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SORTIE LE 10 AOUT

Fanny Ardant,J-L Trintignant

UN FILM DE

_ Francois Truffaut

: Je CHARLES WILLIAMS

Avec JEAN-PIERRE KAI FON, PH IP PE LAU JDENBACH, PHILIPPE MORIER-GENOUD


XAVIER SAINT MACARY, JEAN-LOUIS RICHARD et CAROLINE SIHOL
Adaptation et dialogues FRANCOIS TRUFFAUT, SU ZANNE SCHIFFMA N et JEAN AU R EL
Directeur de la Photographie NESTOR AL} ME NDROS. MU ee de G EORGES DELER' UE
C A | | | KR : N° 350 AOOT 1983
< seed = « LUDWIG » DE LUCHINO VISCONTI
| Ll ) Autoportrait de |’artiste en despote d’un autre siécle, par Olivier Assayas p.
( | N kK \y A La loupe et le tableau, par Michel Chion p.
er LETTRE DE HOLLYWOOD
REDACTEUR EN CHEF A propos de Francis Ford Coppola et de George Lucas :
Serge Toubiana Files d’attente, par Bill Krohn pods
oe « ANA » DE MARGARIDA CORDEIRO ET ANTONIO REIS
Pascal Bonitzer Secréte enfance, par Yann Lardeau 22
Serge Daney
sao Le Péron Entretien avec Margarida Cordeiro et Antonio Reis, par Yann Lardeau 25
ean Narboni
Serge Toubiana « A BOUT DE SOUFFLE - MADE IN USA » DE JIM MC BRIDE
REDACTION
Olivier Assayas SortieF des marges : ‘ i
entretien i
avec Jim Mc i
Bride, par Barbara Frank et Billi Krohn p. 31
Jean-Claude
Michelchion Biette CANNES 83 (SUITE)
peat rane Comelll Perspectives du cinéma frangais : les films documentaires
deanvacaues
anieie Henty
Dubroux Le cinéma
ine frangaisj de profilj (2), par Charles Tesson p. 36
Pascal Kané CRITIQUES
Yann Lardeau
Jean-Pierre Oudart Brigade mondine (Riz amer), par Alain Bergala p. 40
Alain Philippon
Guy-Patrick Sainderichin L’humeur vagabonde (Le Batard), par Yann Lardeau p. 42
Louis Skorecki
Charles Tesson NOTES SUR D’AUTRES FILMS
SORE ONDANT A bout de souffle - Made in USA, Le Cercle des passions, La Derelitta, L’Exécuteur
Bill Krohn de Hong Kong p. 43

SECRETARIAT DE REDACTION TECHNIQUE ET MISE EN SCENE (SUITE)


eee uot Genése d’une caméra (2° partie), par Jean-Pierre Beauviala et Jean-Luc Godard,
avec Renato Berta, Vincent Blanchet et Romain Goupil p. 45
DOCUMENTATION,
PHOTOTHEQUE
Emmanuéle Bernheim
EDITION
Alain Bergala LE JOURNAL DES CAHIERS N°33
Jean Narboni page! Editorial: On l’appelle Canal Plus, par page VI Tournages: Rivette tourne « L’Amour
CONSEILLER SCIENTIFIQUE Serge Toubiana. par terre », par Alain Bergala.
Jean-Pierre Beauviala page | Manoel de Oliveira tourne a Nice : Sur les page VIl Bréves, bréves, bréves, par Vincent
traces de Vigo, par Yann Lardeau. Ostria.
ADMINISTRATION page Il Entretien avec John Sayles : un cinéaste page X Festivals. Luchon: Au coeur de |’orage,
Clotilde Arnaud en 3D, par Guy-Patrick Sainderichin et Charles par Vincent Ostria. Rencontres de Saint-Etienne.
Tesson. Ciel menangant par Alain Philippon.
ABONNEMENTS page Ill Entretien avec Jean-Claude Brisseau: page XI Salsomaggiore 83 : Beau fixe, par Fabio
Pierre-Hervé Peuzet Le cinéma de la cruauté, par Michel Chion et Ferzetti. Festival du cinéma arctique a Dieppe:
Alain Philippon. Froid polaire, par Yann Lardeau.
VENTES 5 page IV poléon d’Abel Gance: Napoléon fait page XIll Les livres et la photo. William Klein :
Didier Costagliola étape a Paris, par Yann Lardeau. Pinterrogation dans tous ses états, par Daniéle
MAQUETTE page IV Télévision de chambre : Kané du cétéde Boone.
chez Lovecraft, par Alain Philippon. page XIV Informations.
Paul Raymond Cohen pageV Inédits: Les chutes de Charlot, par page XVI Les livres et I’édition. L’Anatolien:
d’aprés Jacques Daniel entretien avec Elia Kazan, par Vincent Ostria.
Frangois Albéra.
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Ce journal contient un encart numéroté de | a IV. Les manuscrits ne sont pas rendus.
GERANTS
Serge Toubiana
Tous droits réservés. Copyright by les Editions de l’Etoile.
Clotilde Arnaud
DIRECTEUR
DE LA PUBLICATION En couverture : Helmut Berger dans Ludwig de Luchino Visconti.
Serge Daney

CAHIERS DU CINEMA - Revue


mensuelle éditée par la s.a.r.l. La parution des deux derniers numéros des Cahiers a été décalée a la suite du festival de Cannes, nous
Editions de I’Etoile prions nos lecteurs de bien vouloir excuser ces retards. Notre prochain numéro — 351, septembre 1983 —
Adresse : 9, passage de la Boule- sera en vente dans les kiosques dés le 5 septembre et la parution de la revue reprendra réguliérement le 5 de
Blanche (50, rue du Fbg-Saint- chaque mois.
Antoine).
75012 Paris Edité par - lesDépdtEditions de Photocomposition, capital de 150000F - RC 57 B 18373. Commission paritaire
l’Etoile - SARL auphotogravure:
Téléphone : 343.92.20 (lignes n° 57650 légal. Italiques, 75018 Paris - Imprimé par Laboureur,
groupées) 75011 Paris. Photogravure couleur G.C.O.
Les fiancailles de Ludwig et de la princesse Sophie (Sonia Petrova dans Ludwig de Luchino Visconti).
« LUDWIG » DE LUCHINO VISCONTI

AUTOPORTRAIT
DU CINEASTE
EN DESPOTE
D’UN AUTRE SIECLE
PAR OLIVIER ASSAYAS

Le Ludwig de Luchino Visconti appartient d’emblée a cette


catégorie de films plus grands que le cinéma, plus audacieux
que leur époque et dont la seule existence est un défi au pro-
saisme du quotidien, au matérialisme du siécle. L’anormalité
du projet est telle que d’aucune fagon il ne pouvait s’insérer
dans le systéme présent de la diffusion du cinéma. Trop long,
trop abstrait, bati sur un canevas déroutant, Ludwig est dés le
départ un film non seulement préoccupé de s’arracher aux con-
traintes matérielles de son temps mais aussi de rejeter la plus
élémentaire rationalité. En ce sens il n’y avait ni échec ni succés
possible. L’ambition transparente de Visconti était d’étre aussi
anachronique que Ludwig le fut en son époque. Par-dessus les
années, il dialogue d’égal a égal avec le dernier roi de Bavieére.
Face a l’ultime représentant d’un absolu aristocratique il se
veut son dernier biographe possible. Et dans ce film d’une
ambition démesurée le cinéaste ne pouvait étre en dessous de
son modéle : Ludwig, pas plus que le chateau de Linderhof
n’est fait pour étre habité.
Ludwig II de Wittelbach en 1845 nait trop tard. Il monte en
1864 sur le tréne de Baviére, il a dix-neuf ans, il est trop jeune.
Issu d’une cour archaique, pétri des idéaux du romantisme
finissant, il sera le dernier souverain absolu face a l’idéologie
bourgeoise de l’Etat qui, historiquement, a alors déja gagné la
partie. Dés 1870 l’unification de l’Allemagne est faite et Bis-
marck contraint Ludwig a reconnaitre pour empereur
Guillaume-1¢, le roi de Prusse. La royauté de Baviére n’est
alors plus qu’un simulacre. Ludwig régnera pourtant encore
seize ans, déléguant le pouvoir politique effectif 4a un gouverne-
ment qu’il méprise et qui le renversera. Il se consacrera d’abord
a la construction de ses chateaux avant de s’y enfermer pour y
vivre une vie solitaire ou il pourra donner libre cours a ses pen-
chants homophiles et a un esthétisme qu’on peut difficilement
qualifier autement que morbide. En cela Ludwig, loin
d’étre fou — thése que Visconti repousse immédiatement —
est au contraire d’une extréme lucidité. Il ne croit pas en |’Etat,
il ne croit pas en la politique, c’est que les idéaux de I’aristocra-
tie n’ont plus de raison d’étre. Ils se sont dilués en valeurs plas-
tiques, en valeurs éthiques, en coutumes, ils n’existent plus
qu’a l’état subtil dans un univers en décomposition dont I’art
« LUDWIG » DE LUCHINO VISCONTI
adopté les idéologies, les gofits, les partis pris. On a voulu voir
en lui un précurseur du néo-réalisme et son cinéma fut volon-
tiers social avant d’étre moderne. Reste qu’au soir de sa vie, au
moment de s’interroger sur son existence, son ceuvre et la fina-
lité de sa pratique du cinéma, il 6te les masques successifs der-
riére lesquels, film aprés film, il s’est dissimulé. Déja André
Bazin parlant de La Terra Trema s’interrogeait trés finement
sur le hiatus entre l’audace visuelle de l’ceuvre et l’aspect plutot
convenu de son propos social. L’évolution de son cinéma a
bien fait la preuve que Visconti dévoilé, c’est avant tout I’aris-
tocrate devenu artiste. On connait l’anecdote d’un Visconti
dont la premiére passion fut le cheval et ne s’intéressa
qu’ensuite au cinéma. C’est pourtant a cet art qu’il choisit de
consacrer sa vie et c’est, me semble-t-il, dans Ludwig qu’il s’en
explique.
Est-il abusif de ne vouloir voir le reflet du véritable Visconti
que dans ses films en costumes, Senso en 1954, I/ Gattopardo en
1963 et enfin Ludwig en 1972 ? Il est clair que, cinéaste, il ne
fut jamais aussi a l’aise que filmant l’agonie de I’aristocratie
européenne dont il était le rejeton. Au fond de lui-méme Visconti
sait qu’il est un homme du siécle passé ; certes il est capable de
donner le change mais son existence n’aura été que le deuil per-
pétuel d’une civilisation morte avant qu’il ne naisse et dont il
aura vu se dissoudre jusqu’aux derniers vestiges. Cette mélan-
colie intrins¢que 4 son cinéma, cette complaisance a étre le
spectateur d’un naufrage, jamais il ne l’exprimera aussi bien,
avec autant de lucidité et d’apaisement que dans ce film admi-
rable qu’est Gruppo di famiglia in un interno (Violence et Pas-
sion). Dans Ludwig, par contre, Visconti n’est jamais specta-
teur sinon de lui-méme. Il retrouve dans l’anachronisme de ce
monarque vivant un siécle qui n’est pas le sien quelque chose de
sa propre nature. Il découvre en lui le miroir de ses inclinations
les plus secrétes. Car c’est tout de méme par refus de son épo-
Ludwig (Helmut Berger): I’épisode de la taverne homosexuelle. Son goiit se que que Ludwig s’est fait le metteur en scéne d’un univers que
dévoie pour laisser libre cours a un wagnérisme débridé.
le hasard de la naissance lui a refusé. Et que fait d’autre Vis-
romantique est le meilleur témoin. Le romantisme est le rituel conti lorsqu’il reconstitue avec minutie le bal du Gattopardo
funéraire d’une époque et c’est cela que Ludwig choisit de ou bien le couronnement de Ludwig, lorsqu’il choisit méticu-
vivre. Il décide de faire de son existence le requiem de temps leusement meubles et costumes ? Sa vie n’a-t-elle pas été
qui disparaissent. Au tournant de l’histoire de la nation alle- comme celle de Ludwig la quéte d’un passé révolu et son évoca-
mande, il incarne le vieux monde, celui qu’on abandonne au tion par le simulacre ? Visconti n’est pas cinéaste par profes-
profit de l’Etat moderne. Ludwig est seul. Pathétiquement sion, il est cinéaste par choix en cela qu’il a pratiqué cet art
seul. Il n’a plus d’interlocuteurs possibles sinon ceux qu’il se pour des raisons de convenances personnelles : pour des rai-
fabrique lui-méme, Wagner ou Kainz, identifiant leur person- sons qui dépassent le cadre étroit de l’industrie du film. Son
nalité a leur art. I] n’y a que sa cousine, Elisabeth, qu’instincti- ceuvre n’est qu’une suite de chateaux en Baviére, il les laisse
vement il sente pareille a lui. certes a la postérité mais il les a d’abord faits égoistement. La
On comprend sans peine l’attirance de Luchino Visconti meilleure image n’est-elle pas celle de Ludwig écoutant jusqu’a
pour Ludwig. Il y a entre les deux personnages plus d’une simi- s’en abrutir l’acteur Kainz déclamant du Schiller, l’emmenant
litude. Bien sir, l’un n’est pas l’autre et Visconti bien loin de de nuit visiter son royaume de neiges et de lacs et l’écoutant
s’en détacher s’est toujours confronté a son époque. Il en a déclamer encore ? Visconti ne fait-il pas de méme avec l’acteur
Helmut Berger, vedette par son seul caprice — et qui par ail-
Il monte sur le tréne, il a dix-neuf ans, il est trop jeune. leurs se révéle ici doué de génie — lorsque durant toute la der-
niére partie de son ceuvre il l’impose comme son acteur de pré-
dilection ? Le cinéma pour lui aura été l’occasion de provoquer
des instants, de donner vie a ses réves, et en fin de compte de
vaincre son temps en construisant son monde.
Ludwig est pour Visconti un aboutissement. Il parvient la a
une parfaite osmose entre le film et le désir qui le suscite. Entre
le cinéma et lui-méme. Dés lors seule importe la rencontre :
Vexistence du film devient secondaire du moment qu’il a
d’abord été vécu. La pellicule n’est plus qu’un témoignage,
nécessairement imparfait, nécessairement approximatif. Son
devenir importe peu. Comme Ludwig, Visconti ne se faisait
aucune illusion sur I’étroitesse de vue de ses contemporains et il
était d’une certaine fagon dans l’ordre des choses que son film,
incompris de ses producteurs, rejeté par son public, ne puisse
en fin de compte subsister qu’a l’état de ruine, qu’a l’état de
monument historique, comme les chateaux de Baviére que la
mort de leur constructeur précipita instantanément de la vie a
AUTOPORTRAIT DU CINEASTE EN DESPOTE D’UN AUTRE SIECLE

Pathétiquement seul, Ludwig se fabrique des interlocuteurs. Sur son bateau, il met en scéne |’acteur Joseph Kainz (Helmut Berger et Folker Bohnet).

la muséification. La grandeur de |’entreprise était a ce prix. les personnes suffisamment proches de Visconti pour ne rien
En 1971, aprés le tournage de Mort @ Venise, Visconti, a la ignorer du film : eux seuls étaient habilités a reprendre les chu-
recherche d’un ample canevas s’était engagé dans une adapta- tes et reconstituer un Ludwig qu’on peut sans la moindre hési-
tion de Sodome et Gomorrhe pour laquelle Suso Cecchi tation accepter comme définitif. Définitif et admirable par son
d’Amico avait écrit un scénario. II fit des repérages détaillés a imperfection méme.
Paris et 4 Cabourg mais le film ne vit jamais le jour, son finan- Dans |’étonnant systéme de correspondances qui indissolu-
cement posant, semble-t-il, d’insurmontables difficultés. La blement joint Ludwig a la destinée de son auteur, le rapproche-
tentation est grande de voir en Ludwig, qui se substitua alors ment entre la fin du film et l’épilogue du tournage est le plus
au Proust que Visconti voulait tourner, une maniére de Recher- saisissant. Les deux réves, tous deux impossibles, se heurtent
che du Temps Perdu. Le tournage durera quatre mois au début en fin de course a la réalité. L’insoutenable séquence de |’enfer-
de l’année 1972, dans les lieux historiques, comme on le sait. mement para-psychiatrique de Ludwig déposé par son gouver-
Le 27 juillet, le film est encore en plein montage lorsque Vis- nement bourgeois est d’un effroi glacant. Elle est la a la mesure
conti tombe brutalement malade. II est rétabli en octobre et, du défi lancé par le souverain a son époque. La maladie de Vis-
malgré les conseils de ses médecins, déploie une activité frénéti- conti et le démembrement du film lui répondent: a leur
que ou les finitions de Ludwig se mélangent a la préparation maniere ils attestent la fidélité absolue du cinéaste a son projet.
d’une mise en scéne a la Scala, différents problemes domesti- Ils entérinent sa réussite : le Ludwig de Visconti est au-dela du
ques et l’écriture de Gruppo di famiglia in un interno. Bien vite cinéma de son époque.
les problémes posés par Ludwig se révélent insurmontables : La version reconstituée qu’on peut voir aujourd’hui pose
quoi qu’on y fasse le film dure plus de quatre heures, ce qui est une série de questions : elle est marquée du sceau de |’inachéve-
a tous points de vue inacceptable. Le cinéaste préconise une ment. Ludwig est un film restauré et posséde en cela une patine
diffusion en deux époques, mais personne n’est convaincu de la particuliére, une matiére qui est la sienne propre : Ludwig est
viabilité d’une telle entreprise. Les producteurs paniquent, cela un film arraché au néant. Une part de sa beauté réside sans
conduira au charcutage que l’on sait, a la prolifération de ver- conteste dans l’aléatoire de certains enchainements, dans
sions multiples de durées et de langues diverses qui auront au lVarbitraire de l’agencement de certaines séquences, dans la pré-
moins cela en commun de partager un méme échec. Nous som- sence de scénes autonomes, disjointes, presque optionnelles. Il
mes début 73, Visconti n’a plus que trois ans a vivre et deux y a une beauté particuliére dans un plan au négatif perdu et
films 4 tourner. Ludwig est derriére lui. Inachevé. dont on découvre au hasard d’une séquence le contretype gra-
L’ initiative des collaborateurs du cinéaste qui, l’année de sa nuleux, incertain, fant6matique. En cette époque de fini, de
mort, rachetérent au producteur en faillite les droits de Ludwig maitrise, de cléture de l’image, il est nécessaire de savoir
est a bien des égards exemplaire. Ruggero Mastroianni, le mon- retrouver quelque chose de son instabilité, de sa précarité. Ici
teur et Suso Cecchi d’ Amico, la scénariste, étaient les deux seu- est sans cesse possible l’hypothése de son absence. Notre atten-
« LUDWIG » DE LUCHINO VISCONTI
ramené Ludwig dans un monde a leur mesure. Un monde dont
Visconti filme interminablement, obsessionnellement la médio-
crité : Ludwig est 1a, il tourne en rond, il ne réve que d’une
chose, non plus de rejoindre ses chateaux ni de restaurer sa
royauté mais simplement de retrouver le paysage romantique
qui est le sien, de retrouver la nuit, les lacs et leur poésie qui
seule est a sa dimension.
La magnifique réussite du film est indissociable de son inter-
préte. Helmut Berger trouve ici bien plus qu’un personnage,
Ludwig est tout simplement le réle de sa vie. Il y a quelque
chose de miraculeux dans la fagon dont Visconti suscite l’iden-
tification. Berger est Ludwig jusqu’au bout des ongles et le res-
tera, comme une illustration indépassable, comme une projec-
tion si parfaite qu’elle se superpose au modéle, indélébile. On
reste muet devant le bonheur d’inspiration — qu’il n’a plus
retrouvé depuis — dont fait preuve le comédien pour exprimer
La fin: Ludwig reclus dans son chateau de Neuschwanstein. la moindre nuance de I’égarement du roi sans jamais rien per-
dre de sa force intérieure, de son autorité. La métamorphose
tion a la gravité du propos, le chemin que nous sommes, nous physique d’une vieillesse prématurée, les outrances, les
spectateurs, disposés a faire en sa direction est a la mesure du moments d’absence, tout cela est rendu avec une grace propre-
chemin par l’image jusqu’a nous parcouru. Et des risques ment shakespearienne qui ne tient pas pour peu au génie d’un
qu’elle a pris pour y parvenir. acteur n’ayant pas hésité a se consumer lui-méme dans
C’est peu dire que je me souviens mal de ma premiere vision Vaffaire. Je n’en finirais pas d’énumérer les instants de pure
de Ludwig qui s’appelait alors Le Crépuscule des Dieux. Une magie qui ponctuent le film, la magnifique scéne du couronne-
chose me reste pourtant que le récit débutait par l’arrestation ment ou le monologue de Durkheim, sommet d’un dialogue
de Ludwig 4 Neuschwanstein. Sans doute cela servait-il 4 raf- constamment remarquable. La visite des chateaux déserts, inu-
fermir l’emploi tout au long du film de multiples narrateurs, tiles, par Elisabeth est un autre moment d’anthologie, de méme
procédé qui se justifie pourtant trés bien par lui-méme. Certai- le voyage avec l’acteur Kainz. Mais le film de Visconti est tout
nes séquences manquaient et la plupart étaient mutilées, leur aussi audacieux par ce qu’il choisit de ne pas montrer que par
durée réelle sabotée. Le premier travail de Ruggero Mas- ce qu’il dévoile. Tout est vu par le prisme de Ludwig et par lui
troianni et de Suso Cecchi d’Amico fut de rétablir l’ordre chro- seul. Sans doute est-ce ce parti pris qui contribua a4 rompre le
nologique voulu par Visconti et de rendre 4 chaque mouvement contrat minimum liant le réalisateur d’un film a grand specta-
le temps qui lui était destiné. C’est que l’originalité de l’appro- cle avec son public. Hollywood s’est fait une spécialité de fil-
che tenait précisément a un rejet de la dramaturgie tradition- mer les vastes travaux architecturaux du passé au point que
nelle pour une construction par amples tableaux a la fascina- c’en est devenu une figure obligée du cinéma a fort budget. La
tion hypnotique et dont le seul lien était le portrait qui devait se remarque est triviale mais je ne parviens pas a m’empécher de
dégager de leur agencement. Nul récit véritable, pas d’histoire, lier la désaffection du plus large public pour Ludwig a
rien de ces ersatzs narratifs qu’on combine généralement aux absence ostentatoire de toute illustration du travail. Les cha-
faits dés lors qu’il s’agit de biographies filmées. Visconti colle a teaux sont batis sans sueur et acquiérent ainsi leur nature véri-
son personnage, le suit pas a pas. De chaque scéne, patiem- table, non pas de résultat d’une volonté ou d’un effort collec-
ment, il extrait une parcelle de sa vérité. Bati par chapitres, par tif, mais de produits de l’imagination. Il en est de méme pour
mouvements comme un morceau de musique, Ludwig, film ce qui est des scénes de guerre avec la Prusse ou des tractations
discontinu, est habité d’un complexe systéme de signes, de cou- politiciennes avec l’Empereur Guillaume : elles appartiennent
leurs, de thémes, qui le fait progresser comme un poéme, par a cette réalité que Ludwig veut oblitérer, contre laquelle toute
associations. Se refermant progressivement sur lui-méme, son existence est tendue et Visconti par respect pour son per-
obsédé par la restitution de plus en plus précise de ses fantas- sonnage n’en montrera rien. Le refus constant du spectaculaire
mes, Ludwig grandit. Certes avec le temps son goifit se dévoile, est le corollaire de l’attention accordée aux caractéres : parmi
son attirance pour le XVIII¢ siécle qui donna naissance aux trés les paysages grandioses, au milieu des fastes les plus délirants,
beaux chateaux de Linderhof et de Herrenchiemsee disparait Ludwig est toujours seul. Face a sa cousine, face 4 Wagner,
pour laisser libre cours 4 un wagnerisme débridé. Bientét la face a sa mére, face a la princesse Sophie, il est seul. Et tout ce
moindre once de raison a disparu et Ludwig se met a batir qu’il batit autour de lui n’est qu’un paravent destiné a lui assu-
Wagnerland. Ce sera le chateau-nid d’aigle de Neuschwans- rer la maitrise du destin qu’il s’est choisi. Ainsi, lorsque tout
tein, la grotte de Lohengrin ou encore |’épisode de la taverne est perdu, Visconti place cette scéne admirable oi se joue la
homosexuelle. Ce cheminement régressif est en fait une spirale nature méme de Ludwig : le colonel Durkheim, interprété par
inexorablement ascensionnelle qui conduira le souverain de Vexcellent Helmut Griem, vient proposer au roi le soutien de
Baviére a ce point ow la pure réalisation des réves fait qu’il n’y l’armée. Militaire traditionnaliste, il est resté fidéle aux idéaux
a plus de frontiére entre l’imaginaire et la réalité. Ou il n’y a de l’aristocratie. Avec véhémence, il exhorte Ludwig 4 le suivre
plus de distinction entre l’accomplissement de soi et la dérai- jusqu’a Munich et la reprendre le pouvoir. Ou bien choisir
son. Une déraison non pas clinique mais morale, en cela qu’elle l’exil plut6ét que de subir l’indignité d’une arrestation. Le roi
est rupture avec la société, sans espoir de retour. Alors que semble désemparé, rien de cela ne lui convient, il ne sait que
Ludwig s’éloigne du monde, la caméra au contraire se rappro- faire. Ou plutét il ne le sait que trop et Visconti, adroitement,
che de lui, elle colle a son visage, elle épie la moindre de ses ne le révéle que lorsque le spectateur doute réellement de son
expressions comme s’il y avait la un secret a déchiffrer. Tout le équilibre : Ludwig est plus lucide que jamais, le futur ne lui
dernier élan du film qui méne de l’arrestation de Ludwig a sa réserve rien et l’espoir est depuis toujours perdu. Dans la
mort est proprement grandiose. Visconti fasciné par la tragédie défaite jouée d’avance contre son temps, la mort est la seule
de son personnage ne le lache plus du regard. Tout ce qui est issue possible.
autour de lui s’efface, tout semble trop petit, trop mesquin a Une mort ou il se dépassera lui-méme pour entrer de plain-
ses cotés. Médecins, politiques, serviteurs triomphent, ils ont pied dans la légende dont il a modelé sa vie. O.A.
« LUDWIG » DE LUCHINO VISCONTI

LA LOUPE ET LE TABLEAU
PAR MICHEL CHION

Le plus proche de l’opéra, dans Ludwig, c'est la déclamation emphatique de l’acteur


Kainz (Folker Bohnet et Helmut Berger dans Ludwig).

1 instrumentale, pour piano, pour orchestre (Tristan, Siegfried-


C’est de lui-méme, et sans que nous ayons al’en prier, que le Idyll), et le chant féminin, en particulier, n’est évoqué qu’une
temps fait travailler les films, rien que par le choc de la compa- fois (mais pas entendu) lorsque Ludwig demande 4 Wagner
raison entre le souvenir qu’on s’en était fait et leur réalité que d’écouter chanter sa fiancée, la princesse Sophie — et celle-ci
l’on redécouvre. Ainsi, en revoyant Ludwig, non seulement j’ai semble mourir de peur a cette perspective. Ce qu’on entend
découvert un film bouleversant que j’avais, lors de sa sortie, finalement de plus proche de l’opéra, dans Ludwig, c’est la
feuilleté avec distraction, mais aussi, je n’avais absolument pas déclamation emphatique de l’acteur Kainz, traitée en parodie.
remarqué en 1973 ce qui me parait évident aujourd’hui, a quel En revanche, si le chant représente dans ce film une dimen-
point.cette ceuvre est, contre tout ce que ferait attendre un film sion a la fois interdite et sous-entendue, il y a un emploi insis-
de Visconti sur Ludwig et Wagner, d’un style léger, discret, tant d’une musique de fond utilisée comme telle, puisée dans
intime et furtif. Notamment au niveau de l’ambiance sonore, Wagner, Schumann, Offenbach, mixée a un niveau relative-
incroyablement raréfiée, feutrée, impalpable, mate, et presque ment modéré et égal, c’est-a-dire qu’elle ne s’enfle pas, ou rare-
continuellement mais discrétement mortuaire, méme dans les ment, dans les intervalles des dialogues et dans les points
extérieurs, méme dans les morceaux de bravoure cérémoniels d’orgue des scénes. De cette musique, qui a la continuité impa-
(couronnement de Ludwig). Paradoxalement, Ludwig est donc vide de certains accompagnements des films muets, on pourrait
aux antipodes du film-opéra comme on |’imagine aujourd’ hui. dire que sa présence a la fois discréte et fréquente est ce qui
D’ailleurs, assez bizarrement si |’on considére |’importance empéche les personnages de chanter : elle leur vole leur chant
de Wagner et de sa musique dans le film, il n’y a sur les quatre intérieur, le sublime, et le fait sous-entendre, mais non sans
heures de la version intégrale et sauf erreur qu’un seul moment, lenfermer (cf. la scéne, conforme a l’histoire, de l’exécution de
éphémére, de voix chantée, et ce n’est pas une voix d’opéra : Siegfried-Idyll chez Wagner en |’honneur de Cosima, le jour de
quand les compagnons homosexuels de Ludwig, noyés dans Noél : scéne d’une infinie tristesse, ob la musique est comme le
leur biére et leur « Sehnsucht » (nostalgie) fredonnent collecti- tombeau, la prison de la joie qu’elle exprime). Au reste, le
vement quelque chanson, comme un choeur sourd et prostré. théme d’accords wagnériens qui ouvre et qui clét le film, bref
Ailleurs, le chant n’est présent que suggéré par sa transcription motif joué sur le piano et les cordes solistes, pose suffisamment
10 « LUDWIG » DE LUCHINO VISCONTI
le ton de « musique de chambre» de l’ensemble. réalisateurs, les critiques ? D’abord de faire «cheap»,
Aussi, quand on voit Jean-Louis Bory (cité dans le press- super-8 mm de vacances, télévision, mais aussi de modifier la
book) parler en 1973 d’une « symphonie funébre trouée d’ora- perspective, la structure de l’espace, en changeant la focale de
ges», étalant un « /uxe que les travellings caressent», on se dit facon continue (mouvement de zooming avant ou arriére) ou
que le moment de la sortie d’un film n’est pas forcément le discontinue (montage de deux images prises avec deux posi-
meilleur pour le «voir» tel qu’il est. Car des travellings, au tions différentes du zoom). Donec de « détruire la cohérence de
sens propre, ou la caméra se déplace, on en trouve bien peu l’espace», pour citer encore une fois Pinel. Lequel assure, avec
dans Ludwig, peut-étre méme pas un seul. Je n’ai vu que des une certaine exagération, que «/es grands réalisateurs choisis-
panoramiques et des zoomings avant, c’est-a-dire des figures sent une focale et s’y tiennent». Il faut donc nous résigner a
qui impliquent l’immobilité du support de la caméra, l’immo- cette idée que ni Bergman, ni Kubrick, ni Visconti, ni méme
bilité de l’ceil qui pivote et scrute — puisque le zoom est utilisé Fellini, ne sont de grands réalisateurs, puisqu’ils ne se sont pas
ici non pas comme «substitut du travelling» mais comme génés pour zoomer a plaisir dans certains films et pour faire
«concentration du regard d’un homme immobile», pour valser les focales.
reprendre la formulation de Vincent Pinel dans son trés bon Ce qui, en revanche, n’est pas niable, c’est que la plupart des
« Que Sais-Je » (Techniques du cinéma). films qui possédent quelque cohérence de mise en scéne sont
construits sur la référence a ce que j’appellerais leur « image de
2 base», dont la structure spatiale correspond elle-méme a une
Arrétons-nous un peu, justement, sur ce probleme du zoom focale de base qui est la plus courte utilisée de tout le film, et
qui fait sympt6me aujourd’hui, puisqu’on sait qu’une grande par rapport a laquelle les autres focales, généralement plus lon-
partie du cinéma moderne européen « de qualité » a commencé gues (allant vers le téléobjectif) seront pergues comme des
a proscrire le zoom dans le courant des années 70, le laissant modulations, des grossissements, des prélévements, voire des
aux séries télévisées, aux documentaires, et sans doute au Tiers- échappées. Ainsi, un plan au téléobjectif succédant de maniére
Monde, pour promouvoir et valoriser, symétriquement, tout ce continue (zooming) ou discontinue (montage) a un plan
qui implique un déplacement réel de la caméra dans |’espace : d’ensemble dans le méme axe, pourra étre senti comme un pré-
ce n’est pas un hasard si ces deux inventions récentes pour lévement dans l’image d’ensemble plutét que comme un boule-
«bouger» la caméra, le Steadicam et la Louma, tiennent versement de l’espace. Ainsi les zoomings avant (Visconti, cer-
aujourd’hui tant de place dans les films et dans le discours que tains Bergman) ou arriére (Kubrick dans Barry Lyndon) seront
l’on tient sur eux. percus comme une certaine maniére, soit de scruter le
Que reprochent au zoom, aujourd’hui, les opérateurs, les «tableau » en fouillant le détail, soit de le dévoiler a partir de ce

Ludwig renonce a sa souveraineté et reconnait Guillaume 1% comme Empereur (Helmut Berger et Umberto Orsini).
LA LOUPE ET LE TABLEAU 11

Romy Schneider dans Ludwig: il n’y a que sa cousine Elisabeth qu’instinctivement il sente pareille a lui.

détail, comme sur un document filmé au banc-titre. J’emploie cette scéne exprime d’elle-méme comment un Visconti peut
ces comparaisons a dessein, car, toujours selon les termes employer un moyen aussi décrié que le zoom, et lui donner
excellents de Vincent Pinel, dans le zoom, «/e mouvement ne toute justification : le zooming explore la surface d’une scéne
s’effectue pas par rapport au sujet, mais par rapport a son comme si elle était un tableau, une surface, et ceci depuis un
image». Et voila : en cherchant la formulation technique adé- lieu ot l’on se tient immobile (comme le fut Visconti, cloué par
quate, Pinel a tout dit, je crois, en tout cas |’essentiel sur le sens son attaque), non sans alimenter un désir pathétique et inas-
que peut prendre au cinéma un procédé que lui-méme critique. souvissable d’étre du tableau : encore faut-il y trouver sa place.
Pour revenir au film de Visconti, on y trouve bon nombre de Et cette impossibilité 4 constituer l’image de base frontale et
scénes réalisées a base de panoramiques filant d’un personnage définitive de la famille, pour y trouver sa propre place, qui est
a un autre, ou suivant leurs déplacements, ainsi que des zoo- le sujet de Conversation Piece est aussi un des axes de Ludwig.
mings avant ou arriére, et des changements d’angle obéissant a A travers Wagner (et le mystérieux triangle que celui-ci forme
une logique de découpage parfois insaisissable (pourquoi avec Cosima et Hans von Biilow), a travers Elizabeth d’ Autri-
ouvre-t-on sur telle chose ? Pourquoi tel changement de point che et sa sceur, le Ludwig de Visconti chercherait, non pas tant
de vue ?) mais dont on peut dire, selon moi, qu’elle se référe a l'amour fou, qu’a former les éléments d’un tableau de famille
une image de base plus sous-entendue que vraiment affirmée ou lui-méme se donnerait place, y trouvant enfin le sens de son
dans la scéne méme. Mainte séquence, souvent faite d’un mor- désir. Et, méme s’il est facile de justifier un trait de technique a
cellement de points de vue pris au télé, se référerait a cette posteriori, je pense qu’une telle quéte de la place dans le
image de base fuyante, qui serait un tableau de groupe, en plan tableau de famille s’exprime mieux, dans le cas de Visconti, par
d’ensemble, frontal, un tableau de famille montré au 50 mm le principe du zoom scrutateur que par quelque déambulation
(selon une perspective classique) qu’on ne voit en totalité que ruizienne a |’intérieur d’un tableau vivant. M.C.
fugitivement. Mais qu’on peut aussi ne pas voir du tout, puis-
que le mouvement méme de la scéne et de son découpage con-
sisterait A tenter de saisir les éléments partiels et discontinus LUDWIG. 1973. Réalisation : Luchino Visconti. Scénario :
(prélevés au téléobjectif) d’un tel tableau qui ne se constitue, ne Suso Cecchi d’Amico, Enrico Medioli, Luchino Visconti.
se fige, ne se pose pas, et qui reste donc virtuel. Image : Armando Nannuzi. Montage : Ruggero Mastroianni.
Je pense évidemment, ici, au film suivant de Visconti, Con- Son: Vittorio Trentino. Décors : Mario Chiari. Musique :
versation Piece, alias Gruppo di familia in un interno, alias Richard Wagner, Robert Schumann, Jacques Offenbach. Pro-
Violence et Passion, dont c’est le sujet explicite. La premiére duction : Lucio Trentini, Ugo Santalucia. 35 mm scope cou-
scéne de cet admirable film nous montre un vieux professeur leur. Durée : 4h 05. Interprétation : Helmut Berger, Romy
sédentaire (Burt Lancaster) en train de scruter avec une loupe Schneider, Trevor Howard, Silvana Mangano, Gert Frobe,
un tableau de famille anglais qu’il convoite. Il me semble que Umberto Orsini.
The Return of Jedi de Richard Mar-
quand, produit par George Lucas
LETTRE DE HOLLYWOOD : A PROPOS DE COPPOLA ET LUCAS

FILES D’ATTENTE
PAR BILL KROHN

Le numéro de mai de la revue Esquire donne matiére a paternaliste d’un professeur de lycée, sa troupe de jeunes
remuer de sombres pensées en publiant un texte de Dale Pol- acteurs tous parfaitement inconnus et inexpérimentés. Les
lock, extrait de l’ouvrage qu’il vient d’écrire sur la vie de répétitions étaient filmées en vidéo, dans la salle de sports d’un
George Lucas. II nous conte |’alliance de Lucas et de son men- lycée, devant un fond bleu permettant par la suite d’incruster
tor Francis Coppola au début des années soixante-dix, et la des photos prises 4 Tulsa ; c’est ainsi que le metteur en scéne
facon dont elle se dissout, aprés que Coppola a pris la décision pouvait « pré-visualiser » le film, tandis que les décors de Dean
de s’approprier le projet que Lucas pensait réaliser aprés Star Tavoularis et l’action prenaient forme. The Outsiders est un
Wars : Apocalypse Now. Ainsi que Coppola le fait remarquer roman a grand tirage écrit par une jeune fille originaire de
vers la fin du texte : « Nous aurions pu faire ensemble plus que Tulsa, Susie Hinton, quand elle avait seize ans ; Coppola a été
ce chacun a fait séparément. On peut se demander comment pris d’une telle passion pour ce livre, qu’il a passé des nuits
aurait été Star Wars si j’en avais été le producteur, ou Apo- blanches, en compagnie de Hinton 4 travailler sur une adapta-
calypse Now si c’était Lucas qui l’avait produit ». En effet, les tion de son troisiéme ouvrage, Rumble Fish ; il la tournera
choses auraient pu étre différentes sans la rupture entre les immédiatement aprés The Outsiders, avec la méme équipe
figures de proue de la nouvelle vague américaine, au moment technique et les mémes acteurs. Selon Hinton, Rumble Fish est
ou le cinéma américain se clivait, avec d’une part les films pour trés différent de The Outsiders : c’est une ceuvre d’une tonalité
enfants et adolescents dont Lucas fut le pionnier avec Ameri- étrange, pleine de symbolisme et de références a la mythologie
can Graffiti et Star Wars ; de autre, le cinéma d’art dont grecque ; selon Coppola, le second film sera au premier ce
Coppola chercha a étre le parrain et le phare en achetant les qu’Apocalypse fut en comparaison avec Le Parrain : d’une
Studios Zoetrope. dimension mythique plus marquée, plus expérimental, plus
Comment cela va-t-il aujourd’hui de part et d’autre de la intellectuel ; il sera tourné en noir et blanc, parce que le person-
grande faille ? Pas mal d’un cété, pas trés bien de |’autre. nage principal, Motorcycle Boy, ne voit pas les couleurs. Den-
Coppola préparait son nouveau film, The Outsiders, bien nis Hopper tiendra le réle du pére... Bref du cinéma d’art...
avant l’échec de One from the Heart, produit du chancelant Dans le méme temps, Coppola, qu’on disait mécontent de cer-
Zoetrope. Tandis que des nuages menacants s’amoncelaient taines scénes de The Outsiders qui avaient perdu de leur force,
au-dessus d’une terre poussiéreuse aux environs de Las Pal- reconstruisait des décors et re-filmait quelques scénes et la sor-
mas, Coppola et son cameraman visionnaient des films que tie du film, prévue pour l’automne, était remise indéfiniment.
Roger Corman avait réalisés dans les années soixante, ainsi que Mais a Hollywood, les Studios Zoetrope connaissaient des
des ceuvres de Mizoguchi, pour préparer Steve Burum au tour- événements extraordinaires. Ils avaient été mis en vente en avril
nage ; la derniére fois que j’ai rendu visite au Département 1982, pour payer les dettes de Coppola, mais ses associés
Cinéma Electronique, on chargeait l’équipement vidéo dans le n’avaient pas encore été en mesure de conclure un marché satis-
célébre camion, pour le transporter 4 Tulsa, Oklahoma, ou faisant avec les enchérisseurs. Au premier rang d’une longue
allait se dérouler le tournage de The Outsiders. Une jeune col- file de créanciers privilégiés, la Security Pacific National Bank,
laboratrice dévouée, qui avait vu son salaire s’amenuiser de créanciére de 8 millions de dollars, puis Jimmy Nasser (2 mil-
semaine en semaine, gémissait : « Si je n’arrive pas a aller a lions) et au troisiéme rang, Glen Speidel (1,3 million) ; pendant
Tulsa, je me suiciderai ». Le grand pari avait été perdu, mais la un certain temps, la Security Pacific National Bank avait payé
partie continuait et, visiblement, l’action se situait 4 Tulsa, a Nasser et au moins a un autre créancier des intéréts pour le
maintenant. compte de Zoetrope, pour donner a Coppola le temps de con-
Les nouvelles qui parvenaient du tournage étaient somme clure la vente au prix qu’il demandait — 20 millions de dollars.
toute optimistes. Dans un magazine vidéo, on a pu voir Cop- Mais quand Coppola ne fut méme plus en mesure de verser les
pola arriver, comme tous les jours, sur le plateau, en complet intéréts 4 la banque, comme il le faisait, elle refusa tout autre
veston, un attaché-case 4 la main, pour superviser a la maniére aide financiére, fit saisir la propriété et fixa la date de la vente
14 LETTRE DE HOLLYWOOD
aux enchéres publiques au jour de la Saint-Valentin, un an jour mais le travail de décoration de Tavoularis est si somptueux
pour jour aprés l’avant-premiére désastreuse de One from the qu’on se sent comme sur un plateau des Studios Zoetrope,
Heart, au Radio-City Music-Hall. La vente fut remise a diver- dirigé par un réalisateur doué et hanté plus que jamais par le
ses reprises, jusqu’a ce que Nasser entame a son tour les pour- souvenir de Nicholas Ray. Le film rappelle le cinémascope
suites au début du mois de mars, rendant la situation délicate : somptueux de Rebel without a Cause, dans sa premiére partie
si Nasser exigeait une vente immédiate, la banque ne recevrait surtout : une nuit mouvementée qui finit par un coup de cou-
que ce qui resterait aprés que les trois créanciers en meilleur teau fatal et la fuite vers la campagne de deux jeunes « grea-
rang eussent été remboursés ; pour éviter ce risque, la Banque sers ». Mais au lieu de pasticher le mélodrame psychologique
devait rembourser la créance de Nasser, ou alors ne pas ajour- de Ray, Coppola essaie de faire quelque chose de plus
ner la date initiale fixée pour la vente aux enchéres, le 10 mars, moderne, représentant a la fagon d’un opéra et en méme temps
ce dont — disait-on — elle n’avait pas envie. On trouva un avec un sadisme évident des conflits de classes : il s’agit d’ado-
arrangement de derniére minute et pendant trois mois, la date lescents pauvres, que la loi ne protége pas, et qui sont conti-
de la vente aux enchéres fut reportée a diverses reprises, pour nuellement exposés aux menaces de torture et de meurtre de
permettre 4 Coppola et a ses associés de négocier a l’amiable la jeunes bourgeois du méme Age, animés d’une haine dont ils ne
vente a d’éventuels acheteurs intéressés dont le nombre n’est connaissent méme pas |’origine.
pas précisé. Il y a quelques semaines Speidel, a bout de La fuite dans la campagne évoque petit a petit The Night of
patience, annongait qu’il céderait sa créance au plus offrant, the Hunter : dans leur vagabondage bucolique, les petits cita-
mais tandis que j’écris, les négociations se poursuivent encore dins découvrent les beautés de la nature, avec des plans d’ani-
et on espére a chaque minute qu’elles trouveront une issue maux dignes de Disney ; en méme temps, ils lisent les comptes
satisfaisante. rendus d’une autre guerre civile sanglante, dans |’édition poche
Pendant ce temps-la, la Warner Brothers qui avait acheté les du livre de Margaret Mitchell, Gone with the Wind, et peu a
droits de The Outsiders pour le théatre, annoncait des dates peu c’est le souvenir de ce film qui envahit l’image : 4a commen-
pour la sortie du film, puis l’ajournait, ne sachant plus que cer par ce coucher de soleil rose et baroque (pas si irréaliste que
faire. On fixa finalement a la date du 25 mars une sortie dans cela quand on a déja vu des couchers de soleil dans cette
829 salles, mais sans publicité préalable, situation inusitée pour région) ; ensuite, c’est un rappel de l’incendie d’Atlanta,
Coppola, dont les films sont précédés d’habitude par une ava- quand les garcons sauvent un groupe d’écoliers d’une église
lanche de réclame mélo. Mais en coulisse, la Warner et Zoe- désaffectée en proie aux flammes, se transformant en héros.
trope s’étaient chargés de répandre la nouvelle auprés d’une Toutes ces allusions sont tissées ensemble sans accroc par le
catégorie qui ne constitue pas le public traditionnel des films de cinéma électronique de Coppola, qui produit un rythme de sac
Coppola : les adolescents, dont les journaux et les programmes et de ressac, ou rien ne culmine particuligrement. Dans One
de télévision forment un réseau totalement a part du circuit from the Heart aussi, on passe sans heurts d’un événement a
d’information culturel. A la projection de presse qui eut lieu Vautre, important ou secondaire, et la violence latente de
quelques jours avant la sortie du film, la moitié de la salle était Vordre social surgit en petites explosions ; mais le film finit sur
remplie par des jeunes lycéens de la ville ; en les invitant, la une bagarre impressionnante ou éclate la sauvagerie pleine de
Warner fournissait le public qu’il fallait au film qu’elle voulait vitalité qui manquait a la fin bizarre et statique de Apocalypse
vendre comme « un film pour les jeunes ». Now. Sil’on ne ressent rien de fort a la fin du film, son rythme
« Film pour les jeunes » : durant le générique, une série de particulier y est peut-étre pour quelque chose, mais surtout
photographies prises 4 Tulsa, retravaillées au synthétiseur et Matt Dillon (bien meilleur ici que dans le pale Tex), sur lequel
teintes en couleur or, accompagnent une chanson sirupeuse de repose finalement tout le poids du film, n’est pas James Dean.
Stevie Wonder et Carmine Coppola, suivie dans la foulée par la Cependant, Coppola a pu capter quelque chose de la violence
voix off du narrateur, Ponybody Curtis, 14 ans, évoquant ses réelle qu’il est allé chercher a Tulsa, et les gosses qui étaient
souvenirs. Les lycéens accueillent avec des applaudissements dans la salle ont réagi a la fin en laissant éclater ¢a et 1a des
les entrées en scéne de Matt Dillon et Leif Garrett, qui appar- fous-rires nerveux. Aprés la projection, plusieurs filles étaient
tiennent aux camps ennemis des « greasers » et des « socs » : en pleurs ; une horrible petite oie, brisée par l’émotion, en
délinquants brimés pour la plupart sans famille, contre gosses proie aux moqueries de ses compagnes (toutes des « socs »),
de riches snobs qui prennent plaisir 4 les: persécuter. Mais les s’emporta : « Vos gueules ! c’est beau ! »
admirateurs de Coppola le retrouvent sur un autre registre. Ces Ce ne fut pas l’avis des critiques. La majorité d’entre eux.a
photos truquées suggérent que nous sommes peut-étre a Tulsa, raillé Coppola pour avoir traité 4 la maniére d’un opéra une

Francis Ford Coppola discute avec trois jeunes acteurs sur le tournage de The The Outsiders de Francis Ford Coppola (C. Thomas Howell a gauche, Tom
Outsiders. Cruise et Emilio Estevez a droite).
FILES D’ATTENTE

Leif Garrett (A gauche) et Darren Dalton dans The Outsiders de Francis Ford Coppola.

histoire simple — beaucoup |’ont méme trouvée carrément sim- n’aiment que les films bidons comme Fast Times at Ridgemont
plette. Vincent Canby, du New York Times, sans savoir peut- High et les films violents comme Bad Boys. Ils pensent que
étre a quel point il tombait juste, décrit le film comme « un sinon, les jeunes n’iraient pas au cinéma. On aime bien ces
remake de Rebel without a Cause par un réalisateur qui s’ima- films quand on les voit, mais il y en a beaucoup qu’on n’ira
gine étre D.W. Griffith tournant The Birth of a Nation ! ». jamais voir une deuxiéme fois. Porky’s c’était bien, parce que
Les journaux spécialisés prédisaient tous un désastre. Mais a la c’était dréle et qu’il y avait du sexe, mais je ne me souviens
surprise générale, le film marcha bien : 6 millions de dollars de méme plus des personnages. Je n’irai jamais revoir Porky’s,
recettes la premiére semaine, 5 millions la deuxiéme, rien par contre j’irai revoir The Outsiders. »
n’indiquait que le public, outragé par les « excés » du metteur Malheureusement, ils ont été peu nombreux 4 le faire, peut-
en scéne, faisait défection. étre a cause d’une politique d’exploitation qui visait 4 remplir
Les files d’attente 4 Westwood, qui s’allongeaient jusque les caisses en peu de temps, comme ce fut le cas pour Spring
dans la rue voisine, étaient parlantes : rien que des jeunes — Break — \e film de sexe pour les jeunes que Columbia a sorti ce
trés jeunes — et parfois un cinéphile un peu plus vieux ou un printemps et qui a fini par passer dans beaucoup de salles en
curieux s’intéressant aux phénoménes de l’industrie cinémato- méme temps que le fruit de la téméraire expérience de Coppola.
graphique, qui semblait mal a |’aise et déplacé. A premiére vue, Mais The Outsiders — dont les recettes avoisinent 25 millions
Zoetrope, a la veille de sa disparition, tenait deux succés : la de dollars, je crois — a eu assez de succés pour redorer le bla-
suite prosaique de The Black Stallion connut de bons débuts, son de Coppola dans le cinéma commercial ; il est possible que
mais s’écroula durant le week-end pascal, laissant The Outsi- Rumble Fish, qui aurait été sélectionné pour le New York Film
ders seul au hit-parade durant le début du printemps. II était Festival fasse remonter sa cote, auprés des critiques cette fois.
clair que Coppola avait réussi, 4 son échelle, a imiter le bon Dans le méme temps, il a refusé une offre lucrative, celle de
coup que fut Gone with the Wind pour Selznick : adaptation réaliser The Pope of Greenwich Village, drame psychologique
fidéle d’un roman trés populaire (on donne a lire The Outsiders sur des Maffiosi a la petite semaine, avec Al Pacino, mais il a
dans les écoles) ; personnages principaux du livre parfaitement accepté de réécrire le scénario de Mario Puzo pour Cotton
incarnés par les acteurs ; traitement en forme de grand specta- Club ; c’est une production de Robert Evans, une comédie
cle romantique ; sans oublier de conserver assez de dialogues musicale a gros budget sur les boites de nuit de Harlem dans les
du roman (ils sont souvent guindés), pour que ce nouveau années vingt, avec Richard Gere et Gregory Hines. On raconte
public soit satisfait de l’adaptation de « son » livre. La lettre méme qu’on le cajole pour qu’il accepte de s’installer dans le
qu’un jeune a adressée au Los Angeles Times pour défendre le fauteuil du metteur en scéne, et qu’ainsi serait reconstituée
film résume bien les choses : « J/ devrait y avoir plus de films l’équipe du Parrain : Evans, Puzo, Coppola. Il est possible
comme The Outsiders. Les cinéastes pensent que les jeunes aussi qu’il redonne vie a son fameux projet de film de science-
Il était une fois un constructeur de caméras qui préchait seul tout seul la
cause du format super 16.

Bonnard, Intérieur blanc (Musée de Grenoble)

Il disait :
Plus belles images oblongues, négatif plein de détails et de modéle vous y
puiserez aujourd’hui des copies 35 mm diffusables et plus tard de riches
originaux pour la vidéo haute définition 1 125 lignes.

Il disait :
Ne stockez pas votre oeuvre sur du 16 mm standard pas plus que sur de la
vidéo 625 lignes obsolete, pensez au proche futur.

Il disait...
Mais personne ou presque ne suivait, pas d’objectifs concus pour ce for-
mat, pas de post-production a la hauteur, les labos étaient contre.

Et puis tout a coup, les autres constructeurs comme Arri, Eclair, sortent
des versions super 16 de leurs caméras. Cooke présente le zoom que tous
attendaient, un 10-30 mm T1.6 stupéfiant, qui couvre toutes les situations
rencontrées en cinéma S16 « mis en scéne ».

Surtout, surtout Telcipro suggére a Debrie de fabriquer une tireuse opti-


que a immersion, de grand rendement, qui agrandit directement le négatif
super 16 mm sur la copie de distribution 35 mm.
La suppression du contretype intermédiaire, non seulement rend |’opéra-
tion de gonflage moins onéreuse, mais cela améliore la définition et le
modeéle de facon inouie : au point qu’il est assez difficile de reconnaitre en
projection 35, l’origine « super 16 » du document présenté.
(Demandez a Telcipro de vous inviter aux projections réguliéres de
démonstration. 731.21.30)

Merci a Debrie ; Telcipro, merci.


On se sent moins seul a défendre le patrimoine des autres.

Aaton/B.P. 104/38001 Grenoble Cedex/Téléphone (76) 42.64.09/Telex 980459


LETTRE DE HOLLYWOOD
Les petits incidents qui précédérent la sortie de Return of the
Jedi, dernier film de la trilogie de George Lucas inaugurée par
Star Wars, n’étaient pas étrangers aux efforts que Lucas
déployait pour ne pas divulguer I’intrigue du film, tandis que
ses admirateurs et les journalistes essayaient de lever le voile du
secret. Depuis quelques mois, des articles non autorisés parais-
saient dans les revues spécialisées. Il y eut des menaces de pour-
suites légales quand Cinefantastique publia des informations
détaillées sur |’élément de surprise principal du film, ainsi que
des dessins représentant les Ewok ; or ces bons nounours qui
habitent la lune d’Endor sont les principaux protagonistes du
film, et les jouets 4 leur image sont l’essentiel du plan de mar-
keting de la Lucasfilms. La derniére sécurité a sauté quand, un
bon mois avant la sortie du film, la bande dessinée de Marvel,
Jedi, est apparue dans les kiosques ; elle avait été imprimée a
Vavance et jetée sur le marché avant la date prévue, parce
qu’un distributeur ayant décidé de s’élancer avant le signal du
départ avait créé une vague de panique parmi ses concurrents.
Baissant les bras, la Lucasfilms organisa des projections en
avant-premiére, 4 New York et a Los Angeles, bien avant la
sortie officielle du 25 mai ; occasion pour les journalistes qui
avaient la chance d’étre invités, de pouvoir cétoyer les célébri-
tés qui avaient eu la méme chance, tandis que des vigiles
repoussaient une armée de gens qui s’écrasaient aux portes, et
que les fausses invitations se vendaient 20 dollars piéce. Par un
surcroit de bonne fortune, je me suis retrouvé assis devant Car-
rie Fischer, qui avait amené sa claque et donna le signal des
vivats dés le début du film: un « bravo » venu du fond du
coeur a l’apparition du nom de Lucas dans le générique, des sif-
flets pour Vader, des applaudissements 4 chaque apparition
des principaux personnages et des hourras a chacun des exploits
de la princesse Leia, qu’elle accomplissait d’ailleurs avec plus
de panache que dans les précédents épisodes. Mais Carrie Fis-
cher, qui aurait un pourcentage sur les bénéfices du film, a
quelque raison de pousser des vivats. Ce n’est pas notre cas.
Le film commence mal, par une scéne d’exposition toute
noire et grise ; nous sommes a bord du vaisseau impérial,
Mark Hamill dans The Return of Jedi de Richard Marquand. l’Empereur va lui-méme bient6t arriver, pour chercher a com-
prendre pourquoi la construction du nouveau Death Star est si
fiction, Interface ; un ami m’a dit qu’il avait vu, au cours lente ; c’est une allusion transparente au pouvoir du produc-
d’une projection-test organisée a la Preview House, des essais teur, et quand il suscite l’épouvante d’un personnage sans
pour Interface, tournés en vidéo par Scott Barlett, et que le visage, ce dernier passe inévitablement pour un substitut du
public les avait bien accueillis. metteur en scéne. Mais les scénes avec la garde impériale sont
Une chose est stire — c’est du moins l’opinion des gens avisés toujours ennuyeuses, et ce n’est que dans la deuxiéme séquence
— il faudra t6ét ou tard vendre les studios Zoetrope. Il semble que le manque d’inspiration devient franchement évident.
que Coppola veuille vraiment se débarrasser de l’énorme poids Nous sommes dans la forteresse d’un malfrat galactique,
que ces studios représentent, en définitive, et qu’il ait besoin de Jabba The Hut, qui préside aux destinées d’un bar extra-terres-
l’argent de la vente pour payer les gens qui attendent en file tre, du genre de celui de Star Wars, mais en plus grandiose.
impatiente depuis avril dernier. Alors quand la Warner a fina- Jabba est lui-méme une marionnette terrifiante : un fruit du
lement sorti Hammett, il y a deux semaines a Los Angeles, sans croisement entre le Caterpillar de Lewis Carrol et le Trimalchio
tambours ni trompettes, c’était comme si la derniére alouette de Satyricon. Mais on voit trop que les autres créatures hantant
annongait le printemps. Aprés tout ce qu’ils avaient entendu la forteresse sont faites d’une espéce de plastique brillant et on
dire, les critiques ont été surpris de découvrir en fin de compte retrouve trés peu l’intelligence des créations de Rick Baker
un film policier de premier ordre, quelque peu handicapé peut- pour le bar de Star Wars ; méme les bonnes idées (une créature
étre par l’absence de Brian Keith, mais avec un scénario intelli- avec des lévres élevées sur tige, rappelant un personnage de
gent, et dirigé avec une maitrise parfaite par un Wenders injus- Don Martin, l’auteur de dessins animés), sont neutralisées par
tement critiqué (le bruit court qu’il est sur le point de tourner a Vinaptitude de Richard Marquand a trouver les meilleurs
Paris — Texas — un scénario qu’il a écrit avec Sam Shepard, angles de prises de vue. Tandis que l’imagination de Lucas était
l’auteur de théatre). Si le public adopte Hammett, la Warner a son apogée dans les scénes d’ouverture, ou il se battait avec le
sortira le film dans d’autres villes des Etats-Unis. Mais l’agita- spectre de Fellini, Marquand ne parvient pas méme a créer une
tion qui régnait au moment de son élaboration a disparu en atmosphére. Pourtant, dans la premiére partie du film, il tient
méme temps que le réve représenté par Zoetrope, et quand l’action bien en mains : une bataille se déroule au-dessus de la
Coppola se sera débarrassé de cette épave, son avenir restera gueule béante d’une créature anthropophage enterrée dans les
largement ouvert : comme celui de Ponybody qui, a la fin de sables de Tatooine (le nom de la planéte), au cours de laquelle
The Outsiders, s’installe pour écrire les mots magiques qui Luke Skywalker fait montre de ses pouvoirs de chevalier de
ouvrent et referment ce film sincére et adorable : « Quand, Jedi, qu’il vient de découvrir.
quittant la salle de cinéma obscure, j’ai débouché dans la L’intérét se ranime un peu dans la seconde partie, quand
lumiére éclatante du jour... » nous rencontrons le premier représentant des Ewok, un bon
FILES D’ATTENTE 19
nounours ; sa facon de se déplacer sur ses jambes bancales est

contacts
inspirée, ainsi que me |’a fait remarquer un ami, de la démar-
che de Mifune dans le Macbeth de Kurosawa. Perché a la cime
des arbres, le village des Ewok est joliment dessiné, et la forét
qui recouvre Endor permet de réaliser un nouvel exploit techni-
que ou l’exubérance de Lucas et de ses collaborateurs devient
contagieuse, comme dans les séquences filmées image par
image au début de L’Empire contre-attaque : une poursuite kKkKeKae
kaka kkk
éblouissante sur des motos volantes supersoniques qui passent
a travers les grands troncs des séquoias. Mais comme tout ce
qui est nouveau dans Jedi, l’effet est tellement répété qu’on
finit par s’ennuyer et les scénes dramatiques n’y changent rien ; En anglais :
les quelques pauvres énigmes que recélent le film sont résolues
dans des scénes de dialogue impeccablement éclairées, creuses, THE FILMS OF CHRISTOPHER LEE. R.wW. Poble.
ot le style de Marquand, quintessence de la nouvelle tradition Scarecrow. Filmo. compléte. T.V. Radio. Bibliographie
de qualité britannique, s’exprime le mieux. Le film repose sur sélective. Index films, nombreuses photos n. et b. Relié.
la répétition et l’excés dans la troisiéme partie, ou alternent TE EE ML ORIN aaa 351F
sans répit deux interminables batailles, l’une dans l’espace,
l’autre au sol, tandis que Luke et Darth Vader s’expriment a CHILDREN'S TELEVISION 46-81. Part |. Animated
leur maniére dans une interminable confrontation, sous |’ ceil
méchant de Il’Empereur : autre idée superbe de maquillage a Cartoon series. 6. W. Woolery. Scarecrow. Catalogue dessins
partir de laquelle Marquand n’arrive pas du tout a susciter animés T.V. américaine. Fiche technique et texte explicatif
Vhorreur. Au bout d’un moment, l’effet produit est le méme pour chaque. 10 appendix spécifiques. Index cies et
que celui des dessins animés que les enfants regardent 4 la télé distributeurs film animation. Relié. 386 p........ 295 F
le samedi matin — avec des effets spéciaux extraordinaires et
un son Dolby abrutissant en plus ; mais les dessins animés du THE FILMS OF OLIVIA DE HAVILLAND. T. Thomas.
samedi ne durent que trente minutes, alors que Jedi dure deux Préface de Bette Davis. Filmographie compléte. Nombreuses
heures et demie.
Les premiéres critiques exprimaient un profond désappointe-
photos. Br. 256 p 226F
ment, et méme Time Magazine dont Lucas faisait la couver-
ture, convenait que le film n’était pas ce qu’il aurait pu étre. CINEMA STYLIST. J. Belton. Scarecrow. Recueil d'essais
Une anecdote qui peut aider 4 comprendre ce qui n’a pas mar- et analyses des différents styles de certains metteurs en
ché : Richard Marquand est en fait un maniaque du détail, qui seéne. Biblio. Index. 367 p. Relié ............. 215 F
cherchait a préserver « l’image de marque de la saga », et télé-
phonait 4 Lucas chaque fois qu’il se demandait comment faire AMERICAN FILM NOW. J. Monaco. Aspects financiers
telle ou telle chose. Il a méme critiqué Irvin Kershner, dont la du cinéma américain actuel : auteurs, producteurs, acteurs,
réalisation de L’Empire, avec son mélange d’imagination et de
réalisme semble étre, rétrospectivement, un triomphe de son
metteurs en scane. Analyse spécifique des films dAltman,
style personnel — lui reprochant son infidélité a la vision du Coppola, Mazurski, etc. 10 filmographie. Sélection meilleurs
producteur. L’approche tatillonne et laborieuse de Marquand films. Biblio. Who's who. Références. 340 p. Relié . 206F
dément toute la publicité faite autour de ses origines irlandai-
ses. En italien :
Mais ses insuffisances n’expliquent pas l’échec de Jedi, pas
plus que les maigres talents de Kershner n’expliquaient le suc-
cés, d’aprés moi limité, de L’Empire. Le fait est que, comme il
ANNUARIO DEL CINEMA ITALIANO 1982-1983
Bea as ate) PACES BIR RRS SIR Reed etcieteteigen Wile 256 F
l’a confié ces derniers temps a une multitude de journalistes,
Lucas est excédé par la saga que son ardent hiérophante était
heureux de continuer. Alors qu’au moment de L’Empire, En francais :
Lucas envisageait avec enthousiasme une série en neuf parties,
qui financerait des studios de tournage, aujourd’hui il se plaint BRIGITTE BARDOT. J. Montserrat. Album photos.
du fardeau que représente la gestion d’une énorme société, et Iconographie chronologique complate. Filmographie détaillée.
semble hésiter 4 reprendre la saga, comme prévu, dans deux ou 600 photos 48 p. Couleur. Relié 500p ......... 191F
trois ans, avec une nouvelle trilogie sur la chute de l’ancien
Etat. Dans une entrevue récente avec Dale Pollock, il faisait la LOUISE BROOKS. L. Brooks. Autobiographie.
remarque suivante : « Si c’était a refaire, je réfléchirais ». Il
est difficile de conserver pendant dix ans un élan créateur pour
Filmographie. Photos n. et b. Relié. 200p........ 170 F
traiter une aussi mince histoire, et c’est une persévérance opi-
niatre 4 remplir un contrat que laisse entrevoir le style inexis-
tant de Marquand dans Jedi. PRIX FRANCO
Dans un sens, Jedi, c’est la livraison convenue. On n’a pas
regardé a la dépense pour essayer de retrouver le style et la phi-
losophie du premier film, en évitant les économies qui gachent
Kawah KKK KKK
la plupart des séries, et en ajoutant de petits délices a l’inten-
tion des amateurs fanatiques. (Le personnage le plus « in » est Librairie du Cinéma
sans nul doute Wedge, le pilote qui combat les Rebelles, inter-
prété par Dennis Lawson, le seul, a part les personnages princi- 24,RUE DU COLISEE 75008 PARIS
paux, a survivre aux trois épisodes ; quand il fait une entrée TEL. (1) 359.17.71
sans commentaires, vétu de sa combinaison de vol orange, stu-
20 LETTRE DE HOLLYWOOD
péfait de sa propre chance, sa charmante décontraction évoque 24 mai, douze heures avant la premiére projection, la file
le pot qui a di marquer la fin du tournage de la trilogie). Quant d’attente s’allongeait jusque dans la rue voisine et l’ambiance
a la tendance du film a s’engourdir a l’excés, dont les critiques était 4 la féte : on assista méme a un mariage, cérémonie dou-
se sont plaints, Marquand a fait savoir dans une de ses inter- teuse célébrée a huit heures du soir dans la queue par un
views que c’était le producteur qui en était l’unique responsa- homme vétu d’un costume de Yoda, qui se présentait comme
ble : Lucas a beaucoup ajouté au premier montage du réalisa- un prétre de la « Religion universelle de l’Ancien Etat », tandis
teur, et la décision de donner aux fans « plus que tout » a été que ronronnaient les caméras de télévision.
un argument publicitaire décisif. Cette stratégie peut s’avérer A la sortie du film sur les écrans, des échos de scénes de folie
brillante, du moins a |’égard des plus jeunes spectateurs : pour hystérique parvinrent de tous les coins des Etats-Unis. A
eux, beaucoup trop, c’est juste assez, et la répétition ne fait Columbia (Caroline du sud), des voleurs s’emparérent d’une
qu’augmenter le plaisir. Dans l’entrevue avec Pollock, une des copie de Jedi, qu’on retrouva quelques heures plus tard sur le
rares observations sur la forme laisse percer ce genre de calcul : bord d’une route de campagne du Kentucky. Au cours d’une
« Star Wars a consciemment été fait dans un style et sur un séance dans une banlieue d’Hollywood, quand le projecteur
mode différents des films traditionnels. Ce n’est pas un film tomba en panne, on fit traverser la rue a des enragés pour
tout a fait transparent, et on ne voulait pas qu’il le fat... On qu’ils aillent regarder Spacehunter (en trois dimensions), pen-
peut emmener un enfant de cing ans voir Star Wars, il ne com- dant qu’on réparait l’appareil, qui retomba d’ailleurs en panne
prendra pas vraiment les trois quarts du film, mais il le ressen- a leur retour. Dans une petite salle prés de San Diego, le per-
tira comme un kaléidoscope de sons et d’images et y prendra sonnel découvrit au milieu de la séance de minuit que la der-
plaisir, a un certain niveau. » niére bobine du film n’était pas arrivée ; on se rendit 4 toute
Le grand stratége avait fait mouche une fois de plus, les pre- allure, sous escorte policiére, a l’aéroport pour chercher la
miers signes de son succés se voyaient devant l’Egyptian Thea- bobine qui manquait, mais on ne put la rapporter a temps pour
tre sur Hollywood Boulevard, une bonne semaine avant la sor- empécher une émeute en régle. Les chiffres de la Twentieth
tie de Jedi : un petit groupe d’habitués s’était rassemblé 1a, Century Fox confirment que de nouveaux records ont été bat-
avec l’intention déclarée de battre tous les records de files tus : 6,2 millions de dollars le premier jour, et des recettes plus
d’attente devant un cinéma. Il avait fait chaud toute la importantes ensuite chaque jour, le point record étant de
semaine, et la nuit ravivait l’activité des employés du service 8,4 millions le samedi d’avant Memorial Day, ce qui ferait une
d’hygiéne municipal, des voleurs, des colporteurs de bibles, et recette totale de 41 millions de dollars en six jours. Le film va-
sans doute des espions de la société de Lucas, mais le midi du t-il rapporter plus que The Empire, a la longue ? Oui, si

Kathleen Quinlian et Jeremy Licht dans Twilight Zone-The Movie (épisode réalisé par Joe Dante).
a. ea a. oF o\
FILES D'ATTENTE
comme ses prédécesseurs, il est vu et revu plusieurs fois par le
public ; mais les premiers chiffres ne pouvaient étre plus
encourageants.
Nouvelles preuves que les coeurs d’enfants sont sensibles a
une magie a laquelle les critiques blasés sont réfractaires ? Pas
forcément. Quelques jours avant la sortie du film, alors que je
sortais du travail et rentrais chez moi, je m’arrétai devant
l’Egyptian ; je voulais surveiller les progrés de la fameuse file
d’attente, qui était déja aussi longue que celle des créanciers
guettant la vente des studios Zoetrope. Jeff Krispow, le pre-
mier de la queue, a qui les journalistes avaient déja posé de
nombreuses questions, était parti quelque part téléphoner ; j’ai
donc interrogé son compagnon, Steve Zlick, qui a fini en
deuxiéme position dans la file d’attente pour Jedi, aprés avoir
déja été le numéro deux derriére une fille, Terri Hardin, dans la
queue pour L’Empire. Zlick, garcon décharné, habillé de noir
et portant une formidable épée-laser, m’a paru regarder tant sa
destinée que tout le reste d’un ceil de philosophe. Aprés
m’avoir arraché la promesse de ne pas lui raconter la fin du
film, il m’a demandé ce que j’en pensais, et dans la crainte de
retirer ses illusions 4 quelqu’un qui avait déja tant sacrifié, j’ai
répondu que c’était un trés bon film. Mais quand je lui ai
demandé son opinion sur L’Empire, il me dit, 4 ma grande sur-
prise, qu’il l’avait trouvé « affreux » (vigoureux signes
d’acquiescement de la part du numéro trois, un garcon gras qui
jusqu’alors faisait semblant d’étre absorbé par ce qui sortait de
ses écouteurs). Cela n’avait-il pas été quelque peu décevant,
aprés sa longue attente dans la queue ? « Pas vraiment répon-
dit Zlick. C’est super de faire la queue. C’est tout le temps la
féte, les gens arrivent, vous parlent... » A cet instant, un noir
mit son nez dans la conversation et se mit 4 provoquer Zlick en
John Lithgow dans Twilight Zone-The Movie (épisode réalisé par George Miller)
duel. Aprés son départ, je poursuivis : qu’est-ce qu’il y avait produit par John Landis et Steven Spielberg.
exactement de si « affreux » dans L’Empire ? « L7histoire
était bonne, dit Zlick, mais je n’ai pas aimé la fagon dont sera un succés) ; Coming attractions, ov il a compilé les bandes
c’était fait ». Ferait-il allusion 4 la mise en scéne ? « La mise annonces de vieux films d’horreur de Universal, va étre diffusé
en scéne, le dialogue, le jeu des acteurs, tout dit-il, c’était tout sur la télévision par cable cette semaine. Son prochain film sera
simplement affreux ». (Encore des signes d’acquiescement de Dick Tracy, récit des aventures comiques du détective inter-
la part du numéro trois, qui décidément entendait bien malgré prété, si tout va bien, par Warren Beatty. Apparaissant en
ses écouteurs). Le fait que Lucas n’a pas fait le film lui-méme public pour la premiére fois depuis de longs mois, Landis s’est
en serait-il la raison ? Une pause, puis une réponse bien pesée : rendu au Chinese Theatre ou on fétait le cinquanti¢me anniver-
« Je ne sais pas s’il en aurait fait quelque chose de bien, saire de King Kong : il a payé 8 500 dollars pour une statue de
puisqu’il n’en avait pas envie ; sinon, pourquoi l’aurait-il bronze de King Kong, exécutée par Ray Harryhausen, qui était
donné a faire a l’autre type ? » Mais l’autre type (Kershner) si mise aux enchéres par une organisation charitable. Spielberg
j’ai bien compris, n’en a pas fait grand chose de bien. « Ecou- lui-méme a été récemment l’objet d’une accusation bizarre :
tez, me confia-t-il en se penchant vers moi et en montrant du Satyajit Ray pense que &.T. est inspiré de The Alien, un script
pouce I’affiche que l’on distinguait mal au-dessus de nos tétes, dont il est l’auteur, et qui a circulé 4 Hollywood au début des
d’apres ce que j’ai entendu dire, celui-ci (Marquand), n’en a années soixante-dix. On ne s’attend a aucune poursuite judi-
pas fait grand chose de bien, lui non plus ». ciaire. Ajoutons a la liste de projets que |’enfant-prodige
pourra bien entreprendre dans un futur proche, un film avec
les personnages de Blackhawks, la bande dessinée de DC ; et
J’ai fait une erreur (dans ma lettre de Hollywood, publiée
puis, comme on |’a déja anonncé, |’adaptation de Schinder’s
dans le numéro 343 des Cahiers : la contribution de Steven
list, roman de Thomas Kennealy, |’auteur de Chant of Jimmy
Spielberg 4 Twilight Zone-The Movie ne sera pas Little Girl
Blacksmith ; le personnage principal de Schinder’s list est un
Lost, mais Kick the Can ; ce sera une nouvelle version du récit
industriel allemand qui sauva des milliers de juifs de l’holo-
d’une révolte dans une maison de retraite pour vieillards que
causte. D’aprés les dires d’Armie Arched dans Daily Variety,
notre ami Lamont Johnson avait mis en place le premier (a
Spielberg produirait bient6t deux films qui seraient ses projets
propos, Johnson vient de réussir son premier succés commer-
les plus intéressants, mais les moins sfirs. Il s’agirait de Ree/ to
cial hollywoodien : un film d’aventures de science-fiction, en
Reel, en partie autobiographique, qui raconterait I’histoire
trois dimensions, Spacehunter, qui est beaucoup plus vivant
d’un jeune metteur en scéne faisant un film de science-fiction
que Jedi et marche trés bien). Ce film d’anthologie qui a connu
musical : c’est Michael Cimino qui tournerait ce film. L’autre
de nombreux problémes sortira dans les salles a la fin juin,
projet serait une version en trois dimensions de la comédie
privé, parait-il, de la séquence avec I’hélicoptére qui tua Vic
musicale a succés, inspirée par The Little Shop of Horrors, \e
Morrow et deux petits acteurs vietnamiens. La commission
film a petit budget de Roger Corman, déja un classique du
fédérale d’enquéte n’ayant pu déterminer les causes de l’acci-
genre ; le metteur en scéne en serait Martin Scorsese. Il est
dent, un grand jury a été réuni pour décider s’il y aura lieu
aussi question, dans la liste des nombreux projets de Spielberg,
d’inculper d’éventuels responsables (John Landis sera convo-
d’un remake de Peter Pan. B.K.
qué comme témoin, mais cela mis a part, tout va bien pour lui :
on pense que son dernier film, avec Dan Aykroyd et Eddie
Murphy, une comédie politique qui s’appelle Trading Places, (Traduit de ’américain par Francine Arakelian)
«ANA » DE MARGARIDA CORDEIRO ET ANTONIO REIS

SECRETE ENFANCE
PAR YANN LARDEAU

Antonin Artaud disait de la montagne ot vivent les Tarahumaras qu’elle était un


signe. Ainsi en va-t-il du Tras-os-Montes, de Miranda, la « frontiére de deuil » entre
l’Espagne et le Portugal, dans le dernier film de Margarida Cordeiro et d’Antonio Reis,
Ana, chant d’une terre, d’une femme, d’un nom, d’une langue tout 4 la fois.
L’enfant est malade, nous l’avons vu dormir et suer en gros plan. Nous avons vu Ana,
sa grand-meére, s’approcher du lit et s’asseoir pour le veiller en silence, se relever, aller
prendre un verre sur la commode, en renverser un autre et en ramasser soigneusement les
morceaux dans un mouchoir, puis quitter furtivement la piéce sur la pointe des pieds.
C’est a peine si pendant tout ce temps |’enfant a remué. La chambre est a présent filmée
depuis le lit, une lumiére douce, entre la lune et le petit matin tombe sur la téte du garcon
au premier plan. Le matin semble paisible, le petit corps endormi aller mieux. C’est alors
que nous entendons la voix d’Antonio Reis nous lire un poéme de Rilke a propos des
réves secrets de l’enfance, de l’angoisse qui la tenaille de l’intérieur. Le plan suivant nous
montre le méme enfant se précipiter dans une voliére, en ouvrir les grillages et marcher a
contre-courant du vol des oiseaux. Par un nouveau saut dans Il’espace, le champ s’est
encore agrandi, cette fois, pourrait-on dire, a l’échelle de l’univers. Cerné de volatiles,
chauve-souris ou poussins qui accourent de tous cétés, l’enfant poursuit sa marche vers
Vhorizon, au milieu d’un plateau de pierres et de rocs arides, écrasés par la lumiére. II est
seul au coeur de cette cavité inhumaine, aux formes agressives et déchiquetées, tournée
vers le ciel et son feu, trouée et béante. II en est le centre. Raoul Ruiz mettait fin au Terri-
toire par un plan similaire a la connotation nettement démoniaque, et si une telle assimi-
lation est encore possible ici, c’est bien parce que la nature désertique et inhospitaliére du
paysage, la surabondance des oiseaux semblent interdire toute autre présence, toute autre
cohabitation que celle d’Ames mortes en errance a la quéte de vies 4 vampiriser, sinon de
charognes. L’enfant traverse le plateau égaré comme dans un coma, avec la démarche
d’un somnambule qui suggére que c’est bien 1a le réve du dormeur qui fraye ici sa route
dans l’image. Cléturant la séquence, ce plan est une traversée, le commencement d’un
voyage fantastique, en méme temps qu’une fin, la destination du réve, son terme si la
séquence en question était con¢gue narrativement et visait encore A raconter un événe-
ment. Réve ou réalité, tout le charme de ces images est précisément d’étre suspendues
entre les deux. S’il y a encore, parfois, une continuité narrative dans Ana, comme le
crescendo dramatique de la mort de la grand-mére, elle reste une forme mineure, domi-
née, éphémére. Du sommeil de l’enfant a sa marche vers les oiseaux, nous passons aussi
Ana d'Antonio Reis et Margarida Cor-
de la nuit au jour, du dedans au dehors, de l’obscurité protectrice de la maison a la
lumiére étouffante du jour, 4 la différence que, pour une fois, la nuit a été tranquille et
que le jour s’annonce angoissant et agressif. Le jour est ainsi la transposition des cauche-
mars qui agitent la nuit de l’enfant en une projection de lumiére, de cris et de piaille-
ments. Loin d’étre un mouvement vers |’extérieur, vers la nature, alors méme que
l’image fait admirablement passer cette attirance muette, cette aspiration mystérieuse,
primordiale, cette derniére image correspond a une descente au plus profond du
psychisme, un retour inquiet a l’intérieur de soi-méme, quand le monde prend les traits
et la signification d’une subjectivité jusqu’a se confondre avec et que le macrocosme
chavire en un microcosme délirant de fiévre. Si ce paysage est susceptible d’engendrer ou
de recueillir autant d’images psychiques, si riches et si fortes, c’est sans conteste parce
qu’il est d’abord beau en soi, qu’il est une merveille, une création fantastique de la
nature et qu’en ce sens il s’oppose a la maitrise de l’>homme, a sa volonté et a sa société.
Ainsi va Ana, oscillant dans un temps qui n’est ni celui de la réalité (de la chronologie
de l’action), ni celui du réve (qui l’ignore), et pourtant quelque part suspendu entre les
deux, entre les images d’un passé qui perdure et les images d’un présent en attente, abs-
trait, « statique », parce que l’accent aurait été mis sur la durée, la ressemblance des
jours, le faible changement du mode de vie, le peu de variations des gestes quotidiens, du
travail. D’une maniére générale, le bruit précéde toujours l’image, quoiqu’il en soit de
trés belles muettes, déchirantes précisément par leur silence — comme le plan du bébé
hurlant en silence quand on le retire du bain. Le terme d’un mouvement de caméra, le
surgissement de I’image, de la source sonore, vient donc visualiser un son, un bruit, une
phrase, un signifiant, et par la compléter une représentation, fixer définitivement un
souvenir. Ces bruits sont naturels et d’un grand réalisme a l’opposé des images (le vent,
le grondement du feu dans un four, une cascade, un torrent ou un cours d’eau, des
oiseaux et la basse-cour d’une ferme, des appels dans le lointain de la campagne, les cra-
quements des meubles, les portes qu’on ouvre et ferme, — mais a l’inverse il est peu de
pas qui soient sonores : on marche en silence comme dans une demi-somnolence). Ces
bruits sont a la fois ténus et omniprésents. De par leur traitement, surtout, ils ressem-
blent, parfois 4 s’y méprendre, a des cris, 4 des chuchotements, a des souffles. Par eux la
24 « ANA » DE M. CORDEIRO ET A. REIS
nature nous parle littéralement. C’est le propre de la magie que de créer un trés fort sen-
timent de proximité, d’imminence a partir d’une distance maximale supposée a |’ origine
infranchissable, incomblable. Si les images de Ana détiennent une telle puissance, c’est
parce qu’elles sont amenées par le son et que ces bruits, cette rumeur au loin sont comme
Vécho d’une image primitive, originelle, parvenue jusqu’Aa nous alors méme que sa
source lumineuse s’est éteinte — telle la lumiére de ces astres qui nous tombe du ciel
alors qu’ils se sont éteints depuis des millénaires (c’est bien pourquoi nous pouvons con-
sidérer le récit de l’éclipse par Ana comme la théorie par Antonio Reis et Margarida Cor-
deiro de leur propre cinéma : l’ombre noire des chaines de montagnes a |l’horizon s’étend
progressivement jusqu’aux reflets dorés de la terre aux pieds d’Ana).
Mais si le temps de la mémoire est ici admirablement restitué dans son mouvement,
dans sa constitution, ce n’est pas seulement qu’entre nous et ces images il y a quelques
rares sons qui seraient des mots, des gémissements ou des cris, des appels, ou de pauvres
mais essentiels noms a peine plus audibles, plus intelligibles que des bruits. Cela tient
également 4 la structure verticale de la communication dans le film, du haut vers le bas,
des anciens vers les petits, avec un chainon manquant bien que fondamental — la géné-
ration des parents, agents du réel, de la séparation et de l’action. Cette verticalité fait
notamment de l’enfance le sujet central d’Ana, film intégralement réalisé du point de
vue de l’enfance, du souvenir, de la sensibilité et des émotions enfantines — comme s’il
y efit 1a un age d’or ot le monde se résumerait 4 un pur spectacle jamais intégral, tou-
jours incomplet et caché, a ne toucher qu’avec les yeux ou les oreilles, sans avoir a le
transformer, a le travailler avec les mains, a le manipuler et le dominer, lieu fragile, pré-
caire et éphémére d’un émerveillement devant l’ceuvre de la nature et des hommes qui
définit sans doute le mieux le regard de Margarida Cordeiro et d’Antonio Reis sur le
Tras-os-Montes. Ces émotions sont excessives et déchirantes, elles impliquent des étres
qui souffrent et saignent sur I’écran.
Le labeur des hommes, leur dur affrontement avec la nature pour en extraire chaque
jour la subsistance, comme avec la société, n’est pas 4 proprement parler une image
absente du film, une réalité différée, mais bien plut6t une image en retrait : celle de ce
paysan qui laboure son champ a l’horizon du plan, le cavalier et le berger dans le premier
plan, etc. La aussi, il est significatif que ce soient des nomades, des forains ou des gens
du cirque, un musicien, qui en tant qu’adultes disposent d’une des plus longues séquen-
ces du film, c’est-a-dire des adultes dont la fonction est d’amuser les autres, principale-
ment les enfants. Ana, finalement, nous ne la voyons que trés peu sortir, aller au champ,
y travailler. Son territoire tend a se restreindre a la maison, de la maison a la chambre ou
pour finir, elle garde le lit. Si Ana, la petite fille, porte a son frére la terrible nouvelle de
la disparition de leur grand-mére, le retour urgent du pére est filmé en plans muets. Du
passé au présent, il n’y a pas de transition, pas d’évolution, mais une sorte de coprésence
immédiate, renforcée sans doute encore par le fait que, sous le chéne Ana, il y a plusieurs
générations d’enfants. Toutefois, il s’agit la d’abord d’une évidence documentaire : tan-
dis que les anciens demeurent, les adultes, les jeunes partent a la ville, a I’étranger a la
recherche d’un emploi et d’une vie plus confortable. Le génération manquante est celle
qui fait l’histoire, celle qui agit, défait et transforme le paysage. Elle est le véritable agent
historique ; en quittant le pays elle l’abandonne loin derriére elle, hors de l’histoire, du
présent historique. C’est pourquoi cette génération peut étre équipée ou parée d’outils
modernes comme un projecteur ou un écran de cinéma, quand tant du cété d’Ana, parce
que l’4ge I’a retirée du monde actif, l’a contrainte a réduire, voire cesser son activité, que
du cété des enfants, essentiellement dans un rapport émotif, de perception et de déchif-
frement du monde, l’accent est mis sur la permanence. Grands-parents et enfants coexis-
ANA. Portugal 1982. Réalisation,
tent dans les plans sans que cela induise le moins du monde la notion de succession, de
scénario et montage: Antonio
chronologie et les notions conflictuelles qui s’y rattachent par définition ; cette réunion Reis et Margarida Cordeiro.
évoque bien davantage le tableau, |’ceuvre qui résiste au temps. Son: Carlos Pinto, Joaquim
La longueur des plans-séquences abonde dans le sens de la durée, de la permanence du Pinto et Pedro Caldas. Mixage :
site, des gestes, moeurs et traditions de ses habitants. Rien ne semble pouvoir les détruire Antoine Bonfanti. Production :
Antonio Reis et Margarida Cor-
ni de l’intérieur ni de l’extérieur. Ces plans sont moins longs que lents, de cette lenteur deiro. Producteur associé :
majestueuse et envoiitante du muet. Cette durée est a la fois celle, banale et égale du Paulo Branco, Institut Portugais
quotidien, et celle, plus imposante, plus solennelle d’un pays séculaire, d’une nature mil- du cinéma et Fondation Gulben-
lénaire, de son accomplissement, de sa plénitude. C’est aussi que chacun de ces plans est kian. Interprétation : Ana Maria
une unité autonome, reliée aux autres par tout un réseau de correspondances discrétes Martins Guerra, Octavio Lixa
Filgueiras, Manuel Ramalho
des couleurs, des formes, des matériaux, qui, entre les noms et les images, enferme les Eanes, Aurora Afonso et
étres et les choses dans une continuité ténue de signes, authentique alchimie du monde. Mariana Margarido. Distribu-
Ge, tion : Hors-Champ Diffusion.
A PROPOS DE « ANA »

ENTRETIEN AVEC
MARGARIDA CORDEIRO
ET:
ANTONIO REIS

Antonio Reis et Margarida Cordeiro, lors de la présentation d’Ana au Centre Culture! portugais (photos de Thomas d'Hoste)

Ila fallu six ans @ Antonio Reis et Margarida Cordeiro pour Vexigence d’une création artistique, d’une production d’une
construire et recueillir mentalement les images d’Ana, pour les langue singuliére, exigence incontestablement héritée de la
réaliser en un film. Tras-os-Montes, Ana sont en réalité grande tradition de la peinture et des arts de la Renaissance et
Voeuvre d’une vie, dans la mesure ou toute l’expérience de qu’on ne retrouve guére dans I’industrie du film que chez les
celle-ci vient s’y résumer, y oeuvrer et y culminer, une expé- Straub ou Bresson. C’est qu’ils sont sans doute les derniers a
rience créatrice solitaire et, sans filiation, entiérement liée a un porter cette histoire, a en témoigner de facon vivante.
territoire, un pays — une création insulaire. Si aujourd’hui un L’interview qui suit a été réalisé en février a Berlin, apres la
couple de cinéastes comme Margarida Cordeiro et Antonio projection d’Ana au Forum. Plus que d’un entretien, il s’est
Reis nous importe particuliérement, aux Cahiers, c’est qu’a trés vite agi d’une conversation oi Margarida Cordeiro et
Vheure ou V’industrie semble opter unanimement pour le retour Antonio Reis se répondaient, se faisaient écho l’un @ lV’autre.
aux films de série, tous deux maintiennent a un tres haut degré DG!Bs,
26 ENTRETIEN

Cahiers. I n’est pas facile de parler de votre film dans la cordon ombilical 4 la peinture. Parce que je pense que le
mesure oit ce n’est pas un film narratif, ni un documentaire et cinéma techniquement ne représente pas une démarche diffé-
qu’il n’y a pas tellement de films dans ’histoire du cinéma dont rente de ce qui se faisait avant en peinture, par exemple. Ce qui
on puisse le rapprocher, sinon des films singuliers, sans descen- serait absurde quand méme, c’est que la peinture vienne cher-
dance, comme Enthousiasme de Vertov, Le Pré de Besjine, qui cher les couleurs du cinéma. Il y a quand méme une famille en
n’existe pas, ou Tabou de Murnau. C’est un film sur un terri- ce qui concerne la figuration des couleurs, mais nos images ne
toire déterminé, le Tras-os-Montes, et un regard intérieur a ce sont pas plastiques, picturales, parce que nous pensons au sujet
territoire. Le plus simple est peut-étre de commencer par la de la peinture, des arts plastiques, que, de méme que les scien-
facon dont concrétement le film s’est fait, comment vous avez ces sociales interpellent l’usine, elles sont nos ennemies. Nous
choisi les acteurs, les costumes, les lieux, comment ont été faits les aimons bien, nous les intégrons quand méme dans nos
les repérages pour le choix des paysages, de la lumieére et des films, mais comme d’autres matériaux et sans nous assujettir a
couleurs. leur expression.
Margarida Cordeiro. Je ne peux pas répondre a votre ques- Cahiers. Le monde moderne est complétement absent de
tion. Je peux seulement dire que nous avons abouti a ces résul- Ana. Ses traits ne se sont pas imposés au paysage. Les gens ne
tats, mais le moment de choisir, le moment de travailler, je ne se parlent jamais a l’intérieur de la méme classe d’dge, c’est
me le rappelle plus. Ca a été un peu difficile, parfois un peu toujours une génération qui s’adresse a l’autre, et en général,
orageux et parfois calme — mais je ne me rappelle plus ce des grands vers les petits, Ana avec sa petite fille.
temps-la. Les résultats sont proches de ce que nous révions de
M. Cordeiro. C’est une réalité moderne parce qu’il y a peu
faire, mais parfois, souvent, nous restons trés loin de ce que
de gens a présent dans le Tras-os-Montes, et beaucoup de
nous voulions faire.
vieux.
Antonio Reis. Trés loin, je ne pense pas dans le sens esthéti-
que... Mais il y a des choses que nous attendions. II y a eu des A. Reis.Nous pouvons parler presque d’une espéce de dépdt
problémes et nous arrivons a d’autres choses aussi importan- géologique a propos des habitants du Tras-os-Montes. Quand
tes, aussi intenses que celles qui étaient prévues. Et jamais nous nous avons fait ¢a, c’est pour une richesse des types. Les diffé-
n’avons tenté de colmater quelque faute que ce soit. Nous som- rences d’Age sont comme des sédiments de géologie. C’est une
mes terriblement exigeants. Ce qui nous a surpris, c’est que espéce de coupe dans la géologie d’un terrain social. C’est trop
parfois les choses s’étaient transformées, on trouvait autre violent. Pas une information, mais une expression. Les choses
chose d’aussi intense que ce que nous attendions et qui pouvait sont doucement marquées par les modulations saisonnieéres. Il
pleinement commuter. Et pour nous c’était fantastique, parce n’y a pas tellement de gens. L’immigration a en effet redéfini la
que c’était la vie des formes, un mouvement spirituel trop plein densité des Ages. Mais cela subsiste comme si tu faisais une
et trop profond. Jamais nous n’avons été aveugles, mais jamais coupe dans un terrain. C’est une richesse fantastique. En méme
temps c’est un désert. Nous avons porté a l’extréme la mise en
nous ne nous sommes sentis programmatiques.
scéne parce que nous connaissons bien la vie sociale la-bas. Il y
M. Cordeiro. Nous étions guidés par ce que nous faisions. a une séquence ot ce que nous venons de dire est poussé a
A. Reis.C’était terriblement pénible parce qu’on tournait lextréme. Je te rappelle la scéne ot on sort de l’Eglise. C’est
dimanche. Les hommes mangent des fraises. II y a trois généra-
des choses nouvelles, intenses, que nous avions vécues, qui
tions dans le plan, assises ou situées dans l’espace, dans une
devaient avoir une fonction d’articulation, de construction,
composition qui n’est pas artificielle. Ils voient pour nous.
dans le film entre la somme que nous avions déja tournée et
Mais que voient-ils ? Je pense que ce plan-la est trés significa-
peut-étre d’autres que nous savions bien que nous pouvions
tif. Dans l’éclipse nous dénions le soleil. Le soleil, un jour fait
tourner encore. Alors, une espéce de montage réel devait étre
trouvé sur place, mettant en relations toutes les dimensions : une sorte d’éclipse, parce qu’il disparait. Et il y avait en contre-
point de cela |’éclipse que la grand-mére racontait, en créant
affectives, chromatiques, temporelles, spatiales, etc. C’est en
une légende, en recourant 4 la mémoire de la petite. Et nous
effet difficile de trouver les mots pour résumer, expliquer le
désirions des conditions exceptionnelles pour ce plan-la dont le
cinéma et les moments créateurs que nous avons vécus. Oui,
repérage nous a posé beaucoup de problémes. Pendant trois
nous avons des séquences pleinement développées, mais elles
jours nous avons eu tout le matériel monté pour prendre cette
sont intégrées en fonction du sujet. Elles étaient tellement
vue panoramique avec cette lumiére-la, trés limpide, trés nette
riches qu’au moment de tourner, nous reconstruisions de nou-
veau. Le découpage est pour nous comme un plan d’architec- parce qu’elle allait justement parler de |’éclipse a midi. Pen-
dant trois jours nous sommes restés la-haut avec le matériel et
ture a priori qui doit étre assujetti 4 des moments de création.
toute l’équipe, et le personnage. Nous avons filmé quelques
Cahiers. J/ y a des équivalences, des analogies, voire une nuages dans le ciel, c’était joli, mais nous trouvions que ce
progression, qui sont posées a l’intérieur des plans. Le feu n’était pas du tout l’esprit de la scéne, malgré ce que disait
rouge que nous voyons @ l’intérieur de la maison, apres nous le lopérateur. Pendant trois jours... C’est seulement au bout de
voyons décliné, en piments, une grande tache dans le paysage, trois jours, avec un froid terrible, que nous avons réussi a trou-
dans les fraises que mangent les villageois a la sortie de I’église, ver ce que nous désirions en effet.
dans les draps couverts de sang. Il y a ainsi une progression tres
serrée des couleurs, notamment du rouge. M. Cordeiro. Tu oublies que dans les mois précédents, nous
avions déja tenté de tourner cette scéne.
A. Reis.Tu as mis le doigt sur quelque chose de trés impor-
tant pour nous. Les ellipses dans le film, sont construites avec A. Reis.Quelques mois auparavant, nous n’avions pas réussi
de simples couleurs complémentaires a |’intérieur des plans, de a tourner ce plan. Nous sommes donc revenus. Selon les opéra-
celui qui commence ou de celui d’avant. Ou alors par des teurs nous devions tourner quand méme, et nous, nous
bonds extraordinaires dans l’espace. Et si la lumiére est univer- disions : « Non ! Non ! » Quand la vieille femme parle de
selle, elle introduit parfois un mouvement elliptique. Tu sais ’éclipse, c’est extraordinaire, c’est exceptionnel alors, parce
que tu es au printemps, en été, ou en hiver par la lumiére que tu qu’il y a une dialectique trés violente. Jamais nous n’avons
trouves. Au sujet des décors et de la lumiére, nous aimons bien cédé sur ce point. En opérant, comme nous le faisons, cela
les arts plastiques, mais nous les considérons comme nos enne- entraine inévitablement des frais trés pénibles. Comme de stop-
mis dans le cinéma. II faut que ces éléments soient reliés par un per trois jours pour attendre une imagé sans rien tourner.
AVEC M. CORDEIRO ET A. REIS 27

Ana d’Antonio Reis et Margarida Cordeiro

Ce n’est pas pour parler de nous-mémes, mais juste pour A, Reis.Un caméraman, un assistant et un preneur de son,
donner une idée. Nous avons supporté toute l’organisation., un garcon qui donnait des coups de main ¢a et la. Nous avions
J’ai assumé moi-méme plus de 50% de la production. Je gar- cet énorme avantage que Margarida pouvait faire un contréle
dais tous les vétements dans notre chambre parce qu’il nous rigoureux de la composition des plans. C’est la premiére fois
fallait étre infaillibles : dans la montagne, nous ne pouvions que nous en avions la possibilité. Il était possible ‘dans le
nous permettre d’oublier quoi que ce soit. Nous avons eu de cadrage de la caméra, d’étre comme avec un microscope — moi
l'Institut portugais seulement 12 300 contos. C’est trés peu. avec les yeux, Margarida la-bas. Alors, tout de suite, nous
Un tiers de ce qu’ils donnent actuellement a un film. Et la fon- échangions des impressions au sujet de ce que nous ressentions,
dation Gulbenkian nous a donné 1 500 contos. 14 500 contos de l’effet d’un plan. Nous avons heureusement une connivence
pour un film de deux heures tourné a la montagne pendant terrible. Nous ne pouvions pas voir les rushes la-bas. Nous ne
trois saisons, avec des interruptions et l’inflation, je crois que les voyions que quinze jours aprés. Nous n’avions ni script, ni
c’est un film gratis. Avec des interprétes professionnels, tu photographe de scéne. Nous faisions toutes ces choses par
imagines combien ce serait pour payer la grand-mére Ana ? nous-mémes. Je ne dis pas cela par mégalomanie.
Elle n’a pas touché un sou. Nous avons payé les techniciens au
M. Cordeiro. Au contraire, c’était la misére.
prix professionnel évidemment. Mais les acteurs n’ont rien tou-
ché. Et ce que nous avons touché personnellement nous |’avons A. Reis.C’est la misére. Ce sont des conditions de travail
mangé dans |’investissement de cing années de travail. qu’il faut accepter. Jamais il ne faut céder, accepter de faire du
Tout ce que nous gagnons, nous le dépensons pour étudier. pain avec du sable. Méme si le film est stoppé, mieux vaut un
Etudier, pour nous, c’est vivre aussi. Pour des Anglais ou des film stoppé.
Américains, ce film est incompréhensible. Tout ce que tu vois, Nous avons tourné pendant soixante-dix jours. Nous avons
les tissus, les vétements, tout cela a été recherché, pensé et fait nos repérages pendant les vacances. Nous avons un back-
acheté par Margarida. Margarida a recherché les figurants. ground au sujet des formes, au sujet des événements qui nous a
Tout cela a été fait sans argent. Nous n’avons rien touché pour beaucoup aidés, qui nous a permis d’avancer beaucoup en
faire le décor. C’est un travail qui habituellement se paie trés ayant un peu de temps et des conditions mauvaises pour le
bien. Mais pour la pellicule, nous en avons usé a volonté. tournage. Margarida a une mémoire trés précieuse. D’autres
Jamais nous n’avons tourné peu a cause de la production. Le cinéastes qui vont la-bas risquent sérieusement d’échouer parce
film a cent-vingt-cing plans. Toutefois, pour les plans de nuit qu’ils n’ont pas notre background. Ils risquent de se comporter
trop compliqués, nous faisions six ou sept prises. Nous faisons un peu comme de mauvais anthropologues : ils arrivent, ils
@habitude deux prises par sécurité. tournent, ils rentrent. Quand nous sommes la-bas 4 travailler,
nous ne naviguons pas, nous ne tergiversons pas, Margarida et
Cahiers. Pour l’équipe, vous aviez donc... une équipe trés moi. Margarida est née la-bas et je connais la province depuis
réduite ? trente ans. C’est comme si j’étais né la-bas.
ENTRETIEN

Tras-os-Montes d’Antonio Reis et Margarida Cordeiro Tras-os-Montes d’Antonio Reis et Margarida Cordeiro

Cahiers. C’est un projet que vous portez en vous depuis plu- vons au tournage, nous nous sommes déja entendus. Dans le
sieurs années. Le tournage concrétise toute une période de travail, nous ne divergeons jamais.
recherche. Par rapport a la conception du film, il doit représen- Nous débattons beaucoup, nous parlons. Mais au filmage,
ter un temps trés minime. nous sommes déja réconciliés — quand il y a des positions trés
divergentes.
A, Reis.On nous considére comme maniaques et lents. Mais
en fait nous sommes trés incisifs et trés rapides en créant. A. Reis.Quand il y a des petits écarts sans conséquence, nous
Comme nous avons des sensibilités complémentaires, nous avons assez conscience de l’activité de création de l’un et de
agissons comme une seule personne. Mais nous travaillons a l’autre pour ne pas donner raison a notre point de vue.
deux quand méme. Nous ne savons pas ce que nous allons trou-
ver, ni ce que nous voulons dans le sens positif. Mais nous M. Cordeiro. Nous sommes trés différents. Antonio dit que
avons quand méme une assurance, nous sommes sfirs de nous nous avons des personnalités trés différentes, treés complémen-
au moment du tournage ce qui fait que nous sommes trés rapi- taires. Lorsque nous travaillons, c’est comme si nous formions
des. Nous pouvons avoir des hésitations au sujet des formes, un seul et méme individu. Mais nos sensibilités sont trés diffé-
jamais au niveau de l’équipe. rentes.

M. Cordeiro. Nous ne sommes pas rationnels dans le tra- A, Reis.{l y a une antinomie qui nous définit bien. C’est ce
vail. Nous sommes trop, trés sensitifs. Nous travaillons avec que nous avons I’habitude de dire au Portugal quand nous
notre sensibilité. Nous étions contraints de travailler vite parce disons : « Ce qui en moi sent pense ». Je pense que Margarida
que nous avions un budget trés faible. et moi-méme, ce que nous sentons, nous le pensons, ce que
nous pensons, nous le sentons. »
A, Reis.Il y avait des jours ot nous faisions 500 km pour
faire seulement un plan. Le plan de la prairie, tu te rappelles, ce M. Cordeiro. Nous avons fait deux films, je pense que s’il y
jour-la, nous avons di faire 600 km. Pendant ce film, nous a un troisiéme film, les conditions seront les mémes que dans
avons fait prés de 80 000 km. ces deux films. Heureusement parce que je ne travaillerais pas
seule. Moi, je ne serais pas capable. Nous poursuivons le méme
M. Cordeiro. Le Tras-os-Montes est une grande but, la traduction des mémes émotions, de la méme mémoire,
province ! et donc nous travaillons ensemble.
A. Reis. Bon, par exemple, il y a le renard. Nous l’avons A, Reis.Ca se maintient jusqu’a l’étalonnage. Le film se
recueilli petit pour que la petite se familiarise avec pendant poursuit pendant le montage avec cette complicité. Parfois, je
quatre ou cing mois. Les canards, tu vois, on avait ramené pense a ce qui se passe, je pense que d’autres cinéastes travail-
trois ceufs, cinq, six ceufs du village, moi et mon camarade, on lent ensemble, je ne sais pas comment Jean-Marie Straub et
les avait mis dans une couveuse, j’étais 4 Lisbonne, et un jour Daniéle Huillet travaillent ensemble. Mais je pense que dans un
Vélectricité a été coupée au nord, et les ceufs, pfff... j’ai fait a sens, c’est une création collective qui se réunifie. Si on peut
nouveau deux mille kilométres avec mon copain pour acheter parler d’auteurs collectifs, c’est dans ce sens ot ils deviennent
deux petits canards de la méme mére. Nous savions que ce un pour une collectivité.
jour-la, il sortirait trois, quatre ou cing canards etc., 4 donner
a un berger de canards pour les préparer a faire ce que nous M. Cordeiro. Je crois que c’est plus fort quand on est deux.
voulions. Et le plan le plus compliqué, ¢a a été quand la grand- A. Reis.Et quand tu vois nos films, tu ne peux pas dire, cela
mére vient a la fenétre a la fin du film, comme au commence- c’est Margarida, cela c’est Antoni Réis, ceci est masculin et cela
ment. Ce plan a été fait a la premiére prise. est féminin. La synthése s’est effectuée la-bas.
M. Cordeiro. C’était une histoire de famille. La fille a vécu Cahiers. Il y a beaucoup d’enfants dans le film. Je songe
cette scéne-la. Elle a été un peu choquée aussi. notamment @ cette scene ot nous voyons un petit garcon jouer
avec un prisme et projeter la lumiére sur le mur, comme si
Cahiers. Comment vous répartissez-vous le travail ? Quelle
c’était un écran de cinéma. Ou a cet autre plan ou nous le
est la part de chacun, et cette part est-elle visible dans le produit
voyons rechercher une image, un reflet dans le mercure.
final ?
Comme si cela désignait une position privilégiée du spectateur,
M. Cordeiro. Il n’y a pas de leadership, je crois que nous un regard privilégié de Vhistoire d’Ana qui serait celui de
partons de lieux dissemblables. Parfois. Mais quand nous arri- Venfance.
AVEC M. CORDEIRO ET A. REIS 29
M. Cordeiro. Je ne crois pas. Ces scénes-la ont aussi noir. La lumiére finale sera celle que le pére fait entrer en
d’autres significations. Ce sont des jeux d’enfants, simple- ouvrant la fenétre. Or, il y a une dialectique des lumiéres. Celle
ment. Un spectateur privilégié peut rencontrer d’autres signifi- de la lumiére physique, celle de la lumiére des lycées, quand
cations, avec le cinéma, et méme avec la lumiére tout court. cette lumiére-la est imposée au petit qui doit apprendre. La-
Mais je crois que ces scénes-la valent seulement pour ce qu’elles bas, non, il y a un vécu, un phénoméne poétique. En entendant
valent. Ce sont des fragments de temps, des moments de parler de la Mésopotamie, les enfants s’enchantent avec une
Venfance, je crois, avant tout. histoire lointaine — qui pour nous a été imposée, mais la-bas,
non. Il y a une tradition qui se continue dans un bon sens. Le
A. Reis.C’est aussi, je crois, un développement de l’imagi-
progrés dans un bon sens fait qu’un ouvrier peut s’émerveiller
naire populaire. Parce que l’enfance, dans une certaine période
devant une forme qu’il ne comprend pas, un tracteur, comme il
historique, s’amusait ou s’enchantait avec des choses végétales
s’émerveille devant un cheval alors qu’en réalité il ne peut pas
et extrayait de cela une poétique particuliére. Et nous-mémes
s’émerveiller, que c’est impossible parce qu’il doit payer les
nous avons la méme fascination pour d’autres objets qui sont dettes a la banque. Les enfants ont de la chance de n’avoir rien
tout autant magiques. Nous trouvons étonnant que les enfants
a payer.
s’amusent par exemple en voyant un éclat de lumiére dans Ils préférent que les parents s’en chargent. C’est si beau de
Peau. n’avoir qu’a s’amuser de la terre dans un premier temps de vie
M. Cordeiro. Dans les maisons obscures avec un rayon de a la campagne. Mais Margarida a raison, ces scénes ne valent
lumiére, c’est la méme chose. que pour ce qu’elles valent.
A. Reis.Nous croyons que ces enfants qui découvrent le M. Cordeiro. Je crois que nous donnons des images littéra-
monde comme un arbre se développe, peuvent avoir le méme les, des images d’une vision immédiate et suffisante. Ensuite le
étonnement avec une substance nouvelle, comme le mercure spectateur donne ce qu’il a en lui.
par exemple, ou un prisme qui décompose la lumiére du soleil.
Cahiers. J/ n’y a pas de continuité d’une scéne a l'autre, pas
Mais ces éléments ont toujours une existence indépendante par d’action pleinement développée. Ce sont davantage des frag-
eux-mémes dans le film. Parce que justement dans cette scéne
ments, des moments. En méme temps chacun d’eux est plein,
le pére coupe une vitre avec un diamant. Il y a des oppositions
entier. Il me semble que ce type d’émotion est plus spécifique
aussi des matiéres : de la laine, de la soie, du mercure, du lait,
d’un enfant que d’un adulte, que ces images appartiennent
de la lumiére extérieure...
davantage au temps de la mémoire, qu’au présent ou au passé,
M. Cordeiro. Tout ¢a c’est voulu par nous. que c’est cela le cinéma et que la continuité narrative reléve du
scénario, est un effet dérivé de la littérature.
A. Reis.... et de la lumiére intérieure. Méme dans la scéne du
prisme, il y a un écran de cinéma. Mais il y a un tableau dans le (suite page 62)

Ana Maria Martins Guerra dans Ana d’Antonio Reis et Margarida Cordeiro

~~?
SORTIE DES MARGES :
ENTRETIEN AVEC JIM MC BRIDE
PAR BARBARA FRANK ET BILL KROHN

Nous publions cet entretien avec Jim Mc Bride, l’auteur du Cette horreur est autrement plus consistante, et plus intéres-
remake d’A bout de souffle, @ titre de document. Rarement, sante. Pour mettre un doigt dans le systéme des studios, il faut
condensée en un récit, l’histoire des rapports entre Hollywood du temps: le temps de digérer le mode de vie californien,
et ses marges, ces vingt derniéres années, aura été aussi bien Vorganisation du travail, la répartition des taches, la hiérarchie
racontée, de manieére aussi vivante. Cette histoire n’en est juste- implicite, de comprendre comment un film, avant le premier
ment pas une : @ Hollywood, pas de marges cinématographi- Jour de tournage, a besoin d’une longue maturation (un scéna-
ques, pas de cinéma indépendant. Les rares indépendants amé- rio dix, vingt fois réécrit, accepté, refusé, accepté, passé de
ricains, dont Jim Mc Bride fut un des plus talenteux représen- mains en mains) avant de devenir un produit industriel.
tants vers la fin des années 60 (David Holtzman’s Diary, fait en Ce temps analytique peut durer dix ans —le cas de
67, est quasi un film-culte) viennent d’ailleurs, de New York ou Mc Bride —, parfois moins, parfois plus. Il a da arriver a cer-
San Francisco. Tét ou tard, attirés par ce qui, un temps, leur a tains, plus malins, bien placés et au moment opportun, d’aller
Sait franchement horreur, Hollywood, les studios, le mic-mac plus vite. N’empéche que tous sont passés par le méme moule
des grandes compagnies, le systéme des stars et des agents, ils (le seul qui résiste et a quel prix est Cassavetes, cinéaste-acteur
débarquent a Los Angeles ou ils patientent le temps qu’il fau- et cas particulier), y ont laissé des plumes, et parfois toutes.
dra. Souvent sans le sou et surtout, sans histoires a raconter. Comme dans toutes les relations d’horreur, il y a du vampi-
C'est ce qui se passe dans ce laps de temps de vie végétative, risme. Celui entre Hollywood et ses marges est mis en évidence
ou ils sont occupés a des projets qui avortent le plus souvent, ici. D’autant quw’il prend une valeur particuliére puisqu’il se
rejetés en marge de l’usine a réves (qui ne fait plus réver que les double, dans le cas de Jim Mc Bride, d’une assez triste histoire
gentils ados) que raconte admirablement Mc Bride, bien guidé de yampirisme entre Hollywood et l’Europe (film sucé
par les questions de Barbara Frank et Bill Krohn. Et nous Jjusqu’au sang : A bout de souffle), Hollywood bouclant une
apprenons des choses. boucle et reprenant, vidée, publicitarisée, la substance que les
On connaissait le rejet des cinéastes qui ont déja eu ou ont gens de la Nouvelle Vague avaient astucieusement piquée a
encore leur heure de gloire a Berkeley ou au MOMA de New V’Amérique (sur fond d’amour pour les auteurs américains et
York, mais qui n’ont pas (envie) de passeport pour Hollywood. pour l’Amérique elle-méme), a la fin des années cinquante.
Sur ce rejet-la, plein de discours et pas mal d’épisodes. Il est Cette histoire, qui n’en finit pas de s’écrire, montre le bout
constitutif de l’histoire du cinéma indépendant américain (il de son nez dans cet entretien qui a pour nous valeur exem-
JSaudrait dire new-yorkais). Mais de l’autre rejet, ou de l’autre plaire. Quant au film de Jim Mc Bride proprement dit, il y a
phobie, celle du systéme et des gens du systéme pour ces cinéas- peu den dire et c’est dit a la fin de ce numéro, dans une note du
tes débridés qui débarquent sur la céte Ouest pour y tenter leur cahier critique.
chance, on connaissait moins la teneur. Sur:
Valérie Kaprisky et Ricard Gere dans A bout de souffle — Made in U.S.A., de Jim Mc Bride

Cahiers. Les films que vous avez tournés en tant que réalisa- Cahiers. Mais votre film se moque justement de cette
teur indépendant sont tout a@ fait typiques de l’ambiance qui croyance qu’on peut atteindre la vérité a travers le cinéma...
régnait a cette période : les années 60. Qu’est-ce qui, autour de
J. Mc Bride. Il faut le replacer dans son temps ; dans ces
vous, vous a inspiré le personnage de David Holzman’s diary ?
années-la, les films américains étaient trés artificiels, et ce
Jim Mc Bride. David Holzman n’est pas moi; d’abord cinéma, avec son cété direct, était trés attirant. Tous ces films
parce que la technique n’est pas mon fort, je ne sais méme pas donnaient par moments l’impression de regarder par le trou
faire le point. J’étais trés intéressé par le cinéma-vérité, qui d’une serrure et d’assister 4 des choses trés intimes. Cela n’a
était en vogue quand j’ai terminé mes études de cinéma. Lea- pas duré, la plupart de ces réalisateurs se sont monté la téte et
cock, Pennebaker, les fréres Maysles, ils étaient tout un groupe ont prété a leur travail plus de vertus qu’il n’en avait réelle-
a faire des films sur des pilotes de courses, des représentants de ment. Je pense aussi qu’en acquérant plus d’expérience, ils se
commerce, etc. Cela m’intéressait beaucoup, j’avais envie de sont rendu compte qu’on pouvait manipuler la réalité a ses pro-
les connaitre. Un jour, j’ai rencontré Kit Carson, qui lui aussi pres fins, notamment par le montage, et plutdt que d’enregis-
s’intéressait 4 ce mouvement ; nous nous sommes mis a écrire trer la réalité, en créer une autre. Cela se refléte dans mon film,
ensemble une monographie sur le cinéma-vérité, pour le Musée qui date a peu prés de la fin de ce mouvement : 1967. Entre
d’Art Moderne — que nous n’avons jamais terminée ; nous parenthéses, il n’y avait pas que le groupe Leacock-
avons rencontré ces réalisateurs, et nous avons vu tous leurs Pennebaker-Maysles : le cinéma underground produisait aussi
films. Ils étaient tous convaincus d’avoir découvert un moyen des choses intéressantes, une recherche similaire — faire que
magique pour accéder a la vérité. Grace aux vertus d’une tech- les gens se révélent, en quelque sorte ; Andrew Norton, notam-
nique, ils voyaient la réalité comme personne n’avait pu le faire ment, était trés intéressant. Il a été arrété parce qu’il faisait
auparavant. C’est cette attitude trés arrogante qui a mis le pro- passer de la drogue au Canada, et il a passé quelques années en
cessus en route ; je briilais de faire un film. Je passais l’essen- prison au début des années soixante-dix — depuis, je ne sais
tiel de mon temps a la Filmmaker’s Cinematheque, a voir des pas ce qu’il est devenu. David Holzman, c’est lui, c’est ce per-
films de Brackhage, Bruce Conner, Andy Warhol, Jonas sonnage obsédé, fou; c’était d’ailleurs aussi une espéce
Mekas, des fréres Kuchar, et de Shirley Clarke, qui était pour d’obsédé sexuel. Il faisait des films avec une caméra Auricon,
ce groupe une sorte de mére attentive. Ils m’ont appris qu’on qui enregistre le son avec l’image, un genre de caméra de repor-
pouvait faire un film avec trés peu d’argent. Et petit a petit, tage, qui avait été adaptée pour pouvoir tourner trente 4 qua-
V’idée de faire David Holzman’s diary se faisait jour en moi. rante minutes d’affilée. Je me souviens d’un de ses films pour
32 ENTRETIEN
une amie ; c’était un hippie, il faisait cela pour la beauté du
geste. Je ne savais que penser de tout cela, j’étais un type assez
conventionnel a cette époque, et elle était la personne la plus
radicale que j’eusse jamais rencontrée. Cette femme séduisante
venait de m’entrouvir son monde secret ; je ne connaissais pas
la réponse a la plupart des questions que je posais dans le film ;
c’était merveilleux, comme lorsqu’on découvre quelque chose.
Je crois qu’elle était enchantée des attentions qu’elle suscitait,
de la présence de la caméra, etc. et la scéne du sac : j’étais tou-
jours et encore fasciné par le nombre de choses qu’elle mettait
dans son sac ; je lui ai donc proposé de sortir tout ce qu’il con-
tenait et d’en parler : c’était une maniére de s’introduire dans
son histoire, et cela fut fait de maniére entiérement spontanée ;
le montage a pris ensuite beaucoup de temps, il fallait trouver a
cet épisode une forme qui lui donne sens.
Cahiers. C’était vraiment du cinéma-vérité alors ?
J. Mc Bride. Mais tout a fait contre les usages du cinéma
vérité qui veulent qu’on ne pose jamais de questions, qu’on ne
s’impose pas, qu’on essaie d’étre comme une mouche au pla-
fond...
Cahiers. Et votre personnage, dans le film ? Quand on
s’intéresse @ Clarissa comme on le ferait pour un personnage de
roman, on se pose de plus en plus de questions sur Vidéal de
liberté qu’elle poursuit : le fait qu’elle ne semble admettre
aucune limite... on s’inquiéte pour elle.
J. Mc Bride. Je m’inquiéte encore. Vous devriez la
connaitre, maintenant, mais passons ; avez-vous vu Pictures
from Life’s other Side ?
Cahiers. Non, j’ai impression que peu de gens l’ont vu.
J. Mc Bride. Je devrais vous le montrer. C’est la suite de My
Girlfriend’s Wedding, que j’ai fait aprés Glen and Randa. Glen
Jim Mc Bride and Randa a été une mauvaise expérience pour moi, je pensais
ne jamais recommencer ce genre de choses et préférais revenir a
lequel il avait tout simplement installé sa caméra sur un pied, un cinéma plus personnel. L’American Film Institute m’avait
dans son appartement ; il avait fait monter chez lui une fille accordé une aide pour écrire le scénario de Glen and Randa et
qu’il avait rencontrée dans la rue, et l’avait fait asseoir en face devait le produire ; finalement ils ne l’ont pas fait et s’en sont
de la caméra ; elle voulait étre actrice, et c’était pour elle sentis coupables, si bien qu’ils m’ont dit : « Si un jour vous
Poccasion d’étre devant une caméra. Il a commencé a lui poser voulez de l’argent pour faire un petit film, passez-nous un coup
des questions inoffensives, puis les questions devenaient de de fil, nous pensons que nous vous devons cette aide ». Je les ai
plus en plus génantes ; finalement elle s’est écroulée, a éclaté en appelés, et ils m’ont accordé 15 000 dollars ; j’ai décidé de
sanglots ; il a méme essayé de lui faire faire un strip-tease, faire un film que je tournerais moi-méme, un film vraiment
qu’elle a plus ou moins commencé — elle était complétement personnel. Clarissa et moi vivions 4 New York, avec son fils
perdue. Son film est fort parce que vous voyez se dérouler sous Joe, dont vous avez entendu parler dans My Girlfriend’s Wed-
vos yeux, malgré vous, une expérience vécue, dramatique, ding — il avait alors dix-onze ans. Nous étions des hippies de
intense. David Holzman est comme lui. En général, les princi- choc, et nous primes la décision de quitter la ville et de nous
paux personnages de mes films sont un peu bétes. installer 4 la campagne pour scier du bois, etc. Nous n’avions
Cahiers. Comment avez-vous eu l’idée de My Girlfriend’s pas de projet précis, nous sommes partis un 31 décembre dans
Wedding ? une vieille voiture bricolée, avec deux chiens, Joe, elle, enceinte
de six mois, et toutes nos affaires ; nous avons filé a travers le
J. Mc Bride. Je venais de rencontrer Clarissa deux semaines pays, sans savoir ot nous allions ; nous pensions vaguement
auparavant. Nous nous sommes trouvés l’un I|’autre, cela ne vivre dans une commune, ou quelque chose de ce genre. Cela a
m’était jamais arrivé encore ; c’était une chose merveilleuse, été terrible, nous nous sommes arrétés chez des amis qui
trés intense ; nous sommes sortis ensemble ; c’est arrivé trés avaient de mauvaises vibrations, ils ne voulaient pas que nous
vite. Mais elle avait déja organisé son mariage, pour obtenir la filmions, et moi, je me débrouillais trés mal avec ma caméra.
nationalité américaine ; je n’avais rien a faire dans cette his- C’était un désastre. Mais cela a fini par donner une espéce de
toire, j’étais en dehors de cela. J’étais marié, alors ; ma femme petit film singulier et intéressant qui se passe presqu’entiérement
et moi étions séparés, mais nous n’avions pas encore mis le dans des chambres de motels et nous montre plus ou moins vautrés
divorce en route. Donc, méme si elle avait voulu m’épouser devant la télévision. Le film se termine a l’endroit of nous nous
— ce qui est peu probable — je n’aurais pas pu le faire. La sommes arrétés, un petit village en Californie
situation en était 14, quand mon distributeur me proposa de du Nord, au fond des bois, avec la naissance de notre fils Jesse.
faire un court métrage, qui pourrait passer avec David Holz- Clarissa est encore le personnage principal du film, elle avait
man’s diary. J’ai dit : « Ah, mais je tiens un excellent sujet ! vingt-huit ans ; elle en a trente deux maintenant, nous sommes
On en fera un petit film ! », et de fait, nous l’avons tourné en encore trés proches |’un de I’autre, nous nous voyons deux ou
un jour — le jour de leur mariage. Elle ne connaissait méme trois fois par semaine pour discuter ; elle est restée le person-
pas Dennis, son mari ; elle était entrée en contact avec lui par nage le plus fascinant que je connaisse. J’ai écrit deux scénarios
AVEC JIM MC BRIDE

\4
~

David Holzman's Diary de Jim Mc Bride

dont elle est le personnage principal ; elle aussi est un person- pas, mais nous avions des amis communs ; il avait sans doute
nage obsédé. vu Glen and Randa. Ces jeunes Turcs avaient fait Easy Rider et
Five Easy Pieces, qui avaient rapporté beaucoup d’argent,
Cahiers. Votre attitude a l’égard d’Hollywood s’est modifée : notamment a la Columbia, qui était alors au bord du gouffre ;
au début, vous étiez tres hostile a la maniére dont les films sont elle les a récompensés en leur accordant un contrat pour six
faits la-bas. Quand avez-vous commencé a changer d’avis ? petits films d’un million de dollars chacun ; ils recherchaient de
nouveaux talents ; ils venaient de produire The Last Picture
J. Mc Bride. \\ n’y avait pas d’autre endroit ou je puisse tra- Show de Peter Bogdanovich et me proposérent de faire un film
vailler. J’ai traversé une longue période difficile, ou je n’ai pas avec eux. J’ai été surpris en pénétrant dans leur bureau : ils
fait de films. Jadis, comme tous les gens que je connais, je m’ont proposé un joint, ils portaient tous la barbe... J’ai eu
m’imaginais pouvoir changer le systéme ; tout semblait chan- une longue histoire avec eux, qui a duré deux ans ; j’ai écrit
ger ; l'Europe, et ici, les indépendants produisaient des choses plusieurs versions d’un scénario ; nous avons commencé la pré-
passionnantes, tandis qu’Hollywood s’encroitait. Un systéme production, et tout est tombé a l’eau deux semaines avant le
alternatif nous paraissait possible, un systéme ou on peut faire tournage. Cela a été une horrible expérience, et j’ai dit que je
des films avec trés peu d’argent et leur trouver un public dans ne recommencerais jamais, que je rentrais 4 New York ou je
un réseau de distribution paralléle. C’est a cela que je voulais pourrais tourner mes petits films indépendants. A mon retour a
me consacrer ; cependant, il y avait beaucoup d’artistes parmi New York, tout était mort, complétement fini : c’était en 1972
nous, mais pas de gens capables d’entreprendre ; c’était tout a a peu preés ; j’ai passé cing ans a essayer, en vain, de faire des
fait réalisable, mais personne n’a pu faire fonctionner le films. J’ai écrit une demi-douzaine de scénarios, j’ai été chauf-
systéme ; beaucoup ont essayé. La distribution de David Holz- feur de taxi, j’ai eu en vue une centaine de projets qui ne se sont
man’s a été prise en charge par quatre de ces organisations jamais réalisés ; j’ai fait Hot Times (1). Je sombrais dans un
d’idéalistes et le film n’est finalement jamais sorti sur les désespoir total, j’avais l’impression que je ne pourrais jamais
écrans. Et, comme je vous le disais, un an aprés Glen and refaire de cinéma. C’était une.période trés morne pour le
Randa, nous vivions dans une petite communauté perdue dans
les bois ; nous n’avions pas |’électricité, et il n’y avait que deux
téléphones dans le village. L’un d’entre eux, un jour, se mit a 1. Film porno léger qu’il réalisa en 1974, trés déprimant, mais assez intéressant
sonner, c’était Hollywood, Bob Rafelson ; je ne le connaissais (N. de B.K.).
ENTRETIEN AVEC JIM MC BRIDE

My Girlfriend’s Girlfriend de Jim Mc Bride

cachet commercial ; mais quand je le faisais lire aux gens, ils y


voyaient la confirmation de leurs craintes 4 mon sujet. Somme
toute, je me suis battu pendant huit ans, trouvant de temps en
temps un travail de scénariste — une fois par an a peu prés —
mais ces scénarios n’ont jamais été tournés. Vous allez montrer
a des gens ce que vous avez fait, vous parlez de vos idées, et
aucune d’entre elles ne trouve d’écho... Ma position était
humiliante ; je cherchais 4 m’intégrer dans un endroit alors que
je m’étais toujours défini en opposition par rapport a lui, nour-
rissant haine et ressentiments cachés a l’égard des gens a qui je
demandais du travail. Je découvris la facon dont les choses se
passent, a Hollywood ; j’ai vu les nombreuses raisons pour les-
quelles cela ne marcherait jamais pour moi la-bas, et ce qu’il
fallait changer pour réussir. C’était ma propre attitude que je
devais modifier ; je n’ai rien décidé délibérément, cela s’est fait
progressivement. J’ai découvert que votre origine, les gens que
vous connaissez, tout cela importe peu ; fondamentalement, il
\

Jim Mc Bride et Richard Gere s’agit d’un endroit ot on vend des idées ; je peux m’entrainer a
avoir simplement de bonnes idées — en termes hollywoodiens ;
cinéma indépendant — ces deux derniére années, la situation de toutes facons, je n’ai pas des millions d’idées ; je suis attiré
s’est améliorée, mais 4 ce moment-la, il touchait le fond. Je par des sujets étranges, c’est tout. Les gens me regardaient avec
pense que c’est lié a la situation économique : dans les années étonnement et me demandaient de quoi je parlais. Je me suis
soixante, il y avait beaucoup d’argent en circulation, les gens rendu compte d’un point essentiel : vous étes un élément
faisaient des affaires, et financaient des films pour le prestige, inconnu, donc ce que vous apportez est aussi un élément
et pour payer moins d’imp6ts. Mais aucun de ces films n’a eu inconnu ; il faut venir avec un livre, une piéce, un film, ou
de succés, ni méme rapporté assez pour rembourser le cofit de quelque chose comme cela — mais bien siir, il faut que vous
production. C’était profondément déprimant. Donec je me suis ayez les droits d’adaptation, sinon on vous prend votre sujet et
dit : « Que se passe-t-il ? Si tu veux faire des films, il faut aller on vous laisse en plan. Je n’avais pas les moyens d’acquérir des
la of on en fait. ». J’ai pensé que je finirais par faire des films droits d’adaptation. Je ne sais comment c’est arrivé, mais j’ai
ala maniére de Roger Corman ; mais méme cela était impossi- eu l’idée de refaire A Bout de souffle ; tous mes amis m’ont dit
ble. Alors je suis reparti, c’était trés douloureux, j’avais été ‘que c’était une idée d’abruti, et moi-méme, je voyais mal la
accueilli avec une grande... hostilité. Ma réputation m’avait fagon de l’aborder. Mais le plus étonnant est que, pour la pre-
précédé : on savait que j’avais fait ces étranges films under- miére fois depuis les cing ans que j’avais passés 4 Hollywood,
ground ; mais il y avait aussi ce qui s’était passé entre moi et chaque fois que j’en parlais a des professionnels, ils trouvaient
Burt Schneider et Bob Rafelson ; non seulement cela avait été que c’était une idée géniale : « Ah, A Bout de souffle ! ». Je
une expérience terrible pour moi, mais pour eux, c’était égale- pense qu’ils ne l’avaient méme pas vu, mais c’est un titre mer-
ment trés embarrassant — pour Burt en particulier. Ils étaient veilleux, et le film a une espéce d’aura méme auprés de ceux qui
génés du fait que j’étais parti, que j’avais abandonné le film. ne l’ont pas vu : « Oh oui, je m’en souviens... » : ils s’imagi-
Ce que je ne savais pas, et que j’ai découvert 4 mon retour, nent l’avoir vu. Pour la premiére fois dans ma vie hollywoo-
cing ou six ans aprés, c’est qu’ils avaient raconté a tout le dienne, j’ai conclu un contrat, et sans délais.
monde que j’avais pris de l’acide et que j’étais flippé. J’avais
apporté un script que j’avais écrit 4 New York : My Girl- Cahiers. Une fois que vous avez vendu votre idée et que vous
friend’s girlfriend, une histoire trés déprimante sur la révolu- vous étes rendu compte que vous alliez réaliser le film, com-
tion sexuelle ; comme pour mes autres scripts dont j’ai parlé, ment avez-vous abordé le probleme — celui de refaire A Bout
c’est Clarissa qui m’avait inspiré ; c’était un peu autobiogra- de souffle ?
phique. C’était un trés bon sujet, mais pas pour Hollywood ; je
pensais naivement que son contenu sexuel lui imprimerait un (suite page 64)
~ Editions de TEtoile y

ee sur Timage
fem mg Les incarcérés.
Yann Lardeau.

ae Je Bike est photograph ai3 l as ae lapis 1 97. Pepe pi ans,


tla photographié la vie ordinaire dans quelques ‘prisons Si asad onal 7
Saint-Martin de Re Caen, Rouen, Melun
— Ila travaillé. librement et on toute franchise — — sinon sans problimes —- - avec les
déten
ee photoographiés seulement avec leur accord. Ce quiq @ intéressé avant tout Jean Gaumy,
> ¢ “est de faire des photos a hauteur d “homme : » de ce patient anal de trois ans,
a
- trente-neuf photos témoignent | avec une “aie evidence,
ha |photographie offre, dit-on, une reproduction exacte la ral \
Pe Mais peut-on photographier la prison?
7 Yann Lardeau, -rédacteur aux Cahiers du Ake est bottle
he la seule réalité de ces photos pour imaginer la vie a ces prisons
Mais la photographie ne peut-elle pas a
_ nous conduire hors du réel dans un autre monde,
/ celui une hia a iioed Po
« PERSPECTIVES DU CINEMA FRANCAIS : FILMS DOCUMENTAIRES »

LE CINEMA FRANGAIS DE PROFIL (2)


PAR CHARLES TESSON

Si l’on met de cété le regrettable Carbone 14, le film, la sec- (celui-ci est dit par Gérard Desarthe et Simone Signoret). Avec
tion « Documents » de « Perspectives du cinéma frangais » a beaucoup de courage et de lucidité, le film se lance sur un ter-
présenté trois films qui, chacun a leur facon, répondent a une rain (la résistance, frangaise et immigrée, et /’image qu’on nous
pratique et 4 une exigence de cinéma que beaucoup de films de en donne) fortement balisé par les cinéastes du PCF, de L’Affi-
fiction peuvent leur envier. che rouge de Cassenti 4 La Brigade de René Gilson. D’une
facon trés tonique, le film de Mosco brise le monopole de cette
Des « Terroristes » a la retraite, de Mosco image. Il souléve un coin de voile, n’hésite pas a poser des
_ Des « Terroristes » a la retraite a tout du trés classique et questions épineuses (qui a vendu le groupe Manouchian ?),
télévisuel documentaire a introspection historique avec témoi- quitte a épingler le racisme latent du PCF (la mise en avant, au
gnages, interviews de personnalités et commentaire en voix off sortir de la guerre, de Fabien et Tanguy en tant que héros de la
résistance parce que leurs noms sonnaient franc¢ais aux yeux de
Louis Gronowski dans Des « Terroristes » a la retraite de Mosco. la population, et ce, au détriment des juifs immigrés ayant réa-
lisé la majorité des actions de commando sur Paris). Si Des
« Terroristes » a la retraite est volontiers polémique, décapant
(toujours avec humour, sans haine ni parti pris iconoclaste), il
ne faut pas occulter ses autres qualités. La démarche de Mosco,
d’une simplicité exemplaire, témoigne d’un vrai souci d’infor-
mation. L’exposé est clair, vivant, parce que toujours au pré-
sent. Le film explore attentivement les rapports complexes
entre les FTP (Francs Tireurs Partisans dirigés par le PCF) et
les MOI (Main-d’Oeuvre Immigrée, essentiellement des juifs
d’Europe centrale, coupés de leur famille, sans travail et sans
papiers, préts a se lancer a corps perdu dans des actions violen-
tes). Mosco s’en tient a la scéne parisienne, raconte avec préci-
sion les événements, décrit l’organigramme (il est dessiné ex
abrupto sur une nappe de restaurant au cours d’une conversa-
tion) qui va de la base qui exécute les attentats (FTP-MOI) aux
commanditaires du PCF, tout en évitant en permanence de
sombrer dans le penchant coupable inhérent a ce type de pro-
jet : le dossier historique, copieusement livresque.
Charles Mitzflicker dans Des « Terroristes » a la retraite de Mosco.

Si Des « Terroristes » a la retraite est un film émouvant, du style « Tintin au pays des nazis »), est sans conteste ce qu’il
c’est qu’il évite la commémoration et la compassion pieuses. Le y ade plus stimulant dans la démarche du cinéaste. Au-dela des
film repose sur une intuition simple : l’idée selon laquelle ces inévitables discussions de contenu que ce film ne manquera pas
personnages de « terroristes » a la retraite, survivants de de susciter, on retiendra surtout ce désir direct, presque naif,
l’Affiche rouge, accédent enfin a un statut (reconnaissance tar- de mettre en scéne \’histoire. Ni fiction, ni document, ni docu-
dive de leurs actes, réparation d’un oubli) par le cinéma. Autre- mentaire reconstitué, Des « Terroristes » @ la retraite est un
ment dit, ils doivent aussi gagner l’écran, se donner a l’image, film qui réinsuffle modestement une réelle dynamique au coeur
emporter le morceau en tant qu’acteur de I’histoire et acteur de du vieux couple cinéma et histoire.
cinéma (je pense surtout a Charles Mitzflicker, personnage Caractéres chinois, d’Antoine Fournier
extraordinaire qu’on croirait sorti tout droit d’un polar de
série B). Il faut dire que Mosco leur laisse beaucoup de champ, Antoine Fournier, le réalisateur de Caractéres chinois, tout
soit en écoutant le récit de leurs aventures (le regard est juste, comme Patrick Blossier avec Autour du Mur, appartient a
toujours a la bonne distance), soit en les mettant en scéne, en cette tradition, bien ancrée en France, du documentariste soli-
leur demandant de rejouer devant la caméra, leurs actions. taire, voyageur au long cours, a la fois cameraman et preneur
C’est la scéne formidable ow un artificier, dans l’angle d’une de son. Le projet d’ Antoine Fournier est singulier et le film a la
cuisine de chambre de bonne, rebricole sous nos yeux, 40 ans mesure de son économie. Caractéres chinois est le portrait,
aprés, une bombe de son cri. C’est la reconstitution par les saisi dans leur intimité, de quelques Chinois de la région de
acteurs concernés d’un attentat contre un restaurant parisien. Canton. Les conditions du projet (tournage étalé sur trois
Passe, de maniére trés perceptible, la gravité de ce qui a eu lieu voyages, sans autorisation légale de filmer, et avec peu de pelli-
et la dérision quasi-enfantine (le plaisir manifeste pris par eux a cule) se retrouvent a l’arrivée : un regard d’amateur, de visi-
rejouer la scéne devant la caméra) de ce qui a lieu dans le pré- teur, le tissage d’une amitié par-dela la caméra, la crainte et le
sent du filmage. Dans le cadre de la traditionnelle évocation désir, chez les gens filmés, de se livrer entiérement a l’image.
historique, de l’économie de moyens qu’ elle exige, ce contraste Avec tact, le film ne cherche pas a se reposer sur l’avance de sa
permanent, cette oscillation indéfinissable entre la représenta- clandestinité (avoir des images a l’insu des officiels 14 ou le
tion pour l’histoire et la représentation pour le cinéma, entre le cinéma et la télévision ont peu 4a offrir), il tourne judicieuse-
ce quia eu lieu pour de vrai, une bonne fois pour toutes, et le ce ment le dos a la tentation de faire mousser son produit.
qui se rejoue pour de rire (une coloration trés bande-dessinée, L’entreprise d’ Antoine Fournier est modeste, le résultat volon-
38 « PERSPECTIVES DU CINEMA FRANCAIS »
tairement banal, ce qui fait a la fois la qualité du film (la d’intimisme universel. C’est un peu dommage car le travail
pudeur de ses sentiments) et sa limite (le retour de la norme d’Antoine Fournier, son projet d’étre minimal (« la rencontre
dans le cadre du portrait intimiste et sur le dos de l’idéologie en entre une poignée de Francais et une pincée de Chinois »
place, quelle qu’elle soit). Le film se soucie moins de prendre le comme il est dit dans le film), méritait mieux que de renvoyer a
contre-pied d’une image et d’un discours officiels que de resti- cette autre image, minimaliste, qui consiste 4 étalonner les
tuer par le menu une expérience et d’en tracer les contours nar- divers comportements observés au gré d’une norme qui, faute
ratifs. Antoine Fournier filme moins le bas de la chaine (le un d’étre clairement envisagée a |’entrée du projet, coule les ima-
par un qui ferait systeéme) qu’il ne témoigne de la rencontre ges dans le méme moule.
entre gens d’une méme génération. En ce sens, le regard du
Autour du Mur, de Patrick Blossier
cinéaste est beaucoup plus sensible et plus convaincant
lorsqu’il s’abandonne a une contemplation muette, a une L’existence de ce film reléve d’un paradoxe. Autour du Mur
observation rigoureuse des faits et gestes quotidiens, que est une commande du producteur du film de Yilmaz Giiney. Le
lorsqu’il se livre au traditionnel jeu de questions-réponses qui, résultat de ce contrat s’entend a double-mot, comme a double-
au-dela du contenu direct (relations sexuelles avant le mariage, tranchant. Il entérine sans pitié l’image d’un Giiney grand
pilule, contraception), renvoie a l’archétype et au dialogue a patron sur un tournage, parfois tyrannique et dictatorial a
sens unique entre démocratie libérée et pays socialiste constipé. Végard des techniciens et des acteurs, tout en avalisant celui
Le film ne céde pas pour autant a la curiosité et c’est heureux. d’un Giiney, libéral et démocrate, qui accepte sans réserve ni
Reste que malgré l’émotion sincére que diffusent certaines ima- censure particuliére cette image de lui-méme. La caméra de
ges, de belles intuitions de filmage (regarder la Chine a vitesse Patrick Blossier montre de maniére impressionnante |’énergie
de vélo) sit6t contrecarrées par une image en trop (une seconde déployée par Giiney cinéaste pour que son film, malgré sa
caméra montrant ensemble le filmeur et le filmé sur leurs bicy- situation d’exil forcé, la terre d’accueil (un producteur, le
clettes), on peut s’interroger sur la finalité du projet, pas claire- ministére de la Culture) et l’obligation de travailler avec une
ment assumée, qui aboutit implicitement a prendre le film en équipe de techniciens francais qui semble lui peser beaucoup,
défaut. Au lieu de placer sa caméra loin du centre, loin du pou- reste son film, con¢u et tourné par lui sans autre forme de com-
voir, de ses discours et de son idéologie afin d’en mesurer la promission et de soumission a la volonté d’autrui. Cette éner-
portée (forte ou faible) dans des corps, sur des attitudes et des gie de cinéaste, c’est aussi celle d’un acteur. Non seulement
voix, le film, a vouloir jouer sans, a ne pas tenir compte de Giiney contréle tout mais il veut tout jouer. On le voit endosser
cette distance (le corps et l’idéologie), débouche sur une sorte un costume de gardien, une tenue de soldat, et il n’y a pas de
d’esperanto domestique (« gens d’ici, gens d’ailleurs ») et geste qu’un acteur fasse sans que lui, auparavant, ne l’accom-
plisse. Sous le Giiney cinéaste surgit l’autre, l’acteur populaire
Caractéres chinois d’Antoine Fournier. du cinéma ture avant qu’il ne passe a la réalisation. Mais ce
désir de tout jouer avant tout le monde ne correspond pas seu-
lement a une volonté d’acteur mais participe aussi directement
de la mise en scéne du film. Une question ne cesse de hanter le
film au vu de l’attitude de Giiney directeur d’acteurs : un
cinéaste a-t-il le droit de faire réellement pleurer un enfant pour
qu’un plan soit bon ? La fin justifie-t-elle les moyens ? Le
résultat est-il bien a la hauteur de la méthode entreprise ? Le
film ne répond pas a ces questions. II les pose comme il pose, a
travers elles, le probléme du rapport complexe du cinéaste a ses
acteurs, rapport basé, dans ce cas précis, sur un mélange de
crainte, voire de terreur, et de séduction. Cela concerne Giiney
et cela concerne le cinéma en général, aussi bien le Dreyer-Fal-
conetti, le Rossellini d’Ingrid Bergman ou, plus prés de nous,
des cinéastes comme Pialat ou Godard. Inutile en conséquence
d’insister sur le discours militant de Giiney au sur-moi forcené
ni sur son chantage permanent a la bonne cause (la mise au pas
de toute l’équipe de tournage sur l’air de « pas de dissidents
pour les causes justes »). L’important n’est pas 1a. Il réside plu-
tot dans ces images ot on voit Giiney se verser du citron dans
les yeux avant d’en administrer aux enfants afin qu’ils pleurent
dans la prise. « Puisque je souffre devant vous, vous pouvez a
votre tour souffrir la méme chose que moi », tel est en subs-
tance l’argument développé par Giiney. II lui confére une sou-
daine aura christique surprise en flagrant délit d’eucharistie. Le
dialogue d’état a état via le film, du corps-état Giiney a I’état
turc, se retrouve au coeur du principe de direction des acteurs.
Le corps Giiney s’identifie pleinement au corps souffrant du
peuple ture. Plus que son émanation (son esprit, la « cons-
cience » de ce peuple), il en est l’incarnation brute. Avant de
donner des coups de matraque aux enfants pour montrer aux
gardiens comment il faut faire, Giiney se les inflige en premier
(on le voit se frapper sur les doigts). Ce rituel de souffrance
ravale les acteurs au rang d’ap6tres sacrifiés sur l’autel du tour-
nage. Le film est la célébration d’une messe, le remake de la
céne (« ceci est mon corps, prenez... ») oi le maitre de cérémo-
nie, temoin en chair de la souffrance d’un peuple, s’offre en
partage, convie les acteurs du film a venir communier a ce
LE CINEMA FRANGAIS DE PROFIL ei)

Le Mur de Yilmaz Giiney


Yilmaz Gainey et Elia Kazan sur le tournage du Mur
grand corps souffrant a la fois présent (Giiney) et hors-champ
(la Turquie). Les acteurs devront donc porter leur croix, souf- : it] i i
frir vraiment pour témoigner de leur corps d’une souffrance
qui se joue ailleurs, infilmable quant a elle. Il y a des moments
magnifiques dans le film. Surtout quand on voit Giiney essayer
de convaincre un enfant qui pleure 4 chaudes larmes qu’il doit
encaisser ces coups pour rendre compte d’une réalité et que le
visage de l’enfant se ferme et reste définitivement imperméable
a ce type d’argument. Le film montre Giiney traiter durement
un enfant, lui dire qu’il est un mauvais acteur et que, s’il conti-
nue, on va le remplacer par un autre ou bien retirer son person-
nage du scénario. Du coup, |’enfant, qui a pris les menaces a
coeur, pleure pour de bon et le plan se tourne. II convient au
cinéaste. On voit ensuite Giiney, aprés la prise, se ruer sur
l’enfant, le consoler, lui vanter ses qualités, lui offrir des bon-
bons, lui dire combien il l’aime. Passe alors quelque chose de
trés fort sur le visage de l’enfant. Une résistance muette, une
butée irréversiblement sourde a la démarche du cinéaste qu’on
pourrait résumer ainsi : trop tard, le mal est fait, le plan a été
tourné. Le film est rempli de moments aux enjeux aussi inten-
ses. A chaque instant, un élément du plan, que ce soit la ren-
contre entre les gardiens de prison de la fiction et les vrais élé-
ves du collége ot se tourne le film ou bien cette phrase lachée
hativement (Giiney, aprés avoir consolé un enfant, lui lance :
« Bon, maintenant on va tourner ta mort ! ») prend des pro-
portions insoupconnées. Il est important que ce film soit vu car
il n’est pas aussi fréquent qu’un documentaire, avec une telle
justesse, pose de vraies questions au cinéma. (Orvis
CRITIQUES

BRIGADE MONDINE

RIZ AMER. Italie 1948. Réalisation : Giuseppe De Santis. tion ; Lux Film De Laurentis. Interprétation : Silvana Man-
Scénario ; Giuseppe De Santis, Carlo Lizzani, Gianni Puccini. gano, Doris Dowling, Vittorio Gasmann, Raf Vallone,
Image : Otello Martelli. Musique : Goffredo Petrassi. Produc- Checco Rissono, Nico Pepe Adriana Sivieri. Durée : 1 h 45.

Doris Dowling et Silvana Mangano dans Riz Amer de Giuseppe De Santis Il ne faut pas longtemps, méme si on est allé comme tout le
monde — a cause de l’affiche et de l’aura mythique qui
Ventoure — voir ce film comme une curiosité rétro légérement
teintée d’érotisme, pour se rendre a l’évidence : Riz amer est un
film qui fonctionne encore parfaitement, c’est-a-dire au pre-
mier degré, sur le spectateur d’aujourd’hui, grace 4 une con-
jonction, un peu miraculeuse, de trés solides qualités de scéna-
rio et de filmage dont le propre est trop souvent de s’exclure
mutuellement.
La premiére surprise de ce film est |’intelligence d’un scéna-
rio dont la rigueur logique, d’une abstraction quasi-
géométrique, ne se démentira pas jusqu’a la scéne finale. Le
projet de Giuseppe De Santis est double. D’une part un scéna-
rio socio-politique destiné a montrer la vie et les conditions de
travail des « mondine », ces travailleuses temporaires venues
des quatre coins de |’Italie et de la misére pour planter le riz, a
la chinoise, dans les plaines du Nord, exploitées par les gros
propriétaires qui jouent de la rivalité entre les « réguliéres »,
qui ont un contrat, et les « clandestines » pour augmenter les
cadences. D’autre part un scénario plus romanesque sur les
jeux de la loi et du désir entre les quatre personnages princi-
paux du film — deux hommes et deux femmes — destiné a
intégrer le projet socio-documentaire dans une fiction forte,
plus proche du cinéma américain que du néo-réalisme primitif,
et a plaire au public populaire. Le film connut effectivement,
lors de sa sortie en 1948, un grand succés public en Italie et aux
Etats-Unis.
De Santis et son scénariste Carlo Lizzani réussissent |’inté-
gration de ces deux scénarios avec une intelligence et une logi-
que imparables qui continuent a forcer |’adhésion et l’admira-
tion 35 ans aprés. Dans les deux scénarios on retrouve la ligne
de partage de la Loi. Dans le scénario social, elle sépare les
« réguliéres » et les « clandestines », mais toutes ces femmes
découvriront vite que la vraie ligne de démarcation est entre
Silvana Mangano dans Riz amer de Giuseppe De Santis.

Vensemble des travailleuses et leurs exploiteurs, qui tirent leur Le double enjeu symétrique de ce scénario de la Loi et du
force d’étre toujours invisibles (ils ne sont représentés, dans le désir, c’est d’une part le (faux) collier dont la possession est la
film, que par de misérables intermédiaires, eux-mémes issus du marque que l’on est du cdté des fausses valeurs et du mal,
peuple). Dans le scénario romanesque, cette ligne passe initiale- d’autre part le riz qui est la forme visible du travail, donc du
ment entre le couple des hors-la-loi, Francesca (Doris Dowling) bien. La permutation entre les deux couples s’accomplit au
et Walter (Vittorio Gassman) et le couple qui est du bon cété de moment précis ot les deux femmes ont définitivement changé
la loi : Silvana (Silvana Mangano) et le sergent (Raf Vallone). de camp, lorsque Francesca déclare 4 son ancien amant et com-
Le drame va naitre de ce que ces deux couples « naturels » plice que ce riz qu’il s’appréte a voler, « c’est du travail », et
(selon leurs positions de part et d’autre de cette ligne de par- que Silvana accepte le collier comme gage d’amour de la part
tage) vont se trouver confrontés aux aléas du désir : chacune de Walter pour lequel elle est préte maintenant a trahir ses
des deux femmes (car dans ce film ce sont les femmes qui sont compagnes et a détruire de ses mains le fruit de leur travail.
porteuses de désir, comme ce sont les femmes, dans une scéne Au cours de la derniére séquence, grandiose, tout va rentrer
admirable, qui font le mur du camp de travail pour aller rejoin- tragiquement dans |’ordre. Pendant que les ouvriéres, appli-
dre les hommes qui les appellent de l’autre c6té) se met a dési- quant a la lettre le « producteurs, sauvons-nous nous-mémes »
rer celui qui est de l’autre cété de la Loi, et qui ne lui était pas de I’Internationale, essaient de sauver ce qui peut |’étre de leur
destiné. La belle Silvana est fascinée par le séduisant voleur et travail, les deux personnages qui se trouvent @ ce moment-la du
la femme au mauvais passé (elle est le seul personnage du film a cété du mal vont expier leur faute : Walter est abattu par Sil-
n’avoir pas un corps prolétaire) est attirée par "homme en uni- vana dont les yeux sont enfin désillés, comme disait Racine
forme, le représentant de l’ordre. Ce chassé-croisé nous vaut dont on n’est pas trés loin, et qui se suicide en se jetant du haut
une scéne étonnante, qui est a la lettre une scéne de déclaration d’un échafaudage curieusement fellinien.
de non-amour, au cours de laquelle le sergent et Silvana consta- Si je me suis un peu attardé sur l’architecture, admirable-
tent que leur attirance réciproque n’était que de convention et ment logique, de ce scénario, c’est que l’autre versant des qua-
qu’ils étaient en train de se tromper sur leur propre désir ; ce lités de ce film, tout ce qui reléve de l’incarnation de ce schéma
qui les rapprochait n’était en fait que leur position similaire, abstrait (le choix et la direction des acteurs, le filmage de
(par rapport aux « mondine », pour elle, et par rapport a ses Vespace, des corps et des paysages) et du « troisiéme sens »
hommes, pour lui) et leur appartenance au méme cété par rap- (l’érotisation des cadres et des postures, la singularité des per-
port a cette ligne de partage de la Loi. sonnages secondaires et des figurants) s’impose au spectateur
42 CRITIQUES
avec une telle évidence qu’il était moins utile d’y insister. I] faut de vue, le cadre et une robe soigneusement retroussée sur les
dire un mot, tout de méme, sur la délicieuse hypocrisie (qui jambes, d’érotiser jusqu’a ce plan de cadavre. Quant a la
n’est pas sans rappeler certains films chinois comme Le Batail- beauté de Silvana Mangano dans ce film-la, elle repose, con-
lon féminin rouge) qui consiste pour De Santis a filmer éroti- trairement a la beauté des stars, sur I’absence de coupure radi-
quement, et sous alibi documentaire, des corps pris dans des cale entre ce corps-la, a l’avant-scéne du film, et les corps pro-
situations a priori rien moins qu’érotiques : le travail dans la létaires et paysans des seconds réles et des figurants ; si elle est
boue, le négligé des femmes entre elles, ce qui apporte a ce film la plus belle des « mondine », cette beauté ne fait jamais d’elle
une touche de perversion qui est un excellent antidote a ce qu’il un étre d’une autre essence et ne la coupe jamais, 4 l’écran, de
peut avoir par ailleurs de bien-pensant, perversion qui culmine ce corps multiple des travailleuses dont elle n’est, en quelque
avec le dernier plan de Silvana Mangano — suicidée pour son sorte, que |’émanation, le prolongement réussi, l’expression la
rachat — ou le cinéaste ne peut s’empécher, par I’angle de prise plus parfaite. Alain Bergala

L’HUMEUR VAGABONDE

inconnu, client ou maquereau, mais un fils perdu du cinéma


LE BATARD. France 1983. Réalisation : Bertrand Van Effen- errant entre deux décors de films, deux plateaux de tournage,
terre. Scénario : Pierre-Alain Maubert, Bertrand Van Effen- les souvenirs-écrans d’un cinéma classique. Ces haltes impo-
terre. Image : Francois Catonne. Son : Pierre Gamet. Mon- sent leur forme et leur genre au film, sans qu’il ne s’y réduise
tage : Joélle Van Effenterre. Production : Mallia Films et FR3. jamais, elles lui donnent son aspect composite et hybride,
Interprétation : Gérard Klein, Julie Jezequel, Brigitte Fossey, incertain. Elles sont simultanément autant de lieux ot la fiction
Myléne Demongeot, Victoria Abril, Didier Flamand, Jean- s’arréte, suspend son récit pour trainer, se reposer avant de
Jacques Biraud, Patrick Bruel. Distirbution : Cyrile Distribu- reprendre la route de Paris, comme si, a quelques variations
tion. prés, avec un méme ordre de personnages, il lui fallait se répé-
ter, se reproduire dans un nouveau contexte. En gros, il s’agit
toujours d’hériter de la maitresse de maison, de I’épouse du
Parce que le personnage principal incarné par Gérard Klein pére impuissant ou moribond, pour une mére de se prostituer a
retrouve le cadavre de sa mére a la morgue, sans méme étre son fils, que ce soit la nouvelle épouse d’un propriétaire de car-
capable de Videntifier, et parce qu’il tue aussit6t aprés le riéres, d’un riche agriculteur ou les tenanciéres d’un hétel
maquereau qui l’exploitait, tout cela étant mené avec beaucoup venues épier le sommeil de leur client.
de sobriété, en une action par plan, le spectateur s’emballe trés En suivant le batard, interprété avec beaucoup de présence
fortement pour un film policier, un peu trop hativement sans par Gérard Klein, une silhouette entre Lino Ventura et Philippe
doute puisqu’il en veut a Bertrand Van Effenterre de n’avoir Léotard, Bertrand Van Effenterre prend toujours soin de
pas poursuivi dans cette voie-la et de revenir par la suite 4 une V’insérer entre deux personnes, mari et femme, fils et belle-
dérive plus psychologique, et qui le convainc moins, apparem- mére, comme s’il était l’autre pdle ou l’alternative d’une rela-
ment sans enjeu. tion duelle autrement impossible, invivable dans sa fermeture
Mais si, par la méme occasion, Bertrand Van Effenterre fait — c’est d’ailleurs ce qui se produit quand la relation triangu-
la démonstration de son savoir-faire, ladite séquence semble laire devient celle conventionnelle de la famille a la fin : pére,
davantage la pour rompre toute attache du personnage, le libé- mére et bébé y étouffent. Nomade, vagabond, comme les
rer de tout lien de filiation, de toute histoire pour le laisser déri- enfants de la balle, gigolo des épouses modéles ou parasite des
ver sans entraves, au gré des rencontres, des lieux, des familles, le batard circule entre l’homme et la femme, comme
moments, d’une dérive qui est en méme temps remontée du le symbole de leur relation, ce qui l’exprime, de méme qu’il éta-
cours du temps, régression et vaine tentative pour retrouver blit, a l’échelle individuelle, le pont avec les populations noma-
moins la mére que le pére. Le policier est un genre, une figure des des travailleurs maghrebins immigrés ou des Cambodgiens
de rhétorique liée a un certain type d’action, de milieu et de réfugiés et qui éprouvent au niveau massif ce qu’il vit person-
décor. Le port de Marseille s’y préte tout particuliérement : un nellement. Entre l’intérieur bourgeois et le lumpen étranger,
bar louche l’appelle inévitablement — mais lorsque le batard c’est une position que privilégiait jadis un Chaplin. Mais si
sort de la gare de Marseille, alors qu’il descend les marches, c’est, pour Bertrand Van Effenterre une occasion de stigmati-
nous entendons une musique aux consonances orientales qui ser le mal, la banalisation d’un commerce du sexe ou de la vio-
nous plonge plutét dans la nostalgie des films coloniaux ou tro- lence, par référence a la guerre du Vietnam, en les opposant
picaux, de prédilection avant-guerre, que dans la violence opa- aux images du confort et de la bonne moralité bourgeoises, le
que du thriller. Il est au moins deux autres genres détournés danger d’une opposition formelle, par analogie, guette 1a la
dans Le Batard, sans que pour autant nous y attendions du réalisation. Si le film y échappe heureusement, c’est que l’uni-
film qu’il soit ’un ou l’autre : un film de guerre parce que le vers familial, réunir les deux images en une, est le destin du
campement de réfugiés cambodgiens dans la carriére fait expli- batard, sa recherche.
citement référence a la guerre ; un western lorsque la compa- En effet, le film de Bertrand Van Effenterre prend toute sa
gne trahie du pére part a I’assaut de la direction de la carriére dimension a la fin, quand le couple s’enferme dans une vie
en tirant sur tout ce qui s’oppose a son passage. Sans compter réguliére et monotone, typiquement petite-bourgeoise, mais
le mouvement propre de la dérive, qui doit beaucoup 4 Wim avec un plus qui fait toute la qualité du film et éclaire rétros-
Wenders. Visiblement, Bertrand Van Effenterre a choisi de pectivement le rapport décalé, déplacé des personnages a leur
juxtaposer plusieurs codes, pour la composition formelle de situation dans le travail comme dans la vie privée : Van Effen-
son film, entre lesquels circulerait son héros comme entre terre filme la famille comme un univers schizophrénique a trois
autant de milieux, autant d’espaces traversés, le batard n’étant qui fait que ce qui, précédemment encore, était le spectacle
pas seulement I’enfant vagabond d’une prostituée et d’un pére d’une horreur extérieure, une horreur massive, sociale et de
LE BATARD

bon goat, vire ici au film d’épouvante, a un théatre intime de la richesse formelle, impie et sérieuse envers son histoire, sans
monstruosité, comme l’affirment explicitement les quelques rien sacrifier de la profondeur de son sujet, qui mérite donc
gros plans du bébé aveuglé par la lumiére. Bertrand Van Effen- beaucoup plus d’estime et de succés qu’elle n’en a connus, ces
terre a su réaliser avec Le Batard une ceuvre d’une grande derniers jours, sur les écrans parisiens. Yann Lardeau

NOTES SUR D’AUTRES FILMS


A BOUT DE SOUFFLE MADE IN U.S.A. touche cinéphilique en passant, dréle, rapide. Le
(BREATHLESS MADE IN U.S.A.) de Jim Mc film de Jim Mc Bride, c’est trés exactement le con-
Bride (U.S.A. 1983), avec Richard Gere, Valérie traire : une cinéphilie molle, improductive, méme
Kaprisky. pas nécrophile (ce qui aurait au moins présenté un
petit intérét). On pouvait a la rigueur imaginer soit
Un ex-réalisateur underground refait A bout de un exercice de style (un travail de faussaire copiant
souffle, le film qui, a priori, a tout pour interdire scrupuleusement, plan par plan et faux raccords
un remake. Breathless est d’abord un projet tordu compris, le modéle), soit un film qui n’aurait gardé
et suicidaire. Car cette copie du film-phare de la de l’original que le canevas et les personnages, et
Nouvelle Vague ne répond a aucun des critéres qui aurait vécu sa propre vie. Breathless n’est ni
habituels du remake : l’original n’est pas si ancien l’un ni l’autre : le film ne suit aucune ligne de désir,
que ¢a, il ne s’agit pas d’une adaptation d’une et se contente de s’émailler, ca et 1a, de citations du
ceuvre littéraire qui appellerait une nouvelle lecture, modéle. (Petit jeu : Richard Gere va-t-il demander
ni méme d’un sujet ou d’un scénario particuliére- la permission de pisser dans le lavabo ?).
ment fort. Alors, que reste-t-il ? Une passion pour On ne s’étonnera pas, dans ces conditions, que le
le film de Godard, peut-étre alimentée de surcroit style du film reléve totalement de l’esthétique publi-
par une tentation d’ordre scénarique : il était fran- citaire, seule issue possible pour donner le change,
cais, elle était américaine (version 1), il sera améri- pour masquer le vide. Eclairages léchés, découpages
cain, et elle francaise (version 2). C’est bien peu, en spots, renforcés par un assommant catalogue de
avouons-le, pour désirer faire un film. morceaux de rock, que tente vainement de justifier
On ne serait sans doute pas amené a s’interroger sur Vidée d’un Richard Gere fou de musique. C’est la
le projet si le résultat était convaincant. II ne l’est l’autre circonstance accablante du film, manifeste-
pas. Il y avait, dans Hallelujah the hills (un film ment fait sur le narcissisme d’acteur. Laché comme
d’Adolfas Mekas, USA 1962), un plan ot un un fauve en liberté, Richard Gere se livre a un
homme courait a perdre haleine : arrét sur image, le numéro incontrélé qui outrepasse largement les
mot Breathless s’inscrivait sur I’écran. C’était une limites de l’auto-complaisance...
44 NOTES SUR D’AUTRES FILMS

L’amour fou de Gere pour la jeune frangaise (Valé- Le modéle de Breathless, ce n’est pas A bout de
rie Kaprisky) se trouve ainsi noyé dans une esthéti- souffle, c’est Soif d’aujourd’hui : on a les référen-
que qui ne peut que I’édulcorer. Trait de l’époque ? ces qu’on peut. A.P.

LE CERCLE DES PASSIONS de Claude d’Anna cela fait beaucoup : autant de strates de code qui,
(France-Italie 1983) avec Giuliano Gemma, Max on le voit, sont largement redondantes. Claude
Von Sydow, Assumpta Serna, Marcel Bozuffi, d’Anna reste sur un terrain sérieusement protégé ; il
Francoise Fabian. ne cherche pas a faire jouer les codes de facon anti-
nomique, il fuit I’hétérogénéité ; (les scénes d’af-
A défaut d’étre réussi, Le cercle des passions ne frontement social, par exemple, sont filmées selon le
manque certainement pas d’ambition. Cette his- méme principe de théatralisation). C’est donc fina-
toire d’inceste sur fond de conflits sociaux, au sein lement sa propre cohérence qui se retourne contre le
d’une famille d’aristocrates siciliens, dans les film, et qui explique que ce récit donné comme sul-
années cinquante, vise 4 une dimension « opérati- fureux fasse un flop monumental au moment ot il
que » que Claude d’Anna ne prétend pas limiter a est censé atteindre son climax. Une fois la couleur
la présence d’un personnage de cantatrice (Fran- annoncée, le film ne peut plus guére réserver de sur-
coise Fabian) et 4 une bande-musique riche en airs prises, laisser échapper des bribes de message entre
d’opéra. Le film entier tend vers l’opéra comme les mailles serrées du code. Sauf dans les moments
modéle esthétique et comme réserve fictionnelle. ou les strates de références finissent par produire un
Claude d’Anna joue cartes sur table : le scénario effet de trop-plein qui, pour étrange qu’il soit, n’en
sera conforme a plus d’un livret d’opéra (pas d’his- est pas moins accablant. C’est la, sur telle réplique
toire d’amour sans drame politique) et la scénogra- emphatique, sur telle pose d’acteur, que le film
phie ouvertement théatrale (rideaux de velours montre, a ses dépens, la difficulté de l’affrontement
rouge, décors écrasants, éclairages bleutés). Met- avec les conventions de l’opéra : prenez du lyrisme,
tons donc au crédit du film l’amour de Claude enlevez la musique, il risque fort de ne rester que du
d’Anna pour l’opéra, qui ne semble pas réduit ici a pathos ou du ridicule. Tout cela est filmé avec un
une fonction d’appat pour un public de cinéma indéniable esprit de sérieux, avec une tenue qui est
mélomane a ses heures. Si cette passion pour finalement une limite de plus. Mais sans doute ne
l’opéra et ses atours n’a pas a étre mise en doute, la peut-on pas attendre de l’opéra un souffle d’air
question est plut6t de savoir ce que Claude d’Anna frais qui viendrait revivifier le cinéma, si l’opéra lui-
en fait. méme est vécu comme un discours momifié, mort-
Car le film étouffe sous le code: le mythe vivant, semblable a cette nécropole souterraine,
(Vinceste), plus l’opéra comme lieu mythique, plus lun des lieux-clés du film, qui en est un peu comme
une référence explicite au cinéma-opéra de Visconti la métaphore.
(largement cité, de Senso a Sandra et au Guépard), A.P.

LA DERELITTA de Jean-Pierre Igoux (France der (auteur du roman et co-signataire de |’adapta-


1983), avec Bulle Ogier, Daniel Olbrychski, Gérard tion). Si le langage des signes, le theme du déja-vu
Blain, Jean-Francois Balmer, Denis Manuel ou de la re-connaissance, chers aux poétes surréalis-
tes, apparaissent ici comme des références plaquées,
Eva (Bulle Ogier) fait une fugue : elle quitte les ¢c’est qu’ils ne sont pas vraiment pris en charge par
mondanités de sa vie de bourgeoise rangée, se retire la mise en scéne, ni incarnés dans les personnages
dans une auberge déserte oul, se faisant passer pour trop délibérément voulus pittoresques pour étre
une femme de lettres et simulant la surdité, elle revit vrais. D’ow le sentiment d’un film assez miévre, ou
en songe une liaison passée... La Derelitta vérifie la la direction d’acteurs se trouve gagnée, elle aussi,
régle quasi absolue que la poésie, au cinéma, ne par un manque de conviction d’autant plus génant
peut étre donnée que de surcroit. La volonté délibé- que, Bulle Ogier aidant, plane sur le film l’ombre
rée de « faire poétique » est le principal travers de écrasante de Paulina s’en va, le trés beau premier
ce film qui est vite recouvert d’un vernis littéraire film d’André Téchiné, qui nous avait donné d’une
allant, pour dire vite, d’André Breton (cité en exer- dérive une image infiniment plus convaincante.
gue) aux dialogues affectés, coquets, de Vera Fey- A.P.

L’EXECUTEUR DE HONG-KONG (FORCED Hong Kong les aménent a occire ses employeurs,
VENGEANCE) de James Fargo (U.S.A. 1982) avec propriétaires de casino, puis sa fiancée et son cama-
Chuck Norris, Mary Louise Weller, Camilla rade de régiment. Mais il subsiste une notable sin-
Griggs, Michale Cavanaugh. gularité dans la direction des acteurs et méme dans
leur diction. La mise en scéne se limite aux déplace-
Forced Vengeance appartient a la catégorie des ments dans le champ, parfaitement agencés; le
films américains récupérant la mode (en baisse) des registre des expressions faciales est réduit au mini-
films chinois de karaté. Chuck Norris en est le mum. On est a mille lieues du mélodrame. Mais
porte-drapeau, le Bruce Lee blond et macho en Putilisation d’étres humains comme des éléments
Stetson. (Ici il se nomme Josh Randall, comme plastiques, peut parfois s’avérer étre un choix judi-
Steve McQueen a la TV dans Au nom de Ia loi. Clin cieux. Voir par exemple le combat ou les silhouettes
d’ceil ou hommage ?) des deux adversaires se découpent devant un
Au-dela de la trame générale et des opérations de énorme néon a dominante rouge, en caractéres chi-
marketing qui sous-tendent la production de ce type nois.
de cinéma, il faut concéder a James Fargo quelques A la diction, elle-méme froide et trop disciplinée,
touches personnelles qui permettent de distinguer ce peut-étre en raison de la post-synchronisation (dif-
film de la pléthore des produits de consommation ficile 4 déceler) et au fait que la majorité des acteurs
courante du méme acabit. sont orientaux, se greffe une ultime distanciation,
Certes, la psychologie n’est que grossiérement qui renforce ette étrangeté dans l’expression vocale,
esquissée et les rapports entre personnages stéréoty- le commentaire off de Chuck Norris, qui revient
pés, schématiques et conventionnels ; un occidental périodiquement, sans doute pour conférer au film Ces notes ont été redigées par
bon teint méne une croisade expiatoire contre une la pseudo-rigueur d’une légende orientale, ce qui Alain Philippon et Vincent
armée de sang-mélés. Leurs visées expansionnistes a n’est pas forcément détestable. V.O. Ostria
TECHNIQUE ET MISEEN SCENE

GENESE D’UNE CAMERA


(2° épisode)
PAR JEAN-PIERRE BEAUVIALA ET JEAN-LUC GODARD

« Le plaisir est lié a la satisfaction d’un objet qui ne


prend sa valeur que de sa différence insaisissable
d’avec un modeéle perdu. »
Serge Leclaire

Dans le premier épisode, Jean-Pierre Beauviala et Jean-Luc évolution. Il semblait juste de leur donner la parole lors de
Godard faisaient un retour en arriére sur les aléas de la genése cette deuxiéme rencontre a@ laquelle ont donc participé, outre
de cette nouvelle caméra 35 mm de (vide) poche, depuis la 8-35 Les deux partenaires principaux, Romain Goupil, ex assistant-
imaginée par Godard vers 1976 (et restée a l’état de prototype) opérateur, assistant de Godard sur Sauve qui peut la vie et
jusqu’a l’Aaton 35 qui devrait sortir bient6t des usines de Gre- cinéaste, Vincent Blanchet, cinéaste, Renato Berta, chef opéra-
noble. teur (en particulier sur Sauve qui peut la vie en collaboration
Ils y faisaient le point sur les probleémes techniques rencon- avec William Lubtchansky), ainsi que Serge Toubiana et moi-
trés par Godard et ses techniciens successifs lorsqu’il a voulu méme pour les Cahiers.
utiliser cette caméra sur le tournage de ses trois derniers films La question que nous avons voulu au centre de cette seconde
(difficulté de faire un point juste, flicker, arréts intempestifs) et discussion était moins la question de la caméra en elle-méme
qui ont fait que Beauviala a été amené a modifier certaines que celle du rapport entre les instruments techniques du cinéma
caractéristiques de cette caméra dans le sens des exigences tech- (dont la caméra est ici l’'embleme) et la fagon méme de conce-
niques plus « normalisées » de la profession. voir et de faire un film. Curieusement, comme on va le voir, les
Mais au-dela, ou en-deca, de ces difficultés techniques qui invités ont peu usé du droit de réponse implicite qui leur était
semblent en voie d’étre résolues par Aaton, Godard reprochait offert, la discussion prenant tres rapidement une tournure
essentiellement a Beauviala de ne pas retrouver dans |’Aaton 35 imprévue ou les contradictions semblaient s’étre émoussées au
d’aujourd’hui l’objet qui devait répondre a son désir de bénéfice d’une certaine sérénité et d’un relatif consensus mais
cinéaste, celui qui a suscité chez lui l’idée et la commande de sans doute au détriment d’un réel approfondissement des ques-
cette caméra : trouver d’autres « occasions » de filmage, choi- tions soulevées. Quoi qu’il en soit, au moment de mettre en
sir soi-méme le terrain de la bataille, pouvoir filmer ailleurs page ce deuxiéme et dernier épisode, Jean-Luc Godard nous
d’autres choses, échapper au plis et aux places imposés. Pour remettait une double page, suscitée par son sentiment quant a
Godard, ce qui aurait da étre une « caméra de cinéaste » a évo- cette deuxiéme rencontre, que nous publions en épilogue. Au
lué dans un sens ov il ne reconnait plus tout a@ fait ses besoins de lecteur de regarder attentivement, comme on regarde un rébus,
départ, dans le sens des exigences strictement techniques de la photo qui a servi de support au photo-montage de Godard et
professionnels (cameramen et assistants) qui ne se sont pas qui donne la clé de cette ultime intervention ; il peut arriver que
comportés comme de véritables partenaires, réellement intéres- Von voit quelque chose qui n’existe pas, ou qui ne peut pas
sés a ce projet, mais comme un lobby de futurs utilisateurs exister.
n’ayant pas forcément « besoin » d’une nouvelle caméra au Pour en terminer avec l’aventure de cette « genése d’une
sens ou lui en ressentait la nécessité. caméra », je dirais simplement qu’au moment ot elle a été sus-
Beauviala disait regretter, autant que Godard, que les rénes citée par Godard, nous ne savions pas tres bien, aux Cahiers,
de cet objet leur aient échappé a tous deux et que la 8-35 du ou cela nous emmenerait. Aujourd’hui c’est un peu plus clair.
début ne soit pas arrivée a terme telle que la définissait la Ce n’était pas vers une autre facon de parler du cinéma mais
demande initiale de Godard. Mais pour lui ce serait Godard qui vers quelque chose de beaucoup plus radical : une autre facon
aurait laissé formuler — et inévitablement trahir— sa de penser et de parler \e cinéma. Ce qui demande un gros tra-
demande par d’autres que lui-méme, ses opérateurs et ses assis- vail, conscient et inconscient, d’assimilation, qui prend du
tants, trop habitués a d’autres gestes et a d’autres habitudes temps et n’est facile pour personne, comme toute remise en
pour accepter la nouveauté et la différence de cette caméra ini- cause véritable. On l’a bien vu dans la fagon dont le numéro
tiale dont lui aussi, en tant qu’inventeur, avait besoin comme précédent des Cahiers a résisté a ce bloc hétérogéne : le dis-
premier maillon d’une chaine dont le deuxiéme devrait étre une cours sur les films de Cannes d’un c6té, ce dialogue de l’autre,
« machine @ traiter les images » prélevées par cette caméra dif- sans réelles passerelles entre les deux. Reste que c’est quand
Sérente. méme ici que cette greffe est régulierement tentée — de loin en
Bref, de quelque c6té que l’on se tourne, se trouvaient mis en loin mais avec obstination depuis le premier voyage a Grenoble
cause comme corps intermédiaire dont seraient nés malenten- en 1978, jusqu’a aujourd’hui en passant par le numéro Situa-
dus et méprises les opérateurs et les assistants qui se sont trou- tion du cinéma francais n° 12, /es articles de Michel Chion —
vés étre, @ un moment ou a un autre, des utilisateurs de cette et que nous continuerons 4 travailler jusqu’a ce qu’elle finisse
caméra ou qui sont intervenus, par leurs critiques, dans son par prendre et porter quelques fruits nouveaux.
GENESE D'UNE CAMERA

1. Faut-il tourner en cinéma, Jean-Luc Godard. A un moment donné, quand on préparait


en vidéo ou en Amazonie ? Sauve qui peut il y a méme eu un vote. Mais pour moi ce n’était
qu’une premiére étape et pas l’opposition qui existe toujours :
vidéo contre cinéma. En fait, cette discussion aurait di amener
Romain Goupil. Avant que le projet de Sauve qui peut la
une deuxiéme étape : production et post-production, ou mon-
vie ne soit financé, écrit et bouclé, Jean-Luc nous a réunis et il y tage qui vient toujours aprés. Tout ¢a marche ensemble et la
a eu une discussion trés longue entre nous. Pas une discussion vidéo et le cinéma n’auraient été que des moyens, comme la
autour d’une table mais une discussion, a partir des images caméra et l’objectif. L’objectif ne va pas contre le corps de la
qu’on tournait, sur la question de : comment faire ce film ?
caméra ; ce sont deux choses complétement différentes, elles se
avec quels instruments ? Car les instruments qui servent a tour- sont alliées et n’en font plus qu’une qu’on appelle globalement
ner ont une conséquence énorme, dont la plupart des metteurs « caméra ». Ce n’était pas quelque chose de naturel de mettre
en scéne ne veulent pas se préoccuper, sur l’histoire qu’ils un objectif devant une boite noire.
racontent et sur la facon dont ils vont la filmer. A un certain
A ce moment-la, sur Sauve qui peut, on a dit : « On va faire le
moment cette discussion a porté sur la question de savoir quel vote démocratique classique : qui est pour le tournage en
type de matériel nous avions a notre disposition et on a aligné vidéo, qui est pour le tournage en cinéma ? » Déja ce vote
toutes les caméras les unes a cétés des autres. De ces discus- c’était la fin de l’idée. Parce que pour les gens, faire le film c’est
sions devait sortir un autre projet ou une autre facon de tour-
tourner. Pour les exploitants et les producteurs, écrire le scéna-
ner. Il y avait dés ce moment-la une disposition de I’équipe
rio, ¢a c’est faire le film. Monter ¢a n’est pas faire le film. Mais
autour de Jean-Luc que tu ne peux pas retrouver sur un tour-
si tu veux amener l’idée que tout ¢a ne fait qu’un en plusieurs
nage classique parce que ¢a voulait dire engager des gens quatre
étapes, qui peuvent étre mélangées, et dont on ne sait pas
A six semaines avant le tournage et que ces gens acceptent d’étre
laquelle vient avant et laquelle vient aprés, c’est difficile !
engagés avant que le projet ne soit écrit et mis au point, pour
Ce vote a d’ailleurs fini par un gag : tous les gens de cinéma ont
voir si cela pouvait donner corps 4 quelque chose. Mais tres
voté pour la vidéo et tous les gens de vidéo — méme Bing-
vite la discussion sur les instruments s’est réduite au choix entre
geli — ont voté pour le cinéma. C’est que ce n’était pas un vote
cinéma et vidéo. qui impliquait chez chacun sa vie propre ou la vie de son entre-
La plupart des cinéastes ne se posent méme pas ces ques- prise. Comme il fallait faire le film, avec son aspect industriel,
tions. Leur probléme c’est d’avoir les moyens de raconter une les responsabilités financiéres, j’ai décidé de le faire selon les
histoire, c’est comme ¢a qu’ils ont appris 4 faire du cinéma. méthodes connues du cinéma en espérant qu’il y aurait au
C’est aussi pour ¢a que j’ai eu envie de travailler avec Jean- moins des retombées psychologiques de ce qui s’était passé.
Luc : il se posait cette question de changer les moyens de faire Sur Passion on est allé beaucoup plus loin dans cette premiére
des films. Le cinéma, ce n’est pas du dessin, ni de l’écriture, ni étape. Sur 600 millions on a dépensé quelque chose comme
de la peinture, mais ¢a rejoint l’industrie. A partir de ce 300 millions anciens en vidéo, avec des acteurs qui étaient qua-
moment-la, il y a une espéce de chemin obligé. Il y a ceux qui le siment 4 une semaine de la fin de leur contrat et qui avaient
respectent, d’autres qui essaient de se poser des questions, Vimpression de ne rien faire. Au bout de quinze jours, pour
d’autres qui essaient de les contourner. La plupart de ceux avec Jerzy, c’était bien plus terrible d’étre a l’hétel 4 Rolle, payé
qui je suis amené a discuter de cinéma en ce moment ne se 20 millions pour regarder le lac, que l’arrivée des Russes en
posent méme pas la question, c’est ¢a qui m’inquiéte vraiment. Pologne.
Vincent Blanchet. C’est un probléme de rituel, alors, il y a Jean-Pierre Beauviala. C’était quoi, 4 ce moment-la, l’inté-
un rituel qui s’est figé et qu’il faut changer. rét de la vidéo ?
R. Goupil. Jespére bien ne pas changer le rituel pour J.-L. Godard. \l y a tout le travail possible en post-
d’autres rites. Mais me poser des questions et essayer de fonc- production : le fait de traiter, de mélanger, mais a part les gens
tionner différemment. D’ot l’intérét pour moi de venir discu- de vidéo et des télés privées, les gens de cinéma n’ont pas la
ter avec un technicien et un créateur ensemble, Jean-Pierre et possibilité de voir pratiquement ce que ¢a pourrait étre pour
Jean-Luc, parce que les cadres pour cette discussion n’existent faire autrement. Il faudrait avoir un petit atelier et trouver
pas ailleurs. ensemble les moyens de s’en servir. Ce qui fait que ¢a reste des
PAR J.P. BEAUVIALA ET J.L. GODARD 47

discussions théoriques. On dit : « Le cinéma est mieux » ou


« La vidéo est mieux », mais ¢a reste des oppositions, il n’y a
pas /’entreprise du film, ni la question : « Qu’est-ce que c’est
qu’un film ? ». Il y a longtemps que les techniciens ne savent
plus ce que c’est qu’un film. Ils ont quelques habitudes : un
opérateur consciencieux va un peu au labo mais ¢a n’a pas de
rapport avec la continuité du développement. Aussi, quand ce
vote a donné comme résultat : « on va tourner en vidéo », ¢a
m’a semblé bizarre, c’était une phrase littéraire, sans pratique
réelle, comme s’ils avaient dit : « On va tourner en Amazo-
Se Gu
Ou I’on voit (de gauche a droite) le volume de l’appareillage et de l'équipe dimi-
nie ». D’ailleurs quand j’ai choisi le cinéma, je n’ai pas regu de nuer au bénéfice de I’aisance des personnages a intégrer l’espace du paysage
lettres indignées de ceux qui avaient choisi la vidéo.
J.-L. Godard. Bien sir j’ai eu peur. Mon inquiétude avec
J.-P. Beauviala. Pourquoi le probléme se posait-il de la prise
cette équipe, et elle s’est vérifiée, c’était : « dans trois mois,
de vue en vidéo ? On sait bien que la post-production peut se
est-ce que je vais les revoir, est-ce que je vais revoir Goupil ? ».
faire en vidéo, méme si l’original est en film. Moi j’aimerais
Parce qu’aprés ce qui s’appelle le tournage — et 1a les gens sont
comprendre pourquoi 4 un moment, sur la production, vous
contents de se voir trois mois, si c’est Godard qui leur demande
vous étes posés le probléme du choix entre une caméra de vidéo
de travailler en vidéo — est-ce qu’on va les revoir, parce
et une caméra de cinéma ?
qu’enfin le film n’est pas fini !
Renato Berta. Les discussions qui ont eu lieu 4 cette époque Actuellement, on en reste a une réflexion sur des trucs qui cor-
étaient quand méme liées a la fameuse cassette que Jean-Luc respondent seulement au tournage, auquel est liée la caméra,
avait faite avant ou il y avait ce que nous appelions a l’époque mais pas sur les autres objets de cinéma qui sont tout aussi
les trucages : les surimpressions contrélables, les ralentis, qui importants que la caméra.
sont effectivement plus faciles en vidéo. En tant que producteur c’est ¢a aussi que tu juges. De méme
que quand tu tournes une scéne tu juges que tu arrétes aprés
J.-L. Godard. C’ est aussi la question de /’occasion de filmer. quatre prises alors que l’acteur aimerait bien en faire huit parce
Dans la premiére partie de cet entretien j’ai montré une photo qu’il ne se trouve pas trés bon. Mais toi tu sais que ce n’est pas
de Cartier-Bresson en disant que ce plan était impossible a fil- huit que tu vas en refaire mais que tu as encore cent vingt jour-
mer. En fait ce n’est pas impossible a priori, c’est /’occasion de nées de travail 4 cing prises chacune et que c’est une décision
le faire qui ne se produit pas. C’est comme le plan de |’ceuf au politique: tu t’arrétes 1a parce que tu décides —a ce
plat qui cuit sur une cuisiniére, que je t’avais montré 4 Greno- moment-la les aspects financiers et esthétiques sont 4 peu prés
ble : si pour filmer ce plan, il te faut monter une production les mémes — que tu n’auras pas mieux ou que le mieux que tu
d@’un million ou de 10 millions de dollars, tu ne le fais pas for- auras ne vaut pas le coup (le cofit) par rapport au mieux que tu
cément ! risques d’avoir dans trois jours.
R. Berta. Le choix de la vidéo se posait aussi en termes R. Goupil. Sauf qu’avec la vidéo tu inscrivais un autre rap-
d’infrastructure. Jean-Luc était en train de s’installer en vidéo port avec |’équipe ot on pouvait regarder sur |’écran et avoir
a Genéve et il aurait bien voulu monter ca dans cette infrastruc- ensemble cette discussion sur les images qu’on faisait.
ture, avec tout un mouvement d’ensemble autour de ce choix. Moi ce que j’ai vu, de la fagon dont tu travaillais 4 Rolle, c’est
J.-L. Godard. D’ailleurs cette cassette de Sauve qui peut indi- effectivement des choses qui sont impossibles en cinéma,
quait qu’on peut avoir, a deux ou trois, d’autres possibilités, comme ces essais sur Nathalie Baye en vélo. Tu reprenais ces
qu’on peut penser a nager autrement tout en étant contents de images en télécinéma et tu les retravaillais. C’était compléte-
ment magique pour moi, et j’étais tout a fait acquis a l’idée de
se baigner.
prendre ces risques, sans méme savoir a quelle date on arrive-
R. Goupil. Mais il y a eu ce doute et tu as eu peur de ce rait au bout de ce projet : trois mois, six mois ou un an ? Pour-
doute. quoi le doute n’aurait-il pas été mieux que toutes les certitudes
48 GENESE D'UNE CAMERA
habituelles des techniciens. Pourquoi le doute n’aurait-il pas deux producteurs, j’ai pu dépenser la moitié du devis en pré-
amené des choses 4 Sauve qui peut ? production, ce qu’on ne peut faire dans aucun film, ni francais
ni américain. La on avait dépensé trois cents millions, tout le
J.-L. Godard. Absolument. Mais c’est moi qui était fatigué.
monde était engagé, payé a la semaine, et l’idée du film n’était
R. Goupil. Tu as manqué d’une énergie qui aurait été déci- pas encore sortie, ce qui fait que Sardine a pris un peu peur... Il
sive a cette époque. avait des responsabilités vis-a-vis d’un gros distributeur, il m’a
dit : « Maintenant, il faut absolument que je puisse montrer
J.-L. Godard. Il s’est passé pour moi ce qui a dai se passer
une image ». Et 1a, moi, tout seul, je n’ai pas eu la force ni
sur ton film avec Karmitz, Mourir a trente ans. Au niveau du
Vintelligence ni la volonté. Si douze personnes de l’équipe
projet tu essaies de faire autrement parce que tu en as besoin,
m’avaient dit : « On y va, on continue ! » ¢a aurait pu étre dif-
sinon tu n’as plus d’idées. Mais 4 un moment donné tu fais le
férent, mais eux disaient simplement : « Jean-Luc cherche, il
film, tu acceptes un certain nombre de choses tout en essayant
est paumé, il n’a pas trouvé son truc, c’est difficile », et ¢a ne
de ne pas te laisser bouffer. Il y a des moments ou tu es respon-
s’est pas fait. Et ca ne s’est pas fait aussi parce que je n’avais
sable vis-a-vis des autres, tu essaies d’étre le chef d’une autre
méme plus |’embryon de studio de Rolle, il était en miettes.
maniére de produire. Ce qu’a apporté la Nouvelle Vague, c’est
juste des idées de produire autrement. Ces idées n’étaient pas R. Goupil. Il était en miettes mais il a quand méme permis
trés originales, elles venaient juste du fait que si on travaillait de faire la cassette de Passion que nous avons présentée au
comme les autres on n’avait pas droit de cité. Si tu étais d’un CNC.
autre monde que ceux qui étaient en place, qui était un monde J.-L. Godard. Pour moi ce n’était rien. On I’a présentée au
trés fermé, tu n’étais pas dans le cinéma, tout simplement. CNC pour permettre le financement mais ces plans, personne
C’est de la qu’est venue l’idée de faire autrement. Tu voyais un ne les a vus ensuite. Et c’est quand je me suis apergu que per-
film de Rouch, ou de Painlevé qui filmait des hippocampes et sonne n’avait besoin de les voir, moi compris — j’avais besoin
tu te disais : « Tiens, si au lieu de mettre un hippocampe je de les traiter, pas de les voir — que ¢a a foiré parce qu’on ne
mettais Jean Seberg, ¢a doit pouvoir faire une image ». A fabriquait rien. On donnait |’impression de continuer a discu-
l’époque, Alekan te disait : « Non, si vous mettez Jean Seberg ter comme des utopistes. Comme si les rondelles du saucisson
a la place de l’hippocampe, ¢a ne fera pas une image de Jean ne se faisaient pas parce que la machine a faire les rondelles
Seberg ». On nous faisait croire ¢a. n’était pas fabriquée. Les liens de Sauve qui peut avaient été
Pour en revenir a Passion, ce qui s’est passé c’est que, de par perdus, quelqu’un comme Goupil je l’ai beaucoup vu avant et
Voriginalité du financement et la qualité du rapport entre les pendant le tournage de Sauve qui peut, je ne |’ai plus vu aprés.

Ou l’encombrement de la caméra ne laisse aucune chance a |’opérateur de choisir un autre axe et a la dame au chapeau d’entrer dans la voiture.
PAR J.P. BEAUVIALA ET J.L. GODARD
Serge Toubiana. Quelle est la solution ? Est-ce qu’il faut
mettre les gens sous contrat a l’année ?
J.-L. Godard. Ils ne veulent pas ! Méme bien payés.
J.-P. Beauviala. Ruiz a une idée qui n’est peut-étre pas mau-
vaise. C’est de s’installer quelque part — ¢a risque de se faire a
Grenoble — et de rester pendant un an pour faire quatre films.
Avec la méme équipe, les mémes acteurs, les mémes techniciens
pour arriver a faire un peu comme une troupe de théatre, avec
les moyens de production et de post-production.
Mais pour en revenir a cette histoire de vidéo et de cinéma, je
voudrais qu’on arrive a mettre le doigt sur le point essentiel qui
est : « Est-ce qu’au tournage, la vidéo est vraiment plus ludi-
que que la caméra 35, petite et légére ? ». Moi je crois qu’on
peut vraiment jouer autant des deux cétés de cette petite
caméra de cinéma qu’avec une caméra vidéo.
R. Goupil. D’accord, mais ou ¢a change, c’est sur le pou-
voir. Je me souviens qu’a un moment, pendant le tournage de
Sauve qui peut j’ai eu une discussion avec Jean-Luc et on est
arrivés 4 deux conceptions différentes. La, Jean-Luc, a la dif-
férence des autres réalisateurs, m’a dit : « Trés bien, tu n’as
qu’a tourner ce que tu penses toi. ».
Tandis que s’il a cette petite caméra dont il peut se servir tout
seul, en admettant qu’elle existe, on se retrouve tout a coup
dans la situation classique du cinéma qui fait que le réalisateur
garde le pouvoir absolu. Il ne délégue absolument plus rien a
personne. Il a sa caméra a la main et il fait les images de la
fleur. La vidéo, inversement, change tout le rapport. On peut
montrer le plan dont on a discuté avant, et a toute l’équipe. Si
on est en cinéma, avec les délais de laboratoire, ga devient dra-
matique de refaire un plan deux jours aprés, a cause de l’argent
et des producteurs qui sont derriére. En vidéo, j’ai vu Jean-Luc
effacer le plan et le recommencer. Il y a un rapport fondamen-
tal qui a changé avec la vidéo par rapport au cinéma, aux ima-
ges, aux acteurs, et ca, tout le monde I’a senti pendant la prépa-
ration de Sauve qui peut. Tout le monde était disponible, mais
dans le doute absolu...
Od I’on voit, a vingt ans de distance, comment s'imposent a peu prés les mMémes
J.-L. Godard. C’est quelque chose qui existait en peinture gestes et les mémes places
ou ils se mettaient A douze, dans un atelier, pour faire un
tableau. Tintoret faisait les mouvements principaux, puis son J.-L. Godard. Bien sir, mais c’est un moment seulement.
fils faisait les pieds ou les draperies. Il y avait du reste une hié-
2. La Aaton 35 a-t-elle un devenir caméra
rarchie. Si quelque chose n’allait pas on l’effacait et on recom-
mencait. Mais il ne faut pas de parti pris pour ou contre cette de complément ou un devenir oiseau ?
méthode. Il y a des moments ou c’est bien de ne pas voir. « Le désir ne peut se prendre qu’a la lettre puisque
Quelqu’un comme Rivette, sur le film qu’il est en train de tour- ce sont les réts de la lettre qui déterminent et surdé-
ner, ne va pas aux rushes. Ca me semble important aussi terminent sa place d’oiseau céleste. »
Jacques Lacan
d’avoir cette possibilité-la au cinéma.
R. Goupil. A ce moment-la, c’est un choix, celui de ne pas R. Goupil. Je voudrais revenir sur ce magasin de 60 m initia-
partager ta conception, mais les discussions deviennent donc lement commandé par Jean-Luc. Ca implique des champs con-
trechamps, des plans-séquences de 10 minutes maximum, donc
impossibles.
¢a veut dire une écriture cinématographique. Cet objet, la 8-35,
J.-L. Godard. Moi ca ne me géne pas de recommencer trois ce n’était pas comme un stylo, il avait quelque chose de blo-
jours aprés un plan qui n’a pas plu. Et de dire: il faut le quant.
refaire. La viédo, ca permettait a certains moments de mettre
les gens en face. Mais tu ne mets pas les gens en face de quelque J.-L. Godard. Javais demandé des magasins de 60 métres
chose que tu ne sais pas toi-méme. Moi, ma facgon de fonction- pour qu’on prenne le temps de les charger et qu’on I’accepte :
ner dans les discussions c’est de pousser a la catastrophe, et pour que ce temps fasse partie du tournage. On l’a vu sur Fré-
méme de l’aggraver, pour s’en sortir, pour qu’on trouve un nom Carmen, ¢a s’est passé comme ¢a pendant deux jours.
moyen. C’est ce qui a dai me lier au gauchisme ou il y avait par- Quand il y a eu une personne en plus pour charger les magasins
fois des discussions extrémement violentes, mais ce qui me — c’est l’épisode dont on a déja parlé — dés qu’un magasin
génait c’est que ca ne continuait pas aprés et que le lendemain était terminé, l’autre était prét. Aussit6t, de 2 prises par plan
tu ne recevais pas une lettre sur la discussion de la veille, ce qui on est passé a 15 !
aurait fait un suivi... R. Goupil. Mais alors ce n’est qu’une facon de gagner du
J.-P. Beauviala. C’est quand méme vrai qu’il y a un type qui temps par rapport aux contraintes de production. Les anciens
a écrit un scénario, qui a une histoire a raconter et que la vidéo assistants de Clouzot racontent que quand il arrivait dans le
apporte une sorte de fausse démocratie ot tu fais semblant de décor, il disait que le décor était nul et qu’il fallait tout repren-
partager avec d’autres. dre. Alors qu’il avait tout dessiné dans les moindres détails.
50 GENESE D'UNE CAMERA
Mais il en avait pour quinze jours de tranquillité 4 réfléchir « nécessité » de cette caméra, c’est simplement une nécessité
pendant que les autres démontaient et remontaient... technique 4 un moment particulier, dans certaines conditions.

J.-L. Godard. On a demandé une certaine caméra. Par une R. Berta. On est d’accord la-dessus ; dans ce cas précis ¢a
suite de malentendus et de non-entendus, il en est résulté quel- n’a rien changé de fondamental d’utiliser cette caméra.
que chose qui va plus étre une caméra de complément, ce qui
J.-L. Godard. 1 est vrai que ¢a n’a jamais été les techniciens
est déja intéressant car il y restera quelque chose de la
demande, méme si c’est loin. Mais les gens de cinéma n’ont pas qui ont inventé le matériel, ils l’utilisent, ce sont toujours les
vraiment besoin d’inventer autre chose que ce qui existe parce constructeurs qui inventent. Par contre, ensuite il y a une
que sinon ce seraient eux qui le feraient et pas les inventeurs de alliance pratique — c’est ¢a mon reproche — entre le construc-
matériel qui, eux, ne font pas de films. teur, qui est tenu par ses données industrielles, et l’ensemble
des techniciens, qui sont 4 99% ses utilisateurs majoritaires, et
J.-P. Beauviala. Cette caméra a été faite pour un geste diffé- qui ont besoin de cet objet, car sans cet objet ils n’existent pas.
rent par rapport au cinéma. Tu parlais tout a l’heure du saucis-
son et de la machine a faire les tranches. Effectivement, je R. Goupil. Ce type d’utilisation de la Aaton 35 a quand
trouve qu’aujourd’hui cette caméra a gardé absolument sa méme des conséquences. Sur mon dernier film, en tant que
capacité de fabriquer le saucisson — c’est-a-dire qu’elle est res- metteur en scéne, je suis obligé avec le matériel que je peux uti-
tée une caméra toute petite et ludique — mais ce qui la géne liser de faire les plans en voiture d’une certaine facon. Je ren-
c’est qu’il n’existe pas encore la machine a faire les tranches, contre des problémes incontournables, matériellement, pour
c’est-a-dire l’outil de post-production qui permette d’aller choisir mon axe par rapport a ce que je veux exposer de mon
extraire dans les images spéciales de cette caméra les picto- histoire dans cette voiture. Avec le matériel existant tu as trois
grammes qui serviraient a faire un film différent. axes obligatoires dans une voiture.
Si la seule chose que l’on demande a cette caméra c’est de mat- J.-P. Beauviala. Pour en revenir a cette caméra, je pense
cher les images de |’Arri B.L., alors c’est une caméra de com- quand méme qu’elle ne s’est pas tellement perdue dans les
plément, de deuxiéme ligne. Je ne suis pas du tout d’accord : marais. On a perdu beaucoup de temps et d’énergie a résoudre
au départ elle a été congue comme une caméra de premiére le probléme de l’obturateur a 180° et a mettre un miroir tour-
ligne pour une autre facon de capter et composer des images. nant alors que la lame était tout a fait suffisante pour le type de
J.-L. Godard. Mais au départ, pour un loueur de caméra, on films que cette caméra aurait di provoquer. Ceci dit, au bout
doit pouvoir dire : « Elle doit faire ¢a et ca... » du compte, elle n’a pas vraiment grossi, elle n’a pas perdu sa
possibilité d’étre tenue 4 bout de bras.
J.-P. Beauviala. Mais non, Jean-Luc. Cette caméra doit étre
utilisée pour ce pourquoi elle a été congue et construite, c’est-a- J.-L. Godard. Si. C’est une question de 3 ou 4 grammes.
dire des images hors du champ de la continuité du tournage, Pour un jeune ce n’est pas important, pour un moins jeune oui.
hors du champ du producteur avec son aiguillon et sa montre !
J.-P. Beauviala. Ca n’est quand méme pas devenu un Mail-
J.-L. Godard. Tu ne peux pas tenir a la fois le discours du lol par rapport a une sculpture grecque maigre ! Le probléme,
Président d’Aaton en disant : « J’ai soixante ouvriers, je dois c’est effectivement : est-ce que tu vas pouvoir maintenant t’en
leur donner 4 manger, alors je ne peux pas faire n’importe servir comme tu avais décidé de le faire au départ ? Parce que
quoi » et puis dire en méme temps : « Cette caméra c’est pour profondément toute cette histoire vient de ce que tu ne l’as pas
faire du Bonnard ». prise sur ton porte-bagages. Parce que si tu l’avais prise tu
S. Toubiana. C’est dur ce que tu dis parce que c’est ¢a qui aurais fait un autre cinéma. Sur cette caméra, on a quand
est intéressant chez Beauviala. S’il ne tenait que le discours du méme gardé le cap initial dans la mesure ot on n’a rien fait, par
PDG de société... exemple, pour la rendre totalement silencieuse. On l’a gardée la
plus maigre possible en laissant tomber I’aspect silence.
J.-L. Godard. Bien sir. Tout le monde a deux ou trois cas-
J.-L. Godard. Ca ¢’est bien, c’est déja quelque chose. Nous,
quettes mais il ne faut pas dire qu’on n’en a qu’une. II faut
regarder a quel moment on met |’une et 4 quel moment on met on en a besoin de deux, on s’en servira comme ¢a et pour le
autre. reste j’espére que d’autres la prendront et que ¢a aidera a
mieux mélanger les problémes. Mais je voudrais revenir a cette
Alain Bergala. Dans le premier entretien vous n’avez pas fixation a laquelleje tiens beaucoup : c’est quand méme invrai-
cessé de dire que les opérateurs ne voulaient pas se servir de semblable que pendant soixante ans la caméra ait été sur pied et
cette Aaton 35 parce que ce n’étaient pas les gestes habituels, que la seule idée qu’on ait eue ¢a a été de la mettre a l’épaule.
etc. Je voudrais demander a Renato Berta si lui, en tant C’est une idée qui était valable pour un film mais ¢a a été telle-
qu’opérateur, a besoin d’une autre caméra ? ment recopié aprés. Moi qui ai été le premier a avoir mis la
R. Berta. Ga me parait évident. On est toujours confronté a caméra a l’épaule, aujourd’hui ¢a m’horrifie de voir tous ces
des problémes qui sont spécifiques 4 un film, voire a une crétins de la télévision qui mettent leur caméra sur l’épaule. Ce
séquence.-C’est comme si tu demandais a un chauffeur de bus : qui fait qu’on ne sait plus faire un cadrage, parce qu’on ne
« Tu ne voudrais pas avoir un bus plus petit a certains cadre pas a partir de l’épaule.
moments ? ». La réponse serait oui, sauf qu’il ne sait pas ot
J.-P. Beauviala. La je suis bien d’accord : on cadre a partir
mettre les gens. L’idéal — méme si ¢a parait un peu absurde —
de la main. On n’a jamais regardé quoi que ce soit avec une
ce serait d’avoir une caméra selon le film que tu fais, selon le
épaule.
plan que tu tournes. Le cas s’est posé sur le film de Chéreau,
L’homme blessé, quand on a eu besoin de tourner une J.-L. Godard. On cadre a partir de la main, de l’estomac, de
séquence qu’on pouvait attaquer de facon dix fois plus intéres- l’oeil, mais a partir de I’épaule il n’y a plus de cadre. Les 3/4
sante avec cette caméra-la, dans certains passages de la gare en des opérateurs professionnels regardent avec |’épaule et le pied.
particulier. La, elle s’imposait. Ce qu’il faudrait, et c’est pour ¢a que j’ai besoin d’une fixa-
tion, c’est que la caméra puisse plus se poser comme un oiseau.
J.-L. Godard. Mais dans ce cas précis, ce n’est pas de cette
caméra-la en particulier que tu avais besoin, mais simplement J.-P. Beauviala. ll y a eu Vidée de la paluche, qui était tenue
d’une caméra petite. Ce n’est pas ce que moi j’appelle la a la main. Et maintenant Vincent Blanchet est en train de bri-
PAR J.P. BEAUVIALA ET J.L. GODARD

Ou I’on peut voir Godard mettre en


en méme temps
x ‘pas l'un pour diriger l'autre mais l'un et l'autre en synchronisme
la méme image. pour faire
GENESE D'UNE CAMERA
Uhippocampe de Painlevé visible- J.-L. Godard. Maintenant, au moins, on sait que si on est
ment inconscient de son réle dans la
genése d’A bout de souffle faux au décamétre ce n’est pas la faute de la caméra mais la
faute de Zeiss ! (rires).
R. Berta. Je me suis déja engueulé avec les gens de Zeiss,
chez Arriflex, sur ce probléme. Ils n’en ont rien a faire que ¢a
ne corresponde pas a I’ceil et sur la pellicule.
J.-L. Godard. Ce qui s’est perdu dans cette histoire de point,
c’est de pouvoir suivre a la main la mise en scéne, comme le fai-
sait Douarinou quand il suivait la mise en scéne d’Ophiils qui
était une mise en scéne compliquée. Il y avait une espéce de
synchronisme qui faisait que tu sentais qu’il faisait le film en
méme temps qu’Ophiils. Quand un opérateur fait un point dif-
ficile sur un de mes films, je sens que le fait de suivre est pure-
ment technique et n’est pas une partie de la mise en scéne au
niveau de son travail. Or on a besoin d’étre deux, comme
coler des trucs pour pouvoir faire un peu ce que tu désires, quand I’un remue la soupe pendant que l’autre met les assiet-
c’est-a-dire avoir la caméra vraiment 1a ou il faut qu’elle soit. tes.
Et qu’elle puisse se poser comme un Oiseau au bout de la bran-
R. Berta. Ce que tu dis n’est qu’en partie vrai. Parce qu’a
che. Mais quand tu m’accuses d’étre un industriel...
l’époque dont tu parles les objectifs ouvraient a 3, 3.5, 4, tu
J.-L. Godard. Ce n’est pas une accusation mais je me suis avais plus de profondeur de champ et moins de problémes tech-
rendu compte que c’était aussi difficile de parler avec les tech- niques pour faire le point.
niciens sur une équipe de film qu’avec les industriels. C’est dif-
J.-L. Godard. Mais les photographes savent le faire parce
ficile de parler chacun de son projet. C’est comme entre un
mari et une femme : c’est difficile de parler des choses qui sont qu’ils font la photo dont ils ont besoin.
« entre ». La parole vient recouvrir alors que la parole devrait R. Berta. Ils font la photo a 1/5¢ de seconde, avec de la pro-
naitre du projet pour que ¢a soit la parole du projet. Mon idée, fondeur de champ et puis voila !
c’est que la parole soit la parole de la caméra, si on peut dire,
relayée par nous, mais qu’on parle le langage de la caméra et J.-L. Godard. Mais non, c’est qu’ils s’entrainent, qu’ils ont
pas notre langage a nous, appliqué a une caméra. Et quand on toujours un appareil avec eux et qu’ils savent s’en servir pour
parle d’un film il faudrait parler le langage du film plut6t que leurs propres motivations. Les monteurs n’ont pas une table de
notre langage sur le film, ainsi que l’on fait maintenant aux montage chez eux, les opérateurs n’ont pas une caméra chez
Cahiers. eux, les ingénieurs du son ont quelquefois un Nagra chez eux
avec lequel ils n’enregistrent jamais rien sauf quand ils tour-
3. Ou l’on revient, plus techniquement, nent des films. C’est rare que tu voies arriver un ingénieur du
sur la difficulté de faire le point son qui te présente une panoplie de douze enregistrements dif-
férents réalisés avec douze micros différents et douze fois le
J.-L. Godard. J’ai mis du temps 4 comprendre pourquoi il y méme texte ou la méme voix enregistrés d’une maniére diffé-
a des plans courts, a la télévision, dans les reportages. C’est rente. Ca n’existe pas. Ce qui fait qu’il te dit : « Dis-moi ce que
simplement parce que ca devient flou au bout de 4 secondes et tu veux. Si c’est possible je le ferai, si ce n’est pas possible je
qu’a la régie ils coupent dés que ¢a devient flou, pas parce que change ».
le plan est ennuyeux ou fini. De la méme fagon les plans sont de
plus en plus courts dans le cinéma parce que les techniciens de R. Goupil. Revenons au point. J’ai été assistant-opérateur et
la prise de vue ne savent plus faire le point, sauf si c’est dans je te défie de suivre au 50 mm a 1.4 un acteur qui descend un
des conditions. de mise en scéne classique de type La Balance. escalier. Je te défie de le faire deux fois parce qu’il ne fera
jamais deux fois la méme chose. Ou alors tu lui mets des mar-
J.-P. Beauviala. C’est difficile parce que tu veux travailler ques et tu dis au metteur en scéne : « Voila : je lui mets une
dans les basses lumiéres avec l’objectif ouvert 4 fond. marque 1a et 1a, tous les vingt centimétres ».
J.-L. Godard. Effectivement j’ai toujours été intéressé par J.-L. Godard. Mais autrefois ¢a se faisait.
les crises : prendre la pellicule en bas de courbe, a l’endroit od
ses possibilités sont ignorées par le fabricant lui-méme. A des R. Goupil. Parce qu’ ils travaillaient a 5.6 et ¢a laissait une
moments ¢a bascule et tu as des choses trés belles, que savent profondeur de champ suffisante, mais 4 1.4 c’est devenu
faire les photographes mais il ne font qu’une image et c’est de impossible.
les faire un peu en longueur qui est le charme du cinéma. Faire V. Blanchet. Ou alors il faudrait un opérateur par objectif
durer un petit peu quelque chose d’extraordinaire : c’est ca qui parce que les fabricants font des battements différents pour
a fait que le cinéma a intéressé les gens, de l’exceptionnel qui chaque focale. Quand tu passes du 20 au 50 tu n’as plus du tout
dure un petit peu. le méme geste, tu t’entraines 4 une focale mais a l’autre c’est
différent !
J.-P. Beauviala. De plus en plus, aux Etats-Unis, les direc-
teurs de la photo utilisent l’Eastmancolor 93 ou 94 a 1600 ASA _ R. Berta. C’est comme si tu demandais a un pianiste de
mais justement en super bas de courbe, 1a ou plus personne ne jouer a chaque fois sur un clavier différent.
sait ce qui se passe, et avec des objectifs ouverts a 2.8. Il sem- J.-L. Godard. Effectivement, les photographes connaissent
blerait que les fabricants d’objectifs, en refilant des objectifs leurs trois objectifs, ils les utilisent tous les jours. Ca compte
ouverts a 1.3, soient allés un peu trop loin car on ne peut plus quand méme d’utiliser un outil chaque jour.
faire le point a des ouvertures pareilles ot la profondeur de
champ devient quasi nulle. La-dessus, Zeiss a fait beaucoup de R. Goupil. ly a quand méme des plans que tu ne peux pas
mal et en plus je me suis apercu en faisant des mesures sur leurs faire. Je l’ai bien vu sur mon dernier film. Il y a des plans que je
tty que les indications de distance ne sont pas justes sur la renonce techniquement a faire. Si je mets la caméra sur un tra-
ague ! velling et que je veux me rapprocher du comédien, je suis sir
PAR J.P. BEAUVIALA ET J.L. GODARD

9," (

a *
Ov la démonstration est faite par Jean Renoir lui-méme que, dés 1934, sur le tournage de Toni, le cinéma frangais avait déja besoin, sinon d’une autre caméra, du
moins des pinces qui auraient permis de la fixer sur un poteau électrique sans désoler les techniciens avec cet arrimage a la corde visiblement inutilisable.

qu’a 1.4 ce sera flou. Donc je prends la décision esthétique de raissent rédhibitoires, sont une invention récente. Quand on
découper alors que ce n’est pas ce que je voulais. Ou alors, je revoit Boudu ou L’Atalante, on s’apercoit que, sur le plan
remonte la lumiére, et ainsi de suite. Et tout ¢a améne une autre strictement technique, c’était beaucoup plus flottant et que ce
facon de voir, de penser, de concevoir. C’est la que fu as entié- n’était pas vraiment le probléme.
rement raison. Mais je crois que ce n’est pas la 8-35 qui chan-
J.-L. Godard. Cette norme est beaucoup plus forte en
gera cette facon de travailler. Elle peut effectivement nous
France qu’ailleurs.
aider a chercher des choses et toi, Jean-Luc, tu peux étre |’étin-
celle qui permette de s’en servir autrement mais 4 mon avis ce A. Bergala. Je me posais la question quand on disait de la
n’est pas le vrai probléme. Il y a des contraintes terribles au lame qu’elle faisait une image légérement diffuse, pas tout a
niveau technique. fait matchable avec l’image d’une Arriflex. Imaginons que l’on
fasse un film entier avec cette image légérement diffuse, est-ce
4. Les exigences techniques que ca génerait vraiment les spectateurs ?
tombent-elles du ciel ?
R. Goupil. La réponse est simple : on travaille dans I’exi-
S. Toubiana. Si on compare La Balance avec |’équivalent gence, on engage des techniciens qui cofitent une fortune et
américain, il y a plus de plans flous dans le film américain de aprés le film passe sur un écran télé qui n’est méme pas réglé,
grand spectacle — mais qui me plait parce qu’il est rythmé — qui va te mettre trop de bleu, de jaune ou de rouge. Et tout le
et tu t’apercois que dans les mémes conditions industrielles que monde regarde le film comme ga !
Bob Swain, le cinéaste américain prend plus de risques. Si tout A. Bergala. Mais d’ow vient qu’en France, alors que le gofit
a coup, dans La Balance, il y avait du flou sur Nathalie Baye des spectateurs est en baisse, que les gens n’ont plus d’exigen-
ou sur Berry, je dirais : « Ah ! Il est nul ! Non seulement il fait ces réelles, la barre soit si haute quant aux exigences stricte-
un film abject mais en plus il est nul techniquement ». Mais a ment techniques ?
conditions égales, argent égal, vedettes égales et absence de
talent égal, je ne reprocherais pas une imperfection technique J.-L. Godard. Parce qu’il y a une insuffisance de création.
au film américain. J.-P. Beauviala. On en arrive a la peinture pompier de la fin
J.-L. Godard. Ils sont plus en symbiose avec leur propre du 19¢ siécle : pas d’émotion, que du lustre.
technique. V. Blanchet. L’idée du cinéma d’auteur a peut-étre aidé a
A. Bergala. On pourrait dire la méme chose de certains films ca. On a beaucoup de films faits par des gens qui ont écrit un
du passé. Les exigences de qualité technique actuelles, qui appa- scénario et réalisés en réalité par l’équipe technique.
54 GENESE D'UNE CAMERA

Ou I’on peut voir sur ces quatre photos qu’il y adans les machines de cinéma, quand la guerre du tournage est suspendue pour un moment, un appel évident a la pen-
sivité.

R. Berta. C’est de la que vient parfois la « prise de pou- que tu as écrit, tu peux le réaliser. A la limite, c’est le cadreur
voir » des techniciens, comme réponse a une carence de la part qui va le découper, I’opérateur qui va |’éclairer et lingénieur
des « auteurs ». du son qui va placer ses micros sans que le type qui a écrit le
scénario s’occupe de mise en scéne. Quant a ces techniciens,
R. Goupil. Au CNC, maintenant, si tu présentes un scénario qui sont des gens qui enchainent film sur film, ils ne réfléchis-
PAR J.P. BEAUVIALA ET J.L. GODARD 55
sent méme plus, ils exécutent. On en est done arrivé a un plus que l’image que fait la caméra ¢a va étre l’image du film. Pen-
petit dénominateur commun d’imbécillité, de manque de dant un moment, on a pensé différemment avec la vidéo parce
réflexion et de création... que comme elle passe perpétuellement sur |’écran il n’y a pas
d’image, tu dois en faire une a partir de celle que tu vois. C’est
A. Bergala. Compensé par un supplément d’exigence techni- l’idée un peu béte : voir avant que de parler, ou en tout cas voir
que. un peu en méme temps que tu parles. Puis tu t’apercois que tu
R. Goupil. Le cahier des charges, quant a l’exigence techni- n’as pas forcément envie de voir. Passion, on l’avait tellement
que, vient des producteurs pour qui le film est avant tout un vu qu’a un moment ¢a n’allait plus justement, ¢a empéche, une
produit industriel financé par des banques. fois que tu as vu, tu ne fais rien ! Une fois que tu as vu que ta
fiancée est partie, la seule chose que tu peux faire c’est pleu-
V. Blanchet. C’est aussi lié au pouvoir de l’équipe techni- rer... par contre c’est la que tu peux écrire un roman. Mais le
que. J’ai assisté au tournage d’un plan oi il y avait au loin un film est fait : il est vécu, il est fait. Donec c’est un autre film
aboiement de chien, trés joli par ailleurs, et l’ingénieur du son a que tu peux faire. C’est ca le rapport cinéma-vidéo : tu te sers
dit : « non, non, on la refait », sans savoir si les comédiens de l’un qui va venir en premier et de |’autre qui va venir en
étaient particuliérement bons a cette prise-la ou pas. II fallait second pour faire la troisiéme étape définitive.
que ce soit propre ! Mais pour nous, créateurs, ce n’est pas suffisant : on sait
J.-P. Beauviala. Pour reprendre ce que disait Bergala, le bien que l’image que fait la caméra n’est pas forcément l’image
cinéma frangais d’aujourd’hui c’est un peu la peinture de Meis- du film. Il ne suffit pas d’appuyer sur une caméra pour faire un
sonier par rapport a la peinture de Cézanne. film ! C’est ce que faisaient les militants qui croyaient qu’il
Les gens qui n’ont pas d’idées ni de doutes font de l’image pro- suffisait d’appuyer et de filmer un ouvrier plut6t qu’un S.S.
pre et lisse, des images passoires fabriquées yeux ouverts. pour que ¢a fasse un film. Non ! Quand Rouch faisait Les
Alors que ce qui nous émeut, c’est l’image réinventée au réveil Maitres-fous ce n’était pas juste une image de ce qu’il filmait :
en fin de réve, plusieurs couches accumulées : la trace des ima- c’était la différence avec les autres films ethnologiques de
ges concoctées les yeux fermés. l’époque, car des cérémonies filmées il y en avait d’autres mais
chez Rouch il y avait quelque chose d’autre.
5. Du tournage comme lieu imposé
de la bataille J.P. Beauviala. Ce qui manque beaucoup dans le cinéma, a
Vheure actuelle, c’est l’objet « cinéma », c’est l’objet « image
J.-L. Godard. Par rapport a l’image, il y a quand méme une de cinéma ». C’est la que le paralléle avec la peinture est inté-
idée qui est liée au cinéma, puis qu’a reprise la télévision, c’est ressant.

(photo Gladys)
56 GENESE D'UNE CAMERA
J.-L. Godard. Oui, mais la peinture se fait en plusieurs fois :
le peintre revient sur sa toile. Au contraire, dans l’idéologie du
tournage, c’est /@ que ¢a se fait, 4 un moment donné, c’est la
que tu as le pouvoir de faire cet ensemble de choses qui fait un
film. La bataille est toujours au tournage, elle n’est pas avant
ou aprés. Pourtant il y a d’autres lieux ot on pourrait la faire
mais on n’a plus la possibilité de choisir. Moi, ce que je
demande aujourd’hui c’est de choisir l’endroit ot je peux faire
la bataille. Je peux la faire 1a ou Ophiils la faisait, la ot Taver-
nier la fait, mais pas forcément ! Je veux pouvoir me rendre
compte si c’est la ou 1a qu’il faut la faire. Le cinéma américain
est fort parce qu’il sait 1a ot mener sa bataille, c’est ce qui le
rend puissant. Le cinéma européen, chaque fois qu’il a gagné
par rapport au cinéma américain c’est qu’il a mené la bataille a
un autre endroit que le cinéma américain, mais dans le systeme
méme de production. L’effort de Bergman n’était pas /@ ot
était l’effort de Kazan. L’effort de Rivette, de Goupil, ou le
mien ne sont pas la. Mais on n’est plus de taille, aujourd’ hui, a
lutter au moment du tournage quand les choses sont déja
jouées. Sur Sauve qui peut ca a été un véritable miracle, mais
ca a été trés dur et exténuant. On a pu vivre ¢a, chacun, sans
Bonnard, tel que suspendu sur le mur
mourir, parce qu’il y avait eu quelque chose avant qui a fait
qu’on a pu supporter cette bataille-la. Sur les deux films
aux conditions de tournage, qu’il respire avec !
d’aprés, Passion et Prénom Carmen, chacun a volé en éclats a
sa maniére, certains en se durcissant, d’autres en se liquéfiant, J.-L. Godard. Effectivement, on sent un certain plaisir qui
mais ¢a s’est traduit tout de suite par un énorme dépassement se situe ailleurs et qui fait l’attrait principal du film : le plaisir
pour terminer le projet. des acteurs, de jouer quelque chose ensemble. Mais c’est triste
L’idéologie du tournage c’est que c’est /d que ca se passe. Or, qu’a notre époque on en vienne a considérer ce minimum-la
ce n’est peut-étre pas 1a que ¢a se passe, ca ne doit en tout cas comme un maximum.
pas se passer comme ¢a. Ou alors il ne faut pas y aller dans ces
conditions-la. A certains moments je comprends tout a fait R. Goupil. Par rapport au plus petit dénominateur commun
qui constitue 99% du cinéma francais, heureusement qu’on
Rivette pour qui c’est une maniére « naturelle » que ca ne se
passe pas comme ¢a. De la méme facon, moi, je n’ai pas envie peut encore se poser ces problémes. Parce que s’il n’y avait plus
d’aller en projection avec l’équipe, je me projette parfois mes ces étincelles et ces questions ! Méme si la 8-35 reste un point
rushes tout seul avant ou aprés mais surtout pas avec l’équipe
d’interrogation, méme si elle n’est pas encore tout a fait abou-
tie, ce point d’interrogation fait beaucoup plus progresser,
car je sens qu’ils font de cette projection de rushes quelque
chose qui ne va pas, qui n’a pas de rapport avec ce que ¢a avec toutes les discussions qu’elle a suscitées, que 50 films réus-
devrait étre, et qui devient des affrontements de caractéres. sis et qui marchent. Car ces 50 films sont des films qu’on
« exécute » : il y a un contrat, un plan de travail et on est des
Par rapport a cette idéologie du tournage je dirais que l’idée
mercenaires, ce que l’on n’était pas sur Sauve qui peut.
de cette caméra Aaton c’est qu’elle n’était pas faite pour tour-
ner. Elle « pouvait » tourner mais elle n’était pas congue pour 6. De « Voyage en Italie » a la 8-35
servir dans ce que les autres appellent le tournage. Elle devait
servir d’abord avant, ensuite aprés, de facon a placer cet apres J.-L. Godard. Le point de départ de cette caméra, c’est un
avant et pendant et permettre de redécouvrir une autre maniére jour ot j’ai vu Voyage en Italie de Rossellini, 4 une époque ou
de tourner, a notre Age et 4 notre époque, comme d’autres |’ ont je n’avais pas encore fait de films. Je m’étais senti rassuré, je
découverte a l’époque du grand Hollywood ou a la fin de la m’étais dit : « tiens, on peut faire un film avec juste deux per-
guerre en Italie. Ce qui intéressant c’est quand ¢a prend un pli sonnes dans une voiture ». Méme si ¢a devient trop difficile de
un peu différent, avec une pratique réguliére plut6t qu’avec des trouver de l’argent, on peut faire un film avec 500 000 francs.
tas de discussions préalables. Mais il me faut cette caméra, ce petit objet non classifié vu sa
petitesse et ses performances. C’est une sauvegarde pour faire
J.-P. Beauviala. Mais c’est 4 ca précisément que devrait ser- exister des petits films. Avec une Panavision, c’est l’ Avance sur
vir cette caméra, a susciter des essais, des esquisses, des recher- Recettes, c’est un autre systéme. Avec cette caméra, les films de
ches... 500 000 a 2 millions de francs sont possibles. Si tu as deux mil-
J.-L. Godard. La-dessus, maintenant, j’ai des doutes. Il y a lions tu peux engager des acteurs, si tu n’as que 500 000 francs
des moments ot tu es plus utopique que moi... tu engages des inconnus ou tes copains mais c’est possible. Un
petit film intéressant a cause de son originalité est possible avec
R. Goupil. Il faut voir ce qu’est le fric sur un tournage, ce une caméra comme celle-la. En vidéo ¢a cofiterait plus cher
que sont les repérages, ce que c’est qu’une équipe qui a un plan pour faire un travail intéressant et faire accepter l’originalité
du méme film car il faut prendre du matériel quasi-
de travail !
professionnel qui coiite une fortune. Cette caméra est un signe
J.-P. Beauviala. Il faut sortir de ca! Il faut repartir de rassurant et je me sentirais sécurisé d’en avoir une dés qu’elle
Cézanne avec son petit cartable dans le dos et faire ces existera : c’est la possibilité de faire quand méme des films,
« essais ». méme si Gaumont n’en veut pas.
Sur les derniers plans de Prénom Carmen tournés avec
S. Toubiana. Il y a quand méme des exemples. Prenons les l’Aaton — méme s’ils sont tous flous et sous-exposés, Menoud
trois derniers films de Rohmer : on sent qu’il y a une harmonie s’est trompé sur la lumiére — j’ai senti une différence. Il y
entre le projet du cinéaste et le projet de l’équipe technique, avait une piéce vide avec un couple couché par terre et deux
que le tournage est autre chose mais que le film est transparent projecteurs. Je l’ai prise, avec son pied, et je cherchais la place
PAR J.P. BEAUVIALA ET J.L. GODARD

Bonnard, tel que je |’ai vu cette nuit les yeux fermés. En haut a droite, la mer ramenée au premier
plan déverse sa palpitation dans le corsage de méme texture de la
femme en bas a gauche. Moi, je suis lo in d’elle, bien au-dela de I'horizon, mais je suis dans
ses cheveux, je suis dans les pensées de la femme que j’aime : ne me
réveille pas s’il te plait !
Jean-Pierre B.
58 GENESE D'UNE CAMERA
et l’angle en la promenant, comme en vidéo, et j’ai senti sans tu demandais 4 Goupil ou a Berta c’est trés difficile a vivre
voir. A ce moment-la tu peux n’étre que deux. Ou trois au pour eux.
maximum. Méme si elle est un peu lourde, j’ai quand méme eu
J.-L. Godard. Pourtant, dans le cinéma, et dans I’art, il y a
un sentiment de légéreté, le sentiment d’ avoir un petit objet qui toujours eu des écoles. C’est 4 ce moment-la, quand il y a une
ne bourre pas la piéce, qui ne remplit pas l’espace. Et du coup, équipe ou une école qu’il se passe quelque chose. Ca ne peut
tu as le temps de voir. Tu as un peu de temps parce qu’il y a peu pas durer longtemps, quatre ou cing ans, mais c’est la que les
de monde, et a ce moment-la la conversation des gens, méme
choses.arrivent. C’est pareil dans les sciences : tu as une équipe
s’ils ne parlent pas du film, ne me géne pas. Du reste, s’ils ne qui se met sur un projet pour quatre ou cing ans. Un style ne
sont que deux ou trois, ils ne peuvent pas ne pas s’intéresser au vient jamais d’un seul mais toujours de quatre ou cing person-
film et parler d’autre chose. Ils peuvent se taire, regarder, mais nes, méme s’l est porté pluté6t par l’une ou par |’autre. Le style,
on sent un certain consensus dans une création. A ce
il est des hommes mémes mais pas de |’homme méme.
moment-la, tu es comme le sauteur en hauteur qui regarde
Vautre qui va sauter pendant que tu t’entraines. Tu ne te sens S. Toubiana. Mais le cinéma est souvent fait par des couples
pas « contre » l’autre, tu sens que tu fais partie du méme truc. aussi.
Cette caméra est importante pour ¢a, pour que quelque chose
J.-L. Godard. Parfois c’est le cinéaste et l’opérateur :
soit possible du fait que tu auras un appareil perfectionné avec Eisenstein et Tissé. Mais le plus souvent c’est la couple
lequel tu pourras « voir » et tu pourras faire que les autres cinéaste-producteur, comme Welles-Houseman. Welles, en
voient. Comme a la Cinémathéque, autrefois, quand Langlois plus, venait du théatre, il a gardé sa troupe longtemps. Il y a
montrait des films qui n’étaient pas vus, que tu voyais un film
toujours des couples. Je suis sir que Suzanne Schiffman joue
de Murnau, et que tu te disais : « Ah bon, c’est ¢a le cinéma,
un grand réle avec Truffaut et Rivette, c’est vraiment une pre-
mais alors, je veux en faire ! ». Il y a peu de films qui doivent
miére assistante au sens de premiére conseillére.
donner aujourd’hui, a des gens plus jeunes, ce sentiment-la.
Mais le bon cinéma s’est fait chaque fois qu’il y a eu un mini-
Mais j’ai peur que cette caméra devienne simplement une
mum de famille. Aujourd’hui, il n’y a plus de familles dans le
petite caméra d’appoint et que les gens ne la sentent que
cinéma, c’est pour ¢a qu’il ne va pas trés bien. La télévision est
comme ¢a. Moi j’aurais voulu une caméra qui puisse étre opé-
plus forte parce qu’ils ont reconstitué, en énorme, un mouve-
rationnelle en quelques minutes. Car on a un peu de temps : les
ment familial. Méme s’il faut voir quelle famille c’est, il y a
phénoménes physiques durent sept ou huit minutes. Si tu veux
quand méme une famille ! Une secrétaire qui travaille a la télé-
un bel éclair, tu as quand méme sept ou huit minutes d’orage.
vision est plus heureuse qu’une secrétaire qui travaille aux
Le ciel du premier plan de Passion a duré sept minutes, le
Assurances de Paris, a salaire égal.
temps d’interrompre la partie de cartes des techniciens, de
Mon seul point commun avec Coppola, méme s’il est
monter l’escalier et de commencer a tourner. J’ai commencé a
inversé, c’est qu’il voulait faire de son studio une maison ot
tourner mais je ne sais pas faire le diaphragme, Coutard est
tout le monde viendrait manger des pates, discuter de films,
arrivé trente seconde aprés et me l’a réglé.
apporter des scénarios, et que moi je voulais faire de ma mai-
son un petit studio. Les deux se sont cassés la figure a peu prés
7. De la difficulté, au cinéma,
en méme temps.
de reconstituer un minimum de famille
S. Toubiana. Pagnol a peut-étre réussi parce qu’a certains
« C’est la différence entre la satisfaction obtenue et moments il savait étre trés généreux.
la satisfaction cherchée qui maintient cette force
motrice. » J.-L. Godard. Il y a certainement une question de caractére
Serge Leclaire
mais c’est surtout cette question de la famille. Elle existe au
cinéma mais seulement sur le tournage et moi j’aimerais en
J.-L. Godard. Aujourd’hui, au cinéma, tu ne peux plus
profiter plus longtemps. Mais elle ne peut pas durer longtemps
avoir ce que Pagnol ou Renoir ont eu a un certain moment, et
parce que c’est trop fort au moment du tournage. Personnelle-
qui fait la force du théatre : c’est le phénoméne de la troupe, de
ment ¢a me géne que ¢a se passe trop a ce seul moment-la, et
la famille, auquel les spectateurs sont sensibles. Dans une
pas avant ni aprés. Sur Sauve qui peut, par exemple, ce qui me
troupe, il y a une certaine ferveur. Au cinéma tu n’arrives plus
géne c’est que quelqu’un comme Martine Marignac qui a été
a mettre les gens en état de ferveur sur un projet d’un an.
trés bien pour la fin du film, la publicité et tout ca, n’ait pas
A, Bergala. C’est inhérent a la facon dont se produisent, se connu quelqu’un comme Romain qui a été trés bien avant le
fabriquent et se vendent les films aujourd’hui. film. Sur un film, il y a des gens qu’on voit 4 un moment
donné, et c’est merveilleux, mais ce qui me géne c’est que je
R. Goupil. Le dernier qui a réussi c’est peut-étre Fassbinder.
sais qu’aprés je ne vais plus les voir. Or moi, je ne voudrais pas
Au début il a réussi 4 faire partager a d’autres gens l’envie de
les voir si fort pendant un court moment — c’est trop fort et
faire deux films par an ensemble. II travaillait quand méme la
avec mon caractére ¢a devient dur pour les autres — et puis
plupart du temps avec les mémes techniciens et les mémes
aprés ne plus les voir du tout. J’aimerais mieux payer les gens
comédiens.
au mois a travailler peu, mais réguli¢rement et pendant une
J.-L. Godard. C’est une chose que je ne suis pas arrivé a plus longue période. Mais comment ¢a se fait que des gens
obtenir, méme de Romain. Par exemple, pour cette caméra, je comme Renato et Romain, qui arrivent a se voir et a se parler
Vaurais payé pendant qu’il faisait son film, pour qu’il fasse le entre eux, aient laissé tomber cette histoire de caméra au bout
sacrifice d’aller une fois par semaine 4 Grenoble. Les grands de huit mois ? Méme en les payant, je n’ai pas réussi a les faire
peintres, avant, avaient un atelier, il y en avait un qui était aller une fois par semaine 4 Grenoble.
chargé de peindre les personnage secondaires, un autre le pay-
J.-P. Beauviala. Dans le fond, tu devrais étre content du
sage... J’ai cru pendant longtemps que c’était possible au
type de relation que tu as avec moi : peu, mais longtemps.
cinéma, maintenant j’y crois moins.
J.-L. Godard. D’une certaine fagon, c’est ce que je me dis. Il
S. Toubiana. Mais toi, tu as toujours eu beaucoup de faux
n’y a qu’ se dire que c’est ce qu’on voulait et ca change tout !
disciples parce que c’est trés difficile d’étre dans la mouvance
de ton travail. Et en plus, le cinéma est un art qui force a l’indi-
vidualité : les gens ont un nom ou veulent en avoir un. Ce que Retranscrit, commenté et illustré par Alain Bergala.
PAR J.P. BEAUVIALA ET J.L. GODARD

Du mimétisme guerrier au cinéma:


Quand une grue se met Aa ressembler a
un tank (en bas) et quand il devient dif-
ficile de discerner les pieds qui sup-
portent le micro des pagaies indigé-
nes, et les parures d’oreille du casque
de l'ingénieur du son (en haut).
EPILOGUE
PAR JEAN-LUC GODARD
Fl LMS 99, avenue du Roule 92200 Neuilly Fi rance
J LG téléphone (1) 747.09.10

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8.9. dA tholn éd uty
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62 ENTRETIEN

Entretien avec M. Cordeiro et A. Reis tateurs. Et toutefois, nous désirons quand le spectateur voit ce
plan, qu’il soit si important... C’est difficile 4 expliquer. Nous
(suite de la page 29)
cherchons, méme maintenant en parlant. Avec notre film,
encore, nous apprenons beaucoup, Margarida et moi. Et
comme a la dixiéme vision, nous avons vu ¢a, nous nous disons
que c’est ca peut-étre le plus important du plan, comme
M. Cordeiro. Cela aussi nous l’avons voulu. Il y a conti-
d’autres fois nous n’avons plus du tout vu ¢a... Il y a un réser-
nuité, il y a plusieurs continuités dont Antonio a déja parlé, des
voir immense dans les formes, dans l’organisation des plans.
formes, des couleurs, des étoffes. Mais il n’y a pas de conti-
Par exemple, nous pensons que notre film est composé d’une
nuité narrative classique.
partition d’images et d’une partition de sons. A |’Arsenal, le
A. Reis.Nous désirons toutes ces choses. Tu sais bien que son était extraordinaire... Je pouvais l’entendre comme jamais.
c’est une libération du cinéma dans ce sens-la. Il y a des Jai dit 4 Margarida : « Enfin, nous l’avons notre son dans le
chefs-d’ceuvre narratifs, mais toujours avec autre chose quand film ». Les images sont modifiées comme nous le désirions par
méme. V’intrusion du son, et vice-versa. Si nous n’arrivons pas a ce
résultat pendant la projection, nous sentons que le public ne
M. Cordeiro. Les choses ne sont jamais situées au niveau
peut aimer alors notre film.
des événements.
A. Reis.Il n’y a pas de psychologie dans le film. Il n’y a pas Cahiers. Quels sont les cinéastes qui vous ont le plus
de symbolisme. Tout ce qui est dans le cadre, forme une tex- influencés ?
ture. Si on considére une narration comme un tissu, alors notre M. Cordeiro. Moi, trés peu. Parce que je ne vais pas du tout
film est narratif. Si on considére qu’il y a narration quand il ya
au cinéma, parce que j’ai une vie un peu plus difficile.
une histoire entre des personnes, alors notre film n’est pas nar-
ratif. Encore que nous ayons des séquences narratives. Evi- A. Reis. Je ne peux pas dire que nous ayons été influencés.
demment pour la construction de la séquence finale, nous Il y a des cinéastes que nous aimons bien, comme nous aimons
avons retenu un registre dramatique parce qu’un arbre comme beaucoup de choses dans la vie. Il y a des cinéastes que nous
Ana ne peut pas tomber comme ¢a. aimons intensément, mais qui sont tellement contradictoires,
Effectivement le film ne raconte que des choses succinctes. comme un haiku ou /’Odyssée, et nous les aimons essentielle-
Dans ce sens-la, les couleurs, les arbres, la lumiére, le temps du ment comme cinéastes, non parce qu’ils seraient proches de
film, la durée sont des éléments narratifs comme ce que font les nous, de ce que nous faisons.
gens, leurs attitudes. M. Cordeiro. Parce qu’ils ont des visions personnelles trés
M. Cordeiro. Dans la vie réelle, je crois aussi que les événe- fortes.
ments ne s’impliquent pas linéairement, ne se produisent pas A. Reis.Parce que par exemple, pour nous un haiku, c’est
linéairement. Je crois qu’ils se chevauchent. Pour moi, c’est fantastique comme |’Odyssée ou I’Iliade. Alors nous n’avons
ainsi, et, pour simplifier, on résume une ligne parmi d’autres, pas d’influence particuliére, mais ce que nous sentons, c’est
et je crois que le cinéma a a voir avec la maniére dont nous
que c’est de la poésie avec des formes plus complexes ou moins
regardons la vie. complexes. C’est commela musique. Par exemple nous aimons
A, Reis.Evidemment nous sommes dans un monde micro- bien Pierre Boulez, mais nous aimons bien la musique dodéca-
cosmique. Les hommes, les femmes, etc. Mais, personnelle- phonique actuelle. Ce qui est important pour nous, c’est que ce
ment, Margarida et moi-méme, nous essayons une dialectique soient des musiciens créateurs. Je pense justement que, pour le
entre le microcosmique et le macrocosmique dans le cinéma. cinéma, c’est la méme chose. Nous aimons les cinéastes les plus
C’est toujours comme ¢a. contradictoires par les genres, par les styles, dans les formes.
Dans ce sens-la, si tu veux parler d’influence, nous sommes
M. Cordeiro. C’est toujours un moyen d’investigation, de
influencés comme tout le monde est influencé par les choses
compréhension pour nous. Pourquoi les choses sont-elles qu’il aime. Comme résultat direct sur notre ceuvre, je crois que
comme ¢a ? Pourquoi les choses dans |’enfance nous sont-elles nous n’avons pas d’influence, parce que, pour nous, cela
arrivées comme ¢a ? Il y a beaucoup de questions que toi et moi revient 4 nous priver de toute raison de créer si nous pensons a
nous avons rencontrées dans notre enfance et que nous avons une quelconque personne ou si nous nous mettons 4 faire
cherchées jusqu’ici. Le cinéma, c’est un moyen de comprendre
comme d’autres. Nous créons parce que justement, c’est un
pour nous deux. Le film, c’est un résultat que d’autres person- désir et un risque. Et pour procurer aux autres le plaisir de voir
nes peuvent voir, peuvent aimer ou ne pas aimer. C’est secon- vivre des créations originales.
daire pour moi. Peut-étre a cause de cela, créons-nous trés peu, trés lente-
Cahiers. Le cinéma est donc une méthode de déchiffrement ment. Mais le temps pour nous n’est pas une question de chro-
du monde et de soi ? nologie, c’est une question d’énonciation. Quand on nous
parle de notre liaison avec le cinéma portugais contemporain,
M. Cordeiro. Je crois que si nous faisons beaucoup plus de nous refusons absolument ce genre de catégorisation, parce
films, nous poursuivrons dans cette voie. que c’est normal de dire ca ou d’essayer ca, cette cataloguisa-
A, Reis.J’ai pensé que nous avons une espéce de trauma de tion, mais ca nous répugne beaucoup. C’est un besoin de tout
la beauté. cataloguer.
Je crois que nous sommes des cinéastes dingues. Vous avez
M. Cordeiro. Pas de la beauté : des choses intenses qui nous un concept en France qui est trés bien : vous dites « une per-
ont touchées. sonne alambiquée ». Notre relation au cinéma est plus ou
A. Reis.C’est quand méme un trauma. Le plan apparem- moins troublante et surtout alambiquée. II est évident que nous
ment le plus calme, c’est parfois le plus angoissant a tourner sommes seuls. Nous |’avons déja dit lors de la sortie de Tras-
parce qu’il n’a pas de défense et le donner pour nous, c’est une os-Montes. Non pas parce que nous sommes égocentriques.
responsabilité terrible. C’est vrai aussi pour des raisons historiques. Nous ne nous sen-
C’est terrible d’étre la-bas avec la caméra a ce moment, tons pas des individus isolés, mais nous sentons que nous
parce qu’il n’y a pas les défenses habituelles vis-a-vis des spec- n’allons pas avec la mode et la foule dans le mauvais sens.
AVEC M. CORDEIRO ET A. REIS 63
C’est une situation historique et nullement égocentrique. A. Reis.Et le nom d’Ana, c’est l’équilibre et le déséquilibre.
A-A, l’équilibre et N qui n’a pas encore déséquilibré, mais qui,
Cahiers. Vous parliez tout a l’heure de la géologie des types,
déja, peut faire tomber. N c’est le retour dialectique des plantes
qui avait présidé au choix des acteurs. Il y a également toute
vers le commencement.
une géographie des noms.
M. Cordeiro. C’est une chose et son contraire.
A. Reis.Les noms sont surtout euphoniques. Ils ont été choi-
sis pour leur euphonie. Leur expression musicale est, disons, A. Reis.Ce n’est pas un symbole évidemment. C’est un nom
leur expression premiére. L’euphonie est heureusement une trop petit, trop discret. Le voyage avec les mots, les paroles, tu
source d’enchantement. Par exemple, « Alexandre », c’est un te rappelles le traitement des mots, des paroles, des noms, c’est
nom romain. Et c’est évident que les Romains ont été la-bas. toujours différent et, je crois, que nous avons poussé ces
« Ana », c’est un nom avec une étymologie en Europe trés pro- moyens a leur derniére conséquence dans ce film, avec toutes
fonde, aux connotations spécifiques. leurs richesses possibles sans indication, et cela dans une cons-
La-bas, il y a un croisement de civilisation comme tu sais. truction trés sévére.
Nous avons fait une recherche historique sur des noms trés
Cahiers. Quels sont vos projets ?
lointains. C’est joli d’avoir parlé de Mésopotamie en opposi-
tion 4 Ana ou Miranda. Ce sont des noms trés jolis. Miranda M. Cordeiro. Le démarrage pour nous, c’est toujours un
veut dire « voir », « regarder », en espagnol. Dans le film, le peu lent.
nom de Miranda, quand il est prononcé, doit créer une sensa-
A. Reis.Nous ne nous mettons jamais a la table pour faire
tion d’expectative, d’attente. Quand la grand-mére est devant
nos films, c’est un matériel quotidien de notre propre vie.
le lac, le nom de Miranda s’éléve un peu comme un cri sourd
monte, dans une forme d’opale. II y a une direction intellec- M. Cordeiro. Jusqu’ici nous n’avons jamais adapté aucun
tuelle dans ce choix-la, mais ce sont, comme Margarida I’a dit, livre. C’est plus facile d’adapter un livre et de travailler dessus.
des noms usuels. Ce sont des noms que tu ne trouves ainsi C’est un peu plus difficile pour nous.
qu’au Portugal, de facon si mélangée, avec un si grand poids
A. Reis.Margarida ne veut pas dire que c’est facile d’adapter
historique, et si lointains. Les noms du Tras-os-Montes, tu ver-
un livre. Mais c’est usuel de faire cela. Je pense que ¢a m’arri-
ras que certains sont d’origine celte, d’autres arabe, d’autres
vera peut-étre un jour d’adapter un livre, mais ce sera alors
romaine, etc. et qu’ils te donnent une topographie historique
pour nous un probléme trés grave. L’imagination travaille sur
d’occupation de la région. C’est pourquoi nous avons une
une expérience étrangére. C’est tellement a l’opposé de ce que
espéce d’orgueil comme « le cheval d’orgueil », non dans le
nous construisons.
sens rural de la Bretagne, mais le Tras-os-Montes, c’est du cui-
vre, de ’étain, du sel. Les mots dans le film, c’est une musique M. Cordeiro. C’est un travail sans filet. Pour moi, c’est plus
d’abord, déja par leur absence... difficile.
M. Cordeiro. Ils ressortent mieux. (Entretien réalisé par Yann Lardeau)

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Dernier volume paru
dans la collection Cinéma/pluriel,
sous la direction de Jean-Loup Passek.
format 20 x 24 cm, 228 pages,
oo 230 illustrations noir et blanc.
159 F.
Au sommaire :
Chronologie du cinéma indien
Analyse critique de 114 films
Dictionnaire des réalisateurs
Choix bibliographique
Index des films

Dans la méme collection :


Le cinéma danois
Le cinéma hongrois
Joris Ivens
Jan Lenica
Le cinéma russe et soviétique
Le cinéma portugais
D.W. Griffith
En vente 4 la librairie du Centre Pompidou et
chez votre libraire.
64 ENTRETIEN
Entretien avec Jim Mc Bride (suite de la page 34) trés frustrant, pendant six mois je lui ai téléphoné tous les quinze
jours, il me disait : « Je ne veux pas dire oui, je ne veux pas dire
J. Mc Bride. C’était il y a cing ans. Nous ne voulions absolument non » ; en outre, il devenait de plus en plus gros et fou ; il a fallu en
pas rendre un hommage a Godard, ni réaliser une pale imitation de définitive que j’appelle Marty Scorsese a qui j’ai dit : « Aussi long-
son film. Refaire A Bout de souffle était une idée un peu cynique, temps qu’il ne dira pas non, Universal ne se tournera vers personne
purement pragmatique a un certain niveau : « Comment parvenir a d’autre. Connaissez-vous ses intentions ? » Marty répondit : « Je
réaliser un film 4 Hollywood, a partir d’un sujet qui m’est étranger, pense qu’il n’arrive pas a ce décider, tout simplement ; pour le
mais auquel je dois quand méme pouvoir me rattacher ? » J’ai pro- moment, il est vraiment dans un état bizarre ; il peut a peine respirer
posé mon idée, et elle a pris : avant que j’aie eu le temps de compren- tant il est gros ». C’était juste aprés le tournage, ils avaient été obligés
dre ce qui se passait, nous avons obtenu un contrat pour |’écrire, et de l’envoyer dans une maison de repos. « Rendez-moi un service »,
la : « Merde ! Il faut le faire, comment allons-nous faire ? » ; c’est ai-je demandé, « appelez-le et dites-lui de dire non ». C’est ce qu’il fit,
vrai que c’était une idée d’abruti, pleine d’embiiches. Ce qui m’a et Universal me demanda alors de chercher un autre producteur, qui
encouragé, c’est que j’ai trouvé le numéro de L’Avant-scéne du les rembourserait s’il était intéressé par le projet ! Nous nous sommes
cinéma consacré a A Bout de souffle ; en méme temps que les dialo- adressés a d’autres studios, qui ont tous rejeté le projet. Le seul qui
gues du film, ils publiaient la version que Truffaut avait écrite, a l’ori- continuait a s’y intéresser était Orion ; mais eux aussi ne travaillent
gine, et racontaient ce qui était arrivé : que Godard et Truffaut étaient qu’avec des vedettes. John Travolta était encore sous contrat avec
trés bons amis, qu’avec Les Quatre cents coups Truffaut avait acquis eux ; ils m’ont adressé a lui ; il était intéressé, mais il n’a pas donné
une renommée internationale, tandis que Godard piétinait, qu’ils ont suite. Pacino était lui aussi encore sous contrat avec eux, mais il a
pensé qu’avec un petit quelque chose portant le nom de Truffaut, refusé a son tour. En fin de compte, mon agent est venu me voir, un
Godard pourrait obtenir de l’argent. Truffaut déterra un script qu’il jour, et m’a dit : « Tout le monde aime ce film, ce scénario, toutes ces
avait écrit naguére et le donna a Godard, ils trouvérent l’argent du grandes vedettes aimeraient le tourner. Le probléme, c’est toi, per-
film. J’avais toujours pensé que c’était un projet esquissé par Truf- sonne ne veut faire le film avec toi ». J’étais habitué a cela depuis des
faut, que Godard avait repris 4 sa maniére, comme il l’a fait avec de années, on me considérait comme un réalisateur prétentieux et diffi-
nombreux romans. Ce qui m’a beaucoup étonné, c’est que c’était un cile : « N’allez pas fricoter avec ce type, cela vous attirera des
script trés détaillé. Chaque paragraphe décrit une scéne, chaque scéne ennuis ». Cela me fit mal, mais il me dit : « Je sais que je parviendrai
est décrite et le film est parfaitement fidéle 4 Truffaut, c’est étonnant a faire ce film si tu te retires purement et simplement ; et d’ailleurs
— je ne dis pas que tout le film était déja dans le script, mais fonda- cela te rapportera plus d’argent, cela sera bon pour ta réputation, ceci
mentalement, I’histoire était la, les personnages aussi, tout était la. Je et cela... » J’ai accepté. Aussitét, ils ont fait appel 4 Frank Roddam,
dois dire que cela me fit mieux sentir ce que nous pourrions faire. J’ai qui a fait Quadrophenia ; il a amené avec lui Richard Gere, qui était
traduit le scénario, ou plutét les dialogues ; nous les avons étudiés un de ses amis ou quelque chose de ce genre. IIs ont essayé de vendre le
quelques jours, puis nous les avons mis de c6té et nous ne nous y som- projet, un an durant, avant de conclure avec Orion. C’était un pur
mes plus référés ensuite, quand nous nous sommes mis a écrire. Il faut effet de chance, et rien d’autre, parce que c’était 4 ce moment-la
rappeler comment les choses se passent ici : je n’avais pas regardé la qu’Orion avait acheté Filmways : ils possédaient donc leur propre
premiére ébauche, mais je sais qu’elle était radicalement différente du compagnie de distribution ; ils avaient eu un gros afflux d’argent,
résultat final ; chaque fois qu’on réécrit un projet, on le fait pour une dont je ne connais pas |’origine ; quand on posséde une compagnie de
personne différente, ou avec une personne différente, leur influence se distribution, on a besoin de films a distribuer. Ils avaient donc besoin
marque. Au moment ot nous avons commencé le tournage, quatre de produire un certain nombre de films. Ce film-la pouvait se faire
ans avaient passé, et le scénario avait été remanié cinq fois. sans trop d’argent, Richard Gere était une jeune vedette montante —
c’était avant Officer and a Gentleman. Orion a donc décidé de faire le
Cahiers. Pourquoi cela a-t-il pris aussi longtemps ?
film. C’est alors qu’on a proposé a Frank Roddam de réaliser The
J. Me Bride. Pour faire un film, il faut un acteur connu ; a l’ori- Lords of Discipline; il s’y était intéressé dés le début, et il tenait a ce
gine, nous avons écrit le scénario pour Gary Busey. Je vais vous énon- film, alors il est parti en laissant tout tomber. Richard a fait venir un
cer briévement les noms des acteurs auxquels nous avons pensé — qui de ses amis, Michael Mann, qui avait fait Thief, réalisation 4 mon avis
ont chacun a leur tour dit oui 4 un moment donné, pendant ces quatre détestable ; Orion n’a pas tellement apprécié, mais de toutes facons, il
ans : Gary Busey, De Niro, Al Pacino, John Travolta, et Richard fallait continuer. Puis, soudainement, Michael Man recut une propo-
Gere. En fait, nous avons écrit la premiére ébauche du scénario pour sition pour faire un film qui lui tenait plus a coeur, il est parti le faire.
Universal, et dés que nous |’avons finie, nous nous sommes rendus a Ils n’avaient donc plus de metteur en scéne. Richard avait dressé une
notre premier rendez-vous. Thom Mount, qui dirigeait la production, liste de réalisateurs et ils ont commencé a les contacter. Ayant entendu
avanca le nom de Richard Gere. « Vous plaisantez », avons-nous parler de cela, j’ai appelé mon agent et lui ai demandé s’il y avait un
répondu, « il est aussi éloigné du personnage qu’on peut l’imaginer ». moyen pour que je figure sur cette liste. Il a appelé Mike Medavoy qui
Quatre ans aprés, c’était le film de Richard Gere, et je n’y étais pour dirigeait la production 4 Orion, et qui m’avait toujours apprécié
rien ; j’avais été mis a l’écart du film pendant un an. Voulez-vous que (parmi tous les directeurs de studios, il était le seul qui m’aimait bien).
je vous parle de ces péripéties ? Elles sont assez intéressantes. Nous Il dit qu’il était d’accord pour me prendre comme metteur en scéne,
avions écrit en tout trois versions du scénario pour Universal — mais que cela dépendait de Richard. Richard refusait de me voir ; il
comme tout le monde, ils nous disaient : « Nous aimons bien ; mais avait vu David Holzman’s Diary des années plus tét, prétendait que
tournez-le avec une grande vedette ». Ils voulaient De Niro. Bernardo cela lui avait plu, mais il pensait que je n’avais pas l’expérience voulue
Bertolucci, un ami de longue date de passage a Hollywood, me pré- pour réaliser un long métrage hollywoodien. II disait qu’il ne voulait
senta a De Niro ; je lui fis lire le scénario, qu’il a beaucoup aimé, mais pas me voir, pour ne pas faire surgir en moi des espoirs qu’il anéanti-
il ne pouvait se décider, il était en plein tournage de Raging Bull, il rait ensuite, car il était sir de ne pas vouloir faire le film avec moi. J’ai
était en train de prendre du poids pour le film, et il s’était engagé pour eu une mentalité de perdant pendant de nombreuses années — huit
trois autres films aprés celui-la ; il n’arrivait pas a se décider. C’était ans a me battre dans |’espoir de décoller, sans jamais obtenir ce que je
voulais. Je ne sais pourquoi, j’ai décidé de passer a |’attaque pour la
COLLECTION THEMATIQUE premiére fois de ma vie ; je me suis dit que c’était idiot, que je devais
réaliser ce film. J’ai téléphoné 4 de nombreuses personnes que je con-
CAHIERS DU CINEMA naissais, et dont je savais qu’elles étaient liées d’amitié avec Richard :
Paul Schrader, Fernandino Scarfiotti (directeur artistique de Ameri-*
can Gigolo — c’est a cette occasion qu’ils sont devenus amis), Jona-
JEAN-LUC GODARD than Demme. Ils ont tous appelé Richard pour lui dire : « Allez,
Mc Bride est un type bien ! ». Finalement, il a accepté de me rencon-
N° 213, 238-239, 240, 262-263, 271, 279-280, 290-291, trer, je suis allé 4 New York, nous avons passé deux jours ensemble et
300 (spécial), 306, 307, 316, 317 nous sommes devenus amis ; nous avons parlé du film, et il a com-
mencé a comprendre la fagon dont je voyais ce film. Il a réfléchi pen-
prix : 155 F dant deux semaines pour dire finalement oui. Pendant trés longtemps,
En vente a nos bureaux et par correspondance je n’avais plus été associé a ce film ; mais il y avait purement et simple-
ment un concours de circonstances : il fallait que ce film soit fait,
AVEC JIM MC BRIDE 65
Richard était pris ailleurs en septembre et je crois qu’ils ont essuyé des le procédé des photographies, parce que c’est drGle, et les flics, parce
refus de la part de deux ou trois réalisateurs qui figuraient sur sa liste. qu’ils sont burlesques. Quand nous avons vu le film fini, que nous
Donc il n’y avait plus que moi. Et cela s’est bien passé, finalement. l’avons re-considéré, nous avons discuté de cette conception du film
comme dessin animé ; ils ont voulu chercher un moyen de le rendre
Cahiers. Vous avez dit plus haut que votre attitude a l’égard plus réaliste ; j’ai dit : « Eh, arrétez, qu’est-ce que vous voulez faire ?
d’Hollywood avait changé : en quoi a-t-elle changé ? Il est comme il est, pour le meilleur et pour le pire » — « Bon, mais
J. Mc Bride. Cela a été lent (rires). Mais elle a changé surtout pen- alors, marquez plus vos intentions ! ». C’est pourquoi nous avons
dant que je faisais le film, et pendant les derniers mois, mon attitude a accordé plus de place a Silver Surfer.
changé de facon plus spectaculaire que pendant toutes les années pré- Cahiers. Qu’est-ce qui est arrivé aprés la pré-projection ?
cédentes ; c’est de faire un film pour un public, plut6t que pour moi-
méme qui a été décisif. Cela a été une expérience trés intéressante, J. Mc Bride. Pour une raison inconnue, ils voulaient sortir le film
parce qu’une fois engagé comme réalisateur, je me suis pratiquement en mars, et cela ne laissait pas assez de temps pour terminer le film
retrouvé seul — bien plus qu’il n’est courant dans les pratiques comme il le fallait. Aprés le tournage, nous avons travaillé sous pres-
d’Hollywood. sion six jours par semaine, dix-sept heures par jour, pour en finir. Le
montage est le moment que j’ai toujours préféré dans |’élaboration
Cahiers. C’est la politique d’Orion ? d’un film, parce qu’on est seul avec lui ; mais cela prend beaucoup de
temps. On essaie quelque chose, cela ne vas pas, on essaie autre
J. Mc Bride. Oui, et ils s’y tiennent fermement, je ne sais pas ce
chose ; le matériau devient partie de soi-méme, on a une relation trés
qu’ils font quand les rushes ne sont pas bons, ou que quelque chose ne
personnelle a lui ; et c’est ce qu’on m’a refusé, parce que nous étions
va vraiment pas — mais ce n’était pas le cas pour ce film : cela s’est
sous pression, qu’il fallait toujours se presser. Finalement, on m’a
vraiment bien passé, depuis le début.
contraint 4 montrer un premier montage approximatif ; ils ont insisté
Cahiers. Avez-vous pu contréler entiérement la distribution des pour qu’une projection ait lieu en avant-premiére ; nous l’avons orga-
seconds réles ? nisée 4 Rodondo Beach, pour un public de jeunes, qui a détesté le
film ; cela a été une expérience affreuse, horrible. J’ai senti que je
J. Mc Bride. J’ai choisi les gens, mais il a fallu que je revoie mes m’étais complétement trompé sur les goiits de la jeunesse américaine,
choix avec le producteur et Richard — pas tellement Orion, cela leur mais qu’en méme temps, c’était mon film, et qu’ils aillent se faire fou-
est un peu égal. Mon producteur, Marty Erlichman, vient d’un monde tre, j’en resterais la. Les gens d’Orion s’impatientaient de voir le film
totalement différent — nous nous sommes beaucoup rapprochés, je fini, et voulaient le prendre tel qu’il était, mais Richard Gere assura :
Vaime bien, mais il a été essentiellement |’imprésario de Barbra Strei- « Ce film pourrait étre meilleur. Donnez-nous encore du temps et de
sand pendant dix-sept ans. C’est un petit type de Brooklyn, un peu V’argent, nous tournerons deux ou trois scénes de plus ». Il avait le
bourru — le genre : « je ne suis pas cultivé, mais je connais la valeur pouvoir d’agir ainsi ; ils ont accepté. En fait, ce n’était pas du tout ce
des choses » — et en général il m’apportait son appui, méme s’il ne que je souhaitais, cela me terrifia ; c’est A ce moment-la que j’ai vécu
comprenait pas ce qui se passait. I] m’a protégé a diverses reprises ; ma véritable expérience hollywoodienne, dans un sens : cela devenait
mais méme lui, au début, se demandait ce que j’allais faire, personne une comédie, dont je faisais partie, au méme tibre que Richard Gere,
ne le savait. Il ne s’est réellement opposé qu’a une chose : mon désir Marty Erlichman, et Mike Medavoy, le directeur d’Orion, ainsi que
d’introduire mes amis dans le film, ce que j’ai toujours aimé faire. deux de ses collégues et Kit, le scénariste ; nous étions sept. Tout a été
Mais, d’une maniére ou d’une autre, et bien que cela n’ait pas été décidé dans des réunions qui duraient douze heures, jour aprés jour,
facile, de nombreux amis ont passé le barrage et m’ont aidé a sauver le horrible processus ; ce fut trés pénible pour mon ego. J’ai résisté tout
film. C’est mon meilleur ami qui a monté la musique, il a été aussi le long, et je me suis battu pour conserver ma vision du film, mais il a
mon assistant ; il n’a pas rencontré Marty de tout le tournage ; a la fallu aussi que je plie. Quelque chose de mystérieux s’est produit, une
fin, Marty a reconnu que c’était un type bien, et lui a donné un peu révélation m’est apparue, et je n’ai pas été le seul 4 m’en rendre
plus d’argent. Tracy, ma femme, a sauvé les costumes ; durant la pré- compte : c’est difficile 4 expliquer, c’est comme s’ouvrir, au lieu de se
production, l’un des problémes a été de trouver les vétements qui con- refermer sur soi-méme en essayant de faire passer un point de vue spé-
venaient au personnage de Gere. Le dessinateur chargé des costumes cifique. J’ai été obligé de m’ouvrir aux idées des autres ; je ne sais pas
n’avait aucune idée, il continuait a apporter d’affreux costumes. Tous si cela se reproduirait avec une combinaison de gens différente, mais
les soirs en rentrant j’en parlais 4 ma femme ; elle faisait des sugges- certains des meilleurs moments du film sont sortis de ces discussions.
tions, elle s’y connait en vétements. Une semaine avant le tournage, Nous sommes retournés filmer durant une semaine en mars.
nous nous sommes rendu compte que nous n’avions toujours pas les
costumes pour les deux personnages principaux ; j’étais de plus en Cahiers. Avez-vous écrit de nouvelles scénes ?
plus mécontent du costumier et j’ai fini par lui dire : « Ou je vous ren- J. Mc Bride. Oui ; dans ces réunions, il fallait discuter de tout ;
voie, ou vous travaillez avec ma femme » — trés style metteur en ensuite, Kit et moi, nous nous retirions, parfois avec Richard, pour
scéne non ? Elle a sauvé la situation, j’adore les vétements qu’ils por- écrire, et nous revenions en discuter de nouveau. Cela n’a pris fin
tent, dans le film. qu’au premier jour du tournage, a six heures du matin ; et méme
durant la semaine du tournage, des changements ont été apportés : ce
Cahiers. Je vous ai posé la question sur les seconds réles, parce que
qui était prévu la veille était soudainement modifié le lendemain.
Je leur trouve un caractere particulier.
C’était fou, mais c’était chouette. En fin de compte, nous avons amé-
J. Mc Bride. J’ai été assez libre de mes mouvements dans le choix lioré le film 4 100%, et l’avons rendu plus accessible au public. Nous
des acteurs. Par exemple les flics : les gens d’Orion les ont toujours l’avons projeté plusieurs fois pendant le montage, et les réactions des
détestés, et les détestent encore aujourd’hui ; une grande partie du spectateurs nous ont beaucoup appris a chaque fois. Il y a deux ou
public les déteste aussi ; mais je les aime bien. Je voulais que cela ait trois choses dans la premiére version du film qui ont disparu, et que je
Pair d’un dessin animé, et je trouve que nous y sommes parvenus. regrette, mais l’élément le plus important que nous ayons ajouté, c’est
Mais tout le monde n’aime pas les dessins animés. la scéne de la fin, avec la danse et la chanson. Je crois que cela modifie
le film du tout au tout ; ce n’était pas prévu, c’est venu d’une idée de
Cahiers. Est-ce la vision du monde de Jesse, ou la votre ? Ou est-ce Richard.
simplement l’univers de ce film ?
Cahiers. Pour créer le personnage de Jesse, vous avez travaillé avec
J. Mc Bride. C’est Vunivers de ce film. Je suis parti de l’idée que Richard Gere : comment avez-vous procédé ?
j’allais faire un film dans le style d’ Hollywood, je ne sais si je saisissais
vraiment ce que c’était. Pour moi, cela voulait dire plus grand que J. Mc Bride. C’est essentiellement son ceuvre, et non la mienne ; je
nature, et moins compliqué que la vie, en deux dimensions. ne peux m’attribuer que la conception du personnage, qui s’est préci-
sée a travers Richard. II voyait le personnage d’une tout autre maniére
Cahiers. C’est la raison pour laquelle vous avez introduit les réfé- que moi, lors de notre premiére rencontre. Je suis peut-étre injuste
rences a Silver Surfer, le personnage de B.D. ? avec lui, car je ne sais pas vraiment ce qui se passait entre lui et
J. Mc Bride. Silver Surfer a toujours fait partie du film, mais il ne Michael Mann ; il n’était pas vraiment satisfait de ce que Michael
prenait pas tant d’importance. Vis-a-vis du studio et de Marty, j’avais Mann avait écrit. Le travail de Mann avait consisté a faire opérer au
des difficultés 4 faire passer mon idée de dessin animé. Ils détestaient film une rotation de 180° : il avait fait du personnage principal un
66 ENTRETIEN AVEC JIM MC BRIDE
type trés a la coule, portant des lunettes de soleil, sir de lui, et regar- taient l’idée, et nous nous sommes souvent disputés a ce sujet ; et
dant de haut le reste de l’humanité ; c’était un prolongement de Ame- méme, au tournage, ils ont insisté pour que l’on fasse la scéne de la
rican Gigolo : \e style habituel de Gere, disons. Il prétendait ne pas mort. Nous avons tourné la scéne chantée et dansée en pensant ne pas
étre satisfait du travail de Mann, mais pendant les deux heures qu’a Putiliser, nous avions toujours une autre scéne finale. Quand ils ont
duré notre premiére conversation, il m’a donné le sentiment que sa vu les rushes, ils ont beaucoup aimé la scéne, mais pensaient encore
vision du personnage était trés proche de celle de Mann. Mon apport a que c’était vraiment dangereux, que le public rirait, et ils voulaient
été de lui faire aimer Jerry Lee Lewis ; dés qu’il a accepté cette idée, je encore une mort. Il a fallu engager une espéce de duel ; je disais :
n’ai plus rien eu a faire ; c’est un vrai professionnel, il arrive toujours « Notre idée de fin est merveilleuse », et eux: « Non, c’est la
bien préparé, il est trés calme, du genre sérieux : je pense qu’avec ce n6tre » ; nous avons proposé de faire deux projections, |’une avec
film, il a acquis un plus grand sens de l’humour ; au début, il se pre- leur fin, l’autre avec la nétre, et de garder celle qui marcherait bien ;
nait un peu trop au sérieux. Mais dés qu’il a compris mon idée, il c’était un pari important. Nous sommes allés 4 San Francisco, mon-
est devenu le personnage, il l’a inventé, il l’a créé : il est co-auteur du trer leur version le vendredi et la nétre le samedi : il en est résulté qu’il
film. Beaucoup de gens ont apporté leur contribution ; avec lui... ce fallait laisser tomber la scéne de la mort. Mais il meurt quand méme, a
n’était pas seulement travailler avec un acteur, mais avec un collabo- la fin : dans un merveilleux numéro, il fait semblant d’étre touché...
rateur. Je ne recherche ni n’ai souvent ce genre d’expérience, je crois tombe, c’est trés acrobatique, presque comme Jimmy Cagney dans
que c’est assez rare. Les acteurs tendent souvent a étre idiots, et plus Public Ennemy. Il a été merveilleux. Nous avons utilisé des effets spé-
ils sont enivrés de leur pouvoir, plus ils imprégnent ce qu’ils font de ciaux, on entend des coups de feu, le sang coule. A un moment donné,
‘leur propre stupidité, comme Dusty Hoffman, Pacino et beaucoup ils voulaient finir sur le passage ou il fait semblant de jouer de la gui-
d’autres. tare, mais je leur ai fait accepter qu’il ramasse l’arme, avant un fondu
au noir ; puis on entend des coups de revolvers et la chanson com-
Cahiers. Tout le monde dit qu’il a une méthode de jeu trés travail-
mence. Mais en faisant le mixage, comme souvent a la derniére minute
lée, mais en fait, c’est un jeu style be-bop. Jerry Lee Lewis a découvert
— j’avais toujours voulu que le groupe X fasse une version new wave
ce qui fait l’essence de la musique noire et de l’artiste blanc...
de Breathless (2), mais ils étaient contre, et j’ai mis encore beaucoup
J. Mc Bride. lly a trois ou quatre ans, j’avais envie de faire un film de temps pour les convaincre ; nous n’avons enregistré qu’a la der-
sur la vie de Jerry Lee Lewis. On raconte sur lui une superbe histoire niére minute ; je trouve cette interprétation merveilleuse ; la batterie,
qui a mon avis, le caractérise trés bien : il devait participer 4 un con- au début, me fait penser a des coups de revolver. En plein mixage,
cert avec Chuck Berry ; or il voulait passer en dernier, alors que les nous avons commencé a perdre du temps avec cette musique, syncho-
organisateurs avaient prévu que ce serait Chuck Berry ; il refusa donc nisant les coups de revolver avec la batterie sur l’arrét-image, puis
la proposition, mais les organisateurs insistaient ; il est donc entré sur arrive la chanson ; nous avons essayé plusieurs choses, finalement j’ai
scéne, a fait son numéro ; il tenait une bouteille de coca contenant un estimé qu’il valait mieux retirer les coups de revolver. Il a fallu que je
liquide clair ; il s’est assis sur le piano, a chanté deux ou trois chan- convoque une nouvelle fois tout le monde (rire) ; en fin de compte ils
sons ; au cours de son dernier numéro, il a répandu le liquide ont été d’accord avec moi, cela s’est bien passé.
— c’était de l’essence — sur le piano, il y a mis le feu ; aprés une der-
Cahiers. Que répondez-vous aux gens qui vous disent : « Comment
niére chanson, il a quitté la scéne. Et comme il passait prés de Chuck
osez-vous ? »
Berry, il lui dit : « A toi maintenant, négre ! ».
J. Mc Bride. Je ne sais pas comment répondre, en fait. « Comment
Cahiers. L’ambiance de votre film est plus joyeuse que celle du film
de Godard ; je pense que cela a surpris beaucoup de gens.
osez-vous reprendre un grand film comme A Bout de souffle ? ». Des
centaines de gens ont fait la méme chose. Fritz Lang et Renoir ont fait
J. Mc Bride. J’étais fatigué d’étre déprimé ; j’ai été déprimé pen- chacun leur version de La Béte humaine ; il y a eu quatre versions de
dant dix ans, je voulais faire un film plein de vie, je voulais que le per- A Star is Born. Nous disposons d’un nombre limité d’histoires qui
sonnage de Jesse soit plein de vie. Quoiqu’il arrive, il trouve toujours puissent faire des films, et qui valent la peine qu’on les raconte encore
une nouvelle raison de continuer, n’importe laquelle, mais il a envie de et encore. C’est le cas d’A Bout de souffle. Mais 4 chaque génération,
continuer a vivre, cela en vaut la peine, méme s’il ne sait pas ou il va. il faut les raconter d’une nouvelle maniére.
Cahiers. Vous étes peut-étre le seul réalisateur optimiste d’Holly- Cahiers. Dans un sens, vous avez plus le droit de le faire que beau-
wood ! coup d’autres gens, parce que Godard a beaucoup compté pour vous.
J. Mc Bride. Je suis optimiste parce que j’ai du travail ; si vous J. Mc Bride. Oui, je crois ; je voulais étre comme lui, il y a long-
voyez ce que j’ai écrit durant ces dix derniéres années... temps, plus tellement, maintenant. II est encore le grand cinéaste de
l’ére moderne, et je lui portais une admiration sans limites. Mais mes
Cahiers. Comment en étes-vous arrivé a cette fin du film ? intéréts, mes préoccupations, la fagon dont je veux travailler n’ont pas
J. Mc Bride. Nous avons remanié la fin a peu prés vingt fois. C’est grand’chose a voir avec ce qui l’intéresse aujourd’hui. Jadis, quelque
intéressant, parce que cela a duré jusqu’a la derniére minute : Marty part, il m’a beaucoup inspiré, Je ne veux plus vraiment étre lui, je
Erlichman, le producteur, et tous les gens d’Orion tenaient a ce que les veux étre moi-méme.
spectateurs soient en larmes a la sortie de la salle ; ils voulaient une Cahiers. C’était une bonne idée de prendre ce personnage des
mort. Cela avait été prévu dés le début ; mais au tournage, la fin ne années soixante et de le faire connaitre aux jeunes de notre époque.
me satisfaisait jamais. Cela se terminait toujours au méme endroit,
avec le révolver jeté en l’air, atterrissant a ses pieds, avec les flics d’un J. Mc Bride. C’est intéressant, parce que, pendant longtemps, je
cété, et Monica de l’autre; et Richard, la, ramassait toujours le revol- pensais... que les années soixante-dix ressemblaient aux années cin-
ver et se faisait tirer dessus, était touché, tombait, se relevait, avancait quante : une de ces périodes de répression — en réaction aux excés des
sur elle en chancelant, était encore touché, elle courait jusqu’a lui, il années soixante ; tout le monde devient conservateur, les gens ont
pronongait quelques mots avant de mourir, on la détachait du corps, peur... donc je pensais que les gosses, aujourd’hui, auraient les mémes
des flics arrivaient, encore des flics, des gens... puis le coeur, le coeur pensées que j’avais dans les années soixante : je voulais m’éclater.
brisé qui saigne — elle le trouve dans sa poche (rire). Je dois en assu- Mais ce n’est pas ce qui se passe. J’y pensais sans cesse en écrivant et
mer la responsabilité, personne ne m’y avait forcé, mais cela ne mar- en tournant le film ; quand le film a été fini et qu’on a fait cette pro-
chait pas, et je ’ai compris en tournant la scéne. En regardant les rus- jection, cela a été un rude coup : elle s’adressait a des jeunes de seize a
hes, je me disais que c’était puant, et qu’il vaudrait mieux recommen- vingt-deux ans a peu prés, et... ils sont affreusement réactionnaires, je
cer. Cela les a rendus fous, mais nous avons recommencé le tournage ; trouve cela incroyable ! Ils veulent savoir ce qui les attend demain et
cela ne marchait toujours pas. Quand nous avons commencé a tenir les jours suivants, ils ne veulent prendre aucun risque, ils ne sont pas
nos réunions pour re-considérer le film, et tourner de nouvelles scénes, curieux, ils ne révent pas d’un autre... tout ce qui les intéresse, c’est
nous avons eu |’idée de la chanson et de la danse, et j’ai su que c’était d’arriver a se débrouiller. C’est vraiment trés déprimant. Mais que
la bonne : c’était la fin que nous avions cherchée en vain. La premiére faire ? On ne peut changer le monde !
ébauche du scénario était la plus proche de Godard : I’héroine ne
(Entretien réalisé par Barbara Frank et Bill Krohn
comprenait pas l’anglais, et sa derniére réplique était: « La
Traduit de l’américain par Francine Arakelian)
poisse ! ». Bref, cela ne marchait pas, et nous en sommes arrivés a
cette histoire de chanson et de danse. Les gens d’Orion, Marty, détes- 2. Titre d’une chanson de Jerry Lee Lewis.
BON DE COMMANDE ANDRE BAZIN
O André Bazin par Dudley Andrew 88 F
O Le cinéma frangais de la Libération a la Nouvelle Vague 88 F

Prénom ..

A envoyer aux Cahiers du cinéma / Editions de I’Etoile


9, passage de la Boule-Blanche 75012 PARIS
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