’étranges pouvoirs.
Cameron Vale, recueilli et soigné par le DT Ruth, membre de la
COMSEC, est un de ceux-la. C’est aussi son dernier atout. En
effet, la COMSEC, qui tient de la société secréte et de l’entre-
prise industrielle (toute Ja crédibilité du film est dans cet équili-
Scanners de David Cronenberg
| bre), alors qu’elle se lance dans un programme d’étude des
Scanners, est infiltrée par Daryl Revok, le patron d’une usine tout ouie, etc.), quelque peu monstrueuse (le corps, tout entier,
' rivale (la Biocardon), qui entend bien rallier tous les Scanners 4 s’y anamorphose), qui finit justement par inquiéter. Ainsi la
sa cause et détruire ainsi la COMSEC. Cameron Vale, envoyé migraine, les maux de téte prennent dans Scanners des propor-
| par le Dr Ruth, sera alors chargé d’approcher Revok et de tions gigantesques : trop de bruits emmagasinés dans le crane
démanteler son réseau. Voila, briévement résumé, l’argument (excellente bande-sonore du film) jusqu’a compléte saturation.
de départ de Scanners. La suite est riche en rebondissements Chez Cronenberg, il n’y a d’horreur vraie, réellement vécue,
tant le scénario, extrmement dense, ménage une tension per- que dans le corps. C’est le centre qui en donne toute la mesure
manente. Scanners est le 7¢ long métrage de David Cronen- bien que ce ne soient pas les ratés du corps, ses imperfections
berg, cinéaste canadien (et qui entend bien le rester) fort détesté des monstres) qui le retiennent en premier. Ce qui est passion-
par la critique en son pays mais en revanche trés aimé du public nant avec lui, c’est que la médecine sufit 4 rendre tout corps
et des producteurs (ses précédents films, au budget minimal, horrible : l’ceil chirurgical, la perspective biologique qui voit
ont été de francs succés commerciaux). On a vu en France tout le corps en gros plan. Si le corps est une unité de mesure,
Chromosome 3 (voir Cahiers, n° 306) et les habitués du Deja- c’est une base jamais fiable, sans limite, car ses organes peu-
zet connaissent sans doute Frissons (Shivers ou Parasite mur- vent le mettre dans tous ses états. Et ce sont ces états du corps,
ders) et Rage. Scanners est un thriller 4 l’ére industrielle : la sujets 4 des excroissances d’organes, que l’on retrouve chez
guerre entire deux trusts pharmaceutiques, le monopole d’une Cronenberg de film en film. Car Ja grande inconnue, ce n’est
invention (I’éphémérol), les questions d’héritage, de filiales, de pas l’autre, le monstre hors-champ, mais le corps, ses dérégle-
fils et de filiations. De cette version moderne de Cain et Abel ments internes : la découverte de ce qui est en vous (radiogra-
s’affrontant sous les yeux de leur créateur, de ces nouveaux phie aux rayons X) et qui, une fois exposé A vos yeux, vous met
monstres (’homme, la machine et l’ordinateur), Cronenberg littéralement hors de vous. Secrétement secrets donc. L’étrange
titre les meilleurs effets. Scanners est un film sur la rivalité : la orvet de Shivers qui se propage de l’intérieur d’un corps 4 un
rivalité finale entre Cameron et Daryl, le duel sans merci entre autre par le baiser. La greffe ratée de Rage, une greffe de tissus
un cerveau et un ordinateur. A chaque fois, comme dans afin de suppléer a’ un. organe interne défaillant, aux terribles
Vextraordinaire séquence ot un Scanner donne en public un conséquences. Les poussées de colére de Chromosome 3 qui se
apergu de ses pouvoirs, il s’agit de tenir téte, de résister, sans traduisent pas des poussées de boutons et qui, une fols canali-
qu’il soit question de prendre ou de donner des coups. Tenir sées, donneront naissance a un feetus, l’organe qui ira accom-
quelqu’un al’ oeil, 4 distance, jusqu’a ce que l’un des deux céde plir la vengeance. Si Scanners perd quelque peu de vue cette
et, littéralement, vole en éclats. Car si Scanners met en scéne horreur (ce profond dégofit, quasi viscéral, pour le corps, cette
des médiums ou des télépathes, ce n’est jamais en tant que don- révulsion qu’inspirent les organes), reste que si le film s*inté-
née extérieure au corps, surhumaine, acceptée d’emblée par le ressse moins aux états du corps et plus a ses pouvoirs (concréte-
spectateur, mais en tant que réalité inhumaine parce que trop ment, au pouvoir de ses organes), c’est toujours aux applica-
physique. Tous ces phénoménes intéressent Cronenberg dans la tions physiques, aux retombées qu’il s’en tient : le pouvoir de
Mesure ot ils passent par le corps, vu qu’ils y sont méme Vhomme comme donnée entiérement limitée 4 Pétendue des
expressément tenus : concentration nerveuse, brusque accés de possibilités du corps. Sauf que si le corps est la somme de ses
tension, accélération des battements de coeur, gonflement des organes, tous les organes ne sont pas tenus au corps. D’od leur
vaisseaux sanguins, afflux de sang dans le cerveau, etc... D’ou incommensurable pouvoir (le corps avec ses organes, mais les
que Scanners ne filme pas le corps en entier mais hypertrophie organes excédant \e corps, et a la limite, contre lui). D’ot
ses organes (le cerveau, I’ ouie, Ja vue), filme ses parties (la téte) Vangoisse. Car, A vrai dire, le Scanner est un individu sans
entiérement déconnectées du reste (Cameron, entiérement corps. Tout juste un organe (son cerveau) dont le film ne fait
asexué). Si on dit que des cinéastes, en ce qui concerne le corps, que raconter Phistoire : son développement anormal, auto-
filment soit au-dessus soit au-dessous de la ceinture, Cronen- nome, son emprise et la menace permanente qu’il représente
berg, lui, place toujours sa caméra au ras du cerveau. Et c’est pour les autres corps. S’il y a une peur réelle chez Cronenberg,
bien cette constante mise au premier plan d’un organe (étre cest que le corps devienne entiérement soumis 4 un organe,
58 CRITIQUES
qu’il finisse méme par lui ressembler ou devenir cet organe. On tiendrait lieu de corps. De ce point de vue, Scanners serait donc
se souvient des créatures de Chromosome 3, organes ayant lit- V’inquiétante histoire d’un homme dont le cerveau, soudain
téralement pris corps. Soit, au bout du compte, homme — et c’est le cas de le dire — n’en ferait plus qu’a sa téte.
comme organe sans corps ou plutét, avec un organe qui lui Charles Tesson

LE SUJET FILME L’ETAIT DEJA


HOUSTON, TEXAS, France 1981. Réalisé et filmé par : Fran- bilité, aucune chance de devenir 4 leur tour filmeurs, aucune
gois Reichenbach avec la collaboration de Ann James, Brigitte posibilité méme d’anticiper sur l’image qui va étre prise d’eux,
Degan et Jean-Jacques Fourgeaud. Opérateur de prise de vue aucune prise sur l’image » (Daney). Pourtant, 4 voir Houston,
et réalisateur 2° équipe : Serge Halsdorf. Ingénieurs du son : Texas on se dit qu’il y a quelque chose de nouveau 4 ajouter a
Michel Brethez, Jean David Curtis, Doyle Hodges. Montage : cela. Dés les prerniéres images, nous sommes saisis, nous spec-
Elisabeth Siramdan. Mixage : Dominique Hennequin. Musi- tateurs européens, par l’exceptionnelle bonne volonté avec
que originale. Jean-Jacques Milteau. Les protagonistes : laquelle tous les Américains offrent leur image. Aucune géne,
Charles William Bass, Carl Kent, Schmidt, Eddy Crowson. aucun refus, beaucoup d’aisance. Et puisque, dans la majorité
des cas, il s’agit des flics texans, nous restons un peu réveurs.
Le « Deep South », ses valeurs, ses mythes et la foi obtuse Nous songeons 4 nos flics 4 nous et 4 cet impossible film : la
qui s’y attache. La violence, omni-présente, paroxystique, dans journée d’un gardien de la paix dans quelqu’une de nos ban-
le plus sauvage des Etats de I’Union, le Texas, ott la justice se lieues criminogénes. Puis, comme ce beau naturel persiste, sans
reconnaft tout-criiment pour l’exercice institutionnel d’une un trou, sans un accroc, nous éprouvons devant ces images
vendetta aveugle. Dans I‘histoire de Charles William Bass, trop sages, trop lisses, une géne : manifestement, ¢a ne prend
jeune tueur pitoyable, sorte d’anti-Manson, filmée « 4 chaud » pas. Parce qu’ils s’offrent trop bien a la cameéra, les sujets fil-
par Reichenbach, on trouve tout cela. Avec le sentiment un peu més s’y dérobent. Et plus Reichenbach fait d’efforts pour sou-
génant de ne rien voir, de ne rien apprendre que déja nous ligner l’exceptionnel, ’incongruité, donc la valeur de sa pré-
n’ayions vu et ne sachions. Reconnaissons-le, cette Amérique a sence, plus, en face, les filmés Ie naturalisent et le dévaluent.
déja été découverte et depuis pas mal de temps. Grace a des En sorte que la relation traditionnelle s’inverse et nous avons le
cinéastes comme Reichenbach lui-méme qui, il y a vingt-cing sentiment que les filmés disposent du filmeur aux fins de leur
ans, réalisait un court-métrage de méme titre et n’a cessé, mise en scéne. Effet de retournement qui ne sera jamais
depuis d’arpenter les Etats-Unis pour en ramener des images démenti sauf par un seul personnage, Bass, précisément, qui,
insolites, vouées assez inexorablement 4 Pétre, a chaque fois, lui, en tant que laissé pour compte, ne fonctionne pas comme
un peu moins. Car le temps n’est plus ot le vaste monde les autres, ne contréle pas son image. La relation ordinaire se
s’offrait 4 quelques caméras aventuriéres, ol chaque repor- rétablit sans peine, ce qui expliquerait assez bien pourquoi Rei-
tage, au prix d’un peu de persévérance et d’astuce, était ce coup chenbach a choisi, brusquement, de focaliser sur lui. On sera
de filet ramenant des images étranges et précieuses, De l’inso- tenté dans un premier temps, d’attribuer cette capacité A dispo-
lite, catégorie fragile, la multiplication des images d’un monde ser du cinéma a la ruse et 4 ’habileté consommée des protago-
aujourd’hui presque totalement 4 découvert, l’accélération de nistes. Explication qu’il ne faut pas rejeter. Aprés la premiére
leur flux, ont eu raison. L’avenir du reportage documentaire interview de Bass par Reichenbach (énervante, émouvante
n’est plus de ce cdté. Reste la nostalgie : le contenu méme de pour les raisons que je viens de donner), un des policiers fait,
Houston, Texas. pour l’éducation du cinéaste (qu’il a vraiment l’air de prendre
Entendons bien qu’il ne s’exprime la aucune souffrance d’un pour un novice) une véritable analyse de la scéne : il a fait sem-
retour impossible 4 Ja vieille Amérique et qu’il n’y a pas lieu de blant de ne pas savoir quoi vous dire, il a joué les pauvres
faire de Reichenbach le héraut du reaganisme. La nostalgie, types, bref, il vous a bien eu, Du coup, Je savoir qui se mani-
c’est la difficulté manifeste, inscrite 4 méme le film (hésitation feste, se reporte sur celui qui le détient et expose : lui, bien
a choisir le sujet, inserts d’images de rodéos, d’Hell’s Angels sfir, ne manque pas d’en faire usage. Mais pour valable que soit
qui fonctionnent comme autant de remords) a s’emparer Vargument, je crois qu’il fait encore Ja part trop belle a J’arti-
images vierges, susceptibles encore de fictionner pour le spec- fice et au conscient. II nous raméne, tout compte fait, 4 un cas
tateur frangais. C’est la nécessité d’avoir 4 mimer la rencontre de figure connu, le non-professionnel fonctionnant ici comme
avec Pinsolite, en la personne de Bass, l’enfant perdu, le mal- ces acteurs chevronnés qui profitent de l’inexpérience ou de
aimé, condamné a mort pour avoir tué, en pleine panique, un Vinsuffisance du réalisateur pour tirer 4 eux la mise en scéne.
flic que tout le monde surnommait « papa ». En dépit d’un Or c’est d’autre chose qu’il s’agit. Le film témoigne de ce
immense effort de-dénégation, le film ne parvient pas a celer qu’aujourd’hui, aux Etats-Unis, une caméra ne peut, sauf
Vinversion de sa démarche : désormais sans prise sur un monde exception, saisir de sujets que déja@ filmés. A savoir que, désor-
qui s’expose, il lui faut révéler un monde qui se cache. Si bien mais, le cinéma fait partie intégrante de tous les dispositifs
que Houston, Texas tient beaucoup plus du mélodrame social, sociaux qui organisent la visibilité, déterminent Ja pose et le
presque intimiste que du grand reportage spectaculaire. comportement des individus. Bien plus qu’une image de mar-
A‘ce déplacement du film par rapport 4 Iui-méme, au que, c’est leur forme cinématographique, ensemble des effets
malaise dont il iémoigne, il est une seconde raison, liée, cette issus d’un rapport prolongé et complexe au cinéma, qu’ils
fois, 4 ce fameux rapport entre filmeur et filmé, amplement et offrent A la caméra. Le filmé, sujet passif, fait place au /fil-
justement étudié par les Cahiers. Rappelons donc que quelles mant, sujet d’imaginaire dont la venue contraint le filmeur a
que soient les difficultés, les résistances rencontrées, tout une révision, ici, déchirante, de Ja relation spectaculaire et sup-
reportage a pour issue fatale de consacrer la maitrise, méme pose abandon d’une part au moins de sa traditionnelle
minimale, du filmeur sur le filmé. Le résultat peut étre passion- maitrise, quitte 4 la regagner, plus tard, par d’autres voies. De
nant ou ennuyeux, beau ou laid, digne ou crapuleux, ca ne cela, nous aurons bientdt, nous aussi en France, 4 mesurer les
change rien 4 l’inégalité de ’échange. L’un sait ce qu’il prend, effets.
Vautre ignore ce qu’il donne. Pour les filmés, « aucune réversi- Francois Géré
NOTES SUR D’AUTRES FILMS

ALLONS-Z-ENFANTS de Yves Boisset (France Le plus embarrassant au fond c’est la conviction


1981} avec Lucas Belvaux, Alex Sterling, Riton que met Boisset dans une polémique strictement
Liebman, Jean Carmet, Jean-Luc Thibault, Jean- dénuée d’enjeu. Il y croit. Pourtant il n’y a quasi-
Pierre Aumont. ment pas une idée dans ce film qui ne soit depuis
bien une décennie entiérement vidée de sens.
Il y a des séquences ot l’on atteint des abimes : ce
Souhaitant restituer toute ’horreur de la situa- sont celles oi les quelques personnages « sympathi-
tion d’un enfant de troupe a la veille de la Seconde ques » expriment les idées de l’auteur. Ce sont
Guerre Mondiale, Yves Boisset ne s’est, pour le comme ii se doit un professeur de frangais (disci-
moins, pas embarrassé de subtilités. A des fins de pline dans laquelle Chalumot excelle : preuve de
démonstration il accumule sur le dos du personnage génie. De la méme facon il est nul en maths et en
central, malheureuse victime, tous les drames de la histoire militaire : autre preuve de génie) et un
terre. Son pére est un ancien combattant buté qui assortiment de prolétaires d’opérette. Ainsi deux
visiblement hait son fils et ne s’intéresse qu’a le pro- camionneurs libertaires qui prennent Chalumot en
mener en ville vétu de son uniforme — Jean Carmet stop lors d’une fugue et qui sont d’une bonté a tirer
n'est d’ailleurs pas crédible une seconde dans le réle des Jarmes d’une pierre, ov bien ce bouseux qui
de cette marionnette. Les supérieurs de ce pauvre tient des discours anti-militaristes au milieu de son
jeune homme sont des ganaches interchangeables, champ tout en maintenant son beeuf par le nez, ou
ses condisciples au mieux des imbéciles, au pire des encore l’oncle de Chalumot, poivrot simplet, j’en
délateurs, et pour finir il meurt durant un épilogue passe.
totalement incohérent sur la ligne Maginot. Au Cela dit je ne me serais pas apesanti si longuement
milieu de tout cela ce Chalumot en question, doté sur le propos de ce film s’il n’avait par ailleurs de
d'une intelligence nettement au-dessus de la nombreux mérites sur le plan formel. Le récit est
moyenne (c’est assez souvent répété), souffrant assez accrocheur, rapide et plutét bien mené. Le
dune sensibilité épidermique et d’une tendance pré- montage est efficace, la photo de Pierre-William
coce a lidéologisation ne réve que d’une chose : Gleen souvent remarquable, c’est bien cadré et la
faire Vartiste. Devenir réalisateur de cinéma. réalisation de certaines séquences est trés largemment
Comme Boisset. au-dessus du SMIC de ja production courante.
Au bout d’un moment on se prend au jeu : si Cha- Pour continuer les louanges, il serait injuste de ne
lumot exprime sa sympathie pour un éléve, on com- pas mentionner le comédien qui interpréte Chalu-
prend que ce dernier sera muté deux séquences plus mot : Lucas Belvaux, qui parvient 4 sauver par un
loin, s*il attend avec impatience un jour de sortie, il mélange de naiveté, d’obstination et de trés subtile
sera collé pour un motif comme il se doit aussi gro- sincérité un personnage qui est 4 deux doigts d’étre
tesque qu’injuste, s’il prend plaisir 4 une lecture, il irrémédiablement antipathique. Sa démarche
est nécessaire qu’elle lui soit interdite par une auto- pataude, notamment, donne beaucoup 4 la psycho-
rité odieuse. L’accumulation ne provoque pas seu- Jogie de Chalumot,
lement Vannulation du propos, elle fait aussi gag. En somme ¢a se regarde, mais vraiment, qu’est-ce
C’est Les deux orphelines sauce Charlie Hebdo. que ¢a trimballe... O.A.
L’AMOUR TROP FORT de Daniel Duval (France pompe narrative sous forme de scénes de restaurant
1980) avec Marie-Christine Barrault, Jean Carmet, et de literie, de panos enjoués sur la campagne
Daniel Duval. (verte) et de gros plans de bonheur sur les visages
(roses).
Pas étonnant que le film ne parvienne jamais a faire
Tt faut se rendre 4 l’évidence : le cinéma de Daniel consister son sujet : la douloureuse amitié entre
Duval perd, 4 chaque nouveau film un peu plus de Charles (Daniel Duval) et Max (Jean Carmet),
son intérét. Accuser son cadre de production plus Pindépassable amour entre Rose-Marie (Marie-
assis et ses possibilités de distribution mieux assu- Christine Barrault) et le premier, et le déchirement
rées serait d’ailleurs injuste. C’est du propos Iui- inéluctable entre ces deux passions. On trouverait
méme qu’il s‘agit : m&me mai enrobée, si elle exis- sans doute les raisons pratiques de cet échec dans ja
tait, la substance de L’Amour trop fort serait repé- faiblesse du scénario, une mauvaise appréciation de
rable, mais il n’y a plus rien 4 filmer et ia mise en fa relation des acteurs entre eux, la croyance dans fa
forme convenue puis enflée ne peut masquer ce force intrinséque des termes en présence. L’écart
vide. d’ge par exemple entre les deux hommies rend pro-
Le film hésite entre une évocation du milieu 4 la blématique leur amitié et cet élément n’est pas pris
Sautet (un Sautet non sociologique : le cété Char- en compte. L’écart social entre Charles et Rose-
les, Max, Rose-Marie sans les autres du film), et Marie, faute d’étre sérieusement envisagé, laisse
une peinture psychologique des personnages dans irainer les stéréotypes les plus immédiats (la bour-
leur décors qui doit beaucoup 4 la fameuse publicité geoise et le loubard !) sur leur amour. Pour étre
pour Chocoréve, A la premiére influence on doit les sensible 4 la violence de cette relation 4 trois, a ce
séquences de travail (tournage, boutique, antiqui- déchirement du héros, il faut donc croire le scénario
tés...) et de loisirs (résidences secondaires, bouffes a sur parole, c’est-a-dire sur dialogues, or ils sont
trois, bistrots) ; 4 la seconde ces réamorcages de la désespérément nuls. S.L.P.
60
CA PLANE, LES FILLES (FOXES) de Adrian cente et immature, n’en est pas moins plus respon-
Lyne (USA 1980) avec Jodie Foster, Sally Keller- sable que certains parents (suivez le regard caméra),
man, Randy Quaid, Scott Baiao. plus adulte que les grandes personnes qui ne s’assu-
ment pas. C’est un peu mince comme sujet
Quelques copines dans une Amérique de collége, — « vivent les enfants qui souffrent et jouent ».
qui veut se faire passer pour le reflet de la made et C’est également béte, beaucoup moins jeune que ca
des aspirations (soif d’aujourd’hui, merci Monsieur essaie de paraftre, en couleurs, et Jodie Foster est . 4
Coca Cola) d’une jeunesse qui, pour étre adoles- déja grosse (dans sa téte aussi). L.S.

COMMENT SE DEBARRASSER DE SON Autre point de rencontre, les deux films sont fondés
PATRON (NINE TO FIVE) de Colin Higgins sur le talent d’une comédienne ; la premiére fois
(USA 1980) avec Lily Tomlin, Jane Fonda, Dolly c’était Goldie Hawn, cette fois c’est Lily Tomlin.
Parton, Dabney Coleman, Sterling Hayden, Eliza- Elle ne fait pas que rendre crédible un personnage
beth Wilson. dénué de consistance réelle, elle emporte la totale
conviction du spectateur. Certes Jane Fonda jouant
Le réalisateur de Nine to Five, Colin Higgins, est la cruche a des moment plutét brillants, Dolly Par-
un personnage inattendu : scénariste de Harold et ton qui se lance ici dans la comédie est également
Maude il écrit une version théatrale du film 4 Ja assez surprenante ne serait-ce que parce qu’au lieu
demande de Jean-Louis Barrault, puis passe une de Ja vulgarité qu’on attendrait, il émane de sa per-
année avec Peter Brook et rédige en collaboration sonne une chaleur et une émotion qui ne semblent
avec Jean-Claude Carriére Les fks, d’aprés Colin pas feintes, mais i] reste que c’est de Lily Tomlin
Turnbull, qui sera monté en 1974 aux Bouffes du que l’on guette les apparitions.
Nord. Il fait ses débuts cinématographiques avec La principale faille du film réside dans son scénario
une trés honorable comédie, Foul Play (Dréle qui passe d’une exposition tristement traditionnelle
d’embrouille} qui malgré un succés trés conséquent a un développement laboricusement fantaisiste.
outre-Atlantique a ici sombré dans indifference la L’anecdote ne parvient pas une seconde 4 étre prise
plus totale. au sérieux pat le spectateur qui a tendance 4 suivre
Sur la lancée du précédent film, voila qu’on lui con- toute cette agitation avec quelque recul, se raccro-
fie un important budget, une distribution brillante, chant parfois 4 certaines séquences réussies (certai-
a charge pour lui d’appliquer les mémes recettes. nement pas celle, obligatoire, du « joint ». Il faut le
C’est ce qu'il fait mais malheureusement c’est un noter: elle est d’un ridicule achevé comme elle
peu du recuit. était déja dans Taking Off il y a treize ans de cela),
Les deux films se ressemblent indéniablement : une En tout cas Colin Higgins aura retenu une chose de
réalisation un peu molle rattrapée par un certain son incursion dans V’ethnologie en compagnie de
don du dérapage et un authentique talent dans la Peter Brook, les vétements des secrétaires sont
mise en place de quelques séquences burlesques. criants de vérité. O.A.

LA DAME AUX CAMELIAS de Mauro Bolognini entiérement soumise, inféodée au récit romanesque.
(France-Italie 980) avec Isabelle Huppert, Gian Rarement une caméra aura été dirigée de fagon
Maria Volonte, Fabrizio Rentivoglio, Fernando aussi timide, conventionnelle, et sera mise avec un
Rey, Bruno Ganz. tel délice au service d’un art pompier, en s’abritant
derrigre le rempart — fragile — d’un scénario
voulu « moderne ». D’ot que le film soit d’un pro-
La Dame aux camélias de Bolognini fait déja par- fond ennui et que les émotions, essentielles dés lors
tie de ces films qui ont fait leur deuil du cinéma et qu’on aborde un tel sujet, rarement suscitées,
gui ont sagement accepté de passer, corps et Ame, On peut accuser la musigue d’Ennio Morricone,
dans le moule de l’esthétique télévisuelle pour exis- lourde et impérialiste (on Ventend constamment ov
ter (le film précéde d’ailleurs une version plus lon- presque), la lumiére trés filtrée de Ennio Guarnieri
gue, qui sera programmée sur le petit écran). Le qui recouvre chaque plan d’un voile de culture, ou
montage cinématographique y est aboli, tel qu’il est encore certains acteurs quasi-grotesques (essentiel-
concu ordinairement comme agencement contradic- lement les deux Dumas, tout droit sortis d’un
toire de blocs d’images, ou de séquences, au profit western-spaghetti, mais aussi Bruno Ganz et Fer-
@une fluidité narrative ultra conventionnelle, sans nando Rey, d’ordinaire excellents, qui ici font
accrocs, Si le scénario s’est autorisé, avec le mythe figure), mais la responsabilité vient de la mise en
Tomanesque mainte fois illustré, tant au cinéma scéne plate de Bolognini et peut-étre aussi d’une
qu’au théatre, quelques audaces, essentiellement en production qui a cessé de croire dans les vertus pri-
donnant au pére d’Alphonsine Plessis une place de maires du cinéma pour ne s’intéresser qu’a la gran-
choix (Messieurs Pozner et Aurenche en ont fait diloquence culturelle.
une figure de maquereau, partageant avec sa fille, Isabelle Huppert et Gian Maria Volonte sauvent
non le goit des plaisirs que la représentation, ici, quelques scénes, simplement parce qu’un certain
réserve aux bourgeois et & toute la piétaille demi- bonheur ilumine leurs visages lorsqu’ils se retrou-
mondaine, mais le secret d’un au-dela du plaisir : vent et que, lorsqu’ils se quittent, aucune ombre ne
ces petites pillules qui circulent entre elle et Iui et qui vient ternir ce lien passionnel. Le reste du temps, les
font voir « la vie en rose surtout quand elle est acteurs jouent, mais on n’a jamais le sentiment
morose »), la mise en scéne, elle, est inexistante, ou qu’ils font ceuvre commune. S.T.

LE DIABLE EN BOITE (THE STUNT MAN) de Le sens n’y fait pas défaut ; bien au contraire, tout
Richard Rush (USA 1980) avec Peter O’Taole, est organisé de facon & ce qu’il se révéle le plus
Steve Railsback, Barbara Hershey, Allen Goorwitz, explicite possible, sans malentendu, par l’emploi
Alex Rocco. des plus grosses ficelles scénariques. Deux hommes
se rencontrent : « Je m’appelle Lucky », dit le pre-
Ce qu’il y a encore parfois de séduisant dans cer- mier. « Oui, Lucky !, répond l’autre. Pourquoi pas
tains films américains, c’est Vinnocence avec plutét... Alice ! ». Voila, une réplique et tout est
laquelle ils se dévoilent, Vingénuité de leurs propos. dit. The Stunt Man sera histoire de Lucky, person-
| SUR D'AUTRES FILMS 61
~e nage rustre, anonyme et inculte qui, 4 travers le est un monde ow il n’y a pas de secrets. Axiome
miroir merveilleux du cinéma, se fabriquera un final : la simplicité de ses rapports se résout dans le
nom (d’emprunt), de cascadeur de charme che- fait de savoir qui baise qui. Au propre comme au
vronné. Le film est aux trois-quarts, le récit trépi- figuré, entre amour et cinéma, il y a ce bourbier
dant et distrayant de ce saut du novice derriére la qui les sépare et les unit tout a la fois.
glace, de son long apprentissage en une suite de cas- Peut-étre par peur, par lacheté ou encore par défé-
cades plus spectaculaires les wnes que les autres rence, Richar Rush occuite les conséquences ultimes
jusqu’a la révélation finale. Moment inévitable, de sa démonstration. Peur d’aller jusqu’au bout du
dans ce type de film sur I’initiation, of, étant arrivé personnage joué par Peter O’Toole, d’en faire un
A maturité, le héros se retourne sur lui-méme et fou mégalomane, sans que cela ne se décalque sur
brise le mirgir. sa pratique personnelle de cinéaste ? Lacheté, car
Moment également ot le récit se complique et enfin, c’est quand méme ¢a qui le fait vivre et il ne
« s’enlise » — le mieux que l’on puisse dire. De la peut pas trop enfoncer le clou ? Déférence envers
fantasia nous glissons vers la parabgle : qu’est-ce son public, happy-ending, la fille finit par franchir
que refléte le miroir, c’est-d-dire le cinéma ? En le marais bourbeux pour retrouver son cascadeur,
gros de la poudre aux yeux. Du leurre, du faux- comme 4 contretemps, pour faire en sorte de ména-
semblant. Des images réversibles, Et le metteur en ger la chévre et le chou, d’aller entre les deux
scéne en est le maestro, l’illusionniste magistral et bords ? Le dénouement n’apparait en fin de compte
omnipotent ; sachant qu’a tout moment il peut fail- que comme habile stratagéme, ronerie de scéna-
lir, son cerveau se déconnecter, se transformer en tiste, 14 encore dévoilée en toute innocence. Pen-
un monstre névropathe. Inéluctablement, fe casca- dant un instant, palpitant, l’on a pu espérer, ce que
deur va s’opposer 4 son réalisateur, ne serait-ce que tout cinéphile (un peu forcené, il est vrai} désire et
parce qu’il s’est mis dans la téte qu’il veut vivre et cache dans un recoin de son ego, avoir enfin cette
aimer et non se sacrifier pour la bonne cause du révélation, que les cinéastes étaient des étres réelie-
film. Qui, de Pamour ou du cinéma, vaincra ? ment machiavéliques et assassins, mais rassurez-
Mais, entre eux deux, il y a le bourbier. Evidence vous il n’en est rien. G.L.
qui parcourt tout le film avec insistance : le cinéma

DIVINE MADNESS de Michael Ritchie (USA noirs de Tamla Motown, touché par ses agressions
1980) avec Bette Midler, Jocelyn Brown, Ula Hed- du tac au tac contre un public béat, titillé par ses
wig, Diva Gray. vulgarités provocantes, charmé par son recours
ultime, définitif, au mélodrame musical. Quand elle
Il parait qu’il y avait 10 caméras pour filmer, chante l’amour, follement tendue vers un amant
trois soirs durant, les 3 heures du show de Bette imaginaire, se lancant dans les grands et excessifs
Midler. Trois x trois x dix = 90 heures de film ! Pas sentiments avec la méme énergie qui la faisait ridi-
de probléme, les Américains sont forts : ca ne se culiser un érotisme de pacotille, on s’abandonne.
sent pas. Ce qui se sent : comme chacun est béte- C’est cela son secret, la cassure : hyper vulgaire,
ment amené a le répéter, Bette Midler est effective- recréant les films baclés qu’on devait consommer
ment une béte de scéne, elle rappelle vraiment Mae dans les années cinquante sur la 42° rue, vétue d’un
West, Chaplin, Shelley Winters, Streisand, Grou- déguisement de siréne, elle en finit brutalement avec
cho Marx, Mark Rappaport — et tous les collages toutes ces parodies pour courir le slow langoureux,
kitsch les plus outrageux (c’est un anglicisme) qu’on la ballade de l’amour fou; le contraste est
peut imaginer. Le film a donc ce mérite-la : resti- immense, total, on craque. Musicalement, elle a
tuer en haute fidélité (i1 arrive bien de temps en une réelle présence, une ampleur charnelle qui man-
temps que le dolby serve 4 quelque chose) le specta- quent a ses enregistrements sur disque. C’est ce
cle 4 100 a l'heure de la divine Miss M. La divine : quw’on appelle sans doute le charisme. Un dréle de
on aime ou on ne l’aime pas, ce ne sont pas des truc, pas vraiment explicable (Myriam Méziéres, au
choses qui se commandent, moi j’ai marché a fond café théatre, faisait des choses comme ¢a il y a quel-
— ému par les slows langoureux piqués aux artistes ques années : elle était peut-étre en avance). L.S.

ZONE GRISE (GRAUZONE) de Fredi M. Murer échapper. La vie du couple se greffe sur ce schéma
Guisse 1978) avec Giovanni Frith, Olga Piazza, paranoiaque de la cité: Alfred, chargé par son
Janet Haufler, Peter Siegenthaler. patron d’enregistrer toutes les conversations de
Vusine, craque et diffuse dans tous les ateliers le
Habituellement, Ja qualité technique d’un film message subversif. On sait qu’il est pour Fredi
ressort contre sa mise en scéne dont elle dissimule Murer une métaphore du cinéaste qui, manipulant
les carences a la fagon d’un vernis. Inversement, la les images des autres, ne peut s’exprimer en son
finition technique ne se remarque pas quand la mise nom que lorsqu’il glisse dans la bouche d’autrui ses
en scéne est parfaite : elle se résorbe en elle et se fait propres paroles, dans la fiction (cf. Cahiers n° 304
oublier & son ombre. Paradoxalement, dans Grau- et n° 305). ANred manipule dans l'image le son du
zone, parce qu’ elle a valeur de signifiant, la finition film. C’est pourquoi lui-méme parle peu. C’est
technique est un but de la mise en scéne, non wn pourquoi le son est toujours « truqué », filtré. Tan-
simple adjuvant. C’est le piqué de la photographie t6t les conversations d’Alfred avec sa femme, Julia,
en noir et blanc qu’il faut voir en premier, la pro- tant6t le grondement de la circulation, tantét des
peté du son qu’il faut entendre d’abord. messages radio, une oreille sélective opére et, pour
Deux histoires ne cessent ici de méler leurs sons et entendre, elle tait d’autres rumeurs. Peu ow pas de
leurs images, l’une s’imposant par l’image, l'autre bruits de fond dans Grauzone, ce qui s’entend par-
dominant le son: d’un cété, la dégradation des tout, inquiétant et trouble, c’est le silence de la ville,
relations d’un couple d’employés pendant un week- le mutisme des images. La haute technicité de ce
end ; de l’autre, Pinformation mystérieuse que les prélévement du son, et son décalage par rapport 4
autorités dissimulent 4 la population zurichoise la Pimage sont le contenu méme du film : la perte pro-
présence d’une épidémie étrange qui plonge Ses vic- pressive de tout contact physique avec Je monde
times dans la mélancolie. Dans une société hyper- extérieur, ]’atrophie finale de la parole sous l’impé-
normalisée, seuls les inadaptés ont une chance d’y rialisme du déchiffrement systématique des sons, et
FILM/VIDEO SECTION
77 Massachusetts Avenue, Cambridge, Massachusetts 02139
Telephone (617) 253 1606

February 27, 1981

Jean Pierre Beauviala

250 West 57th Street


New York, New York 10019

Dear Jean Pierre:

About a year ago my son Robert bought an Aaton camera, and I told him that
I thought it foolish to spend so much money on a camera that "doesn’t make
hetter pictures than any other camera..."

Recently, I had the misfortune to film with two cameras--the other cameraman
was Jeff Kreines with his Aaton. A week later, I worked with my son Robert
with his Aaton. Two weeks later I saw our rushes. The next day I bought my
Aaton, to which I am now fervently married.

This is my confession, and my thanks.

Sincerely,

Richard Leacock »
Professor V4 q

8 we
RL/d1lb 4. Y, v £

Du M.I.T. ume lettre de Richard Leacock


Leacock ne justifie sa chute
sous le charme de la caméra AATON LTR ~
que par la plus grande définition des
images qu’elle lui donne.

Et nous qui croyions avoir


construit la caméra la plus confortable a
l’épaule,
inventé le viscur le plus précis,
atteint le plus profond silence dans une
machine a l’immarcescible fiabilité!

Depuis la capture de Ricky Leacock


Y?AATON LTR est désormais aux prises
vec tous les grands pionniers
du cinéma direct,
Michel Brault
Québecois (janvier 1980)

Richard Leacock
Massachusettien (fév. 1981)

Albert Maysles
New-yorkais (mai 1980)

Jean Rouch
Franco-nigérien (1978)
64 NOTES
son retour catastrophique. L’oreille ne peut enregis~ du couple peut avoir un sens, comme les crimes, les
trer que des propos aberrants, des délires pathologi- accidents, dont Alfred est le témoin silencieux dans
ques d’institutions (le capital, l’armée, la presse) ou la rue. Un tel espace ot: toute vie s’est figée, gelée,
d’individus (le sermon de Vasocial dans sa barque, comme Vitrifiée par vidéographie, ne laisse plus de
les confidences du chauffeur de taxi}. place au bruit. C’est un argument de plus pour que
Dans ce renversement d’un hypercontréle des mes- le son soit a la fois la derniére sensation 4 éliminer,
sages et des comportements en leur déréglernent cele par laquelle tous Jes autres sens menacent de
généralisé, ’image n’est pas de reste : elle est léchée faire retour, et une information qui, venue de nulle
« a Vimage » de son contenu rangé, ordonné avec part, se propage partout.
une propreté maniaque. Intérieur privé, usine, cir- Grauzone anticipe une fin sinistre de Zurich sous la
culation urbaine, tout doit étre visible, transparent, tutelle de !a technocratie. Mais ce pessimisme
rien, ni ombres ni poussiéres, ne doit faire obstacle atteint son effet (« Ca va venir ») d’autant plus que
au panoptisme total d’une société rationnelle orga- Vintrication de la réalité et de P’irréel, du documen-
nisée. Les voisins s’espionnent d’un balcon & taire et de la fiction, et la discontinuité des séquen-
Vautre. Le spectacle du week-end d’Alfred et de ces prodnisent le film au passé, comme les débris
Julia nous aveugle sur le centre de l’image, ce d’une mémoire perdue : « C’est déja arrivé ». Y.L.
regard omniprésent pour qui seul la désagrégation

JAMDOWN de Emmanuel Bonn (France 1980) . méme de « reggae » — et d’une musique qui laisse
avec Cedric Myton et Congo, Toots et The Maytals. le calypso d’antan & quelques années lumiéres (pro-
che, évidemment, d’une musique scandaleusement
(Reggae-Kingston-Jamaique), c’est ce que dit la méprisée ici, celle des Antilles frangaises). Influencé
parenthése du sous-titre. Elle est & moitié juste. par Otis Redding et les vieux biues du Mississipi
Donc a moitié fausse ; on apprend peu, trés peu, de Delta, en méme temps que par un mélange du son
ce qu’est Je reggae, et on ne sait pas grand chose de de l’Angleterre pop avec celui de ses ex-colonies
‘la Jamaique aprés avoir vu ce film. Ce qui est a quasiment afro-cubaines, Toots a vraiment inventé
moitié juste dans ce sous-titre, c’est qu’il s’agit bien s@ musique. C’est pour lui qu’il faut voir Jam
de Kingston, Jamaica, et qu’on est en plein dans la Down : pour l’entendre en studio, avec les Maytals,
musique, la sauce jamaicaine, Kingston : le plus improviser des mélopées cassées, rauques, qui
beau du film, qui est aussi le plus simple, ce sont de rebondissent sur elles-mémes comme des chansons
trés longs et incessants travellings dans les rues de de caoutchouc — beau son, filmage correct, on est
cette ville, encore plus bariolée par les effets hasar- vraiment dans ces moments-la en face du musicien,
deux du gonflage du 16 mm en 35 — des effets qui pris dans sa musique et dans le trés professionnel
sont, sans doute, conformes a la vérité tropicale de travail d’enregistrement, x pistes et tout, qui est
ces couleurs, intenses, crues. Méme la misére, les celui de l'industrie du disque aujourd’hui. Mais sur-
contrastes qui doivent étre douloureux entre le tou- tout : sans les Maytals, seul avec une simple guitare
risme exotico-musical et la réalité locale, méme cela acoustique, Toots fait une merveilleuse démonstra-
passe a travers les chromos paysagets qui ponctuent tion (il est installé 4 l’arriére d’une voiture, noncha-
le film comme des respirations fentes. La sauce lant, et son visage s’éclaire comme celui d’un gosse
jamaicaine : on entend largement la musique, elle a la joie de jouer et d’expliquer) : voici le reggae,
nous agresse voluptueusement, mais qu’est-ce que ceci est le ska, maintenant le rock-steady beat, la
c’est ? Quel rapport entre ce que chante le groupe voix et la guitare réinventent l’accompagnement
Congo, voix haut perchée et mélodieuse de Cedric manquant, on croit entendre une basse, une batte-
Myton, paroles qui mélangent 1a revendication rie, la musique nait vraiment devant nos oreilles.
sociale et le mysticisme rastafari, et les mélopées Ces moments-la font oublier les faiblesses, bétises,
soul de Toots et des Maytals ? Rien — sinon les hésitations, qui encombrent le film (et le message
rythmes, et encore. Le pfus intéressant, musicale- tiers-mondiste un peu lourdingue} : oui, pas de pro-
ment, c’est bien sir Toots, chanteur et rythmicien bléme, on pardonne — on en sautille encore de
merveilleux, inventeur, 4 ce qu’on dit, du terme joie. L.S.

PSY, de Philippe de Broca (France 1980) d’aprés la Dés instant ot un film comme Psy reconnait s’ins-
bande dessinée de Gérard Lauzier, avec Patrick pirer et méme participer, de fagon explicite, d’un
Dewaere, Anny Duperey, Michel Creton, Jean- univers si délibérément inscrit dans le temps présent
Pierre Darroussin, Catherine Frot, Jean-Francois (de phénoméne Lauzier envahit les media), il est dif-
Stevenin, Max Vialle. ficile de faire la part des choses, de présupposer
quant a la place du réalisateur : ca ne peut étre
En 1972 apparaissait dans les pages de Chariie qu’affaire de traitement cinématographique, de
mensuel, un petit personnage-crotte de bique du ton. Et dés la séquence générique, le ton est donné.
doux nom de Max Lampin sur lequel Roland Topor De Broca, réalisateur pourtant réputé vigilant et
déversait tout son fiel, sa bile, sa hargne mauvaise. efficace, a choisi sa fagon de filmer : un « artiste »
Pour le plus grand plaisir du contribuable d’alors. peint des fleurs, entrelacs, éléments décoratifs sur,
Signe des temps, il semblerait que le goiit du noir, travelling arriére, une bonne vieille voiture ranger
du commentaire vicieux, de Vironie mordante de « freakie », Il se plie 4 la peinture des idées
renaisse avec d’autant plus de vigueur. Entre recues, au sordide de V’humour salonnard
autres : On réédite « Le Pat » de Léon Bloy ; un triomphant.
éditeur avisé propose une collection toute particu- Certains affirment que si Moliére avait vu Psy, il
liére de « romans cyniques et de contes cruels ». Et aurait été enchanté. Foin de ce genre d’amalgame !
ily ala veine Gérard Lauzier. La, ot chez Topor, il Vaffirmation ressemble au film: of cohabitent,
s’agissait plus d’une éruption de boutons, d’une dans le méme panier de crabes, la méme séance de
humeur, Lauzier, lui, construit, dlabore l’exploita- groupe, un ancien de 68 recyclé dans la magouille
tion d’un systéme misanthropique par « tranches de psy, une féministe frustrée, un vieux gauchiste
vie » successives, d’album en album, de film en écolo, une dinde nymphomane, etc. Sans doute,
film, qui tient plus de la comédie de meeurs. Ceci trouve-t-on 14 exemples de la charge de Lauzier.
pour le meilleur ou pour le pire. Son monde provient avant tout de la bande dessinée
| SUR D'AUTRES FILMS 65
et la distinction du trait n’y est pas la méme qu’au gens modernes, de ceux qui sont dans le (bon) coup
cinéma. Plus immédiate, systématique, caricatu- — ceux 4 qui on ne !’a pas fait ou qui s’en sont sor-
rale. tis, de Pautre coup, celui de mai 68. Hygiéne men-
Ainsi i] en était de Max Lampin. Une crotte, une tale, bonne conscience assez repoussante, que doit
chiure de mouche, um graffiti de chiotte. Et rien de porter le personnage interprété par Anny Duperey,
plus. Sa vocation était de finir dans une poubelle, personne neutre, sans passé, sans histoire, sans stig-
détritus, et depuis on n’en a plus entendu reparler. mates, contrairement a tous les autres (tout juste si
Par contre, les intentions de Psy s’avérent beau- Pon sait qu’elle vit avec Dewaere et que la maison
coup plus retorses et si on y vise également le bas de lui appartient), personnage sensé, détenteur de la
Ja ceinture, c’est sans prosaisme, sans trivialité, bonne parole — celle a laquelle le spectateur peut
mais bien au contraire, afin d’apporter sa petite s’identifier —, qui cl6ture le film. G.L.
contribution 4 la grande cure prophylactique des

LES MERCENAIRES DE L’ESPACE (BATTLE consommation, c’est lassant : dans le systéme de


BEYOND THE STARS) de Jimmy T.Murakami Corman ce sont les bréches qui peuvent donner sa
(USA 1980) avec Richard Thomas, Robert Vaughn, valeur au produit. [] faut que le désir du réalisateur
John Saxon, George Peppard, Darlanne Fluegel, soit plus fort que la commande. Dans le cas d’un
Sybil Danning. film de SF un peu élaboré, c’est trés difficile.
Aucun genre n’est aussi rigide, aussi peu malléable.
On a fini par y parvenir : c’est un réalisateur de Les Mercenaires de l’espace suit donc sa pente
dessins animés qui a mis en scéne pour Roger Cor- fatale de n’étre que l’exécution méticuleuse du pro-
mani ce petit film 4 effets spéciaux. Bonne idée puis- jet qui l’a enfanté. Le scénario signé John Sayles,
que la compétence technique de Jimmy T.Mura- auquel on doit pourtant les scripts des films de Joe
kami a permis d’aboutir avec un budget fort Dante, n’est qu’un laborieux décalcage que le spec-
modeste & un produit somme toute trés soigné. tateur ulta-habitué a cette trame archétypale suit
Mauvaise idée puisque l’ensemble est terne. Les avec quelque ennui méme si certains morceaux de
Mercenaires de l’espace, comme toutes les produc- bravoure viennent réveiller son attention.
tions Corman, est une accumulation d’idées certes Plus académique que les productions des majors, ce
vendables mais plut6t poussives, et en aucun cas film oublie que l’attrait principal du cinéma de
aventureuses. Ici, il s’agit de faire un film de SF ins- série B, ou d’évasion, est de surprendre son specta-
piré des Sept mercenaires (Robert Vaughn est 1a teur. De ce point de vue, celui-ci échoue pathétique-
pour assurer la légitimité) épicer de quelques ment, On peut pourtant prévoir qu’il drainera sans
séquences suggestives, réunir quelques vieilles probléme le public traditionnel de la SF, par essence
vedettes de la télé de facon 4 composer une affiche, conservateur, mais i] aura bien peu de chances de
faire revenir 4 feu doux et servir réchauffé. A la convaincre les sceptiques. O.A.

NASHVILLE LADY (COAL MINER’S DAUGH- le charme du rétro rural, de la vignette. La


TER) de Michael Apted (USA 1980) avec Sissy Spa- deuxiéme moitié du film est différente : c’est la des-
cek, Tommy Lee Jones, Beverly d’Angelo. cription sans fards de la course au succés, de l’esca-
lade — du studio d’enregistrement ringard a Ja sta-
Laquelle est la plus intéressante, de ce film, la tion de radio locale, les efforts pour faire passer le
coal miner’s daughter, ou la Nashville lady ? La disque, et finalement le succés dans le grand temple
biographie d’une célébre chanteuse de country, de la musique country, le Grand Ole Opry. On aime
Loretta Lynn, ou histoire de ce qui précéde sa que le film ne s’égare dans aucune glorification
gloire, la vie d’une fille de mineur de charbon ? hative, ni caricature facile : il suffit de voir l’atmos-
Sans doute la premiére partie est-elle plus riche de phére obsoléte des cow-boys musicaux, équivalents
détails naturalistes et justes : Sissy Spacek joue avec de nos Yvette Horner, pour comprendre que l’ Amé-
une ingénuité truffaldienne la jeune fille pauvre, rique est complexe, qu’elle ne se résume pas 4 un
poussée par un précoce mariage d’amour hors du cliché unique. Bizarement, l’honnéteté sans aplats
chaleureux milieu familial, adulte trop vite, perdue, du film se retourne contre lui : une certaine incon-
Elle est émouvante (on la dit favorite pour les sistance le guette, une fadeur de reportage/reconsti-
Oscars), mais moins que Levon Helm, un ancien tution, et c’est dommage. Le meilleur est ce qui a
membre du Band (le groupe de contry-rock auquel trait aux détails techniques de la vie d’une chan-
Scorsese consacra le trés beau Last Waltz) : il joue teuse : comment elle invente des paroles de chanson
je pére-mineur, et on oublie qu’il n’est pas du tout pour raconter qu’une autre femme ne lui prendra
ce « petit blanc » fréle, mais un musicien pop, tra- pas son mari, pour conjurer son inquiétude ; Ja fati-
vesti en prolétaire timide, rude. Jolies couleurs, qui gue et usure des tournées 4 travers le pays ; com-
évoquent en mineur (eh oui !) Quelle était verte ma ment l’image d’une vedette se forge peu a peu. Sissy
yallée, avec Vimpressionisme 4 européenne en Spacek chante en direct, et étonnemment bien. Elle
plus : le climat est aux sentiments simples, a la est 4 l’image de ce joli film : trés professionnelle.
famille comme début et fin de tout ; la mise en LS.
scéne est discréte, efficace. Cette premiére partie a

LES PARENTS DU DIMANCHE (VASARNAPI suite 4 un long périple de brimades et d@humilia-


SZULOK) de Janos Rozsa (Hongrie 1980) avec tions — dont d’ailleurs le film est le récit —,
Julianna Nyako, Melinda Szakacs, Erzsi Pasztor, devient adulte et se rebelle, se réalisant 4 travers
Julianna Balogh, cette rébellion. A la différence qu’ici, Juli, la jeune
héroine des Parents du dimanche, loin de se réali-
Dans Vunivers carcéral adolescent, maison de ser, aurait plut6t tendance, de rébellion en rébel-
tedressement pour jeunes délinquants en Grande- lion, a se refermer sur elle-méme, se cloitrer avec
Bretagne (Scum), collége de jésuites en France son personnage, avec comme seule « trajectoire »
(Anthracite), et, A présent Foyer de I’Assistance fixer le gris de horizon d’un regard amer. Peut-
publique en Hongrie (Les Parents du dimanche), il tre cela tient-il au désir du réalisateur, un tantinet
se passe toujours un moment ot lun des héros, naturaliste — cf. la séquence pré-générique : défilé
66
de (pseudos ?) témoignages-confessions en noir et cheur. Dans de troublantes et saisissantes scénes de
blanc — d’en rendre compte sans trop dramatiser ? violence, syncopées, pulsatives. Particuligrement,
celle ot: ies jeunes filles, emportées par le tempo
Les événements de histoire de Juli s’enchainent et disco-rock d’une danse rituelle, comme autant de
se reproduisent ; aux fugues successives alternent zombies gravitant inconscientes les unes autour des
les visites dominicales 4 Ia porte du Foyer des autres, hallucinées, finissent, dans un temps de folle
« parents », tuteurs qui se proposent pour la réin- lucidité froide, par recourir au sacrifice, 4 ’auto-
sertion de la jeune marginale. Contrainte a cette loi mutilation, l’une donnant l’exemple se taillade les
de l’ordinaire et de Vhabitude qui régit tout Je film, veines — Juni, elle-méme, elle y est habituée, prés
Juli se détermine rapidement dans un réle, tout de 9 fois — entrainant les autres 4 sa suite sur ces
entier, insolent, mais qui, faute d’aboutissement, seuls mots, « Qui vient avec moi au paradis ? ». On
cette insolence tournant 4 vide, tend a devenir aura compris la nature de la parabole.
lassant. Ce qu’tl y a dans ces scénes-la, tant elles détonnent
Pourtant de curieux élans de frénésie traversent avec les autres, c’est une espéce d’implacabilité hor-
cette more plaine. Comme si, effaré par le cru du rifique. Horreur vile, animale, instinctive (natura-
portrait, la vérité de la déchéance, ou de la misére liste 7) d’un monde clos, répétitif, de femmes sem-
morale de son personnage et convaincu, dés lors, de blabes a des harpies et dont le réalisateur, voix
Vinéluctabilité du méme sort chez toutes les filles impersonnelle et sans visage, au judas de la porte
qu’il a pu rencontrer pendant ses repérages, il fallait accueillant « les parents du dimanche », en serait le
a Janos Rozsa exorciser le démon, se faire pré- Charon. G.L.

LA PUCE ET LE PRIVE de Roger Kay (France bles), il va gentiment son chemin entre parodie et
1980) avec Bruno Cremer, Catherine Alric, Charles nostalgie, sans appuyer. L’intrigue policiére, elle
Vanel, Jean-Pierre Darras, Marthe Mercadier, Jean aussi, se proméne, en négligé, dans les a-cétés et les
Topart. voies de traverse.
Les acteurs, c’est la premiére séduction du film,
La Puce et fe Privé ne restera sans doute pas semblent trés heureux d’étre la. Catherine Alric
comme un des films-phares de la saison. Agréable- pétille, Bruno Cremer prend un air réveur et
ment réalisé suivant les canons des séries TV améri- joyeux, Charles Vanel est malicieux, et c’est bien
caines les plus consciencieuses et les moins tape- volontiers qu’on se laisse bercer. G.-P.S.
AVoeil (par Roger Kay, un vétéran des Incorrupti-
UN PETIT CERCLE D’AMIS (A SMALL CIR- vers cette joyeuse époque, mort. On comprendra
CLE OF FRIENDS) de Rob Cohen (USA 1980) que ce maladroit mélo est tout entier construit en
avec Brad Davis, Karen Allen, Jameson Parker. flashback ; les deux ex-amoureux naifs de naguére,
des couleurs aux yeux et aux joues, se souviennent.
Un moustachu blond qui fait du vélo manque de La distance du souvenir ’aurait-elle embrumé ? On
se faire raccourcir l’existence par un véhicule dans n’y croit en tout cas pas trop, ce qui n’est pas si
lequel, par une belle coincidence de scénario, il y a grave que cela puisqu’on réussit 4 étre, malgré tout,
V’ex-femme de sa vie d’adolescent révolté, celle qu’il ému. Ils étaient jeunes, ils s’aimaient trés fort, et
a presque (les moeurs étaient déja crues en ces temps méme — 14 le film est tout de méme un peu pute —
d’anti-guerre du Vietnam, sur les campus photogé- ils s’aimeraient de nouveau que ¢a n’étonnerait pas
niques d’alors) partagé avec son meilleur ami, le spectateur optimiste. Que la vie était plus jolie,
comme lui révolté — et méme plus puisqu’if en est, hier ! Les films aussi, il faut dire. L.S.

DIVA de Jean-Jacques Beineix (France 1980) avec plusieurs genres 7? Non. Pas l’ombre d’une hésita-
Richard Bohringer Wilhelminia Wiggins Fernandez, tion : if veut tout, tout de suite. Le film noir et le
Frederic Andrei, Thuy An Luu. néo-naturalisme de la premiére rencontre entre
Jules et Alba. L’esthétisme et l’insolite. L’action et
Diva oppose et réunit deux enregistrements, deux la passion.
documents sonores : la voix de la diva, Ia voix de la Quand je suis alié voir Diva, samedi soir aux
putain. L’une est belle, Pautre est vraie (mais la dis- Champs-Elysées, une partie du public a quitté la
tinction a-t-elle cours dans ce cas 2). L’une a été salle une fois l’histoire policiére dénouée, sans
volée, piratée, Pautre dénonce un crime. L’une est attendre la conclusion du scénario lyrique, et le
inimitable, on peut falsifier autre ; et ainsi de chant de Cynthia. Ce départ, un véritable soulage-
suite, ad libitum. ment pour ceux des spectateurs qui s’obstinaient a
Diva est le premier long-métrage réalisé par Jean- voir le film comme un tout, illustre l’aphorisme sui-
Jacques Beineix, qui s’est aussi chargé, avec Jean vant lequel, quand on court plusieurs liévres 4 la
Van Hamme, de I’adaptation du roman de Dela- fois, la plupart en profitent pour s’enfuir.
corta. Il a disposé d’un budget de l’ordre de Quelques-uns se font prendre, mais il est 4 craindre
7 500 000 Francs, ce qui est, pour un premier [ong- que la prise ne soit pas 4 hauteur des dépenses.
métrage, considérable. La distribution est magnifique, c’est pourquoi,
Un jeune postier amateur de beau chant, Jules (le dans les parenthéses, je me suis contenté de saluer
remarquable Frédéric Andrei), est en possession des les jeunes : économie de superlatifs. L’image est
deux enregistrements. C’est lui qui a piraté le récital trés soignée, grace au savoir-faire du décorateur
de la chanteuse Cynthia Hawkins (Wilhelminia Hilton McConnico et du chef-opérateur Philippe
Wiggins Fernandez), tandis que la cassette de Nadia Rousselot (ce dernier, dans un style qui tranche
a été, par hasard, cachée dans la sacoche de sa avec celui auquel il nous avait habitué : preuve qu’il
mobylette. Le pauvre Jules devient la cible de puis- joue l’image du film plutét que la sienne propre).
sants ennemis, qui rivalisent pour le perdre et le Film décevant (par exemple, il est clair que 1’étran-
déposséder. Il trouve, en Ja personne de ja jeune geté y est beaucoup plus familiére qu’ inguié- Ces notes ont été rédigées par
Alba (Thuy An Luu, formidable), et surtout de tante...), Diva reste trés honorable. On ne peut Oliver Assayas, Yann Lardeau,
Gorodish (Richard Bohringer), de précieux alliés juger ce qui ’emporte, de la roublardise ou de la Gwennolé Laurent, Serge Le
{mais Gorodish joint utile a l’agréable, et travaille maladresse, de Ja crise ou de sa gestion. On atend la Péron, Guy Patrick Sainderi-
aussi pour son propre compte). suite. G.-P.S. chain, Louis Skorecki et Serge
Dira-t-on que Jean-Jacques Beineix hésite entre Toubiana.
CAHIERS DU CINEMA
GALLIMARD
Collection dirigée par Jean Narboni

Textes et illustrations : des documents sur le cinéma


francais et étranger, des écrits theoriques,
des monographies, des scénarii inéedits

M.BOUVIER
J.L.LEUTRAT
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Souvenirs Préface
de Julien Gracq

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20
ae _ _
: i N° 322 AVRIL 1981
: LA FEMME DE L’AVIATEUR OU ON NE SAURAIT PENSER A RIEN D’ERIC ROHMER
! i La carte cachée ou les absents ont toujours tort, par Pascal Bonitzer p.5
: LILIMARLEEN DE RAINER WERNER FASSBINDER
: L'amour n’est pas plus fort que argent, par Louis Skorecki. Entretien avec R.W. Fassbinder p.11
i | DAVID LYNCH. Entretien avec David Lynch p. 25
: ’ Un film-culte : Eraserhead & New York, par Jonathan Rosenbaum. Elephant Man :Le monstre a peur, par Serge Daney p. 29
- | VIDEO, VITESSE, TECHNOLOGIE. La troisiéme fenétre, entretien avec Paul Virilio p. 35
| FESTIVALS
: ; (. Berlin 81, par Olivier Assayas et Yann Lardeau, Rétrospective : Asie du Sud-Est p.41
| ' I. Rotterdam 81, par Charles Tesson. Ill. Budapest 81, par Serge Daney p. 45
i CRITIQUES
i: art d’étre acteur (Des gens comme les autres) pat Louis Skorecki. La place du pére (La Fille prodiguej, par Alain Bergala p.54
' + Une foge aux Ziegfam Foilies (Loin de Manhattan), par Louis Skorecki. La haine zanussienne de )’occident (Contrat),
: | par Guy-Patrick Sainderichain p.53
; Cain et Abel, version S.F. (Scanners), par Charles Tesson. Le sujet filmé I’était déja (Houston Texas), par Frangois Géré p.57
|; NOTES SUR D’AUTRES FILMS
: | Attonz'enfants, L’Amour trop fort, (a plane les filles, Comment se débarrasser de son patron, La Dame aux camélias,
|) Le Diabfe en boite, Divine Madness, Grauzone, Jamdown, Les Mercenaires de l’espace, Nashville Lady, Les Parents
|| du dimanche, Psy, La Puce et le privé, Un petit cercle d’amis, Diva p. 59

LE JOURNAL DES CAHIERS N° 14


page | Le pdéle portugais, par Serge Daney. page VIIl Technique: Le point, le point, le poil, le poil!, par Alain
page | Le 7e art dans la campagne électorale: Le candidat sortant Lasfargues.
pavoise, par Serge Le Péron. page IX Variétés, par Olivier Assayas.
page Il Lettre de Dakar: La 3° génération, par Serge Le Péron. page X Tournages, par Serge Daney: 1. Oliveira, 2. Ruiz, 3. Wenders
page Ill Entretien avec Hanna Schygulla : Star ou pas ?, par Georges page XII Juliet Berto tourne Neige a Paris : « Neige » sur Barbés, par
Bensoussan. Serge Le Péran.
page IV Cinémania spécial Fassbinder : Autoportrait, par Louis page XIl Un livre sur la vidéo : Enfin | par Jean-Paul Fargier.
Skorecki. Page XIll Vidéo : Machins chouettes, par Jean-Paul Fargier
page V Cinéastes ralentir: Les chemins de Chantal Akerman, par Gil- page XIV Photo : L’oeil avale, par Alain Bergala. William Klein répond a
Jes Delavaud. Roland Barthes : Et mon punctum a moi alors ?
page Vil Festivals: Lille 81, Paris tenus, par Serge Le Péron - page XV Les livres et l’édition : La nuit des grandes salles, par Chris-
Angers 81, A l'itallienne, par Yann Lardeau. tian Descamps - Western romantique, par Christian Descamps.
page XVI Informations . Tempo Mumuilia de Rui Duarte sort a Paris. 2

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